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diff --git a/old/11176-8.txt b/old/11176-8.txt new file mode 100644 index 0000000..c3fc34a --- /dev/null +++ b/old/11176-8.txt @@ -0,0 +1,14220 @@ +The Project Gutenberg EBook of Mémoires du sergent Bourgogne +by Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires du sergent Bourgogne + +Author: Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne + +Release Date: February 20, 2004 [EBook #11176] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE *** + + + + +Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +Mémoires + +du + +Sergent Bourgogne + +(1812-1813) + + +PAR + +PAUL COTTIN + +Directeur de la _Nouvelle Revue rétrospective_ + +ET + +MAURICE HÉNAULT + +Archiviste municipal de Valenciennes + + + + +MÉMOIRES + +DU + +SERGENT BOURGOGNE + + + + +[Illustration: BOURGOGNE + +Lieutenant-adjudant de place + +(1830)] + + + + +MÉMOIRES + +DU + +SERGENT BOURGOGNE + +(1812-1813) + +PUBLIÉS D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL + +PAR + +PAUL COTTIN + +Directeur de la _Nouvelle Revue rétrospective_ + +ET + +MAURICE HÉNAULT + +Archiviste municipal de Valenciennes + +1910 + + + + +AVANT-PROPOS + + +Fils d'un marchand de toile de Condé-sur-Escaut (Nord), +Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne entrait dans sa vingtième +année le 12 novembre 1805, à une époque où le rêve unique de la +jeunesse était la gloire militaire. Pour le réaliser, son père lui +facilita son entrée au corps des vélites de la Garde, pour laquelle il +fallait justifier d'un certain revenu. + +Ce que furent d'abord les vélites, on le sait: des soldats romains +légèrement armés, destinés à escarmoucher avec l'ennemi (_velitare_). +À la fin de la Révolution, en l'an XII, deux corps de vélites, de 800 +hommes chacun, furent attachés aux grenadiers à pied et aux grenadiers +à cheval de la garde des Consuls. + +Un décret du 15 avril 1806 décida que 2 000 nouveaux vélites seraient +levés, et deux de leurs bataillons ou un de leurs escadrons attachés à +chacune des armes dont la Garde se composait. La vieille Garde seule +en reçut, nous écrit M. Gabriel Cottreau; ils furent répartis dans les +corps des grenadiers et des chasseurs à pied, ainsi que dans le corps +des chasseurs, des grenadiers, des dragons de l'Impératrice, pour la +cavalerie. + +En temps de paix, chaque régiment de cavalerie avait, à sa suite, un +escadron de vélites comprenant deux compagnies de 125 hommes chacune, +et chaque régiment d'infanterie un bataillon comprenant deux +compagnies de 150 vélites. En temps de guerre, ces compagnies se +fondaient avec celles des vieux soldats, qui recevaient 45 vélites et +se trouvaient ainsi portées au nombre de 125 hommes. Chacune d'elles +laissait en dépôt, à Paris, 20 vieux soldats et 15 vélites. Le costume +de ces derniers était, naturellement, celui du corps dans lequel ils +avaient été versés. + +En 1809, l'Empereur détacha, des fusiliers-grenadiers, un bataillon de +vélites pour servir de garde à la Grande-Duchesse de Toscane, à +Florence. Ce bataillon continua à compter dans la Garde impériale, +fit les campagnes de Russie et de Saxe, et fut incorporé au 14e de +ligne, en 1814. Des vélites, tirés des fusiliers-grenadiers furent +aussi attachés au service du prince Borghèse, à Turin, et du prince +Eugène, à Milan. + +On forma d'abord les vélites à Saint-Germain-en-Laye, puis à Écouen et +à Fontainebleau, où Bourgogne suivit les cours d'écriture, +d'arithmétique, de dessin, de gymnastique, destinés à compléter +l'instruction militaire de ces futurs officiers, car, après quelques +années, les plus capables étaient promus sous-lieutenants. + +Au bout de quelques mois, Bourgogne montait, avec ses camarades, dans +les voitures réquisitionnées pour le transport des troupes; la +campagne de 1806 allait commencer. Elle le conduit en Pologne où il +passe caporal (1807). Deux ans après, il prend part à la sanglante +affaire d'Essling, où il est deux fois blessé[1]. De 1809 à 1811, il +combat en Autriche, en Espagne, en Portugal; 1812 le retrouve à Wilna, +où l'Empereur réunit sa Garde, avant de marcher contre les Russes. +Bourgogne était devenu sergent. + +[Note 1: Il fut blessé à la jambe et au cou. La balle, entrée dans +le haut de la cuisse droite, ne put être extraite. Dans ses derniers +jours, elle était descendue à 15 centimètres du pied.] + +Il avait donc été un peu partout, et partout il avait noté ce qu'il +voyait. Quel trésor pour l'histoire intime de l'Armée, sous le premier +Empire, s'il a vraiment laissé quelque part, comme un passage de son +livre paraît en exprimer le dessein[2]; des _Souvenirs_ complets! Mais +nos renseignements à cet égard ne permettent point de l'espérer. + +[Note 2: Voir p. 282.] + +On doit à M. de Ségur une relation de la campagne de Russie; son éloge +n'est plus à faire. Seulement, pour nous servir d'une expression +courante, elle n'est point _vécue_, et elle ne pouvait l'être. Attaché +à un état-major, M. de Ségur n'avait point à endurer les souffrances +des soldats ni des officiers de troupe, celles qu'on tient, +maintenant, à connaître dans leurs plus petits détails. Elles font le +grand intérêt des _Mémoires_ de Bourgogne, car c'est un homme sachant +voir, et rendre d'une manière saisissante ce qu'il voit. Il ne le cède +point, sous ce rapport, au capitaine Coignet que Lorédan Larchey a +fait revivre: ses _Cahiers_, devenus classiques en leur genre, ont +inauguré une série nouvelle de Mémoires militaires, ceux des humbles +et des naïfs qui représentent l'élément populaire. On a senti qu'il +était utile et bon de se rendre, de leurs impressions, un compte +exact. + +Nous n'avons pas besoin d'insister sur la valeur dramatique des +tableaux de Bourgogne, pour ne parler que de l'orgie de l'église de +Smolensk, de son cimetière recouvert de plus de cadavres qu'il n'en +contient, de ce malheureux franchissant leurs monceaux neigeux pour +arriver au sanctuaire, guidé par les accents d'une musique qu'il croit +céleste, tandis qu'elle est produite par des ivrognes montés à l'orgue +prêt à s'écrouler parce que ses marches de bois ont été arrachées pour +faire du feu. Tout cela est inoubliable. + +Ces _Mémoires_ ne sont pas moins précieux pour la psychologie du +soldat déprimé par une suite de revers: les combattants de 1870 y +retrouveront une part de leurs misères. C'est aussi le vrai drame de +la faim. Il n'existe point de tableau comparable à celui de la +garnison de Wilna fuyant à l'aspect de cette armée de spectres prêts à +tout dévorer. Et, pourtant, on ne peut refuser à Bourgogne les +qualités d'un homme de coeur: ses accès d'égoïsme sont tellement +contre sa nature, que le remords suit aussitôt. On le voit, ailleurs, +aider de son mieux les camarades, s'exposer pour l'évasion d'un +prisonnier dont le père l'a ému. Les horreurs dont il a été témoin le +pénètrent: il a vu des soldats dépouiller, avant leur dernier soupir, +ceux qui tombaient; d'autres (des Croates) retirer des flammes les +cadavres et les dévorer. Il a vu, faute de transports, abandonner les +blessés tendant leurs mains suppliantes, se traînant sur la neige +rougie de leur sang, tandis que ceux qui sont encore debout passent, +muets, devant eux, en songeant que pareil sort les attend. Sur les +bords du Niémen, Bourgogne, tombé dans un fossé couvert de glace, +implore vainement, lui aussi, les soldats qui passent. Seul, un vieux +grenadier s'approche. + +«Je n'en ai plus!» dit-il en levant ses moignons pour montrer qu'il +n'a pas une main à offrir. + +Près des villes où les troupes croient trouver la fin de leurs maux, +le retour de l'espérance fait renaître les sentiments de pitié. Les +langues se délient, on s'informe des camarades, on porte les plus +malades sur des fusils. Bourgogne a vu des soldats garder, pendant des +lieues, leurs officiers blessés sur leurs épaules. N'oublions pas ces +Hessois qui garantissent leur jeune prince contre vingt-huit degrés de +froid, passant une nuit serrés autour de son corps, comme le faisceau +protecteur d'une jeune plante. + +Cependant la fatigue, la fièvre, la congélation et ses plaies mal +garanties par des oripeaux de toute provenance, les ravages produits +sur son organisme par une tentative d'empoisonnement, en voilà plus +qu'il n'en faut pour faire perdre à notre sergent la piste de son +régiment, comme à tant d'autres! + +Seul, il avance péniblement à travers la neige où il disparaît, +parfois, jusqu'aux épaules. Heureux encore d'échapper aux Cosaques, de +trouver des cachettes dans les bois, de reconnaître, par les cadavres +rencontrés, la route suivie par sa colonne! Dans l'obscurité d'une +nuit, il arrive sur le terrain d'un combat. Il butte contre les corps +amoncelés d'où s'élève un appel plaintif: «Au secours!» En cherchant, +non sans trébucher et tomber à son tour, il reconnaît un ami, bien +vivant celui-là, le grenadier Picart, type de troupier dégourdi et bon +enfant, dont la joyeuse humeur fait presque tout oublier. Mais un +officier russe annonce que l'Empereur et toute sa Garde ont été faits +prisonniers, et voilà notre loustic saisi d'un accès de folie, +présentant les armes et criant: «Vive l'Empereur!» comme un jour de +revue. + +C'est, en effet, chose digne de remarque: malgré ses misères, le +soldat n'accuse point celui qui est cause de ses infortunes; il reste +dévoué, corps et âme, avec la persuasion que Napoléon saura le tirer +du mauvais pas, qu'il ne tardera point à prendre sa revanche. C'était +une religion: «Picart pensait, comme tous les vieux soldats idolâtres +de l'Empereur, qu'une fois qu'ils étaient avec lui, rien ne devait +plus manquer, que tout devait réussir, enfin qu'avec lui, il n'y avait +rien d'impossible». Sans être aussi optimiste, Bourgogne partageait, +jusqu'à un certain point, cette manière de voir. Et cependant, à sa +rentrée en France, son régiment était réduit à 26 hommes! + +Leur dieu les émeut toujours: en le voyant, au passage de la Bérézina, +«enveloppé d'une grande capote doublée de fourrure, ayant sur la tête +un bonnet de velours amarante, avec un tour de peau de renard noir et +un bâton à la main», Picart pleure en s'écriant: «Notre Empereur +marcher à pied, un bâton à la main, lui si grand, lui qui nous fait si +fiers!» + +Enfin, au mois de mars 1813, Bourgogne se retrouve dans sa patrie, et +reçoit l'épaulette de sous-lieutenant au 145e de ligne, avec lequel il +repart pour la Prusse. Blessé au combat de Dessau (12 octobre 1813), +il est fait prisonnier. + +Ses loisirs de captivité sont consacrés au relevé de ses souvenirs, +encore récents; il prend des notes. Avec les lettres écrites à sa +mère, elles serviront, plus tard, à rédiger ses _Mémoires_. Et alors +il se demande si c'est bien lui qui a écrit tout cela, tant le rappel +de ce qu'il a vu le frappe de nouveau. Il se demande s'il n'a pas été +le jouet de son imagination. Mais il se raffermit et se complète en +causant du passé avec d'anciens compagnons dont il donne la liste. La +concordance de leurs témoignages prouve qu'il n'a point rêvé. + +Le premier retour des Bourbons l'avait fait démissionner aussitôt[3], +sous le prétexte de «partager, avec de vieux parents, le fardeau de +leur travail, pour le soutien d'une nombreuse famille». Il pensait à +un mariage, qui suivit de près sa lettre au Ministre. + +[Note 3: «L'Empereur n'étant plus en France, dit-il lui-même dans +une note de ses _Mémoires_, je donnai ma démission.»] + +La vie de famille aussi a ses épreuves: Bourgogne le sentit après la +perte de sa femme, laissant deux filles à élever. Il contracta un +second mariage et eut encore deux enfants[4]. + +[Note 4: Bourgogne épousa, à Condé, le 31 août 1814, +Thérèse-Fortunée Demarez. Après sa mort, arrivée en 1822, il se +remaria avec Philippine Godart, originaire de Tournai.] + +Établi marchand mercier, comme son père, il quitta bientôt le magasin +pour s'occuper d'affaires industrielles où il perdit une partie de son +bien. Ses habitudes simples, son heureux naturel l'aidèrent à +supporter ces revers, qui ne l'empêchèrent point de donner une +instruction convenable à ses filles. Il les adorait et sut leur +inspirer l'amour des arts dont il était épris: l'une s'adonnait à la +peinture, l'autre à la musique. Doué lui-même d'une jolie voix, il +chantait à la fin des repas de famille, selon la coutume aujourd'hui +presque partout délaissée. Il avait réuni, dans sa demeure, une +collection, relativement importante, de tableaux, de curiosités, de +souvenirs qu'on venait voir. + +À Paris, où il se rendait quelquefois, il ne manquait point de +visiter, aux Invalides, ses anciens compagnons d'armes. Il en +retrouvait aussi quotidiennement plusieurs, dans sa ville natale, au +café où ils causaient de leurs campagnes. Au dîner qui les réunissait +le jour anniversaire de l'entrée des Français à Moscou, ils buvaient, +à tour de rôle, dans un gobelet rapporté du Kremlin: les vieux soldats +de la Garde avaient le culte du passé. + +Avec les journées de 1830 et le retour des trois couleurs[5], il pense +à reprendre du service; or sa famille jouit de quelque influence à +Condé, où son frère est médecin[6]. Alors député de Valenciennes, M. +de Vatimesnil, ancien ministre de Louis XVIII et de Charles X, dont il +vient de voter la déchéance, ne manque pas d'appuyer un brave ayant +neuf campagnes, trois blessures et méconnu par le gouvernement tombé. +Comme compensation légitime, il propose sa nomination à l'emploi de +major de place, vacant à Condé. La lettre au maréchal Soult, alors +ministre de la guerre, est contresignée par les deux autres députés du +Nord, Brigode et Morel. La réponse n'arrivant point, M. de Vatimesnil +revient à la charge, quinze jours après: «Cette nomination, écrit-il, +qui serait excellente sous le rapport militaire, ne serait pas moins +utile sous le rapport politique. À une lieue de Condé se trouve le +château de l'Hermitage, appartenant à M. le duc de Croy, et où sont +réunis beaucoup de mécontents. Loin de moi la pensée de supposer +qu'ils aient de mauvaises intentions! Mais, enfin, la prudence exige +qu'une place forte située aussi près de ce château, et sur l'extrême +frontière, soit confiée à des officiers parfaitement sûrs. Je vous +réponds de l'énergie de M. Bourgogne....» À défaut d'emploi, il +demande pour son protégé la croix de la Légion d'honneur. + +[Note 5: «En 1830, dit-il dans la note déjà citée, à la +réapparition du drapeau tricolore, je rentrai au service.»] + +[Note 6: Notre sergent avait trois frères et une soeur dont il +était l'aîné, savoir: François, un moment professeur de mathématiques +au collège de Condé; Firmin, mort jeune; Florence, mariée à un +brasseur; Louis-Florent, docteur en médecine de la Faculté de Paris, +mort en 1870.--Marie-Françoise Monnier, leur mère, était née à Condé +en 1764.] + +Mais Bourgogne n'en est pas moins oublié au ministère, où l'on ne +retrouve aucune trace de ses services. M. de Vatimesnil est obligé de +former un dossier qu'il envoie le 24 septembre. Deux mois après, le 10 +novembre, l'ancien vélite est enfin nommé lieutenant-adjudant de +place, mais à Brest, et non à Condé! C'était bien loin, mais enfin il +avait un pied à l'étrier, et puis la croix vint, le 21 mars 1831, +l'aider à prendre patience, sinon à oublier le sol natal. De nouvelles +démarches sont faites pour le poste d'adjudant de place à +Valenciennes. Il n'y omet point son titre d'électeur, important alors. +Son voeu fut enfin exaucé le 25 juillet 1832, et l'on se souvient +encore, à Valenciennes, des services qu'il rendit, notamment pendant +les troubles de 1848. Ses droits à la retraite lui valurent, en 1853, +une pension de douze cents francs[7]. + +[Note 7: Nous avons trouvé les lettres de M. de Vatimesnil dans le +dossier militaire de Bourgogne, aux Archives de la Guerre.] + +Il mourut, octogénaire, le 15 avril 1867, deux années après le +légendaire Coignet, qui alla jusqu'à quatre-vingt-dix ans. On voit que +leur rude existence n'avait pas suffi pour hâter leur fin. Il est vrai +qu'il fallait être exceptionnellement solide pour avoir survécu. + +Malheureusement, des souffrances physiques empoisonnèrent ses derniers +jours. Elles ne lui enlevèrent, toutefois, ni la belle humeur, ni la +philosophie qui formait le fond de son caractère. Une de ses nièces, +Mme Bussière, veuve d'un chef d'escadrons d'artillerie, était +d'ailleurs venue, après la mort de sa seconde femme, victime du +choléra qui sévit à Valenciennes en 1866, adoucir, par des soins +dévoués, l'amertume de ses maux. + +Le portrait de notre héros, qui a pris place en tête du volume, est la +reproduction d'une lithographie représentant Bourgogne à l'âge de +quarante-cinq ans, avec l'air officiellement sévère et le regard un +peu dur de l'adjudant de place, personnification vivante de la +consigne. Mais ce que nous savons de sa bonté naturelle montre que +c'est ici le cas d'appliquer le précepte du poète: + + Garde-toi, tant que tu vivras. + De juger les gens sur la mine! + +Ajoutons qu'au temps de sa jeunesse il passait, non sans raison, pour +un beau soldat: sa haute stature, son air martial imposaient[8]. + +[Note 8: Voici, d'après une note de ses _Mémoires_, la liste des +grandes batailles auxquelles Bourgogne prit part: Iéna, Pultusk, +Eylau, Eilsberg, Friedland, Essling, Wagram, Somo-Sierra, Bénévent, +Smolensk, la Moskowa, Krasnoé, la Bérézina, Lutzen et Bautzen: «Ajouté +à cela, dit-il, plus de vingt combats et autres divertissements +semblables.»] + +Selon notre coutume, nous n'avons fait d'autres modifications au texte +que la rectification de l'orthographe et la suppression des phrases +inutiles. Moins scrupuleux s'est montré un journal disparu (_l'Écho de +la Frontière_) qui a donné, en 1857, une partie des _Mémoires_ de +Bourgogne, en les corrigeant si bien qu'il les a dépouillés de leur +couleur originale. + +La collection de _l'Écho de la Frontière_ est des plus rares: le seul +exemplaire que nous en connaissions se trouve à la bibliothèque de +Valenciennes. Son feuilleton de Bourgogne fut tiré à part; nous +n'avons pu en retrouver que de rares exemplaires. Ce tirage à part ne +contient même qu'une partie du texte publié par le journal, et ne +dépasse point la page 176 du présent volume. _L'Écho de la Frontière_ +conduit le lecteur jusqu'à la page 286. Nous avons donc regardé ces +_Mémoires_ comme ayant la valeur d'une oeuvre inédite, jusqu'à leur +publication, en 1896, dans la _Nouvelle Revue rétrospective_[9]. + +[Note 9: Le _Mémoires_ de Bourgogne ont paru, pour la première +fois _in extenso_ d'après le manuscrit original, dans la _Nouvelle +Revue rétrospective_, consacrée, depuis quatorze ans, à la publication +de documents concernant notre histoire nationale, depuis deux +siècles.] + +Le manuscrit original, qui avait été déposé, en 1891, à la +bibliothèque de Valenciennes, vient d'être remis entre les mains de la +fille de Bourgogne, Mme Defacqz. Il se compose de six cent seize pages +in-folio, presque toutes de la main de l'auteur. Nous restons les +obligés de M. Auguste Molinier, qui, le premier, a songé à en offrir +la publication à la _Nouvelle Revue rétrospective_, et de M. Edmond +Martel, qui a bien voulu faire, pour nous, des recherches sur la +famille Bourgogne, à Valenciennes et à Condé. + +Nommons encore les neveux de notre héros, M. le docteur Bourgogne et +M. Amédée Bourgogne; M. Loriaux, son ancien propriétaire; M. Paul +Marmottan, et nous aurons fait apprécier l'importance, comme la +multiplicité des concours apportés à notre oeuvre. Leur constatation +reste, en même temps, notre première garantie. + + + + +MÉMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE (1812-1813) + + + + + +I + +D'Almeida à Moscou. + + +Ce fut au mois de mars 1812, lorsque nous étions à Almeida, en +Portugal, à nous battre contre l'armée anglaise, commandée par +Wellington, que nous reçûmes l'ordre de partir pour la Russie. + +Nous traversâmes l'Espagne, où chaque jour de marche fut marqué par un +combat, et quelquefois deux. Ce fut de cette manière que nous +arrivâmes à Bayonne, première ville de France. + +Partant de cette ville, nous prîmes la poste et nous arrivâmes à Paris +où nous pensions nous reposer. Mais, après un séjour de quarante-huit +heures, l'Empereur nous passa en revue, et jugeant que le repos était +indigne de nous, nous fit faire demi-tour et marcher en colonnes, par +pelotons, le long des boulevards, ensuite tourner à gauche dans la rue +Saint-Martin, traverser la Villette, où nous trouvâmes plusieurs +centaines de fiacres et autres voitures qui nous attendaient. L'on +nous fit faire halte, ensuite monter quatre dans la même voiture et, +fouette cocher! jusqu'à Meaux, puis sur des chariots jusqu'au Rhin, en +marchant jour et nuit. + +Nous fîmes séjour à Mayence, puis nous passâmes le Rhin; ensuite nous +traversâmes à pied le grand-duché de Francfort[10], la Franconie, la +Saxe, la Prusse, la Pologne. Nous passâmes la Vistule à Marienwerder, +nous entrâmes en Poméranie, et, le 25 juin au matin, par un beau +temps, non pas par un temps affreux, comme le dit M. de Ségur, nous +traversâmes le Niémen sur plusieurs ponts de bateaux que l'on venait +de jeter, et nous entrâmes en Lithuanie, première province de Russie. + +[Note 10: Francfort avait été érigé en grand-duché, en 1806, par +Napoléon, en faveur de l'électeur de Mayence.] + +Le lendemain, nous quittâmes notre première position et nous marchâmes +jusqu'au 29, sans qu'il nous arrivât rien de remarquable; mais, dans +la nuit du 29 au 30, un bruit sourd se fit entendre: c'était le +tonnerre qu'un vent furieux nous apportait. Des masses de nuées +s'amoncelaient sur nos têtes et finirent par crever. Le tonnerre et le +vent durèrent plus de deux heures. En quelques minutes, nos feux +furent éteints; les abris qui nous couvraient, enlevés; nos faisceaux +d'armes renversés. Nous étions tous perdus et ne sachant où nous +diriger. Je courus me réfugier dans la direction d'un village où était +logé le quartier général. Je n'avais, pour me guider, que la lueur des +éclairs. Tout à coup, à la lueur d'un éclair, je crois apercevoir un +chemin, mais c'était un canal qui conduisait à un moulin que les +pluies avaient enflé, et dont les eaux étaient au niveau du sol. +Pensant marcher sur quelque chose de solide, je m'enfonce et +disparais. Mais, revenu au-dessus de l'eau, je gagne l'autre bord à la +nage. Enfin, j'arrive au village, j'entre dans la première maison que +je rencontre et où je trouve la première chambre occupée par une +vingtaine d'hommes, officiers et domestiques, endormis. Je gagne le +mieux possible un banc qui était placé autour d'un grand poêle bien +chaud, je me déshabille, je m'empresse de tordre ma chemise et mes +habits, pour en faire sortir l'eau, et je m'accroupis sur le banc, en +attendant que tout soit sec; au jour, je m'arrange le mieux possible, +et je sors de la maison pour aller chercher mes armes et mon sac, que +je retrouve dans la boue. + +Le lendemain 30, il fit un beau soleil qui sécha tout, et, le même +jour, nous arrivâmes à Wilna, capitale de la Lithuanie, où l'Empereur +était arrivé, depuis la veille, avec une partie de la Garde. + +Pendant le temps que nous y restâmes, je reçus une lettre de ma mère, +qui en contenait une autre à l'adresse de M. Constant, premier valet +de chambre de l'Empereur, qui était de Péruwelz[11], Belgique. Cette +lettre était de sa mère, avec qui la mienne était en connaissance. Je +fus où était logé l'Empereur pour la lui remettre, mais je ne +rencontrai que Roustan, le mameluck de l'Empereur, qui me dit que M. +Constant venait de sortir avec Sa Majesté. Il m'engagea à attendre son +retour, mais je ne le pouvais pas, j'étais de service. Je lui donnai +la lettre pour la remettre à son adresse, et je me promis de revenir +voir M. Constant. Mais le lendemain, 16 juillet, nous partîmes de +cette ville. + +[Note 11: Gros bourg belge à sept kilomètres de Condé, lieu de +promenade fréquenté, à cause du pèlerinage de Bonsecours.] + +Nous en sortîmes à dix heures du soir, en marchant dans la direction +de Borisow, et nous arrivâmes, le 27, à Witebsk, où nous rencontrâmes +les Russes. Nous nous mîmes en bataille sur une hauteur qui dominait +la ville et les environs. L'ennemi était en position sur une hauteur à +droite et à gauche de la ville. Déjà la cavalerie, commandée par le +roi Murat, avait fait plusieurs charges. En arrivant, nous vîmes 200 +voltigeurs du 9e de ligne, et tous Parisiens, qui, s'étant trop +engagés, furent rencontrés par une partie de la cavalerie russe que +l'en venait de repousser. + +Nous les regardions comme perdus, si l'on n'arrivait assez tôt pour +les secourir, à cause des ravins et de la rivière qui empêchait +d'aller directement à eux. Mais ils sont commandés par des braves +officiers qui jurent, ainsi que les soldats, de se faire tuer plutôt +que de ne pas en sortir avec honneur. Ils gagnent, en se battant, un +terrain qui leur était avantageux. Alors ils se forment en carré, et +comme ils n'en étaient pas à leur coup d'essai, le nombre d'ennemis +qui leur était opposé ne les intimide pas; et cependant ils étaient +entourés d'un régiment de lanciers et par d'autres cavaliers qui +cherchaient à les enfoncer, sans pouvoir y parvenir, de manière qu'au +bout d'un moment, ils finirent par avoir, autour d'eux, un rempart +d'hommes et de chevaux tués et blessés. Ce fut un obstacle de plus +pour les Russes, qui, épouvantés, se sauvèrent en désordre, aux cris +de joie de toute l'armée, spectatrice de ce combat. + +Les nôtres revinrent tranquillement, vainqueurs, s'arrêtant par +moments et faisant face à l'ennemi. L'Empereur envoya de suite l'ordre +de la Légion d'honneur aux plus braves. Les Russes, en bataille sur +une hauteur opposée à celle où nous étions, ont vu, comme nous, le +combat et la fuite de leur cavalerie. + +Après cette échauffourée, nous formâmes nos bivouacs. Un instant +après, je reçus la visite de douze jeunes soldats de mon pays, de +Condé; dix étaient tambours, un, tambour-maître, et le douzième était +caporal des voltigeurs, et tous dans le même régiment. Ils avaient +tous, à leur côté, des demi-espadons. Cela signifiait qu'ils étaient +tous maîtres ou prévôts d'armes, enfin des vrais spadassins. Je leur +témoignai tout le plaisir que j'avais de les voir, en leur disant que +je regrettais de n'avoir rien à leur offrir. Le tambour-maître prit la +parole et me dit: + +«Mon pays, nous ne sommes pas venus pour cela; tout au contraire, nous +sommes venus vous prier de venir avec nous prendre votre part de ce +que nous, avons à vous offrir: vin, genièvre et autres liquides fort +restaurants. Nous avons enlevé tout cela, hier au soir, au général +russe, c'est-à-dire un petit fourgon avec sa cuisine et tout ce qui +s'ensuit, que nous avons déposé dans la voiture de Florencia, notre +cantinière, une jolie Espagnole, qu'on dit être ma femme, et cela +parce qu'elle est sous ma protection, en tout bien tout honneur!» Et +en disant cela, il frappait de la main droite sur la garde de sa +longue rapière. «Et puis, reprit-il, c'est une brave femme; demandez +aux amis, personne n'oserait lui manquer. Elle avait un caprice pour +un sergent avec qui elle devait se marier. Mais il a été assassiné par +un Espagnol de la ville de Bilbao. En attendant qu'elle en ait choisi +un autre, il faut la protéger. Ainsi, mon pays, c'est entendu, vous +allez venir avec quelques-uns de vos amis, parce que, lorsqu'il y en +a pour trois, il y en a pour quatre. Allons! En avant, marche!» Et +nous nous mîmes en route, dans la direction de leur corps d'armée, qui +formait l'avant-garde. + +Nous arrivâmes au camp des enfants de Condé; nous étions quatre +invités: deux dragons, Melet, qui était de Condé, et Flament, de +Péruwelz, ensuite Grangier, sous-officier dans le même régiment que +moi. Nous nous installâmes près de la voiture de la cantinière, qui +était effectivement une jolie Espagnole, qui nous reçut avec joie, +parce que nous arrivions de son pays, et que nous parlions assez bien +sa langue, surtout le dragon Flament, de sorte que nous passâmes la +nuit à boire le vin du général russe et à causer du pays. + +Il commençait à faire jour, lorsqu'un coup de canon mit fin à notre +conversation. Nous rentrâmes chacun chez nous, en attendant l'occasion +de nous revoir. Les pauvres garçons ne pensaient pas que, quelques +jours plus tard, onze d'entre eux auraient fini d'exister. + +C'était le 28; nous nous attendions à une bataille, mais l'armée russe +se retira et, le même jour, nous entrâmes à Witebsk, où nous restâmes +quinze jours. Notre régiment occupait un des faubourgs de la ville. + +J'étais logé chez un juif qui avait une jolie femme et deux filles +charmantes, avec des figures ovales. Je trouvai, dans cette maison, +une petite chaudière à faire de la bière, de l'orge, ainsi qu'un +moulin à bras pour le moudre; mais le houblon nous manquait. Je donnai +douze francs au juif pour nous en procurer, et, dans la crainte qu'il +ne revînt pas, nous gardâmes, pour plus de sûreté, Rachel, sa femme, +et ses deux filles en otage. Mais, vingt-quatre heures après son +départ, Jacob le juif était de retour avec du houblon. Il se trouvait, +dans la compagnie, un Flamand, brasseur de son état, qui nous fit cinq +tonnes de bière excellente. + +Le 13 août, lorsque nous partîmes de cette ville, il nous restait +encore deux tonnes de bière que nous mîmes sur la voiture de la mère +Dubois, notre cantinière, qui eut le bon esprit de rester en arrière +et de la vendre, à son profit, à ceux qui marchaient après nous, +tandis que nous, marchant par la grande chaleur, nous mourions de +soif. + +Le 16, de grand matin, nous arrivâmes devant Smolensk. L'ennemi +venait de s'y renfermer; nous prîmes position sur le _Champ sacré_, +ainsi appelé par les habitants du pays. Cette ville est entourée de +murailles très fortes et de vieilles tours, dont le haut est en bois; +le Boristhène (Dniéper) coule de l'autre côté et au pied de la ville. +Aussitôt on en fit le siège, et l'on battit en brèche, et, le 17 au +matin, lorsque l'on se disposait à la prendre d'assaut, on fut tout +surpris de la trouver évacuée. Les Russes battaient en retraite, mais +ils avaient coupé le pont et, de l'autre côté, sur une hauteur qui +dominait la ville, ils nous lançaient des bombes et des boulets. + +Pendant le jour du siège, je fus, avec un de mes amis, aux +avant-postes où étaient les batteries de siège qui tiraient sur la +ville. C'était la position du corps d'armée du maréchal Davoust; en +nous voyant, et reconnaissant que nous étions de la Garde, le maréchal +vint à nous et nous demanda où était la Garde impériale. Ensuite il se +mit à pointer des obusiers qui tiraient sur une tour qui était devant +nous. Un instant après, l'on vint le prévenir que les Russes sortaient +de la ville, et s'avançaient dans la direction où nous étions. De +suite, il commanda à un bataillon d'infanterie légère d'aller prendre +position en avant, en disant à celui qui le commandait: «Si l'ennemi +s'avance, vous le repousserez». + +Je me rappelle qu'un officier déjà vieux, faisant partie de ce +bataillon, chantait, en allant au combat, la chanson de _Roland_: + + Combien sont-ils? Combien sont-ils? + C'est le cri du soldat sans gloire![12] + +[Note 12: + Combien sont-ils? Combien sont-ils? + Quel homme ennemi de sa gloire + Peut demander: Combien sont-ils? + Eh! demande où sont les périls, + C'est là qu'est aussi la victoire! + +Tel est le texte exact du troisième couplet de _Roland à Roncevaux_, +chanson (paroles et musique) de Rouget de L'Isle.] + +Cinq minutes après, ils marchaient à la baïonnette sur la colonne des +Russes, qui fut forcée de rentrer en ville. + +En revenant à notre camp, nous faillîmes être tués par un obus. Un +autre alla tomber sur une grange où était logé le maréchal Mortier, et +y mit le feu; parmi les hommes qui portaient de l'eau pour l'éteindre, +je rencontrai un jeune soldat de mon endroit; il faisait partie d'un +régiment de la Jeune Garde[13]. + +[Note 13: Dumoulin, mort de la fièvre à Moscou. (_Note de +l'auteur_.)] + +Pendant notre séjour autour de cette ville, je fus visiter la +cathédrale, où une grande partie des habitants s'étaient retirés, les +maisons ayant été toutes écrasées. + +Le 21, nous partîmes de cette position. Le même jour, nous traversâmes +le plateau de Valoutina où, deux jours avant, une affaire sanglante +venait d'avoir lieu, et où le brave général Gudin avait été tué. + +Nous continuâmes notre route et nous arrivâmes à marches forcées, à +une ville nommée Dorogobouï; nous en partîmes le 24, en poursuivant +les Russes jusqu'à Viasma, qui, déjà, était toute en feu. Nous y +trouvâmes de l'eau-de-vie et un peu de vivres. Nous continuâmes de +marcher jusqu'à Ghjat, où nous arrivâmes le 1er de septembre. Nous y +fîmes séjour. Ensuite, on fit, dans toute l'armée, la récapitulation +des coups de canon et de fusil qu'il y avait à tirer pour le jour où +une grande bataille aurait lieu. Le 4, nous nous remettions en marche; +le 5, nous rencontrâmes l'armée russe en position. Le 61e de ligne lui +enleva la première redoute. + +Le 6, nous nous préparâmes pour la grande bataille qui devait se +donner le lendemain: l'un prépare ses armes, d'autres du linge en cas +de blessure, d'autres font leur testament, et d'autres, insouciants, +chantent ou dorment. Toute la Garde impériale eut l'ordre de se mettre +en grande tenue. + +Le lendemain, à cinq heures du matin, nous étions sous les armes, en +colonne serrée par bataillons. L'Empereur passa près de nous en +parcourant toute la ligne, car déjà, depuis plus d'une demi-heure, il +était à cheval. + +À sept heures, la bataille commença; il me serait impossible d'en +donner le détail, mais ce fut, dans toute l'armée, une grande joie en +entendant le bruit du canon, car l'on était certain que les Russes, +comme les autres fois, n'avaient pas décampé, et qu'on allait se +battre. La veille au soir et une partie de la nuit, il était tombé une +pluie fine et froide, mais, pour ce grand jour, il faisait un temps et +un soleil magnifiques. + +Cette bataille fut, comme toutes nos grandes batailles, à coups de +canon, car, au dire de l'Empereur, cent vingt mille coups furent tirés +par nous. Les Russes eurent au moins cinquante mille hommes, tant tués +que blessés. Notre perte fut de dix-sept mille hommes; nous eûmes +quarante-trois généraux hors de combat, dont huit, à ma connaissance, +furent tués sur le coup. Ce sont: Montbrun, Huard, Caulaincourt (le +frère du grand écuyer de l'Empereur), Compère, Maison, Plauzonne, +Lepel et Anabert. Ce dernier était colonel d'un régiment de chasseurs +à pied de la Garde, et comme, à chaque instant, l'on venait dire à +l'Empereur: «Sire, un tel général est tué ou blessé», il fallait le +remplacer de suite. Ce fut de cette manière que le colonel Anabert fut +nommé général. Je m'en rappelle très bien, car j'étais, en ce moment, +à quatre pas de l'Empereur qui lui dit: «Colonel, je vous nomme +général; allez vous mettre à la tête de la division qui est devant la +grande redoute, et enlevez-la!» + +Le général partit au galop, avec son adjudant-major, qui le suivit +comme aide de camp. + +Un quart d'heure après, l'aide de camp était de retour, et annonçait à +l'Empereur que la redoute était enlevée, mais que le général était +blessé. Il mourut huit jours après, ainsi que plusieurs autres. + +L'on a assuré que les Russes avaient perdu cinquante généraux, tant +tués que blessés. + +Pendant toute la bataille, nous fûmes en réserve, derrière la division +commandée par le général Friant: les boulets tombaient dans nos rangs +et autour de l'Empereur. + +La bataille finit avec le jour, et nous restâmes sur l'emplacement, +pendant la nuit et la journée du 8, que j'employai à visiter le champ +de bataille, triste et épouvantable tableau à voir. J'étais avec +Grangier. Nous allâmes jusqu'au ravin, position qui avait été tant +disputée pendant la bataille. + +Le roi Murat y avait fait dresser ses tentes. Au moment où nous +arrivions, nous le vîmes faisant faire, par son chirurgien, +l'amputation de la cuisse droite à deux canonniers de la Garde +impériale russe. + +Lorsque l'opération fut terminée, il leur fit donner à chacun un verre +de vin. Ensuite, il se promena sur le bord du ravin, en contemplant la +plaine qui se trouve de l'autre côté, bornée par un bois. C'est là +que, la veille, il avait fait mordre la poussière à plus d'un +Moscovite, lorsqu'il chargea, avec sa cavalerie, l'ennemi qui était en +retraite. C'est là qu'il était beau de le voir, se distinguant par sa +bravoure, son sang-froid et sa belle tenue, donnant des ordres à ceux +qu'il commandait et des coups de sabre à ceux qui le combattaient. On +pouvait facilement le distinguer à sa toque, à son aigrette blanche et +à son manteau flottant. + +Le 9 au matin, nous quittâmes le champ de bataille et nous arrivâmes, +dans la journée, à Mojaïsk. L'arrière-garde des Russes était en +bataille sur une hauteur, de l'autre côté de la ville occupée par les +nôtres. Une compagnie de voltigeurs et de grenadiers, forte au plus de +cent hommes du 33e de ligne, qui faisait partie de l'avant-garde, +montait la côte sans s'inquiéter du nombre d'ennemis qui +l'attendaient. Une partie de l'armée, qui était encore arrêtée dans la +ville, les regardait avec surprise, quand plusieurs escadrons de +cuirassiers et de cosaques s'avancent et enveloppent nos voltigeurs et +nos grenadiers. Mais, sans s'étonner et comme s'ils avaient prévu +cela, ils se réunissent, se forment par pelotons, ensuite en carré, et +font feu des quatre faces sur les Russes qui les entourent. + +Vu la distance qui les sépare de l'armée, on les croit perdus, car +l'on ne pouvait pas arriver jusqu'à eux pour les secourir. Un officier +supérieur des Russes s'étant avancé pour leur dire de se rendre, +l'officier qui commandait les Français répondit à cette sommation en +tuant celui qui lui parlait. La cavalerie, épouvantée, se sauva et +laissa les voltigeurs et grenadiers maîtres du champ de bataille[14]. + +[Note 14: Un de mes amis, un vélite, le capitaine Sabatier, +commandait les voltigeurs. (_Note de l'auteur_.)] + +Le 10, nous suivons l'ennemi jusqu'au soir, et, lorsque nous nous +arrêtons, je suis commandé de garde près d'un château où est logé +l'Empereur. Je venais d'établir mon poste sur un chemin qui +conduisait au château, lorsqu'un domestique polonais, dont le maître +était attaché à l'état-major de l'Empereur, passa près de mon poste, +conduisant un cheval chargé de bagages. Ce cheval, fatigué, s'abattit +et ne voulut plus se relever. Le domestique prit la charge et partit. +À peine nous avait-il quittés, que les hommes du poste, qui avaient +faim, tuèrent le cheval, de sorte que toute la nuit, nous nous +occupâmes à en manger et à en faire cuire pour le lendemain. + +Un instant après, l'Empereur vint à passer à pied. Il était accompagné +du roi Murat et d'un auditeur au conseil d'État. Ils allaient joindre +la grand'route. Je fis prendre les armes à mon poste. L'Empereur +s'arrêta devant nous et près du cheval qui barrait le chemin. Il me +demanda si c'était nous qui l'avions mangé. Je lui répondis que oui. +Il se mit à sourire, en nous disant: «Patience! Dans quatre jours nous +serons à Moscou, où vous aurez du repos et de la bonne nourriture, +quoique d'ailleurs le cheval soit bon.» + +La prédiction ne manqua pas de s'accomplir, car, quatre jours après, +nous arrivions dans cette capitale. + +Le lendemain 11 et les jours suivants, nous marchâmes par un beau +temps. Le 13, nous couchâmes où il y avait une grande abbaye et +d'autres bâtiments d'une construction assez belle. On voyait bien que +l'on était près d'une grande capitale. + +Le lendemain 14, nous partîmes de grand matin; nous passâmes près d'un +ravin où les Russes avaient commencé des redoutes pour s'y défendre. +Un instant après, nous entrâmes dans une grande forêt de sapins et de +bouleaux, où se trouve une route très large (route royale). Nous +n'étions plus loin de Moscou. + +Ce jour-là, j'étais d'avant-garde avec quinze hommes. Après une heure +de marche, la colonne impériale fit halte. Dans ce moment, j'aperçus +un militaire de la ligne ayant le bras gauche en écharpe. Il était +appuyé sur son fusil et semblait attendre quelqu'un. Je le reconnus de +suite pour un des enfants de Condé dont j'avais reçu la visite près de +Witebsk. Il était là, espérant me voir. Je m'approchai de lui en lui +demandant comment se portaient les amis: «Très bien, me répondit-il, +en frappant la terre de la crosse de son fusil. Ils sont tous morts, +comme on dit, au champ d'honneur, et enterrés dans la grande redoute. +Ils ont tous été tués par la mitraille, en battant la charge. Ah! mon +sergent, continua-t-il, jamais je n'oublierai cette bataille! Quelle +boucherie!--Et, vous, lui dis-je, qu'avez-vous?--Ah bah! rien, une +balle entre le coude et l'épaule! Asseyons-nous un instant, nous +causerons de nos pauvres camarades et de la jeune Espagnole, notre +cantinière.» + +Voici ce qu'il me raconta: + +«Depuis sept heures du matin nous nous battions, lorsque le général +Campans, qui nous commandait, fut blessé. Celui qu'on envoya pour le +remplacer le fut aussi; ainsi d'un troisième. Un quatrième arrive: il +venait de la Garde. Aussitôt, il prit le commandement et fit battre la +charge. C'est là que notre régiment, le 61e acheva d'être abîmé par la +mitraille. C'est là aussi que les amis furent tués, la redoute prise +et le général blessé. C'était le général Anabert. Pendant l'action, +j'avais reçu une balle dans les bras, sans m'en apercevoir. + +«Un instant après, ma blessure me faisant souffrir, je me retirai pour +aller à l'ambulance me faire extraire la balle. Je n'avais pas fait +cent pas que je rencontrai la jeune Espagnole, notre cantinière. Elle +était tout en pleurs; des blessés venaient de lui apprendre que +presque tous les tambours du régiment étaient tués ou blessés. Elle me +dit qu'elle voulait les voir, afin de les secourir. Malgré ma blessure +qui me faisait souffrir, je me décidai à l'accompagner. Nous avançâmes +au milieu des blessés qui se retiraient péniblement, et d'autres que +l'on portait sur des brancards. + +«Lorsque nous fûmes arrivés près de la grande redoute et qu'elle vit +ce champ de carnage, elle se mit à jeter des cris lamentables. Mais ce +fut bien autre chose, lorsqu'elle aperçut à terre les caisses brisées +des tambours du régiment. Alors elle devint comme une femme en délire: +«Ici, l'ami, ici, s'écria-t-elle! C'est ici qu'ils sont!» +Effectivement ils étaient là, gisants, les membres brisés, les corps +déchirés par la mitraille, et, comme une folle, elle allait de l'un à +l'autre, leur adressant de douces paroles. Mais aucun ne l'entendait. +Cependant, quelques-uns donnaient encore signe de vie. Le +tambour-maître, celui qu'elle appelait son père, était du nombre. + +«Elle s'arrêta à celui-là, et, se mettant à genoux, elle lui souleva +la tête afin de lui introduire quelques gouttes d'eau-de-vie dans la +bouche. Dans ce moment, les Russes firent un mouvement pour reprendre +la redoute qu'on leur avait enlevée. Alors la fusillade et la +canonnade recommencèrent. Tout à coup, la jeune Espagnole jeta un cri +de douleur. Elle venait d'être atteinte d'une balle à la main gauche, +qui lui avait écrasé le pouce et était entrée dans l'épaule de l'homme +mourant qu'elle soutenait. Elle tomba sans connaissance. Voyant le +danger, je voulus la soulever, afin de la conduire en lieu de sûreté, +où étaient les bagages, sa voiture et les ambulances. Mais, avec le +seul bras que j'avais de libre, je n'en eus pas la force. Fort +heureusement, un cuirassier qui était démonté vint à passer près de +nous. Il ne se fit pas prier. Il me dit seulement: «Vite! +dépêchons-nous, car ici il ne fait pas bon!» En effet les boulets nous +sifflaient aux oreilles. Sans plus de façon, il enleva la jeune +Espagnole et la transporta comme une enfant que l'on porte. Elle était +toujours sans connaissance. Après dix minutes de marche, nous +arrivâmes près d'un petit bois où était l'ambulance de l'artillerie de +la Garde. Là, Florencia reprit ses sens. + +«M. Larrey, le chirurgien de l'Empereur, lui fit l'amputation de son +pouce, et à moi il m'extirpa fort adroitement la balle que j'avais +dans le bras, et à présent je me trouve assez bien.» + +Voilà ce que me raconta l'enfant de Condé, Dumont, caporal des +voltigeurs du 61e de ligne. Je lui fis promettre de venir me voir à +Moscou, si toutefois nous y restions; mais plus jamais je n'ai entendu +parler de lui. + +Ainsi périrent douze jeunes gens de Condé, dans la mémorable bataille +de la Moskowa, le 7 septembre 1812. + +_Fin de l'abrégé de notre marche depuis le Portugal jusqu'à Moscou._ + +BOURGOGNE +Ex-grenadier de la Garde impériale, +chevalier de la Légion d'honneur[15]. + +[Note 15: La signature de Bourgogne à la fin de ce chapitre, +montre qu'il le considérait comme une sorte d'_Avant-propos_.] + + + + +II + +L'incendie de Moscou. + + +Le 14 septembre, à une heure de l'après-midi, après avoir traversé une +grande forêt, nous aperçûmes, de loin, une éminence. Une demi-heure +après, nous y arrivâmes. Les premiers, qui étaient déjà sur le point +le plus élevé, faisaient des signaux à ceux qui étaient encore en +arrière, en leur criant: «Moscou! Moscou!» En effet, c'était la grande +ville que l'on apercevait: c'était là où nous pensions nous reposer de +nos fatigues, car nous, la Garde impériale, nous venions de faire plus +de douze cents lieues sans nous reposer. + +C'était par une belle journée d'été; le soleil réfléchissait sur les +dômes, les clochers et les palais dorés. Plusieurs capitales que +j'avais vues, telles que Paris, Berlin, Varsovie, Vienne et Madrid, +n'avaient produit en moi que des sentiments ordinaires, mais ici la +chose était différente: il y avait pour moi, ainsi que pour tout le +monde, quelque chose de magique. + +Dans ce moment, peines, dangers, fatigues, privations, tout fut +oublié, pour ne plus penser qu'au plaisir d'entrer dans Moscou, y +prendre des bons quartiers d'hiver, et faire des conquêtes d'un autre +genre, car tel est le caractère du militaire français: du combat à +l'amour, et de l'amour au combat. + +Pendant que nous étions à contempler cette ville, l'ordre de se mettre +en grande tenue arrive. + +Ce jour-là, j'étais d'avant-garde avec quinze hommes, et on m'avait +donné à garder plusieurs officiers restés prisonniers de la grande +bataille de la Moskowa, dont quelques-uns parlaient français. Il se +trouvait aussi, parmi eux, un _pope_ (prêtre de la religion grecque), +probablement aumônier d'un régiment, qui, aussi, parlait très bien +français, mais paraissant plus triste et plus occupé que ses +compagnons d'infortune. J'avais remarqué, ainsi que bien d'autres, +qu'en arrivant sur la colline où nous étions, tous les prisonniers +s'étaient inclinés en faisant, à plusieurs reprises, le signe de la +croix. Je m'approchai du prêtre, et je lui demandai pourquoi cette +manifestation: «Monsieur, me dit-il, la montagne sur laquelle nous +sommes s'appelle le _Mont-du-Salut_, et tout bon Moscovite, à la vue +de la ville sainte, doit s'incliner et se signer!» + +Un instant après, nous descendions le Mont-du-Salut et, après un quart +d'heure de marche, nous étions à la porte de la ville. + +L'Empereur y était déjà avec son état-major. Nous fîmes halte; pendant +ce temps, je remarquai que, près de la ville et sur notre gauche, il +se trouvait un immense cimetière. Après un moment d'attente, le +maréchal Duroc qui, depuis un instant, était entré en ville, se +présenta à l'Empereur avec quelques habitants qui parlaient français. +L'Empereur leur fit plusieurs questions; ensuite le maréchal dit à Sa +Majesté, qu'il y avait, dans le Kremlin, une quantité d'individus +armés dont la majeure partie étaient des malfaiteurs que l'on avait +fait sortir des prisons, et qui tiraient des coups de fusil sur la +cavalerie de Murat, qui formait l'avant-garde. Malgré plusieurs +sommations, ils s'obstinaient à ne pas ouvrir les portes: «Tous ces +malheureux, dit le maréchal, sont ivres, et refusent d'entendre +raison,--Que l'on ouvre les portes à coups de canon! répondit +l'Empereur, et que l'on en chasse tout ce qui s'y trouve!» + +La chose était déjà faite, le roi Murat s'était chargé de la besogne: +deux coups de canon, et toute cette canaille se dispersa dans la +ville. Alors le roi Murat avait continué de la traverser, en serrant +de près l'arrière-garde des Russes. + +Un roulement de tous les tambours de la Garde se fait entendre, suivi +du commandement de _Garde à vous!_ C'est le signal d'entrer en ville. +Il était trois heures après midi; nous faisons notre entrée en +marchant en colonne serrée par pelotons, musique en tête. +L'avant-garde, dont je faisais partie, était composée de trente +hommes: M. Serraris, lieutenant de notre compagnie, la commandait. + +À peine étions-nous dans le faubourg, que nous vîmes venir à nous +plusieurs de ces misérables que l'on avait chassés du Kremlin; ils +avaient tous des figures atroces, ils étaient armés de fusils, de +lances et de fourches. À peine avions-nous passé au pont qui sépare le +faubourg de la ville, qu'un individu, sorti de dessous le pont, +s'avança au-devant du régiment: il était affublé d'une capote de peau +de mouton, une ceinture de cuir lui serrait les reins, des longs +cheveux gris lui tombaient sur les épaules, une barbe blanche et +épaisse lui descendait jusqu'à la ceinture. Il était armé d'une +fourche à trois dents, enfin tel que l'on dépeint Neptune sortant des +eaux. Dans cet équipage, il marcha fièrement sur le tambour-major, +faisant mine de le frapper le premier: le voyant bien équipé, galonné, +il le prenait peut-être pour un général. Il lui porta un coup de sa +fourche que, fort heureusement, le tambour-major évita, et, lui ayant +arraché son arme meurtrière, il le prit par les épaules et, d'un grand +coup de pied dans le derrière, il le fit sauter en bas du pont et +rentrer dans les eaux d'où il était sorti un instant avant, mais pour +ne plus reparaître, car, entraîné par le courant, on ne le voyait plus +que faiblement et par intervalles; ensuite, on ne le vit plus. + +Nous en vîmes venir d'autres, qui faisaient feu sur nous avec des +armes chargées; il y en avait même qui n'avaient que des pierres en +bois à leurs fusils. Comme ils ne blessèrent personne, l'on se +contenta de leur arracher leurs armes et de les briser, et, lorsqu'ils +revenaient, l'on s'en débarrassait par un grand coup de crosse de +fusil dans les reins. Une partie de ces armes avaient été prises dans +l'arsenal qui se trouvait au Kremlin; de là venaient les fusils avec +des pierres en bois, que l'on met toujours, lorsqu'ils sont neufs et +au râtelier. Nous sûmes que ces misérables avaient voulu assassiner un +officier de l'état-major du roi Murat. + +Après avoir passé le pont, nous continuâmes notre marche dans une +grande et belle rue. Nous fûmes étonnés de ne voir personne, pas même +une dame, pour écouter notre, musique qui jouait l'air _La victoire +est à nous!_ Nous ne savions à quoi attribuer cette cessation de tout +bruit. Nous nous imaginions que les habitants, n'osant pas se montrer, +nous regardaient par les jalousies de leurs croisées. On voyait +seulement, ça et là, quelques domestiques en livrée et quelques +soldats russes. + +Après avoir marché environ une heure, nous nous trouvâmes près de la +première enceinte du Kremlin. Mais l'on nous fit tourner brusquement à +gauche, et nous entrâmes dans une rue plus belle et plus large que +celle que nous venions de quitter, et qui conduit sur la place du +Gouvernement. Dans un moment où la colonne était arrêtée, nous vîmes +trois dames à une croisée du rez-de-chaussée. + +Je me trouvais sur le trottoir et près d'une de ces dames, qui me +présenta un morceau de pain aussi noir que du charbon et rempli de +longue paille. Je la remerciai et, à mon tour, je lui en présentai un +morceau de blanc que la cantinière de notre régiment, la mère Dubois, +venait de me donner. La dame se mit à rougir et moi à rire; alors elle +me toucha le bras, je ne sais pourquoi, et je continuai à marcher. + +Enfin, nous arrivâmes sur la place du Gouvernement; nous nous formâmes +en masse, en face du palais de Rostopchin, gouverneur de la ville, +celui qui la fit incendier. Ensuite l'on nous annonça que tout le +régiment était de piquet, et que personne, sous quelque prétexte que +ce soit, ne devait s'absenter. Cela n'empêcha pas qu'une heure après, +toute la place était couverte de tout ce que l'on peut désirer, vins +de toutes espèces, liqueurs, fruits confits, et une quantité +prodigieuse de pains de sucre, un peu de farine, mais pas de pain. On +entrait dans les maisons qui étaient sur la place, pour demander à +boire ou à manger, et comme il ne s'y trouvait personne, l'on +finissait par se servir soi-même. C'est pourquoi l'on était si bien. + +Nous avions établi notre poste sous la grand'porte du palais, où, à +droite, se trouvait une chambre assez grande pour y contenir tous les +hommes de garde, et quelques officiers russes prisonniers que l'on +venait de nous conduire et que l'on avait trouvés dans la ville. Pour +les premiers que nous avions, conduits jusqu'auprès de Moscou, nous +les avions laissés, par ordre, à l'entrée de la ville. + +Le palais du gouverneur est assez grand; sa construction est tout à +fait européenne. Dans le fond de la grand'porte se trouvent deux beaux +escaliers très larges, qui sont placés à droite et finissent par se +réunir au premier où se trouve un grand salon avec une grande table +ovale dans le milieu, ainsi qu'un tableau de grande dimension dans le +fond, représentant Alexandre, empereur de Russie, à cheval. Derrière +le palais se trouve une cour très vaste, entourée de bâtiments à +l'usage des domestiques. + +Une heure après notre arrivée, l'incendie commença: on aperçut, sur la +droite, une épaisse fumée, ensuite des tourbillons de flammes, sans +cependant savoir d'où cela provenait. Nous apprîmes que le feu était +au bazar, qui est le quartier des marchands: «Probablement, disait-on, +que ce sont des maraudeurs de l'armée qui ont mis le feu par +imprudence, en entrant dans les magasins pour y chercher des vivres». + +Beaucoup de personnes qui n'ont pas fait cette campagne disent que +l'incendie de Moscou fut la perte de l'armée: tant qu'à moi, ainsi que +beaucoup d'autres, nous avons pensé le contraire, car les Russes +pouvaient fort bien ne pas incendier la ville, mais emporter ou jeter +dans la Moskowa les vivres, ravager le pays à dix lieues à la ronde, +chose qui n'était pas bien difficile, car une partie du pays est +déserte, et, au bout de quinze jours, il aurait fallu nécessairement +partir. Après l'incendie, il restait encore assez d'habitations pour +loger toute l'armée, et, en supposant qu'elles fussent toutes brûlées, +les caves étaient là. + +À sept heures, le feu prit derrière le palais du gouverneur: aussitôt +le colonel vint au poste et commanda que l'on fit partir de suite une +patrouille de quinze hommes, dont je fis partie: M. Serraris vint avec +nous et en prit le commandement. Nous nous mîmes en marche dans la +direction du feu, mais, à peine avions-nous fait trois cents pas, que +des coups de fusil, tirés sur notre droite et dans notre direction, +vinrent nous saluer. Pour le moment, nous n'y fîmes pas grande +attention, croyant toujours que c'étaient des soldats de l'armée qui +étaient ivres. Mais, cinquante pas plus loin, de nouveaux coups se +font entendre, venant d'une espèce de cul-de-sac, et dirigés contre +nous. + +Au même instant, un cri jeté à côté de moi m'avertit qu'un homme était +blessé. Effectivement, un venait d'avoir la cuisse atteinte d'une +balle, mais la blessure ne fut pas dangereuse, puisqu'elle ne +l'empêcha pas de marcher. Il fut décidé que nous retournerions de +suite où était le régiment; mais, à peine avions-nous tourné, que deux +autres coups de fusil, tirés du premier endroit, nous firent changer +de résolution. De suite il fut décidé de voir la chose de plus près: +nous avançons contre la maison d'où nous croyons que l'on venait de +tirer; arrivés à la porte, nous l'enfonçons, mais alors nous +rencontrons neuf grands coquins armés de lances et de fusils, qui se +présentent et veulent nous empêcher d'entrer. + +Aussitôt, un combat s'engagea dans la cour: la partie n'était pas +égale, nous étions dix-neuf contre neuf, mais, croyant qu'il s'en +trouvait davantage, nous avions commencé par coucher à terre les trois +premiers qui s'offrirent à nos coups. Un caporal fut atteint d'un coup +de lance entre ses buffleteries et ses habits: ne se sentant pas +blessé, il saisit la lance de son adversaire qui se trouvait +infiniment plus fort, car le caporal n'avait qu'une main libre, étant +obligé de tenir son fusil de l'autre; aussi fut-il jeté avec force +contre la porte d'une cave, sans cependant avoir lâché le bois de la +lance. Dans le moment, le Russe tomba blessé de deux coups de +baïonnette. L'officier, avec son sabre, venait de couper le poignet à +un autre, afin de lui faire lâcher sa lance, mais, comme il menaçait +encore, il fut aussitôt atteint d'une balle dans le côté, qui l'envoya +chez Pluton. + +Pendant ce temps, je tenais, avec cinq hommes, les quatre autres qui +nous restaient, car trois s'étaient sauvés, tellement serrés contre un +mur, qu'ils ne pouvaient se servir de leurs lances: au premier +mouvement, nous pouvions les percer de nos baïonnettes qui étaient +croisées sur leurs poitrines sur lesquelles ils se frappaient à coups +de poing, comme pour nous braver. Il faut dire, aussi, que ces +malheureux étaient ivres d'avoir bu de l'eau-de-vie qu'on leur avait +abandonnée avec profusion, de manière qu'ils étaient comme des +enragés. Enfin, pour en finir, nous fûmes obligés de les mettre hors +de combat. + +Nous nous dépêchâmes à faire une visite dans la maison; en visitant +une chambre, nous aperçûmes deux ou trois hommes qui s'étaient sauvés: +en nous voyant, ils furent tellement saisis qu'ils n'eurent pas le +temps de prendre leurs armes, sur lesquelles nous nous jetâmes; +pendant ce temps, ils sautèrent en bas du balcon. + +Comme nous n'avions trouvé que deux hommes, et qu'il y avait trois +fusils, nous cherchâmes le troisième, que nous trouvâmes sous le lit, +et qui vint à nous sans se faire prier et en criant: «_Bojo! Bojo!_» +qui veut dire: «Mon Dieu! Mon Dieu!» Nous ne lui fîmes aucun mal, mais +nous le réservâmes pour nous servir de guide. Il était, comme les +autres, affreux et dégoûtant, forçat comme eux, et habillé de peau de +mouton, avec une ceinture de cuir qui lui serrait les reins. Nous +sortîmes de la maison. Lorsque nous fûmes dans la rue, nous y +trouvâmes les deux forçats qui avaient sauté par la fenêtre: un était +mort, ayant eu la tête brisée sur le pavé; l'autre avait les deux +jambes cassées. + +Nous les laissâmes comme ils étaient, et nous nous disposâmes à +retourner sur la place du Gouvernement. Mais quelle fut notre surprise +lorsque nous vîmes qu'il était impossible, vu les progrès qu'avait +faits le feu: de la droite à la gauche, les flammes ne formaient plus +qu'une voûte, sous laquelle il aurait fallu que nous passions, chose +impossible, car le vent soufflait avec force, et déjà des toits +s'écroulaient. Nous fûmes forcés de prendre une autre direction et de +marcher du côté où les seconds coups de fusil nous étaient venus; +malheureusement, nous ne pouvions nous faire comprendre de notre +prisonnier, qui avait plutôt l'air d'un ours que d'un homme. + +Après avoir marché deux cents pas, nous trouvâmes une rue sur notre +droite; mais, avant de nous y engager, nous eûmes la curiosité de +visiter la maison aux coups de fusil, qui paraissait de très belle +apparence. Nous y fîmes entrer notre prisonnier, en le suivant de +près; mais à peine avions-nous pris ces précautions, qu'un cri +d'alarme se fit entendre, et nous vîmes plusieurs hommes se sauvant +avec des torches allumées à la main; après avoir traversé une grande +cour, nous vîmes que l'endroit où nous étions, et que nous avions pris +pour une maison ordinaire, était un palais magnifique. Avant d'y +entrer, nous y laissâmes deux hommes en sentinelle à la première +porte, afin de nous prévenir, s'il arrivait que nous fussions surpris. +Comme nous avions des bougies, nous en allumâmes plusieurs, et nous +entrâmes: de ma vie, je n'avais vu d'habitation avec un ameublement +aussi riche et aussi somptueux que celui qui s'offrit à notre vue, +surtout une collection de tableaux des écoles flamande et italienne. +Parmi toutes ces richesses, la chose qui attira le plus notre +attention, fut une grande caisse remplie d'armes de la plus grande +beauté, que nous mîmes en pièces. Je m'emparai d'une paire de +pistolets d'arçon dont les étuis étaient garnis de perles et de +pierres précieuses; je pris aussi un objet servant à connaître la +force de la poudre (éprouvette). + +Il y avait près d'une heure que nous parcourions les vastes et riches +appartements d'un genre tout nouveau pour nous, qu'une détonation +terrible se fit entendre: ce bruit partait d'une place au-dessous de +l'endroit où nous étions. La commotion fut tellement forte, que nous +crûmes que nous allions être anéantis sous les débris du palais. Nous +descendîmes au plus vite et avec précaution, mais nous fûmes saisis en +ne voyant plus les deux hommes que nous avions placés en faction. Nous +les cherchâmes assez longtemps; enfin nous les retrouvâmes dans la +rue: ils nous dirent qu'au moment de l'explosion, ils s'étaient sauvés +au plus vite, croyant que toute l'habitation allait s'écrouler sur +nous. Avant de partir, nous voulûmes connaître la cause de ce qui nous +avait tant épouvantés; nous vîmes, dans une grande place à manger, que +le plafond était tombé, qu'un grand lustre en cristal était brisé en +milliers de morceaux, et tout cela venait de ce que des obus avaient +été placés, à dessein, dans un grand poêle en faïence. Les Russes +avaient jugé que, pour nous détruire, tous les moyens étaient bons. + +Tandis que nous étions encore dans les appartements, à faire des +réflexions sur des choses que nous ne comprenions pas encore, nous +entendîmes crier: _Au feu!_ C'étaient nos deux sentinelles qui +venaient de s'apercevoir que le feu était au palais. Effectivement il +sortait, par plusieurs endroits, une fumée épaisse, noire, et puis +rougeâtre, et, en un instant, l'édifice fut tout en feu. Au bout d'un +quart d'heure, le toit en tôle colorié et verni s'écroula avec un +bruit effroyable et entraîna avec lui les trois quarts de l'édifice. + +Après avoir fait plusieurs détours, nous entrâmes dans une rue assez +large et longue, où se trouvaient, à droite et à gauche, des palais +superbes. Elle devait nous conduire dans la direction d'où nous étions +partis, mais le forçat qui nous servait de guide ne pouvait rien nous +enseigner; il ne nous était utile que pour porter quelquefois notre +blessé, car il commençait à marcher avec peine. Pendant notre marche, +nous vîmes passer, près de nous, plusieurs hommes avec de longues +barbes et des figures sinistres, et que la lueur des torches à +incendie, qu'ils portaient à la main, rendait encore plus terribles; +ignorant leurs desseins, nous les laissons passer. + +Nous rencontrâmes plusieurs chasseurs de la Garde, qui nous apprirent +que c'étaient les Russes eux-mêmes qui brûlaient la ville, et que les +hommes que nous avions rencontrés étaient chargés de cette mission. Un +instant après, nous surprîmes trois de ces misérables qui mettaient le +feu à un temple grec. En nous voyant, deux jetèrent leurs torches et +se sauvèrent; nous approchâmes du troisième, qui ne voulut pas jeter +la sienne, et qui, au contraire, cherchait à mettre son projet à +exécution; mais un coup de crosse de fusil derrière la tête nous fit +raison de son obstination. + +Au même instant, nous rencontrâmes une patrouille de +fusiliers-chasseurs qui, comme nous, se trouvaient égarés. Le sergent +qui la commandait me conta qu'ils avaient rencontré des forçats +mettant le feu à plusieurs maisons, et qu'il s'en était trouvé un à +qui il avait été obligé d'abattre le poignet d'un coup de sabre, afin +de lui faire lâcher prise, et que, la torche étant tombée, il la +ramassa de la main gauche, pour continuer de mettre le feu: ils furent +obligés de le tuer. + +Un peu plus loin, nous entendîmes les cris de plusieurs femmes qui +appelaient au secours en français: nous entrâmes dans la maison d'où +partaient les cris, croyant que c'étaient des cantinières de l'armée +qui étaient aux prises avec des Russes. En entrant, nous vîmes épars, +ça et là, plusieurs costumes de différentes façons, qui nous parurent +très riches, et nous vîmes venir à nous deux dames tout échevelées. +Elles étaient accompagnées d'un jeune garçon de douze à quinze ans; +elles implorèrent notre protection contre des soldats de la police +russe, qui voulaient incendier leur habitation, sans leur donner le +temps d'emporter leurs effets, parmi lesquels se trouvait la robe de +César, le casque de Brutus et la cuirasse de Jeanne d'Arc, car ces +dames nous apprirent qu'elles étaient comédiennes, et Françaises, mais +que leurs maris étaient partis de force avec les Russes. Nous +empêchâmes que, pour le moment, la maison ne fût brûlée; nous nous +emparâmes de la police russe, ils étaient quatre, que nous conduisîmes +à notre régiment qui était toujours sur la place du Gouvernement, où +nous arrivâmes après bien des peines, à deux heures du matin, +précisément du côté opposé à celui d'où nous étions partis. + +Lorsque le colonel sut que nous étions de retour, il vint nous trouver +pour nous témoigner son mécontentement, et nous demanda compte du +temps que nous avions passé, depuis la veille à sept heures du soir. +Mais lorsqu'il vit nos prisonniers et notre homme blessé, et que nous +lui eûmes conté les dangers que nous avions courus depuis l'instant où +nous étions partis, il nous dit qu'il était satisfait de nous revoir, +car nous lui avions donné beaucoup d'inquiétude. + +En jetant un regard sur la place où était bivaqué le régiment, il me +semblait voir une réunion de tous les peuples du monde, car nos +soldats étaient vêtus en Kalmoucks, en Chinois, en Cosaques, en +Tartares, en Persans, en Turcs, et une autre partie couverte de riches +fourrures. Il y en avait même, qui étaient habillés avec des habits de +cour à la française, ayant, à leurs côtés, des épées dont la poignée +était en acier et brillante comme le diamant. Ajoutez à cela la place +couverte de tout ce que l'on peut désirer de friandises, du vin et des +liqueurs en quantité, peu de viande fraîche, beaucoup de jambons et de +gros poissons, un peu de farine, mais pas de pain. + +Ce jour-là, 15, le lendemain de notre arrivée, le régiment quitta la +place du Gouvernement à 9 heures du matin, pour se porter dans les +environs du Kremlin, où l'Empereur venait de se loger, et, comme il +n'y avait pas vingt-quatre heures que j'étais de service, je fus +laissé avec quinze hommes au palais du gouverneur. + +Sur les dix heures, je vis venir un général à cheval; je crois que +c'était le général Pernetty[16]. Il conduisait, devant son cheval, un +individu jeune encore, vêtu d'une capote de peau de mouton, serrée +avec une ceinture de laine rouge. Le général me demanda si j'étais le +chef du poste, et, sur ma réponse affirmative, il me dit: «C'est bien! +Vous allez faire périr cet homme à coups de baïonnette; je viens de le +surprendre, une torche à la main, mettant le feu au palais où je suis +logé!» + +[Note 16: J'ai su, depuis, que c'était bien le général Pernetty, +commandant les canonniers à pied de la Garde impériale. (_Note de +l'auteur_.)] + +Aussitôt, je commandai quatre hommes pour l'exécution de l'ordre du +général. Mais le soldat français est peu propre pour des exécutions +semblables, de sang-froid: les coups qu'ils lui portèrent ne +traversèrent pas sa capote; nous lui aurions sans doute sauvé la vie, +à cause de sa jeunesse (et puis il n'avait pas l'air d'un forçat), +mais le général, toujours présent, afin de voir si l'on exécutait ses +ordres, ne partit que lorsqu'il vit le malheureux tomber d'un coup de +fusil dans le côté, qu'un soldat lui tira, plutôt que de le faire +souffrir par des coups de baïonnette. Nous le laissâmes sur la place. + +Un instant après, arriva un autre individu, habitant de Moscou, +Français d'origine, et Parisien, se disant propriétaire de +l'établissement des bains. Il venait me demander une sauvegarde, parce +que, disait-il, on voulait mettre le feu chez lui. Je lui donnai +quatre hommes, qui revinrent un instant après, en disant qu'il était +trop tard, que cet établissement spacieux était tout en flammes. + +Quelques heures après notre malheureuse exécution, les hommes du poste +vinrent me dire qu'une femme, passant sur la place, s'était jetée sur +le corps inanimé du malheureux jeune homme. Je fus la voir; elle +cherchait à nous faire comprendre que c'était son mari, ou un parent. +Elle était assise à terre, tenant la tête du mort sur ses genoux, lui +passant la main sur la figure, l'embrassant quelquefois, et sans +verser une larme. Enfin, fatigué de voir une scène qui me saignait le +coeur, je la fis entrer où était le poste; je lui présentai un verre +de liqueur qu'elle avala avec plaisir, et puis un second, ensuite un +troisième, et tant que l'on voulut lui en donner. Elle finit par nous +faire comprendre qu'elle resterait pendant trois jours où elle était, +en attendant que l'individu mort soit ressuscité; en cela, elle +pensait, comme le vulgaire des Russes, qu'au bout de trois jours l'on +revient; elle finit par s'endormir sur un canapé. + +À cinq heures, notre compagnie revint sur la place; elle était de +nouveau commandée de piquet, de manière que, croyant me reposer, je +fus encore de service pour vingt-quatre heures. Le reste du régiment, +ainsi qu'une partie du reste de la Garde, était occupé à maîtriser le +feu qui était dans les environs du Kremlin; l'on en vint à bout pour +un moment, mais pour recommencer ensuite plus fort que jamais. + +Depuis que la compagnie était de retour sur la place, le capitaine +avait fait partir des patrouilles dans différents quartiers: une fut +envoyée encore du côté des bains, mais elle revint un instant après, +et le caporal qui la commandait nous dit qu'au moment où il arrivait, +l'établissement s'écroula avec un bruit épouvantable, et que les +étincelles, emportées au loin par un vent d'ouest, avaient mis le feu +à différents endroits. + +Pendant toute la soirée et une partie de la nuit, nos patrouilles ne +faisaient que de nous amener des soldats russes que l'on trouvait dans +tous les quartiers de la ville, le feu les faisant sortir des maisons +où ils étaient cachés. Parmi eux se trouvaient deux officiers, l'un +appartenant à l'armée, l'autre à la milice: le premier se laissa +désarmer de son sabre, sans faire aucune observation, et demanda +seulement qu'on lui laissât une médaille en or pendue à son côté; mais +le second, qui était un jeune homme, et qui, indépendamment de son +sabre, avait encore une ceinture remplie de cartouches, ne voulait pas +se laisser désarmer, et, comme il parlait très bien français, il nous +disait qu'il était de la milice: c'étaient là ses raisons, mais nous +finîmes par lui faire comprendre les nôtres. + +À minuit, le feu recommença dans les environs du Kremlin; l'on parvint +encore à le maîtriser. Mais le 16, à trois heures du matin, il +recommença avec plus de violence, et continua. + +Pendant cette nuit du 15 au 16, l'envie me prit, ainsi qu'à deux de +mes amis, sous-officiers comme moi, de parcourir la ville, et de faire +une visite au Kremlin dont on parlait tant.... Nous nous mîmes en +route: pour éclairer notre marche, nous n'avions pas besoin de +flambeaux, mais comme nous avions envie de visiter les demeures et les +caves des seigneurs moscovites, nous nous étions fait accompagner, +chacun, par un homme de la compagnie, muni de bougies. + +Mes camarades connaissaient déjà un peu le chemin, pour l'avoir fait +deux fois, mais comme tout changeait à chaque instant, par suite de +l'éboulement des rues, nous fûmes bientôt égarés. Après avoir marché +quelque temps sans direction certaine, suivant comme le feu nous le +permettait, nous rencontrâmes, fort heureusement, un juif qui +s'arrachait la barbe et les cheveux en voyant brûler sa synagogue, +temple dont il était le rabbin. Comme il parlait allemand, il nous +conta ses peines, en nous disant que lui et d'autres de sa religion +avaient mis, dans le temple, pour le sauver, tout ce qu'ils avaient de +plus précieux, mais qu'à présent, tout était perdu. Nous cherchâmes à +consoler l'enfant d'Israël, nous le prîmes par le bras, et nous lui +dîmes de nous conduire au Kremlin. + +Je ne puis me rappeler sans rire, que le juif, au milieu d'un pareil +désastre, nous demanda si nous n'avions rien à vendre, ou à changer. +Je pense que c'est par habitude qu'il nous fit cette question, car, +pour le moment, il n'y avait pas de commerce possible. + +Après avoir traversé plusieurs quartiers, dont une grande partie était +en feu, et avoir remarqué beaucoup de belles rues encore intactes, +nous arrivâmes sur une petite place un peu élevée, pas loin de la +Moskowa, d'où le juif nous fit remarquer les tours du Kremlin que l'on +distinguait comme en plein jour, à cause de la lueur des flammes; nous +nous arrêtâmes un instant dans ce quartier, pour visiter une cave d'où +quelques lanciers de la Garde sortaient. Nous y prîmes du vin et du +sucre, beaucoup de fruits confits; nous en chargeâmes le juif, qui +porta tout sous notre protection. Il était jour lorsque nous +arrivâmes, près de la première enceinte du Kremlin: nous passâmes sous +une porte bâtie en pierre grise, surmontée d'un petit clocher où il y +avait une cloche, en l'honneur d'un grand saint Nicolas qui se +trouvait dans une niche dessous la porte, et à gauche en entrant. Ce +grand saint, qui avait au moins six pieds, et richement habillé, était +adoré par chaque Russe qui passait, même les forçats: c'est le patron +de la Russie. + +Lorsque nous fûmes au delà de la première enceinte, nous tournâmes à +droite où, après avoir longé une rue que nous eûmes beaucoup +d'embarras de traverser, à cause du désordre qu'il y avait par suite +du feu qui venait de se déclarer dans plusieurs maisons où s'étaient +établies des cantinières de la Garde, nous arrivâmes, non sans peine, +contre une haute muraille surmontée de grandes tours. De distance en +distance, de grandes aigles dorées dominent au haut des tours. Après +avoir passé une grande porte, nous nous trouvâmes dans la place et +vis-à-vis du palais. L'Empereur y était depuis la veille, car, du 14 +au 15, il avait couché dans un faubourg. + +À notre arrivée, nous y rencontrâmes des amis du 1er régiment de +chasseurs qui étaient de piquet et qui nous retinrent à déjeuner. Nous +y mangeâmes de bonnes viandes, chose qui ne nous était pas arrivée +depuis longtemps; nous y bûmes aussi d'excellent vin. Le juif, que +nous avions toujours gardé avec nous, fut forcé, malgré toute sa +répugnance, de manger avec nous et de goûter du jambon. Il est vrai de +dire que les chasseurs, qui avaient beaucoup de lingots en argent qui +venaient de l'hôtel de la Monnaie, lui promirent de faire des +échanges; ces lingots étaient aussi gros qu'une brique et en avaient +la forme: il s'en est trouvé beaucoup. + +Il était près de midi que nous étions encore à table avec nos amis, le +dos appuyé contre des grosses pièces de canon monstre, qui sont de +chaque côté de la porte de l'arsenal qui est en face du palais, +lorsqu'on cria: «Aux armes!» Le feu était au Kremlin. Un instant +après, des brandons de feu tombaient dans la cour où se trouvaient de +l'artillerie de la Garde, avec tous les caissons; à côté se trouvait +une grande quantité d'étoupes, que les Russes avaient laissée, et +dont déjà une partie était en flammes. La crainte d'une explosion +occasionna un peu de désordre, surtout par la présence de l'Empereur +que l'on força, pour ainsi dire, de quitter le Kremlin. + +Pendant ce temps, nous avions dit adieu à nos amis; nous étions partis +pour rejoindre le régiment. Notre guide, à qui nous avions fait +comprendre l'endroit où il était, nous fit prendre une direction par +où, nous disait-il, nous aurions plus court, mais il nous fut +impossible d'y pénétrer; nous en fûmes repoussés par les flammes. Il +nous fallut attendre qu'un passage fût libre, car, dans ce moment, +tout était en feu autour du Kremlin, et l'impétuosité du vent qui, +depuis quelque temps, soufflait d'une force extraordinaire, nous +lançait des pièces de bois enflammées dans les jambes, ce qui nous +força de nous abriter dans un souterrain où déjà beaucoup d'hommes +étaient. Nous y restâmes assez longtemps, et, lorsque nous en +sortîmes, nous rencontrâmes les régiments de la Garde qui allaient +s'établir dans les environs du château de Péterskoé, où l'Empereur +allait loger. Un seul bataillon, le premier du 2e régiment de +chasseurs, resta au Kremlin: il préserva le palais de l'incendie, +puisque l'Empereur y rentra le 18 au matin. J'oubliais de dire que le +prince de Neufchâtel, ayant voulu s'assurer de l'incendie qui était +autour du Kremlin, avait monté, avec un officier, sur une des +plates-formes du palais, mais ils faillirent être enlevés par la +violence du vent. + +Le vent et le feu continuaient toujours, mais un passage était libre: +c'était celui par où l'Empereur venait de sortir. Nous le suivîmes, +et, un instant après, nous nous trouvâmes sur les bords de la Moskowa. +Nous marchâmes le long des quais, que nous suivîmes jusqu'au moment où +nous trouvâmes une rue moins enflammée, ou une autre tout à fait +consumée, car, par celle que l'Empereur venait de traverser, plusieurs +maisons venaient de crouler après son passage, et qui empêchaient d'y +pénétrer. + +Enfin, nous nous trouvâmes dans un quartier tout à fait en cendres, où +notre juif tâcha de reconnaître une rue qui devait nous conduire sur +la place du Gouvernement; il eut beaucoup de peine d'en retrouver les +traces. + +Dans la nouvelle direction que nous venions de prendre, nous laissions +le Kremlin sur notre gauche. Pendant que nous marchions, le vent nous +envoyait des cendres chaudes dans les yeux, et nous empêchait d'y +voir; nous nous enfonçâmes dans les rues, sans autre accident que +d'avoir les pieds un peu brûlés, car il fallait marcher sur les +plaques des toits, ainsi que sur les cendres qui étaient encore +brûlantes, et qui couvraient toutes les rues. + +Nous avions déjà parcouru un grand espace, quand, tout à coup, nous +trouvons notre droite à découvert; c'était le quartier des juifs, où +les maisons, bâties toutes en bois, et petites, avaient été consumées +jusqu'au pied: à cette vue, notre guide jette un cri et tombe sans +connaissance. Nous nous empressâmes de le débarrasser de la charge +qu'il portait: nous en tirâmes une bouteille de liqueur et nous lui en +fîmes avaler quelques gouttes; ensuite, nous lui en versâmes sur la +figure. Un instant après, il ouvrit les yeux. Nous lui demandâmes +pourquoi il s'était trouvé malade. Il nous fit comprendre que sa +maison était la proie des flammes, et que probablement sa famille +avait péri, et, en disant cela, il retomba sans connaissance, de +manière que nous fûmes obligés de l'abandonner, malgré nous, car nous +ne savions que devenir sans guide, au milieu d'un pareil labyrinthe. +Il fallut, cependant, se décider à quelque chose: nous fîmes prendre +notre charge par un de nos hommes, et nous continuâmes à marcher; +mais, au bout d'un instant, nous fûmes forcés d'arrêter, ayant des +obstacles à franchir. + +La distance à parcourir pour atteindre une autre rue était au moins de +trois cents pas; nous n'osions franchir cet espace, à cause des +cendres chaudes qui allaient nous aveugler. Pendant que nous étions à +délibérer, un de mes amis me propose de ne faire qu'une course; je +conseillai d'attendre encore; les autres étaient de mon avis, mais +celui qui m'avait fait cette proposition, voyant que nous étions +irrésolus, et sans nous donner le temps de la réflexion, se mit à +crier: «Qui m'aime me suit!» Et il s'élance au pas de course; l'autre +le suit avec deux de nos hommes, et moi je reste avec celui qui avait +la charge, qui consistait encore en trois bouteilles de vin, cinq de +liqueurs, et des fruits confits. + +Mais à peine ont-ils fait trente pas, que nous les vîmes disparaître à +nos yeux: le premier était tombé de tout son long; celui qui l'avait +suivi le releva de suite. Les deux derniers s'étaient caché la figure +dans leurs mains, et avaient évité d'être aveuglés par les cendres, +comme le premier, qui n'y voyait plus, car c'était par un tourbillon +de cette poussière qu'ils avaient été enveloppés. Le premier, ne +pouvant plus voir, criait et jurait comme un diable: les autres +étaient obligés de le conduire, mais ils ne purent le ramener, ni +revenir à l'endroit où j'étais avec l'homme et la charge. Et moi, je +n'osais risquer de les joindre, car le passage devenait de plus en +plus dangereux. Il fallut attendre plus d'une heure, avant que je +pusse aller à eux. Pendant ce temps, celui qui était devenu presque +aveugle, pour se laver les yeux, fut obligé d'uriner sur un mouchoir, +en attendant qu'il puisse se les laver avec le vin que nous avions: +provisoirement, avec l'homme qui était resté avec moi, nous en vidâmes +une bouteille. + +Lorsque nous fûmes réunis, nous vîmes qu'il y avait impossibilité +d'aller plus avant sans danger. Nous décidâmes de retourner sur nos +pas, mais, au moment de retourner, nous eûmes l'idée de prendre chacun +une grande plaque en tôle pour nous couvrir la tête en la tenant du +côté où le vent, les flammes et les cendres venaient; nous en prîmes +donc chacun une. Après les avoir ployées pour nous en servir comme +d'un bouclier, nous les appliquâmes sur nos épaules gauches, en les +tenant des deux mains, de manière que nous avions la tête et la partie +gauche garanties. Après nous être serrés les uns contre les autres, et +en prenant toutes les précautions possibles pour ne pas être écrasés, +nous nous mîmes en marche, un soldat en tête, ensuite moi tenant celui +qui ne voyait presque pas, par la main, et les autres suivaient. Enfin +nous traversâmes avec beaucoup de peine, et non sans avoir failli être +renversés plusieurs fois. Lorsque nous eûmes traversé, nous nous +trouvâmes dans une nouvelle rue, où nous aperçûmes plusieurs familles +juives et quelques Chinois accroupis dans des coins, gardant le peu +d'effets qu'ils avaient sauvés ou pris chez les autres. Ils +paraissaient surpris de nous voir: probablement qu'ils n'avaient pas +encore vu de Français dans ce quartier. Nous approchâmes d'un juif, +nous lui fîmes comprendre qu'il fallait nous conduire sur la place du +Gouvernement. Un père y vint avec son fils, et comme, dans ce +labyrinthe de feu, les rues étaient coupées quelquefois par des +maisons croulées ou par d'autres enflammées, ce ne fut qu'après des +détours et de grandes difficultés de trouver des issues, et après nous +être reposés plusieurs fois, que nous arrivâmes, à onze heures de la +nuit, à l'endroit d'où nous étions partis la veille. + +Depuis que nous étions arrivés à Moscou, je n'avais pas, pour ainsi +dire, pris de repos; aussi je me couchai sur de belles fourrures que +nos soldats avaient rapportées en quantité, et je dormis jusqu'à sept +heures du matin. + +La compagnie n'avait pas encore été relevée de service, vu que tous +les régiments, ainsi que les fusiliers, et même la Jeune Garde, à la +disposition du maréchal Mortier, qui venait d'être nommé gouverneur de +la ville, étaient occupés, depuis trente-six heures, à comprimer +l'incendie qui, lorsque l'on avait fini d'un côté, recommençait d'un +autre. Cependant l'on conserva assez d'habitations, et même au delà de +ce qu'il fallait, pour se loger, mais ce ne fut pas sans mal, car +Rostopchin avait fait emmener toutes les pompes. Il s'en trouva encore +quelques-unes, mais hors de service. + +Pendant la journée du 16, l'ordre avait été donné de fusiller tous +ceux qui seraient pris mettant le feu. Cet ordre avait, aussitôt, été +mis à exécution. Pas loin de la place du Gouvernement, se trouvait une +autre petite place où quelques incendiaires avaient été fusillés et +pendus ensuite à des arbres: cet endroit s'appela toujours la _place +des Pendus_. + +Le jour même de notre entrée, l'Empereur avait donné l'ordre au +maréchal Mortier d'empêcher le pillage. Cet ordre avait été donné dans +chaque régiment, mais lorsque l'on sut que les Russes eux-mêmes +mettaient le feu à la ville, il ne fut plus possible de retenir le +soldat: chacun prit ce qui lui était nécessaire, et même des choses +dont il n'avait pas besoin. + +Dans la nuit du 17, le capitaine me permit de prendre dix hommes de +corvée, avec leurs sabres, pour aller chercher des vivres. Il en +envoya vingt d'un autre côté, parce que la maraude ou le pillage[17], +comme on voudra, était permis, mais en recommandant d'y mettre le plus +d'ordre possible. Me voilà donc encore parti pour la troisième course +de nuit. + +[Note 17: Nos soldats appelaient le pillage de la ville, la «foire +de Moscou», (_Note de l'auteur_.)] + +Nous traversâmes une grande rue tenant à la place où nous étions. +Quoique le feu y avait été mis deux fois, l'on était parvenu à s'en +rendre maître, et, depuis ce moment, l'on avait été assez heureux de +la préserver. Aussi plusieurs officiers supérieurs, ainsi qu'un grand +nombre d'employés de l'armée, y avaient pris leur domicile. Nous en +traversâmes encore d'autres où l'on ne voyait plus que la place, +marquée, par les plaques en tôle des toits; le vent de la journée +précédente en avait balayé les cendres. + +Nous arrivâmes dans un quartier où tout était encore debout: l'on n'y +voyait que quelques voitures d'équipage, sans chevaux. Le plus grand +silence y régnait. Nous visitâmes les voitures: il ne s'y trouvait +rien, mais, à peine les avions-nous dépassées, qu'un cri féroce se fit +entendre derrière nous et fut répété deux fois et à deux distances +différentes. Nous écoutâmes quelque temps, et nous n'entendîmes plus +rien. Alors nous nous décidâmes à entrer dans deux maisons, moi avec +cinq hommes dans la première, et un caporal avec les cinq autres, dans +l'autre. Nous allumâmes des lanternes dont nous étions munis, et, le +sabre en main, nous nous disposâmes à entrer dans celles qui nous +paraissaient devoir renfermer des choses qui pouvaient nous être +utiles. + +Celle où je voulais entrer était fermée, et la porte garnie de grandes +plaques de fer; cela nous contraria un peu, vu que nous ne voulions +pas faire de bruit en l'enfonçant. Mais, ayant remarqué que la cave, +dont la porte donnait sur la rue, était ouverte, deux hommes y +descendirent. Ils y trouvèrent une trappe qui communiquait dans la +maison, de manière qu'il leur fut facile de nous ouvrir la porte. Nous +y entrâmes, et nous vîmes que nous étions dans un magasin d'épiceries: +rien n'avait été dérangé dans la maison, seulement, dans une chambre à +manger, il y avait un peu de désordre. De la viande cuite était +encore sur la table; plusieurs sacs remplis de grosse monnaie étaient +sur un coffre; peut-être que l'on n'avait pas voulu, ou que l'on +n'avait pu les emporter. + +Après avoir visité toute la maison, nous nous disposâmes à faire nos +provisions, car nous y trouvâmes de la farine, du beurre, du sucre en +quantité et du café, ainsi qu'un grand tonneau rempli d'oeufs rangés +par couches, dans de la paille d'avoine. Pendant que nous étions à +faire notre choix, sans disputer sur le prix, car il nous semblait que +nous pouvions disposer de tout, puisqu'on l'avait abandonné et que, +d'un moment à l'autre, cela pouvait devenir la proie des flammes, le +caporal, qui était entré d'un autre côté, m'envoya dire que la maison +où il était, était celle d'un carrossier où se trouvaient plus de +trente petites voitures élégantes, que les Russes appellent +_drouschki_. Il me fit dire aussi que, dans une chambre, il y avait +plusieurs soldats russes de couchés sur des nattes de jonc, mais +qu'ayant été surpris de voir des Français, ils s'étaient mis à genoux, +les mains croisées sur la poitrine, et le front contre terre, pour +demander grâce, mais que, voyant qu'ils étaient blessés, ils leur +avaient porté des secours en leur donnant de l'eau, vu l'impossibilité +où ils étaient de s'en procurer eux-mêmes, tant leurs blessures +étaient graves, et que, par la même raison, ils ne pouvaient nous +nuire. + +Je fus de suite chez le carrossier, faire choix de deux jolies petites +voitures fort commodes, afin d'y mettre les vivres que nous trouvions, +et de pouvoir les transporter plus à notre aise. Je vis les blessés: +parmi eux se trouvaient cinq canonniers de la Garde, avec les jambes +brisées; ils étaient au nombre de dix-sept; beaucoup étaient +Asiatiques, faciles à reconnaître à leur manière de saluer. + +Comme je sortais de la maison avec mes voitures, j'aperçus trois +hommes, dont un armé d'une lance, le second d'un sabre et le troisième +d'une torche allumée, mettant le feu à la maison de l'épicier, sans +que les hommes que j'avais laissés dedans s'en fussent aperçus, tant +ils étaient occupés à emballer et à faire choix des bonnes choses qui +s'y trouvaient. En les voyant, nous jetâmes un grand cri pour +épouvanter ces trois coquins, mais, à notre surprise, pas un ne +bougea; ils nous regardèrent venir tranquillement, et celui qui était +armé d'une lance se mit fièrement en posture de vouloir se défendre, +si nous approchions. Cela nous était assez difficile, vu que nous +n'avions que nos sabres. Mais le caporal arriva avec deux pistolets +chargés qu'il venait de trouver dans la chambre où étaient les +blessés; il m'en donna un et, avec celui qui lui restait, il voulait +abattre celui qui était armé d'une lance. Mais je l'en empêchai pour +le moment, ne voulant pas faire de bruit, dans la crainte qu'il ne +nous en tombât un plus grand nombre sur les bras. + +Voyant cela, un Breton, qui se trouvait parmi nos hommes, se saisit +d'un petit timon d'une des petites voitures, et faisant le moulinet, +il avança contre l'individu qui, ne connaissant rien à cette manière +de combattre, eut, au même instant, les deux jambes brisées. Il jeta, +en tombant, un cri terrible, mais le Breton, en colère, ne lui laissa +pas le temps d'en jeter un second, car il lui asséna un second coup +tellement violent sur la tête, qu'un boulet de canon n'aurait pu mieux +faire. Il allait en faire autant des deux autres, si nous ne l'avions +arrêté. Celui qui avait une torche à la main ne voulait pas s'en +dessaisir: il se sauva, avec son brandon enflammé, dans l'intérieur de +la maison de l'épicier, où deux hommes le poursuivirent. Il ne fallut +pas moins de deux coups de sabre pour le mettre à la raison. Tant +qu'au troisième, il se soumit de bonne grâce, et fut aussitôt attelé à +la voiture la plus chargée, avec un autre individu que l'on venait de +saisir dans la rue. + +Nous disposâmes tout pour notre départ. Nos deux voitures étaient +chargées de tout ce que renfermait le magasin: sur la première, où +nous avions attelé nos deux Russes, et qui était la plus chargée, nous +avions mis le tonneau rempli d'oeufs, et, pour ne pas que nos +conducteurs puissent se sauver, nous avions eu la sage précaution de +les attacher par le milieu du corps arec une forte corde et à double +noeud; la seconde devait être conduite par quatre hommes de chez nous, +en attendant que nous puissions trouver un attelage, comme à la +première. + +Mais voilà qu'au moment où nous allions partir, nous apercevons le feu +à la maison du carrossier! L'idée que les malheureux allaient périr +dans des douleurs atroces nous força de nous arrêter et de leur porter +des secours. Nous y fûmes de suite, ne laissant que trois hommes pour +garder nos voitures. Nous transportâmes les pauvres blessés sous une +remise séparée du corps des bâtiments. C'est tout ce que nous pûmes +faire. Après avoir rempli cet acte d'humanité, nous partîmes au plus +vite afin d'éviter que notre marche ne soit interceptée par +l'incendie, car on voyait le feu à plusieurs endroits, et dans la +direction que nous devions parcourir. + +Mais à peine avions-nous fait vingt-cinq pas, que les malheureux +blessés que nous venions de transporter, jetèrent des cris effrayants. +Nous nous arrêtâmes encore, afin, de voir de quoi il était question. +Le caporal y fut avec quatre hommes. C'était le feu qui avait pris à +la paille qui était en quantité dans la cour, et qui gagnait l'endroit +où étaient ces malheureux. Il fit, avec ses hommes, tout ce qu'il +était possible de faire, afin de les préserver d'être brûlés. Ensuite +ils vinrent nous rejoindre, mais il est probable qu'ils auront péri. + +Nous continuâmes notre route, et, dans la crainte d'être surpris par +le feu, nous faisions trotter notre premier attelage à coups de plats +de sabre. Cependant nous ne pûmes l'éviter, car lorsque nous fûmes +dans le quartier de la place du Gouvernement, nous nous aperçûmes que +la grand'rue, où beaucoup d'officiers supérieurs et des employés de +l'armée s'étaient logés, était tout en flammes. C'était pour la +troisième fois que l'on y mettait le feu. Mais aussi ce fut la +dernière. + +Lorsque nous fûmes à l'entrée, nous remarquâmes que le feu n'était mis +que par intervalles et que l'on pouvait, en courant, franchir les +espaces où il faisait ses ravages. Les premières maisons de la rue ne +brûlaient pas. Arrivés à celles qui étaient en feu, nous nous +arrêtâmes, afin de voir si l'on pouvait, sans s'exposer, les franchir. +Déjà plusieurs étaient croulées; celles sous lesquelles ou devant +lesquelles nous devions passer, menaçaient aussi de s'abîmer sur nous +et de nous engloutir dans les flammes. Cependant, nous ne pûmes rester +longtemps dans cette position, car nous venions de nous apercevoir que +la partie des maisons que nous avions passée, en entrant dans la rue, +était aussi en feu. + +Ainsi nous étions pris, non seulement devant et derrière, mais aussi à +droite et à gauche, et, au bout d'un instant, partout, ce n'était plus +qu'une voûte de feu sous laquelle il fallait passer. Il fut décidé que +les voitures passeraient en avant; nous voulûmes que celle à laquelle +étaient attelés les Russes passât la première, et malgré quelques +coups de plats de sabre, ils firent des difficultés. L'autre, qui +était conduite par nos soldats, se porta en avant et, s'excitant l'un +et l'autre, ils franchirent le plus heureusement possible l'endroit le +plus dangereux. Voyant cela, nous redoublâmes de coups sur les épaules +de nos Russes qui, craignant quelque chose de pire, s'élancèrent en +criant: «_Houra!_»[18] et passèrent au plus vite, non sans avoir senti +la chaleur, et couru de grands dangers, à cause qu'il se trouvait +différents meubles qui venaient de rouler dans la rue. + +[Note 18: _Houra!_ qui veut dire: _En avant!_ (_Note de +l'auteur_)] + +À peine la dernière voiture fut-elle passés, que nous traversâmes la +même distance au pas de course: alors nous nous trouvâmes dans un +endroit qui formait quatre coins, et quatre rues larges et longues, +que nous apercevions tout en feu. Et quoique, pour le moment, il +tombât de l'eau en abondance, l'incendie n'en allait pas moins son +train, car à chaque instant l'on voyait des habitations et même des +rues entières disparaître dans la fumée et dans les décombres. + +Il fallait cependant avancer et gagner au plus vite l'endroit où était +le régiment, mais nous vîmes avec peine que la chose était +impraticable, et qu'il fallait attendre que toute la rue fût réduite +en cendres pour avoir un passage libre. Il fut décidé de retourner sur +nos pas; c'est ce que nous fîmes de suite. Arrivés à l'endroit où nous +avions passé, les Russes, cette fois, dans la crainte de recevoir une +correction, n'hésitèrent pas à passer les premiers, mais, à peine +ont-ils parcouru la moitié de l'espace qu'il fallait pour arriver au +lieu de sûreté, et au moment où nous allions les suivre dans ce +dangereux passage, qu'un bruit épouvantable se fait entendre: c'était +le craquement des voûtes et la chute des poutres brûlantes et des +toits de fer qui croulaient sur la voiture. En un instant, tout fut +anéanti, jusqu'aux conducteurs que nous ne cherchâmes plus à revoir, +mais nous regrettâmes nos provisions, surtout nos oeufs. + +Il me serait impossible de dépeindre la situation critique où nous +nous trouvions. Nous étions bloqués par le feu et sans aucun moyen de +retraite. Heureusement pour nous qu'à l'endroit où étaient les quatre +coins des rues, il se trouvait une distance assez grande pour être à +l'abri des flammes, de manière à pouvoir attendre qu'une rue fût +entièrement brûlée pour nous ouvrir un passage. + +Pendant que nous attendions un moment propice pour nous échapper, nous +remarquâmes qu'une des maisons qui faisaient le coin d'une rue était +la boutique d'un confiseur italien, et, quoique sur le point d'être +rôtis, nous pensâmes qu'il serait bon de sauver quelques pots des +bonnes choses qui pouvaient s'y trouver, si toutefois il y avait +possibilité: la porte était fermée; au premier étage, une croisée +était ouverte; le hasard nous procura une échelle, mais elle était +trop courte; on la posa sur un tonneau qui se trouvait contre la +maison: alors elle fut longue assez pour que nos soldats pussent y +arriver et entrer dedans. + +Quoiqu'une partie fût déjà en flammes, rien ne les arrêta. Ils +ouvrirent la porte, et nous remarquâmes, à notre grande surprise et +satisfaction, que rien n'avait été enlevé. Nous y trouvâmes toutes +sortes de fruits confits et beaucoup de liqueurs, du sucre en +quantité, mais ce qui nous fit le plus grand plaisir, et qui nous +étonna le plus, fut trois grands sacs de farine. Notre surprise +redoubla en trouvant des pots de moutarde de la rue +Saint-André-des-Arts, n° 13, à Paris. + +Nous nous empressâmes de vider toute la boutique, et nous en fîmes un +magasin au milieu de la place où nous étions, en attendant qu'il nous +fût possible de faire transporter le tout où était notre compagnie. + +Comme il continuait toujours à tomber de l'eau, nous fîmes un abri +avec les portes de la maison, et nous établîmes notre bivac, où nous +restâmes plus de quatre heures, en attendant qu'un passage fût libre. + +Pendant ce temps, nous fîmes des beignets à la confiture, et, lorsque +nous pûmes partir, nous emportâmes, sur nos épaules, tout ce qu'il fut +possible de prendre. Nous laissâmes notre autre voiture et nos sacs +de farine sous la garde de cinq hommes, pour venir ensuite, avec +d'autres, les chercher. + +Pour la voiture, il était de toute impossibilité de s'en servir, vu +que le milieu de la rue où il fallait passer était embarrassé par +quantité de beaux meubles brisés et à demi brûlés, des pianos, des +lustres en cristal et une infinité d'autres choses de la plus grande +richesse. + +Enfin, après avoir passé la place des Pendus, nous arrivâmes où était +la compagnie, à 10 heures du matin: nous en étions partis la veille à +10 heures. Aussitôt notre arrivée, nous ne perdîmes pas de temps pour +envoyer chercher tout ce que nous avions laissé en arrière: dix hommes +partirent de suite; ils revinrent, une heure après, avec chacun une +charge, et malgré tous les obstacles, ils ramenèrent la voiture que +nous y avions laissée. Ils nous contèrent qu'ils avaient été obligés +de débarrasser la place où la première voiture avait été écrasée avec +les Russes, et que ces derniers étaient tous brûlés, calcinés et +raccourcis. + +Le même jour 18, nous fûmes relevés du service de la place, et nous +fûmes prendre possession de nos logements, pas loin de la première +enceinte du Kremlin, dans une belle rue dont une grande partie avait +été préservée du feu. L'on désigna, pour notre compagnie, un grand +café, car dans une des salles il y avait deux billards, et, pour nous +autres sous-officiers, la maison d'un boyard tenant à la première. Nos +soldats démontèrent les billards pour avoir plus de place; +quelques-uns, avec le drap, se firent des capotes. + +Nous trouvâmes, dans les caves de l'habitation de la compagnie, une +grande quantité de vin, de rhum de la Jamaïque, ainsi qu'une grande +cave remplie de tonnes d'excellente bière recouvertes de glace pour la +tenir fraîche pendant l'été. Chez notre boyard, quinze grandes caisses +de vin de Champagne mousseux, et beaucoup de vin d'Espagne. + +Nos soldats, le même jour, découvrirent un grand magasin de sucre dont +nous eûmes soin de faire une grande provision qui nous servit à faire +du punch, pendant tout le temps que nous restâmes à Moscou, ce que +nous n'avons jamais manqué un seul jour de faire en grande récréation. +Tous les soirs, dans un grand vase en argent que le boyard russe +avait oublié d'emporter, et qui contenait au moins six bouteilles, +nous en faisions pour le moins trois ou quatre fois. Ajoutez à cela +une belle collection de pipes dans lesquelles nous fumions d'excellent +tabac. + +Le 19, nous passâmes la revue de l'Empereur, au Kremlin, et en face du +palais. Le même jour, au soir, je fus encore commandé pour faire +partie d'un détachement composé de fusiliers-chasseurs et grenadiers, +et d'un escadron de lanciers polonais, en tout deux cents hommes; +notre mission était de préserver de l'incendie le Palais d'été de +l'Impératrice, situé à l'une des extrémités de Moscou. Ce détachement +était commandé par un général que je pense être le général Kellermann. + +Nous partîmes à huit heures du soir; il en était neuf et demie lorsque +nous y arrivâmes. Nous vîmes une habitation spacieuse, qui me parut +aussi grande que le château des Tuileries, mais bâtie en bois et +recouverte d'un stuc qui faisait le même effet que le marbre. +Aussitôt, l'on disposa des gardes à l'extérieur, et l'on établit un +grand poste en face du palais où se trouvait un grand corps de garde. +L'on fit partir des patrouilles pour la plus grande sûreté. Je fus +chargé, avec quelques hommes, de visiter l'intérieur, afin de voir +s'il ne s'y trouvait personne de caché. + +Cette occasion me procura l'avantage de parcourir cette immense +habitation, qui était meublée avec tout ce que l'Asie et l'Europe +produisent de plus riche et de plus brillant. Il semblait que l'on +avait tout prodigué pour l'embellir, et, cependant, en moins d'une +heure, elle fut entièrement consumée, car à peine y avait-il un quart +d'heure que tout était disposé pour empêcher que l'on y mette le feu, +qu'un instant après il fut mis, malgré toutes les précautions que l'on +avait prises, devant, derrière, à droite et à gauche, et sans voir qui +le mettait; enfin, il se fit voir en plus de douze endroits à la fois. +On le voyait sortir par toutes les fenêtres des greniers. + +Aussitôt, le général demande des sapeurs pour tâcher d'isoler le feu, +mais c'était impossible: nous n'avions pas de pompes, ni même d'eau. +Un instant après, nous vîmes sortir de dessous les grands escaliers, +par un souterrain du château, et s'en aller tranquillement, plusieurs +hommes dont quelques-uns avaient encore des torches en partie +allumées; l'on courut sur eux et on les arrêta. C'étaient ceux qui +venaient de mettre le feu au palais; ils étaient vingt et un. Onze +autres furent arrêtés, d'un autre côté, mais qui ne paraissaient pas +sortir du château. Ils n'avaient rien sur eux qui indiquât qu'ils +aient participé à ce nouvel incendie; cependant, plus de la moitié +furent reconnus pour des forçats. + +Tout ce que nous pûmes faire, fut de sauver quelques tableaux et +d'autres objets précieux, parmi lesquels se trouvaient des ornements +impériaux, comme manteaux en velours, doublés en peau d'hermine, ainsi +que beaucoup d'autres choses non moins précieuses qu'il fallut ensuite +abandonner. + +Il y avait peut-être une demi-heure que le feu avait commencé, qu'un +vent furieux s'éleva, et en moins de dix minutes, nous fûmes bloqués +par un incendie général, sans pouvoir ni reculer, ni avancer. +Plusieurs hommes furent blessés par des pièces de bois enflammées, que +la force du vent chassait avec un bruit épouvantable. Nous ne pûmes +sortir de cet enfer qu'à deux heures du matin, et, alors, plus d'une +demi-lieue de terrain avait été la proie des flammes, car tout ce +quartier était bâti en bois, et avec la plus grande élégance. + +Nous nous remîmes en route pour retourner dans la direction du +Kremlin: en partant, nous conduisions avec nous nos prisonniers, au +nombre de trente-deux, et, comme j'avais été chargé de la garde de +police pendant la nuit, je fus aussi chargé de l'arrière-garde et de +l'escorte des prisonniers, avec ordre de faire tuer à coups de +baïonnette ceux qui voudraient se sauver ou qui ne voudraient pas +suivre. + +Parmi ces malheureux, il se trouvait au moins les deux tiers de +forçats, avec des figures sinistres; les autres étaient des bourgeois +de la moyenne classe et de la police russe, faciles à reconnaître à +leur uniforme. + +Pendant que nous marchions, je remarquai, parmi les prisonniers, un +individu affublé d'une capote verte assez propre, pleurant comme un +enfant, et répétant à chaque instant, en bon français: «Mon Dieu! j'ai +perdu dans l'incendie ma femme et mon fils!» Je remarquai qu'il +regrettait davantage son fils que sa femme; je lui demandai qui il +était. Il me répondit qu'il était Suisse et des environs de Zurich, +instituteur des langues allemande et française à Moscou, depuis +dix-sept ans. Alors il continua à pleurer et à se désespérer, en +répétant toujours: «Mon cher fils! mon pauvre fils!...» + +J'eus pitié de ce malheureux, je le consolai en lui disant que, +peut-être, il les retrouverait, et, comme je savais qu'il devait +mourir comme les autres, je résolus de le sauver. À côté de lui +marchaient deux hommes qui se tenaient fortement par le bras, l'un +jeune et l'autre déjà âgé; je demandai au Suisse qui ils étaient; il +me dit que c'étaient le père et le fils, tous deux tailleurs d'habits: +«Mais, me répondit-il, le père est plus heureux que moi, il n'est pas +séparé de son fils, ils pourront mourir ensemble!» Il savait le sort +qui l'attendait, car comprenant le français, il avait entendu l'ordre +que l'on avait donné pour eux. + +Au moment où il me parlait, je le vis s'arrêter tout à coup et +regarder avec des yeux égarés; je lui demandai ce qu'il avait: il ne +me répondit pas. Un instant après, un gros soupir sortit de sa +poitrine, et il se mit de nouveau à pleurer en me disant qu'il +cherchait l'emplacement de son habitation, que c'était bien là, qu'il +le reconnaissait au grand poêle qui était encore debout, car il est +bon de dire que l'on y voyait toujours comme en plein jour, non +seulement dans la ville, mais loin encore. + +Dans ce moment, la tête de la colonne, qui marchait précédée du +détachement de lanciers polonais, était arrêtée et ne savait où +passer, à cause d'un grand encombrement qui se trouvait dans une rue +plus étroite et par suite des éboulements. Je profitai de ce moment +pour satisfaire au désir qu'avait ce malheureux de voir si, dans les +cendres de son habitation, il ne retrouverait pas les cadavres de son +fils et de sa femme. Je lui proposai de l'accompagner; nous entrons +sur l'emplacement de la maison: d'abord nous ne voyons rien qui puisse +confirmer son malheur, et déjà je le consolais en lui disant que, sans +doute, ils étaient sauvés, quand tout à coup, à l'entrée de la porte +de la cave, j'aperçus quelque chose de gros et informe, noir et +raccourci. J'avançai, j'examinai, en ôtant avec mon pied tout ce qui +pouvait m'empêcher de reconnaître la chose; je vis que c'était un +cadavre. Mais impossible de pouvoir discerner si c'était un homme ou +une femme: d'abord je n'en eus pas le temps, car l'individu, que la +chose intéressait et qui était à côté de moi comme un stupide, jeta un +cri effroyable et tomba sur le pavé. Aidé par un soldat qui était près +de moi, nous le relevâmes. Revenu un peu à lui-même, il parcourut, en +se livrant au désespoir, le terrain de la maison et, par un dernier +cri, il nomma son fils et se précipita dans la cave où je l'entendis +tomber comme une masse. + +L'envie de le suivre ne me prit pas: je m'empressai de rejoindre le +détachement, en faisant de tristes réflexions sur ce que je venais de +voir. Un de mes amis me demanda ce que j'avais fait de l'homme qui +parlait français; je lui contai la scène tragique que je venais de +voir, et, comme l'on était toujours arrêté, je lui proposai de venir +voir l'endroit. Nous allâmes jusqu'à la porte de la cave; là, nous +entendîmes des gémissements; mon camarade me proposa d'y descendre +afin de le secourir, mais, comme je savais qu'en le tirant de cet +endroit, c'était le conduire à une mort certaine, puisqu'ils devaient +tous être fusillés en arrivant, je lui observai que c'était commettre +une grande imprudence que de s'engager dans un lieu sombre et sans +lumière. + +Fort heureusement, le cri: «Aux armes!» se fit entendre; c'était pour +se remettre en marche, mais, comme il fallait encore quelque temps +avant que la gauche fit son mouvement, nous restâmes encore un moment +au même endroit, et, comme nous allions nous retirer, nous entendîmes +quelqu'un marcher; je me retournai. Jugez quelle fut ma surprise en +voyant paraître ce malheureux, ayant l'air d'un spectre, portant dans +ses bras des fourrures avec lesquelles, disait-il, il voulait +ensevelir son fils et sa femme, car, pour son fils, il l'avait trouvé +mort dans la cave, sans être brûlé. Le cadavre qui était à la porte +était bien celui de sa femme; je lui conseillai de rentrer dans la +cave, de s'y cacher jusqu'après notre départ et qu'il pourrait ensuite +remplir son pénible devoir; je ne sais s'il comprit, mais nous +partîmes. + +Nous arrivâmes près du Kremlin à cinq heures du matin; nous mîmes nos +prisonniers dans un lieu de sûreté; mais avant, j'avais eu la +précaution de faire mettre de côté les deux tailleurs, père et fils, +et cela pour notre compte; ils nous furent, comme l'on verra, très +utiles pendant notre séjour à Moscou. + +Le 20, l'incendie s'était un peu ralenti; le maréchal Mortier, +gouverneur de la ville, avec le général Milhaud, nommé commandant de +la place, s'occupèrent activement d'organiser une administration de +police. L'on choisit, à cet effet, des Italiens, des Allemands et +Français habitant Moscou, qui s'étaient soustraits, en se cachant, aux +mesures de rigueur de Rostopchin, qui, avant notre arrivée, faisait +partir les habitants malgré eux. + +À midi, en regardant par la fenêtre de notre logement, je vis fusiller +un forçat; il ne voulut pas se mettre à genoux; il reçut la mort avec +courage et, frappant sur sa poitrine, il semblait défier celui qui la +lui donnait. Quelques heures après, ceux que nous avions conduits +subirent le même sort. + +Je passai le reste de la journée assez tranquille, c'est-à-dire +jusqu'à sept heures du soir, où l'adjudant-major Delaître me signifia +de me rendre aux arrêts dans un endroit qu'il me désigna, pour avoir, +disait-il, laissé échapper trois prisonniers que l'on avait confiés à +ma garde; je m'excusai comme je pus, et je me rendis dans l'endroit +que l'on m'avait indiqué; d'autres sous-officiers y étaient déjà. Là, +après avoir réfléchi, je fus satisfait d'avoir sauvé trois hommes, +dont j'étais persuadé qu'ils étaient innocents. + +La chambre dans laquelle j'étais donnait sur une grande galerie +étroite qui servait de passage pour aller dans un autre corps de +bâtiment, dont une partie avait été incendiée, de manière que personne +n'y allait, et je remarquai que la partie qui était conservée n'avait +pas encore été explorée. N'ayant rien à faire, et naturellement +curieux, je m'amusai à parcourir la galerie. Lorsque je fus au bout, +il me sembla entendre du bruit dans une chambre dont la porte était +fermée. En écoutant, il me sembla entendre un langage que je ne +comprenais pas. Voulant savoir ce qu'elle renfermait, je frappai. L'on +ne me répondit pas, et le silence le plus profond succéda au bruit. +Alors, regardant par le trou de la serrure, j'aperçus un homme couché +sur un canapé, et deux femmes debout qui semblaient lui imposer +silence; comme je comprenais quelques mots de la langue polonaise, qui +a beaucoup de rapport avec la langue russe, je frappai une seconde +fois, et je demandai de l'eau; pas de réponse. Mais, à la seconde +demande, que j'accompagnai d'un grand coup de pied dans la porte, l'on +vint m'ouvrir. + +Alors j'entrai; les deux femmes, en me voyant, se sauvèrent dans une +autre chambre. Je commençai par fermer la porte par où j'étais entré; +l'individu couché sur le canapé ne bougeait pas; je le reconnus, de +suite, pour un forçat de la figure la plus ignoble et la plus sale, +ainsi que sa barbe et tout son accoutrement, composé d'une capote de +peau de mouton serrée avec une ceinture de cuir. Il avait, à côté de +lui, une lance et deux torches à incendie, plus deux pistolets à sa +ceinture, objets dont je commençai par m'emparer. Ensuite, prenant une +des torches qui était grosse comme mon bras, je lui en appliquai un +coup sur le côté, qui lui fit ouvrir les yeux. L'individu, en me +voyant, fit un bond comme pour sauter après moi, mais il tomba de tout +son long. Alors je lui présentai le bout d'un des pistolets que je lui +avais pris; il me regarda encore d'un air stupide, et, voulant se +relever, il retomba. À la fin, il parvint à se tenir debout. Voyant +qu'il était ivre, je le pris par un bras et, l'ayant fait sortir de la +chambre, je le conduisis au bout de la galerie qui séparait les +chambres, et lorsqu'il fut sur le bord de l'escalier qui était droit +comme une échelle, je le poussai: il roula jusqu'en bas comme un +tonneau, et presque contre la porte du corps de garde de la police, +qui était en face de l'escalier. Les hommes de garde le traînèrent +dans une chambre destinée pour y enfermer tous ceux de son espèce que +l'on arrêtait à chaque instant; enfin, je n'en entendis plus parler. + +Après cette expédition, je retournai à la chambre et je m'y enfermai, +et, ayant encore regardé si rien ne pouvait me nuire, j'ouvris la +porte de la seconde chambre où j'aperçus, en entrant, les deux +Dulcinées assises sur un canapé. En me voyant, elles ne parurent pas +surprises; elles me parlèrent toutes deux à la fois; je ne pus jamais +rien comprendre. Je voulus savoir si elles avaient quelque chose à +manger; elles me comprirent parfaitement, car aussitôt elles me +servirent des concombres, des oignons et un gros morceau de poisson +salé avec un peu de bière, mais pas de pain. Un instant après, la plus +jeune m'apporta une bouteille qu'elle appela _Kosalki_; en le goûtant, +je le reconnus pour du genièvre de Dantzig, et, en moins d'une +demi-heure, nous eûmes vidé la bouteille, car je m'aperçus que mes +deux Moscovites buvaient mieux que moi. Je restai encore quelque temps +avec les deux soeurs, car elles m'avaient fait comprendre qu'elles +l'étaient; alors je retournai dans ma chambre. + +En entrant, je trouvai un sous-officier de la compagnie qui était venu +pour me voir, et qui depuis longtemps m'attendait. Il me demanda d'où +je venais; lorsque je lui eus conté mon histoire, il ne fut plus +surpris de mon absence, mais il parut enchanté, à cause, me dit-il, +que l'on ne trouvait personne pour blanchir le linge; puisque le +hasard nous procurait deux dames moscovites, certainement elles se +trouveraient très honorées de blanchir et de raccommoder celui des +militaires français. À dix heures, lorsque tout le monde fut couché, +comme nous ne voulions pas que personne sache que nous avions des +femmes, le sous-officier revint, avec le sergent-major, chercher nos +deux belles. Elles, firent d'abord quelques difficultés, ne sachant où +on les conduisait; mais, ayant fait comprendre qu'elles désiraient que +je les accompagnasse, j'allai jusqu'au logement, où elles nous +suivirent de bonne grâce, en riant. Un cabinet se trouvant disponible, +nous les y installâmes, après l'avoir meublé convenablement avec ce +que nous trouvâmes dans leur chambre; bien mieux, avec tout ce que +nous trouvâmes de beau et d'élégant que les dames nobles moscovites +n'avaient pu emporter, de manière que, de grosses servantes qu'elles +paraissaient être, elles furent de suite transformées en baronnes, +mais blanchissant et raccommodant notre linge. + +Le lendemain au matin, 21, j'entendis une forte détonation d'armes à +feu; j'appris que l'on venait encore de fusiller plusieurs forçats et +hommes de la police, que l'on avait pris mettant le feu à l'hospice +des Enfants-Trouvés et à l'hôpital où étaient nos blessés; un instant +après, le sergent-major accourut me dire que j'étais libre. + +En rentrant dans notre logement, j'aperçus nos tailleurs, les deux +hommes que j'avais sauvés, déjà en train de travailler; ils faisaient +des grands collets avec les draps des billards qui étaient dans la +grande salle du café où était logée la compagnie, et que l'on avait +démontés pour avoir plus de place. J'entrai dans la chambre où étaient +enfermées nos femmes; elles étaient occupées à faire la lessive, et +elles s'en tiraient passablement mal. Cela n'est pas étonnant, elles +avaient sur elles des robes en soie d'une baronne! Mais il fallait +prendre patience, faute de mieux. Le reste de la journée fut consacré +à organiser notre local et à faire des provisions, comme si nous +devions rester longtemps dans cette ville. Nous avions en magasin, +pour passer l'hiver, sept grandes caisses de vin de Champagne +mousseux, beaucoup de vin d'Espagne, du porto; nous étions possesseurs +de cinq cents bouteilles de rhum de la Jamaïque, et nous avions à +notre disposition plus de cent gros pains de sucre, et tout cela pour +six sous-officiers, deux femmes et un cuisinier. + +La viande était rare; ce soir-là, nous eûmes une vache; je ne sais +d'où elle venait, probablement d'un endroit où il n'était pas permis +de la prendre, car nous la tuâmes pendant la nuit, pour ne pas être +vus. + +Nous avions aussi beaucoup de jambons, car l'on en avait trouvé un +grand magasin; ajoutez à cela du poisson salé en quantité, quelques +sacs de farine, deux grands tonneaux remplis de suif que nous avions +pris pour du beurre; la bière ne manquait pas; enfin, voilà quelles +étaient nos provisions, pour le moment, si toutefois nous venions à +passer l'hiver à Moscou. + +Le soir, nous eûmes l'ordre de faire un contre-appel; il fut fait à +dix heures; il manquait dix-huit hommes. Le reste de la compagnie +dormait tranquillement dans la salle des billards; ils étaient couchés +sur des riches fourrures de martes-zibelines, des peaux de lions, de +renards, et d'ours; une partie avait la tête enveloppée de riches +cachemires et formant un grand turban, de sorte que, dans cette +situation, ils ressemblaient à des sultans plutôt qu'à des grenadiers +de la Garde: il ne leur manquait plus que des houris. + +J'avais prolongé mon appel jusqu'à onze heures, à cause des absents, +pour ne pas les porter manquants; effectivement, ils rentrèrent un +instant après, ployant sous leur charge. Parmi les objets remarquables +qu'ils rapportèrent, il se trouvait plusieurs plaques en argent, avec +des dessins en relief; ils apportaient aussi chacun un lingot du même +métal, de la grosseur et de la forme d'une brique. Le reste consistait +en fourrures, châles des Indes, des étoffes en soie tissée d'or et +d'argent. Ils me demandèrent encore la permission de faire, de suite, +deux autres voyages, pour aller chercher du vin et des fruits confits, +qu'ils avaient laissés dans une cave: je la leur accordai, un caporal +les accompagna. Il est bon de savoir que, sur tous les objets qui +avaient échappé à l'incendie, nous autres sous-officiers prélevions +toujours un droit au moins de vingt pour cent. + +Le 22 fut consacré au repos, à augmenter nos provisions, à chanter, +fumer, rire et boire, à nous promener. Le même jour, je fis une visite +à un Italien, marchand d'estampes, qui restait dans notre quartier; et +dont la maison n'avait pas été brûlée. + +Le 23 au matin, un forçat fut fusillé dans la cour du café. Le même +jour, l'ordre fut donné de nous tenir prêts, pour le lendemain matin, +à passer la revue de l'Empereur. + +Le 24, à huit heures du matin, nous nous mîmes en marche pour le +Kremlin. Lorsque nous y arrivâmes, plusieurs régiments de l'armée y +étaient déjà réunis pour la même cause; il y eut, ce jour-là, beaucoup +de promotions et beaucoup de décorations données. Ceux qui, dans cette +revue, reçurent des récompenses, avaient bien mérité de la patrie, car +plus d'une fois ils avaient versé leur sang au champ d'honneur. + +Je profitai de cette circonstance pour visiter en détail les choses +remarquables que renfermait le Kremlin. Pendant que plusieurs +régiments étaient occupés à passer la revue, je visitai l'église +Saint-Michel, destinée à la sépulture des empereurs de Russie. Ce fut +dans cette église que, les premiers jours de notre arrivée, croyant y +trouver des grands trésors que l'on disait y être cachés, des +militaires de la Garde, du 1er de chasseurs, qui étaient restés de +piquet au Kremlin, s'y étaient introduits, avaient parcouru des +caveaux immenses, mais, au lieu d'y trouver des trésors, ils n'y +trouvèrent que des tombeaux en pierre, recouverts en velours, avec des +inscriptions sur des plaques en argent. On y rencontra aussi quelques +personnes de la ville qui s'y étaient retirées sous la protection des +morts, croyant y être en sûreté, parmi lesquelles se trouvait une +jeune et jolie personne que l'on disait appartenir à une des premières +familles de Moscou, et qui fit la folie de s'attacher à un officier +supérieur de l'armée. Elle fit la folie, plus grande encore, de le +suivre dans la retraite. Aussi, comme tant d'autres, elle périt de +froid, de faim et de misère. + +Sortant des caveaux de l'église Saint-Michel, je fus voir la fameuse +cloche, que j'examinai dans tous ses détails. Sa hauteur est de +dix-neuf pieds; une bonne partie est enterrée, probablement par son +propre poids, depuis le temps qu'elle est à terre, par suite de +l'incendie qui brûla la tour où elle était suspendue et dont on voit +encore les fondations. Les grosses pièces de bois auxquelles elle +était suspendue y sont encore attachées, mais cassées par le milieu. + +Pas loin de là, et en face du palais, se trouve l'arsenal où l'on +voit, à chaque côté de la porte, deux pièces de canon monstres; un peu +plus loin et sur la droite, c'est la cathédrale, avec ses neuf tours +ou clochers couverts en cuivre doré. Sur la plus haute des tours, l'on +y voyait la croix du grand Ivan, qui domine le tout; elle avait trente +pieds de haut, elle était en bois, recouverte de fortes lames d'argent +doré: plusieurs chaînes aussi dorées la tenaient de tous les côtés. + +Quelques jours après, des hommes de corvée, charpentiers et autres, +furent commandés pour la descendre, afin de la transporter à Paris +comme trophée, mais, en la détachant, elle fut emportée par son poids; +elle faillit tuer et entraîner avec elle tous les hommes qui la +tenaient par les chaînes; il en fut de même des grands aigles qui +dominaient les hautes tours, autour de l'enceinte du Kremlin. + +Il était midi lorsque nous eûmes fini de passer la revue; en partant, +nous passâmes sous la fausse porte où se trouve le grand Saint Nicolas +dont j'ai parlé plus haut. Nous y vîmes beaucoup d'esclaves russes +occupés à prier, à faire des courbettes et des signes de croix au +grand Saint; probablement qu'ils l'intercédaient contre nous. + +Le 25, avec plusieurs de mes amis, nous parcourûmes les ruines de la +ville. Nous passâmes dans plusieurs quartiers que nous n'avions pas +encore vus: partout l'on rencontrait, au milieu des décombres, des +paysans russes, des femmes sales et dégoûtantes, juives et autres, +confondues avec des soldats de l'armée, cherchant, dans les caves que +l'on découvrait, les objets cachés qui avaient pu échapper à +l'incendie. Indépendamment du vin et du sucre qu'ils y trouvaient, +l'on en voyait chargés de châles, de cachemires, de fourrures +magnifiques de Sibérie, et aussi d'étoffes tissées de soie, d'or et +d'argent, et d'autres avec des plats d'argent et d'autres choses +précieuses. Aussi voyait-on les juifs, avec leurs femmes et leurs +filles, faire à nos soldats toute espèce de propositions pour en +obtenir quelques pièces, que souvent d'autres soldats de l'armée +reprenaient. + +Le même jour, au soir, le feu fut mis à un temple grec, en face de +notre logement, et tenant au palais où était logé le maréchal Mortier. +Malgré les secours que nos soldats portèrent, l'on ne put parvenir à +l'éteindre. Ce temple, qui avait été conservé dans son entier et où +rien n'avait été dérangé, fut, dans un rien de temps, réduit en +cendres. Cet accident fut d'autant plus déplorable, que beaucoup de +malheureux s'y étaient retirés avec le peu d'effets qui leur +restaient, et même, depuis quelques jours, l'on y officiait. + +Le 26, je fus de garde aux équipages de l'Empereur, que l'on avait +placés dans des remises situées à une des extrémités de la ville et +vis-à-vis une grande caserne que l'incendie avait épargnée et où une +partie du premier corps d'armée était logée. Pour y arriver avec mon +poste, il m'avait fallu parcourir plus d'une lieue de terrain en +ruines et situé presque sur la rive gauche de la Moskowa, où l'on +n'apercevait plus que, ça et là, quelques pignons d'églises; le reste +était réduit en cendres. Sur la rive droite, on voyait encore quelques +jolies maisons de campagne isolées, dont une partie aussi était +brûlée. + +Près de l'endroit où j'avais établi mon poste, se trouvait une maison +qui avait échappé à l'incendie; je fus la voir par curiosité. Le +hasard m'y fit rencontrer un individu parlant très bien le français, +qui me dit être de Strasbourg, et qu'une fatalité avait amené à Moscou +quelques jours avant nous. Il me conta qu'il était marchand de vins du +Rhin et de Champagne mousseux, et que, par suite de malheureuses +circonstances, il perdait plus d'un million, tant par ce qu'on lui +devait que par les vins qu'il avait en magasin et qui avaient été +brûlés, et aussi par ce que nous avions bu et que nous buvions encore +tous les jours. Il n'avait pas un morceau de pain à manger. Je lui +offris de venir manger avec moi sa part d'une soupe au riz, qu'il +accepta avec reconnaissance. + +En attendant la paix, que l'on croyait prochaine, l'Empereur donnait +des ordres afin de tout organiser dans Moscou, comme si l'on devait y +passer l'hiver. L'on commença par les hôpitaux pour les blessés de +l'armée; ceux des Russes mêmes furent traités comme les nôtres. + +On s'occupa de réunir, autant que possible, les approvisionnements de +tous genres qui se trouvaient dans différents endroits de la ville. +Quelques temples qui avaient échappé à l'incendie furent ouverts et +rendus au culte. Pas loin de notre habitation, et dans la même rue, il +existait une église pour les catholiques; un prêtre français émigré y +disait la messe. L'église portait le nom de Saint-Louis. L'on parvint +même à rétablir un théâtre, et l'on m'a assuré que l'on y avait joué +la comédie avec des acteurs français et italiens. Que l'on y ait joué +ou non, une chose dont je suis certain, c'est qu'ils furent payés pour +six mois, et cela afin de faire croire aux Russes que nous étions +disposés à passer l'hiver dans cette ville. + +Le 27, comme j'arrivais de descendre ma garde aux équipages, je fus +surpris agréablement en trouvant deux de mes pays qui venaient me +voir. C'étaient Flament, natif de Péruwelz, vélite dans les dragons de +la Garde, et Melet, dragon dans le même régiment; ce dernier était de +Condé. Ils tombaient bien, ce jour-là, car nous étions en disposition +pour rire. Nous invitâmes nos dragons à dîner et à passer la soirée +avec nous. + +Dans différentes courses de maraude que nos soldats avaient faites, +ils nous avaient rapporté beaucoup de costumes d'hommes et de femmes +de toutes les nations, même des costumes français du temps de Louis +XVI, et tous ces vêtements étaient de la plus grande richesse. C'est +pourquoi, le soir, après avoir dîné, nous proposâmes de donner un bal +et de nous revêtir de tous les costumes que nous avions. J'oubliais de +dire qu'en arrivant, Flament nous avait appris une nouvelle qui nous +fit beaucoup de peine, c'était la catastrophe du brave +lieutenant-colonel Martod, commandant le régiment de dragons dont +Flament et Melet faisaient partie. Ayant été à la découverte deux +jours avant le 25, dans les environs de Moscou, avec deux cents +dragons, ils avaient donné dans une embuscade, et, chargés par trois +mille hommes, tant cavalerie qu'artillerie, le colonel Martod avait +été mortellement blessé, ainsi qu'un capitaine et un adjudant-major +qui furent faits prisonniers après avoir combattu en désespérés. Le +lendemain, le colonel fit demander ses effets, mais, le jour suivant, +nous apprîmes sa mort. + +Je reviens à notre bal, qui fut un vrai bal de carnaval, car nous nous +travestîmes tous. + +Nous commençâmes par habiller nos femmes russes en dames françaises, +c'est-à-dire en marquises, et, comme elles ne savaient comment s'y +prendre, c'est Flament et moi qui furent chargés de présider à leur +toilette. Nos deux tailleurs russes étaient en Chinois, moi en boyard +russe, Flament en marquis, enfin chacun de nous prit un costume +différent, même notre cantinière, la mère Dubois, qui survint dans le +moment et qui mit sur elle un riche habillement national d'une dame +russe. Comme nous n'avions pas de perruques pour nos marquises, la +perruquier de la compagnie les coiffa. Pour pommade, il leur mit du +suif et, pour poudre, de la farine; enfin elles étaient on ne peut pas +mieux ficelées, et, lorsque tout fut disposé, nous nous mîmes en train +de danser. J'oubliais de dire que, pendant ce temps, nous buvions +force punch, que Melet, le vieux dragon, avait soin d'alimenter, et +que nos marquises, ainsi que la cantinière, quoique supportant très +bien la boisson, avaient déjà le cerveau troublé, par suite des grands +verres de punch qu'elles avalaient de temps en temps, avec délices. + +Nous avions, pour musique, une flûte qu'un sergent-major jouait, et +le tambour de la compagnie l'accompagnait en mesure. On commença par +l'air: + + On va leur percer les flancs, + Ram, ram, ram, tam plam, + Tirelire, ram plam. + +Mais à peine la musique avait-elle commencé, et la mère Dubois +allait-elle en avant avec le fourrier de la compagnie, avec qui elle +faisait vis-à-vis, que voilà nos marquises, à qui probablement notre +musique sauvage allait, qui se mettent à sauter comme des Tartares, +allant à droite et à gauche, écartant les jambes, les bras, tombant +sur cul, se relevant pour y tomber encore. L'on aurait dit qu'elles +avaient le diable dans le corps. Cela n'aurait été que très ordinaire +pour nous, si elles avaient été habillées avec leurs habits à la +russe, mais voir des marquises françaises qui, généralement, sont si +graves, sauter comme des enragées, cela nous faisait pâmer de rire, de +manière qu'il fut impossible, au joueur de flûte, de continuer; mais +notre tambour y suppléa en battant la charge. C'est alors que nos +marquises recommencèrent de plus belle, jusqu'au moment où elles +tombèrent de lassitude sur le plancher. Nous les relevâmes pour les +applaudir, ensuite nous recommençâmes à boire et à danser jusqu'à +quatre heures du matin. + +La mère Dubois, en vraie cantinière, et qui savait apprécier la valeur +des habits qu'elle avait sur elle, car c'était en soie tissée d'or et +d'argent, partit sans rien dire. Mais, en sortant, le sergent de garde +à la police, voyant une dame étrangère dans la rue, aussi matin, et +pensant faire une bonne capture, s'avança vers elle et voulut la +prendre par le bras pour la conduire dans sa chambre. Mais la mère +Dubois, qui avait son mari, et du punch dans le corps, appliqua sur la +figure du sergent un vigoureux soufflet qui le renversa à terre. Il +cria: «À la garde!» Le poste prit les armes, et comme nous n'étions +pas encore couchés, nous descendîmes pour la débarrasser. Mais le +sergent était tellement furieux que nous eûmes toutes les peines du +monde à lui faire comprendre qu'il avait eu tort de vouloir arrêter +une femme comme la mère Dubois. + +Le 28 et le 29 furent encore consacrés à nous occuper de nos +provisions; pour cela, nous allions faire des reconnaissances de jour, +et, la nuit--pour ne pas avoir de concurrence,--nous allions chercher +ce que nous avions remarqué. + +Le 30, nous passâmes la revue de l'inspecteur dans la rue, en face de +notre logement. Lorsqu'elle fut terminée, il prit envie au colonel de +faire voir à l'inspecteur comment le régiment était logé. Lorsque ce +fut au tour de notre compagnie, le colonel se fit accompagner par le +capitaine, l'officier et le sergent de semaine, et l'adjudant-major +Roustan, qui connaissait le logement, marchait en avant et avait soin +d'ouvrir les chambres où était la compagnie. Après avoir presque tout +vu, le colonel demanda: «Et les sous-officiers, comment +sont-ils?--Très bien», répondit l'adjudant-major Roustan. Et, +aussitôt, il se met en train d'ouvrir les portes de nos chambres[19]. +Mais, par malheur, nous n'avions pas ôté la clef de la porte du +cabinet où nos Dulcinées se tenaient, et que nous avions toujours fait +passer pour une armoire. Aussitôt, il l'ouvre, mais, surpris d'y voir +un espace, il regarde et aperçoit les oiseaux. Il ne dit rien, referme +la porte et met la clef dans sa poche. + +[Note 19: Il est bon de savoir que nous avions fait percer une +porte de communication de notre logement dans celui où était la +compagnie. (_Note de l'auteur._)] + +Lorsqu'il fut descendu dans la rue, et d'aussi loin qu'il m'aperçut, +il me montra la clef, et, s'approchant de moi en riant: «Ah! me +dit-il, vous avez du gibier en cage, et, comme des égoïstes, vous n'en +faites pas part à vos amis! Mais que diable faites-vous de ces +drôlesses-là, et où les avez-vous pêchées? On n'en voit nulle part!» +Alors je lui contai comment et quand je les avais trouvées, et +qu'elles nous servaient à blanchir notre linge: «Dans ce cas, nous +dit-il, en s'adressant au sergent-major et à moi, vous voudrez bien me +les prêter pour quelques jours, afin de blanchir mes chemises, car +elles sont horriblement sales, et j'espère qu'en bons camarades, vous +ne me refuserez pas cela.» Le même soir, il les emmena; il est +probable qu'elles blanchirent toutes les chemises des officiers, car +elles ne revinrent que sept jours après. + +Le 1er octobre, un fort détachement du régiment fut commandé pour +aller fourrager à quelques lieues de Moscou, dans un grand château +construit en bois. Nous y trouvâmes fort peu de chose: une voiture +chargée de foin fut toute notre capture. À notre retour, nous +rencontrâmes la cavalerie russe qui vint caracoler autour de nous, +sans cependant oser nous attaquer sérieusement. Il est vrai de dire +que nous marchions d'une manière à leur faire voir qu'ils n'auraient +pas eu l'avantage, car, quoiqu'étant infiniment moins nombreux qu'eux, +nous leur avions mis plusieurs cavaliers hors de combat. Ils nous +suivirent jusqu'à un quart de lieue de Moscou. + +Le 2, nous apprîmes que l'Empereur venait de donner l'ordre d'armer le +Kremlin; trente pièces de canon et obusiers de différents calibres +devaient être placés sur toutes les tours tenant à la muraille qui +forme l'enceinte du Kremlin. + +Le 3, des hommes de corvée de chaque régiment de la Garde furent +commandés pour piocher la terre et transporter des matériaux provenant +de vieilles murailles que des sapeurs du génie abattaient autour du +Kremlin, et des fondations que l'on faisait sauter par la mine. + +Le 4, j'accompagnai à mon tour les hommes de corvée que l'on avait +commandés dans la compagnie. Le lendemain au matin, un colonel du +génie fut tué, à mes côtés, d'une brique qui lui tomba sur la tête, +provenant d'une mine que l'on venait de faire sauter. Le même jour, je +vis, près d'une église, plusieurs cadavres qui avaient les jambes et +les bras mangés, probablement par des loups ou par des chiens; ces +derniers se trouvaient en grande quantité. + +Les jours où nous n'étions pas de service, nous les passions à boire, +fumer et rire, et à causer de la France et de la distance dont nous +étions séparés, et aussi de la possibilité de nous en éloigner encore +davantage. Quand venait le soir, nous admettions dans notre réunion +nos deux esclaves moscovites, je dirai plutôt nos deux marquises, car, +depuis notre bal, nous ne leur disions plus d'autres noms, qui nous +tenaient tête à boire le punch au rhum de la Jamaïque. + +Le reste de notre séjour dans cette ville se passa en revues et +parades, jusqu'au jour où un courrier vint annoncer à l'Empereur, au +moment où il était à passer la revue de plusieurs régiments, que les +Russes avaient rompu l'armistice et avaient attaqué à l'improviste la +cavalerie de Murat, au moment où il ne s'y attendait pas. + +Aussitôt la revue passée, l'ordre du départ fut donné, et, en un +instant, toute l'armée fut en mouvement; mais ce ne fut que le soir +que notre régiment eut connaissance de l'ordre de se tenir prêt à +partir pour le lendemain. + +Avant de partir, nous fîmes, à nos deux femmes moscovites, ainsi qu'à +nos deux tailleurs, leur part du butin que nous ne pouvions emporter; +vingt fois ils se jetèrent à terre pour nous remercier en nous baisant +les pieds: jamais ils ne s'étaient vus si riches! + + + + +III + +La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De Mojaïsk à +Slawkowo. + + +Le 18 octobre au soir, lorsque nous étions, comme tous les jours, +plusieurs sous-officiers réunis, étendus, comme des pachas, sur des +peaux d'hermine, de marte-zibeline, de lion et d'ours, et sur d'autres +fourrures non moins précieuses, fumant dans des pipes de luxe, le +tabac à la rose des Indes, et qu'un punch monstre au rhum de la +Jamaïque flamboyait au milieu de nous, dans le grand vase en argent du +boyard russe, et faisait fondre un énorme pain de sucre soutenu en +travers du vase par deux baïonnettes russes; au moment où nous +parlions de la France et du plaisir qu'il y aurait d'y retourner en +vainqueurs, après une absence de plusieurs années; où nous faisions +nos adieux et nos promesses de fidélité aux Mogolesses, Chinoises et +Indiennes, nous entendîmes un grand bruit dans un grand salon où +étaient couchés les soldats de la compagnie. Au même instant, le +fourrier de semaine entra pour nous annoncer que, d'après l'ordre, il +fallait nous tenir prêts à partir. + +Le lendemain 19, de grand matin, la ville se remplit de juifs et de +paysans russes; les premiers, pour acheter aux soldats ce qu'ils ne +pouvaient emporter, et les autres pour ramasser ce que nous jetions +dans les rues. Nous apprîmes que le maréchal Mortier restait au +Kremlin avec dix mille hommes, avec ordre de s'y défendre au besoin. + +Dans l'après-midi, nous nous mîmes en marche, non sans avoir fait, +comme nous pûmes, quelques provisions de liquides que nous mîmes sur +la voiture de notre cantinière, la mère Dubois, ainsi que notre grand +vase en argent; il était presque nuit lorsque nous étions hors de la +ville. Un instant après, nous nous trouvâmes au milieu d'une grande +quantité de voitures, conduites par des hommes de différentes nations, +marchant sur trois ou quatre rangs, sur une étendue de plus d'une +lieue. L'on entendait parler français, allemand, espagnol, italien, +portugais, et d'autres langues encore, car des paysans moscovites +suivaient aussi, ainsi que beaucoup de juifs: tous ces peuples, avec +leurs costumes et leurs langages différents, les cantiniers avec leurs +femmes et leurs enfants pleurant, se pressant en tumulte et en un +désordre dont on ne peut se faire une idée. Quelques-uns avaient déjà +leurs voitures brisées; ceux-là criaient et juraient, de manière que +c'était un tintamarre à vous casser la tête. Nous finîmes, non sans +peine, à dépasser cet immense convoi, qui était celui de toute +l'armée. Nous avançâmes sur la route de Kalouga (là, nous étions en +Asie); un instant après, nous arrêtâmes pour bivaquer dans un bois, le +reste de la nuit, et comme elle était déjà très avancée, notre repos +ne fut pas long. + +À peine s'il faisait jour, que nous nous remîmes en marche. Nous +n'avions pas encore fait une lieue, que nous rencontrâmes encore une +grande partie du fatal convoi, qui nous avait dépassés pendant le peu +de repos que nous avions pris. Déjà, une grande partie des voitures +étaient brisées et d'autres ne pouvaient plus avancer, à cause que le +chemin était de sable et que les roues enfonçaient beaucoup. L'on +entendait crier en français, jurer en allemand, réclamer le bon Dieu +en italien, et la Sainte Vierge en espagnol et en portugais. + +Après avoir passé toute cette bagarre, nous fûmes obligés d'arrêter +pour attendre la gauche de la colonne. Je profitai de cette +circonstance pour faire une revue de mon sac, qui me semblait trop +lourd, et voir s'il n'y avait rien à mettre de côté afin de m'alléger. +Il était assez bien garni: j'avais plusieurs livres de sucre, du riz, +un peu de biscuit, une demi-bouteille de liqueur, le costume d'une +femme chinoise en étoffe de soie, tissée d'or et d'argent, plusieurs +objets de fantaisie en or et argent, entre autres un morceau de la +croix du grand Ivan[20], c'est-à-dire un morceau de l'enveloppe qui la +recouvrait, qui était d'argent doré et qui m'avait été donné par un +homme de la compagnie qui avait été commandé de corvée avec d'autres +hommes du même état, couvreurs et charpentiers, pour la détacher. + +[Note 20: J'ai oublié de dire qu'au milieu de la grande croix de +Saint-Ivan, il s'en trouvait une petite en or massif, d'un pied de +long. (_Note de l'auteur_.)] + +J'avais aussi mon grand uniforme, une grande capote de femme servant à +monter à cheval (cette capote était de couleur noisette, doublée en +velours vert, et, comme je n'en connaissais pas l'usage, je me +figurais que la femme qui l'avait portée avait plus de six pieds); +plus deux tableaux en argent d'un pied de long sur huit pouces de +hauteur, dont les personnages étaient en relief: l'un de ces tableaux +représentait le jugement de Paris, sur le mont Ida. L'autre +représentait Neptune, sur un char formé d'une coquille et traîné par +des chevaux marins. Tout cela était d'un travail fini. J'avais, en +outre, plusieurs médaillons et un crachat d'un prince russe enrichi de +brillants. Tous ces objets, étaient destinés pour des cadeaux et +avaient été trouvés dans des caves où les maisons avaient croulé par +suite de l'incendie. + +Comme l'on voit, mon sac devait peser, mais, pour qu'il ne soit plus +aussi lourd, je laissai sur le terrain ma culotte blanche, prévoyant +bien que je n'en aurais pas besoin de sitôt. Sur moi, j'avais, sur ma +chemise, un gilet de soie jaune piqué et ouaté que j'avais fait +moi-même avec le jupon d'une femme, et, par-dessus tout, un grand +collet doublé en peau d'hermine, plus une carnassière suspendue à mon +côté et sous mon collet, par un large galon en argent, contenant +plusieurs objets parmi lesquels était un Christ en or et argent, ainsi +qu'un petit vase en porcelaine de Chine. Ces deux pièces ont échappé +au naufrage comme par miracle; je les possède encore et les conserve +comme des reliques. Ensuite, mon fourniment, mes armes et soixante +cartouches dans ma giberne; ajoutez à cela de la santé, de la gaieté, +de la bonne volonté et l'espoir de présenter mes hommages aux dames +mogoles, chinoises et indiennes, et vous aurez une idée du sergent +vélite de la Garde impériale[21]. + +[Note 21: À cause du blocus continental, le bruit courait dans +l'armée que nous devions aller en Mongolie et en Chine, pour nous +emparer des possessions anglaises. (_Note de l'auteur._)] + +À peine avais-je passé la revue de mon butin, que nous entendîmes, +devant nous, quelques coups de fusil; l'on nous fit prendre les armes +et doubler le pas. Une demi-heure après, nous arrivâmes sur +l'emplacement où un convoi, escorté par un détachement de lanciers +rouges de la Garde, avait été attaqué par des partisans. + +Plusieurs lanciers étaient tués, et aussi des Russes et quelques +chevaux. Près d'une voiture, l'on voyait étendue à terre et sur le +dos, une jolie femme, morte de saisissement. Nous continuâmes à +marcher sur une route assez belle. Le soir, nous arrêtâmes et nous +formâmes notre bivac dans un bois, afin d'y passer la nuit. + +Le lendemain 21, de grand matin, nous nous remîmes en marche, et, dans +le milieu du jour, nous rencontrâmes un parti de Cosaques réguliers, +que l'on chassa à coups de canon. Après avoir marché une partie de +cette journée à travers les champs, nous arrêtâmes près d'une prairie, +au bord d'un ruisseau, où nous passâmes la nuit. + +Le 22, nous eûmes de la pluie. L'on marcha lentement et avec peine +jusqu'au soir, où nous arrêtâmes et prîmes position près d'un bois. +Dans la nuit, nous entendîmes une forte explosion: nous sûmes, après, +que c'était le Kremlin que le maréchal Mortier venait de faire sauter, +par le moyen d'une grande quantité de poudre que l'on avait mise dans +les caves. Le maréchal était parti de Moscou trois jours après nous, +le 22, avec ses dix mille hommes, dont deux régiments de Jeune Garde +que nous rejoignîmes, quelques jours après, sur la route de Mojaïsk. +Le reste de cette journée, nous fîmes peu de chemin, quoique marchant +toujours. + +Le 24, nous n'étions pas loin de Kalouga. Le même jour, l'armée +d'Italie, commandée par le prince Eugène, ainsi que d'autres corps que +le général Corbineau commandait, se battaient, à Malo-Jaroslawetz, +contre l'armée russe qui voulait nous disputer le passage. Dans cette +lutte, qui fut sanglante, 16000 hommes des nôtres se battirent contre +70 000 Russes, qui perdirent 8 000 hommes, et nous 3 000. Nous eûmes +plusieurs officiers supérieurs tués et blessés, entre autres le +général Delzons, frappé d'une balle au front. Son frère, qui était +colonel, voulut le secourir; à son tour, il fut atteint d'une seconde +balle; tous deux expirèrent à la même place. + +Le 25, au matin, j'étais de garde depuis la veille au soir, près d'une +petite maison isolée où l'Empereur était logé et où il avait passé la +nuit; le soleil se montrait au travers d'un épais brouillard, comme il +en fait souvent au mois d'octobre, quand, tout à coup et sans prévenir +personne, il monta, à cheval, suivi seulement de quelques officiers +d'ordonnance. À peine était-il parti, que nous entendîmes un grand +bruit; un moment, nous crûmes que c'étaient des cris de «Vive +l'Empereur!» mais nous entendîmes crier: «Aux armes!» C'étaient plus +de 6 000 Cosaques commandés par Platoff, qui, à la faveur du +brouillard et des ravins, étaient venus faire un _hourrah_. Aussitôt +les escadrons de service de la Garde s'élancèrent dans la plaine; nous +les suivîmes, et, pour raccourcir notre chemin, nous traversâmes un +ravin. Dans un instant, nous fûmes devant cette nuée de sauvages qui +hurlaient comme des loups et qui se retirèrent. Nos escadrons finirent +par les atteindre et leur reprendre tout ce qu'ils avaient enlevé de +bagages, de caissons, en leur faisant essuyer beaucoup de pertes. + +Lorsque nous entrâmes dans la plaine, nous vîmes l'Empereur presque au +milieu des Cosaques, entouré des généraux et de ses officiers +d'ordonnance, dont un venait d'être dangereusement blessé, par une +fatale méprise: au moment où les escadrons entraient dans la plaine, +plusieurs de ses officiers avaient été obligés, pour se défendre, et +pour défendre l'Empereur, qui était au milieu d'eux et qui avait +failli être pris, de faire le coup de sabre avec les Cosaques. Un des +officiers d'ordonnance, après avoir tué un Cosaque et en avoir blessé +plusieurs autres, perdit, dans la mêlée, son chapeau, et laissa tomber +son sabre. Se trouvant sans armes, il courut sur un Cosaque, lui +arracha sa lance et se défendit avec. Dans ce moment, il fut aperçu +par un grenadier à cheval de la Garde qui, à cause de sa capote verte +et de sa lance, le prit pour un Cosaque, courut dessus et lui passa +son sabre au travers du corps[22]. + +[Note 22: Cet officier se nommait M. Leaulteur. (_Note de +l'auteur._)] + +Le malheureux grenadier, désespéré en voyant sa méprise, veut se faire +tuer; il s'élance au milieu de l'ennemi, frappant à droite et à +gauche; tout fuit devant lui. Après en avoir tué plusieurs, n'ayant pu +se faire tuer, il revint seul et couvert de sang demander des +nouvelles de l'officier qu'il avait si malheureusement blessé. +Celui-ci guérit et revint en France sur un traîneau. + +Je me rappelle qu'un instant après cette échauffourée, l'Empereur, +étant à causer avec le roi Murat, riait de ce qu'il avait failli être +pris, car il s'en est fallu de bien peu. Le grenadier-vélite Monfort, +de Valenciennes, avait encore eu l'occasion de se distinguer, en tuant +et en mettant hors de combat plusieurs Cosaques. + +Nous restâmes encore quelque temps dans cette position, et nous nous +mîmes en marche, laissant Kalouga sur notre gauche. Nous traversâmes, +sur un mauvais pont, une rivière fangeuse et fort escarpée, et prîmes +la direction de Mojaïsk. + +Le 26, nous fîmes encore une petite étape, et, le 27, après avoir +marché sans interruption jusqu'au soir, nous allâmes coucher près de +Mojaïsk; cette nuit, il commença à geler. + +Le 28, nous partîmes de grand matin et, dans la journée, après avoir +traversé une petite rivière, nous nous trouvâmes sur l'emplacement du +fameux champ de bataille encore tout couvert de morts et de débris de +toute espèce. On voyait sortir de terre des jambes, des bras, et des +têtes; presque tous ces cadavres étaient des Russes, car les nôtres, +autant que possible, nous leur avions donné la sépulture. Mais, comme +tout cela avait été fait à la hâte, les pluies qui étaient survenues +depuis, en avaient mis une partie à découvert. Rien de plus triste à +voir que tous ces morts qui, à peine, conservaient une forme humaine; +il y avait cinquante-deux jours que la bataillé avait eu lieu. + +Nous allâmes établir notre bivac un peu plus avant, et nous passâmes +près de la grande redoute où le général Caulaincourt avait été tué et +enterré. Lorsque nous fûmes arrêtés, nous nous occupâmes de nous +abriter, afin de passer la nuit le mieux possible. Nous fîmes du feu +avec les débris d'armes, de caissons, d'affûts de canon; mais, pour +l'eau, nous fûmes embarrassés, car la petite rivière qui coulait près +de notre camp et où il se trouvait peu d'eau, était remplie de +cadavres en putréfaction; il fallut remonter à plus d'un quart de +lieue pour en avoir de potable. Lorsque nous fûmes organisés, je fus +avec un de mes amis[23] visiter le champ de bataille; nous allâmes +jusqu'au ravin, à la place même où, le lendemain de la bataille, le +roi Murat avait fait dresser ses tentes. + +[Note 23: Grangier, sergent. (_Note de l'auteur._)] + +Le même jour, le bruit courut qu'un grenadier français avait été +trouvé sur le champ de bataille, vivant encore: il avait les deux +jambes coupées, et, pour abri, la carcasse d'un cheval dont il s'était +nourri de la chair, et, pour boisson, l'eau d'un ruisseau rempli de +cadavres. L'on a dit qu'il fut sauvé: pour le moment, je le pense +bien, mais, par la suite, il aura fallu l'abandonner, comme tant +d'autres. Le soir de cette journée, la faim commença à se faire sentir +chez quelques-uns qui avaient épuisé leurs provisions. Jusqu'alors +chacun, chaque fois que l'on faisait la soupe, donnait sa part de +farine, mais, lorsque l'on s'aperçut que tout le monde n'y contribuait +plus, l'on se cacha pour manger ce que l'on avait; il n'y avait que la +soupe de viande de cheval, que l'on faisait depuis quelques jours, que +l'on mangeait en commun. + +Le jour suivant, nous passâmes près d'une abbaye qui avait servi +d'hôpital à une partie de nos blessés de la grande bataille. Beaucoup +s'y trouvaient encore. L'Empereur donna l'ordre de les transporter sur +toutes les voitures, à commencer par les siennes, mais des cantiniers, +à qui l'on avait confié plusieurs de ces malheureux, les abandonnèrent +sur la route, sous différents prétextes, et cela pour conserver le +butin qu'ils emportaient de Moscou et dont leurs voitures étaient +chargées. Cette nuit, nous couchâmes dans un bois en arrière de Ghjat, +où l'Empereur logea; pendant la nuit, pour la première fois, il tomba +de la neige. + +Le lendemain, 30, la route était déjà mauvaise; beaucoup de voitures, +chargées de butin, avaient peine à se traîner, beaucoup déjà se +trouvaient brisées, et d'autres, craignant le même sort, s'allégeaient +en se débarrassant d'objets inutiles. Ce jour-là, j'étais +d'arrière-garde, et, comme je me trouvais tout à fait en arrière de la +colonne, à même de voir le commencement du désordre. La route était +jonchée d'objets précieux, comme tableaux, candélabres et beaucoup de +livres, car, pendant plus d'une heure, je ramassai des volumes que je +parcourais un instant, et que je rejetais ensuite pour être ramassés +par d'autres qui, à leur tour, les abandonnaient. + +C'étaient des éditions de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau et de +l'_Histoire naturelle_ par Buffon, reliées en maroquin rouge et dorées +sur tranche. + +C'est dans cette journée que j'eus le bonheur de faire l'acquisition +d'une peau d'ours, qu'un soldat de la compagnie venait, me dit-il, de +ramasser dans une voiture brisée, remplie de fourrures. Le même jour, +notre cantinière perdit son équipage avec nos vivres et notre grand +vase en argent, dans lequel nous avions fait tant de punch. + +Le 30, nous arrivâmes à Viasma, _ville au schnaps_, ainsi nommée, par +nos soldats, à cause de l'eau-de-vie que l'on y trouva en allant à +Moscou. L'Empereur fit séjour; notre régiment alla plus avant. + +J'oubliais de dire qu'avant d'arriver à cette ville, nous fîmes une +grande halte et que, m'étant retiré sur la droite de la route, près +d'un bois de sapins, je rencontrai un sergent des chasseurs de la +Garde, que je connaissais[24]. Il avait profité d'un feu qui se +trouvait tout fait, pour faire cuire une marmite de riz, dont il +m'invita à prendre part. Il avait, avec lui, la cantinière du +régiment, qui était une Hongroise avec qui il était le mieux du monde, +et qui avait encore sa voiture attelée de deux chevaux et bien garnie +de vivres, de fourrures et d'argent. Je restai avec eux tout le temps +de la halte, plus d'une heure. Pendant ce temps, un sous-officier +portugais s'approcha de nous pour se chauffer; je lui demandai où +était son régiment; il me répondit qu'il était dispersé, mais que lui, +il était chargé, avec un détachement, d'escorter sept à huit cents +prisonniers russes qui, n'ayant rien pour se nourrir, étaient réduits +à se manger l'un l'autre, c'est-à-dire que, lorsqu'il y en avait un de +mort, ils le coupaient par morceaux et se le partageaient pour le +manger ensuite. Pour preuve de ce qu'il me disait, il s'offrit de me +le faire voir; je refusai. Cette scène se passait à cent pas de +l'endroit où nous étions; nous sûmes, quelques jours après, que l'on +avait été obligé d'abandonner le reste, ne pouvant les nourrir. + +[Note 24: Ce sergent se nommait Guinard; il était natif de Condé +(_Note de l'auteur_.)] + +Le sergent des chasseurs, dont je viens de parler, finit par tout +perdre avec sa cantinière, à Wilna; ils furent tous deux prisonniers. + +Le 1er novembre, nous avions, comme la nuit précédente, couché près +d'un bois, sur le bord de la route: depuis plusieurs jours, nous +avions déjà commencé à vivre de viande de cheval. Le peu de vivres que +nous avions pu emporter de Moscou était consommé, et nos misères +commençaient avec le froid qui, déjà, se faisait sentir avec force. +Pour mon compte, j'avais encore un peu de riz que je conservais pour +les derniers moments, car je prévoyais, pour la suite, des misères +plus grandes encore. + +Ce jour-là, je faisais encore partie de l'arrière-garde, qui était +composée de sous-officiers, à cause que déjà beaucoup de soldats +restaient en arrière pour se reposer et se chauffer à des feux que +ceux qui étaient devant nous avaient abandonnés en partant. En +marchant, j'aperçus, sur ma droite, plusieurs hommes de différents +régiments, dont quelques-uns étaient de la Garde, autour d'un grand +feu. Je fus envoyé par l'adjudant-major, afin de les engager à suivre; +étant près d'eux, je reconnus Flament, dragon vélite. Je le trouvai +faisant cuire un morceau de cheval au bout de son sabre, dont il +m'invita de prendre part; je l'engageai à suivre la colonne; il me +répondit qu'aussitôt qu'il aurait fait son repas, il se remettrait en +route, mais qu'il était malheureux, puisqu'il était forcé de faire la +route à pied, avec ses bottes à l'écuyère, à cause que, le jour avant, +dans un combat contre les Cosaques, où il en avait tué trois, son +cheval avait attrapé un écart, de sorte qu'il était obligé de le +conduire par la bride. Heureusement que l'homme qui me suivait, dans +ce moment, était mon homme de confiance, et qui avait, dans son sac, +une paire de souliers à moi, que je donnai au pauvre Flament, de +manière à ce qu'il puisse se chausser comme un fantassin, et marcher +de même. Je lui fis mes adieux sans penser que je ne le reverrais +plus; j'appris, deux jours après, qu'il avait été tué près d'un bois, +au moment où, avec d'autres traîneurs comme lui, il allait faire du +feu pour se reposer. + +Le 2, avant d'arriver à Slawkowo, nous vîmes, sur notre gauche, tenant +à la route, un blockhaus, ou station militaire, espèce de grande +baraque fortifiée, occupée par des militaires de différents régiments +et des blessés. Ceux qui étaient les moins malades et qui purent +suivre, se joignirent à nous, et les autres furent mis, autant que +possible, sur des voitures; tant qu'aux plus malades, ils furent +abandonnés à la clémence de l'ennemi, ainsi que des médecins et +chirurgiens qu'on laissa pour en avoir soin. + + + + +IV + +Dorogobouï.--La vermine.--Une cantinière.--La faim. + + +Le 3, nous fîmes séjour à Slawkowo; pendant toute la journée, nous +aperçûmes les Russes sur notre droite. Le même jour, les autres +régiments de la Garde, qui avaient fait séjour en arrière, se +réunirent à nous. + +Le 4, nous fîmes une marche forcée pour arriver à Dorogobouï, ville +aux choux; c'est le nom que nous lui avions donné, à cause de la +grande quantité de choux que nous y trouvâmes en allant à Moscou. +C'est aussi de cette ville que, le 25 août, l'Empereur fit faire, dans +toute l'armée, le dénombrement des coups de canon et de fusil que +l'armée avait à tirer pour la grande bataille. À 7 heures du soir, +nous en étions encore éloignés de deux lieues; c'est avec beaucoup de +peine que nous pûmes l'atteindre, car la quantité de neige qu'il y +avait déjà nous empêchait de marcher. Nous fûmes même égarés pendant +quelque temps, et, pour que les hommes qui se trouvaient en arrière +pussent nous rejoindre, pendant plus de deux heures l'on battit la +marche de nuit, jusqu'au moment où nous arrivâmes sur l'emplacement de +la ville, car, à quelques maisons près, elle avait été brûlée comme +beaucoup d'autres. + +Il était bien 11 heures lorsque notre bivouac fut formé, et, avec les +débris des maisons, nous trouvâmes encore assez de bois pour faire du +feu et bien nous chauffer. Mais déjà tout nous manquait, et nous +étions tellement fatigués, que l'on n'avait pas la force de chercher +un cheval pour le voler et le manger ensuite, de manière que nous +prîmes le parti de nous reposer. Un soldat de la compagnie m'avait +apporté des nattes de jonc pour me coucher: les ayant mises devant le +feu, je m'étendis dessus et, la tête sur mon sac, les pieds au feu, je +m'endormis. + +Il y avait peut-être une heure que je reposais, lorsque je sentis, par +tout mon corps, un picotement auquel il me fut impossible de résister. +Je passai machinalement la main sur ma poitrine et sur plusieurs +parties de mon individu: quel fut mon effroi lorsque je m'aperçus que +j'étais couvert de vermine! Je me levai, et en moins de deux minutes +j'étais nu comme la main, jetant au feu chemise et pantalon. C'était +comme un feu de deux rangs, tant cela pétillait dans les flammes, et, +quoiqu'il tombât de la neige par gros flocons sur mon corps, je ne me +rappelle pas avoir eu froid, tant j'étais occupé de ce qui venait de +m'arriver! Enfin, je secouai au-dessus du feu le reste de mes +vêtements dont je ne pouvais me défaire, et je remis la seule chemise +et le seul pantalon qui me restaient. Alors, triste et ayant presque +envie de pleurer, je pris le parti de m'asseoir sur mon sac, et, la +tête dans mes mains, couvert de ma peau d'ours, éloigné des maudites +nattes sur lesquelles j'avais dormi, je passai le reste de la nuit. +Ceux qui prirent ma place n'attrapèrent rien: il paraît que j'avais +tout pris. + +Le jour suivant, 5 novembre, nous partîmes de grand matin. Avant le +départ, l'on fit, dans chaque régiment de la Garde, une distribution +de moulins à bras pour moudre le blé, si toutefois on en trouvait; +mais comme l'on n'avait rien à moudre et que ces meubles étaient +pesants et inutiles, l'on s'en débarrassa dans les vingt-quatre +heures. Cette journée fut triste, car une partie des malades et des +blessés succombèrent; ils avaient, jusqu'à ce jour, fait des efforts +surnaturels, espérant atteindre Smolensk, où l'on croyait trouver des +vivres et prendre des cantonnements. + +Le soir, nous arrêtâmes près d'un bois où l'on donna l'ordre de former +des abris, afin de passer la nuit. Un instant après, notre cantinière, +Mme Dubois, la femme du barbier de notre compagnie, se trouva malade, +et, au bout d'un instant, pendant que la neige tombait, et par un +froid de vingt degrés, elle accoucha d'un gros garçon: position +malheureuse pour une femme. Je dirai que, dans cette circonstance, le +colonel Bodel, qui commandait notre régiment, fit tout ce qu'il était +possible de faire pour le soulagement de cette femme, prêtant son +manteau pour couvrir l'abri sous lequel était la mère Dubois, qui +supporta son mal avec courage. Le chirurgien du régiment n'épargna +rien, de son côté; enfin le tout finit heureusement. La même nuit, nos +soldats tuèrent un ours blanc qui fut à l'instant mangé. + +Après avoir passé la nuit la plus pénible, à cause du grand froid, +nous nous mîmes en route. Le colonel prêta son cheval à la mère +Dubois, qui tenait son nouveau-né dans les bras, enveloppé dans une +peau de mouton; tant qu'à elle, on la couvrit avec les capotes de deux +hommes de la compagnie, morts dans la nuit. + +Ce jour-là, qui était le 6 novembre, il faisait un brouillard à ne pas +y voir, et un froid de plus de vingt-deux degrés; nos lèvres se +collaient, l'intérieur du nez, ou plutôt le cerveau se glaçait; il +semblait que l'on marchait au milieu d'une atmosphère de glace. La +neige, pendant tout le jour, et par un vent extraordinaire, tomba par +flocons, gros comme personne ne les avait jamais vus; non seulement +l'on ne voyait plus le ciel, mais ceux qui marchaient devant nous. + +Lorsque nous fûmes près d'un mauvais village[25], nous vîmes une +estafette arriver à franc étrier, demandant après l'Empereur. Nous +sûmes, un instant après, que c'était un général apportant la nouvelle +de la conspiration de Malet, qui venait d'avoir lieu à Paris. + +[Note 25: Ce village se nomme Mickalowka. (_Note de l'auteur_.)] + +Comme l'endroit où nous étions arrêtés était près d'un bois, et que, +pour se remettre en route, il fallait beaucoup attendre à cause que le +chemin était étroit, l'on se trouvait beaucoup de monde en masse, et +comme nous étions plusieurs amis réunis sur le bord de la route, +frappant des pieds pour ne pas être saisis du froid, causant de nos +malheurs et de la faim qui nous dévorait, je sentis, tout à coup, +l'odeur du pain chaud. Aussitôt je me retourne, et derrière et près de +moi, je vois un individu enveloppé d'une grande pelisse garnie de +fourrures, sous laquelle sortait l'odeur du pain qui m'avait monté au +nez. Aussitôt je lui adresse brusquement la parole, en lui disant: +«Monsieur, vous avez du pain; vous allez m'en vendre!» Comme il allait +se retirer, je le saisis par le bras. Alors, voyant qu'il n'y avait +plus moyen de se débarrasser de moi, il tira de dessous sa pelisse, +une galette encore toute chaude que je saisis avec avidité d'une main, +tandis que de l'autre, je lui présentai une pièce de cinq francs pour +la lui payer. Mais, à peine l'avais-je dans la main, que mes amis, qui +étaient auprès de moi, tombèrent dessus comme des enragés, et me +l'arrachèrent. Il ne me resta, pour ma part, que le morceau que je +tenais sous le pouce et les deux premiers doigts de la main droite. + +Pendant ce temps, le chirurgien-major de l'armée, car c'en était un, +disparut. Il fit bien, car on l'aurait peut-être assommé pour avoir le +reste. Il est probable qu'étant arrivé des premiers dans le petit +village dont j'ai parlé, il aura eu le bonheur de trouver de la +farine, et, en attendant que nous fussions arrivés, il aura fait de la +galette. + +Depuis plus d'une demi-heure que nous étions dans cette position, +plusieurs hommes avaient succombé à l'endroit où nous étions. Beaucoup +d'autres étaient tombés dans la colonne, lorsqu'elle était en marche. +Enfin, nos rangs commençaient à s'éclaircir, et nous n'étions qu'au +commencement de nos misères! Lorsque l'on s'arrêtait afin de prendre +quelque chose au plus vite, l'on saignait les chevaux abandonnés, ou +ceux que l'on pouvait enlever sans être vu; l'on en recueillait le +sang dans une marmite, on le faisait cuire et on le mangeait. Mais il +arrivait souvent qu'au moment où l'on venait de le mettre au feu, l'on +était obligé de le manger, soit que l'ordre du départ arrivât, ou que +les Russes fussent trop près de nous. Dans ce dernier cas, l'on ne se +gênait pas autant, car j'ai vu quelquefois une partie manger +tranquillement, pendant que l'autre empêchait, à coups de fusil, les +Russes de s'avancer. Mais lorsqu'il y avait force majeure et qu'il +fallait quitter le terrain, on emportait la marmite, et chacun, en +marchant, puisait à pleines mains et mangeait; aussi avait-on la +figure barbouillée de sang. + +Souvent, lorsque l'on était obligé d'abandonner des chevaux, parce que +l'on n'avait pas le temps de les découper, il arrivait que des hommes +restaient en arrière exprès, en se cachant, afin qu'on ne les forçât +point à suivre leur régiment. Alors, ils tombaient sur cette viande +comme des voraces; aussi était-il rare que ces hommes reparussent, +soit qu'ils fussent pris par l'ennemi, ou morts de froid. + +Cette journée de marche ne fut pas aussi longue que la précédente, +car, lorsque nous arrêtâmes, il faisait encore jour. C'était sur +l'emplacement d'un village incendié où il ne restait plus que quelques +pignons de maisons contre lesquels les officiers supérieurs établirent +leur bivac pour se mettre à l'abri du vent et passer la nuit. +Indépendamment des douleurs que nous avions, par suite des grandes +fatigues que nous éprouvions, la faim se faisait sentir d'une manière +effroyable. Ceux à qui il restait encore un peu de vivres, comme du +riz ou du gruau, se cachaient pour le manger. Déjà il n'y avait plus +d'amis, l'on se regardait d'un air de méfiance, l'on devenait même +ingrat envers ses meilleurs camarades. Il m'est arrivé, à moi, de +commettre, envers mes véritables amis, un trait d'ingratitude que je +ne veux pas passer sous silence. + +J'étais, ce jour-là, comme tous mes amis, dévoré par la faim, mais +j'avais, plus qu'eux, le malheur de l'être aussi par la vermine que +j'avais attrapée l'avant-veille. Nous n'avions pas un morceau de +cheval à manger, nous comptions sur l'arrivée de quelques hommes de la +compagnie, qui étaient restés en arrière, afin d'en couper aux chevaux +qui tombaient. Tourmenté de n'avoir rien à manger, j'éprouvais des +sensations qu'il me serait difficile d'exprimer. J'étais près d'un de +mes meilleurs amis, Poumo, sergent, qui était debout près d'un feu que +l'on venait de faire, en regardant de tous côtés s'il n'arrivait rien. +Tout à coup, je lui serre la main avec un mouvement convulsif, en lui +disant: «Mon ami, si je rencontrais, dans le bois, n'importe qui avec +un pain, il faudrait qu'il m'en donne la moitié!» Puis, me reprenant: +«Non, lui dis-je, je le tuerais pour avoir tout!» + +À peine avais-je lâché la parole, que je me mis à marcher à grands pas +dans la direction du bois, comme si je devais rencontrer l'homme et le +pain. Y étant arrivé, je le côtoyai pendant un quart d'heure, et, +tournant brusquement à gauche dans une direction opposée à notre +bivac, j'aperçus, presque à la lisière du bois, un feu contre lequel +un homme était assis. Je m'arrêtai afin de l'observer, et je +distinguai qu'il avait, devant lui et sur son feu, une marmite dans +laquelle il faisait cuire quelque chose, car, ayant pris un couteau, +il le plongea dedans, et, à ma grande surprise, je vis qu'il en +retirait une pomme de terre qu'il pressa un peu et qu'il remit +aussitôt, probablement parce qu'elle n'était pas cuite. + +J'allais m'élancer et courir dessus, mais, dans la crainte qu'il ne +m'échappât, je rentrai dans le bois, et, faisant un petit circuit, +j'arrivai à quelques pas derrière l'individu, sans qu'il m'ait aperçu. +Mais, en cet endroit, comme il y avait beaucoup de broussailles, je +fis du bruit en avançant. Il se retourna, mais j'étais déjà à côté de +la marmite et, sans lui donner le temps de me parler, je lui adressai +la parole: «Camarade, vous avez des pommes de terre, vous allez m'en +vendre ou m'en donner, ou j'enlève la marmite!» Un peu surpris de +cette résolution, et comme je m'approchais avec mon sabre pour pêcher +dedans, il me dit que cela ne lui appartenait pas, et que c'était à un +général polonais qui bivaquait pas loin de là et dont il était le +domestique; qu'il lui avait ordonné de se cacher où il était pour les +faire cuire, afin d'en avoir pour le lendemain. + +Comme, sans lui répondre, je me mettais en devoir d'en prendre, non +sans lui présenter de l'argent, il me dit qu'elles n'étaient pas +encore cuites, et, comme je n'avais pas l'air d'y croire, il en tira +une qu'il me présenta pour me la faire palper; je la lui arrachai et, +telle qu'elle était, je la dévorai: «Vous voyez, me dit-il, qu'elles +ne sont pas mangeables; cachez-vous un instant, ayez de la patience, +tâchez surtout que l'on ne vous voie pas jusqu'au moment où elles +seront bonnes à manger; alors je vous en donnerai.» + +Je fis ce qu'il me dit; je me cachai derrière un petit buisson, mais +si près de lui que je ne pouvais le perdre de vue. Au bout de cinq à +six minutes, je ne sais s'il me croyait bien loin, il se leva et, +regardant à droite et à gauche, il prend la marmite et se sauve avec, +mais pas loin, car je l'arrêtai de suite en le menaçant de tout +prendre s'il ne voulait pas m'en donner la moitié. Il me répondit +encore que c'était à son général: «Seraient-elles pour l'Empereur, +qu'il m'en faut, lui dis-je, car je meurs de faim!» Voyant qu'il ne +pouvait se débarrasser de moi qu'en me donnant ce que je lui +demandais, il m'en donna sept. Je lui donnai quinze francs et je le +quittai. Il me rappela et m'en donna deux autres; elles étaient loin +d'être bien cuites, mais je n'y pris pas grande attention, j'en +mangeai une et je mis les autres dans ma carnassière. Je comptais +qu'avec cela, je pouvais vivre trois jours en mangeant, avec un +morceau de viande de cheval, deux par jour. + +Tout en marchant et en pensant à mes pommes de terre, je me trompai de +chemin; je ne m'en aperçus qu'aux cris et aux jurements que faisaient +cinq hommes qui se battaient comme des chiens; à côté d'eux était une +cuisse de cheval qui faisait l'objet de leurs discussions. L'un de ces +hommes, en me voyant, vint jusqu'à moi en me disant que lui et son +camarade, tous deux soldats du train, avaient, avec d'autres, été tuer +un cheval derrière le bois, et que, revenant avec leur part qu'ils +portaient au bivac, ils avaient été attaqués par trois hommes d'un +autre régiment qui voulaient la leur prendre, mais que, si je voulais +les aider à la défendre, ils m'en donneraient ma part. À mon tour, +craignant le même sort pour mes pommes de terre, je lui répondis que +je ne pouvais m'arrêter, mais qu'ils n'avaient qu'à tenir bon un +instant, que je leur enverrais quelqu'un pour les aider. Je poursuivis +mon chemin. + +Pas loin de là, je rencontrai deux hommes de notre régiment à qui je +contai l'affaire; ils marchèrent de ce côté. J'ai su, le lendemain, +qu'ils n'avaient vu, en arrivant, qu'un homme mort qui venait d'être +assommé avec un gros bâton de sapin qu'ils avaient trouvé à côté, et +rouge de sang. Probablement que les trois agresseurs avaient profité +du moment où l'autre implorait mon assistance pour se défaire de celui +qui était resté seul. + +À mon arrivée à l'endroit où était le régiment, plusieurs de mes +camarades me demandèrent si je n'avais rien découvert; je leur +répondis que non. Ensuite, prenant ma place près du feu, je fis comme +tous les jours; je creusai ma place, c'est-à-dire mon lit de neige, +et, comme nous n'avions pas de paille, j'étendis ma peau d'ours pour +me coucher, la tête sur mon collet doublé en peau d'hermine étendu +sur moi. Je me disposais à passer la nuit, mais, avant de dormir, +j'avais encore une pomme de terre à manger; c'est ce que je fis, caché +par mon collet, faisant le moins de mouvements possible, de crainte +que l'on ne s'aperçoive que je mangeais quelque chose, et, prenant une +pincée de neige pour me désaltérer, je finis mon repas et je +m'endormis, ayant bien soin de tenir dans mes bras ma carnassière, +dans laquelle étaient mes vivres. Plusieurs fois dans la nuit, lorsque +je me réveillais, j'avais soin de passer la main dedans, et de compter +mes pommes de terre. C'est ainsi que je la passai, sans faire part à +mes amis, qui mouraient de faim, du peu que le hasard m'avait procuré: +c'est, de ma part, un trait d'égoïsme que je ne me suis jamais +pardonné. + +La diane n'était pas encore battue que, déjà, j'étais éveillé et assis +sur mon sac, prévoyant que la journée serait terrible, à cause du vent +qui commençait à souffler. Je fis un trou à ma peau d'ours et je +passai ma tête dedans, de manière que la tête de l'ours me tombât sur +la poitrine; le reste de la peau couvrait mon sac et mon dos, mais +elle était tellement longue que la queue traînait à terre. Enfin l'on +battit la diane, ensuite la grenadière, et quoiqu'il ne fût pas encore +jour, nous nous mîmes en marche. Le nombre de morts et de mourants que +nous laissâmes dans nos bivacs, en partant, fut prodigieux. Plus loin, +c'était pire encore, car, sur la route, nous étions obligés d'enjamber +sur les cadavres que les corps d'armée qui nous précédaient laissaient +après eux: mais c'était bien plus triste encore pour ceux qui +marchaient après nous. Ceux-là voyaient les misères de tous ceux qui +marchaient en avant. Les derniers étaient les corps des maréchaux Ney +et Davoust, ensuite l'armée d'Italie commandée par le prince Eugène. + +Il y avait environ une heure que nous marchions, quand le jour parut, +et, comme nous avions atteint les corps qui nous précédaient, nous +fîmes une petite halte. La mère Dubois, notre cantinière, voulut +profiter de ce moment de repos pour donner le sein à son nouveau-né, +mais, tout à coup, elle jette un cri de douleur: son enfant était mort +et aussi dur que du bois. Ceux qui étaient autour d'elle la +consolèrent, en lui disant que c'était un bonheur pour elle et pour +son enfant, et, malgré ses gémissements, on lui arracha son enfant +qu'elle pressait contre son sein. On le remit entre les mains d'un +sapeur qui s'éloigna à quelques pas de la route, avec le père de +l'enfant. Le sapeur creusa, avec sa hache, un trou dans la neige: le +père, pendant ce temps, était a genoux, tenant son enfant dans ses +bras. Lorsque le trou fut achevé, il l'embrassa et le déposa dans sa +tombe; on le recouvrit ensuite, et tout fut fini. + +À une lieue plus loin, et près d'un grand bois, nous arrêtâmes pour +faire la grande halte. C'était l'endroit où avait couché une partie de +l'artillerie et de la cavalerie; là se trouvaient beaucoup de chevaux +morts et dépecés, et une plus grande quantité que l'on avait été +obligé d'abandonner encore vivants et debout, mais engourdis, se +laissant tuer sans bouger, car ceux que l'on avait tués pendant la +nuit ou qui étaient morts de fatigue ou d'inanition étaient tellement +gelés, qu'il était impossible d'en couper. J'ai remarqué, pendant +cette marche désastreuse, que l'on nous faisait toujours marcher +autant que possible derrière la cavalerie et l'artillerie, et que, le +lendemain, l'on nous faisait arrêter où ils avaient passé la nuit, +afin que nous puissions nous nourrir avec les chevaux qu'ils +laissaient en partant. + +Pendant que le régiment était à se reposer et que chaque homme était +occupé à se composer un mauvais repas, de mon côté, comme un égoïste, +j'étais entré, sans que l'on m'ait vu, dans le plus épais du bois, +pour dévorer seul une des pommes de terre que j'avais toujours dans ma +carnassière et que je cachais le plus soigneusement possible. Mais +quel fut mon désappointement en voulant mordre dedans! Ce n'était plus +que de la glace! Je voulus mordre: mes dents glissaient contre, sans +pouvoir en détacher un morceau. C'est alors que je regrettai de ne les +avoir pas partagées, la veille, avec mes amis, que je vins rejoindre, +tenant encore à la main celle que j'avais voulu manger, toute rouge du +sang de mes lèvres. + +Ils me demandèrent ce que j'avais. Sans leur répondre, je leur montrai +la pomme de terre que je tenais encore à la main, ainsi que celles que +j'avais dans ma carnassière; mais à peine les avais-je montrées +qu'elles me furent enlevées. Eux aussi furent trompés en voulant y +mordre; on les vit courir près du feu pour les faire dégeler, mais +elles fondirent comme de la glace. Pendant ce temps-là, d'autres +vinrent me demander où je les avais eues; je leur montrai le bois, ils +y coururent, et, après avoir cherché, ils revinrent me dire qu'ils +n'avaient rien trouvé. Eux furent bons pour moi, car ils avaient fait +cuire plein une marmite de sang de cheval, et m'invitèrent à y prendre +ma part. C'est ce que je fis sans me faire prier. Aussi, me suis-je +toujours reproché d'avoir agi de cette manière. Ils ont toujours cru +que je les avais trouvées dans le bois; jamais je ne les ai désabusés. +Mais cela n'est qu'un échantillon de ce que nous verrons plus tard. + +Après une heure de repos, la colonne se remit en marche pour traverser +le bois où, par intervalles, l'on rencontrait des espaces où se +trouvaient quelques maisons habitées par des juifs. Quelquefois ces +habitations sont grandes comme nos granges et construites de même, +avec cette différence qu'elles sont bâties en bois et couvertes de +même. Une grande porte se trouvait à chaque extrémité; elles servaient +de poste, de manière qu'une voiture qui entre par une, après avoir +changé de chevaux, sort par l'autre; il s'en trouve presque toujours à +trois lieues de distance, mais la plus grande partie déjà n'existait +plus; elles avaient été brûlées à notre premier passage. + + + + +V + +Un sinistre.--Un drame de famille.--Le maréchal Mortier.--Vingt-sept +degrés de froid.--Arrivée à Smolensk.--Un coupe-gorge. + + +Arrivés à la sortie du bois, et comme nous approchions de Gara, +mauvais hameau de quelques maisons, j'aperçus, à une courte distance, +une de ces maisons de poste dont j'ai parlé. Aussitôt, je la fis +remarquer à un sergent de la compagnie, qui était un Alsacien nommé +Mather, à qui je proposai d'y passer la nuit, si toutefois il y avait +possibilité d'y arriver des premiers, afin d'avoir chacun une place. +Nous nous mîmes à courir, mais lorsque nous y arrivâmes, elle était +tellement remplie d'officiers supérieurs, de soldats et de chevaux, +qu'il nous fut impossible, malgré tout ce que nous fîmes, d'y avoir +une place, car l'on prétendait qu'il y avait plus de huit cents +personnes. + +Pendant que nous étions occupés à aller de droite et de gauche, afin +de voir si nous ne pourrions pas y pénétrer, la colonne impériale, +ainsi que notre régiment, nous avaient dépassés. Alors nous prîmes la +résolution de passer la nuit sous le ventre des chevaux qui étaient +attachés aux portes. Plusieurs fois, ceux qui étaient bivaqués autour +vinrent pour la démolir, afin d'avoir le bois avec lequel elle était +construite, pour se chauffer et se faire des abris, et de la paille +qui se trouvait dans une séparation qu'il faut considérer comme un +grenier. Il y avait aussi quantité de bois de sapin sec et résineux. + +Une partie de la paille servit à ceux qui étaient dedans pour se +coucher, et, quoiqu'ils fussent les uns sur les autres, ils avaient +fait des petits feux pour se chauffer et faire cuire du cheval. Loin +de laisser démolir leur habitation, ils menacèrent ceux qui vinrent +pour en arracher des planches, de leur tirer des coups de fusil. Même +quelques-uns, qui avaient monté sur le toit pour en arracher et qui, +déjà, en avaient pris, furent forcés d'en descendre pour ne pas être +tués. + +Il pouvait être onze heures de la nuit. Une partie de ces malheureux +étaient endormis; d'autres, près des feux, réchauffaient leurs +membres. Un bruit confus se fit entendre: c'était le feu qui avait +pris dans deux endroits de la grange, dans le milieu et à une des +extrémités, contre la porte opposée où nous étions couchés. Lorsque +l'on voulut l'ouvrir, les chevaux attachés en dedans, effrayés par les +flammes, étouffés par la fumée, se cabrèrent, de sorte que les hommes, +malgré leurs efforts, ne purent, de ce côté, se faire un passage. +Alors ils voulurent revenir sur l'autre porte, mais impossible de +traverser les flammes et la fumée. + +La confusion était à son comble; ceux de l'autre côté de la grange qui +n'avaient le feu que d'un côté, s'étaient jetés en masse sur la porte +contre laquelle nous étions couchés en dehors et, par ce moyen, +empêchèrent de l'ouvrir plus encore. De crainte que d'autres pussent y +entrer, ils l'avaient fortement fermée avec une pièce de bois mise en +travers; en moins de deux minutes, tout était en flammes; le feu, qui +avait commencé par la paille sur laquelle les hommes dormaient, +s'était vite communiqué au bois sec qui était au-dessus de leurs +têtes; quelques hommes qui, comme nous, étaient couchés près de la +porte, voulurent l'ouvrir, mais ce fut inutilement, car elle s'ouvrait +en dedans. Alors nous fûmes témoins d'un tableau qu'il serait +difficile de peindre. Ce n'étaient que des hurlements sourds et +effrayants que l'on entendait; les malheureux que le feu dévorait +jetaient des cris épouvantables; ils montaient les uns sur les autres +afin de se frayer un passage par le toit, mais, lorsqu'il y eut de +l'air, les flammes commencèrent à se faire jour, de sorte que, +lorsqu'il y en avait qui paraissaient à demi brûlés, les habits en feu +et les têtes sans cheveux, les flammes, qui sortaient avec +impétuosité, et qui, ensuite, se balançaient par la force du vent, les +refoulaient dans le fond de l'abîme. + +Alors l'on n'entendait plus que des cris de rage, le feu n'était plus +qu'un feu mouvant, par les efforts convulsifs que tous ces malheureux +faisaient en se débattant contre la mort: c'était un vrai tableau de +l'enfer. + +Du côté de la porte où nous étions, sept hommes purent être sauvés en +se faisant tirer par un endroit où une planche avait été arrachée. Le +premier était un officier de notre régiment. Encore avait-il les mains +brûlées et les habits déchirés; les six autres étaient plus maltraités +encore: il fut impossible d'en sauver davantage. Plusieurs se jetèrent +en bas du toit, mais à moitié brûlés, priant qu'on les achevât à coups +de fusil. Pour ceux qui se présentèrent après, à l'endroit où nous en +avions sauvé sept, ils ne purent être retirés, car ils étaient placés +en travers et déjà étouffés par la fumée et par le poids des autres +hommes qui étaient sur eux; il fallut les laisser brûler avec les +autres. + +À la clarté de ce sinistre, les soldats isolés de différents corps qui +bivaquaient autour de là, et mourant de froid autour de leurs feux +presque morts comme eux, accoururent, non pour porter des secours--il +était trop tard et même il avait presque toujours été impossible,--mais +pour avoir de la place et se chauffer en faisant cuire un +morceau de cheval au bout de leurs baïonnettes ou de leurs +sabres. Il semblait, à les voir, que ce sinistre était une permission +de Dieu, car l'opinion générale était que tous ceux qui s'étaient mis +dans cette grange étaient les plus riches de l'armée, ceux qui, à +Moscou, avaient trouvé le plus de diamants, d'or et d'argent. L'on en +voyait, malgré leur misère et leur faiblesse, se réunir à d'autres +plus forts, et s'exposer à être rôtis, à leur tour, pour en retirer +des cadavres, afin de voir s'ils ne trouveraient pas de quoi se +dédommager de leurs peines. D'autres disaient: «C'est bien fait, car +s'ils avaient voulu nous laisser prendre le toit, cela ne serait pas +arrivé!» Et d'autres encore, en étendant leurs mains vers le feu, +comme s'ils n'avaient pas su que plusieurs centaines de leurs +camarades, et peut-être des parents, les chauffaient de leurs +cadavres, disaient: «Quel bon feu!» Et on les voyait trembler, non +plus de froid, mais de plaisir. + +Il n'était pas encore jour, lorsque je me mis en route avec mon +camarade pour rejoindre le régiment. + +Nous marchions, sans nous parler, par un froid plus fort encore que la +veille, sur des morts et des mourants, en réfléchissant sur ce que +nous venions de voir, lorsque nous joignîmes deux soldats de la ligne, +occupés à mordre chacun dans un morceau de cheval, parce que, +disaient-ils, s'ils attendaient plus longtemps, il serait tellement +durci par la gelée qu'ils ne sauraient plus le manger. Ils nous +assurèrent qu'ils avaient vu des soldats étrangers (des Croates) +faisant partie de notre armée, retirant du feu de la grange un cadavre +tout rôti, en couper et en manger. Je crois que cela est arrivé +plusieurs fois, dans le cours de cette fatale campagne, sans cependant +jamais l'avoir vu. Quel intérêt ces hommes presque mourants +avaient-ils à nous le dire, si cela n'était pas vrai? Ce n'était pas +le moment de mentir. Après cela, moi-même, si je n'avais pas trouvé du +cheval pour me nourrir, il m'aurait bien fallu manger de l'homme, car +il faut avoir senti le rage de la faim, pour pouvoir apprécier cette +position: faute d'homme, l'on mangerait le diable, s'il était cuit. + +Depuis notre départ de Moscou, l'on voyait, chaque jour, à la suite de +la colonne de la Garde, une jolie voiture russe attelée de quatre +chevaux; mais, depuis deux jours, il ne s'en trouvait plus que deux, +soit qu'on les eût tués ou volés pour les manger, ou qu'ils eussent +succombé. Dans cette voiture était une dame jeune encore, probablement +veuve, avec ses deux enfants, qui étaient deux demoiselles, l'une âgée +de quinze ans, et l'autre de dix-sept. Cette famille, qui habitait +Moscou et que l'on disait d'origine française, avait cédé aux +instances d'un officier supérieur de la Garde, à se laisser conduire +en France. + +Peut-être avait-il l'intention d'épouser la dame, car déjà cet +officier était vieux; enfin, cette malheureuse et intéressante famille +était, comme nous, exposée au froid le plus rigoureux et à toutes les +horreurs de la misère, et devait la sentir plus péniblement que nous. + +Le jour commençait à paraître, lorsque nous arrivâmes à l'endroit où +notre régiment avait couché; déjà le mouvement général de l'armée +était commencé; depuis deux jours il était facile de voir que les +régiments étaient diminués d'un tiers, et qu'une partie des hommes que +l'on voyait marcher avec peine, succomberait encore dans la journée +qui allait commencer; l'on voyait marcher à la suite, ou plutôt se +traîner, les équipages dont notre régiment devait faire +l'arrière-garde; c'est là où j'aperçus encore la voiture renfermant +cette malheureuse famille. Elle sortait d'un petit bois pour gagner la +route; quelques sapeurs l'accompagnaient, ainsi que l'officier +supérieur, qui paraissait très affecté; arrivée sur la route, elle fit +halte à l'endroit même où j'étais arrêté; alors j'entendis des +plaintes et des gémissements; l'officier supérieur ouvrit la portière, +y entra, parla quelque temps et, un instant après, il présenta à deux +sapeurs qu'il avait fait mettre contre la voiture, un cadavre: c'était +une des jeunes personnes qui venait de mourir. Elle était vêtue d'une +robe de soie grise et, par-dessus, une pelisse de la même étoffe +garnie de peau d'hermine. Cette personne, quoique morte, était belle +encore, mais maigre. Malgré notre indifférence pour les scènes +tragiques, nous fûmes sensibles en voyant celle-ci; pour mon compte, +j'en fus touché jusqu'aux larmes, surtout en voyant pleurer +l'officier. + +Au moment où les sapeurs emportèrent cette jeune personne qu'ils +placèrent sur un caisson, ma curiosité me porta à regarder dans la +voiture: je vis la mère et l'autre demoiselle toutes deux tombées +l'une sur l'autre. Elles paraissaient être sans connaissance; enfin, +le soir de la même journée, elles avaient fini de souffrir. Elles +furent, je crois, enterrées toutes trois dans le même trou que firent +les sapeurs, pas loin de Valoutina. Pour en finir, je dirai que le +lieutenant-colonel, ayant peut-être à se reprocher ce malheur, chercha +à se faire tuer dans différents combats que nous eûmes, à Krasnoé et +ailleurs. Quelques jours après notre arrivée à Elbingen, au mois de +janvier, il mourut de chagrin. + +Cette journée, qui était celle du 8 novembre, fut terrible, car nous +arrivâmes tard à la position et comme, le lendemain, nous devions +arriver à Smolensk, l'espoir de trouver des vivres et du repos--on +disait que l'on devait y prendre des cantonnements--faisait que +beaucoup d'hommes, malgré le froid excessif et la privation de toutes +choses, faisaient des efforts surnaturels pour ne pas rester en +arrière, où ils auraient succombé. + +Avant d'arriver à l'endroit où nous devions bivaquer, il fallait +traverser un ravin profond et gravir une côte. Nous remarquâmes que +quelques artilleurs de la Garde étaient arrêtés dans ce ravin avec +leurs pièces de canon, n'ayant pu monter la côte. Tous les chevaux +étaient sans force et les hommes sans vigueur. Des canonniers de la +garde du roi de Prusse les accompagnaient; ils avaient, comme nous, +fait la campagne; ils étaient attachés à notre artillerie comme +contingent de la Prusse. Ils avaient, à cette même place et à côté de +leurs pièces, formé leurs bivacs et allumé leurs feux comme ils +avaient pu, afin d'y passer la nuit, dans l'espérance de pouvoir, le +lendemain, continuer leur chemin. Notre régiment, ainsi que les +chasseurs, fut placé à droite de la route, et je crois que c'était sur +les hauteurs de Valoutina, où s'était donnée une bataille et où avait +été tué le brave général Gudin, le 19 août de la même année. + +Je fus commandé de garde chez le maréchal Mortier; son habitation +était une grange sans toit. Cependant on lui avait fait un abri pour +le préserver, autant que possible, de la neige et du froid. Notre +colonel et l'adjudant-major avaient aussi pris leur place au même +endroit. L'on arracha quelques pièces de bois qui formaient la clôture +de la grange, et on alluma pour le maréchal un feu auquel nous nous +chauffâmes tous. À peine étions-nous installés, et occupés à faire +rôtir un morceau de cheval, que nous vîmes paraître un individu avec +la tête enveloppée d'un mouchoir, les mains de chiffons, et les habits +brûlés. En arrivant, il se mit à crier: «Ah! mon colonel! que je suis +malheureux! que je souffre!» Le colonel, se retournant, lui demanda +qui il était, d'où il venait, et ce qu'il avait: «Ah! mon colonel! +répondit l'autre, j'ai tout perdu et je suis brûlé!» Le colonel +l'ayant reconnu, lui répondit: «Tant pis pour vous, vous n'aviez qu'à +rester au régiment; depuis plusieurs jours vous n'avez pas paru: +qu'avez-vous fait, vous qui deviez montrer l'exemple et mourir, comme +nous, à votre poste? Entendez-vous, monsieur!» Mais le pauvre diable +n'entendait pas; ce n'était pas le moment de faire de la morale; cet +individu était l'officier que nous avions sauvé du feu de la grange, +la nuit d'avant, et qui passait pour avoir beaucoup d'objets précieux +et de l'or qu'il avait pris à Moscou, par droit de conquête. Mais tout +était perdu: son cheval et son portemanteau avaient disparu. Le +maréchal et le colonel, ainsi que ceux qui étaient là, causèrent du +sinistre de la grange. L'on parla de plusieurs officiers supérieurs +qui s'y étaient enfermés avec leurs domestiques et qui y avaient péri, +et comme on savait que j'avais vu ce désastre, on m'en demanda des +détails, car l'officier que nous avions sauvé ne savait rien dire; il +était trop affecté. + +Il pouvait être neuf heures, la nuit était extraordinairement sombre, +et déjà une partie de nous, ainsi que le reste de notre malheureuse +armée qui bivaquait autour de l'endroit où nous étions, commençait à +se reposer d'un sommeil interrompu par le froid et les douleurs +causées par la fatigue et la faim, près d'un feu qui, à chaque +instant, s'éteignait, comme les hommes qui l'entouraient; nous +pensions à la journée du lendemain qui devait nous conduire à +Smolensk, où, disait-on, nos misères devaient finir, puisque nous +devions y trouver des vivres et prendre des cantonnements. + +Je venais de finir mon triste repas composé d'un morceau de foie d'un +cheval que nos sapeurs venaient de tuer, et, pour boisson, un peu de +neige. Le maréchal en avait mangé aussi un morceau que son domestique +venait de lui faire cuire, mais il l'avait mangé avec un morceau de +biscuit et, par-dessus, il avait bu une goutte d'eau-de-vie; le repas, +comme on voit, n'était pas très friand, pour un maréchal de France, +mais c'était beaucoup, pour les circonstances malheureuses où nous +nous trouvions. + +Dans ce moment, il venait de demander à un homme qui était debout à +l'entrée de la grange, et appuyé sur son fusil, pourquoi il était là. +Le soldat lui répondit qu'il était en faction: «Pour qui, répond le +maréchal, et pourquoi faire? Cela n'empêchera pas le froid d'entrer et +la misère de nous accabler! Ainsi, rentrez et venez prendre place au +feu.» Un instant après, il demanda quelque chose pour reposer sa tête; +son domestique lui apporta un portemanteau et, s'enveloppant dans son +manteau, il se coucha. + +Comme j'allais en faire autant en m'étendant sur ma peau d'ours, nous +fûmes effrayés par un bruit extraordinaire: c'était un vent du nord +qui arrivait brusquement au travers des forêts, et qui amenait avec +lui une neige des plus épaisses et un froid de vingt-sept degrés, de +manière qu'il fut impossible aux hommes de rester en place. On les +entendait crier en courant dans la plaine, cherchant à se diriger du +côté où ils voyaient des feux, espérant trouver mieux; mais enveloppés +dans des tourbillons de neige, ils ne bougeaient plus, ou, s'ils +voulaient continuer, ils faisaient un faux pas et tombaient pour ne +plus se relever. Plusieurs centaines périrent de cette manière, mais +plusieurs milliers moururent à leur place, n'espérant rien de mieux. +Tant qu'à nous, nous fûmes heureux qu'un côté de la grange fût à +l'abri du vent; plusieurs hommes vinrent se réfugier chez nous et, par +ce moyen, éviter la mort. + +Il faut que je cite un trait de dévouement qui s'est passé dans cette +nuit désastreuse où tous les éléments les plus terribles de l'enfer +semblaient être déchaînés contre nous. + +Le prince Émile de Hesse-Cassel faisait partie de notre armée, avec +son contingent qu'il fournissait à la France. Son petit corps d'armée +était composé de plusieurs régiments d'infanterie et cavalerie. Il +était, comme nous, bivaqué sur la gauche de la route, avec le reste de +ses malheureux soldats, réduits à cinq ou six cents hommes, parmi +lesquels se trouvaient encore environ cent cinquante dragons, mais +presque tous à pied, leurs chevaux étant morts ou mangés. Ces braves +soldats, succombant de froid, et ne pouvant rester en place par une +nuit et un temps aussi abominables, se dévouèrent pour sauver leur +jeune prince, âgé, je crois, tout au plus de vingt ans, en le mettant +au milieu d'eux pour le garantir du vent et du froid. Enveloppés de +leurs grands manteaux blancs, ils restèrent debout toute la nuit, +serrés les uns contre les autres; le lendemain au matin, les trois +quarts étaient morts et ensevelis sous la neige, avec plus de dix +mille autres de différents corps. + +Au jour, lorsque nous regagnâmes la route, nous fûmes obligés, avec le +maréchal, de descendre près du ravin, où, la veille, nous avions vu de +l'artillerie former son bivac: plus un n'existait; hommes, chevaux, +tous étaient couchés et couverts de neige, les hommes autour de leurs +feux, et les chevaux encore attelés aux pièces qu'il fallait +abandonner. Il arrivait presque toujours qu'après une tempête et un +froid excessif causé par le vent et la neige, le temps devenait plus +supportable; il semblait que la nature s'était épuisée de nous avoir +frappés et qu'elle voulait respirer pour nous frapper encore. + +Cependant, tout ce qui respirait se mit en marche. L'on voyait, à +droite et à gauche de la route, des hommes à demi morts sortir de +dessous des mauvais abris formés de branches de sapin, ensevelis sous +la neige; d'autres venaient de plus loin, sortant des bois où ils +s'étaient réfugiés, se traînant péniblement, afin de gagner la route. +L'on fit halte un instant, pour les attendre. Pendant ce temps, +j'étais, avec plusieurs de mes amis, à parler de nos désastres de la +nuit et de la quantité incroyable d'hommes qui avaient péri. Nous +jetions machinalement un coup d'oeil sur cette terre de malheur. Par +places, l'on voyait encore des faisceaux d'armes formés, et d'autres +renversés, mais plus personne pour les prendre. Ceux qui gagnaient la +route avec les aigles de leurs régiments, après s'être réunis à +d'autres, se mettaient en marche. + +Après avoir rassemblé le mieux possible tout ce qu'il y avait sur la +route, le mouvement de marche commença: notre régiment forma +l'arrière-garde qui, ce jour-là, fut on ne peut plus pénible pour +nous, vu la quantité d'hommes qui ne pouvaient plus marcher, et que +nous étions obligés de prendre sous les bras, afin de les aider à se +traîner et de les sauver, si l'on pouvait, en les conduisant jusqu'à +Smolensk. + +Avant d'arriver à cette ville, il faut traverser un petit bois; c'est +là où nous atteignîmes toute l'artillerie réunie. Les chevaux +faisaient peine à voir; les affûts de canons, ainsi que les caissons, +étaient chargés de soldats malades et mourant de froid. Je savais +qu'un de mes amis d'enfance, du même endroit que moi, nommé Ficq, +était, depuis deux jours, traîné de cette manière. Je m'informai de +lui à des chasseurs de la Garde du régiment dont il faisait partie, et +j'appris qu'il n'y avait qu'un moment qu'il était tombé mort sur la +route, et qu'en cet endroit, le chemin étant creux et rétréci, l'on +n'avait pu le mettre sur le côté de la route, et que toute +l'artillerie lui avait passé sur le corps, ainsi qu'à plusieurs autres +qui avaient succombé au même endroit. + +Je continuais de marcher dans un sentier étroit, à gauche de la route +et dans le bois. Je venais, dans ce moment, d'être joint par un de mes +amis, sergent du même régiment que moi, lorsque, sur notre chemin, +nous trouvâmes un canonnier de la Garde couché en travers du sentier, +et qui nous empêchait de passer. À côté était un autre canonnier +occupé à le dépouiller de ses vêtements; nous nous aperçûmes que cet +homme n'était pas mort, car il faisait aller les jambes et frappait, +par moments, la terre avec les mains fermées. + +Mon camarade, surpris ainsi que moi, applique, sans rien dire, un +grand coup de crosse de fusil dans le dos de ce misérable, qui se +retourna. Mais sans lui donner le temps de nous parler, nous lui fîmes +des reproches violents sur son acte de barbarie. Il nous répondit que, +s'il n'était pas mort, il ne tarderait pas à l'être puisque, lorsqu'on +l'avait déposé à l'endroit où il était, pour ne pas le laisser sur le +chemin et broyer par l'artillerie, il ne donnait plus aucun signe de +vie; que, d'abord, c'était son camarade de lit, qu'il valait mieux que +ce fût lui qui ait sa dépouille qu'un autre. + +Ce que je viens de citer est arrivé souvent sur des malheureux +soldats, que l'on supposait avoir de l'argent, car au lieu de les +aider à se relever, il y en avait qui restaient près de ceux qui +tombaient, non pour les soulager, mais pour faire comme le canonnier. + +Je n'aurais pas dû, pour l'honneur de l'espèce humaine, écrire toutes +ces scènes d'horreur, mais je me suis fait un devoir de dire tout ce +que j'ai vu. Il me serait impossible de faire autrement, et, comme +tout cela me bouleverse la tête, il me semble qu'une fois que je +l'aurai mis sur le papier, je n'y penserai plus. Il faut dire aussi +que si, dans cette campagne désastreuse, il s'est commis des actes +infâmes, il s'est aussi fait des traits d'humanité qui nous honorent, +car j'ai vu des soldats porter, pendant plusieurs jours, sur leurs +épaules, un officier blessé. + +Comme nous allions sortir du bois, nous rencontrâmes une centaine de +lanciers bien montés, équipés à neuf: ils venaient de Smolensk qu'ils +n'avaient jamais quitté, on les envoyait à notre arrière-garde; ils +étaient épouvantés de nous voir si malheureux, et, de notre côté, nous +étions surpris de les voir aussi bien. Beaucoup de soldats couraient +après eux comme des mendiants, en leur demandant s'ils n'avaient pas +un morceau de pain ou de biscuit à leur donner. + +Lorsque nous fûmes sortis du bois, nous fîmes halte pour attendre ceux +qui conduisaient les malades. Il n'y avait rien de plus pénible à +voir, car, de tout ce que l'on pouvait leur dire de l'espoir des +vivres et d'un bon logement, ils n'entendaient plus rien: c'étaient +comme des automates, marchant lorsqu'on les conduisait, s'arrêtant +aussitôt qu'on les laissait. Les plus forts portaient tour à tour +leurs armes et leurs sacs, car ces malheureux, indépendamment des +forces et d'une partie de la raison qu'ils avaient perdues, avaient +aussi perdu les doigts des pieds et des mains. + +Enfin, c'est de cette manière que nous revîmes le Dniéper sur notre +gauche, et que nous aperçûmes, sur l'autre rive, des milliers d'hommes +qui avaient traversé le fleuve sur la glace: il y en avait de tous les +corps, fantassins et cavalerie, courant autant qu'ils le pouvaient, en +apercevant au loin quelque village, afin d'y trouver des vivres et d'y +passer la nuit à couvert. Après avoir marché encore péniblement +pendant une heure, nous arrivâmes, le soir, abîmés de fatigue et +mourants, sur les bords du fatal Boristhène, que nous traversâmes, et +nous fûmes sous les murs de la ville. + +Déjà des milliers de soldats de tous les corps et de toutes les +nations, qui composaient notre armée, étaient, depuis longtemps, aux +portes et autour des remparts, en attendant qu'on les laissât entrer. +On les en avait empêchés de crainte que tous ces hommes, marchant sans +ordre et sans chefs, mourants de faim, ne se portassent aux magasins +pour y piller le peu de vivres qu'il pouvait y avoir, et dont on +voulait faire la distribution avec le plus d'ordre possible. Plusieurs +centaines de ces hommes étaient déjà morts ou mourants. + +Lorsque nous fûmes arrivés, ainsi que les autres corps de la Garde, +marchant avec le plus d'ordre possible, et après avoir pris toutes les +précautions pour faire entrer nos malades et nos blessés, l'on ouvrit +la porte et l'on entra. La plus grande partie se répandit de tous +côtés, et en désordre, afin de trouver un endroit pour passer la nuit +sous un toit et de pouvoir manger le peu de vivres que l'on avait +promis, et dont on fit une petite distribution. + +Pour obtenir un peu d'ordre, l'on fit connaître que les hommes isolés +n'auraient rien. De ce moment, l'on vit les plus forts se réunir par +numéros de régiment et se choisir un chef pour les représenter, car il +y avait des régiments qui n'existaient plus. Tandis que nous, la Garde +impériale, nous traversâmes la ville, mais avec peine, car exténués de +fatigue comme nous l'étions, et devant gravir le bord escarpé qui +existe à partir du Boristhène jusqu'à l'autre porte, cette montée +couverte de glace faisait qu'à chaque instant les plus faibles +tombaient, et qu'il fallait les aider à se relever, et porter ceux qui +ne pouvaient plus marcher. + +C'est de la sorte que nous arrivâmes sur l'emplacement du faubourg qui +avait été incendié lors du bombardement arrivé le 15 du mois d'août +dernier. Nous y prîmes position et nous nous y installâmes comme nous +pûmes, dans le reste des maisons que le feu n'avait pas tout à fait +détruites. Nous y plaçâmes le mieux possible nos malades et nos +blessés qui avaient eu assez de force et de courage pour y arriver; +car nous en avions laissé dans une baraque en bois située à l'entrée +de la ville. Ces hommes n'auraient pu, à cause qu'ils étaient trop +malades, atteindre l'endroit où nous venions d'arriver. Parmi eux +était un de mes amis presque mourant, que nous avions traîné +jusque-là, espérant y trouver un hôpital et lui faire donner des +soins, car ce qui, jusque-là, avait soutenu notre courage, était +l'espoir, que l'on avait toujours eu, de s'arrêter dans cette ville et +les environs pour y attendre le printemps, mais il en fut tout +autrement. D'ailleurs la chose n'était pas possible, car une partie +des villages étaient brûlés et ruinés, et la ville où nous étions +n'existait pour ainsi dire plus que de nom. Partout l'on ne voyait +plus que les murailles des maisons qui étaient bâties en pierre, car +celles qui l'étaient en bois, et qui formaient la plus grande partie +de la ville, avaient disparu; enfin la ville n'était plus qu'un vrai +squelette. + +Si l'on s'éloignait dans l'obscurité, on rencontrait des pièges, +c'est-à-dire que, sur l'emplacement des maisons bâties en bois, où +aucune trace ne se faisait plus voir, on rencontrait les caves +recouvertes de neige, et le soldat assez malheureux pour s'y engager, +disparaissait tout à coup pour ne plus reparaître. Plusieurs périrent +de cette manière, que d'autres retirèrent le lendemain, lorsqu'il fit +jour, non pour leur donner la sépulture, mais pour avoir leurs +vêtements ou quelque autre chose qu'ils auraient pu avoir sur eux. Il +en était de même de tous ceux qui succombaient, en marchant ou +arrêtés: les vivants se partageaient les dépouilles des morts, et +souvent, à leur tour, succombaient quelques heures après et +finissaient par subir le même sort. + +Une heure après notre arrivée, l'on nous fit une petite distribution +de farine, et la valeur d'une once de biscuit: c'est plus que l'on ne +pouvait espérer. Ceux qui avaient des marmites firent de la bouillie, +les autres firent des galettes qu'ils faisaient cuire dans la cendre +et que l'on dévora à moitié cuites; l'avidité avec laquelle ils +mangèrent, faillit leur être funeste, car plusieurs furent +dangereusement malades et manquèrent étouffer. Tant qu'à moi, quoique +je n'avais pas mangé de soupe depuis le 1er novembre et que la +bouillie de farine de seigle fût épaisse comme de la boue, je fus +assez heureux pour ne pas être incommodé; mon estomac était encore +bon. + +Depuis le moment où nous étions arrivés, plusieurs hommes du régiment, +qui étaient malades et qui avaient pu, en faisant des efforts +extraordinaires, arriver à l'endroit où nous étions, venaient de +mourir, et, comme on leur avait donné les meilleures places dans les +mauvaises masures que l'on nous avait désignées pour logements, l'on +s'empressa de les porter loin, afin de prendre leur place. + +Après que je fus reposé, malgré le froid et la neige qui tombait, je +me disposai à chercher après un de mes amis, celui avec qui j'étais le +plus intimement lié, celui avec qui je n'avais jamais compté; nos +bourses ne faisaient qu'une. Il se nommait Grangier[26]. Il y avait +sept ans que nous étions ensemble. Je ne l'avais pas vu depuis Viasma, +où il était parti en avant avec un détachement, escortant un caisson +appartenant au maréchal Bessières. L'on m'avait assuré qu'il était +arrivé depuis deux jours et logé dans un faubourg. Le plaisir de le +revoir, l'espoir aussi d'avoir quelques vivres qu'il avait pu, sans +doute, se procurer avant notre arrivée, et aussi de partager son +logement, fit que je ne balançai pas à le chercher de suite. + +[Note 26: Sergent vélite dans le même régiment que moi, aux +fusiliers-grenadiers. _(Note de l'auteur)_] + +Ayant pris mes armes et mon sac, sans rien dire à personne, je rentrai +en ville par la même route que nous étions venus, et, après avoir +tombé plusieurs fois en descendant cette pente rapide et glissante que +nous avions montée en arrivant, j'arrivai près de la porte par où nous +étions entrés. J'arrêtai pour voir dans quel état étaient les hommes +que nous avions laissés près du poste qui était à la porte, composé de +soldats badois dont une partie formait la garnison. Mais quelle fut ma +surprise! Cet ami que nous avions laissé avec d'autres malades, en +attendant de venir les chercher, je le trouvai à l'entrée de la +baraque et n'ayant plus sur lui que son pantalon, car on lui avait ôté +jusqu'à sa chaussure. Les soldats badois me dirent que des soldats du +régiment étaient venus chercher les autres, et qu'ayant trouvé +celui-là privé de la vie, ils l'avaient eux-mêmes dépouillé, et +qu'ensuite ils avaient tourné la ville le long du rempart, avec les +deux malades qu'ils avaient enlevés, espérant avoir le chemin +meilleur. + +Pendant que j'étais là, plusieurs malheureux soldats de différents +régiments arrivaient encore, se traînant avec peine, appuyés sur leurs +armes. D'autres, qui étaient encore sur l'autre bord du Boristhène, +n'y voyant pas ou trompés par les feux, étaient tombés dans la neige, +pleuraient, criaient en implorant des secours. Mais ceux qui étaient +là, bien portants, étaient des Allemands ne comprenant rien ou ne +voulant rien comprendre. Heureusement qu'un jeune officier commandant +le poste parlait français. Je le priai, au nom de l'humanité, +d'envoyer des secours aux hommes de l'autre côté du pont. Il me +répondit que, depuis notre arrivée, plus de la moitié de son poste +n'avait été occupée qu'à cela, et qu'il n'avait presque plus d'hommes; +que son corps de garde était rempli de soldats malades et blessés, au +point qu'il n'avait plus de place. + +Cependant, d'après mes instances, il envoya encore trois hommes qui, +un instant après, revinrent avec un vieux chasseur à cheval de la +Garde, qu'ils soutenaient sous les bras. Ils nous dirent qu'ils en +avaient laissé beaucoup d'autres qu'il faudrait porter, mais que, ne +le pouvant pas, ils les avaient déposés près d'un grand feu, en +attendant que l'on puisse les aller chercher. Le vieux chasseur avait, +à ce qu'il me dit, presque tous les doigts des pieds gelés. Il les +avait enveloppés dans des morceaux de peaux de mouton. Sa barbe, ses +favoris et ses moustaches étaient chargés de glaçons. On le conduisit +près du feu, où on le fit asseoir. Alors il se mit à jurer contre +Alexandre, l'empereur de Russie, contre le pays et contre le bon Dieu +de la Russie. Ensuite il me demanda si l'on avait fait une +distribution d'eau-de-vie. Je lui répondis que non, et que, jusqu'à +présent, je n'en avais pas entendu parler; qu'il n'y avait pas +apparence d'en avoir: «Alors, dit-il, il faut mourir!» + +Le jeune officier allemand ne put résister plus longtemps en voyant un +vieux guerrier souffrir de la sorte; il leva son manteau, et, tirant +une bouteille de sa poche avec de l'eau-de-vie, il la lui, présenta: +«Merci, dit-il, vous m'empêchez de mourir; si une occasion se +présentait de vous sauver la vie aux dépens de la mienne, vous pouvez +être assuré que je ne balancerais pas un instant! Assez causé, +rappelez-vous Roland, chasseur à cheval de la Vieille Garde impériale +à pied, ou, pour ainsi dire, sans pieds, pour le moment. Il y a trois +jours que j'ai dû abandonner mon cheval, et, pour ne pas le laisser +souffrir plus longtemps, je lui ai brûlé la cervelle. Ensuite, je lui +ai coupé un morceau de la cuisse dont je vais manger un peu.» + +En disant la parole (_sic_), il tourna son portemanteau qu'il avait +sur son dos, et en tira de la viande de cheval qu'il offrit d'abord à +l'officier qui lui avait donné de l'eau-de-vie, et ensuite à moi. +L'officier lui présenta encore sa bouteille et le pria de la garder. +Le vieux chasseur ne savait plus comment lui témoigner sa +reconnaissance. Il lui répéta encore, soit en garnison, ou en +campagne, de se rappeler de lui, et finit par dire: «Les bons enfants +ne périront jamais!» Mais il reprit aussitôt qu'il venait de dire une +grosse bêtise, «car, dit-il, que de milliers d'hommes morts depuis +trois jours et qui certainement me valaient bien; tel que vous me +voyez, j'ai été en Égypte et je vous f... mon billet que j'en ai vu +des grises; je ne sais pas si vous le savez, mais n... d. D... il n'y +a pas de comparaison avec celle-ci. Il faut espérer que nous sommes au +bout de nos peines, et que cela va finir, car l'on dit que nous allons +prendre des cantonnements en attendant le printemps, où j'espère que +nous reprendrons notre revanche!» + +Le pauvre vieux, à qui deux ou trois gorgées d'eau-de-vie avaient +rendu la parole, ne soupçonnait pas que nous n'étions qu'au +commencement de nos peines! + +Il était bien onze heures, que l'espoir de rencontrer Grangier, même +pendant la nuit, ne m'avait pas abandonné. Je me fis indiquer, par +l'officier de poste, la direction où il supposait que le maréchal +Bessières était logé, mais, soit que je fus mal informé, ou que j'eus +mal compris, je pris l'un des chemins pour l'autre: je me trouvai +ayant le rempart à ma droite, au-dessous duquel coulait le Boristhène; +à ma gauche était une étendue de terrain, ou l'emplacement d'une rue +qui longeait le bas du rempart et dont toutes les maisons avaient été +brûlées et écrasées pendant le bombardement. L'on y voyait encore, çà +et là, malgré l'obscurité, quelques pignons sortir comme des ombres du +milieu de la neige. + +Le chemin que j'avais pris était tellement mauvais, je me trouvai si +fatigué, après un instant de marche, que je regrettai de m'être +hasardé seul. Je me disposais à retourner sur mes pas et de remettre +au lendemain ma recherche après Grangier, mais, au moment où je me +retournais, j'entendis marcher derrière moi et, aussitôt, j'aperçus, à +quelques pas, un individu que je reconnus pour un soldat badois +portant sur son épaule une petite barrique que je supposai être de +l'eau-de-vie. Je l'appelai, il ne me répondit pas; je voulus le +suivre, il doubla le pas: j'en fis autant. Il descendit une petite +pente un peu rapide; je voulus faire comme lui, mais mes jambes +n'étant pas aussi fermes que les siennes, je tombai et, roulant du +haut jusqu'en bas, j'arrivai aussi vite que lui contre la porte d'une +cave que le poids de mon corps fit ouvrir et où j'entrai, l'épaule +droite meurtrie, avant l'individu. + +Je n'avais pas encore eu le temps de me reconnaître et de savoir où +j'étais, que je fus tiré de mon étourdissement par des cris confus de +différentes langues d'une douzaine d'individus couchés sur de la +paille, autour d'un feu: Français, Allemands, Italiens, que je +reconnus, de suite, pour être des associés pillards et voleurs, +marchant ensemble pour leur compte, et toujours en avant de l'armée, +de crainte de rencontrer l'ennemi et de se battre, arrivant les +premiers dans les maisons lorsqu'il s'en trouvait, ou bivaquant dans +des lieux séparés. Lorsque l'armée arrivait, la nuit, bien fatiguée, +ils sortaient de leur cachette, rôdaient autour des bivacs, enlevaient +lestement les chevaux et les portemanteaux des officiers, et se +remettaient en route de grand matin, quelques heures avant la colonne, +et ainsi de même chaque jour. Enfin c'était une de ces bandes comme il +y en avait beaucoup, qui s'étaient formées depuis les premiers jours +où les grands froids avaient commencé, et qui avaient amené nos +désastres. Ces bandes se propagèrent, par la suite. + +J'étais encore étourdi de ma chute, et je n'étais pas encore relevé, +qu'un individu se leva du fond de la cave, alluma de la paille pour +mieux me voir, car il était impossible, à mon costume, et surtout à la +peau d'ours qui me couvrait en partie, de savoir à quel régiment +j'appartenais. Mais, ayant vu l'aigle impérial sur mon shako, il cria, +d'un air goguenard: «Ah! ah! de la Garde impériale? À la porte!» Et +les autres répétèrent: «À la porte! à la porte!» Étourdi, sans être +intimidé de leurs cris, je me levai pour les prier, puisque le hasard, +ou plutôt le bonheur m'avait fait tomber chez eux, de m'y laisser au +moins jusqu'au jour, et qu'alors je m'en irais. Mais l'individu qui +s'était levé le premier, et qui paraissait le chef, ayant à son côté +un demi-espadon, qu'il avait soin de faire voir avec affectation, +répéta que je devais sortir, et de suite, et tous répétèrent en +choeur: «À la porte! À la porte!» Un Allemand vint pour mettre la main +sur moi, mais, d'une poussée que je lui donnai dans la poitrine, je +l'envoyai tomber de tout son long sur d'autres qui étaient encore +couchés, et mis la main sur la poignée de mon sabre, car mon fusil, +lorsque je roulai en bas de la rampe, était resté derrière. L'homme au +demi-espadon applaudit à la culbute que je venais de faire faire à +celui qui voulait me mettre à la porte, en lui disant qu'il +n'appartenait pas à un Allemand, à une tête de choucroute, de mettre +la main sur un Français. + +Voyant que l'homme au demi-espadon m'avait donné raison, je répondis +que j'étais décidé à ne sortir qu'au jour, et que je me ferais plutôt +tuer par eux que de mourir de froid sur le chemin. Une femme, car il +s'en trouvait deux, voulut intervenir pour moi, mais elle reçut +l'ordre de se taire, et cet ordre fut accompagné de jurements et des +mots les plus sales; alors, le chef me signifia encore l'ordre de +sortir, en me disant de lui éviter le désagrément de mettre la main +sur moi, parce que, s'il s'en mêlait, la chose serait bientôt faite, +et qu'il m'enverrait coucher où était mon régiment. Je lui demandai +pourquoi lui et les siens n'y étaient pas. Il me répondit que cela ne +me regardait pas, qu'il n'avait pas de comptes à me rendre, qu'il +était chez lui et que je ne pourrais pas rester la nuit avec eux, +parce que je les gênais pour aller faire leurs courses en ville et +profiter du désordre et du peu de surveillance qu'il y avait aux +voitures d'équipage, pour y faire du butin. Je demandai comme une +grâce de rester encore un instant pour me chauffer et rajuster ma +chaussure, et alors que je sortirais. Mais personne ne m'ayant +répondu, je fis une seconde demande; l'homme au demi-espadon me dit +qu'il y consentait, à condition que je sortirais dans une demi-heure. +Il chargea un tambour, qui paraissait son second, de l'exécution de +l'ordre. + +Voulant mettre à profit le peu de temps qui me restait, je demandai si +quelqu'un n'avait pas un peu de vivres à me vendre, et surtout de +l'eau-de-vie: «Si nous en avions, me répondit-on, nous la garderions +pour nous!» + +Cependant la barrique que j'avais vu porter par le Badois, était +quelque chose de semblable, car j'avais compris qu'il avait dit, en sa +langue, qu'il l'avait prise à une cantinière de son régiment, qui +l'avait cachée lorsque l'armée était arrivée en ville. D'après ce +langage, je compris que l'individu était un nouveau venu, soldat de la +garnison, et associé avec les autres seulement depuis la veille et, +comme eux, décidé à quitter son régiment pour faire la guerre au +butin. + +Le tambour chargé de l'ordre de me faire sortir, et que je voyais +causer mystérieusement avec d'autres, me demanda si j'avais de l'or +pour des pièces de cinq francs et pour acheter de l'eau-de-vie: «Non, +lui dis-je, mais j'ai des pièces de cinq francs». La femme qui était à +côté de moi, la même qui avait voulu prendre ma défense, fit semblant, +en se baissant, de chercher quelque chose à terre, du côté de la +porte. Alors, s'approchant de moi, elle me dit, de manière à ne pas +être entendue: «Sauvez-vous, croyez-moi, ils vous tueront! Je suis +avec eux depuis Viasma, et j'y suis malgré moi. Revenez en force, je +vous en prie, demain matin, pour me sauver!» Je lui demandai quelle +était l'autre femme qui était là; elle me dit que c'était une juive. +J'allais lui faire d'autres questions, lorsqu'une voix, partant du +fond de la cave, lui ordonna de se taire et lui demanda ce qu'elle me +disait. Elle répondit qu'elle m'enseignait où je pourrais trouver de +l'eau-de-vie, chez un juif qui restait sur le Marché-Neuf: «Tais-toi, +bavarde!» lui répondit-on. Elle se tut, ensuite elle se retira dans un +coin de la cave. + +D'après l'avis que cette femme venait de me donner, je vis bien que je +ne m'étais pas trompé, et que j'étais dans un vrai coupe-gorge. Aussi +je n'attendis pas que l'on me dise de sortir; je me levai et, faisant +semblant de chercher un endroit pour me coucher, je m'approchai de la +porte, je l'ouvris et je sortis. L'on me rappela, en me disant que je +pouvais rester jusqu'au jour et dormir. Mais, sans leur répondre, je +ramassai mon fusil que je trouvai près de la porte, et cherchai une +issue afin de pouvoir sortir de l'enfoncement où je me trouvais; je ne +pus en trouver. Alors, craignant de rester longtemps dans cette +position, j'allais frapper à la porte de la cave pour demander mon +chemin, lorsque le Badois en sortit, probablement pour voir s'il était +temps de faire une excursion. Il me demanda encore si je voulais +rentrer; je lui répondis que non, mais je le priai de m'enseigner le +chemin pour aller au faubourg. Il me fit signe de le suivre et, +longeant plusieurs maisons en ruine, il monta des escaliers. Je le +suivis et, lorsque je fus arrivé sur le rempart et sur le chemin, il +me fit faire quelques tours sous prétexte de me montrer par où je +devais aller; mais je m'aperçus que c'était pour me faire perdre la +trace de la cave que, cependant, je voulais reconnaître, car je me +proposais d'y revenir, le matin, avec quelques hommes, et sauver la +femme qui avait imploré mon secours, et aussi pour leur demander +compte de plusieurs portemanteaux que j'avais aperçus dans le fond de +cette maudite cave. + + + + +VI + +Une nuit mouvementée.