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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/18490-8.txt b/18490-8.txt new file mode 100644 index 0000000..8a82c89 --- /dev/null +++ b/18490-8.txt @@ -0,0 +1,9642 @@ +The Project Gutenberg EBook of Jacques Cartier, by Émile Chevalier + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Jacques Cartier + +Author: Émile Chevalier + +Release Date: June 2, 2006 [EBook #18490] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JACQUES CARTIER *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + + +-------------------------------------------------------------+ + | Note du transcripteur | + | | + | Pour plus de détails sur la vie et les oeuvres de Cartier, | + | le lecteur aura avantage à consulter ses écrits: | + | | + | http://www.gutenberg.org/etext/12356 | + | | + | L'auteur revoie occasionnellement le lecteur, à ses autres | + | publications. Un certain nombre d'entre elles a déjà été | + | publié par PJ: | + | | + | http://www.gutenberg.org/browse/languages/fr | + | CHEVALIER H. Émile | + | D'autres sont en cours de préparation (Juin 2006). | + +-------------------------------------------------------------+ + + + + JACQUES CARTIER + + PAR + + H. EMILE CHEVALIER + + + + +PARIS +LEBIGRE-DUQUESNE, LIBRAIRE-ÉDITEUR +RUE HAUTEFEUILLE, 16 + + + + +A M. LE Dr. A. GUÉRIN +CHIRURGIEN DE L'HÔPITAL SAINT-LOUIS + + +La dédicace de ce livre, mon cher docteur, vous revient de droit. Ce +m'est un plaisir autant qu'un honneur et un devoir de vous l'offrir. +Esprit initiateur, distingué non-seulement parmi les plus distingués +de votre noble profession, mais encore parmi ceux qu'on estime dans les +sciences, les arts et les lettres; membre du conseil général d'un des +principaux départements de la vieille et glorieuse Bretagne, Breton +vous-même, vous ne refuserez pas à mon héros, à votre compatriote, +Jacques Cartier, la faveur que je revendique pour lui. + +Laissez-moi, mon cher docteur, rappeler ce que j'en disais, il y a +quelques mois [1]: + +«Saluez avec moi, saluez, je ne dirai pas le premier découvreur, mais +le premier colonisateur français,--un Breton, homme du forte souche, de +coeur haut et droit,--qui ait baisé la terre d'Amérique! + +[Note 1: Voir ma _Notice sur Sagard et son oeuvre_.--Tross, éditeur.] + +«Jacques Cartier! l'une de nos illustrations. Ah! le mot est chétif: un +de nos génies, devrais-je dire. Et, pas une statue ne lui a été érigée +chez nous! A lui pas un monument, pas une inscription, un symbole de +la reconnaissance générale! O Athéniens! Athéniens! En France, il ne +se trouve peut-être pas cent mille personnes sachant qu'il a existé un +Jacques Cartier! + +«Un jour, je me pris du pieux désir d'aller visiter la ville natale de +ce hardi marin, à qui nous dûmes la moitié de l'Amérique. Je m'attendais +à ce que là au moins, à Saint-Malo, je rencontrerais quelque chose, +un buste, un morceau dr pierre à l'angle d'une rue, un signe qui me +rappelât notre Jacques Cartier [2], lui que connaissent, que vénèrent +les plus ignorants des Canadiens-Français, à qui tous ont élevé un +autel dans leur coeur; lui dont j'avais vu le portrait, le nom, en vingt +endroits, dans les édifices publics, sur les places, les routes, les +navires, soit à Montréal, soit à Québec. Et a Saint-Malo rien! je n'ai +rien trouvé!... Si..... Dans la cour d'une auberge, vous apercevrez +une misérable effigie de plâtre, qui se dégrade et demain tombera en +poussière..... Athéniens! Athéniens! + +[Note 2: De vrai, les édilités de Saint-Malo et de Saint-Servan ont, +depuis quelques années, donné son nom à deux rue.] + +«Et cette cour d'auberge, qu'est-ce encore? La cour de l'ancien hôtel de +Chateaubriand [3]! + +[Note: 3 De même, à Vitré, l'habitation occupée jadis par madame de +Sévigné est aujourd'hui convertie en hôtellerie.] + +«Douleur sur douleur! + +«A une heure de distance, si votre âme n'est point navrée assez, vous +pourrez voir, enfouie dans le fumier, les immondices une ferme, une +masure s'en allant, elle aussi, de décrépitude. + +«On la nomme _les Portes-Jacques-Cartier_. + +«C'est là tout ce qui reste de l'habitation, de la mémoire du grand +homme, de celui que François Ier n'appelait jamais que «nostre cher et +bien-amé Jacques Cartier.» + +Eh bien, mon cher docteur, ce que je demande pour Jacques Cartier, notre +Christophe Colomb à nous Français, l'un de ceux qui devraient faire +marque dans nos annales historiques, l'un des plus ignorés pourtant; +ce que je demande, c'est un monument élevé soit à Saint-Malo, soit à +Rennes, soit même à Paris,--pourquoi non?--qui transmette désormais à la +postérité le souvenir de ce grand homme. Ce que je vous demande à vous, +mon cher docteur, pour l'honneur de nos compatriotes, et au nom d'un +million de Français reconnaissants qui, de l'autre côté de l'Atlantique, +béniront votre oeuvre, c'est de vous mettre à la tête d'un mouvement +ayant pour but de rendre à l'un de nos plus illustres, de nos plus +vertueux citoyens, à Jacques Cartier, l'hommage que la légèreté, plus +encore que l'ingratitude, a négligé de lui rendre jusqu'à ce jour. + +Une statue à Jacques Cartier, au découvreur du Canada! + + H. EMILE CHEVALIER. + +Paris, 2 janvier 1866. + + + + + AU LECTEUR. + +Dans un cadre de pure imagination, l'auteur de ce livre a tenté de +mettre en relief la belle et noble figure de Jacques Cartier; il a tenté +aussi de tracer une esquisse des moeurs bretonnes et de Saint-Malo au +seizième siècle. Néanmoins, autant qu'il a été en son pouvoir, il s'est, +avec grand scrupule, conformé à la vérité historique. Facilement, il +l'espère, le lecteur discernera la réalité de la fiction à travers la +gaze légère répandue sur l'ensemble de l'oeuvre, pour en marier toutes +les parties. En cela, l'auteur s'est proposé de faire lire le récit +de nos grandes découvertes maritimes aux personnes qui se sentent peu +dégoût pour les anciennes chroniques. Puisse la réussite égaler son +intention! + +19 février 1868. + + + + + JACQUES CARTIER + + + + + PROLOGUE. + + LA MORT D'UN AVENTURIER. + + +Le soleil brille dans toute sa glorieuse splendeur; le ciel est pur, +d'une sérénité parfaite; pas un nuage léger, cotonneux, pas une tache ne +trouble son éblouissant azur; la transparence de l'atmosphère ne saurait +être surpassée que par son incroyable sonorité; calme, immobile, +l'air semble comme arrêté dans l'espace; jamais les heureuses contrées +napolitaines n'offrirent au regard enchanté des régions éthérées plus +brillantes; jamais Olympe plus souriant n'inspira la Muse antique; +jamais d'une main plus délicate, plus caressante, l'Aurore aux doigts de +rose n'ouvrit les portes de l'Orient. + +Saisissant, effroyable contraste, toutefois! + +Ce ciel, il a l'éclat, l'inflexibilité, je pourrais dire le tranchant +du métal. Que de sa voûte immense, incommensurable, votre oeil s'abaisse +sur la terre, et, partout autour de lui, à la place d'opulentes +frondaisons, aux nuances diverses, harmonieusement fondues, à la place +de fleurs chatoyantes et variées, de fruits savoureux, de pourpre et +d'or, il ne rencontrera, que désolante uniformité; il s'aveuglera +aux brûlantes réverbérations d'une nappe d'argent mat, qui s'allonge, +s'allonge monotone et s'allonge encore, jusqu'aux bornes de l'horizon. + +Alors, vous maudirez les magnifiques rayons de l'astre diurne; alors, +vous alliez horreur de ce bleu intact qui lui sert de cadre, de la +solennelle quiétude dont vous êtes environné; alors, peut-être, vous +surprendrez-vous à faire des voeux pour que les nuées, les brouillards, +la bruine, voire les ouragans, les tempêtes de neige succèdent +brusquement à ces décevantes promesses d'une belle journée de juillet. + +C'est que, hélas! nous ne sommes ni en été, ni sous le fortuné climat +de l'Ausonie, mais, en plein hiver, dans le vestibule même du sauvage +empire hyperboréen. + +Cette plaine d'albâtre, qui sans fin se déploie devant nous, c'est +l'océan Atlantique, au 50° parallèle de latitude nord environ; c'est la +mer figée, solidifiée par le froid, sur une étendue de plusieurs lieues, +dans une des vastes baies septentrionales de l'Ile de Baccaléos ou +Terre-neuve[4]. + +[Note 4: Voir la _Fille des Indiens rouges_ par H. E. Chevalier.] + +Et quel froid! + +Malgré ce soleil si insolemment provocateur; ce ciel si railleusement en +tenue de fête; malgré cette atmosphère si traîtreusement séduisante, +il gèle à pierre fendre, sans métaphore aucune:--le thermomètre est +descendu à 33° au-dessous de zéro. + +Aussi, quoique la vue porte loin et très-loin, n'aperçoit-on d'abord +signe de vie humaine ou animale dans cette vaste solitude, dont la +blancheur marmoréenne, la rigidité sépulcrale apparaissent comme un +suaire jeté sur la création terrestre, immolée aux rigueurs de quelque +farouche divinité polaire. + +Mais regardons encore, regardons mieux. Ne semble-t-il pas que, là-bas, +tout là-bas, du sein d'un monticule de glaçons, jaillit un mince +filet de vapeur? Avançons. Cette vapeur prend des formes, dessine ses +contours; elle monte en spirale; de grise elle devient bleuâtre. Ce +n'est donc pas une de ces brumes follettes que l'on voit souvent, dans +le royaume boréal, surgir des crevasses ouvertes par le froid à +travers les congélation?. Mais c'est de la fumée, la fumée d'un feu de +branchages. Le désert est habité. Poursuivons notre route dans cette +direction et, bientôt, nous nous heurtons au pied d'une véritable +bastille de glace. Une rayure brunâtre, serpentant jusqu'au sommet, +indique un sentier. En deux minutes, ce sentier est parcouru et voici se +présenter un bien curieux spectacle. + +Dans l'enceinte des banquises, entassées les unes sur les autres, à plus +de cinquante pieds de profondeur, se trouve pris, scellé comme dans +une inébranlable muraille de granit, un navire jaugeant soixante dix +à quatre-vingts tonneaux, sur le pont duquel est construite une cabane +provisoire, qui occupe tout l'espace compris entre les deux gaillards. +Du milieu de cette cabane s'élance une haute cheminée, et aux deux +extrémités se dressent les deux mâts du vaisseau, dont on a abattu les +huniers jusqu'aux chouquets. + +Inutile d'ajouter que les parties visibles du bâtiment, la cabane, les +mâts, la cheminée même, sont revêtues d'une épaisse couche de cristaux +superposés, qui scintillent comme des milliers de pierreries aux rayons +du soleil. + +Si la pauvre embarcation court grand risque d'être, lors de la +débâcle, écrasée, réduite en pièces, par les effrayantes masses qui +la surplombent, elle a au moins en ce moment, l'avantage de se trouver +quelque peu abritée contre les mortelles intempéries de la saison. + +Aussi les garnissaires du navire, qui possèdent abondance de provisions +de bouche et de combustible, attendent-ils patiemment que le retour du +printemps leur permette de sortir de cette baie, dans laquelle les a +surpris et emprisonnés un hiver trop précoce. Disons plus: n'était la +crainte d'être, chaque jour, investis et massacrés par une bande de +sauvages qui les harcellent continuellement ils s'estimeraient, pour la +plupart, heureux comme pas un mortel sur notre planète sublunaire. + +Voyez-les réunis dans l'entrepont, avec leurs mines réjouies autant que +hardies; voyez-les affublés de grossières mais chaudes fourrures, et +pressés autour d'un énorme poêle de fonte, qui ronfle comme un soufflet +de forge ou une personne trop bourrée d'aliments. Les uns jouent aux +dés, d'autres sommeillent, ceux-ci grignotent un morceau de biscuit; +ceux-là babillent. + +Tous sont Bretons,--Normands tout au plus, j'en jurerais. + +Prêtons l'oreille, aux causeries. + +--Min Gieu, disait Jean Morbihan, min Gieu, nous avons encore, à bord +de la _Catherine_, six barriques de _gwin ardant_ [5] et vingt-cinq de +cidre... tant qu'il en restera une goutte, je ne demanderai pas à m'en +aller d'ici, non da! + +[Note 5: Eau-de-vie, eau-de-feu.] + +--Tu as, ma foi, bien raison, appuya Charles Guyot; puisque nous +avons pris le poisson, vaut mieux le manger entre compagnons que de le +rapporter sans profit pour nous, aux bourgeois... + +--Le fait est, fit un troisième, que la pêche a été miraculeuse, cette +année, en l'an de grâce mil cinq cent vingt... + +--Dis mil cinq cent vingt-un, l'Enrhumé, interrompit Jean Morbihan; mil +cinq cent vingt-un, da oui; car nous sommes aujourd'hui le dix-huitième +jour de l'année suivante, ajouta-t-il d'un ton convaincu. + +--De vrai, reprit Charles Guyot, il y aura un an, le 11 mars prochain, +que nous avons démarré du _hable_ de Saint-Malo, et l'on espérait être +de retour à la mi-octobre. + +--Min Gieu, c'est pure, vérité, confirma Jean. + +--Pourquoi diable aussi le capitaine s'est-il obstiné à faire la chasse +aux loups marins! marronna un nouvel interlocuteur. N'avions-nous pas +une assez forte cargaison de _molues_? mais c'est un ambitieux que le +capitaine! + +--Un ambitieux! peux-tu parler comme ça, Grogne-Toujours! s'écria +Morbihan avec indignation. Maître Jacques est le plus digne, le meilleur +des pilotes et des chefs, poursuivit-il avec un accent qui défiait toute +contradiction. + +--Jean a raison, affirmèrent plusieurs voix. + +--Oh! ce que j'en dis, c'est histoire de parler, repartit +Grogne-Toujours. Du reste, moi je suis aussi mal ici qu'ailleurs. Et si +ce n'était ce brigand de froid... + +--Et ces brigands de Peaux-Rouges de l'enfer, qui ont tué et dévoré sans +doute nos deux pauvres camarades... + +A ce moment, un coup de sifflet impératif retentit. + +--C'est maître Jacques qui m'appelle, dit Jean Morbihan se levant et se +dirigeant précipitamment vers la poupe du navire. + +Un jeune homme de belle prestance, de mine audacieuse et intelligente, +se tenait au seuil de la cabine ou chambre, qu'une mince cloison +séparait de l'entrepont. + +--Entre, dit-il, au matelot. + +Celui-ci obéit et, se courbant, pénétra dans une petite pièce, +chétivement meublée d'un poêle, une table, une couchette étroite, une +horloge marine, des instruments de mathématiques et quelques cartes +rudement dessinées, où la mer était figurée par de gros bouillons. + +Le jeune homme rentra dans la cabine, dont il ferma la porte. Puis il +s'assit, s'accouda à la table, et plongeant ses regards dans les yeux du +matelot, qui demeurait respectueusement debout, immobile, attendant des +ordres: + +--Nos gens sont-ils toujours de bonne humeur? demanda-t-il en +bas-breton. + +--Toujours, maître Jacques, toujours. + +--Ils ne se plaignent pas? + +--Non da! De quoi est-ce qu'ils pourraient se plaindre! Min Gieu! ils +seraient donc bien difficiles! + +--C'est vrai! proféra maître Jacques, comme s'il se parlait à lui-même; +pourvu qu'ils aient à boire, à manger, peu de besogne, ils se trouvent +contents. La gloire, ni l'amour ne les tourmente, eux! Ah! si je ne +rêvais de conquêtes, de découvertes et surtout de ma chère Catherine.... + +--Et que vous pouvez y penser à notre patronne! elle est, ma foi, bien +assez accorte pour qu'on ne l'oublie pas, après un au de mariage! dit +familièrement le matelot. + +--Oui, mon vieux Jean, j'y pense souvent, trop souvent! soupira maître +Jacques. + +--Trop souvent! Min Gieu! capitaine, si j'avais jamais eu pour épouse +une créature comme ça: une taille comme la plus fine corvette qui +oncques débouqua du port de Saint-Malo; des yeux grands comme des +écubiers, et un visage, un visage, que... + +--N'est-ce pas qu'elle est charmante? dit maître Jacques, en souriant de +l'enthousiasme du vieux marin. + +--Charmante comme notre goëlette, dont dame Catherine a été la marraine! +si charmante, s'écria celui-ci, qu'à votre place, je ne l'aurais pas +quittée pour venir pécher la molue? N'êtes-vous pas assez riche? + +--Tu aurais donc renoncé à la mer, hein! si j'étais resté à Saint-Malo, +toi qui m'as élevé et enseigné l'art de piloter un navire? + +--Min Gieu! maître, ç'aurait été dur d'abandonner le métier où je suis +né; mais, voyez-vous, pour demeurer avec vous et la patronne, qu'est-ce +que je ne ferais pas?... Da oui! + +--Tu es un brave, Jean, donne-moi la main, dit le jeune homme, qui +pressa chaleureusement dans les siens les doigts calleux du matelot.. + +Puis il ajouta: + +--Allons, de la patience! dans trois mois, nous reprendrons la route +de Saint-Malo. Au surplus, je n'aurai pas perdu mon temps, ici. J'ai +exploré la côte septentrionale de cette terre à peu près inconnue, et +découvert plusieurs îles qui pourront être un jour très-productives... +Bien! Que le roi de France, mon maître, m'accorde l'autorisation de +reconnaître tout le pays, et, sous peu, nous n'aurons plus rien à envier +à la gloire de ce Génois, ce Colomb dont le nom m'importune autant qu'il +m'enivre! + +--Ah! min Gieu! vous avez encore des projets de voyage! vous voulez +encore délaisser... + +--Catherine!... j'aurais tort! n'est-ce pas? Oublions mes présomptueux +desseins... Cette expédition sera ma dernière... Pourtant je touche à +peine à ma vingt-septième année! + +--Da oui, vous êtes venu au monde le jour de la Saint-Sylvestre, le 31 +décembre 1494; je m'en souviens comme d'hier, et que votre père, maître +Jamet... + +--Bah! laissons cela, mon vieil ami... Je t'ai mandé pour que tu ailles, +avec quelques hommes de corvée, faire du bois et battre les environs... +Je crains que ces sauvages, qui ont enlevé deux des nôtres, ne +renouvellent leurs agressions... + +--C'est entendu maître. Je partirai tout de suite. + +--Surtout armez-vous bien, car ces bandits sont vigoureux et +très-adroits. De la prudence, Jean, de la prudence. Si nous perdions +encore quelqu'un, la panique se glisserait dans l'équipage... Tu me +comprends? + +--Vous pouvez être tranquille, capitaine, vos recommandations seront +suivies, comme si elles venaient du bon Gieu, répondit le matelot en +sortant de la cabine. + +Il communiqua les ordres qu'il avait reçus, et aussitôt dix de ses +compagnons s'offrirent à l'envi pour les exécuter. + +S'étant armés de longues piques à glace, d'arquebuses et de haches +d'abordage, nos hommes montèrent par l'échelle de la construction en +planches qui recouvrait le pont du navire, et qu'on avait élevée +autant pour abriter l'intérieur contre les rigueurs du climat que pour +renfermer des approvisionnements. + +Chef de timonerie à bord de la _Catherine_, Jean Morbihan occupait le +premier rang, après maître Jacques. Il distribua un verre d'eau-de-vie +et quelques vivres à ses hommes; puis tous quittèrent le vaisseau pour +commencer leur expédition. + +En dépit du froid, ils s'étaient mis gaiement en route, quand le premier +qui parvint au faîte du môle de glace dont le bâtiment était fortifié, +poussa un cri d'émoi. + +--Qu'y a-t-il? interrogea Jean Morbihan, pressant le pas. + +Pour toute réponse, l'autre étendit son bras vers le sud. + +Dans cette direction, on distinguait, à plusieurs milles de distance, +une horde d'individus qui couraient vers le navire. + +--Ce sont les sauvages! lit Jean, en portant un sifflet à ses lèvres. + +A son appel, les matelots restés dans le vaisseau arrivèrent +précipitamment. Maître Jacques les suivit de près. + +--Regardez! lui dit Morbihan. + +Le capitaine avait la vue excellente. Il distinguait les objets A des +distances prodigieuses. Ayant porté ses yeux à l'horizon, il s'écria: + +--Par ma Catherine! ce sont les sauvages! Les coquins sont nombreux et +s'avancent de notre coté. Mais voici qui est étrange, bien étrange! +On dirait qu'ils pourchassent l'un des leurs qui les précède d'une, +centaine de pas, autant que je puis juger... Oui, c'est cela... Le +poursuivi file à toutes jambes... Il porte quelque chose dans ses +bras... Les autres lui décochent des flèches. Ah! le malheureux +trébuche; il tombe... Ses persécuteurs vont l'atteindre... Non; le voici +qui se relève... Bravo! courage! volons à son aide!... + +En prononçant ces mots, maître, Jacques se jetait en bas du monticule et +s'élançait, accompagné de ses matelots, au secours du misérable, dont il +venait, en quelques mots, de peindre la périlleuse situation. + +Bientôt, on le put voir parfaitement, et l'on put entendre les +infernales vociférations de ceux qui lui donnaient la chasse. + +--Arrêtons-nous et préparez vos arquebuses, ordonna maître Jacques. Mais +visez juste et de façon à ne pas toucher ce pauvre hère. + +Quoique les sauvages fussent encore éloignés de plus d'un mille, cinq +minutes après, ils arrivèrent à portée des armes à feu. + +Une décharge fut commandée et exécutée à l'instant. + +Au bruit de cette arquebusade, les Peaux-Rouges épouvantés, se +débandèrent et prirent la fuite, en laissant plusieurs morts et mourants +sur le théâtre de l'action. + +Parmi ces derniers, mais en avant d'eux, était tombé l'individu dont la +cruelle position avait si fort soulevé l'intérêt de maître Jacques. + +Instinctivement, poussé par sa bienveillance naturelle, le capitaine +s'approcha de lui. L'infortuné était étendu immobile sur le dos. + +--Sauvez ma fille! pour l'amour de Dieu, si vous êtes chrétiens, sauvez +ma fille! murmura-t-il, en français, d'une voix faible. + +Et ses yeux se portaient avec anxiété vers une sorte de paquet de +pelleteries qui, lui ayant échappé dans sa chute, avait roulé sur la +glace. + +Surpris au dernier point, car cet individu était vêtu, comme les +sauvages, de peaux de caribou, et avait le visage peint en rouge comme +le leur, Jacques demeura un moment interdit; mais, reprenant bien vite +son sang-froid, il demanda au blessé qui il était. + +--Sauvez ma fille, sauvez mon enfant! répétait celui-ci avec égarement. + +Maître Jacques ramassa le paquet de fourrures. Il contenait une +charmante petite fille blanche, d'environ deux ans, qui souriait dans +toute l'heureuse insouciance de son âge. + +--Min Gieu! que voilà-t-il une jolie petite créature! Que c'eût été +dommage de la laisser entre les griffes de ces satanés hérétiques! da +oui! s'écria Jean Morbihan. + +--Allons, garçons, dit Jacques, nous n'avons pas perdu notre matinée. +Chargez-moi doucement ce blessé sur vos épaules et regagnons le +navire... Quant aux autres, leurs compagnons viendront assurément les +chercher lorsqu'ils ne nous verront plus. + +Dès qu'il eut parlé, deux robustes matelots se saisirent du corps de +l'inconnu; maître Jacques prit l'enfant dans ses bras, et l'équipage de +la _Catherine_ retourna rapidement à ses quartiers. + +En y arrivant, le capitaine voulut que son protégé fut déposé dans +sa cabine. Celui-ci s'était évanoui. Après avoir reconnu qu'il était +mortellement frappé d'une flèche dont la pointe avait glissé sur la +colonne vertébrale et traversé le poumon gauche, Jacques coucha le +blessé dans son lit et lui fit avaler quelques gouttes d'un puissant +cordial. + +Le moribond ouvrit les yeux. + +--Où est ma fille? balbutia-t-il. + +--Rassurez-vous; on a soin d'elle, répondit le capitaine. + +--Ah! soyez béni!... Vous la conduirez en France.. n'est-ce pas? + +--Et vous aussi, si vous le désirez. + +--Moi! dit l'inconnu, en secouant la tête... non! c'est fini de moi, je +le sens. Mais écoutez: vous êtes Français?... + +--De Saint-Malo. + +--Et moi de Dieppe... + +--Comment?... + +--Laissez-moi parler. Les moments que j'ai à vivre sont comptés... Vous +pouvez me rendre un grand service, je puis vous être utile aussi... Ne +m'interrompez pas... Et d'abord sachez qu'à cinq degrés plus haut, il +existe à l'ouest un détroit qui borde une grande terre où l'on trouve de +l'or... + +--De l'or! fit Jacques avec dédain, la gloire me suffit. + +L'étranger continua: + +--On m'appelait le capitaine Guillaume Dubreuil. J'ai découvert cette +île... les côtes voisines... et d'autres pays encore... dès 1494 [6]... +L'honneur de ma découverte, les Anglais me l'ont volé... mais vous me +vengerez, n'est-ce pas?... je compte sur vous... A boire! j'ai soif... +donnez-moi à boire, je vous prie. + +[Note 6: Voir la _Fille des Indiens rouges_.] + +Jacques approcha de ses lèvres la liqueur qui l'avait déjà ranimé. + +Le patient avala difficilement une gorgée. Cette potion sembla lui +rendre des forces, car il reprit d'une voix plus assurée: + +--Oui, vous serez mon vengeur! Après avoir découvert ce pays et épousé +une brave créature qui m'arracha aux mains des Anglais, je m'étais +établi avec elle à Dieppe, où j'attendais qu'il plût au roi de +m'octroyer la permission de remettre à la mer. J'attendis plus de dix +ans et la permission un vint pas. Ma femme était originaire de cette +île. Elle regrettait son pays, se mourait de langueur. Je résolus de la +ramener au lieu de sa naissance. Mais j'avais un fils, âgé de quelques +mois seulement. Mon père et ma mère désirèrent le conserver près d'eux, +à Dieppe; je le leur laissai. Ma femme et moi nous nous embarquâmes sur +un bateau affrété pour la pêche de la morue, et nous abordâmes à l'Ile, +où Constance, mon épouse, avait, par sa famille, des droits souverains +sur une tribu d'indigènes... Elle fut reine et je fus roi... Mais les +sauvages appréhendaient que nous ne les quittassions de nouveau... Ils +nous gardaient à vue... Et jamais, depuis lors, je ne pus entrer en +communication avec les navires européens qui venaient, de temps en +temps, faire la traite des pelleteries sur nos côtes... + +Le blessé se tut un moment et, du regard, indiqua la fiole de +spiritueux. Maître Jacques lui en versa quelques gouttes dans la bouche. + +--J'achève, dit faiblement le malade, rassemblant un reste de vie; +j'achève mon récit et mes jours aussi... Soyez attentif... Ma femme +mourut, en me donnant une fille... Je l'appelai Constance, du nom que +sa mère avait reçu au baptême... C'est cette enfant... J'ai voulu +m'échapper avec elle, en apprenant qu'il y avait ici un navire pris dans +les glaces... Les insulaires m'ont poursuivi... pendant trois jours... +Près de m'atteindre, ils m'ont tué... Mais elle est sauvée, elle... +N'est-ce pas qu'elle est sauvée?... Oh!... Mon fils... Si, lui aussi, +je le savais sain et sauf! Mais pas de nouvelles, depuis que je l'ai +quitté... Et mes parents étaient vieux, bien vieux... il doit avoir +douze ans maintenant... Un mot... un mot encore... Dieu, prêtez-moi +la force pour finir! On le nomme Olivier... Olivier, entendez-vous?... +Veillez sur lui...et sur elle...Vous y veillerez, dites... C'est +un mourant qui vous bénit... Ils portent tous deux le même signe de +reconnaissance... un... + +--Un? répéta maître Jacques, vivement impressionné! et se penchant vers +son interlocuteur. + +Mais le malheureux avait rendu l'âme. + +Sur le soir de cette mémorable journée, le temps se radoucit. Du sud il +s'éleva des brises comparativement tièdes. Le lendemain matin, par une +de ces brusques révolutions, si communes sous les hautes latitudes, le +thermomètre était remonté de plus de vingt degrés. A midi, il marquait +1° au-dessus de zéro. Le ciel était gris, sombre. Il tombait une pluie +fine et pénétrante. De longues bandes de canards et autres palmipèdes +sillonnaient les airs en tous sens. Sur le navire volaient, en se +croisant et poussant des cris aigus, des nuées de noirs corbeaux et de +vautours à tête chauve. Par intervalles, l'un de ces oiseaux voraces +fondait effrontément sur quelque détritus, rejeté du vaisseau et mis à +découvert par le dégel; il happait le morceau et se renlevait rapidement +dans l'espace, en disputant sa proie aux moins audacieux que lui. + +Tout à coup, un bruit formidable comme le roulement d'une avalanche +du haut des sommets alpestres, ou plutôt comme un tremblement de terre +tropical, se fait entendre. L'atmosphère est ébranlée, la mer brise +son pont de glace et bondit, mugissante, terrible, blanche de courroux, +autour de la goëlette, qui, déjà parée pour cet événement, se balance, +maintenant svelte, légère et coquette, avide de reprendre sa course sur +l'onde écumeuse. + +Si l'on voulait profiter de cette débâcle inespérée et ne pas s'exposer +à être de nouveau renfermé dans les banquises en mouvement, que le +retour du froid ne tarderait pas à agglomérer une seconde fois en un +tout compacte, il fallait appareiller immédiatement. + +Aussi, ce jour-là même, débarrassée de sa cabane surnuméraire, remâtée, +regréée, en un mot, la _Catherine_ levait les ancres et partait gaiement +pour Saint-Malo, trois mois au moins avant l'époque où elle aurait pu, +dans les conditions ordinaires de température, compter raisonnablement +briser les entraves dont l'hiver l'avait chargée. + +--Min Gieu, ça ne fait rien, disait le vieux Morbihan, en berçant la +petite Constance dans ses bras, quand dame Catherine, notre patronne, +verra quel amour de cargaison nous lui rapportons là, elle ne nous en +voudra plus de nous être attardés si longtemps en mer! da non; n'est-ce +pas maître? + +--Oh! fit, sans l'entendre, Jacques soucieux, et tenant ses yeux +attachés ver l'ouest, je ne tarderai sûrement pas à revenir dans ces +parages, et je profiterai des avis du pauvre Guillaume Dubreuil. + +FIN DU PROLOGUE + + + + + CHAPITRE PREMIER + + SAINT-MALO, PATRIE DE JACQUES CARTIER. + + +Existe-t-il en France, ou même dans le monde entier, une ville qui, +relativement à sa population, puisse s'enorgueillir d'avoir enfanté +autant de célébrités que Saint-Malo? Quelle pépinière, quelle pléiade +d'illustrations dans tous les genres! Ses seuls marins fameux, on en +pourrait compter cent, non compris les Jacques Cartier, les Porée, les +Duguay-Trouin, Mahé de la Bourdonnais, les Surcouf, les de Coisy, et, +comme dit leur excellent biographe, M. Ch. Cunat: «Tous donnèrent plus +d'une fois sujet aux ennemis de la France de leur appliquer ce mot de +Philippe, roi d'Espagne, en parlant de Turenne: Voilà un homme qui m'a +fait passer de bien mauvaises nuits.» + +Mais à ces beaux noms, consignés au premier rang dans les fastes de +notre histoire nationale, ne se borne pas la liste des grands hommes qui +ont honoré Saint-Malo par leur bravoure à toute épreuve ou leurs vastes +talents. Des philanthropes, comme Jacques Vincent, seigneur de Gournay, +Alain Magon de la Gervesais, Pierre de la Haye; des savants, comme +Nicolas Trublet, le P. Alain de Large, le physicien Maupertuis, l'érudit +Joachim Porée, l'historien Nicolas Frottet, le médecin Broussais; des +administrateurs comme Pierre-Louis Boursaint, Féron de la Féronnays; des +poètes comme François-Marie Lescaut, Marie-Jeanne Bougourd (l'auteur de +la _Jeune Mère_), Michel de la Morvonnais et l'immortel Chateaubriand; +des philosophes comme Offroy de Lamettrie et Robert de Lamennais, vingt +autres enfin, renommés dans les sciences, les arts et les lettres, +viennent encore enrichir le catalogue des glorieuses, personnalités +auxquelles la cité malouine servit de berceau. + +Que rapporter des actions d'éclat dont elle fut le théâtre? qui les +pourrait citer toutes? «Cet îlot de Saint-Malo, dit en son noble langage +Jules Janin, cet îlot de Saint-Malo, fils de l'Océan, est un véritable +navire à l'ancre, bercé par les tempêtes; les arbres ressemblent à des +mâts qui attendent la vague lointaine. L'air, le ciel, le nuage, le +bruit, la nuit, le jour, tout rappelle, à Saint-Malo, la vue du matelot +des lointains rivages. + +«Vie de matelot, passion de la mer, amour de l'orage, orgueil de l'écume +salée, pêche et bataille, amour, abordage! Honneur à Saint-Malo! Ce +vaisseau est assuré par une ancre éternelle qui touche au fond de la +mer.» + +Comparaison d'aussi haut style que de haute justesse surtout si l'on +examine les anciennes Vues de Saint-Malo: le rocher sur lequel +s'élève la ville a la forme d'un navire, qu'une chaîne énorme,--le +Sillon,--retiendrait à la terre ferme. + +Cette ville, si légitimement réputée, et dont tout coeur français a +droit d'être fier, ne date guère que du huitième siècle. Fondée par les +évêques d'Aleth, avec les décombres mêmes de la cité de ce nom, voisine +alors aujourd'hui disparue, elle se composa d'abord d'un monastère, +placé à la crête du rocher Saint-Aaron, et protégé par une forte +muraille, dans l'enceinte et autour de laquelle s'élevèrent peu à peu +des cabanes de pêcheurs. Maintenant encore il est, je crois, facile de +reconstruire par la pensée cette enceinte primitive, qui devait être +circonscrite par les rues actuelles du Boyer, Sainte-Anne, Saint-Benoît, +Danican et une partie de la rue consacrée à la mémoire de ce Porcon de +la Babinais, que M. Cunat qualifie si proprement de Regulus malouin. + +Quoi qu'il en soit, favorisé par la bonté de son port et son heureuse +situation à l'embouchure de la Rance, Saint-Malo, qui avait été baptisé +du nom de son premier évêque, crût rapidement en grandeur, en prospérité +sous la domination et la juridiction cléricales. + +«Grâce, dit son historien, à la modicité du prix exigé par les seigneurs +ecclésiastiques pour accorder ce que l'on a appelé depuis _congé +d'amiral_, le commerce maritime prit bientôt de l'extension.» Dès +le milieu du treizième siècle, les Malouins allaient en course et +méritaient le titre de _troupes légères_ de la mer; en 1241, ils +s'associaient à la Ligue anséatique; sous saint Louis, ils prenaient +une part active aux Croisades; puis ils se lançaient vaillamment, +opiniâtrement dans cette lutte sanglante qui, pendant près de deux cents +ans, désola la France et l'Angleterre. + +Plusieurs fois assiégée, prise et saccagée durant ces guerres +formidables, la ville de Saint-Malo ne développa pas moins sa +population, sa richesse, sa puissance. Tandis que le pavillon +britannique flottait sur Paris et sur toutes les forteresses normandes, +le cardinal-évêque Guillaume de Montfort arma quelques nefs à +Saint-Malo, battit et dispersa la flotte anglaise qui bloquait le +Mont-Saint-Michel. En récompense de cette victoire, Charles VII rendit, +le 6 août 1425, un décret par lequel les vaisseaux malouins seraient +exempts pendant trois années de toute imposition dans les ports soumis à +la couronne. + +Cet édit et les lettres de franchise accordées par le duc François +Ier de Bretagne, en 1446 et 1447, aux habitants de Saint-Malo furent +très-avantageux au commerce. Aussi l'agrandissement de la ville +nécessita-t-il bientôt des fortifications nouvelles. + +Suivant une tradition, dont l'autorité me paraît suspecte, les Malouins +étendaient déjà si loin leurs excursions maritimes que, dès 1492, +l'année même de l'arrivée de Colomb dans la mer des Antilles, ils +auraient, «de concert avec les Dieppois et les Biscayens,» découvert +l'île de Terreneuve et quelques côtes du bas-Canada. A cette époque, +cependant, les navigateurs de Saint-Malo s'étaient acquis une notoriété +rare, et leur havre passait pour l'un des plus considérables du +continent. + +Deux ans plus tard, le 31 décembre 1494, naissait + +Jacques Cartier, le futur explorateur du Saint-Laurent--le héros de ce +récit. + +Saint-Malo, dont la population monta (en 1700) jusqu'à près de 20,000 +âmes, _intra muros_, et dont les relations se prolongeaient dans toutes +les mers connues; Saint-Malo qui, avant la paix honteuse de 1763, avait, +en quatre années, armé 40 navires pour les Antilles, 33 pour la côte +de Guinée, 438 pour Terreneuve et le Canada, non compris de nombreuses +expéditions pour les Grandes-Indes et la Chine; Saint-Malo, à présent +déchu de sa splendeur, et dont, le vaste port, à demi désert, les +somptueux bâtiments abandonnés et noircis par le temps, semblent en +deuil de la vie absente, de leurs hôtes disparus; Saint-Malo, dont le +recensement donne à peine aujourd'hui 10,000 habitants, était tout aussi +peuplé, mais bien autrement animé, bien autrement affairé au milieu du +seizième siècle. + +Que, sous le rapport du pittoresque, du l'élégance, la ville de la +Renaissance ou du moyen âge eût paru a un poète, supérieure à la ville +moderne! Malgré ses quais magnifiques, ses superbes remparts, sa Bourse, +son Intendance, ses monumentales constructions rectilignes, de la +défunte Compagnie des Indes, sur les rues de Chartres et d'Orléans, ses +hautes maisons du temps de Louis XV, son beau chantier de marine, son +môle des Noirs, les bassins grandioses qu'on a substitués à son havre +de marée, malgré son Casino, ses bains de mer, malgré même son +railroad,--celle-ci peut faire regretter celle-là, avec ses grèves +abruptes, ses ruelles escarpées, hérissées ça et là d'escaliers +branlants; ses places étroites, mais bigarrées de gens de toutes les +nations, ses bâtisses multiformes, aux étages surplombant, aux pignons +aigus, ornementés, aux vitraux de couleur; et ses nombreuses tours, et +ses dômes, et ses clochers, et ses campanilles, et ses pyramides égarées +dans les nues, et, en un mot, le mouvement qui, du matin au soir, +régnait à l'intérieur comme au dehors des murs. + +Qu'est-elle devenue, cette noble cathédrale, commencée par les +_picoteurs_ aléthiens vers le huitième siècle? Qu'en subsiste-t-il? Un +tronçon, avec un méchant portail, relevé sous Louis XIII ou Louis XIV. +Où sont aussi ces trois gigantesques colonnes-phares, surmontées de +flèches effilées, qui se dressaient fièrement près de cette basilique? +Où l'église des Récollets avec son clocheton ouvré en dentelle? Ou +l'hôpital Saint-Thomas et ses gothiques arceaux? Où ce vaste couvent +des Bénédictins dont la chapelle, dans le style byzantin, était un +chef-d'oeuvre d'architecture? Où encore le joli moutier des religieuses +du Calvaire? Où donc enfin le palais épiscopal, qui rivalisait, +disait-on, de luxe, de somptuosité avec celui de Rennes? + +De tous ces édifices, si remarquables à un titre ou à un autre, il ne +reste plus à cette heure que l'église Saint-Sauveur. Encore n'a-t-elle +rien conservé des admirables sculptures qui faisaient autrefois son +orgueil et y attiraient la foule des visiteurs. + +Mais si Saint-Malo a vu tomber en poussière tous ses vieux monuments, il +en a été un peu partout de même; et non pour le malheur de l'humanité. +Si attrayant que soit le tableau rétrospectif de leurs beautés +détruites, il ne doit point nous faire pleurer le passé et calomnier le +présent. Notre âge vaut décidément, forcément et NATURELLEMENT mieux que +ceux qui l'ont précédé: de même ses successeurs vaudront mieux que +lui, car la loi du progrès nous emporte. Les arts produits délicats du +sentiment contemplatif et extatique ont cédé le pas aux arts fruits +de la civilisation industrielle; l'utile a succédé à l'agréable, +l'application pratique à l'application idéale. Le droit du plus grand +nombre s'est imposé aux prétentions de la minorité. Saint-Malo y a perdu +peut-être; mais combien d'autres y ont gagné! + +Soyons juste et véridique, d'ailleurs: Saint-Malo possède encore, valide +et menaçant, son fort château féodal, que nous aurons bientôt l'occasion +de décrire, et qu'on achevait d'édifier en 1534, au moment où commence +notre narration. + +A cette époque, vis à vis du château, à quelques pas du pont-levis qui +en garde l'entrée et «jouxte l'hospital Saint-Thomas,» dit un document +du temps, devant l'hôtel de Chateaubriand, métamorphosé, hélas! +aujourd'hui en une auberge, l'_Hôtel de France_, on voyait une maison +de bois entrecroisés et de moellons, d'un seul étage, projeté à au moins +deux pieds en avant sur le rez-de-chaussée. Cette maison, vieillotte, +ratatinée, péchant quelque peu contre les lois de l'équilibre, mais +proprette au dehors comme au dedans, avait trois entrées: l'une, la +principale, sur une petite place, ombragée d'arbres, en face du château; +les deux autres devant l'hôtel de Chateaubriand. Rien ne la distinguait +de la généralité des habitations de Saint-Malo. Comme la plupart, elle +était couverte en tuiles rouges, courbes, et ses portes et les volets +de ses fenêtres à guillotine étaient bardés de fortes plaques de +tôle, assujetties sur les panneaux au moyen de boulons en fer rivés. +Seulement, l'une de ses portes de derrière s'ouvrait sur un perron, +abrité par un appentis que supportaient deux colonnettes, et auquel +montait un escalier en équerre, de quelques marches, muni d'une rampe +en pierre pleine. Ce perron servait, pour ainsi dire, de vestibule aux +appartements de l'étage supérieur. + +C'est dans cette maison qu'était né Jacques Cartier; c'est là +qu'il vivait avec sa femme, Catherine Desgranches, fille de Jacques +Desgranches, «connétable de la ville et cité de Saint-Malo;» c'est à que +nous le trouverons dans la soirée du dimanche 19 avril 1534. + +Quoiqu'on soit au printemps, le froid est pénétrant au dehors; il tombe +une pluie fine et glaciale. + +Soulevons le lourd marteau de bronze, à tête de lion, posé à la porte du +rez-de-chaussée, et entrons sans façon dans cette hospitalière demeure, +où l'étranger honnête est toujours sûr de trouver franc accueil. + +Descendant une marche, nous voici dans une longue et large salle basse: +tout y annonce le séjour habituel du marin. C'est qu'en effet, fils +de marin, Jacques Cartier est marin lui-même. Si son père fut l'un des +riches armateurs de Saint-Malo, Jacques a encore augmenté le patrimoine +qu'il lui a laissé. Mais, fidèle aux anciennes coutumes, il ne dédaigne +ni le lieu où il poussa son premier vagissement, ni les habitudes de ses +aïeux. Dans cette salle enfumée, aux solives noires comme le +charbon, dans cette salle dallée, où, en plein midi, le jour filtre +parcimonieusement à travers des vitres verdâtres, enchâssées dans des +losanges de plomb, vous remarquez des filets, des instruments de pêche, +des avirons, des ancres, des armes rangés ça et là ou accrochés à la +muraille, ou suspendus au plafond. Une table massive, carrée, luisante, +en bois bruni par l'âge et flanquée de deux bancs solides à défier la +pesanteur d'un Gargantua, occupe tout le milieu de la pièce et réfléchit +les capricieuses clartés réverbérées par une large et profonde +cheminée, dans laquelle, sur un âtre plus élevé que le sol de la pièce, +flamboient, en pétillant avec bruit, deux troncs de châtaignier, couchés +horizontalement l'un contre l'autre. De là, ces rayons fantastiques vont +se réfléchir sur une immense vaisselière, chargée de bassines en cuivre +et de faïences coloriées qui renvoient la lumière jusqu'au fond de +la salle où l'on distingue un lit monumental. Ce lit ressemble à +une armoire sans battants; ses épaisses cloisons sont couvertes de +sculptures, aux arêtes desquelles se joue la lumière, qui vient mourir +enfin par l'ouverture de l'alcôve, en jetant un dernier reflet sur +un grand Christ d'ivoire, fixé au fond et dont l'aspect, dans cette +pénombre flottante, impose à l'esprit de hautes et graves pensées. + +La pièce sert à la fois de cuisine, salle à manger, de travail, de +réception et de chambre à coucher. On y sent circuler cet air patriarcal +si rare aujourd'hui et qu'il fait si bon respirer. + +En épousant Catherine Desgranches, en 1519, Jacques Cartier avait fait +meubler, à l'étage supérieur, un dans un goût plus moderne et plus en +harmonie avec sa fortune. Il l'avait même habité du vivant de ses père +et mère; mais, après le décès de ceux-ci, il était revenu s'installer +dans la salle où avaient vécu et étaient morts ses ancêtres. Il espérait +bien, lui aussi, y rendre l'âme à son créateur, si la mer, sa perfide +maîtresse, lui en laissait le choix. + +Huit heures venaient de sonner au beffroi du château. + +Cartier, sa famille et quelques hôtes étaient groupés près du feu. + +Assis dans une chaire en jonc, dans le coin de droite, sous le manteau +de la cheminée, notre marin causait avec un brillant seigneur placé près +de lui, sur un siège aussi primitif. + +Ce seigneur était Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye, vice-amiral +de France. + +Vis avis de Cartier, dans l'autre angle de la cheminée, on remarquait +sa femme, Catherine Desgranches, qui achevait de tricoter un long bas de +laine, mais dont les yeux rougis, les paupières gonflées par les larmes, +annonçaient que, si ses doigts besognaient agilement, son imagination +était absorbée par des réflexions bien étrangères à son modeste travail. + +Près d'elle se tenaient Antoine Desgranches, son frère; Marc Jalobert, +son beau-frère, et Me Julien Lesieu, notaire royal de la cour de Rennes. +Derrière eux, la nourrice de dame Catherine, la mère Manon, filait à +la quenouille, en marmottant des patenôtres; le timonier de Jacques +Cartier, Jean Morbihan, raccommodait une paire de bottes de pêche; un +domestique, Charles Guyot, faisait des filets; puis un gourmette [7], le +jeune Lucas, dit Saute-en-l'Air, fourbissait, en baillant, le poignard +de son maître. Enfin, à un bout de la pièce, devant une petite lampe, +aux lueurs fuligineuses, s'agitait une servante, en train de ranger de +la vaisselle sur une étagère. + +[Note 7: On dit mousse aujourd'hui: mais cette dénomination, qui semble +venir du hollandais, ne fut pas adoptée chez nous avant le milieu du +dix-septième siècle.] + +Tous ces personnages, avec leurs physionomies et leurs costumes si +caractéristiques, tous ces objets, diversement frappés par des jets +vagabonds de lumière et d'ombre, enraient un spectacle saisissant, que +dominait la belle et mâle figure de Jacques Cartier, ressortant comme +dans une auréole aux rayonnements du foyer. + +Il touchait à sa quarantième année. C'était un homme dans toute la +force de la maturité, d'une stature moyenne et bien prise, nerveuse, +vigoureusement constituée. Son visage était expressif, très-accentué, et +la teinte brune que le haie de la mer y avait empreinte ajoutait encore +à l'énergie de ses traits secs, même anguleux. Il avait le regard +profond, un peu dur, les sourcils rapprochés, les joues maigres, presque +creuses; le nez long, recourbé comme le bec d'un oiseau de proie, la +lèvre inférieure légèrement proéminente ainsi que le menton. Il portait +toute sa barbe, roussâtre et clair-semée. Le haut de sa tête, couronné +par un front spacieux, sillonné de quelques rides, annonçait la +promptitude, la vigueur des résolutions, l'opiniâtreté, l'ambition. +Pleine de bonté, la partie inférieure ne manquait pas d'une certaine +sensualité rabelaisienne; mais l'ensemble disait hautement la hardiesse +des conceptions jointe à une fermeté d'exécution inébranlable. + +Pour vêtement, il avait un feutre noir, à bords étroits et relevés à la +mode du temps; un pourpoint de drap marron, serré à la taille par une +ceinture de cuir, des braies de même étoffe, également galonnées, et des +bottes molles, à retroussis. De son pourpoint entr'ouvert, s'échappait, +en bouillonnant autour du cou, une fraise de fine dentelle, et sur sa +poitrine pendait une petite arbalète d'argent, insigne de son grade de +pilote hauturier. + +--Oui, messire, par ma Catherine, si le vent vire cette nuit, nous +appareillerons dès demain matin, disait Jacques en s'adressant à Charles +de Mouy. + +--Et il virera le vent, j'en suis sûr, moi; da oui; je sens ça à mes +rhumatismes, marmotta le vieux Jean Morbihan. + +--Tout est donc prêt? demanda le vice-amiral. + +--Tout, messire, tout! Ah! j'attends depuis assez longtemps cette +occasion d'élever mon pays au rang qu'il mérite dans l'histoire des +découvertes modernes, répondit Jacques avec un enthousiasme qui fit +soupirer sa femme. Oh! continua-t-il, en portant la main à son front, +j'ai lutté, lutté depuis quinze ans! Il m'a fallu essuyer bien des +déboires, bien des rebuffades. Enfin, grâce en soit rendue à votre +généreuse initiative, messire, grâce aussi à la bonté de monseigneur +Philippe Chabot, grand amiral de France, je possède aujourd'hui les +lettres patentes qui m'autorisent à «voyager et aller aux Terres-Neuves, +passer le détroit de la baie des Châteaux, avec deux navires équipés de +soixante compagnons pour l'an présent.» + +--Et par Neptune, je n'en suis pas fâché, maître Jacques! Notre seigneur +le roi de France ne pouvait confier plus belle et plus noble mission à +plus brave capitaine, s'écria Charles de Mouy en frappant sur la garde +de son épée. Quand nous lui parlâmes du projet, il hocha d'abord la +tête d'un air incrédule, car l'insuccès du Florentin Verazzani l'avait +dégoûté de nouvelles expéditions dans les mers inconnues. Mais ayant +aperçu je ne sais quel courtisan espagnol qui souriait ironiquement: +«Foi de gentilhomme, reprit-il changeant soudain d'avis, vous avez +raison. Chabot et de Mouy; nous aussi irons faire des conquêtes ès +Terres-Neuves. Je voudrais bien connaître l'article du testament d'Adam +qui lègue en entier l'héritage du Nouveau-Monde à mes cousins de Madrid +et de Lisbonne.» + +--Royalement parlé! fit Jacques en souriant. + +--Min Gieu, ça n'est pas mal en tout pour un Français, murmura Jean +Morbihan, vieux Breton qui non-seulement ne pardonnait point à la reine +Claude d'avoir, en 1515, consenti la cession définitive de la Bretagne +à la France, mais ne croyait même pas à cette cession, et nourrissait +contre les Français un sentiment de haine d'autant plus vif qu'il était +moins raisonné. + +--Oui, reprit le vice-amiral, et tout de suite François Ier mit deux +navires à votre, disposition, maître Jacques, plus soixante hommes... + +--Ah! dit Cartier, ce sont ces hommes qui ont été le plus difficile +à rassembler. Vous ne sauriez croire, messire, combien de jalousies a +suscitées autour de moi la faveur royale. Les marchands de cette ville +se sont ligués, contre l'entreprise. Non contents de la décrier, ils ont +tout fait pour débaucher les gens que j'engageais, les cachant ou les +faisant cacher dans l'espérance que je renoncerais à mon dessein. +Y renoncer! à ce dessein, le rêve de toute ma vie! les insensés! +Néanmoins, sans l'ordonnance que j'ai obtenue de la cour de Saint-Malo, +défendant aux bourgeois et négociants de recéler mes mariniers et +compagnons de mer, et sortir leurs navires du port jusqu'à ce que mes +équipages fussent complets, à peine de cinq cents écus d'amende; sans +cette ordonnance qui fut rendue et proclamée le dix-neuvième jour de +l'année dernière, je doute que j'aurais pu réunir le monde nécessaire à +l'expédition. Mais laissons là les doléances, et permettez-moi, messire, +de vous remercier d'être venu pour assister à notre embarquement. + +--Par Neptune! je n'aurais eu garde d'y manquer. Et vous croyez, maître, +qu'il aura lieu demain? + +--Je le souhaite, dit Cartier, mais il faut que la brise change, et +passe au sud-ouest, le vent favorable pour sortir du golfe. Dans tous +les cas mes mesures sont prises, mes gens enfermés à bord, et j'ai reçu +la sainte communion aujourd'hui. Je pourrais mettre à la voile cette +nuit même... + +Comme il prononçait ces paroles, dame Catherine, ne pouvant se contenir +davantage, éclata en sanglots. + +--Non, non, tranquillise-toi, ma bonne femme s'écria Jacques; non, je ne +partirai pas cette nuit... + +--Si ce n'est pas cette nuit, ce sera demain, ait-elle d'une voix +profondément altérée. + +--D'ailleurs, continua Cartier, refoulant ses propres émotions et pour +donner un nouveau tour à l'entretien, cette soirée nous la devons à la +gaieté. On célèbre ici les fiançailles de ma pupille Constance Dubreuil +avec mon neveu Étienne Noël; et j'ose espérer, messire, acheva-t-il, +en s'inclinant devant Charles de Mouy, que vous daignerez signer le +contrat. + +--Avec plaisir, avec plaisir, dit le vice-amiral; mais où donc sont les +futurs? + +--Ce matin, la jeune fille est allée chez une amie, au pardon de Paramé. +Quant à notre gars, comme il s'embarque avec moi, il a dû s'approcher +aujourd'hui des sacrements. Et, après dîner, on l'a envoyé chercher sa +prétendue. Ils ne tarderont pas à arriver... On frappe. Ce sont eux sans +doute, ou messire le recteur qui doit bénir la cérémonie. Gourmette, va +ouvrir. + +Saute-en-l'Air avait déjà obéi. + +Un robuste jeune homme, haletant, à la mine effarée, parut dans la +salle. + +--Constance est-elle rentrée? demanda-t-il d'un ton agité. + +--Rentrée! Mais non, répondit dame Catherine, se levant avec inquiétude. + +--Ah! mon Dieu! alors que lui est-il arrivé? On ne l'a pas vue de toute +la journée à Paramé, repartit le nouveau venu, avec un accent de douleur +indicible. + + + + + CHAPITRE II. + + LE DÉPART. + + +--Que dis-tu là, Étienne? s'écria Jacques Cartier, en se levant; quoi! +on n'a pas vu Constance à Paramé? + +--Non, mon oncle, pas de la journée! répondit le jeune homme, les larmes +aux yeux. + +--Sainte Vierge! quel nouveau malheur encore! s'exclama la maîtresse de +la maison, en joignant les mains. + +--Min Gieu, ça n'est pas possible! ça n'est pas possible! grommelait +Jean Morbihan d'un air consterné. + +La vieille nourrice, étant sourde, regardait cette scène avec une sorte +d'hébétement, et cherchait à en deviner la signification. Le mousse +riait malicieusement sous cape, en prenant grand soin de n'être pas +remarqué. L'étonnement se peignait sur les traits du reste de la +compagnie. + +--Voyons, reprit Cartier, s'adressant à son neveu, ne pleure pas comme +un enfant. Constance n'est point perdue; On la retrouvera. Tu es allé +chez les dames Moreau? + +--Mais oui, mon oncle. + +--Et on t'a dit? + +--On m'a dit que Constance n'était pas venue au pardon, comme elle +l'avait promis. + +--Oh! fit la femme du pilote, je ne sais quel pressentiment... + +--Bon, bon, Catherine, ne sois pas ainsi affolée, interrompit maître +Jacques. Constance n'a pu s'égarer. Il y a tout au plus une lieue d'ici +à Paramé. Elle a fait cent fois le chemin... + +--Mais les routes sont bien peu sûres, en ces temps! observa dame +Catherine. + +--Si le village où elle devait se rendre est près d'ici! intervint +Charles de Mouy, avec un geste rassurant. + +--Sans doute, sans doute, dit Cartier. La jeune fille aura changé d'idée +et sera allée visiter d'autres amis, dans quelque paroisse voisine. +C'est une intrépide marcheuse... un caractère et un corps de fer. + +--Depuis quelques jours, elle paraissait soucieuse, remarqua tristement +Catherine. + +--Le fait est, murmura Jean Morbihan, que, depuis une huitaine, la jeune +demoiselle était brumeuse comme une matinée de mars, dans l'île où elle +est née, da oui! + +--Que dis-tu là? lui cria Cartier. + +--Oh! rien, rien en tout, répondit le vieux marin, reprenant de plus +belle ardeur le rapiécetage de sa botte. + +De temps à autre, Lucas glissait un regard sournois sur les assistants. + +--Je vous demande bien pardon, messire, dit maître Jacques à Charles de +Mouy... + +--Je vous comprends. Vous allez vous mettre à la recherche de votre +pupille. Avez-vous besoin de mes services? Je laisserai mes gens à votre +disposition. + +--Merci pour cette offre bienveillante, répondit Cartier; elle ajoute +encore à ma dette de reconnaissance envers Votre Seigneurie. Mais +mon monde suffira, j'espère. Du reste, il n'y a pas encore lieu de se +tourmenter. Le couvre-feu n'est pas sonné. Constance peut rentrer par la +poterne du château. Le sergent de garde la connaît, il ne manquerait pas +de lui ouvrir si elle se présentait au guichet. + +--Je suis tout marri de ce qui vous advient, repartit le vice-amiral, +et je souhaite sincèrement, maître Jacques, que votre anxiété ne se +prolonge pas davantage. Mais, puisque mes services ne vous sont d'aucune +utilité, je vais me retirer... et demain, si vous avez besoin de quelque +chose, comptez sur moi. + +Après ces mots, il se leva, s'approcha de la femme du pilote, prit +courtoisement congé d'elle et sortit de la salle pour rentrer au +château, où il avait pris ses quartiers. + +--Min Gieu! je me charge de la retrouver, notre demoiselle, s'écria +le vieux Jean Morbihan, chaussant vivement ses bottes, dès que le +vice-amiral fut parti. + +--Où vas-tu? où veux-tu aller? s'enquit Cartier, qui réfléchissait. + +Jean Morbihan se gratta le front d'un air indécis. + +--Une idée, mon oncle! s'écria Étienne Noël. + +--Voyons ton idée. + +--Si Constance avait été chez nos parents de Saint-Hydeue. + +--Non, non, dit dame Catherine. Elle n'est pas à Saint-Hydeue; ou elle +aurait passé à Paramé et s'y serait arrêtée pour ouïr la sainte messe. + +--A quelle heure a-t-elle quitté la maison? interrogea maître Jacques. + +--Ce matin, à six heures. + +--Mais que vous a-t-elle dit, ma tante? reprit vivement Étienne. + +--Elle m'a dit qu'elle irait tout droit à Paramé, où elle était invitée +et où elle assisterait à l'office divin avec les dames Moreau. Oh! +combien je me repens de l'avoir laissée partir! Un pressentiment... + +--Allons, femme, laisse là tes pressentiments! dit Cartier, avec une +teinte d'humeur. + +--Et que vous avez tort, maître! Da oui, c'est moi qui vous l'assure, +riposta Jean Morbihan; les pressentiments... + +--Tais-toi! signifia le pilote sévèrement. Ce n'est pas le temps de +parler, mais d'agir. Holà! gourmette! + +--Me voici! me voici! dit, en se frottant les yeux, Lucas, qui feignait +de dormir étendu sur un banc. + +--Toi, tu vas courir au presbytère de Roteneuf. C'est là que Constance +a fait sa première communion; peut-être est-elle allée voir le bon +recteur. + +--Ça, mon gars, mets tes jambes à ton cou! ajouta le timonier, en +appuyant ce conseil d'une vigoureuse claque sur la partie la plus +charnue du corps de Lucas qui, par un bond prodigieux, prouva aussitôt +qu'il n'avait pas usurpé son sobriquet de Saute-en-l'Air. + +--Toi, Jean, mon vieux camarade, tu vas gouverner sur Saint-Hydeue, avec +Étienne et Antoine, qui prendront de nouvelles informations à Paramé, et +moi, je visiterai Saint-Servan, avec Charles tandis que mon beau-frère +fera avec ma femme des recherches dans la ville. + +--Volontiers, répondit Marc Jalobert d'un ton bourru. + +--Et moi! me comptez-vous pour rien? si vous le souffrez, je vous +accompagnerai à Saint-Servan, maître Jacques? insinua le notaire. + +--Soit! consentit Cartier. + +Et, s'approchant de la vieille nourrice, de plus en plus intriguée par +ces mouvements et ces discours, dont elle commençait à soupçonner le +sens, quoiqu'elle ne les comprît point parfaitement, il lui dit d'un ton +bas qu'elle entendait assez bien, malgré sa grande surdité: + +--Ce n'est rien, bonne Manon; ce n'est rien; nous allons sortir, n'ayez +inquiétude. Bientôt nous serons de retour. Veillez, en nous attendant; +et, si Constance rentre, qu'elle n'aille pas se coucher avant que je lui +aie parlé. + +--Et tiens du bouillon chaud, nourrice; car la pauvre Constance sera +sans doute à demi morte de froid et de faim! ajouta du même ton dame +Catherine. + +--Oui, oui, répondit la vieille, par un mouvement des lèvres plutôt +qu'avec la voix. + +--Comment! tu es encore là, méchant morveux! tonna Jean, en administrant +une nouvelle gourmade au mousse qui semblait fort occupé à mettre ses +souliers, et prêtait néanmoins une oreille curieuse à ce qui se disait +autour de lui. + +Lucas détala avec l'agilité d'un écolier surpris en faute par son +magister. + +--Oh! pour l'amour de Dieu, ne battez donc pas ainsi ce pauvre enfant! +s'interposa dame Catherine. + +--Bah! il en verra bien d'autres à la mer, et c'est pour l'y accoutumer, +tout doucement, ce que j'en fais là, voyez-vous, patronne, dit le père +Jean en haussant les épaules. + +Puis, se tournant vers Étienne Noël, dont le visage et la contenance +portaient les traces d'une douleur amère: + +--Min Gieu, mon gars, faut pas te dévaler comme ça! notre demoiselle +n'est pas loin, c'est moi qui te le dis. On la retrouvera; sois +tranquille. Le père Jean aimerait mieux ne pas s'embarquer demain que de +lever l'ancre avant qu'on sache ce qu'elle est devenue. Tu oublies donc +que c'est nous qui l'avons élevée, la vieille et moi; que je suis son +premier nourricier... Mais en route! + +Tout le monde quitta la maison, hormis Manon et la servante. + +La pluie avait cessé; et le vent tournait au sud-ouest. + +De grandes éclaircies bleues crevaient les nuages serrés comme les +mailles d'un réseau à la voûte céleste. Ainsi que des diamants, les +étoiles brillaient sous ce dais magnifique que la lune éclairait +largement, par intervalles, de sa blanche et paisible lumière. + +Le couvre-feu sonnait au moment où la famille Cartier se mit en quête de +Constance. Les portes de la ville venaient d'être fermées. Mais, en sa +qualité de gendre du connétable, maître Jacques put se les faire ouvrir +à lui et aux siens. Tandis que Jean Morbihan, Antoine Desgranches et +Étienne Noël partaient dans la direction qu'il leur avait indiquée, le +pilote fouillait, avec son serviteur et Me Lesieu, Saint-Servan, qui +était alors une dépendance, un faubourg de Saint-Malo, dont il ne se +sépara, pour avoir une existence municipale propre, qu'en 1789. + +Mais toutes les investigations furent sans résultat. Personne de leurs +connaissances n'avait vu Constance, ce dimanche-là. Vers minuit, Cartier +rentra chez lui en se berçant de l'espoir que sa femme ou ses autres +émissaires auraient été plus heureux, si même la jeune fille n'était pas +revenue au logis. + +Il n'en fut rien. + +Vainement dame Catherine et Marc Jalobert s'étaient livrés à de +minutieuses perquisitions dans la ville et dans le port. Constance +n'avait pas été aperçue de la journée. Interrogé s'il l'avait vue sortir +dans la matinée, le sergent de garde à la porte du château ne se le +rappelait pas. Et cependant il connaissait bien demoiselle Constance! + +La désolation de dame Catherine ne saurait se peindre; un chagrin +profond envahissait le coeur de maître Jacques; instruite par la +servante de ce qui se passait, la vieille nourrice sanglotait à fendre +l'âme. C'est que si Constance n'était pas née des époux Cartier, +elle était leur fille d'adoption depuis son bas-âge; et, n'ayant pas +d'enfants, ils l'avaient élevée avec la tendresse d'un père et d'une +mère; ils la chérissaient comme telle; disons plus: ils l'idolâtraient. + +Silencieuse, mélancolique, entrecoupée seulement de gros soupirs, fut +alors la veillée, dans cette salle immense, devant le brasier agonisant. + +Assis à leur place respective, Jacques et sa femme craignaient de +parler. A peine osaient-ils se regarder. Le coeur gonflé, les yeux secs, +mais brûlants, l'oreille aux aguets, l'un et l'autre épiaient les bruits +du dehors, pendant que la nourrice psalmodiait lentement les Litanies +des Saints. + +Tout à coup, Catherine se leva, et vint se jeter convulsivement dans +les bras de son mari, qui avait aussi quitté son siège pour la +recevoir. Pendant quelques minutes, ils mêlèrent leurs larmes et leurs +lamentations. + +--Ah! ne partez pas! au nom de Dieu! Jacques, ne partez pas demain! +criait la jeune femme. + +--Je te promets, répondit Cartier, que je ne m'éloignerai pas d'ici +avant d'avoir des nouvelles de Constance. + +--Vous me le jurez, n'est-ce pas? reprit Catherine se pendant à son cou. + +Le pilote l'entoura de ses bras, la pressa contre sa poitrine et +repartit avec tendresse: + +--Oui, ma bonne femme, je te le jure. + +--C'est, dit Catherine, que ce voyage m'effraie... un je ne sais quoi... + +--Je t'en prie, ne parlons plus de ces craintes vagues qui paralysent +mon énergie... + +--Ah! si vous saviez, Jacques! + +--Je sais que tu es la meilleure, la plus dévouée des épouses. Mais ton +esprit timide est trop prêt à accepter pour des réalités les fantômes +d'une imagination un peu superstitieuse. Voyons, raisonnons. N'ai-je pas +fait dix fois la traversée de Saint-Malo à Terreneuve? m'est-il jamais +arrivé un accident? Qu'appréhendes-tu donc? N'es-tu pas la femme +d'un marin, la fille d'un brave soldat? Vrai Dieu! je te croyais plus +courageuse, plus soucieuse de ma gloire!... car c'est vers le temple +de la gloire que je naviguerai, cette fois. Le simple pilote Jacques +Cartier deviendra célèbre dans le monde entier. Et, ajouta-t-il, en +souriant de cette bouffée d'orgueil qui lui montait à la tête, le roi +de France, pour récompenser mes services, anoblira le nom que tu portes, +oui, je le déclare, je le prédis, je le prophétise, par ma Catherine, ma +bonne Catherine! puisque j'ai pris l'habitude de t'invoquer dans toutes +mes paroles, comme dans tous mes actes! acheva le pilote en baisant sa +femme au front. + +A cet instant, l'ombre d'un corps parut s'établir devant la fenêtre, à +travers laquelle la lune déchirait ses rayons, qui venaient former, sur +les dalles de la salle, un vaste treillis d'ébène à fond d'argent. + +La vue de cette ombre attira aussitôt l'attention de Jacques Cartier, +alors debout vis à vis de la fenêtre. + +--Qui diantre peut être là à nous espionner? dit-il, se dégageant +doucement de l'étreinte de Catherine. + +Ensuite, il s'élança vers la porte et l'ouvrit brusquement. + +Mais si rapide qu'eût été son mouvement, il trouva déserte la petite +place sur laquelle donnait sa maison. + +Cartier rentra rêveur dans la salle. + +--Si je ne savais ce démon de gourmette loin d'ici, je serais disposé à +penser que c'était lui, disait-il entre ses dents. + +--Oh! fi! c'est vilain; vous aussi, Jacques, vous êtes prévenu contre +le pauvre garçon; tout le monde lui en veut! fit dame Catherine d'un ton +d'affectueux reproche. + +--C'est, reprît le pilote, que sa conduite est singulièrement suspecte; +depuis ces derniers jours surtout... Enfin!... Ah! qu'il me tarde +d'avoir des nouvelles... où peut être cette petite fille?... Quelle +heure est-il? + +--Trois heures, mon ami; vous devriez vous reposer! + +--Me reposer! me reposer! s'écria Cartier, frappant du pied et se +mettant à arpenter la pièce. Oh! je n'y tiens pas. Le sang me bout dans +les veines... Si j'allais visiter nos nefs! Qui dit que, d'aventure, +l'un de mes mariniers ne l'aura pas aperçue? La plupart la connaissent. + +--Nous n'y avions pas songé, Jacques! + +--Oui; j'y cours. + +Ce disant, le capitaine quitta de nouveau son habitation et se rendit +dans le port, où il prit une embarcation qui le conduisit à bord de deux +navires d'un faible tonnage, mouillés côte à côte, à l'embouchure de la +Rance. + +Ces bâtiments étaient ceux dont, en vertu d'une royale autorisation, +Cartier devait disposer pour aller tenter des découvertes «ès +terres-neuves.» + +Le pilote questionna ses «mariniers,» mais ceux-ci ne savaient rien. +Depuis un mois, du reste, le plus grand nombre demeurait jour et +nuit enfermé dans les vaisseaux, telle était la crainte qu'ils ne +désertassent. Et la veille, comme l'on attendait, à chaque moment, +le signal du départ, tous ayant entendu la messe, communié dans les +entreponts, pas un n'avait mis pied à terre. + +Quand Jacques, fatigué de cette longue nuit d'agitation, quitta les +navires, un homme de garde au bossoir lui demanda respectueusement: + +--Pensez-vous, maître, que nous mettrons à la voile aujourd'hui? + +--Je ne sais, répondit évasivement Cartier. + +--Le vent est bon, cependant, repartit le factionnaire. + +--Bon ou mauvais, que m'importe! fit Cartier, d'un ton qui contrastait +étrangement avec sa fermeté habituelle. + +Et il reprit le chemin de son domicile, dans un état voisin de +l'abattement. + +Le jour commençait à poindre. + +Jacques Cartier rentra doucement dans la salle basse. Épuisée par les +émotions, dame Catherine dormait, près du foyer éteint, la tête appuyée +contre Manon qui égrenait son chapelet. Sans troubler son sommeil, le +pilote ressortit, et, s'autorisant du nom du vice-amiral, s'introduisit +au château, où il monta dans le donjon. + +Parvenu au sommet, ses regards se portèrent avidement sur la route de +Paramé. + +O bonheur là une petite distance des remparts de la ville, s'avançait +un groupe de quatre personnes, que l'oeil exercé du marin n'eut pas de +peine à reconnaître. + +C'était Constance, marchant entre Étienne Noël, Jean Morbihan et Antoine +Desgranches. + +Jacques redescendit bien vite et annonça à sa femme cette bonne +nouvelle. + +En l'apprenant, Catherine faillit s'évanouir. Mais si un excès de joie +fait mal, ce mal est de courte durée. On en guérit aisément. Aussitôt +remise, dame Catherine, sans attendre son époux, partit comme une flèche +à la rencontre de la jeune fille. + +Je renonce à décrire les félicités de cette réunion. La vivacité des +premiers épanchements apaisée, on passa aux explications. Constance +avait, disait-elle, été enlevée par une troupe de gens qui rôdaient près +de Saint-Malo, et qui l'avaient conduite dans une maison abandonnée, à +la pointe de Roche-Bonne. Elle était restée toute la journée du dimanche +et une partie de la nuit dans cette masure, d'où l'avaient tirée, +vers le matin, Étienne Noël, Antoine Desgranches et Jean Morbihan, +D'ailleurs, on ne l'avait aucunement maltraitée et les vivres ne lui +avaient pas manqué. Cette déclaration était quelque peu ambiguë. Le ton +même dont elle fut faite manquait de sincérité. Mais on était si content +de se revoir que personne ne s'avisa de la contester. Quant à Noël, +Desgranches et Morbihan, ils avaient sans difficulté trouvé la trace de +Constance. Témoin de l'enlèvement, un berger de Paramé l'avait raconté +le soir, en ramenant son troupeau au village, de sorte qu'y arrivant +une heure ou deux après lui, Étienne et Jean en furent informés. Mais le +berger ignorait l'endroit où les ravisseurs avaient traîné leur proie. +Nos quêteurs battirent donc la campagne tout le reste de la nuit. Le +hasard ou l'instinct amoureux d'Étienne guida leurs pas vers le vieux +bâtiment qui servait de prison à la jeune fille. La porte était à +peine fermée par un verrou extérieur, le verrou fut tiré et Constance +délivrée. + +Elle était accablée de lassitude; dame Catherine la mit au lit, après +lui avoir fait prendre un consommé. + +--Allons, enfants, dit alors Jacques Cartier aux trois hommes, le vent +est favorable. Qu'on se hâte d'en profiter. Rendons-nous aux vaisseaux +pour presser les préparatifs du départ. Il faut qu'avant la nuit, nous +soyons hors du golfe, dans la Manche! + +--Mais, mon oncle, dit Étienne timidement, et mes fiançailles? + +--Ah! fit Jacques, en souriant de son fin sourire, ces amoureux, ça ne +pense qu'à leurs intérêts! Tes fiançailles, mon pauvre garçon, ce sera +pour notre retour. + +--Da oui! confirma Jean. + +Cartier dit alors à sa femme: + +--Ma chère Catherine, tu viendras vers midi, à bord avec Constance, me +dire adieu. Je ne quitterai pas les navires. + +Et, l'ayant embrassée avec une rapide brusquerie pour cacher sa +tristesse, il s'éloigna à grands pas. + +Le jour était tout à fait venu, un jour maussade et nébuleux: l'angélus +tintait à toutes les cloches de Saint-Malo; le roulement des voitures +commençait à se faire entendre, la ville et son port s'animaient. + +Cartier et ses compagnons se furent bientôt transportés sur leurs +vaisseaux. C'étaient deux brigs de soixante tonneaux chacun, avec +un château de poupe, un gaillard d'avant assez élevé, comme on les +construisait généralement alors, et une batterie en barbette de quelques +caronades et passe-volants sur le pont. + +Les deux navires portaient ensemble soixante et un hommes[8]. + +[Note 8: Et non le double, comme l'a écrit M. Léon Guérin, dans son +_Histoire maritime de France_.] + +Nous l'avons dit, la presque totalité de ces hommes avaient été enfermés +dans l'entrepont pour prévenir les désertions. + +Dès qu'il fut arrivé à bord du premier des brigs, Cartier fit laver +soigneusement le pont et ses bordages, fourbir les canons, ouvrir les +sabords, et disposer le gréement pour le départ. + +Son beau-frère, Marc Jalobert, surveillait l'exécution des mêmes travaux +sur l'autre brig. + +Ensuite, on pavoisa les navires de cent flammes et banderoles aux +couleurs éclatantes, sur lesquelles tranchait brillamment, arboré à la +poupe, le pavillon de Saint-Malo: l'hermine sans tache, en champ d'azur, +à croix blanche. + +Ces apprêts terminés, tous les hommes furent appelés et rangés, en +double haie, sur le pont du brig. Quel spectacle curieux, pittoresque, +incroyable, j'allais dire inimaginable! L'uniforme n'était guère connu +alors. Aussi fallait-il voir ces gens, venus de toutes les parties de +la Bretagne ou de la Normandie, avec leurs bonnets ou leurs larges +chapeaux, costumes nationaux, galonnés, gris, blancs, verts, jaunes, +rouges, bleus, de toutes les nuances. Et la coupe! aussi variée que la +teinte de l'habit! Et les visages! aussi différents que les vêtements. +Quant au langage, c'était, ma foi, bien autre chose encore! Quel jargon! +quel patois! quelle cacophonie! Je renonce à plus accentuer ce tableau. + +A midi, les cloches de Saint-Malo commencèrent à brimballer à toute +volée. + +Bientôt, du port, chargé, comme les remparts, d'une foule compacte et +aussi bariolée que les équipages des deux brigs, se détachèrent trois +barques. + +Sur la première, se trouvait monseigneur l'évêque de Saint-Malo, dans +toute la pompe sacerdotale, accompagné des principaux ecclésiastiques de +son diocèse, également revêtus des ornements sacrés de leur ministère. + +Ils venaient bénir l'expédition. + +La seconde barque portait le vice-amiral, messire Charles de Mouy, sieur +de la Meilleraye, couvert des insignes de son rang, et escorté par un +brillant état-major. + +Enfin, dans la troisième, on voyait dame Catherine, le coeur bien +affligé, sous ses attifets de fête, Constance, sa fille adoptive, toute +rayonnante de beauté, et divers membres de la famille Cartier. + +Une salve d'artillerie annonça que les embarcations quittaient terre, +dans une anse, alors ouverte près du môle actuel des Noirs. + +Immédiatement, à la flèche du grand mât de chacun des brigs, se déploya +dans toute sa majesté l'oriflamme royale: blanche, semée de fleurs de +lis d'or, chargée des armes de France, entourées des colliers des ordres +Saint-Michel et du Saint-Esprit, et deux anges pour support. + +Dix coups de canon appuyèrent cette démonstration et les tambours +battirent aux champs. + +--Terr i ben! mâchonna Jean Morbihan entre ses dents, à la vue des +couleurs de France flottant au-dessus de sa tête. + +Pour qu'il se laissât aller à articuler ce redoutable juron, il fallait +que le vieux Breton fût terriblement exaspéré. Mais, nous l'avons dit, +il était réfractaire à toute idée de sujétion à la France. Aussi lui, +qui se montra plein de déférence, d'humilité pour l'évoque, quand il +aborda le navire de Jacques Cartier, affecta-t-il d'être gourmé et raide +comme une barre de guindeau, à l'arrivée de messire Charles de Mouy, +sieur de la Meilleraye. + +Un autel avait été érigé sur le gaillard d'arrière. Le prélat dit +une courte messe, que tout le monde entendit à genoux, et bénit les +équipages et leurs bâtiments. + +Ensuite, les hommes s'étant relevés, et ayant repris leurs rangs, le +vice-amiral les passa en revue. Satisfait de cette inspection, dont +il témoigna hautement son contentement, Charles de Mouy adressa aux +mariniers une brève allocution pour leur recommander l'activité, la +docilité et la soumission. Puis, tirant son épée, et la dressant en +l'air: + +--Jurez, leur dit-il, de toujours demeurer les féaux serviteurs de +François, premier du nom, roi de France par la grâce de Dieu, et de +vous comporter fidèlement à son service, sous le commandement général +de maître Jacques Cartier, son bien-aimé pilote, chargé de ses pleins +pouvoirs et autorité, dans l'entreprise pour laquelle vous vous êtes +engagés. + +--Le roi de France! le roi de France, mais, min Gieu, ce n'est pas mon +roi, grommelait Jean Morbihan, debout à la barre du gouvernail. + +Et se penchant à l'oreille de Cartier, placé devant lui; + +--Dites, maître, faut-il que je jure aussi? + +--Eh! sans doute! répondit celui-ci, impatienté de la longueur de la +cérémonie; car il craignait que le vent, qui était alors excellent pour +débouquer du golfe, ne tournât une seconde fois. + +--Bah! pensa l'entêté timonier, personne ne fait attention à moi, je ne +jure pas; non da! + +Le serment prêté, Charles de Mouy accola cordialement Jacques Cartier; +lui souhaita un heureux succès, et quitta le navire, en même temps que +le clergé de Saint-Malo [9]. + +[Note 9: Je ne sais, vraiment, pourquoi, dans l'édition Tross (1868) du +premier voyage de Cartier, on a reproduit ce sommaire absurde du premier +chapitre, qui se trouve dans une édition fautive: + +«_Comme messire Charles de Mouy, Chevalier, partit avec deux navires de +Saint-Malo, et comme il arriva en la terre neuve, appelée la Françoise, +et entra au port de Bonne-Vue_.» + +Jamais Charles de Mouy, vice-amiral de France, ne s'embarqua pour les +«terres neuves.» Cela ne fait pas de doute. Il se contenta d'appuyer +Cartier de son crédit et de passer en revue ses équipages. C'est ce +que déclarent avec raison MM. Cunat, Garneau (Histoire du Canada), L. +Guérin, etc. + +Le sommaire de la même relation publié par la Société littéraire et +historique de Québec est conforme à la vérité. + +Le voici: + +«Comme le capitaine Jacques Cartier partit avec deux navires de +Saint-Malo, et comme il arriva en la Terre-Neuve et entra au port de +Bonne-Vue.»] + +Le capitaine Jalobert étant retourné à son bord, avec ses gens, outre +l'équipage ordinaire, il ne resta plus sur le brig de Cartier que dame +Catherine et Constance, lesquelles voulurent accompagner Jacques jusqu'à +la sortie de la rade, malgré l'avis de celui-ci qui craignait un grain. + +La brise était fraîche et forte, les voiles furent déferlées, les +ancres levées, et, vers trois heures de l'après-midi, les deux brigs +doublaient, à l'embouchure de la Rance, la pointe de la Cité, au +bruit de l'artillerie et aux puissantes acclamations d'une multitude +enthousiaste. + +C'était le vingt avril de l'an de grâce mil cinq cent trente-quatre. + + + + + CHAPITRE III. + + LE SAUVEUR. + + +Après avoir prolongé les îles du Grand-Bey et du Petit-Bey (alors mont +Olivet), dont les fortins les saluèrent de plusieurs coups de canon, nos +brigs s'engagèrent dans le chenal ouvert entre les deux Conchées, pour +gagner la haute mer. + +Déjà, l'ordre était établi à bord. Sur le pont, dans les haubans, +dans le gréement, on ne voyait que les hommes employés au pilotage des +navires et à l'orientation des voiles. + +Penché à la barre du gouvernail, et les yeux fixés sur les balises +disposées ça et là dans la passe, pour indiquer les écueils, le vieux +Jean Morbihan rayonnait d'allégresse maintenant. En vérité, il était +dans son élément; il jouissait de la vie, comme oiseau dans l'air, +poisson dans l'eau. + +Derrière lui, sérieux, vigilant, imposant, heureux toutefois de ce +bonheur qui emplit une âme honnête à la veille de réaliser un rêve +glorieux longtemps caressé, Jacques Cartier, son sifflet à la main, +commandait la manoeuvre. Près d'eux, étaient accoudées, à la rampe de +la poupe, dame Catherine et Constance. L'une et l'autre se tenaient +silencieuses, livrées à leurs propres réflexions. Mais quel abîme entre +les réflexions de la jeune fille et celles de la jeune femme! Noyée +dans une amère mélancolie, insensible aux brillantes perspectives +qui miroitaient devant les regards de son mari, celle-ci songeait +douloureusement à la longue, peut-être bien longue absence dont elle +était menacée, aux noirs tourments de la vie solitaire, aux déchirantes +angoisses de l'anxiété. Et la pauvre Catherine, plante timide d'une +exquise suavité, mais dont les parfums délicats ne s'exhalaient que +dans la serre-chaude des tendres épanchements, se reprochait sincèrement +l'affliction dont son coeur était navré. Elle eût voulu être hardie au +danger, inaccessible aux douces impressions, audacieuse pour partager +les projets et même les fatigues de Jacques. Elle se gourmandait de +manquer de fermeté, de vaillance, et s'accusait, comme d'un gros péché, +d'attrister encore par son humeur chagrine les derniers instants de leur +séparation. + +Quant à Constance, frais bouton de fleur exotique qui s'ouvrait à +l'existence et en pompait avec ardeur tous les sucs, ses pensées +suivaient, nous l'avons dit, un bien autre cours. Et si la joie n'en +faisait pas le fond, elle y entrait au moins pour une grande, trop +grande part. + +Cette jeune fille pouvait avoir seize ans. Elle était belle d'une beauté +singulière, captivante, fascinatrice. Rien de régulier dans ses traits, +mais beaucoup de provocation, beaucoup d'appels à la sensualité. L'oeil +fauve, très-fin, plein d'éclairs, mais sachant modérer ses feux, les +atténuer et se voiler tout à fait, sous de chastes paupières, frangées +de ces longs cils que l'on voit aux tableaux des madones. Brillants +ou assoupis, ses regards avaient des charmes irrésistibles, rehaussés +encore par une bouche espiègle, humide, vivement carminée, dont les +séductions ne sauraient se dire. Au nez agréable, des ailes mobiles, +voluptueuses; au menton grassouillet, d'un contour harmonieux, une +fossette, vrai nid d'amour, tout cela couronné par un front étroit, il +est vrai, opiniâtre, mais qu'encadrait une chevelure noire, à reflets +bleuâtres, si épaisse, si soyeuse! et tout cela posé sur un col d'une +adorable pureté de lignes, auquel venaient se nouer des épaules déjà +riches malgré l'âge encore tendre de Constance. La taille, les mains, +les pieds, les attaches étaient à l'avenant, quoique l'ensemble du +corps fût mignon à ce point qu'il semblait la réduction de l'un des +chefs-d'oeuvre de la statuaire antique. Ce défaut était peut-être la +qualité qui attirait sur Constance les désirs des hommes. Mais il en +était un autre dont se gaussaient les blondes filles de l'Armorique, et +qui ne lui conquérait pas moins les regards convoiteurs de l'autre sexe. +C'était une de ces carnations olivâtres auxquelles se complaisait +le pinceau de Murillo, et dont un léger duvet, de nuance encore +plus foncée, estompait la lèvre supérieure. Ah! j'oubliais une brune +lentille,--encore une tentation,--au lobe de l'oreille gauche. + +En fallait-il plus pour soulever bien des jalousies, bien des rivalités! +Ajoutez que Constance avait de la coquetterie jusqu'au bout de ses +ongles menus, teintés comme une feuille de rose du Bengale; et puis, +capricieuse, volontaire, entêtée, emportée. Cartier l'avait peinte, d'un +trait, à Charles de Mouy:--Des membres et un caractère de fer. + +En dépit des coutumes bretonnes et au grand regret du vieux Morbihan, +qui l'adorait, Constance était mise à la dernière mode française. Tandis +que la bonne dame Catherine se contentait de la blanche coiffe, plate, à +barbes, tombant sur les épaules, de la casaque de berlinge marron, ornée +de ganses violettes, du _justin_ garni, de la jupe courte, des bas à +coins et de la grossière chaussure nationale, sa fille adoptive portait +le chaperon de velours rouge, avec templettes parfîlées d'or; l'élégante +basquine de camelot de soie, sous une marlotte, doublée de pelleteries; +la vertugale en forme d'entonnoir renversé, la robe de drap bleu, +taillée en carré et décolletée sur la poitrine, à manches retroussées et +flottantes sous le coude, suivant le goût du jour; enfin, elle avait +des chausses ou bas écarlates et des escarpins de velours cramoisi, +très-épatés du bout, très-découverts, avec engrelure imitant des barbes +d'écrevisse. + +C'était là le costume d'une noble demoiselle et non celui d'une +bourgeoise. Mais Cartier tenait déjà quelque peu à la noblesse par son +titre de pilote du roi, et par son alliance avec Catherine Desgranches. +Si, plus d'une fois, les coûteuses fantaisies de Constance avaient fait +murmurer dans la société qu'il fréquentait à Saint-Malo, jamais le brave +capitaine n'avait su résister à un caprice de sa «fi-fille» chérie. + +L'eût-il osé, il lui aurait mis sur les épaules un de ces magnifiques +manteaux de vison blanc que, plus d'une fois, il avait rapportés des +côtes de Terreneuve. Mais à cet égard les ordonnances étaient formelles. +Seules les reines et les princesses du sang pouvaient se permettre +pareil luxe. En revanche, il lui avait donné une superbe fourrure en +petit-gris, que l'on voyait jetée sous son bras gauche, car, malgré +la force de la brise, il faisait une chaleur toute vernale, dont on +savourait, avec délices, les vivifiantes émanations après une longue et +rigoureuse saison de froid. + +Penchée mollement sur le garde-corps, Constance suivait, d'un oeil +distrait, le ruban de moire argentée que le navire déroulait derrière +lui, et agitait nonchalamment dans sa main droite son beau panache, +bouquet de plumes d'autruches, qui servait aux dames d'éventail en été +et d'écran en hiver. + +--Enfin, se disait-elle, je vais être délivrée des importunités de +ce pauvre Étienne. Ce n'est certes pas ma faute, à moi, si je ne puis +l'aimer! D'où lui est venue la folie de me vouloir épouser? de me +demander en mariage à son oncle? Mais, si j'étais unie à lui, je le +rendrais malheureux, très-malheureux. Cela est certain. Cependant, il +m'eût été pénible de refuser sa main, quand je voyais tout le monde +satisfait par cette alliance. Mais à moi, elle ne me souriait pas du +tout, oh! non, du tout. Et, n'eût été mon enlèvement hier, j'aurais, +vraiment; déclaré net mes intentions à l'heure des fiançailles.... + +Mon enlèvement! répéta-t-elle à mi-voix et en souriant. + +--Que dis-tu là, Constance? demanda dame Catherine, qui avait entendu +ces derniers mots. + +--Oh! rien, mère; rien, répondit-elle négligemment. + +--Tu songes, sans doute, qu'il est bien cruel de quitter ceux que l'on +affectionne? + +--Bien cruel, en effet; oui, mère, répliqua Constance d'un ton froid. + +--Chère enfant, poursuivit dame Catherine, en jetant son bras autour +de la taille souple et cambrée de la jeune fille, chère enfant, que +j'aurais aimé à voir célébrer tes accordailles avec ce bon Étienne avant +son départ! Il me semble que tu ne serais plus aussi seule. Et puis nous +serions deux pour soupirer, pour rêver à nos époux absents. La douleur +partagée est moins lourde à porter. Mais Dieu ne l'a point voulu. Que +sa volonté soit faite! Tout était prêt, hier soir, pour la cérémonie, +néanmoins, et sans cet enlèvement, comme tu disais, il y a un instant... + +--Ah! mère, regarde donc! s'écria tout à coup Constance à qui cet +entretien ne plaisait guère. + +--Qu'y a-t-il? fit dame Catherine, avec bonté. + +--Un homme à la pointe de la Grande-Conchée. + +--Eh bien, cela te surprend? Ne sais-tu pas que cet ilôt est un lieu de +rendez-vous pour les pêcheurs? + +--C'est vrai, mais cet homme...... balbutia Constance. + +--Il nous salue, dit Catherine, qui avait levé les yeux vers un amas de +rochers sortant des flots à tribord de la barque. + +--Sainte Vierge! s'exclama la jeune fille en rougissant, c'est..... + +--Allons, mes enfants, interrompit alors la voix mâle, mais alors +tremblante, de Jacques Cartier, allons, il faut nous quitter! + +Et, le pilote, attirant sa femme à lui, la pressait avec effusion dans +ses bras. + +--Quoi! déjà! faisait celle-ci, qui était devenue d'une pâleur livide. + +--Du courage, ma chère Catherine! + +--Du courage! ah! je supplierai le bon Dieu de m'en donner... + +--Et il ne manquera pas d'exaucer tes prières, ma bonne amie. Mais, là, +ne pleure pas comme une Madeleine ou mon coeur se va fondre aussi, et je +donnerai un méchant exemple à mes gens. + +--Que le ciel vous protège et vous ramène le plus tôt possible près de +nous, mon bien-aimé Jacques! repartit Catherine en essuyant ses larmes. + +--Oui, oui, dans trois ou quatre mois, je serai de retour... + +--Soir et matin, je ferai des oraisons pour vous et dès demain nous +irons, avec Constance, brûler un cierge à la chapelle de Saint-Ouen... + +--Soyez sûres que, moi non plus, je ne vous oublierai pas dans mes +prières, reprit Cartier d'un ton profondément ému... Mais qu'examines-tu +donc là, Constance? ajouta-t-il, en s'adressant à la jeune fille qui +contemplait toujours l'homme debout à la pointe de la Conchée, que le +brig avait dépassée d'une centaine de brasses. + +Sans lâcher le gouvernail, Jean Morbihan s'était retourné. + +--Terr i ben! proféra-t-il à cet instant d'une voix qui fit tressaillir +les auditeurs, terr i ben! Mais c'est le maudit chef des Tondeux. Je le +reconnais à la plume noire qui ombrage son chapeau. + +--Tu crois? dit ingénument Constance. + +--Terr i ben! répéta le matelot tout frémissant de colère; capitaine, +prenez ma place et laissez-moi monter dans une barque. Il faut que je +m'empare de ce misérable!... il faut... + +--Tu es fou! répondit Cartier. Tu vois les Tondeurs partout, et ils +n'ont jamais existé que dans ton imagination... + +Morbihan était furieux, il voulut protester. + +--Assez! enjoignit sèchement le pilote, qui tira un son aigu de son +sifflet. + +Étienne Noël arriva sur la dunette. + +--Vous m'avez appelé, mon oncle? + +--Oui. Fais tes adieux à ta future épouse et à ta tante.--Pour vous, mes +aimées, dit-il aux deux dames, vous devez vous bâter. Le vent s'élève, +la mer grossit. Il serait fort imprudent d'aller plus loin. + +Étienne s'approcha de Constance; il désirait parler; il avait quelque +chose, un mot d'amour à lui dire; mais si son coeur débordait, sa gorge +était serrée; il fut incapable d'articuler une syllabe, et embrassa si +gauchement la jeune fille, que Cartier ne put réprimer un sourire. + +--Adieu! adieu! Jacques, dit encore une fois dame Catherine, en se +précipitant sur le sein de son mari. + +Puis, ayant tendu la main à Jean, qui mouilla cette main de ses larmes, +elle descendit dans le bateau que deux hommes, qui l'avaient amenée +à bord, conduisaient amarré au brig. Constance répondit froidement à +Cartier, dont l'affectueuse et paternelle étreinte ne fit vibrer aucune +fibre dans son âme ingrate, fermée aux doux et bons sentiments. Ensuite, +elle s'approcha du vieux Morbihan, qui, en appliquant un vigoureux +baiser sur chacune de ses joues, lui souffla à l'oreille: + +--Petiote, petiote, prends garde au chef des Tondeux! + +--Est-ce donc lui qui était sur la Conchée? demanda Constance avidement. + +--Min Gieu, oui! répliqua le matelot. + +--Ah! vraiment! fit-elle d'un air surpris. + +Et, elle sauta légèrement dans la barque [10], sans même accorder un +regard au malheureux Étienne Noël, qui demeurait comme pétrifié sur le +tillac. + +[Note 10: Je me souviens d'avoir lu quelque part que la préceinte +Supérieure des vaisseaux de Cartier était si peu élevée au-dessus de la +ligne de flottaison, que du pont on pouvait se laver les mains dans la +mer.] + +Dame Catherine s'était déjà placée à l'avant de l'embarcation, d'où +elle pouvait voir son mari et lui adresser encore quelques signes de +tendresse; Constance s'assit à l'arrière, mais ayant en face d'elle les +Conchées qu'on apercevait, avec d'autres îlots, comme des points noirs à +l'horizon. + +--Pourquoi donc te mets-tu là? lui demanda Catherine. + +--Oh! maman, un tout petit caprice. Je voudrais gouverner. + +--Mais la mer est trop mauvaise! Laisse Cadet prendre la barre. + +--Du tout! du tout! fit Constance avec un geste mutin. J'ai souvent +dirigé ma yole par un temps plus méchant que celui-là et jamais il ne +m'est arrivé le moindre accident. + +Dame Catherine était trop habituée à se plier à toutes les inclinations +de la jeune fille pour insister en cette occasion. + +--Tourne donc au moins la tête! Étienne t'envoie un adieu! reprit-elle +en agitant un mouchoir, trempé de ses larmes, vers Jacques Cartier, que +la brise, devenue violente, emportait rapidement vers le nord-ouest. + +Mais Constance, tout occupée au gouvernail, ne répondit pas à cette +invitation. Du reste, les vagues étaient hautes déjà. Le vent commençait +à souffler par saccades de mauvais augure. Et il fallait non-seulement +que la jeune fille fût rompue à la lâche qu'elle s'était imposée, +mais qu'elle eût des muscles d'acier, pour l'exécuter avec autant de +dextérité. + +Courbés vis à vis d'elle sur leurs avirons, les deux bateliers +admiraient franchement son aisance et sa vigueur. + +Vraiment c'était merveille que de la voir, les yeux étincelants +d'intrépidité, les joues empourprées, guidant avec une pareille adresse +leur lourde embarcation, malgré l'intumescence du ras de marée. + +La reine des ondes, se jouant d'une tempête qu'elle a soulevée, n'aurait +pas montré plus d'audacieuse sérénité. + +Cependant le ciel se couvrait. De lourds nuages noirs, aux franges +cuivrées, le marbraient à l'occident; des bruits sinistres couraient +dans l'air, en de longs et funèbres gémissements; le soleil à son déclin +pâlissait, comme d'épouvante, quand un voile d'ébène n'en dérobait pas +entièrement la face; les rameurs échangeaient entre eux des regards +inquiets et pressaient de toutes leurs forces la marche de l'esquif. +Ils n'avaient point peur sans doute, mais une appréhension vague les +envahissait peu à peu. + +Ces symptômes menaçants échappaient à dame Catherine, dont la vue, +rivée à l'horizon, cherchait encore à discerner son mari sur le brig +s'évanouissant dans le lointain; Constance frémissait d'une âpre +volupté, et, la tête haute, humant avec délices les pénétrantes senteurs +marines, le sein gonflé, les cheveux dénoués au vent, superbe et +provocante comme une des vierges-prophétesses de l'île de Senn, elle +semblait défier toute intimidation, lorsque, soudain, une rafale +stridente, rugissement de bête fauve en rut, déchira l'atmosphère et +donna aux éléments le signal du combat. + +--C'est le kirk! c'est le kirk! Marie, mère de Dieu, priez pour nous! +s'écria l'un des hommes. + +--Oui, c'est le kirk! Hardi! pèse à l'aviron! lui commanda fièrement +Constance. + +Et c'était le kirk en effet, ce formidable vent du sud-ouest qui, +parfois, aussi mortellement ravage les côtes armoricaines que le mistral +ou le sirocco le littoral de la Méditerranée. En quelques places, près +du Conquet par exemple, la violence de ses coups porte l'écume de la mer +jusqu'à cent cinquante mètres au-dessus de son niveau! Rien d'affreux +comme les hurlements sauvages de l'ouragan, et la furie des flots +rendant un son creux, plein d'angoisses, de lamentations sépulcrales. + +Et ce soir-là la tempête avait éclaté avec une rage élevée subitement +au paroxysme. C'était, pour me servir des couleurs d'un des plus +grands peintres bretons, «c'était une immense bataille dans les +plaines humides. On eût dit, à voir bondir les vagues, ces innombrables +cavaleries de Tartares qui galopent sans cesse dans les plaines de +l'Asie. L'entrée de la baie était comme barrée par une chaîne d'îlots de +granit: il fallait voir les lames courir à l'assaut avec d'effroyables +clameurs; il fallait les voir prendre leur course et voir à qui +franchirait le mieux la tête noire des écueils. Les plus hardies ou +les plus lestes sautaient de l'autre côté en poussant un grand cri; les +autres, plus lourdes ou plus maladroites, se brisaient contre le roc en +jetant des écumes d'une blancheur éblouissante et se retirant avec un +grondement sourd et profond, comme les dogues repoussés par le bâton du +voyageur.» + +Tantôt à la crête d'une montagne liquide, d'où l'on découvrait un espace +immense, formé en avant par le port et la ville de Saint-Malo, et +tantôt au fond d'un abîme, pressé, surplombé de tous côtés par les ondes +tumultueuses qui montent, croulent, s'entassent, recommencent leurs +écroulements et leurs entassements, le frêle esquif est à chaque instant +sur le point de s'engloutir dans l'incommensurable tombeau dont il +affronte les horreurs, ou fracassé aux angles aigus de ces récifs sur +lesquels se brisent les lames en délire. + +Nulle parole n'est échangée; quelle, d'ailleurs, serait entendue à +travers les étourdissantes vociférations de la tourmente? + +La femme de Cartier prie pour son mari et pour Constance. Enfiévrée, les +vêtements en désordre, ruisselante d'eau, celle-ci s'efforce de garder +le cap sur la Grande-Conchée, dont elle distingue, par intervalles, les +hauteurs escarpées, lorsque sa barque se dresse à la cime des flots. + +Mais le soleil a tout à fait disparu; le temps s'assombrit de plus +en plus, les vagues mugissantes se teignent de noir, à lugubre reflet +d'acier; bref sera le crépuscule, et alors les ténèbres doubleront +encore les dangers, les horreurs de la situation. + +De vrai, l'on n'est plus guère qu'à une centaine de brasses des Conchées +ou de la Ronfleresse. Mais comment? ou aborder? La barque ne serait-elle +pas dix fois mise en pièces avant d'atteindre la grève, si même on +y parvenait? Pousser droit à Saint-Malo? Impossible d'y songer. Les +bateliers étaient épuisés. L'embarcation avariée faisait eau en vingt +places. Dans une demi-heure, elle sombrerait évidemment. + +Constance même se sentait lasso, prise de vertige. L'abîme lui faisait +peur. Elle avait peine à se maintenir sur son banc, quand un aviron +cassa tout à coup. L'équilibre du bateau en fut rompu; Constance ne +réussit pas à ressaisir le fil de la vague qui les entraînait, et, tel +qu'une avalanche, un énorme paquet de mer s'abattit sur eux. + +Ils enfoncèrent tous sous cette masse fluide et reparurent, un instant +après, à la surface des ondes. Mais, de quatre personnes, il n'y en +avait plus que trois; un des bateliers était perdu à jamais avec la +barque. Tenant la dame Cartier par ses vêtements, l'autre batelier +tâchait d'imiter Constance, qui nageait désespérément vers la +Grande-Conchée. + +Cependant les ombres s'épaississaient; les tourbillons d'air et d'eau +allaient toujours augmentant; quoique la terre fût proche, il restait +aux naufragés bien peu de chances de salut. + +Dans le coeur de Constance l'effroi succédait à la vaillantise. + +--Courage! courage! cria à ce moment une voix dont les accents +couvrirent, pour quelques secondes, le vacarme des éléments. + +--Courage! courage! répéta la même voix. + +Et, au milieu des ténèbres naissantes, sur les flots, apparut le buste +d'un homme, qui arrivait de l'île voisine. + +Avec grande difficulté, il s'approcha de Constance, l'enlaça d'un bras à +la ceinture, et, lançant au batelier une corde qu'il avait à la main, +il se remit à nager vers la Conchée, où il aborda, au bout d'un quart +d'heure, après des efforts inouïs pour n'être pas lacéré, avec son doux +fardeau, aux tranchantes arêtes de pierre qui hérissaient le rivage. + +La nuit était tout à fait venue. + + + + + CHAPITRE IV. + + LA SORCIÈRE. + + +Émergeant de la mer, à deux milles environ de Saint-Malo, les Conchées +forment le sommet d'un arc d'îlots, relié au continent par la pointe +du Décollé au nord, et la pointe de la Varde au sud. D'ailleurs, à +l'exception de Césembre, ces îlots ne sont guère que des écueils, des +brisants, plus ou moins escarpés et, pour la plupart, couverts par le +flot, à l'époque des syzygies ou hautes marées. + +Cependant la Grande-Conchée, jadis appelée roc de Quince, occupe une +étendue et une importance suffisantes pour qu'on ait cru devoir y +élever, à la fin du dix-septième siècle, d'après les plans de Vauban, +un fort destiné à protéger le mouillage de la passe de la +Fosse-aux-Normands. Mais, en 1534, l'on ne voyait sur ce récif que deux +ou trois misérables huttes pratiquées dans les anfractuosités du +rocher et fréquentées par les pêcheurs que le mauvais temps forçait d'y +chercher un abri temporaire. + +C'est à la rive septentrionale de la Grande-Conchée qu'avait atterri +le sauveur de Constance. Quatre hommes, vêtus comme des matelots, se +tenaient là, lui prêtant leur aide, car il avait autour du corps une +corde sans le secours de laquelle il ne serait jamais parvenu à regagner +l'îlot. + +--Mort de ma vie! je ne croyais pas la mer aussi dure! proféra-t-il en +remettant le pied sur la grève. + +--Nous avions toutes les peines du monde à résister au vent qui nous +poussait d'un côté, tandis que la corde à laquelle vous étiez attaché +nous entraînait de l'autre, dit l'un des hommes. + +--Oh! ç'a été pour vous une rude corvée! reprit-il ironiquement. + +--Non pas rude; cependant... + +--Bon, bon; mais la seconde corde, celle que j'avais emportée à la main? + +--Cassée! elle vient de casser! + +--Comment! elle a cassé? + +--Oui, marquis, elle s'est rompue au moment même où elle se tendait et +où nous pensions ramener ceux qui devaient s'y être amarrés. + +--Mort de ma vie! voici un vilain incident! Alors la femme du pilote est +perdue, car il fait noir comme dans le trou du Diable, et la mer est si +méchante que pas plus maintenant que tout à l'heure nous ne pourrions +mettre une embarcation à flots. + +Comme pour confirmer ces paroles, une vague gigantesque vint, en +meuglant, fondre sur eux. Pour n'être pas emportés par cette vague, ils +n'eurent que le temps de se réunir en un groupe serré, en entrelaçant +leurs bras et leurs jambes, et formant ainsi une inébranlable colonne de +muscles et d'os. + +Le libérateur de Constance tenait, pressée contre sa poitrine, la jeune +fille à demi évanouie. + +--Ça, mes gars, dit-il, quand la lame se fut retirée, tant pis pour ceux +qui sont lâchés; allons nous réchauffer. + +Et, passant devant les hommes avec sa protégée, il escalada quelques +roches qui le conduisirent au sommet de la Conchée, dont le plateau fort +étroit était coupé par une crevasse, au fond de laquelle on apercevait +de la lumière. + +Guidés par cette lumière, nos gens descendirent dans la crevasse, où +les quatre matelots quittèrent l'individu qui avait arraché Constance à +l'abîme; et celui-ci entra aussitôt dans une espèce de grotte, éclairée +par une torche de résine. + +--Maharite! Maharite! appela-t-il d'un ton dur. + +--Maharite y est pour le maître, rien que pour son maître; la joie soit +avec lui! répondit, en bas-breton, une voix qui semblait monter des +entrailles de la terre. + +Et l'on vit surgir d'un coin de la grotte un corps étrange, si courbé +vers le sol qu'on eût dit qu'il marchait à quatre pattes. + +--Mort de ma vie! que faisais-tu donc? fut-il repris impérieusement. + +--Maharite préparait le louzou [11] pour la pennèrès [12]. + +[Note 11: Plante douée de vertus magiques, que l'on va cueillir, le +samedi, à minuit.] + +[Note 12: Jeune fille à marier.] + +--Toujours tes magies, hein? tu finiras sur un bûcher! + +--Et toi, mon maître, repartit railleusement Maharite, toi tu finiras au +bout d'un écheveau de chanvre! + +--Tais ta langue! tais ta langue, femme! et fais du feu pour cette jeune +fille! + +Le monstre tourna à demi sa tête, dont les cheveux tombants balayaient +la terre, et un sourd grognement sortit de sa bouche: + +--Encore une victime! + +Ce n'est pas sans raison que nous l'appelons monstre, car il est +impossible d'imaginer quelque chose de plus hideux que cette pauvre +créature. Non-seulement une affreuse difformité l'obligeait de marcher +à la manière des bêtes, mais son visage n'avait plus rien d'humain. +Il n'était que cicatrices d'un rouge sombre, violacé, on le nez +apparaissait seulement comme les deux cavités qui trouent celui d'une +tête de mort, où les yeux saillissaient entre des bourrelets de chair +sanglants comme des phlegmons, où, pour en finir tout de suite avec +ces horreurs, la bouche, dépouillée de ses lèvres, montrait une double +rangée de dents magnifiques, mais dont la blancheur même augmentait +encore l'odieux de cet épouvantable masque. + +--Dépêche! et fais du feu, te dis-je, répéta l'homme, en étendant +Constance sur un lit de plantes marines sèches. + +Sans avoir tout à fait perdu connaissance, la jeune fille n'avait plus, +depuis l'engloutissement de la barque, le sentiment exact de son être. +Elle voyait et entendait à demi, mais ne pouvait apprécier les objets ou +les choses. + +Dans une petite niche de la caverne, son sauveur prit une bouteille +d'eau-de-vie, dont il versa quelques gouttes sur les lèvres et sur les +tempes de Constance, qui aussitôt s'agita, frissonnante, sur sa couche. + +--Où suis-je? demanda-t-elle, en promenant ça et là des regards étonnés. + +--Vous le saurez dans un instant, répondit-il d'un ton courtois. Mais +soyez assurée toutefois que vous êtes en sûreté. + +--Ah! c'est vous! s'écria-t-elle en frémissant au son de cette voix. + +--Je vous effraie? fit-il tristement. Mon costume... + +Et ses yeux tombèrent sur ses jambes nues, sa chemise et ses braies, +d'où l'eau coulait comme d'un ruisseau. + +--Vous oubliez, messire Georges, dit-elle, que, quand même je ne vous +devrais pas ma vie, je serais bien mal avisée en ayant attention à votre +accoutrement, car le mien... + +Et, à son tour, elle jetait les yeux sur sa toilette, si fraîche deux +heures auparavant, en si pitoyable condition à cet instant. + +Mais, s'interrompant: + +--Et ma mère, et nos bateliers? interrogea-t-elle avidement. + +--Oh! j'espère qu'ils sont sauvés aussi! répondit Georges d'un air +embarrassé. + +--Pensez-vous? + +--Oui; du reste, j'ai envoyé une barque à leur recherche... Mais je vais +me retirer pour vous laisser changer de vêtements... + +--Qui m'en donnera? + +--Cette femme que vous voyez accroupie et qui chante devant l'âtre. + +--Quoi! la sorcière! + +--Vous la connaissez. Constance? s'écria-t-il, avec un émoi qu'il +s'efforça ensuite de dissimuler. + +--Eh! qui ne connaît la sorcière de la Conchée! Nous sommes donc sur +l'île? + +--Oui... commandez à Maharite et elle vous obéira... Je sors; me +permettez-vous de revenir? + +--Oh! oui! Ne me laissez pas longtemps Ici, supplia-t-elle en tendant sa +main à Georges, qui y imprima un baiser. + +Puis il quitta la caverne; et Constance demeura seule avec la sorcière, +laquelle chantait d'une voix étrange ce chant plus étrange encore: + +«--Merlin, Merlin, où allez-vous si matin avec votre chien noir? + +«--Je reviens de chercher le moyen de trouver ici l'oeuf rouge. + +«Je vais chercher dans la prairie le cresson vert et l'herbe d'or. + +«Et le gui de chêne, dans le bois, au bord de la fontaine. + +«--Merlin! Merlin! revenez sur vos pas, laissez le gui au chêne. + +«Et le cresson dans la prairie, comme aussi l'herbe d'or. + +«Comme aussi l'oeuf du serpent marin parmi l'écume dans le creux du +rocher... + +«Merlin! Merlin! revenez sur vos pas; il n'y a de devin que...» + +--Le Diable! acheva-t-elle avec un ricanement farouche. N'est-ce pas, ma +mignonne, qu'il n'y a pas d'autre devin que le Diable? + +Et Maharite tourna vers Constance sa face, dont la flamme jaillissante +du foyer faisait, pour ainsi dire, flamboyer les abominables laideurs. + +A cet aspect, la jeune fille se serra, en tremblant, au fond du lit. + +--Ah! je te fais peur! je te fais peur, petite mijaurée, poursuivit la +sorcière, avec des inflexions tour à tour railleuses et sinistres; je +suis donc bien horrible! bien décidément horrible! Moi aussi j'ai +été belle, pourtant, belle comme toi, plus que toi. Et toi aussi tu +deviendras horrible, plus horrible que moi! Ah! je te vois pâlir, puis +verdir comme la mousse qui tapisse ces rochers! + +Ah! sur ton corps si frais, si parfumé, je vois grouiller des millions +et des millions de vers gluants... + +--Tais-toi! maudite! oh! tais-toi! ordonna Constance, sautant à terre. + +--Pouah! continua la sorcière, avec un geste de dégoût, je sens l'odeur, +rôdeur exécrable de tes chairs qui tombent en pourriture.... + +--Misérable! proféra la jeune fille, faisant un bond pour s'enfuir de la +caverne. + +Mais Maharite la retint par le pan de sa jupe. + +--Arrête! mignonne! arrête! Entends-tu comme la mer gronde, comme le +vent se lamente au dehors?... Où irais-tu? Non, ruste, reste ici. Je +veux te faire belle, moi; plus belle que tu n'as jamais été, que tu ne +seras jamais! + +En prononçant ces paroles Maharite traînait la pauvre enfant effarée +dans un couloir, dont elle éclaira les profondeurs avec une torche de +résine. + +Elle ouvrit un coffre en bois peint, et, pièce à pièce, en tira un +coquet habillement de jeune mariée. Depuis le voile virginal jusqu'à +l'anneau d'or, rien n'y manquait. + +--Voyons, mignonne, mets bas cette cotte mouillée, disait-elle, en +rangeant les objets sur le coffre. + +Et comme, malgré son audace habituelle, Constance ne bougeait pas, +Maharite, se hissant sur un banc, se prit à la dévêtir avec autant +d'adresse que d'agilité. Mais, en la débarrassant de ses effets, elle +s'extasiait sur les charmes de la jeune fille, et mêlait de prédictions +lugubres, révoltantes, ses marques d'admiration. + +Constance, éperdue, n'osait lui résister. Quelle que fût la fermeté, +nous pourrions dire l'impudence qui lui était propre, tant d'impressions +violentes et diverses avaient fondu sur elle, depuis le départ de +Jacques Cartier, que sa volonté s'était amollie comme la corde d'un arc +trop longtemps tendu. + +Elle laissait faire et parler cette bizarre créature, qui, tout en lui +passant la robe nuptiale, extraite du coffre, disait sur un ton rhythmé, +mystérieux: + +«Il y aura six ans, six ans vienne la Saint-Jean, la Saint-Jean +prochaine. + +«Dans le village, le joli village de Pordic, tout près, tout près de +Tréguier. + +«Vivait heureuse, vivait bien heureuse Maharite, Maharite, la femme du +pêcheur Jugon. + +«Mais Maharite était coquette, elle était trop coquette; et mal lui en +prit, grand mal lui en prit. + +«Son mari n'était pas pieux, pas pieux du tout; et mal lui en prit +aussi, très-grand mal lui en prit. + +«Le jour de la fête, de la fête de monsieur saint Jean, le mari de +Maharite était allé à la pêche, dans son bateau; dans son grand bateau. + +«Maharite la frivole, Maharite rencontra hors du logis un chevalier, un +chevalier tout de vert habillé. + +«Maharite la folle, Maharite écouta les paroles, les trop douces paroles +du galant cavalier. + +«C'était le démon, le beau démon, sorti des enfers pour la séduire, la +séduire et la tromper. + +«--Où vas-tu, Maharite? Maharite, où vas-tu?» demanda le prince, le +prince damné des Enfers. + +«--Cavalier, gentil cavalier, je vais, dit-elle, au feu que l'on allume +sur le rocher, pour monsieur, le très-vénéré monsieur saint Jean. + +«--Non, tu n'iras pas, tu n'iras pas à ce feu; mais viens avec moi, nous +en allumerons ensemble un plus brûlant, bien plus brûlant. + +«Laissez-moi, aimable cavalier; aimable cavalier, laissez-moi; je veux +aller à la fête, à la fête sacrée. + +«--Cette fête, douce Maharite, Maharite très-douce, nous la ferons dans +mon château, dans mon riche château. + +«--Monseigneur, je ne saurais, je ne saurais consentir; que dirait-on au +village si je vous suivais dans votre château, votre riche château? + +«--Viens, il y aura pour toi des coiffes en dentelle, en fine dentelle; +et une robe, une jolie robe violette. + +«--Y aura-t-il tout cela? Messire, y aura-t-il tout cela?» dit, en +s'arrêtant, Maharite, l'imprudente Maharite. + +«--Il y aura aussi, ma belle, de l'or, de l'or pour payer les redevances +que vous devez à votre seigneur, votre très-redouté seigneur.» + +«Notre seigneur, notre redouté seigneur était cruel, très-cruel pour ses +vassaux. + +«Son intendant, son intendant, aussi dur que lui, avait menacé Jugon de +l'enfermer dans la tour, dans la tour épaisse du manoir. + +«Maharite, la crédule Maharite, suivit, en hésitant, le cavalier, le +perfide cavalier. + +«Il la mena dans son château, dans son merveilleux château, où il lui +fit boire des liqueurs, des liqueurs enivrantes. + +«Maharite, ah! plaignez Maharite! s'endormit, et quand elle s'éveilla, +elle était couchée, couchée à côté de LUI! + +«Et le château était en feu, en feu flambant, et formait ce bûcher, ce +magnifique bûcher que Satan avait dit. + +«Sans mal, sans mal aucun Lucifer sortit de la fournaise, et Maharite, +la désolée Maharite aurait voulu faire comme lui. + +«Mais le plancher s'écroula, s'écroula sous ses pieds, et tomba Maharite +dans les flammes, dans les flammes dévorantes. + +«Où Maharite, la malheureuse Maharite, se rompit les reins et se brûla +le visage, se brûla le visage au vif. + +«Et, le lendemain, on apprit que Jugon, Jugon le pécheur, avait péri +dans la mer, la mer sans fond. + +«Et ainsi furent punis par monsieur saint Jean, le sévère monsieur saint +Jean, Maharite, la très-coupable Maharite, et son mari. + +«Et voilà l'histoire, la triste histoire de Maharite, Maharite la +magicienne du roc Quince.» + +Comme la sorcière terminait son _goerz_, d'une voix douce, qui n'était +pas sans charme musical, elle achevait aussi la toilette de Constance. +Peu à peu, la jeune fille s'était remise de sa stupeur. Elle prêtait une +oreille attentive, presque complaisante, au chant de Maharite. + +--Allons, mignonne, dit celle-ci en reprenant son ton sarcastique, après +avoir fini; allons, à ton tour d'être l'amante et la dupe du roi des +ténèbres! Regarde-moi, petite, regarde-moi et n'aie frayeur, car mon +visage et mon corps t'annoncent ce qui t'attend! + +Bien plutôt tâché de t'y accoutumer. Allons! tu es parée pour les noces, +parée des effets de celle qui t'a précédée dans les bonnes grâces de +Satan, cours te jeter entre ses bras! Je ne suis pas jalouse, moi; +tiens, le voici! ajouta-t-elle avec un rire infernal, en s'enfuyant sur +les pieds et sur les mains. + +De nouveau, Constance se sentait troublée. La vue de cette femme, à +demi folle, dont on discernait encore la grande jeunesse, à travers +un honteux fouillis de plaies et de repoussantes infirmités, le récit +nuageux qu'elle venait de faire de ses infortunes, le prestige indicible +qui environnait alors les personnes soupçonnées de sorcellerie, mais +surtout les dernières et cyniques paroles de Maharite, avaient ramené +l'agitation, l'effroi dans l'âme de Constance. Aussi ne put-elle +réprimer un mouvement et un cri de terreur, lorsque, rentrant dans la +première partie de la caverne, elle se trouva tout à coup devant Georges +qui, avec son chapeau de feutre, ombragé d'un panache noir, son beau et +sombre visage, tout son habillement en velours noir, sur lequel brillait +une ceinture d'or, semblait l'incarnation même de cette divinité +malfaisante à qui Dieu permettait, suivant les légendes du temps, de +parcourir la terre pour y tenter les jeunes femmes et y corrompre les +jeunes hommes. + +--Déjà prête et toujours ravissante! fit-il avec un sourire vainqueur, +mettant un genou eu terre et lui baisant galamment la main. Que +ce costume de fiancée vous sied bien! continua-t-il, sans paraître +remarquer l'émoi de la jeune fille. Enfin, ma plus aimée, je vais donc +toucher au comble de mes voeux! Je pourrai te chérir, t'adorer le jour +et la nuit, et nul ne s'opposera désormais à notre bonheur. Ah! si tu +savais, ma Constance, tout ce que j'ai souffert depuis hier, tout ce +que j'ai souffert tout à l'heure... Mais ne parlons plus de douleurs. +Soyons, n'est-ce pas, tout entier à la félicité de nous voir, de nous +aimer. + +Et, comme elle ne répondait point: + +--Serais-tu malade? continua-t-il d'un ton vibrant de passion. Non, cela +ne se peut; dis-moi, ma douce, dis-moi que tu n'es pas malade, que tu es +heureuse de notre réunion, de ce hasard inespéré qui va nous permettre +de nous abandonner, sans contrainte, légitimement, aux impulsions de nos +coeurs? + +Se relevant, il l'entoura amoureusement de ses bras, en appuyant ses +lèvres brûlantes contre les lèvres de la jeune fille. + +--Mais que voulez-vous de moi? que vous proposez-vous, Georges? balbutia +celle-ci frissonnante et rejetant son buste en arrière, pour se dérober +aux caresses énervantes de son amant. + +En ce moment, à l'entrée de la grotte, apparut le masque horriblement +moqueur de la sorcière. + +--Le Diable! c'est le Diable! Prends garde, jeune innocente! Je te le +dis: songe au sort de Maharite et à l'enfer! + +--Va-t'en, chienne! monstre! exécration de la terre! lui cria Georges, +en frappant du pied avec autant de dépit que de fureur. + +--Vois comme il me traite maintenant! C'est ainsi qu'il te traitera +bientôt! et ce sera tant mieux! menaça encore Maharite, qui se sauva, en +poussant un grand éclat de rire. + +--Cette pauvre misérable a perdu la raison, reprit Georges, d'une voix +qui voulait être badine. Mais, ajouta-t-il avec empressement, viens, +viens, ma fiancée, l'autel nous attend. + +--L'autel? Que voulez-vous dire? + +--Quoi! vous n'avez pas compris? Cette robe, cet anneau, ce voile, ne +vous ont-ils pas prévenue...? + +--Mais, en vérité, je ne sais... + +Le jeune homme fît un geste d'humeur. + +--N'était-il donc point convenu que nous nous marierions aussitôt que +votre tuteur serait parti? dit-il avec amertume. Ne m'aviez-vous pas +promis que, le soir de ce jour, vous vous échapperiez pour venir, avec +moi, à l'île de Césembre, où un bon cordelier nous unirait? Vous avez +la mémoire bien courte, Constance! Pourtant, j'ai tenu ma parole, moi. +Après vous avoir fait enlever, hier par mes gens, suivant votre désir, +afin de n'être pas fiancée à un homme que vous détestez, j'ai eu le +courage, et c'en a été un bien grand, croyez-le, de ne point, parce que +vous l'avez voulu, troubler votre solitude dans cette maison abandonnée, +où... Mais je m'en veux de ces reproches; pardonnez-les, pardonnez-moi, +amie... C'est l'excès de mon attachement pour toi qui me rend jaloux, +disputeur... tu m'excuses, n'est-ce pas?... Je me sentais si malheureux, +si désespéré, tandis que tu étais à bord de ce navire... près de mon +rival... J'appréhendais tant que Cartier n'eût encore la fantaisie de +faire célébrer vos fiançailles par quelque chapelain... Il n'en a +rien été... Oh! je le sais... Je m'étais transporté sur cette île pour +épier... Ah! tu es bonne! et tu m'aimes, n'est-ce pas, Constance?... +Mais parle donc! Serais-tu fâchée contre moi? Quel motif!... Si la +Providence ne m'avait conduit ici, tu périssais... Oh! rien qu'à cette +idée, je me sens glacé... Dis un mot... un seul qui me rassure... +Qu'as-tu? Cette toilette, que j'avais fait disposer, à l'avance, ne te +plairait-elle pas?... Est-ce que tu es indisposée contre moi?... + +Georges avait prononcé ces mots de ce ton mouillé, insinuant, qui +caractérise les ardeurs de la passion et pénètre, bon gré mal gré, +le coeur de ceux qui l'ont allumée. Aussi, comme à un divin nectar. +Constance s'enivrait-elle «aux paroles du séduisant jeune homme, +aux magnétiques effluves de son amour. Les doutes, les craintes qui +s'étaient élevés dans son esprit, se fondaient ainsi que les brumes +du matin sous un rayon de soleil, et, palpitante, ravie, elle dit, en +enveloppant Georges dans un regard voluptueux: + +--Quoi, doux ami, ce vêtement... + +--C'est ton vêtement nuptial, que j'avais fait faire et apporter ici +où tu l'aurais mis, avant de nous rendre à Césembre, s'écria-t-il, en +enlevant la jeune fille de terre et la pressant avec frénésie contre sa +poitrine. + +--Laissez-moi! oh! laisse-moi! disait-elle éperdue, abandonnant sa tête +alanguie sur l'épaule de son amant. + +Et lui: + +--La tempête s'apaise; le vent a cessé de gronder; les flots rentrent +dans leurs abîmes. Viens, viens, mon ange, mon idole, viens, sautons +dans ma barque; rendons-nous à Césembre et soyons unis, heureux pour +toujours! + +Georges se précipitait, avec son précieux fardeau, hors de la grotte, +lorsque le crépitement d'une vive arquebusade se fit entendre, à +quelques pieds au-dessus d'eux, sur le plateau de la Conchée. + + + + + CHAPITRE V. + + GEORGES DE MAISONNEUVE. + + +De tout temps, la Bretagne a été remarquée pour sa fidélité au culte des +pratiques dévotieuses. Mais, souvent aussi, elle s'est distinguée par +les troubles déplorables qui ont pris naissance dans son sein et jeté +le discrédit sur ses habitants. Le brigandage lui-même y a, plus d'une +fois, usurpé le droit de cité et commis des excès heureusement ignorés +ailleurs. Sans redire les abominations de Gilles de Laval, maréchal de +Retz (1440), non plus que les atrocités de Fontenelle, cent cinquante +ans plus tard, ou, de nos jours, les horreurs de la chouannerie, il +serait facile de montrer que, fréquemment, la Bretagne fut ravagée +par des bandes de scélérats, agissant tantôt sous la bannière de la +religion, tantôt sous l'étendard de la politique. + +Nombreuses, terribles apparurent ces bandes vers le milieu du seizième +siècle. Depuis là mort de la «bonne» duchesse Anne, celle que Louis XII +appelait sa _Brette moult amée_, la province était en proie au fléau des +guerres intestines. Et quelles guerres! Sous prétexte de reconnaître ou +de ne pas reconnaître la souveraineté de la France, les grands seigneurs +se livraient d'évêché à évêché, de ville à ville, de château à château à +des luttes acharnées qui répandaient la ruine et le deuil dans toute la +péninsule; luttes, ai-je dit, massacres, bien mieux j'aurais pu +écrire. Car ils sont farouches, ils sont sauvages, quand la passion +les enflamme, nos Bretons! Dans leurs rixes, dans leurs jeux, gare au +_Pen-Bas!