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+The Project Gutenberg EBook of Memoires du sergent Bourgogne
+by Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Memoires du sergent Bourgogne
+
+Author: Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne
+
+Release Date: February 20, 2004 [EBook #11176]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE ***
+
+
+
+
+Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and PG Distributed
+Proofreaders. This file was produced from images generously made
+available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+Memoires
+
+du
+
+Sergent Bourgogne
+
+(1812-1813)
+
+
+PAR
+
+PAUL COTTIN
+
+Directeur de la _Nouvelle Revue retrospective_
+
+ET
+
+MAURICE HENAULT
+
+Archiviste municipal de Valenciennes
+
+
+
+
+MEMOIRES
+
+DU
+
+SERGENT BOURGOGNE
+
+
+
+
+[Illustration: BOURGOGNE
+
+Lieutenant-adjudant de place
+
+(1830)]
+
+
+
+
+MEMOIRES
+
+DU
+
+SERGENT BOURGOGNE
+
+(1812-1813)
+
+PUBLIES D'APRES LE MANUSCRIT ORIGINAL
+
+PAR
+
+PAUL COTTIN
+
+Directeur de la _Nouvelle Revue retrospective_
+
+ET
+
+MAURICE HENAULT
+
+Archiviste municipal de Valenciennes
+
+1910
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+Fils d'un marchand de toile de Conde-sur-Escaut (Nord),
+Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne entrait dans sa vingtieme
+annee le 12 novembre 1805, a une epoque ou le reve unique de la
+jeunesse etait la gloire militaire. Pour le realiser, son pere lui
+facilita son entree au corps des velites de la Garde, pour laquelle il
+fallait justifier d'un certain revenu.
+
+Ce que furent d'abord les velites, on le sait: des soldats romains
+legerement armes, destines a escarmoucher avec l'ennemi (_velitare_).
+A la fin de la Revolution, en l'an XII, deux corps de velites, de 800
+hommes chacun, furent attaches aux grenadiers a pied et aux grenadiers
+a cheval de la garde des Consuls.
+
+Un decret du 15 avril 1806 decida que 2 000 nouveaux velites seraient
+leves, et deux de leurs bataillons ou un de leurs escadrons attaches a
+chacune des armes dont la Garde se composait. La vieille Garde seule
+en recut, nous ecrit M. Gabriel Cottreau; ils furent repartis dans les
+corps des grenadiers et des chasseurs a pied, ainsi que dans le corps
+des chasseurs, des grenadiers, des dragons de l'Imperatrice, pour la
+cavalerie.
+
+En temps de paix, chaque regiment de cavalerie avait, a sa suite, un
+escadron de velites comprenant deux compagnies de 125 hommes chacune,
+et chaque regiment d'infanterie un bataillon comprenant deux
+compagnies de 150 velites. En temps de guerre, ces compagnies se
+fondaient avec celles des vieux soldats, qui recevaient 45 velites et
+se trouvaient ainsi portees au nombre de 125 hommes. Chacune d'elles
+laissait en depot, a Paris, 20 vieux soldats et 15 velites. Le costume
+de ces derniers etait, naturellement, celui du corps dans lequel ils
+avaient ete verses.
+
+En 1809, l'Empereur detacha, des fusiliers-grenadiers, un bataillon de
+velites pour servir de garde a la Grande-Duchesse de Toscane, a
+Florence. Ce bataillon continua a compter dans la Garde imperiale,
+fit les campagnes de Russie et de Saxe, et fut incorpore au 14e de
+ligne, en 1814. Des velites, tires des fusiliers-grenadiers furent
+aussi attaches au service du prince Borghese, a Turin, et du prince
+Eugene, a Milan.
+
+On forma d'abord les velites a Saint-Germain-en-Laye, puis a Ecouen et
+a Fontainebleau, ou Bourgogne suivit les cours d'ecriture,
+d'arithmetique, de dessin, de gymnastique, destines a completer
+l'instruction militaire de ces futurs officiers, car, apres quelques
+annees, les plus capables etaient promus sous-lieutenants.
+
+Au bout de quelques mois, Bourgogne montait, avec ses camarades, dans
+les voitures requisitionnees pour le transport des troupes; la
+campagne de 1806 allait commencer. Elle le conduit en Pologne ou il
+passe caporal (1807). Deux ans apres, il prend part a la sanglante
+affaire d'Essling, ou il est deux fois blesse[1]. De 1809 a 1811, il
+combat en Autriche, en Espagne, en Portugal; 1812 le retrouve a Wilna,
+ou l'Empereur reunit sa Garde, avant de marcher contre les Russes.
+Bourgogne etait devenu sergent.
+
+[Note 1: Il fut blesse a la jambe et au cou. La balle, entree dans
+le haut de la cuisse droite, ne put etre extraite. Dans ses derniers
+jours, elle etait descendue a 15 centimetres du pied.]
+
+Il avait donc ete un peu partout, et partout il avait note ce qu'il
+voyait. Quel tresor pour l'histoire intime de l'Armee, sous le premier
+Empire, s'il a vraiment laisse quelque part, comme un passage de son
+livre parait en exprimer le dessein[2]; des _Souvenirs_ complets! Mais
+nos renseignements a cet egard ne permettent point de l'esperer.
+
+[Note 2: Voir p. 282.]
+
+On doit a M. de Segur une relation de la campagne de Russie; son eloge
+n'est plus a faire. Seulement, pour nous servir d'une expression
+courante, elle n'est point _vecue_, et elle ne pouvait l'etre. Attache
+a un etat-major, M. de Segur n'avait point a endurer les souffrances
+des soldats ni des officiers de troupe, celles qu'on tient,
+maintenant, a connaitre dans leurs plus petits details. Elles font le
+grand interet des _Memoires_ de Bourgogne, car c'est un homme sachant
+voir, et rendre d'une maniere saisissante ce qu'il voit. Il ne le cede
+point, sous ce rapport, au capitaine Coignet que Loredan Larchey a
+fait revivre: ses _Cahiers_, devenus classiques en leur genre, ont
+inaugure une serie nouvelle de Memoires militaires, ceux des humbles
+et des naifs qui representent l'element populaire. On a senti qu'il
+etait utile et bon de se rendre, de leurs impressions, un compte
+exact.
+
+Nous n'avons pas besoin d'insister sur la valeur dramatique des
+tableaux de Bourgogne, pour ne parler que de l'orgie de l'eglise de
+Smolensk, de son cimetiere recouvert de plus de cadavres qu'il n'en
+contient, de ce malheureux franchissant leurs monceaux neigeux pour
+arriver au sanctuaire, guide par les accents d'une musique qu'il croit
+celeste, tandis qu'elle est produite par des ivrognes montes a l'orgue
+pret a s'ecrouler parce que ses marches de bois ont ete arrachees pour
+faire du feu. Tout cela est inoubliable.
+
+Ces _Memoires_ ne sont pas moins precieux pour la psychologie du
+soldat deprime par une suite de revers: les combattants de 1870 y
+retrouveront une part de leurs miseres. C'est aussi le vrai drame de
+la faim. Il n'existe point de tableau comparable a celui de la
+garnison de Wilna fuyant a l'aspect de cette armee de spectres prets a
+tout devorer. Et, pourtant, on ne peut refuser a Bourgogne les
+qualites d'un homme de coeur: ses acces d'egoisme sont tellement
+contre sa nature, que le remords suit aussitot. On le voit, ailleurs,
+aider de son mieux les camarades, s'exposer pour l'evasion d'un
+prisonnier dont le pere l'a emu. Les horreurs dont il a ete temoin le
+penetrent: il a vu des soldats depouiller, avant leur dernier soupir,
+ceux qui tombaient; d'autres (des Croates) retirer des flammes les
+cadavres et les devorer. Il a vu, faute de transports, abandonner les
+blesses tendant leurs mains suppliantes, se trainant sur la neige
+rougie de leur sang, tandis que ceux qui sont encore debout passent,
+muets, devant eux, en songeant que pareil sort les attend. Sur les
+bords du Niemen, Bourgogne, tombe dans un fosse couvert de glace,
+implore vainement, lui aussi, les soldats qui passent. Seul, un vieux
+grenadier s'approche.
+
+"Je n'en ai plus!" dit-il en levant ses moignons pour montrer qu'il
+n'a pas une main a offrir.
+
+Pres des villes ou les troupes croient trouver la fin de leurs maux,
+le retour de l'esperance fait renaitre les sentiments de pitie. Les
+langues se delient, on s'informe des camarades, on porte les plus
+malades sur des fusils. Bourgogne a vu des soldats garder, pendant des
+lieues, leurs officiers blesses sur leurs epaules. N'oublions pas ces
+Hessois qui garantissent leur jeune prince contre vingt-huit degres de
+froid, passant une nuit serres autour de son corps, comme le faisceau
+protecteur d'une jeune plante.
+
+Cependant la fatigue, la fievre, la congelation et ses plaies mal
+garanties par des oripeaux de toute provenance, les ravages produits
+sur son organisme par une tentative d'empoisonnement, en voila plus
+qu'il n'en faut pour faire perdre a notre sergent la piste de son
+regiment, comme a tant d'autres!
+
+Seul, il avance peniblement a travers la neige ou il disparait,
+parfois, jusqu'aux epaules. Heureux encore d'echapper aux Cosaques, de
+trouver des cachettes dans les bois, de reconnaitre, par les cadavres
+rencontres, la route suivie par sa colonne! Dans l'obscurite d'une
+nuit, il arrive sur le terrain d'un combat. Il butte contre les corps
+amonceles d'ou s'eleve un appel plaintif: "Au secours!" En cherchant,
+non sans trebucher et tomber a son tour, il reconnait un ami, bien
+vivant celui-la, le grenadier Picart, type de troupier degourdi et bon
+enfant, dont la joyeuse humeur fait presque tout oublier. Mais un
+officier russe annonce que l'Empereur et toute sa Garde ont ete faits
+prisonniers, et voila notre loustic saisi d'un acces de folie,
+presentant les armes et criant: "Vive l'Empereur!" comme un jour de
+revue.
+
+C'est, en effet, chose digne de remarque: malgre ses miseres, le
+soldat n'accuse point celui qui est cause de ses infortunes; il reste
+devoue, corps et ame, avec la persuasion que Napoleon saura le tirer
+du mauvais pas, qu'il ne tardera point a prendre sa revanche. C'etait
+une religion: "Picart pensait, comme tous les vieux soldats idolatres
+de l'Empereur, qu'une fois qu'ils etaient avec lui, rien ne devait
+plus manquer, que tout devait reussir, enfin qu'avec lui, il n'y avait
+rien d'impossible". Sans etre aussi optimiste, Bourgogne partageait,
+jusqu'a un certain point, cette maniere de voir. Et cependant, a sa
+rentree en France, son regiment etait reduit a 26 hommes!
+
+Leur dieu les emeut toujours: en le voyant, au passage de la Berezina,
+"enveloppe d'une grande capote doublee de fourrure, ayant sur la tete
+un bonnet de velours amarante, avec un tour de peau de renard noir et
+un baton a la main", Picart pleure en s'ecriant: "Notre Empereur
+marcher a pied, un baton a la main, lui si grand, lui qui nous fait si
+fiers!"
+
+Enfin, au mois de mars 1813, Bourgogne se retrouve dans sa patrie, et
+recoit l'epaulette de sous-lieutenant au 145e de ligne, avec lequel il
+repart pour la Prusse. Blesse au combat de Dessau (12 octobre 1813),
+il est fait prisonnier.
+
+Ses loisirs de captivite sont consacres au releve de ses souvenirs,
+encore recents; il prend des notes. Avec les lettres ecrites a sa
+mere, elles serviront, plus tard, a rediger ses _Memoires_. Et alors
+il se demande si c'est bien lui qui a ecrit tout cela, tant le rappel
+de ce qu'il a vu le frappe de nouveau. Il se demande s'il n'a pas ete
+le jouet de son imagination. Mais il se raffermit et se complete en
+causant du passe avec d'anciens compagnons dont il donne la liste. La
+concordance de leurs temoignages prouve qu'il n'a point reve.
+
+Le premier retour des Bourbons l'avait fait demissionner aussitot[3],
+sous le pretexte de "partager, avec de vieux parents, le fardeau de
+leur travail, pour le soutien d'une nombreuse famille". Il pensait a
+un mariage, qui suivit de pres sa lettre au Ministre.
+
+[Note 3: "L'Empereur n'etant plus en France, dit-il lui-meme dans
+une note de ses _Memoires_, je donnai ma demission."]
+
+La vie de famille aussi a ses epreuves: Bourgogne le sentit apres la
+perte de sa femme, laissant deux filles a elever. Il contracta un
+second mariage et eut encore deux enfants[4].
+
+[Note 4: Bourgogne epousa, a Conde, le 31 aout 1814,
+Therese-Fortunee Demarez. Apres sa mort, arrivee en 1822, il se
+remaria avec Philippine Godart, originaire de Tournai.]
+
+Etabli marchand mercier, comme son pere, il quitta bientot le magasin
+pour s'occuper d'affaires industrielles ou il perdit une partie de son
+bien. Ses habitudes simples, son heureux naturel l'aiderent a
+supporter ces revers, qui ne l'empecherent point de donner une
+instruction convenable a ses filles. Il les adorait et sut leur
+inspirer l'amour des arts dont il etait epris: l'une s'adonnait a la
+peinture, l'autre a la musique. Doue lui-meme d'une jolie voix, il
+chantait a la fin des repas de famille, selon la coutume aujourd'hui
+presque partout delaissee. Il avait reuni, dans sa demeure, une
+collection, relativement importante, de tableaux, de curiosites, de
+souvenirs qu'on venait voir.
+
+A Paris, ou il se rendait quelquefois, il ne manquait point de
+visiter, aux Invalides, ses anciens compagnons d'armes. Il en
+retrouvait aussi quotidiennement plusieurs, dans sa ville natale, au
+cafe ou ils causaient de leurs campagnes. Au diner qui les reunissait
+le jour anniversaire de l'entree des Francais a Moscou, ils buvaient,
+a tour de role, dans un gobelet rapporte du Kremlin: les vieux soldats
+de la Garde avaient le culte du passe.
+
+Avec les journees de 1830 et le retour des trois couleurs[5], il pense
+a reprendre du service; or sa famille jouit de quelque influence a
+Conde, ou son frere est medecin[6]. Alors depute de Valenciennes, M.
+de Vatimesnil, ancien ministre de Louis XVIII et de Charles X, dont il
+vient de voter la decheance, ne manque pas d'appuyer un brave ayant
+neuf campagnes, trois blessures et meconnu par le gouvernement tombe.
+Comme compensation legitime, il propose sa nomination a l'emploi de
+major de place, vacant a Conde. La lettre au marechal Soult, alors
+ministre de la guerre, est contresignee par les deux autres deputes du
+Nord, Brigode et Morel. La reponse n'arrivant point, M. de Vatimesnil
+revient a la charge, quinze jours apres: "Cette nomination, ecrit-il,
+qui serait excellente sous le rapport militaire, ne serait pas moins
+utile sous le rapport politique. A une lieue de Conde se trouve le
+chateau de l'Hermitage, appartenant a M. le duc de Croy, et ou sont
+reunis beaucoup de mecontents. Loin de moi la pensee de supposer
+qu'ils aient de mauvaises intentions! Mais, enfin, la prudence exige
+qu'une place forte situee aussi pres de ce chateau, et sur l'extreme
+frontiere, soit confiee a des officiers parfaitement surs. Je vous
+reponds de l'energie de M. Bourgogne...." A defaut d'emploi, il
+demande pour son protege la croix de la Legion d'honneur.
+
+[Note 5: "En 1830, dit-il dans la note deja citee, a la
+reapparition du drapeau tricolore, je rentrai au service."]
+
+[Note 6: Notre sergent avait trois freres et une soeur dont il
+etait l'aine, savoir: Francois, un moment professeur de mathematiques
+au college de Conde; Firmin, mort jeune; Florence, mariee a un
+brasseur; Louis-Florent, docteur en medecine de la Faculte de Paris,
+mort en 1870.--Marie-Francoise Monnier, leur mere, etait nee a Conde
+en 1764.]
+
+Mais Bourgogne n'en est pas moins oublie au ministere, ou l'on ne
+retrouve aucune trace de ses services. M. de Vatimesnil est oblige de
+former un dossier qu'il envoie le 24 septembre. Deux mois apres, le 10
+novembre, l'ancien velite est enfin nomme lieutenant-adjudant de
+place, mais a Brest, et non a Conde! C'etait bien loin, mais enfin il
+avait un pied a l'etrier, et puis la croix vint, le 21 mars 1831,
+l'aider a prendre patience, sinon a oublier le sol natal. De nouvelles
+demarches sont faites pour le poste d'adjudant de place a
+Valenciennes. Il n'y omet point son titre d'electeur, important alors.
+Son voeu fut enfin exauce le 25 juillet 1832, et l'on se souvient
+encore, a Valenciennes, des services qu'il rendit, notamment pendant
+les troubles de 1848. Ses droits a la retraite lui valurent, en 1853,
+une pension de douze cents francs[7].
+
+[Note 7: Nous avons trouve les lettres de M. de Vatimesnil dans le
+dossier militaire de Bourgogne, aux Archives de la Guerre.]
+
+Il mourut, octogenaire, le 15 avril 1867, deux annees apres le
+legendaire Coignet, qui alla jusqu'a quatre-vingt-dix ans. On voit que
+leur rude existence n'avait pas suffi pour hater leur fin. Il est vrai
+qu'il fallait etre exceptionnellement solide pour avoir survecu.
+
+Malheureusement, des souffrances physiques empoisonnerent ses derniers
+jours. Elles ne lui enleverent, toutefois, ni la belle humeur, ni la
+philosophie qui formait le fond de son caractere. Une de ses nieces,
+Mme Bussiere, veuve d'un chef d'escadrons d'artillerie, etait
+d'ailleurs venue, apres la mort de sa seconde femme, victime du
+cholera qui sevit a Valenciennes en 1866, adoucir, par des soins
+devoues, l'amertume de ses maux.
+
+Le portrait de notre heros, qui a pris place en tete du volume, est la
+reproduction d'une lithographie representant Bourgogne a l'age de
+quarante-cinq ans, avec l'air officiellement severe et le regard un
+peu dur de l'adjudant de place, personnification vivante de la
+consigne. Mais ce que nous savons de sa bonte naturelle montre que
+c'est ici le cas d'appliquer le precepte du poete:
+
+ Garde-toi, tant que tu vivras.
+ De juger les gens sur la mine!
+
+Ajoutons qu'au temps de sa jeunesse il passait, non sans raison, pour
+un beau soldat: sa haute stature, son air martial imposaient[8].
+
+[Note 8: Voici, d'apres une note de ses _Memoires_, la liste des
+grandes batailles auxquelles Bourgogne prit part: Iena, Pultusk,
+Eylau, Eilsberg, Friedland, Essling, Wagram, Somo-Sierra, Benevent,
+Smolensk, la Moskowa, Krasnoe, la Berezina, Lutzen et Bautzen: "Ajoute
+a cela, dit-il, plus de vingt combats et autres divertissements
+semblables."]
+
+Selon notre coutume, nous n'avons fait d'autres modifications au texte
+que la rectification de l'orthographe et la suppression des phrases
+inutiles. Moins scrupuleux s'est montre un journal disparu (_l'Echo de
+la Frontiere_) qui a donne, en 1857, une partie des _Memoires_ de
+Bourgogne, en les corrigeant si bien qu'il les a depouilles de leur
+couleur originale.
+
+La collection de _l'Echo de la Frontiere_ est des plus rares: le seul
+exemplaire que nous en connaissions se trouve a la bibliotheque de
+Valenciennes. Son feuilleton de Bourgogne fut tire a part; nous
+n'avons pu en retrouver que de rares exemplaires. Ce tirage a part ne
+contient meme qu'une partie du texte publie par le journal, et ne
+depasse point la page 176 du present volume. _L'Echo de la Frontiere_
+conduit le lecteur jusqu'a la page 286. Nous avons donc regarde ces
+_Memoires_ comme ayant la valeur d'une oeuvre inedite, jusqu'a leur
+publication, en 1896, dans la _Nouvelle Revue retrospective_[9].
+
+[Note 9: Le _Memoires_ de Bourgogne ont paru, pour la premiere
+fois _in extenso_ d'apres le manuscrit original, dans la _Nouvelle
+Revue retrospective_, consacree, depuis quatorze ans, a la publication
+de documents concernant notre histoire nationale, depuis deux
+siecles.]
+
+Le manuscrit original, qui avait ete depose, en 1891, a la
+bibliotheque de Valenciennes, vient d'etre remis entre les mains de la
+fille de Bourgogne, Mme Defacqz. Il se compose de six cent seize pages
+in-folio, presque toutes de la main de l'auteur. Nous restons les
+obliges de M. Auguste Molinier, qui, le premier, a songe a en offrir
+la publication a la _Nouvelle Revue retrospective_, et de M. Edmond
+Martel, qui a bien voulu faire, pour nous, des recherches sur la
+famille Bourgogne, a Valenciennes et a Conde.
+
+Nommons encore les neveux de notre heros, M. le docteur Bourgogne et
+M. Amedee Bourgogne; M. Loriaux, son ancien proprietaire; M. Paul
+Marmottan, et nous aurons fait apprecier l'importance, comme la
+multiplicite des concours apportes a notre oeuvre. Leur constatation
+reste, en meme temps, notre premiere garantie.
+
+
+
+
+MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE (1812-1813)
+
+
+
+
+
+I
+
+D'Almeida a Moscou.
+
+
+Ce fut au mois de mars 1812, lorsque nous etions a Almeida, en
+Portugal, a nous battre contre l'armee anglaise, commandee par
+Wellington, que nous recumes l'ordre de partir pour la Russie.
+
+Nous traversames l'Espagne, ou chaque jour de marche fut marque par un
+combat, et quelquefois deux. Ce fut de cette maniere que nous
+arrivames a Bayonne, premiere ville de France.
+
+Partant de cette ville, nous primes la poste et nous arrivames a Paris
+ou nous pensions nous reposer. Mais, apres un sejour de quarante-huit
+heures, l'Empereur nous passa en revue, et jugeant que le repos etait
+indigne de nous, nous fit faire demi-tour et marcher en colonnes, par
+pelotons, le long des boulevards, ensuite tourner a gauche dans la rue
+Saint-Martin, traverser la Villette, ou nous trouvames plusieurs
+centaines de fiacres et autres voitures qui nous attendaient. L'on
+nous fit faire halte, ensuite monter quatre dans la meme voiture et,
+fouette cocher! jusqu'a Meaux, puis sur des chariots jusqu'au Rhin, en
+marchant jour et nuit.
+
+Nous fimes sejour a Mayence, puis nous passames le Rhin; ensuite nous
+traversames a pied le grand-duche de Francfort[10], la Franconie, la
+Saxe, la Prusse, la Pologne. Nous passames la Vistule a Marienwerder,
+nous entrames en Pomeranie, et, le 25 juin au matin, par un beau
+temps, non pas par un temps affreux, comme le dit M. de Segur, nous
+traversames le Niemen sur plusieurs ponts de bateaux que l'on venait
+de jeter, et nous entrames en Lithuanie, premiere province de Russie.
+
+[Note 10: Francfort avait ete erige en grand-duche, en 1806, par
+Napoleon, en faveur de l'electeur de Mayence.]
+
+Le lendemain, nous quittames notre premiere position et nous marchames
+jusqu'au 29, sans qu'il nous arrivat rien de remarquable; mais, dans
+la nuit du 29 au 30, un bruit sourd se fit entendre: c'etait le
+tonnerre qu'un vent furieux nous apportait. Des masses de nuees
+s'amoncelaient sur nos tetes et finirent par crever. Le tonnerre et le
+vent durerent plus de deux heures. En quelques minutes, nos feux
+furent eteints; les abris qui nous couvraient, enleves; nos faisceaux
+d'armes renverses. Nous etions tous perdus et ne sachant ou nous
+diriger. Je courus me refugier dans la direction d'un village ou etait
+loge le quartier general. Je n'avais, pour me guider, que la lueur des
+eclairs. Tout a coup, a la lueur d'un eclair, je crois apercevoir un
+chemin, mais c'etait un canal qui conduisait a un moulin que les
+pluies avaient enfle, et dont les eaux etaient au niveau du sol.
+Pensant marcher sur quelque chose de solide, je m'enfonce et
+disparais. Mais, revenu au-dessus de l'eau, je gagne l'autre bord a la
+nage. Enfin, j'arrive au village, j'entre dans la premiere maison que
+je rencontre et ou je trouve la premiere chambre occupee par une
+vingtaine d'hommes, officiers et domestiques, endormis. Je gagne le
+mieux possible un banc qui etait place autour d'un grand poele bien
+chaud, je me deshabille, je m'empresse de tordre ma chemise et mes
+habits, pour en faire sortir l'eau, et je m'accroupis sur le banc, en
+attendant que tout soit sec; au jour, je m'arrange le mieux possible,
+et je sors de la maison pour aller chercher mes armes et mon sac, que
+je retrouve dans la boue.
+
+Le lendemain 30, il fit un beau soleil qui secha tout, et, le meme
+jour, nous arrivames a Wilna, capitale de la Lithuanie, ou l'Empereur
+etait arrive, depuis la veille, avec une partie de la Garde.
+
+Pendant le temps que nous y restames, je recus une lettre de ma mere,
+qui en contenait une autre a l'adresse de M. Constant, premier valet
+de chambre de l'Empereur, qui etait de Peruwelz[11], Belgique. Cette
+lettre etait de sa mere, avec qui la mienne etait en connaissance. Je
+fus ou etait loge l'Empereur pour la lui remettre, mais je ne
+rencontrai que Roustan, le mameluck de l'Empereur, qui me dit que M.
+Constant venait de sortir avec Sa Majeste. Il m'engagea a attendre son
+retour, mais je ne le pouvais pas, j'etais de service. Je lui donnai
+la lettre pour la remettre a son adresse, et je me promis de revenir
+voir M. Constant. Mais le lendemain, 16 juillet, nous partimes de
+cette ville.
+
+[Note 11: Gros bourg belge a sept kilometres de Conde, lieu de
+promenade frequente, a cause du pelerinage de Bonsecours.]
+
+Nous en sortimes a dix heures du soir, en marchant dans la direction
+de Borisow, et nous arrivames, le 27, a Witebsk, ou nous rencontrames
+les Russes. Nous nous mimes en bataille sur une hauteur qui dominait
+la ville et les environs. L'ennemi etait en position sur une hauteur a
+droite et a gauche de la ville. Deja la cavalerie, commandee par le
+roi Murat, avait fait plusieurs charges. En arrivant, nous vimes 200
+voltigeurs du 9e de ligne, et tous Parisiens, qui, s'etant trop
+engages, furent rencontres par une partie de la cavalerie russe que
+l'en venait de repousser.
+
+Nous les regardions comme perdus, si l'on n'arrivait assez tot pour
+les secourir, a cause des ravins et de la riviere qui empechait
+d'aller directement a eux. Mais ils sont commandes par des braves
+officiers qui jurent, ainsi que les soldats, de se faire tuer plutot
+que de ne pas en sortir avec honneur. Ils gagnent, en se battant, un
+terrain qui leur etait avantageux. Alors ils se forment en carre, et
+comme ils n'en etaient pas a leur coup d'essai, le nombre d'ennemis
+qui leur etait oppose ne les intimide pas; et cependant ils etaient
+entoures d'un regiment de lanciers et par d'autres cavaliers qui
+cherchaient a les enfoncer, sans pouvoir y parvenir, de maniere qu'au
+bout d'un moment, ils finirent par avoir, autour d'eux, un rempart
+d'hommes et de chevaux tues et blesses. Ce fut un obstacle de plus
+pour les Russes, qui, epouvantes, se sauverent en desordre, aux cris
+de joie de toute l'armee, spectatrice de ce combat.
+
+Les notres revinrent tranquillement, vainqueurs, s'arretant par
+moments et faisant face a l'ennemi. L'Empereur envoya de suite l'ordre
+de la Legion d'honneur aux plus braves. Les Russes, en bataille sur
+une hauteur opposee a celle ou nous etions, ont vu, comme nous, le
+combat et la fuite de leur cavalerie.
+
+Apres cette echauffouree, nous formames nos bivouacs. Un instant
+apres, je recus la visite de douze jeunes soldats de mon pays, de
+Conde; dix etaient tambours, un, tambour-maitre, et le douzieme etait
+caporal des voltigeurs, et tous dans le meme regiment. Ils avaient
+tous, a leur cote, des demi-espadons. Cela signifiait qu'ils etaient
+tous maitres ou prevots d'armes, enfin des vrais spadassins. Je leur
+temoignai tout le plaisir que j'avais de les voir, en leur disant que
+je regrettais de n'avoir rien a leur offrir. Le tambour-maitre prit la
+parole et me dit:
+
+"Mon pays, nous ne sommes pas venus pour cela; tout au contraire, nous
+sommes venus vous prier de venir avec nous prendre votre part de ce
+que nous, avons a vous offrir: vin, genievre et autres liquides fort
+restaurants. Nous avons enleve tout cela, hier au soir, au general
+russe, c'est-a-dire un petit fourgon avec sa cuisine et tout ce qui
+s'ensuit, que nous avons depose dans la voiture de Florencia, notre
+cantiniere, une jolie Espagnole, qu'on dit etre ma femme, et cela
+parce qu'elle est sous ma protection, en tout bien tout honneur!" Et
+en disant cela, il frappait de la main droite sur la garde de sa
+longue rapiere. "Et puis, reprit-il, c'est une brave femme; demandez
+aux amis, personne n'oserait lui manquer. Elle avait un caprice pour
+un sergent avec qui elle devait se marier. Mais il a ete assassine par
+un Espagnol de la ville de Bilbao. En attendant qu'elle en ait choisi
+un autre, il faut la proteger. Ainsi, mon pays, c'est entendu, vous
+allez venir avec quelques-uns de vos amis, parce que, lorsqu'il y en
+a pour trois, il y en a pour quatre. Allons! En avant, marche!" Et
+nous nous mimes en route, dans la direction de leur corps d'armee, qui
+formait l'avant-garde.
+
+Nous arrivames au camp des enfants de Conde; nous etions quatre
+invites: deux dragons, Melet, qui etait de Conde, et Flament, de
+Peruwelz, ensuite Grangier, sous-officier dans le meme regiment que
+moi. Nous nous installames pres de la voiture de la cantiniere, qui
+etait effectivement une jolie Espagnole, qui nous recut avec joie,
+parce que nous arrivions de son pays, et que nous parlions assez bien
+sa langue, surtout le dragon Flament, de sorte que nous passames la
+nuit a boire le vin du general russe et a causer du pays.
+
+Il commencait a faire jour, lorsqu'un coup de canon mit fin a notre
+conversation. Nous rentrames chacun chez nous, en attendant l'occasion
+de nous revoir. Les pauvres garcons ne pensaient pas que, quelques
+jours plus tard, onze d'entre eux auraient fini d'exister.
+
+C'etait le 28; nous nous attendions a une bataille, mais l'armee russe
+se retira et, le meme jour, nous entrames a Witebsk, ou nous restames
+quinze jours. Notre regiment occupait un des faubourgs de la ville.
+
+J'etais loge chez un juif qui avait une jolie femme et deux filles
+charmantes, avec des figures ovales. Je trouvai, dans cette maison,
+une petite chaudiere a faire de la biere, de l'orge, ainsi qu'un
+moulin a bras pour le moudre; mais le houblon nous manquait. Je donnai
+douze francs au juif pour nous en procurer, et, dans la crainte qu'il
+ne revint pas, nous gardames, pour plus de surete, Rachel, sa femme,
+et ses deux filles en otage. Mais, vingt-quatre heures apres son
+depart, Jacob le juif etait de retour avec du houblon. Il se trouvait,
+dans la compagnie, un Flamand, brasseur de son etat, qui nous fit cinq
+tonnes de biere excellente.
+
+Le 13 aout, lorsque nous partimes de cette ville, il nous restait
+encore deux tonnes de biere que nous mimes sur la voiture de la mere
+Dubois, notre cantiniere, qui eut le bon esprit de rester en arriere
+et de la vendre, a son profit, a ceux qui marchaient apres nous,
+tandis que nous, marchant par la grande chaleur, nous mourions de
+soif.
+
+Le 16, de grand matin, nous arrivames devant Smolensk. L'ennemi
+venait de s'y renfermer; nous primes position sur le _Champ sacre_,
+ainsi appele par les habitants du pays. Cette ville est entouree de
+murailles tres fortes et de vieilles tours, dont le haut est en bois;
+le Boristhene (Dnieper) coule de l'autre cote et au pied de la ville.
+Aussitot on en fit le siege, et l'on battit en breche, et, le 17 au
+matin, lorsque l'on se disposait a la prendre d'assaut, on fut tout
+surpris de la trouver evacuee. Les Russes battaient en retraite, mais
+ils avaient coupe le pont et, de l'autre cote, sur une hauteur qui
+dominait la ville, ils nous lancaient des bombes et des boulets.
+
+Pendant le jour du siege, je fus, avec un de mes amis, aux
+avant-postes ou etaient les batteries de siege qui tiraient sur la
+ville. C'etait la position du corps d'armee du marechal Davoust; en
+nous voyant, et reconnaissant que nous etions de la Garde, le marechal
+vint a nous et nous demanda ou etait la Garde imperiale. Ensuite il se
+mit a pointer des obusiers qui tiraient sur une tour qui etait devant
+nous. Un instant apres, l'on vint le prevenir que les Russes sortaient
+de la ville, et s'avancaient dans la direction ou nous etions. De
+suite, il commanda a un bataillon d'infanterie legere d'aller prendre
+position en avant, en disant a celui qui le commandait: "Si l'ennemi
+s'avance, vous le repousserez".
+
+Je me rappelle qu'un officier deja vieux, faisant partie de ce
+bataillon, chantait, en allant au combat, la chanson de _Roland_:
+
+ Combien sont-ils? Combien sont-ils?
+ C'est le cri du soldat sans gloire![12]
+
+[Note 12:
+ Combien sont-ils? Combien sont-ils?
+ Quel homme ennemi de sa gloire
+ Peut demander: Combien sont-ils?
+ Eh! demande ou sont les perils,
+ C'est la qu'est aussi la victoire!
+
+Tel est le texte exact du troisieme couplet de _Roland a Roncevaux_,
+chanson (paroles et musique) de Rouget de L'Isle.]
+
+Cinq minutes apres, ils marchaient a la baionnette sur la colonne des
+Russes, qui fut forcee de rentrer en ville.
+
+En revenant a notre camp, nous faillimes etre tues par un obus. Un
+autre alla tomber sur une grange ou etait loge le marechal Mortier, et
+y mit le feu; parmi les hommes qui portaient de l'eau pour l'eteindre,
+je rencontrai un jeune soldat de mon endroit; il faisait partie d'un
+regiment de la Jeune Garde[13].
+
+[Note 13: Dumoulin, mort de la fievre a Moscou. (_Note de
+l'auteur_.)]
+
+Pendant notre sejour autour de cette ville, je fus visiter la
+cathedrale, ou une grande partie des habitants s'etaient retires, les
+maisons ayant ete toutes ecrasees.
+
+Le 21, nous partimes de cette position. Le meme jour, nous traversames
+le plateau de Valoutina ou, deux jours avant, une affaire sanglante
+venait d'avoir lieu, et ou le brave general Gudin avait ete tue.
+
+Nous continuames notre route et nous arrivames a marches forcees, a
+une ville nommee Dorogoboui; nous en partimes le 24, en poursuivant
+les Russes jusqu'a Viasma, qui, deja, etait toute en feu. Nous y
+trouvames de l'eau-de-vie et un peu de vivres. Nous continuames de
+marcher jusqu'a Ghjat, ou nous arrivames le 1er de septembre. Nous y
+fimes sejour. Ensuite, on fit, dans toute l'armee, la recapitulation
+des coups de canon et de fusil qu'il y avait a tirer pour le jour ou
+une grande bataille aurait lieu. Le 4, nous nous remettions en marche;
+le 5, nous rencontrames l'armee russe en position. Le 61e de ligne lui
+enleva la premiere redoute.
+
+Le 6, nous nous preparames pour la grande bataille qui devait se
+donner le lendemain: l'un prepare ses armes, d'autres du linge en cas
+de blessure, d'autres font leur testament, et d'autres, insouciants,
+chantent ou dorment. Toute la Garde imperiale eut l'ordre de se mettre
+en grande tenue.
+
+Le lendemain, a cinq heures du matin, nous etions sous les armes, en
+colonne serree par bataillons. L'Empereur passa pres de nous en
+parcourant toute la ligne, car deja, depuis plus d'une demi-heure, il
+etait a cheval.
+
+A sept heures, la bataille commenca; il me serait impossible d'en
+donner le detail, mais ce fut, dans toute l'armee, une grande joie en
+entendant le bruit du canon, car l'on etait certain que les Russes,
+comme les autres fois, n'avaient pas decampe, et qu'on allait se
+battre. La veille au soir et une partie de la nuit, il etait tombe une
+pluie fine et froide, mais, pour ce grand jour, il faisait un temps et
+un soleil magnifiques.
+
+Cette bataille fut, comme toutes nos grandes batailles, a coups de
+canon, car, au dire de l'Empereur, cent vingt mille coups furent tires
+par nous. Les Russes eurent au moins cinquante mille hommes, tant tues
+que blesses. Notre perte fut de dix-sept mille hommes; nous eumes
+quarante-trois generaux hors de combat, dont huit, a ma connaissance,
+furent tues sur le coup. Ce sont: Montbrun, Huard, Caulaincourt (le
+frere du grand ecuyer de l'Empereur), Compere, Maison, Plauzonne,
+Lepel et Anabert. Ce dernier etait colonel d'un regiment de chasseurs
+a pied de la Garde, et comme, a chaque instant, l'on venait dire a
+l'Empereur: "Sire, un tel general est tue ou blesse", il fallait le
+remplacer de suite. Ce fut de cette maniere que le colonel Anabert fut
+nomme general. Je m'en rappelle tres bien, car j'etais, en ce moment,
+a quatre pas de l'Empereur qui lui dit: "Colonel, je vous nomme
+general; allez vous mettre a la tete de la division qui est devant la
+grande redoute, et enlevez-la!"
+
+Le general partit au galop, avec son adjudant-major, qui le suivit
+comme aide de camp.
+
+Un quart d'heure apres, l'aide de camp etait de retour, et annoncait a
+l'Empereur que la redoute etait enlevee, mais que le general etait
+blesse. Il mourut huit jours apres, ainsi que plusieurs autres.
+
+L'on a assure que les Russes avaient perdu cinquante generaux, tant
+tues que blesses.
+
+Pendant toute la bataille, nous fumes en reserve, derriere la division
+commandee par le general Friant: les boulets tombaient dans nos rangs
+et autour de l'Empereur.
+
+La bataille finit avec le jour, et nous restames sur l'emplacement,
+pendant la nuit et la journee du 8, que j'employai a visiter le champ
+de bataille, triste et epouvantable tableau a voir. J'etais avec
+Grangier. Nous allames jusqu'au ravin, position qui avait ete tant
+disputee pendant la bataille.
+
+Le roi Murat y avait fait dresser ses tentes. Au moment ou nous
+arrivions, nous le vimes faisant faire, par son chirurgien,
+l'amputation de la cuisse droite a deux canonniers de la Garde
+imperiale russe.
+
+Lorsque l'operation fut terminee, il leur fit donner a chacun un verre
+de vin. Ensuite, il se promena sur le bord du ravin, en contemplant la
+plaine qui se trouve de l'autre cote, bornee par un bois. C'est la
+que, la veille, il avait fait mordre la poussiere a plus d'un
+Moscovite, lorsqu'il chargea, avec sa cavalerie, l'ennemi qui etait en
+retraite. C'est la qu'il etait beau de le voir, se distinguant par sa
+bravoure, son sang-froid et sa belle tenue, donnant des ordres a ceux
+qu'il commandait et des coups de sabre a ceux qui le combattaient. On
+pouvait facilement le distinguer a sa toque, a son aigrette blanche et
+a son manteau flottant.
+
+Le 9 au matin, nous quittames le champ de bataille et nous arrivames,
+dans la journee, a Mojaisk. L'arriere-garde des Russes etait en
+bataille sur une hauteur, de l'autre cote de la ville occupee par les
+notres. Une compagnie de voltigeurs et de grenadiers, forte au plus de
+cent hommes du 33e de ligne, qui faisait partie de l'avant-garde,
+montait la cote sans s'inquieter du nombre d'ennemis qui
+l'attendaient. Une partie de l'armee, qui etait encore arretee dans la
+ville, les regardait avec surprise, quand plusieurs escadrons de
+cuirassiers et de cosaques s'avancent et enveloppent nos voltigeurs et
+nos grenadiers. Mais, sans s'etonner et comme s'ils avaient prevu
+cela, ils se reunissent, se forment par pelotons, ensuite en carre, et
+font feu des quatre faces sur les Russes qui les entourent.
+
+Vu la distance qui les separe de l'armee, on les croit perdus, car
+l'on ne pouvait pas arriver jusqu'a eux pour les secourir. Un officier
+superieur des Russes s'etant avance pour leur dire de se rendre,
+l'officier qui commandait les Francais repondit a cette sommation en
+tuant celui qui lui parlait. La cavalerie, epouvantee, se sauva et
+laissa les voltigeurs et grenadiers maitres du champ de bataille[14].
+
+[Note 14: Un de mes amis, un velite, le capitaine Sabatier,
+commandait les voltigeurs. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Le 10, nous suivons l'ennemi jusqu'au soir, et, lorsque nous nous
+arretons, je suis commande de garde pres d'un chateau ou est loge
+l'Empereur. Je venais d'etablir mon poste sur un chemin qui
+conduisait au chateau, lorsqu'un domestique polonais, dont le maitre
+etait attache a l'etat-major de l'Empereur, passa pres de mon poste,
+conduisant un cheval charge de bagages. Ce cheval, fatigue, s'abattit
+et ne voulut plus se relever. Le domestique prit la charge et partit.
+A peine nous avait-il quittes, que les hommes du poste, qui avaient
+faim, tuerent le cheval, de sorte que toute la nuit, nous nous
+occupames a en manger et a en faire cuire pour le lendemain.
+
+Un instant apres, l'Empereur vint a passer a pied. Il etait accompagne
+du roi Murat et d'un auditeur au conseil d'Etat. Ils allaient joindre
+la grand'route. Je fis prendre les armes a mon poste. L'Empereur
+s'arreta devant nous et pres du cheval qui barrait le chemin. Il me
+demanda si c'etait nous qui l'avions mange. Je lui repondis que oui.
+Il se mit a sourire, en nous disant: "Patience! Dans quatre jours nous
+serons a Moscou, ou vous aurez du repos et de la bonne nourriture,
+quoique d'ailleurs le cheval soit bon."
+
+La prediction ne manqua pas de s'accomplir, car, quatre jours apres,
+nous arrivions dans cette capitale.
+
+Le lendemain 11 et les jours suivants, nous marchames par un beau
+temps. Le 13, nous couchames ou il y avait une grande abbaye et
+d'autres batiments d'une construction assez belle. On voyait bien que
+l'on etait pres d'une grande capitale.
+
+Le lendemain 14, nous partimes de grand matin; nous passames pres d'un
+ravin ou les Russes avaient commence des redoutes pour s'y defendre.
+Un instant apres, nous entrames dans une grande foret de sapins et de
+bouleaux, ou se trouve une route tres large (route royale). Nous
+n'etions plus loin de Moscou.
+
+Ce jour-la, j'etais d'avant-garde avec quinze hommes. Apres une heure
+de marche, la colonne imperiale fit halte. Dans ce moment, j'apercus
+un militaire de la ligne ayant le bras gauche en echarpe. Il etait
+appuye sur son fusil et semblait attendre quelqu'un. Je le reconnus de
+suite pour un des enfants de Conde dont j'avais recu la visite pres de
+Witebsk. Il etait la, esperant me voir. Je m'approchai de lui en lui
+demandant comment se portaient les amis: "Tres bien, me repondit-il,
+en frappant la terre de la crosse de son fusil. Ils sont tous morts,
+comme on dit, au champ d'honneur, et enterres dans la grande redoute.
+Ils ont tous ete tues par la mitraille, en battant la charge. Ah! mon
+sergent, continua-t-il, jamais je n'oublierai cette bataille! Quelle
+boucherie!--Et, vous, lui dis-je, qu'avez-vous?--Ah bah! rien, une
+balle entre le coude et l'epaule! Asseyons-nous un instant, nous
+causerons de nos pauvres camarades et de la jeune Espagnole, notre
+cantiniere."
+
+Voici ce qu'il me raconta:
+
+"Depuis sept heures du matin nous nous battions, lorsque le general
+Campans, qui nous commandait, fut blesse. Celui qu'on envoya pour le
+remplacer le fut aussi; ainsi d'un troisieme. Un quatrieme arrive: il
+venait de la Garde. Aussitot, il prit le commandement et fit battre la
+charge. C'est la que notre regiment, le 61e acheva d'etre abime par la
+mitraille. C'est la aussi que les amis furent tues, la redoute prise
+et le general blesse. C'etait le general Anabert. Pendant l'action,
+j'avais recu une balle dans les bras, sans m'en apercevoir.
+
+"Un instant apres, ma blessure me faisant souffrir, je me retirai pour
+aller a l'ambulance me faire extraire la balle. Je n'avais pas fait
+cent pas que je rencontrai la jeune Espagnole, notre cantiniere. Elle
+etait tout en pleurs; des blesses venaient de lui apprendre que
+presque tous les tambours du regiment etaient tues ou blesses. Elle me
+dit qu'elle voulait les voir, afin de les secourir. Malgre ma blessure
+qui me faisait souffrir, je me decidai a l'accompagner. Nous avancames
+au milieu des blesses qui se retiraient peniblement, et d'autres que
+l'on portait sur des brancards.
+
+"Lorsque nous fumes arrives pres de la grande redoute et qu'elle vit
+ce champ de carnage, elle se mit a jeter des cris lamentables. Mais ce
+fut bien autre chose, lorsqu'elle apercut a terre les caisses brisees
+des tambours du regiment. Alors elle devint comme une femme en delire:
+"Ici, l'ami, ici, s'ecria-t-elle! C'est ici qu'ils sont!"
+Effectivement ils etaient la, gisants, les membres brises, les corps
+dechires par la mitraille, et, comme une folle, elle allait de l'un a
+l'autre, leur adressant de douces paroles. Mais aucun ne l'entendait.
+Cependant, quelques-uns donnaient encore signe de vie. Le
+tambour-maitre, celui qu'elle appelait son pere, etait du nombre.
+
+"Elle s'arreta a celui-la, et, se mettant a genoux, elle lui souleva
+la tete afin de lui introduire quelques gouttes d'eau-de-vie dans la
+bouche. Dans ce moment, les Russes firent un mouvement pour reprendre
+la redoute qu'on leur avait enlevee. Alors la fusillade et la
+canonnade recommencerent. Tout a coup, la jeune Espagnole jeta un cri
+de douleur. Elle venait d'etre atteinte d'une balle a la main gauche,
+qui lui avait ecrase le pouce et etait entree dans l'epaule de l'homme
+mourant qu'elle soutenait. Elle tomba sans connaissance. Voyant le
+danger, je voulus la soulever, afin de la conduire en lieu de surete,
+ou etaient les bagages, sa voiture et les ambulances. Mais, avec le
+seul bras que j'avais de libre, je n'en eus pas la force. Fort
+heureusement, un cuirassier qui etait demonte vint a passer pres de
+nous. Il ne se fit pas prier. Il me dit seulement: "Vite!
+depechons-nous, car ici il ne fait pas bon!" En effet les boulets nous
+sifflaient aux oreilles. Sans plus de facon, il enleva la jeune
+Espagnole et la transporta comme une enfant que l'on porte. Elle etait
+toujours sans connaissance. Apres dix minutes de marche, nous
+arrivames pres d'un petit bois ou etait l'ambulance de l'artillerie de
+la Garde. La, Florencia reprit ses sens.
+
+"M. Larrey, le chirurgien de l'Empereur, lui fit l'amputation de son
+pouce, et a moi il m'extirpa fort adroitement la balle que j'avais
+dans le bras, et a present je me trouve assez bien."
+
+Voila ce que me raconta l'enfant de Conde, Dumont, caporal des
+voltigeurs du 61e de ligne. Je lui fis promettre de venir me voir a
+Moscou, si toutefois nous y restions; mais plus jamais je n'ai entendu
+parler de lui.
+
+Ainsi perirent douze jeunes gens de Conde, dans la memorable bataille
+de la Moskowa, le 7 septembre 1812.
+
+_Fin de l'abrege de notre marche depuis le Portugal jusqu'a Moscou._
+
+BOURGOGNE
+Ex-grenadier de la Garde imperiale,
+chevalier de la Legion d'honneur[15].
+
+[Note 15: La signature de Bourgogne a la fin de ce chapitre,
+montre qu'il le considerait comme une sorte d'_Avant-propos_.]
+
+
+
+
+II
+
+L'incendie de Moscou.
+
+
+Le 14 septembre, a une heure de l'apres-midi, apres avoir traverse une
+grande foret, nous apercumes, de loin, une eminence. Une demi-heure
+apres, nous y arrivames. Les premiers, qui etaient deja sur le point
+le plus eleve, faisaient des signaux a ceux qui etaient encore en
+arriere, en leur criant: "Moscou! Moscou!" En effet, c'etait la grande
+ville que l'on apercevait: c'etait la ou nous pensions nous reposer de
+nos fatigues, car nous, la Garde imperiale, nous venions de faire plus
+de douze cents lieues sans nous reposer.
+
+C'etait par une belle journee d'ete; le soleil reflechissait sur les
+domes, les clochers et les palais dores. Plusieurs capitales que
+j'avais vues, telles que Paris, Berlin, Varsovie, Vienne et Madrid,
+n'avaient produit en moi que des sentiments ordinaires, mais ici la
+chose etait differente: il y avait pour moi, ainsi que pour tout le
+monde, quelque chose de magique.
+
+Dans ce moment, peines, dangers, fatigues, privations, tout fut
+oublie, pour ne plus penser qu'au plaisir d'entrer dans Moscou, y
+prendre des bons quartiers d'hiver, et faire des conquetes d'un autre
+genre, car tel est le caractere du militaire francais: du combat a
+l'amour, et de l'amour au combat.
+
+Pendant que nous etions a contempler cette ville, l'ordre de se mettre
+en grande tenue arrive.
+
+Ce jour-la, j'etais d'avant-garde avec quinze hommes, et on m'avait
+donne a garder plusieurs officiers restes prisonniers de la grande
+bataille de la Moskowa, dont quelques-uns parlaient francais. Il se
+trouvait aussi, parmi eux, un _pope_ (pretre de la religion grecque),
+probablement aumonier d'un regiment, qui, aussi, parlait tres bien
+francais, mais paraissant plus triste et plus occupe que ses
+compagnons d'infortune. J'avais remarque, ainsi que bien d'autres,
+qu'en arrivant sur la colline ou nous etions, tous les prisonniers
+s'etaient inclines en faisant, a plusieurs reprises, le signe de la
+croix. Je m'approchai du pretre, et je lui demandai pourquoi cette
+manifestation: "Monsieur, me dit-il, la montagne sur laquelle nous
+sommes s'appelle le _Mont-du-Salut_, et tout bon Moscovite, a la vue
+de la ville sainte, doit s'incliner et se signer!"
+
+Un instant apres, nous descendions le Mont-du-Salut et, apres un quart
+d'heure de marche, nous etions a la porte de la ville.
+
+L'Empereur y etait deja avec son etat-major. Nous fimes halte; pendant
+ce temps, je remarquai que, pres de la ville et sur notre gauche, il
+se trouvait un immense cimetiere. Apres un moment d'attente, le
+marechal Duroc qui, depuis un instant, etait entre en ville, se
+presenta a l'Empereur avec quelques habitants qui parlaient francais.
+L'Empereur leur fit plusieurs questions; ensuite le marechal dit a Sa
+Majeste, qu'il y avait, dans le Kremlin, une quantite d'individus
+armes dont la majeure partie etaient des malfaiteurs que l'on avait
+fait sortir des prisons, et qui tiraient des coups de fusil sur la
+cavalerie de Murat, qui formait l'avant-garde. Malgre plusieurs
+sommations, ils s'obstinaient a ne pas ouvrir les portes: "Tous ces
+malheureux, dit le marechal, sont ivres, et refusent d'entendre
+raison,--Que l'on ouvre les portes a coups de canon! repondit
+l'Empereur, et que l'on en chasse tout ce qui s'y trouve!"
+
+La chose etait deja faite, le roi Murat s'etait charge de la besogne:
+deux coups de canon, et toute cette canaille se dispersa dans la
+ville. Alors le roi Murat avait continue de la traverser, en serrant
+de pres l'arriere-garde des Russes.
+
+Un roulement de tous les tambours de la Garde se fait entendre, suivi
+du commandement de _Garde a vous!_ C'est le signal d'entrer en ville.
+Il etait trois heures apres midi; nous faisons notre entree en
+marchant en colonne serree par pelotons, musique en tete.
+L'avant-garde, dont je faisais partie, etait composee de trente
+hommes: M. Serraris, lieutenant de notre compagnie, la commandait.
+
+A peine etions-nous dans le faubourg, que nous vimes venir a nous
+plusieurs de ces miserables que l'on avait chasses du Kremlin; ils
+avaient tous des figures atroces, ils etaient armes de fusils, de
+lances et de fourches. A peine avions-nous passe au pont qui separe le
+faubourg de la ville, qu'un individu, sorti de dessous le pont,
+s'avanca au-devant du regiment: il etait affuble d'une capote de peau
+de mouton, une ceinture de cuir lui serrait les reins, des longs
+cheveux gris lui tombaient sur les epaules, une barbe blanche et
+epaisse lui descendait jusqu'a la ceinture. Il etait arme d'une
+fourche a trois dents, enfin tel que l'on depeint Neptune sortant des
+eaux. Dans cet equipage, il marcha fierement sur le tambour-major,
+faisant mine de le frapper le premier: le voyant bien equipe, galonne,
+il le prenait peut-etre pour un general. Il lui porta un coup de sa
+fourche que, fort heureusement, le tambour-major evita, et, lui ayant
+arrache son arme meurtriere, il le prit par les epaules et, d'un grand
+coup de pied dans le derriere, il le fit sauter en bas du pont et
+rentrer dans les eaux d'ou il etait sorti un instant avant, mais pour
+ne plus reparaitre, car, entraine par le courant, on ne le voyait plus
+que faiblement et par intervalles; ensuite, on ne le vit plus.
+
+Nous en vimes venir d'autres, qui faisaient feu sur nous avec des
+armes chargees; il y en avait meme qui n'avaient que des pierres en
+bois a leurs fusils. Comme ils ne blesserent personne, l'on se
+contenta de leur arracher leurs armes et de les briser, et, lorsqu'ils
+revenaient, l'on s'en debarrassait par un grand coup de crosse de
+fusil dans les reins. Une partie de ces armes avaient ete prises dans
+l'arsenal qui se trouvait au Kremlin; de la venaient les fusils avec
+des pierres en bois, que l'on met toujours, lorsqu'ils sont neufs et
+au ratelier. Nous sumes que ces miserables avaient voulu assassiner un
+officier de l'etat-major du roi Murat.
+
+Apres avoir passe le pont, nous continuames notre marche dans une
+grande et belle rue. Nous fumes etonnes de ne voir personne, pas meme
+une dame, pour ecouter notre, musique qui jouait l'air _La victoire
+est a nous!_ Nous ne savions a quoi attribuer cette cessation de tout
+bruit. Nous nous imaginions que les habitants, n'osant pas se montrer,
+nous regardaient par les jalousies de leurs croisees. On voyait
+seulement, ca et la, quelques domestiques en livree et quelques
+soldats russes.
+
+Apres avoir marche environ une heure, nous nous trouvames pres de la
+premiere enceinte du Kremlin. Mais l'on nous fit tourner brusquement a
+gauche, et nous entrames dans une rue plus belle et plus large que
+celle que nous venions de quitter, et qui conduit sur la place du
+Gouvernement. Dans un moment ou la colonne etait arretee, nous vimes
+trois dames a une croisee du rez-de-chaussee.
+
+Je me trouvais sur le trottoir et pres d'une de ces dames, qui me
+presenta un morceau de pain aussi noir que du charbon et rempli de
+longue paille. Je la remerciai et, a mon tour, je lui en presentai un
+morceau de blanc que la cantiniere de notre regiment, la mere Dubois,
+venait de me donner. La dame se mit a rougir et moi a rire; alors elle
+me toucha le bras, je ne sais pourquoi, et je continuai a marcher.
+
+Enfin, nous arrivames sur la place du Gouvernement; nous nous formames
+en masse, en face du palais de Rostopchin, gouverneur de la ville,
+celui qui la fit incendier. Ensuite l'on nous annonca que tout le
+regiment etait de piquet, et que personne, sous quelque pretexte que
+ce soit, ne devait s'absenter. Cela n'empecha pas qu'une heure apres,
+toute la place etait couverte de tout ce que l'on peut desirer, vins
+de toutes especes, liqueurs, fruits confits, et une quantite
+prodigieuse de pains de sucre, un peu de farine, mais pas de pain. On
+entrait dans les maisons qui etaient sur la place, pour demander a
+boire ou a manger, et comme il ne s'y trouvait personne, l'on
+finissait par se servir soi-meme. C'est pourquoi l'on etait si bien.
+
+Nous avions etabli notre poste sous la grand'porte du palais, ou, a
+droite, se trouvait une chambre assez grande pour y contenir tous les
+hommes de garde, et quelques officiers russes prisonniers que l'on
+venait de nous conduire et que l'on avait trouves dans la ville. Pour
+les premiers que nous avions, conduits jusqu'aupres de Moscou, nous
+les avions laisses, par ordre, a l'entree de la ville.
+
+Le palais du gouverneur est assez grand; sa construction est tout a
+fait europeenne. Dans le fond de la grand'porte se trouvent deux beaux
+escaliers tres larges, qui sont places a droite et finissent par se
+reunir au premier ou se trouve un grand salon avec une grande table
+ovale dans le milieu, ainsi qu'un tableau de grande dimension dans le
+fond, representant Alexandre, empereur de Russie, a cheval. Derriere
+le palais se trouve une cour tres vaste, entouree de batiments a
+l'usage des domestiques.
+
+Une heure apres notre arrivee, l'incendie commenca: on apercut, sur la
+droite, une epaisse fumee, ensuite des tourbillons de flammes, sans
+cependant savoir d'ou cela provenait. Nous apprimes que le feu etait
+au bazar, qui est le quartier des marchands: "Probablement, disait-on,
+que ce sont des maraudeurs de l'armee qui ont mis le feu par
+imprudence, en entrant dans les magasins pour y chercher des vivres".
+
+Beaucoup de personnes qui n'ont pas fait cette campagne disent que
+l'incendie de Moscou fut la perte de l'armee: tant qu'a moi, ainsi que
+beaucoup d'autres, nous avons pense le contraire, car les Russes
+pouvaient fort bien ne pas incendier la ville, mais emporter ou jeter
+dans la Moskowa les vivres, ravager le pays a dix lieues a la ronde,
+chose qui n'etait pas bien difficile, car une partie du pays est
+deserte, et, au bout de quinze jours, il aurait fallu necessairement
+partir. Apres l'incendie, il restait encore assez d'habitations pour
+loger toute l'armee, et, en supposant qu'elles fussent toutes brulees,
+les caves etaient la.
+
+A sept heures, le feu prit derriere le palais du gouverneur: aussitot
+le colonel vint au poste et commanda que l'on fit partir de suite une
+patrouille de quinze hommes, dont je fis partie: M. Serraris vint avec
+nous et en prit le commandement. Nous nous mimes en marche dans la
+direction du feu, mais, a peine avions-nous fait trois cents pas, que
+des coups de fusil, tires sur notre droite et dans notre direction,
+vinrent nous saluer. Pour le moment, nous n'y fimes pas grande
+attention, croyant toujours que c'etaient des soldats de l'armee qui
+etaient ivres. Mais, cinquante pas plus loin, de nouveaux coups se
+font entendre, venant d'une espece de cul-de-sac, et diriges contre
+nous.
+
+Au meme instant, un cri jete a cote de moi m'avertit qu'un homme etait
+blesse. Effectivement, un venait d'avoir la cuisse atteinte d'une
+balle, mais la blessure ne fut pas dangereuse, puisqu'elle ne
+l'empecha pas de marcher. Il fut decide que nous retournerions de
+suite ou etait le regiment; mais, a peine avions-nous tourne, que deux
+autres coups de fusil, tires du premier endroit, nous firent changer
+de resolution. De suite il fut decide de voir la chose de plus pres:
+nous avancons contre la maison d'ou nous croyons que l'on venait de
+tirer; arrives a la porte, nous l'enfoncons, mais alors nous
+rencontrons neuf grands coquins armes de lances et de fusils, qui se
+presentent et veulent nous empecher d'entrer.
+
+Aussitot, un combat s'engagea dans la cour: la partie n'etait pas
+egale, nous etions dix-neuf contre neuf, mais, croyant qu'il s'en
+trouvait davantage, nous avions commence par coucher a terre les trois
+premiers qui s'offrirent a nos coups. Un caporal fut atteint d'un coup
+de lance entre ses buffleteries et ses habits: ne se sentant pas
+blesse, il saisit la lance de son adversaire qui se trouvait
+infiniment plus fort, car le caporal n'avait qu'une main libre, etant
+oblige de tenir son fusil de l'autre; aussi fut-il jete avec force
+contre la porte d'une cave, sans cependant avoir lache le bois de la
+lance. Dans le moment, le Russe tomba blesse de deux coups de
+baionnette. L'officier, avec son sabre, venait de couper le poignet a
+un autre, afin de lui faire lacher sa lance, mais, comme il menacait
+encore, il fut aussitot atteint d'une balle dans le cote, qui l'envoya
+chez Pluton.
+
+Pendant ce temps, je tenais, avec cinq hommes, les quatre autres qui
+nous restaient, car trois s'etaient sauves, tellement serres contre un
+mur, qu'ils ne pouvaient se servir de leurs lances: au premier
+mouvement, nous pouvions les percer de nos baionnettes qui etaient
+croisees sur leurs poitrines sur lesquelles ils se frappaient a coups
+de poing, comme pour nous braver. Il faut dire, aussi, que ces
+malheureux etaient ivres d'avoir bu de l'eau-de-vie qu'on leur avait
+abandonnee avec profusion, de maniere qu'ils etaient comme des
+enrages. Enfin, pour en finir, nous fumes obliges de les mettre hors
+de combat.
+
+Nous nous depechames a faire une visite dans la maison; en visitant
+une chambre, nous apercumes deux ou trois hommes qui s'etaient sauves:
+en nous voyant, ils furent tellement saisis qu'ils n'eurent pas le
+temps de prendre leurs armes, sur lesquelles nous nous jetames;
+pendant ce temps, ils sauterent en bas du balcon.
+
+Comme nous n'avions trouve que deux hommes, et qu'il y avait trois
+fusils, nous cherchames le troisieme, que nous trouvames sous le lit,
+et qui vint a nous sans se faire prier et en criant: "_Bojo! Bojo!_"
+qui veut dire: "Mon Dieu! Mon Dieu!" Nous ne lui fimes aucun mal, mais
+nous le reservames pour nous servir de guide. Il etait, comme les
+autres, affreux et degoutant, forcat comme eux, et habille de peau de
+mouton, avec une ceinture de cuir qui lui serrait les reins. Nous
+sortimes de la maison. Lorsque nous fumes dans la rue, nous y
+trouvames les deux forcats qui avaient saute par la fenetre: un etait
+mort, ayant eu la tete brisee sur le pave; l'autre avait les deux
+jambes cassees.
+
+Nous les laissames comme ils etaient, et nous nous disposames a
+retourner sur la place du Gouvernement. Mais quelle fut notre surprise
+lorsque nous vimes qu'il etait impossible, vu les progres qu'avait
+faits le feu: de la droite a la gauche, les flammes ne formaient plus
+qu'une voute, sous laquelle il aurait fallu que nous passions, chose
+impossible, car le vent soufflait avec force, et deja des toits
+s'ecroulaient. Nous fumes forces de prendre une autre direction et de
+marcher du cote ou les seconds coups de fusil nous etaient venus;
+malheureusement, nous ne pouvions nous faire comprendre de notre
+prisonnier, qui avait plutot l'air d'un ours que d'un homme.
+
+Apres avoir marche deux cents pas, nous trouvames une rue sur notre
+droite; mais, avant de nous y engager, nous eumes la curiosite de
+visiter la maison aux coups de fusil, qui paraissait de tres belle
+apparence. Nous y fimes entrer notre prisonnier, en le suivant de
+pres; mais a peine avions-nous pris ces precautions, qu'un cri
+d'alarme se fit entendre, et nous vimes plusieurs hommes se sauvant
+avec des torches allumees a la main; apres avoir traverse une grande
+cour, nous vimes que l'endroit ou nous etions, et que nous avions pris
+pour une maison ordinaire, etait un palais magnifique. Avant d'y
+entrer, nous y laissames deux hommes en sentinelle a la premiere
+porte, afin de nous prevenir, s'il arrivait que nous fussions surpris.
+Comme nous avions des bougies, nous en allumames plusieurs, et nous
+entrames: de ma vie, je n'avais vu d'habitation avec un ameublement
+aussi riche et aussi somptueux que celui qui s'offrit a notre vue,
+surtout une collection de tableaux des ecoles flamande et italienne.
+Parmi toutes ces richesses, la chose qui attira le plus notre
+attention, fut une grande caisse remplie d'armes de la plus grande
+beaute, que nous mimes en pieces. Je m'emparai d'une paire de
+pistolets d'arcon dont les etuis etaient garnis de perles et de
+pierres precieuses; je pris aussi un objet servant a connaitre la
+force de la poudre (eprouvette).
+
+Il y avait pres d'une heure que nous parcourions les vastes et riches
+appartements d'un genre tout nouveau pour nous, qu'une detonation
+terrible se fit entendre: ce bruit partait d'une place au-dessous de
+l'endroit ou nous etions. La commotion fut tellement forte, que nous
+crumes que nous allions etre aneantis sous les debris du palais. Nous
+descendimes au plus vite et avec precaution, mais nous fumes saisis en
+ne voyant plus les deux hommes que nous avions places en faction. Nous
+les cherchames assez longtemps; enfin nous les retrouvames dans la
+rue: ils nous dirent qu'au moment de l'explosion, ils s'etaient sauves
+au plus vite, croyant que toute l'habitation allait s'ecrouler sur
+nous. Avant de partir, nous voulumes connaitre la cause de ce qui nous
+avait tant epouvantes; nous vimes, dans une grande place a manger, que
+le plafond etait tombe, qu'un grand lustre en cristal etait brise en
+milliers de morceaux, et tout cela venait de ce que des obus avaient
+ete places, a dessein, dans un grand poele en faience. Les Russes
+avaient juge que, pour nous detruire, tous les moyens etaient bons.
+
+Tandis que nous etions encore dans les appartements, a faire des
+reflexions sur des choses que nous ne comprenions pas encore, nous
+entendimes crier: _Au feu!_ C'etaient nos deux sentinelles qui
+venaient de s'apercevoir que le feu etait au palais. Effectivement il
+sortait, par plusieurs endroits, une fumee epaisse, noire, et puis
+rougeatre, et, en un instant, l'edifice fut tout en feu. Au bout d'un
+quart d'heure, le toit en tole colorie et verni s'ecroula avec un
+bruit effroyable et entraina avec lui les trois quarts de l'edifice.
+
+Apres avoir fait plusieurs detours, nous entrames dans une rue assez
+large et longue, ou se trouvaient, a droite et a gauche, des palais
+superbes. Elle devait nous conduire dans la direction d'ou nous etions
+partis, mais le forcat qui nous servait de guide ne pouvait rien nous
+enseigner; il ne nous etait utile que pour porter quelquefois notre
+blesse, car il commencait a marcher avec peine. Pendant notre marche,
+nous vimes passer, pres de nous, plusieurs hommes avec de longues
+barbes et des figures sinistres, et que la lueur des torches a
+incendie, qu'ils portaient a la main, rendait encore plus terribles;
+ignorant leurs desseins, nous les laissons passer.
+
+Nous rencontrames plusieurs chasseurs de la Garde, qui nous apprirent
+que c'etaient les Russes eux-memes qui brulaient la ville, et que les
+hommes que nous avions rencontres etaient charges de cette mission. Un
+instant apres, nous surprimes trois de ces miserables qui mettaient le
+feu a un temple grec. En nous voyant, deux jeterent leurs torches et
+se sauverent; nous approchames du troisieme, qui ne voulut pas jeter
+la sienne, et qui, au contraire, cherchait a mettre son projet a
+execution; mais un coup de crosse de fusil derriere la tete nous fit
+raison de son obstination.
+
+Au meme instant, nous rencontrames une patrouille de
+fusiliers-chasseurs qui, comme nous, se trouvaient egares. Le sergent
+qui la commandait me conta qu'ils avaient rencontre des forcats
+mettant le feu a plusieurs maisons, et qu'il s'en etait trouve un a
+qui il avait ete oblige d'abattre le poignet d'un coup de sabre, afin
+de lui faire lacher prise, et que, la torche etant tombee, il la
+ramassa de la main gauche, pour continuer de mettre le feu: ils furent
+obliges de le tuer.
+
+Un peu plus loin, nous entendimes les cris de plusieurs femmes qui
+appelaient au secours en francais: nous entrames dans la maison d'ou
+partaient les cris, croyant que c'etaient des cantinieres de l'armee
+qui etaient aux prises avec des Russes. En entrant, nous vimes epars,
+ca et la, plusieurs costumes de differentes facons, qui nous parurent
+tres riches, et nous vimes venir a nous deux dames tout echevelees.
+Elles etaient accompagnees d'un jeune garcon de douze a quinze ans;
+elles implorerent notre protection contre des soldats de la police
+russe, qui voulaient incendier leur habitation, sans leur donner le
+temps d'emporter leurs effets, parmi lesquels se trouvait la robe de
+Cesar, le casque de Brutus et la cuirasse de Jeanne d'Arc, car ces
+dames nous apprirent qu'elles etaient comediennes, et Francaises, mais
+que leurs maris etaient partis de force avec les Russes. Nous
+empechames que, pour le moment, la maison ne fut brulee; nous nous
+emparames de la police russe, ils etaient quatre, que nous conduisimes
+a notre regiment qui etait toujours sur la place du Gouvernement, ou
+nous arrivames apres bien des peines, a deux heures du matin,
+precisement du cote oppose a celui d'ou nous etions partis.
+
+Lorsque le colonel sut que nous etions de retour, il vint nous trouver
+pour nous temoigner son mecontentement, et nous demanda compte du
+temps que nous avions passe, depuis la veille a sept heures du soir.
+Mais lorsqu'il vit nos prisonniers et notre homme blesse, et que nous
+lui eumes conte les dangers que nous avions courus depuis l'instant ou
+nous etions partis, il nous dit qu'il etait satisfait de nous revoir,
+car nous lui avions donne beaucoup d'inquietude.
+
+En jetant un regard sur la place ou etait bivaque le regiment, il me
+semblait voir une reunion de tous les peuples du monde, car nos
+soldats etaient vetus en Kalmoucks, en Chinois, en Cosaques, en
+Tartares, en Persans, en Turcs, et une autre partie couverte de riches
+fourrures. Il y en avait meme, qui etaient habilles avec des habits de
+cour a la francaise, ayant, a leurs cotes, des epees dont la poignee
+etait en acier et brillante comme le diamant. Ajoutez a cela la place
+couverte de tout ce que l'on peut desirer de friandises, du vin et des
+liqueurs en quantite, peu de viande fraiche, beaucoup de jambons et de
+gros poissons, un peu de farine, mais pas de pain.
+
+Ce jour-la, 15, le lendemain de notre arrivee, le regiment quitta la
+place du Gouvernement a 9 heures du matin, pour se porter dans les
+environs du Kremlin, ou l'Empereur venait de se loger, et, comme il
+n'y avait pas vingt-quatre heures que j'etais de service, je fus
+laisse avec quinze hommes au palais du gouverneur.
+
+Sur les dix heures, je vis venir un general a cheval; je crois que
+c'etait le general Pernetty[16]. Il conduisait, devant son cheval, un
+individu jeune encore, vetu d'une capote de peau de mouton, serree
+avec une ceinture de laine rouge. Le general me demanda si j'etais le
+chef du poste, et, sur ma reponse affirmative, il me dit: "C'est bien!
+Vous allez faire perir cet homme a coups de baionnette; je viens de le
+surprendre, une torche a la main, mettant le feu au palais ou je suis
+loge!"
+
+[Note 16: J'ai su, depuis, que c'etait bien le general Pernetty,
+commandant les canonniers a pied de la Garde imperiale. (_Note de
+l'auteur_.)]
+
+Aussitot, je commandai quatre hommes pour l'execution de l'ordre du
+general. Mais le soldat francais est peu propre pour des executions
+semblables, de sang-froid: les coups qu'ils lui porterent ne
+traverserent pas sa capote; nous lui aurions sans doute sauve la vie,
+a cause de sa jeunesse (et puis il n'avait pas l'air d'un forcat),
+mais le general, toujours present, afin de voir si l'on executait ses
+ordres, ne partit que lorsqu'il vit le malheureux tomber d'un coup de
+fusil dans le cote, qu'un soldat lui tira, plutot que de le faire
+souffrir par des coups de baionnette. Nous le laissames sur la place.
+
+Un instant apres, arriva un autre individu, habitant de Moscou,
+Francais d'origine, et Parisien, se disant proprietaire de
+l'etablissement des bains. Il venait me demander une sauvegarde, parce
+que, disait-il, on voulait mettre le feu chez lui. Je lui donnai
+quatre hommes, qui revinrent un instant apres, en disant qu'il etait
+trop tard, que cet etablissement spacieux etait tout en flammes.
+
+Quelques heures apres notre malheureuse execution, les hommes du poste
+vinrent me dire qu'une femme, passant sur la place, s'etait jetee sur
+le corps inanime du malheureux jeune homme. Je fus la voir; elle
+cherchait a nous faire comprendre que c'etait son mari, ou un parent.
+Elle etait assise a terre, tenant la tete du mort sur ses genoux, lui
+passant la main sur la figure, l'embrassant quelquefois, et sans
+verser une larme. Enfin, fatigue de voir une scene qui me saignait le
+coeur, je la fis entrer ou etait le poste; je lui presentai un verre
+de liqueur qu'elle avala avec plaisir, et puis un second, ensuite un
+troisieme, et tant que l'on voulut lui en donner. Elle finit par nous
+faire comprendre qu'elle resterait pendant trois jours ou elle etait,
+en attendant que l'individu mort soit ressuscite; en cela, elle
+pensait, comme le vulgaire des Russes, qu'au bout de trois jours l'on
+revient; elle finit par s'endormir sur un canape.
+
+A cinq heures, notre compagnie revint sur la place; elle etait de
+nouveau commandee de piquet, de maniere que, croyant me reposer, je
+fus encore de service pour vingt-quatre heures. Le reste du regiment,
+ainsi qu'une partie du reste de la Garde, etait occupe a maitriser le
+feu qui etait dans les environs du Kremlin; l'on en vint a bout pour
+un moment, mais pour recommencer ensuite plus fort que jamais.
+
+Depuis que la compagnie etait de retour sur la place, le capitaine
+avait fait partir des patrouilles dans differents quartiers: une fut
+envoyee encore du cote des bains, mais elle revint un instant apres,
+et le caporal qui la commandait nous dit qu'au moment ou il arrivait,
+l'etablissement s'ecroula avec un bruit epouvantable, et que les
+etincelles, emportees au loin par un vent d'ouest, avaient mis le feu
+a differents endroits.
+
+Pendant toute la soiree et une partie de la nuit, nos patrouilles ne
+faisaient que de nous amener des soldats russes que l'on trouvait dans
+tous les quartiers de la ville, le feu les faisant sortir des maisons
+ou ils etaient caches. Parmi eux se trouvaient deux officiers, l'un
+appartenant a l'armee, l'autre a la milice: le premier se laissa
+desarmer de son sabre, sans faire aucune observation, et demanda
+seulement qu'on lui laissat une medaille en or pendue a son cote; mais
+le second, qui etait un jeune homme, et qui, independamment de son
+sabre, avait encore une ceinture remplie de cartouches, ne voulait pas
+se laisser desarmer, et, comme il parlait tres bien francais, il nous
+disait qu'il etait de la milice: c'etaient la ses raisons, mais nous
+finimes par lui faire comprendre les notres.
+
+A minuit, le feu recommenca dans les environs du Kremlin; l'on parvint
+encore a le maitriser. Mais le 16, a trois heures du matin, il
+recommenca avec plus de violence, et continua.
+
+Pendant cette nuit du 15 au 16, l'envie me prit, ainsi qu'a deux de
+mes amis, sous-officiers comme moi, de parcourir la ville, et de faire
+une visite au Kremlin dont on parlait tant.... Nous nous mimes en
+route: pour eclairer notre marche, nous n'avions pas besoin de
+flambeaux, mais comme nous avions envie de visiter les demeures et les
+caves des seigneurs moscovites, nous nous etions fait accompagner,
+chacun, par un homme de la compagnie, muni de bougies.
+
+Mes camarades connaissaient deja un peu le chemin, pour l'avoir fait
+deux fois, mais comme tout changeait a chaque instant, par suite de
+l'eboulement des rues, nous fumes bientot egares. Apres avoir marche
+quelque temps sans direction certaine, suivant comme le feu nous le
+permettait, nous rencontrames, fort heureusement, un juif qui
+s'arrachait la barbe et les cheveux en voyant bruler sa synagogue,
+temple dont il etait le rabbin. Comme il parlait allemand, il nous
+conta ses peines, en nous disant que lui et d'autres de sa religion
+avaient mis, dans le temple, pour le sauver, tout ce qu'ils avaient de
+plus precieux, mais qu'a present, tout etait perdu. Nous cherchames a
+consoler l'enfant d'Israel, nous le primes par le bras, et nous lui
+dimes de nous conduire au Kremlin.
+
+Je ne puis me rappeler sans rire, que le juif, au milieu d'un pareil
+desastre, nous demanda si nous n'avions rien a vendre, ou a changer.
+Je pense que c'est par habitude qu'il nous fit cette question, car,
+pour le moment, il n'y avait pas de commerce possible.
+
+Apres avoir traverse plusieurs quartiers, dont une grande partie etait
+en feu, et avoir remarque beaucoup de belles rues encore intactes,
+nous arrivames sur une petite place un peu elevee, pas loin de la
+Moskowa, d'ou le juif nous fit remarquer les tours du Kremlin que l'on
+distinguait comme en plein jour, a cause de la lueur des flammes; nous
+nous arretames un instant dans ce quartier, pour visiter une cave d'ou
+quelques lanciers de la Garde sortaient. Nous y primes du vin et du
+sucre, beaucoup de fruits confits; nous en chargeames le juif, qui
+porta tout sous notre protection. Il etait jour lorsque nous
+arrivames, pres de la premiere enceinte du Kremlin: nous passames sous
+une porte batie en pierre grise, surmontee d'un petit clocher ou il y
+avait une cloche, en l'honneur d'un grand saint Nicolas qui se
+trouvait dans une niche dessous la porte, et a gauche en entrant. Ce
+grand saint, qui avait au moins six pieds, et richement habille, etait
+adore par chaque Russe qui passait, meme les forcats: c'est le patron
+de la Russie.
+
+Lorsque nous fumes au dela de la premiere enceinte, nous tournames a
+droite ou, apres avoir longe une rue que nous eumes beaucoup
+d'embarras de traverser, a cause du desordre qu'il y avait par suite
+du feu qui venait de se declarer dans plusieurs maisons ou s'etaient
+etablies des cantinieres de la Garde, nous arrivames, non sans peine,
+contre une haute muraille surmontee de grandes tours. De distance en
+distance, de grandes aigles dorees dominent au haut des tours. Apres
+avoir passe une grande porte, nous nous trouvames dans la place et
+vis-a-vis du palais. L'Empereur y etait depuis la veille, car, du 14
+au 15, il avait couche dans un faubourg.
+
+A notre arrivee, nous y rencontrames des amis du 1er regiment de
+chasseurs qui etaient de piquet et qui nous retinrent a dejeuner. Nous
+y mangeames de bonnes viandes, chose qui ne nous etait pas arrivee
+depuis longtemps; nous y bumes aussi d'excellent vin. Le juif, que
+nous avions toujours garde avec nous, fut force, malgre toute sa
+repugnance, de manger avec nous et de gouter du jambon. Il est vrai de
+dire que les chasseurs, qui avaient beaucoup de lingots en argent qui
+venaient de l'hotel de la Monnaie, lui promirent de faire des
+echanges; ces lingots etaient aussi gros qu'une brique et en avaient
+la forme: il s'en est trouve beaucoup.
+
+Il etait pres de midi que nous etions encore a table avec nos amis, le
+dos appuye contre des grosses pieces de canon monstre, qui sont de
+chaque cote de la porte de l'arsenal qui est en face du palais,
+lorsqu'on cria: "Aux armes!" Le feu etait au Kremlin. Un instant
+apres, des brandons de feu tombaient dans la cour ou se trouvaient de
+l'artillerie de la Garde, avec tous les caissons; a cote se trouvait
+une grande quantite d'etoupes, que les Russes avaient laissee, et
+dont deja une partie etait en flammes. La crainte d'une explosion
+occasionna un peu de desordre, surtout par la presence de l'Empereur
+que l'on forca, pour ainsi dire, de quitter le Kremlin.
+
+Pendant ce temps, nous avions dit adieu a nos amis; nous etions partis
+pour rejoindre le regiment. Notre guide, a qui nous avions fait
+comprendre l'endroit ou il etait, nous fit prendre une direction par
+ou, nous disait-il, nous aurions plus court, mais il nous fut
+impossible d'y penetrer; nous en fumes repousses par les flammes. Il
+nous fallut attendre qu'un passage fut libre, car, dans ce moment,
+tout etait en feu autour du Kremlin, et l'impetuosite du vent qui,
+depuis quelque temps, soufflait d'une force extraordinaire, nous
+lancait des pieces de bois enflammees dans les jambes, ce qui nous
+forca de nous abriter dans un souterrain ou deja beaucoup d'hommes
+etaient. Nous y restames assez longtemps, et, lorsque nous en
+sortimes, nous rencontrames les regiments de la Garde qui allaient
+s'etablir dans les environs du chateau de Peterskoe, ou l'Empereur
+allait loger. Un seul bataillon, le premier du 2e regiment de
+chasseurs, resta au Kremlin: il preserva le palais de l'incendie,
+puisque l'Empereur y rentra le 18 au matin. J'oubliais de dire que le
+prince de Neufchatel, ayant voulu s'assurer de l'incendie qui etait
+autour du Kremlin, avait monte, avec un officier, sur une des
+plates-formes du palais, mais ils faillirent etre enleves par la
+violence du vent.
+
+Le vent et le feu continuaient toujours, mais un passage etait libre:
+c'etait celui par ou l'Empereur venait de sortir. Nous le suivimes,
+et, un instant apres, nous nous trouvames sur les bords de la Moskowa.
+Nous marchames le long des quais, que nous suivimes jusqu'au moment ou
+nous trouvames une rue moins enflammee, ou une autre tout a fait
+consumee, car, par celle que l'Empereur venait de traverser, plusieurs
+maisons venaient de crouler apres son passage, et qui empechaient d'y
+penetrer.
+
+Enfin, nous nous trouvames dans un quartier tout a fait en cendres, ou
+notre juif tacha de reconnaitre une rue qui devait nous conduire sur
+la place du Gouvernement; il eut beaucoup de peine d'en retrouver les
+traces.
+
+Dans la nouvelle direction que nous venions de prendre, nous laissions
+le Kremlin sur notre gauche. Pendant que nous marchions, le vent nous
+envoyait des cendres chaudes dans les yeux, et nous empechait d'y
+voir; nous nous enfoncames dans les rues, sans autre accident que
+d'avoir les pieds un peu brules, car il fallait marcher sur les
+plaques des toits, ainsi que sur les cendres qui etaient encore
+brulantes, et qui couvraient toutes les rues.
+
+Nous avions deja parcouru un grand espace, quand, tout a coup, nous
+trouvons notre droite a decouvert; c'etait le quartier des juifs, ou
+les maisons, baties toutes en bois, et petites, avaient ete consumees
+jusqu'au pied: a cette vue, notre guide jette un cri et tombe sans
+connaissance. Nous nous empressames de le debarrasser de la charge
+qu'il portait: nous en tirames une bouteille de liqueur et nous lui en
+fimes avaler quelques gouttes; ensuite, nous lui en versames sur la
+figure. Un instant apres, il ouvrit les yeux. Nous lui demandames
+pourquoi il s'etait trouve malade. Il nous fit comprendre que sa
+maison etait la proie des flammes, et que probablement sa famille
+avait peri, et, en disant cela, il retomba sans connaissance, de
+maniere que nous fumes obliges de l'abandonner, malgre nous, car nous
+ne savions que devenir sans guide, au milieu d'un pareil labyrinthe.
+Il fallut, cependant, se decider a quelque chose: nous fimes prendre
+notre charge par un de nos hommes, et nous continuames a marcher;
+mais, au bout d'un instant, nous fumes forces d'arreter, ayant des
+obstacles a franchir.
+
+La distance a parcourir pour atteindre une autre rue etait au moins de
+trois cents pas; nous n'osions franchir cet espace, a cause des
+cendres chaudes qui allaient nous aveugler. Pendant que nous etions a
+deliberer, un de mes amis me propose de ne faire qu'une course; je
+conseillai d'attendre encore; les autres etaient de mon avis, mais
+celui qui m'avait fait cette proposition, voyant que nous etions
+irresolus, et sans nous donner le temps de la reflexion, se mit a
+crier: "Qui m'aime me suit!" Et il s'elance au pas de course; l'autre
+le suit avec deux de nos hommes, et moi je reste avec celui qui avait
+la charge, qui consistait encore en trois bouteilles de vin, cinq de
+liqueurs, et des fruits confits.
+
+Mais a peine ont-ils fait trente pas, que nous les vimes disparaitre a
+nos yeux: le premier etait tombe de tout son long; celui qui l'avait
+suivi le releva de suite. Les deux derniers s'etaient cache la figure
+dans leurs mains, et avaient evite d'etre aveugles par les cendres,
+comme le premier, qui n'y voyait plus, car c'etait par un tourbillon
+de cette poussiere qu'ils avaient ete enveloppes. Le premier, ne
+pouvant plus voir, criait et jurait comme un diable: les autres
+etaient obliges de le conduire, mais ils ne purent le ramener, ni
+revenir a l'endroit ou j'etais avec l'homme et la charge. Et moi, je
+n'osais risquer de les joindre, car le passage devenait de plus en
+plus dangereux. Il fallut attendre plus d'une heure, avant que je
+pusse aller a eux. Pendant ce temps, celui qui etait devenu presque
+aveugle, pour se laver les yeux, fut oblige d'uriner sur un mouchoir,
+en attendant qu'il puisse se les laver avec le vin que nous avions:
+provisoirement, avec l'homme qui etait reste avec moi, nous en vidames
+une bouteille.
+
+Lorsque nous fumes reunis, nous vimes qu'il y avait impossibilite
+d'aller plus avant sans danger. Nous decidames de retourner sur nos
+pas, mais, au moment de retourner, nous eumes l'idee de prendre chacun
+une grande plaque en tole pour nous couvrir la tete en la tenant du
+cote ou le vent, les flammes et les cendres venaient; nous en primes
+donc chacun une. Apres les avoir ployees pour nous en servir comme
+d'un bouclier, nous les appliquames sur nos epaules gauches, en les
+tenant des deux mains, de maniere que nous avions la tete et la partie
+gauche garanties. Apres nous etre serres les uns contre les autres, et
+en prenant toutes les precautions possibles pour ne pas etre ecrases,
+nous nous mimes en marche, un soldat en tete, ensuite moi tenant celui
+qui ne voyait presque pas, par la main, et les autres suivaient. Enfin
+nous traversames avec beaucoup de peine, et non sans avoir failli etre
+renverses plusieurs fois. Lorsque nous eumes traverse, nous nous
+trouvames dans une nouvelle rue, ou nous apercumes plusieurs familles
+juives et quelques Chinois accroupis dans des coins, gardant le peu
+d'effets qu'ils avaient sauves ou pris chez les autres. Ils
+paraissaient surpris de nous voir: probablement qu'ils n'avaient pas
+encore vu de Francais dans ce quartier. Nous approchames d'un juif,
+nous lui fimes comprendre qu'il fallait nous conduire sur la place du
+Gouvernement. Un pere y vint avec son fils, et comme, dans ce
+labyrinthe de feu, les rues etaient coupees quelquefois par des
+maisons croulees ou par d'autres enflammees, ce ne fut qu'apres des
+detours et de grandes difficultes de trouver des issues, et apres nous
+etre reposes plusieurs fois, que nous arrivames, a onze heures de la
+nuit, a l'endroit d'ou nous etions partis la veille.
+
+Depuis que nous etions arrives a Moscou, je n'avais pas, pour ainsi
+dire, pris de repos; aussi je me couchai sur de belles fourrures que
+nos soldats avaient rapportees en quantite, et je dormis jusqu'a sept
+heures du matin.
+
+La compagnie n'avait pas encore ete relevee de service, vu que tous
+les regiments, ainsi que les fusiliers, et meme la Jeune Garde, a la
+disposition du marechal Mortier, qui venait d'etre nomme gouverneur de
+la ville, etaient occupes, depuis trente-six heures, a comprimer
+l'incendie qui, lorsque l'on avait fini d'un cote, recommencait d'un
+autre. Cependant l'on conserva assez d'habitations, et meme au dela de
+ce qu'il fallait, pour se loger, mais ce ne fut pas sans mal, car
+Rostopchin avait fait emmener toutes les pompes. Il s'en trouva encore
+quelques-unes, mais hors de service.
+
+Pendant la journee du 16, l'ordre avait ete donne de fusiller tous
+ceux qui seraient pris mettant le feu. Cet ordre avait, aussitot, ete
+mis a execution. Pas loin de la place du Gouvernement, se trouvait une
+autre petite place ou quelques incendiaires avaient ete fusilles et
+pendus ensuite a des arbres: cet endroit s'appela toujours la _place
+des Pendus_.
+
+Le jour meme de notre entree, l'Empereur avait donne l'ordre au
+marechal Mortier d'empecher le pillage. Cet ordre avait ete donne dans
+chaque regiment, mais lorsque l'on sut que les Russes eux-memes
+mettaient le feu a la ville, il ne fut plus possible de retenir le
+soldat: chacun prit ce qui lui etait necessaire, et meme des choses
+dont il n'avait pas besoin.
+
+Dans la nuit du 17, le capitaine me permit de prendre dix hommes de
+corvee, avec leurs sabres, pour aller chercher des vivres. Il en
+envoya vingt d'un autre cote, parce que la maraude ou le pillage[17],
+comme on voudra, etait permis, mais en recommandant d'y mettre le plus
+d'ordre possible. Me voila donc encore parti pour la troisieme course
+de nuit.
+
+[Note 17: Nos soldats appelaient le pillage de la ville, la "foire
+de Moscou", (_Note de l'auteur_.)]
+
+Nous traversames une grande rue tenant a la place ou nous etions.
+Quoique le feu y avait ete mis deux fois, l'on etait parvenu a s'en
+rendre maitre, et, depuis ce moment, l'on avait ete assez heureux de
+la preserver. Aussi plusieurs officiers superieurs, ainsi qu'un grand
+nombre d'employes de l'armee, y avaient pris leur domicile. Nous en
+traversames encore d'autres ou l'on ne voyait plus que la place,
+marquee, par les plaques en tole des toits; le vent de la journee
+precedente en avait balaye les cendres.
+
+Nous arrivames dans un quartier ou tout etait encore debout: l'on n'y
+voyait que quelques voitures d'equipage, sans chevaux. Le plus grand
+silence y regnait. Nous visitames les voitures: il ne s'y trouvait
+rien, mais, a peine les avions-nous depassees, qu'un cri feroce se fit
+entendre derriere nous et fut repete deux fois et a deux distances
+differentes. Nous ecoutames quelque temps, et nous n'entendimes plus
+rien. Alors nous nous decidames a entrer dans deux maisons, moi avec
+cinq hommes dans la premiere, et un caporal avec les cinq autres, dans
+l'autre. Nous allumames des lanternes dont nous etions munis, et, le
+sabre en main, nous nous disposames a entrer dans celles qui nous
+paraissaient devoir renfermer des choses qui pouvaient nous etre
+utiles.
+
+Celle ou je voulais entrer etait fermee, et la porte garnie de grandes
+plaques de fer; cela nous contraria un peu, vu que nous ne voulions
+pas faire de bruit en l'enfoncant. Mais, ayant remarque que la cave,
+dont la porte donnait sur la rue, etait ouverte, deux hommes y
+descendirent. Ils y trouverent une trappe qui communiquait dans la
+maison, de maniere qu'il leur fut facile de nous ouvrir la porte. Nous
+y entrames, et nous vimes que nous etions dans un magasin d'epiceries:
+rien n'avait ete derange dans la maison, seulement, dans une chambre a
+manger, il y avait un peu de desordre. De la viande cuite etait
+encore sur la table; plusieurs sacs remplis de grosse monnaie etaient
+sur un coffre; peut-etre que l'on n'avait pas voulu, ou que l'on
+n'avait pu les emporter.
+
+Apres avoir visite toute la maison, nous nous disposames a faire nos
+provisions, car nous y trouvames de la farine, du beurre, du sucre en
+quantite et du cafe, ainsi qu'un grand tonneau rempli d'oeufs ranges
+par couches, dans de la paille d'avoine. Pendant que nous etions a
+faire notre choix, sans disputer sur le prix, car il nous semblait que
+nous pouvions disposer de tout, puisqu'on l'avait abandonne et que,
+d'un moment a l'autre, cela pouvait devenir la proie des flammes, le
+caporal, qui etait entre d'un autre cote, m'envoya dire que la maison
+ou il etait, etait celle d'un carrossier ou se trouvaient plus de
+trente petites voitures elegantes, que les Russes appellent
+_drouschki_. Il me fit dire aussi que, dans une chambre, il y avait
+plusieurs soldats russes de couches sur des nattes de jonc, mais
+qu'ayant ete surpris de voir des Francais, ils s'etaient mis a genoux,
+les mains croisees sur la poitrine, et le front contre terre, pour
+demander grace, mais que, voyant qu'ils etaient blesses, ils leur
+avaient porte des secours en leur donnant de l'eau, vu l'impossibilite
+ou ils etaient de s'en procurer eux-memes, tant leurs blessures
+etaient graves, et que, par la meme raison, ils ne pouvaient nous
+nuire.
+
+Je fus de suite chez le carrossier, faire choix de deux jolies petites
+voitures fort commodes, afin d'y mettre les vivres que nous trouvions,
+et de pouvoir les transporter plus a notre aise. Je vis les blesses:
+parmi eux se trouvaient cinq canonniers de la Garde, avec les jambes
+brisees; ils etaient au nombre de dix-sept; beaucoup etaient
+Asiatiques, faciles a reconnaitre a leur maniere de saluer.
+
+Comme je sortais de la maison avec mes voitures, j'apercus trois
+hommes, dont un arme d'une lance, le second d'un sabre et le troisieme
+d'une torche allumee, mettant le feu a la maison de l'epicier, sans
+que les hommes que j'avais laisses dedans s'en fussent apercus, tant
+ils etaient occupes a emballer et a faire choix des bonnes choses qui
+s'y trouvaient. En les voyant, nous jetames un grand cri pour
+epouvanter ces trois coquins, mais, a notre surprise, pas un ne
+bougea; ils nous regarderent venir tranquillement, et celui qui etait
+arme d'une lance se mit fierement en posture de vouloir se defendre,
+si nous approchions. Cela nous etait assez difficile, vu que nous
+n'avions que nos sabres. Mais le caporal arriva avec deux pistolets
+charges qu'il venait de trouver dans la chambre ou etaient les
+blesses; il m'en donna un et, avec celui qui lui restait, il voulait
+abattre celui qui etait arme d'une lance. Mais je l'en empechai pour
+le moment, ne voulant pas faire de bruit, dans la crainte qu'il ne
+nous en tombat un plus grand nombre sur les bras.
+
+Voyant cela, un Breton, qui se trouvait parmi nos hommes, se saisit
+d'un petit timon d'une des petites voitures, et faisant le moulinet,
+il avanca contre l'individu qui, ne connaissant rien a cette maniere
+de combattre, eut, au meme instant, les deux jambes brisees. Il jeta,
+en tombant, un cri terrible, mais le Breton, en colere, ne lui laissa
+pas le temps d'en jeter un second, car il lui assena un second coup
+tellement violent sur la tete, qu'un boulet de canon n'aurait pu mieux
+faire. Il allait en faire autant des deux autres, si nous ne l'avions
+arrete. Celui qui avait une torche a la main ne voulait pas s'en
+dessaisir: il se sauva, avec son brandon enflamme, dans l'interieur de
+la maison de l'epicier, ou deux hommes le poursuivirent. Il ne fallut
+pas moins de deux coups de sabre pour le mettre a la raison. Tant
+qu'au troisieme, il se soumit de bonne grace, et fut aussitot attele a
+la voiture la plus chargee, avec un autre individu que l'on venait de
+saisir dans la rue.
+
+Nous disposames tout pour notre depart. Nos deux voitures etaient
+chargees de tout ce que renfermait le magasin: sur la premiere, ou
+nous avions attele nos deux Russes, et qui etait la plus chargee, nous
+avions mis le tonneau rempli d'oeufs, et, pour ne pas que nos
+conducteurs puissent se sauver, nous avions eu la sage precaution de
+les attacher par le milieu du corps arec une forte corde et a double
+noeud; la seconde devait etre conduite par quatre hommes de chez nous,
+en attendant que nous puissions trouver un attelage, comme a la
+premiere.
+
+Mais voila qu'au moment ou nous allions partir, nous apercevons le feu
+a la maison du carrossier! L'idee que les malheureux allaient perir
+dans des douleurs atroces nous forca de nous arreter et de leur porter
+des secours. Nous y fumes de suite, ne laissant que trois hommes pour
+garder nos voitures. Nous transportames les pauvres blesses sous une
+remise separee du corps des batiments. C'est tout ce que nous pumes
+faire. Apres avoir rempli cet acte d'humanite, nous partimes au plus
+vite afin d'eviter que notre marche ne soit interceptee par
+l'incendie, car on voyait le feu a plusieurs endroits, et dans la
+direction que nous devions parcourir.
+
+Mais a peine avions-nous fait vingt-cinq pas, que les malheureux
+blesses que nous venions de transporter, jeterent des cris effrayants.
+Nous nous arretames encore, afin, de voir de quoi il etait question.
+Le caporal y fut avec quatre hommes. C'etait le feu qui avait pris a
+la paille qui etait en quantite dans la cour, et qui gagnait l'endroit
+ou etaient ces malheureux. Il fit, avec ses hommes, tout ce qu'il
+etait possible de faire, afin de les preserver d'etre brules. Ensuite
+ils vinrent nous rejoindre, mais il est probable qu'ils auront peri.
+
+Nous continuames notre route, et, dans la crainte d'etre surpris par
+le feu, nous faisions trotter notre premier attelage a coups de plats
+de sabre. Cependant nous ne pumes l'eviter, car lorsque nous fumes
+dans le quartier de la place du Gouvernement, nous nous apercumes que
+la grand'rue, ou beaucoup d'officiers superieurs et des employes de
+l'armee s'etaient loges, etait tout en flammes. C'etait pour la
+troisieme fois que l'on y mettait le feu. Mais aussi ce fut la
+derniere.
+
+Lorsque nous fumes a l'entree, nous remarquames que le feu n'etait mis
+que par intervalles et que l'on pouvait, en courant, franchir les
+espaces ou il faisait ses ravages. Les premieres maisons de la rue ne
+brulaient pas. Arrives a celles qui etaient en feu, nous nous
+arretames, afin de voir si l'on pouvait, sans s'exposer, les franchir.
+Deja plusieurs etaient croulees; celles sous lesquelles ou devant
+lesquelles nous devions passer, menacaient aussi de s'abimer sur nous
+et de nous engloutir dans les flammes. Cependant, nous ne pumes rester
+longtemps dans cette position, car nous venions de nous apercevoir que
+la partie des maisons que nous avions passee, en entrant dans la rue,
+etait aussi en feu.
+
+Ainsi nous etions pris, non seulement devant et derriere, mais aussi a
+droite et a gauche, et, au bout d'un instant, partout, ce n'etait plus
+qu'une voute de feu sous laquelle il fallait passer. Il fut decide que
+les voitures passeraient en avant; nous voulumes que celle a laquelle
+etaient atteles les Russes passat la premiere, et malgre quelques
+coups de plats de sabre, ils firent des difficultes. L'autre, qui
+etait conduite par nos soldats, se porta en avant et, s'excitant l'un
+et l'autre, ils franchirent le plus heureusement possible l'endroit le
+plus dangereux. Voyant cela, nous redoublames de coups sur les epaules
+de nos Russes qui, craignant quelque chose de pire, s'elancerent en
+criant: "_Houra!_"[18] et passerent au plus vite, non sans avoir senti
+la chaleur, et couru de grands dangers, a cause qu'il se trouvait
+differents meubles qui venaient de rouler dans la rue.
+
+[Note 18: _Houra!_ qui veut dire: _En avant!_ (_Note de
+l'auteur_)]
+
+A peine la derniere voiture fut-elle passes, que nous traversames la
+meme distance au pas de course: alors nous nous trouvames dans un
+endroit qui formait quatre coins, et quatre rues larges et longues,
+que nous apercevions tout en feu. Et quoique, pour le moment, il
+tombat de l'eau en abondance, l'incendie n'en allait pas moins son
+train, car a chaque instant l'on voyait des habitations et meme des
+rues entieres disparaitre dans la fumee et dans les decombres.
+
+Il fallait cependant avancer et gagner au plus vite l'endroit ou etait
+le regiment, mais nous vimes avec peine que la chose etait
+impraticable, et qu'il fallait attendre que toute la rue fut reduite
+en cendres pour avoir un passage libre. Il fut decide de retourner sur
+nos pas; c'est ce que nous fimes de suite. Arrives a l'endroit ou nous
+avions passe, les Russes, cette fois, dans la crainte de recevoir une
+correction, n'hesiterent pas a passer les premiers, mais, a peine
+ont-ils parcouru la moitie de l'espace qu'il fallait pour arriver au
+lieu de surete, et au moment ou nous allions les suivre dans ce
+dangereux passage, qu'un bruit epouvantable se fait entendre: c'etait
+le craquement des voutes et la chute des poutres brulantes et des
+toits de fer qui croulaient sur la voiture. En un instant, tout fut
+aneanti, jusqu'aux conducteurs que nous ne cherchames plus a revoir,
+mais nous regrettames nos provisions, surtout nos oeufs.
+
+Il me serait impossible de depeindre la situation critique ou nous
+nous trouvions. Nous etions bloques par le feu et sans aucun moyen de
+retraite. Heureusement pour nous qu'a l'endroit ou etaient les quatre
+coins des rues, il se trouvait une distance assez grande pour etre a
+l'abri des flammes, de maniere a pouvoir attendre qu'une rue fut
+entierement brulee pour nous ouvrir un passage.
+
+Pendant que nous attendions un moment propice pour nous echapper, nous
+remarquames qu'une des maisons qui faisaient le coin d'une rue etait
+la boutique d'un confiseur italien, et, quoique sur le point d'etre
+rotis, nous pensames qu'il serait bon de sauver quelques pots des
+bonnes choses qui pouvaient s'y trouver, si toutefois il y avait
+possibilite: la porte etait fermee; au premier etage, une croisee
+etait ouverte; le hasard nous procura une echelle, mais elle etait
+trop courte; on la posa sur un tonneau qui se trouvait contre la
+maison: alors elle fut longue assez pour que nos soldats pussent y
+arriver et entrer dedans.
+
+Quoiqu'une partie fut deja en flammes, rien ne les arreta. Ils
+ouvrirent la porte, et nous remarquames, a notre grande surprise et
+satisfaction, que rien n'avait ete enleve. Nous y trouvames toutes
+sortes de fruits confits et beaucoup de liqueurs, du sucre en
+quantite, mais ce qui nous fit le plus grand plaisir, et qui nous
+etonna le plus, fut trois grands sacs de farine. Notre surprise
+redoubla en trouvant des pots de moutarde de la rue
+Saint-Andre-des-Arts, n deg. 13, a Paris.
+
+Nous nous empressames de vider toute la boutique, et nous en fimes un
+magasin au milieu de la place ou nous etions, en attendant qu'il nous
+fut possible de faire transporter le tout ou etait notre compagnie.
+
+Comme il continuait toujours a tomber de l'eau, nous fimes un abri
+avec les portes de la maison, et nous etablimes notre bivac, ou nous
+restames plus de quatre heures, en attendant qu'un passage fut libre.
+
+Pendant ce temps, nous fimes des beignets a la confiture, et, lorsque
+nous pumes partir, nous emportames, sur nos epaules, tout ce qu'il fut
+possible de prendre. Nous laissames notre autre voiture et nos sacs
+de farine sous la garde de cinq hommes, pour venir ensuite, avec
+d'autres, les chercher.
+
+Pour la voiture, il etait de toute impossibilite de s'en servir, vu
+que le milieu de la rue ou il fallait passer etait embarrasse par
+quantite de beaux meubles brises et a demi brules, des pianos, des
+lustres en cristal et une infinite d'autres choses de la plus grande
+richesse.
+
+Enfin, apres avoir passe la place des Pendus, nous arrivames ou etait
+la compagnie, a 10 heures du matin: nous en etions partis la veille a
+10 heures. Aussitot notre arrivee, nous ne perdimes pas de temps pour
+envoyer chercher tout ce que nous avions laisse en arriere: dix hommes
+partirent de suite; ils revinrent, une heure apres, avec chacun une
+charge, et malgre tous les obstacles, ils ramenerent la voiture que
+nous y avions laissee. Ils nous conterent qu'ils avaient ete obliges
+de debarrasser la place ou la premiere voiture avait ete ecrasee avec
+les Russes, et que ces derniers etaient tous brules, calcines et
+raccourcis.
+
+Le meme jour 18, nous fumes releves du service de la place, et nous
+fumes prendre possession de nos logements, pas loin de la premiere
+enceinte du Kremlin, dans une belle rue dont une grande partie avait
+ete preservee du feu. L'on designa, pour notre compagnie, un grand
+cafe, car dans une des salles il y avait deux billards, et, pour nous
+autres sous-officiers, la maison d'un boyard tenant a la premiere. Nos
+soldats demonterent les billards pour avoir plus de place;
+quelques-uns, avec le drap, se firent des capotes.
+
+Nous trouvames, dans les caves de l'habitation de la compagnie, une
+grande quantite de vin, de rhum de la Jamaique, ainsi qu'une grande
+cave remplie de tonnes d'excellente biere recouvertes de glace pour la
+tenir fraiche pendant l'ete. Chez notre boyard, quinze grandes caisses
+de vin de Champagne mousseux, et beaucoup de vin d'Espagne.
+
+Nos soldats, le meme jour, decouvrirent un grand magasin de sucre dont
+nous eumes soin de faire une grande provision qui nous servit a faire
+du punch, pendant tout le temps que nous restames a Moscou, ce que
+nous n'avons jamais manque un seul jour de faire en grande recreation.
+Tous les soirs, dans un grand vase en argent que le boyard russe
+avait oublie d'emporter, et qui contenait au moins six bouteilles,
+nous en faisions pour le moins trois ou quatre fois. Ajoutez a cela
+une belle collection de pipes dans lesquelles nous fumions d'excellent
+tabac.
+
+Le 19, nous passames la revue de l'Empereur, au Kremlin, et en face du
+palais. Le meme jour, au soir, je fus encore commande pour faire
+partie d'un detachement compose de fusiliers-chasseurs et grenadiers,
+et d'un escadron de lanciers polonais, en tout deux cents hommes;
+notre mission etait de preserver de l'incendie le Palais d'ete de
+l'Imperatrice, situe a l'une des extremites de Moscou. Ce detachement
+etait commande par un general que je pense etre le general Kellermann.
