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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:47:12 -0700
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+ <title>The Project Gutenberg ebook of Un philosophe sous les toits, by Émile Souvestre.</title>
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+Project Gutenberg's Un philosophe sous les toits, by Émile Souvestre
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Un philosophe sous les toits
+
+Author: Émile Souvestre
+
+Release Date: July 1, 2009 [EBook #29282]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN PHILOSOPHE SOUS LES TOITS ***
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+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was
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+from the Google Print project.)
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+<h1><small>UN</small><br />
+<big>PHILOSOPHE</big><br />
+SOUS LES TOITS</h1>
+
+<p class="c">JOURNAL D'UN HOMME HEUREUX</p>
+
+<p class="c"><small>PUBLIÉ PAR</small><br />
+<big><b>ÉMILE SOUVESTRE</b></big></p>
+
+<p class="c">OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</p>
+
+<p class="c">NOUVELLE ÉDITION</p>
+
+<div class="figc"><img src="images/mlevy.png" alt="" /></div>
+<p class="c">PARIS</p>
+
+<p class="c">MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br />
+<small>RUE VIVIENNE, 2 BIS</small></p>
+
+<p class="c">1857</p>
+
+<p class="c"><small>&mdash;Droits de reproduction et de traduction réservés&mdash;</small></p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">DU MÊME AUTEUR</h2>
+
+
+<p class="c"><b>Format grand in-18</b></p>
+
+<table summary="">
+<tr><td><small>AU BORD DU LAC</small></td><td>1 vol.</td></tr>
+<tr><td><small>AU COIN DU FEU</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>CHRONIQUES DE LA MER</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>CONFESSIONS D'UN OUVRIER</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>DANS LA PRAIRIE</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>EN QUARANTAINE</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>HISTOIRES D'AUTREFOIS</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>LE FOYER BRETON </small></td><td>2 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>LES CLAIRIÈRES</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>LES DERNIERS BRETONS</small></td><td>2 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>LES DERNIERS PAYSANS</small></td><td>2 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>CONTES ET NOUVELLES</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>PENDANT LA MOISSON</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>SCÈNES DE LA CHOUANNERIE</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>SCÈNES DE LA VIE INTIME</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>SOUS LES FILETS</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>SOUS LA TONNELLE</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>RÉCITS ET SOUVENIRS</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>LES SOIRÉES DE MEUDON</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>SUR LA PELOUSE</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>LA DERNIÈRE ÉTAPE</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+<tr><td><small>SCÈNES ET RÉCITS DES ALPES</small></td><td>1 &mdash;</td></tr>
+</table>
+
+<p class="c"><small>Typographie de <span class="sc">Morris</span> et Comp., rue Amelot, 64.</small></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+
+<p class="e top4em"><small>A</small><br />
+M<sup>ME</sup> NANINE SOUVESTRE.
+</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch0">AVANT-PROPOS.</h2>
+
+
+<p>Nous connaissons un homme qui, au milieu
+de la fièvre de changement et d'ambition qui
+travaille notre société, a continué d'accepter,
+sans révolte, son humble rôle dans le monde,
+et a conservé, pour ainsi dire, le goût de la
+pauvreté. Sans autre fortune qu'une petite
+place, dont il vit sur ces étroites limites qui séparent
+l'aisance de la misère, notre philosophe
+regarde, du haut de sa mansarde, la société
+comme une mer dont il ne souhaite point les
+richesses et dont il ne craint pas les naufrages.
+Tenant trop peu de place pour exciter l'envie
+de personne, il dort tranquillement enveloppé
+dans son obscurité.</p>
+
+<p>Non qu'il se soit retiré dans l'égoïsme comme
+la tortue dans sa cuirasse! C'est l'homme de
+Térence, qui ne «se croit étranger à rien de
+ce qui est humain.» Tous les objets et tous
+les incidents du dehors se réfléchissent en lui
+ainsi que dans une chambre obscure où ils
+décalquent leur image. Il «regarde la société
+en lui-même» avec la patience curieuse des
+solitaires, et il écrit, pour chaque mois, le
+journal de ce qu'il a vu ou pensé. C'est <i>le calendrier
+de ses sensations</i>, ainsi qu'il a coutume de
+le dire.</p>
+
+<p>Admis à le feuilleter, nous en avons détaché
+quelques pages, qui pourront faire connaître
+au lecteur les vulgaires aventures d'un penseur
+ignoré dans ces douze hôtelleries du temps
+qu'on appelle des mois.</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch1">CHAPITRE PREMIER.</h2>
+
+<p class="d">LES ÉTRENNES DE LA MANSARDE.</p>
+
+<p><i>1<sup>er</sup> Janvier.</i>&mdash;Cette date me vient à la pensée
+dès que je m'éveille. Encore une année qui s'est détachée
+de la chaîne des âges pour tomber dans l'abîme
+du passé! La foule s'empresse de fêter sa
+jeune s&oelig;ur. Mais tandis que tous les regards se
+portent en avant, les miens se retournent en arrière.
+On sourit à la nouvelle reine, et, malgré
+moi, je songe à celle que le temps vient d'envelopper
+dans son linceul.</p>
+
+<p>Celle-ci, du moins, je sais ce qu'elle était et ce
+qu'elle m'a donné, tandis que l'autre se présente
+entourée de toutes les menaces de l'inconnu. Que
+cache-t-elle dans les nuées qui l'enveloppent? Est-ce
+l'orage ou le soleil?</p>
+
+<p>Provisoirement il pleut, et je sens mon âme embrumée
+comme l'horizon. J'ai congé aujourd'hui;
+mais que faire d'une journée de pluie? Je parcours
+ma mansarde avec humeur, et je me décide à allumer
+mon feu.</p>
+
+<p>Malheureusement, les allumettes prennent mal,
+la cheminée fume, le bois s'éteint! Je jette là mon
+soufflet avec dépit, et je me laisse tomber dans mon
+vieux fauteuil.</p>
+
+<p>En définitive, pourquoi me réjouirais-je de voir
+naître une nouvelle année? Tous ceux qui courent
+déjà les rues, l'air endimanché et le sourire sur les
+lèvres, comprennent-ils ce qui les rend joyeux?
+Savent-ils seulement ce que signifie cette fête et
+d'où vient l'usage des étrennes?</p>
+
+<p>Ici mon esprit s'arrête pour se constater à lui-même
+sa supériorité sur l'esprit du vulgaire. J'ouvre
+une parenthèse dans ma mauvaise humeur,
+en faveur de ma vanité, et je réunis toutes les
+preuves de ma science.</p>
+
+<p>(Les premiers Romains ne partageaient l'année
+qu'en dix mois; ce fut Numa Pompilius qui y
+ajouta janvier et février. Le premier tira son nom
+de Janus, auquel il fut consacré. Comme il ouvrait
+le nouvel an, on entoura son commencement
+d'heureux présages, et de là vint la coutume des
+visites entre voisins, des souhaits de prospérité et
+des <i>étrennes</i>. Les présents usités chez les Romains
+étaient symboliques. On offrait des figues sèches,
+des dattes, des rayons de miel, comme emblème
+de «la douceur des auspices sous lesquels l'année
+devait commencer son cours,» et une petite pièce
+de monnaie, nommée <i>stips</i>, qui présageait la richesse.)</p>
+
+<p>Ici je ferme la parenthèse pour reprendre ma
+disposition maussade. Le petit <i>spitch</i> que je viens
+de m'adresser m'a rendu content de moi et plus
+mécontent des autres. Je déjeunerais bien pour me
+distraire; mais la portière a oublié mon lait du
+matin, et le pot de confiture est vide! Un autre serait
+contrarié; moi j'affecte la plus superbe indifférence.
+Il reste un croûton durci que je brise à force
+de poignets, et que je grignote nonchalamment
+comme un homme bien au-dessus des vanités du
+monde et des pains mollets.</p>
+
+<p>Cependant, je ne sais pourquoi mes idées s'assombrissent
+en raison des difficultés de la mastication.
+J'ai lu autrefois l'histoire d'un Anglais qui s'était
+pendu parce qu'on lui avait servi du thé sans
+sucre. Il y a des heures dans la vie où la contrariété
+la plus futile prend les proportions d'une catastrophe.