_ cette arme nationale autrement redoutable que le sabre, la +baïonnette ou même la crosse de fusil! Je vous laisse à penser s'il eut +un rôle capital à cette époque de discorde. Le sang coula à torrents, +et, sur les monceaux de cadavres entassés par le fanatisme, dans toute +la vieille Armorique, on vit germer des hordes de bandits qui, prenant +diverses dénominations, plus effroyables les unes que les autres, +achevèrent de saccager le pays, d'y répandre la terreur avec la +désolation. + +Ces malfaiteurs étaient connus du peuple sous le nom générique +de _Soudards_. Mais chaque troupe avait, en outre, sa désignation +particulière. C'est ainsi que l'une d'elles, dont nous allons nous +occuper, s'intitulait fièrement _les Tondeux_, et tâchait de justifier +sa sinistre appellation par tous les excès imaginables, perpétrés sur +ceux qui tombaient entre ses mains, mais les riches, les nobles et les +prêtres principalement. + +Après avoir semé la dévastation dans la Cornouaille et le pays de +Tréguier, les Tondeux avaient pris, en 1533, Saint-Malo et ses environs +pour théâtre de leurs odieux exploits. + +Redoutés, mystérieux, les Tondeurs obéissaient à un chef plus redouté, +plus mystérieux encore. Personne ne le connaissait, mais tout le monde +l'avait vu, ou le prétendait. Seulement, pour les uns c'était un géant, +Magog; pour les autres un nain, un Poulpiquet; pour tous c'était un fils +de Satan, sinon Satan lui-même. Pour tous? Non. Il y avait les sages, +les esprits forts qui ne voulaient voir en lui qu'un possédé du démon. +Sur le nombre et l'énormité de ses crimes, l'accord d'ailleurs était +parfait. Aucune monstruosité dont il ne se fût rendu coupable. Il +exerçait sur les femmes une fascination irrésistible; il était maître +absolu des hommes. On le trouvait en vingt places différentes à la même +heure, et nulle part. Ce don d'ubiquité il l'avait communiqué à ses +gens. Vous pouviez être sûrs de les rencontrer là où vous ne les +attendiez pas; et là où vous les cherchiez, ils n'étaient jamais. Des +personnes qui se croyaient bien informées leur donnaient pour repaire +les roches escarpées de la pointe de la Varde, à quelques milles est de +Saint-Malo; mais des personnes, non moins bien informées, les logeaient +dans les roches également escarpées de la pointe du Décollé, à l'ouest. +S'il en était qui plaçaient leur retraite à l'anse de la Garde +Guérin, il en était aussi qui la voulaient à l'anse du Val. Tout cela, +supposition, simple conjecture, histoire de jaser. Les seuls faits +certains, trop positifs, malheureusement, c'était l'existence des +Tondeurs et leur présence dans l'évêché de Saint-Malo. + +A la ville, comme à la campagne, l'on n'entendait parler que de +robberies, pilleries, incendies, rapts, meurtres, viols. Aux Tondeurs +rien n'était sacré. Ils dévalisaient les couvents, les églises, comme +les maisons bourgeoises et les châteaux; ils détroussaient un +opulent abbé sans plus de scrupules qu'un riche baron. Les sacrilèges +n'avaient-ils pas poussé l'audace jusqu'à arrêter Sa Grandeur +Monseigneur de Saint-Malo, revenant du dernier Chapitre qui s'était tenu +à Rennes! + +A leur poursuite, on dépêcha une grosse troupe de gens d'armes. Mais +où les prendre? où les atteindre? Disparus, invisibles. La garde de la +ville fut doublée, la consigne observée avec la dernière rigueur. Cela +inutilement. Au dedans, comme au dehors des murs, les Tondeurs n'en +continuaient pas moins leur tonte. + +Malgré la vieille réputation de ses sentinelles canines, le havre de +Saint-Malo perdit toute sécurité. Ou les trente-quatre dogues qui, de +jour, couchaient au Chenil de la Hollande, et, de nuit, avaient charge +de protéger les navires contre les tentatives des voleurs, jouissaient +d'un renom usurpé, où ils subissaient, eux aussi, le charme dont les +Tondeurs disposaient pour dompter les humains. Depuis quelques mois, +dans le port, ne mouillaient guère de navires qui échappassent à une +agression nocturne et ne fussent mis à rançon. + +Comment donc, par où les brigands pouvaient-ils entrer clandestinement, +en bandes, souvent nombreuses, dans la ville et en sortir? Elle n'avait +alors que trois portes, pourtant la ville--la Grande-Porte, la porte +de Dinan, la porte de Bon-Secours,--et une poterne devant la Digue, par +laquelle on communiquait avec Saint-Servan. Quant à la porte actuelle, +Saint-Vincent, elle ne fut ouverte que plus tard. A cette époque, la +muraille d'enceinte se prolongeait jusqu'au pont-levis du château, dont +la mer baignait, de toutes parts, les fortes murailles. + +Où donc, comment, on se le répétait, les Tondeurs pouvaient-ils envahir +et quitter Saint-Malo, à leur bon plaisir? + +Possédaient-ils des ailes? Peut-être le diable leur en avait prêté. Il +est si pervers! + +--Ah! l'incrédulité a beau dire, compère, si les scélérats n'étaient +assistés de Belphégor... + +--Belphégor! Belphégor! que parlez-vous de Belphégor, mon voisin? C'est +Lucifer en personne qui leur commande. Ne vous souvient-il pas que +je l'ai vu, avec le vieux Jean Morbihan, moi! C'était la nuit de la +Sainte-Catherine passée, oh! j'ai la mémoire bonne, allez! Nous venions +de souper, avec mes filles et le père Jean, chez mon gendre Jalobert. +Tout à coup, en passant près du couvent des pieuses filles du Calvaire, +j'entendis des cris perçants, puis des flammes brillèrent devant moi. +C'étaient ces infâmes Soudards qui avaient mis le feu au couvent, et +violentaient les vierges du Seigneur... Ah! ne me rappelez pas cette +nuit, cette affreuse nuit, voisin!... Et leur chef, le chef des bandits, +mais je le vois encore, avec son chapeau noir et sa plume noire!... +Il était grand, voisin, plus grand que la croix du clocher de +Saint-Aaron... + +--Bien à l'encontre, compère, l'on m'avait assuré que sa taille ne +dépassait pas celle d'un _teus_ [13]. + +[Note 13: Pour dus, gnome.] + +--Raison de plus pour que ce soit Satan lui-même! N'a-t-il pas le +pouvoir de prendre toutes les formes? Ah! mon voisin, mon voisin; depuis +lors, mes filles en rêvent; elles osent me soutenir que c'est un galant +cavalier... dans leurs rêves, entendons-nous. + +--Voire, compère, c'est ce que déclare ma femme. Et, je vous le +confesse, à l'oreille, je l'ai entendue, oui, ma femme Brigitte, +l'appeler tout haut, alors qu'elle était couchée à mon côté! + +Ces quelques mots de conversation résument les entretiens auxquels se +livraient, à peu près soir et matin, les bons négociants de Saint-Malo, +sous l'auvent des boutiques. Jugez par là du grossissement que les +commères devaient donner aux objets de leurs transes. Les Tondeurs n'en +prenaient pas plus soin, cela se comprend aisément, que des mesures de +vigilance multipliées contre eux. + +Mais ce que l'on ignorait à Saint-Malo, ce que l'on sut plus tard, trop +tard, c'est que les brigands s'introduisaient dans la ville et s'en +échappaient, à leur gré, par un égout. Cet égout débouchait dans la mer +au nord-est. Là, une forte grille défendait son entrée. + +Cette grille, aux barreaux très-épais, aux mailles serrées, paraissait +scellée à demeure. Mais, en l'examinant de près, un observateur attentif +eût fini par découvrir, dans la frette, un trou de serrure. La grille +était une porte. La porte ouverte, vous vous trouviez dans un couloir +ténébreux, visqueux, tapissé de conferves, rempli d'exhalaisons salines. +Le flot le balayait, à haute marée. Après quelques pas dans la galerie +souterraine, on se heurtait à une nouvelle porte. De fer plein celle-ci. + +Seulement, elle ne joignait pas le sol, par en bas. Un espace d'un +demi-pied environ permettait aux eaux de s'écouler, et empêchait qu'elle +ne fût enfoncée quand la vague faisait effort à l'extérieur. + +Supposez l'obstacle franchi et avancez d'une cinquantaine de toises. +Vous rencontrerez une troisième grille, semblable à la première, puis +un escalier. Et cet escalier, de vingt-cinq marches, vous conduira, en +montant, à un regard. Le regard s'ouvre, comme le reste. Vous voici dans +une petite pièce circulaire, éclairée parcimonieusement par un soupirail +grillagé, la base d'une tour, suivant toutes probabilités. + +C'est une tour, en effet. Elle existe encore, dans un état de réparation +passable. On la peut voir et visiter, en la cour la Houssaye, où elle +flanque tristement une grande et vieille maison, à quatre étages, aussi, +mélancolique qu'elle, dans cette cour étroite, sombre, humide, que les +rayons du soleil doivent n'échauffer jamais. Été comme hiver, il y fait +froid au corps; il y fait aussi froid à l'âme, en toutes saisons. + +La tour, cependant, ne manque pas d'une certaine légèreté. Elle a +même des prétentions à l'élégance. On y remarque quelques traces de +sculptures, d'assez bon goût. Mais bien que couronnée par un simulacre +de mâchicoulis, bien qu'hexagone à son quatrième étage, ronde ensuite +jusqu'à ses fondements, ce qui lui prête une figure originale, les +galets bruts dont elle est bâtie la revêtent d'une physionomie maussade, +presque lugubre. + +Rares, au surplus, étroites comme des lucarnes, sont les fenêtres. + +Au pied de l'édifice, et à son angle de mitoyenneté avec la maison, il +y avait une porte basse, cintrée, qui se fermait au moyen d'un lourd +battant, garni de plaques et de bandes de fer. Bouchée aujourd'hui, +cette porte restait ordinairement close. La tour semblait abandonnée. +Mais de la maison attenante on y communiquait par un panneau secret. +Cette maison n'est plus maintenant telle qu'elle était alors. + +Point d'habitants au rez-de-chaussée. Prudemment munies de barreaux, les +fenêtres étaient encore fermées par des volets intérieurs. Au premier +étage, de vastes salles, parfois brillamment éclairées, et ou les +accords du _biniou_ se mêlaient au bruissement des baisers, aux éclats +de rire, au choc des verres. Souvent aussi ces salles étaient muettes. +Des semaines entières se passaient sans qu'un hôte y parût. + +Tour et maison appartenaient, en 1534, à un charmant jeune homme, qui +signait Georges de Maisonneuve. De quelle noble famille descendait-il, +d'où venait-il? Problème. Georges était un joyeux compagnon, brave, +hardi, robuste, riche, généreux. En fallait-il davantage pour lui +assurer des succès dans le monde? Son extrait de naissance, qui se fut +avisé de le lui demander? Il était Georges de Maisonneuve, bien vu, bien +fêté, adoré des mamans, caressé des papas, guigné par les filles, chéri +par les fils et par les frères. Ces témoignages de la considération +publique valaient tous les titres. Au moyen de quel talisman les +avait-il gagnés? Secret facile à pénétrer. Georges était brave, +complaisant, séduisant, nous l'avons dit: il avait de l'or; il +le prodiguait à pleines mains, depuis une année qu'il résidait à +Saint-Malo, voilà le mot de l'énigme. Il se disait natif de l'Écosse, +où s'était établie, au commencement du siècle sa famille, d'origine +française, et où il possédait de grands biens. On l'avait généralement +cru sur parole. Georges de Maisonneuve était, au reste, servi par des +domestiques modèles, contre la fidélité desquels venaient échouer toutes +les inquisitions de la curiosité ou du mauvais vouloir. Aux questions +des indiscrets, ils répondaient avec la plus grande politesse, +mais aussi avec la plus grande habileté et de façon à dérouter les +conjectures. Aux insinuations des malveillants, ils haussaient les +épaules ou faisaient adroitement l'éloge de leur maître. + +Qu'il fût bon gentilhomme, de vieille souche ou n'en eût que l'habit et +le masque, Georges de Maisonneuve s'acquittait fort bien de son emploi. + +Constance et lui se rencontrèrent. Ils eurent désir l'un de l'autre. +Chez la jeune fille, ce fut moins de l'amour peut-être qu'un vif +sentiment, une attraction de sympathie. Chez lui, le vainqueur, le +blasé, ce fut le besoin d'une sensation nouvelle, mêlé à je ne sais quel +entraînement magnétique vers la mignonne et frêle créature. + +Si Constance l'eût aimé de cet amour, tout flammes, tout brûlant, dont +son coeur était le foyer, nul doute qu'elle ne se fût, sans qu'un voile +de pudeur gazât son front, donnée à lui. Entre la contrainte et la +satisfaction d'un appétit, Constance n'eût pas balancé. Le devoir lui +était inconnu. Mais telle n'était pas la nature de son penchant pour +Georges de Maisonneuve. Elle se plaisait dans sa présence, avait joie +à ses flatteries, à ses caresses; et, s'ignorant elle-même, elle se +disait: «Je l'aime; je n'aurai d'autre époux que lui.» C'était, d'ail +leurs, sa première inclination. Constance n'avait jamais analysé ses +impressions. Les ardeurs de son esprit, la vivacité de ses sens, elle +les soupçonnait à peine. + +Quant à Georges, bien plus que celle de l'âme, il recherchait la +possession du corps. Quoique mentalement séduite, la jeune fille fit +résistance. Il s'irrita, il s'emporta, et n'obtint pas davantage. Le +mariage fut proposé. Mariage secret, cela va sans dire. «Demandez ma +main à mon tuteur,» répondait Constance.--«Et ma famille qui est +noble, hélas! et ma famille qui est puissamment riche!» objectait +Georges.--«Attendez alors que maître Jacques ait repris la +mer.»--«Pourquoi attendre? Ne veut-on pas vous fiancer avant son +départ?»--«On ne me fiancera pas, je vous le promets; et le soir du jour +où Cartier aura levé l'ancre, je jure de vous suivre à l'autel.» + +On sait que Constance tint parole. Pour échapper aux fiançailles et +s'épargner, en même temps, un refus dont la perspective ne laissait pas +de la contrarier, à cause du trouble, des questions, des observations, +des reproches que provoquerait ce refus, elle concerta avec Georges un +enlèvement, qui réussit à leurs souhaits, comme nous l'avons vu. + +N'eût été le déchaînement subit du kirk et le naufrage de Constance, ils +se seraient mariés dans la nuit qui suivit le départ de Jacques +Cartier. Tout avait été préparé à cet effet. Gagné par les largesses de +Maisonneuve, un cordelier, du monastère établi, en 1469, dans l'île de +Césembre, avait promis sa bénédiction. Mais le hasard, l'éternel faiseur +et défaiseur de projets, en disposa autrement, au moment même où Georges +croyait pouvoir se féliciter du concours inattendu qu'il venait de lui +offrir. + +Lorsque le bruit de la mousqueterie se fit entendre sur la +Grande-Conchée, Georges de Maisonneuve allait sauter dans un bateau +amarré à l'est de l'écueil, entre deux roches. + +--Qu'est cela, mon doux? fit Constance redevenue craintive; qu'y a... + +Le reste de la phrase expira sur ses lèvres; et elle roula sur la grève +près de Georges, qui tombait, frappé, comme elle, d'une balle égarée.. + +La jeune fille avait perdu connaissance. + +Quand elle recouvra la raison, Constance était couchée en sa chambre +de la maison de Cartier. On lui apprit qu'elle avait été blessée +involontairement, dans une rencontre qui avait eu lieu sur la +Grande-Conchée, entre des soldats de la garde de Saint-Malo et des +pirates qu'on supposait être les Tondeux. Constance trembla en Songeant +à Georges. + +Un mot la rassura. + +--Si c'étaient les Tondeux, on n'a pu en prendre aucun, ajouta dame +Catherine qui lui donnait ces explications. Heureusement, ma chère +fille, que les gardes sont arrivés à temps pour te délivrer; sans eux, +Jésus-Sauveur! quel sort... + +La pudibonde dame Catherine s'arrêta, honteuse d'en avoir trop dit. + +--Aussitôt que tu seras relevée, mon enfant, continua-t-elle après une +pause, nous irons rendre nos actions de grâces à Saint-Malo-du-Laurier; +car c'est miracle que tu aies échappé à la tempête, puis aux brigands, +puis à la mousqueterie de nos gardes. + +--Mais quels gardes? interrogea Constance. + +--Les gardes de la ville. Ils surveillaient, depuis plusieurs jours, +paraît-il, les allées et venues de gens suspects, parmi lesquels se +trouve, assure-t-on, un prétendu seigneur... + +--Le sire de Maisonneuve, n'est-ce pas? interrompit Constance d'un ton +calme. + +--Lui-même, ma fille. Il n'était point avec eux, sans doute? + +Et dame Catherine jetait sur Constance un coup d'oeil timide. + +--Avec eux? où? fit celle-ci d'un air étonné. + +--Mais, sur la roche? + +--Je ne l'ai point vu. Du reste, je le connais à peine. En abordant à +l'écueil, j'ai trouvé la _cacou_ [14], qui m'a réchauffée et prêté des +vêtements. + +[Note 14: En Bretagne, l'on donnait ce nom aux juifs, aux excommuniés, +aux parias de la société.] + +--Pauvre malheureuse! Il faudra la récompenser. C'est déplorable qu'elle +soit _possédée_; n'était cela, nous la prendrions à la maison... + +--Ah! gémit Constance, je sens une douleur au côté... + +--C'est là que tu as été blessée, mon enfant. On t'a rapportée +demi-morte. Par bonheur, un des gardes te connaissait... Mais, pendant +plus d'un mois, tu as eu la fièvre chaude... La sage-femme n'osait +répondre de tes jours... Et tu divaguais, mon enfant; tu divaguais!... +Tu croyais voir le sire de Maisonneuve, tu l'appelais, ajouta-t-elle en +rougissant... + +--Vraiment! proféra la jeune fille du ton le plus innocent. + +--C'est pourquoi, reprit Catherine, j'avais imaginé qu'il était avec les +Soudards et qu'il t'avait arrachée à l'abîme... + +--Quelle idée! fit Constance avec un geste de négation. + +--Ah! chère fille, continua la, bonne dame, en l'embrassant tendrement, +te voici rendue à toi, c'est l'essentiel. Béni soit le saint nom de ma +bienheureuse patronne qui a exaucé mes voeux!... + +--Mais toi, mère, comment es-tu sortie de la tourmente? demanda enfin +Constance. + +Moi, répondit-elle simplement, je dois la vie au Seigneur tout-puissant, +à Colas, l'un de nos mariniers, qui m'a transportée sur l'île de +Césembre, où les pères cordeliers nous ont donné tous les secours +possibles. + +--Quoi! vous avez été poussés sur Césembre, à près d'un mille de +l'endroit où nous avions naufragé? dit Constance, souriant à la pensée +que, sans l'attaque des gardes, dame Catherine aurait pu être témoin de +son mariage avec Georges. + +--Allons! assez, mon enfant! c'est trop causer, reprit la femme de +Cartier, en bordant le lit; dors... On m'a recommandé pour toi le +silence et le repos. Un autre jour nous nous conterons, par le menu, +de quelle manière, avec l'aide de Dieu, nous avons été préservées de la +mort. + +La convalescence de la jeune fille commençait, car sa blessure, +peu profonde, avait eu des suites moins sérieuses que la congestion +cérébrale, déterminée en partie par la soudaineté et la violence des +émotions qu'elle avait éprouvées. Mais d'abondantes saignées l'avaient +fort affaiblie. Quatre mois après l'accident, elle ne pouvait encore +sortir de sa chambre. + +Loin d'altérer le sentiment qu'elle nourrissait pour Georges de +Maisonneuve, le sombre mystère planant sur sa tête avait doublé +l'intérêt que lui portait Constance. Ce mystère formait auréole au +front du jeune homme. Elle s'irritait d'être confinée à la maison. +Elle voulait le voir. Sa volonté était un ordre impérieux. En cachette, +Manon, la vieille nourrice, se chargea de la commission. + +Et, le 4 septembre suivant, entre dix et onze heures du soir, par de +profondes ténèbres, Constance, sa lumière éteinte, attachait au pilastre +perpendiculaire qui séparait en deux compartiments la fenêtre de sa +chambre, une échelle de soie. + +La chambre était au premier étage; la fenêtre donnait sur la petite +place, devant la douve du château. + + + + + CHAPITRE VI. + + LE TÊTE-A-TÊTE. + + +L'air était calme. Il faisait une chaleur lourde, énervante. Point +d'étoiles au ciel. Un manteau d'ébène. Quelques lueurs de phares, du +côté de l'église Saint-Aaron et au donjon du château, seules, trouaient +la nuit. Leur flamme vive, mais nette, sans épanouissement, la rendait +plus noire encore. + +Au pied des fortifications, la mer gémissait son long et solennel +gémissement, que venait parfois déchirer une dissonance lugubre. C'était +l'aboiement si lamentable d'un chien enfermé dans une cour. Paisible, +d'ailleurs, paraissait la ville. Le sommeil y avait suspendu les +agitations du jour. + +Constance s'accouda à l'appui de la fenêtre, et, attentive, écouta. +Bientôt, un pas furtif, imperceptible à tout autre qu'à une oreille +aiguisée par l'amour, se fit entendre près de Saint-Thomas. Le coeur de +Constance battit plus fort. Ses yeux se fixèrent dans la direction du +son et fouillèrent l'ombre. + +Une forme flottante s'estompe dans les ténèbres. Elle en brise l'unité. +Elle s'avance. Elle est silhouette. Constance respire à peine. Sa main +se pose sur son sein pour en comprimer les battements. + +La silhouette s'arrête sous la fenêtre. Aussi légère que le frou-frou +d'une aile d'oiseau, une tousserie part d'en-bas. Semblable note lui +répond d'en haut. Ces signaux ont confirmé la divination de deux âmes. +Constance est dans les bras de Georges. + +Les questions jaillissent, se pressent, se multiplient encore, se +contredisent, à travers l'effeuillement de mille baisers. + +--Pas si haut! pas si haut, Georges! Ma mère repose dans la pièce +voisine... dit tout à coup la jeune fille. + +--Que m'importe! Enfin! je te retrouve! Ah! si tu savais! si tu savais. +Constance! Mais oublions cela... oui, oublions, n'est-ce pas?... +Oublions les heures mauvaises... Mais on dirait que tu as peur de moi... +Pourquoi t'éloigner ainsi... Méchante!... + +--Asseyez-vous, Georges, balbutia-t-elle, troublée, palpitante, et, en +se dérobant à ces dangereuses ivresses; asseyez-vous, mon bien-aimé... +Je vous en prie... Voudriez-vous me faire de la peine? Je suis +souffrante, très-souffrante encore... ne l'oubliez pas. Sans cela, je ne +vous eusse point fait venir ici... + +--Oh! Constance... + +--De grâce, laissez-moi parler! Ah! vous êtes gentil! vous voici assis! + +--Eh bien! approche, approche tout près... et je t'écouterai... + +--Non, messire, non. Je vais me placer vis à vis de vous, à la +fenêtre... + +Alors, je m'établis à tes pieds... + +--Non... + +--Je proteste, commença le jeune homme en faisant un mouvement vers +Constance... + +--Ah! dit celle-ci mélancoliquement, vous avez envie de m'affliger. +Faut-il que déjà j'aie à me repentir de ma confiance en vous? + +--Je jure... + +--Asseyez-vous, je le répète, messire Georges, ou je vous quitte... + +--Que votre volonté soit faite! fit-il d'un ton piqué. + +Cependant il obéit. Mais si la chambre eût été éclairée, on eût pu voir +Un sourire ironique plisser le coin de sa bouche. + +--Ah! vous êtes bon; je vous aime ainsi! reprit Constance d'une voix +pénétrée. + +En prononçant ces mots, elle lui tendit une main, que Georges s'empressa +de porter à ses lèvres. + +Leurs yeux s'habituaient à l'obscurité. Si les traits du visage leur +échappaient, le miroitement de la fenêtre permettait au moins de +distinguer les gestes. + +--Que de choses j'ai à vous dire, mon doux! continua Constance. Mais, +d'abord, répondez franchement à mes demandes. Le voulez-vous? + +--C'est donc bien grave! dit-il en badinant. + +--Vous en pourrez juger, repartit la jeune fille avec un accent sérieux. + +Puis, elle voulut retirer sa main. Mais, suivant, la coutume des Bretons +amoureux, Georges de Maisonneuve saisit le petit doigt de cette main +avec le sien, et lui en fit un anneau. + +Constance poursuivit: + +--Vous m'avez écrit que, grièvement blessé, en même temps que moi, vous +étiez resté près de quatre mois alité. Mais vous avez oublié de me dire +deux choses, Georges: pourquoi l'attaque, et comment vous avez échappé +aux assaillants? + +En posant ces points d'interrogation, la voix de la jeune fille ne +tremblait pas. Elle était nette; précise, scandée presque. Et, dans +la pénombre, les regards de Constance cherchaient avidement ceux de +Georges. + +--L'attaque, répondit-il, avec hésitation, mais ne vous l'ai-je pas dit? +Ne vous a-t-on pas conté que les gardes de la ville?... + +--Ils guettaient les Tondeurs; je sais! + +--Eh bien? + +--Eh bien, dit-elle hardiment, vous êtes leur chef! + +--Moi! + +--Ne niez pas, Georges. Je suis certaine de ce que j'avance. Vous êtes +le chef des Tondeurs, de ces brigands... + +--Mais, Constance... + +--Rassurez-vous, je ne vous en aime pas moins. Qui sait? ajouta-t-elle +d'un ton rêveur, peut-être vous en aimé-je plus! + +--Quoi! il serait vrai! s'écria le jeune homme, en se glissant à ses +genoux. + +Tendrement, Constance lui prit la tête entre ses mains, et lui mit un +baiser au front. + +Sous cette caresse, Georges frissonna. Il se retourna à demi. Ses bras +amoureux s'ouvrirent pour nouer une ceinture à la taille de la jeune +fille. Mais d'un bond de panthère, évitant son étreinte, elle fut dans +les ténèbres qui envahissaient le reste de la chambre. + +Enflammé par les désirs, il fit mine de la suivre. + +--Arrêtez, Georges! arrêtez! commanda impérieusement Constance. + +Puis, d'une voix radoucie: + +--Ne m'avez-vous pas promis d'avoir des égards pour ma faiblesse? Je +vous en conjure, retournez à votre place, et laissez-moi achever ce que +j'ai à vous dire. Le veux-tu, ami? Là, soumets-toi à ma volonté, ce soir +encore... Bientôt je serai tienne, ton épouse, ton esclave, tes ordres +seront les miens; je ne penserai, je n'agirai plus que par toi; mais, à +présent, écoute-moi, sans m'interrompre, jusqu'à la fin. + +Cette prière avait été chantée avec une onctuosité d'un effet +irrésistible. Georges se jeta sur son escabeau; par un mouvement plein +de grâce féline, Constance s'accroupit à ses pieds. + +Il y eut un moment de silence, troublé seulement par les battements +précipités de leurs coeurs. + +La jeune fille reprit, en inclinant mollement sa tête sur les genoux du +jeune homme: + +--J'avais deviné, Georges, que vous étiez le chef des Tondeurs. Loin de +le trouver mauvais, j'en suis heureuse... oui, heureuse! Je vous admire +et je vous aime, car j'aime tout ce qui est puissant, tout ce qui est +fort, tout ce qui domine! Fi de ces esprits médiocres qui se traînent +platement dans l'ornière commune! La vie n'est belle qu'agitée par les +grandes émotions. Commander aux hommes et commander aux circonstances, +les orages, là lutte, voilà mon rêve! C'est ce rêve, ô bien-aimé, que tu +réalises! C'est sa réalisation qui me fait t'aimer; c'est elle qui +m'a entraînée vers toi! C'est elle qui, jusqu'à mûri dernier souffle, +m'attachera à ta fortune! Oui, fais tout trembler autour de toi; ébranle +la terre et le ciel! Que, semblable à la voix du canon, le bruit de ton +nom sème partout le respect ou l'épouvante, et mon amour montera à la +hauteur de ta renommée! + +Bien des femmes sans doute t'ont déjà comblé de leurs tendresses! Mais +aucune ne t'a aimé comme je t'aime, comme je ne cesserai de t'aimer. Et +fussé-je réservée à subir le sort de la pauvre Maharite, je me croirais +trop payée d'avoir su un jour, une heure, une minute fixer tes regards +sur moi! + +--Maharite! s'écria Georges, mais qui vous a dit?... + +--Qu'est-ce que cela te fait? Tu étais libre alors. Elle a été ta +maîtresse, elle ne peut l'être désormais. Je ne suis pas jalouse, va! +car si je l'étais!... + +Et, frémissante d'exaltation, Constance se dressa debout, comme mue par +un ressort. + +--Et si tu étais jalouse? demanda en souriant le jeune homme, étonné et +ravi tout à la fois par cette éruption de passion farouche. + +--Si j'étais jalouse! repartit lentement la délicate créature, dont les +dents crissèrent; si j'étais jalouse!... Oh! non, non! non, Georges! ne +parle pas de cela!... N'en parle pas... Non, non... + +Son agitation atteignit tout d'un coup à un tel paroxysme, que Georges +en eut peur. + +--Rassure-toi, dit-il, avec des inflexions caressantes, rassure-toi, +chère adorée, si mon esprit a eu quelques échappées, jamais mon coeur ne +s'est donné qu'à toi, à toi seule, entends-tu? Il n'a compris l'amour, +il ne l'a senti, qu'en te voyant, en s'animant de ton haleine, en +respirant la vie auprès de toi. Car, moi aussi, je t'aime! je t'aime +d'un amour égal au tien. Et cet amour, il me maîtrise à ce point que, +malgré ses emportements, je souscris à tous tes vouloirs. Pour t'obéir, +j'étouffe ce volcan qui bout dans mon sein. Pour t'obéir, je me tiens +froidement sur cette escabelle... + +--Écoutez, Georges, interrompit avec vivacité Constance, qui s'était un +peu remise; je veux être votre femme. Puisque vous y consentez, je la +serai. Mais il faut nous bâter. Dans quelques jours, demain peut-être, +reviendra maître Cartier. Si j'étais assez forte pour vous accompagner, +je vous dirais: Partons sur-le-champ. Allons à Césembre et qu'un bon +père cordelier consacre notre union. Mais ma santé exige encore +une semaine de repos. Je le sens. Pendant ce temps-là, faites vos +préparatifs, et après, oh! après, avec quelle félicité je m'abandonnerai +à toi, à toi toujours, pour toujours! + +En lui lançant cette exclamation de bonheur, la jeune fille tendit +les bras pour se pendre à son cou; mais soudain, le tintement d'une +clochette, suivi d'un cri monotone, funèbre comme celui de l'orfraie, +l'arrêta court: + + Réveillez-vous, gens qui dormez, + Priez Dieu pour les trépassés! + +--Bast! c'est le vieux sonneur[15]! fit Georges, souriant et profitant +de l'émoi de Constance, pour l'attirer à lui. + +[Note 15: Jusqu'en 1789, il exista, dans plusieurs évêchés de la +Bretagne, des espèces de gardiens chargés de parcourir, à minuit, +les rues des villes, en réclamant des prières pour les morts. On les +appelait sonneurs des âmes.] + +Fascinée, éperdue, enfiévrée de crainte, d'amour, Constance cédait. + +De son souffle brûlant, comme une exhalaison de fournaise, Georges +incendiait les dernières résistances de la jeune fille. Il l'emportait +vaincue, anéantie, au plus profond de l'ombre, quand brusquement une +main sèche, osseuse, crochue comme une griffe, s'implanta sur son +épaule. En même temps, une voix chevrotante grinçait à son oreille: + +--Halte-là, mon homme! Elle n'est pas encore ta femme! + +Georges lâcha une interjection de surprise. + +--C'est nourrice Manon; n'ayez crainte, mon doux! dit Constance, qui +glissa comme une couleuvre entre ses bras, et revint en riant gaiement +vers la fenêtre. + +--Quoi! s'écria le jeune homme avec un accent de dépit, nous avions un +témoin?... + +--Oh! soyez tranquille, c'est un témoin aveugle et sourd: aveugle, +puisqu'on ne peut se voir à deux pas dans cette chambre sans lumière; +sourd, car la pauvre femme n'entendrait pas le canon d'alarme. + +--Ah! Constance, reprit-il, en se rapprochant d'elle, vous ne m'aimez +pas! Vous n'avez pas confiance en moi! + +--Pas confiance! moi qui vous reçois ici... à cette heure! + +--Oui, mais avec un tiers! au moins, fallait-il me dire que nous +n'étions pas seuls, reprocha-t-il amèrement. + +--Vous êtes injuste, Georges. Pouvais-je faire autrement? Nourrice +couche avec moi dans cette pièce, et ma mère habite la pièce contiguë +depuis le départ de maître Jacques. On est obligé de traverser sa +chambre pour entrer dans la mienne. Croyez-vous que, sans cela, j'aurais +exposé vos jours en vous faisant passer par la fenêtre? L'escalier du +perron n'était-il pas plus commode et moins compromettant? Pour ce qui +est de la bonne Manon, sa discrétion devrait vous être connue. N'est-ce +pas elle qui a demandé à être notre intermédiaire? notre messager? +N'est-ce pas elle qui nous a facilité ce rendez-vous, en m'apportant +l'échelle de soie que vous lui aviez remise? Allons, messire, quittez +cette méchante humeur qui me chagrine et ne vous sied pas! + +Grâce à la mobilité de ses impressions. Constance avait, en un instant, +reconquis l'empire d'elle-même. Mais ce n'était point là l'affaire de +Georges de Maisonneuve! Le supplice de Tantale exaspérait autant son +organisation qu'il mortifiait son amour-propre. Avoir difficilement +fait naître l'occasion; s'être tour à tour échauffé le sang et glacé +le cerveau; s'être fait de marbre quand on est de feu; puis avoir eu la +possession à sa merci et la manquer! Georges était dépité, furieux. + +Il se mit à fredonner je ne sais plus quel refrain populaire, en battant +la mesure contre les vitraux de la fenêtre. + +Leste, la jeune fille sauta sur l'escabeau qu'il avait quitté, et, +gentiment, rusée déjà comme une jeune femme, coulant sa joue satinée +contre celle de Georges: + +--Vous m'en voulez donc terriblement, messire! + +Elle savait bien ce qu'elle faisait, la câline. Professeur à nul autre +pareil que l'amour. Par sa vertu, le vieillard retrouve la jeunesse, le +jeune acquiert l'expérience de la maturité. Finesse, vaillance, beauté, +vérité, mais aussi hypocrisie, lâcheté, laideur, mensonge, il enseigne +tout, il donne toutes les qualités; tous les vices. En quelques leçons, +ses élèves les plus naïfs sont maîtres passés. + +Un double baiser fut le scel de paix. Mais le charme était rompu. Une +sorte de bise avait, comme un vent coulis, soufflé sur cette torride +atmosphère d'amour. Vainement, Constance employa-t-elle son arsenal +de minauderies et de cajoleries féminines; vainement, Georges lui-même +essaya-t-il de chasser de son esprit le ressentiment qui l'assiégeait; +leurs efforts, à tous deux, n'aboutirent qu'à aviver le froid qui +s'était élève entre leurs coeurs. + +Enfin, ayant convenu de se revoir le jeudi de la semaine suivante, ils +se séparèrent; lui sourdement irrité contre elle; elle, froissée, point +satisfaite de lui. + +Sans se servir de l'échelle, que Constance avait retirée dès qu'il avait +été entré dans sa chambre, Georges sauta par la fenêtre. + +Comme il tombait légèrement à terre, sur les pieds, des pas résonnèrent +près du pont-levis du château. Le ciel s'était un peu éclairci. Si +Georges fût resté là quelques secondes, il eût pu apercevoir deux hommes +qui s'avançaient sur la petite place et entendre ce juron énergique: + +--Terr i ben! + +Mais Georges avait aussitôt disparu par une ruelle qui longeait le +rempart. + +Nous avons déjà dit que ces événements se passaient dans la nuit des 4-5 +septembre 1534. + + + + + CHAPITRE VII. + +[Illustration] + + +En ce temps-là, au coin de la rue des Petits-Degrés et de la rue des +Cordiers, il y avait, à Saint-Malo, une hôtellerie fort achalandée parmi +les «pillottes, maistres, mariniers et compaignons de nefs.» + +A une tige de fer, établie en potence au-dessus du rez-de-chaussée, se +balançait l'enseigne ci-dessus, conservant des vestiges d'une enluminure +jadis brillante, et dont les inscriptions, fraîchement refaites, +n'avaient pas effacé tout à fait, sous leur couche de rouge sanglant, la +teinte jaunâtre des lettres qu'elles avaient remplacées. + +La représentation de «Monsieur saint Anthoine,» placé immédiatement +sous l'annonce, pouvait, au besoin, figurer un moine quelconque. Mais +l'esprit le mieux prévenu eût, avec la meilleure volonté du monde, +hésité à ranger parmi les membres de la race porcine l'animal dont le +saint personnage était flanqué. + +Comme si cette plaque de tôle et ces indications eussent été +insuffisantes pour attirer l'attention publique, une grosse touffe +de gui était encore fixée à l'extrémité d'une perche horizontale, +assujettie elle-même à la poutre angulaire du pignon. + +La maison avait une seule entrée: cette entrée sur la rue des +Petits-Degrés. Des châssis de toile écrue tamisaient la lumière à +l'intérieur. Car, à cette époque, en Bretagne, comme dans beaucoup +d'autres provinces françaises, il n'y avait que les habitations des +riches et les monuments religieux ou civils qui se permissent le luxe +des fenêtres à carreaux de verre. + +L'hôtellerie comptait trois étages et un rez-de-chaussée. Les surplombs +des trois étages allaient en augmentant. De sorte que le troisième +touchait presque la façade de la maison qui lui faisait vis à vis +de l'autre côté de la rue. De sorte encore que, du dernier étage de +l'auberge, on pouvait aisément donner la main à une personne qui se +serait trouvée au dernier étage de cette maison, laquelle était celle +d'un cordier: métier en mauvaise odeur de réputation dans toute la +Bretagne, exercé le plus souvent alors par les cacoux, c'est-à-dire les +juifs, les excommuniés, les gens mal famés. + +Une halle unique embrassait le rez-de-chaussée. Elle était vaste, peu +close, mais chauffée en toutes saisons par une cyclopéenne cheminée, aux +profondes embrasures, et au manteau tout enjolivé de dessins faits avec +des oeufs d'oiseaux de mer. Pour meubles, des tables et des bancs, des +bancs et des tables. Le tout grossièrement équarri, et reposant sur +une aire inégale. Bossue ici, trouée là, formant hauts-fonds, chargée +d'immondices, en dix places, bas-fonds, remplis d'eau graisseuse, +nauséabonde, eu dix autres. J'oubliais l'indispensable lit-clos contre +une paroi de la muraille, le vaisselier contre une autre, et, pour +décors, des courges, des coloquintes desséchées sur la tablette de la +cheminée et le couronnement du lit. Au plafond de la salle, enfumé comme +celui d'une forge, ne manquaient pas--pantagruéliques festons,--les +brunes flèches de lard, les chapelets de boudins, saucisses, légumes +secs ou poissons fumés. Devant le feu de lande enfin, de dix heures du +matin à huit heures du soir, tournait sans trêve ni merci une broche +homérique, toujours chargée d'appétissantes pièces de viande, volaille +ou gibier. Je ne parle ni des coquelles, ni des casseroles, ni des +tourtières qui chantaient sur la braise. + +Telle était, en gros, la salle commune du Cochon à _Monsieur saint +Anthoine_, et vraiment une des meilleures tavernes de toute la Bretagne, +au seizième siècle. + +Elle était tenue par le père Clovis, un homme du _pays haut_, venu +à Saint-Malo, à la suite de François Ier, en 1518, et qui avait fait +fortune en épousant la fille de l'ancien propriétaire de l'hôtellerie. + +Comme Français, mons Clovis n'était guère aimé. Mais comme +cuisinier, ah! dame, ça changeait! Sur toute la côte, de Pornic à +Mont-Saint-Michel, on le tenait en haute estime. De même aux îles de la +Manche, et dans les localités du littoral anglais. + +Le 5 septembre 1534, vers sept heures de relevée, le père Clovis, alors +âgé d'une cinquantaine d'années, trinquait avec quelques habitués, à +l'une de ses tables, en causant du grand événement du jour. + +Il s'agissait de la rentrée, dans le port, des deux navires partis en +avril dernier, sous le commandement de maître Jacques Cartier, pour un +voyage d'exploration à la «terre neuve.» + +Et les commentaires allaient bon train, je vous promets! + +--Sur ma part du paradis, j'étais certain qu'il échouerait! dit un gros +négociant de la Grand'Rue. + +--Qu'il échouerait! mais il n'a pas du tout échoué, monsieur Vordec! +On assure qu'il a fait une grande découverte, maître Jacques! et qu'il +rapporte, de l'or plein la cale de ses vaisseaux. + +A ces paroles, un individu vêtu comme un pêcheur, qui sirotait +silencieusement son _vin-de-feu_ en un coin de la salle, tendit +l'oreille. + +--Ta! ta! ta! fit le commerçant avec une moue dédaigneuse. + +--Par Notre-Dame d'Auray! c'est pure vérité, affirma un autre +interlocuteur. Un des mariniers de maître Cartier m'a montré, ce soir, +un lingot d'or.... + +--Du cuivre! interrompit le négociant. + +--Je gage une bouteille de vin de Bourgogne que c'est de l'or! + +--Bravo! appuya l'aubergiste. J'ai justement encore, dans ma cave, deux +ou trois flacons de ce crû de 1520, que tu connais, Lorimy! + +--Votre vin est trop cher, papa Clovis; parlons plutôt une double pinte +de cervoise, observa le négociant en hochant la tête. + +--Ça va, tope-là, repartit Lorimy. + +--Le vieux ladre! murmura l'aubergiste, en se levant pour aller tirer la +cervoise. + +--Mais, reprit M. Vordec, où est ce lingot d'or? + +--Oh! bien, soyez tranquille. Tout à l'heure j'irai le quérir. + +--Après tout, fît le commerçant, quand ce serait de l'or vrai, qui me +prouvera qu'il a été rapporté de là-bas? + +Cette réflexion, assez sensée d'ailleurs, déconcerta Lorimy. + +--Le journal de bord, de maître Jacques, pourrait faire foi, insinua un +troisième personnage. + +--Peuh! on écrit ce que l'on veut dans un journal de bord. Le parchemin +est bon enfant; il accepte tout ce qu'on lui donne. Au surplus, en +admettant que maître Cartier ait trouvé quelques pépites aurifères, cela +paiera-t-il les frais de l'expédition? Il est resté près de cinq mois +absent, avec deux navires et soixante hommes d'équipage. Ça coûte. Les +îles que, dit-il, il a explorées, mais nos nefs les avaient reconnues +depuis longtemps! Ce n'était pas là l'homme pour un pareil voyage! Ah! +si l'on m'en eût confié l'entreprise!... Mais il a renié sa patrie, lui. +Il est l'ami des Français! Chez lui, on ne parle même plus bas-breton. +C'est une indignité. Mais le bon Dieu le punira comme il mérite. Déjà sa +fille, cette créature sans vergogne, qu'il a ramenée on ne sait d'où.... + +--La Constance! dit Lorimy avec un accent et un geste de mépris. + +--Oui, cette dévergondée qui porte chaperon de velours, basquine et +cotte de soie, comme une châtelaine, ni plus ni moins. Et qu'est-ce +que c'est, je vous demande? quelque bâtarde que maître Jacques aura eue +d'une sauvagesse... hé! hé! Je me souviens encore qu'à ce fameux voyage +de 1520, d'où elle est revenue avec lui, il était resté neuf mois +absent... hé; hé!! neuf mois, vous comprenez!... Cette bonne pâte de +Catherine Desgranches n'y a rien vu... + +--Catherine Desgranches! min Gieu! qui est-ce qui parle de Catherine +Desgranches, la femme à maître Jacques, da oui? cria à ce moment une +rude voix au bout de la salle. + +Chacun leva les yeux dans la direction du son, et cette exclamation +sortit de toutes les bouches: + +--Le père Jean! + +--Jean Morbihan, en chair et en os, da oui; joie et prospérité à tout le +monde, dit le vieux timonier, qui venait d'entrer dans la halle. + +--Vous arrivez comme marée en carême, père Jean, reprit Lorimy, en lui +montrant une place vide, à côté de lui, sur le banc. M. Vordec et moi +nous avons engagé un pari. Vous pouvez le décider et vous nous aiderez à +consommer l'enjeu. En attendant, lestez-vous d'un coup de cidre nouveau. + +Disant cela, il lui présenta le pichet de faïence coloriée dont il se +servait lui-même. + +Le marin avala une longue gorgée et fit claquer sa langue contre son +palais. + +--Très-bien! très-bien; dit-il; ça vous fait un velours sur l'estomac. +Maintenant, qu'y a-t-il pour vous obliger, mes gens? + +--C'est M. Vordec qui me soutient que vous n'avez pas trouvé de l'or, +dans votre navigation, répondit Lorimy. + +--De l'or! repartit Morbihan, nous en avons tant et plus. A preuve! + +Et il tira de sa poche un caillou tout rayé de paillettes, qui +brillèrent comme des étincelles de feu, dans la demi-obscurité de la +salle. + +Le buveur solitaire prêtait la plus vive attention à cette scène. + +Au même instant, le tavernier remonta de sa cave. + +--Par la croix du Dieu vivant! je suis heureux de vous voir, compère +Jean, dit-il en tendant sa main au timonier. + +--Et moi, grommela celui-ci, je suis marri contre vous, Clovis, +mon homme. Vous avez fait repeindre, en français, m'a-t-on dit, les +écritures de votre enseigne. Ça ne me va pas! Parce que vous êtes du +pays haut ce n'est pas une raison pour tâcher de nous imposer votre +grimoire, et votre jargon, non da! + +--Et vous refusez de me donner la main, compère Jean? dit le cabaretier, +en plaçant un broc d'étain sur la table. + +--Min Gieu, vous le mériteriez, Clovis! + +--Vous ne savez pas qu'une ordonnance du parlement, siégeant à +Rennes.... + +--Terr i ben! proféra le marin, jamais ordonnance du parlement ne +m'obligera, moi, à baragouiner votre maudit langage! + +--Ah! fit Lorimy, faut pas lui en vouloir. On a enjoint aux aubergistes +de mettre, sous peine d'amende, en français: _Par permission du Roy +et du Parlement_, au-dessus de leurs enseignes, et le barbouilleur du +voisin Clovis a cru bien faire en changeant toutes les inscriptions. + +--Le diable emporte le barbouilleur et les inscriptions! maugréa Jean +Morbihan. + +--Eh bien, reprit Lorimy se tournant vers le négociant, êtes-vous +convaincu? est-ce de l'or? + +--Quand je l'aurai essayé, je vous répondrai, dit celui-ci qui roulait +avec lenteur le caillou entre ses doigts et l'examinait minutieusement. + +--Buvons toujours notre cervoise! Clovis, versez-nous à boire! + +L'hôtelier s'empressa de satisfaire ses pratiques. + +--A la santé de maître Jacques! cria Jean Morbihan en se levant. + +--Comment, à la santé de maître Jacques! objecta le négociant d'un air +rechigné. + +--Min Gieu, oui! je bois à la santé du capitaine Cartier, le plus +intrépide, le plus illustre des marins bretons! répliqua fièrement notre +timonier, en choquant son gobelet contre celui de Lorimy. + +--Excusez-moi, je vais jusqu'à ma boutique essayer ce fragment de roche; +vous me le confiez, n'est-ce pas? dit M. Vordec. + +--Pourquoi pas? On vous connaît, vous! fit le père Jean, en haussant les +épaules. + +Et, quand le commerçant fut sorti, il continua: + +--En voilà encore un que j'aimerais voir promener avec une ceinture de +paille autour du corps [16], et qui crève de jalousie parce que nous +avons eu l'honneur de découvrir un pays où il y a de l'or, en veux-tu, +je t'en donne; des terres si fertiles que tout y pousse sans culture; du +poisson, du gibier, que c'est une bénédiction... C'est là qu'on pourrait +établir une fameuse hôtellerie, compère Clovis, da oui! + +[Note 16: C'était une des punitions qu'en Bretagne on infligeait alors +aux banqueroutiers.] + +--Vrai? s'exclama le tavernier.. + +--Mais, demanda Lorimy, y a-t-il du monde? + +--Du monde! il y a des hommes tout nus. + +--Tout nus! Et les femmes? + +--Ouais! interjeta Morbihan, avec un geste narquois. + +--Pas jolies, hein? + +--Rouges comme le cuivre des chaudrons à Clovis! puis peinturées de la +tête aux pieds comme un bateau de plaisance. + +--Ah! reprit Lorimy, père Jean, vous devriez bien nous conter votre +voyage. + +--Si ça peut vous être agréable! + +--Nous être agréable! dit l'hôtelier; allez-y, et je paie une bouteille +de vin de derrière les fagots. + +A cette offre, les yeux du vieux Morbihan rayonnèrent. + +--Accepté, dit-il en vidant son pichet. + +Divers consommateurs étaient arrivés dans la salle. Ils se groupèrent à +la table du vieux timonier. Clovis alluma quelques chandelles de suif, +baveuses, fichées dans des chandeliers, de fil de fer, en forme +de tire-bouchon. Deux bouteilles tapissées de toiles d'araignée et +cachetées de cire verte furent posées devant Morbihan, qui se mit à +passer sa langue sur ses lèvres, tandis qu'on les débouchait. + +C'était un homme d'une soixantaine d'années, dont le visage, aussi battu +par la tempête que le cap du Talut, où il était né, dans l'évêché de +Vannes, avait bruni et s'était parcheminé à l'influence du hâle et des +émanations salines, comme celui d'une momie. Grand, mince, osseux, les +fatigues de la mer ni l'âge n'avaient encore eu de prise sur lui. Il se +tenait droit comme un mât, conservait une longue et abondante chevelure, +à peine grisonnante, dont les mèches flottaient sur ses épaules et +vergettaient ses joues tannées. + +Morbihan portait, est-il besoin de le dire? l'accoutrement breton +strictement national: chapeau de feutre grossier aux larges ailes +retroussées, jaquette de drap gris, sans col, avec ganse verte et +boutons de métal à la bordure du devant; veste bariolée à double rang de +boutons; ceinture de cuir jaune; l'ample _bragou-bras_ noué au genou, et +les longs bas bleus à bandes rouges sur les coutures. + +Au moral, Jean Morbihan était un excellent coeur, courageux, dur au +travail, tenace, fidèle à ses affections plus qu'à ses antipathies. On +ne lui connaissait qu'une incurable haine: sa gallophohie. Quoiqu'il ne +parlât pas le français, il l'entendait cependant. Et cependant aussi, +par une de ces contradictions si bizarres auxquelles est sujette la +nature humaine, c'était en français que le vieux marin prononçait ses +exclamations favorites: _Oui da, non da_, et _min Gieu_ pour _mon Dieu_. + +--Allons, compère Jean, dégustez-moi ça et filez votre câble en douceur, +nous vous écoutons, dit l'hôtelier, après avoir rempli les gobelets. + +--Tout le monde est il paré? interrogea le marin. + +--Oui, oui; allez! + +Jean Morbihan vida son gobelet d'un trait et murmura. + +--Min Gieu, ça sent encore le pays du haut, ce vin! J'aimerais bien +mieux un coup de _gwin ardant_. + +Néanmoins, il remplit de nouveau son gobelet ingurgita une nouvelle +rasade, et commença en ces termes: + +«Vous vous souvenez du vingtième d'avril dernier, mes gens. C'est +ce jour-là que nous avons levé l'ancre, après que ce faraud d'amiral +français nous a eu passés en revue. Il voulait me faire prêter le +serment à son roi. Mais va-t'en voir! Bon! nous débouquons du havre. +Notre bourgeoise, dame Catherine, et la fi-fille à maître Jacques nous +avaient quittés à deux ou trois milles des Haies de la Conchée; et nos +navires marchaient de conserve comme deux frères jumeaux, lorsque, +vlan! un coup de ce démon de kirk nous prend en poupe et nous jette +brusquement hors du golfe. En arrivant dans la Manche, nous n'avions pas +une empointure de voile dehors. Mais, le vent ayant molli, on mit toute +la toile en l'air. La brise continua d'être favorable, si bien que, le +10 mai, nous touchâmes la Terre-Neuve, par le cap de Bonne-Vue. Mais il +y avait là des glaces, des glaces, mes gars, hautes comme le donjon du +château, et grosses, quand je vous dirai, dix fois, vingt fois, cent +fois plus grosses que la tour Qui-Qu'en-Groigne!» + +--Vraiment! fit Lorimy émerveillé. + +--Da oui! appuya le vieux Jean. + +«De façon, continua-t-il, que, ne pouvant débarquer là, nous entrâmes +dans un port voisin, que maître Jacques nomma Sainte-Catherine, en +l'honneur de la sainte patronne de son épouse. + +«Dans ce port, nous appareillâmes nos barques, et, au bout de dix +jours, fîmes voile, ayant vent d'ouest et tirant au nord, vers une île, +tellement couverte d'oiseaux, gros comme des poulets, qu'on aurait dit +qu'ils y étaient semés. Min Gieu! il y en avait, il y en avait et il y +en avait encore! En moins de demi-heure, nos barques en furent chargées +comme l'on aurait pu faire de galets.» + +--Ces oiseaux sont bons à manger? interrogea l'hôtelier? + +--Si bons que, en chaque navire, nous en fîmes saler quatre ou cinq +tonneaux, sans compter ceux que nous mangeâmes frais; da oui!. + +--Quelle aubaine! + +--«Eh! eh! tout n'est pas rose. Dans cette île, il y a des ours grands +comme la vache au compère Clovis et blancs comme cygnes. Ils viennent +s'y repaître des oiseaux. Et le lendemain de Pâques, qui était en mai, +nous en prîmes un, mais non sans peine et sans courir risque d'en être +dévorés. Ce fut nous qui le dévorâmes. Sa chair était aussi délicate que +celle d'un bouveau. Qui se serait imaginé ça? + +«Montant toujours vers le nord, nous rencontrâmes un golfe, dont les +côtes escarpées figuraient des fortifications. On l'appela golfe des +Châteaux [17]. Les glaces nous retinrent quelque temps dans ces parages, +puis nous nous élevâmes dans le golfe, très-resserré, et reconnûmes +plusieurs ports et îlots, inclinant ensuite à l'ouest, nous doublâmes un +si grand nombre d'îles qu'il est impossible de les compter.» + +[Note 17: Aujourd'hui le détroit, de Belle-Isle, qui sépare le Labrador +de Terreneuve.] + +--Étaient-elles habitées? demanda un auditeur. + +--«Habitées, pourquoi pas? Est-ce que le bon Gieu n'a pas mis des +habitants sur toute la terre? Le lendemain de Saint-Barnabe, ayant +quitté le port de Brest dans ledit golfe, nous pénétrâmes en un autre +havre ou nous plantâmes une croix et qui fut appelé Saint-Servain, un +autre Saint-Jacques, un autre Jacques Cartier; enfin, nous atterrîmes +en l'île de Blanc-Sablon. Ces terres sont nues, pelées, il n'y a autre +chose que mousse et petites épines. Cependant on y voit des hommes +de belle taille et grandeur, mais indomptés et sauvages. Ils ont les +cheveux liés au-dessus de la tête et étreints comme une poignée de foin, +y mettant au travers un petit bois ou autre chose au lieu de clou; et +ils y lient ensemble quelques plumes d'oiseaux.» + +--Et ils sont nus? dit Lorimy. + +--«L'été, da oui; à l'exception d'un petit jupon d'écorce à la ceinture. +Mais l'hiver ils se couvrent avec des peaux de bêtes.» + +--Des peaux de bêtes! Seigneur Jésus! doivent-ils être laids! s'écria la +femme du cabaretier, qui était venue, sur la pointe des pieds, grossir +l'assistance. + +--Est-ce que vous n'avez pas la gorge sèche, compère? demanda +l'hôtelier. + +--Tout de même, répondit Morbihan, en tendant son gobelet. + +Il reprit, après avoir sablé une notable quantité de la liqueur +généreuse: + +--«Oui, dame Clovis, ils sont hideux, car ils se peignent tout le corps, +avec des couleurs rouges! On vous en fera voir, au surplus; nous en +avons ramené deux, da oui!» + +--Fi! les horreurs! est-ce qu'ils ne mangent point les chrétiens? + +--«Je ne pense pas; mais ils se nourrissent de loups marins qu'ils +chassent avec leurs bateaux faits d'écorce d'arbre de bouleau. Demain, +je pourrai vous en montrer un que nous avons rapporté.» + +--Mais leurs femmes? hasarda curieusement l'hôtesse. + +--«Eh! eh! dit en souriant le vieux Jean, elles ne sont pas belles, da +non! mais il y en a d'avenantes, de bien avenantes, et si j'avais été un +brin plus jeune...» + +--Voulez-vous vous taire, libertin! dit dame Clovis en le menaçant du +doigt. + +--«Je reviens à notre voyage. Après avoir parcouru avec nos barques la +côte septentrionale et les îles du golfe, nous retournâmes aux navires, +mouillés dans le port de Brest. Le 18 juin, nous en partîmes, prîmes +chemin vers le sud, et découvrîmes de nombreuses îles, comme celles de +Saint-Jean, de Margaux, de Brion. Ces îles sont de meilleure terre que +nous eussions oncques vues, pleines de grands arbres, prairies, froment +sauvage, pois qui étaient fleuris et semblaient avoir été semés par +des laboureurs. L'on y voyait aussi des raisins ayant la fleur blanche +dessus, des fraises rose incarnat, persil et autres herbes de bonne et +forte odeur.» + +--Et les animaux? s'enquit l'aubergiste. + +--«Oh! tant qu'on en voulait. Il y avait de grands boeufs, qui ont deux +dents dans la bouche comme un éléphant et vivent même en la mer, et +des ours, et des loups, et des cerfs, lièvres, lapins, perdrix et +canards...» + +--Quels festins vous deviez faire! interrompit l'hôtelier, la bouche +demi-ouverte et les yeux voluptueusement levés au plafond. + +--«Des festins! Êtes-vous fou, compère? Ne connaissez-vous pas maître +Jacques Cartier? Ne savez-vous pas qu'il est non-seulement brave, +habile, vigilant, opiniâtre en ses projets, mais qu'il pousse encore la +tempérance jusqu'à l'excès? On vivait dans l'abondance, et mal à bord. +D'ailleurs, on n'avait pas le temps de bien vivre. Nous n'avions pas +même embarqué un queux. Les hommes de l'équipage faisaient la cuisine à +tour de rôle.» + +--Peuh! quelle gargote! siffla le maître d'hôtel, d'un air stupéfait. + +Jean Morbihan poursuivit: + +«Nous fûmes plusieurs semaines à explorer ce golfe. Moi, j'avais idée +que la terre neuve était une île (comme on l'avait dit au capitaine, en +1520... ce Normand que nous trouvâmes là-bas..... Je vous ai conté ça, +dans le temps); mais le capitaine n'en était pas sûr. Le 30 juin, ayant +mis le cap au sud-ouest, nous embouquâmes dans un grand fleuve qu'on +nomma Fleuve-des-Barques, à cause de quelques barques d'hommes +sauvages qui le traversaient. Le pays est beau, bien boisé et paraît +très-fertile. Dans les premiers jours de juillet, comme nos navires +élongeaient la côte, nous fûmes rencontrés par quarante ou cinquante +bateaux d'hommes sauvages, dont, par quelque crainte que nous en eûmes, +il fallut se débarrasser, en lâchant deux passe-volants sur eux. Ils en +prirent si grande épouvante qu'ils s'enfuirent, comme si le diable eût +été à leurs trousses.» + +--Ils n'ont donc pas d'armes à feu? demanda Lorimy. + +--«Des armes à feu! répéta le père Jean, que nenni! + +Ils ne se servent que d'arcs, de flèches, de massues et de haches de +pierre. Le lendemain et jours suivants, nous trafiquâmes avec eux. Ils +nous baillèrent de magnifiques peaux pour de méchants couteaux, des +mitaines [18], des clous ou autres ferrements, et je vous assure, nos +hommes, que nous ne perdîmes pas aux échanges! Ce commerce leur plaisait +tant qu'ils nous donnaient tout ce qu'ils avaient pour des bagatelles, +si bien qu'ils s'en retournaient chez eux nus comme des petits saint +Jean. Peu de jours après, on louvoya dans un golfe où il faisait si +chaud, si chaud que le brai fondait sur les ponts. Ce golfe fut nommé +golfe de la Chaleur.» + +--Voyez-vous ça? dit la femme de l'hôte. + +--«Vers le 12 juillet, reprit Morbihan, nous cinglâmes au nord-ouest, et +nous eûmes à essuyer un vrai vent _impérial_. Le 16 nous aperçûmes +des gens qui pêchaient des tombes[19]. Ils étaient tout nus, hormis un +lambeau de pelleterie dont ils se couvrent les hanches. Ce sont de vrais +sauvages. Ils mangent la viande presque crue. Cependant, ils nous firent +mille amitiés. Et leurs femmes se mirent à caresser notre capitaine, +qui pour se les affectionner davantage offrit à chacune d'elles une +clochette d'étain.» + +[Note 18: Hachettes, selon Hakluyt.] + +[Note 19: Maquereaux] + +--Comment! comment! les ribaudes...... commença l'hôtesse indignée. + +--«Da oui! répliqua en riant le vieux Morbihan; elles le caressèrent à +la façon de leur pays, c'est-à-dire en le touchant et le frottant avec +les doigts.» + +--Et elles étaient nues? + +--Comme ça, la mère, fit le marin, en étalant sa main ouverte sur la +table. + +Une explosion d'hilarité eut lieu dans l'auditoire. + +--Mais, demanda Lorimy, l'or, l'or où l'avez-vous trouvé? + +--Ne soyez pas aussi pressé, mon camarade, j'y arrive. + +«Le 24 juillet on planta dans ce lieu [20] une croix haute de trente +pieds, au milieu de laquelle on cloua un écusson, relevé avec trois +fleurs de lis, et dessus était écrit en grosses lettres, entaillées dans +du bois.....» + +[Note 20: La baie de Gaspé. Récemment on y a découvert plusieurs mines +d'or.] + +Morbihan s'arrêta, en fronçant les sourcils et grommelant entre ses +dents. + +Qu'avez-vous? lui demandèrent les auditeurs. Il frappa du poing sur la +table et s'écria d'un ton irrité: + +--Terr i ben! mes hommes, Jean Morbihan n'y était pas, je vous le jure! +Le capitaine a eu beau dire, beau faire, Jean Morbihan n'a pas assisté à +cette cérémonie. + +Des Bretons prendre possession d'un pays qu'ils viennent de découvrir, +au nom d'un roi de France! non, non! jamais! Le vieux Morbihan n'a pas +vu dresser cette croix, où était écrit: VIVE LE ROI DE FRANCE. Il ne l'a +pas saluée; il ne la saluera jamais! terr i ben! + +Il y eut un moment de calme plat. + +--A boire! reprit tout à coup le marin, en essuyant, du revers de la +main, une grosse larme qui roulait sur sa joue basanée. + +L'hôtelier lui remplit son gobelet et lestement Jean en absorba le +contenu. + +--Mais que faisiez-vous donc, pendant qu'on élevait cette croix? +questionna Lorimy. + +--«Ah! ah! répondit vivement le timonier, je ne perdais pas mon temps, +moi, da non! Je rôdais dans la campagne, min Gieu, oui! et je trouvais +ça, ajouta-t-il en sortant de son bragou-bras un nouveau caillou, veiné +de jaune. Oui, je trouvais ça et bien d'autres comme lui! On en remplit +plusieurs barriques. Ça valait-il pas mieux que d'ériger des croix pour +les Français, hein!» + +Tous les assistants firent à l'envi des signes d'assentiment. + +--«C'est comme ça, mes gens! acheva triomphalement Morbihan. Quand +nous eûmes ramassé de ces pierres d'or, en suffisance, maître Jacques +reconnut encore l'embouchure d'un grand fleuve [21]. Mais il avait hâte +de revenir et, le 15 août, jour de l'Assomption, après avoir oui la +messe, nous démarrâmes de Blanc-Sablon pour Saint-Malo, où, avec l'aide +de Dieu, nous avons débarqué, en bonne santé, la nuit passée.» + +[Note 21: A son deuxième voyage, Cartier, comme on le verra plus loin, +nomma ce fleuve Saint-Laurent.] + +--C'est merveilleux, pour le certain, dit Lorimy. Et vous n'avez pas eu +d'accident? + +--Pas un seul, mon camarade, pas un seul, hormis deux bourrasques, l'une +en partant d'ici, l'autre en y revenant, da oui! + +Comme il prononçait ces mots, la porte de l'auberge s'ouvrit et le +négociant Vordec reparut. + +Il criait en agitant le caillou dans sa main: + +--Morbleu! j'ai perdu! C'est de l'or, au meilleur titre. + +Aussitôt l'homme qui buvait isolé, en un coin, sortit furtivement du +cabaret, mais avec une précipitation telle qu'il oublia de payer sa +consommation. + + + + + CHAPITRE VIII. + + LES TONDEURS. + + +D'un pied leste, notre homme franchit les marches branlantes des +escaliers qui entrecoupaient la rue des Petits-Degrés. Puis, il tourna +à droite, enfila la rue de la Boucherie, traversa le parvis de la +cathédrale, et, par une ruelle sombre, si étroite que deux personnes +eussent eu de la peine à passer de front, il arriva dans la cour dont +nous avons précédemment parlé. + +Elle était illuminée avec un éblouissant éclat. Le seigneur de +Maisonneuve donnait à ses amis une fête, avant de partir pour un voyage +lointain. Tout en ruisselant par les fenêtres de l'hôtel dans la cour, +les rayons de cent bougies éclairaient, dans la grande salle du premier +étage, un banquet aussi splendide par la rareté et la variété des mets +que par leur délicatesse. + +Cette salle était tendue de tapisseries de haute lisse. Au milieu +se dressait la table, oblongue. Elle ployait sous les cristaux, la +vaisselle plate et les riches pièces d'or ou de vermeil merveilleusement +ciselées. + +Le linge, ouvré, damassé, de Flandre, avait une blancheur et une finesse +idéales. Les serviettes des convives étaient parfumées avec des sachets, +dont l'odeur mariée à celle des corbeilles de fleurs et de fruits de +toute provenance, disposées avec goût sur la table, et des cassolettes +d'encens, qui brûlaient sur des consoles embaumait la vaste salle. + +Pour ce festin, digne de Lucullus, les quatre éléments avaient été +largement mis à contribution. La terre avait fourni ses viandes les plus +succulentes, ses vins les plus exquis; l'onde, ses poissons les plus +fins; l'air, ses plus friands volatiles, le feu, ses chaleurs les plus +ardentes et les plus douces. + +Le spectacle était réjouissant au possible. Et pour comble de +raffinement, une musique invisible, délicieuse, ne cessait de jouer. + +Baignés de lumière, plongés dans une atmosphère enivrante, servis +par douze belles jeunes femmes très-légèrement vêtues d'étoffes +transparentes, sollicités par toutes les séductions des sens, les douze +convives n'avaient, à travers cette profusion de plats inouïe, que +l'embarras du choix. + +Contrairement à la mode bretonne, l'on s'était mis à table à cinq +heures. Mais cela n'avait rien de surprenant, Georges de Maisonneuve ne +faisant rien comme les autres. + +On en était au dessert, composé de fruits indigènes et exotiques, fruits +mûrs, fruits secs, fruits à l'eau-de-vie, gâteaux, échaudés, biscuits, +massepains, confitures de Verdun, cotignacs de Tours, gelées, pâtes, +crèmes, sorbets et liqueurs. La gaieté bruyante, l'ivresse enflammaient +les visages, éclataient dans les bouches. L'amphitryon se leva, et +tenant haut un hanap, rempli de rosoglio de Zara, il s'écria: + +--Au moment de me séparer de vous pour quelque temps, mes aimables +compagnons de plaisirs, mes joyeux amis, je bois à votre santé, à la +multiplicité, à la diversité de nos folles amours! + +--Malo! Malo [22]! pour Georges! et rubis sur l'ongle, ripostèrent ses +hôtes, avec des cris assourdissants. + +[Note 22: Ou sait que ce cri breton répond à notre; Vive! vive!] + +Armés de coupes, pleines jusqu'aux bords, les bras s'allongèrent vers la +centre de la table, formant, au-dessus, comme un faisceau de manches et +de manchettes bouffantes; un harmonieux cliquetis de cristal et d'argent +se fit entendre, et, d'un trait, chacun vida sa coupe. + +C'était le signal de la fin du repas, mais le commencement de la +débauche. Elle allait allumer ses feux impurs. + +En ce moment, neuf heures sonnèrent à une belle horloge padouane, +accrochée à l'un des lambris de la salle. + +--Mes amis, dit Georges, vous connaissez notre devise: «Liberté en tout +et pour tous.» Une affaire m'appelle au dehors. Mais disposez de la +maison et de ce qu'elle renferme comme de biens à vous appartenant. + +Écartant alors la portière d'une pièce contiguë, il disparut. + +--Il va sans doute encore à quelque rendez-vous d'amour! est-il heureux! +murmura l'un des convives. + +--Qu'est-ce que cela te fait! s'écria son voisin; n'avons-nous pas, pour +nous distraire, ces voluptueuses houris qu'il a fait venir je ne sais +d'où, mais dont la complaisance ne saurait, mon cher, nous faire défaut. +Quelle fête! Quel homme que ce Maisonneuve! Quel beau rôle il eut +joue sous les derniers empereurs romains! N'est-ce pas, mon ange? +continua-t-il, en faisant ployer sous son bras la taille souple de la +jeune fille qui l'avait servi, et dont il rougit l'épaule nue par un +baiser. + +Des bravos enthousiastes, furieux, couronnèrent ce début de l'orgie. + +Pendant qu'ils retentissaient, Georges de Maisonneuve traversait une +chambre à coucher somptueusement meublée. De là, il passait dans un +cabinet de travail tort élégant, dont une grande bibliothèque sculptée +occupait tout un côté. Elle se composait de deux compartiments: l'un, +supérieur, vitré, laissait voir sur ses rayons ces admirables reliures +qui furent une des gloires du seizième siècle; l'autre, inférieur, était +fermé par deux vantaux de chêne plein. + +Georges ouvrit ce deuxième compartiment. Il était rempli par des +in-folios énormes. Le jeune homme en retira quelques-uns et pressa +un bouton imperceptible, dans le fond de la bibliothèque. Le panneau +glissa, démasquant une ouverture de quelques pieds carrés. Georges se +coula à travers cette ouverture; puis il étendit le bras, remit les +volumes à leur place, et fit jouer un nouveau ressort secret, qui +referma, tout à la fois, les vantaux extérieurs de la bibliothèque et le +panneau intérieur. + +Alors il battit le briquet et alluma une petite lanterne sourde, posée +à terre. Georges était dans un couloir resserré faisant retour sur +l'appartement qu'il avait quitté. Il s'avança d'une vingtaine de pas +environ. La galerie était toujours la même, sombre, haute, étroite. + +Georges s'arrêta, colla son oreille à l'orifice d'un cornet acoustique, +habilement dissimulé. + +--Bon, murmura-t-il, après avoir écouté un instant; bon, mes lurons +chantent et s'ébaudissent avec les ribaudes que j'ai fait venir de +Rennes; tout à l'heure, je leur ferai danser la grande danse! + +Ayant souri à cette idée, Georges poursuivit son chemin. Quelques pas +plus loin, la muraille nue se dressa devant lui. Une corde pendait libre +du plafond. Maisonneuve mit sa lanterne dans ses dents, s'accrocha à +cette corde et grimpa. Parvenu au point de suspension, il heurta de +la tête le plafond qui s'ouvrit. Avec la légèreté d'un chat, Georges +s'élança dans l'entrebâillement. Un moment après, il se trouvait dans +une vaste pièce qu'on eût pu prendre pour le vestiaire de l'univers. +Habillements, équipements, armes, il y en avait pour tous les métiers, +pour toutes les nations. On y voyait même quelques costumes africains et +asiatiques ou d'origines complètement inconnues. + +Ce n'est pas tout. Sur une table longue, une innombrable quantité +de pots, fioles, flacons, renfermant des couleurs, des essences, des +parfumeries, des fards, depuis l'antique sulfure d'antimoine, jusqu'à +la cochenille et à l'orcanette, annonçaient que, dans cette chambre, on +pouvait se travestir de la tête aux pieds. Jamais arsenal de coquette +ne fut aussi complet. Car les perruques, les coiffures de nuances, de +formes diverses ne manquaient pas non plus. Le maquillage moderne y eût +été pris d'envie. + +Georges portait toute sa barbe. Il se rasa. Ensuite il se débarrassa de +son vêtement d'apparat, pour endosser l'accoutrement des gardes du port +de Saint-Malo, sur un halecret, à l'épreuve de la balle; mais en se +travestissant et se grimant, avec une perfection telle, que nul, même +parmi ceux qui le fréquentaient habituellement, ne l'eût reconnu, sa +toilette terminée. + +Maisonneuve aussitôt tira deux forts verrous et ouvrit une porte. Il +entra dans une chambre de médiocre dimension qui devait appartenir à la +tour. + +Assis devant une table dans cette chambre, un homme nettoyait la +batterie d'une arme récemment inventée à Pistoia, en Toscane, ce qui lui +valut d'abord le nom de pistole, puis de pistolet. + +Cet homme était le pêcheur que nous avons entrevu à l'auberge de +_Monsieur Saint Anthoine_. Seulement, il avait, lui aussi, opéré une +métamorphose, en s'affublant des haillons d'un _pillawer_, sorte de +chiffonnier breton. + +--Eh bien, Eric? demanda Georges, en refermant avec précaution la porte +sur lui. + +--Eh bien, marquis, tu peux te vanter d'avoir du flair! Mais quelle +raffinerie dans ton déguisement! Tu es méconnaissable. N'était le son de +ta voix... + +--Cartier a rapporté des tonnes d'or, n'est-ce pas? interrompit +Maisonneuve d'un ton brusque. + +--Oui, des tonnes, répéta Eric, en se frottant les mains. Voilà prêt ce +grand coup que nous attendions tous les deux! + +--Allons, conte-moi ça, dit Georges, qui s'assit négligemment sur le +bord de la table. + +--C'est simple comme bonjour, marquis. Ce matin, le bruit court en ville +que l'expédition de Cartier est revenue avec des monceaux d'or. Tu +me l'apprends. Je m'habille en pêcheur, je vole aux informations. Les +vaisseaux de Cartier étaient effectivement arrivés, durant la nuit, en +vue de Saint-Malo. Ils avaient mouillé hors du havre, à l'île Harbourg. +Mais, quand je montai sur le rempart, les deux brigs entraient dans la +Petite Rade. L'un avait le cap sur Saint-Servain [23], où probablement +il doit être radoubé; et l'autre venait jeter l'ancré devant Saint-Malo, +sous le môle. C'était justement celui de Cartier. Je le reconnus bien, +car il portait le pavillon de commandement. Dès qu'il fut amarré, je +descendis sur la plage. Adroitement, je questionnai, j'interrogeai. Mais +impossible d'obtenir une réponse précise. Ceux-ci disaient que le navire +était lesté d'or, ceux-là que le lest n'était que de cailloux, qu'on +avait pris pour de l'or. Je te laisse à penser si je fis des tentatives +pour me procurer un de ces cailloux! Pas moyen. Cependant, je rôdai +toute la journée sur la grève et je remarquai que la plus grande partie +de l'équipage allait à terre. Je dépêchai quelques-uns de nos hommes +après les mariniers, afin de les enivrer et de les garder à boire toute +la nuit avec eux, s'il se pouvait. Instinctivement ensuite, je me rendis +à la taverne du père Clovis. Le hasard me servit à souhait. On y +causait du sujet qui m'intéressait. Vordec, le joaillier-armateur de la +Grand'Rue, ne voulait pas que Cartier eût trouvé de l'or, quand entra un +timonier de celui-ci: + +[Note 23: On disait alors Saint-Servain, au lieu de Saint-Servan.] + +--Jean Morbihan, sans doute, dit Georges. + +--Je crois que oui. Mais cela ne me préoccupe guère. + +Quoi qu'il en soit, mon timonier avait justement une pépite dans sa +poche. Il la montre. Vordec la prend, va l'essayer chez lui et revient +à l'auberge en disant que c'est de l'or pur. Ma foi, marquis, je n'en ai +pas entendu davantage. Je me suis sauvé comme un fol, et en deux minutes +j'étais ici. + +--Tu vois que j'avais raison! fit Maisonneuve avec un sourire +complaisant. + +--Tu as toujours raison, toi, marquis! répondit Eric, d'un ton de +respectueuse admiration. + +--Maintenant, reprit Georges, nous allons, comme je l'ai dit ce matin, +jouer notre grand jeu. + +--C'est convenu. J'ai déjà envoyé nos gens en expédition, au château +Richeux, sur la route de Dol. Ils sont tous partis, à l'exception des +six plus robustes et meilleurs mariniers. + +--Bien, dit Maisonneuve. Nous enlevons le navire de Cartier, tout chargé +d'or, et nous faisons voile pour mon château d'Écosse, où nous nous +délivrerons aisément de nos complices... + +--Mais ici? demanda Eric. + +--Ici, repartit Georges avec un rire de belle humeur; ici-nous serons +morts pour les Tondeurs, aussi bien que pour les habitants de la +province. Un plan superbe, mon cher. Tu y applaudiras des deux mains. Tu +sais que j'ai convié à un dîner d'adieu les jeunes gens les plus huppés +de Saint-Malo. Ils sont là en train de s'enivrer avec des beautés +faciles. Eh bien, dès que le navire sera à nous, et tandis qu'avec nos +barques tu le remorqueras silencieusement hors de la rade, je remorque +aussi la pupille de Cartier! + +--Ah! elle te tient toujours au coeur! s'écria Eric, avec un geste de +désappointement. + +--Oui, répliqua Georges d'un ton sombre, je veux la posséder, et je la +posséderai. Elle devait être à moi, jeudi prochain. Mais je lui ai écrit +aujourd'hui que le retour de son tuteur changeait mes dispositions; +que si elle m'aimait, j'irais la prendre ce soir, pour nous rendre à +Césembre où nous nous marierons.... + +--Te marier! s'exclama Eric avec un accent de stupéfaction. + +--Mais non, mais non... Écoute la fin, répliqua Maisonneuve. Je +disais cela à cette fillette pour la décider. Quoique souffrante, elle +m'accompagnera, j'en suis sûr. Elle me suit donc. Je la place dans mon +bateau, tout prêt à te rejoindre vers les Conchées, où tu m'attendras; +et, donne-moi toute ton attention.... + +--Je ne perds pas un mot, marquis. + +--Cela fait, continua Georges en souriant agréablement, je rentre ici et +mets le feu à certaine mèche, communiquant avec les poudres renfermées +au rez-de-chaussée de l'hôtel... + +--O grand homme! je te comprends! s'écria Eric, enthousiasmé. Tes +convives sautent avec la maison, et demain l'on croira... + +--Qu'infortuné, j'ai péri avec eux! On m'élèvera un tombeau avec une +émouvante inscription pour rappeler le malheur qui atteignit, à la fleur +de l'âge, un homme si bon, si généreux, si estimable, si... + +La suite de cette phrase se perdit dans un désopilant éclat de rire. + +Après une courte pause, Georges reprit: + +--Mais nous n'avons pas de temps à perdre. A l'oeuvre! Où sont les +hommes? La mer est étale. Il faut en profiter pour sortir le vaisseau du +port. + +--Les hommes sont en bas. Ils attendent tes ordres. Comment ferons-nous +l'attaque? + +--Rien de plus simple, répondit Georges. Le navire est amarré au rivage, +m'as-tu dit? + +--Oui, dans l'anse, derrière le môle, près du Chenil. + +--Parfaitement. Tu sors d'ici avec les hommes par le souterrain. +Vous montez dans une barque, et vous vous dirigez sans bruit et tout +doucement vers le brig. Moi, j'y vais à pied, en suivant la grève. Les +chiens me connaissent. Ils ne bougeront pas. Je m'approche du vaisseau. +Mon costume de garde du port éloigne les soupçons. J'engage la +conversation avec le marinier de faction, sur le tillac. Je lui propose +une goutte de vin-de-feu. Il accepte. Pour lui donner à boire, je passe +sur le pont du navire. Là, ce joujou,--et Georges exhiba un stylet +caché sous son pourpoint,--signe à la sentinelle une commission pour +l'éternité. Aussitôt vous accourez. Nous clouons les écoutilles. +L'équipage est prisonnier. On largue les amarres, et... + +--Bien! bien! bien! s'écria Eric, qui achevait de remonter son pistolet. +En route! + +Un escalier hélicoïde les conduisit dans une salle inférieure, où ils +prirent une demi-douzaine d'individus, de physionomie scélérate, qui +jouaient aux dés, en buvant du _gwin ardant_. + +Avec ces gens, tous armés, ils descendirent dans le souterrain que nous +avons parcouru, et débouchèrent bientôt par l'issue donnant sur la mer. + +La grille de fer fut refermée avec soin. Georges de Maisonneuve en +prit la clef, et s'avança sur la grève, beaucoup plus escarpée +alors qu'aujourd'hui. Car bien que la ville fût aussi populeuse que +maintenant, son enceinte fortifiée était moins considérable. Et elle +reçut seulement au dix-huitième siècle, en 1708, 1721 et 1737, les +développements qu'on lui voit à présent. + +Le reste de la troupe des Tondeurs sauta dans un bateau, attaché près de +la grille. + +Il faisait un temps sombre, brumeux. La marée, dans son plein, baignait, +en maintes places, le sentier glissant que Georges avait pris, au pied +des remparts de la ville. + +Cependant il allait d'un bon pas, comme un homme à qui le chemin était +familier. + +En cinq minutes, il arriva au Chenil. C'était, je crois, cette +maisonnette que l'on aperçoit sur les anciennes Vues de Saint-Malo, près +de la porte de Dinan. Quoi qu'il en soit, le Chenil servait de retraite +à ces fameux «chiens du guet» qui livrèrent cours à un dicton bien +connu. + +«En 1158, dit l'abbé Manet, on établit à (Saint-Malo) une garde de +chiens pour la sûreté du port. Le nombre de ces chiens fut d'abord de +34, puis de 12 à 13. + +«Pendant le jour, on les tenait enfermés exactement dans leur chenil, +situé au pied du mur de Gorge du bastion de la Hollande. Le soir, à la +fermeture des portes, le gardien les conduisait dans le port et ne les +lâchait qu'à dix heures, après le couvre-feu. Il les rappelait une heure +avant le jour. + +«Dans les derniers siècles, trente boisseaux de blé étaient affectés par +le Chapitre pour leur nourriture annuelle; les deniers de la communauté, +les débris de la boucherie et quelques autres curées fournissaient le +reste. C'est cet usage local qui a donné naissance à la chanson de +M. Dumolet. Un accident, arrivé le 7 mai 1770, à un jeune officier de +marine, qui périt dévoré par ces animaux, décida les juges baillifs, +chargés de la police du port, à s'en défaire. Tous ces chiens furent +immédiatement empoisonnés [24].» + +[Note 24: Histoire de la Petite-Bretagne, p. 50.] + +Les terribles molosses vaguaient sur la grève, quand Georges de +Maisonneuve dépassa leur chenil. + +Ils se précipitèrent en grondant à sa rencontre. Mais leurs grondements +n'avaient rien d'hostile. C'était bien plutôt une démonstration amicale. +Plusieurs mois auparavant, le jeune homme avait entrepris de les +dompter. Il y était parvenu, au moyen de distributions de viande, de +caresses, adroitement faites, et d'une fascination particulière qu'il +exerçait sur les bêtes aussi bien que sur les gens. + +Les chiens l'entourèrent, en bondissant de joie, en agitant la queue. +Il les écarta doucement et descendit derrière le petit môle, «proche la +Grand'Porte,» vers l'anse où le navire de maître Jacques Cartier était à +l'ancre. + +Tout se passa d'abord au gré de Georges. Il lia conversation avec +l'homme de quart aux bossoirs; se plaignit de la froide bruine qui +tombait et offrit de la combattre par un coup de vin-de-feu. + +--Mordienne, ça ne ferait pas de mal, dit le marinier; par malheur, je +n'en ai pas. + +--Mais moi, j'en ai, camarade; un bon matelot ne s'embarque jamais sans +biscuit, dit le faux garde. Voulez-vous que je vous jette ma gourde? + +--Elle pourrait tomber à la mer. Sautez plutôt sur le pont. + +Georges ne se le fit pas répéter. + +Comme il prenait pied sur le tillac, un bruit étouffé d'avirons se fit +entendre. + +--Qui diable accoste à cette heure? Si c'étaient les Tondeux, ça +ferait votre affaire, hein, monsieur le garde? dit avec un sourire le +factionnaire, en regardant par-dessus la lisse de bâbord. + +Le moment était propice. Georges tira son stylet et, d'un mouvement +rapide comme l'éclair, le planta dans le dos du pauvre marinier, qui +tomba lourdement, pour ne se relever jamais. + +La cadence des avirons devenait de plus en plus sensible; à son tour le +chef des Tondeurs se penchait par dessus le bord pour regarder, quand +une formidable exclamation le fit tressaillir. + +--Terr i ben! avait-on crié derrière lui. + +Il voulut se retourner. Mais déjà dix doigts, inflexibles comme l'acier, +avaient serré un carcan à son cou. + +Impitoyablement, ils l'étranglaient. + + + + + CHAPITRE IX. + + «LE CHARIOT.» + + +Quand, par qui fut posée la première pierre du Château de Saint-Malo? +Problème, dont nos archéologues cherchent encore la solution. Peut-être, +cependant, est-il permis de hasarder une conjecture vraisemblable +sur l'époque de sa fondation. Pourquoi ne remonterait-elle pas à la +fondation de la ville elle-même, c'est-à-dire au huitième siècle? +On sait que Saint-Malo occupe un îlot, qu'une étroite langue,--le +Sillon,--relie au continent. Par terre, la ville n'est accessible que de +ce côté. Aussitôt qu'elle commença à s'élever, on dut donc songer à la +défendre sérieusement sur ce point. Une tour fut bâtie. Le Petit Donjon +probablement. N'est-il pas la portion la plus ancienne du Château? +Vauban eut cette opinion. Nous doutons qu'il se soit trompé. +L'importance des fortifications marcha de pair avec celle de la cité. +Bientôt la tour isolée parut insuffisante. On lui donna une soeur. Puis +d'autres encore. Une ceinture de murs les maria plus tard en un seul +groupe. Le Château était constitué. + +Ce ne fut pas, cependant, sans résistance des autorités ecclésiastiques. +Prétendant à l'omnipotence dans la ville, ce château, ouvrage des +princes de Bretagne, portait ombrage à leurs prétentions. Suivant M. +Cunat, l'érection du Grand Donjon est contemporaine du duc François Ier. +Fait remarquable toutefois: ce donjon ne se voit pas sur diverses Vues +de Saint-Malo, publiées dans le dix-septième siècle, pas même sur celle +de Tassin, géographe de Louis XIII. Mais il existait alors. Rien n'est +plus avéré. + +En 1486, Pierre de Laval, évêque de Saint-Malo, reconnaît qu'au duc +François II et à ses successeurs appartient «la garde des églises, +cathédrales et autres du duché, ainsi que le Château, clôture, +fortification et garde de toute la ville.» Il reconnaît de plus au duc +et à ses successeurs le droit d'y faire bâtir «tels édifices qu'il +leur plaira, prendre tels fonds et endroits que bon leur semblera, sans +pouvoir être empêché par ledit évêque»[25]. Pourtant, malgré ces aveux +et concessions de Pierre de Laval, le clergé apporta toutes les entraves +possibles à l'édification du Château, dont le gros oeuvre ne semble +avoir été achevé que vers l'an 1800. + +[Note 25: Archives de Nantes. Armoire S. Cassette C.] + +La duchesse Anne, d'une piété ou plutôt d'une dévotion si vantée, eut +elle-même à lutter contre le mauvais vouloir ecclésiastique. Elle s'en +formalisa, elle s'en vengea. Venue à Saint-Malo, en 1503, Anne voulut +marquer son mépris de l'opposition que lui suscitaient les gens du +Chapitre et fit graver sur une des tours du château l'inscription +suivante, avec l'écusson de ses armes: + + QUIC EN GROINGNE, + + AINSY SERA, + + C'EST MON PLAISIR. + +La tour reçut alors et conserva depuis le nom de Qui-Qu'en-Grogne. Mais +notre grande révolution martela l'inscription comme l'écusson, dont on +ne distingue plus que le cartouche mutilé. + +Le Château de Saint-Malo, bien que d'une utilité militaire contestable +aujourd'hui, est un des plus beaux types de forteresse du moyen âge et +de la Renaissance. On l'entretient avec soin et l'on a raison. Pour le +curieux comme pour l'érudit, c'est un monument précieux. Nous sommes +seulement surpris que, dans ses vastes et belles salles, on n'ait pas +pensé à installer un musée. Celui de Saint-Malo est-il bien à sa place, +dans ce pavillon étroit, obscur, incommode, qui lui a été assigné? Quant +à nous, nous aimerions à le voir, ainsi que la bibliothèque, dans le +Château. + +Ce château, le populaire, toujours éloquent, toujours sans s'en douter +docteur ès-tropes, dans son langage l'a d'un mot caractérisé: il +l'appelle le _Chariot_. + +Et c'est un vrai char de pierres! Caisse, roues, timon, strapontin, rien +n'y manque. Des chevaux? Non. Mais ou vient d'y atteler la vapeur. La +gare du chemin de fer est au bout du _Sillon_. + +Imaginez un quadrilatère, sur un des petits côtés duquel s'appuie un +triangle, voici l'ensemble, la caisse et le timon du char; quatre +tours rondes, aux quatre angles du quadrilatère formeront les quatre +roues,--roues de géant, à coup sûr;--et pour siège du cocher, un +Gargantua quelconque, ledit cocher, je vous donnerai le Grand Donjon, +solidement assis au beau milieu du quadrilatère, et le dominant d'une +royale hauteur. De figure singulière, ce donjon. Il ressemble à une +moitié d'oeuf: la partie cintrée regarde les champs, la mer, le port; +elle est à créneaux, meurtrières et mâchicoulis; l'autre voudrait +regarder la ville, mais n'y voit rien. C'est un mur perpendiculaire, +tout d'une pièce, rectiligne à sa base, angulaire à son sommet, qu'on +dirait avoir été dressé, de mauvaise grâce, pour masquer l'ouverture de +ce demi-ovale, partagé comme d'un coup de tranchet. + +Longtemps, le Grand Donjon fut à ciel ouvert. Vers le commencement du +dix-huitième siècle, on lui posa un toit, que surmonte néanmoins, à son +milieu, une tour carrée de moindre dimension, flanquée au nord et au sud +par deux tourelles à encorbellement. + +Un escalier, en colimaçon, mène au sommet de ces tourelles, d'où l'oeil +embrasse un horizon immense, et à l'entre-deux desquelles s'élance un +mât de signaux. + +Si je ne me trompe, le Château eut autrefois deux portes: l'une à l'est +sur la campagne, l'autre à l'ouest sur la ville. A présent il n'en a +plus qu'une, celle de l'ouest. + +Cette porte franchie, vous êtes dans la cour d'honneur; devant vous des +bâtiments écrasés par la masse énorme du Grand Donjon. A droite, la +tour la Générale, avec la fontaine; à gauche, Qui-Qu'en-Grogne, et le +Petit Donjon avec des casernes et la chapelle du Château. Derrière, +la maison du gouverneur, puis une douve profonde, puis un jardinet +malingre, rachitique, la proie des sables et des vents; puis deux +autres tours: la tour des Dames commandant la mer, la tour des Moulins +défendant l'arrière-port; puis enfin, des casemates, des glacis, des +braies et fausses braies, et la pointe du triangle dont j'ai parlé plus +haut. Cette pointe est nommée pointe de la Galère. Tout cela sombre, +rechigné, menaçant, humide, suintant, glacial, un sépulcre. + +De nos jours, on arrive de plain-pied au Château. Jadis, le flot battait +partout ses murs. Un pont en pierre, de trois arches, terminé par un +pont-levis, le mettait alors en communication avec la ville. + +Mais ses tours et ses courtines étaient moins élevées que maintenant. Ce +ne fut qu'à partir de 1689 qu'elles reçurent les développements actuels. + +La mer occupait, en grande partie, la belle place Chateaubriand, +derrière la porte moderne Saint-Vincent. Toutefois, le parvis de la +chapelle Saint-Thomas offrait comme une petite esplanade vis à vis des +tours Qui-Qu'en-Grogne et la Générale. + +Dans cet étroit espace se foulait une multitude avide et turbulente, le +matin du 6 septembre 1534. + +Les portes, les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons étaient garnis +de curieux. Une grave nouvelle circulait de proche en proche: les +compagnons, mariniers de maître Jacques Cartier, avaient appréhendé, +durant la nuit précédente, trois Tondeurs. L'un d'eux, assurait-on, +était le chef de ces brigands; mais le fait n'était point du tout +prouvé; généralement même son assertion ne rencontrait qu'incrédulité. + +Aussi, lorsque, vers huit heures, on vit apparaître les trois +prisonniers enchaînés et escortés par fine troupe de matelots, le +désappointement fut-il universel. Ces deux pêcheurs, à la mine piteuse, +et cet homme, la figure en sang, méconnaissable, l'air consterné, +vêtu en garde de la ville, que pouvaient-ils avoir de commun avec les +terribles Soudards, dont le nom seul faisait tout trembler à dix lieues à +la ronde? + +Cependant, à l'une des croisées ouvertes sur la place, pâle, inquiète, +frémissante, se tenait Constance. + +A travers les vagues tumultueuses de la cohue, elle aperçut les trois +captifs. Elle devina son amant, malgré l'étrange déguisement qu'il avait +pris. Une exclamation sourde jaillit de ses lèvres. + +--Qu'as-tu donc, mon enfant? Sainte Vierge, comme tu frémis! s'écria +dame Catherine, qui se trouvait près d'elle. + +--Ce n'est rien, mère, rien! ne t'alarme pas, répondit la jeune fille en +mordant fébrilement son mouchoir, pour ne pas éclater en sanglots. + +--Ce spectacle te fait mal. Il faut fermer la fenêtre, reprit dame +Catherine. + +--Non, non; laisse-moi voir. Je veux voir. + +--Quel bonheur que le brave Jean Morbihan se soit trouvé là, continua la +femme de Cartier. Sans lui, ces misérables, le Seigneur leur pardonne! +massacraient tout l'équipage, pour s'emparer du navire. Heureusement +aussi que maître Jacques n'était pas à bord!... Si tu te sens mieux +aujourd'hui, ma chère enfant, comme le temps promet d'être beau, nous +irons, à marée basse, accomplir ce pèlerinage que nous avons promis à +Sainte-Marie-du-Laurier. + +--Oui, mère, oui, nous irons... quand vous voudrez, répliqua Constance, +tout à fait inconsciente de ce qu'elle disait, car elle n'entendait ni +les paroles de dame Catherine, ni les huées dont le peuple poursuivait +les prisonniers. + +Les yeux de Constance ne quittaient point le faux garde du port, +qui, cependant, ne tourna pas la tête de son côté. La vie physique et +intellectuelle de la jeune fille était concentrée sur lui. + +Elle y demeura, quand le pont-levis du Château se fut redressé derrière +les Tondeurs. + +--Ah! voici ce bon père Jean qui rentre, dit au bout de quelques +instants dame Catherine. Viens dans la salle, ma fille. Il nous fera beau +récit de la prise qu'il a faite. Mais pourquoi restes-tu là, immobile? +Te sentirais-tu plus mal? + +--Point du tout, mère, répondit Constance, en essayant de sourire. Je te +suis. + +Les deux dames descendirent au rez-de-chaussée où une nombreuse +compagnie d'amis, d'officieux et d'oisifs causaient avec Jacques Cartier +des événements du jour. + +Le vieux Jean Morbihan arrive. On l'entoure. Chacun veut savoir de sa +bouche comment cela s'est passé. Et le brave timonier recommence, pour +la vingtième fois dans cette matinée, la narration de sa capture. + +--J'avais quelque chose là qui m'avertissait que nous serions attaqués +dans la nuit, min Gieu, oui! dit-il en se frappant le front avec le +pouce et l'index fermés. D'abord, j'avais remarqué, dans l'auberge A +Monsieur Saint Anthoine, un particulier qui ne me revenait pas en +tout. Avec son costume de pêcheur, il ressemblait à un pêcheur comme +un requiem [26] à un sanglier de basse-cour. Aussi, quand je le vis +détaler, en sournois, sans même demander son compte, je jugeai que mon +gaillard complotait quelque méchante action. Je sortis à mon tour et +allai tendre mon branle sous l'accastillage de la poupe de notre navire. +Je veillai bien une heure ou deux, mais, ma foi, ne voyant rien +venir, je m'endormis et dormais comme un loir, lorsqu'un bruit sourd +m'éveilla... trop tard, hélas! Imbécile, bête brute, je m'en voudrai +toute ma vie!... + +[Note 26: Requin. Autrefois on l'appelait requiem (d'où requin), sans +doute parce que la vue de ce monstre était un signe de mort.] + +--Comment donc, mon pauvre Jean! mais il n'y il pas de ta faute, lui dit +affectueusement Cartier. + +--Pas de ma faute! Maître, vous dites qu'il n'y a pas de ma faute! +s'écria le vieux Morbihan. Sauf votre respect! ce n'est pas mon opinion, +à moi. Je ne suis qu'un nigaud, un misérable, un assassin! un assassin, +le meurtrier de mon semblable, da oui! + +--Allons, allons, calme-toi! reprit Cartier. N'as-tu pas sauvé le +navire? et sauvé peut-être vingt hommes de la mort? + +--Ça c'est vrai, maître; mais ça n'est pas une raison, non plus, pour +m'être laissé aller au sommeil comme un ivrogne. Je suis un maudit. Si +j'étais resté l'oeil ouvert, ce pauvre Yvon, le bon Gieu ait son âme! +n'aurait pas été tué comme un chien, par ce brigand de brigand... +Maître, vous me retiendrez la moitié de ma paie, pendant notre dernier +voyage, pour lui faire dire des messes, à Yvon... + +--C'est à mes frais, mon brave Jean, qu'on les dira, ces messes; je m'en +charge; continue, dit Cartier. + +--Enfin, poursuivit le timonier, je saute à bas de mon branle. +J'aperçois sur le pont le corps d'Yvon. Il râlait son dernier soupir. +Et près de lui se tenait une espèce de garde de contrebande. J'empoigne +mondit garde par le cou, et je serre. Il se débat. Sans mot souffler, +nous nous roulons sur le tillac. Le vacarme fait lever nos hommes +couchés dans la batterie. Ils arrivent, en même temps qu'une +demi-douzaine de gredins tombaient sur moi. Ah! si le scélérat que +j'aurais dû étrangler ne m'avait blessé avec son stylet, il ne s'en +serait pas échappé un seul... + +--Tu es blessé! s'écria Cartier avec un accent de vive sympathie. + +--Rien! maître, rien! une égratignure. L'arme a glissé sur les côtes. + +--Jésus Sauveur! il faudrait vous soigner, appeler un physicien, Jean! +dit dame Catherine d'un ton douloureusement ému. + +--Peuh! on en a vu bien d'autres! siffla le timonier. + +--De façon que, sur six ou sept, vous n'avez pu en prendre que trois! +interrogea un des auditeurs. + +--Min Gieu, oui! soupira Morbihan. Il faisait de la brume. Les autres +ont sauté par-dessus la lisse et se sont enfuis dans leur barque. + +--Et tu crois que ce sont des Tondeurs? demanda Cartier. + +--J'en répondrais sur ma vie, maître. Je crois bien mieux, ajouta Jean +en cherchant des yeux Constance, qui écoutait, silencieuse, derrière un +groupe. + +--Que crois-tu donc? + +--Eh! eh! répliqua le vieux marin; je crois, sauf votre respect, +que l'un des prisonniers, l'assassin d'Yvon, est le capitaine de ces +bandits. + +--Bah! fit Cartier, en hochant dubitativement la tête. + +Plusieurs personnes exprimaient des doutes. Le visage de Constance +s'altérait. + +--Enfin, reprit le père Jean, que ce soit lui ou un autre, on le saura +bientôt. Une fois ces hérétiques domptés, on vous leur a solidement +amarré les poignets et les chevilles avec un bon morceau de tanin et on +vous les a affalés dans la fosse aux lions, da oui... Ah! si je m'étais +éveillé rien qu'une minute plus tôt!... Pauvre Yvon, va!... + +--Tu as conduit les malfaiteurs au Château? s'enquit Cartier. + +--Oui, maître Jacques. Oh! ils sont en sûreté. On en a logé deux dans +la tour des Moulins, et le troisième, mon gredin à moi, dans +Qui-Qu'en-Grogne. + +--Leur chef? questionna involontairement Constance. + +--Min Gieu, oui; leur monstre de chef, répondit Jean Morbihan, en +adressant à la jeune fille un regard tout à la fois attristé et colère. + +--Tant mieux, si tu dis vrai, reprit Cartier. De toute manière, mon +homme, tu peux compter sur une belle récompense. Mais, pour l'instant, +soyons à nos affaires et allons décharger la cargaison du brig, car je +me propose de partir, dans quelques jours, pour Paris, rendre compte de +mon voyage à notre honoré sire, le roi. + +A ces mots, Morbihan se mit à gronder entre ses dents. Puis, tandis que +les étrangers quittaient le logis de Cartier, il s'approcha de Constance +et lui dit: + +--Petiote, je veux te parler, moi. Cela ne te convient pas, hein? + +--Mais si, mais si, répondit-elle en affectant une gaieté loin de son +esprit. + +Le vieux marin et la jeune fille montèrent dans la chambre de celle-ci. + +C'était une grande pièce bien froide, bien vide à la mode du temps. +Excepté le vaste lit-clos, ciré, luisant comme une glace, et deux +bahuts, les meubles étaient rares contre les murailles lavées à la +chaux. La cheminée faisait face au lit. Elle ressemblait par ses +dimensions et sa profondeur à l'orifice d'une caverne. Aussi l'air, en +s'y engouffrant, y psalmodiait-il incessamment un chant lamentable. Des +sculptures, grossières imitations de fruits, essayaient de décorer le +manteau de cette cheminée. Un luth, quelques romans de chevalerie +et livres de piété sur une étagère, un miroir en fer bruni, une +demi-douzaine d'escabelles complétaient, avec un prie-Dieu gothique, +le mobilier de cette chambre, dont un lacis de solives enjolivées de +peintures composait le plafond. Un carrelage de faïence, blanche et +bleue, tenait lieu de parquet. Trois ou quatre pots de fleurs tentaient +vainement de combattre la nudité du local, mais en rompaient cependant +l'uniformité. + +En entrant, le vieux Morbihan se jeta sur un siège. Constance sauta sur +ses genoux avec la souplesse d'une chatte et lui passa un bras autour du +cou. + +--Qu'est-ce que vous avez contre moi, père? dit-elle en le câlinant du +regard et du geste. + +Jean ne s'attendait pas à ces caresses. Il en fut désarmé. + +Brusquement, toutefois, il s'écria, après quelques moments de silence: + +--J'ai, min Gieu... j'ai... j'ai que je ne suis pas content de toi, +petiote... Non, pas content, en tout. + +--Parlez, que vous ai-je fait? demanda Constance, s'amusant, comme une +enfant, à tresser en nattes les longs cheveux du marin. + +--Ce que tu m'as fait, ce que tu m'as fait... tu es une cajoleuse! + +--Après? dit-elle souriante. + +Jean Morbihan se morigénait intérieurement de sa faiblesse. Il prit son +courage à deux mains et, enlevant Constance de dessus ses genoux, il la +plaça sur une escabelle, à quelques pas de lui, pour ne point se laisser +«ensorceler par ses minauderies.» + +--Ma fille, ta conduite est répréhensible, très-répréhensible dit-il de +son ton le plus sévère. Elle offense le bon Gieu et elle afflige ceux +qui t'aiment. Moi, le premier, moi qui t'ai élevée avec cette brave +Manon, après t'avoir rapportée de la Terre Neuve... + +--Mais, enfin, quelle faute ai-je commise? s'écria Constance d'un ton +impatient. + +--Tu le sais bien, da oui, tu le sais! tu sais ce que je veux +dire. N'es-tu pas éprise du bandit qui a tué Yvon?--ce que je ne me +pardonnerai jamais...non da, jamais! + +--Moi! dénia l'impudente, en riant aux éclats. + +Le front du vieux Jean se plissa. Sa voix se fit grave, presque dure +quand il prononça ces mots: + +--Ma fille, il ne faut pas mentir. J'excuserais tout de toi, car je +t'aime presque à la déraison; mais pas de mensonge. Je le déteste, le +mensonge! C'est la porte de derrière des mauvaises actions. Malheur à +ceux qui s'en servent! Ils se condamnent à n'être pas absous de +leurs péchés. Je préférerais te savoir morte, plutôt que délibérément +menteuse! + +--Mon Dieu! comme vous me dites cela, Jean! sanglota Constance. + +Le bonhomme fut aussitôt gagné. Il se reprocha sa raideur. Et, pour +l'atténuer, il alla prendre la jeune fille tout en larmes et la remit +sur ses genoux. + +--Voyons, voyons, disait-il d'un ton mouillé; ne pleure pas comme ça, +ou mes yeux vont ruisseler comme des fontaines. Je n'ai pas voulu te +gronder, mais seulement t'avertir. Avoue que tu es amoureuse de... Je +vous ai surpris un jour causant derrière le pignon... da oui... + +Et dans la nuit d'avant-hier, pas plus tard, comme nous venions de +débarquer, est-ce que je ne l'ai pas vu qui sautait par la fenêtre, +hein? Si je ne savais que la vieille Manon était là, terr i ben! Ah! tu +as du bonheur, toutefois, que maître Jacques ne l'ait pas aperçu!... Ma +pauvre fille, il n'aurait pas pris la chose comme moi, lui! Mais tu +ne peux épouser un... enfin, tu diras ce que tu voudras, c'est un +brigand... un meurtrier... Encore si je m'étais éveillé une minute plus +tôt, j'aurais pu douter... Min Gieu, oui! Mais là je l'ai vu, vu comme +je te vois, il a égorgé... + +--Êtes-vous sûr que ce soit lui? + +--Sûr! repartit Jean Morbihan, en levant ses regards au ciel: Ah! que +trop sûr! que trop sûr! + +--Et vous dites que vous l'avez vu assassinant Yvon? reprit fermement la +rusée créature. + +--Vu assassinant! répéta Jean, vu assassinant!... pour ça, non. Mais +quand je l'ai pris, Yvon était mort, et pas un autre que ce Soudard... + +--Enfin, vous ne pouvez jurer que c'est lui l'assassin? + +Morbihan se gratta le front. Cette logique l'embarrassait. + +--Non, tu as raison, dit-il au bout d'un instant. Cependant, tout +prouve... + +--Eh bien, interrompit la jeune fille, enhardie par son premier succès, +vous ne devez pas, sur une présomption légère, accuser peut-être un +innocent. + +La réponse alla droit au coeur du vieux marin. + +--Un innocent! s'écria-t-il; un innocent! Il avait encore son stylet à +la main. Non, il n'est pas innocent! Non, ce chef de... + +--Qui vous a dit que c'était le chef?... + +--Je l'ai reconnu, repartit Morbihan en haussant les épaules. Il +s'appelle ici, pour toi comme pour d'autres, Georges de Maisonneuve... + +Constance tressaillit et promena un regard inquiet dans la chambre. + +--Oh! Jean, mon protecteur, mon père chéri, ne le perdez pas; si vous +m'aimez, ne le perdez pas... Sa mort serait la mienne! proféra la jeune +fille, en se glissant aux pieds du marin, qu'elle arrosa de pleurs. + +--Mourir! toi! qu'est-ce que cela? que dis-tu? reprit-il tout ému, en +l'entourant de ses bras, comme pour la défendre d'un ennemi. + +--Je dis que s'il meurt je mourrai, répliqua Constance avec une sombre +énergie. + +--Mais tu voudrais donc l'épouser? fit le père Jean d'un ton stupéfait. + +--Il ne s'agit pas de cela; il s'agit de le sauver. Promettez-moi de +m'aider? + +--Impossible, petiote! un criminel, un pirate, le meurtrier de... + +--Vous voulez donc ma mort! + +--Ta mort! Terr i ben! tais-toi. Que je n'entende plus ce mot-là! + +--Alors, aidez-moi à le sauver! + +--Le sauver! mais comment?... + +--Ah! Jean, mon ami, mon père adoré, que vous êtes bon! Vous cesserez de +dire que vous l'avez reconnu... + +D'ailleurs, en êtes-vous certain? Vous ne le chargerez plus d'un meurtre +qu'il n'a peut-être pas commis... et vous ne vous exposerez pas à des +remords éternels... car s'il n'était pas coupable!... Me promettez-vous +tout cela? Vous n'êtes pourtant pas méchant! vous m'aimez pourtant! + +--Et tu l'épouserais? fit-il à demi vaincu. + +--J'ai votre parole, n'est-ce pas? dit Constance, redoublant ses +caressantes supplications. + +--Oui, si tu fais serment de ne pas l'épouser... Ah! l'enjôleuse, +elle... + +--Tout ce qui vous plaira! + +--Que pensera de moi maître Jacques? + +--Maître Jacques ne sait pas que c'est _lui!_ riposta vivement +Constance. + +--Je l'ai donné à entendre.... + +--Mais on doute. + +--Min Gieu, est-ce que tu vas m'apprendre à mentir? s'écria le père +Jean, dont la conscience honnête se débattait impuissante dans le réseau +de tendres arguties dont la jeune fille l'avait enveloppée. + +Pour toute réponse, Constance s'enfuit dans une pièce voisine en criant: + +--Merci, mon bon ami Jean, j'ai votre parole! + + + + + CHAPITRE X. + + L'ENLÈVEMENT. + + +Depuis quelque vingt-quatre heures, le retour de maître Jacques Cartier +formait à Saint-Malo le sujet de toutes les conversations. Contrariée +dès l'origine par la jalousie, son expédition était encore en butte aux +mêmes attaques. On en contestait la réussite, dans plus d'un des +riches magasins de la ville. Les impuissants et les envieux discutaient +amèrement ses mérites. Pour eux, Cartier n'avait rien découvert, +rien fait. Les parages qu'il venait d'explorer, on les connaissait de +longtemps. Quelle nécessité de causer tant de fracas lors de son +départ, pour aboutir à si mince résultat! C'était, ma foi, bien la peine +d'implorer la bénédiction de Monsieur de Saint-Malo; de faire faire la +montre de ses équipages par le vice-amiral de France; d'agiter la ville; +de mettre tout le duché en l'air! Ce Cartier, qui s'était imaginé +être un Colomb! Un Christophe Colomb, lui! je vous demande un peu! +Orgueilleux, vaniteux, hâbleur, oui! + +Mais de talents? Point. De qui descendait-il, après tout? De Jamet, le +mari à la Jeffeline Jansart! Des gens de rien. Qui donc l'ignorait à +Saint-Malo! Son grand-père était un meurt-de-faim. Et lui, le petit +Jacques, il avait voulu se distinguer! trancher de l'homme important! +Belle importance, vraiment! Un pêcheur de morues! Mais, parce qu'il +avait épousé la fille du connétable de la cité, cette pauvre Catherine, +qu'il rendait malheureuse, c'était une horreur! mons Cartier s'en +faisait accroire. Il voulait singer les grands seigneurs. Avec quoi, +mon Dieu! Sa fortune était-elle si considérable? Le beau savant, d'autre +part! Il avait pris des marcassites de cuivre pour de l'or, et en avait +chargé ses vaisseaux à les faire sombrer! On avait bien montré à Vordec, +l'orfèvre, un petit caillou aurifère. Mais si petit, à veine si maigre! +Tout le reste, ou à peu près, pyrites cuivreuses ou mica, bon à jeter à +la mer! + +Ainsi déblatérait-on, avec force sourires malins, dans maintes boutiques +du haut commerce malouin. + +Mais la masse du peuple ne jasait pas de même. Elle aimait Cartier. Elle +rendait justice à son intrépidité, à sa persévérance. Franchement, +elle applaudissait à ses succès. Car le peuple possède un sens de +discernement exquis. On ne le peut tromper, ni souvent,-ni longtemps. +Abusé un instant, il démêle bientôt le leurre et réagit vigoureusement +contre lui. + +Ce n'est pas que le premier voyage de Cartier eût donné tous les fruits +qu'on en attendait. Ardentes étaient alors les espérances attachées aux +navigations lointaines. Les richesses, les merveilles, les singularités +inouïes, découvertes récemment au-delà de l'Atlantique par les Espagnols +et les Portugais, avaient étrangement aiguisé l'appétit. Tout rayonnant +de gloire, de luxe, d'éclat, le siècle s'y prêtait. Les pompes féeriques +du Champ du Drap-d'Or ne sont qu'un échantillon du faste qui régnait +en maître à cette époque. Nos incursions en Italie, nos rapports +avec l'Orient avaient raffiné, outre mesure, chez nous le goût de la +magnificence. Beau cavalier, d'une élégance innée, mais ostentatoire, +le roi donnait l'exemple; la cour suivait; et la ville, ne voulant +pas rester trop en arrière, entraînait jusqu'à la campagne. Prodigues +étaient les dépenses, tout naturellement. Pour y subvenir, les +ressources nationales devenaient insuffisantes. Il fallait donc +s'adresser à l'étranger, à l'inconnu. Des Grandes-Indes on faisait des +récits fabuleux. L'or, l'ivoire, les pierreries, les étoffes précieuses, +les épices, tout ce qui constitue la délicatesse de la vie abondait. +On y marchait de surprise en surprise, d'enchantement en enchantement. +Comparée à ces régions fortunées, l'Europe était une terre stérile, +dépourvue, traitée en paria par la nature. Ne devait-on pas conquérir +des contrées aussi injustement privilégiées, ou, pour le moins, +les débarrasser du gênant fardeau de leur superflu? Le mobile des +explorations d'outre-mer est là. Par surcroît de charité, la religion +vint appuyer d'un prétexte sacro-saint ce désir de spoliation. Mais +c'est le butin qu'on voulait, c'est le butin qu'on exigea des vaincus. + +Longue, périlleuse, cependant, se montrait la traversée de l'Europe +aux Indes orientales. La seule route pour nous était celle du cap de +Bonne-Espérance. Quel chemin! Colomb pensa qu'il y pourrait aller eu +cinglant à l'ouest, en la mer Atlantique. Parvenu dans le golfe +du Mexique, il se crut aux confins de l'Asie. Ses compagnons, ses +successeurs caressèrent la même erreur. Vasco Nunez qui, le premier, +découvrit l'océan Pacifique (26 septembre 1813), n'en fut pas exempt non +plus. Le Vénitien Cabot et le Portugais Cortéréal pas davantage, ni le +Florentin Verazzani, quand ils reconnurent Terre-neuve, les côtes de la +Floride et du Labrador. La voie des Indes orientales par le nord-ouest, +les Européens l'ont toujours cherchée depuis. Ils la cherchent encore. + +Seulement, aux quinzième et seizième siècles, on jugeait que l'Amérique +était une pointe du continent asiatique[27]. Tout à l'heure, nous +verrons que dans la troisième Commission, octroyée à Cartier, en 1540, +par François Ier, il est dit que le célèbre pilote a découvert «grand +pays des terres du Canada et Ochelay, faisant un bout de l'Asie, du +costé de l'Occident.» + +[Note 27: Voir mon _Introduction_ à l'oeuvre de Sagard.