--Je retrouve des amis.--Départ de +Smolensk.--Rectification nécessaire.--Bataille de Krasnoé.--Le dragon +Melet. + + +Mon guide avait disparu sans que je m'en aperçoive, de manière que je +me trouvai tout à coup désorienté. C'est alors que je regrettai encore +d'avoir quitté le régiment. Cependant il fallait prendre un parti et, +comme la neige avait cessé de tomber, un instant avant ma descente +dans la cave, je regardai si je ne retrouverais pas la trace de mes +pas. Puis je me rappelai que je devais toujours avoir le rempart à ma +droite. Après quelques moments de marche, je reconnus la place où +j'avais rencontré le Badois, mais, pour mieux m'en assurer et la +reconnaître lorsqu'il ferait jour, je fis, avec la crosse de mon +fusil, deux grandes croix profondes dans la neige, et je poursuivis +mon chemin. + +Il pouvait être minuit; j'avais passé près d'une heure dans la cave +et, pendant ce temps, le froid avait considérablement augmenté. + +Sur ma gauche, j'apercevais bien des feux, mais je n'osais pas me +diriger de ce côté, de crainte de me détruire en tombant dans des +trous cachés par la neige. Je marchai, toujours en tâtonnant, et la +tête baissée, afin de voir où je posais les pieds. Depuis un moment, +je m'apercevais que la route descendait, et, un peu plus avant, je la +trouvais embarrassée par des affûts de canon que, probablement, on +avait voulu conduire sur le rempart. Lorsque je fus dans le bas, il me +fut impossible de reconnaître la direction, tant il faisait obscur, +de sorte que je fus forcé de m'asseoir sur le derrière d'un affût pour +me reposer, et aussi tâcher de voir de quel côté je devais prendre. + +Dans cette situation pénible, mon fusil entre les jambes, la tête +appuyée dans les deux mains, au moment où j'allais, pour mon malheur, +m'endormir probablement pour toujours, j'entendis des sons +extraordinaires. Je me relevai, tout saisi en pensant au danger que je +venais de courir en me laissant aller au sommeil. Ensuite, je prêtai +mon attention afin de voir de quelle direction venaient les sons, mais +je n'entendis plus rien. Alors je crus avoir rêvé, ou que c'était un +avertissement du Ciel pour me sauver. Aussitôt, reprenant courage, je +me mis à marcher à tâtons et à enjamber au hasard les obstacles sans +nombre qui se trouvaient sur mon passage. + +Enfin étant parvenu, non sans risquer plusieurs fois de me casser les +jambes, à laisser derrière moi tout ce qui s'opposait à mon passage, +je me reposais un instant pour reprendre haleine, afin de pouvoir +gravir la pente opposée, lorsque le même bruit qui m'avait éveillé, me +fit de nouveau lever la tête. Mais ce que j'entends, c'est de +l'harmonie! Ce sont les sons graves de l'orgue, encore éloignés et qui +font, sur moi, à cette heure de la nuit, seul et dans un pareil +endroit, une impression que je ne saurais définir. Aussitôt je marche, +doublant le pas, dans la direction d'où viennent ces sons. En un +moment, je suis sorti du fond où j'étais retenu. Arrivé en haut, je +fais encore quelques pas et j'arrête; il était temps! Encore quelques +pas et c'était fini de moi! Je tombais du haut en bas du rempart, à +plus de cinquante pieds de hauteur, sur le bord du Boristhène où, fort +heureusement, j'avais aperçu le feu d'un bivouac qui m'avait fait +arrêter. + +Épouvanté du danger que je venais de courir, je reculai de quelques +pas et j'arrêtai encore pour écouter, mais je n'entendis plus rien. Je +me remis à marcher et, tournant à gauche, en un instant j'eus le +bonheur de retrouver le chemin frayé. Je continuai à avancer, mais +lentement et avec précaution, la tête haute, toujours en prêtant +l'oreille, mais, n'entendant plus rien, je finis par me persuader que +c'était l'effet de mon imagination frappée, car, dans la position +pénible où nous étions, nous ou les habitants qui étaient en petit +nombre, il n'y avait pas de musique possible, et surtout à pareille +heure. + +Tout en avançant et en faisant des réflexions, mon pied droit, qui +commençait déjà à être gelé et à me faire souffrir, rencontra quelque +chose de dur qui me fit pousser un cri de douleur et tomber de mon +long sur un cadavre, ma figure presque sur la sienne. Je me relevai +péniblement. Malgré l'obscurité, je reconnus que c'était un dragon, +car il avait encore son casque sur la tête, attaché avec les +jugulaires, et son manteau sur lequel il était tombé, il n'y avait +probablement pas longtemps. + +Le cri de douleur que j'avais jeté en tombant, fut entendu par un +individu qui était sur ma droite et qui me cria d'aller de son côté, +en me faisant comprendre qu'il y avait longtemps qu'il m'attendait. +Surpris et content de trouver quelqu'un dans un endroit où je me +croyais seul, j'avançai dans la direction d'où partait la voix. Plus +je m'approchais, plus il me semblait la reconnaître. Je lui criai: +«C'est toi, Beloque[27]?--Oui!» me répondit-il, et, nous ayant +reconnus l'un et l'autre, il fut aussi surpris que moi de nous +trouver, à pareille heure, dans un lieu aussi triste et ne sachant pas +plus que moi où il était. Il m'avait primitivement pris pour un +caporal qui était allé chercher des hommes de corvée pour transporter +des malades de sa compagnie que l'on avait laissés à la porte de la +ville, lorsque l'on était arrivé; et qui, ensuite, avec quelques +hommes pour porter et aider à marcher ces malades, avait pris le +chemin du rempart pour éviter de monter la rampe de glace. Mais, +arrivés ici, étant trop faibles pour marcher, et les hommes de corvée +ne pouvant plus les porter, ils étaient tombés à la place où je les +voyais. Le premier qu'il avait envoyé au camp n'étant pas revenu, il +avait envoyé successivement les deux autres, de manière qu'il se +trouvait seul. C'étaient précisément les hommes que nous avions +laissés à notre arrivée dans la baraque, où ensuite j'en avais trouvé +un de mort. + +[Note 27: Beloque était un de mes amis, sergent vélite comme moi. +(_Note de l'auteur_.)] + +Je lui contai comment je m'étais perdu; je lui parlai de mon aventure +dans la cave, mais je n'osai lui parler de la musique que j'avais cru +entendre, de crainte qu'il ne me dise que j'étais malade. Il me pria +de rester près de lui; c'était bien ma pensée. Un instant après, il me +demanda pourquoi j'avais jeté un cri qu'il avait entendu. Je lui +contai ma culbute sur le dragon, et comme ma figure avait touché la +sienne: «Tu as donc eu peur, mon pauvre ami?--Non, lui répondis-je, +mais j'ai eu bien mal!--C'est très heureux, me dit-il, que tu te sois +fait assez de mal pour te faire crier, sans cela tu aurais passé sans +que j'eusse pu te voir!» + +Tout en causant, nous marchions à droite et à gauche pour nous +réchauffer, en attendant que les hommes fussent arrivés pour +transporter les malades qui, couchés l'un contre l'autre sur une peau +de mouton, et couverts de la capote et de l'habit de celui que l'on +avait dépouillé à la baraque, ne donnaient plus grand signe de vie: +«Je crains bien, me dit Beloque, que nous n'ayons pas la peine de les +faire transporter!» En effet, l'on entendait par moments qu'ils +voulaient parler ou respirer, mais il était facile de comprendre que +leur langage était celui des agonisants. + +Tandis que le râle de la mort se faisait entendre près de nous, la +musique aérienne, que je croyais n'exister que dans mon imagination, +recommença de nouveau, mais beaucoup plus rapprochée. J'en fis la +remarque à Beloque, et je lui contai ce qui m'était arrivé à la +première et à la seconde fois que j'avais entendu ces sons harmonieux. +Alors il me conta que, depuis qu'il était arrêté, il avait entendu, +par intervalles, cette musique, et qu'il n'y pouvait rien comprendre; +qu'il y avait des moments que cela faisait un vacarme d'enfer, et que, +si c'étaient des hommes qui s'amusaient à cela, il fallait qu'ils +eussent le diable au corps. Alors, s'approchant plus près de moi, il +me dit à demi-voix, de crainte que les deux hommes qui se mouraient à +nos pieds l'entendent: «Mon cher ami, ces sons que nous entendons +ressemblent beaucoup à la musique de la mort! Tout ce qui nous entoure +est mort, et j'ai un pressentiment que, sous peu de jours, je serai +mort!» Puis il ajouta: «Que la volonté de Dieu soit faite! Mais c'est +trop souffrir pour mourir. Regarde ces malheureux!» en montrant les +deux hommes couchés dans la neige. À cela je ne répondis rien, car +dans ce moment ma pensée était comme la sienne. + +Il avait cessé de parler, et nous écoutions toujours sans nous rien +dire, interrompus seulement par la difficulté de respirer d'un des +hommes mourants, lorsque, rompant de nouveau le silence: «Cependant, +me dit-il, les sons que nous entendons semblent arriver d'en haut». +Nous écoutâmes encore avec attention; effectivement cela paraissait +venir d'au-dessus de notre tête. Tout à coup, le bruit cessa; alors un +silence affreux régna autour de nous. Ce silence fut interrompu par un +cri plaintif: c'était le dernier soupir d'un des hommes que nous +gardions. + +Au même instant, des pas se font entendre; c'était un caporal qui +arrivait avec huit hommes, pour enlever les deux mourants, mais, comme +il n'en restait plus qu'un, il fut enlevé de suite. On le couvrit avec +la dépouille des autres, et l'on partit. + +Il était plus d'une heure du matin; le froid avait diminué, car, +depuis un instant, le vent avait cessé de se faire sentir avec autant +de violence, mais j'étais tellement fatigué que je ne pouvais plus +marcher, et, jointe à cela, l'envie de dormir me dominait tellement +que, pendant le chemin, Beloque me surprit plusieurs fois arrêté et +dormant debout. + +Il m'avait donné des indications pour trouver Grangier, car des hommes +de sa compagnie qui escortaient le seul fourgon qui restait au +maréchal, avaient été voir leurs camarades et avaient indiqué le +fourgon placé à la porte d'une maison où était logé le maréchal. +Arrivé au point où nous descendions la rampe du rempart, afin de +prendre la direction du camp où était le régiment, je me séparai du +convoi funèbre, et je me décidai à suivre le nouveau chemin que l'on +venait de m'enseigner, espérant atteindre bientôt le but de mes +recherches. + +Il n'y avait qu'un instant que je marchais seul, lorsque la maudite +musique se fit encore entendre. Aussitôt je cesse de marcher, je lève +la tête pour mieux écouter, et j'aperçois de la clarté devant moi. Je +me dirige sur le point lumineux, mais le chemin va en descendant et la +lumière disparaît. Je n'en continue pas moins à marcher, mais, au bout +d'un instant, arrêté par un mur, je suis forcé de revenir sur mes pas; +je tourne à droite, à gauche; je me trouve, enfin, dans une rue, et +au milieu de maisons en ruines. Je continue a marcher à grands pas, +toujours guidé parla musique. Arrivé à l'extrémité de la rue, je vois +un édifice éclairé; c'est de là que viennent les sons graves qui +continuent toujours. Je marche directement dessus, et, après avoir +tourné plusieurs fois, je me trouve arrêté par une petite muraille qui +semble servir d'enceinte à l'édifice que je reconnais pour une église. + +Ne voulant pas me fatiguer davantage à chercher l'entrée, je me décide +à escalader la muraille et pour m'assurer qu'elle n'est pas assez +haute, je sonde de l'autre côté avec mon fusil. Voyant qu'il n'y avait +pas plus de trois à quatre pieds de haut, je monte dessus et je saute +de l'autre côté. Mes pieds ayant rencontré quelque chose de bombé, je +tombe sur mes genoux; je me relève sans m'être fait mal, je fais +encore quelques pas et je sens que le terrain n'est pas égal. Pour ne +pas tomber, je m'appuie sur mon fusil. Je m'aperçois, bientôt que je +suis au milieu de plus de deux cents cadavres à peine recouverts de +neige. Pendant que j'avance en trébuchant, appuyé sur mon fusil, et +que mes pieds s'enfoncent et sont quelquefois tenus entre les jambes +et les bras de ceux sur lesquels je marche, et qui semblent arrangés +avec symétrie, afin de faire place à d'autres, des chants lugubres se +font entendre. Il me semble que c'est l'office des morts. Les paroles +de Beloque me reviennent à la mémoire; une sueur me prend, je ne sais +plus ce que je fais, ni où je vais. Je me trouve, je ne sais comment, +appuyé contre le derrière du choeur de l'église. + +Revenu un peu à moi en dépit du tintamarre diabolique qui continue, je +marche, appuyé d'une main contre le mur, et je me trouve à la porte +que je vois ouverte et par où une fumée épaisse sort. J'entre et je me +trouve au milieu d'individus que je prends pour des ombres, tant il y +a de fumée. Ces individus continuent à chanter et d'autres à jouer des +orgues. Tout à coup, une grande flamme s'échappe, la fumée se dissipe; +je regarde où je suis et avec qui; un des chanteurs s'approche de moi +et s'écrie: «C'est mon sergent!» Il m'avait reconnu à ma peau d'ours, +et, à mon tour, je reconnais des soldats de la compagnie; que l'on +juge de ma surprise en les voyant dans cet état de gaîté! J'allais +leur faire des questions, lorsque l'un d'eux s'approche et me +présente de l'eau-de-vie, plein un vase en argent. Alors je devine +d'où vient leur gaîté: ils étaient tous en ribote! + +Un qui l'était moins que les autres me conta qu'en arrivant, ils +avaient été à la corvée, et qu'en passant où il y avait encore +quelques maisons, ils avaient vu sortir d'une cave deux hommes portant +une lanterne, qu'ils avaient reconnus pour des juifs; que, de suite, +ils s'étaient concertés pour y revenir faire une visite après la +distribution des vivres, afin de voir s'ils n'y trouveraient rien à +manger, et ensuite passer la nuit dans cette église, qu'ils avaient +remarquée; qu'en effet ils étaient revenus et avaient trouvé, dans la +cave, une barrique d'eau-de-vie, un sac de riz et un peu de biscuit, +ainsi que dix capotes ou pelisses garnies de fourrures, et des +bonnets, entre autres celui du rabbin. Comme ils s'étaient affublés de +tout cela, je les avais pris, en entrant, pour ce qu'ils n'étaient +pas. Avec eux se trouvaient plusieurs musiciens du régiment qui, un +peu en train, s'étaient mis à jouer des orgues; ainsi s'expliquaient +les sons harmonieux qui m'avaient si fort intrigué. + +Ils me donnèrent du riz, quelques petits morceaux de biscuit et le +bonnet du rabbin, garni d'une superbe fourrure de renard noir. Je mis +le riz précieusement dans mon sac. Tant qu'au bonnet, je le mis sur la +tête et, voulant me reposer, je mis, devant le feu, une planche sur +laquelle je me couchai. À peine avais-je la tête sur mon sac, que nous +entendîmes, du côté de la porte, crier et jurer; nous fûmes voir ce +qu'il pouvait y avoir. C'étaient six hommes conduisant une voiture +attelée d'un mauvais cheval, chargée de plusieurs cadavres qu'ils +venaient déposer derrière l'église pour faire nombre avec ceux sur +lesquels j'avais marché, la terre étant trop dure pour y faire des +trous, et la gelée les conservant provisoirement. Ils nous dirent que, +si cela continuait, l'on ne saurait plus où les placer, car toutes les +églises servaient d'hôpitaux et étaient remplies de malades à qui il +était impossible de donner des soins; qu'il n'y avait plus que celle +où nous étions où il n'y avait personne et où, depuis quelques jours, +ils déposaient les morts; que, depuis le moment où la tête de colonne +de la Grande Armée avait commencé à paraître, ils ne pouvaient suffire +aux transports des hommes qui mouraient un instant après leur +arrivée. Après ces explications je fus me recoucher; les infirmiers, +car c'en était, demandèrent à passer le reste de la nuit avec nous, +afin d'attendre le jour pour déposer leur charge auprès des autres; +ils dételèrent leur cheval et le firent entrer dans l'église. + +Je dormis assez bien le reste de la nuit, quoique réveillé souvent par +le picotement de la vermine. Depuis que j'étais infecté, je ne l'avais +pas encore sentie comme dans ce moment; cela se conçoit, car, couchant +au grand air, ils ne bougeaient pas; mais là où j'étais, il faisait +assez chaud; ils en profitaient pour me manger. + +Il n'était pas encore jour, lorsque je fus réveillé par les cris d'un +malheureux musicien qui venait de se casser la jambe en descendant les +escaliers qui conduisaient aux orgues, où il avait dormi. Ceux qui +étaient en bas avaient, pendant la nuit, enlevé une partie des marches +pour faire du feu et se chauffer, de manière que le pauvre diable, en +descendant, fit une chute qui le mit dans un état à ne pouvoir marcher +de sitôt; il est probable qu'il ne sera jamais revenu. + +Lorsque je fus réveillé, je trouvai presque tous les soldats occupés +de faire rôtir de la viande au bout de la lame de leur sabre. En +attendant que la soupe fût cuite, je leur demandai où ils avaient eu +de la viande, ou si l'on avait fait une distribution. Ils me +répondirent que non, que c'était la viande du cheval de la voiture des +morts, qu'ils avaient tué, pendant que les infirmiers étaient en train +de dormir; ils avaient bien fait, il fallait vivre. + +Une heure après, lorsque déjà un bon quart du cheval était mangé, un +des croque-morts en prévint ses camarades qui tempêtèrent contre nous +et nous menacèrent de porter leurs plaintes au directeur en chef des +hôpitaux. Nous continuâmes à manger en leur répondant que c'était +fâcheux qu'il fût si maigre ou qu'il n'y en eût pas une demi-douzaine +pour en faire une distribution au régiment. Ils partirent en nous +menaçant, et, pour se venger, ils versèrent les sept cadavres dont +leur voiture était chargée, à l'entrée de la porte, de manière que +nous ne pouvions sortir ni rentrer sans marcher dessus. + +Ces infirmiers, qui n'avaient pas fait la campagne, et à qui jamais +rien n'avait manqué, ne savaient pas que, depuis plusieurs jours, nous +mangions les chevaux qui nous tombaient sous la main. + +Il était 7 heures, lorsque je me disposai à partir pour retourner où +était le régiment. Je commençai par prévenir les hommes, au nombre de +quatorze, qu'il fallait se réunir et arriver ensemble et en ordre. +Avant, nous nous mîmes à manger une bonne soupe au riz, faite avec le +bouillon de viande de cheval. Après cela, leur ayant fait mettre sur +le dos le sac où ils avaient enfermé leurs grandes pelisses de juifs, +nous sortîmes de l'église qui commençait déjà à se remplir de nouveaux +venus, malheureux et autres, qui avaient passé la nuit comme ils +avaient pu, et de beaucoup d'autres encore qui quittaient leurs +régiments, espérant trouver mieux. La faim les faisait rôder dans tous +les coins. En entrant, ils ne prenaient pas garde aux cadavres qui +obstruaient le passage; ils passaient dessus comme sur des pièces de +bois, ils étaient aussi durs. + +Lorsque je fus sur le chemin, je proposai à mes hommes, à qui je +contai mon aventure de la cave, d'y venir faire une visite; ma +proposition fut acceptée. Nous en trouvâmes facilement, le chemin, car +nous avions, pour premier guide, l'homme que Beloque avait laissé +mort, ensuite le dragon sur lequel j'étais tombé, et que nous +retrouvâmes avec son manteau et sa chaussure de moins. Après avoir +passé le fond où étaient les affûts de canon, et où j'avais failli +m'endormir, nous arrivâmes à l'endroit où j'avais fait mes remarques +dans la neige. Ayant descendu la rampe moins vite que la veille, +j'arrivai à la porte que nous trouvâmes fermée. Nous frappâmes, mais +personne ne répondit. Elle fut enfoncée de suite, mais les oiseaux +étaient envolés; nous n'y trouvâmes qu'un seul individu, tellement +ivre qu'il ne pouvait parler. Je le reconnus pour l'Allemand qui avait +voulu me mettre à la porte. Il était enveloppé d'une grosse capote de +peau de mouton qu'un musicien du régiment lui enleva, malgré tout ce +qu'il put faire pour la défendre. Nous y trouvâmes plusieurs +portemanteaux et une malle; tout cela avait été volé pendant la nuit, +mais tout était vide, ainsi que la barrique que le soldat badois avait +apportée et que nous reconnûmes pour avoir contenu du genièvre. + +Avant de reprendre le chemin du camp, je considérai la position où +j'étais et je vis avec surprise que, pendant la nuit, j'avais beaucoup +marché sans avoir fait beaucoup de chemin: je n'avais fait que tourner +autour de l'église. + +Nous retournâmes au camp. Chemin faisant, je rencontrai plusieurs +hommes du régiment, que je réunis à ceux qui étaient avec moi. Un +instant après, j'aperçus de loin un sous-officier du régiment, que je +reconnus de suite à son sac blanc pour celui que je cherchais, +Grangier. Je l'avais déjà embrassé qu'il ne m'avait pas encore +reconnu, tant j'étais changé. Nous nous cherchions l'un et l'autre, +car il me dit que, depuis la veille, une heure après l'arrivée du +régiment, il avait été à l'endroit où il était pour me chercher, mais +que personne n'avait pu lui dire où j'étais et que, si j'avais eu la +patience d'attendre, il m'aurait conduit où il était logé, car il +m'attendait avec une bonne soupe pour me restaurer et de la paille +pour me coucher. Il me suivit jusqu'au camp, où j'arrivai en ordre +avec dix-neuf hommes. Un instant après, Grangier me fit signe; je le +suivis, il ouvrit son sac et en tira un morceau de viande de boeuf +cuit qu'il avait, me dit-il, réservé pour moi, ainsi qu'un morceau de +pain de munition. + +Il y avait vingt trois jours que je n'en avais mangé, aussi je le +dévorai. Ensuite il me demanda des nouvelles d'un de ses pays qu'on +lui avait dit être dangereusement malade; tout ce que je pus lui dire, +c'est qu'il était entré en ville, mais que, puisqu'il ne l'avait pas +vu où était le régiment, il nous fallait aller voir à la porte de la +ville par où nous étions entrés; que là, nous pourrions peut-être +avoir quelques renseignements, car beaucoup de malades, n'ayant pu +monter la rampe de glace pour aller où était le régiment, étaient +restés au poste du Badois ou dans les environs. Nous y allâmes de +suite. + +Il n'y avait qu'un instant que nous marchions, lorsque nous arrivâmes +au dragon; pour cette fois, on l'avait mis presque nu, probablement +pour s'assurer s'il n'avait pas une ceinture avec de l'argent. Je lui +montrai la cave, et nous arrivâmes à la porte où nous fûmes saisis par +la quantité de morts que nous y vîmes; près du poste du Badois étaient +quatre hommes de la Garde, morts pendant la nuit, et dont l'officier +de poste avait empêché qu'on les dépouillât; il nous dit aussi que, +dans son corps de garde, il y en avait encore deux qu'il croyait de la +Garde; nous y entrâmes pour les voir; ils étaient sans connaissance: +le premier était un chasseur, le second, qui avait la figure cachée +avec un mouchoir, était de notre régiment. Grangier, lui ayant +découvert la figure, fut on ne peut plus surpris en reconnaissant +celui qu'il cherchait. Nous nous empressâmes, comme nous pûmes, de le +secourir; nous lui ôtâmes son sabre et sa giberne qu'il avait encore +sur lui, ainsi que son col, et nous tâchâmes de lui faire avaler +quelques gouttes d'eau-de-vie; il ouvrit les yeux sans nous +reconnaître et, un instant après, il expira dans mes bras. Nous +ouvrîmes son sac; nous y trouvâmes une montre, ainsi que différents +petits objets que Grangier renferma afin de les envoyer comme souvenir +à sa famille, s'il avait le bonheur de revoir la France, car il était +du même endroit que lui; tant qu'au chasseur, après l'avoir mis dans +la meilleure position possible, nous l'abandonnâmes à sa malheureuse +destinée. Que pouvions-nous faire? + +Grangier me conduisit à son poste; un instant après, il fut relevé par +les chasseurs; avant de partir, nous n'oubliâmes pas de leur +recommander l'homme de leur régiment que nous venions de quitter. Le +sergent envoya de suite quatre hommes pour le prendre: il sera +probablement mort en arrivant, car tous ceux qui se trouvaient dans +cette position mouraient de suite, comme s'ils eussent été asphyxiés. + +Nous retournâmes au régiment, où nous passâmes le reste de la journée +à mettre nos armes en bon état, à nous chauffer et à causer. Pendant +la journée, nous tuâmes plusieurs chevaux que nos hommes nous +amenèrent et que nous partageâmes; l'on fit aussi une petite +distribution de farine de seigle et d'un peu de gruau, dans lequel se +trouvaient presque autant de paille et de grains de seigle. + +Le lendemain, à quatre heures du matin, l'on nous fit prendre les +armes pour nous porter en avant à un quart de lieue de la ville, où, +malgré un froid rigoureux, nous restâmes en bataille jusqu'au grand +jour. Les jours suivants, nous fîmes de même, car l'armée russe +manoeuvrait sur notre gauche. + +Il y avait déjà trois jours que nous étions à Smolensk, que nous ne +savions pas si nous devions rester dans cette position, ou si nous +devions continuer notre retraite. Rester, disait-on, c'est impossible. +Alors pourquoi ne pas partir, plutôt que de rester dans une ville où +il n'y avait pas de maisons pour nous abriter et pas de vivres pour +nous nourrir? Le quatrième jour, en revenant, comme les jours +précédents, de la position du matin, et comme nous étions près +d'arriver à notre bivac, j'aperçus un officier d'un régiment de ligne, +couché devant un feu; près de lui étaient quelques soldats; nous nous +regardâmes, quelque temps, comme deux hommes qui s'étaient quelquefois +vus et qui cherchaient à se reconnaître sous les haillons dont nous +étions couverts et la crasse de ma figure. Je m'arrête, lui se lève +et, s'approchant de moi, il me dit: «Je ne me trompe pas?--Non», lui +dis-je. Nous nous étions reconnus, et nous nous embrassâmes sans avoir +prononcé nos noms. + +C'était Beaulieu[28], mon camarade de lit aux Vélites, lorsque nous +étions à Fontainebleau. Combien nous nous trouvâmes changés, et +misérables! Je ne l'avais pas vu depuis la bataille de Wagram, époque +où il avait quitté la Garde pour passer officier dans la ligne, avec +d'autres Vélites. Je lui demandai où était son régiment; pour toute +réponse, il me montra l'aigle au milieu d'un faisceau d'armes; ils +étaient encore trente-trois; il était le seul officier, avec le +chirurgien-major; des autres, la plus grande partie avait péri dans +les combats, mais plus de la moitié étaient morts de misère et de +froid; quelques-uns étaient égarés. + +[Note 28: Beaulieu était le frère de Mme Vast, de Valenciennes, +notaire à Condé, mon pays. À ma rentrée des prisons, en 1814, cette +dame m'apprit que son malheureux frère avait été tué à Dresde, d'un +boulet. (_Note de l'auteur_.)] + +Lui, Beaulieu, était capitaine; il me dit qu'il avait l'ordre de +suivre la Garde. Je restai encore quelque temps avec lui, et, comme il +n'avait pas de vivres, nous partageâmes en frères le riz que j'avais +reçu des hommes rencontrés dans l'église, la nuit de notre arrivée. +C'était la plus grande preuve d'amitié que l'on puisse donner à un +camarade dans une situation où, pour de l'or, l'on ne pouvait rien +trouver. + +Le 14 au matin, l'Empereur partit de Smolensk avec les régiments de +grenadiers et de chasseurs; nous les suivîmes, quelque temps après, en +faisant l'arrière-garde, laissant derrière nous les corps d'armée du +prince Eugène, Davoust et Ney réduits à peu de monde; en sortant de la +ville, nous traversâmes le Champ sacré, appelé ainsi par les Russes. +Un peu plus loin de Korouïtnia[29] se trouve un ravin assez profond et +encaissé; étant obligés de nous arrêter afin de donner le temps à +l'artillerie de le traverser, je cherchai Grangier, ainsi qu'un autre +de mes amis, à qui je proposai de le traverser et de nous porter en +avant pour ne pas nous geler à attendre; étant, de l'autre côté, +forcés de nous arrêter encore, nous remarquâmes trois hommes autour +d'un cheval mort; deux de ces hommes étaient debout et semblaient +ivres, tant ils chancelaient. Le troisième, qui était un Allemand, +était couché sur le cheval. Ce malheureux, mourant de faim et ne +pouvant en couper, cherchait à mordre dedans; il finit par expirer +dans cette position, de froid et de faim. Les deux autres, qui étaient +deux hussards, avaient la bouche et les mains ensanglantées; nous leur +adressâmes la parole, mais nous ne pûmes en obtenir aucune réponse: +ils nous regardèrent avec un rire à faire peur, et, se tenant le bras, +ils allèrent s'asseoir près de celui qui venait de mourir, où, +probablement, ils finirent par s'endormir pour toujours. + +[Note 29: Korouïtnia, petit village. (_Note de l'auteur_.)] + +Nous continuâmes à marcher sur le côté de la route, afin de gagner la +droite de la colonne et, de là, attendre notre régiment près d'un feu +abandonné, si toutefois nous avions le bonheur d'en trouver. Nous +rencontrâmes un hussard, je crois qu'il était du 8e régiment, luttant +contre la mort, se relevant et tombant aussitôt. Malgré le peu de +moyens que nous avions de donner des secours, nous avançâmes pour le +secourir, mais il venait de tomber pour ne plus se relever. Ainsi, à +chaque instant, l'on était obligé d'enjamber au-dessus des morts et +des mourants. + +Comme nous continuions toujours, quoique avec beaucoup de difficulté, +à marcher sur la droite de la route, pour dépasser les convois, nous +vîmes un soldat de la ligne assis contre un arbre où il y avait un +petit feu: il était occupé à faire fondre de la neige dans une +marmite, afin d'y faire cuire le foie et le coeur d'un cheval qu'il +avait éventré. Il nous dit que, n'ayant pu en couper de la viande, il +avait, avec sa baïonnette, fait un trou au ventre, d'où il avait tiré +ce qu'il allait faire cuire. + +Comme nous avions du riz et du gruau, nous lui proposâmes de nous +prêter sa marmite pour en faire cuire, et que nous le mangerions +ensemble. Il accepta avec plaisir. Ainsi, avec du riz et du gruau où +il y avait autant de paille, nous fîmes une soupe que nous +assaisonnâmes avec un morceau de sucre que Grangier avait dans son +sac, ne voulant pas la saler avec de la poudre, car nous n'avions pas +de sel. Pendant que notre soupe cuisait, nous nous occupâmes à faire +cuire, au bout de nos sabres, des morceaux de foie et les rognons du +cheval, que nous trouvâmes délicieux. Lorsque notre riz fut à moitié +cuit, nous le mangeâmes, et nous rejoignîmes le régiment qui nous +avait déjà dépassés. Le même jour, l'Empereur coucha à Korouïtnia, et +nous un peu en arrière, dans un bois. + +Le lendemain, l'on se mit en route de grand matin, pour atteindre +Krasnoé, mais, avant d'arriver à cette ville, la tête de la colonne +impériale fut arrêtée par vingt-cinq mille Russes qui barraient la +route. Les premiers de l'armée qui les aperçurent étaient des hommes +isolés qui, aussitôt, se replièrent sur les premiers régiments de la +Garde, mais la plus grande partie, moins intimidée ou plus valide, se +réunit et fit face à l'ennemi. Il y eut quelques hommes insouciants ou +malheureux qui, sans s'en apercevoir, furent se jeter au milieu d'eux. + +Les grenadiers et les chasseurs de la Garde s'étant formés en colonnes +serrées par division, s'avancèrent de suite sur la masse des Russes +qui, n'osant pas les attendre, se retirèrent et laissèrent le passage +libre; mais ils prirent position sur les hauteurs à gauche de la route +et tirèrent quelques volées de coups de canon. Au bruit du canon, et +comme nous étions en arrière, nous doublâmes le pas et nous arrivâmes +au moment où l'on menait quelques pièces en batterie pour les +classer. Aussi, aux premiers coups que l'on tira, on les vit +disparaître derrière les hauteurs, et nous continuâmes à marcher. + +Dans cette circonstance, il s'est passé un fait que je ne dois pas +passer sous silence, et dont j'ai eu connaissance pour en avoir +entendu parler, mais différemment conté, et même écrit. + +L'on a dit qu'au moment où l'on aperçut les Russes, les premiers +régiments de la Garde se groupèrent, ainsi que l'état-major, autour de +l'Empereur, et que, de cette manière, l'on marcha comme si l'ennemi ne +fût pas devant nous; que la musique joua l'air: + + Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? + +et que l'Empereur interrompit la musique en ordonnant de jouer: + + Veillons au salut de l'Empire! + +Le fait que l'on rapporte s'est bien passé, mais d'une manière toute +différente, car c'est à Smolensk même que la chose s'était passée. Je +crois ne pas me tromper en disant que c'est le jour même de notre +départ de cette ville que j'en ai entendu parler. + +Le prince de Neufchâtel, alors ministre de la guerre, voyant que +l'Empereur ne donnait pas d'ordre de départ et l'inquiétude de toute +l'armée à cet égard, vu l'impossibilité de rester dans une aussi +triste position, réunit quelques musiciens et leur ordonna de jouer, +sous les croisées de la maison où l'Empereur était logé, l'air: + + Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? + +À peine avait-on commencé, que l'Empereur se montra sur le balcon, et +qu'il commanda de jouer: + + Veillons au salut de l'Empire! + +que les musiciens exécutèrent tant bien que mal, malgré leur misère. + +Un instant après, l'ordre du départ fut donné pour le lendemain matin. +Comment croire que les malheureux musiciens, en supposant même qu'ils +se fussent trouvés à la droite du régiment, chose que l'on ne voyait +plus depuis le commencement de nos désastres, eussent été capables de +souffler dans leurs instruments ou de faire aller leurs doigts, dont +une partie les avaient gelés? Mais, à Smolensk, la chose était plutôt +possible, parce qu'il y avait du feu et que l'on se chauffait. + +Deux heures après la rencontre des Russes, l'Empereur arrive à +Krasnoé, avec les premiers régiments de la Garde, notre régiment et +les fusiliers-chasseurs. Nous bivaquâmes en arrière de la ville; en +arrivant, je fus commandé de garde avec quinze hommes, chez le général +Roguet, qui était logé en ville, dans une mauvaise maison couverte en +chaume. J'établis mon poste dans une écurie, m'estimant très heureux +de passer la nuit à couvert et près d'un feu que nous venions +d'allumer; mais il en fut tout autrement. + +Pendant que nous étions dans Krasnoé et autour, l'armée russe, forte, +dit-on, de quatre-vingt-dix mille hommes, nous entourait, car devant +nous, à droite, à gauche et derrière, ce n'était que Russes qui +croyaient, probablement, faire bon marché de nous. Mais l'Empereur +voulut leur faire sentir que la chose n'était pas aussi facile qu'ils +le pensaient, car, si nous étions malheureux, mourants de faim et de +froid, il nous restait encore quelque chose qui nous soutenait: +l'honneur et le courage. Aussi l'Empereur, fatigué de se voir suivre +par cette nuée de barbares et de sauvages, résolut de s'en +débarrasser. + +Le soir de notre arrivée, le général Roguet reçut l'ordre d'attaquer, +pendant la nuit, avec une partie de la Garde, les régiments de +fusiliers-chasseurs, grenadiers, voltigeurs et tirailleurs: à onze +heures du soir, l'on envoya quelques détachements, afin de faire une +reconnaissance et de bien s'assurer de la position de l'ennemi, qui +occupait deux villages devant lesquels il avait établi son camp, et +dont on connut la direction par la position de leurs feux; il est +probable qu'il craignait quelque chose, car, lorsque nous fûmes +l'attaquer, une partie était déjà en mesure de nous recevoir. + +Il pouvait être une heure du matin lorsque le général vint me dire, +avec son accent gascon: «Sergent, vous allez laisser ici un caporal et +quatre hommes pour garder mon logement et le peu d'effets qu il me +reste; vous, retournez au camp rejoindre le régiment avec votre garde; +tout à l'heure, nous aurons de la besogne!» + +Je le dirai franchement, cet ordre ne me fit pas plaisir; ce n'était +certainement pas la crainte de me battre, mais c'était la peine que +j'avais de perdre quelques moments de repos, dont j'avais tant besoin. + +Lorsque j'arrivai au camp, chacun était déjà occupé à préparer ses +armes; je les trouvai disposés à bien se battre; plusieurs me dirent +qu'ils espéraient trouver une fin à leurs souffrances, car il leur +était impossible de résister davantage. + +Il était deux heures lorsque le mouvement commença; nous nous mîmes en +marche sur trois colonnes: les fusiliers-grenadiers, dont je faisais +partie, et les fusiliers-chasseurs formaient celle du centre; les +tirailleurs et voltigeurs celles de droite et de gauche. Il faisait un +froid comme les jours précédents; nous marchions avec peine, au milieu +des terres, dans la neige jusqu'aux genoux. Après une demi-heure de +marche, nous nous trouvâmes au milieu des Russes, dont une partie +avait pris les armes, car une grande ligne d'infanterie était sur +notre droite, et à moins de quatre-vingts pas, faisant sur nous un feu +meurtrier; leur grosse cavalerie, composée de cuirassiers habillés de +blanc, portant cuirasse noire, était sur notre gauche, à une pareille +distance, hurlant comme des loups pour s'exciter les uns les autres, +mais n'osant nous aborder, et leur artillerie, au centre, tirant à +mitraille. Cela n'arrêta pas notre marche, car, malgré leurs feux et +le nombre d'hommes qui tombaient chez nous, nous les abordâmes au pas +de charge et nous entrâmes dans leur camp, où nous fîmes un carnage +affreux à coups de baïonnettes. + +Ceux qui étaient plus éloignés avaient eu le temps de prendre les +armes et de venir au secours des premiers. Alors, un autre genre de +combat commença, car ils mirent le feu à leur camp et aux deux +villages. Nous pûmes nous battre à la lueur de l'incendie. Les +colonnes de droite et de gauche nous avaient dépassés et étaient +entrées dans le camp ennemi par les extrémités, tandis que notre +colonne entrait par le centre. + +J'oubliais de dire qu'au moment où nous battions la charge, et que la +tête de notre colonne enfonçait les Russes, en mettant leur camp en +déroute, nous rencontrâmes, étendus sur la neige, plusieurs centaines +de Russes que l'on crut morts ou dangereusement blessés. Nous les +dépassâmes, mais, à peine fûmes-nous au-dessus, qu'ils se relevèrent +avec leurs armes; ils firent feu, de manière que nous fûmes obligés de +faire demi-tour pour nous défendre. Malheureusement pour eux, un +bataillon qui faisait l'arrière garde et qu'ils n'avaient pu +apercevoir, arriva. Ils furent pris entre deux feux; en moins de cinq +minutes, plus un n'existait: c'est une ruse de guerre dont les Russes +se servent souvent, mais là, elle ne réussit pas. + +Le premier qui tomba chez nous, lorsque nous marchions en colonne, fut +le malheureux Beloque, celui qui, à Smolensk, m'avait prédit sa mort. +Il fut atteint d'une balle à la tête et tué sur le coup; il était +l'ami de tous ceux qui le connaissaient, et, malgré l'indifférence que +nous avions pour tout, et même pour nous, Beloque fut généralement +regretté de ses camarades. + +Lorsque nous eûmes traversé le camp des Russes, et abordé le village, +après les avoir forcés à jeter une partie de leur artillerie dans un +lac, un grand nombre de leurs fantassins s'étaient retirés dans les +maisons, dont une partie était en flammes. C'est là où nous nous +battîmes avec acharnement et corps à corps. Le carnage fut terrible; +nous étions divisés; chacun se battait pour son compte. Je me trouvais +près de notre colonel, le plus ancien colonel de France, qui avait +fait les campagnes d'Égypte. Il était, dans ce moment, conduit par un +sapeur qui le soutenait en le tenant par le bras; près de lui était +aussi l'adjudant-major Roustan; nous nous trouvions à l'entrée d'une +espèce de ferme où beaucoup de Russes s'étaient retirés et étaient +bloqués par des hommes de notre régiment; ils n'avaient, pour toute +retraite, qu'une issue dans la grande cour, mais fermée par une +barrière qu'ils étaient obligés d'escalader. + +Pendant ce combat isolé, je remarquai, dans la cour, un officier russe +monté sur un cheval blanc, frappant à coups de plat de sabre sur ses +soldats qui se pressaient de fuir en voulant sauter la barrière, et ne +lui laissaient aucun moyen de se sauver. Il finit cependant par se +rendre maître du passage, mais, au moment où il allait sauter de +l'autre côté, son cheval fut atteint d'une balle et tomba sous lui, de +manière que le passage devint difficile. Alors les soldats russes +furent forcés de se défendre. Dès ce moment, le combat devint plus +acharné. À la lueur des flammes, ce n'était plus qu'une vraie +boucherie. Russes, Français étaient les uns sur les autres, dans la +neige, se tuant à bout portant. + +Je voulus courir sur l'officier russe qui s'était dégagé de dessous +son cheval, et qui cherchait, aidé de deux soldats, à se sauver en +passant la barrière; mais un soldat russe m'arrêta à deux pas du bout +du canon de son fusil, et fit feu; probablement qu'il n'y eut que +l'amorce qui brûla, car, si le coup avait parti, c'en était fait de +moi; sentant que je n'étais pas blessé, je me retirai à quelques pas +de mon adversaire qui, pensant que j'étais dangereusement blessé, +rechargeait tranquillement son arme. L'adjudant-major Roustan, qui se +trouvait près du colonel et m'avait vu en danger, courut sur moi et, +me prenant dans ses bras, me dit: «Mon pauvre Bourgogne, n'êtes-vous +pas blessé?--Non, lui répondis-je.--Alors ne le manquez pas!» C'était +bien ma pensée. En supposant que mon fusil manquât (chose qui arrivait +souvent, à cause de la neige), j'aurais couru dessus avec ma +baïonnette. Je ne lui donnai pas le temps de finir de recharger, +qu'une balle l'avait déjà traversé. Quoique blessé mortellement, il ne +tomba pas sur le coup; il recula en chancelant, et en me regardant +d'un air menaçant, sans lâcher son arme, et alla tomber sur le cheval +de l'officier qui se trouvait contre la barrière. L'adjudant-major, +passant près de lui, lui porta un coup de sabre dans le côté qui +accéléra sa chute; au même instant, je revins près du colonel que je +trouvai abîmé de fatigue, n'ayant plus la force de commander; il +n'avait près de lui que son sapeur. L'adjudant-major arriva avec son +sabre ensanglanté, en nous disant que, pour traverser la mêlée et +rejoindre le colonel, il avait été obligé de se faire jour à coups de +sabre, mais qu'il arrivait avec un coup de baïonnette dans la cuisse +droite. Dans ce moment, le sapeur qui soutenait le colonel fut atteint +d'une balle dans la poitrine. Le colonel, s'en étant aperçu, lui dit: +«Sapeur, vous êtes blessé?--Oui, mon colonel», répond le sapeur, et, +prenant la main du colonel, il lui fit sentir sa blessure en lui +mettant son doigt dans le trou et en lui disant: «Ici, mon +colonel!--Alors, retirez-vous!» Le sapeur lui répondit qu'il avait +encore assez de force pour le soutenir ou mourir avec lui, ou seul à +côté de lui, s'il le fallait: «Après tout, reprit l'adjudant-major, où +irait-il? Se jeter dans un parti ennemi! Nous ne savons où nous +sommes, et je vois bien que, pour nous reconnaître, nous serons +obligés d'attendre le jour en combattant!» + +Effectivement, nous étions tout à fait désorientés, à cause de la +lueur de l'incendie; le régiment se battait sur plusieurs points et +par pelotons. + +Il n'y avait pas cinq minutes que le sapeur était blotti, que les +Russes qui étaient dans la ferme et que nous tenions étroitement +bloqués, se voyant sur le point d'être brûlés, voulurent se rendre: un +sous-officier blessé vint au milieu d'une grêle de balles en faire la +proposition. Alors, l'adjudant-major m'envoya commander que l'on +cessât le feu: «Cesser le feu! me répondit un soldat de notre +régiment, qui était blessé; cessera qui voudra, mais, puisque je suis +blessé et que, probablement, je périrai, je ne cesserai de tirer que +lorsque je n'aurai plus de cartouches!» + +En effet, blessé comme il l'était d'un coup de balle qui lui avait +cassé la cuisse, et assis sur la neige qu'il rougissait de son sang, +il ne cessa de tirer et même de demander des cartouches aux autres. +L'adjudant-major, voyant que ses ordres n'étaient pas exécutés, vint +lui-même, disait-il, de la part du colonel. Mais nos soldats, qui se +battaient en désespérés, ne l'entendirent pas et continuèrent. Les +Russes, voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucun espoir de salut, et +n'ayant plus, probablement, de munitions pour se défendre, essayèrent +de sortir en masse du corps de bâtiment où ils s'étaient retirés et où +ils commençaient à rôtir, mais nos hommes les forcèrent d'y rentrer. +Un instant après, n'y pouvant plus tenir, ils firent une nouvelle +tentative, mais à peine quelques hommes furent-ils dans la cour, que +le bâtiment s'écroula sur le reste, où peut-être plus de quarante +périrent dans les flammes; ceux qui étaient sortis ne furent pas plus +heureux. + +Après cette scène, nous ramassâmes nos blessés et nous nous réunîmes +autour du colonel avec nos armes chargées, en attendant le jour. +Pendant ce temps, ce n'était qu'un bruit, autour de nous, de coups de +fusil de ceux qui combattaient encore sur d'autres points; à cela +étaient mêlés les cris des blessés et les plaintes des mourants. Rien +d'aussi triste qu'un combat de nuit, où souvent il arrive des méprises +bien funestes. + +Nous attendîmes le jour dans cette position. Lorsqu'il parut, nous +pûmes nous reconnaître et juger du résultat du combat: tout l'espace +que nous avions parcouru était jonché de morts et de blessés. Je +reconnus celui qui avait voulu me tuer: il n'était pas mort; la balle +lui avait traversé le côté, indépendamment du coup de sabre que +l'adjudant-major lui avait donné. Je le fis mettre dans une position +meilleure que celle où il était, car le cheval blanc de l'officier +russe, près duquel il avait été tomber, et qui se débattait, pouvait +lui faire mal. + +L'intérieur des maisons du village où nous étions, je ne sais si c'est +Kircova ou Malierva, ainsi que le camp des Russes et les environs, +étaient couverts de cadavres dont une partie étaient à demi brûlés. +Notre chef de bataillon, M. Gilet, eut la cuisse cassée d'une balle, +dont il mourut peu de jours après. Les tirailleurs et voltigeurs +perdirent plus de monde que nous; dans la matinée, je rencontrai le +capitaine Débonnez, qui était du même endroit que moi, et qui +commandait une compagnie des voltigeurs de la Garde; il venait +s'informer s'il ne m'était rien arrivé; il me conta qu'il avait perdu +le tiers de sa compagnie, plus son sous-lieutenant qui était un +Vélite, et son sergent-major qui furent tués des premiers. + +Par suite de ce combat meurtrier, les Russes se retirèrent de leurs +positions, sans cependant s'éloigner, et nous restâmes sur le champ de +bataille pendant toute la journée et la nuit du 16 au 17, pendant +lesquelles nous fûmes toujours en mouvement. À chaque instant, pour +nous tenir en haleine, l'on nous faisait prendre les armes; nous +étions toujours sur le qui-vive, sans pouvoir nous reposer, ni même +nous chauffer. + +À la suite d'une de ces prises d'armes, et au moment où tous les +sous-officiers, nous étions réunis, causant de nos misères et du +combat de la nuit précédente, l'adjudant-major Delaître, l'homme le +plus méchant et le plus cruel que j'aie jamais connu, faisant le mal +pour le plaisir de le faire, vint se mêler à notre conversation et, +chose étonnante, commença par s'apitoyer sur la fin tragique de +Beloque dont nous déplorions la perte: «Pauvre Beloque! disait-il, je +regrette beaucoup de lui avoir fait de la peine!» Une voix, je n'ai +jamais pu savoir qui, vint me dire à l'oreille, assez haut pour être +entendu de plusieurs: «Il va bientôt mourir!» Il semblait regretter le +mal qu'il avait fait à tous ceux qui étaient sous ses ordres et +principalement à nous, les sous-officiers; il n'y en avait pas un dans +le régiment qui n'eût voulu le voir enlever d'un coup de boulet, et il +n'avait pas d'autre nom que Pierre le Cruel. + +Le 17 au matin, à peine s'il faisait jour, que nous prîmes les armes +et, après nous être formés en colonnes serrées par division, nous nous +mîmes en marche pour aller prendre position sur le bord de la route, +du côté opposé au champ de bataille que nous venions de quitter. + +En arrivant, nous aperçûmes une partie de l'armée russe devant nous, +sur une éminence, et adossée à un bois. Aussitôt, nous nous déployâmes +en ligne pour leur faire face. Nous avions notre gauche appuyée contre +un ravin qui traversait la route et à qui nous tournions le dos; ce +chemin, qui était creux et dominé par les côtés, pouvait abriter et +garantir du feu de l'ennemi ceux qui y étaient. Notre droite était +formée par les fusiliers-chasseurs, ayant la tête de leur régiment à +une portée de fusil de la ville. Devant nous, à deux cent cinquante +pas, était un régiment de la Jeune Garde, premier voltigeur, en +colonne serrée par division, commandé par le colonel Luron. Plus loin +en avant, et sur notre droite, étaient les vieux grenadiers et +chasseurs, dans le même ordre, c'est-à-dire, ainsi que le reste de la +Garde impériale, cavalerie et artillerie, qui n'avaient pas pris part +au combat de la nuit du 15 au 16. Le tout était commandé par +l'Empereur en personne, qui était à pied. S'avançant d'un pas ferme, +comme au jour d'une grande parade, il alla se placer au milieu du +champ de bataille, en face des batteries de l'ennemi. + +Au moment où nous prenions position sur le bord de la route pour nous +mettre en bataille et faire face à l'ennemi, je marchais avec deux de +mes amis, Grangier et Leboude, derrière l'adjudant-major Delaître, et, +au moment où les Russes commençaient à nous apercevoir, leur +artillerie, qui n'était pas éloignée à une demi-portée, nous lâcha sa +première bordée. Le premier qui tomba fut l'adjudant-major Delaître: +un boulet lui coupa les deux jambes, juste au-dessus des genoux et de +ses grandes bottes à l'écuyère; il tomba sans jeter un cri, ni même +pousser une plainte. Dans ce moment, il tenait son cheval par la +bride, qu'il avait passée dans son bras droit, et marchait à pied. À +peine fut-il tombé, que nous arrêtâmes, parce que, de la manière dont +il était tombé, il barrait le petit chemin sur lequel nous marchions. +Il fallait, pour continuer à marcher, enjamber au-dessus, et, comme, +je marchais après lui, je fus obligé de faire ce mouvement. + +En passant, je l'examinai: il avait les yeux ouverts; ses dents +claquaient convulsivement les unes contre les autres. Il me reconnut +et m'appela par mon nom. Je m'approchai pour l'écouter. Alors il me +dit d'une voix assez haute, ainsi qu'aux autres qui le regardaient: +«Mes amis, je vous en prie, prenez mes pistolets dans les arçons de la +selle de mon cheval et brûlez-moi la cervelle!» Mais personne n'osa +lui rendre ce service, car, dans une semblable position, c'en était +un. Sans lui répondre, nous passâmes en continuant notre chemin, et +fort heureusement, car nous n'avions pas fait six pas, qu'une seconde +décharge, probablement de la même batterie, vint abattre trois autres +hommes parmi ceux qui nous suivaient et que l'on fit emporter de +suite, ainsi que l'adjudant-major. + +Depuis la pointe du jour, l'on voyait l'armée russe qui, de trois +côtés, devant nous, à droite et derrière, avec son artillerie, faisait +mine de vouloir nous entourer. Dans ce moment, un instant après que +l'adjudant-major venait d'être tué, l'Empereur arriva; nous venions de +terminer notre mouvement: alors la bataille commença. + +Avec son artillerie, l'ennemi nous envoyait des bordées terribles qui, +à chaque fois, portaient la mort dans nos rangs. Nous n'avions, de +notre côté, pour leur riposter, que quelques pièces qui, à chaque +coup, faisaient aussi, chez eux, des brèches profondes; mais une +partie des nôtres fut bientôt démontée. Pendant ce temps, nos soldats +recevaient la mort sans bouger; nous fûmes dans cette triste position +jusqu'à deux heures après midi. + +Pendant la bataille, les Russes avaient envoyé une partie de leur +armée prendre position sur la route au delà de Krasnoé et nous couper +la retraite, mais l'Empereur les arrêta en y envoyant un bataillon de +la Vieille Garde. + +Pendant que nous étions exposés au feu de l'ennemi et que nos forces +diminuaient par la quantité d'hommes que l'on nous tuait, nous +aperçûmes, derrière nous et un peu sur notre gauche, les débris du +corps d'armée du maréchal Davoust, au milieu d'une nuée de Cosaques, +qui n'osaient les aborder, et qu'eux dissipaient tranquillement, en +marchant de notre côté. Je remarquai au milieu d'eux, lorsqu'ils +étaient derrière nous et sur la route, la voiture du cantinier où +étaient sa femme et ses enfants. Elle fut traversée par un boulet qui +nous était destiné: au même instant, nous entendîmes des cris de +désespoir jetés par la femme et les enfants, mais nous ne pûmes savoir +s'il y avait eu quelqu'un de tué ou de blessé. + +Au moment où les débris du maréchal Davoust passaient, les grenadiers +hollandais de la Garde venaient d'abandonner une position importante +que les Russes avaient aussitôt couverte d'artillerie, qui fut dirigée +contre nous. De ce moment, notre position ne fut plus tenable. Un +régiment, je ne me rappelle plus lequel, fut envoyé contre, mais il +fut obligé de se retirer; un autre régiment, le premier des +voltigeurs, qui était devant nous, fit un mouvement à son tour, et +arriva jusqu'au pied des batteries, mais aussitôt une masse de +cuirassiers, les mêmes avec qui nous avions eu affaire dans la nuit du +15, et qui n'avaient pas osé nous charger, vinrent pour les arrêter. +Alors ils se retirent un peu sur la gauche des batteries et presque en +face de notre régiment, et se forment en carré; à peine étaient-ils +formés, que la cavalerie voulut les enfoncer, mais ils furent reçus, à +bout portant, par une décharge que firent les voltigeurs, et qui en +fit tomber un grand nombre. Le reste fit un demi-tour et se retira. +Une seconde charge eut lieu; elle eut le même sort, de manière que +les faces du carré où les cuirassiers s'étaient présentés étaient +couvertes d'hommes et de chevaux; mais ils réussirent une troisième +fois avec deux pièces de canon chargées à mitraille, qui écrasèrent le +régiment. Alors ils entrèrent dans le carré et achevèrent le reste à +coups de sabre: ces malheureux, presque tous jeunes soldats, ayant en +partie les pieds et les mains gelés, ne pouvant plus faire usage de +leurs armes pour se défendre, furent presque tous massacrés. + +Cette scène se passait devant nous, sans pouvoir leur porter secours; +onze hommes rentrèrent; le reste fut tué, blessé ou prisonnier, et +conduit à coups de sabre dans un petit bois qui était en face de nous; +le colonel lui-même[30], couvert de blessures, ainsi que plusieurs +officiers, furent prisonniers. + +[Note 30: Colonel Luron. (_Note de l'auteur_.)] + +J'oubliais de dire qu'au moment où nous nous mettions en bataille, le +colonel avait commandé: «Drapeaux, guides généraux sur la ligne!» que +je me portai guide général de droite de notre régiment; mais l'on +oublia de nous faire rentrer et, comme j'avais pour principe de rester +à mon poste, tel qu'il fût, je restai dans cette position, la crosse +du fusil en l'air, pendant près d'une heure, et malgré les boulets à +qui je pouvais servir de point de mire, je ne bougeais pas. + +Pendant ce temps, et au moment où l'artillerie russe faisait le plus +de ravage dans nos rangs, le colonel eut un pressant besoin (besoin +naturel); la position et le lieu ne convenaient pas beaucoup pour une +pareille besogne, mais, comme la chose pressait, il prit son parti et, +se retirant à environ soixante pas du régiment, et le derrière tourné +à l'ennemi, il acheva tranquillement son affaire. Si quelque chose le +gênait, c'était le froid, mais pour les Russes à qui il servait de +point de mire, cela ne l'inquiétait pas, quoiqu'il pouvait bien les +voir, et c'est en se relevant de cette position qu'il commanda: +«Drapeaux et guides généraux à vos places!» + +Il pouvait être deux heures, et déjà nous avions perdu le tiers de +notre monde, mais les fusiliers-chasseurs avaient été plus maltraités +que nous: étant plus rapprochés de la ville, ils étaient exposés à un +feu plus meurtrier. Depuis une demi-heure, l'Empereur s'était retiré +avec les premiers régiments de la Garde et en suivant la grande route; +il ne restait plus que nous sur le champ de bataille, et quelques +pelotons de différents corps, faisant face à plus de cinquante mille +hommes ennemis. Dans ce moment, le maréchal Mortier ordonne la +retraite, et, aussitôt, nous commençons notre mouvement, en nous +retirant et au pas, comme à une parade, et suivis de l'artillerie +russe qui nous écrasait par sa mitraille. En nous retirant, nous +entraînions avec nous ceux de nos camarades qui étaient le moins +blessés. + +Le moment où nous quittâmes le champ de bataille fut terrible et +triste, car lorsque nos pauvres blessés virent que nous les +abandonnions au milieu d'un champ de mort, et entourés d'ennemis, +surtout ceux du 1er voltigeurs, dont une partie avait les jambes +brisées par la mitraille, nous en vîmes plusieurs se traînant +péniblement sur leurs genoux, rougissant la neige de leur sang; ils +levaient les mains au ciel en jetant des cris qui déchiraient le +coeur, pour implorer notre secours; mais que pouvions-nous faire? Le +même sort nous attendait à chaque instant, car, en nous retirant, nous +étions obligés d'abandonner ceux qui tombaient dans nos rangs. + +En passant sur l'emplacement qu'occupaient les fusiliers-chasseurs qui +étaient placés à notre droite, et qui marchaient devant nous, et comme +notre second bataillon, celui dont je faisais partie, formait, dans ce +moment, l'arrière-garde et l'extrême gauche de la retraite, je vis +plusieurs de mes amis étendus morts sur la neige et horriblement +mutilés par la mitraille; parmi eux était un jeune sous-officier avec +qui j'étais intimement lié: il se nommait Capon; il était de Bapaume; +nous nous regardions comme pays. + +Après avoir passé l'emplacement des fusiliers-chasseurs, et comme nous +étions à l'entrée de la ville, nous vîmes, à notre gauche, à dix pas +de la route et contre la première maison, des pièces de canon qui, +pour nous protéger, faisaient feu sur les Russes qui s'avançaient; +elles étaient soutenues et suivies par environ quarante hommes, tant +canonniers que voltigeurs; c'était le reste d'une brigade commandée +par le général Longchamps; il sortait de la Garde impériale; il était +là avec tout ce qui lui restait, pour les sauver ou mourir avec eux. + +Aussitôt qu'il aperçut notre colonel, il vint à lui les bras ouverts; +ils s'embrassèrent comme deux hommes qui ne s'étaient pas vus depuis +longtemps et qui, peut-être, se revoyaient pour la dernière fois. Le +général, les yeux remplis de larmes, dit à notre colonel, en lui +montrant les deux pièces de canon et le peu d'hommes qui lui +restaient: «Tiens, regarde! Voilà ce qui me reste!» Ils avaient fait +ensemble les campagnes d'Égypte. + +Cette bataille fit dire à Kutusow, général en chef de l'armée russe, +que les Français, loin de se laisser abattre par la cruelle extrémité +où ils se trouvaient réduits, n'en étaient que plus enragés à courir +sur les pièces de canon qui les écrasaient. + +Le général anglais Wilson[31], présent à cette bataille, la nomme la +bataille des héros; ce n'était certainement pas parce qu'il y était, +car ce mot n'est applicable qu'à nous qui, avec quelques mille hommes, +nous battions contre toute l'armée russe, forte de 90 000 hommes. + +[Note 31: Ce général anglais servait dans l'armée russe.] + +Le général Longchamps, avec le reste de ses hommes, dut abandonner ses +pièces de canon, dont presque tous les chevaux étaient tués, et suivre +notre mouvement de retraite en profitant des accidents de terrain et +des maisons, pour se retirer en se défendant. + +À peine commencions-nous à entrer dans Krasnoé, que les Russes, avec +leurs pièces montées sur des traîneaux, vinrent se placer aux +premières maisons, nous lâchèrent plusieurs coups de canon chargés à +mitraille. Trois hommes de notre compagnie furent atteints. Un +biscaïen qui toucha mon fusil, et qui en abîma le bois en me rasant +l'épaule, atteignit à la tête un jeune tambour qui marchait devant +moi, le tua sans qu'il fit le moindre mouvement. + +Krasnoé est partagée par un ravin qu'il faut traverser. Lorsque nous y +fûmes arrivés, nous y vîmes, dans le fond, un troupeau de boeufs morts +de faim et de froid; ils étaient tellement durcis par la gelée, que +nos sapeurs ne purent en couper à coups de hache. Les têtes seules se +voyaient, et ils avaient les yeux ouverts comme s'ils eussent été +encore en vie; leurs corps étaient couverts de neige. Ces boeufs +appartenaient à l'armée et n'avaient pu nous joindre; le grand froid +et le manque de vivres les avaient fait périr. + +Toutes les maisons de cette misérable ville, ainsi qu'un grand couvent +qui s'y trouve, étaient remplies de blessés, qui, en s'apercevant que +nous les abandonnions aux Russes, jetaient des cris déchirants. Nous +étions obligés de les abandonner à la brutalité d'un ennemi sauvage et +sans pitié, qui dépouillait ces malheureux blessés, sans avoir égard +ni à leur position, ni à leurs blessures. + +Les Russes nous suivaient encore, mais mollement; quelques pièces +tiraient encore sur la gauche de la route, mais ils ne pouvaient nous +faire grand mal; le chemin sur lequel nous marchions était encaissé; +les boulets passaient au-dessus et ne pouvaient nous atteindre, et la +présence du peu de cavalerie qui nous restait et qui marchait aussi +sur notre gauche, les empêchait de nous aborder de plus près. + +Lorsque nous fûmes à un quart de lieue de l'autre côté de la ville, +nous fûmes un peu plus tranquilles; nous marchions tristes et +silencieux en pensant à notre position et à nos malheureux camarades +que nous avions été forcés d'abandonner; il me semblait les voir +encore nous suppliant de les secourir; en regardant derrière, nous en +vîmes quelques-uns des moins blessés, presque nus, que les Russes +avaient déjà dépouillés, et qu'ils avaient ensuite abandonnés; nous +fûmes assez heureux pour les sauver, au moins pour le moment; l'on +s'empressa de leur donner ce que l'on put pour les couvrir. + +Le soir, l'Empereur coucha à Liadouï, village bâti en bois; notre +régiment alla établir son bivac un peu plus loin. En passant dans le +village où était l'Empereur, je m'arrêtai près d'une mauvaise baraque +pour me chauffer à un feu qui s'y trouvait; j'eus le bonheur de +rencontrer encore le sergent Guignard, mon pays, ainsi que sa +cantinière hongroise, avec qui je mangeai un peu de soupe de gruau et +un morceau de cheval qui me rendit un peu de force. J'en avais bien +besoin, car j'étais faible, n'ayant, pour ainsi dire, rien mangé +depuis deux jours. Il me conta que, pendant la bataille, leur régiment +avait beaucoup souffert et qu'ils étaient considérablement diminués, +mais que ce n'était rien en comparaison de nous, car il savait combien +nous avions perdu de monde dans le combat de la nuit du 15 au 16 et +dans la fatale journée que nous venions de passer; que, pendant tous +ces jours-là, il avait beaucoup pensé à moi, et qu'il était content de +me revoir avec tous les membres bons. Il me demanda des nouvelles du +capitaine Débonnez, mais je ne pus lui en donner, ne l'ayant pas vu +depuis la matinée du 16. Je le quittai pour rejoindre le régiment, +déjà établi près de la route; cette nuit fut encore bien pénible, car +il tomba une neige fondue qui nous mouilla, avec cela un grand vent et +pas beaucoup de feu; mais tout cela n'est rien encore auprès de ce +qu'on verra par la suite. + +Pendant cette mauvaise nuit, plusieurs soldats des tirailleurs vinrent +se chauffer à notre feu; je leur demandai des nouvelles de +quelques-uns de mes amis, surtout de deux de mes pays qui étaient aux +Vélites avec moi, et qui étaient officiers dans ce régiment. C'était +M. Alexandre Legrand, des _Quatre fils Aymon_, de Valenciennes, +l'autre M. Laporte, de Cassel près de Lille; ce dernier avait été tué +d'un coup de mitraille; on avait, fort heureusement, trouvé une petite +voiture avec un cheval que l'on avait enlevé dans le camp des Russes, +le jour du combat de nuit, dans laquelle on le conduisait. + +Il était environ minuit, qu'une sentinelle de notre bivac me fit +prévenir qu'il apercevait un cavalier qui paraissait venir de notre +côté: je courus de suite, avec deux hommes armés, afin de voir ce que +ce pouvait être. Arrivé à une certaine distance, je distinguai +parfaitement un cavalier, mais précédé d'un fantassin que le cavalier +paraissait faire marcher de force. Lorsqu'ils furent près de nous, le +cavalier se fit connaître: c'était un dragon de la Garde qui, pour se +procurer des vivres pour lui et son cheval, s'était introduit dans le +camp des Russes, pendant la nuit, et, pour qu'on ne fit pas attention +à lui, s'était coiffé du casque d'un cuirassier russe qu'il avait tué +le même jour; il avait, de cette manière, parcouru une partie du camp +ennemi, avait enlevé une botte de paille, un peu de farine, et blessé +d'un coup de sabre une sentinelle avancée et culbuté une autre qu'il +amenait prisonnière. Ce brave dragon se nommait Melet; il était de +Condé; il resta avec nous le reste de la nuit. Il me disait que ce +n'était pas pour lui qu'il s'exposait, que c'était pour son cheval, +pour le pauvre Cadet, comme il l'appelait. Il voulait, disait-il, à +quelque prix que ce soit, lui procurer de quoi le nourrir, «car si je +sauve mon cheval, à son tour il me sauvera». C'était la seconde fois, +depuis Smolensk. qu'il s'introduisait dans le camp des Russes. La +première fois, il avait enlevé un cheval tout harnaché. + +Il eut le bonheur de rentrer en France avec son cheval, avec lequel il +avait déjà fait les campagnes de 1806-1807 en Prusse, en Pologne, 1808 +en Espagne, 1809 en Allemagne, 1810-1811 en Espagne, et 1812 en +Russie, ensuite 1813 en Saxe et 1814 en France. Son pauvre cheval fut +tué à Waterloo, après avoir assisté dans plus de douze grandes +batailles commandées par l'Empereur, et dans plus de trente combats. +Dans le cours de cette malheureuse campagne, je le rencontrai encore +une fois, faisant un trou dans la glace avec une hache, au milieu d'un +lac, afin de procurer de l'eau à son cheval. Un jour, je l'aperçus au +haut d'une grange qui était toute en feu, au risque d'être dévoré par +les flammes, et cela toujours pour son cheval, afin d'avoir un peu de +paille du toit pour le nourrir, car il n'y avait pas plus à manger +pour les chevaux que pour nous. Les pauvres bêtes, indépendamment de +ce qu'elles souffraient par la rigueur du froid, étaient obligées de +ronger les arbres pour se nourrir, en attendant qu'à leur tour elles +nous servent de nourriture. + +Après cela, Melet n'était pas le seul qui s'exposa en s'introduisant +dans le camp des Russes pour se procurer des vivres; beaucoup furent +pris et périrent de cette manière, soit par les paysans, en +s'introduisant dans les villages à une lieue ou deux sur la droite ou +sur la gauche de la route, ou par des partisans de l'armée russe, car +toutes les nations soumises à cet empire se levaient en masse et +venaient rejoindre le gros de l'armée. Enfin, la misère était +tellement grande qu'on voyait les soldats quitter leur régiment à la +moindre trace d'un chemin, et cela dans l'espoir de trouver quelque +mauvais village, si toutefois l'on peut appeler de ce nom la réunion +de quelques mauvaises baraques bâties avec des troncs d'arbres et dans +lesquelles on ne trouvait rien, car je n'ai jamais pu savoir de quoi +les paysans se nourrissaient, et ceux qui s'exposaient à faire de +pareilles courses s'en revenaient quelquefois avec un morceau de pain +noir comme du charbon, rempli de morceaux de paille longs comme le +doigt, et de grains d'orge, et puis tellement dur qu'il était +impossible de mordre dedans, d'autant plus que l'on avait les lèvres +crevassées et fendues par suite de la gelée. Pendant toute cette +malheureuse campagne, je n'ai jamais vu que, dans ces courses, il y en +ait eu un qui ait ramené avec lui soit une vache, ou un mouton; aussi +je ne sais de quoi vivent ces sauvages, et il faut bien qu'ils aient +peu de bétail, pour que l'on ne puisse pas en trouver un peu; enfin +c'est le pays du diable, car l'enfer est partout. + + + + +VII + +La retraite continue.--Je prends femme.--Découragement.--Je perds de +vue mes camarades.--Scènes dramatiques.--Rencontre de Picart. + + +Le 18 novembre, qui était le lendemain de la bataille de Krasnoé, nous +partîmes de grand matin de notre bivac. Dans cette journée, notre +marche fut encore bien fatigante et triste; il avait dégelé, nous +avions les pieds mouillés et, jusqu'au soir, il fit un brouillard à ne +pas s'y voir. Nos soldats marchaient encore en ordre, mais il était +facile à voir que les combats des jours précédents les avaient +démoralisés, et surtout l'abandon forcé de leurs camarades qui leur +tendaient les bras, car ils pensaient aussi que le même sort les +attendait. + +Ce jour-là, j'étais très fatigué; un soldat de la compagnie, nommé +Labbé, qui m'était très attaché, et qui, la veille, avait perdu son +sac, voyant que je marchais avec beaucoup de peine, me demanda le mien +à porter. Comme je le connaissais pour un brave garçon, je le lui +confiai, et, certainement, c'était lui confier ma vie, car il y avait +dedans plus d'une livre de riz et du gruau que le hasard m'avait +procuré à Smolensk, et que je conservais pour les moments les plus +critiques, que je prévoyais arriver bientôt, lorsqu'il n'y aurait plus +de chevaux à manger. Ce jour-là, l'Empereur marchait à pied, un bâton +à la main. + +Le soir, la gelée ayant repris, il fit un verglas à ne pas se tenir, +les hommes tombaient à chaque instant, plusieurs furent grièvement +blessés. Je marchais derrière la compagnie, ayant toujours, autant que +possible, les yeux sur mon porteur de sac, et même je regrettais déjà +de le lui avoir confié; aussi je me proposais bien de le lui reprendre +le soir même, en arrivant au bivac. Enfin la nuit arriva, mais +tellement obscure, qu'il était impossible de se voir. À chaque instant +j'appelais: «Labbé! Labbé!» Il me répondait: «Présent! mon sergent.» +Mais une autre fois que je l'appelais encore, un soldat me répondit +qu'il y avait un instant, il était tombé, mais que, probablement, il +suivait derrière le régiment. Je ne m'en inquiétai pas beaucoup, car +nous devions, dans peu, arrêter et prendre position. En effet, l'on +fit halte sur la route où l'on nous annonça que nous allions passer la +nuit, ainsi que dans les environs. Dans ce moment, presque toute +l'armée se trouvait réunie; il manquait seulement le corps d'armée du +maréchal Ney, qui se trouvait en arrière, et que l'on croyait perdu. + +Dans cette triste nuit, chacun s'arrangea comme il put; nous nous +trouvions plusieurs sous-officiers réunis et nous nous étions emparés +d'une grange, car nous étions, sans le savoir, près d'un village. +Beaucoup d'hommes du régiment y étaient entrés avec nous, mais ceux +qui arrivèrent un instant après, voyant qu'il n'y avait pas, pour eux, +de quoi s'abriter, firent ce que l'on faisait en pareille +circonstance: ils montèrent sur le toit, sans que nous pussions nous y +opposer, et, en un instant, nous fûmes aussi bien qu'en plein champ. +Dans le moment, l'on vint nous dire que, plus loin sur la route, il y +avait une église--c'était un temple grec--que l'on avait désignée pour +notre régiment, mais qu'elle se trouvait occupée par des soldats de +différents régiments, marchant à volonté, et qu'ils ne voulaient pas +qu'on y entrât. + +Lorsque nous fûmes bien informés où ce temple était situé, nous nous +réunîmes à une douzaine de sous-officiers et caporaux, et nous +partîmes pour y aller. Nous eûmes bientôt trouvé l'endroit, puisque +c'était sur la route; lorsque nous nous présentâmes pour y entrer, +nous trouvâmes de l'opposition de la part de ceux qui s'en étaient +emparés. C'était une réunion d'Allemands, d'Italiens, et aussi +quelques Français, qui commencèrent par vouloir nous intimider en +mettant la baïonnette au bout du fusil, et à nous signifier de ne pas +entrer; nous leur répondîmes sur le même ton, en faisant de même, et +nous forçâmes l'entrée. Alors ils se retirèrent un peu, et un Italien +leur cria: «Faites comme moi, chargez vos armes!--Les nôtres le sont!» +répondit un sergent-major de chez nous; et un combat sanglant allait +s'engager entre nous, lorsqu'il nous arriva du renfort. C'étaient des +hommes de notre régiment: alors, voyant qu'il n'y avait rien à gagner, +et qu'à notre tour, nous n'étions pas disposés à les souffrir près de +nous, ils prirent le parti de sortir et de s'établir non loin de là. + +Malheureusement pour eux, pendant la nuit, le froid augmenta +considérablement, accompagné d'un grand vent et de beaucoup de neige. +Aussi, le lendemain matin, lorsque nous partîmes, nous trouvâmes, non +loin de l'endroit où nous avions couché, et sur le bord de la route, +plusieurs de ces malheureux que nous avions fait sortir du temple, et +qui, trop faibles pour aller plus loin, avaient expiré devant le +portail. D'autres avaient péri plus loin, dans la neige, en cherchant +à gagner un endroit pour s'abriter. Nous passâmes près de ces cadavres +sans rien nous communiquer. Que de tristes réflexions devions-nous +faire sur ce tableau dont nous étions en partie la cause! Mais nous en +étions venus au point que les choses les plus tragiques nous +devenaient indifférentes, car nous disions de sang-froid et sans +émotion que, bientôt, nous mangerions les cadavres des hommes morts, +car dans peu de jours, il n'y aurait plus de chevaux pour se nourrir. + +Une heure après nous être mis en marche, nous arrivâmes à Doubrowna, +petite ville habitée en partie par des Juifs, et où toutes les maisons +sont bâties en bois, et où l'Empereur avait couché avec les grenadiers +et chasseurs de la Garde et une partie de l'artillerie. Nous les +trouvâmes sous les armes; ils nous apprirent que, la nuit, une fausse +alarme les avait forcés d'être constamment dans la position où nous +les trouvions, que c'était ce qui pouvait leur arriver de plus +malheureux, car ils avaient espéré passer la nuit dans des maisons +bien chauffées et habitées; mais le sort en avait décidé autrement. + +Nous traversâmes cette ville de bois pour aller à Orcha. Après une +heure de marche, nous passâmes un ravin où les bagages eurent encore +beaucoup de peine à traverser, et où beaucoup de chevaux périrent. +Enfin, dans l'après-midi, nous arrivâmes dans cette ville que nous +trouvâmes fortifiée, et avec une garnison composée d'hommes de +différents régiments: c'étaient des hommes qui étaient restés en +arrière et qui étaient venus avec des détachements, pour rejoindre la +Grande Armée, et qu'on avait retenus. Il s'y trouvait aussi des +gendarmes et quelques Polonais. Ces hommes, en nous voyant aussi +misérables, furent saisis, surtout lorsqu'ils virent la grande +quantité de traîneurs marchant en désordre. L'on fit rester une partie +de la Garde dans la ville, afin d'y maintenir l'ordre, et comme il s'y +trouvait un magasin de farine et un peu d'eau-de-vie, l'on en fit une +distribution. Nous trouvâmes, dans cette ville, un équipage de pont et +beaucoup d'artillerie avec les attelages, et, par une fatalité +extraordinaire, nous brûlâmes les bateaux qui composaient les ponts, +afin de faire servir les chevaux à traîner les canons. Mais nous ne +savions pas encore ce qui nous attendait à la Bérézina, où les ponts +pouvaient tant nous servir. + +Nous n'étions plus que 7 à 8 000 hommes de la Garde, reste de 35 000. +Encore, parmi ceux qui restaient, quoique marchant toujours en ordre, +une portion se traînait péniblement. Comme je l'ai dit, l'Empereur et +une partie de la Garde était dans la ville et le reste bivaquait dans +les environs. Pendant la nuit, le maréchal Ney, que l'on croyait +perdu, arriva avec le reste de son corps d'armée; il lui restait +encore environ 2 à 3 000 combattants, reste de 70 000. Nous apprîmes, +au même instant, que la joie de l'Empereur fut à son comble, lorsqu'il +sut que le maréchal était sauvé. + +Le 20, nous fîmes séjour, pendant lequel je cherchai mon porteur de +sac, mais inutilement. Le lendemain 21, nous partîmes sans avoir pu le +joindre; cependant l'on m'avait assuré l'avoir vu, mais je commençais +à désespérer. + +Lorsque nous fûmes à quelque distance d'Orcha, nous entendîmes des +coups de fusil; nous arrêtâmes un instant et nous vîmes arriver +quelques traînards que des Cosaques avaient surpris. Ces hommes +vinrent se mettre dans nos rangs, et nous continuâmes à marcher. Parmi +ces traînards je cherchai encore mon homme et mon sac, mais ce fut +comme la première fois; je n'aperçus rien. Nous fûmes coucher dans un +village où il ne restait plus qu'une grange qui servait de maison de +poste, et deux ou trois maisons. Ce village s'appelle Kokanow. + +Le 22, après avoir passé une nuit bien triste, nous nous remîmes en +route de grand matin; nous marchions avec beaucoup de peine à travers +un chemin que le dégel avait rendu fangeux. Avant midi, nous avions +atteint Toloczin. C'était l'endroit où l'Empereur avait couché; +lorsque nous fûmes de l'autre côté, l'on nous fit faire une halte; +tous les débris de l'armée se trouvaient réunis; nous nous mîmes sur +la droite de la route, en colonne serrée par division. Un instant +après, M. Serraris, officier de notre compagnie, vint me dire qu'il +venait de voir Labbé, celui qui avait mon sac, occupé près d'un feu à +frire de la galette, et qu'il lui avait ordonné de joindre la +compagnie. Il lui avait répondu qu'il allait venir de suite, mais une +nuée de Cosaques étant arrivée, avait tombé sur les traînards, et, +comme il était du nombre, il avait probablement été pris. Adieu mon +sac et tout ce qu'il contenait! Moi qui avais tant à coeur de +rapporter en France mon petit trophée! Comme j'aurais été fier de +dire: «J'ai rapporté cela de Moscou!» + +Non content de ce que M. Serraris venait de me dire, je voulus voir +par moi-même, et je retournai en arrière jusqu'au bout du village, que +je trouvai rempli de soldats de tous les régiments, marchant isolés, +n'obéissant plus à personne. Lorsque je fus à l'extrémité du village, +j'en rencontrai encore beaucoup, mais en position de recevoir les +Cosaques, si toutefois ils revenaient encore; on les apercevait de +loin qui s'éloignaient, emmenant avec eux les prisonniers qu'ils +venaient de faire, ainsi que mon pauvre sac, car mes recherches furent +inutiles. + +J'étais dans le milieu du village, et je revenais en regardant de +droite et de gauche, lorsque je vis une femme, couverte d'une capote +de soldat, qui me regardait attentivement, et, l'ayant examinée à mon +tour, il me sembla l'avoir quelquefois vue. Comme j'étais +reconnaissable à ma peau d'ours, elle me parla la première en me +disant qu'elle m'avait vu à Smolensk. Je la reconnus de suite pour la +femme de la cave. Elle me conta que les brigands avec qui elle avait +été obligée de rester pendant dix jours, avaient été pris à Krasnoé, +avant notre arrivée; qu'étant dans une maison où ils venaient de lui +donner des coups parce qu'elle n'avait pas voulu blanchir leurs +chemises, elle était sortie afin de chercher de l'eau pour laver; elle +avait aperçu les Russes qui venaient de son côté, et, sans les +prévenir, elle s'était sauvée; que, pour eux, ils s'étaient battus en +désespérés, pensant sauver l'argent qu'ils avaient, car, me dit-elle, +ils en avaient beaucoup, surtout de l'or et des bijoux, mais qu'ils +avaient fini par être en partie tués ou blessés et dévalisés; que, +tant qu'à elle, elle n'avait été sauvée que lorsque la Garde impériale +était arrivée. + +Elle me dit aussi qu'à Smolensk, et pendant une partie de la nuit +après que je les eus quittés, ils firent une sortie et revinrent avec +des portemanteaux, mais que, dans la crainte d'être vendus par moi, +ils avaient changé de retraite: il aurait été impossible de les y +trouver; c'était le Badois qui la leur avait enseignée. Ils y +restèrent encore deux jours, mais, ne sachant que faire de tout ce +qu'ils avaient volé, le tambour et le Badois avaient trouvé un juif à +qui ils avaient vendu les choses qu'il leur était impossible +d'emporter, et ensuite ils étaient partis un jour avant nous, et, +depuis Smolensk jusqu'à Krasnoé, ils avaient manqué être pris trois +fois, mais, la dernière fois qu'ils avaient rencontré des Cosaques, +ils en avaient surpris cinq et, après les avoir fait déshabiller, les +avaient fusillés, et cela pour avoir leurs habillements; car leur +projet était de s'habiller en Cosaques pour mieux piller leurs +camarades qui restaient en arrière, et aussi pour ne pas être reconnus +par les Russes. Comme ils avaient déjà six chevaux, ils devaient +commencer leur rôle le jour où ils avaient été pris. Elle ajouta que +sous leurs habillements de Cosaques, ils avaient leur uniforme de +Français, de manière à être l'un et l'autre, suivant les +circonstances. + +Enfin elle m'en eût dit davantage, si j'avais eu le temps de +l'écouter. Je lui demandai avec qui elle était; elle me répondit +qu'elle n'était avec personne; que, le lendemain que son mari avait +été tué, elle avait été avec ceux avec qui je l'avais vue, et qu'elle +marchait seule, mais que, si je voulais la prendre sous ma +protection, elle aurait soin de moi, et que je lui rendrais un grand +service. Je consentis de suite à ce qu'elle me demandait, sans penser +à la figure que j'allais faire, lorsque j'arriverais au régiment avec +ma femme. + +Tout en marchant, elle me demanda où était mon sac; je lui contai mon +histoire, et comment je l'avais perdu; elle me répondit que je n'avais +pas besoin de m'inquiéter, qu'elle en avait un bien garni. +Effectivement, elle avait un sac sur son dos et un panier au bras; +elle ajouta que, si je voulais entrer dans une maison ou dans une +écurie, elle me ferait changer de linge. Je consentis de suite à cette +proposition, mais, au moment où nous cherchions un endroit convenable, +l'on cria _Aux armes!_ et j'entendis battre le rappel. Je dis à ma +femme de me suivre. Arrivé à peu de distance du régiment, que je +trouvai sous les armes, je lui recommandai de m'attendre sur la route. + +Arrivé à la compagnie, le sergent-major me demanda si j'avais eu des +nouvelles de Labbé et de mon sac. Je lui dis que non et qu'il n'y +fallait plus penser, mais qu'à la place, j'avais trouvé une femme: +«Une femme! me répondit-il, et pourquoi faire? Ce n'est pas pour +blanchir ton linge, tu n'en as plus!--Elle m'en donnera!--Ah! me +dit-il, c'est différent; et à manger?--Elle fera comme moi.» + +Dans ce moment, l'on nous fit former le carré; les grenadiers et les +chasseurs, ainsi que les débris des régiments de Jeune Garde, en +firent autant. Au même instant, l'Empereur passa avec le roi Murat et +le prince Eugène. L'Empereur alla se placer au milieu des grenadiers +et chasseurs, et là, il leur fit une allocution en rapport aux +circonstances, en leur annonçant que les Russes nous attendaient au +passage de la Bérézina, et qu'ils avaient juré que pas un de nous ne +la repasserait. Alors, tirant son épée et élevant la voix, il s'écria: +«Jurons aussi, à notre tour, plutôt mourir les armes à la main en +combattant, que ne pas revoir la France!» Et, aussitôt, le serment de +mourir fut juré. Au même instant, l'on vit les bonnets à poil et les +chapeaux au bout des fusils et des sabres, et le cri de: «Vive +l'Empereur!» se fit entendre. De notre côté, c'était le maréchal +Mortier qui nous faisait un discours semblable, et auquel l'on +répondit avec le même enthousiasme; il en était de même dans les +autres régiments. + +Ce moment, vu les circonstances malheureuses où nous nous trouvions, +fut sublime et, pour un instant, nous fit oublier nos misères: si les +Russes se fussent trouvés à notre portée, eussent-ils été six fois +plus nombreux que nous, l'affaire n'eût pas été douteuse, nous les +aurions anéantis. Nous restâmes dans cette position jusqu'au moment où +la droite de la colonne commença son mouvement. + +Je n'avais pas oublié ma femme, et, en attendant que notre régiment se +mît en marche, je fus sur la route pour là chercher, mais je ne la +retrouvai plus. Elle avait été entraînée par le torrent de plusieurs +milliers d'hommes des corps d'armée du prince Eugène, des maréchaux +Ney et Davoust; et d'autres corps qu'il était impossible de réunir et +de faire marcher en ordre, car les trois quarts étaient ou malades ou +blessés, et, généralement, démoralisés et indifférents à tout ce qui +se passait. Ceux de ces corps qui marchaient encore en ordre s'étaient +formés en colonne sur la gauche de la route où quelques-uns des +traîneurs allaient encore, en passant, se réunir autour de leurs +aigles. + +C'est dans ce moment que je vis le maréchal Lefebvre, auprès duquel je +me trouvais sans le savoir. Il était seul et à pied, un bâton à la +main, et dans le milieu du chemin, s'écriant d'une voix forte, avec +son accent allemand: «Allons, mes amis, réunissons-nous! Il vaut mieux +des bataillons nombreux que des brigands et des lâches!» Le maréchal +s'adressait à ceux qui, sans prétexte, ne marchaient jamais avec leurs +corps, et qui étaient en arrière ou en avant, suivant les +circonstances. + +Je fis encore quelques recherches après ma femme, à cause du linge +qu'elle m'avait promis et dont j'avais un extrême besoin de changer; +mais, peine inutile, je ne la revis plus et je me trouvai veuf d'elle, +comme de mon sac. + +J'avais, en marchant dans la cohue, dépassé de beaucoup le régiment: +je me reposai près d'un feu de bivac de ceux qui venaient de partir. + +Jusqu'à Krasnoé, j'avais toujours été d'un caractère assez gai, et +au-dessus de toutes les misères qui nous accablaient; il me semblait +que, plus il y avait de danger et de peine, plus il devait y avoir de +gloire et d'honneur. J'avais tout supporté avec une patience qui +étonnait mes camarades. Mais, depuis les affaires sanglantes de +Krasnoé, et surtout depuis que je venais d'apprendre que deux de mes +amis, deux vélites, indépendamment de Beloque et de Capon que j'avais +vus étendus morts sur la neige, avaient été l'un tué et l'autre +mortellement blessé (_sic_). Pour compliquer mes peines, un traîneau +vint à passer et, ne pouvant, pour le moment, aller plus loin, les +hommes qui en étaient chargés s'arrêtèrent près de moi. Je leur +demandai quel était le blessé qu'ils conduisaient. Ils me dirent que +c'était un officier de leur régiment; c'était le pauvre Legrand, qui +me conta comment il avait été blessé: Laporte, son camarade, de +Cassel, près de Lille, officier dans le même régiment que Legrand, +était resté malade dans Krasnoé, mais, apprenant que le régiment dont +il faisait partie se battait, et n'écoutant que son courage, il alla +le rejoindre; mais, à peine était-il dans les rangs, qu'un coup de +canon lui brisa les jambes. Legrand qui, en voyant arriver Laporte, +s'était avancé pour lui parler, fut atteint du même coup à la jambe +droite. + +Laporte resta mort sur le champ de bataille, et lui fut transporté à +la ville; on le mit dans une mauvaise voiture russe attelée d'un +mauvais cheval, mais, le premier jour, la voiture se brisa et fort +heureusement pour lui que, près de là, se trouvait un traîneau dont le +cheval était tombé et lui servit, sans cela il aurait fallu le laisser +sur la route. Il était accompagné par quatre hommes de son régiment; +il voyageait de cette manière depuis six jours. Je quittai le +malheureux Legrand et, en lui pressant la main, je lui souhaitai un +heureux voyage; il me répondit qu'il comptait beaucoup sur la garde de +Dieu et sur l'amitié des braves soldats qui l'accompagnaient. Alors un +des soldats prit le cheval par la bride, un autre le frappa, et les +deux autres poussèrent derrière. De cette manière, et avec beaucoup de +peine, le traîneau se mit en mouvement; en le voyant partir, je +pensais qu'il n'irait pas loin, avec un pareil équipage. + +Depuis ce moment, je n'étais plus le même: j'étais triste, des +pressentiments sinistres vinrent m'assaillir; ma tête devint brûlante; +je m'aperçus que j'avais la fièvre; je ne sais si la fatigue y avait +contribué, car depuis que les débris des corps d'armée nous avaient +rejoints, nous étions obligés de partir de grand matin, et nous +marchions fort tard sans faire beaucoup de chemin. Les jours étaient +tellement courts qu'il ne faisait clair qu'à huit heures, et nuit +avant quatre. C'est pourquoi que tant de malheureux soldats +s'égarèrent ou se perdirent, car l'on arrivait toujours la nuit au +bivac, où tous les débris des corps se trouvaient confondus. L'on +entendait des hommes qui, à chaque instant de la nuit, arrivaient, +crier d'une voix faible: «Quatrième corps!... Premier corps!... +Troisième corps!... Garde impériale!...» et d'autres couchés et sans +force, pensant avoir des secours de ceux qui arrivaient, s'efforçaient +de répondre: «Ici, camarades!» car ce n'était plus son régiment que +l'on cherchait, mais le corps d'armée auquel on avait appartenu et qui +avait encore tout au plus la force de deux régiments où, quinze jours +avant, il y en avait trente. + +Personne ne pouvait plus se reconnaître, ni indiquer le régiment +auquel on appartenait. Il y en avait beaucoup qui, après avoir marché +une journée entière, étaient obligés d'errer une partie de la nuit +pour retrouver le corps auquel ils appartenaient. Rarement ils y +parvenaient; alors, ne connaissant plus l'heure du départ, ils se +livraient trop tard au sommeil et, en se réveillant, ils se trouvaient +au milieu des Russes. Que de milliers d'hommes furent pris et périrent +de cette manière! + +J'étais toujours près du feu, debout et tremblant, appuyé sur mon +fusil. Trois hommes étaient assis autour, ne disant rien, regardant +machinalement passer ceux qui étaient sur la route, et ne paraissant +pas disposés à partir, parce qu'ils n'en avaient plus la force. Je +commençais à m'inquiéter de ne pas voir passer le régiment, lorsque je +me sentis tirer par ma peau d'ours. C'était Grangier qui, m'ayant +aperçu, venait me dire de ne pas rester davantage, que le régiment +passait. Mais j'avais tellement les yeux abattus, qu'en regardant je +ne le voyais pas: «Et notre femme? me dit-il.--Qui t'a dit que j'avais +une femme?--Le sergent-major; mais où est-elle?--Je n'en sais rien, +mais je sais qu'elle a, sur le dos, un sac dans lequel il y a du linge +et dont j'ai grand besoin, et si, quelquefois, tu la rencontres, tu +m'en avertiras. Elle est vêtue d'une capote grise de soldat: un +bonnet de peau de mouton lui tient lieu de coiffure; elle a des +guêtres noires aux jambes et un panier au bras.» + +Grangier, pensant que j'étais malade, et comme il me l'a dit depuis, +que j'étais dans le délire, me prit par le bras, me fit descendre sur +la roule en me disant: «Marchons, nous aurons de la peine de rejoindre +le régiment». Cependant nous y arrivâmes après avoir dépassé des +milliers d'hommes de toute arme qui se traînaient avec beaucoup de +peine et qui nous faisaient prévoir que la journée serait mortelle, +pour peu que la marche fût longue. + +Elle le fut en effet: nous traversâmes un endroit dont je n'ai pu +savoir le nom et où l'on disait que l'Empereur devait coucher +(quoiqu'il l'eût dépassé depuis longtemps). Une quantité d'hommes de +toute arme s'y arrêtèrent, car il était déjà tard, et l'on disait que +l'on avait encore deux lieues à faire pour arriver à l'endroit désigné +où l'on devait bivaquer, qui était une grande forêt. + +La route, en cet endroit, est large et bordée, de chaque côté, de +grands bouleaux[32]. Elle laissait aux hommes et aux équipages la +facilité de marcher, mais, lorsque le soir arriva, l'on ne voyait, +dans toute sa longueur, que des chevaux morts, et plus nous avancions, +plus elle était couverte de voitures et de chevaux expirants, même des +attelages entiers succombant aux fatigues, ainsi que des hommes qui, +ne pouvant aller plus loin, s'arrêtaient, formaient leurs bivacs au +pied des grands arbres, parce que, disaient-ils, ils avaient près +d'eux ce qu'ils ne trouveraient pas ailleurs: du bois pour faire du +feu, les voitures brisées leur en fourniraient, et de la viande avec +les chevaux dont la route était encombrée et qui commençaient à +embarrasser la marche. + +[Note 32: Les bouleaux, ce sont des arbres qui, en Russie, +viennent excessivement grands. _(Note de l'auteur)_] + +Il y avait déjà longtemps que je marchais seul au milieu de la cohue +et que je m'efforçais d'arriver à l'endroit où nous devions passer la +nuit, afin de me reposer de cette marche pénible et qui le devenait +encore davantage par le verglas qu'il faisait depuis qu'il +recommençait à geler sur une neige fondue qui, à chaque instant, me +faisait tomber; la nuit me surprit au milieu de toutes ces misères. + +Le vent du nord avait redoublé de furie; j'avais, depuis un moment, +perdu de vue mes camarades; plusieurs soldats, isolés comme moi, +étrangers au corps dont je faisais partie, se traînaient péniblement +en faisant des efforts surnaturels afin de regagner la colonne dont +ils étaient, comme moi, séparés depuis quelque temps. Ceux à qui +j'adressais la parole ne me répondaient pas; ils n'en avaient pas la +force. D'autres tombaient, mourants, pour ne plus se relever. Bientôt, +je me trouvai seul, n'ayant plus pour compagnons de route que des +cadavres qui me servaient de guides; les grands arbres qui la +bordaient avaient disparu. Il pouvait être sept heures; la neige qui, +depuis quelque temps, tombait avec force, m'empêchait de voir la +direction de mon chemin; le vent, qui la soufflait avec violence, +avait déjà remblayé les traces que la colonne laissait après elle. + +Jusqu'alors, j'avais toujours porté ma peau d'ours, le poil en dehors. +Mais, prévoyant que j'allais passer une mauvaise nuit, je m'arrêtai un +instant, et, afin d'avoir plus chaud, je la mis le poil en dedans; +c'est elle à qui je dois le bonheur d'avoir pu, dans cette nuit +désastreuse, résister à un froid de plus de vingt-deux degrés, car, +l'ayant arrangée sur l'épaule droite qui était le côté de la direction +du vent du nord, je pus alors marcher ainsi pendant une heure, temps +auquel je suis persuadé n'avoir pas fait plus d'un quart de lieue, car +souvent enveloppé par des tourbillons de neige, obligé de tourner +malgré moi, je me trouvais avoir retourné sur mes pas, et ce n'était +que par les corps morts d'hommes, de chevaux, les débris de voitures +et autres, que j'avais passés un instant avant, que je m'apercevais +que je n'étais plus dans la même direction; alors il fallait +m'orienter de nouveau. + +La lune, ou une lueur boréale comme on en voit souvent dans le nord, +se montrait par moments; lorsqu'elle n'était pas obscurcie par des +nuages noirs qui marchaient d'une vitesse effrayante, elle me mettait +à même de distinguer les objets: j'aperçus, mais bien loin encore, une +masse noire que je supposai être cette immense forêt que nous devions +traverser avant d'arriver à la Bérézina, car nous étions alors en +Lithuanie; suivant moi, cette forêt pouvait encore se trouver à une +lieue du point où j'étais. + +Malheureusement le sommeil qui, dans cette circonstance, était presque +toujours l'avant-coureur de la mort, commença à me gagner; mes jambes +ne pouvaient plus me soutenir; mes forces étaient épuisées; déjà +j'étais tombé plusieurs fois en dormant, et, sans le froid de la neige +qui me réveillait, je me serais laissé aller; c'en était fait de moi +si j'avais eu le malheur de succomber à l'envie de dormir. + +L'endroit où je me trouvais était couvert d'hommes et de chevaux morts +qui me barraient la route et m'empêchaient de me traîner, car je +n'avais plus la force de lever les jambes. Lorsque je tombais, il me +semblait que c'était un de ces malheureux étendus sur la neige qui +venait de m'arrêter, car il arrivait souvent que des hommes couchés et +mourants au milieu du chemin cherchaient à attraper par les jambes +ceux qui marchaient près d'eux, afin d'implorer leur secours, et +souvent il est arrivé que ceux qui se baissaient pour secourir leurs +camarades tombaient sur eux pour ne plus se relever. + +Je marchai environ dix minutes sans direction; j'allais comme un homme +ivre; mes genoux fléchissaient sous le poids de mon faible corps; +enfin je voyais ma dernière heure, quand tout à coup, chopant contre +le sabre d'un cavalier qui se trouvait à terre, je tombai de tout mon +long, de manière que mon menton alla porter sur la crosse de son +fusil, et je restai étourdi à ne pouvoir me relever. Je sentais une +grande douleur à l'épaule droite contre laquelle mon fusil avait +frappé en tombant; mais, un peu revenu à moi et m'étant mis sur mes +genoux, je ramassai mon fusil pour me mettre debout, mais, +m'apercevant que le sang me sortait par la bouche, je jetai un cri de +désespoir et je me relevai, tremblant de froid et de terreur. + +Le cri que j'avais jeté fut entendu d'un malheureux qui gisait à +quelques pas de moi, à droite, de l'autre côté de la route; une voix +faible et plaintive frappa mon oreille et j'entendis très +distinctement que l'on implorait mon secours, à moi qui en avais tant +besoin! par ces paroles: «Arrêtez-vous! Secourez-nous!» Ensuite l'on +cessa de se plaindre. Pendant ce temps, je restais immobile pour +écouter et je cherchais des yeux afin de voir si je n'apercevrais pas +l'individu qui se plaignait. Mais n'entendant plus rien, je commençais +à croire que je m'étais trompé. Pour m'en assurer, je me mis à crier +de toutes mes forces: «Où êtes-vous donc?» L'écho répéta deux fois: +«Où êtes-vous donc?» Alors, je me dis à moi-même: «Quel malheur! Si +j'avais un compagnon d'infortune, il me semble que je marcherais toute +la nuit, en nous encourageant l'un et l'autre!» À peine avais-je fait +ces réflexions, que la même voix se fit entendre, mais plus triste que +la première fois: «Venez à nous!» disait-on. + +Au même instant, la lune vint à paraître et me fit voir, à dix pas de +moi, deux hommes, dont un étendu de tout son long et l'autre assis. +Aussitôt, je me dirigeai de ce côté, et j'arrivai près d'eux avec +peine, à cause d'un fossé comble de neige qui séparait la route. +J'adressai la parole à celui qui était assis; il se mit à rire comme +un insensé, en me disant: «Mon ami, sais-tu, ne l'oublie pas!» Et de +nouveau il se mit à rire. Je vis que c'était le rire de la mort. Le +second, que je croyais sans mouvement, vivait encore, et, tournant un +peu la tête, me dit ces dernières paroles que je n'oublierai jamais: +«Sauvez mon oncle, secourez-le; moi, je meurs!» + +Je reconnus, dans celui qui venait de me parler, la voix qui s'était +fait entendre lorsque l'on implorait mon secours; je lui adressai +encore quelques paroles, et, quoiqu'il ne fût pas mort, il ne me +répondit pas. Alors, me tournant du côté du premier, je parlai pour +l'encourager à se lever et venir avec moi. Il me regarda sans me +répondre; je remarquai qu'il était enveloppé d'une grosse capote +doublée en fourrure et dont il cherchait à se débarrasser. Je voulus +l'aider à se relever, mais la chose fut impossible. En le prenant par +le bras, je vis qu'il avait des épaulettes d'officier supérieur. Il me +parla encore un peu de revue, de parade, et finit par tomber sur le +côté, la figure sur la neige. Enfin, je dus l'abandonner, car il +m'était impossible de rester plus longtemps sans m'exposer à partager +le sort de ces deux infortunés. Je passai la main sur la figure du +premier; elle était froide comme la glace. Il avait cessé de vivre. À +côté se trouvait une espèce de carnassière que je ramassai, espérant +y trouver quelque chose. Mais je m'aperçus qu'il n'y avait que des +chiffons et des papiers. J'emportai le tout. + +Ayant regagné la route, je me remis à marcher, mais lentement, +écoutant souvent, car il me semblait toujours entendre quelqu'un se +plaindre. + +L'espoir de rencontrer quelque bivac me fit, autant que je le pouvais, +doubler le pas. J'arrivai dans un endroit de la route que je trouvai +presque fermé de chevaux morts et de voitures brisées. Tout à coup, je +me laisse aller malgré moi et je tombe assis sur le cou d'un cheval +mort qui barrait le chemin. Autour étaient étendus sans mouvement des +hommes de différents régiments. J'en remarquai même plusieurs de la +Jeune Garde, faciles à reconnaître au shako; j'ai supposé, depuis, +qu'une partie de ces hommes étaient morts en voulant dépecer le cheval +pour le manger, mais qu'ils n'en avaient pas eu la force et qu'ils +avaient succombé de froid et de faim, comme cela arrivait tous les +jours. Dans cette triste situation, me voyant seul au milieu d'un +immense cimetière et d'un silence épouvantable, les pensées les plus +sinistres vinrent m'assaillir: je pensai à mes camarades dont je me +trouvais séparé comme par une fatalité, ensuite à mon pays, à mes +parents, de manière que je me mis à pleurer comme un enfant. Les +larmes que je versai me soulagèrent et me rendirent le courage que +j'avais perdu. + +Je trouvai sous ma main, contre la tête du cheval sur lequel j'étais +assis, une petite hache, comme nous en portions toujours dans chaque +compagnie lorsque nous étions en campagne. Je voulus m'en servir pour +en couper un morceau, mais je n'en pus venir à bout, car il était +tellement durci par la gelée que j'aurais plutôt coupé du bois. Enfin, +j'épuisai le reste de mes forces contre l'animal, et je tombai de +lassitude, mais je m'étais réchauffé un peu. + +En ramassant la hache qui m'était échappée des mains je m'aperçus que +j'avais cassé plusieurs morceaux de glace; qui n'étaient autre chose +que du sang du cheval que, probablement, l'on avait saigné pour tuer. +J'en ramassai le plus possible, que je mis précieusement dans ma +carnassière; ensuite j'en mangeai quelques morceaux qui me rendirent +un peu de force, et je me remis à continuer mon chemin, à la garde de +Dieu, ayant toujours soin de passer à droite et à gauche afin d'éviter +la rencontre des cadavres, dont la route était jonchée, m'arrêtant et +tâtonnant dans l'obscurité toutes les fois qu'un gros nuage passait +sur la lune, et allant le plus vite possible dans la direction du +bois, lorsqu'elle reparaissait. + +Après avoir marché quelque temps, j'aperçus à peu de distance, et +devant moi, quelque chose que je pris d'abord pour un caisson; mais +étant plus près, je reconnus que c'était la voiture d'une cantinière +d'un régiment de la Jeune Garde que j'avais rencontrée plusieurs fois +depuis Krasnoé, conduisant deux blessés des fusiliers-chasseurs de la +Garde. Les chevaux qui la conduisaient étaient morts et en partie +mangés ou coupés par morceaux; autour de la voiture étaient sept +cadavres presque nus et à moitié couverts de neige; un seulement avait +encore sur lui une capote en peau de mouton. Je m'en approchai pour +l'examiner, mais je crois plutôt que c'était pour lui ôter cette +capote. À peine m'étais-je baissé pour regarder, que je reconnus une +femme. Elle donnait peut-être encore quelque signe de vie lorsqu'on +avait été forcé de l'abandonner, et c'était à cela que cette +malheureuse devait d'avoir conservé ses vêtements. + +Dans la situation où je me trouvais, le sentiment de ma conservation +était toujours ma première pensée; c'est pourquoi, par un mouvement +irréfléchi, je voulais essayer mes forces en cherchant à couper un +morceau de cheval, sans penser qu'un instant avant, j'étais tombé de +lassitude en voulant faire la même chose. Je pris donc ma hache à deux +mains et j'attaquai le cheval qui était dans les brancards de la +voiture, mais ce fut, comme la première fois, peine inutile. Alors +l'idée me vint de passer mon bras dans le corps du cheval et de voir +si, avec la main, je ne pourrais pas en retirer le coeur, le foie ou +quelque autre chose; mais je faillis l'avoir gelée; j'en fus quitte +pour un doigt de la main droite qui n'était pas encore guéri en +arrivant à Paris, au mois de mars 1813. + +Enfin, ne pouvant arracher un lambeau de chair que j'aurais manger +crue, je me décidai à passer la nuit dans la voiture qui était +couverte, et dans laquelle je n'avais pas encore regardé, étant +certain qu'il n'y avait rien à manger: je m'avançai près de la femme +morte afin d'essayer de lui ôter la capote de peau de mouton pour m'en +couvrir, mais il fut impossible de lui faire faire un mouvement. +Cependant je n'avais pas perdu tout espoir. Elle avait le corps sanglé +avec une courroie de sac ou une bretelle de fusil, et, pour la lui +ôter, il fallait que je lui fasse faire un demi-tour, parce que la +boucle qui la serrait était de l'autre côté. Pour cela, je pris mon +fusil à deux mains, et m'en servant comme d'un levier, sous le corps. +Mais à peine avais-je commencé, qu'un cri déchirant sortit de la +voiture. Je me retourne; un second cri se fait entendre: «Marie! +criait-on, Marie, à boire, je me meurs!» Je restai interdit. Une +minute après, la même voix répéta: «Ah! mon Dieu!» Aussitôt il me +vient dans l'idée que ce sont de malheureux blessés que l'on a +abandonnés sans qu'ils le sachent. Ce n'était que trop vrai. + +Ayant monté sur la carcasse du cheval qui était dans les brancards, je +m'appuyai sur le bord de la voiture, et, ayant demandé ce que l'on +voulait, l'on me répondit avec bien de la peine: «À boire!» + +Tout à coup, pensant à la glace de sang que j'avais dans ma +carnassière, je voulus descendre pour en prendre, mais la lune, qui +m'éclairait depuis assez de temps, disparaît tout à coup sous un gros +nuage noir, et, pensant poser le pied sur quelque chose de solide, je +le mets à côté et je tombe sur trois cadavres qui se trouvaient l'un +contre l'autre. J'avais les jambes plus hautes que la tête, les +caisses placées sur le ventre d'un mort et la figure sur une de ses +mains. J'étais habitué à coucher, depuis un mois, au milieu de +compagnie semblable, mais je ne sais si c'est parce que j'étais seul, +quelque chose de plus terrible que la peur s'empara de moi. Il me +semblait que j'avais le cauchemar; je restai quelque temps sans +parole; j'étais comme un insensé, et je me mis à crier comme si l'on +me tenait sans vouloir me lâcher. Malgré les efforts que je faisais +pour me relever, je ne pouvais en venir à bout. Enfin je veux m'aider +de mes bras, mais je pose, sans le vouloir, ma main droite sur une +figure, et mon pouce entre dans la bouche. + +Dans ce moment, la lune reparaît et je vois tout ce qui m'entoure. Un +frisson me parcourt, je quitte mon point d'appui et je retombe +encore. Mais alors tout change. Je suis honteux de ma faiblesse et, au +lieu de la peur, une espèce de frénésie s'empare de moi. Je me relève +en jurant et en mettant mes mains, mes pieds sur les figures, les +bras, les jambes, n'importe où. Je regarde le ciel en jurant, et +semble le défier. Je prends mon fusil, je frappe contre la voiture, je +ne sais même pas si je n'ai pas frappé sur les pauvres diables qui +étaient à mes pieds. + +Devenu plus calme et décidé à passer la nuit dans la voiture, près des +blessés, pour me mettre à l'abri du mauvais temps, je pris un morceau +de sang à la glace dans ma carnassière et je montai dedans, cherchant, +en tâtonnant, celui qui m'avait demandé à boire et qui ne cessait de +crier, mais faiblement. En m'approchant, je m'aperçus qu'il était +amputé de la cuisse gauche. + +Je lui demandai de quel régiment il était, il ne me répondit pas. +Alors, cherchant sa tête, je lui introduisis avec peine mon morceau de +sang glacé dans la bouche. Celui qui était à côté était froid et dur +comme un marbre. J'essayai de le mettre en bas de la voiture pour +prendre sa place, attendre le jour et partir ensuite avec ceux que je +supposais être encore en arrière, mais je n'en pus venir à bout. Je +n'avais pas la force de le bouger et, le bord de la voiture étant trop +haut, je ne pouvais le pousser à terre. Voyant que le premier n'avait +plus qu'un instant à vivre, je le couvris avec deux capotes que le +mort avait sur lui, et, restant encore un instant assis sur les jambes +de ce dernier, je cherchai dans la voiture s'il n'y avait rien qui pût +m'être utile. N'ayant rien trouvé, j'adressai encore la parole au +premier, mais inutilement. Je lui passai la main sur la figure: elle +était froide, et, à la bouche, il avait encore le morceau de glace que +je lui avais introduit. Il avait cessé de vivre et de souffrir. + +Ne pouvant, sans m'exposer à périr, rester plus longtemps, je me +disposai à partir, mais, avant, je voulus encore regarder la femme qui +était à terre, pensant que c'était Marie, la cantinière, que je +connaissais particulièrement comme étant du même pays que moi, et, +profitant de la clarté que la lune donnait dans ce moment, je +l'examinai et, à la taille et à la figure, je fus certain que c'était +une autre personne. + +Le fusil sous le bras droit, comme un chasseur, deux carnassières, une +en maroquin rouge et l'autre en toile grise que j'avais trouvée un +instant avant, ma hache au côté, un morceau de sang glacé dans la +bouche et les deux mains dans mon pantalon, je me remis en route. Il +pouvait être neuf heures, la neige avait cessé de tomber, le vent +soufflait avec moins de force et le froid avait perdu un peu de son +intensité. Je me mis à marcher toujours dans la direction du bois. + +Au bout d'une demi-heure, la lune disparut comme par enchantement. +C'est ce qui pouvait m'arriver de plus fâcheux. Je restai quelques +minutes à me reconnaître, appuyé sur mon fusil et battant des pieds +pour ne pas me laisser prendre par le froid, en attendant que la +clarté revînt. Mais je fus trompé dans mon attente, car elle ne +reparut plus. + +Cependant mes yeux commencèrent à s'habituer à l'obscurité de manière +à y voir assez pour me conduire. Tout à coup, je crus m'apercevoir que +je ne marchais plus dans la même route; naturellement porté à éviter +le vent du nord, je lui avais tout à fait tourné le dos. J'en eus la +certitude en ne rencontrant plus, sur mes pas, aucune trace de débris +de l'armée. + +Je ne saurais dire le temps que je marchai dans cette nouvelle +direction, peut-être une demi-heure, lorsque je m'aperçus, mais trop +tard, que j'étais sur le bord d'un précipice, où je roulai à plus de +quarante pieds de profondeur. Il est vrai de dire que je parcourus +cette distance à plusieurs reprises; que trois fois je fus arrêté par +des broussailles. Alors, pensant que c'en était fait de moi, je fermai +les yeux et je me laissai aller à la volonté de Dieu. Il fallut aller +jusqu'au fond, où j'arrivai sur quelque chose de bombé qui rendit un +son sourd. + +Je restai quelque temps étourdi, mais comme rien ne m'étonnait plus, +après tout ce qui m'était arrivé, je fus bientôt revenu de ma +surprise. M'apercevant que mon fusil m'avait échappé des mains, je me +mis en tête de le chercher. Mais bien me prit d'y renoncer et +d'attendre jusqu'au jour. + +Je tirai mon sabre du fourreau et, comme je ne pouvais rien voir, +j'allai, tout en sondant, devant moi. C'est alors que je m'aperçus +que l'objet sur lequel j'étais tombé et qui avait rendu un son sourd +était un caisson dont je cherchai à faire le tour ainsi que de deux +carcasses de chevaux que je rencontrai sur le devant. + +Voulant trouver un endroit convenable afin de passer le reste de la +nuit, je m'arrêtai pour écouter et voir; au bout d'un instant, je +sentis de la chaleur aux pieds. Ayant baissé la tête, je m'aperçus que +j'étais arrêté sur l'emplacement d'un feu qui n'était pas tout à fait +éteint. + +Aussitôt, je me couche à terre et, mettant les mains dans les cendres +pour les réchauffer, je parvins à retrouver quelques charbons que je +réunis avec beaucoup de peine et de précaution. Ensuite je me mis à +souffler et j'en fis jaillir quelques étincelles que je reçus +précieusement sur la figure et dans les mains. Mais du bois pour +ravitailler mon feu, où en trouver? Je n'osais l'abandonner, car ce +feu devait me sauver la vie, et, pendant que je me serais éloigné pour +en chercher, il pouvait s'éteindre. + +Crainte d'accident, je déchire un morceau de ma chemise qui tombait en +lambeaux, j'en fais une mèche et je l'allume. Ensuite, tout en +tâtonnant avec les mains autour de moi, je ramasse des petits morceaux +de bois qui, fort heureusement, se trouvent à ma portée, et, avec de +la patience, je parviens, non sans beaucoup de difficulté, à le +rallumer. Bientôt la flamme pétille, et ramassant tout le bois que je +trouve, au bout d'un instant j'ai un grand feu de manière à me faire +distinguer tous les objets qui se trouvent à cinq ou six pas de moi. + +Je vis d'abord, sur le dessus du caisson, écrit en grandes lettres: +GARDE IMPÉRIALE, ÉTAT-MAJOR. L'inscription était surmontée de l'aigle. +Ensuite, autour et aussi loin que je pouvais voir, le terrain était +couvert de casques, de shakos, de sabres, de cuirasses, de coffres +enfoncés, de portemanteaux vides, d'habillements épars et déchirés, de +selles, de schabraques de luxe et d'une infinité d'autres choses. +Mais, à peine avais-je jeté un coup d'oeil sur tout ce qui +m'environnait, l'idée me vint que l'endroit où je me trouvais pourrait +bien être à portée du bivac d'un parti de Cosaques et, aussitôt, voilà +que la peur me prend et que je n'ose plus entretenir mon feu. Il n'y a +pas de doute, dis-je en moi-même, que cet endroit est occupé par des +Russes, car si c'étaient des Français, l'on y verrait des grands feux; +nos soldats, à défaut de nourriture, se chauffaient très bien +lorsqu'ils le pouvaient, et là, justement, le bois ne manque pas! Je +ne concevais pas qu'un endroit comme celui où je me trouvais, à l'abri +du vent, n'eût pas été choisi pour y passer la nuit. Enfin je ne +savais si je devais rester ou partir. + +Pendant que je faisais ces réflexions, mon feu avait considérablement +diminué, et je n'osais y remettre du bois. Mais l'envie de me +réchauffer et de me reposer quelques heures l'emporta sur la crainte. +J'en ramassai autant qu'il me fut possible, j'en fis un bon tas que je +mis près de moi, de manière à le pouvoir prendre sans me bouger, et me +chauffer ainsi jusqu'au jour. Je ramassai aussi plusieurs schabraques +pour mettre sous moi, et, enveloppé dans ma peau d'ours, le dos tourné +au caisson, je me disposai à passer ainsi le reste de la nuit. + +En mettant du bois sur mon feu, je m'aperçus qu'il se trouvait, parmi +les morceaux, une côte de cheval, et, quoiqu'on l'eût déjà rongée, il +y restait encore assez de viande pour apaiser la faim qui commençait à +me dévorer, et, quoique couverte de neige et de cendres, c'était, pour +le moment, beaucoup plus que je n'aurais osé espérer. Depuis la +veille, je n'avais mangé que la moitié d'un corbeau que j'avais trouvé +mort, et, le matin avant mon départ, quelques cuillerées de soupe de +gruau mélangée de morceaux de paille d'avoine et de grains de seigle, +et salée avec de la poudre. + +À peine ma côtelette était-elle chaude, que je commençai à mordre, +malgré les cendres qui servaient d'assaisonnement. Je fis, de cette +manière, mon triste repas, en regardant de temps à autre, à droite et +à gauche, si je ne voyais rien autour de moi qui pût m'inquiéter. + +Depuis que j'étais dans ce fond, ma position s'était un peu améliorée. +Je ne marchais plus, j'étais à l'abri du vent et du froid, j'avais du +feu et à manger. Mais j'étais tellement fatigué que je m'endormis en +mangeant, mais d'un sommeil agité par la crainte, et interrompu par +les douleurs que j'avais dans les cuisses: il semblait que l'on +m'avait roué de coups. Je ne sais combien de temps je me reposai, +mais lorsque je m'éveillai, il n'y avait pas encore d'apparence que +le jour dût venir de sitôt, car, en Russie, les nuits sont longues. +C'est le contraire en été; il n'y en a presque pas. + +Lorsque je m'étais endormi, je m'étais mis les pieds dans les cendres. +Aussi, en me réveillant, je les avais chauds. Je savais par expérience +que le bon feu délasse et apaise les douleurs; c'est pourquoi je me +disposai à en faire un en mettant le feu au caisson, en y ajoutant +tout ce qui pourrait être susceptible de brûler. Aussitôt, ramassant +et réunissant tout le bois que je pus trouver, ainsi que les coffres +brisés, et en ayant mis une partie contre, je n'avais qu'à pousser mon +feu et à l'incendier. + +Cependant, je voulus encore attendre quelque temps, car je pensais que +si mon feu, jusqu'à présent, ne m'avait attiré aucun désagrément, +c'est-à-dire quelques patrouilles de Cosaques, c'est parce qu'il était +petit et dans un fond, mais que le contraire pourrait fort bien +arriver lorsque le caisson serait tout en feu. + +La flamme commençait à éclairer et à me mettre à même de voir tout ce +qui était autour de moi. Je vis venir, sur ma gauche, quelque chose +que je pris d'abord pour un animal, et comme il y a beaucoup d'ours en +Russie, et surtout dans cette contrée, je pensais et j'étais presque +certain, à la tournure de l'individu, que c'en était un, car il +marchait à quatre pattes. Il pouvait être à dix ou douze pas, et je ne +pouvais encore bien le distinguer. Lorsqu'il ne fut plus qu'à cinq ou +six pas, je reconnus que c'était un homme, et de suite je pensai que +ce pouvait être un blessé qui, attiré par le feu, venait en prendre sa +part. Crainte de surprise, je me mis sur mes gardes, et, prenant mon +sabre qui était près de moi et hors du fourreau, j'avançai deux pas à +la rencontre et sur la droite de l'individu, en lui criant: «Qui +es-tu?» + +En même temps, je lui mettais la pointe de mon sabre sur le dos, car +j'avais reconnu que c'était un Russe, un vrai Cosaque à longue barbe. + +Aussitôt, il leva la tête et se mit en position d'esclave, en voulant +me baiser les pieds et en me disant: «Dobray Frantsouz!»[33] et +d'autres mots que je comprenais un peu et que l'on dit lorsqu'on a +peur. S'il avait pu deviner, il aurait vu que j'avais, pour le moins, +aussi peur que lui. Il se mit sur les genoux pour me montrer qu'il +avait un coup de sabre sur la figure. Je remarquai que, dans cette +position, sa tête allait jusqu'à mon épaule, de sorte qu'il devait +avoir plus de six pieds. Je lui fis signe de s'approcher du feu. Alors +il me fit comprendre qu'il avait une autre blessure. C'était une balle +qui lui était entrée dans le bas-ventre; tant qu'à son coup de sabre, +il était effrayant. Il lui prenait sur le haut de la tête, descendant +le long de la figure jusqu'au menton, et allait se perdre dans la +barbe, preuve certaine que celui qui le lui avait appliqué n'allait +pas de main morte. Il se coucha sur le dos pour me montrer son coup de +feu; la balle avait traversé. Dans cette position, je m'assurai qu'il +n'avait pas d'armes. Ensuite il se mit sur le côté sans plus rien +dire. Je me mis en face pour l'observer. Je ne voulais plus +m'endormir, car je voulais, avant le jour, exécuter mon projet de +mettre le feu au caisson et de partir ensuite. Mais voilà que, tout à +coup, une autre terreur me prend en pensant qu'il pouvait bien +contenir de la poudre! + +[Note 33: Bon Français! (_Note de l'auteur_.)] + +À peine ai-je fait cette réflexion, que, tout fatigué que je suis, je +me lève et, ne faisant qu'un saut au-dessus du feu et du pauvre diable +qui était devant moi, je me mis à courir à plus de vingt pas sur la +gauche, mais, _chopant_ à une cuirasse qui se trouvait sur mon +passage, j'allai mesurer la terre de tout mon long. J'eus encore le +bonheur, dans cette chute, de ne pas me blesser, car j'aurais pu +rencontrer, en tombant, quelques débris d'armes, et il y en avait +beaucoup d'éparses dans cet endroit; j'ai pu m'en assurer lorsqu'il +commença à faire jour. M'étant relevé, je me mis à marcher en +reculant, et toujours les yeux fixés sur l'endroit que je venais +d'abandonner, comme si vraiment j'avais été certain qu'il existât de +la poudre dans le caisson et qu'il allât faire explosion. Peu à peu +revenu de ma peur, je regagnai l'endroit que j'avais quitté sottement, +car je n'étais pas plus en sûreté à vingt pas que contre le feu. Je +pris les morceaux de bois enflammés, je les portai avec précaution à +l'endroit où j'étais tombé; ensuite je pris la cuirasse à laquelle +j'avais _chopé_, afin de m'en servir à ramasser de la neige et à +éteindre le feu. Mais à peine avais-je commencé cette besogne, qu'un +bruit de fanfare se fit entendre, et, ayant attentivement écouté, je +reconnus facilement les clairons de la cavalerie russe, qui +m'annonçaient que je n'étais pas loin d'eux. À ce son national, +j'avais vu le Cosaque lever la tête. Je cherchai, en l'examinant +attentivement, à lire sur sa physionomie quelle était sa pensée, car +le feu éclairait encore assez pour distinguer ses traits. Il semblait +vouloir aussi lire sur ma figure l'impression que ce bruit inattendu +avait produit sur moi. C'est ainsi que j'ai pu voir comme cet homme +était hideux: une carrure d'Hercule, des yeux louches se renfonçaient +sous un front bas et saillant; sa chevelure et sa barbe, rousses et +drues comme un crin, donnaient à ses traits un caractère sauvage. Dans +ce moment, je crus voir qu'il souffrait horriblement de sa blessure, +car il faisait des mouvements comme quelqu'un qui a une forte colique +et, par moments, il grinçait des dents, qui ressemblaient à des crocs. + +J'avais interrompu mon ouvrage, et, ne sachant plus que faire, +j'écoutais stupidement cette musique sauvage, quand, tout à coup, un +autre bruit se fait entendre derrière moi. Je me retourne; jugez de ma +frayeur: c'est le caisson qui s'ouvre comme un tombeau, et je vois se +lever, du fond, un corps d'une grandeur extraordinaire, blanc comme +neige, depuis les pieds jusqu'à la tête, ressemblant au fantôme du +Commandeur dans le _Festin de Pierre_, tenant le dessus du caisson +d'une main et un sabre nu de l'autre. À l'apparition d'un pareil +individu, je fais quelques pas en arrière et je tire mon sabre. Je le +regarde sans rien dire, en attendant qu'il parle le premier; mais je +vois que mon fantôme est embarrassé, en cherchant à se défaire d'un +grand collet rabattu par-dessus sa tête. Ce collet tenait à un manteau +blanc qui l'empêchait de distinguer ce qui l'environnait, et, comme il +faisait cette manoeuvre de la main dont il tenait son sabre, il ne +pouvait parvenir à se débarrasser la tête sans s'exposer à faire +retomber sur lui le dessus du caisson qu'il tenait de la main gauche. + +Enfin, rompant le silence je lui demandai d'une voix mal assurée: + +«Êtes-vous Français? + +--Eh, oui, certainement, je suis Français, la belle sacrée demande! +Vous êtes là, me dit-il, comme une chandelle bénite! Vous me voyez +embarrassé et vous ne m'aidez pas à sortir de mon cercueil! Je vois, +mon camarade, que vous avez eu peur! + +--Oui, c'est vrai, mais parce que vous auriez pu être un vivant +semblable à celui qui se trouve dans ce moment couché près du feu!» + +Pendant ce colloque, je l'avais aidé à sortir. À peine fut-il à terre, +qu'il se débarrassa de son grand manteau. Jugez de ma surprise et de +ma joie en reconnaissant, dans ce fantôme, un des plus vieux grognards +des grenadiers de la Vieille Garde, un de mes anciens camarades qui se +nommait Picart, Picart de nom et Picard de nation, que je n'avais pas +vu depuis notre dernière revue de l'Empereur au Kremlin, mon vieux +camarade avec qui j'avais fait mes premières armes, car, en entrant +aux Vélites, j'étais de la compagnie dont il faisait partie et de la +même escouade. J'avais été, avec lui, aux batailles d'Iéna, de +Pultusk, d'Eylau, d'Eilsberg et Friedland. Je le quittai ensuite après +la paix de Tilsitt, pour le retrouver plus tard, en 1808, sur les +frontières d'Espagne, au camp de Mora, où il fut, pendant cinq mois, +sous mes ordres, car j'étais caporal, et le hasard l'avait fait tomber +dans mon escouade[34], et, depuis, nous avions fait les autres +campagnes ensemble, quoique n'étant plus du même régiment. + +[Note 34: Au camp de Mora, où nous étions avec l'Empereur, et une +fraction de chaque corps de la Garde, l'on mit des vieux grenadiers en +subsistance dans nos escouades; ce fut de la sorte que je fus le +caporal de Picart. (_Note de fauteur._)] + +Picart eut de la peine à me reconnaître, tant j'étais changé et +misérable, et à cause de ma peau d'ours, du reste de mon accoutrement +et de la nuit. Nous nous regardions avec étonnement, moi de le voir +assez propre et bien portant, et lui de me trouver si maigre, et, +comme il me le disait, ressemblant à Robinson Crusoé. Enfin, rompant +le silence: «Dites-moi donc, me dit-il, mon pays, mon sergent, comme +vous voudrez, par quel hasard ou par quel malheur j'ai le bonheur de +vous trouver ici pendant la nuit et seul en compagnie de ce vilain +Kalmouck, car c'en est un; regardez-le bien: voyez ses yeux! Il est +ici depuis hier cinq heures, mais quelque temps après, il a disparu. +C'est pourquoi je suis surpris de le revoir.» + +Je contai à Picart comment je l'avais vu et la peur qu'il m'avait +faite: «Et vous, me dit-il, mon pays, comment diable êtes-vous tombé +ici pendant la nuit?--Avant de vous conter cela, je vous demanderai +d'abord si vous n'avez pas un petit morceau de quelque chose à me +donner à manger.--Si, mon sergent, un petit morceau de biscuit!» +Aussitôt il ouvrit son sac et en tira un morceau de biscuit grand +comme la main, qu'il me donna et que je dévorai de suite, car, depuis +le 27 octobre, je n'avais pas mangé de pain[35]. En dévorant le +biscuit, je lui dis: «Picart, vous avez de l'eau-de-vie?--Non, mon +pays.--Cependant il me semble que j'en sens l'odeur.--Vous avez +raison, me répondit-il, car hier, lorsque l'on a pillé le caisson que +vous voyez, il s'en trouvait une bouteille. Ils n'ont pu s'entendre +pour la boire. Elle a été cassée et perdue.» Je lui témoignai le désir +de savoir la place. Il me la montra; alors je ramassai de la neige à +l'eau-de-vie, comme j'avais fait du sang de cheval à la glace: «Pas si +bête! dit Picart. Je n'y pensais pas. Dans ce cas, nous en trouverons +de quoi nous mettre en ribote, car il paraît qu'il y en avait +plusieurs bouteilles dans le caisson!» + +[Note 35: Seulement un petit morceau que Grangier me donna à +Smolensk le 10 novembre. (_Note de l'auteur._)] + +Le morceau de biscuit que j'avais mangé, ainsi que quelques pincées de +neige à l'eau-de-vie, me firent beaucoup de bien. Alors je lui contai +tout ce qui m'était arrivé, depuis la veille au soir. Picart +m'écoutait et avait de la peine à me croire; mais ce fut bien pire +lorsque je lui fis un détail de la misère et de la situation de +l'armée, de son régiment et de toute la Garde impériale en général. +Ceux qui liront ce journal seront surpris de ce que Picart ne savait +rien de tout cela: en voici la raison. + + + + +VIII + +Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est blessé.--Un +convoi de prisonniers français.--Halte dans une forêt.--Hospitalité +polonaise.--Accès de folie.--Nous rejoignons l'armée.--L'Empereur et +le bataillon sacré.--Passage de la Bérézina. + + +Après la bataille de Malo-Jaroslawetz, Picart n'avait plus vu le +régiment dont il faisait partie, ayant été commandé de service pour +escorter un convoi composé d'une portion des équipages du quartier +impérial. Depuis ce jour, le détachement qu'il escortait avait +toujours marché en avant de l'armée de deux ou trois journées, de +sorte qu'il n'avait pas eu, à beaucoup près, autant de misère que +l'armée. N'étant que 400 hommes, ils trouvaient quelquefois des +vivres. Ils avaient aussi les moyens de transport. À Smolensk, ils +avaient pu se procurer du biscuit et de la farine pour plusieurs +jours. À Krasnoé, ils avaient eu le hasard d'arriver et de repartir +vingt-quatre heures avant que les Russes, qui nous coupèrent la +retraite, fussent arrivés, et à Orcha, ils purent encore se procurer +de la farine. Dans un village, il se trouvait toujours assez +d'habitations pour se mettre à l'abri, ne fût-ce que les maisons de +poste établies de trois lieues en trois lieues, tandis que nous qui +avions commencé par marcher plus de 150 000 hommes ensemble, dont il +ne nous restait plus la moitié, nous n'avions, pour toute habitation, +que les forêts et les marais, pour nourriture qu'un morceau de cheval, +encore pas autant que l'on aurait voulu, et, pour boisson, de l'eau, +et pas toujours. Enfin, la misère de mon vieux camarade ne commençait +à compter que du moment où j'étais avec lui. + +Picart me dit que l'individu qui se trouvait couché à notre feu, avait +été blessé, hier, par des lanciers polonais, dans une attaque qui eut +lieu à trois heures après midi. Voici ce qu'il me conta: + +«Plus de 600 Cosaques, et d'autre cavalerie, sont venus pour attaquer +notre convoi, mais ils furent mal reçus, car nous étant abrités avec +nos voitures formant un carré autour de nous, sur la route qui est +très large en cet endroit, nous les laissâmes avancer assez près, de +sorte qu'à la première décharge, onze restèrent morts sur la neige. Un +plus grand nombre fut blessé et emporté par leurs chevaux. Ils se +sauvèrent, mais furent rencontrés par des lanciers polonais faisant +partie du corps que commandait le général Dombrowski[36], qui +achevèrent de les mettre en déroute; celui qui est là, couché, et qui +a un coup de sabre sur là frimousse, a été ramené prisonnier par eux, +ainsi que plusieurs autres, mais je ne sais pas pourquoi ils l'ont +abandonné.» Je lui dis que c'était probablement parce qu'il avait une +balle qui lui traversait le corps, et puis, que faire des prisonniers, +puisque l'on n'avait rien pour les nourrir? + +[Note 36: Le corps que commandait le général Dombrowski, qui était +un Polonais n'était pas venu jusqu'à Moscou, il était resté en +Lithuanie; il marchait, dans ce moment, sur Borisow, pour empêcher les +Russes de s'emparer du pont de la Bérézina. (_Note de l'auteur_.)] + +«Après le _hourra_ dont je viens de vous parler, continua Picart, il y +a eu un peu de confusion. Tous ceux qui conduisaient les voitures pour +traverser le défilé qui se trouve un peu avant d'arriver à la forêt, +voulaient passer les premiers pour arriver le plus vite possible dans +le bois, afin d'être à l'abri d'un coup de main. Une partie des +équipages que j'accompagnais, pensant bien faire, espérant trouver +plus haut un passage qui, probablement, n'existe pas, prit sur la +gauche en marchant sur le bord du fond où nous sommes, mais la neige +cachait une crevasse qui se trouvait sur notre passage, de manière que +le premier caisson fit la culbute, et roula en faisant un demi-tour, +avec les deux _cognias_[37], dans l'endroit où nous sommes. Le reste +des équipages a évité le même sort en faisant un demi-tour à gauche, +mais je ne sais s'il est arrivé à bon port. Tant qu'à moi, l'on m'a +laissé ici avec deux chasseurs pour garder le diable de caisson, en +nous disant que, dans un moment, l'on enverrait des hommes et des +chevaux pour le retirer, ou enlever ce qu'il contenait. Mais une heure +après, comme il allait faire nuit, neuf hommes, des traîneurs de +différents corps, passant justement de ce côté, ayant vu le caisson +renversé et ne nous voyant que trois pour le garder, l'enfoncèrent +sous prétexte qu'il contenait des vivres, malgré tout ce que nous +pûmes faire et dire pour les en empêcher. + +[Note 37: _Cognia_, en polonais comme en russe, veut dire cheval. +(_Note de l'auteur_.)] + +«Lorsque nous vîmes que le mal était sans remède, nous fîmes comme +eux, en prenant et mettant de côté tout ce qui pouvait nous tomber +sous la main, pour le remettre ensuite à qui ça appartenait. Mais il +était déjà trop tard, car tout ce qu'il y avait de convenable était +pris, et les chevaux coupés en vingt morceaux. J'ai pourtant ce +manteau blanc, qui me servira. Ce que je n'ai pu comprendre, c'est que +les deux chasseurs qui étaient avec moi soient partis sans que je m'en +aperçusse.» + +Je dis à Picart que les hommes qui avaient pillé le caisson étaient de +la Grande Armée, et que, s'il leur avait demandé des nouvelles, ils +auraient pu lui en dire autant et même plus que moi: «Après tout, mon +pauvre Picart, ils ont bien fait d'emporter et de profiter de tout ce +qui leur tombait sous la main, car dans un instant les Russes seront +ici.--«Vous avez raison, me dit Picart, aussi je pense qu'il faut +mettre nos armes en état.--Il faut d'abord que je retrouve mon fusil, +dis-je à Picart, car c'est la première fois que nous nous quittons. Il +y a six ans que je le porte, et je le connais si bien, qu'à toute +heure de la nuit, au milieu des faisceaux d'armes, en le touchant, ou +au bruit qu'il fait en tombant, je le reconnais.» Comme il n'était pas +tombé de neige pendant la nuit, j'eus le bonheur de le retrouver. Il +est vrai que Picart me suivait en m'éclairant avec un morceau de bois +résineux. + +Après avoir arrangé notre chaussure, chose qu'il fallait soigner, afin +de mieux marcher et de ne pas avoir les pieds gelés, nous fîmes rôtir +un morceau de viande de cheval, dont Picart avait eu soin de faire une +ample provision, et, après avoir mangé et pris pour boisson un peu de +neige à l'eau-de-vie, nous prîmes encore chacun un morceau de viande +que Picart mit sur son sac, et moi dans ma carnassière, et, debout +devant notre feu, nous nous chauffâmes les mains sans rien nous dire, +mais pensant, chacun de notre côté, à ce que nous devions faire. + +«Ah! çà, dit le vieux brave, voyons, de quel côté allons-nous _tirer +nos guêtres_?--Mais, lui dis-je, j'ai toujours cette infernale musique +dans les oreilles!--Nous nous sommes peut-être trompés. Cela pourrait +bien être la diane, ou le réveil des grenadiers à cheval de chez nous! +Vous connaissez bien l'air: + + Fillettes, auprès des amoureux, + Tenez bien votre sérieux, etc.» + +J'interrompis Picart en lui disant que, depuis plus de quinze jours, +la diane, ainsi que le réveil du matin, était morte, que nous n'avions +plus de cavalerie, et qu'avec ce qui restait, l'on avait formé un +escadron, que l'on appelait l'_escadron sacré_, qu'il était commandé +par le plus ancien maréchal de France, que les généraux y étaient +comme capitaines et que les colonels, ainsi que les autres officiers, +servaient comme soldats; qu'il en était de même d'un bataillon que +l'on appelait le _bataillon sacré_, enfin que, de 40 000 hommes de +cavalerie, il n'en restait plus 1000. + +Et, sans lui donner le temps de me répondre, je lui dis que ce qu'il +avait entendu était bien le signal de départ de la cavalerie russe, et +que c'était cela qui l'avait fait sortir du caisson: «Oh! c'est pas +tout à fait ça, mon pays, qui m'a fait décamper, mais bien que, depuis +quelque temps, je voyais vos dispositions à y mettre le feu!» + +À peine Picart avait-il prononcé le dernier mot, qu'il me saisit par +le bras en me disant: «Silence! Couchez-vous!» Aussitôt, je me jette a +terre. Il en fait autant, et, prenant la cuirasse que j'avais +apportée, il en couvre le feu; je regarde et j'aperçois la cavalerie +russe défiler au-dessus de nous, dans le plus grand silence. Cela dura +un bon quart d'heure. Aussitôt qu'ils furent partis: «Suivez-moi!» me +dit-il, et, nous tenant par le bras, nous nous mîmes à marcher dans la +direction d'où venait la cavalerie. + +Après quelque temps, Picart s'arrêta en me disant tout bas: +«Respirons, nous sommes sauvés, au moins pour le moment. Nous avons eu +du bonheur, car si l'ours, en parlant du Cosaque blessé, s'était +aperçu que les siens passaient si près de lui, il n'y a pas à douter +qu'il n'eût beuglé comme un taureau, pour se faire entendre, et Dieu +sait se qui serait arrivé! À propos, j'ai oublié quelque chose, et +c'est le principal; il faut retourner d'où nous venons. Il se trouve, +sur le derrière du caisson, une marmite que j'ai oublié de prendre, et +qui vaut mieux, pour nous, que tout ce qu'il y avait dedans!» Comme il +voyait que je n'étais pas trop de son avis: «Allons! marchons! me +dit-il, ou nous sommes exposés à mourir de faim!» + +Nous arrivâmes à notre bivac; nous trouvâmes notre feu presque éteint, +et le pauvre diable de Cosaque, que nous y avions laissé dans des +souffrances terribles, se roulant dans la neige, ayant la tête presque +dans le feu. Nous ne pouvions rien faire pour le soulager, cependant +nous le mîmes sur des schabraques de peaux de moutons, afin qu'il pût +mourir plus commodément: «Il n'est pas encore près de mourir, me dit +Picart! car voyez comme il nous regarde! Ses yeux brillent comme deux +chandelles!» Nous l'avions presque assis, et nous le tenions chacun +par un bras, mais, au moment où nous le quittâmes, il retomba la face +dans le feu. Nous n'eûmes que le temps de le retirer, afin qu'il ne +fût pas brûlé. Ne pouvant mieux faire, nous le laissâmes pour nous +dépêcher de chercher la marmite, que nous retrouvâmes écrasée à ne +pouvoir s'en servir; cela n'empêcha pas Picart de me l'attacher sur le +dos. + +Ensuite, nous essayâmes de monter la côte, afin de gagner, avant qu'il +fit jour, le bois, où nous pourrions être à l'abri du froid et de +l'ennemi. Après avoir roulé deux fois du haut en bas, nous pûmes +parvenir à nous frayer un chemin dans la neige. Nous arrivâmes en haut +précisément en face de l'endroit où j'avais été précipité la veille, +et où nous avions vu la cavalerie russe filer un instant avant. Nous +nous arrêtâmes pour respirer et voir la direction que nous devions +prendre: «Tout droit! me dit Picart. Suivez-moi!» En disant la parole, +il allonge le pas, je le suis, mais à peine a-t-il fait trente pas, +que je le vois disparaître dans un trou qui avait plus de six pieds +de profondeur. Il se releva sans rien dire, et, m'avançant son fusil, +je l'aidai à sortir. Mais lorsqu'il fut retiré, il se mit à jurer +contre le bon Dieu de la Russie et contre l'Empereur Napoléon qu'il +traita de _conscrit_, car il faut, disait-il, qu'il soit tout à fait +conscrit pour être resté si longtemps à Moscou: «Quinze jours, c'était +assez pour boire et manger tout ce qu'il y avait, mais y rester +trente-quatre jours pour y attendre l'hiver, je ne le reconnais plus +là! Oui, répéta-il, c'est un conscrit, et s'il était là, je lui dirais +que ce n'est pas comme cela que l'on conduit des hommes! Coquin de +Dieu! m'en a-t-il déjà fait voir des grises, depuis seize ans que je +suis avec lui! En Égypte, dans les sables de la Syrie, nous avons +souffert, mais ce n'est rien, mon pays, en comparaison des déserts de +neige que nous parcourons, et ce n'est pas tout encore! Il faut +vraiment avoir l'âme chevillée dans le ventre pour résister!» Alors il +se mit à souffler dans ses mains et à me regarder: «Allons, lui +dis-je, mon pauvre Picart, ce n'est pas le moment de discuter! Il faut +prendre un parti. Voyons plus à gauche, si nous ne trouverons pas un +meilleur passage!» Picart avait tiré la baguette de son fusil. Il +allait toujours en sondant, mais partout, à droite et à gauche, +c'était la même chose. Nous finîmes, cependant, par opérer notre +passage à l'endroit même où il était tombé. Lorsque nous fûmes sur +l'autre bord, nous marchâmes toujours en sondant devant nous. Lorsque +nous eûmes fait la moitié du chemin pour arriver au bois, nous fûmes +arrêtés par un fond assez semblable à celui où nous avions passé la +nuit. Sans trop calculer le danger, nous le traversâmes, et ce fut +avec beaucoup de peine que nous arrivâmes de l'autre côté. Là, il +fallut, tant nous étions fatigués, s'arrêter encore pour respirer. + +Un peu sur notre droite, l'on voyait arriver, d'une vitesse à nous +épouvanter, des nuages noirs. Ces nuages, arrivant avec le vent du +nord, nous annonçaient un ouragan terrible qui nous faisait présager +que nous allions passer une cruelle journée! Le vent déjà se faisait +entendre dans la forêt, à travers les sapins et les bouleaux, avec un +bruit effrayant, et nous poussait du côté opposé à celui où nous +voulions aller. Quelquefois, nous tombions dans des trous cachés par +la neige. Enfin, après une petite heure, nous arrivâmes au point tant +désiré, et au moment où la neige commençait à tomber par gros flocons. + +L'ouragan était tellement violent, qu'à chaque instant des arbres +tombaient, cassés où déracinés, menaçant de nous écraser, de sorte que +nous fûmes forcés de sortir de la forêt et de suivre la lisière du +bois, ayant le vent à notre gauche. Nous fûmes arrêtés dans notre +marche par un grand lac que nous aurions pu facilement traverser, +puisqu'il était gelé. Mais ce n'était pas notre direction. Enfin, ne +pouvant plus marcher à cause de la quantité de neige qui nous +empêchait d'y voir, nous prîmes le parti de nous abriter contre deux +bouleaux assez gros pour nous garantir, et attendre mieux. + +Il y avait déjà longtemps que nous battions la semelle pour ne pas +avoir les pieds gelés, quand je m'aperçus que le vent était tombé un +peu. J'en fis l'observation à Picart afin de nous disposer à changer +de place: «À la bonne heure! mon bon ami, me dit-il, car il faudrait +avoir le corps plus dur que du fer pour ne pas passer l'arme à gauche, +au bout d'une heure que l'on resterait ici!» + +Nous avions déjà côtoyé une grande partie du lac, lorsque je vis +Picart s'arrêter tout à coup et regarder fixement. Je l'interroge des +yeux. Il me répond en me saisissant le bras et en me disant bas à +l'oreille: «Bouche cousue!» Alors, me traînant sur la droite, derrière +un buisson de petits sapins, et me regardant, il me dit encore à voix +basse: «Vous ne voyez donc pas?--Je ne vois rien; et vous, que +voyez-vous?--De la fumée, un bivac!» Effectivement, je vis ce qu'il me +disait. + +Une idée me vint. Je dis à Picart: «Si, par hasard, le feu que nous +voyons était l'emplacement du bivac de la cavalerie russe que nous +avons vue ce matin?--Je pense comme vous, me dit-il, il nous faut agir +comme s'ils étaient là. Ce matin, avant notre départ, nous avons +commis une grande faute en ne chargeant pas nos armes, lorsque nous +étions près du feu. À présent que nous avons les mains engourdies et +que les canons de nos fusils s'ont remplis de neige, nous ne saurions +le faire, mais avançons toujours avec prudence!» + +La neige ne tombait plus que faiblement, et le ciel était devenu plus +clair. Tout à coup, j'aperçus, sur le bord du lac et derrière un +buisson, un cheval qui rongeait l'écorce d'un bouleau. L'ayant fait +remarquer à Picart, il pensa encore que ce pouvait être là que la +cavalerie russe avait passé la nuit, et, comme le cheval n'avait pas +de harnachement, c'était, disait-il, probablement, un cheval blessé +que l'on avait abandonné. + +À peine avions-nous fait cette réflexion, que nous vîmes le cheval +lever la tête, se mettre à hennir, ensuite venir tranquillement droit +sur nous, s'arrêter contre Picart et le sentir comme s'il le +reconnaissait. Nous n'osions, dans cette situation, ni bouger, ni +parler. Le diable de cheval restait toujours contre nous, la tête +haute contre le bonnet à poil de Picart qui n'osait respirer, dans la +crainte que ceux à qui il appartenait ne viennent le chercher. Mais, +ayant remarqué qu'il avait un coup de fusil dans le poitrail, nous +n'eûmes plus de doute que le cheval était abandonné, ainsi que le +bivac. En un instant, nous arrivons dans un espace assez grand formant +un demi-cercle, couvert d'abris et de plusieurs feux, de sept chevaux +tués et en partie mangés. Cela nous fit supposer que plus de deux +cents hommes y avaient passé la nuit: «Ce sont eux! dit Picart, en +mettant les mains dans les cendres pour les réchauffer. Il n'y a plus +de doute, car voilà un cheval jaune que je reconnais. Il était de la +fête, et m'a servi de point de mire. Je crois ne pas me tromper en +vous disant que j'ai envoyé à son maître une commission pour l'autre +monde.» Après avoir regardé si rien ne pouvait nous inquiéter, nous +nous occupâmes de ravitailler un bon feu placé devant un abri fort +épais, qui paraissait avoir été celui du chef de la troupe, car il +avait été soigné, en comparaison des autres. + +La neige avait tout à fait cessé de tomber, et, au grand vent, avait +succédé un grand calme. Nous nous préparâmes à faire la soupe. Nous +avions notre provision de viande de cheval, que nous avions emportée +le matin, mais nous jugeâmes convenable de la garder, puisque nous en +avions autour de nous. Picart se mit de suite en besogne, et, avec ma +petite hache, il en coupa de la fraîche pour faire la soupe, et une +autre provision pour emporter. Nous essayâmes d'enfoncer la glace +pour avoir de l'eau, mais nous n'en eûmes ni la force, ni la patience. + +Nous étions bien réchauffés, et l'espoir de manger une bonne soupe me +donnait de la joie, tant il est vrai que, lorsque l'on est dans la +peine, il faut peu de chose pour nous rendre heureux! + +Cependant notre marmite, dans l'état où elle était, ne pouvait nous +servir, mais Picart, qui était très adroit et que rien n'embarrassait, +se disposa à la mettre en état de nous être utile. Ayant coupé un +sapin gros comme le bras, à un pied et demi de terre, pour lui servir +d'enclume, et un autre morceau de la même longueur, pour servir de +marteau, qu'il enveloppa d'un chiffon afin de ne pas faire de bruit en +frappant, il se mit bravement à faire le chaudronnier et à chanter, en +frappant en mesure sur la marmite, ces paroles qu'il chantait toujours +à la tête de la compagnie, dans les marches de nuit: + + C'est ma mie l'aveugle, + C'est ma mie l'aveugle, + C'est ma fantaisie, + J'en suis amoureux! + +En entendant cette grosse voix qui semblait sortir d'un tonneau, je ne +pus m'empêcher de lui dire: «Mon vieux camarade, vous n'y pensez pas; +ce n'est pas le moment de chanter!» Picart, levant la tête, me regarda +en souriant et, sans me répondre, il continua: + + Elle a le nez morveux + Et les yeux chassieux; + C'est ma mie l'aveugle, + C'est ma fantaisie, + J'en suis amoureux! + +Picart, voyant que son chant ne m'amusait pas, cessa. Il me montra la +marmite qui avait déjà pris une autre forme; elle était en état de +service: + +«Vous vous rappelez, me dit-il, le jour de la bataille d'Eylau, +lorsque nous étions en colonne serrée par division, sur la droite de +l'église?--Certainement, lui dis-je, il faisait un temps comme +aujourd'hui. Je dois d'autant plus m'en souvenir qu'un brutal de +boulet russe m'enleva, de dessus mon sac, la marmite que je portais +ce jour-là, pour mon tour. Mon pauvre Picart, vous devez vous en +souvenir aussi?--Par la sacrebleu, si je m'en souviens! répond Picart. +C'est pour cela que je vous en parle, et pour vous demander si +l'industrie et le besoin auraient pu raccommoder votre marmite!--Non +certainement, pas plus que les deux têtes qu'il emporta de Grégoire et +de Lemoine!--Diable! me dit Picart, comme vous vous rappelez leurs +noms!--Je ne les oublierai jamais, car Grégoire était Vélite comme +moi, et, de plus, un ami intime. J'avais, ce jour-là, dans la marmite, +du biscuit et des haricots.--Oui, répond Picart, qui firent mitraille +sur nos frimousses! Coquin de Dieu! quelle journée encore que +celle-là!» + +En causant de la sorte, la neige fondait dans la marmite. Nous y mîmes +de la viande tant que nous pûmes, afin qu'après en avoir mangé, il pût +nous en rester assez de cuite pour la route que nous avions à faire. + +Ma curiosité me porta à voir ce que contenait la carnassière en toile +que j'avais ramassée, la veille, auprès des deux malheureux que +j'avais trouvés mourants sur le bord de la route. Je n'y trouvai que +trois mouchoirs des Indes, deux rasoirs et plusieurs lettres écrites +en français et datées de Stuttgard, à l'adresse de Sir Jacques, +officier badois au régiment de dragons. Ces lettres étaient d'une +soeur et pleines d'expressions d'amitié. Je les avais conservées, +mais, lorsque je fus fait prisonnier, elles furent perdues. + +Assis devant le feu, à l'entrée de l'abri que nous avions choisi, le +dos tourné au nord, Picart ouvrit son sac. Il en tira un mouchoir où, +dans l'un des coins, il y avait du sel, et, dans l'autre, du gruau. Il +y avait longtemps que je n'en avais vu autant; aussi je faisais des +grands yeux, en pensant que j'allais manger une soupe salée au sel, +moi qui, depuis un mois, en mangeais, ayant pour tout assaisonnement +de la poudre. Il présida avec ordre à la cuisine, en mettant à part +une partie du gruau pour la soupe, lorsque la viande serait cuite. + +Comme je me trouvais extraordinairement fatigué, et l'envie de dormir +étant cette fois provoquée par la chaleur d'un bon feu, je témoignai +le désir de me reposer: «Eh bien, me dit Picart, reposez-vous, +enfoncez-vous sous l'abri, et moi, pendant ce temps, je soignerai la +soupe. Cela ne m'empêchera pas de veiller au grain pour notre sûreté, +en commençant par nettoyer nos armes, et ensuite les charger. Combien +avez-vous de cartouches?--Trois paquets de quinze.--C'est bien, et moi +quatre, cela fait cent cinq. En voilà plus qu'il n'en faut pour +descendre vingt-cinq Cosaques, si toutefois il s'en présente. Allons! +dormez!» Je ne me le fis plus dire une seconde fois. Je m'enveloppai +dans ma peau d'ours et, les pieds au feu, je m'endormis. + +Je dormais d'un profond sommeil, lorsque Picart me réveilla en me +disant: «Mon pays, voilà, je pense, près de deux heures que vous +reposez comme un bienheureux. J'ai mangé. À présent, c'est à votre +tour, et à moi de me reposer, car je sens que j'en ai aussi bon +besoin. Voilà nos fusils en bon état et chargés. Veillez bien, à votre +tour, et lorsque je me serai un peu reposé, nous partirons.» Alors il +s'enveloppa dans son manteau blanc et se coucha; à mon tour, je pris +la marmite entre les jambes; je me mis à manger la soupe avec un +appétit dévorant. Je crois que, de ma vie, je n'avais mangé et ne +mangerai avec autant de plaisir. + +Mon vieux grognard m'avait donné un morceau de biscuit gros comme mon +pouce, pour, disait-il, me dégraisser les dents après avoir mangé ma +viande. + +Après mon repas, je me levai pour veiller à mon tour. Il n'y avait pas +cinq minutes que j'étais en observation, lorsque j'entendis le cheval +blessé, que nous avions trouvé en arrivant, se mettre à hennir +plusieurs fois, prendre le galop jusqu'au milieu du lac. Là, +s'arrêtant, il en fit encore autant. Aussitôt, j'entendis d'autres +chevaux lui répondre. Alors il prit sa course du côté où on lui avait +répondu. À peine est-il parti, que je me place derrière un massif de +petits sapins, et, de là, suivant sa course de l'oeil, je le vois qui +joint un détachement de cavalerie qui traversait le lac. Ils étaient +au nombre de vingt-trois. J'appelle Picart qui, déjà, dormait +tellement fort qu'il ne m'entendit pas, de manière que je fus obligé +de le tirer par les jambes. Enfin il ouvrit les yeux: «Eh bien, quoi? +Qu'y a-t-il?--Aux armes! Picart. Vite! Debout! La cavalerie russe sur +le lac! En retraite dans le bois!--Il fallait me laisser dormir, car, +nom d'un chien, je faisais déjà bonne chère!--J'en suis fâché, mon +vieux, mais vous m'avez dit de vous prévenir, et il pourrait se faire +que d'autres viennent de ce côté!--C'est vrai, dit-il. Oh! scélérat de +métier! Où sont-ils?--Un peu sur la droite et hors de portée!» Un +instant après, cinq autres parurent qui passèrent devant nous, à +demi-portée de fusil. En même temps, nous vîmes les premiers qui +s'arrêtèrent et qui, mettant pied à terre en tenant leurs chevaux par +la bride, firent un cercle autour d'un endroit où, probablement, ils +avaient, la veille ou pendant la nuit, cassé la glace, afin de faire +abreuver leurs chevaux, car on les voyait frapper avec le bois de +leurs lances pour casser la glace nouvellement formée. + +Nous décidâmes de lever le camp et de plier bagage le plus promptement +possible et tâcher ensuite, par des manoeuvres pour ne pas être vus, +de rejoindre la route et l'armée, si nous pouvions. + +Il pouvait être onze heures; ainsi, jusqu'à quatre, où la nuit +commençait à venir, s'il ne nous arrivait pas d'accident, nous +pouvions faire encore du chemin. Je ne pensais pas que l'armée fût +bien loin, puisque les Russes nous attendaient au passage de la +Bérézina, où tous ses débris étaient forcés de se réunir. + +Nous nous dépêchâmes. Picart mit dans son sac force provisions de +viande. De mon côté, je fis comme je pus, en remplissant ma +carnassière de toile. Picart voulut rejoindre la route par le chemin +où nous étions venus, en suivant toutefois la lisière de la forêt, +car, disait-il, si nous sommes surpris par les Russes, nous avons +toujours, pour nous garantir, les deux côtés de la forêt, et, dans le +cas où nous ne rencontrerions rien, nous avons un chemin qui nous +empêchera de nous perdre. + +Nous voilà en route, lui, le sac sur le dos, avec plus de quinze +livres de viande fraîche dans l'étui de son bonnet à poil; moi portant +la marmite renfermant la viande cuite. Il me dit, en marchant, qu'il +avait toujours eu pour habitude, lorsqu'il y avait plusieurs choses à +porter dans l'escouade, de se charger de préférence des vivres, quelle +que fût la quantité, parce que, en se chargeant des vivres, au bout de +quelques jours, on finit par être le moins chargé; et, à l'appui de ce +qu'il me disait, il allait me citer Esope, lorsque plusieurs coups de +fusil se firent entendre, paraissant venir de l'autre côté du lac: «En +arrière! Dans le bois!» me dit Picart. Le bruit ayant cessé, voyant +que personne ne nous observait, nous nous remîmes à marcher. + +L'ouragan, qui avait cessé le matin, pendant que nous étions à nous +reposer, menaçait de recommencer avec plus de force. Des nuages comme +ceux que nous avions vus le matin couvraient cette immense forêt et la +rendaient encore plus sombre, de manière que nous n'osions risquer de +nous y engager pour nous mettre à l'abri. + +Comme nous étions à délibérer sur le parti qu'il convenait de prendre, +nous entendîmes de nouveaux coups de fusil, mais beaucoup plus +rapprochés que la première fois. Nous vîmes deux pelotons de Cosaques +cherchant à envelopper sept fantassins de notre armée, qui +descendaient la côte et paraissaient venir d'un petit hameau que nous +aperçûmes de l'autre côté du lac, adossé à un petit bois qui dominait +l'endroit où nous étions et où, probablement, ils avaient passé une +nuit meilleure que la nôtre. Nous pouvions les voir facilement se +porter en avant et faire le coup de feu avec l'ennemi, se réunir +ensuite, puis battre en retraite du côté du lac, afin de gagner la +forêt où nous étions et où ils auraient pu tenir tête à tous les +Cosaques qui les poursuivaient. + +Ils avaient affaire à plus de trente cavaliers qui, tout à coup, se +partagèrent en deux pelotons, dont un fit demi-tour et vint descendre +sur le lac en face de nous, afin de leur couper la retraite. + +Nos armes étaient chargées, et trente cartouches préparées dans ma +carnassière, afin de les bien recevoir, s'ils venaient de notre côté, +et, par là, de délivrer ces pauvres diables qui commençaient à se +trouver dans une position difficile. Picart, qui ne perdait pas de vue +les combattants, me dit: «Mon pays, vous chargerez les armes, et moi +je me charge de les descendre, comme des canards. Cependant, +continua-t-il, pour faire diversion, nous allons faire ensemble la +première décharge!» + +Cependant nos soldats battaient toujours en retraite. Picart les +reconnut pour ceux qui, la veille, avaient pillé le caisson qu'il +gardait, mais, au lieu d'être neuf, ils n'étaient plus que sept. Dans +ce moment, le peloton de cavaliers qui avait fait demi-tour ne se +trouvait pas éloigné de nous de plus de quarante pas. Nous en +profitâmes; Picart, me frappant sur l'épaule, me dit: «Attention à mon +commandement: feu!» Ils s'arrêtèrent, étonnés, et un tomba de cheval. + +Les Cosaques car c'en était, en voyant tomber un des leurs, s'étaient +éparpillés. Deux seulement étaient restés pour secourir celui qui +était tombé assis sur la glace, appuyé sur la main gauche. Picart, ne +voulant pas perdre de temps, leur envoya une seconde balle, qui blessa +un cheval. Aussitôt ils se mirent à fuir en abandonnant leur blessé et +en se faisant un bouclier de leurs chevaux qu'ils tenaient par la +bride. Au même moment, nous entendons, sur notre gauche, des cris +sauvages, et nous voyons nos malheureux soldats entourés par tout ce +qu'il y avait de Cosaques. À notre droite, d'autres cris attirèrent +notre attention: nous voyons que les deux hommes qui avaient abandonné +leur blessé étaient revenus pour le prendre et, n'ayant pu le faire +marcher, l'entraînaient par les jambes, sur la glace. + +Nous observions un Cosaque qui avait été placé en observation, +probablement pour nous, mais il regardait continuellement du côté où +nous n'étions plus, par suite d'un mouvement que nous avions fait +après notre première décharge. Nous pouvions facilement le voir sans +être vus. Aussi Picart ne pouvait plus se contenir; son coup de fusil +part, et l'observateur est atteint à la tête, car, au même instant, +nous voyons qu'il chancelle, penche la tête en avant, ouvre les bras +comme pour se retenir, et tombe de son cheval. Il était mort[38]. + +[Note 38: Picart était un des meilleurs tireurs de la Garde; au +camp, lorsque l'on tirait à la cible, il avait toujours les prix. +(_Note de l'auteur_.)] + +Au coup de fusil, ceux qui entouraient nos malheureux soldats se +retournent, étonnés. Ils font un mouvement en arrière et s'arrêtent: +nos fantassins font une décharge sur eux, pour ainsi dire à bout +portant, et quatre Cosaques tombent du même coup. Alors des cris de +rage s'élèvent de part et d'autre. La mêlée devient générale, et un +combat opiniâtre s'engage entre les deux partis. Au même moment, nous +nous portons à dix ou douze pas en avant, sur la place; là, nous +apercevons quatre des fantassins entourés par quinze Cosaques. Nous +les entendons crier et se débattre sous les pieds des chevaux; les +trois autres étaient poursuivis dans la direction du bois qu'ils +voulaient atteindre. + +Nous nous disposions à les soutenir d'une manière vigoureuse, quand, +tout à coup, la tourmente qui nous menaçait depuis longtemps, +s'annonça avec un bruit épouvantable. La neige qui, depuis le +commencement du combat, n'avait cessé de tomber, nous enveloppe et +nous aveugle. Nous nous trouvons, pendant plus de six minutes, dans un +nuage épais, et obligés de nous tenir fortement l'un à l'autre, afin +de ne pas être enlevés par le vent. Tout à coup et comme par +enchantement, tout disparaît, et, à quatre pas, nous voyons l'ennemi +qui, en nous apercevant, pousse des hurlements. Nos mains, engourdies +par le froid, nous empêchent de faire usage de nos armes. Néanmoins, +ils n'osent venir sur nous, et, tout en leur faisant face, la +baïonnette au bout du canon et croisée contre eux, nous regagnons le +bois et eux s'éloignent au galop. + +À peine à l'entrée du bois, nous apercevons les trois autres +fantassins que cinq Cosaques poursuivaient du côté opposé. Nous +tirâmes deux coups de fusil sur les poursuivants, sans résultat, et +nous allions recommencer, quand, tout à coup, vers le milieu du lac, +nous les voyons s'enfoncer et disparaître, ainsi que deux Cosaques. +Les malheureux avaient passé à la place où, le matin, les Russes +avaient cassé la glace pour faire abreuver leurs chevaux et qui, +recouverte d'une autre glace non encore assez forte pour supporter le +poids de plusieurs hommes, avait été recouverte, à son tour, par la +neige. + +Un troisième Cosaque, voyant disparaître les premiers, voulut retenir +son cheval et le fit cabrer de manière qu'il était presque droit. Il +glissa des pieds de derrière et se renversa de côté avec son cavalier; +il voulut se relever, glissa encore, mais, cette fois, pour +disparaître avec celui qu'il avait renversé. + +Nous fûmes saisis d'horreur, et ceux qui nous poursuivaient, +épouvantés, et sans chercher à secourir leurs camarades, restaient +immobiles sur le lac. Les deux autres qui suivaient de près s'étaient +arrêtés sur le bord du gouffre et ensuite sauvés sur différents +points. De l'endroit où nous étions, nous entendîmes quelques cris +déchirants sortir du gouffre. Nous aperçûmes plusieurs fois la tête +des chevaux, ensuite l'eau qui bouillonnait et jaillissait sur la +glace. + +Un instant après, nous vîmes paraître dix autres cavaliers, ayant à +leur tête un chef. Plusieurs s'approchent de l'endroit sinistre, y +enfoncent le bois de leurs lances et semblent ne pas y trouver le +fond. Tout à coup, nous les voyons se retirer précipitamment, +s'arrêter en regardant de notre côté, ensuite partir au galop. Nous +les perdons de vue, et tout rentre dans le calme. + +Nous nous retrouvions au milieu de ce désert, appuyés sur nos armes et +regardant sur le lac les corps de nos malheureux soldats. À vingt pas +à gauche, se trouvaient trois Cosaques qui paraissaient aussi ne plus +donner aucun signe de vie, et celui que Picart avait atteint à la +tête. + +Nous étions près du feu de notre bivac où nous venions de nous +retirer. Il se fit entre nous un silence de quelques minutes, que +Picart finit par rompre en me disant: «J'ai une envie du diable de +fumer. Une idée m'est venue de passer une revue sur ceux qui sont +morts; j'aurai bien du malheur si je ne trouve pas de tabac!» Je lui +observai que sa démarche était imprudente, que nous ne savions pas où +étaient passés ceux qui se battaient contre les quatre premiers +fantassins. Au même instant, nous aperçûmes une masse de cavaliers et +de paysans portant de longues perches, venant dans la direction où ces +malheureux s'étaient enfoncés sous la glace. Une voiture attelée de +deux chevaux les suivait. + +«Adieu le tabac!» me dit Picart. Nous jugeâmes convenable de nous +porter tout à fait à l'extrémité du bois, pour gagner la route, dans +la crainte qu'ils ne vinssent visiter le bivac où ils auraient pu +penser que nous étions encore. Nous fîmes halte à l'extrémité de la +forêt qui longeait le lac. Là aussi se trouvait un abri, probablement +le bivac d'un poste de la veille: il servit à nous cacher et à +observer les Cosaques qui venaient de s'arrêter à la place où étaient +les corps de nos soldats, qui furent dépouillés en partie par les +premiers et ensuite mis absolument nus par les paysans. Pendant cette +opération, j'eus toutes les peines du monde à empêcher Picart d'en +descendre quelques-uns. + +Ils avancèrent ensuite où étaient leurs Cosaques tués. Deux étaient +ensemble; un troisième un peu plus loin, sans compter celui que Picart +avait tué, un peu plus en avant, sur notre droite. Nous pûmes +remarquer que les deux premiers qu'ils levèrent pour mettre sur la +voiture, n'étaient pas morts: les gestes que nous leur vîmes faire et +les précautions qu'ils prirent nous le firent assez connaître. Ils +s'arrêtèrent au troisième qui était bien mort et, lorsqu'ils furent au +quatrième, celui que Picart avait tué: «Ah! pour celui-là, dit-il, je +réponds de son affaire!» Effectivement, on le releva sans cérémonie, +et on le mit sur la voiture qui, de suite, reprit la route par où elle +était venue, accompagnée de deux Cosaques et de trois paysans. La plus +forte partie de la troupe continua son chemin vers le gouffre, avec +les paysans portant des perches et des cordes, et, lorsqu'ils furent +arrivés, nous leur vîmes faire des dispositions pour en retirer ceux +qui y étaient tombés. + +Lorsque nous les vîmes à l'ouvrage, nous n'eûmes rien de mieux à faire +que de nous mettre en marche. Il faisait moins froid; il pouvait être +midi. + +Nous aperçûmes deux Cosaques faire patrouille en côtoyant le bois, et +suivant les pas que nous tracions sur la neige, comme on suit un loup +à la trace. En les voyant, Picart se mit en colère en disant: «S'ils +nous ont vus, nous avons beau faire, ils nous suivront toujours par +les traces que nous laissons après nous. Doublons le pas et, tout à +l'heure, lorsque nous verrons le bois plus éclairci, nous y entrerons +et s'ils ne sont que deux, nous en aurons bon marché!» Un instant +après, il s'arrêta encore, et, comme il ne les voyait plus, il se mit +à jurer: «Mille tonnerres! je comptais sur eux pour avoir du tabac. +Les poltrons! Ils n'osent plus nous suivre! Ils ont peur!» + +Nous continuions à marcher le plus près qu'il nous était possible de +la forêt, afin de nous cacher derrière les buissons, mais nous fûmes +forcés d'en sortir par la chute de plusieurs arbres que la tempête du +matin avait fait tomber, et qui barraient notre chemin. Nous fûmes +obligés d'appuyer à droite, pour tourner. En faisant cette +contremarche, nous regardâmes encore en arrière: nous aperçûmes nos +deux individus en arrière l'un de l'autre de plus de trente pas. Il +est probable que le premier nous avait aperçus, car il doubla le pas +de son cheval, comme pour s'assurer de quelque chose. Ensuite il +s'arrêta de manière à attendre celui qui le suivait. Nous pouvions les +voir sans être vus, car nous étions rentrés précipitamment dans le +bois. Notre but était de les attirer le plus loin possible, afin que +ceux qui étaient à la pêche de leurs camarades ne pussent venir à leur +secours, si un combat s'engageait. Pour cela, nous marchions le plus +vite possible, mais difficilement, quelquefois dans le bois, ensuite +dehors, suivant le terrain. + +Il y avait déjà une demi-heure que nous étions à faire cette +manoeuvre, lorsque nous fûmes arrêtés par un banc de neige qui allait +se perdre dans un ravin sur notre droite. Nous fûmes forcés de faire +quelques pas en arrière, afin de chercher une issue pour entrer dans +la forêt et nous y cacher. Un instant après, les Cosaques étaient près +de nous, et nous aurions pu les descendre facilement, mais Picart, qui +savait faire la guerre, me dit: «C'est de l'autre côté du banc de +neige que je veux les avoir; il ne sera pas facile aux autres de leur +porter secours!» + +Lorsqu'ils virent qu'il n'y avait pas possibilité de franchir cet +obstacle, ils prirent le galop et nous les vîmes descendre dans le +ravin et chercher à tourner le banc de neige. De notre côté, nous +avions trouvé un passage qui nous fit arriver, presque en même temps, +de l'autre côté. De l'endroit où nous étions, nous pouvions les +apercevoir sans être vus. Nous profitâmes du moment qu'ils étaient +dans le fond pour sortir de la forêt et marcher plus à notre aise, +mais, au moment où nous pensions en être débarrassés pour un temps et +où je m'arrêtais pour respirer, car les jambes commençaient à me +manquer, Picart, se retournant pour voir si je le suivais, aperçoit à +une petite distance derrière moi, nos deux drôles qui cherchaient à +nous surprendre, pendant que nous les pensions en avant. Aussitôt nous +rentrons dans la forêt. Nous faisons plusieurs détours, nous revenons +à l'entrée, et nous les voyons qui marchent encore à distance l'un de +l'autre, mais doucement. Nous rentrons encore, nous nous mettons à +courir en faisant toujours des détours, afin de leur faire croire que +nous fuyons, ensuite nous revenons nous cacher derrière un massif de +petits sapins dont les branches, couvertes de neige et de petits +glaçons, nous empêchent d'être aperçus. + +Celui qui marchait le premier pouvait être éloigné de quarante pas. +Picart me dit tout bas: «À vous, mon sergent, l'honneur du premier +coup, mais il faut attendre qu'il avance!» Pendant qu'il me parlait, +le Cosaque faisait signe avec sa lance, à son camarade d'avancer. Il +avance encore, et s'arrête pour la seconde fois, en regardant les +traces de nos pas. Il pousse son cheval un peu sur la droite et en +face du buisson derrière lequel nous étions cachés. Là, il regarde +encore, mais d'un air inquiet. Il semble avoir un pressentiment de ce +qui doit lui arriver, car il n'est pas à plus de quatre pas du bout de +mon fusil, lorsque mon coup part et mon Cosaque est atteint à la +poitrine. Il jette un cri et veut fuir, mais Picart s'était élancé sur +lui avec rapidité, avait saisi le cheval par la bride, d'une main, et, +de l'autre, lui faisait sentir la pointe de sa baïonnette, en criant: +«À moi, mon pays! Voilà l'autre! Garde à vous!» Effectivement il +n'avait pas lâché la parole, que l'autre arrive, le pistolet à la +main, et le décharge à un pied de distance sur la tête de Picart, qui +tombe du même coup sous les pieds du cheval dont il tenait toujours la +bride. À mon tour, je cours sur celui qui venait de faire feu, mais, +me voyant, il jette l'arme qu'il vient de décharger, fait demi-tour, +part au grand galop et va se placer à plus de cent pas de nous, dans +la plaine. Je n'avais pu tirer une seconde fois sur lui, parce que mon +arme n'était pas rechargée; avec les mains engourdies comme nous les +avions, ce n'était pas chose facile. Picart, que je croyais mort ou +dangereusement blessé, s'était relevé. Le Cosaque que j'avais atteint +et qui s'était toujours tenu à cheval, venait de tomber et faisait le +mort. + +Picart ne perd pas de temps: il me donne la bride du cheval à tenir, +et, sortant de la forêt, se porte de suite à vingt pas en avant, +ajuste celui qui avait fui et lui envoie aux oreilles une balle que +l'autre évite en se couchant sur son cheval. Ensuite il part au galop; +Picart le voit qui descend le ravin. Il recharge son arme; ensuite il +revient près de moi en me disant: «La victoire est à nous, mais +dépêchons-nous; commençons par user du droit du vainqueur! Voyons si +notre homme n'a rien qui nous va, et partons avec le cheval!» + +Je m'empressai de demander à Picart s'il n'était pas blessé. Il me +répondit que ce n'était rien, que nous parlerions de cela plus tard. +Il commença la visite par la ceinture, en enlevant deux pistolets, +dont un était chargé. Alors il me dit: «Ce drôle a l'air de faire le +mort; je vous assure qu'il n'en est rien, car, par moments, il ouvre +les yeux». Pendant que Picart parlait, j'avais attaché le cheval à un +arbre. J'ôtai à son cavalier son sabre et une jolie petite giberne +garnie en argent, que je reconnus pour être celle d'un chirurgien de +notre armée. Je la passai à mon cou. Le sabre, nous le jetâmes dans le +buisson. Sous sa capote, il avait deux uniformes français, un de +cuirassier et l'autre de lancier rouge de la Garde, avec une +décoration d'officier de la Légion d'honneur, que Picart s'empressa de +lui arracher. Ensuite, il avait, sur sa poitrine, plusieurs beaux +gilets ployés en quatre qui lui servaient de plastron, de manière que, +s'il eût été atteint à cette place, je ne pense pas que la balle eût +traversé; il avait été pris un peu sur le côté. Nous trouvâmes, dans +ses poches, pour plus de trois cents francs en pièces de cinq francs, +deux montres en argent, cinq croix d'honneur, tout cela ramassé sur +les morts ou mourants, ou pris dans les fourgons d'équipages que l'on +était obligé d'abandonner. Je suis persuadé que, si nous eussions eu +le temps, nous aurions trouvé bien autre chose, mais nous ne restâmes +pas cinq minutes pour le détrousser. + +Picart ramassa la lance du vaincu, ainsi qu'un pistolet qui n'était +pas chargé. Il les cacha dans un buisson, et nous nous disposâmes à +partir. + +Comme Picart marchait devant, en conduisant le cheval par la bride, +sans savoir où nous allions, il me prit envie de tâter les flancs du +portemanteau qui était sur le derrière du cheval, et dont nous avions +remis la visite. Je remarquai que ce portemanteau était celui d'un +officier de cuirassiers de notre armée. + +Je passai la main à l'entrée: il me sembla que je palpais quelque +chose qui ressemblait beaucoup à une bouteille. J'en fis de suite +l'observation à Picart qui, aussitôt, cria: «Halte!» + +En moins de deux minutes, le portemanteau fut ouvert et, sous la +première enveloppe, je tirai une bouteille qui contenait quelque chose +qui ressemblait à du genièvre, tant qu'à la couleur. Nous ne nous +étions pas trompés, car Picart, sans se donner la peine d'y mettre le +nez, en avala de suite une gorgée, en me disant: «À vous, mon +sergent!» Lorsque j'en eus goûté, je sentis, à mon estomac, un bien +qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer; nous fûmes d'accord +que cette trouvaille valait mieux que le reste et, comme il fallait la +ménager, et que j'avais, dans ma carnassière, un petit vase en +porcelaine de Chine que j'avais apporté de Moscou, nous décidâmes que +ce serait la ration, toutes les fois que l'on voudrait boire.[39] + +[Note 39: Ce petit vase, je le conserve toujours. Il est chez moi, +sous le globe d'une pendule, avec une petite croix en argent qui a été +trouvée dans les caveaux de l'église Saint-Michel, ou sous les +tombeaux des Empereurs (_Note de l'auteur_.)] + +Nous nous enfonçâmes dans le bois avec beaucoup de peine, et, au bout +d'un quart d'heure de marche pénible, par suite de la quantité +d'arbres tombés sur notre passage, nous arrivâmes sur un chemin large +de cinq à six pieds, qui venait de gauche et qui, à notre grande +satisfaction, se continuait sur notre droite, précisément dans la +direction que nous devions prendre pour rejoindre la grand'route où +l'armée devait avoir passé et qui, suivant nous, ne devait pas être +éloignée de plus de deux à trois lieues. + +Me trouvant plus à l'aise, je levai la tête, et, regardant Picart, je +vis qu'il avait la figure ensanglantée. Le sang s'était formé en +glaçons sur ses moustaches et sur sa barbe. Je lui dis qu'il était +blessé à la tête. Il me répondit qu'il venait de s'en apercevoir au +moment où son bonnet à poil s'était accroché à une branche, et qu'en +le remettant, le sang avait coulé sur sa figure; que, du reste, il +n'avait rien de grave. Il me dit que ce n'était pas le coup de +pistolet qui l'avait fait tomber, mais que, tenant la bride du cheval, +au moment où il voyait venir l'autre Cosaque, il avait voulu se saisir +de son arme pour en faire usage, mais qu'il avait glissé sur les +talons et que, sans lâcher ni son fusil ni la bride du cheval, il +s'était trouvé sur le dos et sous le ventre. «Et puis, continua-t-il, +ce n'est pas le moment de s'en occuper. Nous verrons cela ce soir!» Il +paraît que la balle avait traversé la plaque de son bonnet à poil et +avait cassé une aile de l'aigle impériale, glissé sur le côté de la +tête et s'était ensuite nichée dans des chiffons, dont le fond de son +bonnet était plein; nous nous en assurâmes le soir, lorsque je lui +pansai sa blessure, car nous la retrouvâmes. + +Pour gagner du temps, je proposai à Picart de monter à deux sur le +cheval: «Essayons!» dit-il. Aussitôt, nous lui ôtâmes la selle de bois +qu'il avait sur le dos et, ne lui ayant laissé qu'une couverte qu'il +avait dessous, nous enfourchâmes le cheval, Picart sur le devant et +moi sur le derrière. Nous bûmes un coup et nous partîmes en tenant nos +fusils en travers, comme un balancier. + +Nous voilà en route, toujours au trot, quelquefois au galop. Souvent +notre marche était interceptée par des arbres tombés. Cela fit naître +à Picart l'idée de faire tomber ceux qui ne l'étaient pas tout à fait, +afin de former une barricade contre la cavalerie, si elle venait à +nous poursuivre. Il descendit donc de cheval, et, prenant ma petite +hache, au bout de quelques minutes, il acheva de faire tomber en +travers du chemin plusieurs sapins sur ceux qui l'étaient déjà, de +manière à donner de l'ouvrage, pendant plus d'une heure, à vingt-cinq +hommes. Ensuite il remonta gaiement à cheval, et nous continuâmes à +trotter pendant un bon quart d'heure, sans nous arrêter. Tout à coup, +Picart s'arrêta en disant: «Coquin de Dieu! sentez-vous comme moi, mon +pays, comme ce tartare a le trot dur?» Je lui répondis qu'il nous +faisait souffrir par vengeance de ce que nous avions tué son maître: +«Diable! me dit-il, paraît, mon sergent, que la petite goutte a fait +son effet et que vous avez le petit mot pour rire! Allons, tant mieux, +j'aime à vous voir comme cela!» + +Pour ne plus souffrir autant de son derrière, Picart arrangea les pans +de son manteau blanc sur le dos du cheval, et nous pûmes, non plus en +trottant, mais en marchant le pas ordinaire, aller encore pendant un +quart d'heure. Il y avait des moments où le cheval avait de la neige +jusqu'au ventre. Enfin, nous aperçûmes un chemin qui traversait celui +sur lequel nous marchions et que nous prîmes pour la grand'route. +Mais, avant d'y entrer, il fallait agir avec prudence. + +Nous mîmes pied à terre, et, prenant le cheval par la bride, nous nous +retirâmes dans la forêt, à gauche du chemin que nous venions de +parcourir, afin de pouvoir, sans être vus, regarder sur la nouvelle +route que nous reconnûmes, au bout d'un instant, pour être celle que +l'armée avait parcourue et qui conduisait à la Bérézina, car la +quantité de cadavres dont elle était jonchée et que la neige +recouvrait à demi, nous fit voir que nous ne nous étions pas trompés. +Des traces nouvelles nous firent aussi penser qu'il n'y avait pas +longtemps que de la cavalerie et de l'infanterie y avaient passé: la +trace des pas venant du côté où nous devions aller, ainsi que le sang +que l'on voyait sur la neige, nous firent croire qu'un convoi de +prisonniers français, que des Russes escortaient, avait passé il n'y +avait pas longtemps. + +Il n'y avait pas de doute que nous étions derrière l'avant-garde +russe, et que bientôt nous en verrions d'autres nous suivre. Comment +faire? Il fallait suivre la route. C'était le seul parti à prendre. +C'était aussi l'opinion de Picart: «Il me vient, dit-il, une +excellente idée. Vous allez faire l'arrière-garde et moi +l'avant-garde: moi devant, conduisant le cheval en avant si je ne vois +rien venir, et vous, mon pays, derrière, ayant la tête tournée du côté +de la queue, pour faire de même.» + +Nous eûmes un peu de peine, moi surtout, à mettre à exécution l'idée +de Picart, en nous mettant dos à dos et faisant, comme il le disait, +le double aigle, ayant deux yeux derrière et deux devant. Nous prîmes +encore chacun un petit verre de genièvre, en nous promettant encore de +garder le reste pour des moments plus urgents, et nous mîmes notre +cheval au pas, au milieu de cette triste et silencieuse forêt. + +Le vent du nord commençait à devenir piquant, et l'arrière-garde en +souffrait à ne pouvoir tenir longtemps la position; mais, fort +heureusement, le temps était assez clair pour distinguer les objets +d'assez loin, et le chemin qui traverse cette immense forêt était +presque droit, de manière que nous n'avions pas à craindre d'être +surpris dans les sinuosités. + +Nous marchions environ depuis une demi-heure, quand nous rencontrâmes, +sur la lisière du bois, sept paysans qui semblaient nous attendre. + +Ils étaient sur deux rangs. Le septième, qui nous parut déjà âgé, +semblait les commander. Ils étaient vêtus chacun d'une capote de peau +de mouton, leurs chaussures étaient faites d'écorces d'arbres avec des +ligatures de même; ils s'approchèrent de nous, nous souhaitèrent le +bonjour en polonais, et, ayant reconnu que nous étions Français, cela +parut leur faire plaisir. Ensuite, ils nous firent comprendre qu'il +fallait qu'ils se rendent à Minsk, où était l'armée russe, car ils +faisaient partie de la milice; on les faisait marcher en masse contre +nous, à coups de knout, et partout, dans les villages, il y avait des +Cosaques pour les faire partir. Nous poursuivîmes notre route; lorsque +nous les eûmes perdus de vue, je demandai à Picart s'il avait bien +compris ce que les paysans avaient dit, à propos de Minsk qui était un +de nos grands entrepôts de la Lithuanie, où nous avions des magasins +de vivres et où, disait-on, une grande partie de l'armée devait se +retirer. Il me répondit qu'il avait très bien compris, et que, si cela +était vrai, c'est que _papa beau-père_ nous avait joué un mauvais +tour. Comme je ne le comprenais pas bien, il me répéta que, si c'était +comme cela, c'est que les Autrichiens nous avaient trahis. Je ne +pouvais comprendre ce qu'il pouvait y avoir de commun entre les +Autrichiens et Minsk[40]. Il allait, disait-il, m'expliquer la guerre, +lorsque, tout à coup, il ralentit, le pas du cheval en me disant: +«Voyez, si l'on ne dirait pas là, devant nous, une colonne de +troupes?» J'aperçus quelque chose de noir, mais qui disparut tout à +coup. Un instant après, la tête de cette colonne reparut comme sortant +d'un fond. + +[Note 40: Picart savait bien ce qu'il disait en parlant de la +trahison des Autrichiens, car j'ai pu savoir, depuis, qu'un traité +d'alliance avait été fait contre nous. (_Note de l'auteur._).] + +Nous pûmes bien voir que c'étaient des Russes. Plusieurs cavaliers se +détachèrent et se portèrent en avant; nous n'eûmes que le temps de +tourner à droite, et nous entrâmes dans la forêt, mais nous n'avions +pas fait quatre pas, que notre cheval s'enfonça dans la neige jusqu'au +poitrail et me renversa. J'entraînai Picart dans ma chute et à plus de +six pieds de profondeur, d'où nous eûmes beaucoup de peine à nous +retirer. Pendant ce temps, le coquin de cheval s'était sauvé, mais il +nous avait frayé un passage dont nous profitâmes pour nous enfoncer +dans la forêt. Lorsque nous eûmes fait vingt pas, les arbres étant +trop serrés, nous ne pûmes aller plus en avant. Il nous fallut, malgré +nous, retourner en arrière. Il n'y avait pas à choisir; le cheval +aussi avait été de ce côté, car nous le retrouvâmes rongeant un arbre +auquel nous l'attachâmes. Dans la crainte qu'il nous trahît, nous nous +en éloignâmes le plus possible, et trouvant un buisson assez épais +pour nous cacher de manière à tout voir sans être vus, nous nous mîmes +en position de nous défendre, si les circonstances nous y obligeaient. +En attendant, Picart me demanda si notre bouteille n'était pas perdue +ou cassée. Fort heureusement, il n'en était rien: «Alors, dit-il, +chacun un petit verre!» Pendant que je débouchais la bouteille, il +s'occupait à vérifier les amorces de nos fusils, à faire tomber la +neige autour des batteries. Nous bûmes chacun un petit verre; nous en +avions besoin. + +Après une attente de cinq à six minutes, nous voyons paraître la tête +de la troupe, précédée de dix à douze Tartares et Kalmoucks armés, les +uns de lances, les autres d'arcs et de flèches, et, à droite et à +gauche de la route, des paysans armés de toute espèce d'armes: au +milieu, plus de deux cents prisonniers de notre armée, malheureux et +se traînant avec peine. Beaucoup étaient blessés: nous en vîmes avec +un bras en écharpe, d'autres avec les pieds gelés, appuyés sur des +gros bâtons. Plusieurs venaient de tomber et, malgré les coups que les +paysans étaient obligés de leur donner et les coups de lances qu'ils +recevaient des Tartares, ils ne bougeaient pas. Je laisse à penser +dans quelle douleur nous devions nous trouver, en voyant nos frères +d'armes aussi malheureux! Picart ne disait rien, mais à ses +mouvements, on aurait pensé qu'il allait sortir du bois pour renverser +ceux qui les escortaient. Dans ce moment, arriva au galop un officier +qui fit faire halte; ensuite, s'adressant aux prisonniers, il leur dit +en bon français: «Pourquoi ne marchez-vous pas plus vite?