+Notre humeur ressemble aux lunettes de
+spectacle qui, selon le bout, montrent les objets
+moindres ou agrandis.</p>
+
+<p>Habituellement, la perspective qui s'ouvre devant
+ma fenêtre me ravit. C'est un chevauchement
+de toits dont les cimes s'entrelacent, se croisent, se
+superposent, et sur lesquels de hautes cheminées
+dressent leurs pitons. Hier encore je leur trouvais
+un aspect alpestre, et j'attendais la première neige
+pour y voir des glaciers; aujourd'hui je n'aperçois
+que des tuiles et des tuyaux de poêle. Les pigeons,
+qui aidaient à mes illusions agrestes ne me semblent
+plus que de misérables volatiles qui ont pris les toits
+pour basse-cour; la fumée qui s'élève en légers
+flocons, au lieu de me faire songer aux soupiraux
+du Vésuve, me rappelle les préparations culinaires
+et l'eau de vaisselle; enfin le télégraphe que j'aperçois
+de loin sur la vieille tour de Montmartre, me
+fait l'effet d'une ignoble potence dont le bras se
+dresse au-dessus de la cité.</p>
+
+<p>Ainsi blessés de tout ce qu'ils rencontrent, mes
+regards s'abaissent sur l'hôtel qui fait face à ma
+mansarde.</p>
+
+<p>L'influence du premier de l'an s'y fait visiblement
+sentir. Les domestiques ont un air d'empressement
+qui se proportionne à l'importance des
+étrennes reçues ou à recevoir. Je vois le propriétaire
+traversant la cour avec la mine morose que
+donnent les générosités forcées, et les visiteurs se
+multiplier, suivis de commissionnaires qui portent
+des fleurs, des cartons ou des jouets. Tout à coup
+la grande porte cochère est ouverte; une calèche
+neuve, traînée par des chevaux de race, s'arrête au
+pied du perron. Ce sont sans doute les étrennes
+offertes par le mari à la maîtresse de l'hôtel; car
+elle vient elle-même examiner le nouvel équipage.
+Elle y monte bientôt avec une petite fille <i>ruisselante</i>
+de dentelles, de plumes, de velours, et chargée
+de cadeaux qu'elle va distribuer en étrennes.
+La portière est refermée, les glaces se lèvent la
+voiture part.</p>
+
+<p>Ainsi tout le monde fait aujourd'hui un échange
+de bons désirs et de présents; moi seul je n'ai rien
+à donner ni à recevoir. Pauvre solitaire, je ne connais
+pas même un être préféré pour lequel je puisse
+former des v&oelig;ux.</p>
+
+<p>Que mes souhaits d'heureuse année aillent donc
+chercher tous les amis inconnus, perdus dans cette
+multitude qui bruit à mes pieds!</p>
+
+<p>A vous d'abord, ermites des cités, pour qui la
+mort et la pauvreté ont fait une solitude au milieu
+de la foule! travailleurs mélancoliques condamnés
+à manger, dans le silence et l'abandon, le pain gagné
+chaque jour, et que Dieu a sevrés des enivrantes
+angoisses de l'amour ou de l'amitié!</p>
+
+<p>A vous, rêveurs émus qui traversez la vie, les
+yeux tournés vers quelque étoile polaire, marchant
+avec indifférence sur les riches moissons de la
+réalité!</p>
+
+<p>A vous, braves pères qui prolongez la veille
+pour nourrir la famille; pauvres veuves pleurant et
+travaillant auprès d'un berceau; jeunes hommes
+acharnés à vous ouvrir dans la vie une route assez
+large pour y conduire par la main une femme choisie;
+à vous tous vaillants soldats du travail et du
+sacrifice!</p>
+
+<p>A vous enfin, quels que soient votre titre et votre
+nom, qui aimez ce qui est beau, qui avez pitié
+de ce qui souffre, et qui marchez dans le monde
+comme la vierge symbolique de Byzance, les deux
+bras ouverts au genre humain!</p>
+
+<p>... Ici je suis subitement interrompu par des
+pépiements toujours plus nombreux et plus élevés.
+Je regarde autour de moi... ma fenêtre est entourée
+de moineaux qui picorent les miettes de pain
+que, dans ma méditation distraite, je viens d'égrener
+sur le toit.</p>
+
+<p>A cette vue, un éclair de lumière traverse mon
+c&oelig;ur attristé. Je me trompais, tout à l'heure, en
+me plaignant de n'avoir rien à donner; grâce à
+moi, les moineaux du quartier auront leurs étrennes!</p>
+
+<p><i>Midi.</i> On frappe à ma porte; une pauvre fille
+entre et me salue par mon nom. Je ne la reconnais
+point au premier abord; mais elle me regarde, sourit...
+Ah! c'est Paulette!... Mais depuis près d'une
+année que je ne l'avais vue, Paulette n'est plus la
+même: l'autre jour c'était une enfant, aujourd'hui
+c'est presque une jeune fille.</p>
+
+<p>Paulette est maigre, pâle, misérablement vêtue;
+mais c'est toujours le même &oelig;il bien ouvert et regardant
+droit devant lui, la même bouche souriant
+à chaque mot, comme pour solliciter votre amitié,
+la même voix un peu timide et pourtant caressante.
+Paulette n'est point jolie, elle passe même
+pour laide: moi je la trouve charmante.</p>
+
+<p>Peut-être n'est-ce point à cause de ce qu'elle
+est, mais à cause de moi. Paulette m'apparaît à travers
+un de mes meilleurs souvenirs.</p>
+
+<p>C'était le soir d'une fête publique. Les illuminations
+faisaient courir leurs cordons de feu le long
+de nos monuments; mille banderoles flottaient aux
+vents de la nuit; les feux d'artifice venaient d'allumer
+leurs gerbes de flammes au milieu du Champ-de-Mars.
+Tout à coup, une de ces inexplicables terreurs
+qui frappent de folie les multitudes s'abat
+sur les rangs pressés; on crie, on se précipite; les
+plus faibles trébuchent, et la foule égarée les écrase
+sous ses pieds convulsifs. Échappé par miracle à la
+mêlée, j'allais m'éloigner, lorsque les cris d'un enfant
+près de périr me retiennent; je rentre dans
+ce chaos humain, et après des efforts inouïs, j'en
+retire Paulette au péril de ma vie.</p>
+
+<p>Il y a deux ans de cela; depuis, je n'avais revu
+la petite qu'à de longs intervalles, et je l'avais presque
+oubliée; mais Paulette a la mémoire des bons
+c&oelig;urs; elle vient, au renouvellement de l'année,
+m'offrir ses souhaits de bonheur. Elle m'apporte,
+en outre, un plant de violettes en fleurs; elle-même
+l'a mis en terre et cultivé; c'est un bien qui lui appartient
+tout entier, car il a été conquis par ses
+soins, sa volonté et sa patience.</p>
+
+<p>Le violier<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a> a fleuri dans un vase grossier, et
+Paulette, qui est cartonnière, l'a enveloppé d'un
+<i>cache-pot</i> en papier verni, embelli d'arabesques.
+Les ornements pourraient être de meilleur goût,
+mais on y sent la bonne volonté attentive.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a>
+<a href="#FNanchor_1">
+<span class="label">[1]</span></a> Violier commun. On appelle aussi violier la giroflée.</p>
+</div>
+<p>Ce présent inattendu, la rougeur modeste de la
+petite fille et son compliment balbutié dissipent,
+comme un rayon de soleil, l'espèce de brouillard
+qui m'enveloppait le c&oelig;ur; mes idées passent brusquement
+des teintes plombées du soir aux teintes
+les plus roses de l'aurore; je fais asseoir Paulette et
+je l'interroge gaiement.</p>
+
+<p>La petite répond d'abord par des monosyllabes;
+mais bientôt les rôles sont renversés, et c'est moi qui
+entrecoupe de courtes interjections ses longues confidences.
+La pauvre enfant mène une vie difficile.
+Orpheline depuis longtemps, elle est restée, avec
+son frère et sa s&oelig;ur, à la charge d'une vieille grand'mère
+qui les a <i>élevés de misère</i>, comme elle a coutume
+de le dire. Cependant Paulette l'aide maintenant
+dans la confection des cartonnages, sa petite
+s&oelig;ur Perrine commence à coudre, et Henri est
+apprenti dans une imprimerie. Tout irait bien sans
+les pertes et sans les chômages, sans les habits qui
+s'usent, sans les appétits qui grandissent, sans l'hiver
+qui oblige à acheter son soleil! Paulette se plaint
+de ce que la chandelle dure trop peu et de ce que le
+bois coûte trop cher. La cheminée de leur mansarde
+est si grande qu'une falourde y produit l'effet
+d'une allumette; elle est si près du toit que le
+vent y renvoie la pluie et qu'on y gèle sur l'âtre en
+hiver: aussi y ont-ils renoncé. Tout se borne désormais
+à un réchaud de terre sur lequel cuit le repas.