+
+Nous partimes a huit heures du soir; il en etait neuf et demie lorsque
+nous y arrivames. Nous vimes une habitation spacieuse, qui me parut
+aussi grande que le chateau des Tuileries, mais batie en bois et
+recouverte d'un stuc qui faisait le meme effet que le marbre.
+Aussitot, l'on disposa des gardes a l'exterieur, et l'on etablit un
+grand poste en face du palais ou se trouvait un grand corps de garde.
+L'on fit partir des patrouilles pour la plus grande surete. Je fus
+charge, avec quelques hommes, de visiter l'interieur, afin de voir
+s'il ne s'y trouvait personne de cache.
+
+Cette occasion me procura l'avantage de parcourir cette immense
+habitation, qui etait meublee avec tout ce que l'Asie et l'Europe
+produisent de plus riche et de plus brillant. Il semblait que l'on
+avait tout prodigue pour l'embellir, et, cependant, en moins d'une
+heure, elle fut entierement consumee, car a peine y avait-il un quart
+d'heure que tout etait dispose pour empecher que l'on y mette le feu,
+qu'un instant apres il fut mis, malgre toutes les precautions que l'on
+avait prises, devant, derriere, a droite et a gauche, et sans voir qui
+le mettait; enfin, il se fit voir en plus de douze endroits a la fois.
+On le voyait sortir par toutes les fenetres des greniers.
+
+Aussitot, le general demande des sapeurs pour tacher d'isoler le feu,
+mais c'etait impossible: nous n'avions pas de pompes, ni meme d'eau.
+Un instant apres, nous vimes sortir de dessous les grands escaliers,
+par un souterrain du chateau, et s'en aller tranquillement, plusieurs
+hommes dont quelques-uns avaient encore des torches en partie
+allumees; l'on courut sur eux et on les arreta. C'etaient ceux qui
+venaient de mettre le feu au palais; ils etaient vingt et un. Onze
+autres furent arretes, d'un autre cote, mais qui ne paraissaient pas
+sortir du chateau. Ils n'avaient rien sur eux qui indiquat qu'ils
+aient participe a ce nouvel incendie; cependant, plus de la moitie
+furent reconnus pour des forcats.
+
+Tout ce que nous pumes faire, fut de sauver quelques tableaux et
+d'autres objets precieux, parmi lesquels se trouvaient des ornements
+imperiaux, comme manteaux en velours, doubles en peau d'hermine, ainsi
+que beaucoup d'autres choses non moins precieuses qu'il fallut ensuite
+abandonner.
+
+Il y avait peut-etre une demi-heure que le feu avait commence, qu'un
+vent furieux s'eleva, et en moins de dix minutes, nous fumes bloques
+par un incendie general, sans pouvoir ni reculer, ni avancer.
+Plusieurs hommes furent blesses par des pieces de bois enflammees, que
+la force du vent chassait avec un bruit epouvantable. Nous ne pumes
+sortir de cet enfer qu'a deux heures du matin, et, alors, plus d'une
+demi-lieue de terrain avait ete la proie des flammes, car tout ce
+quartier etait bati en bois, et avec la plus grande elegance.
+
+Nous nous remimes en route pour retourner dans la direction du
+Kremlin: en partant, nous conduisions avec nous nos prisonniers, au
+nombre de trente-deux, et, comme j'avais ete charge de la garde de
+police pendant la nuit, je fus aussi charge de l'arriere-garde et de
+l'escorte des prisonniers, avec ordre de faire tuer a coups de
+baionnette ceux qui voudraient se sauver ou qui ne voudraient pas
+suivre.
+
+Parmi ces malheureux, il se trouvait au moins les deux tiers de
+forcats, avec des figures sinistres; les autres etaient des bourgeois
+de la moyenne classe et de la police russe, faciles a reconnaitre a
+leur uniforme.
+
+Pendant que nous marchions, je remarquai, parmi les prisonniers, un
+individu affuble d'une capote verte assez propre, pleurant comme un
+enfant, et repetant a chaque instant, en bon francais: "Mon Dieu! j'ai
+perdu dans l'incendie ma femme et mon fils!" Je remarquai qu'il
+regrettait davantage son fils que sa femme; je lui demandai qui il
+etait. Il me repondit qu'il etait Suisse et des environs de Zurich,
+instituteur des langues allemande et francaise a Moscou, depuis
+dix-sept ans. Alors il continua a pleurer et a se desesperer, en
+repetant toujours: "Mon cher fils! mon pauvre fils!..."
+
+J'eus pitie de ce malheureux, je le consolai en lui disant que,
+peut-etre, il les retrouverait, et, comme je savais qu'il devait
+mourir comme les autres, je resolus de le sauver. A cote de lui
+marchaient deux hommes qui se tenaient fortement par le bras, l'un
+jeune et l'autre deja age; je demandai au Suisse qui ils etaient; il
+me dit que c'etaient le pere et le fils, tous deux tailleurs d'habits:
+"Mais, me repondit-il, le pere est plus heureux que moi, il n'est pas
+separe de son fils, ils pourront mourir ensemble!" Il savait le sort
+qui l'attendait, car comprenant le francais, il avait entendu l'ordre
+que l'on avait donne pour eux.
+
+Au moment ou il me parlait, je le vis s'arreter tout a coup et
+regarder avec des yeux egares; je lui demandai ce qu'il avait: il ne
+me repondit pas. Un instant apres, un gros soupir sortit de sa
+poitrine, et il se mit de nouveau a pleurer en me disant qu'il
+cherchait l'emplacement de son habitation, que c'etait bien la, qu'il
+le reconnaissait au grand poele qui etait encore debout, car il est
+bon de dire que l'on y voyait toujours comme en plein jour, non
+seulement dans la ville, mais loin encore.
+
+Dans ce moment, la tete de la colonne, qui marchait precedee du
+detachement de lanciers polonais, etait arretee et ne savait ou
+passer, a cause d'un grand encombrement qui se trouvait dans une rue
+plus etroite et par suite des eboulements. Je profitai de ce moment
+pour satisfaire au desir qu'avait ce malheureux de voir si, dans les
+cendres de son habitation, il ne retrouverait pas les cadavres de son
+fils et de sa femme. Je lui proposai de l'accompagner; nous entrons
+sur l'emplacement de la maison: d'abord nous ne voyons rien qui puisse
+confirmer son malheur, et deja je le consolais en lui disant que, sans
+doute, ils etaient sauves, quand tout a coup, a l'entree de la porte
+de la cave, j'apercus quelque chose de gros et informe, noir et
+raccourci. J'avancai, j'examinai, en otant avec mon pied tout ce qui
+pouvait m'empecher de reconnaitre la chose; je vis que c'etait un
+cadavre. Mais impossible de pouvoir discerner si c'etait un homme ou
+une femme: d'abord je n'en eus pas le temps, car l'individu, que la
+chose interessait et qui etait a cote de moi comme un stupide, jeta un
+cri effroyable et tomba sur le pave. Aide par un soldat qui etait pres
+de moi, nous le relevames. Revenu un peu a lui-meme, il parcourut, en
+se livrant au desespoir, le terrain de la maison et, par un dernier
+cri, il nomma son fils et se precipita dans la cave ou je l'entendis
+tomber comme une masse.
+
+L'envie de le suivre ne me prit pas: je m'empressai de rejoindre le
+detachement, en faisant de tristes reflexions sur ce que je venais de
+voir. Un de mes amis me demanda ce que j'avais fait de l'homme qui
+parlait francais; je lui contai la scene tragique que je venais de
+voir, et, comme l'on etait toujours arrete, je lui proposai de venir
+voir l'endroit. Nous allames jusqu'a la porte de la cave; la, nous
+entendimes des gemissements; mon camarade me proposa d'y descendre
+afin de le secourir, mais, comme je savais qu'en le tirant de cet
+endroit, c'etait le conduire a une mort certaine, puisqu'ils devaient
+tous etre fusilles en arrivant, je lui observai que c'etait commettre
+une grande imprudence que de s'engager dans un lieu sombre et sans
+lumiere.
+
+Fort heureusement, le cri: "Aux armes!" se fit entendre; c'etait pour
+se remettre en marche, mais, comme il fallait encore quelque temps
+avant que la gauche fit son mouvement, nous restames encore un moment
+au meme endroit, et, comme nous allions nous retirer, nous entendimes
+quelqu'un marcher; je me retournai. Jugez quelle fut ma surprise en
+voyant paraitre ce malheureux, ayant l'air d'un spectre, portant dans
+ses bras des fourrures avec lesquelles, disait-il, il voulait
+ensevelir son fils et sa femme, car, pour son fils, il l'avait trouve
+mort dans la cave, sans etre brule. Le cadavre qui etait a la porte
+etait bien celui de sa femme; je lui conseillai de rentrer dans la
+cave, de s'y cacher jusqu'apres notre depart et qu'il pourrait ensuite
+remplir son penible devoir; je ne sais s'il comprit, mais nous
+partimes.
+
+Nous arrivames pres du Kremlin a cinq heures du matin; nous mimes nos
+prisonniers dans un lieu de surete; mais avant, j'avais eu la
+precaution de faire mettre de cote les deux tailleurs, pere et fils,
+et cela pour notre compte; ils nous furent, comme l'on verra, tres
+utiles pendant notre sejour a Moscou.
+
+Le 20, l'incendie s'etait un peu ralenti; le marechal Mortier,
+gouverneur de la ville, avec le general Milhaud, nomme commandant de
+la place, s'occuperent activement d'organiser une administration de
+police. L'on choisit, a cet effet, des Italiens, des Allemands et
+Francais habitant Moscou, qui s'etaient soustraits, en se cachant, aux
+mesures de rigueur de Rostopchin, qui, avant notre arrivee, faisait
+partir les habitants malgre eux.
+
+A midi, en regardant par la fenetre de notre logement, je vis fusiller
+un forcat; il ne voulut pas se mettre a genoux; il recut la mort avec
+courage et, frappant sur sa poitrine, il semblait defier celui qui la
+lui donnait. Quelques heures apres, ceux que nous avions conduits
+subirent le meme sort.
+
+Je passai le reste de la journee assez tranquille, c'est-a-dire
+jusqu'a sept heures du soir, ou l'adjudant-major Delaitre me signifia
+de me rendre aux arrets dans un endroit qu'il me designa, pour avoir,
+disait-il, laisse echapper trois prisonniers que l'on avait confies a
+ma garde; je m'excusai comme je pus, et je me rendis dans l'endroit
+que l'on m'avait indique; d'autres sous-officiers y etaient deja. La,
+apres avoir reflechi, je fus satisfait d'avoir sauve trois hommes,
+dont j'etais persuade qu'ils etaient innocents.
+
+La chambre dans laquelle j'etais donnait sur une grande galerie
+etroite qui servait de passage pour aller dans un autre corps de
+batiment, dont une partie avait ete incendiee, de maniere que personne
+n'y allait, et je remarquai que la partie qui etait conservee n'avait
+pas encore ete exploree. N'ayant rien a faire, et naturellement
+curieux, je m'amusai a parcourir la galerie. Lorsque je fus au bout,
+il me sembla entendre du bruit dans une chambre dont la porte etait
+fermee. En ecoutant, il me sembla entendre un langage que je ne
+comprenais pas. Voulant savoir ce qu'elle renfermait, je frappai. L'on
+ne me repondit pas, et le silence le plus profond succeda au bruit.
+Alors, regardant par le trou de la serrure, j'apercus un homme couche
+sur un canape, et deux femmes debout qui semblaient lui imposer
+silence; comme je comprenais quelques mots de la langue polonaise, qui
+a beaucoup de rapport avec la langue russe, je frappai une seconde
+fois, et je demandai de l'eau; pas de reponse. Mais, a la seconde
+demande, que j'accompagnai d'un grand coup de pied dans la porte, l'on
+vint m'ouvrir.
+
+Alors j'entrai; les deux femmes, en me voyant, se sauverent dans une
+autre chambre. Je commencai par fermer la porte par ou j'etais entre;
+l'individu couche sur le canape ne bougeait pas; je le reconnus, de
+suite, pour un forcat de la figure la plus ignoble et la plus sale,
+ainsi que sa barbe et tout son accoutrement, compose d'une capote de
+peau de mouton serree avec une ceinture de cuir. Il avait, a cote de
+lui, une lance et deux torches a incendie, plus deux pistolets a sa
+ceinture, objets dont je commencai par m'emparer. Ensuite, prenant une
+des torches qui etait grosse comme mon bras, je lui en appliquai un
+coup sur le cote, qui lui fit ouvrir les yeux. L'individu, en me
+voyant, fit un bond comme pour sauter apres moi, mais il tomba de tout
+son long. Alors je lui presentai le bout d'un des pistolets que je lui
+avais pris; il me regarda encore d'un air stupide, et, voulant se
+relever, il retomba. A la fin, il parvint a se tenir debout. Voyant
+qu'il etait ivre, je le pris par un bras et, l'ayant fait sortir de la
+chambre, je le conduisis au bout de la galerie qui separait les
+chambres, et lorsqu'il fut sur le bord de l'escalier qui etait droit
+comme une echelle, je le poussai: il roula jusqu'en bas comme un
+tonneau, et presque contre la porte du corps de garde de la police,
+qui etait en face de l'escalier. Les hommes de garde le trainerent
+dans une chambre destinee pour y enfermer tous ceux de son espece que
+l'on arretait a chaque instant; enfin, je n'en entendis plus parler.
+
+Apres cette expedition, je retournai a la chambre et je m'y enfermai,
+et, ayant encore regarde si rien ne pouvait me nuire, j'ouvris la
+porte de la seconde chambre ou j'apercus, en entrant, les deux
+Dulcinees assises sur un canape. En me voyant, elles ne parurent pas
+surprises; elles me parlerent toutes deux a la fois; je ne pus jamais
+rien comprendre. Je voulus savoir si elles avaient quelque chose a
+manger; elles me comprirent parfaitement, car aussitot elles me
+servirent des concombres, des oignons et un gros morceau de poisson
+sale avec un peu de biere, mais pas de pain. Un instant apres, la plus
+jeune m'apporta une bouteille qu'elle appela _Kosalki_; en le goutant,
+je le reconnus pour du genievre de Dantzig, et, en moins d'une
+demi-heure, nous eumes vide la bouteille, car je m'apercus que mes
+deux Moscovites buvaient mieux que moi. Je restai encore quelque temps
+avec les deux soeurs, car elles m'avaient fait comprendre qu'elles
+l'etaient; alors je retournai dans ma chambre.
+
+En entrant, je trouvai un sous-officier de la compagnie qui etait venu
+pour me voir, et qui depuis longtemps m'attendait. Il me demanda d'ou
+je venais; lorsque je lui eus conte mon histoire, il ne fut plus
+surpris de mon absence, mais il parut enchante, a cause, me dit-il,
+que l'on ne trouvait personne pour blanchir le linge; puisque le
+hasard nous procurait deux dames moscovites, certainement elles se
+trouveraient tres honorees de blanchir et de raccommoder celui des
+militaires francais. A dix heures, lorsque tout le monde fut couche,
+comme nous ne voulions pas que personne sache que nous avions des
+femmes, le sous-officier revint, avec le sergent-major, chercher nos
+deux belles. Elles, firent d'abord quelques difficultes, ne sachant ou
+on les conduisait; mais, ayant fait comprendre qu'elles desiraient que
+je les accompagnasse, j'allai jusqu'au logement, ou elles nous
+suivirent de bonne grace, en riant. Un cabinet se trouvant disponible,
+nous les y installames, apres l'avoir meuble convenablement avec ce
+que nous trouvames dans leur chambre; bien mieux, avec tout ce que
+nous trouvames de beau et d'elegant que les dames nobles moscovites
+n'avaient pu emporter, de maniere que, de grosses servantes qu'elles
+paraissaient etre, elles furent de suite transformees en baronnes,
+mais blanchissant et raccommodant notre linge.
+
+Le lendemain au matin, 21, j'entendis une forte detonation d'armes a
+feu; j'appris que l'on venait encore de fusiller plusieurs forcats et
+hommes de la police, que l'on avait pris mettant le feu a l'hospice
+des Enfants-Trouves et a l'hopital ou etaient nos blesses; un instant
+apres, le sergent-major accourut me dire que j'etais libre.
+
+En rentrant dans notre logement, j'apercus nos tailleurs, les deux
+hommes que j'avais sauves, deja en train de travailler; ils faisaient
+des grands collets avec les draps des billards qui etaient dans la
+grande salle du cafe ou etait logee la compagnie, et que l'on avait
+demontes pour avoir plus de place. J'entrai dans la chambre ou etaient
+enfermees nos femmes; elles etaient occupees a faire la lessive, et
+elles s'en tiraient passablement mal. Cela n'est pas etonnant, elles
+avaient sur elles des robes en soie d'une baronne! Mais il fallait
+prendre patience, faute de mieux. Le reste de la journee fut consacre
+a organiser notre local et a faire des provisions, comme si nous
+devions rester longtemps dans cette ville. Nous avions en magasin,
+pour passer l'hiver, sept grandes caisses de vin de Champagne
+mousseux, beaucoup de vin d'Espagne, du porto; nous etions possesseurs
+de cinq cents bouteilles de rhum de la Jamaique, et nous avions a
+notre disposition plus de cent gros pains de sucre, et tout cela pour
+six sous-officiers, deux femmes et un cuisinier.
+
+La viande etait rare; ce soir-la, nous eumes une vache; je ne sais
+d'ou elle venait, probablement d'un endroit ou il n'etait pas permis
+de la prendre, car nous la tuames pendant la nuit, pour ne pas etre
+vus.
+
+Nous avions aussi beaucoup de jambons, car l'on en avait trouve un
+grand magasin; ajoutez a cela du poisson sale en quantite, quelques
+sacs de farine, deux grands tonneaux remplis de suif que nous avions
+pris pour du beurre; la biere ne manquait pas; enfin, voila quelles
+etaient nos provisions, pour le moment, si toutefois nous venions a
+passer l'hiver a Moscou.
+
+Le soir, nous eumes l'ordre de faire un contre-appel; il fut fait a
+dix heures; il manquait dix-huit hommes. Le reste de la compagnie
+dormait tranquillement dans la salle des billards; ils etaient couches
+sur des riches fourrures de martes-zibelines, des peaux de lions, de
+renards, et d'ours; une partie avait la tete enveloppee de riches
+cachemires et formant un grand turban, de sorte que, dans cette
+situation, ils ressemblaient a des sultans plutot qu'a des grenadiers
+de la Garde: il ne leur manquait plus que des houris.
+
+J'avais prolonge mon appel jusqu'a onze heures, a cause des absents,
+pour ne pas les porter manquants; effectivement, ils rentrerent un
+instant apres, ployant sous leur charge. Parmi les objets remarquables
+qu'ils rapporterent, il se trouvait plusieurs plaques en argent, avec
+des dessins en relief; ils apportaient aussi chacun un lingot du meme
+metal, de la grosseur et de la forme d'une brique. Le reste consistait
+en fourrures, chales des Indes, des etoffes en soie tissee d'or et
+d'argent. Ils me demanderent encore la permission de faire, de suite,
+deux autres voyages, pour aller chercher du vin et des fruits confits,
+qu'ils avaient laisses dans une cave: je la leur accordai, un caporal
+les accompagna. Il est bon de savoir que, sur tous les objets qui
+avaient echappe a l'incendie, nous autres sous-officiers prelevions
+toujours un droit au moins de vingt pour cent.
+
+Le 22 fut consacre au repos, a augmenter nos provisions, a chanter,
+fumer, rire et boire, a nous promener. Le meme jour, je fis une visite
+a un Italien, marchand d'estampes, qui restait dans notre quartier; et
+dont la maison n'avait pas ete brulee.
+
+Le 23 au matin, un forcat fut fusille dans la cour du cafe. Le meme
+jour, l'ordre fut donne de nous tenir prets, pour le lendemain matin,
+a passer la revue de l'Empereur.
+
+Le 24, a huit heures du matin, nous nous mimes en marche pour le
+Kremlin. Lorsque nous y arrivames, plusieurs regiments de l'armee y
+etaient deja reunis pour la meme cause; il y eut, ce jour-la, beaucoup
+de promotions et beaucoup de decorations donnees. Ceux qui, dans cette
+revue, recurent des recompenses, avaient bien merite de la patrie, car
+plus d'une fois ils avaient verse leur sang au champ d'honneur.
+
+Je profitai de cette circonstance pour visiter en detail les choses
+remarquables que renfermait le Kremlin. Pendant que plusieurs
+regiments etaient occupes a passer la revue, je visitai l'eglise
+Saint-Michel, destinee a la sepulture des empereurs de Russie. Ce fut
+dans cette eglise que, les premiers jours de notre arrivee, croyant y
+trouver des grands tresors que l'on disait y etre caches, des
+militaires de la Garde, du 1er de chasseurs, qui etaient restes de
+piquet au Kremlin, s'y etaient introduits, avaient parcouru des
+caveaux immenses, mais, au lieu d'y trouver des tresors, ils n'y
+trouverent que des tombeaux en pierre, recouverts en velours, avec des
+inscriptions sur des plaques en argent. On y rencontra aussi quelques
+personnes de la ville qui s'y etaient retirees sous la protection des
+morts, croyant y etre en surete, parmi lesquelles se trouvait une
+jeune et jolie personne que l'on disait appartenir a une des premieres
+familles de Moscou, et qui fit la folie de s'attacher a un officier
+superieur de l'armee. Elle fit la folie, plus grande encore, de le
+suivre dans la retraite. Aussi, comme tant d'autres, elle perit de
+froid, de faim et de misere.
+
+Sortant des caveaux de l'eglise Saint-Michel, je fus voir la fameuse
+cloche, que j'examinai dans tous ses details. Sa hauteur est de
+dix-neuf pieds; une bonne partie est enterree, probablement par son
+propre poids, depuis le temps qu'elle est a terre, par suite de
+l'incendie qui brula la tour ou elle etait suspendue et dont on voit
+encore les fondations. Les grosses pieces de bois auxquelles elle
+etait suspendue y sont encore attachees, mais cassees par le milieu.
+
+Pas loin de la, et en face du palais, se trouve l'arsenal ou l'on
+voit, a chaque cote de la porte, deux pieces de canon monstres; un peu
+plus loin et sur la droite, c'est la cathedrale, avec ses neuf tours
+ou clochers couverts en cuivre dore. Sur la plus haute des tours, l'on
+y voyait la croix du grand Ivan, qui domine le tout; elle avait trente
+pieds de haut, elle etait en bois, recouverte de fortes lames d'argent
+dore: plusieurs chaines aussi dorees la tenaient de tous les cotes.
+
+Quelques jours apres, des hommes de corvee, charpentiers et autres,
+furent commandes pour la descendre, afin de la transporter a Paris
+comme trophee, mais, en la detachant, elle fut emportee par son poids;
+elle faillit tuer et entrainer avec elle tous les hommes qui la
+tenaient par les chaines; il en fut de meme des grands aigles qui
+dominaient les hautes tours, autour de l'enceinte du Kremlin.
+
+Il etait midi lorsque nous eumes fini de passer la revue; en partant,
+nous passames sous la fausse porte ou se trouve le grand Saint Nicolas
+dont j'ai parle plus haut. Nous y vimes beaucoup d'esclaves russes
+occupes a prier, a faire des courbettes et des signes de croix au
+grand Saint; probablement qu'ils l'intercedaient contre nous.
+
+Le 25, avec plusieurs de mes amis, nous parcourumes les ruines de la
+ville. Nous passames dans plusieurs quartiers que nous n'avions pas
+encore vus: partout l'on rencontrait, au milieu des decombres, des
+paysans russes, des femmes sales et degoutantes, juives et autres,
+confondues avec des soldats de l'armee, cherchant, dans les caves que
+l'on decouvrait, les objets caches qui avaient pu echapper a
+l'incendie. Independamment du vin et du sucre qu'ils y trouvaient,
+l'on en voyait charges de chales, de cachemires, de fourrures
+magnifiques de Siberie, et aussi d'etoffes tissees de soie, d'or et
+d'argent, et d'autres avec des plats d'argent et d'autres choses
+precieuses. Aussi voyait-on les juifs, avec leurs femmes et leurs
+filles, faire a nos soldats toute espece de propositions pour en
+obtenir quelques pieces, que souvent d'autres soldats de l'armee
+reprenaient.
+
+Le meme jour, au soir, le feu fut mis a un temple grec, en face de
+notre logement, et tenant au palais ou etait loge le marechal Mortier.
+Malgre les secours que nos soldats porterent, l'on ne put parvenir a
+l'eteindre. Ce temple, qui avait ete conserve dans son entier et ou
+rien n'avait ete derange, fut, dans un rien de temps, reduit en
+cendres. Cet accident fut d'autant plus deplorable, que beaucoup de
+malheureux s'y etaient retires avec le peu d'effets qui leur
+restaient, et meme, depuis quelques jours, l'on y officiait.
+
+Le 26, je fus de garde aux equipages de l'Empereur, que l'on avait
+places dans des remises situees a une des extremites de la ville et
+vis-a-vis une grande caserne que l'incendie avait epargnee et ou une
+partie du premier corps d'armee etait logee. Pour y arriver avec mon
+poste, il m'avait fallu parcourir plus d'une lieue de terrain en
+ruines et situe presque sur la rive gauche de la Moskowa, ou l'on
+n'apercevait plus que, ca et la, quelques pignons d'eglises; le reste
+etait reduit en cendres. Sur la rive droite, on voyait encore quelques
+jolies maisons de campagne isolees, dont une partie aussi etait
+brulee.
+
+Pres de l'endroit ou j'avais etabli mon poste, se trouvait une maison
+qui avait echappe a l'incendie; je fus la voir par curiosite. Le
+hasard m'y fit rencontrer un individu parlant tres bien le francais,
+qui me dit etre de Strasbourg, et qu'une fatalite avait amene a Moscou
+quelques jours avant nous. Il me conta qu'il etait marchand de vins du
+Rhin et de Champagne mousseux, et que, par suite de malheureuses
+circonstances, il perdait plus d'un million, tant par ce qu'on lui
+devait que par les vins qu'il avait en magasin et qui avaient ete
+brules, et aussi par ce que nous avions bu et que nous buvions encore
+tous les jours. Il n'avait pas un morceau de pain a manger. Je lui
+offris de venir manger avec moi sa part d'une soupe au riz, qu'il
+accepta avec reconnaissance.
+
+En attendant la paix, que l'on croyait prochaine, l'Empereur donnait
+des ordres afin de tout organiser dans Moscou, comme si l'on devait y
+passer l'hiver. L'on commenca par les hopitaux pour les blesses de
+l'armee; ceux des Russes memes furent traites comme les notres.
+
+On s'occupa de reunir, autant que possible, les approvisionnements de
+tous genres qui se trouvaient dans differents endroits de la ville.
+Quelques temples qui avaient echappe a l'incendie furent ouverts et
+rendus au culte. Pas loin de notre habitation, et dans la meme rue, il
+existait une eglise pour les catholiques; un pretre francais emigre y
+disait la messe. L'eglise portait le nom de Saint-Louis. L'on parvint
+meme a retablir un theatre, et l'on m'a assure que l'on y avait joue
+la comedie avec des acteurs francais et italiens. Que l'on y ait joue
+ou non, une chose dont je suis certain, c'est qu'ils furent payes pour
+six mois, et cela afin de faire croire aux Russes que nous etions
+disposes a passer l'hiver dans cette ville.
+
+Le 27, comme j'arrivais de descendre ma garde aux equipages, je fus
+surpris agreablement en trouvant deux de mes pays qui venaient me
+voir. C'etaient Flament, natif de Peruwelz, velite dans les dragons de
+la Garde, et Melet, dragon dans le meme regiment; ce dernier etait de
+Conde. Ils tombaient bien, ce jour-la, car nous etions en disposition
+pour rire. Nous invitames nos dragons a diner et a passer la soiree
+avec nous.
+
+Dans differentes courses de maraude que nos soldats avaient faites,
+ils nous avaient rapporte beaucoup de costumes d'hommes et de femmes
+de toutes les nations, meme des costumes francais du temps de Louis
+XVI, et tous ces vetements etaient de la plus grande richesse. C'est
+pourquoi, le soir, apres avoir dine, nous proposames de donner un bal
+et de nous revetir de tous les costumes que nous avions. J'oubliais de
+dire qu'en arrivant, Flament nous avait appris une nouvelle qui nous
+fit beaucoup de peine, c'etait la catastrophe du brave
+lieutenant-colonel Martod, commandant le regiment de dragons dont
+Flament et Melet faisaient partie. Ayant ete a la decouverte deux
+jours avant le 25, dans les environs de Moscou, avec deux cents
+dragons, ils avaient donne dans une embuscade, et, charges par trois
+mille hommes, tant cavalerie qu'artillerie, le colonel Martod avait
+ete mortellement blesse, ainsi qu'un capitaine et un adjudant-major
+qui furent faits prisonniers apres avoir combattu en desesperes. Le
+lendemain, le colonel fit demander ses effets, mais, le jour suivant,
+nous apprimes sa mort.
+
+Je reviens a notre bal, qui fut un vrai bal de carnaval, car nous nous
+travestimes tous.
+
+Nous commencames par habiller nos femmes russes en dames francaises,
+c'est-a-dire en marquises, et, comme elles ne savaient comment s'y
+prendre, c'est Flament et moi qui furent charges de presider a leur
+toilette. Nos deux tailleurs russes etaient en Chinois, moi en boyard
+russe, Flament en marquis, enfin chacun de nous prit un costume
+different, meme notre cantiniere, la mere Dubois, qui survint dans le
+moment et qui mit sur elle un riche habillement national d'une dame
+russe. Comme nous n'avions pas de perruques pour nos marquises, la
+perruquier de la compagnie les coiffa. Pour pommade, il leur mit du
+suif et, pour poudre, de la farine; enfin elles etaient on ne peut pas
+mieux ficelees, et, lorsque tout fut dispose, nous nous mimes en train
+de danser. J'oubliais de dire que, pendant ce temps, nous buvions
+force punch, que Melet, le vieux dragon, avait soin d'alimenter, et
+que nos marquises, ainsi que la cantiniere, quoique supportant tres
+bien la boisson, avaient deja le cerveau trouble, par suite des grands
+verres de punch qu'elles avalaient de temps en temps, avec delices.
+
+Nous avions, pour musique, une flute qu'un sergent-major jouait, et
+le tambour de la compagnie l'accompagnait en mesure. On commenca par
+l'air:
+
+ On va leur percer les flancs,
+ Ram, ram, ram, tam plam,
+ Tirelire, ram plam.
+
+Mais a peine la musique avait-elle commence, et la mere Dubois
+allait-elle en avant avec le fourrier de la compagnie, avec qui elle
+faisait vis-a-vis, que voila nos marquises, a qui probablement notre
+musique sauvage allait, qui se mettent a sauter comme des Tartares,
+allant a droite et a gauche, ecartant les jambes, les bras, tombant
+sur cul, se relevant pour y tomber encore. L'on aurait dit qu'elles
+avaient le diable dans le corps. Cela n'aurait ete que tres ordinaire
+pour nous, si elles avaient ete habillees avec leurs habits a la
+russe, mais voir des marquises francaises qui, generalement, sont si
+graves, sauter comme des enragees, cela nous faisait pamer de rire, de
+maniere qu'il fut impossible, au joueur de flute, de continuer; mais
+notre tambour y supplea en battant la charge. C'est alors que nos
+marquises recommencerent de plus belle, jusqu'au moment ou elles
+tomberent de lassitude sur le plancher. Nous les relevames pour les
+applaudir, ensuite nous recommencames a boire et a danser jusqu'a
+quatre heures du matin.
+
+La mere Dubois, en vraie cantiniere, et qui savait apprecier la valeur
+des habits qu'elle avait sur elle, car c'etait en soie tissee d'or et
+d'argent, partit sans rien dire. Mais, en sortant, le sergent de garde
+a la police, voyant une dame etrangere dans la rue, aussi matin, et
+pensant faire une bonne capture, s'avanca vers elle et voulut la
+prendre par le bras pour la conduire dans sa chambre. Mais la mere
+Dubois, qui avait son mari, et du punch dans le corps, appliqua sur la
+figure du sergent un vigoureux soufflet qui le renversa a terre. Il
+cria: "A la garde!" Le poste prit les armes, et comme nous n'etions
+pas encore couches, nous descendimes pour la debarrasser. Mais le
+sergent etait tellement furieux que nous eumes toutes les peines du
+monde a lui faire comprendre qu'il avait eu tort de vouloir arreter
+une femme comme la mere Dubois.
+
+Le 28 et le 29 furent encore consacres a nous occuper de nos
+provisions; pour cela, nous allions faire des reconnaissances de jour,
+et, la nuit--pour ne pas avoir de concurrence,--nous allions chercher
+ce que nous avions remarque.
+
+Le 30, nous passames la revue de l'inspecteur dans la rue, en face de
+notre logement. Lorsqu'elle fut terminee, il prit envie au colonel de
+faire voir a l'inspecteur comment le regiment etait loge. Lorsque ce
+fut au tour de notre compagnie, le colonel se fit accompagner par le
+capitaine, l'officier et le sergent de semaine, et l'adjudant-major
+Roustan, qui connaissait le logement, marchait en avant et avait soin
+d'ouvrir les chambres ou etait la compagnie. Apres avoir presque tout
+vu, le colonel demanda: "Et les sous-officiers, comment
+sont-ils?--Tres bien", repondit l'adjudant-major Roustan. Et,
+aussitot, il se met en train d'ouvrir les portes de nos chambres[19].
+Mais, par malheur, nous n'avions pas ote la clef de la porte du
+cabinet ou nos Dulcinees se tenaient, et que nous avions toujours fait
+passer pour une armoire. Aussitot, il l'ouvre, mais, surpris d'y voir
+un espace, il regarde et apercoit les oiseaux. Il ne dit rien, referme
+la porte et met la clef dans sa poche.
+
+[Note 19: Il est bon de savoir que nous avions fait percer une
+porte de communication de notre logement dans celui ou etait la
+compagnie. (_Note de l'auteur._)]
+
+Lorsqu'il fut descendu dans la rue, et d'aussi loin qu'il m'apercut,
+il me montra la clef, et, s'approchant de moi en riant: "Ah! me
+dit-il, vous avez du gibier en cage, et, comme des egoistes, vous n'en
+faites pas part a vos amis! Mais que diable faites-vous de ces
+drolesses-la, et ou les avez-vous pechees? On n'en voit nulle part!"
+Alors je lui contai comment et quand je les avais trouvees, et
+qu'elles nous servaient a blanchir notre linge: "Dans ce cas, nous
+dit-il, en s'adressant au sergent-major et a moi, vous voudrez bien me
+les preter pour quelques jours, afin de blanchir mes chemises, car
+elles sont horriblement sales, et j'espere qu'en bons camarades, vous
+ne me refuserez pas cela." Le meme soir, il les emmena; il est
+probable qu'elles blanchirent toutes les chemises des officiers, car
+elles ne revinrent que sept jours apres.
+
+Le 1er octobre, un fort detachement du regiment fut commande pour
+aller fourrager a quelques lieues de Moscou, dans un grand chateau
+construit en bois. Nous y trouvames fort peu de chose: une voiture
+chargee de foin fut toute notre capture. A notre retour, nous
+rencontrames la cavalerie russe qui vint caracoler autour de nous,
+sans cependant oser nous attaquer serieusement. Il est vrai de dire
+que nous marchions d'une maniere a leur faire voir qu'ils n'auraient
+pas eu l'avantage, car, quoiqu'etant infiniment moins nombreux qu'eux,
+nous leur avions mis plusieurs cavaliers hors de combat. Ils nous
+suivirent jusqu'a un quart de lieue de Moscou.
+
+Le 2, nous apprimes que l'Empereur venait de donner l'ordre d'armer le
+Kremlin; trente pieces de canon et obusiers de differents calibres
+devaient etre places sur toutes les tours tenant a la muraille qui
+forme l'enceinte du Kremlin.
+
+Le 3, des hommes de corvee de chaque regiment de la Garde furent
+commandes pour piocher la terre et transporter des materiaux provenant
+de vieilles murailles que des sapeurs du genie abattaient autour du
+Kremlin, et des fondations que l'on faisait sauter par la mine.
+
+Le 4, j'accompagnai a mon tour les hommes de corvee que l'on avait
+commandes dans la compagnie. Le lendemain au matin, un colonel du
+genie fut tue, a mes cotes, d'une brique qui lui tomba sur la tete,
+provenant d'une mine que l'on venait de faire sauter. Le meme jour, je
+vis, pres d'une eglise, plusieurs cadavres qui avaient les jambes et
+les bras manges, probablement par des loups ou par des chiens; ces
+derniers se trouvaient en grande quantite.
+
+Les jours ou nous n'etions pas de service, nous les passions a boire,
+fumer et rire, et a causer de la France et de la distance dont nous
+etions separes, et aussi de la possibilite de nous en eloigner encore
+davantage. Quand venait le soir, nous admettions dans notre reunion
+nos deux esclaves moscovites, je dirai plutot nos deux marquises, car,
+depuis notre bal, nous ne leur disions plus d'autres noms, qui nous
+tenaient tete a boire le punch au rhum de la Jamaique.
+
+Le reste de notre sejour dans cette ville se passa en revues et
+parades, jusqu'au jour ou un courrier vint annoncer a l'Empereur, au
+moment ou il etait a passer la revue de plusieurs regiments, que les
+Russes avaient rompu l'armistice et avaient attaque a l'improviste la
+cavalerie de Murat, au moment ou il ne s'y attendait pas.
+
+Aussitot la revue passee, l'ordre du depart fut donne, et, en un
+instant, toute l'armee fut en mouvement; mais ce ne fut que le soir
+que notre regiment eut connaissance de l'ordre de se tenir pret a
+partir pour le lendemain.
+
+Avant de partir, nous fimes, a nos deux femmes moscovites, ainsi qu'a
+nos deux tailleurs, leur part du butin que nous ne pouvions emporter;
+vingt fois ils se jeterent a terre pour nous remercier en nous baisant
+les pieds: jamais ils ne s'etaient vus si riches!
+
+
+
+
+III
+
+La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De Mojaisk a
+Slawkowo.
+
+
+Le 18 octobre au soir, lorsque nous etions, comme tous les jours,
+plusieurs sous-officiers reunis, etendus, comme des pachas, sur des
+peaux d'hermine, de marte-zibeline, de lion et d'ours, et sur d'autres
+fourrures non moins precieuses, fumant dans des pipes de luxe, le
+tabac a la rose des Indes, et qu'un punch monstre au rhum de la
+Jamaique flamboyait au milieu de nous, dans le grand vase en argent du
+boyard russe, et faisait fondre un enorme pain de sucre soutenu en
+travers du vase par deux baionnettes russes; au moment ou nous
+parlions de la France et du plaisir qu'il y aurait d'y retourner en
+vainqueurs, apres une absence de plusieurs annees; ou nous faisions
+nos adieux et nos promesses de fidelite aux Mogolesses, Chinoises et
+Indiennes, nous entendimes un grand bruit dans un grand salon ou
+etaient couches les soldats de la compagnie. Au meme instant, le
+fourrier de semaine entra pour nous annoncer que, d'apres l'ordre, il
+fallait nous tenir prets a partir.
+
+Le lendemain 19, de grand matin, la ville se remplit de juifs et de
+paysans russes; les premiers, pour acheter aux soldats ce qu'ils ne
+pouvaient emporter, et les autres pour ramasser ce que nous jetions
+dans les rues. Nous apprimes que le marechal Mortier restait au
+Kremlin avec dix mille hommes, avec ordre de s'y defendre au besoin.
+
+Dans l'apres-midi, nous nous mimes en marche, non sans avoir fait,
+comme nous pumes, quelques provisions de liquides que nous mimes sur
+la voiture de notre cantiniere, la mere Dubois, ainsi que notre grand
+vase en argent; il etait presque nuit lorsque nous etions hors de la
+ville. Un instant apres, nous nous trouvames au milieu d'une grande
+quantite de voitures, conduites par des hommes de differentes nations,
+marchant sur trois ou quatre rangs, sur une etendue de plus d'une
+lieue. L'on entendait parler francais, allemand, espagnol, italien,
+portugais, et d'autres langues encore, car des paysans moscovites
+suivaient aussi, ainsi que beaucoup de juifs: tous ces peuples, avec
+leurs costumes et leurs langages differents, les cantiniers avec leurs
+femmes et leurs enfants pleurant, se pressant en tumulte et en un
+desordre dont on ne peut se faire une idee. Quelques-uns avaient deja
+leurs voitures brisees; ceux-la criaient et juraient, de maniere que
+c'etait un tintamarre a vous casser la tete. Nous finimes, non sans
+peine, a depasser cet immense convoi, qui etait celui de toute
+l'armee. Nous avancames sur la route de Kalouga (la, nous etions en
+Asie); un instant apres, nous arretames pour bivaquer dans un bois, le
+reste de la nuit, et comme elle etait deja tres avancee, notre repos
+ne fut pas long.
+
+A peine s'il faisait jour, que nous nous remimes en marche. Nous
+n'avions pas encore fait une lieue, que nous rencontrames encore une
+grande partie du fatal convoi, qui nous avait depasses pendant le peu
+de repos que nous avions pris. Deja, une grande partie des voitures
+etaient brisees et d'autres ne pouvaient plus avancer, a cause que le
+chemin etait de sable et que les roues enfoncaient beaucoup. L'on
+entendait crier en francais, jurer en allemand, reclamer le bon Dieu
+en italien, et la Sainte Vierge en espagnol et en portugais.
+
+Apres avoir passe toute cette bagarre, nous fumes obliges d'arreter
+pour attendre la gauche de la colonne. Je profitai de cette
+circonstance pour faire une revue de mon sac, qui me semblait trop
+lourd, et voir s'il n'y avait rien a mettre de cote afin de m'alleger.
+Il etait assez bien garni: j'avais plusieurs livres de sucre, du riz,
+un peu de biscuit, une demi-bouteille de liqueur, le costume d'une
+femme chinoise en etoffe de soie, tissee d'or et d'argent, plusieurs
+objets de fantaisie en or et argent, entre autres un morceau de la
+croix du grand Ivan[20], c'est-a-dire un morceau de l'enveloppe qui la
+recouvrait, qui etait d'argent dore et qui m'avait ete donne par un
+homme de la compagnie qui avait ete commande de corvee avec d'autres
+hommes du meme etat, couvreurs et charpentiers, pour la detacher.
+
+[Note 20: J'ai oublie de dire qu'au milieu de la grande croix de
+Saint-Ivan, il s'en trouvait une petite en or massif, d'un pied de
+long. (_Note de l'auteur_.)]
+
+J'avais aussi mon grand uniforme, une grande capote de femme servant a
+monter a cheval (cette capote etait de couleur noisette, doublee en
+velours vert, et, comme je n'en connaissais pas l'usage, je me
+figurais que la femme qui l'avait portee avait plus de six pieds);
+plus deux tableaux en argent d'un pied de long sur huit pouces de
+hauteur, dont les personnages etaient en relief: l'un de ces tableaux
+representait le jugement de Paris, sur le mont Ida. L'autre
+representait Neptune, sur un char forme d'une coquille et traine par
+des chevaux marins. Tout cela etait d'un travail fini. J'avais, en
+outre, plusieurs medaillons et un crachat d'un prince russe enrichi de
+brillants. Tous ces objets, etaient destines pour des cadeaux et
+avaient ete trouves dans des caves ou les maisons avaient croule par
+suite de l'incendie.
+
+Comme l'on voit, mon sac devait peser, mais, pour qu'il ne soit plus
+aussi lourd, je laissai sur le terrain ma culotte blanche, prevoyant
+bien que je n'en aurais pas besoin de sitot. Sur moi, j'avais, sur ma
+chemise, un gilet de soie jaune pique et ouate que j'avais fait
+moi-meme avec le jupon d'une femme, et, par-dessus tout, un grand
+collet double en peau d'hermine, plus une carnassiere suspendue a mon
+cote et sous mon collet, par un large galon en argent, contenant
+plusieurs objets parmi lesquels etait un Christ en or et argent, ainsi
+qu'un petit vase en porcelaine de Chine. Ces deux pieces ont echappe
+au naufrage comme par miracle; je les possede encore et les conserve
+comme des reliques. Ensuite, mon fourniment, mes armes et soixante
+cartouches dans ma giberne; ajoutez a cela de la sante, de la gaiete,
+de la bonne volonte et l'espoir de presenter mes hommages aux dames
+mogoles, chinoises et indiennes, et vous aurez une idee du sergent
+velite de la Garde imperiale[21].
+
+[Note 21: A cause du blocus continental, le bruit courait dans
+l'armee que nous devions aller en Mongolie et en Chine, pour nous
+emparer des possessions anglaises. (_Note de l'auteur._)]
+
+A peine avais-je passe la revue de mon butin, que nous entendimes,
+devant nous, quelques coups de fusil; l'on nous fit prendre les armes
+et doubler le pas. Une demi-heure apres, nous arrivames sur
+l'emplacement ou un convoi, escorte par un detachement de lanciers
+rouges de la Garde, avait ete attaque par des partisans.
+
+Plusieurs lanciers etaient tues, et aussi des Russes et quelques
+chevaux. Pres d'une voiture, l'on voyait etendue a terre et sur le
+dos, une jolie femme, morte de saisissement. Nous continuames a
+marcher sur une route assez belle. Le soir, nous arretames et nous
+formames notre bivac dans un bois, afin d'y passer la nuit.
+
+Le lendemain 21, de grand matin, nous nous remimes en marche, et, dans
+le milieu du jour, nous rencontrames un parti de Cosaques reguliers,
+que l'on chassa a coups de canon. Apres avoir marche une partie de
+cette journee a travers les champs, nous arretames pres d'une prairie,
+au bord d'un ruisseau, ou nous passames la nuit.
+
+Le 22, nous eumes de la pluie. L'on marcha lentement et avec peine
+jusqu'au soir, ou nous arretames et primes position pres d'un bois.
+Dans la nuit, nous entendimes une forte explosion: nous sumes, apres,
+que c'etait le Kremlin que le marechal Mortier venait de faire sauter,
+par le moyen d'une grande quantite de poudre que l'on avait mise dans
+les caves. Le marechal etait parti de Moscou trois jours apres nous,
+le 22, avec ses dix mille hommes, dont deux regiments de Jeune Garde
+que nous rejoignimes, quelques jours apres, sur la route de Mojaisk.
+Le reste de cette journee, nous fimes peu de chemin, quoique marchant
+toujours.
+
+Le 24, nous n'etions pas loin de Kalouga. Le meme jour, l'armee
+d'Italie, commandee par le prince Eugene, ainsi que d'autres corps que
+le general Corbineau commandait, se battaient, a Malo-Jaroslawetz,
+contre l'armee russe qui voulait nous disputer le passage. Dans cette
+lutte, qui fut sanglante, 16000 hommes des notres se battirent contre
+70 000 Russes, qui perdirent 8 000 hommes, et nous 3 000. Nous eumes
+plusieurs officiers superieurs tues et blesses, entre autres le
+general Delzons, frappe d'une balle au front. Son frere, qui etait
+colonel, voulut le secourir; a son tour, il fut atteint d'une seconde
+balle; tous deux expirerent a la meme place.
+
+Le 25, au matin, j'etais de garde depuis la veille au soir, pres d'une
+petite maison isolee ou l'Empereur etait loge et ou il avait passe la
+nuit; le soleil se montrait au travers d'un epais brouillard, comme il
+en fait souvent au mois d'octobre, quand, tout a coup et sans prevenir
+personne, il monta, a cheval, suivi seulement de quelques officiers
+d'ordonnance. A peine etait-il parti, que nous entendimes un grand
+bruit; un moment, nous crumes que c'etaient des cris de "Vive
+l'Empereur!" mais nous entendimes crier: "Aux armes!" C'etaient plus
+de 6 000 Cosaques commandes par Platoff, qui, a la faveur du
+brouillard et des ravins, etaient venus faire un _hourrah_. Aussitot
+les escadrons de service de la Garde s'elancerent dans la plaine; nous
+les suivimes, et, pour raccourcir notre chemin, nous traversames un
+ravin. Dans un instant, nous fumes devant cette nuee de sauvages qui
+hurlaient comme des loups et qui se retirerent. Nos escadrons finirent
+par les atteindre et leur reprendre tout ce qu'ils avaient enleve de
+bagages, de caissons, en leur faisant essuyer beaucoup de pertes.
+
+Lorsque nous entrames dans la plaine, nous vimes l'Empereur presque au
+milieu des Cosaques, entoure des generaux et de ses officiers
+d'ordonnance, dont un venait d'etre dangereusement blesse, par une
+fatale meprise: au moment ou les escadrons entraient dans la plaine,
+plusieurs de ses officiers avaient ete obliges, pour se defendre, et
+pour defendre l'Empereur, qui etait au milieu d'eux et qui avait
+failli etre pris, de faire le coup de sabre avec les Cosaques. Un des
+officiers d'ordonnance, apres avoir tue un Cosaque et en avoir blesse
+plusieurs autres, perdit, dans la melee, son chapeau, et laissa tomber
+son sabre. Se trouvant sans armes, il courut sur un Cosaque, lui
+arracha sa lance et se defendit avec. Dans ce moment, il fut apercu
+par un grenadier a cheval de la Garde qui, a cause de sa capote verte
+et de sa lance, le prit pour un Cosaque, courut dessus et lui passa
+son sabre au travers du corps[22].
+
+[Note 22: Cet officier se nommait M. Leaulteur. (_Note de
+l'auteur._)]
+
+Le malheureux grenadier, desespere en voyant sa meprise, veut se faire
+tuer; il s'elance au milieu de l'ennemi, frappant a droite et a
+gauche; tout fuit devant lui. Apres en avoir tue plusieurs, n'ayant pu
+se faire tuer, il revint seul et couvert de sang demander des
+nouvelles de l'officier qu'il avait si malheureusement blesse.
+Celui-ci guerit et revint en France sur un traineau.
+
+Je me rappelle qu'un instant apres cette echauffouree, l'Empereur,
+etant a causer avec le roi Murat, riait de ce qu'il avait failli etre
+pris, car il s'en est fallu de bien peu. Le grenadier-velite Monfort,
+de Valenciennes, avait encore eu l'occasion de se distinguer, en tuant
+et en mettant hors de combat plusieurs Cosaques.
+
+Nous restames encore quelque temps dans cette position, et nous nous
+mimes en marche, laissant Kalouga sur notre gauche. Nous traversames,
+sur un mauvais pont, une riviere fangeuse et fort escarpee, et primes
+la direction de Mojaisk.
+
+Le 26, nous fimes encore une petite etape, et, le 27, apres avoir
+marche sans interruption jusqu'au soir, nous allames coucher pres de
+Mojaisk; cette nuit, il commenca a geler.
+
+Le 28, nous partimes de grand matin et, dans la journee, apres avoir
+traverse une petite riviere, nous nous trouvames sur l'emplacement du
+fameux champ de bataille encore tout couvert de morts et de debris de
+toute espece. On voyait sortir de terre des jambes, des bras, et des
+tetes; presque tous ces cadavres etaient des Russes, car les notres,
+autant que possible, nous leur avions donne la sepulture. Mais, comme
+tout cela avait ete fait a la hate, les pluies qui etaient survenues
+depuis, en avaient mis une partie a decouvert. Rien de plus triste a
+voir que tous ces morts qui, a peine, conservaient une forme humaine;
+il y avait cinquante-deux jours que la bataille avait eu lieu.
+
+Nous allames etablir notre bivac un peu plus avant, et nous passames
+pres de la grande redoute ou le general Caulaincourt avait ete tue et
+enterre. Lorsque nous fumes arretes, nous nous occupames de nous
+abriter, afin de passer la nuit le mieux possible. Nous fimes du feu
+avec les debris d'armes, de caissons, d'affuts de canon; mais, pour
+l'eau, nous fumes embarrasses, car la petite riviere qui coulait pres
+de notre camp et ou il se trouvait peu d'eau, etait remplie de
+cadavres en putrefaction; il fallut remonter a plus d'un quart de
+lieue pour en avoir de potable. Lorsque nous fumes organises, je fus
+avec un de mes amis[23] visiter le champ de bataille; nous allames
+jusqu'au ravin, a la place meme ou, le lendemain de la bataille, le
+roi Murat avait fait dresser ses tentes.
+
+[Note 23: Grangier, sergent. (_Note de l'auteur._)]
+
+Le meme jour, le bruit courut qu'un grenadier francais avait ete
+trouve sur le champ de bataille, vivant encore: il avait les deux
+jambes coupees, et, pour abri, la carcasse d'un cheval dont il s'etait
+nourri de la chair, et, pour boisson, l'eau d'un ruisseau rempli de
+cadavres. L'on a dit qu'il fut sauve: pour le moment, je le pense
+bien, mais, par la suite, il aura fallu l'abandonner, comme tant
+d'autres. Le soir de cette journee, la faim commenca a se faire sentir
+chez quelques-uns qui avaient epuise leurs provisions. Jusqu'alors
+chacun, chaque fois que l'on faisait la soupe, donnait sa part de
+farine, mais, lorsque l'on s'apercut que tout le monde n'y contribuait
+plus, l'on se cacha pour manger ce que l'on avait; il n'y avait que la
+soupe de viande de cheval, que l'on faisait depuis quelques jours, que
+l'on mangeait en commun.
+
+Le jour suivant, nous passames pres d'une abbaye qui avait servi
+d'hopital a une partie de nos blesses de la grande bataille. Beaucoup
+s'y trouvaient encore. L'Empereur donna l'ordre de les transporter sur
+toutes les voitures, a commencer par les siennes, mais des cantiniers,
+a qui l'on avait confie plusieurs de ces malheureux, les abandonnerent
+sur la route, sous differents pretextes, et cela pour conserver le
+butin qu'ils emportaient de Moscou et dont leurs voitures etaient
+chargees. Cette nuit, nous couchames dans un bois en arriere de Ghjat,
+ou l'Empereur logea; pendant la nuit, pour la premiere fois, il tomba
+de la neige.
+
+Le lendemain, 30, la route etait deja mauvaise; beaucoup de voitures,
+chargees de butin, avaient peine a se trainer, beaucoup deja se
+trouvaient brisees, et d'autres, craignant le meme sort, s'allegeaient
+en se debarrassant d'objets inutiles. Ce jour-la, j'etais
+d'arriere-garde, et, comme je me trouvais tout a fait en arriere de la
+colonne, a meme de voir le commencement du desordre. La route etait
+jonchee d'objets precieux, comme tableaux, candelabres et beaucoup de
+livres, car, pendant plus d'une heure, je ramassai des volumes que je
+parcourais un instant, et que je rejetais ensuite pour etre ramasses
+par d'autres qui, a leur tour, les abandonnaient.
+
+C'etaient des editions de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau et de
+l'_Histoire naturelle_ par Buffon, reliees en maroquin rouge et dorees
+sur tranche.
+
+C'est dans cette journee que j'eus le bonheur de faire l'acquisition
+d'une peau d'ours, qu'un soldat de la compagnie venait, me dit-il, de
+ramasser dans une voiture brisee, remplie de fourrures. Le meme jour,
+notre cantiniere perdit son equipage avec nos vivres et notre grand
+vase en argent, dans lequel nous avions fait tant de punch.
+
+Le 30, nous arrivames a Viasma, _ville au schnaps_, ainsi nommee, par
+nos soldats, a cause de l'eau-de-vie que l'on y trouva en allant a
+Moscou. L'Empereur fit sejour; notre regiment alla plus avant.
+
+J'oubliais de dire qu'avant d'arriver a cette ville, nous fimes une
+grande halte et que, m'etant retire sur la droite de la route, pres
+d'un bois de sapins, je rencontrai un sergent des chasseurs de la
+Garde, que je connaissais[24]. Il avait profite d'un feu qui se
+trouvait tout fait, pour faire cuire une marmite de riz, dont il
+m'invita a prendre part. Il avait, avec lui, la cantiniere du
+regiment, qui etait une Hongroise avec qui il etait le mieux du monde,
+et qui avait encore sa voiture attelee de deux chevaux et bien garnie
+de vivres, de fourrures et d'argent. Je restai avec eux tout le temps
+de la halte, plus d'une heure. Pendant ce temps, un sous-officier
+portugais s'approcha de nous pour se chauffer; je lui demandai ou
+etait son regiment; il me repondit qu'il etait disperse, mais que lui,
+il etait charge, avec un detachement, d'escorter sept a huit cents
+prisonniers russes qui, n'ayant rien pour se nourrir, etaient reduits
+a se manger l'un l'autre, c'est-a-dire que, lorsqu'il y en avait un de
+mort, ils le coupaient par morceaux et se le partageaient pour le
+manger ensuite. Pour preuve de ce qu'il me disait, il s'offrit de me
+le faire voir; je refusai. Cette scene se passait a cent pas de
+l'endroit ou nous etions; nous sumes, quelques jours apres, que l'on
+avait ete oblige d'abandonner le reste, ne pouvant les nourrir.
+
+[Note 24: Ce sergent se nommait Guinard; il etait natif de Conde
+(_Note de l'auteur_.)]
+
+Le sergent des chasseurs, dont je viens de parler, finit par tout
+perdre avec sa cantiniere, a Wilna; ils furent tous deux prisonniers.
+
+Le 1er novembre, nous avions, comme la nuit precedente, couche pres
+d'un bois, sur le bord de la route: depuis plusieurs jours, nous
+avions deja commence a vivre de viande de cheval. Le peu de vivres que
+nous avions pu emporter de Moscou etait consomme, et nos miseres
+commencaient avec le froid qui, deja, se faisait sentir avec force.
+Pour mon compte, j'avais encore un peu de riz que je conservais pour
+les derniers moments, car je prevoyais, pour la suite, des miseres
+plus grandes encore.
+
+Ce jour-la, je faisais encore partie de l'arriere-garde, qui etait
+composee de sous-officiers, a cause que deja beaucoup de soldats
+restaient en arriere pour se reposer et se chauffer a des feux que
+ceux qui etaient devant nous avaient abandonnes en partant. En
+marchant, j'apercus, sur ma droite, plusieurs hommes de differents
+regiments, dont quelques-uns etaient de la Garde, autour d'un grand
+feu. Je fus envoye par l'adjudant-major, afin de les engager a suivre;
+etant pres d'eux, je reconnus Flament, dragon velite. Je le trouvai
+faisant cuire un morceau de cheval au bout de son sabre, dont il
+m'invita de prendre part; je l'engageai a suivre la colonne; il me
+repondit qu'aussitot qu'il aurait fait son repas, il se remettrait en
+route, mais qu'il etait malheureux, puisqu'il etait force de faire la
+route a pied, avec ses bottes a l'ecuyere, a cause que, le jour avant,
+dans un combat contre les Cosaques, ou il en avait tue trois, son
+cheval avait attrape un ecart, de sorte qu'il etait oblige de le
+conduire par la bride. Heureusement que l'homme qui me suivait, dans
+ce moment, etait mon homme de confiance, et qui avait, dans son sac,
+une paire de souliers a moi, que je donnai au pauvre Flament, de
+maniere a ce qu'il puisse se chausser comme un fantassin, et marcher
+de meme. Je lui fis mes adieux sans penser que je ne le reverrais
+plus; j'appris, deux jours apres, qu'il avait ete tue pres d'un bois,
+au moment ou, avec d'autres traineurs comme lui, il allait faire du
+feu pour se reposer.
+
+Le 2, avant d'arriver a Slawkowo, nous vimes, sur notre gauche, tenant
+a la route, un blockhaus, ou station militaire, espece de grande
+baraque fortifiee, occupee par des militaires de differents regiments
+et des blesses. Ceux qui etaient les moins malades et qui purent
+suivre, se joignirent a nous, et les autres furent mis, autant que
+possible, sur des voitures; tant qu'aux plus malades, ils furent
+abandonnes a la clemence de l'ennemi, ainsi que des medecins et
+chirurgiens qu'on laissa pour en avoir soin.
+
+
+
+
+IV
+
+Dorogoboui.--La vermine.--Une cantiniere.--La faim.
+
+
+Le 3, nous fimes sejour a Slawkowo; pendant toute la journee, nous
+apercumes les Russes sur notre droite. Le meme jour, les autres
+regiments de la Garde, qui avaient fait sejour en arriere, se
+reunirent a nous.
+
+Le 4, nous fimes une marche forcee pour arriver a Dorogoboui, ville
+aux choux; c'est le nom que nous lui avions donne, a cause de la
+grande quantite de choux que nous y trouvames en allant a Moscou.
+C'est aussi de cette ville que, le 25 aout, l'Empereur fit faire, dans
+toute l'armee, le denombrement des coups de canon et de fusil que
+l'armee avait a tirer pour la grande bataille. A 7 heures du soir,
+nous en etions encore eloignes de deux lieues; c'est avec beaucoup de
+peine que nous pumes l'atteindre, car la quantite de neige qu'il y
+avait deja nous empechait de marcher. Nous fumes meme egares pendant
+quelque temps, et, pour que les hommes qui se trouvaient en arriere
+pussent nous rejoindre, pendant plus de deux heures l'on battit la
+marche de nuit, jusqu'au moment ou nous arrivames sur l'emplacement de
+la ville, car, a quelques maisons pres, elle avait ete brulee comme
+beaucoup d'autres.
+
+Il etait bien 11 heures lorsque notre bivouac fut forme, et, avec les
+debris des maisons, nous trouvames encore assez de bois pour faire du
+feu et bien nous chauffer. Mais deja tout nous manquait, et nous
+etions tellement fatigues, que l'on n'avait pas la force de chercher
+un cheval pour le voler et le manger ensuite, de maniere que nous
+primes le parti de nous reposer. Un soldat de la compagnie m'avait
+apporte des nattes de jonc pour me coucher: les ayant mises devant le
+feu, je m'etendis dessus et, la tete sur mon sac, les pieds au feu, je
+m'endormis.
+
+Il y avait peut-etre une heure que je reposais, lorsque je sentis, par
+tout mon corps, un picotement auquel il me fut impossible de resister.
+Je passai machinalement la main sur ma poitrine et sur plusieurs
+parties de mon individu: quel fut mon effroi lorsque je m'apercus que
+j'etais couvert de vermine! Je me levai, et en moins de deux minutes
+j'etais nu comme la main, jetant au feu chemise et pantalon. C'etait
+comme un feu de deux rangs, tant cela petillait dans les flammes, et,
+quoiqu'il tombat de la neige par gros flocons sur mon corps, je ne me
+rappelle pas avoir eu froid, tant j'etais occupe de ce qui venait de
+m'arriver! Enfin, je secouai au-dessus du feu le reste de mes
+vetements dont je ne pouvais me defaire, et je remis la seule chemise
+et le seul pantalon qui me restaient. Alors, triste et ayant presque
+envie de pleurer, je pris le parti de m'asseoir sur mon sac, et, la
+tete dans mes mains, couvert de ma peau d'ours, eloigne des maudites
+nattes sur lesquelles j'avais dormi, je passai le reste de la nuit.
+Ceux qui prirent ma place n'attraperent rien: il parait que j'avais
+tout pris.
+
+Le jour suivant, 5 novembre, nous partimes de grand matin. Avant le
+depart, l'on fit, dans chaque regiment de la Garde, une distribution
+de moulins a bras pour moudre le ble, si toutefois on en trouvait;
+mais comme l'on n'avait rien a moudre et que ces meubles etaient
+pesants et inutiles, l'on s'en debarrassa dans les vingt-quatre
+heures. Cette journee fut triste, car une partie des malades et des
+blesses succomberent; ils avaient, jusqu'a ce jour, fait des efforts
+surnaturels, esperant atteindre Smolensk, ou l'on croyait trouver des
+vivres et prendre des cantonnements.
+
+Le soir, nous arretames pres d'un bois ou l'on donna l'ordre de former
+des abris, afin de passer la nuit. Un instant apres, notre cantiniere,
+Mme Dubois, la femme du barbier de notre compagnie, se trouva malade,
+et, au bout d'un instant, pendant que la neige tombait, et par un
+froid de vingt degres, elle accoucha d'un gros garcon: position
+malheureuse pour une femme. Je dirai que, dans cette circonstance, le
+colonel Bodel, qui commandait notre regiment, fit tout ce qu'il etait
+possible de faire pour le soulagement de cette femme, pretant son
+manteau pour couvrir l'abri sous lequel etait la mere Dubois, qui
+supporta son mal avec courage. Le chirurgien du regiment n'epargna
+rien, de son cote; enfin le tout finit heureusement. La meme nuit, nos
+soldats tuerent un ours blanc qui fut a l'instant mange.
+
+Apres avoir passe la nuit la plus penible, a cause du grand froid,
+nous nous mimes en route. Le colonel preta son cheval a la mere
+Dubois, qui tenait son nouveau-ne dans les bras, enveloppe dans une
+peau de mouton; tant qu'a elle, on la couvrit avec les capotes de deux
+hommes de la compagnie, morts dans la nuit.
+
+Ce jour-la, qui etait le 6 novembre, il faisait un brouillard a ne pas
+y voir, et un froid de plus de vingt-deux degres; nos levres se
+collaient, l'interieur du nez, ou plutot le cerveau se glacait; il
+semblait que l'on marchait au milieu d'une atmosphere de glace. La
+neige, pendant tout le jour, et par un vent extraordinaire, tomba par
+flocons, gros comme personne ne les avait jamais vus; non seulement
+l'on ne voyait plus le ciel, mais ceux qui marchaient devant nous.
+
+Lorsque nous fumes pres d'un mauvais village[25], nous vimes une
+estafette arriver a franc etrier, demandant apres l'Empereur. Nous
+sumes, un instant apres, que c'etait un general apportant la nouvelle
+de la conspiration de Malet, qui venait d'avoir lieu a Paris.
+
+[Note 25: Ce village se nomme Mickalowka. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Comme l'endroit ou nous etions arretes etait pres d'un bois, et que,
+pour se remettre en route, il fallait beaucoup attendre a cause que le
+chemin etait etroit, l'on se trouvait beaucoup de monde en masse, et
+comme nous etions plusieurs amis reunis sur le bord de la route,
+frappant des pieds pour ne pas etre saisis du froid, causant de nos
+malheurs et de la faim qui nous devorait, je sentis, tout a coup,
+l'odeur du pain chaud. Aussitot je me retourne, et derriere et pres de
+moi, je vois un individu enveloppe d'une grande pelisse garnie de
+fourrures, sous laquelle sortait l'odeur du pain qui m'avait monte au
+nez. Aussitot je lui adresse brusquement la parole, en lui disant:
+"Monsieur, vous avez du pain; vous allez m'en vendre!" Comme il allait
+se retirer, je le saisis par le bras. Alors, voyant qu'il n'y avait
+plus moyen de se debarrasser de moi, il tira de dessous sa pelisse,
+une galette encore toute chaude que je saisis avec avidite d'une main,
+tandis que de l'autre, je lui presentai une piece de cinq francs pour
+la lui payer. Mais, a peine l'avais-je dans la main, que mes amis, qui
+etaient aupres de moi, tomberent dessus comme des enrages, et me
+l'arracherent. Il ne me resta, pour ma part, que le morceau que je
+tenais sous le pouce et les deux premiers doigts de la main droite.
+
+Pendant ce temps, le chirurgien-major de l'armee, car c'en etait un,
+disparut. Il fit bien, car on l'aurait peut-etre assomme pour avoir le
+reste. Il est probable qu'etant arrive des premiers dans le petit
+village dont j'ai parle, il aura eu le bonheur de trouver de la
+farine, et, en attendant que nous fussions arrives, il aura fait de la
+galette.
+
+Depuis plus d'une demi-heure que nous etions dans cette position,
+plusieurs hommes avaient succombe a l'endroit ou nous etions. Beaucoup
+d'autres etaient tombes dans la colonne, lorsqu'elle etait en marche.
+Enfin, nos rangs commencaient a s'eclaircir, et nous n'etions qu'au
+commencement de nos miseres! Lorsque l'on s'arretait afin de prendre
+quelque chose au plus vite, l'on saignait les chevaux abandonnes, ou
+ceux que l'on pouvait enlever sans etre vu; l'on en recueillait le
+sang dans une marmite, on le faisait cuire et on le mangeait. Mais il
+arrivait souvent qu'au moment ou l'on venait de le mettre au feu, l'on
+etait oblige de le manger, soit que l'ordre du depart arrivat, ou que
+les Russes fussent trop pres de nous. Dans ce dernier cas, l'on ne se
+genait pas autant, car j'ai vu quelquefois une partie manger
+tranquillement, pendant que l'autre empechait, a coups de fusil, les
+Russes de s'avancer. Mais lorsqu'il y avait force majeure et qu'il
+fallait quitter le terrain, on emportait la marmite, et chacun, en
+marchant, puisait a pleines mains et mangeait; aussi avait-on la
+figure barbouillee de sang.
+
+Souvent, lorsque l'on etait oblige d'abandonner des chevaux, parce que
+l'on n'avait pas le temps de les decouper, il arrivait que des hommes
+restaient en arriere expres, en se cachant, afin qu'on ne les forcat
+point a suivre leur regiment. Alors, ils tombaient sur cette viande
+comme des voraces; aussi etait-il rare que ces hommes reparussent,
+soit qu'ils fussent pris par l'ennemi, ou morts de froid.
+
+Cette journee de marche ne fut pas aussi longue que la precedente,
+car, lorsque nous arretames, il faisait encore jour. C'etait sur
+l'emplacement d'un village incendie ou il ne restait plus que quelques
+pignons de maisons contre lesquels les officiers superieurs etablirent
+leur bivac pour se mettre a l'abri du vent et passer la nuit.
+Independamment des douleurs que nous avions, par suite des grandes
+fatigues que nous eprouvions, la faim se faisait sentir d'une maniere
+effroyable. Ceux a qui il restait encore un peu de vivres, comme du
+riz ou du gruau, se cachaient pour le manger. Deja il n'y avait plus
+d'amis, l'on se regardait d'un air de mefiance, l'on devenait meme
+ingrat envers ses meilleurs camarades. Il m'est arrive, a moi, de
+commettre, envers mes veritables amis, un trait d'ingratitude que je
+ne veux pas passer sous silence.
+
+J'etais, ce jour-la, comme tous mes amis, devore par la faim, mais
+j'avais, plus qu'eux, le malheur de l'etre aussi par la vermine que
+j'avais attrapee l'avant-veille. Nous n'avions pas un morceau de
+cheval a manger, nous comptions sur l'arrivee de quelques hommes de la
+compagnie, qui etaient restes en arriere, afin d'en couper aux chevaux
+qui tombaient. Tourmente de n'avoir rien a manger, j'eprouvais des
+sensations qu'il me serait difficile d'exprimer. J'etais pres d'un de
+mes meilleurs amis, Poumo, sergent, qui etait debout pres d'un feu que
+l'on venait de faire, en regardant de tous cotes s'il n'arrivait rien.
+Tout a coup, je lui serre la main avec un mouvement convulsif, en lui
+disant: "Mon ami, si je rencontrais, dans le bois, n'importe qui avec
+un pain, il faudrait qu'il m'en donne la moitie!" Puis, me reprenant:
+"Non, lui dis-je, je le tuerais pour avoir tout!"
+
+A peine avais-je lache la parole, que je me mis a marcher a grands pas
+dans la direction du bois, comme si je devais rencontrer l'homme et le
+pain. Y etant arrive, je le cotoyai pendant un quart d'heure, et,
+tournant brusquement a gauche dans une direction opposee a notre
+bivac, j'apercus, presque a la lisiere du bois, un feu contre lequel
+un homme etait assis. Je m'arretai afin de l'observer, et je
+distinguai qu'il avait, devant lui et sur son feu, une marmite dans
+laquelle il faisait cuire quelque chose, car, ayant pris un couteau,
+il le plongea dedans, et, a ma grande surprise, je vis qu'il en
+retirait une pomme de terre qu'il pressa un peu et qu'il remit
+aussitot, probablement parce qu'elle n'etait pas cuite.
+
+J'allais m'elancer et courir dessus, mais, dans la crainte qu'il ne
+m'echappat, je rentrai dans le bois, et, faisant un petit circuit,
+j'arrivai a quelques pas derriere l'individu, sans qu'il m'ait apercu.
+Mais, en cet endroit, comme il y avait beaucoup de broussailles, je
+fis du bruit en avancant. Il se retourna, mais j'etais deja a cote de
+la marmite et, sans lui donner le temps de me parler, je lui adressai
+la parole: "Camarade, vous avez des pommes de terre, vous allez m'en
+vendre ou m'en donner, ou j'enleve la marmite!" Un peu surpris de
+cette resolution, et comme je m'approchais avec mon sabre pour pecher
+dedans, il me dit que cela ne lui appartenait pas, et que c'etait a un
+general polonais qui bivaquait pas loin de la et dont il etait le
+domestique; qu'il lui avait ordonne de se cacher ou il etait pour les
+faire cuire, afin d'en avoir pour le lendemain.
+
+Comme, sans lui repondre, je me mettais en devoir d'en prendre, non
+sans lui presenter de l'argent, il me dit qu'elles n'etaient pas
+encore cuites, et, comme je n'avais pas l'air d'y croire, il en tira
+une qu'il me presenta pour me la faire palper; je la lui arrachai et,
+telle qu'elle etait, je la devorai: "Vous voyez, me dit-il, qu'elles
+ne sont pas mangeables; cachez-vous un instant, ayez de la patience,
+tachez surtout que l'on ne vous voie pas jusqu'au moment ou elles
+seront bonnes a manger; alors je vous en donnerai."
+
+Je fis ce qu'il me dit; je me cachai derriere un petit buisson, mais
+si pres de lui que je ne pouvais le perdre de vue. Au bout de cinq a
+six minutes, je ne sais s'il me croyait bien loin, il se leva et,
+regardant a droite et a gauche, il prend la marmite et se sauve avec,
+mais pas loin, car je l'arretai de suite en le menacant de tout
+prendre s'il ne voulait pas m'en donner la moitie. Il me repondit
+encore que c'etait a son general: "Seraient-elles pour l'Empereur,
+qu'il m'en faut, lui dis-je, car je meurs de faim!" Voyant qu'il ne
+pouvait se debarrasser de moi qu'en me donnant ce que je lui
+demandais, il m'en donna sept. Je lui donnai quinze francs et je le
+quittai. Il me rappela et m'en donna deux autres; elles etaient loin
+d'etre bien cuites, mais je n'y pris pas grande attention, j'en
+mangeai une et je mis les autres dans ma carnassiere. Je comptais
+qu'avec cela, je pouvais vivre trois jours en mangeant, avec un
+morceau de viande de cheval, deux par jour.
+
+Tout en marchant et en pensant a mes pommes de terre, je me trompai de
+chemin; je ne m'en apercus qu'aux cris et aux jurements que faisaient
+cinq hommes qui se battaient comme des chiens; a cote d'eux etait une
+cuisse de cheval qui faisait l'objet de leurs discussions. L'un de ces
+hommes, en me voyant, vint jusqu'a moi en me disant que lui et son
+camarade, tous deux soldats du train, avaient, avec d'autres, ete tuer
+un cheval derriere le bois, et que, revenant avec leur part qu'ils
+portaient au bivac, ils avaient ete attaques par trois hommes d'un
+autre regiment qui voulaient la leur prendre, mais que, si je voulais
+les aider a la defendre, ils m'en donneraient ma part. A mon tour,
+craignant le meme sort pour mes pommes de terre, je lui repondis que
+je ne pouvais m'arreter, mais qu'ils n'avaient qu'a tenir bon un
+instant, que je leur enverrais quelqu'un pour les aider. Je poursuivis
+mon chemin.
+
+Pas loin de la, je rencontrai deux hommes de notre regiment a qui je
+contai l'affaire; ils marcherent de ce cote. J'ai su, le lendemain,
+qu'ils n'avaient vu, en arrivant, qu'un homme mort qui venait d'etre
+assomme avec un gros baton de sapin qu'ils avaient trouve a cote, et
+rouge de sang. Probablement que les trois agresseurs avaient profite
+du moment ou l'autre implorait mon assistance pour se defaire de celui
+qui etait reste seul.
+
+A mon arrivee a l'endroit ou etait le regiment, plusieurs de mes
+camarades me demanderent si je n'avais rien decouvert; je leur
+repondis que non. Ensuite, prenant ma place pres du feu, je fis comme
+tous les jours; je creusai ma place, c'est-a-dire mon lit de neige,
+et, comme nous n'avions pas de paille, j'etendis ma peau d'ours pour
+me coucher, la tete sur mon collet double en peau d'hermine etendu
+sur moi. Je me disposais a passer la nuit, mais, avant de dormir,
+j'avais encore une pomme de terre a manger; c'est ce que je fis, cache
+par mon collet, faisant le moins de mouvements possible, de crainte
+que l'on ne s'apercoive que je mangeais quelque chose, et, prenant une
+pincee de neige pour me desalterer, je finis mon repas et je
+m'endormis, ayant bien soin de tenir dans mes bras ma carnassiere,
+dans laquelle etaient mes vivres. Plusieurs fois dans la nuit, lorsque
+je me reveillais, j'avais soin de passer la main dedans, et de compter
+mes pommes de terre. C'est ainsi que je la passai, sans faire part a
+mes amis, qui mouraient de faim, du peu que le hasard m'avait procure:
+c'est, de ma part, un trait d'egoisme que je ne me suis jamais
+pardonne.
+
+La diane n'etait pas encore battue que, deja, j'etais eveille et assis
+sur mon sac, prevoyant que la journee serait terrible, a cause du vent
+qui commencait a souffler. Je fis un trou a ma peau d'ours et je
+passai ma tete dedans, de maniere que la tete de l'ours me tombat sur
+la poitrine; le reste de la peau couvrait mon sac et mon dos, mais
+elle etait tellement longue que la queue trainait a terre. Enfin l'on
+battit la diane, ensuite la grenadiere, et quoiqu'il ne fut pas encore
+jour, nous nous mimes en marche. Le nombre de morts et de mourants que
+nous laissames dans nos bivacs, en partant, fut prodigieux. Plus loin,
+c'etait pire encore, car, sur la route, nous etions obliges d'enjamber
+sur les cadavres que les corps d'armee qui nous precedaient laissaient
+apres eux: mais c'etait bien plus triste encore pour ceux qui
+marchaient apres nous. Ceux-la voyaient les miseres de tous ceux qui
+marchaient en avant. Les derniers etaient les corps des marechaux Ney
+et Davoust, ensuite l'armee d'Italie commandee par le prince Eugene.
+
+Il y avait environ une heure que nous marchions, quand le jour parut,
+et, comme nous avions atteint les corps qui nous precedaient, nous
+fimes une petite halte. La mere Dubois, notre cantiniere, voulut
+profiter de ce moment de repos pour donner le sein a son nouveau-ne,
+mais, tout a coup, elle jette un cri de douleur: son enfant etait mort
+et aussi dur que du bois. Ceux qui etaient autour d'elle la
+consolerent, en lui disant que c'etait un bonheur pour elle et pour
+son enfant, et, malgre ses gemissements, on lui arracha son enfant
+qu'elle pressait contre son sein. On le remit entre les mains d'un
+sapeur qui s'eloigna a quelques pas de la route, avec le pere de
+l'enfant. Le sapeur creusa, avec sa hache, un trou dans la neige: le
+pere, pendant ce temps, etait a genoux, tenant son enfant dans ses
+bras. Lorsque le trou fut acheve, il l'embrassa et le deposa dans sa
+tombe; on le recouvrit ensuite, et tout fut fini.
+
+A une lieue plus loin, et pres d'un grand bois, nous arretames pour
+faire la grande halte. C'etait l'endroit ou avait couche une partie de
+l'artillerie et de la cavalerie; la se trouvaient beaucoup de chevaux
+morts et depeces, et une plus grande quantite que l'on avait ete
+oblige d'abandonner encore vivants et debout, mais engourdis, se
+laissant tuer sans bouger, car ceux que l'on avait tues pendant la
+nuit ou qui etaient morts de fatigue ou d'inanition etaient tellement
+geles, qu'il etait impossible d'en couper. J'ai remarque, pendant
+cette marche desastreuse, que l'on nous faisait toujours marcher
+autant que possible derriere la cavalerie et l'artillerie, et que, le
+lendemain, l'on nous faisait arreter ou ils avaient passe la nuit,
+afin que nous puissions nous nourrir avec les chevaux qu'ils
+laissaient en partant.
+
+Pendant que le regiment etait a se reposer et que chaque homme etait
+occupe a se composer un mauvais repas, de mon cote, comme un egoiste,
+j'etais entre, sans que l'on m'ait vu, dans le plus epais du bois,
+pour devorer seul une des pommes de terre que j'avais toujours dans ma
+carnassiere et que je cachais le plus soigneusement possible. Mais
+quel fut mon desappointement en voulant mordre dedans! Ce n'etait plus
+que de la glace! Je voulus mordre: mes dents glissaient contre, sans
+pouvoir en detacher un morceau. C'est alors que je regrettai de ne les
+avoir pas partagees, la veille, avec mes amis, que je vins rejoindre,
+tenant encore a la main celle que j'avais voulu manger, toute rouge du
+sang de mes levres.
+
+Ils me demanderent ce que j'avais. Sans leur repondre, je leur montrai
+la pomme de terre que je tenais encore a la main, ainsi que celles que
+j'avais dans ma carnassiere; mais a peine les avais-je montrees
+qu'elles me furent enlevees. Eux aussi furent trompes en voulant y
+mordre; on les vit courir pres du feu pour les faire degeler, mais
+elles fondirent comme de la glace. Pendant ce temps-la, d'autres
+vinrent me demander ou je les avais eues; je leur montrai le bois, ils
+y coururent, et, apres avoir cherche, ils revinrent me dire qu'ils
+n'avaient rien trouve. Eux furent bons pour moi, car ils avaient fait
+cuire plein une marmite de sang de cheval, et m'inviterent a y prendre
+ma part. C'est ce que je fis sans me faire prier. Aussi, me suis-je
+toujours reproche d'avoir agi de cette maniere. Ils ont toujours cru
+que je les avais trouvees dans le bois; jamais je ne les ai desabuses.
+Mais cela n'est qu'un echantillon de ce que nous verrons plus tard.
+
+Apres une heure de repos, la colonne se remit en marche pour traverser
+le bois ou, par intervalles, l'on rencontrait des espaces ou se
+trouvaient quelques maisons habitees par des juifs. Quelquefois ces
+habitations sont grandes comme nos granges et construites de meme,
+avec cette difference qu'elles sont baties en bois et couvertes de
+meme. Une grande porte se trouvait a chaque extremite; elles servaient
+de poste, de maniere qu'une voiture qui entre par une, apres avoir
+change de chevaux, sort par l'autre; il s'en trouve presque toujours a
+trois lieues de distance, mais la plus grande partie deja n'existait
+plus; elles avaient ete brulees a notre premier passage.
+
+
+
+
+V
+
+Un sinistre.--Un drame de famille.--Le marechal Mortier.--Vingt-sept
+degres de froid.--Arrivee a Smolensk.--Un coupe-gorge.
+
+
+Arrives a la sortie du bois, et comme nous approchions de Gara,
+mauvais hameau de quelques maisons, j'apercus, a une courte distance,
+une de ces maisons de poste dont j'ai parle. Aussitot, je la fis
+remarquer a un sergent de la compagnie, qui etait un Alsacien nomme
+Mather, a qui je proposai d'y passer la nuit, si toutefois il y avait
+possibilite d'y arriver des premiers, afin d'avoir chacun une place.
+Nous nous mimes a courir, mais lorsque nous y arrivames, elle etait
+tellement remplie d'officiers superieurs, de soldats et de chevaux,
+qu'il nous fut impossible, malgre tout ce que nous fimes, d'y avoir
+une place, car l'on pretendait qu'il y avait plus de huit cents
+personnes.
+
+Pendant que nous etions occupes a aller de droite et de gauche, afin
+de voir si nous ne pourrions pas y penetrer, la colonne imperiale,
+ainsi que notre regiment, nous avaient depasses. Alors nous primes la
+resolution de passer la nuit sous le ventre des chevaux qui etaient
+attaches aux portes. Plusieurs fois, ceux qui etaient bivaques autour
+vinrent pour la demolir, afin d'avoir le bois avec lequel elle etait
+construite, pour se chauffer et se faire des abris, et de la paille
+qui se trouvait dans une separation qu'il faut considerer comme un
+grenier. Il y avait aussi quantite de bois de sapin sec et resineux.
+
+Une partie de la paille servit a ceux qui etaient dedans pour se
+coucher, et, quoiqu'ils fussent les uns sur les autres, ils avaient
+fait des petits feux pour se chauffer et faire cuire du cheval. Loin
+de laisser demolir leur habitation, ils menacerent ceux qui vinrent
+pour en arracher des planches, de leur tirer des coups de fusil. Meme
+quelques-uns, qui avaient monte sur le toit pour en arracher et qui,
+deja, en avaient pris, furent forces d'en descendre pour ne pas etre
+tues.
+
+Il pouvait etre onze heures de la nuit. Une partie de ces malheureux
+etaient endormis; d'autres, pres des feux, rechauffaient leurs
+membres. Un bruit confus se fit entendre: c'etait le feu qui avait
+pris dans deux endroits de la grange, dans le milieu et a une des
+extremites, contre la porte opposee ou nous etions couches. Lorsque
+l'on voulut l'ouvrir, les chevaux attaches en dedans, effrayes par les
+flammes, etouffes par la fumee, se cabrerent, de sorte que les hommes,
+malgre leurs efforts, ne purent, de ce cote, se faire un passage.
+Alors ils voulurent revenir sur l'autre porte, mais impossible de
+traverser les flammes et la fumee.
+
+La confusion etait a son comble; ceux de l'autre cote de la grange qui
+n'avaient le feu que d'un cote, s'etaient jetes en masse sur la porte
+contre laquelle nous etions couches en dehors et, par ce moyen,
+empecherent de l'ouvrir plus encore. De crainte que d'autres pussent y
+entrer, ils l'avaient fortement fermee avec une piece de bois mise en
+travers; en moins de deux minutes, tout etait en flammes; le feu, qui
+avait commence par la paille sur laquelle les hommes dormaient,
+s'etait vite communique au bois sec qui etait au-dessus de leurs
+tetes; quelques hommes qui, comme nous, etaient couches pres de la
+porte, voulurent l'ouvrir, mais ce fut inutilement, car elle s'ouvrait
+en dedans. Alors nous fumes temoins d'un tableau qu'il serait
+difficile de peindre. Ce n'etaient que des hurlements sourds et
+effrayants que l'on entendait; les malheureux que le feu devorait
+jetaient des cris epouvantables; ils montaient les uns sur les autres
+afin de se frayer un passage par le toit, mais, lorsqu'il y eut de
+l'air, les flammes commencerent a se faire jour, de sorte que,
+lorsqu'il y en avait qui paraissaient a demi brules, les habits en feu
+et les tetes sans cheveux, les flammes, qui sortaient avec
+impetuosite, et qui, ensuite, se balancaient par la force du vent, les
+refoulaient dans le fond de l'abime.
+
+Alors l'on n'entendait plus que des cris de rage, le feu n'etait plus
+qu'un feu mouvant, par les efforts convulsifs que tous ces malheureux
+faisaient en se debattant contre la mort: c'etait un vrai tableau de
+l'enfer.
+
+Du cote de la porte ou nous etions, sept hommes purent etre sauves en
+se faisant tirer par un endroit ou une planche avait ete arrachee. Le
+premier etait un officier de notre regiment. Encore avait-il les mains
+brulees et les habits dechires; les six autres etaient plus maltraites
+encore: il fut impossible d'en sauver davantage. Plusieurs se jeterent
+en bas du toit, mais a moitie brules, priant qu'on les achevat a coups
+de fusil. Pour ceux qui se presenterent apres, a l'endroit ou nous en
+avions sauve sept, ils ne purent etre retires, car ils etaient places
+en travers et deja etouffes par la fumee et par le poids des autres
+hommes qui etaient sur eux; il fallut les laisser bruler avec les
+autres.
+
+A la clarte de ce sinistre, les soldats isoles de differents corps qui
+bivaquaient autour de la, et mourant de froid autour de leurs feux
+presque morts comme eux, accoururent, non pour porter des secours--il
+etait trop tard et meme il avait presque toujours ete impossible,--mais
+pour avoir de la place et se chauffer en faisant cuire un
+morceau de cheval au bout de leurs baionnettes ou de leurs
+sabres. Il semblait, a les voir, que ce sinistre etait une permission
+de Dieu, car l'opinion generale etait que tous ceux qui s'etaient mis
+dans cette grange etaient les plus riches de l'armee, ceux qui, a
+Moscou, avaient trouve le plus de diamants, d'or et d'argent. L'on en
+voyait, malgre leur misere et leur faiblesse, se reunir a d'autres
+plus forts, et s'exposer a etre rotis, a leur tour, pour en retirer
+des cadavres, afin de voir s'ils ne trouveraient pas de quoi se
+dedommager de leurs peines. D'autres disaient: "C'est bien fait, car
+s'ils avaient voulu nous laisser prendre le toit, cela ne serait pas
+arrive!" Et d'autres encore, en etendant leurs mains vers le feu,
+comme s'ils n'avaient pas su que plusieurs centaines de leurs
+camarades, et peut-etre des parents, les chauffaient de leurs
+cadavres, disaient: "Quel bon feu!" Et on les voyait trembler, non
+plus de froid, mais de plaisir.
+
+Il n'etait pas encore jour, lorsque je me mis en route avec mon
+camarade pour rejoindre le regiment.
+
+Nous marchions, sans nous parler, par un froid plus fort encore que la
+veille, sur des morts et des mourants, en reflechissant sur ce que
+nous venions de voir, lorsque nous joignimes deux soldats de la ligne,
+occupes a mordre chacun dans un morceau de cheval, parce que,
+disaient-ils, s'ils attendaient plus longtemps, il serait tellement
+durci par la gelee qu'ils ne sauraient plus le manger. Ils nous
+assurerent qu'ils avaient vu des soldats etrangers (des Croates)
+faisant partie de notre armee, retirant du feu de la grange un cadavre
+tout roti, en couper et en manger. Je crois que cela est arrive
+plusieurs fois, dans le cours de cette fatale campagne, sans cependant
+jamais l'avoir vu. Quel interet ces hommes presque mourants
+avaient-ils a nous le dire, si cela n'etait pas vrai? Ce n'etait pas
+le moment de mentir. Apres cela, moi-meme, si je n'avais pas trouve du
+cheval pour me nourrir, il m'aurait bien fallu manger de l'homme, car
+il faut avoir senti le rage de la faim, pour pouvoir apprecier cette
+position: faute d'homme, l'on mangerait le diable, s'il etait cuit.
+
+Depuis notre depart de Moscou, l'on voyait, chaque jour, a la suite de
+la colonne de la Garde, une jolie voiture russe attelee de quatre
+chevaux; mais, depuis deux jours, il ne s'en trouvait plus que deux,
+soit qu'on les eut tues ou voles pour les manger, ou qu'ils eussent
+succombe. Dans cette voiture etait une dame jeune encore, probablement
+veuve, avec ses deux enfants, qui etaient deux demoiselles, l'une agee
+de quinze ans, et l'autre de dix-sept. Cette famille, qui habitait
+Moscou et que l'on disait d'origine francaise, avait cede aux
+instances d'un officier superieur de la Garde, a se laisser conduire
+en France.
+
+Peut-etre avait-il l'intention d'epouser la dame, car deja cet
+officier etait vieux; enfin, cette malheureuse et interessante famille
+etait, comme nous, exposee au froid le plus rigoureux et a toutes les
+horreurs de la misere, et devait la sentir plus peniblement que nous.
+
+Le jour commencait a paraitre, lorsque nous arrivames a l'endroit ou
+notre regiment avait couche; deja le mouvement general de l'armee
+etait commence; depuis deux jours il etait facile de voir que les
+regiments etaient diminues d'un tiers, et qu'une partie des hommes que
+l'on voyait marcher avec peine, succomberait encore dans la journee
+qui allait commencer; l'on voyait marcher a la suite, ou plutot se
+trainer, les equipages dont notre regiment devait faire
+l'arriere-garde; c'est la ou j'apercus encore la voiture renfermant
+cette malheureuse famille. Elle sortait d'un petit bois pour gagner la
+route; quelques sapeurs l'accompagnaient, ainsi que l'officier
+superieur, qui paraissait tres affecte; arrivee sur la route, elle fit
+halte a l'endroit meme ou j'etais arrete; alors j'entendis des
+plaintes et des gemissements; l'officier superieur ouvrit la portiere,
+y entra, parla quelque temps et, un instant apres, il presenta a deux
+sapeurs qu'il avait fait mettre contre la voiture, un cadavre: c'etait
+une des jeunes personnes qui venait de mourir. Elle etait vetue d'une
+robe de soie grise et, par-dessus, une pelisse de la meme etoffe
+garnie de peau d'hermine. Cette personne, quoique morte, etait belle
+encore, mais maigre. Malgre notre indifference pour les scenes
+tragiques, nous fumes sensibles en voyant celle-ci; pour mon compte,
+j'en fus touche jusqu'aux larmes, surtout en voyant pleurer
+l'officier.
+
+Au moment ou les sapeurs emporterent cette jeune personne qu'ils
+placerent sur un caisson, ma curiosite me porta a regarder dans la
+voiture: je vis la mere et l'autre demoiselle toutes deux tombees
+l'une sur l'autre. Elles paraissaient etre sans connaissance; enfin,
+le soir de la meme journee, elles avaient fini de souffrir. Elles
+furent, je crois, enterrees toutes trois dans le meme trou que firent
+les sapeurs, pas loin de Valoutina. Pour en finir, je dirai que le
+lieutenant-colonel, ayant peut-etre a se reprocher ce malheur, chercha
+a se faire tuer dans differents combats que nous eumes, a Krasnoe et
+ailleurs. Quelques jours apres notre arrivee a Elbingen, au mois de
+janvier, il mourut de chagrin.
+
+Cette journee, qui etait celle du 8 novembre, fut terrible, car nous
+arrivames tard a la position et comme, le lendemain, nous devions
+arriver a Smolensk, l'espoir de trouver des vivres et du repos--on
+disait que l'on devait y prendre des cantonnements--faisait que
+beaucoup d'hommes, malgre le froid excessif et la privation de toutes
+choses, faisaient des efforts surnaturels pour ne pas rester en
+arriere, ou ils auraient succombe.
+
+Avant d'arriver a l'endroit ou nous devions bivaquer, il fallait
+traverser un ravin profond et gravir une cote. Nous remarquames que
+quelques artilleurs de la Garde etaient arretes dans ce ravin avec
+leurs pieces de canon, n'ayant pu monter la cote. Tous les chevaux
+etaient sans force et les hommes sans vigueur. Des canonniers de la
+garde du roi de Prusse les accompagnaient; ils avaient, comme nous,
+fait la campagne; ils etaient attaches a notre artillerie comme
+contingent de la Prusse. Ils avaient, a cette meme place et a cote de
+leurs pieces, forme leurs bivacs et allume leurs feux comme ils
+avaient pu, afin d'y passer la nuit, dans l'esperance de pouvoir, le
+lendemain, continuer leur chemin. Notre regiment, ainsi que les
+chasseurs, fut place a droite de la route, et je crois que c'etait sur
+les hauteurs de Valoutina, ou s'etait donnee une bataille et ou avait
+ete tue le brave general Gudin, le 19 aout de la meme annee.
+
+Je fus commande de garde chez le marechal Mortier; son habitation
+etait une grange sans toit. Cependant on lui avait fait un abri pour
+le preserver, autant que possible, de la neige et du froid. Notre
+colonel et l'adjudant-major avaient aussi pris leur place au meme
+endroit. L'on arracha quelques pieces de bois qui formaient la cloture
+de la grange, et on alluma pour le marechal un feu auquel nous nous
+chauffames tous. A peine etions-nous installes, et occupes a faire
+rotir un morceau de cheval, que nous vimes paraitre un individu avec
+la tete enveloppee d'un mouchoir, les mains de chiffons, et les habits
+brules. En arrivant, il se mit a crier: "Ah! mon colonel! que je suis
+malheureux! que je souffre!" Le colonel, se retournant, lui demanda
+qui il etait, d'ou il venait, et ce qu'il avait: "Ah! mon colonel!
+repondit l'autre, j'ai tout perdu et je suis brule!" Le colonel
+l'ayant reconnu, lui repondit: "Tant pis pour vous, vous n'aviez qu'a
+rester au regiment; depuis plusieurs jours vous n'avez pas paru:
+qu'avez-vous fait, vous qui deviez montrer l'exemple et mourir, comme
+nous, a votre poste? Entendez-vous, monsieur!" Mais le pauvre diable
+n'entendait pas; ce n'etait pas le moment de faire de la morale; cet
+individu etait l'officier que nous avions sauve du feu de la grange,
+la nuit d'avant, et qui passait pour avoir beaucoup d'objets precieux
+et de l'or qu'il avait pris a Moscou, par droit de conquete. Mais tout
+etait perdu: son cheval et son portemanteau avaient disparu. Le
+marechal et le colonel, ainsi que ceux qui etaient la, causerent du
+sinistre de la grange. L'on parla de plusieurs officiers superieurs
+qui s'y etaient enfermes avec leurs domestiques et qui y avaient peri,
+et comme on savait que j'avais vu ce desastre, on m'en demanda des
+details, car l'officier que nous avions sauve ne savait rien dire; il
+etait trop affecte.
+
+Il pouvait etre neuf heures, la nuit etait extraordinairement sombre,
+et deja une partie de nous, ainsi que le reste de notre malheureuse
+armee qui bivaquait autour de l'endroit ou nous etions, commencait a
+se reposer d'un sommeil interrompu par le froid et les douleurs
+causees par la fatigue et la faim, pres d'un feu qui, a chaque
+instant, s'eteignait, comme les hommes qui l'entouraient; nous
+pensions a la journee du lendemain qui devait nous conduire a
+Smolensk, ou, disait-on, nos miseres devaient finir, puisque nous
+devions y trouver des vivres et prendre des cantonnements.
+
+Je venais de finir mon triste repas compose d'un morceau de foie d'un
+cheval que nos sapeurs venaient de tuer, et, pour boisson, un peu de
+neige. Le marechal en avait mange aussi un morceau que son domestique
+venait de lui faire cuire, mais il l'avait mange avec un morceau de
+biscuit et, par-dessus, il avait bu une goutte d'eau-de-vie; le repas,
+comme on voit, n'etait pas tres friand, pour un marechal de France,
+mais c'etait beaucoup, pour les circonstances malheureuses ou nous
+nous trouvions.
+
+Dans ce moment, il venait de demander a un homme qui etait debout a
+l'entree de la grange, et appuye sur son fusil, pourquoi il etait la.
+Le soldat lui repondit qu'il etait en faction: "Pour qui, repond le
+marechal, et pourquoi faire? Cela n'empechera pas le froid d'entrer et
+la misere de nous accabler! Ainsi, rentrez et venez prendre place au
+feu." Un instant apres, il demanda quelque chose pour reposer sa tete;
+son domestique lui apporta un portemanteau et, s'enveloppant dans son
+manteau, il se coucha.
+
+Comme j'allais en faire autant en m'etendant sur ma peau d'ours, nous
+fumes effrayes par un bruit extraordinaire: c'etait un vent du nord
+qui arrivait brusquement au travers des forets, et qui amenait avec
+lui une neige des plus epaisses et un froid de vingt-sept degres, de
+maniere qu'il fut impossible aux hommes de rester en place. On les
+entendait crier en courant dans la plaine, cherchant a se diriger du
+cote ou ils voyaient des feux, esperant trouver mieux; mais enveloppes
+dans des tourbillons de neige, ils ne bougeaient plus, ou, s'ils
+voulaient continuer, ils faisaient un faux pas et tombaient pour ne
+plus se relever. Plusieurs centaines perirent de cette maniere, mais
+plusieurs milliers moururent a leur place, n'esperant rien de mieux.
+Tant qu'a nous, nous fumes heureux qu'un cote de la grange fut a
+l'abri du vent; plusieurs hommes vinrent se refugier chez nous et, par
+ce moyen, eviter la mort.
+
+Il faut que je cite un trait de devouement qui s'est passe dans cette
+nuit desastreuse ou tous les elements les plus terribles de l'enfer
+semblaient etre dechaines contre nous.
+
+Le prince Emile de Hesse-Cassel faisait partie de notre armee, avec
+son contingent qu'il fournissait a la France. Son petit corps d'armee
+etait compose de plusieurs regiments d'infanterie et cavalerie. Il
+etait, comme nous, bivaque sur la gauche de la route, avec le reste de
+ses malheureux soldats, reduits a cinq ou six cents hommes, parmi
+lesquels se trouvaient encore environ cent cinquante dragons, mais
+presque tous a pied, leurs chevaux etant morts ou manges. Ces braves
+soldats, succombant de froid, et ne pouvant rester en place par une
+nuit et un temps aussi abominables, se devouerent pour sauver leur
+jeune prince, age, je crois, tout au plus de vingt ans, en le mettant
+au milieu d'eux pour le garantir du vent et du froid. Enveloppes de
+leurs grands manteaux blancs, ils resterent debout toute la nuit,
+serres les uns contre les autres; le lendemain au matin, les trois
+quarts etaient morts et ensevelis sous la neige, avec plus de dix
+mille autres de differents corps.
+
+Au jour, lorsque nous regagnames la route, nous fumes obliges, avec le
+marechal, de descendre pres du ravin, ou, la veille, nous avions vu de
+l'artillerie former son bivac: plus un n'existait; hommes, chevaux,
+tous etaient couches et couverts de neige, les hommes autour de leurs
+feux, et les chevaux encore atteles aux pieces qu'il fallait
+abandonner. Il arrivait presque toujours qu'apres une tempete et un
+froid excessif cause par le vent et la neige, le temps devenait plus
+supportable; il semblait que la nature s'etait epuisee de nous avoir
+frappes et qu'elle voulait respirer pour nous frapper encore.
+
+Cependant, tout ce qui respirait se mit en marche. L'on voyait, a
+droite et a gauche de la route, des hommes a demi morts sortir de
+dessous des mauvais abris formes de branches de sapin, ensevelis sous
+la neige; d'autres venaient de plus loin, sortant des bois ou ils
+s'etaient refugies, se trainant peniblement, afin de gagner la route.
+L'on fit halte un instant, pour les attendre. Pendant ce temps,
+j'etais, avec plusieurs de mes amis, a parler de nos desastres de la
+nuit et de la quantite incroyable d'hommes qui avaient peri. Nous
+jetions machinalement un coup d'oeil sur cette terre de malheur. Par
+places, l'on voyait encore des faisceaux d'armes formes, et d'autres
+renverses, mais plus personne pour les prendre. Ceux qui gagnaient la
+route avec les aigles de leurs regiments, apres s'etre reunis a
+d'autres, se mettaient en marche.
+
+Apres avoir rassemble le mieux possible tout ce qu'il y avait sur la
+route, le mouvement de marche commenca: notre regiment forma
+l'arriere-garde qui, ce jour-la, fut on ne peut plus penible pour
+nous, vu la quantite d'hommes qui ne pouvaient plus marcher, et que
+nous etions obliges de prendre sous les bras, afin de les aider a se
+trainer et de les sauver, si l'on pouvait, en les conduisant jusqu'a
+Smolensk.
+
+Avant d'arriver a cette ville, il faut traverser un petit bois; c'est
+la ou nous atteignimes toute l'artillerie reunie. Les chevaux
+faisaient peine a voir; les affuts de canons, ainsi que les caissons,
+etaient charges de soldats malades et mourant de froid. Je savais
+qu'un de mes amis d'enfance, du meme endroit que moi, nomme Ficq,
+etait, depuis deux jours, traine de cette maniere. Je m'informai de
+lui a des chasseurs de la Garde du regiment dont il faisait partie, et
+j'appris qu'il n'y avait qu'un moment qu'il etait tombe mort sur la
+route, et qu'en cet endroit, le chemin etant creux et retreci, l'on
+n'avait pu le mettre sur le cote de la route, et que toute
+l'artillerie lui avait passe sur le corps, ainsi qu'a plusieurs autres
+qui avaient succombe au meme endroit.
+
+Je continuais de marcher dans un sentier etroit, a gauche de la route
+et dans le bois. Je venais, dans ce moment, d'etre joint par un de mes
+amis, sergent du meme regiment que moi, lorsque, sur notre chemin,
+nous trouvames un canonnier de la Garde couche en travers du sentier,
+et qui nous empechait de passer. A cote etait un autre canonnier
+occupe a le depouiller de ses vetements; nous nous apercumes que cet
+homme n'etait pas mort, car il faisait aller les jambes et frappait,
+par moments, la terre avec les mains fermees.
+
+Mon camarade, surpris ainsi que moi, applique, sans rien dire, un
+grand coup de crosse de fusil dans le dos de ce miserable, qui se
+retourna. Mais sans lui donner le temps de nous parler, nous lui fimes
+des reproches violents sur son acte de barbarie. Il nous repondit que,
+s'il n'etait pas mort, il ne tarderait pas a l'etre puisque, lorsqu'on
+l'avait depose a l'endroit ou il etait, pour ne pas le laisser sur le
+chemin et broyer par l'artillerie, il ne donnait plus aucun signe de
+vie; que, d'abord, c'etait son camarade de lit, qu'il valait mieux que
+ce fut lui qui ait sa depouille qu'un autre.
+
+Ce que je viens de citer est arrive souvent sur des malheureux
+soldats, que l'on supposait avoir de l'argent, car au lieu de les
+aider a se relever, il y en avait qui restaient pres de ceux qui
+tombaient, non pour les soulager, mais pour faire comme le canonnier.
+
+Je n'aurais pas du, pour l'honneur de l'espece humaine, ecrire toutes
+ces scenes d'horreur, mais je me suis fait un devoir de dire tout ce
+que j'ai vu. Il me serait impossible de faire autrement, et, comme
+tout cela me bouleverse la tete, il me semble qu'une fois que je
+l'aurai mis sur le papier, je n'y penserai plus. Il faut dire aussi
+que si, dans cette campagne desastreuse, il s'est commis des actes
+infames, il s'est aussi fait des traits d'humanite qui nous honorent,
+car j'ai vu des soldats porter, pendant plusieurs jours, sur leurs
+epaules, un officier blesse.
+
+Comme nous allions sortir du bois, nous rencontrames une centaine de
+lanciers bien montes, equipes a neuf: ils venaient de Smolensk qu'ils
+n'avaient jamais quitte, on les envoyait a notre arriere-garde; ils
+etaient epouvantes de nous voir si malheureux, et, de notre cote, nous
+etions surpris de les voir aussi bien. Beaucoup de soldats couraient
+apres eux comme des mendiants, en leur demandant s'ils n'avaient pas
+un morceau de pain ou de biscuit a leur donner.
+
+Lorsque nous fumes sortis du bois, nous fimes halte pour attendre ceux
+qui conduisaient les malades. Il n'y avait rien de plus penible a
+voir, car, de tout ce que l'on pouvait leur dire de l'espoir des
+vivres et d'un bon logement, ils n'entendaient plus rien: c'etaient
+comme des automates, marchant lorsqu'on les conduisait, s'arretant
+aussitot qu'on les laissait. Les plus forts portaient tour a tour
+leurs armes et leurs sacs, car ces malheureux, independamment des
+forces et d'une partie de la raison qu'ils avaient perdues, avaient
+aussi perdu les doigts des pieds et des mains.
+
+Enfin, c'est de cette maniere que nous revimes le Dnieper sur notre
+gauche, et que nous apercumes, sur l'autre rive, des milliers d'hommes
+qui avaient traverse le fleuve sur la glace: il y en avait de tous les
+corps, fantassins et cavalerie, courant autant qu'ils le pouvaient, en
+apercevant au loin quelque village, afin d'y trouver des vivres et d'y
+passer la nuit a couvert. Apres avoir marche encore peniblement
+pendant une heure, nous arrivames, le soir, abimes de fatigue et
+mourants, sur les bords du fatal Boristhene, que nous traversames, et
+nous fumes sous les murs de la ville.
+
+Deja des milliers de soldats de tous les corps et de toutes les
+nations, qui composaient notre armee, etaient, depuis longtemps, aux
+portes et autour des remparts, en attendant qu'on les laissat entrer.
+On les en avait empeches de crainte que tous ces hommes, marchant sans
+ordre et sans chefs, mourants de faim, ne se portassent aux magasins
+pour y piller le peu de vivres qu'il pouvait y avoir, et dont on
+voulait faire la distribution avec le plus d'ordre possible. Plusieurs
+centaines de ces hommes etaient deja morts ou mourants.