--Tross, +éditeur.] + +En son premier voyage, maître Jacques avait bien côtoyé une partie de +cette pointe. De plus, il avait visité et dénommé diverses îles. Il +soupçonnait l'existence d'un passage «entre la Terre Neuve et la terre +de Brion;» c'est-à-dire que Terreneuve était une île, et que, désormais, +pour se rendre dans le golfe Saint-Laurent, il ne serait plus nécessaire +de s'élever jusqu'au détroit de Belle-Isle. L'événement le lui prouva +l'année suivante. Mais le littoral qu'il côtoya, l'archipel qu'il +parcourut en tous sens, enfin ce golfe Saint-Laurent, dont il donna +alors la description à peu près correcte, n'étaient déjà plus des +mystères pour le monde maritime. Avant les Cabot, les Cortéréal, +les Verazzani, nombre de nos pêcheurs, je l'ai précédemment indiqué, +exerçaient leur industrie dans ces parages. C'est à tort que dans sa +_Notice_, d'ailleurs très-consciencieuse, sur Saint-Malo, M. Ch. Cunat +revendique pour Cartier l'honneur d'en avoir le premier rapporté la +morue. Cartier ne déclare-t-il pas, en sa _Relation_, que, se trouvant +dans le détroit de Belle-Isle, il «avisa une grande Nave, qui estait de +la Rochelle» et venue là pour faire la pêche? Soyons donc impartial. Et, +sans marchander à Cartier la gloire à laquelle il a droit, ne cherchons +pas à prêter à son premier voyage une valeur que lui-même, si modeste et +si franc, n'essaya nullement de lui attribuer. + +La gloire de maître Jacques n'est point en cette navigation initiale. +Elle est dans sa divination de ses découvertes futures, dans +sa persévérance, je le répète. Il avait entrevu l'embouchure du +Saint-Laurent. Il pressentit l'importance de ce fleuve. Mais la saison +était déjà avancée. Cartier craignit d'être surpris par les glaces. Il +tint conseil avec ses «capitaines, mariniers, maîtres et compagnons,» et +l'on décida, sagement, de retourner en France. + +Si, au point de vue matériel, son entreprise n'avait pas été féconde, +elle l'était largement au point de vue moral. D'abord, Cartier y avait +déployé ses nobles qualités naturelles. Il s'était montré habile, +ingénieux, brave, dur à la fatigue, hardi au danger, fertile en +ressources dans les situations critiques. Il avait conquis l'estime et +l'admiration de ses équipages. Bien mieux, et c'est le propre du génie, +il leur avait inoculé son enthousiasme pour l'oeuvre commune. + +La baie des Chaleurs ne leur eût-elle apparu comme un pays «plus chaud +que n'est l'Espagne et le plus beau qu'il est possible de voir,» tout +couvert d'arbres magnifiques, de céréales, raisins blancs et rouges, +fraises, mûres, roses et «autres fleurs de plaisante, douce et agréable +odeur,» tous les compagnons de Cartier auraient encore renchéri sur les +avantages de leurs découvertes. N'est-il pas dans la nature de l'homme +de vanter ses biens, les choses qu'il a faites ou auxquelles il a +collaboré? + +Cartier avait su se faire apprécier, aimer de ses gens. C'était +l'essentiel. A l'envi, ils chantèrent ses louanges. Et bien que ceux +qui, comme Jean Morbihan, avaient fait provision de fragments de roches +micacées ou cupriques, dans la persuasion que c'était de l'or, fussent +tristement désabusés, ils n'en exaltaient pas moins les bénéfices de +l'expédition. + +Aussi, pour les personnes désintéressées,--et c'était la masse,--de +simple pilote, maître Jacques Cartier fut-il tout d'un coup transformé +en un grand capitaine. La veille, il s'endormait dans l'obscurité; le +lendemain, il s'éveillait au brûlant soleil de la renommée. + +Le 6 septembre, on pouvait voir notre vaillant capitaine, précédé du +clergé de Saint-Malo, bannière en tête, suivi de son épouse, de sa fille +adoptive et de tous les hommes du son équipage, sortant par la porte +B***cours et s'avançant vers le rocher du Grand-Bey. + +Jacques Cartier accomplissait son voeu de faire un pèlerinage à +Sainte-Marie-du-Laurier, s'il revenait sain et sauf dans sa patrie. + +Une foule compacte, en habits de fête, se pressait derrière le cortège. +Elle examinait curieusement et un peu railleusement deux individus, à la +figure cuivrée, rayée de peintures extravagantes; les cheveux dressés +en une mèche sur la tête, ornée de plumes, portant sur les épaules un +manteau de cuir agrémenté de broderies en piquants de porc-épic; des +jambières et des souliers également en peau, et également couverts de +broderies. + +A la main ils avaient un arc, des flèches, un casse-tête. + +C'étaient Taignoagny et Domagaia, deux jeunes sauvages, amenés de la +baie de Gaspé par Cartier, et que, pour cette circonstance, ou avait +revêtus du costume de leur tribu. + +Insensibles à l'attention grossière dont ils étaient l'objet, ils se +tenaient gravement aux côtés de maître Jacques. + +Le ciel était radieux, l'air d'une douceur ineffable, rempli de chants, +de senteurs pénétrantes. La mer, comme énervée par les chaudes caresses +du soleil, semblaient une immense cuve d'argent en fusion, dont les +flots, disséminés çà et là, formaient des scories. + +Ce spectacle plongeait l'âme en une molle rêverie. Il invitait au +recueillement. + +Parvenus devant la chapelle, les membres du clergé et la famille Cartier +y entrèrent. Mais elle était trop peu spacieuse pour contenir tout le +monde. Les matelots et le reste de la multitude demeurèrent au dehors, +pieusement prosternés en face du choeur du saint lieu, dont, à dessein, +on avait laissé les portes ouvertes. + +La majesté de la cérémonie ne parut pas faire la moindre impression sur +les sauvages. + +Froids, immobiles, impassibles comme des statues, ils entendirent +chanter le _Te Deum_ d'actions de grâces. Mais sur un signe de maître +Jacques, ils s'agenouillèrent à l'élévation du Saint-Sacrement. + +Monsieur de Saint-Malo, alors l'évêque François Bohier, donna sa +bénédiction. + +Cartier fit offrande à la chapelle de plusieurs gros cierges dorés, +enrubannés, et d'une belle croix d'argent; puis, comme le soleil se +penchait à l'horizon, l'on rentra en ville, où les ecclésiastiques +furent processionnellement reconduits dans la cathédrale. + +Timidement, à la sortie, Étienne Noël s'approcha de Constance. A peine, +depuis son retour, avait-il pu prendre de ses nouvelles. Le service +l'avait retenu à bord. D'humeur accommodante, bienveillant à tous, +maître Jacques était intraitable sur l'article discipline. Pour ses +proches parents, il n'avait pas plus de condescendance que pour les +étrangers. Plus d'une fois ses beaux-frères, Jalobert et Desgranches, +se crurent en droit de se plaindre de la sévérité qu'il leur témoignait +dans les affaires du service. Étienne Noël, étant de garde, la veille, +sur le navire mouillé dans le port de Saint-Servan, n'avait pu venir +embrasser dame Catherine et Constance que le matin de ce jour. Encore +l'entrevue avait-elle été fort courte, car il lui avait fallu retourner +au brig, pour en diriger le déchargement, et s'apprêter pour la +cérémonie du tantôt. + +Le pauvre jeune homme brûlait de se trouver en tête à tête avec +Constance. Il y avait si longtemps qu'il ne l'avait vue, qu'il ne +l'avait entretenue de son amour. Il avait tant et si passionnément +songé à elle pendant ce fastidieux voyage! Puis, étonnante révolution! +Constance qui, d'ordinaire, l'intimidait par sa froideur revêche, son +air railleur, Constance s'était montrée ce matin-là bonne, affable, +sympathique, presque tendre! Étienne le pensait, du moins. Pourquoi non? +Dame Catherine n'en avait-elle pas fait la remarque? Manon, mise par lui +dans la confidence de cet heureux changement, avait bien branlé la tête; +mais Manon était une vieille folle! Le plus souvent, elle radotait. + +Si rien ne clôt mieux la bouche aux amants que la crainte de déplaire, +rien ne leur délie la langue comme l'idée d'être agréables. + +--Enfin, cousine, me voici libre et le plus heureux des mortels, ayez-en +la conviction! dit Étienne d'un ton gaillard. + +--Vraiment? fit-elle avec une grâce engageante. + +--Songez donc, belle cousine, que depuis cent trente-neuf jours j'étais +séparé de vous..... + +Un sourire malicieux effleura les lèvres de la jeune fille. + +Vous les avez comptés, dit-elle. Ah! beau cousin, c'est d'une patience +angélique.... + +--Si je les al comptés! soupira Étienne. Eh! j'ai compté les heures, les +minutes... + +--Et aussi les secondes, allons! avouez-le! s'écria-t-elle en riant tout +à fait. + +--Je vois avec un vif plaisir que Constance a plus d'amitié qu'autrefois +pour notre neveu! disait à sa femme maître Jacques, qui venait à +quelques pas d'eux. + +--Et moi aussi, mon ami, répondit dame Catherine. Le caractère de +Constance s'est au reste bien amélioré pendant sa maladie. + +--Ils font un joli couple, poursuivit Cartier en se frottant les mains. +Ma foi, nous les marierons à mon retour de Paris! + +--Heu! marmotta le vieux Jean Morbihan, ça n'est pas encore fait, da +non! + +--Que dis-tu, maître grognon? lui demanda le capitaine. + +--Moi! oh! rien, rien en tout. + +--Vous êtes méchante et vous me taquinez toujours, Constance, continuait +Étienne. Est-ce ma faute si je vous aimé comme un fou? si nuit et jour +j'ai rêvé à vous pendant cette navigation de près de cinq mois? si enfin +j'ai été cent fois sur le point de déserter mon poste pour venir vous +voir, hier? + +--Et qu'est-ce donc qui vous a retenu, beau cousin? dit-elle +malicieusement. + +--Ce qui m'en a empêché? répliqua Étienne surpris; mais le devoir... + +--Oh! le fier amoureux! qui fait passer le devoir avant l'objet de sa +flamme! + +--Vous savez, cousine, comme maître Jacques est rigoureux... + +--Je sais, interrompit-elle vivement, que quand on aime on ne doit plus +rien connaître que son amour! + +--Mon obéissance aux ordres supérieurs est une garantie de mon +obéissance aux vôtres lorsque nous serons mariés, répondit-il de ce ton +maniéré qui était alors le comble de la galanterie. + +--Mariés! hélas! mon doux! gémit Constance, ce ne sera pas avant +l'Assomption prochaine. + +--L'Assomption prochaine! répéta Étienne ébahi. + +Puis, il se reprit: + +--Mais vous oubliez, cousine, qu'elle est passée depuis le 18 août +dernier, l'Assomption! + +--C'est vrai, mon aimé, repartit Constance avec ses inflexions les plus +caressantes; mais elle reviendra, s'il plaît à Dieu, l'an prochain. + +--L'an prochain! l'an prochain!... + +--Las, oui! Vous savez, bon Étienne, que j'ai failli périr, en vous +quittant, quand vous partîtes pour la Terre Neuve. Eh bien, cher à moi, +j'ai alors fait voeu à la benoîte Vierge Marie de me consacrer tout +entière à elle pendant une année, si elle épargnait mes jours..... + +--Cela ne se peut! proféra le jeune homme. + +--Vous en doutez, Étienne, c'est mal, bien mal! je vous croyais plus +religieux! + +Sa voix était altérée. Elle semblait pleurer. + +--Oh! pardon! pardon, Constance! dit le pauvre garçon, complètement dupe +de cette comédie. + +La jeune fille ne répondit pas. + +On arrivait à la maison de Jacques Cartier, où une table en fer à cheval +avait été dressée dans la salle basse, le capitaine donnant régal, ce +soir-là, à tous ses mariniers. + +Constance, au lieu d'entrer par la porte du rez-de-chaussée, se glissa +dans la cour, pour monter à sa chambre. + +Étienne l'y voulut suivre. Elle l'arrêta sur le perron. + +--Écoutez-moi, lui dit-elle. Rien ne saurait m'empêcher de rester fidèle +à mon voeu. Je n'aurais qu'à en faire part à maître Jacques, pour qu'il +m'encourageât à l'accomplir, loin de s'y opposer. Cependant, je désire +que nul autre que vous ne soit dans le secret. Devrai-je me repentir de +ma confiance? Parlez, Étienne. + +--Mais un an! un an! faisait celui-ci avec des accents désolés. + +--Oui, reprit-elle plus tendrement, en se penchant vers lui pour qu'il +songeât à lui dérober un baiser; oui, je mets ton amour à l'épreuve, mon +doux. Car ce n'est pas tout. Il faut que ce soit toi,--toi, entends-tu +bien?--qui demandes à mon père la permission de retarder notre +mariage... + +--Oh! mais je ne pourrai jamais! s'écria-t-il, sans profiter de la +faveur qu'elle lui offrait. + +--Eh bien, monsieur, si vous ne pouvez jamais faire cela pour moi, moi +je ne pourrai jamais vous épouser! répliqua-t-elle sèchement. + +Puis, avec une feinte brusquerie, elle ouvrit la porte, et la referma +après s'être introduite dans l'appartement. + +Le malheureux Étienne demeura un moment atterré. + +Ensuite, soucieux, rêveur, il descendit dans la salle, où toute la +compagnie était déjà attablée. + +Le menu du repas était simple, mais abondant. Des jambons cuits au four, +d'énorme plats de fèves, et de châtaignes; des pâtés de boeuf et de +lard; quelques cochons de lait rôtis à la broche le composaient. Pour +l'arroser, du cidre et de la bière à bouche que veux-tu. + +L'on mangea et l'on but, puis l'on chante des _guerz_, des _sônes_, +des cantiques, tout le vieux répertoire breton. Dix heures venaient de +sonner et les convives se disposaient à se retirer, quand les cris: «Au +feu! au feu!» retentirent du dehors. + +--Est-ce que je me trompe! s'écria le vieux Morbihan, qui était assis +près de la porte. + +--Non, car j'entends les varints [28] qui tintent, répondit son voisin. + +[Note 28: Cloche.] + +Jacques Cartier s'était déjà précipité sur la place. + +--Mes amis, dit-il, en reparaissant au seuil de sa maison, mes amis, +accourez! le feu est en ville. Allons prêter notre aide à ceux qui en +ont besoin. + +Le ciel s'illuminait de clartés lugubres. + +Tous les hommes, sans exception, s'élancèrent à la suite de maître +Jacques. + +Des clameurs assourdissantes se mêlaient aux notes lentes et sinistres +du tocsin. + +Constance n'avait pas assisté au repas. Mais dès le premier signal de +l'incendie, elle était venue dans la salle basse, où elle essayait de +rassurer dame Catherine, qui tremblait comme la feuille du bouleau au +souffle de la bise. + +La porte du rez-de-chaussée était restée grande ouverte. + +Subitement, un homme, le visage noirci comme celui d'un charbonnier, se +jeta d'un bond dans la chambre. Sans mot dire, sans qu'on eût même songé +à résister à son dessein, il enleva Constance dans ses bras et disparut +avec la soudaineté de l'éclair. + + + + + CHAPITRE XI. + + LA PRISON. + + +Principal accusé dans l'attaque du navire, Georges fut, sur le rapport +de Jean Morbihan, logé en la tour Qui-Qu'en-Grogne. A ses deux complices +on assigna pour prison la tour des Moulins. La première de ces tours +se dressait en face de la maison de Cartier; la seconde regardait +l'ancienne Digue ou chemin de Saint-Malo à Saint-Servan. A marée haute, +le pied des tours plongeait dans l'eau; à marée basse, il était à sec. + +Georges de Maisonneuve avait été enfermé dans une pièce circulaire, +voûtée, fort élevée, tout de pierres de taille, dont une triple porte +défendait l'entrée. Un pilier énorme soutenait les arceaux de la voûte à +ogives. Une seule et profonde embrasure, en forme d'entonnoir, laissait +filtrer la lumière dans le cachot. Large de deux pieds au dedans, ce +trou n'avait pas plus de six pouces de diamètre au dehors. Des barreaux +de fer entrecroisés étaient scellés dans la muraille intérieure, comme +dans la muraille extérieure. + +Dès qu'il se fut habitué à l'obscurité, presque complète, qui régnait en +ce triste lieu, Georges en opéra la reconnaissance. Ce ne fut pas long. +Nulle autre issue que les trois portes et le soupirail. Ce dernier à dix +pieds du sol. Le reste, granit, granit partout. Cet inflexible horizon +n'effraya pas trop, cependant, le chef des Tondeurs. Son esprit, comme +son corps, avait été moulé avec du bronze. Tout de suite il songea à une +évasion. Par l'embrasure, elle paraissait impraticable. Ce fut vers la +porte qu'il dirigea d'abord son attention. + +Cette première porte était épaisse, fortement garnie de plaques et de +lames de fer. Mais les gonds saillaient sur les jambages. Georges eut un +sourire d'espoir. S'il en était de même pour les deux autres portes, il +ne serait pas longtemps privé de sa liberté. + +Notre homme était garrotté avec de grosses cordes. Cependant jusqu'alors +on ne l'avait pas jugé prisonnier d'assez d'importance pour l'enchaîner +à un anneau de fer fixé dans le pilastre, au-dessus de la botte de +paille qui devait lui servir de lit. + +Georges s'assit sur cette botte de paille. Il se mit à réfléchir. Grâce +à son déguisement, il pouvait se flatter qu'on ne reconnaîtrait pas en +lui le terrible capitaine des Tondeurs. On ne l'avait jamais vu, +dans Saint-Malo, qu'avec une chevelure et une barbe noires. Il était +naturellement très-blond. Qui donc maintenant s'aviserait de le prendre +pour le brillant cavalier qui donnait, hier encore, le ton à la ville? +Quand même ils soupçonneraient son identité, ses compagnons de plaisirs +n'auraient-ils pas intérêt à la nier? Est-il si plaisant d'avouer que +l'on a été l'ami d'un coquin? Restaient les gens appréhendés en même +temps que Georges. Ils étaient bien liés par un serment et par leur +intérêt aussi. Mais la torture... + +Ceux-là parleraient. C'eût été enfantillage, niaiserie d'en douter. +Il fallait-ne pas perdre un instant et travailler activement à sa +délivrance. Heureusement, Eric n'avait pas été pris. On pouvait compter +sur son concours. Il était bien capable d'enlever le château par un coup +de main, sinon de l'assiéger. De toute manière, Georges ne demeurerait +pas longtemps sous les verrous. + +Vers deux heures, on lui apporta une cruche remplie d'eau et un pain de +sarrasin. Georges n'avait rien mangé depuis la veille. Il dévora cette +grossière nourriture et fit un somme. La nuit venue, le captif pensa +qu'il n'avait plus à redouter de visite. Alors, jetant bas sa coiffure, +par un mouvement de la tête, et la ramassant ensuite avec ses mains +dont les poignets seuls étaient attachés l'un contre l'autre, Georges en +déchira la visière, qui était assez allongée, suivant la mode adoptée et +répandue, en Bretagne, par le duc François II. + +Cette visière renfermait un ressort et une lame d'acier tranchante. + +Georges saisit la lame entre ses dents et coupa ses liens. Cela fait, +de la semelle de ses chaussures, il retira deux fines limes,--l'une +queue-de-rat, l'autre tiers-point,--et un mince caillou de silex. Dans +ses braies, il trouva du linge à demi consumé et une rondelle de _cerei_ +ou bougie. Georges battit le briquet, alluma sa bougie. + +Ces préparatifs terminés, il revint à la porte, l'inspecta avec un soin +minutieux et se mit à scier les peintures. + +Doucement, l'oreille aux aguets, mais rapidement, il poursuivait son +opération, quand de sourdes rumeurs vinrent le distraire. Georges +s'arrêta. Les rumeurs augmentaient. Il éteignit sa lumière. Mais, grande +surprise, un flot de clarté jaillit aussitôt dans la prison, par le +soupirail. + +Le tintement lugubre des cloches et les cris; «Au feu! au feu!» +devenaient distincts. Maisonneuve conjectura ce qui se passait. + +--Mort de ma vie! proféra-t-il gaiement; je ne me trompe pas. Ce sont +mes hommes qui ont préparé quelque incendie pour me tirer d'ici. Ils +profiteront du trouble causé par cet incendie et envahiront le château. +Décidément, cet Eric est un gaillard d'esprit! Mais, de la prudence, de +la prudence! on ne sait trop ce qui peut arriver. + +En se parlant ainsi, le chef des Tondeurs faisait, avec de la mie de +pain, frotté sur la rouille, disparaître les traces de son travail. Puis +il cachait ses limes et ses autres outils entre les pierres disjointes +du pilier. De la mie de pain, plaquée en guise de mortier dans les +fentes, achevait de les dérober aux regards. Et Maisonneuve s'étendait +sur sa paille, après avoir, tant bien que mal, rattaché ses poignets +avec un fragment de sa corde, dont l'autre bout fut fourré dans la +litière. + +Le bruit dura plus de deux grandes heures. Georges écoutait +anxieusement. Aux vociférations se mêlèrent bientôt des détonations, un +cliquetis d'armes. La réalité se substituait aux probabilités. C'étaient +bien les Tondeurs qui attaquaient la ville. Éloignées d'abord, les +détonations se rapprochèrent. Pendant un moment, il parut à Georges +qu'elles avaient lieu dans la cour même du château. Il palpitait +d'émotion, mais craignait de faire un mouvement. + +Tout à coup, les lueurs qui l'éclairaient du dehors cessèrent de +briller. Il retomba dans les ténèbres. Ensuite le tumulte s'apaisa. +Georges sentit l'espérance l'abandonner. Le grincement d'une serrure lui +rendit toutes ses fiévreuses incertitudes. A travers l'ombre épaisse, +les yeux du jeune homme se fixèrent sur la porte. Après quelques minutes +d'intervalle troublées par le crissement du fer sur le fer, cette porte +s'ouvrit. Deux hommes parurent au seuil. L'un d'eux portait à la main +une lanterne et un lourd trousseau de clefs. + +--Au moins, dit-il, si nous perdons les deux autres, celui-ci nous +reste. + +--Ne prétend-on pas que c'est le chef de ces Soudards? demanda son +compagnon. + +--Ça leur chef! fit avec mépris le geôlier, en plaçant sa lanterne sous +le visage de Georges. + +--Ce n'est effectivement guère probable; nous le ferons examiner dans +quelques jours, repartit l'autre, que Maisonneuve reconnut pour le +gouverneur du château. + +Après ces mots, les deux visiteurs se retirèrent. D'ailleurs, on +avait dû redoubler de vigilance. Georges ajourna au lendemain soir la +continuation de son entreprise. Mais le lendemain devait lui être fatal. + +De bonne heure, un gardien entra dans son cachot et lui ordonna de le +suivre. Maisonneuve devina ce qu'on voulait. Et il se repentit amèrement +de n'avoir pas poursuivi, la veille, son audacieuse tentative; car il +voyait bien qu'on allait lui faire subir un interrogatoire, le soumettre +à la question. Mais les paroles du gouverneur l'avaient trompé. + +Conduit dans le petit Donjon, on le fit descendre en une salle basse, +étouffée, dont le sol se trouvait au-dessous du niveau de la mer. Cette +salle, carrée, ne recevait d'air que par une étroite imposte. Plusieurs +portes et un noir corridor en précédaient l'entrée. + +Quand Maisonneuve fut introduit dans cette cave, une lampe et un brasier +éclairaient ses sinistres profondeurs. On y respirait je ne sais quelle +odeur écoeurante de graisse et de chairs grillées. Des instruments de +supplice, des pinces, des tenailles, des chevalets, indiquaient tout +de suite, au reste, sa destination horrible. C'était une chambre de +torture. Elle était sourde aux bruits du dehors, mais elle était muette +aux hurlements du dedans. + +Il y avait là cinq hommes, d'aspect plus sombre, plus farouche l'un que +l'autre: un juge-procureur, un greffier, un tourmenteur et son aide; un +physicien ou médecin. + +Le juge lisait un parchemin, le greffier taillait sa plume, le +tourmenteur et son aide faisaient rougir des fers sur un réchaud; le +physicien se chauffait les doigts à la flamme du réchaud. + +Le juge s'adressa à Maisonneuve: + +--Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, jurez de dire la vérité. + +Georges ne répondit pas. Le procureur réitéra sa question. + +Même silence. + +--Écrivez, dit-il au greffier, que le prévenu, sommé de prêter le +serment au nom de la Très-Sainte-Trinité, s'y refuse. + +Se retournant vers Georges: + +--Vous faites partie de la bande des brigands dits les Tondeurs? + +--Non, répondit froidement l'accusé. + +--Vous mentez. Mais vous confesserez... + +Le juge fît un signe aux bourreaux. Ils s'emparèrent de Georges, le +dévêtirent complètement et l'étendirent sur un des chevalets. + +C'était un fort plateau en bois, assujetti à des tréteaux, long de deux +toises environ et large de deux pieds. A son extrémité supérieure, on +voyait un moulinet, assez semblable à ceux dont se servent les +rouliers pour consolider les fardeaux sur leurs voitures. A l'extrémité +inférieure étaient plantés deux crampons. + +Georges fut attaché, par les chevilles des pieds, à ces crampons; puis +couché sur le chevalet, et, par ses bras étendus de toute leur longueur, +fixé, avec des cordes, au cylindre du moulinet. + +Le patient était calme, très-ferme. Le juge haussait les épaules et +le tourmenteur souriait d'un air qui semblait dire: «L'imbécile! nous +saurons bien lui délier la langue.» + +Le physicien se chauffait toujours les doigts; quant au greffier, il +rédigeait tranquillement son procès-verbal au bout du chevalet, dont il +s'était fait une table. + +La sérénité de ces gens était épouvantable. + +--Allez! dit le procureur. + +Le bourreau imprima un mouvement au moulinet. Les cordes se raidirent, +les membres et le corps de l'inculpé aussi. + +--Voulez-vous répondre à mes questions? reprit le Juge. + +--Oui, dit Georges d'un ton assuré. + +--Faites-vous partie de la bande des brigands dits les Tondeurs? + +--Non. + +Le juge cligna de l'oeil au tourmenteur. Aussitôt la roue de +l'instrument opéra un tour. Les os du capitaine craquèrent. Son visage +pâlit, s'altéra; des larmes jaillirent de ses paupières. Mais il ne +proféra pas une plainte. + +Le procureur renouvela impitoyablement sa question. + +--Non, répondit Georges. + +--Serrez d'un cran, dit le juge. + +Son ordre fut exécuté. + +Le corps du prévenu s'étira, s'effila; partout les côtes firent saillie; +ses yeux se gonflèrent, lui sortirent de la tête. Il devint livide. +Cependant aucun gémissement ne lui échappa. + +--C'est un luron! dit le physicien d'un air connaisseur. + +Pour la troisième fois, et de son même accent glacial, le juge demanda: + +--Faites-vous partie de la bande des brigands dits les Tondeurs? + +--Non, répliqua Maisonneuve d'une voix faible. + +--Serrez d'un cran! + +Le bourreau obéit. Le greffier leva la tête; ce stoïcisme commençait à +l'intéresser. Quant au physicien, il était dans l'admiration. + +L'épiderme du patient se couvrait d'une sueur abondante. Ses traits +étaient affreusement contractés. Ses lèvres décolorées, ses prunelles +ternes, immobiles dans leur orbite. + +Flegmatiquement, le juge recommença sa monotone interrogation. + +--Non, souffla Georges dans un soupir. + +--Que dit-il?; + +--Il nie toujours, fit le greffier. + +--Curieux! curieux! très-curieux! cas exceptionnel! murmurait le +médecin, en se penchant sur le moribond. Tiens, il a une peinture +au-dessous du sein gauche. Drôle de peinture, tout de même; quatre +poissons avec un coeur!... + +--Peut-on continuer? dit le juge. + +--Heu! heu! les battements du coeur baissent; le pouls est bas aussi, +très-bas; la suffocation bien avancée. Mieux vaudrait, je crois, lui +accorder quelques minutes de répit. + +--Est-il encore capable de comprendre et d'articuler un son? + +--Comprendre? heu! c'est douteux!... articuler un son? je ne sais trop. + +--Serrez d'un demi-cran, commanda le procureur. + +On serra d'un demi-cran, et il réitéra sa question. + +Mais, cette fois, pas de réponse. La dernière lueur de force morale du +misérable capitaine s'était éteinte avec la dernière lueur apparente de +sa force physique. + +--C'est trop! c'est trop! desserrez la machine, s'interposa le médecin, +en versant dans la bouche du supplicié quelques gouttes d'un cordial des +plus stimulants. + +L'exécuteur lâcha sa manivelle. Maisonneuve reprit promptement ses sens. + +--Je vous pose ma seconde question, lui dit le juge. Vous +reconnaissez-vous l'auteur de l'assassinat d'un marinier à bord du brig +de maître Jacques Cartier? + +--Non. + +--Vous m'avez bien entendu? + +--Oui. + +--Je vais faire exposer vos pieds au feu. + +L'aide du bourreau saisit dans le brasier, avec des pinces, une plaque +de fer rouge, et la maintint à un pouce environ de la plante des pieds +de cet infortuné. + +--Avouez, dit le juge. + +Georges fut vaincu par l'excès de la douleur. Il poussa un cri aigu, et +s'évanouit de nouveau. + +--C'est assez pour aujourd'hui, à moins que vous ne vouliez le tuer; car +c'est un luron, un vrai luron, disait complaisamment le physicien, en +faisant revenir le jeune homme à lui. + +Dès qu'il eut recouvré la connaissance, le greffier lui lut son +procès-verbal et lui demanda s'il savait signer. Georges répondit +négativement. Le scribe inscrivit cette réponse sur son dossier. Le juge +et le médecin y apposèrent leur paraphe et le captif fat rapporté dans +son cachot. + +Son corps était rompu, brisé. Bien des jours devaient s'écouler avant +qu'il pût refaire usage de ses membres. Peut-être même resterait-il +estropié; car le feu avait profondément entamé les chairs de ses pieds. +Mais son esprit n'avait presque rien perdu de l'élasticité qui lui était +propre. En peu de temps, il eut retrouvé sa puissante énergie. + +Cependant, Georges avait fait une remarque rien moins qu'encourageante, +en se rendant à la salle de la question: c'est que les gonds de +la première et de la seconde porte de sa prison étaient scellés +extérieurement, et, de plus, que ces deux portes s'ouvraient en dehors, +au lieu de s'ouvrir en dedans, comme la troisième, de telle sorte que, +si, du cachot, l'on parvenait à forcer la seconde porte, le battant +retombait sur la première, dont il doublait, dès lors, les difficultés +d'effraction. + +Il fallait donc renoncer à une tentative d'évasion par cette voie. + +Durant les longs jours qu'il passa couché sur la paille, Georges rumina +bien des projets. Néanmoins, au mois de décembre il ne s'était encore +arrêté à aucun. Deux choses l'étonnaient et le contrariaient. Il n'avait +point de nouvelles de sa bande, point de nouvelles de Constance. Il +n'était pourtant séparé de celle-ci que par un bien court intervalle. +Car il n'y avait pas cent pas de la tour Qui-Qu'en-Grogne à la maison de +Jacques Cartier! Son gardien se montrait insondable, incorruptible. De +même le physicien qui lui donnait des soins. + +Savoir attendre, c'est la science de la vie. Le bandit-gentilhomme +savait attendre. Toutefois il craignait que, de nouveau, on ne le soumit +à la torture, pour le conduire ensuite au dernier supplice. Mais, fort +heureusement les autorités judiciaires étaient alors partagées en deux +camps, à Saint-Malo: l'un sous les ordres de l'évêché; l'autre sous les +ordres du lieutenant du roi. La juridiction ecclésiastique, s'appuyant +sur ses anciens privilèges, réclamait l'accusé; la juridiction +laïque prétendait le garder, les crimes qu'il avait commis étant, +alléguait-elle, de son ressort à elle. De là une fastidieuse +contestation qui pouvait fort bien traîner jusqu'à ce que le misérable +qu'elle concernait s'en allât naturellement de vie à trépas. + +Mais cette contestation fut profitable au chef des Tondeurs. Il lui dut +d'échapper à de nouvelles tortures et, probablement, à la mort. + +Vers la fin de décembre, sa guérison entrait dans une bonne voie. Ses +articulations avaient repris leur flexibilité, leur jeu. Il ne souffrait +plus que de ses plaies aux pieds. Elles l'empêchaient de marcher, même +de se tenir debout. + +On sait que c'est encore la généreuse coutume pour les dames +charitables, dans beaucoup de nos villes, de faire, aux grandes fêtes +chrétiennes de l'année, une sorte de pèlerinage dans les prisons et de +distribuer quelques douceurs aux captifs. + +A la Noël, Georges vit s'ouvrir son cachot d'une manière inusitée. +Il fut visité par une foule de personnes, qu'il connaissait pour la +plupart, mais qui ne le reconnurent pas. Son coeur battait chaque fois +que les portes criaient sur leurs gonds. Enfin, dans l'après-midi, comme +le jour baissait et comme l'ombre envahissait sa mélancolique demeure, +trois femmes arrivèrent. Georges, tout de suite, se dit que Constance +était l'une de ces femmes. Et Constance découvrit que c'était lui, à +travers le» ténèbres et sous son déguisement. + +Tandis que dame Catherine adressait,--suivant l'usage,--quelques paroles +de sympathie au prisonnier et que la vieille Manon déposait près de +lui un petit paquet de provisions, Constance, d'une main tremblante, +laissait furtivement tomber, sur sa pauvre couche, un papier qu'elle +avait roulé sous ses doigts. + +Puis elles sortirent toutes trois, Constance la dernière. Était-ce un +rêve? une de ces hallucinations auxquelles Georges avait été si souvent +en proie depuis son incarcération? Mais non. Le papier était là. Georges +le sentait. Il le serrait de toute sa force; il avait peur qu'il ne lui +échappât, qu'il ne s'évanouit. Comme il lui tardait de le déplier, d'en +lire le contenu! Par malheur, on ne voyait plus assez clair dans la +prison; et le moment d'allumer une bougie n'était pas venu. Quelqu'un +pouvait entrer encore dans le cachot. Longues, éternelles furent +les heures qui suivirent; car nous mesurons le temps plus avec nos +impressions qu'avec notre raisonnement. + +Mais, le couvre-feu sonné, les rondes n'étaient plus à redouter. Georges +fit de la lumière et déroula le billet. Il contenait un écheveau de +soie, et ces mots seulement: + +«Demain ou après, minuit; on attendra au pied de la tour.» + +--Ah! s'écria le jeune homme, je suis sauvé! + +Cette nuit-là il dormit d'un sommeil profond. + +Le lendemain, Georges se fit une plume d'un tuyau de paille, s'incisa +légèrement le doigt et écrivit à Constance, sur le billet qu'il en +avait reçu. Il raconta ses souffrances, peignit son état, demanda +indirectement des informations sur ses gens; puis une corde, des limes, +de l'encre, du papier; il termina en recommandant la prudence. + +Ensuite il mit une petite pierre dans le billet, les enveloppa avec un +chiffon, attacha le tout à l'extrémité du fil de soie et s'exerça à le +lancer, par les barreaux, à travers la meurtrière. + +Quand il fut sûr de réussir, il attendit l'heure désignée. + +A minuit, le fil glissait sur la paroi extérieure de la tour. Georges +retenait l'autre extrémité. Vingt minutes s'écoulèrent. Le prisonnier +perçut une traction du dehors. Ce signal était facile à interpréter. +Georges ramena le fil à lui. Bientôt il eut entre les mains une corde, +une lettre, et les objets nécessaires pour écrire. La corde était +un franc-funin, de grosseur médiocre, mais d'une grande force de +résistance. Elle avait quelque cinquante pieds en longueur. + +Georges la cacha sous sa paille, se proposant de soulever dès qu'il +pourrait une pierre du dallage pour la fourrer dessous. + +Dans la lettre, frémissante de passion exaltée, Constance lui mandait, +en termes couverts, que, le soir de son arrestation, les Tondeurs +avaient mis le feu à la ville, sans doute pour essayer de briser ses +fers. Pendant la confusion, ils avaient escaladé la courtine du château, +près de la tour des Moulins, délivré ses deux camarades, et ils le +cherchaient, en se battant vaillamment, lorsque les gardes étaient +parvenus à les repousser. Depuis lors, les Tondeurs semblaient s'être +éloignés de Saint-Malo, car l'on n'entendait plus parler d'eux. Tout le +monde ignorait, d'ailleurs, qu'il fût leur chef. Son hôtel était fermé. +On le disait parti pour un voyage lointain. Quant à elle, pendant +l'incendie, on avait tenté de l'enlever. Un homme déguisé, inconnu, +avait profité de ce qu'elle était seule avec sa mère, à la maison, pour +se jeter sur Constance et l'emporter dans ses bras. Il l'avait conduite +à la Grande-Conchée, dans la caverne de la sorcière Maharite, où, +succombant à ses émotions, elle était tombée gravement malade. Maharite +la ramena chez ses parents. De nouveau, elle fut prise de la fièvre, du +délire. Présentement, sa santé se rétablissait heureusement. Elle +ferait le possible et l'impossible pour arracher Georges à son odieuse +captivité. Il pouvait compter sur le dévouement le plus absolu. Elle +n'avait pas revu son ravisseur. + +--C'est Eric! ce brave Eric! murmura Georges. Il voulait, tout à +la fois, me rendre la liberté et une maîtresse adorable! Oh! je +récompenserai sa fidélité. + + + + + CHAPITRE XII. + + TENTATIVE D'ÉVASION. + + +A dater de cette nuit s'engagea entre Constance et Georges une +correspondance active. Pour intermédiaire, cette correspondance eut le +gourmette Lucas. Depuis longtemps, il était gagné aux intérêts des deux +jeunes gens. Les libéralités de Georges, les caresses de Constance en +avaient fait un messager fidèle. Au surplus, il ne savait de Maisonneuve +que ce que l'on eu savait généralement à Saint-Malo. En cette +circonstance, il ignorait même qu'il le servit personnellement. +Constance avait dit à Lucas qu'il s'agissait d'un prisonnier politique +pour qui messire de Maisonneuve nourrissait de l'attachement. Elle avait +appuyé sa confidence d'un beau sol parisis, tout neuf, avec promesse +d'autres récompenses, et le gourmette se montrait enchanté de la mission +à lui confiée. Elle n'était cependant pas sans difficulté ni péril +cette mission. Il fallait, durant les nuits sombres et à marée basse, +descendre, par une ancienne brèche, dans les douves du château. Mais, +comme ces douves n'étaient jamais entièrement à sec, il fallait encore +jeter une planche entre la contrescarpe et le contrefort du bas de la +tour, puis s'avancer sur ce pont volant, recevoir les billets envoyés de +l'intérieur de Qui-Qu'en-Grogne, les transmettre au moyen d'une cordelle +à Constance, qui attendait ordinairement à la fenêtre de sa chambre, et +rapporter la réponse. + +On avait à craindre, et les sentinelles postées sur les deux donjons, et +la surprise d'un passant ou d'un pêcheur. + +Rien, toutefois, pendant deux mois, ne troubla cette intrigue. Constance +déplorait amèrement le temps que la maladie de Georges leur faisait +perdre. Car son évasion était arrêtée, méditée avec soin et paraissait +présenter toute chance de succès. Mais, aussi, la jeune fille, devenue +superstitieuse, pensait à un concours secret de la Providence. Sa +mystérieuse liaison ne semblait pas soupçonnée. Maître Jacques, tout +occupé du projet d'une expédition nouvelle, dont il avait obtenu +l'autorisation par Lettres patentes, en date du «pénultième jour +d'octobre, l'an 1534,» maître Jacques avait bien trop à faire pour +surveiller Constance. Étienne Noël s'était bénévolement prêté au désir +de la jeune fille. On avait remis le mariage à l'automne prochain. + +Peut-être les agitations de Constance, ses inquiétudes, ses +tressaillements sans motif apparent, ses fréquentes promenades devant +le château, sa dévotion subite avaient-elles excité l'attention de +Catherine. Mais la bonne dame était trop timide pour en chercher la +cause; trop réservée pour faire part de ses appréhensions, si elle en +avait conçu. Tout allait donc, autant que possible, pour le mieux. + +Emportée par la passion, Constance s'était même plusieurs fois, vers +minuit, à descendre de sa chambre,--ce qui lui était maintenant facile, +la femme de Cartier habitant le rez-de-chaussée depuis le retour de son +mari,--et à se rendre sur la chancelante passerelle jusqu'au pied de la +tour pour toucher le fil qui la mettait en communication avec Georges. +C'était pour elle des moments d'extase, ses seuls moments de bonheur. +Un courant électrique s'établissait, vraiment, entre le prisonnier et +la jeune fille. Constance sentait son amant, elle lui parlait, elle +entendait sa voix. Pour eux, les murailles épaisses n'existaient plus, +car lui aussi il savait qu'elle était là: il la voyait, il l'entretenait +avec ardeur de leur amour, de ses espérances. + +Si Georges l'eût permis, la fougueuse Constance y fût venue presque +chaque nuit, à cet étrange rendez-vous. Mais il était prudent; il la +voulait prudente. + +Au commencement de février, ses plaies se trouvaient cicatrisées. Il +chercha à réaliser son projet d'évasion. D'abord il lima les barreaux +extérieurs de la meurtrière. Pour s'élever jusqu'à leur hauteur, il +enfonçait des tiges de fer dans les joints de la muraille. Avec de +la mie de pain, couverte de rouille, il masquait les progrès de son +travail. + +Ce travail exécuté, il ne recula point devant l'idée de déplacer un des +énormes blocs de granit dans lesquels était percée la meurtrière. +Après avoir aisément descellé le grillage extérieur, Georges se mit à +l'oeuvre. + +Constance lui avait procuré quelques-uns des outils nécessaires: des +ciseaux à froid, des leviers de petite dimension, mais de grande force; +des coins, et jusqu'à une poulie pour descendre, sans bruit, la pierre +dans le cachot dès qu'elle serait détachée de son emboîtement. + +Silencieusement, Georges besoignait la nuit; le jour il se reposait, +après avoir serré ses instruments sous une dalle du cachot. Il dépensa +près d'un mois à faire jouer la pierre de taille dans son alvéole. +Il était brisé de lassitude. Les plaies se rouvraient à ses pieds, +endoloris par les pénibles stations auxquelles il les soumettait +sur d'étroites lamelles de fer, et quoiqu'il eût soin de garnir ses +chaussures avec des tresses de paille. Ses mains, gonflées, couvertes +d'ampoules, saignaient aussi. Ses vêtements tombaient en lambeaux. Mais +il n'y avait pas de temps à perdre. Ne pouvait-on à toute minute le +venir prendre pour le conduire au supplice? La vie, la liberté d'un +côté, la torture, la mort de l'autre sont des artisans de courage +indomptables. Ils expliquent les prodiges d'un Latude ou d'un baron de +Trenck. + +Un matin, Georges, en se jetant sur son grabat, murmura: «Enfin! à ce +soir.» + +Toutes les mesures étaient prises. La pierre remuait, à volonté, dans +son encastrement. Après l'avoir ébranlée, le captif était parvenu à +introduire, dessous le bloc, cinq ou six morceaux d'acier ronds, gros +comme des tuyaux de plume. Son intention était de les utiliser comme +rouleaux, et ils fonctionnaient très-bien. Sans grand effort, on pouvait +chasser la pierre du dehors au dedans du cachot, avec le bras allongé à +travers la meurtrière. + +Cette pierre enlevée, Georges passait par l'ouverture qu'il avait, si +laborieusement faite, se glissait le long d'une corde, au pied de +la tour, et joignait Constance, à quelques pas, sous le portail de +Saint-Thomas. + +Ils se rendaient à sa maison, dont Georges avait une clef cousue dans +la doublure de chacun de ses déguisements; ils y prenaient deux +costumes d'homme, de l'or, descendaient sur la grève par le souterrain, +s'emparaient de la première barque venue et gagnaient la pointe de +Dinard, où le jeune homme connaissait une retraite sûre. De là, ils se +réfugieraient en Écosse, aussitôt qu'une occasion se présenterait. + +Les choses étaient sagement prévues, sagement combinées. La nuit +suivante n'aurait pas de lune. On était dans la saison des brouillards. +Et, depuis vingt-quatre heures, une brume épaisse flottait sur la ville. +Il était peu probable qu'elle se dissipât durant la journée ou la soirée +prochaine. + +Néanmoins, malgré toutes ces précautions, toutes ces chances favorables, +le chef des Tondeurs souffrait d'une anxiété extrême. Il était pris du +fièvre. Il n'avait pas de repos. Sur sa couche, il se trouvait mal +à l'aise. Debout, le pavé lui brûlait les pieds. Ses sens étaient +maladivement éveillés. Il percevait les moindres sons. Ces sons, si +légers qu'ils fussent, lui causaient les plus douloureux frémissements. +En dépit de la pénombre, il voyait distinctement les rayures que la lime +avait faites aux grilles; les interstices,--si habilement dissimulés +pourtant,--produits par le descellement de la pierre, apparaissaient à +ses regards, comme de larges crevasses béantes, qui devaient fatalement +sauter aux yeux de quiconque entrerait dans la prison. + +Quand arriva le gardien, apportant sa maigre pitance ordinaire, Georges +tremblait si fort que cet homme, saisi de compassion, proposa de lui +envoyer le physicien. + +On pense bien que notre captif refusa cette faveur. + +--Pauvre diable! murmura l'honnête porte-clefs en se retirant, il n'en a +pas pour longtemps à vivre! + +Dès que le couvre-feu eut sonné, Georges termina rapidement ses derniers +préparatifs. + +Le dessus de la meurtrière était formé par un lourd et long linteau, +qui s'étendait fort avant, de chaque côté, dans la muraille. Dans +l'entre-deux de ce linteau avec les pierres supérieures, Georges fixa +sa poulie. Puis, appuyant par l'embrasure sa main droite sur la face +externe du bloc, rendu mobile, il l'attira à lui. Le monolithe obéit +à la traction. Quand il eut dépassé, de moitié, la paroi intérieure du +mur, Georges attacha une corde dont le bout, passé dans la gorge de la +poulie; fut solidement amarré au pilier du cachot. + +Notre homme alors acheva d'extraire le bloc de sa cavité; et, défaisant +le noeud de la corde, il affala doucement l'énorme pierre, à l'aide +du pilier autour duquel s'enroulait deux fois la corde et dont il se +servait comme d'un cabestan pour empêcher le fardeau de choir tout d'un +coup. + +Cette rude tâche finie, le prisonnier eut comme un sentiment d'effroi. +L'air entrait à flots par une ouverture de dix pieds carrés. + +Georges éteignit la bougie qu'imprudemment il avait oublié de souffler. + +Bientôt le jeune homme se remit. Il empoigna la corde arrêtée à la +pierre, se coula par l'ouverture et opéra sa descente, après avoir +emmailloté ses mains dans des chiffons, afin de ne les pas brûler par le +frottement. + +Un brouillard très-dense le protégeait. Quelques minutes encore et +la liberté lui sourirait dans les bras et par le visage de la plus +charmante des maîtresses. + +Déjà Georges avait le pied sur la planche de salut. A travers les +vapeurs, il distinguait Lucas, assis, faisant le guet sur le revers du +fossé, quand un cliquetis d'armes et un bruit de pas se firent entendre. + +Le gourmette prit aussitôt la fuite. Georges plongea résolument dans la +douve; mais elle était peu profonde. La garde du château avait aperçu +le malheureux. Malgré une résistance acharnée, il ne tarda pas à être +réintégré dans la forteresse. + +On l'enferma, accablé par la lutte qu'il avait soutenue, désespéré de +son échec, dans une des logettes du Grand Donjon, à quelque cent pieds +au-dessus du niveau de la mer. + +Lucas s'était hâté de prévenir Constance; et la pauvre fille, non moins +désespérée, était remontée à sa chambre, sans avoir remarqué qu'un +homme, posté dans l'ombre au coin de la maison, observait ses +mouvements. Le gourmette allait à son tour remonter à la soupente où il +couchait dans le grenier, lorsque cet homme le happa au passage. + +--Terr i ben! à nous deux, mon gars! + +--Oh! monsieur Jean, mon bon monsieur Jean, ne me faites pas de mal; +pour l'amour du doux Jésus, ne me faites pas de mal! supplia Lucas +tremblant d'épouvante. + +--Méchant vaurien! dit le vieux timonier d'une voix sourde; c'est +comme ça que tu trompes la confiance de ton maître... lui qui t'a +généreusement recueilli... + +--Je ne le ferai plus, je ne le ferai plus, monsieur Jean. + +--Tais-toi et écoute bien ce que j'ai à te dire... A compter de +maintenant, tu m'appartiens. Je veux que, chaque jour, tu me fasses un +rapport de ce que t'ordonnera mademoiselle Constance. Si tu y manques +ou si tu essaies de me tromper... je me charge de ta punition, +entends-tu!... Et pas un mot, à qui que ce soit, de ce qui s'est passé +ce soir, sinon!... + +--Je vous jure, monsieur Jean!... + +--Assez! va te coucher! + +Le gourmette ne se fit pas répéter cet ordre. En un clin d'oeil, il fut +en haut de l'escalier. + +Jean Morbihan le suivit, rentra doucement dans la maison, et, enfilant +un long corridor, il gagna une petite pièce qu'il occupait au premier +étage, derrière celle de Constance. + +--Min Gieu! il était temps! murmura le bonhomme en fermant l'étroite +croisée de cette pièce qui donnait en face de la tour Qui-Qu'en-Grogne. +Par bonheur, je faisais vigilante garde! Autrement les deux oiseaux +s'envolaient; da oui! En ai-je passé des nuits blanches, depuis trois +mois! Sans cette fenêtre, c'était fini. La colombe filait avec le milan; +mais le père Jean n'est pas un novice. Ce n'est pas à lui qu'on en +conte. Quand j'ai vu ma Constance, tantôt nuageuse comme une tempête, +tantôt souriante comme un rayon de soleil, j'ai deviné qu'il y avait +anguille sous roche. Elle se levait tard, la demoiselle! Autrefois elle +était éveillée dès l'aurore; donc, elle devait se coucher tard. Pourquoi +qu'elle se couchait tard? Ma foi! je l'ai espionnée. Ce n'est pas un +beau métier; mais n'est-ce pas moi qui l'ai élevée? Min Gieu, oui! +Elle-est ma fille, après tout. J'ai eu raison. En voici la preuve. Je +me doutais bien que ça en arriverait là. Hier, elle était inquiète, +remuante comme une poule qui a perdu ses poussins. Oh! oh! me suis-je +dit, Jean, mon ami, faut redoubler d'attention. On veut te jouer un +tour de passe-passe. Ne va pas t'endormir comme le jour où ce malheureux +Yvon... Ah! sans ma paresse, ma maudite paresse, il n'aurait pas été +tué... Je ne me pardonnerai jamais sa mort, da non! Enfin, messire +l'archi-prêtre de Saint-Sauveur dit toutes les semaines une messe pour +le repos de son âme! Mais, cette Constance! quelle endêvée!... et ce +polisson de Lucas!... J'aurais peut-être du mettre, dès l'abord, un +terme à leurs manigances!... Il eût été mieux d'avertir maître Jacques! +Après tout, pourquoi lui faire de la peine? n'a-t-il pas assez de +tracas? Constance aurait été vertement tancée aussi... par ma faute!... +Moi qui l'aime tant! Ah! je n'aurais pu me résoudre à lui causer de +nouveaux chagrins. D'ailleurs, maître Cartier n'a-t-il pas obtenu +la permission d'embarquer avec lui des prisonniers, à notre prochain +voyage? Je manoeuvrerai de façon qu'on comprendra le brigand parmi ces +prisonniers! Et, quand il sera parti, ma Constance se consolera... Ah! +les femmes! les femmes!... S'énamourer d'un soudard! Y a-t-il du bon +sens! je vous demande un peu! Que tu as bienfait de ne pas te marier, +mon pauvre Morbihan!... Cette petite fille, on lui donnerait le bon +Gieu sans confession! et paf! elle allait décamper! Mais je veillais au +grain! Et lorsque je l'ai entendue débouquer de sa chambre, ce soir, je +me suis glissé à pas de loup derrière elle. Grâce au brouillard, elle ne +m'a pas aperçu. Elle s'est cachée sous le portail de Saint-Thomas. Cela +signifiait quelque chose. D'autant mieux que, de ma fenêtre, j'avais +déjà vu le gourmette se placer en vigie vers le fossé du Château. Ah +bien! on n'enseigne pas à un vieux renard à prendre les poules. Je +me guindé sur le rempart, et qu'est-ce que je distingue? un homme qui +déboulait de Qui-Qu'en-Grogne par un trou... Ah! ah! on te connaît, beau +calfat... En une minute je suis au corps de garde du pont-levis et j'ai +prévenu le chef du poste... Bonne affaire, mon échappé est gobé, min +Gieu, oui! Constance ne saura pas que c'est moi... Bah! dans un mois ou +six semaines nous mènerons son galant faire la cour aux sauvagesses... + +Le brave timonier, qui s'était jeté sur son branle, sourit et +s'endormit, en s'adressant cette consolante réflexion. + +Le jour suivant, Constance ne descendit pas déjeuner. La vieille Manon +annonça qu'elle était indisposée. Cette information ne surprit personne, +la jeune fille demeurant souvent au lit fort avant dans la matinée, +depuis sa dernière maladie. + +--Ce ne sera qu'une indisposition; mais j'ai une excellente nouvelle +à te donner; par ma Catherine, une excellente nouvelle! dit Jacques +Cartier à Morbihan; ces messieurs les notables s'assemblent aujourd'hui +à la baie Saint-Jean, afin d'y faire lecture des Lettres Patentes que +m'a octroyées Monseigneur l'Amiral, et pour fixer le jour de notre +départ. + +--Le plus tôt sera le mieux, maître! Embarquerons-nous des prisonniers? + +--Oui, une vingtaine qui sont au château. J'ai permission particulière +de les établir sur les terres neuves. Et à propos des prisonniers, tu +sais, Jean? + +--Quoi donc? répondit ingénuement le timonier. + +--Mais le tien a failli s'évader! + +--Le mien? l'assassin d'Yvon?... + +--Lui-même. Mais on l'a ressaisi, au moment où il sortait de son +cachot par une énorme ouverture qu'on voit très-bien du haut des +fortifications. Ça doit être un fier homme! + +--L'emmènerons-nous aussi, maître Jacques? + +--Si tu y tiens. J'ai le droit de choisir. + +--Min Gieu! choisissez-le alors! + +--Tu lui en veux toujours? dit Cartier en souriant. + +--C'est le meurtrier de ce pauvre Yvon, que... + +--Encore ta vieille histoire! + +--Vous le prendrez, n'est-ce pas, maître Jacques? + +--Mais oui. Il me faut des compagnons solides. Et il doit l'être, si +j'en juge par ce qu'il a tenté la nuit dernière! + +--Pour ça, c'est un rude compère, je vous le garantis. Quand je +l'attrapai par le cou, et que je l'étranglai, il n'en parvint pas moins +à me renverser sur le tillac... + +--Bon, bon, dit Cartier en riant, nous prendrons ton protégé à bord. +Tâche cependant qu'il ne cherche pas à se venger de toi. + +--Soyez tranquille, maître, je me charge de lui. Mais je vais vous faire +une prière. + +--Une prière, toi? Elle est exaucée. Va! + +--Ne dites pas, devant dame Catherine ou Constance, que nous emmenons +cet homme. + +--Quel intérêt Catherine et Constance... + +--Oh! des bêtises de femme! Je crois qu'elles l'ont visité à la Noël +dernière et qu'elles s'apitoient sur son sort; qu'elles prétendent +l'amener à résipiscence! + +--Ce n'est que cela? + +--Da oui! répondit Jean, qui ajouta à part soi: Min Gieu! que de +mensonges j'ai faits depuis hier soir, moi qui les déteste tant! Oh! je +m'en confesserai, pour le certain. + +Cartier reprit gaiement: + +--Tu les gâtes toujours, nos dames. Eh bien! pour te faire plaisir, on +ne leur en parlera pas. + +--Mais si elles vous en parlent? + +--Cela te tient donc terriblement au coeur! Ah! quel chevalier courtois +tu fais, à ton âge, vieux Jean! Pour éviter un bobo à ta Constance ou à +ma Catherine, tu te mettrais au feu! + +--Min Gieu, oui! + +--Rassure-toi; si elles m'interrogent, je répondrai que leur favori--et +Cartier se prit à rire--ne figure pas sur mon rôle d'équipage. Es-tu +content? + +--Merci, maître Jacques, merci; je compte sur votre parole! + +Cette causerie avait eu lieu sur le pas de la porte, tandis que dame +Catherine et sa servante apprêtaient le déjeuner. Après le repas, +Cartier et Jean Morbihan sortirent: le premier, pour se rendre à la +réunion de la baie Saint-Jean; le second, pour aller faire un tour dans +le port. + +La femme de Cartier monta aussitôt près de Constance. Elle trouva la +jeune fille à sa toilette. + +--Je te croyais malade! + +--Oh! un peu de migraine que le grand air dissipera, répondit Constance +d'un ton très-dégagé. + +Dame Catherine l'embrassa tendrement. + +--Tantôt, dit-elle, nous irons nous promener avec Étienne. Il nous +montrera les trois navires que le Roi a mis à la disposition de ton +père. + +--Bien volontiers! Ah! ce bon Étienne, comme je suis marrie de le voir +partir encore... + +--Ma fille, dit affectueusement Catherine, cela t'apprendra à faire des +voeux imprudents. Si tu ne t'étais pas consacrée pour un an à la sainte +Vierge, lors... + +--C'est à elle que je dois mon salut! + +--Je sais, mon enfant, je sais; aussi ne te fais-je pas un reproche de +ton action... mais, patiente! La patience est une grande vertu. Leur +voyage ne durera que quelques mois! L'automne prochain tu épouseras cet +excellent Étienne, qui t'aime plus que je ne saurais dire. + +--Et moi, penses-tu que je ne l'aime pas? + +--Oui, j'en suis sûre maintenant, bien sûre, répliqua dame Catherine, +complètement dupe de l'artificieuse jeune fille. + +Celle-ci avait réfléchi pendant la nuit et conçu un nouveau plan pour +sauver son Georges. Il était besoin de ruser, elle ruserait; d'attendre +le départ de maître Cartier, elle attendrait. Constance fut admirable de +résignation, d'empire sur elle-même. Elle semblait même prise d'un amour +sincère pour son cousin Étienne Noël. La volonté des femmes est à celle +des hommes comme la goutte d'eau qui tombe incessamment sur le granit +est à l'onde tout d'un coup épanchée sur lui. Celle-ci brille, mais +n'entame pas; l'autre use, creuse, sans se laisser apercevoir. + +Tout le monde était enchanté, à l'exception de Jean Morbihan, qui ne +revenait pas de son étourdissement. + +--Il se brasse quelque chose dans cette petite tête-là; bien malin qui +arracherait cette idée de ma vieille caboche, da non! marmottait-il, en +regardant, dans l'après-midi. Constance qui trottinait gaiement au bras +d'Étienne. + +On était au mardi de la Semaine-Sainte. + +Le vendredi, entre l'office du matin et celui du soir, Constance proposa +à dame Catherine de visiter les prisonniers. C'était l'intention de +celle-ci. Après avoir porté leurs consolations dans plusieurs cachots, +Constance, bravement, demanda au gardien ce qu'était devenu le +malheureux qui avait tenté de s'évader. + +--Ah! dit le porte-clefs, ce brigand, qui a failli me faire perdre ma +place! Il est au secret, là-haut!--et l'homme indiqua d'un geste +le sombre donjon;--oui, au secret, par ordre de M. Jehan le Juiff, +lieutenant du connétable. Oh! son affaire est claire! Pendu haut et +court. Ce n'est pas moi qui le plaindrai!... + +Constance sut dissimuler. Elle dissimula pendant les cinquante jours qui +séparent Pâques de la Pentecôte. + +Ce dimanche-là, le 10 de mai, elle communia avec toute la famille de +Cartier et les équipages de celui-ci, qui appareillait et devait lever +l'ancre dès que le vent serait favorable. L'imposante cérémonie avait +été célébrée, dans la cathédrale de la ville, par le «révérend père en +Dieu, M. de Saint-Malo (François Bohier), lequel, dit la Relation de +maître Jacques, nous donna, en son état épiscopal, sa bénédiction, au +choeur de ladite église.» + +Depuis le Vendredi-Saint, Constance n'avait fait aucune demande pour +revisiter les prisonniers. Elle savait que Jacques Cartier en emmenait +une vingtaine avec lui. Mais elle se croyait certaine que Georges ne +figurait pas sur la liste; car, cédant à ses instances, Étienne lui +avait montré le rôle d'équipage; et les vingt individus désignés pour +la transportation étaient des voleurs au petit-pied, récemment arrêtés, +dont pas un n'avait même le prénom de Georges. + +Elle n'avait pu communiquer d'aucune manière avec lui. Mais Lucas +s'était adroitement lié avec le fils d'un des gardiens du château. Il le +faisait causer; et, l'enfant répétant ce qu'il entendait dire chez ses +parente, Constance avait appris que la santé de Georges était assez +bonne. + +Dernièrement, la discipline s'était relâchée à son égard. On lui +permettait de se promener, une heure on deux, dans une vaste salle, +au-dessous de son cachot. + +Constance comptait sur la solennité de la Pentecôte pour essayer de le +voir. Son espoir, cette fois, ne fut pas déçu. + +Après vêpres, elle se rendit au Château avec Catherine et Manon qui +portait un panier de provisions pour les détenus. Ce panier fut l'objet +d'un examen sévère. On n'y découvrit rien de suspect. + +--Voulez-vous grimper au Grand Donjon, mesdames demanda le geôlier, +après les avoir conduites dans les chambres inférieures. + +--Vous y avez des prisonniers? fit Catherine. + +--Un seul. C'est celui qui a tenté cette fameuse évasion... Si vous +souhaitez de le voir. + +--Oh! j'irais, volontiers, faire un tour sur le Grand Donjon, s'écria +Constance. On y jouit d'une vue admirable! + +--Va, mon enfant. Mais moi je t'attendrai en bas, je suis lasse. Manon +restera avec moi. Ses jambes ne lui permettraient pas non plus une +pareille ascension. + +--Alors, dit gaiement Constance, je porterai moi-même à ce pauvre +prisonnier le reste de nos provisions! + +Elle prit le panier et suivit le gardien, qui déjà gravissait l'escalier +en spirale du Grand Donjon. Ils montèrent, montèrent, traversèrent de +vastes salles, hérissées d'armes blanches, d'arquebuses et de canons. +L'escalier, de spacieux et commode qu'il était à son point de départ, se +rétrécit. Il devint sombre, presque noir, malaisé. Une seule personne +y pouvait circuler. Le porte-clefs allait le premier, Constance, +oppressée, haletante, venait péniblement derrière lui. On ne voyait même +pas pour se conduire dans cet affreux dédale. + +Le geôlier s'arrêta. Il ouvrit une double porte, dans un embrasement +assez profond; et, se retirant sur une marche supérieure, pour faire +place à Constance: + +--Mademoiselle, c'est là qu'est notre prisonnier! dit-il en montrant un +trou, long de six pieds, large de quatre, qu'éclairait un autre trou de +six pouces carrés[29]. + +[Note 29: Ces cachots existent encore dans le donjon du château de +Saint-Malo.] + +--Ah! mon Dieu! s'exclama Constance épouvantée... + +Un fracas de chaînes résonna lugubrement. + +--Oh! n'ayez pas peur, mademoiselle, dit le gardien en ricanant. Cette +fois le scélérat ne se sauvera pas! J'en répondrais sur ma tête! + +Une sorte de fantôme apparaissait dans l'ombre. La jeune fille et le +spectre échangèrent un regard, un seul! Ils y puisèrent la vie. + +--Tenez, pauvre homme, et que le bon Dieu vous protège! dit Constance en +lui offrant de la viande et des fruits tirés de son panier. + +Sa main gauche s'approcha des lèvres de Georges, qui la baisa +passionnément. Mais, en même temps, sa droite, prestement, retirait de +dessous sa basquine divers objets qu'elle lançait dans le cachot. + +Le geôlier ne pouvait voir; car il était, comme nous l'avons dit, debout +sur un degré supérieur, et Constance, quoique très-mince, occupait, +avec ses amples vertugadins, toute la baie de la porte de la cellule, +pratiquée dans la cage même de l'escalier. + +Ce mouvement avait, d'ailleurs, duré moins de temps que l'on n'en met +pour le décrire. + +Constance retira sa main, ramassa son panier et se glissa sur la marche +inférieure afin que le gardien pût refermer ses portes. + +--Si vous désirez monter jusqu'au sommet de la tour, dit-il. Nous en +sommes tout près. + +--Oh! non, je vous remercie; j'ai trop présumé de mes forces, je me sens +fatiguée. + +Constance redescendit. Dame Catherine la trouva pâle au retour. Elle la +gronda doucement de son imprudence. C'était si haut! L'escalier était si +raide! Catherine le connaissait bien, cet escalier. Toute petite, +elle l'avait parcouru. Dieu sait combien de fois, quand son père était +gouverneur de Saint-Malo! Et dans le Donjon il existait des cachots! +Sainte Vierge, quelle horreur! leur souvenir lui faisait dresser les +cheveux sur la tête. L'hiver c'était une glacière, l'été des plombs, +comme à Venise. Le prisonnier devait-il souffrir! + +En ce moment, le prisonnier ne souffrait plus. Ses tortures, ses +déceptions, ses douleurs physiques et morales, il ne les sentait pas. +Georges espérait. Quand la flamme vivifiante de l'espérance échauffe le +coeur de l'homme, il n'y a pas de misères pour lui. + +Mais le chef des Tondeurs devait encore bientôt tomber des régions +éthérées d'un beau rêve dans les abîmes d'une réalité infernale. + +Le soir même de ce jour, on le tirait de sa prison pour le traîner à +bord d'un navire, mouillé en rade, et le plonger à fond de cale, avec +dix autres détenus. + + + + + CHAPITRE XIII. + + LE SAINT-LAURENT. + + +Nous l'avons dit: quoique le premier voyage d'exploration de maître +Jacques Cartier eût plutôt donne gain de cause à ses Zoïles qu'à ses +Mécènes, des esprits distingués ne l'en considérèrent pas moins comme un +premier pas vers des conquêtes importantes. Parmi ces natures d'élite, +citons avec honneur le vice-amiral Charles de Mouy. Son nom mérite +d'être gravé en lettres d'or au socle de la statue que la postérité +élèvera sans doute, un jour, à l'illustre parrain de la Nouvelle-France. + +Dès qu'il fut de retour à Saint-Malo, Cartier alla visiter son +protecteur. Il lui fit le récit du voyage; lui présenta les deux +sauvages qu'il avait ramenés. Taignoagny et Domagaia comprenaient déjà +un peu notre langue, ils pouvaient aussi la parler un peu. Ces indigènes +répétèrent à Charles de Mouy ce qu'ils avaient souvent dit à Cartier: +Le fleuve dont il avait aperçu l'embouchure baignait, à des distances +infinies, une terre féconde et bien peuplée. Le pays se divisait en +trois sections: Saguenay, Canada [30], Hochelaga. + +[Note 30: Telle est la version plusieurs fois répétée de Jacques +Cartier. Elle prévalut, puisque le pays entier porta depuis lors le nom +de _Canada_. Mais, quoi qu'on ait pu dire à ce sujet, quoi que j'aie +pu avancer moi-même en mes oeuvres précédentes, il me paraît constant +aujourd'hui qu'il n'y eut jamais, parmi les riverains du Saint-Laurent, +de pays appelé Canada. Le mot est indien, puisque indien nous disons. Il +signifie collection, groupe, amas de maisons, bourgade, village si l'on +veut. On le doit écrire _Kaugh-na-daugh_. Les noms de _Kaugh-na-waugh-a, +Kaugh-yu-ga, Onon-daugh-a, Kaugh-na-daugh-ga, Kaugh-ni-bas_ et d'autres +avec le même radical ou la même terminaison se rencontrent fréquemment +dans l'Amérique Septentrionale.] + +On montra à ces sauvages quelques grains d'or et de cuivre mêlés les +uns avec les autres. Ils surent en faire la distinction et déclarèrent +qu'au, Saguenay se trouvaient des mines de cuivre; au Canada des mines +d'or. Taignoagny, qui 'paraissait avoir une connaissance exacte de la +contrée, ajouta en outre que, dans l'intérieur, à l'Ouest, il y avait +une grande nation, d'individus blancs et habillés comme les Français. +Ce rapport, fait plusieurs fois à Cartier, pendant ses voyages, ne +semblerait-il pas prouver que des navigateurs européens avaient, +longtemps avant lui, rangé ces côtes? + +Qu'il en soit ou non ainsi, Charles de Mouy fut très-satisfait du début +de Cartier. Il lui promit une nouvelle Commission et il s'employa avec +tant d'activité que, six semaines après, le 30 octobre 1534, l'amiral +Philippe de Chabot lui délivrait, au nom du roi, cette Commission, +beaucoup plus large que la première. + +Dans son excellente Histoire du Canada, M. F.-X. Garneau laisse +croire que Charles de Mouy «se rallia alors seulement à la cause des +découvertes et qu'il vint se joindre à Philippe de Chabot.» C'est une +erreur regrettable. Le grand amiral eut assurément une part glorieuse à +l'entreprise, mais le vice-amiral y contribua beaucoup plus que lui. On +a vu que, lors du précédent voyage, ce dernier passa en revue les gens +de Cartier. Pour le second, il usa de tout son crédit à la cour de +France. Et, grâce à ses démarches, grâce à son influence, une foule +de gentilshommes sollicitèrent la faveur de s'embarquer avec maître +Jacques, qui avait été officiellement promu au rang de capitaine. + +Le «mandement» de Cartier, signé Philippe Chabot, et «scellé en plat +quart de cire rouge,» portait qu'il commanderait et mènerait, aux terres +neuves, trois navires équipés et avitaillés pour quinze mois, afin de +parachever la navigation des contrées qu'il avait déjà reconnues et +en découvrir d'autres. Tous les soins d'affrètement des navires et +recrutement des équipages lui étaient confiés, «à tel pris raisonnable +qu'il adviserait au dire des gens de bien et à ce congnoissans.» + +Enfin, on lui déléguait la surintendance générale de l'expédition, et +un pouvoir absolu sur les «pillottes, maistres, compagnons mariniers et +aultres,» qui l'accompagneraient. + +Quand ces Lettres patentes eurent été lues en la baie Saint-Jean et +publiées par «bannye» dans la ville de Saint-Malo, les ennemis de +Jacques Cartier durent crever de jalousie. + +Leur rage ne le préoccupa guère. Le succès ne l'enivra point non plus. +Il continua de se montrer ce qu'il était: réservé avec ses supérieurs, +obligeant avec ses égaux, sévère mais juste avec ses subalternes, bon +avec tous. + +Cartier passa l'hiver en courses, tantôt à Paris, tantôt à Rennes, +tantôt dans les ports du littoral breton. + +L'année 1538 s'ouvrit sous de fâcheux auspices. Un moment Cartier put +craindre pour la réalisation du désir de toute sa vie. Depuis quelques +années suspendue par le traité de Cambrai (1529), la guerre se +rallumait. Le roi de France était prêt. + +La mort de sa mère lui avait donné de l'argent. Jusqu'alors, nous +avions été tributaires de l'étranger pour l'infanterie. François venait +d'instituer les légionnaires, ce «qui fust une très-belle invention,» +dit Montluc. Je ne crains pas d'ajouter qu'elle sauva la France. Car ce +n'était pas sans quelque raison que Charles-Quint annonçait dans Rome +qu'il comptait sur la victoire et déclarait que, «s'il n'avait pas plus +de ressources que son rival, il irait à l'instant les bras liés, la +corde au cou, se jeter à ses pieds et implorer sa pitié [31].» + +[Note 31: Michelet.] + +L'assassinat d'un ambassadeur par le duc de Milan fut le prétexte des +hostilités. François leva une puissante armée, sous la conduite de +Philippe de Chabot, car alors les amiraux recevaient tout aussi bien +le commandement des troupes de terre que de mer, et l'on se prépara +aussitôt à entrer en campagne. + +C'était l'appréhension de cette campagne qui troublait la noble +satisfaction de Jacques Cartier. Un revers pouvait renverser tous les +dessins du hardi navigateur. Aussi, le printemps arrivé, se hâta-t-il de +terminer ses apprêts. + +Charles de Mouy avait mis à sa disposition trois navires: la +_Grande-Hermine_, de 120 tonneaux environ; la _Petite-Hermine_, de 60; +et l'_Émerillon_, de 40. + +Le capitaine-général Jacques Cartier arbora son pavillon sur la +_Grande-Hermine_; il prit comme maître de nef Thomas Fromont. La +_Petite-Hermine_ eut pour commandant Marc Jalobert, pour maître +Guillaume Le Marié. L'_Émerillon_ fut placé sous les ordres de Guillaume +Le Breton et de maître Jacques Maingard. + +Le 15 mai l'armement et l'arrimage des vaisseaux étaient terminés. Le +dimanche 16, après l'office divin, on consigna les équipages à bord. Il +avait été décidé de lever l'ancre dès que la brise le permettrait. Dans +la nuit du 16 au 17, une vingtaine de transportés furent enfermés dans +les cales de la Grande et de la _Petite-Hermine_. Et le 19, au matin, le +vent soufflant bon frais du sud-ouest, Jacques Cartier fit appareiller. + +Cette fois, la solennité du départ fut plus brillante encore que +la première. Non-seulement les trois navires, mais la ville étaient +pavoisés de flammes ondoyantes. Des milliers de curieux encombraient les +grèves, les remparts et jusqu'aux toits des édifices. Il en était venu +de tous les coins de la Bretagne, de la Normandie, du Maine, même +de l'Anjou. C'est qu'aussi la nouvelle de l'expédition avait eu du +retentissement. Un essaim de gentilshommes, avec leurs pages, s'étaient +enrôlés sous la bannière de Jacques Cartier. A son bord, on remarquait, +entre autres, Claude de Pontbriand, échanson du Dauphin, Charles de la +Pommeraye, de Goyelle, et Jean Poullet. Sur la _Petite-Hermine_ et sur +l'_Émerillon_, il y avait aussi plusieurs jeunes gens considérables dans +le royaume par leur noblesse ou leur fortune. + +L'animation était grande, les espérances sans bornes. La voix imposante +du canon appuyait les joyeuses acclamations du peuple. + +Cartier fit, dans le port, ses adieux à sa famille. Constance eut pour +Étienne Noël de feintes tendresses, et le signal du départ fut donné. + +Les trois navires sortirent majestueusement de la rade et s'élancèrent, +toutes voiles déployées, vers la Manche. + +Pendant dix jours, le vent fut très-favorable. On navigua de conserve. +Mais, le 20 mai, il s'éleva une tempête affreuse, qui dura «en ventz +contraires et serraisons, autant que navires qui passassent jamais la +mer, eussent sans amendement.» Le 25, les trois vaisseaux se perdirent, +pour ne se retrouver qu'au, rendez-vous qu'ils avaient pris, à la terre +neuve. + +Georges avait été embarqué, avec dix autres prisonniers, sur la +_Petite-Hermine_. Il y était connu sous le nom de Philippe, ayant adopté +ce nom lors de son arrestation. + +On peut juger de sa stupeur quand il se vit claquemuré à fond de cale, +avec dix voleurs de la pire espèce. Cette stupeur fut d'autant plus +grande que, quelques minutes auparavant, Georges s'était énergiquement +rattaché à l'espoir d'une liberté prochaine. Dans l'un des fruits que +lui avait donnés Constance, il avait trouvé un billet très-adroitement +introduit. Ce billet relevait son courage. On s'occupait de lui. On +avait un plan d'évasion. Un gardien était à demi gagné. Georges devait +limer ses fers, avec un ressort d'acier enfoncé dans un autre fruit. +Bientôt, il recevrait une nouvelle visite. + +Outre cela, Constance avait encore pu lui jeter, à la dérobée, le +lecteur s'en souvient, quelques limes et une pelote de ficelle, fourrées +sous sa basquine. + +Quand on vint le prendre pour le mener à bord de la _Petite-Hermine_, +Georges s'abandonnait donc encore à de charmantes perspectives. Le choc +fut rude comme un coup de massue; car, tout de suite, notre homme avait +compris la peine à laquelle il était condamné. Condamné, non; destiné, +plutôt. Nul jugement n'avait été rendu contre lui. Comme il était un +sujet de discorde pour l'autorité civile aussi bien que pour l'autorité +religieuse, chacune avait accepté avec plaisir l'occasion de s'en +débarrasser, par un moyen terme, sauvant l'amour-propre de la +corporation. Et on l'avait inclus parmi les détenus que maître Jacques +Cartier emmènerait par-delà l'Atlantique. + +Un instant, Georges plia sous le poids de cette ruine si prompte, si +inattendue, si écrasante de ses aspirations nouvelles. Autour de lui, on +riait, on causait, on chantait. Ses compagnons échappaient au gibet. +Ils étaient ravis du voyage qu'ils allaient faire. C'était pour eux +un voyage d'agrément. L'arrivée de Georges ou plutôt de Philippe--nous +devrons l'appeler désormais ainsi--leur déplut. Ils se connaissaient +à peu près tous. Ils ne le connaissaient pas. Ils le prirent pour +un espion. Son manque de familiarité, sa hauteur contribuèrent à les +entretenir dans cette opinion. Ils résolurent de lui faire la vie dure. +Et dure, assurément, elle était assez déjà, dans cet étroit espace, +privé de la quantité d'air et de lumière suffisants à la santé, où ils +étaient enchaînés, entassés, parmi les barriques de goudron, les vieux, +cordages, les espars, les ferrements, tous les lourds objets qui ne sont +pas d'une utilité immédiate dans un navire. Avec cela, des légions de +souris et de rats, une puanteur, une incommodité insupportable. + +Tout d'abord, Georges avait songé à se révolter avant qu'on ne levât +l'ancre. Il avait emporté ses limes et son ressort, cachés dans sa +chaussure. Mais tout de suite aussi, il découvrit qu'il ne serait +pas secondé par ses co-captifs. Ceux-ci manquaient d'audace. Bons à +commettre les crimes qui n'exigeaient que la ruse ou la supériorité du +nombre, ils eussent reculé devant une action d'éclat, exigeant quelque +bravoure. Leur sort, du reste, leur paraissait plutôt digne d'envie que +de regret. Dans de telles conditions, il n'y avait point à compter sur +eux. + +Bien malgré lui, Philippe replia les ailes de son imagination. Mais +il lutta contre l'abattement, et s'en remit au temps du soin de sa +destinée. + +Quand l'on fut en pleine mer, le capitaine Marc Jalobert fit assembler +les prisonniers sur le pont. Là, il les informa qu'on allait les délier, +qu'ils vaqueraient au service du navire, comme matelots, mais que, si +l'un d'eux faisait la moindre résistance, il serait sur-le-champ passé +par les armes. + +Cette déclaration ne pouvait manquer d'être bien accueillie par les +misérables détenus. On les mit en liberté, et on les distribua dans les +différentes escouades de l'équipage. Ils partagèrent, dès lors, chaque +jour, le travail et les repas des matelots; mais le soir, on les +verrouillait dans la cale, où ils couchaient. + +Philippe n'était point novice dans l'art nautique. Il y avait même des +notions assez profondes, qui le firent remarquer par le capitaine et +lui valurent quelques faveurs. La suspicion en laquelle le tenaient ses +compagnons s'en accrut. Tout en subissant sa supériorité, ils couvaient +contre lui une haine, se manifestant chaque fois que l'opportunité se +présentait. + +Un jour, Étienne Noël, qui occupait sur la _Petite-Hermine_ un grade +équivalent à celui de garde-marine, créé plus tard par Louis XIV,--un +jour, Étienne Noël commanda à Philippe une manoeuvre assez délicate. +Dans son empressement pour l'exécuter, le transporté glissa et tomba +tout de son long sur le pont. Les témoins de cette scène se mirent à +rire. Mais un des co-détenus de Philippe fit mieux: armé d'un faubert, +il épongeait le pont qu'on venait de laver. Cet individu avait conçu une +inimitié toute particulière contre Philippe. Le voyant étendu, il crut +de bonne plaisanterie de lui pousser son faubert dans le visage. + +Déjà irrité par les lazzis que sa chute avait provoqués, Philippe +saisit le couteau qu'il avait à sa ceinture, et, cédant à un accès de +colère-aveugle, il en porta un coup à l'insulteur. Étienne Noël se jeta +entre Philippe et sa victime. Sans réflexion, celui-ci leva son couteau +sur Étienne. Aussitôt, il fut appréhendé et solidement garrotté. + +Le procès du coupable eut lieu à l'instant, en présence des mariniers +et des transportés. La blessure faite par Philippe était légère. Mais +il avait menacé d'un couteau son supérieur, terrible devait être le +châtiment. Rigoureusement appliquée, la loi le condamnait à mort. Par +bonheur, Étienne Noël intercéda pour lui. Et Marc Jalobert consentit à +le traiter, non comme un banni criminel, mais comme un matelot. + +Quoique, d'après la Coutume, Philippe eût trois repas, c'est-à-dire une +journée, pour reconnaître sa faute, il préféra l'avouer immédiatement. + +Alors, le capitaine Jalobert, s'étant fait apporter un vieux livre +couvert en parchemin, dit, à voix haute: + +--Je jure, par les Saints Évangiles, que ce que je vais lire est la loi: + +«Le marinier frappant ou levant son arme contre son maître sera attaché +avec un couteau bien tranchant au mât du navire par une main, et +contraint de la retirer de façon que la moitié en demeure au mât +attachée[32].» + +[Note 32: Jugement d'Oléron.--_Histoire de la Marine _, par E. Sue.] + +La lecture de cet arrêt fit frémir toute l'assistance. Seul, peut-être, +le coupable ne tremblait point. + +--Je demande grâce pour lui! s'écria Étienne, les larmes aux yeux. + +--Il faut que la justice ait son cours, répondit froidement Marc +Jalobert. + +Cependant, il se consulta avec un officier et reprit: + +Comme, jusqu'à ce jour, le condamné a donné maintes preuves de son bon +vouloir et de sa bonne conduite, et par considération pour la requête de +l'offensé, nous ordonnons que Philippe soit seulement fixé par la main +au mât avec un couteau, et qu'il retire sa main comme il l'entendra, +mais sans arracher le couteau. Qu'on le lie! + +--C'est inutile, dit Philippe, en appliquant le revers de sa main gauche +ouverte contre le mât principal. + +Toutefois, il était très-pâle. Des gouttes de sueur perlaient à son +front. + +L'équipe de service tira au sort pour savoir qui serait le bourreau. + +Marc Jalobert remit à l'homme désigné un poignard finement affilé. + +Celui-ci, frissonnant, comme l'assemblée entière, prit l'arme et +s'approcha du coupable. + +--Dépêche! dit Philippe. + +L'autre visa et, sans pouvoir s'empêcher de fermer les yeux, cloua, d'un +coup sec, la main au mât. + +L'arme était entrée en pleine paume. On n'avait pas entendu un cri. +Mais, quand l'exécuteur rouvrit ses yeux, ainsi que beaucoup des +spectateurs, la main sanglante de Philippe pendait au côté du supplicié. +Elle était tranchée entre les métacarpiens et les deux doigts médians. + +On donna au patient un lambeau de voile, il en entoura sa blessure et +descendit dans le faux-pont où le barbier du navire lui fit un premier +pansement. + +Le mâle courage témoigné par Philippe en cette circonstance augmenta +la considération dont il jouissait déjà parmi les mariniers de la +_Petite-Hermine_ et détruisit les injustes préventions de ses +co-détenus. Bien plus: ils l'admirèrent. Tacitement ils le reconnurent +pour leur chef. La réaction fut tellement spontanée, tellement violente +que, le soir de ce jour, ils auraient accablé de mauvais traitements +celui qui l'avait injurié, si Philippe ne se fût généreusement +interposé. + +Sa plaie était cicatrisée quand, le 26 juillet, la _Petite-Hermine_, +accompagnée de l'_Émerillon_, arriva dans la baie des Châteaux, +aujourd'hui détroit de Belle-Isle, séparant l'île de Terreneuve du +Labrador. Dès le 7 de ce mois, Jacques Cartier avait touché à l'île +aux Oiseaux, où il avait chassé et chargé deux barques de macareux, +guillemots et pingouins. Le 28, il était entré dans le havre de +Blanc-Sablon, en la baie des Châteaux, lieu du rendez-vous général. + +Les trois navires réunis, on fit du bois et de l'eau; puis, le 29, on +démarra «à l'aube du jour, pour passer oultre.» + +L'escadrille revit une partie des îles et côtes qui avaient été +découvertes en 1534; le 31 juillet, elle eut connaissance du cap +Tiennot, à présent Mont-Joli. Le 1er août, un gros temps força Cartier +de se réfugier dans le port Saint-Nicolas, sur la rive nord du golfe. +Il y planta une croix de bois pour marque. Dans son _Histoire de +la Nouvelle-France_, le père Charlevoix place ce port au 49° 25' de +latitude. Et il ajoute que c'était la seule localité qui, de son temps, +conservât encore le nom dont l'avait originairement baptisée Jacques +Cartier. + +Quittant ce port le 7, et rangeant le rivage septentrional, la flotte +embouqua, le 10 août,--jour à jamais mémorable dans les annales du +Canada,--une «grande baye, plaine d'ysles et bonnes entrées et passaige +de tous ventz qu'il sçavait faire.» En l'honneur du saint dont c'était +l'anniversaire, Cartier donna le nom de Saint-Laurent au golfe, ou +plutôt, dit Hawkins [33], à une baie située entre Anticosti et la +rive nord, d'où le nom s'est étendu, avec le temps, non-seulement à ce +célèbre golfe entier, mais au superbe fleuve du Canada dont il forme +l'embouchure. + +[Note 33: _Picture of Québec_.] + +Depuis que l'on s'était rassemblé, le temps se maintenait au beau, la +santé des équipages était excellente. Ils admiraient à l'envi le profond +azur du ciel canadien, qui rappelle celui de l'Orient, la beauté des +arbres, la richesse naturelle des campagnes et la variété des animaux +qui se montraient sur les plages, des oiseaux qui sillonnaient l'air, +des poissons qui s'ébattaient dans les eaux profondes et diaphanes du +golfe. + +Un des deux sauvages, ramenés par Cartier dans leur pays, fut alors +envoyé sur la _Petite-Hermine_, pour y servir d'interprète. C'était +Taignoagny, esprit remuant, ambitieux, qui, plus d'une fois, avait +donné des indices trop manifestes de sa malveillance secrète pour les +Faces-Pâles. + +Il entendait et parlait assez couramment le français. Aussitôt qu'il +arriva à bord, Philippe chercha à s'insinuer dans sa faveur. Il y +réussit. + +Le 12, Cartier reprit la mer et gouverna à l'ouest. Il s'en vint «quérir +ung cap de terre devers le su» et, le 18, jour de l'Assomption, il +élongea une grande île, dont ce cap faisait partie, laquelle il dénomma +d'après cette fête, mais qui depuis fut appelée Anticosti, sans doute +par corruption de son nom indien Naticosti[34]. + +[Note 34: Voir mes _Requins de l'Atlantique_.] + +Hardiment ensuite, les trois vaisseaux, arrondissant l'île au sud-est, +refoulèrent le courant du Saint-Laurent; mais fidèle à son système +d'observations topographiques, le capitaine-général de la flotte +cinglait alternativement d'une rive à l'autre pour ne rien laisser +passer inaperçu. + +On parcourait ainsi les paysages les plus divers, les plus pittoresques. +Le spectacle des sauvages, de leur habillement, de leurs armes, de leurs +huttes, de leurs usages, de leurs jeux, était à chaque heure pour nos +Français des sujets féconds de discussion. Ils tombaient de surprises en +enchantements. + +Après avoir doublé la pointe occidentale d'Anticosti, Cartier «renvoyait +ses nefs» dans le chenal nord pour l'explorer, reconnaissait, le 19 +les îles Rondes, où des bataillons pressés de morses [35] confondaient +d'étonnement les volontaires de l'expédition; enfin reprenant sa route à +l'ouest, le hardi pilote poussait, le 1er septembre, une pointe dans le +fleuve Saguenay, une des merveilles de cette merveilleuse contrée, où +toutes ces choses étaient, pour nos aventuriers, frappées au coin de +l'étrangeté la plus saisissante. + +[Note 35: Et non d'_hippopotames_, comme le pense M. Charton. Des +hippopotames au Canada!] + +Là commençaient le «royaume et terre de Saguenay.» A l'aspect de ce +pays, Philippe conçut une idée bizarre qui le fit sourire et dont il ne +tarda guère à tenter l'exécution. + +La terre de Saguenay s'étendait jusqu'à une île qu'on appela l'île aux +Coudres, à cause des arbustes de cette espèce dont elle est épaissement +bordée. + +Continuant d'aller «à mont» le fleuve Saint-Laurent, Cartier atteignit, +le 7, une nouvelle île, qui a environ dix lieues de long et cinq de +large et qui reçut, parce qu'on y trouve «force vignes,» le nom d'île de +Bacchus, changé plus tard en celui d'Orléans. Les naturels accoururent +pour voir les étrangers. Ils apportaient des poissons, du gros oeil +(maïs) et des melons exquis. Cartier leur fit bon accueil, et distribua +des présents qui parurent leur causer grand plaisir. + +Domagaia et Taignoagny furent mis à terre. Ils servirent d'interprètes +entre les nouveaux venus et les indigènes. Alors, éclatèrent +ostensiblement les méchantes dispositions de Taignoagny pour les +premiers. + +Le lendemain, apparurent douze barques, chargées de sauvages. Dans l'une +de ces barques se tenait l'Agouhanna ou «seigneur du Canada.» Il eut un +long entretien avec les truchements, ses compatriotes. Puis il baisa les +bras de Cartier. On le régala de vin et de pain, lui et sa bande; «de +quoy furent fort contents,» et il se retira à Stadacone, son village, +planté sur un rocher, à quelques lieues de distance. + +Le capitaine-général décida d'établir, dans ces parages, un quartier +général. + +Avec ses bateaux il inspecta la côte toute festonnée de pampres et +de raisins mûrs et alla atterrir en une petite rivière, qu'il nomma +Sainte-Croix, parce que le jour de cette fête il y débarqua. + +C'était le 14 septembre. + +Cartier, ayant trouvé «le lieu propice pour mettre ses navires en +sauveté,» les retourna chercher. La Grande et la _Petite-Hermine_ furent +affourchées dans ce havre. L'_Émerillon_ jeta l'ancre non loin de là, +mais dans le Saint-Laurent, et l'on entra en rapports intimes avec les +indigènes. En témoignage d'amitié, l'Agouhanna, nommé Donnacona, offrit +à Cartier sa nièce, une petite fille de dix à douze ans, et deux jeunes +garçons. Le capitaine répondit par le présent de deux épées et deux +«bassins d'airain.» Les sauvages, ravis, chantèrent et dansèrent. +Puis ils demandèrent, comme faveur, qu'on leur «fist ouyr» les canons. +Cartier consentit. Il «commanda qu'on tirast une douzaine de barges avec +leurs boulletz, le travers des boys.» + +Repercutés par cent échos, les roulements de l'artillerie ébranlèrent +aussitôt l'espace. «De quoy, dit la _Relation_ de maître Jacques, les +sauvages furent si estonnés qu'ils pensaient que le ciel feust cheu sur +eulx et se prindrent à hucher et hurler et très-fort, que semblait que +Enfer y feust vuide.» + +Les gentilshommes français riaient à gorge déployée de cette +panique. Jacques Cartier se promenait gravement sur le tillac de +la _Grande-Hermine_, en méditant des découvertes nouvelles; un homme +l'examinait silencieusement du gaillard d'avant de la _Petite-Hermine_. +Cet homme était Philippe, qui machinait en sa tête un complot pour le +dépouiller de sa gloire et devenir le chef de l'expédition on bien +se débarrasser de Donnacona et se faire reconnaître Agouhanna par les +sauvages. + +Tout à coup, Taignoagny accourut, et d'un air et d'un accent furieux il +s'écria: + +--_Agojuda! Agojuda_[36]! les tonnerres de votre cabane flottante, +l'_Émerillon_, ont tué deux _Visages-Rouges_. + +[Note 36: Traître! traître!] + + + + + CHAPITRE XIV. + + TERR I BEN! + + +--Écoute-moi bien, gourmette! + +--Je vous écoute, monsieur Jean. + +--Tu te rappelles mes ordres, ce certain soir, à Saint-Malo... + +--Oh! oui, monsieur Jean. + +--As-tu tenu ta promesse? + +--Dame, monsieur Jean, je vous ai dit tout ce que je savais. Après +l'affaire, mademoiselle Constance... + +--Ne prononce pas son nom, gourmette. + +--Je ne le prononcerai plus, monsieur Jean. + +--Continue. + +--Je vous disais, monsieur Jean, que mademoi... + +Lucas s'arrêta court, pétrifié par un geste irrité du vieux timonier. + +--Enfin, reprit-il au bout d'un instant, à compter de ce jour, elle +ne me dit plus rien, et puis vous savez bien que le capitaine Jacques +m'emmena avec lui et Charles Guyot, dans ses voyages pour affréter nos +navires. + +--Je sais ça, da oui! mais ce que je ne sais pas, c'est pourquoi tu +regardes si souvent et avec une mine si drôle ce déporté qu'on nomme +Philippe et qui est à bord de la _Petite-Hermine_. + +--Ah! monsieur Jean, monsieur Jean, proféra Lucas à voix contenue et en +promenant autour de lui un regard inquiet. + +--Qu'est-ce que tu as à trembler comme une poule mouillée! + +--C'est, monsieur Jean, monsieur Jean... + +--Démarreras-tu? + +--Je crois, monsieur Jean, que ce Philippe, c'est monseigneur Georges de +Maisonneuve ou... le diable. + +--Peut-être bien l'un et l'autre, murmura Jean Morbihan en se signant. + +Puis haussant le ton: + +--Qu'est-ce qui te fait supposer ça, gourmette? + +--Ah! monsieur Jean, je l'ai bien reconnu. A Saint-Malo, il se teignait +les cheveux et la barbe. Je l'ai surpris un jour que je lui apportais un +billet de madem... + +--Pssst! + +--Puis il a une marque, une lentille... + +--Une marque? où? + +--Au bout de l'oreille gauche, tout comme mad... + +--Veux-tu te taire, gourmette! Qui est-ce qui t'a dit que Constance +avait une marque à l'oreille? + +--Dame! monsieur Jean, si je ne l'avais pas vue, dit + +Lucas, baissant les yeux et roulant d'un air embarrassé son bonnet entre +ses doigts. + +--Tiens! c'est vrai qu'ils ont tous deux le même signe!... c'est +singulier... bien singulier ça, marmotta le timonier d'un air songeur. + +Ensuite il ajouta en souriant, comme s'il repoussait de son esprit une +réflexion saugrenue: + +--Bast! des idées à moi, des bêtises! + +Et s'adressant à Lucas: + +--As-tu bien remarqué, gourmette, que ce Philippe quitte fréquemment ses +compagnons, quand nous coupons du bois sur le rivage? + +--Oui, monsieur Jean. Il s'en va en cachette du côté de Stadacone. + +--Eh bien, aujourd'hui, s'il s'écarte, tu tâcheras de le suivre en +cachette aussi et de découvrir ce qu'il va faire du côté de Stadacone. +As-tu entendu? + +--Oui, monsieur Jean. + +--Voici les hommes de la _Petite-Hermine_ qui s'affalent dans leurs +barques, et justement notre gaillard qui enjambe le plat-bord. Va. Au +retour, tu me diras ce que tu auras appris. + +Ce dialogue avait eu lieu sur le tillac de la _Grande-Hermine_ par une +de ces splendides matinées de la fin de septembre comme l'on n'en voit +guère que dans l'Amérique septentrionale, et au milieu de l'un des sites +les plus ravissants que je sache [37]. + +[Note 37: Voir ma _Notice_ sur Sagard.] + +Jacques Cartier avait, nous l'avons dit, mouillé ses deux principaux +navires à l'entrée de la rivière Sainte-Croix, appelée actuellement +Saint-Charles, en l'honneur de Charles de Boue, grand vicaire +de Pontoise, fondateur de la première Mission de Récollets à la +Nouvelle-France. + +Un promontoire géant, alors aigu, courbé à son extrémité comme le bec +d'un oiseau de proie, se dressait sourcilleusement entre cette rivière +et le Saint-Laurent, vis à vis l'île de Bacchus. Ainsi qu'un nid +d'aigle, au sommet de ce promontoire granitique, était perché Stadacone, +résidence de Donnacona, chef puissant chez les sauvages qui peuplaient +le littoral du Saint-Laurent, mais soumis, je crois, à l'Agouhanna +d'Hochelaga, dont nous parlerons bientôt. + +Québec [38], une ville civilisée, remarquable par plus d'un monument +artistique, par l'exquise urbanité de ses habitants, leur bon goût, leur +hospitalité célèbre dans le monde entier; Québec, capitale qui pourrait +dignement soutenir la comparaison avec plus d'une métropole européenne; +Québec, par la nature et le génie humain, le Gibraltar de l'Amérique +septentrionale, remplace maintenant l'humble bourgade indienne. Soixante +mille individus intelligents, actifs, enfiévrés de l'amour du progrès, +ont, en trois siècles, sur ce roc aride, mais imposant, dominateur, +substitué leur personnalité puissante à quelques centaines d'êtres +misérables, barbares, engrenés dans la routine, générations sur +générations dévorées par elle. Des navires nombreux, immenses, des +cités flottantes, sillonnent maintenant ce cours d'eau à peine effleuré +naguère de quelques pauvres canots [39] d'écorce. L'homme est de nature +ascensionnelle. Vaine la prétendue philanthropie qui le voudrait arrêter +dans sa marche. Il obéit à une impulsion propre ou à un ordre fatal. +Éminemment perfectible, il est donc éminemment changeable aussi. Pour +lui, il n'y a pas, il ne peut y avoir de principes absolus. Tout est +soumis au temps, aux circonstances, au cercle social dans lequel il +s'agite. Ne regrettons pas la disparition de la famille indienne. Elle +devait arriver. Très-généralement l'homme blanc l'emporte, au point de +vue intellectuel, sur l'homme noir, cuivré ou rouge. En conséquence, +l'homme blanc est destiné à dominer ceux-ci, jusqu'à ce que, à son +tour, peut-être, il soit, dans la suite des âges, dominé par une race au +cerveau plus développé que le sien. + +[Note 38: Lorsque, pour la première fois, je publiai à Montréal +(Bas-Canada) la _Huronne_, j'avais adopté pour le mot _Québec_ +l'étymologie admise communément dans la province et donnée par le +_New-Guide to Québec_. «On rapporte, dit ce livre, qu'en apercevant le +cap sur lequel s'élève aujourd'hui l'ancienne capitale du Canada, le +pilote de Cartier s'écria: «Que bec! Quel bec!» + +Le fait est possible, douteux cependant. En ses diverses Relations, +Cartier n'en souffle mot; le nom semble dater de la fondation de la +ville par Champlain, vers 1608. Ce nom a été l'objet des plus chaudes +contestations, tant en Amérique qu'en Europe; aujourd'hui même, +_doctores certant_, etc. Je serais mal venu de prétendra trancher le +différend. Avouons pourtant qu'il semble bien jugé par Hawkins dans son +_New Picture of Québec_. + +Je me sentais tout prêt à contester avec lui que Québec est un nom +français de souche, appliqué souvent sans doute a des localités +françaises (puisque sur son sceau, gravé en 1420, Guillaume de la Pôle, +comte de Suffolk, s'intitulait _seigneur de Hambourg et de Québec_), +quand, consultant le _Dictionnaire de Trévoux_ à l'article Bec, j'ai +trouvé l'explication suivante: + +«Quelques lieux particuliers ont pris le nom de _bec_, comme _Caudebec, +Bolbec_ dans le pays de Caux. Et ordinairement, en ces lieux-là, il y +a une jonction de deux rivières ou ruisseaux, ce qu'on appelle +_confluents_, ou du moins quelque ruisseau ou torrent. C'est de là +que sont venus les noms de l'abbaye du _Bec, de Caudebec, d'Orbec, de +Robec_, selon Icquez, qui remarque que les Normands ou peuples du Nord +ont porté en Neustrie, chez les Français, le mot _bek_, qui veut dire +_ruisseau_, torrent.» + +Les habitants du Cher disent encore le bec, pour exprimer l'embouchure +de la rivière qui a donné son nom à leur département. + +Or, Québec est placé sur un promontoire ou un bec, au confluent de la +rivière Sainte-Croix ou Saint-Charles, dans le Saint-Laurent; donc la +question est jugée sans appel. Il est parfaitement oiseux de violenter +le sens des mots ou leur assonance, comme ceux qui supposent entendre +Québec dans Cabir-Coubat (nom indien du Saint-Charles), pour déterminer +l'origine du mot Québec. Soit que, suivant La Potherie, il faille +l'attribuer aux compagnons de Jacques Cartier s'exclamant «Quel bec!» +à la vue de la pointe formée par le Saint-Laurent et le Saint-Charles; +soit que ce nom remonte à une date postérieure, il est essentiellement +français, par droit de naissance, et doit être considéré comme tel.] + +[Note 39: «Canouy,» les appelle Cartier en sa _Relation_.] + +Un malheur, c'est que ces Indiens trouvés par Jacques Cartier, comme +ceux découverts par Christophe Colomb, étant, en masses, bons, doux, +serviables,--quoique défiants, et cela se comprend assez, de reste,--on +les ait rendus méchants, durs, féroces. Ni le catholicisme, ni le +protestantisme n'a fait une oeuvre profitable chez eux. Quelques +superstitions de plus, c'est là tout, sans compter l'hypocrisie et +l'avilissement. Le sauvage avait son caractère à lui, _sui gèneris_; il +était fin, il était grand, magnanime souvent [40]. + +[Note 40: Voir mes _Derniers Iroquois_.] + +Notre lumière lui a perverti les sens plutôt que de le servir. Rien +d'étonnant à cela. Il n'y avait pas remède. Condamné à s'éteindre, il +s'éteint. Quoi qu'on en ait dit, notre tour viendra comme est venu le +sien. Sa ruine date de l'heure où les Européens débarquèrent sur ses +rivages. Il semble que Donnacona ait eu l'instinctif pressentiment de ce +qui écherrait à ses compatriotes. Avec Cartier, son caractère n'est +pas égal. Il aime, mais il a peur. Il attire les Français près de son +village, mais il les redoute. A peine sont-ils installés au havre de +Sainte-Croix qu'il les voudrait au loin et conspire contre eux. + +La situation était, je le répète, convenable et plaisante au +possible. Un éclair de génie avait illuminé Cartier dans le choix de +l'emplacement. La position exacte du port Sainte-Croix, où il demeura +du 15 septembre 1535 au 6 mai de l'année suivante, a fourni matière à de +vives discussions. A présent, on semble d'accord. Cartier passa l'hiver +dans une anse de la rivière de Saint-Charles, aux environs de l'ancien +pont Dorchester et de l'hôpital maritime de Québec. La découverte, +en 1843, de l'épave d'un vieux navire, dans cet endroit, est venue +corroborer la précédente opinion, car cette épave de navire parait être +celle de la _Petite-Hermine_, abandonnée par Cartier, lors de son départ +pour la France (1536). + +Dans toute son étendue, le Saint-Laurent n'offre peut-être pas un port +mieux abrite. + +«Ce point, par la distribution des montagnes, des plaines, des coteaux, +des îles autour du bassin de Québec, est, dit M. Garneau, un des sites +les plus grandioses, les plus magnifiques de l'Amérique. Les deux rives +du fleuve conservent longtemps, en remontant depuis le golfe, un aspect +imposant, mais triste et sauvage. Sa grande largeur à son embouchure, +quatre-vingt-dix milles, ses nombreux écueils, ses coups de vent en +certaines saisons de l'année, ses brouillards, en ont fait un lieu +redoutable pour les navigateurs, qui contribue encore à augmenter cette +tristesse. Les côtes escarpées qui les bordent pendant plus de cent +lieues, les montagnes couvertes de sapins noirs qui resserrent au nord +et au sud la vallée qu'il descend et dont il occupe, par endroits, toute +la largeur; les îles, aussi nombreuses que variées par leur forme et +dangereuses à la navigation, se multiplient à mesure qu'on avance; enfin +tous les débris épars des obstacles que le grand tributaire de l'Océan +a rompus et renversés, pour se frayer un passage à la mer, saisissent +l'imagination du voyageur qui le remonte pour la première fois. Mais, à +Québec, la scène change. Autant la nature est âpre et sauvage sur le +bas du fleuve, autant elle est variée et pittoresque, sans cesser +de conserver un caractère de grandeur, surtout depuis qu'elle a été +embellie par la main de la civilisation.» + +Et Cartier l'a dit dans sa Relation. + +Autour de Stadacone «est aussi bonne terre qu'il soit possible de voir +et bien fructiferente, pleine de fort beaux fruits de la nature et sorte +de France.» + +Une fois ses navires arrivés dans le havre de Sainte-Croix, le capitaine +s'en était allé, sur l'_Émerillon_, poursuivre son exploration du fleuve +Saint-Laurent. Mais il avait laissé des ordres précis pour qu'on +enfermât la Grande et la _Petite-Hermine_ dans une estacade. + +Les mariniers se mirent activement à l'ouvrage. Le bois était proche, +contenant des arbres superbes. On les coupa; on en fit des pieux qui +furent plantés dans le lit de la rivière et formèrent bientôt une +palissade autour de leur navire. Cette palissade, garnie de canons, +les plaçait à l'abri d'une surprise ou d'un coup de main. D'un côté, la +forteresse était encore protégée par la rivière. De l'autre, on établit +un pont-levis. + +C'est à la construction de ce pont-levis que travaillaient les +mariniers, quand Jean Morbihan, suspectant la conduite de Philippe, le +fit espionner par le gourmette Lucas. + +Déjà les sauvages ne manifestaient plus autant de bienveillance. Ni +Domagaia, ni Taignoagny n'avait voulu accompagner Cartier dans son +voyage en amont du fleuve. Ils avaient même, avec Donnacona, tâché de +s'y opposer. Leurs démarches étaient équivoques. On pouvait craindre une +déclaration d'hostilités. + +Lucas se conforma ponctuellement aux instructions de Jean Morbihan. +Voyant Philippe s'écarter lorsqu'on fut entré dans la forêt, il le +suivit secrètement, en se faufilant, comme un chat, à travers les +halliers. + +Philippe s'arrêta bientôt dans une éclaircie, non loin de Stadacone. +Taignoagny l'y avait précédé. Ils causèrent quelque temps, d'un ton +si bas, que leurs paroles n'arrivèrent pas aux oreilles de Lucas. Il +entendit seulement ces mots prononcés par Taignoagny, au moment où ils +se quittèrent. + +--Demain matin, avant le jour, à la grande chute. Donnacona et les +autres chefs y seront avec moi. Ne manque pas de venir, mon frère. + +--Je ne manquerai pas, répondit Philippe. La chute est à deux heures +d'ici? + +--Oui, à deux heures du temps des Faces-Pâles, repartit le sauvage. + +Et ils se quittèrent. + +Le gourmette rapporta fidèlement ce lambeau de conversation à Jean +Morbihan. + +Au milieu de la nuit suivante, celui-ci, couché sur la poupe de la +_Grande-Hermine_, examinait, avec vigilance, ce qui se passait à bord +de l'autre navire, amarré tout auprès. Soudain un capot d'échelle fut +soulevé, une ombre glissa sur le pont de la _Petite-Hermine_, franchit +l'enceinte de pieux, qui n'était pas encore achevée, et disparut dans la +campagne. + +--Min Gieu, voilà ce que c'est que d'avoir ouvert la cage à ces +hérétiques-là, marmotta Jean Morbihan; si on avait continué de les tenir +sous cadenas et verrous, ils n'ourdiraient pas de méchantes trames... +Mais maître Jacques est comme ça. Il a voulu les mettre en liberté... +Plutôt mettre en liberté des tigres, des lions et des serpents! Ah! si ç'avait été moi!... + +Tout en agitant ces pensées dans son esprit, le brave timonier s'était +jeté sur la piste de l'ombre. + +Il faisait chaud, lourd. La nuit était très-noire. Un orage flottait +dans l'air. + +Jean longea le fleuve, en aval. Les réverbérations de l'eau l'aidaient +à se diriger, sur les battures, bordées, comme d'une muraille par une +lisière de grands arbres. + +Le sentier était dangereux souvent, difficile toujours. Mais Morbihan le +connaissait. Peu de jours auparavant, il l'avait parcouru avec Jacques +Cartier allant visiter la chute, appelée d'abord la Vache, à cause de +ses mugissements sans doute, et plus tard Montmorency. + +Le fracas de cette chute se fit bientôt entendre. + +Après une heure et demie de marche, Jean distingua les cimes pelées des +roches qui encaissent le torrent. + +La chaleur augmentait, malgré l'approche du jour. L'atmosphère devenait +de plus en plus pesante. Quelques éclairs zébraient de feu la voûte +céleste. Le tonnerre grondait par intervalles. Mais le vacarme de la +cascade en dominait les éclats. + +Jean Morbihan n'avait guère quitté de vue la silhouette de Philippe. +Il s'en rapprocha avec prudence, en grimpant, à travers bois, vers le +sommet du cap. + +Comme l'aube blanchissait parmi un enchevêtrement de nuages violacés, +ils arrivèrent tous deux au faîte. Philippe marchait ferme et droit, +Jean se coulait, courbé en deux, autour des broussailles. + +Le premier fit halte sur un plateau chenu, duquel l'oeil plongeait avec +effroi dans les profondeurs encore à demi voilées de la cataracte. Le +second aussi fit halte, sous un buisson, à quelques pas. + +L'orage, amoncelé depuis la veille, fulminait ses dernières menaces. Il +allait faire explosion. De larges gouttes de pluie tombaient. + +Cinq sauvages débouchèrent alors d'un fourré voisin. Jean reconnut dans +ce groupe Domagaia, Taignoagny et Donnacona. Les deux autres lui étaient +étrangers. + +Ils s'avancèrent vers Philippe, lui baisèrent les bras et un entretien +animé s'engagea entre eux et le transporté[41], Taignoagny et Domagaia +servant d'interprètes. Pour Morbihan, le meuglement de la chute couvrait +en partie le son des voix. Mais, par les gestes, il en comprenait à peu +près le sens. + +[Note 41: Je n'ignore pas que les mots de transporté et déporté sont, +en cette acception, d'introduction récente dans notre langue et dans nos +lois. Mais j'ai cru devoir les employer, parce que, mieux que _banni_ ou +_exilé_, ils me semblent rendre l'idée que l'on y attachait alors.] + +Philippe engageait les sauvages à faire une attaque nocturne sur les +navires. Il leur promettait son concours et celui de ses co-déportés. En +récompense les indigènes pilleraient les approvisionnements et les armes +qui se trouveraient à bord. On tuerait Cartier à son retour, et ils +seraient débarrassés d'un ennemi aussi perfide que dangereux. + +La conjuration dura longtemps, malgré la tempête et la pluie. Le jour +était venu sombre, lugubre. De ses lueurs blafardes il teignait les +horreurs du gouffre épouvantable creusé par la chute d'eau qui fond, +en hurlant comme une légion démoniaque, du haut d'un rocher +perpendiculaire, mesurant deux cent quarante pieds d'élévation [42]. + +[Note 42: La chute Montmorency a cent pieds de plus que celle du +Niagara. J'en ai donné une description détaillée dans la _Huronne_.] + +Morbihan était gêné par la posture qu'il avait prise. Il fit un +mouvement. Il se trahit. + +Les cinq sauvages poussèrent un cri affreux et s'enfuirent. + +Sur le plateau, il ne resta plus que le transporté et le timonier. + +Philippe, tout aussitôt, avait découvert Jean. Les deux hommes couvaient +l'un contre l'autre une haine instinctive profonde. Ils devinèrent qu'à +cet instant leur vie était en jeu. + +Sans articuler un mot, ils s'étreignirent. Jean avait à sa ceinture son +couteau de marinier; mais il ne songea pas à en faire usage. Philippe +n'était pas armé. + +Là, sur cet étroit plateau, que quelques pieds séparaient de l'abîme, +commença une lutte sourde, acharnée, féroce. Les deux antagonistes +bientôt furent en nage. Ils soufflaient comme des soufflets de forge. +Leurs membres craquaient; leur bouche écumait et leurs yeux étaient +injectés de sang. + +Jean tâchait d'étouffer son ennemi pour s'en rendre maître. L'autre +cherchait à le rouler vers le précipice pour l'y lancer. + +--Terr i ben! fit tout à coup Morbihan en suspendant une seconde ses +efforts; c'est le frère à... + +Le reste de la phrase se confondit dans les rugissements de la +tourmente. + +Une surprise, puis une inattention au combat perdirent le pauvre vieux +timonier. + +Déjà il maintenait Philippe couché, haletant sous lui. De son genou, il +lui écrasait la poitrine; avec son poing fermé, comme avec un marteau, +il lui meurtrissait le visage, lorsque, par la chemise en lambeaux du +jeune homme, il aperçut le tatouage que celui-ci portait sous le sein +gauche. + +Cette vue avait produit sur Jean une vive impression. Il avait lâché +tout à la fois l'exclamation que nous venons de rapporter et son +adversaire. Philippe aussitôt profita du répit pour reconquérir ses +avantages. + +Dans un mouvement rapide, il rassembla toutes ses forces, se dégagea, +reprit le dessus, et poussa le corps du malheureux Morbihan dans +l'abîme, à l'instant même où il s'écriait: + +--Terr i ben! C'est le frère à... + +Les voix de la foudre et de la cataracte faisaient, en ce moment, un +effroyable duo. + + + + + CHAPITRE XV. + + HOCHELAGA. + + +--Par ma Catherine, ce Taignoagny est, au demeurant, un pauvre hère. +Depuis que je le connais, j'ai appris à le surveiller. Il nous a joué +cent tours pendables. Cependant je ne le croyais ni aussi fourbe, ni +aussi bestial. Refuser de nous accompagner à Hochelaga et s'imaginer +que nous allions nous laisser imposer par ses mensonges ou ceux de +Donnacona, son compère en artifices. + +--Assurément, c'est un sot, mais un sot dont on se doit défier à +l'avenir, croyez-moi, capitaine Cartier, dit Jean Poullet. + +--Oh! intervint Marc Jalobert, en haussant les épaules; on ne fait pas +à des niais de cette sorte l'honneur de se défier d'eux. Si l'on n'en +a pas besoin, on s'en débarrasse. S'ils sont de quelque utilité, on les +tient sous le séquestre. + +--Vous êtes trop rigoureux, mon frère, trop rigoureux, répondit Cartier. +Les sauvages sont hommes comme nous. Le bon Dieu ne nous a pas donné le +droit de les maltraiter. Il faut les instruire en notre sainte foi, les +prendre par la douceur... + +--Oui pour qu'ils nous égorgent traîtreusement! grommela Marc Jalobert. + +--Quoi! s'écria le fier Claude de Pontbriand, vous auriez maître Jacques, +quelque compassion pour ces vilains-là. Il ferait beau voir! Ne sont-ils +pas serfs, esclaves par la naissance? Ne sommes-nous pas leurs seigneurs +et maîtres par la naissance aussi? La cour de Rome l'a déclaré [43] et +la cour de Rome est infaillible. + +[Note 43: Voir ma _Notice_ sur Sagard.] + +Elle ne saurait se tromper. + +--Je ne me permettrai pas de discuter l'opinion du Sacré Collège, +répliqua gravement Cartier; mais ma conscience me dit que ces gens que +nous appelons sauvages sont nos semblables, que nous devons des égards +à leur ignorance, et nous montrer charitables pour eux, afin de les +attacher peu à peu à la vraie religion.. + +--Des idolâtres, des truands, des gibiers de potence ou de bûcher, fit +Jean Poullet d'un ton dédaigneux. + +--Et, ajouta Charles de la Pommeraye, des scélérats qui ne demanderaient +pas mieux que de nous assassiner pour piller nos navires! + +--Voyez-vous cet animal de Taignoagny qui cuide nous effrayer avec ses +diables de paille! reprit Marc Jalobert. + +--Bah! dit gaiement Cartier, ils m'ont fait rire. Nous avions besoin +d'une mascarade pour nous réjouir. Mais, penser qu'avec ces mannequins +cornus, accoutrés de peaux de chien, noires et blanches, puis plantés +dans des barques, poussés contre nos navires, penser qu'avec ces +piteuses diableries ils nous feraient peur! C'est par trop fort! +Décidément, Taignoagny, l'instigateur probable de ce carnaval, est un +asinet. Il nous a pris pour qui nous ne sommes pas. Au reste, vous +avez vu comme je me suis moqué de lui et de son dieu Cudragny! Ces +gens voulaient tout simplement nous retenir chez eux et accaparer +le privilège de commercer avec nous. Ils sont jaloux de ce que +nous poussons plus loin nos explorations. Ils craignent que nous ne +contractions avec d'autres peuples une alliance plus intime qu'avec eux. +C'est là tout. Mais je ne suppose pas qu'ils soient animés contre nous +de méchantes intentions. Ils resteront en paix avec nos mariniers +durant notre absence. D'ailleurs, les vaisseaux sont bien armés, bien +commandés, et le vieux Jean Morbihan, que j'ai laissé malgré moi à bord +de la _Grande-Hermine_, n'est pas homme à tomber dans les pièges que +lui tendrait un Taignoagny ou un Donnacona! Ayons donc confiance en +l'avenir, mes amis, et soyez persuadés que le Tout-Puissant, qui nous +a si manifestement couverts de sa protection jusqu'à ce jour, ne nous +abandonnera pas alors que nous travaillons pour sa gloire! + +--C'est fort bien dit, maître Jacques, fit Jean Poullet. Mais +arriverons-nous à les convertir? Sous le nom de Cudragny, ces païens +adorent le diable, c'est sûr. Ils tuent leurs prisonniers, leur enlèvent +la peau du crâne et s'en font d'odieux trophées. + +--Puis, appuya Claude de Pontbriand, ils vivent comme les mahométans +avec plusieurs femmes; voire leurs filles sont si débauchées qu'elles +s'abandonnent à tout chacun avant d'être mariées. + +--Ah! plaignons-nous de ça! dit lestement le galant Charles de la +Pommeraye. + +--Messieurs, je vous engage à plus de décence dans vos comportements +avec elles, repartit Cartier d'un ton sévère. Nous ne sommes pas venus +ici pour semer la corruption, mais pour y répandre la vertu. + +Les jeunes seigneurs échangèrent entre eux un sourire quelque peu +ironique. + +--Si ce n'était que cela, dit timidement Étienne Noël; mais, mon oncle, +ces barbares ont un défaut bien honteux qui doit leur être inspiré par +l'enfer: avez-vous remarqué qu'ils portent au cou une petite peau de +bête, en lieu de sac, avec un cornet de pierre ou de bois, puis à toute +heure tirent du sac une certaine herbe, en font poudre et la mettent en +l'un des bouts dudit cornet; ensuite posent un charbon dessus et sucent +par l'autre bout, tant qu'ils s'emplissent le corps de fumée, tellement +qu'elle leur sort par la bouche et les nasilles, comme par un tuyau de +cheminée [44]? + +--Pouah! exclama avec dégoût Pontbriand. J'ai voulu éprouver cette +poudre. Il semblait que c'était du poivre tant elle était chaude. + +--C'est quelque détestable invention qu'ils tiennent