--Nous ne +pouvons pas, dit un soldat étendu sur la neige, et tant qu'à moi, +j'aime autant mourir ici que plus loin!» + +L'officier répondit qu'il fallait prendre patience, que les voitures +allaient arriver et que, s'il y avait place pour y mettre les plus +malades, on les placerait dessus: «Ce soir, dit-il, vous serez mieux +que si vous étiez avec Napoléon, car à présent, il est prisonnier avec +toute sa Garde et le reste de son armée, les ponts de la Bérézina +étant coupés.--Napoléon prisonnier avec toute sa Garde! répond un +vieux soldat. Que Dieu vous le pardonne! L'on voit bien, monsieur que +vous ne connaissez ni l'un ni l'autre. Ils ne se rendront que morts; +ils en ont fait le serment, ainsi ils ne sont pas prisonniers!--Allons, +dit l'officier, voilà les voitures!» Aussitôt nous aperçûmes +deux fourgons de chez nous et une forge chargée de blessés +et de malades. On jeta à terre cinq hommes que les paysans +s'empressèrent de dépouiller et mettre nus; on les remplaça par cinq +autres, dont trois ne pouvaient plus bouger. Nous entendîmes +l'officier ordonner aux paysans qui avaient dépouillé les morts, de +remettre les habillements aux prisonniers qui en avaient le plus +besoin, et, comme ils n'exécutaient pas assez rapidement ce qu'il +venait de leur dire, il leur appliqua à chacun plusieurs coups de +fouet, et il fut obéi. Ensuite nous entendîmes qu'il disait à quelques +soldats qui le remerciaient: «Moi aussi, je suis Français; il y a +vingt ans que je suis en Russie; mon père y est mort, mais j'ai encore +ma mère. Aussi j'espère que ces circonstances nous feront bientôt +revoir la France et rentrer dans nos biens. Je sais que ce n'est pas +la force des armes qui vous a vaincus, mais la température +insupportable de la Russie.--Et le manque de vivres, répond un blessé; +sans cela, nous serions à Saint-Pétersbourg!--C'est peut-être vrai», +dit l'officier. Le convoi se remit à marcher lentement. + +Lorsque nous les eûmes perdus de vue, nous allâmes à notre cheval, que +nous trouvâmes la tête dans la neige, cherchant des herbes pour se +nourrir. Le hasard nous fit rencontrer l'emplacement d'un feu que nous +pûmes rallumer, et où nous pûmes réchauffer nos membres engourdis. À +chaque instant nous allions, chacun à notre tour, voir si l'on ne +voyait rien venir soit à droite, soit à gauche, lorsque tout à coup +nous entendîmes quelqu'un se plaindre et vîmes venir à nous un +malheureux presque nu. Il n'avait, sur son corps, qu'une capote dont +la moitié était brûlée; sur sa tête, un mauvais bonnet de police; ses +pieds étaient enveloppés de morceaux de chiffons et attachés avec des +cordons au-dessus d'un mauvais pantalon de gros drap troué. Il avait +le nez gelé et presque tombé; ses oreilles étaient tout en plaies. À +la main droite, il ne lui restait que le pouce, tous les autres doigts +étaient tombés jusqu'à la dernière phalange. C'était un des malheureux +que les Russes avaient abandonnés; il nous fut impossible de +comprendre un mot de ce qu'il disait. En voyant notre feu, il se +précipita dessus avec avidité; on eût dit qu'il allait le dévorer; il +s'agenouilla devant la flamme sans dire un mot; nous lui fîmes avec +peine avaler un peu de genièvre: plus de moitié fut perdue, car il ne +pouvait ouvrir les dents qui claquaient horriblement. + +Les cris qu'il laissait échapper s'étaient apaisés, ses dents ne +claquaient presque plus, lorsque nous le vîmes de nouveau trembler, +pâlir et s'affaisser sur lui-même, sans qu'un mot, sans qu'une plainte +se fussent échappés de ses lèvres. Picart voulut le relever; ce +n'était plus qu'un cadavre. Cette scène s'était passée en moins de dix +minutes. + +Tout ce que venait de voir et d'entendre mon vieux camarade avait un +peu d'influence sur son moral. Il prit son fusil et, sans me dire de +le suivre, se dirigea sur la route, comme si rien ne devait plus +l'inquiéter. Je m'empressai de le suivre avec le cheval que je +conduisais par la bride, et, l'ayant rejoint, je lui dis de monter +dessus. C'est ce qu'il fit sans me parler, j'en fis autant, et nous +nous remîmes en marche, espérant sortir de la forêt avant la nuit. + +Après avoir trotté près d'une heure, sans rencontrer autre chose que +quelques cadavres, comme sur toute la route, nous arrivâmes dans un +endroit que nous prîmes pour la fin de la forêt; mais ce n'était qu'un +grand vide d'un quart de lieue, qui s'étendait en demi-cercle. Au +milieu se trouvait une habitation assez grande et, autour, quelques +petites masures; c'était une station ou lieu de poste. Mais, par +malheur, nous apercevons des chevaux attachés aux arbres. Des +cavaliers sortent de l'habitation et se forment en ordre sur le +chemin; ensuite ils se mettent en marche. Ils étaient huit, couverts +de manteaux blancs, la tête coiffée d'un casque très haut et garni +d'une crinière; ils ressemblaient aux cuirassiers contre lesquels nous +nous étions battus à Krasnoé, dans la nuit du 15 au 16 novembre. Ils +se dirigèrent, heureusement pour nous, du côté opposé à celui que nous +voulions prendre. Nous supposions, avec raison, que c'était un poste +qui venait d'être relevé par un autre. + +Lorsque nous entrâmes dans la forêt, il nous fut impossible d'y faire +vingt pas. Il semblait qu'aucune créature humaine n'y avait jamais mis +les pieds, tant les arbres étaient serrés les uns contre les autres, +et tant il y avait de broussailles et d'arbres tombés de vieillesse et +cachés sous la neige; nous fûmes forcés d'en sortir et de la suivre en +dehors, au risque d'être vus. Notre pauvre cheval s'enfonçait, à +chaque instant, dans la neige jusqu'au ventre. Mais comme il n'en +était pas à son coup d'essai, quoique ayant deux cavaliers sur le dos, +il s'en tirait assez bien. + +Il était presque nuit et nous n'avions pas encore fait la moitié de la +route. Nous prîmes, sur notre droite, un chemin qui entrait dans la +forêt, afin de nous y reposer un instant. Étant descendus de cheval, +la première chose que nous fîmes fut de boire la goutte. C'était pour +la cinquième fois que nous caressions notre bouteille, et l'on +commençait à y voir la place. Ensuite nous nous concertâmes. + +Comme, dans l'endroit où nous étions, se trouvait beaucoup de bois +coupé, nous décidâmes de nous établir un peu plus avant, pour nous +tenir à une certaine distance des maisons qui étaient sur la route. +Nous nous arrêtâmes contre un tas de bois qui pouvait, en même temps, +nous abriter à demi. Après que Picart se fut débarrassé de son sac, et +moi de la marmite, il me dit: «Allons, pensons au principal! Du feu, +vite un vieux morceau de linge!» Il n'y en avait pas qui prenait mieux +le feu que les débris de ma chemise. J'en déchirai un morceau que je +remis à Picart; il en fit une mèche qu'il me dit de tenir, ouvrit le +bassinet de la batterie de son fusil, y mit un peu de poudre et, y +ayant mis le morceau de linge, lâcha la détente: l'amorce brûla et le +linge s'enflamma, mais une détonation terrible se fit entendre et, +répétée, par les échos, nous fit craindre d'être découverts. + +Le pauvre Picart, depuis la scène des prisonniers, et ce qu'il avait +entendu dire par l'officier touchant la position de l'Empereur et de +l'armée, n'était plus le même. Cela avait influencé sur son caractère +et même, par moments, il me disait qu'il avait fort mal à la tête; que +ce n'était pas la suite du coup de pistolet reçu du Cosaque, mais une +chose qu'il ne pouvait pas m'expliquer. Tout cela lui avait fait +oublier que son arme était chargée. Après le coup, il resta quelque +temps sans rien dire et n'ouvrit la bouche que pour se traiter de +conscrit et de vieille ganache. Nous entendîmes plusieurs chiens +répondre au bruit de l'arme. Alors il me dit qu'il ne serait pas +surpris que l'on vienne, dans un instant, nous traquer comme des +loups; quoique, de mon côté, j'étais encore moins tranquille que lui, +je lui dis, pour le rassurer, que je ne craignais rien à l'heure qu'il +était et par le temps qu'il faisait. + +Au bout d'un instant, nous eûmes un bon feu, car le bois qui était +près de nous et en grande quantité, était très sec. Une découverte qui +nous fit plaisir, c'est de la paille que nous trouvâmes derrière un +tas de bois où, probablement, des paysans l'avaient cachée. Il +semblait, par cette trouvaille, que la Providence pensait encore à +nous, car Picart, qui l'avait découverte, vint me dire: «Courage! mon +pays, voilà ce qui nous sauve, du moins pour cette nuit. Demain Dieu +fera le reste, et si, comme je n'en doute pas, nous avons le bonheur +de rejoindre l'Empereur, tout sera fini!» Picart pensait, comme tous +les vieux soldats idolâtres de l'Empereur, qu'une fois qu'ils étaient +avec lui, rien ne devait plus manquer, que tout devait réussir, enfin, +qu'avec lui il n'y avait rien d'impossible. + +Nous approchâmes notre cheval; nous lui fîmes une bonne litière avec +quelques bottes de paille. Nous lui en mîmes aussi pour manger, en le +tenant toujours bridé et le portemanteau, que nous n'avions pas encore +visité, sur le dos afin d'être prêts à partir à la première alerte. Le +reste de la paille, nous le mîmes autour de nous, en attendant de +faire notre abri. + +Picart, en prenant un morceau de viande cuite qui était dans la +marmite, pour le faire dégeler, me dit: «Savez-vous que je pense +souvent à ce que disait cet officier russe?--Quoi? lui dis-je.--Eh! me +répondit-il, que l'Empereur était prisonnier avec la Garde! Je sais +bien, nom d'une pipe, que cela n'est pas, que cela ne se peut pas. +Mais ça ne peut pas me sortir de ma diable de caboche! C'est plus fort +que moi, et je ne serai content que lorsque je serai au régiment! En +attendant, pensons à manger un morceau et à nous reposer un peu. Et +puis, dit-il, en patois picard, nous boirons une _tiote_ goutte!» + +Je pris la bouteille et la regardant à la lueur des flammes, je +remarquai qu'elle tirait à sa fin. Picart n'aurait jamais dit: «Halte! +conservons une poire pour la soif!» Il me dit seulement qu'il serait à +désirer que quelque Tartare ou autre passât de notre côté afin de leur +expédier une commission pour l'autre monde, comme à celui du matin, +afin de renouveler notre bouteille, car «il paraît, dit-il, que tous +ces sauvages-là en ont!» Effectivement nous sûmes, par la suite, qu'on +leur faisait des fortes distributions d'eau-de-vie, qu'on leur +amenait, sur des traîneaux, des bords de la mer Baltique. + +Le temps était assez doux pour le moment. Nous mangions, sans beaucoup +d'appétit, le morceau de cheval cuit du matin, que nous étions obligés +de présenter au feu, tant il était dur. Picart, en mangeant, parlait +seul et jurait de même: «J'ai quarante napoléons en or dans ma +ceinture, me dit-il, et sept pièces russes aussi en or, sans les +pièces de cinq francs. Je les donnerais toutes de bon coeur pour être +au régiment. À propos, continua-t-il en me frappant sur les genoux, +ils ne sont pas dans ma ceinture, car je n'en ai pas, mais ils sont +cousus dans mon gilet blanc d'ordonnance que j'ai sur moi, et, comme +l'on ne sait pas ce qui peut arriver, ils sont à vous!--Allons, +dis-je, encore un testament de fait! Par la même raison, mon vieux, je +fais le mien. J'ai huit cents francs, tant en pièces d'or, qu'en +billets de banque et en pièces de cent francs. Vous pouvez en +disposer, s'il plaît à Dieu que je meure avant de rejoindre le +régiment!» En me chauffant, j'avais mis machinalement la main dans le +petit sac de toile que j'avais ramassé, la veille, auprès des deux +officiers badois rencontrés mourants sur le bord du chemin. J'en +retirai quelque chose de dur comme un morceau de corde et long comme +deux doigts. L'ayant examiné, je reconnus que c'était du tabac à +fumer. Quelle découverte pour mon pauvre Picart! Lorsque je le lui +donnai, il laissa tomber dans la neige une côte de cheval qu'il était +en train de ronger, et qu'il remplaça de suite par une chique de +tabac, en attendant, dit-il, de fumer, car il ne savait pas si sa pipe +était dans son sac, dans son bonnet à poil ou dans une de ses poches. +Et, comme ce n'était pas le moment de chercher, il se contenta de sa +chique, et moi d'un petit cigare que je fis à l'espagnole, avec un +morceau de papier d'une des lettres dont plusieurs se trouvaient dans +le petit sac. + +Il y avait environ deux heures que nous étions à notre bivac, et il +n'en était pas encore sept. Ainsi, c'était onze à douze heures que +nous avions encore à rester dans cette situation, avant de nous +remettre en marche. Depuis un moment, Picart s'était absenté pour +satisfaire à un pressant besoin, et son absence commençait déjà à +m'inquiéter, lorsque, au moment où je m'y attendais le moins, +j'entends du bruit dans les broussailles, du côté opposé où il était +parti. Persuadé que c'était tout autre que lui, je prends mon fusil, +et je me mets en défense. Au même instant, je vois paraître Picart +qui, en me voyant dans cette position, me dit: «C'est bien, mon pays, +c'est fort bien!» à demi-voix et d'un air mystérieux, en me faisant +signe de ne pas parler. Alors, il me dit tout bas que deux femmes +venaient de passer sur le chemin, à deux pas d'où il était, portant, +l'une un paquet, et l'autre une espèce de seau, où, probablement, il y +avait quelque chose, car elles s'étaient arrêtées quelque temps pour +se reposer, à cinq ou six pas de lui: «Elles ont été cause, me dit-il, +que, quoique étant dans une position à avoir le derrière gelé, je n'ai +osé bouger tant qu'elles ont été près de moi, à bavarder comme des +pies. Nous allons suivre leurs traces, et nous arriverons peut-être +dans un village ou dans une baraque où nous serons à l'abri des +mauvais temps et plus en sûreté, car vous entendez toujours ces +diables de chiens qui aboient!» Effectivement, depuis le coup de +fusil, ils n'avaient cessé de faire un train d'enfer. «Mais, lui +dis-je, si, dans ce village ou dans cette baraque, nous allions +trouver les Russes!» Il me répondit de le laisser faire. + +Nous voilà encore marchant à l'aventure pendant la nuit, au milieu +d'une forêt, sans savoir où nous allions, sur la seule indication de +quatre pieds imprimés sur la neige que Picart me disait être ceux des +femmes. + +Tout à coup, les traces cessèrent de se faire voir. Après un moment de +recherche, nous les retrouvâmes et nous vîmes qu'elles tournaient à +droite. Cela nous contraria beaucoup, vu que nous allions nous +éloigner de la direction qui pouvait nous conduire sur la grand'route. +Souvent les pas se trouvaient tellement resserrés par les arbres, que +nous ne pouvions plus y voir. Il fallait que Picart se couchât sur la +neige et cherchât avec ses mains les traces que nous ne pouvions plus +voir avec nos yeux. + +Picart conduisait le cheval par la bride, moi je marchais en le tenant +par la queue, mais je fus arrêté court; il ne marchait plus. Le pauvre +diable avait beau faire des efforts, il ne pouvait avancer, car il +était pris entre deux arbres, et les deux bottes de paille qu'il avait +de chaque côté, l'empêchaient de passer. Lorsqu'elles furent tombées, +il put se dégager et avancer. Je ramassai la paille, trop précieuse +pour nous, je la traînai jusqu'au moment où nous trouvâmes le chemin +plus large. Alors nous la remîmes sur le cheval et nous pûmes avancer +plus à notre aise. Un peu plus loin, nous trouvâmes deux chemins, où +l'on avait également marché. Là, nous fûmes encore obligés de nous +arrêter, ne sachant lequel prendre. À la fin, nous prîmes le parti de +faire marcher le cheval devant nous, espérant qu'il pourrait nous +guider; pour ne pas qu'il nous échappe, nous le tenions de chaque côté +de la croupière. À la fin, Dieu eut pitié de nos misères; un chien se +fit entendre et, un peu plus avant, nous aperçûmes une masure assez +grande. + +Imaginez-vous le toit d'une de nos granges posé à terre, et vous aurez +une idée de l'habitation que nous avions devant nous. Nous en fîmes +trois fois le tour avant de pouvoir en trouver l'entrée, cachée par +un avant-toit en chaume qui descendait jusqu'à terre. Sur le côté, une +première porte aussi en chaume, mais tellement couverte de neige qu'il +n'est pas étonnant que nous ne l'ayons pas vue de suite. Picart étant +entré sous le toit, arriva à une seconde porte en bois et frappa +d'abord doucement; personne ne répondit. Une seconde fois, même +silence. Alors, s'imaginant qu'il n'y avait pas d'habitants, il se +disposa à enfoncer la porte avec la crosse de son fusil, mais une voix +faible se fit entendre, la porte s'ouvrit et une vieille femme se +présenta, tenant à la main, pour s'éclairer, un morceau de bois +résineux tout en flammes, qu'elle laissa tomber de frayeur en voyant +Picart, et se sauva tout épouvantée! + +Mon camarade ramassa le morceau de bois encore allumé et avança encore +quelques pas. Comme j'avais fini d'attacher le cheval sous +l'avant-toit qui masquait la porte, j'entrai et je l'aperçus avec sa +lumière à la main, au milieu d'un nuage de fumée. Avec son manteau +blanc, il ressemblait à un pénitent de la même couleur. Il jetait des +regards à droite et à gauche, ne voyant personne, parce qu'il ne +pouvait pas voir dans le fond de l'habitation. Lorsqu'il se fut assuré +que j'étais entré, rompant le silence et s'efforçant de faire une voix +douce, il souhaita le mieux qu'il put le bonjour en langue polonaise. +Je le répétai, mais d'une voix faible. Notre bonjour, quoique mal +exprimé, fut entendu, car nous vîmes venir à nous un vieillard qui, +aussitôt qu'il aperçut Picart, se mit à crier: «Ah! ce sont des +Français; c'est bon!» Il le dit en polonais et le répéta en allemand. +Nous lui répondîmes de même que nous étions Français et de la Garde de +Napoléon. Au nom de Napoléon et de sa Garde, le brave Polonais (car +c'en était un) s'inclina et voulait nous baiser les pieds. Au mot de +_Français_, répété par la vieille femme, nous vîmes deux autres femmes +plus jeunes sortir d'une espèce de cachette, qui s'approchèrent de +nous en manifestant de la joie. Picart les reconnut pour celles qu'il +avait vues dans la forêt et dont nous avions suivi les traces. + +Il n'y avait pas cinq minutes que nous étions chez ces braves gens, +que je faillis être suffoqué par la chaleur à laquelle je n'étais plus +habitué, ce qui me força à me retirer près de la porte, où je tombai +sans connaissance. + +Picart se retourna et courut pour me secourir, mais la vieille femme +et une de ses filles m'avaient déjà relevé et m'avaient fait asseoir +sur une espèce d'escabelle en bois. Lorsque je fus débarrassé de la +marmite, ainsi que de ma peau d'ours et de mon fourniment, je fus +conduit dans le fond de l'habitation où l'on me coucha sur un lit de +camp garni de peaux de mouton. Les femmes avaient l'air de nous +plaindre, en voyant comme nous étions malheureux, particulièrement +moi, qui étais si jeune et avais bien plus souffert que mon camarade: +la grande misère m'avait rendu si triste, que je faisais peine à voir. + +Le vieillard s'était occupé de faire entrer notre cheval et tout fut +en mouvement pour nous être utile. Picart pensa à la bouteille au +genièvre qui était dans ma carnassière. Il m'en fit avaler quelques +gouttes, il en mit ensuite dans l'eau, et, un instant après, je me +trouvais beaucoup mieux. + +La vieille femme me tira mes bottes que je n'avais pas ôtées depuis +Smolensk, c'est-à-dire depuis le 10 de novembre, et nous étions le 23. +Une des jeunes filles se présenta avec un grand vase en bois rempli +d'eau chaude, le posa devant moi et, se mettant à genoux, me prit les +pieds l'un après l'autre, tout doucement, me les posa dans l'eau et +les lava avec une attention particulière et en me faisant remarquer +que j'avais une plaie au pied droit: c'était une engelure de 1807 à la +bataille d'Eylau, et qui, depuis ce temps, ne s'était jamais fait +sentir, mais qui venait de se rouvrir et me faisait, dans ce moment, +cruellement souffrir[41]. + +[Note 41: La bataille d'Eylau commença le 7 février 1807, à la +pointe du jour. La veille, nous avions couché sur un plateau, à un +quart de lieue de la ville, et en arrière. Ce plateau était couvert de +neige et de morts, par suite d'un combat que l'avant-garde avait eu, +un moment avant notre arrivée. À peine faisait-il jour, que l'Empereur +nous fit marcher en avant, mais nous eûmes beaucoup de peine, à cause +que nous marchions dans le milieu des terres et dans la neige +jusqu'aux genoux. Étant près de la ville, il fit placer toute la Garde +en colonne serrée par division, une partie sur le cimetière à droite +de l'église, et l'autre sur un lac à cinquante pas du cimetière. Les +boulets et les obus, tombant sur le lac, faisaient craquer la glace et +menaçaient d'engloutir ceux qui étaient dessus. Nous fûmes toute la +journée dans cette position, les pieds dans la neige et écrasés par +les boulets et la mitraille. Les Russes, quatre fois plus nombreux que +nous, avaient aussi l'avantage du vent qui nous envoyait dans la +figure la neige qui tombait à gros flocons, ainsi que la fumée de leur +poudre et de la nôtre, de manière qu'ils pouvaient nous voir presque +sans être vus. Nous fûmes dans cette position jusqu'à sept heures du +soir. Notre régiment, qui était le deuxième grenadiers, fut envoyé, à +trois heures de l'après-midi, reprendre la position du matin dont les +Russes voulaient s'emparer. Toute la nuit, comme pendant la bataille, +il ne cessa de tomber de la neige. C'est ce jour-là que j'eus le pied +droit gelé, qui ne fut guéri qu'au camp de Finkelstein, avant la +bataille d'Essling et de Friedland. (_Note de l'auteur_.)] + +L'autre jeune fille, qui paraissait l'aînée, en faisait autant à mon +camarade qui, d'un air confus, se laissait faire tranquillement. Je +lui dis qu'il était bien vrai qu'une inspiration du bon Dieu l'avait +porté à suivre les traces de ces jeunes filles: «Oui, dit-il; mais en +les voyant passer dans la forêt, je ne pensais pas qu'elles nous +auraient aussi bien accueillis. Je ne vous ai pas encore dit, +continua-t-il, que ma tête me faisait un mal de diable, et que, depuis +que je suis un peu reposé, cela se fait sentir. Vous allez voir, tout +à l'heure, que la balle de ce chien de Cosaque m'aura touché plus près +que je ne pensais. Nous allons voir!» Il dénoua un cordon qu'il avait +sous le menton et qui servait à tenir deux morceaux de peau de mouton, +attachés de chaque côté de son bonnet à poil, afin de préserver ses +oreilles de la gelée. Mais à peine était-il décoiffé, que le sang +commença à ruisseler: «Voyez-vous! me dit-il. Mais cela n'est rien. Ce +n'est qu'une égratignure. La balle aura glissé sur le côté de la +tête.» Le vieux Polonais s'empressa de lui ôter son fourniment qu'il +avait perdu l'habitude de quitter, de même que son bonnet à poil, avec +lequel il couchait toujours. La fille qui lui lavait les pieds lui +lava aussi la tête. Tout le monde se mit autour de lui pour le servir. +Le pauvre Picart était tellement sensible aux soins qu'on lui donnait, +que de grosses larmes coulaient le long de sa figure. Il fallait des +ciseaux pour lui couper les cheveux. Je pensai de suite à la giberne +du chirurgien, que j'avais prise sur le Cosaque, et, me l'ayant fait +apporter, nous y trouvâmes tout ce qu'il nous fallait pour le +pansement: deux paires de ciseaux et plusieurs autres instruments de +chirurgie, de la charpie et des bandes de linge. Après lui avoir coupé +les cheveux, la vieille femme lui suça la plaie, qui était plus forte +qu'il ne pensait. Ensuite, on lui mit un peu de charpie, une bande et +un mouchoir. Nous trouvâmes la balle logée dans des chiffons dont le +fond de son bonnet était rempli. L'aile gauche de l'aigle impériale, +placée sur le devant du bonnet, était traversée. Tout en faisant +l'inspection de ce qu'il contenait, il jeta un cri de joie: c'était sa +pipe qu'il venait de retrouver, un vrai brûle-gueule qui n'avait pas +trois pouces de long. Aussi alluma-t-il de suite le tabac: il n'avait +pas fumé depuis Smolensk. + +Lorsque nos pieds furent lavés, on nous les essuya avec des peaux +d'agneaux, que l'on mit ensuite dessous pour nous servir de tapis. +L'on mit sur la plaie de mon pied une graisse qui, m'assurait-on, +devait me guérir en peu de temps. L'on me montra la manière dont je +devais m'en servir, et l'on m'en mit dans un morceau de linge que je +renfermai dans la giberne du docteur, avec tous les instruments qui +avaient servi à panser la tête de Picart. + +Nous étions déjà beaucoup mieux. Nous les remerciâmes des soins qu'ils +nous donnaient. Le Polonais nous fit comprendre qu'il était au +désespoir, vu les circonstances, de ne pouvoir mieux faire; qu'il +faut, en voyage, loger ses ennemis et leur laver les pieds, à plus +forte raison à ses amis. Dans ce moment, nous entendîmes la vieille +femme jeter un cri et courir: c'était un grand chien que nous n'avions +pas encore vu, qui emportait le bonnet à poil de Picart. On voulait le +battre, mais nous demandâmes sa grâce. + +Je proposai à Picart de faire la visite du portemanteau qui était +encore sur le cheval. Il se fit conduire près de l'animal: rien ne lui +manquait. Il prit le portemanteau, qu'il apporta près du poêle. Nous y +trouvâmes premièrement neuf mouchoirs des Indes tissés en soie: «Vite, +dit Picart, chacun deux à nos princesses, et un à la vieille, et +gardons les autres!» Cette première distribution fut vite faite, au +grand contentement des personnes qui les recevaient. Nous trouvâmes, +ensuite, trois paires d'épaulettes d'officier supérieur, dont une de +maréchal de camp; trois montres en argent, sept croix d'honneur, deux +cuillers en argent, plus de douze douzaines de boutons de hussard +dorés, deux boîtes de rasoirs, six billets de banque de cent roubles, +plus un pantalon en toile taché de sang. J'espérais trouver une +chemise, malheureusement il ne s'en trouva pas; c'était la chose dont +j'avais le plus besoin, car la chaleur avait ravigoté la vermine qui +me dévorait. + +Les jeunes filles faisaient de grands yeux et tenaient dans les mains +ce que nous leur avions donné, ne pouvant croire que c'était pour +elles. Mais la chose qui leur fit le plus de plaisir fut les boutons +dorés que nous leur donnâmes, ainsi qu'une bague en or que je pris +plaisir à leur mettre aux doigts. Celle qui m'avait lavé les pieds ne +fut pas sans remarquer que je lui donnais la plus belle. Il est +probable que les Cosaques coupaient les doigts aux hommes morts, pour +les prendre. + +Nous fîmes présent au vieillard d'une grosse montre anglaise et de +deux rasoirs, ainsi que de toute la monnaie russe, d'une valeur de +plus de trente francs, dont une partie se trouvait aussi dans le +portemanteau. Nous remarquâmes qu'il avait toujours les yeux fixés sur +une grand'croix de commandeur, à cause du portrait de l'Empereur. Nous +la lui donnâmes. Sa satisfaction serait difficile à dépeindre. Il la +porta plusieurs fois à sa bouche et sur son coeur. Il finit par se +l'attacher au cou avec un cordon en cuir, en nous faisant comprendre +qu'il ne la quitterait qu'à la mort. + +Nous demandâmes du pain. L'on nous en apporta un qu'ils n'avaient pas, +disaient-ils, osé nous présenter, tant il était mauvais. +Effectivement, nous ne pûmes en manger. Ce pain était fait d'une pâte +noire, rempli de grains d'orge, de seigle et de morceaux de paille +hachée à vous arracher le gosier. Il nous fit comprendre que ce pain +provenait des Russes; qu'à trois lieues de là les Français les avaient +battus, le matin, et leur avaient pris un grand convoi[42]; que les +juifs qui leur avaient annoncé cette nouvelle et qui se sauvaient des +villages situés sur la route de Minsk, leur avaient vendu ce pain, qui +n'était pas mangeable. Enfin, quoique, depuis plus d'un mois, je n'en +avais pas mangé, il me fut impossible de mordre dedans, tant il était +dur. D'ailleurs j'avais, depuis longtemps, les lèvres crevassées et +qui saignaient à chaque instant. + +[Note 42: Le combat qui avait eu lieu avec les Russes et dont le +Polonais voulait nous parler était une rencontre que le corps d'armée +du maréchal Oudinot, qui n'était pas venu jusqu'à Moscou, car il avait +toujours resté en Lithuanie, venait d'avoir avec les Russes qui +venaient à notre rencontre, pour nous couper la retraite. Le maréchal +les avait battus, mais, en se retirant, ils coupèrent le pont de la +Bérézina. (_Note de l'auteur._)] + +Lorsqu'ils virent que nous ne pouvions pas en manger, ils nous +apportèrent un morceau de mouton, quelques pommes de terre, des +oignons et des concombres marinés. Enfin, ils nous donnèrent tout ce +qu'ils avaient, en nous disant qu'ils feraient leur possible pour nous +procurer quelque chose de mieux. En attendant, nous mîmes le mouton +dans la marmite, pour nous faire une soupe. Le vieillard nous dit +qu'il y avait, à une forte demi-lieue, un village où tous les juifs +qui étaient sur la route s'étaient réfugiés, dans la crainte d'être +pillés, et, comme ils avaient emporté leurs vivres avec eux, il +espérait trouver quelque chose de mieux que ce qu'il nous avait donné +jusqu'à présent. Nous voulûmes lui donner de l'argent. Il le refusa en +disant que celui que nous lui avions donné, ainsi qu'à ses filles, +servirait à cela, et qu'une d'elles était déjà partie avec sa mère et +le grand chien. + +On nous avait arrangé un lit à terre, composé de paille et de peaux de +moutons. Depuis un moment, Picart s'était endormi; je finis par en +faire autant. Nous fûmes réveillés par le bruit que faisait le chien +de la cabane en aboyant: «Bon! dit le vieux Polonais, c'est ma femme +et ma fille qui sont de retour». Effectivement, elles entrèrent. Elles +nous apportaient du lait, un peu de pommes de terre et une petite +galette de farine de seigle qu'elles avaient pu avoir à force +d'argent, mais pour de l'eau-de-vie, _nima!_[43] Le peu qu'il y avait +venait d'être enlevé par les Russes. Nous remerciâmes ces bonnes gens +qui avaient fait près de deux lieues dans la neige jusqu'aux genoux, +pendant la nuit, par un froid rigoureux, en s'exposant à être dévorés +par les loups ou les ours, en grand nombre dans les forêts de la +Lithuanie, et surtout dans ce moment, car ils abandonnaient les autres +forêts que nous brûlions dans notre marche, pour se retirer dans +d'autres qui leur offraient plus de sûreté et de quoi manger, par la +quantité de chevaux et d'hommes qui mouraient chaque jour. + +[Note 43: _Nima_, en polonais et en lithuanien, signifie _non_, ou +_il n'y en a pas_. (_Note de l'auteur_.)] + +Nous fîmes une soupe que nous dévorâmes de suite. Après avoir mangé, +je me trouvai beaucoup mieux. Cette soupe au lait m'avait restauré +l'estomac. Ensuite je me mis à réfléchir, la tête appuyée dans les +deux mains. Picart me demanda ce que je pensais: «Je pense, lui +dis-je, que, si je n'étais pas avec vous, mon vieux brave, et retenu +par l'honneur et mon serment, je resterais ici, dans cette cabane, au +milieu de cette forêt et avec ces bonnes, gens.--Soyez tranquille, me +dit-il, j'ai fait un rêve qui m'est de bon augure. J'ai rêvé que +j'étais à la caserne de Courbevoie, que je mangeais un morceau de +boudin de la _Mère aux bouts_ et que je buvais une bouteille de vin de +Suresnes.[44]» + +[Note 44: La _Mère aux bouts_ était une vieille femme qui venait +tous les jours à six heures du matin à la caserne de Courbevoie, où +nous étions, et qui, pour dix centimes, nous vendait un morceau de +boudin long de six pouces et dont on se régalait tous les jours avant +l'exercice, en buvant pour dix centimes de vin de Suresnes, en +attendant la soupe de dix heures: quel est le vélite ou le vieux +grenadier de la Garde qui n'ait connu la _Mère aux bouts? (Note de +l'auteur_.)] + +Pendant que Picart me parlait, je remarquai qu'il était fort rouge et +qu'il portait souvent la main droite sur son front, et quelquefois à +la place où il avait reçu son coup de balle. Je lui demandai s'il +avait mal à la tête. Il me répondit que oui, mais que c'était +probablement occasionné par la chaleur, ou pour avoir trop dormi. Mais +il me sembla qu'il avait de la fièvre. Son voyage à la caserne de +Courbevoie me faisait croire que je ne m'étais pas trompé: «Je vais +continuer mon rêve, dit-il, et tâcher de rejoindre la _Mère aux +bouts_. Bonne nuit!» Deux minutes après, il était endormi. + +Je voulus me reposer, mais mon sommeil fut souvent interrompu par des +douleurs que j'avais dans les cuisses, suite des efforts que j'avais +faits en marchant. Il n'y avait pas longtemps que Picart dormait, +lorsque le chien se mit à aboyer. Les personnes de la maison en furent +surprises. Le vieillard, qui était assis sur un banc près du poêle, se +leva et saisit une lance attachée contre un gros sapin qui servait de +soutien à l'habitation. Il alla du côté de la porte; sa femme le +suivit, et moi, sans éveiller Picart, j'en fis autant, ayant toutefois +la précaution de prendre mon fusil qui était chargé, et la baïonnette +au bout du canon. Nous entendîmes que l'on dérangeait la première +porte. Le vieillard ayant demandé qui était là, une voix nasillarde +se fit entendre et l'on répondit: «Samuel!» Alors la femme dit à son +mari que c'était un juif du village où elle avait été, le soir. +Lorsque je vis que c'était un enfant d'Israël, je repris ma place, +ayant soin toutefois de rassembler autour de moi tout ce que nous +avions, car je n'avais pas de confiance dans le nouveau venu. + +Je dormis assez bien deux heures, jusqu'au moment où Picart m'éveilla +pour manger la soupe au mouton. Il se plaignait toujours d'un grand +mal de tête, par suite, probablement, de ses rêves, car il me dit +qu'il n'avait fait que rêver Paris et Courbevoie, et, sans se rappeler +qu'il m'en avait déjà conté une partie, il me dit que, dans son rêve, +il avait danser à la barrière du Roule[45] où, me dit-il, il avait bu +avec des grenadiers qui avaient été tués à la bataille d'Eylau. + +[Note 45: Rendez-vous des maîtresses des vieux grenadiers de la +Garde. On y dansait. (_Note de l'auteur_.)] + +Comme nous allions manger, le juif nous présenta une bouteille de +genièvre que Picart s'empressa de prendre. Alors il lui demanda qui il +était et d'où il venait; il lui parlait en allemand. Ensuite il goûta +ce que contenait la bouteille, et, pour remercier, finit par lui dire +que cela ne valait pas le diable. Effectivement c'était du mauvais +genièvre de pommes de terre. + +L'idée me vint que le juif pourrait nous être très utile en le prenant +pour guide; nous avions de quoi tenter sa cupidité. De suite, je fis +part à Picart de mon idée, qu'il approuva, et, comme il se disposait à +en faire la proposition, notre cheval, qui était couché, se releva +tout effrayé, en cherchant à rompre le lien auquel il était attaché; +le chien se mit à beugler (_sic_). Au même instant, nous entendîmes +plusieurs loups qui vinrent hurler autour de la baraque et même contre +la porte. C'était à notre cheval qu'ils en voulaient. Picart prit son +fusil pour leur faire la chasse, mais notre hôte lui fit comprendre +qu'il ne serait pas prudent, à cause des Russes. Alors il se contenta +de prendre son sabre d'une main et un morceau de bois de sapin tout en +feu de l'autre, se fit ouvrir la porte et se mit à courir sur les +loups qu'il mit en fuite. Un instant après, il rentra en me disant +que cette sortie lui avait fait du bien; que son mal de tête était +presque passé. Ils revinrent encore à la charge, mais nous ne +bougeâmes plus. + +Le juif, comme je m'y attendais, nous demanda si nous n'avions rien à +vendre ou à changer. Je dis à Picart qu'il était temps de lui faire +des propositions pour qu'il puisse nous conduire jusqu'à Borisow ou +jusqu'au premier poste français. Je lui demandai combien il y avait de +l'endroit où nous étions à la Bérézina. Il nous répondit que, par la +grand'route, il y avait bien neuf lieues; nous lui fîmes comprendre +que nous voulions, si cela était possible, y arriver par d'autres +chemins. Je lui proposai de nous y conduire, moyennant un arrangement: +d'abord les trois paires d'épaulettes que nous lui donnions de suite, +et un billet de banque de cent roubles, le tout d'une valeur de cinq +cents francs. Mais je mettais pour condition que les épaulettes +resteraient entre les mains de notre hôte, qui les lui remettrait à +son retour; que, pour le billet de banque, je le lui donnerais à notre +destination, c'est-à-dire au premier poste de l'armée française; que, +sur la présentation d'un foulard que je montrai aux personnes +présentes, on lui remettrait les épaulettes, mais que lui, Samuel, +remettrait aux personnes de la maison vingt-cinq roubles; que le +foulard serait pour la plus jeune fille, celle qui m'avait lavé les +pieds. L'enfant d'Israël accepta, non sans faire quelques observations +sur les dangers qu'il y avait à courir, en ne passant pas par la +grand'route. Notre hôte nous témoigna combien il regrettait de ne pas +avoir dix ans de moins, afin de nous conduire, et pour rien, en nous +défendant contre les Russes, s'il s'en présentait. En nous disant +cela, il nous montrait sa vieille hallebarde attachée le long d'une +pièce de bois. Mais il donna tant d'instructions au juif sur la route, +qu'il consentit à nous conduire, après avoir toutefois bien regardé et +vérifié si tout ce que nous lui donnions était de bon aloi. + +Il était neuf heures du matin lorsque nous nous mîmes en route. +C'était le 24 novembre. Toute la famille polonaise resta longtemps sur +le point le plus élevé, nous suivant des yeux et nous faisant des +signes d'adieu avec leurs mains. + +Notre guide marchait devant, tenant notre cheval par la bride. Picart +parlait seul, s'arrêtant quelquefois, faisant le maniement d'armes. +Tout à coup, je ne l'entends plus marcher. Je me retourne, je le vois +immobile et au port d'armes, marchant au pas ordinaire, comme à la +parade. Ensuite il se met à crier d'une voix de tonnerre: «Vive +l'Empereur!» Aussitôt je m'approche de lui, je le prends vivement par +le bras, en lui disant: «Eh bien, Picart, qu'avez-vous donc?» Je +craignais qu'il ne fût devenu fou: «Quoi? me répondit-il comme un +homme qui se réveille, ne passons-nous pas la revue de l'Empereur?» Je +fus saisi en l'entendant parler de la sorte. Je lui répondis que ce +n'était pas aujourd'hui, mais demain, et, le prenant par le bras, je +lui fis allonger le pas, afin de rattraper le juif. Je vis de grosses +larmes couler le long de ses joues: «Eh quoi! lui dis-je, un vieux +soldat qui pleure!--Laissez-moi pleurer, me dit-il, cela me fait du +bien! Je suis triste, et si, demain, je ne suis pas au régiment, c'est +fini!--Soyez tranquille, nous y serons aujourd'hui, j'espère, ou +demain matin au plus tard. Comment, mon vieux, voilà que vous vous +affectez comme une femme!--C'est vrai, me répondit-il, je ne sais pas +comment cela est venu. Je dormais ou je rêvais, mais cela va mieux.--À +la bonne heure, mon vieux! Ce n'est rien. La même chose m'est arrivée +plusieurs fois, et le soir même que je vous ai rencontré. Mais j'ai le +coeur plein d'espérance depuis que je suis avec vous!» + +Tout en causant, je voyais mon guide qui s'arrêtait souvent comme pour +écouter. + +Tout à coup, je vois Picart se jeter de tout son long dans la neige, +et nous commander d'une voix brusque: «Silence!» «Pour le coup, dis-je +en moi-même, c'est fini! Mon vieux camarade est fou! Que vais-je +devenir?» Je le regardais, saisi d'étonnement; il se lève et se met à +crier, mais d'une voix moins forte que la première fois: «Vive +l'Empereur! Le canon! Écoutez! Nous sommes sauvés!--Comment? lui +dis-je.--Oui, continua-t-il, écoutez!» Effectivement, le bruit du +canon se faisait entendre: «Ah! je respire, dit-il, l'Empereur n'est +pas prisonnier, comme le coquin d'émigré le disait hier. N'est-il pas +vrai, mon pays? Cela m'avait tellement brouillé la cervelle, que j'en +serais mort de rage et de chagrin. Mais, à présent, marchons dans +cette direction: c'est un guide certain.» L'enfant d'Israël nous +assurait que c'était dans la direction de la Bérézina que l'on +entendait le canon. Enfin mon vieux compagnon était tellement content +qu'il se mit à chanter: + + Air du _Curé de Pomponne_. + + Les Autrichiens disaient tout bas: + Les Français vont vite en besogne, + Prenons, tandis qu'ils n'y sont pas, + L'Alsace et la Bourgogne. + Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra, + Du départ de Boulogne (_bis_).[46] + +[Note 46: Cette chanson avait été faite en partant du camp de +Boulogne en 1805, pour aller en Autriche, pour la bataille +d'Austerlitz. (_Note de l'auteur_.)] + +Une demi-heure après, notre marche devint tellement embarrassante, +qu'il était impossible de voyager plus longtemps. Notre guide croyait +s'être trompé. C'est pourquoi, rencontrant un espace assez élevé pour +y marcher plus à l'aise, nous n'hésitâmes pas un instant à nous y +jeter, espérant y rencontrer un chemin où nous puissions marcher avec +plus de facilité. Nous entendions toujours le bruit du canon, mais +plus distinctement, depuis que nous avions pris cette nouvelle +direction; il pouvait être alors midi. Tout à coup, le canon cessa de +se faire entendre, le vent recommença et la neige le suivit de près, +mais en si grande quantité que nous ne pouvions plus nous voir, de +sorte que le pauvre enfant d'Israël finit par renoncer à conduire le +cheval. Nous lui conseillâmes de monter dessus. C'est ce qu'il fit. Je +commençais à être extrêmement fatigué et inquiet. Je ne disais rien, +mais Picart jurait comme un enragé après le canon qu'il n'entendait +plus, et après le vent, disait-il, qui en était la cause. Nous +arrivâmes de la sorte dans un endroit où nous ne pouvions plus +avancer, tant les arbres étaient serrés les uns contre les autres. À +chaque instant, nous étions arrêtés par d'autres obstacles, nous +allions mesurer la terre de tout notre long et nous enterrer dans la +neige. Enfin, après une marche pénible, nous eûmes le chagrin de nous +retrouver au point où nous étions partis, une heure avant. + +Voyant cela, nous arrêtâmes un instant; nous bûmes un coup de mauvais +genièvre que le juif nous avait donné, ensuite nous délibérâmes. Il +fut décidé que nous irions joindre la grand'route. Je demandai à notre +guide si, dans le cas où nous ne pourrions pas gagner la route, il +pourrait nous reconduire où nous avions couché. Il m'assura que oui, +mais qu'il faudrait faire des remarques où nous passions. Picart se +chargea de cela en coupant, de distance en distance, des jeunes +arbres, bouleaux ou sapins, que nous laissions derrière nous. + +Nous pouvions avoir fait une demi-lieue, dans ce nouveau chemin, +lorsque nous rencontrâmes une cabane. Il était presque temps, car les +forces commençaient à me manquer. Il fut décidé que nous y ferions une +halte d'une demi-heure pour y faire manger le cheval, ainsi que nous. +Le bonheur voulut qu'en y entrant, nous trouvâmes beaucoup de bois sec +à brûler, deux bancs formés de deux grosses pièces de bois brut et +trois peaux de mouton, qu'il fut décidé que l'on emporterait pour nous +en servir si nous étions obligés de passer la nuit dans la forêt. + +Nous nous chauffâmes en mangeant un morceau de viande de cheval. Notre +guide n'en voulut pas toucher, mais il tira de dessous sa capote de +peau de mouton une mauvaise galette de farine d'orge, avec autant de +paille, que nous nous empressâmes de partager avec lui. Il nous jura +par Abraham qu'il n'avait que cela et quelques noix. Nous en fîmes +quatre parts. Il en eut deux, et nous chacun une. Nous bûmes chacun un +petit verre de mauvais genièvre. Je lui en présentai un qu'il refusa, +et cela pour ne pas boire dans le même vase que nous. Mais il nous +avança le creux de sa main, et nous lui en versâmes, qu'il avala. + +Il nous dit alors que, pour arriver à une autre cabane, il fallait +encore une bonne heure de marche. Aussi, dans la crainte que la nuit +ne vienne nous surprendre, nous résolûmes de nous remettre en route. +C'est ce que nous fîmes avec une peine incroyable, tant le chemin +était devenu étroit, ou plutôt l'on aurait dit qu'il n'y en avait +plus. Cependant Samuel, notre guide, qui avait vraiment du courage, +nous rassura en nous disant que, bientôt, nous le retrouverions plus +large. + +Pour comble de malheur, la neige recommença à tomber avec tant de +force, que nous ne sûmes plus où nous diriger. Cet état de choses dura +jusqu'au moment où notre guide se mit à pleurer, en nous disant qu'il +ne savait plus où nous étions. + +Nous voulûmes retourner sur nos pas, mais ce fut bien pis, à cause de +la neige qui nous tombait en pleine figure; nous n'eûmes rien de mieux +à faire que de nous mettre contre un massif de gros sapins, en +attendant qu'il plût à Dieu de faire cesser le mauvais temps. Cela +dura encore plus d'une demi-heure. Nous commencions à être transis de +froid. Picart jurait par moments; quelquefois il fredonnait: + + Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra, + Du départ de Boulogne! + +Le juif ne faisait que répéter: «Mon Dieu! mon Dieu!» Tant qu'à moi, +je ne disais rien, mais je faisais des réflexions bien sinistres. Sans +ma peau d'ours et le bonnet du rabbin que je portais sous mon schako, +je pense que j'aurais succombé de froid. + +Lorsque le temps fut devenu meilleur, nous cherchâmes à nous orienter +de nouveau, mais à la tempête avait succédé un grand calme, de manière +à ne plus savoir distinguer le nord avec le midi. Nous étions tout à +fait désorientés. Nous marchions toujours au hasard, et je +m'apercevais que nous tournions toujours sur nous-mêmes, revenant +continuellement à la même place. + +Picart continuait à jurer, mais c'était contre le juif. + +Cependant, après avoir marché encore quelque temps, nous nous +trouvâmes dans un espace d'environ quatre cents mètres de +circonférence, qui nous donna l'espoir de trouver un chemin. Mais, +après en avoir fait plusieurs fois le tour, nous ne découvrîmes rien. +Nous nous regardions, car chacun de nous attendait un avis de son +camarade. Tout à coup, je vis mon vieux grognard poser son fusil +contre un arbre, et, regardant de tous côtés comme s'il cherchait +quelque chose, tirer son sabre du fourreau. À peine avait-il fait ce +mouvement, que le pauvre juif, croyant que c'était pour le tuer, se +mit à jeter des cris épouvantables et à abandonner le cheval pour +fuir. Mais, les forces lui manquant, il tomba a genoux d'un air +suppliant, pour implorer la miséricorde de Dieu et de celui qui ne lui +voulait pas de mal, car Picart n'avait tiré son sabre que pour couper +un bouleau gros comme mon bras et le consulter sur la direction que +nous avions à prendre. Il coupa l'arbre par le milieu et, ayant +examiné la partie qui restait attachée au sol, me dit d'un grand +sang-froid: «Voilà la direction que nous devons prendre! L'écorce de +l'arbre, de ce côté, qui est celui du nord, est un peu rousse et +gâtée, tandis que, de l'autre côté, qui est celui du midi, elle est +blanche et bien conservée. Marchons au midi!» + +Nous n'avions plus de temps à perdre, car notre plus grande crainte +était que la nuit nous surprît. Nous cherchâmes à nous frayer un +chemin, ayant toujours soin de ne pas perdre de vue la direction de +notre point de départ. + +Dans ce moment, le juif, qui marchait derrière nous, jeta un cri. Nous +le vîmes étendu de son long. Il était tombé en tirant le cheval qu'il +voulait faire passer entre deux arbres trop serrés l'un contre +l'autre, de manière que le pauvre _cognia_ ne savait plus ni avancer, +ni reculer. Nous fûmes obligés de débarrasser et l'homme et le cheval, +dont la charge ainsi que le harnachement étaient tombés sur les jambes +de derrière. + +J'enrageais aussi de voir que nous perdions un temps aussi précieux; +j'aurais volontiers abandonné le cheval, et il aurait fallu en venir +là si, au bout d'une demi-heure d'efforts, nous ne fussions tombés +dans un chemin assez large, que le juif reconnut pour être la +continuation de celui dont nous avions perdu la direction; pour +preuve, il nous montra plusieurs gros arbres qu'il reconnaissait, +parce qu'ils contenaient des ruches qu'il nous fit voir et qui, +malheureusement, étaient perchées trop haut pour notre bec.[47] + +[Note 47: En Pologne, en Lithuanie, et dans une partie de la +Russie, on choisit, dans les forêts, les arbres les plus gros et à une +hauteur de dix à douze pieds, l'on creuse dans le corps de l'arbre un +trou de la profondeur d'un pied, sur autant de largeur et trois de +hauteur, et c'est là que les mouches déposent leur miel, que souvent +les ours, qui sont très friands et en grande quantité dans ces forêts, +vont souvent dénicher. Aussi c'est souvent un piège pour les prendre. +(_Note de l'auteur._)] + +Picart, ayant regardé à sa montre, vit qu'il était près de quatre +heures. Nous n'avions pas de temps à perdre. Nous nous trouvâmes en +face d'un lac gelé que notre guide reconnut. Nous le traversâmes sans +difficulté, et, tournant un peu à gauche, nous reprîmes notre chemin. + +À peine y étions-nous entrés, que nous vîmes venir à nous quatre +individus qui s'arrêtèrent en nous voyant. De notre côté, nous nous +mîmes en mesure de nous défendre. Mais nous vîmes qu'ils avaient plus +peur que nous, car ils se consultaient afin de voir s'ils devaient +avancer ou reculer en se jetant dans le bois. Ils vinrent à nous en +nous souhaitant le bonjour. C'étaient quatre juifs que notre guide +connaissait. Ils venaient d'un village situé sur la grand'route. Ce +village étant occupé par l'armée française, il leur était impossible +d'y rester sans mourir de faim et de froid, car, pour des vivres, il +n'y en avait plus, et il ne restait pas une maison pour se mettre à +l'abri, pas même pour l'Empereur. Nous apprîmes avec plaisir que nous +n'étions plus qu'à deux lieues de l'armée française, mais que nous +ferions bien de ne pas aller plus loin aujourd'hui, parce que nous +pourrions nous tromper de chemin. Ils nous conseillaient de passer la +nuit dans la première baraque, qui n'était plus bien loin. Ils nous +quittèrent en nous souhaitant le bonsoir. Nous continuâmes à marcher, +et l'on n'y voyait déjà plus, lorsque, heureusement, nous arrivâmes à +l'endroit où nous devions passer la nuit. + +Nous y trouvâmes de la paille et du bois en quantité. Nous allumâmes +de suite un bon feu au poêle en terre qui s'y trouvait, et, comme il +aurait fallu trop de temps pour faire la soupe, nous nous contentâmes +d'un morceau de viande rôtie, et, pour notre sûreté, nous résolûmes de +veiller chacun notre tour, toutes les deux heures, avec nos armes +chargées à côté de nous. + +Je ne saurais dire combien il y avait de temps que je dormais, lorsque +je fus réveillé par le bruit que faisait le cheval, causé par les +hurlements des loups qui entouraient la baraque. Picart prit une +perche, et, ayant attaché, au bout, un gros bouchon de paille et +plusieurs morceaux de bois résineux qu'il alluma, il courut sur ces +animaux, tenant la perche enflammée d'une main et son sabre de +l'autre, de sorte qu'il s'en débarrassa pour le moment. Il rentra un +instant après, tout fier de sa victoire. Mais à peine était-il étendu +sur sa paille, qu'ils revinrent avec plus de furie. Alors, prenant un +gros morceau de bois allumé, il le jeta à une douzaine de pas et +commanda au juif de porter beaucoup de bois sec pour entretenir le +feu. Après cet exploit, nous n'entendîmes presque plus les hurlements. + +Il n'était pas plus de quatre heures, lorsque Picart me réveilla en me +surprenant agréablement. Il avait, sans m'en rien dire, fait de la +soupe avec du gruau et de la farine qui lui restaient. Il avait fait +rôtir ce qu'il appelait du _soigné_, un bon morceau de cheval. Nous +mangeâmes l'un et l'autre d'assez bon appétit. Picart avait fait la +part du juif. Nous eûmes, aussi, soin de notre cheval: comme il se +trouvait plusieurs grands bacs en bois, nous les avions remplis de +neige que la chaleur fit fondre. Pour la purifier, nous y avions mis +beaucoup de charbon allumé. Elle nous servit de boisson et pour faire +la soupe, et aussi pour donner à boire à notre cheval qui n'avait pas +bu depuis la veille. Après avoir bien arrangé notre chaussure, je pris +un charbon, et, me faisant éclairer par le juif, j'écrivis sur une +planche, en grands caractères, l'inscription suivante: + +DEUX GRENADIERS DE LA GARDE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON, ÉGARÉS DANS CETTE +FORÊT, ONT PASSÉ LA NUIT DU 24 AU 25 NOVEMBRE 1812, DANS CETTE CABANE. +LA VEILLE, ILS ONT DU L'HOSPITALITÉ À UNE BRAVE FAMILLE POLONAISE. + +Et je signai. + +À peine avions-nous fait cinquante pas, que notre cheval ne voulut +plus marcher. Notre guide nous dit qu'il voyait quelque chose sur le +chemin. Il reconnut que c'étaient deux loups assis sur le derrière. +Aussitôt Picart lâche son coup de fusil. Les individus disparaissent, +et nous continuons. Au bout d'une demi-heure, nous étions sauvés. + +La première rencontre que nous fîmes fut le bivac de douze hommes que +nous reconnûmes pour des soldats allemands faisant partie de notre +armée. Nous nous arrêtâmes près de leur feu, pour leur demander des +nouvelles. Ils nous regardèrent sans nous répondre, mais parlèrent +ensemble pour se consulter. Ils étaient dans la plus grande des +misères. Nous remarquâmes qu'il y en avait trois de morts. Comme notre +guide avait rempli ses conditions, nous lui donnâmes ce que nous lui +avions promis, et, après lui avoir recommandé de remercier encore de +notre part la brave famille polonaise, nous lui dîmes adieu en lui +souhaitant un bon voyage. Il disparut à grands pas. + +Nous nous disposions à gagner la grand'route, qui n'était éloignée que +de dix minutes de marche, lorsque nous fûmes entourés par cinq de ces +Allemands qui nous sommèrent de leur laisser notre cheval pour le tuer +et dirent que nous en aurions notre part. Deux le prirent par la +bride, mais Picart, qui n'entendait pas de cette oreille, leur dit en +mauvais allemand que, s'ils ne lâchaient la bride, il leur coupait la +figure d'un coup de sabre. Il le tira du fourreau. Les Allemands n'en +firent rien. Il le leur dit encore une fois. Pas plus de réponse. +Alors il appliqua, aux deux qui tenaient la bride, un vigoureux coup +de poing qui leur fit lâcher prise et les étendit sur la neige. Il me +donna le cheval à tenir et dit aux deux autres: «Avancez, si vous avez +de l'âme!» Mais voyant que plus un ne bougeait, il tira de la marmite, +qui était sur le cheval, trois morceaux de viande qu'il leur donna. +Aussitôt, ceux qui étaient à terre se relevèrent pour avoir leur part. +Comme je voyais qu'ils mouraient de faim, pour les dédommager d'avoir +été maltraités, je leur donnai un morceau de plus de trois livres, qui +avait été cuit au bivac, devant le lac. Ils se jetèrent dessus comme +des affamés. Nous continuâmes à marcher. + +Un peu plus loin, nous rencontrâmes encore deux feux presque éteints, +autour desquels étaient plusieurs hommes sans vigueur. Deux seulement +nous parlèrent; un nous demanda s'il était vrai que l'on allait +prendre des cantonnements, et un autre nous cria: «Camarades, +allez-vous tuer le cheval? Je ne demande qu'un peu de sang!» À tout +cela, nous ne répondîmes pas. Nous étions encore à une portée de fusil +de la grand'route, et nous n'apercevions encore aucun mouvement de +départ. Lorsque nous fûmes sur le chemin, je dis assez haut à Picart: +«Nous sommes sauvés!» Un individu qui se trouvait près de nous, +enveloppé dans un manteau à moitié brûlé, répéta, en élevant la voix: +«Pas encore!» Il se retira en me regardant et en levant les épaules. +Il en savait plus que moi sur ce qui se passait. + +Un instant après, nous vîmes un détachement d'environ trente hommes, +composé de sapeurs du génie et pontonniers. Je les reconnus pour ceux +que nous avions pris à Orcha, où ils étaient en garnison[48]. Ce +détachement, commandé par trois officiers, et qui n'était avec nous +que depuis quatre jours, n'avait pas souffert. Aussi paraissaient-ils +vigoureux. Ils marchaient dans la direction de la Bérézina. Je +m'adressai à un officier pour savoir où était le quartier impérial. Il +me répondit qu'il était encore en arrière, mais que le mouvement +allait commencer et que nous allions, dans un instant, voir la tête de +la colonne. Il nous dit aussi de prendre garde à notre cheval; que +l'ordre de l'Empereur était de s'emparer de tous ceux que l'on +trouverait, pour servir à l'artillerie et à la conduite des blessés. +En attendant la colonne, nous le cachâmes à l'entrée du bois. + +[Note 48: Ce sont les pontonniers et les sapeurs du génie qui nous +sauvèrent, car c'est à eux à qui nous devons la construction des ponts +sur lesquels nous passâmes la Bérézina. (_Note de l'auteur_.)] + +Je ne saurais dépeindre toutes les peines, les misères et les scènes +de désolation que j'ai vues et auxquelles j'ai pris part, ainsi que +celles que j'étais condamné à voir et à endurer encore, et qui m'ont +laissé d'ineffaçables et terribles souvenirs. + +C'était le 25 novembre: il pouvait être sept heures du matin; il ne +faisait pas encore grand jour. J'étais dans mes réflexions, lorsque +j'aperçus la tête de la colonne. Je la fis remarquer à Picart. Les +premiers que nous vîmes paraître étaient des généraux, dont +quelques-uns étaient encore à cheval, mais la plus grande partie à +pied, ainsi que beaucoup d'autres officiers supérieurs, débris de +l'Escadron et du Bataillon sacrés, que l'on avait formés le 22, et +qui, au bout de trois jours, n'existaient pour ainsi dire plus. Ceux +qui étaient à pied se traînaient péniblement, ayant, presque tous, les +pieds gelés et enveloppés de chiffons ou de morceaux de peaux de +mouton, et mourant de faim. L'on voyait, après, quelques débris de la +cavalerie de la Garde. L'Empereur venait ensuite, à pied et un bâton à +la main. Il était enveloppé d'une grande capote doublée de fourrure, +ayant sur la tête un bonnet de velours couleur amarante, avec un tour +de peau de renard noir. À sa droite, marchait également à pied le roi +Murat; à sa gauche, le prince Eugène, vice-roi d'Italie; ensuite les +maréchaux Berthier, prince de Neufchâtel; Ney, Mortier, Lefebvre, +ainsi que d'autres maréchaux et généraux dont les corps étaient en +partie anéantis. + +À peine l'Empereur nous avait-il dépassés, qu'il monta à cheval, ainsi +qu'une partie de ceux qui l'accompagnaient; les trois quarts des +généraux n'avaient plus de chevaux. Tout cela était suivi de sept à +huit cents officiers, sous-officiers, marchant en ordre et portant, +dans le plus grand silence, les aigles des régiments auxquels ils +avaient appartenu et qui les avaient tant de fois conduits à la +victoire. C'étaient les débris de plus de soixante mille hommes. +Venait ensuite la Garde impériale à pied, marchant toujours en ordre. +Les premiers étaient les chasseurs à pied. Mon pauvre Picart, qui +n'avait pas vu l'armée depuis un mois, regardait tout cela sans rien +dire, mais ses mouvements convulsifs ne faisaient que trop voir ce +qu'il éprouvait. Plusieurs fois, il frappa la crosse de son fusil +contre la terre, et de son poing sa poitrine et son front. Je voyais +de grosses larmes couler sur ses joues et retomber sur ses moustaches +où pendaient des glaçons. Alors, se retournant de mon côté: «En +vérité, mon pays, je ne sais pas si je dors ou si je veille. Je pleure +d'avoir vu notre Empereur marcher à pied, un bâton à la main, lui si +grand, lui qui nous fait si fiers!» En disant ces paroles, Picart +releva la tête et frappa sur son fusil. Il semblait vouloir, par ce +mouvement, donner plus d'expression à ses paroles. + +Il continua: «Avez-vous remarqué comme il nous a regardés?» +Effectivement, en passant, l'Empereur avait tourné la tête de notre +côté. Il nous avait regardés comme il regardait toujours les soldats +de sa Garde, lorsqu'il les rencontrait marchant isolément, et surtout +dans ce moment de malheur, où il semblait, par son regard, vous +inspirer de la confiance et du courage. Picart prétendait que +l'Empereur l'avait reconnu, chose bien possible. + +Mon vieux camarade, dans la crainte de paraître ridicule, avait ôté +son manteau blanc qu'il tenait sous son bras gauche. Il avait aussi, +quoique souffrant de la tête, remis son bonnet à poil, ne voulant pas +paraître avec celui en peau de mouton que le Polonais lui avait +donné. Le pauvre Picart oubliait sa triste position pour ne plus +penser qu'à celle de l'Empereur et de ses camarades qu'il lui tardait +de voir. + +Enfin parurent les vieux grenadiers. C'était le premier régiment. +Picart était du second. Nous ne tardâmes pas à le voir, car la colonne +du premier n'était pas longue. Suivant moi, il en manquait au moins la +moitié. Lorsqu'il fut devant le bataillon dont il faisait partie, il +avança pour joindre sa compagnie. + +Aussitôt l'on entendit: «Tiens, l'on dirait Picart!--Oui, répond +Picart, c'est moi, mes amis, me voilà et je ne vous quitte plus qu'à +la mort!» Aussitôt la compagnie s'empara de lui (pour le cheval, bien +entendu). Je l'accompagnai encore quelque temps pour avoir un morceau +de l'animal, si on le tuait, mais un cri, partant de la droite de la +compagnie, se fit entendre: «Le cheval appartient à la compagnie, +puisque l'homme en fait partie!--C'est vrai, dit Picart, que +j'appartiens à la compagnie, mais le sergent qui en demande sa part a +descendu le cavalier qui le montait.--Alors, dit un sergent qui me +connaissait, il en aura!» Ce sergent faisait les fonctions du +sergent-major, mort la veille. + +La colonne étant arrêtée, un officier demanda à Picart d'où il venait +et comment il se trouvait en avant, vu que ceux qui, comme lui, +escortaient le convoi, étaient rentrés depuis trois jours. La halte +dura assez longtemps. Il conta son affaire, s'interrompant à chaque +instant pour demander après plusieurs de ses camarades qu'il ne voyait +plus dans les rangs: ils avaient succombé. Il n'osait demander après +son camarade de lit, qui était en même temps son pays. À la fin, il le +demanda: «Et Rougeau, où est-il?--À Krasnoé, répondit un tambour.--Ah! +je comprends!--Oui, continua le tambour; mort d'un coup de boulet qui +lui coupa les deux jambes. Avant de nous quitter, il t'a fait son +exécuteur testamentaire; il m'a chargé de te remettre sa croix, sa +montre et un petit sac de cuir renfermant de l'argent et différents +objets. En me les remettant, il m'a chargé de te dire que tu les +remettes à sa mère, et si, comme lui, tu avais le malheur de ne pas +revoir la France, de vouloir bien en charger un autre.» + +Aussitôt, devant la compagnie, le tambour, qui se nommait Patrice, +tira de son sac tous les objets, en disant à Picart: «Je le les +remets, mon vieux, tels que je les ai reçus de sa main; c'est lui qui +les tira de son sac, que nous remîmes ensuite sous sa tête; il est +mort un instant après.--C'est bien, dit Picart, si j'ai le bonheur de +retourner en Picardie, je m'acquitterai des dernières volontés de mon +camarade.» On recommença à marcher. Je dis adieu à mon vieux camarade, +en lui promettant de le revoir, le soir au bivac. + +J'attendis, sur le côté du chemin, que notre régiment passât, car l'on +m'avait dit qu'il faisait l'arrière-garde. + +Après les grenadiers, suivaient plus de trente mille hommes, ayant +presque tous les pieds et les mains gelés, en partie sans armes, car +ils n'auraient pu en faire usage. Beaucoup marchaient appuyés sur des +bâtons. Généraux, colonels, officiers, soldats, cavaliers, fantassins +de toutes les nations qui formaient notre armée, marchaient confondus, +couverts de manteaux et de pelisses brûlées et trouées, enveloppés +dans des morceaux de drap, des peaux de mouton, enfin tout ce que l'on +pouvait se procurer pour se préserver du froid. Ils marchaient sans se +plaindre, s'apprêtant encore, comme ils le pouvaient, pour la lutte, +si l'ennemi s'opposait à notre passage. L'Empereur, au milieu de nous, +nous inspirait de la confiance et trouva encore des ressources pour +nous tirer de ce mauvais pas. C'était toujours le grand génie et, tout +malheureux que l'on était, partout, avec lui, on était sûr de vaincre. + +Cette masse d'hommes laissait, en marchant, toujours après elle, des +morts et des mourants. Il me fallut attendre plus d'une heure, avant +que cette colonne fût passée. Après, il y eut encore une longue +traînée des plus misérables qui suivaient machinalement à de grands +intervalles. Ceux là étaient arrivés au dernier degré de la misère et +ne devaient pas même passer la Bérézina dont nous étions si près. +J'aperçus, un instant après, le reste de la Jeune Garde, tirailleurs, +flanqueurs et quelques voltigeurs qui avaient échappé à Krasnoé, +lorsque le régiment, commandé par le colonel Luron, fut, devant nous, +écrasé par la mitraille et sabré par les cuirassiers russes. Ces +régiments, confondus, marchaient toujours en ordre. Derrière eux +suivaient l'artillerie et quelques fourgons. Le reste du grand parc, +commandé par le général Nègre, était déjà en avant. Un instant après +parut la droite des fusiliers-chasseurs, avec lesquels notre régiment +formait une brigade. Le nombre en était encore beaucoup diminué. Notre +régiment était encore séparé par de l'artillerie que les chevaux ne +savaient plus traîner. Un instant après, j'aperçus la droite marchant +sur deux rangs, à droite et à gauche de la route, afin de rejoindre la +gauche des fusiliers-chasseurs. L'adjudant-major Roustan, le premier +qui m'aperçut, me dit: «Eh bien! pauvre Bourgogne, c'est donc vous! +L'on vous croit mort en arrière, et vous voilà vivant en avant! +Allons, tant mieux! N'avez-vous pas rencontré, en arrière, des hommes +du régiment?» Je lui répondis que, depuis trois jours, je voyageais +dans les bois avec un second, pour éviter d'être pris par les Russes. +M. Serraris dit au colonel qu'il savait que, depuis le 22, j'étais +resté en arrière, étant malade, et que s'il était surpris d'une chose, +c'était de me revoir. Enfin arriva la compagnie, et j'avais repris mon +rang à la droite, que mes amis ne m'avaient pas encore aperçu[49]. +Aussitôt qu'ils surent que j'étais là, ils vinrent auprès de moi me +faire des questions auxquelles je n'avais pas la force de répondre, +tant j'étais ému en me retrouvant au milieu d'eux, comme si j'eusse +été dans ma famille. Ils me disaient qu'ils ne concevaient pas comment +j'avais été séparé d'eux, et que cela ne serait pas arrivé, s'ils se +fussent aperçus que j'étais malade à ne pouvoir suivre. En jetant un +coup d'oeil sur la compagnie, je vis qu'elle était encore beaucoup +diminuée. Le capitaine manquait; tous les doigts de pieds lui étaient +tombés. Pour le moment, l'on ne savait pas où il était, quoique +marchant avec un mauvais cheval qu'on lui avait procuré. + +[Note 49: Ils marchaient tous la tête baissée, les yeux fixés vers +la terre, n'y voyaient presque plus, tant la gelée et la fumée du +bivac leur avaient abîmé la vue. (_Note de l'auteur_.)] + +Deux de mes amis[50], voyant que je marchais avec peine, me prirent +sous les bras. + +[Note 50: C'était avec Grangier et Leboude que nous marchions de +la sorte. (_Note de l'auteur_.)] + +Nous rejoignîmes les fusiliers-chasseurs. Je ne me rappelle pas, à +aucune époque de ma vie, avoir jamais eu autant envie de dormir, et +cependant il fallait suivre. Mes amis me prirent encore sous les bras +en me recommandant de dormir, chose que nous fûmes obligés de faire +chacun notre tour, car le sommeil s'empara aussi d'eux. Il nous est +arrivé plusieurs fois de nous trouver arrêtés et endormis tous les +trois. Heureusement que le froid, ce jour-là, avait beaucoup diminué, +car le sommeil nous aurait infailliblement conduits à la mort. + +Nous arrivâmes, au milieu de la nuit, dans les environs de Borisow. +L'Empereur se logea dans un château situé à droite de la route, et +toute la Garde bivaqua autour. Le général Roguet, qui nous commandait, +s'empara de la serre du château pour y passer la nuit. Mes amis et moi +nous nous établîmes derrière. Pendant la nuit, le froid augmenta +considérablement. Le lendemain 26, dans la journée, nous allâmes +prendre position sur les bords de la Bérézina. L'Empereur était, +depuis le matin, à Studianka, petit village situé sur une hauteur et +en face. + +En arrivant, nous vîmes les braves pontonniers travaillant à la +construction des ponts, pour notre passage. Ils avaient passé toute la +nuit, travaillant dans l'eau jusqu'aux épaules, au milieu des glaçons, +et encouragés par leur général[51]. Ils sacrifiaient leur vie pour +sauver l'armée. Un de mes amis m'a assuré avoir vu l'Empereur leur +présentant du vin. + +[Note 51: Le général Éblé.] + +À deux heures de l'après-midi, le premier pont fut fait. La +construction fut pénible et difficile, car les chevalets s'enfonçaient +toujours dans la vase. Aussitôt, le corps du maréchal Oudinot le +traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s'opposer à notre +passage. Déjà, avant que le pont fût fini, de la cavalerie du deuxième +corps avait passé le fleuve à la nage; chaque cavalier portait en +croupe un fantassin. Le second pont, pour l'artillerie et la +cavalerie, fut terminé à quatre heures[52]. + +[Note 52: Ce second pont croula quelque temps après qu'il fut +terminé, et au moment où l'artillerie commençait à passer. Il y périt +du monde. (_Note de l'auteur_.)]. + +Un instant après notre arrivée sur le bord de la Bérézina, je m'étais +couché, enveloppé dans ma peau d'ours et, aussitôt, je tremblai de la +fièvre. Je fus longtemps dans le délire; je croyais être chez mon +père, mangeant des pommes de terre et une tartine à la flamande, et +buvant de la bière. Je ne sais combien de temps je fus dans cette +situation, mais je me rappelle que mes amis m'apportèrent, dans une +gamelle, du bouillon de cheval très chaud que je pris avec plaisir et +qui, malgré le froid, me fit transpirer, car, indépendamment de la +peau d'ours qui m'enveloppait, mes amis, pendant que je tremblais, +m'avaient couvert avec une grande toile cirée qu'ils avaient arrachée +d'un dessus de caisson de l'état-major, sans chevaux. Je passai le +reste de la journée et de la nuit sans bouger. + +Le lendemain 27, j'étais un peu mieux, mais extraordinairement faible. +Ce jour-là, l'Empereur passa la Bérézina avec une partie de la Garde +et environ mille hommes appartenant au corps du maréchal Ney. C'était +une partie du reste de son corps d'armée. Notre régiment resta sur le +bord. Je m'entendis appeler par mon nom: je levai la tête et je +reconnus M. Péniaux, directeur des postes et des relais de l'Empereur, +qui, en voyant le régiment où il savait que j'étais, s'était informé +de moi. On lui avait dit que j'étais malade. Il venait, non pour me +donner des secours, puisqu'il n'avait rien pour lui-même, mais pour +m'encourager. Je le remerciai de l'intérêt qu'il me témoignait, en +ajoutant que je pensais que je ne passerais pas la Bérézina, que je ne +reverrais plus la France, mais que lui, si, plus heureux que moi, il +avait le bonheur de retourner au pays, je le priais de dire à mes +parents dans quelle triste situation il m'avait vu. Il m'offrit de +l'argent, je le remerciai, car j'avais la valeur de huit cents francs +que j'aurais volontiers donnés pour la tartine, les pommes de terre +que j'avais cru manger chez moi. + +Avant de me quitter, il me montra de la main la maison où l'Empereur +avait logé, en me disant qu'il avait joué de malheur, car cette maison +était un magasin de farine, mais que les Russes avaient tout emporté, +de sorte qu'il n'avait rien à m'offrir. Il me donna une poignée de +main, et me quitta pour passer le pont. + +Lorsqu'il fut parti, je me rappelai qu'il m'avait parlé d'un magasin +de farine dans la maison où avait logé l'Empereur. Aussitôt je me +lève, et, quoique bien faible, je me traîne de ce côté. Il n'y avait +pas longtemps que l'Empereur en était sorti, et déjà l'on y avait +enlevé toutes les portes. En y entrant, j'aperçus plusieurs chambres +que je parcourus: dans toutes il était facile de voir qu'il y avait eu +de la farine. J'entrai dans une où je remarquai que les planches +étaient mal jointes; il y avait plus d'un pouce d'intervalle. Je +m'assis et, avec la lame de mon sabre, je fis sortir autant de terre +que de farine, que je mettais précieusement dans un mouchoir. Après un +travail de plus d'une heure, j'en ramassai peut-être la valeur de deux +livres, où se trouvait un huitième de terre, de paille et de petits +morceaux de bois. N'importe! Dans ce moment je n'y fis pas attention. +Je sortis heureux et content. Comme je prenais la direction de notre +bivac, j'aperçus un feu où plusieurs soldats de la Garde se +chauffaient. Parmi eux était un musicien de notre régiment qui avait +sur son sac une gamelle de fer-blanc. Je lui fis signe de venir me +parler, mais, comme il ne se souciait pas beaucoup de quitter sa +place, ne sachant pas pourquoi je l'appelais, je lui montrai mon +paquet en lui faisant comprendre qu'il y avait quelque chose dedans. +Il se leva, quoique avec peine, et, lorsqu'il fut près de moi, je lui +dis, de manière que les autres ne puissent l'entendre, que, s'il +voulait me prêter sa gamelle, nous ferions des galettes que nous +partagerions. Il consentit de suite à ma proposition. Comme il y avait +beaucoup de feux abandonnés, nous en cherchâmes un à l'écart. Je fis +ma pâte et quatre galettes; j'en donnai la moitié à mon musicien que +je ramenai avec moi au régiment, toujours sur le bord de la Bérézina. +En arrivant, je partageai avec ceux qui m'avaient conduit sous les +bras et, comme elles étaient encore chaudes, ils les trouvèrent +bonnes. Après avoir bu un peu d'eau bourbeuse de la Bérézina, nous +nous chauffâmes en attendant l'ordre de passer les ponts. + +Auprès de notre feu était un soldat de la compagnie qui se mettait en +grande tenue: je lui en demandai la raison. Sans me répondre, il se +mit à rire en me regardant. Cet homme était malade; son rire était le +rire de la mort, car il succomba pendant la nuit. + +Un peu plus loin, c'était un vieux soldat ayant deux chevrons ou, si +l'on veut, quinze ans de service. Sa femme était cantinière; ils +avaient tout perdu: voitures, chevaux, bagages, ainsi que deux enfants +morts dans la neige. Il ne restait plus, à cette pauvre femme, que le +désespoir et son mari mourant. Cette malheureuse, jeune encore, était +assise sur la neige, tenant sur ses genoux la tête de son mari mourant +et sans connaissance. Elle ne pleurait pas, car, chez elle, la douleur +était trop grande. Derrière elle et appuyée sur son épaule, était une +jeune fille de treize à quatorze ans, belle comme un ange, seule +enfant qui leur restait. Cette pauvre enfant pleurait en sanglotant. +Ses larmes tombaient et allaient se geler sur la figure froide de son +père. Elle avait, pour tout vêtement, une capote de soldat sur une +mauvaise robe, et une peau de mouton sur les épaules, pour la +préserver du froid[53]. Plus personne du régiment auquel ils +appartenaient n'était là pour les consoler. Le régiment n'existait +plus. Nous fîmes tout ce qui était possible en pareille circonstance; +je n'ai pu savoir si cette malheureuse famille avait été secourue. De +quelque côté que l'on se tournât, c'était tableaux semblables. + +[Note 53: Cette jeune personne était coiffée, ainsi que sa mère, +d'un bonnet de peau de mouton d'Astrakan. (_Note d» l'auteur._)] + +Les voitures et les caissons abandonnés nous fournissaient du bon bois +sec pour nous chauffer; aussi, nous en profitâmes. + +Mes amis me demandèrent comment j'avais passé mes trois jours +d'absence. Ils me contèrent à leur tour que, le 23, lorsqu'ils étaient +en marche sur la route qui traverse la forêt, ils aperçurent le 9e +corps rangé en bataille sur la route et qui criait: «Vive l'Empereur!» +qu'ils n'avaient pas vu depuis cinq mois. Ce corps d'armée, qui +n'avait presque pas souffert et qui n'avait jamais manqué de vivres, +fut saisi en nous voyant si malheureux, de même que nous, nous le +fûmes en les voyant si bien. Ils ne pouvaient pas croire que c'était +là l'armée de Moscou, cette armée qu'ils avaient vue si belle, si +nombreuse, aujourd'hui misérable et réduite à si peu de monde. + +Le 2e corps d'armée, commandé par le maréchal Oudinot, ainsi que le +9e, commandé par le maréchal Victor, duc de Bellune, et les Polonais +par le général Dombrowski, n'avaient pas été à Moscou; ils étaient +restés en Lithuanie, dans des cantonnements, mais, depuis quelques +jours, ils se battaient contre les Russes, les avaient repoussés et +leur avaient pris une quantité considérable de bagages qui nous +embarrassaient; mais, en se retirant, les Russes avaient brûlé le +pont, le seul qui existait sur la Bérézina, ce qui arrêtait notre +marche et nous tenait bloqués au milieu d'un marais, entre deux +forêts, tous réunis en masse, Français, Italiens, Espagnols, +Portugais, Croates, Allemands, Polonais, Romains, Napolitains, et même +des Prussiens. + +Les cantiniers, avec leurs femmes et leurs enfants au désespoir, +pleuraient. On a remarqué que les hommes avaient plus souffert que les +femmes, moralement et physiquement. J'ai vu les femmes supporter avec +un courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles +elles étaient assujetties. Il y en a même qui faisaient honte à +certains hommes, qui ne savaient pas supporter l'adversité avec +courage et résignation. Bien peu de ces femmes succombèrent, moins +celles qui tombèrent dans la Bérézina en passant le pont, ou qui +furent étouffées. + +À l'entrée de la nuit, nous fûmes assez tranquilles. Chacun s'était +retiré dans ses bivacs et, chose étonnante, plus personne ne se +présentait pour passer le pont; pendant toute la nuit du 27 au 28, il +fut libre. Comme nous avions du bon feu, je m'endormis, mais, au +milieu de la nuit, la fièvre me reprit, et j'étais encore dans le +délire, lorsqu'un coup de canon me réveilla. Il faisait jour. Il +pouvait être 7 heures. Je me levai, je pris mes armes, et, sans rien +dire ni prévenir personne, je me présentai à la tête du pont et je +traversai absolument seul. Je n'y rencontrai personne que des +pontonniers qui bivaquaient sur les deux rives pour y remédier +lorsqu'il y arrivait quelque accident. + +Lorsque je fus de l'autre côté, j'aperçus, sur ma droite, une grande +baraque en planches. C'était là où l'Empereur avait couché et où il +était encore. Comme j'avais froid à cause de ma fièvre, je me +présentai à un feu où étaient plusieurs officiers occupés à regarder +sur une carte, mais je fus si mal reçu, que je dus me retirer. Pendant +ce temps; un soldat du régiment, qui m'avait aperçu, vint me dire que +le régiment venait de traverser le pont et qu'il était allé se mettre +en bataille en seconde ligne, derrière le corps du maréchal Oudinot, +qui se battait sur notre gauche. Comme le canon grondait et que les +boulets arrivaient jusqu'à l'endroit où j'étais, je me disposai à +rejoindre le régiment, me disant qu'il valait mieux mourir d'un coup +de boulet que de froid ou de faim: j'avançai dans le bois. Chemin +faisant, je rencontrai un caporal de la compagnie qui se traînait avec +peine. Nous arrivâmes au régiment en nous tenant par le bras, pour +nous soutenir mutuellement. À quelques pas de la compagnie, il y avait +un feu: comme il tremblait beaucoup de la fièvre, je le conduisis +auprès. À peine y étions-nous qu'un boulet de quatre atteint mon +pauvre camarade à la poitrine et l'étend raide mort au milieu de nous. +Le boulet n'avait pas traversé, il était resté dans son corps. Lorsque +je le vis mort, je ne pus m'empêcher de dire assez haut: «Pauvre +Marcelin! Tu es bien heureux!» Au même instant, le bruit courut que le +maréchal Oudinot venait d'être blessé. + +En voyant tomber cet homme du régiment, le colonel était accouru près +du feu et, voyant que j'étais fort malade, il m'ordonna de retourner +près de la tête du pont, d'y attendre tous les hommes qui se +trouvaient en arrière et de les réunir pour rejoindre le régiment. +Lorsque j'y arrivai, le plus grand désordre y régnait déjà. Les hommes +qui n'avaient pas voulu profiter de la nuit ou d'une partie de la +matinée venaient, depuis qu'ils entendaient le canon, se jeter en +foule sur les bords de la Bérézina, afin de traverser les ponts. + +J'y étais arrivé, lorsqu'un caporal de la compagnie, nommé Gros-Jean, +qui était de Paris et dont je connaissais la famille, vint à moi, tout +en pleurant, me demander si je n'avais pas vu son frère. Je lui +répondis que non. Alors il me conta que, depuis la bataille de +Krasnoé, il ne l'avait pas quitté, à cause qu'il était malade de la +fièvre, mais que, ce matin, au moment de passer le pont, par une +fatalité dont il ne pouvait se rendre compte, il en avait été séparé; +que, le croyant en avant, il avait été de tous côtés pour le +retrouver, le demandant à ses camarades; que, ne le trouvant pas à la +position où était le régiment, il allait repasser le pont, et qu'il +fallait qu'il le retrouve ou qu'il périsse. + +Voulant le détourner d'une résolution aussi funeste, je l'engage à +rester près de moi à la tête du pont où, probablement, nous verrions +son frère lorsqu'il se présenterait. Mais ce brave garçon se +débarrasse de ses armes et de son sac en me disant que, puisque +j'avais perdu le mien, il me faisait cadeau du sien, s'il ne revenait +pas; que, pour des armes, il n'en manquait pas de l'autre côté. Alors +il va pour s'élancer à la tête du pont: je l'arrête; je lui montre les +morts et les mourants dont le pont est déjà encombré et qui empêchent +les autres de traverser en les attrapant par les jambes, roulant +ensemble dans la Bérézina, pour reparaître ensuite au milieu des +glaçons, et disparaître aussitôt pour faire place à d'autres. +Gros-Jean ne m'entendait pas. Les yeux fixés sur cette scène +d'horreur, il croit apercevoir son frère sur le pont, qui se débat au +milieu de la foule pour se frayer un chemin. Alors, n'écoutant que son +désespoir, il monte sur les cadavres d'hommes et de chevaux qui +obstruaient la sortie du pont[54], et s'élance. Les premiers le +repoussent, en trouvant un nouvel obstacle à leur passage. Il ne se +rebute pas; Gros-Jean était fort et robuste; il est repoussé jusqu'à +trois fois. À la fin, il atteint le malheureux qu'il croyait son +frère, mais ce n'est pas lui; je voyais tous ses mouvements, je le +suivais des yeux. Alors, voyant sa méprise, il n'en est que plus +ardent à vouloir atteindre l'autre bord, mais il est renversé sur le +dos, sur le bord du pont, et prêt à être précipité en bas. On lui +marche sur le ventre, sur la tête; rien ne peut l'abattre. Il retrouve +de nouvelles forces et se relève en saisissant par une jambe un +cuirassier qui, à son tour, pour se retenir, saisit un autre soldat +par un bras; mais le cuirassier, qui avait un manteau sur les épaules, +s'embarrasse dedans, chancelle, tombe et roule dans la Bérézina, +entraînant avec lui Gros-Jean et celui qui le tenait par le bras. Ils +vont grossir le nombre des cadavres qu'il y avait au-dessous, et des +deux côtés du pont. + +[Note 54: À la sortie du pont était un marais, endroit fangeux où +beaucoup de chevaux s'enfonçaient, s'abattaient et ne pouvaient plus +se relever. Beaucoup d'hommes aussi arrivaient, traînés par la masse +jusqu'à la sortie du pont, mais, étouffés au moment où ils n'étaient +plus soutenus, ils tombaient, et ceux qui les suivaient marchaient +dessus. (_Note de l'auteur._)] + +Le cuirassier et l'autre avaient disparu sous les glaçons, mais +Gros-Jean, plus heureux, avait saisi un chevalet où il se tenait +cramponné et contre lequel se trouvait, en travers, un cheval sur +lequel il se mit à genoux. Il implorait le secours de ceux qui ne +l'écoutaient pas. Mais des sapeurs du génie et des pontonniers qui +avaient fait les ponts, lui jetèrent une corde qu'il eut assez +d'adresse pour saisir et de force pour tenir, et se l'attacha autour +du corps. Ensuite, de chevalet en chevalet, sur les cadavres qui +étaient dans l'eau et sur les glaçons, les pontonniers le retirèrent à +l'autre bord. Mais je ne le revis plus; j'ai su, le lendemain, qu'il +avait retrouvé son frère à une demi-lieue de là, mais expirant, et que +lui-même était dans un état désespéré. Ainsi périrent ces deux bons +frères et un troisième qui était dans le 2e lanciers. À mon retour à +Paris, j'ai revu leur famille qui est venue me demander des nouvelles +de ses enfants. Je n'ai pu que lui laisser une lueur d'espérance, en +lui disant qu'ils étaient prisonniers, mais j'étais certain qu'ils +n'existaient plus. + +Pendant ce désastre, des grenadiers de la Garde parcouraient les +bivacs. Ils étaient accompagnés d'un officier; ils demandaient du bois +sec pour chauffer l'Empereur. Chacun s'empressait de donner ce qu'il +avait de meilleur; même des hommes mourants levaient encore la tête +pour dire: «Prenez pour l'Empereur!» + +Il pouvait être dix heures; le second pont, désigné pour la cavalerie +et l'artillerie, venait de s'abîmer sous le poids de l'artillerie, au +moment où il y avait beaucoup d'hommes dessus, dont une grande partie +périt. Alors le désordre redoubla car, tous se jetant sur le premier +pont, il n'y avait plus possibilité de se frayer un passage. Hommes, +chevaux, voitures, cantiniers avec leurs femmes et leurs enfants, tout +était confondu et écrasé, et, malgré les cris du maréchal Lefebvre +placé à l'entrée du pont pour maintenir l'ordre autant que possible, +il lui fut impossible de rester. Il fut emporté par le torrent et +obligé, avec tous ceux qui l'accompagnaient, pour éviter d'être écrasé +ou étouffé, de traverser le pont. + +J'avais déjà réuni cinq hommes du régiment, dont trois avaient perdu +leurs armes dans la bagarre. Je leur avais fait faire du feu. J'avais +toujours les yeux fixés sur le pont; j'en vis sortir un homme +enveloppé d'un manteau blanc: poussé par ceux qui le suivaient, il +alla tomber sur un cheval abattu, sur la gauche du pont. Il se releva +avec beaucoup de peine, fit encore quelques pas, tomba de nouveau, se +releva de même, pour venir ensuite retomber près de notre feu. Il +resta un instant dans cette position; pensant qu'il était mort, nous +allions le mettre à l'écart et prendre son manteau, mais il leva la +tête en me regardant. Alors il se mit sur les genoux, il me reconnut. +C'était l'armurier du régiment; il se mit à se lamenter en me disant: +«Ah! mon sergent! quel malheur! J'ai tout perdu, chevaux, voitures, +lingots, fourrures! Il me restait encore un mulet que j'avais amené +d'Espagne. Je viens d'être obligé de l'abandonner. Il était encore +chargé de mes lingots et de mes fourrures! J'ai passé le pont sans +toucher les planches, car j'ai été porté, mais j'ai manqué de mourir!» +Je lui dis qu'il était encore très heureux et qu'il devait remercier +la Providence s'il arrivait en France, pauvre, mais avec la vie. + +Le nombre d'hommes qui arrivaient autour de notre feu nous força de +l'abandonner et d'en recommencer un autre, quelques pas en arrière. Le +désordre allait toujours croissant, mais ce fut bien pis, un instant +après, lorsque le maréchal Victor fut attaqué par les Russes et que +les boulets et les obus commençaient à tomber dans la foule. Pour +comble de malheur, la neige recommença avec force, accompagnée d'un +vent froid. Le désordre continua toute la journée et toute la nuit et, +pendant ce temps, la Bérézina charriait, avec les glaçons, les +cadavres d'hommes et de chevaux, et des voitures chargées de blessés +qui obstruaient le pont et roulaient en bas. Le désordre devint plus +grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le maréchal +Victor commença sa retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu'il put, +avec sa troupe, traverser le pont. Une arrière-garde faisant partie du +9e corps était encore restée de l'autre côté et ne devait quitter +qu'au dernier moment. La nuit du 28 au 29 offrait encore à tous ces +malheureux, sur la rive opposée, la possibilité de gagner l'autre +bord; mais, engourdis par le froid, ils restèrent à se chauffer avec +les voitures que l'on avait abandonnées et brûlées exprès pour les en +faire partir. + +Je m'étais retiré en arrière avec dix-sept hommes du régiment et un +sergent nommé Rossière. Un soldat du régiment le conduisait. Il était +devenu, pour ainsi dire, aveugle, et il avait la fièvre[55]. Par +pitié, je lui prêtai ma peau d'ours pour se couvrir, mais il tomba +beaucoup de neige pendant la nuit, elle se fondait sur la peau d'ours +par suite de la chaleur du grand feu et, par la même raison, se +séchait. Le matin, lorsque je fus pour la reprendre, elle était +devenue tellement dure, qu'il me fut impossible de m'en servir: je dus +l'abandonner. Mais, voulant qu'elle fût encore utile, j'en couvris un +homme mourant. + +[Note 55: J'ai su, depuis, que le sergent avait eu le bonheur de +revenir en France. Comme il avait beaucoup d'argent, il trouva un juif +qui le conduisit à Koenigsberg; mais en France, étant devenu fou, il +se brûla la cervelle. (_Note de l'auteur_.)] + +Nous avions passé une mauvaise nuit. Beaucoup d'hommes de la Garde +impériale avaient succombé: il pouvait être sept heures du matin. +C'était le 29 novembre. J'allai encore auprès du pont, afin de voir si +je rencontrerais des hommes du régiment. Ces malheureux, qui n'avaient +pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu'il +faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Déjà l'on +préparait tout ce qu'il fallait pour le brûler. J'en vis plusieurs qui +se jetèrent dans la Bérézina, espérant la passer à la nage sur les +glaçons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l'eau jusqu'aux +épaules, et là, saisis par le froid, la figure rouge, ils périssaient +misérablement. J'aperçus, sur le pont, un cantinier portant un enfant +sur sa tête. Sa femme était devant lui, jetant des cris de désespoir. +Je ne pus en voir davantage; c'était au-dessus de mes forces. Au +moment où je me retirais, une voiture dans laquelle était un officier +blessé, tomba en bas du pont avec le cheval qui la conduisait, ainsi +que plusieurs hommes qui accompagnaient[56]. Enfin, je me retirai. On +mit le feu au pont; c'est alors, dit-on, que des scènes impossibles à +peindre se sont passées. Les détails que je viens de raconter ne sont +que l'esquisse de l'horrible tableau. + +[Note 56: C'est ainsi que périt M. Legrand, frère du docteur +Legrand, de Valenciennes. Il avait été blessé à Krasnoé. Il était +arrivé jusqu'à la Bérézina. Un instant après la scène que je viens de +tracer, et au moment où les Russes tiraient sur le pont, l'on m'a +assuré qu'il avait encore reçu une blessure avant d'être précipité, +lui et sa voiture. (_Note de l'auteur_.)] + +Je venais d'être prévenu que le régiment allait passer; il venait de +quitter la position de la veille. Je fis prendre les armes aux hommes, +réunis au nombre de 23, sans compter notre armurier. Lorsque le +régiment passa, chacun rentra dans sa compagnie. + +Nous étions en marche: il pouvait être neuf heures. Nous traversâmes +un terrain boisé et coupé par des marais que nous passâmes sur des +ponts construits en bois de sapin résineux de deux mille pieds de +longueur, que les Russes n'avaient pas eu, heureusement pour nous, le +bonheur de brûler. L'on s'arrêta pour attendre ceux qui étaient encore +derrière. Il faisait un peu de soleil. Je m'assis sur le sac de +Gros-Jean et je m'endormis, mais un officier, M. Favin, s'en étant +aperçu, vint me tirer par les oreilles, par les cheveux; d'autres me +donnaient des coups de pied dans le derrière, sans pouvoir m'éveiller. +Enfin il fallut que plusieurs prennent le parti de me lever, car c'en +était fait: mon sommeil était celui de la mort et, cependant, j'étais +fâché que l'on m'eût réveillé. + +Beaucoup d'hommes, que l'on croyait perdus, arrivaient encore des +bords de la Bérézina. Il y en avait qui s'embrassaient, se +félicitaient, comme si l'on venait de passer le Rhin, dont nous étions +encore éloignés de quatre cents lieues! On se croyait tellement sauvés +que, revenus à des sentiments moins indifférents, on plaignait, on +regrettait ceux qui avaient eu le malheur de rester en arrière. Pour +ne plus m'endormir, on me conseilla de marcher un peu en avant. C'est +ce que je fis. + + + + +IX + +De la Bérézina à Wilna.--Les juifs. + + +Il n'y avait pas une demi-heure que je marchais en avant du régiment, +lorsque je rencontrai un sergent des fusiliers-chasseurs que je +connaissais. Comme je lui voyais l'air assez content (chose +excessivement rare), je lui demandai s'il avait quelque chose à +manger: «J'ai, me dit-il, trouvé quelques pommes de terre dans le +village où nous sommes». Alors je levai la tête et m'aperçus que nous +étions, effectivement, dans un village. Je ne l'avais pas encore +remarqué, marchant toujours absorbé, et la tête baissée. + +Au nom de _pommes de terre_, je l'arrêtai pour lui demander dans +quelle maison du village il les avait trouvées. Je m'empressai d'y +courir, autant que mes jambes me le permettaient, et j'eus le bonheur, +après bien des recherches et du mal, de trouver, sous un four, trois +petites pommes de terre, un peu plus grosses que des noix, que je fis +cuire à moitié dans un feu abandonné et un peu écarté de la route, +dans la crainte d'être vu. Lorsqu'elles furent cuites assez, je les +mangeai avec un morceau de cheval, mais sans goût, car la fièvre que +j'avais depuis plusieurs jours m'avait cassé l'appétit; aussi je +jugeais que, si cela devait durer encore quelques jours, j'étais +perdu. + +Le régiment venant à passer, je repris mon rang, et nous marchâmes +jusqu'à Ziembin, où l'Empereur était déjà arrivé avec une partie de la +Garde. Nous le vîmes qui regardait du côté de la route de Borisow, sur +notre gauche, où l'on disait que les Russes venaient. Quelques +cavaliers de la Garde s'étaient portés en avant, mais les Russes ne se +montrèrent pas, ce jour-là. L'Empereur alla coucher à Kamen, avec la +moitié de la Garde, et nous, les fusiliers-grenadiers et chasseurs, +nous couchâmes en arrière de cet endroit. + +Le 30, le quartier impérial coucha à Plechnitzié, et nous, nous +bivouaquâmes en arrière. Le lendemain, lorsque nous y arrivâmes, nous +apprîmes que, le 29, le maréchal Oudinot, qui s'était retiré dans cet +endroit après avoir été blessé, le 28, à la Bérézina, avait failli +être pris; que les Russes, au nombre de deux mille, avec deux pièces +de canon, y étaient entrés, mais que le maréchal, quoique blessé, +s'était défendu avec vingt-cinq hommes, tant officiers que soldats, +malheureux et blessés, dans une maison où ils s'étaient retranchés; +que les Russes, étonnés des dispositions de défense que faisait le +maréchal, avec le peu d'hommes qui l'accompagnaient, s'étaient retirés +sur une hauteur qui domine l'endroit, et que, de là, ils firent le +siège de la maison, jusqu'au moment où de la troupe de la +Confédération du Rhin, et une partie de la Garde, arriva avec +l'Empereur. Nous remarquâmes la baraque, en passant: elle était percée +de plusieurs coups de boulets; mais nous ne pûmes comprendre comment +deux mille Cosaques n'avaient pas eu assez de courage pour prendre +d'assaut une baraque en bois, où vingt-cinq hommes s'étaient retirés +pour se défendre, il est vrai, jusqu'à la mort. + +Le lendemain 1er décembre, nous partîmes de grand matin. Après +une heure de marche, nous arrivâmes dans un village où les +fusiliers-chasseurs avaient couché; ils nous attendaient, afin de +partir avec nous. En y arrivant, je m'informai si l'on n'y trouvait +rien à acheter: un sergent-major des chasseurs me dit que, chez le +juif où il avait logé, se trouvait du genièvre. Je le priai de m'y +conduire. Étant dans la maison, j'aperçus le juif avec une longue, +barbe, et, m'adressant à lui fort poliment en allemand, je lui +demandai s'il avait du genièvre à me vendre. Il me répondit d'un ton +brusque: «Je n'en ai plus, les Français me l'ont pris!» À cela je +n'avais rien à répondre, mais, comme je connaissais cette race +d'hommes, je n'ajoutai pas foi aux paroles qu'il me disait, car ce +n'était que la crainte de ne pas être payé qui lui faisait dire qu'il +n'en avait plus. Tout à coup, une jeune fille de quatorze à quinze ans +descendit d'un grand poêle en terre, sur lequel elle était assise, et +s'approchant de moi, me dit: «Si tu veux me donner le galon que tu as +là, je te donnerai un verre d'eau-de-vie!» Je consentis à ce qu'elle +voulait; aussitôt, elle détacha le large galon en argent qui soutenait +la carnassière que je portais au côté, d'une valeur de plus de trente +francs, et que j'apportais de Moscou. Lorsqu'il fut en sa possession, +elle le cacha dans son sein; ensuite elle le remplaça par une mauvaise +corde. Si je l'avais laissée faire, elle m'aurait pris la giberne du +docteur que j'avais enlevée au Cosaque; elle s'était aperçue qu'elle +était garnie en argent. Un instant après, elle m'apporta un mauvais +verre de genièvre que j'avalai avec peine, tant j'avais l'estomac +resserré. + +La jeune juive me donna encore un petit fromage d'une forme ovale, +gros comme un oeuf de poule, et qui avait l'odeur de l'anis. Je le mis +précieusement dans ma carnassière, et je sortis. + +À peine avais-je pris l'air, que le malheureux verre de genièvre, au +lieu de descendre dans l'estomac, me monta à la tête. Il fallait +passer sur un corps d'arbre qui servait de pont, sur un large et +profond fossé rempli de neige. Je le passai en dansant, sans tomber, +et je courus jusqu'au milieu du régiment, en faisant la même chose. Je +fis mieux, j'allai prendre de mes camarades par les bras, en chantant +et en voulant les faire danser. Plusieurs de mes amis, et même des +officiers, se réunirent autour de moi, en me demandant ce que j'avais: +pour toute réponse je dansais, et je chantais. D'autres me regardaient +avec indifférence. Le sergent-major de la compagnie, me conduisant à +quelques pas du régiment, me demanda d'où je venais. Je lui dis que +j'avais bu la goutte: «Et où?--Viens avec moi», lui dis-je. Il me +suivit, nous passâmes sur l'arbre, en nous tenant par la main. À peine +étions-nous de l'autre côté, que je me sentis saisir par un bras: +c'était un de mes amis un Liégeois[57], sergent-major, qui venait +savoir ce que j'avais. + +[Note 57: Leboude. (_Note de l'auteur._)] + +Lorsque nous fûmes chez le juif, je leur dis que, s'ils avaient des +galons d'or ou d'argent, ils auraient du genièvre: «Si ce n'est que +cela, dit le Liégeois, en voilà!» Il avait un joli bonnet en peau +d'Astrakan, dont le tour était garni d'un large galon en or; il le +donna. Ce fut encore la jeune juive qui fit l'affaire, qui le +décousit. On nous donna du genièvre; ensuite nous sortîmes, mais à +peine étions-nous hors de la maison, que la folie me reprit encore +plus fort, ainsi qu'au Liégeois, de sorte que je recommence à danser, +et le Liégeois aussi. Le sergent-major regardait en nous engageant de +marcher pour rejoindre le régiment. Pour toute réponse, nous le +prenons chacun par un bras et nous nous dirigeons du côté du fossé, +sur l'arbre qui sert de pont, toujours en dansant. Arrivé là, le +Liégeois glisse, tombe, et entraîne le sergent-major ainsi que moi +dans le fossé et dans la neige qui recouvrait plus de deux cents +cadavres, que l'on y avait jetés depuis deux jours[58]. À cette chute +inattendue, le sergent-major jette un cri de terreur et de colère, +sans cependant s'être fait mal, ni nous non plus. Ensuite il se met à +jurer après nous et le Liégeois à chanter; me prenant par les mains, +il voulait me faire danser. + +[Note 58: Ces cadavres provenaient des malheureux qui, les +premiers, avaient passé la Bérézina et qui, ayant continuellement +cheminé, s'étaient arrêtés dans le village, où les juifs leur avaient +vendu des mauvaises liqueurs, qu'ils n'étaient plus habitués de +prendre et qui les avaient fait mourir. (_Note de l'auteur._)] + +Il fallait sortir, mais nous n'en avions ni la force, ni la +possibilité. Partout il se trouvait des glaçons sous la neige, de +sorte que, lorsque nous avions dépassé l'endroit où il n'y avait plus +de cadavres, il nous était impossible de marcher. En définitive, si +une compagnie de Westphaliens n'eût passé dans le moment, nous y +serions restés. L'on avança une corde, mais, avec nos mains gelées, +nous ne pûmes la tenir. On finit par nous descendre le côté d'une +voiture qui nous servit d'échelle; des Westphaliens nous aidèrent à +remonter. Cette descente avait rendu le Liégeois et moi un peu plus +calmes. Nous rejoignîmes le régiment qui s'était arrêté près d'un +bois; on se remit en marche; une lieue plus loin, nous rencontrâmes le +prince Eugène, vice-roi d'Italie, marchant à la tête d'un petit nombre +d'officiers et de quelques grenadiers de la Garde royale, groupés +autour de leurs drapeaux. Ils étaient exténués de fatigue. Ce +jour-là, nous fîmes une forte journée; aussi nous laissâmes encore +beaucoup d'hommes en arrière, et nous allâmes coucher dans un village +abandonné où nous trouvâmes de la paille pour nous coucher. La viande +de cheval ne nous manquait pas, mais nous n'avions plus de marmite +pour la faire cuire et faire du bouillon qui nous aurait soutenus un +peu. Nous fûmes encore réduits, comme les jours précédents, à manger +un morceau de viande rôtie, mais nous couchâmes dans des maisons où +nous pûmes faire du feu. Pendant la nuit, je fus obligé de sortir +plusieurs fois de la maison où j'étais couché, car la chaleur, à +laquelle je n'étais plus habitué, m'incommodait. + +Le lendemain, nous partîmes de grand matin. C'était le 2 décembre; la +fièvre me reprit, j'éprouvais de grandes lassitudes dans les cuisses, +de sorte qu'au bout d'une heure de marche, je me trouvais encore en +arrière du régiment. Quelque temps après, je traversai un petit +village où se trouvaient beaucoup de traîneurs, mais je le passai sans +m'arrêter. Un peu plus loin, j'en rencontrai plusieurs milliers, +arrêtés autour de quelques maisons, occupés à rôtir du cheval. Le +général Maison passa, s'arrêta un instant pour engager tout le monde à +suivre, si l'on ne voulait pas être pris par la cavalerie russe, qui +n'était pas loin; mais la grande partie de ces hommes démoralisés et +affamés n'écoutait plus rien. Ils ne voulaient quitter leurs feux +qu'après avoir mangé, et beaucoup se préparaient à défendre, contre +l'ennemi, le morceau de cheval qu'ils faisaient cuire. Je continuai à +marcher. Plus avant, je rencontrai plusieurs soldats de la compagnie, +que je priai de ne pas me quitter. Ils me le promirent, en disant +qu'ils me suivraient partout, que tout leur était indifférent; ils ne +tinrent que trop leur parole. + +Le soir, nous arrêtâmes près d'un bois pour y passer la nuit. Déjà +beaucoup d'hommes de différents corps y étaient arrêtés, surtout de +l'armée d'Italie, et quelques grenadiers du 1er régiment de la Garde, +à qui je demandai des nouvelles de Picart. On me répondit qu'on +l'avait vu la veille, mais que l'on pensait qu'il avait le cerveau +attaqué, qu'il avait l'air d'un fou. + +Depuis le moment où, près du pont de la Bérézina, le pauvre Gros-Jean +m'avait laissé son sac, je n'avais pas encore pensé de l'ouvrir, afin +de voir ce qu'il pouvait contenir. Comme j'étais certain qu'il ne +reviendrait plus, au moins de si tôt, j'en fis la visite en présence +des deux hommes de la compagnie qui étaient avec moi et qui, +précisément, étaient de son escouade. Je ne trouvai rien +d'extraordinaire: seulement un mouchoir renfermant un peu de gruau +mélangé avec du seigle. Un des hommes avait le couvercle d'une +marmite; nous le fîmes cuire. Je trouvai encore une mauvaise paire de +souliers, mais pas de chemise, chose dont j'avais tant besoin; le +reste m'était tout à fait inutile. + +Heureusement, dans l'endroit où nous étions arrêtés, se trouvait +beaucoup de bois coupé; nous fîmes grand feu. La nuit, le froid fut +supportable, mais, le matin au point du jour (journée du 3), un vent +du nord s'éleva, qui nous amena un froid de vingt degrés. Il fallut se +mettre en marche, car la position n'était pas tenable. Après avoir +mangé un morceau de cheval, nous partîmes, suivant machinalement ceux +qui marchaient devant nous, et qui, pas plus que nous, ne savaient où +ils étaient, ni où ils allaient. Le froid cessa un peu dans la +journée, le soleil fut brillant, aussi nous fîmes beaucoup de chemin, +nous arrêtant dans des maisons isolées ou à des feux de bivac +abandonnés. Autant que je puis me le rappeler, nous couchâmes dans une +maison de poste. + +Le soleil, qui s'était montré la veille, n'était que l'avant-coureur +d'une gelée extraordinaire. Je ne dirai rien de cette journée, car, en +vérité, je n'ai jamais su comment je la passai. Je fus absorbé +tellement que, lorsque mes deux soldats m'adressaient la parole, je +leur répondais d'une manière à leur faire penser que j'étais fou. Le +froid fut intolérable. Beaucoup prirent les premiers chemins qu'ils +rencontrèrent, dans l'espoir de trouver des habitations; enfin nous +finîmes, comme beaucoup, par nous perdre, en suivant des Polonais qui +prenaient un chemin pour aller sur Varsovie, par Olita. Un Polonais +qui parlait français m'assura que nous étions à plus d'une lieue de la +route de Wilna. Nous voulûmes revenir sur nos pas; nous nous perdîmes +de nouveau, nous rencontrâmes trois officiers suivis par plus de cent +malheureux de différents corps et de différentes nations, mourant de +froid et de misère. Lorsqu'ils surent par nous qu'ils étaient égarés, +plusieurs pleurèrent comme des enfants. + +Comme nous nous trouvions près d'un bois de sapins, nous nous +décidâmes à y établir notre bivac, avec ceux que nous venions de +rencontrer. Ils avaient, avec eux, un cheval. On le tua, et une +distribution en fut faite; deux feux furent allumés, et chacun fit sa +cuisine au bout de son sabre ou d'un bâton. Le repas achevé, nous nous +formâmes en cercle autour de plusieurs feux, et il fut convenu qu'un +quart veillerait, car l'on craignait à chaque instant d'être pris par +les Russes qui suivaient l'armée, presque toujours sur les côtés de la +route. Une heure après, la neige nous arriva, avec un grand vent qui +nous força de nous mettre sous les abris que nous avions eu la +précaution de faire. Un peu plus tard, le vent devint tellement +furieux, que la neige y entrait et nous empêchait de prendre un peu de +repos, malgré que le sommeil nous accablait. Cependant je m'endormis +sur mon sac, sur lequel j'étais assis; pour me préserver de la neige, +j'avais mis sur ma tête mon collet doublé en peau d'hermine. Combien +de fois, dans cette triste nuit, je regrettai ma peau d'ours! + +Mon sommeil ne fut pas de longue durée, car un coup de vent emporta +l'abri sous lequel j'étais avec mes deux soldats. Nous fûmes alors +obligés de nous tenir toujours en mouvement, pour ne pas geler. Enfin +le jour parut, nous nous mîmes en marche, en laissant dans le bivac +sept hommes, dont trois étaient déjà morts, et quatre sans +connaissance, qu'il fallut abandonner. + +Il pouvait être huit heures, lorsque nous eûmes rejoint la +grand'route, et, après bien des peines, nous arrivâmes, sur les trois +heures après midi, à Molodetschno, au milieu d'une cohue d'hommes de +tous les corps, surtout de l'armée d'Italie. En arrivant dans le +village, où l'Empereur avait couché la veille, nous cherchâmes à nous +introduire pour passer la nuit dans une grange ou dans une écurie, +mais nous étions arrivés trop tard. Nous fûmes obligés de nous établir +au milieu d'une maison brûlée, sans toit, et où les trois quarts des +places étaient déjà prises, mais nous nous regardâmes encore comme +très heureux de pouvoir nous mettre un peu à l'abri d'un froid +excessif qui alla toujours en augmentant, jusqu'à notre arrivée à +Wilna. + +J'appris plus tard, à mon arrivée en Pologne, que ce fut de ce +village, Molodetschno, que l'Empereur traça son vingt-neuvième +bulletin, qui annonçait la destruction de notre armée, et qui fit tant +de sensation en France. + +Le 5, il faisait grand jour lorsque nous partîmes. Nous suivîmes +machinalement plus de dix mille hommes qui marchaient confusément et +sans savoir où ils allaient. Nous traversâmes beaucoup d'endroits +marécageux, où nous eussions probablement tous péri, sans les fortes +gelées qui consolidaient le mauvais terrain sur lequel nous marchions. +Celui qui était obligé de s'arrêter n'était pas en peine de retrouver +son chemin, car la quantité d'hommes qui tombaient pour ne plus se +relever pouvait servir de guide. Nous arrivâmes, lorsqu'il faisait +encore jour, à Brénitza, où l'Empereur avait couché; il en était parti +dans la matinée. Nous fûmes plus heureux que le jour précédent: je +trouvai un peu de farine à acheter; nous fîmes de la bouillie, mais +nous n'eûmes pas le bonheur de trouver une maison sans toit; nous +fûmes forcés de coucher dans la rue. Après avoir encore passé cette +mauvaise nuit sans dormir, tant il faisait froid, nous partîmes pour +nous rendre à Smorgony. En suivant la route, nous la vîmes couverte +d'officiers supérieurs des différents corps, ainsi que des nobles +débris de l'Escadron et du Bataillon sacrés, couverts de mauvaises +fourrures, de manteaux brûlés, même d'autres qui n'en avaient pas la +moitié, l'ayant partagé avec un ami, peut-être avec un frère. Une +grande partie marchait appuyée sur un bâton de sapin; ils avaient la +barbe et les cheveux couverts de glaçons; on en voyait qui, ne pouvant +plus marcher, regardaient, parmi les malheureux qui couvraient la +route, s'il ne s'en trouvait pas des régiments qu'ils commandaient +quinze jours avant, afin d'en obtenir un secours, en leur donnant le +bras ou autrement: celui qui n'avait pas la force de marcher était un +homme perdu. + +Il en était des routes comme des bivacs, ressemblant à un champ de +bataille, tant il y avait de cadavres; mais comme, presque toujours, +il tombait beaucoup de neige, le tableau était moins sinistre à voir; +d'ailleurs on était devenu sans pitié; on était devenu insensible pour +soi-même, à plus forte raison pour les autres; l'homme qui tombait et +implorait une main secourable n'était pas écouté. C'est de cette +manière que nous arrivâmes à Smorgony; c'était le 6. + +En entrant dans cette ville, nous apprîmes que l'Empereur en était +parti la veille, à dix heures du soir, pour la France, laissant le +commandement de l'armée au roi Murat. Beaucoup d'étrangers profitèrent +de cette occasion pour jeter de la défaveur sur l'Empereur à propos +d'une démarche qui n'était que naturelle, car, après la conspiration +de Malet, sa présence devenait nécessaire en France, non seulement +pour la partie administrative, mais pour y organiser une nouvelle +armée. On voyait, au milieu des groupes d'hommes à demi morts qui +arrivaient, d'autres individus qui paraissaient tout à fait étrangers +et à part des malheureux, car ils étaient bien vêtus et vigoureux; ils +criaient contre la démarche de l'Empereur. Depuis, j'ai toujours pensé +que ces hommes étaient des agents de l'Angleterre qui arrivaient +au-devant de l'armée pour y prêcher la défection. + +Au milieu de cette multitude, je perdis un des hommes qui +m'accompagnaient, mais, pressé de trouver un gîte pour passer la nuit, +je ne pouvais pas le chercher. Voyant passer un officier badois +faisant partie de la garnison de la ville, je le suivis avec l'autre +homme qui me restait, pensant bien qu'il avait un logement où nous +pourrions peut-être nous introduire. Effectivement, il entra chez un +juif où il était logé, et, s'apercevant que nous le suivions, nous en +facilita l'entrée. Lorsque nous y fûmes, nous nous installâmes près +d'un poêle bien chaud. Il faut avoir été souffrant et malheureux comme +nous l'étions, pour apprécier le bonheur d'avoir une habitation +chaude, où l'on puisse passer une bonne nuit. + +Dans la même chambre était un jeune officier d'état-major, malade de +la fièvre et couché sur un mauvais canapé. Il me conta qu'il était +malade depuis Orcha, mais que, ne pouvant aller plus loin, il allait +probablement finir sa carrière, car il serait pris par les Russes: «Et +Dieu sait, continua-t-il, ce qu'il en adviendra! Pauvre mère, que +dira-t-elle lorsqu'elle le saura?» + +L'officier badois, qui était présent et qui parlait le français, +chercha à le consoler en lui disant qu'il lui procurerait un cheval +pour son traîneau, puisque celui qui l'avait conduit était mort. À +nous, il nous promit de la soupe et de la viande, mais, pendant la +nuit, il partit avec tous ceux des siens qui étaient là en garnison. +Quant au pauvre officier, la fièvre augmenta pendant la nuit, il fut +continuellement dans le délire, et nous, nous n'eûmes pas la soupe ni +la viande sur lesquels nous avions tant compté. Nous n'eûmes que +quelques oignons et quelques noisettes que le juif nous vendit bien +cher, mais ce n'était pas trop payer la nuit que nous avions passée à +couvert. + +Le 7 au matin, comme nous étions assez bien reposés, nous partîmes de +bonne heure et en faisant le moins de bruit possible, afin que le +jeune officier ne pût nous entendre, vu l'impossibilité où nous étions +de lui rendre aucun service. Peu d'hommes étaient sur le chemin. +Lorsque nous eûmes fait une lieue, nous nous reposâmes près d'une +grange incendiée; au bout d'une demi-heure, nous vîmes arriver la +colonne de la Garde impériale; les débris de notre régiment étaient +là, marchant toujours en ordre autant que possible; je rentrai dans +les rangs. Lorsqu'on fit halte, on me demanda sans intérêt si, depuis +quatre jours que l'on ne m'avait vu, j'avais trouvé des vivres. Sur ma +réponse que je n'avais rien, on me tourna le dos en jurant et en +frappant la terre avec la crosse du fusil. + +On se remit en route, et nous arrivâmes très tard à Joupranouï: +presque toutes les maisons étaient brûlées, les autres abandonnées, +sans toits et sans portes. Nous nous mîmes comme nous pûmes, les uns +sur les autres. Le cheval ne manquant pas, j'en fis cuire pour le +lendemain. + +Le lendemain 8, il faisait grand jour lorsque nous partîmes, mais le +froid était tellement rigoureux, que les soldats mettaient le feu aux +maisons pour se chauffer. Dans toutes maisons, il y avait des +malheureux soldats: beaucoup périrent dans les flammes, n'ayant pas la +force de se sauver. + +Dans le milieu de la journée, nous arrivâmes dans une petite ville +dont je ne me rappelle plus le nom. On disait que l'on devait y faire +des distributions, mais nous apprîmes que les partisans avaient pillé +les magasins avant notre arrivée, et que ceux qui étaient chargés des +distributions, ainsi que les commissaires des guerres, s'étaient +sauvés. + +Nous continuâmes notre route, enjambant sur les morts et les mourants. +Lorsque nous fîmes halte près d'un bois où un soldat de la compagnie +aperçut un cheval abandonné, nous nous réunîmes à plusieurs pour le +tuer et en prendre chacun un morceau, mais comme personne n'avait plus +de hache ni de forces pour en couper, nous le tuâmes pour en avoir le +sang, que nous recueillîmes dans une marmite enlevée à une cantinière +allemande et, comme nous trouvions toujours des feux abandonnés, nous +le fîmes cuire en mettant dedans de la poudre pour assaisonnement: +mais, à peine était-il à moitié cuit, nous aperçûmes une légion de +Cosaques. Nous eûmes, cependant, le temps de le manger tel qu'il était +et à pleines mains, de manière que nos figures et nos vêtements +étaient barbouillés de sang. Nous étions épouvantables à voir, et nous +faisions pitié. + +Cette halte, causée par un embarras occasionné par l'artillerie, que +des chevaux à demi morts traînaient encore, avait réuni plus de trente +mille hommes de toutes armes et de toutes les nations, qui offraient +un tableau impossible à décrire. Enfin, nous continuâmes à marcher, et +nous arrivâmes dans un grand village à trois ou quatre-lieues de +Wilna. + +Comme j'allais me disposer à passer la nuit dans une écurie où toute +la compagnie était logée, l'on me commanda de garde de police. Je +partis avec les hommes que l'on put ramasser et qui vinrent de bon +coeur, espérant être mieux, mais l'on me désigna, pour corps de garde, +une espèce de baraque qui se trouvait au milieu de la place, sur une +élévation, et où le vent vient de tous côtés; malgré le grand feu que +nous avions fait, il nous fut impossible de reposer un seul instant. + +Je reconnus ce village pour celui où nous avions logé, cinq mois +avant, en partant de Wilna pour aller à Moscou, et où j'avais perdu un +trophée, c'est-à-dire une petite boîte dans laquelle il y avait des +bagues, des colliers en cheveux et des portraits provenant des +maîtresses que j'avais eues dans tous les pays où j'avais été. J'ai +beaucoup regretté ma petite collection. + +Le matin 9, nous partîmes pour Wilna, par un froid de vingt-huit +degrés[59]. De deux divisions, fortes encore de plus de dix mille +hommes, Français et Napolitains, qui, depuis deux jours, s'étaient +joints à nous, ainsi que d'autres qui nous attendaient, échelonnés sur +la route, à peine, deux mille arrivèrent à Wilna. Le reste fut décimé +dans cette terrible journée. Et cependant ces hommes étaient bien +vêtus, et rien ne leur avait manqué en fait que de nourriture, car ils +n'avaient quitté les bons cantonnements où ils étaient, en Poméranie +et en Lithuanie, que depuis quelques jours. Lorsque nous les +rencontrâmes, nous leur fîmes pitié, mais, deux jours après, ils +étaient plus malheureux que nous. + +[Note 59: Beaucoup ont affirmé 30 ou 32 degrés. _(Note de +l'auteur)_] + +Moins démoralisés que nous, on les voyait se secourir les uns les +autres; mais lorsqu'ils virent qu'ils étaient aussi les victimes de +leur dévouement, ils devinrent aussi égoïstes que les autres, les +officiers supérieurs comme les simples soldats. + +L'espoir d'arriver, dans quelques heures, à Wilna, où nous devions +avoir des vivres en abondance, m'avait rendu des forces, ou plutôt, +comme beaucoup de mes camarades, je faisais, pour arriver, des efforts +surnaturels. Le froid de vingt-huit degrés était au-dessus de tout ce +que l'on pouvait faire. Je me sentais défaillir, il semblait que nous +marchions au milieu d'une atmosphère de glace. Combien de fois, dans +cette triste journée, je regrettai ma peau d'ours qui déjà, dans des +froids semblables, m'avait sauvé la vie! Je n'avais plus de +respiration, des glaces s'étaient formées dans mon nez; mes lèvres se +collaient; mes yeux, éblouis par la neige et par la faiblesse, +pleuraient, les larmes se gelaient et je n'y voyais plus. Alors +j'étais forcé de m'arrêter et de me couvrir la figure avec la peau +d'hermine de mon collet, pour en faire fondre la glace. C'est de cette +manière que j'arrivai près d'une grange à laquelle on avait mis le feu +pour se chauffer. Alors je pus respirer un peu: il en était de même de +presque toutes les habitations que l'on rencontrait. Dans presque +toutes, il y avait des malheureux soldats qui, ne pouvant aller plus +loin, s'y étaient retirés pour mourir. + +Nous aperçûmes les clochers de Wilna: je voulus presser le pas afin +d'arriver des premiers, mais les vieux chasseurs de la Garde que je +rencontrai m'en empêchèrent. Ils marchaient en colonne et sur deux +rangs, de manière à barrer la route, afin que personne ne passât sans +marcher en ordre. On voyait des vieux guerriers ayant des glaçons qui +leur pendaient à la barbe et aux moustaches, comprimant leurs +souffrances pour marcher en ordre, mais cet ordre que l'on voulait +maintenir fut impossible. On se jeta en confusion dans le faubourg: en +y entrant, j'aperçus à la porte d'une maison un de mes amis, vélite et +officier aux grenadiers, étendu mort; les grenadiers étaient arrivés +une heure avant nous. Beaucoup d'autres tombèrent, en arrivant, +d'épuisement et de froid; le faubourg était déjà parsemé de cadavres. +On désigna une maison pour notre bataillon et, quoique déjà il s'y +trouvait des Badois qui faisaient partie de la garnison, le logement +ne fut pas trop petit. Il est vrai qu'un instant après, ils évacuèrent +la maison, tant ils avaient peur d'être dévorés par nous. + +On nous fit une distribution de viande de boeuf: nous ne fûmes pas +assez raisonnables de la réunir pour en faire une soupe. On tombait +dessus comme des affamés que nous étions, chacun la fit cuire ou +chauffer comme il put, quelques-uns la mangèrent crue. Un de mes amis +nommé Poton, gentilhomme breton, vélite et sergent de la même +compagnie que moi, attendait avec une impatience marquée qu'on lui +donnât son morceau, qui pouvait être d'une demi-livre. Comme il était +séparé d'environ deux pas de celui qui coupait, on le lui jeta. Il +l'attrapa au vol de ses deux mains, comme un chat aurait fait de ses +pattes, le porta à sa bouche et le dévora avec des mouvements +convulsifs, malgré tout ce que nous pûmes faire pour l'en empêcher: il +ne voyait plus rien que le morceau qu'il dévorait. + +Il pouvait être midi lorsque nous arrivâmes. Une heure après, +j'entrais en ville afin de voir si je ne trouverais pas de pain et +d'eau-de-vie à acheter. Mais, presque partout, les portes étaient +fermées; les habitants, quoique nos amis, avaient été épouvantés en +voyant cinquante à soixante mille dévorants, comme nous étions, dont +une partie avait l'air fou et imbécile; et d'autres, comme des +enragés, couraient en frappant à toutes les portes et aux magasins, où +l'on ne voulait rien leur donner ni distribuer, parce que les +fournisseurs voulaient que tout se fît en ordre, chose impossible, +puisque l'ordre n'existait plus. + +Comme je voyais qu'il n'était pas possible de se procurer ce dont +j'avais besoin, je me décidais à revenir au faubourg, lorsque je +m'entendis appeler par mon nom; je me retourne et, à ma grande +surprise, j'aperçois Picart qui me saute au cou et m'embrasse en +pleurant de plaisir. Depuis le passage de la Bérézina, deux fois il +avait rencontré le régiment, mais on lui avait assuré que j'étais mort +ou prisonnier. Il me dit qu'il avait de la farine et qu'il allait la +partager avec moi; que, pour de l'eau-de-vie, il me conduirait chez +son juif, où il se faisait fort de m'en avoir, et probablement du +pain. Je le priai de m'y conduire en attendant que l'on distribuât des +vivres dont j'avais la certitude que l'on aurait, puisque les magasins +étaient remplis. + +Je n'oublierai jamais le singulier effet que produisit sur moi la vue +d'une maison habitée; il me semblait qu'il y avait des années que je +n'en avais vu. Picart me fit prendre un peu d'eau-de-vie, que j'eus +bien de la peine à avaler: ensuite, j'en achetai une bouteille pour +vingt francs, que je mis précieusement dans ma carnassière. Mais, pour +du pain, il fallait attendre jusqu'au soir; il y avait cinquante jours +que je n'en avais mangé, il me semblait que j'aurais oublié toutes mes +misères, si j'en avais eu. + +Le juif me conta que les premiers qui étaient arrivés le matin avaient +tout dévoré; il nous conseilla de ne pas sortir de chez lui, +d'attendre et d'y coucher, qu'il se chargeait de nous procurer tout ce +dont nous aurions besoin, et d'empêcher que d'autres n'entrent chez +lui. D'après son avis, je me décidai à me reposer sur un banc contre +le poêle. + +Je demandai à Picart comment il se faisait qu'il était si bien avec +cette famille juive, car je voyais qu'on le traitait comme un enfant +de la maison. Il me répondit qu'il s'était fait passer pour le fils +d'une juive; qu'il avait, pendant les quinze jours que nous avions +resté dans cette ville, au mois de juillet, toujours été avec eux à la +synagogue, parce qu'à la suite de cela, il y avait toujours quelques +coups de schnapps [60] à boire, et des noisettes à croquer. + +[Note 60: _Schnapps_, eau-de-vie.] + +Il y avait longtemps que je n'avais ri, mais je ne pus m'empêcher +d'éclater, au point que le sang ruissela de mes lèvres. + +Picart allait continuer à me conter ces fariboles, quand, tout à coup, +nous entendons le bruit du canon et nous voyons arriver notre hôte: il +avait l'air tout effaré, ne sachant plus parler. Il finit par nous +dire qu'il venait de voir arriver des soldats bavarois suivis par des +Cosaques, justement par la porte où nous étions arrivés. + +Effectivement, la garnison de la ville battait la générale. À ce +bruit, Picart saisit ses armes et, s'avançant près de moi qui n'étais +pas très disposé à bouger: «Allons, mon pays! me dit-il en me frappant +sur l'épaule, nous sommes de la Garde impériale, il faut être les +premiers à courir aux armes! Ensuite, il ne faut pas souffrir que ces +sauvages viennent manger le pain qu'on nous a promis pour ce soir! Si +vous avez la force, suivez-moi, et allons nous réunir à ceux qui vont +charger cette canaille, chose qui ne sera pas difficile!» + +Je suivis Picart. Quelques hommes couraient pour se réunir sans savoir +où, mais un plus grand nombre se retirait du côté opposé où l'on +devait se battre, et un plus grand nombre encore, insouciants de tout, +ne faisaient pas attention à ce qui se passait. + +Lorsque nous fûmes près de la porte qui conduisait au faubourg, nous +rencontrâmes un détachement de grenadiers et chasseurs de la Garde. +Picart me quitta pour prendre son rang parmi les siens, et comme, à la +gauche, il s'en trouvait quelques-uns de chez nous et une vingtaine +d'officiers qui avaient des fusils, je les suivis en marchant comme +eux, sans savoir qui nous commandait et où nous allions. L'on gravit +la montagne sans ordre, chacun comme il put; plusieurs tombèrent et +restèrent en arrière. Nous étions arrivés aux deux tiers de la +montagne, que je m'étonnais d'avoir pu aller jusque-là, lorsque je +tombai à mon tour et, quoique aidé par un paysan lithuanien, j'eus +bien de la peine à me relever. Je priai ce brave homme de ne pas +m'abandonner, et, pour l'engager à rester avec moi, je lui donnai +environ la valeur de quatre francs en monnaie russe, et un verre +d'eau-de-vie, dans le petit vase que je possédais encore. Mon paysan +fut tellement content qu'il m'aurait, si j'avais voulu, porté sur son +dos. Nous continuâmes à marcher dans un endroit parsemé d'hommes et de +chevaux morts qui, le matin, avaient, comme l'on dit, péri au port. +Beaucoup d'armes se trouvaient à terre; mon paysan ramassa une +carabine et des cartouches en me disant qu'il voulait se battre contre +les Russes. + +Après bien du mal, nous arrivâmes sur le haut de la montagne où les +Prussiens étaient déjà en bataille. Deux cents hommes, dont les trois +quarts étaient de la Garde, se trouvaient en face d'ennemis qui +consistaient en cavalerie dont une partie était en éclaireurs, et, +comme les Bavarois avaient, en battant en retraite, laissé quelques +hommes sur le haut de la montagne, avec deux pièces de canon, deux +coups chargés à mitraille suffirent pour les faire disparaître. Comme +la position n'était pas tenable, à cause du froid, nous fîmes +demi-tour pour revenir en ville, où le désordre était à son comble. La +terreur s'était emparée de la garnison, composée presque entièrement +d'étrangers; les uns se mettaient en disposition de quitter la ville, +en chargeant des voitures, des traîneaux, des chevaux. En même temps, +l'on entendait crier: «Qui a vu mon cheval? Où est ma voiture? Arrêtez +donc celui qui se sauve avec mon traîneau!» Ce désordre était +particulièrement causé par les bandes de voleurs qui s'étaient +organisées au commencement de la retraite, dont j'ai signalé plus haut +l'existence, et qui, voyant une bonne occasion, en profitaient pour +enlever voitures, chevaux et traîneaux chargés de vivres, d'or et +d'argent, car, en grande partie, toutes ces dispositions de départ +étaient faites par des commissaires des guerres, des fournisseurs et +d'autres employés de l'armée, qui durent, dès ce moment, faire cause +commune avec nous, tandis que les voleurs filaient sur la route de +Kowno, certains de ne pas être suivis. + +En passant dans le faubourg, je ne voulus pas entrer dans la maison où +s'étaient logés les débris de notre bataillon; je voulais entrer en +ville pour deux choses, d'abord pour du pain dont j'étais certain +d'avoir avec Picart, et aussi pour que l'on puisse dire que je venais +de faire partie de la petite expédition qui venait de chasser les +Russes. Mais nous, n'étions pas encore sur la place que l'on rompit +les rangs, et chacun s'en alla, persuadé que nous ne serions pas +longtemps tranquilles. Je courus à la droite pour retrouver Picart, +mais, à ma grande surprise, l'on me dit qu'il avait pris la première à +gauche avec dix autres grenadiers et chasseurs commandés par un +officier, pour être de garde chez le roi Murat, qui venait de quitter +la ville pour aller se loger dans le faubourg, sur la route de Kowno. + +Je pris le parti de le chercher au logement du roi Murat. Chemin +faisant, je passai devant la maison où était logé le maréchal Ney: +devant la porte, plusieurs grenadiers de la ligne, de garde, se +chauffaient à un bon feu qui me donna une envie de m'approcher pour y +prendre part. Voyant comme j'étais malheureux, ils s'empressèrent de +me faire place. Plusieurs étaient vigoureux et bien habillés. + +Comme je leur en témoignais ma surprise, ils me dirent qu'ils +n'avaient pas été jusqu'à Moscou; qu'ayant été blessés au siège de +Smolensk, on les avait évacués sur Wilna, où ils avaient resté jusqu'à +présent; qu'ils étaient guéris et prêts à se battre. Je leur demandai +s'ils ne pouvaient me procurer du pain. Ils me dirent, comme le juif, +que, si je voulais revenir le soir, ou rester avec eux, ils étaient +certains que j'en aurais, mais, comme il fallait que je retourne au +faubourg où était le bataillon, je promis à ces grenadiers que je +reviendrais le soir, et que chaque pain de munition leur serait payé +cinq francs. Avant de les quitter, ils me contèrent qu'un instant +avant que je n'arrive près d'eux, un peu après que les Russes +s'étaient montrés près de la ville, un général allemand était venu +chez le Maréchal, en lui conseillant de partir, s'il ne voulait pas +être surpris par les Russes; mais le Maréchal lui avait répondu, en +lui montrant une centaine de grenadiers qui se chauffaient dans la +cour, qu'avec cela il se moquait de tous les Cosaques de la Russie, et +qu'il coucherait dans la ville. + +Je leur demandai combien ils étaient pour la garde du Maréchal: +«Environ soixante, me répondit un tambour assis sur sa caisse, et +autant que nous avons trouvés ici bien portants. Depuis le passage du +Dniéper, je suis avec le Maréchal et, avec lui, nous savons comment +l'on arrange ces chiens de Cosaques. Coquin de Dieu! continua-t-il, +s'il ne faisait pas si froid et si je n'avais pas une patte gelée, je +voudrais battre la charge demain, toute la journée!» + +Je retournai au faubourg; en entrant dans la maison où nous étions +logés, je trouvai tous mes camarades couchés sur le plancher; l'on +avait fait du bon feu, il faisait chaud; j'étais plus que fatigué, je +fis comme eux: je me couchai. + +Il pouvait être deux heures du matin lorsque je m'éveillai et, comme +j'avais manqué le rendez-vous donné aux grenadiers de la garde du +Maréchal, j'annonçai à mes camarades que j'allais entrer en ville pour +y chercher du pain, que c'était le bon moment, parce que toute la +troupe était couchée et que, d'ailleurs, j'avais des billets de banque +russes. On m'avait assuré que, plus loin, l'on n'en voudrait plus, et +qu'à l'heure qu'il était, je trouverais facilement des juifs ne +demandant pas mieux que de faire des échanges. Plusieurs tâchèrent de +se lever pour venir avec moi, mais ne le purent. Un seulement, Bailly, +sergent vélite, se leva, et les autres nous chargèrent de leurs +billets, comptant d'en avoir cinquante francs. Nous les avions reçus, +à Moscou, pour cent, qui était leur valeur: cent roubles. + +Il faisait un beau clair de lune, mais, lorsque nous fûmes sur la rue, +il ne s'en fallut pas de beaucoup que nous ne rentrâmes dans la +maison, tant le froid était excessif. + +Jusqu'à la porte de la ville, nous ne rencontrâmes personne. Arrivés à +la porte, nous ne vîmes personne pour la garder, pas une sentinelle: +les Russes pouvaient y entrer aussi facilement que nous. Lorsque nous +fûmes en face de la première maison sur notre gauche, j'aperçus de la +lumière par le soupirail de la cave et, me baissant, je vis que +c'était une boulangerie, et que l'on venait d'y cuire du pain. Depuis +que nous nous étions approchés de la maison, l'odeur nous en montait +fortement au nez. Mon camarade frappa; aussitôt l'on vint demander ce +que nous voulions. Nous répondîmes: «Ouvrez, nous sommes des +généraux!» De suite l'on ouvrit, et nous entrâmes. On nous fit passer +dans une grande chambre où nous vîmes beaucoup d'officiers supérieurs +étendus à terre. On ne s'inquiéta pas de savoir si nous étions ce que +nous nous étions annoncés, car depuis longtemps, l'on avait peine à +reconnaître un officier supérieur d'avec un soldat. + +Une grosse femme se tenait debout contre la porte de la cave; nous lui +demandâmes si elle avait du pain à nous vendre. Elle nous répondit que +non, qu'il n'y en avait pas de cuit, et, en même temps, elle nous +offrit de descendre dans la cave, qui était la boulangerie, afin de +nous en assurer. Un officier, qui était couché sur une botte de paille +et enveloppé dans une grande pelisse, se leva et descendit avec nous. +Nous vîmes deux garçons boulangers qui dormaient. Nous regardâmes de +tous côtés, nous ne vîmes rien, et nous commencions à croire que cette +femme ne nous avait pas trompés, quand, tout à coup, en me baissant, +j'aperçus, sous le pétrin, un grand panier que je tirai à moi. À notre +grande surprise, nous vîmes qu'il contenait sept grands pains blancs, +de trois à quatre livres, aussi beaux que ceux qu'on fait à Paris. +Quel bonheur! Quelle trouvaille pour des hommes qui n'en avaient pas +mangé depuis cinquante jours! Je commençai par m'emparer de deux, que +je mis sous mes bras et sous mon collet, mon camarade en fit autant, +et l'officier prit les trois autres: cet officier était Fouché, +grenadier vélite, alors adjudant-major dans un régiment de la Jeune +Garde, actuellement maréchal de camp. Nous sortîmes de la cave: la +femme était encore debout à la porte; nous lui dîmes que nous +reviendrions le matin, lorsqu'il y aurait du pain de cuit. Pour être +débarrassée de nous, ne s'apercevant pas de ce que nous emportions, +elle nous ouvrit la porte, et nous fûmes dans la rue[61]. + +[Note 61: Depuis ce temps, j'ai revu M. le général Fouché, et lui +rappelant cet épisode de Wilna, il me dit qu'après notre sortie de la +maison, il manqua d'être assassiné par ceux qui étaient dans la même +maison et par les personnes de la maison qui voulaient lui faire payer +celui que nous avions emporté. (_Note de l'auteur_.)] + +Une fois libres, laissant tomber nos fusils dans la neige, nous nous +mîmes à mordre dans nos pains comme des voraces, mais, comme j'avais +les lèvres toutes fendues, je ne pouvais ouvrir la bouche pour mordre +comme je l'aurais voulu. + +Dans ce moment, nous aperçûmes deux individus qui nous demandèrent si +nous n'avions rien à vendre ou à changer: nous reconnûmes des juifs. +Je commençai par leur dire que nous avions des billets de banque +russes, qu'ils étaient de cent roubles, et combien ils voulaient +en donner: «Cinquante!» nous dit le premier en allemand. +«Cinquante-cinq!» dit l'autre. «Soixante!» reprend le premier. Enfin +il finit par nous en offrir soixante-dix-sept, et je mis encore pour +condition qu'il nous payerait du café au lait. Il y consentit. Le +second vint derrière moi, en me disant: «Quatre-vingts!» Mais le +marché était arrêté et, comme on nous avait promis du café au lait, +nous n'aurions pas voulu, pour vingt francs de plus au billet, faire +marché avec d'autres. + +Le juif avec qui nous venions de faire affaire nous conduisit chez un +banquier, car lui n'était qu'un agent d'affaires. Le banquier était +aussi juif. Lorsque nous y fûmes, on nous demanda nos billets; nous en +avions neuf. Pour mon compte, j'en avais trois. Après les avoir +donnés, on les regarda minutieusement comme les juifs regardent. +Ensuite, ils passèrent dans une autre chambre, et nous, en attendant +nous nous assîmes sur un banc où nous pûmes, provisoirement, caresser +notre pain. Le juif qui nous avait conduits était resté avec nous, +mais, un instant après, on le fit passer dans une chambre où était le +banquier. Alors nous pensâmes que c'était pour nous remettre notre +argent, et nous attendîmes tranquillement. + +L'envie que nous avions de boire du café nous fit perdre patience; +nous appelâmes le patron, mais personne ne parut. L'idée que l'on +voulait nous voler me vint de suite; j'en fis part à mon camarade, qui +pensa comme moi. Alors, pour mieux se faire entendre, il donna un +grand coup de crosse de fusil contre une espèce de comptoir. Comme +personne ne paraissait encore, il redoubla contre une cloison en +planches de sapin qui faisait séparation avec la chambre où étaient +nos fripons. Nous les vîmes qui avaient l'air de se concerter. Ayant +demandé notre argent, on nous dit d'attendre; mais mon camarade +chargea son arme en présence de toute la bande, et moi je sautai au +cou de celui qui nous avait conduits, en lui demandant nos billets. +Lorsqu'ils virent que nous étions déterminés à faire quelque scène qui +n'aurait pas tourné à leur avantage, ils s'empressèrent de nous +compter notre argent dont les deux tiers en or. Prenant celui qui nous +avait conduits, nous le fîmes sortir avec nous; lorsque nous fûmes +dans la rue, il protesta que tout ce qui venait de se passer n'était +pas de sa faute. Nous voulûmes bien le croire, en considération du +café qu'il nous avait promis. Il nous conduisit chez lui, où il tint +parole. + +Lorsque nous eûmes mangé, mon camarade voulut retourner au faubourg, +mais, tant qu'à moi, me trouvant trop fatigué et même malade, je me +décidai d'attendre le jour où j'étais, et, comme il s'y trouvait deux +cavaliers bavarois, je me crus en sûreté; j'avais mis mon argent dans +ma ceinture et mon pain dans mon sac. Je me couchai sur un canapé: il +pouvait être quatre heures du matin. + +Il n'y avait pas une demi-heure que je reposais, lorsque des coliques +insupportables me prirent, je fus forcé de me lever; après, suivirent +des maux de coeur, et je rendis tout ce que j'avais dans le corps; +ensuite j'eus un dérangement qui ne me donna pas un moment de repos, +de sorte que je pensais que le juif m'avait empoisonné. Je me crus +perdu, car j'étais tellement faible, que je ne pus prendre la +bouteille à l'eau-de-vie que j'avais dans mon sac. Je priai un des +cavaliers bavarois de m'en donner à boire. Après en avoir pris un peu, +je me trouvai mieux; alors je me remis sur le canapé, où je +m'assoupis. Je ne sais combien de temps je restai dans cette position, +mais, lorsque je m'éveillai, je trouvai que l'on m'avait enlevé mon +pain dans mon sac. Il ne m'en restait plus qu'un morceau, que j'avais +mis dans ma carnassière, avec ma bouteille d'eau-de-vie qui, fort +heureusement, était pendue à mon côté. Mon bonnet de rabbin, que je +mettais sous mon schako, avait aussi disparu, ainsi que les cavaliers +bavarois. Ce n'était pas cela qui m'inquiétait le plus, mais bien ma +position, qui était véritablement critique: indépendamment de mon +dérangement de corps, mon pied droit était gelé et ma plaie s'était +ouverte. La première phalange du doigt du milieu de la main droite +était prête à tomber; la journée de la veille, avec le froid de +vingt-huit degrés, avait tellement envenimé mon pied, qu'il me fut +impossible de remettre ma botte. Je me vis forcé de l'envelopper de +chiffons, après l'avoir graissé avec la pommade que l'on m'avait +donnée chez le Polonais, et par-dessus tout, une peau de mouton que +j'attachai avec des cordes. J'en fis autant à la main droite. + +Je me disposais à sortir, lorsque le juif m'engagea à rester. Il me +dit qu'il y avait du riz à me vendre: je lui en achetai une portion, +pensant que cela me serait bon pour arrêter le mal. Je le priai de me +procurer un vase pour le faire cuire; il alla me chercher une petite +bouilloire en cuivre rouge que j'attachai sur mon sac avec ma botte, +ensuite je sortis de la maison après lui avoir donné dix francs. + +Lorsque je fus dans la rue, j'entendis des cris de désespoir: +j'aperçus une femme pleurant sur un cadavre à la porte d'une maison. +Cette femme m'arrêta pour me dire de la secourir, de lui faire rendre +tout ce qu'on lui avait pris: «Depuis hier, me dit-elle, je suis logée +dans la maison que vous voyez, chez des scélérats de juifs. Mon mari +était fort malade: pendant la nuit, ils nous ont pris tout ce que nous +avions, et ce matin, je suis sortie pour aller me plaindre. Voyant que +je ne pouvais avoir de secours de personne, je suis revenue pour +soigner mon pauvre mari; mais lorsque je suis arrivée ici, jugez de +mon effroi en voyant, à la porte de la maison, un cadavre! Ces +scélérats avaient profité de ce que j'étais sortie pour l'assassiner! +Monsieur, continua-t-elle, ne m'abandonnez pas! Venez avec moi!» Je +lui répondis qu'il m'était impossible, mais que ce qu'elle pouvait +faire de mieux était de se réunir à ceux qui partaient. Elle me fit +signe de la main que c'était impossible, et comme, depuis un moment, +j'entendais des coups de fusil, je laissai cette malheureuse et me +dirigeai du côté de Kowno, où j'arrivai au milieu de dix mille hommes +de toutes armes, femmes, enfants se pressant, se poussant afin de +passer les premiers. + +Le hasard me fit rencontrer un capitaine de la Jeune Garde qui était +mon pays[62]. Il était avec son lieutenant, son domestique et un +mauvais cheval. Le capitaine n'avait plus de compagnie, le régiment +n'existait plus. Je lui contai mes peines, il me donna un peu de thé +et un morceau de sucre, mais, un instant après, une autre masse de +monde arriva derrière nous, qui nous sépara. À la tête de la première +cohue, un tambour battait la marche de retraite, probablement à la +tête d'un détachement de la garnison que je n'ai pu voir. Nous +marchâmes pendant plus d'une demi-heure; nous arrivâmes à l'extrémité +du faubourg. Alors on commença à respirer, et chacun marcha comme il +put. Lorsque je fus hors de la ville, je ne pus m'empêcher de faire +des réflexions en pensant à notre armée qui, cinq mois avant, était +entrée, dans cette capitale de la Lithuanie, nombreuse et fière, et +qui en sortait misérable et fugitive. + +[Note 62: M. Débonnez, de Condé, tué à Waterloo, chef de +bataillon. (_Note de l'auteur_).] + + + + +X + +De Wilna à Kowno.--Le chien du régiment.--Le maréchal Ney.--Le trésor +de l'armée.--Je suis empoisonné.--La «graisse de voleur».--Le vieux +grenadier.--Faloppa.--Le général Roguet.--De Kowno à Elbing.--Deux +cantinières.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve Picart.--Le +traîneau et les juifs.--Une mégère.--Eylau.--Arrivée à Elbing. + + +Nous n'étions encore qu'à un quart de lieue de la ville quand nous +aperçûmes les Cosaques à notre gauche, sur les hauteurs et dans la +plaine, à notre droite. Cependant ils n'osaient se hasarder de venir à +notre portée. Après avoir marché quelque temps, je rencontrai le +cheval d'un officier du train d'artillerie, tombé et abandonné. Il +avait, sur le dos, une schabraque en peau de mouton: c'était +précisément ce qu'il fallait pour couvrir mes pauvres oreilles, car il +m'eût été impossible d'aller bien loin sans m'exposer à les perdre. +J'avais, dans ma carnassière, des ciseaux provenant de la trousse du +docteur, trouvée sur le Cosaque que j'avais tué le 23 novembre. Je +voulus me mettre à l'ouvrage pour en couper et faire ce que nous +appelions des _oreillères_, afin de remplacer le bonnet de rabbin, +mais ayant la main droite gelée et l'autre fortement engourdie, je ne +pus parvenir à mon but. Déjà je me désespérais, lorsqu'un second +arriva, plus fort et plus vigoureux que moi; il était de la garnison +de Wilna. Il coupa avec un couteau la sangle qui retenait la +schabraque, ensuite il m'en donna la moitié. En attendant que je pusse +l'arranger convenablement, je la mis sur la tête et continuai à +marcher. + +Deux coups de canon se firent entendre, ensuite la fusillade: c'était +le maréchal Ney qui sortait de la ville en faisant l'arrière-garde, et +qui était aux prises avec les Russes. Ceux qui ne pouvaient plus +combattre doublèrent le pas autant qu'il leur était possible; je +voulus faire comme eux, mais mon pied gelé et ma mauvaise chaussure +m'en empêchaient, puis les coliques qui me prenaient à chaque instant +et qui me forçaient de m'arrêter, faisaient que je me trouvais +toujours des derniers. J'entendis derrière moi un bruit confus: je fus +heurté par plusieurs soldats de la Confédération du Rhin qui fuyaient. +Je tombai de tout mon long dans la neige et, aussitôt, d'autres me +passèrent sur le corps. Ce fut avec beaucoup de peine que je me +relevai, car j'étais abîmé de douleurs, mais comme j'étais habitué aux +souffrances, je ne dis rien. J'aperçus, pas loin de moi, +l'arrière-garde; je me crus perdu si, malheureusement, elle venait à +me dépasser, mais le contraire arriva, car le maréchal la fit arrêter +sur une petite éminence, afin de donner le temps à d'autres hommes que +l'on apercevait de sortir encore de la ville pour nous rejoindre. Le +maréchal avait avec lui, pour contenir l'ennemi, environ trois cents +hommes. + +J'aperçus devant moi un individu que je reconnus, à sa capote, pour +être un homme du régiment. Il marchait fortement courbé, en paraissant +accablé sous le poids d'un fardeau qu'il portait sur son sac et sur +ses épaules. Faisant un effort pour me rapprocher de lui, je fus à +même de voir que le fardeau était un chien et que l'homme était un +vieux sergent du régiment nommé Daubenton[63]; le chien qu'il portait +était le chien du régiment, que je ne reconnaissais pas. + +[Note 63: Le sergent Daubenton était un vieux brave qui avait fait +les campagnes d'Italie. (_Note de l'auteur_).] + +Je lui témoignai ma surprise de le voir chargé d'un chien, puisque +lui-même avait de la peine à se traîner, et, sans lui donner le temps +de me répondre, je lui demandai si c'était pour le manger; que, dans +ce cas, le cheval était préférable: «Hélas! non, me répondit-il, +j'aimerais mieux manger du Cosaque; tu ne reconnais donc pas Mouton, +qui a les pattes gelées et qui ne peut plus marcher?--C'est vrai, lui +dis-je, mais qu'en veux-tu faire?» Tout en marchant, Mouton, à qui +j'avais passé la main droite emmaillotée sur le dos, leva la tête pour +me regarder et sembla me reconnaître. Daubenton m'assura que, depuis +sept heures du matin, et même avant, les Russes étaient dans les +premières maisons du faubourg où nous avions logé: que tout ce qui +restait de la Garde en était parti à six, et qu'il était certain que +plus de douze mille hommes de l'armée, officiers et soldats, qui ne +pouvaient plus marcher, étaient restés au pouvoir de l'ennemi. Pour +lui, il avait failli subir le même sort par dévouement pour son chien; +il voyait bien qu'il serait obligé de l'abandonner sur la route, dans +la neige: la veille du jour où nous étions arrivés à Wilna, par +vingt-huit degrés, il avait eu les pattes gelées et, ce matin, voyant +qu'il ne pouvait plus marcher, il avait résolu de l'abandonner sans +qu'il s'en aperçoive; mais ce pauvre Mouton se doutait qu'il voulait +partir sans lui, car il se mit tellement à hurler qu'à la fin il se +décida à le laisser suivre. Mais à peine avait-il fait dix pas dans la +rue, il s'aperçut que son malheureux chien tombait à chaque instant +sur le nez: alors il se l'était fait attacher sur les épaules et sur +son sac, et c'était de cette manière qu'il avait rejoint le maréchal +Ney, qui faisait l'arrière-garde avec une poignée d'hommes. + +Tout en marchant, nous nous trouvâmes arrêtés par un caisson renversé +qui barrait une partie du chemin: il était ouvert, il contenait des +sacs de toile, mais vides. Ce caisson était probablement parti de +Wilna la veille, ou le matin, et avait été pillé en route, car il +avait été chargé de biscuits et de farine. Je proposai à Daubenton de +nous arrêter un instant, car une forte colique venait de me prendre; +il y consentit volontiers, d'autant plus qu'il voulait décidément se +débarrasser de Mouton d'une manière ou d'une autre. + +À peine nous disposions-nous à nous mettre à notre aise, que nous +aperçûmes, derrière un ravin, un peloton d'une trentaine de jeunes +Hessois qui avaient fait partie de la garnison de Wilna et en étaient +partis depuis le point du jour. Ils attendaient le maréchal Ney. Ils +étaient à trente pas de nous et en avant sur la droite de la route. Au +même instant, nous vîmes, sur notre gauche, un autre peloton de +cavaliers, au nombre de vingt, environ; un officier les commandait. +De suite nous les reconnûmes pour des Russes; c'étaient des +cuirassiers à cuirasses noires sur habits blancs; ils étaient +accompagnés de plusieurs Cosaques épars çà et là; ils marchaient de +manière à couper la retraite aux Hessois, ainsi qu'à nous et à une +infinité d'autres malheureux qui venaient de les apercevoir et qui +rétrogradaient pour rejoindre l'arrière-garde en criant: «Gare aux +Cosaques!» + +Les Hessois, commandés par deux officiers, et qui, probablement, +avaient aperçu les Russes avant nous, s'étaient mis en mesure de se +défendre. Pour leur faire face, ils firent une demi-conversion à +gauche, en conservant pour point d'appui la petite butte qui les +couvrait derrière. + +Dans ce moment, nous vîmes un grenadier de la ligne, bien portant et +bien décidé, passer près de nous et aller en courant prendre rang +parmi les Hessois. Nous nous disposions à faire de même, mais, pour le +moment, ma position ne me le permettait pas. D'un autre côté, +Daubenton, que Mouton embarrassait, voulait, avant tout, le mettre +dans le caisson, mais nous n'en eûmes pas le temps, car les cavaliers +vinrent au galop du côté des Hessois: là, ils s'arrêtèrent en leur +signifiant de mettre bas les armes. Un coup de fusil fut la réponse; +c'était celui du grenadier français, qui fut, en même temps, suivi +d'une décharge générale des Hessois. + +À cette détonation, nous pensions voir tomber la moitié des cavaliers, +mais, chose étonnante, pas un ne tomba, et l'officier, qui était en +avant et qui aurait dû être pulvérisé, ne parut rien avoir. Son cheval +fit seulement un saut de côté. Se remettant aussitôt et se tournant +vers les siens, ils fondirent sur les Hessois et, en moins de deux +minutes, ils furent culbutés et sabrés. Plusieurs se sauvèrent; alors +les cavaliers se mirent à les poursuivre. + +Au même instant, Daubenton, voulant se débarrasser de Mouton, me cria +de l'aider, mais trois cavaliers passèrent auprès de lui, à la +poursuite des Hessois. Aussitôt, pour être plus à même de se défendre, +il voulut se retirer sous le caisson où j'étais dans une triste +position, souffrant de coliques et de froid, mais il n'en eut pas le +temps, car un des trois cavaliers venait de faire un demi-tour et de +le charger. Il fut assez heureux pour le voir à temps et se mettre en +défense, mais non aussi avantageusement qu'il l'aurait voulu, car +Mouton, qui aboyait comme un bon chien après le cavalier, le gênait +dans ses mouvements. S'il n'avait pas été attaché aux courroies de son +sac, il aurait pu s'en décharger par ce que nous appelions _un coup +sac_, mais, pour le faire, il aurait fallu qu'il se débarrassât de son +sac auquel il était attaché, et le cavalier, qui tournait autour de +lui, ne lui en laissait pas la facilité. Pendant ce temps, quoique +mourant de froid, je m'étais rajusté un peu et j'avais arrangé ma main +droite de manière à pouvoir m'en servir pour faire usage de mon arme +le mieux possible, n'ayant pour ainsi dire plus la force de me +soutenir. + +Le cavalier tournait toujours autour de Daubenton, mais à une certaine +distance, craignant le coup de fusil. Voyant que pas un de nous n'en +faisait usage, il pensa peut-être que nous étions sans poudre, car il +avança sur Daubenton et lui allongea un coup de sabre que celui-ci +para avec le canon de son fusil. Aussitôt, il passa sur la droite et +lui en porta un second coup sur l'épaule gauche, qui atteignit Mouton +à la tête. Le pauvre chien changea de ton; il n'aboyait plus, il +hurlait d'une manière à fendre le coeur. Quoique blessé et ayant les +pattes gelées, il sauta en bas du dos de son maître pour courir après +le cavalier, mais comme il était attaché à la courroie du sac, il fit +tomber son porteur sur le côté. Je crus Daubenton perdu. + +Je me traînai sur mes genoux, environ deux pas en avant, et j'ajustai +mon cavalier; mais l'amorce de mon fusil ne brûla pas; alors le +cavalier, jetant un cri sauvage, s'élance sur moi,... mais j'avais eu +le temps de rentrer sous le caisson, qui était renversé sur le côté +gauche, en lui présentant la baïonnette. + +Voyant qu'il ne pouvait rien contre moi, il retourna sur Daubenton qui +n'avait pu encore se relever à cause de Mouton qui le tirait de côté +en hurlant et aboyant après le cavalier. Daubenton s'était traîné +contre les brancards du caisson, de sorte que son adversaire ne +pouvait plus, avec son cheval, l'approcher autant. Il s'était placé en +face, le sabre levé, comme pour le fendre en deux, et ayant l'air de +se moquer de lui. + +Daubenton, quoiqu'à demi mort de froid et de misère, et malgré sa +figure maigre, pâle et noircie par le feu des bivouacs, paraissait +encore plein d'énergie, mais d'un aspect étrange et en même temps +comique, à cause du diable de chien qui le tirait toujours de côté en +aboyant. Ses yeux étaient brillants, sa bouche écumait de rage en se +voyant à la merci d'un adversaire qui, dans toute autre circonstance, +n'aurait pas osé tenir une minute devant lui. Pour apaiser la soif qui +le dévore, je le vois prendre plein la main de neige, la porter à sa +bouche et, aussitôt, ressaisir son arme en la faisant résonner comme à +l'exercice: c'est lui qui, à son tour, menace son ennemi. + +Aux cris et aux gestes du cavalier, il était facile de voir qu'il +n'était pas en sang-froid et, comme l'eau-de-vie ne leur manquait pas, +ils paraissaient en avoir bu beaucoup; on les voyait passer et +repasser, en jetant des cris, auprès de quelques hommes qui n'avaient +pu se replier du côté où devait venir l'arrière-garde, les jeter dans +la neige et les fouler aux pieds de leurs chevaux, car presque tous +étaient sans arme, blessés ou ayant les pieds et les mains gelés. +D'autres, plus valides, ainsi que quelques Hessois échappés à la +première charge, s'étaient mis dans des positions à pouvoir un instant +leur résister, mais cela ne pouvait se prolonger, il fallait du +secours ou succomber. + +Le cavalier auquel mon vieux camarade avait affaire venait de passer à +gauche, toujours le sabre levé, lorsque Daubenton me cria d'une voix +forte: «N'aie pas peur, ne bouge pas, je vais en finir!» À peine +avait-il dit ces paroles que son coup de fusil partit; il fut plus +heureux que moi. Le cuirassier est atteint d'une balle qui lui entre +sous l'aisselle droite et va ressortir du côté gauche. Il jette un cri +sauvage, fait un mouvement convulsif et, au même instant, son sabre +retombe en même temps que le bras qui le tenait. Ensuite, jetant des +flots de sang par la bouche, il pencha le corps en avant sur la tête +de son cheval qui n'avait pas bougé, et resta dans cette position, +comme mort. + +À peine Daubenton s'était-il délivré de son adversaire et débarrassé +de Mouton pour s'emparer du cheval, que nous entendîmes, derrière +nous, un grand bruit, ensuite des cris: «En avant! À la baïonnette!» +Aussitôt, je sors de mon caisson, je regarde du côté d'où viennent les +cris, et j'aperçois le maréchal Ney, un fusil à la main, qui +accourait à la tête d'une partie de l'arrière-garde. + +Les Russes, en le voyant, se mettent à fuir dans toutes les +directions; ceux qui se jettent à droite, du côté de la plaine, +trouvent un large fossé rempli de glace et de neige qui les empêche de +traverser; plusieurs s'y enfoncent avec leurs chevaux, d'autres +restent au milieu de la route, ne sachant plus où aller. +L'arrière-garde s'empara de plusieurs chevaux et fit marcher les +cavaliers à pied au milieu d'eux pour, ensuite, les abandonner, car +que pouvait-on en faire? On ne pouvait déjà pas se conduire soi-même. + +Je n'oublierai jamais l'air imposant qu'avait le Maréchal dans cette +circonstance, son attitude menaçante en regardant l'ennemi, et la +confiance qu'il inspirait aux malheureux malades et blessés qui +l'entouraient. Il était, dans ce moment, tel que l'on dépeint les +héros de l'antiquité. L'on peut dire qu'il fut, dans les derniers +jours de cette désastreuse retraite, le sauveur des débris de l'armée. + +Tout ce que je viens de dire se passa en moins de dix minutes. +Daubenton se débarrassait de Mouton, pour s'emparer du cheval de celui +qu'il venait de mettre hors de combat, lorsqu'un individu, sortant de +derrière un massif de petits sapins, s'avance, fait tomber le +cuirassier, saisit la monture par la bride, et s'éloigne. Daubenton +lui crie: «Arrêtez, coquin! C'est mon cheval! C'est moi qui ai +descendu le cavalier!» Mais l'autre, que je venais de reconnaître pour +le grenadier qui, le premier, avait tiré sur les Russes, se sauve avec +le cheval, au milieu de la cohue d'hommes qui se pressent d'avancer. +Alors Daubenton me crie: «Garde Mouton! Je cours après le cheval; il +faut qu'il me le rende ou il aura affaire à moi!» Il n'avait pas +achevé le dernier mot, que plus de 4000 traîneurs de toutes les +nations arrivent comme un torrent, me séparant de lui et de Mouton, +que je n'ai plus jamais revu. Ces hommes, que le Maréchal faisait +marcher devant lui, étaient après moi sortis de Wilna. + +Puisque l'occasion s'est présentée de parler du chien du régiment, il +faut que je fasse sa biographie: + +Mouton était avec nous depuis 1808; nous l'avions trouvé en Espagne, +près de Benavente, sur le bord d'une rivière dont les Anglais avaient +coupé le pont. Il était venu avec nous en Allemagne; en 1809, il avait +assisté aux batailles d'Essling et de Wagram, ensuite il était encore +retourné en Espagne en 1810 et 1811. C'est de là qu'il partit avec le +régiment, pour faire la campagne de Russie, mais, en Saxe, il fut +perdu ou volé, car Mouton était un beau caniche: dix jours après notre +arrivée à Moscou, nous fûmes on ne peut plus surpris de le revoir; un +détachement composé de quinze hommes, parti de Paris quelques jours +après notre départ, pour rejoindre le régiment, étant passé dans +l'endroit où il était disparu, le chien avait reconnu l'uniforme du +régiment et suivi le détachement. + +En marchant au milieu d'hommes, de femmes et même de quelques enfants, +je regardais toujours si je ne voyais pas Daubenton, dont je +regrettais d'être séparé; mais en arrière, je n'aperçus que le +maréchal Ney avec son arrière-garde, qui prenait position sur la +petite butte où les Hessois avaient été attaqués. + +Après cette échauffourée, je fus encore forcé de m'arrêter, tant je +souffrais de mes coliques. Devant moi, je voyais la montagne de +Ponari, depuis le pied jusqu'au sommet. La route, située aux trois +quarts du versant gauche, se dessinait par la quantité de caissons +portant plus de sept millions d'or et d'argent, ainsi que d'autres +bagages, dans des voitures conduites par des chevaux dont les forces +étaient épuisées, de sorte que l'on se voyait forcé de les abandonner. + +Un quart d'heure après, j'arrivai au pied de la montagne où on avait +bivouaqué pendant la nuit; l'on y voyait encore l'emplacement de feux, +dont une partie encore allumée; et autour desquels plusieurs hommes se +chauffaient pour se reposer avant de la monter. C'est là que j'appris +que les voitures, parties la veille, à minuit, du faubourg de Wilna, +et arrivées à un défilé, n'avaient pu aller plus avant. Un des +premiers caissons s'étant ouvert en se renversant, l'argent en avait +été pris par ceux qui étaient près de là. Les autres voitures furent +obligées d'arrêter depuis le haut jusqu'au bas. Beaucoup de chevaux +s'étaient abattus pour ne plus se relever. + +Pendant que l'on me contait cela, on entendait la fusillade de +l'arrière-garde du maréchal Ney et, sur notre gauche, on apercevait +les Cosaques que la vue du butin attirait, mais qui n'avançaient +qu'avec circonspection, attendant que l'arrière-garde fût passée afin +de moissonner sans danger. + +Je me remis à marcher, mais, au lieu de prendre la route où étaient +les caissons, je tournai la montagne par la droite, où plusieurs +voitures avaient essayé de passer, mais presque toutes avaient été +renversées dans le fossé, au bord du chemin que l'on voulait se +frayer. Il y avait un caisson dans lequel il restait encore beaucoup +de portemanteaux. J'aurais bien voulu en attraper un, mais, dans +l'état de faiblesse où j'étais, je n'osais pas risquer cette +entreprise, dans la crainte de ne pouvoir plus remonter le fossé, si +je descendais dedans. Heureusement, un infirmier de la garnison de +Wilna, voyant mon embarras, fut assez complaisant pour y descendre, et +m'en jeta un dans lequel je trouvai quatre belles chemises de toile +fine dont j'avais le plus besoin, et une culotte courte de drap de +coton: c'était le portemanteau d'un commissaire des guerres, l'adresse +me l'indiquait. + +Content d'avoir trouvé du linge, moi qui n'avais pas, depuis le 5 +novembre, changé de chemise, dont les pauvres lambeaux étaient remplis +de vermine, je mis le tout dans mon sac. + +Un peu plus loin, je ramassai un carton dans lequel il y avait deux +superbes chapeaux à claque. Comme c'était fort léger, je le mis sous +mon bras, je ne sais en vérité pourquoi, probablement pour changer +contre autre chose, si l'occasion s'en présentait. + +Le chemin que je suivais tournait à gauche, à travers les +broussailles, pour, de là, rejoindre la grand'route. Ce chemin avait +été tracé par les premiers hommes qui, à la pointe du jour, avaient +franchi la montagne. Après une demi-heure de marche pénible, +j'entendis une forte fusillade accompagnée de grands cris qui +partaient du côté de la route où étaient les caissons; c'était le +maréchal Ney qui, voyant que l'on ne pouvait sauver le trésor, le +faisait distribuer aux soldats, et, en même temps, faisait faire, +contre les Cosaques, une distribution de coups de fusil pour les +empêcher d'avancer. + +De mon côté, sur la droite, je les voyais qui avançaient +insensiblement, car il n'y avait, pour les arrêter, que quelques +hommes comme moi, dispersés ça et là sur la montagne, et qui +cherchaient à gagner la route. Tout à coup, je fus forcé de m'arrêter, +je n'avais plus de jambes; je bus un bon coup de mon eau-de-vie et +j'avançai; j'arrivai sur un point de la montagne qui n'était pas +éloigné de la route, et, comme je regardais la direction que je devais +prendre, la neige croula sous moi et je m'enfonçai à plus de cinq +pieds de profondeur. J'en avais jusqu'aux yeux; je faillis étouffer, +et c'est avec bien de la peine que je m'en tirai, tout transi de +froid. + +Un peu plus loin, j'aperçus une baraque et, comme je voyais qu'il y +avait du monde, je m'y arrêtai; c'était une vingtaine de militaires, +presque tous de la Garde, ayant tous des sacs de pièces de cinq +francs. + +Plusieurs, en me voyant, se mirent à crier: «Qui veut cent francs pour +une pièce de vingt francs en or?» Mais, comme il ne se trouvait pas de +changeurs, ils étaient très embarrassés, et finissaient par en offrir +à ceux qui n'en avaient pas. Dans le moment, je tenais plus à mon +existence qu'à l'argent: je refusai, car j'avais environ huit cents +francs en or, et plus de cent francs en pièces de cinq francs. + +Je restai dans cette baraque le temps d'arranger la peau de mouton sur +ma tête, afin de préserver mes oreilles du froid, mais je ne pus +changer de chemise, le temps pressant. Je sortis en suivant des +musiciens chargés d'argent, mais qui, dans cette position, ne +pouvaient aller bien loin. + +Les coups de fusil, qui n'avaient pas cessé de se faire entendre, +s'approchaient, de sorte que nous fûmes obligés de doubler le pas. +Ceux qui étaient chargés d'argent ne pouvant le faire facilement, +diminuaient leur charge en secouant leurs sacs pour en faire tomber +les pièces de cinq francs, en disant qu'il aurait mieux valu les +laisser dans les caissons, d'autant plus qu'il y avait de l'or à +prendre, mais qu'ils n'avaient pas eu le temps d'enfoncer les caisses; +que, cependant, il y en avait beaucoup qui avaient des sacs de doubles +napoléons. + +Un peu plus avant, j'en vis encore plusieurs venant de la direction où +étaient les caissons, portant dans leurs mains des sacs d'argent: +étant sans force et ayant les doigts gelés ou engourdis, ils +appelaient ceux qui n'en avaient pas pour leur en donner une partie, +mais il est arrivé que celui qui en avait porté une partie du chemin +et qui voulait en donner à d'autres, n'en avait plus; il est même +certain que, plus avant, des hommes qui n'en avaient pas ont forcé +ceux qui en portaient à partager avec eux, et que le pauvre diable qui +le portait depuis longtemps se voyait arracher son sac et était très +heureux si, en voulant défendre ce qu'il avait, il se relevait, car il +était toujours le moins fort. + +J'avais gagné la route, et, comme je n'avais pas très froid, je +m'arrêtai pour me reposer. Je voyais arriver d'autres hommes encore +chargés d'argent et qui, par moments, s'arrêtaient pour tirer des +coups de fusil aux Cosaques. Plus haut, l'arrière-garde était arrêtée +pour laisser encore passer quelques hommes, ainsi que plusieurs +traîneaux portant des blessés, et sur lesquels on avait mis, autant +que l'on avait pu, des barils d'argent. Cela n'empêchait pas que des +hommes, attirés par l'appât du butin, étaient encore restés en +arrière, et, le soir, étant au bivouac, l'on m'assura que beaucoup +avaient puisé dans les caissons avec les Cosaques. + +Je continuai à marcher péniblement. Je vis venir à moi un officier de +la Jeune Garde très bien habillé, bien portant, que je reconnus de +suite. Il se nommait Prinier; c'était un de mes amis, passé officier +depuis huit mois. Surpris de le voir aller du côté d'où nous venions, +je lui demandai, en l'appelant par son nom, où il allait: il me +demanda à son tour qui j'étais. À cette sortie inattendue faite par un +camarade avec lequel j'avais été dans le même régiment pendant cinq +ans, et sous-officier comme lui, je ne pus m'empêcher de pleurer, en +voyant que c'était parce que j'étais changé et misérable qu'il ne me +reconnaissait pas. Mais, un instant après: «Comment, mon cher ami, +c'est toi! Comme te voilà malheureux!» En disant cela, il me présenta +une gourde pendue à son côté, dans laquelle il y avait du vin, en me +disant: «Bois un coup!» et, comme je n'avais qu'une main de libre, le +brave Prinier me soutenait de la main gauche et, de l'autre, me +versait le vin dans la bouche. + +Je lui demandai s'il n'avait pas rencontré les débris de l'armée; il +me dit que non, qu'ayant été logé, la nuit dernière, dans un moulin +éloigné de la route d'un quart de lieue, il était très probable que la +colonne était passée pendant ce temps, mais qu'il en avait vu de +tristes traces par quelques cadavres aperçus sur son chemin; que ce +n'était que depuis hier qu'il savait, mais d'une manière encore bien +vague, les désastres que nous avions éprouvés; qu'il allait rejoindre +l'armée, comme il en avait l'ordre: «Mais il n'y en a plus +d'armée!--Et les coups de feu que j'entends?--Ce sont ceux de +l'arrière-garde, commandée par le maréchal Ney.--Dans ce cas, me +répondit-il, je vais rejoindre l'arrière-garde.» + +En disant cela, il m'embrasse pour me quitter, mais, en faisant ce +mouvement, il s'aperçoit que j'avais un carton sous le bras; il me +demande ce qu'il contenait. Lui ayant dit que c'étaient des chapeaux, +et me les demandant, je les lui donnai avec bien du plaisir. C'était +précisément ce qui lui manquait, car il avait encore, sur la tête, son +schako de sous-officier. + +Le vin qu'il m'avait fait boire m'avait réchauffé l'estomac: je me +proposai de marcher jusqu'au premier bivouac; une heure après avoir +quitté Prinier, j'aperçus des feux. + +C'étaient des chasseurs à pied. Je m'approchai comme un suppliant. On +me dit, sans me regarder: «Faites comme nous, allez chercher du bois +et faites du feu!» Je m'attendais à cette réponse; c'était toujours ce +que l'on répondait à ceux qui se trouvaient isolés. Ils étaient six, +leur feu n'était pas brillant; ils n'avaient pas non plus d'abri pour +se garantir du vent et de la neige, s'il venait à en tomber. + +Je restai longtemps debout derrière, portant quelquefois le corps en +avant, ainsi que les mains, pour sentir un peu de chaleur. À la fin, +accablé de sommeil, je pensai à ma bouteille d'eau-de-vie. Je +l'offris, on l'accepta, et j'eus une place. Nous vidâmes la bouteille +à la ronde, et, lorsque nous eûmes fini, je m'endormis assis sur mon +sac, la tête dans mes deux mains. Je dormis peut-être deux heures, +souvent interrompu par le froid et par les douleurs. Lorsque je +m'éveillai, je profitai du peu de feu qu'il y avait encore, pour faire +cuire un peu de riz dans la bouilloire que le juif m'avait vendue. Je +commençai par prendre de la neige autour de moi, je la fis fondre et +j'y mis du riz qui finit par cuire à demi. Comme je ne pouvais pas +bien le prendre avec la cuiller, et qu'un chasseur, à ma droite, +mangeait avec moi, je le renversai sur le cul de mon schako qui était +creux: c'est de cette manière que nous le mangeâmes. Ensuite, +reprenant ma position première, et comme le froid, cette nuit-là, +n'était pas très rigoureux, je me rendormis. + +_11 décembre_.--Lorsque je me réveillai, il n'était pas près encore +d'être jour. Après avoir arrangé mon pied, je me levai pour me +remettre en marche, car il fallait bien, si je ne voulais pas +m'exposer à mourir de misère comme tant d'autres, rejoindre mes +camarades. Je marchai seul jusqu'au jour, m'arrêtant quelquefois à un +feu abandonné, où je trouvais des hommes morts ou mourants. Lorsqu'il +fit jour, je rencontrai quelques soldats du régiment, qui me dirent +qu'ils avaient couché avec l'État-major. + +Un peu plus avant, j'aperçus un individu ayant sur les épaules une +peau de mouton et marchant péniblement, appuyé sur son fusil. Lorsque +je fus près de lui, je le reconnus pour le fourrier de notre +compagnie. En me voyant, il jeta un cri de surprise et de joie, car on +lui avait assuré que j'étais resté prisonnier à Wilna. Le pauvre +Rossi, c'était son nom, avait les deux pieds gelés et enveloppés dans +des morceaux de peau de mouton. Il me conta qu'il s'était séparé des +débris du régiment, ne pouvant marcher aussi vite que les autres, et +que nos amis étaient fort inquiets sur mon compte. Deux grosses larmes +coulaient le long de ses joues, et comme je lui en demandais la cause, +il se mit à pleurer en s'écriant: «Pauvre mère, si tu pouvais +savoir comme je suis! C'est fini, je ne reverrai plus jamais +Montauban!»--c'était le nom de son endroit. Je cherchai à le consoler +en lui faisant voir que ma position était encore plus triste que la +sienne. Nous marchâmes ensemble une partie de la journée; souvent +j'étais obligé de m'arrêter pour mon dérangement de corps et, quoique +je n'eusse pas besoin de défaire mes pantalons pour satisfaire à mes +besoins, je n'en perdais pas moins du temps, car, depuis Wilna, ne +pouvant, à cause de mes doigts gelés ou engourdis, remettre mes +bretelles, j'avais décousu mon pantalon depuis le devant jusqu'au +derrière; je le faisais tenir par le moyen d'un vieux cachemire qui me +serrait le ventre; de cette manière, lorsque j'avais besoin, je +m'arrêtais, et, debout, je satisfaisais à tout à la fois. Lorsque je +prenais quelque chose, j'étais certain qu'un instant après, je le +laissais aller. + +Il pouvait être midi lorsque je proposai de nous arrêter dans un +village que nous apercevions devant nous. Nous entrâmes dans une +maison veuve de ses habitants; nous y trouvâmes trois malheureux +soldats qui nous dirent que, ne pouvant aller plus loin, ils avaient +résolu d'y mourir. Nous leur fîmes des observations sur le sort qui +les attendait, lorsqu'ils seraient au pouvoir des Russes. Pour toute +réponse, ils nous montrèrent leurs pieds; rien de plus effrayant à +voir: plus de la moitié des doigts leur manquaient, et le reste était +près de tomber. La couleur de leurs pieds était bleue et, pour ainsi +dire, en putréfaction. Ils appartenaient au corps du maréchal Ney. +Peut-être, lorsqu'il aura passé, quelque temps après, les aura-t-il +sauvés. + +Nous nous arrêtâmes assez de temps pour faire cuire un peu de riz, que +nous mangeâmes. Nous fîmes aussi rôtir un peu de cheval, pour manger +au besoin; ensuite nous partîmes en nous promettant de ne point nous +séparer, mais la grande cohue de traînards arriva, nous entraîna, et, +malgré tous nos efforts, nous fûmes séparés, sans pouvoir nous +rejoindre. + +J'arrivai sur un moulin à eau: là, je vis un soldat qui, ayant voulu +passer sur la glace de la petite rivière du moulin, s'était enfoncé. +Quoique n'ayant de l'eau que jusqu'à la ceinture, au milieu des +glaçons, on ne put le retirer. Des officiers d'artillerie qui avaient +trouvé, dans le moulin, des cordes, les lui jetèrent, mais il n'eut +pas la force d'en saisir un bout; quoique vivant encore, il était gelé +et sans mouvement. + +Un peu plus loin, j'appris que le régiment, si toutefois l'on pouvait +encore l'appeler de ce nom, devait aller coucher à Zismorg; pour y +arriver, il me restait encore cinq lieues à faire. Je résolus, quand +je devrais me traîner sur les genoux, de les faire; mais que de peine +il m'en coûta! Je tombais d'épuisement sur la neige, croyant ne plus +me relever; heureusement, depuis que je m'étais séparé de Rossi, le +froid avait beaucoup diminué. Après des efforts surnaturels, j'entrai +dans le village; il était temps, car j'avais fait tout ce qu'un homme +peut faire pour échapper aux griffes de la mort. + +La première chose que j'aperçus, en entrant, fut un grand feu à +droite, contre le pignon d'une maison brûlée. Ne pouvant aller plus +loin, je m'y traînai, mais quelle ne fut pas ma surprise en +reconnaissant mes camarades! Lorsque je fus près d'eux, je tombai +presque sans connaissance. + +Grangier me reconnut, s'empressa, avec d'autres de mes amis, de me +secourir; l'on me coucha sur de la paille: c'était la quatrième fois +que nous en trouvions depuis que nous étions partis de Moscou. M. +Serraris, lieutenant de la compagnie, qui avait de l'eau-de-vie, m'en +fit prendre un peu; ensuite l'on me donna du bouillon de cheval que je +trouvai bon, car, cette fois, il était salé avec du sel, tandis que, +jusqu'alors, nous mangions tout salé avec la poudre. + +Mes coliques me reprirent plus fort que jamais; j'appelai Grangier, je +lui dis que je pensais que j'étais empoisonné. Aussitôt il fit fondre +de la neige dans la petite bouilloire, pour me faire du thé qu'il +apportait de Moscou; j'en bus beaucoup; ça me fit du bien. + +Le pauvre Rossi arriva, aussi malheureux que moi; il était accompagné +du sergent Bailly, qu'il avait rencontré un instant après avoir été +séparé de moi. Ce sergent était celui avec lequel j'avais été changer +les billets de banque à Wilna, et avec lequel j'avais pris du café +chez le juif. Il était aussi fortement indisposé que moi; en me +voyant, il me, demanda comment je me portais et, lorsque je lui eus +dit comme j'avais été malade après avoir pris le café, il ne douta +plus qu'on ait voulu nous empoisonner, ou, au moins, nous mettre dans +un état à pouvoir nous dévaliser. + +Couché sur de la paille et près d'un grand feu, je m'arrangeais de mon +mieux, quand, tout à coup, je ressentis dans les jambes et dans les +cuisses, des douleurs tellement violentes que, pendant une partie de +la nuit, je ne fis qu'un cri. Aussi j'entendais dire: «Demain, il ne +pourra pas partir!» Je le pensais aussi; je me disposai à faire, comme +beaucoup avaient déjà fait, mon testament. J'appelai mon intime ami +Grangier; je lui dis que je voyais bien que tout était fini. Je le +priai de se charger de quelques petits objets pour remettre à ma +famille, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de revoir la +France. Ces objets étaient: une montre, une croix en or et en argent, +un petit vase en porcelaine de Chine: ces deux derniers objets, je les +possède encore. Je voulais aussi me défaire de tout l'argent que +j'avais, à la réserve de quelques pièces d'or que je voulais cacher +dans la peau de mouton qui m'enveloppait le pied, espérant que les +Russes, en me prenant, n'iraient pas chercher dans les chiffons. + +Grangier, qui m'avait écouté sans m'interrompre, me demanda si j'avais +la fièvre ou si je rêvais: je lui répondis que tant qu'à la fièvre, +effectivement je l'avais, mais que je n'étais pas dans le délire. Il +se mit à me faire de la morale, en me rappelant mon courage dans des +situations plus terribles que celles où nous nous trouvions: «Oui, lui +dis-je, mais alors j'avais plus de force qu'à présent!» Il m'assura +que j'en avais dit autant au passage de la Bérézina, où j'étais pour +le moins aussi malade et que, cependant, depuis, j'avais fait +quatre-vingts lieues; que, pour quinze qu'il restait pour arriver à +Kowno, et que l'on ferait en deux jours, il n'y avait pas de doute +qu'avec le secours de mes amis, je pourrais fort bien les faire; que +demain l'on ne faisait que quatre lieues: «Ainsi, me dit-il, tâche de +te reposer, mais, avant tout, renferme les objets, je prendrai +seulement ta bouilloire, que je porterai.--Et moi, dit un autre, cette +seconde giberne (la giberne du docteur) qui doit te gêner!» + +Pendant ce temps, Rossi, qui était couché près de moi, me dit: «Mon +cher ami, vous ne resterez pas seul, demain matin; je partagerai votre +sort, car je suis, pour le moins, aussi malade que vous; la journée +d'aujourd'hui m'a tellement épuisé, que je ne saurais aller plus loin. +Cependant, me dit-il, si, lorsque l'arrière-garde passera, nous +pouvons marcher avec elle, nous le ferons, car nous aurons quelques +heures de repos de plus. Si nous ne nous sentons pas assez de force +pour la suivre, nous nous éloignerons sur la droite. Le premier +village, le premier château que nous trouverons, nous irons nous +mettre à la disposition du baron ou seigneur: peut-être aura-t-on +pitié de nous--je sais peindre un peu--jusqu'au moment où, bien +portants, nous pourrons gagner la Prusse ou la Pologne, car il est +probable que les Russes n'iront pas plus loin que Kowno.» Je lui dis +que je ferais comme il voudrait. + +M. Serraris, à qui Grangier venait de faire part de mon dessein, +s'approcha de moi pour me consoler; il me dit que, tant qu'à mes +douleurs, ce n'était rien, qu'elles ne provenaient que de la fatigue +d'hier; il me fit coucher devant le feu et comme, fort heureusement, +le bois ne manquait pas, l'on en fit un bon, à me rôtir. Ce feu me fit +tant de bien, que je sentais mes douleurs diminuer et un bien-être qui +me fit dormir quelques heures. Il en fut de même pour le pauvre Rossi. + + * * * * * + +En 1830, je fus nommé officier d'état-major à Brest; le jour de mon +arrivée, étant à table avec ma femme et mes enfants, à l'hôtel de +Provence où j'étais logé, il y avait, en face de moi, un individu +ayant une fort belle tenue et qui me regardait souvent. À chaque +instant, il cessait de manger et, le bras droit appuyé sur la table +pour reposer sa tête, semblait réfléchir, ou plutôt se rappeler +quelques souvenirs. Ensuite il causait avec le maître de la maison. Ma +femme, qui était auprès de moi, me le fit remarquer: «Effectivement, +lui dis-je, cet homme commence à m'intriguer, et, si cela continue, je +lui demanderai ce qu'il me veut!» Au même moment, il se lève, jette sa +serviette à terre, et passe dans un bureau où était le registre des +voyageurs. Il rentre dans la salle en s'écriant à haute voix: «C'est +lui! Je ne me trompais pas! (en m'appelant par mon nom). C'est bien +mon ami!» + +Je le reconnais à sa voix, et nous sommes dans les bras l'un de +l'autre. C'était Rossi, que je n'avais pas revu depuis 1813, depuis +dix-sept ans! Il me croyait mort, et moi je pensais de même de lui, +car j'avais appris, à ma rentrée des prisons, qu'il avait été blessé +sous les murs de Paris. Cette reconnaissance intéressa toutes les +personnes qui se trouvaient présentes, au nombre de plus de vingt; il +fallut conter nos aventures de la campagne de Russie. Nous le fîmes de +bon coeur; aussi, à minuit, nous étions encore à table, à boire le +champagne, à la mémoire de Napoléon. + +Il n'est pas étonnant que, d'abord, je n'aie pas reconnu mon camarade, +car, de délicat qu'il était, je le retrouvais fort et puissant, les +cheveux presque gris: il était de Montauban, et riche négociant. + + * * * * * + +Quand le moment du départ arriva, je ne pensais plus à rester, mais il +me fut impossible de marcher seul; Grangier et Leboude me soutinrent +sous les bras; l'on en fit autant à Rossi. Au bout d'une demi-heure de +marche, j'étais beaucoup mieux, mais il fallut, pendant toute la +route, le secours d'un bras, et souvent de deux. De cette manière, +nous arrivâmes de bonne heure au petit village où nous devions +coucher; il s'y trouvait fort peu d'habitations, et, quoique nous +fussions arrivés des premiers, nous fûmes obligés de coucher dans une +cour. Le hasard nous procura beaucoup de paille; nous nous en servions +pour nous couvrir, mais comme le malheur nous poursuivait toujours, le +feu prit à la paille. Chacun se sauva comme il put; plusieurs eurent +leur capote brûlée. Un fourrier de Vélites nommé de Couchère fut plus +malheureux que les autres; le feu prit à sa giberne, dans laquelle il +y avait des cartouches; il eut toute la figure brûlée, et, tant qu'à +moi, sans le secours des camarades, j'aurais peut-être rôti, vu +l'impossibilité de me mouvoir, si l'on ne m'avait pris par les épaules +et par les jambes, et traîné contre la baraque où était logé le +général Roguet avec d'autres officiers supérieurs qui se sauvèrent en +voyant les flammes, pensant que c'était l'habitation qui brûlait. + +Après cette mésaventure, un vent du nord arriva qui souffla avec force +et, comme nous étions sans abri, nous entrâmes dans la maison du +général, composée de deux chambres. Nous en prîmes une malgré lui; +nous nous entassâmes les uns à côté des autres; plus de la moitié fut +obligée de rester debout toute la nuit, mais c'était toujours mieux +que de rester exposés à un mauvais temps qui eût infailliblement fait +périr les trois quarts de nous (13 décembre). La journée de marche que +nous devions faire pour arriver à Kowno était au moins de dix lieues; +aussi le général Roguet nous fit partir avant le jour. + +Il était tombé des grains de pluie grêlée qui formaient, sur la +route, une glace à nous empêcher de marcher. Si je n'avais pas eu, +comme la veille, le secours de mes amis, j'aurais probablement, comme +beaucoup d'autres, terminé mon grand voyage le dernier jour où nous +sortions de la Russie. + +À peine le jour commençait-il à paraître, que nous arrivâmes au pied +d'une montagne qui n'était qu'une glace: que de peine nous eûmes pour +la franchir! Il fallut se mettre par groupes serrés fortement les uns +contre les autres, afin de se soutenir mutuellement. J'ai pu remarquer +que, dans cette marche, l'on était plus disposé à se secourir les uns +les autres. C'est probablement parce que l'on pensait pouvoir arriver +au terme de son voyage. Je me souviens que, lorsqu'un homme tombait, +l'on entendait les cris: «Arrêtez! Il y a un homme de tombé!» J'ai vu +un sergent-major de notre bataillon s'écrier: «Arrêtez donc! Je jure +que l'on n'ira pas plus avant, tant que l'on n'aura pas relevé et +ramené les deux hommes que l'on a laissés derrière!» C'est par sa +fermeté qu'ils furent sauvés. + +Arrivés au haut de la montagne, il faisait assez jour pour y voir, +mais la pente était tellement rapide et la glace si luisante, que l'on +n'osait se hasarder. Le général Roguet, quelques officiers et +plusieurs sapeurs qui marchaient les premiers, étaient tombés. +Quelques-uns se relevèrent, et ceux qui étaient assez forts pour se +conduire se laissèrent aller sur le derrière, se gouvernant avec les +mains; d'autres, moins forts, se laissèrent aller à la grâce de Dieu. +C'est dire qu'ils roulèrent comme des tonneaux. Je fus du nombre de +ces derniers, et je serais probablement allé me jeter dans un ravin et +me perdre dans la neige, sans Grangier qui, plein de courage et encore +fort, se portait toujours devant moi en reculant et s'arrêtant dans la +direction où je devais m'arrêter en roulant. Alors il enfonçait la +baïonnette de son fusil dans la glace pour se tenir, et lorsque +j'étais arrivé, il s'éloignait encore en glissant et faisait de même. +J'arrivai en bas meurtri, abîmé, et la main gauche ensanglantée. + +Le général avait fait faire halte pour s'assurer si tout le monde +était arrivé et comme la veille on s'était assuré du nombre d'hommes +présents, on vit avec plaisir qu'il ne manquait personne. Le grand +jour était venu: alors on s'aperçut avec surprise que l'on aurait pu +éviter cette montagne en la tournant par la droite, où il n'y avait +que de la neige. Ceux des autres corps qui marchaient après nous +arrivaient de ce côté sans accident. Cette traversée m'avait fatigué, +à ne pouvoir marcher que fort lentement et, comme je ne voulais pas +abuser de la complaisance de mes amis, je les priai de suivre la +colonne. Cependant un soldat de la compagnie resta avec moi: c'était +un Piémontais, il se nommait Faloppa; il y avait plusieurs jours que +je ne l'avais vu. + +Ceux qui ont toujours été assez heureux pour conserver leur santé, +n'avoir pas les pieds gelés et marcher toujours à la tête de la +colonne, n'ont pas vu les désastres comme ceux qui, comme moi, étaient +malades ou estropiés, car les premiers ne voyaient que ceux qui +tombaient autour d'eux, tandis que les derniers passaient sur la +longue traînée des morts et des mourants que tous les corps laissaient +après eux. Ils avaient encore le désavantage d'être talonnés par +l'ennemi. + +Faloppa, ce soldat de la compagnie que l'on avait laissé avec moi, ne +paraissait pas être dans une position meilleure que la mienne; nous +marchions ensemble depuis un quart d'heure, lorsqu'il se tourna de mon +côté en me disant: «Eh bien, mon sergent! si nous avions ici les +petits pots de graisse que vous m'avez fait jeter lorsque nous étions +en Espagne, vous seriez bien content et nous pourrions faire une bonne +soupe!» Ce n'était pas la première fois qu'il disait ça, et en voici +la raison; c'est un épisode assez drôle: + +Un jour que nous venions de faire une longue course dans les montagnes +des Asturies, nous vînmes loger à Saint-Hiliaume, petite ville dans la +Castille, sur le bord de la mer. Je fus logé, avec ma subdivision, +dans une grande maison qui formait l'aile droite de la Maison de +Ville[64]. Cette partie, très vaste, était habitée par un vieux garçon +absolument seul. En arrivant chez lui, nous lui demandâmes si, avec de +l'argent, nous ne pourrions pas nous procurer du beurre ou de la +graisse, afin de pouvoir faire la soupe et accommoder des haricots. +L'individu nous répondit que, pour de l'or, on n'en trouverait pas +dans toute la ville. Un instant après, nous fûmes à l'appel. Je +laissai Faloppa faire la cuisine et je chargeai un autre homme de +chercher, dans la ville, du beurre ou de la graisse, mais on n'en +trouva pas. Lorsque nous rentrâmes, la première chose que Faloppa nous +dit, en rentrant, fut que le bourgeois était un coquin: «Comment cela? +lui dis-je.--Comment cela? nous répondit-il, voyez!...» + +[Note 64: Cette habitation était un château gothique comme il s'en +trouve beaucoup en Espagne. (_Note de l'auteur._)] + +Il me montra trois petits pots en grès contenant de la belle graisse +que nous reconnûmes pour de la graisse d'oie. Alors chacun se récria: +«Voyez-vous le gueux d'Espagnol! Voyez-vous le coquin!» Notre +cuisinier avait fait une bonne soupe et, dans le dessus de la marmite, +il avait accommodé des haricots. Nous nous mîmes à manger sous une +grande cheminée qui ressemblait à une porte cochère, lorsque +l'Espagnol rentra, enveloppé dans son manteau brun et, nous voyant +manger, nous souhaita bon appétit. Je lui demandai pourquoi il n'avait +pas voulu nous donner de la graisse en payant, puisqu'il en avait. Il +me répondit: «Non, Señor, je n'en avais pas; si j'en avais eu, je vous +en aurais donné avec plaisir, et pour rien!» Alors Faloppa, prenant un +des petits pots, le lui montra: «Et cela, ce n'est pas de la graisse, +dis, coquin d'Espagnol?» En regardant le petit pot, il change de +couleur et reste interdit. Pressé de répondre, il nous dit que c'était +vrai, que c'était de la graisse, mais de la _manteca de ladron_ (de la +graisse de voleur); que lui était le bourreau de la ville, et que ce +que nous avions trouvé et avec quoi nous avions fait de la soupe, +était de la graisse de pendus, qu'il vendait à ceux qui avaient des +douleurs, pour se frictionner. + +À peine avait-il achevé, que toutes les cuillers lui volèrent par la +tête; il n'eut que le temps de se sauver, et aucun de nous, +quoiqu'ayant très faim, ne voulut plus manger des haricots, car la +soupe était presque toute mangée. Il n'y avait que Faloppa qui +continuait toujours, en disant que l'Espagnol avait menti: «Et quand +cela serait? dit-il, la soupe était bonne et les haricots encore +meilleurs!» En disant cela, il m'en offrait pour en goûter, mais un +mal de coeur m'avait pris, et je rendis tout ce que j'avais dans +l'estomac. J'allai chez un marchand d'eau-de-vie, vis-à-vis de notre +logement; je lui demandai quel était l'individu chez qui nous étions +logés; il fit le signe de la croix en répétant à plusieurs reprises: +_Ave, Maria purissima, sin peccado concebida!_ Il me dit que c'était +la maison du bourreau. Je fus, pendant quelque temps, malade de +dégoût, mais Faloppa, en partant, avait emporté le restant de la +graisse, avec laquelle il prétendait nous faire encore de la soupe. Je +fus obligé de le lui faire jeter, et c'est pour cela qu'en Russie, +lorsque nous n'avions rien à manger, il me disait toujours ce que j'ai +rapporté. + +Depuis une demi-heure nous n'avions pas perdu la colonne de vue, +preuve que nous avions assez bien marché. Il est vrai de dire que le +chemin se trouvait meilleur, mais, un instant après, il devint +raboteux et aussi glissant que le matin. Le froid était très vif, et +déjà nous avions rencontré quelques individus qui se mouraient sur la +route, quoique vêtus d'épaisses fourrures. Il faut dire aussi que +l'épuisement y était pour quelque chose. Faloppa tomba plusieurs fois, +et je pense que, si je n'avais pas été avec lui pour l'aider à se +relever, il serait resté sur la route. + +Le chemin devint meilleur: nous pouvions apercevoir la longue traînée +de la colonne qui marchait devant nous. Nous redoublâmes d'efforts +pour la rejoindre, mais ne pûmes y parvenir. Nous trouvâmes, sur notre +passage, un hameau de cinq à six maisons dont la moitié étaient en +feu; nous nous y arrêtâmes. Autour étaient plusieurs hommes dont une +partie semblait ne pouvoir aller plus avant, et plusieurs chevaux +tombés mourants, qui se débattaient sur la neige. Faloppa se dépêcha +de couper un morceau à la cuisse de l'un d'eux, que nous fîmes cuire +au bout de nos sabres, au feu de l'incendie des maisons. + +Pendant que nous étions occupés à cette besogne, plusieurs coups de +canon se firent entendre dans la direction d'où nous venions. +Regardant aussitôt de ce côté, j'aperçus une masse de plus de dix +mille traîneurs de toutes armes, en désordre sur toute la largeur de +la route. Derrière eux marchait l'arrière-garde. Depuis, j'ai pensé +que le maréchal Ney faisait quelquefois tirer le canon afin de faire +croire à tous ces malheureux que les Russes étaient près de nous et, +par ce moyen, leur faire accélérer le pas, pour, le même jour, gagner +Kowno. C'était une partie des débris de la Grande Armée. + +Notre viande n'était pas encore à moitié cuite, que nous jugeâmes +prudent de décamper au plus vite pour ne pas être entraînés par ce +nouveau torrent. + +Nous avions encore six lieues à faire pour arriver à Kowno; et déjà +nous étions exténués de fatigue; il pouvait être onze heures; Faloppa +me disait: «Mon sergent, nous n'arriverons jamais aujourd'hui; le +_ruban de queue_ est trop long[65]. Nous ne pourrons jamais sortir de +ce pays du diable, c'est fini; je ne verrai plus ma belle Italie!» +Pauvre garçon, il disait vrai! + +[Note 65: _Ruban de queue_, expression du troupier pour désigner +une longue route. (_Note de l'auteur._)] + +Il y avait bien une heure que nous marchions, depuis la dernière fois +que nous nous étions reposés, lorsque nous rencontrâmes plusieurs +groupes d'hommes de quarante, de cinquante, plus ou moins, composés +d'officiers, de sous-officiers et de quelques soldats, portant au +milieu d'eux l'aigle de leur régiment. Ces hommes, tout malheureux +qu'ils étaient, paraissaient fiers d'avoir pu, jusqu'alors, conserver +et garder ce dépôt sacré. L'on voyait qu'ils évitaient de se mêler, en +marchant, aux grandes masses qui couvraient la route, car ils +n'auraient pu aller ensemble et en ordre. + +Nous marchâmes tant que nous pûmes, avec ces petits détachements; nous +faisions tout ce que nous pouvions pour les suivre, mais le canon et +la fusillade venant de nouveau à se faire entendre, ils s'arrêtèrent +au commandement d'un personnage dont on n'aurait jamais pu dire, aux +guenilles qui le couvraient, ce qu'il pouvait être; je n'oublierai +jamais le ton de son commandement: «Allons, enfants de la France, +encore une fois halte! Il ne faut pas qu'il soit dit que nous ayons +doublé le pas au bruit du canon! Face en arrière!» Et, aussitôt, ils +se mirent en ordre sans parler et se tournèrent du côté d'où venait le +bruit. Tant qu'à nous, qui n'avions pas de drapeau à défendre, +puisqu'il était à plus d'une lieue devant, nous continuâmes à nous +traîner. Nous fûmes bien heureux, ce jour-là, que le froid n'était pas +rigoureux, car plus de dix fois nous tombâmes sur la neige, de +lassitude, et certainement, s'il avait gelé comme le jour précédent, +nous y serions restés. + +Après avoir marché, pendant un certain temps, au milieu d'hommes +isolés comme nous, nous aperçûmes, devant nous, une ligne mouvante; +nous reconnûmes que c'était une colonne paraissant fort serrée, qui, +par moments, marchait, ensuite s'arrêtait pour se mouvoir encore. Nous +pûmes reconnaître qu'en cet endroit se trouvait un défilé. La route se +trouve resserrée, à droite, sur une longueur de 5 à 600 mètres, par un +monticule dans lequel elle a été coupée, et, à gauche, par un fleuve +très large que je pense être le Niémen. Là, les hommes, forcés de se +réunir en attendant que quelques caissons qui venaient de Wilna aient +pu passer, se pressaient, se poussaient en désordre: c'était à qui +passerait le premier. Beaucoup descendaient sur le fleuve couvert de +glace pour gagner la droite de la colonne ou la fin du défilé. +Plusieurs, qui se trouvaient tout à fait sur le bord, furent jetés en +bas de la digue qui était perpendiculaire et qui, en cet endroit, +avait au moins cinq pieds de haut; quelques-uns furent tués. + +Lorsque nous fûmes arrivés à la gauche de cette colonne, il fallut +faire comme ceux qui nous précédaient, il fallut attendre. Je +rencontrai un sergent des Vélites de notre régiment, nommé Poumo, qui +me proposa de traverser le fleuve avec lui, en me disant que, de +l'autre côté, nous trouverions des habitations où nous pourrions +passer la nuit, et qu'ensuite, le lendemain au matin, étant bien +reposés, nous pourrions facilement gagner Kowno, car il n'y avait +plus, disait-il, que deux lieues au plus. Je consentis d'autant plus à +sa proposition, que je ne me sentais plus la force d'aller loin, et +puis l'espoir de passer la nuit dans une maison, avec du feu! Je dis à +Faloppa de nous suivre. Poumo descendit le premier; je le suivis en me +laissant glisser sur le derrière, mais, lorsque j'eus fait quelques +pas sur la neige qui recouvrait le fleuve par gros tas, je vis +l'impossibilité d'aller plus loin. Alors je fis signe à Faloppa, qui +n'était pas encore descendu, de rester, car je venais de reconnaître +que, sous la neige, ce n'était que des amas de glace en pointe, +placés les uns sur les autres, formant, par intervalles, des tas +raboteux et d'autres sous lesquels il y avait des excavations. Ce +bouleversement du fleuve était probablement survenu à la suite d'un +dégel, ensuite d'une débâcle suivie d'une forte gelée qui les surprit +et les arrêta dans leur course. + +Cependant, Poumo, qui marchait devant moi de quelques pas, s'était +arrêté et voyant que je ne le suivais pas, n'en effectua pas moins son +passage, avec trois vieux grenadiers de la Garde, mais c'est avec +beaucoup de peine qu'ils arrivèrent à l'autre bord. + +Je me rapprochai de Faloppa dont j'étais séparé seulement par la +hauteur de la digue, pour lui dire de suivre la gauche de la colonne; +que, tant qu'à moi, puisque j'étais descendu sur la glace, j'allais +suivre de cette manière jusqu'à la fin du défilé et que, là, +j'attendrais. Aussitôt, je me mis à marcher au-dessous de cette masse +d'hommes qui avançaient lentement et qui, ensuite, s'arrêtaient en +criant et en jurant, car ceux qui étaient sur le bord craignaient de +tomber au bas de la digue et sur la glace, comme c'était déjà arrivé à +plusieurs que l'on voyait blessés, que l'on ne pensait pas à relever +et qui, peut-être, ne le furent jamais. + +J'avais déjà parcouru les trois quarts de la longueur du défilé, +lorsque je m'aperçus que le fleuve tournait brusquement à gauche, +tandis que la route, tout en s'élargissant, allait tout droit. Il me +fallut revenir presque au milieu du défilé, à l'endroit où la digue me +parut moins haute, et là, faisant de vains efforts, faible comme +j'étais et n'ayant qu'une main dont je pusse me servir, je ne pus +jamais y parvenir. + +Je montai sur un tas de glace afin que l'on pût, sans se baisser +beaucoup, me donner une main secourable: je m'appuyais, de la main +gauche, sur mon fusil, et je tendais l'autre à ceux qui, à portée de +moi, pouvaient, par un petit effort, me tirer de là. Mais j'avais beau +prier, personne ne me répondait; l'on n'avait seulement pas l'air de +faire attention à ce que je disais. + +Enfin Dieu eut encore pitié de moi. Dans un moment où cette masse +d'hommes était arrêtée, je levai la tête et, voyant un vieux +grenadier à cheval de la Garde impériale, à pied, dans ce moment, les +moustaches et la barbe couvertes de glaçons et enveloppé dans son +grand manteau blanc, je lui dis, toujours sur le même ton: «Camarade, +je vous en prie, puisque vous êtes, comme moi, de la Garde impériale, +secourez-moi; en me donnant une main, vous me sauvez la vie!--Comment +voulez-vous, me dit-il, que je vous donne une main? Je n'en ai plus!» +À cette réponse, je faillis tomber en bas du tas de glace. «Mais, +reprit-il, si vous pouvez vous saisir du pan de mon manteau, je +tâcherais de vous tirer de là!» Alors il se baissa, j'empoignai le pan +du manteau. Je le saisis de même avec les dents et j'arrivai sur le +chemin. Heureusement que, dans ce moment, l'on ne marchait pas, car +j'aurais pu être foulé aux pieds, sans, peut-être, pouvoir jamais me +relever. Lorsque je fus bien assuré, le vieux grenadier me dit de me +tenir fortement à lui, afin de ne pas en être séparé, ce que je fis, +mais avec bien de la peine, car l'effort que je venais de faire +m'avait beaucoup affaibli. + +Un instant après, l'on commença à marcher. Nous passâmes près de trois +chevaux abattus, dont le caisson était renversé dans le fleuve. C'est +ce qui occasionnait le retard dans la marche; enfin, nous arrivâmes au +point où le défilé s'élargissait et où chacun pouvait marcher plus à +l'aise. + +À peine avions-nous fait cinquante pas au delà, que le vieux brigadier +me dit: «Arrêtons-nous un peu pour respirer!» Je ne demandais pas +mieux. Alors il me dit: «Je viens de vous rendre un service.--Oui, un +bien grand, vous m'avez sauvé la vie.--Ne parlons plus de cela, +continua-t-il; je vous ai dit que je n'avais plus de mains, c'est de +doigts que j'ai voulu dire; ils sont tous tombés, ainsi c'est tout +comme. Il faut qu'à votre tour vous me rendiez un autre service. J'ai, +depuis quelque temps, envie de satisfaire un besoin naturel que je +n'ai pu faire, faute d'un second.