+
+Lorsque nous fumes arrives, ainsi que les autres corps de la Garde,
+marchant avec le plus d'ordre possible, et apres avoir pris toutes les
+precautions pour faire entrer nos malades et nos blesses, l'on ouvrit
+la porte et l'on entra. La plus grande partie se repandit de tous
+cotes, et en desordre, afin de trouver un endroit pour passer la nuit
+sous un toit et de pouvoir manger le peu de vivres que l'on avait
+promis, et dont on fit une petite distribution.
+
+Pour obtenir un peu d'ordre, l'on fit connaitre que les hommes isoles
+n'auraient rien. De ce moment, l'on vit les plus forts se reunir par
+numeros de regiment et se choisir un chef pour les representer, car il
+y avait des regiments qui n'existaient plus. Tandis que nous, la Garde
+imperiale, nous traversames la ville, mais avec peine, car extenues de
+fatigue comme nous l'etions, et devant gravir le bord escarpe qui
+existe a partir du Boristhene jusqu'a l'autre porte, cette montee
+couverte de glace faisait qu'a chaque instant les plus faibles
+tombaient, et qu'il fallait les aider a se relever, et porter ceux qui
+ne pouvaient plus marcher.
+
+C'est de la sorte que nous arrivames sur l'emplacement du faubourg qui
+avait ete incendie lors du bombardement arrive le 15 du mois d'aout
+dernier. Nous y primes position et nous nous y installames comme nous
+pumes, dans le reste des maisons que le feu n'avait pas tout a fait
+detruites. Nous y placames le mieux possible nos malades et nos
+blesses qui avaient eu assez de force et de courage pour y arriver;
+car nous en avions laisse dans une baraque en bois situee a l'entree
+de la ville. Ces hommes n'auraient pu, a cause qu'ils etaient trop
+malades, atteindre l'endroit ou nous venions d'arriver. Parmi eux
+etait un de mes amis presque mourant, que nous avions traine
+jusque-la, esperant y trouver un hopital et lui faire donner des
+soins, car ce qui, jusque-la, avait soutenu notre courage, etait
+l'espoir, que l'on avait toujours eu, de s'arreter dans cette ville et
+les environs pour y attendre le printemps, mais il en fut tout
+autrement. D'ailleurs la chose n'etait pas possible, car une partie
+des villages etaient brules et ruines, et la ville ou nous etions
+n'existait pour ainsi dire plus que de nom. Partout l'on ne voyait
+plus que les murailles des maisons qui etaient baties en pierre, car
+celles qui l'etaient en bois, et qui formaient la plus grande partie
+de la ville, avaient disparu; enfin la ville n'etait plus qu'un vrai
+squelette.
+
+Si l'on s'eloignait dans l'obscurite, on rencontrait des pieges,
+c'est-a-dire que, sur l'emplacement des maisons baties en bois, ou
+aucune trace ne se faisait plus voir, on rencontrait les caves
+recouvertes de neige, et le soldat assez malheureux pour s'y engager,
+disparaissait tout a coup pour ne plus reparaitre. Plusieurs perirent
+de cette maniere, que d'autres retirerent le lendemain, lorsqu'il fit
+jour, non pour leur donner la sepulture, mais pour avoir leurs
+vetements ou quelque autre chose qu'ils auraient pu avoir sur eux. Il
+en etait de meme de tous ceux qui succombaient, en marchant ou
+arretes: les vivants se partageaient les depouilles des morts, et
+souvent, a leur tour, succombaient quelques heures apres et
+finissaient par subir le meme sort.
+
+Une heure apres notre arrivee, l'on nous fit une petite distribution
+de farine, et la valeur d'une once de biscuit: c'est plus que l'on ne
+pouvait esperer. Ceux qui avaient des marmites firent de la bouillie,
+les autres firent des galettes qu'ils faisaient cuire dans la cendre
+et que l'on devora a moitie cuites; l'avidite avec laquelle ils
+mangerent, faillit leur etre funeste, car plusieurs furent
+dangereusement malades et manquerent etouffer. Tant qu'a moi, quoique
+je n'avais pas mange de soupe depuis le 1er novembre et que la
+bouillie de farine de seigle fut epaisse comme de la boue, je fus
+assez heureux pour ne pas etre incommode; mon estomac etait encore
+bon.
+
+Depuis le moment ou nous etions arrives, plusieurs hommes du regiment,
+qui etaient malades et qui avaient pu, en faisant des efforts
+extraordinaires, arriver a l'endroit ou nous etions, venaient de
+mourir, et, comme on leur avait donne les meilleures places dans les
+mauvaises masures que l'on nous avait designees pour logements, l'on
+s'empressa de les porter loin, afin de prendre leur place.
+
+Apres que je fus repose, malgre le froid et la neige qui tombait, je
+me disposai a chercher apres un de mes amis, celui avec qui j'etais le
+plus intimement lie, celui avec qui je n'avais jamais compte; nos
+bourses ne faisaient qu'une. Il se nommait Grangier[26]. Il y avait
+sept ans que nous etions ensemble. Je ne l'avais pas vu depuis Viasma,
+ou il etait parti en avant avec un detachement, escortant un caisson
+appartenant au marechal Bessieres. L'on m'avait assure qu'il etait
+arrive depuis deux jours et loge dans un faubourg. Le plaisir de le
+revoir, l'espoir aussi d'avoir quelques vivres qu'il avait pu, sans
+doute, se procurer avant notre arrivee, et aussi de partager son
+logement, fit que je ne balancai pas a le chercher de suite.
+
+[Note 26: Sergent velite dans le meme regiment que moi, aux
+fusiliers-grenadiers. _(Note de l'auteur)_]
+
+Ayant pris mes armes et mon sac, sans rien dire a personne, je rentrai
+en ville par la meme route que nous etions venus, et, apres avoir
+tombe plusieurs fois en descendant cette pente rapide et glissante que
+nous avions montee en arrivant, j'arrivai pres de la porte par ou nous
+etions entres. J'arretai pour voir dans quel etat etaient les hommes
+que nous avions laisses pres du poste qui etait a la porte, compose de
+soldats badois dont une partie formait la garnison. Mais quelle fut ma
+surprise! Cet ami que nous avions laisse avec d'autres malades, en
+attendant de venir les chercher, je le trouvai a l'entree de la
+baraque et n'ayant plus sur lui que son pantalon, car on lui avait ote
+jusqu'a sa chaussure. Les soldats badois me dirent que des soldats du
+regiment etaient venus chercher les autres, et qu'ayant trouve
+celui-la prive de la vie, ils l'avaient eux-memes depouille, et
+qu'ensuite ils avaient tourne la ville le long du rempart, avec les
+deux malades qu'ils avaient enleves, esperant avoir le chemin
+meilleur.
+
+Pendant que j'etais la, plusieurs malheureux soldats de differents
+regiments arrivaient encore, se trainant avec peine, appuyes sur leurs
+armes. D'autres, qui etaient encore sur l'autre bord du Boristhene,
+n'y voyant pas ou trompes par les feux, etaient tombes dans la neige,
+pleuraient, criaient en implorant des secours. Mais ceux qui etaient
+la, bien portants, etaient des Allemands ne comprenant rien ou ne
+voulant rien comprendre. Heureusement qu'un jeune officier commandant
+le poste parlait francais. Je le priai, au nom de l'humanite,
+d'envoyer des secours aux hommes de l'autre cote du pont. Il me
+repondit que, depuis notre arrivee, plus de la moitie de son poste
+n'avait ete occupee qu'a cela, et qu'il n'avait presque plus d'hommes;
+que son corps de garde etait rempli de soldats malades et blesses, au
+point qu'il n'avait plus de place.
+
+Cependant, d'apres mes instances, il envoya encore trois hommes qui,
+un instant apres, revinrent avec un vieux chasseur a cheval de la
+Garde, qu'ils soutenaient sous les bras. Ils nous dirent qu'ils en
+avaient laisse beaucoup d'autres qu'il faudrait porter, mais que, ne
+le pouvant pas, ils les avaient deposes pres d'un grand feu, en
+attendant que l'on puisse les aller chercher. Le vieux chasseur avait,
+a ce qu'il me dit, presque tous les doigts des pieds geles. Il les
+avait enveloppes dans des morceaux de peaux de mouton. Sa barbe, ses
+favoris et ses moustaches etaient charges de glacons. On le conduisit
+pres du feu, ou on le fit asseoir. Alors il se mit a jurer contre
+Alexandre, l'empereur de Russie, contre le pays et contre le bon Dieu
+de la Russie. Ensuite il me demanda si l'on avait fait une
+distribution d'eau-de-vie. Je lui repondis que non, et que, jusqu'a
+present, je n'en avais pas entendu parler; qu'il n'y avait pas
+apparence d'en avoir: "Alors, dit-il, il faut mourir!"
+
+Le jeune officier allemand ne put resister plus longtemps en voyant un
+vieux guerrier souffrir de la sorte; il leva son manteau, et, tirant
+une bouteille de sa poche avec de l'eau-de-vie, il la lui, presenta:
+"Merci, dit-il, vous m'empechez de mourir; si une occasion se
+presentait de vous sauver la vie aux depens de la mienne, vous pouvez
+etre assure que je ne balancerais pas un instant! Assez cause,
+rappelez-vous Roland, chasseur a cheval de la Vieille Garde imperiale
+a pied, ou, pour ainsi dire, sans pieds, pour le moment. Il y a trois
+jours que j'ai du abandonner mon cheval, et, pour ne pas le laisser
+souffrir plus longtemps, je lui ai brule la cervelle. Ensuite, je lui
+ai coupe un morceau de la cuisse dont je vais manger un peu."
+
+En disant la parole (_sic_), il tourna son portemanteau qu'il avait
+sur son dos, et en tira de la viande de cheval qu'il offrit d'abord a
+l'officier qui lui avait donne de l'eau-de-vie, et ensuite a moi.
+L'officier lui presenta encore sa bouteille et le pria de la garder.
+Le vieux chasseur ne savait plus comment lui temoigner sa
+reconnaissance. Il lui repeta encore, soit en garnison, ou en
+campagne, de se rappeler de lui, et finit par dire: "Les bons enfants
+ne periront jamais!" Mais il reprit aussitot qu'il venait de dire une
+grosse betise, "car, dit-il, que de milliers d'hommes morts depuis
+trois jours et qui certainement me valaient bien; tel que vous me
+voyez, j'ai ete en Egypte et je vous f... mon billet que j'en ai vu
+des grises; je ne sais pas si vous le savez, mais n... d. D... il n'y
+a pas de comparaison avec celle-ci. Il faut esperer que nous sommes au
+bout de nos peines, et que cela va finir, car l'on dit que nous allons
+prendre des cantonnements en attendant le printemps, ou j'espere que
+nous reprendrons notre revanche!"
+
+Le pauvre vieux, a qui deux ou trois gorgees d'eau-de-vie avaient
+rendu la parole, ne soupconnait pas que nous n'etions qu'au
+commencement de nos peines!
+
+Il etait bien onze heures, que l'espoir de rencontrer Grangier, meme
+pendant la nuit, ne m'avait pas abandonne. Je me fis indiquer, par
+l'officier de poste, la direction ou il supposait que le marechal
+Bessieres etait loge, mais, soit que je fus mal informe, ou que j'eus
+mal compris, je pris l'un des chemins pour l'autre: je me trouvai
+ayant le rempart a ma droite, au-dessous duquel coulait le Boristhene;
+a ma gauche etait une etendue de terrain, ou l'emplacement d'une rue
+qui longeait le bas du rempart et dont toutes les maisons avaient ete
+brulees et ecrasees pendant le bombardement. L'on y voyait encore, ca
+et la, malgre l'obscurite, quelques pignons sortir comme des ombres du
+milieu de la neige.
+
+Le chemin que j'avais pris etait tellement mauvais, je me trouvai si
+fatigue, apres un instant de marche, que je regrettai de m'etre
+hasarde seul. Je me disposais a retourner sur mes pas et de remettre
+au lendemain ma recherche apres Grangier, mais, au moment ou je me
+retournais, j'entendis marcher derriere moi et, aussitot, j'apercus, a
+quelques pas, un individu que je reconnus pour un soldat badois
+portant sur son epaule une petite barrique que je supposai etre de
+l'eau-de-vie. Je l'appelai, il ne me repondit pas; je voulus le
+suivre, il doubla le pas: j'en fis autant. Il descendit une petite
+pente un peu rapide; je voulus faire comme lui, mais mes jambes
+n'etant pas aussi fermes que les siennes, je tombai et, roulant du
+haut jusqu'en bas, j'arrivai aussi vite que lui contre la porte d'une
+cave que le poids de mon corps fit ouvrir et ou j'entrai, l'epaule
+droite meurtrie, avant l'individu.
+
+Je n'avais pas encore eu le temps de me reconnaitre et de savoir ou
+j'etais, que je fus tire de mon etourdissement par des cris confus de
+differentes langues d'une douzaine d'individus couches sur de la
+paille, autour d'un feu: Francais, Allemands, Italiens, que je
+reconnus, de suite, pour etre des associes pillards et voleurs,
+marchant ensemble pour leur compte, et toujours en avant de l'armee,
+de crainte de rencontrer l'ennemi et de se battre, arrivant les
+premiers dans les maisons lorsqu'il s'en trouvait, ou bivaquant dans
+des lieux separes. Lorsque l'armee arrivait, la nuit, bien fatiguee,
+ils sortaient de leur cachette, rodaient autour des bivacs, enlevaient
+lestement les chevaux et les portemanteaux des officiers, et se
+remettaient en route de grand matin, quelques heures avant la colonne,
+et ainsi de meme chaque jour. Enfin c'etait une de ces bandes comme il
+y en avait beaucoup, qui s'etaient formees depuis les premiers jours
+ou les grands froids avaient commence, et qui avaient amene nos
+desastres. Ces bandes se propagerent, par la suite.
+
+J'etais encore etourdi de ma chute, et je n'etais pas encore releve,
+qu'un individu se leva du fond de la cave, alluma de la paille pour
+mieux me voir, car il etait impossible, a mon costume, et surtout a la
+peau d'ours qui me couvrait en partie, de savoir a quel regiment
+j'appartenais. Mais, ayant vu l'aigle imperial sur mon shako, il cria,
+d'un air goguenard: "Ah! ah! de la Garde imperiale? A la porte!" Et
+les autres repeterent: "A la porte! a la porte!" Etourdi, sans etre
+intimide de leurs cris, je me levai pour les prier, puisque le hasard,
+ou plutot le bonheur m'avait fait tomber chez eux, de m'y laisser au
+moins jusqu'au jour, et qu'alors je m'en irais. Mais l'individu qui
+s'etait leve le premier, et qui paraissait le chef, ayant a son cote
+un demi-espadon, qu'il avait soin de faire voir avec affectation,
+repeta que je devais sortir, et de suite, et tous repeterent en
+choeur: "A la porte! A la porte!" Un Allemand vint pour mettre la main
+sur moi, mais, d'une poussee que je lui donnai dans la poitrine, je
+l'envoyai tomber de tout son long sur d'autres qui etaient encore
+couches, et mis la main sur la poignee de mon sabre, car mon fusil,
+lorsque je roulai en bas de la rampe, etait reste derriere. L'homme au
+demi-espadon applaudit a la culbute que je venais de faire faire a
+celui qui voulait me mettre a la porte, en lui disant qu'il
+n'appartenait pas a un Allemand, a une tete de choucroute, de mettre
+la main sur un Francais.
+
+Voyant que l'homme au demi-espadon m'avait donne raison, je repondis
+que j'etais decide a ne sortir qu'au jour, et que je me ferais plutot
+tuer par eux que de mourir de froid sur le chemin. Une femme, car il
+s'en trouvait deux, voulut intervenir pour moi, mais elle recut
+l'ordre de se taire, et cet ordre fut accompagne de jurements et des
+mots les plus sales; alors, le chef me signifia encore l'ordre de
+sortir, en me disant de lui eviter le desagrement de mettre la main
+sur moi, parce que, s'il s'en melait, la chose serait bientot faite,
+et qu'il m'enverrait coucher ou etait mon regiment. Je lui demandai
+pourquoi lui et les siens n'y etaient pas. Il me repondit que cela ne
+me regardait pas, qu'il n'avait pas de comptes a me rendre, qu'il
+etait chez lui et que je ne pourrais pas rester la nuit avec eux,
+parce que je les genais pour aller faire leurs courses en ville et
+profiter du desordre et du peu de surveillance qu'il y avait aux
+voitures d'equipage, pour y faire du butin. Je demandai comme une
+grace de rester encore un instant pour me chauffer et rajuster ma
+chaussure, et alors que je sortirais. Mais personne ne m'ayant
+repondu, je fis une seconde demande; l'homme au demi-espadon me dit
+qu'il y consentait, a condition que je sortirais dans une demi-heure.
+Il chargea un tambour, qui paraissait son second, de l'execution de
+l'ordre.
+
+Voulant mettre a profit le peu de temps qui me restait, je demandai si
+quelqu'un n'avait pas un peu de vivres a me vendre, et surtout de
+l'eau-de-vie: "Si nous en avions, me repondit-on, nous la garderions
+pour nous!"
+
+Cependant la barrique que j'avais vu porter par le Badois, etait
+quelque chose de semblable, car j'avais compris qu'il avait dit, en sa
+langue, qu'il l'avait prise a une cantiniere de son regiment, qui
+l'avait cachee lorsque l'armee etait arrivee en ville. D'apres ce
+langage, je compris que l'individu etait un nouveau venu, soldat de la
+garnison, et associe avec les autres seulement depuis la veille et,
+comme eux, decide a quitter son regiment pour faire la guerre au
+butin.
+
+Le tambour charge de l'ordre de me faire sortir, et que je voyais
+causer mysterieusement avec d'autres, me demanda si j'avais de l'or
+pour des pieces de cinq francs et pour acheter de l'eau-de-vie: "Non,
+lui dis-je, mais j'ai des pieces de cinq francs". La femme qui etait a
+cote de moi, la meme qui avait voulu prendre ma defense, fit semblant,
+en se baissant, de chercher quelque chose a terre, du cote de la
+porte. Alors, s'approchant de moi, elle me dit, de maniere a ne pas
+etre entendue: "Sauvez-vous, croyez-moi, ils vous tueront! Je suis
+avec eux depuis Viasma, et j'y suis malgre moi. Revenez en force, je
+vous en prie, demain matin, pour me sauver!" Je lui demandai quelle
+etait l'autre femme qui etait la; elle me dit que c'etait une juive.
+J'allais lui faire d'autres questions, lorsqu'une voix, partant du
+fond de la cave, lui ordonna de se taire et lui demanda ce qu'elle me
+disait. Elle repondit qu'elle m'enseignait ou je pourrais trouver de
+l'eau-de-vie, chez un juif qui restait sur le Marche-Neuf: "Tais-toi,
+bavarde!" lui repondit-on. Elle se tut, ensuite elle se retira dans un
+coin de la cave.
+
+D'apres l'avis que cette femme venait de me donner, je vis bien que je
+ne m'etais pas trompe, et que j'etais dans un vrai coupe-gorge. Aussi
+je n'attendis pas que l'on me dise de sortir; je me levai et, faisant
+semblant de chercher un endroit pour me coucher, je m'approchai de la
+porte, je l'ouvris et je sortis. L'on me rappela, en me disant que je
+pouvais rester jusqu'au jour et dormir. Mais, sans leur repondre, je
+ramassai mon fusil que je trouvai pres de la porte, et cherchai une
+issue afin de pouvoir sortir de l'enfoncement ou je me trouvais; je ne
+pus en trouver. Alors, craignant de rester longtemps dans cette
+position, j'allais frapper a la porte de la cave pour demander mon
+chemin, lorsque le Badois en sortit, probablement pour voir s'il etait
+temps de faire une excursion. Il me demanda encore si je voulais
+rentrer; je lui repondis que non, mais je le priai de m'enseigner le
+chemin pour aller au faubourg. Il me fit signe de le suivre et,
+longeant plusieurs maisons en ruine, il monta des escaliers. Je le
+suivis et, lorsque je fus arrive sur le rempart et sur le chemin, il
+me fit faire quelques tours sous pretexte de me montrer par ou je
+devais aller; mais je m'apercus que c'etait pour me faire perdre la
+trace de la cave que, cependant, je voulais reconnaitre, car je me
+proposais d'y revenir, le matin, avec quelques hommes, et sauver la
+femme qui avait implore mon secours, et aussi pour leur demander
+compte de plusieurs portemanteaux que j'avais apercus dans le fond de
+cette maudite cave.
+
+
+
+
+VI
+
+Une nuit mouvementee.--Je retrouve des amis.--Depart de
+Smolensk.--Rectification necessaire.--Bataille de Krasnoe.--Le dragon
+Melet.
+
+
+Mon guide avait disparu sans que je m'en apercoive, de maniere que je
+me trouvai tout a coup desoriente. C'est alors que je regrettai encore
+d'avoir quitte le regiment. Cependant il fallait prendre un parti et,
+comme la neige avait cesse de tomber, un instant avant ma descente
+dans la cave, je regardai si je ne retrouverais pas la trace de mes
+pas. Puis je me rappelai que je devais toujours avoir le rempart a ma
+droite. Apres quelques moments de marche, je reconnus la place ou
+j'avais rencontre le Badois, mais, pour mieux m'en assurer et la
+reconnaitre lorsqu'il ferait jour, je fis, avec la crosse de mon
+fusil, deux grandes croix profondes dans la neige, et je poursuivis
+mon chemin.
+
+Il pouvait etre minuit; j'avais passe pres d'une heure dans la cave
+et, pendant ce temps, le froid avait considerablement augmente.
+
+Sur ma gauche, j'apercevais bien des feux, mais je n'osais pas me
+diriger de ce cote, de crainte de me detruire en tombant dans des
+trous caches par la neige. Je marchai, toujours en tatonnant, et la
+tete baissee, afin de voir ou je posais les pieds. Depuis un moment,
+je m'apercevais que la route descendait, et, un peu plus avant, je la
+trouvais embarrassee par des affuts de canon que, probablement, on
+avait voulu conduire sur le rempart. Lorsque je fus dans le bas, il me
+fut impossible de reconnaitre la direction, tant il faisait obscur,
+de sorte que je fus force de m'asseoir sur le derriere d'un affut pour
+me reposer, et aussi tacher de voir de quel cote je devais prendre.
+
+Dans cette situation penible, mon fusil entre les jambes, la tete
+appuyee dans les deux mains, au moment ou j'allais, pour mon malheur,
+m'endormir probablement pour toujours, j'entendis des sons
+extraordinaires. Je me relevai, tout saisi en pensant au danger que je
+venais de courir en me laissant aller au sommeil. Ensuite, je pretai
+mon attention afin de voir de quelle direction venaient les sons, mais
+je n'entendis plus rien. Alors je crus avoir reve, ou que c'etait un
+avertissement du Ciel pour me sauver. Aussitot, reprenant courage, je
+me mis a marcher a tatons et a enjamber au hasard les obstacles sans
+nombre qui se trouvaient sur mon passage.
+
+Enfin etant parvenu, non sans risquer plusieurs fois de me casser les
+jambes, a laisser derriere moi tout ce qui s'opposait a mon passage,
+je me reposais un instant pour reprendre haleine, afin de pouvoir
+gravir la pente opposee, lorsque le meme bruit qui m'avait eveille, me
+fit de nouveau lever la tete. Mais ce que j'entends, c'est de
+l'harmonie! Ce sont les sons graves de l'orgue, encore eloignes et qui
+font, sur moi, a cette heure de la nuit, seul et dans un pareil
+endroit, une impression que je ne saurais definir. Aussitot je marche,
+doublant le pas, dans la direction d'ou viennent ces sons. En un
+moment, je suis sorti du fond ou j'etais retenu. Arrive en haut, je
+fais encore quelques pas et j'arrete; il etait temps! Encore quelques
+pas et c'etait fini de moi! Je tombais du haut en bas du rempart, a
+plus de cinquante pieds de hauteur, sur le bord du Boristhene ou, fort
+heureusement, j'avais apercu le feu d'un bivouac qui m'avait fait
+arreter.
+
+Epouvante du danger que je venais de courir, je reculai de quelques
+pas et j'arretai encore pour ecouter, mais je n'entendis plus rien. Je
+me remis a marcher et, tournant a gauche, en un instant j'eus le
+bonheur de retrouver le chemin fraye. Je continuai a avancer, mais
+lentement et avec precaution, la tete haute, toujours en pretant
+l'oreille, mais, n'entendant plus rien, je finis par me persuader que
+c'etait l'effet de mon imagination frappee, car, dans la position
+penible ou nous etions, nous ou les habitants qui etaient en petit
+nombre, il n'y avait pas de musique possible, et surtout a pareille
+heure.
+
+Tout en avancant et en faisant des reflexions, mon pied droit, qui
+commencait deja a etre gele et a me faire souffrir, rencontra quelque
+chose de dur qui me fit pousser un cri de douleur et tomber de mon
+long sur un cadavre, ma figure presque sur la sienne. Je me relevai
+peniblement. Malgre l'obscurite, je reconnus que c'etait un dragon,
+car il avait encore son casque sur la tete, attache avec les
+jugulaires, et son manteau sur lequel il etait tombe, il n'y avait
+probablement pas longtemps.
+
+Le cri de douleur que j'avais jete en tombant, fut entendu par un
+individu qui etait sur ma droite et qui me cria d'aller de son cote,
+en me faisant comprendre qu'il y avait longtemps qu'il m'attendait.
+Surpris et content de trouver quelqu'un dans un endroit ou je me
+croyais seul, j'avancai dans la direction d'ou partait la voix. Plus
+je m'approchais, plus il me semblait la reconnaitre. Je lui criai:
+"C'est toi, Beloque[27]?--Oui!" me repondit-il, et, nous ayant
+reconnus l'un et l'autre, il fut aussi surpris que moi de nous
+trouver, a pareille heure, dans un lieu aussi triste et ne sachant pas
+plus que moi ou il etait. Il m'avait primitivement pris pour un
+caporal qui etait alle chercher des hommes de corvee pour transporter
+des malades de sa compagnie que l'on avait laisses a la porte de la
+ville, lorsque l'on etait arrive; et qui, ensuite, avec quelques
+hommes pour porter et aider a marcher ces malades, avait pris le
+chemin du rempart pour eviter de monter la rampe de glace. Mais,
+arrives ici, etant trop faibles pour marcher, et les hommes de corvee
+ne pouvant plus les porter, ils etaient tombes a la place ou je les
+voyais. Le premier qu'il avait envoye au camp n'etant pas revenu, il
+avait envoye successivement les deux autres, de maniere qu'il se
+trouvait seul. C'etaient precisement les hommes que nous avions
+laisses a notre arrivee dans la baraque, ou ensuite j'en avais trouve
+un de mort.
+
+[Note 27: Beloque etait un de mes amis, sergent velite comme moi.
+(_Note de l'auteur_.)]
+
+Je lui contai comment je m'etais perdu; je lui parlai de mon aventure
+dans la cave, mais je n'osai lui parler de la musique que j'avais cru
+entendre, de crainte qu'il ne me dise que j'etais malade. Il me pria
+de rester pres de lui; c'etait bien ma pensee. Un instant apres, il me
+demanda pourquoi j'avais jete un cri qu'il avait entendu. Je lui
+contai ma culbute sur le dragon, et comme ma figure avait touche la
+sienne: "Tu as donc eu peur, mon pauvre ami?--Non, lui repondis-je,
+mais j'ai eu bien mal!--C'est tres heureux, me dit-il, que tu te sois
+fait assez de mal pour te faire crier, sans cela tu aurais passe sans
+que j'eusse pu te voir!"
+
+Tout en causant, nous marchions a droite et a gauche pour nous
+rechauffer, en attendant que les hommes fussent arrives pour
+transporter les malades qui, couches l'un contre l'autre sur une peau
+de mouton, et couverts de la capote et de l'habit de celui que l'on
+avait depouille a la baraque, ne donnaient plus grand signe de vie:
+"Je crains bien, me dit Beloque, que nous n'ayons pas la peine de les
+faire transporter!" En effet, l'on entendait par moments qu'ils
+voulaient parler ou respirer, mais il etait facile de comprendre que
+leur langage etait celui des agonisants.
+
+Tandis que le rale de la mort se faisait entendre pres de nous, la
+musique aerienne, que je croyais n'exister que dans mon imagination,
+recommenca de nouveau, mais beaucoup plus rapprochee. J'en fis la
+remarque a Beloque, et je lui contai ce qui m'etait arrive a la
+premiere et a la seconde fois que j'avais entendu ces sons harmonieux.
+Alors il me conta que, depuis qu'il etait arrete, il avait entendu,
+par intervalles, cette musique, et qu'il n'y pouvait rien comprendre;
+qu'il y avait des moments que cela faisait un vacarme d'enfer, et que,
+si c'etaient des hommes qui s'amusaient a cela, il fallait qu'ils
+eussent le diable au corps. Alors, s'approchant plus pres de moi, il
+me dit a demi-voix, de crainte que les deux hommes qui se mouraient a
+nos pieds l'entendent: "Mon cher ami, ces sons que nous entendons
+ressemblent beaucoup a la musique de la mort! Tout ce qui nous entoure
+est mort, et j'ai un pressentiment que, sous peu de jours, je serai
+mort!" Puis il ajouta: "Que la volonte de Dieu soit faite! Mais c'est
+trop souffrir pour mourir. Regarde ces malheureux!" en montrant les
+deux hommes couches dans la neige. A cela je ne repondis rien, car
+dans ce moment ma pensee etait comme la sienne.
+
+Il avait cesse de parler, et nous ecoutions toujours sans nous rien
+dire, interrompus seulement par la difficulte de respirer d'un des
+hommes mourants, lorsque, rompant de nouveau le silence: "Cependant,
+me dit-il, les sons que nous entendons semblent arriver d'en haut".
+Nous ecoutames encore avec attention; effectivement cela paraissait
+venir d'au-dessus de notre tete. Tout a coup, le bruit cessa; alors un
+silence affreux regna autour de nous. Ce silence fut interrompu par un
+cri plaintif: c'etait le dernier soupir d'un des hommes que nous
+gardions.
+
+Au meme instant, des pas se font entendre; c'etait un caporal qui
+arrivait avec huit hommes, pour enlever les deux mourants, mais, comme
+il n'en restait plus qu'un, il fut enleve de suite. On le couvrit avec
+la depouille des autres, et l'on partit.
+
+Il etait plus d'une heure du matin; le froid avait diminue, car,
+depuis un instant, le vent avait cesse de se faire sentir avec autant
+de violence, mais j'etais tellement fatigue que je ne pouvais plus
+marcher, et, jointe a cela, l'envie de dormir me dominait tellement
+que, pendant le chemin, Beloque me surprit plusieurs fois arrete et
+dormant debout.
+
+Il m'avait donne des indications pour trouver Grangier, car des hommes
+de sa compagnie qui escortaient le seul fourgon qui restait au
+marechal, avaient ete voir leurs camarades et avaient indique le
+fourgon place a la porte d'une maison ou etait loge le marechal.
+Arrive au point ou nous descendions la rampe du rempart, afin de
+prendre la direction du camp ou etait le regiment, je me separai du
+convoi funebre, et je me decidai a suivre le nouveau chemin que l'on
+venait de m'enseigner, esperant atteindre bientot le but de mes
+recherches.
+
+Il n'y avait qu'un instant que je marchais seul, lorsque la maudite
+musique se fit encore entendre. Aussitot je cesse de marcher, je leve
+la tete pour mieux ecouter, et j'apercois de la clarte devant moi. Je
+me dirige sur le point lumineux, mais le chemin va en descendant et la
+lumiere disparait. Je n'en continue pas moins a marcher, mais, au bout
+d'un instant, arrete par un mur, je suis force de revenir sur mes pas;
+je tourne a droite, a gauche; je me trouve, enfin, dans une rue, et
+au milieu de maisons en ruines. Je continue a marcher a grands pas,
+toujours guide parla musique. Arrive a l'extremite de la rue, je vois
+un edifice eclaire; c'est de la que viennent les sons graves qui
+continuent toujours. Je marche directement dessus, et, apres avoir
+tourne plusieurs fois, je me trouve arrete par une petite muraille qui
+semble servir d'enceinte a l'edifice que je reconnais pour une eglise.
+
+Ne voulant pas me fatiguer davantage a chercher l'entree, je me decide
+a escalader la muraille et pour m'assurer qu'elle n'est pas assez
+haute, je sonde de l'autre cote avec mon fusil. Voyant qu'il n'y avait
+pas plus de trois a quatre pieds de haut, je monte dessus et je saute
+de l'autre cote. Mes pieds ayant rencontre quelque chose de bombe, je
+tombe sur mes genoux; je me releve sans m'etre fait mal, je fais
+encore quelques pas et je sens que le terrain n'est pas egal. Pour ne
+pas tomber, je m'appuie sur mon fusil. Je m'apercois, bientot que je
+suis au milieu de plus de deux cents cadavres a peine recouverts de
+neige. Pendant que j'avance en trebuchant, appuye sur mon fusil, et
+que mes pieds s'enfoncent et sont quelquefois tenus entre les jambes
+et les bras de ceux sur lesquels je marche, et qui semblent arranges
+avec symetrie, afin de faire place a d'autres, des chants lugubres se
+font entendre. Il me semble que c'est l'office des morts. Les paroles
+de Beloque me reviennent a la memoire; une sueur me prend, je ne sais
+plus ce que je fais, ni ou je vais. Je me trouve, je ne sais comment,
+appuye contre le derriere du choeur de l'eglise.
+
+Revenu un peu a moi en depit du tintamarre diabolique qui continue, je
+marche, appuye d'une main contre le mur, et je me trouve a la porte
+que je vois ouverte et par ou une fumee epaisse sort. J'entre et je me
+trouve au milieu d'individus que je prends pour des ombres, tant il y
+a de fumee. Ces individus continuent a chanter et d'autres a jouer des
+orgues. Tout a coup, une grande flamme s'echappe, la fumee se dissipe;
+je regarde ou je suis et avec qui; un des chanteurs s'approche de moi
+et s'ecrie: "C'est mon sergent!" Il m'avait reconnu a ma peau d'ours,
+et, a mon tour, je reconnais des soldats de la compagnie; que l'on
+juge de ma surprise en les voyant dans cet etat de gaite! J'allais
+leur faire des questions, lorsque l'un d'eux s'approche et me
+presente de l'eau-de-vie, plein un vase en argent. Alors je devine
+d'ou vient leur gaite: ils etaient tous en ribote!
+
+Un qui l'etait moins que les autres me conta qu'en arrivant, ils
+avaient ete a la corvee, et qu'en passant ou il y avait encore
+quelques maisons, ils avaient vu sortir d'une cave deux hommes portant
+une lanterne, qu'ils avaient reconnus pour des juifs; que, de suite,
+ils s'etaient concertes pour y revenir faire une visite apres la
+distribution des vivres, afin de voir s'ils n'y trouveraient rien a
+manger, et ensuite passer la nuit dans cette eglise, qu'ils avaient
+remarquee; qu'en effet ils etaient revenus et avaient trouve, dans la
+cave, une barrique d'eau-de-vie, un sac de riz et un peu de biscuit,
+ainsi que dix capotes ou pelisses garnies de fourrures, et des
+bonnets, entre autres celui du rabbin. Comme ils s'etaient affubles de
+tout cela, je les avais pris, en entrant, pour ce qu'ils n'etaient
+pas. Avec eux se trouvaient plusieurs musiciens du regiment qui, un
+peu en train, s'etaient mis a jouer des orgues; ainsi s'expliquaient
+les sons harmonieux qui m'avaient si fort intrigue.
+
+Ils me donnerent du riz, quelques petits morceaux de biscuit et le
+bonnet du rabbin, garni d'une superbe fourrure de renard noir. Je mis
+le riz precieusement dans mon sac. Tant qu'au bonnet, je le mis sur la
+tete et, voulant me reposer, je mis, devant le feu, une planche sur
+laquelle je me couchai. A peine avais-je la tete sur mon sac, que nous
+entendimes, du cote de la porte, crier et jurer; nous fumes voir ce
+qu'il pouvait y avoir. C'etaient six hommes conduisant une voiture
+attelee d'un mauvais cheval, chargee de plusieurs cadavres qu'ils
+venaient deposer derriere l'eglise pour faire nombre avec ceux sur
+lesquels j'avais marche, la terre etant trop dure pour y faire des
+trous, et la gelee les conservant provisoirement. Ils nous dirent que,
+si cela continuait, l'on ne saurait plus ou les placer, car toutes les
+eglises servaient d'hopitaux et etaient remplies de malades a qui il
+etait impossible de donner des soins; qu'il n'y avait plus que celle
+ou nous etions ou il n'y avait personne et ou, depuis quelques jours,
+ils deposaient les morts; que, depuis le moment ou la tete de colonne
+de la Grande Armee avait commence a paraitre, ils ne pouvaient suffire
+aux transports des hommes qui mouraient un instant apres leur
+arrivee. Apres ces explications je fus me recoucher; les infirmiers,
+car c'en etait, demanderent a passer le reste de la nuit avec nous,
+afin d'attendre le jour pour deposer leur charge aupres des autres;
+ils detelerent leur cheval et le firent entrer dans l'eglise.
+
+Je dormis assez bien le reste de la nuit, quoique reveille souvent par
+le picotement de la vermine. Depuis que j'etais infecte, je ne l'avais
+pas encore sentie comme dans ce moment; cela se concoit, car, couchant
+au grand air, ils ne bougeaient pas; mais la ou j'etais, il faisait
+assez chaud; ils en profitaient pour me manger.
+
+Il n'etait pas encore jour, lorsque je fus reveille par les cris d'un
+malheureux musicien qui venait de se casser la jambe en descendant les
+escaliers qui conduisaient aux orgues, ou il avait dormi. Ceux qui
+etaient en bas avaient, pendant la nuit, enleve une partie des marches
+pour faire du feu et se chauffer, de maniere que le pauvre diable, en
+descendant, fit une chute qui le mit dans un etat a ne pouvoir marcher
+de sitot; il est probable qu'il ne sera jamais revenu.
+
+Lorsque je fus reveille, je trouvai presque tous les soldats occupes
+de faire rotir de la viande au bout de la lame de leur sabre. En
+attendant que la soupe fut cuite, je leur demandai ou ils avaient eu
+de la viande, ou si l'on avait fait une distribution. Ils me
+repondirent que non, que c'etait la viande du cheval de la voiture des
+morts, qu'ils avaient tue, pendant que les infirmiers etaient en train
+de dormir; ils avaient bien fait, il fallait vivre.
+
+Une heure apres, lorsque deja un bon quart du cheval etait mange, un
+des croque-morts en prevint ses camarades qui tempeterent contre nous
+et nous menacerent de porter leurs plaintes au directeur en chef des
+hopitaux. Nous continuames a manger en leur repondant que c'etait
+facheux qu'il fut si maigre ou qu'il n'y en eut pas une demi-douzaine
+pour en faire une distribution au regiment. Ils partirent en nous
+menacant, et, pour se venger, ils verserent les sept cadavres dont
+leur voiture etait chargee, a l'entree de la porte, de maniere que
+nous ne pouvions sortir ni rentrer sans marcher dessus.
+
+Ces infirmiers, qui n'avaient pas fait la campagne, et a qui jamais
+rien n'avait manque, ne savaient pas que, depuis plusieurs jours, nous
+mangions les chevaux qui nous tombaient sous la main.
+
+Il etait 7 heures, lorsque je me disposai a partir pour retourner ou
+etait le regiment. Je commencai par prevenir les hommes, au nombre de
+quatorze, qu'il fallait se reunir et arriver ensemble et en ordre.
+Avant, nous nous mimes a manger une bonne soupe au riz, faite avec le
+bouillon de viande de cheval. Apres cela, leur ayant fait mettre sur
+le dos le sac ou ils avaient enferme leurs grandes pelisses de juifs,
+nous sortimes de l'eglise qui commencait deja a se remplir de nouveaux
+venus, malheureux et autres, qui avaient passe la nuit comme ils
+avaient pu, et de beaucoup d'autres encore qui quittaient leurs
+regiments, esperant trouver mieux. La faim les faisait roder dans tous
+les coins. En entrant, ils ne prenaient pas garde aux cadavres qui
+obstruaient le passage; ils passaient dessus comme sur des pieces de
+bois, ils etaient aussi durs.
+
+Lorsque je fus sur le chemin, je proposai a mes hommes, a qui je
+contai mon aventure de la cave, d'y venir faire une visite; ma
+proposition fut acceptee. Nous en trouvames facilement, le chemin, car
+nous avions, pour premier guide, l'homme que Beloque avait laisse
+mort, ensuite le dragon sur lequel j'etais tombe, et que nous
+retrouvames avec son manteau et sa chaussure de moins. Apres avoir
+passe le fond ou etaient les affuts de canon, et ou j'avais failli
+m'endormir, nous arrivames a l'endroit ou j'avais fait mes remarques
+dans la neige. Ayant descendu la rampe moins vite que la veille,
+j'arrivai a la porte que nous trouvames fermee. Nous frappames, mais
+personne ne repondit. Elle fut enfoncee de suite, mais les oiseaux
+etaient envoles; nous n'y trouvames qu'un seul individu, tellement
+ivre qu'il ne pouvait parler. Je le reconnus pour l'Allemand qui avait
+voulu me mettre a la porte. Il etait enveloppe d'une grosse capote de
+peau de mouton qu'un musicien du regiment lui enleva, malgre tout ce
+qu'il put faire pour la defendre. Nous y trouvames plusieurs
+portemanteaux et une malle; tout cela avait ete vole pendant la nuit,
+mais tout etait vide, ainsi que la barrique que le soldat badois avait
+apportee et que nous reconnumes pour avoir contenu du genievre.
+
+Avant de reprendre le chemin du camp, je considerai la position ou
+j'etais et je vis avec surprise que, pendant la nuit, j'avais beaucoup
+marche sans avoir fait beaucoup de chemin: je n'avais fait que tourner
+autour de l'eglise.
+
+Nous retournames au camp. Chemin faisant, je rencontrai plusieurs
+hommes du regiment, que je reunis a ceux qui etaient avec moi. Un
+instant apres, j'apercus de loin un sous-officier du regiment, que je
+reconnus de suite a son sac blanc pour celui que je cherchais,
+Grangier. Je l'avais deja embrasse qu'il ne m'avait pas encore
+reconnu, tant j'etais change. Nous nous cherchions l'un et l'autre,
+car il me dit que, depuis la veille, une heure apres l'arrivee du
+regiment, il avait ete a l'endroit ou il etait pour me chercher, mais
+que personne n'avait pu lui dire ou j'etais et que, si j'avais eu la
+patience d'attendre, il m'aurait conduit ou il etait loge, car il
+m'attendait avec une bonne soupe pour me restaurer et de la paille
+pour me coucher. Il me suivit jusqu'au camp, ou j'arrivai en ordre
+avec dix-neuf hommes. Un instant apres, Grangier me fit signe; je le
+suivis, il ouvrit son sac et en tira un morceau de viande de boeuf
+cuit qu'il avait, me dit-il, reserve pour moi, ainsi qu'un morceau de
+pain de munition.
+
+Il y avait vingt trois jours que je n'en avais mange, aussi je le
+devorai. Ensuite il me demanda des nouvelles d'un de ses pays qu'on
+lui avait dit etre dangereusement malade; tout ce que je pus lui dire,
+c'est qu'il etait entre en ville, mais que, puisqu'il ne l'avait pas
+vu ou etait le regiment, il nous fallait aller voir a la porte de la
+ville par ou nous etions entres; que la, nous pourrions peut-etre
+avoir quelques renseignements, car beaucoup de malades, n'ayant pu
+monter la rampe de glace pour aller ou etait le regiment, etaient
+restes au poste du Badois ou dans les environs. Nous y allames de
+suite.
+
+Il n'y avait qu'un instant que nous marchions, lorsque nous arrivames
+au dragon; pour cette fois, on l'avait mis presque nu, probablement
+pour s'assurer s'il n'avait pas une ceinture avec de l'argent. Je lui
+montrai la cave, et nous arrivames a la porte ou nous fumes saisis par
+la quantite de morts que nous y vimes; pres du poste du Badois etaient
+quatre hommes de la Garde, morts pendant la nuit, et dont l'officier
+de poste avait empeche qu'on les depouillat; il nous dit aussi que,
+dans son corps de garde, il y en avait encore deux qu'il croyait de la
+Garde; nous y entrames pour les voir; ils etaient sans connaissance:
+le premier etait un chasseur, le second, qui avait la figure cachee
+avec un mouchoir, etait de notre regiment. Grangier, lui ayant
+decouvert la figure, fut on ne peut plus surpris en reconnaissant
+celui qu'il cherchait. Nous nous empressames, comme nous pumes, de le
+secourir; nous lui otames son sabre et sa giberne qu'il avait encore
+sur lui, ainsi que son col, et nous tachames de lui faire avaler
+quelques gouttes d'eau-de-vie; il ouvrit les yeux sans nous
+reconnaitre et, un instant apres, il expira dans mes bras. Nous
+ouvrimes son sac; nous y trouvames une montre, ainsi que differents
+petits objets que Grangier renferma afin de les envoyer comme souvenir
+a sa famille, s'il avait le bonheur de revoir la France, car il etait
+du meme endroit que lui; tant qu'au chasseur, apres l'avoir mis dans
+la meilleure position possible, nous l'abandonnames a sa malheureuse
+destinee. Que pouvions-nous faire?
+
+Grangier me conduisit a son poste; un instant apres, il fut releve par
+les chasseurs; avant de partir, nous n'oubliames pas de leur
+recommander l'homme de leur regiment que nous venions de quitter. Le
+sergent envoya de suite quatre hommes pour le prendre: il sera
+probablement mort en arrivant, car tous ceux qui se trouvaient dans
+cette position mouraient de suite, comme s'ils eussent ete asphyxies.
+
+Nous retournames au regiment, ou nous passames le reste de la journee
+a mettre nos armes en bon etat, a nous chauffer et a causer. Pendant
+la journee, nous tuames plusieurs chevaux que nos hommes nous
+amenerent et que nous partageames; l'on fit aussi une petite
+distribution de farine de seigle et d'un peu de gruau, dans lequel se
+trouvaient presque autant de paille et de grains de seigle.
+
+Le lendemain, a quatre heures du matin, l'on nous fit prendre les
+armes pour nous porter en avant a un quart de lieue de la ville, ou,
+malgre un froid rigoureux, nous restames en bataille jusqu'au grand
+jour. Les jours suivants, nous fimes de meme, car l'armee russe
+manoeuvrait sur notre gauche.
+
+Il y avait deja trois jours que nous etions a Smolensk, que nous ne
+savions pas si nous devions rester dans cette position, ou si nous
+devions continuer notre retraite. Rester, disait-on, c'est impossible.
+Alors pourquoi ne pas partir, plutot que de rester dans une ville ou
+il n'y avait pas de maisons pour nous abriter et pas de vivres pour
+nous nourrir? Le quatrieme jour, en revenant, comme les jours
+precedents, de la position du matin, et comme nous etions pres
+d'arriver a notre bivac, j'apercus un officier d'un regiment de ligne,
+couche devant un feu; pres de lui etaient quelques soldats; nous nous
+regardames, quelque temps, comme deux hommes qui s'etaient quelquefois
+vus et qui cherchaient a se reconnaitre sous les haillons dont nous
+etions couverts et la crasse de ma figure. Je m'arrete, lui se leve
+et, s'approchant de moi, il me dit: "Je ne me trompe pas?--Non", lui
+dis-je. Nous nous etions reconnus, et nous nous embrassames sans avoir
+prononce nos noms.
+
+C'etait Beaulieu[28], mon camarade de lit aux Velites, lorsque nous
+etions a Fontainebleau. Combien nous nous trouvames changes, et
+miserables! Je ne l'avais pas vu depuis la bataille de Wagram, epoque
+ou il avait quitte la Garde pour passer officier dans la ligne, avec
+d'autres Velites. Je lui demandai ou etait son regiment; pour toute
+reponse, il me montra l'aigle au milieu d'un faisceau d'armes; ils
+etaient encore trente-trois; il etait le seul officier, avec le
+chirurgien-major; des autres, la plus grande partie avait peri dans
+les combats, mais plus de la moitie etaient morts de misere et de
+froid; quelques-uns etaient egares.
+
+[Note 28: Beaulieu etait le frere de Mme Vast, de Valenciennes,
+notaire a Conde, mon pays. A ma rentree des prisons, en 1814, cette
+dame m'apprit que son malheureux frere avait ete tue a Dresde, d'un
+boulet. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Lui, Beaulieu, etait capitaine; il me dit qu'il avait l'ordre de
+suivre la Garde. Je restai encore quelque temps avec lui, et, comme il
+n'avait pas de vivres, nous partageames en freres le riz que j'avais
+recu des hommes rencontres dans l'eglise, la nuit de notre arrivee.
+C'etait la plus grande preuve d'amitie que l'on puisse donner a un
+camarade dans une situation ou, pour de l'or, l'on ne pouvait rien
+trouver.
+
+Le 14 au matin, l'Empereur partit de Smolensk avec les regiments de
+grenadiers et de chasseurs; nous les suivimes, quelque temps apres, en
+faisant l'arriere-garde, laissant derriere nous les corps d'armee du
+prince Eugene, Davoust et Ney reduits a peu de monde; en sortant de la
+ville, nous traversames le Champ sacre, appele ainsi par les Russes.
+Un peu plus loin de Korouitnia[29] se trouve un ravin assez profond et
+encaisse; etant obliges de nous arreter afin de donner le temps a
+l'artillerie de le traverser, je cherchai Grangier, ainsi qu'un autre
+de mes amis, a qui je proposai de le traverser et de nous porter en
+avant pour ne pas nous geler a attendre; etant, de l'autre cote,
+forces de nous arreter encore, nous remarquames trois hommes autour
+d'un cheval mort; deux de ces hommes etaient debout et semblaient
+ivres, tant ils chancelaient. Le troisieme, qui etait un Allemand,
+etait couche sur le cheval. Ce malheureux, mourant de faim et ne
+pouvant en couper, cherchait a mordre dedans; il finit par expirer
+dans cette position, de froid et de faim. Les deux autres, qui etaient
+deux hussards, avaient la bouche et les mains ensanglantees; nous leur
+adressames la parole, mais nous ne pumes en obtenir aucune reponse:
+ils nous regarderent avec un rire a faire peur, et, se tenant le bras,
+ils allerent s'asseoir pres de celui qui venait de mourir, ou,
+probablement, ils finirent par s'endormir pour toujours.
+
+[Note 29: Korouitnia, petit village. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Nous continuames a marcher sur le cote de la route, afin de gagner la
+droite de la colonne et, de la, attendre notre regiment pres d'un feu
+abandonne, si toutefois nous avions le bonheur d'en trouver. Nous
+rencontrames un hussard, je crois qu'il etait du 8e regiment, luttant
+contre la mort, se relevant et tombant aussitot. Malgre le peu de
+moyens que nous avions de donner des secours, nous avancames pour le
+secourir, mais il venait de tomber pour ne plus se relever. Ainsi, a
+chaque instant, l'on etait oblige d'enjamber au-dessus des morts et
+des mourants.
+
+Comme nous continuions toujours, quoique avec beaucoup de difficulte,
+a marcher sur la droite de la route, pour depasser les convois, nous
+vimes un soldat de la ligne assis contre un arbre ou il y avait un
+petit feu: il etait occupe a faire fondre de la neige dans une
+marmite, afin d'y faire cuire le foie et le coeur d'un cheval qu'il
+avait eventre. Il nous dit que, n'ayant pu en couper de la viande, il
+avait, avec sa baionnette, fait un trou au ventre, d'ou il avait tire
+ce qu'il allait faire cuire.
+
+Comme nous avions du riz et du gruau, nous lui proposames de nous
+preter sa marmite pour en faire cuire, et que nous le mangerions
+ensemble. Il accepta avec plaisir. Ainsi, avec du riz et du gruau ou
+il y avait autant de paille, nous fimes une soupe que nous
+assaisonnames avec un morceau de sucre que Grangier avait dans son
+sac, ne voulant pas la saler avec de la poudre, car nous n'avions pas
+de sel. Pendant que notre soupe cuisait, nous nous occupames a faire
+cuire, au bout de nos sabres, des morceaux de foie et les rognons du
+cheval, que nous trouvames delicieux. Lorsque notre riz fut a moitie
+cuit, nous le mangeames, et nous rejoignimes le regiment qui nous
+avait deja depasses. Le meme jour, l'Empereur coucha a Korouitnia, et
+nous un peu en arriere, dans un bois.
+
+Le lendemain, l'on se mit en route de grand matin, pour atteindre
+Krasnoe, mais, avant d'arriver a cette ville, la tete de la colonne
+imperiale fut arretee par vingt-cinq mille Russes qui barraient la
+route. Les premiers de l'armee qui les apercurent etaient des hommes
+isoles qui, aussitot, se replierent sur les premiers regiments de la
+Garde, mais la plus grande partie, moins intimidee ou plus valide, se
+reunit et fit face a l'ennemi. Il y eut quelques hommes insouciants ou
+malheureux qui, sans s'en apercevoir, furent se jeter au milieu d'eux.
+
+Les grenadiers et les chasseurs de la Garde s'etant formes en colonnes
+serrees par division, s'avancerent de suite sur la masse des Russes
+qui, n'osant pas les attendre, se retirerent et laisserent le passage
+libre; mais ils prirent position sur les hauteurs a gauche de la route
+et tirerent quelques volees de coups de canon. Au bruit du canon, et
+comme nous etions en arriere, nous doublames le pas et nous arrivames
+au moment ou l'on menait quelques pieces en batterie pour les
+classer. Aussi, aux premiers coups que l'on tira, on les vit
+disparaitre derriere les hauteurs, et nous continuames a marcher.
+
+Dans cette circonstance, il s'est passe un fait que je ne dois pas
+passer sous silence, et dont j'ai eu connaissance pour en avoir
+entendu parler, mais differemment conte, et meme ecrit.
+
+L'on a dit qu'au moment ou l'on apercut les Russes, les premiers
+regiments de la Garde se grouperent, ainsi que l'etat-major, autour de
+l'Empereur, et que, de cette maniere, l'on marcha comme si l'ennemi ne
+fut pas devant nous; que la musique joua l'air:
+
+ Ou peut-on etre mieux qu'au sein de sa famille?
+
+et que l'Empereur interrompit la musique en ordonnant de jouer:
+
+ Veillons au salut de l'Empire!
+
+Le fait que l'on rapporte s'est bien passe, mais d'une maniere toute
+differente, car c'est a Smolensk meme que la chose s'etait passee. Je
+crois ne pas me tromper en disant que c'est le jour meme de notre
+depart de cette ville que j'en ai entendu parler.
+
+Le prince de Neufchatel, alors ministre de la guerre, voyant que
+l'Empereur ne donnait pas d'ordre de depart et l'inquietude de toute
+l'armee a cet egard, vu l'impossibilite de rester dans une aussi
+triste position, reunit quelques musiciens et leur ordonna de jouer,
+sous les croisees de la maison ou l'Empereur etait loge, l'air:
+
+ Ou peut-on etre mieux qu'au sein de sa famille?
+
+A peine avait-on commence, que l'Empereur se montra sur le balcon, et
+qu'il commanda de jouer:
+
+ Veillons au salut de l'Empire!
+
+que les musiciens executerent tant bien que mal, malgre leur misere.
+
+Un instant apres, l'ordre du depart fut donne pour le lendemain matin.
+Comment croire que les malheureux musiciens, en supposant meme qu'ils
+se fussent trouves a la droite du regiment, chose que l'on ne voyait
+plus depuis le commencement de nos desastres, eussent ete capables de
+souffler dans leurs instruments ou de faire aller leurs doigts, dont
+une partie les avaient geles? Mais, a Smolensk, la chose etait plutot
+possible, parce qu'il y avait du feu et que l'on se chauffait.
+
+Deux heures apres la rencontre des Russes, l'Empereur arrive a
+Krasnoe, avec les premiers regiments de la Garde, notre regiment et
+les fusiliers-chasseurs. Nous bivaquames en arriere de la ville; en
+arrivant, je fus commande de garde avec quinze hommes, chez le general
+Roguet, qui etait loge en ville, dans une mauvaise maison couverte en
+chaume. J'etablis mon poste dans une ecurie, m'estimant tres heureux
+de passer la nuit a couvert et pres d'un feu que nous venions
+d'allumer; mais il en fut tout autrement.
+
+Pendant que nous etions dans Krasnoe et autour, l'armee russe, forte,
+dit-on, de quatre-vingt-dix mille hommes, nous entourait, car devant
+nous, a droite, a gauche et derriere, ce n'etait que Russes qui
+croyaient, probablement, faire bon marche de nous. Mais l'Empereur
+voulut leur faire sentir que la chose n'etait pas aussi facile qu'ils
+le pensaient, car, si nous etions malheureux, mourants de faim et de
+froid, il nous restait encore quelque chose qui nous soutenait:
+l'honneur et le courage. Aussi l'Empereur, fatigue de se voir suivre
+par cette nuee de barbares et de sauvages, resolut de s'en
+debarrasser.
+
+Le soir de notre arrivee, le general Roguet recut l'ordre d'attaquer,
+pendant la nuit, avec une partie de la Garde, les regiments de
+fusiliers-chasseurs, grenadiers, voltigeurs et tirailleurs: a onze
+heures du soir, l'on envoya quelques detachements, afin de faire une
+reconnaissance et de bien s'assurer de la position de l'ennemi, qui
+occupait deux villages devant lesquels il avait etabli son camp, et
+dont on connut la direction par la position de leurs feux; il est
+probable qu'il craignait quelque chose, car, lorsque nous fumes
+l'attaquer, une partie etait deja en mesure de nous recevoir.
+
+Il pouvait etre une heure du matin lorsque le general vint me dire,
+avec son accent gascon: "Sergent, vous allez laisser ici un caporal et
+quatre hommes pour garder mon logement et le peu d'effets qu il me
+reste; vous, retournez au camp rejoindre le regiment avec votre garde;
+tout a l'heure, nous aurons de la besogne!"
+
+Je le dirai franchement, cet ordre ne me fit pas plaisir; ce n'etait
+certainement pas la crainte de me battre, mais c'etait la peine que
+j'avais de perdre quelques moments de repos, dont j'avais tant besoin.
+
+Lorsque j'arrivai au camp, chacun etait deja occupe a preparer ses
+armes; je les trouvai disposes a bien se battre; plusieurs me dirent
+qu'ils esperaient trouver une fin a leurs souffrances, car il leur
+etait impossible de resister davantage.
+
+Il etait deux heures lorsque le mouvement commenca; nous nous mimes en
+marche sur trois colonnes: les fusiliers-grenadiers, dont je faisais
+partie, et les fusiliers-chasseurs formaient celle du centre; les
+tirailleurs et voltigeurs celles de droite et de gauche. Il faisait un
+froid comme les jours precedents; nous marchions avec peine, au milieu
+des terres, dans la neige jusqu'aux genoux. Apres une demi-heure de
+marche, nous nous trouvames au milieu des Russes, dont une partie
+avait pris les armes, car une grande ligne d'infanterie etait sur
+notre droite, et a moins de quatre-vingts pas, faisant sur nous un feu
+meurtrier; leur grosse cavalerie, composee de cuirassiers habilles de
+blanc, portant cuirasse noire, etait sur notre gauche, a une pareille
+distance, hurlant comme des loups pour s'exciter les uns les autres,
+mais n'osant nous aborder, et leur artillerie, au centre, tirant a
+mitraille. Cela n'arreta pas notre marche, car, malgre leurs feux et
+le nombre d'hommes qui tombaient chez nous, nous les abordames au pas
+de charge et nous entrames dans leur camp, ou nous fimes un carnage
+affreux a coups de baionnettes.
+
+Ceux qui etaient plus eloignes avaient eu le temps de prendre les
+armes et de venir au secours des premiers. Alors, un autre genre de
+combat commenca, car ils mirent le feu a leur camp et aux deux
+villages. Nous pumes nous battre a la lueur de l'incendie. Les
+colonnes de droite et de gauche nous avaient depasses et etaient
+entrees dans le camp ennemi par les extremites, tandis que notre
+colonne entrait par le centre.
+
+J'oubliais de dire qu'au moment ou nous battions la charge, et que la
+tete de notre colonne enfoncait les Russes, en mettant leur camp en
+deroute, nous rencontrames, etendus sur la neige, plusieurs centaines
+de Russes que l'on crut morts ou dangereusement blesses. Nous les
+depassames, mais, a peine fumes-nous au-dessus, qu'ils se releverent
+avec leurs armes; ils firent feu, de maniere que nous fumes obliges de
+faire demi-tour pour nous defendre. Malheureusement pour eux, un
+bataillon qui faisait l'arriere garde et qu'ils n'avaient pu
+apercevoir, arriva. Ils furent pris entre deux feux; en moins de cinq
+minutes, plus un n'existait: c'est une ruse de guerre dont les Russes
+se servent souvent, mais la, elle ne reussit pas.
+
+Le premier qui tomba chez nous, lorsque nous marchions en colonne, fut
+le malheureux Beloque, celui qui, a Smolensk, m'avait predit sa mort.
+Il fut atteint d'une balle a la tete et tue sur le coup; il etait
+l'ami de tous ceux qui le connaissaient, et, malgre l'indifference que
+nous avions pour tout, et meme pour nous, Beloque fut generalement
+regrette de ses camarades.
+
+Lorsque nous eumes traverse le camp des Russes, et aborde le village,
+apres les avoir forces a jeter une partie de leur artillerie dans un
+lac, un grand nombre de leurs fantassins s'etaient retires dans les
+maisons, dont une partie etait en flammes. C'est la ou nous nous
+battimes avec acharnement et corps a corps. Le carnage fut terrible;
+nous etions divises; chacun se battait pour son compte. Je me trouvais
+pres de notre colonel, le plus ancien colonel de France, qui avait
+fait les campagnes d'Egypte. Il etait, dans ce moment, conduit par un
+sapeur qui le soutenait en le tenant par le bras; pres de lui etait
+aussi l'adjudant-major Roustan; nous nous trouvions a l'entree d'une
+espece de ferme ou beaucoup de Russes s'etaient retires et etaient
+bloques par des hommes de notre regiment; ils n'avaient, pour toute
+retraite, qu'une issue dans la grande cour, mais fermee par une
+barriere qu'ils etaient obliges d'escalader.
+
+Pendant ce combat isole, je remarquai, dans la cour, un officier russe
+monte sur un cheval blanc, frappant a coups de plat de sabre sur ses
+soldats qui se pressaient de fuir en voulant sauter la barriere, et ne
+lui laissaient aucun moyen de se sauver. Il finit cependant par se
+rendre maitre du passage, mais, au moment ou il allait sauter de
+l'autre cote, son cheval fut atteint d'une balle et tomba sous lui, de
+maniere que le passage devint difficile. Alors les soldats russes
+furent forces de se defendre. Des ce moment, le combat devint plus
+acharne. A la lueur des flammes, ce n'etait plus qu'une vraie
+boucherie. Russes, Francais etaient les uns sur les autres, dans la
+neige, se tuant a bout portant.
+
+Je voulus courir sur l'officier russe qui s'etait degage de dessous
+son cheval, et qui cherchait, aide de deux soldats, a se sauver en
+passant la barriere; mais un soldat russe m'arreta a deux pas du bout
+du canon de son fusil, et fit feu; probablement qu'il n'y eut que
+l'amorce qui brula, car, si le coup avait parti, c'en etait fait de
+moi; sentant que je n'etais pas blesse, je me retirai a quelques pas
+de mon adversaire qui, pensant que j'etais dangereusement blesse,
+rechargeait tranquillement son arme. L'adjudant-major Roustan, qui se
+trouvait pres du colonel et m'avait vu en danger, courut sur moi et,
+me prenant dans ses bras, me dit: "Mon pauvre Bourgogne, n'etes-vous
+pas blesse?--Non, lui repondis-je.--Alors ne le manquez pas!" C'etait
+bien ma pensee. En supposant que mon fusil manquat (chose qui arrivait
+souvent, a cause de la neige), j'aurais couru dessus avec ma
+baionnette. Je ne lui donnai pas le temps de finir de recharger,
+qu'une balle l'avait deja traverse. Quoique blesse mortellement, il ne
+tomba pas sur le coup; il recula en chancelant, et en me regardant
+d'un air menacant, sans lacher son arme, et alla tomber sur le cheval
+de l'officier qui se trouvait contre la barriere. L'adjudant-major,
+passant pres de lui, lui porta un coup de sabre dans le cote qui
+accelera sa chute; au meme instant, je revins pres du colonel que je
+trouvai abime de fatigue, n'ayant plus la force de commander; il
+n'avait pres de lui que son sapeur. L'adjudant-major arriva avec son
+sabre ensanglante, en nous disant que, pour traverser la melee et
+rejoindre le colonel, il avait ete oblige de se faire jour a coups de
+sabre, mais qu'il arrivait avec un coup de baionnette dans la cuisse
+droite. Dans ce moment, le sapeur qui soutenait le colonel fut atteint
+d'une balle dans la poitrine. Le colonel, s'en etant apercu, lui dit:
+"Sapeur, vous etes blesse?--Oui, mon colonel", repond le sapeur, et,
+prenant la main du colonel, il lui fit sentir sa blessure en lui
+mettant son doigt dans le trou et en lui disant: "Ici, mon
+colonel!--Alors, retirez-vous!" Le sapeur lui repondit qu'il avait
+encore assez de force pour le soutenir ou mourir avec lui, ou seul a
+cote de lui, s'il le fallait: "Apres tout, reprit l'adjudant-major, ou
+irait-il? Se jeter dans un parti ennemi! Nous ne savons ou nous
+sommes, et je vois bien que, pour nous reconnaitre, nous serons
+obliges d'attendre le jour en combattant!"
+
+Effectivement, nous etions tout a fait desorientes, a cause de la
+lueur de l'incendie; le regiment se battait sur plusieurs points et
+par pelotons.
+
+Il n'y avait pas cinq minutes que le sapeur etait blotti, que les
+Russes qui etaient dans la ferme et que nous tenions etroitement
+bloques, se voyant sur le point d'etre brules, voulurent se rendre: un
+sous-officier blesse vint au milieu d'une grele de balles en faire la
+proposition. Alors, l'adjudant-major m'envoya commander que l'on
+cessat le feu: "Cesser le feu! me repondit un soldat de notre
+regiment, qui etait blesse; cessera qui voudra, mais, puisque je suis
+blesse et que, probablement, je perirai, je ne cesserai de tirer que
+lorsque je n'aurai plus de cartouches!"
+
+En effet, blesse comme il l'etait d'un coup de balle qui lui avait
+casse la cuisse, et assis sur la neige qu'il rougissait de son sang,
+il ne cessa de tirer et meme de demander des cartouches aux autres.
+L'adjudant-major, voyant que ses ordres n'etaient pas executes, vint
+lui-meme, disait-il, de la part du colonel. Mais nos soldats, qui se
+battaient en desesperes, ne l'entendirent pas et continuerent. Les
+Russes, voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucun espoir de salut, et
+n'ayant plus, probablement, de munitions pour se defendre, essayerent
+de sortir en masse du corps de batiment ou ils s'etaient retires et ou
+ils commencaient a rotir, mais nos hommes les forcerent d'y rentrer.
+Un instant apres, n'y pouvant plus tenir, ils firent une nouvelle
+tentative, mais a peine quelques hommes furent-ils dans la cour, que
+le batiment s'ecroula sur le reste, ou peut-etre plus de quarante
+perirent dans les flammes; ceux qui etaient sortis ne furent pas plus
+heureux.
+
+Apres cette scene, nous ramassames nos blesses et nous nous reunimes
+autour du colonel avec nos armes chargees, en attendant le jour.
+Pendant ce temps, ce n'etait qu'un bruit, autour de nous, de coups de
+fusil de ceux qui combattaient encore sur d'autres points; a cela
+etaient meles les cris des blesses et les plaintes des mourants. Rien
+d'aussi triste qu'un combat de nuit, ou souvent il arrive des meprises
+bien funestes.
+
+Nous attendimes le jour dans cette position. Lorsqu'il parut, nous
+pumes nous reconnaitre et juger du resultat du combat: tout l'espace
+que nous avions parcouru etait jonche de morts et de blesses. Je
+reconnus celui qui avait voulu me tuer: il n'etait pas mort; la balle
+lui avait traverse le cote, independamment du coup de sabre que
+l'adjudant-major lui avait donne. Je le fis mettre dans une position
+meilleure que celle ou il etait, car le cheval blanc de l'officier
+russe, pres duquel il avait ete tomber, et qui se debattait, pouvait
+lui faire mal.
+
+L'interieur des maisons du village ou nous etions, je ne sais si c'est
+Kircova ou Malierva, ainsi que le camp des Russes et les environs,
+etaient couverts de cadavres dont une partie etaient a demi brules.
+Notre chef de bataillon, M. Gilet, eut la cuisse cassee d'une balle,
+dont il mourut peu de jours apres. Les tirailleurs et voltigeurs
+perdirent plus de monde que nous; dans la matinee, je rencontrai le
+capitaine Debonnez, qui etait du meme endroit que moi, et qui
+commandait une compagnie des voltigeurs de la Garde; il venait
+s'informer s'il ne m'etait rien arrive; il me conta qu'il avait perdu
+le tiers de sa compagnie, plus son sous-lieutenant qui etait un
+Velite, et son sergent-major qui furent tues des premiers.
+
+Par suite de ce combat meurtrier, les Russes se retirerent de leurs
+positions, sans cependant s'eloigner, et nous restames sur le champ de
+bataille pendant toute la journee et la nuit du 16 au 17, pendant
+lesquelles nous fumes toujours en mouvement. A chaque instant, pour
+nous tenir en haleine, l'on nous faisait prendre les armes; nous
+etions toujours sur le qui-vive, sans pouvoir nous reposer, ni meme
+nous chauffer.
+
+A la suite d'une de ces prises d'armes, et au moment ou tous les
+sous-officiers, nous etions reunis, causant de nos miseres et du
+combat de la nuit precedente, l'adjudant-major Delaitre, l'homme le
+plus mechant et le plus cruel que j'aie jamais connu, faisant le mal
+pour le plaisir de le faire, vint se meler a notre conversation et,
+chose etonnante, commenca par s'apitoyer sur la fin tragique de
+Beloque dont nous deplorions la perte: "Pauvre Beloque! disait-il, je
+regrette beaucoup de lui avoir fait de la peine!" Une voix, je n'ai
+jamais pu savoir qui, vint me dire a l'oreille, assez haut pour etre
+entendu de plusieurs: "Il va bientot mourir!" Il semblait regretter le
+mal qu'il avait fait a tous ceux qui etaient sous ses ordres et
+principalement a nous, les sous-officiers; il n'y en avait pas un dans
+le regiment qui n'eut voulu le voir enlever d'un coup de boulet, et il
+n'avait pas d'autre nom que Pierre le Cruel.
+
+Le 17 au matin, a peine s'il faisait jour, que nous primes les armes
+et, apres nous etre formes en colonnes serrees par division, nous nous
+mimes en marche pour aller prendre position sur le bord de la route,
+du cote oppose au champ de bataille que nous venions de quitter.
+
+En arrivant, nous apercumes une partie de l'armee russe devant nous,
+sur une eminence, et adossee a un bois. Aussitot, nous nous deployames
+en ligne pour leur faire face. Nous avions notre gauche appuyee contre
+un ravin qui traversait la route et a qui nous tournions le dos; ce
+chemin, qui etait creux et domine par les cotes, pouvait abriter et
+garantir du feu de l'ennemi ceux qui y etaient. Notre droite etait
+formee par les fusiliers-chasseurs, ayant la tete de leur regiment a
+une portee de fusil de la ville. Devant nous, a deux cent cinquante
+pas, etait un regiment de la Jeune Garde, premier voltigeur, en
+colonne serree par division, commande par le colonel Luron. Plus loin
+en avant, et sur notre droite, etaient les vieux grenadiers et
+chasseurs, dans le meme ordre, c'est-a-dire, ainsi que le reste de la
+Garde imperiale, cavalerie et artillerie, qui n'avaient pas pris part
+au combat de la nuit du 15 au 16. Le tout etait commande par
+l'Empereur en personne, qui etait a pied. S'avancant d'un pas ferme,
+comme au jour d'une grande parade, il alla se placer au milieu du
+champ de bataille, en face des batteries de l'ennemi.
+
+Au moment ou nous prenions position sur le bord de la route pour nous
+mettre en bataille et faire face a l'ennemi, je marchais avec deux de
+mes amis, Grangier et Leboude, derriere l'adjudant-major Delaitre, et,
+au moment ou les Russes commencaient a nous apercevoir, leur
+artillerie, qui n'etait pas eloignee a une demi-portee, nous lacha sa
+premiere bordee. Le premier qui tomba fut l'adjudant-major Delaitre:
+un boulet lui coupa les deux jambes, juste au-dessus des genoux et de
+ses grandes bottes a l'ecuyere; il tomba sans jeter un cri, ni meme
+pousser une plainte. Dans ce moment, il tenait son cheval par la
+bride, qu'il avait passee dans son bras droit, et marchait a pied. A
+peine fut-il tombe, que nous arretames, parce que, de la maniere dont
+il etait tombe, il barrait le petit chemin sur lequel nous marchions.
+Il fallait, pour continuer a marcher, enjamber au-dessus, et, comme,
+je marchais apres lui, je fus oblige de faire ce mouvement.
+
+En passant, je l'examinai: il avait les yeux ouverts; ses dents
+claquaient convulsivement les unes contre les autres. Il me reconnut
+et m'appela par mon nom. Je m'approchai pour l'ecouter. Alors il me
+dit d'une voix assez haute, ainsi qu'aux autres qui le regardaient:
+"Mes amis, je vous en prie, prenez mes pistolets dans les arcons de la
+selle de mon cheval et brulez-moi la cervelle!" Mais personne n'osa
+lui rendre ce service, car, dans une semblable position, c'en etait
+un. Sans lui repondre, nous passames en continuant notre chemin, et
+fort heureusement, car nous n'avions pas fait six pas, qu'une seconde
+decharge, probablement de la meme batterie, vint abattre trois autres
+hommes parmi ceux qui nous suivaient et que l'on fit emporter de
+suite, ainsi que l'adjudant-major.
+
+Depuis la pointe du jour, l'on voyait l'armee russe qui, de trois
+cotes, devant nous, a droite et derriere, avec son artillerie, faisait
+mine de vouloir nous entourer. Dans ce moment, un instant apres que
+l'adjudant-major venait d'etre tue, l'Empereur arriva; nous venions de
+terminer notre mouvement: alors la bataille commenca.
+
+Avec son artillerie, l'ennemi nous envoyait des bordees terribles qui,
+a chaque fois, portaient la mort dans nos rangs. Nous n'avions, de
+notre cote, pour leur riposter, que quelques pieces qui, a chaque
+coup, faisaient aussi, chez eux, des breches profondes; mais une
+partie des notres fut bientot demontee. Pendant ce temps, nos soldats
+recevaient la mort sans bouger; nous fumes dans cette triste position
+jusqu'a deux heures apres midi.
+
+Pendant la bataille, les Russes avaient envoye une partie de leur
+armee prendre position sur la route au dela de Krasnoe et nous couper
+la retraite, mais l'Empereur les arreta en y envoyant un bataillon de
+la Vieille Garde.
+
+Pendant que nous etions exposes au feu de l'ennemi et que nos forces
+diminuaient par la quantite d'hommes que l'on nous tuait, nous
+apercumes, derriere nous et un peu sur notre gauche, les debris du
+corps d'armee du marechal Davoust, au milieu d'une nuee de Cosaques,
+qui n'osaient les aborder, et qu'eux dissipaient tranquillement, en
+marchant de notre cote. Je remarquai au milieu d'eux, lorsqu'ils
+etaient derriere nous et sur la route, la voiture du cantinier ou
+etaient sa femme et ses enfants. Elle fut traversee par un boulet qui
+nous etait destine: au meme instant, nous entendimes des cris de
+desespoir jetes par la femme et les enfants, mais nous ne pumes savoir
+s'il y avait eu quelqu'un de tue ou de blesse.
+
+Au moment ou les debris du marechal Davoust passaient, les grenadiers
+hollandais de la Garde venaient d'abandonner une position importante
+que les Russes avaient aussitot couverte d'artillerie, qui fut dirigee
+contre nous. De ce moment, notre position ne fut plus tenable. Un
+regiment, je ne me rappelle plus lequel, fut envoye contre, mais il
+fut oblige de se retirer; un autre regiment, le premier des
+voltigeurs, qui etait devant nous, fit un mouvement a son tour, et
+arriva jusqu'au pied des batteries, mais aussitot une masse de
+cuirassiers, les memes avec qui nous avions eu affaire dans la nuit du
+15, et qui n'avaient pas ose nous charger, vinrent pour les arreter.
+Alors ils se retirent un peu sur la gauche des batteries et presque en
+face de notre regiment, et se forment en carre; a peine etaient-ils
+formes, que la cavalerie voulut les enfoncer, mais ils furent recus, a
+bout portant, par une decharge que firent les voltigeurs, et qui en
+fit tomber un grand nombre. Le reste fit un demi-tour et se retira.
+Une seconde charge eut lieu; elle eut le meme sort, de maniere que
+les faces du carre ou les cuirassiers s'etaient presentes etaient
+couvertes d'hommes et de chevaux; mais ils reussirent une troisieme
+fois avec deux pieces de canon chargees a mitraille, qui ecraserent le
+regiment. Alors ils entrerent dans le carre et acheverent le reste a
+coups de sabre: ces malheureux, presque tous jeunes soldats, ayant en
+partie les pieds et les mains geles, ne pouvant plus faire usage de
+leurs armes pour se defendre, furent presque tous massacres.
+
+Cette scene se passait devant nous, sans pouvoir leur porter secours;
+onze hommes rentrerent; le reste fut tue, blesse ou prisonnier, et
+conduit a coups de sabre dans un petit bois qui etait en face de nous;
+le colonel lui-meme[30], couvert de blessures, ainsi que plusieurs
+officiers, furent prisonniers.
+
+[Note 30: Colonel Luron. (_Note de l'auteur_.)]
+
+J'oubliais de dire qu'au moment ou nous nous mettions en bataille, le
+colonel avait commande: "Drapeaux, guides generaux sur la ligne!" que
+je me portai guide general de droite de notre regiment; mais l'on
+oublia de nous faire rentrer et, comme j'avais pour principe de rester
+a mon poste, tel qu'il fut, je restai dans cette position, la crosse
+du fusil en l'air, pendant pres d'une heure, et malgre les boulets a
+qui je pouvais servir de point de mire, je ne bougeais pas.
+
+Pendant ce temps, et au moment ou l'artillerie russe faisait le plus
+de ravage dans nos rangs, le colonel eut un pressant besoin (besoin
+naturel); la position et le lieu ne convenaient pas beaucoup pour une
+pareille besogne, mais, comme la chose pressait, il prit son parti et,
+se retirant a environ soixante pas du regiment, et le derriere tourne
+a l'ennemi, il acheva tranquillement son affaire. Si quelque chose le
+genait, c'etait le froid, mais pour les Russes a qui il servait de
+point de mire, cela ne l'inquietait pas, quoiqu'il pouvait bien les
+voir, et c'est en se relevant de cette position qu'il commanda:
+"Drapeaux et guides generaux a vos places!"
+
+Il pouvait etre deux heures, et deja nous avions perdu le tiers de
+notre monde, mais les fusiliers-chasseurs avaient ete plus maltraites
+que nous: etant plus rapproches de la ville, ils etaient exposes a un
+feu plus meurtrier. Depuis une demi-heure, l'Empereur s'etait retire
+avec les premiers regiments de la Garde et en suivant la grande route;
+il ne restait plus que nous sur le champ de bataille, et quelques
+pelotons de differents corps, faisant face a plus de cinquante mille
+hommes ennemis. Dans ce moment, le marechal Mortier ordonne la
+retraite, et, aussitot, nous commencons notre mouvement, en nous
+retirant et au pas, comme a une parade, et suivis de l'artillerie
+russe qui nous ecrasait par sa mitraille. En nous retirant, nous
+entrainions avec nous ceux de nos camarades qui etaient le moins
+blesses.
+
+Le moment ou nous quittames le champ de bataille fut terrible et
+triste, car lorsque nos pauvres blesses virent que nous les
+abandonnions au milieu d'un champ de mort, et entoures d'ennemis,
+surtout ceux du 1er voltigeurs, dont une partie avait les jambes
+brisees par la mitraille, nous en vimes plusieurs se trainant
+peniblement sur leurs genoux, rougissant la neige de leur sang; ils
+levaient les mains au ciel en jetant des cris qui dechiraient le
+coeur, pour implorer notre secours; mais que pouvions-nous faire? Le
+meme sort nous attendait a chaque instant, car, en nous retirant, nous
+etions obliges d'abandonner ceux qui tombaient dans nos rangs.
+
+En passant sur l'emplacement qu'occupaient les fusiliers-chasseurs qui
+etaient places a notre droite, et qui marchaient devant nous, et comme
+notre second bataillon, celui dont je faisais partie, formait, dans ce
+moment, l'arriere-garde et l'extreme gauche de la retraite, je vis
+plusieurs de mes amis etendus morts sur la neige et horriblement
+mutiles par la mitraille; parmi eux etait un jeune sous-officier avec
+qui j'etais intimement lie: il se nommait Capon; il etait de Bapaume;
+nous nous regardions comme pays.
+
+Apres avoir passe l'emplacement des fusiliers-chasseurs, et comme nous
+etions a l'entree de la ville, nous vimes, a notre gauche, a dix pas
+de la route et contre la premiere maison, des pieces de canon qui,
+pour nous proteger, faisaient feu sur les Russes qui s'avancaient;
+elles etaient soutenues et suivies par environ quarante hommes, tant
+canonniers que voltigeurs; c'etait le reste d'une brigade commandee
+par le general Longchamps; il sortait de la Garde imperiale; il etait
+la avec tout ce qui lui restait, pour les sauver ou mourir avec eux.
+
+Aussitot qu'il apercut notre colonel, il vint a lui les bras ouverts;
+ils s'embrasserent comme deux hommes qui ne s'etaient pas vus depuis
+longtemps et qui, peut-etre, se revoyaient pour la derniere fois. Le
+general, les yeux remplis de larmes, dit a notre colonel, en lui
+montrant les deux pieces de canon et le peu d'hommes qui lui
+restaient: "Tiens, regarde! Voila ce qui me reste!" Ils avaient fait
+ensemble les campagnes d'Egypte.
+
+Cette bataille fit dire a Kutusow, general en chef de l'armee russe,
+que les Francais, loin de se laisser abattre par la cruelle extremite
+ou ils se trouvaient reduits, n'en etaient que plus enrages a courir
+sur les pieces de canon qui les ecrasaient.
+
+Le general anglais Wilson[31], present a cette bataille, la nomme la
+bataille des heros; ce n'etait certainement pas parce qu'il y etait,
+car ce mot n'est applicable qu'a nous qui, avec quelques mille hommes,
+nous battions contre toute l'armee russe, forte de 90 000 hommes.
+
+[Note 31: Ce general anglais servait dans l'armee russe.]
+
+Le general Longchamps, avec le reste de ses hommes, dut abandonner ses
+pieces de canon, dont presque tous les chevaux etaient tues, et suivre
+notre mouvement de retraite en profitant des accidents de terrain et
+des maisons, pour se retirer en se defendant.
+
+A peine commencions-nous a entrer dans Krasnoe, que les Russes, avec
+leurs pieces montees sur des traineaux, vinrent se placer aux
+premieres maisons, nous lacherent plusieurs coups de canon charges a
+mitraille. Trois hommes de notre compagnie furent atteints. Un
+biscaien qui toucha mon fusil, et qui en abima le bois en me rasant
+l'epaule, atteignit a la tete un jeune tambour qui marchait devant
+moi, le tua sans qu'il fit le moindre mouvement.
+
+Krasnoe est partagee par un ravin qu'il faut traverser. Lorsque nous y
+fumes arrives, nous y vimes, dans le fond, un troupeau de boeufs morts
+de faim et de froid; ils etaient tellement durcis par la gelee, que
+nos sapeurs ne purent en couper a coups de hache. Les tetes seules se
+voyaient, et ils avaient les yeux ouverts comme s'ils eussent ete
+encore en vie; leurs corps etaient couverts de neige. Ces boeufs
+appartenaient a l'armee et n'avaient pu nous joindre; le grand froid
+et le manque de vivres les avaient fait perir.
+
+Toutes les maisons de cette miserable ville, ainsi qu'un grand couvent
+qui s'y trouve, etaient remplies de blesses, qui, en s'apercevant que
+nous les abandonnions aux Russes, jetaient des cris dechirants. Nous
+etions obliges de les abandonner a la brutalite d'un ennemi sauvage et
+sans pitie, qui depouillait ces malheureux blesses, sans avoir egard
+ni a leur position, ni a leurs blessures.
+
+Les Russes nous suivaient encore, mais mollement; quelques pieces
+tiraient encore sur la gauche de la route, mais ils ne pouvaient nous
+faire grand mal; le chemin sur lequel nous marchions etait encaisse;
+les boulets passaient au-dessus et ne pouvaient nous atteindre, et la
+presence du peu de cavalerie qui nous restait et qui marchait aussi
+sur notre gauche, les empechait de nous aborder de plus pres.
+
+Lorsque nous fumes a un quart de lieue de l'autre cote de la ville,
+nous fumes un peu plus tranquilles; nous marchions tristes et
+silencieux en pensant a notre position et a nos malheureux camarades
+que nous avions ete forces d'abandonner; il me semblait les voir
+encore nous suppliant de les secourir; en regardant derriere, nous en
+vimes quelques-uns des moins blesses, presque nus, que les Russes
+avaient deja depouilles, et qu'ils avaient ensuite abandonnes; nous
+fumes assez heureux pour les sauver, au moins pour le moment; l'on
+s'empressa de leur donner ce que l'on put pour les couvrir.
+
+Le soir, l'Empereur coucha a Liadoui, village bati en bois; notre
+regiment alla etablir son bivac un peu plus loin. En passant dans le
+village ou etait l'Empereur, je m'arretai pres d'une mauvaise baraque
+pour me chauffer a un feu qui s'y trouvait; j'eus le bonheur de
+rencontrer encore le sergent Guignard, mon pays, ainsi que sa
+cantiniere hongroise, avec qui je mangeai un peu de soupe de gruau et
+un morceau de cheval qui me rendit un peu de force. J'en avais bien
+besoin, car j'etais faible, n'ayant, pour ainsi dire, rien mange
+depuis deux jours. Il me conta que, pendant la bataille, leur regiment
+avait beaucoup souffert et qu'ils etaient considerablement diminues,
+mais que ce n'etait rien en comparaison de nous, car il savait combien
+nous avions perdu de monde dans le combat de la nuit du 15 au 16 et
+dans la fatale journee que nous venions de passer; que, pendant tous
+ces jours-la, il avait beaucoup pense a moi, et qu'il etait content de
+me revoir avec tous les membres bons. Il me demanda des nouvelles du
+capitaine Debonnez, mais je ne pus lui en donner, ne l'ayant pas vu
+depuis la matinee du 16. Je le quittai pour rejoindre le regiment,
+deja etabli pres de la route; cette nuit fut encore bien penible, car
+il tomba une neige fondue qui nous mouilla, avec cela un grand vent et
+pas beaucoup de feu; mais tout cela n'est rien encore aupres de ce
+qu'on verra par la suite.
+
+Pendant cette mauvaise nuit, plusieurs soldats des tirailleurs vinrent
+se chauffer a notre feu; je leur demandai des nouvelles de
+quelques-uns de mes amis, surtout de deux de mes pays qui etaient aux
+Velites avec moi, et qui etaient officiers dans ce regiment. C'etait
+M. Alexandre Legrand, des _Quatre fils Aymon_, de Valenciennes,
+l'autre M. Laporte, de Cassel pres de Lille; ce dernier avait ete tue
+d'un coup de mitraille; on avait, fort heureusement, trouve une petite
+voiture avec un cheval que l'on avait enleve dans le camp des Russes,
+le jour du combat de nuit, dans laquelle on le conduisait.
+
+Il etait environ minuit, qu'une sentinelle de notre bivac me fit
+prevenir qu'il apercevait un cavalier qui paraissait venir de notre
+cote: je courus de suite, avec deux hommes armes, afin de voir ce que
+ce pouvait etre. Arrive a une certaine distance, je distinguai
+parfaitement un cavalier, mais precede d'un fantassin que le cavalier
+paraissait faire marcher de force. Lorsqu'ils furent pres de nous, le
+cavalier se fit connaitre: c'etait un dragon de la Garde qui, pour se
+procurer des vivres pour lui et son cheval, s'etait introduit dans le
+camp des Russes, pendant la nuit, et, pour qu'on ne fit pas attention
+a lui, s'etait coiffe du casque d'un cuirassier russe qu'il avait tue
+le meme jour; il avait, de cette maniere, parcouru une partie du camp
+ennemi, avait enleve une botte de paille, un peu de farine, et blesse
+d'un coup de sabre une sentinelle avancee et culbute une autre qu'il
+amenait prisonniere. Ce brave dragon se nommait Melet; il etait de
+Conde; il resta avec nous le reste de la nuit. Il me disait que ce
+n'etait pas pour lui qu'il s'exposait, que c'etait pour son cheval,
+pour le pauvre Cadet, comme il l'appelait. Il voulait, disait-il, a
+quelque prix que ce soit, lui procurer de quoi le nourrir, "car si je
+sauve mon cheval, a son tour il me sauvera". C'etait la seconde fois,
+depuis Smolensk. qu'il s'introduisait dans le camp des Russes. La
+premiere fois, il avait enleve un cheval tout harnache.
+
+Il eut le bonheur de rentrer en France avec son cheval, avec lequel il
+avait deja fait les campagnes de 1806-1807 en Prusse, en Pologne, 1808
+en Espagne, 1809 en Allemagne, 1810-1811 en Espagne, et 1812 en
+Russie, ensuite 1813 en Saxe et 1814 en France. Son pauvre cheval fut
+tue a Waterloo, apres avoir assiste dans plus de douze grandes
+batailles commandees par l'Empereur, et dans plus de trente combats.
+Dans le cours de cette malheureuse campagne, je le rencontrai encore
+une fois, faisant un trou dans la glace avec une hache, au milieu d'un
+lac, afin de procurer de l'eau a son cheval. Un jour, je l'apercus au
+haut d'une grange qui etait toute en feu, au risque d'etre devore par
+les flammes, et cela toujours pour son cheval, afin d'avoir un peu de
+paille du toit pour le nourrir, car il n'y avait pas plus a manger
+pour les chevaux que pour nous. Les pauvres betes, independamment de
+ce qu'elles souffraient par la rigueur du froid, etaient obligees de
+ronger les arbres pour se nourrir, en attendant qu'a leur tour elles
+nous servent de nourriture.
+
+Apres cela, Melet n'etait pas le seul qui s'exposa en s'introduisant
+dans le camp des Russes pour se procurer des vivres; beaucoup furent
+pris et perirent de cette maniere, soit par les paysans, en
+s'introduisant dans les villages a une lieue ou deux sur la droite ou
+sur la gauche de la route, ou par des partisans de l'armee russe, car
+toutes les nations soumises a cet empire se levaient en masse et
+venaient rejoindre le gros de l'armee. Enfin, la misere etait
+tellement grande qu'on voyait les soldats quitter leur regiment a la
+moindre trace d'un chemin, et cela dans l'espoir de trouver quelque
+mauvais village, si toutefois l'on peut appeler de ce nom la reunion
+de quelques mauvaises baraques baties avec des troncs d'arbres et dans
+lesquelles on ne trouvait rien, car je n'ai jamais pu savoir de quoi
+les paysans se nourrissaient, et ceux qui s'exposaient a faire de
+pareilles courses s'en revenaient quelquefois avec un morceau de pain
+noir comme du charbon, rempli de morceaux de paille longs comme le
+doigt, et de grains d'orge, et puis tellement dur qu'il etait
+impossible de mordre dedans, d'autant plus que l'on avait les levres
+crevassees et fendues par suite de la gelee. Pendant toute cette
+malheureuse campagne, je n'ai jamais vu que, dans ces courses, il y en
+ait eu un qui ait ramene avec lui soit une vache, ou un mouton; aussi
+je ne sais de quoi vivent ces sauvages, et il faut bien qu'ils aient
+peu de betail, pour que l'on ne puisse pas en trouver un peu; enfin
+c'est le pays du diable, car l'enfer est partout.
+
+
+
+
+VII
+
+La retraite continue.--Je prends femme.--Decouragement.--Je perds de
+vue mes camarades.--Scenes dramatiques.--Rencontre de Picart.
+
+
+Le 18 novembre, qui etait le lendemain de la bataille de Krasnoe, nous
+partimes de grand matin de notre bivac. Dans cette journee, notre
+marche fut encore bien fatigante et triste; il avait degele, nous
+avions les pieds mouilles et, jusqu'au soir, il fit un brouillard a ne
+pas s'y voir. Nos soldats marchaient encore en ordre, mais il etait
+facile a voir que les combats des jours precedents les avaient
+demoralises, et surtout l'abandon force de leurs camarades qui leur
+tendaient les bras, car ils pensaient aussi que le meme sort les
+attendait.
+
+Ce jour-la, j'etais tres fatigue; un soldat de la compagnie, nomme
+Labbe, qui m'etait tres attache, et qui, la veille, avait perdu son
+sac, voyant que je marchais avec beaucoup de peine, me demanda le mien
+a porter. Comme je le connaissais pour un brave garcon, je le lui
+confiai, et, certainement, c'etait lui confier ma vie, car il y avait
+dedans plus d'une livre de riz et du gruau que le hasard m'avait
+procure a Smolensk, et que je conservais pour les moments les plus
+critiques, que je prevoyais arriver bientot, lorsqu'il n'y aurait plus
+de chevaux a manger. Ce jour-la, l'Empereur marchait a pied, un baton
+a la main.
+
+Le soir, la gelee ayant repris, il fit un verglas a ne pas se tenir,
+les hommes tombaient a chaque instant, plusieurs furent grievement
+blesses. Je marchais derriere la compagnie, ayant toujours, autant que
+possible, les yeux sur mon porteur de sac, et meme je regrettais deja
+de le lui avoir confie; aussi je me proposais bien de le lui reprendre
+le soir meme, en arrivant au bivac. Enfin la nuit arriva, mais
+tellement obscure, qu'il etait impossible de se voir. A chaque instant
+j'appelais: "Labbe! Labbe!" Il me repondait: "Present! mon sergent."
+Mais une autre fois que je l'appelais encore, un soldat me repondit
+qu'il y avait un instant, il etait tombe, mais que, probablement, il
+suivait derriere le regiment. Je ne m'en inquietai pas beaucoup, car
+nous devions, dans peu, arreter et prendre position. En effet, l'on
+fit halte sur la route ou l'on nous annonca que nous allions passer la
+nuit, ainsi que dans les environs. Dans ce moment, presque toute
+l'armee se trouvait reunie; il manquait seulement le corps d'armee du
+marechal Ney, qui se trouvait en arriere, et que l'on croyait perdu.
+
+Dans cette triste nuit, chacun s'arrangea comme il put; nous nous
+trouvions plusieurs sous-officiers reunis et nous nous etions empares
+d'une grange, car nous etions, sans le savoir, pres d'un village.
+Beaucoup d'hommes du regiment y etaient entres avec nous, mais ceux
+qui arriverent un instant apres, voyant qu'il n'y avait pas, pour eux,
+de quoi s'abriter, firent ce que l'on faisait en pareille
+circonstance: ils monterent sur le toit, sans que nous pussions nous y
+opposer, et, en un instant, nous fumes aussi bien qu'en plein champ.
+Dans le moment, l'on vint nous dire que, plus loin sur la route, il y
+avait une eglise--c'etait un temple grec--que l'on avait designee pour
+notre regiment, mais qu'elle se trouvait occupee par des soldats de
+differents regiments, marchant a volonte, et qu'ils ne voulaient pas
+qu'on y entrat.
+
+Lorsque nous fumes bien informes ou ce temple etait situe, nous nous
+reunimes a une douzaine de sous-officiers et caporaux, et nous
+partimes pour y aller. Nous eumes bientot trouve l'endroit, puisque
+c'etait sur la route; lorsque nous nous presentames pour y entrer,
+nous trouvames de l'opposition de la part de ceux qui s'en etaient
+empares. C'etait une reunion d'Allemands, d'Italiens, et aussi
+quelques Francais, qui commencerent par vouloir nous intimider en
+mettant la baionnette au bout du fusil, et a nous signifier de ne pas
+entrer; nous leur repondimes sur le meme ton, en faisant de meme, et
+nous forcames l'entree. Alors ils se retirerent un peu, et un Italien
+leur cria: "Faites comme moi, chargez vos armes!--Les notres le sont!"
+repondit un sergent-major de chez nous; et un combat sanglant allait
+s'engager entre nous, lorsqu'il nous arriva du renfort. C'etaient des
+hommes de notre regiment: alors, voyant qu'il n'y avait rien a gagner,
+et qu'a notre tour, nous n'etions pas disposes a les souffrir pres de
+nous, ils prirent le parti de sortir et de s'etablir non loin de la.
+
+Malheureusement pour eux, pendant la nuit, le froid augmenta
+considerablement, accompagne d'un grand vent et de beaucoup de neige.
+Aussi, le lendemain matin, lorsque nous partimes, nous trouvames, non
+loin de l'endroit ou nous avions couche, et sur le bord de la route,
+plusieurs de ces malheureux que nous avions fait sortir du temple, et
+qui, trop faibles pour aller plus loin, avaient expire devant le
+portail. D'autres avaient peri plus loin, dans la neige, en cherchant
+a gagner un endroit pour s'abriter. Nous passames pres de ces cadavres
+sans rien nous communiquer. Que de tristes reflexions devions-nous
+faire sur ce tableau dont nous etions en partie la cause! Mais nous en
+etions venus au point que les choses les plus tragiques nous
+devenaient indifferentes, car nous disions de sang-froid et sans
+emotion que, bientot, nous mangerions les cadavres des hommes morts,
+car dans peu de jours, il n'y aurait plus de chevaux pour se nourrir.
+
+Une heure apres nous etre mis en marche, nous arrivames a Doubrowna,
+petite ville habitee en partie par des Juifs, et ou toutes les maisons
+sont baties en bois, et ou l'Empereur avait couche avec les grenadiers
+et chasseurs de la Garde et une partie de l'artillerie. Nous les
+trouvames sous les armes; ils nous apprirent que, la nuit, une fausse
+alarme les avait forces d'etre constamment dans la position ou nous
+les trouvions, que c'etait ce qui pouvait leur arriver de plus
+malheureux, car ils avaient espere passer la nuit dans des maisons
+bien chauffees et habitees; mais le sort en avait decide autrement.
+
+Nous traversames cette ville de bois pour aller a Orcha. Apres une
+heure de marche, nous passames un ravin ou les bagages eurent encore
+beaucoup de peine a traverser, et ou beaucoup de chevaux perirent.
+Enfin, dans l'apres-midi, nous arrivames dans cette ville que nous
+trouvames fortifiee, et avec une garnison composee d'hommes de
+differents regiments: c'etaient des hommes qui etaient restes en
+arriere et qui etaient venus avec des detachements, pour rejoindre la
+Grande Armee, et qu'on avait retenus. Il s'y trouvait aussi des
+gendarmes et quelques Polonais. Ces hommes, en nous voyant aussi
+miserables, furent saisis, surtout lorsqu'ils virent la grande
+quantite de traineurs marchant en desordre. L'on fit rester une partie
+de la Garde dans la ville, afin d'y maintenir l'ordre, et comme il s'y
+trouvait un magasin de farine et un peu d'eau-de-vie, l'on en fit une
+distribution. Nous trouvames, dans cette ville, un equipage de pont et
+beaucoup d'artillerie avec les attelages, et, par une fatalite
+extraordinaire, nous brulames les bateaux qui composaient les ponts,
+afin de faire servir les chevaux a trainer les canons. Mais nous ne
+savions pas encore ce qui nous attendait a la Berezina, ou les ponts
+pouvaient tant nous servir.
+
+Nous n'etions plus que 7 a 8 000 hommes de la Garde, reste de 35 000.
+Encore, parmi ceux qui restaient, quoique marchant toujours en ordre,
+une portion se trainait peniblement. Comme je l'ai dit, l'Empereur et
+une partie de la Garde etait dans la ville et le reste bivaquait dans
+les environs. Pendant la nuit, le marechal Ney, que l'on croyait
+perdu, arriva avec le reste de son corps d'armee; il lui restait
+encore environ 2 a 3 000 combattants, reste de 70 000. Nous apprimes,
+au meme instant, que la joie de l'Empereur fut a son comble, lorsqu'il
+sut que le marechal etait sauve.
+
+Le 20, nous fimes sejour, pendant lequel je cherchai mon porteur de
+sac, mais inutilement. Le lendemain 21, nous partimes sans avoir pu le
+joindre; cependant l'on m'avait assure l'avoir vu, mais je commencais
+a desesperer.
+
+Lorsque nous fumes a quelque distance d'Orcha, nous entendimes des
+coups de fusil; nous arretames un instant et nous vimes arriver
+quelques trainards que des Cosaques avaient surpris. Ces hommes
+vinrent se mettre dans nos rangs, et nous continuames a marcher. Parmi
+ces trainards je cherchai encore mon homme et mon sac, mais ce fut
+comme la premiere fois; je n'apercus rien. Nous fumes coucher dans un
+village ou il ne restait plus qu'une grange qui servait de maison de
+poste, et deux ou trois maisons. Ce village s'appelle Kokanow.
+
+Le 22, apres avoir passe une nuit bien triste, nous nous remimes en
+route de grand matin; nous marchions avec beaucoup de peine a travers
+un chemin que le degel avait rendu fangeux. Avant midi, nous avions
+atteint Toloczin. C'etait l'endroit ou l'Empereur avait couche;
+lorsque nous fumes de l'autre cote, l'on nous fit faire une halte;
+tous les debris de l'armee se trouvaient reunis; nous nous mimes sur
+la droite de la route, en colonne serree par division. Un instant
+apres, M. Serraris, officier de notre compagnie, vint me dire qu'il
+venait de voir Labbe, celui qui avait mon sac, occupe pres d'un feu a
+frire de la galette, et qu'il lui avait ordonne de joindre la
+compagnie. Il lui avait repondu qu'il allait venir de suite, mais une
+nuee de Cosaques etant arrivee, avait tombe sur les trainards, et,
+comme il etait du nombre, il avait probablement ete pris. Adieu mon
+sac et tout ce qu'il contenait! Moi qui avais tant a coeur de
+rapporter en France mon petit trophee! Comme j'aurais ete fier de
+dire: "J'ai rapporte cela de Moscou!"
+
+Non content de ce que M. Serraris venait de me dire, je voulus voir
+par moi-meme, et je retournai en arriere jusqu'au bout du village, que
+je trouvai rempli de soldats de tous les regiments, marchant isoles,
+n'obeissant plus a personne. Lorsque je fus a l'extremite du village,
+j'en rencontrai encore beaucoup, mais en position de recevoir les
+Cosaques, si toutefois ils revenaient encore; on les apercevait de
+loin qui s'eloignaient, emmenant avec eux les prisonniers qu'ils
+venaient de faire, ainsi que mon pauvre sac, car mes recherches furent
+inutiles.
+
+J'etais dans le milieu du village, et je revenais en regardant de
+droite et de gauche, lorsque je vis une femme, couverte d'une capote
+de soldat, qui me regardait attentivement, et, l'ayant examinee a mon
+tour, il me sembla l'avoir quelquefois vue. Comme j'etais
+reconnaissable a ma peau d'ours, elle me parla la premiere en me
+disant qu'elle m'avait vu a Smolensk. Je la reconnus de suite pour la
+femme de la cave. Elle me conta que les brigands avec qui elle avait
+ete obligee de rester pendant dix jours, avaient ete pris a Krasnoe,
+avant notre arrivee; qu'etant dans une maison ou ils venaient de lui
+donner des coups parce qu'elle n'avait pas voulu blanchir leurs
+chemises, elle etait sortie afin de chercher de l'eau pour laver; elle
+avait apercu les Russes qui venaient de son cote, et, sans les
+prevenir, elle s'etait sauvee; que, pour eux, ils s'etaient battus en
+desesperes, pensant sauver l'argent qu'ils avaient, car, me dit-elle,
+ils en avaient beaucoup, surtout de l'or et des bijoux, mais qu'ils
+avaient fini par etre en partie tues ou blesses et devalises; que,
+tant qu'a elle, elle n'avait ete sauvee que lorsque la Garde imperiale
+etait arrivee.
+
+Elle me dit aussi qu'a Smolensk, et pendant une partie de la nuit
+apres que je les eus quittes, ils firent une sortie et revinrent avec
+des portemanteaux, mais que, dans la crainte d'etre vendus par moi,
+ils avaient change de retraite: il aurait ete impossible de les y
+trouver; c'etait le Badois qui la leur avait enseignee. Ils y
+resterent encore deux jours, mais, ne sachant que faire de tout ce
+qu'ils avaient vole, le tambour et le Badois avaient trouve un juif a
+qui ils avaient vendu les choses qu'il leur etait impossible
+d'emporter, et ensuite ils etaient partis un jour avant nous, et,
+depuis Smolensk jusqu'a Krasnoe, ils avaient manque etre pris trois
+fois, mais, la derniere fois qu'ils avaient rencontre des Cosaques,
+ils en avaient surpris cinq et, apres les avoir fait deshabiller, les
+avaient fusilles, et cela pour avoir leurs habillements; car leur
+projet etait de s'habiller en Cosaques pour mieux piller leurs
+camarades qui restaient en arriere, et aussi pour ne pas etre reconnus
+par les Russes. Comme ils avaient deja six chevaux, ils devaient
+commencer leur role le jour ou ils avaient ete pris. Elle ajouta que
+sous leurs habillements de Cosaques, ils avaient leur uniforme de
+Francais, de maniere a etre l'un et l'autre, suivant les
+circonstances.
+
+Enfin elle m'en eut dit davantage, si j'avais eu le temps de
+l'ecouter. Je lui demandai avec qui elle etait; elle me repondit
+qu'elle n'etait avec personne; que, le lendemain que son mari avait
+ete tue, elle avait ete avec ceux avec qui je l'avais vue, et qu'elle
+marchait seule, mais que, si je voulais la prendre sous ma
+protection, elle aurait soin de moi, et que je lui rendrais un grand
+service. Je consentis de suite a ce qu'elle me demandait, sans penser
+a la figure que j'allais faire, lorsque j'arriverais au regiment avec
+ma femme.
+
+Tout en marchant, elle me demanda ou etait mon sac; je lui contai mon
+histoire, et comment je l'avais perdu; elle me repondit que je n'avais
+pas besoin de m'inquieter, qu'elle en avait un bien garni.
+Effectivement, elle avait un sac sur son dos et un panier au bras;
+elle ajouta que, si je voulais entrer dans une maison ou dans une
+ecurie, elle me ferait changer de linge. Je consentis de suite a cette
+proposition, mais, au moment ou nous cherchions un endroit convenable,
+l'on cria _Aux armes!_ et j'entendis battre le rappel. Je dis a ma
+femme de me suivre. Arrive a peu de distance du regiment, que je
+trouvai sous les armes, je lui recommandai de m'attendre sur la route.
+
+Arrive a la compagnie, le sergent-major me demanda si j'avais eu des
+nouvelles de Labbe et de mon sac. Je lui dis que non et qu'il n'y
+fallait plus penser, mais qu'a la place, j'avais trouve une femme:
+"Une femme! me repondit-il, et pourquoi faire? Ce n'est pas pour
+blanchir ton linge, tu n'en as plus!--Elle m'en donnera!--Ah! me
+dit-il, c'est different; et a manger?--Elle fera comme moi."