+La grand'mère avait bien parlé d'un poêle marchandé
+chez le revendeur du rez-de-chaussée;
+mais celui-ci en a voulu sept francs, et les temps
+sont trop difficiles pour une pareille dépense; la
+famille s'est, en conséquence, résignée à avoir froid
+par économie!</p>
+
+<p>A mesure que Paulette parle, je sens que je sors
+de plus en plus de mon abattement chagrin. Les
+premières révélations de la petite cartonnière ont
+fait naître en moi un désir qui est bientôt devenu un
+projet. Je l'interroge sur ses occupations de la journée,
+et elle m'apprend qu'en me quittant elle doit
+visiter, avec son frère, sa s&oelig;ur et sa grand'mère,
+les différentes pratiques auxquelles ils doivent leur
+travail. Mon plan est aussitôt arrêté: j'annonce à
+l'enfant que j'irai la voir dans la soirée, et je la congédie
+en la remerciant de nouveau.</p>
+
+<p>Le violier a été posé sur la fenêtre ouverte, où
+un rayon de soleil lui souhaite la bienvenue; les
+oiseaux gazouillent à l'entour, l'horizon s'est
+éclairci, et le jour, qui s'annonçait si triste, est devenu
+radieux. Je parcours ma chambre en chantant,
+je m'habille à la hâte, je sors.</p>
+
+<p><i>Trois heures.</i> Tout est convenu avec mon voisin
+le fumiste: il répare le vieux poêle que j'avais
+remplacé, et me répond de le rendre tout neuf. A
+cinq heures, nous devons partir pour le poser chez
+la grand'mère de Paulette.</p>
+
+<p><i>Minuit.</i> Tout s'est bien passé. A l'heure dite,
+j'étais chez la vieille cartonnière encore absente.
+Mon Piémontais a dressé le poêle tandis que j'arrangeais,
+dans la grande cheminée, une douzaine
+de bûches empruntées à ma provision d'hiver. J'en
+serai quitte pour m'échauffer en me promenant,
+ou pour me coucher plus tôt.</p>
+
+<p>A chaque pas qui retentit dans l'escalier j'ai un
+battement de c&oelig;ur; je tremble que l'on ne m'interrompe
+dans mes préparatifs et que l'on ne gâte
+ainsi ma surprise. Mais non, voilà que tout est en
+place: le poêle allumé ronfle doucement, la petite
+lampe brille sur la table et la burette d'huile a pris
+place sur l'étagère. Le fumiste est reparti. Cette
+fois ma crainte qu'on n'arrive s'est transformée en
+impatience de ce qu'on n'arrive pas. Enfin, j'entends
+la voix des enfants; les voici qui poussent
+la porte et qui se précipitent... Mais tous s'arrêtent
+avec des cris d'étonnement.</p>
+
+<p>A la vue de la lampe, du poêle et du visiteur
+qui se tient comme un magicien au milieu de ces
+merveilles, ils reculent presque effrayés. Paulette
+est la première à comprendre; l'arrivée de la
+grand'mère, qui a monté moins vite, achève l'explication.&mdash;Attendrissement,
+transports de joie,
+remercîments!</p>
+
+<p>Mais les surprises ne sont point finies. La jeune
+s&oelig;ur ouvre le four et découvre des marrons qui
+achèvent de griller; la grand'mère vient de mettre
+la main sur les bouteilles de cidre qui garnissent le
+buffet, et je retire du panier que j'ai caché une langue
+fourrée, un coin de beurre et des pains frais.</p>
+
+<p>Cette fois l'étonnement devient de l'admiration;
+la petite famille n'a jamais assisté à un pareil festin!
+On met le couvert, on s'asseoit, on mange; c'est
+fête complète pour tous, et chacun y contribue
+pour sa part. Je n'avais apporté que le souper; la
+cartonnière et ses enfants fournissent la joie.</p>
+
+<p>Que d'éclats de rire sans motifs! quelle confusion
+de demandes qui n'attendent point les réponses,
+de réponses qui ne correspondent à aucune
+demande! La vieille femme elle-même partage la
+folle gaieté des petits! J'ai toujours été frappé de
+la facilité avec laquelle le pauvre oubliait sa misère.
+Accoutumé à vivre du présent, il profite du
+plaisir dès qu'il se présente. Le riche, blasé par
+l'usage, se laisse gagner plus difficilement; il lui
+faut le temps et toutes ses aises pour consentir à
+être heureux.</p>
+
+<p>La soirée s'est passée comme un instant. La
+vieille femme m'a raconté sa vie, tantôt souriant,
+tantôt essuyant une larme. Perrine a chanté une
+ronde d'autrefois avec sa voix fraîche et enfantine.
+Henri, qui apporte des épreuves aux écrivains
+célèbres de l'époque, nous a dit ce qu'il en savait.
+Enfin, il a fallu se séparer, non sans de nouveaux
+remercîments de la part de l'heureuse famille.</p>
+
+<p>Je suis revenu à petits pas, savourant à plein
+c&oelig;ur les purs souvenirs de cette soirée. Elle
+a été pour moi une grande consolation et un grand
+enseignement. Maintenant les années peuvent se
+renouveler; je sais que nul n'est assez malheureux
+pour n'avoir rien à recevoir, ni rien à donner.</p>
+
+<p>Comme je rentrais, j'ai rencontré le nouvel équipage
+de mon opulente voisine. Celle-ci, qui revient
+aussi de soirée, a franchi le marche-pied
+avec une impatience fébrile, et je l'ai entendue
+murmurer: <i>Enfin!</i></p>
+
+<p>En quittant la famille de Paulette, moi, j'avais
+dit: <i>Déjà!</i></p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch2">CHAPITRE II.</h2>
+
+<p class="d">LE CARNAVAL.
+</p>
+
+<p><i>20 février.</i> Quelle rumeur au dehors! Pourquoi
+ces cris d'appel et ces huées?... Ah! je me rappelle:
+nous sommes au dernier jour du carnaval;
+ce sont les masques qui passent.</p>
+
+<p>Le Christianisme n'a pu abolir les bacchanales
+des anciens temps, il en a changé le nom. Celui
+qu'il a donné à ces <i>jours libres</i> annonce la fin des
+banquets et le mois d'abstinence qui doit suivre.
+<i>Carn-à-val</i> signifie, mot à mot, <i>chair à bas</i>! C'est
+un adieu de quarante jours aux «benoîtes poulardes
+et gras jambons» tant célébrés par le chantre
+de Pantagruel. L'homme se prépare à la privation
+par la satiété, et achève de se damner avant de
+commencer à faire pénitence.</p>
+
+<p>Pourquoi, à toutes les époques et chez tous les
+peuples, retrouvons-nous quelqu'une de ces fêtes
+folles? Faut-il croire que, pour les hommes, la
+raison est un effort dont les plus faibles ont besoin
+de se reposer par instants? Condamnés au silence
+d'après leur règle, les trappistes recouvrent une
+fois par mois la parole, et, ce jour-là, tous parlent
+en même temps, depuis le lever du soleil jusqu'à
+son coucher. Peut-être en est-il de même dans le
+monde. Obligés toute l'année à la décence, à l'ordre,
+au bon sens, nous nous dédommageons, pendant
+le carnaval, d'une longue contrainte. C'est
+une porte ouverte aux velléités incongrues jusqu'alors
+refoulées dans un coin de notre cerveau.
+Comme aux jours des saturnales, les esclaves
+deviennent pour un instant les maîtres, et tout est
+abandonné aux <i>folles de la maison</i>.</p>
+
+<p>Les cris redoublent dans le carrefour; les troupes
+de masques se multiplient, à pied, en voiture
+et à cheval. C'est à qui se donnera le plus de mouvement
+pour briller quelques heures, pour exciter
+la curiosité ou l'envie; puis, demain, tous reprennent,
+tristes et fatigués, l'habit et les tourments
+d'hier.</p>
+
+<p>Hélas! pensé-je avec dépit, chacun de nous
+ressemble à ces masques; trop souvent la vie
+entière n'est qu'un déplaisant carnaval.</p>
+
+<p>Et cependant l'homme a besoin de fêtes qui détendent
+son esprit, reposent son corps, épanouissent
+son âme. Ne peut-il donc les rencontrer en
+dehors des joies grossières? Les économistes cherchent
+depuis longtemps le meilleur emploi de
+l'activité du genre humain. Ah! si je pouvais seulement
+découvrir le meilleur emploi de ses loisirs!
+On ne manquera pas de lui trouver des labeurs;
+qui lui trouvera des délassements? Le travail
+fournit le pain de chaque jour; mais c'est la gaîté
+qui lui donne de la saveur. O philosophes! mettez-vous
+en quête du plaisir! trouvez-nous des divertissements
+sans brutalité, des jouissances sans
+égoïsme; inventez enfin un carnaval qui soit plaisant
+à tout le monde et qui ne fasse honte à personne.</p>
+
+<p><i>Trois heures.</i> Je viens de refermer ma fenêtre;
+j'ai ranimé mon feu. Puisque c'est fête pour tout
+le monde, je veux que ce le soit aussi pour moi.