--Je vous comprends, mon vieux, +heureux de pouvoir m'acquitter envers vous!» Aussitôt, nous nous mîmes +à quelques pas, sur le côté de la route, et de la main que j'avais +encore bonne, je parvins, non sans peine, à défaire ses pantalons. Une +fois la besogne finie, je voulus lui refaire, mais la chose me fut +impossible et, sans un second qui se trouvait près de nous et qui eut +pitié de notre embarras en achevant ce que j'avais commencé, je +n'aurais jamais pu en sortir. + +Dans ce moment, Faloppa, que j'avais laissé à l'entrée du défilé, +arriva en pleurant et jurant en italien, disant qu'il ne pourrait +jamais aller plus loin. Le vieux grenadier me demanda quel était cet +animal qui pleurait comme une femme. Je lui dis que c'était un +_barbet_, un Piémontais: «Ce n'est pas lui, répondit-il, qui ira +revoir les marmottes et les ours de ses montagnes!» J'encourageai le +pauvre Faloppa à marcher, je lui donnai le bras, et nous continuâmes à +suivre la colonne. + +Il pouvait être cinq heures; nous avions encore plus de deux lieues à +faire pour arriver à Kowno. Le vieux grenadier me conta qu'il avait eu +les doigts gelés avant d'arriver à Smolensk, et qu'après avoir +souffert des douleurs atroces jusqu'après le passage de la Bérézina, +en arrivant à Ziembin, il avait trouvé une maison où il avait passé la +nuit; que, pendant cette nuit, tous les doigts lui étaient tombés les +uns après les autres; mais que, depuis, il ne souffrait plus autant à +beaucoup près; que son camarade, qui ne l'avait jamais quitté, avait +voulu tirer à la montagne, près de Wilna, monter à la roue[66] pour +avoir de l'argent, et que, depuis ce jour, il ne l'avait plus revu. + +[Note 66: _Monter à la roue_, expression des vieux grognards pour +désigner ceux qui avaient pris de l'argent dans les caissons +abandonnés sur la montagne de Ponari. (_Note de fauteur_.)] + +Après avoir marché encore une demi-heure, nous arrivâmes dans un petit +village, où nous nous arrêtâmes dans une des dernières maisons pour +nous y reposer et nous y chauffer un peu, mais nous ne pûmes y trouver +place, car depuis l'entrée de la maison jusqu'au fond, ce n'était que +des hommes étendus sur de la mauvaise paille qui ressemblait à du +fumier, et qui poussaient des cris déchirants accompagnés de +jurements, lorsqu'on avait le malheur de les toucher: presque tous +avaient les pieds et les mains gelés. Nous fûmes obligés de nous +retirer dans une écurie, où nous rencontrâmes un grenadier à cheval de +la Garde, du même régiment et du même escadron que notre vieux. Il +avait encore son cheval et, dans l'espérance de trouver un hôpital à +Kowno, se chargea de son camarade. + +Nous avions encore une lieue et demie à faire et, depuis un moment, le +froid était considérablement augmenté. Dans la crainte qu'il ne devînt +plus violent, je dis à Faloppa qu'il nous fallait partir, mais le +pauvre diable, qui s'était couché sur le fumier, ne pouvait plus se +relever. Ce n'est qu'en priant et en jurant que je parvins, avec le +secours du grenadier à cheval, à le remettre sur ses jambes et à le +pousser hors de l'écurie; lorsqu'il fut sur la route, je lui donnai le +bras. Quand il fut un peu réchauffé, il marcha encore assez bien, mais +sans parler, pendant l'espace d'une petite lieue. + +Pendant le temps que nous étions arrêtés au village, la grande partie +des traîneurs de l'armée--ceux qui marchaient en masse--nous avait +dépassés; l'on ne voyait plus en avant, comme en arrière, que des +malheureux comme nous, enfin ceux dont les forces étaient anéanties. +Plusieurs étendus sur la neige, signe de leur fin prochaine. + +Faloppa, que j'avais toujours amusé, jusque-là, en lui disant: «Nous y +voilà! Encore un peu de courage!» s'affaissa sur les genoux, ensuite +sur les mains; je le crus mort et je tombai à ses côtés, accablé de +fatigue. Le froid qui commençait à me saisir me fit faire un effort +pour me relever, ou, pour dire la vérité, ce fut plutôt un accès de +rage, car c'est en jurant que je me mis sur les genoux. Ensuite, +saisissant Faloppa par les cheveux, je le fis asseoir. Alors il sembla +me regarder comme un hébété. Voyant qu'il n'était pas mort, je lui +dis: «Du courage, mon ami! Nous ne sommes plus loin de Kowno, car +j'aperçois le couvent qui est sur notre gauche; ne le vois-tu pas +comme moi[67]?--Non, mon sergent, me répondit-il; je ne vois que de la +neige qui tourne autour de moi; où sommes-nous?» Je lui dis que nous +étions près de l'endroit où nous devions coucher et trouver du pain et +de l'eau-de-vie. + +[Note 67: C'était le couvent que j'avais visité le 20 juin, lors +de notre passage du Niémen. (_Note de l'auteur_.)] + +Dans ce moment, le hasard amena près de nous cinq paysans qui +traversaient la route sur laquelle nous étions. Je proposai à deux de +ces hommes, moyennant chacun une pièce de cinq francs, de conduire +Faloppa jusqu'à Kowno; mais, sous prétexte qu'il était tard et qu'ils +avaient froid, ils firent quelques difficultés. Comprenant aussitôt +que c'était plutôt la crainte de ne pas être payés, car ils parlaient +la langue allemande et je devinais, par quelques mots, de quoi il +était question, je pris deux pièces de cinq francs dans ma +carnassière, et j'en donnai une, en promettant l'autre en arrivant. +Ils furent contents; ensuite, je dis aux trois autres de se diriger en +arrière, où était le chasseur près duquel nous étions passés, et +qu'ils auraient de l'argent pour le conduire à la ville; ils y furent +de suite. + +Deux paysans avaient relevé Faloppa; mais le pauvre diable n'avait +plus de jambes; ils parurent embarrassés. Alors je leur indiquai un +moyen, c'était de l'asseoir sur un fusil, en le maintenant derrière, +chacun avec un bras. Mais, de cette manière, nous n'allâmes pas loin. +Ils se décidèrent à le porter sur leur dos, chacun à son tour, tandis +que l'autre portait son sac et son fusil et me prenait sous le bras, +car je ne pouvais plus lever les jambes. Pendant le trajet pour +arriver à la ville, qui n'était que d'une demi-lieue, nous fûmes +obligés de nous arrêter cinq ou six fois pour nous reposer et changer +Faloppa de dos: s'il nous eût fallu marcher un quart d'heure de plus, +nous ne fussions jamais arrivés. + +Pendant ce temps, des masses de traîneurs nous avaient dépassés, mais +beaucoup d'autres, ainsi que l'arrière-garde, étaient encore derrière +nous. On entendait encore, par intervalles, quelques coups de canon +qui semblaient nous annoncer le dernier soupir de notre armée. Enfin +nous arrivâmes à Kowno par un petit chemin que nos paysans +connaissaient et que la colonne ne suivait pas: le premier endroit qui +s'offrit à notre vue fut une écurie. Nous y entrâmes; les paysans nous +y déposèrent; mais avant de leur donner la dernière pièce de cinq +francs, je les suppliai de nous chercher un peu de paille et de bois. +Ils nous apportèrent un peu de l'un et de l'autre, et nous firent même +du feu, car, quant à moi, il m'eût été impossible de me bouger, et +pour Faloppa, je le regardais comme mort: il était assis dans +l'encoignure de la muraille, ne disant rien, mais faisant, par +moments, des grimaces, ensuite portant les mains à sa bouche, comme +pour les manger. Le feu, allumé devant lui, parut lui rendre quelque +vigueur. Enfin, je payai mes paysans; avant de nous quitter, ils nous +apportèrent encore du bois, ensuite ils partirent en me faisant +comprendre qu'ils reviendraient. Confiant dans leurs promesses, je +leur donnai cinq francs, en les priant de me rapporter n'importe quoi, +du pain, de l'eau-de-vie ou autre chose; ils me le promirent, mais ne +revinrent plus. + +Pendant que nous étions dans l'écurie, il se passait, dans la ville, +des choses bien tristes: les débris de corps arrivés avant nous, et +même la veille, n'ayant pu se loger, bivouaquaient dans les rues; ils +avaient pillé les magasins de farine et d'eau-de-vie; beaucoup +s'enivrèrent et s'endormirent sur la neige pour ne plus se réveiller. +Le lendemain, on m'assura que plus de quinze cents étaient morts de +cette manière. + +Après le départ des paysans, cinq hommes, dont deux de notre régiment, +vinrent prendre place dans l'écurie, mais comme, en arrivant, ils +avaient rencontré des soldats qui revenaient de l'intérieur de la +ville et qui leur avaient dit qu'il y avait de la farine et de +l'eau-de-vie, deux se détachèrent pour tâcher d'en avoir. Ils nous +laissèrent leurs sacs et leurs armes, mais ne revinrent plus. Pour +comble de malheur, je n'avais rien pour faire cuire du riz, car +Grangier avait ma bouilloire, et personne des trois hommes restés avec +nous n'avait rien dont nous puissions nous servir, et pas un ne voulut +se bouger pour aller chercher un pot. Pendant ce temps, le canon +grondait toujours, mais probablement à plus d'une lieue de distance. +On entendait aussi le gémissement du vent, et, au milieu de ce bruit +terrible, il me semblait entendre les cris des hommes mourants sur la +neige, qui n'avaient pu gagner la ville. + +Quoique, dans cette journée, le froid ne fût pas excessif, il n'en +périt pas moins une grande quantité d'hommes. Car, pour ceux qui +venaient de Moscou, c'était le dernier effort que l'homme pût faire. +Sur peut-être quarante ou cinquante mille hommes qui couvraient le +parcours de dix lieues, il n'y en avait pas la moitié qui avaient vu +Moscou: c'était la garnison de Smolensk, d'Orcha, de Wilna, ainsi que +les débris des corps d'armée des généraux Victor et Oudinot et de la +division du général Loison, que nous avions rencontrés mourant de +froid, avant d'arriver à Wilna. + +Les hommes qui étaient avec moi dans l'écurie se couchèrent autour du +feu. Tant qu'à moi, comme il me restait encore un morceau de cheval à +moitié cuit, je le mangeai pour ne pas me laisser mourir: ce fut le +dernier avant de quitter ce pays de malheur. + +Après, je voulus m'endormir, mais les douleurs, qui commencèrent à se +faire sentir, l'emportèrent sur le sommeil. Cependant, à son tour, le +sommeil l'emporta, et je reposai tant bien que mal, je ne sais combien +de temps. Lorsque je me réveillai, j'aperçus les trois soldats arrivés +après nous qui se disposaient à partir, et cependant il était loin de +faire jour. Je leur demandai pourquoi. Ils me répondirent qu'ils +allaient s'installer dans une maison qu'ils avaient découverte, pas +bien loin de notre écurie, et où il y avait de la paille et un poêle +bien chaud; que la maison était occupée par un homme, deux femmes et +quatre soldats de la garnison de Kowno, dont deux soldats du train et +deux autres de la Confédération du Rhin. + +Aussitôt, je me disposai à les suivre, mais je ne pouvais pas +abandonner Faloppa. En regardant à la place où je l'avais laissé, ma +surprise fut grande de ne plus le voir, mais les soldats me dirent +que, depuis plus d'une heure, il ne faisait que rôder dans l'écurie, +en marchant à quatre pattes et faisant des hurlements comme un ours. +Comme notre feu ne donnait plus assez de clarté, j'eus de la peine à +le découvrir: à la fin, je le trouvai et, pour le voir de plus près, +j'allumai un morceau de bois résineux. Lorsque je l'approchai, il se +mit à rire, jeta des cris absolument comme un ours, en nous +poursuivant les uns après les autres, et toujours en marchant sur les +mains et les pieds. Quelquefois il parlait, mais en italien; je +compris qu'il pensait être dans son pays, au milieu des montagnes, +jouant avec ses amis d'enfance; par moments, aussi, il appelait son +père et sa mère; enfin le pauvre Faloppa était devenu fou. + +Comme il fallait provisoirement l'abandonner pour aller voir le +nouveau logement, je pris mes précautions pour que, pendant mon +absence, il ne lui arrivât rien de fâcheux: nous éteignîmes le feu et +fermâmes la porte. Arrivés au nouveau logement, nous trouvâmes les +soldats du train occupés à manger la soupe. Ils n'avaient pas l'air +d'avoir eu de la misère; cela se conçoit, car, depuis le mois de +septembre, ils étaient à Kowno. + +Avant de me jeter sur la paille, je demandai au paysan s'il voulait +venir avec moi prendre un soldat malade pour le conduire où nous +étions; que je lui donnerais cinq francs, et, en même temps, je lui +fis voir la pièce. Le paysan n'avait pas encore répondu, que les +soldats allemands nous proposèrent de leur donner la préférence: «Et +nous, dit un soldat du train, nous irons pour rien.--Et nous lui +donnerons encore la soupe!» dit le second. Je leur témoignai ma +reconnaissance en leur disant que l'on voyait bien qu'ils étaient +Français. Ils prirent une chaise de bois pour transporter le malade, +et nous partîmes, mais, comme je marchais avec peine, ils me donnèrent +le bras. Je leur contai la triste position de Faloppa, qu'il faudrait +abandonner à la merci des Russes: «Comment, des Russes? dit un soldat +du train.--Certainement, lui dis-je, les Russes, les Cosaques seront +ici peut-être dans quelques heures!» Ces pauvres soldats pensaient +qu'il n'y avait que le froid et la misère qui nous accompagnaient. + +Entrés dans l'écurie, nous trouvâmes le pauvre diable de Piémontais +couché de tout son long derrière la porte. On le mit sur la chaise et, +de cette manière, il fut transporté au nouveau logement. Lorsqu'il fut +couché près du poêle, sur de la bonne paille, il se mit à prononcer +quelques mots sans suite. Alors je m'approchai pour écouter; il +n'était plus reconnaissable, car il avait toute la figure +ensanglantée, mais c'était le sang de ses mains, qu'il avait mordues +ou voulu manger; sa bouche était aussi remplie de paille et de terre. +Les deux femmes en eurent pitié, lui lavèrent la figure avec de l'eau +et du vinaigre, et les soldats allemands, honteux de n'avoir rien fait +comme les autres, le déshabillèrent. L'on trouva dans son sac une +chemise qu'on lui mit en échange de celle qu'il avait sur lui, et qui +tombait en lambeaux; ensuite on lui présenta à boire: il ne pouvait +plus avaler et, par moments, serrait tellement les dents, qu'on ne +pouvait lui ouvrir la bouche. Ensuite, avec ses mains, il ramassait la +paille, qu'il semblait vouloir mettre sur lui. Une des femmes me dit +que c'était signe de mort. Cela me fit de la peine, parce que nous +touchions au terme de nos souffrances. J'avais fait tout ce qu'il +avait été possible de faire pour le sauver, comme il aurait fait pour +moi, car il y avait cinq ans qu'il était dans la compagnie, et se +serait fait tuer pour moi: dans plus d'une occasion il me le prouva, +surtout en Espagne. + +La douce chaleur qu'il faisait dans cette chambre me fit éprouver un +bien-être auquel j'étais bien loin de m'attendre; je ne me sentais +plus de douleurs, de sorte que je dormis pendant deux ou trois heures, +comme il ne m'était pas arrivé depuis mon départ de Moscou. + +Je fus éveillé par un des soldats du train qui me dit: «Mon sergent, +je pense que tout le monde part, car l'on entend beaucoup de bruit: +tant qu'à nous, nous allons nous réunir sur la place, d'après l'ordre +que nous en avons reçu hier. Pour votre soldat, ajouta-t-il, il ne +faut plus y penser, c'est un homme perdu!» + +Je me levai pour le voir: en approchant, je trouvai, à ses côtés, les +deux femmes. La plus jeune me remit une bourse en cuir qui contenait +de l'argent, en me disant qu'elle était tombée d'une des poches de sa +capote. Il pouvait y avoir environ vingt-cinq à trente francs en +pièces de Prusse, et autres monnaies. Je donnai le tout aux deux +femmes, en leur disant d'avoir soin du malade jusqu'à son dernier +moment, qui ne devait pas tarder, car à peine respirait-il encore. +Elles me promirent de ne pas l'abandonner. + +Le bruit qui se faisait entendre dans la rue allait toujours +croissant. Il faisait déjà jour et, malgré cela, nous ne pouvions voir +beaucoup, car les petits carreaux des vitres étaient ternis par la +gelée et le ciel, couvert d'épais nuages, nous présageait encore +beaucoup de neige. + +Nous nous disposions à sortir, quand, tout à coup, le bruit du canon +se fait entendre du côté de la route de Wilna, et très rapproché de +l'endroit où nous étions. À cela se mêlait la fusillade et les cris et +jurements des hommes. Nous entendons que l'on frappe sur des +individus: aussitôt, nous pensons que les Russes sont dans la ville et +que l'on se bat; nous saisissons nos armes; les deux soldats +allemands, qui ne sont pas, comme nous, habitués à cette musique, ne +savent ce qu'ils font; cependant ils viennent se ranger à nos côtés. +Nous avions encore les fusils de deux hommes qui nous avaient quittés +le soir, et qui n'étaient pas revenus; ensuite celui de Faloppa. +Toutes ces armes étaient chargées. La poudre ne nous manquait pas. Un +des soldats allemands avait une bouteille d'eau-de-vie dont il ne nous +avait pas encore parlé, mais, comptant qu'il aurait peut-être besoin +de nous, il nous la présenta. Cela nous fit du bien. L'autre me donna +un morceau de pain. + +Un soldat du train me dit: «Mon sergent, si nous mettions un de ces +fusils entre les mains du paysan qui est là qui tremble près du poêle? +Pensez-vous qu'il ne pourrait pas faire son homme?--C'est vrai, lui +dis-je.--En avant, le paysan!» répond le soldat. Le pauvre diable, ne +sachant ce qu'on lui veut, se laisse conduire. On lui présente un +fusil: il le regarde comme un imbécile, sans le prendre; on le lui +pose sur l'épaule: il demande pourquoi faire. Je lui dis que c'est +pour tuer les Cosaques. À ce mot, il laisse tomber son arme. Un soldat +la ramasse et, cette fois, la lui fait tenir de force en le menaçant, +s'il ne tire pas sur les Cosaques, de lui passer sa baïonnette au +travers du corps. Le paysan nous fait comprendre qu'il serait reconnu +par les Russes pour être un paysan, et qu'ils le tueraient. Pendant ce +colloque, d'autres cris se font entendre à l'autre extrémité de la +chambre: ce sont les deux femmes qui pleurent; Faloppa venait de +rendre le dernier soupir! + +Le soldat du train va prendre la capote de celui qui vient de mourir +et force le paysan de s'en vêtir. En moins de deux minutes, il est +armé au complet, car on lui a aussi passé un sabre et la giberne, +ainsi qu'un bonnet de police sur la tête, de sorte qu'il ne se +reconnaissait pas lui-même. + +Cette scène s'était passée sans que les deux femmes, qui étaient +auprès du mort à se désoler (probablement pour l'argent que je leur +avais donné), se fussent aperçues de la transformation de leur homme. + +Le bruit que nous entendions depuis un moment se fait entendre avec +plus de force: je crois distinguer la voix du général Roguet; +effectivement c'était lui qui jurait, qui frappait sur tout le monde +indistinctement, sur les officiers, les sous-officiers comme sur les +soldats--il est vrai que l'on ne pouvait pas beaucoup en faire la +différence--pour les faire partir. Il entrait dans les maisons et y +faisait entrer les officiers, afin de s'assurer qu'il n'y avait plus +de soldats. En cela, il faisait bien, et c'est peut-être le premier +bon service que je lui ai vu rendre au soldat. Il est vrai que cette +distribution de coups de bâton était, pour lui, plus facile à faire +que celle de vin ou de pain, qu'il faisait faire en Espagne. + +J'aperçois un chasseur de la Garde arrêté contre une fenêtre, et qui +mettait la baïonnette au bout de son fusil; je lui demande si c'était +les Russes qui étaient dans la ville: «Mais non, non!... Vous ne voyez +donc pas que c'est ce butor de général Roguet qui, avec son bâton, +frappe sur tout le monde? Mais, qu'il vienne à moi, je l'attends!...» + +Nous n'étions pas encore sortis de la maison que je vois +l'adjudant-major Roustan arrêté devant la porte; il me reconnaît et me +dit: «Eh bien, que faites-vous là? Sortez! Que pas un ne reste dans la +maison, n'importe de quel régiment, car j'ai l'ordre de frapper sur +tout le monde!» + +Nous sortons, mais le paysan, auquel nous ne pensions plus, reste +naturellement chez lui et ferme sa porte. L'adjudant-major, qui a vu +ce mouvement et qui pense que c'est un soldat qui veut se cacher, +l'ouvre à son tour, rentre dans la maison et ordonne au nouveau soldat +de sortir, ou il va l'assommer. Le paysan le regarde sans lui +répondre; l'adjudant-major saisit mon individu par les buffleteries, +et le pousse au milieu de nous; alors le pauvre diable veut se +débattre et s'expliquer dans sa langue: il n'est pas écouté, seulement +l'adjudant-major pense que c'est parce qu'il ne lui a pas donné le +temps de prendre son sac et son fusil; il rentre dans la maison, prend +l'un et l'autre et les lui apporte. Il a vu un homme mort et deux +femmes qui pleurent. C'est pourquoi, en sortant, il dit bien haut: «Ce +bougre-là n'est pas si bête qu'il en a l'air! Il voulait rester dans +la maison pour consoler la veuve! Il paraît que celui-ci est un +Allemand aussi; de quelle compagnie est-il? Je ne me rappelle pas +l'avoir jamais vu!» Dans ce moment, on ne faisait pas beaucoup +attention à ce que disait l'adjudant-major, car on avait assez à faire +à s'occuper de soi-même. + +La femme qui avait entendu la voix de son mari, était accourue sur la +porte au moment où nous étions encore arrêtés. L'homme, en la voyant, +se mit à crier après, mais sans pouvoir se faire reconnaître au milieu +de nous, où il ne pouvait bouger: elle était bien loin de penser que +le Lithuanien, sujet de l'Empereur de Russie, avait l'honneur d'être +soldat français de la Garde impériale, marchant, en ce moment, non pas +à la gloire, mais à la misère, en attendant mieux, tout cela en moins +de dix minutes. J'ai pensé, depuis, que ce pauvre diable devait faire +de tristes réflexions en marchant au milieu de nous! + +L'on s'était remis en marche, mais lentement. Nous étions dans un +endroit de la ruelle où se trouvaient plusieurs hommes morts pendant +la nuit, pour avoir bu de l'eau-de-vie et avoir été saisis par le +froid; mais le plus grand nombre se trouvait dans la ville, où je ne +suis pas entré. + +Cependant, nous arrivons à l'endroit où se trouvent les deux issues +qui conduisent au pont du Niémen; nous marchons avec plus de facilité; +au bout de quelques minutes, nous étions sur le bord du fleuve. Là, +nous vîmes que, déjà, plusieurs milliers d'hommes nous avaient +devancés, qui se pressaient et se poussaient pour le traverser. Comme +le pont était étroit, une grande partie descendaient sur le fleuve +couvert de glace, et cependant dans un état à ne pouvoir y marcher que +très difficilement, vu que ce n'était que des glaçons qui, après un +dégel, avaient été de nouveau surpris par une gelée. Au risque de se +tuer où de se blesser, c'était à qui serait arrivé le plus vite sur +l'autre rive, quoique d'un abord difficile; tant il vrai que l'on se +croyait sauvé en arrivant! On verra, par la suite, combien nous nous +trompions encore. + +En attendant que nous puissions passer, le colonel Bodelin, qui +commandait notre régiment, donna l'ordre aux officiers de faire leur +possible afin que personne ne traversât le pont individuellement; +d'arrêter et de réunir ceux qui se présenteraient. Nous nous +trouvions, en ce moment, environ soixante et quelques hommes, reste de +deux mille! Nous étions presque tous groupés autour de lui. L'on +voyait qu'il regardait avec peine les restes de son beau régiment; +probablement que, dans ce moment, il faisait la différence, car, cinq +mois avant cette épreuve, nous avions passé ce même pont avec toute +l'armée si belle, si brillante, tandis qu'à cette heure, elle était +triste et presque anéantie. Pour nous encourager, il nous tint à peu +près ce discours, que bien peu écoutèrent: + +«Allons, mes enfants! je ne vous dirai pas d'avoir du courage, je sais +que vous en avez beaucoup, car depuis trois ans que je suis avec vous, +vous en avez, dans toutes les circonstances, donné des preuves, et +surtout dans cette terrible campagne, dans les combats que vous avez +eu à soutenir, et par toutes les privations que vous avez eu à +supporter. Mais souvenez-vous bien que, plus il y a de peines et de +dangers, plus aussi il y a de gloire et d'honneur, et plus il y aura +de récompenses pour ceux qui auront la constance de la terminer +honorablement!» + +Ensuite il demanda si nous étions beaucoup de monde présent. Je saisis +ce moment pour dire à M. Serraris que Faloppa était mort le matin. Il +me demanda si j'en étais certain; je lui répondis que je l'avais vu +mourir, et que même l'adjudant-major Roustan l'avait vu mort: «Qui, +moi? répondit l'adjudant-major. Où?--Dans la maison d'où vous m'avez +dit de sortir, et où vous êtes entré pour en faire sortir un autre +individu.--C'est vrai, dit-il, j'ai vu un homme mort sur la paille, +mais c'était l'homme de la maison, puisque la femme le pleurait!»--Je +lui dis que c'était celui qu'il venait de mettre dans la rue qui était +le véritable mari et que celui qu'il avait vu sur la paille était +Faloppa. Je lui rapportai en peu de mots la scène du paysan, que nous +cherchâmes dans nos rangs, mais il avait disparu. + +Pendant que nous étions restés sur le bord du Niémen, ceux qui étaient +devant nous avaient traversé, sur le pont ou sur la glace. Alors nous +avançâmes, mais lorsque nous eûmes traversé, nous ne pûmes monter la +côte par le chemin, parce qu'il se trouvait plusieurs caissons +abandonnés qui tenaient la largeur de la route, étroite et encaissée. +Alors, plus d'ordre! Chacun se dirigea suivant son impulsion. +Plusieurs de mes amis m'engagèrent à les suivre, et nous prîmes sur la +gauche. Lorsque nous fûmes environ à trente pas du pont, l'on +commença à monter pour gagner la route. Je marchais derrière Grangier +que j'avais eu le bonheur de retrouver et qui s'occupait plus de moi +que de lui-même. Il me frayait un passage dans la neige, en marchant +devant moi, et me criant, dans son patois auvergnat: «Allons, petiot, +suis-moi!» Mais le petiot n'avait déjà plus de jambes. + +Grangier était déjà aux trois quarts de la côte, que je n'étais encore +qu'au tiers. Là, s'arrêtant et s'appuyant sur son fusil, il me fit +signe qu'il m'attendait. Mais j'étais si faible, que je ne pouvais +plus tirer ma jambe enfoncée dans la neige. Enfin, n'en pouvant plus, +je tombai de côté, et j'allai rouler jusque sur le Niémen où j'arrivai +sur la glace. + +Comme il y avait beaucoup de neige, je ne me fis pas grand mal; +cependant, je ressentais une douleur dans les épaules et j'avais la +figure ensanglantée par les branches d'un buisson que j'avais traversé +en roulant. Je me relevai sans rien dire, comme si la chose eût été +toute naturelle, car j'étais tellement habitué à souffrir, que rien ne +me surprenait. + +Après avoir ramassé mon fusil dont le canon était rempli de neige, je +voulus recommencer à monter par le même endroit, mais la chose me fut +impossible. L'idée me vint de voir si je ne pourrais pas parvenir à +passer sous les caissons, à la sortie du pont; je me traînai avec +peine jusque-là. Lorsque je fus près du premier, j'aperçus plusieurs +grenadiers et chasseurs de la Garde montés sur les roues, et qui +puisaient à pleines mains l'argent qui s'y trouvait; je ne fus pas +tenté d'en faire autant. Je ne cherchais que le moyen de passer. Mais, +en ce moment, j'entends crier: «Aux armes! Aux armes! Les Cosaques!» +Ce cri fut suivi de plusieurs coups de fusil, ensuite d'un grand +mouvement qui se propageait depuis le bas de la côte jusqu'en haut. + +Pas un des grenadiers et chasseurs qui avaient la tête dans le caisson +ne descendit. J'en tirai un par la jambe; il se retourna en me +demandant si j'avais de l'argent. Je lui répondis que non: «Mais les +Cosaques sont là-haut!--Si ce n'est que cela! me répondit-il, ce n'est +pas pour des canailles qu'il faut se gêner, et leur laisser notre +argent! Qui en veut? J'en donne!» Et, en même temps, il jeta à terre +deux gros sacs de pièces de cinq francs. Tout cela n'était que pour +amuser ceux qui arrivaient, car je compris qu'ils venaient de trouver +de l'or. Les mots de «jaunets» et de «pièces de quarante francs» +avaient été prononcés. + +Je pris le fusil d'un des grenadiers occupés à prendre de l'or, je +laissai le mien qui était rempli de neige, et je m'en retournai à la +sortie du pont afin de reprendre ma direction première, car, pour moi, +il n'y en avait pas d'autre. + +À peine arrivé près du pont, je rencontrai M. le capitaine Débonnez, +des tirailleurs de la Garde, dont j'ai déjà eu l'occasion de parler +plusieurs fois. Il était avec son lieutenant et un soldat; c'était là +toute sa compagnie; le reste était, comme il me le dit, _fondu_. Il +avait un cheval cosaque avec lequel il ne savait où passer. Je lui +contai en peu de mots l'état malheureux où je me trouvais. Pour toute +réponse, il me donna un gros morceau de sucre blanc où il avait versé +de l'eau-de-vie; ensuite, nous nous séparâmes, lui pour descendre avec +son cheval sur le Niémen, et moi pour, en mordant dans mon sucre, +recommencer pour la troisième fois mon ascension. À peine arrivé où je +devais monter, j'entendis que l'on m'appelait; c'était le brave +Grangier, qui était descendu de la côte et qui me cherchait. Il me +demanda pourquoi je ne l'avais pas suivi. Je lui en dis la cause. +Voyant cela, il marcha devant moi en me tirant par son fusil dont je +tenais le bout du canon. Enfin, ce fut avec bien de la peine, avec le +secours de ce bon Grangier et en mordant dans mon morceau de sucre à +l'eau-de-vie, que j'arrivai en haut de la côte, abîmé d'épuisement. + +Plusieurs de nos amis nous attendaient: Leboude, sergent-major; +Oudict, sergent-major; Pierson, _idem_; Poton, sergent. Les autres +s'étaient dispersés, marchant, comme nous, par fractions. La certitude +que l'on avait d'un mieux, en entrant en Prusse, influait sur notre +caractère et commençait à nous rendre indifférents l'un pour l'autre. + +De l'endroit où nous étions, nous pouvions découvrir la route de +Wilna, les Russes qui marchaient sur Kowno, et d'autres plus +rapprochés, mais la présence du maréchal Ney, avec une poignée +d'hommes, les empêchait de venir plus avant. Nous vîmes venir sur nous +un individu qui marchait avec peine, appuyé sur un bâton de sapin. +Lorsqu'il fut près de nous, il s'écria: «Eh! _per Dio santo!_ je ne +me trompe pas, ce sont nos amis!» À notre tour, nous le regardâmes. À +sa voix et à son accent, nous le reconnûmes: c'était Pellicetti, un +Milanais, ancien grenadier vélite; il y avait trois ans qu'il avait +quitté la Garde impériale, pour entrer comme officier dans celle du +roi d'Italie. Pauvre Pellicetti! Ce ne fut qu'au reste de son chapeau +que nous pûmes deviner à quel corps il appartenait. Il nous conta que +trois à quatre maisons avaient suffi pour loger le reste du corps +d'armée du prince Eugène. Il attendait, nous dit-il, un de ses amis +qui avait un cheval cosaque et qui portait le peu de bagages qui leur +restait. Il en avait été séparé en sortant de Kowno. + +C'était le 14 décembre; il pouvait être neuf heures du matin. Le ciel +était sombre, le froid supportable; il ne tombait pas de neige; nous +nous mîmes en marche sans savoir où nous allions, mais, arrivés sur le +grand chemin, nous aperçûmes un grand poteau avec une inscription qui +indiquait aux soldats des différents corps la route qu'ils devaient +suivre. + +Nous prîmes celle indiquée pour la Garde impériale, mais beaucoup, +sans s'inquiéter, marchèrent droit devant eux. À quelques pas de là, +nous vîmes cinq à six malheureux soldats qui ressemblaient à des +spectres, la figure hâve, barbouillée de sang provenant de leurs mains +qui avaient gratté dans la neige pour y chercher quelques miettes de +biscuit tombées d'un caisson pillé un instant avant. Nous marchâmes +jusqu'à trois heures de l'après-midi; nous n'avions fait que trois +petites lieues, à cause du sergent Poton qui paraissait souffrir +beaucoup. + +Nous avions aperçu un village sur notre droite, à un quart de lieue de +la route: nous prîmes la résolution d'y passer la nuit. En y arrivant, +nous trouvâmes deux soldats de la ligne qui venaient de tuer une vache +à l'entrée d'une écurie; en voyant une aussi bonne enseigne, nous y +entrâmes. + +Le paysan auquel appartenait la vache, afin de sauver le plus de +viande possible, vint lui-même nous en couper, nous faire du feu et, +ensuite, nous apporta deux pots avec de l'eau pour faire de la soupe; +nous avions de la bonne paille, du bon feu; enfin il y avait bien +longtemps que nous n'avions été si heureux. Quelques minutes après, +nous mangeâmes notre soupe, ensuite nous nous reposâmes. + +J'étais couché près de Poton qui ne faisait que se plaindre; je lui +demandai ce qu'il avait; il me dit: «Mon cher ami, je suis certain que +je ne pourrai aller plus loin!» + +Sans me douter des raisons qui le faisaient parler ainsi, accident +grave que personne de nous ne connaissait, je le consolai, en lui +disant que lorsqu'il aurait reposé, il serait beaucoup mieux, mais, un +instant après, il eut la fièvre et, pendant toute la nuit, il ne fit +que pleurer et divaguer. Plusieurs fois même, la nuit, je le surpris +écrivant sur un calepin et en déchirant les feuillets. + +Dans un moment où je dormais paisiblement, je me sentis tirer par le +bras; c'était le pauvre Poton qui me dit: «Mon cher ami, il m'est +impossible de sortir d'ici, même de faire un pas; ainsi il faut que tu +me rendes un grand service; je compte sur toi si, plus heureux que +moi, tu as le bonheur de revoir la France; dans le cas contraire, tu +chargeras Grangier, sur qui je compte comme sur toi, de remplir la +mission dont je te charge. Voici, continua-t-il, un petit paquet de +papiers que tu enverras à l'adresse indiquée, à ma mère, accompagné +d'une lettre dans laquelle tu lui peindras la situation où tu m'as +laissé, sans cependant lui faire perdre l'espoir de me revoir un jour. +Voilà une cuiller en argent que je te prie d'accepter; il vaut mieux +que tu l'aies que les Cosaques.» Alors, il me remit son petit paquet +de papiers, en me disant encore qu'il comptait sur moi. Je lui promis +de faire ce qu'il venait de me dire, mais j'étais bien loin de croire +que nous serions forcés de l'abandonner. + +Le 15 décembre, lorsqu'il fut question de partir, je répétai à nos +amis la confidence que Poton venait de me faire. Ils pensèrent que +c'était manque de courage, ou qu'il devenait fou, de sorte que chacun +se mit à lui faire des observations à sa manière. + +Mais le malheureux Poton, pour toute réponse, nous montra deux hernies +qu'il avait depuis longtemps et qui étaient sorties par suite +d'efforts réitérés qu'il avait faits en montant la côte de Kowno. Nous +vîmes effectivement qu'il lui était impossible de bouger; le +sergent-major Leboude pensa que l'on ferait bien de le recommander au +paysan chez lequel nous étions, mais, avant de le faire venir, comme +Poton avait beaucoup d'argent et surtout de l'or, nous nous dépêchâmes +à coudre son or dans la ceinture de son pantalon; ensuite, nous fîmes +venir le paysan, et, comme il parlait allemand, il nous fut facile de +nous faire comprendre. Nous lui proposâmes cinq pièces de cinq francs, +en lui disant qu'il en aurait quatre fois autant et peut-être +davantage, s'il avait soin du malade. Il nous le promit en jurant par +Dieu, et que même il irait chercher un médecin. Ensuite, comme le +temps pressait, nous fîmes nos adieux à notre camarade. + +Avant de le quitter, il me fit promettre de ne pas l'oublier; nous +l'embrassâmes et nous partîmes. Je ne sais si le paysan a tenu sa +parole, mais toujours est-il que plus jamais je n'ai entendu parler de +Poton qui était, sous tous les rapports, un excellent garçon, bon +camarade, ayant reçu une excellente éducation, chose très rare à cette +époque. Il était gentilhomme breton, d'une des meilleures familles de +ce pays. + +Tant qu'à moi, j'ai rempli religieusement ma mission, car, à mon +arrivée à Paris, au mois de mai, j'envoyai a l'adresse indiquée les +papiers qu'il m'avait confiés et qui contenaient son testament et les +adieux touchants qu'il écrivait pendant qu'il avait la fièvre. J'en ai +tiré une copie que je reproduis: + + Adieu, bonne mère, + Mon amie; + Adieu, ma chère, + Ma bonne Sophie! + Adieu, Nantes où j'ai reçu la vie + Adieu, belle France, ma patrie, + Adieu, mère chérie, + Je vais quitter la vie, + Adieu! + +Depuis plusieurs années, j'avais cessé d'écrire mon journal de la +campagne de Russie, c'est-à-dire de mettre en ordre les _Souvenirs_ +que j'avais écrits en 1813, étant prisonnier. Il m'était venu une +singulière manie, c'était de douter si tout ce que j'avais vu, enduré +avec tant de patience et de courage, dans cette terrible campagne, +n'était pas l'effet de mon imagination frappée. + +Cependant, lorsque la neige tombe et que je me trouve réuni avec des +amis, anciens militaires de l'Empire, dont quelques-uns de la Garde +impériale, bien rares, à présent (1829)! qui ont fait, comme moi, +cette mémorable campagne, c'est-à-dire qui ont été jusqu'à Moscou, +c'est toujours là que nos souvenirs se portent, et j'ai aussi remarqué +qu'il leur était resté, comme à moi, d'ineffaçables impressions. C'est +avec orgueil que nous parlons de nos glorieuses campagnes. + +Aujourd'hui que ma mère vient de me remettre quelques lettres que je +lui avais écrites pendant cette campagne, et que je regrettais de ne +pas avoir, afin de les joindre à la fin de mon journal, je reprends +courage. Ajoutez à cela les conseils de quelques amis qui m'engagent à +terminer. Pour moi, cela me fait revivre. Peut-être un jour, qui sait? +mes récits, quoique mal écrits, intéresseront-ils ceux qui les liront, +car, après tant de grandes choses que nous avons vues, que nous +reste-t-il à voir? Le grand génie n'est plus, mais son nom existera +toujours! Aussi je prends mon courage à deux mains pour continuer, de +sorte qu'après moi, mes petits-enfants diront, lisant les _Mémoires_ +de grand-papa: «Grand-papa était dans les grandes batailles, avec +l'Empereur Napoléon!» Ils verront comme nous avons frotté les +Prussiens, les Autrichiens, les Russes et les Anglais en Espagne, et +tant d'autres; ils verront aussi que grand-papa n'a pas toujours +couché sur un lit de plume, et, quoiqu'il ne soit pas un des meilleurs +catholiques de France, ils verront qu'il a jeûné souvent et fait +maigre plus d'une fois, les jours gras! + +C'était le 15 décembre, à sept heures du matin. Après être sortis de +l'écurie où nous avions passé la nuit, nous marchâmes dans la +direction de la route, jusqu'au moment où nous arrivâmes à l'endroit +où nous l'avions quittée la veille; là, nous fîmes halte. + +Grangier avait encore ma petite bouilloire en cuivre, qu'il portait +devant lui, attachée à sa ceinture avec une courroie, dans la crainte +qu'on ne la lui enlevât, car un vase dans lequel on pouvait faire +fondre la neige et cuire quelque chose, était un objet précieux. +Grangier me la rendit, car il prévoyait que je resterais encore en +arrière et que je pourrais en avoir besoin. Il me l'attacha fortement +sur mon sac. + +Le ciel était clair, mais le froid était supportable. Nous ne vîmes, +sur la route, que fort peu d'hommes; cela nous fit penser que, la +veille, la plus grande partie était allée plus loin et dans diverses +directions. + +Nous aperçûmes, sur la route, du côté de Kowno, une colonne, mais ne +pûmes distinguer si c'étaient des Français ou des Russes: aussi, dans +l'incertitude, nous nous remîmes en marche. + +Je marchai assez bien pendant une heure, mais, au bout de ce temps, il +me prit une forte colique, et je fus forcé de m'arrêter: c'était +toujours la suite de mon indisposition de Wilna; j'attribuai cette +rechute au bouillon de vache que j'avais mangé la veille et le matin, +avant de partir. + +Je marchai de la sorte jusqu'à environ trois heures de l'après-midi; +je n'étais plus éloigné d'une forêt que j'apercevais depuis quelque +temps, et où je voulais arriver pour y passer la nuit. + +Je n'en étais plus éloigné que d'une portée de fusil, lorsque, sur la +droite de la route, j'aperçus une maison où, autour d'un grand feu, +étaient réunis plusieurs soldats de différents corps et dont la +majeure partie était de la Garde impériale. Comme j'étais fatigué, +j'arrêtai pour me chauffer et me reposer un peu: quelques-uns me +proposèrent de rester avec eux; j'acceptai avec plaisir. + +Pendant toute la journée, le froid avait été supportable, et il +l'était encore; tant qu'à l'ennemi, il paraissait que l'on pouvait +être tranquille, mais des hommes qui arrivaient par la droite de la +route nous dirent qu'ils venaient d'apercevoir de la cavalerie et +qu'ils étaient persuadés que c'étaient des Russes: «Quand ce serait le +diable, répondit un vieux chasseur de la Garde, cela ne m'empêchera +pas d'établir ici mon quartier général. Mes amis, faites comme moi, +chargez vos armes et mettez la baïonnette au bout du canon!» C'est ce +que tout le monde fit tranquillement: «Et puis, ajouta-t-il, nous +avons le bois pour retraite; c'est, par ma foi, une belle et bonne +position!» Ensuite, il s'approcha d'un cheval que l'on venait +d'abattre à quelques pas du feu, en coupa un morceau, et revint +tranquillement s'asseoir près du feu, sur son sac, et faire rôtir sa +viande au bout de son sabre. + +Plus de vingt soldats, dont une partie assis sur leur sac et les +autres à genoux, faisaient aussi rôtir du cheval. + +En face du chasseur dont je viens de parler, une femme était assise +sur un sac de soldat. Elle tenait la tête penchée sur ses mains, les +coudes appuyés sur les genoux; une capote grise de soldat, par-dessus +une vieille robe de soie en lambeaux, servait à la préserver du froid. +Un bonnet en peau de mouton, dont une partie était brûlée, lui +couvrait la tête; il était tenu par un mauvais foulard de soie noué +sous le menton. + +Le chasseur lui adressa la parole de la manière suivante: «Dites donc, +la mère Madeleine!...» Elle ne répondit pas. Ce ne fut qu'à la seconde +fois qu'un soldat, qui était près d'elle, la poussa, en lui disant: +«C'est à vous, la mère, à qui l'on veut parler!--À moi? dit-elle. Mon +nom est Marie. Que me voulez-vous?--Un petit coup de _rogomme_, comme +à l'exercice!--Pour du _rogomme_, vous devez bien penser que je n'en +ai pas!» Et elle se remit dans sa position première. + +Une autre femme qui se trouvait aussi assise près du feu, avait, sur +la tête, une schabraque ou peau de mouton bordée de drap rouge, +découpée en festons et serrée autour du cou avec le cordon d'un bonnet +à poil d'un grenadier de la Garde, dont les glands lui retombaient +sous le menton. Elle avait aussi, par-dessus ses habillements, une +capote bleue d'un soldat de la Garde. Cette femme, en entendant la +voix du chasseur, leva la tête à son tour, en demandant celui qui +voulait du _rogomme_: «Ah! c'est vous, la mère Gâteau! répondit le +chasseur; eh bien, c'est moi qui demande du _rogomme_! C'est moi, +Michaut, qui vous parle; vous êtes sans doute surprise de me voir? Eh +bien, si quelqu'un est plus étonné que moi de vous rencontrer, et +surtout schabraquée comme vous êtes, le diable m'emporte! Même avant +le passage de la Bérézina, en pensant quelquefois à vous, chère mère +Gâteau, je pensais qu'il y avait déjà longtemps que les corbeaux +avaient fait une _fristouille_ à la neige, avec votre vieille +carcasse!--Insolent! répondit la mère Gâteau, ils te mangeront avant +moi, vieil ivrogne! Ah! il te faut du _rogomme!_ continua-t-elle d'un +ton goguenard. T'as diablement été privé depuis trois mois, mais +possible qu'à Wilna et hier, à Kowno, tu en auras pris une bonne dose, +c'est ça que tu as tant de blague! Une chose qui m'étonne, c'est que +tu ne sois pas mort d'avoir bu, comme tant d'autres que nous avons vus +dans les rues. Il y a tant de braves gens qui sont restés là-bas, +tandis que ce mauvais sujet, un mauvais soldat, vit encore!--Halte-là, +la mère Gâteau, reprit le vieux chasseur, lâchez-moi vos bordées tant +que vous voudrez, mais au nom de _mauvais soldat_, mère Gâteau, +halte-là!» + +Ensuite il continua, tout en grognant, de manger le morceau de viande +de cheval qu'il tenait à la main et dans lequel il avait cessé de +mordre pour répondre à la vieille cantinière. + +Une minute après, elle reprit: «Voilà deux ans qu'il m'en veut, depuis +qu'à l'École militaire je n'ai pas voulu lui donner à crédit. Ah! si +mon pauvre homme n'était pas mort, si un coquin de boulet ne l'avait +pas coupé en deux à Krasnoé!...» Et puis elle s'arrêta. «Ce n'était +pas votre homme! Vous n'étiez pas mariée!--Pas mariée! Pas mariée! +Voilà bientôt cinq ans que je suis avec lui, depuis la bataille +d'Eylau, et je ne suis pas mariée! Que dis-tu de cela, Marie?» en +s'adressant à l'autre cantinière. Mais Marie, qui se trouvait dans la +même position que la mère Gâteau, à l'égard du mariage, ne répondit +rien. + +Le chasseur demanda à la mère Gâteau si elle avait monté à la roue, à +la montagne de Wilna: «Va, dit-elle, si j'en avais eu la force, je +n'aurais pas manqué mon coup! J'en ai ramassé dans la neige, mais ça +m'a beaucoup avancée! Lorsqu'on se trouve avec des coquins qui ne +respectent rien, il n'y a pas de sûreté pour le sexe. Le soir, après +avoir passé la montagne, lorsque j'arrivai au bivouac des chasseurs de +chez nous, et comme j'avais encore un peu d'eau-de-vie que j'apportais +de Wilna, je la donnai pour avoir une place au feu, et je me couchai +sur la neige entre deux chasseurs du régiment, ou plutôt deux voleurs, +qui m'ont chipé la moitié de mon argent. Par bonheur, j'étais couchée +sur une poche qu'ils n'ont pu vider. Après cela, fiez-vous donc à des +camarades! Heureusement que j'en ai encore assez pour aller jusqu'à +Elbing, où l'on dit que nous nous ressemblons. Une fois là, nous nous +arrangerons de manière à pouvoir recommencer la campagne; je ne veux +plus de voitures, j'aurai deux _cognias_ avec des paniers sur le dos. +Nous serons peut-être plus heureux. Pas vrai, Marie?» Marie ne +répondit pas: «Marie, dit le vieux chasseur, c'est son deuxième depuis +un an, et, si elle veut, je l'épouse en troisième....--Toi! vieux +chenapan, répond la mère Gâteau, elle n'aurait pas besoin d'autres +pratiques que la tienne!» + +Le chasseur s'approcha de Marie et lui présenta un morceau de viande +de cheval; Marie l'accepta en lui disant: «Merci, mon vieux!--Ainsi +c'est dit, continua-t-il, en arrivant à Paris, je vous épouse, je fais +votre bonheur!» Marie, pour toute réponse, fit un soupir en disant: +«Peut-on plaisanter une malheureuse femme comme moi!--Tout ce que je +viens de dire, reprit le vieux chasseur, n'est que pour plaisanter, et +la preuve, sans rancune, c'est que j'offre à la mère Gâteau ce que je +viens de vous offrir, Marie, un petit morceau de dada sur le pouce!» +En même temps, il s'avança pour le lui offrir, mais la mère Gâteau, en +le voyant venir, lui dit en le regardant avec colère: «Va-t'en au +diable! Je ne veux rien de toi!» + +À cette sortie de la mère Gâteau, Marie, qui était assise devant moi, +leva la tête en disant que ce n'était pas le moment de se fâcher. +Ensuite elle me regarda des pieds à la tête: «Je crois ne pas me +tromper, dit-elle en m'appelant par mon nom, c'est bien vous, mon +pays?--Oui, Marie, c'est bien moi!» Je venais, à mon tour, de la +reconnaître, non pas à sa figure, mais à sa voix, car, la pauvre +Marie, sa fraîcheur avait disparu, le froid, la misère, le feu, la +fumée du bivouac l'avaient rendue méconnaissable. C'était Marie, notre +ancienne cantinière, dont j'avais rencontré la voiture abandonnée, +avec deux blessés, dans la nuit du 22 novembre, et que je croyais +morte! Voici son histoire: + +Marie était de Namur; c'est pour cela qu'elle m'appelait son _pays_. +Son mari était de Liège, un peu mauvais sujet et maître d'armes. Marie +était la meilleure pâte de femme, n'ayant rien à elle, débitant sa +marchandise aux soldats et à ceux qui n'avaient pas d'argent, comme à +ceux qui en avaient. + +Dans toutes les batailles que nous eûmes, elle fit preuve de dévoûment +en s'exposant pour secourir les blessés. Un jour, elle fut blessée; +cela ne l'empêcha pas de continuer à donner ses soins, sans s'effrayer +sur le danger qu'elle courait, car les boulets et la mitraille +tombaient autour d'elle. Avec toutes ces belles qualités, Marie était +jolie: aussi avait-elle beaucoup d'amis; son mari n'en était pas +jaloux. + +En 1811, étant campés devant Almeida (Portugal), quelques mois avant +notre départ pour la campagne de Russie, il prit envie au pauvre homme +d'aller marauder dans un village. Il entra dans un château, s'empara +d'une pendule qui ne valait pas vingt francs, eut le malheur de la +rapporter au camp et de se faire prendre, et, comme il y avait des +ordres sévères pour les maraudeurs, M. le général Roguet, qui nous +commandait, le fit passer à un conseil de Guerre. Il fut condamné à +être fusillé dans les vingt-quatre heures. Par suite de cette +catastrophe, Marie devint veuve: dans un régiment, et surtout en +campagne, lorsqu'une femme est jolie, elle n'est pas longtemps sans +mari. Aussi, au bout de deux mois de veuvage, Marie était consolée et +remariée--comme on se marie à l'armée. + +Quelques mois après, son nouveau mari passa sous-officier dans un +régiment de la Jeune Garde; alors elle nous quitta pour suivre son +nouvel époux: elle était avec nous depuis quatre ans. + +En Russie, elle eut le sort de toutes les cantinières de l'armée: elle +perdit chevaux, voitures, lingots, fourrures et son protecteur. Tant +qu'à elle, elle eut le bonheur de revenir. Quatre mois et demi plus +tard, le 2 mai 1813, à la bataille de Lutzen, le hasard me la fit +rencontrer; elle venait d'être blessée à la main droite, en donnant à +boire à un blessé. + +J'ai appris, depuis, qu'elle était rentrée en France et qu'elle avait +reparu aux Cent-Jours. À la bataille de Waterloo, elle fut faite +prisonnière, mais, comme elle était sujette belge, elle rentra en +toute propriété au roi de Hollande[68]. + +[Note 68: J'ai appris que Marie existait encore et qu'elle était +membre de la Légion d'honneur et décorée de la médaille de +Sainte-Hélène. Elle habite Namur. (_Note de l'auteur_.)] + +Je demandai à Marie où était son mari: «Vous savez bien, me +répondit-elle, qu'il a été tué à Krasnoé (chose que j'avais ignorée +jusqu'à présent); c'était un bon enfant, celui-là, je le regrette +beaucoup!» Ensuite elle fronça les sourcils, baissa la tête. Un +instant après, elle la releva et, comme j'avais toujours les yeux +fixés sur elle, elle me regarda en riant, mais d'un sourire triste. Je +lui demandai à quoi elle pensait: «À manger, comme vous voyez! Avant, +j'avais un ami qui m'en donnait; à présent, je mange lorsque l'on m'en +donne ou lorsque j'en trouve, chose bien rare; il n'y a qu'à boire!» +En même temps, elle prit une pincée de neige qu'elle porta à sa +bouche. + +Je la vis se lever avec peine pour se mettre en marche; elle me donna +une poignée de main et me dit adieu. Je remarquai qu'elle était +courbée par la fatigue et la misère, qu'elle marchait péniblement, +appuyée sur un gros bâton de sapin. La mère Gâteau la suivait, +toujours sa schabraque sur la tête, jurant et marmottant entre les +dents. Je compris que c'était toujours après le vieux chasseur. + +Dans ce moment, nous pouvions être quarante, et, à chaque instant, +notre nombre augmentait. J'aperçus un sergent du régiment: il se +nommait Humblot. En me voyant, il me demanda ce que je faisais là. Je +lui répondis que je me reposais et que j'examinais si je ne ferais pas +bien de passer la nuit où je me trouvais et de partir le lendemain de +grand matin. + +Humblot, qui était un brave garçon et qui m'aimait beaucoup, me fit +des observations très justes, d'abord sur le temps qui était +supportable, sur l'avantage qu'il y aurait pour moi de traverser la +forêt où, me disait-il, de l'autre côté, nous trouverions des maisons +où nous pourrions passer la nuit; le lendemain, nous arriverions de +bonne heure à Wilbalen, petite ville à trois ou quatre lieues d'où +nous étions, où nous trouverions nos camarades et pourrions nous +procurer des vivres. Enfin, il fit tant, que je pris mon sac et mon +fusil, et partis avec le sergent Humblot. + +En marchant, Humblot me dit que, quoique nous fussions dans la +Poméranie prussienne, il n'était pas prudent de marcher isolé en +arrière, car plusieurs milliers de Cosaques avaient passé le Niémen +sur la glace. + +Ensuite il me conta qu'il avait quitté Kowno, hier dans la journée, +avec beaucoup d'autres, et sans s'inquiéter de rien, puisque le +maréchal Ney y était encore à se battre, avec une arrière-garde +composée d'Allemands et de quelques Français, afin d'empêcher les +Russes d'entrer dans la ville, et de donner le temps aux débris de +l'armée de sortir. Ces Allemands, me disait-il, qui faisaient partie +de la garnison de Kowno, qui se portaient très bien et à qui rien +n'avait jamais manqué, étaient de pauvres soldats; sans la présence +des Français en petit nombre parmi eux, ils auraient jeté leurs armes +et fui: + +«Je vais, continua-t-il, te conter ce qui m'est arrivé hier, et tu +verras si je n'ai pas raison de t'engager à faire ton possible afin de +sortir de ce coquin de pays! + +«Après avoir passé le Niémen, arrivés à un quart de lieue de la ville, +nous aperçûmes de loin, à cheval sur la route, plus de 2 000 Cosaques +et autres cavaliers. Nous arrêtâmes pour délibérer sur le parti à +prendre et aussi pour attendre ceux qui étaient en arrière. Un instant +après, nous nous trouvâmes réunis environ 400 hommes de toutes armes. +Nous formâmes une colonne, afin de pouvoir, au besoin, former un +carré. Des officiers qui se trouvaient parmi nous--il y en avait +beaucoup--en prirent le commandement. Ensuite, vingt-deux soldats +polonais se joignirent à nous. Environ cinquante hommes des plus +valides, et qui avaient de bonnes armes, se mirent en tirailleurs, en +tête et sur les flancs. + +«Nous marchâmes résolument sur cette cavalerie qui, à l'approche des +tirailleurs, se retira à droite et à gauche de la route. La colonne, +arrivée à la hauteur des Russes, s'arrêta pour attendre quelques +hommes encore en arrière. Quelques-uns seulement purent la rejoindre, +car une partie des Cosaques se détacha pour arrêter les plus éloignés. +Un nommé Boucsin[69], grosse caisse de notre musique, qui se trouvait +du nombre de ceux qui étaient en arrière et qui faisait son possible +pour rejoindre la colonne, ayant encore (chose étonnante!) la grosse +caisse sur son dos et portant dans les mains un sac rempli de pièces +de cinq francs, ce qui l'empêchait de marcher aussi vite qu'il +l'aurait voulu, fut atteint par des Cosaques, à cinquante pas en +arrière et sur la gauche de la colonne. Il reçut, entre les deux +épaules, un coup de lance qui le fit tomber de tout son long dans la +neige et fit, en même temps, passer ta grosse caisse au-dessus de sa +tête. Aussitôt, deux Cosaques descendirent de cheval pour le +dépouiller, mais trois hommes et un officier polonais coururent sur +les Cosaques, en prirent un avec son cheval et débarrassèrent le +porteur de la grosse caisse, qu'il abandonna au milieu des champs. Il +en fut quitte pour son coup de lance, et la moitié de son argent qu'il +distribua à ceux qui lui avaient sauvé la vie. + +[Note 69: _Bousin_, en argot, signifie _tapage_. Le surnom donné +au porteur de la grosse caisse lui servait de nom propre.] + +«Aussitôt, la colonne se remit en marche aux cris de: _Vive +l'Empereur!_ et en conduisant, au milieu d'elle, le Cosaque et son +cheval.» + +Humblot avait fini sa narration, lorsque je fus forcé de m'arrêter, +toujours pour mon indisposition; pendant ce temps, il marcha doucement +afin que je pusse le rejoindre. Ma besogne faite à la hâte, je me +remis à marcher; mais, à l'endroit où je me trouvais, il y avait +beaucoup de monde qui m'empêcha d'avancer. Je repris la route, mais, à +peine y étais-je, que j'entendis des cris répétés: «Gare les +Cosaques!» Je pense que c'est une fausse alerte, mais j'aperçois +plusieurs officiers armés de fusils qui s'arrêtent et qui se posent +bravement sur le chemin faisant face du côté où le bruit venait, et +criant: «N'ayez pas peur, laissez avancer cette canaille[70]!» Je +regarde derrière moi, je les aperçois tellement près que je fus touché +par un cheval: trois étaient en avant, d'autres suivaient. + +[Note 70: M. le colonel Richard, ex-commandant de place à Condé, +était un de ces officiers: nous en avons parlé plusieurs fois +ensemble. (_Note de l'auteur_).] + +Je n'ai que le temps de me jeter dans le bois où je pensais être en +sûreté, mais les trois Cosaques y entrent presque aussitôt que moi et +malheureusement, dans cet endroit, le bois se trouvait fort clair. Je +cherche à gagner l'endroit le plus épais, mais par une fatalité +inouïe, mon indisposition me reprend et se fait sentir d'une manière +insupportable. Que l'on juge de ma position! Je veux m'arrêter, mais +c'est impossible, car deux des trois Cosaques ne sont plus qu'à +quelques pas de moi, de sorte que, pour ne pas interrompre ma course +et me laisser prendre, je suis obligé de faire dans mes pantalons. +Heureusement, quelques pas plus avant, les arbres se trouvent plus +rapprochés, les Cosaques sont gênés dans leur course et forcés de la +ralentir, tandis que je continue du même pas; mais arrêté par des +branches d'arbres couchés dans la neige, je tombe de tout mon long, et +ma tête reste enfoncée dans la neige. Je veux me relever; mais je me +sens tenu par une jambe. La crainte me fait penser que c'est un de mes +Cosaques qui me tient, mais il n'en était rien, c'étaient des ronces +et des épines. Je fais un dernier effort, je me relève, je regarde +derrière moi: les Cosaques étaient arrêtés; deux cherchaient un +endroit afin de passer avec leurs chevaux. Pendant ce temps, je me +traîne avec peine. + +Un peu plus avant, je me trouve arrêté par un arbre abattu, mais je +suis tellement faible qu'il m'est impossible de lever une jambe pour +aller au delà, et, pour ne pas tomber d'épuisement, je fus forcé de +m'asseoir dessus. + +Il n'y avait pas cinq minutes que je m'y trouvais, quand je vois les +Cosaques mettre pied à terre et attacher leurs chevaux aux branches +d'un buisson. Je pense qu'ils vont venir me prendre, et déjà je me +lève pour essayer de me sauver, lorsque j'en vois deux s'occuper du +troisième, qui avait un furieux coup de sabre à la figure, car il +releva d'une main le morceau de sa joue qui pendait jusque sur son +épaule, tandis que les deux autres préparaient un mouchoir qu'ils lui +passèrent sous le menton et lui attachèrent sur la tête. Tout cela se +passait à dix pas de moi; pendant ce temps, ils me regardaient en +causant. + +Lorsqu'ils eurent fini de recoller la figure de leur camarade, ils +marchèrent directement sur moi: alors, me voyant perdu, je fais un +dernier effort, je monte sur le corps de l'arbre, je prends mon fusil +qui était chargé, et je me décide à tirer sur le premier qui se +présentera. Dans ce moment, je n'avais affaire qu'à deux hommes; le +troisième, depuis qu'on l'avait pansé, paraissait souffrir comme un +damné, se promenait de droite à gauche, en levant les bras et donnant +des coups de poing sur le derrière de son cheval. + +Me voyant en position de riposter, les deux Cosaques qui marchaient +sur moi s'arrêtent et me font signe de venir à eux. Je comprends +qu'ils disent qu'ils ne me feront pas de mal, mais je reste toujours +dans la même position. + +J'entendais sur ma droite, du côté de la route, des cris et des +jurements accompagnés de coups de fusil qui n'étaient pas sans +inquiéter mes adversaires, car, souvent, je les voyais regarder du +côté d'où venait le bruit, de sortie que j'espérais qu'ils +m'abandonneraient pour penser à leur propre sûreté; mais ne voilà-t-il +pas qu'un quatrième sauvage arrive, paraissant aussi se sauver! Voyant +plusieurs de ses camarades, il s'approche, m'aperçoit, veut marcher +sur moi, mais, voyant qu'avec son cheval cela lui est impossible, à +cause des arbres et des buissons, met pied à terre, attache son cheval +près des autres et, un pistolet à la main, en se couvrant des arbres, +avance contre moi; les deux autres le suivent de la même manière. Il +ne fallait certainement pas faire tant de cérémonies pour s'emparer de +ma chétive personne, mais ... ô bonheur! au même instant, les cris qui +venaient de la droite se font entendre avec plus de force, accompagnés +de coups de fusil; les chevaux, qui n'étaient pas fortement attachés, +sont effrayés, s'échappent du côté de la route, et les Cosaques se +mettent à courir après. + +Réfléchissant à l'état déplorable dans lequel je me trouvais, je me +dis qu'il me serait impossible de continuer à marcher sans me nettoyer +et changer de linge. On se rappelle que j'avais des chemises et une +culotte de drap de coton blanc, dans un portemanteau de la montagne de +Ponari--ces effets appartenaient à un commissaire des guerres. + +Ayant ouvert mon sac, j'en tire une chemise que je pose sur mon fusil; +ensuite la culotte, que je mets à côté de moi sur l'arbre; je me +débarrasse de mon amazone et de ma capote militaire, de mon gilet à +manches en soie jaune piquée, que j'avais fait à Moscou avec les +jupons d'une dame russe; je dénoue le cachemire qui me serrait le +corps et qui tenait mon pantalon, et, comme je n'avais pas de +bretelles, il tomba sur mes talons. Pour ma chemise, je n'eus pas la +peine de l'ôter, je la tirai par lambeaux, car il n'y avait plus ni +devant, ni derrière. Enfin, me voilà nu, n'ayant plus que mes +mauvaises bottes aux jambes, au milieu d'une forêt sauvage, le 15 +décembre, à quatre heures de l'après-midi, par un froid de dix-huit à +vingt degrés, car le vent du nord avait recommencé à souffler avec +force. + +En regardant mon corps maigre, sale et mangé par la vermine, je ne +puis retenir mes larmes. Enfin, réunissant le peu de forces qui me +restent, je me dispose à faire ma toilette: je ramasse les lambeaux de +ma vieille chemise et, avec de la neige, je me nettoie le mieux +possible. Ensuite, je passe ma nouvelle chemise en fine toile de +Hollande et brodée sur le devant. Mon pantalon n'étant plus mettable, +j'enfourche au plus vite la petite culotte, mais elle se trouvait +tellement courte que mes genoux n'étaient pas couverts, et, avec mes +bottes qui ne m'allaient que jusqu'à mi-jambe, j'avais toute cette +partie à nu. Enfin, je passe au plus vite mon gilet de soie jaune, ma +capote, mon amazone, mon fourniment et mon collet par-dessus, et me +voilà complètement habillé, sauf mes jambes. + +Ensuite, je fis réflexion qu'il fallait décamper au plus vite, de +sorte que je descendis de mon arbre. Lorsque j'eus fait environ deux +cents pas, j'aperçus deux individus, un homme et une femme. Je +reconnus qu'ils étaient Allemands; ils me paraissaient être sous +l'impression de la peur. Je leur demandai s'ils voulaient venir avec +moi, mais l'homme répondit, d'une voix tremblante, que non, et, me +montrant le côté de la route, ne me dit qu'un seul mot: «Cosaques!» +C'était un cantinier et sa femme, d'un régiment de la Confédération du +Rhin, probablement de la garnison de Kowno, qui suivaient le mouvement +de la retraite et qui ayant, comme moi, été surpris dans le bois par +le _hourra_, s'étaient mis à l'écart. Sa femme lui conseillait de +venir avec moi, mais l'homme ne voulut pas y consentir, et malgré tout +ce que je pus lui dire, je me vis forcé, quoiqu'à regret, de m'en +aller seul. + +Après avoir erré à l'aventure pendant une demi-heure, je m'arrêtai +pour m'orienter, car il commençait déjà à faire nuit. Dans la partie +de la forêt où je me trouvais, il y avait de la neige en quantité. +Aucun chemin n'était battu ni frayé, pas même tracé. Je m'asseyais +quelquefois, pour me reposer, sur des arbres qui, par suite des +grands vents, étaient tombés déracinés. Je saisissais les branches des +buissons dans la crainte de tomber, tant j'étais faible. Mes jambes +enfonçaient dans la neige au-dessus de mes bottes, de sorte qu'elle +entrait dedans. Cependant je n'avais pas froid, au contraire des +gouttes de sueur me tombaient du front, mais les jambes me manquaient. +Je sentais une lassitude extraordinaire dans les cuisses, par suite +des efforts que je faisais pour me tirer de la neige, où parfois +j'enfonçais jusqu'aux genoux. Je n'essaierai pas de dépeindre ce que +je souffrais. Il y avait plus d'une heure que je marchais dans les +ténèbres, éclairé seulement par les étoiles: ne parvenant pas à sortir +de la forêt par la direction qui me semblait la meilleure pour +rejoindre la route et n'en pouvant plus, épuisé, essoufflé, je prends +le parti de me reposer. Je m'appuie contre un tronc d'arbre où je +reste immobile. Un instant après, j'entends les aboiements d'un chien, +je regarde de ce côté: je vois briller une lumière, je pousse un +soupir d'espérance, et, rassemblant tout ce que j'avais de forces, je +me dirige dans cette nouvelle direction. Mais, arrivé à trente pas, +j'aperçois quatre chevaux et, autour du feu, quatre Cosaques assis, et +trois paysans, parmi lesquels je reconnais le cantinier et sa femme +que j'avais rencontrés, pris probablement par les Cosaques qui avaient +voulu s'emparer de moi; je reconnus facilement celui qui avait un coup +de sabre à la figure, car je n'étais pas à vingt pas d'eux. + +Je les regardai pendant assez de temps, me demandant si je ne ferais +pas bien de m'approcher et de me rendre plutôt que de mourir comme un +misérable au milieu du bois, car la vue du feu me tentait, mais +quelque chose que je ne saurais dire me fit faire le contraire. Je me +retirai machinalement. Je les regardai encore: je remarquai qu'il ne +leur manquait rien, car plusieurs pots en terre étaient autour du feu. +Ils avaient de la paille, et les chevaux avaient du foin. + +Dans l'impossibilité de suivre, à cause de la quantité d'arbres, la +direction que j'aurais voulu, je fus obligé d'appuyer à gauche: +heureusement pour moi, car, après avoir fait quelques pas, je trouvai +la forêt plus claire, mais la neige y était en plus grande quantité, +de sorte que, plusieurs fois, je tombai. Une dernière fois je me +relève, je regarde le Ciel, je m'en prends à Dieu, qui veillait sur +moi; au moment où je me demandais si je ne ferais pas mieux de +retourner au bivac des Cosaques, je me trouvai à l'extrémité de la +forêt et sur la route. Là, je tombe à genoux, et je remercie Celui +contre lequel je venais de m'emporter. + +Je marchai droit devant moi: le chemin était bon, c'était bien celui +que je devais suivre, mais le vent, que je ne sentais pas dans le +bois, soufflait avec assez de force pour se faire sentir à la partie +de mes jambes qui n'était pas couverte; mon amazone, qui était longue, +me garantissait un peu du froid. + +Chose singulière, je n'avais pas faim; je ne sais si les émotions que +j'avais éprouvées, depuis le _hourra_, en étaient la cause, ou si +c'était l'effet de mon indisposition, car, depuis mon départ de +l'écurie où j'avais mangé de la soupe et un morceau de viande, je +n'avais pas éprouvé le besoin de manger. Cependant, pensant que je +devais encore avoir un morceau de viande dans ma carnassière, je le +cherchai et fus assez heureux pour le retrouver, et, quoique durci par +la gelée, je le mangeai sans discontinuer de marcher. Après mon repas, +je levai la tête; j'aperçus, sur ma gauche, deux cavaliers paraissant +marcher avec circonspection et, plus loin, sur la route, un individu +qui semblait marcher mieux que moi. Je doublai le pas pour le +rejoindre, mais tout à coup je ne le vis plus. + +En regardant sur la droite, j'aperçus une petite cabane et, comme il +n'y avait pas de porte fermée, j'entrai. Mais à peine avais-je fait +deux pas dans l'intérieur, que j'entendis résonner une arme, et une +grosse voix se fit entendre: «Qui va là?» Je répondis: «Ami!» et +j'ajoutai: «Soldat de la Garde!--Ah! ah! répondit-on, d'où diable +sortez-vous, mon camarade, que je ne vous ai pas rencontré depuis que +je marche seul?» Je lui contai une partie de ce qui m'était arrivé +depuis le _hourra_ des Cosaques, dont il me dit n'avoir pas entendu +parler. + +Nous sortîmes pour nous mettre en marche: je m'aperçus que mon nouveau +camarade était un vieux chasseur à pied de la Garde, et qu'il portait, +sur son sac et autour de son cou, un pantalon de drap qui, suivant +moi, ne lui servait de rien, mais qui pouvait m'être d'un grand +secours. Je le suppliai de me le céder pour un prix, et lui montrai +l'état de nudité de mes jambes: «Mon pauvre camarade, me dit-il, je ne +demande pas mieux que de vous obliger, si cela se peut, mais je vous +dirai que le bas du pantalon est brûlé à plusieurs places et qu'il y a +même de grands trous.--N'importe, cédez-le-moi, cela me sauvera +peut-être la vie!» Il le tira de dessus son sac en me disant: «Tenez, +le, voilà!» Alors je pris deux pièces de cinq francs dans ma +carnassière, en lui demandant si c'était assez: «C'est bien, me +répondit-il, dépêchez-vous et partons, car j'aperçois deux cavaliers +qui semblent descendre du côté de la route, et qui pourraient bien +être les éclaireurs d'un parti de Cosaques!» + +Pendant qu'il me parlait, je m'étais appuyé contre le montant de la +porte et j'avais passé le pantalon dans mes jambes. Je le fis tenir, +comme le précédent, avec le cachemire qui me serrait le corps, et nous +partîmes. + +Nous n'avions pas fait cent pas, que mon compagnon, qui marchait mieux +que moi, en avait déjà plus de vingt d'avance. Je le vis se baisser et +ramasser quelque chose; je ne pus, pour le moment, distinguer ce que +c'était, mais, arrivé au même endroit, j'aperçus un homme mort. Je +reconnus que c'était un grenadier de la Garde royale hollandaise qui, +depuis le commencement de la campagne, faisait partie de la Garde +impériale. Il n'avait plus de sac, ni de bonnet à poil, mais il avait +encore son fusil, sa giberne, son sabre et de grandes guêtres noires +aux jambes, qui lui allaient jusqu'au-dessus des genoux. L'idée me +vint de les lui ôter pour les mettre au-dessus de mon pantalon et +couvrir ses trous. Je m'assieds sur ses cuisses, et je finis par les +lui tirer; ensuite je me remets à marcher plus vite que de coutume, +comme si celui à qui je venais de les prendre allait courir après moi. + +Pendant ce temps, le chasseur avait continué sa route, de sorte que je +ne pouvais plus le voir. Un instant après, j'aperçus devant moi un +grand bâtiment. Je reconnus que c'était une station, maison de poste, +et me proposai d'y passer la nuit. Un fantassin en faction me cria: +«Qui vive?» Je répondis: «Ami!» et j'entrai. + +D'abord je vis des soldats, au nombre de plus de trente, dont +quelques-uns dormaient, et d'autres, autour de plusieurs feux, +faisaient cuire du cheval et du riz. À droite, j'aperçus trois hommes +autour d'une gamelle de riz. Je me laissai tomber à côté de ces +derniers. Un instant après, j'essayai de parler à l'un d'eux. Pour +commencer, je le tirai par sa capote; il me regarda sans me rien dire. +Alors, d'un ton piteux, je lui dis assez bas, afin que d'autres ne +pussent l'entendre: «Camarade, je vous en prie, laissez-moi manger +quelques cuillerées de riz, en vous payant. Vous me rendrez un grand +service, vous me sauverez la vie!» En même temps je lui présentai deux +pièces de cinq francs, qu'il accepta, en me disant: «Mangez!» Il me +remit un plat en terre avec sa cuiller, et me céda aussi sa place près +du feu. Je mangeai environ quinze cuillerées de riz qu'il restait +encore, pour mes dix francs. + +Mon repas fini, je regardai autour de moi afin de voir si je ne +verrais pas le vieux chasseur. Je l'aperçus près d'un râtelier; il +était occupé à découper un bonnet à poil pour en faire un +couvre-oreilles. Ce bonnet était celui du grenadier hollandais qu'il +avait ramassé, lorsque je l'avais vu se baisser. J'allai de son côté +pour me reposer; mais à peine étais-je étendu sur la paille, que la +sentinelle cria: «Alerte!» en disant qu'elle apercevait des Cosaques. +Aussitôt, tout le monde se lève et prend ses armes. On entendit crier: +«Ami, Français!» Deux cavaliers entrèrent dans la grange et, +descendant de cheval, se firent connaître; mais plusieurs les +interpellèrent, et surtout le vieux chasseur qui leur dit: «Comment se +fait-il que vous êtes à cheval et f... comme des Cosaques? +Probablement pour piller et détrousser les pauvres Français blessés ou +malades?--Ce n'est pas cela du tout, répond l'un des deux cavaliers, +mais à nous voir, on le croirait. Nous pouvons vous prouver le +contraire, et lorsque nous serons en place, nous vous conterons cela.» +Celui qui venait de répondre, après avoir attaché les deux chevaux et +leur avoir donné de la paille, qui se trouvait en grande quantité dans +la grange, revint près de son compagnon qui paraissait marcher avec +peine et, le prenant par le bras, vint le placer près de moi. +Lorsqu'ils eurent mangé un morceau de pain et bu de l'eau-de-vie dont +ils paraissaient avoir leur provision, et en eurent fait boire un +coup au vieux chasseur et à moi, celui qui avait conduit son camarade +près de moi, dit: «Hier au soir, j'ai sauvé mon frère des mains des +Cosaques où il était prisonnier et blessé. Il faut que je vous conte +cela, cela tient du merveilleux. + +«La veille d'arriver à Kowno, mourant de faim et de froid, épuisé de +fatigue, je m'écartais de la route avec deux officiers du 71e de ligne +armés, comme moi, d'un fusil, afin de pouvoir passer la nuit dans un +village. Mais, après avoir fait environ une demi-lieue, ne pouvant +aller plus loin sans nous exposer à périr de froid dans la neige, nous +nous décidâmes à passer la nuit dans une mauvaise maison abandonnée +où, fort heureusement, nous trouvâmes du bois et de la paille, et, +comme j'avais encore de la farine de Wilna, nous fîmes un bon feu et +de la bouillie. + +«Le lendemain, de grand matin, nous nous disposâmes à partir pour +rejoindre la route, mais au moment où nous allions sortir de la +maison, nous la vîmes cernée par les Cosaques, au nombre de 15; cela +ne nous empêcha pas de sortir. Nous arrêtâmes devant la ports afin de +les observer; ils nous firent signe d'aller à eux; nous fîmes le +contraire, nous rentrâmes dans la maison, nous fermâmes la porte, nous +ouvrîmes deux petites fenêtres et commençâmes un feu qui fit fuir les +Cosaques. À une bonne portée de fusil, ils s'arrêtent, mais nos armes +étaient rechargées: nous sortîmes de la maison, et, sans perdre de +temps, leur envoyâmes une seconde bordée qui fit tomber un cheval avec +son cavalier. Ce dernier se débarrassa et abandonna sa monture. Nous +nous mîmes à marcher au plus vite, mais nous n'avions pas fait +cinquante pas que nous les vîmes marcher de notre côté. + +«Un instant après, ils appuyèrent à droite, mais c'était pour enlever +le portemanteau resté sur le cheval que nous avions descendu. Bientôt +nous les perdîmes de vue, et nous arrivâmes sur la route qui +conduisait à Kowno, où nous devions arriver le même jour. Nous nous +trouvâmes au milieu de plus de six mille traîneurs, et, dans cette +cohue, je fus, comme il arrivait toujours, séparé de mes camarades. Je +marchai ainsi toute la journée, et il ne faisait pas encore nuit, que +je me trouvais à une lieue de Kowno, près du Niémen. Je me décidai à +traverser le fleuve sur la glace, afin de trouver un gîte comme la +veille, car l'on y voyait des habitations. + +«Étant sur la digue, j'aperçus, à une demi-lieue sur la droite, un +groupe de trois à quatre maisons, où je fus assez bien reçu par les +paysans et où je passai la nuit tranquillement. Le lendemain de grand +matin, je me mis en route, afin de rejoindre la colonne de l'autre +côté de Kowno; mais lorsque je fus à deux cents pas, je me trouvai, +sans y penser, au milieu d'une douzaine de Cosaques qui, sans me faire +du mal et sans même penser à me désarmer, me firent marcher devant +eux, et précisément dans la direction où je voulais aller. J'étais +prisonnier, et ne pouvais le croire. + +«Après une heure de marche, nous arrivâmes dans un village. Là, l'on +me débarrassa de mes armes et de mon argent, et je fus assez heureux +pour sauver quelques pièces d'or cachées dans la doublure de mon +gilet. Je me débarrassai de mon schako, pour me couvrir la tête d'un +bonnet de peau de mouton noir que voilà. Je remarquai que les Cosaques +étaient chargés d'or et d'argent et qu'ils ne faisaient pas beaucoup +attention à moi; aussi je me promis bien de profiter de la première +occasion pour m'échapper. + +«Il pouvait être dix heures quand nous partîmes du village. Nous +rencontrâmes un autre détachement de Cosaques, escortant des +prisonniers, dont quelques-uns étaient de la Garde impériale, qui +avaient été pris en sortant de Kowno. Je fus joint à ces derniers. + +«Nous marchâmes en nous arrêtant souvent, jusqu'à environ trois +heures. Je remarquai que le conducteur était embarrassé, ne +connaissant pas le pays. Avant qu'il fût nuit, nous arrivâmes dans un +petit village, où l'on nous fit entrer dans une grange et où nous +passâmes tous à une visite très minutieuse. Je tremblais pour mon or, +j'en fus quitte pour la peur. + +«À peine avait-on fini de nous fouiller, que j'entendis crier mon nom +par un prisonnier que je ne connaissais pas; je répondis: «Présent!» +Un autre prisonnier, à l'extrémité, répondit la même chose. Alors, +m'avançant dans la direction dont la voix était partie, je demandai +qui s'appelait Dassonville: «Moi!» me répondit mon frère que vous +voyez là. Jugez de notre surprise en nous reconnaissant! Nous nous +embrassâmes en pleurant. Il me dit qu'il avait été blessé le 28 +novembre, par ici du pont de la Bérézina, d'un coup de balle dans le +mollet de la jambe gauche. Je lui dis que mon dessein était que nous +nous sauvions avant que l'on nous fît repasser le Niémen: puisque nous +étions dans la Poméranie, pays appartenant à la Prusse, il fallait +profiter de l'occasion qui se présentait. + +«Les paysans nous apportèrent des pommes de terre et de l'eau, bonheur +auquel nous étions loin de nous attendre. L'on nous en fit la +distribution; nous en eûmes chacun quatre; nous nous jetâmes dessus +comme des dévorants, et presque tous avouèrent que, pour le moment, il +valait mieux être prisonnier, mangeant des pommes de terre, que de +mourir, libre, de faim et de froid sur le grand chemin. Mais moi je +leur observai qu'il serait plus heureux de sortir de leurs griffes: +«Qui sait, dis-je, si l'on ne nous conduira pas en Sibérie?» Je leur +montrai la possibilité de nous sauver, car j'avais trouvé, derrière la +place où j'étais couché avec mon frère, que l'on pouvait facilement en +détacher deux planches et passer aisément. On convint que j'avais +raison; mais je ne sais par quelle fatalité, une heure après, l'on +vint nous dire qu'il fallait partir. Il commençait à faire nuit; +beaucoup d'hommes, accablés de fatigue, étaient endormis et ne +voulaient pas se lever; mais les Cosaques, voyant que l'on ne +répondait pas assez vite à l'ordre donné, frappèrent à coups de knout +ceux qui étaient encore couchés. Mon frère qui, à cause de sa +blessure, ne pouvait se lever assez lestement, allait être frappé; je +me mis devant, je parai les coups, pendant que je l'aidais à se +relever, et au lieu de sortir de la grange comme les autres, nous nous +cachâmes derrière la porte, avec le bonheur de ne pas être aperçus. + +«Tous les prisonniers et les Cosaques étaient sortis; nous n'osions +respirer. Trois Cosaques à cheval traversèrent encore la grange en +galopant et en regardant à droite et à gauche, s'il n'y avait plus +personne. Lorsqu'ils furent sortis, je me traînai pour regarder en +dehors: je vis un paysan venir, je rentrai à ma place. Il entra dans +la grange du côté opposé où nous étions; nous n'eûmes que le temps de +nous couvrir de paille. Fort heureusement il ne nous aperçut pas et +ferma les deux portes. Nous nous trouvâmes seuls. + +«Il pouvait être six heures; nous nous reposâmes encore une heure; +ensuite je me levai pour aller ouvrir la porte; mais je ne pus y +parvenir, de sorte qu'il fallut revenir à mon premier projet, celui de +sortir en enlevant les deux planches. C'est ce que je fis. Le passage +était libre; je dis à mon frère de m'attendre, et je sortis. + +«J'avançai à l'entrée du village: à la première maison j'aperçus de la +lumière à travers une petite fenêtre et, lorsque je fus en face, je +vis trois grands coquins de Cosaques compter de l'argent sur une table +et un paysan les éclairer. Je me disposais à me retirer pour retourner +à la grange rejoindre mon frère, lorsque j'en vis un faire un +mouvement du côté de la porte, l'ouvrir et sortir; fort heureusement +qu'un traîneau chargé de bois se trouvait près de moi pour me cacher: +je me mis à plat ventre sur la neige. + +«Le Cosaque, après avoir satisfait un besoin, rentra dans la maison et +ferma la porte. Aussitôt je me levai pour me sauver, mais comme il +fallait passer vis-à-vis de la fenêtre, dans la crainte d'être vu, je +fis le tour à droite. Je n'avais pas encore fait dix pas, qu'une porte +s'ouvrit. Pour ne pas être vu, j'entrai dans une écurie et me couchai +sous une auge dans laquelle des chevaux mangeaient. À peine y +étais-je, qu'un paysan portant une lanterne et suivi d'un Cosaque, y +entra. Je me crus perdu. Le Cosaque portait un portemanteau; il +l'attacha sur son cheval, l'examina, et sortit en fermant la porte. + +«J'allais sortir moi-même, lorsqu'une idée me vint d'enlever un +cheval: je m'empare au plus vite de celui au portemanteau, mais en le +faisant tourner pour sortir de l'écurie, quelque chose me tombe sur +l'épaule; c'est la lance du Cosaque qui était appuyée sur son cheval. +Je m'en empare pour me défendre au besoin, et je sors. J'arrive près +de la grange, j'aide mon frère à monter à cheval, et, moi prenant la +bride, nous marchons dans la direction de la route. Lorsque nous eûmes +fait environ deux cents pas, je regardai si je ne voyais rien venir. +Je lui remis la lance du Cosaque, et le couvris avec le grand collet à +poil de chameau qui se trouvait sur le cheval. Après une demi-heure +de marche, nous arrivâmes sur la route; ensuite, tournant dans la +direction de Gumbinnen, nous aperçûmes des paysans occupés à enlever +les roues d'un caisson abandonné. Pour ne point passer près d'eux, +nous prîmes un chemin sur notre gauche, qui nous conduisit à l'entrée +d'un village que nous aurions bien voulu éviter, tant nous avions +crainte de retomber entre les griffes de nos ennemis. Dieu sait ce +qu'il nous en serait arrivé, car, nous voyant possesseurs d'un cheval +et d'une arme appartenant à l'un des leurs, ils pouvaient penser que +nous avions tué l'individu à qui tout cela avait appartenu! + +«Nous étions arrêtés pour délibérer, lorsque nous entendîmes du bruit +derrière nous; aussitôt nous voulons fuir, mais il n'y avait pas +possibilité, car la grande quantité de neige, des deux côtés du +chemin, nous empêchait d'entrer dans les terres. Notre position +devenait critique et je n'osais communiquer à mon frère les sensations +que j'éprouvais, plus pour lui que pour moi, à cause de sa blessure. + +«Nous allions continuer à marcher droit devant nous, lorsque nous +aperçûmes ceux qui nous avaient causé tant de frayeur; ils n'étaient +qu'à quelques pas de nous. Ils s'arrêtèrent en nous criant en +allemand: «Bonsoir, amis Cosaques!--Attention! dis-je à mon frère; tu +es Cosaque, et moi je suis ton prisonnier. Tu parles un peu allemand, +ainsi du sang-froid!» Comme il avait sur la tête un mauvais bonnet de +police, je le changeai contre le mien qui ressemblait à celui d'un +Cosaque. Nous reconnûmes ces paysans pour ceux que nous avions vus, un +instant avant, sur la route, autour du caisson. Ils étaient quatre, et +traînaient avec des cordes deux des roues qu'ils avaient enlevées: mon +frère leur demanda s'il y avait des camarades Cosaques dans le +village; ils lui dirent que non: «Alors, dit-il, conduisez-moi chez le +bourgmestre, car j'ai froid et faim, puis, je suis blessé et obligé de +conduire ce prisonnier français». Alors il y en eut un qui nous dit +que, depuis le matin, ils attendaient les Cosaques, et qu'ils auraient +bien fait d'arriver, car plus de trente Français avaient logé la nuit +dernière et on les avait presque tous désarmés au moment de leur +départ. + +«En entendant cela, nous aurions voulu être au diable, mais, dans ce +moment, d'autres paysans arrivèrent qui, en me voyant conduit par un +Cosaque, me dirent des injures et me firent des menaces qui furent +réprimées par un homme âgé que j'ai su, après, être un ministre +protestant, curé de l'endroit. + +«L'on nous conduisit chez le bourgmestre, qui fit beaucoup d'accueil à +mon frère en lui disant qu'il logerait chez lui et que l'on aurait +soin de son cheval, mais que, pour le Français, il allait le faire +conduire à la prison, à moins, dit-il, que vous ne vouliez le garder +près de vous pour vous servir de domestique: «Je ne demande pas mieux, +répondit mon frère, d'autant mieux que je suis blessé et que ce +Français est chirurgien-major. Il me pansera ma jambe.--Chirurgien-major! +reprit le bourgmestre, cela tombe on ne peut mieux, car nous avons +ici un brave homme du village qui a eu, ce matin, le bras cassé +par un Français qui n'a pas voulu se laisser désarmer; il lui arrangera +son bras!» + +«L'on nous fit entrer dans une chambre bien chaude où il y avait un +lit que l'on désigna pour le Cosaque, mais il n'en voulut pas et +demanda de la paille pour lui, et aussi pour moi, qu'il fit mettre à +part, afin de ne pas éveiller de soupçons. L'on nous apporta à manger +du pain, du lard, de la choucroute, de la bière et du genièvre pour le +frère Cosaque; des pommes de terre et de l'eau pour moi. Le +bourgmestre fit remarquer à mon frère une certaine quantité d'armes +dans un coin de la chambre: c'étaient celles des Français que les +paysans avaient désarmés le matin, consistant en quelques pistolets, +carabines, cinq à six fusils, autant de sabres de cavaliers, ainsi que +plusieurs paquets de cartouches. + +«Pendant que nous étions en train de manger, un paysan accompagné +d'une femme entra dans la chambre; l'homme portait un bras en écharpe: +c'était l'homme au bras cassé. Il vint s'asseoir auprès de moi pour me +le faire voir. Je me décidai à payer d'audace. Je demandai du linge, +des bandes, des petites lattes que l'on fit avec du bois de sapin. Le +bras était cassé net entre le poignet et le coude. J'avais déjà vu +tant d'opérations, depuis cinq ans, que je ne balançai pas un instant +à me mettre à l'oeuvre. Il n'y avait pas de plaie, on voyait seulement +une forte rougeur. Je fis signe à un paysan de tenir le malade par les +deux épaules et à la femme de tenir la main. Alors j'ajustai, je +pense, assez bien l'os cassé, comme j'aurais fait d'un morceau de +bois. D'abord, je tâtonnai. Pendant ce temps, le diable criait et +faisait de vilaines grimaces. Enfin je lui appliquai des compresses +trempées dans le _schnapps_, ensuite quatre lattes que je lui serrai +avec des bandes de toile. Enfin, l'opération finie, il se trouva +mieux, et me dit que j'étais un brave homme. La femme et le +bourgmestre me firent des compliments; alors je respirai. Pour me +récompenser, on me donna un grand verre de genièvre. + +«Mais ce n'était pas tout: le bourgmestre me fit comprendre qu'il +fallait que j'aille voir une femme qui, depuis deux jours, souffrait +horriblement; c'était une jeune femme enceinte qui ne pouvait +accoucher. On avait été à Kowno pour un accoucheur, mais tout était en +déroute à cause des Russes et des Français, de sorte que l'on n'avait +pu en trouver: «Ordinairement, me dit-il, ce sont les vieilles femmes +qui font ce service, mais il paraît que l'enfant se présente mal». Je +voulus faire comprendre au bourgmestre qu'ayant perdu mes instruments +de chirurgien, je ne pouvais pas opérer et que, d'ailleurs, je n'étais +pas accoucheur, que je n'y connaissais rien. Mais je ne pus me faire +comprendre, ou l'on pensa qu'il y avait, de ma part, mauvaise volonté: +il fallut marcher. Je fus conduit par deux paysans et trois femmes à +l'extrémité du village. Je ne sais si c'est parce que je sortais d'une +chambre chaude, mais j'avais un froid de chien. Enfin, nous arrivons. + +«On me fait entrer dans une chambre où je trouve trois vieilles femmes +que l'on aurait pu comparer aux trois Parques: elles étaient auprès +d'une jeune femme étendue sur un lit et qui, par moments, jetait des +cris bien plus forts que l'homme au bras cassé. Une des vieilles me +fit approcher de la malade, une autre leva la couverture et une +troisième la chemise. Jugez de mon embarras! Sans rien dire, je +regardais les trois vieilles, afin de lire dans leurs yeux ce qu'elles +voulaient que je fasse. Elles aussi attendaient, en me regardant, ce +que j'allais faire: la malade, de même, avait les yeux sur moi. À la +fin, je compris une des vieilles qui me disait de voir si l'enfant +vivait encore. Alors je me décide et je lui pose ma large patte, +froide comme la glace, sur son ventre brûlant. Le contact lui fit +faire un bond et jeter un cri à faire trembler la maison. Ce cri est +suivi d'un second: aussitôt les trois vieilles s'emparent d'elle, et, +en moins de cinq minutes, tout était fini: elle venait d'accoucher +d'un Prussien. + +«Alors, tout fier de ma nouvelle cure, je me frotte les mains, et, +comme je savais ce que l'on faisait, dans mon village, en pareille +circonstance, où on lave l'enfant dans de l'eau chaude et du vin, j'en +fis apporter dans une cuvette. Ensuite je demandai du _schnapps_. On +m'en donna une bouteille; je la goûte plusieurs fois, je prends un +morceau de linge que je trempe dans l'eau chaude, je verse du +_schnapps_ dessus, j'applique cette compresse sur le bas-ventre de la +jeune femme, qui s'en trouve très bien, et qui me remercie en me +pressant la main. + +«Je sortis escorté par les deux hommes qui m'avaient amené, et par +deux des vieilles duègnes. Je fus reconduit chez le bourgmestre où +l'on fit mon éloge. Mon frère le Cosaque était dans des transes, mais, +en me voyant, il fut rassuré. + +«J'avais encore un blessé à panser, c'était lui: je lui lavai la plaie +avec de l'eau chaude, et je l'arrangeai avec un peu plus de +connaissance. On nous laissa seuls. Lorsque nous fûmes certains que +tout le monde dormait, je m'avançai du côté où étaient les armes, je +choisis deux paires de pistolets ainsi qu'un beau sabre de chasseur et +deux paquets de cartouches du calibre de nos pistolets, que nous +prîmes la précaution de charger de suite. Les miens furent cachés en +attendant le moment de notre départ; ensuite, nous nous reposâmes. + +«Le matin, à six heures, l'on nous apporta à manger. Cette fois, je +fus traité comme le Cosaque. Pendant que nous mangions, le bourgmestre +me fit encore compliment sur mes talents; ensuite il me demanda si je +voulais rester; qu'il me donnerait une de ses filles en mariage. Je +lui dis que cela ne se pouvait pas, que j'étais déjà marié et que +j'avais des enfants: «Alors, dit-il en s'adressant au Cosaque, de +quel côté allez-vous?--Je vais rejoindre mon frère et mes camarades +qui suivent la route qui va à la ville; je ne me rappelle pas son nom, +mais c'est la première que je dois rencontrer sur la route.--Je sais, +dit le bourgmestre, c'est Wilbalen. Alors nous partirons ensemble, je +vous conduirai à une lieue d'ici, dans un endroit où vous trouverez +plus de deux cents Cosaques, car je viens de recevoir l'ordre +d'envoyer tout ce que je pourrais avoir de foin et de farine dans le +village, et d'y aller de suite moi-même. Ainsi, dans une demi-heure, +nous partirons. Je vais faire préparer votre cheval et le mien.» + +«À peine fut-il sorti, que je mis mes pistolets à ma ceinture et au +moins trente cartouches dans mes poches. Mon frère le Cosaque +s'attacha le sabre que je lui avais choisi et mit aussi les pistolets +à sa ceinture. Un instant après, on vint nous avertir que tout était +disposé pour le départ. Je pris le portemanteau du Cosaque, et nous +sortîmes. + +«À la poste, nous vîmes le bourgmestre en tenue de voyage: il avait +une capote brune, doublée en fine peau de mouton, bonnet fourré, +bottes idem. Son domestique avait une capote en peau de mouton. +J'aidai mon frère le Cosaque à monter à cheval et, pendant que +j'attachais le portemanteau, je lui dis, de manière à ne pas être +entendu, que, si l'occasion se présentait, il fallait s'emparer du +cheval et de la capote du bourgmestre et de celle de son domestique, +et nous en vêtir; que, par ce déguisement, nous pourrions nous sauver; +que, dans la position où nous nous trouvions, il fallait agir avec +vigueur et que c'était un coup de vie ou de mort. + +«L'on se mit en marche, le domestique en avant comme guide, moi après, +et au milieu des deux cavaliers, comme prisonnier. Un peu avant la +sortie du village, nous prîmes un chemin à gauche, et, après un quart +d'heure de marche, nous arrivâmes à l'entrée d'un petit bois de +sapins. Pendant que nous le traversions, je pensais à mettre mon +projet à exécution. Lorsque nous l'eûmes traversé, je regardai devant, +à droite et à gauche, si je ne voyais rien qui pût nous nuire. +N'apercevant rien, j'avançai du côté du bourgmestre et, saisissant +d'une main la bride de son cheval, et lui présentant un pistolet de +l'autre, je l'invitai à descendre de cheval. Il fut, comme vous le +pensez, on ne peut plus surpris, et regarda le Cosaque comme pour lui +dire de me passer sa lance au travers du corps. Pendant ce temps, le +domestique, qui avait vu mon mouvement, voulut se jeter sur moi, et, +comme il avait un gros bâton, il fit un mouvement pour m'assommer, +mais, sans lâcher la bride du cheval, je le frappai d'un si grand coup +de crosse de pistolet dans la poitrine, que je l'envoyai tomber à +quatre pas et le menaçai de le tuer, s'il avait le malheur de faire un +mouvement pour se relever. Pendant ce temps, mon frère observait le +bourgmestre, auquel il dit qu'il fallait descendre de cheval, mais il +était tellement saisi, qu'il se le fit répéter plusieurs fois. Enfin +il descendit, et je donnai sa monture à tenir à mon frère. + +«Sans perdre de temps, j'ôtai au domestique ses bottes, sa capote et +son bonnet. Alors, enlevant ma capote, mon habit et mon bonnet de +police, je le lui mis sur la tête et le forçai à mettre mon habit, de +sorte qu'à son tour il avait l'air d'un prisonnier. + +«Imaginez-vous la figure du bourgmestre en voyant son domestique +habillé de la sorte! Mais ce n'était pas tout: je dis à mon frère, qui +était descendu de cheval, d'observer le domestique, pendant que je +ferais changer de costume à son maître qui, sur mon invitation, et +sans se faire prier, me donna sa capote, ses bottes et son bonnet. Je +lui donnai, en échange, ma capote et le bonnet de son domestique. +Ensuite je fis mettre à mon frère la capote et les bottes de ce +dernier et, lorsqu'il fut complètement habillé, à cheval et en +position de garder les deux individus, à mon tour je m'habillai de la +dépouille du bourgmestre. J'enfourchai la monture que mon frère tenait +par la bride; ensuite il me donna son sabre, et nous partîmes au +galop, laissant nos deux Prussiens saisis et ne sachant probablement +pas si mon frère était, ou non, un vrai Cosaque. Il faut dire aussi la +vérité: nous n'étions pas à notre aise, car, quoique déguisés, nous +avions peur de tomber entre les griffes des Cosaques dont le +bourgmestre nous avait parlé avant notre départ. + +«Après dix minutes de marche au galop, nous arrivâmes dans un petit +village où les habitants, en nous voyant, se mirent à crier: «Hourra! +hourra! nos amis les Cosaques, hourra!» Ils nous dirent qu'au grand +village, à un quart de lieue, nos camarades avaient couché et qu'ils +en étaient partis afin de couper la retraite aux Français, avant +qu'ils pussent atteindre le bois qui traversait la route. Ils +voulurent nous faire descendre de cheval pour nous faire rafraîchir, +mais, comme nous n'étions pas tranquilles, nous nous contentâmes de +boire quelques verres de _schnapps_ sans descendre. Ensuite mon frère +cria «hourra!» et nous partîmes, emportant la bouteille de _schnapps_ +et accompagnés des hourras de toute la population. + +«Il pouvait être trois heures lorsque nous aperçûmes le bois devant +nous, et nous n'en étions plus loin lorsque nous entendîmes la +fusillade et vîmes, près d'une maison située sur le bord de la route, +un combat entre les Français et la cavalerie russe. Ainsi les paysans +ne nous avaient pas menti, c'étaient bien les Cosaques qui voulaient +couper la retraite à la colonne des traîneurs, avant qu'elle pût +atteindre le bois. + +«Voyant cela, nous faisons prendre le galop à nos chevaux et, sans +penser que nous ressemblons à des Cosaques, nous nous postons sur la +route afin de tâcher de gagner l'entrée du bois où tous les traîneurs +se précipitent. Ils nous prennent pour des Cosaques et accélèrent leur +fuite. Les Cosaques, à leur tour, nous prenant pour des leurs, pensent +que nous poursuivons les Français, viennent à une douzaine pour nous +soutenir et entrent avec nous dans le bois. J'avais un Cosaque à ma +droite, et mon frère à ma gauche; tout le reste des Cosaques derrière +moi, dont on aurait dit que j'étais le chef. + +«La route était à peine assez large pour que trois cavaliers pussent +marcher de front; après avoir trotté une cinquantaine de pas, nous +apercevons plusieurs officiers de chez nous qui nous barrent le +passage en croisant la baïonnette et en criant à ceux qui fuyaient: +«N'ayez pas peur de cette canaille, laissez-les avancer!» Je profite +de l'occasion et, ralentissant le pas de mon cheval, j'applique sur la +figure du Cosaque qui était à ma droite, le plus fameux coup de +sabre[71]. Il fait encore un pas et s'arrête en tournant la tête de +mon côté, mais, comme il voit que je me dispose à recommencer, il fait +demi-tour et se sauve en beuglant. Ceux qui nous suivent en font +autant, et nos chevaux font le même mouvement, de sorte que nous +voilà, à notre tour, à la suite des Cosaques qui se sauvent à tous les +diables en recevait quelques coups de fusil des hommes de chez nous, +dont nous faillîmes être attrapés. + +[Note 71: Le Cosaque à qui le sergent a coupé la figure d'un coup +de sabre est bien celui que j'ai vu dans le bois et dont les camarades +ont pansé la plaie. (_Note de l'auteur_.)] + +«J'aperçois un chemin à droite: nous y entrons, un Cosaque y était +déjà. En nous voyant, il ralentit le pas, s'arrête et nous parle un +langage que nous ne comprenons pas: je lui assène un violent coup de +sabre sur la tête, et je crois que je l'aurais partagé en deux, sans +un bonnet de peau d'ours qui le coiffait. Étonné de cette manière de +répondre, il se sauve, mais, comme il est meilleur cavalier que nous, +nous le perdons de vue. Un quart d'heure après, nous arrivons de +l'autre côté du bois: là, nous apercevons encore notre Cosaque qui, en +nous voyant, part au galop, mais nous n'avions pas envie de le suivre. +Nous côtoyons le bois jusqu'à son extrémité, ensuite nous louvoyons +jusqu'au soir, pour retrouver la vraie route, et c'est avec bien de la +peine que nous arrivons ici. + +«Maintenant, acheva le sergent, il faut nous reposer un peu, et +partir, car, au jour, on pourrait nous donner le réveil.» + +Alors chacun de nous s'arrangea pour prendre un peu de repos, pendant +que six hommes de la garnison de Kowno, six soldats du train bien +portants, s'offrirent volontairement pour veiller, chacun à leur tour, +à la porte de la grange. + +Il n'y avait pas une heure que nous reposions, lorsque nous entendîmes +crier «Qui vive?» Un instant après, un individu entre et tombe de tout +son long. Aussitôt, les hommes qui étaient le moins fatigués se +levèrent pour le secourir. C'était un canonnier à pied de la Garde +impériale qui s'était trouvé au bivouac où j'avais manqué rester. Il +avait plus de vingt blessures sur le corps, des coups de lance et de +sabre. On demanda du linge pour le panser; je m'empressai de donner +une de mes meilleures chemises provenant du commissaire des guerres. +L'un des deux frères, le sergent, lui fit avaler une goutte de +genièvre, le vieux chasseur donna de la charpie qu'il tira du fond de +son bonnet à poil. On finit par l'arranger tant bien que mal; enfin +il se trouva soulagé: heureusement ses blessures n'étaient que sur le +dos et sur la tête, quelques-unes sur le bras droit, mais les jambes +étaient bonnes. + +Je m'approchai pour lui demander comment il se trouvait; à peine +m'eut-il regardé qu'il me dit: «C'est vous, sergent! Vous avez été +prudent en ne restant pas à la maison, à l'entrée du bois où, comme +moi et tant d'autres, vous vous proposiez de passer la nuit, car +peut-être un quart d'heure après votre départ, plus de quatre cents +Cosaques[72] sont arrivés. Nous prîmes les armes pour nous défendre; +nous étions, dans ce moment, environ cent. Voyant que nous étions +disposés à les recevoir, ils s'arrêtèrent; quelques-uns se +détachèrent, ayant à leur tête un officier qui vint nous dire, en bon +français, de nous rendre. + +[Note 72: Le canonnier se trompait sur le nombre de Cosaques, car +j'ai su, par un de mes amis qui s'y trouvait, qu'ils n'étaient pas +plus de deux cent cinquante, probablement ceux que le bourgmestre +avait annoncés aux deux frères. (_Note de l'auteur_.)] + +«Mais un vieux chasseur à pied de la Garde nommé Michaut--celui qui +s'était disputé avec la vieille cantinière--sortit des rangs, et +s'avançant de manière à être entendu de l'officier russe: «Dites donc, +lapin, depuis quand les Français se sont-ils rendus ayant des armes à +la main? Avancez, nous vous attendons!» Aussitôt, l'officier se +retira; ils se disposèrent à nous charger; nous les attendîmes et, +lorsqu'ils furent à vingt-cinq pas, la moitié de notre monde fit feu: +quelques hommes tombèrent. Alors, pensant que tous avaient tiré et que +nous ne pourrions recharger nos armes, ils s'avancèrent de nouveau en +jetant des _hourras_. Mais ils furent reçus par une autre décharge qui +leur mit un plus grand nombre d'hommes hors de combat. Alors ils se +sauvèrent, et nous pensions en être débarrassés, mais cinq minutes +après, ils reviennent plus nombreux et, au moment où plusieurs de chez +nous se retiraient pour gagner le bois, n'ayant pas encore eu le temps +de recharger nos armes, nous fûmes enfoncés à coups de lances et de +sabres: presque tous furent tués ou blessés. + +«Je restai à terre, blessé, faisant le mort, et, comme je me trouvais +sur le bord du fossé qui tient à la route, je me roulai dedans. Les +paysans arrivèrent et se mirent à dépouiller les morts et les blessés, +accompagnés par quelques Cosaques dont les chevaux avaient été tués. +J'eus le bonheur de ne pas être vu, et, lorsqu'ils se furent retirés, +je me levai avec peine et gagnai le bois, que je traversai. Enfin, me +voilà heureux, mes amis, de vous avoir rencontrés, mais que vais-je +devenir?--Nous vous conduirons, répondirent les soldats du train.--Et +moi, reprit le frère sergent, je vous prêterai mon cheval.» + +Malgré le sommeil qui m'accablait, je me disposai à partir, car, comme +je n'étais pas fort, il me fallait beaucoup de temps pour faire peu de +chemin. Un jeune soldat du train me proposa de m'accompagner, si je +voulais partir de suite: j'acceptai d'autant plus volontiers, que ce +jeune soldat, qui n'avait pas eu de misères, était fort et pourrait me +secourir au besoin. Enfin nous partîmes. + +Nous entrâmes dans un bois que la route traversait. Là, le soldat, qui +n'était pas armé, voulut porter mon fusil; je le lui cédai d'autant +plus volontiers que, dans l'état de faiblesse où je me trouvais, il +pouvait mieux s'en servir que moi. Après avoir marché je ne sais +combien de temps, soutenu par le bras de mon jeune compagnon, car +souvent je dormais en marchant, nous arrivâmes à l'extrémité du bois: +il pouvait être quatre heures du matin, c'était le 16 décembre. + +Nous marchâmes encore au hasard pendant environ une demi-heure; fort +heureusement la lune se leva. Mais avec elle arriva un grand vent, et +une neige si fine qu'elle nous coupait la figure, et nous empêchait +d'y voir. + +Je souffrais beaucoup de l'envie de dormir et, sans le secours du +petit soldat du train, qui me tenait toujours sous le bras, je serais +infailliblement tombé en dormant. Mon compagnon de voyage me fit +remarquer un grand corps de bâtiment qu'il apercevait devant nous: je +reconnus que c'était une station de poste comme celle que nous avions +quittée, et je jugeai, d'après cela, que nous avions fait trois +lieues. Au bout d'un quart d'heure, nous arrivâmes près d'une des +portes. En entrant, je me jetai près d'un feu, car il y en avait +plusieurs abandonnés par des militaires, presque tous de la Garde +impériale, pour marcher sur Wilbalen. Quelques canonniers, aussi de +la Garde, y étaient encore, mais ils se disposaient à partir. + +Il n'y avait pas dix minutes que je dormais comme un bienheureux, que +je me sentis fortement secoué par le bras. Je veux résister, mais l'on +me soulève par les épaules; enfin je m'éveille, et un cri se fait +entendre, proféré par un vieux canonnier: «Les Cosaques! Levez-vous, +mon garçon! Encore un peu de courage!» + +J'aperçus onze Cosaques arrêtés et qui, probablement, n'attendaient +que notre départ pour venir prendre nos places: «Allons, dit le +canonnier, il faut céder la position et battre en retraite sur +Wilbalen! Nous n'avons plus qu'une lieue; ainsi, partons!» + +Il fallut se remettre en route; nous étions six, quatre canonniers, le +petit soldat du train et moi. Nous sortîmes de la grange. C'était le +16 décembre, cinquante-neuvième journée de marche, depuis notre départ +de Moscou. Le vent était impétueux et le froid excessif. Tout à coup, +malgré ce que mon camarade put faire pour me soutenir, je m'affaissai, +accablé par le sommeil et par la fatigue. Il fallut les efforts de +deux canonniers et de mon compagnon pour me mettre debout; quoique sur +mes jambes, je dormais toujours, mais un canonnier m'ayant frotté la +figure avec de la neige, je m'éveillai. Ensuite il me fit avaler un +peu d'eau-de-vie; cela me remit un peu. Ils me prirent chacun par un +bras, et me firent marcher, de la sorte, beaucoup plus vite que je +n'aurais pu marcher seul. C'est de cette manière que j'arrivai à +Wilbalen. En entrant, nous apprîmes que le roi Murat y était avec tous +les débris de la Garde impériale. + +Malgré le grand froid, l'on voyait assez de mouvement dans la ville, +de la part des militaires, dans l'espoir d'acheter aux juifs, assez +nombreux dans cet endroit, du pain et de l'eau-de-vie. On voyait +aussi, à la porte de chaque maison, une sentinelle, et lorsqu'un +arrivant se présentait pour entrer, on lui répondait qu'il y avait un +général logé, ou un colonel, ou qu'il n'y avait plus de place. +D'autres nous disaient: «Cherchez votre régiment!» Les canonniers +trouvèrent des camarades de leur régiment et s'en furent avec eux. Je +commençais à me désespérer, lorsqu'un paysan me dit que, dans la +première rue à gauche, il y avait peu de monde. Nous y fûmes, mais +toujours des sentinelles à toutes les portes et partout la même +réponse. Effectivement je voyais, dans les maisons, les hommes +entassés les uns sur les autres. Cependant nous ne pouvions rester +plus longtemps dans la rue sans nous exposer à mourir de froid. + +Il me serait difficile d'exprimer combien, ce jour-là, j'ai souffert +du froid et davantage encore de chagrin, en me voyant repoussé partout +où je me présentais, et cela par des camarades. + +Enfin, je m'adresse à un grenadier qui me dit que, partout il y a du +monde, mais aussi de la mauvaise volonté, de l'égoïsme, et qu'il ne +faut pas faire attention aux maisons où il y a des sentinelles; qu'il +faut y entrer, «car je vois, continua-t-il, que vous êtes dans une +triste position!» + +Faisant signe à mon camarade de me suivre, je me dirige vers la +première maison qui se présente pour y entrer: un vieux grognard barre +le passage avec son fusil en me disant que c'est le logement du +colonel, et qu'il n'y a plus de place. Je lui réponds que, quand bien +même ce serait le logement de l'Empereur, il m'en fallait deux, et que +j'entrerais. Dans ce moment, j'aperçus un autre grenadier occupé à +attacher sur sa capote une paire d'épaulettes d'officier supérieur. À +ma grande surprise, je reconnais Picart, mon vieux compagnon, que je +n'avais pas vu depuis Wilna, depuis le 9 décembre! Aussitôt, je dis au +grenadier: «Dites au colonel Picart que le sergent Bourgogne lui +demande une place.--Vous vous trompez», me répond-il. Mais, sans +l'écouter, je force la consigne, le soldat du train me suit et nous +entrons. + +À peine Picart m'a-t-il reconnu qu'il jette ses grosses épaulettes sur +la paille en s'écriant: «Jour de Dieu! C'est mon pays, c'est mon +sergent! Comment se fait-il, mon pays, que vous arrivez seulement? +Vous avez donc encore fait l'arrière-garde?» Sans lui répondre, je +m'étais laissé tomber sur la paille, épuisé de fatigue, de sommeil et +d'inanition, et aussi suffoqué par la chaleur d'un grand poêle. Picart +courut à son sac, en tira une bouteille où il y avait de l'eau-de-vie, +et me força d'en prendre quelques gouttes qui me ranimèrent un peu. +Ensuite, je le priai de me laisser reposer. + +Il pouvait être huit heures du matin; il en était deux de l'après-midi +lorsque je m'éveillai. + +Picart mit entre mes jambes un petit plat de terre contenant de la +soupe au riz que je mangeai avec plaisir, et en regardant à droite et +à gauche, car je cherchais à me reconnaître. À la fin, tout se +débrouilla dans mes idées, de manière à me rappeler ce qui m'était +arrivé depuis vingt-quatre heures. + +J'étais dans mes réflexions, lorsque Picart m'en tira pour me conter +ce qui lui était arrivé depuis que nous nous étions séparés, à Wilna: +«Après avoir chassé les Russes qui s'étaient présentés sur les +hauteurs de Wilna, on nous fit revenir sur la place; de là, on nous +conduisit au faubourg situé sur la route de Kowno, pour être de garde +chez le roi Murat qui venait de quitter la ville. Là, je vous +cherchai, pensant que vous aviez suivi, et je fus étonné de ne plus +vous voir. À minuit, on nous fit partir pour Kowno, accompagnant le +roi Murat et le prince Eugène qui, aussi, était logé au faubourg. +Mais, arrivés au pied de la montagne, il ne nous a pas été possible de +la traverser, à cause de la quantité de neige et du nombre de voitures +et de caissons sur la route qui la traversait. + +«Lorsqu'il fit un peu jour, le roi et le prince parvinrent à continuer +leur chemin en tournant la montagne, mais tant qu'à moi et quelques +autres, comme nous n'avions pas de chevaux, nous nous engageâmes par +le chemin. Bien nous en prit, car nous eûmes l'occasion de monter les +premiers à la roue et de faire quelques pièces de cinq francs ... à +votre service, entendez-vous, mon pays?» Picart continua à me faire un +détail de sa marche jusqu'au moment où le hasard me le fit rencontrer. + +Alors je lui dis que c'était toujours un bonheur pour moi, chaque fois +que je le rencontrais, mais que, cette fois, j'étais plus heureux +encore puisque je le retrouvais colonel. Il se mit à rire en me disant +que c'était une ruse de guerre dont, plus d'une fois, il s'était servi +pour conserver un beau logement; que, depuis hier, il s'était fait +colonel et était reconnu pour tel par ceux qui étaient avec lui, +puisqu'ils lui rendaient les honneurs. + +Picart me dit qu'à 3 heures, il devait y avoir une revue du roi Murat +où l'on devait donner des ordres pour indiquer les endroits où les +débris des différents corps devaient se réunir. Je me disposai à y +aller, afin d'y rencontrer mes camarades. Picart me fit la barbe, qui +n'avait pas été faite depuis notre départ de Moscou, avec un mauvais +rasoir que nous avions trouvé dans le portemanteau du Cosaque tué le +23 novembre, et, quoiqu'il le repassât sur le fourreau de son sabre et +ensuite sur sa main pour lui donner le fil, il ne m'en écorcha pas +moins la figure. + +L'heure venue, nous sortîmes de notre logement pour aller au +rendez-vous. L'appel devait se faire dans une grande rue. Les +militaires de toute arme s'y rendaient. Plusieurs des vieux de la +Garde avaient poussé l'ambition, et cela pour se faire remarquer, +jusqu'à s'arranger comme pour un jour de grande parade: en les voyant, +l'on aurait pensé qu'ils arrivaient plutôt de Paris que de Moscou. Au +lieu du rendez-vous, j'eus le bonheur de rencontrer tous ceux avec qui +j'étais le jour d'avant, ainsi que bien d'autres que je n'avais pas +vus depuis Wilna, mais nous étions peu nombreux. Grangier me dit: +«J'espère que tu ne nous quitteras plus; tu vas venir à notre logement +et, comme l'on est autorisé à prendre des traîneaux ou des voitures +pour se faire conduire, nous tâcherons d'en trouver». Nous restâmes +assez longtemps dans la rue, en attendant le roi Murat. Pendant ce +temps, on était surpris de rencontrer des amis, de retrouver vivants +ceux que l'on pensait morts. J'eus le plaisir de rencontrer le sergent +Humblot, avec qui j'avais voyagé la veille et dont j'avais été séparé +dans les bois, au moment du _hourra_. J'appris aussi que les +cantinières Marie et la mère Gâteau étaient arrivées à bon port. + +Le roi Murat ne venant pas, l'on prit les noms des hommes incapables +de marcher, afin de les faire partir le lendemain, à six heures du +matin, avec des traîneaux que les autorités fournissaient. Nos +camarades s'occupèrent d'en chercher, mais il leur fut impossible d'en +trouver. Il fallut s'en consoler en se disposant à passer une bonne +nuit, afin de pouvoir marcher le jour suivant. + +Picart m'avait dit qu'il voulait me parler avant de nous séparer. À +peine l'ordre du départ fut-il donné, que je sentis une grosse tape +sur l'épaule; c'était lui. Il me fit signe, ainsi qu'à Grangier, de +le suivre, et, lorsque nous fûmes éloignés de manière à ce que +personne ne pût nous entendre, il me dit: «Vous allez me faire +l'amitié d'accepter un bon coup de vin blanc, vin du Rhin!--Pas +possible!» m'écriai-je. Pour toute réponse, il nous dit: «Suivez-moi!» +Chemin faisant, il nous conta que, la veille, il avait rencontré un +juif avec qui il avait fait connaissance, et cela pour lui vendre des +objets dont il voulait se défaire, ses épaulettes de colonel et autre +chose encore, mais qu'il n'avait pas manqué, comme cela lui arrivait +souvent, de se faire passer pour juif en disant que sa mère était +fille du rabbin de Strasbourg et que lui se nommait Salomon. Enchanté, +et aussi dans l'espoir de faire un bon marché, l'autre lui avait +indiqué sa demeure, en l'assurant qu'il lui procurerait du bon vin du +Rhin. + +Nous arrivâmes derrière la synagogue: à côté était une petite maison +où Picart s'arrêta. Il regarda à droite et à gauche s'il ne voyait +rien; ensuite, se pinçant le nez, il appela d'une voix nasillarde, et +à plusieurs reprises: «Jacob! Jacob!» Nous vîmes paraître, par un +trou, une espèce de figure coiffée d'un long bonnet fourré et ornée +d'une sale barbe: c'était Jacob le juif. En reconnaissant Picart, il +lui dit en allemand: «Ah! c'est vous, mon cher Salomon; je vais vous +ouvrir!» Le juif ouvrit la petite porte, et nous entrâmes dans une +chambre bien chaude, mais puante et dégoûtante. Lorsque nous fûmes +assis sur un banc autour du poêle, nous vîmes entrer trois autres +juifs, dont Jacob nous dit que c'était sa famille. + +Picart, qui savait comment il fallait s'y prendre avec ses soi-disant +coreligionnaires, commença par ouvrir son sac et en tirer d'abord une +paire d'épaulettes, non pas de colonel, mais de maréchal de camp, une +pacotille de galons, tout cela neuf et ramassé à la montagne de Wilna, +dans les caissons abandonnés. + +Il y avait aussi quelques couverts d'argent venant de Moscou. Les +juifs ouvrirent de grands yeux; alors Picart demanda du vin et du +pain; on apporta du vin du Rhin excellent; le pain n'était pas de +même; mais, pour le moment, c'était plus que l'on ne pouvait espérer. + +Pendant que nous étions à boire, les juifs regardaient les objets +étalés sur le banc; Jacob demanda à Picart combien il voulait de tout +cela: «Dites-vous même!» répondit Picart. Le juif dit un prix bien +éloigné de ce que Picart voulait. Il lui dit: Non! Jacob dit encore +quelque chose de plus; cette fois Picart, chez qui le vin commençait à +produire son effet, regarda le juif d'un air goguenard et lui répondit +en mettant un doigt sur le côté de son nez, et en fredonnant non pas +les paroles, mais le chant du rabbin à la synagogue, le jour du +Sabbat. + +Les quatre juifs se mirent aussi à se balancer comme des Chinois et à +chanter les versets. Grangier regarda Picart, pensant qu'il était fou, +et moi, malgré ma triste position, je me pâmais de rire. Enfin, Picart +cessa de chanter pour nous verser à boire. Pendant ce temps, les juifs +causèrent ensemble du prix des objets; Jacob en offrit un prix plus +élevé, mais ce n'était pas encore ce que Picart voulait, de sorte +qu'il se remit à recommencer son tintamarre, jusqu'au moment où il +accorda le marché, à condition qu'on lui donnât de l'or. Jacob paya +Picart en pièces d'or de Prusse; il est probable qu'il était content +de son marché, puisqu'il nous donna des noisettes et des oignons. Le +vin nous avait monté à la tête et nous avait rendus comme fous, car, +lorsque Picart eut reçu son argent, nous nous mîmes à faire, comme +lui, le sabbat. + +Le charivari aurait continué longtemps, si l'on n'eût frappé à la +porte à coups de crosses de fusils. Jacob regarda par le trou, et +aperçut plusieurs soldats qui lui dirent, en allemand, qu'ils avaient +un billet de logement pour loger chez lui et que, s'il n'ouvrait pas +de suite, la porte allait être enfoncée. Il ouvrit de suite. Nous +prîmes le parti de nous retirer; je dis adieu à Picart, avec promesse +de nous revoir à Elbing, endroit sur lequel nous avions l'ordre de +nous diriger. + +Arrivés au logement, nous mangeâmes une soupe de riz; ensuite je +m'occupai de mes pieds, de ma chaussure, et, comme nous étions dans +une chambre chaude et sur de la paille fraîche, je m'endormis. + +Le lendemain 17, à cinq heures, la ville était déserte: les hommes +qui, depuis deux mois, n'avaient pas couché sous un toit et qui, dans +ce moment, se trouvaient couchés chaudement, ne se pressaient pas de +sortir de leur logement. Deux ou trois tambours, qui restaient encore +de ceux de la Garde, battirent la _grenadière_ pour nous, et la +_carabinière_ pour les chasseurs. Lorsque nous fûmes dans la rue, nous +remarquâmes qu'il faisait moins froid que la veille. Nous vîmes venir +un traîneau attelé de deux chevaux, qui s'arrêta. Il était conduit par +deux juifs et chargé d'épicerie. L'idée nous vint de leur proposer de +nous conduire, en payant, bien entendu, jusqu'à Darkehmen, où l'on +devait aller ce jour-là, ou de nous emparer du traîneau, s'ils +refusaient. D'abord ils firent quelques difficultés, sous différents +prétextes. Nous leur proposâmes de payer la moitié du prix, et le +reste en arrivant. Les juifs acceptèrent. Le prix étant convenu pour +quarante francs, nous leur en payâmes de suite la moitié, mais comme +ils ne prenaient les pièces de cinq francs que comme un thaler qui +n'en vaut que quatre, cela nous fit dix francs de plus. Nous n'y +regardâmes pas de si près, et imprudemment, pour nous attirer leur +confiance, nous leur fîmes voir que nous avions beaucoup d'argent. Un +sergent-major nommé Pierson, qui avait plusieurs pièces d'argenterie, +les montra. Dès ce moment, ils parlèrent hébreu, de sorte que nous ne +pûmes rien comprendre de ce qu'ils disaient. + +Nous étions cinq vélites, Leboude, Grangier, Pierson, Oudict et moi. +Le traîneau était déchargé, les chevaux reposés, nous nous disposâmes +à partir. Nous mîmes nos fusils dans le fond du traîneau et nos sacs +par-dessus, et nous voilà en route. Il était plus de six heures: tous +les débris de l'armée étaient déjà en mouvement, comme les jours +précédents, sans organisation, sans ordre; la confusion était telle +qu'il n'y avait pas moyen de sortir de la ville. Ceux qui ne se +sentaient pas la force de marcher voulaient s'emparer des traîneaux ou +y prendre place. + +Sortis avec bien de la peine, nous trouvâmes le même encombrement. Nos +conducteurs nous firent comprendre qu'ils allaient nous conduire par +un chemin à gauche, où l'on ne voyait personne, et qu'avant une heure +nous aurions rejoint la grande route et dépassé la tête de colonne. +Nous aurions dû demander, puisque le chemin était si bon, pourquoi +d'autres conducteurs de traîneaux, qui devaient aussi bien le +connaître, ne le prenaient pas; mais nous n'y pensâmes pas. Lorsque +nous eûmes voyagé, au grand trot, un bon quart d'heure, je m'aperçus +que la route que nous suivions tournait insensiblement sur la gauche, +et nous éloignait de celle que suivait l'armée; que le terrain sur +lequel nous roulions, et que l'on nous faisait prendre pour un chemin, +n'était qu'un remblai formant la digue d'un canal à notre droite, et +d'un contre-fossé à gauche. Voulant communiquer mes observations à mes +camarades, je criai aussi fort que je le pouvais, et à plusieurs +reprises: «Halte! halte!» Grangier me demanda ce que je voulais. Je +redoublai mes cris: «On nous trompe, nous sommes avec des coquins!» +Alors Pierson, qui était sur le devant, tenant dans ses mains une +théière en argent qu'il rapportait de Moscou, et dont il se servait à +chaque instant pour faire faire du thé, se mit à son tour à crier: +«Halte!» + +Les fripons de juifs sautent en bas de la botte de paille sur laquelle +ils étaient assis, et, toujours en marchant, mais moins vite, prennent +les chevaux par la bride, font tourner le traîneau et nous renversent +du haut en bas de la digue, du côté du contre-fossé. Heureusement pour +moi, qui étais placé derrière, les jambes pendantes en dehors et sur +le côté du traîneau, que j'avais pu voir leur mouvement, de sorte +qu'en me laissant glisser, j'évitai de faire le grand saut, mais mes +camarades roulèrent jusqu'en bas, à plus de vingt-cinq pieds, et +arrivèrent tout meurtris sur glace. Comme ils avaient les pieds et les +mains gelés, ils poussaient des cris effrayants, occasionnés par les +douleurs. Ces cris se changèrent en cris de rage contre les juifs qui, +déjà, avaient retiré le traîneau au bord de la digue, car, tenant les +chevaux par la bride, ils l'avaient empêché, quoique renversé, de +rouler jusqu'en bas. Ils se disposaient à se sauver avec nos bagages, +mais, comme mon fusil était avec les autres, dans le fond du traîneau, +je tirai mon sabre et en portai un coup sur la tête d'un juif qui, +grâce à son bonnet fourré, ne l'eut point fendue en deux. Je lui en +portai un second qu'il para avec la main gauche couverte d'un gant en +peau de mouton. Ils allaient nous échapper, quand Pierson arriva pour +me seconder, tandis que les autres, encore en bas du remblai, qu'ils +n'avaient pas la force de remonter, juraient et nous criaient de tuer +les juifs. Celui auquel j'avais donné un coup de sabre se sauvait en +traversant le canal; l'autre, qui tenait les chevaux, demandait grâce +en disant que c'était la faute de son camarade. Cela n'empêcha pas +Pierson d'appliquer quelques coups de plat de sabre à celui qui +restait et qui demandait pardon en nous appelant colonel et général. + +Pierson, prenant les chevaux par la bride, lui ordonna de descendre +afin d'aider nos camarades à remonter. C'est ce qu'il s'empressa de +faire; il en fut récompensé par les coups de poings qu'on lui appliqua +avec force. Lorsqu'ils furent remontés, Leboude nous annonça que nous +avions acquis de droit le traîneau et les chevaux, car ces deux +coquins avaient cherché à nous détruire, afin de s'emparer de ce que +nous avions. + +Nous ordonnâmes au juif de nous conduire, au grand galop, par le +chemin le plus court, afin de rejoindre l'armée, mais il fallut +retourner par où nous étions venus. + +Arrives près de la ville, le juif voulait nous y faire entrer sous +prétexte de prendre quelque chose chez lui: c'était pour nous livrer +aux Cosaques, qui y étaient déjà. Nous lui fîmes sentir la pointe du +sabre dans le dos, le menaçâmes de le tuer, s'il faisait encore un pas +du côté de la ville. Aussi s'empressa-t-il de tourner à gauche, sur la +route que suivait l'armée, dont nous apercevions les derniers +traîneaux à une grande distance. Un quart d'heure après, nous les +avions rejoints, ensuite nous les dépassâmes en descendant une côte +avec rapidité. + +Comme j'étais placé sur le derrière du traîneau, le bout du timon de +l'un de ceux qui descendaient m'atteignit dans le flanc droit et me +jeta sur la neige à plus de six pieds. Je restai sans connaissance. Un +fourrier des Mamelucks, qui me connaissait, s'empressa de me relever +et de m'asseoir sur la neige[73]. Mes camarades s'empressèrent aussi +de venir à mon secours: on pensait que le timon m'était rentré dans +le corps, mais fort heureusement que mes habillements avaient amorti +le coup; et puis, par bonheur, le bord du timon était garni d'une peau +de mouton. + +[Note 73: Le Mameluck qui me releva se nommait Angelis; il était +de la Géorgie; nous nous étions connus en Espagne; il était un des +Mamelucks que l'Empereur avait ramenés d'Égypte; quelques-uns +seulement de ce beau corps échappèrent aux désastres de cette +campagne. (_Note de l'auteur_.)] + +Je fus relevé, et l'on me replaça sur le traîneau: chose étonnante, il +n'en résulta pour moi rien de funeste; seulement, dans la journée, +j'eus des vomissements. + +Il pouvait être neuf heures lorsque nous arrivâmes dans un grand +village; beaucoup d'hommes y étaient déjà; nous entrâmes dans une +maison, afin de nous y chauffer; nous laissâmes notre traîneau à la +porte, ayant eu la précaution de le décharger de nos bagages et de +faire entrer le juif avec nous, dans la crainte qu'il n'enlevât notre +équipage. + +Les soldats qui étaient à se chauffer nous dirent que, dans le +village, on vendait des harengs et du genièvre. Comme ils avaient eu +beaucoup de complaisance pour moi et qu'ils avaient tous les pieds +plus gelés que les miens, je me décidai à y aller mais, en partant, je +leur recommandai d'avoir les yeux sur le traîneau: «Sois tranquille, +me dit Pierson, j'en réponds!» Je partis avec notre juif pour me +servir de guide et d'interprète. + +Il me conduisit chez un de ses compères, où je trouvai des harengs, du +genièvre et des mauvaises galettes de seigle. Pendant que je me +chauffais en buvant un verre de genièvre, je m'aperçus que mon guide +avait disparu avec un autre juif, avec lequel il causait un instant +avant. Voyant qu'il ne rentrait pas, je retournai, avec mes +provisions, rejoindre mes amis: mais quel fut mon étonnement, lorsque +je fus près de la maison, de n'y plus voir le traîneau à la porte! Mes +camarades, tranquillement à se chauffer, me demandent où sont les +provisions; moi je leur demande où est le traîneau. Ils regardent dans +la rue, le traîneau est parti! Sans dire un mot, je jette les +provisions à terre, et, le coeur triste, je vais me coucher sur de la +paille, à côté du poêle. Une demi-heure après, on battit le rappel +pour le départ, et l'on nous fit savoir qu'à deux petites lieues de +là, il y aurait des traîneaux pour tout le monde, afin que l'on pût +arriver le même jour à Gumbinnen. + +Arrivés à cet endroit, nous y trouvâmes, en effet, une grande quantité +de traîneaux et, un instant après, on nous fit partir. Pendant la +route, je fus indisposé: le mouvement du traîneau fit, sur moi, +l'effet du mal de mer; j'eus des vomissements. Je voulus, avant +d'arriver, marcher un peu à pied, mais je faillis périr de froid, car +il était devenu insupportable. Heureusement, mes camarades +s'aperçurent de ma triste position, firent arrêter le traîneau et +vinrent me chercher: je ne pouvais plus avancer. Quand nous arrivâmes +à Gumbinnen, il était temps! On nous donna un billet de logement pour +nous cinq, et nous eûmes une chambre bien chaude et de la paille. + +Lorsque nous fûmes installés, la première chose que nous fîmes, fut de +demander si, pour de l'argent, nous ne pourrions pas avoir à boire et +à manger. Le bourgeois, qui avait l'air d'un brave homme, nous +répondit qu'il ferait son possible pour nous donner ce que nous +demandions: une heure après, il nous apporta de la soupe, une oie +rôtie et des pommes de terre, de la bière et du genièvre. Nous +dévorions le tout des yeux, mais, malheureusement, l'oie était +tellement coriace, que nous ne pûmes en manger que très peu, et ce peu +faillit nous étouffer; nous en fûmes réduits aux pommes de terré. + +Je fus, avec le sergent-major Oudict, voir, dans la ville, si nous ne +trouverions pas quelque chose à acheter: le hasard nous conduisit dans +une maison où Oudict rencontra un chirurgien-major de son pays. Il +était logé avec deux officiers et trois soldats, reste du régiment. +Ils étaient dans un état pitoyable; ils avaient presque tous perdu les +doigts des pieds et des mains; pendant que nous étions dans cette +maison, un individu nous proposa de nous vendre un cheval et un +traîneau, que nous nous empressâmes d'acheter pour la somme de 80 +francs. + +Le lendemain 18, après avoir essayé de manger de notre oie, qui +n'était pas plus tendre que la veille, nous montâmes sur notre +traîneau et nous partîmes pour aller coucher à Wehlau; mais à peine +fûmes-nous hors de la ville, que Pierson, qui conduisait le traîneau +et qui n'y entendait rien, nous fit faire une culbute, brisa le +brancard, et nous jeta sur la neige. Nous nous trouvions près d'une +maison où nous entrâmes pour le faire réparer: pendant que le paysan +était occupé à cette besogne, nous l'étions à nous chauffer, et, +lorsque nous fûmes pour nous mettre en route, nous fûmes on ne peut +plus étonnés de voir que nous n'avions plus d'armes: les Prussiens +nous avaient pris nos fusils déposés contre la porte. Nous crions, +nous jurons: «Nous voulons nos armes, ou nous mettons le feu à la +maison!» Mais le paysan jure à son tour qu'il n'a rien vu; il fallut +se décider à partir sans armes. Heureusement qu'après une heure de +marche, nous rencontrâmes un fourgon parti le matin de Gumbinnen avec +un chargement de fusils de la Garde impériale, de sorte que nous pûmes +en prendre d'autres. Enfin nous arrivâmes à Wehlau à trois heures. + +Nous vîmes plus de deux mille soldats rassemblés près de l'Hôtel de +Ville, attendant des billets de logement. Un grand coquin de Prussien +s'avance près de nous, et nous dit que, si nous voulons, pour peu de +chose, il nous logera chez lui; qu'il a une chambre bien chaude, de la +paille pour nous coucher, et une écurie pour notre cheval. Nous +acceptâmes avec empressement. Arrivés chez lui, il met le cheval à +l'écurie, nous fait monter au second, et là, nous entrons dans une +chambre passablement malpropre; il en était de même de la paille, mais +il faisait chaud, c'était l'essentiel. + +Nous vîmes paraître une femme qui avait près de six pieds de haut, et +une vraie figure de Cosaque; elle nous dit qu'elle était la bourgeoise +de la maison, et que, si nous avions besoin de quelque chose, nous +n'avions qu'à lui donner de l'argent, qu'elle irait nous le chercher. +C'était ce que nous demandions, car pas un de nous n'était disposé à +sortir. Je lui donne cinq francs pour aller nous chercher du pain, de +la viande et de la bière. Un instant après, elle nous apporta de l'un +et de l'autre; on fit la soupe, et, après avoir mangé et nous être +assurés que notre cheval ne manquait de rien, nous nous reposâmes +jusqu'au lendemain matin. + +Avant de partir, nous donnâmes a notre bourgeoise une pièce de cinq +francs pour la nuit, mais elle nous dit que cela ne suffisait pas; +alors nous lui en donnâmes une seconde. Mais ce n'était pas encore son +compte; elle exigea que nous lui donnions une pièce de cinq francs par +chaque homme, plus une pour le cheval. + +Alors je me levai pour lui dire qu'elle n'était qu'une grande canaille +et qu'elle n'aurait pas davantage. À cela, elle me répondit en me +passant la main sur la figure et en me disant: «Pauvre petit +Français, il y a six mois, lorsque tu passas par ici, c'était fort +bien, tu étais le plus fort; mais aujourd'hui, c'est différent! Tu +donneras ce que je te demande, ou j'empêche mon mari de mettre le +cheval au traîneau et je vous fais prendre par les Cosaques!» Je lui +répondis que je me moquais des Cosaques comme des Prussiens: «Oui, me +répondit-elle, si tu savais qu'ils sont près d'ici, tu ne dirais pas +cela!» Alors voyant toute la méchanceté de cette femme, je l'attrapai +par le cou pour l'étrangler, mais elle fut plus forte que moi, elle me +renversa sur la paille et c'était elle, à son tour, qui voulait +m'étrangler. Fort heureusement qu'un grand coup de pied dans le +derrière, donné par un de mes camarades, la fit relever. Dans ce +moment, le mari entra, mais ce fut pour recevoir un grand coup de +poing de sa chère femme qui était comme une furie, qui lui dit qu'il +n'était qu'un grand lâche et que, s'il n'allait pas, de suite, +chercher les voisins et les Cosaques, elle lui arracherait les yeux. +Comme nous étions cinq contre deux, nous l'empêchâmes de sortir de la +maison et nous le forçâmes de mettre le cheval au traîneau, mais il +fallut donner ce que cette coquine avait demandé; il n'y avait pas à +marchander, les Cosaques étaient proches. Avant de partir, je dis à +cette diablesse que, si je revenais, je lui ferais rendre avec usure +l'argent que nous lui donnions. À cela, elle me répondit en me +crachant à la figure; comme je voulais riposter à cette insulte par un +coup de crosse de fusil, mes camarades m'en empêchèrent. + +Nous nous plaçâmes sur le traîneau pour partir au plus vite. + +Ce jour-là, 19 décembre, nous allâmes coucher à Insterbourg, où nous +arrivâmes à la nuit; nous fûmes logés chez de braves gens. + +Le lendemain 20, c'était un dimanche; nous partîmes de grand matin +pour aller coucher à Eylau. Là, nous allâmes directement à la Maison +de Ville, où l'on nous donna, sans difficulté, un billet de logement. +Nous fûmes encore chez de bonnes gens, chez qui nous trouvâmes un bon +feu; on nous offrit à chacun un verre de genièvre. Ensuite, notre +bourgeoise alla chercher nos vivres avec notre billet de logement, car +les communes venaient de recevoir l'ordre de nous donner les vivres. + +Lorsque nous fûmes réchauffés et un peu reposés, nous nous disposâmes, +en attendant la soupe, à faire une visite au champ de bataille, que +nous parcourûmes en partie. Nous vîmes plusieurs monuments funèbres, +c'est-à-dire de simples croix en bois; nous en remarquâmes +particulièrement une avec cette inscription: «Ici reposent vingt-neuf +officiers du brave 14me de ligne, morts au champ d'honneur[74]». + +[Note 74: Plus cinq cent quatre-vingt-dix sous-officiers et +soldats. (_Note de l'auteur_).] + +Après quelques observations sur l'emplacement des troupes, le jour de +cette terrible bataille, nous entrâmes en ville, qui nous parut +déserte. Il est vrai que c'était un dimanche; que les habitants +étaient, vu la saison, renfermés chez eux, et que nous nous trouvions +les seuls Français, les autres ayant pris une autre direction. + +Rentrés à notre logement, en attendant que notre repas fût fait, nous +nous étendîmes sur la paille. À peine y étions-nous, qu'un vétéran +prussien entra pour nous prévenir qu'on apercevait les Cosaques sur +une hauteur, à un quart de lieue de la ville, et qu'il nous +conseillait de partir au plus tôt. Comme la chose n'était que trop +vraie, nous nous dépêchâmes de faire nos dispositions de départ; nous +enveloppâmes dans de la paille notre viande, qui n'était pas à moitié +cuite. + +Nous partîmes avec notre paysan pour nous mettre dans le bon chemin. +Lorsque nous y fûmes, il nous fit remarquer les Cosaques sur une +hauteur: ils étaient plus de trente. Le temps était brumeux; la neige +ne manqua pas de tomber un instant après notre départ. Nous n'avions +pas encore fait une demi-lieue que la nuit nous surprit. Nous +rencontrâmes deux paysans. Nous leur demandâmes s'il y avait encore +loin pour trouver un village. Ils nous dirent qu'avant d'en trouver, +il fallait traverser un grand bois; que nous trouverions à notre +droite, à vingt-cinq pas de la route, une maison qui était celle d'un +garde forestier qui tenait auberge, et que nous pourrions y loger. +Après une petite demi-heure de marche, nous arrivâmes à la maison +indiquée: il était neuf heures; nous avions fait quatre lieues. + +Avant de nous ouvrir, on nous demanda qui nous étions et ce que nous +voulions. Nous répondîmes que nous étions Français et militaires de la +Garde impériale et que nous demandions si, en payant, nous pourrions +avoir à loger, à boire et à manger. Aussitôt, on nous ouvrit la porte +et on nous dit d'être les bienvenus. Nous commençâmes par faire mettre +notre cheval à l'écurie. Puis on nous fit entrer dans une grande +chambre où nous aperçûmes trois individus couchés sur de la paille; +c'étaient trois chasseurs à cheval de la Garde, arrivés dans la +journée, mais plus malheureux que nous, car ils n'avaient plus de +chevaux et, ayant les pieds gelés, ils étaient obligés de faire la +route à pied. On nous servit à manger, ensuite nous nous couchâmes et +nous dormîmes comme des bienheureux. + +En nous éveillant, nous fûmes surpris de ne plus voir les chasseurs, +mais le maître de la maison nous apprit qu'il y avait environ une +heure, un juif voyageant avec un traîneau avait proposé aux chasseurs +de les conduire à trois lieues pour deux francs, et qu'ils avaient +accepté avec empressement. Nous apprîmes cette nouvelle avec plaisir. +Après avoir payé la valeur de cinq francs qu'on nous demanda pour +notre cheval et pour nous, nous partîmes; notre bourgeois nous +recommanda de toujours suivre les traces du traîneau qui nous +précédait et qui conduisait les chasseurs. + +Nous avions une longue marche à faire, ce jour-là: neuf lieues. + +Après avoir marché toute la journée, nous arrivâmes, à la nuit, à +Heilsberg, où nous devions loger. La première chose que nous fîmes, +fut d'aller chez le bourgmestre chercher un billet de logement; nous +fûmes assez heureux pour nous voir désigner la même maison où nous +fûmes assez bien reçus; six chasseurs à cheval de la Garde s'y +trouvaient déjà. On nous servit de la soupe, de la viande avec force +bonnes pommes de terre et de la bière; nous demandâmes du vin, en +payant, bien entendu. On nous en procura à un thaler la bouteille +(quatre francs) que nous trouvâmes bon et pas cher. Avant de nous +coucher sur de la bonne paille, nous recommandâmes à notre bourgeoise +de nous préparer à manger pour cinq heures du matin, car nous voulions +partir de bonne heure, ayant encore une grande étape à faire. + +Le lendemain 22 décembre, nous nous levâmes de grand matin; un +domestique vint nous apporter de la chandelle; nous lui recommandâmes +notre cheval en lui promettant de lui donner un pourboire lorsqu'il +l'aurait mis au traîneau. On nous apporta la soupe, enfin ce que nous +avions demandé. Alors chacun de nous flatta la bourgeoise en lui +disant: «Bonne femme! belle femme!» et en lui donnant des petites +claques sur le dos, sur les bras, et puis ailleurs; le repas fini, +nous nous disposions à partir; le traîneau était prêt et nous disions +adieu à la femme, lorsqu'elle nous dit: «C'est bien, messieurs, mais +avant de partir n'oubliez pas de payer!--Comment, payer? Ne +sommes-nous pas ici par billet de logement? Ne devez-vous pas nous +nourrir?--Oui, répondit-elle, pour ce que vous avez mangé hier, mais +pour la nourriture d'aujourd'hui il me faut deux thalers (10 francs).» +Je déclarai que je ne payerais pas, et comme la femme voyait que nous +nous disposions à partir sans lui donner de l'argent, elle ordonna de +fermer la porte, et une douzaine de grands coquins de Prussiens +entrèrent dans la maison, armés de grands bâtons de la grosseur de mon +bras. Ce n'était pas le cas de discuter: nous payâmes et nous +partîmes. Autre temps, autres moeurs. À présent, nous étions les moins +forts. + +Les chasseurs étaient partis pendant que nous mangions. Nous avions +encore deux jours de marche jusqu'à Elbing, douze lieues, mais comme +nous ne voulions pas fatiguer notre cheval, nous décidâmes que nous +irions loger à trois lieues de cette ville. + +Après une lieue de marche, nous aperçûmes plusieurs traîneaux venant +sur notre gauche pour marcher aussi sur Elbing. Cela nous fit penser +que nous n'avions pas suivi la route que les débris de l'armée avaient +prise, car au lieu d'aller sur Eylau, nous devions nous diriger sur +Friedland. + +Un traîneau de grande dimension et traîné par deux chevaux vigoureux +passa près de nous. Il allait tellement vite que nous ne pûmes +distinguer de quel régiment étaient les militaires qu'il conduisait. +Au bout d'une demi-heure, nous aperçûmes une maison d'assez belle +apparence, c'était la poste aux chevaux, et, en même temps, une bonne +auberge; nous vîmes, sur la porte, plusieurs soldats de la Garde et +d'autres qui partaient sur des traîneaux que l'on venait de leur +procurer. + +Nous descendîmes et nous entrâmes. Nous demandâmes du vin, car un +vélite chasseur et un ancien venaient de nous dire qu'il y en avait, +et «du soigné». Ils paraissaient même en avoir bu copieusement. + +Le vieux comme le jeune étaient d'une gaieté folle, chose qui arrivait +presque à tous ceux qui, comme nous, avaient eu tant de misères et de +privations. La plus petite boisson vous portait à la tête. Le vieux +nous demanda si nous avions rencontré le régiment de grenadiers +hollandais, faisant partie de la Garde impériale. Nous lui répondîmes +que non: «Il a passé près de vous, dit le vélite, et vous ne l'avez +pas aperçu? Ce grand traîneau qui vous a dépassé, eh bien, c'était +tout le régiment des grenadiers hollandais! Ils étaient sept!» + +Le maître de poste annonça à nos deux chasseurs qu'il y avait un +traîneau à leur disposition et que, pour trois thalers (quinze +francs), il les conduirait à trois lieues d'Elbing. Nous nous +disposâmes à partir avec eux, puisqu'ils avaient un conducteur. Cinq +minutes après, nous étions en route. + +Grangier et moi nous trouvâmes fortement indisposés et rendîmes tout +ce que nous avions pris depuis la veille. Cette indisposition venait +de ce que notre estomac n'était plus habitué a prendre de fortes +nourritures, il aurait fallu nous y habituer peu à peu; c'est ce que +nous nous promîmes de faire. Arrivés au village, nous prîmes chacun un +verre de genièvre de Dantzig. Nous continuâmes à marcher jusqu'au +moment où nous arrivâmes dans le village où nous devions loger. Il +faisait nuit; nous nous présentâmes chez le bourgmestre afin d'avoir +un billet de logement, mais on nous le refusa brutalement en nous +disant que nous n'avions qu'à coucher dans la rue. Nous voulûmes faire +des observations; on nous ferma la porte au nez. Nous nous présentâmes +dans plusieurs auberges où, en payant, nous demandâmes à loger, mais +partout nous eûmes la même réception. + +Nous décidâmes, les chasseurs et nous, que nous continuerions à +marcher ensemble, qu'ils profiteraient de notre traîneau et, comme il +n'était pas assez grand pour nous contenir tous, que deux iraient à +pied, chacun son tour. + +De cette manière, nous devions tâcher d'atteindre un village où nous +trouverions peut-être des habitants plus hospitaliers. À une portée de +fusil, nous aperçûmes une maison un peu écartée de la route. Nous +prîmes aussitôt le parti de nous y loger de force, si l'on ne voulait +pas nous y recevoir de bonne volonté. Le paysan nous dit qu'il nous +logerait avec plaisir, mais que s'il était connu, par ceux du village, +pour nous avoir donné à coucher, il aurait la _schlague_; que si, +cependant, on ne nous avait pas vus entrer, il risquerait de nous +loger. Nous l'assurâmes que personne ne nous avait aperçus, qu'il +pouvait nous recevoir sans crainte et qu'avant de partir, nous lui +donnerions deux thalers. Il parut très content et sa femme encore +davantage, et nous nous installâmes autour du poêle. + +Pendant que l'homme était sorti pour mettre notre cheval à l'écurie, +la femme, s'approchant de nous, nous dit tout bas, et en regardant si +son mari ne venait pas, que les paysans étaient méchants pour les +Français, parce que, lorsque l'armée avait passé, au mois de mai, des +chasseurs à cheval de la Garde avaient logé quinze jours dans le +village, et qu'il y en avait un, chez le bourgmestre, si joli, si +jeune, que toutes les femmes et les filles venaient sur leur porte +pour le voir; c'était un fourrier. On jour, il arriva que le +bourgmestre le surprit qui embrassait madame, de sorte que le +bourgmestre battit madame. Le fourrier, à son tour, battit le +bourgmestre, de sorte que madame est grosse, et que l'on dit que c'est +du fourrier. Nous étions à écouter et à sourire de la manière dont la +femme nous contait cela. + +«Ce n'est pas tout, continua-t-elle; il y a encore trois autres +femmes, dans le village, qui sont comme la femme du bourgmestre, et +c'est pour cela qu'ils sont méchants pour les Français, de si jolis +garçons!» À peine avait-elle dit le mot, que le vélite chasseur se +lève, lui saute au cou et l'embrasse: «Prenez garde, voilà mon mari!» +Effectivement il entra en nous disant qu'il avait donné à manger au +cheval et que, dans un moment, il lui donnerait à boire, mais que si +nous voulions lui faire plaisir, nous partirions avant le jour, afin +que l'on ne pût voir qu'il nous avait logés: «Pour peu de chose, +dit-il, je conduirai ceux de vous qui n'ont pas de traîneau, car j'en +ai un». Les deux chasseurs acceptèrent. + +On nous servit, pour notre repas, une soupe au lait et des pommes de +terre, ensuite nous nous couchâmes tout habillés, et nos armes +chargées. + +Le lendemain 23, il n'était pas encore quatre heures du matin, que le +paysan vint nous éveiller en nous disant qu'il était temps de partir. +Nous payâmes la femme, nous l'embrassâmes et nous partîmes. + +Au second village, les habitants, en nous voyant, crièrent _hourra_ +sur nous, et nous jetèrent des pierres ou des boules de neige. Nous +arrivâmes dans un des faubourgs d'Elbing, où nous nous arrêtâmes dans +une auberge pour nous y chauffer, car le froid avait augmenté. Nous y +prîmes du café et, à neuf heures, nous entrâmes en ville avec d'autres +militaires de l'armée qui arrivaient comme nous, mais par d'autres +chemins. + + + + +XI + +Séjour à Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle à héritage.--Le 1er janvier +1813.--Picart et les Prussiens.--Le père Elliot.--Mes témoins. + + +Nous allâmes, sans perdre de temps, à l'Hôtel de Ville, afin d'avoir +des billets de logement. Nous le trouvâmes encombré de militaires. + +Nous y remarquâmes beaucoup d'officiers de cavalerie bien plus +misérables que nous, car presque tous avaient, par suite du froid, +perdu les doigts des mains et des pieds, et d'autres le nez; ils +faisaient peine à voir. Je dirai, en faveur des magistrats de la +ville, qu'ils faisaient tout ce qu'il était possible de faire pour les +soulager, en leur donnant de bons logements et en les recommandant, +afin que l'on eût soin d'eux. + +Au bout d'une demi-heure d'attente, on nous donna un billet de +logement pour nous cinq et pour notre cheval; nous nous empressâmes +d'y aller. + +C'était un grand cabaret ou plutôt une tabagie; nous y fûmes fort mal +reçus. On nous désigna, pour chambre, un grand corridor sans feu et de +la mauvaise paille. Nous fîmes des observations; on nous répondit que +c'était assez bon pour des Français, et que, si cela ne nous convenait +pas, nous pouvions aller dans la rue. Indignés d'une pareille +réception, nous sortîmes de cette maison en témoignant tout notre +mépris au butor qui nous recevait de la sorte et en le menaçant de +rendre compte de sa conduite aux magistrats de la ville. + +Nous décidâmes qu'il fallait tâcher de changer notre billet, et c'est +moi qui fus chargé de cette mission, pendant que mes camarades +m'attendaient dans une auberge où nous venions d'entrer. + +Lorsque j'arrivai à l'Hôtel de Ville, il n'y avait pas beaucoup de +monde. Je m'adressai au bourgmestre qui parlait français. Je lui +contai la manière brutale dont nous avions été reçus. Je lui montrai +mon pied droit enveloppé d'un morceau de peau de mouton, et la main +droite dont une phalange, la première du doigt du milieu, était près +de tomber. Il parla à celui qui était chargé des logements, qui me dit +que nous ne pourrions pas être logés ensemble: «Voilà, me dit-il, un +billet pour quatre et le cheval; en voilà un autre que je vous +conseille de garder pour vous. C'est chez un Français qui a épousé une +femme de la ville.» Après l'avoir remercié, je retournai trouver mes +camarades. + +Arrivés au faubourg, nous allâmes au logement du billet pour quatre et +le cheval. C'était la maison d'un pêcheur située sur le bord d'un +canal dans la direction du port; nous y fûmes assez bien reçus. +Lorsque nous fûmes organisés, j'offris le billet qui était pour un, à +celui qui le voudrait, mais personne n'en voulut. Alors je le gardai, +et je m'informai si c'était loin de l'endroit où nous étions: il n'y +avait qu'un pont à traverser. + +La maison me parut très apparente. En entrant, la première personne +que je rencontrai, fut la domestique, grosse Allemande aux joues +fleuries. Je lui présentai mon billet. Elle me dit que, déjà, il y +avait quatre militaires logés et, en même temps, elle alla chercher la +dame de la maison, qui me dit la même chose, en me montrant la chambre +où ils étaient. C'étaient justement des hommes du régiment qui, comme +nous, venaient d'arriver isolément. Je pris aussitôt la résolution de +retourner au premier logement rejoindre mes camarades. Mais la dame, +qui venait de voir, sur son billet, que j'étais sous-officier de la +Garde impériale, me dit: «Écoutez, mon pauvre monsieur, vous me +paraissez si souffrant, que je ne veux pas vous laisser sortir d'ici. +Suivez-moi, je vais vous donner une chambre pour vous seul, et vous +aurez un bon lit, car je vois que vous avez besoin de repos.» Je lui +répondis que c'était très bien à elle d'avoir pitié de moi, mais que +je ne lui demandais que de la paille et du feu: «Vous aurez tout +cela», me répondit-elle. En même temps, elle me fit entrer dans une +petite chambre chaude et propre, où se trouvait un lit couvert d'un +édredon. Mais je lui demandai en grâce de me faire donner de la paille +avec des draps et de l'eau chaude pour me laver. + +On m'apporta tout ce que j'avais demandé, plus un grand baquet en bois +pour me laver les pieds. J'en avais bien besoin, mais ce n'était pas +tout: la tête, la figure, la barbe n'avaient pas été faites depuis le +16 décembre. Je priai le domestique, qui se nommait Christian, d'aller +me chercher un barbier. Il me rasa, ou plutôt m'écorcha la figure; il +prétendit que j'avais la peau durcie par suite du froid; tant qu'à +moi, je pensai que ses rasoirs étaient comme des scies. + +L'opération finie, je me fis couper les cheveux et même la queue. +Après l'avoir généreusement payé, je lui demandai s'il ne connaissait +pas un marchand de vieux habits, car j'avais besoin d'un pantalon. +Après son départ, un juif arriva avec des pantalons qu'il cachait dans +un sac. Il s'en trouvait de toutes les couleurs, des gris, des bleus, +mais tous trop petits ou trop grands, ou malpropres. L'enfant +d'Israël, voyant que rien ne me convenait, me dit qu'il allait revenir +avec quelque chose qui me plairait. En effet, il ne tarda pas à +reparaître avec un pantalon à la Cosaque, de couleur amarante et en +drap fin. Il était fort large. C'était le pantalon d'un cavalier, +probablement d'un aide de camp du roi Murat. N'importe, je l'essayai +et, prévoyant que j'aurais bien chaud avec, je le gardai. On y voyait +encore, de chaque côté, la marque d'un large galon que le juif avait +eu la précaution d'enlever. Je lui donnai en échange la petite giberne +du docteur, garnie en argent, que j'avais prise sur le Cosaque, le 23 +novembre. En outre, il exigea cinq francs que je lui donnai. + +Il me restait encore trois belles chemises du commissaire des guerres: +je me disposai à changer de linge, mais, lorsque je me regardai, je me +dis que, pour bien faire, il me faudrait un bain, car j'avais encore, +par tout le corps, des traces de vermine. Je m'informai à la +domestique s'il y avait des bains près de l'endroit où nous étions; +mais ne pouvant me comprendre, elle alla chercher sa dame qui vint +aussitôt: c'est alors que je remarquai que mon hôtesse était une belle +et jolie femme, mais, pour le moment, mes observations n'allèrent pas +plus loin car, dans la position où je me trouvais, j'avais trop à +m'occuper de ma personne. Elle me demanda ce que je voulais. Je lui +dis que, désirant prendre un bain, je voudrais qu'elle eût la bonté de +m'indiquer où je pourrais me le procurer. Elle me répondit qu'il y en +avait, mais que c'était trop loin; que, si je voulais, on pourrait +m'en préparer un chez elle: elle avait de l'eau chaude et une grande +cuve; que, si je voulais me contenter de cela, on allait me la +préparer. Comme on peut bien le penser, j'acceptai avec le plus grand +plaisir, et un instant après, la domestique me fit signe de la suivre. +Alors, prenant mon sac et mon pantalon amarante, j'entrai dans une +espèce de buanderie où je trouvai tout ce qui était nécessaire, même +du savon, pour me nettoyer. + +Je ne pourrais exprimer le bien que je ressentis pendant le temps que +je restai dans le bain; j'y restai même trop longtemps, car la +domestique vint voir s'il ne m'était rien arrivé de fâcheux. Elle +s'était aperçue, en entrant, que j'étais fort embarrassé pour me +nettoyer le dos. Aussitôt, sans me demander la permission, elle va +chercher un grand morceau de flanelle rouge et, s'approchant de la +cuve, elle me pose la main gauche sur le cou et, de l'autre, elle me +frotte le dos, les bras, la poitrine. Comme on peut bien le penser, je +me laissais faire. Elle me demandait si cela me faisait du bien; je +lai répondais que oui. Alors elle redoublait de zèle jusqu'à me +fatiguer. Enfin, après m'avoir bien étrillé, nettoyé, essuyé, elle +sortit en riant comme une grosse bête, sans me donner le temps de la +remercier. + +Je passai une des belles chemises du commissaire des guerres; ensuite +j'enfourchai le large pantalon à la Cosaque et, pieds nus, je regagnai +la chambre où était mon lit, sur lequel je me laissai tomber. Il était +temps, car il me prit une faiblesse et je perdis connaissance. Je ne +sais combien de temps je restai dans cette situation, mais, lorsque je +pus y voir, je remarquai, à mes côtés, la dame de la maison, la +domestique et deux soldats du régiment qui étaient logés dans la +maison et que l'on avait été chercher, pensant que j'avais quelque +chose de grave, mais il n'en était rien. Cette faiblesse était +occasionnée par le bain et aussi par les misères et fatigues que +j'avais éprouvées. + +Mme Gentil--c'était le nom de la dame--voulut me faire prendre un +bouillon qu'elle m'apporta et qu'elle voulut me faire prendre +elle-même, en me soutenant la tête de son bras gauche. Je me laissai +faire. Il y avait si longtemps que je n'avais été câliné! + +Mme Gentil était d'une beauté remarquable. Elle avait la taille mince +et flexible, des yeux noirs et, à son teint blanc et vermeil, on +reconnaissait une belle femme du Nord. Elle avait vingt-quatre ans. Il +me souvint que l'on m'avait dit qu'elle avait épousé un Français; lui +ayant demandé si cela était vrai, elle me répondit que c'était la +vérité. + +En 1807, un convoi de blessés français venant des environs de Dantzig, +arriva à Elbing et, comme l'hôpital était rempli de malades, ces +blessés furent logés chez les habitants: «Pour notre compte, me +dit-elle, nous eûmes un hussard blessé d'un coup de balle dans la +poitrine et d'un coup de sabre au bras gauche. Ma mère et moi, nous +lui donnâmes des soins qui hâtèrent sa guérison.--Alors, lui dis-je, +en reconnaissance de ce service, il vous épousa?» Elle me répondit en +riant que c'était vrai. Je lui dis que j'en aurais bien fait autant, +parce qu'elle était la plus belle femme que j'aie jamais vue. Mme +Gentil se mit à rire, à rougir et à me parler, et elle parlait +probablement encore, quand je m'endormis pour ne me réveiller que le +lendemain à neuf heures du matin. + +Pendant quelques moments, je ne me souvins plus où j'étais; la +domestique entra accompagnée de Mme Gentil qui m'apportait du café, du +thé et des petits pains. Il y avait longtemps que je m'étais trouvé à +pareille fête! J'oubliais le passé pour ne plus penser qu'au présent +et à Mme Gentil. J'oubliais même mes camarades. + +Mme Gentil me regardait attentivement, ensuite, me passant la main sur +la figure, elle me demanda ce que j'avais; je lui répondis que je +n'avais rien: «Mais si, me dit-elle, vous êtes bouffi, vous avez la +figure enflée!» Ensuite, elle me conta qu'un sous-officier de la Garde +impériale était venu, la veille dans l'après-midi, en lui demandant +s'il n'y avait pas un sous-officier logé chez elle; elle lui avait +répondu qu'il y en avait un et, lui ayant montré la chambre où +j'étais, il en était sorti en disant que ce n'était pas celui qu'il +cherchait. + +Au moment où Mme Gentil me contait cela, mon ami Grangier entra, et il +allait se retirer en disant: «Je vous demande pardon; depuis hier, je +cherche un de mes camarades et ne puis le trouver. Cependant c'est +bien ici la rue et le numéro de la maison, porté sur le billet!--Ah +ça! lui dis-je, ce n'est pas moi que tu cherches?» Grangier partit +d'un grand éclat de rire. Il ne m'avait pas reconnu; cela n'était pas +étonnant, je n'avais plus de queue, j'avais la figure enflée, j'étais +blanc comme un cygne par suite du bain que j'avais pris, ou plutôt par +la manière dont la domestique m'avait étrillé à tours de bras, avec +son morceau de flanelle! J'avais du linge blanc et fin, la tête bien +peignée, les cheveux frisés. C'est alors qu'il me conta que, la +veille, il était venu pour me voir, mais qu'en voyant un pantalon +rouge sur une chaise, il s'était retiré, persuadé qu'il s'était +trompé. + +Il m'annonça qu'il venait d'être prévenu qu'à trois heures il y avait +réunion des débris de tous les corps de la Garde, et qu'il fallait que +tout le monde fit son possible pour y venir, et qu'il viendrait me +chercher. À deux heures, comme il me l'avait promis, il vint me +prendre accompagné de mes autres camarades qui, en me voyant, se +mirent tellement à rire que leurs lèvres, crevassées par suite de la +gelée, en saignèrent. + +Je les surpris agréablement eu leur présentant du vieux vin du Rhin et +des petits gâteaux que Mme Gentil avait eu la bonté de me procurer, +car elle était prévoyante et allait au-devant de tout ce qui pouvait +me faire plaisir. Ce fut dans ce moment que je demandai où était son +mari, ajoutant que, puisqu'il était Français, j'aurais du plaisir à le +voir, afin de prendre un peu de vin avec lui. Elle me répondit que, +depuis quelques jours, il était absent; qu'il était parti avec son +père à elle, sur les bords de la mer Baltique, où ils faisaient +ensemble le commerce de fruits qu'ils expédiaient à Saint-Pétersbourg[75]. + +[Note 75: Ces fruits étaient expédiés de Tournai, en Belgique. +(_Note de l'auteur_.)] + +C'était le 24 décembre: un peu avant trois heures, nous nous rendîmes +sur la grande place, en face du palais où était logé le roi Murat. En +arrivant, j'aperçus l'adjudant-major Roustan qui, s'approchant de moi, +me demanda qui j'étais. Je me mis à rire: «Tiens, dit-il, ce n'est pas +vous, Bourgogne? Le diable m'emporte! On ne dirait pas que vous +arrivez de Moscou, car vous paraissez gros, gras et frais. Et votre +queue, où est-elle?» Je lui répondis qu'elle était tombée: «Eh bien, +reprit-il, si elle est tombée, en arrivant à Paris je vous mets aux +arrêts jusqu'au temps qu'elle soit repoussée!» + +À cette première réunion, il y avait peu de monde, mais on se revoyait +avec plaisir car, depuis Wilbalen, 17 décembre, on ne s'était pour +ainsi dire pas rencontrés. Chacun avait marché pour son compte et par +des chemins différents. + +Les jours suivants se passèrent de même: un appel par jour. Le +quatrième de notre arrivée, on nous annonça la mort d'un officier +supérieur de la Jeune Garde, mort du chagrin que lui avait causé la +fin tragique d'une famille russe, mais d'origine française, domiciliée +à Moscou, qu'il avait engagée à le suivre pendant la retraite, et dont +j'ai raconté la triste fin, avant notre arrivée à Smolensk. J'appris +qu'il était arrivé à Elbing trois jours avant nous, mais que, deux +jours après, étant de garde chez le roi Murat, au moment où il +s'avançait, pour se chauffer, près d'une grande cheminée, sans penser +qu'il avait placé sa giberne devant lui afin qu'elle ne le gênât pas +pour se reposer, une étincelle mit le feu à la poudre, une explosion +eut lieu et, par suite de cet accident, il eut la figure, les +moustaches et les cheveux brûlés. On m'assura qu'il n'avait rien de +bien grave, qu'il en serait quitte pour changer de peau. + +Le 29 décembre, je commençais à bien me rétablir. L'enflure de ma +figure avait disparu, le pied gelé allait bien, ainsi que la main, et +tout cela grâce aux soins de Mme Gentil qui me soignait comme un +enfant. Son mari, que je n'avais pas encore vu, revint de voyage. Il +ne resta que deux jours chez lui; il en repartit avec des marchandises +pour aller rejoindre son beau-père qui les expédiait en Russie par des +traîneaux, les communications étant libres depuis que nous n'y étions +plus. Il me conta qu'il avait servi dans le 3e hussards pendant trois +ans, et qu'après avoir reçu deux graves blessures dans une affaire +auprès de Dantzig, reconnu incapable de continuer à servir, il avait +reçu son congé; qu'après cela il avait préféré rester dans ce pays et +se marier, puisqu'il avait une connaissance, à retourner dans son pays +qui était la Champagne Pouilleuse, où il ne possédait absolument rien. + +Le lendemain 30 décembre, je fus, avec Grangier, faire une visite à +mon brave Picart; un grenadier qui avait été logé avec lui m'avait +enseigné son logement. + +Lorsque nous y fûmes arrivés, une femme habillée de noir, et qui avait +l'air triste, nous montra sa chambre située à l'extrémité d'un long +corridor. Nous vîmes que la porte était à demi ouverte. Nous nous +arrêtâmes pour écouter la grosse voix de Picart, qui chantait son +morceau favori, sur l'air du _Curé de Pomponne_: + + Ah! tu t'en souviendras, larira, + Du départ de Boulogne! + +Notre surprise fut grande en lui voyant un visage blanc comme la +neige, car il avait un masque de peau qui lui couvrait toute la +figure. Il nous conta sa mésaventure; ensuite il se traita de +conscrit, de vieille bête: «Tenez, mon pays, me dit-il, c'est comme le +coup de fusil dans la forêt, la nuit du 23 novembre. Je vois que je ne +vaux plus rien. Cette malheureuse campagne m'a usé. Vous verrez, +continua-t-il, qu'il m'arrivera malheur!» Et, en disant cela, il +s'empara d'une bouteille de genièvre qui était sur la table, et, +prenant trois tasses sur la cheminée, il les remplit, pour boire, nous +dit-il, à notre bonne arrivée. Nous le remerciâmes: «Eh bien! nous +dit-il, nous allons passer la journée ensemble. Je vous invite à +dîner!» Aussitôt il appela la femme, qui se présenta en pleurant. Je +demandai à Picart ce qu'elle avait. Il me conta que, le matin, l'on +avait enterré son oncle, vieux célibataire caboteur ou corsaire, très +riche, à ce qu'il paraît, et que, par suite, il y avait grand gala à +la maison: qu'il y était invité, et que c'était pour cela qu'il nous +invitait aussi, parce qu'il y aurait des noisettes à croquer. Mais, se +reprenant, il nous dit qu'il faudrait mieux faire apporter le dîner +dans la chambre que de passer notre temps avec un tas de +pleurnicheuses qui allaient faire semblant de pleurer, comme il +arrive toujours, à la mort d'un vieil oncle qui vous laisse quelque +chose. Il dit à la femme qu'il ne pourrait aller dîner avec elle à +cause de ses amis venus le voir; que, né avec un coeur sensible, il ne +ferait que pleurer. En disant cela, il fit semblant d'essuyer une +larme. La femme recommença à pleurer de plus belle et nous, en voyant +jouer une comédie pareille, nous fûmes obligés, pour ne pas éclater de +rire, de nous couvrir la figure avec notre mouchoir, de sorte que la +brave femme pensa que nous pleurions, et nous dit que nous étions des +bons hommes, mais qu'il ne fallait pas que cela nous empêchât de +dîner, et qu'elle allait nous faire servir. Ensuite elle se retira et +deux domestiques femelles vinrent nous apporter le dîner. Il y avait +tant de choses, que nous n'aurions pu le manger en trois jours. + +Notre repas fut, comme on doit bien le penser, on ne peut plus gai; et +cependant, lorsque nous revenions sur nos misères, sur le sort de nos +amis que nous avions vus périr et de ceux dont nous ne savions comment +ils avaient disparu, nous devenions tristes et pensifs. + +Nous étions encore à fumer et à boire, il commençait déjà à faire +nuit, lorsque la dame de la maison entra pour nous dire que l'on nous +attendait pour prendre le café. Nous nous laissons conduire et nous +arrivons, après quelques détours, dans une grande chambre, Grangier en +avant, et moi le second. Picart était resté en arrière. Nous +apercevons, en entrant, une longue table bien éclairée par plusieurs +bougies. Autour, quatorze femmes plus ou moins vieilles, toutes +habillées de noir; devant chacune d'elles étaient posés une tasse, un +verre et une longue pipe en terre, et du tabac, car presque toutes les +femmes fument, dans ce pays, et surtout les femmes des marins. Le +reste de la table était garni de bouteilles de vin du Rhin et de +genièvre de Dantzig. + +Picart n'était pas encore entré. Nous pensions qu'il n'osait pas se +présenter, à cause de sa figure; mais à peine avions-nous fait cette +remarque, que nous voyons toutes les femmes faire un mouvement et +jeter des grands cris en regardant du côté de la porte d'entrée: +c'était mon Picart qui faisait son entrée dans la chambre, avec son +masque de peau blanche, affublé de son manteau de la même couleur, +coiffé d'un bonnet de peau de renard noir de Russie, et fumant dans +une pipe d'écume de mer, montée d'un long tuyau, qu'il tenait +gravement de la main droite: le bonnet et la pipe appartenaient au +défunt. Il avait vu, en passant dans le corridor, ces objets accrochés +dans la chambre du défunt et, par farce, il s'en était emparé. De là, +la frayeur des femmes, qui l'avaient pris pour le trépassé venant +prendre la part du café funèbre. On pria Picart d'accepter le bonnet +et la pipe en considération des larmes qu'il avait versées, le matin, +devant la dame de la maison. + +La conversation devint de plus en plus animée, car toutes les femmes +fumaient comme des hussards, et buvaient de même. Bientôt, il n'y eut +plus moyen de s'entendre. + +Avant de se séparer elles chantèrent un cantique et dirent une prière +pour le repos de l'âme du défunt; tout cela fut chanté et dit avec +beaucoup de recueillement, auquel nous prîmes part par notre silence. + +Ensuite elles sortirent, en nous souhaitant le bonsoir; il neigeait et +faisait un vent furieux. Nous prîmes le parti de coucher chez notre +vieux camarade: la paille ne manquait pas, la chambre était chaude, +c'était tout ce qu'il nous fallait. + +Le lendemain matin, une jeune domestique nous apporta du café. Elle +était accompagnée de la dame de la maison, qui nous souhaita le +bonjour et nous demanda si nous voulions autre chose. Nous la +remerciâmes. Ensuite elle se mit à causer avec la domestique: cette +dernière lui disait que l'on venait de lui assurer que l'armée russe +n'était plus qu'à quatre journées de marche de la ville et qu'un juif, +qui arrivait de Tilsitt, avait rencontré des Cosaques auprès d'Eylau. +Comme je parlais assez l'allemand pour comprendre une partie de la +conversation, j'entendis que la dame disait: «Mon Dieu! que vont +devenir tous ces braves jeunes gens?» Je témoignai à la bonne +Allemande toute ma reconnaissance pour l'intérêt qu'elle prenait à +notre sort, en lui disant qu'à présent que nous avions à manger et à +boire, nous nous moquions des Russes. + +Si les hommes nous étaient hostiles, nous avions partout les femmes +pour nous. + +Je fis souvenir à Picart que le lendemain, c'était le jour de l'an +1813, et que je l'attendais à passer la journée chez moi. Il regarda +dans une glace comment était sa figure, ensuite il décida qu'il +viendrait: effectivement il allait bien, il n'avait fait que changer +de peau. Comme il ne connaissait pas mon logement, il fut convenu que +je le prendrais à onze heures, en face du palais du roi Murat; ensuite +nous nous disposâmes à retourner chez nous. Mais il était tombé une si +grande quantité de neige, que nous fûmes obligés de louer un traîneau. +Nous arrivâmes à notre logement, moi avec un grand mal de tête et un +peu de fièvre, suite de la fête de la veille. + +Mme Gentil avait été inquiète de mon absence; sa domestique avait +attendu jusqu'à minuit. Je lui témoignai toute la peine que +j'éprouvais, mais le mauvais temps fut mon excuse. Je lui dis que, le +lendemain, j'aurais deux amis à dîner; elle me répondit qu'elle ferait +ce qu'il conviendrait pour que je sois content: c'était dire qu'elle +voulait en faire les frais. Ensuite elle me donna de la graisse très +bonne, disait-elle, pour les engelures; elle prétendit que j'en fisse +usage de suite. Je me laissai faire; elle était si bonne, Mme Gentil! +D'ailleurs les Allemandes étaient bonnes pour nous. + +Je passai le reste de la journée sans sortir, presque toujours couché, +recevant les soins et les consolations de mon aimable hôtesse. + +Le soir étant venu, je pensais à ce que je pourrais lui donner pour +cadeau du jour de l'an. Je me promis de me lever de grand matin et de +voir, chez quelques juifs, si je ne trouverais pas quelque chose. +Ensuite, je me couchai avec l'idée de passer une bonne nuit, car la +soirée de la veille m'avait fatigué. + +Le lendemain, 1er janvier 1813, neuvième jour de notre arrivée à +Elbing, je me levai à sept heures du matin pour sortir, mais avant, je +voulus voir ce qui me restait de mon argent: je trouvai que j'avais +encore 485 francs, dont plus de 400 francs en or, et le reste en +pièces de cinq francs. Partant de Wilna, j'avais 800 francs; j'aurais +donc dépensé 315 francs? La chose n'était pas possible! C'est qu'alors +j'en avais perdu; à cela rien d'étonnant, mais je me trouvais encore +bien assez riche pour dépenser 20 à 30 francs, s'il le fallait, afin +de faire un cadeau à mon aimable hôtesse. + +Au moment où j'allais ouvrir la porte, je rencontrai la grosse +servante Christiane, celle qui m'avait si bien frotté dans le bain; +elle me souhaita une bonne année, et, comme elle était la première +personne que je rencontrais, je l'embrassai et lui donnai cinq francs: +aussi fut-elle contente; elle se retira en me disant «qu'elle ne +dirait pas à Madame que je l'avais embrassée». + +Je me dirigeai du côté de la place du Palais. À peine y étais-je +arrivé, que j'aperçus deux soldats du régiment: ils marchaient avec +peine, courbés sous le poids de leurs armes et de la misère qui les +accablait. En me voyant, ils vinrent de mon côté, et je reconnus, à ma +grande surprise, deux hommes de ma compagnie, que je n'avais pas vus +depuis le passage de la Bérézina. Ils étaient si malheureux, que je +leur dis de me suivre jusqu'à une auberge où je leur fis servir du +café pour les réchauffer. + +Ils me contèrent que, le 29 novembre au matin, un peu avant le départ +du régiment des bords de la Bérézina, on les avait commandés de corvée +pour enterrer plusieurs hommes du régiment, tués la veille ou morts de +misère; qu'après avoir accompli cette triste mission, ils étaient +partis pensant suivre la route que le régiment avait prise, mais que, +malheureusement, ils s'étaient trompés en suivant des Polonais qui se +dirigeaient sur leur pays. Ce n'est que le lendemain qu'ils s'en +aperçurent: «Enfin, me dirent-ils, il y avait un mois que nous +marchions dans un pays inconnu, désert, toujours dans la neige, sans +pouvoir nous faire comprendre, sans savoir où nous étions et où nous +allions; l'argent que nous avions ne pouvait nous servir. Si, +quelquefois, nous nous sommes procuré quelques douceurs, comme du lait +ou de la graisse, c'est aux dépens de nos habits, en donnant nos +boutons à l'aigle, ou les mouchoirs que nous avions conservés par +hasard. Nous n'étions pas les seuls; beaucoup d'autres de différents +régiments marchaient aussi, comme nous, sans savoir où ils allaient, +car les Polonais que nous avions suivis avaient disparu, et c'est par +hasard, mon sergent, que nous arrivons ici et que nous avons eu le +bonheur de vous rencontrer.» À mon tour je leur témoignai tout le +plaisir que j'avais de les revoir; il y avait quatre ans qu'ils +étaient dans la compagnie. + +Tout à coup, l'un d'eux me dit: «Mon sergent, j'ai quelque chose à +vous remettre! Vous devez vous souvenir qu'en partant de Moscou, vous +m'avez chargé d'un paquet, le voilà tel que vous me l'avez donné; il +n'a jamais été tiré de mon sac!» Le paquet était une capote militaire +en drap fin, d'un gris foncé, que j'avais fait faire, pendant notre +séjour à Moscou, par les tailleurs russes à qui j'avais sauvé la vie, +l'autre objet était un encrier que j'avais pris sur une table, au +palais de Rostopchin, au moment de l'incendie, pensant que c'était de +l'argent, mais ce n'était pas tout à fait cela. + +L'année commençait bien pour moi; je voulus qu'elle fût de même pour +celui qui me rendait un si grand service. Je lui donnai vingt francs. +Ensuite je n'eus rien de plus pressé que d'endosser ma nouvelle +capote[76]. + +[Note 76: Cette capote a servi à un de mes frères. Je la laissai +chez mes parents, à mon retour de cette campagne, lorsque je venais +d'être nommé lieutenant et que je repartais pour la campagne de 1813. +(_Note de l'auteur_.)] + +Autre surprise non moins agréable: en mettant les mains dans les +poches de ma nouvelle capote, j'en retirai un foulard des Indes où, +dans un des coins bien noué, je trouvai une petite boîte en carton +renfermant cinq bagues montées en belles pierres: cette boîte que je +pensais avoir mise dans mon sac, je la retrouvais pour faire un cadeau +à Mme Gentil! Aussi la plus belle lui fut-elle destinée. Après avoir +dit à mes deux soldats d'attendre jusqu'à l'heure de l'appel pour les +faire rentrer à la compagnie et leur faire délivrer un billet de +logement, je les laissai pour retourner au mien. + +Chemin faisant, j'achetai un gros pain de sucre que j'offris à mon +hôtesse, ainsi que la bague, en la priant de la garder comme un +souvenir, car elle venait de Moscou. Elle me demanda combien je +l'avais achetée; je lui répondis que je l'avais payée bien cher, et +que, pour un million, je ne voudrais pas en aller chercher une +pareille. + +À onze heures, je retournai sur la place du palais. Il y avait déjà +beaucoup de monde, notre nombre était presque doublé depuis trois +jours; on aurait dit que ceux que l'on croyait morts étaient +ressuscités pour venir se souhaiter une bonne année, mais c'était +triste à voir, car un grand nombre étaient sans nez ou sans doigts aux +mains et aux pieds; quelques-uns réunissaient tous les maux à la +fois. Le bruit se confirmait que les Russes avançaient; aussi l'on +donna l'ordre de se tenir prêts, comme à la veille d'une bataille, et +de ne dormir que d'un oeil pour ne pas être surpris; de tenir les +armes en bon état et chargées, de donner de nouvelles cartouches et de +venir à l'appel avec armes et bagages. + +L'appel n'était pas encore fini, que je me sens frapper sur l'épaule +et un gros rire vient me percer les oreilles; c'était Picart, dans sa +belle tenue et sans masque, qui me saute au cou, m'embrasse et me +souhaite une bonne année. D'un autre côté, c'était Grangier qui en +faisait autant, en me mettant trente francs dans la main: mes +compagnons de voyage avaient vendu notre traîneau et le cheval cent +cinquante francs. C'était ma part qu'il me remettait. Après plusieurs +questions sur ma nouvelle capote, nous partîmes pour aller dîner chez +moi, comme cela avait été convenu. En arrivant, nous trouvâmes deux +autres dames: ainsi, nous avions chacun la nôtre. Un instant après, +nous nous mettons à table sans cérémonie. + +Notre dîner finit assez tard, et comme il avait commencé, c'est-à-dire +joyeusement. + +En sortant, j'entendis une des dames qui disait à Mme Gentil: +«_Tarteifle des Franzosen!_» ce qui veut dire: «Diables de Français!» +Elle ajouta: «Ils sont toujours gais et amusants!» + +Le lendemain, étant à la réunion, Picart vint me trouver pour me +raconter qu'en entrant dans son logement, il avait trouvé toute la +famille de son hôtesse réunie, mais jurant contre l'oncle défunt; que +sa bourgeoise lui avait conté que, dans la journée, une femme était +arrivée venant de Riga; elle était accompagnée d'un petit garçon de +neuf à dix ans qu'elle avait eu, disait-elle, avec M. Kennmann, +l'oncle défunt, et qu'il avait reconnu pour son héritier; que l'on +allait mettre les scellés et que lui, Picart, avait demandé si on les +mettrait aussi sur la cave; qu'on lui avait dit, par précaution, de +remonter quelques bouteilles pour sa consommation; qu'il avait répondu +qu'il en remonterait le plus possible; qu'alors il s'était mis à la +besogne, et qu'il en avait déjà remonté plus de quarante qu'il avait +cachées sous la botte de paille qui lui servait de traversin, et +qu'après l'appel il irait vider son sac pour le remplir de bouteilles; +qu'ensuite il viendrait me l'apporter. Effectivement, une heure après +il arriva le sac sur le dos. Il me dit qu'il fallait se dépêcher de +les boire, parce qu'il était fortement question, dans la ville, de +l'arrivée prochaine des Russes. Il ne manqua pas de m'en apporter +chaque jour, pendant le peu de temps que nous restâmes encore dans +cette ville. Il aurait, comme il disait, fini par vider la cave! Mais +un jour, le 11 janvier, il entra chez moi de grand matin en tenue de +route, en me disant qu'il croyait bien ne pas retourner coucher à son +logement; qu'à chaque moment il fallait s'attendre à entendre battre +la générale; qu'il me conseillait de me tenir prêt et de me disposer à +faire mes adieux à Mme Gentil. + +Grangier entra aussi, en tenue de départ: il arrivait fort à propos +pour déjeuner avec nous, puisque le vin ne manquait pas. + +Il pouvait être huit heures du matin; nous nous mîmes à table; à onze +heures et demie nous y étions encore, lorsque, tout à coup, Picart, +qui s'apprêtait à vider son verre, s'arrête et nous dit: «Écoutez! je +crois entendre le bruit du canon!» Effectivement, le bruit redouble, +la générale bat, tous les militaires courent aux armes. Mme Gentil +entre dans la chambre en s'écriant: «Messieurs, les Cosaques!» Picart +répond: «Nous allons les faire danser!» Je me presse d'arranger mes +affaires, et un instant après, armes et bagages, le sac sur le dos, +j'embrasse Mme Gentil, pendant que Picart et Grangier vident la +dernière bouteille, en bons soldats. J'avale un dernier verre de vin, +ensuite je m'élance dans la rue, à la suite de mes amis. + +Nous n'avions pas encore fait trente pas, que j'entends que l'on me +rappelle; je me retourne, j'aperçois la grosse Christiane qui me fait +signe de rentrer, en me disant que j'avais oublié quelque chose. Mme +Gentil se tenait dans le fond de l'allée de la maison; aussitôt +qu'elle m'aperçoit, elle me crie: «Vous avez oublié votre petite +bouilloire!» Ma pauvre petite bouilloire que j'apportais de Wilna, que +j'avais achetée au juif qui avait voulu m'empoisonner, je n'y pensais +vraiment plus! Je rentre dans la maison pour embrasser encore une fois +cette bonne femme qui m'avait traité et soigné comme si j'avais été +son frère ou son enfant, en lui disant de garder ma bouilloire comme +un souvenir de moi: «Elle vous servira à faire bouillir de l'eau pour +faire du thé, et toutes les fois que vous vous en servirez, vous +penserez au jeune sergent vélite de la Garde. Adieu!» + +J'entends que le bruit du canon redouble; alors je m'élance dans la +rue mais, cette fois, pour ne plus revenir. + +Sur un petit pont, j'aperçois Grangier qui m'attendait avec +impatience. Nous prenons le chemin le plus direct, le long du quai, +pour arriver au lieu du rassemblement. Nous n'avions pas marché cinq +minutes, que nous apercevons Picart au milieu de la rue, jurant comme +un homme en colère, tenant sous son pied droit un Prussien, et ayant +devant lui quatre vétérans prussiens commandés par un caporal sous les +ordres d'un commissaire de police. Voici de quoi il était question: en +face d'un café, plusieurs individus lui avaient jeté des boules de +neige. Il s'était arrêté en les menaçant d'entrer dans la maison pour +leur donner une correction, mais ils n'en tinrent pas compte; un de +ces individus, étant descendu dans la rue, s'avança derrière Picart, +lui posa une queue de billard sur l'épaule et se mit à crier: «Hourra! +Cosaque!» Lui, se retournant vivement, l'empoigne par la peau du +ventre, lui fait faire un demi-tour et le jette à plat ventre, la +figure dans la neige. Ensuite il lui pose le pied droit sur le dos, +pendant qu'il met la baïonnette au bout du canon de son fusil, et, se +retournant du côté du café, défie ceux qui y sont. + +On était allé chercher la garde; lui, de son côté, avait fait +comprendre à l'individu, que, s'il faisait le moindre mouvement, il le +percerait d'un coup de baïonnette. Il en dit autant à ceux qui étaient +dans le café; aussi pas un ne bougea; c'est alors que la garde est +arrivée avec le commissaire de police. + +Cette garde n'intimida pas Picart. Il était, dans ce moment, comme un +lion qui tient sa proie sous ses griffes et qui regarde fièrement les +chasseurs. Nous étions près de lui; il ne nous voyait pas; les +invalides et le commissaire étaient tremblants de peur. Les femmes +disaient: «Il a raison, il passait son chemin tranquillement, on l'a +insulté!» + +À la fin, un ministre protestant qui avait tout vu et qui parlait +français, s'avança, expliqua au commissaire comment la chose s'était +passée. Alors on dit à Picart qu'il pouvait lâcher l'homme qu'il +tenait sous son pied, qu'on allait lui rendre justice. Il dit à celui +qu'il tenait sous son pied: «Lève-toi!» Celui-ci ne se le fit pas dire +une seconde fois. + +Lorsqu'il fut debout, Picart lui allongea un grand coup de pied dans +le derrière, en lui disant: «Voilà ma justice, à moi!» L'homme se +retira en portant la main à la place où il avait reçu le coup, aux +huées de toutes les femmes présentes. + +Pendant ce temps, le commissaire faisait payer une amende de +vingt-cinq francs aux individus qui avaient insulté Picart, ainsi qu'à +celui qui avait reçu le coup de pied. Il en mit la moitié dans sa +poche, «pour le Roi, disait-il, et pour les frais de justice». L'autre +moitié, il la présenta à Picart qui d'abord refusa, mais faisant +réflexion, il en donna la moitié aux invalides et l'autre au ministre +protestant en lui disant: «Si vous rencontrez la femme d'un vieux +soldat, vous lui remettrez cela de ma part!» On se fit expliquer ce +que Picart venait de faire, car on ne pouvait comprendre autant de +désintéressement de la part d'un soldat; aussi c'est à qui lui aurait +dit des choses flatteuses, même le commissaire de police qui vint lui +baragouiner un compliment. Nous continuâmes à marcher dans la +direction du palais, Grangier et moi, en faisant des réflexions sur le +caractère des Prussiens, et Picart en chantant son refrain: + + Ah! tu t'en souviendras, larira, + Du départ de Boulogne! + +Nous arrivâmes sur la place; nous vîmes, en face du palais où était +logé le roi Murat, un régiment de nègres appartenant au roi: c'était +vraiment drôle à voir, des hommes noirs sur une place couverte de +neige; ils étaient en colonne serrée par division, les sapeurs avaient +des bonnets de peau d'ours blancs, et les officiers qui les +commandaient étaient noirs comme eux. Je n'ai pu savoir quelle route +ce corps avait pris pour se retirer, mais je pense qu'il alla passer +la Vistule à Marienwerder. + +Le bruit du canon avait presque cessé. Les Russes venaient d'être +chassés des environs de la ville par un corps de troupes fraîches qui +n'avait pas fait la campagne de Russie; quelques coups à mitraille, au +milieu de leur cavalerie, avaient suffi pour les faire retirer. + +L'encombrement des voitures d'équipage appartenant à différents corps +et que l'on voulait faire sortir de la ville avant de l'avoir évacuée, +nous fit arrêter. Nous nous trouvions près du logement de Picart. S'en +étant aperçu, il nous cria: «Halte! Mes amis, il faut que je fasse mes +adieux à ma bourgeoise, que je prenne mon manteau blanc, la pipe et le +bonnet en peau de renard noir du défunt, dont on m'a fait présent, et +que nous vidions encore quelques bouteilles de vin qui se trouvent +sous mon traversin de paille!» + +Nous entrâmes dans la maison et nous allâmes directement à sa chambre +sans rencontrer personne. Alors Picart, sans perdre de temps, dénicha +cinq bouteilles, dont deux de vin et trois de genièvre de Dantzig; il +nous dit d'en mettre chacun une dans notre sac; c'est ce que nous nous +empressâmes de faire. Ensuite il appela la bourgeoise qui arriva +aussitôt: «Permettez, dit Picart, que je vous embrasse pour vous faire +mes adieux, car nous partons!--Je m'en doutais bien, nous dit-elle, et +vous ne serez pas plus tôt hors de la ville que les sales Russes vont +vous remplacer! Quel malheur! Mais avant de nous quitter, vous allez +prendre quelque chose; vous ne partirez pas comme cela!» Et aussitôt +elle alla chercher deux bouteilles de vin, du jambon et du pain, et +nous nous mîmes à table en attendant que l'on recommençât à marcher. + +Bientôt, plusieurs coups de canon se firent entendre, très rapprochés. +La femme cria: «Jésus! Maria!» et nous sortîmes. + +Je me trouvais en avant de mes deux camarades; à quelques pas devant +moi, un individu que je crus reconnaître était aussi arrêté; je +m'approche, je ne m'étais pas trompé: c'était le plus ancien soldat du +régiment, qui avait fusil, sabre et croix d'honneur, et qui avait +disparu depuis le 24 décembre, le père Elliot, qui avait fait les +campagnes d'Égypte. Il était dans un état pitoyable; il avait les deux +pieds gelés, enveloppés de morceaux de peau de mouton, les oreilles +couvertes de même, car elles étaient aussi gelées, la barbe et les +moustaches hérissées de glaçons. Je regardais sans pouvoir lui parler, +tant j'étais saisi. + +Enfin je lui adressai là parole: «Eh bien! père Elliot, vous voilà +arrivé! D'où diable venez-vous? Comme vous voilà arrangé! Vous avez +l'air souffrant!--Ah! mon bon ami, me dit-il, il y a vingt ans que je +suis militaire, je n'ai jamais pleuré, mais aujourd'hui je pleure, +plus de rage que de ma misère, en voyant que je vais être pris par des +misérables Cosaques, sans pouvoir combattre; car vous voyez que je +suis à demi mort de froid et de faim. Voilà bientôt quatre semaines +que je marche isolé, depuis le passage du Niémen, sur la neige, dans +un pays sauvage, sans pouvoir obtenir aucun renseignement sur l'armée! +J'avais deux compagnons: l'un est mort il y a huit jours, et le second +probablement aussi. Depuis quatre jours j'ai dû l'abandonner chez de +pauvres Polonais où nous avions couché. J'arrive seul, comme vous +voyez; voilà, depuis Moscou, plus de quatre cents lieues que je fais +dans la neige, sans pouvoir me reposer, ayant les pieds et les mains +gelés, et même mon nez!» + +Je voyais des grosses larmes couler des yeux du vieux guerrier. + +Picart et Grangier venaient de me rejoindre; Grangier avait de suite +reconnu le père Elliot: ils étaient de la même compagnie, mais Picart +qui, cependant, le connaissait depuis dix-sept ans[77], ne pouvait le +remettre. Nous entrâmes dans la maison la plus à notre portée; nous y +fûmes bien accueillis; c'était chez un vieux marin, généralement ces +gens-là sont bons. + +[Note 77: Depuis la campagne d'Italie. (_Note de l'auteur_.)] + +Picart fit asseoir près du feu son vieux compagnon d'armes; ensuite, +tirant d'une des poches de sa capote une des deux bouteilles de vin, +il en remplit un grand verre et dit au père Elliot: «Ah ça, mon vieux +compagnon d'armes de la 23e demi-brigade, avalez-moi toujours +celui-ci. Bien! Et puis cela: très bien! À présent, une croûte de +pain, et cela ira mieux!» Depuis Moscou, il n'avait pas goûté de vin +ni mangé d'aussi bon pain; mais il semblait oublier toutes ses +misères. La femme du marin lui lava la figure avec un linge trempé +dans l'eau chaude; cela fit fondre les glaçons qu'il avait à sa barbe +et à ses moustaches. + +«À présent, dit Picart, nous allons causer! Vous souvenez-vous, +lorsque nous nous embarquâmes à Toulon pour l'expédition d'Égypte?...» + +Dans le moment, Grangier qui était sorti afin de voir si l'on +recommençait à marcher, rentra pour nous dire qu'une voiture arrêtée +devant la porte et chargée de gros bagages appartenant au roi Murat, +était une occasion pour le père Elliot, qu'il fallait de suite le +faire monter: «En avant!» s'écrie Picart, et aussitôt, avec le secours +du vieux marin, nous perchâmes le vieux sergent sur la voiture; Picart +lui mit l'autre bouteille de vin entre les jambes et son manteau blanc +sur le dos, afin qu'il n'eût pas froid. + +Un instant après, on recommença à marcher, et une demi-heure après, +nous étions hors d'Elbing. Le même jour, nous passâmes la Vistule sur +la glace, et nous marchâmes sans accident jusqu'à quatre heures, pour +nous arrêter dans un grand bourg où le maréchal Mortier, qui nous +commandait, décida que nous logerions. + + * * * * * + +Ce n'est pas par vanité et pour faire parler de moi, que j'ai écrit +mes Mémoires. J'ai seulement voulu rappeler le souvenir de cette +gigantesque campagne qui nous fut si funeste, et des soldats, mes +concitoyens, qui l'ont faite avec moi. Leurs rangs, hélas! +s'éclaircissent tous les jours. Les faits que j'ai racontés paraîtront +incroyables et parfois invraisemblables. Mais qu'on ne s'imagine pas +que j'ajoute quelque chose qui ne soit vrai et que je veuille embellir +mon récit pour le rendre intéressant. Au contraire, je prie de croire +que je ne dis pas tout. Cela me serait impossible, car j'ai peine à y +croire moi-même, et cependant tout cela a été mis en note pendant que +j'ai été prisonnier en 1813 et à mon retour de cette captivité, en +1814, sous le coup de l'impression et de l'effet que produisent, dans +le coeur, la vue et la participation de pareils désastres. + +Ceux qui ont fait cette malheureuse et glorieuse campagne, +conviendront qu'il fallait, comme disait l'Empereur, être de fer pour +avoir résisté à tant de maux et de misères, et que c'est la plus +grande épreuve à laquelle l'homme puisse être exposé. + +Si j'ai pu oublier quelque chose, comme date ou noms d'endroits, ce +que je ne pense pas, il est de mon devoir de dire que je n'ai rien +ajouté. + +Plusieurs témoins de ce que j'écris, qui étaient dans le même régiment +que moi, et quelques-uns dans la même compagnie, et qui ont fait cette +mémorable campagne, vivent encore. Je citerai en particulier: + +MM. _Serraris_, grenadier vélite, actuellement maréchal de camp au +service du roi de Hollande, natif de Saint-Nicolas en Brabant. Il +était lieutenant dans la même compagnie où j'étais alors sergent[78]. + +[Note 78: Ancien camarade de Bourgogne aux vélites de la Garde où +il était aussi entré en 1806, le lieutenant Serraris fit toutes les +campagnes de l'Empire, reçut la croix des mains de l'Empereur à la +revue du Kremlin (v. page 46), et quitta le service en 1814, après +avoir été promu chef de bataillon et officier de la Légion d'honneur. +Il est mort en 1855, lieutenant général au service des Pays-Bas. Il a +laissé, nous écrit son fils, un journal de ses campagnes dont la +partie relative à celle de Russie confirme entièrement l'exactitude +des récits de Bourgogne.] + +_Rossi_, fourrier dans la même compagnie, natif de Montauban, et que +j'eus le bonheur de rencontrer à Brest, en 1830. Il y avait seize ans +que nous ne nous étions vus. + +_Vachin_[79], alors lieutenant dans le même bataillon, habitant +actuellement Anzin (Nord). Lorsque je le rencontrai, il y avait vingt +ans que nous ne nous étions vus. + +[Note 79: Mort à Valenciennes en 1856. (_Note de l'auteur_.)] + +_Leboude_, sergent-major alors, à présent lieutenant général en +Belgique, était aussi du même bataillon, ainsi que _Grangier_, +sergent, qui était du Puy-de-Dôme, en Auvergne. Celui-là était mon ami +intime. Dans plus d'une circonstance il me sauva la vie; il avait une +faible santé, mais un courage à toute épreuve. Il est mort du choléra +en 1832. + +_Pierson_, aussi sergent vélite, actuellement capitaine à l'état-major +de place à Angers[80]. Il était très laid, mais bon enfant, comme tous +les vélites. Il n'y avait pas de figure comme la sienne. Il était +tellement reconnaissable qu'il ne fallait l'avoir vu qu'une fois pour +se le rappeler. À propos de Pierson, je vais conter un fait pour venir +à l'appui de ce que je viens de dire. + +[Note 80: C'est-à-dire en 1835, à l'époque où je mettais mes +_Mémoires_ en ordre. (_Note, de l'auteur_.)] + +Au commencement de cette campagne, à l'époque où nous étions à Wilna, +capitale de la Lithuanie, un jour qu'il était de garde à la +manutention, c'était le 4 juillet, au moment où l'on faisait +construire de grands fours pour la cuisson du pain de l'armée, +l'Empereur fut voir si les travaux avançaient. Pierson, qui était le +chef du poste, voulut profiter de cette occasion pour solliciter la +décoration et, s'avançant près de Sa Majesté, il la lui demanda. +L'Empereur lui répondit: «C'est bien! Après la première bataille!» +Depuis, nous eûmes le siège de Smolensk, la grande bataille de la +Moskowa, ainsi que plusieurs autres pendant la retraite. Mais +l'occasion ne se présenta pas pour lui de rappeler à l'Empereur sa +promesse, car ce n'était pas le cas d'en parler, pendant la retraite +désastreuse que nous fîmes et où il eut le bonheur d'échapper. Ce ne +fut qu'à Paris, quelques jours après notre retour, le 16 mars 1813, à +la Malmaison, où nous passions la revue, le même jour où je fus nommé +lieutenant, que Pierson put rappeler à l'Empereur la promesse qu'il +lui avait faite et, s'approchant de lui, l'Empereur lui demanda ce +qu'il voulait: «Sire, répondit-il, je demande la croix à Votre +Majesté. Vous me l'avez promise.--C'est vrai, répond l'Empereur en +souriant, à Wilna, à la manutention!» Il y avait dix mois que cette +promesse lui avait été faite. Ainsi l'on voit que l'individu avait une +figure à ne pas oublier; mais, aussi, quelle mémoire avait l'Empereur! + +Je citerai encore d'autres témoins: + +M. _Péniaux_, de Valenciennes, directeur des postes et relais de +l'Empereur, qui m'a vu mourant, couché sur la neige, sur le bord de la +Bérézina. + +M. _Melet_, dragon de la Garde, que j'ai souvent rencontré dans la +retraite, traînant son cheval par la bride et faisant des trous dans +la glace sur les lacs, pour lui donner à boire. Il était de Condé, du +même endroit que moi. On pouvait le citer comme un des meilleurs +soldats de l'armée. Avant d'entrer dans la Garde. M. Melet avait déjà +fait les campagnes d'Italie. Il fit, dans cette même arme et avec le +même cheval, les campagnes de 1806, 1807, en Prusse et en Pologne; +1808, en Espagne; 1809, en Allemagne; 1810 et 1811, en Espagne; 1812, +en Russie; 1813, en Saxe, et 1814, en France. Après le départ de +l'Empereur pour l'île d'Elbe, il resta, pour attendre sa retraite, +dans la Garde royale, toujours avec son cheval qu'il n'a jamais voulu +abandonner. À la rentrée de l'Empereur de l'île d'Elbe, il reparut +encore dans le même corps, comme garde impérial, à Waterloo. Il fut +blessé, et son cheval fut tué. C'était toujours le même avec lequel il +avait fait tant de campagnes et avec qui il avait assisté à plus de +quinze grandes batailles commandées par l'Empereur. Si l'Empereur fût +resté, ce brave militaire eût été dignement récompensé. Quoique +chevalier de la Légion d'honneur, il est aujourd'hui dans la misère. +Dans la retraite de Russie, quelquefois, seul au milieu de la nuit, il +s'introduisait dans le camp ennemi pour y prendre du foin ou de la +paille pour Cadet: c'était le nom de son cheval. Il ne revenait jamais +sans avoir tué un ou deux Russes, ou pris ce qu'il appelait un témoin, +c'est-à-dire fait un prisonnier. + +_Monfort_, grenadier vélite à cheval, actuellement officier de +cuirassiers en retraite à Valenciennes. Quoiqu'étant du même pays et +aussi de la Garde impériale, je ne le connaissais, à l'armée, que de +réputation, par la manière dont il se distingua dans différents +combats que nous eûmes en Espagne; en Russie, il traversa la Bérézina, +à cheval, au milieu des glaçons. Mais son cheval y resta. À Waterloo, +sur le mont Saint-Jean, dans une charge que son régiment fit contre +les dragons de la reine d'Angleterre, il tua le colonel d'un coup de +sabre dans la poitrine qui l'envoya souper chez Pluton. + +_Pavart_, capitaine en retraite à Valenciennes, était, pendant la +campagne de Russie, aux chasseurs à pied de la Garde impériale. Tout +ce qu'il conte de cette campagne, de ce qui lui est arrivé, et de ce +qu'il a vu, est très intéressant. Dans la retraite, à Krasnoé, où nous +nous sommes battus pendant les journées des 15, 16 et 17 novembre, +contre l'armée russe forte de cent mille hommes, la nuit du 16, la +veille de la bataille du 17, lorsque les Russes nous serraient de +près, Pavart, qui était alors caporal, commandait une patrouille de +six hommes. En cheminant, il aperçoit, sur sa droite, une autre +patrouille composée de cinq hommes. Pensant, et presque certain que +c'étaient des nôtres, il dit aux hommes qu'il commandait: «Halte! +attendez-moi. Je vais parler à celui qui la commande afin de marcher +dans la même direction, pour ne pas tomber dans les avant-postes des +Russes.» Aussitôt, les hommes s'arrêtent et lui s'avance vers cette +patrouille qui, en voyant un homme seul venir à elle, croit +probablement que c'est un des leurs. Mais Pavart reconnaît que ce sont +des Russes. Il était trop tard pour rétrograder, il s'avance +résolument et, sans donner le temps aux Russes de se reconnaître, il +tombe dessus et, à coups de baïonnette, il en met trois hors de +combat. Les autres se sauvent. Après ce coup hardi, il retourne pour +rejoindre ses hommes, mais ils étaient près de lui; ils accouraient +pour le secourir. + +_Wilkès_, sous-officier dans un régiment de ligne, habitant de +Valenciennes, prisonnier sur les bords de la Bérézina, conduit en +captivité a quatorze cents lieues de Paris, où il resta pendant trois +ans. + +Le capitaine _Vachin_, dont j'ai parlé plus haut, avant de partir pour +la Russie, lorsque nous étions en Espagne, eut, avec mon +sergent-major, une discussion très vive, qui finit par un duel et un +coup de sabre qui partagea la figure de mon sergent-major en deux, car +cela lui prenait depuis le haut du front jusqu'au bas du menton. Il en +fit autant à l'occasion, aux Autrichiens, Prussiens, Russes, +Espagnols, Anglais contre lesquels il combattit pendant dix ans sans +interruption, car pendant ce laps de temps il assista à plus de vingt +grandes batailles commandées par l'empereur Napoléon. + +À la bataille d'Essling, le 22 mai 1809, Vachin portait pendue à son +côté une gourde remplie de vin. Un de ses amis, sous-officier comme +lui, lui fait signe qu'il voudrait bien boire un coup de son vin. +Vachin lui crie d'avancer, et lorsqu'il fut près de lui, il lui +présenta à boire en se baissant de côté. Cela se passait au fort de +l'action où les boulets et la mitraille nous arrivaient de toutes +parts. Mais à peine le buveur avait-il avalé quelques gorgées, qu'un +brutal de boulet autrichien emporte la tête du buveur ainsi que la +gourde. Deux jours avant, ils avaient dîné ensemble à Vienne et, là, +ils s'étaient fait réciproquement un don mutuel de ce qu'ils avaient +comme montre, ceinture, en cas que l'un ou l'autre fût tué. Mais +Vachin n'eut pas l'envie de mettre à exécution ce qu'ils étaient +convenus de faire. Il se retira, reprit son rang, heureux de n'avoir +pas été atteint par le même boulet, mais en pensant que, d'un moment à +l'autre, il pouvait lui en arriver autant, car l'affaire était chaude. +Je fus blessé le même jour. + +Outre les anciens militaires que j'ai connus particulièrement, je puis +citer encore, comme ayant fait la glorieuse et terrible guerre de +Russie: + +MM. _Bouy_, capitaine en retraite, à Valenciennes, et de Valenciennes; +chevalier de la Légion d'honneur. + +_Hourez_, capitaine en retraite, à Valenciennes, et de Valenciennes; +chevalier de la Légion d'honneur. + +_Piète_, sous-lieutenant, de Valenciennes. + +_Legrand_, ex-fusilier des grenadiers de la Garde impériale, habitant +Valenciennes; chevalier de la Légion d'honneur. + +_Foucart_, casernier, qui fut blessé et prisonnier; chevalier de la +Légion d'honneur. + +_Izambart_, ancien sous-officier, garde des musées; chevalier de la +Légion d'honneur. + +_Petit_, sous-lieutenant de la Jeune Garde. + +_Maujard_, garde du génie, en retraite à Condé (Nord); chevalier de la +Légion d'honneur. + +_Boquet_, de Condé. + +BOURGOGNE, + +Ex-grenadier vélite de la Garde impériale, Chevalier de la Légion +d'honneur. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +I.--D'Almeida à Moscou. + +II.--L'incendie de Moscou. + +III.--La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De +Mojaïsk à Slawkowo. + +IV.--Dorogobouï.--Une cantinière.--La faim. + +V.--Un sinistre.--Un drame de famille.--Le maréchal +Mortier.--Vingt-sept degrés de froid.--Arrivée à Smolensk.--Un +coupe-gorge. + +VI.--Une nuit mouvementée.--Je retrouve des amis.--Départ de +Smolensk.--Rectification nécessaire.--Bataille de Krasnoé.--Le dragon +Melet. + +VII.--La retraite continue.--Je prends femme.--Découragement.--Je +perds de vue mes camarades.--Scènes dramatiques.--Rencontre de Picart. + +VIII.--Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est +blessé.--Un convoi de prisonniers français.--Halte dans une +forêt.--Hospitalité polonaise.--Accès de folie.--Nous rejoignons +l'armée.--L'Empereur et le Bataillon sacré.--Passage de la Bérézina. + +IX.--De la Bérézina à Wilna.--Les Juifs. + +X.--De Wilna à Kowno.--Le chien du régiment.--Le maréchal Ney.--Le +trésor de l'armée.--Je suis empoisonné.--La «graisse de voleur».--Le +vieux grenadier.--Faloppa.--Le général Roguet.--De Kowno à +Elbing.--Deux cantinières.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve +Picart.--Le traîneau et les Juifs.--Une mégère.--Eylau.--Arrivée à +Elbing. + +XI.--Séjour à Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle à héritage.--Le 1er +janvier 1813.--Picart et les Prussiens.--Le père Elliot.--Mes témoins. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires du sergent Bourgogne +by Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE *** + +***** This file should be named 11176-8.txt or 11176-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/1/7/11176/ + +Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Memoires du sergent Bourgogne + +Author: Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne + +Release Date: February 20, 2004 [EBook #11176] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE *** + + + + +Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +Memoires + +du + +Sergent Bourgogne + +(1812-1813) + + +PAR + +PAUL COTTIN + +Directeur de la _Nouvelle Revue retrospective_ + +ET + +MAURICE HENAULT + +Archiviste municipal de Valenciennes + + + + +MEMOIRES + +DU + +SERGENT BOURGOGNE + + + + +[Illustration: BOURGOGNE + +Lieutenant-adjudant de place + +(1830)] + + + + +MEMOIRES + +DU + +SERGENT BOURGOGNE + +(1812-1813) + +PUBLIES D'APRES LE MANUSCRIT ORIGINAL + +PAR + +PAUL COTTIN + +Directeur de la _Nouvelle Revue retrospective_ + +ET + +MAURICE HENAULT + +Archiviste municipal de Valenciennes + +1910 + + + + +AVANT-PROPOS + + +Fils d'un marchand de toile de Conde-sur-Escaut (Nord), +Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne entrait dans sa vingtieme +annee le 12 novembre 1805, a une epoque ou le reve unique de la +jeunesse etait la gloire militaire. Pour le realiser, son pere lui +facilita son entree au corps des velites de la Garde, pour laquelle il +fallait justifier d'un certain revenu. + +Ce que furent d'abord les velites, on le sait: des soldats romains +legerement armes, destines a escarmoucher avec l'ennemi (_velitare_). +A la fin de la Revolution, en l'an XII, deux corps de velites, de 800 +hommes chacun, furent attaches aux grenadiers a pied et aux grenadiers +a cheval de la garde des Consuls. + +Un decret du 15 avril 1806 decida que 2 000 nouveaux velites seraient +leves, et deux de leurs bataillons ou un de leurs escadrons attaches a +chacune des armes dont la Garde se composait. La vieille Garde seule +en recut, nous ecrit M. Gabriel Cottreau; ils furent repartis dans les +corps des grenadiers et des chasseurs a pied, ainsi que dans le corps +des chasseurs, des grenadiers, des dragons de l'Imperatrice, pour la +cavalerie. + +En temps de paix, chaque regiment de cavalerie avait, a sa suite, un +escadron de velites comprenant deux compagnies de 125 hommes chacune, +et chaque regiment d'infanterie un bataillon comprenant deux +compagnies de 150 velites. En temps de guerre, ces compagnies se +fondaient avec celles des vieux soldats, qui recevaient 45 velites et +se trouvaient ainsi portees au nombre de 125 hommes. Chacune d'elles +laissait en depot, a Paris, 20 vieux soldats et 15 velites. Le costume +de ces derniers etait, naturellement, celui du corps dans lequel ils +avaient ete verses. + +En 1809, l'Empereur detacha, des fusiliers-grenadiers, un bataillon de +velites pour servir de garde a la Grande-Duchesse de Toscane, a +Florence. Ce bataillon continua a compter dans la Garde imperiale, +fit les campagnes de Russie et de Saxe, et fut incorpore au 14e de +ligne, en 1814. Des velites, tires des fusiliers-grenadiers furent +aussi attaches au service du prince Borghese, a Turin, et du prince +Eugene, a Milan. + +On forma d'abord les velites a Saint-Germain-en-Laye, puis a Ecouen et +a Fontainebleau, ou Bourgogne suivit les cours d'ecriture, +d'arithmetique, de dessin, de gymnastique, destines a completer +l'instruction militaire de ces futurs officiers, car, apres quelques +annees, les plus capables etaient promus sous-lieutenants. + +Au bout de quelques mois, Bourgogne montait, avec ses camarades, dans +les voitures requisitionnees pour le transport des troupes; la +campagne de 1806 allait commencer. Elle le conduit en Pologne ou il +passe caporal (1807). Deux ans apres, il prend part a la sanglante +affaire d'Essling, ou il est deux fois blesse[1]. De 1809 a 1811, il +combat en Autriche, en Espagne, en Portugal; 1812 le retrouve a Wilna, +ou l'Empereur reunit sa Garde, avant de marcher contre les Russes. +Bourgogne etait devenu sergent. + +[Note 1: Il fut blesse a la jambe et au cou. La balle, entree dans +le haut de la cuisse droite, ne put etre extraite. Dans ses derniers +jours, elle etait descendue a 15 centimetres du pied.] + +Il avait donc ete un peu partout, et partout il avait note ce qu'il +voyait. Quel tresor pour l'histoire intime de l'Armee, sous le premier +Empire, s'il a vraiment laisse quelque part, comme un passage de son +livre parait en exprimer le dessein[2]; des _Souvenirs_ complets! Mais +nos renseignements a cet egard ne permettent point de l'esperer. + +[Note 2: Voir p. 282.] + +On doit a M. de Segur une relation de la campagne de Russie; son eloge +n'est plus a faire. Seulement, pour nous servir d'une expression +courante, elle n'est point _vecue_, et elle ne pouvait l'etre. Attache +a un etat-major, M. de Segur n'avait point a endurer les souffrances +des soldats ni des officiers de troupe, celles qu'on tient, +maintenant, a connaitre dans leurs plus petits details. Elles font le +grand interet des _Memoires_ de Bourgogne, car c'est un homme sachant +voir, et rendre d'une maniere saisissante ce qu'il voit. Il ne le cede +point, sous ce rapport, au capitaine Coignet que Loredan Larchey a +fait revivre: ses _Cahiers_, devenus classiques en leur genre, ont +inaugure une serie nouvelle de Memoires militaires, ceux des humbles +et des naifs qui representent l'element populaire. On a senti qu'il +etait utile et bon de se rendre, de leurs impressions, un compte +exact. + +Nous n'avons pas besoin d'insister sur la valeur dramatique des +tableaux de Bourgogne, pour ne parler que de l'orgie de l'eglise de +Smolensk, de son cimetiere recouvert de plus de cadavres qu'il n'en +contient, de ce malheureux franchissant leurs monceaux neigeux pour +arriver au sanctuaire, guide par les accents d'une musique qu'il croit +celeste, tandis qu'elle est produite par des ivrognes montes a l'orgue +pret a s'ecrouler parce que ses marches de bois ont ete arrachees pour +faire du feu. Tout cela est inoubliable. + +Ces _Memoires_ ne sont pas moins precieux pour la psychologie du +soldat deprime par une suite de revers: les combattants de 1870 y +retrouveront une part de leurs miseres. C'est aussi le vrai drame de +la faim. Il n'existe point de tableau comparable a celui de la +garnison de Wilna fuyant a l'aspect de cette armee de spectres prets a +tout devorer. Et, pourtant, on ne peut refuser a Bourgogne les +qualites d'un homme de coeur: ses acces d'egoisme sont tellement +contre sa nature, que le remords suit aussitot. On le voit, ailleurs, +aider de son mieux les camarades, s'exposer pour l'evasion d'un +prisonnier dont le pere l'a emu. Les horreurs dont il a ete temoin le +penetrent: il a vu des soldats depouiller, avant leur dernier soupir, +ceux qui tombaient; d'autres (des Croates) retirer des flammes les +cadavres et les devorer. Il a vu, faute de transports, abandonner les +blesses tendant leurs mains suppliantes, se trainant sur la neige +rougie de leur sang, tandis que ceux qui sont encore debout passent, +muets, devant eux, en songeant que pareil sort les attend. Sur les +bords du Niemen, Bourgogne, tombe dans un fosse couvert de glace, +implore vainement, lui aussi, les soldats qui passent. Seul, un vieux +grenadier s'approche. + +"Je n'en ai plus!" dit-il en levant ses moignons pour montrer qu'il +n'a pas une main a offrir. + +Pres des villes ou les troupes croient trouver la fin de leurs maux, +le retour de l'esperance fait renaitre les sentiments de pitie. Les +langues se delient, on s'informe des camarades, on porte les plus +malades sur des fusils. Bourgogne a vu des soldats garder, pendant des +lieues, leurs officiers blesses sur leurs epaules. N'oublions pas ces +Hessois qui garantissent leur jeune prince contre vingt-huit degres de +froid, passant une nuit serres autour de son corps, comme le faisceau +protecteur d'une jeune plante. + +Cependant la fatigue, la fievre, la congelation et ses plaies mal +garanties par des oripeaux de toute provenance, les ravages produits +sur son organisme par une tentative d'empoisonnement, en voila plus +qu'il n'en faut pour faire perdre a notre sergent la piste de son +regiment, comme a tant d'autres! + +Seul, il avance peniblement a travers la neige ou il disparait, +parfois, jusqu'aux epaules. Heureux encore d'echapper aux Cosaques, de +trouver des cachettes dans les bois, de reconnaitre, par les cadavres +rencontres, la route suivie par sa colonne! Dans l'obscurite d'une +nuit, il arrive sur le terrain d'un combat. Il butte contre les corps +amonceles d'ou s'eleve un appel plaintif: "Au secours!" En cherchant, +non sans trebucher et tomber a son tour, il reconnait un ami, bien +vivant celui-la, le grenadier Picart, type de troupier degourdi et bon +enfant, dont la joyeuse humeur fait presque tout oublier. Mais un +officier russe annonce que l'Empereur et toute sa Garde ont ete faits +prisonniers, et voila notre loustic saisi d'un acces de folie, +presentant les armes et criant: "Vive l'Empereur!" comme un jour de +revue. + +C'est, en effet, chose digne de remarque: malgre ses miseres, le +soldat n'accuse point celui qui est cause de ses infortunes; il reste +devoue, corps et ame, avec la persuasion que Napoleon saura le tirer +du mauvais pas, qu'il ne tardera point a prendre sa revanche. C'etait +une religion: "Picart pensait, comme tous les vieux soldats idolatres +de l'Empereur, qu'une fois qu'ils etaient avec lui, rien ne devait +plus manquer, que tout devait reussir, enfin qu'avec lui, il n'y avait +rien d'impossible". Sans etre aussi optimiste, Bourgogne partageait, +jusqu'a un certain point, cette maniere de voir. Et cependant, a sa +rentree en France, son regiment etait reduit a 26 hommes! + +Leur dieu les emeut toujours: en le voyant, au passage de la Berezina, +"enveloppe d'une grande capote doublee de fourrure, ayant sur la tete +un bonnet de velours amarante, avec un tour de peau de renard noir et +un baton a la main", Picart pleure en s'ecriant: "Notre Empereur +marcher a pied, un baton a la main, lui si grand, lui qui nous fait si +fiers!" + +Enfin, au mois de mars 1813, Bourgogne se retrouve dans sa patrie, et +recoit l'epaulette de sous-lieutenant au 145e de ligne, avec lequel il +repart pour la Prusse. Blesse au combat de Dessau (12 octobre 1813), +il est fait prisonnier. + +Ses loisirs de captivite sont consacres au releve de ses souvenirs, +encore recents; il prend des notes. Avec les lettres ecrites a sa +mere, elles serviront, plus tard, a rediger ses _Memoires_. Et alors +il se demande si c'est bien lui qui a ecrit tout cela, tant le rappel +de ce qu'il a vu le frappe de nouveau. Il se demande s'il n'a pas ete +le jouet de son imagination. Mais il se raffermit et se complete en +causant du passe avec d'anciens compagnons dont il donne la liste. La +concordance de leurs temoignages prouve qu'il n'a point reve. + +Le premier retour des Bourbons l'avait fait demissionner aussitot[3], +sous le pretexte de "partager, avec de vieux parents, le fardeau de +leur travail, pour le soutien d'une nombreuse famille". Il pensait a +un mariage, qui suivit de pres sa lettre au Ministre. + +[Note 3: "L'Empereur n'etant plus en France, dit-il lui-meme dans +une note de ses _Memoires_, je donnai ma demission."] + +La vie de famille aussi a ses epreuves: Bourgogne le sentit apres la +perte de sa femme, laissant deux filles a elever. Il contracta un +second mariage et eut encore deux enfants[4]. + +[Note 4: Bourgogne epousa, a Conde, le 31 aout 1814, +Therese-Fortunee Demarez. Apres sa mort, arrivee en 1822, il se +remaria avec Philippine Godart, originaire de Tournai.] + +Etabli marchand mercier, comme son pere, il quitta bientot le magasin +pour s'occuper d'affaires industrielles ou il perdit une partie de son +bien. Ses habitudes simples, son heureux naturel l'aiderent a +supporter ces revers, qui ne l'empecherent point de donner une +instruction convenable a ses filles. Il les adorait et sut leur +inspirer l'amour des arts dont il etait epris: l'une s'adonnait a la +peinture, l'autre a la musique. Doue lui-meme d'une jolie voix, il +chantait a la fin des repas de famille, selon la coutume aujourd'hui +presque partout delaissee. Il avait reuni, dans sa demeure, une +collection, relativement importante, de tableaux, de curiosites, de +souvenirs qu'on venait voir. + +A Paris, ou il se rendait quelquefois, il ne manquait point de +visiter, aux Invalides, ses anciens compagnons d'armes. Il en +retrouvait aussi quotidiennement plusieurs, dans sa ville natale, au +cafe ou ils causaient de leurs campagnes. Au diner qui les reunissait +le jour anniversaire de l'entree des Francais a Moscou, ils buvaient, +a tour de role, dans un gobelet rapporte du Kremlin: les vieux soldats +de la Garde avaient le culte du passe. + +Avec les journees de 1830 et le retour des trois couleurs[5], il pense +a reprendre du service; or sa famille jouit de quelque influence a +Conde, ou son frere est medecin[6]. Alors depute de Valenciennes, M. +de Vatimesnil, ancien ministre de Louis XVIII et de Charles X, dont il +vient de voter la decheance, ne manque pas d'appuyer un brave ayant +neuf campagnes, trois blessures et meconnu par le gouvernement tombe. +Comme compensation legitime, il propose sa nomination a l'emploi de +major de place, vacant a Conde. La lettre au marechal Soult, alors +ministre de la guerre, est contresignee par les deux autres deputes du +Nord, Brigode et Morel. La reponse n'arrivant point, M. de Vatimesnil +revient a la charge, quinze jours apres: "Cette nomination, ecrit-il, +qui serait excellente sous le rapport militaire, ne serait pas moins +utile sous le rapport politique. A une lieue de Conde se trouve le +chateau de l'Hermitage, appartenant a M. le duc de Croy, et ou sont +reunis beaucoup de mecontents. Loin de moi la pensee de supposer +qu'ils aient de mauvaises intentions! Mais, enfin, la prudence exige +qu'une place forte situee aussi pres de ce chateau, et sur l'extreme +frontiere, soit confiee a des officiers parfaitement surs. Je vous +reponds de l'energie de M. Bourgogne...." A defaut d'emploi, il +demande pour son protege la croix de la Legion d'honneur. + +[Note 5: "En 1830, dit-il dans la note deja citee, a la +reapparition du drapeau tricolore, je rentrai au service."] + +[Note 6: Notre sergent avait trois freres et une soeur dont il +etait l'aine, savoir: Francois, un moment professeur de mathematiques +au college de Conde; Firmin, mort jeune; Florence, mariee a un +brasseur; Louis-Florent, docteur en medecine de la Faculte de Paris, +mort en 1870.--Marie-Francoise Monnier, leur mere, etait nee a Conde +en 1764.] + +Mais Bourgogne n'en est pas moins oublie au ministere, ou l'on ne +retrouve aucune trace de ses services. M. de Vatimesnil est oblige de +former un dossier qu'il envoie le 24 septembre. Deux mois apres, le 10 +novembre, l'ancien velite est enfin nomme lieutenant-adjudant de +place, mais a Brest, et non a Conde! C'etait bien loin, mais enfin il +avait un pied a l'etrier, et puis la croix vint, le 21 mars 1831, +l'aider a prendre patience, sinon a oublier le sol natal. De nouvelles +demarches sont faites pour le poste d'adjudant de place a +Valenciennes. Il n'y omet point son titre d'electeur, important alors. +Son voeu fut enfin exauce le 25 juillet 1832, et l'on se souvient +encore, a Valenciennes, des services qu'il rendit, notamment pendant +les troubles de 1848. Ses droits a la retraite lui valurent, en 1853, +une pension de douze cents francs[7]. + +[Note 7: Nous avons trouve les lettres de M. de Vatimesnil dans le +dossier militaire de Bourgogne, aux Archives de la Guerre.] + +Il mourut, octogenaire, le 15 avril 1867, deux annees apres le +legendaire Coignet, qui alla jusqu'a quatre-vingt-dix ans. On voit que +leur rude existence n'avait pas suffi pour hater leur fin. Il est vrai +qu'il fallait etre exceptionnellement solide pour avoir survecu. + +Malheureusement, des souffrances physiques empoisonnerent ses derniers +jours. Elles ne lui enleverent, toutefois, ni la belle humeur, ni la +philosophie qui formait le fond de son caractere. Une de ses nieces, +Mme Bussiere, veuve d'un chef d'escadrons d'artillerie, etait +d'ailleurs venue, apres la mort de sa seconde femme, victime du +cholera qui sevit a Valenciennes en 1866, adoucir, par des soins +devoues, l'amertume de ses maux. + +Le portrait de notre heros, qui a pris place en tete du volume, est la +reproduction d'une lithographie representant Bourgogne a l'age de +quarante-cinq ans, avec l'air officiellement severe et le regard un +peu dur de l'adjudant de place, personnification vivante de la +consigne. Mais ce que nous savons de sa bonte naturelle montre que +c'est ici le cas d'appliquer le precepte du poete: + + Garde-toi, tant que tu vivras. + De juger les gens sur la mine! + +Ajoutons qu'au temps de sa jeunesse il passait, non sans raison, pour +un beau soldat: sa haute stature, son air martial imposaient[8]. + +[Note 8: Voici, d'apres une note de ses _Memoires_, la liste des +grandes batailles auxquelles Bourgogne prit part: Iena, Pultusk, +Eylau, Eilsberg, Friedland, Essling, Wagram, Somo-Sierra, Benevent, +Smolensk, la Moskowa, Krasnoe, la Berezina, Lutzen et Bautzen: "Ajoute +a cela, dit-il, plus de vingt combats et autres divertissements +semblables."] + +Selon notre coutume, nous n'avons fait d'autres modifications au texte +que la rectification de l'orthographe et la suppression des phrases +inutiles. Moins scrupuleux s'est montre un journal disparu (_l'Echo de +la Frontiere_) qui a donne, en 1857, une partie des _Memoires_ de +Bourgogne, en les corrigeant si bien qu'il les a depouilles de leur +couleur originale. + +La collection de _l'Echo de la Frontiere_ est des plus rares: le seul +exemplaire que nous en connaissions se trouve a la bibliotheque de +Valenciennes. Son feuilleton de Bourgogne fut tire a part; nous +n'avons pu en retrouver que de rares exemplaires. Ce tirage a part ne +contient meme qu'une partie du texte publie par le journal, et ne +depasse point la page 176 du present volume. _L'Echo de la Frontiere_ +conduit le lecteur jusqu'a la page 286. Nous avons donc regarde ces +_Memoires_ comme ayant la valeur d'une oeuvre inedite, jusqu'a leur +publication, en 1896, dans la _Nouvelle Revue retrospective_[9]. + +[Note 9: Le _Memoires_ de Bourgogne ont paru, pour la premiere +fois _in extenso_ d'apres le manuscrit original, dans la _Nouvelle +Revue retrospective_, consacree, depuis quatorze ans, a la publication +de documents concernant notre histoire nationale, depuis deux +siecles.] + +Le manuscrit original, qui avait ete depose, en 1891, a la +bibliotheque de Valenciennes, vient d'etre remis entre les mains de la +fille de Bourgogne, Mme Defacqz. Il se compose de six cent seize pages +in-folio, presque toutes de la main de l'auteur. Nous restons les +obliges de M. Auguste Molinier, qui, le premier, a songe a en offrir +la publication a la _Nouvelle Revue retrospective_, et de M. Edmond +Martel, qui a bien voulu faire, pour nous, des recherches sur la +famille Bourgogne, a Valenciennes et a Conde. + +Nommons encore les neveux de notre heros, M. le docteur Bourgogne et +M. Amedee Bourgogne; M. Loriaux, son ancien proprietaire; M. Paul +Marmottan, et nous aurons fait apprecier l'importance, comme la +multiplicite des concours apportes a notre oeuvre. Leur constatation +reste, en meme temps, notre premiere garantie. + + + + +MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE (1812-1813) + + + + + +I + +D'Almeida a Moscou. + + +Ce fut au mois de mars 1812, lorsque nous etions a Almeida, en +Portugal, a nous battre contre l'armee anglaise, commandee par +Wellington, que nous recumes l'ordre de partir pour la Russie. + +Nous traversames l'Espagne, ou chaque jour de marche fut marque par un +combat, et quelquefois deux. Ce fut de cette maniere que nous +arrivames a Bayonne, premiere ville de France. + +Partant de cette ville, nous primes la poste et nous arrivames a Paris +ou nous pensions nous reposer. Mais, apres un sejour de quarante-huit +heures, l'Empereur nous passa en revue, et jugeant que le repos etait +indigne de nous, nous fit faire demi-tour et marcher en colonnes, par +pelotons, le long des boulevards, ensuite tourner a gauche dans la rue +Saint-Martin, traverser la Villette, ou nous trouvames plusieurs +centaines de fiacres et autres voitures qui nous attendaient. L'on +nous fit faire halte, ensuite monter quatre dans la meme voiture et, +fouette cocher! jusqu'a Meaux, puis sur des chariots jusqu'au Rhin, en +marchant jour et nuit. + +Nous fimes sejour a Mayence, puis nous passames le Rhin; ensuite nous +traversames a pied le grand-duche de Francfort[10], la Franconie, la +Saxe, la Prusse, la Pologne. Nous passames la Vistule a Marienwerder, +nous entrames en Pomeranie, et, le 25 juin au matin, par un beau +temps, non pas par un temps affreux, comme le dit M. de Segur, nous +traversames le Niemen sur plusieurs ponts de bateaux que l'on venait +de jeter, et nous entrames en Lithuanie, premiere province de Russie. + +[Note 10: Francfort avait ete erige en grand-duche, en 1806, par +Napoleon, en faveur de l'electeur de Mayence.] + +Le lendemain, nous quittames notre premiere position et nous marchames +jusqu'au 29, sans qu'il nous arrivat rien de remarquable; mais, dans +la nuit du 29 au 30, un bruit sourd se fit entendre: c'etait le +tonnerre qu'un vent furieux nous apportait. Des masses de nuees +s'amoncelaient sur nos tetes et finirent par crever. Le tonnerre et le +vent durerent plus de deux heures. En quelques minutes, nos feux +furent eteints; les abris qui nous couvraient, enleves; nos faisceaux +d'armes renverses. Nous etions tous perdus et ne sachant ou nous +diriger. Je courus me refugier dans la direction d'un village ou etait +loge le quartier general. Je n'avais, pour me guider, que la lueur des +eclairs. Tout a coup, a la lueur d'un eclair, je crois apercevoir un +chemin, mais c'etait un canal qui conduisait a un moulin que les +pluies avaient enfle, et dont les eaux etaient au niveau du sol. +Pensant marcher sur quelque chose de solide, je m'enfonce et +disparais. Mais, revenu au-dessus de l'eau, je gagne l'autre bord a la +nage. Enfin, j'arrive au village, j'entre dans la premiere maison que +je rencontre et ou je trouve la premiere chambre occupee par une +vingtaine d'hommes, officiers et domestiques, endormis. Je gagne le +mieux possible un banc qui etait place autour d'un grand poele bien +chaud, je me deshabille, je m'empresse de tordre ma chemise et mes +habits, pour en faire sortir l'eau, et je m'accroupis sur le banc, en +attendant que tout soit sec; au jour, je m'arrange le mieux possible, +et je sors de la maison pour aller chercher mes armes et mon sac, que +je retrouve dans la boue. + +Le lendemain 30, il fit un beau soleil qui secha tout, et, le meme +jour, nous arrivames a Wilna, capitale de la Lithuanie, ou l'Empereur +etait arrive, depuis la veille, avec une partie de la Garde. + +Pendant le temps que nous y restames, je recus une lettre de ma mere, +qui en contenait une autre a l'adresse de M. Constant, premier valet +de chambre de l'Empereur, qui etait de Peruwelz[11], Belgique. Cette +lettre etait de sa mere, avec qui la mienne etait en connaissance. Je +fus ou etait loge l'Empereur pour la lui remettre, mais je ne +rencontrai que Roustan, le mameluck de l'Empereur, qui me dit que M. +Constant venait de sortir avec Sa Majeste. Il m'engagea a attendre son +retour, mais je ne le pouvais pas, j'etais de service. Je lui donnai +la lettre pour la remettre a son adresse, et je me promis de revenir +voir M. Constant. Mais le lendemain, 16 juillet, nous partimes de +cette ville. + +[Note 11: Gros bourg belge a sept kilometres de Conde, lieu de +promenade frequente, a cause du pelerinage de Bonsecours.] + +Nous en sortimes a dix heures du soir, en marchant dans la direction +de Borisow, et nous arrivames, le 27, a Witebsk, ou nous rencontrames +les Russes. Nous nous mimes en bataille sur une hauteur qui dominait +la ville et les environs. L'ennemi etait en position sur une hauteur a +droite et a gauche de la ville. Deja la cavalerie, commandee par le +roi Murat, avait fait plusieurs charges. En arrivant, nous vimes 200 +voltigeurs du 9e de ligne, et tous Parisiens, qui, s'etant trop +engages, furent rencontres par une partie de la cavalerie russe que +l'en venait de repousser. + +Nous les regardions comme perdus, si l'on n'arrivait assez tot pour +les secourir, a cause des ravins et de la riviere qui empechait +d'aller directement a eux. Mais ils sont commandes par des braves +officiers qui jurent, ainsi que les soldats, de se faire tuer plutot +que de ne pas en sortir avec honneur. Ils gagnent, en se battant, un +terrain qui leur etait avantageux. Alors ils se forment en carre, et +comme ils n'en etaient pas a leur coup d'essai, le nombre d'ennemis +qui leur etait oppose ne les intimide pas; et cependant ils etaient +entoures d'un regiment de lanciers et par d'autres cavaliers qui +cherchaient a les enfoncer, sans pouvoir y parvenir, de maniere qu'au +bout d'un moment, ils finirent par avoir, autour d'eux, un rempart +d'hommes et de chevaux tues et blesses. Ce fut un obstacle de plus +pour les Russes, qui, epouvantes, se sauverent en desordre, aux cris +de joie de toute l'armee, spectatrice de ce combat. + +Les notres revinrent tranquillement, vainqueurs, s'arretant par +moments et faisant face a l'ennemi. L'Empereur envoya de suite l'ordre +de la Legion d'honneur aux plus braves. Les Russes, en bataille sur +une hauteur opposee a celle ou nous etions, ont vu, comme nous, le +combat et la fuite de leur cavalerie. + +Apres cette echauffouree, nous formames nos bivouacs. Un instant +apres, je recus la visite de douze jeunes soldats de mon pays, de +Conde; dix etaient tambours, un, tambour-maitre, et le douzieme etait +caporal des voltigeurs, et tous dans le meme regiment. Ils avaient +tous, a leur cote, des demi-espadons. Cela signifiait qu'ils etaient +tous maitres ou prevots d'armes, enfin des vrais spadassins. Je leur +temoignai tout le plaisir que j'avais de les voir, en leur disant que +je regrettais de n'avoir rien a leur offrir. Le tambour-maitre prit la +parole et me dit: + +"Mon pays, nous ne sommes pas venus pour cela; tout au contraire, nous +sommes venus vous prier de venir avec nous prendre votre part de ce +que nous, avons a vous offrir: vin, genievre et autres liquides fort +restaurants. Nous avons enleve tout cela, hier au soir, au general +russe, c'est-a-dire un petit fourgon avec sa cuisine et tout ce qui +s'ensuit, que nous avons depose dans la voiture de Florencia, notre +cantiniere, une jolie Espagnole, qu'on dit etre ma femme, et cela +parce qu'elle est sous ma protection, en tout bien tout honneur!" Et +en disant cela, il frappait de la main droite sur la garde de sa +longue rapiere. "Et puis, reprit-il, c'est une brave femme; demandez +aux amis, personne n'oserait lui manquer. Elle avait un caprice pour +un sergent avec qui elle devait se marier. Mais il a ete assassine par +un Espagnol de la ville de Bilbao. En attendant qu'elle en ait choisi +un autre, il faut la proteger. Ainsi, mon pays, c'est entendu, vous +allez venir avec quelques-uns de vos amis, parce que, lorsqu'il y en +a pour trois, il y en a pour quatre. Allons! En avant, marche!" Et +nous nous mimes en route, dans la direction de leur corps d'armee, qui +formait l'avant-garde. + +Nous arrivames au camp des enfants de Conde; nous etions quatre +invites: deux dragons, Melet, qui etait de Conde, et Flament, de +Peruwelz, ensuite Grangier, sous-officier dans le meme regiment que +moi. Nous nous installames pres de la voiture de la cantiniere, qui +etait effectivement une jolie Espagnole, qui nous recut avec joie, +parce que nous arrivions de son pays, et que nous parlions assez bien +sa langue, surtout le dragon Flament, de sorte que nous passames la +nuit a boire le vin du general russe et a causer du pays. + +Il commencait a faire jour, lorsqu'un coup de canon mit fin a notre +conversation. Nous rentrames chacun chez nous, en attendant l'occasion +de nous revoir. Les pauvres garcons ne pensaient pas que, quelques +jours plus tard, onze d'entre eux auraient fini d'exister. + +C'etait le 28; nous nous attendions a une bataille, mais l'armee russe +se retira et, le meme jour, nous entrames a Witebsk, ou nous restames +quinze jours. Notre regiment occupait un des faubourgs de la ville. + +J'etais loge chez un juif qui avait une jolie femme et deux filles +charmantes, avec des figures ovales. Je trouvai, dans cette maison, +une petite chaudiere a faire de la biere, de l'orge, ainsi qu'un +moulin a bras pour le moudre; mais le houblon nous manquait. Je donnai +douze francs au juif pour nous en procurer, et, dans la crainte qu'il +ne revint pas, nous gardames, pour plus de surete, Rachel, sa femme, +et ses deux filles en otage. Mais, vingt-quatre heures apres son +depart, Jacob le juif etait de retour avec du houblon. Il se trouvait, +dans la compagnie, un Flamand, brasseur de son etat, qui nous fit cinq +tonnes de biere excellente. + +Le 13 aout, lorsque nous partimes de cette ville, il nous restait +encore deux tonnes de biere que nous mimes sur la voiture de la mere +Dubois, notre cantiniere, qui eut le bon esprit de rester en arriere +et de la vendre, a son profit, a ceux qui marchaient apres nous, +tandis que nous, marchant par la grande chaleur, nous mourions de +soif. + +Le 16, de grand matin, nous arrivames devant Smolensk. L'ennemi +venait de s'y renfermer; nous primes position sur le _Champ sacre_, +ainsi appele par les habitants du pays. Cette ville est entouree de +murailles tres fortes et de vieilles tours, dont le haut est en bois; +le Boristhene (Dnieper) coule de l'autre cote et au pied de la ville. +Aussitot on en fit le siege, et l'on battit en breche, et, le 17 au +matin, lorsque l'on se disposait a la prendre d'assaut, on fut tout +surpris de la trouver evacuee. Les Russes battaient en retraite, mais +ils avaient coupe le pont et, de l'autre cote, sur une hauteur qui +dominait la ville, ils nous lancaient des bombes et des boulets. + +Pendant le jour du siege, je fus, avec un de mes amis, aux +avant-postes ou etaient les batteries de siege qui tiraient sur la +ville. C'etait la position du corps d'armee du marechal Davoust; en +nous voyant, et reconnaissant que nous etions de la Garde, le marechal +vint a nous et nous demanda ou etait la Garde imperiale. Ensuite il se +mit a pointer des obusiers qui tiraient sur une tour qui etait devant +nous. Un instant apres, l'on vint le prevenir que les Russes sortaient +de la ville, et s'avancaient dans la direction ou nous etions. De +suite, il commanda a un bataillon d'infanterie legere d'aller prendre +position en avant, en disant a celui qui le commandait: "Si l'ennemi +s'avance, vous le repousserez". + +Je me rappelle qu'un officier deja vieux, faisant partie de ce +bataillon, chantait, en allant au combat, la chanson de _Roland_: + + Combien sont-ils? Combien sont-ils? + C'est le cri du soldat sans gloire![12] + +[Note 12: + Combien sont-ils? Combien sont-ils? + Quel homme ennemi de sa gloire + Peut demander: Combien sont-ils? + Eh! demande ou sont les perils, + C'est la qu'est aussi la victoire! + +Tel est le texte exact du troisieme couplet de _Roland a Roncevaux_, +chanson (paroles et musique) de Rouget de L'Isle.] + +Cinq minutes apres, ils marchaient a la baionnette sur la colonne des +Russes, qui fut forcee de rentrer en ville. + +En revenant a notre camp, nous faillimes etre tues par un obus. Un +autre alla tomber sur une grange ou etait loge le marechal Mortier, et +y mit le feu; parmi les hommes qui portaient de l'eau pour l'eteindre, +je rencontrai un jeune soldat de mon endroit; il faisait partie d'un +regiment de la Jeune Garde[13]. + +[Note 13: Dumoulin, mort de la fievre a Moscou. (_Note de +l'auteur_.)] + +Pendant notre sejour autour de cette ville, je fus visiter la +cathedrale, ou une grande partie des habitants s'etaient retires, les +maisons ayant ete toutes ecrasees. + +Le 21, nous partimes de cette position. Le meme jour, nous traversames +le plateau de Valoutina ou, deux jours avant, une affaire sanglante +venait d'avoir lieu, et ou le brave general Gudin avait ete tue. + +Nous continuames notre route et nous arrivames a marches forcees, a +une ville nommee Dorogoboui; nous en partimes le 24, en poursuivant +les Russes jusqu'a Viasma, qui, deja, etait toute en feu. Nous y +trouvames de l'eau-de-vie et un peu de vivres. Nous continuames de +marcher jusqu'a Ghjat, ou nous arrivames le 1er de septembre. Nous y +fimes sejour. Ensuite, on fit, dans toute l'armee, la recapitulation +des coups de canon et de fusil qu'il y avait a tirer pour le jour ou +une grande bataille aurait lieu. Le 4, nous nous remettions en marche; +le 5, nous rencontrames l'armee russe en position. Le 61e de ligne lui +enleva la premiere redoute. + +Le 6, nous nous preparames pour la grande bataille qui devait se +donner le lendemain: l'un prepare ses armes, d'autres du linge en cas +de blessure, d'autres font leur testament, et d'autres, insouciants, +chantent ou dorment. Toute la Garde imperiale eut l'ordre de se mettre +en grande tenue. + +Le lendemain, a cinq heures du matin, nous etions sous les armes, en +colonne serree par bataillons. L'Empereur passa pres de nous en +parcourant toute la ligne, car deja, depuis plus d'une demi-heure, il +etait a cheval. + +A sept heures, la bataille commenca; il me serait impossible d'en +donner le detail, mais ce fut, dans toute l'armee, une grande joie en +entendant le bruit du canon, car l'on etait certain que les Russes, +comme les autres fois, n'avaient pas decampe, et qu'on allait se +battre. La veille au soir et une partie de la nuit, il etait tombe une +pluie fine et froide, mais, pour ce grand jour, il faisait un temps et +un soleil magnifiques. + +Cette bataille fut, comme toutes nos grandes batailles, a coups de +canon, car, au dire de l'Empereur, cent vingt mille coups furent tires +par nous. Les Russes eurent au moins cinquante mille hommes, tant tues +que blesses. Notre perte fut de dix-sept mille hommes; nous eumes +quarante-trois generaux hors de combat, dont huit, a ma connaissance, +furent tues sur le coup. Ce sont: Montbrun, Huard, Caulaincourt (le +frere du grand ecuyer de l'Empereur), Compere, Maison, Plauzonne, +Lepel et Anabert. Ce dernier etait colonel d'un regiment de chasseurs +a pied de la Garde, et comme, a chaque instant, l'on venait dire a +l'Empereur: "Sire, un tel general est tue ou blesse", il fallait le +remplacer de suite. Ce fut de cette maniere que le colonel Anabert fut +nomme general. Je m'en rappelle tres bien, car j'etais, en ce moment, +a quatre pas de l'Empereur qui lui dit: "Colonel, je vous nomme +general; allez vous mettre a la tete de la division qui est devant la +grande redoute, et enlevez-la!" + +Le general partit au galop, avec son adjudant-major, qui le suivit +comme aide de camp. + +Un quart d'heure apres, l'aide de camp etait de retour, et annoncait a +l'Empereur que la redoute etait enlevee, mais que le general etait +blesse. Il mourut huit jours apres, ainsi que plusieurs autres. + +L'on a assure que les Russes avaient perdu cinquante generaux, tant +tues que blesses. + +Pendant toute la bataille, nous fumes en reserve, derriere la division +commandee par le general Friant: les boulets tombaient dans nos rangs +et autour de l'Empereur. + +La bataille finit avec le jour, et nous restames sur l'emplacement, +pendant la nuit et la journee du 8, que j'employai a visiter le champ +de bataille, triste et epouvantable tableau a voir. J'etais avec +Grangier. Nous allames jusqu'au ravin, position qui avait ete tant +disputee pendant la bataille. + +Le roi Murat y avait fait dresser ses tentes. Au moment ou nous +arrivions, nous le vimes faisant faire, par son chirurgien, +l'amputation de la cuisse droite a deux canonniers de la Garde +imperiale russe. + +Lorsque l'operation fut terminee, il leur fit donner a chacun un verre +de vin. Ensuite, il se promena sur le bord du ravin, en contemplant la +plaine qui se trouve de l'autre cote, bornee par un bois. C'est la +que, la veille, il avait fait mordre la poussiere a plus d'un +Moscovite, lorsqu'il chargea, avec sa cavalerie, l'ennemi qui etait en +retraite. C'est la qu'il etait beau de le voir, se distinguant par sa +bravoure, son sang-froid et sa belle tenue, donnant des ordres a ceux +qu'il commandait et des coups de sabre a ceux qui le combattaient. On +pouvait facilement le distinguer a sa toque, a son aigrette blanche et +a son manteau flottant. + +Le 9 au matin, nous quittames le champ de bataille et nous arrivames, +dans la journee, a Mojaisk. L'arriere-garde des Russes etait en +bataille sur une hauteur, de l'autre cote de la ville occupee par les +notres. Une compagnie de voltigeurs et de grenadiers, forte au plus de +cent hommes du 33e de ligne, qui faisait partie de l'avant-garde, +montait la cote sans s'inquieter du nombre d'ennemis qui +l'attendaient. Une partie de l'armee, qui etait encore arretee dans la +ville, les regardait avec surprise, quand plusieurs escadrons de +cuirassiers et de cosaques s'avancent et enveloppent nos voltigeurs et +nos grenadiers. Mais, sans s'etonner et comme s'ils avaient prevu +cela, ils se reunissent, se forment par pelotons, ensuite en carre, et +font feu des quatre faces sur les Russes qui les entourent. + +Vu la distance qui les separe de l'armee, on les croit perdus, car +l'on ne pouvait pas arriver jusqu'a eux pour les secourir. Un officier +superieur des Russes s'etant avance pour leur dire de se rendre, +l'officier qui commandait les Francais repondit a cette sommation en +tuant celui qui lui parlait. La cavalerie, epouvantee, se sauva et +laissa les voltigeurs et grenadiers maitres du champ de bataille[14]. + +[Note 14: Un de mes amis, un velite, le capitaine Sabatier, +commandait les voltigeurs. (_Note de l'auteur_.)] + +Le 10, nous suivons l'ennemi jusqu'au soir, et, lorsque nous nous +arretons, je suis commande de garde pres d'un chateau ou est loge +l'Empereur. Je venais d'etablir mon poste sur un chemin qui +conduisait au chateau, lorsqu'un domestique polonais, dont le maitre +etait attache a l'etat-major de l'Empereur, passa pres de mon poste, +conduisant un cheval charge de bagages. Ce cheval, fatigue, s'abattit +et ne voulut plus se relever. Le domestique prit la charge et partit. +A peine nous avait-il quittes, que les hommes du poste, qui avaient +faim, tuerent le cheval, de sorte que toute la nuit, nous nous +occupames a en manger et a en faire cuire pour le lendemain. + +Un instant apres, l'Empereur vint a passer a pied. Il etait accompagne +du roi Murat et d'un auditeur au conseil d'Etat. Ils allaient joindre +la grand'route. Je fis prendre les armes a mon poste. L'Empereur +s'arreta devant nous et pres du cheval qui barrait le chemin. Il me +demanda si c'etait nous qui l'avions mange. Je lui repondis que oui. +Il se mit a sourire, en nous disant: "Patience! Dans quatre jours nous +serons a Moscou, ou vous aurez du repos et de la bonne nourriture, +quoique d'ailleurs le cheval soit bon." + +La prediction ne manqua pas de s'accomplir, car, quatre jours apres, +nous arrivions dans cette capitale. + +Le lendemain 11 et les jours suivants, nous marchames par un beau +temps. Le 13, nous couchames ou il y avait une grande abbaye et +d'autres batiments d'une construction assez belle. On voyait bien que +l'on etait pres d'une grande capitale. + +Le lendemain 14, nous partimes de grand matin; nous passames pres d'un +ravin ou les Russes avaient commence des redoutes pour s'y defendre. +Un instant apres, nous entrames dans une grande foret de sapins et de +bouleaux, ou se trouve une route tres large (route royale). Nous +n'etions plus loin de Moscou. + +Ce jour-la, j'etais d'avant-garde avec quinze hommes. Apres une heure +de marche, la colonne imperiale fit halte. Dans ce moment, j'apercus +un militaire de la ligne ayant le bras gauche en echarpe. Il etait +appuye sur son fusil et semblait attendre quelqu'un. Je le reconnus de +suite pour un des enfants de Conde dont j'avais recu la visite pres de +Witebsk. Il etait la, esperant me voir. Je m'approchai de lui en lui +demandant comment se portaient les amis: "Tres bien, me repondit-il, +en frappant la terre de la crosse de son fusil. Ils sont tous morts, +comme on dit, au champ d'honneur, et enterres dans la grande redoute. +Ils ont tous ete tues par la mitraille, en battant la charge. Ah! mon +sergent, continua-t-il, jamais je n'oublierai cette bataille! Quelle +boucherie!--Et, vous, lui dis-je, qu'avez-vous?--Ah bah! rien, une +balle entre le coude et l'epaule! Asseyons-nous un instant, nous +causerons de nos pauvres camarades et de la jeune Espagnole, notre +cantiniere." + +Voici ce qu'il me raconta: + +"Depuis sept heures du matin nous nous battions, lorsque le general +Campans, qui nous commandait, fut blesse. Celui qu'on envoya pour le +remplacer le fut aussi; ainsi d'un troisieme. Un quatrieme arrive: il +venait de la Garde. Aussitot, il prit le commandement et fit battre la +charge. C'est la que notre regiment, le 61e acheva d'etre abime par la +mitraille. C'est la aussi que les amis furent tues, la redoute prise +et le general blesse. C'etait le general Anabert. Pendant l'action, +j'avais recu une balle dans les bras, sans m'en apercevoir. + +"Un instant apres, ma blessure me faisant souffrir, je me retirai pour +aller a l'ambulance me faire extraire la balle. Je n'avais pas fait +cent pas que je rencontrai la jeune Espagnole, notre cantiniere. Elle +etait tout en pleurs; des blesses venaient de lui apprendre que +presque tous les tambours du regiment etaient tues ou blesses. Elle me +dit qu'elle voulait les voir, afin de les secourir. Malgre ma blessure +qui me faisait souffrir, je me decidai a l'accompagner. Nous avancames +au milieu des blesses qui se retiraient peniblement, et d'autres que +l'on portait sur des brancards. + +"Lorsque nous fumes arrives pres de la grande redoute et qu'elle vit +ce champ de carnage, elle se mit a jeter des cris lamentables. Mais ce +fut bien autre chose, lorsqu'elle apercut a terre les caisses brisees +des tambours du regiment. Alors elle devint comme une femme en delire: +"Ici, l'ami, ici, s'ecria-t-elle! C'est ici qu'ils sont!" +Effectivement ils etaient la, gisants, les membres brises, les corps +dechires par la mitraille, et, comme une folle, elle allait de l'un a +l'autre, leur adressant de douces paroles. Mais aucun ne l'entendait. +Cependant, quelques-uns donnaient encore signe de vie. Le +tambour-maitre, celui qu'elle appelait son pere, etait du nombre. + +"Elle s'arreta a celui-la, et, se mettant a genoux, elle lui souleva +la tete afin de lui introduire quelques gouttes d'eau-de-vie dans la +bouche. Dans ce moment, les Russes firent un mouvement pour reprendre +la redoute qu'on leur avait enlevee. Alors la fusillade et la +canonnade recommencerent. Tout a coup, la jeune Espagnole jeta un cri +de douleur. Elle venait d'etre atteinte d'une balle a la main gauche, +qui lui avait ecrase le pouce et etait entree dans l'epaule de l'homme +mourant qu'elle soutenait. Elle tomba sans connaissance. Voyant le +danger, je voulus la soulever, afin de la conduire en lieu de surete, +ou etaient les bagages, sa voiture et les ambulances. Mais, avec le +seul bras que j'avais de libre, je n'en eus pas la force. Fort +heureusement, un cuirassier qui etait demonte vint a passer pres de +nous. Il ne se fit pas prier. Il me dit seulement: "Vite! +depechons-nous, car ici il ne fait pas bon!" En effet les boulets nous +sifflaient aux oreilles. Sans plus de facon, il enleva la jeune +Espagnole et la transporta comme une enfant que l'on porte. Elle etait +toujours sans connaissance. Apres dix minutes de marche, nous +arrivames pres d'un petit bois ou etait l'ambulance de l'artillerie de +la Garde. La, Florencia reprit ses sens. + +"M. Larrey, le chirurgien de l'Empereur, lui fit l'amputation de son +pouce, et a moi il m'extirpa fort adroitement la balle que j'avais +dans le bras, et a present je me trouve assez bien." + +Voila ce que me raconta l'enfant de Conde, Dumont, caporal des +voltigeurs du 61e de ligne. Je lui fis promettre de venir me voir a +Moscou, si toutefois nous y restions; mais plus jamais je n'ai entendu +parler de lui. + +Ainsi perirent douze jeunes gens de Conde, dans la memorable bataille +de la Moskowa, le 7 septembre 1812. + +_Fin de l'abrege de notre marche depuis le Portugal jusqu'a Moscou._ + +BOURGOGNE +Ex-grenadier de la Garde imperiale, +chevalier de la Legion d'honneur[15]. + +[Note 15: La signature de Bourgogne a la fin de ce chapitre, +montre qu'il le considerait comme une sorte d'_Avant-propos_.] + + + + +II + +L'incendie de Moscou. + + +Le 14 septembre, a une heure de l'apres-midi, apres avoir traverse une +grande foret, nous apercumes, de loin, une eminence. Une demi-heure +apres, nous y arrivames. Les premiers, qui etaient deja sur le point +le plus eleve, faisaient des signaux a ceux qui etaient encore en +arriere, en leur criant: "Moscou! Moscou!" En effet, c'etait la grande +ville que l'on apercevait: c'etait la ou nous pensions nous reposer de +nos fatigues, car nous, la Garde imperiale, nous venions de faire plus +de douze cents lieues sans nous reposer. + +C'etait par une belle journee d'ete; le soleil reflechissait sur les +domes, les clochers et les palais dores. Plusieurs capitales que +j'avais vues, telles que Paris, Berlin, Varsovie, Vienne et Madrid, +n'avaient produit en moi que des sentiments ordinaires, mais ici la +chose etait differente: il y avait pour moi, ainsi que pour tout le +monde, quelque chose de magique. + +Dans ce moment, peines, dangers, fatigues, privations, tout fut +oublie, pour ne plus penser qu'au plaisir d'entrer dans Moscou, y +prendre des bons quartiers d'hiver, et faire des conquetes d'un autre +genre, car tel est le caractere du militaire francais: du combat a +l'amour, et de l'amour au combat. + +Pendant que nous etions a contempler cette ville, l'ordre de se mettre +en grande tenue arrive. + +Ce jour-la, j'etais d'avant-garde avec quinze hommes, et on m'avait +donne a garder plusieurs officiers restes prisonniers de la grande +bataille de la Moskowa, dont quelques-uns parlaient francais. Il se +trouvait aussi, parmi eux, un _pope_ (pretre de la religion grecque), +probablement aumonier d'un regiment, qui, aussi, parlait tres bien +francais, mais paraissant plus triste et plus occupe que ses +compagnons d'infortune. J'avais remarque, ainsi que bien d'autres, +qu'en arrivant sur la colline ou nous etions, tous les prisonniers +s'etaient inclines en faisant, a plusieurs reprises, le signe de la +croix. Je m'approchai du pretre, et je lui demandai pourquoi cette +manifestation: "Monsieur, me dit-il, la montagne sur laquelle nous +sommes s'appelle le _Mont-du-Salut_, et tout bon Moscovite, a la vue +de la ville sainte, doit s'incliner et se signer!" + +Un instant apres, nous descendions le Mont-du-Salut et, apres un quart +d'heure de marche, nous etions a la porte de la ville. + +L'Empereur y etait deja avec son etat-major. Nous fimes halte; pendant +ce temps, je remarquai que, pres de la ville et sur notre gauche, il +se trouvait un immense cimetiere. Apres un moment d'attente, le +marechal Duroc qui, depuis un instant, etait entre en ville, se +presenta a l'Empereur avec quelques habitants qui parlaient francais. +L'Empereur leur fit plusieurs questions; ensuite le marechal dit a Sa +Majeste, qu'il y avait, dans le Kremlin, une quantite d'individus +armes dont la majeure partie etaient des malfaiteurs que l'on avait +fait sortir des prisons, et qui tiraient des coups de fusil sur la +cavalerie de Murat, qui formait l'avant-garde. Malgre plusieurs +sommations, ils s'obstinaient a ne pas ouvrir les portes: "Tous ces +malheureux, dit le marechal, sont ivres, et refusent d'entendre +raison,--Que l'on ouvre les portes a coups de canon! repondit +l'Empereur, et que l'on en chasse tout ce qui s'y trouve!" + +La chose etait deja faite, le roi Murat s'etait charge de la besogne: +deux coups de canon, et toute cette canaille se dispersa dans la +ville. Alors le roi Murat avait continue de la traverser, en serrant +de pres l'arriere-garde des Russes. + +Un roulement de tous les tambours de la Garde se fait entendre, suivi +du commandement de _Garde a vous!_ C'est le signal d'entrer en ville. +Il etait trois heures apres midi; nous faisons notre entree en +marchant en colonne serree par pelotons, musique en tete. +L'avant-garde, dont je faisais partie, etait composee de trente +hommes: M. Serraris, lieutenant de notre compagnie, la commandait. + +A peine etions-nous dans le faubourg, que nous vimes venir a nous +plusieurs de ces miserables que l'on avait chasses du Kremlin; ils +avaient tous des figures atroces, ils etaient armes de fusils, de +lances et de fourches. A peine avions-nous passe au pont qui separe le +faubourg de la ville, qu'un individu, sorti de dessous le pont, +s'avanca au-devant du regiment: il etait affuble d'une capote de peau +de mouton, une ceinture de cuir lui serrait les reins, des longs +cheveux gris lui tombaient sur les epaules, une barbe blanche et +epaisse lui descendait jusqu'a la ceinture. Il etait arme d'une +fourche a trois dents, enfin tel que l'on depeint Neptune sortant des +eaux. Dans cet equipage, il marcha fierement sur le tambour-major, +faisant mine de le frapper le premier: le voyant bien equipe, galonne, +il le prenait peut-etre pour un general. Il lui porta un coup de sa +fourche que, fort heureusement, le tambour-major evita, et, lui ayant +arrache son arme meurtriere, il le prit par les epaules et, d'un grand +coup de pied dans le derriere, il le fit sauter en bas du pont et +rentrer dans les eaux d'ou il etait sorti un instant avant, mais pour +ne plus reparaitre, car, entraine par le courant, on ne le voyait plus +que faiblement et par intervalles; ensuite, on ne le vit plus. + +Nous en vimes venir d'autres, qui faisaient feu sur nous avec des +armes chargees; il y en avait meme qui n'avaient que des pierres en +bois a leurs fusils. Comme ils ne blesserent personne, l'on se +contenta de leur arracher leurs armes et de les briser, et, lorsqu'ils +revenaient, l'on s'en debarrassait par un grand coup de crosse de +fusil dans les reins. Une partie de ces armes avaient ete prises dans +l'arsenal qui se trouvait au Kremlin; de la venaient les fusils avec +des pierres en bois, que l'on met toujours, lorsqu'ils sont neufs et +au ratelier. Nous sumes que ces miserables avaient voulu assassiner un +officier de l'etat-major du roi Murat. + +Apres avoir passe le pont, nous continuames notre marche dans une +grande et belle rue. Nous fumes etonnes de ne voir personne, pas meme +une dame, pour ecouter notre, musique qui jouait l'air _La victoire +est a nous!_ Nous ne savions a quoi attribuer cette cessation de tout +bruit. Nous nous imaginions que les habitants, n'osant pas se montrer, +nous regardaient par les jalousies de leurs croisees. On voyait +seulement, ca et la, quelques domestiques en livree et quelques +soldats russes. + +Apres avoir marche environ une heure, nous nous trouvames pres de la +premiere enceinte du Kremlin. Mais l'on nous fit tourner brusquement a +gauche, et nous entrames dans une rue plus belle et plus large que +celle que nous venions de quitter, et qui conduit sur la place du +Gouvernement. Dans un moment ou la colonne etait arretee, nous vimes +trois dames a une croisee du rez-de-chaussee. + +Je me trouvais sur le trottoir et pres d'une de ces dames, qui me +presenta un morceau de pain aussi noir que du charbon et rempli de +longue paille. Je la remerciai et, a mon tour, je lui en presentai un +morceau de blanc que la cantiniere de notre regiment, la mere Dubois, +venait de me donner. La dame se mit a rougir et moi a rire; alors elle +me toucha le bras, je ne sais pourquoi, et je continuai a marcher. + +Enfin, nous arrivames sur la place du Gouvernement; nous nous formames +en masse, en face du palais de Rostopchin, gouverneur de la ville, +celui qui la fit incendier. Ensuite l'on nous annonca que tout le +regiment etait de piquet, et que personne, sous quelque pretexte que +ce soit, ne devait s'absenter. Cela n'empecha pas qu'une heure apres, +toute la place etait couverte de tout ce que l'on peut desirer, vins +de toutes especes, liqueurs, fruits confits, et une quantite +prodigieuse de pains de sucre, un peu de farine, mais pas de pain. On +entrait dans les maisons qui etaient sur la place, pour demander a +boire ou a manger, et comme il ne s'y trouvait personne, l'on +finissait par se servir soi-meme. C'est pourquoi l'on etait si bien. + +Nous avions etabli notre poste sous la grand'porte du palais, ou, a +droite, se trouvait une chambre assez grande pour y contenir tous les +hommes de garde, et quelques officiers russes prisonniers que l'on +venait de nous conduire et que l'on avait trouves dans la ville. Pour +les premiers que nous avions, conduits jusqu'aupres de Moscou, nous +les avions laisses, par ordre, a l'entree de la ville. + +Le palais du gouverneur est assez grand; sa construction est tout a +fait europeenne. Dans le fond de la grand'porte se trouvent deux beaux +escaliers tres larges, qui sont places a droite et finissent par se +reunir au premier ou se trouve un grand salon avec une grande table +ovale dans le milieu, ainsi qu'un tableau de grande dimension dans le +fond, representant Alexandre, empereur de Russie, a cheval. Derriere +le palais se trouve une cour tres vaste, entouree de batiments a +l'usage des domestiques. + +Une heure apres notre arrivee, l'incendie commenca: on apercut, sur la +droite, une epaisse fumee, ensuite des tourbillons de flammes, sans +cependant savoir d'ou cela provenait. Nous apprimes que le feu etait +au bazar, qui est le quartier des marchands: "Probablement, disait-on, +que ce sont des maraudeurs de l'armee qui ont mis le feu par +imprudence, en entrant dans les magasins pour y chercher des vivres". + +Beaucoup de personnes qui n'ont pas fait cette campagne disent que +l'incendie de Moscou fut la perte de l'armee: tant qu'a moi, ainsi que +beaucoup d'autres, nous avons pense le contraire, car les Russes +pouvaient fort bien ne pas incendier la ville, mais emporter ou jeter +dans la Moskowa les vivres, ravager le pays a dix lieues a la ronde, +chose qui n'etait pas bien difficile, car une partie du pays est +deserte, et, au bout de quinze jours, il aurait fallu necessairement +partir. Apres l'incendie, il restait encore assez d'habitations pour +loger toute l'armee, et, en supposant qu'elles fussent toutes brulees, +les caves etaient la. + +A sept heures, le feu prit derriere le palais du gouverneur: aussitot +le colonel vint au poste et commanda que l'on fit partir de suite une +patrouille de quinze hommes, dont je fis partie: M. Serraris vint avec +nous et en prit le commandement. Nous nous mimes en marche dans la +direction du feu, mais, a peine avions-nous fait trois cents pas, que +des coups de fusil, tires sur notre droite et dans notre direction, +vinrent nous saluer. Pour le moment, nous n'y fimes pas grande +attention, croyant toujours que c'etaient des soldats de l'armee qui +etaient ivres. Mais, cinquante pas plus loin, de nouveaux coups se +font entendre, venant d'une espece de cul-de-sac, et diriges contre +nous. + +Au meme instant, un cri jete a cote de moi m'avertit qu'un homme etait +blesse. Effectivement, un venait d'avoir la cuisse atteinte d'une +balle, mais la blessure ne fut pas dangereuse, puisqu'elle ne +l'empecha pas de marcher. Il fut decide que nous retournerions de +suite ou etait le regiment; mais, a peine avions-nous tourne, que deux +autres coups de fusil, tires du premier endroit, nous firent changer +de resolution. De suite il fut decide de voir la chose de plus pres: +nous avancons contre la maison d'ou nous croyons que l'on venait de +tirer; arrives a la porte, nous l'enfoncons, mais alors nous +rencontrons neuf grands coquins armes de lances et de fusils, qui se +presentent et veulent nous empecher d'entrer. + +Aussitot, un combat s'engagea dans la cour: la partie n'etait pas +egale, nous etions dix-neuf contre neuf, mais, croyant qu'il s'en +trouvait davantage, nous avions commence par coucher a terre les trois +premiers qui s'offrirent a nos coups. Un caporal fut atteint d'un coup +de lance entre ses buffleteries et ses habits: ne se sentant pas +blesse, il saisit la lance de son adversaire qui se trouvait +infiniment plus fort, car le caporal n'avait qu'une main libre, etant +oblige de tenir son fusil de l'autre; aussi fut-il jete avec force +contre la porte d'une cave, sans cependant avoir lache le bois de la +lance. Dans le moment, le Russe tomba blesse de deux coups de +baionnette. L'officier, avec son sabre, venait de couper le poignet a +un autre, afin de lui faire lacher sa lance, mais, comme il menacait +encore, il fut aussitot atteint d'une balle dans le cote, qui l'envoya +chez Pluton. + +Pendant ce temps, je tenais, avec cinq hommes, les quatre autres qui +nous restaient, car trois s'etaient sauves, tellement serres contre un +mur, qu'ils ne pouvaient se servir de leurs lances: au premier +mouvement, nous pouvions les percer de nos baionnettes qui etaient +croisees sur leurs poitrines sur lesquelles ils se frappaient a coups +de poing, comme pour nous braver. Il faut dire, aussi, que ces +malheureux etaient ivres d'avoir bu de l'eau-de-vie qu'on leur avait +abandonnee avec profusion, de maniere qu'ils etaient comme des +enrages. Enfin, pour en finir, nous fumes obliges de les mettre hors +de combat. + +Nous nous depechames a faire une visite dans la maison; en visitant +une chambre, nous apercumes deux ou trois hommes qui s'etaient sauves: +en nous voyant, ils furent tellement saisis qu'ils n'eurent pas le +temps de prendre leurs armes, sur lesquelles nous nous jetames; +pendant ce temps, ils sauterent en bas du balcon. + +Comme nous n'avions trouve que deux hommes, et qu'il y avait trois +fusils, nous cherchames le troisieme, que nous trouvames sous le lit, +et qui vint a nous sans se faire prier et en criant: "_Bojo! Bojo!_" +qui veut dire: "Mon Dieu! Mon Dieu!" Nous ne lui fimes aucun mal, mais +nous le reservames pour nous servir de guide. Il etait, comme les +autres, affreux et degoutant, forcat comme eux, et habille de peau de +mouton, avec une ceinture de cuir qui lui serrait les reins. Nous +sortimes de la maison. Lorsque nous fumes dans la rue, nous y +trouvames les deux forcats qui avaient saute par la fenetre: un etait +mort, ayant eu la tete brisee sur le pave; l'autre avait les deux +jambes cassees. + +Nous les laissames comme ils etaient, et nous nous disposames a +retourner sur la place du Gouvernement. Mais quelle fut notre surprise +lorsque nous vimes qu'il etait impossible, vu les progres qu'avait +faits le feu: de la droite a la gauche, les flammes ne formaient plus +qu'une voute, sous laquelle il aurait fallu que nous passions, chose +impossible, car le vent soufflait avec force, et deja des toits +s'ecroulaient. Nous fumes forces de prendre une autre direction et de +marcher du cote ou les seconds coups de fusil nous etaient venus; +malheureusement, nous ne pouvions nous faire comprendre de notre +prisonnier, qui avait plutot l'air d'un ours que d'un homme. + +Apres avoir marche deux cents pas, nous trouvames une rue sur notre +droite; mais, avant de nous y engager, nous eumes la curiosite de +visiter la maison aux coups de fusil, qui paraissait de tres belle +apparence. Nous y fimes entrer notre prisonnier, en le suivant de +pres; mais a peine avions-nous pris ces precautions, qu'un cri +d'alarme se fit entendre, et nous vimes plusieurs hommes se sauvant +avec des torches allumees a la main; apres avoir traverse une grande +cour, nous vimes que l'endroit ou nous etions, et que nous avions pris +pour une maison ordinaire, etait un palais magnifique. Avant d'y +entrer, nous y laissames deux hommes en sentinelle a la premiere +porte, afin de nous prevenir, s'il arrivait que nous fussions surpris. +Comme nous avions des bougies, nous en allumames plusieurs, et nous +entrames: de ma vie, je n'avais vu d'habitation avec un ameublement +aussi riche et aussi somptueux que celui qui s'offrit a notre vue, +surtout une collection de tableaux des ecoles flamande et italienne. +Parmi toutes ces richesses, la chose qui attira le plus notre +attention, fut une grande caisse remplie d'armes de la plus grande +beaute, que nous mimes en pieces. Je m'emparai d'une paire de +pistolets d'arcon dont les etuis etaient garnis de perles et de +pierres precieuses; je pris aussi un objet servant a connaitre la +force de la poudre (eprouvette). + +Il y avait pres d'une heure que nous parcourions les vastes et riches +appartements d'un genre tout nouveau pour nous, qu'une detonation +terrible se fit entendre: ce bruit partait d'une place au-dessous de +l'endroit ou nous etions. La commotion fut tellement forte, que nous +crumes que nous allions etre aneantis sous les debris du palais. Nous +descendimes au plus vite et avec precaution, mais nous fumes saisis en +ne voyant plus les deux hommes que nous avions places en faction. Nous +les cherchames assez longtemps; enfin nous les retrouvames dans la +rue: ils nous dirent qu'au moment de l'explosion, ils s'etaient sauves +au plus vite, croyant que toute l'habitation allait s'ecrouler sur +nous. Avant de partir, nous voulumes connaitre la cause de ce qui nous +avait tant epouvantes; nous vimes, dans une grande place a manger, que +le plafond etait tombe, qu'un grand lustre en cristal etait brise en +milliers de morceaux, et tout cela venait de ce que des obus avaient +ete places, a dessein, dans un grand poele en faience. Les Russes +avaient juge que, pour nous detruire, tous les moyens etaient bons. + +Tandis que nous etions encore dans les appartements, a faire des +reflexions sur des choses que nous ne comprenions pas encore, nous +entendimes crier: _Au feu!_ C'etaient nos deux sentinelles qui +venaient de s'apercevoir que le feu etait au palais. Effectivement il +sortait, par plusieurs endroits, une fumee epaisse, noire, et puis +rougeatre, et, en un instant, l'edifice fut tout en feu. Au bout d'un +quart d'heure, le toit en tole colorie et verni s'ecroula avec un +bruit effroyable et entraina avec lui les trois quarts de l'edifice. + +Apres avoir fait plusieurs detours, nous entrames dans une rue assez +large et longue, ou se trouvaient, a droite et a gauche, des palais +superbes. Elle devait nous conduire dans la direction d'ou nous etions +partis, mais le forcat qui nous servait de guide ne pouvait rien nous +enseigner; il ne nous etait utile que pour porter quelquefois notre +blesse, car il commencait a marcher avec peine. Pendant notre marche, +nous vimes passer, pres de nous, plusieurs hommes avec de longues +barbes et des figures sinistres, et que la lueur des torches a +incendie, qu'ils portaient a la main, rendait encore plus terribles; +ignorant leurs desseins, nous les laissons passer. + +Nous rencontrames plusieurs chasseurs de la Garde, qui nous apprirent +que c'etaient les Russes eux-memes qui brulaient la ville, et que les +hommes que nous avions rencontres etaient charges de cette mission. Un +instant apres, nous surprimes trois de ces miserables qui mettaient le +feu a un temple grec. En nous voyant, deux jeterent leurs torches et +se sauverent; nous approchames du troisieme, qui ne voulut pas jeter +la sienne, et qui, au contraire, cherchait a mettre son projet a +execution; mais un coup de crosse de fusil derriere la tete nous fit +raison de son obstination. + +Au meme instant, nous rencontrames une patrouille de +fusiliers-chasseurs qui, comme nous, se trouvaient egares. Le sergent +qui la commandait me conta qu'ils avaient rencontre des forcats +mettant le feu a plusieurs maisons, et qu'il s'en etait trouve un a +qui il avait ete oblige d'abattre le poignet d'un coup de sabre, afin +de lui faire lacher prise, et que, la torche etant tombee, il la +ramassa de la main gauche, pour continuer de mettre le feu: ils furent +obliges de le tuer. + +Un peu plus loin, nous entendimes les cris de plusieurs femmes qui +appelaient au secours en francais: nous entrames dans la maison d'ou +partaient les cris, croyant que c'etaient des cantinieres de l'armee +qui etaient aux prises avec des Russes. En entrant, nous vimes epars, +ca et la, plusieurs costumes de differentes facons, qui nous parurent +tres riches, et nous vimes venir a nous deux dames tout echevelees. +Elles etaient accompagnees d'un jeune garcon de douze a quinze ans; +elles implorerent notre protection contre des soldats de la police +russe, qui voulaient incendier leur habitation, sans leur donner le +temps d'emporter leurs effets, parmi lesquels se trouvait la robe de +Cesar, le casque de Brutus et la cuirasse de Jeanne d'Arc, car ces +dames nous apprirent qu'elles etaient comediennes, et Francaises, mais +que leurs maris etaient partis de force avec les Russes. Nous +empechames que, pour le moment, la maison ne fut brulee; nous nous +emparames de la police russe, ils etaient quatre, que nous conduisimes +a notre regiment qui etait toujours sur la place du Gouvernement, ou +nous arrivames apres bien des peines, a deux heures du matin, +precisement du cote oppose a celui d'ou nous etions partis. + +Lorsque le colonel sut que nous etions de retour, il vint nous trouver +pour nous temoigner son mecontentement, et nous demanda compte du +temps que nous avions passe, depuis la veille a sept heures du soir. +Mais lorsqu'il vit nos prisonniers et notre homme blesse, et que nous +lui eumes conte les dangers que nous avions courus depuis l'instant ou +nous etions partis, il nous dit qu'il etait satisfait de nous revoir, +car nous lui avions donne beaucoup d'inquietude. + +En jetant un regard sur la place ou etait bivaque le regiment, il me +semblait voir une reunion de tous les peuples du monde, car nos +soldats etaient vetus en Kalmoucks, en Chinois, en Cosaques, en +Tartares, en Persans, en Turcs, et une autre partie couverte de riches +fourrures. Il y en avait meme, qui etaient habilles avec des habits de +cour a la francaise, ayant, a leurs cotes, des epees dont la poignee +etait en acier et brillante comme le diamant. Ajoutez a cela la place +couverte de tout ce que l'on peut desirer de friandises, du vin et des +liqueurs en quantite, peu de viande fraiche, beaucoup de jambons et de +gros poissons, un peu de farine, mais pas de pain. + +Ce jour-la, 15, le lendemain de notre arrivee, le regiment quitta la +place du Gouvernement a 9 heures du matin, pour se porter dans les +environs du Kremlin, ou l'Empereur venait de se loger, et, comme il +n'y avait pas vingt-quatre heures que j'etais de service, je fus +laisse avec quinze hommes au palais du gouverneur. + +Sur les dix heures, je vis venir un general a cheval; je crois que +c'etait le general Pernetty[16]. Il conduisait, devant son cheval, un +individu jeune encore, vetu d'une capote de peau de mouton, serree +avec une ceinture de laine rouge. Le general me demanda si j'etais le +chef du poste, et, sur ma reponse affirmative, il me dit: "C'est bien! +Vous allez faire perir cet homme a coups de baionnette; je viens de le +surprendre, une torche a la main, mettant le feu au palais ou je suis +loge!" + +[Note 16: J'ai su, depuis, que c'etait bien le general Pernetty, +commandant les canonniers a pied de la Garde imperiale. (_Note de +l'auteur_.)] + +Aussitot, je commandai quatre hommes pour l'execution de l'ordre du +general. Mais le soldat francais est peu propre pour des executions +semblables, de sang-froid: les coups qu'ils lui porterent ne +traverserent pas sa capote; nous lui aurions sans doute sauve la vie, +a cause de sa jeunesse (et puis il n'avait pas l'air d'un forcat), +mais le general, toujours present, afin de voir si l'on executait ses +ordres, ne partit que lorsqu'il vit le malheureux tomber d'un coup de +fusil dans le cote, qu'un soldat lui tira, plutot que de le faire +souffrir par des coups de baionnette. Nous le laissames sur la place. + +Un instant apres, arriva un autre individu, habitant de Moscou, +Francais d'origine, et Parisien, se disant proprietaire de +l'etablissement des bains. Il venait me demander une sauvegarde, parce +que, disait-il, on voulait mettre le feu chez lui. Je lui donnai +quatre hommes, qui revinrent un instant apres, en disant qu'il etait +trop tard, que cet etablissement spacieux etait tout en flammes. + +Quelques heures apres notre malheureuse execution, les hommes du poste +vinrent me dire qu'une femme, passant sur la place, s'etait jetee sur +le corps inanime du malheureux jeune homme. Je fus la voir; elle +cherchait a nous faire comprendre que c'etait son mari, ou un parent. +Elle etait assise a terre, tenant la tete du mort sur ses genoux, lui +passant la main sur la figure, l'embrassant quelquefois, et sans +verser une larme. Enfin, fatigue de voir une scene qui me saignait le +coeur, je la fis entrer ou etait le poste; je lui presentai un verre +de liqueur qu'elle avala avec plaisir, et puis un second, ensuite un +troisieme, et tant que l'on voulut lui en donner. Elle finit par nous +faire comprendre qu'elle resterait pendant trois jours ou elle etait, +en attendant que l'individu mort soit ressuscite; en cela, elle +pensait, comme le vulgaire des Russes, qu'au bout de trois jours l'on +revient; elle finit par s'endormir sur un canape. + +A cinq heures, notre compagnie revint sur la place; elle etait de +nouveau commandee de piquet, de maniere que, croyant me reposer, je +fus encore de service pour vingt-quatre heures. Le reste du regiment, +ainsi qu'une partie du reste de la Garde, etait occupe a maitriser le +feu qui etait dans les environs du Kremlin; l'on en vint a bout pour +un moment, mais pour recommencer ensuite plus fort que jamais. + +Depuis que la compagnie etait de retour sur la place, le capitaine +avait fait partir des patrouilles dans differents quartiers: une fut +envoyee encore du cote des bains, mais elle revint un instant apres, +et le caporal qui la commandait nous dit qu'au moment ou il arrivait, +l'etablissement s'ecroula avec un bruit epouvantable, et que les +etincelles, emportees au loin par un vent d'ouest, avaient mis le feu +a differents endroits. + +Pendant toute la soiree et une partie de la nuit, nos patrouilles ne +faisaient que de nous amener des soldats russes que l'on trouvait dans +tous les quartiers de la ville, le feu les faisant sortir des maisons +ou ils etaient caches. Parmi eux se trouvaient deux officiers, l'un +appartenant a l'armee, l'autre a la milice: le premier se laissa +desarmer de son sabre, sans faire aucune observation, et demanda +seulement qu'on lui laissat une medaille en or pendue a son cote; mais +le second, qui etait un jeune homme, et qui, independamment de son +sabre, avait encore une ceinture remplie de cartouches, ne voulait pas +se laisser desarmer, et, comme il parlait tres bien francais, il nous +disait qu'il etait de la milice: c'etaient la ses raisons, mais nous +finimes par lui faire comprendre les notres. + +A minuit, le feu recommenca dans les environs du Kremlin; l'on parvint +encore a le maitriser. Mais le 16, a trois heures du matin, il +recommenca avec plus de violence, et continua. + +Pendant cette nuit du 15 au 16, l'envie me prit, ainsi qu'a deux de +mes amis, sous-officiers comme moi, de parcourir la ville, et de faire +une visite au Kremlin dont on parlait tant.... Nous nous mimes en +route: pour eclairer notre marche, nous n'avions pas besoin de +flambeaux, mais comme nous avions envie de visiter les demeures et les +caves des seigneurs moscovites, nous nous etions fait accompagner, +chacun, par un homme de la compagnie, muni de bougies. + +Mes camarades connaissaient deja un peu le chemin, pour l'avoir fait +deux fois, mais comme tout changeait a chaque instant, par suite de +l'eboulement des rues, nous fumes bientot egares. Apres avoir marche +quelque temps sans direction certaine, suivant comme le feu nous le +permettait, nous rencontrames, fort heureusement, un juif qui +s'arrachait la barbe et les cheveux en voyant bruler sa synagogue, +temple dont il etait le rabbin. Comme il parlait allemand, il nous +conta ses peines, en nous disant que lui et d'autres de sa religion +avaient mis, dans le temple, pour le sauver, tout ce qu'ils avaient de +plus precieux, mais qu'a present, tout etait perdu. Nous cherchames a +consoler l'enfant d'Israel, nous le primes par le bras, et nous lui +dimes de nous conduire au Kremlin. + +Je ne puis me rappeler sans rire, que le juif, au milieu d'un pareil +desastre, nous demanda si nous n'avions rien a vendre, ou a changer. +Je pense que c'est par habitude qu'il nous fit cette question, car, +pour le moment, il n'y avait pas de commerce possible. + +Apres avoir traverse plusieurs quartiers, dont une grande partie etait +en feu, et avoir remarque beaucoup de belles rues encore intactes, +nous arrivames sur une petite place un peu elevee, pas loin de la +Moskowa, d'ou le juif nous fit remarquer les tours du Kremlin que l'on +distinguait comme en plein jour, a cause de la lueur des flammes; nous +nous arretames un instant dans ce quartier, pour visiter une cave d'ou +quelques lanciers de la Garde sortaient. Nous y primes du vin et du +sucre, beaucoup de fruits confits; nous en chargeames le juif, qui +porta tout sous notre protection. Il etait jour lorsque nous +arrivames, pres de la premiere enceinte du Kremlin: nous passames sous +une porte batie en pierre grise, surmontee d'un petit clocher ou il y +avait une cloche, en l'honneur d'un grand saint Nicolas qui se +trouvait dans une niche dessous la porte, et a gauche en entrant. Ce +grand saint, qui avait au moins six pieds, et richement habille, etait +adore par chaque Russe qui passait, meme les forcats: c'est le patron +de la Russie. + +Lorsque nous fumes au dela de la premiere enceinte, nous tournames a +droite ou, apres avoir longe une rue que nous eumes beaucoup +d'embarras de traverser, a cause du desordre qu'il y avait par suite +du feu qui venait de se declarer dans plusieurs maisons ou s'etaient +etablies des cantinieres de la Garde, nous arrivames, non sans peine, +contre une haute muraille surmontee de grandes tours. De distance en +distance, de grandes aigles dorees dominent au haut des tours. Apres +avoir passe une grande porte, nous nous trouvames dans la place et +vis-a-vis du palais. L'Empereur y etait depuis la veille, car, du 14 +au 15, il avait couche dans un faubourg. + +A notre arrivee, nous y rencontrames des amis du 1er regiment de +chasseurs qui etaient de piquet et qui nous retinrent a dejeuner. Nous +y mangeames de bonnes viandes, chose qui ne nous etait pas arrivee +depuis longtemps; nous y bumes aussi d'excellent vin. Le juif, que +nous avions toujours garde avec nous, fut force, malgre toute sa +repugnance, de manger avec nous et de gouter du jambon. Il est vrai de +dire que les chasseurs, qui avaient beaucoup de lingots en argent qui +venaient de l'hotel de la Monnaie, lui promirent de faire des +echanges; ces lingots etaient aussi gros qu'une brique et en avaient +la forme: il s'en est trouve beaucoup. + +Il etait pres de midi que nous etions encore a table avec nos amis, le +dos appuye contre des grosses pieces de canon monstre, qui sont de +chaque cote de la porte de l'arsenal qui est en face du palais, +lorsqu'on cria: "Aux armes!" Le feu etait au Kremlin. Un instant +apres, des brandons de feu tombaient dans la cour ou se trouvaient de +l'artillerie de la Garde, avec tous les caissons; a cote se trouvait +une grande quantite d'etoupes, que les Russes avaient laissee, et +dont deja une partie etait en flammes. La crainte d'une explosion +occasionna un peu de desordre, surtout par la presence de l'Empereur +que l'on forca, pour ainsi dire, de quitter le Kremlin. + +Pendant ce temps, nous avions dit adieu a nos amis; nous etions partis +pour rejoindre le regiment. Notre guide, a qui nous avions fait +comprendre l'endroit ou il etait, nous fit prendre une direction par +ou, nous disait-il, nous aurions plus court, mais il nous fut +impossible d'y penetrer; nous en fumes repousses par les flammes. Il +nous fallut attendre qu'un passage fut libre, car, dans ce moment, +tout etait en feu autour du Kremlin, et l'impetuosite du vent qui, +depuis quelque temps, soufflait d'une force extraordinaire, nous +lancait des pieces de bois enflammees dans les jambes, ce qui nous +forca de nous abriter dans un souterrain ou deja beaucoup d'hommes +etaient. Nous y restames assez longtemps, et, lorsque nous en +sortimes, nous rencontrames les regiments de la Garde qui allaient +s'etablir dans les environs du chateau de Peterskoe, ou l'Empereur +allait loger. Un seul bataillon, le premier du 2e regiment de +chasseurs, resta au Kremlin: il preserva le palais de l'incendie, +puisque l'Empereur y rentra le 18 au matin. J'oubliais de dire que le +prince de Neufchatel, ayant voulu s'assurer de l'incendie qui etait +autour du Kremlin, avait monte, avec un officier, sur une des +plates-formes du palais, mais ils faillirent etre enleves par la +violence du vent. + +Le vent et le feu continuaient toujours, mais un passage etait libre: +c'etait celui par ou l'Empereur venait de sortir. Nous le suivimes, +et, un instant apres, nous nous trouvames sur les bords de la Moskowa. +Nous marchames le long des quais, que nous suivimes jusqu'au moment ou +nous trouvames une rue moins enflammee, ou une autre tout a fait +consumee, car, par celle que l'Empereur venait de traverser, plusieurs +maisons venaient de crouler apres son passage, et qui empechaient d'y +penetrer. + +Enfin, nous nous trouvames dans un quartier tout a fait en cendres, ou +notre juif tacha de reconnaitre une rue qui devait nous conduire sur +la place du Gouvernement; il eut beaucoup de peine d'en retrouver les +traces. + +Dans la nouvelle direction que nous venions de prendre, nous laissions +le Kremlin sur notre gauche. Pendant que nous marchions, le vent nous +envoyait des cendres chaudes dans les yeux, et nous empechait d'y +voir; nous nous enfoncames dans les rues, sans autre accident que +d'avoir les pieds un peu brules, car il fallait marcher sur les +plaques des toits, ainsi que sur les cendres qui etaient encore +brulantes, et qui couvraient toutes les rues. + +Nous avions deja parcouru un grand espace, quand, tout a coup, nous +trouvons notre droite a decouvert; c'etait le quartier des juifs, ou +les maisons, baties toutes en bois, et petites, avaient ete consumees +jusqu'au pied: a cette vue, notre guide jette un cri et tombe sans +connaissance. Nous nous empressames de le debarrasser de la charge +qu'il portait: nous en tirames une bouteille de liqueur et nous lui en +fimes avaler quelques gouttes; ensuite, nous lui en versames sur la +figure. Un instant apres, il ouvrit les yeux. Nous lui demandames +pourquoi il s'etait trouve malade. Il nous fit comprendre que sa +maison etait la proie des flammes, et que probablement sa famille +avait peri, et, en disant cela, il retomba sans connaissance, de +maniere que nous fumes obliges de l'abandonner, malgre nous, car nous +ne savions que devenir sans guide, au milieu d'un pareil labyrinthe. +Il fallut, cependant, se decider a quelque chose: nous fimes prendre +notre charge par un de nos hommes, et nous continuames a marcher; +mais, au bout d'un instant, nous fumes forces d'arreter, ayant des +obstacles a franchir. + +La distance a parcourir pour atteindre une autre rue etait au moins de +trois cents pas; nous n'osions franchir cet espace, a cause des +cendres chaudes qui allaient nous aveugler. Pendant que nous etions a +deliberer, un de mes amis me propose de ne faire qu'une course; je +conseillai d'attendre encore; les autres etaient de mon avis, mais +celui qui m'avait fait cette proposition, voyant que nous etions +irresolus, et sans nous donner le temps de la reflexion, se mit a +crier: "Qui m'aime me suit!" Et il s'elance au pas de course; l'autre +le suit avec deux de nos hommes, et moi je reste avec celui qui avait +la charge, qui consistait encore en trois bouteilles de vin, cinq de +liqueurs, et des fruits confits. + +Mais a peine ont-ils fait trente pas, que nous les vimes disparaitre a +nos yeux: le premier etait tombe de tout son long; celui qui l'avait +suivi le releva de suite. Les deux derniers s'etaient cache la figure +dans leurs mains, et avaient evite d'etre aveugles par les cendres, +comme le premier, qui n'y voyait plus, car c'etait par un tourbillon +de cette poussiere qu'ils avaient ete enveloppes. Le premier, ne +pouvant plus voir, criait et jurait comme un diable: les autres +etaient obliges de le conduire, mais ils ne purent le ramener, ni +revenir a l'endroit ou j'etais avec l'homme et la charge. Et moi, je +n'osais risquer de les joindre, car le passage devenait de plus en +plus dangereux. Il fallut attendre plus d'une heure, avant que je +pusse aller a eux. Pendant ce temps, celui qui etait devenu presque +aveugle, pour se laver les yeux, fut oblige d'uriner sur un mouchoir, +en attendant qu'il puisse se les laver avec le vin que nous avions: +provisoirement, avec l'homme qui etait reste avec moi, nous en vidames +une bouteille. + +Lorsque nous fumes reunis, nous vimes qu'il y avait impossibilite +d'aller plus avant sans danger. Nous decidames de retourner sur nos +pas, mais, au moment de retourner, nous eumes l'idee de prendre chacun +une grande plaque en tole pour nous couvrir la tete en la tenant du +cote ou le vent, les flammes et les cendres venaient; nous en primes +donc chacun une. Apres les avoir ployees pour nous en servir comme +d'un bouclier, nous les appliquames sur nos epaules gauches, en les +tenant des deux mains, de maniere que nous avions la tete et la partie +gauche garanties. Apres nous etre serres les uns contre les autres, et +en prenant toutes les precautions possibles pour ne pas etre ecrases, +nous nous mimes en marche, un soldat en tete, ensuite moi tenant celui +qui ne voyait presque pas, par la main, et les autres suivaient. Enfin +nous traversames avec beaucoup de peine, et non sans avoir failli etre +renverses plusieurs fois. Lorsque nous eumes traverse, nous nous +trouvames dans une nouvelle rue, ou nous apercumes plusieurs familles +juives et quelques Chinois accroupis dans des coins, gardant le peu +d'effets qu'ils avaient sauves ou pris chez les autres. Ils +paraissaient surpris de nous voir: probablement qu'ils n'avaient pas +encore vu de Francais dans ce quartier. Nous approchames d'un juif, +nous lui fimes comprendre qu'il fallait nous conduire sur la place du +Gouvernement. Un pere y vint avec son fils, et comme, dans ce +labyrinthe de feu, les rues etaient coupees quelquefois par des +maisons croulees ou par d'autres enflammees, ce ne fut qu'apres des +detours et de grandes difficultes de trouver des issues, et apres nous +etre reposes plusieurs fois, que nous arrivames, a onze heures de la +nuit, a l'endroit d'ou nous etions partis la veille. + +Depuis que nous etions arrives a Moscou, je n'avais pas, pour ainsi +dire, pris de repos; aussi je me couchai sur de belles fourrures que +nos soldats avaient rapportees en quantite, et je dormis jusqu'a sept +heures du matin. + +La compagnie n'avait pas encore ete relevee de service, vu que tous +les regiments, ainsi que les fusiliers, et meme la Jeune Garde, a la +disposition du marechal Mortier, qui venait d'etre nomme gouverneur de +la ville, etaient occupes, depuis trente-six heures, a comprimer +l'incendie qui, lorsque l'on avait fini d'un cote, recommencait d'un +autre. Cependant l'on conserva assez d'habitations, et meme au dela de +ce qu'il fallait, pour se loger, mais ce ne fut pas sans mal, car +Rostopchin avait fait emmener toutes les pompes. Il s'en trouva encore +quelques-unes, mais hors de service. + +Pendant la journee du 16, l'ordre avait ete donne de fusiller tous +ceux qui seraient pris mettant le feu. Cet ordre avait, aussitot, ete +mis a execution. Pas loin de la place du Gouvernement, se trouvait une +autre petite place ou quelques incendiaires avaient ete fusilles et +pendus ensuite a des arbres: cet endroit s'appela toujours la _place +des Pendus_. + +Le jour meme de notre entree, l'Empereur avait donne l'ordre au +marechal Mortier d'empecher le pillage. Cet ordre avait ete donne dans +chaque regiment, mais lorsque l'on sut que les Russes eux-memes +mettaient le feu a la ville, il ne fut plus possible de retenir le +soldat: chacun prit ce qui lui etait necessaire, et meme des choses +dont il n'avait pas besoin. + +Dans la nuit du 17, le capitaine me permit de prendre dix hommes de +corvee, avec leurs sabres, pour aller chercher des vivres. Il en +envoya vingt d'un autre cote, parce que la maraude ou le pillage[17], +comme on voudra, etait permis, mais en recommandant d'y mettre le plus +d'ordre possible. Me voila donc encore parti pour la troisieme course +de nuit. + +[Note 17: Nos soldats appelaient le pillage de la ville, la "foire +de Moscou", (_Note de l'auteur_.)] + +Nous traversames une grande rue tenant a la place ou nous etions. +Quoique le feu y avait ete mis deux fois, l'on etait parvenu a s'en +rendre maitre, et, depuis ce moment, l'on avait ete assez heureux de +la preserver. Aussi plusieurs officiers superieurs, ainsi qu'un grand +nombre d'employes de l'armee, y avaient pris leur domicile. Nous en +traversames encore d'autres ou l'on ne voyait plus que la place, +marquee, par les plaques en tole des toits; le vent de la journee +precedente en avait balaye les cendres. + +Nous arrivames dans un quartier ou tout etait encore debout: l'on n'y +voyait que quelques voitures d'equipage, sans chevaux. Le plus grand +silence y regnait. Nous visitames les voitures: il ne s'y trouvait +rien, mais, a peine les avions-nous depassees, qu'un cri feroce se fit +entendre derriere nous et fut repete deux fois et a deux distances +differentes. Nous ecoutames quelque temps, et nous n'entendimes plus +rien. Alors nous nous decidames a entrer dans deux maisons, moi avec +cinq hommes dans la premiere, et un caporal avec les cinq autres, dans +l'autre. Nous allumames des lanternes dont nous etions munis, et, le +sabre en main, nous nous disposames a entrer dans celles qui nous +paraissaient devoir renfermer des choses qui pouvaient nous etre +utiles. + +Celle ou je voulais entrer etait fermee, et la porte garnie de grandes +plaques de fer; cela nous contraria un peu, vu que nous ne voulions +pas faire de bruit en l'enfoncant. Mais, ayant remarque que la cave, +dont la porte donnait sur la rue, etait ouverte, deux hommes y +descendirent. Ils y trouverent une trappe qui communiquait dans la +maison, de maniere qu'il leur fut facile de nous ouvrir la porte. Nous +y entrames, et nous vimes que nous etions dans un magasin d'epiceries: +rien n'avait ete derange dans la maison, seulement, dans une chambre a +manger, il y avait un peu de desordre. De la viande cuite etait +encore sur la table; plusieurs sacs remplis de grosse monnaie etaient +sur un coffre; peut-etre que l'on n'avait pas voulu, ou que l'on +n'avait pu les emporter. + +Apres avoir visite toute la maison, nous nous disposames a faire nos +provisions, car nous y trouvames de la farine, du beurre, du sucre en +quantite et du cafe, ainsi qu'un grand tonneau rempli d'oeufs ranges +par couches, dans de la paille d'avoine. Pendant que nous etions a +faire notre choix, sans disputer sur le prix, car il nous semblait que +nous pouvions disposer de tout, puisqu'on l'avait abandonne et que, +d'un moment a l'autre, cela pouvait devenir la proie des flammes, le +caporal, qui etait entre d'un autre cote, m'envoya dire que la maison +ou il etait, etait celle d'un carrossier ou se trouvaient plus de +trente petites voitures elegantes, que les Russes appellent +_drouschki_. Il me fit dire aussi que, dans une chambre, il y avait +plusieurs soldats russes de couches sur des nattes de jonc, mais +qu'ayant ete surpris de voir des Francais, ils s'etaient mis a genoux, +les mains croisees sur la poitrine, et le front contre terre, pour +demander grace, mais que, voyant qu'ils etaient blesses, ils leur +avaient porte des secours en leur donnant de l'eau, vu l'impossibilite +ou ils etaient de s'en procurer eux-memes, tant leurs blessures +etaient graves, et que, par la meme raison, ils ne pouvaient nous +nuire. + +Je fus de suite chez le carrossier, faire choix de deux jolies petites +voitures fort commodes, afin d'y mettre les vivres que nous trouvions, +et de pouvoir les transporter plus a notre aise. Je vis les blesses: +parmi eux se trouvaient cinq canonniers de la Garde, avec les jambes +brisees; ils etaient au nombre de dix-sept; beaucoup etaient +Asiatiques, faciles a reconnaitre a leur maniere de saluer. + +Comme je sortais de la maison avec mes voitures, j'apercus trois +hommes, dont un arme d'une lance, le second d'un sabre et le troisieme +d'une torche allumee, mettant le feu a la maison de l'epicier, sans +que les hommes que j'avais laisses dedans s'en fussent apercus, tant +ils etaient occupes a emballer et a faire choix des bonnes choses qui +s'y trouvaient. En les voyant, nous jetames un grand cri pour +epouvanter ces trois coquins, mais, a notre surprise, pas un ne +bougea; ils nous regarderent venir tranquillement, et celui qui etait +arme d'une lance se mit fierement en posture de vouloir se defendre, +si nous approchions. Cela nous etait assez difficile, vu que nous +n'avions que nos sabres. Mais le caporal arriva avec deux pistolets +charges qu'il venait de trouver dans la chambre ou etaient les +blesses; il m'en donna un et, avec celui qui lui restait, il voulait +abattre celui qui etait arme d'une lance. Mais je l'en empechai pour +le moment, ne voulant pas faire de bruit, dans la crainte qu'il ne +nous en tombat un plus grand nombre sur les bras. + +Voyant cela, un Breton, qui se trouvait parmi nos hommes, se saisit +d'un petit timon d'une des petites voitures, et faisant le moulinet, +il avanca contre l'individu qui, ne connaissant rien a cette maniere +de combattre, eut, au meme instant, les deux jambes brisees. Il jeta, +en tombant, un cri terrible, mais le Breton, en colere, ne lui laissa +pas le temps d'en jeter un second, car il lui assena un second coup +tellement violent sur la tete, qu'un boulet de canon n'aurait pu mieux +faire. Il allait en faire autant des deux autres, si nous ne l'avions +arrete. Celui qui avait une torche a la main ne voulait pas s'en +dessaisir: il se sauva, avec son brandon enflamme, dans l'interieur de +la maison de l'epicier, ou deux hommes le poursuivirent. Il ne fallut +pas moins de deux coups de sabre pour le mettre a la raison. Tant +qu'au troisieme, il se soumit de bonne grace, et fut aussitot attele a +la voiture la plus chargee, avec un autre individu que l'on venait de +saisir dans la rue. + +Nous disposames tout pour notre depart. Nos deux voitures etaient +chargees de tout ce que renfermait le magasin: sur la premiere, ou +nous avions attele nos deux Russes, et qui etait la plus chargee, nous +avions mis le tonneau rempli d'oeufs, et, pour ne pas que nos +conducteurs puissent se sauver, nous avions eu la sage precaution de +les attacher par le milieu du corps arec une forte corde et a double +noeud; la seconde devait etre conduite par quatre hommes de chez nous, +en attendant que nous puissions trouver un attelage, comme a la +premiere. + +Mais voila qu'au moment ou nous allions partir, nous apercevons le feu +a la maison du carrossier! L'idee que les malheureux allaient perir +dans des douleurs atroces nous forca de nous arreter et de leur porter +des secours. Nous y fumes de suite, ne laissant que trois hommes pour +garder nos voitures. Nous transportames les pauvres blesses sous une +remise separee du corps des batiments. C'est tout ce que nous pumes +faire. Apres avoir rempli cet acte d'humanite, nous partimes au plus +vite afin d'eviter que notre marche ne soit interceptee par +l'incendie, car on voyait le feu a plusieurs endroits, et dans la +direction que nous devions parcourir. + +Mais a peine avions-nous fait vingt-cinq pas, que les malheureux +blesses que nous venions de transporter, jeterent des cris effrayants. +Nous nous arretames encore, afin, de voir de quoi il etait question. +Le caporal y fut avec quatre hommes. C'etait le feu qui avait pris a +la paille qui etait en quantite dans la cour, et qui gagnait l'endroit +ou etaient ces malheureux. Il fit, avec ses hommes, tout ce qu'il +etait possible de faire, afin de les preserver d'etre brules. Ensuite +ils vinrent nous rejoindre, mais il est probable qu'ils auront peri. + +Nous continuames notre route, et, dans la crainte d'etre surpris par +le feu, nous faisions trotter notre premier attelage a coups de plats +de sabre. Cependant nous ne pumes l'eviter, car lorsque nous fumes +dans le quartier de la place du Gouvernement, nous nous apercumes que +la grand'rue, ou beaucoup d'officiers superieurs et des employes de +l'armee s'etaient loges, etait tout en flammes. C'etait pour la +troisieme fois que l'on y mettait le feu. Mais aussi ce fut la +derniere. + +Lorsque nous fumes a l'entree, nous remarquames que le feu n'etait mis +que par intervalles et que l'on pouvait, en courant, franchir les +espaces ou il faisait ses ravages. Les premieres maisons de la rue ne +brulaient pas. Arrives a celles qui etaient en feu, nous nous +arretames, afin de voir si l'on pouvait, sans s'exposer, les franchir. +Deja plusieurs etaient croulees; celles sous lesquelles ou devant +lesquelles nous devions passer, menacaient aussi de s'abimer sur nous +et de nous engloutir dans les flammes. Cependant, nous ne pumes rester +longtemps dans cette position, car nous venions de nous apercevoir que +la partie des maisons que nous avions passee, en entrant dans la rue, +etait aussi en feu. + +Ainsi nous etions pris, non seulement devant et derriere, mais aussi a +droite et a gauche, et, au bout d'un instant, partout, ce n'etait plus +qu'une voute de feu sous laquelle il fallait passer. Il fut decide que +les voitures passeraient en avant; nous voulumes que celle a laquelle +etaient atteles les Russes passat la premiere, et malgre quelques +coups de plats de sabre, ils firent des difficultes. L'autre, qui +etait conduite par nos soldats, se porta en avant et, s'excitant l'un +et l'autre, ils franchirent le plus heureusement possible l'endroit le +plus dangereux. Voyant cela, nous redoublames de coups sur les epaules +de nos Russes qui, craignant quelque chose de pire, s'elancerent en +criant: "_Houra!_"[18] et passerent au plus vite, non sans avoir senti +la chaleur, et couru de grands dangers, a cause qu'il se trouvait +differents meubles qui venaient de rouler dans la rue. + +[Note 18: _Houra!_ qui veut dire: _En avant!_ (_Note de +l'auteur_)] + +A peine la derniere voiture fut-elle passes, que nous traversames la +meme distance au pas de course: alors nous nous trouvames dans un +endroit qui formait quatre coins, et quatre rues larges et longues, +que nous apercevions tout en feu. Et quoique, pour le moment, il +tombat de l'eau en abondance, l'incendie n'en allait pas moins son +train, car a chaque instant l'on voyait des habitations et meme des +rues entieres disparaitre dans la fumee et dans les decombres. + +Il fallait cependant avancer et gagner au plus vite l'endroit ou etait +le regiment, mais nous vimes avec peine que la chose etait +impraticable, et qu'il fallait attendre que toute la rue fut reduite +en cendres pour avoir un passage libre. Il fut decide de retourner sur +nos pas; c'est ce que nous fimes de suite. Arrives a l'endroit ou nous +avions passe, les Russes, cette fois, dans la crainte de recevoir une +correction, n'hesiterent pas a passer les premiers, mais, a peine +ont-ils parcouru la moitie de l'espace qu'il fallait pour arriver au +lieu de surete, et au moment ou nous allions les suivre dans ce +dangereux passage, qu'un bruit epouvantable se fait entendre: c'etait +le craquement des voutes et la chute des poutres brulantes et des +toits de fer qui croulaient sur la voiture. En un instant, tout fut +aneanti, jusqu'aux conducteurs que nous ne cherchames plus a revoir, +mais nous regrettames nos provisions, surtout nos oeufs. + +Il me serait impossible de depeindre la situation critique ou nous +nous trouvions. Nous etions bloques par le feu et sans aucun moyen de +retraite. Heureusement pour nous qu'a l'endroit ou etaient les quatre +coins des rues, il se trouvait une distance assez grande pour etre a +l'abri des flammes, de maniere a pouvoir attendre qu'une rue fut +entierement brulee pour nous ouvrir un passage. + +Pendant que nous attendions un moment propice pour nous echapper, nous +remarquames qu'une des maisons qui faisaient le coin d'une rue etait +la boutique d'un confiseur italien, et, quoique sur le point d'etre +rotis, nous pensames qu'il serait bon de sauver quelques pots des +bonnes choses qui pouvaient s'y trouver, si toutefois il y avait +possibilite: la porte etait fermee; au premier etage, une croisee +etait ouverte; le hasard nous procura une echelle, mais elle etait +trop courte; on la posa sur un tonneau qui se trouvait contre la +maison: alors elle fut longue assez pour que nos soldats pussent y +arriver et entrer dedans. + +Quoiqu'une partie fut deja en flammes, rien ne les arreta. Ils +ouvrirent la porte, et nous remarquames, a notre grande surprise et +satisfaction, que rien n'avait ete enleve. Nous y trouvames toutes +sortes de fruits confits et beaucoup de liqueurs, du sucre en +quantite, mais ce qui nous fit le plus grand plaisir, et qui nous +etonna le plus, fut trois grands sacs de farine. Notre surprise +redoubla en trouvant des pots de moutarde de la rue +Saint-Andre-des-Arts, n deg. 13, a Paris. + +Nous nous empressames de vider toute la boutique, et nous en fimes un +magasin au milieu de la place ou nous etions, en attendant qu'il nous +fut possible de faire transporter le tout ou etait notre compagnie. + +Comme il continuait toujours a tomber de l'eau, nous fimes un abri +avec les portes de la maison, et nous etablimes notre bivac, ou nous +restames plus de quatre heures, en attendant qu'un passage fut libre. + +Pendant ce temps, nous fimes des beignets a la confiture, et, lorsque +nous pumes partir, nous emportames, sur nos epaules, tout ce qu'il fut +possible de prendre. Nous laissames notre autre voiture et nos sacs +de farine sous la garde de cinq hommes, pour venir ensuite, avec +d'autres, les chercher. + +Pour la voiture, il etait de toute impossibilite de s'en servir, vu +que le milieu de la rue ou il fallait passer etait embarrasse par +quantite de beaux meubles brises et a demi brules, des pianos, des +lustres en cristal et une infinite d'autres choses de la plus grande +richesse. + +Enfin, apres avoir passe la place des Pendus, nous arrivames ou etait +la compagnie, a 10 heures du matin: nous en etions partis la veille a +10 heures. Aussitot notre arrivee, nous ne perdimes pas de temps pour +envoyer chercher tout ce que nous avions laisse en arriere: dix hommes +partirent de suite; ils revinrent, une heure apres, avec chacun une +charge, et malgre tous les obstacles, ils ramenerent la voiture que +nous y avions laissee. Ils nous conterent qu'ils avaient ete obliges +de debarrasser la place ou la premiere voiture avait ete ecrasee avec +les Russes, et que ces derniers etaient tous brules, calcines et +raccourcis. + +Le meme jour 18, nous fumes releves du service de la place, et nous +fumes prendre possession de nos logements, pas loin de la premiere +enceinte du Kremlin, dans une belle rue dont une grande partie avait +ete preservee du feu. L'on designa, pour notre compagnie, un grand +cafe, car dans une des salles il y avait deux billards, et, pour nous +autres sous-officiers, la maison d'un boyard tenant a la premiere. Nos +soldats demonterent les billards pour avoir plus de place; +quelques-uns, avec le drap, se firent des capotes. + +Nous trouvames, dans les caves de l'habitation de la compagnie, une +grande quantite de vin, de rhum de la Jamaique, ainsi qu'une grande +cave remplie de tonnes d'excellente biere recouvertes de glace pour la +tenir fraiche pendant l'ete. Chez notre boyard, quinze grandes caisses +de vin de Champagne mousseux, et beaucoup de vin d'Espagne. + +Nos soldats, le meme jour, decouvrirent un grand magasin de sucre dont +nous eumes soin de faire une grande provision qui nous servit a faire +du punch, pendant tout le temps que nous restames a Moscou, ce que +nous n'avons jamais manque un seul jour de faire en grande recreation. +Tous les soirs, dans un grand vase en argent que le boyard russe +avait oublie d'emporter, et qui contenait au moins six bouteilles, +nous en faisions pour le moins trois ou quatre fois. Ajoutez a cela +une belle collection de pipes dans lesquelles nous fumions d'excellent +tabac. + +Le 19, nous passames la revue de l'Empereur, au Kremlin, et en face du +palais. Le meme jour, au soir, je fus encore commande pour faire +partie d'un detachement compose de fusiliers-chasseurs et grenadiers, +et d'un escadron de lanciers polonais, en tout deux cents hommes; +notre mission etait de preserver de l'incendie le Palais d'ete de +l'Imperatrice, situe a l'une des extremites de Moscou. Ce detachement +etait commande par un general que je pense etre le general Kellermann. + +Nous partimes a huit heures du soir; il en etait neuf et demie lorsque +nous y arrivames. Nous vimes une habitation spacieuse, qui me parut +aussi grande que le chateau des Tuileries, mais batie en bois et +recouverte d'un stuc qui faisait le meme effet que le marbre. +Aussitot, l'on disposa des gardes a l'exterieur, et l'on etablit un +grand poste en face du palais ou se trouvait un grand corps de garde. +L'on fit partir des patrouilles pour la plus grande surete. Je fus +charge, avec quelques hommes, de visiter l'interieur, afin de voir +s'il ne s'y trouvait personne de cache. + +Cette occasion me procura l'avantage de parcourir cette immense +habitation, qui etait meublee avec tout ce que l'Asie et l'Europe +produisent de plus riche et de plus brillant. Il semblait que l'on +avait tout prodigue pour l'embellir, et, cependant, en moins d'une +heure, elle fut entierement consumee, car a peine y avait-il un quart +d'heure que tout etait dispose pour empecher que l'on y mette le feu, +qu'un instant apres il fut mis, malgre toutes les precautions que l'on +avait prises, devant, derriere, a droite et a gauche, et sans voir qui +le mettait; enfin, il se fit voir en plus de douze endroits a la fois. +On le voyait sortir par toutes les fenetres des greniers. + +Aussitot, le general demande des sapeurs pour tacher d'isoler le feu, +mais c'etait impossible: nous n'avions pas de pompes, ni meme d'eau. +Un instant apres, nous vimes sortir de dessous les grands escaliers, +par un souterrain du chateau, et s'en aller tranquillement, plusieurs +hommes dont quelques-uns avaient encore des torches en partie +allumees; l'on courut sur eux et on les arreta. C'etaient ceux qui +venaient de mettre le feu au palais; ils etaient vingt et un. Onze +autres furent arretes, d'un autre cote, mais qui ne paraissaient pas +sortir du chateau. Ils n'avaient rien sur eux qui indiquat qu'ils +aient participe a ce nouvel incendie; cependant, plus de la moitie +furent reconnus pour des forcats. + +Tout ce que nous pumes faire, fut de sauver quelques tableaux et +d'autres objets precieux, parmi lesquels se trouvaient des ornements +imperiaux, comme manteaux en velours, doubles en peau d'hermine, ainsi +que beaucoup d'autres choses non moins precieuses qu'il fallut ensuite +abandonner. + +Il y avait peut-etre une demi-heure que le feu avait commence, qu'un +vent furieux s'eleva, et en moins de dix minutes, nous fumes bloques +par un incendie general, sans pouvoir ni reculer, ni avancer. +Plusieurs hommes furent blesses par des pieces de bois enflammees, que +la force du vent chassait avec un bruit epouvantable. Nous ne pumes +sortir de cet enfer qu'a deux heures du matin, et, alors, plus d'une +demi-lieue de terrain avait ete la proie des flammes, car tout ce +quartier etait bati en bois, et avec la plus grande elegance. + +Nous nous remimes en route pour retourner dans la direction du +Kremlin: en partant, nous conduisions avec nous nos prisonniers, au +nombre de trente-deux, et, comme j'avais ete charge de la garde de +police pendant la nuit, je fus aussi charge de l'arriere-garde et de +l'escorte des prisonniers, avec ordre de faire tuer a coups de +baionnette ceux qui voudraient se sauver ou qui ne voudraient pas +suivre. + +Parmi ces malheureux, il se trouvait au moins les deux tiers de +forcats, avec des figures sinistres; les autres etaient des bourgeois +de la moyenne classe et de la police russe, faciles a reconnaitre a +leur uniforme. + +Pendant que nous marchions, je remarquai, parmi les prisonniers, un +individu affuble d'une capote verte assez propre, pleurant comme un +enfant, et repetant a chaque instant, en bon francais: "Mon Dieu! j'ai +perdu dans l'incendie ma femme et mon fils!" Je remarquai qu'il +regrettait davantage son fils que sa femme; je lui demandai qui il +etait. Il me repondit qu'il etait Suisse et des environs de Zurich, +instituteur des langues allemande et francaise a Moscou, depuis +dix-sept ans. Alors il continua a pleurer et a se desesperer, en +repetant toujours: "Mon cher fils! mon pauvre fils!..." + +J'eus pitie de ce malheureux, je le consolai en lui disant que, +peut-etre, il les retrouverait, et, comme je savais qu'il devait +mourir comme les autres, je resolus de le sauver. A cote de lui +marchaient deux hommes qui se tenaient fortement par le bras, l'un +jeune et l'autre deja age; je demandai au Suisse qui ils etaient; il +me dit que c'etaient le pere et le fils, tous deux tailleurs d'habits: +"Mais, me repondit-il, le pere est plus heureux que moi, il n'est pas +separe de son fils, ils pourront mourir ensemble!" Il savait le sort +qui l'attendait, car comprenant le francais, il avait entendu l'ordre +que l'on avait donne pour eux. + +Au moment ou il me parlait, je le vis s'arreter tout a coup et +regarder avec des yeux egares; je lui demandai ce qu'il avait: il ne +me repondit pas. Un instant apres, un gros soupir sortit de sa +poitrine, et il se mit de nouveau a pleurer en me disant qu'il +cherchait l'emplacement de son habitation, que c'etait bien la, qu'il +le reconnaissait au grand poele qui etait encore debout, car il est +bon de dire que l'on y voyait toujours comme en plein jour, non +seulement dans la ville, mais loin encore. + +Dans ce moment, la tete de la colonne, qui marchait precedee du +detachement de lanciers polonais, etait arretee et ne savait ou +passer, a cause d'un grand encombrement qui se trouvait dans une rue +plus etroite et par suite des eboulements. Je profitai de ce moment +pour satisfaire au desir qu'avait ce malheureux de voir si, dans les +cendres de son habitation, il ne retrouverait pas les cadavres de son +fils et de sa femme. Je lui proposai de l'accompagner; nous entrons +sur l'emplacement de la maison: d'abord nous ne voyons rien qui puisse +confirmer son malheur, et deja je le consolais en lui disant que, sans +doute, ils etaient sauves, quand tout a coup, a l'entree de la porte +de la cave, j'apercus quelque chose de gros et informe, noir et +raccourci. J'avancai, j'examinai, en otant avec mon pied tout ce qui +pouvait m'empecher de reconnaitre la chose; je vis que c'etait un +cadavre. Mais impossible de pouvoir discerner si c'etait un homme ou +une femme: d'abord je n'en eus pas le temps, car l'individu, que la +chose interessait et qui etait a cote de moi comme un stupide, jeta un +cri effroyable et tomba sur le pave. Aide par un soldat qui etait pres +de moi, nous le relevames. Revenu un peu a lui-meme, il parcourut, en +se livrant au desespoir, le terrain de la maison et, par un dernier +cri, il nomma son fils et se precipita dans la cave ou je l'entendis +tomber comme une masse. + +L'envie de le suivre ne me prit pas: je m'empressai de rejoindre le +detachement, en faisant de tristes reflexions sur ce que je venais de +voir. Un de mes amis me demanda ce que j'avais fait de l'homme qui +parlait francais; je lui contai la scene tragique que je venais de +voir, et, comme l'on etait toujours arrete, je lui proposai de venir +voir l'endroit. Nous allames jusqu'a la porte de la cave; la, nous +entendimes des gemissements; mon camarade me proposa d'y descendre +afin de le secourir, mais, comme je savais qu'en le tirant de cet +endroit, c'etait le conduire a une mort certaine, puisqu'ils devaient +tous etre fusilles en arrivant, je lui observai que c'etait commettre +une grande imprudence que de s'engager dans un lieu sombre et sans +lumiere. + +Fort heureusement, le cri: "Aux armes!" se fit entendre; c'etait pour +se remettre en marche, mais, comme il fallait encore quelque temps +avant que la gauche fit son mouvement, nous restames encore un moment +au meme endroit, et, comme nous allions nous retirer, nous entendimes +quelqu'un marcher; je me retournai. Jugez quelle fut ma surprise en +voyant paraitre ce malheureux, ayant l'air d'un spectre, portant dans +ses bras des fourrures avec lesquelles, disait-il, il voulait +ensevelir son fils et sa femme, car, pour son fils, il l'avait trouve +mort dans la cave, sans etre brule. Le cadavre qui etait a la porte +etait bien celui de sa femme; je lui conseillai de rentrer dans la +cave, de s'y cacher jusqu'apres notre depart et qu'il pourrait ensuite +remplir son penible devoir; je ne sais s'il comprit, mais nous +partimes. + +Nous arrivames pres du Kremlin a cinq heures du matin; nous mimes nos +prisonniers dans un lieu de surete; mais avant, j'avais eu la +precaution de faire mettre de cote les deux tailleurs, pere et fils, +et cela pour notre compte; ils nous furent, comme l'on verra, tres +utiles pendant notre sejour a Moscou. + +Le 20, l'incendie s'etait un peu ralenti; le marechal Mortier, +gouverneur de la ville, avec le general Milhaud, nomme commandant de +la place, s'occuperent activement d'organiser une administration de +police. L'on choisit, a cet effet, des Italiens, des Allemands et +Francais habitant Moscou, qui s'etaient soustraits, en se cachant, aux +mesures de rigueur de Rostopchin, qui, avant notre arrivee, faisait +partir les habitants malgre eux. + +A midi, en regardant par la fenetre de notre logement, je vis fusiller +un forcat; il ne voulut pas se mettre a genoux; il recut la mort avec +courage et, frappant sur sa poitrine, il semblait defier celui qui la +lui donnait. Quelques heures apres, ceux que nous avions conduits +subirent le meme sort. + +Je passai le reste de la journee assez tranquille, c'est-a-dire +jusqu'a sept heures du soir, ou l'adjudant-major Delaitre me signifia +de me rendre aux arrets dans un endroit qu'il me designa, pour avoir, +disait-il, laisse echapper trois prisonniers que l'on avait confies a +ma garde; je m'excusai comme je pus, et je me rendis dans l'endroit +que l'on m'avait indique; d'autres sous-officiers y etaient deja. La, +apres avoir reflechi, je fus satisfait d'avoir sauve trois hommes, +dont j'etais persuade qu'ils etaient innocents. + +La chambre dans laquelle j'etais donnait sur une grande galerie +etroite qui servait de passage pour aller dans un autre corps de +batiment, dont une partie avait ete incendiee, de maniere que personne +n'y allait, et je remarquai que la partie qui etait conservee n'avait +pas encore ete exploree. N'ayant rien a faire, et naturellement +curieux, je m'amusai a parcourir la galerie. Lorsque je fus au bout, +il me sembla entendre du bruit dans une chambre dont la porte etait +fermee. En ecoutant, il me sembla entendre un langage que je ne +comprenais pas. Voulant savoir ce qu'elle renfermait, je frappai. L'on +ne me repondit pas, et le silence le plus profond succeda au bruit. +Alors, regardant par le trou de la serrure, j'apercus un homme couche +sur un canape, et deux femmes debout qui semblaient lui imposer +silence; comme je comprenais quelques mots de la langue polonaise, qui +a beaucoup de rapport avec la langue russe, je frappai une seconde +fois, et je demandai de l'eau; pas de reponse. Mais, a la seconde +demande, que j'accompagnai d'un grand coup de pied dans la porte, l'on +vint m'ouvrir. + +Alors j'entrai; les deux femmes, en me voyant, se sauverent dans une +autre chambre. Je commencai par fermer la porte par ou j'etais entre; +l'individu couche sur le canape ne bougeait pas; je le reconnus, de +suite, pour un forcat de la figure la plus ignoble et la plus sale, +ainsi que sa barbe et tout son accoutrement, compose d'une capote de +peau de mouton serree avec une ceinture de cuir. Il avait, a cote de +lui, une lance et deux torches a incendie, plus deux pistolets a sa +ceinture, objets dont je commencai par m'emparer. Ensuite, prenant une +des torches qui etait grosse comme mon bras, je lui en appliquai un +coup sur le cote, qui lui fit ouvrir les yeux. L'individu, en me +voyant, fit un bond comme pour sauter apres moi, mais il tomba de tout +son long. Alors je lui presentai le bout d'un des pistolets que je lui +avais pris; il me regarda encore d'un air stupide, et, voulant se +relever, il retomba. A la fin, il parvint a se tenir debout. Voyant +qu'il etait ivre, je le pris par un bras et, l'ayant fait sortir de la +chambre, je le conduisis au bout de la galerie qui separait les +chambres, et lorsqu'il fut sur le bord de l'escalier qui etait droit +comme une echelle, je le poussai: il roula jusqu'en bas comme un +tonneau, et presque contre la porte du corps de garde de la police, +qui etait en face de l'escalier. Les hommes de garde le trainerent +dans une chambre destinee pour y enfermer tous ceux de son espece que +l'on arretait a chaque instant; enfin, je n'en entendis plus parler. + +Apres cette expedition, je retournai a la chambre et je m'y enfermai, +et, ayant encore regarde si rien ne pouvait me nuire, j'ouvris la +porte de la seconde chambre ou j'apercus, en entrant, les deux +Dulcinees assises sur un canape. En me voyant, elles ne parurent pas +surprises; elles me parlerent toutes deux a la fois; je ne pus jamais +rien comprendre. Je voulus savoir si elles avaient quelque chose a +manger; elles me comprirent parfaitement, car aussitot elles me +servirent des concombres, des oignons et un gros morceau de poisson +sale avec un peu de biere, mais pas de pain. Un instant apres, la plus +jeune m'apporta une bouteille qu'elle appela _Kosalki_; en le goutant, +je le reconnus pour du genievre de Dantzig, et, en moins d'une +demi-heure, nous eumes vide la bouteille, car je m'apercus que mes +deux Moscovites buvaient mieux que moi. Je restai encore quelque temps +avec les deux soeurs, car elles m'avaient fait comprendre qu'elles +l'etaient; alors je retournai dans ma chambre. + +En entrant, je trouvai un sous-officier de la compagnie qui etait venu +pour me voir, et qui depuis longtemps m'attendait. Il me demanda d'ou +je venais; lorsque je lui eus conte mon histoire, il ne fut plus +surpris de mon absence, mais il parut enchante, a cause, me dit-il, +que l'on ne trouvait personne pour blanchir le linge; puisque le +hasard nous procurait deux dames moscovites, certainement elles se +trouveraient tres honorees de blanchir et de raccommoder celui des +militaires francais. A dix heures, lorsque tout le monde fut couche, +comme nous ne voulions pas que personne sache que nous avions des +femmes, le sous-officier revint, avec le sergent-major, chercher nos +deux belles. Elles, firent d'abord quelques difficultes, ne sachant ou +on les conduisait; mais, ayant fait comprendre qu'elles desiraient que +je les accompagnasse, j'allai jusqu'au logement, ou elles nous +suivirent de bonne grace, en riant. Un cabinet se trouvant disponible, +nous les y installames, apres l'avoir meuble convenablement avec ce +que nous trouvames dans leur chambre; bien mieux, avec tout ce que +nous trouvames de beau et d'elegant que les dames nobles moscovites +n'avaient pu emporter, de maniere que, de grosses servantes qu'elles +paraissaient etre, elles furent de suite transformees en baronnes, +mais blanchissant et raccommodant notre linge. + +Le lendemain au matin, 21, j'entendis une forte detonation d'armes a +feu; j'appris que l'on venait encore de fusiller plusieurs forcats et +hommes de la police, que l'on avait pris mettant le feu a l'hospice +des Enfants-Trouves et a l'hopital ou etaient nos blesses; un instant +apres, le sergent-major accourut me dire que j'etais libre. + +En rentrant dans notre logement, j'apercus nos tailleurs, les deux +hommes que j'avais sauves, deja en train de travailler; ils faisaient +des grands collets avec les draps des billards qui etaient dans la +grande salle du cafe ou etait logee la compagnie, et que l'on avait +demontes pour avoir plus de place. J'entrai dans la chambre ou etaient +enfermees nos femmes; elles etaient occupees a faire la lessive, et +elles s'en tiraient passablement mal. Cela n'est pas etonnant, elles +avaient sur elles des robes en soie d'une baronne! Mais il fallait +prendre patience, faute de mieux. Le reste de la journee fut consacre +a organiser notre local et a faire des provisions, comme si nous +devions rester longtemps dans cette ville. Nous avions en magasin, +pour passer l'hiver, sept grandes caisses de vin de Champagne +mousseux, beaucoup de vin d'Espagne, du porto; nous etions possesseurs +de cinq cents bouteilles de rhum de la Jamaique, et nous avions a +notre disposition plus de cent gros pains de sucre, et tout cela pour +six sous-officiers, deux femmes et un cuisinier. + +La viande etait rare; ce soir-la, nous eumes une vache; je ne sais +d'ou elle venait, probablement d'un endroit ou il n'etait pas permis +de la prendre, car nous la tuames pendant la nuit, pour ne pas etre +vus. + +Nous avions aussi beaucoup de jambons, car l'on en avait trouve un +grand magasin; ajoutez a cela du poisson sale en quantite, quelques +sacs de farine, deux grands tonneaux remplis de suif que nous avions +pris pour du beurre; la biere ne manquait pas; enfin, voila quelles +etaient nos provisions, pour le moment, si toutefois nous venions a +passer l'hiver a Moscou. + +Le soir, nous eumes l'ordre de faire un contre-appel; il fut fait a +dix heures; il manquait dix-huit hommes. Le reste de la compagnie +dormait tranquillement dans la salle des billards; ils etaient couches +sur des riches fourrures de martes-zibelines, des peaux de lions, de +renards, et d'ours; une partie avait la tete enveloppee de riches +cachemires et formant un grand turban, de sorte que, dans cette +situation, ils ressemblaient a des sultans plutot qu'a des grenadiers +de la Garde: il ne leur manquait plus que des houris. + +J'avais prolonge mon appel jusqu'a onze heures, a cause des absents, +pour ne pas les porter manquants; effectivement, ils rentrerent un +instant apres, ployant sous leur charge. Parmi les objets remarquables +qu'ils rapporterent, il se trouvait plusieurs plaques en argent, avec +des dessins en relief; ils apportaient aussi chacun un lingot du meme +metal, de la grosseur et de la forme d'une brique. Le reste consistait +en fourrures, chales des Indes, des etoffes en soie tissee d'or et +d'argent. Ils me demanderent encore la permission de faire, de suite, +deux autres voyages, pour aller chercher du vin et des fruits confits, +qu'ils avaient laisses dans une cave: je la leur accordai, un caporal +les accompagna. Il est bon de savoir que, sur tous les objets qui +avaient echappe a l'incendie, nous autres sous-officiers prelevions +toujours un droit au moins de vingt pour cent. + +Le 22 fut consacre au repos, a augmenter nos provisions, a chanter, +fumer, rire et boire, a nous promener. Le meme jour, je fis une visite +a un Italien, marchand d'estampes, qui restait dans notre quartier; et +dont la maison n'avait pas ete brulee. + +Le 23 au matin, un forcat fut fusille dans la cour du cafe. Le meme +jour, l'ordre fut donne de nous tenir prets, pour le lendemain matin, +a passer la revue de l'Empereur. + +Le 24, a huit heures du matin, nous nous mimes en marche pour le +Kremlin. Lorsque nous y arrivames, plusieurs regiments de l'armee y +etaient deja reunis pour la meme cause; il y eut, ce jour-la, beaucoup +de promotions et beaucoup de decorations donnees. Ceux qui, dans cette +revue, recurent des recompenses, avaient bien merite de la patrie, car +plus d'une fois ils avaient verse leur sang au champ d'honneur. + +Je profitai de cette circonstance pour visiter en detail les choses +remarquables que renfermait le Kremlin. Pendant que plusieurs +regiments etaient occupes a passer la revue, je visitai l'eglise +Saint-Michel, destinee a la sepulture des empereurs de Russie. Ce fut +dans cette eglise que, les premiers jours de notre arrivee, croyant y +trouver des grands tresors que l'on disait y etre caches, des +militaires de la Garde, du 1er de chasseurs, qui etaient restes de +piquet au Kremlin, s'y etaient introduits, avaient parcouru des +caveaux immenses, mais, au lieu d'y trouver des tresors, ils n'y +trouverent que des tombeaux en pierre, recouverts en velours, avec des +inscriptions sur des plaques en argent. On y rencontra aussi quelques +personnes de la ville qui s'y etaient retirees sous la protection des +morts, croyant y etre en surete, parmi lesquelles se trouvait une +jeune et jolie personne que l'on disait appartenir a une des premieres +familles de Moscou, et qui fit la folie de s'attacher a un officier +superieur de l'armee. Elle fit la folie, plus grande encore, de le +suivre dans la retraite. Aussi, comme tant d'autres, elle perit de +froid, de faim et de misere. + +Sortant des caveaux de l'eglise Saint-Michel, je fus voir la fameuse +cloche, que j'examinai dans tous ses details. Sa hauteur est de +dix-neuf pieds; une bonne partie est enterree, probablement par son +propre poids, depuis le temps qu'elle est a terre, par suite de +l'incendie qui brula la tour ou elle etait suspendue et dont on voit +encore les fondations. Les grosses pieces de bois auxquelles elle +etait suspendue y sont encore attachees, mais cassees par le milieu. + +Pas loin de la, et en face du palais, se trouve l'arsenal ou l'on +voit, a chaque cote de la porte, deux pieces de canon monstres; un peu +plus loin et sur la droite, c'est la cathedrale, avec ses neuf tours +ou clochers couverts en cuivre dore. Sur la plus haute des tours, l'on +y voyait la croix du grand Ivan, qui domine le tout; elle avait trente +pieds de haut, elle etait en bois, recouverte de fortes lames d'argent +dore: plusieurs chaines aussi dorees la tenaient de tous les cotes. + +Quelques jours apres, des hommes de corvee, charpentiers et autres, +furent commandes pour la descendre, afin de la transporter a Paris +comme trophee, mais, en la detachant, elle fut emportee par son poids; +elle faillit tuer et entrainer avec elle tous les hommes qui la +tenaient par les chaines; il en fut de meme des grands aigles qui +dominaient les hautes tours, autour de l'enceinte du Kremlin. + +Il etait midi lorsque nous eumes fini de passer la revue; en partant, +nous passames sous la fausse porte ou se trouve le grand Saint Nicolas +dont j'ai parle plus haut. Nous y vimes beaucoup d'esclaves russes +occupes a prier, a faire des courbettes et des signes de croix au +grand Saint; probablement qu'ils l'intercedaient contre nous. + +Le 25, avec plusieurs de mes amis, nous parcourumes les ruines de la +ville. Nous passames dans plusieurs quartiers que nous n'avions pas +encore vus: partout l'on rencontrait, au milieu des decombres, des +paysans russes, des femmes sales et degoutantes, juives et autres, +confondues avec des soldats de l'armee, cherchant, dans les caves que +l'on decouvrait, les objets caches qui avaient pu echapper a +l'incendie. Independamment du vin et du sucre qu'ils y trouvaient, +l'on en voyait charges de chales, de cachemires, de fourrures +magnifiques de Siberie, et aussi d'etoffes tissees de soie, d'or et +d'argent, et d'autres avec des plats d'argent et d'autres choses +precieuses. Aussi voyait-on les juifs, avec leurs femmes et leurs +filles, faire a nos soldats toute espece de propositions pour en +obtenir quelques pieces, que souvent d'autres soldats de l'armee +reprenaient. + +Le meme jour, au soir, le feu fut mis a un temple grec, en face de +notre logement, et tenant au palais ou etait loge le marechal Mortier. +Malgre les secours que nos soldats porterent, l'on ne put parvenir a +l'eteindre. Ce temple, qui avait ete conserve dans son entier et ou +rien n'avait ete derange, fut, dans un rien de temps, reduit en +cendres. Cet accident fut d'autant plus deplorable, que beaucoup de +malheureux s'y etaient retires avec le peu d'effets qui leur +restaient, et meme, depuis quelques jours, l'on y officiait. + +Le 26, je fus de garde aux equipages de l'Empereur, que l'on avait +places dans des remises situees a une des extremites de la ville et +vis-a-vis une grande caserne que l'incendie avait epargnee et ou une +partie du premier corps d'armee etait logee. Pour y arriver avec mon +poste, il m'avait fallu parcourir plus d'une lieue de terrain en +ruines et situe presque sur la rive gauche de la Moskowa, ou l'on +n'apercevait plus que, ca et la, quelques pignons d'eglises; le reste +etait reduit en cendres. Sur la rive droite, on voyait encore quelques +jolies maisons de campagne isolees, dont une partie aussi etait +brulee. + +Pres de l'endroit ou j'avais etabli mon poste, se trouvait une maison +qui avait echappe a l'incendie; je fus la voir par curiosite. Le +hasard m'y fit rencontrer un individu parlant tres bien le francais, +qui me dit etre de Strasbourg, et qu'une fatalite avait amene a Moscou +quelques jours avant nous. Il me conta qu'il etait marchand de vins du +Rhin et de Champagne mousseux, et que, par suite de malheureuses +circonstances, il perdait plus d'un million, tant par ce qu'on lui +devait que par les vins qu'il avait en magasin et qui avaient ete +brules, et aussi par ce que nous avions bu et que nous buvions encore +tous les jours. Il n'avait pas un morceau de pain a manger. Je lui +offris de venir manger avec moi sa part d'une soupe au riz, qu'il +accepta avec reconnaissance. + +En attendant la paix, que l'on croyait prochaine, l'Empereur donnait +des ordres afin de tout organiser dans Moscou, comme si l'on devait y +passer l'hiver. L'on commenca par les hopitaux pour les blesses de +l'armee; ceux des Russes memes furent traites comme les notres. + +On s'occupa de reunir, autant que possible, les approvisionnements de +tous genres qui se trouvaient dans differents endroits de la ville. +Quelques temples qui avaient echappe a l'incendie furent ouverts et +rendus au culte. Pas loin de notre habitation, et dans la meme rue, il +existait une eglise pour les catholiques; un pretre francais emigre y +disait la messe. L'eglise portait le nom de Saint-Louis. L'on parvint +meme a retablir un theatre, et l'on m'a assure que l'on y avait joue +la comedie avec des acteurs francais et italiens. Que l'on y ait joue +ou non, une chose dont je suis certain, c'est qu'ils furent payes pour +six mois, et cela afin de faire croire aux Russes que nous etions +disposes a passer l'hiver dans cette ville. + +Le 27, comme j'arrivais de descendre ma garde aux equipages, je fus +surpris agreablement en trouvant deux de mes pays qui venaient me +voir. C'etaient Flament, natif de Peruwelz, velite dans les dragons de +la Garde, et Melet, dragon dans le meme regiment; ce dernier etait de +Conde. Ils tombaient bien, ce jour-la, car nous etions en disposition +pour rire. Nous invitames nos dragons a diner et a passer la soiree +avec nous. + +Dans differentes courses de maraude que nos soldats avaient faites, +ils nous avaient rapporte beaucoup de costumes d'hommes et de femmes +de toutes les nations, meme des costumes francais du temps de Louis +XVI, et tous ces vetements etaient de la plus grande richesse. C'est +pourquoi, le soir, apres avoir dine, nous proposames de donner un bal +et de nous revetir de tous les costumes que nous avions. J'oubliais de +dire qu'en arrivant, Flament nous avait appris une nouvelle qui nous +fit beaucoup de peine, c'etait la catastrophe du brave +lieutenant-colonel Martod, commandant le regiment de dragons dont +Flament et Melet faisaient partie. Ayant ete a la decouverte deux +jours avant le 25, dans les environs de Moscou, avec deux cents +dragons, ils avaient donne dans une embuscade, et, charges par trois +mille hommes, tant cavalerie qu'artillerie, le colonel Martod avait +ete mortellement blesse, ainsi qu'un capitaine et un adjudant-major +qui furent faits prisonniers apres avoir combattu en desesperes. Le +lendemain, le colonel fit demander ses effets, mais, le jour suivant, +nous apprimes sa mort. + +Je reviens a notre bal, qui fut un vrai bal de carnaval, car nous nous +travestimes tous. + +Nous commencames par habiller nos femmes russes en dames francaises, +c'est-a-dire en marquises, et, comme elles ne savaient comment s'y +prendre, c'est Flament et moi qui furent charges de presider a leur +toilette. Nos deux tailleurs russes etaient en Chinois, moi en boyard +russe, Flament en marquis, enfin chacun de nous prit un costume +different, meme notre cantiniere, la mere Dubois, qui survint dans le +moment et qui mit sur elle un riche habillement national d'une dame +russe. Comme nous n'avions pas de perruques pour nos marquises, la +perruquier de la compagnie les coiffa. Pour pommade, il leur mit du +suif et, pour poudre, de la farine; enfin elles etaient on ne peut pas +mieux ficelees, et, lorsque tout fut dispose, nous nous mimes en train +de danser. J'oubliais de dire que, pendant ce temps, nous buvions +force punch, que Melet, le vieux dragon, avait soin d'alimenter, et +que nos marquises, ainsi que la cantiniere, quoique supportant tres +bien la boisson, avaient deja le cerveau trouble, par suite des grands +verres de punch qu'elles avalaient de temps en temps, avec delices. + +Nous avions, pour musique, une flute qu'un sergent-major jouait, et +le tambour de la compagnie l'accompagnait en mesure. On commenca par +l'air: + + On va leur percer les flancs, + Ram, ram, ram, tam plam, + Tirelire, ram plam. + +Mais a peine la musique avait-elle commence, et la mere Dubois +allait-elle en avant avec le fourrier de la compagnie, avec qui elle +faisait vis-a-vis, que voila nos marquises, a qui probablement notre +musique sauvage allait, qui se mettent a sauter comme des Tartares, +allant a droite et a gauche, ecartant les jambes, les bras, tombant +sur cul, se relevant pour y tomber encore. L'on aurait dit qu'elles +avaient le diable dans le corps. Cela n'aurait ete que tres ordinaire +pour nous, si elles avaient ete habillees avec leurs habits a la +russe, mais voir des marquises francaises qui, generalement, sont si +graves, sauter comme des enragees, cela nous faisait pamer de rire, de +maniere qu'il fut impossible, au joueur de flute, de continuer; mais +notre tambour y supplea en battant la charge. C'est alors que nos +marquises recommencerent de plus belle, jusqu'au moment ou elles +tomberent de lassitude sur le plancher. Nous les relevames pour les +applaudir, ensuite nous recommencames a boire et a danser jusqu'a +quatre heures du matin. + +La mere Dubois, en vraie cantiniere, et qui savait apprecier la valeur +des habits qu'elle avait sur elle, car c'etait en soie tissee d'or et +d'argent, partit sans rien dire. Mais, en sortant, le sergent de garde +a la police, voyant une dame etrangere dans la rue, aussi matin, et +pensant faire une bonne capture, s'avanca vers elle et voulut la +prendre par le bras pour la conduire dans sa chambre. Mais la mere +Dubois, qui avait son mari, et du punch dans le corps, appliqua sur la +figure du sergent un vigoureux soufflet qui le renversa a terre. Il +cria: "A la garde!" Le poste prit les armes, et comme nous n'etions +pas encore couches, nous descendimes pour la debarrasser. Mais le +sergent etait tellement furieux que nous eumes toutes les peines du +monde a lui faire comprendre qu'il avait eu tort de vouloir arreter +une femme comme la mere Dubois. + +Le 28 et le 29 furent encore consacres a nous occuper de nos +provisions; pour cela, nous allions faire des reconnaissances de jour, +et, la nuit--pour ne pas avoir de concurrence,--nous allions chercher +ce que nous avions remarque. + +Le 30, nous passames la revue de l'inspecteur dans la rue, en face de +notre logement. Lorsqu'elle fut terminee, il prit envie au colonel de +faire voir a l'inspecteur comment le regiment etait loge. Lorsque ce +fut au tour de notre compagnie, le colonel se fit accompagner par le +capitaine, l'officier et le sergent de semaine, et l'adjudant-major +Roustan, qui connaissait le logement, marchait en avant et avait soin +d'ouvrir les chambres ou etait la compagnie. Apres avoir presque tout +vu, le colonel demanda: "Et les sous-officiers, comment +sont-ils?--Tres bien", repondit l'adjudant-major Roustan. Et, +aussitot, il se met en train d'ouvrir les portes de nos chambres[19]. +Mais, par malheur, nous n'avions pas ote la clef de la porte du +cabinet ou nos Dulcinees se tenaient, et que nous avions toujours fait +passer pour une armoire. Aussitot, il l'ouvre, mais, surpris d'y voir +un espace, il regarde et apercoit les oiseaux. Il ne dit rien, referme +la porte et met la clef dans sa poche. + +[Note 19: Il est bon de savoir que nous avions fait percer une +porte de communication de notre logement dans celui ou etait la +compagnie. (_Note de l'auteur._)] + +Lorsqu'il fut descendu dans la rue, et d'aussi loin qu'il m'apercut, +il me montra la clef, et, s'approchant de moi en riant: "Ah! me +dit-il, vous avez du gibier en cage, et, comme des egoistes, vous n'en +faites pas part a vos amis! Mais que diable faites-vous de ces +drolesses-la, et ou les avez-vous pechees? On n'en voit nulle part!" +Alors je lui contai comment et quand je les avais trouvees, et +qu'elles nous servaient a blanchir notre linge: "Dans ce cas, nous +dit-il, en s'adressant au sergent-major et a moi, vous voudrez bien me +les preter pour quelques jours, afin de blanchir mes chemises, car +elles sont horriblement sales, et j'espere qu'en bons camarades, vous +ne me refuserez pas cela." Le meme soir, il les emmena; il est +probable qu'elles blanchirent toutes les chemises des officiers, car +elles ne revinrent que sept jours apres. + +Le 1er octobre, un fort detachement du regiment fut commande pour +aller fourrager a quelques lieues de Moscou, dans un grand chateau +construit en bois. Nous y trouvames fort peu de chose: une voiture +chargee de foin fut toute notre capture. A notre retour, nous +rencontrames la cavalerie russe qui vint caracoler autour de nous, +sans cependant oser nous attaquer serieusement. Il est vrai de dire +que nous marchions d'une maniere a leur faire voir qu'ils n'auraient +pas eu l'avantage, car, quoiqu'etant infiniment moins nombreux qu'eux, +nous leur avions mis plusieurs cavaliers hors de combat. Ils nous +suivirent jusqu'a un quart de lieue de Moscou. + +Le 2, nous apprimes que l'Empereur venait de donner l'ordre d'armer le +Kremlin; trente pieces de canon et obusiers de differents calibres +devaient etre places sur toutes les tours tenant a la muraille qui +forme l'enceinte du Kremlin. + +Le 3, des hommes de corvee de chaque regiment de la Garde furent +commandes pour piocher la terre et transporter des materiaux provenant +de vieilles murailles que des sapeurs du genie abattaient autour du +Kremlin, et des fondations que l'on faisait sauter par la mine. + +Le 4, j'accompagnai a mon tour les hommes de corvee que l'on avait +commandes dans la compagnie. Le lendemain au matin, un colonel du +genie fut tue, a mes cotes, d'une brique qui lui tomba sur la tete, +provenant d'une mine que l'on venait de faire sauter. Le meme jour, je +vis, pres d'une eglise, plusieurs cadavres qui avaient les jambes et +les bras manges, probablement par des loups ou par des chiens; ces +derniers se trouvaient en grande quantite. + +Les jours ou nous n'etions pas de service, nous les passions a boire, +fumer et rire, et a causer de la France et de la distance dont nous +etions separes, et aussi de la possibilite de nous en eloigner encore +davantage. Quand venait le soir, nous admettions dans notre reunion +nos deux esclaves moscovites, je dirai plutot nos deux marquises, car, +depuis notre bal, nous ne leur disions plus d'autres noms, qui nous +tenaient tete a boire le punch au rhum de la Jamaique. + +Le reste de notre sejour dans cette ville se passa en revues et +parades, jusqu'au jour ou un courrier vint annoncer a l'Empereur, au +moment ou il etait a passer la revue de plusieurs regiments, que les +Russes avaient rompu l'armistice et avaient attaque a l'improviste la +cavalerie de Murat, au moment ou il ne s'y attendait pas. + +Aussitot la revue passee, l'ordre du depart fut donne, et, en un +instant, toute l'armee fut en mouvement; mais ce ne fut que le soir +que notre regiment eut connaissance de l'ordre de se tenir pret a +partir pour le lendemain. + +Avant de partir, nous fimes, a nos deux femmes moscovites, ainsi qu'a +nos deux tailleurs, leur part du butin que nous ne pouvions emporter; +vingt fois ils se jeterent a terre pour nous remercier en nous baisant +les pieds: jamais ils ne s'etaient vus si riches! + + + + +III + +La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De Mojaisk a +Slawkowo. + + +Le 18 octobre au soir, lorsque nous etions, comme tous les jours, +plusieurs sous-officiers reunis, etendus, comme des pachas, sur des +peaux d'hermine, de marte-zibeline, de lion et d'ours, et sur d'autres +fourrures non moins precieuses, fumant dans des pipes de luxe, le +tabac a la rose des Indes, et qu'un punch monstre au rhum de la +Jamaique flamboyait au milieu de nous, dans le grand vase en argent du +boyard russe, et faisait fondre un enorme pain de sucre soutenu en +travers du vase par deux baionnettes russes; au moment ou nous +parlions de la France et du plaisir qu'il y aurait d'y retourner en +vainqueurs, apres une absence de plusieurs annees; ou nous faisions +nos adieux et nos promesses de fidelite aux Mogolesses, Chinoises et +Indiennes, nous entendimes un grand bruit dans un grand salon ou +etaient couches les soldats de la compagnie. Au meme instant, le +fourrier de semaine entra pour nous annoncer que, d'apres l'ordre, il +fallait nous tenir prets a partir. + +Le lendemain 19, de grand matin, la ville se remplit de juifs et de +paysans russes; les premiers, pour acheter aux soldats ce qu'ils ne +pouvaient emporter, et les autres pour ramasser ce que nous jetions +dans les rues. Nous apprimes que le marechal Mortier restait au +Kremlin avec dix mille hommes, avec ordre de s'y defendre au besoin. + +Dans l'apres-midi, nous nous mimes en marche, non sans avoir fait, +comme nous pumes, quelques provisions de liquides que nous mimes sur +la voiture de notre cantiniere, la mere Dubois, ainsi que notre grand +vase en argent; il etait presque nuit lorsque nous etions hors de la +ville. Un instant apres, nous nous trouvames au milieu d'une grande +quantite de voitures, conduites par des hommes de differentes nations, +marchant sur trois ou quatre rangs, sur une etendue de plus d'une +lieue. L'on entendait parler francais, allemand, espagnol, italien, +portugais, et d'autres langues encore, car des paysans moscovites +suivaient aussi, ainsi que beaucoup de juifs: tous ces peuples, avec +leurs costumes et leurs langages differents, les cantiniers avec leurs +femmes et leurs enfants pleurant, se pressant en tumulte et en un +desordre dont on ne peut se faire une idee. Quelques-uns avaient deja +leurs voitures brisees; ceux-la criaient et juraient, de maniere que +c'etait un tintamarre a vous casser la tete. Nous finimes, non sans +peine, a depasser cet immense convoi, qui etait celui de toute +l'armee. Nous avancames sur la route de Kalouga (la, nous etions en +Asie); un instant apres, nous arretames pour bivaquer dans un bois, le +reste de la nuit, et comme elle etait deja tres avancee, notre repos +ne fut pas long. + +A peine s'il faisait jour, que nous nous remimes en marche. Nous +n'avions pas encore fait une lieue, que nous rencontrames encore une +grande partie du fatal convoi, qui nous avait depasses pendant le peu +de repos que nous avions pris. Deja, une grande partie des voitures +etaient brisees et d'autres ne pouvaient plus avancer, a cause que le +chemin etait de sable et que les roues enfoncaient beaucoup. L'on +entendait crier en francais, jurer en allemand, reclamer le bon Dieu +en italien, et la Sainte Vierge en espagnol et en portugais. + +Apres avoir passe toute cette bagarre, nous fumes obliges d'arreter +pour attendre la gauche de la colonne. Je profitai de cette +circonstance pour faire une revue de mon sac, qui me semblait trop +lourd, et voir s'il n'y avait rien a mettre de cote afin de m'alleger. +Il etait assez bien garni: j'avais plusieurs livres de sucre, du riz, +un peu de biscuit, une demi-bouteille de liqueur, le costume d'une +femme chinoise en etoffe de soie, tissee d'or et d'argent, plusieurs +objets de fantaisie en or et argent, entre autres un morceau de la +croix du grand Ivan[20], c'est-a-dire un morceau de l'enveloppe qui la +recouvrait, qui etait d'argent dore et qui m'avait ete donne par un +homme de la compagnie qui avait ete commande de corvee avec d'autres +hommes du meme etat, couvreurs et charpentiers, pour la detacher. + +[Note 20: J'ai oublie de dire qu'au milieu de la grande croix de +Saint-Ivan, il s'en trouvait une petite en or massif, d'un pied de +long. (_Note de l'auteur_.)] + +J'avais aussi mon grand uniforme, une grande capote de femme servant a +monter a cheval (cette capote etait de couleur noisette, doublee en +velours vert, et, comme je n'en connaissais pas l'usage, je me +figurais que la femme qui l'avait portee avait plus de six pieds); +plus deux tableaux en argent d'un pied de long sur huit pouces de +hauteur, dont les personnages etaient en relief: l'un de ces tableaux +representait le jugement de Paris, sur le mont Ida. L'autre +representait Neptune, sur un char forme d'une coquille et traine par +des chevaux marins. Tout cela etait d'un travail fini. J'avais, en +outre, plusieurs medaillons et un crachat d'un prince russe enrichi de +brillants. Tous ces objets, etaient destines pour des cadeaux et +avaient ete trouves dans des caves ou les maisons avaient croule par +suite de l'incendie. + +Comme l'on voit, mon sac devait peser, mais, pour qu'il ne soit plus +aussi lourd, je laissai sur le terrain ma culotte blanche, prevoyant +bien que je n'en aurais pas besoin de sitot. Sur moi, j'avais, sur ma +chemise, un gilet de soie jaune pique et ouate que j'avais fait +moi-meme avec le jupon d'une femme, et, par-dessus tout, un grand +collet double en peau d'hermine, plus une carnassiere suspendue a mon +cote et sous mon collet, par un large galon en argent, contenant +plusieurs objets parmi lesquels etait un Christ en or et argent, ainsi +qu'un petit vase en porcelaine de Chine. Ces deux pieces ont echappe +au naufrage comme par miracle; je les possede encore et les conserve +comme des reliques. Ensuite, mon fourniment, mes armes et soixante +cartouches dans ma giberne; ajoutez a cela de la sante, de la gaiete, +de la bonne volonte et l'espoir de presenter mes hommages aux dames +mogoles, chinoises et indiennes, et vous aurez une idee du sergent +velite de la Garde imperiale[21]. + +[Note 21: A cause du blocus continental, le bruit courait dans +l'armee que nous devions aller en Mongolie et en Chine, pour nous +emparer des possessions anglaises. (_Note de l'auteur._)] + +A peine avais-je passe la revue de mon butin, que nous entendimes, +devant nous, quelques coups de fusil; l'on nous fit prendre les armes +et doubler le pas. Une demi-heure apres, nous arrivames sur +l'emplacement ou un convoi, escorte par un detachement de lanciers +rouges de la Garde, avait ete attaque par des partisans. + +Plusieurs lanciers etaient tues, et aussi des Russes et quelques +chevaux. Pres d'une voiture, l'on voyait etendue a terre et sur le +dos, une jolie femme, morte de saisissement. Nous continuames a +marcher sur une route assez belle. Le soir, nous arretames et nous +formames notre bivac dans un bois, afin d'y passer la nuit. + +Le lendemain 21, de grand matin, nous nous remimes en marche, et, dans +le milieu du jour, nous rencontrames un parti de Cosaques reguliers, +que l'on chassa a coups de canon. Apres avoir marche une partie de +cette journee a travers les champs, nous arretames pres d'une prairie, +au bord d'un ruisseau, ou nous passames la nuit. + +Le 22, nous eumes de la pluie. L'on marcha lentement et avec peine +jusqu'au soir, ou nous arretames et primes position pres d'un bois. +Dans la nuit, nous entendimes une forte explosion: nous sumes, apres, +que c'etait le Kremlin que le marechal Mortier venait de faire sauter, +par le moyen d'une grande quantite de poudre que l'on avait mise dans +les caves. Le marechal etait parti de Moscou trois jours apres nous, +le 22, avec ses dix mille hommes, dont deux regiments de Jeune Garde +que nous rejoignimes, quelques jours apres, sur la route de Mojaisk. +Le reste de cette journee, nous fimes peu de chemin, quoique marchant +toujours. + +Le 24, nous n'etions pas loin de Kalouga. Le meme jour, l'armee +d'Italie, commandee par le prince Eugene, ainsi que d'autres corps que +le general Corbineau commandait, se battaient, a Malo-Jaroslawetz, +contre l'armee russe qui voulait nous disputer le passage. Dans cette +lutte, qui fut sanglante, 16000 hommes des notres se battirent contre +70 000 Russes, qui perdirent 8 000 hommes, et nous 3 000. Nous eumes +plusieurs officiers superieurs tues et blesses, entre autres le +general Delzons, frappe d'une balle au front. Son frere, qui etait +colonel, voulut le secourir; a son tour, il fut atteint d'une seconde +balle; tous deux expirerent a la meme place. + +Le 25, au matin, j'etais de garde depuis la veille au soir, pres d'une +petite maison isolee ou l'Empereur etait loge et ou il avait passe la +nuit; le soleil se montrait au travers d'un epais brouillard, comme il +en fait souvent au mois d'octobre, quand, tout a coup et sans prevenir +personne, il monta, a cheval, suivi seulement de quelques officiers +d'ordonnance. A peine etait-il parti, que nous entendimes un grand +bruit; un moment, nous crumes que c'etaient des cris de "Vive +l'Empereur!" mais nous entendimes crier: "Aux armes!" C'etaient plus +de 6 000 Cosaques commandes par Platoff, qui, a la faveur du +brouillard et des ravins, etaient venus faire un _hourrah_. Aussitot +les escadrons de service de la Garde s'elancerent dans la plaine; nous +les suivimes, et, pour raccourcir notre chemin, nous traversames un +ravin. Dans un instant, nous fumes devant cette nuee de sauvages qui +hurlaient comme des loups et qui se retirerent. Nos escadrons finirent +par les atteindre et leur reprendre tout ce qu'ils avaient enleve de +bagages, de caissons, en leur faisant essuyer beaucoup de pertes. + +Lorsque nous entrames dans la plaine, nous vimes l'Empereur presque au +milieu des Cosaques, entoure des generaux et de ses officiers +d'ordonnance, dont un venait d'etre dangereusement blesse, par une +fatale meprise: au moment ou les escadrons entraient dans la plaine, +plusieurs de ses officiers avaient ete obliges, pour se defendre, et +pour defendre l'Empereur, qui etait au milieu d'eux et qui avait +failli etre pris, de faire le coup de sabre avec les Cosaques. Un des +officiers d'ordonnance, apres avoir tue un Cosaque et en avoir blesse +plusieurs autres, perdit, dans la melee, son chapeau, et laissa tomber +son sabre. Se trouvant sans armes, il courut sur un Cosaque, lui +arracha sa lance et se defendit avec. Dans ce moment, il fut apercu +par un grenadier a cheval de la Garde qui, a cause de sa capote verte +et de sa lance, le prit pour un Cosaque, courut dessus et lui passa +son sabre au travers du corps[22]. + +[Note 22: Cet officier se nommait M. Leaulteur. (_Note de +l'auteur._)] + +Le malheureux grenadier, desespere en voyant sa meprise, veut se faire +tuer; il s'elance au milieu de l'ennemi, frappant a droite et a +gauche; tout fuit devant lui. Apres en avoir tue plusieurs, n'ayant pu +se faire tuer, il revint seul et couvert de sang demander des +nouvelles de l'officier qu'il avait si malheureusement blesse. +Celui-ci guerit et revint en France sur un traineau. + +Je me rappelle qu'un instant apres cette echauffouree, l'Empereur, +etant a causer avec le roi Murat, riait de ce qu'il avait failli etre +pris, car il s'en est fallu de bien peu. Le grenadier-velite Monfort, +de Valenciennes, avait encore eu l'occasion de se distinguer, en tuant +et en mettant hors de combat plusieurs Cosaques. + +Nous restames encore quelque temps dans cette position, et nous nous +mimes en marche, laissant Kalouga sur notre gauche. Nous traversames, +sur un mauvais pont, une riviere fangeuse et fort escarpee, et primes +la direction de Mojaisk. + +Le 26, nous fimes encore une petite etape, et, le 27, apres avoir +marche sans interruption jusqu'au soir, nous allames coucher pres de +Mojaisk; cette nuit, il commenca a geler. + +Le 28, nous partimes de grand matin et, dans la journee, apres avoir +traverse une petite riviere, nous nous trouvames sur l'emplacement du +fameux champ de bataille encore tout couvert de morts et de debris de +toute espece. On voyait sortir de terre des jambes, des bras, et des +tetes; presque tous ces cadavres etaient des Russes, car les notres, +autant que possible, nous leur avions donne la sepulture. Mais, comme +tout cela avait ete fait a la hate, les pluies qui etaient survenues +depuis, en avaient mis une partie a decouvert. Rien de plus triste a +voir que tous ces morts qui, a peine, conservaient une forme humaine; +il y avait cinquante-deux jours que la bataille avait eu lieu. + +Nous allames etablir notre bivac un peu plus avant, et nous passames +pres de la grande redoute ou le general Caulaincourt avait ete tue et +enterre. Lorsque nous fumes arretes, nous nous occupames de nous +abriter, afin de passer la nuit le mieux possible. Nous fimes du feu +avec les debris d'armes, de caissons, d'affuts de canon; mais, pour +l'eau, nous fumes embarrasses, car la petite riviere qui coulait pres +de notre camp et ou il se trouvait peu d'eau, etait remplie de +cadavres en putrefaction; il fallut remonter a plus d'un quart de +lieue pour en avoir de potable. Lorsque nous fumes organises, je fus +avec un de mes amis[23] visiter le champ de bataille; nous allames +jusqu'au ravin, a la place meme ou, le lendemain de la bataille, le +roi Murat avait fait dresser ses tentes. + +[Note 23: Grangier, sergent. (_Note de l'auteur._)] + +Le meme jour, le bruit courut qu'un grenadier francais avait ete +trouve sur le champ de bataille, vivant encore: il avait les deux +jambes coupees, et, pour abri, la carcasse d'un cheval dont il s'etait +nourri de la chair, et, pour boisson, l'eau d'un ruisseau rempli de +cadavres. L'on a dit qu'il fut sauve: pour le moment, je le pense +bien, mais, par la suite, il aura fallu l'abandonner, comme tant +d'autres. Le soir de cette journee, la faim commenca a se faire sentir +chez quelques-uns qui avaient epuise leurs provisions. Jusqu'alors +chacun, chaque fois que l'on faisait la soupe, donnait sa part de +farine, mais, lorsque l'on s'apercut que tout le monde n'y contribuait +plus, l'on se cacha pour manger ce que l'on avait; il n'y avait que la +soupe de viande de cheval, que l'on faisait depuis quelques jours, que +l'on mangeait en commun. + +Le jour suivant, nous passames pres d'une abbaye qui avait servi +d'hopital a une partie de nos blesses de la grande bataille. Beaucoup +s'y trouvaient encore. L'Empereur donna l'ordre de les transporter sur +toutes les voitures, a commencer par les siennes, mais des cantiniers, +a qui l'on avait confie plusieurs de ces malheureux, les abandonnerent +sur la route, sous differents pretextes, et cela pour conserver le +butin qu'ils emportaient de Moscou et dont leurs voitures etaient +chargees. Cette nuit, nous couchames dans un bois en arriere de Ghjat, +ou l'Empereur logea; pendant la nuit, pour la premiere fois, il tomba +de la neige. + +Le lendemain, 30, la route etait deja mauvaise; beaucoup de voitures, +chargees de butin, avaient peine a se trainer, beaucoup deja se +trouvaient brisees, et d'autres, craignant le meme sort, s'allegeaient +en se debarrassant d'objets inutiles. Ce jour-la, j'etais +d'arriere-garde, et, comme je me trouvais tout a fait en arriere de la +colonne, a meme de voir le commencement du desordre. La route etait +jonchee d'objets precieux, comme tableaux, candelabres et beaucoup de +livres, car, pendant plus d'une heure, je ramassai des volumes que je +parcourais un instant, et que je rejetais ensuite pour etre ramasses +par d'autres qui, a leur tour, les abandonnaient. + +C'etaient des editions de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau et de +l'_Histoire naturelle_ par Buffon, reliees en maroquin rouge et dorees +sur tranche. + +C'est dans cette journee que j'eus le bonheur de faire l'acquisition +d'une peau d'ours, qu'un soldat de la compagnie venait, me dit-il, de +ramasser dans une voiture brisee, remplie de fourrures. Le meme jour, +notre cantiniere perdit son equipage avec nos vivres et notre grand +vase en argent, dans lequel nous avions fait tant de punch. + +Le 30, nous arrivames a Viasma, _ville au schnaps_, ainsi nommee, par +nos soldats, a cause de l'eau-de-vie que l'on y trouva en allant a +Moscou. L'Empereur fit sejour; notre regiment alla plus avant. + +J'oubliais de dire qu'avant d'arriver a cette ville, nous fimes une +grande halte et que, m'etant retire sur la droite de la route, pres +d'un bois de sapins, je rencontrai un sergent des chasseurs de la +Garde, que je connaissais[24]. Il avait profite d'un feu qui se +trouvait tout fait, pour faire cuire une marmite de riz, dont il +m'invita a prendre part. Il avait, avec lui, la cantiniere du +regiment, qui etait une Hongroise avec qui il etait le mieux du monde, +et qui avait encore sa voiture attelee de deux chevaux et bien garnie +de vivres, de fourrures et d'argent. Je restai avec eux tout le temps +de la halte, plus d'une heure. Pendant ce temps, un sous-officier +portugais s'approcha de nous pour se chauffer; je lui demandai ou +etait son regiment; il me repondit qu'il etait disperse, mais que lui, +il etait charge, avec un detachement, d'escorter sept a huit cents +prisonniers russes qui, n'ayant rien pour se nourrir, etaient reduits +a se manger l'un l'autre, c'est-a-dire que, lorsqu'il y en avait un de +mort, ils le coupaient par morceaux et se le partageaient pour le +manger ensuite. Pour preuve de ce qu'il me disait, il s'offrit de me +le faire voir; je refusai. Cette scene se passait a cent pas de +l'endroit ou nous etions; nous sumes, quelques jours apres, que l'on +avait ete oblige d'abandonner le reste, ne pouvant les nourrir. + +[Note 24: Ce sergent se nommait Guinard; il etait natif de Conde +(_Note de l'auteur_.)] + +Le sergent des chasseurs, dont je viens de parler, finit par tout +perdre avec sa cantiniere, a Wilna; ils furent tous deux prisonniers. + +Le 1er novembre, nous avions, comme la nuit precedente, couche pres +d'un bois, sur le bord de la route: depuis plusieurs jours, nous +avions deja commence a vivre de viande de cheval. Le peu de vivres que +nous avions pu emporter de Moscou etait consomme, et nos miseres +commencaient avec le froid qui, deja, se faisait sentir avec force. +Pour mon compte, j'avais encore un peu de riz que je conservais pour +les derniers moments, car je prevoyais, pour la suite, des miseres +plus grandes encore. + +Ce jour-la, je faisais encore partie de l'arriere-garde, qui etait +composee de sous-officiers, a cause que deja beaucoup de soldats +restaient en arriere pour se reposer et se chauffer a des feux que +ceux qui etaient devant nous avaient abandonnes en partant. En +marchant, j'apercus, sur ma droite, plusieurs hommes de differents +regiments, dont quelques-uns etaient de la Garde, autour d'un grand +feu. Je fus envoye par l'adjudant-major, afin de les engager a suivre; +etant pres d'eux, je reconnus Flament, dragon velite. Je le trouvai +faisant cuire un morceau de cheval au bout de son sabre, dont il +m'invita de prendre part; je l'engageai a suivre la colonne; il me +repondit qu'aussitot qu'il aurait fait son repas, il se remettrait en +route, mais qu'il etait malheureux, puisqu'il etait force de faire la +route a pied, avec ses bottes a l'ecuyere, a cause que, le jour avant, +dans un combat contre les Cosaques, ou il en avait tue trois, son +cheval avait attrape un ecart, de sorte qu'il etait oblige de le +conduire par la bride. Heureusement que l'homme qui me suivait, dans +ce moment, etait mon homme de confiance, et qui avait, dans son sac, +une paire de souliers a moi, que je donnai au pauvre Flament, de +maniere a ce qu'il puisse se chausser comme un fantassin, et marcher +de meme. Je lui fis mes adieux sans penser que je ne le reverrais +plus; j'appris, deux jours apres, qu'il avait ete tue pres d'un bois, +au moment ou, avec d'autres traineurs comme lui, il allait faire du +feu pour se reposer. + +Le 2, avant d'arriver a Slawkowo, nous vimes, sur notre gauche, tenant +a la route, un blockhaus, ou station militaire, espece de grande +baraque fortifiee, occupee par des militaires de differents regiments +et des blesses. Ceux qui etaient les moins malades et qui purent +suivre, se joignirent a nous, et les autres furent mis, autant que +possible, sur des voitures; tant qu'aux plus malades, ils furent +abandonnes a la clemence de l'ennemi, ainsi que des medecins et +chirurgiens qu'on laissa pour en avoir soin. + + + + +IV + +Dorogoboui.--La vermine.--Une cantiniere.--La faim. + + +Le 3, nous fimes sejour a Slawkowo; pendant toute la journee, nous +apercumes les Russes sur notre droite. Le meme jour, les autres +regiments de la Garde, qui avaient fait sejour en arriere, se +reunirent a nous. + +Le 4, nous fimes une marche forcee pour arriver a Dorogoboui, ville +aux choux; c'est le nom que nous lui avions donne, a cause de la +grande quantite de choux que nous y trouvames en allant a Moscou. +C'est aussi de cette ville que, le 25 aout, l'Empereur fit faire, dans +toute l'armee, le denombrement des coups de canon et de fusil que +l'armee avait a tirer pour la grande bataille. A 7 heures du soir, +nous en etions encore eloignes de deux lieues; c'est avec beaucoup de +peine que nous pumes l'atteindre, car la quantite de neige qu'il y +avait deja nous empechait de marcher. Nous fumes meme egares pendant +quelque temps, et, pour que les hommes qui se trouvaient en arriere +pussent nous rejoindre, pendant plus de deux heures l'on battit la +marche de nuit, jusqu'au moment ou nous arrivames sur l'emplacement de +la ville, car, a quelques maisons pres, elle avait ete brulee comme +beaucoup d'autres. + +Il etait bien 11 heures lorsque notre bivouac fut forme, et, avec les +debris des maisons, nous trouvames encore assez de bois pour faire du +feu et bien nous chauffer. Mais deja tout nous manquait, et nous +etions tellement fatigues, que l'on n'avait pas la force de chercher +un cheval pour le voler et le manger ensuite, de maniere que nous +primes le parti de nous reposer. Un soldat de la compagnie m'avait +apporte des nattes de jonc pour me coucher: les ayant mises devant le +feu, je m'etendis dessus et, la tete sur mon sac, les pieds au feu, je +m'endormis. + +Il y avait peut-etre une heure que je reposais, lorsque je sentis, par +tout mon corps, un picotement auquel il me fut impossible de resister. +Je passai machinalement la main sur ma poitrine et sur plusieurs +parties de mon individu: quel fut mon effroi lorsque je m'apercus que +j'etais couvert de vermine! Je me levai, et en moins de deux minutes +j'etais nu comme la main, jetant au feu chemise et pantalon. C'etait +comme un feu de deux rangs, tant cela petillait dans les flammes, et, +quoiqu'il tombat de la neige par gros flocons sur mon corps, je ne me +rappelle pas avoir eu froid, tant j'etais occupe de ce qui venait de +m'arriver! Enfin, je secouai au-dessus du feu le reste de mes +vetements dont je ne pouvais me defaire, et je remis la seule chemise +et le seul pantalon qui me restaient. Alors, triste et ayant presque +envie de pleurer, je pris le parti de m'asseoir sur mon sac, et, la +tete dans mes mains, couvert de ma peau d'ours, eloigne des maudites +nattes sur lesquelles j'avais dormi, je passai le reste de la nuit. +Ceux qui prirent ma place n'attraperent rien: il parait que j'avais +tout pris. + +Le jour suivant, 5 novembre, nous partimes de grand matin. Avant le +depart, l'on fit, dans chaque regiment de la Garde, une distribution +de moulins a bras pour moudre le ble, si toutefois on en trouvait; +mais comme l'on n'avait rien a moudre et que ces meubles etaient +pesants et inutiles, l'on s'en debarrassa dans les vingt-quatre +heures. Cette journee fut triste, car une partie des malades et des +blesses succomberent; ils avaient, jusqu'a ce jour, fait des efforts +surnaturels, esperant atteindre Smolensk, ou l'on croyait trouver des +vivres et prendre des cantonnements. + +Le soir, nous arretames pres d'un bois ou l'on donna l'ordre de former +des abris, afin de passer la nuit. Un instant apres, notre cantiniere, +Mme Dubois, la femme du barbier de notre compagnie, se trouva malade, +et, au bout d'un instant, pendant que la neige tombait, et par un +froid de vingt degres, elle accoucha d'un gros garcon: position +malheureuse pour une femme. Je dirai que, dans cette circonstance, le +colonel Bodel, qui commandait notre regiment, fit tout ce qu'il etait +possible de faire pour le soulagement de cette femme, pretant son +manteau pour couvrir l'abri sous lequel etait la mere Dubois, qui +supporta son mal avec courage. Le chirurgien du regiment n'epargna +rien, de son cote; enfin le tout finit heureusement. La meme nuit, nos +soldats tuerent un ours blanc qui fut a l'instant mange. + +Apres avoir passe la nuit la plus penible, a cause du grand froid, +nous nous mimes en route. Le colonel preta son cheval a la mere +Dubois, qui tenait son nouveau-ne dans les bras, enveloppe dans une +peau de mouton; tant qu'a elle, on la couvrit avec les capotes de deux +hommes de la compagnie, morts dans la nuit. + +Ce jour-la, qui etait le 6 novembre, il faisait un brouillard a ne pas +y voir, et un froid de plus de vingt-deux degres; nos levres se +collaient, l'interieur du nez, ou plutot le cerveau se glacait; il +semblait que l'on marchait au milieu d'une atmosphere de glace. La +neige, pendant tout le jour, et par un vent extraordinaire, tomba par +flocons, gros comme personne ne les avait jamais vus; non seulement +l'on ne voyait plus le ciel, mais ceux qui marchaient devant nous. + +Lorsque nous fumes pres d'un mauvais village[25], nous vimes une +estafette arriver a franc etrier, demandant apres l'Empereur. Nous +sumes, un instant apres, que c'etait un general apportant la nouvelle +de la conspiration de Malet, qui venait d'avoir lieu a Paris. + +[Note 25: Ce village se nomme Mickalowka. (_Note de l'auteur_.)] + +Comme l'endroit ou nous etions arretes etait pres d'un bois, et que, +pour se remettre en route, il fallait beaucoup attendre a cause que le +chemin etait etroit, l'on se trouvait beaucoup de monde en masse, et +comme nous etions plusieurs amis reunis sur le bord de la route, +frappant des pieds pour ne pas etre saisis du froid, causant de nos +malheurs et de la faim qui nous devorait, je sentis, tout a coup, +l'odeur du pain chaud. Aussitot je me retourne, et derriere et pres de +moi, je vois un individu enveloppe d'une grande pelisse garnie de +fourrures, sous laquelle sortait l'odeur du pain qui m'avait monte au +nez. Aussitot je lui adresse brusquement la parole, en lui disant: +"Monsieur, vous avez du pain; vous allez m'en vendre!" Comme il allait +se retirer, je le saisis par le bras. Alors, voyant qu'il n'y avait +plus moyen de se debarrasser de moi, il tira de dessous sa pelisse, +une galette encore toute chaude que je saisis avec avidite d'une main, +tandis que de l'autre, je lui presentai une piece de cinq francs pour +la lui payer. Mais, a peine l'avais-je dans la main, que mes amis, qui +etaient aupres de moi, tomberent dessus comme des enrages, et me +l'arracherent. Il ne me resta, pour ma part, que le morceau que je +tenais sous le pouce et les deux premiers doigts de la main droite. + +Pendant ce temps, le chirurgien-major de l'armee, car c'en etait un, +disparut. Il fit bien, car on l'aurait peut-etre assomme pour avoir le +reste. Il est probable qu'etant arrive des premiers dans le petit +village dont j'ai parle, il aura eu le bonheur de trouver de la +farine, et, en attendant que nous fussions arrives, il aura fait de la +galette. + +Depuis plus d'une demi-heure que nous etions dans cette position, +plusieurs hommes avaient succombe a l'endroit ou nous etions. Beaucoup +d'autres etaient tombes dans la colonne, lorsqu'elle etait en marche. +Enfin, nos rangs commencaient a s'eclaircir, et nous n'etions qu'au +commencement de nos miseres! Lorsque l'on s'arretait afin de prendre +quelque chose au plus vite, l'on saignait les chevaux abandonnes, ou +ceux que l'on pouvait enlever sans etre vu; l'on en recueillait le +sang dans une marmite, on le faisait cuire et on le mangeait. Mais il +arrivait souvent qu'au moment ou l'on venait de le mettre au feu, l'on +etait oblige de le manger, soit que l'ordre du depart arrivat, ou que +les Russes fussent trop pres de nous. Dans ce dernier cas, l'on ne se +genait pas autant, car j'ai vu quelquefois une partie manger +tranquillement, pendant que l'autre empechait, a coups de fusil, les +Russes de s'avancer. Mais lorsqu'il y avait force majeure et qu'il +fallait quitter le terrain, on emportait la marmite, et chacun, en +marchant, puisait a pleines mains et mangeait; aussi avait-on la +figure barbouillee de sang. + +Souvent, lorsque l'on etait oblige d'abandonner des chevaux, parce que +l'on n'avait pas le temps de les decouper, il arrivait que des hommes +restaient en arriere expres, en se cachant, afin qu'on ne les forcat +point a suivre leur regiment. Alors, ils tombaient sur cette viande +comme des voraces; aussi etait-il rare que ces hommes reparussent, +soit qu'ils fussent pris par l'ennemi, ou morts de froid. + +Cette journee de marche ne fut pas aussi longue que la precedente, +car, lorsque nous arretames, il faisait encore jour. C'etait sur +l'emplacement d'un village incendie ou il ne restait plus que quelques +pignons de maisons contre lesquels les officiers superieurs etablirent +leur bivac pour se mettre a l'abri du vent et passer la nuit. +Independamment des douleurs que nous avions, par suite des grandes +fatigues que nous eprouvions, la faim se faisait sentir d'une maniere +effroyable. Ceux a qui il restait encore un peu de vivres, comme du +riz ou du gruau, se cachaient pour le manger. Deja il n'y avait plus +d'amis, l'on se regardait d'un air de mefiance, l'on devenait meme +ingrat envers ses meilleurs camarades. Il m'est arrive, a moi, de +commettre, envers mes veritables amis, un trait d'ingratitude que je +ne veux pas passer sous silence. + +J'etais, ce jour-la, comme tous mes amis, devore par la faim, mais +j'avais, plus qu'eux, le malheur de l'etre aussi par la vermine que +j'avais attrapee l'avant-veille. Nous n'avions pas un morceau de +cheval a manger, nous comptions sur l'arrivee de quelques hommes de la +compagnie, qui etaient restes en arriere, afin d'en couper aux chevaux +qui tombaient. Tourmente de n'avoir rien a manger, j'eprouvais des +sensations qu'il me serait difficile d'exprimer. J'etais pres d'un de +mes meilleurs amis, Poumo, sergent, qui etait debout pres d'un feu que +l'on venait de faire, en regardant de tous cotes s'il n'arrivait rien. +Tout a coup, je lui serre la main avec un mouvement convulsif, en lui +disant: "Mon ami, si je rencontrais, dans le bois, n'importe qui avec +un pain, il faudrait qu'il m'en donne la moitie!" Puis, me reprenant: +"Non, lui dis-je, je le tuerais pour avoir tout!" + +A peine avais-je lache la parole, que je me mis a marcher a grands pas +dans la direction du bois, comme si je devais rencontrer l'homme et le +pain. Y etant arrive, je le cotoyai pendant un quart d'heure, et, +tournant brusquement a gauche dans une direction opposee a notre +bivac, j'apercus, presque a la lisiere du bois, un feu contre lequel +un homme etait assis. Je m'arretai afin de l'observer, et je +distinguai qu'il avait, devant lui et sur son feu, une marmite dans +laquelle il faisait cuire quelque chose, car, ayant pris un couteau, +il le plongea dedans, et, a ma grande surprise, je vis qu'il en +retirait une pomme de terre qu'il pressa un peu et qu'il remit +aussitot, probablement parce qu'elle n'etait pas cuite. + +J'allais m'elancer et courir dessus, mais, dans la crainte qu'il ne +m'echappat, je rentrai dans le bois, et, faisant un petit circuit, +j'arrivai a quelques pas derriere l'individu, sans qu'il m'ait apercu. +Mais, en cet endroit, comme il y avait beaucoup de broussailles, je +fis du bruit en avancant. Il se retourna, mais j'etais deja a cote de +la marmite et, sans lui donner le temps de me parler, je lui adressai +la parole: "Camarade, vous avez des pommes de terre, vous allez m'en +vendre ou m'en donner, ou j'enleve la marmite!" Un peu surpris de +cette resolution, et comme je m'approchais avec mon sabre pour pecher +dedans, il me dit que cela ne lui appartenait pas, et que c'etait a un +general polonais qui bivaquait pas loin de la et dont il etait le +domestique; qu'il lui avait ordonne de se cacher ou il etait pour les +faire cuire, afin d'en avoir pour le lendemain. + +Comme, sans lui repondre, je me mettais en devoir d'en prendre, non +sans lui presenter de l'argent, il me dit qu'elles n'etaient pas +encore cuites, et, comme je n'avais pas l'air d'y croire, il en tira +une qu'il me presenta pour me la faire palper; je la lui arrachai et, +telle qu'elle etait, je la devorai: "Vous voyez, me dit-il, qu'elles +ne sont pas mangeables; cachez-vous un instant, ayez de la patience, +tachez surtout que l'on ne vous voie pas jusqu'au moment ou elles +seront bonnes a manger; alors je vous en donnerai." + +Je fis ce qu'il me dit; je me cachai derriere un petit buisson, mais +si pres de lui que je ne pouvais le perdre de vue. Au bout de cinq a +six minutes, je ne sais s'il me croyait bien loin, il se leva et, +regardant a droite et a gauche, il prend la marmite et se sauve avec, +mais pas loin, car je l'arretai de suite en le menacant de tout +prendre s'il ne voulait pas m'en donner la moitie. Il me repondit +encore que c'etait a son general: "Seraient-elles pour l'Empereur, +qu'il m'en faut, lui dis-je, car je meurs de faim!" Voyant qu'il ne +pouvait se debarrasser de moi qu'en me donnant ce que je lui +demandais, il m'en donna sept. Je lui donnai quinze francs et je le +quittai. Il me rappela et m'en donna deux autres; elles etaient loin +d'etre bien cuites, mais je n'y pris pas grande attention, j'en +mangeai une et je mis les autres dans ma carnassiere. Je comptais +qu'avec cela, je pouvais vivre trois jours en mangeant, avec un +morceau de viande de cheval, deux par jour. + +Tout en marchant et en pensant a mes pommes de terre, je me trompai de +chemin; je ne m'en apercus qu'aux cris et aux jurements que faisaient +cinq hommes qui se battaient comme des chiens; a cote d'eux etait une +cuisse de cheval qui faisait l'objet de leurs discussions. L'un de ces +hommes, en me voyant, vint jusqu'a moi en me disant que lui et son +camarade, tous deux soldats du train, avaient, avec d'autres, ete tuer +un cheval derriere le bois, et que, revenant avec leur part qu'ils +portaient au bivac, ils avaient ete attaques par trois hommes d'un +autre regiment qui voulaient la leur prendre, mais que, si je voulais +les aider a la defendre, ils m'en donneraient ma part. A mon tour, +craignant le meme sort pour mes pommes de terre, je lui repondis que +je ne pouvais m'arreter, mais qu'ils n'avaient qu'a tenir bon un +instant, que je leur enverrais quelqu'un pour les aider. Je poursuivis +mon chemin. + +Pas loin de la, je rencontrai deux hommes de notre regiment a qui je +contai l'affaire; ils marcherent de ce cote. J'ai su, le lendemain, +qu'ils n'avaient vu, en arrivant, qu'un homme mort qui venait d'etre +assomme avec un gros baton de sapin qu'ils avaient trouve a cote, et +rouge de sang. Probablement que les trois agresseurs avaient profite +du moment ou l'autre implorait mon assistance pour se defaire de celui +qui etait reste seul. + +A mon arrivee a l'endroit ou etait le regiment, plusieurs de mes +camarades me demanderent si je n'avais rien decouvert; je leur +repondis que non. Ensuite, prenant ma place pres du feu, je fis comme +tous les jours; je creusai ma place, c'est-a-dire mon lit de neige, +et, comme nous n'avions pas de paille, j'etendis ma peau d'ours pour +me coucher, la tete sur mon collet double en peau d'hermine etendu +sur moi. Je me disposais a passer la nuit, mais, avant de dormir, +j'avais encore une pomme de terre a manger; c'est ce que je fis, cache +par mon collet, faisant le moins de mouvements possible, de crainte +que l'on ne s'apercoive que je mangeais quelque chose, et, prenant une +pincee de neige pour me desalterer, je finis mon repas et je +m'endormis, ayant bien soin de tenir dans mes bras ma carnassiere, +dans laquelle etaient mes vivres. Plusieurs fois dans la nuit, lorsque +je me reveillais, j'avais soin de passer la main dedans, et de compter +mes pommes de terre. C'est ainsi que je la passai, sans faire part a +mes amis, qui mouraient de faim, du peu que le hasard m'avait procure: +c'est, de ma part, un trait d'egoisme que je ne me suis jamais +pardonne. + +La diane n'etait pas encore battue que, deja, j'etais eveille et assis +sur mon sac, prevoyant que la journee serait terrible, a cause du vent +qui commencait a souffler. Je fis un trou a ma peau d'ours et je +passai ma tete dedans, de maniere que la tete de l'ours me tombat sur +la poitrine; le reste de la peau couvrait mon sac et mon dos, mais +elle etait tellement longue que la queue trainait a terre. Enfin l'on +battit la diane, ensuite la grenadiere, et quoiqu'il ne fut pas encore +jour, nous nous mimes en marche. Le nombre de morts et de mourants que +nous laissames dans nos bivacs, en partant, fut prodigieux. Plus loin, +c'etait pire encore, car, sur la route, nous etions obliges d'enjamber +sur les cadavres que les corps d'armee qui nous precedaient laissaient +apres eux: mais c'etait bien plus triste encore pour ceux qui +marchaient apres nous. Ceux-la voyaient les miseres de tous ceux qui +marchaient en avant. Les derniers etaient les corps des marechaux Ney +et Davoust, ensuite l'armee d'Italie commandee par le prince Eugene. + +Il y avait environ une heure que nous marchions, quand le jour parut, +et, comme nous avions atteint les corps qui nous precedaient, nous +fimes une petite halte. La mere Dubois, notre cantiniere, voulut +profiter de ce moment de repos pour donner le sein a son nouveau-ne, +mais, tout a coup, elle jette un cri de douleur: son enfant etait mort +et aussi dur que du bois. Ceux qui etaient autour d'elle la +consolerent, en lui disant que c'etait un bonheur pour elle et pour +son enfant, et, malgre ses gemissements, on lui arracha son enfant +qu'elle pressait contre son sein. On le remit entre les mains d'un +sapeur qui s'eloigna a quelques pas de la route, avec le pere de +l'enfant. Le sapeur creusa, avec sa hache, un trou dans la neige: le +pere, pendant ce temps, etait a genoux, tenant son enfant dans ses +bras. Lorsque le trou fut acheve, il l'embrassa et le deposa dans sa +tombe; on le recouvrit ensuite, et tout fut fini. + +A une lieue plus loin, et pres d'un grand bois, nous arretames pour +faire la grande halte. C'etait l'endroit ou avait couche une partie de +l'artillerie et de la cavalerie; la se trouvaient beaucoup de chevaux +morts et depeces, et une plus grande quantite que l'on avait ete +oblige d'abandonner encore vivants et debout, mais engourdis, se +laissant tuer sans bouger, car ceux que l'on avait tues pendant la +nuit ou qui etaient morts de fatigue ou d'inanition etaient tellement +geles, qu'il etait impossible d'en couper. J'ai remarque, pendant +cette marche desastreuse, que l'on nous faisait toujours marcher +autant que possible derriere la cavalerie et l'artillerie, et que, le +lendemain, l'on nous faisait arreter ou ils avaient passe la nuit, +afin que nous puissions nous nourrir avec les chevaux qu'ils +laissaient en partant. + +Pendant que le regiment etait a se reposer et que chaque homme etait +occupe a se composer un mauvais repas, de mon cote, comme un egoiste, +j'etais entre, sans que l'on m'ait vu, dans le plus epais du bois, +pour devorer seul une des pommes de terre que j'avais toujours dans ma +carnassiere et que je cachais le plus soigneusement possible. Mais +quel fut mon desappointement en voulant mordre dedans! Ce n'etait plus +que de la glace! Je voulus mordre: mes dents glissaient contre, sans +pouvoir en detacher un morceau. C'est alors que je regrettai de ne les +avoir pas partagees, la veille, avec mes amis, que je vins rejoindre, +tenant encore a la main celle que j'avais voulu manger, toute rouge du +sang de mes levres. + +Ils me demanderent ce que j'avais. Sans leur repondre, je leur montrai +la pomme de terre que je tenais encore a la main, ainsi que celles que +j'avais dans ma carnassiere; mais a peine les avais-je montrees +qu'elles me furent enlevees. Eux aussi furent trompes en voulant y +mordre; on les vit courir pres du feu pour les faire degeler, mais +elles fondirent comme de la glace. Pendant ce temps-la, d'autres +vinrent me demander ou je les avais eues; je leur montrai le bois, ils +y coururent, et, apres avoir cherche, ils revinrent me dire qu'ils +n'avaient rien trouve. Eux furent bons pour moi, car ils avaient fait +cuire plein une marmite de sang de cheval, et m'inviterent a y prendre +ma part. C'est ce que je fis sans me faire prier. Aussi, me suis-je +toujours reproche d'avoir agi de cette maniere. Ils ont toujours cru +que je les avais trouvees dans le bois; jamais je ne les ai desabuses. +Mais cela n'est qu'un echantillon de ce que nous verrons plus tard. + +Apres une heure de repos, la colonne se remit en marche pour traverser +le bois ou, par intervalles, l'on rencontrait des espaces ou se +trouvaient quelques maisons habitees par des juifs. Quelquefois ces +habitations sont grandes comme nos granges et construites de meme, +avec cette difference qu'elles sont baties en bois et couvertes de +meme. Une grande porte se trouvait a chaque extremite; elles servaient +de poste, de maniere qu'une voiture qui entre par une, apres avoir +change de chevaux, sort par l'autre; il s'en trouve presque toujours a +trois lieues de distance, mais la plus grande partie deja n'existait +plus; elles avaient ete brulees a notre premier passage. + + + + +V + +Un sinistre.--Un drame de famille.--Le marechal Mortier.--Vingt-sept +degres de froid.--Arrivee a Smolensk.--Un coupe-gorge. + + +Arrives a la sortie du bois, et comme nous approchions de Gara, +mauvais hameau de quelques maisons, j'apercus, a une courte distance, +une de ces maisons de poste dont j'ai parle. Aussitot, je la fis +remarquer a un sergent de la compagnie, qui etait un Alsacien nomme +Mather, a qui je proposai d'y passer la nuit, si toutefois il y avait +possibilite d'y arriver des premiers, afin d'avoir chacun une place. +Nous nous mimes a courir, mais lorsque nous y arrivames, elle etait +tellement remplie d'officiers superieurs, de soldats et de chevaux, +qu'il nous fut impossible, malgre tout ce que nous fimes, d'y avoir +une place, car l'on pretendait qu'il y avait plus de huit cents +personnes. + +Pendant que nous etions occupes a aller de droite et de gauche, afin +de voir si nous ne pourrions pas y penetrer, la colonne imperiale, +ainsi que notre regiment, nous avaient depasses. Alors nous primes la +resolution de passer la nuit sous le ventre des chevaux qui etaient +attaches aux portes. Plusieurs fois, ceux qui etaient bivaques autour +vinrent pour la demolir, afin d'avoir le bois avec lequel elle etait +construite, pour se chauffer et se faire des abris, et de la paille +qui se trouvait dans une separation qu'il faut considerer comme un +grenier. Il y avait aussi quantite de bois de sapin sec et resineux. + +Une partie de la paille servit a ceux qui etaient dedans pour se +coucher, et, quoiqu'ils fussent les uns sur les autres, ils avaient +fait des petits feux pour se chauffer et faire cuire du cheval. Loin +de laisser demolir leur habitation, ils menacerent ceux qui vinrent +pour en arracher des planches, de leur tirer des coups de fusil. Meme +quelques-uns, qui avaient monte sur le toit pour en arracher et qui, +deja, en avaient pris, furent forces d'en descendre pour ne pas etre +tues. + +Il pouvait etre onze heures de la nuit. Une partie de ces malheureux +etaient endormis; d'autres, pres des feux, rechauffaient leurs +membres. Un bruit confus se fit entendre: c'etait le feu qui avait +pris dans deux endroits de la grange, dans le milieu et a une des +extremites, contre la porte opposee ou nous etions couches. Lorsque +l'on voulut l'ouvrir, les chevaux attaches en dedans, effrayes par les +flammes, etouffes par la fumee, se cabrerent, de sorte que les hommes, +malgre leurs efforts, ne purent, de ce cote, se faire un passage. +Alors ils voulurent revenir sur l'autre porte, mais impossible de +traverser les flammes et la fumee. + +La confusion etait a son comble; ceux de l'autre cote de la grange qui +n'avaient le feu que d'un cote, s'etaient jetes en masse sur la porte +contre laquelle nous etions couches en dehors et, par ce moyen, +empecherent de l'ouvrir plus encore. De crainte que d'autres pussent y +entrer, ils l'avaient fortement fermee avec une piece de bois mise en +travers; en moins de deux minutes, tout etait en flammes; le feu, qui +avait commence par la paille sur laquelle les hommes dormaient, +s'etait vite communique au bois sec qui etait au-dessus de leurs +tetes; quelques hommes qui, comme nous, etaient couches pres de la +porte, voulurent l'ouvrir, mais ce fut inutilement, car elle s'ouvrait +en dedans. Alors nous fumes temoins d'un tableau qu'il serait +difficile de peindre. Ce n'etaient que des hurlements sourds et +effrayants que l'on entendait; les malheureux que le feu devorait +jetaient des cris epouvantables; ils montaient les uns sur les autres +afin de se frayer un passage par le toit, mais, lorsqu'il y eut de +l'air, les flammes commencerent a se faire jour, de sorte que, +lorsqu'il y en avait qui paraissaient a demi brules, les habits en feu +et les tetes sans cheveux, les flammes, qui sortaient avec +impetuosite, et qui, ensuite, se balancaient par la force du vent, les +refoulaient dans le fond de l'abime. + +Alors l'on n'entendait plus que des cris de rage, le feu n'etait plus +qu'un feu mouvant, par les efforts convulsifs que tous ces malheureux +faisaient en se debattant contre la mort: c'etait un vrai tableau de +l'enfer. + +Du cote de la porte ou nous etions, sept hommes purent etre sauves en +se faisant tirer par un endroit ou une planche avait ete arrachee. Le +premier etait un officier de notre regiment. Encore avait-il les mains +brulees et les habits dechires; les six autres etaient plus maltraites +encore: il fut impossible d'en sauver davantage. Plusieurs se jeterent +en bas du toit, mais a moitie brules, priant qu'on les achevat a coups +de fusil. Pour ceux qui se presenterent apres, a l'endroit ou nous en +avions sauve sept, ils ne purent etre retires, car ils etaient places +en travers et deja etouffes par la fumee et par le poids des autres +hommes qui etaient sur eux; il fallut les laisser bruler avec les +autres. + +A la clarte de ce sinistre, les soldats isoles de differents corps qui +bivaquaient autour de la, et mourant de froid autour de leurs feux +presque morts comme eux, accoururent, non pour porter des secours--il +etait trop tard et meme il avait presque toujours ete impossible,--mais +pour avoir de la place et se chauffer en faisant cuire un +morceau de cheval au bout de leurs baionnettes ou de leurs +sabres. Il semblait, a les voir, que ce sinistre etait une permission +de Dieu, car l'opinion generale etait que tous ceux qui s'etaient mis +dans cette grange etaient les plus riches de l'armee, ceux qui, a +Moscou, avaient trouve le plus de diamants, d'or et d'argent. L'on en +voyait, malgre leur misere et leur faiblesse, se reunir a d'autres +plus forts, et s'exposer a etre rotis, a leur tour, pour en retirer +des cadavres, afin de voir s'ils ne trouveraient pas de quoi se +dedommager de leurs peines. D'autres disaient: "C'est bien fait, car +s'ils avaient voulu nous laisser prendre le toit, cela ne serait pas +arrive!" Et d'autres encore, en etendant leurs mains vers le feu, +comme s'ils n'avaient pas su que plusieurs centaines de leurs +camarades, et peut-etre des parents, les chauffaient de leurs +cadavres, disaient: "Quel bon feu!" Et on les voyait trembler, non +plus de froid, mais de plaisir. + +Il n'etait pas encore jour, lorsque je me mis en route avec mon +camarade pour rejoindre le regiment. + +Nous marchions, sans nous parler, par un froid plus fort encore que la +veille, sur des morts et des mourants, en reflechissant sur ce que +nous venions de voir, lorsque nous joignimes deux soldats de la ligne, +occupes a mordre chacun dans un morceau de cheval, parce que, +disaient-ils, s'ils attendaient plus longtemps, il serait tellement +durci par la gelee qu'ils ne sauraient plus le manger. Ils nous +assurerent qu'ils avaient vu des soldats etrangers (des Croates) +faisant partie de notre armee, retirant du feu de la grange un cadavre +tout roti, en couper et en manger. Je crois que cela est arrive +plusieurs fois, dans le cours de cette fatale campagne, sans cependant +jamais l'avoir vu. Quel interet ces hommes presque mourants +avaient-ils a nous le dire, si cela n'etait pas vrai? Ce n'etait pas +le moment de mentir. Apres cela, moi-meme, si je n'avais pas trouve du +cheval pour me nourrir, il m'aurait bien fallu manger de l'homme, car +il faut avoir senti le rage de la faim, pour pouvoir apprecier cette +position: faute d'homme, l'on mangerait le diable, s'il etait cuit. + +Depuis notre depart de Moscou, l'on voyait, chaque jour, a la suite de +la colonne de la Garde, une jolie voiture russe attelee de quatre +chevaux; mais, depuis deux jours, il ne s'en trouvait plus que deux, +soit qu'on les eut tues ou voles pour les manger, ou qu'ils eussent +succombe. Dans cette voiture etait une dame jeune encore, probablement +veuve, avec ses deux enfants, qui etaient deux demoiselles, l'une agee +de quinze ans, et l'autre de dix-sept. Cette famille, qui habitait +Moscou et que l'on disait d'origine francaise, avait cede aux +instances d'un officier superieur de la Garde, a se laisser conduire +en France. + +Peut-etre avait-il l'intention d'epouser la dame, car deja cet +officier etait vieux; enfin, cette malheureuse et interessante famille +etait, comme nous, exposee au froid le plus rigoureux et a toutes les +horreurs de la misere, et devait la sentir plus peniblement que nous. + +Le jour commencait a paraitre, lorsque nous arrivames a l'endroit ou +notre regiment avait couche; deja le mouvement general de l'armee +etait commence; depuis deux jours il etait facile de voir que les +regiments etaient diminues d'un tiers, et qu'une partie des hommes que +l'on voyait marcher avec peine, succomberait encore dans la journee +qui allait commencer; l'on voyait marcher a la suite, ou plutot se +trainer, les equipages dont notre regiment devait faire +l'arriere-garde; c'est la ou j'apercus encore la voiture renfermant +cette malheureuse famille. Elle sortait d'un petit bois pour gagner la +route; quelques sapeurs l'accompagnaient, ainsi que l'officier +superieur, qui paraissait tres affecte; arrivee sur la route, elle fit +halte a l'endroit meme ou j'etais arrete; alors j'entendis des +plaintes et des gemissements; l'officier superieur ouvrit la portiere, +y entra, parla quelque temps et, un instant apres, il presenta a deux +sapeurs qu'il avait fait mettre contre la voiture, un cadavre: c'etait +une des jeunes personnes qui venait de mourir. Elle etait vetue d'une +robe de soie grise et, par-dessus, une pelisse de la meme etoffe +garnie de peau d'hermine. Cette personne, quoique morte, etait belle +encore, mais maigre. Malgre notre indifference pour les scenes +tragiques, nous fumes sensibles en voyant celle-ci; pour mon compte, +j'en fus touche jusqu'aux larmes, surtout en voyant pleurer +l'officier. + +Au moment ou les sapeurs emporterent cette jeune personne qu'ils +placerent sur un caisson, ma curiosite me porta a regarder dans la +voiture: je vis la mere et l'autre demoiselle toutes deux tombees +l'une sur l'autre. Elles paraissaient etre sans connaissance; enfin, +le soir de la meme journee, elles avaient fini de souffrir. Elles +furent, je crois, enterrees toutes trois dans le meme trou que firent +les sapeurs, pas loin de Valoutina. Pour en finir, je dirai que le +lieutenant-colonel, ayant peut-etre a se reprocher ce malheur, chercha +a se faire tuer dans differents combats que nous eumes, a Krasnoe et +ailleurs. Quelques jours apres notre arrivee a Elbingen, au mois de +janvier, il mourut de chagrin. + +Cette journee, qui etait celle du 8 novembre, fut terrible, car nous +arrivames tard a la position et comme, le lendemain, nous devions +arriver a Smolensk, l'espoir de trouver des vivres et du repos--on +disait que l'on devait y prendre des cantonnements--faisait que +beaucoup d'hommes, malgre le froid excessif et la privation de toutes +choses, faisaient des efforts surnaturels pour ne pas rester en +arriere, ou ils auraient succombe. + +Avant d'arriver a l'endroit ou nous devions bivaquer, il fallait +traverser un ravin profond et gravir une cote. Nous remarquames que +quelques artilleurs de la Garde etaient arretes dans ce ravin avec +leurs pieces de canon, n'ayant pu monter la cote. Tous les chevaux +etaient sans force et les hommes sans vigueur. Des canonniers de la +garde du roi de Prusse les accompagnaient; ils avaient, comme nous, +fait la campagne; ils etaient attaches a notre artillerie comme +contingent de la Prusse. Ils avaient, a cette meme place et a cote de +leurs pieces, forme leurs bivacs et allume leurs feux comme ils +avaient pu, afin d'y passer la nuit, dans l'esperance de pouvoir, le +lendemain, continuer leur chemin. Notre regiment, ainsi que les +chasseurs, fut place a droite de la route, et je crois que c'etait sur +les hauteurs de Valoutina, ou s'etait donnee une bataille et ou avait +ete tue le brave general Gudin, le 19 aout de la meme annee. + +Je fus commande de garde chez le marechal Mortier; son habitation +etait une grange sans toit. Cependant on lui avait fait un abri pour +le preserver, autant que possible, de la neige et du froid. Notre +colonel et l'adjudant-major avaient aussi pris leur place au meme +endroit. L'on arracha quelques pieces de bois qui formaient la cloture +de la grange, et on alluma pour le marechal un feu auquel nous nous +chauffames tous. A peine etions-nous installes, et occupes a faire +rotir un morceau de cheval, que nous vimes paraitre un individu avec +la tete enveloppee d'un mouchoir, les mains de chiffons, et les habits +brules. En arrivant, il se mit a crier: "Ah! mon colonel! que je suis +malheureux! que je souffre!" Le colonel, se retournant, lui demanda +qui il etait, d'ou il venait, et ce qu'il avait: "Ah! mon colonel! +repondit l'autre, j'ai tout perdu et je suis brule!" Le colonel +l'ayant reconnu, lui repondit: "Tant pis pour vous, vous n'aviez qu'a +rester au regiment; depuis plusieurs jours vous n'avez pas paru: +qu'avez-vous fait, vous qui deviez montrer l'exemple et mourir, comme +nous, a votre poste? Entendez-vous, monsieur!" Mais le pauvre diable +n'entendait pas; ce n'etait pas le moment de faire de la morale; cet +individu etait l'officier que nous avions sauve du feu de la grange, +la nuit d'avant, et qui passait pour avoir beaucoup d'objets precieux +et de l'or qu'il avait pris a Moscou, par droit de conquete. Mais tout +etait perdu: son cheval et son portemanteau avaient disparu. Le +marechal et le colonel, ainsi que ceux qui etaient la, causerent du +sinistre de la grange. L'on parla de plusieurs officiers superieurs +qui s'y etaient enfermes avec leurs domestiques et qui y avaient peri, +et comme on savait que j'avais vu ce desastre, on m'en demanda des +details, car l'officier que nous avions sauve ne savait rien dire; il +etait trop affecte. + +Il pouvait etre neuf heures, la nuit etait extraordinairement sombre, +et deja une partie de nous, ainsi que le reste de notre malheureuse +armee qui bivaquait autour de l'endroit ou nous etions, commencait a +se reposer d'un sommeil interrompu par le froid et les douleurs +causees par la fatigue et la faim, pres d'un feu qui, a chaque +instant, s'eteignait, comme les hommes qui l'entouraient; nous +pensions a la journee du lendemain qui devait nous conduire a +Smolensk, ou, disait-on, nos miseres devaient finir, puisque nous +devions y trouver des vivres et prendre des cantonnements. + +Je venais de finir mon triste repas compose d'un morceau de foie d'un +cheval que nos sapeurs venaient de tuer, et, pour boisson, un peu de +neige. Le marechal en avait mange aussi un morceau que son domestique +venait de lui faire cuire, mais il l'avait mange avec un morceau de +biscuit et, par-dessus, il avait bu une goutte d'eau-de-vie; le repas, +comme on voit, n'etait pas tres friand, pour un marechal de France, +mais c'etait beaucoup, pour les circonstances malheureuses ou nous +nous trouvions. + +Dans ce moment, il venait de demander a un homme qui etait debout a +l'entree de la grange, et appuye sur son fusil, pourquoi il etait la. +Le soldat lui repondit qu'il etait en faction: "Pour qui, repond le +marechal, et pourquoi faire? Cela n'empechera pas le froid d'entrer et +la misere de nous accabler! Ainsi, rentrez et venez prendre place au +feu." Un instant apres, il demanda quelque chose pour reposer sa tete; +son domestique lui apporta un portemanteau et, s'enveloppant dans son +manteau, il se coucha. + +Comme j'allais en faire autant en m'etendant sur ma peau d'ours, nous +fumes effrayes par un bruit extraordinaire: c'etait un vent du nord +qui arrivait brusquement au travers des forets, et qui amenait avec +lui une neige des plus epaisses et un froid de vingt-sept degres, de +maniere qu'il fut impossible aux hommes de rester en place. On les +entendait crier en courant dans la plaine, cherchant a se diriger du +cote ou ils voyaient des feux, esperant trouver mieux; mais enveloppes +dans des tourbillons de neige, ils ne bougeaient plus, ou, s'ils +voulaient continuer, ils faisaient un faux pas et tombaient pour ne +plus se relever. Plusieurs centaines perirent de cette maniere, mais +plusieurs milliers moururent a leur place, n'esperant rien de mieux. +Tant qu'a nous, nous fumes heureux qu'un cote de la grange fut a +l'abri du vent; plusieurs hommes vinrent se refugier chez nous et, par +ce moyen, eviter la mort. + +Il faut que je cite un trait de devouement qui s'est passe dans cette +nuit desastreuse ou tous les elements les plus terribles de l'enfer +semblaient etre dechaines contre nous. + +Le prince Emile de Hesse-Cassel faisait partie de notre armee, avec +son contingent qu'il fournissait a la France. Son petit corps d'armee +etait compose de plusieurs regiments d'infanterie et cavalerie. Il +etait, comme nous, bivaque sur la gauche de la route, avec le reste de +ses malheureux soldats, reduits a cinq ou six cents hommes, parmi +lesquels se trouvaient encore environ cent cinquante dragons, mais +presque tous a pied, leurs chevaux etant morts ou manges. Ces braves +soldats, succombant de froid, et ne pouvant rester en place par une +nuit et un temps aussi abominables, se devouerent pour sauver leur +jeune prince, age, je crois, tout au plus de vingt ans, en le mettant +au milieu d'eux pour le garantir du vent et du froid. Enveloppes de +leurs grands manteaux blancs, ils resterent debout toute la nuit, +serres les uns contre les autres; le lendemain au matin, les trois +quarts etaient morts et ensevelis sous la neige, avec plus de dix +mille autres de differents corps. + +Au jour, lorsque nous regagnames la route, nous fumes obliges, avec le +marechal, de descendre pres du ravin, ou, la veille, nous avions vu de +l'artillerie former son bivac: plus un n'existait; hommes, chevaux, +tous etaient couches et couverts de neige, les hommes autour de leurs +feux, et les chevaux encore atteles aux pieces qu'il fallait +abandonner. Il arrivait presque toujours qu'apres une tempete et un +froid excessif cause par le vent et la neige, le temps devenait plus +supportable; il semblait que la nature s'etait epuisee de nous avoir +frappes et qu'elle voulait respirer pour nous frapper encore. + +Cependant, tout ce qui respirait se mit en marche. L'on voyait, a +droite et a gauche de la route, des hommes a demi morts sortir de +dessous des mauvais abris formes de branches de sapin, ensevelis sous +la neige; d'autres venaient de plus loin, sortant des bois ou ils +s'etaient refugies, se trainant peniblement, afin de gagner la route. +L'on fit halte un instant, pour les attendre. Pendant ce temps, +j'etais, avec plusieurs de mes amis, a parler de nos desastres de la +nuit et de la quantite incroyable d'hommes qui avaient peri. Nous +jetions machinalement un coup d'oeil sur cette terre de malheur. Par +places, l'on voyait encore des faisceaux d'armes formes, et d'autres +renverses, mais plus personne pour les prendre. Ceux qui gagnaient la +route avec les aigles de leurs regiments, apres s'etre reunis a +d'autres, se mettaient en marche. + +Apres avoir rassemble le mieux possible tout ce qu'il y avait sur la +route, le mouvement de marche commenca: notre regiment forma +l'arriere-garde qui, ce jour-la, fut on ne peut plus penible pour +nous, vu la quantite d'hommes qui ne pouvaient plus marcher, et que +nous etions obliges de prendre sous les bras, afin de les aider a se +trainer et de les sauver, si l'on pouvait, en les conduisant jusqu'a +Smolensk. + +Avant d'arriver a cette ville, il faut traverser un petit bois; c'est +la ou nous atteignimes toute l'artillerie reunie. Les chevaux +faisaient peine a voir; les affuts de canons, ainsi que les caissons, +etaient charges de soldats malades et mourant de froid. Je savais +qu'un de mes amis d'enfance, du meme endroit que moi, nomme Ficq, +etait, depuis deux jours, traine de cette maniere. Je m'informai de +lui a des chasseurs de la Garde du regiment dont il faisait partie, et +j'appris qu'il n'y avait qu'un moment qu'il etait tombe mort sur la +route, et qu'en cet endroit, le chemin etant creux et retreci, l'on +n'avait pu le mettre sur le cote de la route, et que toute +l'artillerie lui avait passe sur le corps, ainsi qu'a plusieurs autres +qui avaient succombe au meme endroit. + +Je continuais de marcher dans un sentier etroit, a gauche de la route +et dans le bois. Je venais, dans ce moment, d'etre joint par un de mes +amis, sergent du meme regiment que moi, lorsque, sur notre chemin, +nous trouvames un canonnier de la Garde couche en travers du sentier, +et qui nous empechait de passer. A cote etait un autre canonnier +occupe a le depouiller de ses vetements; nous nous apercumes que cet +homme n'etait pas mort, car il faisait aller les jambes et frappait, +par moments, la terre avec les mains fermees. + +Mon camarade, surpris ainsi que moi, applique, sans rien dire, un +grand coup de crosse de fusil dans le dos de ce miserable, qui se +retourna. Mais sans lui donner le temps de nous parler, nous lui fimes +des reproches violents sur son acte de barbarie. Il nous repondit que, +s'il n'etait pas mort, il ne tarderait pas a l'etre puisque, lorsqu'on +l'avait depose a l'endroit ou il etait, pour ne pas le laisser sur le +chemin et broyer par l'artillerie, il ne donnait plus aucun signe de +vie; que, d'abord, c'etait son camarade de lit, qu'il valait mieux que +ce fut lui qui ait sa depouille qu'un autre. + +Ce que je viens de citer est arrive souvent sur des malheureux +soldats, que l'on supposait avoir de l'argent, car au lieu de les +aider a se relever, il y en avait qui restaient pres de ceux qui +tombaient, non pour les soulager, mais pour faire comme le canonnier. + +Je n'aurais pas du, pour l'honneur de l'espece humaine, ecrire toutes +ces scenes d'horreur, mais je me suis fait un devoir de dire tout ce +que j'ai vu. Il me serait impossible de faire autrement, et, comme +tout cela me bouleverse la tete, il me semble qu'une fois que je +l'aurai mis sur le papier, je n'y penserai plus. Il faut dire aussi +que si, dans cette campagne desastreuse, il s'est commis des actes +infames, il s'est aussi fait des traits d'humanite qui nous honorent, +car j'ai vu des soldats porter, pendant plusieurs jours, sur leurs +epaules, un officier blesse. + +Comme nous allions sortir du bois, nous rencontrames une centaine de +lanciers bien montes, equipes a neuf: ils venaient de Smolensk qu'ils +n'avaient jamais quitte, on les envoyait a notre arriere-garde; ils +etaient epouvantes de nous voir si malheureux, et, de notre cote, nous +etions surpris de les voir aussi bien. Beaucoup de soldats couraient +apres eux comme des mendiants, en leur demandant s'ils n'avaient pas +un morceau de pain ou de biscuit a leur donner. + +Lorsque nous fumes sortis du bois, nous fimes halte pour attendre ceux +qui conduisaient les malades. Il n'y avait rien de plus penible a +voir, car, de tout ce que l'on pouvait leur dire de l'espoir des +vivres et d'un bon logement, ils n'entendaient plus rien: c'etaient +comme des automates, marchant lorsqu'on les conduisait, s'arretant +aussitot qu'on les laissait. Les plus forts portaient tour a tour +leurs armes et leurs sacs, car ces malheureux, independamment des +forces et d'une partie de la raison qu'ils avaient perdues, avaient +aussi perdu les doigts des pieds et des mains. + +Enfin, c'est de cette maniere que nous revimes le Dnieper sur notre +gauche, et que nous apercumes, sur l'autre rive, des milliers d'hommes +qui avaient traverse le fleuve sur la glace: il y en avait de tous les +corps, fantassins et cavalerie, courant autant qu'ils le pouvaient, en +apercevant au loin quelque village, afin d'y trouver des vivres et d'y +passer la nuit a couvert. Apres avoir marche encore peniblement +pendant une heure, nous arrivames, le soir, abimes de fatigue et +mourants, sur les bords du fatal Boristhene, que nous traversames, et +nous fumes sous les murs de la ville. + +Deja des milliers de soldats de tous les corps et de toutes les +nations, qui composaient notre armee, etaient, depuis longtemps, aux +portes et autour des remparts, en attendant qu'on les laissat entrer. +On les en avait empeches de crainte que tous ces hommes, marchant sans +ordre et sans chefs, mourants de faim, ne se portassent aux magasins +pour y piller le peu de vivres qu'il pouvait y avoir, et dont on +voulait faire la distribution avec le plus d'ordre possible. Plusieurs +centaines de ces hommes etaient deja morts ou mourants. + +Lorsque nous fumes arrives, ainsi que les autres corps de la Garde, +marchant avec le plus d'ordre possible, et apres avoir pris toutes les +precautions pour faire entrer nos malades et nos blesses, l'on ouvrit +la porte et l'on entra. La plus grande partie se repandit de tous +cotes, et en desordre, afin de trouver un endroit pour passer la nuit +sous un toit et de pouvoir manger le peu de vivres que l'on avait +promis, et dont on fit une petite distribution. + +Pour obtenir un peu d'ordre, l'on fit connaitre que les hommes isoles +n'auraient rien. De ce moment, l'on vit les plus forts se reunir par +numeros de regiment et se choisir un chef pour les representer, car il +y avait des regiments qui n'existaient plus. Tandis que nous, la Garde +imperiale, nous traversames la ville, mais avec peine, car extenues de +fatigue comme nous l'etions, et devant gravir le bord escarpe qui +existe a partir du Boristhene jusqu'a l'autre porte, cette montee +couverte de glace faisait qu'a chaque instant les plus faibles +tombaient, et qu'il fallait les aider a se relever, et porter ceux qui +ne pouvaient plus marcher. + +C'est de la sorte que nous arrivames sur l'emplacement du faubourg qui +avait ete incendie lors du bombardement arrive le 15 du mois d'aout +dernier. Nous y primes position et nous nous y installames comme nous +pumes, dans le reste des maisons que le feu n'avait pas tout a fait +detruites. Nous y placames le mieux possible nos malades et nos +blesses qui avaient eu assez de force et de courage pour y arriver; +car nous en avions laisse dans une baraque en bois situee a l'entree +de la ville. Ces hommes n'auraient pu, a cause qu'ils etaient trop +malades, atteindre l'endroit ou nous venions d'arriver. Parmi eux +etait un de mes amis presque mourant, que nous avions traine +jusque-la, esperant y trouver un hopital et lui faire donner des +soins, car ce qui, jusque-la, avait soutenu notre courage, etait +l'espoir, que l'on avait toujours eu, de s'arreter dans cette ville et +les environs pour y attendre le printemps, mais il en fut tout +autrement. D'ailleurs la chose n'etait pas possible, car une partie +des villages etaient brules et ruines, et la ville ou nous etions +n'existait pour ainsi dire plus que de nom. Partout l'on ne voyait +plus que les murailles des maisons qui etaient baties en pierre, car +celles qui l'etaient en bois, et qui formaient la plus grande partie +de la ville, avaient disparu; enfin la ville n'etait plus qu'un vrai +squelette. + +Si l'on s'eloignait dans l'obscurite, on rencontrait des pieges, +c'est-a-dire que, sur l'emplacement des maisons baties en bois, ou +aucune trace ne se faisait plus voir, on rencontrait les caves +recouvertes de neige, et le soldat assez malheureux pour s'y engager, +disparaissait tout a coup pour ne plus reparaitre. Plusieurs perirent +de cette maniere, que d'autres retirerent le lendemain, lorsqu'il fit +jour, non pour leur donner la sepulture, mais pour avoir leurs +vetements ou quelque autre chose qu'ils auraient pu avoir sur eux. Il +en etait de meme de tous ceux qui succombaient, en marchant ou +arretes: les vivants se partageaient les depouilles des morts, et +souvent, a leur tour, succombaient quelques heures apres et +finissaient par subir le meme sort. + +Une heure apres notre arrivee, l'on nous fit une petite distribution +de farine, et la valeur d'une once de biscuit: c'est plus que l'on ne +pouvait esperer. Ceux qui avaient des marmites firent de la bouillie, +les autres firent des galettes qu'ils faisaient cuire dans la cendre +et que l'on devora a moitie cuites; l'avidite avec laquelle ils +mangerent, faillit leur etre funeste, car plusieurs furent +dangereusement malades et manquerent etouffer. Tant qu'a moi, quoique +je n'avais pas mange de soupe depuis le 1er novembre et que la +bouillie de farine de seigle fut epaisse comme de la boue, je fus +assez heureux pour ne pas etre incommode; mon estomac etait encore +bon. + +Depuis le moment ou nous etions arrives, plusieurs hommes du regiment, +qui etaient malades et qui avaient pu, en faisant des efforts +extraordinaires, arriver a l'endroit ou nous etions, venaient de +mourir, et, comme on leur avait donne les meilleures places dans les +mauvaises masures que l'on nous avait designees pour logements, l'on +s'empressa de les porter loin, afin de prendre leur place. + +Apres que je fus repose, malgre le froid et la neige qui tombait, je +me disposai a chercher apres un de mes amis, celui avec qui j'etais le +plus intimement lie, celui avec qui je n'avais jamais compte; nos +bourses ne faisaient qu'une. Il se nommait Grangier[26]. Il y avait +sept ans que nous etions ensemble. Je ne l'avais pas vu depuis Viasma, +ou il etait parti en avant avec un detachement, escortant un caisson +appartenant au marechal Bessieres. L'on m'avait assure qu'il etait +arrive depuis deux jours et loge dans un faubourg. Le plaisir de le +revoir, l'espoir aussi d'avoir quelques vivres qu'il avait pu, sans +doute, se procurer avant notre arrivee, et aussi de partager son +logement, fit que je ne balancai pas a le chercher de suite. + +[Note 26: Sergent velite dans le meme regiment que moi, aux +fusiliers-grenadiers. _(Note de l'auteur)_] + +Ayant pris mes armes et mon sac, sans rien dire a personne, je rentrai +en ville par la meme route que nous etions venus, et, apres avoir +tombe plusieurs fois en descendant cette pente rapide et glissante que +nous avions montee en arrivant, j'arrivai pres de la porte par ou nous +etions entres. J'arretai pour voir dans quel etat etaient les hommes +que nous avions laisses pres du poste qui etait a la porte, compose de +soldats badois dont une partie formait la garnison. Mais quelle fut ma +surprise! Cet ami que nous avions laisse avec d'autres malades, en +attendant de venir les chercher, je le trouvai a l'entree de la +baraque et n'ayant plus sur lui que son pantalon, car on lui avait ote +jusqu'a sa chaussure. Les soldats badois me dirent que des soldats du +regiment etaient venus chercher les autres, et qu'ayant trouve +celui-la prive de la vie, ils l'avaient eux-memes depouille, et +qu'ensuite ils avaient tourne la ville le long du rempart, avec les +deux malades qu'ils avaient enleves, esperant avoir le chemin +meilleur. + +Pendant que j'etais la, plusieurs malheureux soldats de differents +regiments arrivaient encore, se trainant avec peine, appuyes sur leurs +armes. D'autres, qui etaient encore sur l'autre bord du Boristhene, +n'y voyant pas ou trompes par les feux, etaient tombes dans la neige, +pleuraient, criaient en implorant des secours. Mais ceux qui etaient +la, bien portants, etaient des Allemands ne comprenant rien ou ne +voulant rien comprendre. Heureusement qu'un jeune officier commandant +le poste parlait francais. Je le priai, au nom de l'humanite, +d'envoyer des secours aux hommes de l'autre cote du pont. Il me +repondit que, depuis notre arrivee, plus de la moitie de son poste +n'avait ete occupee qu'a cela, et qu'il n'avait presque plus d'hommes; +que son corps de garde etait rempli de soldats malades et blesses, au +point qu'il n'avait plus de place. + +Cependant, d'apres mes instances, il envoya encore trois hommes qui, +un instant apres, revinrent avec un vieux chasseur a cheval de la +Garde, qu'ils soutenaient sous les bras. Ils nous dirent qu'ils en +avaient laisse beaucoup d'autres qu'il faudrait porter, mais que, ne +le pouvant pas, ils les avaient deposes pres d'un grand feu, en +attendant que l'on puisse les aller chercher. Le vieux chasseur avait, +a ce qu'il me dit, presque tous les doigts des pieds geles. Il les +avait enveloppes dans des morceaux de peaux de mouton. Sa barbe, ses +favoris et ses moustaches etaient charges de glacons. On le conduisit +pres du feu, ou on le fit asseoir. Alors il se mit a jurer contre +Alexandre, l'empereur de Russie, contre le pays et contre le bon Dieu +de la Russie. Ensuite il me demanda si l'on avait fait une +distribution d'eau-de-vie. Je lui repondis que non, et que, jusqu'a +present, je n'en avais pas entendu parler; qu'il n'y avait pas +apparence d'en avoir: "Alors, dit-il, il faut mourir!" + +Le jeune officier allemand ne put resister plus longtemps en voyant un +vieux guerrier souffrir de la sorte; il leva son manteau, et, tirant +une bouteille de sa poche avec de l'eau-de-vie, il la lui, presenta: +"Merci, dit-il, vous m'empechez de mourir; si une occasion se +presentait de vous sauver la vie aux depens de la mienne, vous pouvez +etre assure que je ne balancerais pas un instant! Assez cause, +rappelez-vous Roland, chasseur a cheval de la Vieille Garde imperiale +a pied, ou, pour ainsi dire, sans pieds, pour le moment. Il y a trois +jours que j'ai du abandonner mon cheval, et, pour ne pas le laisser +souffrir plus longtemps, je lui ai brule la cervelle. Ensuite, je lui +ai coupe un morceau de la cuisse dont je vais manger un peu." + +En disant la parole (_sic_), il tourna son portemanteau qu'il avait +sur son dos, et en tira de la viande de cheval qu'il offrit d'abord a +l'officier qui lui avait donne de l'eau-de-vie, et ensuite a moi. +L'officier lui presenta encore sa bouteille et le pria de la garder. +Le vieux chasseur ne savait plus comment lui temoigner sa +reconnaissance. Il lui repeta encore, soit en garnison, ou en +campagne, de se rappeler de lui, et finit par dire: "Les bons enfants +ne periront jamais!" Mais il reprit aussitot qu'il venait de dire une +grosse betise, "car, dit-il, que de milliers d'hommes morts depuis +trois jours et qui certainement me valaient bien; tel que vous me +voyez, j'ai ete en Egypte et je vous f... mon billet que j'en ai vu +des grises; je ne sais pas si vous le savez, mais n... d. D... il n'y +a pas de comparaison avec celle-ci. Il faut esperer que nous sommes au +bout de nos peines, et que cela va finir, car l'on dit que nous allons +prendre des cantonnements en attendant le printemps, ou j'espere que +nous reprendrons notre revanche!" + +Le pauvre vieux, a qui deux ou trois gorgees d'eau-de-vie avaient +rendu la parole, ne soupconnait pas que nous n'etions qu'au +commencement de nos peines! + +Il etait bien onze heures, que l'espoir de rencontrer Grangier, meme +pendant la nuit, ne m'avait pas abandonne. Je me fis indiquer, par +l'officier de poste, la direction ou il supposait que le marechal +Bessieres etait loge, mais, soit que je fus mal informe, ou que j'eus +mal compris, je pris l'un des chemins pour l'autre: je me trouvai +ayant le rempart a ma droite, au-dessous duquel coulait le Boristhene; +a ma gauche etait une etendue de terrain, ou l'emplacement d'une rue +qui longeait le bas du rempart et dont toutes les maisons avaient ete +brulees et ecrasees pendant le bombardement. L'on y voyait encore, ca +et la, malgre l'obscurite, quelques pignons sortir comme des ombres du +milieu de la neige. + +Le chemin que j'avais pris etait tellement mauvais, je me trouvai si +fatigue, apres un instant de marche, que je regrettai de m'etre +hasarde seul. Je me disposais a retourner sur mes pas et de remettre +au lendemain ma recherche apres Grangier, mais, au moment ou je me +retournais, j'entendis marcher derriere moi et, aussitot, j'apercus, a +quelques pas, un individu que je reconnus pour un soldat badois +portant sur son epaule une petite barrique que je supposai etre de +l'eau-de-vie. Je l'appelai, il ne me repondit pas; je voulus le +suivre, il doubla le pas: j'en fis autant. Il descendit une petite +pente un peu rapide; je voulus faire comme lui, mais mes jambes +n'etant pas aussi fermes que les siennes, je tombai et, roulant du +haut jusqu'en bas, j'arrivai aussi vite que lui contre la porte d'une +cave que le poids de mon corps fit ouvrir et ou j'entrai, l'epaule +droite meurtrie, avant l'individu. + +Je n'avais pas encore eu le temps de me reconnaitre et de savoir ou +j'etais, que je fus tire de mon etourdissement par des cris confus de +differentes langues d'une douzaine d'individus couches sur de la +paille, autour d'un feu: Francais, Allemands, Italiens, que je +reconnus, de suite, pour etre des associes pillards et voleurs, +marchant ensemble pour leur compte, et toujours en avant de l'armee, +de crainte de rencontrer l'ennemi et de se battre, arrivant les +premiers dans les maisons lorsqu'il s'en trouvait, ou bivaquant dans +des lieux separes. Lorsque l'armee arrivait, la nuit, bien fatiguee, +ils sortaient de leur cachette, rodaient autour des bivacs, enlevaient +lestement les chevaux et les portemanteaux des officiers, et se +remettaient en route de grand matin, quelques heures avant la colonne, +et ainsi de meme chaque jour. Enfin c'etait une de ces bandes comme il +y en avait beaucoup, qui s'etaient formees depuis les premiers jours +ou les grands froids avaient commence, et qui avaient amene nos +desastres. Ces bandes se propagerent, par la suite. + +J'etais encore etourdi de ma chute, et je n'etais pas encore releve, +qu'un individu se leva du fond de la cave, alluma de la paille pour +mieux me voir, car il etait impossible, a mon costume, et surtout a la +peau d'ours qui me couvrait en partie, de savoir a quel regiment +j'appartenais. Mais, ayant vu l'aigle imperial sur mon shako, il cria, +d'un air goguenard: "Ah! ah! de la Garde imperiale? A la porte!" Et +les autres repeterent: "A la porte! a la porte!" Etourdi, sans etre +intimide de leurs cris, je me levai pour les prier, puisque le hasard, +ou plutot le bonheur m'avait fait tomber chez eux, de m'y laisser au +moins jusqu'au jour, et qu'alors je m'en irais. Mais l'individu qui +s'etait leve le premier, et qui paraissait le chef, ayant a son cote +un demi-espadon, qu'il avait soin de faire voir avec affectation, +repeta que je devais sortir, et de suite, et tous repeterent en +choeur: "A la porte! A la porte!" Un Allemand vint pour mettre la main +sur moi, mais, d'une poussee que je lui donnai dans la poitrine, je +l'envoyai tomber de tout son long sur d'autres qui etaient encore +couches, et mis la main sur la poignee de mon sabre, car mon fusil, +lorsque je roulai en bas de la rampe, etait reste derriere. L'homme au +demi-espadon applaudit a la culbute que je venais de faire faire a +celui qui voulait me mettre a la porte, en lui disant qu'il +n'appartenait pas a un Allemand, a une tete de choucroute, de mettre +la main sur un Francais. + +Voyant que l'homme au demi-espadon m'avait donne raison, je repondis +que j'etais decide a ne sortir qu'au jour, et que je me ferais plutot +tuer par eux que de mourir de froid sur le chemin. Une femme, car il +s'en trouvait deux, voulut intervenir pour moi, mais elle recut +l'ordre de se taire, et cet ordre fut accompagne de jurements et des +mots les plus sales; alors, le chef me signifia encore l'ordre de +sortir, en me disant de lui eviter le desagrement de mettre la main +sur moi, parce que, s'il s'en melait, la chose serait bientot faite, +et qu'il m'enverrait coucher ou etait mon regiment. Je lui demandai +pourquoi lui et les siens n'y etaient pas. Il me repondit que cela ne +me regardait pas, qu'il n'avait pas de comptes a me rendre, qu'il +etait chez lui et que je ne pourrais pas rester la nuit avec eux, +parce que je les genais pour aller faire leurs courses en ville et +profiter du desordre et du peu de surveillance qu'il y avait aux +voitures d'equipage, pour y faire du butin. Je demandai comme une +grace de rester encore un instant pour me chauffer et rajuster ma +chaussure, et alors que je sortirais. Mais personne ne m'ayant +repondu, je fis une seconde demande; l'homme au demi-espadon me dit +qu'il y consentait, a condition que je sortirais dans une demi-heure. +Il chargea un tambour, qui paraissait son second, de l'execution de +l'ordre. + +Voulant mettre a profit le peu de temps qui me restait, je demandai si +quelqu'un n'avait pas un peu de vivres a me vendre, et surtout de +l'eau-de-vie: "Si nous en avions, me repondit-on, nous la garderions +pour nous!" + +Cependant la barrique que j'avais vu porter par le Badois, etait +quelque chose de semblable, car j'avais compris qu'il avait dit, en sa +langue, qu'il l'avait prise a une cantiniere de son regiment, qui +l'avait cachee lorsque l'armee etait arrivee en ville. D'apres ce +langage, je compris que l'individu etait un nouveau venu, soldat de la +garnison, et associe avec les autres seulement depuis la veille et, +comme eux, decide a quitter son regiment pour faire la guerre au +butin. + +Le tambour charge de l'ordre de me faire sortir, et que je voyais +causer mysterieusement avec d'autres, me demanda si j'avais de l'or +pour des pieces de cinq francs et pour acheter de l'eau-de-vie: "Non, +lui dis-je, mais j'ai des pieces de cinq francs". La femme qui etait a +cote de moi, la meme qui avait voulu prendre ma defense, fit semblant, +en se baissant, de chercher quelque chose a terre, du cote de la +porte. Alors, s'approchant de moi, elle me dit, de maniere a ne pas +etre entendue: "Sauvez-vous, croyez-moi, ils vous tueront! Je suis +avec eux depuis Viasma, et j'y suis malgre moi. Revenez en force, je +vous en prie, demain matin, pour me sauver!" Je lui demandai quelle +etait l'autre femme qui etait la; elle me dit que c'etait une juive. +J'allais lui faire d'autres questions, lorsqu'une voix, partant du +fond de la cave, lui ordonna de se taire et lui demanda ce qu'elle me +disait. Elle repondit qu'elle m'enseignait ou je pourrais trouver de +l'eau-de-vie, chez un juif qui restait sur le Marche-Neuf: "Tais-toi, +bavarde!" lui repondit-on. Elle se tut, ensuite elle se retira dans un +coin de la cave. + +D'apres l'avis que cette femme venait de me donner, je vis bien que je +ne m'etais pas trompe, et que j'etais dans un vrai coupe-gorge. Aussi +je n'attendis pas que l'on me dise de sortir; je me levai et, faisant +semblant de chercher un endroit pour me coucher, je m'approchai de la +porte, je l'ouvris et je sortis. L'on me rappela, en me disant que je +pouvais rester jusqu'au jour et dormir. Mais, sans leur repondre, je +ramassai mon fusil que je trouvai pres de la porte, et cherchai une +issue afin de pouvoir sortir de l'enfoncement ou je me trouvais; je ne +pus en trouver. Alors, craignant de rester longtemps dans cette +position, j'allais frapper a la porte de la cave pour demander mon +chemin, lorsque le Badois en sortit, probablement pour voir s'il etait +temps de faire une excursion. Il me demanda encore si je voulais +rentrer; je lui repondis que non, mais je le priai de m'enseigner le +chemin pour aller au faubourg. Il me fit signe de le suivre et, +longeant plusieurs maisons en ruine, il monta des escaliers. Je le +suivis et, lorsque je fus arrive sur le rempart et sur le chemin, il +me fit faire quelques tours sous pretexte de me montrer par ou je +devais aller; mais je m'apercus que c'etait pour me faire perdre la +trace de la cave que, cependant, je voulais reconnaitre, car je me +proposais d'y revenir, le matin, avec quelques hommes, et sauver la +femme qui avait implore mon secours, et aussi pour leur demander +compte de plusieurs portemanteaux que j'avais apercus dans le fond de +cette maudite cave. + + + + +VI + +Une nuit mouvementee.