de leur Cudragny, +dit Cartier [45]. + +[Note 44: Relation de Jacques Cartier.] + +[Note 45: Qu'en pensent nos millions de fumeurs civilisés?] + +--Sans compter, ajouta Guillaume Le Breton, qu'ils pratiquent le vice +contre nature! + +--Pas possible! + +--J'en suis certain. + +Cette réponse souleva un cri général de réprobation. + +--Allons, allons, reprit le capitaine Cartier, doucement; ne nous +montrons pas trop rigoristes pour ces pauvres ignorants. Nous ne sommes +pas déjà si sages, tous tant que nous voici. Quel est celui de nous qui +jamais n'outragea le Seigneur? Ayons de l'indulgence pour le prochain. +Que notre conduite lui soit un exemple. Dieu a bien fait tout ce qu'il +a fait. Nous le prierons de nous prêter sa lumière pour éclairer ces +aveugles, et peut-être feront-ils, un jour, l'honneur de sa Sainte +Église! Admirez, d'ailleurs, la beauté du pays, sa fécondité, +l'excellence des aliments qu'il produit. N'est-ce point réjouissant? +Voyez ces arbres magnifiques qui bordent les rives du fleuve; ces champs +de blé sauvage qui se déploient à perte de vue; ces cerfs, daims, ours, +lièvres, lapins [46], écureuils, qui apparaissent à chaque instant sur +la plage; et cette multitude d'oiseaux: grues, cygnes, outardes, oies, +canards, pigeons, perdrix, pluviers, dont les bois et les airs sont +remplis; et cette infinie variété de poissons, comme baleines, chevaux +et loups marins, saumons, truites, maquereaux, mulets, bars, brochets, +esturgeons, carpes, brèmes, éperlans aussi bons qu'en rivière de Seine, +qui fourmillent dans les eaux; contemplez tous ces trésors naturels +et dites-moi si cette terre n'est pas une terre de Promission? Qu'en +penserez-vous, mes chers amis, si nous trouvons, comme on me l'a assuré, +à Hochelaga, capitale de ce vaste empire, des mines d'argent, d'or et de +pierres précieuses? + +[Note 46: Castors, et non lapins, comme l'a dit un éditeur. La petite +rivière de la Bièvre, à Paris, signifie la rivière des castors. Ces +animaux existaient dans l'ancienne Gaule. On en trouve même encore +quelques-uns à l'embouchure du Rhône.] + +En prononçant ces paroles, le brave marin s'était animé, contre son +habitude. Son mâle visage rayonnait de tous les feux du génie. + +Il disait vrai, toutefois. + +Elles étaient réellement d'une fertilité luxuriante les contrées qu'ils +côtoyaient depuis leur départ de Sainte-Croix, qu'ils avaient quittée +le 19 septembre (malgré les représentations intéressées des aborigènes), +pour pousser aussi loin que possible leur reconnaissance. + +Le galion l'_Émerillon_ et deux barques avaient été affectés à ce voyage. +Cinquante mariniers et tous les gentilshommes composaient l'équipage, +bien pourvu d'armes et de munitions. Le reste des aventuriers avait été +laissé sur les deux autres navires. + +Caressée par les ailes des plus riantes espérances, la gaieté régnait +à bord de l'_Émerillon_. A la splendeur du paysage qui se déroulait +lentement sous les yeux, se joignait l'incomparable pureté, du ciel, +encadrant un panorama toujours curieux, toujours nouveau. Ils savent +combien il est agréablement diversifié ce panorama, ceux qui ont promené +leurs rêveries sur le Saint-Laurent entre Québec et Montréal. + +Mais, pour en saisir tout le pittoresque, toutes les féeries, c'est +aux premiers jours de l'automne qu'il faut visiter cette galerie +enchanteresse. L'opulente palette de Rubens n'aurait suffi à reproduire +l'éclat et la variété de ses rideaux de verdure et de ses tableaux +agrestes. Il y a là une profusion de couleurs inouïe. Les émeraudes +les topazes, les rubis, les turquoises, les améthystes, les perles, +les diamants de toute eau, de toute nuance semblent avoir été jetés, à +pleines mains, sous une pluie d'or et d'argent, à la tête des végétaux +grands et petits, monarques et sujets, pour leur en faire une somptueuse +parure. Et, pourtant, à ce prodigieux ensemble de couleurs multiples +éblouissantes, le plus léger frémissement de la brise prête même une +harmonie une douce fusion de teintes, qui n'est pas un des moindres +charmes de ce spectacle ravissant. Quand le soleil mordore toutes ces +richesses, on dirait d'un merveilleux cachemire de l'Inde pavoisant les +deux rives du fleuve. Vous vous imagineriez que, secouant les arbres +auxquels flottent ses longs plis moirés, il en tomberait une poussière +de pierreries. + +Cartier et ses compagnons ne se lassaient point de regarder des scènes +si belles, si séduisantes. Mais ce qui captivait surtout leur attention, +c'était la vigne, très-abondante, et pliant sous le poids des raisins, +qui festonnait les bords du Saint-Laurent. On allait sans se presser, +à petites journées, s'arrêtant à peine pour prendre langue, faire +des échanges avec les indigènes. En un détroit, nommé Ochelay [47], à +quelque, vingt-cinq lieues de Sainte-Croix, un «grand seigneur du pays» +vint à bord. Il présenta au capitaine deux de ses enfants, comme gage +d'amitié. Cartier accepta l'un, fillette de sept à huit ans, dans +l'intention de la faire instruire, et refusa l'autre, un garçon «parce +qu'il estoit trop petit.» + +Après avoir «festoyé ledit seigneur et sa bande,» l'on remit à la voile +et bientôt, le 28, l'_Émerillon_ arriva dans un grand lac, large d'environ +cinq ou six lieues et de douze de long [48]. + +[Note 47: M. Charton, dans ses _Voyageurs anciens et modernes_, et M. +d'Avezac, dans son _Introduction_ au Deuxième Voyage de Cartier +(édition Tross), annoncent, d'après, disent-ils, une note de la Société +historique de Québec, que cet endroit est le Richelieu. Je crois qu'il +y a erreur, à moins que le nom de Richelieu n'ait été transféré d'une +autre rivière à celle qui tombe dans le Saint-Laurent, au-dessus du lac +Saint-Pierre. Pour moi, j'incline à penser que ce détroit, dont parle +Cartier, est la pointe de Batiscan.] + +[Note 48: Le lac Saint-Pierre. Cartier en a donné les dimensions +réelles.] + +Cartier jeta l'ancre et chercha un passage avec ses barques. Il trouva +des sauvages qui chassaient dans les Iles. La vue des Européens, loin de +les effaroucher, les attira. Ils se montrèrent bienveillants, donnèrent +au capitaine des rats, «gros comme lapins, et bons à merveille;» et +celui-ci leur offrit des couteaux et patenôtres, en récompense. + +Partout, cela est digne de remarque, les étrangers furent reçus +cordialement. Grave sujet de réflexion pour l'observateur! Si, bientôt, +on ne les eût odieusement persécutés, les aborigènes de l'Amérique +seraient-ils devenus aussi cruels qu'ils le sont aujourd'hui? Ne +m'objectez pas l'atrocité de leurs guerres, la barbarie avec laquelle +ils traitaient les prisonniers, dès cette époque. Nous-mêmes, alors, +n'étions guère plus humains. Sans parler de l'inquisition, le système +de torture usité dans l'ancien monde envers les accusés l'emportait de +beaucoup en raffinement sur celui des sauvages. Le scalpage des captifs +même ne leur était pas propre. Trop aisément l'on peut prouver que nos +ancêtres l'ont pratiqué. + +Cartier, cependant, fit presque toujours preuve de modération et de +justice dans ses rapports avec les naturels. Aussi eut-il peu à se +plaindre d'eux. Ceux du lac où il avait mouillé lui indiquèrent le +chemin d'Hochelaga, en lui disant qu'il «y avait encore trois journées +à y aller.» + +Comme les eaux étaient peu profondes et «qu'il n'estoit possible pour +lors passer ledict gallyon,» on arma les barques et Cartier poursuivit +sa route avec Claude de Pontbriand, Charles de la Pommeraye, Jean +Guyon, Jean Poullet, Marc Jalobert, Étienne Noël, Guillaume Le Breton et +vingt-huit mariniers. + +Ils naviguèrent de «temps à gré.» Mais leur navigation fut longue, car +nos aventuriers n'atteignirent le territoire d'Hochelaga que le +samedi soir 2 octobre, treize jours après avoir quitté le havre de +Sainte-Croix. La traversée n'est que de soixante lieues seulement. On la +fait aujourd'hui en douze heures. Que les temps sont changés! + +Une foule considérable de sauvages, dans leur costume de grande +cérémonie, attendait sur le rivage. + +«Ils nous feirent, dit Jacques Cartier, aussy bon accueil que jamais +père feist à enfant, menant joye merveilleuse.» + +Hommes, femmes, enfants, tous dansaient et chantaient à l'envi. Le +premier, Étienne Noël sauta à terre, pour se justifier des reproches +que son oncle lui adressait parfois à cause de sa mélancolie habituelle. +Mais c'est que le pauvre garçon trouvait le voyage long, terriblement +long, et que sa pensée vagabonde bien souvent le ramenait à Saint-Malo, +près de la fière et fantasque Constance. Et alors les rêves, les +espérances, les craintes, les soupirs! + +--Bien, lui dit en souriant le capitaine; prenons possession de cette +terre au nom du roi notre maître. + +Et il s'élança après Étienne Noël, avec les gentilshommes qui faisaient +partie de l'expédition. + +Le temps était beau à souhait. Les naturels, croyant nos navigateurs +descendus, du ciel, se pressaient autour d'eux, apportant leurs enfants +«à brassée,» pour les faire toucher, dans l'idée de les préserver de +toute maladie ou de les rendre invulnérables. + +Ils offrirent à Cartier du pain de gros oeil (maïs) et du poisson. Il +les paya en brimborions et revint coucher dans ses barques, renvoyant au +lendemain dimanche son excursion au village d'Hochelaga, éloigné de +deux lieues environ. Mais les sauvages passèrent la nuit à danser et à +s'ébaudir autour des grands feux qu'ils avaient allumés sur la plage. + +Le jour suivant maître Jacques «s'accoutra et fit mettre ses gens en +ordre pour aller voir la ville de ce peuple.» Cette visite était depuis +longtemps l'objet de ses ardents désirs. On lui avait fait d'Hochelaga +une description pompeuse. Son attente subit sans doute d'étranges +déceptions. Mais il n'eut pas moins lieu de se féliciter d'avoir +entrepris cette course périlleuse. + +Au point où il débarqua [49], la campagne, naturellement riche, était +cultivée avec soin. + +[Note 49: Le courant Sainte-Marie.] + +Devant les yeux se dressait superbement un mamelon, bien boisé, sous les +pieds ondulaient des plaines fertiles se prolongeant à droite jusqu'aux +confins de l'horizon, tandis qu'à gauche le Saint-Laurent roulait +majestueusement ses ondes puissantes, au-delà desquelles, en un vague +lointain, des rochers sourcilleux noyaient leur front dans l'azur +céleste. L'air retentissait du gazouillement des oiseaux, et la brise +chantait gaiement dans les arbres. + +Peintures charmantes d'une inexprimable poésie, qui s'animait, +s'incarnait de couleurs de plus en plus riantes à mesure que l'on +avançait, par un bon chemin «aussi battu qu'il soit possible.» + +Trois sauvages servaient de guides. + +Tout de suite, et d'un commun accord, on nomma Mont-Royal la colline qui +dressait en avant sa croupe arrondie, sur laquelle s'étage maintenant, +en amphithéâtre, la belle cité de Montréal. + +Lorsque Cartier y mit le pied, le 3 octobre 1535, ce n'était +qu'Hochelaga, une pauvre bourgade, tout de bois et d'écorce, mais déjà +célèbre parmi les riverains du Saint-Laurent. + +L'illustre navigateur nous en a laissé une description fort détaillée. + +La ville était de forme ronde, fortifiée de trois rangées du palissades. +Elle n'avait qu'une porte, fermant à barres. La triple enceinte, bâtie +en façon de pyramide, était haute de deux lances environ. Au-dessus +circulait une sorte de galerie, approvisionnée de roches et de cailloux, +et à laquelle on parvenait au moyen d'échelles. + +A l'intérieur, les maisons, au nombre d'une cinquantaine, étaient +disposées en ellipse. Elles mesuraient cinquante pas de long, sur douze +ou quinze de large. Des pieux formaient les murailles, des écorces de +bouleau le toit. Leur figure était celle d'un tunnel. Plusieurs familles +vivaient dans chaque cabane. Elles y avaient leur chambre, séparée des +autres par une simple cloison en peau ou en branchages. Point de porte à +ces chambres, ne renfermant qu'un lit de pelleteries et des instruments +de pêche, chasse et labour. Toutes donnaient sur un corridor +intermédiaire, aboutissant, au milieu de la hutte, à un foyer commun. +Des claies, étendues sous le plafond, tenaient lieu de grenier. Pour +conserver les vivres, il y avait de grands vaisseaux semblables à des +tonnes. + +Cartier fit son entrée, a travers les flots pressés de toute la +population. On le conduisit sur la place. Elle était carrée et occupait +le centre du village. + +Après les saluts d'usage parmi ces nations, les sauvages s'accroupirent +auprès des Français, et plusieurs femmes étalèrent les nattes par terre +pour les faire asseoir ù leur tour. «Le roi ou Agouhanna parut, un +instant après, porté par une dizaine d'hommes, qui déployèrent une peau +de cerf et le placèrent dessus. Il était âgé de cinquante ans environ et +perclus de tous les membres. Rien ne le distinguait de ses sujets, si +ce n'est qu'il avait sur la tête «une manière de lisière rouge pour sa +couronne, faite en poil de hérisson.» + +Après avoir salué Cartier et sa suite, il leur fît, dit M. Garneau +[50], comprendre par ses signes que leur arrivée lui causait beaucoup de +plaisir; et, comme il était souffrant, il montra ses bras et ses jambes +à Cartier, en le priant de les toucher. Celui-ci les frotta avec ses +mains. Ce que voyant, l'Agouhanna prit le bandeau qu'il avait sur la +tête et le lui présenta, pendant que les aveugles, borgnes, boiteux, +impotents, se serraient contre le capitaine français dans l'espoir de +se soulager par son contact: «Tellement qu'il semblait que Dieu feust la +descendu pour les guérir.» + +[Note 50: _Histoire du Canada_.] + +Dans sa profonde piété, Jacques Cartier s'agenouilla avec tous les +siens, fit le signe de la croix sur les malades, récita l'Evangile selon +saint Jean, et pria le Seigneur d'accorder à ces pauvres gens la grâce +de recevoir un jour le baptême. Ensuite, prenant un livre d'Heures, il +lut tout haut la Passion de Jésus-Christ. + +Les naturels observaient un silence religieux. Ils parurent comprendre +l'imposante grandeur de cette scène. + +Les oraisons terminées, on leur distribua dus hachots, des couteaux, des +patenôtres et «autres menues besognes,» puis ou jeta aux petits enfants +des bagues, des _agnus Dei_ d'étain. Enfin, pour couronner la cérémonie, +le capitaine «ordonna sonner les trompettes et autres instruments de +musique.» + +Déjà électrisés par tant de prodiges, ces sauvages n'y tinrent plus. +Et, dans leur enthousiasme, ils baisèrent jusqu'à la trace des pas des +étrangers. Ils auraient bien voulu les faire manger. Pour cela, ils +avaient apprêté du poisson, des potages, des fèves; mais, après y avoir +tâté, les Français, ne trouvant pas les mets de leur goût, déclinèrent +poliment l'invitation. + +Parmi les femmes, plusieurs étaient, sinon jolies, du moins accortes et +provoquantes. Aussi quelques-uns de nos gentilshommes n'auraient-ils pas +été fâchés de resserrer les liens de la connaissance; malheureusement +pour leurs velléités amoureuses, le capitaine était infatigable. Tout +entier a ses desseins, il ne souffrait de délassement ni pour lui, ni +pour ses compagnons. + +Le Mont-Royal devait dominer une vaste étendue de territoire. Cartier +se fit mener incontinent à la cime. De cette hauteur, en effet, l'oeil +embrasse un horizon immense de tous les côtés, excepté au nord-ouest où +il est borné par des montagnes bleuâtres. + +Vers le centre de ce tableau, que sillonne le Saint-Laurent, s'élancent +quelques pics isolés. De la main, les sauvages enseignèrent à Cartier +le point où naissait le fleuve et les endroits où la navigation en était +interrompue par des cascades. Partout le pays lui parut propre à la +culture. Dans la direction du nord-ouest ils lui indiquèrent la rivière +des Outaouais. Au sud, ajoutèrent-ils, il y a une contrée abondante en +fruits exquis et où la neige et la glace sont inconnues. Sans qu'on +leur demandât, ils prirent la chaîne du sifflet du capitaine «qui était +d'argent et un manche de poignard, lequel était de laiton jaune comme or +et montrèrent que cela venait d'amont ledit fleuve.» On leur présenta +du cuivre rouge; leur geste désigna le Saguenay comme son lieu de +provenance. + +Satisfait de ces informations, Jacques Cartier refusa de céder aux +instances des sauvages, qui le suppliaient de demeurer quelques jours +parmi eux. Plus d'un gentilhomme n'en eût pas été marri. Mais le +capitaine enjoignit à son monde de regagner aussitôt les barques. + +Les indigènes suivirent leurs nouveaux amis, les chargeant sur eux comme +sur chevaux, quand ils les voyaient fatigués. + +On rentra à bord, dans l'après-midi. Le jour baissait rapidement, +faisant place aux premières ombres du crépuscule. Néanmoins, Cartier +donna l'ordre du départ. + +--Tant mieux! s'écria Étienne Noël en larguant l'amarre de l'une des +barques. + +--Pourquoi tant mieux? répondit aigrement Jean Poullet derrière lui. +N'eut-il pas été préférable de passer la nuit à nous ébattre avec ces +gentes sauvagesses? + +Étienne haussa les épaules d'un air dédaigneux. + +--Palsambleu! mon jouvenceau, elles sont bien aussi affriolantes que +certaine inconstante Constance que je sais, repartit Poullet. + +Les amours d'Étienne étaient connues. Cette grossière saillie souleva +une explosion d'hilarité autour de lui. Le jeune homme n'aimait pas +mons Poullet dont l'outrecuidance était d'ailleurs insupportable à tous. +Pâle, frémissant de colère, Étienne le souffleta brusquement. + +Occupé dans l'autre barque, Jacques Cartier n'avait rien remarqué. + + + + + CHAPITRE XVI. + + FRAGMENTS DE MÉMOIRES. + + +«Tremblant encore la fièvre,» Étienne Noël descendit péniblement de +son branle. Il avait les joues creuses, le teint livide. Ses genoux +le soutenaient A peine. Tout, dans sa physionomie, portait les marques +profondes d'une longue et cruelle maladie. + +On était à la fin de mars. Malgré le tuyau de poêle qui passait, +bien chauffé, à travers les cloisons, le froid se faisait sentir. Il +sévissait âprement au dehors, étoilant au dedans l'unique petit carreau +qui éclairait la cabine. + +Des gémissements douloureux se faisaient entendre. + +Étienne Noël ouvrit, avec une clef, un coffret placé sous sa couche. Il +en tira quelques feuilles de parchemin, réunies soigneusement en liasse +par des rubans roses et verts. Puis, il dénoua les rubans et étala les +feuillets sur la table. + +Au recto du premier, servant d'enveloppe, on lisait: + + CE MÉMOIRE EST DÉDIÉ A TRÈS-BELLE, TRÈS-DOUCE, + TRÈS-EXCELLENTE ET MOULT AIMÉE + DAMOISELLE ET COUSINE + CONSTANCE. + +Cette dédicace était écrite en magnifiques lettres gothiques, +fleurdelisées d'or. + +Étienne s'assit, tourna quelques feuilles du manuscrit, les parcourut +d'un air mélancolique, et, sur une page blanche, il traça les lignes +suivantes: + + «A bord de la _Petite-Hermine_, ce vingt-troisième + jour de mars mil cinq cent trente-six,» + +«Combien je m'applaudis, affectionnée cousine, de cette résolution qui +me fut inspirée par mon Ange gardien, de vous narrer nos faits et gestes +en cette terre lointaine. Par là vous connaîtrez le fond de mon coeur, +le verrez à nu, et saurez que le pauvre Étienne vous aime, ainsi que +le méritez. Peut-être n'aurai-je jamais la félicité de vous remettre +moi-même cet écrit, car j'ai été grièvement blessé, comme bientôt vous +le dirai, et suis encore, à présent, atteint de maladie maligne; mais +si le bon Dieu me refuse la grâce ineffable de revoir ma mie Constance, +elle saura toutes les pensées et tous les actes de celui qui ne désire +rien tant au monde que de devenir son heureux époux. _Amen!_ + +«Je vous mandais, en ma dernière missive, que mon oncle Cartier n'avait +pas voulu, cette année, monter plus haut que Hochelaga. La saison était +avancée, et le courant du fleuve si impétueux au point où nous avions +amarré nos barques, qu'il eût été impossible de le refouler. + +«Nonobstant sa décision d'aller plus loin, le capitaine-général dut +ajourner l'accomplissement de ce projet à un moment plus favorable. +C'est pourquoi il donna l'ordre de rallier incontinent le galion. Je +vous avouerai, cousine, que lors j'eus une querelle avec un de nos +passagers volontaires. Il m'insulta, sans raison; je le frappai, à grand +tort. Le Seigneur tout-puissant m'en punit; car nous étant depuis battus +en duel, à Stadacone, mon adversaire me bailla au travers du flanc un +grand coup d'épée, dont ne suis pas encore tout à fait rétabli. + +«Mais, fin de la digression! je reviens à notre voyage. Le lundi, 4 +octobre, nous rentrâmes, en bonne santé, à bord de l'_Émerillon_; et, +le 5, fîmes voile pour retourner à la province de Canada. Le 7, on fit +halte et on planta une croix, sur le bord d'une rivière [51], qui coule +du nord. Quatre jours après, le H, nous jetions l'ancre dans le port de +Sainte-Croix, où les gens se montrèrent tout joyeux de notre arrivée, +mais nous annoncèrent une lamentable nouvelle. + +[Note 51: L'embouchure du Saint-Maurice.] + +«Comme vous l'aurez apprise, sans nul doute, avant de lire ce récit, +je ne prends, chère cousine, aucune précaution oratoire pour vous la +répéter. Nos compagnons nous instruisirent donc de la disparition de +ce tant bon et tant brave Jean Morbihan. Il y avait dix jours qu'il +manquait à l'appel. On ne savait ce qui lui était advenu, non plus +qu'à un des prisonniers, nommé Philippe, homme adroit, expert en toutes +choses, de bel air, de grandes manières, courageux comme un lion, et +qu'on prétendait être le chef de ces Tondeurs qui faisaient tant de mal +dans Saint-Malo avant notre départ. J'ignore si le fait est vrai, mais +le bruit courait parmi les mariniers que ce bandit n'était pas autre +chose non plus que le fameux Georges de Maisonneuve, ce gentilhomme +prodigue et libertin dont vous avez si souvent ouï parler. Ma foi, par +moment, sous ses haillons, il avait bien la mine arrogante d'un haut +seigneur! Après tout, ce sont rumeurs sans portée. Tous les hommes, les +nôtres surtout, ont l'amour du merveilleux. Je suis sûr que le sire de +Maisonneuve rirait très-fort, avec ses amis, s'il apprenait jamais +cette histoire! Laissons-la pour ce qu'elle vaut et songeons plutôt au +malheureux Jean Morbihan. Ah! je l'ai pleuré de toutes les larmes +que vous verserez sur son sort, douce cousine. D'abord, on espéra le +retrouver. Le capitaine fit faire des recherches minutieuses. Chacun s'y +prêtait avec ardeur; car, qui ne le chérissait, ce brave père Jean! Mais +tout a été inutile. Il n'a point reparu. On n'a pas découvert une seule +trace de lui. Nous en sommes réduits à des conjectures. Peut-être a-t-il +été enlevé par les sauvages? Peut-être est-il tombé dans le fleuve où il +se sera noyé? + +«Quoi qu'il en soit, sa perte a si vivement affligé mon oncle Jacques, +qu'à travers toutes les afflictions dont il a plu à la Providence +de l'accabler, il ne passe pas de journée sans regretter son vieux +serviteur! Ah! votre pauvre père adoptif a été pitoyablement éprouvé, +ma plus aimée! Mais, comme Job, il a courbé la tête sans murmurer, sans +accuser la destinée. Notre capitaine est un homme d'une vertu antique. +Il ressemble à ces héros de Plutarque, dont j'ai traduit la vie +glorieuse. Lui, si doux, si compatissant aux maux des autres, il est +ferme, comme le rocher de Saint-Michel, pour ceux qui le touchent. Rien +ne paraît l'ébranler. Pourtant, ma cousine, vous savez comme moi que, si +son esprit est un foyer brûlant d'intelligence, son coeur est un trésor +de sensibilité. On ne peut s'empêcher de l'aimer et de l'admirer. Il +souffre intérieurement, je le vois trop. Son âme est en proie à des +angoisses affreuses; son corps a même pâti de privations grandes. Mais +maître Jacques demeure impassible. Sur son front règne toujours une +sérénité inaltérable. Deux fois seulement, j'ai cru surprendre en lui +quelques signes d'émotion. C'est d'abord en embrassant, avec son oeil +d'aigle, le pays que l'on aperçoit du haut de Mont-Royal, puis en +recevant avis de la disparition de l'infortuné Morbihan. + +«Pauvre bon père Jean, il avait déjà si activement poussé les travaux +qu'un véritable retranchement était élevé pour protéger nos navires dans +le havre de Sainte-Croix. Ce retranchement est en bois. Il se compose +de gros pieux, enfoncés dans le lit de la rivière, tout à l'entour +des vaisseaux. Sa forme est celle d'un ovale. La _Grande-Hermine_, +la _Petite-Hermine_ et l'_Émerillon_ sont enfermés dans cette enceinte, +crénelée, garnie de canons et de meurtrières. En avant le cours d'eau, +large d'un trait d'arbalète, sert de fossé. De l'autre, on a creusé une +espèce de douve, qu'on franchit par un pont-levis, pour se rendre à la +terre ferme. + +«Nous sommes donc, grâce à Jean, très-bien défendus contre les +hostilités des sauvages. C'est heureux, car leurs intentions deviennent +de moins en moins amicales. Mon oncle les soupçonne, avec raison, je +crains, de conspirer contre nous, à l'instigation de ce Taignoagny, que +nous avions, il vous en souvient, amené en France en revenant de notre +premier voyage au Canada. + +«Mais, apportons un peu de méthode dans cette narration, et consignons-y +quelques dates. + +«Le lendemain de notre arrivée à Sainte-Croix, Taignoagny et Domagaia +nous firent visite avec plusieurs autres Canadians. Ils se confondirent +en protestations d'amitié. M'est avis toutefois que c'était pour nous +mieux leurrer. Sur leur invitation, le jour suivant, 13 octobre, +notre capitaine leur rendit cette visite avec cinquante compagnons, à +Stadacone, distant d'une petite lieue du fort. Stadacone est un petit +village, non palissadé comme Hochelaga. Dans la maison de Donnacona, +nous furent montrées les peaux de cinq têtes d'hommes, étendues sur du +bois, comme peaux de tambour. Quelle horreur! Ces sauvages ne semblent +cependant pas très-cruels. Ils nous contèrent qu'ils avaient pris ces +hideux trophées à leurs ennemis, les Trudamans, peuples féroces avec +lesquels ils sont en guerre. + +«Les Canadians n'ont aucune créance de Dieu. Mais ils adorent le diable, +sous la désignation de Cudragny. Toutefois, ils se feraient volontiers +baptiser. Ils en ont prie le capitaine, qui leur a promis qu'à un autre +voyage il leur apporterait des prêtres et du chrême. Donnacona s'est +montré très-content de cette promesse. + +«Vous ne serez peut-être pas fâchée de savoir comment ils vivent, +ma cousine. Leur mode diffère totalement de la nôtre. Ils sont en +communauté de biens et admettent la pluralité des femmes, comme les +Musulmans. Ce qui est un crime épouvantable. Les filles se comportent +avec une liberté indécente; pour elles, c'est honneur d'avoir quantité +de galants [52]. + +[Note 52: «Ils ont, dit la Relation de Jacques Cartier, une aultre +coustume fort mauvaise de leurs filles, car depuis qu'elles sont d'aage +d'aller à l'homme, elles sont toutes mises en une maison, habandonnées +à tout le monde qui en veult jusques à ce qu'elles aient trouvé leur +party. Et tout ce avons veu par expérience, car nous avons veu les +maisons pleines des dictes filles, comme est une eschole de garsons en +France. Et davantage le hazard selon leur mode tient lesdictes maisons +où ils jouent tout ce qu'ilz ont, jusques à la de leur nature.»--_Note +de l'éditeur_.] + +«Les hommes sont joueurs effrénés. Ils chassent, pêchent, font la +guerre, mais ne travaillent point le sol. + +Cette rude besogne est réservée aux femmes. Elles labourent les champs +avec un petit bois de la grandeur d'une demi-épée, et qu'ils appellent +_osizy_. Leur blé est gros comme pois, jaune d'or quand il est mûr, +l'épi long de cinq à six pouces, la tige haute comme une lance. Ils +consomment ces épis grillés au feu, ou battent les grains avec des +pilons, les mettent en pâte, en font des tourteaux qu'ils cuisent +sur des pierres chaudes. En général, ils mangent les aliments crus ou +boucanés à la fumée de leurs feux. + + +«Les Canadians sont tout à fait malpropres, allant souvent nus l'été +ou se couvrant à peine. Je puis vous assurer, ma charmante cousine, que +leurs _agruestes_ (ou dames) n'ont rien de séduisant, quoi qu'en aient +maints gentilshommes de notre équipage, et quoiqu'elles se barbouillent +la face de peintures et s'ornent d'_esurgny_, sorte de coquille dont +ils font grand cas. Ces esurgny sont pour eux bijoux précieux et monnaie +courante. Ils se les procurent ainsi: quand un homme a mérité la mort, +ils le tuent, puis l'incisent, à grandes taillades, dans les parties +charnues du corps, ils le jettent au fond de l'eau, au lieu où gisent +lesdits esurgny. On l'y laisse dix ou douze heures. Ensuite, on le +retire. Et, dans les incisions, se trouvent les coquilles en question, +qu'ils taillent et façonnent à leur convenance [53]. On leur accorde +la propriété d'étancher le sang du nez. N'est-ce pas merveilleux, +ma cousine? Il est chose qui l'est plus encore. C'est ce qu'a conté +Donnacona à notre capitaine, de la terre de Saguenay, où sont les hommes +blancs comme en France et accoutrés de drap de laine et où il y a infini +or, rubis et autres richesses. Il dit encore, car il a beaucoup voyagé, +avoir vu un pays dont les habitants ne mangent point, sans pour cela +se mal porter; et même un pays de Picquemyans où les gens n'ont qu'une +jambe, ce qui ne les empêche pas démarcher! + +[Note 53: Ces esurgny sont des _ouampums_ ou coquilles, fort estimés +encore aujourd'hui de tous les Indiens de l'Amérique septentrionale.] + +«Je n'en finirais pas si je voulais vous refaire tous les beaux récits +que nous avons ouïs, tant à Stadacone qu'à Hochelaga. J'en réserve et +des meilleurs, ma Constance, pour l'heure fortunée où, tout à notre +aise, nous pourrons babiller ensemble. + +«Je ne vous cèlerai pas alors la beauté du ciel durant l'été, la bonté +du sol et les agréments de cette contrée si peu connue. Mais il me +faudra aussi vous parler de ses incommodités, des épouvantables rigueurs +du climat, du terrible fléau qui a décimé mes misérables compagnons. + +«Ah! Constance, ma mie, quelle atroce froidure! Figurez-vous que, le 15 +novembre, il gela tout d'un coup si fort, que nos navires furent, en +une seule nuit, environnés de glace. Ce n'était que le début de l'hiver, +las! Peu après, le fleuve entier fut pris, de Stadacone à Hochelaga. Au +mois de janvier, les glaces avaient deux brasses de profondeur, et sur +la terre la neige était haute de plus de quatre pieds. Nos breuvages +étaient figés dans leurs futailles, et, malgré les grands feux que nous +entretenions jour et nuit dans les navires, il y avait du haut en bas +contre la muraille une couche de congélation épaisse de quatre doigts. + +«Jugez, cousine, de nos souffrances! à nous qui n'avions pas pris, en +partant de Saint-Malo, nos précautions contre semblable température! +Cela dura jusqu'au 22 février. Ce ne fut pas tout encore. Dieu nous +voulait éprouver. Sa main s'appesantit lourdement sur l'expédition. + +«En décembre, la mortalité s'était mise au peuple de Stadacone. Une +maladie hideuse le ravageait. Les jambes s'enflaient, les nerfs se +retiraient, la peau noircissait comme charbon, on suintait le sang. +Après quoi, cette exécrable affection gagnait les hanches, les épaules, +les bras, le col, le visage. L'haleine devenait infecte, les gencives +se pourrissaient, les dents déchaussées tombaient, et la mort enfin +délivrait le patient de supplices comparables à ceux de l'enfer. + +«En cette occurrence, notre capitaine fit inhibition aux sauvages de +venir à notre fort et aux mariniers de communiquer avec eux. Ce fut en +vain. L'effroyable contagion s'introduisit dans les équipages, et, à la +mi-février, de cent dix hommes que nous étions, il y en avait déjà huit +de morts, cinquante en qui on n'espérait plus de vie et pas trois de +sains a bord. Moi-même, chère cousine, j'étais légèrement atteint. +Mais, par bonheur, le digne Jacques Cartier fut épargné par cette peste +maudite. + +«Ah! quel dévouement, quel courage, quelle patience il déploya +depuis! Son admirable caractère apparut dans toute sa beauté. Ma chère +Constance, cet homme n'a pas son égal. + +«En ces moments critiques, et alors que, dans l'un des navires, il n'y a +créature humaine qui puisse descendre sous le tillac pour tirer a boire +[54], alors aussi que les Canadians paraissent vouloir profiter de notre +faiblesse pour nous massacrer, le capitaine-général remplit tour à tour +et tout à la fois les fonctions de médecin, sentinelle, garde-malade, +aumônier, cuisinier et approvisionneur. Toujours debout, toujours sur le +qui-vive, il est infatigable. Les mourants le bénissent en rendant leur +âme à Dieu; les vivants lui vouent une gratitude éternelle. Ce n'est +plus un chef, c'est un père, mais un père qui a la tendresse d'une mère, +les prévenances d'une soeur, et sans se départir de la vigilance +d'un guerrier. Croiriez-vous que, pour tromper les sauvages sur notre +déplorable situation, il fait sortir les hommes valides de la batterie +quand il aperçoit les Canadians rôdant autour du fort. Puis, il a l'air +de les châtier ou de les occuper A de rudes travaux, comme, calfatage, +radoub ou telles pénibles besognes. Et les autres dupes, de s'imaginer +que nous sommes tous en joie et santé. N'étaient ces précautions, ma +Constance adorée, depuis deux mois, c'en serait fait de nous. + +[Note 54: Relation de Jacques Cartier.] + +«Oh! oui, je le répète, maître Jacques Cartier n'est pas un être +ordinaire. Les anciens l'auraient honoré comme un Dieu. Avec cela, si +simple, si modeste, si pieux! Tous les dimanches, il dit l'office de la +messe. Dès le commencement de l'épidémie, il se fit pèlerin à Notre-Dame +de Roquemado en Quercy, promettant y aller, si le Seigneur lui donnait +grâce de retourner en France. + +«Je ne mentionne pas ses soins affectueux pour moi, après que je fus +blessé en ce duel avec Jean Poullet, et après que je fus pris par la +maladie dont à peine je relève...» + +A ce moment, Charles Guyot, serviteur de Jacques Cartier, entra +brusquement dans la cabine: + +--Où est le capitaine? demanda-t-il. + +--Je ne l'ai pas vu ce matin, répondit Étienne. + +--Le gourmette Lucas est à l'extrémité. Il désire lui parler. + +--Pauvre enfant! mourir si jeune! Il n'a pas encore quinze ans. + +--Ah! dit Charles, j'entends marcher sur le pont. + +C'est mon maître, je reconnais son pas. + +Cartier arrivait effectivement. Il tenait à la main des rameaux +d'épinette. + +--Réjouis-toi, Étienne, dit-il, je viens de rencontrer Domagaia. +Il était naguère affecté de cette affreuse maladie qui nous désole. +Aujourd'hui je le trouve sur pieds. Je m'enquiers comment il s'est +guéri, feignant que Charles Guyot était aussi atteint de la contagion, +mais me gardant bien de déclarer que nos compagnons en périssaient. Il +me répond que c'est avec le jus et le marc des feuilles dont voici les +branches. Il faut les faire bouillir, boire un gobelet de la décoction +et appliquer le résidu en manière de cataplasme tous les deux jours. +Veux-tu, Étienne, que nous commencions l'épreuve par toi, car nos +gens se défient des sauvages. Ils craignent le poison. Je suis assuré +cependant que ce végétal n'a point de propriétés offensives... + +--Oh! mon oncle, je ferai tout ce que vous désirerez! dit Étienne. Mais +Lucas vous appelle... + +--Oui, maître, ajouta Charles Guyot. Le gourmette est à l'article de la +mort. Il veut se confesser à vous. + +--Encore ce malheureux enfant! Seigneur, je vous en conjure, mettez +un terme à votre courroux, ou qu'il tombe de tout son poids sur moi! +s'écria Cartier. + +Et, posant ses branchages sur la table, il passa de la Petite sur la +_Grande-Hermine_. + +Dans le faux-pont, le spectacle était lugubre. Des hommes hâves, +décharnés, des spectres plutôt, étaient assis languissamment autour +du poêle ou couchés sur les branles. Leur visage n'avait plus rien +d'humain. Quelques-uns poussaient des cris sourds, déchirants. + +Pâle, les traits altérés, les membres amaigris, la démarche mal assurée, +Cartier lui-même semblait une ombre, au milieu de ces fantômes. + +A son arrivée les gémissements cessèrent. + +--Mes amis, dit-il, je crois avoir découvert une médecine contre vos +souffrances. C'est Domagaia qui m'en a donné le secret. Bientôt, je +l'espère, nous remercierons le ciel d'être venu à notre secours. + +Les mariniers secouèrent désespérément la tête, tandis que Cartier +s'approchait du branle où Lucas se tordait en convulsions. + +Frappé, lui aussi, du scorbut, le pauvre gourmette, enfant abandonné, +recueilli par la charité de Cartier et qui avait trahi son bienfaiteur, +sentait, avant d'expirer, le pressant besoin d'avouer son crime. + +La confession fut courte, car déjà commençait l'agonie de Lucas. Mais, +sans doute, elle remua profondément les entrailles de maître Jacques. + +Ceux qui l'observaient l'entendirent prononcer ces mots: «Malheureux, +je te pardonne;» et ils le virent porter, plus d'une fois, la main à son +front ou essuyer des larmes à ses paupières. + +La nature reprenait-elle enfin ses droits sur la fermeté ordinaire +du capitaine-général? Il luttait évidemment contre de puissantes +impressions. Mais, dans cette lutte, le respect de son devoir l'emporta +comme toujours. + +--A genoux, mes amis, dit-il. A genoux! Je vais réciter la prière pour +les moribonds. + +Ceux des assistants qui étaient levés se prosternèrent. Les autres +joignirent les mains, en se tournant vers le lit du mourant. + +Et Jacques Cartier, d'une voix pénétrante: + +«Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père +tout-puissant qui vous a créée; au nom de Jésus-Christ, fils du Dieu +vivant, qui a souffert pour vous; au nom du Saint-Esprit, qui vous a +été donné; au nom des Anges et des Archanges; au nom des Trônes et +des Dominations; au nom des Principautés et des Puissances; au nom des +Chérubins et des Séraphins; au nom des Patriarches et des Prophètes; au +nom des saints Apôtres et des Évangélistes; au nom des saints Moines et +solitaires; au nom des saintes Vierges et de tous les Saints et Saintes +de Dieu. Qu'aujourd'hui votre séjour soit dans la paix, et votre demeure +dans la Sainte Sion. Par Jésus-Christ, Notre Seigneur. Ainsi soit-il.» + +--Ainsi soit-il! répétèrent, en sanglotant, les mariniers. + +Secrètement, dans la nuit suivante, le corps de Lucas fut enterré, lui +vingt-cinquième, sous la neige, le reste de ses compagnons étant trop +faible pour fouiller la terre gelée. + + + + + CHAPITRE XVII. + + RETOUR A SAINT-MALO. + + +En faisant, dans ses _Mémoires_, l'éloge de Cartier, Étienne, second +fils de Jacques Noël, n'avait point exagéré les admirables qualités du +héros. C'était bien l'homme juste _impavidus_, au coeur bardé du triple +airain, dont parle le poète. + +Cartier était aussi grand par le coeur que par l'esprit: il appartient à +cette race de génies trop rares auxquels l'humanité érige des monuments, +témoignages de sa gratitude. Et pourtant, oh! je le répète ici, avec un +vif sentiment de douleur, dans cette France si noble, si généreuse, qui +a eu la gloire de lui donner le jour, Jacques Cartier attend encore sa +statue! + +Mais nous ne connaissons donc pas ses voyages! mais nous n'en avons donc +pas lu les Relations! mais nous ne savons donc pas perpétuer la +mémoire de nos ancêtres! Nouvelle Athènes, la France restera-t-elle +éternellement ingrate envers l'un des meilleurs, l'un des plus dignes de +ses enfants! Le coeur saigne, à cette pensée. + +Quand je vois Cartier hardi tout autant que Colomb, son égal en +habileté, son supérieur en persévérance; quand je le vois ce magnifique +caractère lutter contre l'ignorance ou le mauvais vouloir de ses +compatriotes, résister aux sollicitations de ses affections intimes, +opposer une poitrine de fer aux infatigables coups de la fatalité; ne +se laisser abattre ni par les violences inusitées d'une température +ordinairement excessive, ni par le déchaînement d'une maladie +épouvantable, ni par les menaces, chaque jour plus terribles, des +tribus sauvages qui l'entourent, ni enfin par la mort qui frappe, frappe +encore, frappe toujours autour de lui; quand je vois tout cela, je ne +crains pas de me demander qui fut le plus méritant du pilote malouin ou +du navigateur génois. + +Capricieuse déesse que la fortune! L'univers sait l'histoire de Colomb; +combien y a-t-il de gens, dans sa propre patrie, qui soupçonnent celle +de Jacques Cartier? Qui oserait dire, cependant, que les explorations +de celui-ci sont moins estimables que les découvertes de celui-là? Qui +s'aviserait de prétendre que les Canadas et les États-Unis d'Amérique +ne valent pas aujourd'hui pour le mouvement civilisateur, comme pour la +richesse de toute nature, le Mexique, le Brésil, le Chili ou le Pérou? + +Ah! si les Français possédaient la vingtième partie de l'esprit vantard, +pompeux jusqu'au ridicule des Espagnols et des Portugais, il ne serait +pas besoin de venir, trois cents ans après la mort de Cartier, réclamer +pour notre honneur, plus encore que pour le sien, une place au soleil de +la renommée! + +Il fut, sans doute, remarquable par l'habile direction de son expédition +jusqu'à Hochelaga. Mais il le fut, à mon sens, bien autrement par sa +conduite, durant les quatre mois qu'il passa au milieu de la peste, sur +des navires mal approvisionnés, environnés de peuplades hostiles et sous +un froid souvent de plus de 30 degrés! + +La glace avait six pieds d'épaisseur, la neige quatre et davantage. Le +Saint-Laurent était gelé. Le pont s'étendait de la pointe de Stadacone +jusqu'à Hochelaga soixante lieues de longueur sur une de large en +plusieurs endroits. + +La débâcle eut lieu le 22 février, devant Stadacone; beaucoup plus tard +devant Montréal. Mais ce fut le 5 avril [55] seulement qu'elle se fit +dans la rivière de Sainte-Croix et que les navires se délivrèrent enfin +de leurs lourdes entraves de cristal. + +[Note 55: Ces dates et les précédentes sont conformes à l'ancien +calendrier. D'après celui que nous suivons, exécuté sous Grégoire +XIII et mis en vigueur à partir de 1582, il faut, pour avoir les dates +modernes, ajouter dix jours à chaque période.] + +Le scorbut avait cessé de répandre la mort dans les équipages. Grâce +aux infusions et aux cataplasmes d'épinette blanche, nos mariniers se +rétablissaient rapidement. D'abord, ils avaient fait des difficultés +pour user du remède. Mais l'exemple d'Étienne Noël, sa cure miraculeuse +déterminèrent les plus récalcitrants. «Après avoir vu et connu, il y +eut, dit Cartier, telle presse sur ladite médecine qu'on se voulait tuer +à qui le premier en aurait. De sorte qu'un arbre aussi gros et aussi +grand que chêne qui soit en France, a été employé en six jours, lequel +a fait telle opération que, si tous les médecins de Louvain et de +Montpellier y eussent été avec toutes les drogues d'Alexandrie, ils n'en +eussent pas tant fait en un an que ledit arbre en a fait en six jours.» + +Mais si la santé était revenue, l'inquiétude régnait toujours au havre +de Sainte-Croix. De la part des sauvages on redoutait une attaque. Ils +n'apportaient plus comme autrefois des provisions aux équipages. Quand +par hasard ils le faisaient, c'était de mauvaise grâce et ils vendaient +fort cher leurs denrées. + +Donnacona, Taignoagny et d'autres étaient partis, sous couleur d'aller +chasser. Mais il était à craindre que ce ne fût dans le but de réunir et +de ramener des alliés pour assiéger le fort. Taignoagny ne voulait pas +retourner en Europe. Fier des notions qu'il y avait apprises, parce +qu'elles lui donnaient un certain empire sur les gens de sa race, il +désirait secrètement perdre les Français, dont la supériorité portait +ombrage à ses vues ambitieuses. Il se disait que, ceux-ci morts, la +route du grand fleuve serait perdue pour les autres. Philippe n'avait +pas peu contribué à le pousser dans cette fausse voie; et, quoique +Philippe eût disparu depuis leur entrevue au sommet de la chute, le +sauvage y persévérait résolument. Donnacona, homme faible, versatile, se +laissait guider par l'artificieux Taignoagny, qui ne cherchait cependant +qu'à lui ravir le pouvoir. + +Tout en allant «prendre des cerfs et daims,» vers la fin de février, +ils firent alliance avec divers chefs des tribus voisines et, deux mois +après, ils rentrèrent à Stadacone, suivis d'une foule de guerriers. + +Heureusement Jacques Cartier était sur ses gardes. Il avait augmenté +les défenses du fort et doublé les postes. En même temps, il pressait +l'appareillage de ses navires, bien décidé à retourner eu France, avec +la _Grande-Hermine_ et l'_Émerillon_, aussitôt que tout serait prêt. La +_Petite-Hermine_ étant en mauvais état et le nombre des aventuriers +ayant diminué, on avait résolu de la démolir et d'en abandonner les +pièces inutiles dans le havre de Sainte-Croix. + +Le 21 avril, Domagaia se montra sur le bord de la rivière, accompagné de +plusieurs jeunes gens, «beaux et puissants.» On l'invita à venir à bord. +Il refusa. Ce refus, la présence de ces hommes inconnus réveillèrent +toutes les défiances de Jacques Cartier. Aussi, quoique Domagaia lui +annonçât que Donnacona était de retour et qu'il lui apporterait de +la venaison le lendemain, Cartier envoya-t-il Charles Guyot à terre. +C'était, de tous les Visages-Pâles, celui que les Peaux-Rouges aimaient +le mieux. Guyot avait ordre d'aller à Stadacone pour observer ce qui s'y +passait. Il exécuta avec adresse sa mission et marcha tout droit à la +demeure de Donnacona. Mais celui-ci, prévenu de son arrivée, fit le +malade et se coucha. + +Pourquoi mon frère ne rend-il pas sa visite au grand chef des blancs? +lui dit Guyot qui avait appris la langue du pays. Mon frère est-il +indisposé contre le capitaine Cartier, qui l'attend pour boire avec lui +la liqueur rouge et faire chaudière? + +--Non, dit Donnacona; le chef des blancs est un grand agouhanna. Mon +coeur l'aime; mais mon corps souffre. Donnacona ne peut aller le voir +aujourd'hui, il y ira demain. + +--Voici, reprit Charles, une hache que le chef blanc envoie à son frère +le chef rouge. + +--Tu lui diras que je ferai mes présents au prochain soleil, repartit +Donnacona. + +Guyot sortit ensuite et se transporta à la cabane de Taignoagny. Cette +hutte, comme les autres du village, était si pleine d'étrangers qu'on +n'y pouvait remuer. + +Charles engagea Taignoagny à le suivre à bord. L'interprète fit +la sourde oreille. Mais il dit au serviteur de Cartier que, «si le +Capitaine consentait à prendre avec lui un seigneur du pays, nommé +Agonna, qui lui avait fait déplaisir, et l'emmener en France, il ferait +tout ce que voudrait ledit capitaine.» + +Taignoagny se garda bien d'expliquer le motif de sa haine contre Agonna. +Il lui en voulait parce que ce chef était un des favoris de Donnacona, +et qu'il devait, suivant toutes probabilités, lui succéder dans la +direction des affaires de Stadacone. Taignoagny était trop lâche pour se +débarrasser ouvertement d'Agonna. Mais il eût été ravi que Cartier +lui rendît de façon ou d'autre ce service. On verra bientôt que les +détestables machinations de l'interprète tournèrent contre leur auteur. + +Guyot essaya de pénétrer dans d'autres maisons. Taignoagny s'y opposa. +Évidemment il se tramait quelque perfidie. + +Jacques Cartier connaissait-il la Relation des faits et gestes de +Fernand Cortez? On peut le supposer. Toujours est-il que le capitaine +français adopta, pour se mettre en garde contre les indigènes de la +Nouvelle-France, le moyen qu'avait employé le capitaine espagnol contre +les naturels du Mexique. Cartier décida de s'emparer de Donnacona, +Taignoagny et des principaux Canadiens. Le projet n'était pas +d'exécution facile. A la force on ne pouvait songer. Il fallut ruser. +Les sauvages étaient très-soupçonneux. Peut-être flairaient-ils le +piège. On leur réitéra pendant plusieurs jours les invitations à faire +chaudière, c'est-à-dire à banqueter. On les combla de cadeaux. Le fond +de la _Petite-Hermine_ leur fut même donné pour qu'ils en utilisassent +les clous. Rien n'y faisait. Ils s'obstinaient à fuir le fort. Enfin +l'habileté de Cartier l'emporta. + +Taignoagny lui avait renouvelé de vive voix sa proposition, d'embarquer +avec lui l'individu qui l'avait offensé, le capitaine répondit +adroitement que le roi avait défendu d'à amener en France hommes ni +femmes du Canada, mais bien deux ou trois petits enfants pour apprendre +le langage.» + +Rassuré par ces paroles, Taignoagny promit de venir le jour suivant avec +Donnacona fêter la Sainte-Croix à bord des navires. + +Cartier fit de grands préparatifs pour cette solennité, qui tombait le 3 +mai. Ses gens et lui endossèrent leurs plus riches vêtements. On pavoisa +les vaisseaux, radoubés, repeints, remâtés, tout prêts à mettre à la +voile. + +Quoiqu'il fît froid encore, que les bords du fleuve et de la rivière +fussent chargés de glaces pourries et de bancs de neige fondante, +le temps était beau. Au ciel, gris-pommelé, les petits nuages blancs +couraient comme des flocons de laine chassés par la brise. Déjà +les bourgeons rougissaient à l'extrémité des branches; les oiseaux +revenaient chanter leurs amours et la nature ouvrait son sein aux +fécondes exhalaisons du printemps. + +Après la messe dite, suivant l'habitude, par le capitaine-général, les +équipages furent passés en revue. Puis Cartier pour prendre, avant son +départ, définitivement possession du pays qu'il avait découvert, fit +dresser, près du port, «une belle croix, haute d'environ trente pieds, +sous le croisillon de laquelle on voyait un écusson en bosse, des armes +de France, avec cette inscription en «lettres antiques»: + +FRANCISCUS PRIMUS DEI GRATIA FRANCORUM REX REGNAT. + +Une salve de vingt coups de canon couronna la cérémonie [56]. + + +[Note 56: Cette prise en possession peut bien passer pour légèrement +arbitraire; mais, au moins, elle a le mérite d'une certaine simplicité. +Les Espagnols y mettaient bien plus de cérémonie et d'ostentation. +Ils se faisaient accompagner de deux notaires qui rédigeaient +très-sérieusement un acte de propriété des terres découvertes. Dans +ma _Notice_ sur Sagard, j'ai déjà donné, d'après W. Irving, une de ces +étonnantes formules. En voici une autre qui peut servir de pendant à la +première. + +Vasco Nunez, venant de découvrir l'océan Pacifique, s'avance, bannière +de la Vierge en tête, entre dans la mer jusqu'aux genoux, tire son épée, +jette son bouclier sur son épaule et s'écrie: + +«Vivent les hauts et puissants monarques don Ferdinand et dona Juanna, +souverains de Castille, de Léon et d'Aragon, au nom desquels et pour la +couronne royale de Castille, je prends réelle et corporelle et actuelle +possession de ces mers, et terres, et côtes, et ports et îles du Sud, +et de tout ce qui y est annexé, et des royaumes et provinces qui leur +appartiennent et peuvent leur appartenir, en quelque manière ou par +quelque droit ou titre, ancien ou moderne, dans les temps passés, +présents ou à venir, sans aucune contradiction; et si autre prince +chrétien, ou infidèle, ou aucune loi, acte ou condition quelconque +prétend à aucun droit sur ces terres et mers, je suis prêt et disposé +à les maintenir et à les défendre au nom des souverains castillans, +présents et futurs, qui ont l'empire de la domination sur ces Indes, +îles et terre ferme, nord et sud, avec toutes leurs mers, au pôle +arctique comme au pôle antarctique, sur chaque côté de la ligne +équinoxiale, soit au dedans, soit au dehors des tropiques du Cancer et +du Capricorne, maintenant et dans tous les temps, aussi longtemps que +durera le monde et jusqu'au jour final du jugement de tout le genre +humain.»] + +Les Canadians s'étaient assemblés, en grand nombre pour y assister. Mais +ils se tenaient craintivement sur le bord de la rivière. Cartier +pria Donnacona d'entrer dans le fort pour y boire et manger avec lui. +Taignoagny en dissuada l'agouhanna. Il était deux heures environ. +Cartier sortit du parc, vint trouver Donnacona et le pressa d'accepter +son offre. Le chef sauvage hésitait. La scène menaçait de traîner en +longueur. Jacques Cartier comprit que, s'il laissait échapper cette +occasion de mettre la main sur Donnacona, elle ne se représenterait +plus. Il prit un parti décisif. Ses gens étaient bien armés, la revue +ayant été le prétexte de cet armement. Il ût un signe convenu. Aussitôt +les mariniers entourèrent Donnacona, Taignoagny, Domagaia, deux autres +«seigneurs» et les arrêtèrent. + +La foule s'enfuit épouvantée en poussant des hurlements affreux «les +ungs le travers la rivière, les aultres parmy le boys, serchant chacun +son avantage.» + +Les prisonniers furent enfermés à bord et on accéléra l'appareillage. + +Pendant toute la nuit, les sauvages rôdèrent autour du fort, en +emplissant l'air de cris affreux. + +Le lendemain, appréhendant que l'irritation ne les poussât à quelque +résolution désespérée, Cartier ordonna à Donnacona de les rassurer sur +son sort. On avait imposé un discours à l'agouhanna. En conséquence, il +annonça à ses gens qu'il restait de plein gré sur les vaisseaux où il +faisait bonne chère, qu'il partait pour parler au roi de France, lui +conter ce qu'il avait vu au Saguenay et qu'il reviendrait à Stadacone +dans dix ou douze lunes. + +Cette harangue changea les dispositions des Canadians. Avec la mobilité +si particulière à leur race, ils passèrent subitement de la douleur à la +joie la plus bruyante. + +Un de leurs canouys d'écorce se détacha de la rive, monté par les +principaux de la nation, et apporta à Donnacona vingt-quatre colliers +d'ésurgny. Jacques Cartier lui donna quelques colifichets que celui-ci +envoya à ses femmes et à ses enfants. + +Le jour suivant il se fit encore un grand concours de peuple sur le +rivage de Sainte-Croix. Jacques Cartier n'était pas sans anxiété. Mais +bientôt il vit apparaître quatre des femmes de l'agouhanna dans leur +costume d'apparat. Elles montèrent dans un canot qui fut chargé de +provisions et dirigé vers la _Grande-Hermine_. + +Le capitaine les reçut de son mieux à bord. Donnacona leur répéta qu'il +s'éloignait volontairement et serait de retour dans douze lunes au +plus. On embarqua les vivres qu'elles avaient amenés. Les sauvagesses +échangèrent avec Cartier quelques menus présents et prirent congé de +leur seigneur et maître. + +Le 6 mai, au matin, les deux navires sortirent, au bruit du canon, de +la rivière Sainte-Croix et ils s'élancèrent vers leur patrie +où,--après avoir opéré diverses reconnaissances nouvelles dans le golfe +Saint-Laurent et suivi cette fois la route entre Terreneuve et le cap +Breton,--ils arrivèrent, le 6 juillet de cette mémorable année 1836. + +En abordant à Saint-Malo, Jacques Cartier et Étienne Noël aperçurent +dame Catherine et la vieille Manon, s'appuyant l'une au bras de l'autre, +et entourées d'une multitude compacte qui se foulait tumultueusement sur +la grève pour saluer les hardis navigateurs. + +--Où est Constance? demandèrent les yeux des deux hommes, avant que +leurs lèvres eussent prononcé une parole. + +Baissant la tête, dame Catherine se prit à pleurer. + + + + + CHAPITRE XVIII. + + LES PORTES-CARTIER. + + +Hors du département d'Ille-et-Vilaine, qui connaît Limoilou? Qui jamais +a entendu prononcer ce nom d'une saveur exotique si pénétrante? Personne +cependant qui n'ait admiré les bords pittoresques de la Rance, entre +Saint-Malo et Dinan, ou ouï décrire leurs beautés comparables seulement +aux plus romantiques paysages de la Suisse. Mais Limoilou? Qu'est-ce que +cela? Nos touristes s'en soucient peu, je vous assure. Limoilou a droit +toutefois à de grandes considérations. Aux simples amateurs de jolis +sites, je ne crains pas de le recommander. A quelques kilomètres à l'est +de Saint-Malo, limité par une lande de roches, de bruyères et d'ajoncs, +il est tapi dans une de ces adorables plaines bretonnes qu'aimait tant +Souvestre: où l'on trouve les campagnes à luxuriante végétation, les +vallées mousseuses, festonnées de chèvrefeuilles, de ronces et de +houblon sauvage; mille nids de verdure d'où sort la fumée d'une +chaumière, et toutes ces oasis de fleurs et d'ombrages au milieu +desquelles poind l'aiguille brodée d'un clocher de granit ou la tête +penchée d'un calvaire. + +Pour le voyageur donc Limoilou, tout planté d'arbres fruitiers, tout +tapissé par les mains prodigues de la nature, orné de gracieuses villas, +est un lieu charmant où il fait bon se reposer. Mais aux yeux des +amis des nobles choses du temps passé, ce village a un bien autre +mérite:--Seigneur de Limoilou fut le titre que François Ier conféra à +Jacques Cartier, en récompense de ses éminents services. C'est là que, +revenu dans sa patrie, le capitaine-général passait la saison +d'été, dans une métairie qu'il y possédait et qu'on nomme encore les +Portes-Cartier. + +Elle s'élève, entourée de guérets fertiles, sur le chemin de Roteneuf, +non loin de la chapelle Saint-Vincent. Un mur de pierre lui fait +clôture. Sur ce mur, près d'une grande porte cochère, cintrée, un +écusson, fruste aujourd'hui, montrait jadis les armes de Cartier. La +maison n'offre quoi que ce soit de remarquable. C'est un bâtiment du +seizième siècle, avec tourelle, en demi-relief, à comble aigu, flanquée +au milieu du corps de logis principal et servant de cage d'escalier pour +l'étage supérieur et les greniers. D'autres constructions, granges et +«ménageries» dans la cour sont affectées à l'exploitation de la +ferme. Au centre de cette cour un puits profond peut cependant attirer +l'attention par la structure singulière de sa margelle carrée. Une +perche mobile, jouant à l'extrémité d'un pieu solidement enfoncé dans +le sol, sert à tirer l'eau. Des amas de fumier, sur lesquels s'ébattent +quelques volailles; des mares croupissantes, infectes, des vaux, comme +on les appelle en Bretagne; des menions de paille ou d'ajoncs occupent +l'espace autour du puits. J'ai regret à le dire: mais la ruine, le +dénûment envahissent cette métairie, naguère théâtre de l'abondance et +de la propreté. On respire la misère, là où régnait la richesse. Et l'on +se sent mal à l'aise en songeant que dans cette habitation, si délabrée +maintenant, si digne d'être restaurée et conservée comme monument +public, l'un des hommes les plus distingués que la France ait produits +passa une partie de son existence. + +Il fallait la voir, vers le milieu du seizième siècle, cette demeure +d'aspect repoussant aujourd'hui. Alors elle était enceinte par +de délicieuses closeries de genêts et de pommiers aux bouquets +éblouissants; alors ses murailles étaient blanches comme la neige; +une belle calotte de tuiles rouges coiffait ses toits que rongent +actuellement les moisissures; alors de jolis vitraux de couleur, +encadrés dans des losanges de plomb, décoraient ses fenêtres que le +temps a démantelées et privées de leurs carreaux, la plupart remplacés +par quelques fonds de vieux chapeaux ou quelques bouchons de paille; +alors aussi la cour, bien tenue et soigneusement couverte de sable fin, +semblait, aux rayons du soleil, semée de grains d'or. + +D'un côté de la porte du rez-de-chaussée, un vigoureux cep, étendant ses +rameaux noueux, chargés à l'automne de grappes purpurines; de l'autre, +c'était un rosier magnifique, dont les fleurs embaumées se mariaient +agréablement aux pampres de la vigne. + +Derrière la maison s'étendait un parterre, cultivé par la bonne dame +Catherine. Après le parterre, c'était un verger, où chaque année l'on +récoltait des fruits superbes; et au-delà, à perte de vue, les champs +de sarrasin, à la tige de corail, au calice de nacre, au suc aimé des +abeilles. L'habitation, le jardin et les entours plaisaient à l'oeil. +Tout était coquet; séduisant, une miniature de l'Eden. Le bonheur et la +joie devaient être les hôtes ordinaires de ce foyer rustique. Pendant +longtemps, en effet, une douce félicité y avait élu domicile. C'était +grande fête pour Catherine de s'installer à leur campagne avec son mari. +Mais en 1539, et depuis trois années, la pauvre dame n'y apportait +pas plus de gaieté qu'à sa maison de Saint-Malo. Une mélancolie noire +s'était établie en son âme; et ni la sollicitude délicate de Jacques, +ni les espiègleries d'une petite sauvagesse qu'ils élevaient, ne +réussissaient à dérider le front soucieux de Catherine. + +Par une splendide soirée de juillet, les deux époux causaient tristement +sous une tonnelle de clématites et de jasmin, dans leur verger. + +--Ah! disait Cartier avec amertume, mes ennemis triomphent. Le roi +ne pense plus à moi. Cette guerre terrible que nous soutenons contre +l'Espagne lui a fait négliger ses promesses. Il m'avait honoré d'un +excellent accueil, quand je lui présentai Donnacona, Taignoagny, +Domagaia et les autres Canadians. Leurs rapports lui avaient plu. Il +était disposé à m'accorder, malgré les clabauderies des jaloux, une +nouvelle Commission. J'aurais exploré le Saguenay, ces terres inconnues +qu'avait visitées Donnacona et qui produisent les minéraux précieux! +J'aurais ainsi ajouté à la gloire et à la richesse de la France. Mais +tout a tourné contre moi...... + +--Mon ami, interrompit tendrement Catherine, il ne faut pas vous +plaindre; tout ce que fait le bon Dieu est bien fait. + +--Sans doute, ma chère femme, sans doute. Aussi n'accusé-je point la +Providence. Mais saurais-je ne pas déplorer que les malheurs de ma +patrie l'empêchent de profiter de ces belles découvertes que l'on +pourrait, poursuivre avec tant d'avantage? Vois, si je suis favorisé par +le sort. En revenant à Saint-Malo, j'apprends que le pays est envahi +par l'étranger. Les Espagnols ravageaient la Provence; ils faisaient des +incursions en Picardie. Le mois d'ensuite c'est le Dauphin qui meurt. +Puis la guerre redouble de violence. Impossible de parler au roi +d'expéditions par-delà les mers. Enfin notre protecteur l'amiral Chabot +est accusé de crime de lèse-majesté!... + +--Ah! soupira Catherine. Vous oubliez la plus cruelle de nos +afflictions! + +--Non, hélas! je ne l'oublie pas, je ne puis l'oublier, répondit Jacques +Cartier, prenant la main de sa femme et la pressant dans les siennes. +Encore si nous savions ce qu'elle est devenue! Pauvre Constance! Elle +était vive, mais bonne au fond, généreuse! Elle aurait fait une épouse +excellente. Notre Étienne et elle... + +--Oh! ne me parlez plus de ces rêves, mon ami. Je souffre trop à leur +songer. Dieu nous a punis du fol amour que nous avions pour cette +enfant. J'étais aveugle... + +--Allons, ne pleure pas, dit Cartier ému. De vrai, tu as été aveugle de +ne pas soupçonner ses intrigues avec le misérable Maisonneuve. Et si, +à son lit de mort, Lucas ne m'eût fait des révélations, toujours nous +aurions ignoré que Constance s'était éprise de ce capitaine de brigands +dont le lieutenant et la bande ont, heureusement, expié leurs crimes sur +l'échafaud. Mais là n'est plus la question. Lui mort ou demeuré en la +Nouvelle-France, notre fille eût bien vite perdu son souvenir. Cette +amourette ne pouvait avoir de conséquences sérieuses. A l'âge de +Constance, elle n'avait rien que de très-naturel. Maisonneuve était +beau, grand seigneur chacun à Saint-Malo raffolait de lui. Est-il +surprenant qu'une fillette romanesque se soit laissé prendre le coeur +parce galant! Mais, je le répète, cela n'aurait pas eu du suites. Si +j'eusse été averti plus tôt, quelques remontrances à la chère enfant +l'eussent incontinent ramenée dans le droit chemin. Elle était si docile +à mes avis; Ah! plus le temps passe, plus s'avive ma douleur de +l'avoir perdue! J'ignore ce qui lui est arrivé... Pourtant, je me dis +quelquefois que nous la retrouverons... + +--Hélas! moi je n'ose plus espérer! sanglota Catherine. Quand je vais +prier sur la tombe de cette pauvre Manon, défunte il y a deux ans, je +voudrais voir aussi son reliquaire...[57] + +[Note 57: C'était un usage en Bretagne de placer les têtes des morts +dans de petites niches ou reliquaires au-dessus des tombes. Ces +reliquaires étaient en bois, percés de trois trous. On y lisait: _Cy est +le chef de X._] + +--Peux-tu nourrir de telles pensées? + +--Ah! mon ami, c'est qu'il m'est si dur de ne savoir ce qu'elle est +devenue, si son corps repose en terre sainte! + +--Pourquoi ne pas supposer qu'elle vit encore? + +--Vivre encore! Il y aura quatre ans à l'Assomption prochaine qu'elle +a disparu! Et nous n'aurions pas eu de ses nouvelles... Non, non... Le +désespoir, je ne le crains que trop, l'a égarée... La malheureuse aura +attenté à ses jours! + +--Oh! fit Cartier avec un geste de dénégation. + +--Vous ne la connaissiez pas, mon ami, reprit vivement Catherine. +Occupé de vos vastes entreprises, vous ne cherchiez pas à lire dans ses +sentiments. Constance était très-exaltée. L'enlèvement de cet homme lui +a porté un coup funeste. Quand elle découvrit qu'il était parti avec +les autres prisonniers, elle eut une crise terrible. C'est alors que +j'appris tout. Manon, interrogée, acheva, en pleurant, de me mettre +dans la confidence de cette horrible passion. Je l'avais peut-être +soupçonnée, mais je suis si faible! Et puis j'idolâtrais cette enfant... +Ah! c'est un châtiment du ciel! il est équitable... + +Dame Catherine éclata en sanglots. + +--Mon Dieu, cesse de t'affliger! dit Cartier, très-agité; aie du +courage! Il te reste cette petite fille que j'ai ramenée et dont tu es +la marraine... + +--Hélas! elle est maladive, elle périra de langueur, comme sont morts +les autres sauvages, après que vous les eûtes fait baptiser le 25 mars +de l'an dernier... + +--Malgré tout, reprit Cartier d'un ton ferme, moi j'ai la conviction que +Constance respire! + +--Le Seigneur vous entende! + +--Oui, continua-t-il; et que nous la reverrons un jour. + +En ce moment, un jeune homme, portant le costume de _kloarek_, parut à +l'extrémité du jardin. + +--Pauvre Étienne! murmura maître Jacques; inconsolable de la perte de +sa cousine, il a renoncé à la profession de marin pour entrer dans les +ordres. + +Le jeune homme arrivait haletant, le visage rouge, baigné de sueur. + +--Ah! mon oncle, mon oncle, s'écria-t-il, quel bonheur que je n'aie pas +encore prononcé mes voeux! + +--Qu'y a-t-il? Respire un peu. Ta es tout essoufflé. + +--Je crois bien. On le serait à moins. Je suis venu de Saint-Malo ici +toujours courant. + +--Allons, assieds-toi... + +--Oh! les bonnes nouvelles! Mon cher oncle, ma chère tante, les bonnes +nouvelles! + +--Eh bien, parle. + +--Vous ne me croirez pas. Moi-même je n'y puis croire... Constance... + +--Constance! répéta dame Catherine en pâlissant. + +--Constance n'est pas morte! + +--Pas morte? Es-tu bien sûr de ce que tu avances, Étienne? répliqua +Cartier d'une voix altérée et en soutenant sa femme près de tomber en +défaillance. + +--Je vous dis, mon oncle, que Constance n'est pas morte. C'est le +bruit de toute la ville. Vous allez l'entendre... car je suis venu vous +chercher... + +--Enfin, explique-toi. + +--Oui, explique-toi vite, Étienne; tes lenteurs me font mourir, balbutia +dame Catherine d'un ton faible. + +--Vous savez, répondit-il, que la sorcière de la Grande-Conchée a été +arrêtée. Sous accusation de magie noire, on l'a mise, cette après-midi, +à la torture. Alors, elle a révélé bien des crimes... + +--Mais Constance? + +--J'y suis, mon oncle, j'y suis. La sorcière connaissait ma cousine. Il +parait... mais je n'oserai jamais vous dire ça. + +--Ne crains rien. + +Le _kloarek_ baissa les yeux et poursuivit en hésitant: + +--Maharite prétend que ma cousine aimait le capitaine des Tondeurs; que +c'est lui que nous avions à bord de la _Petite-Hermine_, et que... + +--Achève, Étienne, achève! + +--Constance se serait embarquée, sous un déguisement de page, le jour de +l'Assomption, pour le joindre, sur un vaisseau allant faire la pêche à +Terre-neuve! + +--Jésus Sauveur! serait-ce possible? proféra Catherine. + +--Mais le nom de ce navire? demanda Cartier. + +--Je l'ignore, mon oncle. Il sera facile de le trouver, en consultant +les registres du port pour l'année 1536. + +--C'est juste. Pourtant ce vaisseau doit être de retour. Comment +n'aurait-on pas découvert le sexe... + +--Ah! s'écria dame Catherine; mon ami, remercions Dieu, d'abord... + +--Ce n'est pas tout, ma tante, ce n'est pas tout! interrompit Étienne +Noël. Un bonheur n'arrive jamais seul. + +--Quoi encore? + +--Eh bien! le brig _Saint-Aaron_, rentré, hier soir, du golfe +Saint-Laurent... + +--Il aurait des nouvelles de Constance! + +--Non, hélas! mais de votre vieux serviteur. + +--Que dis-tu là? + +--Je dis, mon oncle, que le pilote du _Saint-Aaron_ rapporte avoir vu à +l'île Brion un sauvage qui l'a averti que Jean Morbihan était dans la +baie de Gaspé, où il attendait qu'un autre navire de pêche, l'Aleth, mit +à la voile pour repasser en France. + +--Voilà qui est extraordinaire! souverainement extraordinaire! j'en suis +confondu, murmurait Jacques Cartier, étourdi par ces informations. + +Puis il s'écria, en saisissant la main du jeune homme: + +--Mais es-tu bien certain de ce que tu dis? + +--Je l'ai ouï de mes oreilles, mon oncle. La sorcière vous demande. +Elle désire vous répéter à vous-même les aveux qu'elle a faits à +l'inquisiteur. Quant au pilote du _Saint-Aaron_, il sera, m'a-t-il dit, +jusqu'au couvre-feu à l'auberge _A Monsieur Saint Anthoine_... + +--Oh! mon ami, allez tout de suite à la ville! fit Catherine. + +--Je ne perds pas une minute. Étienne, tu m'attendras ici et tiendras +compagnie à ta tante. Dis à Charles de seller mon cheval sur-le-champ. +Constance et Jean retrouvés! Oh! c'est à devenir fou de bonheur! + +Et il se jeta au cou de sa femme, qu'il embrassa avec transports. + +--A genoux, Jacques! dit celle-ci; à genoux! Quoique j'appréhende de me +livrer encore à la joie qui déborde mon âme, rendons grâces au Seigneur +tout-puissant de la protection visible qu'il étend sur nous! + +Cartier se prosterna auprès de Catherine et ils élevèrent leur coeur à +Dieu. + +Moins d'une heure après cette scène touchante, le capitaine était à +Saint-Malo. Il voulut interroger Maharite. L'on n'avait rien à refuser à +l'un des favoris du roi de France. Cartier fut conduit dans la geôle +de l'évêché, où était enfermée Maharite. Il questionna la misérable +créature, destinée au bûcher, mais n'en put guère tirer autre chose +que ce qu'il tenait déjà d'Étienne. Il apprit seulement que Constance +s'était réfugiée chez la sorcière, avec une assez forte somme en or; +qu'elle avait prié Maharite de lui acheter des vêtements d'homme, de +la faire passer pour son fils et de l'engager comme page [58] sur le +premier navire qui appareillerait pour la terre neuve. Ce plan avait +réussi au gré de Constance. Elle était montée, le 18 août, jour de +l'Assomption, sur un vaisseau du nom duquel Maharite ne se souvenait +plus. + +[Note 58: L'on sait que ce grade correspondait à celui de novice sur les +navires du commerce.] + +Quoiqu'il fût tard déjà, Cartier courut à la salle Saint-Jean. C'était +alors le Lloyd de Saint-Malo. Il consulta le livre où était enregistré +le mouvement du port en 1836. Une seule nef avait quitté la rade +pour Terreneuve, le 18 août de cette année-là. Elle s'appelait le +_Saint-Vincent_. Cartier chercha l'époque de la rentrée de ce navire. +Mais une note à la marge du livre, comme un nuage sur un rayon de +soleil, assombrit la joie qui luisait en son coeur. Dans cette note il +était dit que le Saint-Vincent, après avoir touché dans diverses baies +de Terreneuve, s'était échoué en vue du détroit de Belle-Isle. Les +sauvages de la côte avaient pillé l'épave et sans doute massacré +l'équipage. Témoin de l'événement, mais n'y pouvant porter remède, à +cause d'une violente tempête, le _Lion_, bateau pêcheur de Honfleur, +l'avait consigné sur son journal de bord. + +Pour douloureusement désappointé qu'il fût, Cartier ne perdit pas tout +espoir. Il se dit qu'il irait à Honfleur, interroger le patron du _Lion_, +et il se transporta à l'hôtellerie A Monsieur Saint Anthoine. + +Le pilote du _Saint-Aaron_ y faisait une partie de dés, en buvant un +pichet de cidre. Il confirma la nouvelle donnée par Étienne, ajouta que +l'_Aleth_ ne tarderait pas, suivant toutes probabilités, à jeter l'ancre +dans le port de Saint-Malo; mais il ne savait quoi que ce fût sur le +compte de Jean Morbihan. Il n'aurait même pu affirmer que c'était de lui +qu'avait parlé le sauvage. Seulement il avait cru le reconnaître, parce +que ce sauvage le nommait Terriben, sobriquet que les mariniers de +Saint-Malo avaient donné au vieux timonier, d'après son juron de +prédilection. + +Cartier rentra soucieux à la maison de campagne. Il cacha à sa femme +une partie de la vérité, et il lui dit que Constance s'était en effet +embarquée sur le _Saint-Vincent_ et qu'elle avait dû prendre terre dans +une île habitée du golfe Saint-Laurent: il termina par ces mots: + +--Je vais retourner à Paris, faire de nouvelles instances auprès du roi. +Dès qu'il m'aura octroyé une autorisation, je me rendrai dans le golfe, +où je chercherai la trace de la pauvre enfant. Si on me refuse cette +autorisation, je partirai sur le premier navire venu. + +--Puissiez-vous retrouver notre Constance! s'écria Catherine en +répandant un torrent de larmes. + +--Me permettrez-vous, mon oncle, de reprendre l'accoutrement de +marinier? s'enquit Étienne Noël, avec vivacité. + +--Volontiers, beau neveu; mais que diront tes supérieurs +ecclésiastiques? + +--Oh! ils savent bien que le désespoir seul... + +--Soit, interrompit Cartier. Obtiens leur consentement et tu peux être +assuré que le mien ne te fera pas défaut. Presse-toi... après-demain tu +m'accompagneras à Rouen, où j'ai quelques affaires. + +--Merci, ô mon excellent oncle! répondit le jeune homme enchanté, car il +avait deviné la nature de ces affaires, dont le capitaine ne voulait pas +causer devant sa femme. + +Cartier effectua heureusement ce voyage. Mais ce fut sans résultat. Il +ne recueillit aucun renseignement sur le sort de Constance. De Rouen, +notre capitaine alla à Compiègne, où le roi se reposait de la guerre, en +faisant exécuter de belles et utiles ordonnances, promulguées en 1538, +«touchant l'abréviation, des procès, pour le soulagement de ses sujets +foulés par la chicane des procureurs et ministres de justice.» + +A cette époque, s'instruisait le procès de Philippe de Chabot. + +Jacques Cartier eut néanmoins un facile accès auprès de François Ier, +et il obtint du monarque la promesse que bientôt une nouvelle Commission +lui serait délivrée. + +Le capitaine revint très-satisfait à Limoilou. Une joie nouvelle l'y +attendait. Comme il mettait le pied sur le seuil de sa maison, après une +longue absence, un homme se jeta à son cou, en criant: + +--Terr i ben! faut que je vous embrasse, maître Jacques; min Gieu, oui! + +Et le brave timonier, joignant l'action aux paroles, fit retentir deux +gros baisers sur les joues de Cartier, qui lui rendit avec effusion ses +bruyantes caresses. + + + + + CHAPITRE XIX. + + CONCLUSION. + + +--Tu dis donc qu'il avait, sous le sein gauche, une peinture noire +et rouge représentant quatre poissons regardant les quatre points +cardinaux, avec un coeur... + +--Min Gieu, oui, maître Jacques! Je l'ai si bien vue cette marque que +j'en ai perdu la tramontane. Sans cela... + +--Mais alors cet homme serait... + +--Ce serait et c'est le frère de Constance! + +--Pourtant... + +--Terr i bon!... Excusez, maître Jacques. Je jure devant vous... + +--Va toujours. + +--Eh bien, c'est mon avis. Là! sur ma conscience, ce prétendu Philippe, +c'était d'abord Georges de Maisonneuve, le capitaine des Tondeux; +c'était aussi cet Olivier Dubreuil que nous avons tant et tant cherché, +depuis 1520, ensuite... + +--Le fils de l'homme qui fut assassiné par les sauvages de Terreneuve... +Je n'y puis croire... + +--Puisque je vous affirme qu'il a encore le même signe que Constance au +bas de l'oreille... min Gieu, oui! + +--La soeur aurait été énamourée de son frère!... juste ciel!... Quel +horrible mystère! + +--Elle n'a point péché, croyez-le, maître, reprit gravement Jean +Morbihan. Le Seigneur n'aurait pas permis un crime aussi odieux! + +--J'aime à le penser. Mais répète-moi ce que tu m'as dit. + +--Min Gieu! c'est bien simple. J'avais découvert ce qui se passait +entre la pauvre Constance et ce... Que le bon Gieu lui pardonne, maître +Jacques!... C'est pourquoi je vous priai de l'embarquer avec nous. Je +comptais qu'une fois là-bas, l'enfant l'oublierait... Il n'en a pas été +ainsi... Ah! j'ai été un imbécile... J'aurais dû vous déclarer tout... +Le malheur ne nous serait pas arrivé... + +--Tu as fait pour le mieux; je ne puis t'en vouloir. + +--Enfin, quand nous fûmes au havre de Sainte-Croix, j'appris que ce +Philippe conspirait... Le polisson de Lucas... + +--Il est mort; pardonne-lui aussi! + +--Min Gieu... oui! je lui pardonne. Mais... + +--Laissons ce sujet. Prévenu que Philippe conspirait contre nous avec +les sauvages, tu l'as suivi et tu as découvert la conjuration. + +--Oui, maître Jacques. Les sauvages ont pris la fuite, en m'apercevant. +Philippe s'est jeté sur moi. Nous nous sommes battus sur le bord de la +chute. Sa jaquette a été déchirée, et dessous j'ai vu cette marque que +Constance... + +--Es-tu bien sûr que cette marque soit semblable à l'autre? + +--Quatre poissons et un coeur. Pouvais-je m'y méprendre, moi qui ai été +la première nourrice de la petite? Puis, ce signe à l'oreille gauche! +Avec cela, quoiqu'il soit roussâtre et elle noire, il y a, voyez-vous, +entre eux un air de famille qui m'avait toujours frappé. Ah! si la +surprise ne m'eût paralysé, je serais venu à bout de lui et j'aurais +vu... + +--Heureusement que tu n'es pas tombé dans l'abîme! + +--Min Gieu! j'en dois reconnaissance éternelle à mon vénéré patron, car +en dévalant, je suis arrivé tout au bord de la fosse. J'étais toutefois +moulu, sans force. Un buisson m'a retenu. Là j'aurais péri comme un +chien, ayant une cuisse cassée et un bras démis. Mais des sauvages, qui +chassaient aux environs, m'ont aperçu le lendemain matin... + +--Quel malheur que c'étaient des ennemis de nos Canadians! + +--Ils m'ont emmené à la rivière de Saguenay, pansé, guéri, et gardé +comme prisonnier. J'avais grand'peur d'être brûlé; car c'est leur +coutume à ces gens de faire rôtir les captifs. Mais, enfin, une de leurs +femmes ayant eu pitié de moi, ils m'ont donné à elle. Une chance que +je n'étais pas marié, maître, car je n'aurais pu accepter d'avoir deux +épouses... Drôle, tout de même, qu'elle ait voulu de moi, celle-là! je +ne suis ni beau, ni jeune! min Gieu, non! De fait, elle n'était pas, +non plus, de première beauté ou jeunesse. Ce n'était cependant point +une méchante créature. Si elle n'avait trépassé l'année dernière, je ne +l'aurais peut-être jamais quittée. Terri-ben! elle m'avait sauvé la vie! +et le vieux Morbihan n'est pas un ingrat. D'ailleurs, j'espérais que, +tôt ou tard, vous reviendriez... + +--Oh! c'était et c'est encore mon projet de visiter le pays de Saguenay, +quoique tu penses qu'il n'y ait point de mines d'or. + +--Ma Nou-ma-la décédée (j'appelais ainsi, ma défunte), je songeai +à démarrer, reprit Jean Morbihan. Une certaine nuit, je chargeai de +provisions mon casnouy d'écorce de bouleau et filai vers la baie de +Gaspé, ou je comptais bien trouver quelque navire pécheur pour retourner +tôt ou tard en Bretagne. Et, le bon Dieu aidant, me voici sain et sauf, +maître Jacques! Mais quand je songe que moi, Jean Morbihan, qui avais +jure de vivre célibataire, je me suis marié à la septantième année de +mon âge, et avec une sauvagesse..... Terri ben! faut plus douter de +rien! + +--Revenons à nos jeunes gens, reprit rêveusement Cartier. Il parait, +d'après toutes ces présomptions, que ce Philippe on Georges n'est autre +qu'Olivier Dubreuil, fils du Français que nous n'avons pu arracher à la +fureur des sauvages de Terreneuve. Plus j'y réfléchis, en effet, plus je +trouve que tu dois avoir raison. Quand, pour me conformer à la promesse +faite à son père mourant, je fis des recherches à Dieppe, on me dit que +ses grands-parents étaient décédés et que le jeune Olivier avait été +emmené en Écosse par un ami de la famille. + +Seulement, personne ne put me dire le nom de cet ami. Mais je me +souviens que ce Georges de Maisonneuve, que nous avons vu faire tant +d'éclat à Saint-Malo, prétendait être Écossais d'origine. Il semblait +avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, n'est-ce pas? + +--Min Gieu, oui, maître. + +--C'est cela. Son père quitta Dieppe vers 1510, et Olivier n'était âgé +que de quelques mois...... Mais, qu'est-il devenu? On ne l'a point revu +depuis le jour où il faillit t'assassiner, mon vieux Jean... + +--Oh! je l'absous de tout mon coeur! + +--Et sa soeur! Où est-elle à cette heure? Étrange destinée qui les a +ramenés tous deux sur cette terre lointaine de leurs aïeux maternels! +Que profondes et inexplicables sont les voies de la Providence divine! +Pourvu, ô mon Dieu..... Mais non, vous ne souffririez pas!... + +--Ainsi, maître Jacques, vous n'avez plus entendu parler de lui? +interrompit Jean Morbihan. + +--Non. Aurait-il roulé avec toi dans le gouffre? + +--Ça n'est pas probable. Mais pourtant..... j'étais si étourdi par ce +que je venais de voir..... Je ne me rappelle rien! + +--Prenons une détermination. Tu as sagement agi en ne révélant pas +tes soupçons à ma femme. Il faut lui cacher avec soin ce que nous +conjecturons de l'étroite parenté entre Constance et... + +--Soyez tranquille, maître; j'ai appris à connaître les dames, pendant +mes trois années de mariage, min Gieu, oui! + +--Je n'ai pas besoin de te recommander le silence vis à vis des +étrangers. On m'a promis une Commission nouvelle; par ma Catherine! je +vais en presser la délivrance. Nous remettrons à la mer aussitôt le +printemps venu, et il faudra bien que nous retrouvions cette enfant, car +une voix intérieure m'assure qu'elle n'a pas péri dans le naufrage du +_Saint-Vincent_. + +--Min Gieu, oui, nous la retrouverons! appuya Morbihan d'un air et d'un +accent convaincus. + +Cette conversation avait eu lieu peu de temps après que Jacques Cartier +était revenu de Compiègne. Fort de la parole du roi, il se flattait +de pouvoir reprendre l'oeuvre de ses explorations au commencement de +l'année suivante. Mais de lourdes déceptions le retardèrent. Toujours +en lutte avec Charles-Quint, François Ier ne pouvait guère sacrifier ses +hommes et son trésor à une entreprise hasardeuse. + +«La voix de Cartier fut, dit M. Garneau, perdue dans le fracas des armes +et l'Amérique oubliée. + +«Il fallut attendre un moment plus favorable... Ce ne fut que vers 1540 +que François Ier put s'occuper sérieusement des découvertes du pilote +malouin. Tout en France a des ennemis acharnés, même les choses les +plus utiles. Le succès de la dernière expédition avait réveillé le parti +opposé aux colonies qui fit sonner bien haut la rigueur du climat des +contrées visitées par Cartier, son insalubrité qui avait fait périr +d'une maladie cruelle une partie des Français. Enfin, l'absence +des mines d'or et d'argent. Ces observations laissèrent d'abord une +impression défavorable sur quelques esprits. Mais les amis de la +colonisation finirent par détruire l'effet de ces propos, en faisant +valoir surtout les avantages que l'on pourrait retirer du commerce des +pelleteries avec les indigènes. D'ailleurs, disait-on, l'intérêt de la +France ne permet point que les autres nations partagent seules la vaste +dépouille du Nouveau-Monde. + +«Le parti du progrès l'emporta. Dans ce parti se distinguait par-dessus +tous les autres François de la Roque, seigneur de Roberval, que François +appelait le _petit Roi de Vimeu_.» + +Une année s'était, toutefois, écoulée entre la dernière entrevue de +Cartier avec son souverain, année de fiévreuse anxiété pour le pilote +et sa famille. Mais Philippe de Chabot rentrant en grâce[59], maître +Jacques reçut enfin ses Lettres Patentes, datées de Saint-Priest, le 17 +octobre 1540 sous le scel du roi, et du 20 octobre de la même année +sous le scel du Dauphin, duc de Bretagne. Ces Lettres nommaient Jacques +Cartier capitaine-général et maître pilote de cinq vaisseaux destinés à +aller au Canada, pour y tenter des découvertes nouvelles et y jeter les +fondements d'une colonie. Peu après, Sa Majesté élevait le seigneur +de Roberval au rang de son lieutenant et gouverneur dans les pays de +Canada, Saguenay et Hochelaga, etc. + +[Note 59: L'arrêt de sa réhabilitation est daté du 29 mars 1541.--Mais +depuis plusieurs mois l'amiral avait déjà repris faveur auprès du roi.] + +Cartier avait pouvoir de démolir l'_Émerillon_, «jà viel et caduc, pour +appliquer à l'adoub des navires qui en auraient besoing.» Il était +autorisé de plus à prendre dans les prisons de France et Bretagne les +«accusez ou prévenus d'aucuns crimes quels qu'ils estaient, fors des +crimes d'hérésie et de lèse-majesté divine et humaine... et de faulx +monnayeurs... jusqu'au nombre de cinquante personnes.» + +Enfin, il lui était expressément recommandé de convertir les sauvages à +la foi catholique, pour «faire chose agréable à Dieu, notre créateur et +rédempteur.» + +Cette Commission avait un caractère très-absolu. Elle n'en rendit que +plus vive la jalousie des ennemis de maître Jacques; ils redoublèrent +d'activité et de malices contre lui, cherchant à débaucher les équipages +qu'il engageait et à les détourner de leur noble but. Ce fut à ce point +que Cartier sollicita et obtint, le 12 décembre, un Mandement du roi +contre ceux qui pernicieusement divertissaient ses mariniers. + +Roberval reçut sa Commission le 13 janvier suivant; il vint au printemps +à Saint-Malo pour surveiller les préparatifs de l'embarquement. Mais +diverses causes le rappelèrent en Picardie. Après avoir mis à une +cuisante épreuve la patience de Cartier, il finit par lui annoncer que, +ne pouvant quitter la France à cette époque, il le rejoindrait plus tard +à Terreneuve. + +Outre le désir qui le peignait, Jacques Cartier avait instruction +expresse du roi d'accélérer le départ. Aussi, ayant arboré son pavillon +sur la _Grande-Hermine_ il quitta le port de Saint-Malo le 23 mai 1541, +avec une flottille de cinq navires, «bien pourvus de victuailles pour +deux ans.» + +La traversée jusqu'à Terreneuve fut longue. On manqua d'eau. Il fallut +abreuver avec du cidre les bestiaux qu'on menait à la Nouvelle-France +pour un propager l'espèce. Tout le monde souffrit beaucoup de la soif. +Une fois arrivé à l'île, Cartier, Étienne Noël et Jean Morbihan firent +les plus minutieuses perquisitions pour retrouver Constance. Ils +pouvaient s'y livrer à loisir, en attendant le seigneur de Roberval. + +Bravement montés dans une barque, Étienne Noël et Jean Morbihan +entreprirent le tour de l'île. Dans la baie des Châteaux, ils +rencontrèrent des Peaux-Rouges[60], qui leur donnèrent d'excellentes +informations. Constance n'était pas morte. Elle avait échappé au +naufrage du _Saint-Vincent_. Une tribu de Boethics, habitant les bords +d'un lac intérieur, l'avait adoptée et elle vivait avec eux. Nos +aventuriers ne craignirent pas de se rendre au village du lac. Le +bouillant Étienne croyait déjà recouvrer la jeune fille. On la lui avait +si bien dépeinte. Ce ne pouvait être que Constance. Mais son attente fut +trompée. Constance, en supposant que ce fût elle, n'était pas dans la +bourgade. La jeune fille blanche recueillie quelques hivers auparavant +par les Boethics était allée avec eux faire la guerre aux Esquimaux +du Labrador. Elle ne reviendrait pas avant la saison des neiges. +Heureusement pour nos Européens que la plupart des guerriers +peaux-rouges étaient absents, sans quoi ils auraient pu payer cher leur +vaillante témérité. + +[Note 60: Voir la _Fille des Indiens Rouges_.] + +Ils revinrent au mouillage général faire part à Cartier de ces +renseignements. Si bons qu'ils fussent, si impatient que se montrât le +pauvre Étienne de revoir son aimée Constance, on ne pouvait +demeurer plus longtemps à Terreneuve. Roberval ne paraissant pas, le +capitaine-général jugea à propos de poursuivre sa route. + +--Sache attendre, dit-il à son neveu. Je t'engage ma parole de te +ramener ou de te renvoyer bientôt ici et de ne pas quitter l'île avant +d'avoir trouvé ma pauvre enfant; mais le devoir commande, obéissons. + +Le 23 août, l'escadrille reconnut le port de Sainte-Croix. Les Canadians +accoururent avec de grandes démonstrations de joie sur le rivage pour +recevoir Cartier. Ils étaient alors gouvernés par cet Agona, dont +Taignoagny avait voulu se défaire. Agona fut prodigue de présents et +de caresses pour le capitaine. Mais quand les sauvages apprirent que +Donnacona était mort, ils changèrent d'humeur, quoique, par manière de +consolation, on eût essayé de les leurrer en disant que ses compagnons +désiraient rester on France, où ils vivaient comme de grands seigneurs. + +Le port de Sainte-Croix n'était pas assez vaste pour loger les cinq +navires. Cartier les conduisit à l'embouchure d'une petite rivière, à +trois ou quatre lieues plus haut, dans le Saint-Laurent. Il est probable +que c'est la rivière qui coule en serpentant sous le cap Rouge. Cartier, +après avoir affourché ses vaisseaux, fit construire un fort sur le +promontoire. Ce fort fut appelé Charlesbourg-Royal. On y débarqua les +futurs colons, des approvisionnements et l'on se mit tout de suite à +défricher les environs. + +Dès que sa position fut placée à l'abri d'une surprise, Jacques Cartier +dépêcha en France deux navires avec Marc Jalobert, son beau-frère, +et Étienne Noël, son neveu, afin d'informer le roi de son arrivée au +Canada, et, fidèle à sa promesse, il permit à Étienne de relâcher à +Terreneuve pour voir si Constance était revenue. + +Ces navires levèrent l'ancre, le 2 septembre. + +Ils parvinrent sans accident à leur destination. Mais, emporté par une +tempête, Étienne ne put atterrir à l'île. + +Le 7, Cartier appela au commandement de la colonie le vicomte de +Beaupré, un des gentilshommes qui l'avaient accompagné, et il partit +pour explorer les rapides au-dessus de Hochelaga, dans la croyance +erronée que par-là il se rendrait plus rapidement au pays de Saguenay. +Après plusieurs jours de voyage, et après avoir trouvé les sauvages +empressés à le servir, il franchit le courant Sainte-Marie, mais +fut incapable d'aller plus loin, empêché qu'il était par cette série +d'écueils qu'on nomme aujourd'hui le Sault-Saint-Louis. + +Cartier redescendit le courant et rentra au fort où il avait résolu +d'hiverner. + +On lui dit que les Canadians s'étaient assemblés en grand nombre à +Stadacone et qu'ils paraissaient très-mal disposés pour les blancs. Ils +ne venaient plus à ce cantonnement faire des échanges. Ils se montraient +souvent par troupes armées et belliqueuses, sur les hauteurs +couronnant le fort. Ils allaient même jusqu'à menacer les colons qu'ils +rencontraient isolés. + +Ces avis ne laissaient pas d'être inquiétants. Cartier se convainquit +bientôt qu'ils étaient fondés. + +Un matin, l'agouhanna d'Hochelay, qui n'avait pas cessé de témoigner de +l'amitié aux Français, quoiqu'il les trahît déjà en secret, avertit le +capitaine que les Canadians avaient fait prisonnier, chez leurs ennemis +les Trudamans, un homme blanc et qu'ils se proposaient de le brûler. +Qui pouvait être cet homme blanc? L'agouhanna n'en savait pas davantage. +Cartier décida de le sauver; mais il n'y avait pas un instant à perdre. +Le Visage-Pâle devait monter sur le bûcher ce jour-là. Peut-être son +supplice avait-il déjà commence. Maître Jacques choisit sur-le-champ +vingt mariniers des plus robustes. Il les arma d'arquebuses, de sabres, +de poignards et courut à Stadacone. + +Un spectacle hideux les attendait. + +De loin ils virent briller une flamme à travers la forêt qui bordait le +village. + +--Ah! s'écria le capitaine avec douleur, nous arriverons trop tard! +Lâchez vos arquebuses, faites du tapage pour chasser cette horde de +démons que voici là-bas! + +Les ordres de Cartier furent exécutés immédiatement, et, tout en +précipitant leurs pas, les mariniers firent une décharge qui jeta +l'épouvante parmi les Canadians. + +Au nombre de plusieurs milliers, ces sauvages entouraient un bûcher sur +lequel un homme tout sanglant était attaché à un poteau. Quoique criblé +de blessures, environné de flammes, le malheureux dévisageait fièrement +ses bourreaux. Il semblait défier leur férocité. + +--Terr i bon! mais c'est Philippe! s'écria Jean Morbihan en +l'apercevant. + +Et, se jetant sur le bûcher,--des pieds, des mains, sans crainte de se +brûler--il en écarta violemment les tisons embrasés. + +Les sauvages avaient pris la fuite. + +On détacha le supplicié. On le coucha sur un brancard fabriqué à la +hâte. Il fit signe qu'il voulait parler à Jacques Cartier. + +Celui-ci examinait attentivement une sorte d'écusson tatoué sous le +sein gauche de Philippe et figurant comme «quatre poissons de _sable_, +cantonnés et regardant les quatre angles de l'aire, au monceau de +gravier en coeur.» + +--Pardonnez-moi, monsieur, le mal que j'ai voulu vous faire, car je vais +mourir, lui dit cet homme. + +--Non, vous ne mourrez pas, s'écria Cartier, ému jusqu'aux larmes. Vous +avez été coupable,--mais Dieu aura pitié de vous. Vous guérirez... + +--Mes blessures sont mortelles, je le sens. Je n'ai que peu de temps à +vivre; recevez ma confession, monsieur: + +D'un geste, maître Jacques ordonna à ses gens de se retirer. Le blessé +reprit: + +--Monsieur, je suis né à Dieppe, mais je n'ai connu ni mon père ni ma +mère. Mon nom véritable est Olivier Dubreuil... + +--Je le savais, dit Cartier. + +--Comment! vous le saviez? + +--Oui, j'ai assisté votre père à ses derniers moments. + +--Que dites-vous, monsieur?... Mais non, ne me répondez pas... ne +m'interrompez plus... car mes forces faiblissent... Élevé chez mon +grand-père paternel, j'y demeurai jusqu'à l'âge de dix ans... Il +mourut... Un ami de la maison m'emmena en Écosse... Mais lui aussi +expira peu d'années après m'avoir recueilli... j'étais seul au monde... +Je m'affiliai aune bande de soudards qui ravageait la Bretagne... Mon +audace et mon habileté y furent remarquées... Notre capitaine ayant été +tué dans une expédition, je fus unanimement élu à sa place... Alors, +monsieur, je vins à Saint-Malo... j'achetai une maison, y perçai un +souterrain qui communiquait avec le port et je pus en sécurité, pour moi +et les miens, exercer mes forfaits... J'avais acquis un vieux manoir en +Écosse... mon intention était de m'y retirer après avoir enlevé votre +fille, monsieur... + +--Constance!... votre soeur, malheureux! ne put s'empêcher de dire +Cartier. + +--Ma soeur! proféra le blessé dans un cri terrible. + +Et sa tête, qui s'était soulevée, retomba lourdement sur le sol. Il +était mort. + +Son corps fut rapporté au cap Rouge, pour y être inhumé. + + +Jacques Cartier apprit depuis qu'Olivier Dubreuil, attaqué par les +Trudamans, à l'instant où il venait d'attenter aux jours de Jean, avait +été traîné par eux en captivité. Il sut plaire à ces sauvages, devint un +de leurs agouhanna et les commanda jusqu'au jour où il tomba entre les +mains des Canadians, qui lui firent cruellement expier ses crimes. + +L'hiver fut très-rude. Le scorbut décima de nouveau les équipages de +Jacques Cartier. Le brave navigateur n'avait reçu aucune nouvelle de +Roberval. Les sauvages harcelaient ses pauvres colons. Ceux-ci se +révoltèrent contre leur chef. Il se vit forcé de les rembarquer au +commencement du printemps. En abordant dans la baie Saint-Jean à +Terreneuve, il y trouva Roberval arrivé avec trois navires et deux cents +passagers [61]. Mais il y trouva aussi, et ce fut un rayon de miel pour +son coeur ulcéré, Constance sur le point d'aller le rejoindre par les +vaisseaux du vice-roi. + +L'histoire de la jeune fille était singulière. Arrachée au naufrage du +_Saint-Vincent_ par les Boethics, elle avait dû de n'être pas égorgée par +ces insulaires à la marque qu'elle portait sur la poitrine et qui était +le _novake_ [62] ou blason de la tribu. Du reste, le souvenir de sa +mère et de son père était encore présent à leur mémoire. Constance +s'instruisit bien vite dans leur langage; ils lui conférèrent une part +d'autorité sur eux. + +[Note 61: Cartier lui montra quelques grains d'or et des diamants qu'il +avait trouvés aux environs de Stadacone. L'or était de bon aloi, mais +les diamants étaient faux. Néanmoins, le lieu où ils furent découverts +a pris depuis le nom de cap Diamant. C'est sur ce cap que s'élève la +formidable citadelle de Québec, à trois cent cinquante pieds au-dessus +du niveau du Saint-Laurent.] + +[Note 62: Voir la _Fille des Indiens Rouges_.] + +Au retour d'une expédition contre les Esquimaux, on avait conté à +Constance que des blancs étaient venus la demander. Dès que la saison +le permit, elle se transporta sur le rivage de la mer, sous prétexte de +chasser et épia l'apparition d'un navire européen. + +La Providence avait exaucé ses voeux eu lui faisant découvrir les +vaisseaux de Roberval. + +Je ne peindrai ni la joie de maître Jacques, ni l'allégresse de Jean +Morbihan. + +Avec tous les ménagements possibles, Cartier apprit à Constance la +parenté qui l'unissait à celui qu'elle avait rêvé pour époux et la +triste fin de cet infortuné. + +Déjà, Constance était guérie de son fol amour. Les vicissitudes de la +vie avaient mûri sa raison. Mais elle pleura sincèrement le sort du +frère qu'elle avait perdu. + +Roberval souhaitait que Cartier retournât à la Nouvelle-France [63]. +Celui-ci n'y voulut point consentir. Son oeuvre était terminée. Il avait +tracé la route. A d'autres le soin de la frayer! + +[Note 63: Il était parti de la Rochelle le 16 avril 1542.] + +Jacques Cartier partit bientôt de Terreneuve et rentra à Saint-Malo, le +mois suivant. + +Le bonheur de dame Catherine, la félicité d'Étienne Noël ne sauraient +se décrire. J'abandonne à l'imagination de mon lecteur cette tâche aussi +douce que délicate. + +Pendant une année Constance porta le deuil de son frère. Elle le quitta +pour suivre le bon Étienne au pied des autels. + +--Terr i ben! j'avais bien dit que tout ça finirait par une noce, da +oui! marmottait gaiement Jean Morbihan en sortant de l'église. + +Jacques Cartier avait été parfaitement accueilli par François Ier, mais +il avait sacrifié à ses belles découvertes repos, fortune, santé. Il +ne reprit plus la mer et mourut, dit M. Ch. Cunat, dans sa soixantième +année. + +N'est-il pas douloureux cependant de penser que, non-seulement on ignore +le lieu où gît la dépouille de ce grand citoyen, mais que la date exacte +de son décès soit une énigme indéchiffrée. + +Et n'est-ce pas simple justice de réclamer, une fois encore, après trois +siècles d'oubli, un monument public, une statue pour: + + JACQUES CARTIER, + + LE DÉCOUVREUR DU CANADA + + + +FIN. + + + + TABLE DES MATIÈRES. + + + DÉDICACE. + AU LECTEUR. + PROLOGUE. + CHAPITRE Ier.--Saint-Malo, patrie de Jacques Cartier. + II.--Le départ. + III.--Le sauveur. + IV.--La sorcière. + V.--Georges de Maisonneuve. + VI.--Le tête-à-tête. + VII.--«Au cochon à monsieur saint Anthoine». + VIII.--Les Tondeurs. + IX.--Le Chariot. + X.--L'enlèvement. + XI.--La prison. + XII.--Tentative d'évasion. + XIII.--Le Saint-Laurent. + XIV.--Terriben. + XV.--Hochelaga. + XVI.--Fragments de mémoires. + XVII.--Retour à Saint-Malo. + XVIII.--Les Portes-Cartier. + XIX.--Conclusion. + + +FIN DE LA TABLE. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Jacques Cartier, by Émile Chevalier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JACQUES CARTIER *** + +***** This file should be named 18490-8.txt or 18490-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/4/9/18490/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Jacques Cartier + +Author: Émile Chevalier + +Release Date: June 2, 2006 [EBook #18490] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JACQUES CARTIER *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + +</pre> + + +<div class="tnote"> +<p>Note du transcripteur</p> + +<p>Pour plus de détails sur la vie et les oeuvres de Cartier, le lecteur +aura avantage à consulter ses écrits:</p> + +<p class="mid"><a href="http://www.gutenberg.org/etext/12356">http://www.gutenberg.org/etext/12356</a></p> + +<p>L'auteur revoie, occasionnellement, à ses autres publications. Un +certain nombre d'entre elles a déjà été publié par PJ:</p> + +<p class="mid"><a href="http://www.gutenberg.org/browse/languages/fr">http://www.gutenberg.org/browse/languages/fr</a></p> +<p class="mid">CHEVALIER H. Emile</p> + +<p>D'autres sont en cours de préparation (Juin 2006).</p> +</div> +<br><br> +<h1>JACQUES CARTIER</h1> + +<h4>PAR</h4> +<br> +<h2>H. EMILE CHEVALIER</h2> + +<br> +<br><br> +<p class="mid">PARIS<br> +LEBIGRE-DUQUESNE, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br> +RUE HAUTEFEUILLE, 16</p> +<br><br> + + + +<p>A M. LE Dr. A. GUÉRIN</p> + + +<p>CHIRURGIEN DE L'HÔPITAL SAINT-LOUIS</p> + +<p>La dédicace de ce livre, mon cher docteur, vous revient +de droit. Ce m'est un plaisir autant qu'un honneur +et un devoir de vous l'offrir. Esprit initiateur, distingué +non-seulement parmi les plus distingués de votre noble +profession, mais encore parmi ceux qu'on estime dans +les sciences, les arts et les lettres; membre du conseil +général d'un des principaux départements de la vieille +et glorieuse Bretagne, Breton vous-même, vous ne refuserez +pas à mon héros, à votre compatriote, Jacques Cartier, +la faveur que je revendique pour lui.</p> + +<p>Laissez-moi, mon cher docteur, rappeler ce que j'en +disais, il y a quelques mois <a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>:</p> + +<p>«Saluez avec moi, saluez, je ne dirai pas le premier découvreur, +mais le premier colonisateur français,—un Breton, +homme du forte souche, de coeur haut et droit,—qui ait +baisé la terre d'Amérique!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1: </b><a href="#footnotetag1">(retour) </a><p>Voir ma <i>Notice sur Sagard et son oeuvre</i>.—Tross, éditeur.</p></blockquote> + +<p>«Jacques Cartier! l'une de nos illustrations. Ah! le mot +est chétif: un de nos génies, devrais-je dire. Et, pas une +statue ne lui a été érigée chez nous! A lui pas un monument, +pas une inscription, un symbole de la reconnaissance +générale! O Athéniens! Athéniens! En France, il ne se trouve +peut-être pas cent mille personnes sachant qu'il a existé un +Jacques Cartier!</p> + +<p>«Un jour, je me pris du pieux désir d'aller visiter la +ville natale de ce hardi marin, à qui nous dûmes la moitié +de l'Amérique. Je m'attendais à ce que là au moins, à Saint-Malo, +je rencontrerais quelque chose, un buste, un morceau +de pierre à l'angle d'une rue, un signe qui me rappelât +notre Jacques Cartier <a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>, lui que connaissent, que vénèrent +les plus ignorants des Canadiens-Français, à qui tous ont +élevé un autel dans leur coeur; lui dont j'avais vu le portrait, +le nom, en vingt endroits, dans les édifices publics, sur les +places, les routes, les navires, soit à Montréal, soit à Québec. +Et a Saint-Malo rien! je n'ai rien trouvé!... Si..... Dans la +cour d'une auberge, vous apercevrez une misérable effigie de +plâtre, qui se dégrade et demain tombera en poussière..... +Athéniens! Athéniens!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2: </b><a href="#footnotetag2">(retour) </a><p>De vrai, les édilités de Saint-Malo et de Saint-Servan ont, +depuis quelques années, donné son nom à deux rue.</p></blockquote> + +<p>«Et cette cour d'auberge, qu'est-ce encore? La cour de +l'ancien hôtel de Chateaubriand <a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3: </b><a href="#footnotetag3">(retour) </a><p>De même, à Vitré, l'habitation occupée jadis par madame de +Sévigné est aujourd'hui convertie en hôtellerie.</p></blockquote> + + +<p>«Douleur sur douleur!</p> + +<p>«A une heure de distance, si votre âme n'est point navrée +assez, vous pourrez voir, enfouie dans le fumier, les immondices +une ferme, une masure s'en allant, elle aussi, de décrépitude.</p> + +<p>«On la nomme <i>les Portes-Jacques-Cartier</i>.</p> + +<p>«C'est là tout ce qui reste de l'habitation, de la mémoire +du grand homme, de celui que François Ier n'appelait jamais +que «nostre cher et bien-amé Jacques Cartier.»</p> + +<p>Eh bien, mon cher docteur, ce que je demande pour +Jacques Cartier, notre Christophe Colomb à nous Français, +l'un de ceux qui devraient faire marque dans nos +annales historiques, l'un des plus ignorés pourtant; ce +que je demande, c'est un monument élevé soit à Saint-Malo, +soit à Rennes, soit même à Paris,—pourquoi +non?—qui transmette désormais à la postérité le souvenir +de ce grand homme. Ce que je vous demande à +vous, mon cher docteur, pour l'honneur de nos compatriotes, +et au nom d'un million de Français reconnaissants +qui, de l'autre côté de l'Atlantique, béniront votre +oeuvre, c'est de vous mettre à la tête d'un mouvement +ayant pour but de rendre à l'un de nos plus illustres, de +nos plus vertueux citoyens, à Jacques Cartier, l'hommage +que la légèreté, plus encore que l'ingratitude, a négligé +de lui rendre jusqu'à ce jour.</p> + +<p>Une statue à Jacques Cartier, au découvreur du +Canada!</p> + + +<p class="rig">H. EMILE CHEVALIER.</p> + + +<p>Paris, 2 janvier 1866.</p> +<br><br> + +<h3> AU LECTEUR.</h3> + + +<p>Dans un cadre de pure imagination, l'auteur de ce +livre a tenté de mettre en relief la belle et noble figure +de Jacques Cartier; il a tenté aussi de tracer une esquisse +des moeurs bretonnes et de Saint-Malo au seizième siècle. +Néanmoins, autant qu'il a été en son pouvoir, il s'est, +avec grand scrupule, conformé à la vérité historique. Facilement, +il l'espère, le lecteur discernera la réalité de la +fiction à travers la gaze légère répandue sur l'ensemble +de l'oeuvre, pour en marier toutes les parties. En cela, +l'auteur s'est proposé de faire lire le récit de nos grandes +découvertes maritimes aux personnes qui se sentent peu +dégoût pour les anciennes chroniques. Puisse la réussite +égaler son intention!</p> + +<p>19 février 1868.</p> +<br><br> + + +<h2>JACQUES CARTIER</h2> +<br><br> + +<h3>PROLOGUE.</h3> + +<h3>LA MORT D'UN AVENTURIER.</h3> + + +<p>Le soleil brille dans toute sa glorieuse splendeur; le +ciel est pur, d'une sérénité parfaite; pas un nuage +léger, cotonneux, pas une tache ne trouble son éblouissant +azur; la transparence de l'atmosphère ne saurait +être surpassée que par son incroyable sonorité; calme, +immobile, l'air semble comme arrêté dans l'espace; jamais +les heureuses contrées napolitaines n'offrirent au +regard enchanté des régions éthérées plus brillantes; +jamais Olympe plus souriant n'inspira la Muse antique; +jamais d'une main plus délicate, plus caressante, l'Aurore +aux doigts de rose n'ouvrit les portes de l'Orient.</p> + +<p>Saisissant, effroyable contraste, toutefois!</p> + +<p>Ce ciel, il a l'éclat, l'inflexibilité, je pourrais dire le +tranchant du métal. Que de sa voûte immense, incommensurable, +votre oeil s'abaisse sur la terre, et, partout +autour de lui, à la place d'opulentes frondaisons, aux +nuances diverses, harmonieusement fondues, à la place +de fleurs chatoyantes et variées, de fruits savoureux, de +pourpre et d'or, il ne rencontrera, que désolante uniformité; +il s'aveuglera aux brûlantes réverbérations d'une +nappe d'argent mat, qui s'allonge, s'allonge monotone +et s'allonge encore, jusqu'aux bornes de l'horizon.</p> + +<p>Alors, vous maudirez les magnifiques rayons de +l'astre diurne; alors, vous alliez horreur de ce bleu intact +qui lui sert de cadre, de la solennelle quiétude dont +vous êtes environné; alors, peut-être, vous surprendrez-vous +à faire des voeux pour que les nuées, les brouillards, +la bruine, voire les ouragans, les tempêtes de neige succèdent +brusquement à ces décevantes promesses d'une +belle journée de juillet.</p> + +<p>C'est que, hélas! nous ne sommes ni en été, ni sous +le fortuné climat de l'Ausonie, mais, en plein hiver, +dans le vestibule même du sauvage empire hyperboréen.</p> + +<p>Cette plaine d'albâtre, qui sans fin se déploie devant +nous, c'est l'océan Atlantique, au 50° parallèle de latitude +nord environ; c'est la mer figée, solidifiée par le froid, +sur une étendue de plusieurs lieues, dans une des vastes +baies septentrionales de l'île de Baccaléos ou Terre-neuve<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4: </b><a href="#footnotetag4">(retour) </a><p>Voir la <i>Fille des Indiens rouges</i> par H. E. Chevalier.</p></blockquote> + +<p>Et quel froid!</p> + +<p>Malgré ce soleil si insolemment provocateur; ce ciel +si railleusement en tenue de fête; malgré cette atmosphère +si traîtreusement séduisante, il gèle à pierre fendre, +sans métaphore aucune:—le thermomètre est +descendu à 33° au-dessous de zéro.</p> + +<p>Aussi, quoique la vue porte loin et très-loin, n'aperçoit-on +d'abord signe de vie humaine ou animale dans +cette vaste solitude, dont la blancheur marmoréenne, +la rigidité sépulcrale apparaissent comme un suaire jeté +sur la création terrestre, immolée aux rigueurs de quelque +farouche divinité polaire.</p> + +<p>Mais regardons encore, regardons mieux. Ne semble-t-il +pas que, là-bas, tout là-bas, du sein d'un monticule +de glaçons, jaillit un mince filet de vapeur? Avançons. +Cette vapeur prend des formes, dessine ses contours; +elle monte en spirale; de grise elle devient bleuâtre. +Ce n'est donc pas une de ces brumes follettes que l'on +voit souvent, dans le royaume boréal, surgir des crevasses +ouvertes par le froid à travers les congélation?. +Mais c'est de la fumée, la fumée d'un feu de branchages. +Le désert est habité. Poursuivons notre route dans cette +direction et, bientôt, nous nous heurtons au pied d'une +véritable bastille de glace. Une rayure brunâtre, serpentant +jusqu'au sommet, indique un sentier. En deux minutes, +ce sentier est parcouru et voici se présenter un +bien curieux spectacle.</p> + +<p>Dans l'enceinte des banquises, entassées les unes sur les +autres, à plus de cinquante pieds de profondeur, se +trouve pris, scellé comme dans une inébranlable muraille +de granit, un navire jaugeant soixante dix à quatre-vingts +tonneaux, sur le pont duquel est construite +une cabane provisoire, qui occupe tout l'espace compris +entre les deux gaillards. Du milieu de cette cabane +s'élance une haute cheminée, et aux deux extrémités se +dressent les deux mâts du vaisseau, dont on a abattu +les huniers jusqu'aux chouquets.</p> + +<p>Inutile d'ajouter que les parties visibles du bâtiment, +la cabane, les mâts, la cheminée même, sont revêtues +d'une épaisse couche de cristaux superposés, qui scintillent +comme des milliers de pierreries aux rayons du +soleil.</p> + +<p>Si la pauvre embarcation court grand risque d'être, +lors de la débâcle, écrasée, réduite en pièces, par les +effrayantes masses qui la surplombent, elle a au +moins en ce moment, l'avantage de se trouver quelque +peu abritée contre les mortelles intempéries de la +saison.</p> + +<p>Aussi les garnissaires du navire, qui possèdent abondance +de provisions de bouche et de combustible, attendent-ils +patiemment que le retour du printemps leur +permette de sortir de cette baie, dans laquelle les a surpris +et emprisonnés un hiver trop précoce. Disons plus: +n'était la crainte d'être, chaque jour, investis et massacrés +par une bande de sauvages qui les harcellent continuellement +ils s'estimeraient, pour la plupart, heureux +comme pas un mortel sur notre planète sublunaire.</p> + +<p>Voyez-les réunis dans l'entrepont, avec leurs mines +réjouies autant que hardies; voyez-les affublés de grossières +mais chaudes fourrures, et pressés autour d'un +énorme poêle de fonte, qui ronfle comme un soufflet de +forge ou une personne trop bourrée d'aliments. Les uns +jouent aux dés, d'autres sommeillent, ceux-ci grignotent +un morceau de biscuit; ceux-là babillent.</p> + +<p>Tous sont Bretons,—Normands tout au plus, j'en +jurerais.</p> + +<p>Prêtons l'oreille, aux causeries.</p> + +<p>—Min Gieu, disait Jean Morbihan, min Gieu, nous +avons encore, à bord de la <i>Catherine</i>, six barriques de +<i>gwin ardant</i> <a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a> et vingt-cinq de cidre... tant qu'il en +restera une goutte, je ne demanderai pas à m'en aller +d'ici, non da!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5: </b><a href="#footnotetag5">(retour) </a><p>Eau-de-vie, eau-de-feu.</p></blockquote> + +<p>—Tu as, ma foi, bien raison, appuya Charles Guyot; +puisque nous avons pris le poisson, vaut mieux le manger +entre compagnons que de le rapporter sans profit +pour nous, aux bourgeois...</p> + +<p>—Le fait est, fit un troisième, que la pêche a été +miraculeuse, cette année, en l'an de grâce mil cinq cent +vingt...</p> + +<p>—Dis mil cinq cent vingt-un, l'Enrhumé, interrompit +Jean Morbihan; mil cinq cent vingt-un, da oui; car nous +sommes aujourd'hui le dix-huitième jour de l'année +suivante, ajouta-t-il d'un ton convaincu.</p> + +<p>—De vrai, reprit Charles Guyot, il y aura un an, le +11 mars prochain, que nous avons démarré du <i>hable</i> de +Saint-Malo, et l'on espérait être de retour à la mi-octobre.</p> + +<p>—Min Gieu, c'est pure, vérité, confirma Jean.</p> + +<p>—Pourquoi diable aussi le capitaine s'est-il obstiné à +faire la chasse aux loups marins! marronna un nouvel +interlocuteur. N'avions-nous pas une assez forte cargaison +de <i>molues</i>? mais c'est un ambitieux que le capitaine!</p> + +<p>—Un ambitieux! peux-tu parler comme ça, Grogne-Toujours! +s'écria Morbihan avec indignation. Maître +Jacques est le plus digne, le meilleur des pilotes et des +chefs, poursuivit-il avec un accent qui défiait toute contradiction.