+J'allume la petite lampe sur laquelle, aux grands
+jours, je prépare une tasse de ce café que le fils de
+ma portière a rapporté du Levant, et je cherche,
+dans ma bibliothèque, un de mes auteurs favoris.</p>
+
+<p>Voici d'abord l'amusant curé de Meudon;
+mais ses personnages parlent trop souvent le langage
+des halles;&mdash;Voltaire; mais en raillant
+toujours les hommes, il les décourage.&mdash;Molière;
+mais il vous empêche de rire à force de vous faire
+penser.&mdash;Lesage!... arrêtons-nous à lui. Profond
+plutôt que grave, il prêche la vertu en faisant rire
+des vices; si l'amertume est parfois dans l'inspiration,
+elle s'enveloppe toujours de gaîté; il voit les
+misères du monde sans le mépriser, et connaît ses
+lâchetés sans le haïr.</p>
+
+<p>Appelons ici tous les héros de son &oelig;uvre: Gil
+Blas, Fabrice, Sangrado, l'archevêque de Grenade,
+le duc de Lerme, Aurore, Scipion! Plaisantes ou
+gracieuses images, surgissez devant mes yeux,
+peuplez ma solitude, transportez-y, pour mon
+amusement, ce carnaval du monde dont vous êtes
+les masques brillants.</p>
+
+<p>Par malheur, au moment même où je fais cette
+invocation, je me rappelle une lettre à écrire qui ne
+peut être retardée. Un de mes voisins de mansarde
+est venu me la demander hier. C'est un
+petit vieillard allègre, qui n'a d'autre passion que
+les tableaux et les gravures. Il rentre presque tous
+les jours avec quelque carton, ou quelque toile, de
+peu de valeur sans doute; car je sais qu'il vit chétivement,
+et la lettre même que je dois rédiger pour
+lui prouve sa pauvreté. Son fils unique, marié
+en Angleterre, vient de mourir, et la veuve, restée
+sans ressources avec une vieille mère et un enfant,
+lui avait écrit pour demander asile. M. Antoine m'a
+prié d'abord de traduire la lettre, puis de répondre
+par un refus. J'avais promis cette réponse aujourd'hui;
+remplissons, avant tout, notre promesse.</p>
+
+<p>... La feuille de papier <i>Bath</i> est devant moi;
+j'ai trempé ma plume dans l'encrier, et je me
+gratte le front pour provoquer l'éruption des idées
+quand je m'aperçois que mon dictionnaire me
+manque. Or, un Parisien qui veut parler anglais
+sans dictionnaire ressemble au nourrisson dont on
+a détaché les lisières; le sol tremble sous lui, et il
+trébuche au premier pas. Je cours donc chez le
+relieur auquel a été confié mon Johnson; il demeure
+précisément sur le carré.</p>
+
+<p>La porte est entr'ouverte. J'entends de sourdes
+plaintes; j'entre sans frapper, et j'aperçois l'ouvrier
+devant le lit de son compagnon de chambrée;
+ce dernier a une fièvre violente et du délire.
+Pierre le regarde d'un air de mauvaise humeur
+embarrassée. J'apprends de lui que son <i>pays</i> n'a
+pu se lever le matin, et que, depuis, il s'est trouvé
+plus mal, d'heure en heure.</p>
+
+<p>Je demande si on a fait venir un médecin.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bien, oui! répond Pierre brusquement;
+faudrait avoir pour ça de l'argent de poche, et le
+<i>pays</i> n'a que des dettes pour économies.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous, dis-je un peu étonné, n'êtes-vous
+point son ami?</p>
+
+<p>&mdash;Minute! interrompt le relieur; ami comme
+le <i>limonier</i> est ami du <i>porteur</i>, à condition que chacun
+tirera la charrette pour son compte et mangera
+à part son picotin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne comptez point, pourtant, le laisser
+privé de soins?</p>
+
+<p>&mdash;Bah! il peut garder tout le lit jusqu'à demain,
+vu que je suis de bal.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le laissez seul?</p>
+
+<p>&mdash;Faudrait-il donc manquer une descente de
+Courtille parce que le <i>pays</i> a la tête brouillée? demande
+Pierre aigrement. J'ai rendez-vous avec les
+autres chez le père Desnoyers. Ceux qui ont mal au
+c&oelig;ur n'ont qu'à prendre de la réglisse; ma tisane,
+à moi, c'est le petit blanc.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, il dénoue un paquet dont il retire
+un costume de débardeur, et il procède à son
+travestissement.</p>
+
+<p>Je m'efforce en vain de le rappeler à des sentiments
+de confraternité pour le malheureux qui gémit
+là, près de lui; tout entier à l'espérance du
+plaisir qui l'attend, Pierre m'écoute avec impatience.
+Enfin, poussé à bout par cet égoïsme brutal,
+je passe des remontrances aux reproches; je
+le déclare responsable des suites que peut avoir,
+pour le malade, un pareil abandon.</p>
+
+<p>Cette fois, le relieur, qui va partir, s'arrête.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, tonnerre! que voulez-vous que je fasse?
+s'écrie-t-il, en frappant du pied: est-ce que je suis
+obligé de passer mon carnaval à faire chauffer des
+bains de pied, par hasard?</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes obligé de ne pas laisser mourir un
+camarade sans secours! lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il aille à l'hôpital alors!</p>
+
+<p>&mdash;Seul, comment le pourrait-il?</p>
+
+<p>Pierre fait un geste de résolution.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je vas le conduire, reprend-il; aussi
+bien, j'aurai plus tôt fait de m'en débarrasser...
+Allons, debout, <i>pays</i>!</p>
+
+<p>Il secoue son compagnon qui n'a point quitté ses
+vêtements. Je fais observer qu'il est trop faible
+pour marcher; mais le relieur n'écoute pas: il le
+force à se lever, l'entraîne en le soutenant, et arrive
+à la loge du portier qui court chercher un fiacre.</p>
+
+<p>J'y vois monter le malade presque évanoui avec le
+débardeur impatient, et tous deux partent, l'un
+pour mourir peut-être, l'autre pour dîner à la
+Courtille!</p>
+
+<p><i>Six heures.</i> Je suis allé frapper chez le voisin,
+qui m'a ouvert lui-même et auquel j'ai remis la
+lettre, enfin terminée et destinée à la veuve de son
+fils. M. Antoine m'a remercié avec effusion et m'a
+obligé à m'asseoir.</p>
+
+<p>C'était la première fois que j'entrais dans la mansarde
+du vieil amateur. Une tapisserie tachée par
+l'humidité, et dont les lambeaux pendent çà et là,
+un poêle éteint, un lit de sangle, deux chaises dépaillées
+en composent tout l'ameublement. Au fond,
+on aperçoit un grand nombre de cartons entassés
+et de toiles sans cadres retournées contre le mur.</p>
+
+<p>Au moment où je suis entré, le vieillard était à
+table, dînant avec quelques croûtes de pain dur
+qu'il trempait dans un verre d'eau sucrée. Il s'est
+aperçu que mon regard s'arrêtait sur ce menu d'anachorète,
+et il a un peu rougi.</p>
+
+<p>&mdash;Mon souper n'a rien qui vous tente, voisin!
+a-t-il dit en souriant.</p>
+
+<p>J'ai répondu que je le trouvais au moins bien
+philosophique pour un souper de carnaval. M. Antoine
+a hoché la tête et s'est remis à table.</p>
+
+<p>&mdash;Chacun fête les grands jours à sa manière,
+a-t-il repris en recommençant à plonger un croûton
+dans son verre. Il y a des gourmets de plusieurs
+genres, et tous les régals ne sont point destinés à
+flatter le palais; il en existe aussi pour les oreilles
+et pour les yeux.</p>
+
+<p>J'ai regardé involontairement autour de moi,
+comme si j'eusse cherché l'invisible festin qui pouvait
+le dédommager d'un pareil souper.</p>
+
+<p>Il m'a compris sans doute, car il s'est levé avec
+la lenteur magistrale d'un homme sûr de ce qu'il
+va faire; il a fouillé derrière plusieurs cadres, en
+a tiré une toile sur laquelle il a passé la main, et
+qu'il est venu placer silencieusement sous la lumière
+de la lampe.</p>
+
+<p>Elle représentait un beau vieillard qui, assis à
+table avec sa femme, sa fille et ses enfants, chante,
+accompagné par des musiciens qu'on aperçoit derrière.
+J'ai reconnu, au premier aspect, cette composition,
+que j'avais souvent admirée au Louvre, et
+j'ai déclaré que c'était une magnifique copie de Jordaens.</p>
+
+<p>&mdash;Une copie! s'est écrié M. Antoine; dites un
+original, voisin, et un original retouché par Rubens!
+Voyez plutôt la tête du vieillard, la robe de
+la jeune femme, et les accessoires. On pourrait
+compter les coups de pinceau de l'Hercule du coloris.