+
+Dans ce moment, l'on nous fit former le carre; les grenadiers et les
+chasseurs, ainsi que les debris des regiments de Jeune Garde, en
+firent autant. Au meme instant, l'Empereur passa avec le roi Murat et
+le prince Eugene. L'Empereur alla se placer au milieu des grenadiers
+et chasseurs, et la, il leur fit une allocution en rapport aux
+circonstances, en leur annoncant que les Russes nous attendaient au
+passage de la Berezina, et qu'ils avaient jure que pas un de nous ne
+la repasserait. Alors, tirant son epee et elevant la voix, il s'ecria:
+"Jurons aussi, a notre tour, plutot mourir les armes a la main en
+combattant, que ne pas revoir la France!" Et, aussitot, le serment de
+mourir fut jure. Au meme instant, l'on vit les bonnets a poil et les
+chapeaux au bout des fusils et des sabres, et le cri de: "Vive
+l'Empereur!" se fit entendre. De notre cote, c'etait le marechal
+Mortier qui nous faisait un discours semblable, et auquel l'on
+repondit avec le meme enthousiasme; il en etait de meme dans les
+autres regiments.
+
+Ce moment, vu les circonstances malheureuses ou nous nous trouvions,
+fut sublime et, pour un instant, nous fit oublier nos miseres: si les
+Russes se fussent trouves a notre portee, eussent-ils ete six fois
+plus nombreux que nous, l'affaire n'eut pas ete douteuse, nous les
+aurions aneantis. Nous restames dans cette position jusqu'au moment ou
+la droite de la colonne commenca son mouvement.
+
+Je n'avais pas oublie ma femme, et, en attendant que notre regiment se
+mit en marche, je fus sur la route pour la chercher, mais je ne la
+retrouvai plus. Elle avait ete entrainee par le torrent de plusieurs
+milliers d'hommes des corps d'armee du prince Eugene, des marechaux
+Ney et Davoust; et d'autres corps qu'il etait impossible de reunir et
+de faire marcher en ordre, car les trois quarts etaient ou malades ou
+blesses, et, generalement, demoralises et indifferents a tout ce qui
+se passait. Ceux de ces corps qui marchaient encore en ordre s'etaient
+formes en colonne sur la gauche de la route ou quelques-uns des
+traineurs allaient encore, en passant, se reunir autour de leurs
+aigles.
+
+C'est dans ce moment que je vis le marechal Lefebvre, aupres duquel je
+me trouvais sans le savoir. Il etait seul et a pied, un baton a la
+main, et dans le milieu du chemin, s'ecriant d'une voix forte, avec
+son accent allemand: "Allons, mes amis, reunissons-nous! Il vaut mieux
+des bataillons nombreux que des brigands et des laches!" Le marechal
+s'adressait a ceux qui, sans pretexte, ne marchaient jamais avec leurs
+corps, et qui etaient en arriere ou en avant, suivant les
+circonstances.
+
+Je fis encore quelques recherches apres ma femme, a cause du linge
+qu'elle m'avait promis et dont j'avais un extreme besoin de changer;
+mais, peine inutile, je ne la revis plus et je me trouvai veuf d'elle,
+comme de mon sac.
+
+J'avais, en marchant dans la cohue, depasse de beaucoup le regiment:
+je me reposai pres d'un feu de bivac de ceux qui venaient de partir.
+
+Jusqu'a Krasnoe, j'avais toujours ete d'un caractere assez gai, et
+au-dessus de toutes les miseres qui nous accablaient; il me semblait
+que, plus il y avait de danger et de peine, plus il devait y avoir de
+gloire et d'honneur. J'avais tout supporte avec une patience qui
+etonnait mes camarades. Mais, depuis les affaires sanglantes de
+Krasnoe, et surtout depuis que je venais d'apprendre que deux de mes
+amis, deux velites, independamment de Beloque et de Capon que j'avais
+vus etendus morts sur la neige, avaient ete l'un tue et l'autre
+mortellement blesse (_sic_). Pour compliquer mes peines, un traineau
+vint a passer et, ne pouvant, pour le moment, aller plus loin, les
+hommes qui en etaient charges s'arreterent pres de moi. Je leur
+demandai quel etait le blesse qu'ils conduisaient. Ils me dirent que
+c'etait un officier de leur regiment; c'etait le pauvre Legrand, qui
+me conta comment il avait ete blesse: Laporte, son camarade, de
+Cassel, pres de Lille, officier dans le meme regiment que Legrand,
+etait reste malade dans Krasnoe, mais, apprenant que le regiment dont
+il faisait partie se battait, et n'ecoutant que son courage, il alla
+le rejoindre; mais, a peine etait-il dans les rangs, qu'un coup de
+canon lui brisa les jambes. Legrand qui, en voyant arriver Laporte,
+s'etait avance pour lui parler, fut atteint du meme coup a la jambe
+droite.
+
+Laporte resta mort sur le champ de bataille, et lui fut transporte a
+la ville; on le mit dans une mauvaise voiture russe attelee d'un
+mauvais cheval, mais, le premier jour, la voiture se brisa et fort
+heureusement pour lui que, pres de la, se trouvait un traineau dont le
+cheval etait tombe et lui servit, sans cela il aurait fallu le laisser
+sur la route. Il etait accompagne par quatre hommes de son regiment;
+il voyageait de cette maniere depuis six jours. Je quittai le
+malheureux Legrand et, en lui pressant la main, je lui souhaitai un
+heureux voyage; il me repondit qu'il comptait beaucoup sur la garde de
+Dieu et sur l'amitie des braves soldats qui l'accompagnaient. Alors un
+des soldats prit le cheval par la bride, un autre le frappa, et les
+deux autres pousserent derriere. De cette maniere, et avec beaucoup de
+peine, le traineau se mit en mouvement; en le voyant partir, je
+pensais qu'il n'irait pas loin, avec un pareil equipage.
+
+Depuis ce moment, je n'etais plus le meme: j'etais triste, des
+pressentiments sinistres vinrent m'assaillir; ma tete devint brulante;
+je m'apercus que j'avais la fievre; je ne sais si la fatigue y avait
+contribue, car depuis que les debris des corps d'armee nous avaient
+rejoints, nous etions obliges de partir de grand matin, et nous
+marchions fort tard sans faire beaucoup de chemin. Les jours etaient
+tellement courts qu'il ne faisait clair qu'a huit heures, et nuit
+avant quatre. C'est pourquoi que tant de malheureux soldats
+s'egarerent ou se perdirent, car l'on arrivait toujours la nuit au
+bivac, ou tous les debris des corps se trouvaient confondus. L'on
+entendait des hommes qui, a chaque instant de la nuit, arrivaient,
+crier d'une voix faible: "Quatrieme corps!... Premier corps!...
+Troisieme corps!... Garde imperiale!..." et d'autres couches et sans
+force, pensant avoir des secours de ceux qui arrivaient, s'efforcaient
+de repondre: "Ici, camarades!" car ce n'etait plus son regiment que
+l'on cherchait, mais le corps d'armee auquel on avait appartenu et qui
+avait encore tout au plus la force de deux regiments ou, quinze jours
+avant, il y en avait trente.
+
+Personne ne pouvait plus se reconnaitre, ni indiquer le regiment
+auquel on appartenait. Il y en avait beaucoup qui, apres avoir marche
+une journee entiere, etaient obliges d'errer une partie de la nuit
+pour retrouver le corps auquel ils appartenaient. Rarement ils y
+parvenaient; alors, ne connaissant plus l'heure du depart, ils se
+livraient trop tard au sommeil et, en se reveillant, ils se trouvaient
+au milieu des Russes. Que de milliers d'hommes furent pris et perirent
+de cette maniere!
+
+J'etais toujours pres du feu, debout et tremblant, appuye sur mon
+fusil. Trois hommes etaient assis autour, ne disant rien, regardant
+machinalement passer ceux qui etaient sur la route, et ne paraissant
+pas disposes a partir, parce qu'ils n'en avaient plus la force. Je
+commencais a m'inquieter de ne pas voir passer le regiment, lorsque je
+me sentis tirer par ma peau d'ours. C'etait Grangier qui, m'ayant
+apercu, venait me dire de ne pas rester davantage, que le regiment
+passait. Mais j'avais tellement les yeux abattus, qu'en regardant je
+ne le voyais pas: "Et notre femme? me dit-il.--Qui t'a dit que j'avais
+une femme?--Le sergent-major; mais ou est-elle?--Je n'en sais rien,
+mais je sais qu'elle a, sur le dos, un sac dans lequel il y a du linge
+et dont j'ai grand besoin, et si, quelquefois, tu la rencontres, tu
+m'en avertiras. Elle est vetue d'une capote grise de soldat: un
+bonnet de peau de mouton lui tient lieu de coiffure; elle a des
+guetres noires aux jambes et un panier au bras."
+
+Grangier, pensant que j'etais malade, et comme il me l'a dit depuis,
+que j'etais dans le delire, me prit par le bras, me fit descendre sur
+la roule en me disant: "Marchons, nous aurons de la peine de rejoindre
+le regiment". Cependant nous y arrivames apres avoir depasse des
+milliers d'hommes de toute arme qui se trainaient avec beaucoup de
+peine et qui nous faisaient prevoir que la journee serait mortelle,
+pour peu que la marche fut longue.
+
+Elle le fut en effet: nous traversames un endroit dont je n'ai pu
+savoir le nom et ou l'on disait que l'Empereur devait coucher
+(quoiqu'il l'eut depasse depuis longtemps). Une quantite d'hommes de
+toute arme s'y arreterent, car il etait deja tard, et l'on disait que
+l'on avait encore deux lieues a faire pour arriver a l'endroit designe
+ou l'on devait bivaquer, qui etait une grande foret.
+
+La route, en cet endroit, est large et bordee, de chaque cote, de
+grands bouleaux[32]. Elle laissait aux hommes et aux equipages la
+facilite de marcher, mais, lorsque le soir arriva, l'on ne voyait,
+dans toute sa longueur, que des chevaux morts, et plus nous avancions,
+plus elle etait couverte de voitures et de chevaux expirants, meme des
+attelages entiers succombant aux fatigues, ainsi que des hommes qui,
+ne pouvant aller plus loin, s'arretaient, formaient leurs bivacs au
+pied des grands arbres, parce que, disaient-ils, ils avaient pres
+d'eux ce qu'ils ne trouveraient pas ailleurs: du bois pour faire du
+feu, les voitures brisees leur en fourniraient, et de la viande avec
+les chevaux dont la route etait encombree et qui commencaient a
+embarrasser la marche.
+
+[Note 32: Les bouleaux, ce sont des arbres qui, en Russie,
+viennent excessivement grands. _(Note de l'auteur)_]
+
+Il y avait deja longtemps que je marchais seul au milieu de la cohue
+et que je m'efforcais d'arriver a l'endroit ou nous devions passer la
+nuit, afin de me reposer de cette marche penible et qui le devenait
+encore davantage par le verglas qu'il faisait depuis qu'il
+recommencait a geler sur une neige fondue qui, a chaque instant, me
+faisait tomber; la nuit me surprit au milieu de toutes ces miseres.
+
+Le vent du nord avait redouble de furie; j'avais, depuis un moment,
+perdu de vue mes camarades; plusieurs soldats, isoles comme moi,
+etrangers au corps dont je faisais partie, se trainaient peniblement
+en faisant des efforts surnaturels afin de regagner la colonne dont
+ils etaient, comme moi, separes depuis quelque temps. Ceux a qui
+j'adressais la parole ne me repondaient pas; ils n'en avaient pas la
+force. D'autres tombaient, mourants, pour ne plus se relever. Bientot,
+je me trouvai seul, n'ayant plus pour compagnons de route que des
+cadavres qui me servaient de guides; les grands arbres qui la
+bordaient avaient disparu. Il pouvait etre sept heures; la neige qui,
+depuis quelque temps, tombait avec force, m'empechait de voir la
+direction de mon chemin; le vent, qui la soufflait avec violence,
+avait deja remblaye les traces que la colonne laissait apres elle.
+
+Jusqu'alors, j'avais toujours porte ma peau d'ours, le poil en dehors.
+Mais, prevoyant que j'allais passer une mauvaise nuit, je m'arretai un
+instant, et, afin d'avoir plus chaud, je la mis le poil en dedans;
+c'est elle a qui je dois le bonheur d'avoir pu, dans cette nuit
+desastreuse, resister a un froid de plus de vingt-deux degres, car,
+l'ayant arrangee sur l'epaule droite qui etait le cote de la direction
+du vent du nord, je pus alors marcher ainsi pendant une heure, temps
+auquel je suis persuade n'avoir pas fait plus d'un quart de lieue, car
+souvent enveloppe par des tourbillons de neige, oblige de tourner
+malgre moi, je me trouvais avoir retourne sur mes pas, et ce n'etait
+que par les corps morts d'hommes, de chevaux, les debris de voitures
+et autres, que j'avais passes un instant avant, que je m'apercevais
+que je n'etais plus dans la meme direction; alors il fallait
+m'orienter de nouveau.
+
+La lune, ou une lueur boreale comme on en voit souvent dans le nord,
+se montrait par moments; lorsqu'elle n'etait pas obscurcie par des
+nuages noirs qui marchaient d'une vitesse effrayante, elle me mettait
+a meme de distinguer les objets: j'apercus, mais bien loin encore, une
+masse noire que je supposai etre cette immense foret que nous devions
+traverser avant d'arriver a la Berezina, car nous etions alors en
+Lithuanie; suivant moi, cette foret pouvait encore se trouver a une
+lieue du point ou j'etais.
+
+Malheureusement le sommeil qui, dans cette circonstance, etait presque
+toujours l'avant-coureur de la mort, commenca a me gagner; mes jambes
+ne pouvaient plus me soutenir; mes forces etaient epuisees; deja
+j'etais tombe plusieurs fois en dormant, et, sans le froid de la neige
+qui me reveillait, je me serais laisse aller; c'en etait fait de moi
+si j'avais eu le malheur de succomber a l'envie de dormir.
+
+L'endroit ou je me trouvais etait couvert d'hommes et de chevaux morts
+qui me barraient la route et m'empechaient de me trainer, car je
+n'avais plus la force de lever les jambes. Lorsque je tombais, il me
+semblait que c'etait un de ces malheureux etendus sur la neige qui
+venait de m'arreter, car il arrivait souvent que des hommes couches et
+mourants au milieu du chemin cherchaient a attraper par les jambes
+ceux qui marchaient pres d'eux, afin d'implorer leur secours, et
+souvent il est arrive que ceux qui se baissaient pour secourir leurs
+camarades tombaient sur eux pour ne plus se relever.
+
+Je marchai environ dix minutes sans direction; j'allais comme un homme
+ivre; mes genoux flechissaient sous le poids de mon faible corps;
+enfin je voyais ma derniere heure, quand tout a coup, chopant contre
+le sabre d'un cavalier qui se trouvait a terre, je tombai de tout mon
+long, de maniere que mon menton alla porter sur la crosse de son
+fusil, et je restai etourdi a ne pouvoir me relever. Je sentais une
+grande douleur a l'epaule droite contre laquelle mon fusil avait
+frappe en tombant; mais, un peu revenu a moi et m'etant mis sur mes
+genoux, je ramassai mon fusil pour me mettre debout, mais,
+m'apercevant que le sang me sortait par la bouche, je jetai un cri de
+desespoir et je me relevai, tremblant de froid et de terreur.
+
+Le cri que j'avais jete fut entendu d'un malheureux qui gisait a
+quelques pas de moi, a droite, de l'autre cote de la route; une voix
+faible et plaintive frappa mon oreille et j'entendis tres
+distinctement que l'on implorait mon secours, a moi qui en avais tant
+besoin! par ces paroles: "Arretez-vous! Secourez-nous!" Ensuite l'on
+cessa de se plaindre. Pendant ce temps, je restais immobile pour
+ecouter et je cherchais des yeux afin de voir si je n'apercevrais pas
+l'individu qui se plaignait. Mais n'entendant plus rien, je commencais
+a croire que je m'etais trompe. Pour m'en assurer, je me mis a crier
+de toutes mes forces: "Ou etes-vous donc?" L'echo repeta deux fois:
+"Ou etes-vous donc?" Alors, je me dis a moi-meme: "Quel malheur! Si
+j'avais un compagnon d'infortune, il me semble que je marcherais toute
+la nuit, en nous encourageant l'un et l'autre!" A peine avais-je fait
+ces reflexions, que la meme voix se fit entendre, mais plus triste que
+la premiere fois: "Venez a nous!" disait-on.
+
+Au meme instant, la lune vint a paraitre et me fit voir, a dix pas de
+moi, deux hommes, dont un etendu de tout son long et l'autre assis.
+Aussitot, je me dirigeai de ce cote, et j'arrivai pres d'eux avec
+peine, a cause d'un fosse comble de neige qui separait la route.
+J'adressai la parole a celui qui etait assis; il se mit a rire comme
+un insense, en me disant: "Mon ami, sais-tu, ne l'oublie pas!" Et de
+nouveau il se mit a rire. Je vis que c'etait le rire de la mort. Le
+second, que je croyais sans mouvement, vivait encore, et, tournant un
+peu la tete, me dit ces dernieres paroles que je n'oublierai jamais:
+"Sauvez mon oncle, secourez-le; moi, je meurs!"
+
+Je reconnus, dans celui qui venait de me parler, la voix qui s'etait
+fait entendre lorsque l'on implorait mon secours; je lui adressai
+encore quelques paroles, et, quoiqu'il ne fut pas mort, il ne me
+repondit pas. Alors, me tournant du cote du premier, je parlai pour
+l'encourager a se lever et venir avec moi. Il me regarda sans me
+repondre; je remarquai qu'il etait enveloppe d'une grosse capote
+doublee en fourrure et dont il cherchait a se debarrasser. Je voulus
+l'aider a se relever, mais la chose fut impossible. En le prenant par
+le bras, je vis qu'il avait des epaulettes d'officier superieur. Il me
+parla encore un peu de revue, de parade, et finit par tomber sur le
+cote, la figure sur la neige. Enfin, je dus l'abandonner, car il
+m'etait impossible de rester plus longtemps sans m'exposer a partager
+le sort de ces deux infortunes. Je passai la main sur la figure du
+premier; elle etait froide comme la glace. Il avait cesse de vivre. A
+cote se trouvait une espece de carnassiere que je ramassai, esperant
+y trouver quelque chose. Mais je m'apercus qu'il n'y avait que des
+chiffons et des papiers. J'emportai le tout.
+
+Ayant regagne la route, je me remis a marcher, mais lentement,
+ecoutant souvent, car il me semblait toujours entendre quelqu'un se
+plaindre.
+
+L'espoir de rencontrer quelque bivac me fit, autant que je le pouvais,
+doubler le pas. J'arrivai dans un endroit de la route que je trouvai
+presque ferme de chevaux morts et de voitures brisees. Tout a coup, je
+me laisse aller malgre moi et je tombe assis sur le cou d'un cheval
+mort qui barrait le chemin. Autour etaient etendus sans mouvement des
+hommes de differents regiments. J'en remarquai meme plusieurs de la
+Jeune Garde, faciles a reconnaitre au shako; j'ai suppose, depuis,
+qu'une partie de ces hommes etaient morts en voulant depecer le cheval
+pour le manger, mais qu'ils n'en avaient pas eu la force et qu'ils
+avaient succombe de froid et de faim, comme cela arrivait tous les
+jours. Dans cette triste situation, me voyant seul au milieu d'un
+immense cimetiere et d'un silence epouvantable, les pensees les plus
+sinistres vinrent m'assaillir: je pensai a mes camarades dont je me
+trouvais separe comme par une fatalite, ensuite a mon pays, a mes
+parents, de maniere que je me mis a pleurer comme un enfant. Les
+larmes que je versai me soulagerent et me rendirent le courage que
+j'avais perdu.
+
+Je trouvai sous ma main, contre la tete du cheval sur lequel j'etais
+assis, une petite hache, comme nous en portions toujours dans chaque
+compagnie lorsque nous etions en campagne. Je voulus m'en servir pour
+en couper un morceau, mais je n'en pus venir a bout, car il etait
+tellement durci par la gelee que j'aurais plutot coupe du bois. Enfin,
+j'epuisai le reste de mes forces contre l'animal, et je tombai de
+lassitude, mais je m'etais rechauffe un peu.
+
+En ramassant la hache qui m'etait echappee des mains je m'apercus que
+j'avais casse plusieurs morceaux de glace; qui n'etaient autre chose
+que du sang du cheval que, probablement, l'on avait saigne pour tuer.
+J'en ramassai le plus possible, que je mis precieusement dans ma
+carnassiere; ensuite j'en mangeai quelques morceaux qui me rendirent
+un peu de force, et je me remis a continuer mon chemin, a la garde de
+Dieu, ayant toujours soin de passer a droite et a gauche afin d'eviter
+la rencontre des cadavres, dont la route etait jonchee, m'arretant et
+tatonnant dans l'obscurite toutes les fois qu'un gros nuage passait
+sur la lune, et allant le plus vite possible dans la direction du
+bois, lorsqu'elle reparaissait.
+
+Apres avoir marche quelque temps, j'apercus a peu de distance, et
+devant moi, quelque chose que je pris d'abord pour un caisson; mais
+etant plus pres, je reconnus que c'etait la voiture d'une cantiniere
+d'un regiment de la Jeune Garde que j'avais rencontree plusieurs fois
+depuis Krasnoe, conduisant deux blesses des fusiliers-chasseurs de la
+Garde. Les chevaux qui la conduisaient etaient morts et en partie
+manges ou coupes par morceaux; autour de la voiture etaient sept
+cadavres presque nus et a moitie couverts de neige; un seulement avait
+encore sur lui une capote en peau de mouton. Je m'en approchai pour
+l'examiner, mais je crois plutot que c'etait pour lui oter cette
+capote. A peine m'etais-je baisse pour regarder, que je reconnus une
+femme. Elle donnait peut-etre encore quelque signe de vie lorsqu'on
+avait ete force de l'abandonner, et c'etait a cela que cette
+malheureuse devait d'avoir conserve ses vetements.
+
+Dans la situation ou je me trouvais, le sentiment de ma conservation
+etait toujours ma premiere pensee; c'est pourquoi, par un mouvement
+irreflechi, je voulais essayer mes forces en cherchant a couper un
+morceau de cheval, sans penser qu'un instant avant, j'etais tombe de
+lassitude en voulant faire la meme chose. Je pris donc ma hache a deux
+mains et j'attaquai le cheval qui etait dans les brancards de la
+voiture, mais ce fut, comme la premiere fois, peine inutile. Alors
+l'idee me vint de passer mon bras dans le corps du cheval et de voir
+si, avec la main, je ne pourrais pas en retirer le coeur, le foie ou
+quelque autre chose; mais je faillis l'avoir gelee; j'en fus quitte
+pour un doigt de la main droite qui n'etait pas encore gueri en
+arrivant a Paris, au mois de mars 1813.
+
+Enfin, ne pouvant arracher un lambeau de chair que j'aurais manger
+crue, je me decidai a passer la nuit dans la voiture qui etait
+couverte, et dans laquelle je n'avais pas encore regarde, etant
+certain qu'il n'y avait rien a manger: je m'avancai pres de la femme
+morte afin d'essayer de lui oter la capote de peau de mouton pour m'en
+couvrir, mais il fut impossible de lui faire faire un mouvement.
+Cependant je n'avais pas perdu tout espoir. Elle avait le corps sangle
+avec une courroie de sac ou une bretelle de fusil, et, pour la lui
+oter, il fallait que je lui fasse faire un demi-tour, parce que la
+boucle qui la serrait etait de l'autre cote. Pour cela, je pris mon
+fusil a deux mains, et m'en servant comme d'un levier, sous le corps.
+Mais a peine avais-je commence, qu'un cri dechirant sortit de la
+voiture. Je me retourne; un second cri se fait entendre: "Marie!
+criait-on, Marie, a boire, je me meurs!" Je restai interdit. Une
+minute apres, la meme voix repeta: "Ah! mon Dieu!" Aussitot il me
+vient dans l'idee que ce sont de malheureux blesses que l'on a
+abandonnes sans qu'ils le sachent. Ce n'etait que trop vrai.
+
+Ayant monte sur la carcasse du cheval qui etait dans les brancards, je
+m'appuyai sur le bord de la voiture, et, ayant demande ce que l'on
+voulait, l'on me repondit avec bien de la peine: "A boire!"
+
+Tout a coup, pensant a la glace de sang que j'avais dans ma
+carnassiere, je voulus descendre pour en prendre, mais la lune, qui
+m'eclairait depuis assez de temps, disparait tout a coup sous un gros
+nuage noir, et, pensant poser le pied sur quelque chose de solide, je
+le mets a cote et je tombe sur trois cadavres qui se trouvaient l'un
+contre l'autre. J'avais les jambes plus hautes que la tete, les
+caisses placees sur le ventre d'un mort et la figure sur une de ses
+mains. J'etais habitue a coucher, depuis un mois, au milieu de
+compagnie semblable, mais je ne sais si c'est parce que j'etais seul,
+quelque chose de plus terrible que la peur s'empara de moi. Il me
+semblait que j'avais le cauchemar; je restai quelque temps sans
+parole; j'etais comme un insense, et je me mis a crier comme si l'on
+me tenait sans vouloir me lacher. Malgre les efforts que je faisais
+pour me relever, je ne pouvais en venir a bout. Enfin je veux m'aider
+de mes bras, mais je pose, sans le vouloir, ma main droite sur une
+figure, et mon pouce entre dans la bouche.
+
+Dans ce moment, la lune reparait et je vois tout ce qui m'entoure. Un
+frisson me parcourt, je quitte mon point d'appui et je retombe
+encore. Mais alors tout change. Je suis honteux de ma faiblesse et, au
+lieu de la peur, une espece de frenesie s'empare de moi. Je me releve
+en jurant et en mettant mes mains, mes pieds sur les figures, les
+bras, les jambes, n'importe ou. Je regarde le ciel en jurant, et
+semble le defier. Je prends mon fusil, je frappe contre la voiture, je
+ne sais meme pas si je n'ai pas frappe sur les pauvres diables qui
+etaient a mes pieds.
+
+Devenu plus calme et decide a passer la nuit dans la voiture, pres des
+blesses, pour me mettre a l'abri du mauvais temps, je pris un morceau
+de sang a la glace dans ma carnassiere et je montai dedans, cherchant,
+en tatonnant, celui qui m'avait demande a boire et qui ne cessait de
+crier, mais faiblement. En m'approchant, je m'apercus qu'il etait
+ampute de la cuisse gauche.
+
+Je lui demandai de quel regiment il etait, il ne me repondit pas.
+Alors, cherchant sa tete, je lui introduisis avec peine mon morceau de
+sang glace dans la bouche. Celui qui etait a cote etait froid et dur
+comme un marbre. J'essayai de le mettre en bas de la voiture pour
+prendre sa place, attendre le jour et partir ensuite avec ceux que je
+supposais etre encore en arriere, mais je n'en pus venir a bout. Je
+n'avais pas la force de le bouger et, le bord de la voiture etant trop
+haut, je ne pouvais le pousser a terre. Voyant que le premier n'avait
+plus qu'un instant a vivre, je le couvris avec deux capotes que le
+mort avait sur lui, et, restant encore un instant assis sur les jambes
+de ce dernier, je cherchai dans la voiture s'il n'y avait rien qui put
+m'etre utile. N'ayant rien trouve, j'adressai encore la parole au
+premier, mais inutilement. Je lui passai la main sur la figure: elle
+etait froide, et, a la bouche, il avait encore le morceau de glace que
+je lui avais introduit. Il avait cesse de vivre et de souffrir.
+
+Ne pouvant, sans m'exposer a perir, rester plus longtemps, je me
+disposai a partir, mais, avant, je voulus encore regarder la femme qui
+etait a terre, pensant que c'etait Marie, la cantiniere, que je
+connaissais particulierement comme etant du meme pays que moi, et,
+profitant de la clarte que la lune donnait dans ce moment, je
+l'examinai et, a la taille et a la figure, je fus certain que c'etait
+une autre personne.
+
+Le fusil sous le bras droit, comme un chasseur, deux carnassieres, une
+en maroquin rouge et l'autre en toile grise que j'avais trouvee un
+instant avant, ma hache au cote, un morceau de sang glace dans la
+bouche et les deux mains dans mon pantalon, je me remis en route. Il
+pouvait etre neuf heures, la neige avait cesse de tomber, le vent
+soufflait avec moins de force et le froid avait perdu un peu de son
+intensite. Je me mis a marcher toujours dans la direction du bois.
+
+Au bout d'une demi-heure, la lune disparut comme par enchantement.
+C'est ce qui pouvait m'arriver de plus facheux. Je restai quelques
+minutes a me reconnaitre, appuye sur mon fusil et battant des pieds
+pour ne pas me laisser prendre par le froid, en attendant que la
+clarte revint. Mais je fus trompe dans mon attente, car elle ne
+reparut plus.
+
+Cependant mes yeux commencerent a s'habituer a l'obscurite de maniere
+a y voir assez pour me conduire. Tout a coup, je crus m'apercevoir que
+je ne marchais plus dans la meme route; naturellement porte a eviter
+le vent du nord, je lui avais tout a fait tourne le dos. J'en eus la
+certitude en ne rencontrant plus, sur mes pas, aucune trace de debris
+de l'armee.
+
+Je ne saurais dire le temps que je marchai dans cette nouvelle
+direction, peut-etre une demi-heure, lorsque je m'apercus, mais trop
+tard, que j'etais sur le bord d'un precipice, ou je roulai a plus de
+quarante pieds de profondeur. Il est vrai de dire que je parcourus
+cette distance a plusieurs reprises; que trois fois je fus arrete par
+des broussailles. Alors, pensant que c'en etait fait de moi, je fermai
+les yeux et je me laissai aller a la volonte de Dieu. Il fallut aller
+jusqu'au fond, ou j'arrivai sur quelque chose de bombe qui rendit un
+son sourd.
+
+Je restai quelque temps etourdi, mais comme rien ne m'etonnait plus,
+apres tout ce qui m'etait arrive, je fus bientot revenu de ma
+surprise. M'apercevant que mon fusil m'avait echappe des mains, je me
+mis en tete de le chercher. Mais bien me prit d'y renoncer et
+d'attendre jusqu'au jour.
+
+Je tirai mon sabre du fourreau et, comme je ne pouvais rien voir,
+j'allai, tout en sondant, devant moi. C'est alors que je m'apercus
+que l'objet sur lequel j'etais tombe et qui avait rendu un son sourd
+etait un caisson dont je cherchai a faire le tour ainsi que de deux
+carcasses de chevaux que je rencontrai sur le devant.
+
+Voulant trouver un endroit convenable afin de passer le reste de la
+nuit, je m'arretai pour ecouter et voir; au bout d'un instant, je
+sentis de la chaleur aux pieds. Ayant baisse la tete, je m'apercus que
+j'etais arrete sur l'emplacement d'un feu qui n'etait pas tout a fait
+eteint.
+
+Aussitot, je me couche a terre et, mettant les mains dans les cendres
+pour les rechauffer, je parvins a retrouver quelques charbons que je
+reunis avec beaucoup de peine et de precaution. Ensuite je me mis a
+souffler et j'en fis jaillir quelques etincelles que je recus
+precieusement sur la figure et dans les mains. Mais du bois pour
+ravitailler mon feu, ou en trouver? Je n'osais l'abandonner, car ce
+feu devait me sauver la vie, et, pendant que je me serais eloigne pour
+en chercher, il pouvait s'eteindre.
+
+Crainte d'accident, je dechire un morceau de ma chemise qui tombait en
+lambeaux, j'en fais une meche et je l'allume. Ensuite, tout en
+tatonnant avec les mains autour de moi, je ramasse des petits morceaux
+de bois qui, fort heureusement, se trouvent a ma portee, et, avec de
+la patience, je parviens, non sans beaucoup de difficulte, a le
+rallumer. Bientot la flamme petille, et ramassant tout le bois que je
+trouve, au bout d'un instant j'ai un grand feu de maniere a me faire
+distinguer tous les objets qui se trouvent a cinq ou six pas de moi.
+
+Je vis d'abord, sur le dessus du caisson, ecrit en grandes lettres:
+GARDE IMPERIALE, ETAT-MAJOR. L'inscription etait surmontee de l'aigle.
+Ensuite, autour et aussi loin que je pouvais voir, le terrain etait
+couvert de casques, de shakos, de sabres, de cuirasses, de coffres
+enfonces, de portemanteaux vides, d'habillements epars et dechires, de
+selles, de schabraques de luxe et d'une infinite d'autres choses.
+Mais, a peine avais-je jete un coup d'oeil sur tout ce qui
+m'environnait, l'idee me vint que l'endroit ou je me trouvais pourrait
+bien etre a portee du bivac d'un parti de Cosaques et, aussitot, voila
+que la peur me prend et que je n'ose plus entretenir mon feu. Il n'y a
+pas de doute, dis-je en moi-meme, que cet endroit est occupe par des
+Russes, car si c'etaient des Francais, l'on y verrait des grands feux;
+nos soldats, a defaut de nourriture, se chauffaient tres bien
+lorsqu'ils le pouvaient, et la, justement, le bois ne manque pas! Je
+ne concevais pas qu'un endroit comme celui ou je me trouvais, a l'abri
+du vent, n'eut pas ete choisi pour y passer la nuit. Enfin je ne
+savais si je devais rester ou partir.
+
+Pendant que je faisais ces reflexions, mon feu avait considerablement
+diminue, et je n'osais y remettre du bois. Mais l'envie de me
+rechauffer et de me reposer quelques heures l'emporta sur la crainte.
+J'en ramassai autant qu'il me fut possible, j'en fis un bon tas que je
+mis pres de moi, de maniere a le pouvoir prendre sans me bouger, et me
+chauffer ainsi jusqu'au jour. Je ramassai aussi plusieurs schabraques
+pour mettre sous moi, et, enveloppe dans ma peau d'ours, le dos tourne
+au caisson, je me disposai a passer ainsi le reste de la nuit.
+
+En mettant du bois sur mon feu, je m'apercus qu'il se trouvait, parmi
+les morceaux, une cote de cheval, et, quoiqu'on l'eut deja rongee, il
+y restait encore assez de viande pour apaiser la faim qui commencait a
+me devorer, et, quoique couverte de neige et de cendres, c'etait, pour
+le moment, beaucoup plus que je n'aurais ose esperer. Depuis la
+veille, je n'avais mange que la moitie d'un corbeau que j'avais trouve
+mort, et, le matin avant mon depart, quelques cuillerees de soupe de
+gruau melangee de morceaux de paille d'avoine et de grains de seigle,
+et salee avec de la poudre.
+
+A peine ma cotelette etait-elle chaude, que je commencai a mordre,
+malgre les cendres qui servaient d'assaisonnement. Je fis, de cette
+maniere, mon triste repas, en regardant de temps a autre, a droite et
+a gauche, si je ne voyais rien autour de moi qui put m'inquieter.
+
+Depuis que j'etais dans ce fond, ma position s'etait un peu amelioree.
+Je ne marchais plus, j'etais a l'abri du vent et du froid, j'avais du
+feu et a manger. Mais j'etais tellement fatigue que je m'endormis en
+mangeant, mais d'un sommeil agite par la crainte, et interrompu par
+les douleurs que j'avais dans les cuisses: il semblait que l'on
+m'avait roue de coups. Je ne sais combien de temps je me reposai,
+mais lorsque je m'eveillai, il n'y avait pas encore d'apparence que
+le jour dut venir de sitot, car, en Russie, les nuits sont longues.
+C'est le contraire en ete; il n'y en a presque pas.
+
+Lorsque je m'etais endormi, je m'etais mis les pieds dans les cendres.
+Aussi, en me reveillant, je les avais chauds. Je savais par experience
+que le bon feu delasse et apaise les douleurs; c'est pourquoi je me
+disposai a en faire un en mettant le feu au caisson, en y ajoutant
+tout ce qui pourrait etre susceptible de bruler. Aussitot, ramassant
+et reunissant tout le bois que je pus trouver, ainsi que les coffres
+brises, et en ayant mis une partie contre, je n'avais qu'a pousser mon
+feu et a l'incendier.
+
+Cependant, je voulus encore attendre quelque temps, car je pensais que
+si mon feu, jusqu'a present, ne m'avait attire aucun desagrement,
+c'est-a-dire quelques patrouilles de Cosaques, c'est parce qu'il etait
+petit et dans un fond, mais que le contraire pourrait fort bien
+arriver lorsque le caisson serait tout en feu.
+
+La flamme commencait a eclairer et a me mettre a meme de voir tout ce
+qui etait autour de moi. Je vis venir, sur ma gauche, quelque chose
+que je pris d'abord pour un animal, et comme il y a beaucoup d'ours en
+Russie, et surtout dans cette contree, je pensais et j'etais presque
+certain, a la tournure de l'individu, que c'en etait un, car il
+marchait a quatre pattes. Il pouvait etre a dix ou douze pas, et je ne
+pouvais encore bien le distinguer. Lorsqu'il ne fut plus qu'a cinq ou
+six pas, je reconnus que c'etait un homme, et de suite je pensai que
+ce pouvait etre un blesse qui, attire par le feu, venait en prendre sa
+part. Crainte de surprise, je me mis sur mes gardes, et, prenant mon
+sabre qui etait pres de moi et hors du fourreau, j'avancai deux pas a
+la rencontre et sur la droite de l'individu, en lui criant: "Qui
+es-tu?"
+
+En meme temps, je lui mettais la pointe de mon sabre sur le dos, car
+j'avais reconnu que c'etait un Russe, un vrai Cosaque a longue barbe.
+
+Aussitot, il leva la tete et se mit en position d'esclave, en voulant
+me baiser les pieds et en me disant: "Dobray Frantsouz!"[33] et
+d'autres mots que je comprenais un peu et que l'on dit lorsqu'on a
+peur. S'il avait pu deviner, il aurait vu que j'avais, pour le moins,
+aussi peur que lui. Il se mit sur les genoux pour me montrer qu'il
+avait un coup de sabre sur la figure. Je remarquai que, dans cette
+position, sa tete allait jusqu'a mon epaule, de sorte qu'il devait
+avoir plus de six pieds. Je lui fis signe de s'approcher du feu. Alors
+il me fit comprendre qu'il avait une autre blessure. C'etait une balle
+qui lui etait entree dans le bas-ventre; tant qu'a son coup de sabre,
+il etait effrayant. Il lui prenait sur le haut de la tete, descendant
+le long de la figure jusqu'au menton, et allait se perdre dans la
+barbe, preuve certaine que celui qui le lui avait applique n'allait
+pas de main morte. Il se coucha sur le dos pour me montrer son coup de
+feu; la balle avait traverse. Dans cette position, je m'assurai qu'il
+n'avait pas d'armes. Ensuite il se mit sur le cote sans plus rien
+dire. Je me mis en face pour l'observer. Je ne voulais plus
+m'endormir, car je voulais, avant le jour, executer mon projet de
+mettre le feu au caisson et de partir ensuite. Mais voila que, tout a
+coup, une autre terreur me prend en pensant qu'il pouvait bien
+contenir de la poudre!
+
+[Note 33: Bon Francais! (_Note de l'auteur_.)]
+
+A peine ai-je fait cette reflexion, que, tout fatigue que je suis, je
+me leve et, ne faisant qu'un saut au-dessus du feu et du pauvre diable
+qui etait devant moi, je me mis a courir a plus de vingt pas sur la
+gauche, mais, _chopant_ a une cuirasse qui se trouvait sur mon
+passage, j'allai mesurer la terre de tout mon long. J'eus encore le
+bonheur, dans cette chute, de ne pas me blesser, car j'aurais pu
+rencontrer, en tombant, quelques debris d'armes, et il y en avait
+beaucoup d'eparses dans cet endroit; j'ai pu m'en assurer lorsqu'il
+commenca a faire jour. M'etant releve, je me mis a marcher en
+reculant, et toujours les yeux fixes sur l'endroit que je venais
+d'abandonner, comme si vraiment j'avais ete certain qu'il existat de
+la poudre dans le caisson et qu'il allat faire explosion. Peu a peu
+revenu de ma peur, je regagnai l'endroit que j'avais quitte sottement,
+car je n'etais pas plus en surete a vingt pas que contre le feu. Je
+pris les morceaux de bois enflammes, je les portai avec precaution a
+l'endroit ou j'etais tombe; ensuite je pris la cuirasse a laquelle
+j'avais _chope_, afin de m'en servir a ramasser de la neige et a
+eteindre le feu. Mais a peine avais-je commence cette besogne, qu'un
+bruit de fanfare se fit entendre, et, ayant attentivement ecoute, je
+reconnus facilement les clairons de la cavalerie russe, qui
+m'annoncaient que je n'etais pas loin d'eux. A ce son national,
+j'avais vu le Cosaque lever la tete. Je cherchai, en l'examinant
+attentivement, a lire sur sa physionomie quelle etait sa pensee, car
+le feu eclairait encore assez pour distinguer ses traits. Il semblait
+vouloir aussi lire sur ma figure l'impression que ce bruit inattendu
+avait produit sur moi. C'est ainsi que j'ai pu voir comme cet homme
+etait hideux: une carrure d'Hercule, des yeux louches se renfoncaient
+sous un front bas et saillant; sa chevelure et sa barbe, rousses et
+drues comme un crin, donnaient a ses traits un caractere sauvage. Dans
+ce moment, je crus voir qu'il souffrait horriblement de sa blessure,
+car il faisait des mouvements comme quelqu'un qui a une forte colique
+et, par moments, il grincait des dents, qui ressemblaient a des crocs.
+
+J'avais interrompu mon ouvrage, et, ne sachant plus que faire,
+j'ecoutais stupidement cette musique sauvage, quand, tout a coup, un
+autre bruit se fait entendre derriere moi. Je me retourne; jugez de ma
+frayeur: c'est le caisson qui s'ouvre comme un tombeau, et je vois se
+lever, du fond, un corps d'une grandeur extraordinaire, blanc comme
+neige, depuis les pieds jusqu'a la tete, ressemblant au fantome du
+Commandeur dans le _Festin de Pierre_, tenant le dessus du caisson
+d'une main et un sabre nu de l'autre. A l'apparition d'un pareil
+individu, je fais quelques pas en arriere et je tire mon sabre. Je le
+regarde sans rien dire, en attendant qu'il parle le premier; mais je
+vois que mon fantome est embarrasse, en cherchant a se defaire d'un
+grand collet rabattu par-dessus sa tete. Ce collet tenait a un manteau
+blanc qui l'empechait de distinguer ce qui l'environnait, et, comme il
+faisait cette manoeuvre de la main dont il tenait son sabre, il ne
+pouvait parvenir a se debarrasser la tete sans s'exposer a faire
+retomber sur lui le dessus du caisson qu'il tenait de la main gauche.
+
+Enfin, rompant le silence je lui demandai d'une voix mal assuree:
+
+"Etes-vous Francais?
+
+--Eh, oui, certainement, je suis Francais, la belle sacree demande!
+Vous etes la, me dit-il, comme une chandelle benite! Vous me voyez
+embarrasse et vous ne m'aidez pas a sortir de mon cercueil! Je vois,
+mon camarade, que vous avez eu peur!
+
+--Oui, c'est vrai, mais parce que vous auriez pu etre un vivant
+semblable a celui qui se trouve dans ce moment couche pres du feu!"
+
+Pendant ce colloque, je l'avais aide a sortir. A peine fut-il a terre,
+qu'il se debarrassa de son grand manteau. Jugez de ma surprise et de
+ma joie en reconnaissant, dans ce fantome, un des plus vieux grognards
+des grenadiers de la Vieille Garde, un de mes anciens camarades qui se
+nommait Picart, Picart de nom et Picard de nation, que je n'avais pas
+vu depuis notre derniere revue de l'Empereur au Kremlin, mon vieux
+camarade avec qui j'avais fait mes premieres armes, car, en entrant
+aux Velites, j'etais de la compagnie dont il faisait partie et de la
+meme escouade. J'avais ete, avec lui, aux batailles d'Iena, de
+Pultusk, d'Eylau, d'Eilsberg et Friedland. Je le quittai ensuite apres
+la paix de Tilsitt, pour le retrouver plus tard, en 1808, sur les
+frontieres d'Espagne, au camp de Mora, ou il fut, pendant cinq mois,
+sous mes ordres, car j'etais caporal, et le hasard l'avait fait tomber
+dans mon escouade[34], et, depuis, nous avions fait les autres
+campagnes ensemble, quoique n'etant plus du meme regiment.
+
+[Note 34: Au camp de Mora, ou nous etions avec l'Empereur, et une
+fraction de chaque corps de la Garde, l'on mit des vieux grenadiers en
+subsistance dans nos escouades; ce fut de la sorte que je fus le
+caporal de Picart. (_Note de fauteur._)]
+
+Picart eut de la peine a me reconnaitre, tant j'etais change et
+miserable, et a cause de ma peau d'ours, du reste de mon accoutrement
+et de la nuit. Nous nous regardions avec etonnement, moi de le voir
+assez propre et bien portant, et lui de me trouver si maigre, et,
+comme il me le disait, ressemblant a Robinson Crusoe. Enfin, rompant
+le silence: "Dites-moi donc, me dit-il, mon pays, mon sergent, comme
+vous voudrez, par quel hasard ou par quel malheur j'ai le bonheur de
+vous trouver ici pendant la nuit et seul en compagnie de ce vilain
+Kalmouck, car c'en est un; regardez-le bien: voyez ses yeux! Il est
+ici depuis hier cinq heures, mais quelque temps apres, il a disparu.
+C'est pourquoi je suis surpris de le revoir."
+
+Je contai a Picart comment je l'avais vu et la peur qu'il m'avait
+faite: "Et vous, me dit-il, mon pays, comment diable etes-vous tombe
+ici pendant la nuit?--Avant de vous conter cela, je vous demanderai
+d'abord si vous n'avez pas un petit morceau de quelque chose a me
+donner a manger.--Si, mon sergent, un petit morceau de biscuit!"
+Aussitot il ouvrit son sac et en tira un morceau de biscuit grand
+comme la main, qu'il me donna et que je devorai de suite, car, depuis
+le 27 octobre, je n'avais pas mange de pain[35]. En devorant le
+biscuit, je lui dis: "Picart, vous avez de l'eau-de-vie?--Non, mon
+pays.--Cependant il me semble que j'en sens l'odeur.--Vous avez
+raison, me repondit-il, car hier, lorsque l'on a pille le caisson que
+vous voyez, il s'en trouvait une bouteille. Ils n'ont pu s'entendre
+pour la boire. Elle a ete cassee et perdue." Je lui temoignai le desir
+de savoir la place. Il me la montra; alors je ramassai de la neige a
+l'eau-de-vie, comme j'avais fait du sang de cheval a la glace: "Pas si
+bete! dit Picart. Je n'y pensais pas. Dans ce cas, nous en trouverons
+de quoi nous mettre en ribote, car il parait qu'il y en avait
+plusieurs bouteilles dans le caisson!"
+
+[Note 35: Seulement un petit morceau que Grangier me donna a
+Smolensk le 10 novembre. (_Note de l'auteur._)]
+
+Le morceau de biscuit que j'avais mange, ainsi que quelques pincees de
+neige a l'eau-de-vie, me firent beaucoup de bien. Alors je lui contai
+tout ce qui m'etait arrive, depuis la veille au soir. Picart
+m'ecoutait et avait de la peine a me croire; mais ce fut bien pire
+lorsque je lui fis un detail de la misere et de la situation de
+l'armee, de son regiment et de toute la Garde imperiale en general.
+Ceux qui liront ce journal seront surpris de ce que Picart ne savait
+rien de tout cela: en voici la raison.
+
+
+
+
+VIII
+
+Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est blesse.--Un
+convoi de prisonniers francais.--Halte dans une foret.--Hospitalite
+polonaise.--Acces de folie.--Nous rejoignons l'armee.--L'Empereur et
+le bataillon sacre.--Passage de la Berezina.
+
+
+Apres la bataille de Malo-Jaroslawetz, Picart n'avait plus vu le
+regiment dont il faisait partie, ayant ete commande de service pour
+escorter un convoi compose d'une portion des equipages du quartier
+imperial. Depuis ce jour, le detachement qu'il escortait avait
+toujours marche en avant de l'armee de deux ou trois journees, de
+sorte qu'il n'avait pas eu, a beaucoup pres, autant de misere que
+l'armee. N'etant que 400 hommes, ils trouvaient quelquefois des
+vivres. Ils avaient aussi les moyens de transport. A Smolensk, ils
+avaient pu se procurer du biscuit et de la farine pour plusieurs
+jours. A Krasnoe, ils avaient eu le hasard d'arriver et de repartir
+vingt-quatre heures avant que les Russes, qui nous couperent la
+retraite, fussent arrives, et a Orcha, ils purent encore se procurer
+de la farine. Dans un village, il se trouvait toujours assez
+d'habitations pour se mettre a l'abri, ne fut-ce que les maisons de
+poste etablies de trois lieues en trois lieues, tandis que nous qui
+avions commence par marcher plus de 150 000 hommes ensemble, dont il
+ne nous restait plus la moitie, nous n'avions, pour toute habitation,
+que les forets et les marais, pour nourriture qu'un morceau de cheval,
+encore pas autant que l'on aurait voulu, et, pour boisson, de l'eau,
+et pas toujours. Enfin, la misere de mon vieux camarade ne commencait
+a compter que du moment ou j'etais avec lui.
+
+Picart me dit que l'individu qui se trouvait couche a notre feu, avait
+ete blesse, hier, par des lanciers polonais, dans une attaque qui eut
+lieu a trois heures apres midi. Voici ce qu'il me conta:
+
+"Plus de 600 Cosaques, et d'autre cavalerie, sont venus pour attaquer
+notre convoi, mais ils furent mal recus, car nous etant abrites avec
+nos voitures formant un carre autour de nous, sur la route qui est
+tres large en cet endroit, nous les laissames avancer assez pres, de
+sorte qu'a la premiere decharge, onze resterent morts sur la neige. Un
+plus grand nombre fut blesse et emporte par leurs chevaux. Ils se
+sauverent, mais furent rencontres par des lanciers polonais faisant
+partie du corps que commandait le general Dombrowski[36], qui
+acheverent de les mettre en deroute; celui qui est la, couche, et qui
+a un coup de sabre sur la frimousse, a ete ramene prisonnier par eux,
+ainsi que plusieurs autres, mais je ne sais pas pourquoi ils l'ont
+abandonne." Je lui dis que c'etait probablement parce qu'il avait une
+balle qui lui traversait le corps, et puis, que faire des prisonniers,
+puisque l'on n'avait rien pour les nourrir?
+
+[Note 36: Le corps que commandait le general Dombrowski, qui etait
+un Polonais n'etait pas venu jusqu'a Moscou, il etait reste en
+Lithuanie; il marchait, dans ce moment, sur Borisow, pour empecher les
+Russes de s'emparer du pont de la Berezina. (_Note de l'auteur_.)]
+
+"Apres le _hourra_ dont je viens de vous parler, continua Picart, il y
+a eu un peu de confusion. Tous ceux qui conduisaient les voitures pour
+traverser le defile qui se trouve un peu avant d'arriver a la foret,
+voulaient passer les premiers pour arriver le plus vite possible dans
+le bois, afin d'etre a l'abri d'un coup de main. Une partie des
+equipages que j'accompagnais, pensant bien faire, esperant trouver
+plus haut un passage qui, probablement, n'existe pas, prit sur la
+gauche en marchant sur le bord du fond ou nous sommes, mais la neige
+cachait une crevasse qui se trouvait sur notre passage, de maniere que
+le premier caisson fit la culbute, et roula en faisant un demi-tour,
+avec les deux _cognias_[37], dans l'endroit ou nous sommes. Le reste
+des equipages a evite le meme sort en faisant un demi-tour a gauche,
+mais je ne sais s'il est arrive a bon port. Tant qu'a moi, l'on m'a
+laisse ici avec deux chasseurs pour garder le diable de caisson, en
+nous disant que, dans un moment, l'on enverrait des hommes et des
+chevaux pour le retirer, ou enlever ce qu'il contenait. Mais une heure
+apres, comme il allait faire nuit, neuf hommes, des traineurs de
+differents corps, passant justement de ce cote, ayant vu le caisson
+renverse et ne nous voyant que trois pour le garder, l'enfoncerent
+sous pretexte qu'il contenait des vivres, malgre tout ce que nous
+pumes faire et dire pour les en empecher.
+
+[Note 37: _Cognia_, en polonais comme en russe, veut dire cheval.
+(_Note de l'auteur_.)]
+
+"Lorsque nous vimes que le mal etait sans remede, nous fimes comme
+eux, en prenant et mettant de cote tout ce qui pouvait nous tomber
+sous la main, pour le remettre ensuite a qui ca appartenait. Mais il
+etait deja trop tard, car tout ce qu'il y avait de convenable etait
+pris, et les chevaux coupes en vingt morceaux. J'ai pourtant ce
+manteau blanc, qui me servira. Ce que je n'ai pu comprendre, c'est que
+les deux chasseurs qui etaient avec moi soient partis sans que je m'en
+apercusse."
+
+Je dis a Picart que les hommes qui avaient pille le caisson etaient de
+la Grande Armee, et que, s'il leur avait demande des nouvelles, ils
+auraient pu lui en dire autant et meme plus que moi: "Apres tout, mon
+pauvre Picart, ils ont bien fait d'emporter et de profiter de tout ce
+qui leur tombait sous la main, car dans un instant les Russes seront
+ici.--"Vous avez raison, me dit Picart, aussi je pense qu'il faut
+mettre nos armes en etat.--Il faut d'abord que je retrouve mon fusil,
+dis-je a Picart, car c'est la premiere fois que nous nous quittons. Il
+y a six ans que je le porte, et je le connais si bien, qu'a toute
+heure de la nuit, au milieu des faisceaux d'armes, en le touchant, ou
+au bruit qu'il fait en tombant, je le reconnais." Comme il n'etait pas
+tombe de neige pendant la nuit, j'eus le bonheur de le retrouver. Il
+est vrai que Picart me suivait en m'eclairant avec un morceau de bois
+resineux.
+
+Apres avoir arrange notre chaussure, chose qu'il fallait soigner, afin
+de mieux marcher et de ne pas avoir les pieds geles, nous fimes rotir
+un morceau de viande de cheval, dont Picart avait eu soin de faire une
+ample provision, et, apres avoir mange et pris pour boisson un peu de
+neige a l'eau-de-vie, nous primes encore chacun un morceau de viande
+que Picart mit sur son sac, et moi dans ma carnassiere, et, debout
+devant notre feu, nous nous chauffames les mains sans rien nous dire,
+mais pensant, chacun de notre cote, a ce que nous devions faire.
+
+"Ah! ca, dit le vieux brave, voyons, de quel cote allons-nous _tirer
+nos guetres_?--Mais, lui dis-je, j'ai toujours cette infernale musique
+dans les oreilles!--Nous nous sommes peut-etre trompes. Cela pourrait
+bien etre la diane, ou le reveil des grenadiers a cheval de chez nous!
+Vous connaissez bien l'air:
+
+ Fillettes, aupres des amoureux,
+ Tenez bien votre serieux, etc."
+
+J'interrompis Picart en lui disant que, depuis plus de quinze jours,
+la diane, ainsi que le reveil du matin, etait morte, que nous n'avions
+plus de cavalerie, et qu'avec ce qui restait, l'on avait forme un
+escadron, que l'on appelait l'_escadron sacre_, qu'il etait commande
+par le plus ancien marechal de France, que les generaux y etaient
+comme capitaines et que les colonels, ainsi que les autres officiers,
+servaient comme soldats; qu'il en etait de meme d'un bataillon que
+l'on appelait le _bataillon sacre_, enfin que, de 40 000 hommes de
+cavalerie, il n'en restait plus 1000.
+
+Et, sans lui donner le temps de me repondre, je lui dis que ce qu'il
+avait entendu etait bien le signal de depart de la cavalerie russe, et
+que c'etait cela qui l'avait fait sortir du caisson: "Oh! c'est pas
+tout a fait ca, mon pays, qui m'a fait decamper, mais bien que, depuis
+quelque temps, je voyais vos dispositions a y mettre le feu!"
+
+A peine Picart avait-il prononce le dernier mot, qu'il me saisit par
+le bras en me disant: "Silence! Couchez-vous!" Aussitot, je me jette a
+terre. Il en fait autant, et, prenant la cuirasse que j'avais
+apportee, il en couvre le feu; je regarde et j'apercois la cavalerie
+russe defiler au-dessus de nous, dans le plus grand silence. Cela dura
+un bon quart d'heure. Aussitot qu'ils furent partis: "Suivez-moi!" me
+dit-il, et, nous tenant par le bras, nous nous mimes a marcher dans la
+direction d'ou venait la cavalerie.
+
+Apres quelque temps, Picart s'arreta en me disant tout bas:
+"Respirons, nous sommes sauves, au moins pour le moment. Nous avons eu
+du bonheur, car si l'ours, en parlant du Cosaque blesse, s'etait
+apercu que les siens passaient si pres de lui, il n'y a pas a douter
+qu'il n'eut beugle comme un taureau, pour se faire entendre, et Dieu
+sait se qui serait arrive! A propos, j'ai oublie quelque chose, et
+c'est le principal; il faut retourner d'ou nous venons. Il se trouve,
+sur le derriere du caisson, une marmite que j'ai oublie de prendre, et
+qui vaut mieux, pour nous, que tout ce qu'il y avait dedans!" Comme il
+voyait que je n'etais pas trop de son avis: "Allons! marchons! me
+dit-il, ou nous sommes exposes a mourir de faim!"
+
+Nous arrivames a notre bivac; nous trouvames notre feu presque eteint,
+et le pauvre diable de Cosaque, que nous y avions laisse dans des
+souffrances terribles, se roulant dans la neige, ayant la tete presque
+dans le feu. Nous ne pouvions rien faire pour le soulager, cependant
+nous le mimes sur des schabraques de peaux de moutons, afin qu'il put
+mourir plus commodement: "Il n'est pas encore pres de mourir, me dit
+Picart! car voyez comme il nous regarde! Ses yeux brillent comme deux
+chandelles!" Nous l'avions presque assis, et nous le tenions chacun
+par un bras, mais, au moment ou nous le quittames, il retomba la face
+dans le feu. Nous n'eumes que le temps de le retirer, afin qu'il ne
+fut pas brule. Ne pouvant mieux faire, nous le laissames pour nous
+depecher de chercher la marmite, que nous retrouvames ecrasee a ne
+pouvoir s'en servir; cela n'empecha pas Picart de me l'attacher sur le
+dos.
+
+Ensuite, nous essayames de monter la cote, afin de gagner, avant qu'il
+fit jour, le bois, ou nous pourrions etre a l'abri du froid et de
+l'ennemi. Apres avoir roule deux fois du haut en bas, nous pumes
+parvenir a nous frayer un chemin dans la neige. Nous arrivames en haut
+precisement en face de l'endroit ou j'avais ete precipite la veille,
+et ou nous avions vu la cavalerie russe filer un instant avant. Nous
+nous arretames pour respirer et voir la direction que nous devions
+prendre: "Tout droit! me dit Picart. Suivez-moi!" En disant la parole,
+il allonge le pas, je le suis, mais a peine a-t-il fait trente pas,
+que je le vois disparaitre dans un trou qui avait plus de six pieds
+de profondeur. Il se releva sans rien dire, et, m'avancant son fusil,
+je l'aidai a sortir. Mais lorsqu'il fut retire, il se mit a jurer
+contre le bon Dieu de la Russie et contre l'Empereur Napoleon qu'il
+traita de _conscrit_, car il faut, disait-il, qu'il soit tout a fait
+conscrit pour etre reste si longtemps a Moscou: "Quinze jours, c'etait
+assez pour boire et manger tout ce qu'il y avait, mais y rester
+trente-quatre jours pour y attendre l'hiver, je ne le reconnais plus
+la! Oui, repeta-il, c'est un conscrit, et s'il etait la, je lui dirais
+que ce n'est pas comme cela que l'on conduit des hommes! Coquin de
+Dieu! m'en a-t-il deja fait voir des grises, depuis seize ans que je
+suis avec lui! En Egypte, dans les sables de la Syrie, nous avons
+souffert, mais ce n'est rien, mon pays, en comparaison des deserts de
+neige que nous parcourons, et ce n'est pas tout encore! Il faut
+vraiment avoir l'ame chevillee dans le ventre pour resister!" Alors il
+se mit a souffler dans ses mains et a me regarder: "Allons, lui
+dis-je, mon pauvre Picart, ce n'est pas le moment de discuter! Il faut
+prendre un parti. Voyons plus a gauche, si nous ne trouverons pas un
+meilleur passage!" Picart avait tire la baguette de son fusil. Il
+allait toujours en sondant, mais partout, a droite et a gauche,
+c'etait la meme chose. Nous finimes, cependant, par operer notre
+passage a l'endroit meme ou il etait tombe. Lorsque nous fumes sur
+l'autre bord, nous marchames toujours en sondant devant nous. Lorsque
+nous eumes fait la moitie du chemin pour arriver au bois, nous fumes
+arretes par un fond assez semblable a celui ou nous avions passe la
+nuit. Sans trop calculer le danger, nous le traversames, et ce fut
+avec beaucoup de peine que nous arrivames de l'autre cote. La, il
+fallut, tant nous etions fatigues, s'arreter encore pour respirer.
+
+Un peu sur notre droite, l'on voyait arriver, d'une vitesse a nous
+epouvanter, des nuages noirs. Ces nuages, arrivant avec le vent du
+nord, nous annoncaient un ouragan terrible qui nous faisait presager
+que nous allions passer une cruelle journee! Le vent deja se faisait
+entendre dans la foret, a travers les sapins et les bouleaux, avec un
+bruit effrayant, et nous poussait du cote oppose a celui ou nous
+voulions aller. Quelquefois, nous tombions dans des trous caches par
+la neige. Enfin, apres une petite heure, nous arrivames au point tant
+desire, et au moment ou la neige commencait a tomber par gros flocons.
+
+L'ouragan etait tellement violent, qu'a chaque instant des arbres
+tombaient, casses ou deracines, menacant de nous ecraser, de sorte que
+nous fumes forces de sortir de la foret et de suivre la lisiere du
+bois, ayant le vent a notre gauche. Nous fumes arretes dans notre
+marche par un grand lac que nous aurions pu facilement traverser,
+puisqu'il etait gele. Mais ce n'etait pas notre direction. Enfin, ne
+pouvant plus marcher a cause de la quantite de neige qui nous
+empechait d'y voir, nous primes le parti de nous abriter contre deux
+bouleaux assez gros pour nous garantir, et attendre mieux.
+
+Il y avait deja longtemps que nous battions la semelle pour ne pas
+avoir les pieds geles, quand je m'apercus que le vent etait tombe un
+peu. J'en fis l'observation a Picart afin de nous disposer a changer
+de place: "A la bonne heure! mon bon ami, me dit-il, car il faudrait
+avoir le corps plus dur que du fer pour ne pas passer l'arme a gauche,
+au bout d'une heure que l'on resterait ici!"
+
+Nous avions deja cotoye une grande partie du lac, lorsque je vis
+Picart s'arreter tout a coup et regarder fixement. Je l'interroge des
+yeux. Il me repond en me saisissant le bras et en me disant bas a
+l'oreille: "Bouche cousue!" Alors, me trainant sur la droite, derriere
+un buisson de petits sapins, et me regardant, il me dit encore a voix
+basse: "Vous ne voyez donc pas?--Je ne vois rien; et vous, que
+voyez-vous?--De la fumee, un bivac!" Effectivement, je vis ce qu'il me
+disait.
+
+Une idee me vint. Je dis a Picart: "Si, par hasard, le feu que nous
+voyons etait l'emplacement du bivac de la cavalerie russe que nous
+avons vue ce matin?--Je pense comme vous, me dit-il, il nous faut agir
+comme s'ils etaient la. Ce matin, avant notre depart, nous avons
+commis une grande faute en ne chargeant pas nos armes, lorsque nous
+etions pres du feu. A present que nous avons les mains engourdies et
+que les canons de nos fusils s'ont remplis de neige, nous ne saurions
+le faire, mais avancons toujours avec prudence!"
+
+La neige ne tombait plus que faiblement, et le ciel etait devenu plus
+clair. Tout a coup, j'apercus, sur le bord du lac et derriere un
+buisson, un cheval qui rongeait l'ecorce d'un bouleau. L'ayant fait
+remarquer a Picart, il pensa encore que ce pouvait etre la que la
+cavalerie russe avait passe la nuit, et, comme le cheval n'avait pas
+de harnachement, c'etait, disait-il, probablement, un cheval blesse
+que l'on avait abandonne.
+
+A peine avions-nous fait cette reflexion, que nous vimes le cheval
+lever la tete, se mettre a hennir, ensuite venir tranquillement droit
+sur nous, s'arreter contre Picart et le sentir comme s'il le
+reconnaissait. Nous n'osions, dans cette situation, ni bouger, ni
+parler. Le diable de cheval restait toujours contre nous, la tete
+haute contre le bonnet a poil de Picart qui n'osait respirer, dans la
+crainte que ceux a qui il appartenait ne viennent le chercher. Mais,
+ayant remarque qu'il avait un coup de fusil dans le poitrail, nous
+n'eumes plus de doute que le cheval etait abandonne, ainsi que le
+bivac. En un instant, nous arrivons dans un espace assez grand formant
+un demi-cercle, couvert d'abris et de plusieurs feux, de sept chevaux
+tues et en partie manges. Cela nous fit supposer que plus de deux
+cents hommes y avaient passe la nuit: "Ce sont eux! dit Picart, en
+mettant les mains dans les cendres pour les rechauffer. Il n'y a plus
+de doute, car voila un cheval jaune que je reconnais. Il etait de la
+fete, et m'a servi de point de mire. Je crois ne pas me tromper en
+vous disant que j'ai envoye a son maitre une commission pour l'autre
+monde." Apres avoir regarde si rien ne pouvait nous inquieter, nous
+nous occupames de ravitailler un bon feu place devant un abri fort
+epais, qui paraissait avoir ete celui du chef de la troupe, car il
+avait ete soigne, en comparaison des autres.
+
+La neige avait tout a fait cesse de tomber, et, au grand vent, avait
+succede un grand calme. Nous nous preparames a faire la soupe. Nous
+avions notre provision de viande de cheval, que nous avions emportee
+le matin, mais nous jugeames convenable de la garder, puisque nous en
+avions autour de nous. Picart se mit de suite en besogne, et, avec ma
+petite hache, il en coupa de la fraiche pour faire la soupe, et une
+autre provision pour emporter. Nous essayames d'enfoncer la glace
+pour avoir de l'eau, mais nous n'en eumes ni la force, ni la patience.
+
+Nous etions bien rechauffes, et l'espoir de manger une bonne soupe me
+donnait de la joie, tant il est vrai que, lorsque l'on est dans la
+peine, il faut peu de chose pour nous rendre heureux!
+
+Cependant notre marmite, dans l'etat ou elle etait, ne pouvait nous
+servir, mais Picart, qui etait tres adroit et que rien n'embarrassait,
+se disposa a la mettre en etat de nous etre utile. Ayant coupe un
+sapin gros comme le bras, a un pied et demi de terre, pour lui servir
+d'enclume, et un autre morceau de la meme longueur, pour servir de
+marteau, qu'il enveloppa d'un chiffon afin de ne pas faire de bruit en
+frappant, il se mit bravement a faire le chaudronnier et a chanter, en
+frappant en mesure sur la marmite, ces paroles qu'il chantait toujours
+a la tete de la compagnie, dans les marches de nuit:
+
+ C'est ma mie l'aveugle,
+ C'est ma mie l'aveugle,
+ C'est ma fantaisie,
+ J'en suis amoureux!
+
+En entendant cette grosse voix qui semblait sortir d'un tonneau, je ne
+pus m'empecher de lui dire: "Mon vieux camarade, vous n'y pensez pas;
+ce n'est pas le moment de chanter!" Picart, levant la tete, me regarda
+en souriant et, sans me repondre, il continua:
+
+ Elle a le nez morveux
+ Et les yeux chassieux;
+ C'est ma mie l'aveugle,
+ C'est ma fantaisie,
+ J'en suis amoureux!
+
+Picart, voyant que son chant ne m'amusait pas, cessa. Il me montra la
+marmite qui avait deja pris une autre forme; elle etait en etat de
+service:
+
+"Vous vous rappelez, me dit-il, le jour de la bataille d'Eylau,
+lorsque nous etions en colonne serree par division, sur la droite de
+l'eglise?--Certainement, lui dis-je, il faisait un temps comme
+aujourd'hui. Je dois d'autant plus m'en souvenir qu'un brutal de
+boulet russe m'enleva, de dessus mon sac, la marmite que je portais
+ce jour-la, pour mon tour. Mon pauvre Picart, vous devez vous en
+souvenir aussi?--Par la sacrebleu, si je m'en souviens! repond Picart.
+C'est pour cela que je vous en parle, et pour vous demander si
+l'industrie et le besoin auraient pu raccommoder votre marmite!--Non
+certainement, pas plus que les deux tetes qu'il emporta de Gregoire et
+de Lemoine!--Diable! me dit Picart, comme vous vous rappelez leurs
+noms!--Je ne les oublierai jamais, car Gregoire etait Velite comme
+moi, et, de plus, un ami intime. J'avais, ce jour-la, dans la marmite,
+du biscuit et des haricots.--Oui, repond Picart, qui firent mitraille
+sur nos frimousses! Coquin de Dieu! quelle journee encore que
+celle-la!"
+
+En causant de la sorte, la neige fondait dans la marmite. Nous y mimes
+de la viande tant que nous pumes, afin qu'apres en avoir mange, il put
+nous en rester assez de cuite pour la route que nous avions a faire.
+
+Ma curiosite me porta a voir ce que contenait la carnassiere en toile
+que j'avais ramassee, la veille, aupres des deux malheureux que
+j'avais trouves mourants sur le bord de la route. Je n'y trouvai que
+trois mouchoirs des Indes, deux rasoirs et plusieurs lettres ecrites
+en francais et datees de Stuttgard, a l'adresse de Sir Jacques,
+officier badois au regiment de dragons. Ces lettres etaient d'une
+soeur et pleines d'expressions d'amitie. Je les avais conservees,
+mais, lorsque je fus fait prisonnier, elles furent perdues.
+
+Assis devant le feu, a l'entree de l'abri que nous avions choisi, le
+dos tourne au nord, Picart ouvrit son sac. Il en tira un mouchoir ou,
+dans l'un des coins, il y avait du sel, et, dans l'autre, du gruau. Il
+y avait longtemps que je n'en avais vu autant; aussi je faisais des
+grands yeux, en pensant que j'allais manger une soupe salee au sel,
+moi qui, depuis un mois, en mangeais, ayant pour tout assaisonnement
+de la poudre. Il presida avec ordre a la cuisine, en mettant a part
+une partie du gruau pour la soupe, lorsque la viande serait cuite.
+
+Comme je me trouvais extraordinairement fatigue, et l'envie de dormir
+etant cette fois provoquee par la chaleur d'un bon feu, je temoignai
+le desir de me reposer: "Eh bien, me dit Picart, reposez-vous,
+enfoncez-vous sous l'abri, et moi, pendant ce temps, je soignerai la
+soupe. Cela ne m'empechera pas de veiller au grain pour notre surete,
+en commencant par nettoyer nos armes, et ensuite les charger. Combien
+avez-vous de cartouches?--Trois paquets de quinze.--C'est bien, et moi
+quatre, cela fait cent cinq. En voila plus qu'il n'en faut pour
+descendre vingt-cinq Cosaques, si toutefois il s'en presente. Allons!
+dormez!" Je ne me le fis plus dire une seconde fois. Je m'enveloppai
+dans ma peau d'ours et, les pieds au feu, je m'endormis.
+
+Je dormais d'un profond sommeil, lorsque Picart me reveilla en me
+disant: "Mon pays, voila, je pense, pres de deux heures que vous
+reposez comme un bienheureux. J'ai mange. A present, c'est a votre
+tour, et a moi de me reposer, car je sens que j'en ai aussi bon
+besoin. Voila nos fusils en bon etat et charges. Veillez bien, a votre
+tour, et lorsque je me serai un peu repose, nous partirons." Alors il
+s'enveloppa dans son manteau blanc et se coucha; a mon tour, je pris
+la marmite entre les jambes; je me mis a manger la soupe avec un
+appetit devorant. Je crois que, de ma vie, je n'avais mange et ne
+mangerai avec autant de plaisir.
+
+Mon vieux grognard m'avait donne un morceau de biscuit gros comme mon
+pouce, pour, disait-il, me degraisser les dents apres avoir mange ma
+viande.
+
+Apres mon repas, je me levai pour veiller a mon tour. Il n'y avait pas
+cinq minutes que j'etais en observation, lorsque j'entendis le cheval
+blesse, que nous avions trouve en arrivant, se mettre a hennir
+plusieurs fois, prendre le galop jusqu'au milieu du lac. La,
+s'arretant, il en fit encore autant. Aussitot, j'entendis d'autres
+chevaux lui repondre. Alors il prit sa course du cote ou on lui avait
+repondu. A peine est-il parti, que je me place derriere un massif de
+petits sapins, et, de la, suivant sa course de l'oeil, je le vois qui
+joint un detachement de cavalerie qui traversait le lac. Ils etaient
+au nombre de vingt-trois. J'appelle Picart qui, deja, dormait
+tellement fort qu'il ne m'entendit pas, de maniere que je fus oblige
+de le tirer par les jambes. Enfin il ouvrit les yeux: "Eh bien, quoi?
+Qu'y a-t-il?--Aux armes! Picart. Vite! Debout! La cavalerie russe sur
+le lac! En retraite dans le bois!--Il fallait me laisser dormir, car,
+nom d'un chien, je faisais deja bonne chere!--J'en suis fache, mon
+vieux, mais vous m'avez dit de vous prevenir, et il pourrait se faire
+que d'autres viennent de ce cote!--C'est vrai, dit-il. Oh! scelerat de
+metier! Ou sont-ils?--Un peu sur la droite et hors de portee!" Un
+instant apres, cinq autres parurent qui passerent devant nous, a
+demi-portee de fusil. En meme temps, nous vimes les premiers qui
+s'arreterent et qui, mettant pied a terre en tenant leurs chevaux par
+la bride, firent un cercle autour d'un endroit ou, probablement, ils
+avaient, la veille ou pendant la nuit, casse la glace, afin de faire
+abreuver leurs chevaux, car on les voyait frapper avec le bois de
+leurs lances pour casser la glace nouvellement formee.
+
+Nous decidames de lever le camp et de plier bagage le plus promptement
+possible et tacher ensuite, par des manoeuvres pour ne pas etre vus,
+de rejoindre la route et l'armee, si nous pouvions.
+
+Il pouvait etre onze heures; ainsi, jusqu'a quatre, ou la nuit
+commencait a venir, s'il ne nous arrivait pas d'accident, nous
+pouvions faire encore du chemin. Je ne pensais pas que l'armee fut
+bien loin, puisque les Russes nous attendaient au passage de la
+Berezina, ou tous ses debris etaient forces de se reunir.
+
+Nous nous depechames. Picart mit dans son sac force provisions de
+viande. De mon cote, je fis comme je pus, en remplissant ma
+carnassiere de toile. Picart voulut rejoindre la route par le chemin
+ou nous etions venus, en suivant toutefois la lisiere de la foret,
+car, disait-il, si nous sommes surpris par les Russes, nous avons
+toujours, pour nous garantir, les deux cotes de la foret, et, dans le
+cas ou nous ne rencontrerions rien, nous avons un chemin qui nous
+empechera de nous perdre.
+
+Nous voila en route, lui, le sac sur le dos, avec plus de quinze
+livres de viande fraiche dans l'etui de son bonnet a poil; moi portant
+la marmite renfermant la viande cuite. Il me dit, en marchant, qu'il
+avait toujours eu pour habitude, lorsqu'il y avait plusieurs choses a
+porter dans l'escouade, de se charger de preference des vivres, quelle
+que fut la quantite, parce que, en se chargeant des vivres, au bout de
+quelques jours, on finit par etre le moins charge; et, a l'appui de ce
+qu'il me disait, il allait me citer Esope, lorsque plusieurs coups de
+fusil se firent entendre, paraissant venir de l'autre cote du lac: "En
+arriere! Dans le bois!" me dit Picart. Le bruit ayant cesse, voyant
+que personne ne nous observait, nous nous remimes a marcher.
+
+L'ouragan, qui avait cesse le matin, pendant que nous etions a nous
+reposer, menacait de recommencer avec plus de force. Des nuages comme
+ceux que nous avions vus le matin couvraient cette immense foret et la
+rendaient encore plus sombre, de maniere que nous n'osions risquer de
+nous y engager pour nous mettre a l'abri.
+
+Comme nous etions a deliberer sur le parti qu'il convenait de prendre,
+nous entendimes de nouveaux coups de fusil, mais beaucoup plus
+rapproches que la premiere fois. Nous vimes deux pelotons de Cosaques
+cherchant a envelopper sept fantassins de notre armee, qui
+descendaient la cote et paraissaient venir d'un petit hameau que nous
+apercumes de l'autre cote du lac, adosse a un petit bois qui dominait
+l'endroit ou nous etions et ou, probablement, ils avaient passe une
+nuit meilleure que la notre. Nous pouvions les voir facilement se
+porter en avant et faire le coup de feu avec l'ennemi, se reunir
+ensuite, puis battre en retraite du cote du lac, afin de gagner la
+foret ou nous etions et ou ils auraient pu tenir tete a tous les
+Cosaques qui les poursuivaient.
+
+Ils avaient affaire a plus de trente cavaliers qui, tout a coup, se
+partagerent en deux pelotons, dont un fit demi-tour et vint descendre
+sur le lac en face de nous, afin de leur couper la retraite.
+
+Nos armes etaient chargees, et trente cartouches preparees dans ma
+carnassiere, afin de les bien recevoir, s'ils venaient de notre cote,
+et, par la, de delivrer ces pauvres diables qui commencaient a se
+trouver dans une position difficile. Picart, qui ne perdait pas de vue
+les combattants, me dit: "Mon pays, vous chargerez les armes, et moi
+je me charge de les descendre, comme des canards. Cependant,
+continua-t-il, pour faire diversion, nous allons faire ensemble la
+premiere decharge!"
+
+Cependant nos soldats battaient toujours en retraite. Picart les
+reconnut pour ceux qui, la veille, avaient pille le caisson qu'il
+gardait, mais, au lieu d'etre neuf, ils n'etaient plus que sept. Dans
+ce moment, le peloton de cavaliers qui avait fait demi-tour ne se
+trouvait pas eloigne de nous de plus de quarante pas. Nous en
+profitames; Picart, me frappant sur l'epaule, me dit: "Attention a mon
+commandement: feu!" Ils s'arreterent, etonnes, et un tomba de cheval.
+
+Les Cosaques car c'en etait, en voyant tomber un des leurs, s'etaient
+eparpilles. Deux seulement etaient restes pour secourir celui qui
+etait tombe assis sur la glace, appuye sur la main gauche. Picart, ne
+voulant pas perdre de temps, leur envoya une seconde balle, qui blessa
+un cheval. Aussitot ils se mirent a fuir en abandonnant leur blesse et
+en se faisant un bouclier de leurs chevaux qu'ils tenaient par la
+bride. Au meme moment, nous entendons, sur notre gauche, des cris
+sauvages, et nous voyons nos malheureux soldats entoures par tout ce
+qu'il y avait de Cosaques. A notre droite, d'autres cris attirerent
+notre attention: nous voyons que les deux hommes qui avaient abandonne
+leur blesse etaient revenus pour le prendre et, n'ayant pu le faire
+marcher, l'entrainaient par les jambes, sur la glace.
+
+Nous observions un Cosaque qui avait ete place en observation,
+probablement pour nous, mais il regardait continuellement du cote ou
+nous n'etions plus, par suite d'un mouvement que nous avions fait
+apres notre premiere decharge. Nous pouvions facilement le voir sans
+etre vus. Aussi Picart ne pouvait plus se contenir; son coup de fusil
+part, et l'observateur est atteint a la tete, car, au meme instant,
+nous voyons qu'il chancelle, penche la tete en avant, ouvre les bras
+comme pour se retenir, et tombe de son cheval. Il etait mort[38].
+
+[Note 38: Picart etait un des meilleurs tireurs de la Garde; au
+camp, lorsque l'on tirait a la cible, il avait toujours les prix.
+(_Note de l'auteur_.)]
+
+Au coup de fusil, ceux qui entouraient nos malheureux soldats se
+retournent, etonnes. Ils font un mouvement en arriere et s'arretent:
+nos fantassins font une decharge sur eux, pour ainsi dire a bout
+portant, et quatre Cosaques tombent du meme coup. Alors des cris de
+rage s'elevent de part et d'autre. La melee devient generale, et un
+combat opiniatre s'engage entre les deux partis. Au meme moment, nous
+nous portons a dix ou douze pas en avant, sur la place; la, nous
+apercevons quatre des fantassins entoures par quinze Cosaques. Nous
+les entendons crier et se debattre sous les pieds des chevaux; les
+trois autres etaient poursuivis dans la direction du bois qu'ils
+voulaient atteindre.
+
+Nous nous disposions a les soutenir d'une maniere vigoureuse, quand,
+tout a coup, la tourmente qui nous menacait depuis longtemps,
+s'annonca avec un bruit epouvantable. La neige qui, depuis le
+commencement du combat, n'avait cesse de tomber, nous enveloppe et
+nous aveugle. Nous nous trouvons, pendant plus de six minutes, dans un
+nuage epais, et obliges de nous tenir fortement l'un a l'autre, afin
+de ne pas etre enleves par le vent. Tout a coup et comme par
+enchantement, tout disparait, et, a quatre pas, nous voyons l'ennemi
+qui, en nous apercevant, pousse des hurlements. Nos mains, engourdies
+par le froid, nous empechent de faire usage de nos armes. Neanmoins,
+ils n'osent venir sur nous, et, tout en leur faisant face, la
+baionnette au bout du canon et croisee contre eux, nous regagnons le
+bois et eux s'eloignent au galop.
+
+A peine a l'entree du bois, nous apercevons les trois autres
+fantassins que cinq Cosaques poursuivaient du cote oppose. Nous
+tirames deux coups de fusil sur les poursuivants, sans resultat, et
+nous allions recommencer, quand, tout a coup, vers le milieu du lac,
+nous les voyons s'enfoncer et disparaitre, ainsi que deux Cosaques.
+Les malheureux avaient passe a la place ou, le matin, les Russes
+avaient casse la glace pour faire abreuver leurs chevaux et qui,
+recouverte d'une autre glace non encore assez forte pour supporter le
+poids de plusieurs hommes, avait ete recouverte, a son tour, par la
+neige.
+
+Un troisieme Cosaque, voyant disparaitre les premiers, voulut retenir
+son cheval et le fit cabrer de maniere qu'il etait presque droit. Il
+glissa des pieds de derriere et se renversa de cote avec son cavalier;
+il voulut se relever, glissa encore, mais, cette fois, pour
+disparaitre avec celui qu'il avait renverse.
+
+Nous fumes saisis d'horreur, et ceux qui nous poursuivaient,
+epouvantes, et sans chercher a secourir leurs camarades, restaient
+immobiles sur le lac. Les deux autres qui suivaient de pres s'etaient
+arretes sur le bord du gouffre et ensuite sauves sur differents
+points. De l'endroit ou nous etions, nous entendimes quelques cris
+dechirants sortir du gouffre. Nous apercumes plusieurs fois la tete
+des chevaux, ensuite l'eau qui bouillonnait et jaillissait sur la
+glace.
+
+Un instant apres, nous vimes paraitre dix autres cavaliers, ayant a
+leur tete un chef. Plusieurs s'approchent de l'endroit sinistre, y
+enfoncent le bois de leurs lances et semblent ne pas y trouver le
+fond. Tout a coup, nous les voyons se retirer precipitamment,
+s'arreter en regardant de notre cote, ensuite partir au galop. Nous
+les perdons de vue, et tout rentre dans le calme.
+
+Nous nous retrouvions au milieu de ce desert, appuyes sur nos armes et
+regardant sur le lac les corps de nos malheureux soldats. A vingt pas
+a gauche, se trouvaient trois Cosaques qui paraissaient aussi ne plus
+donner aucun signe de vie, et celui que Picart avait atteint a la
+tete.
+
+Nous etions pres du feu de notre bivac ou nous venions de nous
+retirer. Il se fit entre nous un silence de quelques minutes, que
+Picart finit par rompre en me disant: "J'ai une envie du diable de
+fumer. Une idee m'est venue de passer une revue sur ceux qui sont
+morts; j'aurai bien du malheur si je ne trouve pas de tabac!" Je lui
+observai que sa demarche etait imprudente, que nous ne savions pas ou
+etaient passes ceux qui se battaient contre les quatre premiers
+fantassins. Au meme instant, nous apercumes une masse de cavaliers et
+de paysans portant de longues perches, venant dans la direction ou ces
+malheureux s'etaient enfonces sous la glace. Une voiture attelee de
+deux chevaux les suivait.
+
+"Adieu le tabac!" me dit Picart. Nous jugeames convenable de nous
+porter tout a fait a l'extremite du bois, pour gagner la route, dans
+la crainte qu'ils ne vinssent visiter le bivac ou ils auraient pu
+penser que nous etions encore. Nous fimes halte a l'extremite de la
+foret qui longeait le lac. La aussi se trouvait un abri, probablement
+le bivac d'un poste de la veille: il servit a nous cacher et a
+observer les Cosaques qui venaient de s'arreter a la place ou etaient
+les corps de nos soldats, qui furent depouilles en partie par les
+premiers et ensuite mis absolument nus par les paysans. Pendant cette
+operation, j'eus toutes les peines du monde a empecher Picart d'en
+descendre quelques-uns.
+
+Ils avancerent ensuite ou etaient leurs Cosaques tues. Deux etaient
+ensemble; un troisieme un peu plus loin, sans compter celui que Picart
+avait tue, un peu plus en avant, sur notre droite. Nous pumes
+remarquer que les deux premiers qu'ils leverent pour mettre sur la
+voiture, n'etaient pas morts: les gestes que nous leur vimes faire et
+les precautions qu'ils prirent nous le firent assez connaitre. Ils
+s'arreterent au troisieme qui etait bien mort et, lorsqu'ils furent au
+quatrieme, celui que Picart avait tue: -"Ah! pour celui-la, dit-il, je
+reponds de son affaire!" Effectivement, on le releva sans ceremonie,
+et on le mit sur la voiture qui, de suite, reprit la route par ou elle
+etait venue, accompagnee de deux Cosaques et de trois paysans. La plus
+forte partie de la troupe continua son chemin vers le gouffre, avec
+les paysans portant des perches et des cordes, et, lorsqu'ils furent
+arrives, nous leur vimes faire des dispositions pour en retirer ceux
+qui y etaient tombes.
+
+Lorsque nous les vimes a l'ouvrage, nous n'eumes rien de mieux a faire
+que de nous mettre en marche. Il faisait moins froid; il pouvait etre
+midi.
+
+Nous apercumes deux Cosaques faire patrouille en cotoyant le bois, et
+suivant les pas que nous tracions sur la neige, comme on suit un loup
+a la trace. En les voyant, Picart se mit en colere en disant: "S'ils
+nous ont vus, nous avons beau faire, ils nous suivront toujours par
+les traces que nous laissons apres nous. Doublons le pas et, tout a
+l'heure, lorsque nous verrons le bois plus eclairci, nous y entrerons
+et s'ils ne sont que deux, nous en aurons bon marche!" Un instant
+apres, il s'arreta encore, et, comme il ne les voyait plus, il se mit
+a jurer: "Mille tonnerres! je comptais sur eux pour avoir du tabac.
+Les poltrons! Ils n'osent plus nous suivre! Ils ont peur!"
+
+Nous continuions a marcher le plus pres qu'il nous etait possible de
+la foret, afin de nous cacher derriere les buissons, mais nous fumes
+forces d'en sortir par la chute de plusieurs arbres que la tempete du
+matin avait fait tomber, et qui barraient notre chemin. Nous fumes
+obliges d'appuyer a droite, pour tourner. En faisant cette
+contremarche, nous regardames encore en arriere: nous apercumes nos
+deux individus en arriere l'un de l'autre de plus de trente pas. Il
+est probable que le premier nous avait apercus, car il doubla le pas
+de son cheval, comme pour s'assurer de quelque chose. Ensuite il
+s'arreta de maniere a attendre celui qui le suivait. Nous pouvions les
+voir sans etre vus, car nous etions rentres precipitamment dans le
+bois. Notre but etait de les attirer le plus loin possible, afin que
+ceux qui etaient a la peche de leurs camarades ne pussent venir a leur
+secours, si un combat s'engageait. Pour cela, nous marchions le plus
+vite possible, mais difficilement, quelquefois dans le bois, ensuite
+dehors, suivant le terrain.
+
+Il y avait deja une demi-heure que nous etions a faire cette
+manoeuvre, lorsque nous fumes arretes par un banc de neige qui allait
+se perdre dans un ravin sur notre droite. Nous fumes forces de faire
+quelques pas en arriere, afin de chercher une issue pour entrer dans
+la foret et nous y cacher. Un instant apres, les Cosaques etaient pres
+de nous, et nous aurions pu les descendre facilement, mais Picart, qui
+savait faire la guerre, me dit: "C'est de l'autre cote du banc de
+neige que je veux les avoir; il ne sera pas facile aux autres de leur
+porter secours!"
+
+Lorsqu'ils virent qu'il n'y avait pas possibilite de franchir cet
+obstacle, ils prirent le galop et nous les vimes descendre dans le
+ravin et chercher a tourner le banc de neige. De notre cote, nous
+avions trouve un passage qui nous fit arriver, presque en meme temps,
+de l'autre cote. De l'endroit ou nous etions, nous pouvions les
+apercevoir sans etre vus. Nous profitames du moment qu'ils etaient
+dans le fond pour sortir de la foret et marcher plus a notre aise,
+mais, au moment ou nous pensions en etre debarrasses pour un temps et
+ou je m'arretais pour respirer, car les jambes commencaient a me
+manquer, Picart, se retournant pour voir si je le suivais, apercoit a
+une petite distance derriere moi, nos deux droles qui cherchaient a
+nous surprendre, pendant que nous les pensions en avant. Aussitot nous
+rentrons dans la foret. Nous faisons plusieurs detours, nous revenons
+a l'entree, et nous les voyons qui marchent encore a distance l'un de
+l'autre, mais doucement. Nous rentrons encore, nous nous mettons a
+courir en faisant toujours des detours, afin de leur faire croire que
+nous fuyons, ensuite nous revenons nous cacher derriere un massif de
+petits sapins dont les branches, couvertes de neige et de petits
+glacons, nous empechent d'etre apercus.
+
+Celui qui marchait le premier pouvait etre eloigne de quarante pas.
+Picart me dit tout bas: -"A vous, mon sergent, l'honneur du premier
+coup, mais il faut attendre qu'il avance!" Pendant qu'il me parlait,
+le Cosaque faisait signe avec sa lance, a son camarade d'avancer. Il
+avance encore, et s'arrete pour la seconde fois, en regardant les
+traces de nos pas. Il pousse son cheval un peu sur la droite et en
+face du buisson derriere lequel nous etions caches. La, il regarde
+encore, mais d'un air inquiet. Il semble avoir un pressentiment de ce
+qui doit lui arriver, car il n'est pas a plus de quatre pas du bout de
+mon fusil, lorsque mon coup part et mon Cosaque est atteint a la
+poitrine. Il jette un cri et veut fuir, mais Picart s'etait elance sur
+lui avec rapidite, avait saisi le cheval par la bride, d'une main, et,
+de l'autre, lui faisait sentir la pointe de sa baionnette, en criant:
+"A moi, mon pays! Voila l'autre! Garde a vous!" Effectivement il
+n'avait pas lache la parole, que l'autre arrive, le pistolet a la
+main, et le decharge a un pied de distance sur la tete de Picart, qui
+tombe du meme coup sous les pieds du cheval dont il tenait toujours la
+bride. A mon tour, je cours sur celui qui venait de faire feu, mais,
+me voyant, il jette l'arme qu'il vient de decharger, fait demi-tour,
+part au grand galop et va se placer a plus de cent pas de nous, dans
+la plaine. Je n'avais pu tirer une seconde fois sur lui, parce que mon
+arme n'etait pas rechargee; avec les mains engourdies comme nous les
+avions, ce n'etait pas chose facile. Picart, que je croyais mort ou
+dangereusement blesse, s'etait releve. Le Cosaque que j'avais atteint
+et qui s'etait toujours tenu a cheval, venait de tomber et faisait le
+mort.
+
+Picart ne perd pas de temps: il me donne la bride du cheval a tenir,
+et, sortant de la foret, se porte de suite a vingt pas en avant,
+ajuste celui qui avait fui et lui envoie aux oreilles une balle que
+l'autre evite en se couchant sur son cheval. Ensuite il part au galop;
+Picart le voit qui descend le ravin. Il recharge son arme; ensuite il
+revient pres de moi en me disant: "La victoire est a nous, mais
+depechons-nous; commencons par user du droit du vainqueur! Voyons si
+notre homme n'a rien qui nous va, et partons avec le cheval!"
+
+Je m'empressai de demander a Picart s'il n'etait pas blesse. Il me
+repondit que ce n'etait rien, que nous parlerions de cela plus tard.
+Il commenca la visite par la ceinture, en enlevant deux pistolets,
+dont un etait charge. Alors il me dit: "Ce drole a l'air de faire le
+mort; je vous assure qu'il n'en est rien, car, par moments, il ouvre
+les yeux". Pendant que Picart parlait, j'avais attache le cheval a un
+arbre. J'otai a son cavalier son sabre et une jolie petite giberne
+garnie en argent, que je reconnus pour etre celle d'un chirurgien de
+notre armee. Je la passai a mon cou. Le sabre, nous le jetames dans le
+buisson. Sous sa capote, il avait deux uniformes francais, un de
+cuirassier et l'autre de lancier rouge de la Garde, avec une
+decoration d'officier de la Legion d'honneur, que Picart s'empressa de
+lui arracher. Ensuite, il avait, sur sa poitrine, plusieurs beaux
+gilets ployes en quatre qui lui servaient de plastron, de maniere que,
+s'il eut ete atteint a cette place, je ne pense pas que la balle eut
+traverse; il avait ete pris un peu sur le cote. Nous trouvames, dans
+ses poches, pour plus de trois cents francs en pieces de cinq francs,
+deux montres en argent, cinq croix d'honneur, tout cela ramasse sur
+les morts ou mourants, ou pris dans les fourgons d'equipages que l'on
+etait oblige d'abandonner. Je suis persuade que, si nous eussions eu
+le temps, nous aurions trouve bien autre chose, mais nous ne restames
+pas cinq minutes pour le detrousser.
+
+Picart ramassa la lance du vaincu, ainsi qu'un pistolet qui n'etait
+pas charge. Il les cacha dans un buisson, et nous nous disposames a
+partir.
+
+Comme Picart marchait devant, en conduisant le cheval par la bride,
+sans savoir ou nous allions, il me prit envie de tater les flancs du
+portemanteau qui etait sur le derriere du cheval, et dont nous avions
+remis la visite. Je remarquai que ce portemanteau etait celui d'un
+officier de cuirassiers de notre armee.
+
+Je passai la main a l'entree: il me sembla que je palpais quelque
+chose qui ressemblait beaucoup a une bouteille. J'en fis de suite
+l'observation a Picart qui, aussitot, cria: "Halte!"
+
+En moins de deux minutes, le portemanteau fut ouvert et, sous la
+premiere enveloppe, je tirai une bouteille qui contenait quelque chose
+qui ressemblait a du genievre, tant qu'a la couleur. Nous ne nous
+etions pas trompes, car Picart, sans se donner la peine d'y mettre le
+nez, en avala de suite une gorgee, en me disant: "A vous, mon
+sergent!" Lorsque j'en eus goute, je sentis, a mon estomac, un bien
+qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer; nous fumes d'accord
+que cette trouvaille valait mieux que le reste et, comme il fallait la
+menager, et que j'avais, dans ma carnassiere, un petit vase en
+porcelaine de Chine que j'avais apporte de Moscou, nous decidames que
+ce serait la ration, toutes les fois que l'on voudrait boire.[39]
+
+[Note 39: Ce petit vase, je le conserve toujours. Il est chez moi,
+sous le globe d'une pendule, avec une petite croix en argent qui a ete
+trouvee dans les caveaux de l'eglise Saint-Michel, ou sous les
+tombeaux des Empereurs (_Note de l'auteur_.)]
+
+Nous nous enfoncames dans le bois avec beaucoup de peine, et, au bout
+d'un quart d'heure de marche penible, par suite de la quantite
+d'arbres tombes sur notre passage, nous arrivames sur un chemin large
+de cinq a six pieds, qui venait de gauche et qui, a notre grande
+satisfaction, se continuait sur notre droite, precisement dans la
+direction que nous devions prendre pour rejoindre la grand'route ou
+l'armee devait avoir passe et qui, suivant nous, ne devait pas etre
+eloignee de plus de deux a trois lieues.
+
+Me trouvant plus a l'aise, je levai la tete, et, regardant Picart, je
+vis qu'il avait la figure ensanglantee. Le sang s'etait forme en
+glacons sur ses moustaches et sur sa barbe. Je lui dis qu'il etait
+blesse a la tete. Il me repondit qu'il venait de s'en apercevoir au
+moment ou son bonnet a poil s'etait accroche a une branche, et qu'en
+le remettant, le sang avait coule sur sa figure; que, du reste, il
+n'avait rien de grave. Il me dit que ce n'etait pas le coup de
+pistolet qui l'avait fait tomber, mais que, tenant la bride du cheval,
+au moment ou il voyait venir l'autre Cosaque, il avait voulu se saisir
+de son arme pour en faire usage, mais qu'il avait glisse sur les
+talons et que, sans lacher ni son fusil ni la bride du cheval, il
+s'etait trouve sur le dos et sous le ventre. "Et puis, continua-t-il,
+ce n'est pas le moment de s'en occuper. Nous verrons cela ce soir!" Il
+parait que la balle avait traverse la plaque de son bonnet a poil et
+avait casse une aile de l'aigle imperiale, glisse sur le cote de la
+tete et s'etait ensuite nichee dans des chiffons, dont le fond de son
+bonnet etait plein; nous nous en assurames le soir, lorsque je lui
+pansai sa blessure, car nous la retrouvames.
+
+Pour gagner du temps, je proposai a Picart de monter a deux sur le
+cheval: "Essayons!" dit-il. Aussitot, nous lui otames la selle de bois
+qu'il avait sur le dos et, ne lui ayant laisse qu'une couverte qu'il
+avait dessous, nous enfourchames le cheval, Picart sur le devant et
+moi sur le derriere. Nous bumes un coup et nous partimes en tenant nos
+fusils en travers, comme un balancier.
+
+Nous voila en route, toujours au trot, quelquefois au galop. Souvent
+notre marche etait interceptee par des arbres tombes. Cela fit naitre
+a Picart l'idee de faire tomber ceux qui ne l'etaient pas tout a fait,
+afin de former une barricade contre la cavalerie, si elle venait a
+nous poursuivre. Il descendit donc de cheval, et, prenant ma petite
+hache, au bout de quelques minutes, il acheva de faire tomber en
+travers du chemin plusieurs sapins sur ceux qui l'etaient deja, de
+maniere a donner de l'ouvrage, pendant plus d'une heure, a vingt-cinq
+hommes. Ensuite il remonta gaiement a cheval, et nous continuames a
+trotter pendant un bon quart d'heure, sans nous arreter. Tout a coup,
+Picart s'arreta en disant: "Coquin de Dieu! sentez-vous comme moi, mon
+pays, comme ce tartare a le trot dur?" Je lui repondis qu'il nous
+faisait souffrir par vengeance de ce que nous avions tue son maitre:
+"Diable! me dit-il, parait, mon sergent, que la petite goutte a fait
+son effet et que vous avez le petit mot pour rire! Allons, tant mieux,
+j'aime a vous voir comme cela!"
+
+Pour ne plus souffrir autant de son derriere, Picart arrangea les pans
+de son manteau blanc sur le dos du cheval, et nous pumes, non plus en
+trottant, mais en marchant le pas ordinaire, aller encore pendant un
+quart d'heure. Il y avait des moments ou le cheval avait de la neige
+jusqu'au ventre. Enfin, nous apercumes un chemin qui traversait celui
+sur lequel nous marchions et que nous primes pour la grand'route.
+Mais, avant d'y entrer, il fallait agir avec prudence.
+
+Nous mimes pied a terre, et, prenant le cheval par la bride, nous nous
+retirames dans la foret, a gauche du chemin que nous venions de
+parcourir, afin de pouvoir, sans etre vus, regarder sur la nouvelle
+route que nous reconnumes, au bout d'un instant, pour etre celle que
+l'armee avait parcourue et qui conduisait a la Berezina, car la
+quantite de cadavres dont elle etait jonchee et que la neige
+recouvrait a demi, nous fit voir que nous ne nous etions pas trompes.
+Des traces nouvelles nous firent aussi penser qu'il n'y avait pas
+longtemps que de la cavalerie et de l'infanterie y avaient passe: la
+trace des pas venant du cote ou nous devions aller, ainsi que le sang
+que l'on voyait sur la neige, nous firent croire qu'un convoi de
+prisonniers francais, que des Russes escortaient, avait passe il n'y
+avait pas longtemps.
+
+Il n'y avait pas de doute que nous etions derriere l'avant-garde
+russe, et que bientot nous en verrions d'autres nous suivre. Comment
+faire? Il fallait suivre la route. C'etait le seul parti a prendre.
+C'etait aussi l'opinion de Picart: "Il me vient, dit-il, une
+excellente idee. Vous allez faire l'arriere-garde et moi
+l'avant-garde: moi devant, conduisant le cheval en avant si je ne vois
+rien venir, et vous, mon pays, derriere, ayant la tete tournee du cote
+de la queue, pour faire de meme."
+
+Nous eumes un peu de peine, moi surtout, a mettre a execution l'idee
+de Picart, en nous mettant dos a dos et faisant, comme il le disait,
+le double aigle, ayant deux yeux derriere et deux devant. Nous primes
+encore chacun un petit verre de genievre, en nous promettant encore de
+garder le reste pour des moments plus urgents, et nous mimes notre
+cheval au pas, au milieu de cette triste et silencieuse foret.
+
+Le vent du nord commencait a devenir piquant, et l'arriere-garde en
+souffrait a ne pouvoir tenir longtemps la position; mais, fort
+heureusement, le temps etait assez clair pour distinguer les objets
+d'assez loin, et le chemin qui traverse cette immense foret etait
+presque droit, de maniere que nous n'avions pas a craindre d'etre
+surpris dans les sinuosites.
+
+Nous marchions environ depuis une demi-heure, quand nous rencontrames,
+sur la lisiere du bois, sept paysans qui semblaient nous attendre.
+
+Ils etaient sur deux rangs. Le septieme, qui nous parut deja age,
+semblait les commander. Ils etaient vetus chacun d'une capote de peau
+de mouton, leurs chaussures etaient faites d'ecorces d'arbres avec des
+ligatures de meme; ils s'approcherent de nous, nous souhaiterent le
+bonjour en polonais, et, ayant reconnu que nous etions Francais, cela
+parut leur faire plaisir. Ensuite, ils nous firent comprendre qu'il
+fallait qu'ils se rendent a Minsk, ou etait l'armee russe, car ils
+faisaient partie de la milice; on les faisait marcher en masse contre
+nous, a coups de knout, et partout, dans les villages, il y avait des
+Cosaques pour les faire partir. Nous poursuivimes notre route; lorsque
+nous les eumes perdus de vue, je demandai a Picart s'il avait bien
+compris ce que les paysans avaient dit, a propos de Minsk qui etait un
+de nos grands entrepots de la Lithuanie, ou nous avions des magasins
+de vivres et ou, disait-on, une grande partie de l'armee devait se
+retirer. Il me repondit qu'il avait tres bien compris, et que, si cela
+etait vrai, c'est que _papa beau-pere_ nous avait joue un mauvais
+tour. Comme je ne le comprenais pas bien, il me repeta que, si c'etait
+comme cela, c'est que les Autrichiens nous avaient trahis. Je ne
+pouvais comprendre ce qu'il pouvait y avoir de commun entre les
+Autrichiens et Minsk[40]. Il allait, disait-il, m'expliquer la guerre,
+lorsque, tout a coup, il ralentit, le pas du cheval en me disant:
+"Voyez, si l'on ne dirait pas la, devant nous, une colonne de
+troupes?" J'apercus quelque chose de noir, mais qui disparut tout a
+coup. Un instant apres, la tete de cette colonne reparut comme sortant
+d'un fond.
+
+[Note 40: Picart savait bien ce qu'il disait en parlant de la
+trahison des Autrichiens, car j'ai pu savoir, depuis, qu'un traite
+d'alliance avait ete fait contre nous. (_Note de l'auteur._).]
+
+Nous pumes bien voir que c'etaient des Russes. Plusieurs cavaliers se
+detacherent et se porterent en avant; nous n'eumes que le temps de
+tourner a droite, et nous entrames dans la foret, mais nous n'avions
+pas fait quatre pas, que notre cheval s'enfonca dans la neige jusqu'au
+poitrail et me renversa. J'entrainai Picart dans ma chute et a plus de
+six pieds de profondeur, d'ou nous eumes beaucoup de peine a nous
+retirer. Pendant ce temps, le coquin de cheval s'etait sauve, mais il
+nous avait fraye un passage dont nous profitames pour nous enfoncer
+dans la foret. Lorsque nous eumes fait vingt pas, les arbres etant
+trop serres, nous ne pumes aller plus en avant. Il nous fallut, malgre
+nous, retourner en arriere. Il n'y avait pas a choisir; le cheval
+aussi avait ete de ce cote, car nous le retrouvames rongeant un arbre
+auquel nous l'attachames. Dans la crainte qu'il nous trahit, nous nous
+en eloignames le plus possible, et trouvant un buisson assez epais
+pour nous cacher de maniere a tout voir sans etre vus, nous nous mimes
+en position de nous defendre, si les circonstances nous y obligeaient.
+En attendant, Picart me demanda si notre bouteille n'etait pas perdue
+ou cassee. Fort heureusement, il n'en etait rien: "Alors, dit-il,
+chacun un petit verre!" Pendant que je debouchais la bouteille, il
+s'occupait a verifier les amorces de nos fusils, a faire tomber la
+neige autour des batteries. Nous bumes chacun un petit verre; nous en
+avions besoin.
+
+Apres une attente de cinq a six minutes, nous voyons paraitre la tete
+de la troupe, precedee de dix a douze Tartares et Kalmoucks armes, les
+uns de lances, les autres d'arcs et de fleches, et, a droite et a
+gauche de la route, des paysans armes de toute espece d'armes: au
+milieu, plus de deux cents prisonniers de notre armee, malheureux et
+se trainant avec peine. Beaucoup etaient blesses: nous en vimes avec
+un bras en echarpe, d'autres avec les pieds geles, appuyes sur des
+gros batons. Plusieurs venaient de tomber et, malgre les coups que les
+paysans etaient obliges de leur donner et les coups de lances qu'ils
+recevaient des Tartares, ils ne bougeaient pas. Je laisse a penser
+dans quelle douleur nous devions nous trouver, en voyant nos freres
+d'armes aussi malheureux! Picart ne disait rien, mais a ses
+mouvements, on aurait pense qu'il allait sortir du bois pour renverser
+ceux qui les escortaient. Dans ce moment, arriva au galop un officier
+qui fit faire halte; ensuite, s'adressant aux prisonniers, il leur dit
+en bon francais: "Pourquoi ne marchez-vous pas plus vite?--Nous ne
+pouvons pas, dit un soldat etendu sur la neige, et tant qu'a moi,
+j'aime autant mourir ici que plus loin!"