</p> + +<p>—Jean a raison, affirmèrent plusieurs voix.</p> + +<p>—Oh! ce que j'en dis, c'est histoire de parler, repartit +Grogne-Toujours. Du reste, moi je suis aussi mal ici +qu'ailleurs. Et si ce n'était ce brigand de froid...</p> + +<p>—Et ces brigands de Peaux-Rouges de l'enfer, qui +ont tué et dévoré sans doute nos deux pauvres camarades...</p> + +<p>A ce moment, un coup de sifflet impératif retentit.</p> + +<p>—C'est maître Jacques qui m'appelle, dit Jean Morbihan +se levant et se dirigeant précipitamment vers la +poupe du navire.</p> + +<p>Un jeune homme de belle prestance, de mine audacieuse +et intelligente, se tenait au seuil de la cabine ou +chambre, qu'une mince cloison séparait de l'entrepont.</p> + +<p>—Entre, dit-il, au matelot.</p> + +<p>Celui-ci obéit et, se courbant, pénétra dans une +petite pièce, chétivement meublée d'un poêle, une table, +une couchette étroite, une horloge marine, des instruments +de mathématiques et quelques cartes rudement +dessinées, où la mer était figurée par de gros +bouillons.</p> + +<p>Le jeune homme rentra dans la cabine, dont il ferma +la porte. Puis il s'assit, s'accouda à la table, et plongeant +ses regards dans les yeux du matelot, qui demeurait +respectueusement debout, immobile, attendant des +ordres:</p> + +<p>—Nos gens sont-ils toujours de bonne humeur? demanda-t-il +en bas-breton.</p> + +<p>—Toujours, maître Jacques, toujours.</p> + +<p>—Ils ne se plaignent pas?</p> + +<p>—Non da! De quoi est-ce qu'ils pourraient se plaindre! +Min Gieu! ils seraient donc bien difficiles!</p> + +<p>—C'est vrai! proféra maître Jacques, comme s'il se +parlait à lui-même; pourvu qu'ils aient à boire, à manger, +peu de besogne, ils se trouvent contents. La gloire, +ni l'amour ne les tourmente, eux! Ah! si je ne rêvais +de conquêtes, de découvertes et surtout de ma chère +Catherine....</p> + +<p>—Et que vous pouvez y penser à notre patronne! +elle est, ma foi, bien assez accorte pour qu'on ne l'oublie +pas, après un au de mariage! dit familièrement le +matelot.</p> + +<p>—Oui, mon vieux Jean, j'y pense souvent, trop souvent! +soupira maître Jacques.</p> + +<p>—Trop souvent! Min Gieu! capitaine, si j'avais jamais +eu pour épouse une créature comme ça: une taille +comme la plus fine corvette qui oncques débouqua du +port de Saint-Malo; des yeux grands comme des écubiers, +et un visage, un visage, que...</p> + +<p>—N'est-ce pas qu'elle est charmante? dit maître +Jacques, en souriant de l'enthousiasme du vieux marin.</p> + +<p>—Charmante comme notre goëlette, dont dame Catherine +a été la marraine! si charmante, s'écria celui-ci, +qu'à votre place, je ne l'aurais pas quittée pour venir +pécher la molue? N'êtes-vous pas assez riche?</p> + +<p>—Tu aurais donc renoncé à la mer, hein! si j'étais +resté à Saint-Malo, toi qui m'as élevé et enseigné l'art +de piloter un navire?</p> + +<p>—Min Gieu! maître, ç'aurait été dur d'abandonner +le métier où je suis né; mais, voyez-vous, pour demeurer +avec vous et la patronne, qu'est-ce que je ne ferais +pas?... Da oui!</p> + +<p>—Tu es un brave, Jean, donne-moi la main, dit le +jeune homme, qui pressa chaleureusement dans les +siens les doigts calleux du matelot..</p> + +<p>Puis il ajouta:</p> + +<p>—Allons, de la patience! dans trois mois, nous reprendrons +la route de Saint-Malo. Au surplus, je n'aurai +pas perdu mon temps, ici. J'ai exploré la côte septentrionale +de cette terre à peu près inconnue, et découvert +plusieurs îles qui pourront être un jour très-productives... +Bien! Que le roi de France, mon maître, m'accorde +l'autorisation de reconnaître tout le pays, et, +sous peu, nous n'aurons plus rien à envier à la gloire de +ce Génois, ce Colomb dont le nom m'importune autant +qu'il m'enivre!</p> + +<p>—Ah! min Gieu! vous avez encore des projets de +voyage! vous voulez encore délaisser...</p> + +<p>—Catherine!... j'aurais tort! n'est-ce pas? Oublions +mes présomptueux desseins... Cette expédition sera ma +dernière... Pourtant je touche à peine à ma +vingt-septième année!</p> + +<p>—Da oui, vous êtes venu au monde le jour de la +Saint-Sylvestre, le 31 décembre 1494; je m'en souviens +comme d'hier, et que votre père, maître Jamet...</p> + +<p>—Bah! laissons cela, mon vieil ami... Je t'ai mandé +pour que tu ailles, avec quelques hommes de corvée, +faire du bois et battre les environs... Je crains que ces +sauvages, qui ont enlevé deux des nôtres, ne renouvellent +leurs agressions...</p> + +<p>—C'est entendu maître. Je partirai tout de suite.</p> + +<p>—Surtout armez-vous bien, car ces bandits sont +vigoureux et très-adroits. De la prudence, Jean, de la +prudence. Si nous perdions encore quelqu'un, la panique +se glisserait dans l'équipage... Tu me comprends?</p> + +<p>—Vous pouvez être tranquille, capitaine, vos recommandations +seront suivies, comme si elles venaient du +bon Gieu, répondit le matelot en sortant de la cabine.</p> + +<p>Il communiqua les ordres qu'il avait reçus, et aussitôt +dix de ses compagnons s'offrirent à l'envi pour les +exécuter.</p> + +<p>S'étant armés de longues piques à glace, d'arquebuses +et de haches d'abordage, nos hommes montèrent par +l'échelle de la construction en planches qui recouvrait +le pont du navire, et qu'on avait élevée autant pour +abriter l'intérieur contre les rigueurs du climat que +pour renfermer des approvisionnements.</p> + +<p>Chef de timonerie à bord de la <i>Catherine</i>, Jean +Morbihan occupait le premier rang, après maître +Jacques. Il distribua un verre d'eau-de-vie et quelques +vivres à ses hommes; puis tous quittèrent le vaisseau +pour commencer leur expédition.</p> + +<p>En dépit du froid, ils s'étaient mis gaiement en route, +quand le premier qui parvint au faîte du môle de glace +dont le bâtiment était fortifié, poussa un cri d'émoi.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? interrogea Jean Morbihan, pressant +le pas.</p> + +<p>Pour toute réponse, l'autre étendit son bras vers le +sud.</p> + +<p>Dans cette direction, on distinguait, à plusieurs milles +de distance, une horde d'individus qui couraient vers le +navire.</p> + +<p>—Ce sont les sauvages! lit Jean, en portant un sifflet +à ses lèvres.</p> + +<p>A son appel, les matelots restés dans le vaisseau arrivèrent +précipitamment. Maître Jacques les suivit de près.</p> + +<p>—Regardez! lui dit Morbihan.</p> + +<p>Le capitaine avait la vue excellente. Il distinguait les +objets A des distances prodigieuses. Ayant porté ses +yeux à l'horizon, il s'écria:</p> + +<p>—Par ma Catherine! ce sont les sauvages! Les coquins +sont nombreux et s'avancent de notre coté. Mais voici +qui est étrange, bien étrange! On dirait qu'ils pourchassent +l'un des leurs qui les précède d'une, centaine de pas, +autant que je puis juger... Oui, c'est cela... Le poursuivi +file à toutes jambes... Il porte quelque chose dans ses +bras... Les autres lui décochent des flèches. Ah! le malheureux +trébuche; il tombe... Ses persécuteurs vont +l'atteindre... Non; le voici qui se relève... Bravo! courage! +volons à son aide!...</p> + +<p>En prononçant ces mots, maître, Jacques se jetait en +bas du monticule et s'élançait, accompagné de ses matelots, +au secours du misérable, dont il venait, en quelques +mots, de peindre la périlleuse situation.</p> + +<p>Bientôt, on le put voir parfaitement, et l'on put entendre +les infernales vociférations de ceux qui lui donnaient +la chasse.</p> + +<p>—Arrêtons-nous et préparez vos arquebuses, ordonna +maître Jacques. Mais visez juste et de façon à ne pas +toucher ce pauvre hère.</p> + +<p>Quoique les sauvages fussent encore éloignés de plus +d'un mille, cinq minutes après, ils arrivèrent à portée +des armes à feu.</p> + +<p>Une décharge fut commandée et exécutée à l'instant.</p> + +<p>Au bruit de cette arquebusade, les Peaux-Rouges +épouvantés, se débandèrent et prirent la fuite, en laissant +plusieurs morts et mourants sur le théâtre de l'action.</p> + +<p>Parmi ces derniers, mais en avant d'eux, était tombé +l'individu dont la cruelle position avait si fort soulevé +l'intérêt de maître Jacques.</p> + +<p>Instinctivement, poussé par sa bienveillance naturelle, +le capitaine s'approcha de lui. L'infortuné était étendu +immobile sur le dos.</p> + +<p>—Sauvez ma fille! pour l'amour de Dieu, si vous êtes +chrétiens, sauvez ma fille! murmura-t-il, en français, +d'une voix faible.</p> + +<p>Et ses yeux se portaient avec anxiété vers une sorte +de paquet de pelleteries qui, lui ayant échappé dans sa +chute, avait roulé sur la glace.</p> + +<p>Surpris au dernier point, car cet individu était vêtu, +comme les sauvages, de peaux de caribou, et avait le +visage peint en rouge comme le leur, Jacques demeura +un moment interdit; mais, reprenant bien vite son sang-froid, +il demanda au blessé qui il était.</p> + +<p>—Sauvez ma fille, sauvez mon enfant! répétait celui-ci +avec égarement.</p> + +<p>Maître Jacques ramassa le paquet de fourrures. Il contenait +une charmante petite fille blanche, d'environ deux +ans, qui souriait dans toute l'heureuse insouciance de +son âge.</p> + +<p>—Min Gieu! que voilà-t-il une jolie petite créature! +Que c'eût été dommage de la laisser entre les griffes de +ces satanés hérétiques! da oui! s'écria Jean Morbihan.</p> + +<p>—Allons, garçons, dit Jacques, nous n'avons pas perdu +notre matinée. Chargez-moi doucement ce blessé sur vos +épaules et regagnons le navire... Quant aux autres, +leurs compagnons viendront assurément les chercher +lorsqu'ils ne nous verront plus.</p> + +<p>Dès qu'il eut parlé, deux robustes matelots se saisirent +du corps de l'inconnu; maître Jacques prit l'enfant dans +ses bras, et l'équipage de la <i>Catherine</i> retourna rapidement +à ses quartiers.</p> + +<p>En y arrivant, le capitaine voulut que son protégé fut +déposé dans sa cabine. Celui-ci s'était évanoui. Après +avoir reconnu qu'il était mortellement frappé d'une +flèche dont la pointe avait glissé sur la colonne vertébrale +et traversé le poumon gauche, Jacques coucha le +blessé dans son lit et lui fit avaler quelques gouttes d'un +puissant cordial.</p> + +<p>Le moribond ouvrit les yeux.</p> + +<p>—Où est ma fille? balbutia-t-il.</p> + +<p>—Rassurez-vous; on a soin d'elle, répondit le capitaine.</p> + +<p>—Ah! soyez béni!... Vous la conduirez en France.. +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Et vous aussi, si vous le désirez.</p> + +<p>—Moi! dit l'inconnu, en secouant la tête... non! c'est +fini de moi, je le sens. Mais écoutez: vous êtes Français?...</p> + +<p>—De Saint-Malo.</p> + +<p>—Et moi de Dieppe...</p> + +<p>—Comment?...</p> + +<p>—Laissez-moi parler. Les moments que j'ai à vivre +sont comptés... Vous pouvez me rendre un grand service, +je puis vous être utile aussi... Ne m'interrompez +pas... Et d'abord sachez qu'à cinq degrés plus haut, il +existe à l'ouest un détroit qui borde une grande terre +où l'on trouve de l'or...</p> + +<p>—De l'or! fit Jacques avec dédain, la gloire me suffit.</p> + +<p>L'étranger continua:</p> + +<p>—On m'appelait le capitaine Guillaume Dubreuil. +J'ai découvert cette île... les côtes voisines... et d'autres +pays encore... dès 1494 <a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>... L'honneur de ma découverte, +les Anglais me l'ont volé... mais vous me vengerez, +n'est-ce pas?... je compte sur vous... A boire! j'ai +soif... donnez-moi à boire, je vous prie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6: </b><a href="#footnotetag6">(retour) </a><p>Voir la <i>Fille des Indiens rouges</i>.</p></blockquote> + +<p>Jacques approcha de ses lèvres la liqueur qui l'avait +déjà ranimé.</p> + +<p>Le patient avala difficilement une gorgée. Cette potion +sembla lui rendre des forces, car il reprit d'une voix +plus assurée:</p> + +<p>—Oui, vous serez mon vengeur! Après avoir découvert +ce pays et épousé une brave créature qui m'arracha +aux mains des Anglais, je m'étais établi avec elle à +Dieppe, où j'attendais qu'il plût au roi de m'octroyer la +permission de remettre à la mer. J'attendis plus de dix +ans et la permission un vint pas. Ma femme était originaire +de cette île. Elle regrettait son pays, se mourait +de langueur. Je résolus de la ramener au lieu de sa naissance. +Mais j'avais un fils, âgé de quelques mois seulement. +Mon père et ma mère désirèrent le conserver près +d'eux, à Dieppe; je le leur laissai. Ma femme et moi nous +nous embarquâmes sur un bateau affrété pour la pêche +de la morue, et nous abordâmes à l'île, où Constance, +mon épouse, avait, par sa famille, des droits souverains +sur une tribu d'indigènes... Elle fut reine et je fus roi... +Mais les sauvages appréhendaient que nous ne les quittassions +de nouveau... Ils nous gardaient à vue... Et jamais, +depuis lors, je ne pus entrer en communication +avec les navires européens qui venaient, de temps en +temps, faire la traite des pelleteries sur nos côtes...</p> + +<p>Le blessé se tut un moment et, du regard, indiqua la +fiole de spiritueux. Maître Jacques lui en versa quelques +gouttes dans la bouche.</p> + +<p>—J'achève, dit faiblement le malade, rassemblant un +reste de vie; j'achève mon récit et mes jours aussi... +Soyez attentif... Ma femme mourut, en me donnant +une fille... Je l'appelai Constance, du nom que sa mère +avait reçu au baptême... C'est cette enfant... J'ai voulu +m'échapper avec elle, en apprenant qu'il y avait ici un +navire pris dans les glaces... Les insulaires m'ont poursuivi... +pendant trois jours... Près de m'atteindre, ils +m'ont tué... Mais elle est sauvée, elle... N'est-ce pas +qu'elle est sauvée?... Oh!... Mon fils... Si, lui aussi, je le +savais sain et sauf! Mais pas de nouvelles, depuis que je +l'ai quitté... Et mes parents étaient vieux, bien vieux... +il doit avoir douze ans maintenant... Un mot... un mot +encore... Dieu, prêtez-moi la force pour finir! On le +nomme Olivier... Olivier, entendez-vous?... Veillez +sur lui...et sur elle...Vous y veillerez, dites... C'est un +mourant qui vous bénit... Ils portent tous deux le +même signe de reconnaissance... un...</p> + +<p>—Un? répéta maître Jacques, vivement impressionné! +et se penchant vers son interlocuteur.</p> + +<p>Mais le malheureux avait rendu l'âme.</p> + +<p>Sur le soir de cette mémorable journée, le temps se +radoucit. Du sud il s'éleva des brises comparativement +tièdes. Le lendemain matin, par une de ces brusques révolutions, +si communes sous les hautes latitudes, le +thermomètre était remonté de plus de vingt degrés. A +midi, il marquait 1° au-dessus de zéro. Le ciel était gris, +sombre. Il tombait une pluie fine et pénétrante. De +longues bandes de canards et autres palmipèdes sillonnaient +les airs en tous sens. Sur le navire volaient, en +se croisant et poussant des cris aigus, des nuées de +noirs corbeaux et de vautours à tête chauve. Par intervalles, +l'un de ces oiseaux voraces fondait effrontément +sur quelque détritus, rejeté du vaisseau et mis à découvert +par le dégel; il happait le morceau et se renlevait +rapidement dans l'espace, en disputant sa proie aux +moins audacieux que lui.</p> + +<p>Tout à coup, un bruit formidable comme le roulement +d'une avalanche du haut des sommets alpestres, ou plutôt +comme un tremblement de terre tropical, se fait entendre. +L'atmosphère est ébranlée, la mer brise son +pont de glace et bondit, mugissante, terrible, blanche +de courroux, autour de la goëlette, qui, déjà parée pour +cet événement, se balance, maintenant svelte, légère et +coquette, avide de reprendre sa course sur l'onde écumeuse.</p> + +<p>Si l'on voulait profiter de cette débâcle inespérée et +ne pas s'exposer à être de nouveau renfermé dans les +banquises en mouvement, que le retour du froid ne +tarderait pas à agglomérer une seconde fois en un tout +compacte, il fallait appareiller immédiatement.</p> + +<p>Aussi, ce jour-là même, débarrassée de sa cabane +surnuméraire, remâtée, regréée, en un mot, +la <i>Catherine</i> levait les ancres et partait gaiement pour +Saint-Malo, trois mois au moins avant l'époque où elle +aurait pu, dans les conditions ordinaires de température, +compter raisonnablement briser les entraves dont l'hiver +l'avait chargée.</p> + +<p>—Min Gieu, ça ne fait rien, disait le vieux Morbihan, +en berçant la petite Constance dans ses bras, quand +dame Catherine, notre patronne, verra quel amour de +cargaison nous lui rapportons là, elle ne nous en voudra +plus de nous être attardés si longtemps en mer! da +non; n'est-ce pas maître?</p> + +<p>—Oh! fit, sans l'entendre, Jacques soucieux, et tenant +ses yeux attachés ver l'ouest, je ne tarderai sûrement +pas à revenir dans ces parages, et je profiterai des +avis du pauvre Guillaume Dubreuil.</p> + +<p>FIN DU PROLOGUE</p> +<br><br> + + + + +<h3>CHAPITRE PREMIER</h3> + +<h3>SAINT-MALO, PATRIE DE JACQUES CARTIER.</h3> + + +<p>Existe-t-il en France, ou même dans le monde entier, +une ville qui, relativement à sa population, puisse +s'enorgueillir d'avoir enfanté autant de célébrités que +Saint-Malo? Quelle pépinière, quelle pléiade d'illustrations +dans tous les genres! Ses seuls marins fameux, on +en pourrait compter cent, non compris les Jacques Cartier, +les Porée, les Duguay-Trouin, Mahé de la Bourdonnais, +les Surcouf, les de Coisy, et, comme dit leur +excellent biographe, M. Ch. Cunat: «Tous donnèrent +plus d'une fois sujet aux ennemis de la France de leur +appliquer ce mot de Philippe, roi d'Espagne, en parlant +de Turenne: Voilà un homme qui m'a fait passer de +bien mauvaises nuits.»</p> + +<p>Mais à ces beaux noms, consignés au premier rang +dans les fastes de notre histoire nationale, ne se borne +pas la liste des grands hommes qui ont honoré Saint-Malo +par leur bravoure à toute épreuve ou leurs vastes +talents. Des philanthropes, comme Jacques Vincent, seigneur +de Gournay, Alain Magon de la Gervesais, Pierre +de la Haye; des savants, comme Nicolas Trublet, le +P. Alain de Large, le physicien Maupertuis, l'érudit +Joachim Porée, l'historien Nicolas Frottet, le médecin +Broussais; des administrateurs comme Pierre-Louis +Boursaint, Féron de la Féronnays; des poètes comme +François-Marie Lescaut, Marie-Jeanne Bougourd (l'auteur +de la <i>Jeune Mère</i>), Michel de la Morvonnais et l'immortel +Chateaubriand; des philosophes comme Offroy +de Lamettrie ut Robert de Lamennais, vingt autres enfin, +renommés dans les sciences, les arts et les lettres, +viennent encore enrichir le catalogue des glorieuses, +personnalités auxquelles la cité malouine servit de berceau.</p> + +<p>Que rapporter des actions d'éclat dont elle fut le +théâtre? qui les pourrait citer toutes? «Cet îlot de +Saint-Malo, dit en son noble langage Jules Janin, cet îlot +de Saint-Malo, fils de l'Océan, est un véritable navire à +l'ancre, bercé par les tempêtes; les arbres ressemblent +à des mâts qui attendent la vague lointaine. L'air, le +ciel, le nuage, le bruit, la nuit, le jour, tout rappelle, à +Saint-Malo, la vue du matelot des lointains rivages.</p> + +<p>«Vie de matelot, passion de la mer, amour de l'orage, +orgueil de l'écume salée, pêche et bataille, amour, +abordage! Honneur à Saint-Malo! Ce vaisseau est assuré +par une ancre éternelle qui touche au fond de la mer.»</p> + +<p>Comparaison d'aussi haut style que de haute justesse +surtout si l'on examine les anciennes Vues de Saint-Malo: +le rocher sur lequel s'élève la ville a la forme +d'un navire, qu'une chaîne énorme,—le Sillon,—retiendrait +à la terre ferme.</p> + +<p>Cette ville, si légitimement réputée, et dont tout coeur +français a droit d'être fier, ne date guère que du huitième +siècle. Fondée par les évêques d'Aleth, avec les +décombres mêmes de la cité de ce nom, voisine alors +aujourd'hui disparue, elle se composa d'abord d'un monastère, +placé à la crête du rocher Saint-Aaron, et protégé +par une forte muraille, dans l'enceinte et autour +de laquelle s'élevèrent peu à peu des cabanes de pêcheurs. +Maintenant encore il est, je crois, facile de reconstruire +par la pensée cette enceinte primitive, qui +devait être circonscrite par les rues actuelles du Boyer, +Sainte-Anne, Saint-Benoît, Danican et une partie de la +rue consacrée à la mémoire de ce Porcon de la Babinais, +que M. Cunat qualifie si proprement de Regulus +malouin.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, favorisé par la bonté de son port et +son heureuse situation à l'embouchure de la Rance, +Saint-Malo, qui avait été baptisé du nom de son premier +évêque, crût rapidement en grandeur, en prospérité +sous la domination et la juridiction cléricales.</p> + +<p>«Grâce, dit son historien, à la modicité du prix exigé +par les seigneurs ecclésiastiques pour accorder ce que +l'on a appelé depuis <i>congé d'amiral</i>, le commerce maritime +prit bientôt de l'extension.» Dès le milieu du treizième +siècle, les Malouins allaient en course et méritaient +le titre de <i>troupes légères</i> de la mer; en 1241, ils +s'associaient à la Ligue anséatique; sous saint Louis, ils +prenaient une part active aux Croisades; puis ils se lançaient +vaillamment, opiniâtrement dans cette lutte sanglante +qui, pendant près de deux cents ans, désola la +France et l'Angleterre.</p> + +<p>Plusieurs fois assiégée, prise et saccagée durant ces +guerres formidables, la ville de Saint-Malo ne développa +pas moins sa population, sa richesse, sa puissance. Tandis +que le pavillon britannique flottait sur Paris et sur +toutes les forteresses normandes, le cardinal-évêque +Guillaume de Montfort arma quelques nefs à Saint-Malo, +battit et dispersa la flotte anglaise qui bloquait le +Mont-Saint-Michel. En récompense de cette victoire, +Charles VII rendit, le 6 août 1425, un décret par lequel +les vaisseaux malouins seraient exempts pendant trois +années de toute imposition dans les ports soumis à la +couronne.</p> + +<p>Cet édit et les lettres de franchise accordées par le duc +François Ier de Bretagne, en 1446 et 1447, aux habitants +de Saint-Malo furent très-avantageux au commerce. +Aussi l'agrandissement de la ville nécessita-t-il bientôt +des fortifications nouvelles.</p> + +<p>Suivant une tradition, dont l'autorité me paraît suspecte, +les Malouins étendaient déjà si loin leurs excursions +maritimes que, dès 1492, l'année même de l'arrivée +de Colomb dans la mer des Antilles, ils auraient, «de +concert avec les Dieppois et les Biscayens,» découvert +l'île de Terreneuve et quelques côtes du bas-Canada. A +cette époque, cependant, les navigateurs de Saint-Malo +s'étaient acquis une notoriété rare, et leur havre passait +pour l'un des plus considérables du continent.</p> + +<p>Deux ans plus tard, le 31 décembre 1494, naissait</p> + +<p>Jacques Cartier, le futur explorateur du Saint-Laurent—le +héros de ce récit.</p> + +<p>Saint-Malo, dont la population monta (en 1700) jusqu'à +près de 20,000 âmes, <i>intra muros</i>, et dont les relations +se prolongeaient dans toutes les mers connues; +Saint-Malo qui, avant la paix honteuse de 1763, avait, en +quatre années, armé 40 navires pour les Antilles, 33 +pour la côte de Guinée, 438 pour Terreneuve et le Canada, +non compris de nombreuses expéditions pour les +Grandes-Indes et la Chine; Saint-Malo, à présent déchu +de sa splendeur, et dont, le vaste port, à demi désert, les +somptueux bâtiments abandonnés et noircis par le +temps, semblent en deuil de la vie absente, de leurs +hôtes disparus; Saint-Malo, dont le recensement donne +à peine aujourd'hui 10,000 habitants, était tout aussi +peuplé, mais bien autrement animé, bien autrement +affairé au milieu du seizième siècle.</p> + +<p>Que, sous le rapport du pittoresque, du l'élégance, la +ville de la Renaissance ou du moyen âge eût paru a un +poète, supérieure à la ville moderne! Malgré ses quais +magnifiques, ses superbes remparts, sa Bourse, son Intendance, +ses monumentales constructions rectilignes, de +la défunte Compagnie des Indes, sur les rues de Chartres +et d'Orléans, ses hautes maisons du temps de Louis XV, +son beau chantier de marine, son môle des Noirs, les +bassins grandioses qu'on a substitués à son havre de marée, +malgré son Casino, ses bains de mer, malgré même +son railroad,—celle-ci peut faire regretter celle-là, +avec ses grèves abruptes, ses ruelles escarpées, hérissées +ça et là d'escaliers branlants; ses places étroites, mais +bigarrées de gens de toutes les nations, ses bâtisses +multiformes, aux étages surplombant, aux pignons +aigus, ornementés, aux vitraux de couleur; et ses nombreuses +tours, et ses dômes, et ses clochers, et ses campanilles, +et ses pyramides égarées dans les nues, et, en +un mot, le mouvement qui, du matin au soir, régnait +à l'intérieur comme au dehors des murs.</p> + +<p>Qu'est-elle devenue, cette noble cathédrale, commencée +par les <i>picoteurs</i> aléthiens vers le huitième siècle? +Qu'en subsiste-t-il? Un tronçon, avec un méchant portail, +relevé sous Louis XIII ou Louis XIV. Où sont aussi +ces trois gigantesques colonnes-phares, surmontées de +flèches effilées, qui se dressaient fièrement près de cette +basilique? Où l'église des Récollets avec son clocheton +ouvré en dentelle? Ou l'hôpital Saint-Thomas et ses +gothiques arceaux? Où ce vaste couvent des Bénédictins +dont la chapelle, dans le style byzantin, était un chef-d'oeuvre +d'architecture? Où encore le joli moutier des religieuses +du Calvaire? Où donc enfin le palais épiscopal, +qui rivalisait, disait-on, de luxe, de somptuosité avec +celui de Rennes?</p> + +<p>De tous ces édifices, si remarquables à un titre ou à +un autre, il ne reste plus à cette heure que l'église +Saint-Sauveur. Encore n'a-t-elle rien conservé des admirables +sculptures qui faisaient autrefois son orgueil et +y attiraient la foule des visiteurs.</p> + +<p>Mais si Saint-Malo a vu tomber en poussière tous ses +vieux monuments, il en a été un peu partout de même; +et non pour le malheur de l'humanité. Si attrayant que +soit le tableau rétrospectif de leurs beautés détruites, il +ne doit point nous faire pleurer le passé et calomnier le +présent. Notre âge vaut décidément, forcément et NATURELLEMENT +mieux que ceux qui l'ont précédé: de +même ses successeurs vaudront mieux que lui, car la loi +du progrès nous emporte. Les arts produits délicats du +sentiment contemplatif et extatique ont cédé le pas aux +arts fruits de la civilisation industrielle; l'utile a succédé +à l'agréable, l'application pratique à l'application +idéale. Le droit du plus grand nombre s'est imposé aux +prétentions de la minorité. Saint-Malo y a perdu peut-être; +mais combien d'autres y ont gagné!</p> + +<p>Soyons juste et véridique, d'ailleurs: Saint-Malo possède +encore, valide et menaçant, son fort château +féodal, que nous aurons bientôt l'occasion de décrire, et +qu'on achevait d'édifier en 1534, au moment où commence +notre narration.</p> + +<p>A cette époque, vis à vis du château, à quelques pas +du pont-levis qui en garde l'entrée et «jouxte l'hospital +Saint-Thomas,» dit un document du temps, devant +l'hôtel de Chateaubriand, métamorphosé, hélas! aujourd'hui +en une auberge, l'<i>Hôtel de France</i>, on voyait +une maison de bois entrecroisés et de moellons, d'un +seul étage, projeté à au moins deux pieds en avant sur +le rez-de-chaussée. Cette maison, vieillotte, ratatinée, +péchant quelque peu contre les lois de l'équilibre, mais +proprette au dehors comme au dedans, avait trois entrées: +l'une, la principale, sur une petite place, ombragée +d'arbres, en face du château; les deux autres +devant l'hôtel de Chateaubriand. Rien ne la distinguait +de la généralité des habitations de Saint-Malo. Comme +la plupart, elle était couverte en tuiles rouges, courbes, +et ses portes et les volets de ses fenêtres à guillotine +étaient bardés de fortes plaques de tôle, assujetties sur +les panneaux au moyen de boulons en fer rivés. Seulement, +l'une de ses portes de derrière s'ouvrait sur un +perron, abrité par un appentis que supportaient deux +colonnettes, et auquel montait un escalier en équerre, +de quelques marches, muni d'une rampe en pierre +pleine. Ce perron servait, pour ainsi dire, de vestibule +aux appartements de l'étage supérieur.</p> + +<p>C'est dans cette maison qu'était né Jacques Cartier; +c'est là qu'il vivait avec sa femme, Catherine Desgranches, +fille de Jacques Desgranches, «connétable de la +ville et cité de Saint-Malo;» c'est à que nous le trouverons +dans la soirée du dimanche 19 avril 1534.</p> + +<p>Quoiqu'on soit au printemps, le froid est pénétrant au +dehors; il tombe une pluie fine et glaciale.</p> + +<p>Soulevons le lourd marteau de bronze, à tête de lion, +posé à la porte du rez-de-chaussée, et entrons sans façon +dans cette hospitalière demeure, où l'étranger honnête +est toujours sûr de trouver franc accueil.</p> + +<p>Descendant une marche, nous voici dans une longue +et large salle basse: tout y annonce le séjour habituel +du marin. C'est qu'en effet, fils de marin, Jacques Cartier +est marin lui-même. Si son père fut l'un des riches +armateurs de Saint-Malo, Jacques a encore augmenté le +patrimoine qu'il lui a laissé. Mais, fidèle aux anciennes +coutumes, il ne dédaigne ni le lieu où il poussa son +premier vagissement, ni les habitudes de ses aïeux. Dans +cette salle enfumée, aux solives noires comme le charbon, +dans cette salle dallée, où, en plein midi, le jour +filtre parcimonieusement à travers des vitres verdâtres, +enchâssées dans des losanges de plomb, vous remarquez +des filets, des instruments de pêche, des avirons, des +ancres, des armes rangés ça et là ou accrochés à la muraille, +ou suspendus au plafond. Une table massive, carrée, +luisante, en bois bruni par l'âge et flanquée de deux +bancs solides à défier la pesanteur d'un Gargantua, occupe +tout le milieu de la pièce et réfléchit les capricieuses +clartés réverbérées par une large et profonde cheminée, +dans laquelle, sur un âtre plus élevé que le sol de la +pièce, flamboient, en pétillant avec bruit, deux troncs de +châtaignier, couchés horizontalement l'un contre l'autre. +De là, ces rayons fantastiques vont se réfléchir sur une +immense vaisselière, chargée de bassines en cuivre et de +faïences coloriées qui renvoient la lumière jusqu'au +fond de la salle où l'on distingue un lit monumental. +Ce lit ressemble à une armoire sans battants; ses épaisses +cloisons sont couvertes de sculptures, aux arêtes desquelles +se joue la lumière, qui vient mourir enfin par +l'ouverture de l'alcôve, en jetant un dernier reflet sur +un grand Christ d'ivoire, fixé au fond et dont l'aspect, +dans cette pénombre flottante, impose à l'esprit de +hautes et graves pensées.</p> + +<p>La pièce sert à la fois de cuisine, salle à manger, de +travail, de réception et de chambre à coucher. On y sent +circuler cet air patriarcal si rare aujourd'hui et qu'il fait +si bon respirer.</p> + +<p>En épousant Catherine Desgranches, en 1519, Jacques +Cartier avait fait meubler, à l'étage supérieur, un +dans un goût plus moderne et plus en harmonie +avec sa fortune. Il l'avait même habité du vivant +de ses père et mère; mais, après le décès de ceux-ci, il +était revenu s'installer dans la salle où avaient vécu et +étaient morts ses ancêtres. Il espérait bien, lui aussi, y +rendre l'âme à son créateur, si la mer, sa perfide maîtresse, +lui en laissait le choix.</p> + +<p>Huit heures venaient de sonner au beffroi du château.</p> + +<p>Cartier, sa famille et quelques hôtes étaient groupés +près du feu.</p> + +<p>Assis dans une chaire en jonc, dans le coin de droite, +sous le manteau de la cheminée, notre marin causait +avec un brillant seigneur placé près de lui, sur un siège +aussi primitif.</p> + +<p>Ce seigneur était Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye, +vice-amiral de France.</p> + +<p>Vis avis de Cartier, dans l'autre angle de la cheminée, +on remarquait sa femme, Catherine Desgranches, +qui achevait de tricoter un long bas de laine, mais dont +les yeux rougis, les paupières gonflées par les larmes, +annonçaient que, si ses doigts besognaient agilement, +son imagination était absorbée par des réflexions bien +étrangères à son modeste travail.</p> + +<p>Près d'elle se tenaient Antoine Desgranches, son +frère; Marc Jalobert, son beau-frère, et Me Julien +Lesieu, notaire royal de la cour de Rennes. Derrière +eux, la nourrice de dame Catherine, la mère Manon, +filait à la quenouille, en marmottant des patenôtres; +le timonier de Jacques Cartier, Jean Morbihan, raccommodait +une paire de bottes de pêche; un domestique, +Charles Guyot, faisait des filets; puis un gourmette <a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>, +le jeune Lucas, dit Saute-en-l'Air, fourbissait, en baillant, +le poignard de son maître. Enfin, à un bout de la +pièce, devant une petite lampe, aux lueurs fuligineuses, +s'agitait une servante, en train de ranger de la vaisselle +sur une étagère.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7: </b><a href="#footnotetag7">(retour) </a><p>On dit mousse aujourd'hui: mais cette dénomination, qui +semble venir du hollandais, ne fut pas adoptée chez nous avant le +milieu du dix-septième siècle.</p></blockquote> + +<p>Tous ces personnages, avec leurs physionomies et leurs +costumes si caractéristiques, tous ces objets, diversement +frappés par des jets vagabonds de lumière et +d'ombre, enraient un spectacle saisissant, que dominait +la belle et mâle figure de Jacques Cartier, ressortant +comme dans une auréole aux rayonnements du +foyer.</p> + +<p>Il touchait à sa quarantième année. C'était un homme +dans toute la force de la maturité, d'une stature moyenne +et bien prise, nerveuse, vigoureusement constituée. +Son visage était expressif, très-accentué, et la teinte +brune que le haie de la mer y avait empreinte ajoutait +encore à l'énergie de ses traits secs, même anguleux. +Il avait le regard profond, un peu dur, les sourcils rapprochés, +les joues maigres, presque creuses; le nez long, +recourbé comme le bec d'un oiseau de proie, la lèvre +inférieure légèrement proéminente ainsi que le menton. +Il portait toute sa barbe, roussâtre et clair-semée. Le +haut de sa tête, couronné par un front spacieux, sillonné +de quelques rides, annonçait la promptitude, la vigueur +des résolutions, l'opiniâtreté, l'ambition. Pleine de +bonté, la partie inférieure ne manquait pas d'une certaine +sensualité rabelaisienne; mais l'ensemble disait +hautement la hardiesse des conceptions jointe à une fermeté +d'exécution inébranlable.</p> + +<p>Pour vêtement, il avait un feutre noir, à bords étroits +et relevés à la mode du temps; un pourpoint de drap +marron, serré à la taille par une ceinture de cuir, des +braies de même étoffe, également galonnées, et des bottes +molles, à retroussis. De son pourpoint entr'ouvert, s'échappait, +en bouillonnant autour du cou, une fraise de +fine dentelle, et sur sa poitrine pendait une petite arbalète +d'argent, insigne de son grade de pilote hauturier.</p> + +<p>—Oui, messire, par ma Catherine, si le vent vire +cette nuit, nous appareillerons dès demain matin, disait +Jacques en s'adressant à Charles de Mouy.</p> + +<p>—Et il virera le vent, j'en suis sûr, moi; da oui; je +sens ça à mes rhumatismes, marmotta le vieux Jean Morbihan.</p> + +<p>—Tout est donc prêt? demanda le vice-amiral.</p> + +<p>—Tout, messire, tout! Ah! j'attends depuis assez +longtemps cette occasion d'élever mon pays au rang +qu'il mérite dans l'histoire des découvertes modernes, +répondit Jacques avec un enthousiasme qui fit soupirer +sa femme. Oh! continua-t-il, en portant la main à son +front, j'ai lutté, lutté depuis quinze ans! Il m'a fallu essuyer +bien des déboires, bien des rebuffades. Enfin, grâce +en soit rendue à votre généreuse initiative, messire, +grâce aussi à la bonté de monseigneur Philippe Chabot, +grand amiral de France, je possède aujourd'hui les +lettres patentes qui m'autorisent à «voyager et aller +aux Terres-Neuves, passer le détroit de la baie des Châteaux, +avec deux navires équipés de soixante compagnons +pour l'an présent.»</p> + +<p>—Et par Neptune, je n'en suis pas fâché, maître Jacques! +Notre seigneur le roi de France ne pouvait confier +plus belle et plus noble mission à plus brave capitaine, +s'écria Charles de Mouy en frappant sur la garde de son +épée. Quand nous lui parlâmes du projet, il hocha d'abord +la tête d'un air incrédule, car l'insuccès du Florentin +Verazzani l'avait dégoûté de nouvelles expéditions +dans les mers inconnues. Mais ayant aperçu je ne sais +quel courtisan espagnol qui souriait ironiquement: +«Foi de gentilhomme, reprit-il changeant soudain +d'avis, vous avez raison. Chabot et de Mouy; nous aussi +irons faire des conquêtes ès Terres-Neuves. Je voudrais +bien connaître l'article du testament d'Adam qui lègue +en entier l'héritage du Nouveau-Monde à mes cousins de +Madrid et de Lisbonne.»</p> + +<p>—Royalement parlé! fit Jacques en souriant.</p> + +<p>—Min Gieu, ça n'est pas mal en tout pour un Français, +murmura Jean Morbihan, vieux Breton qui non-seulement +ne pardonnait point à la reine Claude d'avoir, +en 1515, consenti la cession définitive de la Bretagne à +la France, mais ne croyait même pas à cette cession, et +nourrissait contre les Français un sentiment de haine +d'autant plus vif qu'il était moins raisonné.</p> + +<p>—Oui, reprit le vice-amiral, et tout de suite François Ier +mit deux navires à votre, disposition, maître Jacques, +plus soixante hommes...</p> + +<p>—Ah! dit Cartier, ce sont ces hommes qui ont été le +plus difficile à rassembler. Vous ne sauriez croire, messire, +combien de jalousies a suscitées autour de moi la faveur +royale. Les marchands de cette ville se sont ligués, +contre l'entreprise. Non contents de la décrier, ils ont +tout fait pour débaucher les gens que j'engageais, les +cachant ou les faisant cacher dans l'espérance que je renoncerais +à mon dessein. Y renoncer! à ce dessein, le rêve +de toute ma vie! les insensés! Néanmoins, sans l'ordonnance +que j'ai obtenue de la cour de Saint-Malo, défendant +aux bourgeois et négociants de recéler mes mariniers +et compagnons de mer, et sortir leurs navires du +port jusqu'à ce que mes équipages fussent complets, à +peine de cinq cents écus d'amende; sans cette ordonnance +qui fut rendue et proclamée le dix-neuvième jour +de l'année dernière, je doute que j'aurais pu réunir le +monde nécessaire à l'expédition. Mais laissons là les +doléances, et permettez-moi, messire, de vous remercier +d'être venu pour assister à notre embarquement.</p> + +<p>—Par Neptune! je n'aurais eu garde d'y manquer. +Et vous croyez, maître, qu'il aura lieu demain?</p> + +<p>—Je le souhaite, dit Cartier, mais il faut que la brise +change, et passe au sud-ouest, le vent favorable pour +sortir du golfe. Dans tous les cas mes mesures sont +prises, mes gens enfermés à bord, et j'ai reçu la sainte +communion aujourd'hui. Je pourrais mettre à la voile +cette nuit même...</p> + +<p>Comme il prononçait ces paroles, dame Catherine, ne +pouvant se contenir davantage, éclata en sanglots.</p> + +<p>—Non, non, tranquillise-toi, ma bonne femme +s'écria Jacques; non, je ne partirai pas cette nuit...</p> + +<p>—Si ce n'est pas cette nuit, ce sera demain, ait-elle +d'une voix profondément altérée.</p> + +<p>—D'ailleurs, continua Cartier, refoulant ses propres +émotions et pour donner un nouveau tour à l'entretien, +cette soirée nous la devons à la gaieté. On célèbre ici les +fiançailles de ma pupille Constance Dubreuil avec mon +neveu Étienne Noël; et j'ose espérer, messire, acheva-t-il, +en s'inclinant devant Charles de Mouy, que vous daignerez +signer le contrat.</p> + +<p>—Avec plaisir, avec plaisir, dit le vice-amiral; mais +où donc sont les futurs?</p> + +<p>—Ce matin, la jeune fille est allée chez une amie, +au pardon de Paramé. Quant à notre gars, comme il +s'embarque avec moi, il a dû s'approcher aujourd'hui +des sacrements. Et, après dîner, on l'a envoyé chercher +sa prétendue. Ils ne tarderont pas à arriver... On frappe. +Ce sont eux sans doute, ou messire le recteur qui doit +bénir la cérémonie. Gourmette, va ouvrir.</p> + +<p>Saute-en-l'Air avait déjà obéi.</p> + +<p>Un robuste jeune homme, haletant, à la mine effarée, +parut dans la salle.</p> + +<p>—Constance est-elle rentrée? demanda-t-il d'un ton +agité.</p> + +<p>—Rentrée! Mais non, répondit dame Catherine, se +levant avec inquiétude.</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! alors que lui est-il arrivé? On ne +l'a pas vue de toute la journée à Paramé, repartit le +nouveau venu, avec un accent de douleur indicible.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE II.</h3> + +<h3>LE DÉPART.</h3> + + +<p>—Que dis-tu là, Étienne? s'écria Jacques Cartier, en +se levant; quoi! on n'a pas vu Constance à Paramé?</p> + +<p>—Non, mon oncle, pas de la journée! répondit le +jeune homme, les larmes aux yeux.</p> + +<p>—Sainte Vierge! quel nouveau malheur encore! +s'exclama la maîtresse de la maison, en joignant les +mains.</p> + +<p>—Min Gieu, ça n'est pas possible! ça n'est pas possible! +grommelait Jean Morbihan d'un air consterné.</p> + +<p>La vieille nourrice, étant sourde, regardait cette scène +avec une sorte d'hébétement, et cherchait à en deviner +la signification. Le mousse riait malicieusement sous +cape, en prenant grand soin de n'être pas remarqué. +L'étonnement se peignait sur les traits du reste de la +compagnie.</p> + +<p>—Voyons, reprit Cartier, s'adressant à son neveu, +ne pleure pas comme un enfant. Constance n'est point +perdue; On la retrouvera. Tu es allé chez les dames +Moreau?</p> + +<p>—Mais oui, mon oncle.</p> + +<p>—Et on t'a dit?</p> + +<p>—On m'a dit que Constance n'était pas venue au +pardon, comme elle l'avait promis.</p> + +<p>—Oh! fit la femme du pilote, je ne sais quel pressentiment...</p> + +<p>—Bon, bon, Catherine, ne sois pas ainsi affolée, interrompit +maître Jacques. Constance n'a pu s'égarer. Il +y a tout au plus une lieue d'ici à Paramé. Elle a fait cent +fois le chemin...</p> + +<p>—Mais les routes sont bien peu sûres, en ces temps! +observa dame Catherine.</p> + +<p>—Si le village où elle devait se rendre est près d'ici! +intervint Charles de Mouy, avec un geste rassurant.</p> + +<p>—Sans doute, sans doute, dit Cartier. La jeune fille +aura changé d'idée et sera allée visiter d'autres amis, +dans quelque paroisse voisine. C'est une intrépide marcheuse... +un caractère et un corps de fer.</p> + +<p>—Depuis quelques jours, elle paraissait soucieuse, +remarqua tristement Catherine.</p> + +<p>—Le fait est, murmura Jean Morbihan, que, depuis +une huitaine, la jeune demoiselle était brumeuse comme +une matinée de mars, dans l'île où elle est née, da +oui!</p> + +<p>—Que dis-tu là? lui cria Cartier.</p> + +<p>—Oh! rien, rien en tout, répondit le vieux marin, +reprenant de plus belle ardeur le rapiécetage de sa +botte.</p> + +<p>De temps à autre, Lucas glissait un regard sournois +sur les assistants.</p> + +<p>—Je vous demande bien pardon, messire, dit maître +Jacques à Charles de Mouy...</p> + +<p>—Je vous comprends. Vous allez vous mettre à la +recherche de votre pupille. Avez-vous besoin de mes +services? Je laisserai mes gens à votre disposition.</p> + +<p>—Merci pour cette offre bienveillante, répondit Cartier; +elle ajoute encore à ma dette de reconnaissance +envers Votre Seigneurie. Mais mon monde suffira, j'espère. +Du reste, il n'y a pas encore lieu de se tourmenter. +Le couvre-feu n'est pas sonné. Constance peut rentrer +par la poterne du château. Le sergent de garde la +connaît, il ne manquerait pas de lui ouvrir si elle se présentait +au guichet.</p> + +<p>—Je suis tout marri de ce qui vous advient, repartit +le vice-amiral, et je souhaite sincèrement, maître Jacques, +que votre anxiété ne se prolonge pas davantage. +Mais, puisque mes services ne vous sont d'aucune utilité, +je vais me retirer... et demain, si vous avez besoin +de quelque chose, comptez sur moi.</p> + +<p>Après ces mots, il se leva, s'approcha de la femme du +pilote, prit courtoisement congé d'elle et sortit de la salle +pour rentrer au château, où il avait pris ses quartiers.</p> + +<p>—Min Gieu! je me charge de la retrouver, notre demoiselle, +s'écria le vieux Jean Morbihan, chaussant +vivement ses bottes, dès que le vice-amiral fut parti.</p> + +<p>—Où vas-tu? où veux-tu aller? s'enquit Cartier, qui +réfléchissait.</p> + +<p>Jean Morbihan se gratta le front d'un air indécis.</p> + +<p>—Une idée, mon oncle! s'écria Étienne Noël.</p> + +<p>—Voyons ton idée.</p> + +<p>—Si Constance avait été chez nos parents de Saint-Hydeue.</p> + +<p>—Non, non, dit dame Catherine. Elle n'est pas à +Saint-Hydeue; ou elle aurait passé à Paramé et s'y serait +arrêtée pour ouïr la sainte messe.</p> + +<p>—A quelle heure a-t-elle quitté la maison? interrogea +maître Jacques.</p> + +<p>—Ce matin, à six heures.</p> + +<p>—Mais que vous a-t-elle dit, ma tante? reprit vivement +Étienne.</p> + +<p>—Elle m'a dit qu'elle irait tout droit à Paramé, où +elle était invitée et où elle assisterait à l'office divin +avec les dames Moreau. Oh! combien je me repens de +l'avoir laissée partir! Un pressentiment...</p> + +<p>—Allons, femme, laisse là tes pressentiments! dit +Cartier, avec une teinte d'humeur.</p> + +<p>—Et que vous avez tort, maître! Da oui, c'est moi +qui vous l'assure, riposta Jean Morbihan; les pressentiments...</p> + +<p>—Tais-toi! signifia le pilote sévèrement. Ce n'est +pas le temps de parler, mais d'agir. Holà! gourmette!</p> + +<p>—Me voici! me voici! dit, en se frottant les yeux, +Lucas, qui feignait de dormir étendu sur un banc.</p> + +<p>—Toi, tu vas courir au presbytère de Roteneuf. +C'est là que Constance a fait sa première communion; +peut-être est-elle allée voir le bon recteur.</p> + +<p>—Ça, mon gars, mets tes jambes à ton cou! ajouta +le timonier, en appuyant ce conseil d'une vigoureuse +claque sur la partie la plus charnue du corps de Lucas +qui, par un bond prodigieux, prouva aussitôt qu'il n'avait +pas usurpé son sobriquet de Saute-en-l'Air.</p> + +<p>—Toi, Jean, mon vieux camarade, tu vas gouverner +sur Saint-Hydeue, avec Étienne et Antoine, qui prendront +de nouvelles informations à Paramé, et moi, je +visiterai Saint-Servan, avec Charles tandis que mon beau-frère +fera avec ma femme des recherches dans la ville.</p> + +<p>—Volontiers, répondit Marc Jalobert d'un ton +bourru.</p> + +<p>—Et moi! me comptez-vous pour rien? si vous le +souffrez, je vous accompagnerai à Saint-Servan, maître +Jacques? insinua le notaire.</p> + +<p>—Soit! consentit Cartier.</p> + +<p>Et, s'approchant de la vieille nourrice, de plus en plus +intriguée par ces mouvements et ces discours, dont elle +commençait à soupçonner le sens, quoiqu'elle ne les +comprît point parfaitement, il lui dit d'un ton bas +qu'elle entendait assez bien, malgré sa grande +surdité:</p> + +<p>—Ce n'est rien, bonne Manon; ce n'est rien; nous +allons sortir, n'ayez inquiétude. Bientôt nous serons de +retour. Veillez, en nous attendant; et, si Constance rentre, +qu'elle n'aille pas se coucher avant que je lui aie +parlé.</p> + +<p>—Et tiens du bouillon chaud, nourrice; car la pauvre +Constance sera sans doute à demi morte de froid et de +faim! ajouta du même ton dame Catherine.</p> + +<p>—Oui, oui, répondit la vieille, par un mouvement +des lèvres plutôt qu'avec la voix.</p> + +<p>—Comment! tu es encore là, méchant morveux! +tonna Jean, en administrant une nouvelle gourmade au +mousse qui semblait fort occupé à mettre ses souliers, +et prêtait néanmoins une oreille curieuse à ce qui se disait +autour de lui.</p> + +<p>Lucas détala avec l'agilité d'un écolier surpris en faute +par son magister.</p> + +<p>—Oh! pour l'amour de Dieu, ne battez donc pas ainsi +ce pauvre enfant! s'interposa dame Catherine.</p> + +<p>—Bah! il en verra bien d'autres à la mer, et c'est +pour l'y accoutumer, tout doucement, ce que j'en fais +là, voyez-vous, patronne, dit le père Jean en haussant +les épaules.</p> + +<p>Puis, se tournant vers Étienne Noël, dont le visage +et la contenance portaient les traces d'une douleur +amère:</p> + +<p>—Min Gieu, mon gars, faut pas te dévaler comme ça! +notre demoiselle n'est pas loin, c'est moi qui te le dis. +On la retrouvera; sois tranquille. Le père Jean aimerait +mieux ne pas s'embarquer demain que de lever l'ancre +avant qu'on sache ce qu'elle est devenue. Tu oublies donc +que c'est nous qui l'avons élevée, la vieille et moi; que +je suis son premier nourricier... Mais en route!</p> + +<p>Tout le monde quitta la maison, hormis Manon et la +servante.</p> + +<p>La pluie avait cessé; et le vent tournait au sud-ouest.</p> + +<p>De grandes éclaircies bleues crevaient les nuages +serrés comme les mailles d'un réseau à la voûte céleste. +Ainsi que des diamants, les étoiles brillaient sous ce dais +magnifique que la lune éclairait largement, par intervalles, +de sa blanche et paisible lumière.</p> + +<p>Le couvre-feu sonnait au moment où la famille Cartier +se mit en quête de Constance. Les portes de la ville +venaient d'être fermées. Mais, en sa qualité de gendre +du connétable, maître Jacques put se les faire ouvrir à +lui et aux siens. Tandis que Jean Morbihan, Antoine +Desgranches et Étienne Noël partaient dans la direction +qu'il leur avait indiquée, le pilote fouillait, avec son serviteur +et Me Lesieu, Saint-Servan, qui était alors une +dépendance, un faubourg de Saint-Malo, dont il ne se +sépara, pour avoir une existence municipale propre, +qu'en 1789.</p> + +<p>Mais toutes les investigations furent sans résultat. +Personne de leurs connaissances n'avait vu Constance, +ce dimanche-là. Vers minuit, Cartier rentra chez lui en +se berçant de l'espoir que sa femme ou ses autres émissaires +auraient été plus heureux, si même la jeune fille +n'était pas revenue au logis.</p> + +<p>Il n'en fut rien.</p> + +<p>Vainement dame Catherine et Marc Jalobert s'étaient +livrés à de minutieuses perquisitions dans la ville et +dans le port. Constance n'avait pas été aperçue de la +journée. Interrogé s'il l'avait vue sortir dans la matinée, +le sergent de garde à la porte du château ne se le rappelait +pas. Et cependant il connaissait bien demoiselle +Constance!</p> + +<p>La désolation de dame Catherine ne saurait se peindre; +un chagrin profond envahissait le coeur de maître +Jacques; instruite par la servante de ce qui se passait, +la vieille nourrice sanglotait à fendre l'âme. C'est que +si Constance n'était pas née des époux Cartier, elle était +leur fille d'adoption depuis son bas-âge; et, n'ayant pas +d'enfants, ils l'avaient élevée avec la tendresse d'un père +et d'une mère; ils la chérissaient comme telle; disons +plus: ils l'idolâtraient.</p> + +<p>Silencieuse, mélancolique, entrecoupée seulement de +gros soupirs, fut alors la veillée, dans cette salle immense, +devant le brasier agonisant.</p> + +<p>Assis à leur place respective, Jacques et sa femme +craignaient de parler. A peine osaient-ils se regarder. +Le coeur gonflé, les yeux secs, mais brûlants, l'oreille +aux aguets, l'un et l'autre épiaient les bruits du dehors, +pendant que la nourrice psalmodiait lentement les +Litanies des Saints.</p> + +<p>Tout à coup, Catherine se leva, et vint se jeter convulsivement +dans les bras de son mari, qui avait aussi +quitté son siège pour la recevoir. Pendant quelques +minutes, ils mêlèrent leurs larmes et leurs lamentations.</p> + +<p>—Ah! ne partez pas! au nom de Dieu! Jacques, ne +partez pas demain! criait la jeune femme.</p> + +<p>—Je te promets, répondit Cartier, que je ne m'éloignerai +pas d'ici avant d'avoir des nouvelles de Constance.</p> + +<p>—Vous me le jurez, n'est-ce pas? reprit Catherine +se pendant à son cou.</p> + +<p>Le pilote l'entoura de ses bras, la pressa contre sa +poitrine et repartit avec tendresse:</p> + +<p>—Oui, ma bonne femme, je te le jure.</p> + +<p>—C'est, dit Catherine, que ce voyage m'effraie... un +je ne sais quoi...</p> + +<p>—Je t'en prie, ne parlons plus de ces craintes +vagues qui paralysent mon énergie...</p> + +<p>—Ah! si vous saviez, Jacques!</p> + +<p>—Je sais que tu es la meilleure, la plus dévouée des +épouses. Mais ton esprit timide est trop prêt à accepter +pour des réalités les fantômes d'une imagination un peu +superstitieuse. Voyons, raisonnons. N'ai-je pas fait dix +fois la traversée de Saint-Malo à Terreneuve? m'est-il +jamais arrivé un accident? Qu'appréhendes-tu donc? +N'es-tu pas la femme d'un marin, la fille d'un brave +soldat? Vrai Dieu! je te croyais plus courageuse, plus +soucieuse de ma gloire!... car c'est vers le temple de +la gloire que je naviguerai, cette fois. Le simple pilote +Jacques Cartier deviendra célèbre dans le monde entier. +Et, ajouta-t-il, en souriant de cette bouffée d'orgueil qui +lui montait à la tête, le roi de France, pour récompenser +mes services, anoblira le nom que tu portes, oui, je le +déclare, je le prédis, je le prophétise, par ma Catherine, +ma bonne Catherine! puisque j'ai pris l'habitude de +t'invoquer dans toutes mes paroles, comme dans tous +mes actes! acheva le pilote en baisant sa femme au +front.</p> + +<p>A cet instant, l'ombre d'un corps parut s'établir +devant la fenêtre, à travers laquelle la lune déchirait ses +rayons, qui venaient former, sur les dalles de la salle, +un vaste treillis d'ébène à fond d'argent.</p> + +<p>La vue de cette ombre attira aussitôt l'attention de +Jacques Cartier, alors debout vis à vis de la fenêtre.</p> + +<p>—Qui diantre peut être là à nous espionner? dit-il, +se dégageant doucement de l'étreinte de Catherine.</p> + +<p>Ensuite, il s'élança vers la porte et l'ouvrit brusquement.</p> + +<p>Mais si rapide qu'eût été son mouvement, il trouva +déserte la petite place sur laquelle donnait sa maison.</p> + +<p>Cartier rentra rêveur dans la salle.</p> + +<p>—Si je ne savais ce démon de gourmette loin d'ici, +je serais disposé à penser que c'était lui, disait-il entre +ses dents.</p> + +<p>—Oh! fi! c'est vilain; vous aussi, Jacques, vous êtes +prévenu contre le pauvre garçon; tout le monde lui en +veut! fit dame Catherine d'un ton d'affectueux reproche.</p> + +<p>—C'est, reprit le pilote, que sa conduite est singulièrement +suspecte; depuis ces derniers jours surtout... +Enfin!... Ah! qu'il me tarde d'avoir des nouvelles... où +peut être cette petite fille?... Quelle heure est-il?</p> + +<p>—Trois heures, mon ami; vous devriez vous reposer!</p> + +<p>—Me reposer! me reposer! s'écria Cartier, frappant +du pied et se mettant à arpenter la pièce. Oh! je n'y +tiens pas. Le sang me bout dans les veines... Si j'allais +visiter nos nefs! Qui dit que, d'aventure, l'un de mes +mariniers ne l'aura pas aperçue? La plupart la connaissent.</p> + +<p>—Nous n'y avions pas songé, Jacques!</p> + +<p>—Oui; j'y cours.</p> + +<p>Ce disant, le capitaine quitta de nouveau son habitation +et se rendit dans le port, où il prit une embarcation +qui le conduisit à bord de deux navires d'un faible +tonnage, mouillés côte à côte, à l'embouchure de la +Rance.</p> + +<p>Ces bâtiments étaient ceux dont, en vertu d'une royale +autorisation, Cartier devait disposer pour aller tenter +des découvertes «ès terres-neuves.»</p> + +<p>Le pilote questionna ses «mariniers,» mais ceux-ci +ne savaient rien. Depuis un mois, du reste, le plus grand +nombre demeurait jour et nuit enfermé dans les vaisseaux, +telle était la crainte qu'ils ne désertassent. Et la +veille, comme l'on attendait, à chaque moment, le signal +du départ, tous ayant entendu la messe, communié +dans les entreponts, pas un n'avait mis pied à +terre.</p> + +<p>Quand Jacques, fatigué de cette longue nuit d'agitation, +quitta les navires, un homme de garde au bossoir +lui demanda respectueusement:</p> + +<p>—Pensez-vous, maître, que nous mettrons à la voile + aujourd'hui?</p> + +<p>—Je ne sais, répondit évasivement Cartier.</p> + +<p>—Le vent est bon, cependant, repartit le factionnaire.</p> + +<p>—Bon ou mauvais, que m'importe! fit Cartier, d'un +ton qui contrastait étrangement avec sa fermeté habituelle.</p> + +<p>Et il reprit le chemin de son domicile, dans un état +voisin de l'abattement.</p> + +<p>Le jour commençait à poindre.</p> + +<p>Jacques Cartier rentra doucement dans la salle basse. +Épuisée par les émotions, dame Catherine dormait, près +du foyer éteint, la tête appuyée contre Manon qui +égrenait son chapelet. Sans troubler son sommeil, le +pilote ressortit, et, s'autorisant du nom du vice-amiral, +s'introduisit au château, où il monta dans le donjon.</p> + +<p>Parvenu au sommet, ses regards se portèrent avidement +sur la route de Paramé.</p> + +<p>O bonheur là une petite distance des remparts de la +ville, s'avançait un groupe de quatre personnes, que l'oeil +exercé du marin n'eut pas de peine à reconnaître.</p> + +<p>C'était Constance, marchant entre Étienne Noël, Jean +Morbihan et Antoine Desgranches.</p> + +<p>Jacques redescendit bien vite et annonça à sa femme +cette bonne nouvelle.</p> + +<p>En l'apprenant, Catherine faillit s'évanouir. Mais si un +excès de joie fait mal, ce mal est de courte durée. On +en guérit aisément. Aussitôt remise, dame Catherine, +sans attendre son époux, partit comme une flèche à la +rencontre de la jeune fille.</p> + +<p>Je renonce à décrire les félicités de cette réunion. La +vivacité des premiers épanchements apaisée, on passa +aux explications. Constance avait, disait-elle, été enlevée +par une troupe de gens qui rôdaient près de Saint-Malo, +et qui l'avaient conduite dans une maison abandonnée, +à la pointe de Roche-Bonne. Elle était restée toute la +journée du dimanche et une partie de la nuit dans cette +masure, d'où l'avaient tirée, vers le matin, Étienne Noël, +Antoine Desgranches et Jean Morbihan, D'ailleurs, on +ne l'avait aucunement maltraitée et les vivres ne lui +avaient pas manqué. Cette déclaration était quelque peu +ambiguë. Le ton même dont elle fut faite manquait de +sincérité. Mais on était si content de se revoir que personne +ne s'avisa de la contester. Quant à Noël, Desgranches +et Morbihan, ils avaient sans difficulté trouvé la +trace de Constance. Témoin de l'enlèvement, un berger +de Paramé l'avait raconté le soir, en ramenant son troupeau +au village, de sorte qu'y arrivant une heure ou +deux après lui, Étienne et Jean en furent informés. Mais +le berger ignorait l'endroit où les ravisseurs avaient +traîné leur proie. Nos quêteurs battirent donc la campagne +tout le reste de la nuit. Le hasard ou l'instinct +amoureux d'Étienne guida leurs pas vers le vieux bâtiment +qui servait de prison à la jeune fille. La porte était +à peine fermée par un verrou extérieur, le verrou fut +tiré et Constance délivrée.</p> + +<p>Elle était accablée de lassitude; dame Catherine la +mit au lit, après lui avoir fait prendre un consommé.</p> + +<p>—Allons, enfants, dit alors Jacques Cartier aux trois +hommes, le vent est favorable. Qu'on se hâte d'en profiter. +Rendons-nous aux vaisseaux pour presser les +préparatifs du départ. Il faut qu'avant la nuit, nous +soyons hors du golfe, dans la Manche!</p> + +<p>—Mais, mon oncle, dit Étienne timidement, et mes +fiançailles?</p> + +<p>—Ah! fit Jacques, en souriant de son fin sourire, +ces amoureux, ça ne pense qu'à leurs intérêts! Tes +fiançailles, mon pauvre garçon, ce sera pour notre +retour.</p> + +<p>—Da oui! confirma Jean.</p> + +<p>Cartier dit alors à sa femme:</p> + +<p>—Ma chère Catherine, tu viendras vers midi, à bord +avec Constance, me dire adieu. Je ne quitterai pas les +navires.</p> + +<p>Et, l'ayant embrassée avec une rapide brusquerie +pour cacher sa tristesse, il s'éloigna à grands pas.</p> + +<p>Le jour était tout à fait venu, un jour maussade et +nébuleux: l'angélus tintait à toutes les cloches de Saint-Malo; +le roulement des voitures commençait à se faire +entendre, la ville et son port s'animaient.</p> + +<p>Cartier et ses compagnons se furent bientôt transportés +sur leurs vaisseaux. C'étaient deux brigs de soixante +tonneaux chacun, avec un château de poupe, un gaillard +d'avant assez élevé, comme on les construisait généralement +alors, et une batterie en barbette de quelques caronades +et passe-volants sur le pont.</p> + +<p>Les deux navires portaient ensemble soixante et un +hommes<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8: </b><a href="#footnotetag8">(retour) </a><p>Et non le double, comme l'a écrit M. Léon Guérin, dans son +<i>Histoire maritime de France</i>.</p></blockquote> + +<p>Nous l'avons dit, la presque totalité de ces hommes +avaient été enfermés dans l'entrepont pour prévenir les +désertions.</p> + +<p>Dès qu'il fut arrivé à bord du premier des brigs, Cartier +fit laver soigneusement le pont et ses bordages, +fourbir les canons, ouvrir les sabords, et disposer le +gréement pour le départ.</p> + +<p>Son beau-frère, Marc Jalobert, surveillait l'exécution +des mêmes travaux sur l'autre brig.</p> + +<p>Ensuite, on pavoisa les navires de cent flammes et +banderoles aux couleurs éclatantes, sur lesquelles +tranchait brillamment, arboré à la poupe, le pavillon de +Saint-Malo: l'hermine sans tache, en champ d'azur, à +croix blanche.</p> + +<p>Ces apprêts terminés, tous les hommes furent appelés +et rangés, en double haie, sur le pont du brig. Quel +spectacle curieux, pittoresque, incroyable, j'allais dire +inimaginable! L'uniforme n'était guère connu alors. +Aussi fallait-il voir ces gens, venus de toutes les parties +de la Bretagne ou de la Normandie, avec leurs bonnets +ou leurs larges chapeaux, costumes nationaux, galonnés, +gris, blancs, verts, jaunes, rouges, bleus, de toutes les +nuances. Et la coupe! aussi variée que la teinte de l'habit! +Et les visages! aussi différents que les vêtements. +Quant au langage, c'était, ma foi, bien autre chose +encore! Quel jargon! quel patois! quelle cacophonie! Je +renonce à plus accentuer ce tableau.</p> + +<p>A midi, les cloches de Saint-Malo commencèrent à +brimballer à toute volée.</p> + +<p>Bientôt, du port, chargé, comme les remparts, d'une +foule compacte et aussi bariolée que les équipages des +deux brigs, se détachèrent trois barques.</p> + +<p>Sur la première, se trouvait monseigneur l'évêque de +Saint-Malo, dans toute la pompe sacerdotale, accompagné +des principaux ecclésiastiques de son diocèse, également +revêtus des ornements sacrés de leur ministère.</p> + +<p>Ils venaient bénir l'expédition.</p> + +<p>La seconde barque portait le vice-amiral, messire +Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye, couvert des +insignes de son rang, et escorté par un brillant état-major.</p> + +<p>Enfin, dans la troisième, on voyait dame Catherine, +le coeur bien affligé, sous ses attifets de fête, Constance, +sa fille adoptive, toute rayonnante de beauté, et divers +membres de la famille Cartier.</p> + +<p>Une salve d'artillerie annonça que les embarcations +quittaient terre, dans une anse, alors ouverte près du +môle actuel des Noirs.</p> + +<p>Immédiatement, à la flèche du grand mât de chacun +des brigs, se déploya dans toute sa majesté l'oriflamme +royale: blanche, semée de fleurs de lis d'or, chargée +des armes de France, entourées des colliers des ordres +Saint-Michel et du Saint-Esprit, et deux anges pour +support.</p> + +<p>Dix coups de canon appuyèrent cette démonstration +et les tambours battirent aux champs.</p> + +<p>—Terr i ben! mâchonna Jean Morbihan entre ses +dents, à la vue des couleurs de France flottant au-dessus +de sa tête.</p> + +<p>Pour qu'il se laissât aller à articuler ce redoutable +juron, il fallait que le vieux Breton fût terriblement +exaspéré. Mais, nous l'avons dit, il était réfractaire à +toute idée de sujétion à la France. Aussi lui, qui se montra +plein de déférence, d'humilité pour l'évoque, quand +il aborda le navire de Jacques Cartier, affecta-t-il d'être +gourmé et raide comme une barre de guindeau, à l'arrivée +de messire Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye.</p> + +<p>Un autel avait été érigé sur le gaillard d'arrière. Le +prélat dit une courte messe, que tout le monde entendit +à genoux, et bénit les équipages et leurs bâtiments.</p> + +<p>Ensuite, les hommes s'étant relevés, et ayant repris +leurs rangs, le vice-amiral les passa en revue. Satisfait +de cette inspection, dont il témoigna hautement son +contentement, Charles de Mouy adressa aux mariniers +une brève allocution pour leur recommander l'activité, +la docilité et la soumission. Puis, tirant son épée, et la +dressant en l'air:</p> + +<p>—Jurez, leur dit-il, de toujours demeurer les féaux +serviteurs de François, premier du nom, roi de France +par la grâce de Dieu, et de vous comporter fidèlement à +son service, sous le commandement général de maître +Jacques Cartier, son bien-aimé pilote, chargé de ses +pleins pouvoirs et autorité, dans l'entreprise pour laquelle +vous vous êtes engagés.</p> + +<p>—Le roi de France! le roi de France, mais, min Gieu, +ce n'est pas mon roi, grommelait Jean Morbihan, debout +à la barre du gouvernail.</p> + +<p>Et se penchant à l'oreille de Cartier, placé devant lui;</p> + +<p>—Dites, maître, faut-il que je jure aussi?</p> + +<p>—Eh! sans doute! répondit celui-ci, impatienté de la +longueur de la cérémonie; car il craignait que le vent, +qui était alors excellent pour débouquer du golfe, ne +tournât une seconde fois.</p> + +<p>—Bah! pensa l'entêté timonier, personne ne fait +attention à moi, je ne jure pas; non da!</p> + +<p>Le serment prêté, Charles de Mouy accola cordialement +Jacques Cartier; lui souhaita un heureux succès, +et quitta le navire, en même temps que le clergé de +Saint-Malo <a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9: </b><a href="#footnotetag9">(retour) </a><p>Je ne sais, vraiment, pourquoi, dans l'édition Tross (1868) +du premier voyage de Cartier, on a reproduit ce sommaire absurde +du premier chapitre, qui se trouve dans une édition fautive:</p> + +<p>«<i>Comme messire Charles de Mouy, Chevalier, partit avec deux +navires de Saint-Malo, et comme il arriva en la terre neuve, appelée +la Françoise, et entra au port de Bonne-Vue.</i>»</p> + +<p>Jamais Charles de Mouy, vice-amiral de France, ne s'embarqua +pour les «terres neuves.» Cela ne fait pas de doute. Il se contenta +d'appuyer Cartier de son crédit et de passer en revue ses équipages. +C'est ce que déclarent avec raison MM. Cunat, Garneau +(Histoire du Canada), L. Guérin, etc.</p> + +<p>Le sommaire de la même relation publié par la Société littéraire +et historique de Québec est conforme à la vérité.</p> + +<p>Le voici:</p> + +<p>«Comme le capitaine Jacques Cartier partit avec deux navires +de Saint-Malo, et comme il arriva en la Terre-Neuve et entra au +port de Bonne-Vue.»</p></blockquote> + +<p>Le capitaine Jalobert étant retourné à son bord, avec +ses gens, outre l'équipage ordinaire, il ne resta plus sur +le brig de Cartier que dame Catherine et Constance, lesquelles +voulurent accompagner Jacques jusqu'à la sortie +de la rade, malgré l'avis de celui-ci qui craignait un +grain.</p> + +<p>La brise était fraîche et forte, les voiles furent déferlées, +les ancres levées, et, vers trois heures de l'après-midi, +les deux brigs doublaient, à l'embouchure de la +Rance, la pointe de la Cité, au bruit de l'artillerie et aux +puissantes acclamations d'une multitude enthousiaste.</p> + +<p>C'était le vingt avril de l'an de grâce mil cinq cent +trente-quatre.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE III.</h3> + +<h3>LE SAUVEUR.</h3> + + +<p>Après avoir prolongé les îles du Grand-Bey et du +Petit-Bey (alors mont Olivet), dont les fortins les saluèrent +de plusieurs coups de canon, nos brigs s'engagèrent +dans le chenal ouvert entre les deux Conchées, pour +gagner la haute mer.</p> + +<p>Déjà, l'ordre était établi à bord. Sur le pont, dans les +haubans, dans le gréement, on ne voyait que les hommes +employés au pilotage des navires et à l'orientation des +voiles.</p> + +<p>Penché à la barre du gouvernail, et les yeux fixés sur +les balises disposées ça et là dans la passe, pour indiquer +les écueils, le vieux Jean Morbihan rayonnait d'allégresse +maintenant. En vérité, il était dans son élément; +il jouissait de la vie, comme oiseau dans l'air, poisson +dans l'eau.</p> + +<p>Derrière lui, sérieux, vigilant, imposant, heureux +toutefois de ce bonheur qui emplit une âme honnête à la +veille de réaliser un rêve glorieux longtemps caressé, +Jacques Cartier, son sifflet à la main, commandait la +manoeuvre. Près d'eux, étaient accoudées, à la rampe +de la poupe, dame Catherine et Constance. L'une et l'autre +se tenaient silencieuses, livrées à leurs propres réflexions. +Mais quel abîme entre les réflexions de la jeune +fille et celles de la jeune femme! Noyée dans une amère +mélancolie, insensible aux brillantes perspectives qui +miroitaient devant les regards de son mari, celle-ci songeait +douloureusement à la longue, peut-être bien longue +absence dont elle était menacée, aux noirs tourments +de la vie solitaire, aux déchirantes angoisses de +l'anxiété. Et la pauvre Catherine, plante timide d'une +exquise suavité, mais dont les parfums délicats +ne s'exhalaient que dans la serre-chaude des tendres +épanchements, se reprochait sincèrement l'affliction +dont son coeur était navré. Elle eût voulu être hardie au +danger, inaccessible aux douces impressions, audacieuse +pour partager les projets et même les fatigues de Jacques. +Elle se gourmandait de manquer de fermeté, de +vaillance, et s'accusait, comme d'un gros péché, d'attrister +encore par son humeur chagrine les derniers instants +de leur séparation.</p> + +<p>Quant à Constance, frais bouton de fleur exotique +qui s'ouvrait à l'existence et en pompait avec ardeur +tous les sucs, ses pensées suivaient, nous l'avons dit, un +bien autre cours. Et si la joie n'en faisait pas le fond, +elle y entrait au moins pour une grande, trop grande +part.</p> + +<p>Cette jeune fille pouvait avoir seize ans. Elle était +belle d'une beauté singulière, captivante, fascinatrice. +Rien de régulier dans ses traits, mais beaucoup de provocation, +beaucoup d'appels à la sensualité. L'oeil fauve, +très-fin, plein d'éclairs, mais sachant modérer ses feux, +les atténuer et se voiler tout à fait, sous de chastes paupières, +frangées de ces longs cils que l'on voit aux +tableaux des madones. Brillants ou assoupis, ses regards +avaient des charmes irrésistibles, rehaussés encore par +une bouche espiègle, humide, vivement carminée, dont +les séductions ne sauraient se dire. Au nez agréable, des +ailes mobiles, voluptueuses; au menton grassouillet, +d'un contour harmonieux, une fossette, vrai nid d'amour, +tout cela couronné par un front étroit, il est vrai, opiniâtre, +mais qu'encadrait une chevelure noire, à reflets +bleuâtres, si épaisse, si soyeuse! et tout cela posé sur un +col d'une adorable pureté de lignes, auquel venaient se +nouer des épaules déjà riches malgré l'âge encore tendre +de Constance. La taille, les mains, les pieds, les +attaches étaient à l'avenant, quoique l'ensemble du +corps fût mignon à ce point qu'il semblait la réduction +de l'un des chefs-d'oeuvre de la statuaire antique. Ce +défaut était peut-être la qualité qui attirait sur Constance +les désirs des hommes. Mais il en était un autre +dont se gaussaient les blondes filles de l'Armorique, et +qui ne lui conquérait pas moins les regards convoiteurs +de l'autre sexe. C'était une de ces carnations olivâtres +auxquelles se complaisait le pinceau de Murillo, et dont +un léger duvet, de nuance encore plus foncée, estompait +la lèvre supérieure. Ah! j'oubliais une brune lentille, +—encore une tentation,—au lobe de l'oreille gauche.</p> + +<p>En fallait-il plus pour soulever bien des jalousies, bien +des rivalités! Ajoutez que Constance avait de la coquetterie +jusqu'au bout de ses ongles menus, teintés comme +une feuille de rose du Bengale; et puis, capricieuse, volontaire, +entêtée, emportée. Cartier l'avait peinte, d'un +trait, à Charles de Mouy:—Des membres et un caractère +de fer.</p> + +<p>En dépit des coutumes bretonnes et au grand regret +du vieux Morbihan, qui l'adorait, Constance était mise +à la dernière mode française. Tandis que la bonne +dame Catherine se contentait de la blanche coiffe, plate, +à barbes, tombant sur les épaules, de la casaque de berlinge +marron, ornée de ganses violettes, du <i>justin</i> garni, +de la jupe courte, des bas à coins et de la grossière +chaussure nationale, sa fille adoptive portait le chaperon +de velours rouge, avec templettes parfîlées d'or; l'élégante +basquine de camelot de soie, sous une marlotte, +doublée de pelleteries; la vertugale en forme d'entonnoir +renversé, la robe de drap bleu, taillée en carré et décolletée +sur la poitrine, à manches retroussées et flottantes +sous le coude, suivant le goût du jour; enfin, elle +avait des chausses ou bas écarlates et des escarpins de +velours cramoisi, très-épatés du bout, très-découverts, +avec engrelure imitant des barbes d'écrevisse.</p> + +<p>C'était là le costume d'une noble demoiselle et non +celui d'une bourgeoise. Mais Cartier tenait déjà quelque +peu à la noblesse par son titre de pilote du roi, et par +son alliance avec Catherine Desgranches. Si, plus d'une +fois, les coûteuses fantaisies de Constance avaient fait +murmurer dans la société qu'il fréquentait à Saint-Malo, +jamais le brave capitaine n'avait su résister à un +caprice de sa «fi-fille» chérie.</p> + +<p>L'eût-il osé, il lui aurait mis sur les épaules un de ces +magnifiques manteaux de vison blanc que, plus d'une +fois, il avait rapportés des côtes de Terreneuve. Mais à +cet égard les ordonnances étaient formelles. Seules les +reines et les princesses du sang pouvaient se permettre +pareil luxe. En revanche, il lui avait donné une superbe +fourrure en petit-gris, que l'on voyait jetée sous son bras +gauche, car, malgré la force de la brise, il faisait une +chaleur toute vernale, dont on savourait, avec délices, +les vivifiantes émanations après une longue et rigoureuse +saison de froid.</p> + +<p>Penchée mollement sur le garde-corps, Constance suivait, +d'un oeil distrait, le ruban de moire argentée que le +navire déroulait derrière lui, et agitait nonchalamment +dans sa main droite son beau panache, bouquet de plumes +d'autruches, qui servait aux dames d'éventail en été et +d'écran en hiver.</p> + +<p>—Enfin, se disait-elle, je vais être délivrée des importunités +de ce pauvre Étienne. Ce n'est certes pas ma +faute, à moi, si je ne puis l'aimer! D'où lui est venue la +folie de me vouloir épouser? de me demander en mariage +à son oncle? Mais, si j'étais unie à lui, je le rendrais +malheureux, très-malheureux. Cela est certain. Cependant, +il m'eût été pénible de refuser sa main, quand je +voyais tout le monde satisfait par cette alliance. Mais à +moi, elle ne me souriait pas du tout, oh! non, du tout. +Et, n'eût été mon enlèvement hier, j'aurais, vraiment; +déclaré net mes intentions à l'heure des fiançailles....</p> + +<p>Mon enlèvement! répéta-t-elle à mi-voix et en souriant.</p> + +<p>—Que dis-tu là, Constance? demanda dame Catherine, +qui avait entendu ces derniers mots.</p> + +<p>—Oh! rien, mère; rien, répondit-elle négligemment.</p> + +<p>—Tu songes, sans doute, qu'il est bien cruel de quitter +ceux que l'on affectionne?</p> + +<p>—Bien cruel, en effet; oui, mère, répliqua Constance + d'un ton froid.</p> + +<p>—Chère enfant, poursuivit dame Catherine, en jetant +son bras autour de la taille souple et cambrée de la +jeune fille, chère enfant, que j'aurais aimé à voir célébrer +tes accordailles avec ce bon Étienne avant son départ! +Il me semble que tu ne serais plus aussi seule. Et +puis nous serions deux pour soupirer, pour rêver à nos +époux absents. La douleur partagée est moins lourde à +porter. Mais Dieu ne l'a point voulu. Que sa volonté soit +faite! Tout était prêt, hier soir, pour la cérémonie, +néanmoins, et sans cet enlèvement, comme tu disais, il y +a un instant...</p> + +<p>—Ah! mère, regarde donc! s'écria tout à coup Constance +à qui cet entretien ne plaisait guère.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? fit dame Catherine, avec bonté.</p> + +<p>—Un homme à la pointe de la Grande-Conchée.</p> + +<p>—Eh bien, cela te surprend? Ne sais-tu pas que cet +ilôt est un lieu de rendez-vous pour les pêcheurs?</p> + +<p>—C'est vrai, mais cet homme...... balbutia Constance.</p> + +<p>—Il nous salue, dit Catherine, qui avait levé les +yeux vers un amas de rochers sortant des flots à tribord +de la barque.</p> + +<p>—Sainte Vierge! s'exclama la jeune fille en rougissant, +c'est.....</p> + +<p>—Allons, mes enfants, interrompit alors la voix +mâle, mais alors tremblante, de Jacques Cartier, allons, +il faut nous quitter!</p> + +<p>Et, le pilote, attirant sa femme à lui, la pressait avec +effusion dans ses bras.</p> + +<p>—Quoi! déjà! faisait celle-ci, qui était devenue d'une +pâleur livide.</p> + +<p>—Du courage, ma chère Catherine!</p> + +<p>—Du courage! ah! je supplierai le bon Dieu de m'en +donner...</p> + +<p>—Et il ne manquera pas d'exaucer tes prières, ma +bonne amie. Mais, là, ne pleure pas comme une Madeleine +ou mon coeur se va fondre aussi, et je donnerai un +méchant exemple à mes gens.</p> + +<p>—Que le ciel vous protège et vous ramène le plus tôt +possible près de nous, mon bien-aimé Jacques! repartit +Catherine en essuyant ses larmes.</p> + +<p>—Oui, oui, dans trois ou quatre mois, je serai de +retour...</p> + +<p>—Soir et matin, je ferai des oraisons pour vous et +dès demain nous irons, avec Constance, brûler un cierge +à la chapelle de Saint-Ouen...</p> + +<p>—Soyez sûres que, moi non plus, je ne vous oublierai +pas dans mes prières, reprit Cartier d'un ton profondément +ému... Mais qu'examines-tu donc là, Constance? +ajouta-t-il, en s'adressant à la jeune fille qui contemplait +toujours l'homme debout à la pointe de la Conchée, +que le brig avait dépassée d'une centaine de +brasses.</p> + +<p>Sans lâcher le gouvernail, Jean Morbihan s'était retourné.</p> + +<p>—Terr i ben! proféra-t-il à cet instant d'une voix qui +fit tressaillir les auditeurs, terr i ben! Mais c'est le maudit +chef des Tondeux. Je le reconnais à la plume noire +qui ombrage son chapeau.</p> + +<p>—Tu crois? dit ingénument Constance.</p> + +<p>—Terr i ben! répéta le matelot tout frémissant de +colère; capitaine, prenez ma place et laissez-moi monter +dans une barque. Il faut que je m'empare de ce misérable!... +il faut...</p> + +<p>—Tu es fou! répondit Cartier. Tu vois les Tondeurs +partout, et ils n'ont jamais existé que dans ton imagination...</p> + +<p>Morbihan était furieux, il voulut protester.</p> + +<p>—Assez! enjoignit sèchement le pilote, qui tira un +son aigu de son sifflet.</p> + +<p>Étienne Noël arriva sur la dunette.</p> + +<p>—Vous m'avez appelé, mon oncle?</p> + +<p>—Oui. Fais tes adieux à ta future épouse et à ta +tante.—Pour vous, mes aimées, dit-il aux deux dames, +vous devez vous bâter. Le vent s'élève, la mer grossit. +Il serait fort imprudent d'aller plus loin.</p> + +<p>Étienne s'approcha de Constance; il désirait parler; +il avait quelque chose, un mot d'amour à lui dire; mais +si son coeur débordait, sa gorge était serrée; il fut incapable +d'articuler une syllabe, et embrassa si gauchement +la jeune fille, que Cartier ne put réprimer un +sourire.</p> + +<p>—Adieu! adieu! Jacques, dit encore une fois dame +Catherine, en se précipitant sur le sein de son mari.</p> + +<p>Puis, ayant tendu la main à Jean, qui mouilla cette +main de ses larmes, elle descendit dans le bateau que +deux hommes, qui l'avaient amenée à bord, conduisaient +amarré au brig. Constance répondit froidement à +Cartier, dont l'affectueuse et paternelle étreinte ne fit +vibrer aucune fibre dans son âme ingrate, fermée aux +doux et bons sentiments. Ensuite, elle s'approcha du +vieux Morbihan, qui, en appliquant un vigoureux baiser +sur chacune de ses joues, lui souffla à l'oreille:</p> + +<p>—Petiote, petiote, prends garde au chef des Tondeux!</p> + +<p>—Est-ce donc lui qui était sur la Conchée? demanda +Constance avidement.</p> + +<p>—Min Gieu, oui! répliqua le matelot.</p> + +<p>—Ah! vraiment! fit-elle d'un air surpris.</p> + +<p>Et, elle sauta légèrement dans la barque <a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>, sans +même accorder un regard au malheureux Étienne Noël, +qui demeurait comme pétrifié sur le tillac.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10: </b><a href="#footnotetag10">(retour) </a><p>Je me souviens d'avoir lu quelque part que la préceinte +Supérieure des vaisseaux de Cartier était si peu élevée au-dessus +de la ligne de flottaison, que du pont on pouvait se laver les mains +dans la mer.</p></blockquote> + +<p>Dame Catherine s'était déjà placée à l'avant de l'embarcation, +d'où elle pouvait voir son mari et lui adresser +encore quelques signes de tendresse; Constance +s'assit à l'arrière, mais ayant en face d'elle les Conchées +qu'on apercevait, avec d'autres îlots, comme des points +noirs à l'horizon.</p> + +<p>—Pourquoi donc te mets-tu là? lui demanda Catherine.</p> + +<p>—Oh! maman, un tout petit caprice. Je voudrais +gouverner.</p> + +<p>—Mais la mer est trop mauvaise! Laisse Cadet + prendre la barre.</p> + +<p>—Du tout! du tout! fit Constance avec un geste +mutin. J'ai souvent dirigé ma yole par un temps plus +méchant que celui-là et jamais il ne m'est arrivé le +moindre accident.</p> + +<p>Dame Catherine était trop habituée à se plier à toutes +les inclinations de la jeune fille pour insister en cette +occasion.</p> + +<p>—Tourne donc au moins la tête! Étienne t'envoie un +adieu! reprit-elle en agitant un mouchoir, trempé de +ses larmes, vers Jacques Cartier, que la brise, devenue +violente, emportait rapidement vers le nord-ouest.</p> + +<p>Mais Constance, tout occupée au gouvernail, ne répondit +pas à cette invitation. Du reste, les vagues +étaient hautes déjà. Le vent commençait à souffler par +saccades de mauvais augure. Et il fallait non-seulement +que la jeune fille fût rompue à la lâche qu'elle s'était +imposée, mais qu'elle eût des muscles d'acier, pour +l'exécuter avec autant de dextérité.</p> + +<p>Courbés vis à vis d'elle sur leurs avirons, les deux +bateliers admiraient franchement son aisance et sa +vigueur.</p> + +<p>Vraiment c'était merveille que de la voir, les yeux +étincelants d'intrépidité, les joues empourprées, guidant +avec une pareille adresse leur lourde embarcation, malgré +l'intumescence du ras de marée.</p> + +<p>La reine des ondes, se jouant d'une tempête qu'elle a +soulevée, n'aurait pas montré plus d'audacieuse sérénité.</p> + +<p>Cependant le ciel se couvrait. De lourds nuages noirs, +aux franges cuivrées, le marbraient à l'occident; des +bruits sinistres couraient dans l'air, en de longs et funèbres +gémissements; le soleil à son déclin pâlissait, +comme d'épouvante, quand un voile d'ébène n'en dérobait +pas entièrement la face; les rameurs échangeaient +entre eux des regards inquiets et pressaient de toutes +leurs forces la marche de l'esquif. Ils n'avaient point +peur sans doute, mais une appréhension vague les envahissait +peu à peu.</p> + +<p>Ces symptômes menaçants échappaient à dame Catherine, +dont la vue, rivée à l'horizon, cherchait encore à +discerner son mari sur le brig s'évanouissant dans le +lointain; Constance frémissait d'une âpre volupté, et, la +tête haute, humant avec délices les pénétrantes senteurs +marines, le sein gonflé, les cheveux dénoués au vent, +superbe et provocante comme une des vierges-prophétesses +de l'île de Senn, elle semblait défier toute intimidation, +lorsque, soudain, une rafale stridente, rugissement +de bête fauve en rut, déchira l'atmosphère et +donna aux éléments le signal du combat.</p> + +<p>—C'est le kirk! c'est le kirk! Marie, mère de Dieu, +priez pour nous! s'écria l'un des hommes.</p> + +<p>—Oui, c'est le kirk! Hardi! pèse à l'aviron! lui commanda +fièrement Constance.</p> + +<p>Et c'était le kirk en effet, ce formidable vent du sud-ouest +qui, parfois, aussi mortellement ravage les côtes +armoricaines que le mistral ou le sirocco le littoral de la +Méditerranée. En quelques places, près du Conquet par +exemple, la violence de ses coups porte l'écume de la +mer jusqu'à cent cinquante mètres au-dessus de son niveau! +Rien d'affreux comme les hurlements sauvages +de l'ouragan, et la furie des flots rendant un son creux, +plein d'angoisses, de lamentations sépulcrales.</p> + +<p>Et ce soir-là la tempête avait éclaté avec une rage +élevée subitement au paroxysme. C'était, pour me servir +des couleurs d'un des plus grands peintres bretons, +«c'était une immense bataille dans les plaines humides. +On eût dit, à voir bondir les vagues, ces innombrables +cavaleries de Tartares qui galopent sans cesse dans les +plaines de l'Asie. L'entrée de la baie était comme barrée +par une chaîne d'îlots de granit: il fallait voir les lames +courir à l'assaut avec d'effroyables clameurs; il fallait +les voir prendre leur course et voir à qui franchirait le +mieux la tête noire des écueils. Les plus hardies ou les +plus lestes sautaient de l'autre côté en poussant un +grand cri; les autres, plus lourdes ou plus maladroites, +se brisaient contre le roc en jetant des écumes d'une +blancheur éblouissante et se retirant avec un grondement +sourd et profond, comme les dogues repoussés par +le bâton du voyageur.»</p> + +<p>Tantôt à la crête d'une montagne liquide, d'où l'on +découvrait un espace immense, formé en avant par le +port et la ville de Saint-Malo, et tantôt au fond d'un +abîme, pressé, surplombé de tous côtés par les ondes +tumultueuses qui montent, croulent, s'entassent, recommencent +leurs écroulements et leurs entassements, le +frêle esquif est à chaque instant sur le point de s'engloutir +dans l'incommensurable tombeau dont il affronte +les horreurs, ou fracassé aux angles aigus de ces récifs +sur lesquels se brisent les lames en délire.</p> + +<p>Nulle parole n'est échangée; quelle, d'ailleurs, serait +entendue à travers les étourdissantes vociférations de la +tourmente?</p> + +<p>La femme de Cartier prie pour son mari et pour Constance. +Enfiévrée, les vêtements en désordre, ruisselante +d'eau, celle-ci s'efforce de garder le cap sur la Grande-Conchée, +dont elle distingue, par intervalles, les hauteurs escarpées, +lorsque sa barque se dresse à la cime +des flots.</p> + +<p>Mais le soleil a tout à fait disparu; le temps s'assombrit +de plus en plus, les vagues mugissantes se teignent +de noir, à lugubre reflet d'acier; bref sera le crépuscule, +et alors les ténèbres doubleront encore les dangers, les +horreurs de la situation.</p> + +<p>De vrai, l'on n'est plus guère qu'à une centaine de +brasses des Conchées ou de la Ronfleresse. Mais comment? +ou aborder? La barque ne serait-elle pas dix +fois mise en pièces avant d'atteindre la grève, si même +on y parvenait? Pousser droit à Saint-Malo? Impossible +d'y songer. Les bateliers étaient épuisés. L'embarcation +avariée faisait eau en vingt places. Dans une demi-heure, +elle sombrerait évidemment.</p> + +<p>Constance même se sentait lasso, prise de vertige. +L'abîme lui faisait peur. Elle avait peine à se maintenir +sur son banc, quand un aviron cassa tout à coup. L'équilibre +du bateau en fut rompu; Constance ne réussit +pas à ressaisir le fil de la vague qui les entraînait, et, tel +qu'une avalanche, un énorme paquet de mer s'abattit +sur eux.</p> + +<p>Ils enfoncèrent tous sous cette masse fluide et reparurent, +un instant après, à la surface des ondes. Mais, de +quatre personnes, il n'y en avait plus que trois; un des +bateliers était perdu à jamais avec la barque. Tenant la +dame Cartier par ses vêtements, l'autre batelier tâchait +d'imiter Constance, qui nageait désespérément vers la +Grande-Conchée.</p> + +<p>Cependant les ombres s'épaississaient; les tourbillons +d'air et d'eau allaient toujours augmentant; quoique la +terre fût proche, il restait aux naufragés bien peu de +chances de salut.</p> + +<p>Dans le coeur de Constance l'effroi succédait à la vaillantise.</p> + +<p>—Courage! courage! cria à ce moment une voix +dont les accents couvrirent, pour quelques secondes, le +vacarme des éléments.</p> + +<p>—Courage! courage! répéta la même voix.</p> + +<p>Et, au milieu des ténèbres naissantes, sur les flots, +apparut le buste d'un homme, qui arrivait de l'île voisine.</p> + +<p>Avec grande difficulté, il s'approcha de Constance, +l'enlaça d'un bras à la ceinture, et, lançant au batelier +une corde qu'il avait à la main, il se remit à nager vers +la Conchée, où il aborda, au bout d'un quart d'heure, +après des efforts inouïs pour n'être pas lacéré, avec son +doux fardeau, aux tranchantes arêtes de pierre qui hérissaient +le rivage.</p> + +<p>La nuit était tout à fait venue.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<h3>LA SORCIÈRE.</h3> + + +<p>Émergeant de la mer, à deux milles environ de Saint-Malo, +les Conchées forment le sommet d'un arc d'îlots, +relié au continent par la pointe du Décollé au nord, et +la pointe de la Varde au sud. D'ailleurs, à l'exception de +Césembre, ces îlots ne sont guère que des écueils, des +brisants, plus ou moins escarpés et, pour la plupart, +couverts par le flot, à l'époque des syzygies ou hautes +marées.</p> + +<p>Cependant la Grande-Conchée, jadis appelée roc de +Quince, occupe une étendue et une importance suffisantes +pour qu'on ait cru devoir y élever, à la fin du +dix-septième siècle, d'après les plans de Vauban, un fort +destiné à protéger le mouillage de la passe de la Fosse-aux-Normands. +Mais, en 1534, l'on ne voyait sur ce récif +que deux ou trois misérables huttes pratiquées dans les +anfractuosités du rocher et fréquentées par les pêcheurs +que le mauvais temps forçait d'y chercher un abri temporaire.</p> + +<p>C'est à la rive septentrionale de la Grande-Conchée +qu'avait atterri le sauveur de Constance. Quatre hommes, +vêtus comme des matelots, se tenaient là, lui +prêtant leur aide, car il avait autour du corps une corde +sans le secours de laquelle il ne serait jamais parvenu à +regagner l'îlot.</p> + +<p>—Mort de ma vie! je ne croyais pas la mer aussi +dure! proféra-t-il en remettant le pied sur la grève.</p> + +<p>—Nous avions toutes les peines du monde à résister +au vent qui nous poussait d'un côté, tandis que la corde +à laquelle vous étiez attaché nous entraînait de l'autre, +dit l'un des hommes.</p> + +<p>—Oh! ç'a été pour vous une rude corvée! reprit-il +ironiquement.</p> + +<p>—Non pas rude; cependant...</p> + +<p>—Bon, bon; mais la seconde corde, celle que j'avais +emportée à la main?</p> + +<p>—Cassée! elle vient de casser!</p> + +<p>—Comment! elle a cassé?</p> + +<p>—Oui, marquis, elle s'est rompue au moment même +où elle se tendait et où nous pensions ramener ceux qui +devaient s'y être amarrés.</p> + +<p>—Mort de ma vie! voici un vilain incident! Alors la +femme du pilote est perdue, car il fait noir comme dans +le trou du Diable, et la mer est si méchante que pas +plus maintenant que tout à l'heure nous ne pourrions +mettre une embarcation à flots.</p> + +<p>Comme pour confirmer ces paroles, une vague gigantesque +vint, en meuglant, fondre sur eux. Pour n'être +pas emportés par cette vague, ils n'eurent que le temps +de se réunir en un groupe serré, en entrelaçant leurs +bras et leurs jambes, et formant ainsi une inébranlable +colonne de muscles et d'os.</p> + +<p>Le libérateur de Constance tenait, pressée contre sa +poitrine, la jeune fille à demi évanouie.</p> + +<p>—Ça, mes gars, dit-il, quand la lame se fut retirée, +tant pis pour ceux qui sont lâchés; allons nous +réchauffer.</p> + +<p>Et, passant devant les hommes avec sa protégée, il +escalada quelques roches qui le conduisirent au sommet +de la Conchée, dont le plateau fort étroit était coupé +par une crevasse, au fond de laquelle on apercevait de +la lumière.</p> + +<p>Guidés par cette lumière, nos gens descendirent dans +la crevasse, où les quatre matelots quittèrent l'individu +qui avait arraché Constance à l'abîme; et celui-ci entra +aussitôt dans une espèce de grotte, éclairée par une torche +de résine.</p> + +<p>—Maharite! Maharite! appela-t-il d'un ton dur.</p> + +<p>—Maharite y est pour le maître, rien que pour son +maître; la joie soit avec lui! répondit, en bas-breton, +une voix qui semblait monter des entrailles de la +terre.</p> + +<p>Et l'on vit surgir d'un coin de la grotte un corps +étrange, si courbé vers le sol qu'on eût dit qu'il marchait +à quatre pattes.</p> + +<p>—Mort de ma vie! que faisais-tu donc? fut-il repris +impérieusement.</p> + +<p>—Maharite préparait le louzou <a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a> pour la pennèrès <a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11: </b><a href="#footnotetag11">(retour) </a><p>Plante douée de vertus magiques, que l'on va +cueillir, le samedi, à minuit.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12: </b><a href="#footnotetag12">(retour) </a><p>Jeune fille à marier.</p></blockquote> + +<p>—Toujours tes magies, hein? tu finiras sur un bûcher!</p> + +<p>—Et toi, mon maître, repartit railleusement Maharite, +toi tu finiras au bout d'un écheveau de chanvre!</p> + +<p>—Tais ta langue! tais ta langue, femme! et fais du +feu pour cette jeune fille!</p> + +<p>Le monstre tourna à demi sa tête, dont les cheveux +tombants balayaient la terre, et un sourd grognement +sortit de sa bouche:</p> + +<p>—Encore une victime!</p> + +<p>Ce n'est pas sans raison que nous l'appelons monstre, +car il est impossible d'imaginer quelque chose de plus +hideux que cette pauvre créature. Non-seulement une +affreuse difformité l'obligeait de marcher à la manière +des bêtes, mais son visage n'avait plus rien d'humain. +Il n'était que cicatrices d'un rouge sombre, violacé, on +le nez apparaissait seulement comme les deux cavités +qui trouent celui d'une tête de mort, où les yeux saillissaient +entre des bourrelets de chair sanglants comme +des phlegmons, où, pour en finir tout de suite avec +ces horreurs, la bouche, dépouillée de ses lèvres, +montrait une double rangée de dents magnifiques, +mais dont la blancheur même augmentait encore l'odieux +de cet épouvantable masque.</p> + +<p>—Dépêche! et fais du feu, te dis-je, répéta l'homme, +en étendant Constance sur un lit de plantes marines +sèches.</p> + +<p>Sans avoir tout à fait perdu connaissance, la jeune +fille n'avait plus, depuis l'engloutissement de la barque, +le sentiment exact de son être. Elle voyait et entendait +à demi, mais ne pouvait apprécier les objets ou les +choses.</p> + +<p>Dans une petite niche de la caverne, son sauveur prit +une bouteille d'eau-de-vie, dont il versa quelques gouttes +sur les lèvres et sur les tempes de Constance, qui +aussitôt s'agita, frissonnante, sur sa couche.</p> + +<p>—Où suis-je? demanda-t-elle, en promenant ça et là +des regards étonnés.</p> + +<p>—Vous le saurez dans un instant, répondit-il d'un +ton courtois. Mais soyez assurée toutefois que vous êtes +en sûreté.</p> + +<p>—Ah! c'est vous! s'écria-t-elle en frémissant au son +de cette voix.</p> + +<p>—Je vous effraie? fit-il tristement. Mon costume...</p> + +<p>Et ses yeux tombèrent sur ses jambes nues, sa chemise +et ses braies, d'où l'eau coulait comme d'un ruisseau.</p> + +<p>—Vous oubliez, messire Georges, dit-elle, que, quand +même je ne vous devrais pas ma vie, je serais bien mal +avisée en ayant attention à votre accoutrement, car le +mien...</p> + +<p>Et, à son tour, elle jetait les yeux sur sa toilette, si +fraîche deux heures auparavant, en si pitoyable condition +à cet instant.</p> + +<p>Mais, s'interrompant:</p> + +<p>—Et ma mère, et nos bateliers? interrogea-t-elle avidement.</p> + +<p>—Oh! j'espère qu'ils sont sauvés aussi! répondit +Georges d'un air embarrassé.</p> + +<p>—Pensez-vous?</p> + +<p>—Oui; du reste, j'ai envoyé une barque à leur recherche... +Mais je vais me retirer pour vous laisser +changer de vêtements...</p> + +<p>—Qui m'en donnera?</p> + +<p>—Cette femme que vous voyez accroupie et qui chante +devant l'âtre.</p> + +<p>—Quoi! la sorcière!</p> + +<p>—Vous la connaissez. Constance? s'écria-t-il, avec +un émoi qu'il s'efforça ensuite de dissimuler.</p> + +<p>—Eh! qui ne connaît la sorcière de la Conchée! Nous +sommes donc sur l'île?</p> + +<p>—Oui... commandez à Maharite et elle vous obéira... +Je sors; me permettez-vous de revenir?</p> + +<p>—Oh! oui! Ne me laissez pas longtemps Ici, supplia-t-elle +en tendant sa main à Georges, qui y imprima un +baiser.</p> + +<p>Puis il quitta la caverne; et Constance demeura seule +avec la sorcière, laquelle chantait d'une voix étrange +ce chant plus étrange encore:</p> + +<p>«—Merlin, Merlin, où allez-vous si matin avec +votre chien noir?</p> + +<p>«—Je reviens de chercher le moyen de trouver ici +l'oeuf rouge.</p> + +<p>«Je vais chercher dans la prairie le cresson vert et +l'herbe d'or.</p> + +<p>«Et le gui de chêne, dans le bois, au bord de la fontaine.</p> + +<p>«—Merlin! Merlin! revenez sur vos pas, laissez le +gui au chêne.</p> + +<p>«Et le cresson dans la prairie, comme aussi l'herbe +d'or.</p> + +<p>«Comme aussi l'oeuf du serpent marin parmi l'écume +dans le creux du rocher...</p> + +<p>«Merlin! Merlin! revenez sur vos pas; il n'y a de devin +que...»</p> + +<p>—Le Diable! acheva-t-elle avec un ricanement farouche. +N'est-ce pas, ma mignonne, qu'il n'y a pas +d'autre devin que le Diable?</p> + +<p>Et Maharite tourna vers Constance sa face, dont la +flamme jaillissante du foyer faisait, pour ainsi dire, +flamboyer les abominables laideurs.</p> + +<p>A cet aspect, la jeune fille se serra, en tremblant, au +fond du lit.</p> + +<p>—Ah! je te fais peur! je te fais peur, petite mijaurée, +poursuivit la sorcière, avec des inflexions tour à tour +railleuses et sinistres; je suis donc bien horrible! bien +décidément horrible! Moi aussi j'ai été belle, pourtant, +belle comme toi, plus que toi. Et toi aussi tu deviendras +horrible, plus horrible que moi! Ah! je te vois pâlir, +puis verdir comme la mousse qui tapisse ces rochers!</p> + +<p>Ah! sur ton corps si frais, si parfumé, je vois grouiller +des millions et des millions de vers gluants...</p> + +<p>—Tais-toi! maudite! oh! tais-toi! ordonna Constance, +sautant à terre.</p> + +<p>—Pouah! continua la sorcière, avec un geste de dégoût, +je sens l'odeur, rôdeur exécrable de tes chairs qui +tombent en pourriture....</p> + +<p>—Misérable! proféra la jeune fille, faisant un bond +pour s'enfuir de la caverne.</p> + +<p>Mais Maharite la retint par le pan de sa jupe.</p> + +<p>—Arrête! mignonne! arrête! Entends-tu comme la +mer gronde, comme le vent se lamente au dehors?... Où +irais-tu? Non, ruste, reste ici. Je veux te faire belle, +moi; plus belle que tu n'as jamais été, que tu ne seras +jamais!</p> + +<p>En prononçant ces paroles Maharite traînait la pauvre +enfant effarée dans un couloir, dont elle éclaira les +profondeurs avec une torche de résine.</p> + +<p>Elle ouvrit un coffre en bois peint, et, pièce à pièce, +en tira un coquet habillement de jeune mariée. Depuis +le voile virginal jusqu'à l'anneau d'or, rien n'y manquait.</p> + +<p>—Voyons, mignonne, mets bas cette cotte mouillée, +disait-elle, en rangeant les objets sur le coffre.</p> + +<p>Et comme, malgré son audace habituelle, Constance +ne bougeait pas, Maharite, se hissant sur un banc, se +prit à la dévêtir avec autant d'adresse que d'agilité. +Mais, en la débarrassant de ses effets, elle s'extasiait +sur les charmes de la jeune fille, et mêlait de prédictions +lugubres, révoltantes, ses marques d'admiration.</p> + +<p>Constance, éperdue, n'osait lui résister. Quelle que +fût la fermeté, nous pourrions dire l'impudence qui lui +était propre, tant d'impressions violentes et diverses +avaient fondu sur elle, depuis le départ de Jacques Cartier, +que sa volonté s'était amollie comme la corde d'un +arc trop longtemps tendu.</p> + +<p>Elle laissait faire et parler cette bizarre créature, qui, +tout en lui passant la robe nuptiale, extraite du coffre, +disait sur un ton rhythmé, mystérieux:</p> + +<p>«Il y aura six ans, six ans vienne la Saint-Jean, la +Saint-Jean prochaine.</p> + +<p>«Dans le village, le joli village de Pordic, tout près, +tout près de Tréguier.</p> + +<p>«Vivait heureuse, vivait bien heureuse Maharite, Maharite, +la femme du pêcheur Jugon.</p> + +<p>«Mais Maharite était coquette, elle était trop coquette; +et mal lui en prit, grand mal lui en prit.</p> + +<p>«Son mari n'était pas pieux, pas pieux du tout; et +mal lui en prit aussi, très-grand mal lui en prit.</p> + +<p>«Le jour de la fête, de la fête de monsieur saint Jean, +le mari de Maharite était allé à la pêche, dans son bateau; +dans son grand bateau.</p> + +<p>«Maharite la frivole, Maharite rencontra hors du +logis un chevalier, un chevalier tout de vert habillé.</p> + +<p>«Maharite la folle, Maharite écouta les paroles, les +trop douces paroles du galant cavalier.</p> + +<p>«C'était le démon, le beau démon, sorti des enfers +pour la séduire, la séduire et la tromper.</p> + +<p>«—Où vas-tu, Maharite? Maharite, où vas-tu?» demanda +le prince, le prince damné des Enfers.</p> + +<p>«—Cavalier, gentil cavalier, je vais, dit-elle, au feu +que l'on allume sur le rocher, pour monsieur, le très-vénéré +monsieur saint Jean.</p> + +<p>«—Non, tu n'iras pas, tu n'iras pas à ce feu; mais +viens avec moi, nous en allumerons ensemble un plus +brûlant, bien plus brûlant.</p> + +<p>«Laissez-moi, aimable cavalier; aimable cavalier, +laissez-moi; je veux aller à la fête, à la fête sacrée.</p> + +<p>«—Cette fête, douce Maharite, Maharite très-douce, +nous la ferons dans mon château, dans mon riche château.</p> + +<p>«—Monseigneur, je ne saurais, je ne saurais consentir; +que dirait-on au village si je vous suivais dans +votre château, votre riche château?</p> + +<p>«—Viens, il y aura pour toi des coiffes en dentelle, +en fine dentelle; et une robe, une jolie robe violette.</p> + +<p>«—Y aura-t-il tout cela? Messire, y aura-t-il tout +cela?» dit, en s'arrêtant, Maharite, l'imprudente Maharite.</p> + +<p>«—Il y aura aussi, ma belle, de l'or, de l'or pour +payer les redevances que vous devez à votre seigneur, +votre très-redouté seigneur.»</p> + +<p>«Notre seigneur, notre redouté seigneur était cruel, +très-cruel pour ses vassaux.</p> + +<p>«Son intendant, son intendant, aussi dur que lui, +avait menacé Jugon de l'enfermer dans la tour, dans la +tour épaisse du manoir.</p> + +<p>«Maharite, la crédule Maharite, suivit, en hésitant, +le cavalier, le perfide cavalier.</p> + +<p>«Il la mena dans son château, dans son merveilleux +château, où il lui fit boire des liqueurs, des liqueurs +enivrantes.</p> + +<p>«Maharite, ah! plaignez Maharite! s'endormit, et +quand elle s'éveilla, elle était couchée, couchée à côté +de LUI!</p> + +<p>«Et le château était en feu, en feu flambant, et formait +ce bûcher, ce magnifique bûcher que Satan avait +dit.</p> + +<p>«Sans mal, sans mal aucun Lucifer sortit de la fournaise, +et Maharite, la désolée Maharite aurait voulu +faire comme lui.</p> + +<p>«Mais le plancher s'écroula, s'écroula sous ses pieds, +et tomba Maharite dans les flammes, dans les flammes +dévorantes.</p> + +<p>«Où Maharite, la malheureuse Maharite, se rompit +les reins et se brûla le visage, se brûla le visage au vif.</p> + +<p>«Et, le lendemain, on apprit que Jugon, Jugon le +pécheur, avait péri dans la mer, la mer sans fond.</p> + +<p>«Et ainsi furent punis par monsieur saint Jean, le +sévère monsieur saint Jean, Maharite, la très-coupable +Maharite, et son mari.</p> + +<p>«Et voilà l'histoire, la triste histoire de Maharite, +Maharite la magicienne du roc Quince.»</p> + +<p>Comme la sorcière terminait son <i>goerz</i>, d'une voix +douce, qui n'était pas sans charme musical, elle achevait +aussi la toilette de Constance. Peu à peu, la jeune fille +s'était remise de sa stupeur. Elle prêtait une oreille attentive, +presque complaisante, au chant de Maharite.</p> + +<p>—Allons, mignonne, dit celle-ci en reprenant son +ton sarcastique, après avoir fini; allons, à ton tour +d'être l'amante et la dupe du roi des ténèbres! Regarde-moi, +petite, regarde-moi et n'aie frayeur, car +mon visage et mon corps t'annoncent ce qui t'attend!</p> + +<p>Bien plutôt tâché de t'y accoutumer. Allons! tu es parée +pour les noces, parée des effets de celle qui t'a précédée +dans les bonnes grâces de Satan, cours te jeter entre ses bras! +Je ne suis pas jalouse, moi; tiens, le voici! +ajouta-t-elle avec un rire infernal, en s'enfuyant sur les +pieds et sur les mains.</p> + +<p>De nouveau, Constance se sentait troublée. La vue de +cette femme, à demi folle, dont on discernait encore +la grande jeunesse, à travers un honteux fouillis de +plaies et de repoussantes infirmités, le récit nuageux +qu'elle venait de faire de ses infortunes, le prestige +indicible qui environnait alors les personnes soupçonnées +de sorcellerie, mais surtout les dernières et cyniques +paroles de Maharite, avaient ramené l'agitation, +l'effroi dans l'âme de Constance. Aussi ne put-elle réprimer +un mouvement et un cri de terreur, lorsque, +rentrant dans la première partie de la caverne, elle se +trouva tout à coup devant Georges qui, avec son chapeau +de feutre, ombragé d'un panache noir, son beau +et sombre visage, tout son habillement en velours noir, +sur lequel brillait une ceinture d'or, semblait l'incarnation +même de cette divinité malfaisante à qui Dieu permettait, +suivant les légendes du temps, de parcourir la +terre pour y tenter les jeunes femmes et y corrompre les +jeunes hommes.</p> + +<p>—Déjà prête et toujours ravissante! fit-il avec un +sourire vainqueur, mettant un genou eu terre et lui baisant +galamment la main. Que ce costume de fiancée +vous sied bien! continua-t-il, sans paraître remarquer +l'émoi de la jeune fille. Enfin, ma plus aimée, je vais +donc toucher au comble de mes voeux! Je pourrai te +chérir, t'adorer le jour et la nuit, et nul ne s'opposera +désormais à notre bonheur. Ah! si tu savais, ma Constance, +tout ce que j'ai souffert depuis hier, tout ce que +j'ai souffert tout à l'heure... Mais ne parlons plus de +douleurs. Soyons, n'est-ce pas, tout entier à la félicité +de nous voir, de nous aimer.</p> + +<p>Et, comme elle ne répondait point:</p> + +<p>—Serais-tu malade? continua-t-il d'un ton vibrant de +passion. Non, cela ne se peut; dis-moi, ma douce, dis-moi +que tu n'es pas malade, que tu es heureuse de notre +réunion, de ce hasard inespéré qui va nous permettre de +nous abandonner, sans contrainte, légitimement, aux +impulsions de nos coeurs?</p> + +<p>Se relevant, il l'entoura amoureusement de ses bras, +en appuyant ses lèvres brûlantes contre les lèvres de la +jeune fille.</p> + +<p>—Mais que voulez-vous de moi? que vous proposez-vous, +Georges? balbutia celle-ci frissonnante et rejetant +son buste en arrière, pour se dérober aux caresses énervantes +de son amant.</p> + +<p>En ce moment, à l'entrée de la grotte, apparut le +masque horriblement moqueur de la sorcière.</p> + +<p>—Le Diable! c'est le Diable! Prends garde, jeune +innocente! Je te le dis: songe au sort de Maharite et à +l'enfer!</p> + +<p>—Va-t'en, chienne! monstre! exécration de la terre! +lui cria Georges, en frappant du pied avec autant de dépit +que de fureur.</p> + +<p>—Vois comme il me traite maintenant! C'est ainsi +qu'il te traitera bientôt! et ce sera tant mieux! menaça +encore Maharite, qui se sauva, en poussant un grand +éclat de rire.</p> + +<p>—Cette pauvre misérable a perdu la raison, reprit +Georges, d'une voix qui voulait être badine. Mais, ajouta-t-il +avec empressement, viens, viens, ma fiancée, +l'autel nous attend.</p> + +<p>—L'autel? Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Quoi! vous n'avez pas compris? Cette robe, cet +anneau, ce voile, ne vous ont-ils pas prévenue...?</p> + +<p>—Mais, en vérité, je ne sais...</p> + +<p>Le jeune homme fît un geste d'humeur.</p> + +<p>—N'était-il donc point convenu que nous nous marierions +aussitôt que votre tuteur serait parti? dit-il avec +amertume. Ne m'aviez-vous pas promis que, le soir de ce +jour, vous vous échapperiez pour venir, avec moi, à l'île +de Césembre, où un bon cordelier nous unirait? Vous +avez la mémoire bien courte, Constance! Pourtant, j'ai +tenu ma parole, moi. Après vous avoir fait enlever, hier +par mes gens, suivant votre désir, afin de n'être pas +fiancée à un homme que vous détestez, j'ai eu le courage, +et c'en a été un bien grand, croyez-le, de ne point, parce +que vous l'avez voulu, troubler votre solitude dans cette +maison abandonnée, où... Mais je m'en veux de ces reproches; +pardonnez-les, pardonnez-moi, amie... C'est +l'excès de mon attachement pour toi qui me rend jaloux, +disputeur... tu m'excuses, n'est-ce pas?... Je me sentais +si malheureux, si désespéré, tandis que tu étais à bord +de ce navire... près de mon rival... J'appréhendais tant +que Cartier n'eût encore la fantaisie de faire célébrer vos +fiançailles par quelque chapelain... Il n'en a rien été... +Oh! je le sais... Je m'étais transporté sur cette île pour +épier... Ah! tu es bonne! et tu m'aimes, n'est-ce pas, +Constance?... Mais parle donc! Serais-tu fâchée contre +moi? Quel motif!... Si la Providence ne m'avait conduit +ici, tu périssais... Oh! rien qu'à cette idée, je me sens +glacé... Dis un mot... un seul qui me rassure... Qu'as-tu? +Cette toilette, que j'avais fait disposer, à l'avance, +ne te plairait-elle pas?... Est-ce que tu es indisposée +contre moi?...</p> + +<p>Georges avait prononcé ces mots de ce ton mouillé, +insinuant, qui caractérise les ardeurs de la passion et +pénètre, bon gré mal gré, le coeur de ceux qui l'ont +allumée. Aussi, comme à un divin nectar. Constance +s'enivrait-elle «aux paroles du séduisant jeune homme, +aux magnétiques effluves de son amour. Les doutes, les +craintes qui s'étaient élevés dans son esprit, se fondaient +ainsi que les brumes du matin sous un rayon de soleil, +et, palpitante, ravie, elle dit, en enveloppant Georges +dans un regard voluptueux:</p> + +<p>—Quoi, doux ami, ce vêtement...</p> + +<p>—C'est ton vêtement nuptial, que j'avais fait faire et +apporter ici où tu l'aurais mis, avant de nous rendre à +Césembre, s'écria-t-il, en enlevant la jeune fille de terre +et la pressant avec frénésie contre sa poitrine.</p> + +<p>—Laissez-moi! oh! laisse-moi! disait-elle éperdue, +abandonnant sa tête alanguie sur l'épaule de son amant.</p> + +<p>Et lui:</p> + +<p>—La tempête s'apaise; le vent a cessé de gronder; +les flots rentrent dans leurs abîmes. Viens, viens, mon +ange, mon idole, viens, sautons dans ma barque; rendons-nous +à Césembre et soyons unis, heureux pour +toujours!</p> + +<p>Georges se précipitait, avec son précieux fardeau, hors +de la grotte, lorsque le crépitement d'une vive arquebusade +se fit entendre, à quelques pieds au-dessus d'eux, +sur le plateau de la Conchée.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE V.</h3> + +<h3>GEORGES DE MAISONNEUVE.</h3> + + +<p>De tout temps, la Bretagne a été remarquée pour sa +fidélité au culte des pratiques dévotieuses. Mais, souvent +aussi, elle s'est distinguée par les troubles déplorables +qui ont pris naissance dans son sein et jeté le discrédit +sur ses habitants. Le brigandage lui-même y a, plus +d'une fois, usurpé le droit de cité et commis des excès +heureusement ignorés ailleurs. Sans redire les abominations +de Gilles de Laval, maréchal de Retz (1440), +non plus que les atrocités de Fontenelle, cent cinquante +ans plus tard, ou, de nos jours, les horreurs de la chouannerie, +il serait facile de montrer que, fréquemment, la +Bretagne fut ravagée par des bandes de scélérats, agissant +tantôt sous la bannière de la religion, tantôt sous +l'étendard de la politique.</p> + +<p>Nombreuses, terribles apparurent ces bandes vers le +milieu du seizième siècle. Depuis là mort de la «bonne» +duchesse Anne, celle que Louis XII appelait sa <i>Brette +moult amée</i>, la province était en proie au fléau des guerres +intestines. Et quelles guerres! Sous prétexte de reconnaître +ou de ne pas reconnaître la souveraineté de la +France, les grands seigneurs se livraient d'évêché à +évêché, de ville à ville, de château à château à des luttes +acharnées qui répandaient la ruine et le deuil dans toute +la péninsule; luttes, ai-je dit, massacres, bien mieux +j'aurais pu écrire. Car ils sont farouches, ils sont sauvages, +quand la passion les enflamme, nos Bretons! Dans +leurs rixes, dans leurs jeux, gare au <i>Pen-Bas!</i> cette arme +nationale autrement redoutable que le sabre, la baïonnette +ou même la crosse de fusil! Je vous laisse à penser +s'il eut un rôle capital à cette époque de discorde. Le +sang coula à torrents, et, sur les monceaux de cadavres +entassés par le fanatisme, dans toute la vieille Armorique, +on vit germer des hordes de bandits qui, prenant +diverses dénominations, plus effroyables les unes que +les autres, achevèrent de saccager le pays, d'y répandre +la terreur avec la désolation.</p> + +<p>Ces malfaiteurs étaient connus du peuple sous le nom +générique de <i>Soudards</i>. Mais chaque troupe avait, en +outre, sa désignation particulière. C'est ainsi que l'une +d'elles, dont nous allons nous occuper, s'intitulait fièrement +<i>les Tondeux</i>, et tâchait de justifier sa sinistre +appellation par tous les excès imaginables, perpétrés +sur ceux qui tombaient entre ses mains, mais les riches, +les nobles et les prêtres principalement.</p> + +<p>Après avoir semé la dévastation dans la Cornouaille +et le pays de Tréguier, les Tondeux avaient pris, en +1533, Saint-Malo et ses environs pour théâtre de leurs +odieux exploits.