+Ce n'est point seulement un chef-d'&oelig;uvre,
+monsieur, c'est un trésor, une relique! La toile du
+Louvre passe pour une perle, celle-ci est un diamant.</p>
+
+<p>Et, l'appuyant au poêle de manière à la placer
+dans son meilleur jour, il s'est remis à tremper ses
+croûtes, sans quitter de l'&oelig;il le merveilleux tableau.
+On eût dit que sa vue leur communiquait
+une délicatesse inattendue: il les savourait lentement
+et vidait son verre à petits coups. Ses traits
+ridés s'étaient épanouis, ses narines se gonflaient;
+c'était bien, ainsi qu'il l'avait dit lui-même, <i>un festin
+du regard</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez que j'ai aussi ma fête, a-t-il repris,
+en branlant la tête d'un air de triomphe;
+d'autres vont courir les restaurants et les bals; moi,
+voici le plaisir que je me suis donné pour mon carnaval.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si cette toile est véritablement si précieuse,
+ai-je répondu, elle doit avoir un haut prix.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! a dit M. Antoine, d'un ton de nonchalance
+orgueilleuse, dans un bon temps et avec
+un bon amateur, cela peut valoir quelque chose
+comme vingt mille francs.</p>
+
+<p>J'ai fait un soubresaut en arrière.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous l'avez acheté? me suis-je écrié.</p>
+
+<p>&mdash;Pour rien, a-t-il répondu, en baissant la voix;
+ces brocanteurs sont des ânes: le mien a pris ceci
+pour une copie d'élève... il me l'a laissé à cinquante
+louis payés comptant! ce matin, je les lui
+ai apportés, et maintenant il voudrait en vain se
+dédire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce matin! ai-je répété, en reportant involontairement
+mes regards sur la lettre de refus que
+M. Antoine m'avait fait écrire à la veuve de son fils,
+et qui était encore sur la petite table.</p>
+
+<p>Il n'a point pris garde à mon exclamation, et a
+continué à contempler l'&oelig;uvre de Jordaens, dans
+une sorte d'extase.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle science de clair-obscur! murmurait-il
+en grignotant sa dernière croûte avec délices; quel
+relief! quel feu! Où trouve-t-on cette transparence
+de teintes, cette magie de reflets, cette force, ce
+naturel?</p>
+
+<p>Et comme je l'écoutais immobile, il a pris mon
+étonnement pour de l'admiration, et il m'a frappé
+sur l'épaule:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes ébloui! s'est-il écrié avec gaieté,
+vous ne vous attendiez pas à un pareil trésor! Que
+dites-vous de mon marché?</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, ai-je répliqué sérieusement; mais je
+crois que vous auriez pu le faire meilleur.</p>
+
+<p>M. Antoine a dressé la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela? s'est-il écrié; me croiriez-vous
+homme à me tromper sur le mérite d'une
+peinture ou sur sa valeur?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne doute ni de votre goût, ni de votre
+science; mais je ne puis m'empêcher de penser que
+pour le prix de la toile qui vous représente ce repas
+de famille, vous auriez pu avoir...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;La famille elle-même, monsieur.</p>
+
+<p>Le vieil amateur m'a jeté un regard, non de colère,
+mais de dédain. Evidemment je venais de me
+révéler à lui pour un barbare incapable de comprendre
+les arts et indigne d'en jouir. Il s'est levé
+sans répondre, il a repris brusquement le Jordaens,
+et il est allé le reporter dans sa cachette derrière les
+cartons.</p>
+
+<p>C'était une manière de me congédier; j'ai salué
+et je suis sorti.</p>
+
+<p><i>Sept heures.</i> Rentré chez moi, je trouve mon eau
+qui bout sur ma petite lampe; je me mets à moudre
+le moka et je dispose ma cafetière.</p>
+
+<p>La préparation de son café est, pour un solitaire,
+l'opération domestique la plus délicate et la plus
+attrayante; c'est le <i>grand &oelig;uvre</i> des ménages de
+garçon.</p>
+
+<p>Le café tient, pour ainsi dire, le milieu entre la
+nourriture corporelle et la nourriture spirituelle. Il
+agit agréablement, tout à la fois, sur les sens et
+sur la pensée. Son arome seul donne à l'esprit je ne
+sais quelle activité joyeuse; c'est un génie qui prête
+ses ailes à notre fantaisie et l'emporte au pays des
+<i>Mille et une Nuits</i>. Quand je suis plongé dans mon
+vieux fauteuil, les pieds en espalier devant un
+feu flambant, l'oreille caressée par le gazouillement
+de la cafetière qui semble causer avec mes
+chenets, l'odorat doucement excité par les effluves
+de la fève arabique, et les yeux à demi-voilés sous
+mon bonnet rabattu, il me semble souvent que
+chaque flocon de la vapeur odorante prend une
+forme distincte: j'y vois tour à tour, comme dans
+les mirages du désert, les différentes images dont
+mes souhaits voudraient faire des réalités.</p>
+
+<p>D'abord la vapeur grandit, se colore, et j'aperçois
+une maisonnette au penchant d'une colline.
+Derrière s'étend un jardin enclos d'aubépines, et
+que traverse un ruisseau aux bords duquel j'entends
+bourdonner les ruches.</p>
+
+<p>Puis le paysage grandit encore. Voici des champs
+plantés de pommiers où je distingue une charrue
+attelée qui attend son maître. Plus loin, au coin
+du bois qui retentit des coups de la cognée, je
+reconnais la hutte du sabotier, recouverte de
+gazon et de copeaux.</p>
+
+<p>Et au milieu de tous ces tableaux rustiques, il
+me semble voir comme une représentation de
+moi-même qui flotte et qui passe! C'est mon fantôme
+qui se promène dans mon rêve.</p>
+
+<p>Les bouillonnements de l'eau près de déborder
+m'obligent à interrompre cette méditation pour
+remplir la cafetière. Je me souviens alors qu'il ne
+me reste plus de crème; je décroche ma boîte de
+fer-blanc et je descends chez la laitière.</p>
+
+<p>La mère Denis est une robuste paysanne venue
+toute jeune de Savoie et qui, contrairement aux
+habitudes de ses compatriotes, n'est point retournée
+au pays. Elle n'a ni mari, ni enfant, malgré
+le titre qu'on lui donne; mais sa bonté, toujours
+en éveil, lui a mérité ce nom de <i>mère</i>. Vaillante
+créature abandonnée dans la mêlée humaine, elle
+s'y est fait son humble place en travaillant, en chantant,
+en secourant, et laissant faire le reste à Dieu.</p>
+
+<p>Dès la porte de la laitière, j'entends de longs
+éclats de rire. Dans un des coins de la boutique,
+trois enfants sont assis par terre. Ils portent le costume
+enfumé des petits Savoyards et tiennent à
+la main de longues tartines de fromage blanc. Le
+plus jeune s'en est barbouillé jusqu'aux yeux, et
+c'est là le motif de leur gaieté.</p>
+
+<p>La mère Denis me les montre.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-moi ces innocents, comme ça se régale!
+dit-elle en passant la main sur la tête du petit
+gourmand.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'avait pas déjeuné, fait observer son camarade
+pour l'excuser.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre créature! dit la laitière; ça est abandonné
+sans défense sur le pavé de la grande ville
+où ça n'a plus d'autre père que le bon Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est pourquoi vous leur servez de mère?
+ai-je répliqué doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je fais est bien peu, a dit la mère Denis,
+en me mesurant mon lait; mais tous les jours
+j'en ramasse quelques-uns dans la rue pour qu'ils
+mangent une fois à leur faim. Chers enfants! leurs
+mères me revaudront ça en paradis... Sans compter
+qu'ils me rappellent la montagne! quand ils
+chantent leur chanson et qu'ils dansent, il me
+semble toujours que je revois notre grand-père!</p>
+
+<p>Ici les yeux de la paysanne sont devenus humides.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi vous êtes payée par vos souvenirs du
+bien que vous leur faites? ai-je repris.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, a-t-elle dit, et aussi par leur joie!
+Les ris de ces petits, monsieur, c'est comme un
+chant d'oiseau, ça vous donne de la gaieté et du
+courage pour vivre.</p>
+
+<p>Tout en parlant, elle a coupé de nouvelles tartines,
+et y a joint des pommes avec une poignée de
+noix.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, les chérubins, s'est-elle écriée, mettez-moi
+ça dans vos poches pour demain.</p>
+
+<p>Puis, se tournant de mon côté:</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui je me ruine, a-t-elle ajouté;
+mais faut bien faire son carnaval.</p>
+
+<p>Je m'en suis allé sans rien dire; j'étais trop touché.</p>
+
+<p>Enfin je l'avais découvert, le véritable plaisir.