+
+L'officier repondit qu'il fallait prendre patience, que les voitures
+allaient arriver et que, s'il y avait place pour y mettre les plus
+malades, on les placerait dessus: "Ce soir, dit-il, vous serez mieux
+que si vous etiez avec Napoleon, car a present, il est prisonnier avec
+toute sa Garde et le reste de son armee, les ponts de la Berezina
+etant coupes.--Napoleon prisonnier avec toute sa Garde! repond un
+vieux soldat. Que Dieu vous le pardonne! L'on voit bien, monsieur que
+vous ne connaissez ni l'un ni l'autre. Ils ne se rendront que morts;
+ils en ont fait le serment, ainsi ils ne sont pas prisonniers!--Allons,
+dit l'officier, voila les voitures!" Aussitot nous apercumes
+deux fourgons de chez nous et une forge chargee de blesses
+et de malades. On jeta a terre cinq hommes que les paysans
+s'empresserent de depouiller et mettre nus; on les remplaca par cinq
+autres, dont trois ne pouvaient plus bouger. Nous entendimes
+l'officier ordonner aux paysans qui avaient depouille les morts, de
+remettre les habillements aux prisonniers qui en avaient le plus
+besoin, et, comme ils n'executaient pas assez rapidement ce qu'il
+venait de leur dire, il leur appliqua a chacun plusieurs coups de
+fouet, et il fut obei. Ensuite nous entendimes qu'il disait a quelques
+soldats qui le remerciaient: "Moi aussi, je suis Francais; il y a
+vingt ans que je suis en Russie; mon pere y est mort, mais j'ai encore
+ma mere. Aussi j'espere que ces circonstances nous feront bientot
+revoir la France et rentrer dans nos biens. Je sais que ce n'est pas
+la force des armes qui vous a vaincus, mais la temperature
+insupportable de la Russie.--Et le manque de vivres, repond un blesse;
+sans cela, nous serions a Saint-Petersbourg!--C'est peut-etre vrai",
+dit l'officier. Le convoi se remit a marcher lentement.
+
+Lorsque nous les eumes perdus de vue, nous allames a notre cheval, que
+nous trouvames la tete dans la neige, cherchant des herbes pour se
+nourrir. Le hasard nous fit rencontrer l'emplacement d'un feu que nous
+pumes rallumer, et ou nous pumes rechauffer nos membres engourdis. A
+chaque instant nous allions, chacun a notre tour, voir si l'on ne
+voyait rien venir soit a droite, soit a gauche, lorsque tout a coup
+nous entendimes quelqu'un se plaindre et vimes venir a nous un
+malheureux presque nu. Il n'avait, sur son corps, qu'une capote dont
+la moitie etait brulee; sur sa tete, un mauvais bonnet de police; ses
+pieds etaient enveloppes de morceaux de chiffons et attaches avec des
+cordons au-dessus d'un mauvais pantalon de gros drap troue. Il avait
+le nez gele et presque tombe; ses oreilles etaient tout en plaies. A
+la main droite, il ne lui restait que le pouce, tous les autres doigts
+etaient tombes jusqu'a la derniere phalange. C'etait un des malheureux
+que les Russes avaient abandonnes; il nous fut impossible de
+comprendre un mot de ce qu'il disait. En voyant notre feu, il se
+precipita dessus avec avidite; on eut dit qu'il allait le devorer; il
+s'agenouilla devant la flamme sans dire un mot; nous lui fimes avec
+peine avaler un peu de genievre: plus de moitie fut perdue, car il ne
+pouvait ouvrir les dents qui claquaient horriblement.
+
+Les cris qu'il laissait echapper s'etaient apaises, ses dents ne
+claquaient presque plus, lorsque nous le vimes de nouveau trembler,
+palir et s'affaisser sur lui-meme, sans qu'un mot, sans qu'une plainte
+se fussent echappes de ses levres. Picart voulut le relever; ce
+n'etait plus qu'un cadavre. Cette scene s'etait passee en moins de dix
+minutes.
+
+Tout ce que venait de voir et d'entendre mon vieux camarade avait un
+peu d'influence sur son moral. Il prit son fusil et, sans me dire de
+le suivre, se dirigea sur la route, comme si rien ne devait plus
+l'inquieter. Je m'empressai de le suivre avec le cheval que je
+conduisais par la bride, et, l'ayant rejoint, je lui dis de monter
+dessus. C'est ce qu'il fit sans me parler, j'en fis autant, et nous
+nous remimes en marche, esperant sortir de la foret avant la nuit.
+
+Apres avoir trotte pres d'une heure, sans rencontrer autre chose que
+quelques cadavres, comme sur toute la route, nous arrivames dans un
+endroit que nous primes pour la fin de la foret; mais ce n'etait qu'un
+grand vide d'un quart de lieue, qui s'etendait en demi-cercle. Au
+milieu se trouvait une habitation assez grande et, autour, quelques
+petites masures; c'etait une station ou lieu de poste. Mais, par
+malheur, nous apercevons des chevaux attaches aux arbres. Des
+cavaliers sortent de l'habitation et se forment en ordre sur le
+chemin; ensuite ils se mettent en marche. Ils etaient huit, couverts
+de manteaux blancs, la tete coiffee d'un casque tres haut et garni
+d'une criniere; ils ressemblaient aux cuirassiers contre lesquels nous
+nous etions battus a Krasnoe, dans la nuit du 15 au 16 novembre. Ils
+se dirigerent, heureusement pour nous, du cote oppose a celui que nous
+voulions prendre. Nous supposions, avec raison, que c'etait un poste
+qui venait d'etre releve par un autre.
+
+Lorsque nous entrames dans la foret, il nous fut impossible d'y faire
+vingt pas. Il semblait qu'aucune creature humaine n'y avait jamais mis
+les pieds, tant les arbres etaient serres les uns contre les autres,
+et tant il y avait de broussailles et d'arbres tombes de vieillesse et
+caches sous la neige; nous fumes forces d'en sortir et de la suivre en
+dehors, au risque d'etre vus. Notre pauvre cheval s'enfoncait, a
+chaque instant, dans la neige jusqu'au ventre. Mais comme il n'en
+etait pas a son coup d'essai, quoique ayant deux cavaliers sur le dos,
+il s'en tirait assez bien.
+
+Il etait presque nuit et nous n'avions pas encore fait la moitie de la
+route. Nous primes, sur notre droite, un chemin qui entrait dans la
+foret, afin de nous y reposer un instant. Etant descendus de cheval,
+la premiere chose que nous fimes fut de boire la goutte. C'etait pour
+la cinquieme fois que nous caressions notre bouteille, et l'on
+commencait a y voir la place. Ensuite nous nous concertames.
+
+Comme, dans l'endroit ou nous etions, se trouvait beaucoup de bois
+coupe, nous decidames de nous etablir un peu plus avant, pour nous
+tenir a une certaine distance des maisons qui etaient sur la route.
+Nous nous arretames contre un tas de bois qui pouvait, en meme temps,
+nous abriter a demi. Apres que Picart se fut debarrasse de son sac, et
+moi de la marmite, il me dit: "Allons, pensons au principal! Du feu,
+vite un vieux morceau de linge!" Il n'y en avait pas qui prenait mieux
+le feu que les debris de ma chemise. J'en dechirai un morceau que je
+remis a Picart; il en fit une meche qu'il me dit de tenir, ouvrit le
+bassinet de la batterie de son fusil, y mit un peu de poudre et, y
+ayant mis le morceau de linge, lacha la detente: l'amorce brula et le
+linge s'enflamma, mais une detonation terrible se fit entendre et,
+repetee, par les echos, nous fit craindre d'etre decouverts.
+
+Le pauvre Picart, depuis la scene des prisonniers, et ce qu'il avait
+entendu dire par l'officier touchant la position de l'Empereur et de
+l'armee, n'etait plus le meme. Cela avait influence sur son caractere
+et meme, par moments, il me disait qu'il avait fort mal a la tete; que
+ce n'etait pas la suite du coup de pistolet recu du Cosaque, mais une
+chose qu'il ne pouvait pas m'expliquer. Tout cela lui avait fait
+oublier que son arme etait chargee. Apres le coup, il resta quelque
+temps sans rien dire et n'ouvrit la bouche que pour se traiter de
+conscrit et de vieille ganache. Nous entendimes plusieurs chiens
+repondre au bruit de l'arme. Alors il me dit qu'il ne serait pas
+surpris que l'on vienne, dans un instant, nous traquer comme des
+loups; quoique, de mon cote, j'etais encore moins tranquille que lui,
+je lui dis, pour le rassurer, que je ne craignais rien a l'heure qu'il
+etait et par le temps qu'il faisait.
+
+Au bout d'un instant, nous eumes un bon feu, car le bois qui etait
+pres de nous et en grande quantite, etait tres sec. Une decouverte qui
+nous fit plaisir, c'est de la paille que nous trouvames derriere un
+tas de bois ou, probablement, des paysans l'avaient cachee. Il
+semblait, par cette trouvaille, que la Providence pensait encore a
+nous, car Picart, qui l'avait decouverte, vint me dire: "Courage! mon
+pays, voila ce qui nous sauve, du moins pour cette nuit. Demain Dieu
+fera le reste, et si, comme je n'en doute pas, nous avons le bonheur
+de rejoindre l'Empereur, tout sera fini!" Picart pensait, comme tous
+les vieux soldats idolatres de l'Empereur, qu'une fois qu'ils etaient
+avec lui, rien ne devait plus manquer, que tout devait reussir, enfin,
+qu'avec lui il n'y avait rien d'impossible.
+
+Nous approchames notre cheval; nous lui fimes une bonne litiere avec
+quelques bottes de paille. Nous lui en mimes aussi pour manger, en le
+tenant toujours bride et le portemanteau, que nous n'avions pas encore
+visite, sur le dos afin d'etre prets a partir a la premiere alerte. Le
+reste de la paille, nous le mimes autour de nous, en attendant de
+faire notre abri.
+
+Picart, en prenant un morceau de viande cuite qui etait dans la
+marmite, pour le faire degeler, me dit: "Savez-vous que je pense
+souvent a ce que disait cet officier russe?--Quoi? lui dis-je.--Eh! me
+repondit-il, que l'Empereur etait prisonnier avec la Garde! Je sais
+bien, nom d'une pipe, que cela n'est pas, que cela ne se peut pas.
+Mais ca ne peut pas me sortir de ma diable de caboche! C'est plus fort
+que moi, et je ne serai content que lorsque je serai au regiment! En
+attendant, pensons a manger un morceau et a nous reposer un peu. Et
+puis, dit-il, en patois picard, nous boirons une _tiote_ goutte!"
+
+Je pris la bouteille et la regardant a la lueur des flammes, je
+remarquai qu'elle tirait a sa fin. Picart n'aurait jamais dit: "Halte!
+conservons une poire pour la soif!" Il me dit seulement qu'il serait a
+desirer que quelque Tartare ou autre passat de notre cote afin de leur
+expedier une commission pour l'autre monde, comme a celui du matin,
+afin de renouveler notre bouteille, car "il parait, dit-il, que tous
+ces sauvages-la en ont!" Effectivement nous sumes, par la suite, qu'on
+leur faisait des fortes distributions d'eau-de-vie, qu'on leur
+amenait, sur des traineaux, des bords de la mer Baltique.
+
+Le temps etait assez doux pour le moment. Nous mangions, sans beaucoup
+d'appetit, le morceau de cheval cuit du matin, que nous etions obliges
+de presenter au feu, tant il etait dur. Picart, en mangeant, parlait
+seul et jurait de meme: "J'ai quarante napoleons en or dans ma
+ceinture, me dit-il, et sept pieces russes aussi en or, sans les
+pieces de cinq francs. Je les donnerais toutes de bon coeur pour etre
+au regiment. A propos, continua-t-il en me frappant sur les genoux,
+ils ne sont pas dans ma ceinture, car je n'en ai pas, mais ils sont
+cousus dans mon gilet blanc d'ordonnance que j'ai sur moi, et, comme
+l'on ne sait pas ce qui peut arriver, ils sont a vous!--Allons,
+dis-je, encore un testament de fait! Par la meme raison, mon vieux, je
+fais le mien. J'ai huit cents francs, tant en pieces d'or, qu'en
+billets de banque et en pieces de cent francs. Vous pouvez en
+disposer, s'il plait a Dieu que je meure avant de rejoindre le
+regiment!" En me chauffant, j'avais mis machinalement la main dans le
+petit sac de toile que j'avais ramasse, la veille, aupres des deux
+officiers badois rencontres mourants sur le bord du chemin. J'en
+retirai quelque chose de dur comme un morceau de corde et long comme
+deux doigts. L'ayant examine, je reconnus que c'etait du tabac a
+fumer. Quelle decouverte pour mon pauvre Picart! Lorsque je le lui
+donnai, il laissa tomber dans la neige une cote de cheval qu'il etait
+en train de ronger, et qu'il remplaca de suite par une chique de
+tabac, en attendant, dit-il, de fumer, car il ne savait pas si sa pipe
+etait dans son sac, dans son bonnet a poil ou dans une de ses poches.
+Et, comme ce n'etait pas le moment de chercher, il se contenta de sa
+chique, et moi d'un petit cigare que je fis a l'espagnole, avec un
+morceau de papier d'une des lettres dont plusieurs se trouvaient dans
+le petit sac.
+
+Il y avait environ deux heures que nous etions a notre bivac, et il
+n'en etait pas encore sept. Ainsi, c'etait onze a douze heures que
+nous avions encore a rester dans cette situation, avant de nous
+remettre en marche. Depuis un moment, Picart s'etait absente pour
+satisfaire a un pressant besoin, et son absence commencait deja a
+m'inquieter, lorsque, au moment ou je m'y attendais le moins,
+j'entends du bruit dans les broussailles, du cote oppose ou il etait
+parti. Persuade que c'etait tout autre que lui, je prends mon fusil,
+et je me mets en defense. Au meme instant, je vois paraitre Picart
+qui, en me voyant dans cette position, me dit: "C'est bien, mon pays,
+c'est fort bien!" a demi-voix et d'un air mysterieux, en me faisant
+signe de ne pas parler. Alors, il me dit tout bas que deux femmes
+venaient de passer sur le chemin, a deux pas d'ou il etait, portant,
+l'une un paquet, et l'autre une espece de seau, ou, probablement, il y
+avait quelque chose, car elles s'etaient arretees quelque temps pour
+se reposer, a cinq ou six pas de lui: "Elles ont ete cause, me dit-il,
+que, quoique etant dans une position a avoir le derriere gele, je n'ai
+ose bouger tant qu'elles ont ete pres de moi, a bavarder comme des
+pies. Nous allons suivre leurs traces, et nous arriverons peut-etre
+dans un village ou dans une baraque ou nous serons a l'abri des
+mauvais temps et plus en surete, car vous entendez toujours ces
+diables de chiens qui aboient!" Effectivement, depuis le coup de
+fusil, ils n'avaient cesse de faire un train d'enfer. "Mais, lui
+dis-je, si, dans ce village ou dans cette baraque, nous allions
+trouver les Russes!" Il me repondit de le laisser faire.
+
+Nous voila encore marchant a l'aventure pendant la nuit, au milieu
+d'une foret, sans savoir ou nous allions, sur la seule indication de
+quatre pieds imprimes sur la neige que Picart me disait etre ceux des
+femmes.
+
+Tout a coup, les traces cesserent de se faire voir. Apres un moment de
+recherche, nous les retrouvames et nous vimes qu'elles tournaient a
+droite. Cela nous contraria beaucoup, vu que nous allions nous
+eloigner de la direction qui pouvait nous conduire sur la grand'route.
+Souvent les pas se trouvaient tellement resserres par les arbres, que
+nous ne pouvions plus y voir. Il fallait que Picart se couchat sur la
+neige et cherchat avec ses mains les traces que nous ne pouvions plus
+voir avec nos yeux.
+
+Picart conduisait le cheval par la bride, moi je marchais en le tenant
+par la queue, mais je fus arrete court; il ne marchait plus. Le pauvre
+diable avait beau faire des efforts, il ne pouvait avancer, car il
+etait pris entre deux arbres, et les deux bottes de paille qu'il avait
+de chaque cote, l'empechaient de passer. Lorsqu'elles furent tombees,
+il put se degager et avancer. Je ramassai la paille, trop precieuse
+pour nous, je la trainai jusqu'au moment ou nous trouvames le chemin
+plus large. Alors nous la remimes sur le cheval et nous pumes avancer
+plus a notre aise. Un peu plus loin, nous trouvames deux chemins, ou
+l'on avait egalement marche. La, nous fumes encore obliges de nous
+arreter, ne sachant lequel prendre. A la fin, nous primes le parti de
+faire marcher le cheval devant nous, esperant qu'il pourrait nous
+guider; pour ne pas qu'il nous echappe, nous le tenions de chaque cote
+de la croupiere. A la fin, Dieu eut pitie de nos miseres; un chien se
+fit entendre et, un peu plus avant, nous apercumes une masure assez
+grande.
+
+Imaginez-vous le toit d'une de nos granges pose a terre, et vous aurez
+une idee de l'habitation que nous avions devant nous. Nous en fimes
+trois fois le tour avant de pouvoir en trouver l'entree, cachee par
+un avant-toit en chaume qui descendait jusqu'a terre. Sur le cote, une
+premiere porte aussi en chaume, mais tellement couverte de neige qu'il
+n'est pas etonnant que nous ne l'ayons pas vue de suite. Picart etant
+entre sous le toit, arriva a une seconde porte en bois et frappa
+d'abord doucement; personne ne repondit. Une seconde fois, meme
+silence. Alors, s'imaginant qu'il n'y avait pas d'habitants, il se
+disposa a enfoncer la porte avec la crosse de son fusil, mais une voix
+faible se fit entendre, la porte s'ouvrit et une vieille femme se
+presenta, tenant a la main, pour s'eclairer, un morceau de bois
+resineux tout en flammes, qu'elle laissa tomber de frayeur en voyant
+Picart, et se sauva tout epouvantee!
+
+Mon camarade ramassa le morceau de bois encore allume et avanca encore
+quelques pas. Comme j'avais fini d'attacher le cheval sous
+l'avant-toit qui masquait la porte, j'entrai et je l'apercus avec sa
+lumiere a la main, au milieu d'un nuage de fumee. Avec son manteau
+blanc, il ressemblait a un penitent de la meme couleur. Il jetait des
+regards a droite et a gauche, ne voyant personne, parce qu'il ne
+pouvait pas voir dans le fond de l'habitation. Lorsqu'il se fut assure
+que j'etais entre, rompant le silence et s'efforcant de faire une voix
+douce, il souhaita le mieux qu'il put le bonjour en langue polonaise.
+Je le repetai, mais d'une voix faible. Notre bonjour, quoique mal
+exprime, fut entendu, car nous vimes venir a nous un vieillard qui,
+aussitot qu'il apercut Picart, se mit a crier: "Ah! ce sont des
+Francais; c'est bon!" Il le dit en polonais et le repeta en allemand.
+Nous lui repondimes de meme que nous etions Francais et de la Garde de
+Napoleon. Au nom de Napoleon et de sa Garde, le brave Polonais (car
+c'en etait un) s'inclina et voulait nous baiser les pieds. Au mot de
+_Francais_, repete par la vieille femme, nous vimes deux autres femmes
+plus jeunes sortir d'une espece de cachette, qui s'approcherent de
+nous en manifestant de la joie. Picart les reconnut pour celles qu'il
+avait vues dans la foret et dont nous avions suivi les traces.
+
+Il n'y avait pas cinq minutes que nous etions chez ces braves gens,
+que je faillis etre suffoque par la chaleur a laquelle je n'etais plus
+habitue, ce qui me forca a me retirer pres de la porte, ou je tombai
+sans connaissance.
+
+Picart se retourna et courut pour me secourir, mais la vieille femme
+et une de ses filles m'avaient deja releve et m'avaient fait asseoir
+sur une espece d'escabelle en bois. Lorsque je fus debarrasse de la
+marmite, ainsi que de ma peau d'ours et de mon fourniment, je fus
+conduit dans le fond de l'habitation ou l'on me coucha sur un lit de
+camp garni de peaux de mouton. Les femmes avaient l'air de nous
+plaindre, en voyant comme nous etions malheureux, particulierement
+moi, qui etais si jeune et avais bien plus souffert que mon camarade:
+la grande misere m'avait rendu si triste, que je faisais peine a voir.
+
+Le vieillard s'etait occupe de faire entrer notre cheval et tout fut
+en mouvement pour nous etre utile. Picart pensa a la bouteille au
+genievre qui etait dans ma carnassiere. Il m'en fit avaler quelques
+gouttes, il en mit ensuite dans l'eau, et, un instant apres, je me
+trouvais beaucoup mieux.
+
+La vieille femme me tira mes bottes que je n'avais pas otees depuis
+Smolensk, c'est-a-dire depuis le 10 de novembre, et nous etions le 23.
+Une des jeunes filles se presenta avec un grand vase en bois rempli
+d'eau chaude, le posa devant moi et, se mettant a genoux, me prit les
+pieds l'un apres l'autre, tout doucement, me les posa dans l'eau et
+les lava avec une attention particuliere et en me faisant remarquer
+que j'avais une plaie au pied droit: c'etait une engelure de 1807 a la
+bataille d'Eylau, et qui, depuis ce temps, ne s'etait jamais fait
+sentir, mais qui venait de se rouvrir et me faisait, dans ce moment,
+cruellement souffrir[41].
+
+[Note 41: La bataille d'Eylau commenca le 7 fevrier 1807, a la
+pointe du jour. La veille, nous avions couche sur un plateau, a un
+quart de lieue de la ville, et en arriere. Ce plateau etait couvert de
+neige et de morts, par suite d'un combat que l'avant-garde avait eu,
+un moment avant notre arrivee. A peine faisait-il jour, que l'Empereur
+nous fit marcher en avant, mais nous eumes beaucoup de peine, a cause
+que nous marchions dans le milieu des terres et dans la neige
+jusqu'aux genoux. Etant pres de la ville, il fit placer toute la Garde
+en colonne serree par division, une partie sur le cimetiere a droite
+de l'eglise, et l'autre sur un lac a cinquante pas du cimetiere. Les
+boulets et les obus, tombant sur le lac, faisaient craquer la glace et
+menacaient d'engloutir ceux qui etaient dessus. Nous fumes toute la
+journee dans cette position, les pieds dans la neige et ecrases par
+les boulets et la mitraille. Les Russes, quatre fois plus nombreux que
+nous, avaient aussi l'avantage du vent qui nous envoyait dans la
+figure la neige qui tombait a gros flocons, ainsi que la fumee de leur
+poudre et de la notre, de maniere qu'ils pouvaient nous voir presque
+sans etre vus. Nous fumes dans cette position jusqu'a sept heures du
+soir. Notre regiment, qui etait le deuxieme grenadiers, fut envoye, a
+trois heures de l'apres-midi, reprendre la position du matin dont les
+Russes voulaient s'emparer. Toute la nuit, comme pendant la bataille,
+il ne cessa de tomber de la neige. C'est ce jour-la que j'eus le pied
+droit gele, qui ne fut gueri qu'au camp de Finkelstein, avant la
+bataille d'Essling et de Friedland. (_Note de l'auteur_.)]
+
+L'autre jeune fille, qui paraissait l'ainee, en faisait autant a mon
+camarade qui, d'un air confus, se laissait faire tranquillement. Je
+lui dis qu'il etait bien vrai qu'une inspiration du bon Dieu l'avait
+porte a suivre les traces de ces jeunes filles: "Oui, dit-il; mais en
+les voyant passer dans la foret, je ne pensais pas qu'elles nous
+auraient aussi bien accueillis. Je ne vous ai pas encore dit,
+continua-t-il, que ma tete me faisait un mal de diable, et que, depuis
+que je suis un peu repose, cela se fait sentir. Vous allez voir, tout
+a l'heure, que la balle de ce chien de Cosaque m'aura touche plus pres
+que je ne pensais. Nous allons voir!" Il denoua un cordon qu'il avait
+sous le menton et qui servait a tenir deux morceaux de peau de mouton,
+attaches de chaque cote de son bonnet a poil, afin de preserver ses
+oreilles de la gelee. Mais a peine etait-il decoiffe, que le sang
+commenca a ruisseler: "Voyez-vous! me dit-il. Mais cela n'est rien. Ce
+n'est qu'une egratignure. La balle aura glisse sur le cote de la
+tete." Le vieux Polonais s'empressa de lui oter son fourniment qu'il
+avait perdu l'habitude de quitter, de meme que son bonnet a poil, avec
+lequel il couchait toujours. La fille qui lui lavait les pieds lui
+lava aussi la tete. Tout le monde se mit autour de lui pour le servir.
+Le pauvre Picart etait tellement sensible aux soins qu'on lui donnait,
+que de grosses larmes coulaient le long de sa figure. Il fallait des
+ciseaux pour lui couper les cheveux. Je pensai de suite a la giberne
+du chirurgien, que j'avais prise sur le Cosaque, et, me l'ayant fait
+apporter, nous y trouvames tout ce qu'il nous fallait pour le
+pansement: deux paires de ciseaux et plusieurs autres instruments de
+chirurgie, de la charpie et des bandes de linge. Apres lui avoir coupe
+les cheveux, la vieille femme lui suca la plaie, qui etait plus forte
+qu'il ne pensait. Ensuite, on lui mit un peu de charpie, une bande et
+un mouchoir. Nous trouvames la balle logee dans des chiffons dont le
+fond de son bonnet etait rempli. L'aile gauche de l'aigle imperiale,
+placee sur le devant du bonnet, etait traversee. Tout en faisant
+l'inspection de ce qu'il contenait, il jeta un cri de joie: c'etait sa
+pipe qu'il venait de retrouver, un vrai brule-gueule qui n'avait pas
+trois pouces de long. Aussi alluma-t-il de suite le tabac: il n'avait
+pas fume depuis Smolensk.
+
+Lorsque nos pieds furent laves, on nous les essuya avec des peaux
+d'agneaux, que l'on mit ensuite dessous pour nous servir de tapis.
+L'on mit sur la plaie de mon pied une graisse qui, m'assurait-on,
+devait me guerir en peu de temps. L'on me montra la maniere dont je
+devais m'en servir, et l'on m'en mit dans un morceau de linge que je
+renfermai dans la giberne du docteur, avec tous les instruments qui
+avaient servi a panser la tete de Picart.
+
+Nous etions deja beaucoup mieux. Nous les remerciames des soins qu'ils
+nous donnaient. Le Polonais nous fit comprendre qu'il etait au
+desespoir, vu les circonstances, de ne pouvoir mieux faire; qu'il
+faut, en voyage, loger ses ennemis et leur laver les pieds, a plus
+forte raison a ses amis. Dans ce moment, nous entendimes la vieille
+femme jeter un cri et courir: c'etait un grand chien que nous n'avions
+pas encore vu, qui emportait le bonnet a poil de Picart. On voulait le
+battre, mais nous demandames sa grace.
+
+Je proposai a Picart de faire la visite du portemanteau qui etait
+encore sur le cheval. Il se fit conduire pres de l'animal: rien ne lui
+manquait. Il prit le portemanteau, qu'il apporta pres du poele. Nous y
+trouvames premierement neuf mouchoirs des Indes tisses en soie: "Vite,
+dit Picart, chacun deux a nos princesses, et un a la vieille, et
+gardons les autres!" Cette premiere distribution fut vite faite, au
+grand contentement des personnes qui les recevaient. Nous trouvames,
+ensuite, trois paires d'epaulettes d'officier superieur, dont une de
+marechal de camp; trois montres en argent, sept croix d'honneur, deux
+cuillers en argent, plus de douze douzaines de boutons de hussard
+dores, deux boites de rasoirs, six billets de banque de cent roubles,
+plus un pantalon en toile tache de sang. J'esperais trouver une
+chemise, malheureusement il ne s'en trouva pas; c'etait la chose dont
+j'avais le plus besoin, car la chaleur avait ravigote la vermine qui
+me devorait.
+
+Les jeunes filles faisaient de grands yeux et tenaient dans les mains
+ce que nous leur avions donne, ne pouvant croire que c'etait pour
+elles. Mais la chose qui leur fit le plus de plaisir fut les boutons
+dores que nous leur donnames, ainsi qu'une bague en or que je pris
+plaisir a leur mettre aux doigts. Celle qui m'avait lave les pieds ne
+fut pas sans remarquer que je lui donnais la plus belle. Il est
+probable que les Cosaques coupaient les doigts aux hommes morts, pour
+les prendre.
+
+Nous fimes present au vieillard d'une grosse montre anglaise et de
+deux rasoirs, ainsi que de toute la monnaie russe, d'une valeur de
+plus de trente francs, dont une partie se trouvait aussi dans le
+portemanteau. Nous remarquames qu'il avait toujours les yeux fixes sur
+une grand'croix de commandeur, a cause du portrait de l'Empereur. Nous
+la lui donnames. Sa satisfaction serait difficile a depeindre. Il la
+porta plusieurs fois a sa bouche et sur son coeur. Il finit par se
+l'attacher au cou avec un cordon en cuir, en nous faisant comprendre
+qu'il ne la quitterait qu'a la mort.
+
+Nous demandames du pain. L'on nous en apporta un qu'ils n'avaient pas,
+disaient-ils, ose nous presenter, tant il etait mauvais.
+Effectivement, nous ne pumes en manger. Ce pain etait fait d'une pate
+noire, rempli de grains d'orge, de seigle et de morceaux de paille
+hachee a vous arracher le gosier. Il nous fit comprendre que ce pain
+provenait des Russes; qu'a trois lieues de la les Francais les avaient
+battus, le matin, et leur avaient pris un grand convoi[42]; que les
+juifs qui leur avaient annonce cette nouvelle et qui se sauvaient des
+villages situes sur la route de Minsk, leur avaient vendu ce pain, qui
+n'etait pas mangeable. Enfin, quoique, depuis plus d'un mois, je n'en
+avais pas mange, il me fut impossible de mordre dedans, tant il etait
+dur. D'ailleurs j'avais, depuis longtemps, les levres crevassees et
+qui saignaient a chaque instant.
+
+[Note 42: Le combat qui avait eu lieu avec les Russes et dont le
+Polonais voulait nous parler etait une rencontre que le corps d'armee
+du marechal Oudinot, qui n'etait pas venu jusqu'a Moscou, car il avait
+toujours reste en Lithuanie, venait d'avoir avec les Russes qui
+venaient a notre rencontre, pour nous couper la retraite. Le marechal
+les avait battus, mais, en se retirant, ils couperent le pont de la
+Berezina. (_Note de l'auteur._)]
+
+Lorsqu'ils virent que nous ne pouvions pas en manger, ils nous
+apporterent un morceau de mouton, quelques pommes de terre, des
+oignons et des concombres marines. Enfin, ils nous donnerent tout ce
+qu'ils avaient, en nous disant qu'ils feraient leur possible pour nous
+procurer quelque chose de mieux. En attendant, nous mimes le mouton
+dans la marmite, pour nous faire une soupe. Le vieillard nous dit
+qu'il y avait, a une forte demi-lieue, un village ou tous les juifs
+qui etaient sur la route s'etaient refugies, dans la crainte d'etre
+pilles, et, comme ils avaient emporte leurs vivres avec eux, il
+esperait trouver quelque chose de mieux que ce qu'il nous avait donne
+jusqu'a present. Nous voulumes lui donner de l'argent. Il le refusa en
+disant que celui que nous lui avions donne, ainsi qu'a ses filles,
+servirait a cela, et qu'une d'elles etait deja partie avec sa mere et
+le grand chien.
+
+On nous avait arrange un lit a terre, compose de paille et de peaux de
+moutons. Depuis un moment, Picart s'etait endormi; je finis par en
+faire autant. Nous fumes reveilles par le bruit que faisait le chien
+de la cabane en aboyant: "Bon! dit le vieux Polonais, c'est ma femme
+et ma fille qui sont de retour". Effectivement, elles entrerent. Elles
+nous apportaient du lait, un peu de pommes de terre et une petite
+galette de farine de seigle qu'elles avaient pu avoir a force
+d'argent, mais pour de l'eau-de-vie, _nima!_[43] Le peu qu'il y avait
+venait d'etre enleve par les Russes. Nous remerciames ces bonnes gens
+qui avaient fait pres de deux lieues dans la neige jusqu'aux genoux,
+pendant la nuit, par un froid rigoureux, en s'exposant a etre devores
+par les loups ou les ours, en grand nombre dans les forets de la
+Lithuanie, et surtout dans ce moment, car ils abandonnaient les autres
+forets que nous brulions dans notre marche, pour se retirer dans
+d'autres qui leur offraient plus de surete et de quoi manger, par la
+quantite de chevaux et d'hommes qui mouraient chaque jour.
+
+[Note 43: _Nima_, en polonais et en lithuanien, signifie _non_, ou
+_il n'y en a pas_. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Nous fimes une soupe que nous devorames de suite. Apres avoir mange,
+je me trouvai beaucoup mieux. Cette soupe au lait m'avait restaure
+l'estomac. Ensuite je me mis a reflechir, la tete appuyee dans les
+deux mains. Picart me demanda ce que je pensais: "Je pense, lui
+dis-je, que, si je n'etais pas avec vous, mon vieux brave, et retenu
+par l'honneur et mon serment, je resterais ici, dans cette cabane, au
+milieu de cette foret et avec ces bonnes, gens.--Soyez tranquille, me
+dit-il, j'ai fait un reve qui m'est de bon augure. J'ai reve que
+j'etais a la caserne de Courbevoie, que je mangeais un morceau de
+boudin de la _Mere aux bouts_ et que je buvais une bouteille de vin de
+Suresnes.[44]"
+
+[Note 44: La _Mere aux bouts_ etait une vieille femme qui venait
+tous les jours a six heures du matin a la caserne de Courbevoie, ou
+nous etions, et qui, pour dix centimes, nous vendait un morceau de
+boudin long de six pouces et dont on se regalait tous les jours avant
+l'exercice, en buvant pour dix centimes de vin de Suresnes, en
+attendant la soupe de dix heures: quel est le velite ou le vieux
+grenadier de la Garde qui n'ait connu la _Mere aux bouts? (Note de
+l'auteur_.)]
+
+Pendant que Picart me parlait, je remarquai qu'il etait fort rouge et
+qu'il portait souvent la main droite sur son front, et quelquefois a
+la place ou il avait recu son coup de balle. Je lui demandai s'il
+avait mal a la tete. Il me repondit que oui, mais que c'etait
+probablement occasionne par la chaleur, ou pour avoir trop dormi. Mais
+il me sembla qu'il avait de la fievre. Son voyage a la caserne de
+Courbevoie me faisait croire que je ne m'etais pas trompe: "Je vais
+continuer mon reve, dit-il, et tacher de rejoindre la _Mere aux
+bouts_. Bonne nuit!" Deux minutes apres, il etait endormi.
+
+Je voulus me reposer, mais mon sommeil fut souvent interrompu par des
+douleurs que j'avais dans les cuisses, suite des efforts que j'avais
+faits en marchant. Il n'y avait pas longtemps que Picart dormait,
+lorsque le chien se mit a aboyer. Les personnes de la maison en furent
+surprises. Le vieillard, qui etait assis sur un banc pres du poele, se
+leva et saisit une lance attachee contre un gros sapin qui servait de
+soutien a l'habitation. Il alla du cote de la porte; sa femme le
+suivit, et moi, sans eveiller Picart, j'en fis autant, ayant toutefois
+la precaution de prendre mon fusil qui etait charge, et la baionnette
+au bout du canon. Nous entendimes que l'on derangeait la premiere
+porte. Le vieillard ayant demande qui etait la, une voix nasillarde
+se fit entendre et l'on repondit: "Samuel!" Alors la femme dit a son
+mari que c'etait un juif du village ou elle avait ete, le soir.
+Lorsque je vis que c'etait un enfant d'Israel, je repris ma place,
+ayant soin toutefois de rassembler autour de moi tout ce que nous
+avions, car je n'avais pas de confiance dans le nouveau venu.
+
+Je dormis assez bien deux heures, jusqu'au moment ou Picart m'eveilla
+pour manger la soupe au mouton. Il se plaignait toujours d'un grand
+mal de tete, par suite, probablement, de ses reves, car il me dit
+qu'il n'avait fait que rever Paris et Courbevoie, et, sans se rappeler
+qu'il m'en avait deja conte une partie, il me dit que, dans son reve,
+il avait danser a la barriere du Roule[45] ou, me dit-il, il avait bu
+avec des grenadiers qui avaient ete tues a la bataille d'Eylau.
+
+[Note 45: Rendez-vous des maitresses des vieux grenadiers de la
+Garde. On y dansait. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Comme nous allions manger, le juif nous presenta une bouteille de
+genievre que Picart s'empressa de prendre. Alors il lui demanda qui il
+etait et d'ou il venait; il lui parlait en allemand. Ensuite il gouta
+ce que contenait la bouteille, et, pour remercier, finit par lui dire
+que cela ne valait pas le diable. Effectivement c'etait du mauvais
+genievre de pommes de terre.
+
+L'idee me vint que le juif pourrait nous etre tres utile en le prenant
+pour guide; nous avions de quoi tenter sa cupidite. De suite, je fis
+part a Picart de mon idee, qu'il approuva, et, comme il se disposait a
+en faire la proposition, notre cheval, qui etait couche, se releva
+tout effraye, en cherchant a rompre le lien auquel il etait attache;
+le chien se mit a beugler (_sic_). Au meme instant, nous entendimes
+plusieurs loups qui vinrent hurler autour de la baraque et meme contre
+la porte. C'etait a notre cheval qu'ils en voulaient. Picart prit son
+fusil pour leur faire la chasse, mais notre hote lui fit comprendre
+qu'il ne serait pas prudent, a cause des Russes. Alors il se contenta
+de prendre son sabre d'une main et un morceau de bois de sapin tout en
+feu de l'autre, se fit ouvrir la porte et se mit a courir sur les
+loups qu'il mit en fuite. Un instant apres, il rentra en me disant
+que cette sortie lui avait fait du bien; que son mal de tete etait
+presque passe. Ils revinrent encore a la charge, mais nous ne
+bougeames plus.
+
+Le juif, comme je m'y attendais, nous demanda si nous n'avions rien a
+vendre ou a changer. Je dis a Picart qu'il etait temps de lui faire
+des propositions pour qu'il puisse nous conduire jusqu'a Borisow ou
+jusqu'au premier poste francais. Je lui demandai combien il y avait de
+l'endroit ou nous etions a la Berezina. Il nous repondit que, par la
+grand'route, il y avait bien neuf lieues; nous lui fimes comprendre
+que nous voulions, si cela etait possible, y arriver par d'autres
+chemins. Je lui proposai de nous y conduire, moyennant un arrangement:
+d'abord les trois paires d'epaulettes que nous lui donnions de suite,
+et un billet de banque de cent roubles, le tout d'une valeur de cinq
+cents francs. Mais je mettais pour condition que les epaulettes
+resteraient entre les mains de notre hote, qui les lui remettrait a
+son retour; que, pour le billet de banque, je le lui donnerais a notre
+destination, c'est-a-dire au premier poste de l'armee francaise; que,
+sur la presentation d'un foulard que je montrai aux personnes
+presentes, on lui remettrait les epaulettes, mais que lui, Samuel,
+remettrait aux personnes de la maison vingt-cinq roubles; que le
+foulard serait pour la plus jeune fille, celle qui m'avait lave les
+pieds. L'enfant d'Israel accepta, non sans faire quelques observations
+sur les dangers qu'il y avait a courir, en ne passant pas par la
+grand'route. Notre hote nous temoigna combien il regrettait de ne pas
+avoir dix ans de moins, afin de nous conduire, et pour rien, en nous
+defendant contre les Russes, s'il s'en presentait. En nous disant
+cela, il nous montrait sa vieille hallebarde attachee le long d'une
+piece de bois. Mais il donna tant d'instructions au juif sur la route,
+qu'il consentit a nous conduire, apres avoir toutefois bien regarde et
+verifie si tout ce que nous lui donnions etait de bon aloi.
+
+Il etait neuf heures du matin lorsque nous nous mimes en route.
+C'etait le 24 novembre. Toute la famille polonaise resta longtemps sur
+le point le plus eleve, nous suivant des yeux et nous faisant des
+signes d'adieu avec leurs mains.
+
+Notre guide marchait devant, tenant notre cheval par la bride. Picart
+parlait seul, s'arretant quelquefois, faisant le maniement d'armes.
+Tout a coup, je ne l'entends plus marcher. Je me retourne, je le vois
+immobile et au port d'armes, marchant au pas ordinaire, comme a la
+parade. Ensuite il se met a crier d'une voix de tonnerre: "Vive
+l'Empereur!" Aussitot je m'approche de lui, je le prends vivement par
+le bras, en lui disant: "Eh bien, Picart, qu'avez-vous donc?" Je
+craignais qu'il ne fut devenu fou: "Quoi? me repondit-il comme un
+homme qui se reveille, ne passons-nous pas la revue de l'Empereur?" Je
+fus saisi en l'entendant parler de la sorte. Je lui repondis que ce
+n'etait pas aujourd'hui, mais demain, et, le prenant par le bras, je
+lui fis allonger le pas, afin de rattraper le juif. Je vis de grosses
+larmes couler le long de ses joues: "Eh quoi! lui dis-je, un vieux
+soldat qui pleure!--Laissez-moi pleurer, me dit-il, cela me fait du
+bien! Je suis triste, et si, demain, je ne suis pas au regiment, c'est
+fini!--Soyez tranquille, nous y serons aujourd'hui, j'espere, ou
+demain matin au plus tard. Comment, mon vieux, voila que vous vous
+affectez comme une femme!--C'est vrai, me repondit-il, je ne sais pas
+comment cela est venu. Je dormais ou je revais, mais cela va mieux.--A
+la bonne heure, mon vieux! Ce n'est rien. La meme chose m'est arrivee
+plusieurs fois, et le soir meme que je vous ai rencontre. Mais j'ai le
+coeur plein d'esperance depuis que je suis avec vous!"
+
+Tout en causant, je voyais mon guide qui s'arretait souvent comme pour
+ecouter.
+
+Tout a coup, je vois Picart se jeter de tout son long dans la neige,
+et nous commander d'une voix brusque: "Silence!" "Pour le coup, dis-je
+en moi-meme, c'est fini! Mon vieux camarade est fou! Que vais-je
+devenir?" Je le regardais, saisi d'etonnement; il se leve et se met a
+crier, mais d'une voix moins forte que la premiere fois: "Vive
+l'Empereur! Le canon! Ecoutez! Nous sommes sauves!--Comment? lui
+dis-je.--Oui, continua-t-il, ecoutez!" Effectivement, le bruit du
+canon se faisait entendre: "Ah! je respire, dit-il, l'Empereur n'est
+pas prisonnier, comme le coquin d'emigre le disait hier. N'est-il pas
+vrai, mon pays? Cela m'avait tellement brouille la cervelle, que j'en
+serais mort de rage et de chagrin. Mais, a present, marchons dans
+cette direction: c'est un guide certain." L'enfant d'Israel nous
+assurait que c'etait dans la direction de la Berezina que l'on
+entendait le canon. Enfin mon vieux compagnon etait tellement content
+qu'il se mit a chanter:
+
+ Air du _Cure de Pomponne_.
+
+ Les Autrichiens disaient tout bas:
+ Les Francais vont vite en besogne,
+ Prenons, tandis qu'ils n'y sont pas,
+ L'Alsace et la Bourgogne.
+ Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra,
+ Du depart de Boulogne (_bis_).[46]
+
+[Note 46: Cette chanson avait ete faite en partant du camp de
+Boulogne en 1805, pour aller en Autriche, pour la bataille
+d'Austerlitz. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Une demi-heure apres, notre marche devint tellement embarrassante,
+qu'il etait impossible de voyager plus longtemps. Notre guide croyait
+s'etre trompe. C'est pourquoi, rencontrant un espace assez eleve pour
+y marcher plus a l'aise, nous n'hesitames pas un instant a nous y
+jeter, esperant y rencontrer un chemin ou nous puissions marcher avec
+plus de facilite. Nous entendions toujours le bruit du canon, mais
+plus distinctement, depuis que nous avions pris cette nouvelle
+direction; il pouvait etre alors midi. Tout a coup, le canon cessa de
+se faire entendre, le vent recommenca et la neige le suivit de pres,
+mais en si grande quantite que nous ne pouvions plus nous voir, de
+sorte que le pauvre enfant d'Israel finit par renoncer a conduire le
+cheval. Nous lui conseillames de monter dessus. C'est ce qu'il fit. Je
+commencais a etre extremement fatigue et inquiet. Je ne disais rien,
+mais Picart jurait comme un enrage apres le canon qu'il n'entendait
+plus, et apres le vent, disait-il, qui en etait la cause. Nous
+arrivames de la sorte dans un endroit ou nous ne pouvions plus
+avancer, tant les arbres etaient serres les uns contre les autres. A
+chaque instant, nous etions arretes par d'autres obstacles, nous
+allions mesurer la terre de tout notre long et nous enterrer dans la
+neige. Enfin, apres une marche penible, nous eumes le chagrin de nous
+retrouver au point ou nous etions partis, une heure avant.
+
+Voyant cela, nous arretames un instant; nous bumes un coup de mauvais
+genievre que le juif nous avait donne, ensuite nous deliberames. Il
+fut decide que nous irions joindre la grand'route. Je demandai a notre
+guide si, dans le cas ou nous ne pourrions pas gagner la route, il
+pourrait nous reconduire ou nous avions couche. Il m'assura que oui,
+mais qu'il faudrait faire des remarques ou nous passions. Picart se
+chargea de cela en coupant, de distance en distance, des jeunes
+arbres, bouleaux ou sapins, que nous laissions derriere nous.
+
+Nous pouvions avoir fait une demi-lieue, dans ce nouveau chemin,
+lorsque nous rencontrames une cabane. Il etait presque temps, car les
+forces commencaient a me manquer. Il fut decide que nous y ferions une
+halte d'une demi-heure pour y faire manger le cheval, ainsi que nous.
+Le bonheur voulut qu'en y entrant, nous trouvames beaucoup de bois sec
+a bruler, deux bancs formes de deux grosses pieces de bois brut et
+trois peaux de mouton, qu'il fut decide que l'on emporterait pour nous
+en servir si nous etions obliges de passer la nuit dans la foret.
+
+Nous nous chauffames en mangeant un morceau de viande de cheval. Notre
+guide n'en voulut pas toucher, mais il tira de dessous sa capote de
+peau de mouton une mauvaise galette de farine d'orge, avec autant de
+paille, que nous nous empressames de partager avec lui. Il nous jura
+par Abraham qu'il n'avait que cela et quelques noix. Nous en fimes
+quatre parts. Il en eut deux, et nous chacun une. Nous bumes chacun un
+petit verre de mauvais genievre. Je lui en presentai un qu'il refusa,
+et cela pour ne pas boire dans le meme vase que nous. Mais il nous
+avanca le creux de sa main, et nous lui en versames, qu'il avala.
+
+Il nous dit alors que, pour arriver a une autre cabane, il fallait
+encore une bonne heure de marche. Aussi, dans la crainte que la nuit
+ne vienne nous surprendre, nous resolumes de nous remettre en route.
+C'est ce que nous fimes avec une peine incroyable, tant le chemin
+etait devenu etroit, ou plutot l'on aurait dit qu'il n'y en avait
+plus. Cependant Samuel, notre guide, qui avait vraiment du courage,
+nous rassura en nous disant que, bientot, nous le retrouverions plus
+large.
+
+Pour comble de malheur, la neige recommenca a tomber avec tant de
+force, que nous ne sumes plus ou nous diriger. Cet etat de choses dura
+jusqu'au moment ou notre guide se mit a pleurer, en nous disant qu'il
+ne savait plus ou nous etions.
+
+Nous voulumes retourner sur nos pas, mais ce fut bien pis, a cause de
+la neige qui nous tombait en pleine figure; nous n'eumes rien de mieux
+a faire que de nous mettre contre un massif de gros sapins, en
+attendant qu'il plut a Dieu de faire cesser le mauvais temps. Cela
+dura encore plus d'une demi-heure. Nous commencions a etre transis de
+froid. Picart jurait par moments; quelquefois il fredonnait:
+
+ Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra,
+ Du depart de Boulogne!
+
+Le juif ne faisait que repeter: "Mon Dieu! mon Dieu!" Tant qu'a moi,
+je ne disais rien, mais je faisais des reflexions bien sinistres. Sans
+ma peau d'ours et le bonnet du rabbin que je portais sous mon schako,
+je pense que j'aurais succombe de froid.
+
+Lorsque le temps fut devenu meilleur, nous cherchames a nous orienter
+de nouveau, mais a la tempete avait succede un grand calme, de maniere
+a ne plus savoir distinguer le nord avec le midi. Nous etions tout a
+fait desorientes. Nous marchions toujours au hasard, et je
+m'apercevais que nous tournions toujours sur nous-memes, revenant
+continuellement a la meme place.
+
+Picart continuait a jurer, mais c'etait contre le juif.
+
+Cependant, apres avoir marche encore quelque temps, nous nous
+trouvames dans un espace d'environ quatre cents metres de
+circonference, qui nous donna l'espoir de trouver un chemin. Mais,
+apres en avoir fait plusieurs fois le tour, nous ne decouvrimes rien.
+Nous nous regardions, car chacun de nous attendait un avis de son
+camarade. Tout a coup, je vis mon vieux grognard poser son fusil
+contre un arbre, et, regardant de tous cotes comme s'il cherchait
+quelque chose, tirer son sabre du fourreau. A peine avait-il fait ce
+mouvement, que le pauvre juif, croyant que c'etait pour le tuer, se
+mit a jeter des cris epouvantables et a abandonner le cheval pour
+fuir. Mais, les forces lui manquant, il tomba a genoux d'un air
+suppliant, pour implorer la misericorde de Dieu et de celui qui ne lui
+voulait pas de mal, car Picart n'avait tire son sabre que pour couper
+un bouleau gros comme mon bras et le consulter sur la direction que
+nous avions a prendre. Il coupa l'arbre par le milieu et, ayant
+examine la partie qui restait attachee au sol, me dit d'un grand
+sang-froid: "Voila la direction que nous devons prendre! L'ecorce de
+l'arbre, de ce cote, qui est celui du nord, est un peu rousse et
+gatee, tandis que, de l'autre cote, qui est celui du midi, elle est
+blanche et bien conservee. Marchons au midi!"
+
+Nous n'avions plus de temps a perdre, car notre plus grande crainte
+etait que la nuit nous surprit. Nous cherchames a nous frayer un
+chemin, ayant toujours soin de ne pas perdre de vue la direction de
+notre point de depart.
+
+Dans ce moment, le juif, qui marchait derriere nous, jeta un cri. Nous
+le vimes etendu de son long. Il etait tombe en tirant le cheval qu'il
+voulait faire passer entre deux arbres trop serres l'un contre
+l'autre, de maniere que le pauvre _cognia_ ne savait plus ni avancer,
+ni reculer. Nous fumes obliges de debarrasser et l'homme et le cheval,
+dont la charge ainsi que le harnachement etaient tombes sur les jambes
+de derriere.
+
+J'enrageais aussi de voir que nous perdions un temps aussi precieux;
+j'aurais volontiers abandonne le cheval, et il aurait fallu en venir
+la si, au bout d'une demi-heure d'efforts, nous ne fussions tombes
+dans un chemin assez large, que le juif reconnut pour etre la
+continuation de celui dont nous avions perdu la direction; pour
+preuve, il nous montra plusieurs gros arbres qu'il reconnaissait,
+parce qu'ils contenaient des ruches qu'il nous fit voir et qui,
+malheureusement, etaient perchees trop haut pour notre bec.[47]
+
+[Note 47: En Pologne, en Lithuanie, et dans une partie de la
+Russie, on choisit, dans les forets, les arbres les plus gros et a une
+hauteur de dix a douze pieds, l'on creuse dans le corps de l'arbre un
+trou de la profondeur d'un pied, sur autant de largeur et trois de
+hauteur, et c'est la que les mouches deposent leur miel, que souvent
+les ours, qui sont tres friands et en grande quantite dans ces forets,
+vont souvent denicher. Aussi c'est souvent un piege pour les prendre.
+(_Note de l'auteur._)]
+
+Picart, ayant regarde a sa montre, vit qu'il etait pres de quatre
+heures. Nous n'avions pas de temps a perdre. Nous nous trouvames en
+face d'un lac gele que notre guide reconnut. Nous le traversames sans
+difficulte, et, tournant un peu a gauche, nous reprimes notre chemin.
+
+A peine y etions-nous entres, que nous vimes venir a nous quatre
+individus qui s'arreterent en nous voyant. De notre cote, nous nous
+mimes en mesure de nous defendre. Mais nous vimes qu'ils avaient plus
+peur que nous, car ils se consultaient afin de voir s'ils devaient
+avancer ou reculer en se jetant dans le bois. Ils vinrent a nous en
+nous souhaitant le bonjour. C'etaient quatre juifs que notre guide
+connaissait. Ils venaient d'un village situe sur la grand'route. Ce
+village etant occupe par l'armee francaise, il leur etait impossible
+d'y rester sans mourir de faim et de froid, car, pour des vivres, il
+n'y en avait plus, et il ne restait pas une maison pour se mettre a
+l'abri, pas meme pour l'Empereur. Nous apprimes avec plaisir que nous
+n'etions plus qu'a deux lieues de l'armee francaise, mais que nous
+ferions bien de ne pas aller plus loin aujourd'hui, parce que nous
+pourrions nous tromper de chemin. Ils nous conseillaient de passer la
+nuit dans la premiere baraque, qui n'etait plus bien loin. Ils nous
+quitterent en nous souhaitant le bonsoir. Nous continuames a marcher,
+et l'on n'y voyait deja plus, lorsque, heureusement, nous arrivames a
+l'endroit ou nous devions passer la nuit.
+
+Nous y trouvames de la paille et du bois en quantite. Nous allumames
+de suite un bon feu au poele en terre qui s'y trouvait, et, comme il
+aurait fallu trop de temps pour faire la soupe, nous nous contentames
+d'un morceau de viande rotie, et, pour notre surete, nous resolumes de
+veiller chacun notre tour, toutes les deux heures, avec nos armes
+chargees a cote de nous.
+
+Je ne saurais dire combien il y avait de temps que je dormais, lorsque
+je fus reveille par le bruit que faisait le cheval, cause par les
+hurlements des loups qui entouraient la baraque. Picart prit une
+perche, et, ayant attache, au bout, un gros bouchon de paille et
+plusieurs morceaux de bois resineux qu'il alluma, il courut sur ces
+animaux, tenant la perche enflammee d'une main et son sabre de
+l'autre, de sorte qu'il s'en debarrassa pour le moment. Il rentra un
+instant apres, tout fier de sa victoire. Mais a peine etait-il etendu
+sur sa paille, qu'ils revinrent avec plus de furie. Alors, prenant un
+gros morceau de bois allume, il le jeta a une douzaine de pas et
+commanda au juif de porter beaucoup de bois sec pour entretenir le
+feu. Apres cet exploit, nous n'entendimes presque plus les hurlements.
+
+Il n'etait pas plus de quatre heures, lorsque Picart me reveilla en me
+surprenant agreablement. Il avait, sans m'en rien dire, fait de la
+soupe avec du gruau et de la farine qui lui restaient. Il avait fait
+rotir ce qu'il appelait du _soigne_, un bon morceau de cheval. Nous
+mangeames l'un et l'autre d'assez bon appetit. Picart avait fait la
+part du juif. Nous eumes, aussi, soin de notre cheval: comme il se
+trouvait plusieurs grands bacs en bois, nous les avions remplis de
+neige que la chaleur fit fondre. Pour la purifier, nous y avions mis
+beaucoup de charbon allume. Elle nous servit de boisson et pour faire
+la soupe, et aussi pour donner a boire a notre cheval qui n'avait pas
+bu depuis la veille. Apres avoir bien arrange notre chaussure, je pris
+un charbon, et, me faisant eclairer par le juif, j'ecrivis sur une
+planche, en grands caracteres, l'inscription suivante:
+
+DEUX GRENADIERS DE LA GARDE DE L'EMPEREUR NAPOLEON, EGARES DANS CETTE
+FORET, ONT PASSE LA NUIT DU 24 AU 25 NOVEMBRE 1812, DANS CETTE CABANE.
+LA VEILLE, ILS ONT DU L'HOSPITALITE A UNE BRAVE FAMILLE POLONAISE.
+
+Et je signai.
+
+A peine avions-nous fait cinquante pas, que notre cheval ne voulut
+plus marcher. Notre guide nous dit qu'il voyait quelque chose sur le
+chemin. Il reconnut que c'etaient deux loups assis sur le derriere.
+Aussitot Picart lache son coup de fusil. Les individus disparaissent,
+et nous continuons. Au bout d'une demi-heure, nous etions sauves.
+
+La premiere rencontre que nous fimes fut le bivac de douze hommes que
+nous reconnumes pour des soldats allemands faisant partie de notre
+armee. Nous nous arretames pres de leur feu, pour leur demander des
+nouvelles. Ils nous regarderent sans nous repondre, mais parlerent
+ensemble pour se consulter. Ils etaient dans la plus grande des
+miseres. Nous remarquames qu'il y en avait trois de morts. Comme notre
+guide avait rempli ses conditions, nous lui donnames ce que nous lui
+avions promis, et, apres lui avoir recommande de remercier encore de
+notre part la brave famille polonaise, nous lui dimes adieu en lui
+souhaitant un bon voyage. Il disparut a grands pas.
+
+Nous nous disposions a gagner la grand'route, qui n'etait eloignee que
+de dix minutes de marche, lorsque nous fumes entoures par cinq de ces
+Allemands qui nous sommerent de leur laisser notre cheval pour le tuer
+et dirent que nous en aurions notre part. Deux le prirent par la
+bride, mais Picart, qui n'entendait pas de cette oreille, leur dit en
+mauvais allemand que, s'ils ne lachaient la bride, il leur coupait la
+figure d'un coup de sabre. Il le tira du fourreau. Les Allemands n'en
+firent rien. Il le leur dit encore une fois. Pas plus de reponse.
+Alors il appliqua, aux deux qui tenaient la bride, un vigoureux coup
+de poing qui leur fit lacher prise et les etendit sur la neige. Il me
+donna le cheval a tenir et dit aux deux autres: "Avancez, si vous avez
+de l'ame!" Mais voyant que plus un ne bougeait, il tira de la marmite,
+qui etait sur le cheval, trois morceaux de viande qu'il leur donna.
+Aussitot, ceux qui etaient a terre se releverent pour avoir leur part.
+Comme je voyais qu'ils mouraient de faim, pour les dedommager d'avoir
+ete maltraites, je leur donnai un morceau de plus de trois livres, qui
+avait ete cuit au bivac, devant le lac. Ils se jeterent dessus comme
+des affames. Nous continuames a marcher.
+
+Un peu plus loin, nous rencontrames encore deux feux presque eteints,
+autour desquels etaient plusieurs hommes sans vigueur. Deux seulement
+nous parlerent; un nous demanda s'il etait vrai que l'on allait
+prendre des cantonnements, et un autre nous cria: "Camarades,
+allez-vous tuer le cheval? Je ne demande qu'un peu de sang!" A tout
+cela, nous ne repondimes pas. Nous etions encore a une portee de fusil
+de la grand'route, et nous n'apercevions encore aucun mouvement de
+depart. Lorsque nous fumes sur le chemin, je dis assez haut a Picart:
+"Nous sommes sauves!" Un individu qui se trouvait pres de nous,
+enveloppe dans un manteau a moitie brule, repeta, en elevant la voix:
+"Pas encore!" Il se retira en me regardant et en levant les epaules.
+Il en savait plus que moi sur ce qui se passait.
+
+Un instant apres, nous vimes un detachement d'environ trente hommes,
+compose de sapeurs du genie et pontonniers. Je les reconnus pour ceux
+que nous avions pris a Orcha, ou ils etaient en garnison[48]. Ce
+detachement, commande par trois officiers, et qui n'etait avec nous
+que depuis quatre jours, n'avait pas souffert. Aussi paraissaient-ils
+vigoureux. Ils marchaient dans la direction de la Berezina. Je
+m'adressai a un officier pour savoir ou etait le quartier imperial. Il
+me repondit qu'il etait encore en arriere, mais que le mouvement
+allait commencer et que nous allions, dans un instant, voir la tete de
+la colonne. Il nous dit aussi de prendre garde a notre cheval; que
+l'ordre de l'Empereur etait de s'emparer de tous ceux que l'on
+trouverait, pour servir a l'artillerie et a la conduite des blesses.
+En attendant la colonne, nous le cachames a l'entree du bois.
+
+[Note 48: Ce sont les pontonniers et les sapeurs du genie qui nous
+sauverent, car c'est a eux a qui nous devons la construction des ponts
+sur lesquels nous passames la Berezina. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Je ne saurais depeindre toutes les peines, les miseres et les scenes
+de desolation que j'ai vues et auxquelles j'ai pris part, ainsi que
+celles que j'etais condamne a voir et a endurer encore, et qui m'ont
+laisse d'ineffacables et terribles souvenirs.
+
+C'etait le 25 novembre: il pouvait etre sept heures du matin; il ne
+faisait pas encore grand jour. J'etais dans mes reflexions, lorsque
+j'apercus la tete de la colonne. Je la fis remarquer a Picart. Les
+premiers que nous vimes paraitre etaient des generaux, dont
+quelques-uns etaient encore a cheval, mais la plus grande partie a
+pied, ainsi que beaucoup d'autres officiers superieurs, debris de
+l'Escadron et du Bataillon sacres, que l'on avait formes le 22, et
+qui, au bout de trois jours, n'existaient pour ainsi dire plus. Ceux
+qui etaient a pied se trainaient peniblement, ayant, presque tous, les
+pieds geles et enveloppes de chiffons ou de morceaux de peaux de
+mouton, et mourant de faim. L'on voyait, apres, quelques debris de la
+cavalerie de la Garde. L'Empereur venait ensuite, a pied et un baton a
+la main. Il etait enveloppe d'une grande capote doublee de fourrure,
+ayant sur la tete un bonnet de velours couleur amarante, avec un tour
+de peau de renard noir. A sa droite, marchait egalement a pied le roi
+Murat; a sa gauche, le prince Eugene, vice-roi d'Italie; ensuite les
+marechaux Berthier, prince de Neufchatel; Ney, Mortier, Lefebvre,
+ainsi que d'autres marechaux et generaux dont les corps etaient en
+partie aneantis.
+
+A peine l'Empereur nous avait-il depasses, qu'il monta a cheval, ainsi
+qu'une partie de ceux qui l'accompagnaient; les trois quarts des
+generaux n'avaient plus de chevaux. Tout cela etait suivi de sept a
+huit cents officiers, sous-officiers, marchant en ordre et portant,
+dans le plus grand silence, les aigles des regiments auxquels ils
+avaient appartenu et qui les avaient tant de fois conduits a la
+victoire. C'etaient les debris de plus de soixante mille hommes.
+Venait ensuite la Garde imperiale a pied, marchant toujours en ordre.
+Les premiers etaient les chasseurs a pied. Mon pauvre Picart, qui
+n'avait pas vu l'armee depuis un mois, regardait tout cela sans rien
+dire, mais ses mouvements convulsifs ne faisaient que trop voir ce
+qu'il eprouvait. Plusieurs fois, il frappa la crosse de son fusil
+contre la terre, et de son poing sa poitrine et son front. Je voyais
+de grosses larmes couler sur ses joues et retomber sur ses moustaches
+ou pendaient des glacons. Alors, se retournant de mon cote: "En
+verite, mon pays, je ne sais pas si je dors ou si je veille. Je pleure
+d'avoir vu notre Empereur marcher a pied, un baton a la main, lui si
+grand, lui qui nous fait si fiers!" En disant ces paroles, Picart
+releva la tete et frappa sur son fusil. Il semblait vouloir, par ce
+mouvement, donner plus d'expression a ses paroles.
+
+Il continua: "Avez-vous remarque comme il nous a regardes?"
+Effectivement, en passant, l'Empereur avait tourne la tete de notre
+cote. Il nous avait regardes comme il regardait toujours les soldats
+de sa Garde, lorsqu'il les rencontrait marchant isolement, et surtout
+dans ce moment de malheur, ou il semblait, par son regard, vous
+inspirer de la confiance et du courage. Picart pretendait que
+l'Empereur l'avait reconnu, chose bien possible.
+
+Mon vieux camarade, dans la crainte de paraitre ridicule, avait ote
+son manteau blanc qu'il tenait sous son bras gauche. Il avait aussi,
+quoique souffrant de la tete, remis son bonnet a poil, ne voulant pas
+paraitre avec celui en peau de mouton que le Polonais lui avait
+donne. Le pauvre Picart oubliait sa triste position pour ne plus
+penser qu'a celle de l'Empereur et de ses camarades qu'il lui tardait
+de voir.
+
+Enfin parurent les vieux grenadiers. C'etait le premier regiment.
+Picart etait du second. Nous ne tardames pas a le voir, car la colonne
+du premier n'etait pas longue. Suivant moi, il en manquait au moins la
+moitie. Lorsqu'il fut devant le bataillon dont il faisait partie, il
+avanca pour joindre sa compagnie.
+
+Aussitot l'on entendit: "Tiens, l'on dirait Picart!--Oui, repond
+Picart, c'est moi, mes amis, me voila et je ne vous quitte plus qu'a
+la mort!" Aussitot la compagnie s'empara de lui (pour le cheval, bien
+entendu). Je l'accompagnai encore quelque temps pour avoir un morceau
+de l'animal, si on le tuait, mais un cri, partant de la droite de la
+compagnie, se fit entendre: "Le cheval appartient a la compagnie,
+puisque l'homme en fait partie!--C'est vrai, dit Picart, que
+j'appartiens a la compagnie, mais le sergent qui en demande sa part a
+descendu le cavalier qui le montait.--Alors, dit un sergent qui me
+connaissait, il en aura!" Ce sergent faisait les fonctions du
+sergent-major, mort la veille.
+
+La colonne etant arretee, un officier demanda a Picart d'ou il venait
+et comment il se trouvait en avant, vu que ceux qui, comme lui,
+escortaient le convoi, etaient rentres depuis trois jours. La halte
+dura assez longtemps. Il conta son affaire, s'interrompant a chaque
+instant pour demander apres plusieurs de ses camarades qu'il ne voyait
+plus dans les rangs: ils avaient succombe. Il n'osait demander apres
+son camarade de lit, qui etait en meme temps son pays. A la fin, il le
+demanda: "Et Rougeau, ou est-il?--A Krasnoe, repondit un tambour.--Ah!
+je comprends!--Oui, continua le tambour; mort d'un coup de boulet qui
+lui coupa les deux jambes. Avant de nous quitter, il t'a fait son
+executeur testamentaire; il m'a charge de te remettre sa croix, sa
+montre et un petit sac de cuir renfermant de l'argent et differents
+objets. En me les remettant, il m'a charge de te dire que tu les
+remettes a sa mere, et si, comme lui, tu avais le malheur de ne pas
+revoir la France, de vouloir bien en charger un autre."
+
+Aussitot, devant la compagnie, le tambour, qui se nommait Patrice,
+tira de son sac tous les objets, en disant a Picart: "Je le les
+remets, mon vieux, tels que je les ai recus de sa main; c'est lui qui
+les tira de son sac, que nous remimes ensuite sous sa tete; il est
+mort un instant apres.--C'est bien, dit Picart, si j'ai le bonheur de
+retourner en Picardie, je m'acquitterai des dernieres volontes de mon
+camarade." On recommenca a marcher. Je dis adieu a mon vieux camarade,
+en lui promettant de le revoir, le soir au bivac.
+
+J'attendis, sur le cote du chemin, que notre regiment passat, car l'on
+m'avait dit qu'il faisait l'arriere-garde.
+
+Apres les grenadiers, suivaient plus de trente mille hommes, ayant
+presque tous les pieds et les mains geles, en partie sans armes, car
+ils n'auraient pu en faire usage. Beaucoup marchaient appuyes sur des
+batons. Generaux, colonels, officiers, soldats, cavaliers, fantassins
+de toutes les nations qui formaient notre armee, marchaient confondus,
+couverts de manteaux et de pelisses brulees et trouees, enveloppes
+dans des morceaux de drap, des peaux de mouton, enfin tout ce que l'on
+pouvait se procurer pour se preserver du froid. Ils marchaient sans se
+plaindre, s'appretant encore, comme ils le pouvaient, pour la lutte,
+si l'ennemi s'opposait a notre passage. L'Empereur, au milieu de nous,
+nous inspirait de la confiance et trouva encore des ressources pour
+nous tirer de ce mauvais pas. C'etait toujours le grand genie et, tout
+malheureux que l'on etait, partout, avec lui, on etait sur de vaincre.
+
+Cette masse d'hommes laissait, en marchant, toujours apres elle, des
+morts et des mourants. Il me fallut attendre plus d'une heure, avant
+que cette colonne fut passee. Apres, il y eut encore une longue
+trainee des plus miserables qui suivaient machinalement a de grands
+intervalles. Ceux la etaient arrives au dernier degre de la misere et
+ne devaient pas meme passer la Berezina dont nous etions si pres.
+J'apercus, un instant apres, le reste de la Jeune Garde, tirailleurs,
+flanqueurs et quelques voltigeurs qui avaient echappe a Krasnoe,
+lorsque le regiment, commande par le colonel Luron, fut, devant nous,
+ecrase par la mitraille et sabre par les cuirassiers russes. Ces
+regiments, confondus, marchaient toujours en ordre. Derriere eux
+suivaient l'artillerie et quelques fourgons. Le reste du grand parc,
+commande par le general Negre, etait deja en avant. Un instant apres
+parut la droite des fusiliers-chasseurs, avec lesquels notre regiment
+formait une brigade. Le nombre en etait encore beaucoup diminue. Notre
+regiment etait encore separe par de l'artillerie que les chevaux ne
+savaient plus trainer. Un instant apres, j'apercus la droite marchant
+sur deux rangs, a droite et a gauche de la route, afin de rejoindre la
+gauche des fusiliers-chasseurs. L'adjudant-major Roustan, le premier
+qui m'apercut, me dit: "Eh bien! pauvre Bourgogne, c'est donc vous!
+L'on vous croit mort en arriere, et vous voila vivant en avant!
+Allons, tant mieux! N'avez-vous pas rencontre, en arriere, des hommes
+du regiment?" Je lui repondis que, depuis trois jours, je voyageais
+dans les bois avec un second, pour eviter d'etre pris par les Russes.
+M. Serraris dit au colonel qu'il savait que, depuis le 22, j'etais
+reste en arriere, etant malade, et que s'il etait surpris d'une chose,
+c'etait de me revoir. Enfin arriva la compagnie, et j'avais repris mon
+rang a la droite, que mes amis ne m'avaient pas encore apercu[49].
+Aussitot qu'ils surent que j'etais la, ils vinrent aupres de moi me
+faire des questions auxquelles je n'avais pas la force de repondre,
+tant j'etais emu en me retrouvant au milieu d'eux, comme si j'eusse
+ete dans ma famille. Ils me disaient qu'ils ne concevaient pas comment
+j'avais ete separe d'eux, et que cela ne serait pas arrive, s'ils se
+fussent apercus que j'etais malade a ne pouvoir suivre. En jetant un
+coup d'oeil sur la compagnie, je vis qu'elle etait encore beaucoup
+diminuee. Le capitaine manquait; tous les doigts de pieds lui etaient
+tombes. Pour le moment, l'on ne savait pas ou il etait, quoique
+marchant avec un mauvais cheval qu'on lui avait procure.
+
+[Note 49: Ils marchaient tous la tete baissee, les yeux fixes vers
+la terre, n'y voyaient presque plus, tant la gelee et la fumee du
+bivac leur avaient abime la vue. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Deux de mes amis[50], voyant que je marchais avec peine, me prirent
+sous les bras.
+
+[Note 50: C'etait avec Grangier et Leboude que nous marchions de
+la sorte. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Nous rejoignimes les fusiliers-chasseurs. Je ne me rappelle pas, a
+aucune epoque de ma vie, avoir jamais eu autant envie de dormir, et
+cependant il fallait suivre. Mes amis me prirent encore sous les bras
+en me recommandant de dormir, chose que nous fumes obliges de faire
+chacun notre tour, car le sommeil s'empara aussi d'eux. Il nous est
+arrive plusieurs fois de nous trouver arretes et endormis tous les
+trois. Heureusement que le froid, ce jour-la, avait beaucoup diminue,
+car le sommeil nous aurait infailliblement conduits a la mort.
+
+Nous arrivames, au milieu de la nuit, dans les environs de Borisow.
+L'Empereur se logea dans un chateau situe a droite de la route, et
+toute la Garde bivaqua autour. Le general Roguet, qui nous commandait,
+s'empara de la serre du chateau pour y passer la nuit. Mes amis et moi
+nous nous etablimes derriere. Pendant la nuit, le froid augmenta
+considerablement. Le lendemain 26, dans la journee, nous allames
+prendre position sur les bords de la Berezina. L'Empereur etait,
+depuis le matin, a Studianka, petit village situe sur une hauteur et
+en face.
+
+En arrivant, nous vimes les braves pontonniers travaillant a la
+construction des ponts, pour notre passage. Ils avaient passe toute la
+nuit, travaillant dans l'eau jusqu'aux epaules, au milieu des glacons,
+et encourages par leur general[51]. Ils sacrifiaient leur vie pour
+sauver l'armee. Un de mes amis m'a assure avoir vu l'Empereur leur
+presentant du vin.
+
+[Note 51: Le general Eble.]
+
+A deux heures de l'apres-midi, le premier pont fut fait. La
+construction fut penible et difficile, car les chevalets s'enfoncaient
+toujours dans la vase. Aussitot, le corps du marechal Oudinot le
+traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s'opposer a notre
+passage. Deja, avant que le pont fut fini, de la cavalerie du deuxieme
+corps avait passe le fleuve a la nage; chaque cavalier portait en
+croupe un fantassin. Le second pont, pour l'artillerie et la
+cavalerie, fut termine a quatre heures[52].
+
+[Note 52: Ce second pont croula quelque temps apres qu'il fut
+termine, et au moment ou l'artillerie commencait a passer. Il y perit
+du monde. (_Note de l'auteur_.)].
+
+Un instant apres notre arrivee sur le bord de la Berezina, je m'etais
+couche, enveloppe dans ma peau d'ours et, aussitot, je tremblai de la
+fievre. Je fus longtemps dans le delire; je croyais etre chez mon
+pere, mangeant des pommes de terre et une tartine a la flamande, et
+buvant de la biere. Je ne sais combien de temps je fus dans cette
+situation, mais je me rappelle que mes amis m'apporterent, dans une
+gamelle, du bouillon de cheval tres chaud que je pris avec plaisir et
+qui, malgre le froid, me fit transpirer, car, independamment de la
+peau d'ours qui m'enveloppait, mes amis, pendant que je tremblais,
+m'avaient couvert avec une grande toile ciree qu'ils avaient arrachee
+d'un dessus de caisson de l'etat-major, sans chevaux. Je passai le
+reste de la journee et de la nuit sans bouger.
+
+Le lendemain 27, j'etais un peu mieux, mais extraordinairement faible.
+Ce jour-la, l'Empereur passa la Berezina avec une partie de la Garde
+et environ mille hommes appartenant au corps du marechal Ney. C'etait
+une partie du reste de son corps d'armee. Notre regiment resta sur le
+bord. Je m'entendis appeler par mon nom: je levai la tete et je
+reconnus M. Peniaux, directeur des postes et des relais de l'Empereur,
+qui, en voyant le regiment ou il savait que j'etais, s'etait informe
+de moi. On lui avait dit que j'etais malade. Il venait, non pour me
+donner des secours, puisqu'il n'avait rien pour lui-meme, mais pour
+m'encourager. Je le remerciai de l'interet qu'il me temoignait, en
+ajoutant que je pensais que je ne passerais pas la Berezina, que je ne
+reverrais plus la France, mais que lui, si, plus heureux que moi, il
+avait le bonheur de retourner au pays, je le priais de dire a mes
+parents dans quelle triste situation il m'avait vu. Il m'offrit de
+l'argent, je le remerciai, car j'avais la valeur de huit cents francs
+que j'aurais volontiers donnes pour la tartine, les pommes de terre
+que j'avais cru manger chez moi.
+
+Avant de me quitter, il me montra de la main la maison ou l'Empereur
+avait loge, en me disant qu'il avait joue de malheur, car cette maison
+etait un magasin de farine, mais que les Russes avaient tout emporte,
+de sorte qu'il n'avait rien a m'offrir. Il me donna une poignee de
+main, et me quitta pour passer le pont.
+
+Lorsqu'il fut parti, je me rappelai qu'il m'avait parle d'un magasin
+de farine dans la maison ou avait loge l'Empereur. Aussitot je me
+leve, et, quoique bien faible, je me traine de ce cote. Il n'y avait
+pas longtemps que l'Empereur en etait sorti, et deja l'on y avait
+enleve toutes les portes. En y entrant, j'apercus plusieurs chambres
+que je parcourus: dans toutes il etait facile de voir qu'il y avait eu
+de la farine. J'entrai dans une ou je remarquai que les planches
+etaient mal jointes; il y avait plus d'un pouce d'intervalle. Je
+m'assis et, avec la lame de mon sabre, je fis sortir autant de terre
+que de farine, que je mettais precieusement dans un mouchoir. Apres un
+travail de plus d'une heure, j'en ramassai peut-etre la valeur de deux
+livres, ou se trouvait un huitieme de terre, de paille et de petits
+morceaux de bois. N'importe! Dans ce moment je n'y fis pas attention.
+Je sortis heureux et content. Comme je prenais la direction de notre
+bivac, j'apercus un feu ou plusieurs soldats de la Garde se
+chauffaient. Parmi eux etait un musicien de notre regiment qui avait
+sur son sac une gamelle de fer-blanc. Je lui fis signe de venir me
+parler, mais, comme il ne se souciait pas beaucoup de quitter sa
+place, ne sachant pas pourquoi je l'appelais, je lui montrai mon
+paquet en lui faisant comprendre qu'il y avait quelque chose dedans.
+Il se leva, quoique avec peine, et, lorsqu'il fut pres de moi, je lui
+dis, de maniere que les autres ne puissent l'entendre, que, s'il
+voulait me preter sa gamelle, nous ferions des galettes que nous
+partagerions. Il consentit de suite a ma proposition. Comme il y avait
+beaucoup de feux abandonnes, nous en cherchames un a l'ecart. Je fis
+ma pate et quatre galettes; j'en donnai la moitie a mon musicien que
+je ramenai avec moi au regiment, toujours sur le bord de la Berezina.
+En arrivant, je partageai avec ceux qui m'avaient conduit sous les
+bras et, comme elles etaient encore chaudes, ils les trouverent
+bonnes. Apres avoir bu un peu d'eau bourbeuse de la Berezina, nous
+nous chauffames en attendant l'ordre de passer les ponts.
+
+Aupres de notre feu etait un soldat de la compagnie qui se mettait en
+grande tenue: je lui en demandai la raison. Sans me repondre, il se
+mit a rire en me regardant. Cet homme etait malade; son rire etait le
+rire de la mort, car il succomba pendant la nuit.
+
+Un peu plus loin, c'etait un vieux soldat ayant deux chevrons ou, si
+l'on veut, quinze ans de service. Sa femme etait cantiniere; ils
+avaient tout perdu: voitures, chevaux, bagages, ainsi que deux enfants
+morts dans la neige. Il ne restait plus, a cette pauvre femme, que le
+desespoir et son mari mourant. Cette malheureuse, jeune encore, etait
+assise sur la neige, tenant sur ses genoux la tete de son mari mourant
+et sans connaissance. Elle ne pleurait pas, car, chez elle, la douleur
+etait trop grande. Derriere elle et appuyee sur son epaule, etait une
+jeune fille de treize a quatorze ans, belle comme un ange, seule
+enfant qui leur restait. Cette pauvre enfant pleurait en sanglotant.
+Ses larmes tombaient et allaient se geler sur la figure froide de son
+pere. Elle avait, pour tout vetement, une capote de soldat sur une
+mauvaise robe, et une peau de mouton sur les epaules, pour la
+preserver du froid[53]. Plus personne du regiment auquel ils
+appartenaient n'etait la pour les consoler. Le regiment n'existait
+plus. Nous fimes tout ce qui etait possible en pareille circonstance;
+je n'ai pu savoir si cette malheureuse famille avait ete secourue. De
+quelque cote que l'on se tournat, c'etait tableaux semblables.
+
+[Note 53: Cette jeune personne etait coiffee, ainsi que sa mere,
+d'un bonnet de peau de mouton d'Astrakan. (_Note d" l'auteur._)]
+
+Les voitures et les caissons abandonnes nous fournissaient du bon bois
+sec pour nous chauffer; aussi, nous en profitames.
+
+Mes amis me demanderent comment j'avais passe mes trois jours
+d'absence. Ils me conterent a leur tour que, le 23, lorsqu'ils etaient
+en marche sur la route qui traverse la foret, ils apercurent le 9e
+corps range en bataille sur la route et qui criait: "Vive l'Empereur!"
+qu'ils n'avaient pas vu depuis cinq mois. Ce corps d'armee, qui
+n'avait presque pas souffert et qui n'avait jamais manque de vivres,
+fut saisi en nous voyant si malheureux, de meme que nous, nous le
+fumes en les voyant si bien. Ils ne pouvaient pas croire que c'etait
+la l'armee de Moscou, cette armee qu'ils avaient vue si belle, si
+nombreuse, aujourd'hui miserable et reduite a si peu de monde.
+
+Le 2e corps d'armee, commande par le marechal Oudinot, ainsi que le
+9e, commande par le marechal Victor, duc de Bellune, et les Polonais
+par le general Dombrowski, n'avaient pas ete a Moscou; ils etaient
+restes en Lithuanie, dans des cantonnements, mais, depuis quelques
+jours, ils se battaient contre les Russes, les avaient repousses et
+leur avaient pris une quantite considerable de bagages qui nous
+embarrassaient; mais, en se retirant, les Russes avaient brule le
+pont, le seul qui existait sur la Berezina, ce qui arretait notre
+marche et nous tenait bloques au milieu d'un marais, entre deux
+forets, tous reunis en masse, Francais, Italiens, Espagnols,
+Portugais, Croates, Allemands, Polonais, Romains, Napolitains, et meme
+des Prussiens.
+
+Les cantiniers, avec leurs femmes et leurs enfants au desespoir,
+pleuraient. On a remarque que les hommes avaient plus souffert que les
+femmes, moralement et physiquement. J'ai vu les femmes supporter avec
+un courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles
+elles etaient assujetties. Il y en a meme qui faisaient honte a
+certains hommes, qui ne savaient pas supporter l'adversite avec
+courage et resignation. Bien peu de ces femmes succomberent, moins
+celles qui tomberent dans la Berezina en passant le pont, ou qui
+furent etouffees.
+
+A l'entree de la nuit, nous fumes assez tranquilles. Chacun s'etait
+retire dans ses bivacs et, chose etonnante, plus personne ne se
+presentait pour passer le pont; pendant toute la nuit du 27 au 28, il
+fut libre. Comme nous avions du bon feu, je m'endormis, mais, au
+milieu de la nuit, la fievre me reprit, et j'etais encore dans le
+delire, lorsqu'un coup de canon me reveilla. Il faisait jour. Il
+pouvait etre 7 heures. Je me levai, je pris mes armes, et, sans rien
+dire ni prevenir personne, je me presentai a la tete du pont et je
+traversai absolument seul. Je n'y rencontrai personne que des
+pontonniers qui bivaquaient sur les deux rives pour y remedier
+lorsqu'il y arrivait quelque accident.
+
+Lorsque je fus de l'autre cote, j'apercus, sur ma droite, une grande
+baraque en planches. C'etait la ou l'Empereur avait couche et ou il
+etait encore. Comme j'avais froid a cause de ma fievre, je me
+presentai a un feu ou etaient plusieurs officiers occupes a regarder
+sur une carte, mais je fus si mal recu, que je dus me retirer. Pendant
+ce temps; un soldat du regiment, qui m'avait apercu, vint me dire que
+le regiment venait de traverser le pont et qu'il etait alle se mettre
+en bataille en seconde ligne, derriere le corps du marechal Oudinot,
+qui se battait sur notre gauche. Comme le canon grondait et que les
+boulets arrivaient jusqu'a l'endroit ou j'etais, je me disposai a
+rejoindre le regiment, me disant qu'il valait mieux mourir d'un coup
+de boulet que de froid ou de faim: j'avancai dans le bois. Chemin
+faisant, je rencontrai un caporal de la compagnie qui se trainait avec
+peine. Nous arrivames au regiment en nous tenant par le bras, pour
+nous soutenir mutuellement. A quelques pas de la compagnie, il y avait
+un feu: comme il tremblait beaucoup de la fievre, je le conduisis
+aupres. A peine y etions-nous qu'un boulet de quatre atteint mon
+pauvre camarade a la poitrine et l'etend raide mort au milieu de nous.
+Le boulet n'avait pas traverse, il etait reste dans son corps. Lorsque
+je le vis mort, je ne pus m'empecher de dire assez haut: "Pauvre
+Marcelin! Tu es bien heureux!" Au meme instant, le bruit courut que le
+marechal Oudinot venait d'etre blesse.
+
+En voyant tomber cet homme du regiment, le colonel etait accouru pres
+du feu et, voyant que j'etais fort malade, il m'ordonna de retourner
+pres de la tete du pont, d'y attendre tous les hommes qui se
+trouvaient en arriere et de les reunir pour rejoindre le regiment.
+Lorsque j'y arrivai, le plus grand desordre y regnait deja. Les hommes
+qui n'avaient pas voulu profiter de la nuit ou d'une partie de la
+matinee venaient, depuis qu'ils entendaient le canon, se jeter en
+foule sur les bords de la Berezina, afin de traverser les ponts.
+
+J'y etais arrive, lorsqu'un caporal de la compagnie, nomme Gros-Jean,
+qui etait de Paris et dont je connaissais la famille, vint a moi, tout
+en pleurant, me demander si je n'avais pas vu son frere. Je lui
+repondis que non. Alors il me conta que, depuis la bataille de
+Krasnoe, il ne l'avait pas quitte, a cause qu'il etait malade de la
+fievre, mais que, ce matin, au moment de passer le pont, par une
+fatalite dont il ne pouvait se rendre compte, il en avait ete separe;
+que, le croyant en avant, il avait ete de tous cotes pour le
+retrouver, le demandant a ses camarades; que, ne le trouvant pas a la
+position ou etait le regiment, il allait repasser le pont, et qu'il
+fallait qu'il le retrouve ou qu'il perisse.
+
+Voulant le detourner d'une resolution aussi funeste, je l'engage a
+rester pres de moi a la tete du pont ou, probablement, nous verrions
+son frere lorsqu'il se presenterait. Mais ce brave garcon se
+debarrasse de ses armes et de son sac en me disant que, puisque
+j'avais perdu le mien, il me faisait cadeau du sien, s'il ne revenait
+pas; que, pour des armes, il n'en manquait pas de l'autre cote. Alors
+il va pour s'elancer a la tete du pont: je l'arrete; je lui montre les
+morts et les mourants dont le pont est deja encombre et qui empechent
+les autres de traverser en les attrapant par les jambes, roulant
+ensemble dans la Berezina, pour reparaitre ensuite au milieu des
+glacons, et disparaitre aussitot pour faire place a d'autres.
+Gros-Jean ne m'entendait pas. Les yeux fixes sur cette scene
+d'horreur, il croit apercevoir son frere sur le pont, qui se debat au
+milieu de la foule pour se frayer un chemin. Alors, n'ecoutant que son
+desespoir, il monte sur les cadavres d'hommes et de chevaux qui
+obstruaient la sortie du pont[54], et s'elance. Les premiers le
+repoussent, en trouvant un nouvel obstacle a leur passage. Il ne se
+rebute pas; Gros-Jean etait fort et robuste; il est repousse jusqu'a
+trois fois. A la fin, il atteint le malheureux qu'il croyait son
+frere, mais ce n'est pas lui; je voyais tous ses mouvements, je le
+suivais des yeux. Alors, voyant sa meprise, il n'en est que plus
+ardent a vouloir atteindre l'autre bord, mais il est renverse sur le
+dos, sur le bord du pont, et pret a etre precipite en bas. On lui
+marche sur le ventre, sur la tete; rien ne peut l'abattre. Il retrouve
+de nouvelles forces et se releve en saisissant par une jambe un
+cuirassier qui, a son tour, pour se retenir, saisit un autre soldat
+par un bras; mais le cuirassier, qui avait un manteau sur les epaules,
+s'embarrasse dedans, chancelle, tombe et roule dans la Berezina,
+entrainant avec lui Gros-Jean et celui qui le tenait par le bras. Ils
+vont grossir le nombre des cadavres qu'il y avait au-dessous, et des
+deux cotes du pont.
+
+[Note 54: A la sortie du pont etait un marais, endroit fangeux ou
+beaucoup de chevaux s'enfoncaient, s'abattaient et ne pouvaient plus
+se relever. Beaucoup d'hommes aussi arrivaient, traines par la masse
+jusqu'a la sortie du pont, mais, etouffes au moment ou ils n'etaient
+plus soutenus, ils tombaient, et ceux qui les suivaient marchaient
+dessus. (_Note de l'auteur._)]
+
+Le cuirassier et l'autre avaient disparu sous les glacons, mais
+Gros-Jean, plus heureux, avait saisi un chevalet ou il se tenait
+cramponne et contre lequel se trouvait, en travers, un cheval sur
+lequel il se mit a genoux. Il implorait le secours de ceux qui ne
+l'ecoutaient pas. Mais des sapeurs du genie et des pontonniers qui
+avaient fait les ponts, lui jeterent une corde qu'il eut assez
+d'adresse pour saisir et de force pour tenir, et se l'attacha autour
+du corps. Ensuite, de chevalet en chevalet, sur les cadavres qui
+etaient dans l'eau et sur les glacons, les pontonniers le retirerent a
+l'autre bord. Mais je ne le revis plus; j'ai su, le lendemain, qu'il
+avait retrouve son frere a une demi-lieue de la, mais expirant, et que
+lui-meme etait dans un etat desespere. Ainsi perirent ces deux bons
+freres et un troisieme qui etait dans le 2e lanciers. A mon retour a
+Paris, j'ai revu leur famille qui est venue me demander des nouvelles
+de ses enfants. Je n'ai pu que lui laisser une lueur d'esperance, en
+lui disant qu'ils etaient prisonniers, mais j'etais certain qu'ils
+n'existaient plus.
+
+Pendant ce desastre, des grenadiers de la Garde parcouraient les
+bivacs. Ils etaient accompagnes d'un officier; ils demandaient du bois
+sec pour chauffer l'Empereur. Chacun s'empressait de donner ce qu'il
+avait de meilleur; meme des hommes mourants levaient encore la tete
+pour dire: "Prenez pour l'Empereur!"
+
+Il pouvait etre dix heures; le second pont, designe pour la cavalerie
+et l'artillerie, venait de s'abimer sous le poids de l'artillerie, au
+moment ou il y avait beaucoup d'hommes dessus, dont une grande partie
+perit. Alors le desordre redoubla car, tous se jetant sur le premier
+pont, il n'y avait plus possibilite de se frayer un passage. Hommes,
+chevaux, voitures, cantiniers avec leurs femmes et leurs enfants, tout
+etait confondu et ecrase, et, malgre les cris du marechal Lefebvre
+place a l'entree du pont pour maintenir l'ordre autant que possible,
+il lui fut impossible de rester. Il fut emporte par le torrent et
+oblige, avec tous ceux qui l'accompagnaient, pour eviter d'etre ecrase
+ou etouffe, de traverser le pont.
+
+J'avais deja reuni cinq hommes du regiment, dont trois avaient perdu
+leurs armes dans la bagarre. Je leur avais fait faire du feu. J'avais
+toujours les yeux fixes sur le pont; j'en vis sortir un homme
+enveloppe d'un manteau blanc: pousse par ceux qui le suivaient, il
+alla tomber sur un cheval abattu, sur la gauche du pont. Il se releva
+avec beaucoup de peine, fit encore quelques pas, tomba de nouveau, se
+releva de meme, pour venir ensuite retomber pres de notre feu. Il
+resta un instant dans cette position; pensant qu'il etait mort, nous
+allions le mettre a l'ecart et prendre son manteau, mais il leva la
+tete en me regardant. Alors il se mit sur les genoux, il me reconnut.
+C'etait l'armurier du regiment; il se mit a se lamenter en me disant:
+"Ah! mon sergent! quel malheur! J'ai tout perdu, chevaux, voitures,
+lingots, fourrures! Il me restait encore un mulet que j'avais amene
+d'Espagne. Je viens d'etre oblige de l'abandonner. Il etait encore
+charge de mes lingots et de mes fourrures! J'ai passe le pont sans
+toucher les planches, car j'ai ete porte, mais j'ai manque de mourir!"
+Je lui dis qu'il etait encore tres heureux et qu'il devait remercier
+la Providence s'il arrivait en France, pauvre, mais avec la vie.
+
+Le nombre d'hommes qui arrivaient autour de notre feu nous forca de
+l'abandonner et d'en recommencer un autre, quelques pas en arriere. Le
+desordre allait toujours croissant, mais ce fut bien pis, un instant
+apres, lorsque le marechal Victor fut attaque par les Russes et que
+les boulets et les obus commencaient a tomber dans la foule. Pour
+comble de malheur, la neige recommenca avec force, accompagnee d'un
+vent froid. Le desordre continua toute la journee et toute la nuit et,
+pendant ce temps, la Berezina charriait, avec les glacons, les
+cadavres d'hommes et de chevaux, et des voitures chargees de blesses
+qui obstruaient le pont et roulaient en bas. Le desordre devint plus
+grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le marechal
+Victor commenca sa retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu'il put,
+avec sa troupe, traverser le pont. Une arriere-garde faisant partie du
+9e corps etait encore restee de l'autre cote et ne devait quitter
+qu'au dernier moment. La nuit du 28 au 29 offrait encore a tous ces
+malheureux, sur la rive opposee, la possibilite de gagner l'autre
+bord; mais, engourdis par le froid, ils resterent a se chauffer avec
+les voitures que l'on avait abandonnees et brulees expres pour les en
+faire partir.
+
+Je m'etais retire en arriere avec dix-sept hommes du regiment et un
+sergent nomme Rossiere. Un soldat du regiment le conduisait. Il etait
+devenu, pour ainsi dire, aveugle, et il avait la fievre[55]. Par
+pitie, je lui pretai ma peau d'ours pour se couvrir, mais il tomba
+beaucoup de neige pendant la nuit, elle se fondait sur la peau d'ours
+par suite de la chaleur du grand feu et, par la meme raison, se
+sechait. Le matin, lorsque je fus pour la reprendre, elle etait
+devenue tellement dure, qu'il me fut impossible de m'en servir: je dus
+l'abandonner. Mais, voulant qu'elle fut encore utile, j'en couvris un
+homme mourant.
+
+[Note 55: J'ai su, depuis, que le sergent avait eu le bonheur de
+revenir en France. Comme il avait beaucoup d'argent, il trouva un juif
+qui le conduisit a Koenigsberg; mais en France, etant devenu fou, il
+se brula la cervelle. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Nous avions passe une mauvaise nuit. Beaucoup d'hommes de la Garde
+imperiale avaient succombe: il pouvait etre sept heures du matin.
+C'etait le 29 novembre. J'allai encore aupres du pont, afin de voir si
+je rencontrerais des hommes du regiment. Ces malheureux, qui n'avaient
+pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu'il
+faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Deja l'on
+preparait tout ce qu'il fallait pour le bruler. J'en vis plusieurs qui
+se jeterent dans la Berezina, esperant la passer a la nage sur les
+glacons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l'eau jusqu'aux
+epaules, et la, saisis par le froid, la figure rouge, ils perissaient
+miserablement. J'apercus, sur le pont, un cantinier portant un enfant
+sur sa tete. Sa femme etait devant lui, jetant des cris de desespoir.
+Je ne pus en voir davantage; c'etait au-dessus de mes forces. Au
+moment ou je me retirais, une voiture dans laquelle etait un officier
+blesse, tomba en bas du pont avec le cheval qui la conduisait, ainsi
+que plusieurs hommes qui accompagnaient[56]. Enfin, je me retirai. On
+mit le feu au pont; c'est alors, dit-on, que des scenes impossibles a
+peindre se sont passees. Les details que je viens de raconter ne sont
+que l'esquisse de l'horrible tableau.
+
+[Note 56: C'est ainsi que perit M. Legrand, frere du docteur
+Legrand, de Valenciennes. Il avait ete blesse a Krasnoe. Il etait
+arrive jusqu'a la Berezina. Un instant apres la scene que je viens de
+tracer, et au moment ou les Russes tiraient sur le pont, l'on m'a
+assure qu'il avait encore recu une blessure avant d'etre precipite,
+lui et sa voiture. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Je venais d'etre prevenu que le regiment allait passer; il venait de
+quitter la position de la veille. Je fis prendre les armes aux hommes,
+reunis au nombre de 23, sans compter notre armurier. Lorsque le
+regiment passa, chacun rentra dans sa compagnie.
+
+Nous etions en marche: il pouvait etre neuf heures. Nous traversames
+un terrain boise et coupe par des marais que nous passames sur des
+ponts construits en bois de sapin resineux de deux mille pieds de
+longueur, que les Russes n'avaient pas eu, heureusement pour nous, le
+bonheur de bruler. L'on s'arreta pour attendre ceux qui etaient encore
+derriere. Il faisait un peu de soleil. Je m'assis sur le sac de
+Gros-Jean et je m'endormis, mais un officier, M. Favin, s'en etant
+apercu, vint me tirer par les oreilles, par les cheveux; d'autres me
+donnaient des coups de pied dans le derriere, sans pouvoir m'eveiller.
+Enfin il fallut que plusieurs prennent le parti de me lever, car c'en
+etait fait: mon sommeil etait celui de la mort et, cependant, j'etais
+fache que l'on m'eut reveille.
+
+Beaucoup d'hommes, que l'on croyait perdus, arrivaient encore des
+bords de la Berezina. Il y en avait qui s'embrassaient, se
+felicitaient, comme si l'on venait de passer le Rhin, dont nous etions
+encore eloignes de quatre cents lieues! On se croyait tellement sauves
+que, revenus a des sentiments moins indifferents, on plaignait, on
+regrettait ceux qui avaient eu le malheur de rester en arriere. Pour
+ne plus m'endormir, on me conseilla de marcher un peu en avant. C'est
+ce que je fis.
+
+
+
+
+IX
+
+De la Berezina a Wilna.--Les juifs.
+
+
+Il n'y avait pas une demi-heure que je marchais en avant du regiment,
+lorsque je rencontrai un sergent des fusiliers-chasseurs que je
+connaissais. Comme je lui voyais l'air assez content (chose
+excessivement rare), je lui demandai s'il avait quelque chose a
+manger: "J'ai, me dit-il, trouve quelques pommes de terre dans le
+village ou nous sommes". Alors je levai la tete et m'apercus que nous
+etions, effectivement, dans un village. Je ne l'avais pas encore
+remarque, marchant toujours absorbe, et la tete baissee.
+
+Au nom de _pommes de terre_, je l'arretai pour lui demander dans
+quelle maison du village il les avait trouvees. Je m'empressai d'y
+courir, autant que mes jambes me le permettaient, et j'eus le bonheur,
+apres bien des recherches et du mal, de trouver, sous un four, trois
+petites pommes de terre, un peu plus grosses que des noix, que je fis
+cuire a moitie dans un feu abandonne et un peu ecarte de la route,
+dans la crainte d'etre vu. Lorsqu'elles furent cuites assez, je les
+mangeai avec un morceau de cheval, mais sans gout, car la fievre que
+j'avais depuis plusieurs jours m'avait casse l'appetit; aussi je
+jugeais que, si cela devait durer encore quelques jours, j'etais
+perdu.
+
+Le regiment venant a passer, je repris mon rang, et nous marchames
+jusqu'a Ziembin, ou l'Empereur etait deja arrive avec une partie de la
+Garde. Nous le vimes qui regardait du cote de la route de Borisow, sur
+notre gauche, ou l'on disait que les Russes venaient. Quelques
+cavaliers de la Garde s'etaient portes en avant, mais les Russes ne se
+montrerent pas, ce jour-la. L'Empereur alla coucher a Kamen, avec la
+moitie de la Garde, et nous, les fusiliers-grenadiers et chasseurs,
+nous couchames en arriere de cet endroit.
+
+Le 30, le quartier imperial coucha a Plechnitzie, et nous, nous
+bivouaquames en arriere. Le lendemain, lorsque nous y arrivames, nous
+apprimes que, le 29, le marechal Oudinot, qui s'etait retire dans cet
+endroit apres avoir ete blesse, le 28, a la Berezina, avait failli
+etre pris; que les Russes, au nombre de deux mille, avec deux pieces
+de canon, y etaient entres, mais que le marechal, quoique blesse,
+s'etait defendu avec vingt-cinq hommes, tant officiers que soldats,
+malheureux et blesses, dans une maison ou ils s'etaient retranches;
+que les Russes, etonnes des dispositions de defense que faisait le
+marechal, avec le peu d'hommes qui l'accompagnaient, s'etaient retires
+sur une hauteur qui domine l'endroit, et que, de la, ils firent le
+siege de la maison, jusqu'au moment ou de la troupe de la
+Confederation du Rhin, et une partie de la Garde, arriva avec
+l'Empereur. Nous remarquames la baraque, en passant: elle etait percee
+de plusieurs coups de boulets; mais nous ne pumes comprendre comment
+deux mille Cosaques n'avaient pas eu assez de courage pour prendre
+d'assaut une baraque en bois, ou vingt-cinq hommes s'etaient retires
+pour se defendre, il est vrai, jusqu'a la mort.
+
+Le lendemain 1er decembre, nous partimes de grand matin. Apres
+une heure de marche, nous arrivames dans un village ou les
+fusiliers-chasseurs avaient couche; ils nous attendaient, afin de
+partir avec nous. En y arrivant, je m'informai si l'on n'y trouvait
+rien a acheter: un sergent-major des chasseurs me dit que, chez le
+juif ou il avait loge, se trouvait du genievre. Je le priai de m'y
+conduire. Etant dans la maison, j'apercus le juif avec une longue,
+barbe, et, m'adressant a lui fort poliment en allemand, je lui
+demandai s'il avait du genievre a me vendre. Il me repondit d'un ton
+brusque: "Je n'en ai plus, les Francais me l'ont pris!" A cela je
+n'avais rien a repondre, mais, comme je connaissais cette race
+d'hommes, je n'ajoutai pas foi aux paroles qu'il me disait, car ce
+n'etait que la crainte de ne pas etre paye qui lui faisait dire qu'il
+n'en avait plus. Tout a coup, une jeune fille de quatorze a quinze ans
+descendit d'un grand poele en terre, sur lequel elle etait assise, et
+s'approchant de moi, me dit: "Si tu veux me donner le galon que tu as
+la, je te donnerai un verre d'eau-de-vie!" Je consentis a ce qu'elle
+voulait; aussitot, elle detacha le large galon en argent qui soutenait
+la carnassiere que je portais au cote, d'une valeur de plus de trente
+francs, et que j'apportais de Moscou. Lorsqu'il fut en sa possession,
+elle le cacha dans son sein; ensuite elle le remplaca par une mauvaise
+corde. Si je l'avais laissee faire, elle m'aurait pris la giberne du
+docteur que j'avais enlevee au Cosaque; elle s'etait apercue qu'elle
+etait garnie en argent. Un instant apres, elle m'apporta un mauvais
+verre de genievre que j'avalai avec peine, tant j'avais l'estomac
+resserre.
+
+La jeune juive me donna encore un petit fromage d'une forme ovale,
+gros comme un oeuf de poule, et qui avait l'odeur de l'anis. Je le mis
+precieusement dans ma carnassiere, et je sortis.
+
+A peine avais-je pris l'air, que le malheureux verre de genievre, au
+lieu de descendre dans l'estomac, me monta a la tete. Il fallait
+passer sur un corps d'arbre qui servait de pont, sur un large et
+profond fosse rempli de neige. Je le passai en dansant, sans tomber,
+et je courus jusqu'au milieu du regiment, en faisant la meme chose. Je
+fis mieux, j'allai prendre de mes camarades par les bras, en chantant
+et en voulant les faire danser. Plusieurs de mes amis, et meme des
+officiers, se reunirent autour de moi, en me demandant ce que j'avais:
+pour toute reponse je dansais, et je chantais. D'autres me regardaient
+avec indifference. Le sergent-major de la compagnie, me conduisant a
+quelques pas du regiment, me demanda d'ou je venais. Je lui dis que
+j'avais bu la goutte: "Et ou?--Viens avec moi", lui dis-je. Il me
+suivit, nous passames sur l'arbre, en nous tenant par la main. A peine
+etions-nous de l'autre cote, que je me sentis saisir par un bras:
+c'etait un de mes amis un Liegeois[57], sergent-major, qui venait
+savoir ce que j'avais.
+
+[Note 57: Leboude. (_Note de l'auteur._)]
+
+Lorsque nous fumes chez le juif, je leur dis que, s'ils avaient des
+galons d'or ou d'argent, ils auraient du genievre: "Si ce n'est que
+cela, dit le Liegeois, en voila!" Il avait un joli bonnet en peau
+d'Astrakan, dont le tour etait garni d'un large galon en or; il le
+donna. Ce fut encore la jeune juive qui fit l'affaire, qui le
+decousit. On nous donna du genievre; ensuite nous sortimes, mais a
+peine etions-nous hors de la maison, que la folie me reprit encore
+plus fort, ainsi qu'au Liegeois, de sorte que je recommence a danser,
+et le Liegeois aussi. Le sergent-major regardait en nous engageant de
+marcher pour rejoindre le regiment. Pour toute reponse, nous le
+prenons chacun par un bras et nous nous dirigeons du cote du fosse,
+sur l'arbre qui sert de pont, toujours en dansant. Arrive la, le
+Liegeois glisse, tombe, et entraine le sergent-major ainsi que moi
+dans le fosse et dans la neige qui recouvrait plus de deux cents
+cadavres, que l'on y avait jetes depuis deux jours[58]. A cette chute
+inattendue, le sergent-major jette un cri de terreur et de colere,
+sans cependant s'etre fait mal, ni nous non plus. Ensuite il se met a
+jurer apres nous et le Liegeois a chanter; me prenant par les mains,
+il voulait me faire danser.
+
+[Note 58: Ces cadavres provenaient des malheureux qui, les
+premiers, avaient passe la Berezina et qui, ayant continuellement
+chemine, s'etaient arretes dans le village, ou les juifs leur avaient
+vendu des mauvaises liqueurs, qu'ils n'etaient plus habitues de
+prendre et qui les avaient fait mourir. (_Note de l'auteur._)]
+
+Il fallait sortir, mais nous n'en avions ni la force, ni la
+possibilite. Partout il se trouvait des glacons sous la neige, de
+sorte que, lorsque nous avions depasse l'endroit ou il n'y avait plus
+de cadavres, il nous etait impossible de marcher. En definitive, si
+une compagnie de Westphaliens n'eut passe dans le moment, nous y
+serions restes. L'on avanca une corde, mais, avec nos mains gelees,
+nous ne pumes la tenir. On finit par nous descendre le cote d'une
+voiture qui nous servit d'echelle; des Westphaliens nous aiderent a
+remonter. Cette descente avait rendu le Liegeois et moi un peu plus
+calmes. Nous rejoignimes le regiment qui s'etait arrete pres d'un
+bois; on se remit en marche; une lieue plus loin, nous rencontrames le
+prince Eugene, vice-roi d'Italie, marchant a la tete d'un petit nombre
+d'officiers et de quelques grenadiers de la Garde royale, groupes
+autour de leurs drapeaux. Ils etaient extenues de fatigue. Ce
+jour-la, nous fimes une forte journee; aussi nous laissames encore
+beaucoup d'hommes en arriere, et nous allames coucher dans un village
+abandonne ou nous trouvames de la paille pour nous coucher. La viande
+de cheval ne nous manquait pas, mais nous n'avions plus de marmite
+pour la faire cuire et faire du bouillon qui nous aurait soutenus un
+peu. Nous fumes encore reduits, comme les jours precedents, a manger
+un morceau de viande rotie, mais nous couchames dans des maisons ou
+nous pumes faire du feu. Pendant la nuit, je fus oblige de sortir
+plusieurs fois de la maison ou j'etais couche, car la chaleur, a
+laquelle je n'etais plus habitue, m'incommodait.