--Je retrouve des amis.--Depart de +Smolensk.--Rectification necessaire.--Bataille de Krasnoe.--Le dragon +Melet. + + +Mon guide avait disparu sans que je m'en apercoive, de maniere que je +me trouvai tout a coup desoriente. C'est alors que je regrettai encore +d'avoir quitte le regiment. Cependant il fallait prendre un parti et, +comme la neige avait cesse de tomber, un instant avant ma descente +dans la cave, je regardai si je ne retrouverais pas la trace de mes +pas. Puis je me rappelai que je devais toujours avoir le rempart a ma +droite. Apres quelques moments de marche, je reconnus la place ou +j'avais rencontre le Badois, mais, pour mieux m'en assurer et la +reconnaitre lorsqu'il ferait jour, je fis, avec la crosse de mon +fusil, deux grandes croix profondes dans la neige, et je poursuivis +mon chemin. + +Il pouvait etre minuit; j'avais passe pres d'une heure dans la cave +et, pendant ce temps, le froid avait considerablement augmente. + +Sur ma gauche, j'apercevais bien des feux, mais je n'osais pas me +diriger de ce cote, de crainte de me detruire en tombant dans des +trous caches par la neige. Je marchai, toujours en tatonnant, et la +tete baissee, afin de voir ou je posais les pieds. Depuis un moment, +je m'apercevais que la route descendait, et, un peu plus avant, je la +trouvais embarrassee par des affuts de canon que, probablement, on +avait voulu conduire sur le rempart. Lorsque je fus dans le bas, il me +fut impossible de reconnaitre la direction, tant il faisait obscur, +de sorte que je fus force de m'asseoir sur le derriere d'un affut pour +me reposer, et aussi tacher de voir de quel cote je devais prendre. + +Dans cette situation penible, mon fusil entre les jambes, la tete +appuyee dans les deux mains, au moment ou j'allais, pour mon malheur, +m'endormir probablement pour toujours, j'entendis des sons +extraordinaires. Je me relevai, tout saisi en pensant au danger que je +venais de courir en me laissant aller au sommeil. Ensuite, je pretai +mon attention afin de voir de quelle direction venaient les sons, mais +je n'entendis plus rien. Alors je crus avoir reve, ou que c'etait un +avertissement du Ciel pour me sauver. Aussitot, reprenant courage, je +me mis a marcher a tatons et a enjamber au hasard les obstacles sans +nombre qui se trouvaient sur mon passage. + +Enfin etant parvenu, non sans risquer plusieurs fois de me casser les +jambes, a laisser derriere moi tout ce qui s'opposait a mon passage, +je me reposais un instant pour reprendre haleine, afin de pouvoir +gravir la pente opposee, lorsque le meme bruit qui m'avait eveille, me +fit de nouveau lever la tete. Mais ce que j'entends, c'est de +l'harmonie! Ce sont les sons graves de l'orgue, encore eloignes et qui +font, sur moi, a cette heure de la nuit, seul et dans un pareil +endroit, une impression que je ne saurais definir. Aussitot je marche, +doublant le pas, dans la direction d'ou viennent ces sons. En un +moment, je suis sorti du fond ou j'etais retenu. Arrive en haut, je +fais encore quelques pas et j'arrete; il etait temps! Encore quelques +pas et c'etait fini de moi! Je tombais du haut en bas du rempart, a +plus de cinquante pieds de hauteur, sur le bord du Boristhene ou, fort +heureusement, j'avais apercu le feu d'un bivouac qui m'avait fait +arreter. + +Epouvante du danger que je venais de courir, je reculai de quelques +pas et j'arretai encore pour ecouter, mais je n'entendis plus rien. Je +me remis a marcher et, tournant a gauche, en un instant j'eus le +bonheur de retrouver le chemin fraye. Je continuai a avancer, mais +lentement et avec precaution, la tete haute, toujours en pretant +l'oreille, mais, n'entendant plus rien, je finis par me persuader que +c'etait l'effet de mon imagination frappee, car, dans la position +penible ou nous etions, nous ou les habitants qui etaient en petit +nombre, il n'y avait pas de musique possible, et surtout a pareille +heure. + +Tout en avancant et en faisant des reflexions, mon pied droit, qui +commencait deja a etre gele et a me faire souffrir, rencontra quelque +chose de dur qui me fit pousser un cri de douleur et tomber de mon +long sur un cadavre, ma figure presque sur la sienne. Je me relevai +peniblement. Malgre l'obscurite, je reconnus que c'etait un dragon, +car il avait encore son casque sur la tete, attache avec les +jugulaires, et son manteau sur lequel il etait tombe, il n'y avait +probablement pas longtemps. + +Le cri de douleur que j'avais jete en tombant, fut entendu par un +individu qui etait sur ma droite et qui me cria d'aller de son cote, +en me faisant comprendre qu'il y avait longtemps qu'il m'attendait. +Surpris et content de trouver quelqu'un dans un endroit ou je me +croyais seul, j'avancai dans la direction d'ou partait la voix. Plus +je m'approchais, plus il me semblait la reconnaitre. Je lui criai: +"C'est toi, Beloque[27]?--Oui!" me repondit-il, et, nous ayant +reconnus l'un et l'autre, il fut aussi surpris que moi de nous +trouver, a pareille heure, dans un lieu aussi triste et ne sachant pas +plus que moi ou il etait. Il m'avait primitivement pris pour un +caporal qui etait alle chercher des hommes de corvee pour transporter +des malades de sa compagnie que l'on avait laisses a la porte de la +ville, lorsque l'on etait arrive; et qui, ensuite, avec quelques +hommes pour porter et aider a marcher ces malades, avait pris le +chemin du rempart pour eviter de monter la rampe de glace. Mais, +arrives ici, etant trop faibles pour marcher, et les hommes de corvee +ne pouvant plus les porter, ils etaient tombes a la place ou je les +voyais. Le premier qu'il avait envoye au camp n'etant pas revenu, il +avait envoye successivement les deux autres, de maniere qu'il se +trouvait seul. C'etaient precisement les hommes que nous avions +laisses a notre arrivee dans la baraque, ou ensuite j'en avais trouve +un de mort. + +[Note 27: Beloque etait un de mes amis, sergent velite comme moi. +(_Note de l'auteur_.)] + +Je lui contai comment je m'etais perdu; je lui parlai de mon aventure +dans la cave, mais je n'osai lui parler de la musique que j'avais cru +entendre, de crainte qu'il ne me dise que j'etais malade. Il me pria +de rester pres de lui; c'etait bien ma pensee. Un instant apres, il me +demanda pourquoi j'avais jete un cri qu'il avait entendu. Je lui +contai ma culbute sur le dragon, et comme ma figure avait touche la +sienne: "Tu as donc eu peur, mon pauvre ami?--Non, lui repondis-je, +mais j'ai eu bien mal!--C'est tres heureux, me dit-il, que tu te sois +fait assez de mal pour te faire crier, sans cela tu aurais passe sans +que j'eusse pu te voir!" + +Tout en causant, nous marchions a droite et a gauche pour nous +rechauffer, en attendant que les hommes fussent arrives pour +transporter les malades qui, couches l'un contre l'autre sur une peau +de mouton, et couverts de la capote et de l'habit de celui que l'on +avait depouille a la baraque, ne donnaient plus grand signe de vie: +"Je crains bien, me dit Beloque, que nous n'ayons pas la peine de les +faire transporter!" En effet, l'on entendait par moments qu'ils +voulaient parler ou respirer, mais il etait facile de comprendre que +leur langage etait celui des agonisants. + +Tandis que le rale de la mort se faisait entendre pres de nous, la +musique aerienne, que je croyais n'exister que dans mon imagination, +recommenca de nouveau, mais beaucoup plus rapprochee. J'en fis la +remarque a Beloque, et je lui contai ce qui m'etait arrive a la +premiere et a la seconde fois que j'avais entendu ces sons harmonieux. +Alors il me conta que, depuis qu'il etait arrete, il avait entendu, +par intervalles, cette musique, et qu'il n'y pouvait rien comprendre; +qu'il y avait des moments que cela faisait un vacarme d'enfer, et que, +si c'etaient des hommes qui s'amusaient a cela, il fallait qu'ils +eussent le diable au corps. Alors, s'approchant plus pres de moi, il +me dit a demi-voix, de crainte que les deux hommes qui se mouraient a +nos pieds l'entendent: "Mon cher ami, ces sons que nous entendons +ressemblent beaucoup a la musique de la mort! Tout ce qui nous entoure +est mort, et j'ai un pressentiment que, sous peu de jours, je serai +mort!" Puis il ajouta: "Que la volonte de Dieu soit faite! Mais c'est +trop souffrir pour mourir. Regarde ces malheureux!" en montrant les +deux hommes couches dans la neige. A cela je ne repondis rien, car +dans ce moment ma pensee etait comme la sienne. + +Il avait cesse de parler, et nous ecoutions toujours sans nous rien +dire, interrompus seulement par la difficulte de respirer d'un des +hommes mourants, lorsque, rompant de nouveau le silence: "Cependant, +me dit-il, les sons que nous entendons semblent arriver d'en haut". +Nous ecoutames encore avec attention; effectivement cela paraissait +venir d'au-dessus de notre tete. Tout a coup, le bruit cessa; alors un +silence affreux regna autour de nous. Ce silence fut interrompu par un +cri plaintif: c'etait le dernier soupir d'un des hommes que nous +gardions. + +Au meme instant, des pas se font entendre; c'etait un caporal qui +arrivait avec huit hommes, pour enlever les deux mourants, mais, comme +il n'en restait plus qu'un, il fut enleve de suite. On le couvrit avec +la depouille des autres, et l'on partit. + +Il etait plus d'une heure du matin; le froid avait diminue, car, +depuis un instant, le vent avait cesse de se faire sentir avec autant +de violence, mais j'etais tellement fatigue que je ne pouvais plus +marcher, et, jointe a cela, l'envie de dormir me dominait tellement +que, pendant le chemin, Beloque me surprit plusieurs fois arrete et +dormant debout. + +Il m'avait donne des indications pour trouver Grangier, car des hommes +de sa compagnie qui escortaient le seul fourgon qui restait au +marechal, avaient ete voir leurs camarades et avaient indique le +fourgon place a la porte d'une maison ou etait loge le marechal. +Arrive au point ou nous descendions la rampe du rempart, afin de +prendre la direction du camp ou etait le regiment, je me separai du +convoi funebre, et je me decidai a suivre le nouveau chemin que l'on +venait de m'enseigner, esperant atteindre bientot le but de mes +recherches. + +Il n'y avait qu'un instant que je marchais seul, lorsque la maudite +musique se fit encore entendre. Aussitot je cesse de marcher, je leve +la tete pour mieux ecouter, et j'apercois de la clarte devant moi. Je +me dirige sur le point lumineux, mais le chemin va en descendant et la +lumiere disparait. Je n'en continue pas moins a marcher, mais, au bout +d'un instant, arrete par un mur, je suis force de revenir sur mes pas; +je tourne a droite, a gauche; je me trouve, enfin, dans une rue, et +au milieu de maisons en ruines. Je continue a marcher a grands pas, +toujours guide parla musique. Arrive a l'extremite de la rue, je vois +un edifice eclaire; c'est de la que viennent les sons graves qui +continuent toujours. Je marche directement dessus, et, apres avoir +tourne plusieurs fois, je me trouve arrete par une petite muraille qui +semble servir d'enceinte a l'edifice que je reconnais pour une eglise. + +Ne voulant pas me fatiguer davantage a chercher l'entree, je me decide +a escalader la muraille et pour m'assurer qu'elle n'est pas assez +haute, je sonde de l'autre cote avec mon fusil. Voyant qu'il n'y avait +pas plus de trois a quatre pieds de haut, je monte dessus et je saute +de l'autre cote. Mes pieds ayant rencontre quelque chose de bombe, je +tombe sur mes genoux; je me releve sans m'etre fait mal, je fais +encore quelques pas et je sens que le terrain n'est pas egal. Pour ne +pas tomber, je m'appuie sur mon fusil. Je m'apercois, bientot que je +suis au milieu de plus de deux cents cadavres a peine recouverts de +neige. Pendant que j'avance en trebuchant, appuye sur mon fusil, et +que mes pieds s'enfoncent et sont quelquefois tenus entre les jambes +et les bras de ceux sur lesquels je marche, et qui semblent arranges +avec symetrie, afin de faire place a d'autres, des chants lugubres se +font entendre. Il me semble que c'est l'office des morts. Les paroles +de Beloque me reviennent a la memoire; une sueur me prend, je ne sais +plus ce que je fais, ni ou je vais. Je me trouve, je ne sais comment, +appuye contre le derriere du choeur de l'eglise. + +Revenu un peu a moi en depit du tintamarre diabolique qui continue, je +marche, appuye d'une main contre le mur, et je me trouve a la porte +que je vois ouverte et par ou une fumee epaisse sort. J'entre et je me +trouve au milieu d'individus que je prends pour des ombres, tant il y +a de fumee. Ces individus continuent a chanter et d'autres a jouer des +orgues. Tout a coup, une grande flamme s'echappe, la fumee se dissipe; +je regarde ou je suis et avec qui; un des chanteurs s'approche de moi +et s'ecrie: "C'est mon sergent!" Il m'avait reconnu a ma peau d'ours, +et, a mon tour, je reconnais des soldats de la compagnie; que l'on +juge de ma surprise en les voyant dans cet etat de gaite! J'allais +leur faire des questions, lorsque l'un d'eux s'approche et me +presente de l'eau-de-vie, plein un vase en argent. Alors je devine +d'ou vient leur gaite: ils etaient tous en ribote! + +Un qui l'etait moins que les autres me conta qu'en arrivant, ils +avaient ete a la corvee, et qu'en passant ou il y avait encore +quelques maisons, ils avaient vu sortir d'une cave deux hommes portant +une lanterne, qu'ils avaient reconnus pour des juifs; que, de suite, +ils s'etaient concertes pour y revenir faire une visite apres la +distribution des vivres, afin de voir s'ils n'y trouveraient rien a +manger, et ensuite passer la nuit dans cette eglise, qu'ils avaient +remarquee; qu'en effet ils etaient revenus et avaient trouve, dans la +cave, une barrique d'eau-de-vie, un sac de riz et un peu de biscuit, +ainsi que dix capotes ou pelisses garnies de fourrures, et des +bonnets, entre autres celui du rabbin. Comme ils s'etaient affubles de +tout cela, je les avais pris, en entrant, pour ce qu'ils n'etaient +pas. Avec eux se trouvaient plusieurs musiciens du regiment qui, un +peu en train, s'etaient mis a jouer des orgues; ainsi s'expliquaient +les sons harmonieux qui m'avaient si fort intrigue. + +Ils me donnerent du riz, quelques petits morceaux de biscuit et le +bonnet du rabbin, garni d'une superbe fourrure de renard noir. Je mis +le riz precieusement dans mon sac. Tant qu'au bonnet, je le mis sur la +tete et, voulant me reposer, je mis, devant le feu, une planche sur +laquelle je me couchai. A peine avais-je la tete sur mon sac, que nous +entendimes, du cote de la porte, crier et jurer; nous fumes voir ce +qu'il pouvait y avoir. C'etaient six hommes conduisant une voiture +attelee d'un mauvais cheval, chargee de plusieurs cadavres qu'ils +venaient deposer derriere l'eglise pour faire nombre avec ceux sur +lesquels j'avais marche, la terre etant trop dure pour y faire des +trous, et la gelee les conservant provisoirement. Ils nous dirent que, +si cela continuait, l'on ne saurait plus ou les placer, car toutes les +eglises servaient d'hopitaux et etaient remplies de malades a qui il +etait impossible de donner des soins; qu'il n'y avait plus que celle +ou nous etions ou il n'y avait personne et ou, depuis quelques jours, +ils deposaient les morts; que, depuis le moment ou la tete de colonne +de la Grande Armee avait commence a paraitre, ils ne pouvaient suffire +aux transports des hommes qui mouraient un instant apres leur +arrivee. Apres ces explications je fus me recoucher; les infirmiers, +car c'en etait, demanderent a passer le reste de la nuit avec nous, +afin d'attendre le jour pour deposer leur charge aupres des autres; +ils detelerent leur cheval et le firent entrer dans l'eglise. + +Je dormis assez bien le reste de la nuit, quoique reveille souvent par +le picotement de la vermine. Depuis que j'etais infecte, je ne l'avais +pas encore sentie comme dans ce moment; cela se concoit, car, couchant +au grand air, ils ne bougeaient pas; mais la ou j'etais, il faisait +assez chaud; ils en profitaient pour me manger. + +Il n'etait pas encore jour, lorsque je fus reveille par les cris d'un +malheureux musicien qui venait de se casser la jambe en descendant les +escaliers qui conduisaient aux orgues, ou il avait dormi. Ceux qui +etaient en bas avaient, pendant la nuit, enleve une partie des marches +pour faire du feu et se chauffer, de maniere que le pauvre diable, en +descendant, fit une chute qui le mit dans un etat a ne pouvoir marcher +de sitot; il est probable qu'il ne sera jamais revenu. + +Lorsque je fus reveille, je trouvai presque tous les soldats occupes +de faire rotir de la viande au bout de la lame de leur sabre. En +attendant que la soupe fut cuite, je leur demandai ou ils avaient eu +de la viande, ou si l'on avait fait une distribution. Ils me +repondirent que non, que c'etait la viande du cheval de la voiture des +morts, qu'ils avaient tue, pendant que les infirmiers etaient en train +de dormir; ils avaient bien fait, il fallait vivre. + +Une heure apres, lorsque deja un bon quart du cheval etait mange, un +des croque-morts en prevint ses camarades qui tempeterent contre nous +et nous menacerent de porter leurs plaintes au directeur en chef des +hopitaux. Nous continuames a manger en leur repondant que c'etait +facheux qu'il fut si maigre ou qu'il n'y en eut pas une demi-douzaine +pour en faire une distribution au regiment. Ils partirent en nous +menacant, et, pour se venger, ils verserent les sept cadavres dont +leur voiture etait chargee, a l'entree de la porte, de maniere que +nous ne pouvions sortir ni rentrer sans marcher dessus. + +Ces infirmiers, qui n'avaient pas fait la campagne, et a qui jamais +rien n'avait manque, ne savaient pas que, depuis plusieurs jours, nous +mangions les chevaux qui nous tombaient sous la main. + +Il etait 7 heures, lorsque je me disposai a partir pour retourner ou +etait le regiment. Je commencai par prevenir les hommes, au nombre de +quatorze, qu'il fallait se reunir et arriver ensemble et en ordre. +Avant, nous nous mimes a manger une bonne soupe au riz, faite avec le +bouillon de viande de cheval. Apres cela, leur ayant fait mettre sur +le dos le sac ou ils avaient enferme leurs grandes pelisses de juifs, +nous sortimes de l'eglise qui commencait deja a se remplir de nouveaux +venus, malheureux et autres, qui avaient passe la nuit comme ils +avaient pu, et de beaucoup d'autres encore qui quittaient leurs +regiments, esperant trouver mieux. La faim les faisait roder dans tous +les coins. En entrant, ils ne prenaient pas garde aux cadavres qui +obstruaient le passage; ils passaient dessus comme sur des pieces de +bois, ils etaient aussi durs. + +Lorsque je fus sur le chemin, je proposai a mes hommes, a qui je +contai mon aventure de la cave, d'y venir faire une visite; ma +proposition fut acceptee. Nous en trouvames facilement, le chemin, car +nous avions, pour premier guide, l'homme que Beloque avait laisse +mort, ensuite le dragon sur lequel j'etais tombe, et que nous +retrouvames avec son manteau et sa chaussure de moins. Apres avoir +passe le fond ou etaient les affuts de canon, et ou j'avais failli +m'endormir, nous arrivames a l'endroit ou j'avais fait mes remarques +dans la neige. Ayant descendu la rampe moins vite que la veille, +j'arrivai a la porte que nous trouvames fermee. Nous frappames, mais +personne ne repondit. Elle fut enfoncee de suite, mais les oiseaux +etaient envoles; nous n'y trouvames qu'un seul individu, tellement +ivre qu'il ne pouvait parler. Je le reconnus pour l'Allemand qui avait +voulu me mettre a la porte. Il etait enveloppe d'une grosse capote de +peau de mouton qu'un musicien du regiment lui enleva, malgre tout ce +qu'il put faire pour la defendre. Nous y trouvames plusieurs +portemanteaux et une malle; tout cela avait ete vole pendant la nuit, +mais tout etait vide, ainsi que la barrique que le soldat badois avait +apportee et que nous reconnumes pour avoir contenu du genievre. + +Avant de reprendre le chemin du camp, je considerai la position ou +j'etais et je vis avec surprise que, pendant la nuit, j'avais beaucoup +marche sans avoir fait beaucoup de chemin: je n'avais fait que tourner +autour de l'eglise. + +Nous retournames au camp. Chemin faisant, je rencontrai plusieurs +hommes du regiment, que je reunis a ceux qui etaient avec moi. Un +instant apres, j'apercus de loin un sous-officier du regiment, que je +reconnus de suite a son sac blanc pour celui que je cherchais, +Grangier. Je l'avais deja embrasse qu'il ne m'avait pas encore +reconnu, tant j'etais change. Nous nous cherchions l'un et l'autre, +car il me dit que, depuis la veille, une heure apres l'arrivee du +regiment, il avait ete a l'endroit ou il etait pour me chercher, mais +que personne n'avait pu lui dire ou j'etais et que, si j'avais eu la +patience d'attendre, il m'aurait conduit ou il etait loge, car il +m'attendait avec une bonne soupe pour me restaurer et de la paille +pour me coucher. Il me suivit jusqu'au camp, ou j'arrivai en ordre +avec dix-neuf hommes. Un instant apres, Grangier me fit signe; je le +suivis, il ouvrit son sac et en tira un morceau de viande de boeuf +cuit qu'il avait, me dit-il, reserve pour moi, ainsi qu'un morceau de +pain de munition. + +Il y avait vingt trois jours que je n'en avais mange, aussi je le +devorai. Ensuite il me demanda des nouvelles d'un de ses pays qu'on +lui avait dit etre dangereusement malade; tout ce que je pus lui dire, +c'est qu'il etait entre en ville, mais que, puisqu'il ne l'avait pas +vu ou etait le regiment, il nous fallait aller voir a la porte de la +ville par ou nous etions entres; que la, nous pourrions peut-etre +avoir quelques renseignements, car beaucoup de malades, n'ayant pu +monter la rampe de glace pour aller ou etait le regiment, etaient +restes au poste du Badois ou dans les environs. Nous y allames de +suite. + +Il n'y avait qu'un instant que nous marchions, lorsque nous arrivames +au dragon; pour cette fois, on l'avait mis presque nu, probablement +pour s'assurer s'il n'avait pas une ceinture avec de l'argent. Je lui +montrai la cave, et nous arrivames a la porte ou nous fumes saisis par +la quantite de morts que nous y vimes; pres du poste du Badois etaient +quatre hommes de la Garde, morts pendant la nuit, et dont l'officier +de poste avait empeche qu'on les depouillat; il nous dit aussi que, +dans son corps de garde, il y en avait encore deux qu'il croyait de la +Garde; nous y entrames pour les voir; ils etaient sans connaissance: +le premier etait un chasseur, le second, qui avait la figure cachee +avec un mouchoir, etait de notre regiment. Grangier, lui ayant +decouvert la figure, fut on ne peut plus surpris en reconnaissant +celui qu'il cherchait. Nous nous empressames, comme nous pumes, de le +secourir; nous lui otames son sabre et sa giberne qu'il avait encore +sur lui, ainsi que son col, et nous tachames de lui faire avaler +quelques gouttes d'eau-de-vie; il ouvrit les yeux sans nous +reconnaitre et, un instant apres, il expira dans mes bras. Nous +ouvrimes son sac; nous y trouvames une montre, ainsi que differents +petits objets que Grangier renferma afin de les envoyer comme souvenir +a sa famille, s'il avait le bonheur de revoir la France, car il etait +du meme endroit que lui; tant qu'au chasseur, apres l'avoir mis dans +la meilleure position possible, nous l'abandonnames a sa malheureuse +destinee. Que pouvions-nous faire? + +Grangier me conduisit a son poste; un instant apres, il fut releve par +les chasseurs; avant de partir, nous n'oubliames pas de leur +recommander l'homme de leur regiment que nous venions de quitter. Le +sergent envoya de suite quatre hommes pour le prendre: il sera +probablement mort en arrivant, car tous ceux qui se trouvaient dans +cette position mouraient de suite, comme s'ils eussent ete asphyxies. + +Nous retournames au regiment, ou nous passames le reste de la journee +a mettre nos armes en bon etat, a nous chauffer et a causer. Pendant +la journee, nous tuames plusieurs chevaux que nos hommes nous +amenerent et que nous partageames; l'on fit aussi une petite +distribution de farine de seigle et d'un peu de gruau, dans lequel se +trouvaient presque autant de paille et de grains de seigle. + +Le lendemain, a quatre heures du matin, l'on nous fit prendre les +armes pour nous porter en avant a un quart de lieue de la ville, ou, +malgre un froid rigoureux, nous restames en bataille jusqu'au grand +jour. Les jours suivants, nous fimes de meme, car l'armee russe +manoeuvrait sur notre gauche. + +Il y avait deja trois jours que nous etions a Smolensk, que nous ne +savions pas si nous devions rester dans cette position, ou si nous +devions continuer notre retraite. Rester, disait-on, c'est impossible. +Alors pourquoi ne pas partir, plutot que de rester dans une ville ou +il n'y avait pas de maisons pour nous abriter et pas de vivres pour +nous nourrir? Le quatrieme jour, en revenant, comme les jours +precedents, de la position du matin, et comme nous etions pres +d'arriver a notre bivac, j'apercus un officier d'un regiment de ligne, +couche devant un feu; pres de lui etaient quelques soldats; nous nous +regardames, quelque temps, comme deux hommes qui s'etaient quelquefois +vus et qui cherchaient a se reconnaitre sous les haillons dont nous +etions couverts et la crasse de ma figure. Je m'arrete, lui se leve +et, s'approchant de moi, il me dit: "Je ne me trompe pas?--Non", lui +dis-je. Nous nous etions reconnus, et nous nous embrassames sans avoir +prononce nos noms. + +C'etait Beaulieu[28], mon camarade de lit aux Velites, lorsque nous +etions a Fontainebleau. Combien nous nous trouvames changes, et +miserables! Je ne l'avais pas vu depuis la bataille de Wagram, epoque +ou il avait quitte la Garde pour passer officier dans la ligne, avec +d'autres Velites. Je lui demandai ou etait son regiment; pour toute +reponse, il me montra l'aigle au milieu d'un faisceau d'armes; ils +etaient encore trente-trois; il etait le seul officier, avec le +chirurgien-major; des autres, la plus grande partie avait peri dans +les combats, mais plus de la moitie etaient morts de misere et de +froid; quelques-uns etaient egares. + +[Note 28: Beaulieu etait le frere de Mme Vast, de Valenciennes, +notaire a Conde, mon pays. A ma rentree des prisons, en 1814, cette +dame m'apprit que son malheureux frere avait ete tue a Dresde, d'un +boulet. (_Note de l'auteur_.)] + +Lui, Beaulieu, etait capitaine; il me dit qu'il avait l'ordre de +suivre la Garde. Je restai encore quelque temps avec lui, et, comme il +n'avait pas de vivres, nous partageames en freres le riz que j'avais +recu des hommes rencontres dans l'eglise, la nuit de notre arrivee. +C'etait la plus grande preuve d'amitie que l'on puisse donner a un +camarade dans une situation ou, pour de l'or, l'on ne pouvait rien +trouver. + +Le 14 au matin, l'Empereur partit de Smolensk avec les regiments de +grenadiers et de chasseurs; nous les suivimes, quelque temps apres, en +faisant l'arriere-garde, laissant derriere nous les corps d'armee du +prince Eugene, Davoust et Ney reduits a peu de monde; en sortant de la +ville, nous traversames le Champ sacre, appele ainsi par les Russes. +Un peu plus loin de Korouitnia[29] se trouve un ravin assez profond et +encaisse; etant obliges de nous arreter afin de donner le temps a +l'artillerie de le traverser, je cherchai Grangier, ainsi qu'un autre +de mes amis, a qui je proposai de le traverser et de nous porter en +avant pour ne pas nous geler a attendre; etant, de l'autre cote, +forces de nous arreter encore, nous remarquames trois hommes autour +d'un cheval mort; deux de ces hommes etaient debout et semblaient +ivres, tant ils chancelaient. Le troisieme, qui etait un Allemand, +etait couche sur le cheval. Ce malheureux, mourant de faim et ne +pouvant en couper, cherchait a mordre dedans; il finit par expirer +dans cette position, de froid et de faim. Les deux autres, qui etaient +deux hussards, avaient la bouche et les mains ensanglantees; nous leur +adressames la parole, mais nous ne pumes en obtenir aucune reponse: +ils nous regarderent avec un rire a faire peur, et, se tenant le bras, +ils allerent s'asseoir pres de celui qui venait de mourir, ou, +probablement, ils finirent par s'endormir pour toujours. + +[Note 29: Korouitnia, petit village. (_Note de l'auteur_.)] + +Nous continuames a marcher sur le cote de la route, afin de gagner la +droite de la colonne et, de la, attendre notre regiment pres d'un feu +abandonne, si toutefois nous avions le bonheur d'en trouver. Nous +rencontrames un hussard, je crois qu'il etait du 8e regiment, luttant +contre la mort, se relevant et tombant aussitot. Malgre le peu de +moyens que nous avions de donner des secours, nous avancames pour le +secourir, mais il venait de tomber pour ne plus se relever. Ainsi, a +chaque instant, l'on etait oblige d'enjamber au-dessus des morts et +des mourants. + +Comme nous continuions toujours, quoique avec beaucoup de difficulte, +a marcher sur la droite de la route, pour depasser les convois, nous +vimes un soldat de la ligne assis contre un arbre ou il y avait un +petit feu: il etait occupe a faire fondre de la neige dans une +marmite, afin d'y faire cuire le foie et le coeur d'un cheval qu'il +avait eventre. Il nous dit que, n'ayant pu en couper de la viande, il +avait, avec sa baionnette, fait un trou au ventre, d'ou il avait tire +ce qu'il allait faire cuire. + +Comme nous avions du riz et du gruau, nous lui proposames de nous +preter sa marmite pour en faire cuire, et que nous le mangerions +ensemble. Il accepta avec plaisir. Ainsi, avec du riz et du gruau ou +il y avait autant de paille, nous fimes une soupe que nous +assaisonnames avec un morceau de sucre que Grangier avait dans son +sac, ne voulant pas la saler avec de la poudre, car nous n'avions pas +de sel. Pendant que notre soupe cuisait, nous nous occupames a faire +cuire, au bout de nos sabres, des morceaux de foie et les rognons du +cheval, que nous trouvames delicieux. Lorsque notre riz fut a moitie +cuit, nous le mangeames, et nous rejoignimes le regiment qui nous +avait deja depasses. Le meme jour, l'Empereur coucha a Korouitnia, et +nous un peu en arriere, dans un bois. + +Le lendemain, l'on se mit en route de grand matin, pour atteindre +Krasnoe, mais, avant d'arriver a cette ville, la tete de la colonne +imperiale fut arretee par vingt-cinq mille Russes qui barraient la +route. Les premiers de l'armee qui les apercurent etaient des hommes +isoles qui, aussitot, se replierent sur les premiers regiments de la +Garde, mais la plus grande partie, moins intimidee ou plus valide, se +reunit et fit face a l'ennemi. Il y eut quelques hommes insouciants ou +malheureux qui, sans s'en apercevoir, furent se jeter au milieu d'eux. + +Les grenadiers et les chasseurs de la Garde s'etant formes en colonnes +serrees par division, s'avancerent de suite sur la masse des Russes +qui, n'osant pas les attendre, se retirerent et laisserent le passage +libre; mais ils prirent position sur les hauteurs a gauche de la route +et tirerent quelques volees de coups de canon. Au bruit du canon, et +comme nous etions en arriere, nous doublames le pas et nous arrivames +au moment ou l'on menait quelques pieces en batterie pour les +classer. Aussi, aux premiers coups que l'on tira, on les vit +disparaitre derriere les hauteurs, et nous continuames a marcher. + +Dans cette circonstance, il s'est passe un fait que je ne dois pas +passer sous silence, et dont j'ai eu connaissance pour en avoir +entendu parler, mais differemment conte, et meme ecrit. + +L'on a dit qu'au moment ou l'on apercut les Russes, les premiers +regiments de la Garde se grouperent, ainsi que l'etat-major, autour de +l'Empereur, et que, de cette maniere, l'on marcha comme si l'ennemi ne +fut pas devant nous; que la musique joua l'air: + + Ou peut-on etre mieux qu'au sein de sa famille? + +et que l'Empereur interrompit la musique en ordonnant de jouer: + + Veillons au salut de l'Empire! + +Le fait que l'on rapporte s'est bien passe, mais d'une maniere toute +differente, car c'est a Smolensk meme que la chose s'etait passee. Je +crois ne pas me tromper en disant que c'est le jour meme de notre +depart de cette ville que j'en ai entendu parler. + +Le prince de Neufchatel, alors ministre de la guerre, voyant que +l'Empereur ne donnait pas d'ordre de depart et l'inquietude de toute +l'armee a cet egard, vu l'impossibilite de rester dans une aussi +triste position, reunit quelques musiciens et leur ordonna de jouer, +sous les croisees de la maison ou l'Empereur etait loge, l'air: + + Ou peut-on etre mieux qu'au sein de sa famille? + +A peine avait-on commence, que l'Empereur se montra sur le balcon, et +qu'il commanda de jouer: + + Veillons au salut de l'Empire! + +que les musiciens executerent tant bien que mal, malgre leur misere. + +Un instant apres, l'ordre du depart fut donne pour le lendemain matin. +Comment croire que les malheureux musiciens, en supposant meme qu'ils +se fussent trouves a la droite du regiment, chose que l'on ne voyait +plus depuis le commencement de nos desastres, eussent ete capables de +souffler dans leurs instruments ou de faire aller leurs doigts, dont +une partie les avaient geles? Mais, a Smolensk, la chose etait plutot +possible, parce qu'il y avait du feu et que l'on se chauffait. + +Deux heures apres la rencontre des Russes, l'Empereur arrive a +Krasnoe, avec les premiers regiments de la Garde, notre regiment et +les fusiliers-chasseurs. Nous bivaquames en arriere de la ville; en +arrivant, je fus commande de garde avec quinze hommes, chez le general +Roguet, qui etait loge en ville, dans une mauvaise maison couverte en +chaume. J'etablis mon poste dans une ecurie, m'estimant tres heureux +de passer la nuit a couvert et pres d'un feu que nous venions +d'allumer; mais il en fut tout autrement. + +Pendant que nous etions dans Krasnoe et autour, l'armee russe, forte, +dit-on, de quatre-vingt-dix mille hommes, nous entourait, car devant +nous, a droite, a gauche et derriere, ce n'etait que Russes qui +croyaient, probablement, faire bon marche de nous. Mais l'Empereur +voulut leur faire sentir que la chose n'etait pas aussi facile qu'ils +le pensaient, car, si nous etions malheureux, mourants de faim et de +froid, il nous restait encore quelque chose qui nous soutenait: +l'honneur et le courage. Aussi l'Empereur, fatigue de se voir suivre +par cette nuee de barbares et de sauvages, resolut de s'en +debarrasser. + +Le soir de notre arrivee, le general Roguet recut l'ordre d'attaquer, +pendant la nuit, avec une partie de la Garde, les regiments de +fusiliers-chasseurs, grenadiers, voltigeurs et tirailleurs: a onze +heures du soir, l'on envoya quelques detachements, afin de faire une +reconnaissance et de bien s'assurer de la position de l'ennemi, qui +occupait deux villages devant lesquels il avait etabli son camp, et +dont on connut la direction par la position de leurs feux; il est +probable qu'il craignait quelque chose, car, lorsque nous fumes +l'attaquer, une partie etait deja en mesure de nous recevoir. + +Il pouvait etre une heure du matin lorsque le general vint me dire, +avec son accent gascon: "Sergent, vous allez laisser ici un caporal et +quatre hommes pour garder mon logement et le peu d'effets qu il me +reste; vous, retournez au camp rejoindre le regiment avec votre garde; +tout a l'heure, nous aurons de la besogne!" + +Je le dirai franchement, cet ordre ne me fit pas plaisir; ce n'etait +certainement pas la crainte de me battre, mais c'etait la peine que +j'avais de perdre quelques moments de repos, dont j'avais tant besoin. + +Lorsque j'arrivai au camp, chacun etait deja occupe a preparer ses +armes; je les trouvai disposes a bien se battre; plusieurs me dirent +qu'ils esperaient trouver une fin a leurs souffrances, car il leur +etait impossible de resister davantage. + +Il etait deux heures lorsque le mouvement commenca; nous nous mimes en +marche sur trois colonnes: les fusiliers-grenadiers, dont je faisais +partie, et les fusiliers-chasseurs formaient celle du centre; les +tirailleurs et voltigeurs celles de droite et de gauche. Il faisait un +froid comme les jours precedents; nous marchions avec peine, au milieu +des terres, dans la neige jusqu'aux genoux. Apres une demi-heure de +marche, nous nous trouvames au milieu des Russes, dont une partie +avait pris les armes, car une grande ligne d'infanterie etait sur +notre droite, et a moins de quatre-vingts pas, faisant sur nous un feu +meurtrier; leur grosse cavalerie, composee de cuirassiers habilles de +blanc, portant cuirasse noire, etait sur notre gauche, a une pareille +distance, hurlant comme des loups pour s'exciter les uns les autres, +mais n'osant nous aborder, et leur artillerie, au centre, tirant a +mitraille. Cela n'arreta pas notre marche, car, malgre leurs feux et +le nombre d'hommes qui tombaient chez nous, nous les abordames au pas +de charge et nous entrames dans leur camp, ou nous fimes un carnage +affreux a coups de baionnettes. + +Ceux qui etaient plus eloignes avaient eu le temps de prendre les +armes et de venir au secours des premiers. Alors, un autre genre de +combat commenca, car ils mirent le feu a leur camp et aux deux +villages. Nous pumes nous battre a la lueur de l'incendie. Les +colonnes de droite et de gauche nous avaient depasses et etaient +entrees dans le camp ennemi par les extremites, tandis que notre +colonne entrait par le centre. + +J'oubliais de dire qu'au moment ou nous battions la charge, et que la +tete de notre colonne enfoncait les Russes, en mettant leur camp en +deroute, nous rencontrames, etendus sur la neige, plusieurs centaines +de Russes que l'on crut morts ou dangereusement blesses. Nous les +depassames, mais, a peine fumes-nous au-dessus, qu'ils se releverent +avec leurs armes; ils firent feu, de maniere que nous fumes obliges de +faire demi-tour pour nous defendre. Malheureusement pour eux, un +bataillon qui faisait l'arriere garde et qu'ils n'avaient pu +apercevoir, arriva. Ils furent pris entre deux feux; en moins de cinq +minutes, plus un n'existait: c'est une ruse de guerre dont les Russes +se servent souvent, mais la, elle ne reussit pas. + +Le premier qui tomba chez nous, lorsque nous marchions en colonne, fut +le malheureux Beloque, celui qui, a Smolensk, m'avait predit sa mort. +Il fut atteint d'une balle a la tete et tue sur le coup; il etait +l'ami de tous ceux qui le connaissaient, et, malgre l'indifference que +nous avions pour tout, et meme pour nous, Beloque fut generalement +regrette de ses camarades. + +Lorsque nous eumes traverse le camp des Russes, et aborde le village, +apres les avoir forces a jeter une partie de leur artillerie dans un +lac, un grand nombre de leurs fantassins s'etaient retires dans les +maisons, dont une partie etait en flammes. C'est la ou nous nous +battimes avec acharnement et corps a corps. Le carnage fut terrible; +nous etions divises; chacun se battait pour son compte. Je me trouvais +pres de notre colonel, le plus ancien colonel de France, qui avait +fait les campagnes d'Egypte. Il etait, dans ce moment, conduit par un +sapeur qui le soutenait en le tenant par le bras; pres de lui etait +aussi l'adjudant-major Roustan; nous nous trouvions a l'entree d'une +espece de ferme ou beaucoup de Russes s'etaient retires et etaient +bloques par des hommes de notre regiment; ils n'avaient, pour toute +retraite, qu'une issue dans la grande cour, mais fermee par une +barriere qu'ils etaient obliges d'escalader. + +Pendant ce combat isole, je remarquai, dans la cour, un officier russe +monte sur un cheval blanc, frappant a coups de plat de sabre sur ses +soldats qui se pressaient de fuir en voulant sauter la barriere, et ne +lui laissaient aucun moyen de se sauver. Il finit cependant par se +rendre maitre du passage, mais, au moment ou il allait sauter de +l'autre cote, son cheval fut atteint d'une balle et tomba sous lui, de +maniere que le passage devint difficile. Alors les soldats russes +furent forces de se defendre. Des ce moment, le combat devint plus +acharne. A la lueur des flammes, ce n'etait plus qu'une vraie +boucherie. Russes, Francais etaient les uns sur les autres, dans la +neige, se tuant a bout portant. + +Je voulus courir sur l'officier russe qui s'etait degage de dessous +son cheval, et qui cherchait, aide de deux soldats, a se sauver en +passant la barriere; mais un soldat russe m'arreta a deux pas du bout +du canon de son fusil, et fit feu; probablement qu'il n'y eut que +l'amorce qui brula, car, si le coup avait parti, c'en etait fait de +moi; sentant que je n'etais pas blesse, je me retirai a quelques pas +de mon adversaire qui, pensant que j'etais dangereusement blesse, +rechargeait tranquillement son arme. L'adjudant-major Roustan, qui se +trouvait pres du colonel et m'avait vu en danger, courut sur moi et, +me prenant dans ses bras, me dit: "Mon pauvre Bourgogne, n'etes-vous +pas blesse?--Non, lui repondis-je.--Alors ne le manquez pas!" C'etait +bien ma pensee. En supposant que mon fusil manquat (chose qui arrivait +souvent, a cause de la neige), j'aurais couru dessus avec ma +baionnette. Je ne lui donnai pas le temps de finir de recharger, +qu'une balle l'avait deja traverse. Quoique blesse mortellement, il ne +tomba pas sur le coup; il recula en chancelant, et en me regardant +d'un air menacant, sans lacher son arme, et alla tomber sur le cheval +de l'officier qui se trouvait contre la barriere. L'adjudant-major, +passant pres de lui, lui porta un coup de sabre dans le cote qui +accelera sa chute; au meme instant, je revins pres du colonel que je +trouvai abime de fatigue, n'ayant plus la force de commander; il +n'avait pres de lui que son sapeur. L'adjudant-major arriva avec son +sabre ensanglante, en nous disant que, pour traverser la melee et +rejoindre le colonel, il avait ete oblige de se faire jour a coups de +sabre, mais qu'il arrivait avec un coup de baionnette dans la cuisse +droite. Dans ce moment, le sapeur qui soutenait le colonel fut atteint +d'une balle dans la poitrine. Le colonel, s'en etant apercu, lui dit: +"Sapeur, vous etes blesse?--Oui, mon colonel", repond le sapeur, et, +prenant la main du colonel, il lui fit sentir sa blessure en lui +mettant son doigt dans le trou et en lui disant: "Ici, mon +colonel!--Alors, retirez-vous!" Le sapeur lui repondit qu'il avait +encore assez de force pour le soutenir ou mourir avec lui, ou seul a +cote de lui, s'il le fallait: "Apres tout, reprit l'adjudant-major, ou +irait-il? Se jeter dans un parti ennemi! Nous ne savons ou nous +sommes, et je vois bien que, pour nous reconnaitre, nous serons +obliges d'attendre le jour en combattant!" + +Effectivement, nous etions tout a fait desorientes, a cause de la +lueur de l'incendie; le regiment se battait sur plusieurs points et +par pelotons. + +Il n'y avait pas cinq minutes que le sapeur etait blotti, que les +Russes qui etaient dans la ferme et que nous tenions etroitement +bloques, se voyant sur le point d'etre brules, voulurent se rendre: un +sous-officier blesse vint au milieu d'une grele de balles en faire la +proposition. Alors, l'adjudant-major m'envoya commander que l'on +cessat le feu: "Cesser le feu! me repondit un soldat de notre +regiment, qui etait blesse; cessera qui voudra, mais, puisque je suis +blesse et que, probablement, je perirai, je ne cesserai de tirer que +lorsque je n'aurai plus de cartouches!" + +En effet, blesse comme il l'etait d'un coup de balle qui lui avait +casse la cuisse, et assis sur la neige qu'il rougissait de son sang, +il ne cessa de tirer et meme de demander des cartouches aux autres. +L'adjudant-major, voyant que ses ordres n'etaient pas executes, vint +lui-meme, disait-il, de la part du colonel. Mais nos soldats, qui se +battaient en desesperes, ne l'entendirent pas et continuerent. Les +Russes, voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucun espoir de salut, et +n'ayant plus, probablement, de munitions pour se defendre, essayerent +de sortir en masse du corps de batiment ou ils s'etaient retires et ou +ils commencaient a rotir, mais nos hommes les forcerent d'y rentrer. +Un instant apres, n'y pouvant plus tenir, ils firent une nouvelle +tentative, mais a peine quelques hommes furent-ils dans la cour, que +le batiment s'ecroula sur le reste, ou peut-etre plus de quarante +perirent dans les flammes; ceux qui etaient sortis ne furent pas plus +heureux. + +Apres cette scene, nous ramassames nos blesses et nous nous reunimes +autour du colonel avec nos armes chargees, en attendant le jour. +Pendant ce temps, ce n'etait qu'un bruit, autour de nous, de coups de +fusil de ceux qui combattaient encore sur d'autres points; a cela +etaient meles les cris des blesses et les plaintes des mourants. Rien +d'aussi triste qu'un combat de nuit, ou souvent il arrive des meprises +bien funestes. + +Nous attendimes le jour dans cette position. Lorsqu'il parut, nous +pumes nous reconnaitre et juger du resultat du combat: tout l'espace +que nous avions parcouru etait jonche de morts et de blesses. Je +reconnus celui qui avait voulu me tuer: il n'etait pas mort; la balle +lui avait traverse le cote, independamment du coup de sabre que +l'adjudant-major lui avait donne. Je le fis mettre dans une position +meilleure que celle ou il etait, car le cheval blanc de l'officier +russe, pres duquel il avait ete tomber, et qui se debattait, pouvait +lui faire mal. + +L'interieur des maisons du village ou nous etions, je ne sais si c'est +Kircova ou Malierva, ainsi que le camp des Russes et les environs, +etaient couverts de cadavres dont une partie etaient a demi brules. +Notre chef de bataillon, M. Gilet, eut la cuisse cassee d'une balle, +dont il mourut peu de jours apres. Les tirailleurs et voltigeurs +perdirent plus de monde que nous; dans la matinee, je rencontrai le +capitaine Debonnez, qui etait du meme endroit que moi, et qui +commandait une compagnie des voltigeurs de la Garde; il venait +s'informer s'il ne m'etait rien arrive; il me conta qu'il avait perdu +le tiers de sa compagnie, plus son sous-lieutenant qui etait un +Velite, et son sergent-major qui furent tues des premiers. + +Par suite de ce combat meurtrier, les Russes se retirerent de leurs +positions, sans cependant s'eloigner, et nous restames sur le champ de +bataille pendant toute la journee et la nuit du 16 au 17, pendant +lesquelles nous fumes toujours en mouvement. A chaque instant, pour +nous tenir en haleine, l'on nous faisait prendre les armes; nous +etions toujours sur le qui-vive, sans pouvoir nous reposer, ni meme +nous chauffer. + +A la suite d'une de ces prises d'armes, et au moment ou tous les +sous-officiers, nous etions reunis, causant de nos miseres et du +combat de la nuit precedente, l'adjudant-major Delaitre, l'homme le +plus mechant et le plus cruel que j'aie jamais connu, faisant le mal +pour le plaisir de le faire, vint se meler a notre conversation et, +chose etonnante, commenca par s'apitoyer sur la fin tragique de +Beloque dont nous deplorions la perte: "Pauvre Beloque! disait-il, je +regrette beaucoup de lui avoir fait de la peine!" Une voix, je n'ai +jamais pu savoir qui, vint me dire a l'oreille, assez haut pour etre +entendu de plusieurs: "Il va bientot mourir!" Il semblait regretter le +mal qu'il avait fait a tous ceux qui etaient sous ses ordres et +principalement a nous, les sous-officiers; il n'y en avait pas un dans +le regiment qui n'eut voulu le voir enlever d'un coup de boulet, et il +n'avait pas d'autre nom que Pierre le Cruel. + +Le 17 au matin, a peine s'il faisait jour, que nous primes les armes +et, apres nous etre formes en colonnes serrees par division, nous nous +mimes en marche pour aller prendre position sur le bord de la route, +du cote oppose au champ de bataille que nous venions de quitter. + +En arrivant, nous apercumes une partie de l'armee russe devant nous, +sur une eminence, et adossee a un bois. Aussitot, nous nous deployames +en ligne pour leur faire face. Nous avions notre gauche appuyee contre +un ravin qui traversait la route et a qui nous tournions le dos; ce +chemin, qui etait creux et domine par les cotes, pouvait abriter et +garantir du feu de l'ennemi ceux qui y etaient. Notre droite etait +formee par les fusiliers-chasseurs, ayant la tete de leur regiment a +une portee de fusil de la ville. Devant nous, a deux cent cinquante +pas, etait un regiment de la Jeune Garde, premier voltigeur, en +colonne serree par division, commande par le colonel Luron. Plus loin +en avant, et sur notre droite, etaient les vieux grenadiers et +chasseurs, dans le meme ordre, c'est-a-dire, ainsi que le reste de la +Garde imperiale, cavalerie et artillerie, qui n'avaient pas pris part +au combat de la nuit du 15 au 16. Le tout etait commande par +l'Empereur en personne, qui etait a pied. S'avancant d'un pas ferme, +comme au jour d'une grande parade, il alla se placer au milieu du +champ de bataille, en face des batteries de l'ennemi. + +Au moment ou nous prenions position sur le bord de la route pour nous +mettre en bataille et faire face a l'ennemi, je marchais avec deux de +mes amis, Grangier et Leboude, derriere l'adjudant-major Delaitre, et, +au moment ou les Russes commencaient a nous apercevoir, leur +artillerie, qui n'etait pas eloignee a une demi-portee, nous lacha sa +premiere bordee. Le premier qui tomba fut l'adjudant-major Delaitre: +un boulet lui coupa les deux jambes, juste au-dessus des genoux et de +ses grandes bottes a l'ecuyere; il tomba sans jeter un cri, ni meme +pousser une plainte. Dans ce moment, il tenait son cheval par la +bride, qu'il avait passee dans son bras droit, et marchait a pied. A +peine fut-il tombe, que nous arretames, parce que, de la maniere dont +il etait tombe, il barrait le petit chemin sur lequel nous marchions. +Il fallait, pour continuer a marcher, enjamber au-dessus, et, comme, +je marchais apres lui, je fus oblige de faire ce mouvement. + +En passant, je l'examinai: il avait les yeux ouverts; ses dents +claquaient convulsivement les unes contre les autres. Il me reconnut +et m'appela par mon nom. Je m'approchai pour l'ecouter. Alors il me +dit d'une voix assez haute, ainsi qu'aux autres qui le regardaient: +"Mes amis, je vous en prie, prenez mes pistolets dans les arcons de la +selle de mon cheval et brulez-moi la cervelle!" Mais personne n'osa +lui rendre ce service, car, dans une semblable position, c'en etait +un. Sans lui repondre, nous passames en continuant notre chemin, et +fort heureusement, car nous n'avions pas fait six pas, qu'une seconde +decharge, probablement de la meme batterie, vint abattre trois autres +hommes parmi ceux qui nous suivaient et que l'on fit emporter de +suite, ainsi que l'adjudant-major. + +Depuis la pointe du jour, l'on voyait l'armee russe qui, de trois +cotes, devant nous, a droite et derriere, avec son artillerie, faisait +mine de vouloir nous entourer. Dans ce moment, un instant apres que +l'adjudant-major venait d'etre tue, l'Empereur arriva; nous venions de +terminer notre mouvement: alors la bataille commenca. + +Avec son artillerie, l'ennemi nous envoyait des bordees terribles qui, +a chaque fois, portaient la mort dans nos rangs. Nous n'avions, de +notre cote, pour leur riposter, que quelques pieces qui, a chaque +coup, faisaient aussi, chez eux, des breches profondes; mais une +partie des notres fut bientot demontee. Pendant ce temps, nos soldats +recevaient la mort sans bouger; nous fumes dans cette triste position +jusqu'a deux heures apres midi. + +Pendant la bataille, les Russes avaient envoye une partie de leur +armee prendre position sur la route au dela de Krasnoe et nous couper +la retraite, mais l'Empereur les arreta en y envoyant un bataillon de +la Vieille Garde. + +Pendant que nous etions exposes au feu de l'ennemi et que nos forces +diminuaient par la quantite d'hommes que l'on nous tuait, nous +apercumes, derriere nous et un peu sur notre gauche, les debris du +corps d'armee du marechal Davoust, au milieu d'une nuee de Cosaques, +qui n'osaient les aborder, et qu'eux dissipaient tranquillement, en +marchant de notre cote. Je remarquai au milieu d'eux, lorsqu'ils +etaient derriere nous et sur la route, la voiture du cantinier ou +etaient sa femme et ses enfants. Elle fut traversee par un boulet qui +nous etait destine: au meme instant, nous entendimes des cris de +desespoir jetes par la femme et les enfants, mais nous ne pumes savoir +s'il y avait eu quelqu'un de tue ou de blesse. + +Au moment ou les debris du marechal Davoust passaient, les grenadiers +hollandais de la Garde venaient d'abandonner une position importante +que les Russes avaient aussitot couverte d'artillerie, qui fut dirigee +contre nous. De ce moment, notre position ne fut plus tenable. Un +regiment, je ne me rappelle plus lequel, fut envoye contre, mais il +fut oblige de se retirer; un autre regiment, le premier des +voltigeurs, qui etait devant nous, fit un mouvement a son tour, et +arriva jusqu'au pied des batteries, mais aussitot une masse de +cuirassiers, les memes avec qui nous avions eu affaire dans la nuit du +15, et qui n'avaient pas ose nous charger, vinrent pour les arreter. +Alors ils se retirent un peu sur la gauche des batteries et presque en +face de notre regiment, et se forment en carre; a peine etaient-ils +formes, que la cavalerie voulut les enfoncer, mais ils furent recus, a +bout portant, par une decharge que firent les voltigeurs, et qui en +fit tomber un grand nombre. Le reste fit un demi-tour et se retira. +Une seconde charge eut lieu; elle eut le meme sort, de maniere que +les faces du carre ou les cuirassiers s'etaient presentes etaient +couvertes d'hommes et de chevaux; mais ils reussirent une troisieme +fois avec deux pieces de canon chargees a mitraille, qui ecraserent le +regiment. Alors ils entrerent dans le carre et acheverent le reste a +coups de sabre: ces malheureux, presque tous jeunes soldats, ayant en +partie les pieds et les mains geles, ne pouvant plus faire usage de +leurs armes pour se defendre, furent presque tous massacres. + +Cette scene se passait devant nous, sans pouvoir leur porter secours; +onze hommes rentrerent; le reste fut tue, blesse ou prisonnier, et +conduit a coups de sabre dans un petit bois qui etait en face de nous; +le colonel lui-meme[30], couvert de blessures, ainsi que plusieurs +officiers, furent prisonniers. + +[Note 30: Colonel Luron. (_Note de l'auteur_.)] + +J'oubliais de dire qu'au moment ou nous nous mettions en bataille, le +colonel avait commande: "Drapeaux, guides generaux sur la ligne!" que +je me portai guide general de droite de notre regiment; mais l'on +oublia de nous faire rentrer et, comme j'avais pour principe de rester +a mon poste, tel qu'il fut, je restai dans cette position, la crosse +du fusil en l'air, pendant pres d'une heure, et malgre les boulets a +qui je pouvais servir de point de mire, je ne bougeais pas. + +Pendant ce temps, et au moment ou l'artillerie russe faisait le plus +de ravage dans nos rangs, le colonel eut un pressant besoin (besoin +naturel); la position et le lieu ne convenaient pas beaucoup pour une +pareille besogne, mais, comme la chose pressait, il prit son parti et, +se retirant a environ soixante pas du regiment, et le derriere tourne +a l'ennemi, il acheva tranquillement son affaire. Si quelque chose le +genait, c'etait le froid, mais pour les Russes a qui il servait de +point de mire, cela ne l'inquietait pas, quoiqu'il pouvait bien les +voir, et c'est en se relevant de cette position qu'il commanda: +"Drapeaux et guides generaux a vos places!" + +Il pouvait etre deux heures, et deja nous avions perdu le tiers de +notre monde, mais les fusiliers-chasseurs avaient ete plus maltraites +que nous: etant plus rapproches de la ville, ils etaient exposes a un +feu plus meurtrier. Depuis une demi-heure, l'Empereur s'etait retire +avec les premiers regiments de la Garde et en suivant la grande route; +il ne restait plus que nous sur le champ de bataille, et quelques +pelotons de differents corps, faisant face a plus de cinquante mille +hommes ennemis. Dans ce moment, le marechal Mortier ordonne la +retraite, et, aussitot, nous commencons notre mouvement, en nous +retirant et au pas, comme a une parade, et suivis de l'artillerie +russe qui nous ecrasait par sa mitraille. En nous retirant, nous +entrainions avec nous ceux de nos camarades qui etaient le moins +blesses. + +Le moment ou nous quittames le champ de bataille fut terrible et +triste, car lorsque nos pauvres blesses virent que nous les +abandonnions au milieu d'un champ de mort, et entoures d'ennemis, +surtout ceux du 1er voltigeurs, dont une partie avait les jambes +brisees par la mitraille, nous en vimes plusieurs se trainant +peniblement sur leurs genoux, rougissant la neige de leur sang; ils +levaient les mains au ciel en jetant des cris qui dechiraient le +coeur, pour implorer notre secours; mais que pouvions-nous faire? Le +meme sort nous attendait a chaque instant, car, en nous retirant, nous +etions obliges d'abandonner ceux qui tombaient dans nos rangs. + +En passant sur l'emplacement qu'occupaient les fusiliers-chasseurs qui +etaient places a notre droite, et qui marchaient devant nous, et comme +notre second bataillon, celui dont je faisais partie, formait, dans ce +moment, l'arriere-garde et l'extreme gauche de la retraite, je vis +plusieurs de mes amis etendus morts sur la neige et horriblement +mutiles par la mitraille; parmi eux etait un jeune sous-officier avec +qui j'etais intimement lie: il se nommait Capon; il etait de Bapaume; +nous nous regardions comme pays. + +Apres avoir passe l'emplacement des fusiliers-chasseurs, et comme nous +etions a l'entree de la ville, nous vimes, a notre gauche, a dix pas +de la route et contre la premiere maison, des pieces de canon qui, +pour nous proteger, faisaient feu sur les Russes qui s'avancaient; +elles etaient soutenues et suivies par environ quarante hommes, tant +canonniers que voltigeurs; c'etait le reste d'une brigade commandee +par le general Longchamps; il sortait de la Garde imperiale; il etait +la avec tout ce qui lui restait, pour les sauver ou mourir avec eux. + +Aussitot qu'il apercut notre colonel, il vint a lui les bras ouverts; +ils s'embrasserent comme deux hommes qui ne s'etaient pas vus depuis +longtemps et qui, peut-etre, se revoyaient pour la derniere fois. Le +general, les yeux remplis de larmes, dit a notre colonel, en lui +montrant les deux pieces de canon et le peu d'hommes qui lui +restaient: "Tiens, regarde! Voila ce qui me reste!" Ils avaient fait +ensemble les campagnes d'Egypte. + +Cette bataille fit dire a Kutusow, general en chef de l'armee russe, +que les Francais, loin de se laisser abattre par la cruelle extremite +ou ils se trouvaient reduits, n'en etaient que plus enrages a courir +sur les pieces de canon qui les ecrasaient. + +Le general anglais Wilson[31], present a cette bataille, la nomme la +bataille des heros; ce n'etait certainement pas parce qu'il y etait, +car ce mot n'est applicable qu'a nous qui, avec quelques mille hommes, +nous battions contre toute l'armee russe, forte de 90 000 hommes. + +[Note 31: Ce general anglais servait dans l'armee russe.] + +Le general Longchamps, avec le reste de ses hommes, dut abandonner ses +pieces de canon, dont presque tous les chevaux etaient tues, et suivre +notre mouvement de retraite en profitant des accidents de terrain et +des maisons, pour se retirer en se defendant. + +A peine commencions-nous a entrer dans Krasnoe, que les Russes, avec +leurs pieces montees sur des traineaux, vinrent se placer aux +premieres maisons, nous lacherent plusieurs coups de canon charges a +mitraille. Trois hommes de notre compagnie furent atteints. Un +biscaien qui toucha mon fusil, et qui en abima le bois en me rasant +l'epaule, atteignit a la tete un jeune tambour qui marchait devant +moi, le tua sans qu'il fit le moindre mouvement. + +Krasnoe est partagee par un ravin qu'il faut traverser. Lorsque nous y +fumes arrives, nous y vimes, dans le fond, un troupeau de boeufs morts +de faim et de froid; ils etaient tellement durcis par la gelee, que +nos sapeurs ne purent en couper a coups de hache. Les tetes seules se +voyaient, et ils avaient les yeux ouverts comme s'ils eussent ete +encore en vie; leurs corps etaient couverts de neige. Ces boeufs +appartenaient a l'armee et n'avaient pu nous joindre; le grand froid +et le manque de vivres les avaient fait perir. + +Toutes les maisons de cette miserable ville, ainsi qu'un grand couvent +qui s'y trouve, etaient remplies de blesses, qui, en s'apercevant que +nous les abandonnions aux Russes, jetaient des cris dechirants. Nous +etions obliges de les abandonner a la brutalite d'un ennemi sauvage et +sans pitie, qui depouillait ces malheureux blesses, sans avoir egard +ni a leur position, ni a leurs blessures. + +Les Russes nous suivaient encore, mais mollement; quelques pieces +tiraient encore sur la gauche de la route, mais ils ne pouvaient nous +faire grand mal; le chemin sur lequel nous marchions etait encaisse; +les boulets passaient au-dessus et ne pouvaient nous atteindre, et la +presence du peu de cavalerie qui nous restait et qui marchait aussi +sur notre gauche, les empechait de nous aborder de plus pres. + +Lorsque nous fumes a un quart de lieue de l'autre cote de la ville, +nous fumes un peu plus tranquilles; nous marchions tristes et +silencieux en pensant a notre position et a nos malheureux camarades +que nous avions ete forces d'abandonner; il me semblait les voir +encore nous suppliant de les secourir; en regardant derriere, nous en +vimes quelques-uns des moins blesses, presque nus, que les Russes +avaient deja depouilles, et qu'ils avaient ensuite abandonnes; nous +fumes assez heureux pour les sauver, au moins pour le moment; l'on +s'empressa de leur donner ce que l'on put pour les couvrir. + +Le soir, l'Empereur coucha a Liadoui, village bati en bois; notre +regiment alla etablir son bivac un peu plus loin. En passant dans le +village ou etait l'Empereur, je m'arretai pres d'une mauvaise baraque +pour me chauffer a un feu qui s'y trouvait; j'eus le bonheur de +rencontrer encore le sergent Guignard, mon pays, ainsi que sa +cantiniere hongroise, avec qui je mangeai un peu de soupe de gruau et +un morceau de cheval qui me rendit un peu de force. J'en avais bien +besoin, car j'etais faible, n'ayant, pour ainsi dire, rien mange +depuis deux jours. Il me conta que, pendant la bataille, leur regiment +avait beaucoup souffert et qu'ils etaient considerablement diminues, +mais que ce n'etait rien en comparaison de nous, car il savait combien +nous avions perdu de monde dans le combat de la nuit du 15 au 16 et +dans la fatale journee que nous venions de passer; que, pendant tous +ces jours-la, il avait beaucoup pense a moi, et qu'il etait content de +me revoir avec tous les membres bons. Il me demanda des nouvelles du +capitaine Debonnez, mais je ne pus lui en donner, ne l'ayant pas vu +depuis la matinee du 16. Je le quittai pour rejoindre le regiment, +deja etabli pres de la route; cette nuit fut encore bien penible, car +il tomba une neige fondue qui nous mouilla, avec cela un grand vent et +pas beaucoup de feu; mais tout cela n'est rien encore aupres de ce +qu'on verra par la suite. + +Pendant cette mauvaise nuit, plusieurs soldats des tirailleurs vinrent +se chauffer a notre feu; je leur demandai des nouvelles de +quelques-uns de mes amis, surtout de deux de mes pays qui etaient aux +Velites avec moi, et qui etaient officiers dans ce regiment. C'etait +M. Alexandre Legrand, des _Quatre fils Aymon_, de Valenciennes, +l'autre M. Laporte, de Cassel pres de Lille; ce dernier avait ete tue +d'un coup de mitraille; on avait, fort heureusement, trouve une petite +voiture avec un cheval que l'on avait enleve dans le camp des Russes, +le jour du combat de nuit, dans laquelle on le conduisait. + +Il etait environ minuit, qu'une sentinelle de notre bivac me fit +prevenir qu'il apercevait un cavalier qui paraissait venir de notre +cote: je courus de suite, avec deux hommes armes, afin de voir ce que +ce pouvait etre. Arrive a une certaine distance, je distinguai +parfaitement un cavalier, mais precede d'un fantassin que le cavalier +paraissait faire marcher de force. Lorsqu'ils furent pres de nous, le +cavalier se fit connaitre: c'etait un dragon de la Garde qui, pour se +procurer des vivres pour lui et son cheval, s'etait introduit dans le +camp des Russes, pendant la nuit, et, pour qu'on ne fit pas attention +a lui, s'etait coiffe du casque d'un cuirassier russe qu'il avait tue +le meme jour; il avait, de cette maniere, parcouru une partie du camp +ennemi, avait enleve une botte de paille, un peu de farine, et blesse +d'un coup de sabre une sentinelle avancee et culbute une autre qu'il +amenait prisonniere. Ce brave dragon se nommait Melet; il etait de +Conde; il resta avec nous le reste de la nuit. Il me disait que ce +n'etait pas pour lui qu'il s'exposait, que c'etait pour son cheval, +pour le pauvre Cadet, comme il l'appelait. Il voulait, disait-il, a +quelque prix que ce soit, lui procurer de quoi le nourrir, "car si je +sauve mon cheval, a son tour il me sauvera". C'etait la seconde fois, +depuis Smolensk. qu'il s'introduisait dans le camp des Russes. La +premiere fois, il avait enleve un cheval tout harnache. + +Il eut le bonheur de rentrer en France avec son cheval, avec lequel il +avait deja fait les campagnes de 1806-1807 en Prusse, en Pologne, 1808 +en Espagne, 1809 en Allemagne, 1810-1811 en Espagne, et 1812 en +Russie, ensuite 1813 en Saxe et 1814 en France. Son pauvre cheval fut +tue a Waterloo, apres avoir assiste dans plus de douze grandes +batailles commandees par l'Empereur, et dans plus de trente combats. +Dans le cours de cette malheureuse campagne, je le rencontrai encore +une fois, faisant un trou dans la glace avec une hache, au milieu d'un +lac, afin de procurer de l'eau a son cheval. Un jour, je l'apercus au +haut d'une grange qui etait toute en feu, au risque d'etre devore par +les flammes, et cela toujours pour son cheval, afin d'avoir un peu de +paille du toit pour le nourrir, car il n'y avait pas plus a manger +pour les chevaux que pour nous. Les pauvres betes, independamment de +ce qu'elles souffraient par la rigueur du froid, etaient obligees de +ronger les arbres pour se nourrir, en attendant qu'a leur tour elles +nous servent de nourriture. + +Apres cela, Melet n'etait pas le seul qui s'exposa en s'introduisant +dans le camp des Russes pour se procurer des vivres; beaucoup furent +pris et perirent de cette maniere, soit par les paysans, en +s'introduisant dans les villages a une lieue ou deux sur la droite ou +sur la gauche de la route, ou par des partisans de l'armee russe, car +toutes les nations soumises a cet empire se levaient en masse et +venaient rejoindre le gros de l'armee. Enfin, la misere etait +tellement grande qu'on voyait les soldats quitter leur regiment a la +moindre trace d'un chemin, et cela dans l'espoir de trouver quelque +mauvais village, si toutefois l'on peut appeler de ce nom la reunion +de quelques mauvaises baraques baties avec des troncs d'arbres et dans +lesquelles on ne trouvait rien, car je n'ai jamais pu savoir de quoi +les paysans se nourrissaient, et ceux qui s'exposaient a faire de +pareilles courses s'en revenaient quelquefois avec un morceau de pain +noir comme du charbon, rempli de morceaux de paille longs comme le +doigt, et de grains d'orge, et puis tellement dur qu'il etait +impossible de mordre dedans, d'autant plus que l'on avait les levres +crevassees et fendues par suite de la gelee. Pendant toute cette +malheureuse campagne, je n'ai jamais vu que, dans ces courses, il y en +ait eu un qui ait ramene avec lui soit une vache, ou un mouton; aussi +je ne sais de quoi vivent ces sauvages, et il faut bien qu'ils aient +peu de betail, pour que l'on ne puisse pas en trouver un peu; enfin +c'est le pays du diable, car l'enfer est partout. + + + + +VII + +La retraite continue.--Je prends femme.--Decouragement.--Je perds de +vue mes camarades.--Scenes dramatiques.--Rencontre de Picart. + + +Le 18 novembre, qui etait le lendemain de la bataille de Krasnoe, nous +partimes de grand matin de notre bivac. Dans cette journee, notre +marche fut encore bien fatigante et triste; il avait degele, nous +avions les pieds mouilles et, jusqu'au soir, il fit un brouillard a ne +pas s'y voir. Nos soldats marchaient encore en ordre, mais il etait +facile a voir que les combats des jours precedents les avaient +demoralises, et surtout l'abandon force de leurs camarades qui leur +tendaient les bras, car ils pensaient aussi que le meme sort les +attendait. + +Ce jour-la, j'etais tres fatigue; un soldat de la compagnie, nomme +Labbe, qui m'etait tres attache, et qui, la veille, avait perdu son +sac, voyant que je marchais avec beaucoup de peine, me demanda le mien +a porter. Comme je le connaissais pour un brave garcon, je le lui +confiai, et, certainement, c'etait lui confier ma vie, car il y avait +dedans plus d'une livre de riz et du gruau que le hasard m'avait +procure a Smolensk, et que je conservais pour les moments les plus +critiques, que je prevoyais arriver bientot, lorsqu'il n'y aurait plus +de chevaux a manger. Ce jour-la, l'Empereur marchait a pied, un baton +a la main. + +Le soir, la gelee ayant repris, il fit un verglas a ne pas se tenir, +les hommes tombaient a chaque instant, plusieurs furent grievement +blesses. Je marchais derriere la compagnie, ayant toujours, autant que +possible, les yeux sur mon porteur de sac, et meme je regrettais deja +de le lui avoir confie; aussi je me proposais bien de le lui reprendre +le soir meme, en arrivant au bivac. Enfin la nuit arriva, mais +tellement obscure, qu'il etait impossible de se voir. A chaque instant +j'appelais: "Labbe! Labbe!" Il me repondait: "Present! mon sergent." +Mais une autre fois que je l'appelais encore, un soldat me repondit +qu'il y avait un instant, il etait tombe, mais que, probablement, il +suivait derriere le regiment. Je ne m'en inquietai pas beaucoup, car +nous devions, dans peu, arreter et prendre position. En effet, l'on +fit halte sur la route ou l'on nous annonca que nous allions passer la +nuit, ainsi que dans les environs. Dans ce moment, presque toute +l'armee se trouvait reunie; il manquait seulement le corps d'armee du +marechal Ney, qui se trouvait en arriere, et que l'on croyait perdu. + +Dans cette triste nuit, chacun s'arrangea comme il put; nous nous +trouvions plusieurs sous-officiers reunis et nous nous etions empares +d'une grange, car nous etions, sans le savoir, pres d'un village. +Beaucoup d'hommes du regiment y etaient entres avec nous, mais ceux +qui arriverent un instant apres, voyant qu'il n'y avait pas, pour eux, +de quoi s'abriter, firent ce que l'on faisait en pareille +circonstance: ils monterent sur le toit, sans que nous pussions nous y +opposer, et, en un instant, nous fumes aussi bien qu'en plein champ. +Dans le moment, l'on vint nous dire que, plus loin sur la route, il y +avait une eglise--c'etait un temple grec--que l'on avait designee pour +notre regiment, mais qu'elle se trouvait occupee par des soldats de +differents regiments, marchant a volonte, et qu'ils ne voulaient pas +qu'on y entrat. + +Lorsque nous fumes bien informes ou ce temple etait situe, nous nous +reunimes a une douzaine de sous-officiers et caporaux, et nous +partimes pour y aller. Nous eumes bientot trouve l'endroit, puisque +c'etait sur la route; lorsque nous nous presentames pour y entrer, +nous trouvames de l'opposition de la part de ceux qui s'en etaient +empares. C'etait une reunion d'Allemands, d'Italiens, et aussi +quelques Francais, qui commencerent par vouloir nous intimider en +mettant la baionnette au bout du fusil, et a nous signifier de ne pas +entrer; nous leur repondimes sur le meme ton, en faisant de meme, et +nous forcames l'entree. Alors ils se retirerent un peu, et un Italien +leur cria: "Faites comme moi, chargez vos armes!--Les notres le sont!" +repondit un sergent-major de chez nous; et un combat sanglant allait +s'engager entre nous, lorsqu'il nous arriva du renfort. C'etaient des +hommes de notre regiment: alors, voyant qu'il n'y avait rien a gagner, +et qu'a notre tour, nous n'etions pas disposes a les souffrir pres de +nous, ils prirent le parti de sortir et de s'etablir non loin de la. + +Malheureusement pour eux, pendant la nuit, le froid augmenta +considerablement, accompagne d'un grand vent et de beaucoup de neige. +Aussi, le lendemain matin, lorsque nous partimes, nous trouvames, non +loin de l'endroit ou nous avions couche, et sur le bord de la route, +plusieurs de ces malheureux que nous avions fait sortir du temple, et +qui, trop faibles pour aller plus loin, avaient expire devant le +portail. D'autres avaient peri plus loin, dans la neige, en cherchant +a gagner un endroit pour s'abriter. Nous passames pres de ces cadavres +sans rien nous communiquer. Que de tristes reflexions devions-nous +faire sur ce tableau dont nous etions en partie la cause! Mais nous en +etions venus au point que les choses les plus tragiques nous +devenaient indifferentes, car nous disions de sang-froid et sans +emotion que, bientot, nous mangerions les cadavres des hommes morts, +car dans peu de jours, il n'y aurait plus de chevaux pour se nourrir. + +Une heure apres nous etre mis en marche, nous arrivames a Doubrowna, +petite ville habitee en partie par des Juifs, et ou toutes les maisons +sont baties en bois, et ou l'Empereur avait couche avec les grenadiers +et chasseurs de la Garde et une partie de l'artillerie. Nous les +trouvames sous les armes; ils nous apprirent que, la nuit, une fausse +alarme les avait forces d'etre constamment dans la position ou nous +les trouvions, que c'etait ce qui pouvait leur arriver de plus +malheureux, car ils avaient espere passer la nuit dans des maisons +bien chauffees et habitees; mais le sort en avait decide autrement. + +Nous traversames cette ville de bois pour aller a Orcha. Apres une +heure de marche, nous passames un ravin ou les bagages eurent encore +beaucoup de peine a traverser, et ou beaucoup de chevaux perirent. +Enfin, dans l'apres-midi, nous arrivames dans cette ville que nous +trouvames fortifiee, et avec une garnison composee d'hommes de +differents regiments: c'etaient des hommes qui etaient restes en +arriere et qui etaient venus avec des detachements, pour rejoindre la +Grande Armee, et qu'on avait retenus. Il s'y trouvait aussi des +gendarmes et quelques Polonais. Ces hommes, en nous voyant aussi +miserables, furent saisis, surtout lorsqu'ils virent la grande +quantite de traineurs marchant en desordre. L'on fit rester une partie +de la Garde dans la ville, afin d'y maintenir l'ordre, et comme il s'y +trouvait un magasin de farine et un peu d'eau-de-vie, l'on en fit une +distribution. Nous trouvames, dans cette ville, un equipage de pont et +beaucoup d'artillerie avec les attelages, et, par une fatalite +extraordinaire, nous brulames les bateaux qui composaient les ponts, +afin de faire servir les chevaux a trainer les canons. Mais nous ne +savions pas encore ce qui nous attendait a la Berezina, ou les ponts +pouvaient tant nous servir. + +Nous n'etions plus que 7 a 8 000 hommes de la Garde, reste de 35 000. +Encore, parmi ceux qui restaient, quoique marchant toujours en ordre, +une portion se trainait peniblement. Comme je l'ai dit, l'Empereur et +une partie de la Garde etait dans la ville et le reste bivaquait dans +les environs. Pendant la nuit, le marechal Ney, que l'on croyait +perdu, arriva avec le reste de son corps d'armee; il lui restait +encore environ 2 a 3 000 combattants, reste de 70 000. Nous apprimes, +au meme instant, que la joie de l'Empereur fut a son comble, lorsqu'il +sut que le marechal etait sauve. + +Le 20, nous fimes sejour, pendant lequel je cherchai mon porteur de +sac, mais inutilement. Le lendemain 21, nous partimes sans avoir pu le +joindre; cependant l'on m'avait assure l'avoir vu, mais je commencais +a desesperer. + +Lorsque nous fumes a quelque distance d'Orcha, nous entendimes des +coups de fusil; nous arretames un instant et nous vimes arriver +quelques trainards que des Cosaques avaient surpris. Ces hommes +vinrent se mettre dans nos rangs, et nous continuames a marcher. Parmi +ces trainards je cherchai encore mon homme et mon sac, mais ce fut +comme la premiere fois; je n'apercus rien. Nous fumes coucher dans un +village ou il ne restait plus qu'une grange qui servait de maison de +poste, et deux ou trois maisons. Ce village s'appelle Kokanow. + +Le 22, apres avoir passe une nuit bien triste, nous nous remimes en +route de grand matin; nous marchions avec beaucoup de peine a travers +un chemin que le degel avait rendu fangeux. Avant midi, nous avions +atteint Toloczin. C'etait l'endroit ou l'Empereur avait couche; +lorsque nous fumes de l'autre cote, l'on nous fit faire une halte; +tous les debris de l'armee se trouvaient reunis; nous nous mimes sur +la droite de la route, en colonne serree par division. Un instant +apres, M. Serraris, officier de notre compagnie, vint me dire qu'il +venait de voir Labbe, celui qui avait mon sac, occupe pres d'un feu a +frire de la galette, et qu'il lui avait ordonne de joindre la +compagnie. Il lui avait repondu qu'il allait venir de suite, mais une +nuee de Cosaques etant arrivee, avait tombe sur les trainards, et, +comme il etait du nombre, il avait probablement ete pris. Adieu mon +sac et tout ce qu'il contenait! Moi qui avais tant a coeur de +rapporter en France mon petit trophee! Comme j'aurais ete fier de +dire: "J'ai rapporte cela de Moscou!" + +Non content de ce que M. Serraris venait de me dire, je voulus voir +par moi-meme, et je retournai en arriere jusqu'au bout du village, que +je trouvai rempli de soldats de tous les regiments, marchant isoles, +n'obeissant plus a personne. Lorsque je fus a l'extremite du village, +j'en rencontrai encore beaucoup, mais en position de recevoir les +Cosaques, si toutefois ils revenaient encore; on les apercevait de +loin qui s'eloignaient, emmenant avec eux les prisonniers qu'ils +venaient de faire, ainsi que mon pauvre sac, car mes recherches furent +inutiles. + +J'etais dans le milieu du village, et je revenais en regardant de +droite et de gauche, lorsque je vis une femme, couverte d'une capote +de soldat, qui me regardait attentivement, et, l'ayant examinee a mon +tour, il me sembla l'avoir quelquefois vue. Comme j'etais +reconnaissable a ma peau d'ours, elle me parla la premiere en me +disant qu'elle m'avait vu a Smolensk. Je la reconnus de suite pour la +femme de la cave. Elle me conta que les brigands avec qui elle avait +ete obligee de rester pendant dix jours, avaient ete pris a Krasnoe, +avant notre arrivee; qu'etant dans une maison ou ils venaient de lui +donner des coups parce qu'elle n'avait pas voulu blanchir leurs +chemises, elle etait sortie afin de chercher de l'eau pour laver; elle +avait apercu les Russes qui venaient de son cote, et, sans les +prevenir, elle s'etait sauvee; que, pour eux, ils s'etaient battus en +desesperes, pensant sauver l'argent qu'ils avaient, car, me dit-elle, +ils en avaient beaucoup, surtout de l'or et des bijoux, mais qu'ils +avaient fini par etre en partie tues ou blesses et devalises; que, +tant qu'a elle, elle n'avait ete sauvee que lorsque la Garde imperiale +etait arrivee. + +Elle me dit aussi qu'a Smolensk, et pendant une partie de la nuit +apres que je les eus quittes, ils firent une sortie et revinrent avec +des portemanteaux, mais que, dans la crainte d'etre vendus par moi, +ils avaient change de retraite: il aurait ete impossible de les y +trouver; c'etait le Badois qui la leur avait enseignee. Ils y +resterent encore deux jours, mais, ne sachant que faire de tout ce +qu'ils avaient vole, le tambour et le Badois avaient trouve un juif a +qui ils avaient vendu les choses qu'il leur etait impossible +d'emporter, et ensuite ils etaient partis un jour avant nous, et, +depuis Smolensk jusqu'a Krasnoe, ils avaient manque etre pris trois +fois, mais, la derniere fois qu'ils avaient rencontre des Cosaques, +ils en avaient surpris cinq et, apres les avoir fait deshabiller, les +avaient fusilles, et cela pour avoir leurs habillements; car leur +projet etait de s'habiller en Cosaques pour mieux piller leurs +camarades qui restaient en arriere, et aussi pour ne pas etre reconnus +par les Russes. Comme ils avaient deja six chevaux, ils devaient +commencer leur role le jour ou ils avaient ete pris. Elle ajouta que +sous leurs habillements de Cosaques, ils avaient leur uniforme de +Francais, de maniere a etre l'un et l'autre, suivant les +circonstances. + +Enfin elle m'en eut dit davantage, si j'avais eu le temps de +l'ecouter. Je lui demandai avec qui elle etait; elle me repondit +qu'elle n'etait avec personne; que, le lendemain que son mari avait +ete tue, elle avait ete avec ceux avec qui je l'avais vue, et qu'elle +marchait seule, mais que, si je voulais la prendre sous ma +protection, elle aurait soin de moi, et que je lui rendrais un grand +service. Je consentis de suite a ce qu'elle me demandait, sans penser +a la figure que j'allais faire, lorsque j'arriverais au regiment avec +ma femme. + +Tout en marchant, elle me demanda ou etait mon sac; je lui contai mon +histoire, et comment je l'avais perdu; elle me repondit que je n'avais +pas besoin de m'inquieter, qu'elle en avait un bien garni. +Effectivement, elle avait un sac sur son dos et un panier au bras; +elle ajouta que, si je voulais entrer dans une maison ou dans une +ecurie, elle me ferait changer de linge. Je consentis de suite a cette +proposition, mais, au moment ou nous cherchions un endroit convenable, +l'on cria _Aux armes!_ et j'entendis battre le rappel. Je dis a ma +femme de me suivre. Arrive a peu de distance du regiment, que je +trouvai sous les armes, je lui recommandai de m'attendre sur la route. + +Arrive a la compagnie, le sergent-major me demanda si j'avais eu des +nouvelles de Labbe et de mon sac. Je lui dis que non et qu'il n'y +fallait plus penser, mais qu'a la place, j'avais trouve une femme: +"Une femme! me repondit-il, et pourquoi faire? Ce n'est pas pour +blanchir ton linge, tu n'en as plus!--Elle m'en donnera!--Ah! me +dit-il, c'est different; et a manger?--Elle fera comme moi." + +Dans ce moment, l'on nous fit former le carre; les grenadiers et les +chasseurs, ainsi que les debris des regiments de Jeune Garde, en +firent autant. Au meme instant, l'Empereur passa avec le roi Murat et +le prince Eugene. L'Empereur alla se placer au milieu des grenadiers +et chasseurs, et la, il leur fit une allocution en rapport aux +circonstances, en leur annoncant que les Russes nous attendaient au +passage de la Berezina, et qu'ils avaient jure que pas un de nous ne +la repasserait. Alors, tirant son epee et elevant la voix, il s'ecria: +"Jurons aussi, a notre tour, plutot mourir les armes a la main en +combattant, que ne pas revoir la France!" Et, aussitot, le serment de +mourir fut jure. Au meme instant, l'on vit les bonnets a poil et les +chapeaux au bout des fusils et des sabres, et le cri de: "Vive +l'Empereur!" se fit entendre. De notre cote, c'etait le marechal +Mortier qui nous faisait un discours semblable, et auquel l'on +repondit avec le meme enthousiasme; il en etait de meme dans les +autres regiments. + +Ce moment, vu les circonstances malheureuses ou nous nous trouvions, +fut sublime et, pour un instant, nous fit oublier nos miseres: si les +Russes se fussent trouves a notre portee, eussent-ils ete six fois +plus nombreux que nous, l'affaire n'eut pas ete douteuse, nous les +aurions aneantis. Nous restames dans cette position jusqu'au moment ou +la droite de la colonne commenca son mouvement. + +Je n'avais pas oublie ma femme, et, en attendant que notre regiment se +mit en marche, je fus sur la route pour la chercher, mais je ne la +retrouvai plus. Elle avait ete entrainee par le torrent de plusieurs +milliers d'hommes des corps d'armee du prince Eugene, des marechaux +Ney et Davoust; et d'autres corps qu'il etait impossible de reunir et +de faire marcher en ordre, car les trois quarts etaient ou malades ou +blesses, et, generalement, demoralises et indifferents a tout ce qui +se passait. Ceux de ces corps qui marchaient encore en ordre s'etaient +formes en colonne sur la gauche de la route ou quelques-uns des +traineurs allaient encore, en passant, se reunir autour de leurs +aigles. + +C'est dans ce moment que je vis le marechal Lefebvre, aupres duquel je +me trouvais sans le savoir. Il etait seul et a pied, un baton a la +main, et dans le milieu du chemin, s'ecriant d'une voix forte, avec +son accent allemand: "Allons, mes amis, reunissons-nous! Il vaut mieux +des bataillons nombreux que des brigands et des laches!" Le marechal +s'adressait a ceux qui, sans pretexte, ne marchaient jamais avec leurs +corps, et qui etaient en arriere ou en avant, suivant les +circonstances. + +Je fis encore quelques recherches apres ma femme, a cause du linge +qu'elle m'avait promis et dont j'avais un extreme besoin de changer; +mais, peine inutile, je ne la revis plus et je me trouvai veuf d'elle, +comme de mon sac. + +J'avais, en marchant dans la cohue, depasse de beaucoup le regiment: +je me reposai pres d'un feu de bivac de ceux qui venaient de partir. + +Jusqu'a Krasnoe, j'avais toujours ete d'un caractere assez gai, et +au-dessus de toutes les miseres qui nous accablaient; il me semblait +que, plus il y avait de danger et de peine, plus il devait y avoir de +gloire et d'honneur. J'avais tout supporte avec une patience qui +etonnait mes camarades. Mais, depuis les affaires sanglantes de +Krasnoe, et surtout depuis que je venais d'apprendre que deux de mes +amis, deux velites, independamment de Beloque et de Capon que j'avais +vus etendus morts sur la neige, avaient ete l'un tue et l'autre +mortellement blesse (_sic_). Pour compliquer mes peines, un traineau +vint a passer et, ne pouvant, pour le moment, aller plus loin, les +hommes qui en etaient charges s'arreterent pres de moi. Je leur +demandai quel etait le blesse qu'ils conduisaient. Ils me dirent que +c'etait un officier de leur regiment; c'etait le pauvre Legrand, qui +me conta comment il avait ete blesse: Laporte, son camarade, de +Cassel, pres de Lille, officier dans le meme regiment que Legrand, +etait reste malade dans Krasnoe, mais, apprenant que le regiment dont +il faisait partie se battait, et n'ecoutant que son courage, il alla +le rejoindre; mais, a peine etait-il dans les rangs, qu'un coup de +canon lui brisa les jambes. Legrand qui, en voyant arriver Laporte, +s'etait avance pour lui parler, fut atteint du meme coup a la jambe +droite. + +Laporte resta mort sur le champ de bataille, et lui fut transporte a +la ville; on le mit dans une mauvaise voiture russe attelee d'un +mauvais cheval, mais, le premier jour, la voiture se brisa et fort +heureusement pour lui que, pres de la, se trouvait un traineau dont le +cheval etait tombe et lui servit, sans cela il aurait fallu le laisser +sur la route. Il etait accompagne par quatre hommes de son regiment; +il voyageait de cette maniere depuis six jours. Je quittai le +malheureux Legrand et, en lui pressant la main, je lui souhaitai un +heureux voyage; il me repondit qu'il comptait beaucoup sur la garde de +Dieu et sur l'amitie des braves soldats qui l'accompagnaient. Alors un +des soldats prit le cheval par la bride, un autre le frappa, et les +deux autres pousserent derriere. De cette maniere, et avec beaucoup de +peine, le traineau se mit en mouvement; en le voyant partir, je +pensais qu'il n'irait pas loin, avec un pareil equipage. + +Depuis ce moment, je n'etais plus le meme: j'etais triste, des +pressentiments sinistres vinrent m'assaillir; ma tete devint brulante; +je m'apercus que j'avais la fievre; je ne sais si la fatigue y avait +contribue, car depuis que les debris des corps d'armee nous avaient +rejoints, nous etions obliges de partir de grand matin, et nous +marchions fort tard sans faire beaucoup de chemin. Les jours etaient +tellement courts qu'il ne faisait clair qu'a huit heures, et nuit +avant quatre. C'est pourquoi que tant de malheureux soldats +s'egarerent ou se perdirent, car l'on arrivait toujours la nuit au +bivac, ou tous les debris des corps se trouvaient confondus. L'on +entendait des hommes qui, a chaque instant de la nuit, arrivaient, +crier d'une voix faible: "Quatrieme corps!... Premier corps!... +Troisieme corps!... Garde imperiale!..." et d'autres couches et sans +force, pensant avoir des secours de ceux qui arrivaient, s'efforcaient +de repondre: "Ici, camarades!" car ce n'etait plus son regiment que +l'on cherchait, mais le corps d'armee auquel on avait appartenu et qui +avait encore tout au plus la force de deux regiments ou, quinze jours +avant, il y en avait trente. + +Personne ne pouvait plus se reconnaitre, ni indiquer le regiment +auquel on appartenait. Il y en avait beaucoup qui, apres avoir marche +une journee entiere, etaient obliges d'errer une partie de la nuit +pour retrouver le corps auquel ils appartenaient. Rarement ils y +parvenaient; alors, ne connaissant plus l'heure du depart, ils se +livraient trop tard au sommeil et, en se reveillant, ils se trouvaient +au milieu des Russes. Que de milliers d'hommes furent pris et perirent +de cette maniere! + +J'etais toujours pres du feu, debout et tremblant, appuye sur mon +fusil. Trois hommes etaient assis autour, ne disant rien, regardant +machinalement passer ceux qui etaient sur la route, et ne paraissant +pas disposes a partir, parce qu'ils n'en avaient plus la force. Je +commencais a m'inquieter de ne pas voir passer le regiment, lorsque je +me sentis tirer par ma peau d'ours. C'etait Grangier qui, m'ayant +apercu, venait me dire de ne pas rester davantage, que le regiment +passait. Mais j'avais tellement les yeux abattus, qu'en regardant je +ne le voyais pas: "Et notre femme? me dit-il.--Qui t'a dit que j'avais +une femme?--Le sergent-major; mais ou est-elle?--Je n'en sais rien, +mais je sais qu'elle a, sur le dos, un sac dans lequel il y a du linge +et dont j'ai grand besoin, et si, quelquefois, tu la rencontres, tu +m'en avertiras. Elle est vetue d'une capote grise de soldat: un +bonnet de peau de mouton lui tient lieu de coiffure; elle a des +guetres noires aux jambes et un panier au bras." + +Grangier, pensant que j'etais malade, et comme il me l'a dit depuis, +que j'etais dans le delire, me prit par le bras, me fit descendre sur +la roule en me disant: "Marchons, nous aurons de la peine de rejoindre +le regiment". Cependant nous y arrivames apres avoir depasse des +milliers d'hommes de toute arme qui se trainaient avec beaucoup de +peine et qui nous faisaient prevoir que la journee serait mortelle, +pour peu que la marche fut longue. + +Elle le fut en effet: nous traversames un endroit dont je n'ai pu +savoir le nom et ou l'on disait que l'Empereur devait coucher +(quoiqu'il l'eut depasse depuis longtemps). Une quantite d'hommes de +toute arme s'y arreterent, car il etait deja tard, et l'on disait que +l'on avait encore deux lieues a faire pour arriver a l'endroit designe +ou l'on devait bivaquer, qui etait une grande foret. + +La route, en cet endroit, est large et bordee, de chaque cote, de +grands bouleaux[32]. Elle laissait aux hommes et aux equipages la +facilite de marcher, mais, lorsque le soir arriva, l'on ne voyait, +dans toute sa longueur, que des chevaux morts, et plus nous avancions, +plus elle etait couverte de voitures et de chevaux expirants, meme des +attelages entiers succombant aux fatigues, ainsi que des hommes qui, +ne pouvant aller plus loin, s'arretaient, formaient leurs bivacs au +pied des grands arbres, parce que, disaient-ils, ils avaient pres +d'eux ce qu'ils ne trouveraient pas ailleurs: du bois pour faire du +feu, les voitures brisees leur en fourniraient, et de la viande avec +les chevaux dont la route etait encombree et qui commencaient a +embarrasser la marche. + +[Note 32: Les bouleaux, ce sont des arbres qui, en Russie, +viennent excessivement grands. _(Note de l'auteur)_] + +Il y avait deja longtemps que je marchais seul au milieu de la cohue +et que je m'efforcais d'arriver a l'endroit ou nous devions passer la +nuit, afin de me reposer de cette marche penible et qui le devenait +encore davantage par le verglas qu'il faisait depuis qu'il +recommencait a geler sur une neige fondue qui, a chaque instant, me +faisait tomber; la nuit me surprit au milieu de toutes ces miseres. + +Le vent du nord avait redouble de furie; j'avais, depuis un moment, +perdu de vue mes camarades; plusieurs soldats, isoles comme moi, +etrangers au corps dont je faisais partie, se trainaient peniblement +en faisant des efforts surnaturels afin de regagner la colonne dont +ils etaient, comme moi, separes depuis quelque temps. Ceux a qui +j'adressais la parole ne me repondaient pas; ils n'en avaient pas la +force. D'autres tombaient, mourants, pour ne plus se relever. Bientot, +je me trouvai seul, n'ayant plus pour compagnons de route que des +cadavres qui me servaient de guides; les grands arbres qui la +bordaient avaient disparu. Il pouvait etre sept heures; la neige qui, +depuis quelque temps, tombait avec force, m'empechait de voir la +direction de mon chemin; le vent, qui la soufflait avec violence, +avait deja remblaye les traces que la colonne laissait apres elle. + +Jusqu'alors, j'avais toujours porte ma peau d'ours, le poil en dehors. +Mais, prevoyant que j'allais passer une mauvaise nuit, je m'arretai un +instant, et, afin d'avoir plus chaud, je la mis le poil en dedans; +c'est elle a qui je dois le bonheur d'avoir pu, dans cette nuit +desastreuse, resister a un froid de plus de vingt-deux degres, car, +l'ayant arrangee sur l'epaule droite qui etait le cote de la direction +du vent du nord, je pus alors marcher ainsi pendant une heure, temps +auquel je suis persuade n'avoir pas fait plus d'un quart de lieue, car +souvent enveloppe par des tourbillons de neige, oblige de tourner +malgre moi, je me trouvais avoir retourne sur mes pas, et ce n'etait +que par les corps morts d'hommes, de chevaux, les debris de voitures +et autres, que j'avais passes un instant avant, que je m'apercevais +que je n'etais plus dans la meme direction; alors il fallait +m'orienter de nouveau. + +La lune, ou une lueur boreale comme on en voit souvent dans le nord, +se montrait par moments; lorsqu'elle n'etait pas obscurcie par des +nuages noirs qui marchaient d'une vitesse effrayante, elle me mettait +a meme de distinguer les objets: j'apercus, mais bien loin encore, une +masse noire que je supposai etre cette immense foret que nous devions +traverser avant d'arriver a la Berezina, car nous etions alors en +Lithuanie; suivant moi, cette foret pouvait encore se trouver a une +lieue du point ou j'etais. + +Malheureusement le sommeil qui, dans cette circonstance, etait presque +toujours l'avant-coureur de la mort, commenca a me gagner; mes jambes +ne pouvaient plus me soutenir; mes forces etaient epuisees; deja +j'etais tombe plusieurs fois en dormant, et, sans le froid de la neige +qui me reveillait, je me serais laisse aller; c'en etait fait de moi +si j'avais eu le malheur de succomber a l'envie de dormir. + +L'endroit ou je me trouvais etait couvert d'hommes et de chevaux morts +qui me barraient la route et m'empechaient de me trainer, car je +n'avais plus la force de lever les jambes. Lorsque je tombais, il me +semblait que c'etait un de ces malheureux etendus sur la neige qui +venait de m'arreter, car il arrivait souvent que des hommes couches et +mourants au milieu du chemin cherchaient a attraper par les jambes +ceux qui marchaient pres d'eux, afin d'implorer leur secours, et +souvent il est arrive que ceux qui se baissaient pour secourir leurs +camarades tombaient sur eux pour ne plus se relever. + +Je marchai environ dix minutes sans direction; j'allais comme un homme +ivre; mes genoux flechissaient sous le poids de mon faible corps; +enfin je voyais ma derniere heure, quand tout a coup, chopant contre +le sabre d'un cavalier qui se trouvait a terre, je tombai de tout mon +long, de maniere que mon menton alla porter sur la crosse de son +fusil, et je restai etourdi a ne pouvoir me relever. Je sentais une +grande douleur a l'epaule droite contre laquelle mon fusil avait +frappe en tombant; mais, un peu revenu a moi et m'etant mis sur mes +genoux, je ramassai mon fusil pour me mettre debout, mais, +m'apercevant que le sang me sortait par la bouche, je jetai un cri de +desespoir et je me relevai, tremblant de froid et de terreur. + +Le cri que j'avais jete fut entendu d'un malheureux qui gisait a +quelques pas de moi, a droite, de l'autre cote de la route; une voix +faible et plaintive frappa mon oreille et j'entendis tres +distinctement que l'on implorait mon secours, a moi qui en avais tant +besoin! par ces paroles: "Arretez-vous! Secourez-nous!" Ensuite l'on +cessa de se plaindre. Pendant ce temps, je restais immobile pour +ecouter et je cherchais des yeux afin de voir si je n'apercevrais pas +l'individu qui se plaignait. Mais n'entendant plus rien, je commencais +a croire que je m'etais trompe. Pour m'en assurer, je me mis a crier +de toutes mes forces: "Ou etes-vous donc?" L'echo repeta deux fois: +"Ou etes-vous donc?" Alors, je me dis a moi-meme: "Quel malheur! Si +j'avais un compagnon d'infortune, il me semble que je marcherais toute +la nuit, en nous encourageant l'un et l'autre!" A peine avais-je fait +ces reflexions, que la meme voix se fit entendre, mais plus triste que +la premiere fois: "Venez a nous!" disait-on. + +Au meme instant, la lune vint a paraitre et me fit voir, a dix pas de +moi, deux hommes, dont un etendu de tout son long et l'autre assis. +Aussitot, je me dirigeai de ce cote, et j'arrivai pres d'eux avec +peine, a cause d'un fosse comble de neige qui separait la route. +J'adressai la parole a celui qui etait assis; il se mit a rire comme +un insense, en me disant: "Mon ami, sais-tu, ne l'oublie pas!" Et de +nouveau il se mit a rire. Je vis que c'etait le rire de la mort. Le +second, que je croyais sans mouvement, vivait encore, et, tournant un +peu la tete, me dit ces dernieres paroles que je n'oublierai jamais: +"Sauvez mon oncle, secourez-le; moi, je meurs!" + +Je reconnus, dans celui qui venait de me parler, la voix qui s'etait +fait entendre lorsque l'on implorait mon secours; je lui adressai +encore quelques paroles, et, quoiqu'il ne fut pas mort, il ne me +repondit pas. Alors, me tournant du cote du premier, je parlai pour +l'encourager a se lever et venir avec moi. Il me regarda sans me +repondre; je remarquai qu'il etait enveloppe d'une grosse capote +doublee en fourrure et dont il cherchait a se debarrasser. Je voulus +l'aider a se relever, mais la chose fut impossible. En le prenant par +le bras, je vis qu'il avait des epaulettes d'officier superieur. Il me +parla encore un peu de revue, de parade, et finit par tomber sur le +cote, la figure sur la neige. Enfin, je dus l'abandonner, car il +m'etait impossible de rester plus longtemps sans m'exposer a partager +le sort de ces deux infortunes. Je passai la main sur la figure du +premier; elle etait froide comme la glace. Il avait cesse de vivre. A +cote se trouvait une espece de carnassiere que je ramassai, esperant +y trouver quelque chose. Mais je m'apercus qu'il n'y avait que des +chiffons et des papiers. J'emportai le tout. + +Ayant regagne la route, je me remis a marcher, mais lentement, +ecoutant souvent, car il me semblait toujours entendre quelqu'un se +plaindre. + +L'espoir de rencontrer quelque bivac me fit, autant que je le pouvais, +doubler le pas. J'arrivai dans un endroit de la route que je trouvai +presque ferme de chevaux morts et de voitures brisees. Tout a coup, je +me laisse aller malgre moi et je tombe assis sur le cou d'un cheval +mort qui barrait le chemin. Autour etaient etendus sans mouvement des +hommes de differents regiments. J'en remarquai meme plusieurs de la +Jeune Garde, faciles a reconnaitre au shako; j'ai suppose, depuis, +qu'une partie de ces hommes etaient morts en voulant depecer le cheval +pour le manger, mais qu'ils n'en avaient pas eu la force et qu'ils +avaient succombe de froid et de faim, comme cela arrivait tous les +jours. Dans cette triste situation, me voyant seul au milieu d'un +immense cimetiere et d'un silence epouvantable, les pensees les plus +sinistres vinrent m'assaillir: je pensai a mes camarades dont je me +trouvais separe comme par une fatalite, ensuite a mon pays, a mes +parents, de maniere que je me mis a pleurer comme un enfant. Les +larmes que je versai me soulagerent et me rendirent le courage que +j'avais perdu. + +Je trouvai sous ma main, contre la tete du cheval sur lequel j'etais +assis, une petite hache, comme nous en portions toujours dans chaque +compagnie lorsque nous etions en campagne. Je voulus m'en servir pour +en couper un morceau, mais je n'en pus venir a bout, car il etait +tellement durci par la gelee que j'aurais plutot coupe du bois. Enfin, +j'epuisai le reste de mes forces contre l'animal, et je tombai de +lassitude, mais je m'etais rechauffe un peu. + +En ramassant la hache qui m'etait echappee des mains je m'apercus que +j'avais casse plusieurs morceaux de glace; qui n'etaient autre chose +que du sang du cheval que, probablement, l'on avait saigne pour tuer. +J'en ramassai le plus possible, que je mis precieusement dans ma +carnassiere; ensuite j'en mangeai quelques morceaux qui me rendirent +un peu de force, et je me remis a continuer mon chemin, a la garde de +Dieu, ayant toujours soin de passer a droite et a gauche afin d'eviter +la rencontre des cadavres, dont la route etait jonchee, m'arretant et +tatonnant dans l'obscurite toutes les fois qu'un gros nuage passait +sur la lune, et allant le plus vite possible dans la direction du +bois, lorsqu'elle reparaissait. + +Apres avoir marche quelque temps, j'apercus a peu de distance, et +devant moi, quelque chose que je pris d'abord pour un caisson; mais +etant plus pres, je reconnus que c'etait la voiture d'une cantiniere +d'un regiment de la Jeune Garde que j'avais rencontree plusieurs fois +depuis Krasnoe, conduisant deux blesses des fusiliers-chasseurs de la +Garde. Les chevaux qui la conduisaient etaient morts et en partie +manges ou coupes par morceaux; autour de la voiture etaient sept +cadavres presque nus et a moitie couverts de neige; un seulement avait +encore sur lui une capote en peau de mouton. Je m'en approchai pour +l'examiner, mais je crois plutot que c'etait pour lui oter cette +capote. A peine m'etais-je baisse pour regarder, que je reconnus une +femme. Elle donnait peut-etre encore quelque signe de vie lorsqu'on +avait ete force de l'abandonner, et c'etait a cela que cette +malheureuse devait d'avoir conserve ses vetements. + +Dans la situation ou je me trouvais, le sentiment de ma conservation +etait toujours ma premiere pensee; c'est pourquoi, par un mouvement +irreflechi, je voulais essayer mes forces en cherchant a couper un +morceau de cheval, sans penser qu'un instant avant, j'etais tombe de +lassitude en voulant faire la meme chose. Je pris donc ma hache a deux +mains et j'attaquai le cheval qui etait dans les brancards de la +voiture, mais ce fut, comme la premiere fois, peine inutile. Alors +l'idee me vint de passer mon bras dans le corps du cheval et de voir +si, avec la main, je ne pourrais pas en retirer le coeur, le foie ou +quelque autre chose; mais je faillis l'avoir gelee; j'en fus quitte +pour un doigt de la main droite qui n'etait pas encore gueri en +arrivant a Paris, au mois de mars 1813. + +Enfin, ne pouvant arracher un lambeau de chair que j'aurais manger +crue, je me decidai a passer la nuit dans la voiture qui etait +couverte, et dans laquelle je n'avais pas encore regarde, etant +certain qu'il n'y avait rien a manger: je m'avancai pres de la femme +morte afin d'essayer de lui oter la capote de peau de mouton pour m'en +couvrir, mais il fut impossible de lui faire faire un mouvement. +Cependant je n'avais pas perdu tout espoir. Elle avait le corps sangle +avec une courroie de sac ou une bretelle de fusil, et, pour la lui +oter, il fallait que je lui fasse faire un demi-tour, parce que la +boucle qui la serrait etait de l'autre cote. Pour cela, je pris mon +fusil a deux mains, et m'en servant comme d'un levier, sous le corps. +Mais a peine avais-je commence, qu'un cri dechirant sortit de la +voiture. Je me retourne; un second cri se fait entendre: "Marie! +criait-on, Marie, a boire, je me meurs!" Je restai interdit. Une +minute apres, la meme voix repeta: "Ah! mon Dieu!" Aussitot il me +vient dans l'idee que ce sont de malheureux blesses que l'on a +abandonnes sans qu'ils le sachent. Ce n'etait que trop vrai. + +Ayant monte sur la carcasse du cheval qui etait dans les brancards, je +m'appuyai sur le bord de la voiture, et, ayant demande ce que l'on +voulait, l'on me repondit avec bien de la peine: "A boire!" + +Tout a coup, pensant a la glace de sang que j'avais dans ma +carnassiere, je voulus descendre pour en prendre, mais la lune, qui +m'eclairait depuis assez de temps, disparait tout a coup sous un gros +nuage noir, et, pensant poser le pied sur quelque chose de solide, je +le mets a cote et je tombe sur trois cadavres qui se trouvaient l'un +contre l'autre. J'avais les jambes plus hautes que la tete, les +caisses placees sur le ventre d'un mort et la figure sur une de ses +mains. J'etais habitue a coucher, depuis un mois, au milieu de +compagnie semblable, mais je ne sais si c'est parce que j'etais seul, +quelque chose de plus terrible que la peur s'empara de moi. Il me +semblait que j'avais le cauchemar; je restai quelque temps sans +parole; j'etais comme un insense, et je me mis a crier comme si l'on +me tenait sans vouloir me lacher. Malgre les efforts que je faisais +pour me relever, je ne pouvais en venir a bout. Enfin je veux m'aider +de mes bras, mais je pose, sans le vouloir, ma main droite sur une +figure, et mon pouce entre dans la bouche. + +Dans ce moment, la lune reparait et je vois tout ce qui m'entoure. Un +frisson me parcourt, je quitte mon point d'appui et je retombe +encore. Mais alors tout change. Je suis honteux de ma faiblesse et, au +lieu de la peur, une espece de frenesie s'empare de moi. Je me releve +en jurant et en mettant mes mains, mes pieds sur les figures, les +bras, les jambes, n'importe ou. Je regarde le ciel en jurant, et +semble le defier. Je prends mon fusil, je frappe contre la voiture, je +ne sais meme pas si je n'ai pas frappe sur les pauvres diables qui +etaient a mes pieds. + +Devenu plus calme et decide a passer la nuit dans la voiture, pres des +blesses, pour me mettre a l'abri du mauvais temps, je pris un morceau +de sang a la glace dans ma carnassiere et je montai dedans, cherchant, +en tatonnant, celui qui m'avait demande a boire et qui ne cessait de +crier, mais faiblement. En m'approchant, je m'apercus qu'il etait +ampute de la cuisse gauche. + +Je lui demandai de quel regiment il etait, il ne me repondit pas. +Alors, cherchant sa tete, je lui introduisis avec peine mon morceau de +sang glace dans la bouche. Celui qui etait a cote etait froid et dur +comme un marbre. J'essayai de le mettre en bas de la voiture pour +prendre sa place, attendre le jour et partir ensuite avec ceux que je +supposais etre encore en arriere, mais je n'en pus venir a bout. Je +n'avais pas la force de le bouger et, le bord de la voiture etant trop +haut, je ne pouvais le pousser a terre. Voyant que le premier n'avait +plus qu'un instant a vivre, je le couvris avec deux capotes que le +mort avait sur lui, et, restant encore un instant assis sur les jambes +de ce dernier, je cherchai dans la voiture s'il n'y avait rien qui put +m'etre utile. N'ayant rien trouve, j'adressai encore la parole au +premier, mais inutilement. Je lui passai la main sur la figure: elle +etait froide, et, a la bouche, il avait encore le morceau de glace que +je lui avais introduit. Il avait cesse de vivre et de souffrir. + +Ne pouvant, sans m'exposer a perir, rester plus longtemps, je me +disposai a partir, mais, avant, je voulus encore regarder la femme qui +etait a terre, pensant que c'etait Marie, la cantiniere, que je +connaissais particulierement comme etant du meme pays que moi, et, +profitant de la clarte que la lune donnait dans ce moment, je +l'examinai et, a la taille et a la figure, je fus certain que c'etait +une autre personne. + +Le fusil sous le bras droit, comme un chasseur, deux carnassieres, une +en maroquin rouge et l'autre en toile grise que j'avais trouvee un +instant avant, ma hache au cote, un morceau de sang glace dans la +bouche et les deux mains dans mon pantalon, je me remis en route. Il +pouvait etre neuf heures, la neige avait cesse de tomber, le vent +soufflait avec moins de force et le froid avait perdu un peu de son +intensite. Je me mis a marcher toujours dans la direction du bois. + +Au bout d'une demi-heure, la lune disparut comme par enchantement. +C'est ce qui pouvait m'arriver de plus facheux. Je restai quelques +minutes a me reconnaitre, appuye sur mon fusil et battant des pieds +pour ne pas me laisser prendre par le froid, en attendant que la +clarte revint. Mais je fus trompe dans mon attente, car elle ne +reparut plus. + +Cependant mes yeux commencerent a s'habituer a l'obscurite de maniere +a y voir assez pour me conduire. Tout a coup, je crus m'apercevoir que +je ne marchais plus dans la meme route; naturellement porte a eviter +le vent du nord, je lui avais tout a fait tourne le dos. J'en eus la +certitude en ne rencontrant plus, sur mes pas, aucune trace de debris +de l'armee. + +Je ne saurais dire le temps que je marchai dans cette nouvelle +direction, peut-etre une demi-heure, lorsque je m'apercus, mais trop +tard, que j'etais sur le bord d'un precipice, ou je roulai a plus de +quarante pieds de profondeur. Il est vrai de dire que je parcourus +cette distance a plusieurs reprises; que trois fois je fus arrete par +des broussailles. Alors, pensant que c'en etait fait de moi, je fermai +les yeux et je me laissai aller a la volonte de Dieu. Il fallut aller +jusqu'au fond, ou j'arrivai sur quelque chose de bombe qui rendit un +son sourd. + +Je restai quelque temps etourdi, mais comme rien ne m'etonnait plus, +apres tout ce qui m'etait arrive, je fus bientot revenu de ma +surprise. M'apercevant que mon fusil m'avait echappe des mains, je me +mis en tete de le chercher. Mais bien me prit d'y renoncer et +d'attendre jusqu'au jour. + +Je tirai mon sabre du fourreau et, comme je ne pouvais rien voir, +j'allai, tout en sondant, devant moi. C'est alors que je m'apercus +que l'objet sur lequel j'etais tombe et qui avait rendu un son sourd +etait un caisson dont je cherchai a faire le tour ainsi que de deux +carcasses de chevaux que je rencontrai sur le devant. + +Voulant trouver un endroit convenable afin de passer le reste de la +nuit, je m'arretai pour ecouter et voir; au bout d'un instant, je +sentis de la chaleur aux pieds. Ayant baisse la tete, je m'apercus que +j'etais arrete sur l'emplacement d'un feu qui n'etait pas tout a fait +eteint. + +Aussitot, je me couche a terre et, mettant les mains dans les cendres +pour les rechauffer, je parvins a retrouver quelques charbons que je +reunis avec beaucoup de peine et de precaution. Ensuite je me mis a +souffler et j'en fis jaillir quelques etincelles que je recus +precieusement sur la figure et dans les mains. Mais du bois pour +ravitailler mon feu, ou en trouver? Je n'osais l'abandonner, car ce +feu devait me sauver la vie, et, pendant que je me serais eloigne pour +en chercher, il pouvait s'eteindre. + +Crainte d'accident, je dechire un morceau de ma chemise qui tombait en +lambeaux, j'en fais une meche et je l'allume. Ensuite, tout en +tatonnant avec les mains autour de moi, je ramasse des petits morceaux +de bois qui, fort heureusement, se trouvent a ma portee, et, avec de +la patience, je parviens, non sans beaucoup de difficulte, a le +rallumer. Bientot la flamme petille, et ramassant tout le bois que je +trouve, au bout d'un instant j'ai un grand feu de maniere a me faire +distinguer tous les objets qui se trouvent a cinq ou six pas de moi. + +Je vis d'abord, sur le dessus du caisson, ecrit en grandes lettres: +GARDE IMPERIALE, ETAT-MAJOR. L'inscription etait surmontee de l'aigle. +Ensuite, autour et aussi loin que je pouvais voir, le terrain etait +couvert de casques, de shakos, de sabres, de cuirasses, de coffres +enfonces, de portemanteaux vides, d'habillements epars et dechires, de +selles, de schabraques de luxe et d'une infinite d'autres choses. +Mais, a peine avais-je jete un coup d'oeil sur tout ce qui +m'environnait, l'idee me vint que l'endroit ou je me trouvais pourrait +bien etre a portee du bivac d'un parti de Cosaques et, aussitot, voila +que la peur me prend et que je n'ose plus entretenir mon feu. Il n'y a +pas de doute, dis-je en moi-meme, que cet endroit est occupe par des +Russes, car si c'etaient des Francais, l'on y verrait des grands feux; +nos soldats, a defaut de nourriture, se chauffaient tres bien +lorsqu'ils le pouvaient, et la, justement, le bois ne manque pas! Je +ne concevais pas qu'un endroit comme celui ou je me trouvais, a l'abri +du vent, n'eut pas ete choisi pour y passer la nuit. Enfin je ne +savais si je devais rester ou partir. + +Pendant que je faisais ces reflexions, mon feu avait considerablement +diminue, et je n'osais y remettre du bois. Mais l'envie de me +rechauffer et de me reposer quelques heures l'emporta sur la crainte. +J'en ramassai autant qu'il me fut possible, j'en fis un bon tas que je +mis pres de moi, de maniere a le pouvoir prendre sans me bouger, et me +chauffer ainsi jusqu'au jour. Je ramassai aussi plusieurs schabraques +pour mettre sous moi, et, enveloppe dans ma peau d'ours, le dos tourne +au caisson, je me disposai a passer ainsi le reste de la nuit. + +En mettant du bois sur mon feu, je m'apercus qu'il se trouvait, parmi +les morceaux, une cote de cheval, et, quoiqu'on l'eut deja rongee, il +y restait encore assez de viande pour apaiser la faim qui commencait a +me devorer, et, quoique couverte de neige et de cendres, c'etait, pour +le moment, beaucoup plus que je n'aurais ose esperer. Depuis la +veille, je n'avais mange que la moitie d'un corbeau que j'avais trouve +mort, et, le matin avant mon depart, quelques cuillerees de soupe de +gruau melangee de morceaux de paille d'avoine et de grains de seigle, +et salee avec de la poudre. + +A peine ma cotelette etait-elle chaude, que je commencai a mordre, +malgre les cendres qui servaient d'assaisonnement. Je fis, de cette +maniere, mon triste repas, en regardant de temps a autre, a droite et +a gauche, si je ne voyais rien autour de moi qui put m'inquieter. + +Depuis que j'etais dans ce fond, ma position s'etait un peu amelioree. +Je ne marchais plus, j'etais a l'abri du vent et du froid, j'avais du +feu et a manger. Mais j'etais tellement fatigue que je m'endormis en +mangeant, mais d'un sommeil agite par la crainte, et interrompu par +les douleurs que j'avais dans les cuisses: il semblait que l'on +m'avait roue de coups. Je ne sais combien de temps je me reposai, +mais lorsque je m'eveillai, il n'y avait pas encore d'apparence que +le jour dut venir de sitot, car, en Russie, les nuits sont longues. +C'est le contraire en ete; il n'y en a presque pas. + +Lorsque je m'etais endormi, je m'etais mis les pieds dans les cendres. +Aussi, en me reveillant, je les avais chauds. Je savais par experience +que le bon feu delasse et apaise les douleurs; c'est pourquoi je me +disposai a en faire un en mettant le feu au caisson, en y ajoutant +tout ce qui pourrait etre susceptible de bruler. Aussitot, ramassant +et reunissant tout le bois que je pus trouver, ainsi que les coffres +brises, et en ayant mis une partie contre, je n'avais qu'a pousser mon +feu et a l'incendier. + +Cependant, je voulus encore attendre quelque temps, car je pensais que +si mon feu, jusqu'a present, ne m'avait attire aucun desagrement, +c'est-a-dire quelques patrouilles de Cosaques, c'est parce qu'il etait +petit et dans un fond, mais que le contraire pourrait fort bien +arriver lorsque le caisson serait tout en feu. + +La flamme commencait a eclairer et a me mettre a meme de voir tout ce +qui etait autour de moi. Je vis venir, sur ma gauche, quelque chose +que je pris d'abord pour un animal, et comme il y a beaucoup d'ours en +Russie, et surtout dans cette contree, je pensais et j'etais presque +certain, a la tournure de l'individu, que c'en etait un, car il +marchait a quatre pattes. Il pouvait etre a dix ou douze pas, et je ne +pouvais encore bien le distinguer. Lorsqu'il ne fut plus qu'a cinq ou +six pas, je reconnus que c'etait un homme, et de suite je pensai que +ce pouvait etre un blesse qui, attire par le feu, venait en prendre sa +part. Crainte de surprise, je me mis sur mes gardes, et, prenant mon +sabre qui etait pres de moi et hors du fourreau, j'avancai deux pas a +la rencontre et sur la droite de l'individu, en lui criant: "Qui +es-tu?" + +En meme temps, je lui mettais la pointe de mon sabre sur le dos, car +j'avais reconnu que c'etait un Russe, un vrai Cosaque a longue barbe. + +Aussitot, il leva la tete et se mit en position d'esclave, en voulant +me baiser les pieds et en me disant: "Dobray Frantsouz!"[33] et +d'autres mots que je comprenais un peu et que l'on dit lorsqu'on a +peur. S'il avait pu deviner, il aurait vu que j'avais, pour le moins, +aussi peur que lui. Il se mit sur les genoux pour me montrer qu'il +avait un coup de sabre sur la figure. Je remarquai que, dans cette +position, sa tete allait jusqu'a mon epaule, de sorte qu'il devait +avoir plus de six pieds. Je lui fis signe de s'approcher du feu. Alors +il me fit comprendre qu'il avait une autre blessure. C'etait une balle +qui lui etait entree dans le bas-ventre; tant qu'a son coup de sabre, +il etait effrayant. Il lui prenait sur le haut de la tete, descendant +le long de la figure jusqu'au menton, et allait se perdre dans la +barbe, preuve certaine que celui qui le lui avait applique n'allait +pas de main morte. Il se coucha sur le dos pour me montrer son coup de +feu; la balle avait traverse. Dans cette position, je m'assurai qu'il +n'avait pas d'armes. Ensuite il se mit sur le cote sans plus rien +dire. Je me mis en face pour l'observer. Je ne voulais plus +m'endormir, car je voulais, avant le jour, executer mon projet de +mettre le feu au caisson et de partir ensuite. Mais voila que, tout a +coup, une autre terreur me prend en pensant qu'il pouvait bien +contenir de la poudre! + +[Note 33: Bon Francais! (_Note de l'auteur_.)] + +A peine ai-je fait cette reflexion, que, tout fatigue que je suis, je +me leve et, ne faisant qu'un saut au-dessus du feu et du pauvre diable +qui etait devant moi, je me mis a courir a plus de vingt pas sur la +gauche, mais, _chopant_ a une cuirasse qui se trouvait sur mon +passage, j'allai mesurer la terre de tout mon long. J'eus encore le +bonheur, dans cette chute, de ne pas me blesser, car j'aurais pu +rencontrer, en tombant, quelques debris d'armes, et il y en avait +beaucoup d'eparses dans cet endroit; j'ai pu m'en assurer lorsqu'il +commenca a faire jour. M'etant releve, je me mis a marcher en +reculant, et toujours les yeux fixes sur l'endroit que je venais +d'abandonner, comme si vraiment j'avais ete certain qu'il existat de +la poudre dans le caisson et qu'il allat faire explosion. Peu a peu +revenu de ma peur, je regagnai l'endroit que j'avais quitte sottement, +car je n'etais pas plus en surete a vingt pas que contre le feu. Je +pris les morceaux de bois enflammes, je les portai avec precaution a +l'endroit ou j'etais tombe; ensuite je pris la cuirasse a laquelle +j'avais _chope_, afin de m'en servir a ramasser de la neige et a +eteindre le feu. Mais a peine avais-je commence cette besogne, qu'un +bruit de fanfare se fit entendre, et, ayant attentivement ecoute, je +reconnus facilement les clairons de la cavalerie russe, qui +m'annoncaient que je n'etais pas loin d'eux. A ce son national, +j'avais vu le Cosaque lever la tete. Je cherchai, en l'examinant +attentivement, a lire sur sa physionomie quelle etait sa pensee, car +le feu eclairait encore assez pour distinguer ses traits. Il semblait +vouloir aussi lire sur ma figure l'impression que ce bruit inattendu +avait produit sur moi. C'est ainsi que j'ai pu voir comme cet homme +etait hideux: une carrure d'Hercule, des yeux louches se renfoncaient +sous un front bas et saillant; sa chevelure et sa barbe, rousses et +drues comme un crin, donnaient a ses traits un caractere sauvage. Dans +ce moment, je crus voir qu'il souffrait horriblement de sa blessure, +car il faisait des mouvements comme quelqu'un qui a une forte colique +et, par moments, il grincait des dents, qui ressemblaient a des crocs. + +J'avais interrompu mon ouvrage, et, ne sachant plus que faire, +j'ecoutais stupidement cette musique sauvage, quand, tout a coup, un +autre bruit se fait entendre derriere moi. Je me retourne; jugez de ma +frayeur: c'est le caisson qui s'ouvre comme un tombeau, et je vois se +lever, du fond, un corps d'une grandeur extraordinaire, blanc comme +neige, depuis les pieds jusqu'a la tete, ressemblant au fantome du +Commandeur dans le _Festin de Pierre_, tenant le dessus du caisson +d'une main et un sabre nu de l'autre. A l'apparition d'un pareil +individu, je fais quelques pas en arriere et je tire mon sabre. Je le +regarde sans rien dire, en attendant qu'il parle le premier; mais je +vois que mon fantome est embarrasse, en cherchant a se defaire d'un +grand collet rabattu par-dessus sa tete. Ce collet tenait a un manteau +blanc qui l'empechait de distinguer ce qui l'environnait, et, comme il +faisait cette manoeuvre de la main dont il tenait son sabre, il ne +pouvait parvenir a se debarrasser la tete sans s'exposer a faire +retomber sur lui le dessus du caisson qu'il tenait de la main gauche. + +Enfin, rompant le silence je lui demandai d'une voix mal assuree: + +"Etes-vous Francais? + +--Eh, oui, certainement, je suis Francais, la belle sacree demande! +Vous etes la, me dit-il, comme une chandelle benite! Vous me voyez +embarrasse et vous ne m'aidez pas a sortir de mon cercueil! Je vois, +mon camarade, que vous avez eu peur! + +--Oui, c'est vrai, mais parce que vous auriez pu etre un vivant +semblable a celui qui se trouve dans ce moment couche pres du feu!" + +Pendant ce colloque, je l'avais aide a sortir. A peine fut-il a terre, +qu'il se debarrassa de son grand manteau. Jugez de ma surprise et de +ma joie en reconnaissant, dans ce fantome, un des plus vieux grognards +des grenadiers de la Vieille Garde, un de mes anciens camarades qui se +nommait Picart, Picart de nom et Picard de nation, que je n'avais pas +vu depuis notre derniere revue de l'Empereur au Kremlin, mon vieux +camarade avec qui j'avais fait mes premieres armes, car, en entrant +aux Velites, j'etais de la compagnie dont il faisait partie et de la +meme escouade. J'avais ete, avec lui, aux batailles d'Iena, de +Pultusk, d'Eylau, d'Eilsberg et Friedland. Je le quittai ensuite apres +la paix de Tilsitt, pour le retrouver plus tard, en 1808, sur les +frontieres d'Espagne, au camp de Mora, ou il fut, pendant cinq mois, +sous mes ordres, car j'etais caporal, et le hasard l'avait fait tomber +dans mon escouade[34], et, depuis, nous avions fait les autres +campagnes ensemble, quoique n'etant plus du meme regiment. + +[Note 34: Au camp de Mora, ou nous etions avec l'Empereur, et une +fraction de chaque corps de la Garde, l'on mit des vieux grenadiers en +subsistance dans nos escouades; ce fut de la sorte que je fus le +caporal de Picart. (_Note de fauteur._)] + +Picart eut de la peine a me reconnaitre, tant j'etais change et +miserable, et a cause de ma peau d'ours, du reste de mon accoutrement +et de la nuit. Nous nous regardions avec etonnement, moi de le voir +assez propre et bien portant, et lui de me trouver si maigre, et, +comme il me le disait, ressemblant a Robinson Crusoe. Enfin, rompant +le silence: "Dites-moi donc, me dit-il, mon pays, mon sergent, comme +vous voudrez, par quel hasard ou par quel malheur j'ai le bonheur de +vous trouver ici pendant la nuit et seul en compagnie de ce vilain +Kalmouck, car c'en est un; regardez-le bien: voyez ses yeux! Il est +ici depuis hier cinq heures, mais quelque temps apres, il a disparu. +C'est pourquoi je suis surpris de le revoir." + +Je contai a Picart comment je l'avais vu et la peur qu'il m'avait +faite: "Et vous, me dit-il, mon pays, comment diable etes-vous tombe +ici pendant la nuit?--Avant de vous conter cela, je vous demanderai +d'abord si vous n'avez pas un petit morceau de quelque chose a me +donner a manger.--Si, mon sergent, un petit morceau de biscuit!" +Aussitot il ouvrit son sac et en tira un morceau de biscuit grand +comme la main, qu'il me donna et que je devorai de suite, car, depuis +le 27 octobre, je n'avais pas mange de pain[35]. En devorant le +biscuit, je lui dis: "Picart, vous avez de l'eau-de-vie?--Non, mon +pays.--Cependant il me semble que j'en sens l'odeur.--Vous avez +raison, me repondit-il, car hier, lorsque l'on a pille le caisson que +vous voyez, il s'en trouvait une bouteille. Ils n'ont pu s'entendre +pour la boire. Elle a ete cassee et perdue." Je lui temoignai le desir +de savoir la place. Il me la montra; alors je ramassai de la neige a +l'eau-de-vie, comme j'avais fait du sang de cheval a la glace: "Pas si +bete! dit Picart. Je n'y pensais pas. Dans ce cas, nous en trouverons +de quoi nous mettre en ribote, car il parait qu'il y en avait +plusieurs bouteilles dans le caisson!" + +[Note 35: Seulement un petit morceau que Grangier me donna a +Smolensk le 10 novembre. (_Note de l'auteur._)] + +Le morceau de biscuit que j'avais mange, ainsi que quelques pincees de +neige a l'eau-de-vie, me firent beaucoup de bien. Alors je lui contai +tout ce qui m'etait arrive, depuis la veille au soir. Picart +m'ecoutait et avait de la peine a me croire; mais ce fut bien pire +lorsque je lui fis un detail de la misere et de la situation de +l'armee, de son regiment et de toute la Garde imperiale en general. +Ceux qui liront ce journal seront surpris de ce que Picart ne savait +rien de tout cela: en voici la raison. + + + + +VIII + +Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est blesse.--Un +convoi de prisonniers francais.--Halte dans une foret.--Hospitalite +polonaise.--Acces de folie.--Nous rejoignons l'armee.--L'Empereur et +le bataillon sacre.--Passage de la Berezina. + + +Apres la bataille de Malo-Jaroslawetz, Picart n'avait plus vu le +regiment dont il faisait partie, ayant ete commande de service pour +escorter un convoi compose d'une portion des equipages du quartier +imperial. Depuis ce jour, le detachement qu'il escortait avait +toujours marche en avant de l'armee de deux ou trois journees, de +sorte qu'il n'avait pas eu, a beaucoup pres, autant de misere que +l'armee. N'etant que 400 hommes, ils trouvaient quelquefois des +vivres. Ils avaient aussi les moyens de transport. A Smolensk, ils +avaient pu se procurer du biscuit et de la farine pour plusieurs +jours. A Krasnoe, ils avaient eu le hasard d'arriver et de repartir +vingt-quatre heures avant que les Russes, qui nous couperent la +retraite, fussent arrives, et a Orcha, ils purent encore se procurer +de la farine. Dans un village, il se trouvait toujours assez +d'habitations pour se mettre a l'abri, ne fut-ce que les maisons de +poste etablies de trois lieues en trois lieues, tandis que nous qui +avions commence par marcher plus de 150 000 hommes ensemble, dont il +ne nous restait plus la moitie, nous n'avions, pour toute habitation, +que les forets et les marais, pour nourriture qu'un morceau de cheval, +encore pas autant que l'on aurait voulu, et, pour boisson, de l'eau, +et pas toujours. Enfin, la misere de mon vieux camarade ne commencait +a compter que du moment ou j'etais avec lui. + +Picart me dit que l'individu qui se trouvait couche a notre feu, avait +ete blesse, hier, par des lanciers polonais, dans une attaque qui eut +lieu a trois heures apres midi. Voici ce qu'il me conta: + +"Plus de 600 Cosaques, et d'autre cavalerie, sont venus pour attaquer +notre convoi, mais ils furent mal recus, car nous etant abrites avec +nos voitures formant un carre autour de nous, sur la route qui est +tres large en cet endroit, nous les laissames avancer assez pres, de +sorte qu'a la premiere decharge, onze resterent morts sur la neige. Un +plus grand nombre fut blesse et emporte par leurs chevaux. Ils se +sauverent, mais furent rencontres par des lanciers polonais faisant +partie du corps que commandait le general Dombrowski[36], qui +acheverent de les mettre en deroute; celui qui est la, couche, et qui +a un coup de sabre sur la frimousse, a ete ramene prisonnier par eux, +ainsi que plusieurs autres, mais je ne sais pas pourquoi ils l'ont +abandonne." Je lui dis que c'etait probablement parce qu'il avait une +balle qui lui traversait le corps, et puis, que faire des prisonniers, +puisque l'on n'avait rien pour les nourrir? + +[Note 36: Le corps que commandait le general Dombrowski, qui etait +un Polonais n'etait pas venu jusqu'a Moscou, il etait reste en +Lithuanie; il marchait, dans ce moment, sur Borisow, pour empecher les +Russes de s'emparer du pont de la Berezina. (_Note de l'auteur_.)] + +"Apres le _hourra_ dont je viens de vous parler, continua Picart, il y +a eu un peu de confusion. Tous ceux qui conduisaient les voitures pour +traverser le defile qui se trouve un peu avant d'arriver a la foret, +voulaient passer les premiers pour arriver le plus vite possible dans +le bois, afin d'etre a l'abri d'un coup de main. Une partie des +equipages que j'accompagnais, pensant bien faire, esperant trouver +plus haut un passage qui, probablement, n'existe pas, prit sur la +gauche en marchant sur le bord du fond ou nous sommes, mais la neige +cachait une crevasse qui se trouvait sur notre passage, de maniere que +le premier caisson fit la culbute, et roula en faisant un demi-tour, +avec les deux _cognias_[37], dans l'endroit ou nous sommes. Le reste +des equipages a evite le meme sort en faisant un demi-tour a gauche, +mais je ne sais s'il est arrive a bon port. Tant qu'a moi, l'on m'a +laisse ici avec deux chasseurs pour garder le diable de caisson, en +nous disant que, dans un moment, l'on enverrait des hommes et des +chevaux pour le retirer, ou enlever ce qu'il contenait. Mais une heure +apres, comme il allait faire nuit, neuf hommes, des traineurs de +differents corps, passant justement de ce cote, ayant vu le caisson +renverse et ne nous voyant que trois pour le garder, l'enfoncerent +sous pretexte qu'il contenait des vivres, malgre tout ce que nous +pumes faire et dire pour les en empecher. + +[Note 37: _Cognia_, en polonais comme en russe, veut dire cheval. +(_Note de l'auteur_.)] + +"Lorsque nous vimes que le mal etait sans remede, nous fimes comme +eux, en prenant et mettant de cote tout ce qui pouvait nous tomber +sous la main, pour le remettre ensuite a qui ca appartenait. Mais il +etait deja trop tard, car tout ce qu'il y avait de convenable etait +pris, et les chevaux coupes en vingt morceaux. J'ai pourtant ce +manteau blanc, qui me servira. Ce que je n'ai pu comprendre, c'est que +les deux chasseurs qui etaient avec moi soient partis sans que je m'en +apercusse." + +Je dis a Picart que les hommes qui avaient pille le caisson etaient de +la Grande Armee, et que, s'il leur avait demande des nouvelles, ils +auraient pu lui en dire autant et meme plus que moi: "Apres tout, mon +pauvre Picart, ils ont bien fait d'emporter et de profiter de tout ce +qui leur tombait sous la main, car dans un instant les Russes seront +ici.--"Vous avez raison, me dit Picart, aussi je pense qu'il faut +mettre nos armes en etat.--Il faut d'abord que je retrouve mon fusil, +dis-je a Picart, car c'est la premiere fois que nous nous quittons. Il +y a six ans que je le porte, et je le connais si bien, qu'a toute +heure de la nuit, au milieu des faisceaux d'armes, en le touchant, ou +au bruit qu'il fait en tombant, je le reconnais." Comme il n'etait pas +tombe de neige pendant la nuit, j'eus le bonheur de le retrouver. Il +est vrai que Picart me suivait en m'eclairant avec un morceau de bois +resineux. + +Apres avoir arrange notre chaussure, chose qu'il fallait soigner, afin +de mieux marcher et de ne pas avoir les pieds geles, nous fimes rotir +un morceau de viande de cheval, dont Picart avait eu soin de faire une +ample provision, et, apres avoir mange et pris pour boisson un peu de +neige a l'eau-de-vie, nous primes encore chacun un morceau de viande +que Picart mit sur son sac, et moi dans ma carnassiere, et, debout +devant notre feu, nous nous chauffames les mains sans rien nous dire, +mais pensant, chacun de notre cote, a ce que nous devions faire. + +"Ah! ca, dit le vieux brave, voyons, de quel cote allons-nous _tirer +nos guetres_?--Mais, lui dis-je, j'ai toujours cette infernale musique +dans les oreilles!--Nous nous sommes peut-etre trompes. Cela pourrait +bien etre la diane, ou le reveil des grenadiers a cheval de chez nous! +Vous connaissez bien l'air: + + Fillettes, aupres des amoureux, + Tenez bien votre serieux, etc." + +J'interrompis Picart en lui disant que, depuis plus de quinze jours, +la diane, ainsi que le reveil du matin, etait morte, que nous n'avions +plus de cavalerie, et qu'avec ce qui restait, l'on avait forme un +escadron, que l'on appelait l'_escadron sacre_, qu'il etait commande +par le plus ancien marechal de France, que les generaux y etaient +comme capitaines et que les colonels, ainsi que les autres officiers, +servaient comme soldats; qu'il en etait de meme d'un bataillon que +l'on appelait le _bataillon sacre_, enfin que, de 40 000 hommes de +cavalerie, il n'en restait plus 1000. + +Et, sans lui donner le temps de me repondre, je lui dis que ce qu'il +avait entendu etait bien le signal de depart de la cavalerie russe, et +que c'etait cela qui l'avait fait sortir du caisson: "Oh! c'est pas +tout a fait ca, mon pays, qui m'a fait decamper, mais bien que, depuis +quelque temps, je voyais vos dispositions a y mettre le feu!" + +A peine Picart avait-il prononce le dernier mot, qu'il me saisit par +le bras en me disant: "Silence! Couchez-vous!" Aussitot, je me jette a +terre. Il en fait autant, et, prenant la cuirasse que j'avais +apportee, il en couvre le feu; je regarde et j'apercois la cavalerie +russe defiler au-dessus de nous, dans le plus grand silence. Cela dura +un bon quart d'heure. Aussitot qu'ils furent partis: "Suivez-moi!" me +dit-il, et, nous tenant par le bras, nous nous mimes a marcher dans la +direction d'ou venait la cavalerie. + +Apres quelque temps, Picart s'arreta en me disant tout bas: +"Respirons, nous sommes sauves, au moins pour le moment. Nous avons eu +du bonheur, car si l'ours, en parlant du Cosaque blesse, s'etait +apercu que les siens passaient si pres de lui, il n'y a pas a douter +qu'il n'eut beugle comme un taureau, pour se faire entendre, et Dieu +sait se qui serait arrive! A propos, j'ai oublie quelque chose, et +c'est le principal; il faut retourner d'ou nous venons. Il se trouve, +sur le derriere du caisson, une marmite que j'ai oublie de prendre, et +qui vaut mieux, pour nous, que tout ce qu'il y avait dedans!" Comme il +voyait que je n'etais pas trop de son avis: "Allons! marchons! me +dit-il, ou nous sommes exposes a mourir de faim!" + +Nous arrivames a notre bivac; nous trouvames notre feu presque eteint, +et le pauvre diable de Cosaque, que nous y avions laisse dans des +souffrances terribles, se roulant dans la neige, ayant la tete presque +dans le feu. Nous ne pouvions rien faire pour le soulager, cependant +nous le mimes sur des schabraques de peaux de moutons, afin qu'il put +mourir plus commodement: "Il n'est pas encore pres de mourir, me dit +Picart! car voyez comme il nous regarde! Ses yeux brillent comme deux +chandelles!" Nous l'avions presque assis, et nous le tenions chacun +par un bras, mais, au moment ou nous le quittames, il retomba la face +dans le feu. Nous n'eumes que le temps de le retirer, afin qu'il ne +fut pas brule. Ne pouvant mieux faire, nous le laissames pour nous +depecher de chercher la marmite, que nous retrouvames ecrasee a ne +pouvoir s'en servir; cela n'empecha pas Picart de me l'attacher sur le +dos. + +Ensuite, nous essayames de monter la cote, afin de gagner, avant qu'il +fit jour, le bois, ou nous pourrions etre a l'abri du froid et de +l'ennemi. Apres avoir roule deux fois du haut en bas, nous pumes +parvenir a nous frayer un chemin dans la neige. Nous arrivames en haut +precisement en face de l'endroit ou j'avais ete precipite la veille, +et ou nous avions vu la cavalerie russe filer un instant avant. Nous +nous arretames pour respirer et voir la direction que nous devions +prendre: "Tout droit! me dit Picart. Suivez-moi!" En disant la parole, +il allonge le pas, je le suis, mais a peine a-t-il fait trente pas, +que je le vois disparaitre dans un trou qui avait plus de six pieds +de profondeur. Il se releva sans rien dire, et, m'avancant son fusil, +je l'aidai a sortir. Mais lorsqu'il fut retire, il se mit a jurer +contre le bon Dieu de la Russie et contre l'Empereur Napoleon qu'il +traita de _conscrit_, car il faut, disait-il, qu'il soit tout a fait +conscrit pour etre reste si longtemps a Moscou: "Quinze jours, c'etait +assez pour boire et manger tout ce qu'il y avait, mais y rester +trente-quatre jours pour y attendre l'hiver, je ne le reconnais plus +la! Oui, repeta-il, c'est un conscrit, et s'il etait la, je lui dirais +que ce n'est pas comme cela que l'on conduit des hommes! Coquin de +Dieu! m'en a-t-il deja fait voir des grises, depuis seize ans que je +suis avec lui! En Egypte, dans les sables de la Syrie, nous avons +souffert, mais ce n'est rien, mon pays, en comparaison des deserts de +neige que nous parcourons, et ce n'est pas tout encore! Il faut +vraiment avoir l'ame chevillee dans le ventre pour resister!" Alors il +se mit a souffler dans ses mains et a me regarder: "Allons, lui +dis-je, mon pauvre Picart, ce n'est pas le moment de discuter! Il faut +prendre un parti. Voyons plus a gauche, si nous ne trouverons pas un +meilleur passage!" Picart avait tire la baguette de son fusil. Il +allait toujours en sondant, mais partout, a droite et a gauche, +c'etait la meme chose. Nous finimes, cependant, par operer notre +passage a l'endroit meme ou il etait tombe. Lorsque nous fumes sur +l'autre bord, nous marchames toujours en sondant devant nous. Lorsque +nous eumes fait la moitie du chemin pour arriver au bois, nous fumes +arretes par un fond assez semblable a celui ou nous avions passe la +nuit. Sans trop calculer le danger, nous le traversames, et ce fut +avec beaucoup de peine que nous arrivames de l'autre cote. La, il +fallut, tant nous etions fatigues, s'arreter encore pour respirer. + +Un peu sur notre droite, l'on voyait arriver, d'une vitesse a nous +epouvanter, des nuages noirs. Ces nuages, arrivant avec le vent du +nord, nous annoncaient un ouragan terrible qui nous faisait presager +que nous allions passer une cruelle journee! Le vent deja se faisait +entendre dans la foret, a travers les sapins et les bouleaux, avec un +bruit effrayant, et nous poussait du cote oppose a celui ou nous +voulions aller. Quelquefois, nous tombions dans des trous caches par +la neige. Enfin, apres une petite heure, nous arrivames au point tant +desire, et au moment ou la neige commencait a tomber par gros flocons. + +L'ouragan etait tellement violent, qu'a chaque instant des arbres +tombaient, casses ou deracines, menacant de nous ecraser, de sorte que +nous fumes forces de sortir de la foret et de suivre la lisiere du +bois, ayant le vent a notre gauche. Nous fumes arretes dans notre +marche par un grand lac que nous aurions pu facilement traverser, +puisqu'il etait gele. Mais ce n'etait pas notre direction. Enfin, ne +pouvant plus marcher a cause de la quantite de neige qui nous +empechait d'y voir, nous primes le parti de nous abriter contre deux +bouleaux assez gros pour nous garantir, et attendre mieux. + +Il y avait deja longtemps que nous battions la semelle pour ne pas +avoir les pieds geles, quand je m'apercus que le vent etait tombe un +peu. J'en fis l'observation a Picart afin de nous disposer a changer +de place: "A la bonne heure! mon bon ami, me dit-il, car il faudrait +avoir le corps plus dur que du fer pour ne pas passer l'arme a gauche, +au bout d'une heure que l'on resterait ici!" + +Nous avions deja cotoye une grande partie du lac, lorsque je vis +Picart s'arreter tout a coup et regarder fixement. Je l'interroge des +yeux. Il me repond en me saisissant le bras et en me disant bas a +l'oreille: "Bouche cousue!" Alors, me trainant sur la droite, derriere +un buisson de petits sapins, et me regardant, il me dit encore a voix +basse: "Vous ne voyez donc pas?--Je ne vois rien; et vous, que +voyez-vous?--De la fumee, un bivac!" Effectivement, je vis ce qu'il me +disait. + +Une idee me vint. Je dis a Picart: "Si, par hasard, le feu que nous +voyons etait l'emplacement du bivac de la cavalerie russe que nous +avons vue ce matin?--Je pense comme vous, me dit-il, il nous faut agir +comme s'ils etaient la. Ce matin, avant notre depart, nous avons +commis une grande faute en ne chargeant pas nos armes, lorsque nous +etions pres du feu. A present que nous avons les mains engourdies et +que les canons de nos fusils s'ont remplis de neige, nous ne saurions +le faire, mais avancons toujours avec prudence!" + +La neige ne tombait plus que faiblement, et le ciel etait devenu plus +clair. Tout a coup, j'apercus, sur le bord du lac et derriere un +buisson, un cheval qui rongeait l'ecorce d'un bouleau. L'ayant fait +remarquer a Picart, il pensa encore que ce pouvait etre la que la +cavalerie russe avait passe la nuit, et, comme le cheval n'avait pas +de harnachement, c'etait, disait-il, probablement, un cheval blesse +que l'on avait abandonne. + +A peine avions-nous fait cette reflexion, que nous vimes le cheval +lever la tete, se mettre a hennir, ensuite venir tranquillement droit +sur nous, s'arreter contre Picart et le sentir comme s'il le +reconnaissait. Nous n'osions, dans cette situation, ni bouger, ni +parler. Le diable de cheval restait toujours contre nous, la tete +haute contre le bonnet a poil de Picart qui n'osait respirer, dans la +crainte que ceux a qui il appartenait ne viennent le chercher. Mais, +ayant remarque qu'il avait un coup de fusil dans le poitrail, nous +n'eumes plus de doute que le cheval etait abandonne, ainsi que le +bivac. En un instant, nous arrivons dans un espace assez grand formant +un demi-cercle, couvert d'abris et de plusieurs feux, de sept chevaux +tues et en partie manges. Cela nous fit supposer que plus de deux +cents hommes y avaient passe la nuit: "Ce sont eux! dit Picart, en +mettant les mains dans les cendres pour les rechauffer. Il n'y a plus +de doute, car voila un cheval jaune que je reconnais. Il etait de la +fete, et m'a servi de point de mire. Je crois ne pas me tromper en +vous disant que j'ai envoye a son maitre une commission pour l'autre +monde." Apres avoir regarde si rien ne pouvait nous inquieter, nous +nous occupames de ravitailler un bon feu place devant un abri fort +epais, qui paraissait avoir ete celui du chef de la troupe, car il +avait ete soigne, en comparaison des autres. + +La neige avait tout a fait cesse de tomber, et, au grand vent, avait +succede un grand calme. Nous nous preparames a faire la soupe. Nous +avions notre provision de viande de cheval, que nous avions emportee +le matin, mais nous jugeames convenable de la garder, puisque nous en +avions autour de nous. Picart se mit de suite en besogne, et, avec ma +petite hache, il en coupa de la fraiche pour faire la soupe, et une +autre provision pour emporter. Nous essayames d'enfoncer la glace +pour avoir de l'eau, mais nous n'en eumes ni la force, ni la patience. + +Nous etions bien rechauffes, et l'espoir de manger une bonne soupe me +donnait de la joie, tant il est vrai que, lorsque l'on est dans la +peine, il faut peu de chose pour nous rendre heureux! + +Cependant notre marmite, dans l'etat ou elle etait, ne pouvait nous +servir, mais Picart, qui etait tres adroit et que rien n'embarrassait, +se disposa a la mettre en etat de nous etre utile. Ayant coupe un +sapin gros comme le bras, a un pied et demi de terre, pour lui servir +d'enclume, et un autre morceau de la meme longueur, pour servir de +marteau, qu'il enveloppa d'un chiffon afin de ne pas faire de bruit en +frappant, il se mit bravement a faire le chaudronnier et a chanter, en +frappant en mesure sur la marmite, ces paroles qu'il chantait toujours +a la tete de la compagnie, dans les marches de nuit: + + C'est ma mie l'aveugle, + C'est ma mie l'aveugle, + C'est ma fantaisie, + J'en suis amoureux! + +En entendant cette grosse voix qui semblait sortir d'un tonneau, je ne +pus m'empecher de lui dire: "Mon vieux camarade, vous n'y pensez pas; +ce n'est pas le moment de chanter!" Picart, levant la tete, me regarda +en souriant et, sans me repondre, il continua: + + Elle a le nez morveux + Et les yeux chassieux; + C'est ma mie l'aveugle, + C'est ma fantaisie, + J'en suis amoureux! + +Picart, voyant que son chant ne m'amusait pas, cessa. Il me montra la +marmite qui avait deja pris une autre forme; elle etait en etat de +service: + +"Vous vous rappelez, me dit-il, le jour de la bataille d'Eylau, +lorsque nous etions en colonne serree par division, sur la droite de +l'eglise?--Certainement, lui dis-je, il faisait un temps comme +aujourd'hui. Je dois d'autant plus m'en souvenir qu'un brutal de +boulet russe m'enleva, de dessus mon sac, la marmite que je portais +ce jour-la, pour mon tour. Mon pauvre Picart, vous devez vous en +souvenir aussi?--Par la sacrebleu, si je m'en souviens! repond Picart. +C'est pour cela que je vous en parle, et pour vous demander si +l'industrie et le besoin auraient pu raccommoder votre marmite!--Non +certainement, pas plus que les deux tetes qu'il emporta de Gregoire et +de Lemoine!--Diable! me dit Picart, comme vous vous rappelez leurs +noms!--Je ne les oublierai jamais, car Gregoire etait Velite comme +moi, et, de plus, un ami intime. J'avais, ce jour-la, dans la marmite, +du biscuit et des haricots.--Oui, repond Picart, qui firent mitraille +sur nos frimousses! Coquin de Dieu! quelle journee encore que +celle-la!" + +En causant de la sorte, la neige fondait dans la marmite. Nous y mimes +de la viande tant que nous pumes, afin qu'apres en avoir mange, il put +nous en rester assez de cuite pour la route que nous avions a faire. + +Ma curiosite me porta a voir ce que contenait la carnassiere en toile +que j'avais ramassee, la veille, aupres des deux malheureux que +j'avais trouves mourants sur le bord de la route. Je n'y trouvai que +trois mouchoirs des Indes, deux rasoirs et plusieurs lettres ecrites +en francais et datees de Stuttgard, a l'adresse de Sir Jacques, +officier badois au regiment de dragons. Ces lettres etaient d'une +soeur et pleines d'expressions d'amitie. Je les avais conservees, +mais, lorsque je fus fait prisonnier, elles furent perdues. + +Assis devant le feu, a l'entree de l'abri que nous avions choisi, le +dos tourne au nord, Picart ouvrit son sac. Il en tira un mouchoir ou, +dans l'un des coins, il y avait du sel, et, dans l'autre, du gruau. Il +y avait longtemps que je n'en avais vu autant; aussi je faisais des +grands yeux, en pensant que j'allais manger une soupe salee au sel, +moi qui, depuis un mois, en mangeais, ayant pour tout assaisonnement +de la poudre. Il presida avec ordre a la cuisine, en mettant a part +une partie du gruau pour la soupe, lorsque la viande serait cuite. + +Comme je me trouvais extraordinairement fatigue, et l'envie de dormir +etant cette fois provoquee par la chaleur d'un bon feu, je temoignai +le desir de me reposer: "Eh bien, me dit Picart, reposez-vous, +enfoncez-vous sous l'abri, et moi, pendant ce temps, je soignerai la +soupe. Cela ne m'empechera pas de veiller au grain pour notre surete, +en commencant par nettoyer nos armes, et ensuite les charger. Combien +avez-vous de cartouches?--Trois paquets de quinze.--C'est bien, et moi +quatre, cela fait cent cinq. En voila plus qu'il n'en faut pour +descendre vingt-cinq Cosaques, si toutefois il s'en presente. Allons! +dormez!" Je ne me le fis plus dire une seconde fois. Je m'enveloppai +dans ma peau d'ours et, les pieds au feu, je m'endormis. + +Je dormais d'un profond sommeil, lorsque Picart me reveilla en me +disant: "Mon pays, voila, je pense, pres de deux heures que vous +reposez comme un bienheureux. J'ai mange. A present, c'est a votre +tour, et a moi de me reposer, car je sens que j'en ai aussi bon +besoin. Voila nos fusils en bon etat et charges. Veillez bien, a votre +tour, et lorsque je me serai un peu repose, nous partirons." Alors il +s'enveloppa dans son manteau blanc et se coucha; a mon tour, je pris +la marmite entre les jambes; je me mis a manger la soupe avec un +appetit devorant. Je crois que, de ma vie, je n'avais mange et ne +mangerai avec autant de plaisir. + +Mon vieux grognard m'avait donne un morceau de biscuit gros comme mon +pouce, pour, disait-il, me degraisser les dents apres avoir mange ma +viande. + +Apres mon repas, je me levai pour veiller a mon tour. Il n'y avait pas +cinq minutes que j'etais en observation, lorsque j'entendis le cheval +blesse, que nous avions trouve en arrivant, se mettre a hennir +plusieurs fois, prendre le galop jusqu'au milieu du lac. La, +s'arretant, il en fit encore autant. Aussitot, j'entendis d'autres +chevaux lui repondre. Alors il prit sa course du cote ou on lui avait +repondu. A peine est-il parti, que je me place derriere un massif de +petits sapins, et, de la, suivant sa course de l'oeil, je le vois qui +joint un detachement de cavalerie qui traversait le lac. Ils etaient +au nombre de vingt-trois. J'appelle Picart qui, deja, dormait +tellement fort qu'il ne m'entendit pas, de maniere que je fus oblige +de le tirer par les jambes. Enfin il ouvrit les yeux: "Eh bien, quoi? +Qu'y a-t-il?--Aux armes! Picart. Vite! Debout! La cavalerie russe sur +le lac! En retraite dans le bois!--Il fallait me laisser dormir, car, +nom d'un chien, je faisais deja bonne chere!--J'en suis fache, mon +vieux, mais vous m'avez dit de vous prevenir, et il pourrait se faire +que d'autres viennent de ce cote!--C'est vrai, dit-il. Oh! scelerat de +metier! Ou sont-ils?--Un peu sur la droite et hors de portee!" Un +instant apres, cinq autres parurent qui passerent devant nous, a +demi-portee de fusil. En meme temps, nous vimes les premiers qui +s'arreterent et qui, mettant pied a terre en tenant leurs chevaux par +la bride, firent un cercle autour d'un endroit ou, probablement, ils +avaient, la veille ou pendant la nuit, casse la glace, afin de faire +abreuver leurs chevaux, car on les voyait frapper avec le bois de +leurs lances pour casser la glace nouvellement formee. + +Nous decidames de lever le camp et de plier bagage le plus promptement +possible et tacher ensuite, par des manoeuvres pour ne pas etre vus, +de rejoindre la route et l'armee, si nous pouvions. + +Il pouvait etre onze heures; ainsi, jusqu'a quatre, ou la nuit +commencait a venir, s'il ne nous arrivait pas d'accident, nous +pouvions faire encore du chemin. Je ne pensais pas que l'armee fut +bien loin, puisque les Russes nous attendaient au passage de la +Berezina, ou tous ses debris etaient forces de se reunir. + +Nous nous depechames. Picart mit dans son sac force provisions de +viande. De mon cote, je fis comme je pus, en remplissant ma +carnassiere de toile. Picart voulut rejoindre la route par le chemin +ou nous etions venus, en suivant toutefois la lisiere de la foret, +car, disait-il, si nous sommes surpris par les Russes, nous avons +toujours, pour nous garantir, les deux cotes de la foret, et, dans le +cas ou nous ne rencontrerions rien, nous avons un chemin qui nous +empechera de nous perdre. + +Nous voila en route, lui, le sac sur le dos, avec plus de quinze +livres de viande fraiche dans l'etui de son bonnet a poil; moi portant +la marmite renfermant la viande cuite. Il me dit, en marchant, qu'il +avait toujours eu pour habitude, lorsqu'il y avait plusieurs choses a +porter dans l'escouade, de se charger de preference des vivres, quelle +que fut la quantite, parce que, en se chargeant des vivres, au bout de +quelques jours, on finit par etre le moins charge; et, a l'appui de ce +qu'il me disait, il allait me citer Esope, lorsque plusieurs coups de +fusil se firent entendre, paraissant venir de l'autre cote du lac: "En +arriere! Dans le bois!" me dit Picart. Le bruit ayant cesse, voyant +que personne ne nous observait, nous nous remimes a marcher. + +L'ouragan, qui avait cesse le matin, pendant que nous etions a nous +reposer, menacait de recommencer avec plus de force. Des nuages comme +ceux que nous avions vus le matin couvraient cette immense foret et la +rendaient encore plus sombre, de maniere que nous n'osions risquer de +nous y engager pour nous mettre a l'abri. + +Comme nous etions a deliberer sur le parti qu'il convenait de prendre, +nous entendimes de nouveaux coups de fusil, mais beaucoup plus +rapproches que la premiere fois. Nous vimes deux pelotons de Cosaques +cherchant a envelopper sept fantassins de notre armee, qui +descendaient la cote et paraissaient venir d'un petit hameau que nous +apercumes de l'autre cote du lac, adosse a un petit bois qui dominait +l'endroit ou nous etions et ou, probablement, ils avaient passe une +nuit meilleure que la notre. Nous pouvions les voir facilement se +porter en avant et faire le coup de feu avec l'ennemi, se reunir +ensuite, puis battre en retraite du cote du lac, afin de gagner la +foret ou nous etions et ou ils auraient pu tenir tete a tous les +Cosaques qui les poursuivaient. + +Ils avaient affaire a plus de trente cavaliers qui, tout a coup, se +partagerent en deux pelotons, dont un fit demi-tour et vint descendre +sur le lac en face de nous, afin de leur couper la retraite. + +Nos armes etaient chargees, et trente cartouches preparees dans ma +carnassiere, afin de les bien recevoir, s'ils venaient de notre cote, +et, par la, de delivrer ces pauvres diables qui commencaient a se +trouver dans une position difficile. Picart, qui ne perdait pas de vue +les combattants, me dit: "Mon pays, vous chargerez les armes, et moi +je me charge de les descendre, comme des canards. Cependant, +continua-t-il, pour faire diversion, nous allons faire ensemble la +premiere decharge!" + +Cependant nos soldats battaient toujours en retraite. Picart les +reconnut pour ceux qui, la veille, avaient pille le caisson qu'il +gardait, mais, au lieu d'etre neuf, ils n'etaient plus que sept. Dans +ce moment, le peloton de cavaliers qui avait fait demi-tour ne se +trouvait pas eloigne de nous de plus de quarante pas. Nous en +profitames; Picart, me frappant sur l'epaule, me dit: "Attention a mon +commandement: feu!" Ils s'arreterent, etonnes, et un tomba de cheval. + +Les Cosaques car c'en etait, en voyant tomber un des leurs, s'etaient +eparpilles. Deux seulement etaient restes pour secourir celui qui +etait tombe assis sur la glace, appuye sur la main gauche. Picart, ne +voulant pas perdre de temps, leur envoya une seconde balle, qui blessa +un cheval. Aussitot ils se mirent a fuir en abandonnant leur blesse et +en se faisant un bouclier de leurs chevaux qu'ils tenaient par la +bride. Au meme moment, nous entendons, sur notre gauche, des cris +sauvages, et nous voyons nos malheureux soldats entoures par tout ce +qu'il y avait de Cosaques. A notre droite, d'autres cris attirerent +notre attention: nous voyons que les deux hommes qui avaient abandonne +leur blesse etaient revenus pour le prendre et, n'ayant pu le faire +marcher, l'entrainaient par les jambes, sur la glace. + +Nous observions un Cosaque qui avait ete place en observation, +probablement pour nous, mais il regardait continuellement du cote ou +nous n'etions plus, par suite d'un mouvement que nous avions fait +apres notre premiere decharge. Nous pouvions facilement le voir sans +etre vus. Aussi Picart ne pouvait plus se contenir; son coup de fusil +part, et l'observateur est atteint a la tete, car, au meme instant, +nous voyons qu'il chancelle, penche la tete en avant, ouvre les bras +comme pour se retenir, et tombe de son cheval. Il etait mort[38]. + +[Note 38: Picart etait un des meilleurs tireurs de la Garde; au +camp, lorsque l'on tirait a la cible, il avait toujours les prix. +(_Note de l'auteur_.)] + +Au coup de fusil, ceux qui entouraient nos malheureux soldats se +retournent, etonnes. Ils font un mouvement en arriere et s'arretent: +nos fantassins font une decharge sur eux, pour ainsi dire a bout +portant, et quatre Cosaques tombent du meme coup. Alors des cris de +rage s'elevent de part et d'autre. La melee devient generale, et un +combat opiniatre s'engage entre les deux partis. Au meme moment, nous +nous portons a dix ou douze pas en avant, sur la place; la, nous +apercevons quatre des fantassins entoures par quinze Cosaques. Nous +les entendons crier et se debattre sous les pieds des chevaux; les +trois autres etaient poursuivis dans la direction du bois qu'ils +voulaient atteindre. + +Nous nous disposions a les soutenir d'une maniere vigoureuse, quand, +tout a coup, la tourmente qui nous menacait depuis longtemps, +s'annonca avec un bruit epouvantable. La neige qui, depuis le +commencement du combat, n'avait cesse de tomber, nous enveloppe et +nous aveugle. Nous nous trouvons, pendant plus de six minutes, dans un +nuage epais, et obliges de nous tenir fortement l'un a l'autre, afin +de ne pas etre enleves par le vent. Tout a coup et comme par +enchantement, tout disparait, et, a quatre pas, nous voyons l'ennemi +qui, en nous apercevant, pousse des hurlements. Nos mains, engourdies +par le froid, nous empechent de faire usage de nos armes. Neanmoins, +ils n'osent venir sur nous, et, tout en leur faisant face, la +baionnette au bout du canon et croisee contre eux, nous regagnons le +bois et eux s'eloignent au galop. + +A peine a l'entree du bois, nous apercevons les trois autres +fantassins que cinq Cosaques poursuivaient du cote oppose. Nous +tirames deux coups de fusil sur les poursuivants, sans resultat, et +nous allions recommencer, quand, tout a coup, vers le milieu du lac, +nous les voyons s'enfoncer et disparaitre, ainsi que deux Cosaques. +Les malheureux avaient passe a la place ou, le matin, les Russes +avaient casse la glace pour faire abreuver leurs chevaux et qui, +recouverte d'une autre glace non encore assez forte pour supporter le +poids de plusieurs hommes, avait ete recouverte, a son tour, par la +neige. + +Un troisieme Cosaque, voyant disparaitre les premiers, voulut retenir +son cheval et le fit cabrer de maniere qu'il etait presque droit. Il +glissa des pieds de derriere et se renversa de cote avec son cavalier; +il voulut se relever, glissa encore, mais, cette fois, pour +disparaitre avec celui qu'il avait renverse. + +Nous fumes saisis d'horreur, et ceux qui nous poursuivaient, +epouvantes, et sans chercher a secourir leurs camarades, restaient +immobiles sur le lac. Les deux autres qui suivaient de pres s'etaient +arretes sur le bord du gouffre et ensuite sauves sur differents +points. De l'endroit ou nous etions, nous entendimes quelques cris +dechirants sortir du gouffre. Nous apercumes plusieurs fois la tete +des chevaux, ensuite l'eau qui bouillonnait et jaillissait sur la +glace. + +Un instant apres, nous vimes paraitre dix autres cavaliers, ayant a +leur tete un chef. Plusieurs s'approchent de l'endroit sinistre, y +enfoncent le bois de leurs lances et semblent ne pas y trouver le +fond. Tout a coup, nous les voyons se retirer precipitamment, +s'arreter en regardant de notre cote, ensuite partir au galop. Nous +les perdons de vue, et tout rentre dans le calme. + +Nous nous retrouvions au milieu de ce desert, appuyes sur nos armes et +regardant sur le lac les corps de nos malheureux soldats. A vingt pas +a gauche, se trouvaient trois Cosaques qui paraissaient aussi ne plus +donner aucun signe de vie, et celui que Picart avait atteint a la +tete. + +Nous etions pres du feu de notre bivac ou nous venions de nous +retirer. Il se fit entre nous un silence de quelques minutes, que +Picart finit par rompre en me disant: "J'ai une envie du diable de +fumer. Une idee m'est venue de passer une revue sur ceux qui sont +morts; j'aurai bien du malheur si je ne trouve pas de tabac!" Je lui +observai que sa demarche etait imprudente, que nous ne savions pas ou +etaient passes ceux qui se battaient contre les quatre premiers +fantassins. Au meme instant, nous apercumes une masse de cavaliers et +de paysans portant de longues perches, venant dans la direction ou ces +malheureux s'etaient enfonces sous la glace. Une voiture attelee de +deux chevaux les suivait. + +"Adieu le tabac!" me dit Picart. Nous jugeames convenable de nous +porter tout a fait a l'extremite du bois, pour gagner la route, dans +la crainte qu'ils ne vinssent visiter le bivac ou ils auraient pu +penser que nous etions encore. Nous fimes halte a l'extremite de la +foret qui longeait le lac. La aussi se trouvait un abri, probablement +le bivac d'un poste de la veille: il servit a nous cacher et a +observer les Cosaques qui venaient de s'arreter a la place ou etaient +les corps de nos soldats, qui furent depouilles en partie par les +premiers et ensuite mis absolument nus par les paysans. Pendant cette +operation, j'eus toutes les peines du monde a empecher Picart d'en +descendre quelques-uns. + +Ils avancerent ensuite ou etaient leurs Cosaques tues. Deux etaient +ensemble; un troisieme un peu plus loin, sans compter celui que Picart +avait tue, un peu plus en avant, sur notre droite. Nous pumes +remarquer que les deux premiers qu'ils leverent pour mettre sur la +voiture, n'etaient pas morts: les gestes que nous leur vimes faire et +les precautions qu'ils prirent nous le firent assez connaitre. Ils +s'arreterent au troisieme qui etait bien mort et, lorsqu'ils furent au +quatrieme, celui que Picart avait tue: -"Ah! pour celui-la, dit-il, je +reponds de son affaire!" Effectivement, on le releva sans ceremonie, +et on le mit sur la voiture qui, de suite, reprit la route par ou elle +etait venue, accompagnee de deux Cosaques et de trois paysans. La plus +forte partie de la troupe continua son chemin vers le gouffre, avec +les paysans portant des perches et des cordes, et, lorsqu'ils furent +arrives, nous leur vimes faire des dispositions pour en retirer ceux +qui y etaient tombes. + +Lorsque nous les vimes a l'ouvrage, nous n'eumes rien de mieux a faire +que de nous mettre en marche. Il faisait moins froid; il pouvait etre +midi. + +Nous apercumes deux Cosaques faire patrouille en cotoyant le bois, et +suivant les pas que nous tracions sur la neige, comme on suit un loup +a la trace. En les voyant, Picart se mit en colere en disant: "S'ils +nous ont vus, nous avons beau faire, ils nous suivront toujours par +les traces que nous laissons apres nous. Doublons le pas et, tout a +l'heure, lorsque nous verrons le bois plus eclairci, nous y entrerons +et s'ils ne sont que deux, nous en aurons bon marche!" Un instant +apres, il s'arreta encore, et, comme il ne les voyait plus, il se mit +a jurer: "Mille tonnerres! je comptais sur eux pour avoir du tabac. +Les poltrons! Ils n'osent plus nous suivre! Ils ont peur!" + +Nous continuions a marcher le plus pres qu'il nous etait possible de +la foret, afin de nous cacher derriere les buissons, mais nous fumes +forces d'en sortir par la chute de plusieurs arbres que la tempete du +matin avait fait tomber, et qui barraient notre chemin. Nous fumes +obliges d'appuyer a droite, pour tourner. En faisant cette +contremarche, nous regardames encore en arriere: nous apercumes nos +deux individus en arriere l'un de l'autre de plus de trente pas. Il +est probable que le premier nous avait apercus, car il doubla le pas +de son cheval, comme pour s'assurer de quelque chose. Ensuite il +s'arreta de maniere a attendre celui qui le suivait. Nous pouvions les +voir sans etre vus, car nous etions rentres precipitamment dans le +bois. Notre but etait de les attirer le plus loin possible, afin que +ceux qui etaient a la peche de leurs camarades ne pussent venir a leur +secours, si un combat s'engageait. Pour cela, nous marchions le plus +vite possible, mais difficilement, quelquefois dans le bois, ensuite +dehors, suivant le terrain. + +Il y avait deja une demi-heure que nous etions a faire cette +manoeuvre, lorsque nous fumes arretes par un banc de neige qui allait +se perdre dans un ravin sur notre droite. Nous fumes forces de faire +quelques pas en arriere, afin de chercher une issue pour entrer dans +la foret et nous y cacher. Un instant apres, les Cosaques etaient pres +de nous, et nous aurions pu les descendre facilement, mais Picart, qui +savait faire la guerre, me dit: "C'est de l'autre cote du banc de +neige que je veux les avoir; il ne sera pas facile aux autres de leur +porter secours!" + +Lorsqu'ils virent qu'il n'y avait pas possibilite de franchir cet +obstacle, ils prirent le galop et nous les vimes descendre dans le +ravin et chercher a tourner le banc de neige. De notre cote, nous +avions trouve un passage qui nous fit arriver, presque en meme temps, +de l'autre cote. De l'endroit ou nous etions, nous pouvions les +apercevoir sans etre vus. Nous profitames du moment qu'ils etaient +dans le fond pour sortir de la foret et marcher plus a notre aise, +mais, au moment ou nous pensions en etre debarrasses pour un temps et +ou je m'arretais pour respirer, car les jambes commencaient a me +manquer, Picart, se retournant pour voir si je le suivais, apercoit a +une petite distance derriere moi, nos deux droles qui cherchaient a +nous surprendre, pendant que nous les pensions en avant. Aussitot nous +rentrons dans la foret. Nous faisons plusieurs detours, nous revenons +a l'entree, et nous les voyons qui marchent encore a distance l'un de +l'autre, mais doucement. Nous rentrons encore, nous nous mettons a +courir en faisant toujours des detours, afin de leur faire croire que +nous fuyons, ensuite nous revenons nous cacher derriere un massif de +petits sapins dont les branches, couvertes de neige et de petits +glacons, nous empechent d'etre apercus. + +Celui qui marchait le premier pouvait etre eloigne de quarante pas. +Picart me dit tout bas: -"A vous, mon sergent, l'honneur du premier +coup, mais il faut attendre qu'il avance!" Pendant qu'il me parlait, +le Cosaque faisait signe avec sa lance, a son camarade d'avancer. Il +avance encore, et s'arrete pour la seconde fois, en regardant les +traces de nos pas. Il pousse son cheval un peu sur la droite et en +face du buisson derriere lequel nous etions caches. La, il regarde +encore, mais d'un air inquiet. Il semble avoir un pressentiment de ce +qui doit lui arriver, car il n'est pas a plus de quatre pas du bout de +mon fusil, lorsque mon coup part et mon Cosaque est atteint a la +poitrine. Il jette un cri et veut fuir, mais Picart s'etait elance sur +lui avec rapidite, avait saisi le cheval par la bride, d'une main, et, +de l'autre, lui faisait sentir la pointe de sa baionnette, en criant: +"A moi, mon pays! Voila l'autre! Garde a vous!" Effectivement il +n'avait pas lache la parole, que l'autre arrive, le pistolet a la +main, et le decharge a un pied de distance sur la tete de Picart, qui +tombe du meme coup sous les pieds du cheval dont il tenait toujours la +bride. A mon tour, je cours sur celui qui venait de faire feu, mais, +me voyant, il jette l'arme qu'il vient de decharger, fait demi-tour, +part au grand galop et va se placer a plus de cent pas de nous, dans +la plaine. Je n'avais pu tirer une seconde fois sur lui, parce que mon +arme n'etait pas rechargee; avec les mains engourdies comme nous les +avions, ce n'etait pas chose facile. Picart, que je croyais mort ou +dangereusement blesse, s'etait releve. Le Cosaque que j'avais atteint +et qui s'etait toujours tenu a cheval, venait de tomber et faisait le +mort. + +Picart ne perd pas de temps: il me donne la bride du cheval a tenir, +et, sortant de la foret, se porte de suite a vingt pas en avant, +ajuste celui qui avait fui et lui envoie aux oreilles une balle que +l'autre evite en se couchant sur son cheval. Ensuite il part au galop; +Picart le voit qui descend le ravin. Il recharge son arme; ensuite il +revient pres de moi en me disant: "La victoire est a nous, mais +depechons-nous; commencons par user du droit du vainqueur! Voyons si +notre homme n'a rien qui nous va, et partons avec le cheval!" + +Je m'empressai de demander a Picart s'il n'etait pas blesse. Il me +repondit que ce n'etait rien, que nous parlerions de cela plus tard. +Il commenca la visite par la ceinture, en enlevant deux pistolets, +dont un etait charge. Alors il me dit: "Ce drole a l'air de faire le +mort; je vous assure qu'il n'en est rien, car, par moments, il ouvre +les yeux". Pendant que Picart parlait, j'avais attache le cheval a un +arbre. J'otai a son cavalier son sabre et une jolie petite giberne +garnie en argent, que je reconnus pour etre celle d'un chirurgien de +notre armee. Je la passai a mon cou. Le sabre, nous le jetames dans le +buisson. Sous sa capote, il avait deux uniformes francais, un de +cuirassier et l'autre de lancier rouge de la Garde, avec une +decoration d'officier de la Legion d'honneur, que Picart s'empressa de +lui arracher. Ensuite, il avait, sur sa poitrine, plusieurs beaux +gilets ployes en quatre qui lui servaient de plastron, de maniere que, +s'il eut ete atteint a cette place, je ne pense pas que la balle eut +traverse; il avait ete pris un peu sur le cote. Nous trouvames, dans +ses poches, pour plus de trois cents francs en pieces de cinq francs, +deux montres en argent, cinq croix d'honneur, tout cela ramasse sur +les morts ou mourants, ou pris dans les fourgons d'equipages que l'on +etait oblige d'abandonner. Je suis persuade que, si nous eussions eu +le temps, nous aurions trouve bien autre chose, mais nous ne restames +pas cinq minutes pour le detrousser. + +Picart ramassa la lance du vaincu, ainsi qu'un pistolet qui n'etait +pas charge. Il les cacha dans un buisson, et nous nous disposames a +partir. + +Comme Picart marchait devant, en conduisant le cheval par la bride, +sans savoir ou nous allions, il me prit envie de tater les flancs du +portemanteau qui etait sur le derriere du cheval, et dont nous avions +remis la visite. Je remarquai que ce portemanteau etait celui d'un +officier de cuirassiers de notre armee. + +Je passai la main a l'entree: il me sembla que je palpais quelque +chose qui ressemblait beaucoup a une bouteille. J'en fis de suite +l'observation a Picart qui, aussitot, cria: "Halte!" + +En moins de deux minutes, le portemanteau fut ouvert et, sous la +premiere enveloppe, je tirai une bouteille qui contenait quelque chose +qui ressemblait a du genievre, tant qu'a la couleur. Nous ne nous +etions pas trompes, car Picart, sans se donner la peine d'y mettre le +nez, en avala de suite une gorgee, en me disant: "A vous, mon +sergent!" Lorsque j'en eus goute, je sentis, a mon estomac, un bien +qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer; nous fumes d'accord +que cette trouvaille valait mieux que le reste et, comme il fallait la +menager, et que j'avais, dans ma carnassiere, un petit vase en +porcelaine de Chine que j'avais apporte de Moscou, nous decidames que +ce serait la ration, toutes les fois que l'on voudrait boire.[39] + +[Note 39: Ce petit vase, je le conserve toujours. Il est chez moi, +sous le globe d'une pendule, avec une petite croix en argent qui a ete +trouvee dans les caveaux de l'eglise Saint-Michel, ou sous les +tombeaux des Empereurs (_Note de l'auteur_.)] + +Nous nous enfoncames dans le bois avec beaucoup de peine, et, au bout +d'un quart d'heure de marche penible, par suite de la quantite +d'arbres tombes sur notre passage, nous arrivames sur un chemin large +de cinq a six pieds, qui venait de gauche et qui, a notre grande +satisfaction, se continuait sur notre droite, precisement dans la +direction que nous devions prendre pour rejoindre la grand'route ou +l'armee devait avoir passe et qui, suivant nous, ne devait pas etre +eloignee de plus de deux a trois lieues. + +Me trouvant plus a l'aise, je levai la tete, et, regardant Picart, je +vis qu'il avait la figure ensanglantee. Le sang s'etait forme en +glacons sur ses moustaches et sur sa barbe. Je lui dis qu'il etait +blesse a la tete. Il me repondit qu'il venait de s'en apercevoir au +moment ou son bonnet a poil s'etait accroche a une branche, et qu'en +le remettant, le sang avait coule sur sa figure; que, du reste, il +n'avait rien de grave. Il me dit que ce n'etait pas le coup de +pistolet qui l'avait fait tomber, mais que, tenant la bride du cheval, +au moment ou il voyait venir l'autre Cosaque, il avait voulu se saisir +de son arme pour en faire usage, mais qu'il avait glisse sur les +talons et que, sans lacher ni son fusil ni la bride du cheval, il +s'etait trouve sur le dos et sous le ventre. "Et puis, continua-t-il, +ce n'est pas le moment de s'en occuper. Nous verrons cela ce soir!" Il +parait que la balle avait traverse la plaque de son bonnet a poil et +avait casse une aile de l'aigle imperiale, glisse sur le cote de la +tete et s'etait ensuite nichee dans des chiffons, dont le fond de son +bonnet etait plein; nous nous en assurames le soir, lorsque je lui +pansai sa blessure, car nous la retrouvames. + +Pour gagner du temps, je proposai a Picart de monter a deux sur le +cheval: "Essayons!" dit-il. Aussitot, nous lui otames la selle de bois +qu'il avait sur le dos et, ne lui ayant laisse qu'une couverte qu'il +avait dessous, nous enfourchames le cheval, Picart sur le devant et +moi sur le derriere. Nous bumes un coup et nous partimes en tenant nos +fusils en travers, comme un balancier. + +Nous voila en route, toujours au trot, quelquefois au galop. Souvent +notre marche etait interceptee par des arbres tombes. Cela fit naitre +a Picart l'idee de faire tomber ceux qui ne l'etaient pas tout a fait, +afin de former une barricade contre la cavalerie, si elle venait a +nous poursuivre. Il descendit donc de cheval, et, prenant ma petite +hache, au bout de quelques minutes, il acheva de faire tomber en +travers du chemin plusieurs sapins sur ceux qui l'etaient deja, de +maniere a donner de l'ouvrage, pendant plus d'une heure, a vingt-cinq +hommes. Ensuite il remonta gaiement a cheval, et nous continuames a +trotter pendant un bon quart d'heure, sans nous arreter. Tout a coup, +Picart s'arreta en disant: "Coquin de Dieu! sentez-vous comme moi, mon +pays, comme ce tartare a le trot dur?" Je lui repondis qu'il nous +faisait souffrir par vengeance de ce que nous avions tue son maitre: +"Diable! me dit-il, parait, mon sergent, que la petite goutte a fait +son effet et que vous avez le petit mot pour rire! Allons, tant mieux, +j'aime a vous voir comme cela!" + +Pour ne plus souffrir autant de son derriere, Picart arrangea les pans +de son manteau blanc sur le dos du cheval, et nous pumes, non plus en +trottant, mais en marchant le pas ordinaire, aller encore pendant un +quart d'heure. Il y avait des moments ou le cheval avait de la neige +jusqu'au ventre. Enfin, nous apercumes un chemin qui traversait celui +sur lequel nous marchions et que nous primes pour la grand'route. +Mais, avant d'y entrer, il fallait agir avec prudence. + +Nous mimes pied a terre, et, prenant le cheval par la bride, nous nous +retirames dans la foret, a gauche du chemin que nous venions de +parcourir, afin de pouvoir, sans etre vus, regarder sur la nouvelle +route que nous reconnumes, au bout d'un instant, pour etre celle que +l'armee avait parcourue et qui conduisait a la Berezina, car la +quantite de cadavres dont elle etait jonchee et que la neige +recouvrait a demi, nous fit voir que nous ne nous etions pas trompes. +Des traces nouvelles nous firent aussi penser qu'il n'y avait pas +longtemps que de la cavalerie et de l'infanterie y avaient passe: la +trace des pas venant du cote ou nous devions aller, ainsi que le sang +que l'on voyait sur la neige, nous firent croire qu'un convoi de +prisonniers francais, que des Russes escortaient, avait passe il n'y +avait pas longtemps. + +Il n'y avait pas de doute que nous etions derriere l'avant-garde +russe, et que bientot nous en verrions d'autres nous suivre. Comment +faire? Il fallait suivre la route. C'etait le seul parti a prendre. +C'etait aussi l'opinion de Picart: "Il me vient, dit-il, une +excellente idee. Vous allez faire l'arriere-garde et moi +l'avant-garde: moi devant, conduisant le cheval en avant si je ne vois +rien venir, et vous, mon pays, derriere, ayant la tete tournee du cote +de la queue, pour faire de meme." + +Nous eumes un peu de peine, moi surtout, a mettre a execution l'idee +de Picart, en nous mettant dos a dos et faisant, comme il le disait, +le double aigle, ayant deux yeux derriere et deux devant. Nous primes +encore chacun un petit verre de genievre, en nous promettant encore de +garder le reste pour des moments plus urgents, et nous mimes notre +cheval au pas, au milieu de cette triste et silencieuse foret. + +Le vent du nord commencait a devenir piquant, et l'arriere-garde en +souffrait a ne pouvoir tenir longtemps la position; mais, fort +heureusement, le temps etait assez clair pour distinguer les objets +d'assez loin, et le chemin qui traverse cette immense foret etait +presque droit, de maniere que nous n'avions pas a craindre d'etre +surpris dans les sinuosites. + +Nous marchions environ depuis une demi-heure, quand nous rencontrames, +sur la lisiere du bois, sept paysans qui semblaient nous attendre. + +Ils etaient sur deux rangs. Le septieme, qui nous parut deja age, +semblait les commander. Ils etaient vetus chacun d'une capote de peau +de mouton, leurs chaussures etaient faites d'ecorces d'arbres avec des +ligatures de meme; ils s'approcherent de nous, nous souhaiterent le +bonjour en polonais, et, ayant reconnu que nous etions Francais, cela +parut leur faire plaisir. Ensuite, ils nous firent comprendre qu'il +fallait qu'ils se rendent a Minsk, ou etait l'armee russe, car ils +faisaient partie de la milice; on les faisait marcher en masse contre +nous, a coups de knout, et partout, dans les villages, il y avait des +Cosaques pour les faire partir. Nous poursuivimes notre route; lorsque +nous les eumes perdus de vue, je demandai a Picart s'il avait bien +compris ce que les paysans avaient dit, a propos de Minsk qui etait un +de nos grands entrepots de la Lithuanie, ou nous avions des magasins +de vivres et ou, disait-on, une grande partie de l'armee devait se +retirer. Il me repondit qu'il avait tres bien compris, et que, si cela +etait vrai, c'est que _papa beau-pere_ nous avait joue un mauvais +tour. Comme je ne le comprenais pas bien, il me repeta que, si c'etait +comme cela, c'est que les Autrichiens nous avaient trahis. Je ne +pouvais comprendre ce qu'il pouvait y avoir de commun entre les +Autrichiens et Minsk[40]. Il allait, disait-il, m'expliquer la guerre, +lorsque, tout a coup, il ralentit, le pas du cheval en me disant: +"Voyez, si l'on ne dirait pas la, devant nous, une colonne de +troupes?" J'apercus quelque chose de noir, mais qui disparut tout a +coup. Un instant apres, la tete de cette colonne reparut comme sortant +d'un fond. + +[Note 40: Picart savait bien ce qu'il disait en parlant de la +trahison des Autrichiens, car j'ai pu savoir, depuis, qu'un traite +d'alliance avait ete fait contre nous. (_Note de l'auteur._).] + +Nous pumes bien voir que c'etaient des Russes. Plusieurs cavaliers se +detacherent et se porterent en avant; nous n'eumes que le temps de +tourner a droite, et nous entrames dans la foret, mais nous n'avions +pas fait quatre pas, que notre cheval s'enfonca dans la neige jusqu'au +poitrail et me renversa. J'entrainai Picart dans ma chute et a plus de +six pieds de profondeur, d'ou nous eumes beaucoup de peine a nous +retirer. Pendant ce temps, le coquin de cheval s'etait sauve, mais il +nous avait fraye un passage dont nous profitames pour nous enfoncer +dans la foret. Lorsque nous eumes fait vingt pas, les arbres etant +trop serres, nous ne pumes aller plus en avant. Il nous fallut, malgre +nous, retourner en arriere. Il n'y avait pas a choisir; le cheval +aussi avait ete de ce cote, car nous le retrouvames rongeant un arbre +auquel nous l'attachames. Dans la crainte qu'il nous trahit, nous nous +en eloignames le plus possible, et trouvant un buisson assez epais +pour nous cacher de maniere a tout voir sans etre vus, nous nous mimes +en position de nous defendre, si les circonstances nous y obligeaient. +En attendant, Picart me demanda si notre bouteille n'etait pas perdue +ou cassee. Fort heureusement, il n'en etait rien: "Alors, dit-il, +chacun un petit verre!" Pendant que je debouchais la bouteille, il +s'occupait a verifier les amorces de nos fusils, a faire tomber la +neige autour des batteries. Nous bumes chacun un petit verre; nous en +avions besoin. + +Apres une attente de cinq a six minutes, nous voyons paraitre la tete +de la troupe, precedee de dix a douze Tartares et Kalmoucks armes, les +uns de lances, les autres d'arcs et de fleches, et, a droite et a +gauche de la route, des paysans armes de toute espece d'armes: au +milieu, plus de deux cents prisonniers de notre armee, malheureux et +se trainant avec peine. Beaucoup etaient blesses: nous en vimes avec +un bras en echarpe, d'autres avec les pieds geles, appuyes sur des +gros batons. Plusieurs venaient de tomber et, malgre les coups que les +paysans etaient obliges de leur donner et les coups de lances qu'ils +recevaient des Tartares, ils ne bougeaient pas. Je laisse a penser +dans quelle douleur nous devions nous trouver, en voyant nos freres +d'armes aussi malheureux! Picart ne disait rien, mais a ses +mouvements, on aurait pense qu'il allait sortir du bois pour renverser +ceux qui les escortaient. Dans ce moment, arriva au galop un officier +qui fit faire halte; ensuite, s'adressant aux prisonniers, il leur dit +en bon francais: "Pourquoi ne marchez-vous pas plus vite?