+Après avoir vu l'égoïsme de la sensualité et de la
+pure intelligence, je trouvais le joyeux dévouement
+de la bonté! Pierre, M. Antoine et la mère
+Denis avaient fait chacun leur carnaval; mais
+pour les deux premiers ce n'était que la fête des
+sens ou de l'esprit, tandis que pour la troisième
+c'était la fête du c&oelig;ur!</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch3">CHAPITRE III.</h2>
+
+<p class="d">CE QU'ON APPREND EN REGARDANT PAR SA FENÊTRE.</p>
+
+<p><i>3 mars.</i>&mdash;Un poëte a dit que la vie était le rêve
+d'une ombre: il eût mieux fait de la comparer à
+une nuit de fièvre! Quelles alternatives d'agitations
+et de sommeil! que de malaises, de sursauts,
+de soifs renaissantes! quel chaos d'images douloureuses
+ou confuses! Toujours entre le repos et
+la veille, on cherche en vain le calme, et l'on s'arrête
+au bord de l'activité. Les deux tiers de l'existence
+humaine se consument à hésiter, et le dernier
+tiers à s'en repentir.</p>
+
+<p>Quand je dis <i>l'existence humaine</i>, il faut entendre
+la mienne! Nous sommes ainsi faits que chacun
+de nous se regarde comme le miroir de la société;
+ce qui se passe dans notre c&oelig;ur nous paraît infailliblement
+l'histoire de l'univers. Tous les hommes
+ressemblent à l'ivrogne qui annonce un tremblement
+de terre, parce qu'il se sent chanceler.</p>
+
+<p>Et pourquoi suis-je incertain et inquiet, moi,
+pauvre journalier du monde, qui remplis dans un
+coin ma tâche obscure, et dont on utilise l'&oelig;uvre
+sans prendre garde à l'ouvrier? Je veux vous le
+dire à vous, ami invisible, pour qui ces lignes
+sont écrites; frère inconnu que les solitaires appellent
+dans leurs angoisses, confident idéal auquel
+s'adressent tous les monologues, et qui n'êtes que
+le fantôme de notre propre conscience.</p>
+
+<p>Un grand événement est survenu dans ma vie!
+Au milieu de la route monotone que je parcourais
+tranquillement et sans y penser, un carrefour
+vient tout à coup de s'ouvrir. Deux chemins se
+présentent entre lesquels je dois choisir. L'un n'est
+que la continuation de celui que j'ai suivi jusqu'à
+ce jour; l'autre, plus large, montre de merveilleuses
+perspectives. Sur le premier, rien à craindre,
+mais aussi peu à espérer; sur l'autre, les grands
+périls et les opulentes réussites! Il s'agit, en un
+mot, de savoir si j'abandonnerai le modeste bureau
+dans lequel je devais mourir pour une de ces
+entreprises hardies où le hasard seul est caissier!</p>
+
+<p>Depuis hier je me consulte, je compare, et reste
+indécis.</p>
+
+<p>D'où me viendra la lumière, qui me conseillera?</p>
+
+<p><i>Dimanche 4.</i>&mdash;Voici le soleil qui sort des brumes
+de l'hiver; le printemps annonce son approche;
+une brise amollie glisse sur les toits, et
+mon violier recommence à fleurir!</p>
+
+<p>Nous touchons à cette douce saison des <i>reverdies</i>,
+tant célébrée par les poëtes sensitifs du seizième
+siècle:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="verse">C'est à ce joly moys de may</div>
+ <div class="verse">Que toute chose renouvelle,</div>
+ <div class="verse">Et que je vous présentay, belle,</div>
+ <div class="verse">Entièrement le c&oelig;ur de moy.</div>
+</div>
+
+<p>Le gazouillement des moineaux m'appelle; ils
+réclament les miettes que je sème pour eux chaque
+matin. J'ouvre ma fenêtre, et la perspective
+des toits m'apparaît dans toute sa splendeur.</p>
+
+<p>Celui qui n'a habité que les premiers étages ne
+soupçonne point la variété pittoresque d'un pareil
+horizon. Il n'a jamais contemplé cet entrelacement
+de sommets que la tuile colore; il n'a point
+suivi du regard ces vallées de gouttières où ondulent
+les frais jardins de la mansarde, ces grandes
+ombres que le soir étend sur les pentes ardoisées,
+et ce scintillement des vitrages qu'incendie le soleil
+couchant! Il n'a point étudié la flore de ces
+Alpes civilisées que tapissent les lichens et les
+mousses; il ne connaît point les mille habitants
+qui le peuplent, depuis l'insecte microscopique jusqu'au
+chat domestique, ce renard des toits,
+toujours en quête ou à l'affût; il n'a point assisté
+enfin à ces mille aspects du ciel brumeux ou serein;
+à ces mille effets de lumières, qui font de
+ces hautes régions un théâtre aux décorations
+toujours changeantes! Que de fois mes jours de
+repos se sont écoulés à contempler ce merveilleux
+spectacle, à en découvrir les épisodes sombres ou
+charmants, à chercher, enfin, dans ce monde inconnu,
+les <i>impressions de voyage</i> que les touristes
+opulents cherchent plus bas!</p>
+
+<p><i>Neuf heures.</i> Mais pourquoi donc mes voisins
+ailés n'ont-ils point encore picoré les miettes que
+je leur ai éparpillées devant ma croisée? Je les
+vois s'envoler, revenir, se percher au faîtage des
+fenêtres, et pépier en regardant le festin qu'ils
+sont habituellement si prompts à dévorer! Ce n'est
+point ma présence qui peut les effrayer; je les ai
+accoutumés à manger dans ma main. D'où vient
+alors cette irrésolution craintive? J'ai beau regarder,
+le toit est libre, les croisées voisines sont fermées.
+J'émiette le pain qui reste de mon déjeuner,
+afin de les attirer par un plus large banquet....
+Leurs pépiements redoublent; ils penchent la tête;
+les plus hardis viennent voler au-dessus, mais
+sans oser s'arrêter.</p>
+
+<p>Allons, mes moineaux sont victimes de quelqu'une
+de ces sottes terreurs qui font baisser les
+fonds à la Bourse! Décidément les oiseaux ne sont
+pas plus raisonnables que les hommes!</p>
+
+<p>J'allais fermer ma fenêtre sur cette réflexion,
+quand j'aperçois tout à coup, dans l'espace lumineux
+qui s'étend à droite, l'ombre de deux oreilles
+qui se dressent, puis une griffe qui s'avance, puis
+la tête d'un chat tigré qui se montre à l'angle de
+la gouttière. Le drôle était là en embuscade, espérant
+que les miettes lui amèneraient du gibier.</p>
+
+<p>Et moi qui accusais la couardise de mes hôtes!
+J'étais sûr qu'aucun danger ne les menaçait! je
+croyais avoir bien regardé partout! je n'avais
+oublié que le coin derrière moi!</p>
+
+<p>Dans la vie comme sur les toits, que de
+malheurs arrivent pour avoir oublié un seul
+coin!</p>
+
+<p><i>Dix heures.</i> Je ne puis quitter ma croisée; pendant
+si longtemps la pluie et le froid l'ont tenue
+fermée, que j'ai besoin de reconnaître longuement
+tous les alentours, d'en reprendre possession. Mon
+regard fouille successivement tous les points de
+cet horizon confus, glissant ou s'arrêtant selon la
+rencontre.</p>
+
+<p>Ah! voici des fenêtres sur lesquelles il aimait à
+se reposer autrefois; ce sont celles de deux voisines
+lointaines dont les habitudes différentes l'avaient
+depuis longtemps frappé.</p>
+
+<p>L'une est une pauvre ouvrière levée avant le
+jour, et dont la silhouette se dessine, bien avant
+dans la soirée, derrière son petit rideau de mousseline;
+l'autre est une jeune artiste qui fait arriver,
+par instants, jusqu'à ma mansarde ses vocalisations
+capricieuses. Quand leurs fenêtres s'ouvrent,
+celle de l'ouvrière ne laisse voir qu'un modeste
+ménage, tandis que l'autre montre un élégant
+intérieur; mais aujourd'hui une foule de marchands
+s'y pressent; on détend les draperies de
+soie, on emporte les meubles, et je me rappelle
+maintenant que la jeune artiste a passé ce matin
+sous ma fenêtre enveloppée dans un voile et marchant
+de ce pas précipité qui annonce quelque
+trouble intérieur! Ah! je devine tout! ses ressources
+se sont épuisées dans d'élégants caprices
+ou auront été emportées par quelque désastre
+inattendu, et maintenant la voilà tombée du luxe
+à l'indigence! Tandis que la chambrette de l'ouvrière,
+entretenue par l'ordre et le travail, s'est
+modestement embellie, celle de l'artiste est devenue
+la proie des revendeurs. L'une a brillé un instant,
+portée par le flot de la prospérité; l'autre
+côtoie à petits pas, mais sûrement, sa médiocrité
+laborieuse.</p>
+
+<p>Hélas! n'y a-t-il point ici pour tous une leçon?