+
+Le lendemain, nous partimes de grand matin. C'etait le 2 decembre; la
+fievre me reprit, j'eprouvais de grandes lassitudes dans les cuisses,
+de sorte qu'au bout d'une heure de marche, je me trouvais encore en
+arriere du regiment. Quelque temps apres, je traversai un petit
+village ou se trouvaient beaucoup de traineurs, mais je le passai sans
+m'arreter. Un peu plus loin, j'en rencontrai plusieurs milliers,
+arretes autour de quelques maisons, occupes a rotir du cheval. Le
+general Maison passa, s'arreta un instant pour engager tout le monde a
+suivre, si l'on ne voulait pas etre pris par la cavalerie russe, qui
+n'etait pas loin; mais la grande partie de ces hommes demoralises et
+affames n'ecoutait plus rien. Ils ne voulaient quitter leurs feux
+qu'apres avoir mange, et beaucoup se preparaient a defendre, contre
+l'ennemi, le morceau de cheval qu'ils faisaient cuire. Je continuai a
+marcher. Plus avant, je rencontrai plusieurs soldats de la compagnie,
+que je priai de ne pas me quitter. Ils me le promirent, en disant
+qu'ils me suivraient partout, que tout leur etait indifferent; ils ne
+tinrent que trop leur parole.
+
+Le soir, nous arretames pres d'un bois pour y passer la nuit. Deja
+beaucoup d'hommes de differents corps y etaient arretes, surtout de
+l'armee d'Italie, et quelques grenadiers du 1er regiment de la Garde,
+a qui je demandai des nouvelles de Picart. On me repondit qu'on
+l'avait vu la veille, mais que l'on pensait qu'il avait le cerveau
+attaque, qu'il avait l'air d'un fou.
+
+Depuis le moment ou, pres du pont de la Berezina, le pauvre Gros-Jean
+m'avait laisse son sac, je n'avais pas encore pense de l'ouvrir, afin
+de voir ce qu'il pouvait contenir. Comme j'etais certain qu'il ne
+reviendrait plus, au moins de si tot, j'en fis la visite en presence
+des deux hommes de la compagnie qui etaient avec moi et qui,
+precisement, etaient de son escouade. Je ne trouvai rien
+d'extraordinaire: seulement un mouchoir renfermant un peu de gruau
+melange avec du seigle. Un des hommes avait le couvercle d'une
+marmite; nous le fimes cuire. Je trouvai encore une mauvaise paire de
+souliers, mais pas de chemise, chose dont j'avais tant besoin; le
+reste m'etait tout a fait inutile.
+
+Heureusement, dans l'endroit ou nous etions arretes, se trouvait
+beaucoup de bois coupe; nous fimes grand feu. La nuit, le froid fut
+supportable, mais, le matin au point du jour (journee du 3), un vent
+du nord s'eleva, qui nous amena un froid de vingt degres. Il fallut se
+mettre en marche, car la position n'etait pas tenable. Apres avoir
+mange un morceau de cheval, nous partimes, suivant machinalement ceux
+qui marchaient devant nous, et qui, pas plus que nous, ne savaient ou
+ils etaient, ni ou ils allaient. Le froid cessa un peu dans la
+journee, le soleil fut brillant, aussi nous fimes beaucoup de chemin,
+nous arretant dans des maisons isolees ou a des feux de bivac
+abandonnes. Autant que je puis me le rappeler, nous couchames dans une
+maison de poste.
+
+Le soleil, qui s'etait montre la veille, n'etait que l'avant-coureur
+d'une gelee extraordinaire. Je ne dirai rien de cette journee, car, en
+verite, je n'ai jamais su comment je la passai. Je fus absorbe
+tellement que, lorsque mes deux soldats m'adressaient la parole, je
+leur repondais d'une maniere a leur faire penser que j'etais fou. Le
+froid fut intolerable. Beaucoup prirent les premiers chemins qu'ils
+rencontrerent, dans l'espoir de trouver des habitations; enfin nous
+finimes, comme beaucoup, par nous perdre, en suivant des Polonais qui
+prenaient un chemin pour aller sur Varsovie, par Olita. Un Polonais
+qui parlait francais m'assura que nous etions a plus d'une lieue de la
+route de Wilna. Nous voulumes revenir sur nos pas; nous nous perdimes
+de nouveau, nous rencontrames trois officiers suivis par plus de cent
+malheureux de differents corps et de differentes nations, mourant de
+froid et de misere. Lorsqu'ils surent par nous qu'ils etaient egares,
+plusieurs pleurerent comme des enfants.
+
+Comme nous nous trouvions pres d'un bois de sapins, nous nous
+decidames a y etablir notre bivac, avec ceux que nous venions de
+rencontrer. Ils avaient, avec eux, un cheval. On le tua, et une
+distribution en fut faite; deux feux furent allumes, et chacun fit sa
+cuisine au bout de son sabre ou d'un baton. Le repas acheve, nous nous
+formames en cercle autour de plusieurs feux, et il fut convenu qu'un
+quart veillerait, car l'on craignait a chaque instant d'etre pris par
+les Russes qui suivaient l'armee, presque toujours sur les cotes de la
+route. Une heure apres, la neige nous arriva, avec un grand vent qui
+nous forca de nous mettre sous les abris que nous avions eu la
+precaution de faire. Un peu plus tard, le vent devint tellement
+furieux, que la neige y entrait et nous empechait de prendre un peu de
+repos, malgre que le sommeil nous accablait. Cependant je m'endormis
+sur mon sac, sur lequel j'etais assis; pour me preserver de la neige,
+j'avais mis sur ma tete mon collet double en peau d'hermine. Combien
+de fois, dans cette triste nuit, je regrettai ma peau d'ours!
+
+Mon sommeil ne fut pas de longue duree, car un coup de vent emporta
+l'abri sous lequel j'etais avec mes deux soldats. Nous fumes alors
+obliges de nous tenir toujours en mouvement, pour ne pas geler. Enfin
+le jour parut, nous nous mimes en marche, en laissant dans le bivac
+sept hommes, dont trois etaient deja morts, et quatre sans
+connaissance, qu'il fallut abandonner.
+
+Il pouvait etre huit heures, lorsque nous eumes rejoint la
+grand'route, et, apres bien des peines, nous arrivames, sur les trois
+heures apres midi, a Molodetschno, au milieu d'une cohue d'hommes de
+tous les corps, surtout de l'armee d'Italie. En arrivant dans le
+village, ou l'Empereur avait couche la veille, nous cherchames a nous
+introduire pour passer la nuit dans une grange ou dans une ecurie,
+mais nous etions arrives trop tard. Nous fumes obliges de nous etablir
+au milieu d'une maison brulee, sans toit, et ou les trois quarts des
+places etaient deja prises, mais nous nous regardames encore comme
+tres heureux de pouvoir nous mettre un peu a l'abri d'un froid
+excessif qui alla toujours en augmentant, jusqu'a notre arrivee a
+Wilna.
+
+J'appris plus tard, a mon arrivee en Pologne, que ce fut de ce
+village, Molodetschno, que l'Empereur traca son vingt-neuvieme
+bulletin, qui annoncait la destruction de notre armee, et qui fit tant
+de sensation en France.
+
+Le 5, il faisait grand jour lorsque nous partimes. Nous suivimes
+machinalement plus de dix mille hommes qui marchaient confusement et
+sans savoir ou ils allaient. Nous traversames beaucoup d'endroits
+marecageux, ou nous eussions probablement tous peri, sans les fortes
+gelees qui consolidaient le mauvais terrain sur lequel nous marchions.
+Celui qui etait oblige de s'arreter n'etait pas en peine de retrouver
+son chemin, car la quantite d'hommes qui tombaient pour ne plus se
+relever pouvait servir de guide. Nous arrivames, lorsqu'il faisait
+encore jour, a Brenitza, ou l'Empereur avait couche; il en etait parti
+dans la matinee. Nous fumes plus heureux que le jour precedent: je
+trouvai un peu de farine a acheter; nous fimes de la bouillie, mais
+nous n'eumes pas le bonheur de trouver une maison sans toit; nous
+fumes forces de coucher dans la rue. Apres avoir encore passe cette
+mauvaise nuit sans dormir, tant il faisait froid, nous partimes pour
+nous rendre a Smorgony. En suivant la route, nous la vimes couverte
+d'officiers superieurs des differents corps, ainsi que des nobles
+debris de l'Escadron et du Bataillon sacres, couverts de mauvaises
+fourrures, de manteaux brules, meme d'autres qui n'en avaient pas la
+moitie, l'ayant partage avec un ami, peut-etre avec un frere. Une
+grande partie marchait appuyee sur un baton de sapin; ils avaient la
+barbe et les cheveux couverts de glacons; on en voyait qui, ne pouvant
+plus marcher, regardaient, parmi les malheureux qui couvraient la
+route, s'il ne s'en trouvait pas des regiments qu'ils commandaient
+quinze jours avant, afin d'en obtenir un secours, en leur donnant le
+bras ou autrement: celui qui n'avait pas la force de marcher etait un
+homme perdu.
+
+Il en etait des routes comme des bivacs, ressemblant a un champ de
+bataille, tant il y avait de cadavres; mais comme, presque toujours,
+il tombait beaucoup de neige, le tableau etait moins sinistre a voir;
+d'ailleurs on etait devenu sans pitie; on etait devenu insensible pour
+soi-meme, a plus forte raison pour les autres; l'homme qui tombait et
+implorait une main secourable n'etait pas ecoute. C'est de cette
+maniere que nous arrivames a Smorgony; c'etait le 6.
+
+En entrant dans cette ville, nous apprimes que l'Empereur en etait
+parti la veille, a dix heures du soir, pour la France, laissant le
+commandement de l'armee au roi Murat. Beaucoup d'etrangers profiterent
+de cette occasion pour jeter de la defaveur sur l'Empereur a propos
+d'une demarche qui n'etait que naturelle, car, apres la conspiration
+de Malet, sa presence devenait necessaire en France, non seulement
+pour la partie administrative, mais pour y organiser une nouvelle
+armee. On voyait, au milieu des groupes d'hommes a demi morts qui
+arrivaient, d'autres individus qui paraissaient tout a fait etrangers
+et a part des malheureux, car ils etaient bien vetus et vigoureux; ils
+criaient contre la demarche de l'Empereur. Depuis, j'ai toujours pense
+que ces hommes etaient des agents de l'Angleterre qui arrivaient
+au-devant de l'armee pour y precher la defection.
+
+Au milieu de cette multitude, je perdis un des hommes qui
+m'accompagnaient, mais, presse de trouver un gite pour passer la nuit,
+je ne pouvais pas le chercher. Voyant passer un officier badois
+faisant partie de la garnison de la ville, je le suivis avec l'autre
+homme qui me restait, pensant bien qu'il avait un logement ou nous
+pourrions peut-etre nous introduire. Effectivement, il entra chez un
+juif ou il etait loge, et, s'apercevant que nous le suivions, nous en
+facilita l'entree. Lorsque nous y fumes, nous nous installames pres
+d'un poele bien chaud. Il faut avoir ete souffrant et malheureux comme
+nous l'etions, pour apprecier le bonheur d'avoir une habitation
+chaude, ou l'on puisse passer une bonne nuit.
+
+Dans la meme chambre etait un jeune officier d'etat-major, malade de
+la fievre et couche sur un mauvais canape. Il me conta qu'il etait
+malade depuis Orcha, mais que, ne pouvant aller plus loin, il allait
+probablement finir sa carriere, car il serait pris par les Russes: "Et
+Dieu sait, continua-t-il, ce qu'il en adviendra! Pauvre mere, que
+dira-t-elle lorsqu'elle le saura?"
+
+L'officier badois, qui etait present et qui parlait le francais,
+chercha a le consoler en lui disant qu'il lui procurerait un cheval
+pour son traineau, puisque celui qui l'avait conduit etait mort. A
+nous, il nous promit de la soupe et de la viande, mais, pendant la
+nuit, il partit avec tous ceux des siens qui etaient la en garnison.
+Quant au pauvre officier, la fievre augmenta pendant la nuit, il fut
+continuellement dans le delire, et nous, nous n'eumes pas la soupe ni
+la viande sur lesquels nous avions tant compte. Nous n'eumes que
+quelques oignons et quelques noisettes que le juif nous vendit bien
+cher, mais ce n'etait pas trop payer la nuit que nous avions passee a
+couvert.
+
+Le 7 au matin, comme nous etions assez bien reposes, nous partimes de
+bonne heure et en faisant le moins de bruit possible, afin que le
+jeune officier ne put nous entendre, vu l'impossibilite ou nous etions
+de lui rendre aucun service. Peu d'hommes etaient sur le chemin.
+Lorsque nous eumes fait une lieue, nous nous reposames pres d'une
+grange incendiee; au bout d'une demi-heure, nous vimes arriver la
+colonne de la Garde imperiale; les debris de notre regiment etaient
+la, marchant toujours en ordre autant que possible; je rentrai dans
+les rangs. Lorsqu'on fit halte, on me demanda sans interet si, depuis
+quatre jours que l'on ne m'avait vu, j'avais trouve des vivres. Sur ma
+reponse que je n'avais rien, on me tourna le dos en jurant et en
+frappant la terre avec la crosse du fusil.
+
+On se remit en route, et nous arrivames tres tard a Joupranoui:
+presque toutes les maisons etaient brulees, les autres abandonnees,
+sans toits et sans portes. Nous nous mimes comme nous pumes, les uns
+sur les autres. Le cheval ne manquant pas, j'en fis cuire pour le
+lendemain.
+
+Le lendemain 8, il faisait grand jour lorsque nous partimes, mais le
+froid etait tellement rigoureux, que les soldats mettaient le feu aux
+maisons pour se chauffer. Dans toutes maisons, il y avait des
+malheureux soldats: beaucoup perirent dans les flammes, n'ayant pas la
+force de se sauver.
+
+Dans le milieu de la journee, nous arrivames dans une petite ville
+dont je ne me rappelle plus le nom. On disait que l'on devait y faire
+des distributions, mais nous apprimes que les partisans avaient pille
+les magasins avant notre arrivee, et que ceux qui etaient charges des
+distributions, ainsi que les commissaires des guerres, s'etaient
+sauves.
+
+Nous continuames notre route, enjambant sur les morts et les mourants.
+Lorsque nous fimes halte pres d'un bois ou un soldat de la compagnie
+apercut un cheval abandonne, nous nous reunimes a plusieurs pour le
+tuer et en prendre chacun un morceau, mais comme personne n'avait plus
+de hache ni de forces pour en couper, nous le tuames pour en avoir le
+sang, que nous recueillimes dans une marmite enlevee a une cantiniere
+allemande et, comme nous trouvions toujours des feux abandonnes, nous
+le fimes cuire en mettant dedans de la poudre pour assaisonnement:
+mais, a peine etait-il a moitie cuit, nous apercumes une legion de
+Cosaques. Nous eumes, cependant, le temps de le manger tel qu'il etait
+et a pleines mains, de maniere que nos figures et nos vetements
+etaient barbouilles de sang. Nous etions epouvantables a voir, et nous
+faisions pitie.
+
+Cette halte, causee par un embarras occasionne par l'artillerie, que
+des chevaux a demi morts trainaient encore, avait reuni plus de trente
+mille hommes de toutes armes et de toutes les nations, qui offraient
+un tableau impossible a decrire. Enfin, nous continuames a marcher, et
+nous arrivames dans un grand village a trois ou quatre-lieues de
+Wilna.
+
+Comme j'allais me disposer a passer la nuit dans une ecurie ou toute
+la compagnie etait logee, l'on me commanda de garde de police. Je
+partis avec les hommes que l'on put ramasser et qui vinrent de bon
+coeur, esperant etre mieux, mais l'on me designa, pour corps de garde,
+une espece de baraque qui se trouvait au milieu de la place, sur une
+elevation, et ou le vent vient de tous cotes; malgre le grand feu que
+nous avions fait, il nous fut impossible de reposer un seul instant.
+
+Je reconnus ce village pour celui ou nous avions loge, cinq mois
+avant, en partant de Wilna pour aller a Moscou, et ou j'avais perdu un
+trophee, c'est-a-dire une petite boite dans laquelle il y avait des
+bagues, des colliers en cheveux et des portraits provenant des
+maitresses que j'avais eues dans tous les pays ou j'avais ete. J'ai
+beaucoup regrette ma petite collection.
+
+Le matin 9, nous partimes pour Wilna, par un froid de vingt-huit
+degres[59]. De deux divisions, fortes encore de plus de dix mille
+hommes, Francais et Napolitains, qui, depuis deux jours, s'etaient
+joints a nous, ainsi que d'autres qui nous attendaient, echelonnes sur
+la route, a peine, deux mille arriverent a Wilna. Le reste fut decime
+dans cette terrible journee. Et cependant ces hommes etaient bien
+vetus, et rien ne leur avait manque en fait que de nourriture, car ils
+n'avaient quitte les bons cantonnements ou ils etaient, en Pomeranie
+et en Lithuanie, que depuis quelques jours. Lorsque nous les
+rencontrames, nous leur fimes pitie, mais, deux jours apres, ils
+etaient plus malheureux que nous.
+
+[Note 59: Beaucoup ont affirme 30 ou 32 degres. _(Note de
+l'auteur)_]
+
+Moins demoralises que nous, on les voyait se secourir les uns les
+autres; mais lorsqu'ils virent qu'ils etaient aussi les victimes de
+leur devouement, ils devinrent aussi egoistes que les autres, les
+officiers superieurs comme les simples soldats.
+
+L'espoir d'arriver, dans quelques heures, a Wilna, ou nous devions
+avoir des vivres en abondance, m'avait rendu des forces, ou plutot,
+comme beaucoup de mes camarades, je faisais, pour arriver, des efforts
+surnaturels. Le froid de vingt-huit degres etait au-dessus de tout ce
+que l'on pouvait faire. Je me sentais defaillir, il semblait que nous
+marchions au milieu d'une atmosphere de glace. Combien de fois, dans
+cette triste journee, je regrettai ma peau d'ours qui deja, dans des
+froids semblables, m'avait sauve la vie! Je n'avais plus de
+respiration, des glaces s'etaient formees dans mon nez; mes levres se
+collaient; mes yeux, eblouis par la neige et par la faiblesse,
+pleuraient, les larmes se gelaient et je n'y voyais plus. Alors
+j'etais force de m'arreter et de me couvrir la figure avec la peau
+d'hermine de mon collet, pour en faire fondre la glace. C'est de cette
+maniere que j'arrivai pres d'une grange a laquelle on avait mis le feu
+pour se chauffer. Alors je pus respirer un peu: il en etait de meme de
+presque toutes les habitations que l'on rencontrait. Dans presque
+toutes, il y avait des malheureux soldats qui, ne pouvant aller plus
+loin, s'y etaient retires pour mourir.
+
+Nous apercumes les clochers de Wilna: je voulus presser le pas afin
+d'arriver des premiers, mais les vieux chasseurs de la Garde que je
+rencontrai m'en empecherent. Ils marchaient en colonne et sur deux
+rangs, de maniere a barrer la route, afin que personne ne passat sans
+marcher en ordre. On voyait des vieux guerriers ayant des glacons qui
+leur pendaient a la barbe et aux moustaches, comprimant leurs
+souffrances pour marcher en ordre, mais cet ordre que l'on voulait
+maintenir fut impossible. On se jeta en confusion dans le faubourg: en
+y entrant, j'apercus a la porte d'une maison un de mes amis, velite et
+officier aux grenadiers, etendu mort; les grenadiers etaient arrives
+une heure avant nous. Beaucoup d'autres tomberent, en arrivant,
+d'epuisement et de froid; le faubourg etait deja parseme de cadavres.
+On designa une maison pour notre bataillon et, quoique deja il s'y
+trouvait des Badois qui faisaient partie de la garnison, le logement
+ne fut pas trop petit. Il est vrai qu'un instant apres, ils evacuerent
+la maison, tant ils avaient peur d'etre devores par nous.
+
+On nous fit une distribution de viande de boeuf: nous ne fumes pas
+assez raisonnables de la reunir pour en faire une soupe. On tombait
+dessus comme des affames que nous etions, chacun la fit cuire ou
+chauffer comme il put, quelques-uns la mangerent crue. Un de mes amis
+nomme Poton, gentilhomme breton, velite et sergent de la meme
+compagnie que moi, attendait avec une impatience marquee qu'on lui
+donnat son morceau, qui pouvait etre d'une demi-livre. Comme il etait
+separe d'environ deux pas de celui qui coupait, on le lui jeta. Il
+l'attrapa au vol de ses deux mains, comme un chat aurait fait de ses
+pattes, le porta a sa bouche et le devora avec des mouvements
+convulsifs, malgre tout ce que nous pumes faire pour l'en empecher: il
+ne voyait plus rien que le morceau qu'il devorait.
+
+Il pouvait etre midi lorsque nous arrivames. Une heure apres,
+j'entrais en ville afin de voir si je ne trouverais pas de pain et
+d'eau-de-vie a acheter. Mais, presque partout, les portes etaient
+fermees; les habitants, quoique nos amis, avaient ete epouvantes en
+voyant cinquante a soixante mille devorants, comme nous etions, dont
+une partie avait l'air fou et imbecile; et d'autres, comme des
+enrages, couraient en frappant a toutes les portes et aux magasins, ou
+l'on ne voulait rien leur donner ni distribuer, parce que les
+fournisseurs voulaient que tout se fit en ordre, chose impossible,
+puisque l'ordre n'existait plus.
+
+Comme je voyais qu'il n'etait pas possible de se procurer ce dont
+j'avais besoin, je me decidais a revenir au faubourg, lorsque je
+m'entendis appeler par mon nom; je me retourne et, a ma grande
+surprise, j'apercois Picart qui me saute au cou et m'embrasse en
+pleurant de plaisir. Depuis le passage de la Berezina, deux fois il
+avait rencontre le regiment, mais on lui avait assure que j'etais mort
+ou prisonnier. Il me dit qu'il avait de la farine et qu'il allait la
+partager avec moi; que, pour de l'eau-de-vie, il me conduirait chez
+son juif, ou il se faisait fort de m'en avoir, et probablement du
+pain. Je le priai de m'y conduire en attendant que l'on distribuat des
+vivres dont j'avais la certitude que l'on aurait, puisque les magasins
+etaient remplis.
+
+Je n'oublierai jamais le singulier effet que produisit sur moi la vue
+d'une maison habitee; il me semblait qu'il y avait des annees que je
+n'en avais vu. Picart me fit prendre un peu d'eau-de-vie, que j'eus
+bien de la peine a avaler: ensuite, j'en achetai une bouteille pour
+vingt francs, que je mis precieusement dans ma carnassiere. Mais, pour
+du pain, il fallait attendre jusqu'au soir; il y avait cinquante jours
+que je n'en avais mange, il me semblait que j'aurais oublie toutes mes
+miseres, si j'en avais eu.
+
+Le juif me conta que les premiers qui etaient arrives le matin avaient
+tout devore; il nous conseilla de ne pas sortir de chez lui,
+d'attendre et d'y coucher, qu'il se chargeait de nous procurer tout ce
+dont nous aurions besoin, et d'empecher que d'autres n'entrent chez
+lui. D'apres son avis, je me decidai a me reposer sur un banc contre
+le poele.
+
+Je demandai a Picart comment il se faisait qu'il etait si bien avec
+cette famille juive, car je voyais qu'on le traitait comme un enfant
+de la maison. Il me repondit qu'il s'etait fait passer pour le fils
+d'une juive; qu'il avait, pendant les quinze jours que nous avions
+reste dans cette ville, au mois de juillet, toujours ete avec eux a la
+synagogue, parce qu'a la suite de cela, il y avait toujours quelques
+coups de schnapps [60] a boire, et des noisettes a croquer.
+
+[Note 60: _Schnapps_, eau-de-vie.]
+
+Il y avait longtemps que je n'avais ri, mais je ne pus m'empecher
+d'eclater, au point que le sang ruissela de mes levres.
+
+Picart allait continuer a me conter ces fariboles, quand, tout a coup,
+nous entendons le bruit du canon et nous voyons arriver notre hote: il
+avait l'air tout effare, ne sachant plus parler. Il finit par nous
+dire qu'il venait de voir arriver des soldats bavarois suivis par des
+Cosaques, justement par la porte ou nous etions arrives.
+
+Effectivement, la garnison de la ville battait la generale. A ce
+bruit, Picart saisit ses armes et, s'avancant pres de moi qui n'etais
+pas tres dispose a bouger: "Allons, mon pays! me dit-il en me frappant
+sur l'epaule, nous sommes de la Garde imperiale, il faut etre les
+premiers a courir aux armes! Ensuite, il ne faut pas souffrir que ces
+sauvages viennent manger le pain qu'on nous a promis pour ce soir! Si
+vous avez la force, suivez-moi, et allons nous reunir a ceux qui vont
+charger cette canaille, chose qui ne sera pas difficile!"
+
+Je suivis Picart. Quelques hommes couraient pour se reunir sans savoir
+ou, mais un plus grand nombre se retirait du cote oppose ou l'on
+devait se battre, et un plus grand nombre encore, insouciants de tout,
+ne faisaient pas attention a ce qui se passait.
+
+Lorsque nous fumes pres de la porte qui conduisait au faubourg, nous
+rencontrames un detachement de grenadiers et chasseurs de la Garde.
+Picart me quitta pour prendre son rang parmi les siens, et comme, a la
+gauche, il s'en trouvait quelques-uns de chez nous et une vingtaine
+d'officiers qui avaient des fusils, je les suivis en marchant comme
+eux, sans savoir qui nous commandait et ou nous allions. L'on gravit
+la montagne sans ordre, chacun comme il put; plusieurs tomberent et
+resterent en arriere. Nous etions arrives aux deux tiers de la
+montagne, que je m'etonnais d'avoir pu aller jusque-la, lorsque je
+tombai a mon tour et, quoique aide par un paysan lithuanien, j'eus
+bien de la peine a me relever. Je priai ce brave homme de ne pas
+m'abandonner, et, pour l'engager a rester avec moi, je lui donnai
+environ la valeur de quatre francs en monnaie russe, et un verre
+d'eau-de-vie, dans le petit vase que je possedais encore. Mon paysan
+fut tellement content qu'il m'aurait, si j'avais voulu, porte sur son
+dos. Nous continuames a marcher dans un endroit parseme d'hommes et de
+chevaux morts qui, le matin, avaient, comme l'on dit, peri au port.
+Beaucoup d'armes se trouvaient a terre; mon paysan ramassa une
+carabine et des cartouches en me disant qu'il voulait se battre contre
+les Russes.
+
+Apres bien du mal, nous arrivames sur le haut de la montagne ou les
+Prussiens etaient deja en bataille. Deux cents hommes, dont les trois
+quarts etaient de la Garde, se trouvaient en face d'ennemis qui
+consistaient en cavalerie dont une partie etait en eclaireurs, et,
+comme les Bavarois avaient, en battant en retraite, laisse quelques
+hommes sur le haut de la montagne, avec deux pieces de canon, deux
+coups charges a mitraille suffirent pour les faire disparaitre. Comme
+la position n'etait pas tenable, a cause du froid, nous fimes
+demi-tour pour revenir en ville, ou le desordre etait a son comble. La
+terreur s'etait emparee de la garnison, composee presque entierement
+d'etrangers; les uns se mettaient en disposition de quitter la ville,
+en chargeant des voitures, des traineaux, des chevaux. En meme temps,
+l'on entendait crier: "Qui a vu mon cheval? Ou est ma voiture? Arretez
+donc celui qui se sauve avec mon traineau!" Ce desordre etait
+particulierement cause par les bandes de voleurs qui s'etaient
+organisees au commencement de la retraite, dont j'ai signale plus haut
+l'existence, et qui, voyant une bonne occasion, en profitaient pour
+enlever voitures, chevaux et traineaux charges de vivres, d'or et
+d'argent, car, en grande partie, toutes ces dispositions de depart
+etaient faites par des commissaires des guerres, des fournisseurs et
+d'autres employes de l'armee, qui durent, des ce moment, faire cause
+commune avec nous, tandis que les voleurs filaient sur la route de
+Kowno, certains de ne pas etre suivis.
+
+En passant dans le faubourg, je ne voulus pas entrer dans la maison ou
+s'etaient loges les debris de notre bataillon; je voulais entrer en
+ville pour deux choses, d'abord pour du pain dont j'etais certain
+d'avoir avec Picart, et aussi pour que l'on puisse dire que je venais
+de faire partie de la petite expedition qui venait de chasser les
+Russes. Mais nous, n'etions pas encore sur la place que l'on rompit
+les rangs, et chacun s'en alla, persuade que nous ne serions pas
+longtemps tranquilles. Je courus a la droite pour retrouver Picart,
+mais, a ma grande surprise, l'on me dit qu'il avait pris la premiere a
+gauche avec dix autres grenadiers et chasseurs commandes par un
+officier, pour etre de garde chez le roi Murat, qui venait de quitter
+la ville pour aller se loger dans le faubourg, sur la route de Kowno.
+
+Je pris le parti de le chercher au logement du roi Murat. Chemin
+faisant, je passai devant la maison ou etait loge le marechal Ney:
+devant la porte, plusieurs grenadiers de la ligne, de garde, se
+chauffaient a un bon feu qui me donna une envie de m'approcher pour y
+prendre part. Voyant comme j'etais malheureux, ils s'empresserent de
+me faire place. Plusieurs etaient vigoureux et bien habilles.
+
+Comme je leur en temoignais ma surprise, ils me dirent qu'ils
+n'avaient pas ete jusqu'a Moscou; qu'ayant ete blesses au siege de
+Smolensk, on les avait evacues sur Wilna, ou ils avaient reste jusqu'a
+present; qu'ils etaient gueris et prets a se battre. Je leur demandai
+s'ils ne pouvaient me procurer du pain. Ils me dirent, comme le juif,
+que, si je voulais revenir le soir, ou rester avec eux, ils etaient
+certains que j'en aurais, mais, comme il fallait que je retourne au
+faubourg ou etait le bataillon, je promis a ces grenadiers que je
+reviendrais le soir, et que chaque pain de munition leur serait paye
+cinq francs. Avant de les quitter, ils me conterent qu'un instant
+avant que je n'arrive pres d'eux, un peu apres que les Russes
+s'etaient montres pres de la ville, un general allemand etait venu
+chez le Marechal, en lui conseillant de partir, s'il ne voulait pas
+etre surpris par les Russes; mais le Marechal lui avait repondu, en
+lui montrant une centaine de grenadiers qui se chauffaient dans la
+cour, qu'avec cela il se moquait de tous les Cosaques de la Russie, et
+qu'il coucherait dans la ville.
+
+Je leur demandai combien ils etaient pour la garde du Marechal:
+"Environ soixante, me repondit un tambour assis sur sa caisse, et
+autant que nous avons trouves ici bien portants. Depuis le passage du
+Dnieper, je suis avec le Marechal et, avec lui, nous savons comment
+l'on arrange ces chiens de Cosaques. Coquin de Dieu! continua-t-il,
+s'il ne faisait pas si froid et si je n'avais pas une patte gelee, je
+voudrais battre la charge demain, toute la journee!"
+
+Je retournai au faubourg; en entrant dans la maison ou nous etions
+loges, je trouvai tous mes camarades couches sur le plancher; l'on
+avait fait du bon feu, il faisait chaud; j'etais plus que fatigue, je
+fis comme eux: je me couchai.
+
+Il pouvait etre deux heures du matin lorsque je m'eveillai et, comme
+j'avais manque le rendez-vous donne aux grenadiers de la garde du
+Marechal, j'annoncai a mes camarades que j'allais entrer en ville pour
+y chercher du pain, que c'etait le bon moment, parce que toute la
+troupe etait couchee et que, d'ailleurs, j'avais des billets de banque
+russes. On m'avait assure que, plus loin, l'on n'en voudrait plus, et
+qu'a l'heure qu'il etait, je trouverais facilement des juifs ne
+demandant pas mieux que de faire des echanges. Plusieurs tacherent de
+se lever pour venir avec moi, mais ne le purent. Un seulement, Bailly,
+sergent velite, se leva, et les autres nous chargerent de leurs
+billets, comptant d'en avoir cinquante francs. Nous les avions recus,
+a Moscou, pour cent, qui etait leur valeur: cent roubles.
+
+Il faisait un beau clair de lune, mais, lorsque nous fumes sur la rue,
+il ne s'en fallut pas de beaucoup que nous ne rentrames dans la
+maison, tant le froid etait excessif.
+
+Jusqu'a la porte de la ville, nous ne rencontrames personne. Arrives a
+la porte, nous ne vimes personne pour la garder, pas une sentinelle:
+les Russes pouvaient y entrer aussi facilement que nous. Lorsque nous
+fumes en face de la premiere maison sur notre gauche, j'apercus de la
+lumiere par le soupirail de la cave et, me baissant, je vis que
+c'etait une boulangerie, et que l'on venait d'y cuire du pain. Depuis
+que nous nous etions approches de la maison, l'odeur nous en montait
+fortement au nez. Mon camarade frappa; aussitot l'on vint demander ce
+que nous voulions. Nous repondimes: "Ouvrez, nous sommes des
+generaux!" De suite l'on ouvrit, et nous entrames. On nous fit passer
+dans une grande chambre ou nous vimes beaucoup d'officiers superieurs
+etendus a terre. On ne s'inquieta pas de savoir si nous etions ce que
+nous nous etions annonces, car depuis longtemps, l'on avait peine a
+reconnaitre un officier superieur d'avec un soldat.
+
+Une grosse femme se tenait debout contre la porte de la cave; nous lui
+demandames si elle avait du pain a nous vendre. Elle nous repondit que
+non, qu'il n'y en avait pas de cuit, et, en meme temps, elle nous
+offrit de descendre dans la cave, qui etait la boulangerie, afin de
+nous en assurer. Un officier, qui etait couche sur une botte de paille
+et enveloppe dans une grande pelisse, se leva et descendit avec nous.
+Nous vimes deux garcons boulangers qui dormaient. Nous regardames de
+tous cotes, nous ne vimes rien, et nous commencions a croire que cette
+femme ne nous avait pas trompes, quand, tout a coup, en me baissant,
+j'apercus, sous le petrin, un grand panier que je tirai a moi. A notre
+grande surprise, nous vimes qu'il contenait sept grands pains blancs,
+de trois a quatre livres, aussi beaux que ceux qu'on fait a Paris.
+Quel bonheur! Quelle trouvaille pour des hommes qui n'en avaient pas
+mange depuis cinquante jours! Je commencai par m'emparer de deux, que
+je mis sous mes bras et sous mon collet, mon camarade en fit autant,
+et l'officier prit les trois autres: cet officier etait Fouche,
+grenadier velite, alors adjudant-major dans un regiment de la Jeune
+Garde, actuellement marechal de camp. Nous sortimes de la cave: la
+femme etait encore debout a la porte; nous lui dimes que nous
+reviendrions le matin, lorsqu'il y aurait du pain de cuit. Pour etre
+debarrassee de nous, ne s'apercevant pas de ce que nous emportions,
+elle nous ouvrit la porte, et nous fumes dans la rue[61].
+
+[Note 61: Depuis ce temps, j'ai revu M. le general Fouche, et lui
+rappelant cet episode de Wilna, il me dit qu'apres notre sortie de la
+maison, il manqua d'etre assassine par ceux qui etaient dans la meme
+maison et par les personnes de la maison qui voulaient lui faire payer
+celui que nous avions emporte. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Une fois libres, laissant tomber nos fusils dans la neige, nous nous
+mimes a mordre dans nos pains comme des voraces, mais, comme j'avais
+les levres toutes fendues, je ne pouvais ouvrir la bouche pour mordre
+comme je l'aurais voulu.
+
+Dans ce moment, nous apercumes deux individus qui nous demanderent si
+nous n'avions rien a vendre ou a changer: nous reconnumes des juifs.
+Je commencai par leur dire que nous avions des billets de banque
+russes, qu'ils etaient de cent roubles, et combien ils voulaient
+en donner: "Cinquante!" nous dit le premier en allemand.
+"Cinquante-cinq!" dit l'autre. "Soixante!" reprend le premier. Enfin
+il finit par nous en offrir soixante-dix-sept, et je mis encore pour
+condition qu'il nous payerait du cafe au lait. Il y consentit. Le
+second vint derriere moi, en me disant: "Quatre-vingts!" Mais le
+marche etait arrete et, comme on nous avait promis du cafe au lait,
+nous n'aurions pas voulu, pour vingt francs de plus au billet, faire
+marche avec d'autres.
+
+Le juif avec qui nous venions de faire affaire nous conduisit chez un
+banquier, car lui n'etait qu'un agent d'affaires. Le banquier etait
+aussi juif. Lorsque nous y fumes, on nous demanda nos billets; nous en
+avions neuf. Pour mon compte, j'en avais trois. Apres les avoir
+donnes, on les regarda minutieusement comme les juifs regardent.
+Ensuite, ils passerent dans une autre chambre, et nous, en attendant
+nous nous assimes sur un banc ou nous pumes, provisoirement, caresser
+notre pain. Le juif qui nous avait conduits etait reste avec nous,
+mais, un instant apres, on le fit passer dans une chambre ou etait le
+banquier. Alors nous pensames que c'etait pour nous remettre notre
+argent, et nous attendimes tranquillement.
+
+L'envie que nous avions de boire du cafe nous fit perdre patience;
+nous appelames le patron, mais personne ne parut. L'idee que l'on
+voulait nous voler me vint de suite; j'en fis part a mon camarade, qui
+pensa comme moi. Alors, pour mieux se faire entendre, il donna un
+grand coup de crosse de fusil contre une espece de comptoir. Comme
+personne ne paraissait encore, il redoubla contre une cloison en
+planches de sapin qui faisait separation avec la chambre ou etaient
+nos fripons. Nous les vimes qui avaient l'air de se concerter. Ayant
+demande notre argent, on nous dit d'attendre; mais mon camarade
+chargea son arme en presence de toute la bande, et moi je sautai au
+cou de celui qui nous avait conduits, en lui demandant nos billets.
+Lorsqu'ils virent que nous etions determines a faire quelque scene qui
+n'aurait pas tourne a leur avantage, ils s'empresserent de nous
+compter notre argent dont les deux tiers en or. Prenant celui qui nous
+avait conduits, nous le fimes sortir avec nous; lorsque nous fumes
+dans la rue, il protesta que tout ce qui venait de se passer n'etait
+pas de sa faute. Nous voulumes bien le croire, en consideration du
+cafe qu'il nous avait promis. Il nous conduisit chez lui, ou il tint
+parole.
+
+Lorsque nous eumes mange, mon camarade voulut retourner au faubourg,
+mais, tant qu'a moi, me trouvant trop fatigue et meme malade, je me
+decidai d'attendre le jour ou j'etais, et, comme il s'y trouvait deux
+cavaliers bavarois, je me crus en surete; j'avais mis mon argent dans
+ma ceinture et mon pain dans mon sac. Je me couchai sur un canape: il
+pouvait etre quatre heures du matin.
+
+Il n'y avait pas une demi-heure que je reposais, lorsque des coliques
+insupportables me prirent, je fus force de me lever; apres, suivirent
+des maux de coeur, et je rendis tout ce que j'avais dans le corps;
+ensuite j'eus un derangement qui ne me donna pas un moment de repos,
+de sorte que je pensais que le juif m'avait empoisonne. Je me crus
+perdu, car j'etais tellement faible, que je ne pus prendre la
+bouteille a l'eau-de-vie que j'avais dans mon sac. Je priai un des
+cavaliers bavarois de m'en donner a boire. Apres en avoir pris un peu,
+je me trouvai mieux; alors je me remis sur le canape, ou je
+m'assoupis. Je ne sais combien de temps je restai dans cette position,
+mais, lorsque je m'eveillai, je trouvai que l'on m'avait enleve mon
+pain dans mon sac. Il ne m'en restait plus qu'un morceau, que j'avais
+mis dans ma carnassiere, avec ma bouteille d'eau-de-vie qui, fort
+heureusement, etait pendue a mon cote. Mon bonnet de rabbin, que je
+mettais sous mon schako, avait aussi disparu, ainsi que les cavaliers
+bavarois. Ce n'etait pas cela qui m'inquietait le plus, mais bien ma
+position, qui etait veritablement critique: independamment de mon
+derangement de corps, mon pied droit etait gele et ma plaie s'etait
+ouverte. La premiere phalange du doigt du milieu de la main droite
+etait prete a tomber; la journee de la veille, avec le froid de
+vingt-huit degres, avait tellement envenime mon pied, qu'il me fut
+impossible de remettre ma botte. Je me vis force de l'envelopper de
+chiffons, apres l'avoir graisse avec la pommade que l'on m'avait
+donnee chez le Polonais, et par-dessus tout, une peau de mouton que
+j'attachai avec des cordes. J'en fis autant a la main droite.
+
+Je me disposais a sortir, lorsque le juif m'engagea a rester. Il me
+dit qu'il y avait du riz a me vendre: je lui en achetai une portion,
+pensant que cela me serait bon pour arreter le mal. Je le priai de me
+procurer un vase pour le faire cuire; il alla me chercher une petite
+bouilloire en cuivre rouge que j'attachai sur mon sac avec ma botte,
+ensuite je sortis de la maison apres lui avoir donne dix francs.
+
+Lorsque je fus dans la rue, j'entendis des cris de desespoir:
+j'apercus une femme pleurant sur un cadavre a la porte d'une maison.
+Cette femme m'arreta pour me dire de la secourir, de lui faire rendre
+tout ce qu'on lui avait pris: "Depuis hier, me dit-elle, je suis logee
+dans la maison que vous voyez, chez des scelerats de juifs. Mon mari
+etait fort malade: pendant la nuit, ils nous ont pris tout ce que nous
+avions, et ce matin, je suis sortie pour aller me plaindre. Voyant que
+je ne pouvais avoir de secours de personne, je suis revenue pour
+soigner mon pauvre mari; mais lorsque je suis arrivee ici, jugez de
+mon effroi en voyant, a la porte de la maison, un cadavre! Ces
+scelerats avaient profite de ce que j'etais sortie pour l'assassiner!
+Monsieur, continua-t-elle, ne m'abandonnez pas! Venez avec moi!" Je
+lui repondis qu'il m'etait impossible, mais que ce qu'elle pouvait
+faire de mieux etait de se reunir a ceux qui partaient. Elle me fit
+signe de la main que c'etait impossible, et comme, depuis un moment,
+j'entendais des coups de fusil, je laissai cette malheureuse et me
+dirigeai du cote de Kowno, ou j'arrivai au milieu de dix mille hommes
+de toutes armes, femmes, enfants se pressant, se poussant afin de
+passer les premiers.
+
+Le hasard me fit rencontrer un capitaine de la Jeune Garde qui etait
+mon pays[62]. Il etait avec son lieutenant, son domestique et un
+mauvais cheval. Le capitaine n'avait plus de compagnie, le regiment
+n'existait plus. Je lui contai mes peines, il me donna un peu de the
+et un morceau de sucre, mais, un instant apres, une autre masse de
+monde arriva derriere nous, qui nous separa. A la tete de la premiere
+cohue, un tambour battait la marche de retraite, probablement a la
+tete d'un detachement de la garnison que je n'ai pu voir. Nous
+marchames pendant plus d'une demi-heure; nous arrivames a l'extremite
+du faubourg. Alors on commenca a respirer, et chacun marcha comme il
+put. Lorsque je fus hors de la ville, je ne pus m'empecher de faire
+des reflexions en pensant a notre armee qui, cinq mois avant, etait
+entree, dans cette capitale de la Lithuanie, nombreuse et fiere, et
+qui en sortait miserable et fugitive.
+
+[Note 62: M. Debonnez, de Conde, tue a Waterloo, chef de
+bataillon. (_Note de l'auteur_).]
+
+
+
+
+X
+
+De Wilna a Kowno.--Le chien du regiment.--Le marechal Ney.--Le tresor
+de l'armee.--Je suis empoisonne.--La "graisse de voleur".--Le vieux
+grenadier.--Faloppa.--Le general Roguet.--De Kowno a Elbing.--Deux
+cantinieres.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve Picart.--Le
+traineau et les juifs.--Une megere.--Eylau.--Arrivee a Elbing.
+
+
+Nous n'etions encore qu'a un quart de lieue de la ville quand nous
+apercumes les Cosaques a notre gauche, sur les hauteurs et dans la
+plaine, a notre droite. Cependant ils n'osaient se hasarder de venir a
+notre portee. Apres avoir marche quelque temps, je rencontrai le
+cheval d'un officier du train d'artillerie, tombe et abandonne. Il
+avait, sur le dos, une schabraque en peau de mouton: c'etait
+precisement ce qu'il fallait pour couvrir mes pauvres oreilles, car il
+m'eut ete impossible d'aller bien loin sans m'exposer a les perdre.
+J'avais, dans ma carnassiere, des ciseaux provenant de la trousse du
+docteur, trouvee sur le Cosaque que j'avais tue le 23 novembre. Je
+voulus me mettre a l'ouvrage pour en couper et faire ce que nous
+appelions des _oreilleres_, afin de remplacer le bonnet de rabbin,
+mais ayant la main droite gelee et l'autre fortement engourdie, je ne
+pus parvenir a mon but. Deja je me desesperais, lorsqu'un second
+arriva, plus fort et plus vigoureux que moi; il etait de la garnison
+de Wilna. Il coupa avec un couteau la sangle qui retenait la
+schabraque, ensuite il m'en donna la moitie. En attendant que je pusse
+l'arranger convenablement, je la mis sur la tete et continuai a
+marcher.
+
+Deux coups de canon se firent entendre, ensuite la fusillade: c'etait
+le marechal Ney qui sortait de la ville en faisant l'arriere-garde, et
+qui etait aux prises avec les Russes. Ceux qui ne pouvaient plus
+combattre doublerent le pas autant qu'il leur etait possible; je
+voulus faire comme eux, mais mon pied gele et ma mauvaise chaussure
+m'en empechaient, puis les coliques qui me prenaient a chaque instant
+et qui me forcaient de m'arreter, faisaient que je me trouvais
+toujours des derniers. J'entendis derriere moi un bruit confus: je fus
+heurte par plusieurs soldats de la Confederation du Rhin qui fuyaient.
+Je tombai de tout mon long dans la neige et, aussitot, d'autres me
+passerent sur le corps. Ce fut avec beaucoup de peine que je me
+relevai, car j'etais abime de douleurs, mais comme j'etais habitue aux
+souffrances, je ne dis rien. J'apercus, pas loin de moi,
+l'arriere-garde; je me crus perdu si, malheureusement, elle venait a
+me depasser, mais le contraire arriva, car le marechal la fit arreter
+sur une petite eminence, afin de donner le temps a d'autres hommes que
+l'on apercevait de sortir encore de la ville pour nous rejoindre. Le
+marechal avait avec lui, pour contenir l'ennemi, environ trois cents
+hommes.
+
+J'apercus devant moi un individu que je reconnus, a sa capote, pour
+etre un homme du regiment. Il marchait fortement courbe, en paraissant
+accable sous le poids d'un fardeau qu'il portait sur son sac et sur
+ses epaules. Faisant un effort pour me rapprocher de lui, je fus a
+meme de voir que le fardeau etait un chien et que l'homme etait un
+vieux sergent du regiment nomme Daubenton[63]; le chien qu'il portait
+etait le chien du regiment, que je ne reconnaissais pas.
+
+[Note 63: Le sergent Daubenton etait un vieux brave qui avait fait
+les campagnes d'Italie. (_Note de l'auteur_).]
+
+Je lui temoignai ma surprise de le voir charge d'un chien, puisque
+lui-meme avait de la peine a se trainer, et, sans lui donner le temps
+de me repondre, je lui demandai si c'etait pour le manger; que, dans
+ce cas, le cheval etait preferable: "Helas! non, me repondit-il,
+j'aimerais mieux manger du Cosaque; tu ne reconnais donc pas Mouton,
+qui a les pattes gelees et qui ne peut plus marcher?--C'est vrai, lui
+dis-je, mais qu'en veux-tu faire?" Tout en marchant, Mouton, a qui
+j'avais passe la main droite emmaillotee sur le dos, leva la tete pour
+me regarder et sembla me reconnaitre. Daubenton m'assura que, depuis
+sept heures du matin, et meme avant, les Russes etaient dans les
+premieres maisons du faubourg ou nous avions loge: que tout ce qui
+restait de la Garde en etait parti a six, et qu'il etait certain que
+plus de douze mille hommes de l'armee, officiers et soldats, qui ne
+pouvaient plus marcher, etaient restes au pouvoir de l'ennemi. Pour
+lui, il avait failli subir le meme sort par devouement pour son chien;
+il voyait bien qu'il serait oblige de l'abandonner sur la route, dans
+la neige: la veille du jour ou nous etions arrives a Wilna, par
+vingt-huit degres, il avait eu les pattes gelees et, ce matin, voyant
+qu'il ne pouvait plus marcher, il avait resolu de l'abandonner sans
+qu'il s'en apercoive; mais ce pauvre Mouton se doutait qu'il voulait
+partir sans lui, car il se mit tellement a hurler qu'a la fin il se
+decida a le laisser suivre. Mais a peine avait-il fait dix pas dans la
+rue, il s'apercut que son malheureux chien tombait a chaque instant
+sur le nez: alors il se l'etait fait attacher sur les epaules et sur
+son sac, et c'etait de cette maniere qu'il avait rejoint le marechal
+Ney, qui faisait l'arriere-garde avec une poignee d'hommes.
+
+Tout en marchant, nous nous trouvames arretes par un caisson renverse
+qui barrait une partie du chemin: il etait ouvert, il contenait des
+sacs de toile, mais vides. Ce caisson etait probablement parti de
+Wilna la veille, ou le matin, et avait ete pille en route, car il
+avait ete charge de biscuits et de farine. Je proposai a Daubenton de
+nous arreter un instant, car une forte colique venait de me prendre;
+il y consentit volontiers, d'autant plus qu'il voulait decidement se
+debarrasser de Mouton d'une maniere ou d'une autre.
+
+A peine nous disposions-nous a nous mettre a notre aise, que nous
+apercumes, derriere un ravin, un peloton d'une trentaine de jeunes
+Hessois qui avaient fait partie de la garnison de Wilna et en etaient
+partis depuis le point du jour. Ils attendaient le marechal Ney. Ils
+etaient a trente pas de nous et en avant sur la droite de la route. Au
+meme instant, nous vimes, sur notre gauche, un autre peloton de
+cavaliers, au nombre de vingt, environ; un officier les commandait.
+De suite nous les reconnumes pour des Russes; c'etaient des
+cuirassiers a cuirasses noires sur habits blancs; ils etaient
+accompagnes de plusieurs Cosaques epars ca et la; ils marchaient de
+maniere a couper la retraite aux Hessois, ainsi qu'a nous et a une
+infinite d'autres malheureux qui venaient de les apercevoir et qui
+retrogradaient pour rejoindre l'arriere-garde en criant: "Gare aux
+Cosaques!"
+
+Les Hessois, commandes par deux officiers, et qui, probablement,
+avaient apercu les Russes avant nous, s'etaient mis en mesure de se
+defendre. Pour leur faire face, ils firent une demi-conversion a
+gauche, en conservant pour point d'appui la petite butte qui les
+couvrait derriere.
+
+Dans ce moment, nous vimes un grenadier de la ligne, bien portant et
+bien decide, passer pres de nous et aller en courant prendre rang
+parmi les Hessois. Nous nous disposions a faire de meme, mais, pour le
+moment, ma position ne me le permettait pas. D'un autre cote,
+Daubenton, que Mouton embarrassait, voulait, avant tout, le mettre
+dans le caisson, mais nous n'en eumes pas le temps, car les cavaliers
+vinrent au galop du cote des Hessois: la, ils s'arreterent en leur
+signifiant de mettre bas les armes. Un coup de fusil fut la reponse;
+c'etait celui du grenadier francais, qui fut, en meme temps, suivi
+d'une decharge generale des Hessois.
+
+A cette detonation, nous pensions voir tomber la moitie des cavaliers,
+mais, chose etonnante, pas un ne tomba, et l'officier, qui etait en
+avant et qui aurait du etre pulverise, ne parut rien avoir. Son cheval
+fit seulement un saut de cote. Se remettant aussitot et se tournant
+vers les siens, ils fondirent sur les Hessois et, en moins de deux
+minutes, ils furent culbutes et sabres. Plusieurs se sauverent; alors
+les cavaliers se mirent a les poursuivre.
+
+Au meme instant, Daubenton, voulant se debarrasser de Mouton, me cria
+de l'aider, mais trois cavaliers passerent aupres de lui, a la
+poursuite des Hessois. Aussitot, pour etre plus a meme de se defendre,
+il voulut se retirer sous le caisson ou j'etais dans une triste
+position, souffrant de coliques et de froid, mais il n'en eut pas le
+temps, car un des trois cavaliers venait de faire un demi-tour et de
+le charger. Il fut assez heureux pour le voir a temps et se mettre en
+defense, mais non aussi avantageusement qu'il l'aurait voulu, car
+Mouton, qui aboyait comme un bon chien apres le cavalier, le genait
+dans ses mouvements. S'il n'avait pas ete attache aux courroies de son
+sac, il aurait pu s'en decharger par ce que nous appelions _un coup
+sac_, mais, pour le faire, il aurait fallu qu'il se debarrassat de son
+sac auquel il etait attache, et le cavalier, qui tournait autour de
+lui, ne lui en laissait pas la facilite. Pendant ce temps, quoique
+mourant de froid, je m'etais rajuste un peu et j'avais arrange ma main
+droite de maniere a pouvoir m'en servir pour faire usage de mon arme
+le mieux possible, n'ayant pour ainsi dire plus la force de me
+soutenir.
+
+Le cavalier tournait toujours autour de Daubenton, mais a une certaine
+distance, craignant le coup de fusil. Voyant que pas un de nous n'en
+faisait usage, il pensa peut-etre que nous etions sans poudre, car il
+avanca sur Daubenton et lui allongea un coup de sabre que celui-ci
+para avec le canon de son fusil. Aussitot, il passa sur la droite et
+lui en porta un second coup sur l'epaule gauche, qui atteignit Mouton
+a la tete. Le pauvre chien changea de ton; il n'aboyait plus, il
+hurlait d'une maniere a fendre le coeur. Quoique blesse et ayant les
+pattes gelees, il sauta en bas du dos de son maitre pour courir apres
+le cavalier, mais comme il etait attache a la courroie du sac, il fit
+tomber son porteur sur le cote. Je crus Daubenton perdu.
+
+Je me trainai sur mes genoux, environ deux pas en avant, et j'ajustai
+mon cavalier; mais l'amorce de mon fusil ne brula pas; alors le
+cavalier, jetant un cri sauvage, s'elance sur moi,... mais j'avais eu
+le temps de rentrer sous le caisson, qui etait renverse sur le cote
+gauche, en lui presentant la baionnette.
+
+Voyant qu'il ne pouvait rien contre moi, il retourna sur Daubenton qui
+n'avait pu encore se relever a cause de Mouton qui le tirait de cote
+en hurlant et aboyant apres le cavalier. Daubenton s'etait traine
+contre les brancards du caisson, de sorte que son adversaire ne
+pouvait plus, avec son cheval, l'approcher autant. Il s'etait place en
+face, le sabre leve, comme pour le fendre en deux, et ayant l'air de
+se moquer de lui.
+
+Daubenton, quoiqu'a demi mort de froid et de misere, et malgre sa
+figure maigre, pale et noircie par le feu des bivouacs, paraissait
+encore plein d'energie, mais d'un aspect etrange et en meme temps
+comique, a cause du diable de chien qui le tirait toujours de cote en
+aboyant. Ses yeux etaient brillants, sa bouche ecumait de rage en se
+voyant a la merci d'un adversaire qui, dans toute autre circonstance,
+n'aurait pas ose tenir une minute devant lui. Pour apaiser la soif qui
+le devore, je le vois prendre plein la main de neige, la porter a sa
+bouche et, aussitot, ressaisir son arme en la faisant resonner comme a
+l'exercice: c'est lui qui, a son tour, menace son ennemi.
+
+Aux cris et aux gestes du cavalier, il etait facile de voir qu'il
+n'etait pas en sang-froid et, comme l'eau-de-vie ne leur manquait pas,
+ils paraissaient en avoir bu beaucoup; on les voyait passer et
+repasser, en jetant des cris, aupres de quelques hommes qui n'avaient
+pu se replier du cote ou devait venir l'arriere-garde, les jeter dans
+la neige et les fouler aux pieds de leurs chevaux, car presque tous
+etaient sans arme, blesses ou ayant les pieds et les mains geles.
+D'autres, plus valides, ainsi que quelques Hessois echappes a la
+premiere charge, s'etaient mis dans des positions a pouvoir un instant
+leur resister, mais cela ne pouvait se prolonger, il fallait du
+secours ou succomber.
+
+Le cavalier auquel mon vieux camarade avait affaire venait de passer a
+gauche, toujours le sabre leve, lorsque Daubenton me cria d'une voix
+forte: "N'aie pas peur, ne bouge pas, je vais en finir!" A peine
+avait-il dit ces paroles que son coup de fusil partit; il fut plus
+heureux que moi. Le cuirassier est atteint d'une balle qui lui entre
+sous l'aisselle droite et va ressortir du cote gauche. Il jette un cri
+sauvage, fait un mouvement convulsif et, au meme instant, son sabre
+retombe en meme temps que le bras qui le tenait. Ensuite, jetant des
+flots de sang par la bouche, il pencha le corps en avant sur la tete
+de son cheval qui n'avait pas bouge, et resta dans cette position,
+comme mort.
+
+A peine Daubenton s'etait-il delivre de son adversaire et debarrasse
+de Mouton pour s'emparer du cheval, que nous entendimes, derriere
+nous, un grand bruit, ensuite des cris: "En avant! A la baionnette!"
+Aussitot, je sors de mon caisson, je regarde du cote d'ou viennent les
+cris, et j'apercois le marechal Ney, un fusil a la main, qui
+accourait a la tete d'une partie de l'arriere-garde.
+
+Les Russes, en le voyant, se mettent a fuir dans toutes les
+directions; ceux qui se jettent a droite, du cote de la plaine,
+trouvent un large fosse rempli de glace et de neige qui les empeche de
+traverser; plusieurs s'y enfoncent avec leurs chevaux, d'autres
+restent au milieu de la route, ne sachant plus ou aller.
+L'arriere-garde s'empara de plusieurs chevaux et fit marcher les
+cavaliers a pied au milieu d'eux pour, ensuite, les abandonner, car
+que pouvait-on en faire? On ne pouvait deja pas se conduire soi-meme.
+
+Je n'oublierai jamais l'air imposant qu'avait le Marechal dans cette
+circonstance, son attitude menacante en regardant l'ennemi, et la
+confiance qu'il inspirait aux malheureux malades et blesses qui
+l'entouraient. Il etait, dans ce moment, tel que l'on depeint les
+heros de l'antiquite. L'on peut dire qu'il fut, dans les derniers
+jours de cette desastreuse retraite, le sauveur des debris de l'armee.
+
+Tout ce que je viens de dire se passa en moins de dix minutes.
+Daubenton se debarrassait de Mouton, pour s'emparer du cheval de celui
+qu'il venait de mettre hors de combat, lorsqu'un individu, sortant de
+derriere un massif de petits sapins, s'avance, fait tomber le
+cuirassier, saisit la monture par la bride, et s'eloigne. Daubenton
+lui crie: "Arretez, coquin! C'est mon cheval! C'est moi qui ai
+descendu le cavalier!" Mais l'autre, que je venais de reconnaitre pour
+le grenadier qui, le premier, avait tire sur les Russes, se sauve avec
+le cheval, au milieu de la cohue d'hommes qui se pressent d'avancer.
+Alors Daubenton me crie: "Garde Mouton! Je cours apres le cheval; il
+faut qu'il me le rende ou il aura affaire a moi!" Il n'avait pas
+acheve le dernier mot, que plus de 4000 traineurs de toutes les
+nations arrivent comme un torrent, me separant de lui et de Mouton,
+que je n'ai plus jamais revu. Ces hommes, que le Marechal faisait
+marcher devant lui, etaient apres moi sortis de Wilna.
+
+Puisque l'occasion s'est presentee de parler du chien du regiment, il
+faut que je fasse sa biographie:
+
+Mouton etait avec nous depuis 1808; nous l'avions trouve en Espagne,
+pres de Benavente, sur le bord d'une riviere dont les Anglais avaient
+coupe le pont. Il etait venu avec nous en Allemagne; en 1809, il avait
+assiste aux batailles d'Essling et de Wagram, ensuite il etait encore
+retourne en Espagne en 1810 et 1811. C'est de la qu'il partit avec le
+regiment, pour faire la campagne de Russie, mais, en Saxe, il fut
+perdu ou vole, car Mouton etait un beau caniche: dix jours apres notre
+arrivee a Moscou, nous fumes on ne peut plus surpris de le revoir; un
+detachement compose de quinze hommes, parti de Paris quelques jours
+apres notre depart, pour rejoindre le regiment, etant passe dans
+l'endroit ou il etait disparu, le chien avait reconnu l'uniforme du
+regiment et suivi le detachement.
+
+En marchant au milieu d'hommes, de femmes et meme de quelques enfants,
+je regardais toujours si je ne voyais pas Daubenton, dont je
+regrettais d'etre separe; mais en arriere, je n'apercus que le
+marechal Ney avec son arriere-garde, qui prenait position sur la
+petite butte ou les Hessois avaient ete attaques.
+
+Apres cette echauffouree, je fus encore force de m'arreter, tant je
+souffrais de mes coliques. Devant moi, je voyais la montagne de
+Ponari, depuis le pied jusqu'au sommet. La route, situee aux trois
+quarts du versant gauche, se dessinait par la quantite de caissons
+portant plus de sept millions d'or et d'argent, ainsi que d'autres
+bagages, dans des voitures conduites par des chevaux dont les forces
+etaient epuisees, de sorte que l'on se voyait force de les abandonner.
+
+Un quart d'heure apres, j'arrivai au pied de la montagne ou on avait
+bivouaque pendant la nuit; l'on y voyait encore l'emplacement de feux,
+dont une partie encore allumee; et autour desquels plusieurs hommes se
+chauffaient pour se reposer avant de la monter. C'est la que j'appris
+que les voitures, parties la veille, a minuit, du faubourg de Wilna,
+et arrivees a un defile, n'avaient pu aller plus avant. Un des
+premiers caissons s'etant ouvert en se renversant, l'argent en avait
+ete pris par ceux qui etaient pres de la. Les autres voitures furent
+obligees d'arreter depuis le haut jusqu'au bas. Beaucoup de chevaux
+s'etaient abattus pour ne plus se relever.
+
+Pendant que l'on me contait cela, on entendait la fusillade de
+l'arriere-garde du marechal Ney et, sur notre gauche, on apercevait
+les Cosaques que la vue du butin attirait, mais qui n'avancaient
+qu'avec circonspection, attendant que l'arriere-garde fut passee afin
+de moissonner sans danger.
+
+Je me remis a marcher, mais, au lieu de prendre la route ou etaient
+les caissons, je tournai la montagne par la droite, ou plusieurs
+voitures avaient essaye de passer, mais presque toutes avaient ete
+renversees dans le fosse, au bord du chemin que l'on voulait se
+frayer. Il y avait un caisson dans lequel il restait encore beaucoup
+de portemanteaux. J'aurais bien voulu en attraper un, mais, dans
+l'etat de faiblesse ou j'etais, je n'osais pas risquer cette
+entreprise, dans la crainte de ne pouvoir plus remonter le fosse, si
+je descendais dedans. Heureusement, un infirmier de la garnison de
+Wilna, voyant mon embarras, fut assez complaisant pour y descendre, et
+m'en jeta un dans lequel je trouvai quatre belles chemises de toile
+fine dont j'avais le plus besoin, et une culotte courte de drap de
+coton: c'etait le portemanteau d'un commissaire des guerres, l'adresse
+me l'indiquait.
+
+Content d'avoir trouve du linge, moi qui n'avais pas, depuis le 5
+novembre, change de chemise, dont les pauvres lambeaux etaient remplis
+de vermine, je mis le tout dans mon sac.
+
+Un peu plus loin, je ramassai un carton dans lequel il y avait deux
+superbes chapeaux a claque. Comme c'etait fort leger, je le mis sous
+mon bras, je ne sais en verite pourquoi, probablement pour changer
+contre autre chose, si l'occasion s'en presentait.
+
+Le chemin que je suivais tournait a gauche, a travers les
+broussailles, pour, de la, rejoindre la grand'route. Ce chemin avait
+ete trace par les premiers hommes qui, a la pointe du jour, avaient
+franchi la montagne. Apres une demi-heure de marche penible,
+j'entendis une forte fusillade accompagnee de grands cris qui
+partaient du cote de la route ou etaient les caissons; c'etait le
+marechal Ney qui, voyant que l'on ne pouvait sauver le tresor, le
+faisait distribuer aux soldats, et, en meme temps, faisait faire,
+contre les Cosaques, une distribution de coups de fusil pour les
+empecher d'avancer.
+
+De mon cote, sur la droite, je les voyais qui avancaient
+insensiblement, car il n'y avait, pour les arreter, que quelques
+hommes comme moi, disperses ca et la sur la montagne, et qui
+cherchaient a gagner la route. Tout a coup, je fus force de m'arreter,
+je n'avais plus de jambes; je bus un bon coup de mon eau-de-vie et
+j'avancai; j'arrivai sur un point de la montagne qui n'etait pas
+eloigne de la route, et, comme je regardais la direction que je devais
+prendre, la neige croula sous moi et je m'enfoncai a plus de cinq
+pieds de profondeur. J'en avais jusqu'aux yeux; je faillis etouffer,
+et c'est avec bien de la peine que je m'en tirai, tout transi de
+froid.
+
+Un peu plus loin, j'apercus une baraque et, comme je voyais qu'il y
+avait du monde, je m'y arretai; c'etait une vingtaine de militaires,
+presque tous de la Garde, ayant tous des sacs de pieces de cinq
+francs.
+
+Plusieurs, en me voyant, se mirent a crier: "Qui veut cent francs pour
+une piece de vingt francs en or?" Mais, comme il ne se trouvait pas de
+changeurs, ils etaient tres embarrasses, et finissaient par en offrir
+a ceux qui n'en avaient pas. Dans le moment, je tenais plus a mon
+existence qu'a l'argent: je refusai, car j'avais environ huit cents
+francs en or, et plus de cent francs en pieces de cinq francs.
+
+Je restai dans cette baraque le temps d'arranger la peau de mouton sur
+ma tete, afin de preserver mes oreilles du froid, mais je ne pus
+changer de chemise, le temps pressant. Je sortis en suivant des
+musiciens charges d'argent, mais qui, dans cette position, ne
+pouvaient aller bien loin.
+
+Les coups de fusil, qui n'avaient pas cesse de se faire entendre,
+s'approchaient, de sorte que nous fumes obliges de doubler le pas.
+Ceux qui etaient charges d'argent ne pouvant le faire facilement,
+diminuaient leur charge en secouant leurs sacs pour en faire tomber
+les pieces de cinq francs, en disant qu'il aurait mieux valu les
+laisser dans les caissons, d'autant plus qu'il y avait de l'or a
+prendre, mais qu'ils n'avaient pas eu le temps d'enfoncer les caisses;
+que, cependant, il y en avait beaucoup qui avaient des sacs de doubles
+napoleons.
+
+Un peu plus avant, j'en vis encore plusieurs venant de la direction ou
+etaient les caissons, portant dans leurs mains des sacs d'argent:
+etant sans force et ayant les doigts geles ou engourdis, ils
+appelaient ceux qui n'en avaient pas pour leur en donner une partie,
+mais il est arrive que celui qui en avait porte une partie du chemin
+et qui voulait en donner a d'autres, n'en avait plus; il est meme
+certain que, plus avant, des hommes qui n'en avaient pas ont force
+ceux qui en portaient a partager avec eux, et que le pauvre diable qui
+le portait depuis longtemps se voyait arracher son sac et etait tres
+heureux si, en voulant defendre ce qu'il avait, il se relevait, car il
+etait toujours le moins fort.
+
+J'avais gagne la route, et, comme je n'avais pas tres froid, je
+m'arretai pour me reposer. Je voyais arriver d'autres hommes encore
+charges d'argent et qui, par moments, s'arretaient pour tirer des
+coups de fusil aux Cosaques. Plus haut, l'arriere-garde etait arretee
+pour laisser encore passer quelques hommes, ainsi que plusieurs
+traineaux portant des blesses, et sur lesquels on avait mis, autant
+que l'on avait pu, des barils d'argent. Cela n'empechait pas que des
+hommes, attires par l'appat du butin, etaient encore restes en
+arriere, et, le soir, etant au bivouac, l'on m'assura que beaucoup
+avaient puise dans les caissons avec les Cosaques.
+
+Je continuai a marcher peniblement. Je vis venir a moi un officier de
+la Jeune Garde tres bien habille, bien portant, que je reconnus de
+suite. Il se nommait Prinier; c'etait un de mes amis, passe officier
+depuis huit mois. Surpris de le voir aller du cote d'ou nous venions,
+je lui demandai, en l'appelant par son nom, ou il allait: il me
+demanda a son tour qui j'etais. A cette sortie inattendue faite par un
+camarade avec lequel j'avais ete dans le meme regiment pendant cinq
+ans, et sous-officier comme lui, je ne pus m'empecher de pleurer, en
+voyant que c'etait parce que j'etais change et miserable qu'il ne me
+reconnaissait pas. Mais, un instant apres: "Comment, mon cher ami,
+c'est toi! Comme te voila malheureux!" En disant cela, il me presenta
+une gourde pendue a son cote, dans laquelle il y avait du vin, en me
+disant: "Bois un coup!" et, comme je n'avais qu'une main de libre, le
+brave Prinier me soutenait de la main gauche et, de l'autre, me
+versait le vin dans la bouche.
+
+Je lui demandai s'il n'avait pas rencontre les debris de l'armee; il
+me dit que non, qu'ayant ete loge, la nuit derniere, dans un moulin
+eloigne de la route d'un quart de lieue, il etait tres probable que la
+colonne etait passee pendant ce temps, mais qu'il en avait vu de
+tristes traces par quelques cadavres apercus sur son chemin; que ce
+n'etait que depuis hier qu'il savait, mais d'une maniere encore bien
+vague, les desastres que nous avions eprouves; qu'il allait rejoindre
+l'armee, comme il en avait l'ordre: "Mais il n'y en a plus
+d'armee!--Et les coups de feu que j'entends?--Ce sont ceux de
+l'arriere-garde, commandee par le marechal Ney.--Dans ce cas, me
+repondit-il, je vais rejoindre l'arriere-garde."
+
+En disant cela, il m'embrasse pour me quitter, mais, en faisant ce
+mouvement, il s'apercoit que j'avais un carton sous le bras; il me
+demande ce qu'il contenait. Lui ayant dit que c'etaient des chapeaux,
+et me les demandant, je les lui donnai avec bien du plaisir. C'etait
+precisement ce qui lui manquait, car il avait encore, sur la tete, son
+schako de sous-officier.
+
+Le vin qu'il m'avait fait boire m'avait rechauffe l'estomac: je me
+proposai de marcher jusqu'au premier bivouac; une heure apres avoir
+quitte Prinier, j'apercus des feux.
+
+C'etaient des chasseurs a pied. Je m'approchai comme un suppliant. On
+me dit, sans me regarder: "Faites comme nous, allez chercher du bois
+et faites du feu!" Je m'attendais a cette reponse; c'etait toujours ce
+que l'on repondait a ceux qui se trouvaient isoles. Ils etaient six,
+leur feu n'etait pas brillant; ils n'avaient pas non plus d'abri pour
+se garantir du vent et de la neige, s'il venait a en tomber.
+
+Je restai longtemps debout derriere, portant quelquefois le corps en
+avant, ainsi que les mains, pour sentir un peu de chaleur. A la fin,
+accable de sommeil, je pensai a ma bouteille d'eau-de-vie. Je
+l'offris, on l'accepta, et j'eus une place. Nous vidames la bouteille
+a la ronde, et, lorsque nous eumes fini, je m'endormis assis sur mon
+sac, la tete dans mes deux mains. Je dormis peut-etre deux heures,
+souvent interrompu par le froid et par les douleurs. Lorsque je
+m'eveillai, je profitai du peu de feu qu'il y avait encore, pour faire
+cuire un peu de riz dans la bouilloire que le juif m'avait vendue. Je
+commencai par prendre de la neige autour de moi, je la fis fondre et
+j'y mis du riz qui finit par cuire a demi. Comme je ne pouvais pas
+bien le prendre avec la cuiller, et qu'un chasseur, a ma droite,
+mangeait avec moi, je le renversai sur le cul de mon schako qui etait
+creux: c'est de cette maniere que nous le mangeames. Ensuite,
+reprenant ma position premiere, et comme le froid, cette nuit-la,
+n'etait pas tres rigoureux, je me rendormis.
+
+_11 decembre_.--Lorsque je me reveillai, il n'etait pas pres encore
+d'etre jour. Apres avoir arrange mon pied, je me levai pour me
+remettre en marche, car il fallait bien, si je ne voulais pas
+m'exposer a mourir de misere comme tant d'autres, rejoindre mes
+camarades. Je marchai seul jusqu'au jour, m'arretant quelquefois a un
+feu abandonne, ou je trouvais des hommes morts ou mourants. Lorsqu'il
+fit jour, je rencontrai quelques soldats du regiment, qui me dirent
+qu'ils avaient couche avec l'Etat-major.
+
+Un peu plus avant, j'apercus un individu ayant sur les epaules une
+peau de mouton et marchant peniblement, appuye sur son fusil. Lorsque
+je fus pres de lui, je le reconnus pour le fourrier de notre
+compagnie. En me voyant, il jeta un cri de surprise et de joie, car on
+lui avait assure que j'etais reste prisonnier a Wilna. Le pauvre
+Rossi, c'etait son nom, avait les deux pieds geles et enveloppes dans
+des morceaux de peau de mouton. Il me conta qu'il s'etait separe des
+debris du regiment, ne pouvant marcher aussi vite que les autres, et
+que nos amis etaient fort inquiets sur mon compte. Deux grosses larmes
+coulaient le long de ses joues, et comme je lui en demandais la cause,
+il se mit a pleurer en s'ecriant: "Pauvre mere, si tu pouvais
+savoir comme je suis! C'est fini, je ne reverrai plus jamais
+Montauban!"--c'etait le nom de son endroit. Je cherchai a le consoler
+en lui faisant voir que ma position etait encore plus triste que la
+sienne. Nous marchames ensemble une partie de la journee; souvent
+j'etais oblige de m'arreter pour mon derangement de corps et, quoique
+je n'eusse pas besoin de defaire mes pantalons pour satisfaire a mes
+besoins, je n'en perdais pas moins du temps, car, depuis Wilna, ne
+pouvant, a cause de mes doigts geles ou engourdis, remettre mes
+bretelles, j'avais decousu mon pantalon depuis le devant jusqu'au
+derriere; je le faisais tenir par le moyen d'un vieux cachemire qui me
+serrait le ventre; de cette maniere, lorsque j'avais besoin, je
+m'arretais, et, debout, je satisfaisais a tout a la fois. Lorsque je
+prenais quelque chose, j'etais certain qu'un instant apres, je le
+laissais aller.
+
+Il pouvait etre midi lorsque je proposai de nous arreter dans un
+village que nous apercevions devant nous. Nous entrames dans une
+maison veuve de ses habitants; nous y trouvames trois malheureux
+soldats qui nous dirent que, ne pouvant aller plus loin, ils avaient
+resolu d'y mourir. Nous leur fimes des observations sur le sort qui
+les attendait, lorsqu'ils seraient au pouvoir des Russes. Pour toute
+reponse, ils nous montrerent leurs pieds; rien de plus effrayant a
+voir: plus de la moitie des doigts leur manquaient, et le reste etait
+pres de tomber. La couleur de leurs pieds etait bleue et, pour ainsi
+dire, en putrefaction. Ils appartenaient au corps du marechal Ney.
+Peut-etre, lorsqu'il aura passe, quelque temps apres, les aura-t-il
+sauves.
+
+Nous nous arretames assez de temps pour faire cuire un peu de riz, que
+nous mangeames. Nous fimes aussi rotir un peu de cheval, pour manger
+au besoin; ensuite nous partimes en nous promettant de ne point nous
+separer, mais la grande cohue de trainards arriva, nous entraina, et,
+malgre tous nos efforts, nous fumes separes, sans pouvoir nous
+rejoindre.
+
+J'arrivai sur un moulin a eau: la, je vis un soldat qui, ayant voulu
+passer sur la glace de la petite riviere du moulin, s'etait enfonce.
+Quoique n'ayant de l'eau que jusqu'a la ceinture, au milieu des
+glacons, on ne put le retirer. Des officiers d'artillerie qui avaient
+trouve, dans le moulin, des cordes, les lui jeterent, mais il n'eut
+pas la force d'en saisir un bout; quoique vivant encore, il etait gele
+et sans mouvement.
+
+Un peu plus loin, j'appris que le regiment, si toutefois l'on pouvait
+encore l'appeler de ce nom, devait aller coucher a Zismorg; pour y
+arriver, il me restait encore cinq lieues a faire. Je resolus, quand
+je devrais me trainer sur les genoux, de les faire; mais que de peine
+il m'en couta! Je tombais d'epuisement sur la neige, croyant ne plus
+me relever; heureusement, depuis que je m'etais separe de Rossi, le
+froid avait beaucoup diminue. Apres des efforts surnaturels, j'entrai
+dans le village; il etait temps, car j'avais fait tout ce qu'un homme
+peut faire pour echapper aux griffes de la mort.
+
+La premiere chose que j'apercus, en entrant, fut un grand feu a
+droite, contre le pignon d'une maison brulee. Ne pouvant aller plus
+loin, je m'y trainai, mais quelle ne fut pas ma surprise en
+reconnaissant mes camarades! Lorsque je fus pres d'eux, je tombai
+presque sans connaissance.
+
+Grangier me reconnut, s'empressa, avec d'autres de mes amis, de me
+secourir; l'on me coucha sur de la paille: c'etait la quatrieme fois
+que nous en trouvions depuis que nous etions partis de Moscou. M.
+Serraris, lieutenant de la compagnie, qui avait de l'eau-de-vie, m'en
+fit prendre un peu; ensuite l'on me donna du bouillon de cheval que je
+trouvai bon, car, cette fois, il etait sale avec du sel, tandis que,
+jusqu'alors, nous mangions tout sale avec la poudre.
+
+Mes coliques me reprirent plus fort que jamais; j'appelai Grangier, je
+lui dis que je pensais que j'etais empoisonne. Aussitot il fit fondre
+de la neige dans la petite bouilloire, pour me faire du the qu'il
+apportait de Moscou; j'en bus beaucoup; ca me fit du bien.
+
+Le pauvre Rossi arriva, aussi malheureux que moi; il etait accompagne
+du sergent Bailly, qu'il avait rencontre un instant apres avoir ete
+separe de moi. Ce sergent etait celui avec lequel j'avais ete changer
+les billets de banque a Wilna, et avec lequel j'avais pris du cafe
+chez le juif. Il etait aussi fortement indispose que moi; en me
+voyant, il me, demanda comment je me portais et, lorsque je lui eus
+dit comme j'avais ete malade apres avoir pris le cafe, il ne douta
+plus qu'on ait voulu nous empoisonner, ou, au moins, nous mettre dans
+un etat a pouvoir nous devaliser.
+
+Couche sur de la paille et pres d'un grand feu, je m'arrangeais de mon
+mieux, quand, tout a coup, je ressentis dans les jambes et dans les
+cuisses, des douleurs tellement violentes que, pendant une partie de
+la nuit, je ne fis qu'un cri. Aussi j'entendais dire: "Demain, il ne
+pourra pas partir!" Je le pensais aussi; je me disposai a faire, comme
+beaucoup avaient deja fait, mon testament. J'appelai mon intime ami
+Grangier; je lui dis que je voyais bien que tout etait fini. Je le
+priai de se charger de quelques petits objets pour remettre a ma
+famille, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de revoir la
+France. Ces objets etaient: une montre, une croix en or et en argent,
+un petit vase en porcelaine de Chine: ces deux derniers objets, je les
+possede encore. Je voulais aussi me defaire de tout l'argent que
+j'avais, a la reserve de quelques pieces d'or que je voulais cacher
+dans la peau de mouton qui m'enveloppait le pied, esperant que les
+Russes, en me prenant, n'iraient pas chercher dans les chiffons.
+
+Grangier, qui m'avait ecoute sans m'interrompre, me demanda si j'avais
+la fievre ou si je revais: je lui repondis que tant qu'a la fievre,
+effectivement je l'avais, mais que je n'etais pas dans le delire. Il
+se mit a me faire de la morale, en me rappelant mon courage dans des
+situations plus terribles que celles ou nous nous trouvions: "Oui, lui
+dis-je, mais alors j'avais plus de force qu'a present!" Il m'assura
+que j'en avais dit autant au passage de la Berezina, ou j'etais pour
+le moins aussi malade et que, cependant, depuis, j'avais fait
+quatre-vingts lieues; que, pour quinze qu'il restait pour arriver a
+Kowno, et que l'on ferait en deux jours, il n'y avait pas de doute
+qu'avec le secours de mes amis, je pourrais fort bien les faire; que
+demain l'on ne faisait que quatre lieues: "Ainsi, me dit-il, tache de
+te reposer, mais, avant tout, renferme les objets, je prendrai
+seulement ta bouilloire, que je porterai.--Et moi, dit un autre, cette
+seconde giberne (la giberne du docteur) qui doit te gener!"
+
+Pendant ce temps, Rossi, qui etait couche pres de moi, me dit: "Mon
+cher ami, vous ne resterez pas seul, demain matin; je partagerai votre
+sort, car je suis, pour le moins, aussi malade que vous; la journee
+d'aujourd'hui m'a tellement epuise, que je ne saurais aller plus loin.
+Cependant, me dit-il, si, lorsque l'arriere-garde passera, nous
+pouvons marcher avec elle, nous le ferons, car nous aurons quelques
+heures de repos de plus. Si nous ne nous sentons pas assez de force
+pour la suivre, nous nous eloignerons sur la droite. Le premier
+village, le premier chateau que nous trouverons, nous irons nous
+mettre a la disposition du baron ou seigneur: peut-etre aura-t-on
+pitie de nous--je sais peindre un peu--jusqu'au moment ou, bien
+portants, nous pourrons gagner la Prusse ou la Pologne, car il est
+probable que les Russes n'iront pas plus loin que Kowno." Je lui dis
+que je ferais comme il voudrait.
+
+M. Serraris, a qui Grangier venait de faire part de mon dessein,
+s'approcha de moi pour me consoler; il me dit que, tant qu'a mes
+douleurs, ce n'etait rien, qu'elles ne provenaient que de la fatigue
+d'hier; il me fit coucher devant le feu et comme, fort heureusement,
+le bois ne manquait pas, l'on en fit un bon, a me rotir. Ce feu me fit
+tant de bien, que je sentais mes douleurs diminuer et un bien-etre qui
+me fit dormir quelques heures. Il en fut de meme pour le pauvre Rossi.
+
+ * * * * *
+
+En 1830, je fus nomme officier d'etat-major a Brest; le jour de mon
+arrivee, etant a table avec ma femme et mes enfants, a l'hotel de
+Provence ou j'etais loge, il y avait, en face de moi, un individu
+ayant une fort belle tenue et qui me regardait souvent. A chaque
+instant, il cessait de manger et, le bras droit appuye sur la table
+pour reposer sa tete, semblait reflechir, ou plutot se rappeler
+quelques souvenirs. Ensuite il causait avec le maitre de la maison. Ma
+femme, qui etait aupres de moi, me le fit remarquer: "Effectivement,
+lui dis-je, cet homme commence a m'intriguer, et, si cela continue, je
+lui demanderai ce qu'il me veut!" Au meme moment, il se leve, jette sa
+serviette a terre, et passe dans un bureau ou etait le registre des
+voyageurs. Il rentre dans la salle en s'ecriant a haute voix: "C'est
+lui! Je ne me trompais pas! (en m'appelant par mon nom). C'est bien
+mon ami!"
+
+Je le reconnais a sa voix, et nous sommes dans les bras l'un de
+l'autre. C'etait Rossi, que je n'avais pas revu depuis 1813, depuis
+dix-sept ans! Il me croyait mort, et moi je pensais de meme de lui,
+car j'avais appris, a ma rentree des prisons, qu'il avait ete blesse
+sous les murs de Paris. Cette reconnaissance interessa toutes les
+personnes qui se trouvaient presentes, au nombre de plus de vingt; il
+fallut conter nos aventures de la campagne de Russie. Nous le fimes de
+bon coeur; aussi, a minuit, nous etions encore a table, a boire le
+champagne, a la memoire de Napoleon.
+
+Il n'est pas etonnant que, d'abord, je n'aie pas reconnu mon camarade,
+car, de delicat qu'il etait, je le retrouvais fort et puissant, les
+cheveux presque gris: il etait de Montauban, et riche negociant.
+
+ * * * * *
+
+Quand le moment du depart arriva, je ne pensais plus a rester, mais il
+me fut impossible de marcher seul; Grangier et Leboude me soutinrent
+sous les bras; l'on en fit autant a Rossi. Au bout d'une demi-heure de
+marche, j'etais beaucoup mieux, mais il fallut, pendant toute la
+route, le secours d'un bras, et souvent de deux. De cette maniere,
+nous arrivames de bonne heure au petit village ou nous devions
+coucher; il s'y trouvait fort peu d'habitations, et, quoique nous
+fussions arrives des premiers, nous fumes obliges de coucher dans une
+cour. Le hasard nous procura beaucoup de paille; nous nous en servions
+pour nous couvrir, mais comme le malheur nous poursuivait toujours, le
+feu prit a la paille. Chacun se sauva comme il put; plusieurs eurent
+leur capote brulee. Un fourrier de Velites nomme de Couchere fut plus
+malheureux que les autres; le feu prit a sa giberne, dans laquelle il
+y avait des cartouches; il eut toute la figure brulee, et, tant qu'a
+moi, sans le secours des camarades, j'aurais peut-etre roti, vu
+l'impossibilite de me mouvoir, si l'on ne m'avait pris par les epaules
+et par les jambes, et traine contre la baraque ou etait loge le
+general Roguet avec d'autres officiers superieurs qui se sauverent en
+voyant les flammes, pensant que c'etait l'habitation qui brulait.
+
+Apres cette mesaventure, un vent du nord arriva qui souffla avec force
+et, comme nous etions sans abri, nous entrames dans la maison du
+general, composee de deux chambres. Nous en primes une malgre lui;
+nous nous entassames les uns a cote des autres; plus de la moitie fut
+obligee de rester debout toute la nuit, mais c'etait toujours mieux
+que de rester exposes a un mauvais temps qui eut infailliblement fait
+perir les trois quarts de nous (13 decembre). La journee de marche que
+nous devions faire pour arriver a Kowno etait au moins de dix lieues;
+aussi le general Roguet nous fit partir avant le jour.
+
+Il etait tombe des grains de pluie grelee qui formaient, sur la
+route, une glace a nous empecher de marcher. Si je n'avais pas eu,
+comme la veille, le secours de mes amis, j'aurais probablement, comme
+beaucoup d'autres, termine mon grand voyage le dernier jour ou nous
+sortions de la Russie.
+
+A peine le jour commencait-il a paraitre, que nous arrivames au pied
+d'une montagne qui n'etait qu'une glace: que de peine nous eumes pour
+la franchir! Il fallut se mettre par groupes serres fortement les uns
+contre les autres, afin de se soutenir mutuellement. J'ai pu remarquer
+que, dans cette marche, l'on etait plus dispose a se secourir les uns
+les autres. C'est probablement parce que l'on pensait pouvoir arriver
+au terme de son voyage. Je me souviens que, lorsqu'un homme tombait,
+l'on entendait les cris: "Arretez! Il y a un homme de tombe!" J'ai vu
+un sergent-major de notre bataillon s'ecrier: "Arretez donc! Je jure
+que l'on n'ira pas plus avant, tant que l'on n'aura pas releve et
+ramene les deux hommes que l'on a laisses derriere!" C'est par sa
+fermete qu'ils furent sauves.
+
+Arrives au haut de la montagne, il faisait assez jour pour y voir,
+mais la pente etait tellement rapide et la glace si luisante, que l'on
+n'osait se hasarder. Le general Roguet, quelques officiers et
+plusieurs sapeurs qui marchaient les premiers, etaient tombes.
+Quelques-uns se releverent, et ceux qui etaient assez forts pour se
+conduire se laisserent aller sur le derriere, se gouvernant avec les
+mains; d'autres, moins forts, se laisserent aller a la grace de Dieu.
+C'est dire qu'ils roulerent comme des tonneaux. Je fus du nombre de
+ces derniers, et je serais probablement alle me jeter dans un ravin et
+me perdre dans la neige, sans Grangier qui, plein de courage et encore
+fort, se portait toujours devant moi en reculant et s'arretant dans la
+direction ou je devais m'arreter en roulant. Alors il enfoncait la
+baionnette de son fusil dans la glace pour se tenir, et lorsque
+j'etais arrive, il s'eloignait encore en glissant et faisait de meme.
+J'arrivai en bas meurtri, abime, et la main gauche ensanglantee.
+
+Le general avait fait faire halte pour s'assurer si tout le monde
+etait arrive et comme la veille on s'etait assure du nombre d'hommes
+presents, on vit avec plaisir qu'il ne manquait personne. Le grand
+jour etait venu: alors on s'apercut avec surprise que l'on aurait pu
+eviter cette montagne en la tournant par la droite, ou il n'y avait
+que de la neige. Ceux des autres corps qui marchaient apres nous
+arrivaient de ce cote sans accident. Cette traversee m'avait fatigue,
+a ne pouvoir marcher que fort lentement et, comme je ne voulais pas
+abuser de la complaisance de mes amis, je les priai de suivre la
+colonne. Cependant un soldat de la compagnie resta avec moi: c'etait
+un Piemontais, il se nommait Faloppa; il y avait plusieurs jours que
+je ne l'avais vu.
+
+Ceux qui ont toujours ete assez heureux pour conserver leur sante,
+n'avoir pas les pieds geles et marcher toujours a la tete de la
+colonne, n'ont pas vu les desastres comme ceux qui, comme moi, etaient
+malades ou estropies, car les premiers ne voyaient que ceux qui
+tombaient autour d'eux, tandis que les derniers passaient sur la
+longue trainee des morts et des mourants que tous les corps laissaient
+apres eux. Ils avaient encore le desavantage d'etre talonnes par
+l'ennemi.
+
+Faloppa, ce soldat de la compagnie que l'on avait laisse avec moi, ne
+paraissait pas etre dans une position meilleure que la mienne; nous
+marchions ensemble depuis un quart d'heure, lorsqu'il se tourna de mon
+cote en me disant: "Eh bien, mon sergent! si nous avions ici les
+petits pots de graisse que vous m'avez fait jeter lorsque nous etions
+en Espagne, vous seriez bien content et nous pourrions faire une bonne
+soupe!" Ce n'etait pas la premiere fois qu'il disait ca, et en voici
+la raison; c'est un episode assez drole:
+
+Un jour que nous venions de faire une longue course dans les montagnes
+des Asturies, nous vinmes loger a Saint-Hiliaume, petite ville dans la
+Castille, sur le bord de la mer. Je fus loge, avec ma subdivision,
+dans une grande maison qui formait l'aile droite de la Maison de
+Ville[64]. Cette partie, tres vaste, etait habitee par un vieux garcon
+absolument seul. En arrivant chez lui, nous lui demandames si, avec de
+l'argent, nous ne pourrions pas nous procurer du beurre ou de la
+graisse, afin de pouvoir faire la soupe et accommoder des haricots.
+L'individu nous repondit que, pour de l'or, on n'en trouverait pas
+dans toute la ville. Un instant apres, nous fumes a l'appel. Je
+laissai Faloppa faire la cuisine et je chargeai un autre homme de
+chercher, dans la ville, du beurre ou de la graisse, mais on n'en
+trouva pas. Lorsque nous rentrames, la premiere chose que Faloppa nous
+dit, en rentrant, fut que le bourgeois etait un coquin: "Comment cela?
+lui dis-je.--Comment cela? nous repondit-il, voyez!..."
+
+[Note 64: Cette habitation etait un chateau gothique comme il s'en
+trouve beaucoup en Espagne. (_Note de l'auteur._)]
+
+Il me montra trois petits pots en gres contenant de la belle graisse
+que nous reconnumes pour de la graisse d'oie. Alors chacun se recria:
+"Voyez-vous le gueux d'Espagnol! Voyez-vous le coquin!" Notre
+cuisinier avait fait une bonne soupe et, dans le dessus de la marmite,
+il avait accommode des haricots. Nous nous mimes a manger sous une
+grande cheminee qui ressemblait a une porte cochere, lorsque
+l'Espagnol rentra, enveloppe dans son manteau brun et, nous voyant
+manger, nous souhaita bon appetit. Je lui demandai pourquoi il n'avait
+pas voulu nous donner de la graisse en payant, puisqu'il en avait. Il
+me repondit: "Non, Senor, je n'en avais pas; si j'en avais eu, je vous
+en aurais donne avec plaisir, et pour rien!" Alors Faloppa, prenant un
+des petits pots, le lui montra: "Et cela, ce n'est pas de la graisse,
+dis, coquin d'Espagnol?" En regardant le petit pot, il change de
+couleur et reste interdit. Presse de repondre, il nous dit que c'etait
+vrai, que c'etait de la graisse, mais de la _manteca de ladron_ (de la
+graisse de voleur); que lui etait le bourreau de la ville, et que ce
+que nous avions trouve et avec quoi nous avions fait de la soupe,
+etait de la graisse de pendus, qu'il vendait a ceux qui avaient des
+douleurs, pour se frictionner.
+
+A peine avait-il acheve, que toutes les cuillers lui volerent par la
+tete; il n'eut que le temps de se sauver, et aucun de nous,
+quoiqu'ayant tres faim, ne voulut plus manger des haricots, car la
+soupe etait presque toute mangee. Il n'y avait que Faloppa qui
+continuait toujours, en disant que l'Espagnol avait menti: "Et quand
+cela serait? dit-il, la soupe etait bonne et les haricots encore
+meilleurs!" En disant cela, il m'en offrait pour en gouter, mais un
+mal de coeur m'avait pris, et je rendis tout ce que j'avais dans
+l'estomac. J'allai chez un marchand d'eau-de-vie, vis-a-vis de notre
+logement; je lui demandai quel etait l'individu chez qui nous etions
+loges; il fit le signe de la croix en repetant a plusieurs reprises:
+_Ave, Maria purissima, sin peccado concebida!_ Il me dit que c'etait
+la maison du bourreau. Je fus, pendant quelque temps, malade de
+degout, mais Faloppa, en partant, avait emporte le restant de la
+graisse, avec laquelle il pretendait nous faire encore de la soupe. Je
+fus oblige de le lui faire jeter, et c'est pour cela qu'en Russie,
+lorsque nous n'avions rien a manger, il me disait toujours ce que j'ai
+rapporte.
+
+Depuis une demi-heure nous n'avions pas perdu la colonne de vue,
+preuve que nous avions assez bien marche. Il est vrai de dire que le
+chemin se trouvait meilleur, mais, un instant apres, il devint
+raboteux et aussi glissant que le matin. Le froid etait tres vif, et
+deja nous avions rencontre quelques individus qui se mouraient sur la
+route, quoique vetus d'epaisses fourrures. Il faut dire aussi que
+l'epuisement y etait pour quelque chose. Faloppa tomba plusieurs fois,
+et je pense que, si je n'avais pas ete avec lui pour l'aider a se
+relever, il serait reste sur la route.
+
+Le chemin devint meilleur: nous pouvions apercevoir la longue trainee
+de la colonne qui marchait devant nous. Nous redoublames d'efforts
+pour la rejoindre, mais ne pumes y parvenir. Nous trouvames, sur notre
+passage, un hameau de cinq a six maisons dont la moitie etaient en
+feu; nous nous y arretames. Autour etaient plusieurs hommes dont une
+partie semblait ne pouvoir aller plus avant, et plusieurs chevaux
+tombes mourants, qui se debattaient sur la neige. Faloppa se depecha
+de couper un morceau a la cuisse de l'un d'eux, que nous fimes cuire
+au bout de nos sabres, au feu de l'incendie des maisons.
+
+Pendant que nous etions occupes a cette besogne, plusieurs coups de
+canon se firent entendre dans la direction d'ou nous venions.
+Regardant aussitot de ce cote, j'apercus une masse de plus de dix
+mille traineurs de toutes armes, en desordre sur toute la largeur de
+la route. Derriere eux marchait l'arriere-garde. Depuis, j'ai pense
+que le marechal Ney faisait quelquefois tirer le canon afin de faire
+croire a tous ces malheureux que les Russes etaient pres de nous et,
+par ce moyen, leur faire accelerer le pas, pour, le meme jour, gagner
+Kowno. C'etait une partie des debris de la Grande Armee.
+
+Notre viande n'etait pas encore a moitie cuite, que nous jugeames
+prudent de decamper au plus vite pour ne pas etre entraines par ce
+nouveau torrent.
+
+Nous avions encore six lieues a faire pour arriver a Kowno; et deja
+nous etions extenues de fatigue; il pouvait etre onze heures; Faloppa
+me disait: "Mon sergent, nous n'arriverons jamais aujourd'hui; le
+_ruban de queue_ est trop long[65]. Nous ne pourrons jamais sortir de
+ce pays du diable, c'est fini; je ne verrai plus ma belle Italie!"
+Pauvre garcon, il disait vrai!
+
+[Note 65: _Ruban de queue_, expression du troupier pour designer
+une longue route. (_Note de l'auteur._)]
+
+Il y avait bien une heure que nous marchions, depuis la derniere fois
+que nous nous etions reposes, lorsque nous rencontrames plusieurs
+groupes d'hommes de quarante, de cinquante, plus ou moins, composes
+d'officiers, de sous-officiers et de quelques soldats, portant au
+milieu d'eux l'aigle de leur regiment. Ces hommes, tout malheureux
+qu'ils etaient, paraissaient fiers d'avoir pu, jusqu'alors, conserver
+et garder ce depot sacre. L'on voyait qu'ils evitaient de se meler, en
+marchant, aux grandes masses qui couvraient la route, car ils
+n'auraient pu aller ensemble et en ordre.
+
+Nous marchames tant que nous pumes, avec ces petits detachements; nous
+faisions tout ce que nous pouvions pour les suivre, mais le canon et
+la fusillade venant de nouveau a se faire entendre, ils s'arreterent
+au commandement d'un personnage dont on n'aurait jamais pu dire, aux
+guenilles qui le couvraient, ce qu'il pouvait etre; je n'oublierai
+jamais le ton de son commandement: "Allons, enfants de la France,
+encore une fois halte! Il ne faut pas qu'il soit dit que nous ayons
+double le pas au bruit du canon! Face en arriere!" Et, aussitot, ils
+se mirent en ordre sans parler et se tournerent du cote d'ou venait le
+bruit. Tant qu'a nous, qui n'avions pas de drapeau a defendre,
+puisqu'il etait a plus d'une lieue devant, nous continuames a nous
+trainer. Nous fumes bien heureux, ce jour-la, que le froid n'etait pas
+rigoureux, car plus de dix fois nous tombames sur la neige, de
+lassitude, et certainement, s'il avait gele comme le jour precedent,
+nous y serions restes.
+
+Apres avoir marche, pendant un certain temps, au milieu d'hommes
+isoles comme nous, nous apercumes, devant nous, une ligne mouvante;
+nous reconnumes que c'etait une colonne paraissant fort serree, qui,
+par moments, marchait, ensuite s'arretait pour se mouvoir encore. Nous
+pumes reconnaitre qu'en cet endroit se trouvait un defile. La route se
+trouve resserree, a droite, sur une longueur de 5 a 600 metres, par un
+monticule dans lequel elle a ete coupee, et, a gauche, par un fleuve
+tres large que je pense etre le Niemen. La, les hommes, forces de se
+reunir en attendant que quelques caissons qui venaient de Wilna aient
+pu passer, se pressaient, se poussaient en desordre: c'etait a qui
+passerait le premier. Beaucoup descendaient sur le fleuve couvert de
+glace pour gagner la droite de la colonne ou la fin du defile.
+Plusieurs, qui se trouvaient tout a fait sur le bord, furent jetes en
+bas de la digue qui etait perpendiculaire et qui, en cet endroit,
+avait au moins cinq pieds de haut; quelques-uns furent tues.
+
+Lorsque nous fumes arrives a la gauche de cette colonne, il fallut
+faire comme ceux qui nous precedaient, il fallut attendre. Je
+rencontrai un sergent des Velites de notre regiment, nomme Poumo, qui
+me proposa de traverser le fleuve avec lui, en me disant que, de
+l'autre cote, nous trouverions des habitations ou nous pourrions
+passer la nuit, et qu'ensuite, le lendemain au matin, etant bien
+reposes, nous pourrions facilement gagner Kowno, car il n'y avait
+plus, disait-il, que deux lieues au plus. Je consentis d'autant plus a
+sa proposition, que je ne me sentais plus la force d'aller loin, et
+puis l'espoir de passer la nuit dans une maison, avec du feu! Je dis a
+Faloppa de nous suivre. Poumo descendit le premier; je le suivis en me
+laissant glisser sur le derriere, mais, lorsque j'eus fait quelques
+pas sur la neige qui recouvrait le fleuve par gros tas, je vis
+l'impossibilite d'aller plus loin. Alors je fis signe a Faloppa, qui
+n'etait pas encore descendu, de rester, car je venais de reconnaitre
+que, sous la neige, ce n'etait que des amas de glace en pointe,
+places les uns sur les autres, formant, par intervalles, des tas
+raboteux et d'autres sous lesquels il y avait des excavations. Ce
+bouleversement du fleuve etait probablement survenu a la suite d'un
+degel, ensuite d'une debacle suivie d'une forte gelee qui les surprit
+et les arreta dans leur course.
+
+Cependant, Poumo, qui marchait devant moi de quelques pas, s'etait
+arrete et voyant que je ne le suivais pas, n'en effectua pas moins son
+passage, avec trois vieux grenadiers de la Garde, mais c'est avec
+beaucoup de peine qu'ils arriverent a l'autre bord.
+
+Je me rapprochai de Faloppa dont j'etais separe seulement par la
+hauteur de la digue, pour lui dire de suivre la gauche de la colonne;
+que, tant qu'a moi, puisque j'etais descendu sur la glace, j'allais
+suivre de cette maniere jusqu'a la fin du defile et que, la,
+j'attendrais. Aussitot, je me mis a marcher au-dessous de cette masse
+d'hommes qui avancaient lentement et qui, ensuite, s'arretaient en
+criant et en jurant, car ceux qui etaient sur le bord craignaient de
+tomber au bas de la digue et sur la glace, comme c'etait deja arrive a
+plusieurs que l'on voyait blesses, que l'on ne pensait pas a relever
+et qui, peut-etre, ne le furent jamais.
+
+J'avais deja parcouru les trois quarts de la longueur du defile,
+lorsque je m'apercus que le fleuve tournait brusquement a gauche,
+tandis que la route, tout en s'elargissant, allait tout droit. Il me
+fallut revenir presque au milieu du defile, a l'endroit ou la digue me
+parut moins haute, et la, faisant de vains efforts, faible comme
+j'etais et n'ayant qu'une main dont je pusse me servir, je ne pus
+jamais y parvenir.
+
+Je montai sur un tas de glace afin que l'on put, sans se baisser
+beaucoup, me donner une main secourable: je m'appuyais, de la main
+gauche, sur mon fusil, et je tendais l'autre a ceux qui, a portee de
+moi, pouvaient, par un petit effort, me tirer de la. Mais j'avais beau
+prier, personne ne me repondait; l'on n'avait seulement pas l'air de
+faire attention a ce que je disais.
+
+Enfin Dieu eut encore pitie de moi. Dans un moment ou cette masse
+d'hommes etait arretee, je levai la tete et, voyant un vieux
+grenadier a cheval de la Garde imperiale, a pied, dans ce moment, les
+moustaches et la barbe couvertes de glacons et enveloppe dans son
+grand manteau blanc, je lui dis, toujours sur le meme ton: "Camarade,
+je vous en prie, puisque vous etes, comme moi, de la Garde imperiale,
+secourez-moi; en me donnant une main, vous me sauvez la vie!--Comment
+voulez-vous, me dit-il, que je vous donne une main? Je n'en ai plus!"
+A cette reponse, je faillis tomber en bas du tas de glace. "Mais,
+reprit-il, si vous pouvez vous saisir du pan de mon manteau, je
+tacherais de vous tirer de la!" Alors il se baissa, j'empoignai le pan
+du manteau. Je le saisis de meme avec les dents et j'arrivai sur le
+chemin. Heureusement que, dans ce moment, l'on ne marchait pas, car
+j'aurais pu etre foule aux pieds, sans, peut-etre, pouvoir jamais me
+relever. Lorsque je fus bien assure, le vieux grenadier me dit de me
+tenir fortement a lui, afin de ne pas en etre separe, ce que je fis,
+mais avec bien de la peine, car l'effort que je venais de faire
+m'avait beaucoup affaibli.
+
+Un instant apres, l'on commenca a marcher. Nous passames pres de trois
+chevaux abattus, dont le caisson etait renverse dans le fleuve. C'est
+ce qui occasionnait le retard dans la marche; enfin, nous arrivames au
+point ou le defile s'elargissait et ou chacun pouvait marcher plus a
+l'aise.
+
+A peine avions-nous fait cinquante pas au dela, que le vieux brigadier
+me dit: "Arretons-nous un peu pour respirer!" Je ne demandais pas
+mieux. Alors il me dit: "Je viens de vous rendre un service.--Oui, un
+bien grand, vous m'avez sauve la vie.--Ne parlons plus de cela,
+continua-t-il; je vous ai dit que je n'avais plus de mains, c'est de
+doigts que j'ai voulu dire; ils sont tous tombes, ainsi c'est tout
+comme. Il faut qu'a votre tour vous me rendiez un autre service. J'ai,
+depuis quelque temps, envie de satisfaire un besoin naturel que je
+n'ai pu faire, faute d'un second.--Je vous comprends, mon vieux,
+heureux de pouvoir m'acquitter envers vous!" Aussitot, nous nous mimes
+a quelques pas, sur le cote de la route, et de la main que j'avais
+encore bonne, je parvins, non sans peine, a defaire ses pantalons. Une
+fois la besogne finie, je voulus lui refaire, mais la chose me fut
+impossible et, sans un second qui se trouvait pres de nous et qui eut
+pitie de notre embarras en achevant ce que j'avais commence, je
+n'aurais jamais pu en sortir.
+
+Dans ce moment, Faloppa, que j'avais laisse a l'entree du defile,
+arriva en pleurant et jurant en italien, disant qu'il ne pourrait
+jamais aller plus loin. Le vieux grenadier me demanda quel etait cet
+animal qui pleurait comme une femme. Je lui dis que c'etait un
+_barbet_, un Piemontais: "Ce n'est pas lui, repondit-il, qui ira
+revoir les marmottes et les ours de ses montagnes!" J'encourageai le
+pauvre Faloppa a marcher, je lui donnai le bras, et nous continuames a
+suivre la colonne.
+
+Il pouvait etre cinq heures; nous avions encore plus de deux lieues a
+faire pour arriver a Kowno. Le vieux grenadier me conta qu'il avait eu
+les doigts geles avant d'arriver a Smolensk, et qu'apres avoir
+souffert des douleurs atroces jusqu'apres le passage de la Berezina,
+en arrivant a Ziembin, il avait trouve une maison ou il avait passe la
+nuit; que, pendant cette nuit, tous les doigts lui etaient tombes les
+uns apres les autres; mais que, depuis, il ne souffrait plus autant a
+beaucoup pres; que son camarade, qui ne l'avait jamais quitte, avait
+voulu tirer a la montagne, pres de Wilna, monter a la roue[66] pour
+avoir de l'argent, et que, depuis ce jour, il ne l'avait plus revu.
+
+[Note 66: _Monter a la roue_, expression des vieux grognards pour
+designer ceux qui avaient pris de l'argent dans les caissons
+abandonnes sur la montagne de Ponari. (_Note de fauteur_.)]
+
+Apres avoir marche encore une demi-heure, nous arrivames dans un petit
+village, ou nous nous arretames dans une des dernieres maisons pour
+nous y reposer et nous y chauffer un peu, mais nous ne pumes y trouver
+place, car depuis l'entree de la maison jusqu'au fond, ce n'etait que
+des hommes etendus sur de la mauvaise paille qui ressemblait a du
+fumier, et qui poussaient des cris dechirants accompagnes de
+jurements, lorsqu'on avait le malheur de les toucher: presque tous
+avaient les pieds et les mains geles. Nous fumes obliges de nous
+retirer dans une ecurie, ou nous rencontrames un grenadier a cheval de
+la Garde, du meme regiment et du meme escadron que notre vieux. Il
+avait encore son cheval et, dans l'esperance de trouver un hopital a
+Kowno, se chargea de son camarade.