</p> + +<p>Redoutés, mystérieux, les Tondeurs obéissaient à un +chef plus redouté, plus mystérieux encore. Personne ne le +connaissait, mais tout le monde l'avait vu, ou le prétendait. +Seulement, pour les uns c'était un géant, Magog; +pour les autres un nain, un Poulpiquet; pour tous c'était +un fils de Satan, sinon Satan lui-même. Pour tous? Non. +Il y avait les sages, les esprits forts qui ne voulaient +voir en lui qu'un possédé du démon. Sur le nombre et +l'énormité de ses crimes, l'accord d'ailleurs était parfait. +Aucune monstruosité dont il ne se fût rendu coupable. +Il exerçait sur les femmes une fascination irrésistible; +il était maître absolu des hommes. On le trouvait en +vingt places différentes à la même heure, et nulle part. +Ce don d'ubiquité il l'avait communiqué à ses gens. Vous +pouviez être sûrs de les rencontrer là où vous ne les +attendiez pas; et là où vous les cherchiez, ils n'étaient +jamais. Des personnes qui se croyaient bien informées +leur donnaient pour repaire les roches escarpées de la +pointe de la Varde, à quelques milles est de Saint-Malo; +mais des personnes, non moins bien informées, les logeaient +dans les roches également escarpées de la pointe +du Décollé, à l'ouest. S'il en était qui plaçaient leur retraite +à l'anse de la Garde Guérin, il en était aussi qui +la voulaient à l'anse du Val. Tout cela, supposition, +simple conjecture, histoire de jaser. Les seuls faits +certains, trop positifs, malheureusement, c'était l'existence +des Tondeurs et leur présence dans l'évêché de Saint-Malo.</p> + +<p>A la ville, comme à la campagne, l'on n'entendait parler +que de robberies, pilleries, incendies, rapts, meurtres, +viols. Aux Tondeurs rien n'était sacré. Ils dévalisaient +les couvents, les églises, comme les maisons bourgeoises +et les châteaux; ils détroussaient un opulent abbé sans +plus de scrupules qu'un riche baron. Les sacrilèges +n'avaient-ils pas poussé l'audace jusqu'à arrêter Sa Grandeur +Monseigneur de Saint-Malo, revenant du dernier +Chapitre qui s'était tenu à Rennes!</p> + +<p>A leur poursuite, on dépêcha une grosse troupe de +gens d'armes. Mais où les prendre? où les atteindre? +Disparus, invisibles. La garde de la ville fut doublée, la +consigne observée avec la dernière rigueur. Cela inutilement. +Au dedans, comme au dehors des murs, les Tondeurs +n'en continuaient pas moins leur tonte.</p> + +<p>Malgré la vieille réputation de ses sentinelles canines, +le havre de Saint-Malo perdit toute sécurité. Ou les +trente-quatre dogues qui, de jour, couchaient au Chenil +de la Hollande, et, de nuit, avaient charge de protéger +les navires contre les tentatives des voleurs, jouissaient +d'un renom usurpé, où ils subissaient, eux aussi, le charme +dont les Tondeurs disposaient pour dompter les humains. +Depuis quelques mois, dans le port, ne mouillaient guère +de navires qui échappassent à une agression nocturne +et ne fussent mis à rançon.</p> + +<p>Comment donc, par où les brigands pouvaient-ils entrer +clandestinement, en bandes, souvent nombreuses, dans +la ville et en sortir? Elle n'avait alors que trois portes, +pourtant la ville—la Grande-Porte, la porte de Dinan, +la porte de Bon-Secours,—et une poterne devant la +Digue, par laquelle on communiquait avec Saint-Servan. +Quant à la porte actuelle, Saint-Vincent, elle ne fut +ouverte que plus tard. A cette époque, la muraille d'enceinte +se prolongeait jusqu'au pont-levis du château, dont +la mer baignait, de toutes parts, les fortes murailles.</p> + +<p>Où donc, comment, on se le répétait, les Tondeurs +pouvaient-ils envahir et quitter Saint-Malo, à leur bon +plaisir?</p> + +<p>Possédaient-ils des ailes? Peut-être le diable leur en +avait prêté. Il est si pervers!</p> + +<p>—Ah! l'incrédulité a beau dire, compère, si les +scélérats n'étaient assistés de Belphégor...</p> + +<p>—Belphégor! Belphégor! que parlez-vous de Belphégor, +mon voisin? C'est Lucifer en personne qui leur +commande. Ne vous souvient-il pas que je l'ai vu, avec +le vieux Jean Morbihan, moi! C'était la nuit de la Sainte-Catherine +passée, oh! j'ai la mémoire bonne, allez! +Nous venions de souper, avec mes filles et le père Jean, +chez mon gendre Jalobert. Tout à coup, en passant +près du couvent des pieuses filles du Calvaire, j'entendis +des cris perçants, puis des flammes brillèrent devant +moi. C'étaient ces infâmes Soudards qui avaient mis le +feu au couvent, et violentaient les vierges du Seigneur... +Ah! ne me rappelez pas cette nuit, cette affreuse nuit, +voisin!... Et leur chef, le chef des bandits, mais je le +vois encore, avec son chapeau noir et sa plume noire!... +Il était grand, voisin, plus grand que la croix du clocher +de Saint-Aaron...</p> + +<p>—Bien à l'encontre, compère, l'on m'avait assuré que +sa taille ne dépassait pas celle d'un <i>teus</i> <a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13: </b><a href="#footnotetag13">(retour) </a><p>Pour dus, gnome.</p></blockquote> + +<p>—Raison de plus pour que ce soit Satan lui-même! +N'a-t-il pas le pouvoir de prendre toutes les formes? +Ah! mon voisin, mon voisin; depuis lors, mes filles en +rêvent; elles osent me soutenir que c'est un galant cavalier... +dans leurs rêves, entendons-nous.</p> + +<p>—Voire, compère, c'est ce que déclare ma femme. +Et, je vous le confesse, à l'oreille, je l'ai entendue, oui, +ma femme Brigitte, l'appeler tout haut, alors qu'elle +était couchée à mon côté!</p> + +<p>Ces quelques mots de conversation résument les entretiens +auxquels se livraient, à peu près soir et matin, les +bons négociants de Saint-Malo, sous l'auvent des boutiques. +Jugez par là du grossissement que les commères +devaient donner aux objets de leurs transes. Les Tondeurs +n'en prenaient pas plus soin, cela se comprend aisément, +que des mesures de vigilance multipliées contre eux.</p> + +<p>Mais ce que l'on ignorait à Saint-Malo, ce que l'on sut +plus tard, trop tard, c'est que les brigands s'introduisaient +dans la ville et s'en échappaient, à leur gré, par +un égout. Cet égout débouchait dans la mer au nord-est. +Là, une forte grille défendait son entrée.</p> + +<p>Cette grille, aux barreaux très-épais, aux mailles serrées, +paraissait scellée à demeure. Mais, en l'examinant +de près, un observateur attentif eût fini par découvrir, +dans la frette, un trou de serrure. La grille était une +porte. La porte ouverte, vous vous trouviez dans un couloir +ténébreux, visqueux, tapissé de conferves, rempli +d'exhalaisons salines. Le flot le balayait, à haute marée. +Après quelques pas dans la galerie souterraine, on +se heurtait à une nouvelle porte. De fer plein celle-ci.</p> + +<p>Seulement, elle ne joignait pas le sol, par en bas. Un +espace d'un demi-pied environ permettait aux eaux de +s'écouler, et empêchait qu'elle ne fût enfoncée quand la +vague faisait effort à l'extérieur.</p> + +<p>Supposez l'obstacle franchi et avancez d'une cinquantaine +de toises. Vous rencontrerez une troisième grille, +semblable à la première, puis un escalier. Et cet escalier, +de vingt-cinq marches, vous conduira, en montant, +à un regard. Le regard s'ouvre, comme le reste. Vous +voici dans une petite pièce circulaire, éclairée parcimonieusement +par un soupirail grillagé, la base d'une tour, +suivant toutes probabilités.</p> + +<p>C'est une tour, en effet. Elle existe encore, dans un +état de réparation passable. On la peut voir et visiter, en la +cour la Houssaye, où elle flanque tristement une grande +et vieille maison, à quatre étages, aussi, mélancolique +qu'elle, dans cette cour étroite, sombre, humide, que les +rayons du soleil doivent n'échauffer jamais. Été comme +hiver, il y fait froid au corps; il y fait aussi froid à l'âme, +en toutes saisons.</p> + +<p>La tour, cependant, ne manque pas d'une certaine +légèreté. Elle a même des prétentions à l'élégance. On +y remarque quelques traces de sculptures, d'assez bon +goût. Mais bien que couronnée par un simulacre de +mâchicoulis, bien qu'hexagone à son quatrième étage, +ronde ensuite jusqu'à ses fondements, ce qui lui prête +une figure originale, les galets bruts dont elle est bâtie la +revêtent d'une physionomie maussade, presque lugubre.</p> + +<p>Rares, au surplus, étroites comme des lucarnes, sont +les fenêtres.</p> + +<p>Au pied de l'édifice, et à son angle de mitoyenneté +avec la maison, il y avait une porte basse, cintrée, qui +se fermait au moyen d'un lourd battant, garni de plaques +et de bandes de fer. Bouchée aujourd'hui, cette +porte restait ordinairement close. La tour semblait abandonnée. +Mais de la maison attenante on y communiquait +par un panneau secret. Cette maison n'est plus maintenant +telle qu'elle était alors.</p> + +<p>Point d'habitants au rez-de-chaussée. Prudemment +munies de barreaux, les fenêtres étaient encore fermées +par des volets intérieurs. Au premier étage, de vastes +salles, parfois brillamment éclairées, et ou les accords +du <i>biniou</i> se mêlaient au bruissement des baisers, aux +éclats de rire, au choc des verres. Souvent aussi ces +salles étaient muettes. Des semaines entières se passaient +sans qu'un hôte y parût.</p> + +<p>Tour et maison appartenaient, en 1534, à un charmant +jeune homme, qui signait Georges de Maisonneuve. +De quelle noble famille descendait-il, d'où venait-il? +Problème. Georges était un joyeux compagnon, +brave, hardi, robuste, riche, généreux. En fallait-il davantage +pour lui assurer des succès dans le monde? Son +extrait de naissance, qui se fut avisé de le lui demander? +Il était Georges de Maisonneuve, bien vu, bien fêté, +adoré des mamans, caressé des papas, guigné par les +filles, chéri par les fils et par les frères. Ces témoignages +de la considération publique valaient tous les titres. Au +moyen de quel talisman les avait-il gagnés? Secret facile +à pénétrer. Georges était brave, complaisant, séduisant, +nous l'avons dit: il avait de l'or; il le prodiguait à +pleines mains, depuis une année qu'il résidait à Saint-Malo, +voilà le mot de l'énigme. Il se disait natif de +l'Écosse, où s'était établie, au commencement du siècle +sa famille, d'origine française, et où il possédait de +grands biens. On l'avait généralement cru sur parole. +Georges de Maisonneuve était, au reste, servi par des +domestiques modèles, contre la fidélité desquels venaient +échouer toutes les inquisitions de la curiosité ou du +mauvais vouloir. Aux questions des indiscrets, ils répondaient +avec la plus grande politesse, mais aussi avec +la plus grande habileté et de façon à dérouter les conjectures. +Aux insinuations des malveillants, ils haussaient +les épaules ou faisaient adroitement l'éloge de +leur maître.</p> + +<p>Qu'il fût bon gentilhomme, de vieille souche ou n'en +eût que l'habit et le masque, Georges de Maisonneuve +s'acquittait fort bien de son emploi.</p> + +<p>Constance et lui se rencontrèrent. Ils eurent désir l'un +de l'autre. Chez la jeune fille, ce fut moins de l'amour +peut-être qu'un vif sentiment, une attraction de sympathie. +Chez lui, le vainqueur, le blasé, ce fut le besoin +d'une sensation nouvelle, mêlé à je ne sais quel entraînement +magnétique vers la mignonne et frêle créature.</p> + +<p>Si Constance l'eût aimé de cet amour, tout flammes, +tout brûlant, dont son coeur était le foyer, nul doute +qu'elle ne se fût, sans qu'un voile de pudeur gazât son +front, donnée à lui. Entre la contrainte et la satisfaction +d'un appétit, Constance n'eût pas balancé. Le devoir lui +était inconnu. Mais telle n'était pas la nature de son penchant +pour Georges de Maisonneuve. Elle se plaisait +dans sa présence, avait joie à ses flatteries, à ses caresses; +et, s'ignorant elle-même, elle se disait: «Je +l'aime; je n'aurai d'autre époux que lui.» C'était, d'ail leurs, +sa première inclination. Constance n'avait jamais +analysé ses impressions. Les ardeurs de son esprit, la +vivacité de ses sens, elle les soupçonnait à peine.</p> + +<p>Quant à Georges, bien plus que celle de l'âme, il recherchait +la possession du corps. Quoique mentalement +séduite, la jeune fille fit résistance. Il s'irrita, il s'emporta, +et n'obtint pas davantage. Le mariage fut proposé. +Mariage secret, cela va sans dire. «Demandez ma +main à mon tuteur,» répondait Constance.—«Et ma +famille qui est noble, hélas! et ma famille qui est puissamment +riche!» objectait Georges.—«Attendez alors +que maître Jacques ait repris la mer.»—«Pourquoi +attendre? Ne veut-on pas vous fiancer avant son départ?»—«On +ne me fiancera pas, je vous le promets; +et le soir du jour où Cartier aura levé l'ancre, +je jure de vous suivre à l'autel.»</p> + +<p>On sait que Constance tint parole. Pour échapper aux +fiançailles et s'épargner, en même temps, un refus dont +la perspective ne laissait pas de la contrarier, à cause du +trouble, des questions, des observations, des reproches +que provoquerait ce refus, elle concerta avec Georges +un enlèvement, qui réussit à leurs souhaits, comme nous +l'avons vu.</p> + +<p>N'eût été le déchaînement subit du kirk et le naufrage +de Constance, ils se seraient mariés dans la nuit qui suivit +le départ de Jacques Cartier. Tout avait été préparé +à cet effet. Gagné par les largesses de Maisonneuve, un +cordelier, du monastère établi, en 1469, dans l'île de +Césembre, avait promis sa bénédiction. Mais le hasard, +l'éternel faiseur et défaiseur de projets, en disposa autrement, +au moment même où Georges croyait pouvoir se +féliciter du concours inattendu qu'il venait de lui offrir.</p> + +<p>Lorsque le bruit de la mousqueterie se fit entendre +sur la Grande-Conchée, Georges de Maisonneuve allait +sauter dans un bateau amarré à l'est de l'écueil, entre +deux roches.</p> + +<p>—Qu'est cela, mon doux? fit Constance redevenue +craintive; qu'y a...</p> + +<p>Le reste de la phrase expira sur ses lèvres; et elle +roula sur la grève près de Georges, qui tombait, frappé, +comme elle, d'une balle égarée..</p> + +<p>La jeune fille avait perdu connaissance.</p> + +<p>Quand elle recouvra la raison, Constance était couchée +en sa chambre de la maison de Cartier. On lui +apprit qu'elle avait été blessée involontairement, dans +une rencontre qui avait eu lieu sur la Grande-Conchée, +entre des soldats de la garde de Saint-Malo et des pirates +qu'on supposait être les Tondeux. Constance trembla en +Songeant à Georges.</p> + +<p>Un mot la rassura.</p> + +<p>—Si c'étaient les Tondeux, on n'a pu en prendre aucun, +ajouta dame Catherine qui lui donnait ces explications. +Heureusement, ma chère fille, que les gardes sont +arrivés à temps pour te délivrer; sans eux, Jésus-Sauveur! +quel sort...</p> + +<p>La pudibonde dame Catherine s'arrêta, honteuse d'en +avoir trop dit.</p> + +<p>—Aussitôt que tu seras relevée, mon enfant, continua-t-elle +après une pause, nous irons rendre nos actions de +grâces à Saint-Malo-du-Laurier; car c'est miracle +que tu aies échappé à la tempête, puis aux brigands, +puis à la mousqueterie de nos gardes.</p> + +<p>—Mais quels gardes? interrogea Constance.</p> + +<p>—Les gardes de la ville. Ils surveillaient, depuis plusieurs +jours, paraît-il, les allées et venues de gens suspects, +parmi lesquels se trouve, assure-t-on, un prétendu +seigneur...</p> + +<p>—Le sire de Maisonneuve, n'est-ce pas? interrompit +Constance d'un ton calme.</p> + +<p>—Lui-même, ma fille. Il n'était point avec eux, sans +doute?</p> + +<p>Et dame Catherine jetait sur Constance un coup d'oeil +timide.</p> + +<p>—Avec eux? où? fit celle-ci d'un air étonné.</p> + +<p>—Mais, sur la roche?</p> + +<p>—Je ne l'ai point vu. Du reste, je le connais à peine. +En abordant à l'écueil, j'ai trouvé la <i>cacou</i> <a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>, qui m'a +réchauffée et prêté des vêtements.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14: </b><a href="#footnotetag14">(retour) </a><p>En Bretagne, l'on donnait ce nom aux juifs, aux +excommuniés, aux parias de la société.</p></blockquote> + +<p>—Pauvre malheureuse! Il faudra la récompenser. +C'est déplorable qu'elle soit <i>possédée</i>; n'était cela, nous +la prendrions à la maison...</p> + +<p>—Ah! gémit Constance, je sens une douleur au +côté...</p> + +<p>—C'est là que tu as été blessée, mon enfant. On t'a +rapportée demi-morte. Par bonheur, un des gardes te +connaissait... Mais, pendant plus d'un mois, tu as eu la +fièvre chaude... La sage-femme n'osait répondre de tes +jours... Et tu divaguais, mon enfant; tu divaguais!... +Tu croyais voir le sire de Maisonneuve, tu l'appelais, +ajouta-t-elle en rougissant...</p> + +<p>—Vraiment! proféra la jeune fille du ton le plus innocent.</p> + +<p>—C'est pourquoi, reprit Catherine, j'avais imaginé +qu'il était avec les Soudards et qu'il t'avait arrachée à +l'abîme...</p> + +<p>—Quelle idée! fit Constance avec un geste de négation.</p> + +<p>—Ah! chère fille, continua la, bonne dame, en l'embrassant +tendrement, te voici rendue à toi, c'est l'essentiel. +Béni soit le saint nom de ma bienheureuse patronne +qui a exaucé mes voeux!...</p> + +<p>—Mais toi, mère, comment es-tu sortie de la tourmente? +demanda enfin Constance.</p> + +<p>Moi, répondit-elle simplement, je dois la vie au +Seigneur tout-puissant, à Colas, l'un de nos mariniers, +qui m'a transportée sur l'île de Césembre, où les pères +cordeliers nous ont donné tous les secours possibles.</p> + +<p>—Quoi! vous avez été poussés sur Césembre, à près +d'un mille de l'endroit où nous avions naufragé? dit +Constance, souriant à la pensée que, sans l'attaque des +gardes, dame Catherine aurait pu être témoin de son +mariage avec Georges.</p> + +<p>—Allons! assez, mon enfant! c'est trop causer, reprit +la femme de Cartier, en bordant le lit; dors... On +m'a recommandé pour toi le silence et le repos. Un +autre jour nous nous conterons, par le menu, de quelle +manière, avec l'aide de Dieu, nous avons été préservées +de la mort.</p> + +<p>La convalescence de la jeune fille commençait, car sa +blessure, peu profonde, avait eu des suites moins sérieuses +que la congestion cérébrale, déterminée en partie +par la soudaineté et la violence des émotions qu'elle +avait éprouvées. Mais d'abondantes saignées l'avaient +fort affaiblie. Quatre mois après l'accident, elle ne pouvait +encore sortir de sa chambre.</p> + +<p>Loin d'altérer le sentiment qu'elle nourrissait pour +Georges de Maisonneuve, le sombre mystère planant sur +sa tête avait doublé l'intérêt que lui portait Constance. +Ce mystère formait auréole au front du jeune homme. +Elle s'irritait d'être confinée à la maison. Elle voulait le +voir. Sa volonté était un ordre impérieux. En cachette, +Manon, la vieille nourrice, se chargea de la commission.</p> + +<p>Et, le 4 septembre suivant, entre dix et onze heures +du soir, par de profondes ténèbres, Constance, sa lumière +éteinte, attachait au pilastre perpendiculaire qui +séparait en deux compartiments la fenêtre de sa chambre, +une échelle de soie.</p> + +<p>La chambre était au premier étage; la fenêtre donnait +sur la petite place, devant la douve du château.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE VI.</h3> + +<h3>LE TÊTE-A-TÊTE.</h3> + + +<p>L'air était calme. Il faisait une chaleur lourde, énervante. +Point d'étoiles au ciel. Un manteau d'ébène. Quelques +lueurs de phares, du côté de l'église Saint-Aaron +et au donjon du château, seules, trouaient la nuit. Leur +flamme vive, mais nette, sans épanouissement, la rendait +plus noire encore.</p> + +<p>Au pied des fortifications, la mer gémissait son long +et solennel gémissement, que venait parfois déchirer +une dissonance lugubre. C'était l'aboiement si lamentable +d'un chien enfermé dans une cour. Paisible, d'ailleurs, +paraissait la ville. Le sommeil y avait suspendu +les agitations du jour.</p> + +<p>Constance s'accouda à l'appui de la fenêtre, et, attentive, +écouta. Bientôt, un pas furtif, imperceptible à tout +autre qu'à une oreille aiguisée par l'amour, se fit entendre +près de Saint-Thomas. Le coeur de Constance +battit plus fort. Ses yeux se fixèrent dans la direction du +son et fouillèrent l'ombre.</p> + +<p>Une forme flottante s'estompe dans les ténèbres. Elle +en brise l'unité. Elle s'avance. Elle est silhouette. Constance +respire à peine. Sa main se pose sur son sein pour +en comprimer les battements.</p> + +<p>La silhouette s'arrête sous la fenêtre. Aussi légère que +le frou-frou d'une aile d'oiseau, une tousserie part d'en-bas. +Semblable note lui répond d'en haut. Ces signaux +ont confirmé la divination de deux âmes. Constance est +dans les bras de Georges.</p> + +<p>Les questions jaillissent, se pressent, se multiplient +encore, se contredisent, à travers l'effeuillement de mille +baisers.</p> + +<p>—Pas si haut! pas si haut, Georges! Ma mère repose +dans la pièce voisine... dit tout à coup la jeune fille.</p> + +<p>—Que m'importe! Enfin! je te retrouve! Ah! si tu +savais! si tu savais. Constance! Mais oublions cela... +oui, oublions, n'est-ce pas?... Oublions les heures mauvaises... +Mais on dirait que tu as peur de moi... Pourquoi +t'éloigner ainsi... Méchante!...</p> + +<p>—Asseyez-vous, Georges, balbutia-t-elle, troublée, +palpitante, et, en se dérobant à ces dangereuses ivresses; +asseyez-vous, mon bien-aimé... Je vous en prie... Voudriez-vous +me faire de la peine? Je suis souffrante, +très-souffrante encore... ne l'oubliez pas. Sans cela, je +ne vous eusse point fait venir ici...</p> + +<p>—Oh! Constance...</p> + +<p>—De grâce, laissez-moi parler! Ah! vous êtes gentil! +vous voici assis!</p> + +<p>—Eh bien! approche, approche tout près... et je t'écouterai...</p> + +<p>—Non, messire, non. Je vais me placer vis à vis de +vous, à la fenêtre...</p> + +<p>Alors, je m'établis à tes pieds...</p> + +<p>—Non...</p> + +<p>—Je proteste, commença le jeune homme en faisant +un mouvement vers Constance...</p> + +<p>—Ah! dit celle-ci mélancoliquement, vous avez envie +de m'affliger. Faut-il que déjà j'aie à me repentir de ma +confiance en vous?</p> + +<p>—Je jure...</p> + +<p>—Asseyez-vous, je le répète, messire Georges, ou je +vous quitte...</p> + +<p>—Que votre volonté soit faite! fit-il d'un ton piqué.</p> + +<p>Cependant il obéit. Mais si la chambre eût été éclairée, +on eût pu voir Un sourire ironique plisser le coin de sa +bouche.</p> + +<p>—Ah! vous êtes bon; je vous aime ainsi! reprit +Constance d'une voix pénétrée.</p> + +<p>En prononçant ces mots, elle lui tendit une main, que +Georges s'empressa de porter à ses lèvres.</p> + +<p>Leurs yeux s'habituaient à l'obscurité. Si les traits du +visage leur échappaient, le miroitement de la fenêtre +permettait au moins de distinguer les gestes.</p> + +<p>—Que de choses j'ai à vous dire, mon doux! continua +Constance. Mais, d'abord, répondez franchement à +mes demandes. Le voulez-vous?</p> + +<p>—C'est donc bien grave! dit-il en badinant.</p> + +<p>—Vous en pourrez juger, repartit la jeune fille avec +un accent sérieux.</p> + +<p>Puis, elle voulut retirer sa main. Mais, suivant, la coutume +des Bretons amoureux, Georges de Maisonneuve +saisit le petit doigt de cette main avec le sien, et lui en +fit un anneau.</p> + +<p>Constance poursuivit:</p> + +<p>—Vous m'avez écrit que, grièvement blessé, en +même temps que moi, vous étiez resté près de quatre +mois alité. Mais vous avez oublié de me dire deux +choses, Georges: pourquoi l'attaque, et comment vous +avez échappé aux assaillants?</p> + +<p>En posant ces points d'interrogation, la voix de la +jeune fille ne tremblait pas. Elle était nette; précise, +scandée presque. Et, dans la pénombre, les regards de +Constance cherchaient avidement ceux de Georges.</p> + +<p>—L'attaque, répondit-il, avec hésitation, mais ne +vous l'ai-je pas dit? Ne vous a-t-on pas conté que les +gardes de la ville?...</p> + +<p>—Ils guettaient les Tondeurs; je sais!</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien, dit-elle hardiment, vous êtes leur chef!</p> + +<p>—Moi!</p> + +<p>—Ne niez pas, Georges. Je suis certaine de ce que +j'avance. Vous êtes le chef des Tondeurs, de ces brigands...</p> + +<p>—Mais, Constance...</p> + +<p>—Rassurez-vous, je ne vous en aime pas moins. Qui +sait? ajouta-t-elle d'un ton rêveur, peut-être vous en +aimé-je plus!</p> + +<p>—Quoi! il serait vrai! s'écria le jeune homme, en se +glissant à ses genoux.</p> + +<p>Tendrement, Constance lui prit la tête entre ses mains, +et lui mit un baiser au front.</p> + +<p>Sous cette caresse, Georges frissonna. Il se retourna +à demi. Ses bras amoureux s'ouvrirent pour nouer une +ceinture à la taille de la jeune fille. Mais d'un bond de +panthère, évitant son étreinte, elle fut dans les ténèbres +qui envahissaient le reste de la chambre.</p> + +<p>Enflammé par les désirs, il fit mine de la suivre.</p> + +<p>—Arrêtez, Georges! arrêtez! commanda impérieusement +Constance.</p> + +<p>Puis, d'une voix radoucie:</p> + +<p>—Ne m'avez-vous pas promis d'avoir des égards pour +ma faiblesse? Je vous en conjure, retournez à votre +place, et laissez-moi achever ce que j'ai à vous dire. Le +veux-tu, ami? Là, soumets-toi à ma volonté, ce soir encore... +Bientôt je serai tienne, ton épouse, ton esclave, +tes ordres seront les miens; je ne penserai, je n'agirai +plus que par toi; mais, à présent, écoute-moi, sans m'interrompre, +jusqu'à la fin.</p> + +<p>Cette prière avait été chantée avec une onctuosité +d'un effet irrésistible. Georges se jeta sur son escabeau; +par un mouvement plein de grâce féline, Constance +s'accroupit à ses pieds.</p> + +<p>Il y eut un moment de silence, troublé seulement par +les battements précipités de leurs coeurs.</p> + +<p>La jeune fille reprit, en inclinant mollement sa tête +sur les genoux du jeune homme:</p> + +<p>—J'avais deviné, Georges, que vous étiez le chef des +Tondeurs. Loin de le trouver mauvais, j'en suis heureuse... +oui, heureuse! Je vous admire et je vous aime, +car j'aime tout ce qui est puissant, tout ce qui est fort, +tout ce qui domine! Fi de ces esprits médiocres qui se +traînent platement dans l'ornière commune! La vie n'est +belle qu'agitée par les grandes émotions. Commander +aux hommes et commander aux circonstances, les +orages, là lutte, voilà mon rêve! C'est ce rêve, ô bien-aimé, +que tu réalises! C'est sa réalisation qui me fait +t'aimer; c'est elle qui m'a entraînée vers toi! C'est elle +qui, jusqu'à mûri dernier souffle, m'attachera à ta fortune! +Oui, fais tout trembler autour de toi; ébranle la +terre et le ciel! Que, semblable à la voix du canon, le +bruit de ton nom sème partout le respect ou l'épouvante, +et mon amour montera à la hauteur de ta renommée!</p> + +<p>Bien des femmes sans doute t'ont déjà comblé de leurs +tendresses! Mais aucune ne t'a aimé comme je t'aime, +comme je ne cesserai de t'aimer. Et fussé-je réservée à +subir le sort de la pauvre Maharite, je me croirais trop +payée d'avoir su un jour, une heure, une minute fixer +tes regards sur moi!</p> + +<p>—Maharite! s'écria Georges, mais qui vous a dit?...</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela te fait? Tu étais libre alors. Elle +a été ta maîtresse, elle ne peut l'être désormais. Je ne +suis pas jalouse, va! car si je l'étais!...</p> + +<p>Et, frémissante d'exaltation, Constance se dressa debout, +comme mue par un ressort.</p> + +<p>—Et si tu étais jalouse? demanda en souriant le +jeune homme, étonné et ravi tout à la fois par cette éruption +de passion farouche.</p> + +<p>—Si j'étais jalouse! repartit lentement la délicate +créature, dont les dents crissèrent; si j'étais jalouse!... +Oh! non, non! non, Georges! ne parle pas de cela!... +N'en parle pas... Non, non...</p> + +<p>Son agitation atteignit tout d'un coup à un tel paroxysme, +que Georges en eut peur.</p> + +<p>—Rassure-toi, dit-il, avec des inflexions caressantes, +rassure-toi, chère adorée, si mon esprit a eu quelques +échappées, jamais mon coeur ne s'est donné qu'à toi, à +toi seule, entends-tu? Il n'a compris l'amour, il ne l'a +senti, qu'en te voyant, en s'animant de ton haleine, en +respirant la vie auprès de toi. Car, moi aussi, je t'aime! +je t'aime d'un amour égal au tien. Et cet amour, il me +maîtrise à ce point que, malgré ses emportements, je +souscris à tous tes vouloirs. Pour t'obéir, j'étouffe ce volcan +qui bout dans mon sein. Pour t'obéir, je me tiens +froidement sur cette escabelle...</p> + +<p>—Écoutez, Georges, interrompit avec vivacité Constance, +qui s'était un peu remise; je veux être votre +femme. Puisque vous y consentez, je la serai. Mais il +faut nous bâter. Dans quelques jours, demain peut-être, +reviendra maître Cartier. Si j'étais assez forte pour +vous accompagner, je vous dirais: Partons sur-le-champ. +Allons à Césembre et qu'un bon père cordelier consacre +notre union. Mais ma santé exige encore une semaine +de repos. Je le sens. Pendant ce temps-là, faites vos +préparatifs, et après, oh! après, avec quelle félicité je +m'abandonnerai à toi, à toi toujours, pour toujours!</p> + +<p>En lui lançant cette exclamation de bonheur, la jeune +fille tendit les bras pour se pendre à son cou; mais +soudain, le tintement d'une clochette, suivi d'un cri +monotone, funèbre comme celui de l'orfraie, l'arrêta +court:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i20"> Réveillez-vous, gens qui dormez,</p> +<p class="i20"> Priez Dieu pour les trépassés!</p> + </div> </div> + +<p>—Bast! c'est le vieux sonneur<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a>! fit Georges, souriant +et profitant de l'émoi de Constance, pour l'attirer +à lui.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15: </b><a href="#footnotetag15">(retour) </a><p>Jusqu'en 1789, il exista, dans plusieurs évêchés de +la Bretagne, des espèces de gardiens chargés de parcourir, à +minuit, les rues des villes, en réclamant des prières pour les +morts. On les appelait sonneurs des âmes.</p></blockquote> + +<p>Fascinée, éperdue, enfiévrée de crainte, d'amour, +Constance cédait.</p> + +<p>De son souffle brûlant, comme une exhalaison de +fournaise, Georges incendiait les dernières résistances +de la jeune fille. Il l'emportait vaincue, anéantie, au +plus profond de l'ombre, quand brusquement une main +sèche, osseuse, crochue comme une griffe, s'implanta +sur son épaule. En même temps, une voix chevrotante +grinçait à son oreille:</p> + +<p>—Halte-là, mon homme! Elle n'est pas encore ta +femme!</p> + +<p>Georges lâcha une interjection de surprise.</p> + +<p>—C'est nourrice Manon; n'ayez crainte, mon doux! +dit Constance, qui glissa comme une couleuvre entre +ses bras, et revint en riant gaiement vers la fenêtre.</p> + +<p>—Quoi! s'écria le jeune homme avec un accent de +dépit, nous avions un témoin?...</p> + +<p>—Oh! soyez tranquille, c'est un témoin aveugle et +sourd: aveugle, puisqu'on ne peut se voir à deux pas +dans cette chambre sans lumière; sourd, car la pauvre +femme n'entendrait pas le canon d'alarme.</p> + +<p>—Ah! Constance, reprit-il, en se rapprochant d'elle, +vous ne m'aimez pas! Vous n'avez pas confiance en moi!</p> + +<p>—Pas confiance! moi qui vous reçois ici... à cette +heure!</p> + +<p>—Oui, mais avec un tiers! au moins, fallait-il me +dire que nous n'étions pas seuls, reprocha-t-il amèrement.</p> + +<p>—Vous êtes injuste, Georges. Pouvais-je faire autrement? +Nourrice couche avec moi dans cette pièce, et +ma mère habite la pièce contiguë depuis le départ de +maître Jacques. On est obligé de traverser sa chambre +pour entrer dans la mienne. Croyez-vous que, sans +cela, j'aurais exposé vos jours en vous faisant passer par +la fenêtre? L'escalier du perron n'était-il pas plus commode +et moins compromettant? Pour ce qui est de la +bonne Manon, sa discrétion devrait vous être connue. +N'est-ce pas elle qui a demandé à être notre intermédiaire? +notre messager? N'est-ce pas elle qui nous a +facilité ce rendez-vous, en m'apportant l'échelle de soie +que vous lui aviez remise? Allons, messire, quittez cette +méchante humeur qui me chagrine et ne vous sied pas!</p> + +<p>Grâce à la mobilité de ses impressions. Constance +avait, en un instant, reconquis l'empire d'elle-même. +Mais ce n'était point là l'affaire de Georges de Maisonneuve! +Le supplice de Tantale exaspérait autant son +organisation qu'il mortifiait son amour-propre. Avoir +difficilement fait naître l'occasion; s'être tour à tour +échauffé le sang et glacé le cerveau; s'être fait de marbre +quand on est de feu; puis avoir eu la possession à sa +merci et la manquer! Georges était dépité, furieux.</p> + +<p>Il se mit à fredonner je ne sais plus quel refrain populaire, +en battant la mesure contre les vitraux de la fenêtre.</p> + +<p>Leste, la jeune fille sauta sur l'escabeau qu'il avait +quitté, et, gentiment, rusée déjà comme une jeune +femme, coulant sa joue satinée contre celle de Georges:</p> + +<p>—Vous m'en voulez donc terriblement, messire!</p> + +<p>Elle savait bien ce qu'elle faisait, la câline. Professeur +à nul autre pareil que l'amour. Par sa vertu, le vieillard +retrouve la jeunesse, le jeune acquiert l'expérience de +la maturité. Finesse, vaillance, beauté, vérité, mais +aussi hypocrisie, lâcheté, laideur, mensonge, il enseigne +tout, il donne toutes les qualités; tous les vices. En +quelques leçons, ses élèves les plus naïfs sont maîtres +passés.</p> + +<p>Un double baiser fut le scel de paix. Mais le charme +était rompu. Une sorte de bise avait, comme un vent +coulis, soufflé sur cette torride atmosphère d'amour. +Vainement, Constance employa-t-elle son arsenal de +minauderies et de cajoleries féminines; vainement, +Georges lui-même essaya-t-il de chasser de son esprit le +ressentiment qui l'assiégeait; leurs efforts, à tous deux, +n'aboutirent qu'à aviver le froid qui s'était élève entre +leurs coeurs.</p> + +<p>Enfin, ayant convenu de se revoir le jeudi de la semaine +suivante, ils se séparèrent; lui sourdement irrité +contre elle; elle, froissée, point satisfaite de lui.</p> + +<p>Sans se servir de l'échelle, que Constance avait retirée +dès qu'il avait été entré dans sa chambre, Georges sauta +par la fenêtre.</p> + +<p>Comme il tombait légèrement à terre, sur les pieds, +des pas résonnèrent près du pont-levis du château. Le +ciel s'était un peu éclairci. Si Georges fût resté là +quelques secondes, il eût pu apercevoir deux hommes qui +s'avançaient sur la petite place et entendre ce juron +énergique:</p> + +<p>—Terr i ben!</p> + +<p>Mais Georges avait aussitôt disparu par une ruelle +qui longeait le rempart.</p> + +<p>Nous avons déjà dit que ces événements se passaient +dans la nuit des 4-5 septembre 1534.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE VII.</h3> + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/01.png"></p> + + + + +<p>En ce temps-là, au coin de la rue des Petits-Degrés et +de la rue des Cordiers, il y avait, à Saint-Malo, une hôtellerie +fort achalandée parmi les «pillottes, maistres, +mariniers et compaignons de nefs.»</p> + +<p>A une tige de fer, établie en potence au-dessus du rez-de-chaussée, +se balançait l'enseigne ci-dessus, conservant +des vestiges d'une enluminure jadis brillante, et +dont les inscriptions, fraîchement refaites, n'avaient pas +effacé tout à fait, sous leur couche de rouge sanglant, +la teinte jaunâtre des lettres qu'elles avaient remplacées.</p> + +<p>La représentation de «Monsieur saint Anthoine,» +placé immédiatement sous l'annonce, pouvait, au besoin, +figurer un moine quelconque. Mais l'esprit le +mieux prévenu eût, avec la meilleure volonté du +monde, hésité à ranger parmi les membres de la race +porcine l'animal dont le saint personnage était flanqué.</p> + +<p>Comme si cette plaque de tôle et ces indications eussent +été insuffisantes pour attirer l'attention publique, +une grosse touffe de gui était encore fixée à l'extrémité +d'une perche horizontale, assujettie elle-même à la poutre +angulaire du pignon.</p> + +<p>La maison avait une seule entrée: cette entrée sur la +rue des Petits-Degrés. Des châssis de toile écrue tamisaient +la lumière à l'intérieur. Car, à cette époque, en +Bretagne, comme dans beaucoup d'autres provinces +françaises, il n'y avait que les habitations des riches et +les monuments religieux ou civils qui se permissent le +luxe des fenêtres à carreaux de verre.</p> + +<p>L'hôtellerie comptait trois étages et un rez-de-chaussée. +Les surplombs des trois étages allaient en augmentant. +De sorte que le troisième touchait presque la façade +de la maison qui lui faisait vis à vis de l'autre côté +de la rue. De sorte encore que, du dernier étage de +l'auberge, on pouvait aisément donner la main à une +personne qui se serait trouvée au dernier étage de cette +maison, laquelle était celle d'un cordier: métier en +mauvaise odeur de réputation dans toute la Bretagne, +exercé le plus souvent alors par les cacoux, c'est-à-dire +les juifs, les excommuniés, les gens mal famés.</p> + +<p>Une halle unique embrassait le rez-de-chaussée. Elle +était vaste, peu close, mais chauffée en toutes saisons +par une cyclopéenne cheminée, aux profondes embrasures, +et au manteau tout enjolivé de dessins faits avec +des oeufs d'oiseaux de mer. Pour meubles, des tables et +des bancs, des bancs et des tables. Le tout grossièrement +équarri, et reposant sur une aire inégale. Bossue +ici, trouée là, formant hauts-fonds, chargée d'immondices, +en dix places, bas-fonds, remplis d'eau graisseuse, +nauséabonde, eu dix autres. J'oubliais l'indispensable +lit-clos contre une paroi de la muraille, le vaisselier +contre une autre, et, pour décors, des courges, des coloquintes +desséchées sur la tablette de la cheminée et le +couronnement du lit. Au plafond de la salle, enfumé +comme celui d'une forge, ne manquaient pas—pantagruéliques +festons,—les brunes flèches de lard, les chapelets +de boudins, saucisses, légumes secs ou poissons +fumés. Devant le feu de lande enfin, de dix heures du +matin à huit heures du soir, tournait sans trêve ni merci +une broche homérique, toujours chargée d'appétissantes +pièces de viande, volaille ou gibier. Je ne parle ni des +coquelles, ni des casseroles, ni des tourtières qui chantaient +sur la braise.</p> + +<p>Telle était, en gros, la salle commune du Cochon à + +<i>Monsieur saint Anthoine</i>, et vraiment une des meilleures +tavernes de toute la Bretagne, au seizième siècle.</p> + +<p>Elle était tenue par le père Clovis, un homme du +<i>pays haut</i>, venu à Saint-Malo, à la suite de François Ier, +en 1518, et qui avait fait fortune en épousant la fille de +l'ancien propriétaire de l'hôtellerie.</p> + +<p>Comme Français, mons Clovis n'était guère aimé. Mais +comme cuisinier, ah! dame, ça changeait! Sur toute la +côte, de Pornic à Mont-Saint-Michel, on le tenait en +haute estime. De même aux îles de la Manche, et dans +les localités du littoral anglais.</p> + +<p>Le 5 septembre 1534, vers sept heures de relevée, le +père Clovis, alors âgé d'une cinquantaine d'années, +trinquait avec quelques habitués, à l'une de ses tables, +en causant du grand événement du jour.</p> + +<p>Il s'agissait de la rentrée, dans le port, des deux navires +partis en avril dernier, sous le commandement de +maître Jacques Cartier, pour un voyage d'exploration +à la «terre neuve.»</p> + +<p>Et les commentaires allaient bon train, je vous promets!</p> + +<p>—Sur ma part du paradis, j'étais certain qu'il +échouerait! dit un gros négociant de la Grand'Rue.</p> + +<p>—Qu'il échouerait! mais il n'a pas du tout échoué, +monsieur Vordec! On assure qu'il a fait une grande découverte, +maître Jacques! et qu'il rapporte, de l'or plein +la cale de ses vaisseaux.</p> + +<p>A ces paroles, un individu vêtu comme un pêcheur, +qui sirotait silencieusement son <i>vin-de-feu</i> en un coin de +la salle, tendit l'oreille.</p> + +<p>—Ta! ta! ta! fit le commerçant avec une moue dédaigneuse.</p> + +<p>—Par Notre-Dame d'Auray! c'est pure vérité, affirma +un autre interlocuteur. Un des mariniers de maître +Cartier m'a montré, ce soir, un lingot d'or....</p> + +<p>—Du cuivre! interrompit le négociant.</p> + +<p>—Je gage une bouteille de vin de Bourgogne que +c'est de l'or!</p> + +<p>—Bravo! appuya l'aubergiste. J'ai justement encore, +dans ma cave, deux ou trois flacons de ce crû de 1520, + que tu connais, Lorimy!</p> + +<p>—Votre vin est trop cher, papa Clovis; parlons plutôt +une double pinte de cervoise, observa le négociant +en hochant la tête.</p> + +<p>—Ça va, tope-là, repartit Lorimy.</p> + +<p>—Le vieux ladre! murmura l'aubergiste, en se levant +pour aller tirer la cervoise.</p> + +<p>—Mais, reprit M. Vordec, où est ce lingot d'or?</p> + +<p>—Oh! bien, soyez tranquille. Tout à l'heure j'irai le +quérir.</p> + +<p>—Après tout, fît le commerçant, quand ce serait de +l'or vrai, qui me prouvera qu'il a été rapporté de là-bas?</p> + +<p>Cette réflexion, assez sensée d'ailleurs, déconcerta +Lorimy.</p> + +<p>—Le journal de bord, de maître Jacques, pourrait +faire foi, insinua un troisième personnage.</p> + +<p>—Peuh! on écrit ce que l'on veut dans un journal +de bord. Le parchemin est bon enfant; il accepte tout ce +qu'on lui donne. Au surplus, en admettant que maître +Cartier ait trouvé quelques pépites aurifères, cela +paiera-t-il les frais de l'expédition? Il est resté près de +cinq mois absent, avec deux navires et soixante hommes +d'équipage. Ça coûte. Les îles que, dit-il, il a explorées, +mais nos nefs les avaient reconnues depuis longtemps! +Ce n'était pas là l'homme pour un pareil +voyage! Ah! si l'on m'en eût confié l'entreprise!... Mais +il a renié sa patrie, lui. Il est l'ami des Français! Chez +lui, on ne parle même plus bas-breton. C'est une indignité. +Mais le bon Dieu le punira comme il mérite. +Déjà sa fille, cette créature sans vergogne, qu'il a ramenée +on ne sait d'où....</p> + +<p>—La Constance! dit Lorimy avec un accent et un +geste de mépris.</p> + +<p>—Oui, cette dévergondée qui porte chaperon de +velours, basquine et cotte de soie, comme une châtelaine, +ni plus ni moins. Et qu'est-ce que c'est, je vous +demande? quelque bâtarde que maître Jacques aura +eue d'une sauvagesse... hé! hé! Je me souviens encore +qu'à ce fameux voyage de 1520, d'où elle est revenue +avec lui, il était resté neuf mois absent... hé; hé!! +neuf mois, vous comprenez!... Cette bonne pâte de Catherine +Desgranches n'y a rien vu...</p> + +<p>—Catherine Desgranches! min Gieu! qui est-ce qui +parle de Catherine Desgranches, la femme à maître +Jacques, da oui? cria à ce moment une rude voix au +bout de la salle.</p> + +<p>Chacun leva les yeux dans la direction du son, et +cette exclamation sortit de toutes les bouches:</p> + +<p>—Le père Jean!</p> + +<p>—Jean Morbihan, en chair et en os, da oui; joie et +prospérité à tout le monde, dit le vieux timonier, qui +venait d'entrer dans la halle.</p> + +<p>—Vous arrivez comme marée en carême, père Jean, +reprit Lorimy, en lui montrant une place vide, à côté +de lui, sur le banc. M. Vordec et moi nous avons engagé +un pari. Vous pouvez le décider et vous nous +aiderez à consommer l'enjeu. En attendant, lestez-vous +d'un coup de cidre nouveau.</p> + +<p>Disant cela, il lui présenta le pichet de faïence coloriée +dont il se servait lui-même.</p> + +<p>Le marin avala une longue gorgée et fit claquer sa +langue contre son palais.</p> + +<p>—Très-bien! très-bien; dit-il; ça vous fait un velours +sur l'estomac. Maintenant, qu'y a-t-il pour vous +obliger, mes gens?</p> + +<p>—C'est M. Vordec qui me soutient que vous n'avez +pas trouvé de l'or, dans votre navigation, répondit +Lorimy.</p> + +<p>—De l'or! repartit Morbihan, nous en avons tant et +plus. A preuve!</p> + +<p>Et il tira de sa poche un caillou tout rayé de paillettes, +qui brillèrent comme des étincelles de feu, dans la +demi-obscurité de la salle.</p> + +<p>Le buveur solitaire prêtait la plus vive attention à +cette scène.</p> + +<p>Au même instant, le tavernier remonta de sa cave.</p> + +<p>—Par la croix du Dieu vivant! je suis heureux de +vous voir, compère Jean, dit-il en tendant sa main au +timonier.</p> + +<p>—Et moi, grommela celui-ci, je suis marri contre +vous, Clovis, mon homme. Vous avez fait repeindre, +en français, m'a-t-on dit, les écritures de votre enseigne. +Ça ne me va pas! Parce que vous êtes du pays haut ce +n'est pas une raison pour tâcher de nous imposer votre +grimoire, et votre jargon, non da!</p> + +<p>—Et vous refusez de me donner la main, compère +Jean? dit le cabaretier, en plaçant un broc d'étain sur +la table.</p> + +<p>—Min Gieu, vous le mériteriez, Clovis!</p> + +<p>—Vous ne savez pas qu'une ordonnance du parlement, +siégeant à Rennes....</p> + +<p>—Terr i ben! proféra le marin, jamais ordonnance +du parlement ne m'obligera, moi, à baragouiner votre +maudit langage!</p> + +<p>—Ah! fit Lorimy, faut pas lui en vouloir. On a enjoint +aux aubergistes de mettre, sous peine d'amende, +en français: <i>Par permission du Roy et du Parlement</i>, +au-dessus de leurs enseignes, et le barbouilleur du voisin +Clovis a cru bien faire en changeant toutes les inscriptions.</p> + +<p>—Le diable emporte le barbouilleur et les inscriptions! +maugréa Jean Morbihan.</p> + +<p>—Eh bien, reprit Lorimy se tournant vers le négociant, +êtes-vous convaincu? est-ce de l'or?</p> + +<p>—Quand je l'aurai essayé, je vous répondrai, dit +celui-ci qui roulait avec lenteur le caillou entre ses +doigts et l'examinait minutieusement.</p> + +<p>—Buvons toujours notre cervoise! Clovis, versez-nous +à boire!</p> + +<p>L'hôtelier s'empressa de satisfaire ses pratiques.</p> + +<p>—A la santé de maître Jacques! cria Jean Morbihan +en se levant.</p> + +<p>—Comment, à la santé de maître Jacques! objecta +le négociant d'un air rechigné.</p> + +<p>—Min Gieu, oui! je bois à la santé du capitaine Cartier, +le plus intrépide, le plus illustre des marins bretons! +répliqua fièrement notre timonier, en choquant son +gobelet contre celui de Lorimy.</p> + +<p>—Excusez-moi, je vais jusqu'à ma boutique essayer +ce fragment de roche; vous me le confiez, n'est-ce pas? +dit M. Vordec.</p> + +<p>—Pourquoi pas? On vous connaît, vous! fit le père +Jean, en haussant les épaules.</p> + +<p>Et, quand le commerçant fut sorti, il continua:</p> + +<p>—En voilà encore un que j'aimerais voir promener +avec une ceinture de paille autour du corps <a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a>, et qui +crève de jalousie parce que nous avons eu l'honneur +de découvrir un pays où il y a de l'or, en veux-tu, je t'en +donne; des terres si fertiles que tout y pousse sans culture; +du poisson, du gibier, que c'est une bénédiction... +C'est là qu'on pourrait établir une fameuse hôtellerie, +compère Clovis, da oui!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16: </b><a href="#footnotetag16">(retour) </a><p>C'était une des punitions qu'en Bretagne on infligeait +alors aux banqueroutiers.</p></blockquote> + +<p>—Vrai? s'exclama le tavernier..</p> + +<p>—Mais, demanda Lorimy, y a-t-il du monde?</p> + +<p>—Du monde! il y a des hommes tout nus.</p> + +<p>—Tout nus! Et les femmes?</p> + +<p>—Ouais! interjeta Morbihan, avec un geste narquois.</p> + +<p>—Pas jolies, hein?</p> + +<p>—Rouges comme le cuivre des chaudrons à Clovis! +puis peinturées de la tête aux pieds comme un bateau +de plaisance.</p> + +<p>—Ah! reprit Lorimy, père Jean, vous devriez bien +nous conter votre voyage.</p> + +<p>—Si ça peut vous être agréable!</p> + +<p>—Nous être agréable! dit l'hôtelier; allez-y, et je +paie une bouteille de vin de derrière les fagots.</p> + +<p>A cette offre, les yeux du vieux Morbihan rayonnèrent.</p> + +<p>—Accepté, dit-il en vidant son pichet.</p> + +<p>Divers consommateurs étaient arrivés dans la salle. +Ils se groupèrent à la table du vieux timonier. Clovis +alluma quelques chandelles de suif, baveuses, fichées +dans des chandeliers, de fil de fer, en forme de tire-bouchon. +Deux bouteilles tapissées de toiles d'araignée et +cachetées de cire verte furent posées devant Morbihan, +qui se mit à passer sa langue sur ses lèvres, tandis qu'on +les débouchait.</p> + +<p>C'était un homme d'une soixantaine d'années, dont le +visage, aussi battu par la tempête que le cap du Talut, +où il était né, dans l'évêché de Vannes, avait bruni et +s'était parcheminé à l'influence du hâle et des émanations +salines, comme celui d'une momie. Grand, mince, +osseux, les fatigues de la mer ni l'âge n'avaient encore +eu de prise sur lui. Il se tenait droit comme un mât, +conservait une longue et abondante chevelure, à peine +grisonnante, dont les mèches flottaient sur ses épaules +et vergettaient ses joues tannées.</p> + +<p>Morbihan portait, est-il besoin de le dire? l'accoutrement +breton strictement national: chapeau de feutre +grossier aux larges ailes retroussées, jaquette de drap +gris, sans col, avec ganse verte et boutons de métal à +la bordure du devant; veste bariolée à double rang de +boutons; ceinture de cuir jaune; l'ample <i>bragou-bras</i> +noué au genou, et les longs bas bleus à bandes rouges +sur les coutures.</p> + +<p>Au moral, Jean Morbihan était un excellent coeur, +courageux, dur au travail, tenace, fidèle à ses affections +plus qu'à ses antipathies. On ne lui connaissait +qu'une incurable haine: sa gallophohie. Quoiqu'il ne +parlât pas le français, il l'entendait cependant. Et cependant +aussi, par une de ces contradictions si bizarres +auxquelles est sujette la nature humaine, c'était en +français que le vieux marin prononçait ses exclamations +favorites: <i>Oui da, non da</i>, et <i>min Gieu</i> pour <i>mon +Dieu</i>.</p> + +<p>—Allons, compère Jean, dégustez-moi ça et filez +votre câble en douceur, nous vous écoutons, dit l'hôtelier, +après avoir rempli les gobelets.</p> + +<p>—Tout le monde est il paré? interrogea le marin.</p> + +<p>—Oui, oui; allez!</p> + +<p>Jean Morbihan vida son gobelet d'un trait et murmura.</p> + +<p>—Min Gieu, ça sent encore le pays du haut, ce vin! +J'aimerais bien mieux un coup de <i>gwin ardant</i>.</p> + +<p>Néanmoins, il remplit de nouveau son gobelet ingurgita +une nouvelle rasade, et commença en ces +termes:</p> + +<p>«Vous vous souvenez du vingtième d'avril dernier, +mes gens. C'est ce jour-là que nous avons levé l'ancre, +après que ce faraud d'amiral français nous a eu passés +en revue. Il voulait me faire prêter le serment à son roi. +Mais va-t'en voir! Bon! nous débouquons du havre. +Notre bourgeoise, dame Catherine, et la fi-fille à maître +Jacques nous avaient quittés à deux ou trois milles des +Haies de la Conchée; et nos navires marchaient de conserve +comme deux frères jumeaux, lorsque, vlan! un +coup de ce démon de kirk nous prend en poupe et nous +jette brusquement hors du golfe. En arrivant dans la +Manche, nous n'avions pas une empointure de voile dehors. +Mais, le vent ayant molli, on mit toute la toile en +l'air. La brise continua d'être favorable, si bien que, le +10 mai, nous touchâmes la Terre-Neuve, par le cap de +Bonne-Vue. Mais il y avait là des glaces, des glaces, +mes gars, hautes comme le donjon du château, et grosses, +quand je vous dirai, dix fois, vingt fois, cent fois +plus grosses que la tour Qui-Qu'en-Groigne!»</p> + +<p>—Vraiment! fit Lorimy émerveillé.</p> + +<p>—Da oui! appuya le vieux Jean.</p> + +<p>«De façon, continua-t-il, que, ne pouvant débarquer +là, nous entrâmes dans un port voisin, que maître Jacques +nomma Sainte-Catherine, en l'honneur de la sainte +patronne de son épouse.</p> + +<p>«Dans ce port, nous appareillâmes nos barques, et, +au bout de dix jours, fîmes voile, ayant vent d'ouest et +tirant au nord, vers une île, tellement couverte d'oiseaux, +gros comme des poulets, qu'on aurait dit qu'ils +y étaient semés. Min Gieu! il y en avait, il y en avait et +il y en avait encore! En moins de demi-heure, nos barques +en furent chargées comme l'on aurait pu faire de +galets.»</p> + +<p>—Ces oiseaux sont bons à manger? interrogea l'hôtelier?</p> + +<p>—Si bons que, en chaque navire, nous en fîmes saler +quatre ou cinq tonneaux, sans compter ceux que nous +mangeâmes frais; da oui!.</p> + +<p>—Quelle aubaine!</p> + +<p>—«Eh! eh! tout n'est pas rose. Dans cette île, il y a +des ours grands comme la vache au compère Clovis et +blancs comme cygnes. Ils viennent s'y repaître des +oiseaux. Et le lendemain de Pâques, qui était en mai, +nous en prîmes un, mais non sans peine et sans courir +risque d'en être dévorés. Ce fut nous qui le dévorâmes. +Sa chair était aussi délicate que celle d'un bouveau. Qui +se serait imaginé ça?</p> + +<p>«Montant toujours vers le nord, nous rencontrâmes +un golfe, dont les côtes escarpées figuraient des fortifications. +On l'appela golfe des Châteaux <a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. Les glaces +nous retinrent quelque temps dans ces parages, puis +nous nous élevâmes dans le golfe, très-resserré, et reconnûmes +plusieurs ports et îlots, inclinant ensuite à l'ouest, +nous doublâmes un si grand nombre d'îles qu'il est impossible +de les compter.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17: </b><a href="#footnotetag17">(retour) </a><p>Aujourd'hui le détroit, de Belle-Isle, qui sépare +le Labrador de Terreneuve.</p></blockquote> + +<p>—Étaient-elles habitées? demanda un auditeur.</p> + +<p>—«Habitées, pourquoi pas? Est-ce que le bon Gieu +n'a pas mis des habitants sur toute la terre? Le lendemain +de Saint-Barnabe, ayant quitté le port de Brest +dans ledit golfe, nous pénétrâmes en un autre havre ou +nous plantâmes une croix et qui fut appelé Saint-Servain, +un autre Saint-Jacques, un autre Jacques Cartier; +enfin, nous atterrîmes en l'île de Blanc-Sablon. Ces +terres sont nues, pelées, il n'y a autre chose que mousse +et petites épines. Cependant on y voit des hommes de +belle taille et grandeur, mais indomptés et sauvages. +Ils ont les cheveux liés au-dessus de la tête et étreints +comme une poignée de foin, y mettant au travers un +petit bois ou autre chose au lieu de clou; et ils y lient +ensemble quelques plumes d'oiseaux.»</p> + +<p>—Et ils sont nus? dit Lorimy.</p> + +<p>—«L'été, da oui; à l'exception d'un petit jupon +d'écorce à la ceinture. Mais l'hiver ils se couvrent avec +des peaux de bêtes.»</p> + +<p>—Des peaux de bêtes! Seigneur Jésus! doivent-ils +être laids! s'écria la femme du cabaretier, qui était +venue, sur la pointe des pieds, grossir l'assistance.</p> + +<p>—Est-ce que vous n'avez pas la gorge sèche, compère? demanda l'hôtelier.</p> + +<p>—Tout de même, répondit Morbihan, en tendant son +gobelet.</p> + +<p>Il reprit, après avoir sablé une notable quantité de la +liqueur généreuse:</p> + +<p>—«Oui, dame Clovis, ils sont hideux, car ils se peignent +tout le corps, avec des couleurs rouges! On vous +en fera voir, au surplus; nous en avons ramené deux, +da oui!»</p> + +<p>—Fi! les horreurs! est-ce qu'ils ne mangent point les +chrétiens?</p> + +<p>—«Je ne pense pas; mais ils se nourrissent de loups +marins qu'ils chassent avec leurs bateaux faits d'écorce +d'arbre de bouleau. Demain, je pourrai vous en montrer +un que nous avons rapporté.»</p> + +<p>—Mais leurs femmes? hasarda curieusement l'hôtesse.</p> + +<p>—«Eh! eh! dit en souriant le vieux Jean, elles ne +sont pas belles, da non! mais il y en a d'avenantes, de +bien avenantes, et si j'avais été un brin plus jeune...»</p> + +<p>—Voulez-vous vous taire, libertin! dit dame Clovis +en le menaçant du doigt.</p> + +<p>—«Je reviens à notre voyage. Après avoir parcouru +avec nos barques la côte septentrionale et les îles du +golfe, nous retournâmes aux navires, mouillés dans le +port de Brest. Le 18 juin, nous en partîmes, prîmes +chemin vers le sud, et découvrîmes de nombreuses îles, +comme celles de Saint-Jean, de Margaux, de Brion. Ces +îles sont de meilleure terre que nous eussions oncques +vues, pleines de grands arbres, prairies, froment sauvage, +pois qui étaient fleuris et semblaient avoir été +semés par des laboureurs. L'on y voyait aussi des raisins +ayant la fleur blanche dessus, des fraises rose incarnat, +persil et autres herbes de bonne et forte odeur.»</p> + +<p>—Et les animaux? s'enquit l'aubergiste.</p> + +<p>—«Oh! tant qu'on en voulait. Il y avait de grands +boeufs, qui ont deux dents dans la bouche comme un +éléphant et vivent même en la mer, et des ours, +et des loups, et des cerfs, lièvres, lapins, perdrix et +canards...»</p> + +<p>—Quels festins vous deviez faire! interrompit l'hôtelier, +la bouche demi-ouverte et les yeux voluptueusement +levés au plafond.</p> + +<p>—«Des festins! Êtes-vous fou, compère? Ne connaissez-vous +pas maître Jacques Cartier? Ne savez-vous +pas qu'il est non-seulement brave, habile, vigilant, opiniâtre +en ses projets, mais qu'il pousse encore la tempérance +jusqu'à l'excès? On vivait dans l'abondance, et mal +à bord. D'ailleurs, on n'avait pas le temps de bien vivre. +Nous n'avions pas même embarqué un queux. Les +hommes de l'équipage faisaient la cuisine à tour de +rôle.»</p> + +<p>—Peuh! quelle gargote! siffla le maître d'hôtel, +d'un air stupéfait.</p> + +<p>Jean Morbihan poursuivit:</p> + +<p>«Nous fûmes plusieurs semaines à explorer ce +golfe. Moi, j'avais idée que la terre neuve était une île +(comme on l'avait dit au capitaine, en 1520... ce Normand +que nous trouvâmes là-bas..... Je vous ai conté +ça, dans le temps); mais le capitaine n'en était pas sûr. +Le 30 juin, ayant mis le cap au sud-ouest, nous embouquâmes +dans un grand fleuve qu'on nomma Fleuve-des-Barques, +à cause de quelques barques d'hommes sauvages +qui le traversaient. Le pays est beau, bien boisé +et paraît très-fertile. Dans les premiers jours de juillet, +comme nos navires élongeaient la côte, nous fûmes +rencontrés par quarante ou cinquante bateaux d'hommes +sauvages, dont, par quelque crainte que nous en +eûmes, il fallut se débarrasser, en lâchant deux passe-volants +sur eux. Ils en prirent si grande épouvante +qu'ils s'enfuirent, comme si le diable eût été à leurs +trousses.»</p> + +<p>—Ils n'ont donc pas d'armes à feu? demanda Lorimy.</p> + +<p>—«Des armes à feu! répéta le père Jean, que nenni!</p> + +<p>Ils ne se servent que d'arcs, de flèches, de massues et de +haches de pierre. Le lendemain et jours suivants, nous +trafiquâmes avec eux. Ils nous baillèrent de magnifiques +peaux pour de méchants couteaux, des mitaines <a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a>, +des clous ou autres ferrements, et je vous assure, nos +hommes, que nous ne perdîmes pas aux échanges! Ce +commerce leur plaisait tant qu'ils nous donnaient tout +ce qu'ils avaient pour des bagatelles, si bien qu'ils s'en +retournaient chez eux nus comme des petits saint Jean. +Peu de jours après, on louvoya dans un golfe où il faisait +si chaud, si chaud que le brai fondait sur les ponts. + Ce golfe fut nommé golfe de la Chaleur.»</p> + +<p>—Voyez-vous ça? dit la femme de l'hôte.</p> + +<p>—«Vers le 12 juillet, reprit Morbihan, nous cinglâmes +au nord-ouest, et nous eûmes à essuyer un vrai +vent <i>impérial</i>. Le 16 nous aperçûmes des gens qui pêchaient +des tombes<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a>. Ils étaient tout nus, hormis un +lambeau de pelleterie dont ils se couvrent les hanches. +Ce sont de vrais sauvages. Ils mangent la viande presque +crue. Cependant, ils nous firent mille amitiés. Et +leurs femmes se mirent à caresser notre capitaine, +qui pour se les affectionner davantage offrit à chacune +d'elles une clochette d'étain.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18: </b><a href="#footnotetag18">(retour) </a><p>Hachettes, selon Hakluyt.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19: </b><a href="#footnotetag19">(retour) </a><p>Maquereaux</p></blockquote> + +<p>—Comment! comment! les ribaudes...... commença +l'hôtesse indignée.</p> + +<p>—«Da oui! répliqua en riant le vieux Morbihan; +elles le caressèrent à la façon de leur pays, c'est-à-dire +en le touchant et le frottant avec les doigts.»</p> + +<p>—Et elles étaient nues?</p> + +<p>—Comme ça, la mère, fit le marin, en étalant sa +main ouverte sur la table.</p> + +<p>Une explosion d'hilarité eut lieu dans l'auditoire.</p> + +<p>—Mais, demanda Lorimy, l'or, l'or où l'avez-vous +trouvé?</p> + +<p>—Ne soyez pas aussi pressé, mon camarade, j'y +arrive.</p> + +<p>«Le 24 juillet on planta dans ce lieu <a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a> une croix +haute de trente pieds, au milieu de laquelle on cloua un +écusson, relevé avec trois fleurs de lis, et dessus était +écrit en grosses lettres, entaillées dans du bois.....»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20: </b><a href="#footnotetag20">(retour) </a><p>La baie de Gaspé. Récemment on y a découvert plusieurs +mines d'or.</p></blockquote> + +<p>Morbihan s'arrêta, en fronçant les sourcils et grommelant +entre ses dents.</p> + +<p>Qu'avez-vous? lui demandèrent les auditeurs. +Il frappa du poing sur la table et s'écria d'un ton +irrité:</p> + +<p>—Terr i ben! mes hommes, Jean Morbihan n'y était +pas, je vous le jure! Le capitaine a eu beau dire, beau +faire, Jean Morbihan n'a pas assisté à cette cérémonie.</p> + +<p>Des Bretons prendre possession d'un pays qu'ils viennent +de découvrir, au nom d'un roi de France! non, +non! jamais! Le vieux Morbihan n'a pas vu dresser cette +croix, où était écrit: VIVE LE ROI DE FRANCE. Il ne l'a +pas saluée; il ne la saluera jamais! terr i ben!</p> + +<p>Il y eut un moment de calme plat.</p> + +<p>—A boire! reprit tout à coup le marin, en essuyant, +du revers de la main, une grosse larme qui roulait sur +sa joue basanée.</p> + +<p>L'hôtelier lui remplit son gobelet et lestement Jean en +absorba le contenu.</p> + +<p>—Mais que faisiez-vous donc, pendant qu'on élevait +cette croix? questionna Lorimy.</p> + +<p>—«Ah! ah! répondit vivement le timonier, je ne perdais +pas mon temps, moi, da non! Je rôdais dans la campagne, +min Gieu, oui! et je trouvais ça, ajouta-t-il en sortant +de son bragou-bras un nouveau caillou, veiné de jaune. +Oui, je trouvais ça et bien d'autres comme lui! On en +remplit plusieurs barriques. Ça valait-il pas mieux que +d'ériger des croix pour les Français, hein!»</p> + +<p>Tous les assistants firent à l'envi des signes d'assentiment.</p> + +<p>—«C'est comme ça, mes gens! acheva triomphalement +Morbihan. Quand nous eûmes ramassé de ces +pierres d'or, en suffisance, maître Jacques reconnut encore +l'embouchure d'un grand fleuve <a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a>. Mais il avait +hâte de revenir et, le 15 août, jour de l'Assomption, +après avoir oui la messe, nous démarrâmes de Blanc-Sablon +pour Saint-Malo, où, avec l'aide de Dieu, nous +avons débarqué, en bonne santé, la nuit passée.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21: </b><a href="#footnotetag21">(retour) </a><p>A son deuxième voyage, Cartier, comme on le verra plus +loin, nomma ce fleuve Saint-Laurent.</p></blockquote> + +<p>—C'est merveilleux, pour le certain, dit Lorimy. Et +vous n'avez pas eu d'accident?</p> + +<p>—Pas un seul, mon camarade, pas un seul, hormis +deux bourrasques, l'une en partant d'ici, l'autre en y +revenant, da oui!</p> + +<p>Comme il prononçait ces mots, la porte de l'auberge +s'ouvrit et le négociant Vordec reparut.</p> + +<p>Il criait en agitant le caillou dans sa main:</p> + +<p>—Morbleu! j'ai perdu! C'est de l'or, au meilleur +titre.</p> + +<p>Aussitôt l'homme qui buvait isolé, en un coin, sortit +furtivement du cabaret, mais avec une précipitation +telle qu'il oublia de payer sa consommation.</p> + +<br><br> + + +<h3>CHAPITRE VIII.</h3> + +<h3>LES TONDEURS.</h3> + + +<p>D'un pied leste, notre homme franchit les marches +branlantes des escaliers qui entrecoupaient la rue des +Petits-Degrés. Puis, il tourna à droite, enfila la rue de la +Boucherie, traversa le parvis de la cathédrale, et, par +une ruelle sombre, si étroite que deux personnes eussent +eu de la peine à passer de front, il arriva dans la +cour dont nous avons précédemment parlé.</p> + +<p>Elle était illuminée avec un éblouissant éclat. Le +seigneur de Maisonneuve donnait à ses amis une +fête, avant de partir pour un voyage lointain. Tout en +ruisselant par les fenêtres de l'hôtel dans la cour, les +rayons de cent bougies éclairaient, dans la grande salle +du premier étage, un banquet aussi splendide par la +rareté et la variété des mets que par leur délicatesse.</p> + +<p>Cette salle était tendue de tapisseries de haute lisse. +Au milieu se dressait la table, oblongue. Elle ployait +sous les cristaux, la vaisselle plate et les riches pièces +d'or ou de vermeil merveilleusement ciselées.</p> + +<p>Le linge, ouvré, damassé, de Flandre, avait une +blancheur et une finesse idéales. Les serviettes des convives +étaient parfumées avec des sachets, dont l'odeur +mariée à celle des corbeilles de fleurs et de fruits de +toute provenance, disposées avec goût sur la table, et +des cassolettes d'encens, qui brûlaient sur des consoles +embaumait la vaste salle.</p> + +<p>Pour ce festin, digne de Lucullus, les quatre éléments +avaient été largement mis à contribution. La terre avait +fourni ses viandes les plus succulentes, ses vins les plus +exquis; l'onde, ses poissons les plus fins; l'air, ses plus +friands volatiles, le feu, ses chaleurs les plus ardentes et +les plus douces.</p> + +<p>Le spectacle était réjouissant au possible. Et pour +comble de raffinement, une musique invisible, délicieuse, +ne cessait de jouer.</p> + +<p>Baignés de lumière, plongés dans une atmosphère +enivrante, servis par douze belles jeunes femmes très-légèrement +vêtues d'étoffes transparentes, sollicités par +toutes les séductions des sens, les douze convives n'avaient, +à travers cette profusion de plats inouïe, que +l'embarras du choix.</p> + +<p>Contrairement à la mode bretonne, l'on s'était mis à +table à cinq heures. Mais cela n'avait rien de surprenant, +Georges de Maisonneuve ne faisant rien comme les +autres.</p> + +<p>On en était au dessert, composé de fruits indigènes +et exotiques, fruits mûrs, fruits secs, fruits à l'eau-de-vie, gâteaux, échaudés, biscuits, massepains, confitures +de Verdun, cotignacs de Tours, gelées, pâtes, crèmes, +sorbets et liqueurs. La gaieté bruyante, l'ivresse enflammaient +les visages, éclataient dans les bouches. +L'amphitryon se leva, et tenant haut un hanap, rempli +de rosoglio de Zara, il s'écria:</p> + +<p>—Au moment de me séparer de vous pour quelque +temps, mes aimables compagnons de plaisirs, mes joyeux +amis, je bois à votre santé, à la multiplicité, à la diversité +de nos folles amours!</p> + +<p>—Malo! Malo! <a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a> pour Georges! et rubis sur l'ongle, +ripostèrent ses hôtes, avec des cris assourdissants.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22: </b><a href="#footnotetag22">(retour) </a><p>Ou sait que ce cri breton répond à notre; Vive! vive!</p></blockquote> + +<p>Armés de coupes, pleines jusqu'aux bords, les bras +s'allongèrent vers la centre de la table, formant, au-dessus, +comme un faisceau de manches et de manchettes +bouffantes; un harmonieux cliquetis de cristal et +d'argent se fit entendre, et, d'un trait, chacun vida sa +coupe.</p> + +<p>C'était le signal de la fin du repas, mais le commencement +de la débauche. Elle allait allumer ses feux +impurs.</p> + +<p>En ce moment, neuf heures sonnèrent à une belle +horloge padouane, accrochée à l'un des lambris de la +salle.</p> + +<p>—Mes amis, dit Georges, vous connaissez notre +devise: «Liberté en tout et pour tous.» Une affaire +m'appelle au dehors. Mais disposez de la maison et de ce +qu'elle renferme comme de biens à vous appartenant.</p> + +<p>Écartant alors la portière d'une pièce contiguë, il disparut.</p> + +<p>—Il va sans doute encore à quelque rendez-vous +d'amour! est-il heureux! murmura l'un des convives.</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela te fait! s'écria son voisin; n'avons-nous +pas, pour nous distraire, ces voluptueuses houris +qu'il a fait venir je ne sais d'où, mais dont la complaisance +ne saurait, mon cher, nous faire défaut. Quelle +fête! Quel homme que ce Maisonneuve! Quel beau rôle +il eut joue sous les derniers empereurs romains! N'est-ce +pas, mon ange? continua-t-il, en faisant ployer sous +son bras la taille souple de la jeune fille qui l'avait servi, +et dont il rougit l'épaule nue par un baiser.</p> + +<p>Des bravos enthousiastes, furieux, couronnèrent ce +début de l'orgie.</p> + +<p>Pendant qu'ils retentissaient, Georges de Maisonneuve +traversait une chambre à coucher somptueusement meublée. +De là, il passait dans un cabinet de travail tort élégant, +dont une grande bibliothèque sculptée occupait tout +un côté. Elle se composait de deux compartiments: l'un, +supérieur, vitré, laissait voir sur ses rayons ces admirables +reliures qui furent une des gloires du seizième +siècle; l'autre, inférieur, était fermé par deux vantaux +de chêne plein.</p> + +<p>Georges ouvrit ce deuxième compartiment. Il était +rempli par des in-folios énormes. Le jeune homme en +retira quelques-uns et pressa un bouton imperceptible, +dans le fond de la bibliothèque. Le panneau glissa, +démasquant une ouverture de quelques pieds carrés. +Georges se coula à travers cette ouverture; puis il +étendit le bras, remit les volumes à leur place, et fit +jouer un nouveau ressort secret, qui referma, tout à la +fois, les vantaux extérieurs de la bibliothèque et le panneau intérieur.</p> + +<p>Alors il battit le briquet et alluma une petite lanterne +sourde, posée à terre. Georges était dans un couloir +resserré faisant retour sur l'appartement qu'il avait +quitté. Il s'avança d'une vingtaine de pas environ. La +galerie était toujours la même, sombre, haute, étroite.</p> + +<p>Georges s'arrêta, colla son oreille à l'orifice d'un cornet +acoustique, habilement dissimulé.</p> + +<p>—Bon, murmura-t-il, après avoir écouté un instant; +bon, mes lurons chantent et s'ébaudissent avec les ribaudes +que j'ai fait venir de Rennes; tout à l'heure, je +leur ferai danser la grande danse!</p> + +<p>Ayant souri à cette idée, Georges poursuivit son chemin. +Quelques pas plus loin, la muraille nue se dressa +devant lui. Une corde pendait libre du plafond. Maisonneuve +mit sa lanterne dans ses dents, s'accrocha à cette +corde et grimpa. Parvenu au point de suspension, il +heurta de la tête le plafond qui s'ouvrit. Avec la légèreté +d'un chat, Georges s'élança dans l'entrebâillement. Un +moment après, il se trouvait dans une vaste pièce qu'on +eût pu prendre pour le vestiaire de l'univers. Habillements, +équipements, armes, il y en avait pour tous les +métiers, pour toutes les nations. On y voyait même +quelques costumes africains et asiatiques ou d'origines +complètement inconnues.</p> + +<p>Ce n'est pas tout. Sur une table longue, une innombrable +quantité de pots, fioles, flacons, renfermant des +couleurs, des essences, des parfumeries, des fards, depuis +l'antique sulfure d'antimoine, jusqu'à la cochenille et à +l'orcanette, annonçaient que, dans cette chambre, on +pouvait se travestir de la tête aux pieds. Jamais arsenal +de coquette ne fut aussi complet. Car les perruques, les +coiffures de nuances, de formes diverses ne manquaient +pas non plus. Le maquillage moderne y eût été pris +d'envie.</p> + +<p>Georges portait toute sa barbe. Il se rasa. Ensuite +il se débarrassa de son vêtement d'apparat, pour +endosser l'accoutrement des gardes du port de Saint-Malo, +sur un halecret, à l'épreuve de la balle; mais +en se travestissant et se grimant, avec une perfection +telle, que nul, même parmi ceux qui le fréquentaient +habituellement, ne l'eût reconnu, sa toilette terminée.</p> + +<p>Maisonneuve aussitôt tira deux forts verrous et +ouvrit une porte. Il entra dans une chambre de +médiocre dimension qui devait appartenir à la tour.</p> + +<p>Assis devant une table dans cette chambre, un homme +nettoyait la batterie d'une arme récemment inventée +à Pistoia, en Toscane, ce qui lui valut d'abord le nom +de pistole, puis de pistolet.</p> + +<p>Cet homme était le pêcheur que nous avons entrevu +à l'auberge de <i>Monsieur Saint Anthoine</i>. Seulement, il +avait, lui aussi, opéré une métamorphose, en s'affublant +des haillons d'un <i>pillawer</i>, sorte de chiffonnier breton.</p> + +<p>—Eh bien, Eric? demanda Georges, en refermant +avec précaution la porte sur lui.</p> + +<p>—Eh bien, marquis, tu peux te vanter d'avoir du +flair! Mais quelle raffinerie dans ton déguisement! Tu +es méconnaissable. N'était le son de ta voix...</p> + +<p>—Cartier a rapporté des tonnes d'or, n'est-ce pas? +interrompit Maisonneuve d'un ton brusque.</p> + +<p>—Oui, des tonnes, répéta Eric, en se frottant les +mains. Voilà prêt ce grand coup que nous attendions +tous les deux!</p> + +<p>—Allons, conte-moi ça, dit Georges, qui s'assit négligemment +sur le bord de la table.</p> + +<p>—C'est simple comme bonjour, marquis. Ce matin, +le bruit court en ville que l'expédition de Cartier est +revenue avec des monceaux d'or. Tu me l'apprends. Je +m'habille en pêcheur, je vole aux informations. Les +vaisseaux de Cartier étaient effectivement arrivés, durant +la nuit, en vue de Saint-Malo. Ils avaient mouillé hors +du havre, à l'île Harbourg. Mais, quand je montai sur +le rempart, les deux brigs entraient dans la Petite Rade. +L'un avait le cap sur Saint-Servain <a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a>, où probablement +il doit être radoubé; et l'autre venait jeter l'ancré +devant Saint-Malo, sous le môle. C'était justement celui +de Cartier. Je le reconnus bien, car il portait le pavillon +de commandement. Dès qu'il fut amarré, je descendis +sur la plage. Adroitement, je questionnai, j'interrogeai. +Mais impossible d'obtenir une réponse précise. Ceux-ci +disaient que le navire était lesté d'or, ceux-là que le +lest n'était que de cailloux, qu'on avait pris pour de l'or. +Je te laisse à penser si je fis des tentatives pour me procurer +un de ces cailloux! Pas moyen. Cependant, je rôdai +toute la journée sur la grève et je remarquai que la plus +grande partie de l'équipage allait à terre. Je dépêchai +quelques-uns de nos hommes après les mariniers, afin +de les enivrer et de les garder à boire toute la nuit avec +eux, s'il se pouvait. Instinctivement ensuite, je me +rendis à la taverne du père Clovis. Le hasard me servit +à souhait. On y causait du sujet qui m'intéressait. Vordec, +le joaillier-armateur de la Grand'Rue, ne voulait pas que +Cartier eût trouvé de l'or, quand entra un timonier de +celui-ci:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23: </b><a href="#footnotetag23">(retour) </a><p>On disait alors Saint-Servain, au lieu de Saint-Servan.</p></blockquote> + +<p>—Jean Morbihan, sans doute, dit Georges.</p> + +<p>—Je crois que oui. Mais cela ne me préoccupe guère.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, mon timonier avait justement une +pépite dans sa poche. Il la montre. Vordec la prend, va +l'essayer chez lui et revient à l'auberge en disant que +c'est de l'or pur. Ma foi, marquis, je n'en ai pas entendu +davantage. Je me suis sauvé comme un fol, et +en deux minutes j'étais ici.</p> + +<p>—Tu vois que j'avais raison! fit Maisonneuve avec un +sourire complaisant.</p> + +<p>—Tu as toujours raison, toi, marquis! répondit Eric, +d'un ton de respectueuse admiration.</p> + +<p>—Maintenant, reprit Georges, nous allons, comme je +l'ai dit ce matin, jouer notre grand jeu.</p> + +<p>—C'est convenu. J'ai déjà envoyé nos gens en expédition, +au château Richeux, sur la route de Dol. Ils sont +tous partis, à l'exception des six plus robustes et meilleurs +mariniers.</p> + +<p>—Bien, dit Maisonneuve. Nous enlevons le navire de +Cartier, tout chargé d'or, et nous faisons voile pour mon +château d'Écosse, où nous nous délivrerons aisément de +nos complices...</p> + +<p>—Mais ici? demanda Eric.</p> + +<p>—Ici, repartit Georges avec un rire de belle humeur; +ici-nous serons morts pour les Tondeurs, aussi +bien que pour les habitants de la province. Un plan superbe, +mon cher. Tu y applaudiras des deux mains. Tu +sais que j'ai convié à un dîner d'adieu les jeunes gens +les plus huppés de Saint-Malo. Ils sont là en train de +s'enivrer avec des beautés faciles. Eh bien, dès que +le navire sera à nous, et tandis qu'avec nos barques tu +le remorqueras silencieusement hors de la rade, je remorque +aussi la pupille de Cartier!</p> + +<p>—Ah! elle te tient toujours au coeur! s'écria Eric, +avec un geste de désappointement.</p> + +<p>—Oui, répliqua Georges d'un ton sombre, je veux la +posséder, et je la posséderai. Elle devait être à moi, +jeudi prochain. Mais je lui ai écrit aujourd'hui que le +retour de son tuteur changeait mes dispositions; que si +elle m'aimait, j'irais la prendre ce soir, pour nous rendre +à Césembre où nous nous marierons....</p> + +<p>—Te marier! s'exclama Eric avec un accent de stupéfaction.</p> + +<p>—Mais non, mais non... Écoute la fin, répliqua Maisonneuve. +Je disais cela à cette fillette pour la décider. +Quoique souffrante, elle m'accompagnera, j'en suis sûr. +Elle me suit donc. Je la place dans mon bateau, tout +prêt à te rejoindre vers les Conchées, où tu m'attendras; +et, donne-moi toute ton attention....</p> + +<p>—Je ne perds pas un mot, marquis.</p> + +<p>—Cela fait, continua Georges en souriant agréablement, +je rentre ici et mets le feu à certaine mèche, communiquant +avec les poudres renfermées au rez-de-chaussée de l'hôtel...</p> + +<p>—O grand homme! je te comprends! s'écria Eric, enthousiasmé. +Tes convives sautent avec la maison, et demain l'on croira...</p> + +<p>—Qu'infortuné, j'ai péri avec eux! On m'élèvera +un tombeau avec une émouvante inscription pour rappeler +le malheur qui atteignit, à la fleur de l'âge, un +homme si bon, si généreux, si estimable, si...</p> + +<p>La suite de cette phrase se perdit dans un désopilant +éclat de rire.</p> + +<p>Après une courte pause, Georges reprit:</p> + +<p>—Mais nous n'avons pas de temps à perdre. A l'oeuvre! +Où sont les hommes? La mer est étale. Il faut en + profiter pour sortir le vaisseau du port.</p> + +<p>—Les hommes sont en bas. Ils attendent tes ordres. +Comment ferons-nous l'attaque?</p> + +<p>—Rien de plus simple, répondit Georges. Le navire +est amarré au rivage, m'as-tu dit?</p> + +<p>—Oui, dans l'anse, derrière le môle, près du +Chenil.</p> + +<p>—Parfaitement. Tu sors d'ici avec les hommes par +le souterrain. Vous montez dans une barque, et vous +vous dirigez sans bruit et tout doucement vers le +brig. Moi, j'y vais à pied, en suivant la grève. Les +chiens me connaissent. Ils ne bougeront pas. Je m'approche +du vaisseau. Mon costume de garde du port +éloigne les soupçons. J'engage la conversation avec le +marinier de faction, sur le tillac. Je lui propose une +goutte de vin-de-feu. Il accepte. Pour lui donner à boire, +je passe sur le pont du navire. Là, ce joujou,—et +Georges exhiba un stylet caché sous son pourpoint,—signe +à la sentinelle une commission pour l'éternité. +Aussitôt vous accourez. Nous clouons les écoutilles. +L'équipage est prisonnier. On largue les amarres, et...</p> + +<p>—Bien! bien! bien! s'écria Eric, qui achevait de remonter +son pistolet. En route!</p> + +<p>Un escalier hélicoïde les conduisit dans une salle inférieure, +où ils prirent une demi-douzaine d'individus, de +physionomie scélérate, qui jouaient aux dés, en buvant +du <i>gwin ardant</i>.</p> + +<p>Avec ces gens, tous armés, ils descendirent dans le +souterrain que nous avons parcouru, et débouchèrent +bientôt par l'issue donnant sur la mer.</p> + +<p>La grille de fer fut refermée avec soin. Georges de +Maisonneuve en prit la clef, et s'avança sur la grève, +beaucoup plus escarpée alors qu'aujourd'hui. Car bien +que la ville fût aussi populeuse que maintenant, son +enceinte fortifiée était moins considérable. Et elle reçut +seulement au dix-huitième siècle, en 1708, 1721 et +1737, les développements qu'on lui voit à présent.</p> + +<p>Le reste de la troupe des Tondeurs sauta dans un bateau, +attaché près de la grille.</p> + +<p>Il faisait un temps sombre, brumeux. La marée, dans +son plein, baignait, en maintes places, le sentier glissant +que Georges avait pris, au pied des remparts de la +ville.</p> + +<p>Cependant il allait d'un bon pas, comme un homme +à qui le chemin était familier.</p> + +<p>En cinq minutes, il arriva au Chenil. C'était, je crois, +cette maisonnette que l'on aperçoit sur les anciennes +Vues de Saint-Malo, près de la porte de Dinan. Quoi +qu'il en soit, le Chenil servait de retraite à ces fameux +«chiens du guet» qui livrèrent cours à un dicton bien +connu.</p> + +<p>«En 1158, dit l'abbé Manet, on établit à (Saint-Malo) +une garde de chiens pour la sûreté du port. Le nombre +de ces chiens fut d'abord de 34, puis de 12 à 13.</p> + +<p>«Pendant le jour, on les tenait enfermés exactement +dans leur chenil, situé au pied du mur de Gorge du bastion +de la Hollande. Le soir, à la fermeture des portes, +le gardien les conduisait dans le port et ne les lâchait +qu'à dix heures, après le couvre-feu. Il les rappelait +une heure avant le jour.</p> + +<p>«Dans les derniers siècles, trente boisseaux de blé +étaient affectés par le Chapitre pour leur nourriture annuelle; +les deniers de la communauté, les débris de la +boucherie et quelques autres curées fournissaient le +reste. C'est cet usage local qui a donné naissance à la +chanson de M. Dumolet. Un accident, arrivé le 7 mai +1770, à un jeune officier de marine, qui périt dévoré +par ces animaux, décida les juges baillifs, chargés de la +police du port, à s'en défaire. Tous ces chiens furent +immédiatement empoisonnés <a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup>24</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"></a><b>Note 24: </b><a href="#footnotetag24">(retour) </a><p>Histoire de la Petite-Bretagne, p. 50.</p></blockquote> + +<p>Les terribles molosses vaguaient sur la grève, quand +Georges de Maisonneuve dépassa leur chenil.</p> + +<p>Ils se précipitèrent en grondant à sa rencontre. Mais +leurs grondements n'avaient rien d'hostile. C'était bien +plutôt une démonstration amicale. Plusieurs mois auparavant, +le jeune homme avait entrepris de les dompter. +Il y était parvenu, au moyen de distributions de +viande, de caresses, adroitement faites, et d'une fascination +particulière qu'il exerçait sur les bêtes aussi bien +que sur les gens.</p> + +<p>Les chiens l'entourèrent, en bondissant de joie, en +agitant la queue. Il les écarta doucement et descendit +derrière le petit môle, «proche la Grand'Porte,» +vers l'anse où le navire de maître Jacques Cartier était +à l'ancre.</p> + +<p>Tout se passa d'abord au gré de Georges. Il lia conversation +avec l'homme de quart aux bossoirs; se plaignit +de la froide bruine qui tombait et offrit de la combattre +par un coup de vin-de-feu.</p> + +<p>—Mordienne, ça ne ferait pas de mal, dit le marinier; +par malheur, je n'en ai pas.</p> + +<p>—Mais moi, j'en ai, camarade; un bon matelot ne +s'embarque jamais sans biscuit, dit le faux garde. Voulez-vous +que je vous jette ma gourde?</p> + +<p>—Elle pourrait tomber à la mer. Sautez plutôt sur le +pont.</p> + +<p>Georges ne se le fit pas répéter.</p> + +<p>Comme il prenait pied sur le tillac, un bruit étouffé +d'avirons se fit entendre.</p> + +<p>—Qui diable accoste à cette heure? Si c'étaient les +Tondeux, ça ferait votre affaire, hein, monsieur le +garde? dit avec un sourire le factionnaire, en regardant +par-dessus la lisse de bâbord.</p> + +<p>Le moment était propice. Georges tira son stylet et, +d'un mouvement rapide comme l'éclair, le planta dans +le dos du pauvre marinier, qui tomba lourdement, pour +ne se relever jamais.</p> + +<p>La cadence des avirons devenait de plus en plus sensible; +à son tour le chef des Tondeurs se penchait par dessus +le bord pour regarder, quand une formidable +exclamation le fit tressaillir.</p> + +<p>—Terr i ben! avait-on crié derrière lui.</p> + +<p>Il voulut se retourner. Mais déjà dix doigts, inflexibles +comme l'acier, avaient serré un carcan à son +cou.</p> + +<p>Impitoyablement, ils l'étranglaient.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE IX.</h3> + +<h3>«LE CHARIOT.»</h3> + + +<p>Quand, par qui fut posée la première pierre du Château +de Saint-Malo? Problème, dont nos archéologues cherchent +encore la solution. Peut-être, cependant, est-il +permis de hasarder une conjecture vraisemblable sur +l'époque de sa fondation. Pourquoi ne remonterait-elle +pas à la fondation de la ville elle-même, c'est-à-dire au +huitième siècle? On sait que Saint-Malo occupe un îlot, +qu'une étroite langue,—le Sillon,—relie au continent. +Par terre, la ville n'est accessible que de ce côté. Aussitôt +qu'elle commença à s'élever, on dut donc songer à +la défendre sérieusement sur ce point. Une tour fut +bâtie. Le Petit Donjon probablement. N'est-il pas la +portion la plus ancienne du Château? Vauban eut cette +opinion. Nous doutons qu'il se soit trompé. L'importance +des fortifications marcha de pair avec celle de la cité. +Bientôt la tour isolée parut insuffisante. On lui donna +une soeur. Puis d'autres encore. Une ceinture de murs +les maria plus tard en un seul groupe. Le Château +était constitué.</p> + +<p>Ce ne fut pas, cependant, sans résistance des autorités +ecclésiastiques. Prétendant à l'omnipotence dans la ville, +ce château, ouvrage des princes de Bretagne, portait +ombrage à leurs prétentions. Suivant M. Cunat, l'érection +du Grand Donjon est contemporaine du duc François Ier. +Fait remarquable toutefois: ce donjon ne se +voit pas sur diverses Vues de Saint-Malo, publiées dans +le dix-septième siècle, pas même sur celle de Tassin, +géographe de Louis XIII. Mais il existait alors. Rien +n'est plus avéré.</p> + +<p>En 1486, Pierre de Laval, évêque de Saint-Malo, reconnaît +qu'au duc François II et à ses successeurs appartient +«la garde des églises, cathédrales et autres du +duché, ainsi que le Château, clôture, fortification et garde +de toute la ville.» Il reconnaît de plus au duc et à ses +successeurs le droit d'y faire bâtir «tels édifices qu'il leur +plaira, prendre tels fonds et endroits que bon leur semblera, +sans pouvoir être empêché par ledit évêque»<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup>25</sup></a>. +Pourtant, malgré ces aveux et concessions de Pierre de +Laval, le clergé apporta toutes les entraves possibles à +l'édification du Château, dont le gros oeuvre ne semble +avoir été achevé que vers l'an 1800.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"></a><b>Note 25: </b><a href="#footnotetag25">(retour) </a><p>Archives de Nantes. Armoire S. Cassette C.</p></blockquote> + +<p>La duchesse Anne, d'une piété ou plutôt d'une dévotion +si vantée, eut elle-même à lutter contre le mauvais +vouloir ecclésiastique. Elle s'en formalisa, elle s'en +vengea. Venue à Saint-Malo, en 1503, Anne voulut +marquer son mépris de l'opposition que lui suscitaient +les gens du Chapitre et fit graver sur une des tours du +château l'inscription suivante, avec l'écusson de ses +armes:</p> + + +<h4>QUIC EN GROINGNE,</h4> + +<h4>AINSY SERA,</h4> + +<h4>C'EST MON PLAISIR.</h4> + + +<p>La tour reçut alors et conserva depuis le nom de Qui-Qu'en-Grogne. +Mais notre grande révolution martela +l'inscription comme l'écusson, dont on ne distingue plus +que le cartouche mutilé.</p> + +<p>Le Château de Saint-Malo, bien que d'une utilité militaire +contestable aujourd'hui, est un des plus beaux +types de forteresse du moyen âge et de la Renaissance. +On l'entretient avec soin et l'on a raison. Pour le curieux +comme pour l'érudit, c'est un monument précieux. Nous +sommes seulement surpris que, dans ses vastes et belles +salles, on n'ait pas pensé à installer un musée. Celui de +Saint-Malo est-il bien à sa place, dans ce pavillon étroit, +obscur, incommode, qui lui a été assigné? Quant à nous, +nous aimerions à le voir, ainsi que la bibliothèque, dans +le Château.</p> + +<p>Ce château, le populaire, toujours éloquent, toujours +sans s'en douter docteur ès-tropes, dans son langage l'a +d'un mot caractérisé: il l'appelle le <i>Chariot</i>.</p> + +<p>Et c'est un vrai char de pierres! Caisse, roues, +timon, strapontin, rien n'y manque. Des chevaux? +Non. Mais ou vient d'y atteler la vapeur. La gare du +chemin de fer est au bout du <i>Sillon</i>.</p> + +<p>Imaginez un quadrilatère, sur un des petits côtés +duquel s'appuie un triangle, voici l'ensemble, la caisse +et le timon du char; quatre tours rondes, aux quatre +angles du quadrilatère formeront les quatre roues,—roues +de géant, à coup sûr;—et pour siège du cocher, +un Gargantua quelconque, ledit cocher, je vous donnerai +le Grand Donjon, solidement assis au beau milieu du +quadrilatère, et le dominant d'une royale hauteur. De +figure singulière, ce donjon. Il ressemble à une moitié +d'oeuf: la partie cintrée regarde les champs, la mer, le +port; elle est à créneaux, meurtrières et mâchicoulis; +l'autre voudrait regarder la ville, mais n'y voit rien. +C'est un mur perpendiculaire, tout d'une pièce, rectiligne +à sa base, angulaire à son sommet, qu'on dirait avoir +été dressé, de mauvaise grâce, pour masquer l'ouverture +de ce demi-ovale, partagé comme d'un coup de tranchet.</p> + +<p>Longtemps, le Grand Donjon fut à ciel ouvert. Vers le +commencement du dix-huitième siècle, on lui posa un +toit, que surmonte néanmoins, à son milieu, une tour +carrée de moindre dimension, flanquée au nord et au +sud par deux tourelles à encorbellement.</p> + +<p>Un escalier, en colimaçon, mène au sommet de ces +tourelles, d'où l'oeil embrasse un horizon immense, et à +l'entre-deux desquelles s'élance un mât de signaux.</p> + +<p>Si je ne me trompe, le Château eut autrefois deux +portes: l'une à l'est sur la campagne, l'autre à l'ouest +sur la ville. A présent il n'en a plus qu'une, celle de +l'ouest.</p> + +<p>Cette porte franchie, vous êtes dans la cour d'honneur; +devant vous des bâtiments écrasés par la masse énorme +du Grand Donjon. A droite, la tour la Générale, avec la +fontaine; à gauche, Qui-Qu'en-Grogne, et le Petit Donjon +avec des casernes et la chapelle du Château. Derrière, la +maison du gouverneur, puis une douve profonde, puis +un jardinet malingre, rachitique, la proie des sables et +des vents; puis deux autres tours: la tour des Dames +commandant la mer, la tour des Moulins défendant +l'arrière-port; puis enfin, des casemates, des glacis, des +braies et fausses braies, et la pointe du triangle dont j'ai +parlé plus haut. Cette pointe est nommée pointe de la +Galère. Tout cela sombre, rechigné, menaçant, humide, +suintant, glacial, un sépulcre.</p> + +<p>De nos jours, on arrive de plain-pied au Château. +Jadis, le flot battait partout ses murs. Un pont en +pierre, de trois arches, terminé par un pont-levis, le +mettait alors en communication avec la ville.</p> + +<p>Mais ses tours et ses courtines étaient moins élevées +que maintenant. Ce ne fut qu'à partir de 1689 qu'elles +reçurent les développements actuels.</p> + +<p>La mer occupait, en grande partie, la belle place Chateaubriand, +derrière la porte moderne Saint-Vincent. +Toutefois, le parvis de la chapelle Saint-Thomas offrait +comme une petite esplanade vis à vis des tours Qui-Qu'en-Grogne +et la Générale.</p> + +<p>Dans cet étroit espace se foulait une multitude avide +et turbulente, le matin du 6 septembre 1534.</p> + +<p>Les portes, les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons +étaient garnis de curieux. Une grave nouvelle circulait +de proche en proche: les compagnons, mariniers de +maître Jacques Cartier, avaient appréhendé, durant la +nuit précédente, trois Tondeurs. L'un d'eux, assurait-on, +était le chef de ces brigands; mais le fait n'était point du +tout prouvé; généralement même son assertion ne rencontrait +qu'incrédulité.</p> + +<p>Aussi, lorsque, vers huit heures, on vit apparaître les +trois prisonniers enchaînés et escortés par fine troupe de +matelots, le désappointement fut-il universel. Ces deux +pêcheurs, à la mine piteuse, et cet homme, la figure en +sang, méconnaissable, l'air consterné, vêtu en garde de +la ville, que pouvaient-ils avoir de commun avec les terribles +Soudards, dont le nom seul faisait tout trembler à +dix lieues à la ronde?</p> + +<p>Cependant, à l'une des croisées ouvertes sur la place, +pâle, inquiète, frémissante, se tenait Constance.</p> + +<p>A travers les vagues tumultueuses de la cohue, elle +aperçut les trois captifs. Elle devina son amant, malgré +l'étrange déguisement qu'il avait pris. Une exclamation +sourde jaillit de ses lèvres.</p> + +<p>—Qu'as-tu donc, mon enfant? Sainte Vierge, comme +tu frémis! s'écria dame Catherine, qui se trouvait près +d'elle.</p> + +<p>—Ce n'est rien, mère, rien! ne t'alarme pas, répondit +la jeune fille en mordant fébrilement son mouchoir, +pour ne pas éclater en sanglots.</p> + +<p>—Ce spectacle te fait mal. Il faut fermer la fenêtre, +reprit dame Catherine.</p> + +<p>—Non, non; laisse-moi voir. Je veux voir.</p> + +<p>—Quel bonheur que le brave Jean Morbihan se soit +trouvé là, continua la femme de Cartier. Sans lui, ces +misérables, le Seigneur leur pardonne! massacraient +tout l'équipage, pour s'emparer du navire. Heureusement +aussi que maître Jacques n'était pas à bord!... Si +tu te sens mieux aujourd'hui, ma chère enfant, comme +le temps promet d'être beau, nous irons, à marée basse, +accomplir ce pèlerinage que nous avons promis à +Sainte-Marie-du-Laurier.</p> + +<p>—Oui, mère, oui, nous irons... quand vous voudrez, +répliqua Constance, tout à fait inconsciente de ce qu'elle +disait, car elle n'entendait ni les paroles de dame Catherine, +ni les huées dont le peuple poursuivait les prisonniers.</p> + +<p>Les yeux de Constance ne quittaient point le faux +garde du port, qui, cependant, ne tourna pas la tête de +son côté. La vie physique et intellectuelle de la jeune +fille était concentrée sur lui.</p> + +<p>Elle y demeura, quand le pont-levis du Château se fut +redressé derrière les Tondeurs.</p> + +<p>—Ah! voici ce bon père Jean qui rentre, dit au bout +de quelques instants dame Catherine. Viens dans la +salle, ma fille. Il nous fera beau récit de la prise qu'il a +faite. Mais pourquoi restes-tu là, immobile? Te sentirais-tu +plus mal?</p> + +<p>—Point du tout, mère, répondit Constance, en essayant +de sourire. Je te suis.</p> + +<p>Les deux dames descendirent au rez-de-chaussée où +une nombreuse compagnie d'amis, d'officieux et d'oisifs +causaient avec Jacques Cartier des événements du +jour.</p> + +<p>Le vieux Jean Morbihan arrive. On l'entoure. Chacun +veut savoir de sa bouche comment cela s'est passé. Et le +brave timonier recommence, pour la vingtième fois +dans cette matinée, la narration de sa capture.</p> + +<p>—J'avais quelque chose là qui m'avertissait que nous +serions attaqués dans la nuit, min Gieu, oui! dit-il en +se frappant le front avec le pouce et l'index fermés. D'abord, +j'avais remarqué, dans l'auberge A Monsieur Saint Anthoine, +un particulier qui ne me revenait pas en tout. +Avec son costume de pêcheur, il ressemblait à un pêcheur +comme un requiem <a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup>26</sup></a> à un sanglier de basse-cour. +Aussi, quand je le vis détaler, en sournois, sans +même demander son compte, je jugeai que mon gaillard +complotait quelque méchante action. Je sortis à mon +tour et allai tendre mon branle sous l'accastillage de la +poupe de notre navire. Je veillai bien une heure ou +deux, mais, ma foi, ne voyant rien venir, je m'endormis +et dormais comme un loir, lorsqu'un bruit sourd +m'éveilla... trop tard, hélas! Imbécile, bête brute, je +m'en voudrai toute ma vie!...</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"></a><b>Note 26: </b><a href="#footnotetag26">(retour) </a><p>Requin. Autrefois on l'appelait requiem (d'où requin), +sans doute parce que la vue de ce monstre était un signe de mort.</p></blockquote> + +<p>—Comment donc, mon pauvre Jean! mais il n'y il +pas de ta faute, lui dit affectueusement Cartier.</p> + +<p>—Pas de ma faute! Maître, vous dites qu'il n'y a pas +de ma faute! s'écria le vieux Morbihan. Sauf votre respect! +ce n'est pas mon opinion, à moi. Je ne suis qu'un +nigaud, un misérable, un assassin! un assassin, le meurtrier +de mon semblable, da oui!</p> + +<p>—Allons, allons, calme-toi! reprit Cartier. N'as-tu +pas sauvé le navire? et sauvé peut-être vingt hommes +de la mort?</p> + +<p>—Ça c'est vrai, maître; mais ça n'est pas une raison, +non plus, pour m'être laissé aller au sommeil comme +un ivrogne. Je suis un maudit. Si j'étais resté l'oeil ouvert, +ce pauvre Yvon, le bon Gieu ait son âme! n'aurait +pas été tué comme un chien, par ce brigand de brigand... +Maître, vous me retiendrez la moitié de ma paie, +pendant notre dernier voyage, pour lui faire dire des +messes, à Yvon...</p> + +<p>—C'est à mes frais, mon brave Jean, qu'on les dira, +ces messes; je m'en charge; continue, dit Cartier.</p> + +<p>—Enfin, poursuivit le timonier, je saute à bas de +mon branle. J'aperçois sur le pont le corps d'Yvon. Il râlait +son dernier soupir. Et près de lui se tenait une espèce +de garde de contrebande. J'empoigne mondit +garde par le cou, et je serre. Il se débat. Sans mot +souffler, nous nous roulons sur le tillac. Le vacarme fait +lever nos hommes couchés dans la batterie. Ils arrivent, +en même temps qu'une demi-douzaine de gredins tombaient +sur moi. Ah! si le scélérat que j'aurais dû étrangler +ne m'avait blessé avec son stylet, il ne s'en serait pas +échappé un seul...</p> + +<p>—Tu es blessé! s'écria Cartier avec un accent de vive +sympathie.</p> + +<p>—Rien! maître, rien! une égratignure. L'arme a +glissé sur les côtes.</p> + +<p>—Jésus Sauveur! il faudrait vous soigner, appeler +un physicien, Jean! dit dame Catherine d'un ton douloureusement +ému.</p> + +<p>—Peuh! on en a vu bien d'autres! siffla le timonier.</p> + +<p>—De façon que, sur six ou sept, vous n'avez pu en + prendre que trois! interrogea un des auditeurs.</p> + +<p>—Min Gieu, oui! soupira Morbihan. Il faisait de la +brume. Les autres ont sauté par-dessus la lisse et se sont +enfuis dans leur barque.</p> + +<p>—Et tu crois que ce sont des Tondeurs? demanda +Cartier.</p> + +<p>—J'en répondrais sur ma vie, maître. Je crois bien +mieux, ajouta Jean en cherchant des yeux Constance, +qui écoutait, silencieuse, derrière un groupe.</p> + +<p>—Que crois-tu donc?</p> + +<p>—Eh! eh! répliqua le vieux marin; je crois, sauf +votre respect, que l'un des prisonniers, l'assassin d'Yvon, +est le capitaine de ces bandits.</p> + +<p>—Bah! fit Cartier, en hochant dubitativement la tête.</p> + +<p>Plusieurs personnes exprimaient des doutes. Le visage +de Constance s'altérait.</p> + +<p>—Enfin, reprit le père Jean, que ce soit lui ou un +autre, on le saura bientôt. Une fois ces hérétiques +domptés, on vous leur a solidement amarré les poignets +et les chevilles avec un bon morceau de tanin et on +vous les a affalés dans la fosse aux lions, da oui... Ah! +si je m'étais éveillé rien qu'une minute plus tôt!... +Pauvre Yvon, va!...</p> + +<p>—Tu as conduit les malfaiteurs au Château? s'enquit +Cartier.</p> + +<p>—Oui, maître Jacques. Oh! ils sont en sûreté. On en +a logé deux dans la tour des Moulins, et le troisième, +mon gredin à moi, dans Qui-Qu'en-Grogne.</p> + +<p>—Leur chef? questionna involontairement Constance.</p> + +<p>—Min Gieu, oui; leur monstre de chef, répondit +Jean Morbihan, en adressant à la jeune fille un regard +tout à la fois attristé et colère.</p> + +<p>—Tant mieux, si tu dis vrai, reprit Cartier. De toute +manière, mon homme, tu peux compter sur une belle +récompense. Mais, pour l'instant, soyons à nos affaires +et allons décharger la cargaison du brig, car je me propose de +partir, dans quelques jours, pour Paris, rendre +compte de mon voyage à notre honoré sire, le roi.</p> + +<p>A ces mots, Morbihan se mit à gronder entre ses +dents. Puis, tandis que les étrangers quittaient le logis +de Cartier, il s'approcha de Constance et lui dit:</p> + +<p>—Petiote, je veux te parler, moi. Cela ne te convient +pas, hein?</p> + +<p>—Mais si, mais si, répondit-elle en affectant une +gaieté loin de son esprit.</p> + +<p>Le vieux marin et la jeune fille montèrent dans la +chambre de celle-ci.</p> + +<p>C'était une grande pièce bien froide, bien vide à la +mode du temps. Excepté le vaste lit-clos, ciré, luisant +comme une glace, et deux bahuts, les meubles étaient +rares contre les murailles lavées à la chaux. La cheminée +faisait face au lit. Elle ressemblait par ses dimensions +et sa profondeur à l'orifice d'une caverne. +Aussi l'air, en s'y engouffrant, y psalmodiait-il incessamment +un chant lamentable. Des sculptures, grossières +imitations de fruits, essayaient de décorer le manteau +de cette cheminée. Un luth, quelques romans de +chevalerie et livres de piété sur une étagère, un miroir +en fer bruni, une demi-douzaine d'escabelles complétaient, +avec un prie-Dieu gothique, le mobilier de cette +chambre, dont un lacis de solives enjolivées de peintures +composait le plafond. Un carrelage de faïence, blanche +et bleue, tenait lieu de parquet. Trois ou quatre pots de +fleurs tentaient vainement de combattre la nudité du +local, mais en rompaient cependant l'uniformité.</p> + +<p>En entrant, le vieux Morbihan se jeta sur un siège. +Constance sauta sur ses genoux avec la souplesse d'une +chatte et lui passa un bras autour du cou.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous avez contre moi, père? dit-elle +en le câlinant du regard et du geste.</p> + +<p>Jean ne s'attendait pas à ces caresses. Il en fut désarmé.</p> + +<p>Brusquement, toutefois, il s'écria, après quelques moments +de silence:</p> + +<p>—J'ai, min Gieu... j'ai... j'ai que je ne suis pas content +de toi, petiote... Non, pas content, en tout.</p> + +<p>—Parlez, que vous ai-je fait? demanda Constance, +s'amusant, comme une enfant, à tresser en nattes les +longs cheveux du marin.</p> + +<p>—Ce que tu m'as fait, ce que tu m'as fait... tu es une +cajoleuse!</p> + +<p>—Après? dit-elle souriante.</p> + +<p>Jean Morbihan se morigénait intérieurement de sa +faiblesse. Il prit son courage à deux mains et, enlevant +Constance de dessus ses genoux, il la plaça sur une escabelle, +à quelques pas de lui, pour ne point se laisser +«ensorceler par ses minauderies.»</p> + +<p>—Ma fille, ta conduite est répréhensible, très-répréhensible +dit-il de son ton le plus sévère. Elle offense le +bon Gieu et elle afflige ceux qui t'aiment. Moi, le premier, +moi qui t'ai élevée avec cette brave Manon, +après t'avoir rapportée de la Terre Neuve...</p> + +<p>—Mais, enfin, quelle faute ai-je commise? s'écria +Constance d'un ton impatient.</p> + +<p>—Tu le sais bien, da oui, tu le sais! tu sais ce que je +veux dire. N'es-tu pas éprise du bandit qui a tué Yvon?—ce +que je ne me pardonnerai jamais...non da, jamais!</p> + +<p>—Moi! dénia l'impudente, en riant aux éclats.</p> + +<p>Le front du vieux Jean se plissa. Sa voix se fit grave, +presque dure quand il prononça ces mots:</p> + +<p>—Ma fille, il ne faut pas mentir. J'excuserais tout de +toi, car je t'aime presque à la déraison; mais pas de +mensonge. Je le déteste, le mensonge! C'est la porte de +derrière des mauvaises actions. Malheur à ceux qui s'en +servent! Ils se condamnent à n'être pas absous de leurs +péchés. Je préférerais te savoir morte, plutôt que délibérément menteuse!</p> + +<p>—Mon Dieu! comme vous me dites cela, Jean! sanglota +Constance.</p> + +<p>Le bonhomme fut aussitôt gagné. Il se reprocha sa +raideur. Et, pour l'atténuer, il alla prendre la jeune +fille tout en larmes et la remit sur ses genoux.</p> + +<p>—Voyons, voyons, disait-il d'un ton mouillé; ne +pleure pas comme ça, ou mes yeux vont ruisseler comme +des fontaines. Je n'ai pas voulu te gronder, mais seulement t'avertir. +Avoue que tu es amoureuse de... Je vous +ai surpris un jour causant derrière le pignon... da oui...</p> + +<p>Et dans la nuit d'avant-hier, pas plus tard, comme nous +venions de débarquer, est-ce que je ne l'ai pas vu qui +sautait par la fenêtre, hein? Si je ne savais que la vieille +Manon était là, terr i ben! Ah! tu as du bonheur, toutefois, +que maître Jacques ne l'ait pas aperçu!... Ma +pauvre fille, il n'aurait pas pris la chose comme moi, +lui! Mais tu ne peux épouser un... enfin, tu diras ce que +tu voudras, c'est un brigand... un meurtrier... Encore +si je m'étais éveillé une minute plus tôt, j'aurais pu +douter... Min Gieu, oui! Mais là je l'ai vu, vu comme +je te vois, il a égorgé...</p> + +<p>—Êtes-vous sûr que ce soit lui?</p> + +<p>—Sûr! repartit Jean Morbihan, en levant ses regards +au ciel: Ah! que trop sûr! que trop sûr!</p> + +<p>—Et vous dites que vous l'avez vu assassinant Yvon? +reprit fermement la rusée créature.</p> + +<p>—Vu assassinant! répéta Jean, vu assassinant!... +pour ça, non. Mais quand je l'ai pris, Yvon était mort, et +pas un autre que ce Soudard...</p> + +<p>—Enfin, vous ne pouvez jurer que c'est lui l'assassin?</p> + +<p>Morbihan se gratta le front. Cette logique l'embarrassait.</p> + +<p>—Non, tu as raison, dit-il au bout d'un instant. Cependant, +tout prouve...</p> + +<p>—Eh bien, interrompit la jeune fille, enhardie par +son premier succès, vous ne devez pas, sur une présomption +légère, accuser peut-être un innocent.</p> + +<p>La réponse alla droit au coeur du vieux marin.</p> + +<p>—Un innocent! s'écria-t-il; un innocent! Il avait encore +son stylet à la main. Non, il n'est pas innocent! +Non, ce chef de...</p> + +<p>—Qui vous a dit que c'était le chef?...</p> + +<p>—Je l'ai reconnu, repartit Morbihan en haussant les +épaules. Il s'appelle ici, pour toi comme pour d'autres, +Georges de Maisonneuve...</p> + +<p>Constance tressaillit et promena un regard inquiet +dans la chambre.</p> + +<p>—Oh! Jean, mon protecteur, mon père chéri, ne le +perdez pas; si vous m'aimez, ne le perdez pas... Sa mort +serait la mienne! proféra la jeune fille, en se glissant +aux pieds du marin, qu'elle arrosa de pleurs.</p> + +<p>—Mourir! toi! qu'est-ce que cela? que dis-tu? reprit-il +tout ému, en l'entourant de ses bras, comme pour la +défendre d'un ennemi.</p> + +<p>—Je dis que s'il meurt je mourrai, répliqua Constance +avec une sombre énergie.</p> + +<p>—Mais tu voudrais donc l'épouser? fit le père Jean +d'un ton stupéfait.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de cela; il s'agit de le sauver. Promettez-moi +de m'aider?</p> + +<p>—Impossible, petiote! un criminel, un pirate, le +meurtrier de...</p> + +<p>—Vous voulez donc ma mort!</p> + +<p>—Ta mort! Terr i ben! tais-toi. Que je n'entende plus +ce mot-là!</p> + +<p>—Alors, aidez-moi à le sauver!</p> + +<p>—Le sauver! mais comment?...</p> + +<p>—Ah! Jean, mon ami, mon père adoré, que vous êtes +bon! Vous cesserez de dire que vous l'avez reconnu...</p> + +<p>D'ailleurs, en êtes-vous certain? Vous ne le chargerez +plus d'un meurtre qu'il n'a peut-être pas commis... et +vous ne vous exposerez pas à des remords éternels... car +s'il n'était pas coupable!... Me promettez-vous tout cela? +Vous n'êtes pourtant pas méchant! vous m'aimez pourtant!</p> + +<p>—Et tu l'épouserais? fit-il à demi vaincu.</p> + +<p>—J'ai votre parole, n'est-ce pas? dit Constance, redoublant +ses caressantes supplications.</p> + +<p>—Oui, si tu fais serment de ne pas l'épouser... Ah! +l'enjôleuse, elle...</p> + +<p>—Tout ce qui vous plaira!</p> + +<p>—Que pensera de moi maître Jacques?</p> + +<p>—Maître Jacques ne sait pas que c'est <i>lui!</i> riposta +vivement Constance.</p> + +<p>—Je l'ai donné à entendre....</p> + +<p>—Mais on doute.</p> + +<p>—Min Gieu, est-ce que tu vas m'apprendre à mentir? +s'écria le père Jean, dont la conscience honnête se débattait +impuissante dans le réseau de tendres arguties +dont la jeune fille l'avait enveloppée.</p> + +<p>Pour toute réponse, Constance s'enfuit dans une pièce +voisine en criant:</p> + +<p>—Merci, mon bon ami Jean, j'ai votre parole!</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE X.</h3> + +<h3>L'ENLÈVEMENT.</h3> + + +<p>Depuis quelque vingt-quatre heures, le retour de +maître Jacques Cartier formait à Saint-Malo le sujet de +toutes les conversations. Contrariée dès l'origine par la +jalousie, son expédition était encore en butte aux mêmes +attaques. On en contestait la réussite, dans plus d'un des +riches magasins de la ville. Les impuissants et les envieux +discutaient amèrement ses mérites. Pour eux, +Cartier n'avait rien découvert, rien fait. Les parages +qu'il venait d'explorer, on les connaissait de longtemps. +Quelle nécessité de causer tant de fracas lors de son départ, +pour aboutir à si mince résultat! C'était, ma foi, +bien la peine d'implorer la bénédiction de Monsieur de +Saint-Malo; de faire faire la montre de ses équipages +par le vice-amiral de France; d'agiter la ville; de mettre +tout le duché en l'air! Ce Cartier, qui s'était imaginé +être un Colomb! Un Christophe Colomb, lui! je vous +demande un peu! Orgueilleux, vaniteux, hâbleur, oui!</p> + +<p>Mais de talents? Point. De qui descendait-il, après tout? +De Jamet, le mari à la Jeffeline Jansart! Des gens de +rien. Qui donc l'ignorait à Saint-Malo! Son grand-père +était un meurt-de-faim. Et lui, le petit Jacques, il avait +voulu se distinguer! trancher de l'homme important! +Belle importance, vraiment! Un pêcheur de morues! +Mais, parce qu'il avait épousé la fille du connétable de la +cité, cette pauvre Catherine, qu'il rendait malheureuse, +c'était une horreur! mons Cartier s'en faisait accroire. Il +voulait singer les grands seigneurs. Avec quoi, mon Dieu! +Sa fortune était-elle si considérable? Le beau savant, +d'autre part! Il avait pris des marcassites de cuivre pour +de l'or, et en avait chargé ses vaisseaux à les faire sombrer! +On avait bien montré à Vordec, l'orfèvre, un petit +caillou aurifère. Mais si petit, à veine si maigre! Tout le +reste, ou à peu près, pyrites cuivreuses ou mica, bon à +jeter à la mer!</p> + +<p>Ainsi déblatérait-on, avec force sourires malins, dans +maintes boutiques du haut commerce malouin.</p> + +<p>Mais la masse du peuple ne jasait pas de même. Elle +aimait Cartier. Elle rendait justice à son intrépidité, à +sa persévérance. Franchement, elle applaudissait à ses +succès. Car le peuple possède un sens de discernement +exquis. On ne le peut tromper, ni souvent,-ni longtemps. +Abusé un instant, il démêle bientôt le leurre et réagit +vigoureusement contre lui.</p> + +<p>Ce n'est pas que le premier voyage de Cartier eût +donné tous les fruits qu'on en attendait. Ardentes étaient +alors les espérances attachées aux navigations lointaines. +Les richesses, les merveilles, les singularités inouïes, +découvertes récemment au-delà de l'Atlantique par les +Espagnols et les Portugais, avaient étrangement aiguisé +l'appétit. Tout rayonnant de gloire, de luxe, d'éclat, le +siècle s'y prêtait. Les pompes féeriques du Champ du +Drap-d'Or ne sont qu'un échantillon du faste qui régnait +en maître à cette époque. Nos incursions en Italie, nos +rapports avec l'Orient avaient raffiné, outre mesure, +chez nous le goût de la magnificence. Beau cavalier, +d'une élégance innée, mais ostentatoire, le roi donnait +l'exemple; la cour suivait; et la ville, ne voulant pas +rester trop en arrière, entraînait jusqu'à la campagne. +Prodigues étaient les dépenses, tout naturellement. Pour +y subvenir, les ressources nationales devenaient insuffisantes. +Il fallait donc s'adresser à l'étranger, à l'inconnu. +Des Grandes-Indes on faisait des récits fabuleux. L'or, +l'ivoire, les pierreries, les étoffes précieuses, les épices, +tout ce qui constitue la délicatesse de la vie abondait. +On y marchait de surprise en surprise, d'enchantement +en enchantement. Comparée à ces régions fortunées, +l'Europe était une terre stérile, dépourvue, traitée en +paria par la nature. Ne devait-on pas conquérir des contrées +aussi injustement privilégiées, ou, pour le moins, +les débarrasser du gênant fardeau de leur superflu? Le +mobile des explorations d'outre-mer est là. Par surcroît +de charité, la religion vint appuyer d'un prétexte sacro-saint +ce désir de spoliation. Mais c'est le butin qu'on +voulait, c'est le butin qu'on exigea des vaincus.</p> + +<p>Longue, périlleuse, cependant, se montrait la traversée +de l'Europe aux Indes orientales. La seule route +pour nous était celle du cap de Bonne-Espérance. Quel +chemin! Colomb pensa qu'il y pourrait aller eu cinglant +à l'ouest, en la mer Atlantique. Parvenu dans le golfe +du Mexique, il se crut aux confins de l'Asie. Ses compagnons, +ses successeurs caressèrent la même erreur. Vasco +Nunez qui, le premier, découvrit l'océan Pacifique +(26 septembre 1813), n'en fut pas exempt non plus. Le +Vénitien Cabot et le Portugais Cortéréal pas davantage, +ni le Florentin Verazzani, quand ils reconnurent Terre-neuve, +les côtes de la Floride et du Labrador. La voie +des Indes orientales par le nord-ouest, les Européens +l'ont toujours cherchée depuis. Ils la cherchent encore.</p> + +<p>Seulement, aux quinzième et seizième siècles, on jugeait +que l'Amérique était une pointe du continent asiatique<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup>27</sup></a>. +Tout à l'heure, nous verrons que dans la troisième +Commission, octroyée à Cartier, en 1540, par +François Ier, il est dit que le célèbre pilote a découvert +«grand pays des terres du Canada et Ochelay, faisant +un bout de l'Asie, du costé de l'Occident.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"></a><b>Note 27: </b><a href="#footnotetag27">(retour) </a><p>Voir mon <i>Introduction</i> à l'oeuvre de Sagard.—Tross, +éditeur.</p></blockquote> + +<p>En son premier voyage, maître Jacques avait bien +côtoyé une partie de cette pointe. De plus, il avait visité +et dénommé diverses îles. Il soupçonnait l'existence d'un +passage «entre la Terre Neuve et la terre de Brion;» +c'est-à-dire que Terreneuve était une île, et que, désormais, +pour se rendre dans le golfe Saint-Laurent, il +ne serait plus nécessaire de s'élever jusqu'au détroit de +Belle-Isle. L'événement le lui prouva l'année suivante. +Mais le littoral qu'il côtoya, l'archipel qu'il parcourut +en tous sens, enfin ce golfe Saint-Laurent, dont il donna +alors la description à peu près correcte, n'étaient déjà +plus des mystères pour le monde maritime. Avant les +Cabot, les Cortéréal, les Verazzani, nombre de nos pêcheurs, +je l'ai précédemment indiqué, exerçaient leur +industrie dans ces parages. C'est à tort que dans sa +<i>Notice</i>, d'ailleurs très-consciencieuse, sur Saint-Malo, +M. Ch. Cunat revendique pour Cartier l'honneur d'en +avoir le premier rapporté la morue. Cartier ne déclare-t-il +pas, en sa <i>Relation</i>, que, se trouvant dans le détroit de +Belle-Isle, il «avisa une grande Nave, qui estait de la +Rochelle» et venue là pour faire la pêche? Soyons donc +impartial. Et, sans marchander à Cartier la gloire à laquelle +il a droit, ne cherchons pas à prêter à son premier +voyage une valeur que lui-même, si modeste et si franc, +n'essaya nullement de lui attribuer.