--Nous ne +pouvons pas, dit un soldat etendu sur la neige, et tant qu'a moi, +j'aime autant mourir ici que plus loin!" + +L'officier repondit qu'il fallait prendre patience, que les voitures +allaient arriver et que, s'il y avait place pour y mettre les plus +malades, on les placerait dessus: "Ce soir, dit-il, vous serez mieux +que si vous etiez avec Napoleon, car a present, il est prisonnier avec +toute sa Garde et le reste de son armee, les ponts de la Berezina +etant coupes.--Napoleon prisonnier avec toute sa Garde! repond un +vieux soldat. Que Dieu vous le pardonne! L'on voit bien, monsieur que +vous ne connaissez ni l'un ni l'autre. Ils ne se rendront que morts; +ils en ont fait le serment, ainsi ils ne sont pas prisonniers!--Allons, +dit l'officier, voila les voitures!" Aussitot nous apercumes +deux fourgons de chez nous et une forge chargee de blesses +et de malades. On jeta a terre cinq hommes que les paysans +s'empresserent de depouiller et mettre nus; on les remplaca par cinq +autres, dont trois ne pouvaient plus bouger. Nous entendimes +l'officier ordonner aux paysans qui avaient depouille les morts, de +remettre les habillements aux prisonniers qui en avaient le plus +besoin, et, comme ils n'executaient pas assez rapidement ce qu'il +venait de leur dire, il leur appliqua a chacun plusieurs coups de +fouet, et il fut obei. Ensuite nous entendimes qu'il disait a quelques +soldats qui le remerciaient: "Moi aussi, je suis Francais; il y a +vingt ans que je suis en Russie; mon pere y est mort, mais j'ai encore +ma mere. Aussi j'espere que ces circonstances nous feront bientot +revoir la France et rentrer dans nos biens. Je sais que ce n'est pas +la force des armes qui vous a vaincus, mais la temperature +insupportable de la Russie.--Et le manque de vivres, repond un blesse; +sans cela, nous serions a Saint-Petersbourg!--C'est peut-etre vrai", +dit l'officier. Le convoi se remit a marcher lentement. + +Lorsque nous les eumes perdus de vue, nous allames a notre cheval, que +nous trouvames la tete dans la neige, cherchant des herbes pour se +nourrir. Le hasard nous fit rencontrer l'emplacement d'un feu que nous +pumes rallumer, et ou nous pumes rechauffer nos membres engourdis. A +chaque instant nous allions, chacun a notre tour, voir si l'on ne +voyait rien venir soit a droite, soit a gauche, lorsque tout a coup +nous entendimes quelqu'un se plaindre et vimes venir a nous un +malheureux presque nu. Il n'avait, sur son corps, qu'une capote dont +la moitie etait brulee; sur sa tete, un mauvais bonnet de police; ses +pieds etaient enveloppes de morceaux de chiffons et attaches avec des +cordons au-dessus d'un mauvais pantalon de gros drap troue. Il avait +le nez gele et presque tombe; ses oreilles etaient tout en plaies. A +la main droite, il ne lui restait que le pouce, tous les autres doigts +etaient tombes jusqu'a la derniere phalange. C'etait un des malheureux +que les Russes avaient abandonnes; il nous fut impossible de +comprendre un mot de ce qu'il disait. En voyant notre feu, il se +precipita dessus avec avidite; on eut dit qu'il allait le devorer; il +s'agenouilla devant la flamme sans dire un mot; nous lui fimes avec +peine avaler un peu de genievre: plus de moitie fut perdue, car il ne +pouvait ouvrir les dents qui claquaient horriblement. + +Les cris qu'il laissait echapper s'etaient apaises, ses dents ne +claquaient presque plus, lorsque nous le vimes de nouveau trembler, +palir et s'affaisser sur lui-meme, sans qu'un mot, sans qu'une plainte +se fussent echappes de ses levres. Picart voulut le relever; ce +n'etait plus qu'un cadavre. Cette scene s'etait passee en moins de dix +minutes. + +Tout ce que venait de voir et d'entendre mon vieux camarade avait un +peu d'influence sur son moral. Il prit son fusil et, sans me dire de +le suivre, se dirigea sur la route, comme si rien ne devait plus +l'inquieter. Je m'empressai de le suivre avec le cheval que je +conduisais par la bride, et, l'ayant rejoint, je lui dis de monter +dessus. C'est ce qu'il fit sans me parler, j'en fis autant, et nous +nous remimes en marche, esperant sortir de la foret avant la nuit. + +Apres avoir trotte pres d'une heure, sans rencontrer autre chose que +quelques cadavres, comme sur toute la route, nous arrivames dans un +endroit que nous primes pour la fin de la foret; mais ce n'etait qu'un +grand vide d'un quart de lieue, qui s'etendait en demi-cercle. Au +milieu se trouvait une habitation assez grande et, autour, quelques +petites masures; c'etait une station ou lieu de poste. Mais, par +malheur, nous apercevons des chevaux attaches aux arbres. Des +cavaliers sortent de l'habitation et se forment en ordre sur le +chemin; ensuite ils se mettent en marche. Ils etaient huit, couverts +de manteaux blancs, la tete coiffee d'un casque tres haut et garni +d'une criniere; ils ressemblaient aux cuirassiers contre lesquels nous +nous etions battus a Krasnoe, dans la nuit du 15 au 16 novembre. Ils +se dirigerent, heureusement pour nous, du cote oppose a celui que nous +voulions prendre. Nous supposions, avec raison, que c'etait un poste +qui venait d'etre releve par un autre. + +Lorsque nous entrames dans la foret, il nous fut impossible d'y faire +vingt pas. Il semblait qu'aucune creature humaine n'y avait jamais mis +les pieds, tant les arbres etaient serres les uns contre les autres, +et tant il y avait de broussailles et d'arbres tombes de vieillesse et +caches sous la neige; nous fumes forces d'en sortir et de la suivre en +dehors, au risque d'etre vus. Notre pauvre cheval s'enfoncait, a +chaque instant, dans la neige jusqu'au ventre. Mais comme il n'en +etait pas a son coup d'essai, quoique ayant deux cavaliers sur le dos, +il s'en tirait assez bien. + +Il etait presque nuit et nous n'avions pas encore fait la moitie de la +route. Nous primes, sur notre droite, un chemin qui entrait dans la +foret, afin de nous y reposer un instant. Etant descendus de cheval, +la premiere chose que nous fimes fut de boire la goutte. C'etait pour +la cinquieme fois que nous caressions notre bouteille, et l'on +commencait a y voir la place. Ensuite nous nous concertames. + +Comme, dans l'endroit ou nous etions, se trouvait beaucoup de bois +coupe, nous decidames de nous etablir un peu plus avant, pour nous +tenir a une certaine distance des maisons qui etaient sur la route. +Nous nous arretames contre un tas de bois qui pouvait, en meme temps, +nous abriter a demi. Apres que Picart se fut debarrasse de son sac, et +moi de la marmite, il me dit: "Allons, pensons au principal! Du feu, +vite un vieux morceau de linge!" Il n'y en avait pas qui prenait mieux +le feu que les debris de ma chemise. J'en dechirai un morceau que je +remis a Picart; il en fit une meche qu'il me dit de tenir, ouvrit le +bassinet de la batterie de son fusil, y mit un peu de poudre et, y +ayant mis le morceau de linge, lacha la detente: l'amorce brula et le +linge s'enflamma, mais une detonation terrible se fit entendre et, +repetee, par les echos, nous fit craindre d'etre decouverts. + +Le pauvre Picart, depuis la scene des prisonniers, et ce qu'il avait +entendu dire par l'officier touchant la position de l'Empereur et de +l'armee, n'etait plus le meme. Cela avait influence sur son caractere +et meme, par moments, il me disait qu'il avait fort mal a la tete; que +ce n'etait pas la suite du coup de pistolet recu du Cosaque, mais une +chose qu'il ne pouvait pas m'expliquer. Tout cela lui avait fait +oublier que son arme etait chargee. Apres le coup, il resta quelque +temps sans rien dire et n'ouvrit la bouche que pour se traiter de +conscrit et de vieille ganache. Nous entendimes plusieurs chiens +repondre au bruit de l'arme. Alors il me dit qu'il ne serait pas +surpris que l'on vienne, dans un instant, nous traquer comme des +loups; quoique, de mon cote, j'etais encore moins tranquille que lui, +je lui dis, pour le rassurer, que je ne craignais rien a l'heure qu'il +etait et par le temps qu'il faisait. + +Au bout d'un instant, nous eumes un bon feu, car le bois qui etait +pres de nous et en grande quantite, etait tres sec. Une decouverte qui +nous fit plaisir, c'est de la paille que nous trouvames derriere un +tas de bois ou, probablement, des paysans l'avaient cachee. Il +semblait, par cette trouvaille, que la Providence pensait encore a +nous, car Picart, qui l'avait decouverte, vint me dire: "Courage! mon +pays, voila ce qui nous sauve, du moins pour cette nuit. Demain Dieu +fera le reste, et si, comme je n'en doute pas, nous avons le bonheur +de rejoindre l'Empereur, tout sera fini!" Picart pensait, comme tous +les vieux soldats idolatres de l'Empereur, qu'une fois qu'ils etaient +avec lui, rien ne devait plus manquer, que tout devait reussir, enfin, +qu'avec lui il n'y avait rien d'impossible. + +Nous approchames notre cheval; nous lui fimes une bonne litiere avec +quelques bottes de paille. Nous lui en mimes aussi pour manger, en le +tenant toujours bride et le portemanteau, que nous n'avions pas encore +visite, sur le dos afin d'etre prets a partir a la premiere alerte. Le +reste de la paille, nous le mimes autour de nous, en attendant de +faire notre abri. + +Picart, en prenant un morceau de viande cuite qui etait dans la +marmite, pour le faire degeler, me dit: "Savez-vous que je pense +souvent a ce que disait cet officier russe?--Quoi? lui dis-je.--Eh! me +repondit-il, que l'Empereur etait prisonnier avec la Garde! Je sais +bien, nom d'une pipe, que cela n'est pas, que cela ne se peut pas. +Mais ca ne peut pas me sortir de ma diable de caboche! C'est plus fort +que moi, et je ne serai content que lorsque je serai au regiment! En +attendant, pensons a manger un morceau et a nous reposer un peu. Et +puis, dit-il, en patois picard, nous boirons une _tiote_ goutte!" + +Je pris la bouteille et la regardant a la lueur des flammes, je +remarquai qu'elle tirait a sa fin. Picart n'aurait jamais dit: "Halte! +conservons une poire pour la soif!" Il me dit seulement qu'il serait a +desirer que quelque Tartare ou autre passat de notre cote afin de leur +expedier une commission pour l'autre monde, comme a celui du matin, +afin de renouveler notre bouteille, car "il parait, dit-il, que tous +ces sauvages-la en ont!" Effectivement nous sumes, par la suite, qu'on +leur faisait des fortes distributions d'eau-de-vie, qu'on leur +amenait, sur des traineaux, des bords de la mer Baltique. + +Le temps etait assez doux pour le moment. Nous mangions, sans beaucoup +d'appetit, le morceau de cheval cuit du matin, que nous etions obliges +de presenter au feu, tant il etait dur. Picart, en mangeant, parlait +seul et jurait de meme: "J'ai quarante napoleons en or dans ma +ceinture, me dit-il, et sept pieces russes aussi en or, sans les +pieces de cinq francs. Je les donnerais toutes de bon coeur pour etre +au regiment. A propos, continua-t-il en me frappant sur les genoux, +ils ne sont pas dans ma ceinture, car je n'en ai pas, mais ils sont +cousus dans mon gilet blanc d'ordonnance que j'ai sur moi, et, comme +l'on ne sait pas ce qui peut arriver, ils sont a vous!--Allons, +dis-je, encore un testament de fait! Par la meme raison, mon vieux, je +fais le mien. J'ai huit cents francs, tant en pieces d'or, qu'en +billets de banque et en pieces de cent francs. Vous pouvez en +disposer, s'il plait a Dieu que je meure avant de rejoindre le +regiment!" En me chauffant, j'avais mis machinalement la main dans le +petit sac de toile que j'avais ramasse, la veille, aupres des deux +officiers badois rencontres mourants sur le bord du chemin. J'en +retirai quelque chose de dur comme un morceau de corde et long comme +deux doigts. L'ayant examine, je reconnus que c'etait du tabac a +fumer. Quelle decouverte pour mon pauvre Picart! Lorsque je le lui +donnai, il laissa tomber dans la neige une cote de cheval qu'il etait +en train de ronger, et qu'il remplaca de suite par une chique de +tabac, en attendant, dit-il, de fumer, car il ne savait pas si sa pipe +etait dans son sac, dans son bonnet a poil ou dans une de ses poches. +Et, comme ce n'etait pas le moment de chercher, il se contenta de sa +chique, et moi d'un petit cigare que je fis a l'espagnole, avec un +morceau de papier d'une des lettres dont plusieurs se trouvaient dans +le petit sac. + +Il y avait environ deux heures que nous etions a notre bivac, et il +n'en etait pas encore sept. Ainsi, c'etait onze a douze heures que +nous avions encore a rester dans cette situation, avant de nous +remettre en marche. Depuis un moment, Picart s'etait absente pour +satisfaire a un pressant besoin, et son absence commencait deja a +m'inquieter, lorsque, au moment ou je m'y attendais le moins, +j'entends du bruit dans les broussailles, du cote oppose ou il etait +parti. Persuade que c'etait tout autre que lui, je prends mon fusil, +et je me mets en defense. Au meme instant, je vois paraitre Picart +qui, en me voyant dans cette position, me dit: "C'est bien, mon pays, +c'est fort bien!" a demi-voix et d'un air mysterieux, en me faisant +signe de ne pas parler. Alors, il me dit tout bas que deux femmes +venaient de passer sur le chemin, a deux pas d'ou il etait, portant, +l'une un paquet, et l'autre une espece de seau, ou, probablement, il y +avait quelque chose, car elles s'etaient arretees quelque temps pour +se reposer, a cinq ou six pas de lui: "Elles ont ete cause, me dit-il, +que, quoique etant dans une position a avoir le derriere gele, je n'ai +ose bouger tant qu'elles ont ete pres de moi, a bavarder comme des +pies. Nous allons suivre leurs traces, et nous arriverons peut-etre +dans un village ou dans une baraque ou nous serons a l'abri des +mauvais temps et plus en surete, car vous entendez toujours ces +diables de chiens qui aboient!" Effectivement, depuis le coup de +fusil, ils n'avaient cesse de faire un train d'enfer. "Mais, lui +dis-je, si, dans ce village ou dans cette baraque, nous allions +trouver les Russes!" Il me repondit de le laisser faire. + +Nous voila encore marchant a l'aventure pendant la nuit, au milieu +d'une foret, sans savoir ou nous allions, sur la seule indication de +quatre pieds imprimes sur la neige que Picart me disait etre ceux des +femmes. + +Tout a coup, les traces cesserent de se faire voir. Apres un moment de +recherche, nous les retrouvames et nous vimes qu'elles tournaient a +droite. Cela nous contraria beaucoup, vu que nous allions nous +eloigner de la direction qui pouvait nous conduire sur la grand'route. +Souvent les pas se trouvaient tellement resserres par les arbres, que +nous ne pouvions plus y voir. Il fallait que Picart se couchat sur la +neige et cherchat avec ses mains les traces que nous ne pouvions plus +voir avec nos yeux. + +Picart conduisait le cheval par la bride, moi je marchais en le tenant +par la queue, mais je fus arrete court; il ne marchait plus. Le pauvre +diable avait beau faire des efforts, il ne pouvait avancer, car il +etait pris entre deux arbres, et les deux bottes de paille qu'il avait +de chaque cote, l'empechaient de passer. Lorsqu'elles furent tombees, +il put se degager et avancer. Je ramassai la paille, trop precieuse +pour nous, je la trainai jusqu'au moment ou nous trouvames le chemin +plus large. Alors nous la remimes sur le cheval et nous pumes avancer +plus a notre aise. Un peu plus loin, nous trouvames deux chemins, ou +l'on avait egalement marche. La, nous fumes encore obliges de nous +arreter, ne sachant lequel prendre. A la fin, nous primes le parti de +faire marcher le cheval devant nous, esperant qu'il pourrait nous +guider; pour ne pas qu'il nous echappe, nous le tenions de chaque cote +de la croupiere. A la fin, Dieu eut pitie de nos miseres; un chien se +fit entendre et, un peu plus avant, nous apercumes une masure assez +grande. + +Imaginez-vous le toit d'une de nos granges pose a terre, et vous aurez +une idee de l'habitation que nous avions devant nous. Nous en fimes +trois fois le tour avant de pouvoir en trouver l'entree, cachee par +un avant-toit en chaume qui descendait jusqu'a terre. Sur le cote, une +premiere porte aussi en chaume, mais tellement couverte de neige qu'il +n'est pas etonnant que nous ne l'ayons pas vue de suite. Picart etant +entre sous le toit, arriva a une seconde porte en bois et frappa +d'abord doucement; personne ne repondit. Une seconde fois, meme +silence. Alors, s'imaginant qu'il n'y avait pas d'habitants, il se +disposa a enfoncer la porte avec la crosse de son fusil, mais une voix +faible se fit entendre, la porte s'ouvrit et une vieille femme se +presenta, tenant a la main, pour s'eclairer, un morceau de bois +resineux tout en flammes, qu'elle laissa tomber de frayeur en voyant +Picart, et se sauva tout epouvantee! + +Mon camarade ramassa le morceau de bois encore allume et avanca encore +quelques pas. Comme j'avais fini d'attacher le cheval sous +l'avant-toit qui masquait la porte, j'entrai et je l'apercus avec sa +lumiere a la main, au milieu d'un nuage de fumee. Avec son manteau +blanc, il ressemblait a un penitent de la meme couleur. Il jetait des +regards a droite et a gauche, ne voyant personne, parce qu'il ne +pouvait pas voir dans le fond de l'habitation. Lorsqu'il se fut assure +que j'etais entre, rompant le silence et s'efforcant de faire une voix +douce, il souhaita le mieux qu'il put le bonjour en langue polonaise. +Je le repetai, mais d'une voix faible. Notre bonjour, quoique mal +exprime, fut entendu, car nous vimes venir a nous un vieillard qui, +aussitot qu'il apercut Picart, se mit a crier: "Ah! ce sont des +Francais; c'est bon!" Il le dit en polonais et le repeta en allemand. +Nous lui repondimes de meme que nous etions Francais et de la Garde de +Napoleon. Au nom de Napoleon et de sa Garde, le brave Polonais (car +c'en etait un) s'inclina et voulait nous baiser les pieds. Au mot de +_Francais_, repete par la vieille femme, nous vimes deux autres femmes +plus jeunes sortir d'une espece de cachette, qui s'approcherent de +nous en manifestant de la joie. Picart les reconnut pour celles qu'il +avait vues dans la foret et dont nous avions suivi les traces. + +Il n'y avait pas cinq minutes que nous etions chez ces braves gens, +que je faillis etre suffoque par la chaleur a laquelle je n'etais plus +habitue, ce qui me forca a me retirer pres de la porte, ou je tombai +sans connaissance. + +Picart se retourna et courut pour me secourir, mais la vieille femme +et une de ses filles m'avaient deja releve et m'avaient fait asseoir +sur une espece d'escabelle en bois. Lorsque je fus debarrasse de la +marmite, ainsi que de ma peau d'ours et de mon fourniment, je fus +conduit dans le fond de l'habitation ou l'on me coucha sur un lit de +camp garni de peaux de mouton. Les femmes avaient l'air de nous +plaindre, en voyant comme nous etions malheureux, particulierement +moi, qui etais si jeune et avais bien plus souffert que mon camarade: +la grande misere m'avait rendu si triste, que je faisais peine a voir. + +Le vieillard s'etait occupe de faire entrer notre cheval et tout fut +en mouvement pour nous etre utile. Picart pensa a la bouteille au +genievre qui etait dans ma carnassiere. Il m'en fit avaler quelques +gouttes, il en mit ensuite dans l'eau, et, un instant apres, je me +trouvais beaucoup mieux. + +La vieille femme me tira mes bottes que je n'avais pas otees depuis +Smolensk, c'est-a-dire depuis le 10 de novembre, et nous etions le 23. +Une des jeunes filles se presenta avec un grand vase en bois rempli +d'eau chaude, le posa devant moi et, se mettant a genoux, me prit les +pieds l'un apres l'autre, tout doucement, me les posa dans l'eau et +les lava avec une attention particuliere et en me faisant remarquer +que j'avais une plaie au pied droit: c'etait une engelure de 1807 a la +bataille d'Eylau, et qui, depuis ce temps, ne s'etait jamais fait +sentir, mais qui venait de se rouvrir et me faisait, dans ce moment, +cruellement souffrir[41]. + +[Note 41: La bataille d'Eylau commenca le 7 fevrier 1807, a la +pointe du jour. La veille, nous avions couche sur un plateau, a un +quart de lieue de la ville, et en arriere. Ce plateau etait couvert de +neige et de morts, par suite d'un combat que l'avant-garde avait eu, +un moment avant notre arrivee. A peine faisait-il jour, que l'Empereur +nous fit marcher en avant, mais nous eumes beaucoup de peine, a cause +que nous marchions dans le milieu des terres et dans la neige +jusqu'aux genoux. Etant pres de la ville, il fit placer toute la Garde +en colonne serree par division, une partie sur le cimetiere a droite +de l'eglise, et l'autre sur un lac a cinquante pas du cimetiere. Les +boulets et les obus, tombant sur le lac, faisaient craquer la glace et +menacaient d'engloutir ceux qui etaient dessus. Nous fumes toute la +journee dans cette position, les pieds dans la neige et ecrases par +les boulets et la mitraille. Les Russes, quatre fois plus nombreux que +nous, avaient aussi l'avantage du vent qui nous envoyait dans la +figure la neige qui tombait a gros flocons, ainsi que la fumee de leur +poudre et de la notre, de maniere qu'ils pouvaient nous voir presque +sans etre vus. Nous fumes dans cette position jusqu'a sept heures du +soir. Notre regiment, qui etait le deuxieme grenadiers, fut envoye, a +trois heures de l'apres-midi, reprendre la position du matin dont les +Russes voulaient s'emparer. Toute la nuit, comme pendant la bataille, +il ne cessa de tomber de la neige. C'est ce jour-la que j'eus le pied +droit gele, qui ne fut gueri qu'au camp de Finkelstein, avant la +bataille d'Essling et de Friedland. (_Note de l'auteur_.)] + +L'autre jeune fille, qui paraissait l'ainee, en faisait autant a mon +camarade qui, d'un air confus, se laissait faire tranquillement. Je +lui dis qu'il etait bien vrai qu'une inspiration du bon Dieu l'avait +porte a suivre les traces de ces jeunes filles: "Oui, dit-il; mais en +les voyant passer dans la foret, je ne pensais pas qu'elles nous +auraient aussi bien accueillis. Je ne vous ai pas encore dit, +continua-t-il, que ma tete me faisait un mal de diable, et que, depuis +que je suis un peu repose, cela se fait sentir. Vous allez voir, tout +a l'heure, que la balle de ce chien de Cosaque m'aura touche plus pres +que je ne pensais. Nous allons voir!" Il denoua un cordon qu'il avait +sous le menton et qui servait a tenir deux morceaux de peau de mouton, +attaches de chaque cote de son bonnet a poil, afin de preserver ses +oreilles de la gelee. Mais a peine etait-il decoiffe, que le sang +commenca a ruisseler: "Voyez-vous! me dit-il. Mais cela n'est rien. Ce +n'est qu'une egratignure. La balle aura glisse sur le cote de la +tete." Le vieux Polonais s'empressa de lui oter son fourniment qu'il +avait perdu l'habitude de quitter, de meme que son bonnet a poil, avec +lequel il couchait toujours. La fille qui lui lavait les pieds lui +lava aussi la tete. Tout le monde se mit autour de lui pour le servir. +Le pauvre Picart etait tellement sensible aux soins qu'on lui donnait, +que de grosses larmes coulaient le long de sa figure. Il fallait des +ciseaux pour lui couper les cheveux. Je pensai de suite a la giberne +du chirurgien, que j'avais prise sur le Cosaque, et, me l'ayant fait +apporter, nous y trouvames tout ce qu'il nous fallait pour le +pansement: deux paires de ciseaux et plusieurs autres instruments de +chirurgie, de la charpie et des bandes de linge. Apres lui avoir coupe +les cheveux, la vieille femme lui suca la plaie, qui etait plus forte +qu'il ne pensait. Ensuite, on lui mit un peu de charpie, une bande et +un mouchoir. Nous trouvames la balle logee dans des chiffons dont le +fond de son bonnet etait rempli. L'aile gauche de l'aigle imperiale, +placee sur le devant du bonnet, etait traversee. Tout en faisant +l'inspection de ce qu'il contenait, il jeta un cri de joie: c'etait sa +pipe qu'il venait de retrouver, un vrai brule-gueule qui n'avait pas +trois pouces de long. Aussi alluma-t-il de suite le tabac: il n'avait +pas fume depuis Smolensk. + +Lorsque nos pieds furent laves, on nous les essuya avec des peaux +d'agneaux, que l'on mit ensuite dessous pour nous servir de tapis. +L'on mit sur la plaie de mon pied une graisse qui, m'assurait-on, +devait me guerir en peu de temps. L'on me montra la maniere dont je +devais m'en servir, et l'on m'en mit dans un morceau de linge que je +renfermai dans la giberne du docteur, avec tous les instruments qui +avaient servi a panser la tete de Picart. + +Nous etions deja beaucoup mieux. Nous les remerciames des soins qu'ils +nous donnaient. Le Polonais nous fit comprendre qu'il etait au +desespoir, vu les circonstances, de ne pouvoir mieux faire; qu'il +faut, en voyage, loger ses ennemis et leur laver les pieds, a plus +forte raison a ses amis. Dans ce moment, nous entendimes la vieille +femme jeter un cri et courir: c'etait un grand chien que nous n'avions +pas encore vu, qui emportait le bonnet a poil de Picart. On voulait le +battre, mais nous demandames sa grace. + +Je proposai a Picart de faire la visite du portemanteau qui etait +encore sur le cheval. Il se fit conduire pres de l'animal: rien ne lui +manquait. Il prit le portemanteau, qu'il apporta pres du poele. Nous y +trouvames premierement neuf mouchoirs des Indes tisses en soie: "Vite, +dit Picart, chacun deux a nos princesses, et un a la vieille, et +gardons les autres!" Cette premiere distribution fut vite faite, au +grand contentement des personnes qui les recevaient. Nous trouvames, +ensuite, trois paires d'epaulettes d'officier superieur, dont une de +marechal de camp; trois montres en argent, sept croix d'honneur, deux +cuillers en argent, plus de douze douzaines de boutons de hussard +dores, deux boites de rasoirs, six billets de banque de cent roubles, +plus un pantalon en toile tache de sang. J'esperais trouver une +chemise, malheureusement il ne s'en trouva pas; c'etait la chose dont +j'avais le plus besoin, car la chaleur avait ravigote la vermine qui +me devorait. + +Les jeunes filles faisaient de grands yeux et tenaient dans les mains +ce que nous leur avions donne, ne pouvant croire que c'etait pour +elles. Mais la chose qui leur fit le plus de plaisir fut les boutons +dores que nous leur donnames, ainsi qu'une bague en or que je pris +plaisir a leur mettre aux doigts. Celle qui m'avait lave les pieds ne +fut pas sans remarquer que je lui donnais la plus belle. Il est +probable que les Cosaques coupaient les doigts aux hommes morts, pour +les prendre. + +Nous fimes present au vieillard d'une grosse montre anglaise et de +deux rasoirs, ainsi que de toute la monnaie russe, d'une valeur de +plus de trente francs, dont une partie se trouvait aussi dans le +portemanteau. Nous remarquames qu'il avait toujours les yeux fixes sur +une grand'croix de commandeur, a cause du portrait de l'Empereur. Nous +la lui donnames. Sa satisfaction serait difficile a depeindre. Il la +porta plusieurs fois a sa bouche et sur son coeur. Il finit par se +l'attacher au cou avec un cordon en cuir, en nous faisant comprendre +qu'il ne la quitterait qu'a la mort. + +Nous demandames du pain. L'on nous en apporta un qu'ils n'avaient pas, +disaient-ils, ose nous presenter, tant il etait mauvais. +Effectivement, nous ne pumes en manger. Ce pain etait fait d'une pate +noire, rempli de grains d'orge, de seigle et de morceaux de paille +hachee a vous arracher le gosier. Il nous fit comprendre que ce pain +provenait des Russes; qu'a trois lieues de la les Francais les avaient +battus, le matin, et leur avaient pris un grand convoi[42]; que les +juifs qui leur avaient annonce cette nouvelle et qui se sauvaient des +villages situes sur la route de Minsk, leur avaient vendu ce pain, qui +n'etait pas mangeable. Enfin, quoique, depuis plus d'un mois, je n'en +avais pas mange, il me fut impossible de mordre dedans, tant il etait +dur. D'ailleurs j'avais, depuis longtemps, les levres crevassees et +qui saignaient a chaque instant. + +[Note 42: Le combat qui avait eu lieu avec les Russes et dont le +Polonais voulait nous parler etait une rencontre que le corps d'armee +du marechal Oudinot, qui n'etait pas venu jusqu'a Moscou, car il avait +toujours reste en Lithuanie, venait d'avoir avec les Russes qui +venaient a notre rencontre, pour nous couper la retraite. Le marechal +les avait battus, mais, en se retirant, ils couperent le pont de la +Berezina. (_Note de l'auteur._)] + +Lorsqu'ils virent que nous ne pouvions pas en manger, ils nous +apporterent un morceau de mouton, quelques pommes de terre, des +oignons et des concombres marines. Enfin, ils nous donnerent tout ce +qu'ils avaient, en nous disant qu'ils feraient leur possible pour nous +procurer quelque chose de mieux. En attendant, nous mimes le mouton +dans la marmite, pour nous faire une soupe. Le vieillard nous dit +qu'il y avait, a une forte demi-lieue, un village ou tous les juifs +qui etaient sur la route s'etaient refugies, dans la crainte d'etre +pilles, et, comme ils avaient emporte leurs vivres avec eux, il +esperait trouver quelque chose de mieux que ce qu'il nous avait donne +jusqu'a present. Nous voulumes lui donner de l'argent. Il le refusa en +disant que celui que nous lui avions donne, ainsi qu'a ses filles, +servirait a cela, et qu'une d'elles etait deja partie avec sa mere et +le grand chien. + +On nous avait arrange un lit a terre, compose de paille et de peaux de +moutons. Depuis un moment, Picart s'etait endormi; je finis par en +faire autant. Nous fumes reveilles par le bruit que faisait le chien +de la cabane en aboyant: "Bon! dit le vieux Polonais, c'est ma femme +et ma fille qui sont de retour". Effectivement, elles entrerent. Elles +nous apportaient du lait, un peu de pommes de terre et une petite +galette de farine de seigle qu'elles avaient pu avoir a force +d'argent, mais pour de l'eau-de-vie, _nima!_[43] Le peu qu'il y avait +venait d'etre enleve par les Russes. Nous remerciames ces bonnes gens +qui avaient fait pres de deux lieues dans la neige jusqu'aux genoux, +pendant la nuit, par un froid rigoureux, en s'exposant a etre devores +par les loups ou les ours, en grand nombre dans les forets de la +Lithuanie, et surtout dans ce moment, car ils abandonnaient les autres +forets que nous brulions dans notre marche, pour se retirer dans +d'autres qui leur offraient plus de surete et de quoi manger, par la +quantite de chevaux et d'hommes qui mouraient chaque jour. + +[Note 43: _Nima_, en polonais et en lithuanien, signifie _non_, ou +_il n'y en a pas_. (_Note de l'auteur_.)] + +Nous fimes une soupe que nous devorames de suite. Apres avoir mange, +je me trouvai beaucoup mieux. Cette soupe au lait m'avait restaure +l'estomac. Ensuite je me mis a reflechir, la tete appuyee dans les +deux mains. Picart me demanda ce que je pensais: "Je pense, lui +dis-je, que, si je n'etais pas avec vous, mon vieux brave, et retenu +par l'honneur et mon serment, je resterais ici, dans cette cabane, au +milieu de cette foret et avec ces bonnes, gens.--Soyez tranquille, me +dit-il, j'ai fait un reve qui m'est de bon augure. J'ai reve que +j'etais a la caserne de Courbevoie, que je mangeais un morceau de +boudin de la _Mere aux bouts_ et que je buvais une bouteille de vin de +Suresnes.[44]" + +[Note 44: La _Mere aux bouts_ etait une vieille femme qui venait +tous les jours a six heures du matin a la caserne de Courbevoie, ou +nous etions, et qui, pour dix centimes, nous vendait un morceau de +boudin long de six pouces et dont on se regalait tous les jours avant +l'exercice, en buvant pour dix centimes de vin de Suresnes, en +attendant la soupe de dix heures: quel est le velite ou le vieux +grenadier de la Garde qui n'ait connu la _Mere aux bouts? (Note de +l'auteur_.)] + +Pendant que Picart me parlait, je remarquai qu'il etait fort rouge et +qu'il portait souvent la main droite sur son front, et quelquefois a +la place ou il avait recu son coup de balle. Je lui demandai s'il +avait mal a la tete. Il me repondit que oui, mais que c'etait +probablement occasionne par la chaleur, ou pour avoir trop dormi. Mais +il me sembla qu'il avait de la fievre. Son voyage a la caserne de +Courbevoie me faisait croire que je ne m'etais pas trompe: "Je vais +continuer mon reve, dit-il, et tacher de rejoindre la _Mere aux +bouts_. Bonne nuit!" Deux minutes apres, il etait endormi. + +Je voulus me reposer, mais mon sommeil fut souvent interrompu par des +douleurs que j'avais dans les cuisses, suite des efforts que j'avais +faits en marchant. Il n'y avait pas longtemps que Picart dormait, +lorsque le chien se mit a aboyer. Les personnes de la maison en furent +surprises. Le vieillard, qui etait assis sur un banc pres du poele, se +leva et saisit une lance attachee contre un gros sapin qui servait de +soutien a l'habitation. Il alla du cote de la porte; sa femme le +suivit, et moi, sans eveiller Picart, j'en fis autant, ayant toutefois +la precaution de prendre mon fusil qui etait charge, et la baionnette +au bout du canon. Nous entendimes que l'on derangeait la premiere +porte. Le vieillard ayant demande qui etait la, une voix nasillarde +se fit entendre et l'on repondit: "Samuel!" Alors la femme dit a son +mari que c'etait un juif du village ou elle avait ete, le soir. +Lorsque je vis que c'etait un enfant d'Israel, je repris ma place, +ayant soin toutefois de rassembler autour de moi tout ce que nous +avions, car je n'avais pas de confiance dans le nouveau venu. + +Je dormis assez bien deux heures, jusqu'au moment ou Picart m'eveilla +pour manger la soupe au mouton. Il se plaignait toujours d'un grand +mal de tete, par suite, probablement, de ses reves, car il me dit +qu'il n'avait fait que rever Paris et Courbevoie, et, sans se rappeler +qu'il m'en avait deja conte une partie, il me dit que, dans son reve, +il avait danser a la barriere du Roule[45] ou, me dit-il, il avait bu +avec des grenadiers qui avaient ete tues a la bataille d'Eylau. + +[Note 45: Rendez-vous des maitresses des vieux grenadiers de la +Garde. On y dansait. (_Note de l'auteur_.)] + +Comme nous allions manger, le juif nous presenta une bouteille de +genievre que Picart s'empressa de prendre. Alors il lui demanda qui il +etait et d'ou il venait; il lui parlait en allemand. Ensuite il gouta +ce que contenait la bouteille, et, pour remercier, finit par lui dire +que cela ne valait pas le diable. Effectivement c'etait du mauvais +genievre de pommes de terre. + +L'idee me vint que le juif pourrait nous etre tres utile en le prenant +pour guide; nous avions de quoi tenter sa cupidite. De suite, je fis +part a Picart de mon idee, qu'il approuva, et, comme il se disposait a +en faire la proposition, notre cheval, qui etait couche, se releva +tout effraye, en cherchant a rompre le lien auquel il etait attache; +le chien se mit a beugler (_sic_). Au meme instant, nous entendimes +plusieurs loups qui vinrent hurler autour de la baraque et meme contre +la porte. C'etait a notre cheval qu'ils en voulaient. Picart prit son +fusil pour leur faire la chasse, mais notre hote lui fit comprendre +qu'il ne serait pas prudent, a cause des Russes. Alors il se contenta +de prendre son sabre d'une main et un morceau de bois de sapin tout en +feu de l'autre, se fit ouvrir la porte et se mit a courir sur les +loups qu'il mit en fuite. Un instant apres, il rentra en me disant +que cette sortie lui avait fait du bien; que son mal de tete etait +presque passe. Ils revinrent encore a la charge, mais nous ne +bougeames plus. + +Le juif, comme je m'y attendais, nous demanda si nous n'avions rien a +vendre ou a changer. Je dis a Picart qu'il etait temps de lui faire +des propositions pour qu'il puisse nous conduire jusqu'a Borisow ou +jusqu'au premier poste francais. Je lui demandai combien il y avait de +l'endroit ou nous etions a la Berezina. Il nous repondit que, par la +grand'route, il y avait bien neuf lieues; nous lui fimes comprendre +que nous voulions, si cela etait possible, y arriver par d'autres +chemins. Je lui proposai de nous y conduire, moyennant un arrangement: +d'abord les trois paires d'epaulettes que nous lui donnions de suite, +et un billet de banque de cent roubles, le tout d'une valeur de cinq +cents francs. Mais je mettais pour condition que les epaulettes +resteraient entre les mains de notre hote, qui les lui remettrait a +son retour; que, pour le billet de banque, je le lui donnerais a notre +destination, c'est-a-dire au premier poste de l'armee francaise; que, +sur la presentation d'un foulard que je montrai aux personnes +presentes, on lui remettrait les epaulettes, mais que lui, Samuel, +remettrait aux personnes de la maison vingt-cinq roubles; que le +foulard serait pour la plus jeune fille, celle qui m'avait lave les +pieds. L'enfant d'Israel accepta, non sans faire quelques observations +sur les dangers qu'il y avait a courir, en ne passant pas par la +grand'route. Notre hote nous temoigna combien il regrettait de ne pas +avoir dix ans de moins, afin de nous conduire, et pour rien, en nous +defendant contre les Russes, s'il s'en presentait. En nous disant +cela, il nous montrait sa vieille hallebarde attachee le long d'une +piece de bois. Mais il donna tant d'instructions au juif sur la route, +qu'il consentit a nous conduire, apres avoir toutefois bien regarde et +verifie si tout ce que nous lui donnions etait de bon aloi. + +Il etait neuf heures du matin lorsque nous nous mimes en route. +C'etait le 24 novembre. Toute la famille polonaise resta longtemps sur +le point le plus eleve, nous suivant des yeux et nous faisant des +signes d'adieu avec leurs mains. + +Notre guide marchait devant, tenant notre cheval par la bride. Picart +parlait seul, s'arretant quelquefois, faisant le maniement d'armes. +Tout a coup, je ne l'entends plus marcher. Je me retourne, je le vois +immobile et au port d'armes, marchant au pas ordinaire, comme a la +parade. Ensuite il se met a crier d'une voix de tonnerre: "Vive +l'Empereur!" Aussitot je m'approche de lui, je le prends vivement par +le bras, en lui disant: "Eh bien, Picart, qu'avez-vous donc?" Je +craignais qu'il ne fut devenu fou: "Quoi? me repondit-il comme un +homme qui se reveille, ne passons-nous pas la revue de l'Empereur?" Je +fus saisi en l'entendant parler de la sorte. Je lui repondis que ce +n'etait pas aujourd'hui, mais demain, et, le prenant par le bras, je +lui fis allonger le pas, afin de rattraper le juif. Je vis de grosses +larmes couler le long de ses joues: "Eh quoi! lui dis-je, un vieux +soldat qui pleure!--Laissez-moi pleurer, me dit-il, cela me fait du +bien! Je suis triste, et si, demain, je ne suis pas au regiment, c'est +fini!--Soyez tranquille, nous y serons aujourd'hui, j'espere, ou +demain matin au plus tard. Comment, mon vieux, voila que vous vous +affectez comme une femme!--C'est vrai, me repondit-il, je ne sais pas +comment cela est venu. Je dormais ou je revais, mais cela va mieux.--A +la bonne heure, mon vieux! Ce n'est rien. La meme chose m'est arrivee +plusieurs fois, et le soir meme que je vous ai rencontre. Mais j'ai le +coeur plein d'esperance depuis que je suis avec vous!" + +Tout en causant, je voyais mon guide qui s'arretait souvent comme pour +ecouter. + +Tout a coup, je vois Picart se jeter de tout son long dans la neige, +et nous commander d'une voix brusque: "Silence!" "Pour le coup, dis-je +en moi-meme, c'est fini! Mon vieux camarade est fou! Que vais-je +devenir?" Je le regardais, saisi d'etonnement; il se leve et se met a +crier, mais d'une voix moins forte que la premiere fois: "Vive +l'Empereur! Le canon! Ecoutez! Nous sommes sauves!--Comment? lui +dis-je.--Oui, continua-t-il, ecoutez!" Effectivement, le bruit du +canon se faisait entendre: "Ah! je respire, dit-il, l'Empereur n'est +pas prisonnier, comme le coquin d'emigre le disait hier. N'est-il pas +vrai, mon pays? Cela m'avait tellement brouille la cervelle, que j'en +serais mort de rage et de chagrin. Mais, a present, marchons dans +cette direction: c'est un guide certain." L'enfant d'Israel nous +assurait que c'etait dans la direction de la Berezina que l'on +entendait le canon. Enfin mon vieux compagnon etait tellement content +qu'il se mit a chanter: + + Air du _Cure de Pomponne_. + + Les Autrichiens disaient tout bas: + Les Francais vont vite en besogne, + Prenons, tandis qu'ils n'y sont pas, + L'Alsace et la Bourgogne. + Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra, + Du depart de Boulogne (_bis_).[46] + +[Note 46: Cette chanson avait ete faite en partant du camp de +Boulogne en 1805, pour aller en Autriche, pour la bataille +d'Austerlitz. (_Note de l'auteur_.)] + +Une demi-heure apres, notre marche devint tellement embarrassante, +qu'il etait impossible de voyager plus longtemps. Notre guide croyait +s'etre trompe. C'est pourquoi, rencontrant un espace assez eleve pour +y marcher plus a l'aise, nous n'hesitames pas un instant a nous y +jeter, esperant y rencontrer un chemin ou nous puissions marcher avec +plus de facilite. Nous entendions toujours le bruit du canon, mais +plus distinctement, depuis que nous avions pris cette nouvelle +direction; il pouvait etre alors midi. Tout a coup, le canon cessa de +se faire entendre, le vent recommenca et la neige le suivit de pres, +mais en si grande quantite que nous ne pouvions plus nous voir, de +sorte que le pauvre enfant d'Israel finit par renoncer a conduire le +cheval. Nous lui conseillames de monter dessus. C'est ce qu'il fit. Je +commencais a etre extremement fatigue et inquiet. Je ne disais rien, +mais Picart jurait comme un enrage apres le canon qu'il n'entendait +plus, et apres le vent, disait-il, qui en etait la cause. Nous +arrivames de la sorte dans un endroit ou nous ne pouvions plus +avancer, tant les arbres etaient serres les uns contre les autres. A +chaque instant, nous etions arretes par d'autres obstacles, nous +allions mesurer la terre de tout notre long et nous enterrer dans la +neige. Enfin, apres une marche penible, nous eumes le chagrin de nous +retrouver au point ou nous etions partis, une heure avant. + +Voyant cela, nous arretames un instant; nous bumes un coup de mauvais +genievre que le juif nous avait donne, ensuite nous deliberames. Il +fut decide que nous irions joindre la grand'route. Je demandai a notre +guide si, dans le cas ou nous ne pourrions pas gagner la route, il +pourrait nous reconduire ou nous avions couche. Il m'assura que oui, +mais qu'il faudrait faire des remarques ou nous passions. Picart se +chargea de cela en coupant, de distance en distance, des jeunes +arbres, bouleaux ou sapins, que nous laissions derriere nous. + +Nous pouvions avoir fait une demi-lieue, dans ce nouveau chemin, +lorsque nous rencontrames une cabane. Il etait presque temps, car les +forces commencaient a me manquer. Il fut decide que nous y ferions une +halte d'une demi-heure pour y faire manger le cheval, ainsi que nous. +Le bonheur voulut qu'en y entrant, nous trouvames beaucoup de bois sec +a bruler, deux bancs formes de deux grosses pieces de bois brut et +trois peaux de mouton, qu'il fut decide que l'on emporterait pour nous +en servir si nous etions obliges de passer la nuit dans la foret. + +Nous nous chauffames en mangeant un morceau de viande de cheval. Notre +guide n'en voulut pas toucher, mais il tira de dessous sa capote de +peau de mouton une mauvaise galette de farine d'orge, avec autant de +paille, que nous nous empressames de partager avec lui. Il nous jura +par Abraham qu'il n'avait que cela et quelques noix. Nous en fimes +quatre parts. Il en eut deux, et nous chacun une. Nous bumes chacun un +petit verre de mauvais genievre. Je lui en presentai un qu'il refusa, +et cela pour ne pas boire dans le meme vase que nous. Mais il nous +avanca le creux de sa main, et nous lui en versames, qu'il avala. + +Il nous dit alors que, pour arriver a une autre cabane, il fallait +encore une bonne heure de marche. Aussi, dans la crainte que la nuit +ne vienne nous surprendre, nous resolumes de nous remettre en route. +C'est ce que nous fimes avec une peine incroyable, tant le chemin +etait devenu etroit, ou plutot l'on aurait dit qu'il n'y en avait +plus. Cependant Samuel, notre guide, qui avait vraiment du courage, +nous rassura en nous disant que, bientot, nous le retrouverions plus +large. + +Pour comble de malheur, la neige recommenca a tomber avec tant de +force, que nous ne sumes plus ou nous diriger. Cet etat de choses dura +jusqu'au moment ou notre guide se mit a pleurer, en nous disant qu'il +ne savait plus ou nous etions. + +Nous voulumes retourner sur nos pas, mais ce fut bien pis, a cause de +la neige qui nous tombait en pleine figure; nous n'eumes rien de mieux +a faire que de nous mettre contre un massif de gros sapins, en +attendant qu'il plut a Dieu de faire cesser le mauvais temps. Cela +dura encore plus d'une demi-heure. Nous commencions a etre transis de +froid. Picart jurait par moments; quelquefois il fredonnait: + + Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra, + Du depart de Boulogne! + +Le juif ne faisait que repeter: "Mon Dieu! mon Dieu!" Tant qu'a moi, +je ne disais rien, mais je faisais des reflexions bien sinistres. Sans +ma peau d'ours et le bonnet du rabbin que je portais sous mon schako, +je pense que j'aurais succombe de froid. + +Lorsque le temps fut devenu meilleur, nous cherchames a nous orienter +de nouveau, mais a la tempete avait succede un grand calme, de maniere +a ne plus savoir distinguer le nord avec le midi. Nous etions tout a +fait desorientes. Nous marchions toujours au hasard, et je +m'apercevais que nous tournions toujours sur nous-memes, revenant +continuellement a la meme place. + +Picart continuait a jurer, mais c'etait contre le juif. + +Cependant, apres avoir marche encore quelque temps, nous nous +trouvames dans un espace d'environ quatre cents metres de +circonference, qui nous donna l'espoir de trouver un chemin. Mais, +apres en avoir fait plusieurs fois le tour, nous ne decouvrimes rien. +Nous nous regardions, car chacun de nous attendait un avis de son +camarade. Tout a coup, je vis mon vieux grognard poser son fusil +contre un arbre, et, regardant de tous cotes comme s'il cherchait +quelque chose, tirer son sabre du fourreau. A peine avait-il fait ce +mouvement, que le pauvre juif, croyant que c'etait pour le tuer, se +mit a jeter des cris epouvantables et a abandonner le cheval pour +fuir. Mais, les forces lui manquant, il tomba a genoux d'un air +suppliant, pour implorer la misericorde de Dieu et de celui qui ne lui +voulait pas de mal, car Picart n'avait tire son sabre que pour couper +un bouleau gros comme mon bras et le consulter sur la direction que +nous avions a prendre. Il coupa l'arbre par le milieu et, ayant +examine la partie qui restait attachee au sol, me dit d'un grand +sang-froid: "Voila la direction que nous devons prendre! L'ecorce de +l'arbre, de ce cote, qui est celui du nord, est un peu rousse et +gatee, tandis que, de l'autre cote, qui est celui du midi, elle est +blanche et bien conservee. Marchons au midi!" + +Nous n'avions plus de temps a perdre, car notre plus grande crainte +etait que la nuit nous surprit. Nous cherchames a nous frayer un +chemin, ayant toujours soin de ne pas perdre de vue la direction de +notre point de depart. + +Dans ce moment, le juif, qui marchait derriere nous, jeta un cri. Nous +le vimes etendu de son long. Il etait tombe en tirant le cheval qu'il +voulait faire passer entre deux arbres trop serres l'un contre +l'autre, de maniere que le pauvre _cognia_ ne savait plus ni avancer, +ni reculer. Nous fumes obliges de debarrasser et l'homme et le cheval, +dont la charge ainsi que le harnachement etaient tombes sur les jambes +de derriere. + +J'enrageais aussi de voir que nous perdions un temps aussi precieux; +j'aurais volontiers abandonne le cheval, et il aurait fallu en venir +la si, au bout d'une demi-heure d'efforts, nous ne fussions tombes +dans un chemin assez large, que le juif reconnut pour etre la +continuation de celui dont nous avions perdu la direction; pour +preuve, il nous montra plusieurs gros arbres qu'il reconnaissait, +parce qu'ils contenaient des ruches qu'il nous fit voir et qui, +malheureusement, etaient perchees trop haut pour notre bec.[47] + +[Note 47: En Pologne, en Lithuanie, et dans une partie de la +Russie, on choisit, dans les forets, les arbres les plus gros et a une +hauteur de dix a douze pieds, l'on creuse dans le corps de l'arbre un +trou de la profondeur d'un pied, sur autant de largeur et trois de +hauteur, et c'est la que les mouches deposent leur miel, que souvent +les ours, qui sont tres friands et en grande quantite dans ces forets, +vont souvent denicher. Aussi c'est souvent un piege pour les prendre. +(_Note de l'auteur._)] + +Picart, ayant regarde a sa montre, vit qu'il etait pres de quatre +heures. Nous n'avions pas de temps a perdre. Nous nous trouvames en +face d'un lac gele que notre guide reconnut. Nous le traversames sans +difficulte, et, tournant un peu a gauche, nous reprimes notre chemin. + +A peine y etions-nous entres, que nous vimes venir a nous quatre +individus qui s'arreterent en nous voyant. De notre cote, nous nous +mimes en mesure de nous defendre. Mais nous vimes qu'ils avaient plus +peur que nous, car ils se consultaient afin de voir s'ils devaient +avancer ou reculer en se jetant dans le bois. Ils vinrent a nous en +nous souhaitant le bonjour. C'etaient quatre juifs que notre guide +connaissait. Ils venaient d'un village situe sur la grand'route. Ce +village etant occupe par l'armee francaise, il leur etait impossible +d'y rester sans mourir de faim et de froid, car, pour des vivres, il +n'y en avait plus, et il ne restait pas une maison pour se mettre a +l'abri, pas meme pour l'Empereur. Nous apprimes avec plaisir que nous +n'etions plus qu'a deux lieues de l'armee francaise, mais que nous +ferions bien de ne pas aller plus loin aujourd'hui, parce que nous +pourrions nous tromper de chemin. Ils nous conseillaient de passer la +nuit dans la premiere baraque, qui n'etait plus bien loin. Ils nous +quitterent en nous souhaitant le bonsoir. Nous continuames a marcher, +et l'on n'y voyait deja plus, lorsque, heureusement, nous arrivames a +l'endroit ou nous devions passer la nuit. + +Nous y trouvames de la paille et du bois en quantite. Nous allumames +de suite un bon feu au poele en terre qui s'y trouvait, et, comme il +aurait fallu trop de temps pour faire la soupe, nous nous contentames +d'un morceau de viande rotie, et, pour notre surete, nous resolumes de +veiller chacun notre tour, toutes les deux heures, avec nos armes +chargees a cote de nous. + +Je ne saurais dire combien il y avait de temps que je dormais, lorsque +je fus reveille par le bruit que faisait le cheval, cause par les +hurlements des loups qui entouraient la baraque. Picart prit une +perche, et, ayant attache, au bout, un gros bouchon de paille et +plusieurs morceaux de bois resineux qu'il alluma, il courut sur ces +animaux, tenant la perche enflammee d'une main et son sabre de +l'autre, de sorte qu'il s'en debarrassa pour le moment. Il rentra un +instant apres, tout fier de sa victoire. Mais a peine etait-il etendu +sur sa paille, qu'ils revinrent avec plus de furie. Alors, prenant un +gros morceau de bois allume, il le jeta a une douzaine de pas et +commanda au juif de porter beaucoup de bois sec pour entretenir le +feu. Apres cet exploit, nous n'entendimes presque plus les hurlements. + +Il n'etait pas plus de quatre heures, lorsque Picart me reveilla en me +surprenant agreablement. Il avait, sans m'en rien dire, fait de la +soupe avec du gruau et de la farine qui lui restaient. Il avait fait +rotir ce qu'il appelait du _soigne_, un bon morceau de cheval. Nous +mangeames l'un et l'autre d'assez bon appetit. Picart avait fait la +part du juif. Nous eumes, aussi, soin de notre cheval: comme il se +trouvait plusieurs grands bacs en bois, nous les avions remplis de +neige que la chaleur fit fondre. Pour la purifier, nous y avions mis +beaucoup de charbon allume. Elle nous servit de boisson et pour faire +la soupe, et aussi pour donner a boire a notre cheval qui n'avait pas +bu depuis la veille. Apres avoir bien arrange notre chaussure, je pris +un charbon, et, me faisant eclairer par le juif, j'ecrivis sur une +planche, en grands caracteres, l'inscription suivante: + +DEUX GRENADIERS DE LA GARDE DE L'EMPEREUR NAPOLEON, EGARES DANS CETTE +FORET, ONT PASSE LA NUIT DU 24 AU 25 NOVEMBRE 1812, DANS CETTE CABANE. +LA VEILLE, ILS ONT DU L'HOSPITALITE A UNE BRAVE FAMILLE POLONAISE. + +Et je signai. + +A peine avions-nous fait cinquante pas, que notre cheval ne voulut +plus marcher. Notre guide nous dit qu'il voyait quelque chose sur le +chemin. Il reconnut que c'etaient deux loups assis sur le derriere. +Aussitot Picart lache son coup de fusil. Les individus disparaissent, +et nous continuons. Au bout d'une demi-heure, nous etions sauves. + +La premiere rencontre que nous fimes fut le bivac de douze hommes que +nous reconnumes pour des soldats allemands faisant partie de notre +armee. Nous nous arretames pres de leur feu, pour leur demander des +nouvelles. Ils nous regarderent sans nous repondre, mais parlerent +ensemble pour se consulter. Ils etaient dans la plus grande des +miseres. Nous remarquames qu'il y en avait trois de morts. Comme notre +guide avait rempli ses conditions, nous lui donnames ce que nous lui +avions promis, et, apres lui avoir recommande de remercier encore de +notre part la brave famille polonaise, nous lui dimes adieu en lui +souhaitant un bon voyage. Il disparut a grands pas. + +Nous nous disposions a gagner la grand'route, qui n'etait eloignee que +de dix minutes de marche, lorsque nous fumes entoures par cinq de ces +Allemands qui nous sommerent de leur laisser notre cheval pour le tuer +et dirent que nous en aurions notre part. Deux le prirent par la +bride, mais Picart, qui n'entendait pas de cette oreille, leur dit en +mauvais allemand que, s'ils ne lachaient la bride, il leur coupait la +figure d'un coup de sabre. Il le tira du fourreau. Les Allemands n'en +firent rien. Il le leur dit encore une fois. Pas plus de reponse. +Alors il appliqua, aux deux qui tenaient la bride, un vigoureux coup +de poing qui leur fit lacher prise et les etendit sur la neige. Il me +donna le cheval a tenir et dit aux deux autres: "Avancez, si vous avez +de l'ame!" Mais voyant que plus un ne bougeait, il tira de la marmite, +qui etait sur le cheval, trois morceaux de viande qu'il leur donna. +Aussitot, ceux qui etaient a terre se releverent pour avoir leur part. +Comme je voyais qu'ils mouraient de faim, pour les dedommager d'avoir +ete maltraites, je leur donnai un morceau de plus de trois livres, qui +avait ete cuit au bivac, devant le lac. Ils se jeterent dessus comme +des affames. Nous continuames a marcher. + +Un peu plus loin, nous rencontrames encore deux feux presque eteints, +autour desquels etaient plusieurs hommes sans vigueur. Deux seulement +nous parlerent; un nous demanda s'il etait vrai que l'on allait +prendre des cantonnements, et un autre nous cria: "Camarades, +allez-vous tuer le cheval? Je ne demande qu'un peu de sang!" A tout +cela, nous ne repondimes pas. Nous etions encore a une portee de fusil +de la grand'route, et nous n'apercevions encore aucun mouvement de +depart. Lorsque nous fumes sur le chemin, je dis assez haut a Picart: +"Nous sommes sauves!" Un individu qui se trouvait pres de nous, +enveloppe dans un manteau a moitie brule, repeta, en elevant la voix: +"Pas encore!" Il se retira en me regardant et en levant les epaules. +Il en savait plus que moi sur ce qui se passait. + +Un instant apres, nous vimes un detachement d'environ trente hommes, +compose de sapeurs du genie et pontonniers. Je les reconnus pour ceux +que nous avions pris a Orcha, ou ils etaient en garnison[48]. Ce +detachement, commande par trois officiers, et qui n'etait avec nous +que depuis quatre jours, n'avait pas souffert. Aussi paraissaient-ils +vigoureux. Ils marchaient dans la direction de la Berezina. Je +m'adressai a un officier pour savoir ou etait le quartier imperial. Il +me repondit qu'il etait encore en arriere, mais que le mouvement +allait commencer et que nous allions, dans un instant, voir la tete de +la colonne. Il nous dit aussi de prendre garde a notre cheval; que +l'ordre de l'Empereur etait de s'emparer de tous ceux que l'on +trouverait, pour servir a l'artillerie et a la conduite des blesses. +En attendant la colonne, nous le cachames a l'entree du bois. + +[Note 48: Ce sont les pontonniers et les sapeurs du genie qui nous +sauverent, car c'est a eux a qui nous devons la construction des ponts +sur lesquels nous passames la Berezina. (_Note de l'auteur_.)] + +Je ne saurais depeindre toutes les peines, les miseres et les scenes +de desolation que j'ai vues et auxquelles j'ai pris part, ainsi que +celles que j'etais condamne a voir et a endurer encore, et qui m'ont +laisse d'ineffacables et terribles souvenirs. + +C'etait le 25 novembre: il pouvait etre sept heures du matin; il ne +faisait pas encore grand jour. J'etais dans mes reflexions, lorsque +j'apercus la tete de la colonne. Je la fis remarquer a Picart. Les +premiers que nous vimes paraitre etaient des generaux, dont +quelques-uns etaient encore a cheval, mais la plus grande partie a +pied, ainsi que beaucoup d'autres officiers superieurs, debris de +l'Escadron et du Bataillon sacres, que l'on avait formes le 22, et +qui, au bout de trois jours, n'existaient pour ainsi dire plus. Ceux +qui etaient a pied se trainaient peniblement, ayant, presque tous, les +pieds geles et enveloppes de chiffons ou de morceaux de peaux de +mouton, et mourant de faim. L'on voyait, apres, quelques debris de la +cavalerie de la Garde. L'Empereur venait ensuite, a pied et un baton a +la main. Il etait enveloppe d'une grande capote doublee de fourrure, +ayant sur la tete un bonnet de velours couleur amarante, avec un tour +de peau de renard noir. A sa droite, marchait egalement a pied le roi +Murat; a sa gauche, le prince Eugene, vice-roi d'Italie; ensuite les +marechaux Berthier, prince de Neufchatel; Ney, Mortier, Lefebvre, +ainsi que d'autres marechaux et generaux dont les corps etaient en +partie aneantis. + +A peine l'Empereur nous avait-il depasses, qu'il monta a cheval, ainsi +qu'une partie de ceux qui l'accompagnaient; les trois quarts des +generaux n'avaient plus de chevaux. Tout cela etait suivi de sept a +huit cents officiers, sous-officiers, marchant en ordre et portant, +dans le plus grand silence, les aigles des regiments auxquels ils +avaient appartenu et qui les avaient tant de fois conduits a la +victoire. C'etaient les debris de plus de soixante mille hommes. +Venait ensuite la Garde imperiale a pied, marchant toujours en ordre. +Les premiers etaient les chasseurs a pied. Mon pauvre Picart, qui +n'avait pas vu l'armee depuis un mois, regardait tout cela sans rien +dire, mais ses mouvements convulsifs ne faisaient que trop voir ce +qu'il eprouvait. Plusieurs fois, il frappa la crosse de son fusil +contre la terre, et de son poing sa poitrine et son front. Je voyais +de grosses larmes couler sur ses joues et retomber sur ses moustaches +ou pendaient des glacons. Alors, se retournant de mon cote: "En +verite, mon pays, je ne sais pas si je dors ou si je veille. Je pleure +d'avoir vu notre Empereur marcher a pied, un baton a la main, lui si +grand, lui qui nous fait si fiers!" En disant ces paroles, Picart +releva la tete et frappa sur son fusil. Il semblait vouloir, par ce +mouvement, donner plus d'expression a ses paroles. + +Il continua: "Avez-vous remarque comme il nous a regardes?" +Effectivement, en passant, l'Empereur avait tourne la tete de notre +cote. Il nous avait regardes comme il regardait toujours les soldats +de sa Garde, lorsqu'il les rencontrait marchant isolement, et surtout +dans ce moment de malheur, ou il semblait, par son regard, vous +inspirer de la confiance et du courage. Picart pretendait que +l'Empereur l'avait reconnu, chose bien possible. + +Mon vieux camarade, dans la crainte de paraitre ridicule, avait ote +son manteau blanc qu'il tenait sous son bras gauche. Il avait aussi, +quoique souffrant de la tete, remis son bonnet a poil, ne voulant pas +paraitre avec celui en peau de mouton que le Polonais lui avait +donne. Le pauvre Picart oubliait sa triste position pour ne plus +penser qu'a celle de l'Empereur et de ses camarades qu'il lui tardait +de voir. + +Enfin parurent les vieux grenadiers. C'etait le premier regiment. +Picart etait du second. Nous ne tardames pas a le voir, car la colonne +du premier n'etait pas longue. Suivant moi, il en manquait au moins la +moitie. Lorsqu'il fut devant le bataillon dont il faisait partie, il +avanca pour joindre sa compagnie. + +Aussitot l'on entendit: "Tiens, l'on dirait Picart!--Oui, repond +Picart, c'est moi, mes amis, me voila et je ne vous quitte plus qu'a +la mort!" Aussitot la compagnie s'empara de lui (pour le cheval, bien +entendu). Je l'accompagnai encore quelque temps pour avoir un morceau +de l'animal, si on le tuait, mais un cri, partant de la droite de la +compagnie, se fit entendre: "Le cheval appartient a la compagnie, +puisque l'homme en fait partie!--C'est vrai, dit Picart, que +j'appartiens a la compagnie, mais le sergent qui en demande sa part a +descendu le cavalier qui le montait.--Alors, dit un sergent qui me +connaissait, il en aura!" Ce sergent faisait les fonctions du +sergent-major, mort la veille. + +La colonne etant arretee, un officier demanda a Picart d'ou il venait +et comment il se trouvait en avant, vu que ceux qui, comme lui, +escortaient le convoi, etaient rentres depuis trois jours. La halte +dura assez longtemps. Il conta son affaire, s'interrompant a chaque +instant pour demander apres plusieurs de ses camarades qu'il ne voyait +plus dans les rangs: ils avaient succombe. Il n'osait demander apres +son camarade de lit, qui etait en meme temps son pays. A la fin, il le +demanda: "Et Rougeau, ou est-il?--A Krasnoe, repondit un tambour.--Ah! +je comprends!--Oui, continua le tambour; mort d'un coup de boulet qui +lui coupa les deux jambes. Avant de nous quitter, il t'a fait son +executeur testamentaire; il m'a charge de te remettre sa croix, sa +montre et un petit sac de cuir renfermant de l'argent et differents +objets. En me les remettant, il m'a charge de te dire que tu les +remettes a sa mere, et si, comme lui, tu avais le malheur de ne pas +revoir la France, de vouloir bien en charger un autre." + +Aussitot, devant la compagnie, le tambour, qui se nommait Patrice, +tira de son sac tous les objets, en disant a Picart: "Je le les +remets, mon vieux, tels que je les ai recus de sa main; c'est lui qui +les tira de son sac, que nous remimes ensuite sous sa tete; il est +mort un instant apres.--C'est bien, dit Picart, si j'ai le bonheur de +retourner en Picardie, je m'acquitterai des dernieres volontes de mon +camarade." On recommenca a marcher. Je dis adieu a mon vieux camarade, +en lui promettant de le revoir, le soir au bivac. + +J'attendis, sur le cote du chemin, que notre regiment passat, car l'on +m'avait dit qu'il faisait l'arriere-garde. + +Apres les grenadiers, suivaient plus de trente mille hommes, ayant +presque tous les pieds et les mains geles, en partie sans armes, car +ils n'auraient pu en faire usage. Beaucoup marchaient appuyes sur des +batons. Generaux, colonels, officiers, soldats, cavaliers, fantassins +de toutes les nations qui formaient notre armee, marchaient confondus, +couverts de manteaux et de pelisses brulees et trouees, enveloppes +dans des morceaux de drap, des peaux de mouton, enfin tout ce que l'on +pouvait se procurer pour se preserver du froid. Ils marchaient sans se +plaindre, s'appretant encore, comme ils le pouvaient, pour la lutte, +si l'ennemi s'opposait a notre passage. L'Empereur, au milieu de nous, +nous inspirait de la confiance et trouva encore des ressources pour +nous tirer de ce mauvais pas. C'etait toujours le grand genie et, tout +malheureux que l'on etait, partout, avec lui, on etait sur de vaincre. + +Cette masse d'hommes laissait, en marchant, toujours apres elle, des +morts et des mourants. Il me fallut attendre plus d'une heure, avant +que cette colonne fut passee. Apres, il y eut encore une longue +trainee des plus miserables qui suivaient machinalement a de grands +intervalles. Ceux la etaient arrives au dernier degre de la misere et +ne devaient pas meme passer la Berezina dont nous etions si pres. +J'apercus, un instant apres, le reste de la Jeune Garde, tirailleurs, +flanqueurs et quelques voltigeurs qui avaient echappe a Krasnoe, +lorsque le regiment, commande par le colonel Luron, fut, devant nous, +ecrase par la mitraille et sabre par les cuirassiers russes. Ces +regiments, confondus, marchaient toujours en ordre. Derriere eux +suivaient l'artillerie et quelques fourgons. Le reste du grand parc, +commande par le general Negre, etait deja en avant. Un instant apres +parut la droite des fusiliers-chasseurs, avec lesquels notre regiment +formait une brigade. Le nombre en etait encore beaucoup diminue. Notre +regiment etait encore separe par de l'artillerie que les chevaux ne +savaient plus trainer. Un instant apres, j'apercus la droite marchant +sur deux rangs, a droite et a gauche de la route, afin de rejoindre la +gauche des fusiliers-chasseurs. L'adjudant-major Roustan, le premier +qui m'apercut, me dit: "Eh bien! pauvre Bourgogne, c'est donc vous! +L'on vous croit mort en arriere, et vous voila vivant en avant! +Allons, tant mieux! N'avez-vous pas rencontre, en arriere, des hommes +du regiment?" Je lui repondis que, depuis trois jours, je voyageais +dans les bois avec un second, pour eviter d'etre pris par les Russes. +M. Serraris dit au colonel qu'il savait que, depuis le 22, j'etais +reste en arriere, etant malade, et que s'il etait surpris d'une chose, +c'etait de me revoir. Enfin arriva la compagnie, et j'avais repris mon +rang a la droite, que mes amis ne m'avaient pas encore apercu[49]. +Aussitot qu'ils surent que j'etais la, ils vinrent aupres de moi me +faire des questions auxquelles je n'avais pas la force de repondre, +tant j'etais emu en me retrouvant au milieu d'eux, comme si j'eusse +ete dans ma famille. Ils me disaient qu'ils ne concevaient pas comment +j'avais ete separe d'eux, et que cela ne serait pas arrive, s'ils se +fussent apercus que j'etais malade a ne pouvoir suivre. En jetant un +coup d'oeil sur la compagnie, je vis qu'elle etait encore beaucoup +diminuee. Le capitaine manquait; tous les doigts de pieds lui etaient +tombes. Pour le moment, l'on ne savait pas ou il etait, quoique +marchant avec un mauvais cheval qu'on lui avait procure. + +[Note 49: Ils marchaient tous la tete baissee, les yeux fixes vers +la terre, n'y voyaient presque plus, tant la gelee et la fumee du +bivac leur avaient abime la vue. (_Note de l'auteur_.)] + +Deux de mes amis[50], voyant que je marchais avec peine, me prirent +sous les bras. + +[Note 50: C'etait avec Grangier et Leboude que nous marchions de +la sorte. (_Note de l'auteur_.)] + +Nous rejoignimes les fusiliers-chasseurs. Je ne me rappelle pas, a +aucune epoque de ma vie, avoir jamais eu autant envie de dormir, et +cependant il fallait suivre. Mes amis me prirent encore sous les bras +en me recommandant de dormir, chose que nous fumes obliges de faire +chacun notre tour, car le sommeil s'empara aussi d'eux. Il nous est +arrive plusieurs fois de nous trouver arretes et endormis tous les +trois. Heureusement que le froid, ce jour-la, avait beaucoup diminue, +car le sommeil nous aurait infailliblement conduits a la mort. + +Nous arrivames, au milieu de la nuit, dans les environs de Borisow. +L'Empereur se logea dans un chateau situe a droite de la route, et +toute la Garde bivaqua autour. Le general Roguet, qui nous commandait, +s'empara de la serre du chateau pour y passer la nuit. Mes amis et moi +nous nous etablimes derriere. Pendant la nuit, le froid augmenta +considerablement. Le lendemain 26, dans la journee, nous allames +prendre position sur les bords de la Berezina. L'Empereur etait, +depuis le matin, a Studianka, petit village situe sur une hauteur et +en face. + +En arrivant, nous vimes les braves pontonniers travaillant a la +construction des ponts, pour notre passage. Ils avaient passe toute la +nuit, travaillant dans l'eau jusqu'aux epaules, au milieu des glacons, +et encourages par leur general[51]. Ils sacrifiaient leur vie pour +sauver l'armee. Un de mes amis m'a assure avoir vu l'Empereur leur +presentant du vin. + +[Note 51: Le general Eble.] + +A deux heures de l'apres-midi, le premier pont fut fait. La +construction fut penible et difficile, car les chevalets s'enfoncaient +toujours dans la vase. Aussitot, le corps du marechal Oudinot le +traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s'opposer a notre +passage. Deja, avant que le pont fut fini, de la cavalerie du deuxieme +corps avait passe le fleuve a la nage; chaque cavalier portait en +croupe un fantassin. Le second pont, pour l'artillerie et la +cavalerie, fut termine a quatre heures[52]. + +[Note 52: Ce second pont croula quelque temps apres qu'il fut +termine, et au moment ou l'artillerie commencait a passer. Il y perit +du monde. (_Note de l'auteur_.)]. + +Un instant apres notre arrivee sur le bord de la Berezina, je m'etais +couche, enveloppe dans ma peau d'ours et, aussitot, je tremblai de la +fievre. Je fus longtemps dans le delire; je croyais etre chez mon +pere, mangeant des pommes de terre et une tartine a la flamande, et +buvant de la biere. Je ne sais combien de temps je fus dans cette +situation, mais je me rappelle que mes amis m'apporterent, dans une +gamelle, du bouillon de cheval tres chaud que je pris avec plaisir et +qui, malgre le froid, me fit transpirer, car, independamment de la +peau d'ours qui m'enveloppait, mes amis, pendant que je tremblais, +m'avaient couvert avec une grande toile ciree qu'ils avaient arrachee +d'un dessus de caisson de l'etat-major, sans chevaux. Je passai le +reste de la journee et de la nuit sans bouger. + +Le lendemain 27, j'etais un peu mieux, mais extraordinairement faible. +Ce jour-la, l'Empereur passa la Berezina avec une partie de la Garde +et environ mille hommes appartenant au corps du marechal Ney. C'etait +une partie du reste de son corps d'armee. Notre regiment resta sur le +bord. Je m'entendis appeler par mon nom: je levai la tete et je +reconnus M. Peniaux, directeur des postes et des relais de l'Empereur, +qui, en voyant le regiment ou il savait que j'etais, s'etait informe +de moi. On lui avait dit que j'etais malade. Il venait, non pour me +donner des secours, puisqu'il n'avait rien pour lui-meme, mais pour +m'encourager. Je le remerciai de l'interet qu'il me temoignait, en +ajoutant que je pensais que je ne passerais pas la Berezina, que je ne +reverrais plus la France, mais que lui, si, plus heureux que moi, il +avait le bonheur de retourner au pays, je le priais de dire a mes +parents dans quelle triste situation il m'avait vu. Il m'offrit de +l'argent, je le remerciai, car j'avais la valeur de huit cents francs +que j'aurais volontiers donnes pour la tartine, les pommes de terre +que j'avais cru manger chez moi. + +Avant de me quitter, il me montra de la main la maison ou l'Empereur +avait loge, en me disant qu'il avait joue de malheur, car cette maison +etait un magasin de farine, mais que les Russes avaient tout emporte, +de sorte qu'il n'avait rien a m'offrir. Il me donna une poignee de +main, et me quitta pour passer le pont. + +Lorsqu'il fut parti, je me rappelai qu'il m'avait parle d'un magasin +de farine dans la maison ou avait loge l'Empereur. Aussitot je me +leve, et, quoique bien faible, je me traine de ce cote. Il n'y avait +pas longtemps que l'Empereur en etait sorti, et deja l'on y avait +enleve toutes les portes. En y entrant, j'apercus plusieurs chambres +que je parcourus: dans toutes il etait facile de voir qu'il y avait eu +de la farine. J'entrai dans une ou je remarquai que les planches +etaient mal jointes; il y avait plus d'un pouce d'intervalle. Je +m'assis et, avec la lame de mon sabre, je fis sortir autant de terre +que de farine, que je mettais precieusement dans un mouchoir. Apres un +travail de plus d'une heure, j'en ramassai peut-etre la valeur de deux +livres, ou se trouvait un huitieme de terre, de paille et de petits +morceaux de bois. N'importe! Dans ce moment je n'y fis pas attention. +Je sortis heureux et content. Comme je prenais la direction de notre +bivac, j'apercus un feu ou plusieurs soldats de la Garde se +chauffaient. Parmi eux etait un musicien de notre regiment qui avait +sur son sac une gamelle de fer-blanc. Je lui fis signe de venir me +parler, mais, comme il ne se souciait pas beaucoup de quitter sa +place, ne sachant pas pourquoi je l'appelais, je lui montrai mon +paquet en lui faisant comprendre qu'il y avait quelque chose dedans. +Il se leva, quoique avec peine, et, lorsqu'il fut pres de moi, je lui +dis, de maniere que les autres ne puissent l'entendre, que, s'il +voulait me preter sa gamelle, nous ferions des galettes que nous +partagerions. Il consentit de suite a ma proposition. Comme il y avait +beaucoup de feux abandonnes, nous en cherchames un a l'ecart. Je fis +ma pate et quatre galettes; j'en donnai la moitie a mon musicien que +je ramenai avec moi au regiment, toujours sur le bord de la Berezina. +En arrivant, je partageai avec ceux qui m'avaient conduit sous les +bras et, comme elles etaient encore chaudes, ils les trouverent +bonnes. Apres avoir bu un peu d'eau bourbeuse de la Berezina, nous +nous chauffames en attendant l'ordre de passer les ponts. + +Aupres de notre feu etait un soldat de la compagnie qui se mettait en +grande tenue: je lui en demandai la raison. Sans me repondre, il se +mit a rire en me regardant. Cet homme etait malade; son rire etait le +rire de la mort, car il succomba pendant la nuit. + +Un peu plus loin, c'etait un vieux soldat ayant deux chevrons ou, si +l'on veut, quinze ans de service. Sa femme etait cantiniere; ils +avaient tout perdu: voitures, chevaux, bagages, ainsi que deux enfants +morts dans la neige. Il ne restait plus, a cette pauvre femme, que le +desespoir et son mari mourant. Cette malheureuse, jeune encore, etait +assise sur la neige, tenant sur ses genoux la tete de son mari mourant +et sans connaissance. Elle ne pleurait pas, car, chez elle, la douleur +etait trop grande. Derriere elle et appuyee sur son epaule, etait une +jeune fille de treize a quatorze ans, belle comme un ange, seule +enfant qui leur restait. Cette pauvre enfant pleurait en sanglotant. +Ses larmes tombaient et allaient se geler sur la figure froide de son +pere. Elle avait, pour tout vetement, une capote de soldat sur une +mauvaise robe, et une peau de mouton sur les epaules, pour la +preserver du froid[53]. Plus personne du regiment auquel ils +appartenaient n'etait la pour les consoler. Le regiment n'existait +plus. Nous fimes tout ce qui etait possible en pareille circonstance; +je n'ai pu savoir si cette malheureuse famille avait ete secourue. De +quelque cote que l'on se tournat, c'etait tableaux semblables. + +[Note 53: Cette jeune personne etait coiffee, ainsi que sa mere, +d'un bonnet de peau de mouton d'Astrakan. (_Note d" l'auteur._)] + +Les voitures et les caissons abandonnes nous fournissaient du bon bois +sec pour nous chauffer; aussi, nous en profitames. + +Mes amis me demanderent comment j'avais passe mes trois jours +d'absence. Ils me conterent a leur tour que, le 23, lorsqu'ils etaient +en marche sur la route qui traverse la foret, ils apercurent le 9e +corps range en bataille sur la route et qui criait: "Vive l'Empereur!" +qu'ils n'avaient pas vu depuis cinq mois. Ce corps d'armee, qui +n'avait presque pas souffert et qui n'avait jamais manque de vivres, +fut saisi en nous voyant si malheureux, de meme que nous, nous le +fumes en les voyant si bien. Ils ne pouvaient pas croire que c'etait +la l'armee de Moscou, cette armee qu'ils avaient vue si belle, si +nombreuse, aujourd'hui miserable et reduite a si peu de monde. + +Le 2e corps d'armee, commande par le marechal Oudinot, ainsi que le +9e, commande par le marechal Victor, duc de Bellune, et les Polonais +par le general Dombrowski, n'avaient pas ete a Moscou; ils etaient +restes en Lithuanie, dans des cantonnements, mais, depuis quelques +jours, ils se battaient contre les Russes, les avaient repousses et +leur avaient pris une quantite considerable de bagages qui nous +embarrassaient; mais, en se retirant, les Russes avaient brule le +pont, le seul qui existait sur la Berezina, ce qui arretait notre +marche et nous tenait bloques au milieu d'un marais, entre deux +forets, tous reunis en masse, Francais, Italiens, Espagnols, +Portugais, Croates, Allemands, Polonais, Romains, Napolitains, et meme +des Prussiens. + +Les cantiniers, avec leurs femmes et leurs enfants au desespoir, +pleuraient. On a remarque que les hommes avaient plus souffert que les +femmes, moralement et physiquement. J'ai vu les femmes supporter avec +un courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles +elles etaient assujetties. Il y en a meme qui faisaient honte a +certains hommes, qui ne savaient pas supporter l'adversite avec +courage et resignation. Bien peu de ces femmes succomberent, moins +celles qui tomberent dans la Berezina en passant le pont, ou qui +furent etouffees. + +A l'entree de la nuit, nous fumes assez tranquilles. Chacun s'etait +retire dans ses bivacs et, chose etonnante, plus personne ne se +presentait pour passer le pont; pendant toute la nuit du 27 au 28, il +fut libre. Comme nous avions du bon feu, je m'endormis, mais, au +milieu de la nuit, la fievre me reprit, et j'etais encore dans le +delire, lorsqu'un coup de canon me reveilla. Il faisait jour. Il +pouvait etre 7 heures. Je me levai, je pris mes armes, et, sans rien +dire ni prevenir personne, je me presentai a la tete du pont et je +traversai absolument seul. Je n'y rencontrai personne que des +pontonniers qui bivaquaient sur les deux rives pour y remedier +lorsqu'il y arrivait quelque accident. + +Lorsque je fus de l'autre cote, j'apercus, sur ma droite, une grande +baraque en planches. C'etait la ou l'Empereur avait couche et ou il +etait encore. Comme j'avais froid a cause de ma fievre, je me +presentai a un feu ou etaient plusieurs officiers occupes a regarder +sur une carte, mais je fus si mal recu, que je dus me retirer. Pendant +ce temps; un soldat du regiment, qui m'avait apercu, vint me dire que +le regiment venait de traverser le pont et qu'il etait alle se mettre +en bataille en seconde ligne, derriere le corps du marechal Oudinot, +qui se battait sur notre gauche. Comme le canon grondait et que les +boulets arrivaient jusqu'a l'endroit ou j'etais, je me disposai a +rejoindre le regiment, me disant qu'il valait mieux mourir d'un coup +de boulet que de froid ou de faim: j'avancai dans le bois. Chemin +faisant, je rencontrai un caporal de la compagnie qui se trainait avec +peine. Nous arrivames au regiment en nous tenant par le bras, pour +nous soutenir mutuellement. A quelques pas de la compagnie, il y avait +un feu: comme il tremblait beaucoup de la fievre, je le conduisis +aupres. A peine y etions-nous qu'un boulet de quatre atteint mon +pauvre camarade a la poitrine et l'etend raide mort au milieu de nous. +Le boulet n'avait pas traverse, il etait reste dans son corps. Lorsque +je le vis mort, je ne pus m'empecher de dire assez haut: "Pauvre +Marcelin! Tu es bien heureux!" Au meme instant, le bruit courut que le +marechal Oudinot venait d'etre blesse. + +En voyant tomber cet homme du regiment, le colonel etait accouru pres +du feu et, voyant que j'etais fort malade, il m'ordonna de retourner +pres de la tete du pont, d'y attendre tous les hommes qui se +trouvaient en arriere et de les reunir pour rejoindre le regiment. +Lorsque j'y arrivai, le plus grand desordre y regnait deja. Les hommes +qui n'avaient pas voulu profiter de la nuit ou d'une partie de la +matinee venaient, depuis qu'ils entendaient le canon, se jeter en +foule sur les bords de la Berezina, afin de traverser les ponts. + +J'y etais arrive, lorsqu'un caporal de la compagnie, nomme Gros-Jean, +qui etait de Paris et dont je connaissais la famille, vint a moi, tout +en pleurant, me demander si je n'avais pas vu son frere. Je lui +repondis que non. Alors il me conta que, depuis la bataille de +Krasnoe, il ne l'avait pas quitte, a cause qu'il etait malade de la +fievre, mais que, ce matin, au moment de passer le pont, par une +fatalite dont il ne pouvait se rendre compte, il en avait ete separe; +que, le croyant en avant, il avait ete de tous cotes pour le +retrouver, le demandant a ses camarades; que, ne le trouvant pas a la +position ou etait le regiment, il allait repasser le pont, et qu'il +fallait qu'il le retrouve ou qu'il perisse. + +Voulant le detourner d'une resolution aussi funeste, je l'engage a +rester pres de moi a la tete du pont ou, probablement, nous verrions +son frere lorsqu'il se presenterait. Mais ce brave garcon se +debarrasse de ses armes et de son sac en me disant que, puisque +j'avais perdu le mien, il me faisait cadeau du sien, s'il ne revenait +pas; que, pour des armes, il n'en manquait pas de l'autre cote. Alors +il va pour s'elancer a la tete du pont: je l'arrete; je lui montre les +morts et les mourants dont le pont est deja encombre et qui empechent +les autres de traverser en les attrapant par les jambes, roulant +ensemble dans la Berezina, pour reparaitre ensuite au milieu des +glacons, et disparaitre aussitot pour faire place a d'autres. +Gros-Jean ne m'entendait pas. Les yeux fixes sur cette scene +d'horreur, il croit apercevoir son frere sur le pont, qui se debat au +milieu de la foule pour se frayer un chemin. Alors, n'ecoutant que son +desespoir, il monte sur les cadavres d'hommes et de chevaux qui +obstruaient la sortie du pont[54], et s'elance. Les premiers le +repoussent, en trouvant un nouvel obstacle a leur passage. Il ne se +rebute pas; Gros-Jean etait fort et robuste; il est repousse jusqu'a +trois fois. A la fin, il atteint le malheureux qu'il croyait son +frere, mais ce n'est pas lui; je voyais tous ses mouvements, je le +suivais des yeux. Alors, voyant sa meprise, il n'en est que plus +ardent a vouloir atteindre l'autre bord, mais il est renverse sur le +dos, sur le bord du pont, et pret a etre precipite en bas. On lui +marche sur le ventre, sur la tete; rien ne peut l'abattre. Il retrouve +de nouvelles forces et se releve en saisissant par une jambe un +cuirassier qui, a son tour, pour se retenir, saisit un autre soldat +par un bras; mais le cuirassier, qui avait un manteau sur les epaules, +s'embarrasse dedans, chancelle, tombe et roule dans la Berezina, +entrainant avec lui Gros-Jean et celui qui le tenait par le bras. Ils +vont grossir le nombre des cadavres qu'il y avait au-dessous, et des +deux cotes du pont. + +[Note 54: A la sortie du pont etait un marais, endroit fangeux ou +beaucoup de chevaux s'enfoncaient, s'abattaient et ne pouvaient plus +se relever. Beaucoup d'hommes aussi arrivaient, traines par la masse +jusqu'a la sortie du pont, mais, etouffes au moment ou ils n'etaient +plus soutenus, ils tombaient, et ceux qui les suivaient marchaient +dessus. (_Note de l'auteur._)] + +Le cuirassier et l'autre avaient disparu sous les glacons, mais +Gros-Jean, plus heureux, avait saisi un chevalet ou il se tenait +cramponne et contre lequel se trouvait, en travers, un cheval sur +lequel il se mit a genoux. Il implorait le secours de ceux qui ne +l'ecoutaient pas. Mais des sapeurs du genie et des pontonniers qui +avaient fait les ponts, lui jeterent une corde qu'il eut assez +d'adresse pour saisir et de force pour tenir, et se l'attacha autour +du corps. Ensuite, de chevalet en chevalet, sur les cadavres qui +etaient dans l'eau et sur les glacons, les pontonniers le retirerent a +l'autre bord. Mais je ne le revis plus; j'ai su, le lendemain, qu'il +avait retrouve son frere a une demi-lieue de la, mais expirant, et que +lui-meme etait dans un etat desespere. Ainsi perirent ces deux bons +freres et un troisieme qui etait dans le 2e lanciers. A mon retour a +Paris, j'ai revu leur famille qui est venue me demander des nouvelles +de ses enfants. Je n'ai pu que lui laisser une lueur d'esperance, en +lui disant qu'ils etaient prisonniers, mais j'etais certain qu'ils +n'existaient plus. + +Pendant ce desastre, des grenadiers de la Garde parcouraient les +bivacs. Ils etaient accompagnes d'un officier; ils demandaient du bois +sec pour chauffer l'Empereur. Chacun s'empressait de donner ce qu'il +avait de meilleur; meme des hommes mourants levaient encore la tete +pour dire: "Prenez pour l'Empereur!" + +Il pouvait etre dix heures; le second pont, designe pour la cavalerie +et l'artillerie, venait de s'abimer sous le poids de l'artillerie, au +moment ou il y avait beaucoup d'hommes dessus, dont une grande partie +perit. Alors le desordre redoubla car, tous se jetant sur le premier +pont, il n'y avait plus possibilite de se frayer un passage. Hommes, +chevaux, voitures, cantiniers avec leurs femmes et leurs enfants, tout +etait confondu et ecrase, et, malgre les cris du marechal Lefebvre +place a l'entree du pont pour maintenir l'ordre autant que possible, +il lui fut impossible de rester. Il fut emporte par le torrent et +oblige, avec tous ceux qui l'accompagnaient, pour eviter d'etre ecrase +ou etouffe, de traverser le pont. + +J'avais deja reuni cinq hommes du regiment, dont trois avaient perdu +leurs armes dans la bagarre. Je leur avais fait faire du feu. J'avais +toujours les yeux fixes sur le pont; j'en vis sortir un homme +enveloppe d'un manteau blanc: pousse par ceux qui le suivaient, il +alla tomber sur un cheval abattu, sur la gauche du pont. Il se releva +avec beaucoup de peine, fit encore quelques pas, tomba de nouveau, se +releva de meme, pour venir ensuite retomber pres de notre feu. Il +resta un instant dans cette position; pensant qu'il etait mort, nous +allions le mettre a l'ecart et prendre son manteau, mais il leva la +tete en me regardant. Alors il se mit sur les genoux, il me reconnut. +C'etait l'armurier du regiment; il se mit a se lamenter en me disant: +"Ah! mon sergent! quel malheur! J'ai tout perdu, chevaux, voitures, +lingots, fourrures! Il me restait encore un mulet que j'avais amene +d'Espagne. Je viens d'etre oblige de l'abandonner. Il etait encore +charge de mes lingots et de mes fourrures! J'ai passe le pont sans +toucher les planches, car j'ai ete porte, mais j'ai manque de mourir!" +Je lui dis qu'il etait encore tres heureux et qu'il devait remercier +la Providence s'il arrivait en France, pauvre, mais avec la vie. + +Le nombre d'hommes qui arrivaient autour de notre feu nous forca de +l'abandonner et d'en recommencer un autre, quelques pas en arriere. Le +desordre allait toujours croissant, mais ce fut bien pis, un instant +apres, lorsque le marechal Victor fut attaque par les Russes et que +les boulets et les obus commencaient a tomber dans la foule. Pour +comble de malheur, la neige recommenca avec force, accompagnee d'un +vent froid. Le desordre continua toute la journee et toute la nuit et, +pendant ce temps, la Berezina charriait, avec les glacons, les +cadavres d'hommes et de chevaux, et des voitures chargees de blesses +qui obstruaient le pont et roulaient en bas. Le desordre devint plus +grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le marechal +Victor commenca sa retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu'il put, +avec sa troupe, traverser le pont. Une arriere-garde faisant partie du +9e corps etait encore restee de l'autre cote et ne devait quitter +qu'au dernier moment. La nuit du 28 au 29 offrait encore a tous ces +malheureux, sur la rive opposee, la possibilite de gagner l'autre +bord; mais, engourdis par le froid, ils resterent a se chauffer avec +les voitures que l'on avait abandonnees et brulees expres pour les en +faire partir. + +Je m'etais retire en arriere avec dix-sept hommes du regiment et un +sergent nomme Rossiere. Un soldat du regiment le conduisait. Il etait +devenu, pour ainsi dire, aveugle, et il avait la fievre[55]. Par +pitie, je lui pretai ma peau d'ours pour se couvrir, mais il tomba +beaucoup de neige pendant la nuit, elle se fondait sur la peau d'ours +par suite de la chaleur du grand feu et, par la meme raison, se +sechait. Le matin, lorsque je fus pour la reprendre, elle etait +devenue tellement dure, qu'il me fut impossible de m'en servir: je dus +l'abandonner. Mais, voulant qu'elle fut encore utile, j'en couvris un +homme mourant. + +[Note 55: J'ai su, depuis, que le sergent avait eu le bonheur de +revenir en France. Comme il avait beaucoup d'argent, il trouva un juif +qui le conduisit a Koenigsberg; mais en France, etant devenu fou, il +se brula la cervelle. (_Note de l'auteur_.)] + +Nous avions passe une mauvaise nuit. Beaucoup d'hommes de la Garde +imperiale avaient succombe: il pouvait etre sept heures du matin. +C'etait le 29 novembre. J'allai encore aupres du pont, afin de voir si +je rencontrerais des hommes du regiment. Ces malheureux, qui n'avaient +pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu'il +faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Deja l'on +preparait tout ce qu'il fallait pour le bruler. J'en vis plusieurs qui +se jeterent dans la Berezina, esperant la passer a la nage sur les +glacons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l'eau jusqu'aux +epaules, et la, saisis par le froid, la figure rouge, ils perissaient +miserablement. J'apercus, sur le pont, un cantinier portant un enfant +sur sa tete. Sa femme etait devant lui, jetant des cris de desespoir. +Je ne pus en voir davantage; c'etait au-dessus de mes forces. Au +moment ou je me retirais, une voiture dans laquelle etait un officier +blesse, tomba en bas du pont avec le cheval qui la conduisait, ainsi +que plusieurs hommes qui accompagnaient[56]. Enfin, je me retirai. On +mit le feu au pont; c'est alors, dit-on, que des scenes impossibles a +peindre se sont passees. Les details que je viens de raconter ne sont +que l'esquisse de l'horrible tableau. + +[Note 56: C'est ainsi que perit M. Legrand, frere du docteur +Legrand, de Valenciennes. Il avait ete blesse a Krasnoe. Il etait +arrive jusqu'a la Berezina. Un instant apres la scene que je viens de +tracer, et au moment ou les Russes tiraient sur le pont, l'on m'a +assure qu'il avait encore recu une blessure avant d'etre precipite, +lui et sa voiture. (_Note de l'auteur_.)] + +Je venais d'etre prevenu que le regiment allait passer; il venait de +quitter la position de la veille. Je fis prendre les armes aux hommes, +reunis au nombre de 23, sans compter notre armurier. Lorsque le +regiment passa, chacun rentra dans sa compagnie. + +Nous etions en marche: il pouvait etre neuf heures. Nous traversames +un terrain boise et coupe par des marais que nous passames sur des +ponts construits en bois de sapin resineux de deux mille pieds de +longueur, que les Russes n'avaient pas eu, heureusement pour nous, le +bonheur de bruler. L'on s'arreta pour attendre ceux qui etaient encore +derriere. Il faisait un peu de soleil. Je m'assis sur le sac de +Gros-Jean et je m'endormis, mais un officier, M. Favin, s'en etant +apercu, vint me tirer par les oreilles, par les cheveux; d'autres me +donnaient des coups de pied dans le derriere, sans pouvoir m'eveiller. +Enfin il fallut que plusieurs prennent le parti de me lever, car c'en +etait fait: mon sommeil etait celui de la mort et, cependant, j'etais +fache que l'on m'eut reveille. + +Beaucoup d'hommes, que l'on croyait perdus, arrivaient encore des +bords de la Berezina. Il y en avait qui s'embrassaient, se +felicitaient, comme si l'on venait de passer le Rhin, dont nous etions +encore eloignes de quatre cents lieues! On se croyait tellement sauves +que, revenus a des sentiments moins indifferents, on plaignait, on +regrettait ceux qui avaient eu le malheur de rester en arriere. Pour +ne plus m'endormir, on me conseilla de marcher un peu en avant. C'est +ce que je fis. + + + + +IX + +De la Berezina a Wilna.--Les juifs. + + +Il n'y avait pas une demi-heure que je marchais en avant du regiment, +lorsque je rencontrai un sergent des fusiliers-chasseurs que je +connaissais. Comme je lui voyais l'air assez content (chose +excessivement rare), je lui demandai s'il avait quelque chose a +manger: "J'ai, me dit-il, trouve quelques pommes de terre dans le +village ou nous sommes". Alors je levai la tete et m'apercus que nous +etions, effectivement, dans un village. Je ne l'avais pas encore +remarque, marchant toujours absorbe, et la tete baissee. + +Au nom de _pommes de terre_, je l'arretai pour lui demander dans +quelle maison du village il les avait trouvees. Je m'empressai d'y +courir, autant que mes jambes me le permettaient, et j'eus le bonheur, +apres bien des recherches et du mal, de trouver, sous un four, trois +petites pommes de terre, un peu plus grosses que des noix, que je fis +cuire a moitie dans un feu abandonne et un peu ecarte de la route, +dans la crainte d'etre vu. Lorsqu'elles furent cuites assez, je les +mangeai avec un morceau de cheval, mais sans gout, car la fievre que +j'avais depuis plusieurs jours m'avait casse l'appetit; aussi je +jugeais que, si cela devait durer encore quelques jours, j'etais +perdu. + +Le regiment venant a passer, je repris mon rang, et nous marchames +jusqu'a Ziembin, ou l'Empereur etait deja arrive avec une partie de la +Garde. Nous le vimes qui regardait du cote de la route de Borisow, sur +notre gauche, ou l'on disait que les Russes venaient. Quelques +cavaliers de la Garde s'etaient portes en avant, mais les Russes ne se +montrerent pas, ce jour-la. L'Empereur alla coucher a Kamen, avec la +moitie de la Garde, et nous, les fusiliers-grenadiers et chasseurs, +nous couchames en arriere de cet endroit. + +Le 30, le quartier imperial coucha a Plechnitzie, et nous, nous +bivouaquames en arriere. Le lendemain, lorsque nous y arrivames, nous +apprimes que, le 29, le marechal Oudinot, qui s'etait retire dans cet +endroit apres avoir ete blesse, le 28, a la Berezina, avait failli +etre pris; que les Russes, au nombre de deux mille, avec deux pieces +de canon, y etaient entres, mais que le marechal, quoique blesse, +s'etait defendu avec vingt-cinq hommes, tant officiers que soldats, +malheureux et blesses, dans une maison ou ils s'etaient retranches; +que les Russes, etonnes des dispositions de defense que faisait le +marechal, avec le peu d'hommes qui l'accompagnaient, s'etaient retires +sur une hauteur qui domine l'endroit, et que, de la, ils firent le +siege de la maison, jusqu'au moment ou de la troupe de la +Confederation du Rhin, et une partie de la Garde, arriva avec +l'Empereur. Nous remarquames la baraque, en passant: elle etait percee +de plusieurs coups de boulets; mais nous ne pumes comprendre comment +deux mille Cosaques n'avaient pas eu assez de courage pour prendre +d'assaut une baraque en bois, ou vingt-cinq hommes s'etaient retires +pour se defendre, il est vrai, jusqu'a la mort. + +Le lendemain 1er decembre, nous partimes de grand matin. Apres +une heure de marche, nous arrivames dans un village ou les +fusiliers-chasseurs avaient couche; ils nous attendaient, afin de +partir avec nous. En y arrivant, je m'informai si l'on n'y trouvait +rien a acheter: un sergent-major des chasseurs me dit que, chez le +juif ou il avait loge, se trouvait du genievre. Je le priai de m'y +conduire. Etant dans la maison, j'apercus le juif avec une longue, +barbe, et, m'adressant a lui fort poliment en allemand, je lui +demandai s'il avait du genievre a me vendre. Il me repondit d'un ton +brusque: "Je n'en ai plus, les Francais me l'ont pris!" A cela je +n'avais rien a repondre, mais, comme je connaissais cette race +d'hommes, je n'ajoutai pas foi aux paroles qu'il me disait, car ce +n'etait que la crainte de ne pas etre paye qui lui faisait dire qu'il +n'en avait plus. Tout a coup, une jeune fille de quatorze a quinze ans +descendit d'un grand poele en terre, sur lequel elle etait assise, et +s'approchant de moi, me dit: "Si tu veux me donner le galon que tu as +la, je te donnerai un verre d'eau-de-vie!" Je consentis a ce qu'elle +voulait; aussitot, elle detacha le large galon en argent qui soutenait +la carnassiere que je portais au cote, d'une valeur de plus de trente +francs, et que j'apportais de Moscou. Lorsqu'il fut en sa possession, +elle le cacha dans son sein; ensuite elle le remplaca par une mauvaise +corde. Si je l'avais laissee faire, elle m'aurait pris la giberne du +docteur que j'avais enlevee au Cosaque; elle s'etait apercue qu'elle +etait garnie en argent. Un instant apres, elle m'apporta un mauvais +verre de genievre que j'avalai avec peine, tant j'avais l'estomac +resserre. + +La jeune juive me donna encore un petit fromage d'une forme ovale, +gros comme un oeuf de poule, et qui avait l'odeur de l'anis. Je le mis +precieusement dans ma carnassiere, et je sortis. + +A peine avais-je pris l'air, que le malheureux verre de genievre, au +lieu de descendre dans l'estomac, me monta a la tete. Il fallait +passer sur un corps d'arbre qui servait de pont, sur un large et +profond fosse rempli de neige. Je le passai en dansant, sans tomber, +et je courus jusqu'au milieu du regiment, en faisant la meme chose. Je +fis mieux, j'allai prendre de mes camarades par les bras, en chantant +et en voulant les faire danser. Plusieurs de mes amis, et meme des +officiers, se reunirent autour de moi, en me demandant ce que j'avais: +pour toute reponse je dansais, et je chantais. D'autres me regardaient +avec indifference. Le sergent-major de la compagnie, me conduisant a +quelques pas du regiment, me demanda d'ou je venais. Je lui dis que +j'avais bu la goutte: "Et ou?--Viens avec moi", lui dis-je. Il me +suivit, nous passames sur l'arbre, en nous tenant par la main. A peine +etions-nous de l'autre cote, que je me sentis saisir par un bras: +c'etait un de mes amis un Liegeois[57], sergent-major, qui venait +savoir ce que j'avais. + +[Note 57: Leboude. (_Note de l'auteur._)] + +Lorsque nous fumes chez le juif, je leur dis que, s'ils avaient des +galons d'or ou d'argent, ils auraient du genievre: "Si ce n'est que +cela, dit le Liegeois, en voila!" Il avait un joli bonnet en peau +d'Astrakan, dont le tour etait garni d'un large galon en or; il le +donna. Ce fut encore la jeune juive qui fit l'affaire, qui le +decousit. On nous donna du genievre; ensuite nous sortimes, mais a +peine etions-nous hors de la maison, que la folie me reprit encore +plus fort, ainsi qu'au Liegeois, de sorte que je recommence a danser, +et le Liegeois aussi. Le sergent-major regardait en nous engageant de +marcher pour rejoindre le regiment. Pour toute reponse, nous le +prenons chacun par un bras et nous nous dirigeons du cote du fosse, +sur l'arbre qui sert de pont, toujours en dansant. Arrive la, le +Liegeois glisse, tombe, et entraine le sergent-major ainsi que moi +dans le fosse et dans la neige qui recouvrait plus de deux cents +cadavres, que l'on y avait jetes depuis deux jours[58]. A cette chute +inattendue, le sergent-major jette un cri de terreur et de colere, +sans cependant s'etre fait mal, ni nous non plus. Ensuite il se met a +jurer apres nous et le Liegeois a chanter; me prenant par les mains, +il voulait me faire danser. + +[Note 58: Ces cadavres provenaient des malheureux qui, les +premiers, avaient passe la Berezina et qui, ayant continuellement +chemine, s'etaient arretes dans le village, ou les juifs leur avaient +vendu des mauvaises liqueurs, qu'ils n'etaient plus habitues de +prendre et qui les avaient fait mourir. (_Note de l'auteur._)] + +Il fallait sortir, mais nous n'en avions ni la force, ni la +possibilite. Partout il se trouvait des glacons sous la neige, de +sorte que, lorsque nous avions depasse l'endroit ou il n'y avait plus +de cadavres, il nous etait impossible de marcher. En definitive, si +une compagnie de Westphaliens n'eut passe dans le moment, nous y +serions restes. L'on avanca une corde, mais, avec nos mains gelees, +nous ne pumes la tenir. On finit par nous descendre le cote d'une +voiture qui nous servit d'echelle; des Westphaliens nous aiderent a +remonter. Cette descente avait rendu le Liegeois et moi un peu plus +calmes. Nous rejoignimes le regiment qui s'etait arrete pres d'un +bois; on se remit en marche; une lieue plus loin, nous rencontrames le +prince Eugene, vice-roi d'Italie, marchant a la tete d'un petit nombre +d'officiers et de quelques grenadiers de la Garde royale, groupes +autour de leurs drapeaux. Ils etaient extenues de fatigue. Ce +jour-la, nous fimes une forte journee; aussi nous laissames encore +beaucoup d'hommes en arriere, et nous allames coucher dans un village +abandonne ou nous trouvames de la paille pour nous coucher. La viande +de cheval ne nous manquait pas, mais nous n'avions plus de marmite +pour la faire cuire et faire du bouillon qui nous aurait soutenus un +peu. Nous fumes encore reduits, comme les jours precedents, a manger +un morceau de viande rotie, mais nous couchames dans des maisons ou +nous pumes faire du feu. Pendant la nuit, je fus oblige de sortir +plusieurs fois de la maison ou j'etais couche, car la chaleur, a +laquelle je n'etais plus habitue, m'incommodait. + +Le lendemain, nous partimes de grand matin. C'etait le 2 decembre; la +fievre me reprit, j'eprouvais de grandes lassitudes dans les cuisses, +de sorte qu'au bout d'une heure de marche, je me trouvais encore en +arriere du regiment. Quelque temps apres, je traversai un petit +village ou se trouvaient beaucoup de traineurs, mais je le passai sans +m'arreter. Un peu plus loin, j'en rencontrai plusieurs milliers, +arretes autour de quelques maisons, occupes a rotir du cheval. Le +general Maison passa, s'arreta un instant pour engager tout le monde a +suivre, si l'on ne voulait pas etre pris par la cavalerie russe, qui +n'etait pas loin; mais la grande partie de ces hommes demoralises et +affames n'ecoutait plus rien. Ils ne voulaient quitter leurs feux +qu'apres avoir mange, et beaucoup se preparaient a defendre, contre +l'ennemi, le morceau de cheval qu'ils faisaient cuire. Je continuai a +marcher. Plus avant, je rencontrai plusieurs soldats de la compagnie, +que je priai de ne pas me quitter. Ils me le promirent, en disant +qu'ils me suivraient partout, que tout leur etait indifferent; ils ne +tinrent que trop leur parole. + +Le soir, nous arretames pres d'un bois pour y passer la nuit. Deja +beaucoup d'hommes de differents corps y etaient arretes, surtout de +l'armee d'Italie, et quelques grenadiers du 1er regiment de la Garde, +a qui je demandai des nouvelles de Picart. On me repondit qu'on +l'avait vu la veille, mais que l'on pensait qu'il avait le cerveau +attaque, qu'il avait l'air d'un fou. + +Depuis le moment ou, pres du pont de la Berezina, le pauvre Gros-Jean +m'avait laisse son sac, je n'avais pas encore pense de l'ouvrir, afin +de voir ce qu'il pouvait contenir. Comme j'etais certain qu'il ne +reviendrait plus, au moins de si tot, j'en fis la visite en presence +des deux hommes de la compagnie qui etaient avec moi et qui, +precisement, etaient de son escouade. Je ne trouvai rien +d'extraordinaire: seulement un mouchoir renfermant un peu de gruau +melange avec du seigle. Un des hommes avait le couvercle d'une +marmite; nous le fimes cuire. Je trouvai encore une mauvaise paire de +souliers, mais pas de chemise, chose dont j'avais tant besoin; le +reste m'etait tout a fait inutile. + +Heureusement, dans l'endroit ou nous etions arretes, se trouvait +beaucoup de bois coupe; nous fimes grand feu. La nuit, le froid fut +supportable, mais, le matin au point du jour (journee du 3), un vent +du nord s'eleva, qui nous amena un froid de vingt degres. Il fallut se +mettre en marche, car la position n'etait pas tenable. Apres avoir +mange un morceau de cheval, nous partimes, suivant machinalement ceux +qui marchaient devant nous, et qui, pas plus que nous, ne savaient ou +ils etaient, ni ou ils allaient. Le froid cessa un peu dans la +journee, le soleil fut brillant, aussi nous fimes beaucoup de chemin, +nous arretant dans des maisons isolees ou a des feux de bivac +abandonnes. Autant que je puis me le rappeler, nous couchames dans une +maison de poste. + +Le soleil, qui s'etait montre la veille, n'etait que l'avant-coureur +d'une gelee extraordinaire. Je ne dirai rien de cette journee, car, en +verite, je n'ai jamais su comment je la passai. Je fus absorbe +tellement que, lorsque mes deux soldats m'adressaient la parole, je +leur repondais d'une maniere a leur faire penser que j'etais fou. Le +froid fut intolerable. Beaucoup prirent les premiers chemins qu'ils +rencontrerent, dans l'espoir de trouver des habitations; enfin nous +finimes, comme beaucoup, par nous perdre, en suivant des Polonais qui +prenaient un chemin pour aller sur Varsovie, par Olita. Un Polonais +qui parlait francais m'assura que nous etions a plus d'une lieue de la +route de Wilna. Nous voulumes revenir sur nos pas; nous nous perdimes +de nouveau, nous rencontrames trois officiers suivis par plus de cent +malheureux de differents corps et de differentes nations, mourant de +froid et de misere. Lorsqu'ils surent par nous qu'ils etaient egares, +plusieurs pleurerent comme des enfants. + +Comme nous nous trouvions pres d'un bois de sapins, nous nous +decidames a y etablir notre bivac, avec ceux que nous venions de +rencontrer. Ils avaient, avec eux, un cheval. On le tua, et une +distribution en fut faite; deux feux furent allumes, et chacun fit sa +cuisine au bout de son sabre ou d'un baton. Le repas acheve, nous nous +formames en cercle autour de plusieurs feux, et il fut convenu qu'un +quart veillerait, car l'on craignait a chaque instant d'etre pris par +les Russes qui suivaient l'armee, presque toujours sur les cotes de la +route. Une heure apres, la neige nous arriva, avec un grand vent qui +nous forca de nous mettre sous les abris que nous avions eu la +precaution de faire. Un peu plus tard, le vent devint tellement +furieux, que la neige y entrait et nous empechait de prendre un peu de +repos, malgre que le sommeil nous accablait. Cependant je m'endormis +sur mon sac, sur lequel j'etais assis; pour me preserver de la neige, +j'avais mis sur ma tete mon collet double en peau d'hermine. Combien +de fois, dans cette triste nuit, je regrettai ma peau d'ours! + +Mon sommeil ne fut pas de longue duree, car un coup de vent emporta +l'abri sous lequel j'etais avec mes deux soldats. Nous fumes alors +obliges de nous tenir toujours en mouvement, pour ne pas geler. Enfin +le jour parut, nous nous mimes en marche, en laissant dans le bivac +sept hommes, dont trois etaient deja morts, et quatre sans +connaissance, qu'il fallut abandonner. + +Il pouvait etre huit heures, lorsque nous eumes rejoint la +grand'route, et, apres bien des peines, nous arrivames, sur les trois +heures apres midi, a Molodetschno, au milieu d'une cohue d'hommes de +tous les corps, surtout de l'armee d'Italie. En arrivant dans le +village, ou l'Empereur avait couche la veille, nous cherchames a nous +introduire pour passer la nuit dans une grange ou dans une ecurie, +mais nous etions arrives trop tard. Nous fumes obliges de nous etablir +au milieu d'une maison brulee, sans toit, et ou les trois quarts des +places etaient deja prises, mais nous nous regardames encore comme +tres heureux de pouvoir nous mettre un peu a l'abri d'un froid +excessif qui alla toujours en augmentant, jusqu'a notre arrivee a +Wilna. + +J'appris plus tard, a mon arrivee en Pologne, que ce fut de ce +village, Molodetschno, que l'Empereur traca son vingt-neuvieme +bulletin, qui annoncait la destruction de notre armee, et qui fit tant +de sensation en France. + +Le 5, il faisait grand jour lorsque nous partimes. Nous suivimes +machinalement plus de dix mille hommes qui marchaient confusement et +sans savoir ou ils allaient. Nous traversames beaucoup d'endroits +marecageux, ou nous eussions probablement tous peri, sans les fortes +gelees qui consolidaient le mauvais terrain sur lequel nous marchions. +Celui qui etait oblige de s'arreter n'etait pas en peine de retrouver +son chemin, car la quantite d'hommes qui tombaient pour ne plus se +relever pouvait servir de guide. Nous arrivames, lorsqu'il faisait +encore jour, a Brenitza, ou l'Empereur avait couche; il en etait parti +dans la matinee. Nous fumes plus heureux que le jour precedent: je +trouvai un peu de farine a acheter; nous fimes de la bouillie, mais +nous n'eumes pas le bonheur de trouver une maison sans toit; nous +fumes forces de coucher dans la rue. Apres avoir encore passe cette +mauvaise nuit sans dormir, tant il faisait froid, nous partimes pour +nous rendre a Smorgony. En suivant la route, nous la vimes couverte +d'officiers superieurs des differents corps, ainsi que des nobles +debris de l'Escadron et du Bataillon sacres, couverts de mauvaises +fourrures, de manteaux brules, meme d'autres qui n'en avaient pas la +moitie, l'ayant partage avec un ami, peut-etre avec un frere. Une +grande partie marchait appuyee sur un baton de sapin; ils avaient la +barbe et les cheveux couverts de glacons; on en voyait qui, ne pouvant +plus marcher, regardaient, parmi les malheureux qui couvraient la +route, s'il ne s'en trouvait pas des regiments qu'ils commandaient +quinze jours avant, afin d'en obtenir un secours, en leur donnant le +bras ou autrement: celui qui n'avait pas la force de marcher etait un +homme perdu. + +Il en etait des routes comme des bivacs, ressemblant a un champ de +bataille, tant il y avait de cadavres; mais comme, presque toujours, +il tombait beaucoup de neige, le tableau etait moins sinistre a voir; +d'ailleurs on etait devenu sans pitie; on etait devenu insensible pour +soi-meme, a plus forte raison pour les autres; l'homme qui tombait et +implorait une main secourable n'etait pas ecoute. C'est de cette +maniere que nous arrivames a Smorgony; c'etait le 6. + +En entrant dans cette ville, nous apprimes que l'Empereur en etait +parti la veille, a dix heures du soir, pour la France, laissant le +commandement de l'armee au roi Murat. Beaucoup d'etrangers profiterent +de cette occasion pour jeter de la defaveur sur l'Empereur a propos +d'une demarche qui n'etait que naturelle, car, apres la conspiration +de Malet, sa presence devenait necessaire en France, non seulement +pour la partie administrative, mais pour y organiser une nouvelle +armee. On voyait, au milieu des groupes d'hommes a demi morts qui +arrivaient, d'autres individus qui paraissaient tout a fait etrangers +et a part des malheureux, car ils etaient bien vetus et vigoureux; ils +criaient contre la demarche de l'Empereur. Depuis, j'ai toujours pense +que ces hommes etaient des agents de l'Angleterre qui arrivaient +au-devant de l'armee pour y precher la defection. + +Au milieu de cette multitude, je perdis un des hommes qui +m'accompagnaient, mais, presse de trouver un gite pour passer la nuit, +je ne pouvais pas le chercher. Voyant passer un officier badois +faisant partie de la garnison de la ville, je le suivis avec l'autre +homme qui me restait, pensant bien qu'il avait un logement ou nous +pourrions peut-etre nous introduire. Effectivement, il entra chez un +juif ou il etait loge, et, s'apercevant que nous le suivions, nous en +facilita l'entree. Lorsque nous y fumes, nous nous installames pres +d'un poele bien chaud. Il faut avoir ete souffrant et malheureux comme +nous l'etions, pour apprecier le bonheur d'avoir une habitation +chaude, ou l'on puisse passer une bonne nuit. + +Dans la meme chambre etait un jeune officier d'etat-major, malade de +la fievre et couche sur un mauvais canape. Il me conta qu'il etait +malade depuis Orcha, mais que, ne pouvant aller plus loin, il allait +probablement finir sa carriere, car il serait pris par les Russes: "Et +Dieu sait, continua-t-il, ce qu'il en adviendra! Pauvre mere, que +dira-t-elle lorsqu'elle le saura?" + +L'officier badois, qui etait present et qui parlait le francais, +chercha a le consoler en lui disant qu'il lui procurerait un cheval +pour son traineau, puisque celui qui l'avait conduit etait mort. A +nous, il nous promit de la soupe et de la viande, mais, pendant la +nuit, il partit avec tous ceux des siens qui etaient la en garnison. +Quant au pauvre officier, la fievre augmenta pendant la nuit, il fut +continuellement dans le delire, et nous, nous n'eumes pas la soupe ni +la viande sur lesquels nous avions tant compte. Nous n'eumes que +quelques oignons et quelques noisettes que le juif nous vendit bien +cher, mais ce n'etait pas trop payer la nuit que nous avions passee a +couvert. + +Le 7 au matin, comme nous etions assez bien reposes, nous partimes de +bonne heure et en faisant le moins de bruit possible, afin que le +jeune officier ne put nous entendre, vu l'impossibilite ou nous etions +de lui rendre aucun service. Peu d'hommes etaient sur le chemin. +Lorsque nous eumes fait une lieue, nous nous reposames pres d'une +grange incendiee; au bout d'une demi-heure, nous vimes arriver la +colonne de la Garde imperiale; les debris de notre regiment etaient +la, marchant toujours en ordre autant que possible; je rentrai dans +les rangs. Lorsqu'on fit halte, on me demanda sans interet si, depuis +quatre jours que l'on ne m'avait vu, j'avais trouve des vivres. Sur ma +reponse que je n'avais rien, on me tourna le dos en jurant et en +frappant la terre avec la crosse du fusil. + +On se remit en route, et nous arrivames tres tard a Joupranoui: +presque toutes les maisons etaient brulees, les autres abandonnees, +sans toits et sans portes. Nous nous mimes comme nous pumes, les uns +sur les autres. Le cheval ne manquant pas, j'en fis cuire pour le +lendemain. + +Le lendemain 8, il faisait grand jour lorsque nous partimes, mais le +froid etait tellement rigoureux, que les soldats mettaient le feu aux +maisons pour se chauffer. Dans toutes maisons, il y avait des +malheureux soldats: beaucoup perirent dans les flammes, n'ayant pas la +force de se sauver. + +Dans le milieu de la journee, nous arrivames dans une petite ville +dont je ne me rappelle plus le nom. On disait que l'on devait y faire +des distributions, mais nous apprimes que les partisans avaient pille +les magasins avant notre arrivee, et que ceux qui etaient charges des +distributions, ainsi que les commissaires des guerres, s'etaient +sauves. + +Nous continuames notre route, enjambant sur les morts et les mourants. +Lorsque nous fimes halte pres d'un bois ou un soldat de la compagnie +apercut un cheval abandonne, nous nous reunimes a plusieurs pour le +tuer et en prendre chacun un morceau, mais comme personne n'avait plus +de hache ni de forces pour en couper, nous le tuames pour en avoir le +sang, que nous recueillimes dans une marmite enlevee a une cantiniere +allemande et, comme nous trouvions toujours des feux abandonnes, nous +le fimes cuire en mettant dedans de la poudre pour assaisonnement: +mais, a peine etait-il a moitie cuit, nous apercumes une legion de +Cosaques. Nous eumes, cependant, le temps de le manger tel qu'il etait +et a pleines mains, de maniere que nos figures et nos vetements +etaient barbouilles de sang. Nous etions epouvantables a voir, et nous +faisions pitie. + +Cette halte, causee par un embarras occasionne par l'artillerie, que +des chevaux a demi morts trainaient encore, avait reuni plus de trente +mille hommes de toutes armes et de toutes les nations, qui offraient +un tableau impossible a decrire. Enfin, nous continuames a marcher, et +nous arrivames dans un grand village a trois ou quatre-lieues de +Wilna. + +Comme j'allais me disposer a passer la nuit dans une ecurie ou toute +la compagnie etait logee, l'on me commanda de garde de police. Je +partis avec les hommes que l'on put ramasser et qui vinrent de bon +coeur, esperant etre mieux, mais l'on me designa, pour corps de garde, +une espece de baraque qui se trouvait au milieu de la place, sur une +elevation, et ou le vent vient de tous cotes; malgre le grand feu que +nous avions fait, il nous fut impossible de reposer un seul instant. + +Je reconnus ce village pour celui ou nous avions loge, cinq mois +avant, en partant de Wilna pour aller a Moscou, et ou j'avais perdu un +trophee, c'est-a-dire une petite boite dans laquelle il y avait des +bagues, des colliers en cheveux et des portraits provenant des +maitresses que j'avais eues dans tous les pays ou j'avais ete. J'ai +beaucoup regrette ma petite collection. + +Le matin 9, nous partimes pour Wilna, par un froid de vingt-huit +degres[59]. De deux divisions, fortes encore de plus de dix mille +hommes, Francais et Napolitains, qui, depuis deux jours, s'etaient +joints a nous, ainsi que d'autres qui nous attendaient, echelonnes sur +la route, a peine, deux mille arriverent a Wilna. Le reste fut decime +dans cette terrible journee. Et cependant ces hommes etaient bien +vetus, et rien ne leur avait manque en fait que de nourriture, car ils +n'avaient quitte les bons cantonnements ou ils etaient, en Pomeranie +et en Lithuanie, que depuis quelques jours. Lorsque nous les +rencontrames, nous leur fimes pitie, mais, deux jours apres, ils +etaient plus malheureux que nous. + +[Note 59: Beaucoup ont affirme 30 ou 32 degres. _(Note de +l'auteur)_] + +Moins demoralises que nous, on les voyait se secourir les uns les +autres; mais lorsqu'ils virent qu'ils etaient aussi les victimes de +leur devouement, ils devinrent aussi egoistes que les autres, les +officiers superieurs comme les simples soldats. + +L'espoir d'arriver, dans quelques heures, a Wilna, ou nous devions +avoir des vivres en abondance, m'avait rendu des forces, ou plutot, +comme beaucoup de mes camarades, je faisais, pour arriver, des efforts +surnaturels. Le froid de vingt-huit degres etait au-dessus de tout ce +que l'on pouvait faire. Je me sentais defaillir, il semblait que nous +marchions au milieu d'une atmosphere de glace. Combien de fois, dans +cette triste journee, je regrettai ma peau d'ours qui deja, dans des +froids semblables, m'avait sauve la vie! Je n'avais plus de +respiration, des glaces s'etaient formees dans mon nez; mes levres se +collaient; mes yeux, eblouis par la neige et par la faiblesse, +pleuraient, les larmes se gelaient et je n'y voyais plus. Alors +j'etais force de m'arreter et de me couvrir la figure avec la peau +d'hermine de mon collet, pour en faire fondre la glace. C'est de cette +maniere que j'arrivai pres d'une grange a laquelle on avait mis le feu +pour se chauffer. Alors je pus respirer un peu: il en etait de meme de +presque toutes les habitations que l'on rencontrait. Dans presque +toutes, il y avait des malheureux soldats qui, ne pouvant aller plus +loin, s'y etaient retires pour mourir. + +Nous apercumes les clochers de Wilna: je voulus presser le pas afin +d'arriver des premiers, mais les vieux chasseurs de la Garde que je +rencontrai m'en empecherent. Ils marchaient en colonne et sur deux +rangs, de maniere a barrer la route, afin que personne ne passat sans +marcher en ordre. On voyait des vieux guerriers ayant des glacons qui +leur pendaient a la barbe et aux moustaches, comprimant leurs +souffrances pour marcher en ordre, mais cet ordre que l'on voulait +maintenir fut impossible. On se jeta en confusion dans le faubourg: en +y entrant, j'apercus a la porte d'une maison un de mes amis, velite et +officier aux grenadiers, etendu mort; les grenadiers etaient arrives +une heure avant nous. Beaucoup d'autres tomberent, en arrivant, +d'epuisement et de froid; le faubourg etait deja parseme de cadavres. +On designa une maison pour notre bataillon et, quoique deja il s'y +trouvait des Badois qui faisaient partie de la garnison, le logement +ne fut pas trop petit. Il est vrai qu'un instant apres, ils evacuerent +la maison, tant ils avaient peur d'etre devores par nous. + +On nous fit une distribution de viande de boeuf: nous ne fumes pas +assez raisonnables de la reunir pour en faire une soupe. On tombait +dessus comme des affames que nous etions, chacun la fit cuire ou +chauffer comme il put, quelques-uns la mangerent crue. Un de mes amis +nomme Poton, gentilhomme breton, velite et sergent de la meme +compagnie que moi, attendait avec une impatience marquee qu'on lui +donnat son morceau, qui pouvait etre d'une demi-livre. Comme il etait +separe d'environ deux pas de celui qui coupait, on le lui jeta. Il +l'attrapa au vol de ses deux mains, comme un chat aurait fait de ses +pattes, le porta a sa bouche et le devora avec des mouvements +convulsifs, malgre tout ce que nous pumes faire pour l'en empecher: il +ne voyait plus rien que le morceau qu'il devorait. + +Il pouvait etre midi lorsque nous arrivames. Une heure apres, +j'entrais en ville afin de voir si je ne trouverais pas de pain et +d'eau-de-vie a acheter. Mais, presque partout, les portes etaient +fermees; les habitants, quoique nos amis, avaient ete epouvantes en +voyant cinquante a soixante mille devorants, comme nous etions, dont +une partie avait l'air fou et imbecile; et d'autres, comme des +enrages, couraient en frappant a toutes les portes et aux magasins, ou +l'on ne voulait rien leur donner ni distribuer, parce que les +fournisseurs voulaient que tout se fit en ordre, chose impossible, +puisque l'ordre n'existait plus. + +Comme je voyais qu'il n'etait pas possible de se procurer ce dont +j'avais besoin, je me decidais a revenir au faubourg, lorsque je +m'entendis appeler par mon nom; je me retourne et, a ma grande +surprise, j'apercois Picart qui me saute au cou et m'embrasse en +pleurant de plaisir. Depuis le passage de la Berezina, deux fois il +avait rencontre le regiment, mais on lui avait assure que j'etais mort +ou prisonnier. Il me dit qu'il avait de la farine et qu'il allait la +partager avec moi; que, pour de l'eau-de-vie, il me conduirait chez +son juif, ou il se faisait fort de m'en avoir, et probablement du +pain. Je le priai de m'y conduire en attendant que l'on distribuat des +vivres dont j'avais la certitude que l'on aurait, puisque les magasins +etaient remplis. + +Je n'oublierai jamais le singulier effet que produisit sur moi la vue +d'une maison habitee; il me semblait qu'il y avait des annees que je +n'en avais vu. Picart me fit prendre un peu d'eau-de-vie, que j'eus +bien de la peine a avaler: ensuite, j'en achetai une bouteille pour +vingt francs, que je mis precieusement dans ma carnassiere. Mais, pour +du pain, il fallait attendre jusqu'au soir; il y avait cinquante jours +que je n'en avais mange, il me semblait que j'aurais oublie toutes mes +miseres, si j'en avais eu. + +Le juif me conta que les premiers qui etaient arrives le matin avaient +tout devore; il nous conseilla de ne pas sortir de chez lui, +d'attendre et d'y coucher, qu'il se chargeait de nous procurer tout ce +dont nous aurions besoin, et d'empecher que d'autres n'entrent chez +lui. D'apres son avis, je me decidai a me reposer sur un banc contre +le poele. + +Je demandai a Picart comment il se faisait qu'il etait si bien avec +cette famille juive, car je voyais qu'on le traitait comme un enfant +de la maison. Il me repondit qu'il s'etait fait passer pour le fils +d'une juive; qu'il avait, pendant les quinze jours que nous avions +reste dans cette ville, au mois de juillet, toujours ete avec eux a la +synagogue, parce qu'a la suite de cela, il y avait toujours quelques +coups de schnapps [60] a boire, et des noisettes a croquer. + +[Note 60: _Schnapps_, eau-de-vie.] + +Il y avait longtemps que je n'avais ri, mais je ne pus m'empecher +d'eclater, au point que le sang ruissela de mes levres. + +Picart allait continuer a me conter ces fariboles, quand, tout a coup, +nous entendons le bruit du canon et nous voyons arriver notre hote: il +avait l'air tout effare, ne sachant plus parler. Il finit par nous +dire qu'il venait de voir arriver des soldats bavarois suivis par des +Cosaques, justement par la porte ou nous etions arrives. + +Effectivement, la garnison de la ville battait la generale. A ce +bruit, Picart saisit ses armes et, s'avancant pres de moi qui n'etais +pas tres dispose a bouger: "Allons, mon pays! me dit-il en me frappant +sur l'epaule, nous sommes de la Garde imperiale, il faut etre les +premiers a courir aux armes! Ensuite, il ne faut pas souffrir que ces +sauvages viennent manger le pain qu'on nous a promis pour ce soir! Si +vous avez la force, suivez-moi, et allons nous reunir a ceux qui vont +charger cette canaille, chose qui ne sera pas difficile!" + +Je suivis Picart. Quelques hommes couraient pour se reunir sans savoir +ou, mais un plus grand nombre se retirait du cote oppose ou l'on +devait se battre, et un plus grand nombre encore, insouciants de tout, +ne faisaient pas attention a ce qui se passait. + +Lorsque nous fumes pres de la porte qui conduisait au faubourg, nous +rencontrames un detachement de grenadiers et chasseurs de la Garde. +Picart me quitta pour prendre son rang parmi les siens, et comme, a la +gauche, il s'en trouvait quelques-uns de chez nous et une vingtaine +d'officiers qui avaient des fusils, je les suivis en marchant comme +eux, sans savoir qui nous commandait et ou nous allions. L'on gravit +la montagne sans ordre, chacun comme il put; plusieurs tomberent et +resterent en arriere. Nous etions arrives aux deux tiers de la +montagne, que je m'etonnais d'avoir pu aller jusque-la, lorsque je +tombai a mon tour et, quoique aide par un paysan lithuanien, j'eus +bien de la peine a me relever. Je priai ce brave homme de ne pas +m'abandonner, et, pour l'engager a rester avec moi, je lui donnai +environ la valeur de quatre francs en monnaie russe, et un verre +d'eau-de-vie, dans le petit vase que je possedais encore. Mon paysan +fut tellement content qu'il m'aurait, si j'avais voulu, porte sur son +dos. Nous continuames a marcher dans un endroit parseme d'hommes et de +chevaux morts qui, le matin, avaient, comme l'on dit, peri au port. +Beaucoup d'armes se trouvaient a terre; mon paysan ramassa une +carabine et des cartouches en me disant qu'il voulait se battre contre +les Russes. + +Apres bien du mal, nous arrivames sur le haut de la montagne ou les +Prussiens etaient deja en bataille. Deux cents hommes, dont les trois +quarts etaient de la Garde, se trouvaient en face d'ennemis qui +consistaient en cavalerie dont une partie etait en eclaireurs, et, +comme les Bavarois avaient, en battant en retraite, laisse quelques +hommes sur le haut de la montagne, avec deux pieces de canon, deux +coups charges a mitraille suffirent pour les faire disparaitre. Comme +la position n'etait pas tenable, a cause du froid, nous fimes +demi-tour pour revenir en ville, ou le desordre etait a son comble. La +terreur s'etait emparee de la garnison, composee presque entierement +d'etrangers; les uns se mettaient en disposition de quitter la ville, +en chargeant des voitures, des traineaux, des chevaux. En meme temps, +l'on entendait crier: "Qui a vu mon cheval? Ou est ma voiture? Arretez +donc celui qui se sauve avec mon traineau!" Ce desordre etait +particulierement cause par les bandes de voleurs qui s'etaient +organisees au commencement de la retraite, dont j'ai signale plus haut +l'existence, et qui, voyant une bonne occasion, en profitaient pour +enlever voitures, chevaux et traineaux charges de vivres, d'or et +d'argent, car, en grande partie, toutes ces dispositions de depart +etaient faites par des commissaires des guerres, des fournisseurs et +d'autres employes de l'armee, qui durent, des ce moment, faire cause +commune avec nous, tandis que les voleurs filaient sur la route de +Kowno, certains de ne pas etre suivis. + +En passant dans le faubourg, je ne voulus pas entrer dans la maison ou +s'etaient loges les debris de notre bataillon; je voulais entrer en +ville pour deux choses, d'abord pour du pain dont j'etais certain +d'avoir avec Picart, et aussi pour que l'on puisse dire que je venais +de faire partie de la petite expedition qui venait de chasser les +Russes. Mais nous, n'etions pas encore sur la place que l'on rompit +les rangs, et chacun s'en alla, persuade que nous ne serions pas +longtemps tranquilles. Je courus a la droite pour retrouver Picart, +mais, a ma grande surprise, l'on me dit qu'il avait pris la premiere a +gauche avec dix autres grenadiers et chasseurs commandes par un +officier, pour etre de garde chez le roi Murat, qui venait de quitter +la ville pour aller se loger dans le faubourg, sur la route de Kowno. + +Je pris le parti de le chercher au logement du roi Murat. Chemin +faisant, je passai devant la maison ou etait loge le marechal Ney: +devant la porte, plusieurs grenadiers de la ligne, de garde, se +chauffaient a un bon feu qui me donna une envie de m'approcher pour y +prendre part. Voyant comme j'etais malheureux, ils s'empresserent de +me faire place. Plusieurs etaient vigoureux et bien habilles. + +Comme je leur en temoignais ma surprise, ils me dirent qu'ils +n'avaient pas ete jusqu'a Moscou; qu'ayant ete blesses au siege de +Smolensk, on les avait evacues sur Wilna, ou ils avaient reste jusqu'a +present; qu'ils etaient gueris et prets a se battre. Je leur demandai +s'ils ne pouvaient me procurer du pain. Ils me dirent, comme le juif, +que, si je voulais revenir le soir, ou rester avec eux, ils etaient +certains que j'en aurais, mais, comme il fallait que je retourne au +faubourg ou etait le bataillon, je promis a ces grenadiers que je +reviendrais le soir, et que chaque pain de munition leur serait paye +cinq francs. Avant de les quitter, ils me conterent qu'un instant +avant que je n'arrive pres d'eux, un peu apres que les Russes +s'etaient montres pres de la ville, un general allemand etait venu +chez le Marechal, en lui conseillant de partir, s'il ne voulait pas +etre surpris par les Russes; mais le Marechal lui avait repondu, en +lui montrant une centaine de grenadiers qui se chauffaient dans la +cour, qu'avec cela il se moquait de tous les Cosaques de la Russie, et +qu'il coucherait dans la ville. + +Je leur demandai combien ils etaient pour la garde du Marechal: +"Environ soixante, me repondit un tambour assis sur sa caisse, et +autant que nous avons trouves ici bien portants. Depuis le passage du +Dnieper, je suis avec le Marechal et, avec lui, nous savons comment +l'on arrange ces chiens de Cosaques. Coquin de Dieu! continua-t-il, +s'il ne faisait pas si froid et si je n'avais pas une patte gelee, je +voudrais battre la charge demain, toute la journee!" + +Je retournai au faubourg; en entrant dans la maison ou nous etions +loges, je trouvai tous mes camarades couches sur le plancher; l'on +avait fait du bon feu, il faisait chaud; j'etais plus que fatigue, je +fis comme eux: je me couchai. + +Il pouvait etre deux heures du matin lorsque je m'eveillai et, comme +j'avais manque le rendez-vous donne aux grenadiers de la garde du +Marechal, j'annoncai a mes camarades que j'allais entrer en ville pour +y chercher du pain, que c'etait le bon moment, parce que toute la +troupe etait couchee et que, d'ailleurs, j'avais des billets de banque +russes. On m'avait assure que, plus loin, l'on n'en voudrait plus, et +qu'a l'heure qu'il etait, je trouverais facilement des juifs ne +demandant pas mieux que de faire des echanges. Plusieurs tacherent de +se lever pour venir avec moi, mais ne le purent. Un seulement, Bailly, +sergent velite, se leva, et les autres nous chargerent de leurs +billets, comptant d'en avoir cinquante francs. Nous les avions recus, +a Moscou, pour cent, qui etait leur valeur: cent roubles. + +Il faisait un beau clair de lune, mais, lorsque nous fumes sur la rue, +il ne s'en fallut pas de beaucoup que nous ne rentrames dans la +maison, tant le froid etait excessif. + +Jusqu'a la porte de la ville, nous ne rencontrames personne. Arrives a +la porte, nous ne vimes personne pour la garder, pas une sentinelle: +les Russes pouvaient y entrer aussi facilement que nous. Lorsque nous +fumes en face de la premiere maison sur notre gauche, j'apercus de la +lumiere par le soupirail de la cave et, me baissant, je vis que +c'etait une boulangerie, et que l'on venait d'y cuire du pain. Depuis +que nous nous etions approches de la maison, l'odeur nous en montait +fortement au nez. Mon camarade frappa; aussitot l'on vint demander ce +que nous voulions. Nous repondimes: "Ouvrez, nous sommes des +generaux!" De suite l'on ouvrit, et nous entrames. On nous fit passer +dans une grande chambre ou nous vimes beaucoup d'officiers superieurs +etendus a terre. On ne s'inquieta pas de savoir si nous etions ce que +nous nous etions annonces, car depuis longtemps, l'on avait peine a +reconnaitre un officier superieur d'avec un soldat. + +Une grosse femme se tenait debout contre la porte de la cave; nous lui +demandames si elle avait du pain a nous vendre. Elle nous repondit que +non, qu'il n'y en avait pas de cuit, et, en meme temps, elle nous +offrit de descendre dans la cave, qui etait la boulangerie, afin de +nous en assurer. Un officier, qui etait couche sur une botte de paille +et enveloppe dans une grande pelisse, se leva et descendit avec nous. +Nous vimes deux garcons boulangers qui dormaient. Nous regardames de +tous cotes, nous ne vimes rien, et nous commencions a croire que cette +femme ne nous avait pas trompes, quand, tout a coup, en me baissant, +j'apercus, sous le petrin, un grand panier que je tirai a moi. A notre +grande surprise, nous vimes qu'il contenait sept grands pains blancs, +de trois a quatre livres, aussi beaux que ceux qu'on fait a Paris. +Quel bonheur! Quelle trouvaille pour des hommes qui n'en avaient pas +mange depuis cinquante jours! Je commencai par m'emparer de deux, que +je mis sous mes bras et sous mon collet, mon camarade en fit autant, +et l'officier prit les trois autres: cet officier etait Fouche, +grenadier velite, alors adjudant-major dans un regiment de la Jeune +Garde, actuellement marechal de camp. Nous sortimes de la cave: la +femme etait encore debout a la porte; nous lui dimes que nous +reviendrions le matin, lorsqu'il y aurait du pain de cuit. Pour etre +debarrassee de nous, ne s'apercevant pas de ce que nous emportions, +elle nous ouvrit la porte, et nous fumes dans la rue[61]. + +[Note 61: Depuis ce temps, j'ai revu M. le general Fouche, et lui +rappelant cet episode de Wilna, il me dit qu'apres notre sortie de la +maison, il manqua d'etre assassine par ceux qui etaient dans la meme +maison et par les personnes de la maison qui voulaient lui faire payer +celui que nous avions emporte. (_Note de l'auteur_.)] + +Une fois libres, laissant tomber nos fusils dans la neige, nous nous +mimes a mordre dans nos pains comme des voraces, mais, comme j'avais +les levres toutes fendues, je ne pouvais ouvrir la bouche pour mordre +comme je l'aurais voulu. + +Dans ce moment, nous apercumes deux individus qui nous demanderent si +nous n'avions rien a vendre ou a changer: nous reconnumes des juifs. +Je commencai par leur dire que nous avions des billets de banque +russes, qu'ils etaient de cent roubles, et combien ils voulaient +en donner: "Cinquante!" nous dit le premier en allemand. +"Cinquante-cinq!" dit l'autre. "Soixante!" reprend le premier. Enfin +il finit par nous en offrir soixante-dix-sept, et je mis encore pour +condition qu'il nous payerait du cafe au lait. Il y consentit. Le +second vint derriere moi, en me disant: "Quatre-vingts!" Mais le +marche etait arrete et, comme on nous avait promis du cafe au lait, +nous n'aurions pas voulu, pour vingt francs de plus au billet, faire +marche avec d'autres. + +Le juif avec qui nous venions de faire affaire nous conduisit chez un +banquier, car lui n'etait qu'un agent d'affaires. Le banquier etait +aussi juif. Lorsque nous y fumes, on nous demanda nos billets; nous en +avions neuf. Pour mon compte, j'en avais trois. Apres les avoir +donnes, on les regarda minutieusement comme les juifs regardent. +Ensuite, ils passerent dans une autre chambre, et nous, en attendant +nous nous assimes sur un banc ou nous pumes, provisoirement, caresser +notre pain. Le juif qui nous avait conduits etait reste avec nous, +mais, un instant apres, on le fit passer dans une chambre ou etait le +banquier. Alors nous pensames que c'etait pour nous remettre notre +argent, et nous attendimes tranquillement. + +L'envie que nous avions de boire du cafe nous fit perdre patience; +nous appelames le patron, mais personne ne parut. L'idee que l'on +voulait nous voler me vint de suite; j'en fis part a mon camarade, qui +pensa comme moi. Alors, pour mieux se faire entendre, il donna un +grand coup de crosse de fusil contre une espece de comptoir. Comme +personne ne paraissait encore, il redoubla contre une cloison en +planches de sapin qui faisait separation avec la chambre ou etaient +nos fripons. Nous les vimes qui avaient l'air de se concerter. Ayant +demande notre argent, on nous dit d'attendre; mais mon camarade +chargea son arme en presence de toute la bande, et moi je sautai au +cou de celui qui nous avait conduits, en lui demandant nos billets. +Lorsqu'ils virent que nous etions determines a faire quelque scene qui +n'aurait pas tourne a leur avantage, ils s'empresserent de nous +compter notre argent dont les deux tiers en or. Prenant celui qui nous +avait conduits, nous le fimes sortir avec nous; lorsque nous fumes +dans la rue, il protesta que tout ce qui venait de se passer n'etait +pas de sa faute. Nous voulumes bien le croire, en consideration du +cafe qu'il nous avait promis. Il nous conduisit chez lui, ou il tint +parole. + +Lorsque nous eumes mange, mon camarade voulut retourner au faubourg, +mais, tant qu'a moi, me trouvant trop fatigue et meme malade, je me +decidai d'attendre le jour ou j'etais, et, comme il s'y trouvait deux +cavaliers bavarois, je me crus en surete; j'avais mis mon argent dans +ma ceinture et mon pain dans mon sac. Je me couchai sur un canape: il +pouvait etre quatre heures du matin. + +Il n'y avait pas une demi-heure que je reposais, lorsque des coliques +insupportables me prirent, je fus force de me lever; apres, suivirent +des maux de coeur, et je rendis tout ce que j'avais dans le corps; +ensuite j'eus un derangement qui ne me donna pas un moment de repos, +de sorte que je pensais que le juif m'avait empoisonne. Je me crus +perdu, car j'etais tellement faible, que je ne pus prendre la +bouteille a l'eau-de-vie que j'avais dans mon sac. Je priai un des +cavaliers bavarois de m'en donner a boire. Apres en avoir pris un peu, +je me trouvai mieux; alors je me remis sur le canape, ou je +m'assoupis. Je ne sais combien de temps je restai dans cette position, +mais, lorsque je m'eveillai, je trouvai que l'on m'avait enleve mon +pain dans mon sac. Il ne m'en restait plus qu'un morceau, que j'avais +mis dans ma carnassiere, avec ma bouteille d'eau-de-vie qui, fort +heureusement, etait pendue a mon cote. Mon bonnet de rabbin, que je +mettais sous mon schako, avait aussi disparu, ainsi que les cavaliers +bavarois. Ce n'etait pas cela qui m'inquietait le plus, mais bien ma +position, qui etait veritablement critique: independamment de mon +derangement de corps, mon pied droit etait gele et ma plaie s'etait +ouverte. La premiere phalange du doigt du milieu de la main droite +etait prete a tomber; la journee de la veille, avec le froid de +vingt-huit degres, avait tellement envenime mon pied, qu'il me fut +impossible de remettre ma botte. Je me vis force de l'envelopper de +chiffons, apres l'avoir graisse avec la pommade que l'on m'avait +donnee chez le Polonais, et par-dessus tout, une peau de mouton que +j'attachai avec des cordes. J'en fis autant a la main droite. + +Je me disposais a sortir, lorsque le juif m'engagea a rester. Il me +dit qu'il y avait du riz a me vendre: je lui en achetai une portion, +pensant que cela me serait bon pour arreter le mal. Je le priai de me +procurer un vase pour le faire cuire; il alla me chercher une petite +bouilloire en cuivre rouge que j'attachai sur mon sac avec ma botte, +ensuite je sortis de la maison apres lui avoir donne dix francs. + +Lorsque je fus dans la rue, j'entendis des cris de desespoir: +j'apercus une femme pleurant sur un cadavre a la porte d'une maison. +Cette femme m'arreta pour me dire de la secourir, de lui faire rendre +tout ce qu'on lui avait pris: "Depuis hier, me dit-elle, je suis logee +dans la maison que vous voyez, chez des scelerats de juifs. Mon mari +etait fort malade: pendant la nuit, ils nous ont pris tout ce que nous +avions, et ce matin, je suis sortie pour aller me plaindre. Voyant que +je ne pouvais avoir de secours de personne, je suis revenue pour +soigner mon pauvre mari; mais lorsque je suis arrivee ici, jugez de +mon effroi en voyant, a la porte de la maison, un cadavre! Ces +scelerats avaient profite de ce que j'etais sortie pour l'assassiner! +Monsieur, continua-t-elle, ne m'abandonnez pas! Venez avec moi!" Je +lui repondis qu'il m'etait impossible, mais que ce qu'elle pouvait +faire de mieux etait de se reunir a ceux qui partaient. Elle me fit +signe de la main que c'etait impossible, et comme, depuis un moment, +j'entendais des coups de fusil, je laissai cette malheureuse et me +dirigeai du cote de Kowno, ou j'arrivai au milieu de dix mille hommes +de toutes armes, femmes, enfants se pressant, se poussant afin de +passer les premiers. + +Le hasard me fit rencontrer un capitaine de la Jeune Garde qui etait +mon pays[62]. Il etait avec son lieutenant, son domestique et un +mauvais cheval. Le capitaine n'avait plus de compagnie, le regiment +n'existait plus. Je lui contai mes peines, il me donna un peu de the +et un morceau de sucre, mais, un instant apres, une autre masse de +monde arriva derriere nous, qui nous separa. A la tete de la premiere +cohue, un tambour battait la marche de retraite, probablement a la +tete d'un detachement de la garnison que je n'ai pu voir. Nous +marchames pendant plus d'une demi-heure; nous arrivames a l'extremite +du faubourg. Alors on commenca a respirer, et chacun marcha comme il +put. Lorsque je fus hors de la ville, je ne pus m'empecher de faire +des reflexions en pensant a notre armee qui, cinq mois avant, etait +entree, dans cette capitale de la Lithuanie, nombreuse et fiere, et +qui en sortait miserable et fugitive. + +[Note 62: M. Debonnez, de Conde, tue a Waterloo, chef de +bataillon. (_Note de l'auteur_).] + + + + +X + +De Wilna a Kowno.--Le chien du regiment.--Le marechal Ney.--Le tresor +de l'armee.--Je suis empoisonne.--La "graisse de voleur".--Le vieux +grenadier.--Faloppa.--Le general Roguet.--De Kowno a Elbing.--Deux +cantinieres.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve Picart.--Le +traineau et les juifs.--Une megere.--Eylau.--Arrivee a Elbing. + + +Nous n'etions encore qu'a un quart de lieue de la ville quand nous +apercumes les Cosaques a notre gauche, sur les hauteurs et dans la +plaine, a notre droite. Cependant ils n'osaient se hasarder de venir a +notre portee. Apres avoir marche quelque temps, je rencontrai le +cheval d'un officier du train d'artillerie, tombe et abandonne. Il +avait, sur le dos, une schabraque en peau de mouton: c'etait +precisement ce qu'il fallait pour couvrir mes pauvres oreilles, car il +m'eut ete impossible d'aller bien loin sans m'exposer a les perdre. +J'avais, dans ma carnassiere, des ciseaux provenant de la trousse du +docteur, trouvee sur le Cosaque que j'avais tue le 23 novembre. Je +voulus me mettre a l'ouvrage pour en couper et faire ce que nous +appelions des _oreilleres_, afin de remplacer le bonnet de rabbin, +mais ayant la main droite gelee et l'autre fortement engourdie, je ne +pus parvenir a mon but. Deja je me desesperais, lorsqu'un second +arriva, plus fort et plus vigoureux que moi; il etait de la garnison +de Wilna. Il coupa avec un couteau la sangle qui retenait la +schabraque, ensuite il m'en donna la moitie. En attendant que je pusse +l'arranger convenablement, je la mis sur la tete et continuai a +marcher. + +Deux coups de canon se firent entendre, ensuite la fusillade: c'etait +le marechal Ney qui sortait de la ville en faisant l'arriere-garde, et +qui etait aux prises avec les Russes. Ceux qui ne pouvaient plus +combattre doublerent le pas autant qu'il leur etait possible; je +voulus faire comme eux, mais mon pied gele et ma mauvaise chaussure +m'en empechaient, puis les coliques qui me prenaient a chaque instant +et qui me forcaient de m'arreter, faisaient que je me trouvais +toujours des derniers. J'entendis derriere moi un bruit confus: je fus +heurte par plusieurs soldats de la Confederation du Rhin qui fuyaient. +Je tombai de tout mon long dans la neige et, aussitot, d'autres me +passerent sur le corps. Ce fut avec beaucoup de peine que je me +relevai, car j'etais abime de douleurs, mais comme j'etais habitue aux +souffrances, je ne dis rien. J'apercus, pas loin de moi, +l'arriere-garde; je me crus perdu si, malheureusement, elle venait a +me depasser, mais le contraire arriva, car le marechal la fit arreter +sur une petite eminence, afin de donner le temps a d'autres hommes que +l'on apercevait de sortir encore de la ville pour nous rejoindre. Le +marechal avait avec lui, pour contenir l'ennemi, environ trois cents +hommes. + +J'apercus devant moi un individu que je reconnus, a sa capote, pour +etre un homme du regiment. Il marchait fortement courbe, en paraissant +accable sous le poids d'un fardeau qu'il portait sur son sac et sur +ses epaules. Faisant un effort pour me rapprocher de lui, je fus a +meme de voir que le fardeau etait un chien et que l'homme etait un +vieux sergent du regiment nomme Daubenton[63]; le chien qu'il portait +etait le chien du regiment, que je ne reconnaissais pas. + +[Note 63: Le sergent Daubenton etait un vieux brave qui avait fait +les campagnes d'Italie. (_Note de l'auteur_).] + +Je lui temoignai ma surprise de le voir charge d'un chien, puisque +lui-meme avait de la peine a se trainer, et, sans lui donner le temps +de me repondre, je lui demandai si c'etait pour le manger; que, dans +ce cas, le cheval etait preferable: "Helas! non, me repondit-il, +j'aimerais mieux manger du Cosaque; tu ne reconnais donc pas Mouton, +qui a les pattes gelees et qui ne peut plus marcher?--C'est vrai, lui +dis-je, mais qu'en veux-tu faire?" Tout en marchant, Mouton, a qui +j'avais passe la main droite emmaillotee sur le dos, leva la tete pour +me regarder et sembla me reconnaitre. Daubenton m'assura que, depuis +sept heures du matin, et meme avant, les Russes etaient dans les +premieres maisons du faubourg ou nous avions loge: que tout ce qui +restait de la Garde en etait parti a six, et qu'il etait certain que +plus de douze mille hommes de l'armee, officiers et soldats, qui ne +pouvaient plus marcher, etaient restes au pouvoir de l'ennemi. Pour +lui, il avait failli subir le meme sort par devouement pour son chien; +il voyait bien qu'il serait oblige de l'abandonner sur la route, dans +la neige: la veille du jour ou nous etions arrives a Wilna, par +vingt-huit degres, il avait eu les pattes gelees et, ce matin, voyant +qu'il ne pouvait plus marcher, il avait resolu de l'abandonner sans +qu'il s'en apercoive; mais ce pauvre Mouton se doutait qu'il voulait +partir sans lui, car il se mit tellement a hurler qu'a la fin il se +decida a le laisser suivre. Mais a peine avait-il fait dix pas dans la +rue, il s'apercut que son malheureux chien tombait a chaque instant +sur le nez: alors il se l'etait fait attacher sur les epaules et sur +son sac, et c'etait de cette maniere qu'il avait rejoint le marechal +Ney, qui faisait l'arriere-garde avec une poignee d'hommes. + +Tout en marchant, nous nous trouvames arretes par un caisson renverse +qui barrait une partie du chemin: il etait ouvert, il contenait des +sacs de toile, mais vides. Ce caisson etait probablement parti de +Wilna la veille, ou le matin, et avait ete pille en route, car il +avait ete charge de biscuits et de farine. Je proposai a Daubenton de +nous arreter un instant, car une forte colique venait de me prendre; +il y consentit volontiers, d'autant plus qu'il voulait decidement se +debarrasser de Mouton d'une maniere ou d'une autre. + +A peine nous disposions-nous a nous mettre a notre aise, que nous +apercumes, derriere un ravin, un peloton d'une trentaine de jeunes +Hessois qui avaient fait partie de la garnison de Wilna et en etaient +partis depuis le point du jour. Ils attendaient le marechal Ney. Ils +etaient a trente pas de nous et en avant sur la droite de la route. Au +meme instant, nous vimes, sur notre gauche, un autre peloton de +cavaliers, au nombre de vingt, environ; un officier les commandait. +De suite nous les reconnumes pour des Russes; c'etaient des +cuirassiers a cuirasses noires sur habits blancs; ils etaient +accompagnes de plusieurs Cosaques epars ca et la; ils marchaient de +maniere a couper la retraite aux Hessois, ainsi qu'a nous et a une +infinite d'autres malheureux qui venaient de les apercevoir et qui +retrogradaient pour rejoindre l'arriere-garde en criant: "Gare aux +Cosaques!" + +Les Hessois, commandes par deux officiers, et qui, probablement, +avaient apercu les Russes avant nous, s'etaient mis en mesure de se +defendre. Pour leur faire face, ils firent une demi-conversion a +gauche, en conservant pour point d'appui la petite butte qui les +couvrait derriere. + +Dans ce moment, nous vimes un grenadier de la ligne, bien portant et +bien decide, passer pres de nous et aller en courant prendre rang +parmi les Hessois. Nous nous disposions a faire de meme, mais, pour le +moment, ma position ne me le permettait pas. D'un autre cote, +Daubenton, que Mouton embarrassait, voulait, avant tout, le mettre +dans le caisson, mais nous n'en eumes pas le temps, car les cavaliers +vinrent au galop du cote des Hessois: la, ils s'arreterent en leur +signifiant de mettre bas les armes. Un coup de fusil fut la reponse; +c'etait celui du grenadier francais, qui fut, en meme temps, suivi +d'une decharge generale des Hessois. + +A cette detonation, nous pensions voir tomber la moitie des cavaliers, +mais, chose etonnante, pas un ne tomba, et l'officier, qui etait en +avant et qui aurait du etre pulverise, ne parut rien avoir. Son cheval +fit seulement un saut de cote. Se remettant aussitot et se tournant +vers les siens, ils fondirent sur les Hessois et, en moins de deux +minutes, ils furent culbutes et sabres. Plusieurs se sauverent; alors +les cavaliers se mirent a les poursuivre. + +Au meme instant, Daubenton, voulant se debarrasser de Mouton, me cria +de l'aider, mais trois cavaliers passerent aupres de lui, a la +poursuite des Hessois. Aussitot, pour etre plus a meme de se defendre, +il voulut se retirer sous le caisson ou j'etais dans une triste +position, souffrant de coliques et de froid, mais il n'en eut pas le +temps, car un des trois cavaliers venait de faire un demi-tour et de +le charger. Il fut assez heureux pour le voir a temps et se mettre en +defense, mais non aussi avantageusement qu'il l'aurait voulu, car +Mouton, qui aboyait comme un bon chien apres le cavalier, le genait +dans ses mouvements. S'il n'avait pas ete attache aux courroies de son +sac, il aurait pu s'en decharger par ce que nous appelions _un coup +sac_, mais, pour le faire, il aurait fallu qu'il se debarrassat de son +sac auquel il etait attache, et le cavalier, qui tournait autour de +lui, ne lui en laissait pas la facilite. Pendant ce temps, quoique +mourant de froid, je m'etais rajuste un peu et j'avais arrange ma main +droite de maniere a pouvoir m'en servir pour faire usage de mon arme +le mieux possible, n'ayant pour ainsi dire plus la force de me +soutenir. + +Le cavalier tournait toujours autour de Daubenton, mais a une certaine +distance, craignant le coup de fusil. Voyant que pas un de nous n'en +faisait usage, il pensa peut-etre que nous etions sans poudre, car il +avanca sur Daubenton et lui allongea un coup de sabre que celui-ci +para avec le canon de son fusil. Aussitot, il passa sur la droite et +lui en porta un second coup sur l'epaule gauche, qui atteignit Mouton +a la tete. Le pauvre chien changea de ton; il n'aboyait plus, il +hurlait d'une maniere a fendre le coeur. Quoique blesse et ayant les +pattes gelees, il sauta en bas du dos de son maitre pour courir apres +le cavalier, mais comme il etait attache a la courroie du sac, il fit +tomber son porteur sur le cote. Je crus Daubenton perdu. + +Je me trainai sur mes genoux, environ deux pas en avant, et j'ajustai +mon cavalier; mais l'amorce de mon fusil ne brula pas; alors le +cavalier, jetant un cri sauvage, s'elance sur moi,... mais j'avais eu +le temps de rentrer sous le caisson, qui etait renverse sur le cote +gauche, en lui presentant la baionnette. + +Voyant qu'il ne pouvait rien contre moi, il retourna sur Daubenton qui +n'avait pu encore se relever a cause de Mouton qui le tirait de cote +en hurlant et aboyant apres le cavalier. Daubenton s'etait traine +contre les brancards du caisson, de sorte que son adversaire ne +pouvait plus, avec son cheval, l'approcher autant. Il s'etait place en +face, le sabre leve, comme pour le fendre en deux, et ayant l'air de +se moquer de lui. + +Daubenton, quoiqu'a demi mort de froid et de misere, et malgre sa +figure maigre, pale et noircie par le feu des bivouacs, paraissait +encore plein d'energie, mais d'un aspect etrange et en meme temps +comique, a cause du diable de chien qui le tirait toujours de cote en +aboyant. Ses yeux etaient brillants, sa bouche ecumait de rage en se +voyant a la merci d'un adversaire qui, dans toute autre circonstance, +n'aurait pas ose tenir une minute devant lui. Pour apaiser la soif qui +le devore, je le vois prendre plein la main de neige, la porter a sa +bouche et, aussitot, ressaisir son arme en la faisant resonner comme a +l'exercice: c'est lui qui, a son tour, menace son ennemi. + +Aux cris et aux gestes du cavalier, il etait facile de voir qu'il +n'etait pas en sang-froid et, comme l'eau-de-vie ne leur manquait pas, +ils paraissaient en avoir bu beaucoup; on les voyait passer et +repasser, en jetant des cris, aupres de quelques hommes qui n'avaient +pu se replier du cote ou devait venir l'arriere-garde, les jeter dans +la neige et les fouler aux pieds de leurs chevaux, car presque tous +etaient sans arme, blesses ou ayant les pieds et les mains geles. +D'autres, plus valides, ainsi que quelques Hessois echappes a la +premiere charge, s'etaient mis dans des positions a pouvoir un instant +leur resister, mais cela ne pouvait se prolonger, il fallait du +secours ou succomber. + +Le cavalier auquel mon vieux camarade avait affaire venait de passer a +gauche, toujours le sabre leve, lorsque Daubenton me cria d'une voix +forte: "N'aie pas peur, ne bouge pas, je vais en finir!" A peine +avait-il dit ces paroles que son coup de fusil partit; il fut plus +heureux que moi. Le cuirassier est atteint d'une balle qui lui entre +sous l'aisselle droite et va ressortir du cote gauche. Il jette un cri +sauvage, fait un mouvement convulsif et, au meme instant, son sabre +retombe en meme temps que le bras qui le tenait. Ensuite, jetant des +flots de sang par la bouche, il pencha le corps en avant sur la tete +de son cheval qui n'avait pas bouge, et resta dans cette position, +comme mort. + +A peine Daubenton s'etait-il delivre de son adversaire et debarrasse +de Mouton pour s'emparer du cheval, que nous entendimes, derriere +nous, un grand bruit, ensuite des cris: "En avant! A la baionnette!" +Aussitot, je sors de mon caisson, je regarde du cote d'ou viennent les +cris, et j'apercois le marechal Ney, un fusil a la main, qui +accourait a la tete d'une partie de l'arriere-garde. + +Les Russes, en le voyant, se mettent a fuir dans toutes les +directions; ceux qui se jettent a droite, du cote de la plaine, +trouvent un large fosse rempli de glace et de neige qui les empeche de +traverser; plusieurs s'y enfoncent avec leurs chevaux, d'autres +restent au milieu de la route, ne sachant plus ou aller. +L'arriere-garde s'empara de plusieurs chevaux et fit marcher les +cavaliers a pied au milieu d'eux pour, ensuite, les abandonner, car +que pouvait-on en faire? On ne pouvait deja pas se conduire soi-meme. + +Je n'oublierai jamais l'air imposant qu'avait le Marechal dans cette +circonstance, son attitude menacante en regardant l'ennemi, et la +confiance qu'il inspirait aux malheureux malades et blesses qui +l'entouraient. Il etait, dans ce moment, tel que l'on depeint les +heros de l'antiquite. L'on peut dire qu'il fut, dans les derniers +jours de cette desastreuse retraite, le sauveur des debris de l'armee. + +Tout ce que je viens de dire se passa en moins de dix minutes. +Daubenton se debarrassait de Mouton, pour s'emparer du cheval de celui +qu'il venait de mettre hors de combat, lorsqu'un individu, sortant de +derriere un massif de petits sapins, s'avance, fait tomber le +cuirassier, saisit la monture par la bride, et s'eloigne. Daubenton +lui crie: "Arretez, coquin! C'est mon cheval! C'est moi qui ai +descendu le cavalier!" Mais l'autre, que je venais de reconnaitre pour +le grenadier qui, le premier, avait tire sur les Russes, se sauve avec +le cheval, au milieu de la cohue d'hommes qui se pressent d'avancer. +Alors Daubenton me crie: "Garde Mouton! Je cours apres le cheval; il +faut qu'il me le rende ou il aura affaire a moi!" Il n'avait pas +acheve le dernier mot, que plus de 4000 traineurs de toutes les +nations arrivent comme un torrent, me separant de lui et de Mouton, +que je n'ai plus jamais revu. Ces hommes, que le Marechal faisait +marcher devant lui, etaient apres moi sortis de Wilna. + +Puisque l'occasion s'est presentee de parler du chien du regiment, il +faut que je fasse sa biographie: + +Mouton etait avec nous depuis 1808; nous l'avions trouve en Espagne, +pres de Benavente, sur le bord d'une riviere dont les Anglais avaient +coupe le pont. Il etait venu avec nous en Allemagne; en 1809, il avait +assiste aux batailles d'Essling et de Wagram, ensuite il etait encore +retourne en Espagne en 1810 et 1811. C'est de la qu'il partit avec le +regiment, pour faire la campagne de Russie, mais, en Saxe, il fut +perdu ou vole, car Mouton etait un beau caniche: dix jours apres notre +arrivee a Moscou, nous fumes on ne peut plus surpris de le revoir; un +detachement compose de quinze hommes, parti de Paris quelques jours +apres notre depart, pour rejoindre le regiment, etant passe dans +l'endroit ou il etait disparu, le chien avait reconnu l'uniforme du +regiment et suivi le detachement. + +En marchant au milieu d'hommes, de femmes et meme de quelques enfants, +je regardais toujours si je ne voyais pas Daubenton, dont je +regrettais d'etre separe; mais en arriere, je n'apercus que le +marechal Ney avec son arriere-garde, qui prenait position sur la +petite butte ou les Hessois avaient ete attaques. + +Apres cette echauffouree, je fus encore force de m'arreter, tant je +souffrais de mes coliques. Devant moi, je voyais la montagne de +Ponari, depuis le pied jusqu'au sommet. La route, situee aux trois +quarts du versant gauche, se dessinait par la quantite de caissons +portant plus de sept millions d'or et d'argent, ainsi que d'autres +bagages, dans des voitures conduites par des chevaux dont les forces +etaient epuisees, de sorte que l'on se voyait force de les abandonner. + +Un quart d'heure apres, j'arrivai au pied de la montagne ou on avait +bivouaque pendant la nuit; l'on y voyait encore l'emplacement de feux, +dont une partie encore allumee; et autour desquels plusieurs hommes se +chauffaient pour se reposer avant de la monter. C'est la que j'appris +que les voitures, parties la veille, a minuit, du faubourg de Wilna, +et arrivees a un defile, n'avaient pu aller plus avant. Un des +premiers caissons s'etant ouvert en se renversant, l'argent en avait +ete pris par ceux qui etaient pres de la. Les autres voitures furent +obligees d'arreter depuis le haut jusqu'au bas. Beaucoup de chevaux +s'etaient abattus pour ne plus se relever. + +Pendant que l'on me contait cela, on entendait la fusillade de +l'arriere-garde du marechal Ney et, sur notre gauche, on apercevait +les Cosaques que la vue du butin attirait, mais qui n'avancaient +qu'avec circonspection, attendant que l'arriere-garde fut passee afin +de moissonner sans danger. + +Je me remis a marcher, mais, au lieu de prendre la route ou etaient +les caissons, je tournai la montagne par la droite, ou plusieurs +voitures avaient essaye de passer, mais presque toutes avaient ete +renversees dans le fosse, au bord du chemin que l'on voulait se +frayer. Il y avait un caisson dans lequel il restait encore beaucoup +de portemanteaux. J'aurais bien voulu en attraper un, mais, dans +l'etat de faiblesse ou j'etais, je n'osais pas risquer cette +entreprise, dans la crainte de ne pouvoir plus remonter le fosse, si +je descendais dedans. Heureusement, un infirmier de la garnison de +Wilna, voyant mon embarras, fut assez complaisant pour y descendre, et +m'en jeta un dans lequel je trouvai quatre belles chemises de toile +fine dont j'avais le plus besoin, et une culotte courte de drap de +coton: c'etait le portemanteau d'un commissaire des guerres, l'adresse +me l'indiquait. + +Content d'avoir trouve du linge, moi qui n'avais pas, depuis le 5 +novembre, change de chemise, dont les pauvres lambeaux etaient remplis +de vermine, je mis le tout dans mon sac. + +Un peu plus loin, je ramassai un carton dans lequel il y avait deux +superbes chapeaux a claque. Comme c'etait fort leger, je le mis sous +mon bras, je ne sais en verite pourquoi, probablement pour changer +contre autre chose, si l'occasion s'en presentait. + +Le chemin que je suivais tournait a gauche, a travers les +broussailles, pour, de la, rejoindre la grand'route. Ce chemin avait +ete trace par les premiers hommes qui, a la pointe du jour, avaient +franchi la montagne. Apres une demi-heure de marche penible, +j'entendis une forte fusillade accompagnee de grands cris qui +partaient du cote de la route ou etaient les caissons; c'etait le +marechal Ney qui, voyant que l'on ne pouvait sauver le tresor, le +faisait distribuer aux soldats, et, en meme temps, faisait faire, +contre les Cosaques, une distribution de coups de fusil pour les +empecher d'avancer. + +De mon cote, sur la droite, je les voyais qui avancaient +insensiblement, car il n'y avait, pour les arreter, que quelques +hommes comme moi, disperses ca et la sur la montagne, et qui +cherchaient a gagner la route. Tout a coup, je fus force de m'arreter, +je n'avais plus de jambes; je bus un bon coup de mon eau-de-vie et +j'avancai; j'arrivai sur un point de la montagne qui n'etait pas +eloigne de la route, et, comme je regardais la direction que je devais +prendre, la neige croula sous moi et je m'enfoncai a plus de cinq +pieds de profondeur. J'en avais jusqu'aux yeux; je faillis etouffer, +et c'est avec bien de la peine que je m'en tirai, tout transi de +froid. + +Un peu plus loin, j'apercus une baraque et, comme je voyais qu'il y +avait du monde, je m'y arretai; c'etait une vingtaine de militaires, +presque tous de la Garde, ayant tous des sacs de pieces de cinq +francs. + +Plusieurs, en me voyant, se mirent a crier: "Qui veut cent francs pour +une piece de vingt francs en or?" Mais, comme il ne se trouvait pas de +changeurs, ils etaient tres embarrasses, et finissaient par en offrir +a ceux qui n'en avaient pas. Dans le moment, je tenais plus a mon +existence qu'a l'argent: je refusai, car j'avais environ huit cents +francs en or, et plus de cent francs en pieces de cinq francs. + +Je restai dans cette baraque le temps d'arranger la peau de mouton sur +ma tete, afin de preserver mes oreilles du froid, mais je ne pus +changer de chemise, le temps pressant. Je sortis en suivant des +musiciens charges d'argent, mais qui, dans cette position, ne +pouvaient aller bien loin. + +Les coups de fusil, qui n'avaient pas cesse de se faire entendre, +s'approchaient, de sorte que nous fumes obliges de doubler le pas. +Ceux qui etaient charges d'argent ne pouvant le faire facilement, +diminuaient leur charge en secouant leurs sacs pour en faire tomber +les pieces de cinq francs, en disant qu'il aurait mieux valu les +laisser dans les caissons, d'autant plus qu'il y avait de l'or a +prendre, mais qu'ils n'avaient pas eu le temps d'enfoncer les caisses; +que, cependant, il y en avait beaucoup qui avaient des sacs de doubles +napoleons. + +Un peu plus avant, j'en vis encore plusieurs venant de la direction ou +etaient les caissons, portant dans leurs mains des sacs d'argent: +etant sans force et ayant les doigts geles ou engourdis, ils +appelaient ceux qui n'en avaient pas pour leur en donner une partie, +mais il est arrive que celui qui en avait porte une partie du chemin +et qui voulait en donner a d'autres, n'en avait plus; il est meme +certain que, plus avant, des hommes qui n'en avaient pas ont force +ceux qui en portaient a partager avec eux, et que le pauvre diable qui +le portait depuis longtemps se voyait arracher son sac et etait tres +heureux si, en voulant defendre ce qu'il avait, il se relevait, car il +etait toujours le moins fort. + +J'avais gagne la route, et, comme je n'avais pas tres froid, je +m'arretai pour me reposer. Je voyais arriver d'autres hommes encore +charges d'argent et qui, par moments, s'arretaient pour tirer des +coups de fusil aux Cosaques. Plus haut, l'arriere-garde etait arretee +pour laisser encore passer quelques hommes, ainsi que plusieurs +traineaux portant des blesses, et sur lesquels on avait mis, autant +que l'on avait pu, des barils d'argent. Cela n'empechait pas que des +hommes, attires par l'appat du butin, etaient encore restes en +arriere, et, le soir, etant au bivouac, l'on m'assura que beaucoup +avaient puise dans les caissons avec les Cosaques. + +Je continuai a marcher peniblement. Je vis venir a moi un officier de +la Jeune Garde tres bien habille, bien portant, que je reconnus de +suite. Il se nommait Prinier; c'etait un de mes amis, passe officier +depuis huit mois. Surpris de le voir aller du cote d'ou nous venions, +je lui demandai, en l'appelant par son nom, ou il allait: il me +demanda a son tour qui j'etais. A cette sortie inattendue faite par un +camarade avec lequel j'avais ete dans le meme regiment pendant cinq +ans, et sous-officier comme lui, je ne pus m'empecher de pleurer, en +voyant que c'etait parce que j'etais change et miserable qu'il ne me +reconnaissait pas. Mais, un instant apres: "Comment, mon cher ami, +c'est toi! Comme te voila malheureux!" En disant cela, il me presenta +une gourde pendue a son cote, dans laquelle il y avait du vin, en me +disant: "Bois un coup!" et, comme je n'avais qu'une main de libre, le +brave Prinier me soutenait de la main gauche et, de l'autre, me +versait le vin dans la bouche. + +Je lui demandai s'il n'avait pas rencontre les debris de l'armee; il +me dit que non, qu'ayant ete loge, la nuit derniere, dans un moulin +eloigne de la route d'un quart de lieue, il etait tres probable que la +colonne etait passee pendant ce temps, mais qu'il en avait vu de +tristes traces par quelques cadavres apercus sur son chemin; que ce +n'etait que depuis hier qu'il savait, mais d'une maniere encore bien +vague, les desastres que nous avions eprouves; qu'il allait rejoindre +l'armee, comme il en avait l'ordre: "Mais il n'y en a plus +d'armee!--Et les coups de feu que j'entends?--Ce sont ceux de +l'arriere-garde, commandee par le marechal Ney.--Dans ce cas, me +repondit-il, je vais rejoindre l'arriere-garde." + +En disant cela, il m'embrasse pour me quitter, mais, en faisant ce +mouvement, il s'apercoit que j'avais un carton sous le bras; il me +demande ce qu'il contenait. Lui ayant dit que c'etaient des chapeaux, +et me les demandant, je les lui donnai avec bien du plaisir. C'etait +precisement ce qui lui manquait, car il avait encore, sur la tete, son +schako de sous-officier. + +Le vin qu'il m'avait fait boire m'avait rechauffe l'estomac: je me +proposai de marcher jusqu'au premier bivouac; une heure apres avoir +quitte Prinier, j'apercus des feux. + +C'etaient des chasseurs a pied. Je m'approchai comme un suppliant. On +me dit, sans me regarder: "Faites comme nous, allez chercher du bois +et faites du feu!" Je m'attendais a cette reponse; c'etait toujours ce +que l'on repondait a ceux qui se trouvaient isoles. Ils etaient six, +leur feu n'etait pas brillant; ils n'avaient pas non plus d'abri pour +se garantir du vent et de la neige, s'il venait a en tomber. + +Je restai longtemps debout derriere, portant quelquefois le corps en +avant, ainsi que les mains, pour sentir un peu de chaleur. A la fin, +accable de sommeil, je pensai a ma bouteille d'eau-de-vie. Je +l'offris, on l'accepta, et j'eus une place. Nous vidames la bouteille +a la ronde, et, lorsque nous eumes fini, je m'endormis assis sur mon +sac, la tete dans mes deux mains. Je dormis peut-etre deux heures, +souvent interrompu par le froid et par les douleurs. Lorsque je +m'eveillai, je profitai du peu de feu qu'il y avait encore, pour faire +cuire un peu de riz dans la bouilloire que le juif m'avait vendue. Je +commencai par prendre de la neige autour de moi, je la fis fondre et +j'y mis du riz qui finit par cuire a demi. Comme je ne pouvais pas +bien le prendre avec la cuiller, et qu'un chasseur, a ma droite, +mangeait avec moi, je le renversai sur le cul de mon schako qui etait +creux: c'est de cette maniere que nous le mangeames. Ensuite, +reprenant ma position premiere, et comme le froid, cette nuit-la, +n'etait pas tres rigoureux, je me rendormis. + +_11 decembre_.--Lorsque je me reveillai, il n'etait pas pres encore +d'etre jour. Apres avoir arrange mon pied, je me levai pour me +remettre en marche, car il fallait bien, si je ne voulais pas +m'exposer a mourir de misere comme tant d'autres, rejoindre mes +camarades. Je marchai seul jusqu'au jour, m'arretant quelquefois a un +feu abandonne, ou je trouvais des hommes morts ou mourants. Lorsqu'il +fit jour, je rencontrai quelques soldats du regiment, qui me dirent +qu'ils avaient couche avec l'Etat-major. + +Un peu plus avant, j'apercus un individu ayant sur les epaules une +peau de mouton et marchant peniblement, appuye sur son fusil. Lorsque +je fus pres de lui, je le reconnus pour le fourrier de notre +compagnie. En me voyant, il jeta un cri de surprise et de joie, car on +lui avait assure que j'etais reste prisonnier a Wilna. Le pauvre +Rossi, c'etait son nom, avait les deux pieds geles et enveloppes dans +des morceaux de peau de mouton. Il me conta qu'il s'etait separe des +debris du regiment, ne pouvant marcher aussi vite que les autres, et +que nos amis etaient fort inquiets sur mon compte. Deux grosses larmes +coulaient le long de ses joues, et comme je lui en demandais la cause, +il se mit a pleurer en s'ecriant: "Pauvre mere, si tu pouvais +savoir comme je suis! C'est fini, je ne reverrai plus jamais +Montauban!"--c'etait le nom de son endroit. Je cherchai a le consoler +en lui faisant voir que ma position etait encore plus triste que la +sienne. Nous marchames ensemble une partie de la journee; souvent +j'etais oblige de m'arreter pour mon derangement de corps et, quoique +je n'eusse pas besoin de defaire mes pantalons pour satisfaire a mes +besoins, je n'en perdais pas moins du temps, car, depuis Wilna, ne +pouvant, a cause de mes doigts geles ou engourdis, remettre mes +bretelles, j'avais decousu mon pantalon depuis le devant jusqu'au +derriere; je le faisais tenir par le moyen d'un vieux cachemire qui me +serrait le ventre; de cette maniere, lorsque j'avais besoin, je +m'arretais, et, debout, je satisfaisais a tout a la fois. Lorsque je +prenais quelque chose, j'etais certain qu'un instant apres, je le +laissais aller. + +Il pouvait etre midi lorsque je proposai de nous arreter dans un +village que nous apercevions devant nous. Nous entrames dans une +maison veuve de ses habitants; nous y trouvames trois malheureux +soldats qui nous dirent que, ne pouvant aller plus loin, ils avaient +resolu d'y mourir. Nous leur fimes des observations sur le sort qui +les attendait, lorsqu'ils seraient au pouvoir des Russes. Pour toute +reponse, ils nous montrerent leurs pieds; rien de plus effrayant a +voir: plus de la moitie des doigts leur manquaient, et le reste etait +pres de tomber. La couleur de leurs pieds etait bleue et, pour ainsi +dire, en putrefaction. Ils appartenaient au corps du marechal Ney. +Peut-etre, lorsqu'il aura passe, quelque temps apres, les aura-t-il +sauves. + +Nous nous arretames assez de temps pour faire cuire un peu de riz, que +nous mangeames. Nous fimes aussi rotir un peu de cheval, pour manger +au besoin; ensuite nous partimes en nous promettant de ne point nous +separer, mais la grande cohue de trainards arriva, nous entraina, et, +malgre tous nos efforts, nous fumes separes, sans pouvoir nous +rejoindre. + +J'arrivai sur un moulin a eau: la, je vis un soldat qui, ayant voulu +passer sur la glace de la petite riviere du moulin, s'etait enfonce. +Quoique n'ayant de l'eau que jusqu'a la ceinture, au milieu des +glacons, on ne put le retirer. Des officiers d'artillerie qui avaient +trouve, dans le moulin, des cordes, les lui jeterent, mais il n'eut +pas la force d'en saisir un bout; quoique vivant encore, il etait gele +et sans mouvement. + +Un peu plus loin, j'appris que le regiment, si toutefois l'on pouvait +encore l'appeler de ce nom, devait aller coucher a Zismorg; pour y +arriver, il me restait encore cinq lieues a faire. Je resolus, quand +je devrais me trainer sur les genoux, de les faire; mais que de peine +il m'en couta! Je tombais d'epuisement sur la neige, croyant ne plus +me relever; heureusement, depuis que je m'etais separe de Rossi, le +froid avait beaucoup diminue. Apres des efforts surnaturels, j'entrai +dans le village; il etait temps, car j'avais fait tout ce qu'un homme +peut faire pour echapper aux griffes de la mort. + +La premiere chose que j'apercus, en entrant, fut un grand feu a +droite, contre le pignon d'une maison brulee. Ne pouvant aller plus +loin, je m'y trainai, mais quelle ne fut pas ma surprise en +reconnaissant mes camarades! Lorsque je fus pres d'eux, je tombai +presque sans connaissance. + +Grangier me reconnut, s'empressa, avec d'autres de mes amis, de me +secourir; l'on me coucha sur de la paille: c'etait la quatrieme fois +que nous en trouvions depuis que nous etions partis de Moscou. M. +Serraris, lieutenant de la compagnie, qui avait de l'eau-de-vie, m'en +fit prendre un peu; ensuite l'on me donna du bouillon de cheval que je +trouvai bon, car, cette fois, il etait sale avec du sel, tandis que, +jusqu'alors, nous mangions tout sale avec la poudre. + +Mes coliques me reprirent plus fort que jamais; j'appelai Grangier, je +lui dis que je pensais que j'etais empoisonne. Aussitot il fit fondre +de la neige dans la petite bouilloire, pour me faire du the qu'il +apportait de Moscou; j'en bus beaucoup; ca me fit du bien. + +Le pauvre Rossi arriva, aussi malheureux que moi; il etait accompagne +du sergent Bailly, qu'il avait rencontre un instant apres avoir ete +separe de moi. Ce sergent etait celui avec lequel j'avais ete changer +les billets de banque a Wilna, et avec lequel j'avais pris du cafe +chez le juif. Il etait aussi fortement indispose que moi; en me +voyant, il me, demanda comment je me portais et, lorsque je lui eus +dit comme j'avais ete malade apres avoir pris le cafe, il ne douta +plus qu'on ait voulu nous empoisonner, ou, au moins, nous mettre dans +un etat a pouvoir nous devaliser. + +Couche sur de la paille et pres d'un grand feu, je m'arrangeais de mon +mieux, quand, tout a coup, je ressentis dans les jambes et dans les +cuisses, des douleurs tellement violentes que, pendant une partie de +la nuit, je ne fis qu'un cri. Aussi j'entendais dire: "Demain, il ne +pourra pas partir!" Je le pensais aussi; je me disposai a faire, comme +beaucoup avaient deja fait, mon testament. J'appelai mon intime ami +Grangier; je lui dis que je voyais bien que tout etait fini. Je le +priai de se charger de quelques petits objets pour remettre a ma +famille, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de revoir la +France. Ces objets etaient: une montre, une croix en or et en argent, +un petit vase en porcelaine de Chine: ces deux derniers objets, je les +possede encore. Je voulais aussi me defaire de tout l'argent que +j'avais, a la reserve de quelques pieces d'or que je voulais cacher +dans la peau de mouton qui m'enveloppait le pied, esperant que les +Russes, en me prenant, n'iraient pas chercher dans les chiffons. + +Grangier, qui m'avait ecoute sans m'interrompre, me demanda si j'avais +la fievre ou si je revais: je lui repondis que tant qu'a la fievre, +effectivement je l'avais, mais que je n'etais pas dans le delire. Il +se mit a me faire de la morale, en me rappelant mon courage dans des +situations plus terribles que celles ou nous nous trouvions: "Oui, lui +dis-je, mais alors j'avais plus de force qu'a present!" Il m'assura +que j'en avais dit autant au passage de la Berezina, ou j'etais pour +le moins aussi malade et que, cependant, depuis, j'avais fait +quatre-vingts lieues; que, pour quinze qu'il restait pour arriver a +Kowno, et que l'on ferait en deux jours, il n'y avait pas de doute +qu'avec le secours de mes amis, je pourrais fort bien les faire; que +demain l'on ne faisait que quatre lieues: "Ainsi, me dit-il, tache de +te reposer, mais, avant tout, renferme les objets, je prendrai +seulement ta bouilloire, que je porterai.--Et moi, dit un autre, cette +seconde giberne (la giberne du docteur) qui doit te gener!" + +Pendant ce temps, Rossi, qui etait couche pres de moi, me dit: "Mon +cher ami, vous ne resterez pas seul, demain matin; je partagerai votre +sort, car je suis, pour le moins, aussi malade que vous; la journee +d'aujourd'hui m'a tellement epuise, que je ne saurais aller plus loin. +Cependant, me dit-il, si, lorsque l'arriere-garde passera, nous +pouvons marcher avec elle, nous le ferons, car nous aurons quelques +heures de repos de plus. Si nous ne nous sentons pas assez de force +pour la suivre, nous nous eloignerons sur la droite. Le premier +village, le premier chateau que nous trouverons, nous irons nous +mettre a la disposition du baron ou seigneur: peut-etre aura-t-on +pitie de nous--je sais peindre un peu--jusqu'au moment ou, bien +portants, nous pourrons gagner la Prusse ou la Pologne, car il est +probable que les Russes n'iront pas plus loin que Kowno." Je lui dis +que je ferais comme il voudrait. + +M. Serraris, a qui Grangier venait de faire part de mon dessein, +s'approcha de moi pour me consoler; il me dit que, tant qu'a mes +douleurs, ce n'etait rien, qu'elles ne provenaient que de la fatigue +d'hier; il me fit coucher devant le feu et comme, fort heureusement, +le bois ne manquait pas, l'on en fit un bon, a me rotir. Ce feu me fit +tant de bien, que je sentais mes douleurs diminuer et un bien-etre qui +me fit dormir quelques heures. Il en fut de meme pour le pauvre Rossi. + + * * * * * + +En 1830, je fus nomme officier d'etat-major a Brest; le jour de mon +arrivee, etant a table avec ma femme et mes enfants, a l'hotel de +Provence ou j'etais loge, il y avait, en face de moi, un individu +ayant une fort belle tenue et qui me regardait souvent. A chaque +instant, il cessait de manger et, le bras droit appuye sur la table +pour reposer sa tete, semblait reflechir, ou plutot se rappeler +quelques souvenirs. Ensuite il causait avec le maitre de la maison. Ma +femme, qui etait aupres de moi, me le fit remarquer: "Effectivement, +lui dis-je, cet homme commence a m'intriguer, et, si cela continue, je +lui demanderai ce qu'il me veut!" Au meme moment, il se leve, jette sa +serviette a terre, et passe dans un bureau ou etait le registre des +voyageurs. Il rentre dans la salle en s'ecriant a haute voix: "C'est +lui! Je ne me trompais pas! (en m'appelant par mon nom). C'est bien +mon ami!" + +Je le reconnais a sa voix, et nous sommes dans les bras l'un de +l'autre. C'etait Rossi, que je n'avais pas revu depuis 1813, depuis +dix-sept ans! Il me croyait mort, et moi je pensais de meme de lui, +car j'avais appris, a ma rentree des prisons, qu'il avait ete blesse +sous les murs de Paris. Cette reconnaissance interessa toutes les +personnes qui se trouvaient presentes, au nombre de plus de vingt; il +fallut conter nos aventures de la campagne de Russie. Nous le fimes de +bon coeur; aussi, a minuit, nous etions encore a table, a boire le +champagne, a la memoire de Napoleon. + +Il n'est pas etonnant que, d'abord, je n'aie pas reconnu mon camarade, +car, de delicat qu'il etait, je le retrouvais fort et puissant, les +cheveux presque gris: il etait de Montauban, et riche negociant. + + * * * * * + +Quand le moment du depart arriva, je ne pensais plus a rester, mais il +me fut impossible de marcher seul; Grangier et Leboude me soutinrent +sous les bras; l'on en fit autant a Rossi. Au bout d'une demi-heure de +marche, j'etais beaucoup mieux, mais il fallut, pendant toute la +route, le secours d'un bras, et souvent de deux. De cette maniere, +nous arrivames de bonne heure au petit village ou nous devions +coucher; il s'y trouvait fort peu d'habitations, et, quoique nous +fussions arrives des premiers, nous fumes obliges de coucher dans une +cour. Le hasard nous procura beaucoup de paille; nous nous en servions +pour nous couvrir, mais comme le malheur nous poursuivait toujours, le +feu prit a la paille. Chacun se sauva comme il put; plusieurs eurent +leur capote brulee. Un fourrier de Velites nomme de Couchere fut plus +malheureux que les autres; le feu prit a sa giberne, dans laquelle il +y avait des cartouches; il eut toute la figure brulee, et, tant qu'a +moi, sans le secours des camarades, j'aurais peut-etre roti, vu +l'impossibilite de me mouvoir, si l'on ne m'avait pris par les epaules +et par les jambes, et traine contre la baraque ou etait loge le +general Roguet avec d'autres officiers superieurs qui se sauverent en +voyant les flammes, pensant que c'etait l'habitation qui brulait. + +Apres cette mesaventure, un vent du nord arriva qui souffla avec force +et, comme nous etions sans abri, nous entrames dans la maison du +general, composee de deux chambres. Nous en primes une malgre lui; +nous nous entassames les uns a cote des autres; plus de la moitie fut +obligee de rester debout toute la nuit, mais c'etait toujours mieux +que de rester exposes a un mauvais temps qui eut infailliblement fait +perir les trois quarts de nous (13 decembre). La journee de marche que +nous devions faire pour arriver a Kowno etait au moins de dix lieues; +aussi le general Roguet nous fit partir avant le jour. + +Il etait tombe des grains de pluie grelee qui formaient, sur la +route, une glace a nous empecher de marcher. Si je n'avais pas eu, +comme la veille, le secours de mes amis, j'aurais probablement, comme +beaucoup d'autres, termine mon grand voyage le dernier jour ou nous +sortions de la Russie. + +A peine le jour commencait-il a paraitre, que nous arrivames au pied +d'une montagne qui n'etait qu'une glace: que de peine nous eumes pour +la franchir! Il fallut se mettre par groupes serres fortement les uns +contre les autres, afin de se soutenir mutuellement. J'ai pu remarquer +que, dans cette marche, l'on etait plus dispose a se secourir les uns +les autres. C'est probablement parce que l'on pensait pouvoir arriver +au terme de son voyage. Je me souviens que, lorsqu'un homme tombait, +l'on entendait les cris: "Arretez! Il y a un homme de tombe!" J'ai vu +un sergent-major de notre bataillon s'ecrier: "Arretez donc! Je jure +que l'on n'ira pas plus avant, tant que l'on n'aura pas releve et +ramene les deux hommes que l'on a laisses derriere!" C'est par sa +fermete qu'ils furent sauves. + +Arrives au haut de la montagne, il faisait assez jour pour y voir, +mais la pente etait tellement rapide et la glace si luisante, que l'on +n'osait se hasarder. Le general Roguet, quelques officiers et +plusieurs sapeurs qui marchaient les premiers, etaient tombes. +Quelques-uns se releverent, et ceux qui etaient assez forts pour se +conduire se laisserent aller sur le derriere, se gouvernant avec les +mains; d'autres, moins forts, se laisserent aller a la grace de Dieu. +C'est dire qu'ils roulerent comme des tonneaux. Je fus du nombre de +ces derniers, et je serais probablement alle me jeter dans un ravin et +me perdre dans la neige, sans Grangier qui, plein de courage et encore +fort, se portait toujours devant moi en reculant et s'arretant dans la +direction ou je devais m'arreter en roulant. Alors il enfoncait la +baionnette de son fusil dans la glace pour se tenir, et lorsque +j'etais arrive, il s'eloignait encore en glissant et faisait de meme. +J'arrivai en bas meurtri, abime, et la main gauche ensanglantee. + +Le general avait fait faire halte pour s'assurer si tout le monde +etait arrive et comme la veille on s'etait assure du nombre d'hommes +presents, on vit avec plaisir qu'il ne manquait personne. Le grand +jour etait venu: alors on s'apercut avec surprise que l'on aurait pu +eviter cette montagne en la tournant par la droite, ou il n'y avait +que de la neige. Ceux des autres corps qui marchaient apres nous +arrivaient de ce cote sans accident. Cette traversee m'avait fatigue, +a ne pouvoir marcher que fort lentement et, comme je ne voulais pas +abuser de la complaisance de mes amis, je les priai de suivre la +colonne. Cependant un soldat de la compagnie resta avec moi: c'etait +un Piemontais, il se nommait Faloppa; il y avait plusieurs jours que +je ne l'avais vu. + +Ceux qui ont toujours ete assez heureux pour conserver leur sante, +n'avoir pas les pieds geles et marcher toujours a la tete de la +colonne, n'ont pas vu les desastres comme ceux qui, comme moi, etaient +malades ou estropies, car les premiers ne voyaient que ceux qui +tombaient autour d'eux, tandis que les derniers passaient sur la +longue trainee des morts et des mourants que tous les corps laissaient +apres eux. Ils avaient encore le desavantage d'etre talonnes par +l'ennemi. + +Faloppa, ce soldat de la compagnie que l'on avait laisse avec moi, ne +paraissait pas etre dans une position meilleure que la mienne; nous +marchions ensemble depuis un quart d'heure, lorsqu'il se tourna de mon +cote en me disant: "Eh bien, mon sergent! si nous avions ici les +petits pots de graisse que vous m'avez fait jeter lorsque nous etions +en Espagne, vous seriez bien content et nous pourrions faire une bonne +soupe!" Ce n'etait pas la premiere fois qu'il disait ca, et en voici +la raison; c'est un episode assez drole: + +Un jour que nous venions de faire une longue course dans les montagnes +des Asturies, nous vinmes loger a Saint-Hiliaume, petite ville dans la +Castille, sur le bord de la mer. Je fus loge, avec ma subdivision, +dans une grande maison qui formait l'aile droite de la Maison de +Ville[64]. Cette partie, tres vaste, etait habitee par un vieux garcon +absolument seul. En arrivant chez lui, nous lui demandames si, avec de +l'argent, nous ne pourrions pas nous procurer du beurre ou de la +graisse, afin de pouvoir faire la soupe et accommoder des haricots. +L'individu nous repondit que, pour de l'or, on n'en trouverait pas +dans toute la ville. Un instant apres, nous fumes a l'appel. Je +laissai Faloppa faire la cuisine et je chargeai un autre homme de +chercher, dans la ville, du beurre ou de la graisse, mais on n'en +trouva pas. Lorsque nous rentrames, la premiere chose que Faloppa nous +dit, en rentrant, fut que le bourgeois etait un coquin: "Comment cela? +lui dis-je.--Comment cela? nous repondit-il, voyez!..." + +[Note 64: Cette habitation etait un chateau gothique comme il s'en +trouve beaucoup en Espagne. (_Note de l'auteur._)] + +Il me montra trois petits pots en gres contenant de la belle graisse +que nous reconnumes pour de la graisse d'oie. Alors chacun se recria: +"Voyez-vous le gueux d'Espagnol! Voyez-vous le coquin!" Notre +cuisinier avait fait une bonne soupe et, dans le dessus de la marmite, +il avait accommode des haricots. Nous nous mimes a manger sous une +grande cheminee qui ressemblait a une porte cochere, lorsque +l'Espagnol rentra, enveloppe dans son manteau brun et, nous voyant +manger, nous souhaita bon appetit. Je lui demandai pourquoi il n'avait +pas voulu nous donner de la graisse en payant, puisqu'il en avait. Il +me repondit: "Non, Senor, je n'en avais pas; si j'en avais eu, je vous +en aurais donne avec plaisir, et pour rien!" Alors Faloppa, prenant un +des petits pots, le lui montra: "Et cela, ce n'est pas de la graisse, +dis, coquin d'Espagnol?" En regardant le petit pot, il change de +couleur et reste interdit. Presse de repondre, il nous dit que c'etait +vrai, que c'etait de la graisse, mais de la _manteca de ladron_ (de la +graisse de voleur); que lui etait le bourreau de la ville, et que ce +que nous avions trouve et avec quoi nous avions fait de la soupe, +etait de la graisse de pendus, qu'il vendait a ceux qui avaient des +douleurs, pour se frictionner. + +A peine avait-il acheve, que toutes les cuillers lui volerent par la +tete; il n'eut que le temps de se sauver, et aucun de nous, +quoiqu'ayant tres faim, ne voulut plus manger des haricots, car la +soupe etait presque toute mangee. Il n'y avait que Faloppa qui +continuait toujours, en disant que l'Espagnol avait menti: "Et quand +cela serait? dit-il, la soupe etait bonne et les haricots encore +meilleurs!" En disant cela, il m'en offrait pour en gouter, mais un +mal de coeur m'avait pris, et je rendis tout ce que j'avais dans +l'estomac. J'allai chez un marchand d'eau-de-vie, vis-a-vis de notre +logement; je lui demandai quel etait l'individu chez qui nous etions +loges; il fit le signe de la croix en repetant a plusieurs reprises: +_Ave, Maria purissima, sin peccado concebida!_ Il me dit que c'etait +la maison du bourreau. Je fus, pendant quelque temps, malade de +degout, mais Faloppa, en partant, avait emporte le restant de la +graisse, avec laquelle il pretendait nous faire encore de la soupe. Je +fus oblige de le lui faire jeter, et c'est pour cela qu'en Russie, +lorsque nous n'avions rien a manger, il me disait toujours ce que j'ai +rapporte. + +Depuis une demi-heure nous n'avions pas perdu la colonne de vue, +preuve que nous avions assez bien marche. Il est vrai de dire que le +chemin se trouvait meilleur, mais, un instant apres, il devint +raboteux et aussi glissant que le matin. Le froid etait tres vif, et +deja nous avions rencontre quelques individus qui se mouraient sur la +route, quoique vetus d'epaisses fourrures. Il faut dire aussi que +l'epuisement y etait pour quelque chose. Faloppa tomba plusieurs fois, +et je pense que, si je n'avais pas ete avec lui pour l'aider a se +relever, il serait reste sur la route. + +Le chemin devint meilleur: nous pouvions apercevoir la longue trainee +de la colonne qui marchait devant nous. Nous redoublames d'efforts +pour la rejoindre, mais ne pumes y parvenir. Nous trouvames, sur notre +passage, un hameau de cinq a six maisons dont la moitie etaient en +feu; nous nous y arretames. Autour etaient plusieurs hommes dont une +partie semblait ne pouvoir aller plus avant, et plusieurs chevaux +tombes mourants, qui se debattaient sur la neige. Faloppa se depecha +de couper un morceau a la cuisse de l'un d'eux, que nous fimes cuire +au bout de nos sabres, au feu de l'incendie des maisons. + +Pendant que nous etions occupes a cette besogne, plusieurs coups de +canon se firent entendre dans la direction d'ou nous venions. +Regardant aussitot de ce cote, j'apercus une masse de plus de dix +mille traineurs de toutes armes, en desordre sur toute la largeur de +la route. Derriere eux marchait l'arriere-garde. Depuis, j'ai pense +que le marechal Ney faisait quelquefois tirer le canon afin de faire +croire a tous ces malheureux que les Russes etaient pres de nous et, +par ce moyen, leur faire accelerer le pas, pour, le meme jour, gagner +Kowno. C'etait une partie des debris de la Grande Armee. + +Notre viande n'etait pas encore a moitie cuite, que nous jugeames +prudent de decamper au plus vite pour ne pas etre entraines par ce +nouveau torrent. + +Nous avions encore six lieues a faire pour arriver a Kowno; et deja +nous etions extenues de fatigue; il pouvait etre onze heures; Faloppa +me disait: "Mon sergent, nous n'arriverons jamais aujourd'hui; le +_ruban de queue_ est trop long[65]. Nous ne pourrons jamais sortir de +ce pays du diable, c'est fini; je ne verrai plus ma belle Italie!" +Pauvre garcon, il disait vrai! + +[Note 65: _Ruban de queue_, expression du troupier pour designer +une longue route. (_Note de l'auteur._)] + +Il y avait bien une heure que nous marchions, depuis la derniere fois +que nous nous etions reposes, lorsque nous rencontrames plusieurs +groupes d'hommes de quarante, de cinquante, plus ou moins, composes +d'officiers, de sous-officiers et de quelques soldats, portant au +milieu d'eux l'aigle de leur regiment. Ces hommes, tout malheureux +qu'ils etaient, paraissaient fiers d'avoir pu, jusqu'alors, conserver +et garder ce depot sacre. L'on voyait qu'ils evitaient de se meler, en +marchant, aux grandes masses qui couvraient la route, car ils +n'auraient pu aller ensemble et en ordre. + +Nous marchames tant que nous pumes, avec ces petits detachements; nous +faisions tout ce que nous pouvions pour les suivre, mais le canon et +la fusillade venant de nouveau a se faire entendre, ils s'arreterent +au commandement d'un personnage dont on n'aurait jamais pu dire, aux +guenilles qui le couvraient, ce qu'il pouvait etre; je n'oublierai +jamais le ton de son commandement: "Allons, enfants de la France, +encore une fois halte! Il ne faut pas qu'il soit dit que nous ayons +double le pas au bruit du canon! Face en arriere!" Et, aussitot, ils +se mirent en ordre sans parler et se tournerent du cote d'ou venait le +bruit. Tant qu'a nous, qui n'avions pas de drapeau a defendre, +puisqu'il etait a plus d'une lieue devant, nous continuames a nous +trainer. Nous fumes bien heureux, ce jour-la, que le froid n'etait pas +rigoureux, car plus de dix fois nous tombames sur la neige, de +lassitude, et certainement, s'il avait gele comme le jour precedent, +nous y serions restes. + +Apres avoir marche, pendant un certain temps, au milieu d'hommes +isoles comme nous, nous apercumes, devant nous, une ligne mouvante; +nous reconnumes que c'etait une colonne paraissant fort serree, qui, +par moments, marchait, ensuite s'arretait pour se mouvoir encore. Nous +pumes reconnaitre qu'en cet endroit se trouvait un defile. La route se +trouve resserree, a droite, sur une longueur de 5 a 600 metres, par un +monticule dans lequel elle a ete coupee, et, a gauche, par un fleuve +tres large que je pense etre le Niemen. La, les hommes, forces de se +reunir en attendant que quelques caissons qui venaient de Wilna aient +pu passer, se pressaient, se poussaient en desordre: c'etait a qui +passerait le premier. Beaucoup descendaient sur le fleuve couvert de +glace pour gagner la droite de la colonne ou la fin du defile. +Plusieurs, qui se trouvaient tout a fait sur le bord, furent jetes en +bas de la digue qui etait perpendiculaire et qui, en cet endroit, +avait au moins cinq pieds de haut; quelques-uns furent tues. + +Lorsque nous fumes arrives a la gauche de cette colonne, il fallut +faire comme ceux qui nous precedaient, il fallut attendre. Je +rencontrai un sergent des Velites de notre regiment, nomme Poumo, qui +me proposa de traverser le fleuve avec lui, en me disant que, de +l'autre cote, nous trouverions des habitations ou nous pourrions +passer la nuit, et qu'ensuite, le lendemain au matin, etant bien +reposes, nous pourrions facilement gagner Kowno, car il n'y avait +plus, disait-il, que deux lieues au plus. Je consentis d'autant plus a +sa proposition, que je ne me sentais plus la force d'aller loin, et +puis l'espoir de passer la nuit dans une maison, avec du feu! Je dis a +Faloppa de nous suivre. Poumo descendit le premier; je le suivis en me +laissant glisser sur le derriere, mais, lorsque j'eus fait quelques +pas sur la neige qui recouvrait le fleuve par gros tas, je vis +l'impossibilite d'aller plus loin. Alors je fis signe a Faloppa, qui +n'etait pas encore descendu, de rester, car je venais de reconnaitre +que, sous la neige, ce n'etait que des amas de glace en pointe, +places les uns sur les autres, formant, par intervalles, des tas +raboteux et d'autres sous lesquels il y avait des excavations. Ce +bouleversement du fleuve etait probablement survenu a la suite d'un +degel, ensuite d'une debacle suivie d'une forte gelee qui les surprit +et les arreta dans leur course. + +Cependant, Poumo, qui marchait devant moi de quelques pas, s'etait +arrete et voyant que je ne le suivais pas, n'en effectua pas moins son +passage, avec trois vieux grenadiers de la Garde, mais c'est avec +beaucoup de peine qu'ils arriverent a l'autre bord. + +Je me rapprochai de Faloppa dont j'etais separe seulement par la +hauteur de la digue, pour lui dire de suivre la gauche de la colonne; +que, tant qu'a moi, puisque j'etais descendu sur la glace, j'allais +suivre de cette maniere jusqu'a la fin du defile et que, la, +j'attendrais. Aussitot, je me mis a marcher au-dessous de cette masse +d'hommes qui avancaient lentement et qui, ensuite, s'arretaient en +criant et en jurant, car ceux qui etaient sur le bord craignaient de +tomber au bas de la digue et sur la glace, comme c'etait deja arrive a +plusieurs que l'on voyait blesses, que l'on ne pensait pas a relever +et qui, peut-etre, ne le furent jamais. + +J'avais deja parcouru les trois quarts de la longueur du defile, +lorsque je m'apercus que le fleuve tournait brusquement a gauche, +tandis que la route, tout en s'elargissant, allait tout droit. Il me +fallut revenir presque au milieu du defile, a l'endroit ou la digue me +parut moins haute, et la, faisant de vains efforts, faible comme +j'etais et n'ayant qu'une main dont je pusse me servir, je ne pus +jamais y parvenir. + +Je montai sur un tas de glace afin que l'on put, sans se baisser +beaucoup, me donner une main secourable: je m'appuyais, de la main +gauche, sur mon fusil, et je tendais l'autre a ceux qui, a portee de +moi, pouvaient, par un petit effort, me tirer de la. Mais j'avais beau +prier, personne ne me repondait; l'on n'avait seulement pas l'air de +faire attention a ce que je disais. + +Enfin Dieu eut encore pitie de moi. Dans un moment ou cette masse +d'hommes etait arretee, je levai la tete et, voyant un vieux +grenadier a cheval de la Garde imperiale, a pied, dans ce moment, les +moustaches et la barbe couvertes de glacons et enveloppe dans son +grand manteau blanc, je lui dis, toujours sur le meme ton: "Camarade, +je vous en prie, puisque vous etes, comme moi, de la Garde imperiale, +secourez-moi; en me donnant une main, vous me sauvez la vie!--Comment +voulez-vous, me dit-il, que je vous donne une main? Je n'en ai plus!" +A cette reponse, je faillis tomber en bas du tas de glace. "Mais, +reprit-il, si vous pouvez vous saisir du pan de mon manteau, je +tacherais de vous tirer de la!" Alors il se baissa, j'empoignai le pan +du manteau. Je le saisis de meme avec les dents et j'arrivai sur le +chemin. Heureusement que, dans ce moment, l'on ne marchait pas, car +j'aurais pu etre foule aux pieds, sans, peut-etre, pouvoir jamais me +relever. Lorsque je fus bien assure, le vieux grenadier me dit de me +tenir fortement a lui, afin de ne pas en etre separe, ce que je fis, +mais avec bien de la peine, car l'effort que je venais de faire +m'avait beaucoup affaibli. + +Un instant apres, l'on commenca a marcher. Nous passames pres de trois +chevaux abattus, dont le caisson etait renverse dans le fleuve. C'est +ce qui occasionnait le retard dans la marche; enfin, nous arrivames au +point ou le defile s'elargissait et ou chacun pouvait marcher plus a +l'aise. + +A peine avions-nous fait cinquante pas au dela, que le vieux brigadier +me dit: "Arretons-nous un peu pour respirer!" Je ne demandais pas +mieux. Alors il me dit: "Je viens de vous rendre un service.--Oui, un +bien grand, vous m'avez sauve la vie.--Ne parlons plus de cela, +continua-t-il; je vous ai dit que je n'avais plus de mains, c'est de +doigts que j'ai voulu dire; ils sont tous tombes, ainsi c'est tout +comme. Il faut qu'a votre tour vous me rendiez un autre service. J'ai, +depuis quelque temps, envie de satisfaire un besoin naturel que je +n'ai pu faire, faute d'un second.