+
+Nous avions encore une lieue et demie a faire et, depuis un moment, le
+froid etait considerablement augmente. Dans la crainte qu'il ne devint
+plus violent, je dis a Faloppa qu'il nous fallait partir, mais le
+pauvre diable, qui s'etait couche sur le fumier, ne pouvait plus se
+relever. Ce n'est qu'en priant et en jurant que je parvins, avec le
+secours du grenadier a cheval, a le remettre sur ses jambes et a le
+pousser hors de l'ecurie; lorsqu'il fut sur la route, je lui donnai le
+bras. Quand il fut un peu rechauffe, il marcha encore assez bien, mais
+sans parler, pendant l'espace d'une petite lieue.
+
+Pendant le temps que nous etions arretes au village, la grande partie
+des traineurs de l'armee--ceux qui marchaient en masse--nous avait
+depasses; l'on ne voyait plus en avant, comme en arriere, que des
+malheureux comme nous, enfin ceux dont les forces etaient aneanties.
+Plusieurs etendus sur la neige, signe de leur fin prochaine.
+
+Faloppa, que j'avais toujours amuse, jusque-la, en lui disant: "Nous y
+voila! Encore un peu de courage!" s'affaissa sur les genoux, ensuite
+sur les mains; je le crus mort et je tombai a ses cotes, accable de
+fatigue. Le froid qui commencait a me saisir me fit faire un effort
+pour me relever, ou, pour dire la verite, ce fut plutot un acces de
+rage, car c'est en jurant que je me mis sur les genoux. Ensuite,
+saisissant Faloppa par les cheveux, je le fis asseoir. Alors il sembla
+me regarder comme un hebete. Voyant qu'il n'etait pas mort, je lui
+dis: "Du courage, mon ami! Nous ne sommes plus loin de Kowno, car
+j'apercois le couvent qui est sur notre gauche; ne le vois-tu pas
+comme moi[67]?--Non, mon sergent, me repondit-il; je ne vois que de la
+neige qui tourne autour de moi; ou sommes-nous?" Je lui dis que nous
+etions pres de l'endroit ou nous devions coucher et trouver du pain et
+de l'eau-de-vie.
+
+[Note 67: C'etait le couvent que j'avais visite le 20 juin, lors
+de notre passage du Niemen. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Dans ce moment, le hasard amena pres de nous cinq paysans qui
+traversaient la route sur laquelle nous etions. Je proposai a deux de
+ces hommes, moyennant chacun une piece de cinq francs, de conduire
+Faloppa jusqu'a Kowno; mais, sous pretexte qu'il etait tard et qu'ils
+avaient froid, ils firent quelques difficultes. Comprenant aussitot
+que c'etait plutot la crainte de ne pas etre payes, car ils parlaient
+la langue allemande et je devinais, par quelques mots, de quoi il
+etait question, je pris deux pieces de cinq francs dans ma
+carnassiere, et j'en donnai une, en promettant l'autre en arrivant.
+Ils furent contents; ensuite, je dis aux trois autres de se diriger en
+arriere, ou etait le chasseur pres duquel nous etions passes, et
+qu'ils auraient de l'argent pour le conduire a la ville; ils y furent
+de suite.
+
+Deux paysans avaient releve Faloppa; mais le pauvre diable n'avait
+plus de jambes; ils parurent embarrasses. Alors je leur indiquai un
+moyen, c'etait de l'asseoir sur un fusil, en le maintenant derriere,
+chacun avec un bras. Mais, de cette maniere, nous n'allames pas loin.
+Ils se deciderent a le porter sur leur dos, chacun a son tour, tandis
+que l'autre portait son sac et son fusil et me prenait sous le bras,
+car je ne pouvais plus lever les jambes. Pendant le trajet pour
+arriver a la ville, qui n'etait que d'une demi-lieue, nous fumes
+obliges de nous arreter cinq ou six fois pour nous reposer et changer
+Faloppa de dos: s'il nous eut fallu marcher un quart d'heure de plus,
+nous ne fussions jamais arrives.
+
+Pendant ce temps, des masses de traineurs nous avaient depasses, mais
+beaucoup d'autres, ainsi que l'arriere-garde, etaient encore derriere
+nous. On entendait encore, par intervalles, quelques coups de canon
+qui semblaient nous annoncer le dernier soupir de notre armee. Enfin
+nous arrivames a Kowno par un petit chemin que nos paysans
+connaissaient et que la colonne ne suivait pas: le premier endroit qui
+s'offrit a notre vue fut une ecurie. Nous y entrames; les paysans nous
+y deposerent; mais avant de leur donner la derniere piece de cinq
+francs, je les suppliai de nous chercher un peu de paille et de bois.
+Ils nous apporterent un peu de l'un et de l'autre, et nous firent meme
+du feu, car, quant a moi, il m'eut ete impossible de me bouger, et
+pour Faloppa, je le regardais comme mort: il etait assis dans
+l'encoignure de la muraille, ne disant rien, mais faisant, par
+moments, des grimaces, ensuite portant les mains a sa bouche, comme
+pour les manger. Le feu, allume devant lui, parut lui rendre quelque
+vigueur. Enfin, je payai mes paysans; avant de nous quitter, ils nous
+apporterent encore du bois, ensuite ils partirent en me faisant
+comprendre qu'ils reviendraient. Confiant dans leurs promesses, je
+leur donnai cinq francs, en les priant de me rapporter n'importe quoi,
+du pain, de l'eau-de-vie ou autre chose; ils me le promirent, mais ne
+revinrent plus.
+
+Pendant que nous etions dans l'ecurie, il se passait, dans la ville,
+des choses bien tristes: les debris de corps arrives avant nous, et
+meme la veille, n'ayant pu se loger, bivouaquaient dans les rues; ils
+avaient pille les magasins de farine et d'eau-de-vie; beaucoup
+s'enivrerent et s'endormirent sur la neige pour ne plus se reveiller.
+Le lendemain, on m'assura que plus de quinze cents etaient morts de
+cette maniere.
+
+Apres le depart des paysans, cinq hommes, dont deux de notre regiment,
+vinrent prendre place dans l'ecurie, mais comme, en arrivant, ils
+avaient rencontre des soldats qui revenaient de l'interieur de la
+ville et qui leur avaient dit qu'il y avait de la farine et de
+l'eau-de-vie, deux se detacherent pour tacher d'en avoir. Ils nous
+laisserent leurs sacs et leurs armes, mais ne revinrent plus. Pour
+comble de malheur, je n'avais rien pour faire cuire du riz, car
+Grangier avait ma bouilloire, et personne des trois hommes restes avec
+nous n'avait rien dont nous puissions nous servir, et pas un ne voulut
+se bouger pour aller chercher un pot. Pendant ce temps, le canon
+grondait toujours, mais probablement a plus d'une lieue de distance.
+On entendait aussi le gemissement du vent, et, au milieu de ce bruit
+terrible, il me semblait entendre les cris des hommes mourants sur la
+neige, qui n'avaient pu gagner la ville.
+
+Quoique, dans cette journee, le froid ne fut pas excessif, il n'en
+perit pas moins une grande quantite d'hommes. Car, pour ceux qui
+venaient de Moscou, c'etait le dernier effort que l'homme put faire.
+Sur peut-etre quarante ou cinquante mille hommes qui couvraient le
+parcours de dix lieues, il n'y en avait pas la moitie qui avaient vu
+Moscou: c'etait la garnison de Smolensk, d'Orcha, de Wilna, ainsi que
+les debris des corps d'armee des generaux Victor et Oudinot et de la
+division du general Loison, que nous avions rencontres mourant de
+froid, avant d'arriver a Wilna.
+
+Les hommes qui etaient avec moi dans l'ecurie se coucherent autour du
+feu. Tant qu'a moi, comme il me restait encore un morceau de cheval a
+moitie cuit, je le mangeai pour ne pas me laisser mourir: ce fut le
+dernier avant de quitter ce pays de malheur.
+
+Apres, je voulus m'endormir, mais les douleurs, qui commencerent a se
+faire sentir, l'emporterent sur le sommeil. Cependant, a son tour, le
+sommeil l'emporta, et je reposai tant bien que mal, je ne sais combien
+de temps. Lorsque je me reveillai, j'apercus les trois soldats arrives
+apres nous qui se disposaient a partir, et cependant il etait loin de
+faire jour. Je leur demandai pourquoi. Ils me repondirent qu'ils
+allaient s'installer dans une maison qu'ils avaient decouverte, pas
+bien loin de notre ecurie, et ou il y avait de la paille et un poele
+bien chaud; que la maison etait occupee par un homme, deux femmes et
+quatre soldats de la garnison de Kowno, dont deux soldats du train et
+deux autres de la Confederation du Rhin.
+
+Aussitot, je me disposai a les suivre, mais je ne pouvais pas
+abandonner Faloppa. En regardant a la place ou je l'avais laisse, ma
+surprise fut grande de ne plus le voir, mais les soldats me dirent
+que, depuis plus d'une heure, il ne faisait que roder dans l'ecurie,
+en marchant a quatre pattes et faisant des hurlements comme un ours.
+Comme notre feu ne donnait plus assez de clarte, j'eus de la peine a
+le decouvrir: a la fin, je le trouvai et, pour le voir de plus pres,
+j'allumai un morceau de bois resineux. Lorsque je l'approchai, il se
+mit a rire, jeta des cris absolument comme un ours, en nous
+poursuivant les uns apres les autres, et toujours en marchant sur les
+mains et les pieds. Quelquefois il parlait, mais en italien; je
+compris qu'il pensait etre dans son pays, au milieu des montagnes,
+jouant avec ses amis d'enfance; par moments, aussi, il appelait son
+pere et sa mere; enfin le pauvre Faloppa etait devenu fou.
+
+Comme il fallait provisoirement l'abandonner pour aller voir le
+nouveau logement, je pris mes precautions pour que, pendant mon
+absence, il ne lui arrivat rien de facheux: nous eteignimes le feu et
+fermames la porte. Arrives au nouveau logement, nous trouvames les
+soldats du train occupes a manger la soupe. Ils n'avaient pas l'air
+d'avoir eu de la misere; cela se concoit, car, depuis le mois de
+septembre, ils etaient a Kowno.
+
+Avant de me jeter sur la paille, je demandai au paysan s'il voulait
+venir avec moi prendre un soldat malade pour le conduire ou nous
+etions; que je lui donnerais cinq francs, et, en meme temps, je lui
+fis voir la piece. Le paysan n'avait pas encore repondu, que les
+soldats allemands nous proposerent de leur donner la preference: "Et
+nous, dit un soldat du train, nous irons pour rien.--Et nous lui
+donnerons encore la soupe!" dit le second. Je leur temoignai ma
+reconnaissance en leur disant que l'on voyait bien qu'ils etaient
+Francais. Ils prirent une chaise de bois pour transporter le malade,
+et nous partimes, mais, comme je marchais avec peine, ils me donnerent
+le bras. Je leur contai la triste position de Faloppa, qu'il faudrait
+abandonner a la merci des Russes: "Comment, des Russes? dit un soldat
+du train.--Certainement, lui dis-je, les Russes, les Cosaques seront
+ici peut-etre dans quelques heures!" Ces pauvres soldats pensaient
+qu'il n'y avait que le froid et la misere qui nous accompagnaient.
+
+Entres dans l'ecurie, nous trouvames le pauvre diable de Piemontais
+couche de tout son long derriere la porte. On le mit sur la chaise et,
+de cette maniere, il fut transporte au nouveau logement. Lorsqu'il fut
+couche pres du poele, sur de la bonne paille, il se mit a prononcer
+quelques mots sans suite. Alors je m'approchai pour ecouter; il
+n'etait plus reconnaissable, car il avait toute la figure
+ensanglantee, mais c'etait le sang de ses mains, qu'il avait mordues
+ou voulu manger; sa bouche etait aussi remplie de paille et de terre.
+Les deux femmes en eurent pitie, lui laverent la figure avec de l'eau
+et du vinaigre, et les soldats allemands, honteux de n'avoir rien fait
+comme les autres, le deshabillerent. L'on trouva dans son sac une
+chemise qu'on lui mit en echange de celle qu'il avait sur lui, et qui
+tombait en lambeaux; ensuite on lui presenta a boire: il ne pouvait
+plus avaler et, par moments, serrait tellement les dents, qu'on ne
+pouvait lui ouvrir la bouche. Ensuite, avec ses mains, il ramassait la
+paille, qu'il semblait vouloir mettre sur lui. Une des femmes me dit
+que c'etait signe de mort. Cela me fit de la peine, parce que nous
+touchions au terme de nos souffrances. J'avais fait tout ce qu'il
+avait ete possible de faire pour le sauver, comme il aurait fait pour
+moi, car il y avait cinq ans qu'il etait dans la compagnie, et se
+serait fait tuer pour moi: dans plus d'une occasion il me le prouva,
+surtout en Espagne.
+
+La douce chaleur qu'il faisait dans cette chambre me fit eprouver un
+bien-etre auquel j'etais bien loin de m'attendre; je ne me sentais
+plus de douleurs, de sorte que je dormis pendant deux ou trois heures,
+comme il ne m'etait pas arrive depuis mon depart de Moscou.
+
+Je fus eveille par un des soldats du train qui me dit: "Mon sergent,
+je pense que tout le monde part, car l'on entend beaucoup de bruit:
+tant qu'a nous, nous allons nous reunir sur la place, d'apres l'ordre
+que nous en avons recu hier. Pour votre soldat, ajouta-t-il, il ne
+faut plus y penser, c'est un homme perdu!"
+
+Je me levai pour le voir: en approchant, je trouvai, a ses cotes, les
+deux femmes. La plus jeune me remit une bourse en cuir qui contenait
+de l'argent, en me disant qu'elle etait tombee d'une des poches de sa
+capote. Il pouvait y avoir environ vingt-cinq a trente francs en
+pieces de Prusse, et autres monnaies. Je donnai le tout aux deux
+femmes, en leur disant d'avoir soin du malade jusqu'a son dernier
+moment, qui ne devait pas tarder, car a peine respirait-il encore.
+Elles me promirent de ne pas l'abandonner.
+
+Le bruit qui se faisait entendre dans la rue allait toujours
+croissant. Il faisait deja jour et, malgre cela, nous ne pouvions voir
+beaucoup, car les petits carreaux des vitres etaient ternis par la
+gelee et le ciel, couvert d'epais nuages, nous presageait encore
+beaucoup de neige.
+
+Nous nous disposions a sortir, quand, tout a coup, le bruit du canon
+se fait entendre du cote de la route de Wilna, et tres rapproche de
+l'endroit ou nous etions. A cela se melait la fusillade et les cris et
+jurements des hommes. Nous entendons que l'on frappe sur des
+individus: aussitot, nous pensons que les Russes sont dans la ville et
+que l'on se bat; nous saisissons nos armes; les deux soldats
+allemands, qui ne sont pas, comme nous, habitues a cette musique, ne
+savent ce qu'ils font; cependant ils viennent se ranger a nos cotes.
+Nous avions encore les fusils de deux hommes qui nous avaient quittes
+le soir, et qui n'etaient pas revenus; ensuite celui de Faloppa.
+Toutes ces armes etaient chargees. La poudre ne nous manquait pas. Un
+des soldats allemands avait une bouteille d'eau-de-vie dont il ne nous
+avait pas encore parle, mais, comptant qu'il aurait peut-etre besoin
+de nous, il nous la presenta. Cela nous fit du bien. L'autre me donna
+un morceau de pain.
+
+Un soldat du train me dit: "Mon sergent, si nous mettions un de ces
+fusils entre les mains du paysan qui est la qui tremble pres du poele?
+Pensez-vous qu'il ne pourrait pas faire son homme?--C'est vrai, lui
+dis-je.--En avant, le paysan!" repond le soldat. Le pauvre diable, ne
+sachant ce qu'on lui veut, se laisse conduire. On lui presente un
+fusil: il le regarde comme un imbecile, sans le prendre; on le lui
+pose sur l'epaule: il demande pourquoi faire. Je lui dis que c'est
+pour tuer les Cosaques. A ce mot, il laisse tomber son arme. Un soldat
+la ramasse et, cette fois, la lui fait tenir de force en le menacant,
+s'il ne tire pas sur les Cosaques, de lui passer sa baionnette au
+travers du corps. Le paysan nous fait comprendre qu'il serait reconnu
+par les Russes pour etre un paysan, et qu'ils le tueraient. Pendant ce
+colloque, d'autres cris se font entendre a l'autre extremite de la
+chambre: ce sont les deux femmes qui pleurent; Faloppa venait de
+rendre le dernier soupir!
+
+Le soldat du train va prendre la capote de celui qui vient de mourir
+et force le paysan de s'en vetir. En moins de deux minutes, il est
+arme au complet, car on lui a aussi passe un sabre et la giberne,
+ainsi qu'un bonnet de police sur la tete, de sorte qu'il ne se
+reconnaissait pas lui-meme.
+
+Cette scene s'etait passee sans que les deux femmes, qui etaient
+aupres du mort a se desoler (probablement pour l'argent que je leur
+avais donne), se fussent apercues de la transformation de leur homme.
+
+Le bruit que nous entendions depuis un moment se fait entendre avec
+plus de force: je crois distinguer la voix du general Roguet;
+effectivement c'etait lui qui jurait, qui frappait sur tout le monde
+indistinctement, sur les officiers, les sous-officiers comme sur les
+soldats--il est vrai que l'on ne pouvait pas beaucoup en faire la
+difference--pour les faire partir. Il entrait dans les maisons et y
+faisait entrer les officiers, afin de s'assurer qu'il n'y avait plus
+de soldats. En cela, il faisait bien, et c'est peut-etre le premier
+bon service que je lui ai vu rendre au soldat. Il est vrai que cette
+distribution de coups de baton etait, pour lui, plus facile a faire
+que celle de vin ou de pain, qu'il faisait faire en Espagne.
+
+J'apercois un chasseur de la Garde arrete contre une fenetre, et qui
+mettait la baionnette au bout de son fusil; je lui demande si c'etait
+les Russes qui etaient dans la ville: "Mais non, non!... Vous ne voyez
+donc pas que c'est ce butor de general Roguet qui, avec son baton,
+frappe sur tout le monde? Mais, qu'il vienne a moi, je l'attends!..."
+
+Nous n'etions pas encore sortis de la maison que je vois
+l'adjudant-major Roustan arrete devant la porte; il me reconnait et me
+dit: "Eh bien, que faites-vous la? Sortez! Que pas un ne reste dans la
+maison, n'importe de quel regiment, car j'ai l'ordre de frapper sur
+tout le monde!"
+
+Nous sortons, mais le paysan, auquel nous ne pensions plus, reste
+naturellement chez lui et ferme sa porte. L'adjudant-major, qui a vu
+ce mouvement et qui pense que c'est un soldat qui veut se cacher,
+l'ouvre a son tour, rentre dans la maison et ordonne au nouveau soldat
+de sortir, ou il va l'assommer. Le paysan le regarde sans lui
+repondre; l'adjudant-major saisit mon individu par les buffleteries,
+et le pousse au milieu de nous; alors le pauvre diable veut se
+debattre et s'expliquer dans sa langue: il n'est pas ecoute, seulement
+l'adjudant-major pense que c'est parce qu'il ne lui a pas donne le
+temps de prendre son sac et son fusil; il rentre dans la maison, prend
+l'un et l'autre et les lui apporte. Il a vu un homme mort et deux
+femmes qui pleurent. C'est pourquoi, en sortant, il dit bien haut: "Ce
+bougre-la n'est pas si bete qu'il en a l'air! Il voulait rester dans
+la maison pour consoler la veuve! Il parait que celui-ci est un
+Allemand aussi; de quelle compagnie est-il? Je ne me rappelle pas
+l'avoir jamais vu!" Dans ce moment, on ne faisait pas beaucoup
+attention a ce que disait l'adjudant-major, car on avait assez a faire
+a s'occuper de soi-meme.
+
+La femme qui avait entendu la voix de son mari, etait accourue sur la
+porte au moment ou nous etions encore arretes. L'homme, en la voyant,
+se mit a crier apres, mais sans pouvoir se faire reconnaitre au milieu
+de nous, ou il ne pouvait bouger: elle etait bien loin de penser que
+le Lithuanien, sujet de l'Empereur de Russie, avait l'honneur d'etre
+soldat francais de la Garde imperiale, marchant, en ce moment, non pas
+a la gloire, mais a la misere, en attendant mieux, tout cela en moins
+de dix minutes. J'ai pense, depuis, que ce pauvre diable devait faire
+de tristes reflexions en marchant au milieu de nous!
+
+L'on s'etait remis en marche, mais lentement. Nous etions dans un
+endroit de la ruelle ou se trouvaient plusieurs hommes morts pendant
+la nuit, pour avoir bu de l'eau-de-vie et avoir ete saisis par le
+froid; mais le plus grand nombre se trouvait dans la ville, ou je ne
+suis pas entre.
+
+Cependant, nous arrivons a l'endroit ou se trouvent les deux issues
+qui conduisent au pont du Niemen; nous marchons avec plus de facilite;
+au bout de quelques minutes, nous etions sur le bord du fleuve. La,
+nous vimes que, deja, plusieurs milliers d'hommes nous avaient
+devances, qui se pressaient et se poussaient pour le traverser. Comme
+le pont etait etroit, une grande partie descendaient sur le fleuve
+couvert de glace, et cependant dans un etat a ne pouvoir y marcher que
+tres difficilement, vu que ce n'etait que des glacons qui, apres un
+degel, avaient ete de nouveau surpris par une gelee. Au risque de se
+tuer ou de se blesser, c'etait a qui serait arrive le plus vite sur
+l'autre rive, quoique d'un abord difficile; tant il vrai que l'on se
+croyait sauve en arrivant! On verra, par la suite, combien nous nous
+trompions encore.
+
+En attendant que nous puissions passer, le colonel Bodelin, qui
+commandait notre regiment, donna l'ordre aux officiers de faire leur
+possible afin que personne ne traversat le pont individuellement;
+d'arreter et de reunir ceux qui se presenteraient. Nous nous
+trouvions, en ce moment, environ soixante et quelques hommes, reste de
+deux mille! Nous etions presque tous groupes autour de lui. L'on
+voyait qu'il regardait avec peine les restes de son beau regiment;
+probablement que, dans ce moment, il faisait la difference, car, cinq
+mois avant cette epreuve, nous avions passe ce meme pont avec toute
+l'armee si belle, si brillante, tandis qu'a cette heure, elle etait
+triste et presque aneantie. Pour nous encourager, il nous tint a peu
+pres ce discours, que bien peu ecouterent:
+
+"Allons, mes enfants! je ne vous dirai pas d'avoir du courage, je sais
+que vous en avez beaucoup, car depuis trois ans que je suis avec vous,
+vous en avez, dans toutes les circonstances, donne des preuves, et
+surtout dans cette terrible campagne, dans les combats que vous avez
+eu a soutenir, et par toutes les privations que vous avez eu a
+supporter. Mais souvenez-vous bien que, plus il y a de peines et de
+dangers, plus aussi il y a de gloire et d'honneur, et plus il y aura
+de recompenses pour ceux qui auront la constance de la terminer
+honorablement!"
+
+Ensuite il demanda si nous etions beaucoup de monde present. Je saisis
+ce moment pour dire a M. Serraris que Faloppa etait mort le matin. Il
+me demanda si j'en etais certain; je lui repondis que je l'avais vu
+mourir, et que meme l'adjudant-major Roustan l'avait vu mort: "Qui,
+moi? repondit l'adjudant-major. Ou?--Dans la maison d'ou vous m'avez
+dit de sortir, et ou vous etes entre pour en faire sortir un autre
+individu.--C'est vrai, dit-il, j'ai vu un homme mort sur la paille,
+mais c'etait l'homme de la maison, puisque la femme le pleurait!"--Je
+lui dis que c'etait celui qu'il venait de mettre dans la rue qui etait
+le veritable mari et que celui qu'il avait vu sur la paille etait
+Faloppa. Je lui rapportai en peu de mots la scene du paysan, que nous
+cherchames dans nos rangs, mais il avait disparu.
+
+Pendant que nous etions restes sur le bord du Niemen, ceux qui etaient
+devant nous avaient traverse, sur le pont ou sur la glace. Alors nous
+avancames, mais lorsque nous eumes traverse, nous ne pumes monter la
+cote par le chemin, parce qu'il se trouvait plusieurs caissons
+abandonnes qui tenaient la largeur de la route, etroite et encaissee.
+Alors, plus d'ordre! Chacun se dirigea suivant son impulsion.
+Plusieurs de mes amis m'engagerent a les suivre, et nous primes sur la
+gauche. Lorsque nous fumes environ a trente pas du pont, l'on
+commenca a monter pour gagner la route. Je marchais derriere Grangier
+que j'avais eu le bonheur de retrouver et qui s'occupait plus de moi
+que de lui-meme. Il me frayait un passage dans la neige, en marchant
+devant moi, et me criant, dans son patois auvergnat: "Allons, petiot,
+suis-moi!" Mais le petiot n'avait deja plus de jambes.
+
+Grangier etait deja aux trois quarts de la cote, que je n'etais encore
+qu'au tiers. La, s'arretant et s'appuyant sur son fusil, il me fit
+signe qu'il m'attendait. Mais j'etais si faible, que je ne pouvais
+plus tirer ma jambe enfoncee dans la neige. Enfin, n'en pouvant plus,
+je tombai de cote, et j'allai rouler jusque sur le Niemen ou j'arrivai
+sur la glace.
+
+Comme il y avait beaucoup de neige, je ne me fis pas grand mal;
+cependant, je ressentais une douleur dans les epaules et j'avais la
+figure ensanglantee par les branches d'un buisson que j'avais traverse
+en roulant. Je me relevai sans rien dire, comme si la chose eut ete
+toute naturelle, car j'etais tellement habitue a souffrir, que rien ne
+me surprenait.
+
+Apres avoir ramasse mon fusil dont le canon etait rempli de neige, je
+voulus recommencer a monter par le meme endroit, mais la chose me fut
+impossible. L'idee me vint de voir si je ne pourrais pas parvenir a
+passer sous les caissons, a la sortie du pont; je me trainai avec
+peine jusque-la. Lorsque je fus pres du premier, j'apercus plusieurs
+grenadiers et chasseurs de la Garde montes sur les roues, et qui
+puisaient a pleines mains l'argent qui s'y trouvait; je ne fus pas
+tente d'en faire autant. Je ne cherchais que le moyen de passer. Mais,
+en ce moment, j'entends crier: "Aux armes! Aux armes! Les Cosaques!"
+Ce cri fut suivi de plusieurs coups de fusil, ensuite d'un grand
+mouvement qui se propageait depuis le bas de la cote jusqu'en haut.
+
+Pas un des grenadiers et chasseurs qui avaient la tete dans le caisson
+ne descendit. J'en tirai un par la jambe; il se retourna en me
+demandant si j'avais de l'argent. Je lui repondis que non: "Mais les
+Cosaques sont la-haut!--Si ce n'est que cela! me repondit-il, ce n'est
+pas pour des canailles qu'il faut se gener, et leur laisser notre
+argent! Qui en veut? J'en donne!" Et, en meme temps, il jeta a terre
+deux gros sacs de pieces de cinq francs. Tout cela n'etait que pour
+amuser ceux qui arrivaient, car je compris qu'ils venaient de trouver
+de l'or. Les mots de "jaunets" et de "pieces de quarante francs"
+avaient ete prononces.
+
+Je pris le fusil d'un des grenadiers occupes a prendre de l'or, je
+laissai le mien qui etait rempli de neige, et je m'en retournai a la
+sortie du pont afin de reprendre ma direction premiere, car, pour moi,
+il n'y en avait pas d'autre.
+
+A peine arrive pres du pont, je rencontrai M. le capitaine Debonnez,
+des tirailleurs de la Garde, dont j'ai deja eu l'occasion de parler
+plusieurs fois. Il etait avec son lieutenant et un soldat; c'etait la
+toute sa compagnie; le reste etait, comme il me le dit, _fondu_. Il
+avait un cheval cosaque avec lequel il ne savait ou passer. Je lui
+contai en peu de mots l'etat malheureux ou je me trouvais. Pour toute
+reponse, il me donna un gros morceau de sucre blanc ou il avait verse
+de l'eau-de-vie; ensuite, nous nous separames, lui pour descendre avec
+son cheval sur le Niemen, et moi pour, en mordant dans mon sucre,
+recommencer pour la troisieme fois mon ascension. A peine arrive ou je
+devais monter, j'entendis que l'on m'appelait; c'etait le brave
+Grangier, qui etait descendu de la cote et qui me cherchait. Il me
+demanda pourquoi je ne l'avais pas suivi. Je lui en dis la cause.
+Voyant cela, il marcha devant moi en me tirant par son fusil dont je
+tenais le bout du canon. Enfin, ce fut avec bien de la peine, avec le
+secours de ce bon Grangier et en mordant dans mon morceau de sucre a
+l'eau-de-vie, que j'arrivai en haut de la cote, abime d'epuisement.
+
+Plusieurs de nos amis nous attendaient: Leboude, sergent-major;
+Oudict, sergent-major; Pierson, _idem_; Poton, sergent. Les autres
+s'etaient disperses, marchant, comme nous, par fractions. La certitude
+que l'on avait d'un mieux, en entrant en Prusse, influait sur notre
+caractere et commencait a nous rendre indifferents l'un pour l'autre.
+
+De l'endroit ou nous etions, nous pouvions decouvrir la route de
+Wilna, les Russes qui marchaient sur Kowno, et d'autres plus
+rapproches, mais la presence du marechal Ney, avec une poignee
+d'hommes, les empechait de venir plus avant. Nous vimes venir sur nous
+un individu qui marchait avec peine, appuye sur un baton de sapin.
+Lorsqu'il fut pres de nous, il s'ecria: "Eh! _per Dio santo!_ je ne
+me trompe pas, ce sont nos amis!" A notre tour, nous le regardames. A
+sa voix et a son accent, nous le reconnumes: c'etait Pellicetti, un
+Milanais, ancien grenadier velite; il y avait trois ans qu'il avait
+quitte la Garde imperiale, pour entrer comme officier dans celle du
+roi d'Italie. Pauvre Pellicetti! Ce ne fut qu'au reste de son chapeau
+que nous pumes deviner a quel corps il appartenait. Il nous conta que
+trois a quatre maisons avaient suffi pour loger le reste du corps
+d'armee du prince Eugene. Il attendait, nous dit-il, un de ses amis
+qui avait un cheval cosaque et qui portait le peu de bagages qui leur
+restait. Il en avait ete separe en sortant de Kowno.
+
+C'etait le 14 decembre; il pouvait etre neuf heures du matin. Le ciel
+etait sombre, le froid supportable; il ne tombait pas de neige; nous
+nous mimes en marche sans savoir ou nous allions, mais, arrives sur le
+grand chemin, nous apercumes un grand poteau avec une inscription qui
+indiquait aux soldats des differents corps la route qu'ils devaient
+suivre.
+
+Nous primes celle indiquee pour la Garde imperiale, mais beaucoup,
+sans s'inquieter, marcherent droit devant eux. A quelques pas de la,
+nous vimes cinq a six malheureux soldats qui ressemblaient a des
+spectres, la figure have, barbouillee de sang provenant de leurs mains
+qui avaient gratte dans la neige pour y chercher quelques miettes de
+biscuit tombees d'un caisson pille un instant avant. Nous marchames
+jusqu'a trois heures de l'apres-midi; nous n'avions fait que trois
+petites lieues, a cause du sergent Poton qui paraissait souffrir
+beaucoup.
+
+Nous avions apercu un village sur notre droite, a un quart de lieue de
+la route: nous primes la resolution d'y passer la nuit. En y arrivant,
+nous trouvames deux soldats de la ligne qui venaient de tuer une vache
+a l'entree d'une ecurie; en voyant une aussi bonne enseigne, nous y
+entrames.
+
+Le paysan auquel appartenait la vache, afin de sauver le plus de
+viande possible, vint lui-meme nous en couper, nous faire du feu et,
+ensuite, nous apporta deux pots avec de l'eau pour faire de la soupe;
+nous avions de la bonne paille, du bon feu; enfin il y avait bien
+longtemps que nous n'avions ete si heureux. Quelques minutes apres,
+nous mangeames notre soupe, ensuite nous nous reposames.
+
+J'etais couche pres de Poton qui ne faisait que se plaindre; je lui
+demandai ce qu'il avait; il me dit: "Mon cher ami, je suis certain que
+je ne pourrai aller plus loin!"
+
+Sans me douter des raisons qui le faisaient parler ainsi, accident
+grave que personne de nous ne connaissait, je le consolai, en lui
+disant que lorsqu'il aurait repose, il serait beaucoup mieux, mais, un
+instant apres, il eut la fievre et, pendant toute la nuit, il ne fit
+que pleurer et divaguer. Plusieurs fois meme, la nuit, je le surpris
+ecrivant sur un calepin et en dechirant les feuillets.
+
+Dans un moment ou je dormais paisiblement, je me sentis tirer par le
+bras; c'etait le pauvre Poton qui me dit: "Mon cher ami, il m'est
+impossible de sortir d'ici, meme de faire un pas; ainsi il faut que tu
+me rendes un grand service; je compte sur toi si, plus heureux que
+moi, tu as le bonheur de revoir la France; dans le cas contraire, tu
+chargeras Grangier, sur qui je compte comme sur toi, de remplir la
+mission dont je te charge. Voici, continua-t-il, un petit paquet de
+papiers que tu enverras a l'adresse indiquee, a ma mere, accompagne
+d'une lettre dans laquelle tu lui peindras la situation ou tu m'as
+laisse, sans cependant lui faire perdre l'espoir de me revoir un jour.
+Voila une cuiller en argent que je te prie d'accepter; il vaut mieux
+que tu l'aies que les Cosaques." Alors, il me remit son petit paquet
+de papiers, en me disant encore qu'il comptait sur moi. Je lui promis
+de faire ce qu'il venait de me dire, mais j'etais bien loin de croire
+que nous serions forces de l'abandonner.
+
+Le 15 decembre, lorsqu'il fut question de partir, je repetai a nos
+amis la confidence que Poton venait de me faire. Ils penserent que
+c'etait manque de courage, ou qu'il devenait fou, de sorte que chacun
+se mit a lui faire des observations a sa maniere.
+
+Mais le malheureux Poton, pour toute reponse, nous montra deux hernies
+qu'il avait depuis longtemps et qui etaient sorties par suite
+d'efforts reiteres qu'il avait faits en montant la cote de Kowno. Nous
+vimes effectivement qu'il lui etait impossible de bouger; le
+sergent-major Leboude pensa que l'on ferait bien de le recommander au
+paysan chez lequel nous etions, mais, avant de le faire venir, comme
+Poton avait beaucoup d'argent et surtout de l'or, nous nous depechames
+a coudre son or dans la ceinture de son pantalon; ensuite, nous fimes
+venir le paysan, et, comme il parlait allemand, il nous fut facile de
+nous faire comprendre. Nous lui proposames cinq pieces de cinq francs,
+en lui disant qu'il en aurait quatre fois autant et peut-etre
+davantage, s'il avait soin du malade. Il nous le promit en jurant par
+Dieu, et que meme il irait chercher un medecin. Ensuite, comme le
+temps pressait, nous fimes nos adieux a notre camarade.
+
+Avant de le quitter, il me fit promettre de ne pas l'oublier; nous
+l'embrassames et nous partimes. Je ne sais si le paysan a tenu sa
+parole, mais toujours est-il que plus jamais je n'ai entendu parler de
+Poton qui etait, sous tous les rapports, un excellent garcon, bon
+camarade, ayant recu une excellente education, chose tres rare a cette
+epoque. Il etait gentilhomme breton, d'une des meilleures familles de
+ce pays.
+
+Tant qu'a moi, j'ai rempli religieusement ma mission, car, a mon
+arrivee a Paris, au mois de mai, j'envoyai a l'adresse indiquee les
+papiers qu'il m'avait confies et qui contenaient son testament et les
+adieux touchants qu'il ecrivait pendant qu'il avait la fievre. J'en ai
+tire une copie que je reproduis:
+
+ Adieu, bonne mere,
+ Mon amie;
+ Adieu, ma chere,
+ Ma bonne Sophie!
+ Adieu, Nantes ou j'ai recu la vie
+ Adieu, belle France, ma patrie,
+ Adieu, mere cherie,
+ Je vais quitter la vie,
+ Adieu!
+
+Depuis plusieurs annees, j'avais cesse d'ecrire mon journal de la
+campagne de Russie, c'est-a-dire de mettre en ordre les _Souvenirs_
+que j'avais ecrits en 1813, etant prisonnier. Il m'etait venu une
+singuliere manie, c'etait de douter si tout ce que j'avais vu, endure
+avec tant de patience et de courage, dans cette terrible campagne,
+n'etait pas l'effet de mon imagination frappee.
+
+Cependant, lorsque la neige tombe et que je me trouve reuni avec des
+amis, anciens militaires de l'Empire, dont quelques-uns de la Garde
+imperiale, bien rares, a present (1829)! qui ont fait, comme moi,
+cette memorable campagne, c'est-a-dire qui ont ete jusqu'a Moscou,
+c'est toujours la que nos souvenirs se portent, et j'ai aussi remarque
+qu'il leur etait reste, comme a moi, d'ineffacables impressions. C'est
+avec orgueil que nous parlons de nos glorieuses campagnes.
+
+Aujourd'hui que ma mere vient de me remettre quelques lettres que je
+lui avais ecrites pendant cette campagne, et que je regrettais de ne
+pas avoir, afin de les joindre a la fin de mon journal, je reprends
+courage. Ajoutez a cela les conseils de quelques amis qui m'engagent a
+terminer. Pour moi, cela me fait revivre. Peut-etre un jour, qui sait?
+mes recits, quoique mal ecrits, interesseront-ils ceux qui les liront,
+car, apres tant de grandes choses que nous avons vues, que nous
+reste-t-il a voir? Le grand genie n'est plus, mais son nom existera
+toujours! Aussi je prends mon courage a deux mains pour continuer, de
+sorte qu'apres moi, mes petits-enfants diront, lisant les _Memoires_
+de grand-papa: "Grand-papa etait dans les grandes batailles, avec
+l'Empereur Napoleon!" Ils verront comme nous avons frotte les
+Prussiens, les Autrichiens, les Russes et les Anglais en Espagne, et
+tant d'autres; ils verront aussi que grand-papa n'a pas toujours
+couche sur un lit de plume, et, quoiqu'il ne soit pas un des meilleurs
+catholiques de France, ils verront qu'il a jeune souvent et fait
+maigre plus d'une fois, les jours gras!
+
+C'etait le 15 decembre, a sept heures du matin. Apres etre sortis de
+l'ecurie ou nous avions passe la nuit, nous marchames dans la
+direction de la route, jusqu'au moment ou nous arrivames a l'endroit
+ou nous l'avions quittee la veille; la, nous fimes halte.
+
+Grangier avait encore ma petite bouilloire en cuivre, qu'il portait
+devant lui, attachee a sa ceinture avec une courroie, dans la crainte
+qu'on ne la lui enlevat, car un vase dans lequel on pouvait faire
+fondre la neige et cuire quelque chose, etait un objet precieux.
+Grangier me la rendit, car il prevoyait que je resterais encore en
+arriere et que je pourrais en avoir besoin. Il me l'attacha fortement
+sur mon sac.
+
+Le ciel etait clair, mais le froid etait supportable. Nous ne vimes,
+sur la route, que fort peu d'hommes; cela nous fit penser que, la
+veille, la plus grande partie etait allee plus loin et dans diverses
+directions.
+
+Nous apercumes, sur la route, du cote de Kowno, une colonne, mais ne
+pumes distinguer si c'etaient des Francais ou des Russes: aussi, dans
+l'incertitude, nous nous remimes en marche.
+
+Je marchai assez bien pendant une heure, mais, au bout de ce temps, il
+me prit une forte colique, et je fus force de m'arreter: c'etait
+toujours la suite de mon indisposition de Wilna; j'attribuai cette
+rechute au bouillon de vache que j'avais mange la veille et le matin,
+avant de partir.
+
+Je marchai de la sorte jusqu'a environ trois heures de l'apres-midi;
+je n'etais plus eloigne d'une foret que j'apercevais depuis quelque
+temps, et ou je voulais arriver pour y passer la nuit.
+
+Je n'en etais plus eloigne que d'une portee de fusil, lorsque, sur la
+droite de la route, j'apercus une maison ou, autour d'un grand feu,
+etaient reunis plusieurs soldats de differents corps et dont la
+majeure partie etait de la Garde imperiale. Comme j'etais fatigue,
+j'arretai pour me chauffer et me reposer un peu: quelques-uns me
+proposerent de rester avec eux; j'acceptai avec plaisir.
+
+Pendant toute la journee, le froid avait ete supportable, et il
+l'etait encore; tant qu'a l'ennemi, il paraissait que l'on pouvait
+etre tranquille, mais des hommes qui arrivaient par la droite de la
+route nous dirent qu'ils venaient d'apercevoir de la cavalerie et
+qu'ils etaient persuades que c'etaient des Russes: "Quand ce serait le
+diable, repondit un vieux chasseur de la Garde, cela ne m'empechera
+pas d'etablir ici mon quartier general. Mes amis, faites comme moi,
+chargez vos armes et mettez la baionnette au bout du canon!" C'est ce
+que tout le monde fit tranquillement: -"Et puis, ajouta-t-il, nous
+avons le bois pour retraite; c'est, par ma foi, une belle et bonne
+position!" Ensuite, il s'approcha d'un cheval que l'on venait
+d'abattre a quelques pas du feu, en coupa un morceau, et revint
+tranquillement s'asseoir pres du feu, sur son sac, et faire rotir sa
+viande au bout de son sabre.
+
+Plus de vingt soldats, dont une partie assis sur leur sac et les
+autres a genoux, faisaient aussi rotir du cheval.
+
+En face du chasseur dont je viens de parler, une femme etait assise
+sur un sac de soldat. Elle tenait la tete penchee sur ses mains, les
+coudes appuyes sur les genoux; une capote grise de soldat, par-dessus
+une vieille robe de soie en lambeaux, servait a la preserver du froid.
+Un bonnet en peau de mouton, dont une partie etait brulee, lui
+couvrait la tete; il etait tenu par un mauvais foulard de soie noue
+sous le menton.
+
+Le chasseur lui adressa la parole de la maniere suivante: "Dites donc,
+la mere Madeleine!..." Elle ne repondit pas. Ce ne fut qu'a la seconde
+fois qu'un soldat, qui etait pres d'elle, la poussa, en lui disant:
+"C'est a vous, la mere, a qui l'on veut parler!--A moi? dit-elle. Mon
+nom est Marie. Que me voulez-vous?--Un petit coup de _rogomme_, comme
+a l'exercice!--Pour du _rogomme_, vous devez bien penser que je n'en
+ai pas!" Et elle se remit dans sa position premiere.
+
+Une autre femme qui se trouvait aussi assise pres du feu, avait, sur
+la tete, une schabraque ou peau de mouton bordee de drap rouge,
+decoupee en festons et serree autour du cou avec le cordon d'un bonnet
+a poil d'un grenadier de la Garde, dont les glands lui retombaient
+sous le menton. Elle avait aussi, par-dessus ses habillements, une
+capote bleue d'un soldat de la Garde. Cette femme, en entendant la
+voix du chasseur, leva la tete a son tour, en demandant celui qui
+voulait du _rogomme_: -"Ah! c'est vous, la mere Gateau! repondit le
+chasseur; eh bien, c'est moi qui demande du _rogomme_! C'est moi,
+Michaut, qui vous parle; vous etes sans doute surprise de me voir? Eh
+bien, si quelqu'un est plus etonne que moi de vous rencontrer, et
+surtout schabraquee comme vous etes, le diable m'emporte! Meme avant
+le passage de la Berezina, en pensant quelquefois a vous, chere mere
+Gateau, je pensais qu'il y avait deja longtemps que les corbeaux
+avaient fait une _fristouille_ a la neige, avec votre vieille
+carcasse!--Insolent! repondit la mere Gateau, ils te mangeront avant
+moi, vieil ivrogne! Ah! il te faut du _rogomme!_ continua-t-elle d'un
+ton goguenard. T'as diablement ete prive depuis trois mois, mais
+possible qu'a Wilna et hier, a Kowno, tu en auras pris une bonne dose,
+c'est ca que tu as tant de blague! Une chose qui m'etonne, c'est que
+tu ne sois pas mort d'avoir bu, comme tant d'autres que nous avons vus
+dans les rues. Il y a tant de braves gens qui sont restes la-bas,
+tandis que ce mauvais sujet, un mauvais soldat, vit encore!--Halte-la,
+la mere Gateau, reprit le vieux chasseur, lachez-moi vos bordees tant
+que vous voudrez, mais au nom de _mauvais soldat_, mere Gateau,
+halte-la!"
+
+Ensuite il continua, tout en grognant, de manger le morceau de viande
+de cheval qu'il tenait a la main et dans lequel il avait cesse de
+mordre pour repondre a la vieille cantiniere.
+
+Une minute apres, elle reprit: "Voila deux ans qu'il m'en veut, depuis
+qu'a l'Ecole militaire je n'ai pas voulu lui donner a credit. Ah! si
+mon pauvre homme n'etait pas mort, si un coquin de boulet ne l'avait
+pas coupe en deux a Krasnoe!..." Et puis elle s'arreta. "Ce n'etait
+pas votre homme! Vous n'etiez pas mariee!--Pas mariee! Pas mariee!
+Voila bientot cinq ans que je suis avec lui, depuis la bataille
+d'Eylau, et je ne suis pas mariee! Que dis-tu de cela, Marie?" en
+s'adressant a l'autre cantiniere. Mais Marie, qui se trouvait dans la
+meme position que la mere Gateau, a l'egard du mariage, ne repondit
+rien.
+
+Le chasseur demanda a la mere Gateau si elle avait monte a la roue, a
+la montagne de Wilna: "Va, dit-elle, si j'en avais eu la force, je
+n'aurais pas manque mon coup! J'en ai ramasse dans la neige, mais ca
+m'a beaucoup avancee! Lorsqu'on se trouve avec des coquins qui ne
+respectent rien, il n'y a pas de surete pour le sexe. Le soir, apres
+avoir passe la montagne, lorsque j'arrivai au bivouac des chasseurs de
+chez nous, et comme j'avais encore un peu d'eau-de-vie que j'apportais
+de Wilna, je la donnai pour avoir une place au feu, et je me couchai
+sur la neige entre deux chasseurs du regiment, ou plutot deux voleurs,
+qui m'ont chipe la moitie de mon argent. Par bonheur, j'etais couchee
+sur une poche qu'ils n'ont pu vider. Apres cela, fiez-vous donc a des
+camarades! Heureusement que j'en ai encore assez pour aller jusqu'a
+Elbing, ou l'on dit que nous nous ressemblons. Une fois la, nous nous
+arrangerons de maniere a pouvoir recommencer la campagne; je ne veux
+plus de voitures, j'aurai deux _cognias_ avec des paniers sur le dos.
+Nous serons peut-etre plus heureux. Pas vrai, Marie?" Marie ne
+repondit pas: "Marie, dit le vieux chasseur, c'est son deuxieme depuis
+un an, et, si elle veut, je l'epouse en troisieme....--Toi! vieux
+chenapan, repond la mere Gateau, elle n'aurait pas besoin d'autres
+pratiques que la tienne!"
+
+Le chasseur s'approcha de Marie et lui presenta un morceau de viande
+de cheval; Marie l'accepta en lui disant: "Merci, mon vieux!--Ainsi
+c'est dit, continua-t-il, en arrivant a Paris, je vous epouse, je fais
+votre bonheur!" Marie, pour toute reponse, fit un soupir en disant:
+"Peut-on plaisanter une malheureuse femme comme moi!--Tout ce que je
+viens de dire, reprit le vieux chasseur, n'est que pour plaisanter, et
+la preuve, sans rancune, c'est que j'offre a la mere Gateau ce que je
+viens de vous offrir, Marie, un petit morceau de dada sur le pouce!"
+En meme temps, il s'avanca pour le lui offrir, mais la mere Gateau, en
+le voyant venir, lui dit en le regardant avec colere: "Va-t'en au
+diable! Je ne veux rien de toi!"
+
+A cette sortie de la mere Gateau, Marie, qui etait assise devant moi,
+leva la tete en disant que ce n'etait pas le moment de se facher.
+Ensuite elle me regarda des pieds a la tete: "Je crois ne pas me
+tromper, dit-elle en m'appelant par mon nom, c'est bien vous, mon
+pays?--Oui, Marie, c'est bien moi!" Je venais, a mon tour, de la
+reconnaitre, non pas a sa figure, mais a sa voix, car, la pauvre
+Marie, sa fraicheur avait disparu, le froid, la misere, le feu, la
+fumee du bivouac l'avaient rendue meconnaissable. C'etait Marie, notre
+ancienne cantiniere, dont j'avais rencontre la voiture abandonnee,
+avec deux blesses, dans la nuit du 22 novembre, et que je croyais
+morte! Voici son histoire:
+
+Marie etait de Namur; c'est pour cela qu'elle m'appelait son _pays_.
+Son mari etait de Liege, un peu mauvais sujet et maitre d'armes. Marie
+etait la meilleure pate de femme, n'ayant rien a elle, debitant sa
+marchandise aux soldats et a ceux qui n'avaient pas d'argent, comme a
+ceux qui en avaient.
+
+Dans toutes les batailles que nous eumes, elle fit preuve de devoument
+en s'exposant pour secourir les blesses. Un jour, elle fut blessee;
+cela ne l'empecha pas de continuer a donner ses soins, sans s'effrayer
+sur le danger qu'elle courait, car les boulets et la mitraille
+tombaient autour d'elle. Avec toutes ces belles qualites, Marie etait
+jolie: aussi avait-elle beaucoup d'amis; son mari n'en etait pas
+jaloux.
+
+En 1811, etant campes devant Almeida (Portugal), quelques mois avant
+notre depart pour la campagne de Russie, il prit envie au pauvre homme
+d'aller marauder dans un village. Il entra dans un chateau, s'empara
+d'une pendule qui ne valait pas vingt francs, eut le malheur de la
+rapporter au camp et de se faire prendre, et, comme il y avait des
+ordres severes pour les maraudeurs, M. le general Roguet, qui nous
+commandait, le fit passer a un conseil de Guerre. Il fut condamne a
+etre fusille dans les vingt-quatre heures. Par suite de cette
+catastrophe, Marie devint veuve: dans un regiment, et surtout en
+campagne, lorsqu'une femme est jolie, elle n'est pas longtemps sans
+mari. Aussi, au bout de deux mois de veuvage, Marie etait consolee et
+remariee--comme on se marie a l'armee.
+
+Quelques mois apres, son nouveau mari passa sous-officier dans un
+regiment de la Jeune Garde; alors elle nous quitta pour suivre son
+nouvel epoux: elle etait avec nous depuis quatre ans.
+
+En Russie, elle eut le sort de toutes les cantinieres de l'armee: elle
+perdit chevaux, voitures, lingots, fourrures et son protecteur. Tant
+qu'a elle, elle eut le bonheur de revenir. Quatre mois et demi plus
+tard, le 2 mai 1813, a la bataille de Lutzen, le hasard me la fit
+rencontrer; elle venait d'etre blessee a la main droite, en donnant a
+boire a un blesse.
+
+J'ai appris, depuis, qu'elle etait rentree en France et qu'elle avait
+reparu aux Cent-Jours. A la bataille de Waterloo, elle fut faite
+prisonniere, mais, comme elle etait sujette belge, elle rentra en
+toute propriete au roi de Hollande[68].
+
+[Note 68: J'ai appris que Marie existait encore et qu'elle etait
+membre de la Legion d'honneur et decoree de la medaille de
+Sainte-Helene. Elle habite Namur. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Je demandai a Marie ou etait son mari: "Vous savez bien, me
+repondit-elle, qu'il a ete tue a Krasnoe (chose que j'avais ignoree
+jusqu'a present); c'etait un bon enfant, celui-la, je le regrette
+beaucoup!" Ensuite elle fronca les sourcils, baissa la tete. Un
+instant apres, elle la releva et, comme j'avais toujours les yeux
+fixes sur elle, elle me regarda en riant, mais d'un sourire triste. Je
+lui demandai a quoi elle pensait: "A manger, comme vous voyez! Avant,
+j'avais un ami qui m'en donnait; a present, je mange lorsque l'on m'en
+donne ou lorsque j'en trouve, chose bien rare; il n'y a qu'a boire!"
+En meme temps, elle prit une pincee de neige qu'elle porta a sa
+bouche.
+
+Je la vis se lever avec peine pour se mettre en marche; elle me donna
+une poignee de main et me dit adieu. Je remarquai qu'elle etait
+courbee par la fatigue et la misere, qu'elle marchait peniblement,
+appuyee sur un gros baton de sapin. La mere Gateau la suivait,
+toujours sa schabraque sur la tete, jurant et marmottant entre les
+dents. Je compris que c'etait toujours apres le vieux chasseur.
+
+Dans ce moment, nous pouvions etre quarante, et, a chaque instant,
+notre nombre augmentait. J'apercus un sergent du regiment: il se
+nommait Humblot. En me voyant, il me demanda ce que je faisais la. Je
+lui repondis que je me reposais et que j'examinais si je ne ferais pas
+bien de passer la nuit ou je me trouvais et de partir le lendemain de
+grand matin.
+
+Humblot, qui etait un brave garcon et qui m'aimait beaucoup, me fit
+des observations tres justes, d'abord sur le temps qui etait
+supportable, sur l'avantage qu'il y aurait pour moi de traverser la
+foret ou, me disait-il, de l'autre cote, nous trouverions des maisons
+ou nous pourrions passer la nuit; le lendemain, nous arriverions de
+bonne heure a Wilbalen, petite ville a trois ou quatre lieues d'ou
+nous etions, ou nous trouverions nos camarades et pourrions nous
+procurer des vivres. Enfin, il fit tant, que je pris mon sac et mon
+fusil, et partis avec le sergent Humblot.
+
+En marchant, Humblot me dit que, quoique nous fussions dans la
+Pomeranie prussienne, il n'etait pas prudent de marcher isole en
+arriere, car plusieurs milliers de Cosaques avaient passe le Niemen
+sur la glace.
+
+Ensuite il me conta qu'il avait quitte Kowno, hier dans la journee,
+avec beaucoup d'autres, et sans s'inquieter de rien, puisque le
+marechal Ney y etait encore a se battre, avec une arriere-garde
+composee d'Allemands et de quelques Francais, afin d'empecher les
+Russes d'entrer dans la ville, et de donner le temps aux debris de
+l'armee de sortir. Ces Allemands, me disait-il, qui faisaient partie
+de la garnison de Kowno, qui se portaient tres bien et a qui rien
+n'avait jamais manque, etaient de pauvres soldats; sans la presence
+des Francais en petit nombre parmi eux, ils auraient jete leurs armes
+et fui:
+
+"Je vais, continua-t-il, te conter ce qui m'est arrive hier, et tu
+verras si je n'ai pas raison de t'engager a faire ton possible afin de
+sortir de ce coquin de pays!
+
+"Apres avoir passe le Niemen, arrives a un quart de lieue de la ville,
+nous apercumes de loin, a cheval sur la route, plus de 2 000 Cosaques
+et autres cavaliers. Nous arretames pour deliberer sur le parti a
+prendre et aussi pour attendre ceux qui etaient en arriere. Un instant
+apres, nous nous trouvames reunis environ 400 hommes de toutes armes.
+Nous formames une colonne, afin de pouvoir, au besoin, former un
+carre. Des officiers qui se trouvaient parmi nous--il y en avait
+beaucoup--en prirent le commandement. Ensuite, vingt-deux soldats
+polonais se joignirent a nous. Environ cinquante hommes des plus
+valides, et qui avaient de bonnes armes, se mirent en tirailleurs, en
+tete et sur les flancs.
+
+"Nous marchames resolument sur cette cavalerie qui, a l'approche des
+tirailleurs, se retira a droite et a gauche de la route. La colonne,
+arrivee a la hauteur des Russes, s'arreta pour attendre quelques
+hommes encore en arriere. Quelques-uns seulement purent la rejoindre,
+car une partie des Cosaques se detacha pour arreter les plus eloignes.
+Un nomme Boucsin[69], grosse caisse de notre musique, qui se trouvait
+du nombre de ceux qui etaient en arriere et qui faisait son possible
+pour rejoindre la colonne, ayant encore (chose etonnante!) la grosse
+caisse sur son dos et portant dans les mains un sac rempli de pieces
+de cinq francs, ce qui l'empechait de marcher aussi vite qu'il
+l'aurait voulu, fut atteint par des Cosaques, a cinquante pas en
+arriere et sur la gauche de la colonne. Il recut, entre les deux
+epaules, un coup de lance qui le fit tomber de tout son long dans la
+neige et fit, en meme temps, passer ta grosse caisse au-dessus de sa
+tete. Aussitot, deux Cosaques descendirent de cheval pour le
+depouiller, mais trois hommes et un officier polonais coururent sur
+les Cosaques, en prirent un avec son cheval et debarrasserent le
+porteur de la grosse caisse, qu'il abandonna au milieu des champs. Il
+en fut quitte pour son coup de lance, et la moitie de son argent qu'il
+distribua a ceux qui lui avaient sauve la vie.
+
+[Note 69: _Bousin_, en argot, signifie _tapage_. Le surnom donne
+au porteur de la grosse caisse lui servait de nom propre.]
+
+"Aussitot, la colonne se remit en marche aux cris de: _Vive
+l'Empereur!_ et en conduisant, au milieu d'elle, le Cosaque et son
+cheval."
+
+Humblot avait fini sa narration, lorsque je fus force de m'arreter,
+toujours pour mon indisposition; pendant ce temps, il marcha doucement
+afin que je pusse le rejoindre. Ma besogne faite a la hate, je me
+remis a marcher; mais, a l'endroit ou je me trouvais, il y avait
+beaucoup de monde qui m'empecha d'avancer. Je repris la route, mais, a
+peine y etais-je, que j'entendis des cris repetes: -"Gare les
+Cosaques!" Je pense que c'est une fausse alerte, mais j'apercois
+plusieurs officiers armes de fusils qui s'arretent et qui se posent
+bravement sur le chemin faisant face du cote ou le bruit venait, et
+criant: "N'ayez pas peur, laissez avancer cette canaille[70]!" Je
+regarde derriere moi, je les apercois tellement pres que je fus touche
+par un cheval: trois etaient en avant, d'autres suivaient.
+
+[Note 70: M. le colonel Richard, ex-commandant de place a Conde,
+etait un de ces officiers: nous en avons parle plusieurs fois
+ensemble. (_Note de l'auteur_).]
+
+Je n'ai que le temps de me jeter dans le bois ou je pensais etre en
+surete, mais les trois Cosaques y entrent presque aussitot que moi et
+malheureusement, dans cet endroit, le bois se trouvait fort clair. Je
+cherche a gagner l'endroit le plus epais, mais par une fatalite
+inouie, mon indisposition me reprend et se fait sentir d'une maniere
+insupportable. Que l'on juge de ma position! Je veux m'arreter, mais
+c'est impossible, car deux des trois Cosaques ne sont plus qu'a
+quelques pas de moi, de sorte que, pour ne pas interrompre ma course
+et me laisser prendre, je suis oblige de faire dans mes pantalons.
+Heureusement, quelques pas plus avant, les arbres se trouvent plus
+rapproches, les Cosaques sont genes dans leur course et forces de la
+ralentir, tandis que je continue du meme pas; mais arrete par des
+branches d'arbres couches dans la neige, je tombe de tout mon long, et
+ma tete reste enfoncee dans la neige. Je veux me relever; mais je me
+sens tenu par une jambe. La crainte me fait penser que c'est un de mes
+Cosaques qui me tient, mais il n'en etait rien, c'etaient des ronces
+et des epines. Je fais un dernier effort, je me releve, je regarde
+derriere moi: les Cosaques etaient arretes; deux cherchaient un
+endroit afin de passer avec leurs chevaux. Pendant ce temps, je me
+traine avec peine.
+
+Un peu plus avant, je me trouve arrete par un arbre abattu, mais je
+suis tellement faible qu'il m'est impossible de lever une jambe pour
+aller au dela, et, pour ne pas tomber d'epuisement, je fus force de
+m'asseoir dessus.
+
+Il n'y avait pas cinq minutes que je m'y trouvais, quand je vois les
+Cosaques mettre pied a terre et attacher leurs chevaux aux branches
+d'un buisson. Je pense qu'ils vont venir me prendre, et deja je me
+leve pour essayer de me sauver, lorsque j'en vois deux s'occuper du
+troisieme, qui avait un furieux coup de sabre a la figure, car il
+releva d'une main le morceau de sa joue qui pendait jusque sur son
+epaule, tandis que les deux autres preparaient un mouchoir qu'ils lui
+passerent sous le menton et lui attacherent sur la tete. Tout cela se
+passait a dix pas de moi; pendant ce temps, ils me regardaient en
+causant.
+
+Lorsqu'ils eurent fini de recoller la figure de leur camarade, ils
+marcherent directement sur moi: alors, me voyant perdu, je fais un
+dernier effort, je monte sur le corps de l'arbre, je prends mon fusil
+qui etait charge, et je me decide a tirer sur le premier qui se
+presentera. Dans ce moment, je n'avais affaire qu'a deux hommes; le
+troisieme, depuis qu'on l'avait panse, paraissait souffrir comme un
+damne, se promenait de droite a gauche, en levant les bras et donnant
+des coups de poing sur le derriere de son cheval.
+
+Me voyant en position de riposter, les deux Cosaques qui marchaient
+sur moi s'arretent et me font signe de venir a eux. Je comprends
+qu'ils disent qu'ils ne me feront pas de mal, mais je reste toujours
+dans la meme position.
+
+J'entendais sur ma droite, du cote de la route, des cris et des
+jurements accompagnes de coups de fusil qui n'etaient pas sans
+inquieter mes adversaires, car, souvent, je les voyais regarder du
+cote d'ou venait le bruit, de sortie que j'esperais qu'ils
+m'abandonneraient pour penser a leur propre surete; mais ne voila-t-il
+pas qu'un quatrieme sauvage arrive, paraissant aussi se sauver! Voyant
+plusieurs de ses camarades, il s'approche, m'apercoit, veut marcher
+sur moi, mais, voyant qu'avec son cheval cela lui est impossible, a
+cause des arbres et des buissons, met pied a terre, attache son cheval
+pres des autres et, un pistolet a la main, en se couvrant des arbres,
+avance contre moi; les deux autres le suivent de la meme maniere. Il
+ne fallait certainement pas faire tant de ceremonies pour s'emparer de
+ma chetive personne, mais ... o bonheur! au meme instant, les cris qui
+venaient de la droite se font entendre avec plus de force, accompagnes
+de coups de fusil; les chevaux, qui n'etaient pas fortement attaches,
+sont effrayes, s'echappent du cote de la route, et les Cosaques se
+mettent a courir apres.
+
+Reflechissant a l'etat deplorable dans lequel je me trouvais, je me
+dis qu'il me serait impossible de continuer a marcher sans me nettoyer
+et changer de linge. On se rappelle que j'avais des chemises et une
+culotte de drap de coton blanc, dans un portemanteau de la montagne de
+Ponari--ces effets appartenaient a un commissaire des guerres.
+
+Ayant ouvert mon sac, j'en tire une chemise que je pose sur mon fusil;
+ensuite la culotte, que je mets a cote de moi sur l'arbre; je me
+debarrasse de mon amazone et de ma capote militaire, de mon gilet a
+manches en soie jaune piquee, que j'avais fait a Moscou avec les
+jupons d'une dame russe; je denoue le cachemire qui me serrait le
+corps et qui tenait mon pantalon, et, comme je n'avais pas de
+bretelles, il tomba sur mes talons. Pour ma chemise, je n'eus pas la
+peine de l'oter, je la tirai par lambeaux, car il n'y avait plus ni
+devant, ni derriere. Enfin, me voila nu, n'ayant plus que mes
+mauvaises bottes aux jambes, au milieu d'une foret sauvage, le 15
+decembre, a quatre heures de l'apres-midi, par un froid de dix-huit a
+vingt degres, car le vent du nord avait recommence a souffler avec
+force.
+
+En regardant mon corps maigre, sale et mange par la vermine, je ne
+puis retenir mes larmes. Enfin, reunissant le peu de forces qui me
+restent, je me dispose a faire ma toilette: je ramasse les lambeaux de
+ma vieille chemise et, avec de la neige, je me nettoie le mieux
+possible. Ensuite, je passe ma nouvelle chemise en fine toile de
+Hollande et brodee sur le devant. Mon pantalon n'etant plus mettable,
+j'enfourche au plus vite la petite culotte, mais elle se trouvait
+tellement courte que mes genoux n'etaient pas couverts, et, avec mes
+bottes qui ne m'allaient que jusqu'a mi-jambe, j'avais toute cette
+partie a nu. Enfin, je passe au plus vite mon gilet de soie jaune, ma
+capote, mon amazone, mon fourniment et mon collet par-dessus, et me
+voila completement habille, sauf mes jambes.
+
+Ensuite, je fis reflexion qu'il fallait decamper au plus vite, de
+sorte que je descendis de mon arbre. Lorsque j'eus fait environ deux
+cents pas, j'apercus deux individus, un homme et une femme. Je
+reconnus qu'ils etaient Allemands; ils me paraissaient etre sous
+l'impression de la peur. Je leur demandai s'ils voulaient venir avec
+moi, mais l'homme repondit, d'une voix tremblante, que non, et, me
+montrant le cote de la route, ne me dit qu'un seul mot: "Cosaques!"
+C'etait un cantinier et sa femme, d'un regiment de la Confederation du
+Rhin, probablement de la garnison de Kowno, qui suivaient le mouvement
+de la retraite et qui ayant, comme moi, ete surpris dans le bois par
+le _hourra_, s'etaient mis a l'ecart. Sa femme lui conseillait de
+venir avec moi, mais l'homme ne voulut pas y consentir, et malgre tout
+ce que je pus lui dire, je me vis force, quoiqu'a regret, de m'en
+aller seul.
+
+Apres avoir erre a l'aventure pendant une demi-heure, je m'arretai
+pour m'orienter, car il commencait deja a faire nuit. Dans la partie
+de la foret ou je me trouvais, il y avait de la neige en quantite.
+Aucun chemin n'etait battu ni fraye, pas meme trace. Je m'asseyais
+quelquefois, pour me reposer, sur des arbres qui, par suite des
+grands vents, etaient tombes deracines. Je saisissais les branches des
+buissons dans la crainte de tomber, tant j'etais faible. Mes jambes
+enfoncaient dans la neige au-dessus de mes bottes, de sorte qu'elle
+entrait dedans. Cependant je n'avais pas froid, au contraire des
+gouttes de sueur me tombaient du front, mais les jambes me manquaient.
+Je sentais une lassitude extraordinaire dans les cuisses, par suite
+des efforts que je faisais pour me tirer de la neige, ou parfois
+j'enfoncais jusqu'aux genoux. Je n'essaierai pas de depeindre ce que
+je souffrais. Il y avait plus d'une heure que je marchais dans les
+tenebres, eclaire seulement par les etoiles: ne parvenant pas a sortir
+de la foret par la direction qui me semblait la meilleure pour
+rejoindre la route et n'en pouvant plus, epuise, essouffle, je prends
+le parti de me reposer. Je m'appuie contre un tronc d'arbre ou je
+reste immobile. Un instant apres, j'entends les aboiements d'un chien,
+je regarde de ce cote: je vois briller une lumiere, je pousse un
+soupir d'esperance, et, rassemblant tout ce que j'avais de forces, je
+me dirige dans cette nouvelle direction. Mais, arrive a trente pas,
+j'apercois quatre chevaux et, autour du feu, quatre Cosaques assis, et
+trois paysans, parmi lesquels je reconnais le cantinier et sa femme
+que j'avais rencontres, pris probablement par les Cosaques qui avaient
+voulu s'emparer de moi; je reconnus facilement celui qui avait un coup
+de sabre a la figure, car je n'etais pas a vingt pas d'eux.
+
+Je les regardai pendant assez de temps, me demandant si je ne ferais
+pas bien de m'approcher et de me rendre plutot que de mourir comme un
+miserable au milieu du bois, car la vue du feu me tentait, mais
+quelque chose que je ne saurais dire me fit faire le contraire. Je me
+retirai machinalement. Je les regardai encore: je remarquai qu'il ne
+leur manquait rien, car plusieurs pots en terre etaient autour du feu.
+Ils avaient de la paille, et les chevaux avaient du foin.
+
+Dans l'impossibilite de suivre, a cause de la quantite d'arbres, la
+direction que j'aurais voulu, je fus oblige d'appuyer a gauche:
+heureusement pour moi, car, apres avoir fait quelques pas, je trouvai
+la foret plus claire, mais la neige y etait en plus grande quantite,
+de sorte que, plusieurs fois, je tombai. Une derniere fois je me
+releve, je regarde le Ciel, je m'en prends a Dieu, qui veillait sur
+moi; au moment ou je me demandais si je ne ferais pas mieux de
+retourner au bivac des Cosaques, je me trouvai a l'extremite de la
+foret et sur la route. La, je tombe a genoux, et je remercie Celui
+contre lequel je venais de m'emporter.
+
+Je marchai droit devant moi: le chemin etait bon, c'etait bien celui
+que je devais suivre, mais le vent, que je ne sentais pas dans le
+bois, soufflait avec assez de force pour se faire sentir a la partie
+de mes jambes qui n'etait pas couverte; mon amazone, qui etait longue,
+me garantissait un peu du froid.
+
+Chose singuliere, je n'avais pas faim; je ne sais si les emotions que
+j'avais eprouvees, depuis le _hourra_, en etaient la cause, ou si
+c'etait l'effet de mon indisposition, car, depuis mon depart de
+l'ecurie ou j'avais mange de la soupe et un morceau de viande, je
+n'avais pas eprouve le besoin de manger. Cependant, pensant que je
+devais encore avoir un morceau de viande dans ma carnassiere, je le
+cherchai et fus assez heureux pour le retrouver, et, quoique durci par
+la gelee, je le mangeai sans discontinuer de marcher. Apres mon repas,
+je levai la tete; j'apercus, sur ma gauche, deux cavaliers paraissant
+marcher avec circonspection et, plus loin, sur la route, un individu
+qui semblait marcher mieux que moi. Je doublai le pas pour le
+rejoindre, mais tout a coup je ne le vis plus.
+
+En regardant sur la droite, j'apercus une petite cabane et, comme il
+n'y avait pas de porte fermee, j'entrai. Mais a peine avais-je fait
+deux pas dans l'interieur, que j'entendis resonner une arme, et une
+grosse voix se fit entendre: "Qui va la?" Je repondis: "Ami!" et
+j'ajoutai: "Soldat de la Garde!--Ah! ah! repondit-on, d'ou diable
+sortez-vous, mon camarade, que je ne vous ai pas rencontre depuis que
+je marche seul?" Je lui contai une partie de ce qui m'etait arrive
+depuis le _hourra_ des Cosaques, dont il me dit n'avoir pas entendu
+parler.
+
+Nous sortimes pour nous mettre en marche: je m'apercus que mon nouveau
+camarade etait un vieux chasseur a pied de la Garde, et qu'il portait,
+sur son sac et autour de son cou, un pantalon de drap qui, suivant
+moi, ne lui servait de rien, mais qui pouvait m'etre d'un grand
+secours. Je le suppliai de me le ceder pour un prix, et lui montrai
+l'etat de nudite de mes jambes: "Mon pauvre camarade, me dit-il, je ne
+demande pas mieux que de vous obliger, si cela se peut, mais je vous
+dirai que le bas du pantalon est brule a plusieurs places et qu'il y a
+meme de grands trous.--N'importe, cedez-le-moi, cela me sauvera
+peut-etre la vie!" Il le tira de dessus son sac en me disant: "Tenez,
+le, voila!" Alors je pris deux pieces de cinq francs dans ma
+carnassiere, en lui demandant si c'etait assez: "C'est bien, me
+repondit-il, depechez-vous et partons, car j'apercois deux cavaliers
+qui semblent descendre du cote de la route, et qui pourraient bien
+etre les eclaireurs d'un parti de Cosaques!"
+
+Pendant qu'il me parlait, je m'etais appuye contre le montant de la
+porte et j'avais passe le pantalon dans mes jambes. Je le fis tenir,
+comme le precedent, avec le cachemire qui me serrait le corps, et nous
+partimes.
+
+Nous n'avions pas fait cent pas, que mon compagnon, qui marchait mieux
+que moi, en avait deja plus de vingt d'avance. Je le vis se baisser et
+ramasser quelque chose; je ne pus, pour le moment, distinguer ce que
+c'etait, mais, arrive au meme endroit, j'apercus un homme mort. Je
+reconnus que c'etait un grenadier de la Garde royale hollandaise qui,
+depuis le commencement de la campagne, faisait partie de la Garde
+imperiale. Il n'avait plus de sac, ni de bonnet a poil, mais il avait
+encore son fusil, sa giberne, son sabre et de grandes guetres noires
+aux jambes, qui lui allaient jusqu'au-dessus des genoux. L'idee me
+vint de les lui oter pour les mettre au-dessus de mon pantalon et
+couvrir ses trous. Je m'assieds sur ses cuisses, et je finis par les
+lui tirer; ensuite je me remets a marcher plus vite que de coutume,
+comme si celui a qui je venais de les prendre allait courir apres moi.
+
+Pendant ce temps, le chasseur avait continue sa route, de sorte que je
+ne pouvais plus le voir. Un instant apres, j'apercus devant moi un
+grand batiment. Je reconnus que c'etait une station, maison de poste,
+et me proposai d'y passer la nuit. Un fantassin en faction me cria:
+"Qui vive?" Je repondis: -"Ami!" et j'entrai.
+
+D'abord je vis des soldats, au nombre de plus de trente, dont
+quelques-uns dormaient, et d'autres, autour de plusieurs feux,
+faisaient cuire du cheval et du riz. A droite, j'apercus trois hommes
+autour d'une gamelle de riz. Je me laissai tomber a cote de ces
+derniers. Un instant apres, j'essayai de parler a l'un d'eux. Pour
+commencer, je le tirai par sa capote; il me regarda sans me rien dire.
+Alors, d'un ton piteux, je lui dis assez bas, afin que d'autres ne
+pussent l'entendre: "Camarade, je vous en prie, laissez-moi manger
+quelques cuillerees de riz, en vous payant. Vous me rendrez un grand
+service, vous me sauverez la vie!" En meme temps je lui presentai deux
+pieces de cinq francs, qu'il accepta, en me disant: "Mangez!" Il me
+remit un plat en terre avec sa cuiller, et me ceda aussi sa place pres
+du feu. Je mangeai environ quinze cuillerees de riz qu'il restait
+encore, pour mes dix francs.
+
+Mon repas fini, je regardai autour de moi afin de voir si je ne
+verrais pas le vieux chasseur. Je l'apercus pres d'un ratelier; il
+etait occupe a decouper un bonnet a poil pour en faire un
+couvre-oreilles. Ce bonnet etait celui du grenadier hollandais qu'il
+avait ramasse, lorsque je l'avais vu se baisser. J'allai de son cote
+pour me reposer; mais a peine etais-je etendu sur la paille, que la
+sentinelle cria: "Alerte!" en disant qu'elle apercevait des Cosaques.
+Aussitot, tout le monde se leve et prend ses armes. On entendit crier:
+"Ami, Francais!" Deux cavaliers entrerent dans la grange et,
+descendant de cheval, se firent connaitre; mais plusieurs les
+interpellerent, et surtout le vieux chasseur qui leur dit: "Comment se
+fait-il que vous etes a cheval et f... comme des Cosaques?
+Probablement pour piller et detrousser les pauvres Francais blesses ou
+malades?--Ce n'est pas cela du tout, repond l'un des deux cavaliers,
+mais a nous voir, on le croirait. Nous pouvons vous prouver le
+contraire, et lorsque nous serons en place, nous vous conterons cela."
+Celui qui venait de repondre, apres avoir attache les deux chevaux et
+leur avoir donne de la paille, qui se trouvait en grande quantite dans
+la grange, revint pres de son compagnon qui paraissait marcher avec
+peine et, le prenant par le bras, vint le placer pres de moi.
+Lorsqu'ils eurent mange un morceau de pain et bu de l'eau-de-vie dont
+ils paraissaient avoir leur provision, et en eurent fait boire un
+coup au vieux chasseur et a moi, celui qui avait conduit son camarade
+pres de moi, dit: "Hier au soir, j'ai sauve mon frere des mains des
+Cosaques ou il etait prisonnier et blesse. Il faut que je vous conte
+cela, cela tient du merveilleux.
+
+"La veille d'arriver a Kowno, mourant de faim et de froid, epuise de
+fatigue, je m'ecartais de la route avec deux officiers du 71e de ligne
+armes, comme moi, d'un fusil, afin de pouvoir passer la nuit dans un
+village. Mais, apres avoir fait environ une demi-lieue, ne pouvant
+aller plus loin sans nous exposer a perir de froid dans la neige, nous
+nous decidames a passer la nuit dans une mauvaise maison abandonnee
+ou, fort heureusement, nous trouvames du bois et de la paille, et,
+comme j'avais encore de la farine de Wilna, nous fimes un bon feu et
+de la bouillie.
+
+"Le lendemain, de grand matin, nous nous disposames a partir pour
+rejoindre la route, mais au moment ou nous allions sortir de la
+maison, nous la vimes cernee par les Cosaques, au nombre de 15; cela
+ne nous empecha pas de sortir. Nous arretames devant la ports afin de
+les observer; ils nous firent signe d'aller a eux; nous fimes le
+contraire, nous rentrames dans la maison, nous fermames la porte, nous
+ouvrimes deux petites fenetres et commencames un feu qui fit fuir les
+Cosaques. A une bonne portee de fusil, ils s'arretent, mais nos armes
+etaient rechargees: nous sortimes de la maison, et, sans perdre de
+temps, leur envoyames une seconde bordee qui fit tomber un cheval avec
+son cavalier. Ce dernier se debarrassa et abandonna sa monture. Nous
+nous mimes a marcher au plus vite, mais nous n'avions pas fait
+cinquante pas que nous les vimes marcher de notre cote.
+
+"Un instant apres, ils appuyerent a droite, mais c'etait pour enlever
+le portemanteau reste sur le cheval que nous avions descendu. Bientot
+nous les perdimes de vue, et nous arrivames sur la route qui
+conduisait a Kowno, ou nous devions arriver le meme jour. Nous nous
+trouvames au milieu de plus de six mille traineurs, et, dans cette
+cohue, je fus, comme il arrivait toujours, separe de mes camarades. Je
+marchai ainsi toute la journee, et il ne faisait pas encore nuit, que
+je me trouvais a une lieue de Kowno, pres du Niemen. Je me decidai a
+traverser le fleuve sur la glace, afin de trouver un gite comme la
+veille, car l'on y voyait des habitations.
+
+"Etant sur la digue, j'apercus, a une demi-lieue sur la droite, un
+groupe de trois a quatre maisons, ou je fus assez bien recu par les
+paysans et ou je passai la nuit tranquillement. Le lendemain de grand
+matin, je me mis en route, afin de rejoindre la colonne de l'autre
+cote de Kowno; mais lorsque je fus a deux cents pas, je me trouvai,
+sans y penser, au milieu d'une douzaine de Cosaques qui, sans me faire
+du mal et sans meme penser a me desarmer, me firent marcher devant
+eux, et precisement dans la direction ou je voulais aller. J'etais
+prisonnier, et ne pouvais le croire.
+
+"Apres une heure de marche, nous arrivames dans un village. La, l'on
+me debarrassa de mes armes et de mon argent, et je fus assez heureux
+pour sauver quelques pieces d'or cachees dans la doublure de mon
+gilet. Je me debarrassai de mon schako, pour me couvrir la tete d'un
+bonnet de peau de mouton noir que voila. Je remarquai que les Cosaques
+etaient charges d'or et d'argent et qu'ils ne faisaient pas beaucoup
+attention a moi; aussi je me promis bien de profiter de la premiere
+occasion pour m'echapper.
+
+"Il pouvait etre dix heures quand nous partimes du village. Nous
+rencontrames un autre detachement de Cosaques, escortant des
+prisonniers, dont quelques-uns etaient de la Garde imperiale, qui
+avaient ete pris en sortant de Kowno. Je fus joint a ces derniers.
+
+"Nous marchames en nous arretant souvent, jusqu'a environ trois
+heures. Je remarquai que le conducteur etait embarrasse, ne
+connaissant pas le pays. Avant qu'il fut nuit, nous arrivames dans un
+petit village, ou l'on nous fit entrer dans une grange et ou nous
+passames tous a une visite tres minutieuse. Je tremblais pour mon or,
+j'en fus quitte pour la peur.
+
+"A peine avait-on fini de nous fouiller, que j'entendis crier mon nom
+par un prisonnier que je ne connaissais pas; je repondis: "Present!"
+Un autre prisonnier, a l'extremite, repondit la meme chose. Alors,
+m'avancant dans la direction dont la voix etait partie, je demandai
+qui s'appelait Dassonville: "Moi!" me repondit mon frere que vous
+voyez la. Jugez de notre surprise en nous reconnaissant! Nous nous
+embrassames en pleurant. Il me dit qu'il avait ete blesse le 28
+novembre, par ici du pont de la Berezina, d'un coup de balle dans le
+mollet de la jambe gauche. Je lui dis que mon dessein etait que nous
+nous sauvions avant que l'on nous fit repasser le Niemen: puisque nous
+etions dans la Pomeranie, pays appartenant a la Prusse, il fallait
+profiter de l'occasion qui se presentait.
+
+"Les paysans nous apporterent des pommes de terre et de l'eau, bonheur
+auquel nous etions loin de nous attendre. L'on nous en fit la
+distribution; nous en eumes chacun quatre; nous nous jetames dessus
+comme des devorants, et presque tous avouerent que, pour le moment, il
+valait mieux etre prisonnier, mangeant des pommes de terre, que de
+mourir, libre, de faim et de froid sur le grand chemin. Mais moi je
+leur observai qu'il serait plus heureux de sortir de leurs griffes:
+"Qui sait, dis-je, si l'on ne nous conduira pas en Siberie?" Je leur
+montrai la possibilite de nous sauver, car j'avais trouve, derriere la
+place ou j'etais couche avec mon frere, que l'on pouvait facilement en
+detacher deux planches et passer aisement. On convint que j'avais
+raison; mais je ne sais par quelle fatalite, une heure apres, l'on
+vint nous dire qu'il fallait partir. Il commencait a faire nuit;
+beaucoup d'hommes, accables de fatigue, etaient endormis et ne
+voulaient pas se lever; mais les Cosaques, voyant que l'on ne
+repondait pas assez vite a l'ordre donne, frapperent a coups de knout
+ceux qui etaient encore couches. Mon frere qui, a cause de sa
+blessure, ne pouvait se lever assez lestement, allait etre frappe; je
+me mis devant, je parai les coups, pendant que je l'aidais a se
+relever, et au lieu de sortir de la grange comme les autres, nous nous
+cachames derriere la porte, avec le bonheur de ne pas etre apercus.
+
+"Tous les prisonniers et les Cosaques etaient sortis; nous n'osions
+respirer. Trois Cosaques a cheval traverserent encore la grange en
+galopant et en regardant a droite et a gauche, s'il n'y avait plus
+personne. Lorsqu'ils furent sortis, je me trainai pour regarder en
+dehors: je vis un paysan venir, je rentrai a ma place. Il entra dans
+la grange du cote oppose ou nous etions; nous n'eumes que le temps de
+nous couvrir de paille. Fort heureusement il ne nous apercut pas et
+ferma les deux portes. Nous nous trouvames seuls.
+
+"Il pouvait etre six heures; nous nous reposames encore une heure;
+ensuite je me levai pour aller ouvrir la porte; mais je ne pus y
+parvenir, de sorte qu'il fallut revenir a mon premier projet, celui de
+sortir en enlevant les deux planches. C'est ce que je fis. Le passage
+etait libre; je dis a mon frere de m'attendre, et je sortis.
+
+"J'avancai a l'entree du village: a la premiere maison j'apercus de la
+lumiere a travers une petite fenetre et, lorsque je fus en face, je
+vis trois grands coquins de Cosaques compter de l'argent sur une table
+et un paysan les eclairer. Je me disposais a me retirer pour retourner
+a la grange rejoindre mon frere, lorsque j'en vis un faire un
+mouvement du cote de la porte, l'ouvrir et sortir; fort heureusement
+qu'un traineau charge de bois se trouvait pres de moi pour me cacher:
+je me mis a plat ventre sur la neige.
+
+"Le Cosaque, apres avoir satisfait un besoin, rentra dans la maison et
+ferma la porte. Aussitot je me levai pour me sauver, mais comme il
+fallait passer vis-a-vis de la fenetre, dans la crainte d'etre vu, je
+fis le tour a droite. Je n'avais pas encore fait dix pas, qu'une porte
+s'ouvrit. Pour ne pas etre vu, j'entrai dans une ecurie et me couchai
+sous une auge dans laquelle des chevaux mangeaient. A peine y
+etais-je, qu'un paysan portant une lanterne et suivi d'un Cosaque, y
+entra. Je me crus perdu. Le Cosaque portait un portemanteau; il
+l'attacha sur son cheval, l'examina, et sortit en fermant la porte.
+
+"J'allais sortir moi-meme, lorsqu'une idee me vint d'enlever un
+cheval: je m'empare au plus vite de celui au portemanteau, mais en le
+faisant tourner pour sortir de l'ecurie, quelque chose me tombe sur
+l'epaule; c'est la lance du Cosaque qui etait appuyee sur son cheval.
+Je m'en empare pour me defendre au besoin, et je sors. J'arrive pres
+de la grange, j'aide mon frere a monter a cheval, et, moi prenant la
+bride, nous marchons dans la direction de la route. Lorsque nous eumes
+fait environ deux cents pas, je regardai si je ne voyais rien venir.
+Je lui remis la lance du Cosaque, et le couvris avec le grand collet a
+poil de chameau qui se trouvait sur le cheval. Apres une demi-heure
+de marche, nous arrivames sur la route; ensuite, tournant dans la
+direction de Gumbinnen, nous apercumes des paysans occupes a enlever
+les roues d'un caisson abandonne. Pour ne point passer pres d'eux,
+nous primes un chemin sur notre gauche, qui nous conduisit a l'entree
+d'un village que nous aurions bien voulu eviter, tant nous avions
+crainte de retomber entre les griffes de nos ennemis. Dieu sait ce
+qu'il nous en serait arrive, car, nous voyant possesseurs d'un cheval
+et d'une arme appartenant a l'un des leurs, ils pouvaient penser que
+nous avions tue l'individu a qui tout cela avait appartenu!
+
+"Nous etions arretes pour deliberer, lorsque nous entendimes du bruit
+derriere nous; aussitot nous voulons fuir, mais il n'y avait pas
+possibilite, car la grande quantite de neige, des deux cotes du
+chemin, nous empechait d'entrer dans les terres. Notre position
+devenait critique et je n'osais communiquer a mon frere les sensations
+que j'eprouvais, plus pour lui que pour moi, a cause de sa blessure.
+
+"Nous allions continuer a marcher droit devant nous, lorsque nous
+apercumes ceux qui nous avaient cause tant de frayeur; ils n'etaient
+qu'a quelques pas de nous. Ils s'arreterent en nous criant en
+allemand: "Bonsoir, amis Cosaques!--Attention! dis-je a mon frere; tu
+es Cosaque, et moi je suis ton prisonnier. Tu parles un peu allemand,
+ainsi du sang-froid!" Comme il avait sur la tete un mauvais bonnet de
+police, je le changeai contre le mien qui ressemblait a celui d'un
+Cosaque. Nous reconnumes ces paysans pour ceux que nous avions vus, un
+instant avant, sur la route, autour du caisson. Ils etaient quatre, et
+trainaient avec des cordes deux des roues qu'ils avaient enlevees: mon
+frere leur demanda s'il y avait des camarades Cosaques dans le
+village; ils lui dirent que non: "Alors, dit-il, conduisez-moi chez le
+bourgmestre, car j'ai froid et faim, puis, je suis blesse et oblige de
+conduire ce prisonnier francais". Alors il y en eut un qui nous dit
+que, depuis le matin, ils attendaient les Cosaques, et qu'ils auraient
+bien fait d'arriver, car plus de trente Francais avaient loge la nuit
+derniere et on les avait presque tous desarmes au moment de leur
+depart.
+
+"En entendant cela, nous aurions voulu etre au diable, mais, dans ce
+moment, d'autres paysans arriverent qui, en me voyant conduit par un
+Cosaque, me dirent des injures et me firent des menaces qui furent
+reprimees par un homme age que j'ai su, apres, etre un ministre
+protestant, cure de l'endroit.
+
+"L'on nous conduisit chez le bourgmestre, qui fit beaucoup d'accueil a
+mon frere en lui disant qu'il logerait chez lui et que l'on aurait
+soin de son cheval, mais que, pour le Francais, il allait le faire
+conduire a la prison, a moins, dit-il, que vous ne vouliez le garder
+pres de vous pour vous servir de domestique: "Je ne demande pas mieux,
+repondit mon frere, d'autant mieux que je suis blesse et que ce
+Francais est chirurgien-major. Il me pansera ma jambe.--Chirurgien-major!
+reprit le bourgmestre, cela tombe on ne peut mieux, car nous avons
+ici un brave homme du village qui a eu, ce matin, le bras casse
+par un Francais qui n'a pas voulu se laisser desarmer; il lui arrangera
+son bras!"
+
+"L'on nous fit entrer dans une chambre bien chaude ou il y avait un
+lit que l'on designa pour le Cosaque, mais il n'en voulut pas et
+demanda de la paille pour lui, et aussi pour moi, qu'il fit mettre a
+part, afin de ne pas eveiller de soupcons. L'on nous apporta a manger
+du pain, du lard, de la choucroute, de la biere et du genievre pour le
+frere Cosaque; des pommes de terre et de l'eau pour moi. Le
+bourgmestre fit remarquer a mon frere une certaine quantite d'armes
+dans un coin de la chambre: c'etaient celles des Francais que les
+paysans avaient desarmes le matin, consistant en quelques pistolets,
+carabines, cinq a six fusils, autant de sabres de cavaliers, ainsi que
+plusieurs paquets de cartouches.
+
+"Pendant que nous etions en train de manger, un paysan accompagne
+d'une femme entra dans la chambre; l'homme portait un bras en echarpe:
+c'etait l'homme au bras casse. Il vint s'asseoir aupres de moi pour me
+le faire voir. Je me decidai a payer d'audace. Je demandai du linge,
+des bandes, des petites lattes que l'on fit avec du bois de sapin. Le
+bras etait casse net entre le poignet et le coude. J'avais deja vu
+tant d'operations, depuis cinq ans, que je ne balancai pas un instant
+a me mettre a l'oeuvre. Il n'y avait pas de plaie, on voyait seulement
+une forte rougeur. Je fis signe a un paysan de tenir le malade par les
+deux epaules et a la femme de tenir la main. Alors j'ajustai, je
+pense, assez bien l'os casse, comme j'aurais fait d'un morceau de
+bois. D'abord, je tatonnai. Pendant ce temps, le diable criait et
+faisait de vilaines grimaces. Enfin je lui appliquai des compresses
+trempees dans le _schnapps_, ensuite quatre lattes que je lui serrai
+avec des bandes de toile. Enfin, l'operation finie, il se trouva
+mieux, et me dit que j'etais un brave homme. La femme et le
+bourgmestre me firent des compliments; alors je respirai. Pour me
+recompenser, on me donna un grand verre de genievre.
+
+"Mais ce n'etait pas tout: le bourgmestre me fit comprendre qu'il
+fallait que j'aille voir une femme qui, depuis deux jours, souffrait
+horriblement; c'etait une jeune femme enceinte qui ne pouvait
+accoucher. On avait ete a Kowno pour un accoucheur, mais tout etait en
+deroute a cause des Russes et des Francais, de sorte que l'on n'avait
+pu en trouver: "Ordinairement, me dit-il, ce sont les vieilles femmes
+qui font ce service, mais il parait que l'enfant se presente mal". Je
+voulus faire comprendre au bourgmestre qu'ayant perdu mes instruments
+de chirurgien, je ne pouvais pas operer et que, d'ailleurs, je n'etais
+pas accoucheur, que je n'y connaissais rien. Mais je ne pus me faire
+comprendre, ou l'on pensa qu'il y avait, de ma part, mauvaise volonte:
+il fallut marcher. Je fus conduit par deux paysans et trois femmes a
+l'extremite du village. Je ne sais si c'est parce que je sortais d'une
+chambre chaude, mais j'avais un froid de chien. Enfin, nous arrivons.
+
+"On me fait entrer dans une chambre ou je trouve trois vieilles femmes
+que l'on aurait pu comparer aux trois Parques: elles etaient aupres
+d'une jeune femme etendue sur un lit et qui, par moments, jetait des
+cris bien plus forts que l'homme au bras casse. Une des vieilles me
+fit approcher de la malade, une autre leva la couverture et une
+troisieme la chemise. Jugez de mon embarras! Sans rien dire, je
+regardais les trois vieilles, afin de lire dans leurs yeux ce qu'elles
+voulaient que je fasse. Elles aussi attendaient, en me regardant, ce
+que j'allais faire: la malade, de meme, avait les yeux sur moi. A la
+fin, je compris une des vieilles qui me disait de voir si l'enfant
+vivait encore. Alors je me decide et je lui pose ma large patte,
+froide comme la glace, sur son ventre brulant. Le contact lui fit
+faire un bond et jeter un cri a faire trembler la maison. Ce cri est
+suivi d'un second: aussitot les trois vieilles s'emparent d'elle, et,
+en moins de cinq minutes, tout etait fini: elle venait d'accoucher
+d'un Prussien.
+
+"Alors, tout fier de ma nouvelle cure, je me frotte les mains, et,
+comme je savais ce que l'on faisait, dans mon village, en pareille
+circonstance, ou on lave l'enfant dans de l'eau chaude et du vin, j'en
+fis apporter dans une cuvette. Ensuite je demandai du _schnapps_. On
+m'en donna une bouteille; je la goute plusieurs fois, je prends un
+morceau de linge que je trempe dans l'eau chaude, je verse du
+_schnapps_ dessus, j'applique cette compresse sur le bas-ventre de la
+jeune femme, qui s'en trouve tres bien, et qui me remercie en me
+pressant la main.
+
+"Je sortis escorte par les deux hommes qui m'avaient amene, et par
+deux des vieilles duegnes. Je fus reconduit chez le bourgmestre ou
+l'on fit mon eloge. Mon frere le Cosaque etait dans des transes, mais,
+en me voyant, il fut rassure.
+
+"J'avais encore un blesse a panser, c'etait lui: je lui lavai la plaie
+avec de l'eau chaude, et je l'arrangeai avec un peu plus de
+connaissance. On nous laissa seuls. Lorsque nous fumes certains que
+tout le monde dormait, je m'avancai du cote ou etaient les armes, je
+choisis deux paires de pistolets ainsi qu'un beau sabre de chasseur et
+deux paquets de cartouches du calibre de nos pistolets, que nous
+primes la precaution de charger de suite. Les miens furent caches en
+attendant le moment de notre depart; ensuite, nous nous reposames.
+
+"Le matin, a six heures, l'on nous apporta a manger. Cette fois, je
+fus traite comme le Cosaque. Pendant que nous mangions, le bourgmestre
+me fit encore compliment sur mes talents; ensuite il me demanda si je
+voulais rester; qu'il me donnerait une de ses filles en mariage. Je
+lui dis que cela ne se pouvait pas, que j'etais deja marie et que
+j'avais des enfants: "Alors, dit-il en s'adressant au Cosaque, de
+quel cote allez-vous?--Je vais rejoindre mon frere et mes camarades
+qui suivent la route qui va a la ville; je ne me rappelle pas son nom,
+mais c'est la premiere que je dois rencontrer sur la route.--Je sais,
+dit le bourgmestre, c'est Wilbalen. Alors nous partirons ensemble, je
+vous conduirai a une lieue d'ici, dans un endroit ou vous trouverez
+plus de deux cents Cosaques, car je viens de recevoir l'ordre
+d'envoyer tout ce que je pourrais avoir de foin et de farine dans le
+village, et d'y aller de suite moi-meme. Ainsi, dans une demi-heure,
+nous partirons. Je vais faire preparer votre cheval et le mien."
+
+"A peine fut-il sorti, que je mis mes pistolets a ma ceinture et au
+moins trente cartouches dans mes poches. Mon frere le Cosaque
+s'attacha le sabre que je lui avais choisi et mit aussi les pistolets
+a sa ceinture. Un instant apres, on vint nous avertir que tout etait
+dispose pour le depart. Je pris le portemanteau du Cosaque, et nous
+sortimes.
+
+"A la poste, nous vimes le bourgmestre en tenue de voyage: il avait
+une capote brune, doublee en fine peau de mouton, bonnet fourre,
+bottes idem. Son domestique avait une capote en peau de mouton.
+J'aidai mon frere le Cosaque a monter a cheval et, pendant que
+j'attachais le portemanteau, je lui dis, de maniere a ne pas etre
+entendu, que, si l'occasion se presentait, il fallait s'emparer du
+cheval et de la capote du bourgmestre et de celle de son domestique,
+et nous en vetir; que, par ce deguisement, nous pourrions nous sauver;
+que, dans la position ou nous nous trouvions, il fallait agir avec
+vigueur et que c'etait un coup de vie ou de mort.
+
+"L'on se mit en marche, le domestique en avant comme guide, moi apres,
+et au milieu des deux cavaliers, comme prisonnier. Un peu avant la
+sortie du village, nous primes un chemin a gauche, et, apres un quart
+d'heure de marche, nous arrivames a l'entree d'un petit bois de
+sapins. Pendant que nous le traversions, je pensais a mettre mon
+projet a execution. Lorsque nous l'eumes traverse, je regardai devant,
+a droite et a gauche, si je ne voyais rien qui put nous nuire.
+N'apercevant rien, j'avancai du cote du bourgmestre et, saisissant
+d'une main la bride de son cheval, et lui presentant un pistolet de
+l'autre, je l'invitai a descendre de cheval. Il fut, comme vous le
+pensez, on ne peut plus surpris, et regarda le Cosaque comme pour lui
+dire de me passer sa lance au travers du corps. Pendant ce temps, le
+domestique, qui avait vu mon mouvement, voulut se jeter sur moi, et,
+comme il avait un gros baton, il fit un mouvement pour m'assommer,
+mais, sans lacher la bride du cheval, je le frappai d'un si grand coup
+de crosse de pistolet dans la poitrine, que je l'envoyai tomber a
+quatre pas et le menacai de le tuer, s'il avait le malheur de faire un
+mouvement pour se relever. Pendant ce temps, mon frere observait le
+bourgmestre, auquel il dit qu'il fallait descendre de cheval, mais il
+etait tellement saisi, qu'il se le fit repeter plusieurs fois. Enfin
+il descendit, et je donnai sa monture a tenir a mon frere.
+
+"Sans perdre de temps, j'otai au domestique ses bottes, sa capote et
+son bonnet. Alors, enlevant ma capote, mon habit et mon bonnet de
+police, je le lui mis sur la tete et le forcai a mettre mon habit, de
+sorte qu'a son tour il avait l'air d'un prisonnier.
+
+"Imaginez-vous la figure du bourgmestre en voyant son domestique
+habille de la sorte! Mais ce n'etait pas tout: je dis a mon frere, qui
+etait descendu de cheval, d'observer le domestique, pendant que je
+ferais changer de costume a son maitre qui, sur mon invitation, et
+sans se faire prier, me donna sa capote, ses bottes et son bonnet. Je
+lui donnai, en echange, ma capote et le bonnet de son domestique.
+Ensuite je fis mettre a mon frere la capote et les bottes de ce
+dernier et, lorsqu'il fut completement habille, a cheval et en
+position de garder les deux individus, a mon tour je m'habillai de la
+depouille du bourgmestre. J'enfourchai la monture que mon frere tenait
+par la bride; ensuite il me donna son sabre, et nous partimes au
+galop, laissant nos deux Prussiens saisis et ne sachant probablement
+pas si mon frere etait, ou non, un vrai Cosaque. Il faut dire aussi la
+verite: nous n'etions pas a notre aise, car, quoique deguises, nous
+avions peur de tomber entre les griffes des Cosaques dont le
+bourgmestre nous avait parle avant notre depart.
+
+"Apres dix minutes de marche au galop, nous arrivames dans un petit
+village ou les habitants, en nous voyant, se mirent a crier: "Hourra!
+hourra! nos amis les Cosaques, hourra!" Ils nous dirent qu'au grand
+village, a un quart de lieue, nos camarades avaient couche et qu'ils
+en etaient partis afin de couper la retraite aux Francais, avant
+qu'ils pussent atteindre le bois qui traversait la route. Ils
+voulurent nous faire descendre de cheval pour nous faire rafraichir,
+mais, comme nous n'etions pas tranquilles, nous nous contentames de
+boire quelques verres de _schnapps_ sans descendre. Ensuite mon frere
+cria "hourra!" et nous partimes, emportant la bouteille de _schnapps_
+et accompagnes des hourras de toute la population.
+
+"Il pouvait etre trois heures lorsque nous apercumes le bois devant
+nous, et nous n'en etions plus loin lorsque nous entendimes la
+fusillade et vimes, pres d'une maison situee sur le bord de la route,
+un combat entre les Francais et la cavalerie russe. Ainsi les paysans
+ne nous avaient pas menti, c'etaient bien les Cosaques qui voulaient
+couper la retraite a la colonne des traineurs, avant qu'elle put
+atteindre le bois.
+
+"Voyant cela, nous faisons prendre le galop a nos chevaux et, sans
+penser que nous ressemblons a des Cosaques, nous nous postons sur la
+route afin de tacher de gagner l'entree du bois ou tous les traineurs
+se precipitent. Ils nous prennent pour des Cosaques et accelerent leur
+fuite. Les Cosaques, a leur tour, nous prenant pour des leurs, pensent
+que nous poursuivons les Francais, viennent a une douzaine pour nous
+soutenir et entrent avec nous dans le bois. J'avais un Cosaque a ma
+droite, et mon frere a ma gauche; tout le reste des Cosaques derriere
+moi, dont on aurait dit que j'etais le chef.
+
+"La route etait a peine assez large pour que trois cavaliers pussent
+marcher de front; apres avoir trotte une cinquantaine de pas, nous
+apercevons plusieurs officiers de chez nous qui nous barrent le
+passage en croisant la baionnette et en criant a ceux qui fuyaient:
+"N'ayez pas peur de cette canaille, laissez-les avancer!" Je profite
+de l'occasion et, ralentissant le pas de mon cheval, j'applique sur la
+figure du Cosaque qui etait a ma droite, le plus fameux coup de
+sabre[71]. Il fait encore un pas et s'arrete en tournant la tete de
+mon cote, mais, comme il voit que je me dispose a recommencer, il fait
+demi-tour et se sauve en beuglant. Ceux qui nous suivent en font
+autant, et nos chevaux font le meme mouvement, de sorte que nous
+voila, a notre tour, a la suite des Cosaques qui se sauvent a tous les
+diables en recevait quelques coups de fusil des hommes de chez nous,
+dont nous faillimes etre attrapes.
+
+[Note 71: Le Cosaque a qui le sergent a coupe la figure d'un coup
+de sabre est bien celui que j'ai vu dans le bois et dont les camarades
+ont panse la plaie. (_Note de l'auteur_.)]
+
+"J'apercois un chemin a droite: nous y entrons, un Cosaque y etait
+deja. En nous voyant, il ralentit le pas, s'arrete et nous parle un
+langage que nous ne comprenons pas: je lui assene un violent coup de
+sabre sur la tete, et je crois que je l'aurais partage en deux, sans
+un bonnet de peau d'ours qui le coiffait. Etonne de cette maniere de
+repondre, il se sauve, mais, comme il est meilleur cavalier que nous,
+nous le perdons de vue. Un quart d'heure apres, nous arrivons de
+l'autre cote du bois: la, nous apercevons encore notre Cosaque qui, en
+nous voyant, part au galop, mais nous n'avions pas envie de le suivre.
+Nous cotoyons le bois jusqu'a son extremite, ensuite nous louvoyons
+jusqu'au soir, pour retrouver la vraie route, et c'est avec bien de la
+peine que nous arrivons ici.
+
+"Maintenant, acheva le sergent, il faut nous reposer un peu, et
+partir, car, au jour, on pourrait nous donner le reveil."
+
+Alors chacun de nous s'arrangea pour prendre un peu de repos, pendant
+que six hommes de la garnison de Kowno, six soldats du train bien
+portants, s'offrirent volontairement pour veiller, chacun a leur tour,
+a la porte de la grange.
+
+Il n'y avait pas une heure que nous reposions, lorsque nous entendimes
+crier "Qui vive?" Un instant apres, un individu entre et tombe de tout
+son long. Aussitot, les hommes qui etaient le moins fatigues se
+leverent pour le secourir. C'etait un canonnier a pied de la Garde
+imperiale qui s'etait trouve au bivouac ou j'avais manque rester. Il
+avait plus de vingt blessures sur le corps, des coups de lance et de
+sabre. On demanda du linge pour le panser; je m'empressai de donner
+une de mes meilleures chemises provenant du commissaire des guerres.
+L'un des deux freres, le sergent, lui fit avaler une goutte de
+genievre, le vieux chasseur donna de la charpie qu'il tira du fond de
+son bonnet a poil. On finit par l'arranger tant bien que mal; enfin
+il se trouva soulage: heureusement ses blessures n'etaient que sur le
+dos et sur la tete, quelques-unes sur le bras droit, mais les jambes
+etaient bonnes.
+
+Je m'approchai pour lui demander comment il se trouvait; a peine
+m'eut-il regarde qu'il me dit: "C'est vous, sergent! Vous avez ete
+prudent en ne restant pas a la maison, a l'entree du bois ou, comme
+moi et tant d'autres, vous vous proposiez de passer la nuit, car
+peut-etre un quart d'heure apres votre depart, plus de quatre cents
+Cosaques[72] sont arrives. Nous primes les armes pour nous defendre;
+nous etions, dans ce moment, environ cent. Voyant que nous etions
+disposes a les recevoir, ils s'arreterent; quelques-uns se
+detacherent, ayant a leur tete un officier qui vint nous dire, en bon
+francais, de nous rendre.
+
+[Note 72: Le canonnier se trompait sur le nombre de Cosaques, car
+j'ai su, par un de mes amis qui s'y trouvait, qu'ils n'etaient pas
+plus de deux cent cinquante, probablement ceux que le bourgmestre
+avait annonces aux deux freres. (_Note de l'auteur_.)]
+
+"Mais un vieux chasseur a pied de la Garde nomme Michaut--celui qui
+s'etait dispute avec la vieille cantiniere--sortit des rangs, et
+s'avancant de maniere a etre entendu de l'officier russe: "Dites donc,
+lapin, depuis quand les Francais se sont-ils rendus ayant des armes a
+la main? Avancez, nous vous attendons!" Aussitot, l'officier se
+retira; ils se disposerent a nous charger; nous les attendimes et,
+lorsqu'ils furent a vingt-cinq pas, la moitie de notre monde fit feu:
+quelques hommes tomberent. Alors, pensant que tous avaient tire et que
+nous ne pourrions recharger nos armes, ils s'avancerent de nouveau en
+jetant des _hourras_. Mais ils furent recus par une autre decharge qui
+leur mit un plus grand nombre d'hommes hors de combat. Alors ils se
+sauverent, et nous pensions en etre debarrasses, mais cinq minutes
+apres, ils reviennent plus nombreux et, au moment ou plusieurs de chez
+nous se retiraient pour gagner le bois, n'ayant pas encore eu le temps
+de recharger nos armes, nous fumes enfonces a coups de lances et de
+sabres: presque tous furent tues ou blesses.
+
+"Je restai a terre, blesse, faisant le mort, et, comme je me trouvais
+sur le bord du fosse qui tient a la route, je me roulai dedans. Les
+paysans arriverent et se mirent a depouiller les morts et les blesses,
+accompagnes par quelques Cosaques dont les chevaux avaient ete tues.