</p> + +<p>La gloire de maître Jacques n'est point en cette navigation +initiale. Elle est dans sa divination de ses découvertes +futures, dans sa persévérance, je le répète. Il +avait entrevu l'embouchure du Saint-Laurent. Il pressentit +l'importance de ce fleuve. Mais la saison était déjà +avancée. Cartier craignit d'être surpris par les glaces. Il +tint conseil avec ses «capitaines, mariniers, maîtres et +compagnons,» et l'on décida, sagement, de retourner +en France.</p> + +<p>Si, au point de vue matériel, son entreprise n'avait +pas été féconde, elle l'était largement au point de vue +moral. D'abord, Cartier y avait déployé ses nobles qualités +naturelles. Il s'était montré habile, ingénieux, +brave, dur à la fatigue, hardi au danger, fertile en +ressources dans les situations critiques. Il avait conquis +l'estime et l'admiration de ses équipages. Bien mieux, +et c'est le propre du génie, il leur avait inoculé son +enthousiasme pour l'oeuvre commune.</p> + +<p>La baie des Chaleurs ne leur eût-elle apparu comme +un pays «plus chaud que n'est l'Espagne et le plus +beau qu'il est possible de voir,» tout couvert d'arbres +magnifiques, de céréales, raisins blancs et rouges, +fraises, mûres, roses et «autres fleurs de plaisante, douce +et agréable odeur,» tous les compagnons de Cartier auraient +encore renchéri sur les avantages de leurs découvertes. +N'est-il pas dans la nature de l'homme de vanter +ses biens, les choses qu'il a faites ou auxquelles il a +collaboré?</p> + +<p>Cartier avait su se faire apprécier, aimer de ses gens. +C'était l'essentiel. A l'envi, ils chantèrent ses louanges. +Et bien que ceux qui, comme Jean Morbihan, avaient +fait provision de fragments de roches micacées ou cupriques, +dans la persuasion que c'était de l'or, fussent tristement +désabusés, ils n'en exaltaient pas moins les +bénéfices de l'expédition.</p> + +<p>Aussi, pour les personnes désintéressées,—et c'était +la masse,—de simple pilote, maître Jacques Cartier +fut-il tout d'un coup transformé en un grand capitaine. +La veille, il s'endormait dans l'obscurité; le lendemain, +il s'éveillait au brûlant soleil de la renommée.</p> + +<p>Le 6 septembre, on pouvait voir notre vaillant capitaine, +précédé du clergé de Saint-Malo, bannière en tête, +suivi de son épouse, de sa fille adoptive et de tous les +hommes du son équipage, sortant par la porte B***cours +et s'avançant vers le rocher du Grand-Bey.</p> + +<p>Jacques Cartier accomplissait son voeu de faire un +pèlerinage à Sainte-Marie-du-Laurier, s'il revenait sain +et sauf dans sa patrie.</p> + +<p>Une foule compacte, en habits de fête, se pressait derrière +le cortège. Elle examinait curieusement et un peu +railleusement deux individus, à la figure cuivrée, rayée +de peintures extravagantes; les cheveux dressés en une +mèche sur la tête, ornée de plumes, portant sur les +épaules un manteau de cuir agrémenté de broderies en +piquants de porc-épic; des jambières et des souliers +également en peau, et également couverts de broderies.</p> + +<p>A la main ils avaient un arc, des flèches, un casse-tête.</p> + +<p>C'étaient Taignoagny et Domagaia, deux jeunes sauvages, +amenés de la baie de Gaspé par Cartier, et que, +pour cette circonstance, ou avait revêtus du costume de +leur tribu.</p> + +<p>Insensibles à l'attention grossière dont ils étaient +l'objet, ils se tenaient gravement aux côtés de maître +Jacques.</p> + +<p>Le ciel était radieux, l'air d'une douceur ineffable, +rempli de chants, de senteurs pénétrantes. La mer, +comme énervée par les chaudes caresses du soleil, semblaient +une immense cuve d'argent en fusion, dont les flots, +disséminés çà et là, formaient des scories.</p> + +<p>Ce spectacle plongeait l'âme en une molle rêverie. Il +invitait au recueillement.</p> + +<p>Parvenus devant la chapelle, les membres du clergé +et la famille Cartier y entrèrent. Mais elle était trop +peu spacieuse pour contenir tout le monde. Les matelots +et le reste de la multitude demeurèrent au dehors, pieusement +prosternés en face du choeur du saint lieu, dont, +à dessein, on avait laissé les portes ouvertes.</p> + +<p>La majesté de la cérémonie ne parut pas faire la +moindre impression sur les sauvages.</p> + +<p>Froids, immobiles, impassibles comme des statues, ils +entendirent chanter le <i>Te Deum</i> d'actions de grâces. Mais +sur un signe de maître Jacques, ils s'agenouillèrent à +l'élévation du Saint-Sacrement.</p> + +<p>Monsieur de Saint-Malo, alors l'évêque François +Bohier, donna sa bénédiction.</p> + +<p>Cartier fit offrande à la chapelle de plusieurs gros +cierges dorés, enrubannés, et d'une belle croix d'argent; +puis, comme le soleil se penchait à l'horizon, l'on rentra +en ville, où les ecclésiastiques furent processionnellement +reconduits dans la cathédrale.</p> + +<p>Timidement, à la sortie, Étienne Noël s'approcha de +Constance. A peine, depuis son retour, avait-il pu prendre +de ses nouvelles. Le service l'avait retenu à bord. +D'humeur accommodante, bienveillant à tous, maître +Jacques était intraitable sur l'article discipline. Pour ses +proches parents, il n'avait pas plus de condescendance +que pour les étrangers. Plus d'une fois ses beaux-frères, +Jalobert et Desgranches, se crurent en droit de se plaindre +de la sévérité qu'il leur témoignait dans les affaires du +service. Étienne Noël, étant de garde, la veille, sur le +navire mouillé dans le port de Saint-Servan, n'avait pu +venir embrasser dame Catherine et Constance que le +matin de ce jour. Encore l'entrevue avait-elle été fort +courte, car il lui avait fallu retourner au brig, pour en +diriger le déchargement, et s'apprêter pour la cérémonie +du tantôt.</p> + +<p>Le pauvre jeune homme brûlait de se trouver en tête +à tête avec Constance. Il y avait si longtemps qu'il ne +l'avait vue, qu'il ne l'avait entretenue de son amour. Il +avait tant et si passionnément songé à elle pendant ce +fastidieux voyage! Puis, étonnante révolution! Constance +qui, d'ordinaire, l'intimidait par sa froideur revêche, +son air railleur, Constance s'était montrée ce matin-là +bonne, affable, sympathique, presque tendre! Étienne +le pensait, du moins. Pourquoi non? Dame Catherine +n'en avait-elle pas fait la remarque? Manon, mise par +lui dans la confidence de cet heureux changement, avait +bien branlé la tête; mais Manon était une vieille folle! +Le plus souvent, elle radotait.</p> + +<p>Si rien ne clôt mieux la bouche aux amants que la +crainte de déplaire, rien ne leur délie la langue comme +l'idée d'être agréables.</p> + +<p>—Enfin, cousine, me voici libre et le plus heureux +des mortels, ayez-en la conviction! dit Étienne d'un +ton gaillard.</p> + +<p>—Vraiment? fit-elle avec une grâce engageante.</p> + +<p>—Songez donc, belle cousine, que depuis cent trente-neuf +jours j'étais séparé de vous.....</p> + +<p>Un sourire malicieux effleura les lèvres de la jeune +fille.</p> + +<p>Vous les avez comptés, dit-elle. Ah! beau cousin, +c'est d'une patience angélique....</p> + +<p>—Si je les al comptés! soupira Étienne. Eh! j'ai +compté les heures, les minutes...</p> + +<p>—Et aussi les secondes, allons! avouez-le! s'écria-t-elle +en riant tout à fait.</p> + +<p>—Je vois avec un vif plaisir que Constance a plus +d'amitié qu'autrefois pour notre neveu! disait à sa +femme maître Jacques, qui venait à quelques pas d'eux.</p> + +<p>—Et moi aussi, mon ami, répondit dame Catherine. +Le caractère de Constance s'est au reste bien amélioré +pendant sa maladie.</p> + +<p>—Ils font un joli couple, poursuivit Cartier en se frottant +les mains. Ma foi, nous les marierons à mon retour +de Paris!</p> + +<p>—Heu! marmotta le vieux Jean Morbihan, ça n'est +pas encore fait, da non!</p> + +<p>—Que dis-tu, maître grognon? lui demanda le capitaine.</p> + +<p>—Moi! oh! rien, rien en tout.</p> + +<p>—Vous êtes méchante et vous me taquinez toujours, +Constance, continuait Étienne. Est-ce ma faute si je +vous aimé comme un fou? si nuit et jour j'ai rêvé à vous +pendant cette navigation de près de cinq mois? si enfin +j'ai été cent fois sur le point de déserter mon poste pour +venir vous voir, hier?</p> + +<p>—Et qu'est-ce donc qui vous a retenu, beau cousin? +dit-elle malicieusement.</p> + +<p>—Ce qui m'en a empêché? répliqua Étienne surpris; +mais le devoir...</p> + +<p>—Oh! le fier amoureux! qui fait passer le devoir +avant l'objet de sa flamme!</p> + +<p>—Vous savez, cousine, comme maître Jacques est +rigoureux...</p> + +<p>—Je sais, interrompit-elle vivement, que quand on +aime on ne doit plus rien connaître que son amour!</p> + +<p>—Mon obéissance aux ordres supérieurs est une garantie +de mon obéissance aux vôtres lorsque nous serons +mariés, répondit-il de ce ton maniéré qui était alors le +comble de la galanterie.</p> + +<p>—Mariés! hélas! mon doux! gémit Constance, ce ne +sera pas avant l'Assomption prochaine.</p> + +<p>—L'Assomption prochaine! répéta Étienne ébahi.</p> + +<p>Puis, il se reprit:</p> + +<p>—Mais vous oubliez, cousine, qu'elle est passée depuis +le 18 août dernier, l'Assomption!</p> + +<p>—C'est vrai, mon aimé, repartit Constance avec ses +inflexions les plus caressantes; mais elle reviendra, s'il +plaît à Dieu, l'an prochain.</p> + +<p>—L'an prochain! l'an prochain!...</p> + +<p>—Las, oui! Vous savez, bon Étienne, que j'ai failli +périr, en vous quittant, quand vous partîtes pour la +Terre Neuve. Eh bien, cher à moi, j'ai alors fait voeu à +la benoîte Vierge Marie de me consacrer tout entière à +elle pendant une année, si elle épargnait mes jours.....</p> + +<p>—Cela ne se peut! proféra le jeune homme.</p> + +<p>—Vous en doutez, Étienne, c'est mal, bien mal! je +vous croyais plus religieux!</p> + +<p>Sa voix était altérée. Elle semblait pleurer.</p> + +<p>—Oh! pardon! pardon, Constance! dit le pauvre +garçon, complètement dupe de cette comédie.</p> + +<p>La jeune fille ne répondit pas.</p> + +<p>On arrivait à la maison de Jacques Cartier, où une +table en fer à cheval avait été dressée dans la salle +basse, le capitaine donnant régal, ce soir-là, à tous ses +mariniers.</p> + +<p>Constance, au lieu d'entrer par la porte du rez-de-chaussée, +se glissa dans la cour, pour monter à sa chambre.</p> + +<p>Étienne l'y voulut suivre. Elle l'arrêta sur le perron.</p> + +<p>—Écoutez-moi, lui dit-elle. Rien ne saurait m'empêcher +de rester fidèle à mon voeu. Je n'aurais qu'à en +faire part à maître Jacques, pour qu'il m'encourageât à +l'accomplir, loin de s'y opposer. Cependant, je désire +que nul autre que vous ne soit dans le secret. Devrai-je +me repentir de ma confiance? Parlez, Étienne.</p> + +<p>—Mais un an! un an! faisait celui-ci avec des accents +désolés.</p> + +<p>—Oui, reprit-elle plus tendrement, en se penchant +vers lui pour qu'il songeât à lui dérober un baiser; oui, +je mets ton amour à l'épreuve, mon doux. Car ce n'est +pas tout. Il faut que ce soit toi,—toi, entends-tu bien?—qui +demandes à mon père la permission de retarder +notre mariage...</p> + +<p>—Oh! mais je ne pourrai jamais! s'écria-t-il, sans +profiter de la faveur qu'elle lui offrait.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, si vous ne pouvez jamais faire +cela pour moi, moi je ne pourrai jamais vous épouser! +répliqua-t-elle sèchement.</p> + +<p>Puis, avec une feinte brusquerie, elle ouvrit la porte, +et la referma après s'être introduite dans l'appartement.</p> + +<p>Le malheureux Étienne demeura un moment atterré.</p> + +<p>Ensuite, soucieux, rêveur, il descendit dans la salle, +où toute la compagnie était déjà attablée.</p> + +<p>Le menu du repas était simple, mais abondant. Des +jambons cuits au four, d'énorme plats de fèves, et de +châtaignes; des pâtés de boeuf et de lard; quelques cochons +de lait rôtis à la broche le composaient. Pour +l'arroser, du cidre et de la bière à bouche que veux-tu.</p> + +<p>L'on mangea et l'on but, puis l'on chante des <i>guerz</i>, +des <i>sônes</i>, des cantiques, tout le vieux répertoire breton. +Dix heures venaient de sonner et les convives se disposaient +à se retirer, quand les cris: «Au feu! au feu!» +retentirent du dehors.</p> + +<p>—Est-ce que je me trompe! s'écria le vieux Morbihan, +qui était assis près de la porte.</p> + +<p>—Non, car j'entends les varints <a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup>28</sup></a> qui tintent, répondit +son voisin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"></a><b>Note 28: </b><a href="#footnotetag28">(retour) </a><p>Cloche.</p></blockquote> + +<p>Jacques Cartier s'était déjà précipité sur la place.</p> + +<p>—Mes amis, dit-il, en reparaissant au seuil de sa +maison, mes amis, accourez! le feu est en ville. Allons +prêter notre aide à ceux qui en ont besoin.</p> + +<p>Le ciel s'illuminait de clartés lugubres.</p> + +<p>Tous les hommes, sans exception, s'élancèrent à la +suite de maître Jacques.</p> + +<p>Des clameurs assourdissantes se mêlaient aux notes +lentes et sinistres du tocsin.</p> + +<p>Constance n'avait pas assisté au repas. Mais dès le premier +signal de l'incendie, elle était venue dans la salle +basse, où elle essayait de rassurer dame Catherine, qui +tremblait comme la feuille du bouleau au souffle de la +bise.</p> + +<p>La porte du rez-de-chaussée était restée grande ouverte.</p> + +<p>Subitement, un homme, le visage noirci comme celui +d'un charbonnier, se jeta d'un bond dans la chambre. +Sans mot dire, sans qu'on eût même songé à résister à +son dessein, il enleva Constance dans ses bras et disparut +avec la soudaineté de l'éclair.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE XI.</h3> + +<h3>LA PRISON.</h3> + + +<p>Principal accusé dans l'attaque du navire, Georges +fut, sur le rapport de Jean Morbihan, logé en la tour +Qui-Qu'en-Grogne. A ses deux complices on assigna +pour prison la tour des Moulins. La première de ces +tours se dressait en face de la maison de Cartier; la seconde +regardait l'ancienne Digue ou chemin de Saint-Malo +à Saint-Servan. A marée haute, le pied des tours +plongeait dans l'eau; à marée basse, il était à sec.</p> + +<p>Georges de Maisonneuve avait été enfermé dans une +pièce circulaire, voûtée, fort élevée, tout de pierres de +taille, dont une triple porte défendait l'entrée. Un pilier +énorme soutenait les arceaux de la voûte à ogives. Une +seule et profonde embrasure, en forme d'entonnoir, +laissait filtrer la lumière dans le cachot. Large de deux +pieds au dedans, ce trou n'avait pas plus de six pouces +de diamètre au dehors. Des barreaux de fer entrecroisés +étaient scellés dans la muraille intérieure, comme dans +la muraille extérieure.</p> + +<p>Dès qu'il se fut habitué à l'obscurité, presque complète, +qui régnait en ce triste lieu, Georges en opéra la +reconnaissance. Ce ne fut pas long. Nulle autre issue +que les trois portes et le soupirail. Ce dernier à dix +pieds du sol. Le reste, granit, granit partout. Cet inflexible +horizon n'effraya pas trop, cependant, le chef +des Tondeurs. Son esprit, comme son corps, avait été +moulé avec du bronze. Tout de suite il songea à une +évasion. Par l'embrasure, elle paraissait impraticable. +Ce fut vers la porte qu'il dirigea d'abord son attention.</p> + +<p>Cette première porte était épaisse, fortement garnie de +plaques et de lames de fer. Mais les gonds saillaient sur +les jambages. Georges eut un sourire d'espoir. S'il en +était de même pour les deux autres portes, il ne serait +pas longtemps privé de sa liberté.</p> + +<p>Notre homme était garrotté avec de grosses cordes. +Cependant jusqu'alors on ne l'avait pas jugé prisonnier +d'assez d'importance pour l'enchaîner à un anneau de +fer fixé dans le pilastre, au-dessus de la botte de paille +qui devait lui servir de lit.</p> + +<p>Georges s'assit sur cette botte de paille. Il se mit à +réfléchir. Grâce à son déguisement, il pouvait se flatter +qu'on ne reconnaîtrait pas en lui le terrible capitaine +des Tondeurs. On ne l'avait jamais vu, dans Saint-Malo, +qu'avec une chevelure et une barbe noires. Il était naturellement +très-blond. Qui donc maintenant s'aviserait +de le prendre pour le brillant cavalier qui donnait, hier +encore, le ton à la ville? Quand même ils soupçonneraient +son identité, ses compagnons de plaisirs n'auraient-ils +pas intérêt à la nier? Est-il si plaisant d'avouer +que l'on a été l'ami d'un coquin? Restaient les gens appréhendés +en même temps que Georges. Ils étaient bien +liés par un serment et par leur intérêt aussi. Mais la torture...</p> + +<p>Ceux-là parleraient. C'eût été enfantillage, niaiserie +d'en douter. Il fallait-ne pas perdre un instant et travailler +activement à sa délivrance. Heureusement, Eric +n'avait pas été pris. On pouvait compter sur son concours. +Il était bien capable d'enlever le château par un +coup de main, sinon de l'assiéger. De toute manière, +Georges ne demeurerait pas longtemps sous les verrous.</p> + +<p>Vers deux heures, on lui apporta une cruche remplie +d'eau et un pain de sarrasin. Georges n'avait rien +mangé depuis la veille. Il dévora cette grossière nourriture +et fit un somme. La nuit venue, le captif pensa +qu'il n'avait plus à redouter de visite. Alors, jetant bas +sa coiffure, par un mouvement de la tête, et la ramassant +ensuite avec ses mains dont les poignets seuls étaient +attachés l'un contre l'autre, Georges en déchira la visière, +qui était assez allongée, suivant la mode adoptée +et répandue, en Bretagne, par le duc François II.</p> + +<p>Cette visière renfermait un ressort et une lame d'acier +tranchante.</p> + +<p>Georges saisit la lame entre ses dents et coupa ses +liens. Cela fait, de la semelle de ses chaussures, il retira +deux fines limes,—l'une queue-de-rat, l'autre tiers-point,—et +un mince caillou de silex. Dans ses braies, +il trouva du linge à demi consumé et une rondelle de +<i>cerei</i> ou bougie. Georges battit le briquet, alluma sa +bougie.</p> + +<p>Ces préparatifs terminés, il revint à la porte, l'inspecta +avec un soin minutieux et se mit à scier les peintures.</p> + +<p>Doucement, l'oreille aux aguets, mais rapidement, il +poursuivait son opération, quand de sourdes rumeurs +vinrent le distraire. Georges s'arrêta. Les rumeurs +augmentaient. Il éteignit sa lumière. Mais, grande surprise, +un flot de clarté jaillit aussitôt dans la prison, par +le soupirail.</p> + +<p>Le tintement lugubre des cloches et les cris; «Au +feu! au feu!» devenaient distincts. Maisonneuve conjectura +ce qui se passait.</p> + +<p>—Mort de ma vie! proféra-t-il gaiement; je ne me +trompe pas. Ce sont mes hommes qui ont préparé +quelque incendie pour me tirer d'ici. Ils profiteront du +trouble causé par cet incendie et envahiront le château. +Décidément, cet Eric est un gaillard d'esprit! Mais, de +la prudence, de la prudence! on ne sait trop ce qui peut +arriver.</p> + +<p>En se parlant ainsi, le chef des Tondeurs faisait, avec +de la mie de pain, frotté sur la rouille, disparaître les +traces de son travail. Puis il cachait ses limes et ses +autres outils entre les pierres disjointes du pilier. De la +mie de pain, plaquée en guise de mortier dans les fentes, +achevait de les dérober aux regards. Et Maisonneuve +s'étendait sur sa paille, après avoir, tant bien que mal, +rattaché ses poignets avec un fragment de sa corde, dont +l'autre bout fut fourré dans la litière.</p> + +<p>Le bruit dura plus de deux grandes heures. Georges +écoutait anxieusement. Aux vociférations se mêlèrent +bientôt des détonations, un cliquetis d'armes. La réalité +se substituait aux probabilités. C'étaient bien les Tondeurs +qui attaquaient la ville. Éloignées d'abord, les +détonations se rapprochèrent. Pendant un moment, il +parut à Georges qu'elles avaient lieu dans la cour même +du château. Il palpitait d'émotion, mais craignait de +faire un mouvement.</p> + +<p>Tout à coup, les lueurs qui l'éclairaient du dehors +cessèrent de briller. Il retomba dans les ténèbres. Ensuite +le tumulte s'apaisa. Georges sentit l'espérance l'abandonner. +Le grincement d'une serrure lui rendit +toutes ses fiévreuses incertitudes. A travers l'ombre +épaisse, les yeux du jeune homme se fixèrent sur la +porte. Après quelques minutes d'intervalle troublées par +le crissement du fer sur le fer, cette porte s'ouvrit. Deux +hommes parurent au seuil. L'un d'eux portait à la main +une lanterne et un lourd trousseau de clefs.</p> + +<p>—Au moins, dit-il, si nous perdons les deux autres, +celui-ci nous reste.</p> + +<p>—Ne prétend-on pas que c'est le chef de ces Soudards? +demanda son compagnon.</p> + +<p>—Ça leur chef! fit avec mépris le geôlier, en plaçant +sa lanterne sous le visage de Georges.</p> + +<p>—Ce n'est effectivement guère probable; nous le ferons +examiner dans quelques jours, repartit l'autre, que +Maisonneuve reconnut pour le gouverneur du château.</p> + +<p>Après ces mots, les deux visiteurs se retirèrent. D'ailleurs, +on avait dû redoubler de vigilance. Georges +ajourna au lendemain soir la continuation de son entreprise. +Mais le lendemain devait lui être fatal.</p> + +<p>De bonne heure, un gardien entra dans son cachot +et lui ordonna de le suivre. Maisonneuve devina ce +qu'on voulait. Et il se repentit amèrement de n'avoir +pas poursuivi, la veille, son audacieuse tentative; car il +voyait bien qu'on allait lui faire subir un interrogatoire, +le soumettre à la question. Mais les paroles du +gouverneur l'avaient trompé.</p> + +<p>Conduit dans le petit Donjon, on le fit descendre en +une salle basse, étouffée, dont le sol se trouvait au-dessous +du niveau de la mer. Cette salle, carrée, ne recevait +d'air que par une étroite imposte. Plusieurs portes et +un noir corridor en précédaient l'entrée.</p> + +<p>Quand Maisonneuve fut introduit dans cette cave, une +lampe et un brasier éclairaient ses sinistres profondeurs. +On y respirait je ne sais quelle odeur écoeurante de +graisse et de chairs grillées. Des instruments de supplice, +des pinces, des tenailles, des chevalets, indiquaient tout +de suite, au reste, sa destination horrible. C'était une +chambre de torture. Elle était sourde aux bruits du dehors, +mais elle était muette aux hurlements du dedans.</p> + +<p>Il y avait là cinq hommes, d'aspect plus sombre, plus +farouche l'un que l'autre: un juge-procureur, un greffier, +un tourmenteur et son aide; un physicien ou médecin.</p> + +<p>Le juge lisait un parchemin, le greffier taillait sa +plume, le tourmenteur et son aide faisaient rougir des +fers sur un réchaud; le physicien se chauffait les doigts +à la flamme du réchaud.</p> + +<p>Le juge s'adressa à Maisonneuve:</p> + +<p>—Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, jurez +de dire la vérité.</p> + +<p>Georges ne répondit pas. Le procureur réitéra sa +question.</p> + +<p>Même silence.</p> + +<p>—Écrivez, dit-il au greffier, que le prévenu, sommé +de prêter le serment au nom de la Très-Sainte-Trinité, +s'y refuse.</p> + +<p>Se retournant vers Georges:</p> + +<p>—Vous faites partie de la bande des brigands dits les +Tondeurs?</p> + +<p>—Non, répondit froidement l'accusé.</p> + +<p>—Vous mentez. Mais vous confesserez...</p> + +<p>Le juge fît un signe aux bourreaux. Ils s'emparèrent +de Georges, le dévêtirent complètement et l'étendirent +sur un des chevalets.</p> + +<p>C'était un fort plateau en bois, assujetti à des tréteaux, +long de deux toises environ et large de deux pieds. +A son extrémité supérieure, on voyait un moulinet, +assez semblable à ceux dont se servent les rouliers pour +consolider les fardeaux sur leurs voitures. A l'extrémité +inférieure étaient plantés deux crampons.</p> + +<p>Georges fut attaché, par les chevilles des pieds, à ces +crampons; puis couché sur le chevalet, et, par ses bras +étendus de toute leur longueur, fixé, avec des cordes, +au cylindre du moulinet.</p> + +<p>Le patient était calme, très-ferme. Le juge haussait +les épaules et le tourmenteur souriait d'un air qui semblait +dire: «L'imbécile! nous saurons bien lui délier la +langue.»</p> + +<p>Le physicien se chauffait toujours les doigts; quant au +greffier, il rédigeait tranquillement son procès-verbal +au bout du chevalet, dont il s'était fait une table.</p> + +<p>La sérénité de ces gens était épouvantable.</p> + +<p>—Allez! dit le procureur.</p> + +<p>Le bourreau imprima un mouvement au moulinet. +Les cordes se raidirent, les membres et le corps de +l'inculpé aussi.</p> + +<p>—Voulez-vous répondre à mes questions? reprit le +Juge.</p> + +<p>—Oui, dit Georges d'un ton assuré.</p> + +<p>—Faites-vous partie de la bande des brigands dits les +Tondeurs?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>Le juge cligna de l'oeil au tourmenteur. Aussitôt la +roue de l'instrument opéra un tour. Les os du capitaine +craquèrent. Son visage pâlit, s'altéra; des larmes jaillirent +de ses paupières. Mais il ne proféra pas une plainte.</p> + +<p>Le procureur renouvela impitoyablement sa question.</p> + +<p>—Non, répondit Georges.</p> + +<p>—Serrez d'un cran, dit le juge.</p> + +<p>Son ordre fut exécuté.</p> + +<p>Le corps du prévenu s'étira, s'effila; partout les côtes +firent saillie; ses yeux se gonflèrent, lui sortirent de la +tête. Il devint livide. Cependant aucun gémissement ne +lui échappa.</p> + +<p>—C'est un luron! dit le physicien d'un air connaisseur.</p> + +<p>Pour la troisième fois, et de son même accent glacial, +le juge demanda:</p> + +<p>—Faites-vous partie de la bande des brigands dits les +Tondeurs?</p> + +<p>—Non, répliqua Maisonneuve d'une voix faible.</p> + +<p>—Serrez d'un cran!</p> + +<p>Le bourreau obéit. Le greffier leva la tête; ce stoïcisme +commençait à l'intéresser. Quant au physicien, il était +dans l'admiration.</p> + +<p>L'épiderme du patient se couvrait d'une sueur abondante. +Ses traits étaient affreusement contractés. Ses +lèvres décolorées, ses prunelles ternes, immobiles dans +leur orbite.</p> + +<p>Flegmatiquement, le juge recommença sa monotone +interrogation.</p> + +<p>—Non, souffla Georges dans un soupir.</p> + +<p>—Que dit-il?;</p> + +<p>—Il nie toujours, fit le greffier.</p> + +<p>—Curieux! curieux! très-curieux! cas exceptionnel! +murmurait le médecin, en se penchant sur le moribond. +Tiens, il a une peinture au-dessous du sein gauche. +Drôle de peinture, tout de même; quatre poissons avec +un coeur!...</p> + +<p>—Peut-on continuer? dit le juge.</p> + +<p>—Heu! heu! les battements du coeur baissent; le +pouls est bas aussi, très-bas; la suffocation bien avancée. +Mieux vaudrait, je crois, lui accorder quelques minutes +de répit.</p> + +<p>—Est-il encore capable de comprendre et d'articuler +un son?</p> + +<p>—Comprendre? heu! c'est douteux!... articuler un +son? je ne sais trop.</p> + +<p>--Serrez d'un demi-cran, commanda le procureur.</p> + +<p>On serra d'un demi-cran, et il réitéra sa question.</p> + +<p>Mais, cette fois, pas de réponse. La dernière lueur +de force morale du misérable capitaine s'était éteinte +avec la dernière lueur apparente de sa force physique.</p> + +<p>—C'est trop! c'est trop! desserrez la machine, s'interposa +le médecin, en versant dans la bouche du supplicié +quelques gouttes d'un cordial des plus stimulants.</p> + +<p>L'exécuteur lâcha sa manivelle. Maisonneuve reprit +promptement ses sens.</p> + +<p>—Je vous pose ma seconde question, lui dit le juge. +Vous reconnaissez-vous l'auteur de l'assassinat d'un marinier +à bord du brig de maître Jacques Cartier?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Vous m'avez bien entendu?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Je vais faire exposer vos pieds au feu.</p> + +<p>L'aide du bourreau saisit dans le brasier, avec des +pinces, une plaque de fer rouge, et la maintint à un +pouce environ de la plante des pieds de cet infortuné.</p> + +<p>—Avouez, dit le juge.</p> + +<p>Georges fut vaincu par l'excès de la douleur. Il poussa +un cri aigu, et s'évanouit de nouveau.</p> + +<p>—C'est assez pour aujourd'hui, à moins que vous ne +vouliez le tuer; car c'est un luron, un vrai luron, disait +complaisamment le physicien, en faisant revenir le +jeune homme à lui.</p> + +<p>Dès qu'il eut recouvré la connaissance, le greffier lui +lut son procès-verbal et lui demanda s'il savait signer. +Georges répondit négativement. Le scribe inscrivit cette +réponse sur son dossier. Le juge et le médecin y apposèrent +leur paraphe et le captif fat rapporté dans son +cachot.</p> + +<p>Son corps était rompu, brisé. Bien des jours devaient +s'écouler avant qu'il pût refaire usage de ses membres. +Peut-être même resterait-il estropié; car le feu avait +profondément entamé les chairs de ses pieds. Mais son +esprit n'avait presque rien perdu de l'élasticité qui lui +était propre. En peu de temps, il eut retrouvé sa puissante +énergie.</p> + +<p>Cependant, Georges avait fait une remarque rien +moins qu'encourageante, en se rendant à la salle de la +question: c'est que les gonds de la première et de la +seconde porte de sa prison étaient scellés extérieurement, +et, de plus, que ces deux portes s'ouvraient en +dehors, au lieu de s'ouvrir en dedans, comme la troisième, +de telle sorte que, si, du cachot, l'on parvenait à +forcer la seconde porte, le battant retombait sur la première, +dont il doublait, dès lors, les difficultés d'effraction.</p> + +<p>Il fallait donc renoncer à une tentative d'évasion par +cette voie.</p> + +<p>Durant les longs jours qu'il passa couché sur la paille, +Georges rumina bien des projets. Néanmoins, au mois +de décembre il ne s'était encore arrêté à aucun. Deux +choses l'étonnaient et le contrariaient. Il n'avait point de +nouvelles de sa bande, point de nouvelles de Constance. +Il n'était pourtant séparé de celle-ci que par un bien +court intervalle. Car il n'y avait pas cent pas de la tour +Qui-Qu'en-Grogne à la maison de Jacques Cartier! Son +gardien se montrait insondable, incorruptible. De même +le physicien qui lui donnait des soins.</p> + +<p>Savoir attendre, c'est la science de la vie. Le bandit-gentilhomme +savait attendre. Toutefois il craignait que, +de nouveau, on ne le soumit à la torture, pour le conduire +ensuite au dernier supplice. Mais, fort heureusement +les autorités judiciaires étaient alors partagées +en deux camps, à Saint-Malo: l'un sous les ordres +de l'évêché; l'autre sous les ordres du lieutenant +du roi. La juridiction ecclésiastique, s'appuyant sur ses +anciens privilèges, réclamait l'accusé; la juridiction +laïque prétendait le garder, les crimes qu'il avait commis +étant, alléguait-elle, de son ressort à elle. De là une +fastidieuse contestation qui pouvait fort bien traîner jusqu'à +ce que le misérable qu'elle concernait s'en allât +naturellement de vie à trépas.</p> + +<p>Mais cette contestation fut profitable au chef des Tondeurs. +Il lui dut d'échapper à de nouvelles tortures et, +probablement, à la mort.</p> + +<p>Vers la fin de décembre, sa guérison entrait dans une +bonne voie. Ses articulations avaient repris leur flexibilité, +leur jeu. Il ne souffrait plus que de ses plaies aux +pieds. Elles l'empêchaient de marcher, même de se tenir +debout.</p> + +<p>On sait que c'est encore la généreuse coutume pour +les dames charitables, dans beaucoup de nos villes, de +faire, aux grandes fêtes chrétiennes de l'année, une +sorte de pèlerinage dans les prisons et de distribuer +quelques douceurs aux captifs.</p> + +<p>A la Noël, Georges vit s'ouvrir son cachot d'une manière +inusitée. Il fut visité par une foule de personnes, +qu'il connaissait pour la plupart, mais qui ne le reconnurent +pas. Son coeur battait chaque fois que les +portes criaient sur leurs gonds. Enfin, dans l'après-midi, +comme le jour baissait et comme l'ombre envahissait +sa mélancolique demeure, trois femmes arrivèrent. +Georges, tout de suite, se dit que Constance était +l'une de ces femmes. Et Constance découvrit que c'était +lui, à travers le» ténèbres et sous son déguisement.</p> + +<p>Tandis que dame Catherine adressait,—suivant l'usage,—quelques +paroles de sympathie au prisonnier et +que la vieille Manon déposait près de lui un petit paquet +de provisions, Constance, d'une main tremblante, +laissait furtivement tomber, sur sa pauvre couche, un +papier qu'elle avait roulé sous ses doigts.</p> + +<p>Puis elles sortirent toutes trois, Constance la dernière. +Était-ce un rêve? une de ces hallucinations auxquelles +Georges avait été si souvent en proie depuis son incarcération? +Mais non. Le papier était là. Georges le sentait. +Il le serrait de toute sa force; il avait peur qu'il ne +lui échappât, qu'il ne s'évanouit. Comme il lui tardait de +le déplier, d'en lire le contenu! Par malheur, on ne voyait +plus assez clair dans la prison; et le moment d'allumer +une bougie n'était pas venu. Quelqu'un pouvait entrer +encore dans le cachot. Longues, éternelles furent les +heures qui suivirent; car nous mesurons le temps plus +avec nos impressions qu'avec notre raisonnement.</p> + +<p>Mais, le couvre-feu sonné, les rondes n'étaient plus à +redouter. Georges fit de la lumière et déroula le billet. +Il contenait un écheveau de soie, et ces mots seulement:</p> + +<p>«Demain ou après, minuit; on attendra au pied de la +tour.»</p> + +<p>—Ah! s'écria le jeune homme, je suis sauvé!</p> + +<p>Cette nuit-là il dormit d'un sommeil profond.</p> + +<p>Le lendemain, Georges se fit une plume d'un tuyau +de paille, s'incisa légèrement le doigt et écrivit à Constance, +sur le billet qu'il en avait reçu. Il raconta ses +souffrances, peignit son état, demanda indirectement +des informations sur ses gens; puis une corde, des +limes, de l'encre, du papier; il termina en recommandant +la prudence.</p> + +<p>Ensuite il mit une petite pierre dans le billet, les enveloppa +avec un chiffon, attacha le tout à l'extrémité du +fil de soie et s'exerça à le lancer, par les barreaux, à +travers la meurtrière.</p> + +<p>Quand il fut sûr de réussir, il attendit l'heure désignée.</p> + +<p>A minuit, le fil glissait sur la paroi extérieure de la +tour. Georges retenait l'autre extrémité. Vingt minutes +s'écoulèrent. Le prisonnier perçut une traction du dehors. +Ce signal était facile à interpréter. Georges ramena +le fil à lui. Bientôt il eut entre les mains une +corde, une lettre, et les objets nécessaires pour écrire. +La corde était un franc-funin, de grosseur médiocre, +mais d'une grande force de résistance. Elle avait quelque +cinquante pieds en longueur.</p> + +<p>Georges la cacha sous sa paille, se proposant de soulever +dès qu'il pourrait une pierre du dallage pour la +fourrer dessous.</p> + +<p>Dans la lettre, frémissante de passion exaltée, Constance +lui mandait, en termes couverts, que, le soir de +son arrestation, les Tondeurs avaient mis le feu à la +ville, sans doute pour essayer de briser ses fers. Pendant +la confusion, ils avaient escaladé la courtine du château, +près de la tour des Moulins, délivré ses deux camarades, +et ils le cherchaient, en se battant vaillamment, lorsque +les gardes étaient parvenus à les repousser. Depuis lors, +les Tondeurs semblaient s'être éloignés de Saint-Malo, +car l'on n'entendait plus parler d'eux. Tout le monde +ignorait, d'ailleurs, qu'il fût leur chef. Son hôtel était +fermé. On le disait parti pour un voyage lointain. Quant +à elle, pendant l'incendie, on avait tenté de l'enlever. +Un homme déguisé, inconnu, avait profité de ce qu'elle +était seule avec sa mère, à la maison, pour se jeter sur +Constance et l'emporter dans ses bras. Il l'avait conduite +à la Grande-Conchée, dans la caverne de la sorcière Maharite, +où, succombant à ses émotions, elle était tombée gravement +malade. Maharite la ramena chez ses parents. De +nouveau, elle fut prise de la fièvre, du délire. Présentement, +sa santé se rétablissait heureusement. Elle ferait +le possible et l'impossible pour arracher Georges à son +odieuse captivité. Il pouvait compter sur le dévouement +le plus absolu. Elle n'avait pas revu son ravisseur.</p> + +<p>—C'est Eric! ce brave Eric! murmura Georges. Il +voulait, tout à la fois, me rendre la liberté et une maîtresse +adorable! Oh! je récompenserai sa fidélité.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE XII.</h3> + +<h3>TENTATIVE D'ÉVASION.</h3> + + +<p>A dater de cette nuit s'engagea entre Constance et +Georges une correspondance active. Pour intermédiaire, +cette correspondance eut le gourmette Lucas. Depuis +longtemps, il était gagné aux intérêts des deux jeunes +gens. Les libéralités de Georges, les caresses de Constance +en avaient fait un messager fidèle. Au surplus, il +ne savait de Maisonneuve que ce que l'on eu savait généralement +à Saint-Malo. En cette circonstance, il ignorait +même qu'il le servit personnellement. Constance +avait dit à Lucas qu'il s'agissait d'un prisonnier politique +pour qui messire de Maisonneuve nourrissait de l'attachement. +Elle avait appuyé sa confidence d'un beau sol +parisis, tout neuf, avec promesse d'autres récompenses, +et le gourmette se montrait enchanté de la mission à lui +confiée. Elle n'était cependant pas sans difficulté ni +péril cette mission. Il fallait, durant les nuits sombres et +à marée basse, descendre, par une ancienne brèche, dans +les douves du château. Mais, comme ces douves n'étaient +jamais entièrement à sec, il fallait encore jeter une planche +entre la contrescarpe et le contrefort du bas de la +tour, puis s'avancer sur ce pont volant, recevoir les billets +envoyés de l'intérieur de Qui-Qu'en-Grogne, les +transmettre au moyen d'une cordelle à Constance, qui +attendait ordinairement à la fenêtre de sa chambre, et +rapporter la réponse.</p> + +<p>On avait à craindre, et les sentinelles postées sur les +deux donjons, et la surprise d'un passant ou d'un pêcheur.</p> + +<p>Rien, toutefois, pendant deux mois, ne troubla cette +intrigue. Constance déplorait amèrement le temps que la +maladie de Georges leur faisait perdre. Car son évasion +était arrêtée, méditée avec soin et paraissait présenter +toute chance de succès. Mais, aussi, la jeune fille, devenue +superstitieuse, pensait à un concours secret de la +Providence. Sa mystérieuse liaison ne semblait pas +soupçonnée. Maître Jacques, tout occupé du projet d'une +expédition nouvelle, dont il avait obtenu l'autorisation +par Lettres patentes, en date du «pénultième jour d'octobre, +l'an 1534,» maître Jacques avait bien trop à faire +pour surveiller Constance. Étienne Noël s'était bénévolement +prêté au désir de la jeune fille. On avait remis le +mariage à l'automne prochain.</p> + +<p>Peut-être les agitations de Constance, ses inquiétudes, +ses tressaillements sans motif apparent, ses fréquentes +promenades devant le château, sa dévotion subite +avaient-elles excité l'attention de Catherine. Mais la +bonne dame était trop timide pour en chercher la cause; +trop réservée pour faire part de ses appréhensions, si elle +en avait conçu. Tout allait donc, autant que possible, +pour le mieux.</p> + +<p>Emportée par la passion, Constance s'était même +plusieurs fois, vers minuit, à descendre de sa +chambre,—ce qui lui était maintenant facile, la femme +de Cartier habitant le rez-de-chaussée depuis le retour +de son mari,—et à se rendre sur la chancelante passerelle +jusqu'au pied de la tour pour toucher le fil qui la +mettait en communication avec Georges. C'était pour elle +des moments d'extase, ses seuls moments de bonheur. +Un courant électrique s'établissait, vraiment, entre le +prisonnier et la jeune fille. Constance sentait son amant, +elle lui parlait, elle entendait sa voix. Pour eux, les +murailles épaisses n'existaient plus, car lui aussi il savait +qu'elle était là: il la voyait, il l'entretenait avec ardeur +de leur amour, de ses espérances.</p> + +<p>Si Georges l'eût permis, la fougueuse Constance y fût +venue presque chaque nuit, à cet étrange rendez-vous. +Mais il était prudent; il la voulait prudente.</p> + +<p>Au commencement de février, ses plaies se trouvaient +cicatrisées. Il chercha à réaliser son projet d'évasion. +D'abord il lima les barreaux extérieurs de la +meurtrière. Pour s'élever jusqu'à leur hauteur, il enfonçait +des tiges de fer dans les joints de la muraille. +Avec de la mie de pain, couverte de rouille, il masquait +les progrès de son travail.</p> + +<p>Ce travail exécuté, il ne recula point devant l'idée de +déplacer un des énormes blocs de granit dans lesquels +était percée la meurtrière. Après avoir aisément descellé +le grillage extérieur, Georges se mit à l'oeuvre.</p> + +<p>Constance lui avait procuré quelques-uns des outils +nécessaires: des ciseaux à froid, des leviers de petite +dimension, mais de grande force; des coins, et jusqu'à +une poulie pour descendre, sans bruit, la pierre dans le +cachot dès qu'elle serait détachée de son emboîtement.</p> + +<p>Silencieusement, Georges besoignait la nuit; le jour +il se reposait, après avoir serré ses instruments sous une +dalle du cachot. Il dépensa près d'un mois à faire jouer +la pierre de taille dans son alvéole. Il était brisé de lassitude. +Les plaies se rouvraient à ses pieds, endoloris +par les pénibles stations auxquelles il les soumettait sur +d'étroites lamelles de fer, et quoiqu'il eût soin de garnir +ses chaussures avec des tresses de paille. Ses mains, +gonflées, couvertes d'ampoules, saignaient aussi. Ses +vêtements tombaient en lambeaux. Mais il n'y avait pas +de temps à perdre. Ne pouvait-on à toute minute le +venir prendre pour le conduire au supplice? La vie, la +liberté d'un côté, la torture, la mort de l'autre sont des +artisans de courage indomptables. Ils expliquent les +prodiges d'un Latude ou d'un baron de Trenck.</p> + +<p>Un matin, Georges, en se jetant sur son grabat, murmura: +«Enfin! à ce soir.»</p> + +<p>Toutes les mesures étaient prises. La pierre remuait, +à volonté, dans son encastrement. Après l'avoir ébranlée, +le captif était parvenu à introduire, dessous le bloc, cinq +ou six morceaux d'acier ronds, gros comme des tuyaux +de plume. Son intention était de les utiliser comme +rouleaux, et ils fonctionnaient très-bien. Sans grand +effort, on pouvait chasser la pierre du dehors au dedans +du cachot, avec le bras allongé à travers la meurtrière.</p> + +<p>Cette pierre enlevée, Georges passait par l'ouverture +qu'il avait, si laborieusement faite, se glissait le long +d'une corde, au pied de la tour, et joignait Constance, à +quelques pas, sous le portail de Saint-Thomas.</p> + +<p>Ils se rendaient à sa maison, dont Georges avait une +clef cousue dans la doublure de chacun de ses déguisements; +ils y prenaient deux costumes d'homme, de l'or, +descendaient sur la grève par le souterrain, s'emparaient +de la première barque venue et gagnaient la pointe de +Dinard, où le jeune homme connaissait une retraite +sûre. De là, ils se réfugieraient en Écosse, aussitôt qu'une +occasion se présenterait.</p> + +<p>Les choses étaient sagement prévues, sagement combinées. +La nuit suivante n'aurait pas de lune. On était +dans la saison des brouillards. Et, depuis vingt-quatre +heures, une brume épaisse flottait sur la ville. Il était +peu probable qu'elle se dissipât durant la journée ou la +soirée prochaine.</p> + +<p>Néanmoins, malgré toutes ces précautions, toutes ces +chances favorables, le chef des Tondeurs souffrait d'une +anxiété extrême. Il était pris du fièvre. Il n'avait pas de +repos. Sur sa couche, il se trouvait mal à l'aise. Debout, +le pavé lui brûlait les pieds. Ses sens étaient maladivement +éveillés. Il percevait les moindres sons. Ces sons, +si légers qu'ils fussent, lui causaient les plus douloureux +frémissements. En dépit de la pénombre, il voyait distinctement +les rayures que la lime avait faites aux +grilles; les interstices,—si habilement dissimulés +pourtant,—produits par le descellement de la pierre, +apparaissaient à ses regards, comme de larges crevasses +béantes, qui devaient fatalement sauter aux yeux de +quiconque entrerait dans la prison.</p> + +<p>Quand arriva le gardien, apportant sa maigre pitance +ordinaire, Georges tremblait si fort que cet homme, saisi +de compassion, proposa de lui envoyer le physicien.</p> + +<p>On pense bien que notre captif refusa cette faveur.</p> + +<p>—Pauvre diable! murmura l'honnête porte-clefs en se +retirant, il n'en a pas pour longtemps à vivre!</p> + +<p>Dès que le couvre-feu eut sonné, Georges termina +rapidement ses derniers préparatifs.</p> + +<p>Le dessus de la meurtrière était formé par un lourd +et long linteau, qui s'étendait fort avant, de chaque +côté, dans la muraille. Dans l'entre-deux de ce linteau +avec les pierres supérieures, Georges fixa sa poulie. Puis, +appuyant par l'embrasure sa main droite sur la face +externe du bloc, rendu mobile, il l'attira à lui. Le monolithe +obéit à la traction. Quand il eut dépassé, de +moitié, la paroi intérieure du mur, Georges attacha une +corde dont le bout, passé dans la gorge de la poulie; fut +solidement amarré au pilier du cachot.</p> + +<p>Notre homme alors acheva d'extraire le bloc de sa +cavité; et, défaisant le noeud de la corde, il affala doucement +l'énorme pierre, à l'aide du pilier autour duquel +s'enroulait deux fois la corde et dont il se servait comme +d'un cabestan pour empêcher le fardeau de choir tout +d'un coup.</p> + +<p>Cette rude tâche finie, le prisonnier eut comme un +sentiment d'effroi. L'air entrait à flots par une ouverture +de dix pieds carrés.</p> + +<p>Georges éteignit la bougie qu'imprudemment il avait +oublié de souffler.</p> + +<p>Bientôt le jeune homme se remit. Il empoigna la corde +arrêtée à la pierre, se coula par l'ouverture et opéra sa +descente, après avoir emmailloté ses mains dans des +chiffons, afin de ne les pas brûler par le frottement.</p> + +<p>Un brouillard très-dense le protégeait. Quelques minutes +encore et la liberté lui sourirait dans les bras et +par le visage de la plus charmante des maîtresses.</p> + +<p>Déjà Georges avait le pied sur la planche de salut. A +travers les vapeurs, il distinguait Lucas, assis, faisant le +guet sur le revers du fossé, quand un cliquetis d'armes +et un bruit de pas se firent entendre.</p> + +<p>Le gourmette prit aussitôt la fuite. Georges plongea +résolument dans la douve; mais elle était peu profonde. +La garde du château avait aperçu le malheureux. Malgré +une résistance acharnée, il ne tarda pas à être réintégré +dans la forteresse.</p> + +<p>On l'enferma, accablé par la lutte qu'il avait soutenue, +désespéré de son échec, dans une des logettes du Grand +Donjon, à quelque cent pieds au-dessus du niveau de +la mer.</p> + +<p>Lucas s'était hâté de prévenir Constance; et la pauvre +fille, non moins désespérée, était remontée à sa +chambre, sans avoir remarqué qu'un homme, posté dans +l'ombre au coin de la maison, observait ses mouvements. +Le gourmette allait à son tour remonter à la +soupente où il couchait dans le grenier, lorsque cet +homme le happa au passage.</p> + +<p>—Terr i ben! à nous deux, mon gars!</p> + +<p>—Oh! monsieur Jean, mon bon monsieur Jean, ne +me faites pas de mal; pour l'amour du doux Jésus, ne +me faites pas de mal! supplia Lucas tremblant d'épouvante.</p> + +<p>—Méchant vaurien! dit le vieux timonier d'une voix +sourde; c'est comme ça que tu trompes la confiance de +ton maître... lui qui t'a généreusement recueilli...</p> + +<p>—Je ne le ferai plus, je ne le ferai plus, monsieur +Jean.</p> + +<p>—Tais-toi et écoute bien ce que j'ai à te dire... A +compter de maintenant, tu m'appartiens. Je veux que, +chaque jour, tu me fasses un rapport de ce que t'ordonnera +mademoiselle Constance. Si tu y manques ou si tu +essaies de me tromper... je me charge de ta punition, +entends-tu!... Et pas un mot, à qui que ce soit, de ce +qui s'est passé ce soir, sinon!...</p> + +<p>—Je vous jure, monsieur Jean!...</p> + +<p>—Assez! va te coucher!</p> + +<p>Le gourmette ne se fit pas répéter cet ordre. En un +clin d'oeil, il fut en haut de l'escalier.</p> + +<p>Jean Morbihan le suivit, rentra doucement dans la +maison, et, enfilant un long corridor, il gagna une petite +pièce qu'il occupait au premier étage, derrière celle +de Constance.</p> + +<p>—Min Gieu! il était temps! murmura le bonhomme +en fermant l'étroite croisée de cette pièce qui donnait +en face de la tour Qui-Qu'en-Grogne. Par bonheur, je +faisais vigilante garde! Autrement les deux oiseaux s'envolaient; +da oui! En ai-je passé des nuits blanches, +depuis trois mois! Sans cette fenêtre, c'était fini. La +colombe filait avec le milan; mais le père Jean n'est pas +un novice. Ce n'est pas à lui qu'on en conte. Quand j'ai +vu ma Constance, tantôt nuageuse comme une tempête, +tantôt souriante comme un rayon de soleil, j'ai deviné +qu'il y avait anguille sous roche. Elle se levait tard, la +demoiselle! Autrefois elle était éveillée dès l'aurore; +donc, elle devait se coucher tard. Pourquoi qu'elle se +couchait tard? Ma foi! je l'ai espionnée. Ce n'est pas un +beau métier; mais n'est-ce pas moi qui l'ai élevée? Min +Gieu, oui! Elle-est ma fille, après tout. J'ai eu raison. En +voici la preuve. Je me doutais bien que ça en arriverait +là. Hier, elle était inquiète, remuante comme une +poule qui a perdu ses poussins. Oh! oh! me suis-je dit, +Jean, mon ami, faut redoubler d'attention. On veut te +jouer un tour de passe-passe. Ne va pas t'endormir +comme le jour où ce malheureux Yvon... Ah! sans ma +paresse, ma maudite paresse, il n'aurait pas été tué... +Je ne me pardonnerai jamais sa mort, da non! Enfin, +messire l'archi-prêtre de Saint-Sauveur dit toutes les +semaines une messe pour le repos de son âme! Mais, +cette Constance! quelle endêvée!... et ce polisson de +Lucas!... J'aurais peut-être du mettre, dès l'abord, un +terme à leurs manigances!... Il eût été mieux d'avertir +maître Jacques! Après tout, pourquoi lui faire de +la peine? n'a-t-il pas assez de tracas? Constance aurait +été vertement tancée aussi... par ma faute!... Moi qui +l'aime tant! Ah! je n'aurais pu me résoudre à lui causer +de nouveaux chagrins. D'ailleurs, maître Cartier +n'a-t-il pas obtenu la permission d'embarquer avec lui +des prisonniers, à notre prochain voyage? Je manoeuvrerai +de façon qu'on comprendra le brigand parmi ces +prisonniers! Et, quand il sera parti, ma Constance se +consolera... Ah! les femmes! les femmes!... S'énamourer +d'un soudard! Y a-t-il du bon sens! je vous demande un +peu! Que tu as bienfait de ne pas te marier, mon pauvre +Morbihan!... Cette petite fille, on lui donnerait le bon +Gieu sans confession! et paf! elle allait décamper! Mais +je veillais au grain! Et lorsque je l'ai entendue débouquer +de sa chambre, ce soir, je me suis glissé à pas de +loup derrière elle. Grâce au brouillard, elle ne m'a pas +aperçu. Elle s'est cachée sous le portail de Saint-Thomas. +Cela signifiait quelque chose. D'autant mieux que, de +ma fenêtre, j'avais déjà vu le gourmette se placer en +vigie vers le fossé du Château. Ah bien! on n'enseigne +pas à un vieux renard à prendre les poules. Je me guindé +sur le rempart, et qu'est-ce que je distingue? un homme +qui déboulait de Qui-Qu'en-Grogne par un trou... Ah! ah! +on te connaît, beau calfat... En une minute je suis +au corps de garde du pont-levis et j'ai prévenu le chef +du poste... Bonne affaire, mon échappé est gobé, min +Gieu, oui! Constance ne saura pas que c'est moi... Bah! +dans un mois ou six semaines nous mènerons son galant +faire la cour aux sauvagesses...</p> + +<p>Le brave timonier, qui s'était jeté sur son branle, +sourit et s'endormit, en s'adressant cette consolante +réflexion.</p> + +<p>Le jour suivant, Constance ne descendit pas déjeuner. +La vieille Manon annonça qu'elle était indisposée. Cette +information ne surprit personne, la jeune fille demeurant +souvent au lit fort avant dans la matinée, depuis sa +dernière maladie.</p> + +<p>—Ce ne sera qu'une indisposition; mais j'ai une excellente +nouvelle à te donner; par ma Catherine, une excellente +nouvelle! dit Jacques Cartier à Morbihan; ces +messieurs les notables s'assemblent aujourd'hui à la baie +Saint-Jean, afin d'y faire lecture des Lettres Patentes +que m'a octroyées Monseigneur l'Amiral, et pour fixer le +jour de notre départ.</p> + +<p>—Le plus tôt sera le mieux, maître! Embarquerons-nous +des prisonniers?</p> + +<p>—Oui, une vingtaine qui sont au château. J'ai permission +particulière de les établir sur les terres neuves. +Et à propos des prisonniers, tu sais, Jean?</p> + +<p>—Quoi donc? répondit ingénuement le timonier.</p> + +<p>—Mais le tien a failli s'évader!</p> + +<p>—Le mien? l'assassin d'Yvon?...</p> + +<p>—Lui-même. Mais on l'a ressaisi, au moment où il +sortait de son cachot par une énorme ouverture qu'on +voit très-bien du haut des fortifications. Ça doit être un + fier homme!</p> + +<p>—L'emmènerons-nous aussi, maître Jacques?</p> + +<p>—Si tu y tiens. J'ai le droit de choisir.</p> + +<p>—Min Gieu! choisissez-le alors!</p> + +<p>—Tu lui en veux toujours? dit Cartier en souriant.</p> + +<p>—C'est le meurtrier de ce pauvre Yvon, que...</p> + +<p>—Encore ta vieille histoire!</p> + +<p>—Vous le prendrez, n'est-ce pas, maître Jacques?</p> + +<p>—Mais oui. Il me faut des compagnons solides. Et il doit +l'être, si j'en juge par ce qu'il a tenté la nuit dernière!</p> + +<p>—Pour ça, c'est un rude compère, je vous le garantis. +Quand je l'attrapai par le cou, et que je l'étranglai, il +n'en parvint pas moins à me renverser sur le tillac...</p> + +<p>—Bon, bon, dit Cartier en riant, nous prendrons ton +protégé à bord. Tâche cependant qu'il ne cherche pas à +se venger de toi.</p> + +<p>—Soyez tranquille, maître, je me charge de lui. Mais +je vais vous faire une prière.</p> + +<p>—Une prière, toi? Elle est exaucée. Va!</p> + +<p>—Ne dites pas, devant dame Catherine ou Constance, +que nous emmenons cet homme.</p> + +<p>—Quel intérêt Catherine et Constance...</p> + +<p>—Oh! des bêtises de femme! Je crois qu'elles l'ont +visité à la Noël dernière et qu'elles s'apitoient sur son +sort; qu'elles prétendent l'amener à résipiscence!</p> + +<p>—Ce n'est que cela?</p> + +<p>—Da oui! répondit Jean, qui ajouta à part soi: Min +Gieu! que de mensonges j'ai faits depuis hier soir, moi +qui les déteste tant! Oh! je m'en confesserai, pour le +certain.</p> + +<p>Cartier reprit gaiement:</p> + +<p>—Tu les gâtes toujours, nos dames. Eh bien! pour +te faire plaisir, on ne leur en parlera pas.</p> + +<p>—Mais si elles vous en parlent?</p> + +<p>—Cela te tient donc terriblement au coeur! Ah! quel +chevalier courtois tu fais, à ton âge, vieux Jean! Pour +éviter un bobo à ta Constance ou à ma Catherine, tu te +mettrais au feu!</p> + +<p>—Min Gieu, oui!</p> + +<p>—Rassure-toi; si elles m'interrogent, je répondrai +que leur favori—et Cartier se prit à rire—ne figure +pas sur mon rôle d'équipage. Es-tu content?</p> + +<p>—Merci, maître Jacques, merci; je compte sur votre +parole!</p> + +<p>Cette causerie avait eu lieu sur le pas de la porte, tandis +que dame Catherine et sa servante apprêtaient le +déjeuner. Après le repas, Cartier et Jean Morbihan sortirent: +le premier, pour se rendre à la réunion de la baie +Saint-Jean; le second, pour aller faire un tour dans le +port.</p> + +<p>La femme de Cartier monta aussitôt près de Constance. +Elle trouva la jeune fille à sa toilette.</p> + +<p>—Je te croyais malade!</p> + +<p>—Oh! un peu de migraine que le grand air dissipera, +répondit Constance d'un ton très-dégagé.</p> + +<p>Dame Catherine l'embrassa tendrement.</p> + +<p>—Tantôt, dit-elle, nous irons nous promener avec +Étienne. Il nous montrera les trois navires que le Roi a +mis à la disposition de ton père.</p> + +<p>—Bien volontiers! Ah! ce bon Étienne, comme je +suis marrie de le voir partir encore...</p> + +<p>—Ma fille, dit affectueusement Catherine, cela t'apprendra +à faire des voeux imprudents. Si tu ne t'étais +pas consacrée pour un an à la sainte Vierge, lors...</p> + +<p>—C'est à elle que je dois mon salut!</p> + +<p>—Je sais, mon enfant, je sais; aussi ne te fais-je pas +un reproche de ton action... mais, patiente! La patience +est une grande vertu. Leur voyage ne durera que quelques +mois! L'automne prochain tu épouseras cet excellent +Étienne, qui t'aime plus que je ne saurais dire.</p> + +<p>—Et moi, penses-tu que je ne l'aime pas?</p> + +<p>—Oui, j'en suis sûre maintenant, bien sûre, répliqua +dame Catherine, complètement dupe de l'artificieuse +jeune fille.</p> + +<p>Celle-ci avait réfléchi pendant la nuit et conçu un nouveau +plan pour sauver son Georges. Il était besoin de +ruser, elle ruserait; d'attendre le départ de maître Cartier, +elle attendrait. Constance fut admirable de résignation, +d'empire sur elle-même. Elle semblait même prise +d'un amour sincère pour son cousin Étienne Noël. La +volonté des femmes est à celle des hommes comme la +goutte d'eau qui tombe incessamment sur le granit est à +l'onde tout d'un coup épanchée sur lui. Celle-ci brille, +mais n'entame pas; l'autre use, creuse, sans se laisser +apercevoir.</p> + +<p>Tout le monde était enchanté, à l'exception de Jean +Morbihan, qui ne revenait pas de son étourdissement.</p> + +<p>—Il se brasse quelque chose dans cette petite tête-là; +bien malin qui arracherait cette idée de ma vieille +caboche, da non! marmottait-il, en regardant, dans +l'après-midi. Constance qui trottinait gaiement au bras +d'Étienne.</p> + +<p>On était au mardi de la Semaine-Sainte.</p> + +<p>Le vendredi, entre l'office du matin et celui du soir, +Constance proposa à dame Catherine de visiter les prisonniers. +C'était l'intention de celle-ci. Après avoir porté +leurs consolations dans plusieurs cachots, Constance, +bravement, demanda au gardien ce qu'était devenu le +malheureux qui avait tenté de s'évader.</p> + +<p>—Ah! dit le porte-clefs, ce brigand, qui a failli me +faire perdre ma place! Il est au secret, là-haut!—et +l'homme indiqua d'un geste le sombre donjon;—oui, +au secret, par ordre de M. Jehan le Juiff, lieutenant du +connétable. Oh! son affaire est claire! Pendu haut et +court. Ce n'est pas moi qui le plaindrai!...</p> + +<p>Constance sut dissimuler. Elle dissimula pendant les +cinquante jours qui séparent Pâques de la Pentecôte.</p> + +<p>Ce dimanche-là, le 10 de mai, elle communia avec toute +la famille de Cartier et les équipages de celui-ci, qui appareillait +et devait lever l'ancre dès que le vent serait favorable. +L'imposante cérémonie avait été célébrée, dans +la cathédrale de la ville, par le «révérend père en Dieu, +M. de Saint-Malo (François Bohier), lequel, dit la Relation +de maître Jacques, nous donna, en son état épiscopal, +sa bénédiction, au choeur de ladite église.»</p> + +<p>Depuis le Vendredi-Saint, Constance n'avait fait aucune +demande pour revisiter les prisonniers. Elle savait +que Jacques Cartier en emmenait une vingtaine avec lui. +Mais elle se croyait certaine que Georges ne figurait +pas sur la liste; car, cédant à ses instances, Étienne lui +avait montré le rôle d'équipage; et les vingt individus +désignés pour la transportation étaient des voleurs au +petit-pied, récemment arrêtés, dont pas un n'avait +même le prénom de Georges.</p> + +<p>Elle n'avait pu communiquer d'aucune manière avec +lui. Mais Lucas s'était adroitement lié avec le fils d'un +des gardiens du château. Il le faisait causer; et, l'enfant +répétant ce qu'il entendait dire chez ses parente, +Constance avait appris que la santé de Georges était +assez bonne.</p> + +<p>Dernièrement, la discipline s'était relâchée à son +égard. On lui permettait de se promener, une heure on +deux, dans une vaste salle, au-dessous de son cachot.</p> + +<p>Constance comptait sur la solennité de la Pentecôte +pour essayer de le voir. Son espoir, cette fois, ne fut pas +déçu.</p> + +<p>Après vêpres, elle se rendit au Château avec Catherine +et Manon qui portait un panier de provisions pour les +détenus. Ce panier fut l'objet d'un examen sévère. On +n'y découvrit rien de suspect.</p> + +<p>—Voulez-vous grimper au Grand Donjon, mesdames +demanda le geôlier, après les avoir conduites dans les +chambres inférieures.</p> + +<p>—Vous y avez des prisonniers? fit Catherine.</p> + +<p>—Un seul. C'est celui qui a tenté cette fameuse évasion... +Si vous souhaitez de le voir.</p> + +<p>—Oh! j'irais, volontiers, faire un tour sur le Grand +Donjon, s'écria Constance. On y jouit d'une vue admirable!</p> + +<p>—Va, mon enfant. Mais moi je t'attendrai en bas, je +suis lasse. Manon restera avec moi. Ses jambes ne lui +permettraient pas non plus une pareille ascension.</p> + +<p>—Alors, dit gaiement Constance, je porterai moi-même +à ce pauvre prisonnier le reste de nos provisions!</p> + +<p>Elle prit le panier et suivit le gardien, qui déjà gravissait +l'escalier en spirale du Grand Donjon. Ils montèrent, +montèrent, traversèrent de vastes salles, hérissées +d'armes blanches, d'arquebuses et de canons. L'escalier, +de spacieux et commode qu'il était à son point +de départ, se rétrécit. Il devint sombre, presque noir, +malaisé. Une seule personne y pouvait circuler. Le +porte-clefs allait le premier, Constance, oppressée, haletante, +venait péniblement derrière lui. On ne voyait +même pas pour se conduire dans cet affreux dédale.</p> + +<p>Le geôlier s'arrêta. Il ouvrit une double porte, dans +un embrasement assez profond; et, se retirant sur une +marche supérieure, pour faire place à Constance:</p> + +<p>—Mademoiselle, c'est là qu'est notre prisonnier! dit-il +en montrant un trou, long de six pieds, large de +quatre, qu'éclairait un autre trou de six pouces carrés<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup>29</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"></a><b>Note 29: </b><a href="#footnotetag29">(retour) </a><p>Ces cachots existent encore dans le donjon du château de +Saint-Malo.</p></blockquote> + +<p>—Ah! mon Dieu! s'exclama Constance épouvantée...</p> + +<p>Un fracas de chaînes résonna lugubrement.</p> + +<p>—Oh! n'ayez pas peur, mademoiselle, dit le gardien +en ricanant. Cette fois le scélérat ne se sauvera pas! J'en +répondrais sur ma tête!</p> + +<p>Une sorte de fantôme apparaissait dans l'ombre. La +jeune fille et le spectre échangèrent un regard, un seul! +Ils y puisèrent la vie.</p> + +<p>—Tenez, pauvre homme, et que le bon Dieu vous +protège! dit Constance en lui offrant de la viande et des +fruits tirés de son panier.</p> + +<p>Sa main gauche s'approcha des lèvres de Georges, +qui la baisa passionnément. Mais, en même temps, sa +droite, prestement, retirait de dessous sa basquine +divers objets qu'elle lançait dans le cachot.</p> + +<p>Le geôlier ne pouvait voir; car il était, comme nous +l'avons dit, debout sur un degré supérieur, et Constance, +quoique très-mince, occupait, avec ses amples vertugadins, +toute la baie de la porte de la cellule, pratiquée +dans la cage même de l'escalier.</p> + +<p>Ce mouvement avait, d'ailleurs, duré moins de temps +que l'on n'en met pour le décrire.</p> + +<p>Constance retira sa main, ramassa son panier et se +glissa sur la marche inférieure afin que le gardien pût +refermer ses portes.</p> + +<p>—Si vous désirez monter jusqu'au sommet de la +tour, dit-il. Nous en sommes tout près.</p> + +<p>—Oh! non, je vous remercie; j'ai trop présumé de +mes forces, je me sens fatiguée.</p> + +<p>Constance redescendit. Dame Catherine la trouva +pâle au retour. Elle la gronda doucement de son +imprudence. C'était si haut! L'escalier était si raide! +Catherine le connaissait bien, cet escalier. Toute petite, +elle l'avait parcouru. Dieu sait combien de fois, quand +son père était gouverneur de Saint-Malo! Et dans le +Donjon il existait des cachots! Sainte Vierge, quelle +horreur! leur souvenir lui faisait dresser les cheveux +sur la tête. L'hiver c'était une glacière, l'été des +plombs, comme à Venise. Le prisonnier devait-il souffrir!</p> + +<p>En ce moment, le prisonnier ne souffrait plus. Ses +tortures, ses déceptions, ses douleurs physiques et morales, +il ne les sentait pas. Georges espérait. Quand la +flamme vivifiante de l'espérance échauffe le coeur de +l'homme, il n'y a pas de misères pour lui.</p> + +<p>Mais le chef des Tondeurs devait encore bientôt tomber +des régions éthérées d'un beau rêve dans les abîmes +d'une réalité infernale.</p> + +<p>Le soir même de ce jour, on le tirait de sa prison pour +le traîner à bord d'un navire, mouillé en rade, et le +plonger à fond de cale, avec dix autres détenus.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE XIII.</h3> + +<h3>LE SAINT-LAURENT.</h3> + + +<p>Nous l'avons dit: quoique le premier voyage d'exploration +de maître Jacques Cartier eût plutôt donne gain +de cause à ses Zoïles qu'à ses Mécènes, des esprits distingués +ne l'en considérèrent pas moins comme un premier +pas vers des conquêtes importantes. Parmi ces natures +d'élite, citons avec honneur le vice-amiral Charles de +Mouy. Son nom mérite d'être gravé en lettres d'or au +socle de la statue que la postérité élèvera sans doute, un +jour, à l'illustre parrain de la Nouvelle-France.</p> + +<p>Dès qu'il fut de retour à Saint-Malo, Cartier alla +visiter son protecteur. Il lui fit le récit du voyage; lui +présenta les deux sauvages qu'il avait ramenés. Taignoagny +et Domagaia comprenaient déjà un peu notre +langue, ils pouvaient aussi la parler un peu. Ces indigènes +répétèrent à Charles de Mouy ce qu'ils avaient +souvent dit à Cartier: Le fleuve dont il avait aperçu +l'embouchure baignait, à des distances infinies, une + terre féconde et bien peuplée. Le pays se divisait en + trois sections: Saguenay, Canada <a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup>30</sup></a>, Hochelaga.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"></a><b>Note 30: </b><a href="#footnotetag30">(retour) </a><p>Telle est la version plusieurs fois répétée de Jacques Cartier. +Elle prévalut, puisque le pays entier porta depuis lors le nom de +<i>Canada</i>. Mais, quoi qu'on ait pu dire à ce sujet, quoi que j'aie pu +avancer moi-même en mes oeuvres précédentes, il me paraît constant +aujourd'hui qu'il n'y eut jamais, parmi les riverains du Saint-Laurent, +de pays appelé Canada. Le mot est indien, puisque indien +nous disons. Il signifie collection, groupe, amas de maisons, bourgade, +village si l'on veut. On le doit écrire <i>Kaugh-na-daugh</i>. Les +noms de <i>Kaugh-na-waugh-a, Kaugh-yu-ga, Onon-daugh-a, Kaugh-na-daugh-ga, +Kaugh-ni-bas</i> et d'autres avec le même radical ou la +même terminaison se rencontrent fréquemment dans l'Amérique +Septentrionale.</p></blockquote> + +<p>On montra à ces sauvages quelques grains d'or et de +cuivre mêlés les uns avec les autres. Ils surent en faire la +distinction et déclarèrent qu'au, Saguenay se trouvaient +des mines de cuivre; au Canada des mines d'or. Taignoagny, +qui 'paraissait avoir une connaissance exacte +de la contrée, ajouta en outre que, dans l'intérieur, à +l'Ouest, il y avait une grande nation, d'individus blancs +et habillés comme les Français. Ce rapport, fait plusieurs +fois à Cartier, pendant ses voyages, ne semblerait-il pas +prouver que des navigateurs européens avaient, longtemps +avant lui, rangé ces côtes?</p> + +<p>Qu'il en soit ou non ainsi, Charles de Mouy fut très-satisfait +du début de Cartier. Il lui promit une nouvelle +Commission et il s'employa avec tant d'activité que, six +semaines après, le 30 octobre 1534, l'amiral Philippe de +Chabot lui délivrait, au nom du roi, cette Commission, +beaucoup plus large que la première.</p> + +<p>Dans son excellente Histoire du Canada, M. F.-X. Garneau +laisse croire que Charles de Mouy «se rallia alors +seulement à la cause des découvertes et qu'il vint se +joindre à Philippe de Chabot.» C'est une erreur regrettable. +Le grand amiral eut assurément une part glorieuse +à l'entreprise, mais le vice-amiral y contribua beaucoup +plus que lui. On a vu que, lors du précédent voyage, ce +dernier passa en revue les gens de Cartier. Pour le second, +il usa de tout son crédit à la cour de France. Et, +grâce à ses démarches, grâce à son influence, une foule +de gentilshommes sollicitèrent la faveur de s'embarquer +avec maître Jacques, qui avait été officiellement promu +au rang de capitaine.</p> + +<p>Le «mandement» de Cartier, signé Philippe Chabot, +et «scellé en plat quart de cire rouge,» portait qu'il +commanderait et mènerait, aux terres neuves, trois navires +équipés et avitaillés pour quinze mois, afin de parachever +la navigation des contrées qu'il avait déjà +reconnues et en découvrir d'autres. Tous les soins d'affrètement +des navires et recrutement des équipages lui +étaient confiés, «à tel pris raisonnable qu'il adviserait +au dire des gens de bien et à ce congnoissans.»</p> + +<p>Enfin, on lui déléguait la surintendance générale de +l'expédition, et un pouvoir absolu sur les «pillottes, +maistres, compagnons mariniers et aultres,» qui l'accompagneraient.</p> + +<p>Quand ces Lettres patentes eurent été lues en la baie +Saint-Jean et publiées par «bannye» dans la ville de +Saint-Malo, les ennemis de Jacques Cartier durent +crever de jalousie.</p> + +<p>Leur rage ne le préoccupa guère. Le succès ne l'enivra +point non plus. Il continua de se montrer ce qu'il était: +réservé avec ses supérieurs, obligeant avec ses égaux, +sévère mais juste avec ses subalternes, bon avec tous.</p> + +<p>Cartier passa l'hiver en courses, tantôt à Paris, tantôt +à Rennes, tantôt dans les ports du littoral breton.</p> + +<p>L'année 1538 s'ouvrit sous de fâcheux auspices. Un +moment Cartier put craindre pour la réalisation du désir +de toute sa vie. Depuis quelques années suspendue par +le traité de Cambrai (1529), la guerre se rallumait. Le +roi de France était prêt.</p> + +<p>La mort de sa mère lui avait donné de l'argent. Jusqu'alors, +nous avions été tributaires de l'étranger pour +l'infanterie. François venait d'instituer les légionnaires, +ce «qui fust une très-belle invention,» dit Montluc. Je +ne crains pas d'ajouter qu'elle sauva la France. Car ce +n'était pas sans quelque raison que Charles-Quint +annonçait dans Rome qu'il comptait sur la victoire et +déclarait que, «s'il n'avait pas plus de ressources que son +rival, il irait à l'instant les bras liés, la corde au cou, se +jeter à ses pieds et implorer sa pitié <a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup>31</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"></a><b>Note 31: </b><a href="#footnotetag31">(retour) </a><p>Michelet.</p></blockquote> + +<p>L'assassinat d'un ambassadeur par le duc de Milan +fut le prétexte des hostilités. François leva une puissante +armée, sous la conduite de Philippe de Chabot, +car alors les amiraux recevaient tout aussi bien le commandement +des troupes de terre que de mer, et l'on se +prépara aussitôt à entrer en campagne.</p> + +<p>C'était l'appréhension de cette campagne qui troublait +la noble satisfaction de Jacques Cartier. Un revers pouvait +renverser tous les dessins du hardi navigateur. Aussi, +le printemps arrivé, se hâta-t-il de terminer ses apprêts.</p> + +<p>Charles de Mouy avait mis à sa disposition trois navires: +la <i>Grande-Hermine</i>, de 120 tonneaux environ; la +<i>Petite-Hermine</i>, de 60; et l'<i>Émerillon</i>, de 40.</p> + +<p>Le capitaine-général Jacques Cartier arbora son pavillon +sur la <i>Grande-Hermine</i>; il prit comme maître de +nef Thomas Fromont. La <i>Petite-Hermine</i> eut pour commandant +Marc Jalobert, pour maître Guillaume Le Marié. +L'<i>Émerillon</i> fut placé sous les ordres de Guillaume +Le Breton et de maître Jacques Maingard.</p> + +<p>Le 15 mai l'armement et l'arrimage des vaisseaux +étaient terminés. Le dimanche 16, après l'office divin, +on consigna les équipages à bord. Il avait été décidé de +lever l'ancre dès que la brise le permettrait. Dans la +nuit du 16 au 17, une vingtaine de transportés furent +enfermés dans les cales de la Grande et de la <i>Petite-Hermine</i>. +Et le 19, au matin, le vent soufflant bon frais du +sud-ouest, Jacques Cartier fit appareiller.</p> + +<p>Cette fois, la solennité du départ fut plus brillante +encore que la première. Non-seulement les trois navires, +mais la ville étaient pavoisés de flammes ondoyantes. +Des milliers de curieux encombraient les grèves, les +remparts et jusqu'aux toits des édifices. Il en était venu +de tous les coins de la Bretagne, de la Normandie, du +Maine, même de l'Anjou. C'est qu'aussi la nouvelle de +l'expédition avait eu du retentissement. Un essaim de +gentilshommes, avec leurs pages, s'étaient enrôlés sous +la bannière de Jacques Cartier. A son bord, on remarquait, +entre autres, Claude de Pontbriand, échanson du +Dauphin, Charles de la Pommeraye, de Goyelle, et Jean +Poullet. Sur la <i>Petite-Hermine</i> et sur l'<i>Émerillon</i>, il y +avait aussi plusieurs jeunes gens considérables dans le +royaume par leur noblesse ou leur fortune.</p> + +<p>L'animation était grande, les espérances sans bornes. +La voix imposante du canon appuyait les joyeuses +acclamations du peuple.</p> + +<p>Cartier fit, dans le port, ses adieux à sa famille. Constance +eut pour Étienne Noël de feintes tendresses, et le +signal du départ fut donné.</p> + +<p>Les trois navires sortirent majestueusement de la rade +et s'élancèrent, toutes voiles déployées, vers la Manche.</p> + +<p>Pendant dix jours, le vent fut très-favorable. On navigua +de conserve. Mais, le 20 mai, il s'éleva une tempête +affreuse, qui dura «en ventz contraires et serraisons, autant +que navires qui passassent jamais la mer, eussent +sans amendement.» Le 25, les trois vaisseaux se perdirent, +pour ne se retrouver qu'au, rendez-vous qu'ils +avaient pris, à la terre neuve.</p> + +<p>Georges avait été embarqué, avec dix autres prisonniers, +sur la <i>Petite-Hermine</i>. Il y était connu sous le +nom de Philippe, ayant adopté ce nom lors de son arrestation.</p> + +<p>On peut juger de sa stupeur quand il se vit claquemuré +à fond de cale, avec dix voleurs de la pire espèce. +Cette stupeur fut d'autant plus grande que, quelques minutes +auparavant, Georges s'était énergiquement rattaché +à l'espoir d'une liberté prochaine. Dans l'un des +fruits que lui avait donnés Constance, il avait trouvé un +billet très-adroitement introduit. Ce billet relevait son +courage. On s'occupait de lui. On avait un plan d'évasion. +Un gardien était à demi gagné. Georges devait +limer ses fers, avec un ressort d'acier enfoncé dans un +autre fruit. Bientôt, il recevrait une nouvelle visite.</p> + +<p>Outre cela, Constance avait encore pu lui jeter, à la +dérobée, le lecteur s'en souvient, quelques limes et une +pelote de ficelle, fourrées sous sa basquine.</p> + +<p>Quand on vint le prendre pour le mener à bord de +la <i>Petite-Hermine</i>, Georges s'abandonnait donc encore à +de charmantes perspectives. Le choc fut rude comme un +coup de massue; car, tout de suite, notre homme avait +compris la peine à laquelle il était condamné. Condamné, +non; destiné, plutôt. Nul jugement n'avait été rendu +contre lui. Comme il était un sujet de discorde pour +l'autorité civile aussi bien que pour l'autorité religieuse, +chacune avait accepté avec plaisir l'occasion de s'en débarrasser, +par un moyen terme, sauvant l'amour-propre +de la corporation. Et on l'avait inclus parmi les +détenus que maître Jacques Cartier emmènerait par-delà +l'Atlantique.</p> + +<p>Un instant, Georges plia sous le poids de cette ruine +si prompte, si inattendue, si écrasante de ses aspirations +nouvelles. Autour de lui, on riait, on causait, on chantait. +Ses compagnons échappaient au gibet. Ils étaient +ravis du voyage qu'ils allaient faire. C'était pour eux un +voyage d'agrément. L'arrivée de Georges ou plutôt de +Philippe—nous devrons l'appeler désormais ainsi—leur +déplut. Ils se connaissaient à peu près tous. Ils ne +le connaissaient pas. Ils le prirent pour un espion. Son +manque de familiarité, sa hauteur contribuèrent à les +entretenir dans cette opinion. Ils résolurent de lui faire la +vie dure. Et dure, assurément, elle était assez déjà, dans +cet étroit espace, privé de la quantité d'air et de lumière +suffisants à la santé, où ils étaient enchaînés, entassés, +parmi les barriques de goudron, les vieux, cordages, les +espars, les ferrements, tous les lourds objets qui ne sont +pas d'une utilité immédiate dans un navire. Avec cela, +des légions de souris et de rats, une puanteur, une +incommodité insupportable.</p> + +<p>Tout d'abord, Georges avait songé à se révolter avant +qu'on ne levât l'ancre. Il avait emporté ses limes et son +ressort, cachés dans sa chaussure. Mais tout de suite aussi, +il découvrit qu'il ne serait pas secondé par ses co-captifs. +Ceux-ci manquaient d'audace. Bons à commettre les +crimes qui n'exigeaient que la ruse ou la supériorité du +nombre, ils eussent reculé devant une action d'éclat, +exigeant quelque bravoure. Leur sort, du reste, leur +paraissait plutôt digne d'envie que de regret. Dans de +telles conditions, il n'y avait point à compter sur eux.</p> + +<p>Bien malgré lui, Philippe replia les ailes de son imagination. +Mais il lutta contre l'abattement, et s'en remit +au temps du soin de sa destinée.</p> + +<p>Quand l'on fut en pleine mer, le capitaine Marc Jalobert +fit assembler les prisonniers sur le pont. Là, il les +informa qu'on allait les délier, qu'ils vaqueraient au +service du navire, comme matelots, mais que, si l'un +d'eux faisait la moindre résistance, il serait sur-le-champ +passé par les armes.</p> + +<p>Cette déclaration ne pouvait manquer d'être bien +accueillie par les misérables détenus. On les mit en +liberté, et on les distribua dans les différentes escouades +de l'équipage. Ils partagèrent, dès lors, chaque jour, le +travail et les repas des matelots; mais le soir, on les +verrouillait dans la cale, où ils couchaient.</p> + +<p>Philippe n'était point novice dans l'art nautique. Il y +avait même des notions assez profondes, qui le firent +remarquer par le capitaine et lui valurent quelques faveurs. +La suspicion en laquelle le tenaient ses compagnons +s'en accrut. Tout en subissant sa supériorité, ils +couvaient contre lui une haine, se manifestant chaque fois +que l'opportunité se présentait.</p> + +<p>Un jour, Étienne Noël, qui occupait sur la <i>Petite-Hermine</i> +un grade équivalent à celui de garde-marine, +créé plus tard par Louis XIV,—un jour, Étienne Noël +commanda à Philippe une manoeuvre assez délicate. +Dans son empressement pour l'exécuter, le transporté +glissa et tomba tout de son long sur le pont. Les témoins +de cette scène se mirent à rire. Mais un des co-détenus de +Philippe fit mieux: armé d'un faubert, il épongeait le +pont qu'on venait de laver. Cet individu avait conçu une +inimitié toute particulière contre Philippe. Le voyant +étendu, il crut de bonne plaisanterie de lui pousser son +faubert dans le visage.</p> + +<p>Déjà irrité par les lazzis que sa chute avait provoqués, +Philippe saisit le couteau qu'il avait à sa ceinture, et, +cédant à un accès de colère-aveugle, il en porta un coup +à l'insulteur. Étienne Noël se jeta entre Philippe et sa +victime. Sans réflexion, celui-ci leva son couteau sur +Étienne. Aussitôt, il fut appréhendé et solidement +garrotté.</p> + +<p>Le procès du coupable eut lieu à l'instant, en présence +des mariniers et des transportés. La blessure faite par +Philippe était légère. Mais il avait menacé d'un couteau +son supérieur, terrible devait être le châtiment. Rigoureusement +appliquée, la loi le condamnait à mort. Par +bonheur, Étienne Noël intercéda pour lui. Et Marc Jalobert +consentit à le traiter, non comme un banni criminel, +mais comme un matelot.</p> + +<p>Quoique, d'après la Coutume, Philippe eût trois repas, +c'est-à-dire une journée, pour reconnaître sa faute, il +préféra l'avouer immédiatement.</p> + +<p>Alors, le capitaine Jalobert, s'étant fait apporter un +vieux livre couvert en parchemin, dit, à voix haute:</p> + +<p>—Je jure, par les Saints Évangiles, que ce que je vais +lire est la loi:</p> + +<p>«Le marinier frappant ou levant son arme contre son +maître sera attaché avec un couteau bien tranchant au +mât du navire par une main, et contraint de la retirer +de façon que la moitié en demeure au mât attachée<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup>32</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"></a><b>Note 32: </b><a href="#footnotetag32">(retour) </a><p>Jugement d'Oléron.—<i>Histoire de la Marine</i>, par +E. Sue.</p></blockquote> + +<p>La lecture de cet arrêt fit frémir toute l'assistance. +Seul, peut-être, le coupable ne tremblait point.</p> + +<p>—Je demande grâce pour lui! s'écria Étienne, les +larmes aux yeux.</p> + +<p>—Il faut que la justice ait son cours, répondit froidement +Marc Jalobert.</p> + +<p>Cependant, il se consulta avec un officier et reprit:</p> + +<p>Comme, jusqu'à ce jour, le condamné a donné +maintes preuves de son bon vouloir et de sa bonne conduite, +et par considération pour la requête de l'offensé, +nous ordonnons que Philippe soit seulement fixé par la +main au mât avec un couteau, et qu'il retire sa main +comme il l'entendra, mais sans arracher le couteau. +Qu'on le lie!</p> + +<p>—C'est inutile, dit Philippe, en appliquant le revers +de sa main gauche ouverte contre le mât principal.</p> + +<p>Toutefois, il était très-pâle. Des gouttes de sueur perlaient +à son front.</p> + +<p>L'équipe de service tira au sort pour savoir qui serait +le bourreau.</p> + +<p>Marc Jalobert remit à l'homme désigné un poignard +finement affilé.</p> + +<p>Celui-ci, frissonnant, comme l'assemblée entière, prit +l'arme et s'approcha du coupable.</p> + +<p>—Dépêche! dit Philippe.</p> + +<p>L'autre visa et, sans pouvoir s'empêcher de fermer les +yeux, cloua, d'un coup sec, la main au mât.</p> + +<p>L'arme était entrée en pleine paume. On n'avait pas entendu +un cri. Mais, quand l'exécuteur rouvrit ses yeux, +ainsi que beaucoup des spectateurs, la main sanglante +de Philippe pendait au côté du supplicié. Elle était +tranchée entre les métacarpiens et les deux doigts médians.</p> + +<p>On donna au patient un lambeau de voile, il en entoura +sa blessure et descendit dans le faux-pont où le +barbier du navire lui fit un premier pansement.</p> + +<p>Le mâle courage témoigné par Philippe en cette circonstance +augmenta la considération dont il jouissait +déjà parmi les mariniers de la <i>Petite-Hermine</i> et détruisit +les injustes préventions de ses co-détenus. Bien plus: +ils l'admirèrent. Tacitement ils le reconnurent pour leur +chef. La réaction fut tellement spontanée, tellement +violente que, le soir de ce jour, ils auraient accablé de +mauvais traitements celui qui l'avait injurié, si Philippe +ne se fût généreusement interposé.</p> + +<p>Sa plaie était cicatrisée quand, le 26 juillet, la <i>Petite-Hermine</i>, +accompagnée de l'<i>Émerillon</i>, arriva dans la baie +des Châteaux, aujourd'hui détroit de Belle-Isle, séparant +l'île de Terreneuve du Labrador. Dès le 7 de ce mois, +Jacques Cartier avait touché à l'île aux Oiseaux, où il +avait chassé et chargé deux barques de macareux, +guillemots et pingouins. Le 28, il était entré dans le +havre de Blanc-Sablon, en la baie des Châteaux, lieu du +rendez-vous général.</p> + +<p>Les trois navires réunis, on fit du bois et de l'eau; +puis, le 29, on démarra «à l'aube du jour, pour passer +oultre.»</p> + +<p>L'escadrille revit une partie des îles et côtes qui +avaient été découvertes en 1534; le 31 juillet, elle eut +connaissance du cap Tiennot, à présent Mont-Joli. Le +1er août, un gros temps força Cartier de se réfugier dans +le port Saint-Nicolas, sur la rive nord du golfe. Il y +planta une croix de bois pour marque. Dans son <i>Histoire +de la Nouvelle-France</i>, le père Charlevoix place ce +port au 49° 25' de latitude. Et il ajoute que c'était la +seule localité qui, de son temps, conservât encore le +nom dont l'avait originairement baptisée Jacques Cartier.</p> + +<p>Quittant ce port le 7, et rangeant le rivage septentrional, +la flotte embouqua, le 10 août,—jour à jamais +mémorable dans les annales du Canada,—une «grande +baye, plaine d'ysles et bonnes entrées et passaige de tous +ventz qu'il sçavait faire.» En l'honneur du saint dont +c'était l'anniversaire, Cartier donna le nom de Saint-Laurent +au golfe, ou plutôt, dit Hawkins <a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33"><sup>33</sup></a>, à une baie +située entre Anticosti et la rive nord, d'où le nom s'est +étendu, avec le temps, non-seulement à ce célèbre golfe +entier, mais au superbe fleuve du Canada dont il forme +l'embouchure.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" name="footnote33"></a><b>Note 33: </b><a href="#footnotetag33">(retour) </a><p><i>Picture of Québec</i>.</p></blockquote> + +<p>Depuis que l'on s'était rassemblé, le temps se maintenait +au beau, la santé des équipages était excellente. +Ils admiraient à l'envi le profond azur du ciel canadien, +qui rappelle celui de l'Orient, la beauté des arbres, la +richesse naturelle des campagnes et la variété des animaux +qui se montraient sur les plages, des oiseaux qui +sillonnaient l'air, des poissons qui s'ébattaient dans les +eaux profondes et diaphanes du golfe.</p> + +<p>Un des deux sauvages, ramenés par Cartier dans +leur pays, fut alors envoyé sur la <i>Petite-Hermine</i>, pour +y servir d'interprète. C'était Taignoagny, esprit remuant, +ambitieux, qui, plus d'une fois, avait donné des +indices trop manifestes de sa malveillance secrète pour +les Faces-Pâles.</p> + +<p>Il entendait et parlait assez couramment le français. +Aussitôt qu'il arriva à bord, Philippe chercha à s'insinuer +dans sa faveur. Il y réussit.</p> + +<p>Le 12, Cartier reprit la mer et gouverna à l'ouest. Il +s'en vint «quérir ung cap de terre devers le su» et, le +18, jour de l'Assomption, il élongea une grande île, +dont ce cap faisait partie, laquelle il dénomma d'après +cette fête, mais qui depuis fut appelée Anticosti, sans +doute par corruption de son nom indien Naticosti<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34"><sup>34</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" name="footnote34"></a><b>Note 34: </b><a href="#footnotetag34">(retour) </a><p>Voir mes <i>Requins de l'Atlantique</i>.</p></blockquote> + +<p>Hardiment ensuite, les trois vaisseaux, arrondissant +l'île au sud-est, refoulèrent le courant du Saint-Laurent; +mais fidèle à son système d'observations topographiques, +le capitaine-général de la flotte cinglait +alternativement d'une rive à l'autre pour ne rien laisser +passer inaperçu.</p> + +<p>On parcourait ainsi les paysages les plus divers, les +plus pittoresques. Le spectacle des sauvages, de leur +habillement, de leurs armes, de leurs huttes, de leurs +usages, de leurs jeux, était à chaque heure pour nos +Français des sujets féconds de discussion. Ils tombaient +de surprises en enchantements.</p> + +<p>Après avoir doublé la pointe occidentale d'Anticosti, +Cartier «renvoyait ses nefs» dans le chenal nord pour +l'explorer, reconnaissait, le 19 les îles Rondes, où des bataillons +pressés de morses <a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35"><sup>35</sup></a> confondaient d'étonnement +les volontaires de l'expédition; enfin reprenant sa route +à l'ouest, le hardi pilote poussait, le 1er septembre, une +pointe dans le fleuve Saguenay, une des merveilles de +cette merveilleuse contrée, où toutes ces choses étaient, +pour nos aventuriers, frappées au coin de l'étrangeté +la plus saisissante.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" name="footnote35"></a><b>Note 35: </b><a href="#footnotetag35">(retour) </a><p>Et non d'<i>hippopotames</i>, comme le pense M. Charton. Des +hippopotames au Canada!</p></blockquote> + +<p>Là commençaient le «royaume et terre de Saguenay.» +A l'aspect de ce pays, Philippe conçut une idée bizarre +qui le fit sourire et dont il ne tarda guère à tenter l'exécution.</p> + +<p>La terre de Saguenay s'étendait jusqu'à une île qu'on +appela l'île aux Coudres, à cause des arbustes de cette +espèce dont elle est épaissement bordée.</p> + +<p>Continuant d'aller «à mont» le fleuve Saint-Laurent, +Cartier atteignit, le 7, une nouvelle île, qui a environ +dix lieues de long et cinq de large et qui reçut, parce +qu'on y trouve «force vignes,» le nom d'île de Bacchus, +changé plus tard en celui d'Orléans. Les naturels accoururent +pour voir les étrangers. Ils apportaient des poissons, +du gros oeil (maïs) et des melons exquis. Cartier leur fit +bon accueil, et distribua des présents qui parurent leur +causer grand plaisir.</p> + +<p>Domagaia et Taignoagny furent mis à terre. Ils servirent +d'interprètes entre les nouveaux venus et les +indigènes. Alors, éclatèrent ostensiblement les méchantes +dispositions de Taignoagny pour les premiers.</p> + +<p>Le lendemain, apparurent douze barques, chargées de +sauvages. Dans l'une de ces barques se tenait l'Agouhanna +ou «seigneur du Canada.» Il eut un long entretien +avec les truchements, ses compatriotes. Puis il baisa les +bras de Cartier. On le régala de vin et de pain, lui et sa +bande; «de quoy furent fort contents,» et il se retira à +Stadacone, son village, planté sur un rocher, à quelques +lieues de distance.</p> + +<p>Le capitaine-général décida d'établir, dans ces parages, +un quartier général.</p> + +<p>Avec ses bateaux il inspecta la côte toute festonnée +de pampres et de raisins mûrs et alla atterrir en une +petite rivière, qu'il nomma Sainte-Croix, parce que le +jour de cette fête il y débarqua.</p> + +<p>C'était le 14 septembre.</p> + +<p>Cartier, ayant trouvé «le lieu propice pour mettre ses +navires en sauveté,» les retourna chercher. La Grande +et la <i>Petite-Hermine</i> furent affourchées dans ce havre. +L'<i>Émerillon</i> jeta l'ancre non loin de là, mais dans le +Saint-Laurent, et l'on entra en rapports intimes avec les +indigènes. En témoignage d'amitié, l'Agouhanna, nommé +Donnacona, offrit à Cartier sa nièce, une petite fille +de dix à douze ans, et deux jeunes garçons. Le capitaine +répondit par le présent de deux épées et deux «bassins +d'airain.» Les sauvages, ravis, chantèrent et dansèrent. +Puis ils demandèrent, comme faveur, qu'on leur «fist +ouyr» les canons. Cartier consentit. Il «commanda qu'on +tirast une douzaine de barges avec leurs boulletz, le +travers des boys.»</p> + +<p>Repercutés par cent échos, les roulements de l'artillerie +ébranlèrent aussitôt l'espace. «De quoy, dit la +<i>Relation</i> de maître Jacques, les sauvages furent si estonnés +qu'ils pensaient que le ciel feust cheu sur eulx +et se prindrent à hucher et hurler et très-fort, que semblait +que Enfer y feust vuide.»</p> + +<p>Les gentilshommes français riaient à gorge déployée +de cette panique. Jacques Cartier se promenait gravement +sur le tillac de la <i>Grande-Hermine</i>, en méditant +des découvertes nouvelles; un homme l'examinait silencieusement +du gaillard d'avant de la <i>Petite-Hermine</i>. +Cet homme était Philippe, qui machinait en sa tête un +complot pour le dépouiller de sa gloire et devenir le +chef de l'expédition on bien se débarrasser de Donnacona +et se faire reconnaître Agouhanna par les sauvages.</p> + +<p>Tout à coup, Taignoagny accourut, et d'un air et +d'un accent furieux il s'écria:</p> + +<p>—<i>Agojuda! Agojuda</i><a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36"><sup>36</sup></a>! les tonnerres de votre cabane +flottante, l'<i>Émerillon</i>, ont tué deux <i>Visages-Rouges</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" name="footnote36"></a><b>Note 36: </b><a href="#footnotetag36">(retour) </a><p>Traître! traître!</p></blockquote> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE XIV.</h3> + +<h3>TERR I BEN!</h3> + + +<p>—Écoute-moi bien, gourmette!</p> + +<p>—Je vous écoute, monsieur Jean.</p> + +<p>—Tu te rappelles mes ordres, ce certain soir, à Saint-Malo...</p> + +<p>—Oh! oui, monsieur Jean.</p> + +<p>—As-tu tenu ta promesse?</p> + +<p>—Dame, monsieur Jean, je vous ai dit tout ce que +je savais. Après l'affaire, mademoiselle Constance...</p> + +<p>—Ne prononce pas son nom, gourmette.</p> + +<p>—Je ne le prononcerai plus, monsieur Jean.</p> + +<p>—Continue.</p> + +<p>—Je vous disais, monsieur Jean, que mademoi...</p> + +<p>Lucas s'arrêta court, pétrifié par un geste irrité du +vieux timonier.</p> + +<p>—Enfin, reprit-il au bout d'un instant, à compter +de ce jour, elle ne me dit plus rien, et puis vous savez +bien que le capitaine Jacques m'emmena avec lui et +Charles Guyot, dans ses voyages pour affréter nos navires.</p> + +<p>—Je sais ça, da oui! mais ce que je ne sais pas, +c'est pourquoi tu regardes si souvent et avec une mine +si drôle ce déporté qu'on nomme Philippe et qui est à +bord de la <i>Petite-Hermine</i>.</p> + +<p>—Ah! monsieur Jean, monsieur Jean, proféra Lucas +à voix contenue et en promenant autour de lui un regard +inquiet.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu as à trembler comme une poule +mouillée!</p> + +<p>—C'est, monsieur Jean, monsieur Jean...</p> + +<p>—Démarreras-tu?</p> + +<p>—Je crois, monsieur Jean, que ce Philippe, c'est +monseigneur Georges de Maisonneuve ou... le diable.</p> + +<p>—Peut-être bien l'un et l'autre, murmura Jean Morbihan +en se signant.</p> + +<p>Puis haussant le ton:</p> + +<p>—Qu'est-ce qui te fait supposer ça, gourmette?</p> + +<p>—Ah! monsieur Jean, je l'ai bien reconnu. A Saint-Malo, +il se teignait les cheveux et la barbe. Je l'ai surpris +un jour que je lui apportais un billet de madem...</p> + +<p>—Pssst!</p> + +<p>—Puis il a une marque, une lentille...</p> + +<p>—Une marque? où?</p> + +<p>—Au bout de l'oreille gauche, tout comme mad...</p> + +<p>—Veux-tu te taire, gourmette! Qui est-ce qui t'a dit +que Constance avait une marque à l'oreille?</p> + +<p>—Dame! monsieur Jean, si je ne l'avais pas vue, dit</p> + +<p>Lucas, baissant les yeux et roulant d'un air embarrassé +son bonnet entre ses doigts.</p> + +<p>—Tiens! c'est vrai qu'ils ont tous deux le même +signe!... c'est singulier... bien singulier ça, marmotta +le timonier d'un air songeur.</p> + +<p>Ensuite il ajouta en souriant, comme s'il repoussait +de son esprit une réflexion saugrenue:</p> + +<p>—Bast! des idées à moi, des bêtises!</p> + +<p>Et s'adressant à Lucas:</p> + +<p>—As-tu bien remarqué, gourmette, que ce Philippe +quitte fréquemment ses compagnons, quand nous coupons +du bois sur le rivage?</p> + +<p>—Oui, monsieur Jean. Il s'en va en cachette du côté +de Stadacone.</p> + +<p>—Eh bien, aujourd'hui, s'il s'écarte, tu tâcheras de +le suivre en cachette aussi et de découvrir ce qu'il va +faire du côté de Stadacone. As-tu entendu?</p> + +<p>—Oui, monsieur Jean.</p> + +<p>—Voici les hommes de la <i>Petite-Hermine</i> qui s'affalent +dans leurs barques, et justement notre gaillard qui +enjambe le plat-bord. Va. Au retour, tu me diras ce +que tu auras appris.</p> + +<p>Ce dialogue avait eu lieu sur le tillac de la <i>Grande-Hermine</i> +par une de ces splendides matinées de la fin de +septembre comme l'on n'en voit guère que dans l'Amérique +septentrionale, et au milieu de l'un des sites les +plus ravissants que je sache <a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37"><sup>37</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" name="footnote37"></a><b>Note 37: </b><a href="#footnotetag37">(retour) </a><p>Voir ma <i>Notice</i> sur Sagard.</p></blockquote> + +<p>Jacques Cartier avait, nous l'avons dit, mouillé ses +deux principaux navires à l'entrée de la rivière Sainte-Croix, +appelée actuellement Saint-Charles, en l'honneur +de Charles de Boue, grand vicaire de Pontoise, fondateur +de la première Mission de Récollets à la Nouvelle-France.</p> + +<p>Un promontoire géant, alors aigu, courbé à son extrémité +comme le bec d'un oiseau de proie, se dressait +sourcilleusement entre cette rivière et le Saint-Laurent, +vis à vis l'île de Bacchus. Ainsi qu'un nid d'aigle, au +sommet de ce promontoire granitique, était perché Stadacone, +résidence de Donnacona, chef puissant chez les +sauvages qui peuplaient le littoral du Saint-Laurent, +mais soumis, je crois, à l'Agouhanna d'Hochelaga, dont +nous parlerons bientôt.</p> + +<p>Québec <a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38"><sup>38</sup></a>, une ville civilisée, remarquable par plus +d'un monument artistique, par l'exquise urbanité de ses +habitants, leur bon goût, leur hospitalité célèbre dans +le monde entier; Québec, capitale qui pourrait dignement +soutenir la comparaison avec plus d'une métropole +européenne; Québec, par la nature et le génie +humain, le Gibraltar de l'Amérique septentrionale, +remplace maintenant l'humble bourgade indienne. +Soixante mille individus intelligents, actifs, enfiévrés +de l'amour du progrès, ont, en trois siècles, sur ce roc +aride, mais imposant, dominateur, substitué leur personnalité +puissante à quelques centaines d'êtres misérables, +barbares, engrenés dans la routine, générations +sur générations dévorées par elle. Des navires nombreux, +immenses, des cités flottantes, sillonnent maintenant ce +cours d'eau à peine effleuré naguère de quelques pauvres +canots <a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39"><sup>39</sup></a> d'écorce. L'homme est de nature ascensionnelle. +Vaine la prétendue philanthropie qui le +voudrait arrêter dans sa marche. Il obéit à une impulsion +propre ou à un ordre fatal. Éminemment perfectible, +il est donc éminemment changeable aussi. Pour +lui, il n'y a pas, il ne peut y avoir de principes absolus. +Tout est soumis au temps, aux circonstances, au cercle +social dans lequel il s'agite. Ne regrettons pas la disparition +de la famille indienne. Elle devait arriver. Très-généralement +l'homme blanc l'emporte, au point de vue +intellectuel, sur l'homme noir, cuivré ou rouge. En +conséquence, l'homme blanc est destiné à dominer ceux-ci, +jusqu'à ce que, à son tour, peut-être, il soit, dans +la suite des âges, dominé par une race au cerveau plus +développé que le sien.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" name="footnote38"></a><b>Note 38: </b><a href="#footnotetag38">(retour) </a><p>Lorsque, pour la première fois, je publiai à Montréal +(Bas-Canada) la <i>Huronne</i>, j'avais adopté pour le mot <i>Québec</i> +l'étymologie admise communément dans la province et donnée par le +<i>New-Guide to Québec</i>. «On rapporte, dit ce livre, qu'en apercevant +le cap sur lequel s'élève aujourd'hui l'ancienne capitale du Canada, +le pilote de Cartier s'écria: «Que bec! Quel bec!»</p> + +<p>Le fait est possible, douteux cependant. En ses diverses Relations, +Cartier n'en souffle mot; le nom semble dater de la fondation +de la ville par Champlain, vers 1608. Ce nom a été l'objet des plus +chaudes contestations, tant en Amérique qu'en Europe; aujourd'hui +même, <i>doctores certant</i>, etc. Je serais mal venu de prétendra +trancher le différend. Avouons pourtant qu'il semble bien jugé par +Hawkins dans son <i>New Picture of Québec</i>.</p> + +<p>Je me sentais tout prêt à contester avec lui que Québec est un +nom français de souche, appliqué souvent sans doute a des localités +françaises (puisque sur son sceau, gravé en 1420, Guillaume +de la Pôle, comte de Suffolk, s'intitulait <i>seigneur de Hambourg et +de Québec</i>), quand, consultant le <i>Dictionnaire de Trévoux</i> à l'article +Bec, j'ai trouvé l'explication suivante:</p> + +<p>«Quelques lieux particuliers ont pris le nom de <i>bec</i>, comme +<i>Caudebec, Bolbec</i> dans le pays de Caux. Et ordinairement, en ces +lieux-là, il y a une jonction de deux rivières ou ruisseaux, ce +qu'on appelle <i>confluents</i>, ou du moins quelque ruisseau ou torrent. +C'est de là que sont venus les noms de l'abbaye du <i>Bec, de +Caudebec, d'Orbec, de Robec</i>, selon Icquez, qui remarque que les +Normands ou peuples du Nord ont porté en Neustrie, chez les +Français, le mot <i>bek</i>, qui veut dire <i>ruisseau</i>, torrent.»</p> + +<p>Les habitants du Cher disent encore le bec, pour exprimer l'embouchure +de la rivière qui a donné son nom à leur département.</p> + +<p>Or, Québec est placé sur un promontoire ou un bec, au confluent +de la rivière Sainte-Croix ou Saint-Charles, dans le Saint-Laurent; +donc la question est jugée sans appel. Il est parfaitement +oiseux de violenter le sens des mots ou leur assonance, comme +ceux qui supposent entendre Québec dans Cabir-Coubat (nom +indien du Saint-Charles), pour déterminer l'origine du mot Québec. +Soit que, suivant La Potherie, il faille l'attribuer aux compagnons +de Jacques Cartier s'exclamant «Quel bec!» à la vue de +la pointe formée par le Saint-Laurent et le Saint-Charles; soit +que ce nom remonte à une date postérieure, il est essentiellement +français, par droit de naissance, et doit être considéré comme tel.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" name="footnote39"></a><b>Note 39: </b><a href="#footnotetag39">(retour) </a><p>«Canouy,» les appelle Cartier en sa <i>Relation</i>.</p></blockquote> + +<p>Un malheur, c'est que ces Indiens trouvés par Jacques +Cartier, comme ceux découverts par Christophe +Colomb, étant, en masses, bons, doux, serviables,—quoique +défiants, et cela se comprend assez, de +reste,—on les ait rendus méchants, durs, féroces. +Ni le catholicisme, ni le protestantisme n'a fait une +oeuvre profitable chez eux. Quelques superstitions de +plus, c'est là tout, sans compter l'hypocrisie et l'avilissement. +Le sauvage avait son caractère à lui, <i>sui gèneris</i>; +il était fin, il était grand, magnanime souvent <a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40"><sup>40</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" name="footnote40"></a><b>Note 40: </b><a href="#footnotetag40">(retour) </a><p>Voir mes <i>Derniers Iroquois</i>.</p></blockquote> + +<p>Notre lumière lui a perverti les sens plutôt que de +le servir. Rien d'étonnant à cela. Il n'y avait pas remède. +Condamné à s'éteindre, il s'éteint. Quoi qu'on en +ait dit, notre tour viendra comme est venu le sien. Sa +ruine date de l'heure où les Européens débarquèrent +sur ses rivages. Il semble que Donnacona ait eu l'instinctif +pressentiment de ce qui écherrait à ses compatriotes. +Avec Cartier, son caractère n'est pas égal. Il aime, mais +il a peur. Il attire les Français près de son village, mais +il les redoute. A peine sont-ils installés au havre de Sainte-Croix +qu'il les voudrait au loin et conspire contre eux.</p> + +<p>La situation était, je le répète, convenable et plaisante +au possible. Un éclair de génie avait illuminé Cartier +dans le choix de l'emplacement. La position exacte +du port Sainte-Croix, où il demeura du 15 septembre +1535 au 6 mai de l'année suivante, a fourni matière à de +vives discussions. A présent, on semble d'accord. Cartier +passa l'hiver dans une anse de la rivière de Saint-Charles, +aux environs de l'ancien pont Dorchester et +de l'hôpital maritime de Québec. La découverte, en 1843, +de l'épave d'un vieux navire, dans cet endroit, est venue +corroborer la précédente opinion, car cette épave de navire +parait être celle de la <i>Petite-Hermine</i>, abandonnée +par Cartier, lors de son départ pour la France (1536).</p> + +<p>Dans toute son étendue, le Saint-Laurent n'offre peut-être +pas un port mieux abrite.</p> + +<p>«Ce point, par la distribution des montagnes, des +plaines, des coteaux, des îles autour du bassin de Québec, +est, dit M. Garneau, un des sites les plus grandioses, les +plus magnifiques de l'Amérique. Les deux rives du +fleuve conservent longtemps, en remontant depuis le +golfe, un aspect imposant, mais triste et sauvage. Sa +grande largeur à son embouchure, quatre-vingt-dix +milles, ses nombreux écueils, ses coups de vent en certaines +saisons de l'année, ses brouillards, en ont fait un +lieu redoutable pour les navigateurs, qui contribue encore +à augmenter cette tristesse. Les côtes escarpées qui +les bordent pendant plus de cent lieues, les montagnes +couvertes de sapins noirs qui resserrent au nord et au +sud la vallée qu'il descend et dont il occupe, par endroits, +toute la largeur; les îles, aussi nombreuses que +variées par leur forme et dangereuses à la navigation, se +multiplient à mesure qu'on avance; enfin tous les débris +épars des obstacles que le grand tributaire de +l'Océan a rompus et renversés, pour se frayer un passage +à la mer, saisissent l'imagination du voyageur qui +le remonte pour la première fois. Mais, à Québec, la +scène change. Autant la nature est âpre et sauvage sur +le bas du fleuve, autant elle est variée et pittoresque, +sans cesser de conserver un caractère de grandeur, surtout +depuis qu'elle a été embellie par la main de la civilisation.»</p> + +<p>Et Cartier l'a dit dans sa Relation.</p> + +<p>Autour de Stadacone «est aussi bonne terre qu'il soit +possible de voir et bien fructiferente, pleine de fort beaux +fruits de la nature et sorte de France.»</p> + +<p>Une fois ses navires arrivés dans le havre de Sainte-Croix, +le capitaine s'en était allé, sur l'<i>Émerillon</i>, poursuivre +son exploration du fleuve Saint-Laurent. Mais il +avait laissé des ordres précis pour qu'on enfermât la +Grande et la <i>Petite-Hermine</i> dans une estacade.</p> + +<p>Les mariniers se mirent activement à l'ouvrage. Le +bois était proche, contenant des arbres superbes. On les +coupa; on en fit des pieux qui furent plantés dans le lit +de la rivière et formèrent bientôt une palissade autour +de leur navire. Cette palissade, garnie de canons, les +plaçait à l'abri d'une surprise ou d'un coup de main. +D'un côté, la forteresse était encore protégée par la rivière. +De l'autre, on établit un pont-levis.</p> + +<p>C'est à la construction de ce pont-levis que travaillaient +les mariniers, quand Jean Morbihan, suspectant +la conduite de Philippe, le fit espionner par le gourmette +Lucas.</p> + +<p>Déjà les sauvages ne manifestaient plus autant de +bienveillance. Ni Domagaia, ni Taignoagny n'avait voulu +accompagner Cartier dans son voyage en amont du fleuve. +Ils avaient même, avec Donnacona, tâché de s'y opposer. +Leurs démarches étaient équivoques. On pouvait craindre +une déclaration d'hostilités.</p> + +<p>Lucas se conforma ponctuellement aux instructions de +Jean Morbihan. Voyant Philippe s'écarter lorsqu'on fut +entré dans la forêt, il le suivit secrètement, en se faufilant, +comme un chat, à travers les halliers.</p> + +<p>Philippe s'arrêta bientôt dans une éclaircie, non loin +de Stadacone. Taignoagny l'y avait précédé. Ils causèrent +quelque temps, d'un ton si bas, que leurs paroles n'arrivèrent +pas aux oreilles de Lucas. Il entendit seulement +ces mots prononcés par Taignoagny, au moment où ils +se quittèrent.</p> + +<p>—Demain matin, avant le jour, à la grande chute. +Donnacona et les autres chefs y seront avec moi. Ne +manque pas de venir, mon frère.</p> + +<p>—Je ne manquerai pas, répondit Philippe. La chute +est à deux heures d'ici?</p> + +<p>—Oui, à deux heures du temps des Faces-Pâles, repartit +le sauvage.</p> + +<p>Et ils se quittèrent.</p> + +<p>Le gourmette rapporta fidèlement ce lambeau de conversation +à Jean Morbihan.</p> + +<p>Au milieu de la nuit suivante, celui-ci, couché sur la +poupe de la <i>Grande-Hermine</i>, examinait, avec vigilance, +ce qui se passait à bord de l'autre navire, amarré tout +auprès. Soudain un capot d'échelle fut soulevé, une +ombre glissa sur le pont de la <i>Petite-Hermine</i>, franchit +l'enceinte de pieux, qui n'était pas encore achevée, et +disparut dans la campagne.</p> + +<p>—Min Gieu, voilà ce que c'est que d'avoir ouvert la +cage à ces hérétiques-là, marmotta Jean Morbihan; si +on avait continué de les tenir sous cadenas et verrous, +ils n'ourdiraient pas de méchantes trames... Mais maître +Jacques est comme ça. Il a voulu les mettre en liberté... +Plutôt mettre en liberté des tigres, des lions et des +serpents! Ah! si ç'avait été moi!...</p> + +<p>Tout en agitant ces pensées dans son esprit, le brave +timonier s'était jeté sur la piste de l'ombre.</p> + +<p>Il faisait chaud, lourd. La nuit était très-noire. Un +orage flottait dans l'air.</p> + +<p>Jean longea le fleuve, en aval. Les réverbérations de +l'eau l'aidaient à se diriger, sur les battures, bordées, +comme d'une muraille par une lisière de grands arbres.</p> + +<p>Le sentier était dangereux souvent, difficile toujours. +Mais Morbihan le connaissait. Peu de jours auparavant, +il l'avait parcouru avec Jacques Cartier allant visiter la +chute, appelée d'abord la Vache, à cause de ses mugissements +sans doute, et plus tard Montmorency.</p> + +<p>Le fracas de cette chute se fit bientôt entendre.</p> + +<p>Après une heure et demie de marche, Jean distingua +les cimes pelées des roches qui encaissent le torrent.</p> + +<p>La chaleur augmentait, malgré l'approche du jour. +L'atmosphère devenait de plus en plus pesante. Quelques +éclairs zébraient de feu la voûte céleste. Le tonnerre +grondait par intervalles. Mais le vacarme de la cascade +en dominait les éclats.</p> + +<p>Jean Morbihan n'avait guère quitté de vue la silhouette +de Philippe. Il s'en rapprocha avec prudence, en grimpant, +à travers bois, vers le sommet du cap.</p> + +<p>Comme l'aube blanchissait parmi un enchevêtrement +de nuages violacés, ils arrivèrent tous deux au faîte. +Philippe marchait ferme et droit, Jean se coulait, courbé +en deux, autour des broussailles.</p> + +<p>Le premier fit halte sur un plateau chenu, duquel l'oeil +plongeait avec effroi dans les profondeurs encore à demi +voilées de la cataracte. Le second aussi fit halte, sous +un buisson, à quelques pas.</p> + +<p>L'orage, amoncelé depuis la veille, fulminait ses +dernières menaces. Il allait faire explosion. De larges +gouttes de pluie tombaient.</p> + +<p>Cinq sauvages débouchèrent alors d'un fourré voisin. +Jean reconnut dans ce groupe Domagaia, Taignoagny +et Donnacona. Les deux autres lui étaient étrangers.</p> + +<p>Ils s'avancèrent vers Philippe, lui baisèrent les bras +et un entretien animé s'engagea entre eux et le transporté<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41"><sup>41</sup></a>, +Taignoagny et Domagaia servant d'interprètes. +Pour Morbihan, le meuglement de la chute couvrait +en partie le son des voix. Mais, par les gestes, il en comprenait +à peu près le sens.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" name="footnote41"></a><b>Note 41: </b><a href="#footnotetag41">(retour) </a><p>Je n'ignore pas que les mots de transporté et déporté sont, en +cette acception, d'introduction récente dans notre langue et dans +nos lois. Mais j'ai cru devoir les employer, parce que, mieux que +<i>banni</i> ou <i>exilé</i>, ils me semblent rendre l'idée que l'on y attachait alors.</p></blockquote> + +<p>Philippe engageait les sauvages à faire une attaque nocturne +sur les navires. Il leur promettait son concours et celui +de ses co-déportés. En récompense les indigènes pilleraient +les approvisionnements et les armes qui se trouveraient +à bord. On tuerait Cartier à son retour, et ils seraient +débarrassés d'un ennemi aussi perfide que dangereux.</p> + +<p>La conjuration dura longtemps, malgré la tempête et +la pluie. Le jour était venu sombre, lugubre. De ses +lueurs blafardes il teignait les horreurs du gouffre épouvantable +creusé par la chute d'eau qui fond, en hurlant +comme une légion démoniaque, du haut d'un rocher +perpendiculaire, mesurant deux cent quarante pieds +d'élévation <a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42"><sup>42</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" name="footnote42"></a><b>Note 42: </b><a href="#footnotetag42">(retour) </a><p>La chute Montmorency a cent pieds de plus que celle du +Niagara. J'en ai donné une description détaillée dans la <i>Huronne</i>.</p></blockquote> + +<p>Morbihan était gêné par la posture qu'il avait prise. +Il fit un mouvement. Il se trahit.</p> + +<p>Les cinq sauvages poussèrent un cri affreux et s'enfuirent.</p> + +<p>Sur le plateau, il ne resta plus que le transporté et le +timonier.</p> + +<p>Philippe, tout aussitôt, avait découvert Jean. Les +deux hommes couvaient l'un contre l'autre une haine +instinctive profonde. Ils devinèrent qu'à cet instant leur +vie était en jeu.</p> + +<p>Sans articuler un mot, ils s'étreignirent. Jean avait à +sa ceinture son couteau de marinier; mais il ne songea +pas à en faire usage. Philippe n'était pas armé.</p> + +<p>Là, sur cet étroit plateau, que quelques pieds séparaient +de l'abîme, commença une lutte sourde, acharnée, +féroce. Les deux antagonistes bientôt furent en nage. Ils +soufflaient comme des soufflets de forge. Leurs membres +craquaient; leur bouche écumait et leurs yeux étaient +injectés de sang.</p> + +<p>Jean tâchait d'étouffer son ennemi pour s'en rendre +maître. L'autre cherchait à le rouler vers le précipice +pour l'y lancer.</p> + +<p>—Terr i ben! fit tout à coup Morbihan en suspendant +une seconde ses efforts; c'est le frère à...</p> + +<p>Le reste de la phrase se confondit dans les rugissements +de la tourmente.</p> + +<p>Une surprise, puis une inattention au combat perdirent +le pauvre vieux timonier.</p> + +<p>Déjà il maintenait Philippe couché, haletant sous lui. +De son genou, il lui écrasait la poitrine; avec son poing +fermé, comme avec un marteau, il lui meurtrissait le +visage, lorsque, par la chemise en lambeaux du jeune +homme, il aperçut le tatouage que celui-ci portait sous +le sein gauche.</p> + +<p>Cette vue avait produit sur Jean une vive impression. +Il avait lâché tout à la fois l'exclamation que nous +venons de rapporter et son adversaire. Philippe aussitôt +profita du répit pour reconquérir ses avantages.