+Est-ce bien dans ces hasardeux essais, au bout
+desquels se rencontre l'opulence ou la ruine, que
+l'homme sage doit engager les années de force et
+de volonté? Faut-il considérer la vie comme une
+tâche continue qui apporte à chaque jour son salaire,
+où comme un jeu qui décide de notre avenir
+en quelques coups? Pourquoi chercher le danger
+des chances extrêmes? dans quel but courir
+à la richesse par les périlleux chemins? Est-il
+bien sûr que le bonheur soit le prix des éclatantes
+réussites plutôt que d'une pauvreté sagement acceptée!
+Ah! si les hommes savaient quelle petite
+place il faut pour loger la joie, et combien peu son
+logement coûte à meubler.</p>
+
+<p><i>Midi.</i> Je me suis longtemps promené dans la
+longueur de ma mansarde, les bras croisés, la tête
+sur la poitrine! Le doute grandit en moi comme
+une ombre qui envahit de plus en plus l'espace
+éclairé. Mes craintes augmentent; l'incertitude
+me devient à chaque instant plus douloureuse! il
+faut que je me décide aujourd'hui, avant ce soir!
+j'ai dans ma main les dés de mon avenir et je
+tremble de les interroger.</p>
+
+<p><i>Trois heures.</i> Le ciel s'est assombri, un vent froid
+commence à venir du couchant; toutes les fenêtres
+qui s'étaient ouvertes aux rayons d'un beau
+jour, ont été refermées. De l'autre côté de la rue
+seulement, le locataire du dernier étage n'a point
+encore quitté son balcon.</p>
+
+<p>On reconnaît le militaire à sa démarche cadencée,
+à sa moustache grise et au ruban qui orne sa
+boutonnière; on le devinerait à ses soins attentifs
+pour le petit jardin qui décore sa galerie aérienne;
+car il y a deux choses particulièrement aimées de
+tous les vieux soldats, les fleurs et les enfants!
+Longtemps obligés de regarder la terre comme un
+champ de bataille, et sevrés des paisibles plaisirs
+d'un sort abrité, ils semblent commencer la vie à
+l'âge où les autres la finissent. Les goûts des premières
+années, arrêtés chez eux par les rudes devoirs
+de la guerre refleurissent, tout à coup, sous
+leurs cheveux blancs; c'est comme une épargne
+de jeunesse dont ils touchent tardivement les
+arrérages. Puis, condamnés si longtemps à détruire,
+ils trouvent peut-être une secrète joie à
+créer et à voir renaître. Agents de la violence inflexible,
+ils se laissent plus facilement charmer
+par la faiblesse gracieuse! Pour ces vieux ouvriers
+de la mort, protéger les frêles germes de la vie a
+tout l'attrait de la nouveauté.</p>
+
+<p>Aussi le vent froid n'a pu chasser mon voisin de
+son balcon. Il laboure le terrain de ses caisses vertes;
+il y sème, avec soin, les graines de capucine
+écarlate, de volubilis et de pois de senteur. Désormais
+il viendra tous les jours épier leur germination,
+défendre les pousses naissantes contre l'herbe
+parasite ou l'insecte, disposer les fils conducteurs
+pour les tiges grimpantes, leur distribuer avec
+précaution l'eau et la chaleur!</p>
+
+<p>Que de peines pour amener à bien cette moisson!
+Combien de fois je le verrai braver pour elle,
+comme aujourd'hui, le froid ou le chaud, la bise
+ou le soleil! Mais aussi, aux jours les plus ardents
+de l'été, quand une poussière enflammée tourbillonnera
+dans nos rues, quand l'&oelig;il, ébloui par
+l'éclat du plâtre, ne saura où se reposer, et que
+les tuiles échauffées nous brûleront de leurs rayonnements,
+le vieux soldat, assis sous sa tonnelle,
+n'apercevra autour de lui que verdure ou que
+fleurs, et respirera la brise rafraîchie par un ombrage
+parfumé. Ses soins assidus seront enfin récompensés.</p>
+
+<p>Pour jouir de la fleur, il faut semer la graine et
+cultiver le bourgeon.</p>
+
+<p><i>Quatre heures.</i> Le nuage qui se formait depuis
+longtemps à l'horizon a pris des teintes plus sombres;
+le tonnerre gronde sourdement, la nue se
+déchire! les promeneurs surpris s'enfuient de
+toutes parts avec des rires et des cris.</p>
+
+<p>Je me suis toujours singulièrement amusé de
+ces «sauve qui peut» amenés par un subit orage.
+Il semble alors que chacun, surpris à l'improviste,
+perde le caractère factice que lui a fait le monde ou
+l'habitude pour trahir sa véritable nature.</p>
+
+<p>Voyez plutôt ce gros homme à la démarche
+délibérée, qui, oubliant tout à coup son insouciance
+de commande, court comme un écolier!
+c'est un bourgeois économe qui se donne des airs
+de dissipateur, et qui tremble de gâter son chapeau.</p>
+
+<p>Là-bas, au contraire, cette jolie dame, dont l'allure
+est si modeste et la toilette si soignée, ralentit
+le pas sous l'orage qui redouble! Elle semble
+trouver plaisir à le braver, et ne songe point à
+son camail de velours moucheté par la grêle!
+C'est évidemment une lionne déguisée en brebis.</p>
+
+<p>Ici un jeune homme qui passait s'est arrêté
+pour recevoir dans sa main quelques-uns des
+grains congelés qu'il examine. A voir, tout à
+l'heure, son pas rapide et affairé, vous l'auriez pris
+pour un commis en recouvrement, tandis que
+c'est un jeune savant qui étudie les effets de l'électricité.</p>
+
+<p>Et ces enfants qui rompent leurs rangs pour
+courir après les raffales de la giboulée; ces jeunes
+filles, tout à l'heure les yeux baissés, qui s'enfuient
+maintenant avec des éclats de rire; ces gardes
+nationaux qui renoncent à l'attitude martiale
+de leurs jours de service pour se réfugier sous un
+porche! L'orage a fait toutes ces métamorphoses.</p>
+
+<p>Le voilà qui redouble! Les plus impassibles
+sont forcés de chercher un abri. Je vois tout le
+monde se précipiter vers la boutique placée en
+face de ma fenêtre, et qu'un écriteau annonce <i>à
+louer</i>. C'est la quatrième fois depuis quelques mois.
+Il y a un an que toute l'adresse du menuisier et
+toutes les coquetteries du peintre avaient été employées
+à l'embellir; mais l'abandon des locataires
+successifs a déjà effacé leur travail; la boue
+déshonore les moulures de sa façade; des affiches
+de ventes au rabais salissent les arabesques de sa
+devanture. A chaque nouveau locataire, l'élégant
+magasin a perdu quelque chose de son luxe. Le
+voilà vide et livré aux passants! Que de destinées
+qui lui ressemblent, et ne changent de maître,
+comme lui, que pour courir plus vite à la ruine!»</p>
+
+<p>Cette dernière réflexion m'a frappé: depuis ce
+matin, tout semble prendre une voix pour me
+donner le même avertissement. Tout me crie:&mdash;Prends
+garde! contente-toi de ton heureuse pauvreté;
+les joies demandent à être cultivées avec
+suite; n'abandonne pas tes anciens patrons pour
+te donner à des inconnus!</p>
+
+<p>Sont-ce les faits qui parlent ainsi, ou l'avertissement
+vient-il du dedans? N'est-ce point moi-même
+qui donne ce langage à tout ce qui m'entoure? Le
+monde n'est qu'un instrument auquel notre volonté
+prête un accent! Mais qu'importe si la leçon
+est sage? La voix qui parle tout bas dans notre
+sein est toujours une voix amie, car elle nous
+révèle ce que nous sommes, c'est-à-dire ce que
+nous pouvons. La mauvaise conduite résulte, le
+plus souvent, d'une erreur de vocation. S'il y a
+tant de sots et de méchants, c'est que la plupart
+des hommes se méconnaissent eux-mêmes. La
+question n'est pas de savoir ce qui nous convient,
+mais ce à quoi nous convenons!</p>
+
+<p>Qu'irai-je faire, moi, au milieu de ces hardis
+aventuriers de la finance! Pauvre moineau né
+sous les toits, je craindrais toujours l'ennemi qui
+se cache dans le coin obscur; prudent travailleur,
+je penserais au luxe de la voisine si subitement
+évanoui; observateur timide, je me rappellerais
+les fleurs lentement élevées par le vieux soldat, ou
+la boutique dévastée pour avoir changé de maîtres!
+Loin de moi les festins au-dessus desquels
+pendent des épées de Damoclès! Je suis un rat des
+champs; je veux manger mes noix et mon lard assaisonnés
+par la sécurité.</p>
+
+<p>Et pourquoi cet insatiable besoin d'enrichissement?