+J'eus le bonheur de ne pas etre vu, et, lorsqu'ils se furent retires,
+je me levai avec peine et gagnai le bois, que je traversai. Enfin, me
+voila heureux, mes amis, de vous avoir rencontres, mais que vais-je
+devenir?--Nous vous conduirons, repondirent les soldats du train.--Et
+moi, reprit le frere sergent, je vous preterai mon cheval."
+
+Malgre le sommeil qui m'accablait, je me disposai a partir, car, comme
+je n'etais pas fort, il me fallait beaucoup de temps pour faire peu de
+chemin. Un jeune soldat du train me proposa de m'accompagner, si je
+voulais partir de suite: j'acceptai d'autant plus volontiers, que ce
+jeune soldat, qui n'avait pas eu de miseres, etait fort et pourrait me
+secourir au besoin. Enfin nous partimes.
+
+Nous entrames dans un bois que la route traversait. La, le soldat, qui
+n'etait pas arme, voulut porter mon fusil; je le lui cedai d'autant
+plus volontiers que, dans l'etat de faiblesse ou je me trouvais, il
+pouvait mieux s'en servir que moi. Apres avoir marche je ne sais
+combien de temps, soutenu par le bras de mon jeune compagnon, car
+souvent je dormais en marchant, nous arrivames a l'extremite du bois:
+il pouvait etre quatre heures du matin, c'etait le 16 decembre.
+
+Nous marchames encore au hasard pendant environ une demi-heure; fort
+heureusement la lune se leva. Mais avec elle arriva un grand vent, et
+une neige si fine qu'elle nous coupait la figure, et nous empechait
+d'y voir.
+
+Je souffrais beaucoup de l'envie de dormir et, sans le secours du
+petit soldat du train, qui me tenait toujours sous le bras, je serais
+infailliblement tombe en dormant. Mon compagnon de voyage me fit
+remarquer un grand corps de batiment qu'il apercevait devant nous: je
+reconnus que c'etait une station de poste comme celle que nous avions
+quittee, et je jugeai, d'apres cela, que nous avions fait trois
+lieues. Au bout d'un quart d'heure, nous arrivames pres d'une des
+portes. En entrant, je me jetai pres d'un feu, car il y en avait
+plusieurs abandonnes par des militaires, presque tous de la Garde
+imperiale, pour marcher sur Wilbalen. Quelques canonniers, aussi de
+la Garde, y etaient encore, mais ils se disposaient a partir.
+
+Il n'y avait pas dix minutes que je dormais comme un bienheureux, que
+je me sentis fortement secoue par le bras. Je veux resister, mais l'on
+me souleve par les epaules; enfin je m'eveille, et un cri se fait
+entendre, profere par un vieux canonnier: "Les Cosaques! Levez-vous,
+mon garcon! Encore un peu de courage!"
+
+J'apercus onze Cosaques arretes et qui, probablement, n'attendaient
+que notre depart pour venir prendre nos places: "Allons, dit le
+canonnier, il faut ceder la position et battre en retraite sur
+Wilbalen! Nous n'avons plus qu'une lieue; ainsi, partons!"
+
+Il fallut se remettre en route; nous etions six, quatre canonniers, le
+petit soldat du train et moi. Nous sortimes de la grange. C'etait le
+16 decembre, cinquante-neuvieme journee de marche, depuis notre depart
+de Moscou. Le vent etait impetueux et le froid excessif. Tout a coup,
+malgre ce que mon camarade put faire pour me soutenir, je m'affaissai,
+accable par le sommeil et par la fatigue. Il fallut les efforts de
+deux canonniers et de mon compagnon pour me mettre debout; quoique sur
+mes jambes, je dormais toujours, mais un canonnier m'ayant frotte la
+figure avec de la neige, je m'eveillai. Ensuite il me fit avaler un
+peu d'eau-de-vie; cela me remit un peu. Ils me prirent chacun par un
+bras, et me firent marcher, de la sorte, beaucoup plus vite que je
+n'aurais pu marcher seul. C'est de cette maniere que j'arrivai a
+Wilbalen. En entrant, nous apprimes que le roi Murat y etait avec tous
+les debris de la Garde imperiale.
+
+Malgre le grand froid, l'on voyait assez de mouvement dans la ville,
+de la part des militaires, dans l'espoir d'acheter aux juifs, assez
+nombreux dans cet endroit, du pain et de l'eau-de-vie. On voyait
+aussi, a la porte de chaque maison, une sentinelle, et lorsqu'un
+arrivant se presentait pour entrer, on lui repondait qu'il y avait un
+general loge, ou un colonel, ou qu'il n'y avait plus de place.
+D'autres nous disaient: "Cherchez votre regiment!" Les canonniers
+trouverent des camarades de leur regiment et s'en furent avec eux. Je
+commencais a me desesperer, lorsqu'un paysan me dit que, dans la
+premiere rue a gauche, il y avait peu de monde. Nous y fumes, mais
+toujours des sentinelles a toutes les portes et partout la meme
+reponse. Effectivement je voyais, dans les maisons, les hommes
+entasses les uns sur les autres. Cependant nous ne pouvions rester
+plus longtemps dans la rue sans nous exposer a mourir de froid.
+
+Il me serait difficile d'exprimer combien, ce jour-la, j'ai souffert
+du froid et davantage encore de chagrin, en me voyant repousse partout
+ou je me presentais, et cela par des camarades.
+
+Enfin, je m'adresse a un grenadier qui me dit que, partout il y a du
+monde, mais aussi de la mauvaise volonte, de l'egoisme, et qu'il ne
+faut pas faire attention aux maisons ou il y a des sentinelles; qu'il
+faut y entrer, "car je vois, continua-t-il, que vous etes dans une
+triste position!"
+
+Faisant signe a mon camarade de me suivre, je me dirige vers la
+premiere maison qui se presente pour y entrer: un vieux grognard barre
+le passage avec son fusil en me disant que c'est le logement du
+colonel, et qu'il n'y a plus de place. Je lui reponds que, quand bien
+meme ce serait le logement de l'Empereur, il m'en fallait deux, et que
+j'entrerais. Dans ce moment, j'apercus un autre grenadier occupe a
+attacher sur sa capote une paire d'epaulettes d'officier superieur. A
+ma grande surprise, je reconnais Picart, mon vieux compagnon, que je
+n'avais pas vu depuis Wilna, depuis le 9 decembre! Aussitot, je dis au
+grenadier: "Dites au colonel Picart que le sergent Bourgogne lui
+demande une place.--Vous vous trompez", me repond-il. Mais, sans
+l'ecouter, je force la consigne, le soldat du train me suit et nous
+entrons.
+
+A peine Picart m'a-t-il reconnu qu'il jette ses grosses epaulettes sur
+la paille en s'ecriant: "Jour de Dieu! C'est mon pays, c'est mon
+sergent! Comment se fait-il, mon pays, que vous arrivez seulement?
+Vous avez donc encore fait l'arriere-garde?" Sans lui repondre, je
+m'etais laisse tomber sur la paille, epuise de fatigue, de sommeil et
+d'inanition, et aussi suffoque par la chaleur d'un grand poele. Picart
+courut a son sac, en tira une bouteille ou il y avait de l'eau-de-vie,
+et me forca d'en prendre quelques gouttes qui me ranimerent un peu.
+Ensuite, je le priai de me laisser reposer.
+
+Il pouvait etre huit heures du matin; il en etait deux de l'apres-midi
+lorsque je m'eveillai.
+
+Picart mit entre mes jambes un petit plat de terre contenant de la
+soupe au riz que je mangeai avec plaisir, et en regardant a droite et
+a gauche, car je cherchais a me reconnaitre. A la fin, tout se
+debrouilla dans mes idees, de maniere a me rappeler ce qui m'etait
+arrive depuis vingt-quatre heures.
+
+J'etais dans mes reflexions, lorsque Picart m'en tira pour me conter
+ce qui lui etait arrive depuis que nous nous etions separes, a Wilna:
+"Apres avoir chasse les Russes qui s'etaient presentes sur les
+hauteurs de Wilna, on nous fit revenir sur la place; de la, on nous
+conduisit au faubourg situe sur la route de Kowno, pour etre de garde
+chez le roi Murat qui venait de quitter la ville. La, je vous
+cherchai, pensant que vous aviez suivi, et je fus etonne de ne plus
+vous voir. A minuit, on nous fit partir pour Kowno, accompagnant le
+roi Murat et le prince Eugene qui, aussi, etait loge au faubourg.
+Mais, arrives au pied de la montagne, il ne nous a pas ete possible de
+la traverser, a cause de la quantite de neige et du nombre de voitures
+et de caissons sur la route qui la traversait.
+
+"Lorsqu'il fit un peu jour, le roi et le prince parvinrent a continuer
+leur chemin en tournant la montagne, mais tant qu'a moi et quelques
+autres, comme nous n'avions pas de chevaux, nous nous engageames par
+le chemin. Bien nous en prit, car nous eumes l'occasion de monter les
+premiers a la roue et de faire quelques pieces de cinq francs ... a
+votre service, entendez-vous, mon pays?" Picart continua a me faire un
+detail de sa marche jusqu'au moment ou le hasard me le fit rencontrer.
+
+Alors je lui dis que c'etait toujours un bonheur pour moi, chaque fois
+que je le rencontrais, mais que, cette fois, j'etais plus heureux
+encore puisque je le retrouvais colonel. Il se mit a rire en me disant
+que c'etait une ruse de guerre dont, plus d'une fois, il s'etait servi
+pour conserver un beau logement; que, depuis hier, il s'etait fait
+colonel et etait reconnu pour tel par ceux qui etaient avec lui,
+puisqu'ils lui rendaient les honneurs.
+
+Picart me dit qu'a 3 heures, il devait y avoir une revue du roi Murat
+ou l'on devait donner des ordres pour indiquer les endroits ou les
+debris des differents corps devaient se reunir. Je me disposai a y
+aller, afin d'y rencontrer mes camarades. Picart me fit la barbe, qui
+n'avait pas ete faite depuis notre depart de Moscou, avec un mauvais
+rasoir que nous avions trouve dans le portemanteau du Cosaque tue le
+23 novembre, et, quoiqu'il le repassat sur le fourreau de son sabre et
+ensuite sur sa main pour lui donner le fil, il ne m'en ecorcha pas
+moins la figure.
+
+L'heure venue, nous sortimes de notre logement pour aller au
+rendez-vous. L'appel devait se faire dans une grande rue. Les
+militaires de toute arme s'y rendaient. Plusieurs des vieux de la
+Garde avaient pousse l'ambition, et cela pour se faire remarquer,
+jusqu'a s'arranger comme pour un jour de grande parade: en les voyant,
+l'on aurait pense qu'ils arrivaient plutot de Paris que de Moscou. Au
+lieu du rendez-vous, j'eus le bonheur de rencontrer tous ceux avec qui
+j'etais le jour d'avant, ainsi que bien d'autres que je n'avais pas
+vus depuis Wilna, mais nous etions peu nombreux. Grangier me dit:
+"J'espere que tu ne nous quitteras plus; tu vas venir a notre logement
+et, comme l'on est autorise a prendre des traineaux ou des voitures
+pour se faire conduire, nous tacherons d'en trouver". Nous restames
+assez longtemps dans la rue, en attendant le roi Murat. Pendant ce
+temps, on etait surpris de rencontrer des amis, de retrouver vivants
+ceux que l'on pensait morts. J'eus le plaisir de rencontrer le sergent
+Humblot, avec qui j'avais voyage la veille et dont j'avais ete separe
+dans les bois, au moment du _hourra_. J'appris aussi que les
+cantinieres Marie et la mere Gateau etaient arrivees a bon port.
+
+Le roi Murat ne venant pas, l'on prit les noms des hommes incapables
+de marcher, afin de les faire partir le lendemain, a six heures du
+matin, avec des traineaux que les autorites fournissaient. Nos
+camarades s'occuperent d'en chercher, mais il leur fut impossible d'en
+trouver. Il fallut s'en consoler en se disposant a passer une bonne
+nuit, afin de pouvoir marcher le jour suivant.
+
+Picart m'avait dit qu'il voulait me parler avant de nous separer. A
+peine l'ordre du depart fut-il donne, que je sentis une grosse tape
+sur l'epaule; c'etait lui. Il me fit signe, ainsi qu'a Grangier, de
+le suivre, et, lorsque nous fumes eloignes de maniere a ce que
+personne ne put nous entendre, il me dit: "Vous allez me faire
+l'amitie d'accepter un bon coup de vin blanc, vin du Rhin!--Pas
+possible!" m'ecriai-je. Pour toute reponse, il nous dit: "Suivez-moi!"
+Chemin faisant, il nous conta que, la veille, il avait rencontre un
+juif avec qui il avait fait connaissance, et cela pour lui vendre des
+objets dont il voulait se defaire, ses epaulettes de colonel et autre
+chose encore, mais qu'il n'avait pas manque, comme cela lui arrivait
+souvent, de se faire passer pour juif en disant que sa mere etait
+fille du rabbin de Strasbourg et que lui se nommait Salomon. Enchante,
+et aussi dans l'espoir de faire un bon marche, l'autre lui avait
+indique sa demeure, en l'assurant qu'il lui procurerait du bon vin du
+Rhin.
+
+Nous arrivames derriere la synagogue: a cote etait une petite maison
+ou Picart s'arreta. Il regarda a droite et a gauche s'il ne voyait
+rien; ensuite, se pincant le nez, il appela d'une voix nasillarde, et
+a plusieurs reprises: "Jacob! Jacob!" Nous vimes paraitre, par un
+trou, une espece de figure coiffee d'un long bonnet fourre et ornee
+d'une sale barbe: c'etait Jacob le juif. En reconnaissant Picart, il
+lui dit en allemand: "Ah! c'est vous, mon cher Salomon; je vais vous
+ouvrir!" Le juif ouvrit la petite porte, et nous entrames dans une
+chambre bien chaude, mais puante et degoutante. Lorsque nous fumes
+assis sur un banc autour du poele, nous vimes entrer trois autres
+juifs, dont Jacob nous dit que c'etait sa famille.
+
+Picart, qui savait comment il fallait s'y prendre avec ses soi-disant
+coreligionnaires, commenca par ouvrir son sac et en tirer d'abord une
+paire d'epaulettes, non pas de colonel, mais de marechal de camp, une
+pacotille de galons, tout cela neuf et ramasse a la montagne de Wilna,
+dans les caissons abandonnes.
+
+Il y avait aussi quelques couverts d'argent venant de Moscou. Les
+juifs ouvrirent de grands yeux; alors Picart demanda du vin et du
+pain; on apporta du vin du Rhin excellent; le pain n'etait pas de
+meme; mais, pour le moment, c'etait plus que l'on ne pouvait esperer.
+
+Pendant que nous etions a boire, les juifs regardaient les objets
+etales sur le banc; Jacob demanda a Picart combien il voulait de tout
+cela: "Dites-vous meme!" repondit Picart. Le juif dit un prix bien
+eloigne de ce que Picart voulait. Il lui dit: Non! Jacob dit encore
+quelque chose de plus; cette fois Picart, chez qui le vin commencait a
+produire son effet, regarda le juif d'un air goguenard et lui repondit
+en mettant un doigt sur le cote de son nez, et en fredonnant non pas
+les paroles, mais le chant du rabbin a la synagogue, le jour du
+Sabbat.
+
+Les quatre juifs se mirent aussi a se balancer comme des Chinois et a
+chanter les versets. Grangier regarda Picart, pensant qu'il etait fou,
+et moi, malgre ma triste position, je me pamais de rire. Enfin, Picart
+cessa de chanter pour nous verser a boire. Pendant ce temps, les juifs
+causerent ensemble du prix des objets; Jacob en offrit un prix plus
+eleve, mais ce n'etait pas encore ce que Picart voulait, de sorte
+qu'il se remit a recommencer son tintamarre, jusqu'au moment ou il
+accorda le marche, a condition qu'on lui donnat de l'or. Jacob paya
+Picart en pieces d'or de Prusse; il est probable qu'il etait content
+de son marche, puisqu'il nous donna des noisettes et des oignons. Le
+vin nous avait monte a la tete et nous avait rendus comme fous, car,
+lorsque Picart eut recu son argent, nous nous mimes a faire, comme
+lui, le sabbat.
+
+Le charivari aurait continue longtemps, si l'on n'eut frappe a la
+porte a coups de crosses de fusils. Jacob regarda par le trou, et
+apercut plusieurs soldats qui lui dirent, en allemand, qu'ils avaient
+un billet de logement pour loger chez lui et que, s'il n'ouvrait pas
+de suite, la porte allait etre enfoncee. Il ouvrit de suite. Nous
+primes le parti de nous retirer; je dis adieu a Picart, avec promesse
+de nous revoir a Elbing, endroit sur lequel nous avions l'ordre de
+nous diriger.
+
+Arrives au logement, nous mangeames une soupe de riz; ensuite je
+m'occupai de mes pieds, de ma chaussure, et, comme nous etions dans
+une chambre chaude et sur de la paille fraiche, je m'endormis.
+
+Le lendemain 17, a cinq heures, la ville etait deserte: les hommes
+qui, depuis deux mois, n'avaient pas couche sous un toit et qui, dans
+ce moment, se trouvaient couches chaudement, ne se pressaient pas de
+sortir de leur logement. Deux ou trois tambours, qui restaient encore
+de ceux de la Garde, battirent la _grenadiere_ pour nous, et la
+_carabiniere_ pour les chasseurs. Lorsque nous fumes dans la rue, nous
+remarquames qu'il faisait moins froid que la veille. Nous vimes venir
+un traineau attele de deux chevaux, qui s'arreta. Il etait conduit par
+deux juifs et charge d'epicerie. L'idee nous vint de leur proposer de
+nous conduire, en payant, bien entendu, jusqu'a Darkehmen, ou l'on
+devait aller ce jour-la, ou de nous emparer du traineau, s'ils
+refusaient. D'abord ils firent quelques difficultes, sous differents
+pretextes. Nous leur proposames de payer la moitie du prix, et le
+reste en arrivant. Les juifs accepterent. Le prix etant convenu pour
+quarante francs, nous leur en payames de suite la moitie, mais comme
+ils ne prenaient les pieces de cinq francs que comme un thaler qui
+n'en vaut que quatre, cela nous fit dix francs de plus. Nous n'y
+regardames pas de si pres, et imprudemment, pour nous attirer leur
+confiance, nous leur fimes voir que nous avions beaucoup d'argent. Un
+sergent-major nomme Pierson, qui avait plusieurs pieces d'argenterie,
+les montra. Des ce moment, ils parlerent hebreu, de sorte que nous ne
+pumes rien comprendre de ce qu'ils disaient.
+
+Nous etions cinq velites, Leboude, Grangier, Pierson, Oudict et moi.
+Le traineau etait decharge, les chevaux reposes, nous nous disposames
+a partir. Nous mimes nos fusils dans le fond du traineau et nos sacs
+par-dessus, et nous voila en route. Il etait plus de six heures: tous
+les debris de l'armee etaient deja en mouvement, comme les jours
+precedents, sans organisation, sans ordre; la confusion etait telle
+qu'il n'y avait pas moyen de sortir de la ville. Ceux qui ne se
+sentaient pas la force de marcher voulaient s'emparer des traineaux ou
+y prendre place.
+
+Sortis avec bien de la peine, nous trouvames le meme encombrement. Nos
+conducteurs nous firent comprendre qu'ils allaient nous conduire par
+un chemin a gauche, ou l'on ne voyait personne, et qu'avant une heure
+nous aurions rejoint la grande route et depasse la tete de colonne.
+Nous aurions du demander, puisque le chemin etait si bon, pourquoi
+d'autres conducteurs de traineaux, qui devaient aussi bien le
+connaitre, ne le prenaient pas; mais nous n'y pensames pas. Lorsque
+nous eumes voyage, au grand trot, un bon quart d'heure, je m'apercus
+que la route que nous suivions tournait insensiblement sur la gauche,
+et nous eloignait de celle que suivait l'armee; que le terrain sur
+lequel nous roulions, et que l'on nous faisait prendre pour un chemin,
+n'etait qu'un remblai formant la digue d'un canal a notre droite, et
+d'un contre-fosse a gauche. Voulant communiquer mes observations a mes
+camarades, je criai aussi fort que je le pouvais, et a plusieurs
+reprises: "Halte! halte!" Grangier me demanda ce que je voulais. Je
+redoublai mes cris: "On nous trompe, nous sommes avec des coquins!"
+Alors Pierson, qui etait sur le devant, tenant dans ses mains une
+theiere en argent qu'il rapportait de Moscou, et dont il se servait a
+chaque instant pour faire faire du the, se mit a son tour a crier:
+"Halte!"
+
+Les fripons de juifs sautent en bas de la botte de paille sur laquelle
+ils etaient assis, et, toujours en marchant, mais moins vite, prennent
+les chevaux par la bride, font tourner le traineau et nous renversent
+du haut en bas de la digue, du cote du contre-fosse. Heureusement pour
+moi, qui etais place derriere, les jambes pendantes en dehors et sur
+le cote du traineau, que j'avais pu voir leur mouvement, de sorte
+qu'en me laissant glisser, j'evitai de faire le grand saut, mais mes
+camarades roulerent jusqu'en bas, a plus de vingt-cinq pieds, et
+arriverent tout meurtris sur glace. Comme ils avaient les pieds et les
+mains geles, ils poussaient des cris effrayants, occasionnes par les
+douleurs. Ces cris se changerent en cris de rage contre les juifs qui,
+deja, avaient retire le traineau au bord de la digue, car, tenant les
+chevaux par la bride, ils l'avaient empeche, quoique renverse, de
+rouler jusqu'en bas. Ils se disposaient a se sauver avec nos bagages,
+mais, comme mon fusil etait avec les autres, dans le fond du traineau,
+je tirai mon sabre et en portai un coup sur la tete d'un juif qui,
+grace a son bonnet fourre, ne l'eut point fendue en deux. Je lui en
+portai un second qu'il para avec la main gauche couverte d'un gant en
+peau de mouton. Ils allaient nous echapper, quand Pierson arriva pour
+me seconder, tandis que les autres, encore en bas du remblai, qu'ils
+n'avaient pas la force de remonter, juraient et nous criaient de tuer
+les juifs. Celui auquel j'avais donne un coup de sabre se sauvait en
+traversant le canal; l'autre, qui tenait les chevaux, demandait grace
+en disant que c'etait la faute de son camarade. Cela n'empecha pas
+Pierson d'appliquer quelques coups de plat de sabre a celui qui
+restait et qui demandait pardon en nous appelant colonel et general.
+
+Pierson, prenant les chevaux par la bride, lui ordonna de descendre
+afin d'aider nos camarades a remonter. C'est ce qu'il s'empressa de
+faire; il en fut recompense par les coups de poings qu'on lui appliqua
+avec force. Lorsqu'ils furent remontes, Leboude nous annonca que nous
+avions acquis de droit le traineau et les chevaux, car ces deux
+coquins avaient cherche a nous detruire, afin de s'emparer de ce que
+nous avions.
+
+Nous ordonnames au juif de nous conduire, au grand galop, par le
+chemin le plus court, afin de rejoindre l'armee, mais il fallut
+retourner par ou nous etions venus.
+
+Arrives pres de la ville, le juif voulait nous y faire entrer sous
+pretexte de prendre quelque chose chez lui: c'etait pour nous livrer
+aux Cosaques, qui y etaient deja. Nous lui fimes sentir la pointe du
+sabre dans le dos, le menacames de le tuer, s'il faisait encore un pas
+du cote de la ville. Aussi s'empressa-t-il de tourner a gauche, sur la
+route que suivait l'armee, dont nous apercevions les derniers
+traineaux a une grande distance. Un quart d'heure apres, nous les
+avions rejoints, ensuite nous les depassames en descendant une cote
+avec rapidite.
+
+Comme j'etais place sur le derriere du traineau, le bout du timon de
+l'un de ceux qui descendaient m'atteignit dans le flanc droit et me
+jeta sur la neige a plus de six pieds. Je restai sans connaissance. Un
+fourrier des Mamelucks, qui me connaissait, s'empressa de me relever
+et de m'asseoir sur la neige[73]. Mes camarades s'empresserent aussi
+de venir a mon secours: on pensait que le timon m'etait rentre dans
+le corps, mais fort heureusement que mes habillements avaient amorti
+le coup; et puis, par bonheur, le bord du timon etait garni d'une peau
+de mouton.
+
+[Note 73: Le Mameluck qui me releva se nommait Angelis; il etait
+de la Georgie; nous nous etions connus en Espagne; il etait un des
+Mamelucks que l'Empereur avait ramenes d'Egypte; quelques-uns
+seulement de ce beau corps echapperent aux desastres de cette
+campagne. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Je fus releve, et l'on me replaca sur le traineau: chose etonnante, il
+n'en resulta pour moi rien de funeste; seulement, dans la journee,
+j'eus des vomissements.
+
+Il pouvait etre neuf heures lorsque nous arrivames dans un grand
+village; beaucoup d'hommes y etaient deja; nous entrames dans une
+maison, afin de nous y chauffer; nous laissames notre traineau a la
+porte, ayant eu la precaution de le decharger de nos bagages et de
+faire entrer le juif avec nous, dans la crainte qu'il n'enlevat notre
+equipage.
+
+Les soldats qui etaient a se chauffer nous dirent que, dans le
+village, on vendait des harengs et du genievre. Comme ils avaient eu
+beaucoup de complaisance pour moi et qu'ils avaient tous les pieds
+plus geles que les miens, je me decidai a y aller mais, en partant, je
+leur recommandai d'avoir les yeux sur le traineau: "Sois tranquille,
+me dit Pierson, j'en reponds!" Je partis avec notre juif pour me
+servir de guide et d'interprete.
+
+Il me conduisit chez un de ses comperes, ou je trouvai des harengs, du
+genievre et des mauvaises galettes de seigle. Pendant que je me
+chauffais en buvant un verre de genievre, je m'apercus que mon guide
+avait disparu avec un autre juif, avec lequel il causait un instant
+avant. Voyant qu'il ne rentrait pas, je retournai, avec mes
+provisions, rejoindre mes amis: mais quel fut mon etonnement, lorsque
+je fus pres de la maison, de n'y plus voir le traineau a la porte! Mes
+camarades, tranquillement a se chauffer, me demandent ou sont les
+provisions; moi je leur demande ou est le traineau. Ils regardent dans
+la rue, le traineau est parti! Sans dire un mot, je jette les
+provisions a terre, et, le coeur triste, je vais me coucher sur de la
+paille, a cote du poele. Une demi-heure apres, on battit le rappel
+pour le depart, et l'on nous fit savoir qu'a deux petites lieues de
+la, il y aurait des traineaux pour tout le monde, afin que l'on put
+arriver le meme jour a Gumbinnen.
+
+Arrives a cet endroit, nous y trouvames, en effet, une grande quantite
+de traineaux et, un instant apres, on nous fit partir. Pendant la
+route, je fus indispose: le mouvement du traineau fit, sur moi,
+l'effet du mal de mer; j'eus des vomissements. Je voulus, avant
+d'arriver, marcher un peu a pied, mais je faillis perir de froid, car
+il etait devenu insupportable. Heureusement, mes camarades
+s'apercurent de ma triste position, firent arreter le traineau et
+vinrent me chercher: je ne pouvais plus avancer. Quand nous arrivames
+a Gumbinnen, il etait temps! On nous donna un billet de logement pour
+nous cinq, et nous eumes une chambre bien chaude et de la paille.
+
+Lorsque nous fumes installes, la premiere chose que nous fimes, fut de
+demander si, pour de l'argent, nous ne pourrions pas avoir a boire et
+a manger. Le bourgeois, qui avait l'air d'un brave homme, nous
+repondit qu'il ferait son possible pour nous donner ce que nous
+demandions: une heure apres, il nous apporta de la soupe, une oie
+rotie et des pommes de terre, de la biere et du genievre. Nous
+devorions le tout des yeux, mais, malheureusement, l'oie etait
+tellement coriace, que nous ne pumes en manger que tres peu, et ce peu
+faillit nous etouffer; nous en fumes reduits aux pommes de terre.
+
+Je fus, avec le sergent-major Oudict, voir, dans la ville, si nous ne
+trouverions pas quelque chose a acheter: le hasard nous conduisit dans
+une maison ou Oudict rencontra un chirurgien-major de son pays. Il
+etait loge avec deux officiers et trois soldats, reste du regiment.
+Ils etaient dans un etat pitoyable; ils avaient presque tous perdu les
+doigts des pieds et des mains; pendant que nous etions dans cette
+maison, un individu nous proposa de nous vendre un cheval et un
+traineau, que nous nous empressames d'acheter pour la somme de 80
+francs.
+
+Le lendemain 18, apres avoir essaye de manger de notre oie, qui
+n'etait pas plus tendre que la veille, nous montames sur notre
+traineau et nous partimes pour aller coucher a Wehlau; mais a peine
+fumes-nous hors de la ville, que Pierson, qui conduisait le traineau
+et qui n'y entendait rien, nous fit faire une culbute, brisa le
+brancard, et nous jeta sur la neige. Nous nous trouvions pres d'une
+maison ou nous entrames pour le faire reparer: pendant que le paysan
+etait occupe a cette besogne, nous l'etions a nous chauffer, et,
+lorsque nous fumes pour nous mettre en route, nous fumes on ne peut
+plus etonnes de voir que nous n'avions plus d'armes: les Prussiens
+nous avaient pris nos fusils deposes contre la porte. Nous crions,
+nous jurons: "Nous voulons nos armes, ou nous mettons le feu a la
+maison!" Mais le paysan jure a son tour qu'il n'a rien vu; il fallut
+se decider a partir sans armes. Heureusement qu'apres une heure de
+marche, nous rencontrames un fourgon parti le matin de Gumbinnen avec
+un chargement de fusils de la Garde imperiale, de sorte que nous pumes
+en prendre d'autres. Enfin nous arrivames a Wehlau a trois heures.
+
+Nous vimes plus de deux mille soldats rassembles pres de l'Hotel de
+Ville, attendant des billets de logement. Un grand coquin de Prussien
+s'avance pres de nous, et nous dit que, si nous voulons, pour peu de
+chose, il nous logera chez lui; qu'il a une chambre bien chaude, de la
+paille pour nous coucher, et une ecurie pour notre cheval. Nous
+acceptames avec empressement. Arrives chez lui, il met le cheval a
+l'ecurie, nous fait monter au second, et la, nous entrons dans une
+chambre passablement malpropre; il en etait de meme de la paille, mais
+il faisait chaud, c'etait l'essentiel.
+
+Nous vimes paraitre une femme qui avait pres de six pieds de haut, et
+une vraie figure de Cosaque; elle nous dit qu'elle etait la bourgeoise
+de la maison, et que, si nous avions besoin de quelque chose, nous
+n'avions qu'a lui donner de l'argent, qu'elle irait nous le chercher.
+C'etait ce que nous demandions, car pas un de nous n'etait dispose a
+sortir. Je lui donne cinq francs pour aller nous chercher du pain, de
+la viande et de la biere. Un instant apres, elle nous apporta de l'un
+et de l'autre; on fit la soupe, et, apres avoir mange et nous etre
+assures que notre cheval ne manquait de rien, nous nous reposames
+jusqu'au lendemain matin.
+
+Avant de partir, nous donnames a notre bourgeoise une piece de cinq
+francs pour la nuit, mais elle nous dit que cela ne suffisait pas;
+alors nous lui en donnames une seconde. Mais ce n'etait pas encore son
+compte; elle exigea que nous lui donnions une piece de cinq francs par
+chaque homme, plus une pour le cheval.
+
+Alors je me levai pour lui dire qu'elle n'etait qu'une grande canaille
+et qu'elle n'aurait pas davantage. A cela, elle me repondit en me
+passant la main sur la figure et en me disant: "Pauvre petit
+Francais, il y a six mois, lorsque tu passas par ici, c'etait fort
+bien, tu etais le plus fort; mais aujourd'hui, c'est different! Tu
+donneras ce que je te demande, ou j'empeche mon mari de mettre le
+cheval au traineau et je vous fais prendre par les Cosaques!" Je lui
+repondis que je me moquais des Cosaques comme des Prussiens: "Oui, me
+repondit-elle, si tu savais qu'ils sont pres d'ici, tu ne dirais pas
+cela!" Alors voyant toute la mechancete de cette femme, je l'attrapai
+par le cou pour l'etrangler, mais elle fut plus forte que moi, elle me
+renversa sur la paille et c'etait elle, a son tour, qui voulait
+m'etrangler. Fort heureusement qu'un grand coup de pied dans le
+derriere, donne par un de mes camarades, la fit relever. Dans ce
+moment, le mari entra, mais ce fut pour recevoir un grand coup de
+poing de sa chere femme qui etait comme une furie, qui lui dit qu'il
+n'etait qu'un grand lache et que, s'il n'allait pas, de suite,
+chercher les voisins et les Cosaques, elle lui arracherait les yeux.
+Comme nous etions cinq contre deux, nous l'empechames de sortir de la
+maison et nous le forcames de mettre le cheval au traineau, mais il
+fallut donner ce que cette coquine avait demande; il n'y avait pas a
+marchander, les Cosaques etaient proches. Avant de partir, je dis a
+cette diablesse que, si je revenais, je lui ferais rendre avec usure
+l'argent que nous lui donnions. A cela, elle me repondit en me
+crachant a la figure; comme je voulais riposter a cette insulte par un
+coup de crosse de fusil, mes camarades m'en empecherent.
+
+Nous nous placames sur le traineau pour partir au plus vite.
+
+Ce jour-la, 19 decembre, nous allames coucher a Insterbourg, ou nous
+arrivames a la nuit; nous fumes loges chez de braves gens.
+
+Le lendemain 20, c'etait un dimanche; nous partimes de grand matin
+pour aller coucher a Eylau. La, nous allames directement a la Maison
+de Ville, ou l'on nous donna, sans difficulte, un billet de logement.
+Nous fumes encore chez de bonnes gens, chez qui nous trouvames un bon
+feu; on nous offrit a chacun un verre de genievre. Ensuite, notre
+bourgeoise alla chercher nos vivres avec notre billet de logement, car
+les communes venaient de recevoir l'ordre de nous donner les vivres.
+
+Lorsque nous fumes rechauffes et un peu reposes, nous nous disposames,
+en attendant la soupe, a faire une visite au champ de bataille, que
+nous parcourumes en partie. Nous vimes plusieurs monuments funebres,
+c'est-a-dire de simples croix en bois; nous en remarquames
+particulierement une avec cette inscription: "Ici reposent vingt-neuf
+officiers du brave 14me de ligne, morts au champ d'honneur[74]".
+
+[Note 74: Plus cinq cent quatre-vingt-dix sous-officiers et
+soldats. (_Note de l'auteur_).]
+
+Apres quelques observations sur l'emplacement des troupes, le jour de
+cette terrible bataille, nous entrames en ville, qui nous parut
+deserte. Il est vrai que c'etait un dimanche; que les habitants
+etaient, vu la saison, renfermes chez eux, et que nous nous trouvions
+les seuls Francais, les autres ayant pris une autre direction.
+
+Rentres a notre logement, en attendant que notre repas fut fait, nous
+nous etendimes sur la paille. A peine y etions-nous, qu'un veteran
+prussien entra pour nous prevenir qu'on apercevait les Cosaques sur
+une hauteur, a un quart de lieue de la ville, et qu'il nous
+conseillait de partir au plus tot. Comme la chose n'etait que trop
+vraie, nous nous depechames de faire nos dispositions de depart; nous
+enveloppames dans de la paille notre viande, qui n'etait pas a moitie
+cuite.
+
+Nous partimes avec notre paysan pour nous mettre dans le bon chemin.
+Lorsque nous y fumes, il nous fit remarquer les Cosaques sur une
+hauteur: ils etaient plus de trente. Le temps etait brumeux; la neige
+ne manqua pas de tomber un instant apres notre depart. Nous n'avions
+pas encore fait une demi-lieue que la nuit nous surprit. Nous
+rencontrames deux paysans. Nous leur demandames s'il y avait encore
+loin pour trouver un village. Ils nous dirent qu'avant d'en trouver,
+il fallait traverser un grand bois; que nous trouverions a notre
+droite, a vingt-cinq pas de la route, une maison qui etait celle d'un
+garde forestier qui tenait auberge, et que nous pourrions y loger.
+Apres une petite demi-heure de marche, nous arrivames a la maison
+indiquee: il etait neuf heures; nous avions fait quatre lieues.
+
+Avant de nous ouvrir, on nous demanda qui nous etions et ce que nous
+voulions. Nous repondimes que nous etions Francais et militaires de la
+Garde imperiale et que nous demandions si, en payant, nous pourrions
+avoir a loger, a boire et a manger. Aussitot, on nous ouvrit la porte
+et on nous dit d'etre les bienvenus. Nous commencames par faire mettre
+notre cheval a l'ecurie. Puis on nous fit entrer dans une grande
+chambre ou nous apercumes trois individus couches sur de la paille;
+c'etaient trois chasseurs a cheval de la Garde, arrives dans la
+journee, mais plus malheureux que nous, car ils n'avaient plus de
+chevaux et, ayant les pieds geles, ils etaient obliges de faire la
+route a pied. On nous servit a manger, ensuite nous nous couchames et
+nous dormimes comme des bienheureux.
+
+En nous eveillant, nous fumes surpris de ne plus voir les chasseurs,
+mais le maitre de la maison nous apprit qu'il y avait environ une
+heure, un juif voyageant avec un traineau avait propose aux chasseurs
+de les conduire a trois lieues pour deux francs, et qu'ils avaient
+accepte avec empressement. Nous apprimes cette nouvelle avec plaisir.
+Apres avoir paye la valeur de cinq francs qu'on nous demanda pour
+notre cheval et pour nous, nous partimes; notre bourgeois nous
+recommanda de toujours suivre les traces du traineau qui nous
+precedait et qui conduisait les chasseurs.
+
+Nous avions une longue marche a faire, ce jour-la: neuf lieues.
+
+Apres avoir marche toute la journee, nous arrivames, a la nuit, a
+Heilsberg, ou nous devions loger. La premiere chose que nous fimes,
+fut d'aller chez le bourgmestre chercher un billet de logement; nous
+fumes assez heureux pour nous voir designer la meme maison ou nous
+fumes assez bien recus; six chasseurs a cheval de la Garde s'y
+trouvaient deja. On nous servit de la soupe, de la viande avec force
+bonnes pommes de terre et de la biere; nous demandames du vin, en
+payant, bien entendu. On nous en procura a un thaler la bouteille
+(quatre francs) que nous trouvames bon et pas cher. Avant de nous
+coucher sur de la bonne paille, nous recommandames a notre bourgeoise
+de nous preparer a manger pour cinq heures du matin, car nous voulions
+partir de bonne heure, ayant encore une grande etape a faire.
+
+Le lendemain 22 decembre, nous nous levames de grand matin; un
+domestique vint nous apporter de la chandelle; nous lui recommandames
+notre cheval en lui promettant de lui donner un pourboire lorsqu'il
+l'aurait mis au traineau. On nous apporta la soupe, enfin ce que nous
+avions demande. Alors chacun de nous flatta la bourgeoise en lui
+disant: "Bonne femme! belle femme!" et en lui donnant des petites
+claques sur le dos, sur les bras, et puis ailleurs; le repas fini,
+nous nous disposions a partir; le traineau etait pret et nous disions
+adieu a la femme, lorsqu'elle nous dit: "C'est bien, messieurs, mais
+avant de partir n'oubliez pas de payer!--Comment, payer? Ne
+sommes-nous pas ici par billet de logement? Ne devez-vous pas nous
+nourrir?--Oui, repondit-elle, pour ce que vous avez mange hier, mais
+pour la nourriture d'aujourd'hui il me faut deux thalers (10 francs)."
+Je declarai que je ne payerais pas, et comme la femme voyait que nous
+nous disposions a partir sans lui donner de l'argent, elle ordonna de
+fermer la porte, et une douzaine de grands coquins de Prussiens
+entrerent dans la maison, armes de grands batons de la grosseur de mon
+bras. Ce n'etait pas le cas de discuter: nous payames et nous
+partimes. Autre temps, autres moeurs. A present, nous etions les moins
+forts.
+
+Les chasseurs etaient partis pendant que nous mangions. Nous avions
+encore deux jours de marche jusqu'a Elbing, douze lieues, mais comme
+nous ne voulions pas fatiguer notre cheval, nous decidames que nous
+irions loger a trois lieues de cette ville.
+
+Apres une lieue de marche, nous apercumes plusieurs traineaux venant
+sur notre gauche pour marcher aussi sur Elbing. Cela nous fit penser
+que nous n'avions pas suivi la route que les debris de l'armee avaient
+prise, car au lieu d'aller sur Eylau, nous devions nous diriger sur
+Friedland.
+
+Un traineau de grande dimension et traine par deux chevaux vigoureux
+passa pres de nous. Il allait tellement vite que nous ne pumes
+distinguer de quel regiment etaient les militaires qu'il conduisait.
+Au bout d'une demi-heure, nous apercumes une maison d'assez belle
+apparence, c'etait la poste aux chevaux, et, en meme temps, une bonne
+auberge; nous vimes, sur la porte, plusieurs soldats de la Garde et
+d'autres qui partaient sur des traineaux que l'on venait de leur
+procurer.
+
+Nous descendimes et nous entrames. Nous demandames du vin, car un
+velite chasseur et un ancien venaient de nous dire qu'il y en avait,
+et "du soigne". Ils paraissaient meme en avoir bu copieusement.
+
+Le vieux comme le jeune etaient d'une gaiete folle, chose qui arrivait
+presque a tous ceux qui, comme nous, avaient eu tant de miseres et de
+privations. La plus petite boisson vous portait a la tete. Le vieux
+nous demanda si nous avions rencontre le regiment de grenadiers
+hollandais, faisant partie de la Garde imperiale. Nous lui repondimes
+que non: "Il a passe pres de vous, dit le velite, et vous ne l'avez
+pas apercu? Ce grand traineau qui vous a depasse, eh bien, c'etait
+tout le regiment des grenadiers hollandais! Ils etaient sept!"
+
+Le maitre de poste annonca a nos deux chasseurs qu'il y avait un
+traineau a leur disposition et que, pour trois thalers (quinze
+francs), il les conduirait a trois lieues d'Elbing. Nous nous
+disposames a partir avec eux, puisqu'ils avaient un conducteur. Cinq
+minutes apres, nous etions en route.
+
+Grangier et moi nous trouvames fortement indisposes et rendimes tout
+ce que nous avions pris depuis la veille. Cette indisposition venait
+de ce que notre estomac n'etait plus habitue a prendre de fortes
+nourritures, il aurait fallu nous y habituer peu a peu; c'est ce que
+nous nous promimes de faire. Arrives au village, nous primes chacun un
+verre de genievre de Dantzig. Nous continuames a marcher jusqu'au
+moment ou nous arrivames dans le village ou nous devions loger. Il
+faisait nuit; nous nous presentames chez le bourgmestre afin d'avoir
+un billet de logement, mais on nous le refusa brutalement en nous
+disant que nous n'avions qu'a coucher dans la rue. Nous voulumes faire
+des observations; on nous ferma la porte au nez. Nous nous presentames
+dans plusieurs auberges ou, en payant, nous demandames a loger, mais
+partout nous eumes la meme reception.
+
+Nous decidames, les chasseurs et nous, que nous continuerions a
+marcher ensemble, qu'ils profiteraient de notre traineau et, comme il
+n'etait pas assez grand pour nous contenir tous, que deux iraient a
+pied, chacun son tour.
+
+De cette maniere, nous devions tacher d'atteindre un village ou nous
+trouverions peut-etre des habitants plus hospitaliers. A une portee de
+fusil, nous apercumes une maison un peu ecartee de la route. Nous
+primes aussitot le parti de nous y loger de force, si l'on ne voulait
+pas nous y recevoir de bonne volonte. Le paysan nous dit qu'il nous
+logerait avec plaisir, mais que s'il etait connu, par ceux du village,
+pour nous avoir donne a coucher, il aurait la _schlague_; que si,
+cependant, on ne nous avait pas vus entrer, il risquerait de nous
+loger. Nous l'assurames que personne ne nous avait apercus, qu'il
+pouvait nous recevoir sans crainte et qu'avant de partir, nous lui
+donnerions deux thalers. Il parut tres content et sa femme encore
+davantage, et nous nous installames autour du poele.
+
+Pendant que l'homme etait sorti pour mettre notre cheval a l'ecurie,
+la femme, s'approchant de nous, nous dit tout bas, et en regardant si
+son mari ne venait pas, que les paysans etaient mechants pour les
+Francais, parce que, lorsque l'armee avait passe, au mois de mai, des
+chasseurs a cheval de la Garde avaient loge quinze jours dans le
+village, et qu'il y en avait un, chez le bourgmestre, si joli, si
+jeune, que toutes les femmes et les filles venaient sur leur porte
+pour le voir; c'etait un fourrier. On jour, il arriva que le
+bourgmestre le surprit qui embrassait madame, de sorte que le
+bourgmestre battit madame. Le fourrier, a son tour, battit le
+bourgmestre, de sorte que madame est grosse, et que l'on dit que c'est
+du fourrier. Nous etions a ecouter et a sourire de la maniere dont la
+femme nous contait cela.
+
+"Ce n'est pas tout, continua-t-elle; il y a encore trois autres
+femmes, dans le village, qui sont comme la femme du bourgmestre, et
+c'est pour cela qu'ils sont mechants pour les Francais, de si jolis
+garcons!" A peine avait-elle dit le mot, que le velite chasseur se
+leve, lui saute au cou et l'embrasse: "Prenez garde, voila mon mari!"
+Effectivement il entra en nous disant qu'il avait donne a manger au
+cheval et que, dans un moment, il lui donnerait a boire, mais que si
+nous voulions lui faire plaisir, nous partirions avant le jour, afin
+que l'on ne put voir qu'il nous avait loges: "Pour peu de chose,
+dit-il, je conduirai ceux de vous qui n'ont pas de traineau, car j'en
+ai un". Les deux chasseurs accepterent.
+
+On nous servit, pour notre repas, une soupe au lait et des pommes de
+terre, ensuite nous nous couchames tout habilles, et nos armes
+chargees.
+
+Le lendemain 23, il n'etait pas encore quatre heures du matin, que le
+paysan vint nous eveiller en nous disant qu'il etait temps de partir.
+Nous payames la femme, nous l'embrassames et nous partimes.
+
+Au second village, les habitants, en nous voyant, crierent _hourra_
+sur nous, et nous jeterent des pierres ou des boules de neige. Nous
+arrivames dans un des faubourgs d'Elbing, ou nous nous arretames dans
+une auberge pour nous y chauffer, car le froid avait augmente. Nous y
+primes du cafe et, a neuf heures, nous entrames en ville avec d'autres
+militaires de l'armee qui arrivaient comme nous, mais par d'autres
+chemins.
+
+
+
+
+XI
+
+Sejour a Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle a heritage.--Le 1er janvier
+1813.--Picart et les Prussiens.--Le pere Elliot.--Mes temoins.
+
+
+Nous allames, sans perdre de temps, a l'Hotel de Ville, afin d'avoir
+des billets de logement. Nous le trouvames encombre de militaires.
+
+Nous y remarquames beaucoup d'officiers de cavalerie bien plus
+miserables que nous, car presque tous avaient, par suite du froid,
+perdu les doigts des mains et des pieds, et d'autres le nez; ils
+faisaient peine a voir. Je dirai, en faveur des magistrats de la
+ville, qu'ils faisaient tout ce qu'il etait possible de faire pour les
+soulager, en leur donnant de bons logements et en les recommandant,
+afin que l'on eut soin d'eux.
+
+Au bout d'une demi-heure d'attente, on nous donna un billet de
+logement pour nous cinq et pour notre cheval; nous nous empressames
+d'y aller.
+
+C'etait un grand cabaret ou plutot une tabagie; nous y fumes fort mal
+recus. On nous designa, pour chambre, un grand corridor sans feu et de
+la mauvaise paille. Nous fimes des observations; on nous repondit que
+c'etait assez bon pour des Francais, et que, si cela ne nous convenait
+pas, nous pouvions aller dans la rue. Indignes d'une pareille
+reception, nous sortimes de cette maison en temoignant tout notre
+mepris au butor qui nous recevait de la sorte et en le menacant de
+rendre compte de sa conduite aux magistrats de la ville.
+
+Nous decidames qu'il fallait tacher de changer notre billet, et c'est
+moi qui fus charge de cette mission, pendant que mes camarades
+m'attendaient dans une auberge ou nous venions d'entrer.
+
+Lorsque j'arrivai a l'Hotel de Ville, il n'y avait pas beaucoup de
+monde. Je m'adressai au bourgmestre qui parlait francais. Je lui
+contai la maniere brutale dont nous avions ete recus. Je lui montrai
+mon pied droit enveloppe d'un morceau de peau de mouton, et la main
+droite dont une phalange, la premiere du doigt du milieu, etait pres
+de tomber. Il parla a celui qui etait charge des logements, qui me dit
+que nous ne pourrions pas etre loges ensemble: "Voila, me dit-il, un
+billet pour quatre et le cheval; en voila un autre que je vous
+conseille de garder pour vous. C'est chez un Francais qui a epouse une
+femme de la ville." Apres l'avoir remercie, je retournai trouver mes
+camarades.
+
+Arrives au faubourg, nous allames au logement du billet pour quatre et
+le cheval. C'etait la maison d'un pecheur situee sur le bord d'un
+canal dans la direction du port; nous y fumes assez bien recus.
+Lorsque nous fumes organises, j'offris le billet qui etait pour un, a
+celui qui le voudrait, mais personne n'en voulut. Alors je le gardai,
+et je m'informai si c'etait loin de l'endroit ou nous etions: il n'y
+avait qu'un pont a traverser.
+
+La maison me parut tres apparente. En entrant, la premiere personne
+que je rencontrai, fut la domestique, grosse Allemande aux joues
+fleuries. Je lui presentai mon billet. Elle me dit que, deja, il y
+avait quatre militaires loges et, en meme temps, elle alla chercher la
+dame de la maison, qui me dit la meme chose, en me montrant la chambre
+ou ils etaient. C'etaient justement des hommes du regiment qui, comme
+nous, venaient d'arriver isolement. Je pris aussitot la resolution de
+retourner au premier logement rejoindre mes camarades. Mais la dame,
+qui venait de voir, sur son billet, que j'etais sous-officier de la
+Garde imperiale, me dit: "Ecoutez, mon pauvre monsieur, vous me
+paraissez si souffrant, que je ne veux pas vous laisser sortir d'ici.
+Suivez-moi, je vais vous donner une chambre pour vous seul, et vous
+aurez un bon lit, car je vois que vous avez besoin de repos." Je lui
+repondis que c'etait tres bien a elle d'avoir pitie de moi, mais que
+je ne lui demandais que de la paille et du feu: "Vous aurez tout
+cela", me repondit-elle. En meme temps, elle me fit entrer dans une
+petite chambre chaude et propre, ou se trouvait un lit couvert d'un
+edredon. Mais je lui demandai en grace de me faire donner de la paille
+avec des draps et de l'eau chaude pour me laver.
+
+On m'apporta tout ce que j'avais demande, plus un grand baquet en bois
+pour me laver les pieds. J'en avais bien besoin, mais ce n'etait pas
+tout: la tete, la figure, la barbe n'avaient pas ete faites depuis le
+16 decembre. Je priai le domestique, qui se nommait Christian, d'aller
+me chercher un barbier. Il me rasa, ou plutot m'ecorcha la figure; il
+pretendit que j'avais la peau durcie par suite du froid; tant qu'a
+moi, je pensai que ses rasoirs etaient comme des scies.
+
+L'operation finie, je me fis couper les cheveux et meme la queue.
+Apres l'avoir genereusement paye, je lui demandai s'il ne connaissait
+pas un marchand de vieux habits, car j'avais besoin d'un pantalon.
+Apres son depart, un juif arriva avec des pantalons qu'il cachait dans
+un sac. Il s'en trouvait de toutes les couleurs, des gris, des bleus,
+mais tous trop petits ou trop grands, ou malpropres. L'enfant
+d'Israel, voyant que rien ne me convenait, me dit qu'il allait revenir
+avec quelque chose qui me plairait. En effet, il ne tarda pas a
+reparaitre avec un pantalon a la Cosaque, de couleur amarante et en
+drap fin. Il etait fort large. C'etait le pantalon d'un cavalier,
+probablement d'un aide de camp du roi Murat. N'importe, je l'essayai
+et, prevoyant que j'aurais bien chaud avec, je le gardai. On y voyait
+encore, de chaque cote, la marque d'un large galon que le juif avait
+eu la precaution d'enlever. Je lui donnai en echange la petite giberne
+du docteur, garnie en argent, que j'avais prise sur le Cosaque, le 23
+novembre. En outre, il exigea cinq francs que je lui donnai.
+
+Il me restait encore trois belles chemises du commissaire des guerres:
+je me disposai a changer de linge, mais, lorsque je me regardai, je me
+dis que, pour bien faire, il me faudrait un bain, car j'avais encore,
+par tout le corps, des traces de vermine. Je m'informai a la
+domestique s'il y avait des bains pres de l'endroit ou nous etions;
+mais ne pouvant me comprendre, elle alla chercher sa dame qui vint
+aussitot: c'est alors que je remarquai que mon hotesse etait une belle
+et jolie femme, mais, pour le moment, mes observations n'allerent pas
+plus loin car, dans la position ou je me trouvais, j'avais trop a
+m'occuper de ma personne. Elle me demanda ce que je voulais. Je lui
+dis que, desirant prendre un bain, je voudrais qu'elle eut la bonte de
+m'indiquer ou je pourrais me le procurer. Elle me repondit qu'il y en
+avait, mais que c'etait trop loin; que, si je voulais, on pourrait
+m'en preparer un chez elle: elle avait de l'eau chaude et une grande
+cuve; que, si je voulais me contenter de cela, on allait me la
+preparer. Comme on peut bien le penser, j'acceptai avec le plus grand
+plaisir, et un instant apres, la domestique me fit signe de la suivre.
+Alors, prenant mon sac et mon pantalon amarante, j'entrai dans une
+espece de buanderie ou je trouvai tout ce qui etait necessaire, meme
+du savon, pour me nettoyer.
+
+Je ne pourrais exprimer le bien que je ressentis pendant le temps que
+je restai dans le bain; j'y restai meme trop longtemps, car la
+domestique vint voir s'il ne m'etait rien arrive de facheux. Elle
+s'etait apercue, en entrant, que j'etais fort embarrasse pour me
+nettoyer le dos. Aussitot, sans me demander la permission, elle va
+chercher un grand morceau de flanelle rouge et, s'approchant de la
+cuve, elle me pose la main gauche sur le cou et, de l'autre, elle me
+frotte le dos, les bras, la poitrine. Comme on peut bien le penser, je
+me laissais faire. Elle me demandait si cela me faisait du bien; je
+lai repondais que oui. Alors elle redoublait de zele jusqu'a me
+fatiguer. Enfin, apres m'avoir bien etrille, nettoye, essuye, elle
+sortit en riant comme une grosse bete, sans me donner le temps de la
+remercier.
+
+Je passai une des belles chemises du commissaire des guerres; ensuite
+j'enfourchai le large pantalon a la Cosaque et, pieds nus, je regagnai
+la chambre ou etait mon lit, sur lequel je me laissai tomber. Il etait
+temps, car il me prit une faiblesse et je perdis connaissance. Je ne
+sais combien de temps je restai dans cette situation, mais, lorsque je
+pus y voir, je remarquai, a mes cotes, la dame de la maison, la
+domestique et deux soldats du regiment qui etaient loges dans la
+maison et que l'on avait ete chercher, pensant que j'avais quelque
+chose de grave, mais il n'en etait rien. Cette faiblesse etait
+occasionnee par le bain et aussi par les miseres et fatigues que
+j'avais eprouvees.
+
+Mme Gentil--c'etait le nom de la dame--voulut me faire prendre un
+bouillon qu'elle m'apporta et qu'elle voulut me faire prendre
+elle-meme, en me soutenant la tete de son bras gauche. Je me laissai
+faire. Il y avait si longtemps que je n'avais ete caline!
+
+Mme Gentil etait d'une beaute remarquable. Elle avait la taille mince
+et flexible, des yeux noirs et, a son teint blanc et vermeil, on
+reconnaissait une belle femme du Nord. Elle avait vingt-quatre ans. Il
+me souvint que l'on m'avait dit qu'elle avait epouse un Francais; lui
+ayant demande si cela etait vrai, elle me repondit que c'etait la
+verite.
+
+En 1807, un convoi de blesses francais venant des environs de Dantzig,
+arriva a Elbing et, comme l'hopital etait rempli de malades, ces
+blesses furent loges chez les habitants: "Pour notre compte, me
+dit-elle, nous eumes un hussard blesse d'un coup de balle dans la
+poitrine et d'un coup de sabre au bras gauche. Ma mere et moi, nous
+lui donnames des soins qui haterent sa guerison.--Alors, lui dis-je,
+en reconnaissance de ce service, il vous epousa?" Elle me repondit en
+riant que c'etait vrai. Je lui dis que j'en aurais bien fait autant,
+parce qu'elle etait la plus belle femme que j'aie jamais vue. Mme
+Gentil se mit a rire, a rougir et a me parler, et elle parlait
+probablement encore, quand je m'endormis pour ne me reveiller que le
+lendemain a neuf heures du matin.
+
+Pendant quelques moments, je ne me souvins plus ou j'etais; la
+domestique entra accompagnee de Mme Gentil qui m'apportait du cafe, du
+the et des petits pains. Il y avait longtemps que je m'etais trouve a
+pareille fete! J'oubliais le passe pour ne plus penser qu'au present
+et a Mme Gentil. J'oubliais meme mes camarades.
+
+Mme Gentil me regardait attentivement, ensuite, me passant la main sur
+la figure, elle me demanda ce que j'avais; je lui repondis que je
+n'avais rien: "Mais si, me dit-elle, vous etes bouffi, vous avez la
+figure enflee!" Ensuite, elle me conta qu'un sous-officier de la Garde
+imperiale etait venu, la veille dans l'apres-midi, en lui demandant
+s'il n'y avait pas un sous-officier loge chez elle; elle lui avait
+repondu qu'il y en avait un et, lui ayant montre la chambre ou
+j'etais, il en etait sorti en disant que ce n'etait pas celui qu'il
+cherchait.
+
+Au moment ou Mme Gentil me contait cela, mon ami Grangier entra, et il
+allait se retirer en disant: "Je vous demande pardon; depuis hier, je
+cherche un de mes camarades et ne puis le trouver. Cependant c'est
+bien ici la rue et le numero de la maison, porte sur le billet!--Ah
+ca! lui dis-je, ce n'est pas moi que tu cherches?" Grangier partit
+d'un grand eclat de rire. Il ne m'avait pas reconnu; cela n'etait pas
+etonnant, je n'avais plus de queue, j'avais la figure enflee, j'etais
+blanc comme un cygne par suite du bain que j'avais pris, ou plutot par
+la maniere dont la domestique m'avait etrille a tours de bras, avec
+son morceau de flanelle! J'avais du linge blanc et fin, la tete bien
+peignee, les cheveux frises. C'est alors qu'il me conta que, la
+veille, il etait venu pour me voir, mais qu'en voyant un pantalon
+rouge sur une chaise, il s'etait retire, persuade qu'il s'etait
+trompe.
+
+Il m'annonca qu'il venait d'etre prevenu qu'a trois heures il y avait
+reunion des debris de tous les corps de la Garde, et qu'il fallait que
+tout le monde fit son possible pour y venir, et qu'il viendrait me
+chercher. A deux heures, comme il me l'avait promis, il vint me
+prendre accompagne de mes autres camarades qui, en me voyant, se
+mirent tellement a rire que leurs levres, crevassees par suite de la
+gelee, en saignerent.
+
+Je les surpris agreablement eu leur presentant du vieux vin du Rhin et
+des petits gateaux que Mme Gentil avait eu la bonte de me procurer,
+car elle etait prevoyante et allait au-devant de tout ce qui pouvait
+me faire plaisir. Ce fut dans ce moment que je demandai ou etait son
+mari, ajoutant que, puisqu'il etait Francais, j'aurais du plaisir a le
+voir, afin de prendre un peu de vin avec lui. Elle me repondit que,
+depuis quelques jours, il etait absent; qu'il etait parti avec son
+pere a elle, sur les bords de la mer Baltique, ou ils faisaient
+ensemble le commerce de fruits qu'ils expediaient a Saint-Petersbourg[75].
+
+[Note 75: Ces fruits etaient expedies de Tournai, en Belgique.
+(_Note de l'auteur_.)]
+
+C'etait le 24 decembre: un peu avant trois heures, nous nous rendimes
+sur la grande place, en face du palais ou etait loge le roi Murat. En
+arrivant, j'apercus l'adjudant-major Roustan qui, s'approchant de moi,
+me demanda qui j'etais. Je me mis a rire: "Tiens, dit-il, ce n'est pas
+vous, Bourgogne? Le diable m'emporte! On ne dirait pas que vous
+arrivez de Moscou, car vous paraissez gros, gras et frais. Et votre
+queue, ou est-elle?" Je lui repondis qu'elle etait tombee: "Eh bien,
+reprit-il, si elle est tombee, en arrivant a Paris je vous mets aux
+arrets jusqu'au temps qu'elle soit repoussee!"
+
+A cette premiere reunion, il y avait peu de monde, mais on se revoyait
+avec plaisir car, depuis Wilbalen, 17 decembre, on ne s'etait pour
+ainsi dire pas rencontres. Chacun avait marche pour son compte et par
+des chemins differents.
+
+Les jours suivants se passerent de meme: un appel par jour. Le
+quatrieme de notre arrivee, on nous annonca la mort d'un officier
+superieur de la Jeune Garde, mort du chagrin que lui avait cause la
+fin tragique d'une famille russe, mais d'origine francaise, domiciliee
+a Moscou, qu'il avait engagee a le suivre pendant la retraite, et dont
+j'ai raconte la triste fin, avant notre arrivee a Smolensk. J'appris
+qu'il etait arrive a Elbing trois jours avant nous, mais que, deux
+jours apres, etant de garde chez le roi Murat, au moment ou il
+s'avancait, pour se chauffer, pres d'une grande cheminee, sans penser
+qu'il avait place sa giberne devant lui afin qu'elle ne le genat pas
+pour se reposer, une etincelle mit le feu a la poudre, une explosion
+eut lieu et, par suite de cet accident, il eut la figure, les
+moustaches et les cheveux brules. On m'assura qu'il n'avait rien de
+bien grave, qu'il en serait quitte pour changer de peau.
+
+Le 29 decembre, je commencais a bien me retablir. L'enflure de ma
+figure avait disparu, le pied gele allait bien, ainsi que la main, et
+tout cela grace aux soins de Mme Gentil qui me soignait comme un
+enfant. Son mari, que je n'avais pas encore vu, revint de voyage. Il
+ne resta que deux jours chez lui; il en repartit avec des marchandises
+pour aller rejoindre son beau-pere qui les expediait en Russie par des
+traineaux, les communications etant libres depuis que nous n'y etions
+plus. Il me conta qu'il avait servi dans le 3e hussards pendant trois
+ans, et qu'apres avoir recu deux graves blessures dans une affaire
+aupres de Dantzig, reconnu incapable de continuer a servir, il avait
+recu son conge; qu'apres cela il avait prefere rester dans ce pays et
+se marier, puisqu'il avait une connaissance, a retourner dans son pays
+qui etait la Champagne Pouilleuse, ou il ne possedait absolument rien.
+
+Le lendemain 30 decembre, je fus, avec Grangier, faire une visite a
+mon brave Picart; un grenadier qui avait ete loge avec lui m'avait
+enseigne son logement.
+
+Lorsque nous y fumes arrives, une femme habillee de noir, et qui avait
+l'air triste, nous montra sa chambre situee a l'extremite d'un long
+corridor. Nous vimes que la porte etait a demi ouverte. Nous nous
+arretames pour ecouter la grosse voix de Picart, qui chantait son
+morceau favori, sur l'air du _Cure de Pomponne_:
+
+ Ah! tu t'en souviendras, larira,
+ Du depart de Boulogne!
+
+Notre surprise fut grande en lui voyant un visage blanc comme la
+neige, car il avait un masque de peau qui lui couvrait toute la
+figure. Il nous conta sa mesaventure; ensuite il se traita de
+conscrit, de vieille bete: "Tenez, mon pays, me dit-il, c'est comme le
+coup de fusil dans la foret, la nuit du 23 novembre. Je vois que je ne
+vaux plus rien. Cette malheureuse campagne m'a use. Vous verrez,
+continua-t-il, qu'il m'arrivera malheur!" Et, en disant cela, il
+s'empara d'une bouteille de genievre qui etait sur la table, et,
+prenant trois tasses sur la cheminee, il les remplit, pour boire, nous
+dit-il, a notre bonne arrivee. Nous le remerciames: "Eh bien! nous
+dit-il, nous allons passer la journee ensemble. Je vous invite a
+diner!" Aussitot il appela la femme, qui se presenta en pleurant. Je
+demandai a Picart ce qu'elle avait. Il me conta que, le matin, l'on
+avait enterre son oncle, vieux celibataire caboteur ou corsaire, tres
+riche, a ce qu'il parait, et que, par suite, il y avait grand gala a
+la maison: qu'il y etait invite, et que c'etait pour cela qu'il nous
+invitait aussi, parce qu'il y aurait des noisettes a croquer. Mais, se
+reprenant, il nous dit qu'il faudrait mieux faire apporter le diner
+dans la chambre que de passer notre temps avec un tas de
+pleurnicheuses qui allaient faire semblant de pleurer, comme il
+arrive toujours, a la mort d'un vieil oncle qui vous laisse quelque
+chose. Il dit a la femme qu'il ne pourrait aller diner avec elle a
+cause de ses amis venus le voir; que, ne avec un coeur sensible, il ne
+ferait que pleurer. En disant cela, il fit semblant d'essuyer une
+larme. La femme recommenca a pleurer de plus belle et nous, en voyant
+jouer une comedie pareille, nous fumes obliges, pour ne pas eclater de
+rire, de nous couvrir la figure avec notre mouchoir, de sorte que la
+brave femme pensa que nous pleurions, et nous dit que nous etions des
+bons hommes, mais qu'il ne fallait pas que cela nous empechat de
+diner, et qu'elle allait nous faire servir. Ensuite elle se retira et
+deux domestiques femelles vinrent nous apporter le diner. Il y avait
+tant de choses, que nous n'aurions pu le manger en trois jours.
+
+Notre repas fut, comme on doit bien le penser, on ne peut plus gai; et
+cependant, lorsque nous revenions sur nos miseres, sur le sort de nos
+amis que nous avions vus perir et de ceux dont nous ne savions comment
+ils avaient disparu, nous devenions tristes et pensifs.
+
+Nous etions encore a fumer et a boire, il commencait deja a faire
+nuit, lorsque la dame de la maison entra pour nous dire que l'on nous
+attendait pour prendre le cafe. Nous nous laissons conduire et nous
+arrivons, apres quelques detours, dans une grande chambre, Grangier en
+avant, et moi le second. Picart etait reste en arriere. Nous
+apercevons, en entrant, une longue table bien eclairee par plusieurs
+bougies. Autour, quatorze femmes plus ou moins vieilles, toutes
+habillees de noir; devant chacune d'elles etaient poses une tasse, un
+verre et une longue pipe en terre, et du tabac, car presque toutes les
+femmes fument, dans ce pays, et surtout les femmes des marins. Le
+reste de la table etait garni de bouteilles de vin du Rhin et de
+genievre de Dantzig.
+
+Picart n'etait pas encore entre. Nous pensions qu'il n'osait pas se
+presenter, a cause de sa figure; mais a peine avions-nous fait cette
+remarque, que nous voyons toutes les femmes faire un mouvement et
+jeter des grands cris en regardant du cote de la porte d'entree:
+c'etait mon Picart qui faisait son entree dans la chambre, avec son
+masque de peau blanche, affuble de son manteau de la meme couleur,
+coiffe d'un bonnet de peau de renard noir de Russie, et fumant dans
+une pipe d'ecume de mer, montee d'un long tuyau, qu'il tenait
+gravement de la main droite: le bonnet et la pipe appartenaient au
+defunt. Il avait vu, en passant dans le corridor, ces objets accroches
+dans la chambre du defunt et, par farce, il s'en etait empare. De la,
+la frayeur des femmes, qui l'avaient pris pour le trepasse venant
+prendre la part du cafe funebre. On pria Picart d'accepter le bonnet
+et la pipe en consideration des larmes qu'il avait versees, le matin,
+devant la dame de la maison.
+
+La conversation devint de plus en plus animee, car toutes les femmes
+fumaient comme des hussards, et buvaient de meme. Bientot, il n'y eut
+plus moyen de s'entendre.
+
+Avant de se separer elles chanterent un cantique et dirent une priere
+pour le repos de l'ame du defunt; tout cela fut chante et dit avec
+beaucoup de recueillement, auquel nous primes part par notre silence.
+
+Ensuite elles sortirent, en nous souhaitant le bonsoir; il neigeait et
+faisait un vent furieux. Nous primes le parti de coucher chez notre
+vieux camarade: la paille ne manquait pas, la chambre etait chaude,
+c'etait tout ce qu'il nous fallait.
+
+Le lendemain matin, une jeune domestique nous apporta du cafe. Elle
+etait accompagnee de la dame de la maison, qui nous souhaita le
+bonjour et nous demanda si nous voulions autre chose. Nous la
+remerciames. Ensuite elle se mit a causer avec la domestique: cette
+derniere lui disait que l'on venait de lui assurer que l'armee russe
+n'etait plus qu'a quatre journees de marche de la ville et qu'un juif,
+qui arrivait de Tilsitt, avait rencontre des Cosaques aupres d'Eylau.
+Comme je parlais assez l'allemand pour comprendre une partie de la
+conversation, j'entendis que la dame disait: "Mon Dieu! que vont
+devenir tous ces braves jeunes gens?" Je temoignai a la bonne
+Allemande toute ma reconnaissance pour l'interet qu'elle prenait a
+notre sort, en lui disant qu'a present que nous avions a manger et a
+boire, nous nous moquions des Russes.
+
+Si les hommes nous etaient hostiles, nous avions partout les femmes
+pour nous.
+
+Je fis souvenir a Picart que le lendemain, c'etait le jour de l'an
+1813, et que je l'attendais a passer la journee chez moi. Il regarda
+dans une glace comment etait sa figure, ensuite il decida qu'il
+viendrait: effectivement il allait bien, il n'avait fait que changer
+de peau. Comme il ne connaissait pas mon logement, il fut convenu que
+je le prendrais a onze heures, en face du palais du roi Murat; ensuite
+nous nous disposames a retourner chez nous. Mais il etait tombe une si
+grande quantite de neige, que nous fumes obliges de louer un traineau.
+Nous arrivames a notre logement, moi avec un grand mal de tete et un
+peu de fievre, suite de la fete de la veille.
+
+Mme Gentil avait ete inquiete de mon absence; sa domestique avait
+attendu jusqu'a minuit. Je lui temoignai toute la peine que
+j'eprouvais, mais le mauvais temps fut mon excuse. Je lui dis que, le
+lendemain, j'aurais deux amis a diner; elle me repondit qu'elle ferait
+ce qu'il conviendrait pour que je sois content: c'etait dire qu'elle
+voulait en faire les frais. Ensuite elle me donna de la graisse tres
+bonne, disait-elle, pour les engelures; elle pretendit que j'en fisse
+usage de suite. Je me laissai faire; elle etait si bonne, Mme Gentil!
+D'ailleurs les Allemandes etaient bonnes pour nous.
+
+Je passai le reste de la journee sans sortir, presque toujours couche,
+recevant les soins et les consolations de mon aimable hotesse.
+
+Le soir etant venu, je pensais a ce que je pourrais lui donner pour
+cadeau du jour de l'an. Je me promis de me lever de grand matin et de
+voir, chez quelques juifs, si je ne trouverais pas quelque chose.
+Ensuite, je me couchai avec l'idee de passer une bonne nuit, car la
+soiree de la veille m'avait fatigue.
+
+Le lendemain, 1er janvier 1813, neuvieme jour de notre arrivee a
+Elbing, je me levai a sept heures du matin pour sortir, mais avant, je
+voulus voir ce qui me restait de mon argent: je trouvai que j'avais
+encore 485 francs, dont plus de 400 francs en or, et le reste en
+pieces de cinq francs. Partant de Wilna, j'avais 800 francs; j'aurais
+donc depense 315 francs? La chose n'etait pas possible! C'est qu'alors
+j'en avais perdu; a cela rien d'etonnant, mais je me trouvais encore
+bien assez riche pour depenser 20 a 30 francs, s'il le fallait, afin
+de faire un cadeau a mon aimable hotesse.
+
+Au moment ou j'allais ouvrir la porte, je rencontrai la grosse
+servante Christiane, celle qui m'avait si bien frotte dans le bain;
+elle me souhaita une bonne annee, et, comme elle etait la premiere
+personne que je rencontrais, je l'embrassai et lui donnai cinq francs:
+aussi fut-elle contente; elle se retira en me disant "qu'elle ne
+dirait pas a Madame que je l'avais embrassee".
+
+Je me dirigeai du cote de la place du Palais. A peine y etais-je
+arrive, que j'apercus deux soldats du regiment: ils marchaient avec
+peine, courbes sous le poids de leurs armes et de la misere qui les
+accablait. En me voyant, ils vinrent de mon cote, et je reconnus, a ma
+grande surprise, deux hommes de ma compagnie, que je n'avais pas vus
+depuis le passage de la Berezina. Ils etaient si malheureux, que je
+leur dis de me suivre jusqu'a une auberge ou je leur fis servir du
+cafe pour les rechauffer.
+
+Ils me conterent que, le 29 novembre au matin, un peu avant le depart
+du regiment des bords de la Berezina, on les avait commandes de corvee
+pour enterrer plusieurs hommes du regiment, tues la veille ou morts de
+misere; qu'apres avoir accompli cette triste mission, ils etaient
+partis pensant suivre la route que le regiment avait prise, mais que,
+malheureusement, ils s'etaient trompes en suivant des Polonais qui se
+dirigeaient sur leur pays. Ce n'est que le lendemain qu'ils s'en
+apercurent: "Enfin, me dirent-ils, il y avait un mois que nous
+marchions dans un pays inconnu, desert, toujours dans la neige, sans
+pouvoir nous faire comprendre, sans savoir ou nous etions et ou nous
+allions; l'argent que nous avions ne pouvait nous servir. Si,
+quelquefois, nous nous sommes procure quelques douceurs, comme du lait
+ou de la graisse, c'est aux depens de nos habits, en donnant nos
+boutons a l'aigle, ou les mouchoirs que nous avions conserves par
+hasard. Nous n'etions pas les seuls; beaucoup d'autres de differents
+regiments marchaient aussi, comme nous, sans savoir ou ils allaient,
+car les Polonais que nous avions suivis avaient disparu, et c'est par
+hasard, mon sergent, que nous arrivons ici et que nous avons eu le
+bonheur de vous rencontrer." A mon tour je leur temoignai tout le
+plaisir que j'avais de les revoir; il y avait quatre ans qu'ils
+etaient dans la compagnie.
+
+Tout a coup, l'un d'eux me dit: "Mon sergent, j'ai quelque chose a
+vous remettre! Vous devez vous souvenir qu'en partant de Moscou, vous
+m'avez charge d'un paquet, le voila tel que vous me l'avez donne; il
+n'a jamais ete tire de mon sac!" Le paquet etait une capote militaire
+en drap fin, d'un gris fonce, que j'avais fait faire, pendant notre
+sejour a Moscou, par les tailleurs russes a qui j'avais sauve la vie,
+l'autre objet etait un encrier que j'avais pris sur une table, au
+palais de Rostopchin, au moment de l'incendie, pensant que c'etait de
+l'argent, mais ce n'etait pas tout a fait cela.
+
+L'annee commencait bien pour moi; je voulus qu'elle fut de meme pour
+celui qui me rendait un si grand service. Je lui donnai vingt francs.
+Ensuite je n'eus rien de plus presse que d'endosser ma nouvelle
+capote[76].
+
+[Note 76: Cette capote a servi a un de mes freres. Je la laissai
+chez mes parents, a mon retour de cette campagne, lorsque je venais
+d'etre nomme lieutenant et que je repartais pour la campagne de 1813.
+(_Note de l'auteur_.)]
+
+Autre surprise non moins agreable: en mettant les mains dans les
+poches de ma nouvelle capote, j'en retirai un foulard des Indes ou,
+dans un des coins bien noue, je trouvai une petite boite en carton
+renfermant cinq bagues montees en belles pierres: cette boite que je
+pensais avoir mise dans mon sac, je la retrouvais pour faire un cadeau
+a Mme Gentil! Aussi la plus belle lui fut-elle destinee. Apres avoir
+dit a mes deux soldats d'attendre jusqu'a l'heure de l'appel pour les
+faire rentrer a la compagnie et leur faire delivrer un billet de
+logement, je les laissai pour retourner au mien.
+
+Chemin faisant, j'achetai un gros pain de sucre que j'offris a mon
+hotesse, ainsi que la bague, en la priant de la garder comme un
+souvenir, car elle venait de Moscou. Elle me demanda combien je
+l'avais achetee; je lui repondis que je l'avais payee bien cher, et
+que, pour un million, je ne voudrais pas en aller chercher une
+pareille.
+
+A onze heures, je retournai sur la place du palais. Il y avait deja
+beaucoup de monde, notre nombre etait presque double depuis trois
+jours; on aurait dit que ceux que l'on croyait morts etaient
+ressuscites pour venir se souhaiter une bonne annee, mais c'etait
+triste a voir, car un grand nombre etaient sans nez ou sans doigts aux
+mains et aux pieds; quelques-uns reunissaient tous les maux a la
+fois. Le bruit se confirmait que les Russes avancaient; aussi l'on
+donna l'ordre de se tenir prets, comme a la veille d'une bataille, et
+de ne dormir que d'un oeil pour ne pas etre surpris; de tenir les
+armes en bon etat et chargees, de donner de nouvelles cartouches et de
+venir a l'appel avec armes et bagages.
+
+L'appel n'etait pas encore fini, que je me sens frapper sur l'epaule
+et un gros rire vient me percer les oreilles; c'etait Picart, dans sa
+belle tenue et sans masque, qui me saute au cou, m'embrasse et me
+souhaite une bonne annee. D'un autre cote, c'etait Grangier qui en
+faisait autant, en me mettant trente francs dans la main: mes
+compagnons de voyage avaient vendu notre traineau et le cheval cent
+cinquante francs. C'etait ma part qu'il me remettait. Apres plusieurs
+questions sur ma nouvelle capote, nous partimes pour aller diner chez
+moi, comme cela avait ete convenu. En arrivant, nous trouvames deux
+autres dames: ainsi, nous avions chacun la notre. Un instant apres,
+nous nous mettons a table sans ceremonie.
+
+Notre diner finit assez tard, et comme il avait commence, c'est-a-dire
+joyeusement.
+
+En sortant, j'entendis une des dames qui disait a Mme Gentil:
+"_Tarteifle des Franzosen!_" ce qui veut dire: "Diables de Francais!"
+Elle ajouta: "Ils sont toujours gais et amusants!"
+
+Le lendemain, etant a la reunion, Picart vint me trouver pour me
+raconter qu'en entrant dans son logement, il avait trouve toute la
+famille de son hotesse reunie, mais jurant contre l'oncle defunt; que
+sa bourgeoise lui avait conte que, dans la journee, une femme etait
+arrivee venant de Riga; elle etait accompagnee d'un petit garcon de
+neuf a dix ans qu'elle avait eu, disait-elle, avec M. Kennmann,
+l'oncle defunt, et qu'il avait reconnu pour son heritier; que l'on
+allait mettre les scelles et que lui, Picart, avait demande si on les
+mettrait aussi sur la cave; qu'on lui avait dit, par precaution, de
+remonter quelques bouteilles pour sa consommation; qu'il avait repondu
+qu'il en remonterait le plus possible; qu'alors il s'etait mis a la
+besogne, et qu'il en avait deja remonte plus de quarante qu'il avait
+cachees sous la botte de paille qui lui servait de traversin, et
+qu'apres l'appel il irait vider son sac pour le remplir de bouteilles;
+qu'ensuite il viendrait me l'apporter. Effectivement, une heure apres
+il arriva le sac sur le dos. Il me dit qu'il fallait se depecher de
+les boire, parce qu'il etait fortement question, dans la ville, de
+l'arrivee prochaine des Russes. Il ne manqua pas de m'en apporter
+chaque jour, pendant le peu de temps que nous restames encore dans
+cette ville. Il aurait, comme il disait, fini par vider la cave! Mais
+un jour, le 11 janvier, il entra chez moi de grand matin en tenue de
+route, en me disant qu'il croyait bien ne pas retourner coucher a son
+logement; qu'a chaque moment il fallait s'attendre a entendre battre
+la generale; qu'il me conseillait de me tenir pret et de me disposer a
+faire mes adieux a Mme Gentil.
+
+Grangier entra aussi, en tenue de depart: il arrivait fort a propos
+pour dejeuner avec nous, puisque le vin ne manquait pas.
+
+Il pouvait etre huit heures du matin; nous nous mimes a table; a onze
+heures et demie nous y etions encore, lorsque, tout a coup, Picart,
+qui s'appretait a vider son verre, s'arrete et nous dit: "Ecoutez! je
+crois entendre le bruit du canon!" Effectivement, le bruit redouble,
+la generale bat, tous les militaires courent aux armes. Mme Gentil
+entre dans la chambre en s'ecriant: "Messieurs, les Cosaques!" Picart
+repond: "Nous allons les faire danser!" Je me presse d'arranger mes
+affaires, et un instant apres, armes et bagages, le sac sur le dos,
+j'embrasse Mme Gentil, pendant que Picart et Grangier vident la
+derniere bouteille, en bons soldats. J'avale un dernier verre de vin,
+ensuite je m'elance dans la rue, a la suite de mes amis.
+
+Nous n'avions pas encore fait trente pas, que j'entends que l'on me
+rappelle; je me retourne, j'apercois la grosse Christiane qui me fait
+signe de rentrer, en me disant que j'avais oublie quelque chose. Mme
+Gentil se tenait dans le fond de l'allee de la maison; aussitot
+qu'elle m'apercoit, elle me crie: "Vous avez oublie votre petite
+bouilloire!" Ma pauvre petite bouilloire que j'apportais de Wilna, que
+j'avais achetee au juif qui avait voulu m'empoisonner, je n'y pensais
+vraiment plus! Je rentre dans la maison pour embrasser encore une fois
+cette bonne femme qui m'avait traite et soigne comme si j'avais ete
+son frere ou son enfant, en lui disant de garder ma bouilloire comme
+un souvenir de moi: "Elle vous servira a faire bouillir de l'eau pour
+faire du the, et toutes les fois que vous vous en servirez, vous
+penserez au jeune sergent velite de la Garde. Adieu!"
+
+J'entends que le bruit du canon redouble; alors je m'elance dans la
+rue mais, cette fois, pour ne plus revenir.
+
+Sur un petit pont, j'apercois Grangier qui m'attendait avec
+impatience. Nous prenons le chemin le plus direct, le long du quai,
+pour arriver au lieu du rassemblement. Nous n'avions pas marche cinq
+minutes, que nous apercevons Picart au milieu de la rue, jurant comme
+un homme en colere, tenant sous son pied droit un Prussien, et ayant
+devant lui quatre veterans prussiens commandes par un caporal sous les
+ordres d'un commissaire de police. Voici de quoi il etait question: en
+face d'un cafe, plusieurs individus lui avaient jete des boules de
+neige. Il s'etait arrete en les menacant d'entrer dans la maison pour
+leur donner une correction, mais ils n'en tinrent pas compte; un de
+ces individus, etant descendu dans la rue, s'avanca derriere Picart,
+lui posa une queue de billard sur l'epaule et se mit a crier: "Hourra!
+Cosaque!" Lui, se retournant vivement, l'empoigne par la peau du
+ventre, lui fait faire un demi-tour et le jette a plat ventre, la
+figure dans la neige. Ensuite il lui pose le pied droit sur le dos,
+pendant qu'il met la baionnette au bout du canon de son fusil, et, se
+retournant du cote du cafe, defie ceux qui y sont.
+
+On etait alle chercher la garde; lui, de son cote, avait fait
+comprendre a l'individu, que, s'il faisait le moindre mouvement, il le
+percerait d'un coup de baionnette. Il en dit autant a ceux qui etaient
+dans le cafe; aussi pas un ne bougea; c'est alors que la garde est
+arrivee avec le commissaire de police.
+
+Cette garde n'intimida pas Picart. Il etait, dans ce moment, comme un
+lion qui tient sa proie sous ses griffes et qui regarde fierement les
+chasseurs. Nous etions pres de lui; il ne nous voyait pas; les
+invalides et le commissaire etaient tremblants de peur. Les femmes
+disaient: "Il a raison, il passait son chemin tranquillement, on l'a
+insulte!"
+
+A la fin, un ministre protestant qui avait tout vu et qui parlait
+francais, s'avanca, expliqua au commissaire comment la chose s'etait
+passee. Alors on dit a Picart qu'il pouvait lacher l'homme qu'il
+tenait sous son pied, qu'on allait lui rendre justice. Il dit a celui
+qu'il tenait sous son pied: "Leve-toi!" Celui-ci ne se le fit pas dire
+une seconde fois.
+
+Lorsqu'il fut debout, Picart lui allongea un grand coup de pied dans
+le derriere, en lui disant: "Voila ma justice, a moi!" L'homme se
+retira en portant la main a la place ou il avait recu le coup, aux
+huees de toutes les femmes presentes.
+
+Pendant ce temps, le commissaire faisait payer une amende de
+vingt-cinq francs aux individus qui avaient insulte Picart, ainsi qu'a
+celui qui avait recu le coup de pied. Il en mit la moitie dans sa
+poche, "pour le Roi, disait-il, et pour les frais de justice". L'autre
+moitie, il la presenta a Picart qui d'abord refusa, mais faisant
+reflexion, il en donna la moitie aux invalides et l'autre au ministre
+protestant en lui disant: "Si vous rencontrez la femme d'un vieux
+soldat, vous lui remettrez cela de ma part!" On se fit expliquer ce
+que Picart venait de faire, car on ne pouvait comprendre autant de
+desinteressement de la part d'un soldat; aussi c'est a qui lui aurait
+dit des choses flatteuses, meme le commissaire de police qui vint lui
+baragouiner un compliment. Nous continuames a marcher dans la
+direction du palais, Grangier et moi, en faisant des reflexions sur le
+caractere des Prussiens, et Picart en chantant son refrain:
+
+ Ah! tu t'en souviendras, larira,
+ Du depart de Boulogne!
+
+Nous arrivames sur la place; nous vimes, en face du palais ou etait
+loge le roi Murat, un regiment de negres appartenant au roi: c'etait
+vraiment drole a voir, des hommes noirs sur une place couverte de
+neige; ils etaient en colonne serree par division, les sapeurs avaient
+des bonnets de peau d'ours blancs, et les officiers qui les
+commandaient etaient noirs comme eux. Je n'ai pu savoir quelle route
+ce corps avait pris pour se retirer, mais je pense qu'il alla passer
+la Vistule a Marienwerder.
+
+Le bruit du canon avait presque cesse. Les Russes venaient d'etre
+chasses des environs de la ville par un corps de troupes fraiches qui
+n'avait pas fait la campagne de Russie; quelques coups a mitraille, au
+milieu de leur cavalerie, avaient suffi pour les faire retirer.
+
+L'encombrement des voitures d'equipage appartenant a differents corps
+et que l'on voulait faire sortir de la ville avant de l'avoir evacuee,
+nous fit arreter. Nous nous trouvions pres du logement de Picart. S'en
+etant apercu, il nous cria: "Halte! Mes amis, il faut que je fasse mes
+adieux a ma bourgeoise, que je prenne mon manteau blanc, la pipe et le
+bonnet en peau de renard noir du defunt, dont on m'a fait present, et
+que nous vidions encore quelques bouteilles de vin qui se trouvent
+sous mon traversin de paille!"
+
+Nous entrames dans la maison et nous allames directement a sa chambre
+sans rencontrer personne. Alors Picart, sans perdre de temps, denicha
+cinq bouteilles, dont deux de vin et trois de genievre de Dantzig; il
+nous dit d'en mettre chacun une dans notre sac; c'est ce que nous nous
+empressames de faire. Ensuite il appela la bourgeoise qui arriva
+aussitot: "Permettez, dit Picart, que je vous embrasse pour vous faire
+mes adieux, car nous partons!--Je m'en doutais bien, nous dit-elle, et
+vous ne serez pas plus tot hors de la ville que les sales Russes vont
+vous remplacer! Quel malheur! Mais avant de nous quitter, vous allez
+prendre quelque chose; vous ne partirez pas comme cela!" Et aussitot
+elle alla chercher deux bouteilles de vin, du jambon et du pain, et
+nous nous mimes a table en attendant que l'on recommencat a marcher.
+
+Bientot, plusieurs coups de canon se firent entendre, tres rapproches.
+La femme cria: "Jesus! Maria!" et nous sortimes.
+
+Je me trouvais en avant de mes deux camarades; a quelques pas devant
+moi, un individu que je crus reconnaitre etait aussi arrete; je
+m'approche, je ne m'etais pas trompe: c'etait le plus ancien soldat du
+regiment, qui avait fusil, sabre et croix d'honneur, et qui avait
+disparu depuis le 24 decembre, le pere Elliot, qui avait fait les
+campagnes d'Egypte. Il etait dans un etat pitoyable; il avait les deux
+pieds geles, enveloppes de morceaux de peau de mouton, les oreilles
+couvertes de meme, car elles etaient aussi gelees, la barbe et les
+moustaches herissees de glacons. Je regardais sans pouvoir lui parler,
+tant j'etais saisi.
+
+Enfin je lui adressai la parole: "Eh bien! pere Elliot, vous voila
+arrive! D'ou diable venez-vous? Comme vous voila arrange! Vous avez
+l'air souffrant!--Ah! mon bon ami, me dit-il, il y a vingt ans que je
+suis militaire, je n'ai jamais pleure, mais aujourd'hui je pleure,
+plus de rage que de ma misere, en voyant que je vais etre pris par des
+miserables Cosaques, sans pouvoir combattre; car vous voyez que je
+suis a demi mort de froid et de faim. Voila bientot quatre semaines
+que je marche isole, depuis le passage du Niemen, sur la neige, dans
+un pays sauvage, sans pouvoir obtenir aucun renseignement sur l'armee!
+J'avais deux compagnons: l'un est mort il y a huit jours, et le second
+probablement aussi. Depuis quatre jours j'ai du l'abandonner chez de
+pauvres Polonais ou nous avions couche. J'arrive seul, comme vous
+voyez; voila, depuis Moscou, plus de quatre cents lieues que je fais
+dans la neige, sans pouvoir me reposer, ayant les pieds et les mains
+geles, et meme mon nez!"
+
+Je voyais des grosses larmes couler des yeux du vieux guerrier.
+
+Picart et Grangier venaient de me rejoindre; Grangier avait de suite
+reconnu le pere Elliot: ils etaient de la meme compagnie, mais Picart
+qui, cependant, le connaissait depuis dix-sept ans[77], ne pouvait le
+remettre. Nous entrames dans la maison la plus a notre portee; nous y
+fumes bien accueillis; c'etait chez un vieux marin, generalement ces
+gens-la sont bons.
+
+[Note 77: Depuis la campagne d'Italie. (_Note de l'auteur_.)]
+
+Picart fit asseoir pres du feu son vieux compagnon d'armes; ensuite,
+tirant d'une des poches de sa capote une des deux bouteilles de vin,
+il en remplit un grand verre et dit au pere Elliot: "Ah ca, mon vieux
+compagnon d'armes de la 23e demi-brigade, avalez-moi toujours
+celui-ci. Bien! Et puis cela: tres bien! A present, une croute de
+pain, et cela ira mieux!" Depuis Moscou, il n'avait pas goute de vin
+ni mange d'aussi bon pain; mais il semblait oublier toutes ses
+miseres. La femme du marin lui lava la figure avec un linge trempe
+dans l'eau chaude; cela fit fondre les glacons qu'il avait a sa barbe
+et a ses moustaches.
+
+"A present, dit Picart, nous allons causer! Vous souvenez-vous,
+lorsque nous nous embarquames a Toulon pour l'expedition d'Egypte?..."
+
+Dans le moment, Grangier qui etait sorti afin de voir si l'on
+recommencait a marcher, rentra pour nous dire qu'une voiture arretee
+devant la porte et chargee de gros bagages appartenant au roi Murat,
+etait une occasion pour le pere Elliot, qu'il fallait de suite le
+faire monter: "En avant!" s'ecrie Picart, et aussitot, avec le secours
+du vieux marin, nous perchames le vieux sergent sur la voiture; Picart
+lui mit l'autre bouteille de vin entre les jambes et son manteau blanc
+sur le dos, afin qu'il n'eut pas froid.
+
+Un instant apres, on recommenca a marcher, et une demi-heure apres,
+nous etions hors d'Elbing. Le meme jour, nous passames la Vistule sur
+la glace, et nous marchames sans accident jusqu'a quatre heures, pour
+nous arreter dans un grand bourg ou le marechal Mortier, qui nous
+commandait, decida que nous logerions.
+
+ * * * * *
+
+Ce n'est pas par vanite et pour faire parler de moi, que j'ai ecrit
+mes Memoires. J'ai seulement voulu rappeler le souvenir de cette
+gigantesque campagne qui nous fut si funeste, et des soldats, mes
+concitoyens, qui l'ont faite avec moi. Leurs rangs, helas!
+s'eclaircissent tous les jours. Les faits que j'ai racontes paraitront
+incroyables et parfois invraisemblables. Mais qu'on ne s'imagine pas
+que j'ajoute quelque chose qui ne soit vrai et que je veuille embellir
+mon recit pour le rendre interessant. Au contraire, je prie de croire
+que je ne dis pas tout. Cela me serait impossible, car j'ai peine a y
+croire moi-meme, et cependant tout cela a ete mis en note pendant que
+j'ai ete prisonnier en 1813 et a mon retour de cette captivite, en
+1814, sous le coup de l'impression et de l'effet que produisent, dans
+le coeur, la vue et la participation de pareils desastres.
+
+Ceux qui ont fait cette malheureuse et glorieuse campagne,
+conviendront qu'il fallait, comme disait l'Empereur, etre de fer pour
+avoir resiste a tant de maux et de miseres, et que c'est la plus
+grande epreuve a laquelle l'homme puisse etre expose.
+
+Si j'ai pu oublier quelque chose, comme date ou noms d'endroits, ce
+que je ne pense pas, il est de mon devoir de dire que je n'ai rien
+ajoute.
+
+Plusieurs temoins de ce que j'ecris, qui etaient dans le meme regiment
+que moi, et quelques-uns dans la meme compagnie, et qui ont fait cette
+memorable campagne, vivent encore. Je citerai en particulier:
+
+MM. _Serraris_, grenadier velite, actuellement marechal de camp au
+service du roi de Hollande, natif de Saint-Nicolas en Brabant. Il
+etait lieutenant dans la meme compagnie ou j'etais alors sergent[78].
+
+[Note 78: Ancien camarade de Bourgogne aux velites de la Garde ou
+il etait aussi entre en 1806, le lieutenant Serraris fit toutes les
+campagnes de l'Empire, recut la croix des mains de l'Empereur a la
+revue du Kremlin (v. page 46), et quitta le service en 1814, apres
+avoir ete promu chef de bataillon et officier de la Legion d'honneur.
+Il est mort en 1855, lieutenant general au service des Pays-Bas. Il a
+laisse, nous ecrit son fils, un journal de ses campagnes dont la
+partie relative a celle de Russie confirme entierement l'exactitude
+des recits de Bourgogne.]
+
+_Rossi_, fourrier dans la meme compagnie, natif de Montauban, et que
+j'eus le bonheur de rencontrer a Brest, en 1830. Il y avait seize ans
+que nous ne nous etions vus.
+
+_Vachin_[79], alors lieutenant dans le meme bataillon, habitant
+actuellement Anzin (Nord). Lorsque je le rencontrai, il y avait vingt
+ans que nous ne nous etions vus.
+
+[Note 79: Mort a Valenciennes en 1856. (_Note de l'auteur_.)]
+
+_Leboude_, sergent-major alors, a present lieutenant general en
+Belgique, etait aussi du meme bataillon, ainsi que _Grangier_,
+sergent, qui etait du Puy-de-Dome, en Auvergne. Celui-la etait mon ami
+intime. Dans plus d'une circonstance il me sauva la vie; il avait une
+faible sante, mais un courage a toute epreuve. Il est mort du cholera
+en 1832.
+
+_Pierson_, aussi sergent velite, actuellement capitaine a l'etat-major
+de place a Angers[80]. Il etait tres laid, mais bon enfant, comme tous
+les velites. Il n'y avait pas de figure comme la sienne. Il etait
+tellement reconnaissable qu'il ne fallait l'avoir vu qu'une fois pour
+se le rappeler. A propos de Pierson, je vais conter un fait pour venir
+a l'appui de ce que je viens de dire.
+
+[Note 80: C'est-a-dire en 1835, a l'epoque ou je mettais mes
+_Memoires_ en ordre. (_Note, de l'auteur_.)]
+
+Au commencement de cette campagne, a l'epoque ou nous etions a Wilna,
+capitale de la Lithuanie, un jour qu'il etait de garde a la
+manutention, c'etait le 4 juillet, au moment ou l'on faisait
+construire de grands fours pour la cuisson du pain de l'armee,
+l'Empereur fut voir si les travaux avancaient. Pierson, qui etait le
+chef du poste, voulut profiter de cette occasion pour solliciter la
+decoration et, s'avancant pres de Sa Majeste, il la lui demanda.
+L'Empereur lui repondit: "C'est bien! Apres la premiere bataille!"
+Depuis, nous eumes le siege de Smolensk, la grande bataille de la
+Moskowa, ainsi que plusieurs autres pendant la retraite. Mais
+l'occasion ne se presenta pas pour lui de rappeler a l'Empereur sa
+promesse, car ce n'etait pas le cas d'en parler, pendant la retraite
+desastreuse que nous fimes et ou il eut le bonheur d'echapper. Ce ne
+fut qu'a Paris, quelques jours apres notre retour, le 16 mars 1813, a
+la Malmaison, ou nous passions la revue, le meme jour ou je fus nomme
+lieutenant, que Pierson put rappeler a l'Empereur la promesse qu'il
+lui avait faite et, s'approchant de lui, l'Empereur lui demanda ce
+qu'il voulait: "Sire, repondit-il, je demande la croix a Votre
+Majeste. Vous me l'avez promise.--C'est vrai, repond l'Empereur en
+souriant, a Wilna, a la manutention!" Il y avait dix mois que cette
+promesse lui avait ete faite. Ainsi l'on voit que l'individu avait une
+figure a ne pas oublier; mais, aussi, quelle memoire avait l'Empereur!
+
+Je citerai encore d'autres temoins:
+
+M. _Peniaux_, de Valenciennes, directeur des postes et relais de
+l'Empereur, qui m'a vu mourant, couche sur la neige, sur le bord de la
+Berezina.
+
+M. _Melet_, dragon de la Garde, que j'ai souvent rencontre dans la
+retraite, trainant son cheval par la bride et faisant des trous dans
+la glace sur les lacs, pour lui donner a boire. Il etait de Conde, du
+meme endroit que moi. On pouvait le citer comme un des meilleurs
+soldats de l'armee. Avant d'entrer dans la Garde. M. Melet avait deja
+fait les campagnes d'Italie. Il fit, dans cette meme arme et avec le
+meme cheval, les campagnes de 1806, 1807, en Prusse et en Pologne;
+1808, en Espagne; 1809, en Allemagne; 1810 et 1811, en Espagne; 1812,
+en Russie; 1813, en Saxe, et 1814, en France. Apres le depart de
+l'Empereur pour l'ile d'Elbe, il resta, pour attendre sa retraite,
+dans la Garde royale, toujours avec son cheval qu'il n'a jamais voulu
+abandonner. A la rentree de l'Empereur de l'ile d'Elbe, il reparut
+encore dans le meme corps, comme garde imperial, a Waterloo. Il fut
+blesse, et son cheval fut tue. C'etait toujours le meme avec lequel il
+avait fait tant de campagnes et avec qui il avait assiste a plus de
+quinze grandes batailles commandees par l'Empereur. Si l'Empereur fut
+reste, ce brave militaire eut ete dignement recompense. Quoique
+chevalier de la Legion d'honneur, il est aujourd'hui dans la misere.
+Dans la retraite de Russie, quelquefois, seul au milieu de la nuit, il
+s'introduisait dans le camp ennemi pour y prendre du foin ou de la
+paille pour Cadet: c'etait le nom de son cheval. Il ne revenait jamais
+sans avoir tue un ou deux Russes, ou pris ce qu'il appelait un temoin,
+c'est-a-dire fait un prisonnier.
+
+_Monfort_, grenadier velite a cheval, actuellement officier de
+cuirassiers en retraite a Valenciennes. Quoiqu'etant du meme pays et
+aussi de la Garde imperiale, je ne le connaissais, a l'armee, que de
+reputation, par la maniere dont il se distingua dans differents
+combats que nous eumes en Espagne; en Russie, il traversa la Berezina,
+a cheval, au milieu des glacons. Mais son cheval y resta. A Waterloo,
+sur le mont Saint-Jean, dans une charge que son regiment fit contre
+les dragons de la reine d'Angleterre, il tua le colonel d'un coup de
+sabre dans la poitrine qui l'envoya souper chez Pluton.
+
+_Pavart_, capitaine en retraite a Valenciennes, etait, pendant la
+campagne de Russie, aux chasseurs a pied de la Garde imperiale. Tout
+ce qu'il conte de cette campagne, de ce qui lui est arrive, et de ce
+qu'il a vu, est tres interessant. Dans la retraite, a Krasnoe, ou nous
+nous sommes battus pendant les journees des 15, 16 et 17 novembre,
+contre l'armee russe forte de cent mille hommes, la nuit du 16, la
+veille de la bataille du 17, lorsque les Russes nous serraient de
+pres, Pavart, qui etait alors caporal, commandait une patrouille de
+six hommes. En cheminant, il apercoit, sur sa droite, une autre
+patrouille composee de cinq hommes. Pensant, et presque certain que
+c'etaient des notres, il dit aux hommes qu'il commandait: "Halte!
+attendez-moi. Je vais parler a celui qui la commande afin de marcher
+dans la meme direction, pour ne pas tomber dans les avant-postes des
+Russes." Aussitot, les hommes s'arretent et lui s'avance vers cette
+patrouille qui, en voyant un homme seul venir a elle, croit
+probablement que c'est un des leurs. Mais Pavart reconnait que ce sont
+des Russes. Il etait trop tard pour retrograder, il s'avance
+resolument et, sans donner le temps aux Russes de se reconnaitre, il
+tombe dessus et, a coups de baionnette, il en met trois hors de
+combat. Les autres se sauvent. Apres ce coup hardi, il retourne pour
+rejoindre ses hommes, mais ils etaient pres de lui; ils accouraient
+pour le secourir.
+
+_Wilkes_, sous-officier dans un regiment de ligne, habitant de
+Valenciennes, prisonnier sur les bords de la Berezina, conduit en
+captivite a quatorze cents lieues de Paris, ou il resta pendant trois
+ans.
+
+Le capitaine _Vachin_, dont j'ai parle plus haut, avant de partir pour
+la Russie, lorsque nous etions en Espagne, eut, avec mon
+sergent-major, une discussion tres vive, qui finit par un duel et un
+coup de sabre qui partagea la figure de mon sergent-major en deux, car
+cela lui prenait depuis le haut du front jusqu'au bas du menton. Il en
+fit autant a l'occasion, aux Autrichiens, Prussiens, Russes,
+Espagnols, Anglais contre lesquels il combattit pendant dix ans sans
+interruption, car pendant ce laps de temps il assista a plus de vingt
+grandes batailles commandees par l'empereur Napoleon.
+
+A la bataille d'Essling, le 22 mai 1809, Vachin portait pendue a son
+cote une gourde remplie de vin. Un de ses amis, sous-officier comme
+lui, lui fait signe qu'il voudrait bien boire un coup de son vin.
+Vachin lui crie d'avancer, et lorsqu'il fut pres de lui, il lui
+presenta a boire en se baissant de cote. Cela se passait au fort de
+l'action ou les boulets et la mitraille nous arrivaient de toutes
+parts. Mais a peine le buveur avait-il avale quelques gorgees, qu'un
+brutal de boulet autrichien emporte la tete du buveur ainsi que la
+gourde. Deux jours avant, ils avaient dine ensemble a Vienne et, la,
+ils s'etaient fait reciproquement un don mutuel de ce qu'ils avaient
+comme montre, ceinture, en cas que l'un ou l'autre fut tue. Mais
+Vachin n'eut pas l'envie de mettre a execution ce qu'ils etaient
+convenus de faire. Il se retira, reprit son rang, heureux de n'avoir
+pas ete atteint par le meme boulet, mais en pensant que, d'un moment a
+l'autre, il pouvait lui en arriver autant, car l'affaire etait chaude.
+Je fus blesse le meme jour.
+
+Outre les anciens militaires que j'ai connus particulierement, je puis
+citer encore, comme ayant fait la glorieuse et terrible guerre de
+Russie:
+
+MM. _Bouy_, capitaine en retraite, a Valenciennes, et de Valenciennes;
+chevalier de la Legion d'honneur.
+
+_Hourez_, capitaine en retraite, a Valenciennes, et de Valenciennes;
+chevalier de la Legion d'honneur.
+
+_Piete_, sous-lieutenant, de Valenciennes.
+
+_Legrand_, ex-fusilier des grenadiers de la Garde imperiale, habitant
+Valenciennes; chevalier de la Legion d'honneur.
+
+_Foucart_, casernier, qui fut blesse et prisonnier; chevalier de la
+Legion d'honneur.
+
+_Izambart_, ancien sous-officier, garde des musees; chevalier de la
+Legion d'honneur.
+
+_Petit_, sous-lieutenant de la Jeune Garde.
+
+_Maujard_, garde du genie, en retraite a Conde (Nord); chevalier de la
+Legion d'honneur.
+
+_Boquet_, de Conde.
+
+BOURGOGNE,
+
+Ex-grenadier velite de la Garde imperiale, Chevalier de la Legion
+d'honneur.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIERES
+
+I.--D'Almeida a Moscou.
+
+II.--L'incendie de Moscou.
+
+III.--La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De
+Mojaisk a Slawkowo.
+
+IV.--Dorogoboui.--Une cantiniere.--La faim.
+
+V.--Un sinistre.--Un drame de famille.--Le marechal
+Mortier.--Vingt-sept degres de froid.--Arrivee a Smolensk.--Un
+coupe-gorge.
+
+VI.--Une nuit mouvementee.--Je retrouve des amis.--Depart de
+Smolensk.--Rectification necessaire.--Bataille de Krasnoe.--Le dragon
+Melet.
+
+VII.--La retraite continue.--Je prends femme.--Decouragement.--Je
+perds de vue mes camarades.--Scenes dramatiques.--Rencontre de Picart.
+
+VIII.--Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est
+blesse.--Un convoi de prisonniers francais.--Halte dans une
+foret.--Hospitalite polonaise.--Acces de folie.--Nous rejoignons
+l'armee.--L'Empereur et le Bataillon sacre.--Passage de la Berezina.
+
+IX.--De la Berezina a Wilna.--Les Juifs.
+
+X.--De Wilna a Kowno.--Le chien du regiment.--Le marechal Ney.--Le
+tresor de l'armee.--Je suis empoisonne.--La "graisse de voleur".--Le
+vieux grenadier.--Faloppa.--Le general Roguet.--De Kowno a
+Elbing.--Deux cantinieres.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve
+Picart.--Le traineau et les Juifs.--Une megere.--Eylau.--Arrivee a
+Elbing.
+
+XI.--Sejour a Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle a heritage.--Le 1er
+janvier 1813.--Picart et les Prussiens.--Le pere Elliot.--Mes temoins.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Memoires du sergent Bourgogne
+by Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE ***
+
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+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
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+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
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+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
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+1.F.
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+opportunities to fix the problem.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
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+search system you may utilize the following addresses and just
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+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
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+
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