</p> + +<p>Dans un mouvement rapide, il rassembla toutes ses +forces, se dégagea, reprit le dessus, et poussa le corps +du malheureux Morbihan dans l'abîme, à l'instant +même où il s'écriait:</p> + +<p>—Terr i ben! C'est le frère à...</p> + +<p>Les voix de la foudre et de la cataracte faisaient, en ce +moment, un effroyable duo.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE XV.</h3> + +<h3>HOCHELAGA.</h3> + + +<p>—Par ma Catherine, ce Taignoagny est, au demeurant, +un pauvre hère. Depuis que je le connais, j'ai appris +à le surveiller. Il nous a joué cent tours pendables. +Cependant je ne le croyais ni aussi fourbe, ni aussi bestial. +Refuser de nous accompagner à Hochelaga et +s'imaginer que nous allions nous laisser imposer par ses +mensonges ou ceux de Donnacona, son compère en artifices.</p> + +<p>—Assurément, c'est un sot, mais un sot dont on se +doit défier à l'avenir, croyez-moi, capitaine Cartier, dit +Jean Poullet.</p> + +<p>—Oh! intervint Marc Jalobert, en haussant les +épaules; on ne fait pas à des niais de cette sorte l'honneur +de se défier d'eux. Si l'on n'en a pas besoin, on +s'en débarrasse. S'ils sont de quelque utilité, on les tient +sous le séquestre.</p> + +<p>—Vous êtes trop rigoureux, mon frère, trop rigoureux, +répondit Cartier. Les sauvages sont hommes +comme nous. Le bon Dieu ne nous a pas donné le droit +de les maltraiter. Il faut les instruire en notre sainte foi, +les prendre par la douceur...</p> + +<p>—Oui pour qu'ils nous égorgent traîtreusement! +grommela Marc Jalobert.</p> + +<p>--Quoi! s'écria le fier Claude de Pontbriand, vous +auriez maître Jacques, quelque compassion pour ces +vilains-là. Il ferait beau voir! Ne sont-ils pas serfs, esclaves +par la naissance? Ne sommes-nous pas leurs seigneurs +et maîtres par la naissance aussi? La cour de +Rome l'a déclaré <a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43"><sup>43</sup></a> et la cour de Rome est infaillible.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" name="footnote43"></a><b>Note 43: </b><a href="#footnotetag43">(retour) </a><p>Voir ma <i>Notice</i> sur Sagard.</p></blockquote> + +<p>Elle ne saurait se tromper.</p> + +<p>—Je ne me permettrai pas de discuter l'opinion du +Sacré Collège, répliqua gravement Cartier; mais ma +conscience me dit que ces gens que nous appelons sauvages +sont nos semblables, que nous devons des égards +à leur ignorance, et nous montrer charitables pour eux, +afin de les attacher peu à peu à la vraie religion..</p> + +<p>—Des idolâtres, des truands, des gibiers de potence +ou de bûcher, fit Jean Poullet d'un ton dédaigneux.</p> + +<p>—Et, ajouta Charles de la Pommeraye, des scélérats +qui ne demanderaient pas mieux que de nous assassiner +pour piller nos navires!</p> + +<p>—Voyez-vous cet animal de Taignoagny qui cuide +nous effrayer avec ses diables de paille! reprit Marc +Jalobert.</p> + +<p>—Bah! dit gaiement Cartier, ils m'ont fait rire. Nous +avions besoin d'une mascarade pour nous réjouir. Mais, +penser qu'avec ces mannequins cornus, accoutrés de +peaux de chien, noires et blanches, puis plantés dans +des barques, poussés contre nos navires, penser qu'avec +ces piteuses diableries ils nous feraient peur! C'est par +trop fort! Décidément, Taignoagny, l'instigateur probable +de ce carnaval, est un asinet. Il nous a pris pour qui +nous ne sommes pas. Au reste, vous avez vu comme je +me suis moqué de lui et de son dieu Cudragny! Ces +gens voulaient tout simplement nous retenir chez eux +et accaparer le privilège de commercer avec nous. Ils +sont jaloux de ce que nous poussons plus loin nos explorations. +Ils craignent que nous ne contractions avec +d'autres peuples une alliance plus intime qu'avec eux. +C'est là tout. Mais je ne suppose pas qu'ils soient animés +contre nous de méchantes intentions. Ils resteront en +paix avec nos mariniers durant notre absence. D'ailleurs, +les vaisseaux sont bien armés, bien commandés, et le +vieux Jean Morbihan, que j'ai laissé malgré moi à bord +de la <i>Grande-Hermine</i>, n'est pas homme à tomber dans +les pièges que lui tendrait un Taignoagny ou un Donnacona! +Ayons donc confiance en l'avenir, mes amis, et +soyez persuadés que le Tout-Puissant, qui nous a si manifestement +couverts de sa protection jusqu'à ce jour, +ne nous abandonnera pas alors que nous travaillons +pour sa gloire!</p> + +<p>—C'est fort bien dit, maître Jacques, fit Jean Poullet. +Mais arriverons-nous à les convertir? Sous le nom de +Cudragny, ces païens adorent le diable, c'est sûr. Ils +tuent leurs prisonniers, leur enlèvent la peau du crâne +et s'en font d'odieux trophées.</p> + +<p>—Puis, appuya Claude de Pontbriand, ils vivent +comme les mahométans avec plusieurs femmes; voire +leurs filles sont si débauchées qu'elles s'abandonnent à +tout chacun avant d'être mariées.</p> + +<p>—Ah! plaignons-nous de ça! dit lestement le galant +Charles de la Pommeraye.</p> + +<p>—Messieurs, je vous engage à plus de décence dans +vos comportements avec elles, repartit Cartier d'un ton +sévère. Nous ne sommes pas venus ici pour semer la +corruption, mais pour y répandre la vertu.</p> + +<p>Les jeunes seigneurs échangèrent entre eux un sourire +quelque peu ironique.</p> + +<p>—Si ce n'était que cela, dit timidement Étienne Noël; +mais, mon oncle, ces barbares ont un défaut bien honteux +qui doit leur être inspiré par l'enfer: avez-vous +remarqué qu'ils portent au cou une petite peau de bête, +en lieu de sac, avec un cornet de pierre ou de bois, puis +à toute heure tirent du sac une certaine herbe, en font +poudre et la mettent en l'un des bouts dudit cornet; +ensuite posent un charbon dessus et sucent par l'autre +bout, tant qu'ils s'emplissent le corps de fumée, tellement +qu'elle leur sort par la bouche et les nasilles, +comme par un tuyau de cheminée <a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44"><sup>44</sup></a>?</p> + +<p>—Pouah! exclama avec dégoût Pontbriand. J'ai +voulu éprouver cette poudre. Il semblait que c'était du +poivre tant elle était chaude.</p> + +<p>—C'est quelque détestable invention qu'ils tiennent +de leur Cudragny, dit Cartier <a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45"><sup>45</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" name="footnote44"></a><b>Note 44: </b><a href="#footnotetag44">(retour) </a><p>Relation de Jacques Cartier.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" name="footnote45"></a><b>Note 45: </b><a href="#footnotetag45">(retour) </a><p>Qu'en pensent nos millions de fumeurs civilisés?</p></blockquote> + +<p>—Sans compter, ajouta Guillaume Le Breton, qu'ils +pratiquent le vice contre nature!</p> + +<p>—Pas possible!</p> + +<p>—J'en suis certain.</p> + +<p>Cette réponse souleva un cri général de réprobation.</p> + +<p>—Allons, allons, reprit le capitaine Cartier, doucement; +ne nous montrons pas trop rigoristes pour ces +pauvres ignorants. Nous ne sommes pas déjà si sages, +tous tant que nous voici. Quel est celui de nous qui jamais +n'outragea le Seigneur? Ayons de l'indulgence pour le +prochain. Que notre conduite lui soit un exemple. +Dieu a bien fait tout ce qu'il a fait. Nous le prierons de +nous prêter sa lumière pour éclairer ces aveugles, et +peut-être feront-ils, un jour, l'honneur de sa Sainte +Église! Admirez, d'ailleurs, la beauté du pays, sa fécondité, +l'excellence des aliments qu'il produit. N'est-ce +point réjouissant? Voyez ces arbres magnifiques qui bordent +les rives du fleuve; ces champs de blé sauvage qui +se déploient à perte de vue; ces cerfs, daims, ours, lièvres, +lapins <a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46"><sup>46</sup></a>, écureuils, qui apparaissent à chaque +instant sur la plage; et cette multitude d'oiseaux: +grues, cygnes, outardes, oies, canards, pigeons, perdrix, +pluviers, dont les bois et les airs sont remplis; et +cette infinie variété de poissons, comme baleines, chevaux +et loups marins, saumons, truites, maquereaux, +mulets, bars, brochets, esturgeons, carpes, brèmes, +éperlans aussi bons qu'en rivière de Seine, qui fourmillent +dans les eaux; contemplez tous ces trésors naturels +et dites-moi si cette terre n'est pas une terre de +Promission? Qu'en penserez-vous, mes chers amis, si nous +trouvons, comme on me l'a assuré, à Hochelaga, capitale +de ce vaste empire, des mines d'argent, d'or et de +pierres précieuses?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" name="footnote46"></a><b>Note 46: </b><a href="#footnotetag46">(retour) </a><p>Castors, et non lapins, comme l'a dit un éditeur. La petite +rivière de la Bièvre, à Paris, signifie la rivière des castors. Ces +animaux existaient dans l'ancienne Gaule. On en trouve même encore +quelques-uns à l'embouchure du Rhône.</p></blockquote> + +<p>En prononçant ces paroles, le brave marin s'était +animé, contre son habitude. Son mâle visage rayonnait +de tous les feux du génie.</p> + +<p>Il disait vrai, toutefois.</p> + +<p>Elles étaient réellement d'une fertilité luxuriante les +contrées qu'ils côtoyaient depuis leur départ de Sainte-Croix, +qu'ils avaient quittée le 19 septembre (malgré les +représentations intéressées des aborigènes), pour pousser +aussi loin que possible leur reconnaissance.</p> + +<p>Le galion l'<i>Émerillon</i> et deux barques avaient été +affectés à ce voyage. Cinquante mariniers et tous les +gentilshommes composaient l'équipage, bien pourvu +d'armes et de munitions. Le reste des aventuriers avait +été laissé sur les deux autres navires.</p> + +<p>Caressée par les ailes des plus riantes espérances, la +gaieté régnait à bord de l'<i>Émerillon</i>. A la splendeur du +paysage qui se déroulait lentement sous les yeux, se +joignait l'incomparable pureté, du ciel, encadrant un +panorama toujours curieux, toujours nouveau. Ils savent +combien il est agréablement diversifié ce panorama, +ceux qui ont promené leurs rêveries sur le Saint-Laurent +entre Québec et Montréal.</p> + +<p>Mais, pour en saisir tout le pittoresque, toutes les +féeries, c'est aux premiers jours de l'automne qu'il faut +visiter cette galerie enchanteresse. L'opulente palette de +Rubens n'aurait suffi à reproduire l'éclat et la variété de +ses rideaux de verdure et de ses tableaux agrestes. Il y +a là une profusion de couleurs inouïe. Les émeraudes +les topazes, les rubis, les turquoises, les améthystes, les +perles, les diamants de toute eau, de toute nuance +semblent avoir été jetés, à pleines mains, sous une pluie +d'or et d'argent, à la tête des végétaux grands et petits, +monarques et sujets, pour leur en faire une somptueuse +parure. Et, pourtant, à ce prodigieux ensemble +de couleurs multiples éblouissantes, le plus léger frémissement +de la brise prête même une harmonie +une douce fusion de teintes, qui n'est pas un des moindres +charmes de ce spectacle ravissant. Quand le soleil +mordore toutes ces richesses, on dirait d'un merveilleux +cachemire de l'Inde pavoisant les deux rives du fleuve. +Vous vous imagineriez que, secouant les arbres auxquels +flottent ses longs plis moirés, il en tomberait une +poussière de pierreries.</p> + +<p>Cartier et ses compagnons ne se lassaient point de +regarder des scènes si belles, si séduisantes. Mais ce qui +captivait surtout leur attention, c'était la vigne, très-abondante, +et pliant sous le poids des raisins, qui festonnait +les bords du Saint-Laurent. On allait sans se presser, +à petites journées, s'arrêtant à peine pour prendre langue, +faire des échanges avec les indigènes. En un détroit, +nommé Ochelay <a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47"><sup>47</sup></a>, à quelque, vingt-cinq lieues de +Sainte-Croix, un «grand seigneur du pays» vint à bord. +Il présenta au capitaine deux de ses enfants, comme +gage d'amitié. Cartier accepta l'un, fillette de sept à huit +ans, dans l'intention de la faire instruire, et refusa l'autre, +un garçon «parce qu'il estoit trop petit.»</p> + +<p>Après avoir «festoyé ledit seigneur et sa bande,» l'on +remit à la voile et bientôt, le 28, l'<i>Émerillon</i> arriva dans +un grand lac, large d'environ cinq ou six lieues et de +douze de long <a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48"><sup>48</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" name="footnote47"></a><b>Note 47: </b><a href="#footnotetag47">(retour) </a><p>M. Charton, dans ses <i>Voyageurs anciens et modernes</i>, et +M. d'Avezac, dans son <i>Introduction</i> au Deuxième Voyage de Cartier +(édition Tross), annoncent, d'après, disent-ils, une note de la +Société historique de Québec, que cet endroit est le Richelieu. Je +crois qu'il y a erreur, à moins que le nom de Richelieu n'ait été +transféré d'une autre rivière à celle qui tombe dans le Saint-Laurent, +au-dessus du lac Saint-Pierre. Pour moi, j'incline à penser +que ce détroit, dont parle Cartier, est la pointe de Batiscan.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" name="footnote48"></a><b>Note 48: </b><a href="#footnotetag48">(retour) </a><p>Le lac Saint-Pierre. Cartier en a donné les dimensions +réelles.</p></blockquote> + +<p>Cartier jeta l'ancre et chercha un passage avec ses +barques. Il trouva des sauvages qui chassaient dans les +Iles. La vue des Européens, loin de les effaroucher, les +attira. Ils se montrèrent bienveillants, donnèrent au capitaine +des rats, «gros comme lapins, et bons à merveille;» +et celui-ci leur offrit des couteaux et patenôtres, +en récompense.</p> + +<p>Partout, cela est digne de remarque, les étrangers +furent reçus cordialement. Grave sujet de réflexion pour +l'observateur! Si, bientôt, on ne les eût odieusement +persécutés, les aborigènes de l'Amérique seraient-ils +devenus aussi cruels qu'ils le sont aujourd'hui? Ne m'objectez +pas l'atrocité de leurs guerres, la barbarie avec +laquelle ils traitaient les prisonniers, dès cette époque. +Nous-mêmes, alors, n'étions guère plus humains. Sans +parler de l'inquisition, le système de torture usité dans +l'ancien monde envers les accusés l'emportait de beaucoup +en raffinement sur celui des sauvages. Le scalpage +des captifs même ne leur était pas propre. Trop aisément +l'on peut prouver que nos ancêtres l'ont pratiqué.</p> + +<p>Cartier, cependant, fit presque toujours preuve de modération +et de justice dans ses rapports avec les naturels. +Aussi eut-il peu à se plaindre d'eux. +Ceux du lac où il avait mouillé lui indiquèrent le +chemin d'Hochelaga, en lui disant qu'il «y avait encore +trois journées à y aller.»</p> + +<p>Comme les eaux étaient peu profondes et «qu'il n'estoit +possible pour lors passer ledict gallyon,» on arma les +barques et Cartier poursuivit sa route avec Claude de +Pontbriand, Charles de la Pommeraye, Jean Guyon, +Jean Poullet, Marc Jalobert, Étienne Noël, Guillaume +Le Breton et vingt-huit mariniers.</p> + +<p>Ils naviguèrent de «temps à gré.» Mais leur navigation +fut longue, car nos aventuriers n'atteignirent le territoire +d'Hochelaga que le samedi soir 2 octobre, treize jours +après avoir quitté le havre de Sainte-Croix. La traversée +n'est que de soixante lieues seulement. On la fait +aujourd'hui en douze heures. Que les temps sont changés!</p> + +<p>Une foule considérable de sauvages, dans leur costume +de grande cérémonie, attendait sur le rivage.</p> + +<p>«Ils nous feirent, dit Jacques Cartier, aussy bon +accueil que jamais père feist à enfant, menant joye merveilleuse.»</p> + +<p>Hommes, femmes, enfants, tous dansaient et chantaient +à l'envi. Le premier, Étienne Noël sauta à terre, pour +se justifier des reproches que son oncle lui adressait +parfois à cause de sa mélancolie habituelle. Mais c'est +que le pauvre garçon trouvait le voyage long, terriblement +long, et que sa pensée vagabonde bien souvent le +ramenait à Saint-Malo, près de la fière et fantasque +Constance. Et alors les rêves, les espérances, les craintes, +les soupirs!</p> + +<p>—Bien, lui dit en souriant le capitaine; prenons possession +de cette terre au nom du roi notre maître.</p> + +<p>Et il s'élança après Étienne Noël, avec les gentilshommes +qui faisaient partie de l'expédition.</p> + +<p>Le temps était beau à souhait. Les naturels, croyant +nos navigateurs descendus, du ciel, se pressaient autour +d'eux, apportant leurs enfants «à brassée,» pour les +faire toucher, dans l'idée de les préserver de toute maladie +ou de les rendre invulnérables.</p> + +<p>Ils offrirent à Cartier du pain de gros oeil (maïs) et +du poisson. Il les paya en brimborions et revint coucher +dans ses barques, renvoyant au lendemain dimanche son +excursion au village d'Hochelaga, éloigné de deux lieues +environ. Mais les sauvages passèrent la nuit à danser et +à s'ébaudir autour des grands feux qu'ils avaient allumés +sur la plage.</p> + +<p>Le jour suivant maître Jacques «s'accoutra et fit +mettre ses gens en ordre pour aller voir la ville de ce +peuple.» Cette visite était depuis longtemps l'objet de +ses ardents désirs. On lui avait fait d'Hochelaga une +description pompeuse. Son attente subit sans doute d'étranges +déceptions. Mais il n'eut pas moins lieu de se +féliciter d'avoir entrepris cette course périlleuse.</p> + +<p>Au point où il débarqua <a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49"><sup>49</sup></a>, la campagne, naturellement +riche, était cultivée avec soin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" name="footnote49"></a><b>Note 49: </b><a href="#footnotetag49">(retour) </a><p>Le courant Sainte-Marie.</p></blockquote> + +<p>Devant les yeux se dressait superbement un mamelon, +bien boisé, sous les pieds ondulaient des plaines fertiles +se prolongeant à droite jusqu'aux confins de l'horizon, +tandis qu'à gauche le Saint-Laurent roulait majestueusement +ses ondes puissantes, au-delà desquelles, en un +vague lointain, des rochers sourcilleux noyaient leur +front dans l'azur céleste. L'air retentissait du gazouillement +des oiseaux, et la brise chantait gaiement dans les +arbres.</p> + +<p>Peintures charmantes d'une inexprimable poésie, qui +s'animait, s'incarnait de couleurs de plus en plus riantes +à mesure que l'on avançait, par un bon chemin «aussi +battu qu'il soit possible.»</p> + +<p>Trois sauvages servaient de guides.</p> + +<p>Tout de suite, et d'un commun accord, on nomma +Mont-Royal la colline qui dressait en avant sa croupe +arrondie, sur laquelle s'étage maintenant, en amphithéâtre, +la belle cité de Montréal.</p> + +<p>Lorsque Cartier y mit le pied, le 3 octobre 1535, ce +n'était qu'Hochelaga, une pauvre bourgade, tout de bois +et d'écorce, mais déjà célèbre parmi les riverains du +Saint-Laurent.</p> + +<p>L'illustre navigateur nous en a laissé une description +fort détaillée.</p> + +<p>La ville était de forme ronde, fortifiée de trois rangées +du palissades. Elle n'avait qu'une porte, fermant à +barres. La triple enceinte, bâtie en façon de pyramide, +était haute de deux lances environ. Au-dessus circulait +une sorte de galerie, approvisionnée de roches et de cailloux, +et à laquelle on parvenait au moyen d'échelles.</p> + +<p>A l'intérieur, les maisons, au nombre d'une cinquantaine, +étaient disposées en ellipse. Elles mesuraient +cinquante pas de long, sur douze ou quinze de large. +Des pieux formaient les murailles, des écorces de bouleau +le toit. Leur figure était celle d'un tunnel. Plusieurs +familles vivaient dans chaque cabane. Elles y avaient +leur chambre, séparée des autres par une simple cloison +en peau ou en branchages. Point de porte à ces chambres, +ne renfermant qu'un lit de pelleteries et des instruments +de pêche, chasse et labour. Toutes donnaient +sur un corridor intermédiaire, aboutissant, au milieu de +la hutte, à un foyer commun. Des claies, étendues sous +le plafond, tenaient lieu de grenier. Pour conserver les +vivres, il y avait de grands vaisseaux semblables à des +tonnes.</p> + +<p>Cartier fit son entrée, a travers les flots pressés de +toute la population. On le conduisit sur la place. Elle +était carrée et occupait le centre du village.</p> + +<p>Après les saluts d'usage parmi ces nations, les sauvages +s'accroupirent auprès des Français, et plusieurs +femmes étalèrent les nattes par terre pour les faire +asseoir ù leur tour. «Le roi ou Agouhanna parut, un +instant après, porté par une dizaine d'hommes, qui +déployèrent une peau de cerf et le placèrent dessus. Il +était âgé de cinquante ans environ et perclus de tous les +membres. Rien ne le distinguait de ses sujets, si ce n'est +qu'il avait sur la tête «une manière de lisière rouge pour +sa couronne, faite en poil de hérisson.»</p> + +<p>Après avoir salué Cartier et sa suite, il leur fît, dit +M. Garneau <a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50"><sup>50</sup></a>, comprendre par ses signes que leur arrivée +lui causait beaucoup de plaisir; et, comme il était +souffrant, il montra ses bras et ses jambes à Cartier, en +le priant de les toucher. Celui-ci les frotta avec ses +mains. Ce que voyant, l'Agouhanna prit le bandeau qu'il +avait sur la tête et le lui présenta, pendant que les aveugles, +borgnes, boiteux, impotents, se serraient contre le +capitaine français dans l'espoir de se soulager par son +contact: «Tellement qu'il semblait que Dieu feust la +descendu pour les guérir.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" name="footnote50"></a><b>Note 50: </b><a href="#footnotetag50">(retour) </a><p><i>Histoire du Canada</i>.</p></blockquote> + +<p>Dans sa profonde piété, Jacques Cartier s'agenouilla +avec tous les siens, fit le signe de la croix sur les malades, +récita l'Evangile selon saint Jean, et pria le Seigneur +d'accorder à ces pauvres gens la grâce de recevoir +un jour le baptême. Ensuite, prenant un livre +d'Heures, il lut tout haut la Passion de Jésus-Christ.</p> + +<p>Les naturels observaient un silence religieux. Ils parurent +comprendre l'imposante grandeur de cette scène.</p> + +<p>Les oraisons terminées, on leur distribua dus hachots, +des couteaux, des patenôtres et «autres menues +besognes,» puis ou jeta aux petits enfants des bagues, +des <i>agnus Dei</i> d'étain. Enfin, pour couronner la cérémonie, +le capitaine «ordonna sonner les trompettes et +autres instruments de musique.»</p> + +<p>Déjà électrisés par tant de prodiges, ces sauvages n'y +tinrent plus. Et, dans leur enthousiasme, ils baisèrent +jusqu'à la trace des pas des étrangers. Ils auraient bien +voulu les faire manger. Pour cela, ils avaient apprêté +du poisson, des potages, des fèves; mais, après y avoir +tâté, les Français, ne trouvant pas les mets de leur goût, +déclinèrent poliment l'invitation.</p> + +<p>Parmi les femmes, plusieurs étaient, sinon jolies, du +moins accortes et provoquantes. Aussi quelques-uns de +nos gentilshommes n'auraient-ils pas été fâchés de resserrer +les liens de la connaissance; malheureusement +pour leurs velléités amoureuses, le capitaine était infatigable. +Tout entier a ses desseins, il ne souffrait de délassement +ni pour lui, ni pour ses compagnons.</p> + +<p>Le Mont-Royal devait dominer une vaste étendue de +territoire. Cartier se fit mener incontinent à la cime. +De cette hauteur, en effet, l'oeil embrasse un horizon +immense de tous les côtés, excepté au nord-ouest où il +est borné par des montagnes bleuâtres.</p> + +<p>Vers le centre de ce tableau, que sillonne le Saint-Laurent, +s'élancent quelques pics isolés. De la main, les +sauvages enseignèrent à Cartier le point où naissait le +fleuve et les endroits où la navigation en était interrompue +par des cascades. Partout le pays lui parut propre +à la culture. Dans la direction du nord-ouest ils lui indiquèrent +la rivière des Outaouais. Au sud, ajoutèrent-ils, +il y a une contrée abondante en fruits exquis et où +la neige et la glace sont inconnues. Sans qu'on leur demandât, +ils prirent la chaîne du sifflet du capitaine +«qui était d'argent et un manche de poignard, lequel +était de laiton jaune comme or et montrèrent que cela +venait d'amont ledit fleuve.» On leur présenta du cuivre +rouge; leur geste désigna le Saguenay comme son lieu +de provenance.</p> + +<p>Satisfait de ces informations, Jacques Cartier refusa +de céder aux instances des sauvages, qui le suppliaient +de demeurer quelques jours parmi eux. Plus d'un gentilhomme +n'en eût pas été marri. Mais le capitaine enjoignit +à son monde de regagner aussitôt les barques.</p> + +<p>Les indigènes suivirent leurs nouveaux amis, les +chargeant sur eux comme sur chevaux, quand ils les +voyaient fatigués.</p> + +<p>On rentra à bord, dans l'après-midi. Le jour baissait +rapidement, faisant place aux premières ombres du crépuscule. +Néanmoins, Cartier donna l'ordre du départ.</p> + +<p>—Tant mieux! s'écria Étienne Noël en larguant l'amarre +de l'une des barques.</p> + +<p>—Pourquoi tant mieux? répondit aigrement Jean +Poullet derrière lui. N'eut-il pas été préférable de passer +la nuit à nous ébattre avec ces gentes sauvagesses?</p> + +<p>Étienne haussa les épaules d'un air dédaigneux.</p> + +<p>—Palsambleu! mon jouvenceau, elles sont bien +aussi affriolantes que certaine inconstante Constance +que je sais, repartit Poullet.</p> + +<p>Les amours d'Étienne étaient connues. Cette grossière +saillie souleva une explosion d'hilarité autour de lui. +Le jeune homme n'aimait pas mons Poullet dont l'outrecuidance +était d'ailleurs insupportable à tous. Pâle, +frémissant de colère, Étienne le souffleta brusquement.</p> + +<p>Occupé dans l'autre barque, Jacques Cartier n'avait +rien remarqué.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE XVI.</h3> + +<h3>FRAGMENTS DE MÉMOIRES.</h3> + + +<p>«Tremblant encore la fièvre,» Étienne Noël descendit +péniblement de son branle. Il avait les joues creuses, +le teint livide. Ses genoux le soutenaient A peine. Tout, +dans sa physionomie, portait les marques profondes +d'une longue et cruelle maladie.</p> + +<p>On était à la fin de mars. Malgré le tuyau de poêle +qui passait, bien chauffé, à travers les cloisons, le froid +se faisait sentir. Il sévissait âprement au dehors, étoilant +au dedans l'unique petit carreau qui éclairait la +cabine.</p> + +<p>Des gémissements douloureux se faisaient entendre.</p> + +<p>Étienne Noël ouvrit, avec une clef, un coffret placé +sous sa couche. Il en tira quelques feuilles de parchemin, +réunies soigneusement en liasse par des rubans +roses et verts. Puis, il dénoua les rubans et étala les +feuillets sur la table.</p> + +<p>Au recto du premier, servant d'enveloppe, on lisait:</p> + + +<h4>CE MÉMOIRE EST DÉDIÉ A TRÈS-BELLE, TRÈS-DOUCE,<br> +TRÈS-EXCELLENTE ET MOULT AIMÉE<br> +DAMOISELLE ET COUSINE<br> +CONSTANCE.</h4> + + +<p>Cette dédicace était écrite en magnifiques lettres gothiques, +fleurdelisées d'or.</p> + +<p>Étienne s'assit, tourna quelques feuilles du manuscrit, +les parcourut d'un air mélancolique, et, sur une +page blanche, il traça les lignes suivantes:</p> + + +<p class="mid"> «A bord de la <i>Petite-Hermine</i>, ce vingt-troisième<br> +jour de mars mil cinq cent trente-six,»</p> + + +<p>«Combien je m'applaudis, affectionnée cousine, de +cette résolution qui me fut inspirée par mon Ange +gardien, de vous narrer nos faits et gestes en cette terre +lointaine. Par là vous connaîtrez le fond de mon coeur, +le verrez à nu, et saurez que le pauvre Étienne vous +aime, ainsi que le méritez. Peut-être n'aurai-je jamais +la félicité de vous remettre moi-même cet écrit, car j'ai +été grièvement blessé, comme bientôt vous le dirai, et +suis encore, à présent, atteint de maladie maligne; mais +si le bon Dieu me refuse la grâce ineffable de revoir ma +mie Constance, elle saura toutes les pensées et tous les +actes de celui qui ne désire rien tant au monde que de +devenir son heureux époux. <i>Amen!</i></p> + +<p>«Je vous mandais, en ma dernière missive, que mon +oncle Cartier n'avait pas voulu, cette année, monter +plus haut que Hochelaga. La saison était avancée, et le +courant du fleuve si impétueux au point où nous avions +amarré nos barques, qu'il eût été impossible de le refouler.</p> + +<p>«Nonobstant sa décision d'aller plus loin, le capitaine-général +dut ajourner l'accomplissement de ce projet +à un moment plus favorable. C'est pourquoi il donna +l'ordre de rallier incontinent le galion. Je vous avouerai, +cousine, que lors j'eus une querelle avec un de nos +passagers volontaires. Il m'insulta, sans raison; je le frappai, +à grand tort. Le Seigneur tout-puissant m'en punit; +car nous étant depuis battus en duel, à Stadacone, mon +adversaire me bailla au travers du flanc un grand coup +d'épée, dont ne suis pas encore tout à fait rétabli.</p> + +<p>«Mais, fin de la digression! je reviens à notre voyage. +Le lundi, 4 octobre, nous rentrâmes, en bonne santé, à +bord de l'<i>Émerillon</i>; et, le 5, fîmes voile pour retourner +à la province de Canada. Le 7, on fit halte et on planta +une croix, sur le bord d'une rivière <a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51"><sup>51</sup></a>, qui coule du +nord. Quatre jours après, le H, nous jetions l'ancre +dans le port de Sainte-Croix, où les gens se montrèrent +tout joyeux de notre arrivée, mais nous annoncèrent une +lamentable nouvelle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" name="footnote51"></a><b>Note 51: </b><a href="#footnotetag51">(retour) </a><p>L'embouchure du Saint-Maurice.</p></blockquote> + +<p>«Comme vous l'aurez apprise, sans nul doute, avant +de lire ce récit, je ne prends, chère cousine, aucune +précaution oratoire pour vous la répéter. Nos compagnons +nous instruisirent donc de la disparition de ce +tant bon et tant brave Jean Morbihan. Il y avait dix +jours qu'il manquait à l'appel. On ne savait ce qui lui était +advenu, non plus qu'à un des prisonniers, nommé Philippe, +homme adroit, expert en toutes choses, de bel +air, de grandes manières, courageux comme un lion, et +qu'on prétendait être le chef de ces Tondeurs qui faisaient +tant de mal dans Saint-Malo avant notre départ. +J'ignore si le fait est vrai, mais le bruit courait parmi les +mariniers que ce bandit n'était pas autre chose non +plus que le fameux Georges de Maisonneuve, ce gentilhomme +prodigue et libertin dont vous avez si souvent +ouï parler. Ma foi, par moment, sous ses haillons, il +avait bien la mine arrogante d'un haut seigneur! Après +tout, ce sont rumeurs sans portée. Tous les hommes, les +nôtres surtout, ont l'amour du merveilleux. Je suis sûr +que le sire de Maisonneuve rirait très-fort, avec ses +amis, s'il apprenait jamais cette histoire! Laissons-la +pour ce qu'elle vaut et songeons plutôt au malheureux +Jean Morbihan. Ah! je l'ai pleuré de toutes les +larmes que vous verserez sur son sort, douce cousine. +D'abord, on espéra le retrouver. Le capitaine fit faire des +recherches minutieuses. Chacun s'y prêtait avec ardeur; +car, qui ne le chérissait, ce brave père Jean! Mais +tout a été inutile. Il n'a point reparu. On n'a pas découvert +une seule trace de lui. Nous en sommes réduits +à des conjectures. Peut-être a-t-il été enlevé par les sauvages? +Peut-être est-il tombé dans le fleuve où il se +sera noyé?</p> + +<p>«Quoi qu'il en soit, sa perte a si vivement affligé mon +oncle Jacques, qu'à travers toutes les afflictions dont il +a plu à la Providence de l'accabler, il ne passe pas de +journée sans regretter son vieux serviteur! Ah! votre +pauvre père adoptif a été pitoyablement éprouvé, ma +plus aimée! Mais, comme Job, il a courbé la tête sans +murmurer, sans accuser la destinée. Notre capitaine est +un homme d'une vertu antique. Il ressemble à ces héros +de Plutarque, dont j'ai traduit la vie glorieuse. +Lui, si doux, si compatissant aux maux des autres, il +est ferme, comme le rocher de Saint-Michel, pour ceux +qui le touchent. Rien ne paraît l'ébranler. Pourtant, ma +cousine, vous savez comme moi que, si son esprit est +un foyer brûlant d'intelligence, son coeur est un trésor +de sensibilité. On ne peut s'empêcher de l'aimer et de +l'admirer. Il souffre intérieurement, je le vois trop. +Son âme est en proie à des angoisses affreuses; son +corps a même pâti de privations grandes. Mais maître +Jacques demeure impassible. Sur son front règne toujours +une sérénité inaltérable. Deux fois seulement, j'ai cru +surprendre en lui quelques signes d'émotion. C'est +d'abord en embrassant, avec son oeil d'aigle, le pays que +l'on aperçoit du haut de Mont-Royal, puis en recevant +avis de la disparition de l'infortuné Morbihan.</p> + +<p>«Pauvre bon père Jean, il avait déjà si activement +poussé les travaux qu'un véritable retranchement était +élevé pour protéger nos navires dans le havre de Sainte-Croix. +Ce retranchement est en bois. Il se compose de +gros pieux, enfoncés dans le lit de la rivière, tout à l'entour +des vaisseaux. Sa forme est celle d'un ovale. La +<i>Grande-Hermine</i>, la <i>Petite-Hermine</i> et l'<i>Émerillon</i> sont +enfermés dans cette enceinte, crénelée, garnie de canons +et de meurtrières. En avant le cours d'eau, large +d'un trait d'arbalète, sert de fossé. De l'autre, on a +creusé une espèce de douve, qu'on franchit par un pont-levis, +pour se rendre à la terre ferme.</p> + +<p>«Nous sommes donc, grâce à Jean, très-bien défendus +contre les hostilités des sauvages. C'est heureux, +car leurs intentions deviennent de moins en moins amicales. +Mon oncle les soupçonne, avec raison, je crains, +de conspirer contre nous, à l'instigation de ce Taignoagny, +que nous avions, il vous en souvient, amené +en France en revenant de notre premier voyage au Canada.</p> + +<p>«Mais, apportons un peu de méthode dans cette narration, +et consignons-y quelques dates.</p> + +<p>«Le lendemain de notre arrivée à Sainte-Croix, Taignoagny +et Domagaia nous firent visite avec plusieurs +autres Canadians. Ils se confondirent en protestations +d'amitié. M'est avis toutefois que c'était pour nous +mieux leurrer. Sur leur invitation, le jour suivant, 13 octobre, +notre capitaine leur rendit cette visite avec cinquante +compagnons, à Stadacone, distant d'une petite +lieue du fort. Stadacone est un petit village, non palissadé +comme Hochelaga. Dans la maison de Donnacona, +nous furent montrées les peaux de cinq têtes d'hommes, +étendues sur du bois, comme peaux de tambour. Quelle +horreur! Ces sauvages ne semblent cependant pas très-cruels. +Ils nous contèrent qu'ils avaient pris ces hideux +trophées à leurs ennemis, les Trudamans, peuples féroces +avec lesquels ils sont en guerre.</p> + +<p>«Les Canadians n'ont aucune créance de Dieu. Mais +ils adorent le diable, sous la désignation de Cudragny. +Toutefois, ils se feraient volontiers baptiser. Ils en ont +prie le capitaine, qui leur a promis qu'à un autre +voyage il leur apporterait des prêtres et du chrême. Donnacona +s'est montré très-content de cette promesse.</p> + +<p>«Vous ne serez peut-être pas fâchée de savoir comment +ils vivent, ma cousine. Leur mode diffère totalement +de la nôtre. Ils sont en communauté de biens et +admettent la pluralité des femmes, comme les Musulmans. +Ce qui est un crime épouvantable. Les filles se +comportent avec une liberté indécente; pour elles, c'est +honneur d'avoir quantité de galants <a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52"><sup>52</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" name="footnote52"></a><b>Note 52: </b><a href="#footnotetag52">(retour) </a><p>«Ils ont, dit la Relation de Jacques Cartier, une aultre +coustume fort mauvaise de leurs filles, car depuis qu'elles sont d'aage +d'aller à l'homme, elles sont toutes mises en une maison, habandonnées +à tout le monde qui en veult jusques à ce qu'elles aient trouvé +leur party. Et tout ce avons veu par expérience, car nous avons +veu les maisons pleines des dictes filles, comme est une eschole de +garsons en France. Et davantage le hazard selon leur mode tient +lesdictes maisons où ils jouent tout ce qu'ilz ont, jusques à la +de leur nature.»—<i>Note de l'éditeur</i>.</p></blockquote> + +<p>«Les hommes sont joueurs effrénés. Ils chassent, pêchent, +font la guerre, mais ne travaillent point le sol.</p> + +<p>Cette rude besogne est réservée aux femmes. Elles labourent +les champs avec un petit bois de la grandeur +d'une demi-épée, et qu'ils appellent <i>osizy</i>. Leur blé est +gros comme pois, jaune d'or quand il est mûr, l'épi +long de cinq à six pouces, la tige haute comme une +lance. Ils consomment ces épis grillés au feu, ou battent +les grains avec des pilons, les mettent en pâte, en +font des tourteaux qu'ils cuisent sur des pierres chaudes. +En général, ils mangent les aliments crus ou boucanés +à la fumée de leurs feux.</p> + + +<p>«Les Canadians sont tout à fait malpropres, allant souvent +nus l'été ou se couvrant à peine. Je puis vous assurer, +ma charmante cousine, que leurs <i>agruestes</i> (ou +dames) n'ont rien de séduisant, quoi qu'en aient maints +gentilshommes de notre équipage, et quoiqu'elles se +barbouillent la face de peintures et s'ornent d'<i>esurgny</i>, +sorte de coquille dont ils font grand cas. Ces esurgny +sont pour eux bijoux précieux et monnaie courante. Ils +se les procurent ainsi: quand un homme a mérité la +mort, ils le tuent, puis l'incisent, à grandes taillades, +dans les parties charnues du corps, ils le jettent au fond +de l'eau, au lieu où gisent lesdits esurgny. On l'y laisse +dix ou douze heures. Ensuite, on le retire. Et, dans les +incisions, se trouvent les coquilles en question, qu'ils +taillent et façonnent à leur convenance <a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53"><sup>53</sup></a>. On leur accorde +la propriété d'étancher le sang du nez. N'est-ce +pas merveilleux, ma cousine? Il est chose qui l'est plus +encore. C'est ce qu'a conté Donnacona à notre capitaine, +de la terre de Saguenay, où sont les hommes +blancs comme en France et accoutrés de drap de laine +et où il y a infini or, rubis et autres richesses. Il dit +encore, car il a beaucoup voyagé, avoir vu un pays dont +les habitants ne mangent point, sans pour cela se mal +porter; et même un pays de Picquemyans où les gens +n'ont qu'une jambe, ce qui ne les empêche pas démarcher!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" name="footnote53"></a><b>Note 53: </b><a href="#footnotetag53">(retour) </a><p>Ces esurgny sont des <i>ouampums</i> ou coquilles, fort estimés +encore aujourd'hui de tous les Indiens de l'Amérique septentrionale.</p></blockquote> + +<p>«Je n'en finirais pas si je voulais vous refaire tous les +beaux récits que nous avons ouïs, tant à Stadacone qu'à +Hochelaga. J'en réserve et des meilleurs, ma Constance, +pour l'heure fortunée où, tout à notre aise, nous pourrons +babiller ensemble.</p> + +<p>«Je ne vous cèlerai pas alors la beauté du ciel durant +l'été, la bonté du sol et les agréments de cette contrée +si peu connue. Mais il me faudra aussi vous parler de +ses incommodités, des épouvantables rigueurs du climat, +du terrible fléau qui a décimé mes misérables +compagnons.</p> + +<p>«Ah! Constance, ma mie, quelle atroce froidure! +Figurez-vous que, le 15 novembre, il gela tout d'un +coup si fort, que nos navires furent, en une seule nuit, +environnés de glace. Ce n'était que le début de l'hiver, +las! Peu après, le fleuve entier fut pris, de Stadacone +à Hochelaga. Au mois de janvier, les glaces avaient +deux brasses de profondeur, et sur la terre la neige +était haute de plus de quatre pieds. Nos breuvages +étaient figés dans leurs futailles, et, malgré les grands +feux que nous entretenions jour et nuit dans les navires, +il y avait du haut en bas contre la muraille une couche +de congélation épaisse de quatre doigts.</p> + +<p>«Jugez, cousine, de nos souffrances! à nous qui n'avions +pas pris, en partant de Saint-Malo, nos précautions +contre semblable température! Cela dura jusqu'au +22 février. Ce ne fut pas tout encore. Dieu nous voulait +éprouver. Sa main s'appesantit lourdement sur l'expédition.</p> + +<p>«En décembre, la mortalité s'était mise au peuple de +Stadacone. Une maladie hideuse le ravageait. Les jambes +s'enflaient, les nerfs se retiraient, la peau noircissait +comme charbon, on suintait le sang. Après quoi, +cette exécrable affection gagnait les hanches, les épaules, +les bras, le col, le visage. L'haleine devenait infecte, +les gencives se pourrissaient, les dents déchaussées +tombaient, et la mort enfin délivrait le patient de supplices +comparables à ceux de l'enfer.</p> + +<p>«En cette occurrence, notre capitaine fit inhibition +aux sauvages de venir à notre fort et aux mariniers de +communiquer avec eux. Ce fut en vain. L'effroyable +contagion s'introduisit dans les équipages, et, à la mi-février, +de cent dix hommes que nous étions, il y en avait +déjà huit de morts, cinquante en qui on n'espérait plus +de vie et pas trois de sains a bord. Moi-même, chère +cousine, j'étais légèrement atteint. Mais, par bonheur, +le digne Jacques Cartier fut épargné par cette peste +maudite.</p> + +<p>«Ah! quel dévouement, quel courage, quelle patience +il déploya depuis! Son admirable caractère apparut +dans toute sa beauté. Ma chère Constance, cet +homme n'a pas son égal.</p> + +<p>«En ces moments critiques, et alors que, dans l'un des +navires, il n'y a créature humaine qui puisse descendre +sous le tillac pour tirer a boire <a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54"><sup>54</sup></a>, alors aussi que les +Canadians paraissent vouloir profiter de notre faiblesse +pour nous massacrer, le capitaine-général remplit tour à +tour et tout à la fois les fonctions de médecin, sentinelle, +garde-malade, aumônier, cuisinier et approvisionneur. +Toujours debout, toujours sur le qui-vive, il est infatigable. +Les mourants le bénissent en rendant leur âme à +Dieu; les vivants lui vouent une gratitude éternelle. Ce +n'est plus un chef, c'est un père, mais un père qui a la +tendresse d'une mère, les prévenances d'une soeur, et +sans se départir de la vigilance d'un guerrier. Croiriez-vous +que, pour tromper les sauvages sur notre déplorable +situation, il fait sortir les hommes valides de la batterie +quand il aperçoit les Canadians rôdant autour du +fort. Puis, il a l'air de les châtier ou de les occuper A +de rudes travaux, comme, calfatage, radoub ou telles +pénibles besognes. Et les autres dupes, de s'imaginer +que nous sommes tous en joie et santé. N'étaient ces +précautions, ma Constance adorée, depuis deux mois, +c'en serait fait de nous.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" name="footnote54"></a><b>Note 54: </b><a href="#footnotetag54">(retour) </a><p>Relation de Jacques Cartier.</p></blockquote> + +<p>«Oh! oui, je le répète, maître Jacques Cartier n'est +pas un être ordinaire. Les anciens l'auraient honoré +comme un Dieu. Avec cela, si simple, si modeste, si +pieux! Tous les dimanches, il dit l'office de la messe. +Dès le commencement de l'épidémie, il se fit pèlerin à +Notre-Dame de Roquemado en Quercy, promettant y +aller, si le Seigneur lui donnait grâce de retourner en +France.</p> + +<p>«Je ne mentionne pas ses soins affectueux pour moi, +après que je fus blessé en ce duel avec Jean Poullet, et +après que je fus pris par la maladie dont à peine je +relève...»</p> + +<p>A ce moment, Charles Guyot, serviteur de Jacques +Cartier, entra brusquement dans la cabine:</p> + +<p>—Où est le capitaine? demanda-t-il.</p> + +<p>—Je ne l'ai pas vu ce matin, répondit Étienne.</p> + +<p>—Le gourmette Lucas est à l'extrémité. Il désire +lui parler.</p> + +<p>—Pauvre enfant! mourir si jeune! Il n'a pas encore +quinze ans.</p> + +<p>—Ah! dit Charles, j'entends marcher sur le pont.</p> + +<p>C'est mon maître, je reconnais son pas.</p> + +<p>Cartier arrivait effectivement. Il tenait à la main des +rameaux d'épinette.</p> + +<p>—Réjouis-toi, Étienne, dit-il, je viens de rencontrer +Domagaia. Il était naguère affecté de cette affreuse maladie +qui nous désole. Aujourd'hui je le trouve sur pieds. +Je m'enquiers comment il s'est guéri, feignant que +Charles Guyot était aussi atteint de la contagion, mais +me gardant bien de déclarer que nos compagnons en +périssaient. Il me répond que c'est avec le jus et le marc +des feuilles dont voici les branches. Il faut les faire bouillir, +boire un gobelet de la décoction et appliquer le résidu +en manière de cataplasme tous les deux jours. Veux-tu, +Étienne, que nous commencions l'épreuve par toi, +car nos gens se défient des sauvages. Ils craignent le +poison. Je suis assuré cependant que ce végétal n'a +point de propriétés offensives...</p> + +<p>—Oh! mon oncle, je ferai tout ce que vous désirerez! +dit Étienne. Mais Lucas vous appelle...</p> + +<p>—Oui, maître, ajouta Charles Guyot. Le gourmette +est à l'article de la mort. Il veut se confesser à +vous.</p> + +<p>—Encore ce malheureux enfant! Seigneur, je vous +en conjure, mettez un terme à votre courroux, ou qu'il +tombe de tout son poids sur moi! s'écria Cartier.</p> + +<p>Et, posant ses branchages sur la table, il passa de la +Petite sur la <i>Grande-Hermine</i>.</p> + +<p>Dans le faux-pont, le spectacle était lugubre. Des +hommes hâves, décharnés, des spectres plutôt, étaient +assis languissamment autour du poêle ou couchés sur +les branles. Leur visage n'avait plus rien d'humain. +Quelques-uns poussaient des cris sourds, déchirants.</p> + +<p>Pâle, les traits altérés, les membres amaigris, la démarche +mal assurée, Cartier lui-même semblait une +ombre, au milieu de ces fantômes.</p> + +<p>A son arrivée les gémissements cessèrent.</p> + +<p>—Mes amis, dit-il, je crois avoir découvert une médecine +contre vos souffrances. C'est Domagaia qui m'en +a donné le secret. Bientôt, je l'espère, nous remercierons +le ciel d'être venu à notre secours.</p> + +<p>Les mariniers secouèrent désespérément la tête, tandis +que Cartier s'approchait du branle où Lucas se tordait +en convulsions.</p> + +<p>Frappé, lui aussi, du scorbut, le pauvre gourmette, +enfant abandonné, recueilli par la charité de Cartier et +qui avait trahi son bienfaiteur, sentait, avant d'expirer, +le pressant besoin d'avouer son crime.</p> + +<p>La confession fut courte, car déjà commençait l'agonie +de Lucas. Mais, sans doute, elle remua profondément les +entrailles de maître Jacques.</p> + +<p>Ceux qui l'observaient l'entendirent prononcer ces +mots: «Malheureux, je te pardonne;» et ils le virent +porter, plus d'une fois, la main à son front ou essuyer +des larmes à ses paupières.</p> + +<p>La nature reprenait-elle enfin ses droits sur la fermeté +ordinaire du capitaine-général? Il luttait évidemment +contre de puissantes impressions. Mais, dans cette lutte, +le respect de son devoir l'emporta comme toujours.</p> + +<p>—A genoux, mes amis, dit-il. A genoux! Je vais réciter +la prière pour les moribonds.</p> + +<p>Ceux des assistants qui étaient levés se prosternèrent. +Les autres joignirent les mains, en se tournant vers le +lit du mourant.</p> + +<p>Et Jacques Cartier, d'une voix pénétrante:</p> + +<p>«Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de +Dieu le Père tout-puissant qui vous a créée; au nom de +Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, qui a souffert pour +vous; au nom du Saint-Esprit, qui vous a été donné; +au nom des Anges et des Archanges; au nom des +Trônes et des Dominations; au nom des Principautés +et des Puissances; au nom des Chérubins et des Séraphins; +au nom des Patriarches et des Prophètes; au +nom des saints Apôtres et des Évangélistes; au nom +des saints Moines et solitaires; au nom des saintes +Vierges et de tous les Saints et Saintes de Dieu. +Qu'aujourd'hui votre séjour soit dans la paix, et votre +demeure dans la Sainte Sion. Par Jésus-Christ, Notre +Seigneur. Ainsi soit-il.»</p> + +<p>—Ainsi soit-il! répétèrent, en sanglotant, les mariniers.</p> + +<p>Secrètement, dans la nuit suivante, le corps de Lucas +fut enterré, lui vingt-cinquième, sous la neige, le reste +de ses compagnons étant trop faible pour fouiller la terre +gelée.</p> + +<br><br> + +<h3>CHAPITRE XVII.</h3> + +<h3>RETOUR A SAINT-MALO.</h3> + + +<p>En faisant, dans ses <i>Mémoires</i>, l'éloge de Cartier, +Étienne, second fils de Jacques Noël, n'avait point +exagéré les admirables qualités du héros. C'était bien +l'homme juste <i>impavidus</i>, au coeur bardé du triple +airain, dont parle le poète.</p> + +<p>Cartier était aussi grand par le coeur que par l'esprit: +il appartient à cette race de génies trop rares auxquels +l'humanité érige des monuments, témoignages de sa +gratitude. Et pourtant, oh! je le répète ici, avec un vif +sentiment de douleur, dans cette France si noble, si +généreuse, qui a eu la gloire de lui donner le jour, +Jacques Cartier attend encore sa statue!</p> + +<p>Mais nous ne connaissons donc pas ses voyages! mais +nous n'en avons donc pas lu les Relations! mais nous ne +savons donc pas perpétuer la mémoire de nos ancêtres! +Nouvelle Athènes, la France restera-t-elle éternellement +ingrate envers l'un des meilleurs, l'un des plus dignes +de ses enfants! Le coeur saigne, à cette pensée.</p> + +<p>Quand je vois Cartier hardi tout autant que Colomb, +son égal en habileté, son supérieur en persévérance; +quand je le vois ce magnifique caractère lutter contre +l'ignorance ou le mauvais vouloir de ses compatriotes, +résister aux sollicitations de ses affections intimes, opposer +une poitrine de fer aux infatigables coups de la fatalité; +ne se laisser abattre ni par les violences inusitées +d'une température ordinairement excessive, ni par le +déchaînement d'une maladie épouvantable, ni par les +menaces, chaque jour plus terribles, des tribus sauvages +qui l'entourent, ni enfin par la mort qui frappe, frappe +encore, frappe toujours autour de lui; quand je vois +tout cela, je ne crains pas de me demander qui fut le +plus méritant du pilote malouin ou du navigateur +génois.</p> + +<p>Capricieuse déesse que la fortune! L'univers sait +l'histoire de Colomb; combien y a-t-il de gens, dans sa +propre patrie, qui soupçonnent celle de Jacques Cartier? +Qui oserait dire, cependant, que les explorations de +celui-ci sont moins estimables que les découvertes de +celui-là? Qui s'aviserait de prétendre que les Canadas +et les États-Unis d'Amérique ne valent pas aujourd'hui +pour le mouvement civilisateur, comme pour la richesse +de toute nature, le Mexique, le Brésil, le Chili ou le +Pérou?</p> + +<p>Ah! si les Français possédaient la vingtième partie de +l'esprit vantard, pompeux jusqu'au ridicule des Espagnols +et des Portugais, il ne serait pas besoin de venir, +trois cents ans après la mort de Cartier, réclamer pour +notre honneur, plus encore que pour le sien, une place +au soleil de la renommée!</p> + +<p>Il fut, sans doute, remarquable par l'habile direction +de son expédition jusqu'à Hochelaga. Mais il le fut, à +mon sens, bien autrement par sa conduite, durant les +quatre mois qu'il passa au milieu de la peste, sur des navires +mal approvisionnés, environnés de peuplades hostiles +et sous un froid souvent de plus de 30 degrés!</p> + +<p>La glace avait six pieds d'épaisseur, la neige quatre et +davantage. Le Saint-Laurent était gelé. Le pont s'étendait +de la pointe de Stadacone jusqu'à Hochelaga soixante +lieues de longueur sur une de large en plusieurs endroits.</p> + +<p>La débâcle eut lieu le 22 février, devant Stadacone; +beaucoup plus tard devant Montréal. Mais ce fut le +5 avril <a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55"><sup>55</sup></a> seulement qu'elle se fit dans la rivière de +Sainte-Croix et que les navires se délivrèrent enfin de +leurs lourdes entraves de cristal.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" name="footnote55"></a><b>Note 55: </b><a href="#footnotetag55">(retour) </a><p>Ces dates et les précédentes sont conformes à l'ancien calendrier. +D'après celui que nous suivons, exécuté sous Grégoire XIII +et mis en vigueur à partir de 1582, il faut, pour avoir les dates +modernes, ajouter dix jours à chaque période.</p></blockquote> + +<p>Le scorbut avait cessé de répandre la mort dans les +équipages. Grâce aux infusions et aux cataplasmes +d'épinette blanche, nos mariniers se rétablissaient rapidement. +D'abord, ils avaient fait des difficultés pour +user du remède. Mais l'exemple d'Étienne Noël, sa +cure miraculeuse déterminèrent les plus récalcitrants. +«Après avoir vu et connu, il y eut, dit Cartier, telle +presse sur ladite médecine qu'on se voulait tuer à qui le +premier en aurait. De sorte qu'un arbre aussi gros et +aussi grand que chêne qui soit en France, a été employé +en six jours, lequel a fait telle opération que, si tous les +médecins de Louvain et de Montpellier y eussent été +avec toutes les drogues d'Alexandrie, ils n'en eussent +pas tant fait en un an que ledit arbre en a fait en six +jours.»</p> + +<p>Mais si la santé était revenue, l'inquiétude régnait +toujours au havre de Sainte-Croix. De la part des sauvages +on redoutait une attaque. Ils n'apportaient plus +comme autrefois des provisions aux équipages. Quand +par hasard ils le faisaient, c'était de mauvaise grâce et +ils vendaient fort cher leurs denrées.</p> + +<p>Donnacona, Taignoagny et d'autres étaient partis, +sous couleur d'aller chasser. Mais il était à craindre que +ce ne fût dans le but de réunir et de ramener des alliés +pour assiéger le fort. Taignoagny ne voulait pas retourner +en Europe. Fier des notions qu'il y avait apprises, +parce qu'elles lui donnaient un certain empire sur les +gens de sa race, il désirait secrètement perdre les Français, +dont la supériorité portait ombrage à ses vues +ambitieuses. Il se disait que, ceux-ci morts, la route du +grand fleuve serait perdue pour les autres. Philippe +n'avait pas peu contribué à le pousser dans cette fausse +voie; et, quoique Philippe eût disparu depuis leur +entrevue au sommet de la chute, le sauvage y persévérait +résolument. Donnacona, homme faible, versatile, +se laissait guider par l'artificieux Taignoagny, qui ne +cherchait cependant qu'à lui ravir le pouvoir.</p> + +<p>Tout en allant «prendre des cerfs et daims,» vers la +fin de février, ils firent alliance avec divers chefs des +tribus voisines et, deux mois après, ils rentrèrent à Stadacone, +suivis d'une foule de guerriers.</p> + +<p>Heureusement Jacques Cartier était sur ses gardes. +Il avait augmenté les défenses du fort et doublé les +postes. En même temps, il pressait l'appareillage de ses +navires, bien décidé à retourner eu France, avec la +<i>Grande-Hermine</i> et l'<i>Émerillon</i>, aussitôt que tout serait +prêt. La <i>Petite-Hermine</i> étant en mauvais état et le nombre +des aventuriers ayant diminué, on avait résolu de la +démolir et d'en abandonner les pièces inutiles dans le +havre de Sainte-Croix.</p> + +<p>Le 21 avril, Domagaia se montra sur le bord de la +rivière, accompagné de plusieurs jeunes gens, «beaux +et puissants.» On l'invita à venir à bord. Il refusa. Ce +refus, la présence de ces hommes inconnus réveillèrent +toutes les défiances de Jacques Cartier. Aussi, quoique +Domagaia lui annonçât que Donnacona était de retour +et qu'il lui apporterait de la venaison le lendemain, +Cartier envoya-t-il Charles Guyot à terre. C'était, de tous +les Visages-Pâles, celui que les Peaux-Rouges aimaient +le mieux. Guyot avait ordre d'aller à Stadacone pour +observer ce qui s'y passait. Il exécuta avec adresse sa +mission et marcha tout droit à la demeure de Donnacona. +Mais celui-ci, prévenu de son arrivée, fit le malade et +se coucha.</p> + +<p>Pourquoi mon frère ne rend-il pas sa visite au +grand chef des blancs? lui dit Guyot qui avait appris la +langue du pays. Mon frère est-il indisposé contre le capitaine +Cartier, qui l'attend pour boire avec lui la liqueur +rouge et faire chaudière?</p> + +<p>—Non, dit Donnacona; le chef des blancs est un grand +agouhanna. Mon coeur l'aime; mais mon corps souffre. +Donnacona ne peut aller le voir aujourd'hui, il y ira +demain.</p> + +<p>—Voici, reprit Charles, une hache que le chef blanc +envoie à son frère le chef rouge.</p> + +<p>—Tu lui diras que je ferai mes présents au prochain +soleil, repartit Donnacona.</p> + +<p>Guyot sortit ensuite et se transporta à la cabane de +Taignoagny. Cette hutte, comme les autres du village, +était si pleine d'étrangers qu'on n'y pouvait remuer.</p> + +<p>Charles engagea Taignoagny à le suivre à bord. +L'interprète fit la sourde oreille. Mais il dit au serviteur +de Cartier que, «si le Capitaine consentait à prendre +avec lui un seigneur du pays, nommé Agonna, qui lui +avait fait déplaisir, et l'emmener en France, il ferait +tout ce que voudrait ledit capitaine.»</p> + +<p>Taignoagny se garda bien d'expliquer le motif de sa +haine contre Agonna. Il lui en voulait parce que ce chef +était un des favoris de Donnacona, et qu'il devait, suivant +toutes probabilités, lui succéder dans la direction des +affaires de Stadacone. Taignoagny était trop lâche pour +se débarrasser ouvertement d'Agonna. Mais il eût été +ravi que Cartier lui rendît de façon ou d'autre ce service. +On verra bientôt que les détestables machinations +de l'interprète tournèrent contre leur auteur.</p> + +<p>Guyot essaya de pénétrer dans d'autres maisons. +Taignoagny s'y opposa. Évidemment il se tramait quelque +perfidie.</p> + +<p>Jacques Cartier connaissait-il la Relation des faits et +gestes de Fernand Cortez? On peut le supposer. Toujours +est-il que le capitaine français adopta, pour se mettre +en garde contre les indigènes de la Nouvelle-France, le +moyen qu'avait employé le capitaine espagnol contre les +naturels du Mexique. Cartier décida de s'emparer de +Donnacona, Taignoagny et des principaux Canadiens. +Le projet n'était pas d'exécution facile. A la force on ne +pouvait songer. Il fallut ruser. Les sauvages étaient très-soupçonneux. +Peut-être flairaient-ils le piège. On leur +réitéra pendant plusieurs jours les invitations à faire +chaudière, c'est-à-dire à banqueter. On les combla de +cadeaux. Le fond de la <i>Petite-Hermine</i> leur fut même +donné pour qu'ils en utilisassent les clous. Rien n'y faisait. +Ils s'obstinaient à fuir le fort. Enfin l'habileté de +Cartier l'emporta.</p> + +<p>Taignoagny lui avait renouvelé de vive voix sa proposition, +d'embarquer avec lui l'individu qui l'avait +offensé, le capitaine répondit adroitement que le roi +avait défendu d'à amener en France hommes ni femmes +du Canada, mais bien deux ou trois petits enfants pour +apprendre le langage.»</p> + +<p>Rassuré par ces paroles, Taignoagny promit de venir +le jour suivant avec Donnacona fêter la Sainte-Croix à +bord des navires.</p> + +<p>Cartier fit de grands préparatifs pour cette solennité, +qui tombait le 3 mai. Ses gens et lui endossèrent leurs +plus riches vêtements. On pavoisa les vaisseaux, radoubés, +repeints, remâtés, tout prêts à mettre à la voile.</p> + +<p>Quoiqu'il fît froid encore, que les bords du fleuve et +de la rivière fussent chargés de glaces pourries et de bancs +de neige fondante, le temps était beau. Au ciel, gris-pommelé, +les petits nuages blancs couraient comme des +flocons de laine chassés par la brise. Déjà les bourgeons +rougissaient à l'extrémité des branches; les oiseaux +revenaient chanter leurs amours et la nature ouvrait +son sein aux fécondes exhalaisons du printemps.</p> + +<p>Après la messe dite, suivant l'habitude, par le capitaine-général, +les équipages furent passés en revue. +Puis Cartier pour prendre, avant son départ, définitivement +possession du pays qu'il avait découvert, fit dresser, +près du port, «une belle croix, haute d'environ trente +pieds, sous le croisillon de laquelle on voyait un écusson +en bosse, des armes de France, avec cette inscription en +«lettres antiques»:</p> + +<h5>FRANCISCUS PRIMUS DEI GRATIA FRANCORUM REX REGNAT.</h5> + +<p>Une salve de vingt coups de canon couronna la cérémonie <a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56"><sup>56</sup></a>.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" name="footnote56"></a><b>Note 56: </b><a href="#footnotetag56">(retour) </a><p>Cette prise en possession peut bien passer pour légèrement +arbitraire; mais, au moins, elle a le mérite d'une certaine simplicité. +Les Espagnols y mettaient bien plus de cérémonie et d'ostentation. +Ils se faisaient accompagner de deux notaires qui rédigeaient +très-sérieusement un acte de propriété des terres découvertes. +Dans ma <i>Notice</i> sur Sagard, j'ai déjà donné, d'après W. Irving, +une de ces étonnantes formules. En voici une autre qui peut +servir de pendant à la première.</p> + +<p>Vasco Nunez, venant de découvrir l'océan Pacifique, s'avance, +bannière de la Vierge en tête, entre dans la mer jusqu'aux genoux, +tire son épée, jette son bouclier sur son épaule et s'écrie:</p> + +<p>«Vivent les hauts et puissants monarques don Ferdinand et +dona Juanna, souverains de Castille, de Léon et d'Aragon, au nom +desquels et pour la couronne royale de Castille, je prends réelle et +corporelle et actuelle possession de ces mers, et terres, et côtes, et +ports et îles du Sud, et de tout ce qui y est annexé, et des royaumes +et provinces qui leur appartiennent et peuvent leur appartenir, en +quelque manière ou par quelque droit ou titre, ancien ou moderne, +dans les temps passés, présents ou à venir, sans aucune contradiction; +et si autre prince chrétien, ou infidèle, ou aucune loi, acte +ou condition quelconque prétend à aucun droit sur ces terres et +mers, je suis prêt et disposé à les maintenir et à les défendre au +nom des souverains castillans, présents et futurs, qui ont l'empire +de la domination sur ces Indes, îles et terre ferme, nord et sud, +avec toutes leurs mers, au pôle arctique comme au pôle antarctique, +sur chaque côté de la ligne équinoxiale, soit au dedans, soit +au dehors des tropiques du Cancer et du Capricorne, maintenant +et dans tous les temps, aussi longtemps que durera le monde et +jusqu'au jour final du jugement de tout le genre humain.»</p></blockquote> + +<p>Les Canadians s'étaient assemblés, en grand nombre +pour y assister. Mais ils se tenaient craintivement sur +le bord de la rivière. Cartier pria Donnacona d'entrer +dans le fort pour y boire et manger avec lui. Taignoagny +en dissuada l'agouhanna. Il était deux heures environ. +Cartier sortit du parc, vint trouver Donnacona +et le pressa d'accepter son offre. Le chef sauvage hésitait. +La scène menaçait de traîner en longueur. Jacques +Cartier comprit que, s'il laissait échapper cette +occasion de mettre la main sur Donnacona, elle ne se +représenterait plus. Il prit un parti décisif. Ses gens +étaient bien armés, la revue ayant été le prétexte de +cet armement. Il ût un signe convenu. Aussitôt les mariniers +entourèrent Donnacona, Taignoagny, Domagaia, +deux autres «seigneurs» et les arrêtèrent.</p> + +<p>La foule s'enfuit épouvantée en poussant des hurlements +affreux «les ungs le travers la rivière, les +aultres parmy le boys, serchant chacun son avantage.»</p> + +<p>Les prisonniers furent enfermés à bord et on accéléra +l'appareillage.</p> + +<p>Pendant toute la nuit, les sauvages rôdèrent autour +du fort, en emplissant l'air de cris affreux.</p> + +<p>Le lendemain, appréhendant que l'irritation ne les +poussât à quelque résolution désespérée, Cartier ordonna +à Donnacona de les rassurer sur son sort. On +avait imposé un discours à l'agouhanna. En conséquence, +il annonça à ses gens qu'il restait de plein gré +sur les vaisseaux où il faisait bonne chère, qu'il partait +pour parler au roi de France, lui conter ce qu'il avait +vu au Saguenay et qu'il reviendrait à Stadacone dans +dix ou douze lunes.</p> + +<p>Cette harangue changea les dispositions des Canadians. +Avec la mobilité si particulière à leur race, ils +passèrent subitement de la douleur à la joie la plus +bruyante.</p> + +<p>Un de leurs canouys d'écorce se détacha de la rive, +monté par les principaux de la nation, et apporta à Donnacona +vingt-quatre colliers d'ésurgny. Jacques Cartier +lui donna quelques colifichets que celui-ci envoya à ses +femmes et à ses enfants.</p> + +<p>Le jour suivant il se fit encore un grand concours de +peuple sur le rivage de Sainte-Croix. Jacques Cartier +n'était pas sans anxiété. Mais bientôt il vit apparaître +quatre des femmes de l'agouhanna dans leur costume +d'apparat. Elles montèrent dans un canot qui fut chargé +de provisions et dirigé vers la <i>Grande-Hermine</i>.</p> + +<p>Le capitaine les reçut de son mieux à bord. Donnacona +leur répéta qu'il s'éloignait volontairement et serait +de retour dans douze lunes au plus. On embarqua +les vivres qu'elles avaient amenés. Les sauvagesses +échangèrent avec Cartier quelques menus présents et +prirent congé de leur seigneur et maître.</p> + +<p>Le 6 mai, au matin, les deux navires sortirent, au +bruit du canon, de la rivière Sainte-Croix et ils s'élancèrent +vers leur patrie où,—après avoir opéré diverses +reconnaissances nouvelles dans le golfe Saint-Laurent +et suivi cette fois la route entre Terreneuve et le cap +Breton,—ils arrivèrent, le 6 juillet de cette mémorable +année 1836.</p> + +<p>En abordant à Saint-Malo, Jacques Cartier et Étienne +Noël aperçurent dame Catherine et la vieille Manon, +s'appuyant l'une au bras de l'autre, et entourées d'une +multitude compacte qui se foulait tumultueusement sur +la grève pour saluer les hardis navigateurs.</p> + +<p>—Où est Constance? demandèrent les yeux des deux +hommes, avant que leurs lèvres eussent prononcé une +parole.</p> + +<p>Baissant la tête, dame Catherine se prit à pleurer.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE XVIII.</h3> + +<h3>LES PORTES-CARTIER.</h3> + + +<p>Hors du département d'Ille-et-Vilaine, qui connaît Limoilou? +Qui jamais a entendu prononcer ce nom d'une +saveur exotique si pénétrante? Personne cependant qui +n'ait admiré les bords pittoresques de la Rance, entre +Saint-Malo et Dinan, ou ouï décrire leurs beautés comparables +seulement aux plus romantiques paysages de +la Suisse. Mais Limoilou? Qu'est-ce que cela? Nos touristes +s'en soucient peu, je vous assure. Limoilou a +droit toutefois à de grandes considérations. Aux simples +amateurs de jolis sites, je ne crains pas de le recommander. +A quelques kilomètres à l'est de Saint-Malo, limité +par une lande de roches, de bruyères et d'ajoncs, il est +tapi dans une de ces adorables plaines bretonnes qu'aimait +tant Souvestre: où l'on trouve les campagnes à +luxuriante végétation, les vallées mousseuses, festonnées +de chèvrefeuilles, de ronces et de houblon sauvage; +mille nids de verdure d'où sort la fumée d'une +chaumière, et toutes ces oasis de fleurs et d'ombrages au +milieu desquelles poind l'aiguille brodée d'un clocher +de granit ou la tête penchée d'un calvaire.</p> + +<p>Pour le voyageur donc Limoilou, tout planté d'arbres +fruitiers, tout tapissé par les mains prodigues de la +nature, orné de gracieuses villas, est un lieu charmant +où il fait bon se reposer. Mais aux yeux des amis des +nobles choses du temps passé, ce village a un bien autre +mérite:—Seigneur de Limoilou fut le titre que François Ier +conféra à Jacques Cartier, en récompense de ses +éminents services. C'est là que, revenu dans sa patrie, +le capitaine-général passait la saison d'été, dans une +métairie qu'il y possédait et qu'on nomme encore les +Portes-Cartier.</p> + +<p>Elle s'élève, entourée de guérets fertiles, sur le chemin +de Roteneuf, non loin de la chapelle Saint-Vincent. +Un mur de pierre lui fait clôture. Sur ce mur, près +d'une grande porte cochère, cintrée, un écusson, fruste +aujourd'hui, montrait jadis les armes de Cartier. La +maison n'offre quoi que ce soit de remarquable. C'est un +bâtiment du seizième siècle, avec tourelle, en demi-relief, +à comble aigu, flanquée au milieu du corps de +logis principal et servant de cage d'escalier pour l'étage +supérieur et les greniers. D'autres constructions, granges +et «ménageries» dans la cour sont affectées à l'exploitation +de la ferme. Au centre de cette cour un puits profond +peut cependant attirer l'attention par la structure +singulière de sa margelle carrée. Une perche mobile, +jouant à l'extrémité d'un pieu solidement enfoncé dans le +sol, sert à tirer l'eau. Des amas de fumier, sur lesquels +s'ébattent quelques volailles; des mares croupissantes, +infectes, des vaux, comme on les appelle en Bretagne; +des menions de paille ou d'ajoncs occupent l'espace autour +du puits. J'ai regret à le dire: mais la ruine, le dénûment +envahissent cette métairie, naguère théâtre de +l'abondance et de la propreté. On respire la misère, là +où régnait la richesse. Et l'on se sent mal à l'aise en songeant +que dans cette habitation, si délabrée maintenant, +si digne d'être restaurée et conservée comme monument +public, l'un des hommes les plus distingués que la +France ait produits passa une partie de son existence.</p> + +<p>Il fallait la voir, vers le milieu du seizième siècle, +cette demeure d'aspect repoussant aujourd'hui. Alors elle +était enceinte par de délicieuses closeries de genêts et +de pommiers aux bouquets éblouissants; alors ses murailles +étaient blanches comme la neige; une belle calotte +de tuiles rouges coiffait ses toits que rongent actuellement +les moisissures; alors de jolis vitraux de +couleur, encadrés dans des losanges de plomb, décoraient +ses fenêtres que le temps a démantelées et privées +de leurs carreaux, la plupart remplacés par quelques +fonds de vieux chapeaux ou quelques bouchons de +paille; alors aussi la cour, bien tenue et soigneusement +couverte de sable fin, semblait, aux rayons du soleil, +semée de grains d'or.</p> + +<p>D'un côté de la porte du rez-de-chaussée, un vigoureux cep, +étendant ses rameaux noueux, chargés à l'automne +de grappes purpurines; de l'autre, c'était un rosier +magnifique, dont les fleurs embaumées se mariaient +agréablement aux pampres de la vigne.</p> + +<p>Derrière la maison s'étendait un parterre, cultivé par +la bonne dame Catherine. Après le parterre, c'était un +verger, où chaque année l'on récoltait des fruits superbes; +et au-delà, à perte de vue, les champs de sarrasin, +à la tige de corail, au calice de nacre, au suc aimé +des abeilles. L'habitation, le jardin et les entours plaisaient +à l'oeil. Tout était coquet; séduisant, une miniature +de l'Eden. Le bonheur et la joie devaient être les +hôtes ordinaires de ce foyer rustique. Pendant longtemps, +en effet, une douce félicité y avait élu domicile. +C'était grande fête pour Catherine de s'installer à leur +campagne avec son mari. Mais en 1539, et depuis trois +années, la pauvre dame n'y apportait pas plus de gaieté +qu'à sa maison de Saint-Malo. Une mélancolie noire +s'était établie en son âme; et ni la sollicitude délicate +de Jacques, ni les espiègleries d'une petite sauvagesse +qu'ils élevaient, ne réussissaient à dérider le front soucieux +de Catherine.</p> + +<p>Par une splendide soirée de juillet, les deux époux +causaient tristement sous une tonnelle de clématites et +de jasmin, dans leur verger.</p> + +<p>—Ah! disait Cartier avec amertume, mes ennemis +triomphent. Le roi ne pense plus à moi. Cette guerre +terrible que nous soutenons contre l'Espagne lui a fait +négliger ses promesses. Il m'avait honoré d'un excellent +accueil, quand je lui présentai Donnacona, Taignoagny, +Domagaia et les autres Canadians. Leurs rapports lui +avaient plu. Il était disposé à m'accorder, malgré les clabauderies +des jaloux, une nouvelle Commission. J'aurais +exploré le Saguenay, ces terres inconnues qu'avait visitées +Donnacona et qui produisent les minéraux précieux! +J'aurais ainsi ajouté à la gloire et à la richesse +de la France. Mais tout a tourné contre moi......</p> + +<p>—Mon ami, interrompit tendrement Catherine, il ne +faut pas vous plaindre; tout ce que fait le bon Dieu est +bien fait.</p> + +<p>—Sans doute, ma chère femme, sans doute. Aussi +n'accusé-je point la Providence. Mais saurais-je ne +pas déplorer que les malheurs de ma patrie l'empêchent +de profiter de ces belles découvertes que l'on +pourrait, poursuivre avec tant d'avantage? Vois, si +je suis favorisé par le sort. En revenant à Saint-Malo, +j'apprends que le pays est envahi par l'étranger. Les +Espagnols ravageaient la Provence; ils faisaient des +incursions en Picardie. Le mois d'ensuite c'est le Dauphin +qui meurt. Puis la guerre redouble de violence. +Impossible de parler au roi d'expéditions par-delà les +mers. Enfin notre protecteur l'amiral Chabot est accusé +de crime de lèse-majesté!...</p> + +<p>—Ah! soupira Catherine. Vous oubliez la plus cruelle +de nos afflictions!</p> + +<p>—Non, hélas! je ne l'oublie pas, je ne puis l'oublier, +répondit Jacques Cartier, prenant la main de sa femme +et la pressant dans les siennes. Encore si nous savions +ce qu'elle est devenue! Pauvre Constance! Elle était +vive, mais bonne au fond, généreuse! Elle aurait fait +une épouse excellente. Notre Étienne et elle...</p> + +<p>—Oh! ne me parlez plus de ces rêves, mon ami. Je +souffre trop à leur songer. Dieu nous a punis du fol +amour que nous avions pour cette enfant. J'étais +aveugle...</p> + +<p>—Allons, ne pleure pas, dit Cartier ému. De vrai, tu +as été aveugle de ne pas soupçonner ses intrigues avec +le misérable Maisonneuve. Et si, à son lit de mort, Lucas +ne m'eût fait des révélations, toujours nous aurions +ignoré que Constance s'était éprise de ce capitaine de +brigands dont le lieutenant et la bande ont, heureusement, +expié leurs crimes sur l'échafaud. Mais là n'est +plus la question. Lui mort ou demeuré en la Nouvelle-France, +notre fille eût bien vite perdu son souvenir. +Cette amourette ne pouvait avoir de conséquences sérieuses. +A l'âge de Constance, elle n'avait rien que de +très-naturel. Maisonneuve était beau, grand seigneur +chacun à Saint-Malo raffolait de lui. Est-il surprenant +qu'une fillette romanesque se soit laissé prendre le coeur +parce galant! Mais, je le répète, cela n'aurait pas eu du +suites. Si j'eusse été averti plus tôt, quelques remontrances +à la chère enfant l'eussent incontinent ramenée +dans le droit chemin. Elle était si docile à mes avis; +Ah! plus le temps passe, plus s'avive ma douleur de l'avoir +perdue! J'ignore ce qui lui est arrivé... Pourtant, +je me dis quelquefois que nous la retrouverons...</p> + +<p>—Hélas! moi je n'ose plus espérer! sanglota Catherine. +Quand je vais prier sur la tombe de cette pauvre +Manon, défunte il y a deux ans, je voudrais voir aussi +son reliquaire...<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57"><sup>57</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" name="footnote57"></a><b>Note 57: </b><a href="#footnotetag57">(retour) </a><p>C'était un usage en Bretagne de placer les têtes des morts +dans de petites niches ou reliquaires au-dessus des tombes. Ces +reliquaires étaient en bois, percés de trois trous. On y lisait: +<i>Cy est le chef de X.</i></p></blockquote> + +<p>—Peux-tu nourrir de telles pensées?</p> + +<p>—Ah! mon ami, c'est qu'il m'est si dur de ne savoir +ce qu'elle est devenue, si son corps repose en terre +sainte!</p> + +<p>—Pourquoi ne pas supposer qu'elle vit encore?</p> + +<p>—Vivre encore! Il y aura quatre ans à l'Assomption +prochaine qu'elle a disparu! Et nous n'aurions pas eu +de ses nouvelles... Non, non... Le désespoir, je ne le +crains que trop, l'a égarée... La malheureuse aura +attenté à ses jours!</p> + +<p>—Oh! fit Cartier avec un geste de dénégation.</p> + +<p>—Vous ne la connaissiez pas, mon ami, reprit vivement +Catherine. Occupé de vos vastes entreprises, vous +ne cherchiez pas à lire dans ses sentiments. Constance +était très-exaltée. L'enlèvement de cet homme lui a +porté un coup funeste. Quand elle découvrit qu'il était +parti avec les autres prisonniers, elle eut une crise terrible. +C'est alors que j'appris tout. Manon, interrogée, +acheva, en pleurant, de me mettre dans la confidence +de cette horrible passion. Je l'avais peut-être soupçonnée, +mais je suis si faible! Et puis j'idolâtrais cette enfant... +Ah! c'est un châtiment du ciel! il est équitable...</p> + +<p>Dame Catherine éclata en sanglots.</p> + +<p>—Mon Dieu, cesse de t'affliger! dit Cartier, très-agité; +aie du courage! Il te reste cette petite fille que +j'ai ramenée et dont tu es la marraine...</p> + +<p>—Hélas! elle est maladive, elle périra de langueur, +comme sont morts les autres sauvages, après que vous +les eûtes fait baptiser le 25 mars de l'an dernier...</p> + +<p>—Malgré tout, reprit Cartier d'un ton ferme, moi +j'ai la conviction que Constance respire!</p> + +<p>—Le Seigneur vous entende!</p> + +<p>—Oui, continua-t-il; et que nous la reverrons un +jour.</p> + +<p>En ce moment, un jeune homme, portant le costume +de <i>kloarek</i>, parut à l'extrémité du jardin.</p> + +<p>—Pauvre Étienne! murmura maître Jacques; inconsolable +de la perte de sa cousine, il a renoncé à la profession +de marin pour entrer dans les ordres.</p> + +<p>Le jeune homme arrivait haletant, le visage rouge, +baigné de sueur.</p> + +<p>—Ah! mon oncle, mon oncle, s'écria-t-il, quel bonheur +que je n'aie pas encore prononcé mes voeux!</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? Respire un peu. Ta es tout essoufflé.</p> + +<p>—Je crois bien. On le serait à moins. Je suis venu de +Saint-Malo ici toujours courant.</p> + +<p>—Allons, assieds-toi...</p> + +<p>—Oh! les bonnes nouvelles! Mon cher oncle, ma +chère tante, les bonnes nouvelles!</p> + +<p>—Eh bien, parle.</p> + +<p>—Vous ne me croirez pas. Moi-même je n'y puis +croire... Constance...</p> + +<p>—Constance! répéta dame Catherine en pâlissant.</p> + +<p>—Constance n'est pas morte!</p> + +<p>—Pas morte? Es-tu bien sûr de ce que tu avances, +Étienne? répliqua Cartier d'une voix altérée et en soutenant +sa femme près de tomber en défaillance.</p> + +<p>—Je vous dis, mon oncle, que Constance n'est pas +morte. C'est le bruit de toute la ville. Vous allez l'entendre... +car je suis venu vous chercher...</p> + +<p>—Enfin, explique-toi.</p> + +<p>—Oui, explique-toi vite, Étienne; tes lenteurs +me font mourir, balbutia dame Catherine d'un ton +faible.</p> + +<p>—Vous savez, répondit-il, que la sorcière de la +Grande-Conchée a été arrêtée. Sous accusation de magie +noire, on l'a mise, cette après-midi, à la torture. Alors, +elle a révélé bien des crimes...</p> + +<p>—Mais Constance?</p> + +<p>—J'y suis, mon oncle, j'y suis. La sorcière connaissait +ma cousine. Il parait... mais je n'oserai jamais vous +dire ça.</p> + +<p>—Ne crains rien.</p> + +<p>Le <i>kloarek</i> baissa les yeux et poursuivit en hésitant:</p> + +<p>—Maharite prétend que ma cousine aimait le capitaine +des Tondeurs; que c'est lui que nous avions à bord +de la <i>Petite-Hermine</i>, et que...</p> + +<p>—Achève, Étienne, achève!</p> + +<p>—Constance se serait embarquée, sous un déguisement +de page, le jour de l'Assomption, pour le +joindre, sur un vaisseau allant faire la pêche à Terre-neuve!</p> + +<p>—Jésus Sauveur! serait-ce possible? proféra Catherine.</p> + +<p>—Mais le nom de ce navire? demanda Cartier.</p> + +<p>—Je l'ignore, mon oncle. Il sera facile de le trouver, +en consultant les registres du port pour l'année 1536.</p> + +<p>—C'est juste. Pourtant ce vaisseau doit être de retour. +Comment n'aurait-on pas découvert le sexe...</p> + +<p>—Ah! s'écria dame Catherine; mon ami, remercions +Dieu, d'abord...</p> + +<p>—Ce n'est pas tout, ma tante, ce n'est pas tout! interrompit +Étienne Noël. Un bonheur n'arrive jamais seul.</p> + +<p>—Quoi encore?</p> + +<p>—Eh bien! le brig <i>Saint-Aaron</i>, rentré, hier soir, du +golfe Saint-Laurent...</p> + +<p>—Il aurait des nouvelles de Constance!</p> + +<p>—Non, hélas! mais de votre vieux serviteur.</p> + +<p>—Que dis-tu là?</p> + +<p>—Je dis, mon oncle, que le pilote du <i>Saint-Aaron</i> +rapporte avoir vu à l'île Brion un sauvage qui l'a averti +que Jean Morbihan était dans la baie de Gaspé, où il +attendait qu'un autre navire de pêche, l'Aleth, mit à la +voile pour repasser en France.</p> + +<p>—Voilà qui est extraordinaire! souverainement extraordinaire! +j'en suis confondu, murmurait Jacques +Cartier, étourdi par ces informations.</p> + +<p>Puis il s'écria, en saisissant la main du jeune homme:</p> + +<p>—Mais es-tu bien certain de ce que tu dis?</p> + +<p>—Je l'ai ouï de mes oreilles, mon oncle. La sorcière +vous demande. Elle désire vous répéter à vous-même +les aveux qu'elle a faits à l'inquisiteur. Quant au pilote +du <i>Saint-Aaron</i>, il sera, m'a-t-il dit, jusqu'au couvre-feu +à l'auberge <i>A Monsieur Saint Anthoine</i>...</p> + +<p>—Oh! mon ami, allez tout de suite à la ville! fit Catherine.</p> + +<p>—Je ne perds pas une minute. Étienne, tu m'attendras +ici et tiendras compagnie à ta tante. Dis à Charles +de seller mon cheval sur-le-champ. Constance et Jean +retrouvés! Oh! c'est à devenir fou de bonheur!</p> + +<p>Et il se jeta au cou de sa femme, qu'il embrassa avec +transports.</p> + +<p>—A genoux, Jacques! dit celle-ci; à genoux! Quoique +j'appréhende de me livrer encore à la joie qui déborde +mon âme, rendons grâces au Seigneur tout-puissant +de la protection visible qu'il étend sur nous!</p> + +<p>Cartier se prosterna auprès de Catherine et ils élevèrent +leur coeur à Dieu.</p> + +<p>Moins d'une heure après cette scène touchante, le +capitaine était à Saint-Malo. Il voulut interroger Maharite. +L'on n'avait rien à refuser à l'un des favoris du roi +de France. Cartier fut conduit dans la geôle de l'évêché, +où était enfermée Maharite. Il questionna la misérable +créature, destinée au bûcher, mais n'en put guère tirer +autre chose que ce qu'il tenait déjà d'Étienne. Il apprit +seulement que Constance s'était réfugiée chez la sorcière, +avec une assez forte somme en or; qu'elle avait +prié Maharite de lui acheter des vêtements d'homme, de +la faire passer pour son fils et de l'engager comme +page <a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58"><sup>58</sup></a> sur le premier navire qui appareillerait pour la +terre neuve. Ce plan avait réussi au gré de Constance. +Elle était montée, le 18 août, jour de l'Assomption, sur +un vaisseau du nom duquel Maharite ne se souvenait +plus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" name="footnote58"></a><b>Note 58: </b><a href="#footnotetag58">(retour) </a><p>L'on sait que ce grade correspondait à celui de novice sur +les navires du commerce.</p></blockquote> + +<p>Quoiqu'il fût tard déjà, Cartier courut à la salle +Saint-Jean. C'était alors le Lloyd de Saint-Malo. Il consulta +le livre où était enregistré le mouvement du +port en 1836. Une seule nef avait quitté la rade pour +Terreneuve, le 18 août de cette année-là. Elle s'appelait +le <i>Saint-Vincent</i>. Cartier chercha l'époque de la +rentrée de ce navire. Mais une note à la marge du livre, +comme un nuage sur un rayon de soleil, assombrit la +joie qui luisait en son coeur. Dans cette note il était +dit que le <i>Saint-Vincent</i>, après avoir touché dans diverses +baies de Terreneuve, s'était échoué en vue du détroit de +Belle-Isle. Les sauvages de la côte avaient pillé l'épave et +sans doute massacré l'équipage. Témoin de l'événement, +mais n'y pouvant porter remède, à cause d'une violente +tempête, le <i>Lion</i>, bateau pêcheur de Honfleur, l'avait +consigné sur son journal de bord.</p> + +<p>Pour douloureusement désappointé qu'il fût, Cartier +ne perdit pas tout espoir. Il se dit qu'il irait à Honfleur, +interroger le patron du <i>Lion</i>, et il se transporta à +l'hôtellerie A Monsieur Saint Anthoine.</p> + +<p>Le pilote du <i>Saint-Aaron</i> y faisait une partie de dés, +en buvant un pichet de cidre. Il confirma la nouvelle +donnée par Étienne, ajouta que l'<i>Aleth</i> ne tarderait +pas, suivant toutes probabilités, à jeter l'ancre dans le +port de Saint-Malo; mais il ne savait quoi que ce fût sur +le compte de Jean Morbihan. Il n'aurait même pu affirmer +que c'était de lui qu'avait parlé le sauvage. Seulement +il avait cru le reconnaître, parce que ce sauvage +le nommait Terriben, sobriquet que les mariniers de +Saint-Malo avaient donné au vieux timonier, d'après son +juron de prédilection.</p> + +<p>Cartier rentra soucieux à la maison de campagne. Il +cacha à sa femme une partie de la vérité, et il lui dit que +Constance s'était en effet embarquée sur le <i>Saint-Vincent</i> +et qu'elle avait dû prendre terre dans une île +habitée du golfe Saint-Laurent: il termina par ces mots:</p> + +<p>—Je vais retourner à Paris, faire de nouvelles instances +auprès du roi. Dès qu'il m'aura octroyé une +autorisation, je me rendrai dans le golfe, où je chercherai +la trace de la pauvre enfant. Si on me refuse cette autorisation, +je partirai sur le premier navire venu.</p> + +<p>—Puissiez-vous retrouver notre Constance! s'écria +Catherine en répandant un torrent de larmes.</p> + +<p>—Me permettrez-vous, mon oncle, de reprendre l'accoutrement +de marinier? s'enquit Étienne Noël, avec +vivacité.</p> + +<p>—Volontiers, beau neveu; mais que diront tes supérieurs +ecclésiastiques?</p> + +<p>—Oh! ils savent bien que le désespoir seul...</p> + +<p>—Soit, interrompit Cartier. Obtiens leur consentement +et tu peux être assuré que le mien ne te fera pas +défaut. Presse-toi... après-demain tu m'accompagneras +à Rouen, où j'ai quelques affaires.</p> + +<p>—Merci, ô mon excellent oncle! répondit le jeune +homme enchanté, car il avait deviné la nature de ces +affaires, dont le capitaine ne voulait pas causer devant +sa femme.</p> + +<p>Cartier effectua heureusement ce voyage. Mais ce fut +sans résultat. Il ne recueillit aucun renseignement sur le +sort de Constance. De Rouen, notre capitaine alla à Compiègne, +où le roi se reposait de la guerre, en faisant exécuter +de belles et utiles ordonnances, promulguées en 1538, +«touchant l'abréviation, des procès, pour le soulagement +de ses sujets foulés par la chicane des procureurs et ministres +de justice.»</p> + +<p>A cette époque, s'instruisait le procès de Philippe de +Chabot.</p> + +<p>Jacques Cartier eut néanmoins un facile accès auprès +de François Ier, et il obtint du monarque la promesse +que bientôt une nouvelle Commission lui serait délivrée.</p> + +<p>Le capitaine revint très-satisfait à Limoilou. Une +joie nouvelle l'y attendait. Comme il mettait le pied sur +le seuil de sa maison, après une longue absence, un +homme se jeta à son cou, en criant:</p> + +<p>—Terr i ben! faut que je vous embrasse, maître Jacques; +min Gieu, oui!</p> + +<p>Et le brave timonier, joignant l'action aux paroles, +fit retentir deux gros baisers sur les joues de Cartier, qui +lui rendit avec effusion ses bruyantes caresses.</p> +<br><br> + + + +<h3>CHAPITRE XIX.</h3> + +<h3>CONCLUSION.</h3> + + +<p>—Tu dis donc qu'il avait, sous le sein gauche, une +peinture noire et rouge représentant quatre poissons +regardant les quatre points cardinaux, avec un coeur...</p> + +<p>—Min Gieu, oui, maître Jacques! Je l'ai si bien vue +cette marque que j'en ai perdu la tramontane. Sans +cela...</p> + +<p>—Mais alors cet homme serait...</p> + +<p>—Ce serait et c'est le frère de Constance!</p> + +<p>—Pourtant...</p> + +<p>—Terr i bon!... Excusez, maître Jacques. Je jure +devant vous...</p> + +<p>—Va toujours.</p> + +<p>—Eh bien, c'est mon avis. Là! sur ma conscience, ce +prétendu Philippe, c'était d'abord Georges de Maisonneuve, +le capitaine des Tondeux; c'était aussi cet Olivier +Dubreuil que nous avons tant et tant cherché, depuis +1520, ensuite...</p> + +<p>—Le fils de l'homme qui fut assassiné par les sauvages +de Terreneuve... Je n'y puis croire...</p> + +<p>—Puisque je vous affirme qu'il a encore le même signe +que Constance au bas de l'oreille... min Gieu, oui!</p> + +<p>—La soeur aurait été énamourée de son frère!... +juste ciel!... Quel horrible mystère!</p> + +<p>—Elle n'a point péché, croyez-le, maître, reprit +gravement Jean Morbihan. Le Seigneur n'aurait pas +permis un crime aussi odieux!</p> + +<p>—J'aime à le penser. Mais répète-moi ce que tu m'as +dit.</p> + +<p>—Min Gieu! c'est bien simple. J'avais découvert ce +qui se passait entre la pauvre Constance et ce... Que le +bon Gieu lui pardonne, maître Jacques!... C'est pourquoi +je vous priai de l'embarquer avec nous. Je comptais +qu'une fois là-bas, l'enfant l'oublierait... Il n'en a pas +été ainsi... Ah! j'ai été un imbécile... J'aurais dû vous +déclarer tout... Le malheur ne nous serait pas arrivé...</p> + +<p>—Tu as fait pour le mieux; je ne puis t'en vouloir.</p> + +<p>—Enfin, quand nous fûmes au havre de Sainte-Croix, +j'appris que ce Philippe conspirait... Le polisson +de Lucas...</p> + +<p>—Il est mort; pardonne-lui aussi!</p> + +<p>—Min Gieu... oui! je lui pardonne. Mais...</p> + +<p>—Laissons ce sujet. Prévenu que Philippe conspirait +contre nous avec les sauvages, tu l'as suivi et tu as +découvert la conjuration.</p> + +<p>—Oui, maître Jacques. Les sauvages ont pris la fuite, +en m'apercevant. Philippe s'est jeté sur moi. Nous nous +sommes battus sur le bord de la chute. Sa jaquette a été +déchirée, et dessous j'ai vu cette marque que Constance...</p> + +<p>—Es-tu bien sûr que cette marque soit semblable à +l'autre?</p> + +<p>—Quatre poissons et un coeur. Pouvais-je m'y méprendre, +moi qui ai été la première nourrice de la +petite? Puis, ce signe à l'oreille gauche! Avec cela, +quoiqu'il soit roussâtre et elle noire, il y a, voyez-vous, +entre eux un air de famille qui m'avait toujours frappé. +Ah! si la surprise ne m'eût paralysé, je serais venu à +bout de lui et j'aurais vu...</p> + +<p>—Heureusement que tu n'es pas tombé dans l'abîme!</p> + +<p>—Min Gieu! j'en dois reconnaissance éternelle à mon +vénéré patron, car en dévalant, je suis arrivé tout au +bord de la fosse. J'étais toutefois moulu, sans force. Un +buisson m'a retenu. Là j'aurais péri comme un chien, +ayant une cuisse cassée et un bras démis. Mais des sauvages, +qui chassaient aux environs, m'ont aperçu le lendemain matin...</p> + +<p>—Quel malheur que c'étaient des ennemis de nos +Canadians!</p> + +<p>—Ils m'ont emmené à la rivière de Saguenay, pansé, +guéri, et gardé comme prisonnier. J'avais grand'peur +d'être brûlé; car c'est leur coutume à ces gens de faire +rôtir les captifs. Mais, enfin, une de leurs femmes ayant +eu pitié de moi, ils m'ont donné à elle. Une chance que +je n'étais pas marié, maître, car je n'aurais pu accepter +d'avoir deux épouses... Drôle, tout de même, qu'elle +ait voulu de moi, celle-là! je ne suis ni beau, ni jeune! +min Gieu, non! De fait, elle n'était pas, non plus, de +première beauté ou jeunesse. Ce n'était cependant point +une méchante créature. Si elle n'avait trépassé l'année +dernière, je ne l'aurais peut-être jamais quittée. Terri-ben! +elle m'avait sauvé la vie! et le vieux Morbihan +n'est pas un ingrat. D'ailleurs, j'espérais que, tôt ou +tard, vous reviendriez...</p> + +<p>—Oh! c'était et c'est encore mon projet de visiter le +pays de Saguenay, quoique tu penses qu'il n'y ait point +de mines d'or.</p> + +<p>—Ma Nou-ma-la décédée (j'appelais ainsi, ma défunte), je +songeai à démarrer, reprit Jean Morbihan. Une +certaine nuit, je chargeai de provisions mon casnouy +d'écorce de bouleau et filai vers la baie de Gaspé, ou je +comptais bien trouver quelque navire pécheur pour retourner +tôt ou tard en Bretagne. Et, le bon Dieu aidant, +me voici sain et sauf, maître Jacques! Mais quand je +songe que moi, Jean Morbihan, qui avais jure de vivre +célibataire, je me suis marié à la septantième année de +mon âge, et avec une sauvagesse..... Terri ben! faut +plus douter de rien!</p> + +<p>—Revenons à nos jeunes gens, reprit rêveusement +Cartier. Il parait, d'après toutes ces présomptions, que +ce Philippe on Georges n'est autre qu'Olivier Dubreuil, +fils du Français que nous n'avons pu arracher à la fureur +des sauvages de Terreneuve. Plus j'y réfléchis, en +effet, plus je trouve que tu dois avoir raison. Quand, +pour me conformer à la promesse faite à son père mourant, +je fis des recherches à Dieppe, on me dit que ses +grands-parents étaient décédés et que le jeune Olivier +avait été emmené en Écosse par un ami de la famille.</p> + +<p>Seulement, personne ne put me dire le nom de cet ami. +Mais je me souviens que ce Georges de Maisonneuve, +que nous avons vu faire tant d'éclat à Saint-Malo, prétendait +être Écossais d'origine. Il semblait avoir vingt-cinq +ou vingt-six ans, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Min Gieu, oui, maître.</p> + +<p>—C'est cela. Son père quitta Dieppe vers 1510, et +Olivier n'était âgé que de quelques mois...... Mais, +qu'est-il devenu? On ne l'a point revu depuis le jour où +il faillit t'assassiner, mon vieux Jean...</p> + +<p>—Oh! je l'absous de tout mon coeur!</p> + +<p>—Et sa soeur! Où est-elle à cette heure? Étrange destinée +qui les a ramenés tous deux sur cette terre lointaine +de leurs aïeux maternels! Que profondes et inexplicables +sont les voies de la Providence divine! Pourvu, +ô mon Dieu..... Mais non, vous ne souffririez pas!...</p> + +<p>—Ainsi, maître Jacques, vous n'avez plus entendu +parler de lui? interrompit Jean Morbihan.</p> + +<p>—Non. Aurait-il roulé avec toi dans le gouffre?</p> + +<p>—Ça n'est pas probable. Mais pourtant..... j'étais si +étourdi par ce que je venais de voir..... Je ne me rappelle +rien!</p> + +<p>—Prenons une détermination. Tu as sagement agi +en ne révélant pas tes soupçons à ma femme. Il faut lui +cacher avec soin ce que nous conjecturons de l'étroite +parenté entre Constance et...</p> + +<p>—Soyez tranquille, maître; j'ai appris à connaître +les dames, pendant mes trois années de mariage, min +Gieu, oui!</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin de te recommander le silence</p> + +<p>vis à vis des étrangers. On m'a promis une Commission +nouvelle; par ma Catherine! je vais en presser la délivrance. +Nous remettrons à la mer aussitôt le printemps +venu, et il faudra bien que nous retrouvions cette enfant, +car une voix intérieure m'assure qu'elle n'a pas +péri dans le naufrage du <i>Saint-Vincent</i>.</p> + +<p>—Min Gieu, oui, nous la retrouverons! appuya Morbihan +d'un air et d'un accent convaincus.</p> + +<p>Cette conversation avait eu lieu peu de temps après +que Jacques Cartier était revenu de Compiègne. Fort de +la parole du roi, il se flattait de pouvoir reprendre l'oeuvre +de ses explorations au commencement de l'année +suivante. Mais de lourdes déceptions le retardèrent. +Toujours en lutte avec Charles-Quint, François Ier ne +pouvait guère sacrifier ses hommes et son trésor à une +entreprise hasardeuse.</p> + +<p>«La voix de Cartier fut, dit M. Garneau, perdue dans +le fracas des armes et l'Amérique oubliée.</p> + +<p>«Il fallut attendre un moment plus favorable... Ce +ne fut que vers 1540 que François Ier put s'occuper sérieusement +des découvertes du pilote malouin. Tout +en France a des ennemis acharnés, même les choses les +plus utiles. Le succès de la dernière expédition avait réveillé +le parti opposé aux colonies qui fit sonner bien +haut la rigueur du climat des contrées visitées par Cartier, +son insalubrité qui avait fait périr d'une maladie +cruelle une partie des Français. Enfin, l'absence des +mines d'or et d'argent. Ces observations laissèrent d'abord +une impression défavorable sur quelques esprits. +Mais les amis de la colonisation finirent par détruire +l'effet de ces propos, en faisant valoir surtout les avantages +que l'on pourrait retirer du commerce des pelleteries +avec les indigènes. D'ailleurs, disait-on, l'intérêt +de la France ne permet point que les autres nations partagent +seules la vaste dépouille du Nouveau-Monde.</p> + +<p>«Le parti du progrès l'emporta. Dans ce parti se distinguait +par-dessus tous les autres François de la Roque, +seigneur de Roberval, que François appelait le <i>petit Roi +de Vimeu</i>.»</p> + +<p>Une année s'était, toutefois, écoulée entre la dernière +entrevue de Cartier avec son souverain, année de +fiévreuse anxiété pour le pilote et sa famille. Mais Philippe +de Chabot rentrant en grâce<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59"><sup>59</sup></a>, maître Jacques +reçut enfin ses Lettres Patentes, datées de Saint-Priest, +le 17 octobre 1540 sous le scel du roi, et du 20 octobre +de la même année sous le scel du Dauphin, duc de Bretagne. +Ces Lettres nommaient Jacques Cartier capitaine-général +et maître pilote de cinq vaisseaux destinés à +aller au Canada, pour y tenter des découvertes nouvelles +et y jeter les fondements d'une colonie. Peu après, +Sa Majesté élevait le seigneur de Roberval au rang de +son lieutenant et gouverneur dans les pays de Canada, +Saguenay et Hochelaga, etc.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" name="footnote59"></a><b>Note 59: </b><a href="#footnotetag59">(retour) </a><p>L'arrêt de sa réhabilitation est daté du 29 mars 1541.—Mais +depuis plusieurs mois l'amiral avait déjà repris faveur auprès du roi.</p></blockquote> + +<p>Cartier avait pouvoir de démolir l'<i>Émerillon</i>, «jà viel +et caduc, pour appliquer à l'adoub des navires qui en +auraient besoing.» Il était autorisé de plus à prendre +dans les prisons de France et Bretagne les «accusez +ou prévenus d'aucuns crimes quels qu'ils estaient, fors +des crimes d'hérésie et de lèse-majesté divine et humaine... +et de faulx monnayeurs... jusqu'au nombre de +cinquante personnes.»</p> + +<p>Enfin, il lui était expressément recommandé de convertir +les sauvages à la foi catholique, pour «faire chose +agréable à Dieu, notre créateur et rédempteur.»</p> + +<p>Cette Commission avait un caractère très-absolu. Elle +n'en rendit que plus vive la jalousie des ennemis de +maître Jacques; ils redoublèrent d'activité et de malices +contre lui, cherchant à débaucher les équipages +qu'il engageait et à les détourner de leur noble but. Ce +fut à ce point que Cartier sollicita et obtint, le 12 décembre, +un Mandement du roi contre ceux qui pernicieusement +divertissaient ses mariniers.</p> + +<p>Roberval reçut sa Commission le 13 janvier suivant; +il vint au printemps à Saint-Malo pour surveiller les +préparatifs de l'embarquement. Mais diverses causes le +rappelèrent en Picardie. Après avoir mis à une cuisante +épreuve la patience de Cartier, il finit par lui annoncer +que, ne pouvant quitter la France à cette époque, il le +rejoindrait plus tard à Terreneuve.</p> + +<p>Outre le désir qui le peignait, Jacques Cartier avait +instruction expresse du roi d'accélérer le départ. Aussi, +ayant arboré son pavillon sur la <i>Grande-Hermine</i> il +quitta le port de Saint-Malo le 23 mai 1541, avec une +flottille de cinq navires, «bien pourvus de victuailles +pour deux ans.»</p> + +<p>La traversée jusqu'à Terreneuve fut longue. On manqua +d'eau. Il fallut abreuver avec du cidre les bestiaux +qu'on menait à la Nouvelle-France pour un propager +l'espèce. Tout le monde souffrit beaucoup de la soif. +Une fois arrivé à l'île, Cartier, Étienne Noël et Jean +Morbihan firent les plus minutieuses perquisitions +pour retrouver Constance. Ils pouvaient s'y livrer à loisir, +en attendant le seigneur de Roberval.</p> + +<p>Bravement montés dans une barque, Étienne Noël et +Jean Morbihan entreprirent le tour de l'île. Dans la +baie des Châteaux, ils rencontrèrent des Peaux-Rouges<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60"><sup>60</sup></a>, +qui leur donnèrent d'excellentes informations. +Constance n'était pas morte. Elle avait échappé au +naufrage du <i>Saint-Vincent</i>. Une tribu de Boethics, habitant +les bords d'un lac intérieur, l'avait adoptée et elle +vivait avec eux. Nos aventuriers ne craignirent pas de se +rendre au village du lac. Le bouillant Étienne croyait +déjà recouvrer la jeune fille. On la lui avait si bien dépeinte. +Ce ne pouvait être que Constance. Mais son attente +fut trompée. Constance, en supposant que ce fût +elle, n'était pas dans la bourgade. La jeune fille blanche +recueillie quelques hivers auparavant par les Boethics +était allée avec eux faire la guerre aux Esquimaux du +Labrador. Elle ne reviendrait pas avant la saison des +neiges. Heureusement pour nos Européens que la plupart +des guerriers peaux-rouges étaient absents, sans +quoi ils auraient pu payer cher leur vaillante témérité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" name="footnote60"></a><b>Note 60: </b><a href="#footnotetag60">(retour) </a><p>Voir la <i>Fille des Indiens Rouges</i>.</p></blockquote> + +<p>Ils revinrent au mouillage général faire part à Cartier +de ces renseignements. Si bons qu'ils fussent, si impatient +que se montrât le pauvre Étienne de revoir son +aimée Constance, on ne pouvait demeurer plus longtemps +à Terreneuve. Roberval ne paraissant pas, le +capitaine-général jugea à propos de poursuivre sa route.</p> + +<p>—Sache attendre, dit-il à son neveu. Je t'engage ma +parole de te ramener ou de te renvoyer bientôt ici et de +ne pas quitter l'île avant d'avoir trouvé ma pauvre enfant; +mais le devoir commande, obéissons.</p> + +<p>Le 23 août, l'escadrille reconnut le port de Sainte-Croix. +Les Canadians accoururent avec de grandes démonstrations +de joie sur le rivage pour recevoir Cartier. +Ils étaient alors gouvernés par cet Agona, dont Taignoagny +avait voulu se défaire. Agona fut prodigue de présents +et de caresses pour le capitaine. Mais quand les +sauvages apprirent que Donnacona était mort, ils changèrent +d'humeur, quoique, par manière de consolation, +on eût essayé de les leurrer en disant que ses compagnons +désiraient rester on France, où ils vivaient comme +de grands seigneurs.</p> + +<p>Le port de Sainte-Croix n'était pas assez vaste pour +loger les cinq navires. Cartier les conduisit à l'embouchure +d'une petite rivière, à trois ou quatre lieues plus +haut, dans le Saint-Laurent. Il est probable que c'est +la rivière qui coule en serpentant sous le cap Rouge. +Cartier, après avoir affourché ses vaisseaux, fit construire +un fort sur le promontoire. Ce fort fut appelé Charlesbourg-Royal. +On y débarqua les futurs colons, des approvisionnements +et l'on se mit tout de suite à défricher +les environs.</p> + +<p>Dès que sa position fut placée à l'abri d'une surprise, +Jacques Cartier dépêcha en France deux navires avec +Marc Jalobert, son beau-frère, et Étienne Noël, son neveu, +afin d'informer le roi de son arrivée au Canada, et, +fidèle à sa promesse, il permit à Étienne de relâcher à +Terreneuve pour voir si Constance était revenue.</p> + +<p>Ces navires levèrent l'ancre, le 2 septembre.</p> + +<p>Ils parvinrent sans accident à leur destination. Mais, +emporté par une tempête, Étienne ne put atterrir à l'île.</p> + +<p>Le 7, Cartier appela au commandement de la colonie +le vicomte de Beaupré, un des gentilshommes qui l'avaient +accompagné, et il partit pour explorer les rapides +au-dessus de Hochelaga, dans la croyance erronée +que par-là il se rendrait plus rapidement au pays de +Saguenay. Après plusieurs jours de voyage, et après +avoir trouvé les sauvages empressés à le servir, il franchit +le courant Sainte-Marie, mais fut incapable d'aller +plus loin, empêché qu'il était par cette série d'écueils +qu'on nomme aujourd'hui le Sault-Saint-Louis.</p> + +<p>Cartier redescendit le courant et rentra au fort où il +avait résolu d'hiverner.</p> + +<p>On lui dit que les Canadians s'étaient assemblés en +grand nombre à Stadacone et qu'ils paraissaient très-mal +disposés pour les blancs. Ils ne venaient plus à ce +cantonnement faire des échanges. Ils se montraient +souvent par troupes armées et belliqueuses, sur les hauteurs +couronnant le fort. Ils allaient même jusqu'à +menacer les colons qu'ils rencontraient isolés.</p> + +<p>Ces avis ne laissaient pas d'être inquiétants. Cartier +se convainquit bientôt qu'ils étaient fondés.</p> + +<p>Un matin, l'agouhanna d'Hochelay, qui n'avait pas +cessé de témoigner de l'amitié aux Français, quoiqu'il +les trahît déjà en secret, avertit le capitaine que les Canadians +avaient fait prisonnier, chez leurs ennemis les +Trudamans, un homme blanc et qu'ils se proposaient +de le brûler. Qui pouvait être cet homme blanc? L'agouhanna +n'en savait pas davantage. Cartier décida de +le sauver; mais il n'y avait pas un instant à perdre. Le +Visage-Pâle devait monter sur le bûcher ce jour-là. +Peut-être son supplice avait-il déjà commence. Maître +Jacques choisit sur-le-champ vingt mariniers des plus +robustes. Il les arma d'arquebuses, de sabres, de poignards +et courut à Stadacone.</p> + +<p>Un spectacle hideux les attendait.</p> + +<p>De loin ils virent briller une flamme à travers la forêt +qui bordait le village.</p> + +<p>—Ah! s'écria le capitaine avec douleur, nous arriverons +trop tard! Lâchez vos arquebuses, faites du tapage +pour chasser cette horde de démons que voici là-bas!</p> + +<p>Les ordres de Cartier furent exécutés immédiatement, +et, tout en précipitant leurs pas, les mariniers firent une +décharge qui jeta l'épouvante parmi les Canadians.</p> + +<p>Au nombre de plusieurs milliers, ces sauvages entouraient +un bûcher sur lequel un homme tout sanglant +était attaché à un poteau. Quoique criblé de blessures, +environné de flammes, le malheureux dévisageait fièrement +ses bourreaux. Il semblait défier leur férocité.</p> + +<p>—Terr i bon! mais c'est Philippe! s'écria Jean Morbihan +en l'apercevant.</p> + +<p>Et, se jetant sur le bûcher,—des pieds, des mains, +sans crainte de se brûler—il en écarta violemment les +tisons embrasés.</p> + +<p>Les sauvages avaient pris la fuite.</p> + +<p>On détacha le supplicié. On le coucha sur un brancard +fabriqué à la hâte. Il fit signe qu'il voulait parler à +Jacques Cartier.</p> + +<p>Celui-ci examinait attentivement une sorte d'écusson +tatoué sous le sein gauche de Philippe et figurant +comme «quatre poissons de <i>sable</i>, cantonnés et regardant +les quatre angles de l'aire, au monceau de gravier en +coeur.»</p> + +<p>—Pardonnez-moi, monsieur, le mal que j'ai voulu +vous faire, car je vais mourir, lui dit cet homme.</p> + +<p>—Non, vous ne mourrez pas, s'écria Cartier, ému +jusqu'aux larmes. Vous avez été coupable,—mais +Dieu aura pitié de vous. Vous guérirez...</p> + +<p>—Mes blessures sont mortelles, je le sens. Je n'ai que +peu de temps à vivre; recevez ma confession, monsieur:</p> + +<p>D'un geste, maître Jacques ordonna à ses gens de se +retirer. Le blessé reprit:</p> + +<p>—Monsieur, je suis né à Dieppe, mais je n'ai connu +ni mon père ni ma mère. Mon nom véritable est Olivier +Dubreuil...</p> + +<p>—Je le savais, dit Cartier.</p> + +<p>—Comment! vous le saviez?</p> + +<p>—Oui, j'ai assisté votre père à ses derniers moments.</p> + +<p>—Que dites-vous, monsieur?... Mais non, ne me répondez +pas... ne m'interrompez plus... car mes forces faiblissent... +Élevé chez mon grand-père paternel, j'y +demeurai jusqu'à l'âge de dix ans... Il mourut... Un +ami de la maison m'emmena en Écosse... Mais lui aussi +expira peu d'années après m'avoir recueilli... j'étais +seul au monde... Je m'affiliai aune bande de soudards +qui ravageait la Bretagne... Mon audace et mon habileté +y furent remarquées... Notre capitaine ayant été tué +dans une expédition, je fus unanimement élu à sa place... +Alors, monsieur, je vins à Saint-Malo... j'achetai une +maison, y perçai un souterrain qui communiquait avec +le port et je pus en sécurité, pour moi et les miens, +exercer mes forfaits... J'avais acquis un vieux manoir +en Écosse... mon intention était de m'y retirer après +avoir enlevé votre fille, monsieur...</p> + +<p>—Constance!... votre soeur, malheureux! ne put +s'empêcher de dire Cartier.</p> + +<p>—Ma soeur! proféra le blessé dans un cri terrible.</p> + +<p>Et sa tête, qui s'était soulevée, retomba lourdement +sur le sol. Il était mort.</p> + +<p>Son corps fut rapporté au cap Rouge, pour y être +inhumé.</p> + + +<p>Jacques Cartier apprit depuis qu'Olivier Dubreuil, +attaqué par les Trudamans, à l'instant où il venait d'attenter +aux jours de Jean, avait été traîné par eux en +captivité. Il sut plaire à ces sauvages, devint un de leurs +agouhanna et les commanda jusqu'au jour où il tomba +entre les mains des Canadians, qui lui firent cruellement +expier ses crimes.</p> + +<p>L'hiver fut très-rude. Le scorbut décima de nouveau +les équipages de Jacques Cartier. Le brave navigateur +n'avait reçu aucune nouvelle de Roberval. Les sauvages +harcelaient ses pauvres colons. Ceux-ci se révoltèrent +contre leur chef. Il se vit forcé de les rembarquer au +commencement du printemps. En abordant dans la baie +Saint-Jean à Terreneuve, il y trouva Roberval +arrivé avec trois navires et deux cents passagers <a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61"><sup>61</sup></a>. +Mais il y trouva aussi, et ce fut un rayon de +miel pour son coeur ulcéré, Constance sur le point d'aller +le rejoindre par les vaisseaux du vice-roi.</p> + +<p>L'histoire de la jeune fille était singulière. Arrachée +au naufrage du <i>Saint-Vincent</i> par les Boethics, elle avait +dû de n'être pas égorgée par ces insulaires à la marque +qu'elle portait sur la poitrine et qui était le <i>novake</i> <a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62"><sup>62</sup></a> +ou blason de la tribu. Du reste, le souvenir de sa mère +et de son père était encore présent à leur mémoire. Constance +s'instruisit bien vite dans leur langage; ils lui +conférèrent une part d'autorité sur eux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" name="footnote61"></a><b>Note 61: </b><a href="#footnotetag61">(retour) </a><p>Cartier lui montra quelques grains d'or et des diamants qu'il +avait trouvés aux environs de Stadacone. L'or était de bon aloi, +mais les diamants étaient faux. Néanmoins, le lieu où ils furent +découverts a pris depuis le nom de cap Diamant. C'est sur ce +cap que s'élève la formidable citadelle de Québec, à trois cent +cinquante pieds au-dessus du niveau du Saint-Laurent.</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" name="footnote62"></a><b>Note 62: </b><a href="#footnotetag62">(retour) </a><p>Voir la <i>Fille des Indiens Rouges</i>.</p></blockquote> + +<p>Au retour d'une expédition contre les Esquimaux, on +avait conté à Constance que des blancs étaient venus la +demander. Dès que la saison le permit, elle se transporta +sur le rivage de la mer, sous prétexte de chasser +et épia l'apparition d'un navire européen.</p> + +<p>La Providence avait exaucé ses voeux eu lui faisant +découvrir les vaisseaux de Roberval.</p> + +<p>Je ne peindrai ni la joie de maître Jacques, ni l'allégresse +de Jean Morbihan.</p> + +<p>Avec tous les ménagements possibles, Cartier apprit +à Constance la parenté qui l'unissait à celui qu'elle avait +rêvé pour époux et la triste fin de cet infortuné.</p> + +<p>Déjà, Constance était guérie de son fol amour. Les vicissitudes +de la vie avaient mûri sa raison. Mais elle +pleura sincèrement le sort du frère qu'elle avait perdu.</p> + +<p>Roberval souhaitait que Cartier retournât à la Nouvelle-France <a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63"><sup>63</sup></a>. +Celui-ci n'y voulut point consentir. Son +oeuvre était terminée. Il avait tracé la route. A d'autres +le soin de la frayer!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" name="footnote63"></a><b>Note 63: </b><a href="#footnotetag63">(retour) </a><p>Il était parti de la Rochelle le 16 avril 1542.</p></blockquote> + +<p>Jacques Cartier partit bientôt de Terreneuve et rentra +à Saint-Malo, le mois suivant.</p> + +<p>Le bonheur de dame Catherine, la félicité d'Étienne +Noël ne sauraient se décrire. J'abandonne à l'imagination +de mon lecteur cette tâche aussi douce que délicate.</p> + +<p>Pendant une année Constance porta le deuil de son +frère. Elle le quitta pour suivre le bon Étienne au pied +des autels.</p> + +<p>—Terr i ben! j'avais bien dit que tout ça finirait par +une noce, da oui! marmottait gaiement Jean Morbihan +en sortant de l'église.</p> + +<p>Jacques Cartier avait été parfaitement accueilli par +François Ier, mais il avait sacrifié à ses belles découvertes +repos, fortune, santé. Il ne reprit plus la mer et +mourut, dit M. Ch. Cunat, dans sa soixantième année.</p> + +<p>N'est-il pas douloureux cependant de penser que, +non-seulement on ignore le lieu où gît la dépouille de ce +grand citoyen, mais que la date exacte de son décès soit +une énigme indéchiffrée.</p> + +<p>Et n'est-ce pas simple justice de réclamer, une fois +encore, après trois siècles d'oubli, un monument public, +une statue pour:</p> + + +<h2> JACQUES CARTIER,</h2> + +<h3> LE DÉCOUVREUR DU CANADA</h3> + + + + +<p>FIN.</p> + + + +<h3>TABLE DES MATIÈRES.</h3> + + +<p>DÉDICACE.</p> +<p>AU LECTEUR.</p> +<p>PROLOGUE.</p> +<table cellpadding="0" cellspacing="0" border="0" + style="width: 100%; text-align: left;" summary="nul"> + <tbody> + <tr> + <td style="vertical-align: top; width: 20%; text-align: right;"> +CHAPITRE Ier.<br> +II.<br> +III.<br> +VI.<br> +V.<br> +VI.<br> +VII.<br> +VIII.<br> +IX.<br> +X.<br> +XI.<br> +XII.<br> +XIII.<br> +XIV.<br> +XV.<br> +XVI.<br> +XVII.<br> +XVIII.<br> +XIX.<br> + </td> + <td style="vertical-align: top; width: 80%;"> +—Saint-Malo, patrie de Jacques Cartier.<br> +—Le départ.<br> +—Le sauveur.<br> +—La sorcière.<br> +—Georges de Maisonneuve.<br> +—Le tête-à-tête.<br> +—«Au cochon à monsieur saint Anthoine».<br> +—Les Tondeurs.<br> +—Le Chariot.<br> +—L'enlèvement.<br> +—La prison.<br> +—Tentative d'évasion.<br> +—Le Saint-Laurent.<br> +—Terr i ben.<br> +—Hochelaga.<br> +—Fragments de mémoires.<br> +—Retour à Saint-Malo.<br> +—Les Portes-Cartier.<br> +—Conclusion.<br> + </td> + </tr> + </tbody> +</table> + + +<p>FIN DE LA TABLE.</p> + + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Jacques Cartier, by Émile Chevalier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JACQUES CARTIER *** + +***** This file should be named 18490-h.htm or 18490-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/4/9/18490/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/18490-h/images/01.png b/18490-h/images/01.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..db9348c --- /dev/null +++ b/18490-h/images/01.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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