--Je vous comprends, mon vieux, +heureux de pouvoir m'acquitter envers vous!" Aussitot, nous nous mimes +a quelques pas, sur le cote de la route, et de la main que j'avais +encore bonne, je parvins, non sans peine, a defaire ses pantalons. Une +fois la besogne finie, je voulus lui refaire, mais la chose me fut +impossible et, sans un second qui se trouvait pres de nous et qui eut +pitie de notre embarras en achevant ce que j'avais commence, je +n'aurais jamais pu en sortir. + +Dans ce moment, Faloppa, que j'avais laisse a l'entree du defile, +arriva en pleurant et jurant en italien, disant qu'il ne pourrait +jamais aller plus loin. Le vieux grenadier me demanda quel etait cet +animal qui pleurait comme une femme. Je lui dis que c'etait un +_barbet_, un Piemontais: "Ce n'est pas lui, repondit-il, qui ira +revoir les marmottes et les ours de ses montagnes!" J'encourageai le +pauvre Faloppa a marcher, je lui donnai le bras, et nous continuames a +suivre la colonne. + +Il pouvait etre cinq heures; nous avions encore plus de deux lieues a +faire pour arriver a Kowno. Le vieux grenadier me conta qu'il avait eu +les doigts geles avant d'arriver a Smolensk, et qu'apres avoir +souffert des douleurs atroces jusqu'apres le passage de la Berezina, +en arrivant a Ziembin, il avait trouve une maison ou il avait passe la +nuit; que, pendant cette nuit, tous les doigts lui etaient tombes les +uns apres les autres; mais que, depuis, il ne souffrait plus autant a +beaucoup pres; que son camarade, qui ne l'avait jamais quitte, avait +voulu tirer a la montagne, pres de Wilna, monter a la roue[66] pour +avoir de l'argent, et que, depuis ce jour, il ne l'avait plus revu. + +[Note 66: _Monter a la roue_, expression des vieux grognards pour +designer ceux qui avaient pris de l'argent dans les caissons +abandonnes sur la montagne de Ponari. (_Note de fauteur_.)] + +Apres avoir marche encore une demi-heure, nous arrivames dans un petit +village, ou nous nous arretames dans une des dernieres maisons pour +nous y reposer et nous y chauffer un peu, mais nous ne pumes y trouver +place, car depuis l'entree de la maison jusqu'au fond, ce n'etait que +des hommes etendus sur de la mauvaise paille qui ressemblait a du +fumier, et qui poussaient des cris dechirants accompagnes de +jurements, lorsqu'on avait le malheur de les toucher: presque tous +avaient les pieds et les mains geles. Nous fumes obliges de nous +retirer dans une ecurie, ou nous rencontrames un grenadier a cheval de +la Garde, du meme regiment et du meme escadron que notre vieux. Il +avait encore son cheval et, dans l'esperance de trouver un hopital a +Kowno, se chargea de son camarade. + +Nous avions encore une lieue et demie a faire et, depuis un moment, le +froid etait considerablement augmente. Dans la crainte qu'il ne devint +plus violent, je dis a Faloppa qu'il nous fallait partir, mais le +pauvre diable, qui s'etait couche sur le fumier, ne pouvait plus se +relever. Ce n'est qu'en priant et en jurant que je parvins, avec le +secours du grenadier a cheval, a le remettre sur ses jambes et a le +pousser hors de l'ecurie; lorsqu'il fut sur la route, je lui donnai le +bras. Quand il fut un peu rechauffe, il marcha encore assez bien, mais +sans parler, pendant l'espace d'une petite lieue. + +Pendant le temps que nous etions arretes au village, la grande partie +des traineurs de l'armee--ceux qui marchaient en masse--nous avait +depasses; l'on ne voyait plus en avant, comme en arriere, que des +malheureux comme nous, enfin ceux dont les forces etaient aneanties. +Plusieurs etendus sur la neige, signe de leur fin prochaine. + +Faloppa, que j'avais toujours amuse, jusque-la, en lui disant: "Nous y +voila! Encore un peu de courage!" s'affaissa sur les genoux, ensuite +sur les mains; je le crus mort et je tombai a ses cotes, accable de +fatigue. Le froid qui commencait a me saisir me fit faire un effort +pour me relever, ou, pour dire la verite, ce fut plutot un acces de +rage, car c'est en jurant que je me mis sur les genoux. Ensuite, +saisissant Faloppa par les cheveux, je le fis asseoir. Alors il sembla +me regarder comme un hebete. Voyant qu'il n'etait pas mort, je lui +dis: "Du courage, mon ami! Nous ne sommes plus loin de Kowno, car +j'apercois le couvent qui est sur notre gauche; ne le vois-tu pas +comme moi[67]?--Non, mon sergent, me repondit-il; je ne vois que de la +neige qui tourne autour de moi; ou sommes-nous?" Je lui dis que nous +etions pres de l'endroit ou nous devions coucher et trouver du pain et +de l'eau-de-vie. + +[Note 67: C'etait le couvent que j'avais visite le 20 juin, lors +de notre passage du Niemen. (_Note de l'auteur_.)] + +Dans ce moment, le hasard amena pres de nous cinq paysans qui +traversaient la route sur laquelle nous etions. Je proposai a deux de +ces hommes, moyennant chacun une piece de cinq francs, de conduire +Faloppa jusqu'a Kowno; mais, sous pretexte qu'il etait tard et qu'ils +avaient froid, ils firent quelques difficultes. Comprenant aussitot +que c'etait plutot la crainte de ne pas etre payes, car ils parlaient +la langue allemande et je devinais, par quelques mots, de quoi il +etait question, je pris deux pieces de cinq francs dans ma +carnassiere, et j'en donnai une, en promettant l'autre en arrivant. +Ils furent contents; ensuite, je dis aux trois autres de se diriger en +arriere, ou etait le chasseur pres duquel nous etions passes, et +qu'ils auraient de l'argent pour le conduire a la ville; ils y furent +de suite. + +Deux paysans avaient releve Faloppa; mais le pauvre diable n'avait +plus de jambes; ils parurent embarrasses. Alors je leur indiquai un +moyen, c'etait de l'asseoir sur un fusil, en le maintenant derriere, +chacun avec un bras. Mais, de cette maniere, nous n'allames pas loin. +Ils se deciderent a le porter sur leur dos, chacun a son tour, tandis +que l'autre portait son sac et son fusil et me prenait sous le bras, +car je ne pouvais plus lever les jambes. Pendant le trajet pour +arriver a la ville, qui n'etait que d'une demi-lieue, nous fumes +obliges de nous arreter cinq ou six fois pour nous reposer et changer +Faloppa de dos: s'il nous eut fallu marcher un quart d'heure de plus, +nous ne fussions jamais arrives. + +Pendant ce temps, des masses de traineurs nous avaient depasses, mais +beaucoup d'autres, ainsi que l'arriere-garde, etaient encore derriere +nous. On entendait encore, par intervalles, quelques coups de canon +qui semblaient nous annoncer le dernier soupir de notre armee. Enfin +nous arrivames a Kowno par un petit chemin que nos paysans +connaissaient et que la colonne ne suivait pas: le premier endroit qui +s'offrit a notre vue fut une ecurie. Nous y entrames; les paysans nous +y deposerent; mais avant de leur donner la derniere piece de cinq +francs, je les suppliai de nous chercher un peu de paille et de bois. +Ils nous apporterent un peu de l'un et de l'autre, et nous firent meme +du feu, car, quant a moi, il m'eut ete impossible de me bouger, et +pour Faloppa, je le regardais comme mort: il etait assis dans +l'encoignure de la muraille, ne disant rien, mais faisant, par +moments, des grimaces, ensuite portant les mains a sa bouche, comme +pour les manger. Le feu, allume devant lui, parut lui rendre quelque +vigueur. Enfin, je payai mes paysans; avant de nous quitter, ils nous +apporterent encore du bois, ensuite ils partirent en me faisant +comprendre qu'ils reviendraient. Confiant dans leurs promesses, je +leur donnai cinq francs, en les priant de me rapporter n'importe quoi, +du pain, de l'eau-de-vie ou autre chose; ils me le promirent, mais ne +revinrent plus. + +Pendant que nous etions dans l'ecurie, il se passait, dans la ville, +des choses bien tristes: les debris de corps arrives avant nous, et +meme la veille, n'ayant pu se loger, bivouaquaient dans les rues; ils +avaient pille les magasins de farine et d'eau-de-vie; beaucoup +s'enivrerent et s'endormirent sur la neige pour ne plus se reveiller. +Le lendemain, on m'assura que plus de quinze cents etaient morts de +cette maniere. + +Apres le depart des paysans, cinq hommes, dont deux de notre regiment, +vinrent prendre place dans l'ecurie, mais comme, en arrivant, ils +avaient rencontre des soldats qui revenaient de l'interieur de la +ville et qui leur avaient dit qu'il y avait de la farine et de +l'eau-de-vie, deux se detacherent pour tacher d'en avoir. Ils nous +laisserent leurs sacs et leurs armes, mais ne revinrent plus. Pour +comble de malheur, je n'avais rien pour faire cuire du riz, car +Grangier avait ma bouilloire, et personne des trois hommes restes avec +nous n'avait rien dont nous puissions nous servir, et pas un ne voulut +se bouger pour aller chercher un pot. Pendant ce temps, le canon +grondait toujours, mais probablement a plus d'une lieue de distance. +On entendait aussi le gemissement du vent, et, au milieu de ce bruit +terrible, il me semblait entendre les cris des hommes mourants sur la +neige, qui n'avaient pu gagner la ville. + +Quoique, dans cette journee, le froid ne fut pas excessif, il n'en +perit pas moins une grande quantite d'hommes. Car, pour ceux qui +venaient de Moscou, c'etait le dernier effort que l'homme put faire. +Sur peut-etre quarante ou cinquante mille hommes qui couvraient le +parcours de dix lieues, il n'y en avait pas la moitie qui avaient vu +Moscou: c'etait la garnison de Smolensk, d'Orcha, de Wilna, ainsi que +les debris des corps d'armee des generaux Victor et Oudinot et de la +division du general Loison, que nous avions rencontres mourant de +froid, avant d'arriver a Wilna. + +Les hommes qui etaient avec moi dans l'ecurie se coucherent autour du +feu. Tant qu'a moi, comme il me restait encore un morceau de cheval a +moitie cuit, je le mangeai pour ne pas me laisser mourir: ce fut le +dernier avant de quitter ce pays de malheur. + +Apres, je voulus m'endormir, mais les douleurs, qui commencerent a se +faire sentir, l'emporterent sur le sommeil. Cependant, a son tour, le +sommeil l'emporta, et je reposai tant bien que mal, je ne sais combien +de temps. Lorsque je me reveillai, j'apercus les trois soldats arrives +apres nous qui se disposaient a partir, et cependant il etait loin de +faire jour. Je leur demandai pourquoi. Ils me repondirent qu'ils +allaient s'installer dans une maison qu'ils avaient decouverte, pas +bien loin de notre ecurie, et ou il y avait de la paille et un poele +bien chaud; que la maison etait occupee par un homme, deux femmes et +quatre soldats de la garnison de Kowno, dont deux soldats du train et +deux autres de la Confederation du Rhin. + +Aussitot, je me disposai a les suivre, mais je ne pouvais pas +abandonner Faloppa. En regardant a la place ou je l'avais laisse, ma +surprise fut grande de ne plus le voir, mais les soldats me dirent +que, depuis plus d'une heure, il ne faisait que roder dans l'ecurie, +en marchant a quatre pattes et faisant des hurlements comme un ours. +Comme notre feu ne donnait plus assez de clarte, j'eus de la peine a +le decouvrir: a la fin, je le trouvai et, pour le voir de plus pres, +j'allumai un morceau de bois resineux. Lorsque je l'approchai, il se +mit a rire, jeta des cris absolument comme un ours, en nous +poursuivant les uns apres les autres, et toujours en marchant sur les +mains et les pieds. Quelquefois il parlait, mais en italien; je +compris qu'il pensait etre dans son pays, au milieu des montagnes, +jouant avec ses amis d'enfance; par moments, aussi, il appelait son +pere et sa mere; enfin le pauvre Faloppa etait devenu fou. + +Comme il fallait provisoirement l'abandonner pour aller voir le +nouveau logement, je pris mes precautions pour que, pendant mon +absence, il ne lui arrivat rien de facheux: nous eteignimes le feu et +fermames la porte. Arrives au nouveau logement, nous trouvames les +soldats du train occupes a manger la soupe. Ils n'avaient pas l'air +d'avoir eu de la misere; cela se concoit, car, depuis le mois de +septembre, ils etaient a Kowno. + +Avant de me jeter sur la paille, je demandai au paysan s'il voulait +venir avec moi prendre un soldat malade pour le conduire ou nous +etions; que je lui donnerais cinq francs, et, en meme temps, je lui +fis voir la piece. Le paysan n'avait pas encore repondu, que les +soldats allemands nous proposerent de leur donner la preference: "Et +nous, dit un soldat du train, nous irons pour rien.--Et nous lui +donnerons encore la soupe!" dit le second. Je leur temoignai ma +reconnaissance en leur disant que l'on voyait bien qu'ils etaient +Francais. Ils prirent une chaise de bois pour transporter le malade, +et nous partimes, mais, comme je marchais avec peine, ils me donnerent +le bras. Je leur contai la triste position de Faloppa, qu'il faudrait +abandonner a la merci des Russes: "Comment, des Russes? dit un soldat +du train.--Certainement, lui dis-je, les Russes, les Cosaques seront +ici peut-etre dans quelques heures!" Ces pauvres soldats pensaient +qu'il n'y avait que le froid et la misere qui nous accompagnaient. + +Entres dans l'ecurie, nous trouvames le pauvre diable de Piemontais +couche de tout son long derriere la porte. On le mit sur la chaise et, +de cette maniere, il fut transporte au nouveau logement. Lorsqu'il fut +couche pres du poele, sur de la bonne paille, il se mit a prononcer +quelques mots sans suite. Alors je m'approchai pour ecouter; il +n'etait plus reconnaissable, car il avait toute la figure +ensanglantee, mais c'etait le sang de ses mains, qu'il avait mordues +ou voulu manger; sa bouche etait aussi remplie de paille et de terre. +Les deux femmes en eurent pitie, lui laverent la figure avec de l'eau +et du vinaigre, et les soldats allemands, honteux de n'avoir rien fait +comme les autres, le deshabillerent. L'on trouva dans son sac une +chemise qu'on lui mit en echange de celle qu'il avait sur lui, et qui +tombait en lambeaux; ensuite on lui presenta a boire: il ne pouvait +plus avaler et, par moments, serrait tellement les dents, qu'on ne +pouvait lui ouvrir la bouche. Ensuite, avec ses mains, il ramassait la +paille, qu'il semblait vouloir mettre sur lui. Une des femmes me dit +que c'etait signe de mort. Cela me fit de la peine, parce que nous +touchions au terme de nos souffrances. J'avais fait tout ce qu'il +avait ete possible de faire pour le sauver, comme il aurait fait pour +moi, car il y avait cinq ans qu'il etait dans la compagnie, et se +serait fait tuer pour moi: dans plus d'une occasion il me le prouva, +surtout en Espagne. + +La douce chaleur qu'il faisait dans cette chambre me fit eprouver un +bien-etre auquel j'etais bien loin de m'attendre; je ne me sentais +plus de douleurs, de sorte que je dormis pendant deux ou trois heures, +comme il ne m'etait pas arrive depuis mon depart de Moscou. + +Je fus eveille par un des soldats du train qui me dit: "Mon sergent, +je pense que tout le monde part, car l'on entend beaucoup de bruit: +tant qu'a nous, nous allons nous reunir sur la place, d'apres l'ordre +que nous en avons recu hier. Pour votre soldat, ajouta-t-il, il ne +faut plus y penser, c'est un homme perdu!" + +Je me levai pour le voir: en approchant, je trouvai, a ses cotes, les +deux femmes. La plus jeune me remit une bourse en cuir qui contenait +de l'argent, en me disant qu'elle etait tombee d'une des poches de sa +capote. Il pouvait y avoir environ vingt-cinq a trente francs en +pieces de Prusse, et autres monnaies. Je donnai le tout aux deux +femmes, en leur disant d'avoir soin du malade jusqu'a son dernier +moment, qui ne devait pas tarder, car a peine respirait-il encore. +Elles me promirent de ne pas l'abandonner. + +Le bruit qui se faisait entendre dans la rue allait toujours +croissant. Il faisait deja jour et, malgre cela, nous ne pouvions voir +beaucoup, car les petits carreaux des vitres etaient ternis par la +gelee et le ciel, couvert d'epais nuages, nous presageait encore +beaucoup de neige. + +Nous nous disposions a sortir, quand, tout a coup, le bruit du canon +se fait entendre du cote de la route de Wilna, et tres rapproche de +l'endroit ou nous etions. A cela se melait la fusillade et les cris et +jurements des hommes. Nous entendons que l'on frappe sur des +individus: aussitot, nous pensons que les Russes sont dans la ville et +que l'on se bat; nous saisissons nos armes; les deux soldats +allemands, qui ne sont pas, comme nous, habitues a cette musique, ne +savent ce qu'ils font; cependant ils viennent se ranger a nos cotes. +Nous avions encore les fusils de deux hommes qui nous avaient quittes +le soir, et qui n'etaient pas revenus; ensuite celui de Faloppa. +Toutes ces armes etaient chargees. La poudre ne nous manquait pas. Un +des soldats allemands avait une bouteille d'eau-de-vie dont il ne nous +avait pas encore parle, mais, comptant qu'il aurait peut-etre besoin +de nous, il nous la presenta. Cela nous fit du bien. L'autre me donna +un morceau de pain. + +Un soldat du train me dit: "Mon sergent, si nous mettions un de ces +fusils entre les mains du paysan qui est la qui tremble pres du poele? +Pensez-vous qu'il ne pourrait pas faire son homme?--C'est vrai, lui +dis-je.--En avant, le paysan!" repond le soldat. Le pauvre diable, ne +sachant ce qu'on lui veut, se laisse conduire. On lui presente un +fusil: il le regarde comme un imbecile, sans le prendre; on le lui +pose sur l'epaule: il demande pourquoi faire. Je lui dis que c'est +pour tuer les Cosaques. A ce mot, il laisse tomber son arme. Un soldat +la ramasse et, cette fois, la lui fait tenir de force en le menacant, +s'il ne tire pas sur les Cosaques, de lui passer sa baionnette au +travers du corps. Le paysan nous fait comprendre qu'il serait reconnu +par les Russes pour etre un paysan, et qu'ils le tueraient. Pendant ce +colloque, d'autres cris se font entendre a l'autre extremite de la +chambre: ce sont les deux femmes qui pleurent; Faloppa venait de +rendre le dernier soupir! + +Le soldat du train va prendre la capote de celui qui vient de mourir +et force le paysan de s'en vetir. En moins de deux minutes, il est +arme au complet, car on lui a aussi passe un sabre et la giberne, +ainsi qu'un bonnet de police sur la tete, de sorte qu'il ne se +reconnaissait pas lui-meme. + +Cette scene s'etait passee sans que les deux femmes, qui etaient +aupres du mort a se desoler (probablement pour l'argent que je leur +avais donne), se fussent apercues de la transformation de leur homme. + +Le bruit que nous entendions depuis un moment se fait entendre avec +plus de force: je crois distinguer la voix du general Roguet; +effectivement c'etait lui qui jurait, qui frappait sur tout le monde +indistinctement, sur les officiers, les sous-officiers comme sur les +soldats--il est vrai que l'on ne pouvait pas beaucoup en faire la +difference--pour les faire partir. Il entrait dans les maisons et y +faisait entrer les officiers, afin de s'assurer qu'il n'y avait plus +de soldats. En cela, il faisait bien, et c'est peut-etre le premier +bon service que je lui ai vu rendre au soldat. Il est vrai que cette +distribution de coups de baton etait, pour lui, plus facile a faire +que celle de vin ou de pain, qu'il faisait faire en Espagne. + +J'apercois un chasseur de la Garde arrete contre une fenetre, et qui +mettait la baionnette au bout de son fusil; je lui demande si c'etait +les Russes qui etaient dans la ville: "Mais non, non!... Vous ne voyez +donc pas que c'est ce butor de general Roguet qui, avec son baton, +frappe sur tout le monde? Mais, qu'il vienne a moi, je l'attends!..." + +Nous n'etions pas encore sortis de la maison que je vois +l'adjudant-major Roustan arrete devant la porte; il me reconnait et me +dit: "Eh bien, que faites-vous la? Sortez! Que pas un ne reste dans la +maison, n'importe de quel regiment, car j'ai l'ordre de frapper sur +tout le monde!" + +Nous sortons, mais le paysan, auquel nous ne pensions plus, reste +naturellement chez lui et ferme sa porte. L'adjudant-major, qui a vu +ce mouvement et qui pense que c'est un soldat qui veut se cacher, +l'ouvre a son tour, rentre dans la maison et ordonne au nouveau soldat +de sortir, ou il va l'assommer. Le paysan le regarde sans lui +repondre; l'adjudant-major saisit mon individu par les buffleteries, +et le pousse au milieu de nous; alors le pauvre diable veut se +debattre et s'expliquer dans sa langue: il n'est pas ecoute, seulement +l'adjudant-major pense que c'est parce qu'il ne lui a pas donne le +temps de prendre son sac et son fusil; il rentre dans la maison, prend +l'un et l'autre et les lui apporte. Il a vu un homme mort et deux +femmes qui pleurent. C'est pourquoi, en sortant, il dit bien haut: "Ce +bougre-la n'est pas si bete qu'il en a l'air! Il voulait rester dans +la maison pour consoler la veuve! Il parait que celui-ci est un +Allemand aussi; de quelle compagnie est-il? Je ne me rappelle pas +l'avoir jamais vu!" Dans ce moment, on ne faisait pas beaucoup +attention a ce que disait l'adjudant-major, car on avait assez a faire +a s'occuper de soi-meme. + +La femme qui avait entendu la voix de son mari, etait accourue sur la +porte au moment ou nous etions encore arretes. L'homme, en la voyant, +se mit a crier apres, mais sans pouvoir se faire reconnaitre au milieu +de nous, ou il ne pouvait bouger: elle etait bien loin de penser que +le Lithuanien, sujet de l'Empereur de Russie, avait l'honneur d'etre +soldat francais de la Garde imperiale, marchant, en ce moment, non pas +a la gloire, mais a la misere, en attendant mieux, tout cela en moins +de dix minutes. J'ai pense, depuis, que ce pauvre diable devait faire +de tristes reflexions en marchant au milieu de nous! + +L'on s'etait remis en marche, mais lentement. Nous etions dans un +endroit de la ruelle ou se trouvaient plusieurs hommes morts pendant +la nuit, pour avoir bu de l'eau-de-vie et avoir ete saisis par le +froid; mais le plus grand nombre se trouvait dans la ville, ou je ne +suis pas entre. + +Cependant, nous arrivons a l'endroit ou se trouvent les deux issues +qui conduisent au pont du Niemen; nous marchons avec plus de facilite; +au bout de quelques minutes, nous etions sur le bord du fleuve. La, +nous vimes que, deja, plusieurs milliers d'hommes nous avaient +devances, qui se pressaient et se poussaient pour le traverser. Comme +le pont etait etroit, une grande partie descendaient sur le fleuve +couvert de glace, et cependant dans un etat a ne pouvoir y marcher que +tres difficilement, vu que ce n'etait que des glacons qui, apres un +degel, avaient ete de nouveau surpris par une gelee. Au risque de se +tuer ou de se blesser, c'etait a qui serait arrive le plus vite sur +l'autre rive, quoique d'un abord difficile; tant il vrai que l'on se +croyait sauve en arrivant! On verra, par la suite, combien nous nous +trompions encore. + +En attendant que nous puissions passer, le colonel Bodelin, qui +commandait notre regiment, donna l'ordre aux officiers de faire leur +possible afin que personne ne traversat le pont individuellement; +d'arreter et de reunir ceux qui se presenteraient. Nous nous +trouvions, en ce moment, environ soixante et quelques hommes, reste de +deux mille! Nous etions presque tous groupes autour de lui. L'on +voyait qu'il regardait avec peine les restes de son beau regiment; +probablement que, dans ce moment, il faisait la difference, car, cinq +mois avant cette epreuve, nous avions passe ce meme pont avec toute +l'armee si belle, si brillante, tandis qu'a cette heure, elle etait +triste et presque aneantie. Pour nous encourager, il nous tint a peu +pres ce discours, que bien peu ecouterent: + +"Allons, mes enfants! je ne vous dirai pas d'avoir du courage, je sais +que vous en avez beaucoup, car depuis trois ans que je suis avec vous, +vous en avez, dans toutes les circonstances, donne des preuves, et +surtout dans cette terrible campagne, dans les combats que vous avez +eu a soutenir, et par toutes les privations que vous avez eu a +supporter. Mais souvenez-vous bien que, plus il y a de peines et de +dangers, plus aussi il y a de gloire et d'honneur, et plus il y aura +de recompenses pour ceux qui auront la constance de la terminer +honorablement!" + +Ensuite il demanda si nous etions beaucoup de monde present. Je saisis +ce moment pour dire a M. Serraris que Faloppa etait mort le matin. Il +me demanda si j'en etais certain; je lui repondis que je l'avais vu +mourir, et que meme l'adjudant-major Roustan l'avait vu mort: "Qui, +moi? repondit l'adjudant-major. Ou?--Dans la maison d'ou vous m'avez +dit de sortir, et ou vous etes entre pour en faire sortir un autre +individu.--C'est vrai, dit-il, j'ai vu un homme mort sur la paille, +mais c'etait l'homme de la maison, puisque la femme le pleurait!"--Je +lui dis que c'etait celui qu'il venait de mettre dans la rue qui etait +le veritable mari et que celui qu'il avait vu sur la paille etait +Faloppa. Je lui rapportai en peu de mots la scene du paysan, que nous +cherchames dans nos rangs, mais il avait disparu. + +Pendant que nous etions restes sur le bord du Niemen, ceux qui etaient +devant nous avaient traverse, sur le pont ou sur la glace. Alors nous +avancames, mais lorsque nous eumes traverse, nous ne pumes monter la +cote par le chemin, parce qu'il se trouvait plusieurs caissons +abandonnes qui tenaient la largeur de la route, etroite et encaissee. +Alors, plus d'ordre! Chacun se dirigea suivant son impulsion. +Plusieurs de mes amis m'engagerent a les suivre, et nous primes sur la +gauche. Lorsque nous fumes environ a trente pas du pont, l'on +commenca a monter pour gagner la route. Je marchais derriere Grangier +que j'avais eu le bonheur de retrouver et qui s'occupait plus de moi +que de lui-meme. Il me frayait un passage dans la neige, en marchant +devant moi, et me criant, dans son patois auvergnat: "Allons, petiot, +suis-moi!" Mais le petiot n'avait deja plus de jambes. + +Grangier etait deja aux trois quarts de la cote, que je n'etais encore +qu'au tiers. La, s'arretant et s'appuyant sur son fusil, il me fit +signe qu'il m'attendait. Mais j'etais si faible, que je ne pouvais +plus tirer ma jambe enfoncee dans la neige. Enfin, n'en pouvant plus, +je tombai de cote, et j'allai rouler jusque sur le Niemen ou j'arrivai +sur la glace. + +Comme il y avait beaucoup de neige, je ne me fis pas grand mal; +cependant, je ressentais une douleur dans les epaules et j'avais la +figure ensanglantee par les branches d'un buisson que j'avais traverse +en roulant. Je me relevai sans rien dire, comme si la chose eut ete +toute naturelle, car j'etais tellement habitue a souffrir, que rien ne +me surprenait. + +Apres avoir ramasse mon fusil dont le canon etait rempli de neige, je +voulus recommencer a monter par le meme endroit, mais la chose me fut +impossible. L'idee me vint de voir si je ne pourrais pas parvenir a +passer sous les caissons, a la sortie du pont; je me trainai avec +peine jusque-la. Lorsque je fus pres du premier, j'apercus plusieurs +grenadiers et chasseurs de la Garde montes sur les roues, et qui +puisaient a pleines mains l'argent qui s'y trouvait; je ne fus pas +tente d'en faire autant. Je ne cherchais que le moyen de passer. Mais, +en ce moment, j'entends crier: "Aux armes! Aux armes! Les Cosaques!" +Ce cri fut suivi de plusieurs coups de fusil, ensuite d'un grand +mouvement qui se propageait depuis le bas de la cote jusqu'en haut. + +Pas un des grenadiers et chasseurs qui avaient la tete dans le caisson +ne descendit. J'en tirai un par la jambe; il se retourna en me +demandant si j'avais de l'argent. Je lui repondis que non: "Mais les +Cosaques sont la-haut!--Si ce n'est que cela! me repondit-il, ce n'est +pas pour des canailles qu'il faut se gener, et leur laisser notre +argent! Qui en veut? J'en donne!" Et, en meme temps, il jeta a terre +deux gros sacs de pieces de cinq francs. Tout cela n'etait que pour +amuser ceux qui arrivaient, car je compris qu'ils venaient de trouver +de l'or. Les mots de "jaunets" et de "pieces de quarante francs" +avaient ete prononces. + +Je pris le fusil d'un des grenadiers occupes a prendre de l'or, je +laissai le mien qui etait rempli de neige, et je m'en retournai a la +sortie du pont afin de reprendre ma direction premiere, car, pour moi, +il n'y en avait pas d'autre. + +A peine arrive pres du pont, je rencontrai M. le capitaine Debonnez, +des tirailleurs de la Garde, dont j'ai deja eu l'occasion de parler +plusieurs fois. Il etait avec son lieutenant et un soldat; c'etait la +toute sa compagnie; le reste etait, comme il me le dit, _fondu_. Il +avait un cheval cosaque avec lequel il ne savait ou passer. Je lui +contai en peu de mots l'etat malheureux ou je me trouvais. Pour toute +reponse, il me donna un gros morceau de sucre blanc ou il avait verse +de l'eau-de-vie; ensuite, nous nous separames, lui pour descendre avec +son cheval sur le Niemen, et moi pour, en mordant dans mon sucre, +recommencer pour la troisieme fois mon ascension. A peine arrive ou je +devais monter, j'entendis que l'on m'appelait; c'etait le brave +Grangier, qui etait descendu de la cote et qui me cherchait. Il me +demanda pourquoi je ne l'avais pas suivi. Je lui en dis la cause. +Voyant cela, il marcha devant moi en me tirant par son fusil dont je +tenais le bout du canon. Enfin, ce fut avec bien de la peine, avec le +secours de ce bon Grangier et en mordant dans mon morceau de sucre a +l'eau-de-vie, que j'arrivai en haut de la cote, abime d'epuisement. + +Plusieurs de nos amis nous attendaient: Leboude, sergent-major; +Oudict, sergent-major; Pierson, _idem_; Poton, sergent. Les autres +s'etaient disperses, marchant, comme nous, par fractions. La certitude +que l'on avait d'un mieux, en entrant en Prusse, influait sur notre +caractere et commencait a nous rendre indifferents l'un pour l'autre. + +De l'endroit ou nous etions, nous pouvions decouvrir la route de +Wilna, les Russes qui marchaient sur Kowno, et d'autres plus +rapproches, mais la presence du marechal Ney, avec une poignee +d'hommes, les empechait de venir plus avant. Nous vimes venir sur nous +un individu qui marchait avec peine, appuye sur un baton de sapin. +Lorsqu'il fut pres de nous, il s'ecria: "Eh! _per Dio santo!_ je ne +me trompe pas, ce sont nos amis!" A notre tour, nous le regardames. A +sa voix et a son accent, nous le reconnumes: c'etait Pellicetti, un +Milanais, ancien grenadier velite; il y avait trois ans qu'il avait +quitte la Garde imperiale, pour entrer comme officier dans celle du +roi d'Italie. Pauvre Pellicetti! Ce ne fut qu'au reste de son chapeau +que nous pumes deviner a quel corps il appartenait. Il nous conta que +trois a quatre maisons avaient suffi pour loger le reste du corps +d'armee du prince Eugene. Il attendait, nous dit-il, un de ses amis +qui avait un cheval cosaque et qui portait le peu de bagages qui leur +restait. Il en avait ete separe en sortant de Kowno. + +C'etait le 14 decembre; il pouvait etre neuf heures du matin. Le ciel +etait sombre, le froid supportable; il ne tombait pas de neige; nous +nous mimes en marche sans savoir ou nous allions, mais, arrives sur le +grand chemin, nous apercumes un grand poteau avec une inscription qui +indiquait aux soldats des differents corps la route qu'ils devaient +suivre. + +Nous primes celle indiquee pour la Garde imperiale, mais beaucoup, +sans s'inquieter, marcherent droit devant eux. A quelques pas de la, +nous vimes cinq a six malheureux soldats qui ressemblaient a des +spectres, la figure have, barbouillee de sang provenant de leurs mains +qui avaient gratte dans la neige pour y chercher quelques miettes de +biscuit tombees d'un caisson pille un instant avant. Nous marchames +jusqu'a trois heures de l'apres-midi; nous n'avions fait que trois +petites lieues, a cause du sergent Poton qui paraissait souffrir +beaucoup. + +Nous avions apercu un village sur notre droite, a un quart de lieue de +la route: nous primes la resolution d'y passer la nuit. En y arrivant, +nous trouvames deux soldats de la ligne qui venaient de tuer une vache +a l'entree d'une ecurie; en voyant une aussi bonne enseigne, nous y +entrames. + +Le paysan auquel appartenait la vache, afin de sauver le plus de +viande possible, vint lui-meme nous en couper, nous faire du feu et, +ensuite, nous apporta deux pots avec de l'eau pour faire de la soupe; +nous avions de la bonne paille, du bon feu; enfin il y avait bien +longtemps que nous n'avions ete si heureux. Quelques minutes apres, +nous mangeames notre soupe, ensuite nous nous reposames. + +J'etais couche pres de Poton qui ne faisait que se plaindre; je lui +demandai ce qu'il avait; il me dit: "Mon cher ami, je suis certain que +je ne pourrai aller plus loin!" + +Sans me douter des raisons qui le faisaient parler ainsi, accident +grave que personne de nous ne connaissait, je le consolai, en lui +disant que lorsqu'il aurait repose, il serait beaucoup mieux, mais, un +instant apres, il eut la fievre et, pendant toute la nuit, il ne fit +que pleurer et divaguer. Plusieurs fois meme, la nuit, je le surpris +ecrivant sur un calepin et en dechirant les feuillets. + +Dans un moment ou je dormais paisiblement, je me sentis tirer par le +bras; c'etait le pauvre Poton qui me dit: "Mon cher ami, il m'est +impossible de sortir d'ici, meme de faire un pas; ainsi il faut que tu +me rendes un grand service; je compte sur toi si, plus heureux que +moi, tu as le bonheur de revoir la France; dans le cas contraire, tu +chargeras Grangier, sur qui je compte comme sur toi, de remplir la +mission dont je te charge. Voici, continua-t-il, un petit paquet de +papiers que tu enverras a l'adresse indiquee, a ma mere, accompagne +d'une lettre dans laquelle tu lui peindras la situation ou tu m'as +laisse, sans cependant lui faire perdre l'espoir de me revoir un jour. +Voila une cuiller en argent que je te prie d'accepter; il vaut mieux +que tu l'aies que les Cosaques." Alors, il me remit son petit paquet +de papiers, en me disant encore qu'il comptait sur moi. Je lui promis +de faire ce qu'il venait de me dire, mais j'etais bien loin de croire +que nous serions forces de l'abandonner. + +Le 15 decembre, lorsqu'il fut question de partir, je repetai a nos +amis la confidence que Poton venait de me faire. Ils penserent que +c'etait manque de courage, ou qu'il devenait fou, de sorte que chacun +se mit a lui faire des observations a sa maniere. + +Mais le malheureux Poton, pour toute reponse, nous montra deux hernies +qu'il avait depuis longtemps et qui etaient sorties par suite +d'efforts reiteres qu'il avait faits en montant la cote de Kowno. Nous +vimes effectivement qu'il lui etait impossible de bouger; le +sergent-major Leboude pensa que l'on ferait bien de le recommander au +paysan chez lequel nous etions, mais, avant de le faire venir, comme +Poton avait beaucoup d'argent et surtout de l'or, nous nous depechames +a coudre son or dans la ceinture de son pantalon; ensuite, nous fimes +venir le paysan, et, comme il parlait allemand, il nous fut facile de +nous faire comprendre. Nous lui proposames cinq pieces de cinq francs, +en lui disant qu'il en aurait quatre fois autant et peut-etre +davantage, s'il avait soin du malade. Il nous le promit en jurant par +Dieu, et que meme il irait chercher un medecin. Ensuite, comme le +temps pressait, nous fimes nos adieux a notre camarade. + +Avant de le quitter, il me fit promettre de ne pas l'oublier; nous +l'embrassames et nous partimes. Je ne sais si le paysan a tenu sa +parole, mais toujours est-il que plus jamais je n'ai entendu parler de +Poton qui etait, sous tous les rapports, un excellent garcon, bon +camarade, ayant recu une excellente education, chose tres rare a cette +epoque. Il etait gentilhomme breton, d'une des meilleures familles de +ce pays. + +Tant qu'a moi, j'ai rempli religieusement ma mission, car, a mon +arrivee a Paris, au mois de mai, j'envoyai a l'adresse indiquee les +papiers qu'il m'avait confies et qui contenaient son testament et les +adieux touchants qu'il ecrivait pendant qu'il avait la fievre. J'en ai +tire une copie que je reproduis: + + Adieu, bonne mere, + Mon amie; + Adieu, ma chere, + Ma bonne Sophie! + Adieu, Nantes ou j'ai recu la vie + Adieu, belle France, ma patrie, + Adieu, mere cherie, + Je vais quitter la vie, + Adieu! + +Depuis plusieurs annees, j'avais cesse d'ecrire mon journal de la +campagne de Russie, c'est-a-dire de mettre en ordre les _Souvenirs_ +que j'avais ecrits en 1813, etant prisonnier. Il m'etait venu une +singuliere manie, c'etait de douter si tout ce que j'avais vu, endure +avec tant de patience et de courage, dans cette terrible campagne, +n'etait pas l'effet de mon imagination frappee. + +Cependant, lorsque la neige tombe et que je me trouve reuni avec des +amis, anciens militaires de l'Empire, dont quelques-uns de la Garde +imperiale, bien rares, a present (1829)! qui ont fait, comme moi, +cette memorable campagne, c'est-a-dire qui ont ete jusqu'a Moscou, +c'est toujours la que nos souvenirs se portent, et j'ai aussi remarque +qu'il leur etait reste, comme a moi, d'ineffacables impressions. C'est +avec orgueil que nous parlons de nos glorieuses campagnes. + +Aujourd'hui que ma mere vient de me remettre quelques lettres que je +lui avais ecrites pendant cette campagne, et que je regrettais de ne +pas avoir, afin de les joindre a la fin de mon journal, je reprends +courage. Ajoutez a cela les conseils de quelques amis qui m'engagent a +terminer. Pour moi, cela me fait revivre. Peut-etre un jour, qui sait? +mes recits, quoique mal ecrits, interesseront-ils ceux qui les liront, +car, apres tant de grandes choses que nous avons vues, que nous +reste-t-il a voir? Le grand genie n'est plus, mais son nom existera +toujours! Aussi je prends mon courage a deux mains pour continuer, de +sorte qu'apres moi, mes petits-enfants diront, lisant les _Memoires_ +de grand-papa: "Grand-papa etait dans les grandes batailles, avec +l'Empereur Napoleon!" Ils verront comme nous avons frotte les +Prussiens, les Autrichiens, les Russes et les Anglais en Espagne, et +tant d'autres; ils verront aussi que grand-papa n'a pas toujours +couche sur un lit de plume, et, quoiqu'il ne soit pas un des meilleurs +catholiques de France, ils verront qu'il a jeune souvent et fait +maigre plus d'une fois, les jours gras! + +C'etait le 15 decembre, a sept heures du matin. Apres etre sortis de +l'ecurie ou nous avions passe la nuit, nous marchames dans la +direction de la route, jusqu'au moment ou nous arrivames a l'endroit +ou nous l'avions quittee la veille; la, nous fimes halte. + +Grangier avait encore ma petite bouilloire en cuivre, qu'il portait +devant lui, attachee a sa ceinture avec une courroie, dans la crainte +qu'on ne la lui enlevat, car un vase dans lequel on pouvait faire +fondre la neige et cuire quelque chose, etait un objet precieux. +Grangier me la rendit, car il prevoyait que je resterais encore en +arriere et que je pourrais en avoir besoin. Il me l'attacha fortement +sur mon sac. + +Le ciel etait clair, mais le froid etait supportable. Nous ne vimes, +sur la route, que fort peu d'hommes; cela nous fit penser que, la +veille, la plus grande partie etait allee plus loin et dans diverses +directions. + +Nous apercumes, sur la route, du cote de Kowno, une colonne, mais ne +pumes distinguer si c'etaient des Francais ou des Russes: aussi, dans +l'incertitude, nous nous remimes en marche. + +Je marchai assez bien pendant une heure, mais, au bout de ce temps, il +me prit une forte colique, et je fus force de m'arreter: c'etait +toujours la suite de mon indisposition de Wilna; j'attribuai cette +rechute au bouillon de vache que j'avais mange la veille et le matin, +avant de partir. + +Je marchai de la sorte jusqu'a environ trois heures de l'apres-midi; +je n'etais plus eloigne d'une foret que j'apercevais depuis quelque +temps, et ou je voulais arriver pour y passer la nuit. + +Je n'en etais plus eloigne que d'une portee de fusil, lorsque, sur la +droite de la route, j'apercus une maison ou, autour d'un grand feu, +etaient reunis plusieurs soldats de differents corps et dont la +majeure partie etait de la Garde imperiale. Comme j'etais fatigue, +j'arretai pour me chauffer et me reposer un peu: quelques-uns me +proposerent de rester avec eux; j'acceptai avec plaisir. + +Pendant toute la journee, le froid avait ete supportable, et il +l'etait encore; tant qu'a l'ennemi, il paraissait que l'on pouvait +etre tranquille, mais des hommes qui arrivaient par la droite de la +route nous dirent qu'ils venaient d'apercevoir de la cavalerie et +qu'ils etaient persuades que c'etaient des Russes: "Quand ce serait le +diable, repondit un vieux chasseur de la Garde, cela ne m'empechera +pas d'etablir ici mon quartier general. Mes amis, faites comme moi, +chargez vos armes et mettez la baionnette au bout du canon!" C'est ce +que tout le monde fit tranquillement: -"Et puis, ajouta-t-il, nous +avons le bois pour retraite; c'est, par ma foi, une belle et bonne +position!" Ensuite, il s'approcha d'un cheval que l'on venait +d'abattre a quelques pas du feu, en coupa un morceau, et revint +tranquillement s'asseoir pres du feu, sur son sac, et faire rotir sa +viande au bout de son sabre. + +Plus de vingt soldats, dont une partie assis sur leur sac et les +autres a genoux, faisaient aussi rotir du cheval. + +En face du chasseur dont je viens de parler, une femme etait assise +sur un sac de soldat. Elle tenait la tete penchee sur ses mains, les +coudes appuyes sur les genoux; une capote grise de soldat, par-dessus +une vieille robe de soie en lambeaux, servait a la preserver du froid. +Un bonnet en peau de mouton, dont une partie etait brulee, lui +couvrait la tete; il etait tenu par un mauvais foulard de soie noue +sous le menton. + +Le chasseur lui adressa la parole de la maniere suivante: "Dites donc, +la mere Madeleine!..." Elle ne repondit pas. Ce ne fut qu'a la seconde +fois qu'un soldat, qui etait pres d'elle, la poussa, en lui disant: +"C'est a vous, la mere, a qui l'on veut parler!--A moi? dit-elle. Mon +nom est Marie. Que me voulez-vous?--Un petit coup de _rogomme_, comme +a l'exercice!--Pour du _rogomme_, vous devez bien penser que je n'en +ai pas!" Et elle se remit dans sa position premiere. + +Une autre femme qui se trouvait aussi assise pres du feu, avait, sur +la tete, une schabraque ou peau de mouton bordee de drap rouge, +decoupee en festons et serree autour du cou avec le cordon d'un bonnet +a poil d'un grenadier de la Garde, dont les glands lui retombaient +sous le menton. Elle avait aussi, par-dessus ses habillements, une +capote bleue d'un soldat de la Garde. Cette femme, en entendant la +voix du chasseur, leva la tete a son tour, en demandant celui qui +voulait du _rogomme_: -"Ah! c'est vous, la mere Gateau! repondit le +chasseur; eh bien, c'est moi qui demande du _rogomme_! C'est moi, +Michaut, qui vous parle; vous etes sans doute surprise de me voir? Eh +bien, si quelqu'un est plus etonne que moi de vous rencontrer, et +surtout schabraquee comme vous etes, le diable m'emporte! Meme avant +le passage de la Berezina, en pensant quelquefois a vous, chere mere +Gateau, je pensais qu'il y avait deja longtemps que les corbeaux +avaient fait une _fristouille_ a la neige, avec votre vieille +carcasse!--Insolent! repondit la mere Gateau, ils te mangeront avant +moi, vieil ivrogne! Ah! il te faut du _rogomme!_ continua-t-elle d'un +ton goguenard. T'as diablement ete prive depuis trois mois, mais +possible qu'a Wilna et hier, a Kowno, tu en auras pris une bonne dose, +c'est ca que tu as tant de blague! Une chose qui m'etonne, c'est que +tu ne sois pas mort d'avoir bu, comme tant d'autres que nous avons vus +dans les rues. Il y a tant de braves gens qui sont restes la-bas, +tandis que ce mauvais sujet, un mauvais soldat, vit encore!--Halte-la, +la mere Gateau, reprit le vieux chasseur, lachez-moi vos bordees tant +que vous voudrez, mais au nom de _mauvais soldat_, mere Gateau, +halte-la!" + +Ensuite il continua, tout en grognant, de manger le morceau de viande +de cheval qu'il tenait a la main et dans lequel il avait cesse de +mordre pour repondre a la vieille cantiniere. + +Une minute apres, elle reprit: "Voila deux ans qu'il m'en veut, depuis +qu'a l'Ecole militaire je n'ai pas voulu lui donner a credit. Ah! si +mon pauvre homme n'etait pas mort, si un coquin de boulet ne l'avait +pas coupe en deux a Krasnoe!..." Et puis elle s'arreta. "Ce n'etait +pas votre homme! Vous n'etiez pas mariee!--Pas mariee! Pas mariee! +Voila bientot cinq ans que je suis avec lui, depuis la bataille +d'Eylau, et je ne suis pas mariee! Que dis-tu de cela, Marie?" en +s'adressant a l'autre cantiniere. Mais Marie, qui se trouvait dans la +meme position que la mere Gateau, a l'egard du mariage, ne repondit +rien. + +Le chasseur demanda a la mere Gateau si elle avait monte a la roue, a +la montagne de Wilna: "Va, dit-elle, si j'en avais eu la force, je +n'aurais pas manque mon coup! J'en ai ramasse dans la neige, mais ca +m'a beaucoup avancee! Lorsqu'on se trouve avec des coquins qui ne +respectent rien, il n'y a pas de surete pour le sexe. Le soir, apres +avoir passe la montagne, lorsque j'arrivai au bivouac des chasseurs de +chez nous, et comme j'avais encore un peu d'eau-de-vie que j'apportais +de Wilna, je la donnai pour avoir une place au feu, et je me couchai +sur la neige entre deux chasseurs du regiment, ou plutot deux voleurs, +qui m'ont chipe la moitie de mon argent. Par bonheur, j'etais couchee +sur une poche qu'ils n'ont pu vider. Apres cela, fiez-vous donc a des +camarades! Heureusement que j'en ai encore assez pour aller jusqu'a +Elbing, ou l'on dit que nous nous ressemblons. Une fois la, nous nous +arrangerons de maniere a pouvoir recommencer la campagne; je ne veux +plus de voitures, j'aurai deux _cognias_ avec des paniers sur le dos. +Nous serons peut-etre plus heureux. Pas vrai, Marie?" Marie ne +repondit pas: "Marie, dit le vieux chasseur, c'est son deuxieme depuis +un an, et, si elle veut, je l'epouse en troisieme....--Toi! vieux +chenapan, repond la mere Gateau, elle n'aurait pas besoin d'autres +pratiques que la tienne!" + +Le chasseur s'approcha de Marie et lui presenta un morceau de viande +de cheval; Marie l'accepta en lui disant: "Merci, mon vieux!--Ainsi +c'est dit, continua-t-il, en arrivant a Paris, je vous epouse, je fais +votre bonheur!" Marie, pour toute reponse, fit un soupir en disant: +"Peut-on plaisanter une malheureuse femme comme moi!--Tout ce que je +viens de dire, reprit le vieux chasseur, n'est que pour plaisanter, et +la preuve, sans rancune, c'est que j'offre a la mere Gateau ce que je +viens de vous offrir, Marie, un petit morceau de dada sur le pouce!" +En meme temps, il s'avanca pour le lui offrir, mais la mere Gateau, en +le voyant venir, lui dit en le regardant avec colere: "Va-t'en au +diable! Je ne veux rien de toi!" + +A cette sortie de la mere Gateau, Marie, qui etait assise devant moi, +leva la tete en disant que ce n'etait pas le moment de se facher. +Ensuite elle me regarda des pieds a la tete: "Je crois ne pas me +tromper, dit-elle en m'appelant par mon nom, c'est bien vous, mon +pays?--Oui, Marie, c'est bien moi!" Je venais, a mon tour, de la +reconnaitre, non pas a sa figure, mais a sa voix, car, la pauvre +Marie, sa fraicheur avait disparu, le froid, la misere, le feu, la +fumee du bivouac l'avaient rendue meconnaissable. C'etait Marie, notre +ancienne cantiniere, dont j'avais rencontre la voiture abandonnee, +avec deux blesses, dans la nuit du 22 novembre, et que je croyais +morte! Voici son histoire: + +Marie etait de Namur; c'est pour cela qu'elle m'appelait son _pays_. +Son mari etait de Liege, un peu mauvais sujet et maitre d'armes. Marie +etait la meilleure pate de femme, n'ayant rien a elle, debitant sa +marchandise aux soldats et a ceux qui n'avaient pas d'argent, comme a +ceux qui en avaient. + +Dans toutes les batailles que nous eumes, elle fit preuve de devoument +en s'exposant pour secourir les blesses. Un jour, elle fut blessee; +cela ne l'empecha pas de continuer a donner ses soins, sans s'effrayer +sur le danger qu'elle courait, car les boulets et la mitraille +tombaient autour d'elle. Avec toutes ces belles qualites, Marie etait +jolie: aussi avait-elle beaucoup d'amis; son mari n'en etait pas +jaloux. + +En 1811, etant campes devant Almeida (Portugal), quelques mois avant +notre depart pour la campagne de Russie, il prit envie au pauvre homme +d'aller marauder dans un village. Il entra dans un chateau, s'empara +d'une pendule qui ne valait pas vingt francs, eut le malheur de la +rapporter au camp et de se faire prendre, et, comme il y avait des +ordres severes pour les maraudeurs, M. le general Roguet, qui nous +commandait, le fit passer a un conseil de Guerre. Il fut condamne a +etre fusille dans les vingt-quatre heures. Par suite de cette +catastrophe, Marie devint veuve: dans un regiment, et surtout en +campagne, lorsqu'une femme est jolie, elle n'est pas longtemps sans +mari. Aussi, au bout de deux mois de veuvage, Marie etait consolee et +remariee--comme on se marie a l'armee. + +Quelques mois apres, son nouveau mari passa sous-officier dans un +regiment de la Jeune Garde; alors elle nous quitta pour suivre son +nouvel epoux: elle etait avec nous depuis quatre ans. + +En Russie, elle eut le sort de toutes les cantinieres de l'armee: elle +perdit chevaux, voitures, lingots, fourrures et son protecteur. Tant +qu'a elle, elle eut le bonheur de revenir. Quatre mois et demi plus +tard, le 2 mai 1813, a la bataille de Lutzen, le hasard me la fit +rencontrer; elle venait d'etre blessee a la main droite, en donnant a +boire a un blesse. + +J'ai appris, depuis, qu'elle etait rentree en France et qu'elle avait +reparu aux Cent-Jours. A la bataille de Waterloo, elle fut faite +prisonniere, mais, comme elle etait sujette belge, elle rentra en +toute propriete au roi de Hollande[68]. + +[Note 68: J'ai appris que Marie existait encore et qu'elle etait +membre de la Legion d'honneur et decoree de la medaille de +Sainte-Helene. Elle habite Namur. (_Note de l'auteur_.)] + +Je demandai a Marie ou etait son mari: "Vous savez bien, me +repondit-elle, qu'il a ete tue a Krasnoe (chose que j'avais ignoree +jusqu'a present); c'etait un bon enfant, celui-la, je le regrette +beaucoup!" Ensuite elle fronca les sourcils, baissa la tete. Un +instant apres, elle la releva et, comme j'avais toujours les yeux +fixes sur elle, elle me regarda en riant, mais d'un sourire triste. Je +lui demandai a quoi elle pensait: "A manger, comme vous voyez! Avant, +j'avais un ami qui m'en donnait; a present, je mange lorsque l'on m'en +donne ou lorsque j'en trouve, chose bien rare; il n'y a qu'a boire!" +En meme temps, elle prit une pincee de neige qu'elle porta a sa +bouche. + +Je la vis se lever avec peine pour se mettre en marche; elle me donna +une poignee de main et me dit adieu. Je remarquai qu'elle etait +courbee par la fatigue et la misere, qu'elle marchait peniblement, +appuyee sur un gros baton de sapin. La mere Gateau la suivait, +toujours sa schabraque sur la tete, jurant et marmottant entre les +dents. Je compris que c'etait toujours apres le vieux chasseur. + +Dans ce moment, nous pouvions etre quarante, et, a chaque instant, +notre nombre augmentait. J'apercus un sergent du regiment: il se +nommait Humblot. En me voyant, il me demanda ce que je faisais la. Je +lui repondis que je me reposais et que j'examinais si je ne ferais pas +bien de passer la nuit ou je me trouvais et de partir le lendemain de +grand matin. + +Humblot, qui etait un brave garcon et qui m'aimait beaucoup, me fit +des observations tres justes, d'abord sur le temps qui etait +supportable, sur l'avantage qu'il y aurait pour moi de traverser la +foret ou, me disait-il, de l'autre cote, nous trouverions des maisons +ou nous pourrions passer la nuit; le lendemain, nous arriverions de +bonne heure a Wilbalen, petite ville a trois ou quatre lieues d'ou +nous etions, ou nous trouverions nos camarades et pourrions nous +procurer des vivres. Enfin, il fit tant, que je pris mon sac et mon +fusil, et partis avec le sergent Humblot. + +En marchant, Humblot me dit que, quoique nous fussions dans la +Pomeranie prussienne, il n'etait pas prudent de marcher isole en +arriere, car plusieurs milliers de Cosaques avaient passe le Niemen +sur la glace. + +Ensuite il me conta qu'il avait quitte Kowno, hier dans la journee, +avec beaucoup d'autres, et sans s'inquieter de rien, puisque le +marechal Ney y etait encore a se battre, avec une arriere-garde +composee d'Allemands et de quelques Francais, afin d'empecher les +Russes d'entrer dans la ville, et de donner le temps aux debris de +l'armee de sortir. Ces Allemands, me disait-il, qui faisaient partie +de la garnison de Kowno, qui se portaient tres bien et a qui rien +n'avait jamais manque, etaient de pauvres soldats; sans la presence +des Francais en petit nombre parmi eux, ils auraient jete leurs armes +et fui: + +"Je vais, continua-t-il, te conter ce qui m'est arrive hier, et tu +verras si je n'ai pas raison de t'engager a faire ton possible afin de +sortir de ce coquin de pays! + +"Apres avoir passe le Niemen, arrives a un quart de lieue de la ville, +nous apercumes de loin, a cheval sur la route, plus de 2 000 Cosaques +et autres cavaliers. Nous arretames pour deliberer sur le parti a +prendre et aussi pour attendre ceux qui etaient en arriere. Un instant +apres, nous nous trouvames reunis environ 400 hommes de toutes armes. +Nous formames une colonne, afin de pouvoir, au besoin, former un +carre. Des officiers qui se trouvaient parmi nous--il y en avait +beaucoup--en prirent le commandement. Ensuite, vingt-deux soldats +polonais se joignirent a nous. Environ cinquante hommes des plus +valides, et qui avaient de bonnes armes, se mirent en tirailleurs, en +tete et sur les flancs. + +"Nous marchames resolument sur cette cavalerie qui, a l'approche des +tirailleurs, se retira a droite et a gauche de la route. La colonne, +arrivee a la hauteur des Russes, s'arreta pour attendre quelques +hommes encore en arriere. Quelques-uns seulement purent la rejoindre, +car une partie des Cosaques se detacha pour arreter les plus eloignes. +Un nomme Boucsin[69], grosse caisse de notre musique, qui se trouvait +du nombre de ceux qui etaient en arriere et qui faisait son possible +pour rejoindre la colonne, ayant encore (chose etonnante!) la grosse +caisse sur son dos et portant dans les mains un sac rempli de pieces +de cinq francs, ce qui l'empechait de marcher aussi vite qu'il +l'aurait voulu, fut atteint par des Cosaques, a cinquante pas en +arriere et sur la gauche de la colonne. Il recut, entre les deux +epaules, un coup de lance qui le fit tomber de tout son long dans la +neige et fit, en meme temps, passer ta grosse caisse au-dessus de sa +tete. Aussitot, deux Cosaques descendirent de cheval pour le +depouiller, mais trois hommes et un officier polonais coururent sur +les Cosaques, en prirent un avec son cheval et debarrasserent le +porteur de la grosse caisse, qu'il abandonna au milieu des champs. Il +en fut quitte pour son coup de lance, et la moitie de son argent qu'il +distribua a ceux qui lui avaient sauve la vie. + +[Note 69: _Bousin_, en argot, signifie _tapage_. Le surnom donne +au porteur de la grosse caisse lui servait de nom propre.] + +"Aussitot, la colonne se remit en marche aux cris de: _Vive +l'Empereur!_ et en conduisant, au milieu d'elle, le Cosaque et son +cheval." + +Humblot avait fini sa narration, lorsque je fus force de m'arreter, +toujours pour mon indisposition; pendant ce temps, il marcha doucement +afin que je pusse le rejoindre. Ma besogne faite a la hate, je me +remis a marcher; mais, a l'endroit ou je me trouvais, il y avait +beaucoup de monde qui m'empecha d'avancer. Je repris la route, mais, a +peine y etais-je, que j'entendis des cris repetes: -"Gare les +Cosaques!" Je pense que c'est une fausse alerte, mais j'apercois +plusieurs officiers armes de fusils qui s'arretent et qui se posent +bravement sur le chemin faisant face du cote ou le bruit venait, et +criant: "N'ayez pas peur, laissez avancer cette canaille[70]!" Je +regarde derriere moi, je les apercois tellement pres que je fus touche +par un cheval: trois etaient en avant, d'autres suivaient. + +[Note 70: M. le colonel Richard, ex-commandant de place a Conde, +etait un de ces officiers: nous en avons parle plusieurs fois +ensemble. (_Note de l'auteur_).] + +Je n'ai que le temps de me jeter dans le bois ou je pensais etre en +surete, mais les trois Cosaques y entrent presque aussitot que moi et +malheureusement, dans cet endroit, le bois se trouvait fort clair. Je +cherche a gagner l'endroit le plus epais, mais par une fatalite +inouie, mon indisposition me reprend et se fait sentir d'une maniere +insupportable. Que l'on juge de ma position! Je veux m'arreter, mais +c'est impossible, car deux des trois Cosaques ne sont plus qu'a +quelques pas de moi, de sorte que, pour ne pas interrompre ma course +et me laisser prendre, je suis oblige de faire dans mes pantalons. +Heureusement, quelques pas plus avant, les arbres se trouvent plus +rapproches, les Cosaques sont genes dans leur course et forces de la +ralentir, tandis que je continue du meme pas; mais arrete par des +branches d'arbres couches dans la neige, je tombe de tout mon long, et +ma tete reste enfoncee dans la neige. Je veux me relever; mais je me +sens tenu par une jambe. La crainte me fait penser que c'est un de mes +Cosaques qui me tient, mais il n'en etait rien, c'etaient des ronces +et des epines. Je fais un dernier effort, je me releve, je regarde +derriere moi: les Cosaques etaient arretes; deux cherchaient un +endroit afin de passer avec leurs chevaux. Pendant ce temps, je me +traine avec peine. + +Un peu plus avant, je me trouve arrete par un arbre abattu, mais je +suis tellement faible qu'il m'est impossible de lever une jambe pour +aller au dela, et, pour ne pas tomber d'epuisement, je fus force de +m'asseoir dessus. + +Il n'y avait pas cinq minutes que je m'y trouvais, quand je vois les +Cosaques mettre pied a terre et attacher leurs chevaux aux branches +d'un buisson. Je pense qu'ils vont venir me prendre, et deja je me +leve pour essayer de me sauver, lorsque j'en vois deux s'occuper du +troisieme, qui avait un furieux coup de sabre a la figure, car il +releva d'une main le morceau de sa joue qui pendait jusque sur son +epaule, tandis que les deux autres preparaient un mouchoir qu'ils lui +passerent sous le menton et lui attacherent sur la tete. Tout cela se +passait a dix pas de moi; pendant ce temps, ils me regardaient en +causant. + +Lorsqu'ils eurent fini de recoller la figure de leur camarade, ils +marcherent directement sur moi: alors, me voyant perdu, je fais un +dernier effort, je monte sur le corps de l'arbre, je prends mon fusil +qui etait charge, et je me decide a tirer sur le premier qui se +presentera. Dans ce moment, je n'avais affaire qu'a deux hommes; le +troisieme, depuis qu'on l'avait panse, paraissait souffrir comme un +damne, se promenait de droite a gauche, en levant les bras et donnant +des coups de poing sur le derriere de son cheval. + +Me voyant en position de riposter, les deux Cosaques qui marchaient +sur moi s'arretent et me font signe de venir a eux. Je comprends +qu'ils disent qu'ils ne me feront pas de mal, mais je reste toujours +dans la meme position. + +J'entendais sur ma droite, du cote de la route, des cris et des +jurements accompagnes de coups de fusil qui n'etaient pas sans +inquieter mes adversaires, car, souvent, je les voyais regarder du +cote d'ou venait le bruit, de sortie que j'esperais qu'ils +m'abandonneraient pour penser a leur propre surete; mais ne voila-t-il +pas qu'un quatrieme sauvage arrive, paraissant aussi se sauver! Voyant +plusieurs de ses camarades, il s'approche, m'apercoit, veut marcher +sur moi, mais, voyant qu'avec son cheval cela lui est impossible, a +cause des arbres et des buissons, met pied a terre, attache son cheval +pres des autres et, un pistolet a la main, en se couvrant des arbres, +avance contre moi; les deux autres le suivent de la meme maniere. Il +ne fallait certainement pas faire tant de ceremonies pour s'emparer de +ma chetive personne, mais ... o bonheur! au meme instant, les cris qui +venaient de la droite se font entendre avec plus de force, accompagnes +de coups de fusil; les chevaux, qui n'etaient pas fortement attaches, +sont effrayes, s'echappent du cote de la route, et les Cosaques se +mettent a courir apres. + +Reflechissant a l'etat deplorable dans lequel je me trouvais, je me +dis qu'il me serait impossible de continuer a marcher sans me nettoyer +et changer de linge. On se rappelle que j'avais des chemises et une +culotte de drap de coton blanc, dans un portemanteau de la montagne de +Ponari--ces effets appartenaient a un commissaire des guerres. + +Ayant ouvert mon sac, j'en tire une chemise que je pose sur mon fusil; +ensuite la culotte, que je mets a cote de moi sur l'arbre; je me +debarrasse de mon amazone et de ma capote militaire, de mon gilet a +manches en soie jaune piquee, que j'avais fait a Moscou avec les +jupons d'une dame russe; je denoue le cachemire qui me serrait le +corps et qui tenait mon pantalon, et, comme je n'avais pas de +bretelles, il tomba sur mes talons. Pour ma chemise, je n'eus pas la +peine de l'oter, je la tirai par lambeaux, car il n'y avait plus ni +devant, ni derriere. Enfin, me voila nu, n'ayant plus que mes +mauvaises bottes aux jambes, au milieu d'une foret sauvage, le 15 +decembre, a quatre heures de l'apres-midi, par un froid de dix-huit a +vingt degres, car le vent du nord avait recommence a souffler avec +force. + +En regardant mon corps maigre, sale et mange par la vermine, je ne +puis retenir mes larmes. Enfin, reunissant le peu de forces qui me +restent, je me dispose a faire ma toilette: je ramasse les lambeaux de +ma vieille chemise et, avec de la neige, je me nettoie le mieux +possible. Ensuite, je passe ma nouvelle chemise en fine toile de +Hollande et brodee sur le devant. Mon pantalon n'etant plus mettable, +j'enfourche au plus vite la petite culotte, mais elle se trouvait +tellement courte que mes genoux n'etaient pas couverts, et, avec mes +bottes qui ne m'allaient que jusqu'a mi-jambe, j'avais toute cette +partie a nu. Enfin, je passe au plus vite mon gilet de soie jaune, ma +capote, mon amazone, mon fourniment et mon collet par-dessus, et me +voila completement habille, sauf mes jambes. + +Ensuite, je fis reflexion qu'il fallait decamper au plus vite, de +sorte que je descendis de mon arbre. Lorsque j'eus fait environ deux +cents pas, j'apercus deux individus, un homme et une femme. Je +reconnus qu'ils etaient Allemands; ils me paraissaient etre sous +l'impression de la peur. Je leur demandai s'ils voulaient venir avec +moi, mais l'homme repondit, d'une voix tremblante, que non, et, me +montrant le cote de la route, ne me dit qu'un seul mot: "Cosaques!" +C'etait un cantinier et sa femme, d'un regiment de la Confederation du +Rhin, probablement de la garnison de Kowno, qui suivaient le mouvement +de la retraite et qui ayant, comme moi, ete surpris dans le bois par +le _hourra_, s'etaient mis a l'ecart. Sa femme lui conseillait de +venir avec moi, mais l'homme ne voulut pas y consentir, et malgre tout +ce que je pus lui dire, je me vis force, quoiqu'a regret, de m'en +aller seul. + +Apres avoir erre a l'aventure pendant une demi-heure, je m'arretai +pour m'orienter, car il commencait deja a faire nuit. Dans la partie +de la foret ou je me trouvais, il y avait de la neige en quantite. +Aucun chemin n'etait battu ni fraye, pas meme trace. Je m'asseyais +quelquefois, pour me reposer, sur des arbres qui, par suite des +grands vents, etaient tombes deracines. Je saisissais les branches des +buissons dans la crainte de tomber, tant j'etais faible. Mes jambes +enfoncaient dans la neige au-dessus de mes bottes, de sorte qu'elle +entrait dedans. Cependant je n'avais pas froid, au contraire des +gouttes de sueur me tombaient du front, mais les jambes me manquaient. +Je sentais une lassitude extraordinaire dans les cuisses, par suite +des efforts que je faisais pour me tirer de la neige, ou parfois +j'enfoncais jusqu'aux genoux. Je n'essaierai pas de depeindre ce que +je souffrais. Il y avait plus d'une heure que je marchais dans les +tenebres, eclaire seulement par les etoiles: ne parvenant pas a sortir +de la foret par la direction qui me semblait la meilleure pour +rejoindre la route et n'en pouvant plus, epuise, essouffle, je prends +le parti de me reposer. Je m'appuie contre un tronc d'arbre ou je +reste immobile. Un instant apres, j'entends les aboiements d'un chien, +je regarde de ce cote: je vois briller une lumiere, je pousse un +soupir d'esperance, et, rassemblant tout ce que j'avais de forces, je +me dirige dans cette nouvelle direction. Mais, arrive a trente pas, +j'apercois quatre chevaux et, autour du feu, quatre Cosaques assis, et +trois paysans, parmi lesquels je reconnais le cantinier et sa femme +que j'avais rencontres, pris probablement par les Cosaques qui avaient +voulu s'emparer de moi; je reconnus facilement celui qui avait un coup +de sabre a la figure, car je n'etais pas a vingt pas d'eux. + +Je les regardai pendant assez de temps, me demandant si je ne ferais +pas bien de m'approcher et de me rendre plutot que de mourir comme un +miserable au milieu du bois, car la vue du feu me tentait, mais +quelque chose que je ne saurais dire me fit faire le contraire. Je me +retirai machinalement. Je les regardai encore: je remarquai qu'il ne +leur manquait rien, car plusieurs pots en terre etaient autour du feu. +Ils avaient de la paille, et les chevaux avaient du foin. + +Dans l'impossibilite de suivre, a cause de la quantite d'arbres, la +direction que j'aurais voulu, je fus oblige d'appuyer a gauche: +heureusement pour moi, car, apres avoir fait quelques pas, je trouvai +la foret plus claire, mais la neige y etait en plus grande quantite, +de sorte que, plusieurs fois, je tombai. Une derniere fois je me +releve, je regarde le Ciel, je m'en prends a Dieu, qui veillait sur +moi; au moment ou je me demandais si je ne ferais pas mieux de +retourner au bivac des Cosaques, je me trouvai a l'extremite de la +foret et sur la route. La, je tombe a genoux, et je remercie Celui +contre lequel je venais de m'emporter. + +Je marchai droit devant moi: le chemin etait bon, c'etait bien celui +que je devais suivre, mais le vent, que je ne sentais pas dans le +bois, soufflait avec assez de force pour se faire sentir a la partie +de mes jambes qui n'etait pas couverte; mon amazone, qui etait longue, +me garantissait un peu du froid. + +Chose singuliere, je n'avais pas faim; je ne sais si les emotions que +j'avais eprouvees, depuis le _hourra_, en etaient la cause, ou si +c'etait l'effet de mon indisposition, car, depuis mon depart de +l'ecurie ou j'avais mange de la soupe et un morceau de viande, je +n'avais pas eprouve le besoin de manger. Cependant, pensant que je +devais encore avoir un morceau de viande dans ma carnassiere, je le +cherchai et fus assez heureux pour le retrouver, et, quoique durci par +la gelee, je le mangeai sans discontinuer de marcher. Apres mon repas, +je levai la tete; j'apercus, sur ma gauche, deux cavaliers paraissant +marcher avec circonspection et, plus loin, sur la route, un individu +qui semblait marcher mieux que moi. Je doublai le pas pour le +rejoindre, mais tout a coup je ne le vis plus. + +En regardant sur la droite, j'apercus une petite cabane et, comme il +n'y avait pas de porte fermee, j'entrai. Mais a peine avais-je fait +deux pas dans l'interieur, que j'entendis resonner une arme, et une +grosse voix se fit entendre: "Qui va la?" Je repondis: "Ami!" et +j'ajoutai: "Soldat de la Garde!--Ah! ah! repondit-on, d'ou diable +sortez-vous, mon camarade, que je ne vous ai pas rencontre depuis que +je marche seul?" Je lui contai une partie de ce qui m'etait arrive +depuis le _hourra_ des Cosaques, dont il me dit n'avoir pas entendu +parler. + +Nous sortimes pour nous mettre en marche: je m'apercus que mon nouveau +camarade etait un vieux chasseur a pied de la Garde, et qu'il portait, +sur son sac et autour de son cou, un pantalon de drap qui, suivant +moi, ne lui servait de rien, mais qui pouvait m'etre d'un grand +secours. Je le suppliai de me le ceder pour un prix, et lui montrai +l'etat de nudite de mes jambes: "Mon pauvre camarade, me dit-il, je ne +demande pas mieux que de vous obliger, si cela se peut, mais je vous +dirai que le bas du pantalon est brule a plusieurs places et qu'il y a +meme de grands trous.--N'importe, cedez-le-moi, cela me sauvera +peut-etre la vie!" Il le tira de dessus son sac en me disant: "Tenez, +le, voila!" Alors je pris deux pieces de cinq francs dans ma +carnassiere, en lui demandant si c'etait assez: "C'est bien, me +repondit-il, depechez-vous et partons, car j'apercois deux cavaliers +qui semblent descendre du cote de la route, et qui pourraient bien +etre les eclaireurs d'un parti de Cosaques!" + +Pendant qu'il me parlait, je m'etais appuye contre le montant de la +porte et j'avais passe le pantalon dans mes jambes. Je le fis tenir, +comme le precedent, avec le cachemire qui me serrait le corps, et nous +partimes. + +Nous n'avions pas fait cent pas, que mon compagnon, qui marchait mieux +que moi, en avait deja plus de vingt d'avance. Je le vis se baisser et +ramasser quelque chose; je ne pus, pour le moment, distinguer ce que +c'etait, mais, arrive au meme endroit, j'apercus un homme mort. Je +reconnus que c'etait un grenadier de la Garde royale hollandaise qui, +depuis le commencement de la campagne, faisait partie de la Garde +imperiale. Il n'avait plus de sac, ni de bonnet a poil, mais il avait +encore son fusil, sa giberne, son sabre et de grandes guetres noires +aux jambes, qui lui allaient jusqu'au-dessus des genoux. L'idee me +vint de les lui oter pour les mettre au-dessus de mon pantalon et +couvrir ses trous. Je m'assieds sur ses cuisses, et je finis par les +lui tirer; ensuite je me remets a marcher plus vite que de coutume, +comme si celui a qui je venais de les prendre allait courir apres moi. + +Pendant ce temps, le chasseur avait continue sa route, de sorte que je +ne pouvais plus le voir. Un instant apres, j'apercus devant moi un +grand batiment. Je reconnus que c'etait une station, maison de poste, +et me proposai d'y passer la nuit. Un fantassin en faction me cria: +"Qui vive?" Je repondis: -"Ami!" et j'entrai. + +D'abord je vis des soldats, au nombre de plus de trente, dont +quelques-uns dormaient, et d'autres, autour de plusieurs feux, +faisaient cuire du cheval et du riz. A droite, j'apercus trois hommes +autour d'une gamelle de riz. Je me laissai tomber a cote de ces +derniers. Un instant apres, j'essayai de parler a l'un d'eux. Pour +commencer, je le tirai par sa capote; il me regarda sans me rien dire. +Alors, d'un ton piteux, je lui dis assez bas, afin que d'autres ne +pussent l'entendre: "Camarade, je vous en prie, laissez-moi manger +quelques cuillerees de riz, en vous payant. Vous me rendrez un grand +service, vous me sauverez la vie!" En meme temps je lui presentai deux +pieces de cinq francs, qu'il accepta, en me disant: "Mangez!" Il me +remit un plat en terre avec sa cuiller, et me ceda aussi sa place pres +du feu. Je mangeai environ quinze cuillerees de riz qu'il restait +encore, pour mes dix francs. + +Mon repas fini, je regardai autour de moi afin de voir si je ne +verrais pas le vieux chasseur. Je l'apercus pres d'un ratelier; il +etait occupe a decouper un bonnet a poil pour en faire un +couvre-oreilles. Ce bonnet etait celui du grenadier hollandais qu'il +avait ramasse, lorsque je l'avais vu se baisser. J'allai de son cote +pour me reposer; mais a peine etais-je etendu sur la paille, que la +sentinelle cria: "Alerte!" en disant qu'elle apercevait des Cosaques. +Aussitot, tout le monde se leve et prend ses armes. On entendit crier: +"Ami, Francais!" Deux cavaliers entrerent dans la grange et, +descendant de cheval, se firent connaitre; mais plusieurs les +interpellerent, et surtout le vieux chasseur qui leur dit: "Comment se +fait-il que vous etes a cheval et f... comme des Cosaques? +Probablement pour piller et detrousser les pauvres Francais blesses ou +malades?--Ce n'est pas cela du tout, repond l'un des deux cavaliers, +mais a nous voir, on le croirait. Nous pouvons vous prouver le +contraire, et lorsque nous serons en place, nous vous conterons cela." +Celui qui venait de repondre, apres avoir attache les deux chevaux et +leur avoir donne de la paille, qui se trouvait en grande quantite dans +la grange, revint pres de son compagnon qui paraissait marcher avec +peine et, le prenant par le bras, vint le placer pres de moi. +Lorsqu'ils eurent mange un morceau de pain et bu de l'eau-de-vie dont +ils paraissaient avoir leur provision, et en eurent fait boire un +coup au vieux chasseur et a moi, celui qui avait conduit son camarade +pres de moi, dit: "Hier au soir, j'ai sauve mon frere des mains des +Cosaques ou il etait prisonnier et blesse. Il faut que je vous conte +cela, cela tient du merveilleux. + +"La veille d'arriver a Kowno, mourant de faim et de froid, epuise de +fatigue, je m'ecartais de la route avec deux officiers du 71e de ligne +armes, comme moi, d'un fusil, afin de pouvoir passer la nuit dans un +village. Mais, apres avoir fait environ une demi-lieue, ne pouvant +aller plus loin sans nous exposer a perir de froid dans la neige, nous +nous decidames a passer la nuit dans une mauvaise maison abandonnee +ou, fort heureusement, nous trouvames du bois et de la paille, et, +comme j'avais encore de la farine de Wilna, nous fimes un bon feu et +de la bouillie. + +"Le lendemain, de grand matin, nous nous disposames a partir pour +rejoindre la route, mais au moment ou nous allions sortir de la +maison, nous la vimes cernee par les Cosaques, au nombre de 15; cela +ne nous empecha pas de sortir. Nous arretames devant la ports afin de +les observer; ils nous firent signe d'aller a eux; nous fimes le +contraire, nous rentrames dans la maison, nous fermames la porte, nous +ouvrimes deux petites fenetres et commencames un feu qui fit fuir les +Cosaques. A une bonne portee de fusil, ils s'arretent, mais nos armes +etaient rechargees: nous sortimes de la maison, et, sans perdre de +temps, leur envoyames une seconde bordee qui fit tomber un cheval avec +son cavalier. Ce dernier se debarrassa et abandonna sa monture. Nous +nous mimes a marcher au plus vite, mais nous n'avions pas fait +cinquante pas que nous les vimes marcher de notre cote. + +"Un instant apres, ils appuyerent a droite, mais c'etait pour enlever +le portemanteau reste sur le cheval que nous avions descendu. Bientot +nous les perdimes de vue, et nous arrivames sur la route qui +conduisait a Kowno, ou nous devions arriver le meme jour. Nous nous +trouvames au milieu de plus de six mille traineurs, et, dans cette +cohue, je fus, comme il arrivait toujours, separe de mes camarades. Je +marchai ainsi toute la journee, et il ne faisait pas encore nuit, que +je me trouvais a une lieue de Kowno, pres du Niemen. Je me decidai a +traverser le fleuve sur la glace, afin de trouver un gite comme la +veille, car l'on y voyait des habitations. + +"Etant sur la digue, j'apercus, a une demi-lieue sur la droite, un +groupe de trois a quatre maisons, ou je fus assez bien recu par les +paysans et ou je passai la nuit tranquillement. Le lendemain de grand +matin, je me mis en route, afin de rejoindre la colonne de l'autre +cote de Kowno; mais lorsque je fus a deux cents pas, je me trouvai, +sans y penser, au milieu d'une douzaine de Cosaques qui, sans me faire +du mal et sans meme penser a me desarmer, me firent marcher devant +eux, et precisement dans la direction ou je voulais aller. J'etais +prisonnier, et ne pouvais le croire. + +"Apres une heure de marche, nous arrivames dans un village. La, l'on +me debarrassa de mes armes et de mon argent, et je fus assez heureux +pour sauver quelques pieces d'or cachees dans la doublure de mon +gilet. Je me debarrassai de mon schako, pour me couvrir la tete d'un +bonnet de peau de mouton noir que voila. Je remarquai que les Cosaques +etaient charges d'or et d'argent et qu'ils ne faisaient pas beaucoup +attention a moi; aussi je me promis bien de profiter de la premiere +occasion pour m'echapper. + +"Il pouvait etre dix heures quand nous partimes du village. Nous +rencontrames un autre detachement de Cosaques, escortant des +prisonniers, dont quelques-uns etaient de la Garde imperiale, qui +avaient ete pris en sortant de Kowno. Je fus joint a ces derniers. + +"Nous marchames en nous arretant souvent, jusqu'a environ trois +heures. Je remarquai que le conducteur etait embarrasse, ne +connaissant pas le pays. Avant qu'il fut nuit, nous arrivames dans un +petit village, ou l'on nous fit entrer dans une grange et ou nous +passames tous a une visite tres minutieuse. Je tremblais pour mon or, +j'en fus quitte pour la peur. + +"A peine avait-on fini de nous fouiller, que j'entendis crier mon nom +par un prisonnier que je ne connaissais pas; je repondis: "Present!" +Un autre prisonnier, a l'extremite, repondit la meme chose. Alors, +m'avancant dans la direction dont la voix etait partie, je demandai +qui s'appelait Dassonville: "Moi!" me repondit mon frere que vous +voyez la. Jugez de notre surprise en nous reconnaissant! Nous nous +embrassames en pleurant. Il me dit qu'il avait ete blesse le 28 +novembre, par ici du pont de la Berezina, d'un coup de balle dans le +mollet de la jambe gauche. Je lui dis que mon dessein etait que nous +nous sauvions avant que l'on nous fit repasser le Niemen: puisque nous +etions dans la Pomeranie, pays appartenant a la Prusse, il fallait +profiter de l'occasion qui se presentait. + +"Les paysans nous apporterent des pommes de terre et de l'eau, bonheur +auquel nous etions loin de nous attendre. L'on nous en fit la +distribution; nous en eumes chacun quatre; nous nous jetames dessus +comme des devorants, et presque tous avouerent que, pour le moment, il +valait mieux etre prisonnier, mangeant des pommes de terre, que de +mourir, libre, de faim et de froid sur le grand chemin. Mais moi je +leur observai qu'il serait plus heureux de sortir de leurs griffes: +"Qui sait, dis-je, si l'on ne nous conduira pas en Siberie?" Je leur +montrai la possibilite de nous sauver, car j'avais trouve, derriere la +place ou j'etais couche avec mon frere, que l'on pouvait facilement en +detacher deux planches et passer aisement. On convint que j'avais +raison; mais je ne sais par quelle fatalite, une heure apres, l'on +vint nous dire qu'il fallait partir. Il commencait a faire nuit; +beaucoup d'hommes, accables de fatigue, etaient endormis et ne +voulaient pas se lever; mais les Cosaques, voyant que l'on ne +repondait pas assez vite a l'ordre donne, frapperent a coups de knout +ceux qui etaient encore couches. Mon frere qui, a cause de sa +blessure, ne pouvait se lever assez lestement, allait etre frappe; je +me mis devant, je parai les coups, pendant que je l'aidais a se +relever, et au lieu de sortir de la grange comme les autres, nous nous +cachames derriere la porte, avec le bonheur de ne pas etre apercus. + +"Tous les prisonniers et les Cosaques etaient sortis; nous n'osions +respirer. Trois Cosaques a cheval traverserent encore la grange en +galopant et en regardant a droite et a gauche, s'il n'y avait plus +personne. Lorsqu'ils furent sortis, je me trainai pour regarder en +dehors: je vis un paysan venir, je rentrai a ma place. Il entra dans +la grange du cote oppose ou nous etions; nous n'eumes que le temps de +nous couvrir de paille. Fort heureusement il ne nous apercut pas et +ferma les deux portes. Nous nous trouvames seuls. + +"Il pouvait etre six heures; nous nous reposames encore une heure; +ensuite je me levai pour aller ouvrir la porte; mais je ne pus y +parvenir, de sorte qu'il fallut revenir a mon premier projet, celui de +sortir en enlevant les deux planches. C'est ce que je fis. Le passage +etait libre; je dis a mon frere de m'attendre, et je sortis. + +"J'avancai a l'entree du village: a la premiere maison j'apercus de la +lumiere a travers une petite fenetre et, lorsque je fus en face, je +vis trois grands coquins de Cosaques compter de l'argent sur une table +et un paysan les eclairer. Je me disposais a me retirer pour retourner +a la grange rejoindre mon frere, lorsque j'en vis un faire un +mouvement du cote de la porte, l'ouvrir et sortir; fort heureusement +qu'un traineau charge de bois se trouvait pres de moi pour me cacher: +je me mis a plat ventre sur la neige. + +"Le Cosaque, apres avoir satisfait un besoin, rentra dans la maison et +ferma la porte. Aussitot je me levai pour me sauver, mais comme il +fallait passer vis-a-vis de la fenetre, dans la crainte d'etre vu, je +fis le tour a droite. Je n'avais pas encore fait dix pas, qu'une porte +s'ouvrit. Pour ne pas etre vu, j'entrai dans une ecurie et me couchai +sous une auge dans laquelle des chevaux mangeaient. A peine y +etais-je, qu'un paysan portant une lanterne et suivi d'un Cosaque, y +entra. Je me crus perdu. Le Cosaque portait un portemanteau; il +l'attacha sur son cheval, l'examina, et sortit en fermant la porte. + +"J'allais sortir moi-meme, lorsqu'une idee me vint d'enlever un +cheval: je m'empare au plus vite de celui au portemanteau, mais en le +faisant tourner pour sortir de l'ecurie, quelque chose me tombe sur +l'epaule; c'est la lance du Cosaque qui etait appuyee sur son cheval. +Je m'en empare pour me defendre au besoin, et je sors. J'arrive pres +de la grange, j'aide mon frere a monter a cheval, et, moi prenant la +bride, nous marchons dans la direction de la route. Lorsque nous eumes +fait environ deux cents pas, je regardai si je ne voyais rien venir. +Je lui remis la lance du Cosaque, et le couvris avec le grand collet a +poil de chameau qui se trouvait sur le cheval. Apres une demi-heure +de marche, nous arrivames sur la route; ensuite, tournant dans la +direction de Gumbinnen, nous apercumes des paysans occupes a enlever +les roues d'un caisson abandonne. Pour ne point passer pres d'eux, +nous primes un chemin sur notre gauche, qui nous conduisit a l'entree +d'un village que nous aurions bien voulu eviter, tant nous avions +crainte de retomber entre les griffes de nos ennemis. Dieu sait ce +qu'il nous en serait arrive, car, nous voyant possesseurs d'un cheval +et d'une arme appartenant a l'un des leurs, ils pouvaient penser que +nous avions tue l'individu a qui tout cela avait appartenu! + +"Nous etions arretes pour deliberer, lorsque nous entendimes du bruit +derriere nous; aussitot nous voulons fuir, mais il n'y avait pas +possibilite, car la grande quantite de neige, des deux cotes du +chemin, nous empechait d'entrer dans les terres. Notre position +devenait critique et je n'osais communiquer a mon frere les sensations +que j'eprouvais, plus pour lui que pour moi, a cause de sa blessure. + +"Nous allions continuer a marcher droit devant nous, lorsque nous +apercumes ceux qui nous avaient cause tant de frayeur; ils n'etaient +qu'a quelques pas de nous. Ils s'arreterent en nous criant en +allemand: "Bonsoir, amis Cosaques!--Attention! dis-je a mon frere; tu +es Cosaque, et moi je suis ton prisonnier. Tu parles un peu allemand, +ainsi du sang-froid!" Comme il avait sur la tete un mauvais bonnet de +police, je le changeai contre le mien qui ressemblait a celui d'un +Cosaque. Nous reconnumes ces paysans pour ceux que nous avions vus, un +instant avant, sur la route, autour du caisson. Ils etaient quatre, et +trainaient avec des cordes deux des roues qu'ils avaient enlevees: mon +frere leur demanda s'il y avait des camarades Cosaques dans le +village; ils lui dirent que non: "Alors, dit-il, conduisez-moi chez le +bourgmestre, car j'ai froid et faim, puis, je suis blesse et oblige de +conduire ce prisonnier francais". Alors il y en eut un qui nous dit +que, depuis le matin, ils attendaient les Cosaques, et qu'ils auraient +bien fait d'arriver, car plus de trente Francais avaient loge la nuit +derniere et on les avait presque tous desarmes au moment de leur +depart. + +"En entendant cela, nous aurions voulu etre au diable, mais, dans ce +moment, d'autres paysans arriverent qui, en me voyant conduit par un +Cosaque, me dirent des injures et me firent des menaces qui furent +reprimees par un homme age que j'ai su, apres, etre un ministre +protestant, cure de l'endroit. + +"L'on nous conduisit chez le bourgmestre, qui fit beaucoup d'accueil a +mon frere en lui disant qu'il logerait chez lui et que l'on aurait +soin de son cheval, mais que, pour le Francais, il allait le faire +conduire a la prison, a moins, dit-il, que vous ne vouliez le garder +pres de vous pour vous servir de domestique: "Je ne demande pas mieux, +repondit mon frere, d'autant mieux que je suis blesse et que ce +Francais est chirurgien-major. Il me pansera ma jambe.--Chirurgien-major! +reprit le bourgmestre, cela tombe on ne peut mieux, car nous avons +ici un brave homme du village qui a eu, ce matin, le bras casse +par un Francais qui n'a pas voulu se laisser desarmer; il lui arrangera +son bras!" + +"L'on nous fit entrer dans une chambre bien chaude ou il y avait un +lit que l'on designa pour le Cosaque, mais il n'en voulut pas et +demanda de la paille pour lui, et aussi pour moi, qu'il fit mettre a +part, afin de ne pas eveiller de soupcons. L'on nous apporta a manger +du pain, du lard, de la choucroute, de la biere et du genievre pour le +frere Cosaque; des pommes de terre et de l'eau pour moi. Le +bourgmestre fit remarquer a mon frere une certaine quantite d'armes +dans un coin de la chambre: c'etaient celles des Francais que les +paysans avaient desarmes le matin, consistant en quelques pistolets, +carabines, cinq a six fusils, autant de sabres de cavaliers, ainsi que +plusieurs paquets de cartouches. + +"Pendant que nous etions en train de manger, un paysan accompagne +d'une femme entra dans la chambre; l'homme portait un bras en echarpe: +c'etait l'homme au bras casse. Il vint s'asseoir aupres de moi pour me +le faire voir. Je me decidai a payer d'audace. Je demandai du linge, +des bandes, des petites lattes que l'on fit avec du bois de sapin. Le +bras etait casse net entre le poignet et le coude. J'avais deja vu +tant d'operations, depuis cinq ans, que je ne balancai pas un instant +a me mettre a l'oeuvre. Il n'y avait pas de plaie, on voyait seulement +une forte rougeur. Je fis signe a un paysan de tenir le malade par les +deux epaules et a la femme de tenir la main. Alors j'ajustai, je +pense, assez bien l'os casse, comme j'aurais fait d'un morceau de +bois. D'abord, je tatonnai. Pendant ce temps, le diable criait et +faisait de vilaines grimaces. Enfin je lui appliquai des compresses +trempees dans le _schnapps_, ensuite quatre lattes que je lui serrai +avec des bandes de toile. Enfin, l'operation finie, il se trouva +mieux, et me dit que j'etais un brave homme. La femme et le +bourgmestre me firent des compliments; alors je respirai. Pour me +recompenser, on me donna un grand verre de genievre. + +"Mais ce n'etait pas tout: le bourgmestre me fit comprendre qu'il +fallait que j'aille voir une femme qui, depuis deux jours, souffrait +horriblement; c'etait une jeune femme enceinte qui ne pouvait +accoucher. On avait ete a Kowno pour un accoucheur, mais tout etait en +deroute a cause des Russes et des Francais, de sorte que l'on n'avait +pu en trouver: "Ordinairement, me dit-il, ce sont les vieilles femmes +qui font ce service, mais il parait que l'enfant se presente mal". Je +voulus faire comprendre au bourgmestre qu'ayant perdu mes instruments +de chirurgien, je ne pouvais pas operer et que, d'ailleurs, je n'etais +pas accoucheur, que je n'y connaissais rien. Mais je ne pus me faire +comprendre, ou l'on pensa qu'il y avait, de ma part, mauvaise volonte: +il fallut marcher. Je fus conduit par deux paysans et trois femmes a +l'extremite du village. Je ne sais si c'est parce que je sortais d'une +chambre chaude, mais j'avais un froid de chien. Enfin, nous arrivons. + +"On me fait entrer dans une chambre ou je trouve trois vieilles femmes +que l'on aurait pu comparer aux trois Parques: elles etaient aupres +d'une jeune femme etendue sur un lit et qui, par moments, jetait des +cris bien plus forts que l'homme au bras casse. Une des vieilles me +fit approcher de la malade, une autre leva la couverture et une +troisieme la chemise. Jugez de mon embarras! Sans rien dire, je +regardais les trois vieilles, afin de lire dans leurs yeux ce qu'elles +voulaient que je fasse. Elles aussi attendaient, en me regardant, ce +que j'allais faire: la malade, de meme, avait les yeux sur moi. A la +fin, je compris une des vieilles qui me disait de voir si l'enfant +vivait encore. Alors je me decide et je lui pose ma large patte, +froide comme la glace, sur son ventre brulant. Le contact lui fit +faire un bond et jeter un cri a faire trembler la maison. Ce cri est +suivi d'un second: aussitot les trois vieilles s'emparent d'elle, et, +en moins de cinq minutes, tout etait fini: elle venait d'accoucher +d'un Prussien. + +"Alors, tout fier de ma nouvelle cure, je me frotte les mains, et, +comme je savais ce que l'on faisait, dans mon village, en pareille +circonstance, ou on lave l'enfant dans de l'eau chaude et du vin, j'en +fis apporter dans une cuvette. Ensuite je demandai du _schnapps_. On +m'en donna une bouteille; je la goute plusieurs fois, je prends un +morceau de linge que je trempe dans l'eau chaude, je verse du +_schnapps_ dessus, j'applique cette compresse sur le bas-ventre de la +jeune femme, qui s'en trouve tres bien, et qui me remercie en me +pressant la main. + +"Je sortis escorte par les deux hommes qui m'avaient amene, et par +deux des vieilles duegnes. Je fus reconduit chez le bourgmestre ou +l'on fit mon eloge. Mon frere le Cosaque etait dans des transes, mais, +en me voyant, il fut rassure. + +"J'avais encore un blesse a panser, c'etait lui: je lui lavai la plaie +avec de l'eau chaude, et je l'arrangeai avec un peu plus de +connaissance. On nous laissa seuls. Lorsque nous fumes certains que +tout le monde dormait, je m'avancai du cote ou etaient les armes, je +choisis deux paires de pistolets ainsi qu'un beau sabre de chasseur et +deux paquets de cartouches du calibre de nos pistolets, que nous +primes la precaution de charger de suite. Les miens furent caches en +attendant le moment de notre depart; ensuite, nous nous reposames. + +"Le matin, a six heures, l'on nous apporta a manger. Cette fois, je +fus traite comme le Cosaque. Pendant que nous mangions, le bourgmestre +me fit encore compliment sur mes talents; ensuite il me demanda si je +voulais rester; qu'il me donnerait une de ses filles en mariage. Je +lui dis que cela ne se pouvait pas, que j'etais deja marie et que +j'avais des enfants: "Alors, dit-il en s'adressant au Cosaque, de +quel cote allez-vous?--Je vais rejoindre mon frere et mes camarades +qui suivent la route qui va a la ville; je ne me rappelle pas son nom, +mais c'est la premiere que je dois rencontrer sur la route.--Je sais, +dit le bourgmestre, c'est Wilbalen. Alors nous partirons ensemble, je +vous conduirai a une lieue d'ici, dans un endroit ou vous trouverez +plus de deux cents Cosaques, car je viens de recevoir l'ordre +d'envoyer tout ce que je pourrais avoir de foin et de farine dans le +village, et d'y aller de suite moi-meme. Ainsi, dans une demi-heure, +nous partirons. Je vais faire preparer votre cheval et le mien." + +"A peine fut-il sorti, que je mis mes pistolets a ma ceinture et au +moins trente cartouches dans mes poches. Mon frere le Cosaque +s'attacha le sabre que je lui avais choisi et mit aussi les pistolets +a sa ceinture. Un instant apres, on vint nous avertir que tout etait +dispose pour le depart. Je pris le portemanteau du Cosaque, et nous +sortimes. + +"A la poste, nous vimes le bourgmestre en tenue de voyage: il avait +une capote brune, doublee en fine peau de mouton, bonnet fourre, +bottes idem. Son domestique avait une capote en peau de mouton. +J'aidai mon frere le Cosaque a monter a cheval et, pendant que +j'attachais le portemanteau, je lui dis, de maniere a ne pas etre +entendu, que, si l'occasion se presentait, il fallait s'emparer du +cheval et de la capote du bourgmestre et de celle de son domestique, +et nous en vetir; que, par ce deguisement, nous pourrions nous sauver; +que, dans la position ou nous nous trouvions, il fallait agir avec +vigueur et que c'etait un coup de vie ou de mort. + +"L'on se mit en marche, le domestique en avant comme guide, moi apres, +et au milieu des deux cavaliers, comme prisonnier. Un peu avant la +sortie du village, nous primes un chemin a gauche, et, apres un quart +d'heure de marche, nous arrivames a l'entree d'un petit bois de +sapins. Pendant que nous le traversions, je pensais a mettre mon +projet a execution. Lorsque nous l'eumes traverse, je regardai devant, +a droite et a gauche, si je ne voyais rien qui put nous nuire. +N'apercevant rien, j'avancai du cote du bourgmestre et, saisissant +d'une main la bride de son cheval, et lui presentant un pistolet de +l'autre, je l'invitai a descendre de cheval. Il fut, comme vous le +pensez, on ne peut plus surpris, et regarda le Cosaque comme pour lui +dire de me passer sa lance au travers du corps. Pendant ce temps, le +domestique, qui avait vu mon mouvement, voulut se jeter sur moi, et, +comme il avait un gros baton, il fit un mouvement pour m'assommer, +mais, sans lacher la bride du cheval, je le frappai d'un si grand coup +de crosse de pistolet dans la poitrine, que je l'envoyai tomber a +quatre pas et le menacai de le tuer, s'il avait le malheur de faire un +mouvement pour se relever. Pendant ce temps, mon frere observait le +bourgmestre, auquel il dit qu'il fallait descendre de cheval, mais il +etait tellement saisi, qu'il se le fit repeter plusieurs fois. Enfin +il descendit, et je donnai sa monture a tenir a mon frere. + +"Sans perdre de temps, j'otai au domestique ses bottes, sa capote et +son bonnet. Alors, enlevant ma capote, mon habit et mon bonnet de +police, je le lui mis sur la tete et le forcai a mettre mon habit, de +sorte qu'a son tour il avait l'air d'un prisonnier. + +"Imaginez-vous la figure du bourgmestre en voyant son domestique +habille de la sorte! Mais ce n'etait pas tout: je dis a mon frere, qui +etait descendu de cheval, d'observer le domestique, pendant que je +ferais changer de costume a son maitre qui, sur mon invitation, et +sans se faire prier, me donna sa capote, ses bottes et son bonnet. Je +lui donnai, en echange, ma capote et le bonnet de son domestique. +Ensuite je fis mettre a mon frere la capote et les bottes de ce +dernier et, lorsqu'il fut completement habille, a cheval et en +position de garder les deux individus, a mon tour je m'habillai de la +depouille du bourgmestre. J'enfourchai la monture que mon frere tenait +par la bride; ensuite il me donna son sabre, et nous partimes au +galop, laissant nos deux Prussiens saisis et ne sachant probablement +pas si mon frere etait, ou non, un vrai Cosaque. Il faut dire aussi la +verite: nous n'etions pas a notre aise, car, quoique deguises, nous +avions peur de tomber entre les griffes des Cosaques dont le +bourgmestre nous avait parle avant notre depart. + +"Apres dix minutes de marche au galop, nous arrivames dans un petit +village ou les habitants, en nous voyant, se mirent a crier: "Hourra! +hourra! nos amis les Cosaques, hourra!" Ils nous dirent qu'au grand +village, a un quart de lieue, nos camarades avaient couche et qu'ils +en etaient partis afin de couper la retraite aux Francais, avant +qu'ils pussent atteindre le bois qui traversait la route. Ils +voulurent nous faire descendre de cheval pour nous faire rafraichir, +mais, comme nous n'etions pas tranquilles, nous nous contentames de +boire quelques verres de _schnapps_ sans descendre. Ensuite mon frere +cria "hourra!" et nous partimes, emportant la bouteille de _schnapps_ +et accompagnes des hourras de toute la population. + +"Il pouvait etre trois heures lorsque nous apercumes le bois devant +nous, et nous n'en etions plus loin lorsque nous entendimes la +fusillade et vimes, pres d'une maison situee sur le bord de la route, +un combat entre les Francais et la cavalerie russe. Ainsi les paysans +ne nous avaient pas menti, c'etaient bien les Cosaques qui voulaient +couper la retraite a la colonne des traineurs, avant qu'elle put +atteindre le bois. + +"Voyant cela, nous faisons prendre le galop a nos chevaux et, sans +penser que nous ressemblons a des Cosaques, nous nous postons sur la +route afin de tacher de gagner l'entree du bois ou tous les traineurs +se precipitent. Ils nous prennent pour des Cosaques et accelerent leur +fuite. Les Cosaques, a leur tour, nous prenant pour des leurs, pensent +que nous poursuivons les Francais, viennent a une douzaine pour nous +soutenir et entrent avec nous dans le bois. J'avais un Cosaque a ma +droite, et mon frere a ma gauche; tout le reste des Cosaques derriere +moi, dont on aurait dit que j'etais le chef. + +"La route etait a peine assez large pour que trois cavaliers pussent +marcher de front; apres avoir trotte une cinquantaine de pas, nous +apercevons plusieurs officiers de chez nous qui nous barrent le +passage en croisant la baionnette et en criant a ceux qui fuyaient: +"N'ayez pas peur de cette canaille, laissez-les avancer!" Je profite +de l'occasion et, ralentissant le pas de mon cheval, j'applique sur la +figure du Cosaque qui etait a ma droite, le plus fameux coup de +sabre[71]. Il fait encore un pas et s'arrete en tournant la tete de +mon cote, mais, comme il voit que je me dispose a recommencer, il fait +demi-tour et se sauve en beuglant. Ceux qui nous suivent en font +autant, et nos chevaux font le meme mouvement, de sorte que nous +voila, a notre tour, a la suite des Cosaques qui se sauvent a tous les +diables en recevait quelques coups de fusil des hommes de chez nous, +dont nous faillimes etre attrapes. + +[Note 71: Le Cosaque a qui le sergent a coupe la figure d'un coup +de sabre est bien celui que j'ai vu dans le bois et dont les camarades +ont panse la plaie. (_Note de l'auteur_.)] + +"J'apercois un chemin a droite: nous y entrons, un Cosaque y etait +deja. En nous voyant, il ralentit le pas, s'arrete et nous parle un +langage que nous ne comprenons pas: je lui assene un violent coup de +sabre sur la tete, et je crois que je l'aurais partage en deux, sans +un bonnet de peau d'ours qui le coiffait. Etonne de cette maniere de +repondre, il se sauve, mais, comme il est meilleur cavalier que nous, +nous le perdons de vue. Un quart d'heure apres, nous arrivons de +l'autre cote du bois: la, nous apercevons encore notre Cosaque qui, en +nous voyant, part au galop, mais nous n'avions pas envie de le suivre. +Nous cotoyons le bois jusqu'a son extremite, ensuite nous louvoyons +jusqu'au soir, pour retrouver la vraie route, et c'est avec bien de la +peine que nous arrivons ici. + +"Maintenant, acheva le sergent, il faut nous reposer un peu, et +partir, car, au jour, on pourrait nous donner le reveil." + +Alors chacun de nous s'arrangea pour prendre un peu de repos, pendant +que six hommes de la garnison de Kowno, six soldats du train bien +portants, s'offrirent volontairement pour veiller, chacun a leur tour, +a la porte de la grange. + +Il n'y avait pas une heure que nous reposions, lorsque nous entendimes +crier "Qui vive?" Un instant apres, un individu entre et tombe de tout +son long. Aussitot, les hommes qui etaient le moins fatigues se +leverent pour le secourir. C'etait un canonnier a pied de la Garde +imperiale qui s'etait trouve au bivouac ou j'avais manque rester. Il +avait plus de vingt blessures sur le corps, des coups de lance et de +sabre. On demanda du linge pour le panser; je m'empressai de donner +une de mes meilleures chemises provenant du commissaire des guerres. +L'un des deux freres, le sergent, lui fit avaler une goutte de +genievre, le vieux chasseur donna de la charpie qu'il tira du fond de +son bonnet a poil. On finit par l'arranger tant bien que mal; enfin +il se trouva soulage: heureusement ses blessures n'etaient que sur le +dos et sur la tete, quelques-unes sur le bras droit, mais les jambes +etaient bonnes. + +Je m'approchai pour lui demander comment il se trouvait; a peine +m'eut-il regarde qu'il me dit: "C'est vous, sergent! Vous avez ete +prudent en ne restant pas a la maison, a l'entree du bois ou, comme +moi et tant d'autres, vous vous proposiez de passer la nuit, car +peut-etre un quart d'heure apres votre depart, plus de quatre cents +Cosaques[72] sont arrives. Nous primes les armes pour nous defendre; +nous etions, dans ce moment, environ cent. Voyant que nous etions +disposes a les recevoir, ils s'arreterent; quelques-uns se +detacherent, ayant a leur tete un officier qui vint nous dire, en bon +francais, de nous rendre. + +[Note 72: Le canonnier se trompait sur le nombre de Cosaques, car +j'ai su, par un de mes amis qui s'y trouvait, qu'ils n'etaient pas +plus de deux cent cinquante, probablement ceux que le bourgmestre +avait annonces aux deux freres. (_Note de l'auteur_.)] + +"Mais un vieux chasseur a pied de la Garde nomme Michaut--celui qui +s'etait dispute avec la vieille cantiniere--sortit des rangs, et +s'avancant de maniere a etre entendu de l'officier russe: "Dites donc, +lapin, depuis quand les Francais se sont-ils rendus ayant des armes a +la main? Avancez, nous vous attendons!" Aussitot, l'officier se +retira; ils se disposerent a nous charger; nous les attendimes et, +lorsqu'ils furent a vingt-cinq pas, la moitie de notre monde fit feu: +quelques hommes tomberent. Alors, pensant que tous avaient tire et que +nous ne pourrions recharger nos armes, ils s'avancerent de nouveau en +jetant des _hourras_. Mais ils furent recus par une autre decharge qui +leur mit un plus grand nombre d'hommes hors de combat. Alors ils se +sauverent, et nous pensions en etre debarrasses, mais cinq minutes +apres, ils reviennent plus nombreux et, au moment ou plusieurs de chez +nous se retiraient pour gagner le bois, n'ayant pas encore eu le temps +de recharger nos armes, nous fumes enfonces a coups de lances et de +sabres: presque tous furent tues ou blesses. + +"Je restai a terre, blesse, faisant le mort, et, comme je me trouvais +sur le bord du fosse qui tient a la route, je me roulai dedans. Les +paysans arriverent et se mirent a depouiller les morts et les blesses, +accompagnes par quelques Cosaques dont les chevaux avaient ete tues. +J'eus le bonheur de ne pas etre vu, et, lorsqu'ils se furent retires, +je me levai avec peine et gagnai le bois, que je traversai. Enfin, me +voila heureux, mes amis, de vous avoir rencontres, mais que vais-je +devenir?--Nous vous conduirons, repondirent les soldats du train.--Et +moi, reprit le frere sergent, je vous preterai mon cheval." + +Malgre le sommeil qui m'accablait, je me disposai a partir, car, comme +je n'etais pas fort, il me fallait beaucoup de temps pour faire peu de +chemin. Un jeune soldat du train me proposa de m'accompagner, si je +voulais partir de suite: j'acceptai d'autant plus volontiers, que ce +jeune soldat, qui n'avait pas eu de miseres, etait fort et pourrait me +secourir au besoin. Enfin nous partimes. + +Nous entrames dans un bois que la route traversait. La, le soldat, qui +n'etait pas arme, voulut porter mon fusil; je le lui cedai d'autant +plus volontiers que, dans l'etat de faiblesse ou je me trouvais, il +pouvait mieux s'en servir que moi. Apres avoir marche je ne sais +combien de temps, soutenu par le bras de mon jeune compagnon, car +souvent je dormais en marchant, nous arrivames a l'extremite du bois: +il pouvait etre quatre heures du matin, c'etait le 16 decembre. + +Nous marchames encore au hasard pendant environ une demi-heure; fort +heureusement la lune se leva. Mais avec elle arriva un grand vent, et +une neige si fine qu'elle nous coupait la figure, et nous empechait +d'y voir. + +Je souffrais beaucoup de l'envie de dormir et, sans le secours du +petit soldat du train, qui me tenait toujours sous le bras, je serais +infailliblement tombe en dormant. Mon compagnon de voyage me fit +remarquer un grand corps de batiment qu'il apercevait devant nous: je +reconnus que c'etait une station de poste comme celle que nous avions +quittee, et je jugeai, d'apres cela, que nous avions fait trois +lieues. Au bout d'un quart d'heure, nous arrivames pres d'une des +portes. En entrant, je me jetai pres d'un feu, car il y en avait +plusieurs abandonnes par des militaires, presque tous de la Garde +imperiale, pour marcher sur Wilbalen. Quelques canonniers, aussi de +la Garde, y etaient encore, mais ils se disposaient a partir. + +Il n'y avait pas dix minutes que je dormais comme un bienheureux, que +je me sentis fortement secoue par le bras. Je veux resister, mais l'on +me souleve par les epaules; enfin je m'eveille, et un cri se fait +entendre, profere par un vieux canonnier: "Les Cosaques! Levez-vous, +mon garcon! Encore un peu de courage!" + +J'apercus onze Cosaques arretes et qui, probablement, n'attendaient +que notre depart pour venir prendre nos places: "Allons, dit le +canonnier, il faut ceder la position et battre en retraite sur +Wilbalen! Nous n'avons plus qu'une lieue; ainsi, partons!" + +Il fallut se remettre en route; nous etions six, quatre canonniers, le +petit soldat du train et moi. Nous sortimes de la grange. C'etait le +16 decembre, cinquante-neuvieme journee de marche, depuis notre depart +de Moscou. Le vent etait impetueux et le froid excessif. Tout a coup, +malgre ce que mon camarade put faire pour me soutenir, je m'affaissai, +accable par le sommeil et par la fatigue. Il fallut les efforts de +deux canonniers et de mon compagnon pour me mettre debout; quoique sur +mes jambes, je dormais toujours, mais un canonnier m'ayant frotte la +figure avec de la neige, je m'eveillai. Ensuite il me fit avaler un +peu d'eau-de-vie; cela me remit un peu. Ils me prirent chacun par un +bras, et me firent marcher, de la sorte, beaucoup plus vite que je +n'aurais pu marcher seul. C'est de cette maniere que j'arrivai a +Wilbalen. En entrant, nous apprimes que le roi Murat y etait avec tous +les debris de la Garde imperiale. + +Malgre le grand froid, l'on voyait assez de mouvement dans la ville, +de la part des militaires, dans l'espoir d'acheter aux juifs, assez +nombreux dans cet endroit, du pain et de l'eau-de-vie. On voyait +aussi, a la porte de chaque maison, une sentinelle, et lorsqu'un +arrivant se presentait pour entrer, on lui repondait qu'il y avait un +general loge, ou un colonel, ou qu'il n'y avait plus de place. +D'autres nous disaient: "Cherchez votre regiment!" Les canonniers +trouverent des camarades de leur regiment et s'en furent avec eux. Je +commencais a me desesperer, lorsqu'un paysan me dit que, dans la +premiere rue a gauche, il y avait peu de monde. Nous y fumes, mais +toujours des sentinelles a toutes les portes et partout la meme +reponse. Effectivement je voyais, dans les maisons, les hommes +entasses les uns sur les autres. Cependant nous ne pouvions rester +plus longtemps dans la rue sans nous exposer a mourir de froid. + +Il me serait difficile d'exprimer combien, ce jour-la, j'ai souffert +du froid et davantage encore de chagrin, en me voyant repousse partout +ou je me presentais, et cela par des camarades. + +Enfin, je m'adresse a un grenadier qui me dit que, partout il y a du +monde, mais aussi de la mauvaise volonte, de l'egoisme, et qu'il ne +faut pas faire attention aux maisons ou il y a des sentinelles; qu'il +faut y entrer, "car je vois, continua-t-il, que vous etes dans une +triste position!" + +Faisant signe a mon camarade de me suivre, je me dirige vers la +premiere maison qui se presente pour y entrer: un vieux grognard barre +le passage avec son fusil en me disant que c'est le logement du +colonel, et qu'il n'y a plus de place. Je lui reponds que, quand bien +meme ce serait le logement de l'Empereur, il m'en fallait deux, et que +j'entrerais. Dans ce moment, j'apercus un autre grenadier occupe a +attacher sur sa capote une paire d'epaulettes d'officier superieur. A +ma grande surprise, je reconnais Picart, mon vieux compagnon, que je +n'avais pas vu depuis Wilna, depuis le 9 decembre! Aussitot, je dis au +grenadier: "Dites au colonel Picart que le sergent Bourgogne lui +demande une place.--Vous vous trompez", me repond-il. Mais, sans +l'ecouter, je force la consigne, le soldat du train me suit et nous +entrons. + +A peine Picart m'a-t-il reconnu qu'il jette ses grosses epaulettes sur +la paille en s'ecriant: "Jour de Dieu! C'est mon pays, c'est mon +sergent! Comment se fait-il, mon pays, que vous arrivez seulement? +Vous avez donc encore fait l'arriere-garde?" Sans lui repondre, je +m'etais laisse tomber sur la paille, epuise de fatigue, de sommeil et +d'inanition, et aussi suffoque par la chaleur d'un grand poele. Picart +courut a son sac, en tira une bouteille ou il y avait de l'eau-de-vie, +et me forca d'en prendre quelques gouttes qui me ranimerent un peu. +Ensuite, je le priai de me laisser reposer. + +Il pouvait etre huit heures du matin; il en etait deux de l'apres-midi +lorsque je m'eveillai. + +Picart mit entre mes jambes un petit plat de terre contenant de la +soupe au riz que je mangeai avec plaisir, et en regardant a droite et +a gauche, car je cherchais a me reconnaitre. A la fin, tout se +debrouilla dans mes idees, de maniere a me rappeler ce qui m'etait +arrive depuis vingt-quatre heures. + +J'etais dans mes reflexions, lorsque Picart m'en tira pour me conter +ce qui lui etait arrive depuis que nous nous etions separes, a Wilna: +"Apres avoir chasse les Russes qui s'etaient presentes sur les +hauteurs de Wilna, on nous fit revenir sur la place; de la, on nous +conduisit au faubourg situe sur la route de Kowno, pour etre de garde +chez le roi Murat qui venait de quitter la ville. La, je vous +cherchai, pensant que vous aviez suivi, et je fus etonne de ne plus +vous voir. A minuit, on nous fit partir pour Kowno, accompagnant le +roi Murat et le prince Eugene qui, aussi, etait loge au faubourg. +Mais, arrives au pied de la montagne, il ne nous a pas ete possible de +la traverser, a cause de la quantite de neige et du nombre de voitures +et de caissons sur la route qui la traversait. + +"Lorsqu'il fit un peu jour, le roi et le prince parvinrent a continuer +leur chemin en tournant la montagne, mais tant qu'a moi et quelques +autres, comme nous n'avions pas de chevaux, nous nous engageames par +le chemin. Bien nous en prit, car nous eumes l'occasion de monter les +premiers a la roue et de faire quelques pieces de cinq francs ... a +votre service, entendez-vous, mon pays?" Picart continua a me faire un +detail de sa marche jusqu'au moment ou le hasard me le fit rencontrer. + +Alors je lui dis que c'etait toujours un bonheur pour moi, chaque fois +que je le rencontrais, mais que, cette fois, j'etais plus heureux +encore puisque je le retrouvais colonel. Il se mit a rire en me disant +que c'etait une ruse de guerre dont, plus d'une fois, il s'etait servi +pour conserver un beau logement; que, depuis hier, il s'etait fait +colonel et etait reconnu pour tel par ceux qui etaient avec lui, +puisqu'ils lui rendaient les honneurs. + +Picart me dit qu'a 3 heures, il devait y avoir une revue du roi Murat +ou l'on devait donner des ordres pour indiquer les endroits ou les +debris des differents corps devaient se reunir. Je me disposai a y +aller, afin d'y rencontrer mes camarades. Picart me fit la barbe, qui +n'avait pas ete faite depuis notre depart de Moscou, avec un mauvais +rasoir que nous avions trouve dans le portemanteau du Cosaque tue le +23 novembre, et, quoiqu'il le repassat sur le fourreau de son sabre et +ensuite sur sa main pour lui donner le fil, il ne m'en ecorcha pas +moins la figure. + +L'heure venue, nous sortimes de notre logement pour aller au +rendez-vous. L'appel devait se faire dans une grande rue. Les +militaires de toute arme s'y rendaient. Plusieurs des vieux de la +Garde avaient pousse l'ambition, et cela pour se faire remarquer, +jusqu'a s'arranger comme pour un jour de grande parade: en les voyant, +l'on aurait pense qu'ils arrivaient plutot de Paris que de Moscou. Au +lieu du rendez-vous, j'eus le bonheur de rencontrer tous ceux avec qui +j'etais le jour d'avant, ainsi que bien d'autres que je n'avais pas +vus depuis Wilna, mais nous etions peu nombreux. Grangier me dit: +"J'espere que tu ne nous quitteras plus; tu vas venir a notre logement +et, comme l'on est autorise a prendre des traineaux ou des voitures +pour se faire conduire, nous tacherons d'en trouver". Nous restames +assez longtemps dans la rue, en attendant le roi Murat. Pendant ce +temps, on etait surpris de rencontrer des amis, de retrouver vivants +ceux que l'on pensait morts. J'eus le plaisir de rencontrer le sergent +Humblot, avec qui j'avais voyage la veille et dont j'avais ete separe +dans les bois, au moment du _hourra_. J'appris aussi que les +cantinieres Marie et la mere Gateau etaient arrivees a bon port. + +Le roi Murat ne venant pas, l'on prit les noms des hommes incapables +de marcher, afin de les faire partir le lendemain, a six heures du +matin, avec des traineaux que les autorites fournissaient. Nos +camarades s'occuperent d'en chercher, mais il leur fut impossible d'en +trouver. Il fallut s'en consoler en se disposant a passer une bonne +nuit, afin de pouvoir marcher le jour suivant. + +Picart m'avait dit qu'il voulait me parler avant de nous separer. A +peine l'ordre du depart fut-il donne, que je sentis une grosse tape +sur l'epaule; c'etait lui. Il me fit signe, ainsi qu'a Grangier, de +le suivre, et, lorsque nous fumes eloignes de maniere a ce que +personne ne put nous entendre, il me dit: "Vous allez me faire +l'amitie d'accepter un bon coup de vin blanc, vin du Rhin!--Pas +possible!" m'ecriai-je. Pour toute reponse, il nous dit: "Suivez-moi!" +Chemin faisant, il nous conta que, la veille, il avait rencontre un +juif avec qui il avait fait connaissance, et cela pour lui vendre des +objets dont il voulait se defaire, ses epaulettes de colonel et autre +chose encore, mais qu'il n'avait pas manque, comme cela lui arrivait +souvent, de se faire passer pour juif en disant que sa mere etait +fille du rabbin de Strasbourg et que lui se nommait Salomon. Enchante, +et aussi dans l'espoir de faire un bon marche, l'autre lui avait +indique sa demeure, en l'assurant qu'il lui procurerait du bon vin du +Rhin. + +Nous arrivames derriere la synagogue: a cote etait une petite maison +ou Picart s'arreta. Il regarda a droite et a gauche s'il ne voyait +rien; ensuite, se pincant le nez, il appela d'une voix nasillarde, et +a plusieurs reprises: "Jacob! Jacob!" Nous vimes paraitre, par un +trou, une espece de figure coiffee d'un long bonnet fourre et ornee +d'une sale barbe: c'etait Jacob le juif. En reconnaissant Picart, il +lui dit en allemand: "Ah! c'est vous, mon cher Salomon; je vais vous +ouvrir!" Le juif ouvrit la petite porte, et nous entrames dans une +chambre bien chaude, mais puante et degoutante. Lorsque nous fumes +assis sur un banc autour du poele, nous vimes entrer trois autres +juifs, dont Jacob nous dit que c'etait sa famille. + +Picart, qui savait comment il fallait s'y prendre avec ses soi-disant +coreligionnaires, commenca par ouvrir son sac et en tirer d'abord une +paire d'epaulettes, non pas de colonel, mais de marechal de camp, une +pacotille de galons, tout cela neuf et ramasse a la montagne de Wilna, +dans les caissons abandonnes. + +Il y avait aussi quelques couverts d'argent venant de Moscou. Les +juifs ouvrirent de grands yeux; alors Picart demanda du vin et du +pain; on apporta du vin du Rhin excellent; le pain n'etait pas de +meme; mais, pour le moment, c'etait plus que l'on ne pouvait esperer. + +Pendant que nous etions a boire, les juifs regardaient les objets +etales sur le banc; Jacob demanda a Picart combien il voulait de tout +cela: "Dites-vous meme!" repondit Picart. Le juif dit un prix bien +eloigne de ce que Picart voulait. Il lui dit: Non! Jacob dit encore +quelque chose de plus; cette fois Picart, chez qui le vin commencait a +produire son effet, regarda le juif d'un air goguenard et lui repondit +en mettant un doigt sur le cote de son nez, et en fredonnant non pas +les paroles, mais le chant du rabbin a la synagogue, le jour du +Sabbat. + +Les quatre juifs se mirent aussi a se balancer comme des Chinois et a +chanter les versets. Grangier regarda Picart, pensant qu'il etait fou, +et moi, malgre ma triste position, je me pamais de rire. Enfin, Picart +cessa de chanter pour nous verser a boire. Pendant ce temps, les juifs +causerent ensemble du prix des objets; Jacob en offrit un prix plus +eleve, mais ce n'etait pas encore ce que Picart voulait, de sorte +qu'il se remit a recommencer son tintamarre, jusqu'au moment ou il +accorda le marche, a condition qu'on lui donnat de l'or. Jacob paya +Picart en pieces d'or de Prusse; il est probable qu'il etait content +de son marche, puisqu'il nous donna des noisettes et des oignons. Le +vin nous avait monte a la tete et nous avait rendus comme fous, car, +lorsque Picart eut recu son argent, nous nous mimes a faire, comme +lui, le sabbat. + +Le charivari aurait continue longtemps, si l'on n'eut frappe a la +porte a coups de crosses de fusils. Jacob regarda par le trou, et +apercut plusieurs soldats qui lui dirent, en allemand, qu'ils avaient +un billet de logement pour loger chez lui et que, s'il n'ouvrait pas +de suite, la porte allait etre enfoncee. Il ouvrit de suite. Nous +primes le parti de nous retirer; je dis adieu a Picart, avec promesse +de nous revoir a Elbing, endroit sur lequel nous avions l'ordre de +nous diriger. + +Arrives au logement, nous mangeames une soupe de riz; ensuite je +m'occupai de mes pieds, de ma chaussure, et, comme nous etions dans +une chambre chaude et sur de la paille fraiche, je m'endormis. + +Le lendemain 17, a cinq heures, la ville etait deserte: les hommes +qui, depuis deux mois, n'avaient pas couche sous un toit et qui, dans +ce moment, se trouvaient couches chaudement, ne se pressaient pas de +sortir de leur logement. Deux ou trois tambours, qui restaient encore +de ceux de la Garde, battirent la _grenadiere_ pour nous, et la +_carabiniere_ pour les chasseurs. Lorsque nous fumes dans la rue, nous +remarquames qu'il faisait moins froid que la veille. Nous vimes venir +un traineau attele de deux chevaux, qui s'arreta. Il etait conduit par +deux juifs et charge d'epicerie. L'idee nous vint de leur proposer de +nous conduire, en payant, bien entendu, jusqu'a Darkehmen, ou l'on +devait aller ce jour-la, ou de nous emparer du traineau, s'ils +refusaient. D'abord ils firent quelques difficultes, sous differents +pretextes. Nous leur proposames de payer la moitie du prix, et le +reste en arrivant. Les juifs accepterent. Le prix etant convenu pour +quarante francs, nous leur en payames de suite la moitie, mais comme +ils ne prenaient les pieces de cinq francs que comme un thaler qui +n'en vaut que quatre, cela nous fit dix francs de plus. Nous n'y +regardames pas de si pres, et imprudemment, pour nous attirer leur +confiance, nous leur fimes voir que nous avions beaucoup d'argent. Un +sergent-major nomme Pierson, qui avait plusieurs pieces d'argenterie, +les montra. Des ce moment, ils parlerent hebreu, de sorte que nous ne +pumes rien comprendre de ce qu'ils disaient. + +Nous etions cinq velites, Leboude, Grangier, Pierson, Oudict et moi. +Le traineau etait decharge, les chevaux reposes, nous nous disposames +a partir. Nous mimes nos fusils dans le fond du traineau et nos sacs +par-dessus, et nous voila en route. Il etait plus de six heures: tous +les debris de l'armee etaient deja en mouvement, comme les jours +precedents, sans organisation, sans ordre; la confusion etait telle +qu'il n'y avait pas moyen de sortir de la ville. Ceux qui ne se +sentaient pas la force de marcher voulaient s'emparer des traineaux ou +y prendre place. + +Sortis avec bien de la peine, nous trouvames le meme encombrement. Nos +conducteurs nous firent comprendre qu'ils allaient nous conduire par +un chemin a gauche, ou l'on ne voyait personne, et qu'avant une heure +nous aurions rejoint la grande route et depasse la tete de colonne. +Nous aurions du demander, puisque le chemin etait si bon, pourquoi +d'autres conducteurs de traineaux, qui devaient aussi bien le +connaitre, ne le prenaient pas; mais nous n'y pensames pas. Lorsque +nous eumes voyage, au grand trot, un bon quart d'heure, je m'apercus +que la route que nous suivions tournait insensiblement sur la gauche, +et nous eloignait de celle que suivait l'armee; que le terrain sur +lequel nous roulions, et que l'on nous faisait prendre pour un chemin, +n'etait qu'un remblai formant la digue d'un canal a notre droite, et +d'un contre-fosse a gauche. Voulant communiquer mes observations a mes +camarades, je criai aussi fort que je le pouvais, et a plusieurs +reprises: "Halte! halte!" Grangier me demanda ce que je voulais. Je +redoublai mes cris: "On nous trompe, nous sommes avec des coquins!" +Alors Pierson, qui etait sur le devant, tenant dans ses mains une +theiere en argent qu'il rapportait de Moscou, et dont il se servait a +chaque instant pour faire faire du the, se mit a son tour a crier: +"Halte!" + +Les fripons de juifs sautent en bas de la botte de paille sur laquelle +ils etaient assis, et, toujours en marchant, mais moins vite, prennent +les chevaux par la bride, font tourner le traineau et nous renversent +du haut en bas de la digue, du cote du contre-fosse. Heureusement pour +moi, qui etais place derriere, les jambes pendantes en dehors et sur +le cote du traineau, que j'avais pu voir leur mouvement, de sorte +qu'en me laissant glisser, j'evitai de faire le grand saut, mais mes +camarades roulerent jusqu'en bas, a plus de vingt-cinq pieds, et +arriverent tout meurtris sur glace. Comme ils avaient les pieds et les +mains geles, ils poussaient des cris effrayants, occasionnes par les +douleurs. Ces cris se changerent en cris de rage contre les juifs qui, +deja, avaient retire le traineau au bord de la digue, car, tenant les +chevaux par la bride, ils l'avaient empeche, quoique renverse, de +rouler jusqu'en bas. Ils se disposaient a se sauver avec nos bagages, +mais, comme mon fusil etait avec les autres, dans le fond du traineau, +je tirai mon sabre et en portai un coup sur la tete d'un juif qui, +grace a son bonnet fourre, ne l'eut point fendue en deux. Je lui en +portai un second qu'il para avec la main gauche couverte d'un gant en +peau de mouton. Ils allaient nous echapper, quand Pierson arriva pour +me seconder, tandis que les autres, encore en bas du remblai, qu'ils +n'avaient pas la force de remonter, juraient et nous criaient de tuer +les juifs. Celui auquel j'avais donne un coup de sabre se sauvait en +traversant le canal; l'autre, qui tenait les chevaux, demandait grace +en disant que c'etait la faute de son camarade. Cela n'empecha pas +Pierson d'appliquer quelques coups de plat de sabre a celui qui +restait et qui demandait pardon en nous appelant colonel et general. + +Pierson, prenant les chevaux par la bride, lui ordonna de descendre +afin d'aider nos camarades a remonter. C'est ce qu'il s'empressa de +faire; il en fut recompense par les coups de poings qu'on lui appliqua +avec force. Lorsqu'ils furent remontes, Leboude nous annonca que nous +avions acquis de droit le traineau et les chevaux, car ces deux +coquins avaient cherche a nous detruire, afin de s'emparer de ce que +nous avions. + +Nous ordonnames au juif de nous conduire, au grand galop, par le +chemin le plus court, afin de rejoindre l'armee, mais il fallut +retourner par ou nous etions venus. + +Arrives pres de la ville, le juif voulait nous y faire entrer sous +pretexte de prendre quelque chose chez lui: c'etait pour nous livrer +aux Cosaques, qui y etaient deja. Nous lui fimes sentir la pointe du +sabre dans le dos, le menacames de le tuer, s'il faisait encore un pas +du cote de la ville. Aussi s'empressa-t-il de tourner a gauche, sur la +route que suivait l'armee, dont nous apercevions les derniers +traineaux a une grande distance. Un quart d'heure apres, nous les +avions rejoints, ensuite nous les depassames en descendant une cote +avec rapidite. + +Comme j'etais place sur le derriere du traineau, le bout du timon de +l'un de ceux qui descendaient m'atteignit dans le flanc droit et me +jeta sur la neige a plus de six pieds. Je restai sans connaissance. Un +fourrier des Mamelucks, qui me connaissait, s'empressa de me relever +et de m'asseoir sur la neige[73]. Mes camarades s'empresserent aussi +de venir a mon secours: on pensait que le timon m'etait rentre dans +le corps, mais fort heureusement que mes habillements avaient amorti +le coup; et puis, par bonheur, le bord du timon etait garni d'une peau +de mouton. + +[Note 73: Le Mameluck qui me releva se nommait Angelis; il etait +de la Georgie; nous nous etions connus en Espagne; il etait un des +Mamelucks que l'Empereur avait ramenes d'Egypte; quelques-uns +seulement de ce beau corps echapperent aux desastres de cette +campagne. (_Note de l'auteur_.)] + +Je fus releve, et l'on me replaca sur le traineau: chose etonnante, il +n'en resulta pour moi rien de funeste; seulement, dans la journee, +j'eus des vomissements. + +Il pouvait etre neuf heures lorsque nous arrivames dans un grand +village; beaucoup d'hommes y etaient deja; nous entrames dans une +maison, afin de nous y chauffer; nous laissames notre traineau a la +porte, ayant eu la precaution de le decharger de nos bagages et de +faire entrer le juif avec nous, dans la crainte qu'il n'enlevat notre +equipage. + +Les soldats qui etaient a se chauffer nous dirent que, dans le +village, on vendait des harengs et du genievre. Comme ils avaient eu +beaucoup de complaisance pour moi et qu'ils avaient tous les pieds +plus geles que les miens, je me decidai a y aller mais, en partant, je +leur recommandai d'avoir les yeux sur le traineau: "Sois tranquille, +me dit Pierson, j'en reponds!" Je partis avec notre juif pour me +servir de guide et d'interprete. + +Il me conduisit chez un de ses comperes, ou je trouvai des harengs, du +genievre et des mauvaises galettes de seigle. Pendant que je me +chauffais en buvant un verre de genievre, je m'apercus que mon guide +avait disparu avec un autre juif, avec lequel il causait un instant +avant. Voyant qu'il ne rentrait pas, je retournai, avec mes +provisions, rejoindre mes amis: mais quel fut mon etonnement, lorsque +je fus pres de la maison, de n'y plus voir le traineau a la porte! Mes +camarades, tranquillement a se chauffer, me demandent ou sont les +provisions; moi je leur demande ou est le traineau. Ils regardent dans +la rue, le traineau est parti! Sans dire un mot, je jette les +provisions a terre, et, le coeur triste, je vais me coucher sur de la +paille, a cote du poele. Une demi-heure apres, on battit le rappel +pour le depart, et l'on nous fit savoir qu'a deux petites lieues de +la, il y aurait des traineaux pour tout le monde, afin que l'on put +arriver le meme jour a Gumbinnen. + +Arrives a cet endroit, nous y trouvames, en effet, une grande quantite +de traineaux et, un instant apres, on nous fit partir. Pendant la +route, je fus indispose: le mouvement du traineau fit, sur moi, +l'effet du mal de mer; j'eus des vomissements. Je voulus, avant +d'arriver, marcher un peu a pied, mais je faillis perir de froid, car +il etait devenu insupportable. Heureusement, mes camarades +s'apercurent de ma triste position, firent arreter le traineau et +vinrent me chercher: je ne pouvais plus avancer. Quand nous arrivames +a Gumbinnen, il etait temps! On nous donna un billet de logement pour +nous cinq, et nous eumes une chambre bien chaude et de la paille. + +Lorsque nous fumes installes, la premiere chose que nous fimes, fut de +demander si, pour de l'argent, nous ne pourrions pas avoir a boire et +a manger. Le bourgeois, qui avait l'air d'un brave homme, nous +repondit qu'il ferait son possible pour nous donner ce que nous +demandions: une heure apres, il nous apporta de la soupe, une oie +rotie et des pommes de terre, de la biere et du genievre. Nous +devorions le tout des yeux, mais, malheureusement, l'oie etait +tellement coriace, que nous ne pumes en manger que tres peu, et ce peu +faillit nous etouffer; nous en fumes reduits aux pommes de terre. + +Je fus, avec le sergent-major Oudict, voir, dans la ville, si nous ne +trouverions pas quelque chose a acheter: le hasard nous conduisit dans +une maison ou Oudict rencontra un chirurgien-major de son pays. Il +etait loge avec deux officiers et trois soldats, reste du regiment. +Ils etaient dans un etat pitoyable; ils avaient presque tous perdu les +doigts des pieds et des mains; pendant que nous etions dans cette +maison, un individu nous proposa de nous vendre un cheval et un +traineau, que nous nous empressames d'acheter pour la somme de 80 +francs. + +Le lendemain 18, apres avoir essaye de manger de notre oie, qui +n'etait pas plus tendre que la veille, nous montames sur notre +traineau et nous partimes pour aller coucher a Wehlau; mais a peine +fumes-nous hors de la ville, que Pierson, qui conduisait le traineau +et qui n'y entendait rien, nous fit faire une culbute, brisa le +brancard, et nous jeta sur la neige. Nous nous trouvions pres d'une +maison ou nous entrames pour le faire reparer: pendant que le paysan +etait occupe a cette besogne, nous l'etions a nous chauffer, et, +lorsque nous fumes pour nous mettre en route, nous fumes on ne peut +plus etonnes de voir que nous n'avions plus d'armes: les Prussiens +nous avaient pris nos fusils deposes contre la porte. Nous crions, +nous jurons: "Nous voulons nos armes, ou nous mettons le feu a la +maison!" Mais le paysan jure a son tour qu'il n'a rien vu; il fallut +se decider a partir sans armes. Heureusement qu'apres une heure de +marche, nous rencontrames un fourgon parti le matin de Gumbinnen avec +un chargement de fusils de la Garde imperiale, de sorte que nous pumes +en prendre d'autres. Enfin nous arrivames a Wehlau a trois heures. + +Nous vimes plus de deux mille soldats rassembles pres de l'Hotel de +Ville, attendant des billets de logement. Un grand coquin de Prussien +s'avance pres de nous, et nous dit que, si nous voulons, pour peu de +chose, il nous logera chez lui; qu'il a une chambre bien chaude, de la +paille pour nous coucher, et une ecurie pour notre cheval. Nous +acceptames avec empressement. Arrives chez lui, il met le cheval a +l'ecurie, nous fait monter au second, et la, nous entrons dans une +chambre passablement malpropre; il en etait de meme de la paille, mais +il faisait chaud, c'etait l'essentiel. + +Nous vimes paraitre une femme qui avait pres de six pieds de haut, et +une vraie figure de Cosaque; elle nous dit qu'elle etait la bourgeoise +de la maison, et que, si nous avions besoin de quelque chose, nous +n'avions qu'a lui donner de l'argent, qu'elle irait nous le chercher. +C'etait ce que nous demandions, car pas un de nous n'etait dispose a +sortir. Je lui donne cinq francs pour aller nous chercher du pain, de +la viande et de la biere. Un instant apres, elle nous apporta de l'un +et de l'autre; on fit la soupe, et, apres avoir mange et nous etre +assures que notre cheval ne manquait de rien, nous nous reposames +jusqu'au lendemain matin. + +Avant de partir, nous donnames a notre bourgeoise une piece de cinq +francs pour la nuit, mais elle nous dit que cela ne suffisait pas; +alors nous lui en donnames une seconde. Mais ce n'etait pas encore son +compte; elle exigea que nous lui donnions une piece de cinq francs par +chaque homme, plus une pour le cheval. + +Alors je me levai pour lui dire qu'elle n'etait qu'une grande canaille +et qu'elle n'aurait pas davantage. A cela, elle me repondit en me +passant la main sur la figure et en me disant: "Pauvre petit +Francais, il y a six mois, lorsque tu passas par ici, c'etait fort +bien, tu etais le plus fort; mais aujourd'hui, c'est different! Tu +donneras ce que je te demande, ou j'empeche mon mari de mettre le +cheval au traineau et je vous fais prendre par les Cosaques!" Je lui +repondis que je me moquais des Cosaques comme des Prussiens: "Oui, me +repondit-elle, si tu savais qu'ils sont pres d'ici, tu ne dirais pas +cela!" Alors voyant toute la mechancete de cette femme, je l'attrapai +par le cou pour l'etrangler, mais elle fut plus forte que moi, elle me +renversa sur la paille et c'etait elle, a son tour, qui voulait +m'etrangler. Fort heureusement qu'un grand coup de pied dans le +derriere, donne par un de mes camarades, la fit relever. Dans ce +moment, le mari entra, mais ce fut pour recevoir un grand coup de +poing de sa chere femme qui etait comme une furie, qui lui dit qu'il +n'etait qu'un grand lache et que, s'il n'allait pas, de suite, +chercher les voisins et les Cosaques, elle lui arracherait les yeux. +Comme nous etions cinq contre deux, nous l'empechames de sortir de la +maison et nous le forcames de mettre le cheval au traineau, mais il +fallut donner ce que cette coquine avait demande; il n'y avait pas a +marchander, les Cosaques etaient proches. Avant de partir, je dis a +cette diablesse que, si je revenais, je lui ferais rendre avec usure +l'argent que nous lui donnions. A cela, elle me repondit en me +crachant a la figure; comme je voulais riposter a cette insulte par un +coup de crosse de fusil, mes camarades m'en empecherent. + +Nous nous placames sur le traineau pour partir au plus vite. + +Ce jour-la, 19 decembre, nous allames coucher a Insterbourg, ou nous +arrivames a la nuit; nous fumes loges chez de braves gens. + +Le lendemain 20, c'etait un dimanche; nous partimes de grand matin +pour aller coucher a Eylau. La, nous allames directement a la Maison +de Ville, ou l'on nous donna, sans difficulte, un billet de logement. +Nous fumes encore chez de bonnes gens, chez qui nous trouvames un bon +feu; on nous offrit a chacun un verre de genievre. Ensuite, notre +bourgeoise alla chercher nos vivres avec notre billet de logement, car +les communes venaient de recevoir l'ordre de nous donner les vivres. + +Lorsque nous fumes rechauffes et un peu reposes, nous nous disposames, +en attendant la soupe, a faire une visite au champ de bataille, que +nous parcourumes en partie. Nous vimes plusieurs monuments funebres, +c'est-a-dire de simples croix en bois; nous en remarquames +particulierement une avec cette inscription: "Ici reposent vingt-neuf +officiers du brave 14me de ligne, morts au champ d'honneur[74]". + +[Note 74: Plus cinq cent quatre-vingt-dix sous-officiers et +soldats. (_Note de l'auteur_).] + +Apres quelques observations sur l'emplacement des troupes, le jour de +cette terrible bataille, nous entrames en ville, qui nous parut +deserte. Il est vrai que c'etait un dimanche; que les habitants +etaient, vu la saison, renfermes chez eux, et que nous nous trouvions +les seuls Francais, les autres ayant pris une autre direction. + +Rentres a notre logement, en attendant que notre repas fut fait, nous +nous etendimes sur la paille. A peine y etions-nous, qu'un veteran +prussien entra pour nous prevenir qu'on apercevait les Cosaques sur +une hauteur, a un quart de lieue de la ville, et qu'il nous +conseillait de partir au plus tot. Comme la chose n'etait que trop +vraie, nous nous depechames de faire nos dispositions de depart; nous +enveloppames dans de la paille notre viande, qui n'etait pas a moitie +cuite. + +Nous partimes avec notre paysan pour nous mettre dans le bon chemin. +Lorsque nous y fumes, il nous fit remarquer les Cosaques sur une +hauteur: ils etaient plus de trente. Le temps etait brumeux; la neige +ne manqua pas de tomber un instant apres notre depart. Nous n'avions +pas encore fait une demi-lieue que la nuit nous surprit. Nous +rencontrames deux paysans. Nous leur demandames s'il y avait encore +loin pour trouver un village. Ils nous dirent qu'avant d'en trouver, +il fallait traverser un grand bois; que nous trouverions a notre +droite, a vingt-cinq pas de la route, une maison qui etait celle d'un +garde forestier qui tenait auberge, et que nous pourrions y loger. +Apres une petite demi-heure de marche, nous arrivames a la maison +indiquee: il etait neuf heures; nous avions fait quatre lieues. + +Avant de nous ouvrir, on nous demanda qui nous etions et ce que nous +voulions. Nous repondimes que nous etions Francais et militaires de la +Garde imperiale et que nous demandions si, en payant, nous pourrions +avoir a loger, a boire et a manger. Aussitot, on nous ouvrit la porte +et on nous dit d'etre les bienvenus. Nous commencames par faire mettre +notre cheval a l'ecurie. Puis on nous fit entrer dans une grande +chambre ou nous apercumes trois individus couches sur de la paille; +c'etaient trois chasseurs a cheval de la Garde, arrives dans la +journee, mais plus malheureux que nous, car ils n'avaient plus de +chevaux et, ayant les pieds geles, ils etaient obliges de faire la +route a pied. On nous servit a manger, ensuite nous nous couchames et +nous dormimes comme des bienheureux. + +En nous eveillant, nous fumes surpris de ne plus voir les chasseurs, +mais le maitre de la maison nous apprit qu'il y avait environ une +heure, un juif voyageant avec un traineau avait propose aux chasseurs +de les conduire a trois lieues pour deux francs, et qu'ils avaient +accepte avec empressement. Nous apprimes cette nouvelle avec plaisir. +Apres avoir paye la valeur de cinq francs qu'on nous demanda pour +notre cheval et pour nous, nous partimes; notre bourgeois nous +recommanda de toujours suivre les traces du traineau qui nous +precedait et qui conduisait les chasseurs. + +Nous avions une longue marche a faire, ce jour-la: neuf lieues. + +Apres avoir marche toute la journee, nous arrivames, a la nuit, a +Heilsberg, ou nous devions loger. La premiere chose que nous fimes, +fut d'aller chez le bourgmestre chercher un billet de logement; nous +fumes assez heureux pour nous voir designer la meme maison ou nous +fumes assez bien recus; six chasseurs a cheval de la Garde s'y +trouvaient deja. On nous servit de la soupe, de la viande avec force +bonnes pommes de terre et de la biere; nous demandames du vin, en +payant, bien entendu. On nous en procura a un thaler la bouteille +(quatre francs) que nous trouvames bon et pas cher. Avant de nous +coucher sur de la bonne paille, nous recommandames a notre bourgeoise +de nous preparer a manger pour cinq heures du matin, car nous voulions +partir de bonne heure, ayant encore une grande etape a faire. + +Le lendemain 22 decembre, nous nous levames de grand matin; un +domestique vint nous apporter de la chandelle; nous lui recommandames +notre cheval en lui promettant de lui donner un pourboire lorsqu'il +l'aurait mis au traineau. On nous apporta la soupe, enfin ce que nous +avions demande. Alors chacun de nous flatta la bourgeoise en lui +disant: "Bonne femme! belle femme!" et en lui donnant des petites +claques sur le dos, sur les bras, et puis ailleurs; le repas fini, +nous nous disposions a partir; le traineau etait pret et nous disions +adieu a la femme, lorsqu'elle nous dit: "C'est bien, messieurs, mais +avant de partir n'oubliez pas de payer!--Comment, payer? Ne +sommes-nous pas ici par billet de logement? Ne devez-vous pas nous +nourrir?--Oui, repondit-elle, pour ce que vous avez mange hier, mais +pour la nourriture d'aujourd'hui il me faut deux thalers (10 francs)." +Je declarai que je ne payerais pas, et comme la femme voyait que nous +nous disposions a partir sans lui donner de l'argent, elle ordonna de +fermer la porte, et une douzaine de grands coquins de Prussiens +entrerent dans la maison, armes de grands batons de la grosseur de mon +bras. Ce n'etait pas le cas de discuter: nous payames et nous +partimes. Autre temps, autres moeurs. A present, nous etions les moins +forts. + +Les chasseurs etaient partis pendant que nous mangions. Nous avions +encore deux jours de marche jusqu'a Elbing, douze lieues, mais comme +nous ne voulions pas fatiguer notre cheval, nous decidames que nous +irions loger a trois lieues de cette ville. + +Apres une lieue de marche, nous apercumes plusieurs traineaux venant +sur notre gauche pour marcher aussi sur Elbing. Cela nous fit penser +que nous n'avions pas suivi la route que les debris de l'armee avaient +prise, car au lieu d'aller sur Eylau, nous devions nous diriger sur +Friedland. + +Un traineau de grande dimension et traine par deux chevaux vigoureux +passa pres de nous. Il allait tellement vite que nous ne pumes +distinguer de quel regiment etaient les militaires qu'il conduisait. +Au bout d'une demi-heure, nous apercumes une maison d'assez belle +apparence, c'etait la poste aux chevaux, et, en meme temps, une bonne +auberge; nous vimes, sur la porte, plusieurs soldats de la Garde et +d'autres qui partaient sur des traineaux que l'on venait de leur +procurer. + +Nous descendimes et nous entrames. Nous demandames du vin, car un +velite chasseur et un ancien venaient de nous dire qu'il y en avait, +et "du soigne". Ils paraissaient meme en avoir bu copieusement. + +Le vieux comme le jeune etaient d'une gaiete folle, chose qui arrivait +presque a tous ceux qui, comme nous, avaient eu tant de miseres et de +privations. La plus petite boisson vous portait a la tete. Le vieux +nous demanda si nous avions rencontre le regiment de grenadiers +hollandais, faisant partie de la Garde imperiale. Nous lui repondimes +que non: "Il a passe pres de vous, dit le velite, et vous ne l'avez +pas apercu? Ce grand traineau qui vous a depasse, eh bien, c'etait +tout le regiment des grenadiers hollandais! Ils etaient sept!" + +Le maitre de poste annonca a nos deux chasseurs qu'il y avait un +traineau a leur disposition et que, pour trois thalers (quinze +francs), il les conduirait a trois lieues d'Elbing. Nous nous +disposames a partir avec eux, puisqu'ils avaient un conducteur. Cinq +minutes apres, nous etions en route. + +Grangier et moi nous trouvames fortement indisposes et rendimes tout +ce que nous avions pris depuis la veille. Cette indisposition venait +de ce que notre estomac n'etait plus habitue a prendre de fortes +nourritures, il aurait fallu nous y habituer peu a peu; c'est ce que +nous nous promimes de faire. Arrives au village, nous primes chacun un +verre de genievre de Dantzig. Nous continuames a marcher jusqu'au +moment ou nous arrivames dans le village ou nous devions loger. Il +faisait nuit; nous nous presentames chez le bourgmestre afin d'avoir +un billet de logement, mais on nous le refusa brutalement en nous +disant que nous n'avions qu'a coucher dans la rue. Nous voulumes faire +des observations; on nous ferma la porte au nez. Nous nous presentames +dans plusieurs auberges ou, en payant, nous demandames a loger, mais +partout nous eumes la meme reception. + +Nous decidames, les chasseurs et nous, que nous continuerions a +marcher ensemble, qu'ils profiteraient de notre traineau et, comme il +n'etait pas assez grand pour nous contenir tous, que deux iraient a +pied, chacun son tour. + +De cette maniere, nous devions tacher d'atteindre un village ou nous +trouverions peut-etre des habitants plus hospitaliers. A une portee de +fusil, nous apercumes une maison un peu ecartee de la route. Nous +primes aussitot le parti de nous y loger de force, si l'on ne voulait +pas nous y recevoir de bonne volonte. Le paysan nous dit qu'il nous +logerait avec plaisir, mais que s'il etait connu, par ceux du village, +pour nous avoir donne a coucher, il aurait la _schlague_; que si, +cependant, on ne nous avait pas vus entrer, il risquerait de nous +loger. Nous l'assurames que personne ne nous avait apercus, qu'il +pouvait nous recevoir sans crainte et qu'avant de partir, nous lui +donnerions deux thalers. Il parut tres content et sa femme encore +davantage, et nous nous installames autour du poele. + +Pendant que l'homme etait sorti pour mettre notre cheval a l'ecurie, +la femme, s'approchant de nous, nous dit tout bas, et en regardant si +son mari ne venait pas, que les paysans etaient mechants pour les +Francais, parce que, lorsque l'armee avait passe, au mois de mai, des +chasseurs a cheval de la Garde avaient loge quinze jours dans le +village, et qu'il y en avait un, chez le bourgmestre, si joli, si +jeune, que toutes les femmes et les filles venaient sur leur porte +pour le voir; c'etait un fourrier. On jour, il arriva que le +bourgmestre le surprit qui embrassait madame, de sorte que le +bourgmestre battit madame. Le fourrier, a son tour, battit le +bourgmestre, de sorte que madame est grosse, et que l'on dit que c'est +du fourrier. Nous etions a ecouter et a sourire de la maniere dont la +femme nous contait cela. + +"Ce n'est pas tout, continua-t-elle; il y a encore trois autres +femmes, dans le village, qui sont comme la femme du bourgmestre, et +c'est pour cela qu'ils sont mechants pour les Francais, de si jolis +garcons!" A peine avait-elle dit le mot, que le velite chasseur se +leve, lui saute au cou et l'embrasse: "Prenez garde, voila mon mari!" +Effectivement il entra en nous disant qu'il avait donne a manger au +cheval et que, dans un moment, il lui donnerait a boire, mais que si +nous voulions lui faire plaisir, nous partirions avant le jour, afin +que l'on ne put voir qu'il nous avait loges: "Pour peu de chose, +dit-il, je conduirai ceux de vous qui n'ont pas de traineau, car j'en +ai un". Les deux chasseurs accepterent. + +On nous servit, pour notre repas, une soupe au lait et des pommes de +terre, ensuite nous nous couchames tout habilles, et nos armes +chargees. + +Le lendemain 23, il n'etait pas encore quatre heures du matin, que le +paysan vint nous eveiller en nous disant qu'il etait temps de partir. +Nous payames la femme, nous l'embrassames et nous partimes. + +Au second village, les habitants, en nous voyant, crierent _hourra_ +sur nous, et nous jeterent des pierres ou des boules de neige. Nous +arrivames dans un des faubourgs d'Elbing, ou nous nous arretames dans +une auberge pour nous y chauffer, car le froid avait augmente. Nous y +primes du cafe et, a neuf heures, nous entrames en ville avec d'autres +militaires de l'armee qui arrivaient comme nous, mais par d'autres +chemins. + + + + +XI + +Sejour a Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle a heritage.--Le 1er janvier +1813.--Picart et les Prussiens.--Le pere Elliot.--Mes temoins. + + +Nous allames, sans perdre de temps, a l'Hotel de Ville, afin d'avoir +des billets de logement. Nous le trouvames encombre de militaires. + +Nous y remarquames beaucoup d'officiers de cavalerie bien plus +miserables que nous, car presque tous avaient, par suite du froid, +perdu les doigts des mains et des pieds, et d'autres le nez; ils +faisaient peine a voir. Je dirai, en faveur des magistrats de la +ville, qu'ils faisaient tout ce qu'il etait possible de faire pour les +soulager, en leur donnant de bons logements et en les recommandant, +afin que l'on eut soin d'eux. + +Au bout d'une demi-heure d'attente, on nous donna un billet de +logement pour nous cinq et pour notre cheval; nous nous empressames +d'y aller. + +C'etait un grand cabaret ou plutot une tabagie; nous y fumes fort mal +recus. On nous designa, pour chambre, un grand corridor sans feu et de +la mauvaise paille. Nous fimes des observations; on nous repondit que +c'etait assez bon pour des Francais, et que, si cela ne nous convenait +pas, nous pouvions aller dans la rue. Indignes d'une pareille +reception, nous sortimes de cette maison en temoignant tout notre +mepris au butor qui nous recevait de la sorte et en le menacant de +rendre compte de sa conduite aux magistrats de la ville. + +Nous decidames qu'il fallait tacher de changer notre billet, et c'est +moi qui fus charge de cette mission, pendant que mes camarades +m'attendaient dans une auberge ou nous venions d'entrer. + +Lorsque j'arrivai a l'Hotel de Ville, il n'y avait pas beaucoup de +monde. Je m'adressai au bourgmestre qui parlait francais. Je lui +contai la maniere brutale dont nous avions ete recus. Je lui montrai +mon pied droit enveloppe d'un morceau de peau de mouton, et la main +droite dont une phalange, la premiere du doigt du milieu, etait pres +de tomber. Il parla a celui qui etait charge des logements, qui me dit +que nous ne pourrions pas etre loges ensemble: "Voila, me dit-il, un +billet pour quatre et le cheval; en voila un autre que je vous +conseille de garder pour vous. C'est chez un Francais qui a epouse une +femme de la ville." Apres l'avoir remercie, je retournai trouver mes +camarades. + +Arrives au faubourg, nous allames au logement du billet pour quatre et +le cheval. C'etait la maison d'un pecheur situee sur le bord d'un +canal dans la direction du port; nous y fumes assez bien recus. +Lorsque nous fumes organises, j'offris le billet qui etait pour un, a +celui qui le voudrait, mais personne n'en voulut. Alors je le gardai, +et je m'informai si c'etait loin de l'endroit ou nous etions: il n'y +avait qu'un pont a traverser. + +La maison me parut tres apparente. En entrant, la premiere personne +que je rencontrai, fut la domestique, grosse Allemande aux joues +fleuries. Je lui presentai mon billet. Elle me dit que, deja, il y +avait quatre militaires loges et, en meme temps, elle alla chercher la +dame de la maison, qui me dit la meme chose, en me montrant la chambre +ou ils etaient. C'etaient justement des hommes du regiment qui, comme +nous, venaient d'arriver isolement. Je pris aussitot la resolution de +retourner au premier logement rejoindre mes camarades. Mais la dame, +qui venait de voir, sur son billet, que j'etais sous-officier de la +Garde imperiale, me dit: "Ecoutez, mon pauvre monsieur, vous me +paraissez si souffrant, que je ne veux pas vous laisser sortir d'ici. +Suivez-moi, je vais vous donner une chambre pour vous seul, et vous +aurez un bon lit, car je vois que vous avez besoin de repos." Je lui +repondis que c'etait tres bien a elle d'avoir pitie de moi, mais que +je ne lui demandais que de la paille et du feu: "Vous aurez tout +cela", me repondit-elle. En meme temps, elle me fit entrer dans une +petite chambre chaude et propre, ou se trouvait un lit couvert d'un +edredon. Mais je lui demandai en grace de me faire donner de la paille +avec des draps et de l'eau chaude pour me laver. + +On m'apporta tout ce que j'avais demande, plus un grand baquet en bois +pour me laver les pieds. J'en avais bien besoin, mais ce n'etait pas +tout: la tete, la figure, la barbe n'avaient pas ete faites depuis le +16 decembre. Je priai le domestique, qui se nommait Christian, d'aller +me chercher un barbier. Il me rasa, ou plutot m'ecorcha la figure; il +pretendit que j'avais la peau durcie par suite du froid; tant qu'a +moi, je pensai que ses rasoirs etaient comme des scies. + +L'operation finie, je me fis couper les cheveux et meme la queue. +Apres l'avoir genereusement paye, je lui demandai s'il ne connaissait +pas un marchand de vieux habits, car j'avais besoin d'un pantalon. +Apres son depart, un juif arriva avec des pantalons qu'il cachait dans +un sac. Il s'en trouvait de toutes les couleurs, des gris, des bleus, +mais tous trop petits ou trop grands, ou malpropres. L'enfant +d'Israel, voyant que rien ne me convenait, me dit qu'il allait revenir +avec quelque chose qui me plairait. En effet, il ne tarda pas a +reparaitre avec un pantalon a la Cosaque, de couleur amarante et en +drap fin. Il etait fort large. C'etait le pantalon d'un cavalier, +probablement d'un aide de camp du roi Murat. N'importe, je l'essayai +et, prevoyant que j'aurais bien chaud avec, je le gardai. On y voyait +encore, de chaque cote, la marque d'un large galon que le juif avait +eu la precaution d'enlever. Je lui donnai en echange la petite giberne +du docteur, garnie en argent, que j'avais prise sur le Cosaque, le 23 +novembre. En outre, il exigea cinq francs que je lui donnai. + +Il me restait encore trois belles chemises du commissaire des guerres: +je me disposai a changer de linge, mais, lorsque je me regardai, je me +dis que, pour bien faire, il me faudrait un bain, car j'avais encore, +par tout le corps, des traces de vermine. Je m'informai a la +domestique s'il y avait des bains pres de l'endroit ou nous etions; +mais ne pouvant me comprendre, elle alla chercher sa dame qui vint +aussitot: c'est alors que je remarquai que mon hotesse etait une belle +et jolie femme, mais, pour le moment, mes observations n'allerent pas +plus loin car, dans la position ou je me trouvais, j'avais trop a +m'occuper de ma personne. Elle me demanda ce que je voulais. Je lui +dis que, desirant prendre un bain, je voudrais qu'elle eut la bonte de +m'indiquer ou je pourrais me le procurer. Elle me repondit qu'il y en +avait, mais que c'etait trop loin; que, si je voulais, on pourrait +m'en preparer un chez elle: elle avait de l'eau chaude et une grande +cuve; que, si je voulais me contenter de cela, on allait me la +preparer. Comme on peut bien le penser, j'acceptai avec le plus grand +plaisir, et un instant apres, la domestique me fit signe de la suivre. +Alors, prenant mon sac et mon pantalon amarante, j'entrai dans une +espece de buanderie ou je trouvai tout ce qui etait necessaire, meme +du savon, pour me nettoyer. + +Je ne pourrais exprimer le bien que je ressentis pendant le temps que +je restai dans le bain; j'y restai meme trop longtemps, car la +domestique vint voir s'il ne m'etait rien arrive de facheux. Elle +s'etait apercue, en entrant, que j'etais fort embarrasse pour me +nettoyer le dos. Aussitot, sans me demander la permission, elle va +chercher un grand morceau de flanelle rouge et, s'approchant de la +cuve, elle me pose la main gauche sur le cou et, de l'autre, elle me +frotte le dos, les bras, la poitrine. Comme on peut bien le penser, je +me laissais faire. Elle me demandait si cela me faisait du bien; je +lai repondais que oui. Alors elle redoublait de zele jusqu'a me +fatiguer. Enfin, apres m'avoir bien etrille, nettoye, essuye, elle +sortit en riant comme une grosse bete, sans me donner le temps de la +remercier. + +Je passai une des belles chemises du commissaire des guerres; ensuite +j'enfourchai le large pantalon a la Cosaque et, pieds nus, je regagnai +la chambre ou etait mon lit, sur lequel je me laissai tomber. Il etait +temps, car il me prit une faiblesse et je perdis connaissance. Je ne +sais combien de temps je restai dans cette situation, mais, lorsque je +pus y voir, je remarquai, a mes cotes, la dame de la maison, la +domestique et deux soldats du regiment qui etaient loges dans la +maison et que l'on avait ete chercher, pensant que j'avais quelque +chose de grave, mais il n'en etait rien. Cette faiblesse etait +occasionnee par le bain et aussi par les miseres et fatigues que +j'avais eprouvees. + +Mme Gentil--c'etait le nom de la dame--voulut me faire prendre un +bouillon qu'elle m'apporta et qu'elle voulut me faire prendre +elle-meme, en me soutenant la tete de son bras gauche. Je me laissai +faire. Il y avait si longtemps que je n'avais ete caline! + +Mme Gentil etait d'une beaute remarquable. Elle avait la taille mince +et flexible, des yeux noirs et, a son teint blanc et vermeil, on +reconnaissait une belle femme du Nord. Elle avait vingt-quatre ans. Il +me souvint que l'on m'avait dit qu'elle avait epouse un Francais; lui +ayant demande si cela etait vrai, elle me repondit que c'etait la +verite. + +En 1807, un convoi de blesses francais venant des environs de Dantzig, +arriva a Elbing et, comme l'hopital etait rempli de malades, ces +blesses furent loges chez les habitants: "Pour notre compte, me +dit-elle, nous eumes un hussard blesse d'un coup de balle dans la +poitrine et d'un coup de sabre au bras gauche. Ma mere et moi, nous +lui donnames des soins qui haterent sa guerison.--Alors, lui dis-je, +en reconnaissance de ce service, il vous epousa?" Elle me repondit en +riant que c'etait vrai. Je lui dis que j'en aurais bien fait autant, +parce qu'elle etait la plus belle femme que j'aie jamais vue. Mme +Gentil se mit a rire, a rougir et a me parler, et elle parlait +probablement encore, quand je m'endormis pour ne me reveiller que le +lendemain a neuf heures du matin. + +Pendant quelques moments, je ne me souvins plus ou j'etais; la +domestique entra accompagnee de Mme Gentil qui m'apportait du cafe, du +the et des petits pains. Il y avait longtemps que je m'etais trouve a +pareille fete! J'oubliais le passe pour ne plus penser qu'au present +et a Mme Gentil. J'oubliais meme mes camarades. + +Mme Gentil me regardait attentivement, ensuite, me passant la main sur +la figure, elle me demanda ce que j'avais; je lui repondis que je +n'avais rien: "Mais si, me dit-elle, vous etes bouffi, vous avez la +figure enflee!" Ensuite, elle me conta qu'un sous-officier de la Garde +imperiale etait venu, la veille dans l'apres-midi, en lui demandant +s'il n'y avait pas un sous-officier loge chez elle; elle lui avait +repondu qu'il y en avait un et, lui ayant montre la chambre ou +j'etais, il en etait sorti en disant que ce n'etait pas celui qu'il +cherchait. + +Au moment ou Mme Gentil me contait cela, mon ami Grangier entra, et il +allait se retirer en disant: "Je vous demande pardon; depuis hier, je +cherche un de mes camarades et ne puis le trouver. Cependant c'est +bien ici la rue et le numero de la maison, porte sur le billet!--Ah +ca! lui dis-je, ce n'est pas moi que tu cherches?" Grangier partit +d'un grand eclat de rire. Il ne m'avait pas reconnu; cela n'etait pas +etonnant, je n'avais plus de queue, j'avais la figure enflee, j'etais +blanc comme un cygne par suite du bain que j'avais pris, ou plutot par +la maniere dont la domestique m'avait etrille a tours de bras, avec +son morceau de flanelle! J'avais du linge blanc et fin, la tete bien +peignee, les cheveux frises. C'est alors qu'il me conta que, la +veille, il etait venu pour me voir, mais qu'en voyant un pantalon +rouge sur une chaise, il s'etait retire, persuade qu'il s'etait +trompe. + +Il m'annonca qu'il venait d'etre prevenu qu'a trois heures il y avait +reunion des debris de tous les corps de la Garde, et qu'il fallait que +tout le monde fit son possible pour y venir, et qu'il viendrait me +chercher. A deux heures, comme il me l'avait promis, il vint me +prendre accompagne de mes autres camarades qui, en me voyant, se +mirent tellement a rire que leurs levres, crevassees par suite de la +gelee, en saignerent. + +Je les surpris agreablement eu leur presentant du vieux vin du Rhin et +des petits gateaux que Mme Gentil avait eu la bonte de me procurer, +car elle etait prevoyante et allait au-devant de tout ce qui pouvait +me faire plaisir. Ce fut dans ce moment que je demandai ou etait son +mari, ajoutant que, puisqu'il etait Francais, j'aurais du plaisir a le +voir, afin de prendre un peu de vin avec lui. Elle me repondit que, +depuis quelques jours, il etait absent; qu'il etait parti avec son +pere a elle, sur les bords de la mer Baltique, ou ils faisaient +ensemble le commerce de fruits qu'ils expediaient a Saint-Petersbourg[75]. + +[Note 75: Ces fruits etaient expedies de Tournai, en Belgique. +(_Note de l'auteur_.)] + +C'etait le 24 decembre: un peu avant trois heures, nous nous rendimes +sur la grande place, en face du palais ou etait loge le roi Murat. En +arrivant, j'apercus l'adjudant-major Roustan qui, s'approchant de moi, +me demanda qui j'etais. Je me mis a rire: "Tiens, dit-il, ce n'est pas +vous, Bourgogne? Le diable m'emporte! On ne dirait pas que vous +arrivez de Moscou, car vous paraissez gros, gras et frais. Et votre +queue, ou est-elle?" Je lui repondis qu'elle etait tombee: "Eh bien, +reprit-il, si elle est tombee, en arrivant a Paris je vous mets aux +arrets jusqu'au temps qu'elle soit repoussee!" + +A cette premiere reunion, il y avait peu de monde, mais on se revoyait +avec plaisir car, depuis Wilbalen, 17 decembre, on ne s'etait pour +ainsi dire pas rencontres. Chacun avait marche pour son compte et par +des chemins differents. + +Les jours suivants se passerent de meme: un appel par jour. Le +quatrieme de notre arrivee, on nous annonca la mort d'un officier +superieur de la Jeune Garde, mort du chagrin que lui avait cause la +fin tragique d'une famille russe, mais d'origine francaise, domiciliee +a Moscou, qu'il avait engagee a le suivre pendant la retraite, et dont +j'ai raconte la triste fin, avant notre arrivee a Smolensk. J'appris +qu'il etait arrive a Elbing trois jours avant nous, mais que, deux +jours apres, etant de garde chez le roi Murat, au moment ou il +s'avancait, pour se chauffer, pres d'une grande cheminee, sans penser +qu'il avait place sa giberne devant lui afin qu'elle ne le genat pas +pour se reposer, une etincelle mit le feu a la poudre, une explosion +eut lieu et, par suite de cet accident, il eut la figure, les +moustaches et les cheveux brules. On m'assura qu'il n'avait rien de +bien grave, qu'il en serait quitte pour changer de peau. + +Le 29 decembre, je commencais a bien me retablir. L'enflure de ma +figure avait disparu, le pied gele allait bien, ainsi que la main, et +tout cela grace aux soins de Mme Gentil qui me soignait comme un +enfant. Son mari, que je n'avais pas encore vu, revint de voyage. Il +ne resta que deux jours chez lui; il en repartit avec des marchandises +pour aller rejoindre son beau-pere qui les expediait en Russie par des +traineaux, les communications etant libres depuis que nous n'y etions +plus. Il me conta qu'il avait servi dans le 3e hussards pendant trois +ans, et qu'apres avoir recu deux graves blessures dans une affaire +aupres de Dantzig, reconnu incapable de continuer a servir, il avait +recu son conge; qu'apres cela il avait prefere rester dans ce pays et +se marier, puisqu'il avait une connaissance, a retourner dans son pays +qui etait la Champagne Pouilleuse, ou il ne possedait absolument rien. + +Le lendemain 30 decembre, je fus, avec Grangier, faire une visite a +mon brave Picart; un grenadier qui avait ete loge avec lui m'avait +enseigne son logement. + +Lorsque nous y fumes arrives, une femme habillee de noir, et qui avait +l'air triste, nous montra sa chambre situee a l'extremite d'un long +corridor. Nous vimes que la porte etait a demi ouverte. Nous nous +arretames pour ecouter la grosse voix de Picart, qui chantait son +morceau favori, sur l'air du _Cure de Pomponne_: + + Ah! tu t'en souviendras, larira, + Du depart de Boulogne! + +Notre surprise fut grande en lui voyant un visage blanc comme la +neige, car il avait un masque de peau qui lui couvrait toute la +figure. Il nous conta sa mesaventure; ensuite il se traita de +conscrit, de vieille bete: "Tenez, mon pays, me dit-il, c'est comme le +coup de fusil dans la foret, la nuit du 23 novembre. Je vois que je ne +vaux plus rien. Cette malheureuse campagne m'a use. Vous verrez, +continua-t-il, qu'il m'arrivera malheur!" Et, en disant cela, il +s'empara d'une bouteille de genievre qui etait sur la table, et, +prenant trois tasses sur la cheminee, il les remplit, pour boire, nous +dit-il, a notre bonne arrivee. Nous le remerciames: "Eh bien! nous +dit-il, nous allons passer la journee ensemble. Je vous invite a +diner!" Aussitot il appela la femme, qui se presenta en pleurant. Je +demandai a Picart ce qu'elle avait. Il me conta que, le matin, l'on +avait enterre son oncle, vieux celibataire caboteur ou corsaire, tres +riche, a ce qu'il parait, et que, par suite, il y avait grand gala a +la maison: qu'il y etait invite, et que c'etait pour cela qu'il nous +invitait aussi, parce qu'il y aurait des noisettes a croquer. Mais, se +reprenant, il nous dit qu'il faudrait mieux faire apporter le diner +dans la chambre que de passer notre temps avec un tas de +pleurnicheuses qui allaient faire semblant de pleurer, comme il +arrive toujours, a la mort d'un vieil oncle qui vous laisse quelque +chose. Il dit a la femme qu'il ne pourrait aller diner avec elle a +cause de ses amis venus le voir; que, ne avec un coeur sensible, il ne +ferait que pleurer. En disant cela, il fit semblant d'essuyer une +larme. La femme recommenca a pleurer de plus belle et nous, en voyant +jouer une comedie pareille, nous fumes obliges, pour ne pas eclater de +rire, de nous couvrir la figure avec notre mouchoir, de sorte que la +brave femme pensa que nous pleurions, et nous dit que nous etions des +bons hommes, mais qu'il ne fallait pas que cela nous empechat de +diner, et qu'elle allait nous faire servir. Ensuite elle se retira et +deux domestiques femelles vinrent nous apporter le diner. Il y avait +tant de choses, que nous n'aurions pu le manger en trois jours. + +Notre repas fut, comme on doit bien le penser, on ne peut plus gai; et +cependant, lorsque nous revenions sur nos miseres, sur le sort de nos +amis que nous avions vus perir et de ceux dont nous ne savions comment +ils avaient disparu, nous devenions tristes et pensifs. + +Nous etions encore a fumer et a boire, il commencait deja a faire +nuit, lorsque la dame de la maison entra pour nous dire que l'on nous +attendait pour prendre le cafe. Nous nous laissons conduire et nous +arrivons, apres quelques detours, dans une grande chambre, Grangier en +avant, et moi le second. Picart etait reste en arriere. Nous +apercevons, en entrant, une longue table bien eclairee par plusieurs +bougies. Autour, quatorze femmes plus ou moins vieilles, toutes +habillees de noir; devant chacune d'elles etaient poses une tasse, un +verre et une longue pipe en terre, et du tabac, car presque toutes les +femmes fument, dans ce pays, et surtout les femmes des marins. Le +reste de la table etait garni de bouteilles de vin du Rhin et de +genievre de Dantzig. + +Picart n'etait pas encore entre. Nous pensions qu'il n'osait pas se +presenter, a cause de sa figure; mais a peine avions-nous fait cette +remarque, que nous voyons toutes les femmes faire un mouvement et +jeter des grands cris en regardant du cote de la porte d'entree: +c'etait mon Picart qui faisait son entree dans la chambre, avec son +masque de peau blanche, affuble de son manteau de la meme couleur, +coiffe d'un bonnet de peau de renard noir de Russie, et fumant dans +une pipe d'ecume de mer, montee d'un long tuyau, qu'il tenait +gravement de la main droite: le bonnet et la pipe appartenaient au +defunt. Il avait vu, en passant dans le corridor, ces objets accroches +dans la chambre du defunt et, par farce, il s'en etait empare. De la, +la frayeur des femmes, qui l'avaient pris pour le trepasse venant +prendre la part du cafe funebre. On pria Picart d'accepter le bonnet +et la pipe en consideration des larmes qu'il avait versees, le matin, +devant la dame de la maison. + +La conversation devint de plus en plus animee, car toutes les femmes +fumaient comme des hussards, et buvaient de meme. Bientot, il n'y eut +plus moyen de s'entendre. + +Avant de se separer elles chanterent un cantique et dirent une priere +pour le repos de l'ame du defunt; tout cela fut chante et dit avec +beaucoup de recueillement, auquel nous primes part par notre silence. + +Ensuite elles sortirent, en nous souhaitant le bonsoir; il neigeait et +faisait un vent furieux. Nous primes le parti de coucher chez notre +vieux camarade: la paille ne manquait pas, la chambre etait chaude, +c'etait tout ce qu'il nous fallait. + +Le lendemain matin, une jeune domestique nous apporta du cafe. Elle +etait accompagnee de la dame de la maison, qui nous souhaita le +bonjour et nous demanda si nous voulions autre chose. Nous la +remerciames. Ensuite elle se mit a causer avec la domestique: cette +derniere lui disait que l'on venait de lui assurer que l'armee russe +n'etait plus qu'a quatre journees de marche de la ville et qu'un juif, +qui arrivait de Tilsitt, avait rencontre des Cosaques aupres d'Eylau. +Comme je parlais assez l'allemand pour comprendre une partie de la +conversation, j'entendis que la dame disait: "Mon Dieu! que vont +devenir tous ces braves jeunes gens?" Je temoignai a la bonne +Allemande toute ma reconnaissance pour l'interet qu'elle prenait a +notre sort, en lui disant qu'a present que nous avions a manger et a +boire, nous nous moquions des Russes. + +Si les hommes nous etaient hostiles, nous avions partout les femmes +pour nous. + +Je fis souvenir a Picart que le lendemain, c'etait le jour de l'an +1813, et que je l'attendais a passer la journee chez moi. Il regarda +dans une glace comment etait sa figure, ensuite il decida qu'il +viendrait: effectivement il allait bien, il n'avait fait que changer +de peau. Comme il ne connaissait pas mon logement, il fut convenu que +je le prendrais a onze heures, en face du palais du roi Murat; ensuite +nous nous disposames a retourner chez nous. Mais il etait tombe une si +grande quantite de neige, que nous fumes obliges de louer un traineau. +Nous arrivames a notre logement, moi avec un grand mal de tete et un +peu de fievre, suite de la fete de la veille. + +Mme Gentil avait ete inquiete de mon absence; sa domestique avait +attendu jusqu'a minuit. Je lui temoignai toute la peine que +j'eprouvais, mais le mauvais temps fut mon excuse. Je lui dis que, le +lendemain, j'aurais deux amis a diner; elle me repondit qu'elle ferait +ce qu'il conviendrait pour que je sois content: c'etait dire qu'elle +voulait en faire les frais. Ensuite elle me donna de la graisse tres +bonne, disait-elle, pour les engelures; elle pretendit que j'en fisse +usage de suite. Je me laissai faire; elle etait si bonne, Mme Gentil! +D'ailleurs les Allemandes etaient bonnes pour nous. + +Je passai le reste de la journee sans sortir, presque toujours couche, +recevant les soins et les consolations de mon aimable hotesse. + +Le soir etant venu, je pensais a ce que je pourrais lui donner pour +cadeau du jour de l'an. Je me promis de me lever de grand matin et de +voir, chez quelques juifs, si je ne trouverais pas quelque chose. +Ensuite, je me couchai avec l'idee de passer une bonne nuit, car la +soiree de la veille m'avait fatigue. + +Le lendemain, 1er janvier 1813, neuvieme jour de notre arrivee a +Elbing, je me levai a sept heures du matin pour sortir, mais avant, je +voulus voir ce qui me restait de mon argent: je trouvai que j'avais +encore 485 francs, dont plus de 400 francs en or, et le reste en +pieces de cinq francs. Partant de Wilna, j'avais 800 francs; j'aurais +donc depense 315 francs? La chose n'etait pas possible! C'est qu'alors +j'en avais perdu; a cela rien d'etonnant, mais je me trouvais encore +bien assez riche pour depenser 20 a 30 francs, s'il le fallait, afin +de faire un cadeau a mon aimable hotesse. + +Au moment ou j'allais ouvrir la porte, je rencontrai la grosse +servante Christiane, celle qui m'avait si bien frotte dans le bain; +elle me souhaita une bonne annee, et, comme elle etait la premiere +personne que je rencontrais, je l'embrassai et lui donnai cinq francs: +aussi fut-elle contente; elle se retira en me disant "qu'elle ne +dirait pas a Madame que je l'avais embrassee". + +Je me dirigeai du cote de la place du Palais. A peine y etais-je +arrive, que j'apercus deux soldats du regiment: ils marchaient avec +peine, courbes sous le poids de leurs armes et de la misere qui les +accablait. En me voyant, ils vinrent de mon cote, et je reconnus, a ma +grande surprise, deux hommes de ma compagnie, que je n'avais pas vus +depuis le passage de la Berezina. Ils etaient si malheureux, que je +leur dis de me suivre jusqu'a une auberge ou je leur fis servir du +cafe pour les rechauffer. + +Ils me conterent que, le 29 novembre au matin, un peu avant le depart +du regiment des bords de la Berezina, on les avait commandes de corvee +pour enterrer plusieurs hommes du regiment, tues la veille ou morts de +misere; qu'apres avoir accompli cette triste mission, ils etaient +partis pensant suivre la route que le regiment avait prise, mais que, +malheureusement, ils s'etaient trompes en suivant des Polonais qui se +dirigeaient sur leur pays. Ce n'est que le lendemain qu'ils s'en +apercurent: "Enfin, me dirent-ils, il y avait un mois que nous +marchions dans un pays inconnu, desert, toujours dans la neige, sans +pouvoir nous faire comprendre, sans savoir ou nous etions et ou nous +allions; l'argent que nous avions ne pouvait nous servir. Si, +quelquefois, nous nous sommes procure quelques douceurs, comme du lait +ou de la graisse, c'est aux depens de nos habits, en donnant nos +boutons a l'aigle, ou les mouchoirs que nous avions conserves par +hasard. Nous n'etions pas les seuls; beaucoup d'autres de differents +regiments marchaient aussi, comme nous, sans savoir ou ils allaient, +car les Polonais que nous avions suivis avaient disparu, et c'est par +hasard, mon sergent, que nous arrivons ici et que nous avons eu le +bonheur de vous rencontrer." A mon tour je leur temoignai tout le +plaisir que j'avais de les revoir; il y avait quatre ans qu'ils +etaient dans la compagnie. + +Tout a coup, l'un d'eux me dit: "Mon sergent, j'ai quelque chose a +vous remettre! Vous devez vous souvenir qu'en partant de Moscou, vous +m'avez charge d'un paquet, le voila tel que vous me l'avez donne; il +n'a jamais ete tire de mon sac!" Le paquet etait une capote militaire +en drap fin, d'un gris fonce, que j'avais fait faire, pendant notre +sejour a Moscou, par les tailleurs russes a qui j'avais sauve la vie, +l'autre objet etait un encrier que j'avais pris sur une table, au +palais de Rostopchin, au moment de l'incendie, pensant que c'etait de +l'argent, mais ce n'etait pas tout a fait cela. + +L'annee commencait bien pour moi; je voulus qu'elle fut de meme pour +celui qui me rendait un si grand service. Je lui donnai vingt francs. +Ensuite je n'eus rien de plus presse que d'endosser ma nouvelle +capote[76]. + +[Note 76: Cette capote a servi a un de mes freres. Je la laissai +chez mes parents, a mon retour de cette campagne, lorsque je venais +d'etre nomme lieutenant et que je repartais pour la campagne de 1813. +(_Note de l'auteur_.)] + +Autre surprise non moins agreable: en mettant les mains dans les +poches de ma nouvelle capote, j'en retirai un foulard des Indes ou, +dans un des coins bien noue, je trouvai une petite boite en carton +renfermant cinq bagues montees en belles pierres: cette boite que je +pensais avoir mise dans mon sac, je la retrouvais pour faire un cadeau +a Mme Gentil! Aussi la plus belle lui fut-elle destinee. Apres avoir +dit a mes deux soldats d'attendre jusqu'a l'heure de l'appel pour les +faire rentrer a la compagnie et leur faire delivrer un billet de +logement, je les laissai pour retourner au mien. + +Chemin faisant, j'achetai un gros pain de sucre que j'offris a mon +hotesse, ainsi que la bague, en la priant de la garder comme un +souvenir, car elle venait de Moscou. Elle me demanda combien je +l'avais achetee; je lui repondis que je l'avais payee bien cher, et +que, pour un million, je ne voudrais pas en aller chercher une +pareille. + +A onze heures, je retournai sur la place du palais. Il y avait deja +beaucoup de monde, notre nombre etait presque double depuis trois +jours; on aurait dit que ceux que l'on croyait morts etaient +ressuscites pour venir se souhaiter une bonne annee, mais c'etait +triste a voir, car un grand nombre etaient sans nez ou sans doigts aux +mains et aux pieds; quelques-uns reunissaient tous les maux a la +fois. Le bruit se confirmait que les Russes avancaient; aussi l'on +donna l'ordre de se tenir prets, comme a la veille d'une bataille, et +de ne dormir que d'un oeil pour ne pas etre surpris; de tenir les +armes en bon etat et chargees, de donner de nouvelles cartouches et de +venir a l'appel avec armes et bagages. + +L'appel n'etait pas encore fini, que je me sens frapper sur l'epaule +et un gros rire vient me percer les oreilles; c'etait Picart, dans sa +belle tenue et sans masque, qui me saute au cou, m'embrasse et me +souhaite une bonne annee. D'un autre cote, c'etait Grangier qui en +faisait autant, en me mettant trente francs dans la main: mes +compagnons de voyage avaient vendu notre traineau et le cheval cent +cinquante francs. C'etait ma part qu'il me remettait. Apres plusieurs +questions sur ma nouvelle capote, nous partimes pour aller diner chez +moi, comme cela avait ete convenu. En arrivant, nous trouvames deux +autres dames: ainsi, nous avions chacun la notre. Un instant apres, +nous nous mettons a table sans ceremonie. + +Notre diner finit assez tard, et comme il avait commence, c'est-a-dire +joyeusement. + +En sortant, j'entendis une des dames qui disait a Mme Gentil: +"_Tarteifle des Franzosen!_" ce qui veut dire: "Diables de Francais!" +Elle ajouta: "Ils sont toujours gais et amusants!" + +Le lendemain, etant a la reunion, Picart vint me trouver pour me +raconter qu'en entrant dans son logement, il avait trouve toute la +famille de son hotesse reunie, mais jurant contre l'oncle defunt; que +sa bourgeoise lui avait conte que, dans la journee, une femme etait +arrivee venant de Riga; elle etait accompagnee d'un petit garcon de +neuf a dix ans qu'elle avait eu, disait-elle, avec M. Kennmann, +l'oncle defunt, et qu'il avait reconnu pour son heritier; que l'on +allait mettre les scelles et que lui, Picart, avait demande si on les +mettrait aussi sur la cave; qu'on lui avait dit, par precaution, de +remonter quelques bouteilles pour sa consommation; qu'il avait repondu +qu'il en remonterait le plus possible; qu'alors il s'etait mis a la +besogne, et qu'il en avait deja remonte plus de quarante qu'il avait +cachees sous la botte de paille qui lui servait de traversin, et +qu'apres l'appel il irait vider son sac pour le remplir de bouteilles; +qu'ensuite il viendrait me l'apporter. Effectivement, une heure apres +il arriva le sac sur le dos. Il me dit qu'il fallait se depecher de +les boire, parce qu'il etait fortement question, dans la ville, de +l'arrivee prochaine des Russes. Il ne manqua pas de m'en apporter +chaque jour, pendant le peu de temps que nous restames encore dans +cette ville. Il aurait, comme il disait, fini par vider la cave! Mais +un jour, le 11 janvier, il entra chez moi de grand matin en tenue de +route, en me disant qu'il croyait bien ne pas retourner coucher a son +logement; qu'a chaque moment il fallait s'attendre a entendre battre +la generale; qu'il me conseillait de me tenir pret et de me disposer a +faire mes adieux a Mme Gentil. + +Grangier entra aussi, en tenue de depart: il arrivait fort a propos +pour dejeuner avec nous, puisque le vin ne manquait pas. + +Il pouvait etre huit heures du matin; nous nous mimes a table; a onze +heures et demie nous y etions encore, lorsque, tout a coup, Picart, +qui s'appretait a vider son verre, s'arrete et nous dit: "Ecoutez! je +crois entendre le bruit du canon!" Effectivement, le bruit redouble, +la generale bat, tous les militaires courent aux armes. Mme Gentil +entre dans la chambre en s'ecriant: "Messieurs, les Cosaques!" Picart +repond: "Nous allons les faire danser!" Je me presse d'arranger mes +affaires, et un instant apres, armes et bagages, le sac sur le dos, +j'embrasse Mme Gentil, pendant que Picart et Grangier vident la +derniere bouteille, en bons soldats. J'avale un dernier verre de vin, +ensuite je m'elance dans la rue, a la suite de mes amis. + +Nous n'avions pas encore fait trente pas, que j'entends que l'on me +rappelle; je me retourne, j'apercois la grosse Christiane qui me fait +signe de rentrer, en me disant que j'avais oublie quelque chose. Mme +Gentil se tenait dans le fond de l'allee de la maison; aussitot +qu'elle m'apercoit, elle me crie: "Vous avez oublie votre petite +bouilloire!" Ma pauvre petite bouilloire que j'apportais de Wilna, que +j'avais achetee au juif qui avait voulu m'empoisonner, je n'y pensais +vraiment plus! Je rentre dans la maison pour embrasser encore une fois +cette bonne femme qui m'avait traite et soigne comme si j'avais ete +son frere ou son enfant, en lui disant de garder ma bouilloire comme +un souvenir de moi: "Elle vous servira a faire bouillir de l'eau pour +faire du the, et toutes les fois que vous vous en servirez, vous +penserez au jeune sergent velite de la Garde. Adieu!" + +J'entends que le bruit du canon redouble; alors je m'elance dans la +rue mais, cette fois, pour ne plus revenir. + +Sur un petit pont, j'apercois Grangier qui m'attendait avec +impatience. Nous prenons le chemin le plus direct, le long du quai, +pour arriver au lieu du rassemblement. Nous n'avions pas marche cinq +minutes, que nous apercevons Picart au milieu de la rue, jurant comme +un homme en colere, tenant sous son pied droit un Prussien, et ayant +devant lui quatre veterans prussiens commandes par un caporal sous les +ordres d'un commissaire de police. Voici de quoi il etait question: en +face d'un cafe, plusieurs individus lui avaient jete des boules de +neige. Il s'etait arrete en les menacant d'entrer dans la maison pour +leur donner une correction, mais ils n'en tinrent pas compte; un de +ces individus, etant descendu dans la rue, s'avanca derriere Picart, +lui posa une queue de billard sur l'epaule et se mit a crier: "Hourra! +Cosaque!" Lui, se retournant vivement, l'empoigne par la peau du +ventre, lui fait faire un demi-tour et le jette a plat ventre, la +figure dans la neige. Ensuite il lui pose le pied droit sur le dos, +pendant qu'il met la baionnette au bout du canon de son fusil, et, se +retournant du cote du cafe, defie ceux qui y sont. + +On etait alle chercher la garde; lui, de son cote, avait fait +comprendre a l'individu, que, s'il faisait le moindre mouvement, il le +percerait d'un coup de baionnette. Il en dit autant a ceux qui etaient +dans le cafe; aussi pas un ne bougea; c'est alors que la garde est +arrivee avec le commissaire de police. + +Cette garde n'intimida pas Picart. Il etait, dans ce moment, comme un +lion qui tient sa proie sous ses griffes et qui regarde fierement les +chasseurs. Nous etions pres de lui; il ne nous voyait pas; les +invalides et le commissaire etaient tremblants de peur. Les femmes +disaient: "Il a raison, il passait son chemin tranquillement, on l'a +insulte!" + +A la fin, un ministre protestant qui avait tout vu et qui parlait +francais, s'avanca, expliqua au commissaire comment la chose s'etait +passee. Alors on dit a Picart qu'il pouvait lacher l'homme qu'il +tenait sous son pied, qu'on allait lui rendre justice. Il dit a celui +qu'il tenait sous son pied: "Leve-toi!" Celui-ci ne se le fit pas dire +une seconde fois. + +Lorsqu'il fut debout, Picart lui allongea un grand coup de pied dans +le derriere, en lui disant: "Voila ma justice, a moi!" L'homme se +retira en portant la main a la place ou il avait recu le coup, aux +huees de toutes les femmes presentes. + +Pendant ce temps, le commissaire faisait payer une amende de +vingt-cinq francs aux individus qui avaient insulte Picart, ainsi qu'a +celui qui avait recu le coup de pied. Il en mit la moitie dans sa +poche, "pour le Roi, disait-il, et pour les frais de justice". L'autre +moitie, il la presenta a Picart qui d'abord refusa, mais faisant +reflexion, il en donna la moitie aux invalides et l'autre au ministre +protestant en lui disant: "Si vous rencontrez la femme d'un vieux +soldat, vous lui remettrez cela de ma part!" On se fit expliquer ce +que Picart venait de faire, car on ne pouvait comprendre autant de +desinteressement de la part d'un soldat; aussi c'est a qui lui aurait +dit des choses flatteuses, meme le commissaire de police qui vint lui +baragouiner un compliment. Nous continuames a marcher dans la +direction du palais, Grangier et moi, en faisant des reflexions sur le +caractere des Prussiens, et Picart en chantant son refrain: + + Ah! tu t'en souviendras, larira, + Du depart de Boulogne! + +Nous arrivames sur la place; nous vimes, en face du palais ou etait +loge le roi Murat, un regiment de negres appartenant au roi: c'etait +vraiment drole a voir, des hommes noirs sur une place couverte de +neige; ils etaient en colonne serree par division, les sapeurs avaient +des bonnets de peau d'ours blancs, et les officiers qui les +commandaient etaient noirs comme eux. Je n'ai pu savoir quelle route +ce corps avait pris pour se retirer, mais je pense qu'il alla passer +la Vistule a Marienwerder. + +Le bruit du canon avait presque cesse. Les Russes venaient d'etre +chasses des environs de la ville par un corps de troupes fraiches qui +n'avait pas fait la campagne de Russie; quelques coups a mitraille, au +milieu de leur cavalerie, avaient suffi pour les faire retirer. + +L'encombrement des voitures d'equipage appartenant a differents corps +et que l'on voulait faire sortir de la ville avant de l'avoir evacuee, +nous fit arreter. Nous nous trouvions pres du logement de Picart. S'en +etant apercu, il nous cria: "Halte! Mes amis, il faut que je fasse mes +adieux a ma bourgeoise, que je prenne mon manteau blanc, la pipe et le +bonnet en peau de renard noir du defunt, dont on m'a fait present, et +que nous vidions encore quelques bouteilles de vin qui se trouvent +sous mon traversin de paille!" + +Nous entrames dans la maison et nous allames directement a sa chambre +sans rencontrer personne. Alors Picart, sans perdre de temps, denicha +cinq bouteilles, dont deux de vin et trois de genievre de Dantzig; il +nous dit d'en mettre chacun une dans notre sac; c'est ce que nous nous +empressames de faire. Ensuite il appela la bourgeoise qui arriva +aussitot: "Permettez, dit Picart, que je vous embrasse pour vous faire +mes adieux, car nous partons!--Je m'en doutais bien, nous dit-elle, et +vous ne serez pas plus tot hors de la ville que les sales Russes vont +vous remplacer! Quel malheur! Mais avant de nous quitter, vous allez +prendre quelque chose; vous ne partirez pas comme cela!" Et aussitot +elle alla chercher deux bouteilles de vin, du jambon et du pain, et +nous nous mimes a table en attendant que l'on recommencat a marcher. + +Bientot, plusieurs coups de canon se firent entendre, tres rapproches. +La femme cria: "Jesus! Maria!" et nous sortimes. + +Je me trouvais en avant de mes deux camarades; a quelques pas devant +moi, un individu que je crus reconnaitre etait aussi arrete; je +m'approche, je ne m'etais pas trompe: c'etait le plus ancien soldat du +regiment, qui avait fusil, sabre et croix d'honneur, et qui avait +disparu depuis le 24 decembre, le pere Elliot, qui avait fait les +campagnes d'Egypte. Il etait dans un etat pitoyable; il avait les deux +pieds geles, enveloppes de morceaux de peau de mouton, les oreilles +couvertes de meme, car elles etaient aussi gelees, la barbe et les +moustaches herissees de glacons. Je regardais sans pouvoir lui parler, +tant j'etais saisi. + +Enfin je lui adressai la parole: "Eh bien! pere Elliot, vous voila +arrive! D'ou diable venez-vous? Comme vous voila arrange! Vous avez +l'air souffrant!--Ah! mon bon ami, me dit-il, il y a vingt ans que je +suis militaire, je n'ai jamais pleure, mais aujourd'hui je pleure, +plus de rage que de ma misere, en voyant que je vais etre pris par des +miserables Cosaques, sans pouvoir combattre; car vous voyez que je +suis a demi mort de froid et de faim. Voila bientot quatre semaines +que je marche isole, depuis le passage du Niemen, sur la neige, dans +un pays sauvage, sans pouvoir obtenir aucun renseignement sur l'armee! +J'avais deux compagnons: l'un est mort il y a huit jours, et le second +probablement aussi. Depuis quatre jours j'ai du l'abandonner chez de +pauvres Polonais ou nous avions couche. J'arrive seul, comme vous +voyez; voila, depuis Moscou, plus de quatre cents lieues que je fais +dans la neige, sans pouvoir me reposer, ayant les pieds et les mains +geles, et meme mon nez!" + +Je voyais des grosses larmes couler des yeux du vieux guerrier. + +Picart et Grangier venaient de me rejoindre; Grangier avait de suite +reconnu le pere Elliot: ils etaient de la meme compagnie, mais Picart +qui, cependant, le connaissait depuis dix-sept ans[77], ne pouvait le +remettre. Nous entrames dans la maison la plus a notre portee; nous y +fumes bien accueillis; c'etait chez un vieux marin, generalement ces +gens-la sont bons. + +[Note 77: Depuis la campagne d'Italie. (_Note de l'auteur_.)] + +Picart fit asseoir pres du feu son vieux compagnon d'armes; ensuite, +tirant d'une des poches de sa capote une des deux bouteilles de vin, +il en remplit un grand verre et dit au pere Elliot: "Ah ca, mon vieux +compagnon d'armes de la 23e demi-brigade, avalez-moi toujours +celui-ci. Bien! Et puis cela: tres bien! A present, une croute de +pain, et cela ira mieux!" Depuis Moscou, il n'avait pas goute de vin +ni mange d'aussi bon pain; mais il semblait oublier toutes ses +miseres. La femme du marin lui lava la figure avec un linge trempe +dans l'eau chaude; cela fit fondre les glacons qu'il avait a sa barbe +et a ses moustaches. + +"A present, dit Picart, nous allons causer! Vous souvenez-vous, +lorsque nous nous embarquames a Toulon pour l'expedition d'Egypte?..." + +Dans le moment, Grangier qui etait sorti afin de voir si l'on +recommencait a marcher, rentra pour nous dire qu'une voiture arretee +devant la porte et chargee de gros bagages appartenant au roi Murat, +etait une occasion pour le pere Elliot, qu'il fallait de suite le +faire monter: "En avant!" s'ecrie Picart, et aussitot, avec le secours +du vieux marin, nous perchames le vieux sergent sur la voiture; Picart +lui mit l'autre bouteille de vin entre les jambes et son manteau blanc +sur le dos, afin qu'il n'eut pas froid. + +Un instant apres, on recommenca a marcher, et une demi-heure apres, +nous etions hors d'Elbing. Le meme jour, nous passames la Vistule sur +la glace, et nous marchames sans accident jusqu'a quatre heures, pour +nous arreter dans un grand bourg ou le marechal Mortier, qui nous +commandait, decida que nous logerions. + + * * * * * + +Ce n'est pas par vanite et pour faire parler de moi, que j'ai ecrit +mes Memoires. J'ai seulement voulu rappeler le souvenir de cette +gigantesque campagne qui nous fut si funeste, et des soldats, mes +concitoyens, qui l'ont faite avec moi. Leurs rangs, helas! +s'eclaircissent tous les jours. Les faits que j'ai racontes paraitront +incroyables et parfois invraisemblables. Mais qu'on ne s'imagine pas +que j'ajoute quelque chose qui ne soit vrai et que je veuille embellir +mon recit pour le rendre interessant. Au contraire, je prie de croire +que je ne dis pas tout. Cela me serait impossible, car j'ai peine a y +croire moi-meme, et cependant tout cela a ete mis en note pendant que +j'ai ete prisonnier en 1813 et a mon retour de cette captivite, en +1814, sous le coup de l'impression et de l'effet que produisent, dans +le coeur, la vue et la participation de pareils desastres. + +Ceux qui ont fait cette malheureuse et glorieuse campagne, +conviendront qu'il fallait, comme disait l'Empereur, etre de fer pour +avoir resiste a tant de maux et de miseres, et que c'est la plus +grande epreuve a laquelle l'homme puisse etre expose. + +Si j'ai pu oublier quelque chose, comme date ou noms d'endroits, ce +que je ne pense pas, il est de mon devoir de dire que je n'ai rien +ajoute. + +Plusieurs temoins de ce que j'ecris, qui etaient dans le meme regiment +que moi, et quelques-uns dans la meme compagnie, et qui ont fait cette +memorable campagne, vivent encore. Je citerai en particulier: + +MM. _Serraris_, grenadier velite, actuellement marechal de camp au +service du roi de Hollande, natif de Saint-Nicolas en Brabant. Il +etait lieutenant dans la meme compagnie ou j'etais alors sergent[78]. + +[Note 78: Ancien camarade de Bourgogne aux velites de la Garde ou +il etait aussi entre en 1806, le lieutenant Serraris fit toutes les +campagnes de l'Empire, recut la croix des mains de l'Empereur a la +revue du Kremlin (v. page 46), et quitta le service en 1814, apres +avoir ete promu chef de bataillon et officier de la Legion d'honneur. +Il est mort en 1855, lieutenant general au service des Pays-Bas. Il a +laisse, nous ecrit son fils, un journal de ses campagnes dont la +partie relative a celle de Russie confirme entierement l'exactitude +des recits de Bourgogne.] + +_Rossi_, fourrier dans la meme compagnie, natif de Montauban, et que +j'eus le bonheur de rencontrer a Brest, en 1830. Il y avait seize ans +que nous ne nous etions vus. + +_Vachin_[79], alors lieutenant dans le meme bataillon, habitant +actuellement Anzin (Nord). Lorsque je le rencontrai, il y avait vingt +ans que nous ne nous etions vus. + +[Note 79: Mort a Valenciennes en 1856. (_Note de l'auteur_.)] + +_Leboude_, sergent-major alors, a present lieutenant general en +Belgique, etait aussi du meme bataillon, ainsi que _Grangier_, +sergent, qui etait du Puy-de-Dome, en Auvergne. Celui-la etait mon ami +intime. Dans plus d'une circonstance il me sauva la vie; il avait une +faible sante, mais un courage a toute epreuve. Il est mort du cholera +en 1832. + +_Pierson_, aussi sergent velite, actuellement capitaine a l'etat-major +de place a Angers[80]. Il etait tres laid, mais bon enfant, comme tous +les velites. Il n'y avait pas de figure comme la sienne. Il etait +tellement reconnaissable qu'il ne fallait l'avoir vu qu'une fois pour +se le rappeler. A propos de Pierson, je vais conter un fait pour venir +a l'appui de ce que je viens de dire. + +[Note 80: C'est-a-dire en 1835, a l'epoque ou je mettais mes +_Memoires_ en ordre. (_Note, de l'auteur_.)] + +Au commencement de cette campagne, a l'epoque ou nous etions a Wilna, +capitale de la Lithuanie, un jour qu'il etait de garde a la +manutention, c'etait le 4 juillet, au moment ou l'on faisait +construire de grands fours pour la cuisson du pain de l'armee, +l'Empereur fut voir si les travaux avancaient. Pierson, qui etait le +chef du poste, voulut profiter de cette occasion pour solliciter la +decoration et, s'avancant pres de Sa Majeste, il la lui demanda. +L'Empereur lui repondit: "C'est bien! Apres la premiere bataille!" +Depuis, nous eumes le siege de Smolensk, la grande bataille de la +Moskowa, ainsi que plusieurs autres pendant la retraite. Mais +l'occasion ne se presenta pas pour lui de rappeler a l'Empereur sa +promesse, car ce n'etait pas le cas d'en parler, pendant la retraite +desastreuse que nous fimes et ou il eut le bonheur d'echapper. Ce ne +fut qu'a Paris, quelques jours apres notre retour, le 16 mars 1813, a +la Malmaison, ou nous passions la revue, le meme jour ou je fus nomme +lieutenant, que Pierson put rappeler a l'Empereur la promesse qu'il +lui avait faite et, s'approchant de lui, l'Empereur lui demanda ce +qu'il voulait: "Sire, repondit-il, je demande la croix a Votre +Majeste. Vous me l'avez promise.--C'est vrai, repond l'Empereur en +souriant, a Wilna, a la manutention!" Il y avait dix mois que cette +promesse lui avait ete faite. Ainsi l'on voit que l'individu avait une +figure a ne pas oublier; mais, aussi, quelle memoire avait l'Empereur! + +Je citerai encore d'autres temoins: + +M. _Peniaux_, de Valenciennes, directeur des postes et relais de +l'Empereur, qui m'a vu mourant, couche sur la neige, sur le bord de la +Berezina. + +M. _Melet_, dragon de la Garde, que j'ai souvent rencontre dans la +retraite, trainant son cheval par la bride et faisant des trous dans +la glace sur les lacs, pour lui donner a boire. Il etait de Conde, du +meme endroit que moi. On pouvait le citer comme un des meilleurs +soldats de l'armee. Avant d'entrer dans la Garde. M. Melet avait deja +fait les campagnes d'Italie. Il fit, dans cette meme arme et avec le +meme cheval, les campagnes de 1806, 1807, en Prusse et en Pologne; +1808, en Espagne; 1809, en Allemagne; 1810 et 1811, en Espagne; 1812, +en Russie; 1813, en Saxe, et 1814, en France. Apres le depart de +l'Empereur pour l'ile d'Elbe, il resta, pour attendre sa retraite, +dans la Garde royale, toujours avec son cheval qu'il n'a jamais voulu +abandonner. A la rentree de l'Empereur de l'ile d'Elbe, il reparut +encore dans le meme corps, comme garde imperial, a Waterloo. Il fut +blesse, et son cheval fut tue. C'etait toujours le meme avec lequel il +avait fait tant de campagnes et avec qui il avait assiste a plus de +quinze grandes batailles commandees par l'Empereur. Si l'Empereur fut +reste, ce brave militaire eut ete dignement recompense. Quoique +chevalier de la Legion d'honneur, il est aujourd'hui dans la misere. +Dans la retraite de Russie, quelquefois, seul au milieu de la nuit, il +s'introduisait dans le camp ennemi pour y prendre du foin ou de la +paille pour Cadet: c'etait le nom de son cheval. Il ne revenait jamais +sans avoir tue un ou deux Russes, ou pris ce qu'il appelait un temoin, +c'est-a-dire fait un prisonnier. + +_Monfort_, grenadier velite a cheval, actuellement officier de +cuirassiers en retraite a Valenciennes. Quoiqu'etant du meme pays et +aussi de la Garde imperiale, je ne le connaissais, a l'armee, que de +reputation, par la maniere dont il se distingua dans differents +combats que nous eumes en Espagne; en Russie, il traversa la Berezina, +a cheval, au milieu des glacons. Mais son cheval y resta. A Waterloo, +sur le mont Saint-Jean, dans une charge que son regiment fit contre +les dragons de la reine d'Angleterre, il tua le colonel d'un coup de +sabre dans la poitrine qui l'envoya souper chez Pluton. + +_Pavart_, capitaine en retraite a Valenciennes, etait, pendant la +campagne de Russie, aux chasseurs a pied de la Garde imperiale. Tout +ce qu'il conte de cette campagne, de ce qui lui est arrive, et de ce +qu'il a vu, est tres interessant. Dans la retraite, a Krasnoe, ou nous +nous sommes battus pendant les journees des 15, 16 et 17 novembre, +contre l'armee russe forte de cent mille hommes, la nuit du 16, la +veille de la bataille du 17, lorsque les Russes nous serraient de +pres, Pavart, qui etait alors caporal, commandait une patrouille de +six hommes. En cheminant, il apercoit, sur sa droite, une autre +patrouille composee de cinq hommes. Pensant, et presque certain que +c'etaient des notres, il dit aux hommes qu'il commandait: "Halte! +attendez-moi. Je vais parler a celui qui la commande afin de marcher +dans la meme direction, pour ne pas tomber dans les avant-postes des +Russes." Aussitot, les hommes s'arretent et lui s'avance vers cette +patrouille qui, en voyant un homme seul venir a elle, croit +probablement que c'est un des leurs. Mais Pavart reconnait que ce sont +des Russes. Il etait trop tard pour retrograder, il s'avance +resolument et, sans donner le temps aux Russes de se reconnaitre, il +tombe dessus et, a coups de baionnette, il en met trois hors de +combat. Les autres se sauvent. Apres ce coup hardi, il retourne pour +rejoindre ses hommes, mais ils etaient pres de lui; ils accouraient +pour le secourir. + +_Wilkes_, sous-officier dans un regiment de ligne, habitant de +Valenciennes, prisonnier sur les bords de la Berezina, conduit en +captivite a quatorze cents lieues de Paris, ou il resta pendant trois +ans. + +Le capitaine _Vachin_, dont j'ai parle plus haut, avant de partir pour +la Russie, lorsque nous etions en Espagne, eut, avec mon +sergent-major, une discussion tres vive, qui finit par un duel et un +coup de sabre qui partagea la figure de mon sergent-major en deux, car +cela lui prenait depuis le haut du front jusqu'au bas du menton. Il en +fit autant a l'occasion, aux Autrichiens, Prussiens, Russes, +Espagnols, Anglais contre lesquels il combattit pendant dix ans sans +interruption, car pendant ce laps de temps il assista a plus de vingt +grandes batailles commandees par l'empereur Napoleon. + +A la bataille d'Essling, le 22 mai 1809, Vachin portait pendue a son +cote une gourde remplie de vin. Un de ses amis, sous-officier comme +lui, lui fait signe qu'il voudrait bien boire un coup de son vin. +Vachin lui crie d'avancer, et lorsqu'il fut pres de lui, il lui +presenta a boire en se baissant de cote. Cela se passait au fort de +l'action ou les boulets et la mitraille nous arrivaient de toutes +parts. Mais a peine le buveur avait-il avale quelques gorgees, qu'un +brutal de boulet autrichien emporte la tete du buveur ainsi que la +gourde. Deux jours avant, ils avaient dine ensemble a Vienne et, la, +ils s'etaient fait reciproquement un don mutuel de ce qu'ils avaient +comme montre, ceinture, en cas que l'un ou l'autre fut tue. Mais +Vachin n'eut pas l'envie de mettre a execution ce qu'ils etaient +convenus de faire. Il se retira, reprit son rang, heureux de n'avoir +pas ete atteint par le meme boulet, mais en pensant que, d'un moment a +l'autre, il pouvait lui en arriver autant, car l'affaire etait chaude. +Je fus blesse le meme jour. + +Outre les anciens militaires que j'ai connus particulierement, je puis +citer encore, comme ayant fait la glorieuse et terrible guerre de +Russie: + +MM. _Bouy_, capitaine en retraite, a Valenciennes, et de Valenciennes; +chevalier de la Legion d'honneur. + +_Hourez_, capitaine en retraite, a Valenciennes, et de Valenciennes; +chevalier de la Legion d'honneur. + +_Piete_, sous-lieutenant, de Valenciennes. + +_Legrand_, ex-fusilier des grenadiers de la Garde imperiale, habitant +Valenciennes; chevalier de la Legion d'honneur. + +_Foucart_, casernier, qui fut blesse et prisonnier; chevalier de la +Legion d'honneur. + +_Izambart_, ancien sous-officier, garde des musees; chevalier de la +Legion d'honneur. + +_Petit_, sous-lieutenant de la Jeune Garde. + +_Maujard_, garde du genie, en retraite a Conde (Nord); chevalier de la +Legion d'honneur. + +_Boquet_, de Conde. + +BOURGOGNE, + +Ex-grenadier velite de la Garde imperiale, Chevalier de la Legion +d'honneur. + + + + +TABLE DES MATIERES + +I.--D'Almeida a Moscou. + +II.--L'incendie de Moscou. + +III.--La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De +Mojaisk a Slawkowo. + +IV.--Dorogoboui.--Une cantiniere.--La faim. + +V.--Un sinistre.--Un drame de famille.--Le marechal +Mortier.--Vingt-sept degres de froid.--Arrivee a Smolensk.--Un +coupe-gorge. + +VI.--Une nuit mouvementee.--Je retrouve des amis.--Depart de +Smolensk.--Rectification necessaire.--Bataille de Krasnoe.--Le dragon +Melet. + +VII.--La retraite continue.--Je prends femme.--Decouragement.--Je +perds de vue mes camarades.--Scenes dramatiques.--Rencontre de Picart. + +VIII.--Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est +blesse.--Un convoi de prisonniers francais.--Halte dans une +foret.--Hospitalite polonaise.--Acces de folie.--Nous rejoignons +l'armee.--L'Empereur et le Bataillon sacre.--Passage de la Berezina. + +IX.--De la Berezina a Wilna.--Les Juifs. + +X.--De Wilna a Kowno.--Le chien du regiment.--Le marechal Ney.--Le +tresor de l'armee.--Je suis empoisonne.--La "graisse de voleur".--Le +vieux grenadier.--Faloppa.--Le general Roguet.--De Kowno a +Elbing.--Deux cantinieres.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve +Picart.--Le traineau et les Juifs.--Une megere.--Eylau.--Arrivee a +Elbing. + +XI.--Sejour a Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle a heritage.--Le 1er +janvier 1813.--Picart et les Prussiens.--Le pere Elliot.--Mes temoins. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Memoires du sergent Bourgogne +by Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE *** + +***** This file should be named 11176.txt or 11176.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/1/7/11176/ + +Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and PG Distributed +Proofreaders. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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