+Boit-on davantage parce qu'on boit dans
+un plus grand verre? D'où vient cette horreur de
+tous les hommes pour la médiocrité, cette féconde
+mère du repos et de la liberté? Ah! c'est là surtout
+le mal que devraient prévenir l'éducation publique
+et l'éducation privée. Lui guéri, combien de
+trahisons évitées, que de lâchetés de moins, quelle
+chaîne de désordres et de crimes à jamais rompue.
+On donne des prix à la charité, au sacrifice; donnez-en
+surtout à la modération, car c'est la grande
+vertu des sociétés! Quand elle ne crée pas les autres,
+elle en tient lieu.</p>
+
+<p><i>Six heures.</i> J'ai écrit aux fondateurs de la nouvelle
+entreprise une lettre de remercîment et de refus!
+Cette résolution m'a rendu la tranquillité.
+Comme le savetier, j'avais cessé de chanter depuis
+que je logeais cette opulente espérance; la voilà
+partie, et la joie est revenue!</p>
+
+<p>O chère et douce Pauvreté! pardonne-moi d'avoir
+un instant voulu te fuir comme on eût fui
+l'indigence; établis-toi ici à jamais avec tes charmantes
+s&oelig;urs la Pitié, la Patience, la Sobriété et
+la Solitude; soyez mes reines et mes institutrices;
+apprenez-moi les austères devoirs de la vie; éloignez
+de ma demeure les infirmités de c&oelig;ur et les
+vertiges qui suivent la prospérité. Pauvreté sainte!
+apprends-moi à supporter sans me plaindre, à
+partager sans hésitation, à chercher le but de l'existence
+plus haut que les plaisirs, plus loin que
+la puissance. Tu fortifies le corps, tu raffermis
+l'âme, et, grâce à toi, cette vie à laquelle l'opulent
+s'attache comme à un rocher, devient un esquif
+dont la mort peut dénouer le câble sans éveiller notre
+désespoir. Continue à me soutenir, ô toi que la
+Christ a surnommée <i>la Bienheureuse</i>.</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch4">CHAPITRE IV.</h2>
+
+<p class="d">AIMONS-NOUS LES UNS LES AUTRES.</p>
+
+<p><i>9 avril.</i> Les belles soirées sont revenues; les
+arbres commencent à déplisser leurs bourgeons;
+les hyacinthes, les jonquilles, les violettes et les
+lilas parfument les éventaires des bouquetières; la
+foule a repris ses promenades sur les quais, sur
+les boulevards. Après dîner, je suis aussi descendu
+de ma mansarde pour respirer l'air du soir.</p>
+
+<p>C'est l'heure où Paris se montre dans toute sa
+beauté. Pendant la journée, le plâtre des façades
+fatigue l'&oelig;il par sa blancheur monotone, les chariots
+pesamment chargés font trembler les pavés
+sous leurs roues colossales, la foule empressée se
+croise et se heurte, uniquement occupée de ne
+point manquer l'instant des affaires; l'aspect de
+la ville entière a quelque chose d'âpre, d'inquiet
+et de haletant; mais dès que les étoiles se lèvent,
+tout change; les blanches maisons s'éteignent dans
+une ombre vaporeuse; on n'entend plus que le
+roulement des voitures qui courent à quelque
+fête; on ne voit que passants flâneurs ou joyeux;
+le travail a fait place aux loisirs. Maintenant chacun
+respire de cette course ardente à travers les
+occupations du jour; ce qui reste de force est donné
+au plaisir! Voici les bals qui éclairent leurs
+péristyles, les spectacles qui s'ouvrent, les boutiques
+de friandises qui se dressent le long des promenades,
+les crieurs de journaux qui font briller
+leur lanterne. Paris a décidément déposé la plume,
+le mètre et le tablier; après la journée livrée au
+travail, il veut la soirée pour jouir; comme les
+maîtres de Thèbes, il a remis au lendemain les
+affaires sérieuses.</p>
+
+<p>J'aime à partager cette heure de fête, non pour
+me mêler à la gaîté commune, mais pour la contempler.
+Si la joie des autres aigrit les c&oelig;urs jaloux,
+elle fortifie les c&oelig;urs soumis; c'est le rayon de soleil
+qui fait épanouir ces deux belles fleurs qu'on
+nomme la <i>confiance et l'espoir</i>.</p>
+
+<p>Seul au milieu de la multitude riante, je ne me
+sens point isolé, car j'ai le reflet de sa gaieté; c'est
+ma famille humaine qui se réjouit de vivre; je
+prends une part fraternelle à son bonheur. Compagnons
+d'armes dans la bataille terrestre, qu'importe
+à qui va le prix de la victoire? Si la fortune
+passe à nos côtés sans nous voir, et prodigue ses
+caresses à d'autres, consolons-nous comme l'ami
+de Parménion, en disant:&mdash;Ceux-là sont aussi
+Alexandre!</p>
+
+<p>Tout en faisant ces réflexions, j'allais devant
+moi, à l'aventure. Je passais d'un trottoir à l'autre,
+je revenais sur mes pas, je m'arrêtais aux
+boutiques et aux affiches! Que de choses à apprendre
+dans les rues de Paris! Quel Musée? Fruits
+inconnus, armes étranges, meubles d'un autre
+temps ou d'autres lieux, animaux de tous les climats,
+images des grands hommes, costumes des nations
+lointaines! Le monde est là par échantillons.</p>
+
+<p>Aussi voyez ce peuple dont l'instruction s'est
+faite le long des vitres et devant l'étalage des marchands!
+rien ne lui a été enseigné, et il a une première
+idée de toutes choses. Il a vu des ananas chez
+Chevet, un palmier au Jardin-des-Plantes, des
+cannes à sucre en vente sur le Pont-Neuf. Les
+peaux rouges exposées à la salle Valentino lui ont
+appris à mimer la danse du bison et à fumer le
+calumet; il a fait manger les lions de Carter; il
+connaît les principaux costumes nationaux d'après
+la collection de Babin; les étalages de Goupil
+lui ont mis sous les yeux les chasses au tigre de
+l'Afrique et les séances du Parlement anglais; il a
+fait connaissance, à la porte du bureau de l'<i>Illustration</i>,
+avec la reine Victoria, l'empereur d'Autriche
+et Kossuth! On peut certes l'instruire, mais
+non l'étonner: car aucune chose n'est complétement
+nouvelle pour lui. Vous pouvez promener le
+gamin de Paris dans les cinq parties du monde,
+et, à chaque étrangeté dont vous croirez l'éblouir,
+il vous répondra par le mot sacramentel et populaire:
+<i>Connu</i>.</p>
+
+<p>Mais cette variété d'exhibitions qui fait de Paris
+la foire du monde, n'offre point seulement au
+promeneur un moyen de s'instruire; c'est une
+perpétuelle excitation pour l'imagination éveillée,
+un premier échelon toujours dressé devant nos
+songes. En la voyant, que de voyages entrepris
+par la pensée, quelles aventures rêvées, combien
+de merveilleux tableaux ébauchés! Je ne regarde
+jamais, près des bains Chinois, cette boutique
+tapissée de jasmins des Florides et pleine de magnolias,
+sans voir se dérouler devant mes yeux
+toutes les clairières des forêts du nouveau monde
+décrites par l'auteur d'Atala.</p>
+
+<p>Puis, quand cette étude des choses, et cet entretien
+avec la pensée ont amené la fatigue, regardez
+autour de vous! quels contrastes de tournures
+et de physionomies dans la multitude! quel
+vaste champ d'exercice pour la méditation! L'éclair
+d'un regard entrevu, quelques mots saisis
+au passage ouvrent mille perspectives. Vous cherchez
+à comprendre ces révélations incomplètes,
+comme l'antiquaire s'efforce de déchiffrer l'inscription
+mutilée de quelque vieux monument,
+vous bâtissez une histoire sur un geste, sur une
+parole!... Jeux émouvants de l'intelligence qui se
+repose dans la fiction des lourdes banalités du réel.</p>
+
+<p>Hélas! en passant près de la porte cochère d'un
+hôtel, j'ai, tout à l'heure, aperçu un triste sujet
+pour une de ces histoires. Au coin le moins lumineux,
+un homme était debout, la tête nue et tendant
+son chapeau à la charité des passants. Son
+habit avait cette propreté indigente qui prouve
+une misère longtemps combattue. Boutonné avec
+soin, il cachait l'absence du linge. Le visage à
+demi voilé par de longs cheveux gris et les yeux
+fermés, comme s'il eût voulu échapper au spectacle
+de son humiliation, le mendiant demeurait
+muet, sans mouvement. Les promeneurs passaient
+avec distraction à côté de cette indigence qu'enveloppaient
+le silence et l'ombre! Heureux d'échapper
+à l'importunité de la plainte, ils détournaient
+les yeux! Tout à coup la porte cochère a glissé
+sur ses gonds; un équipage très-bas, garni de
+lanternes d'argent et traîné par deux chevaux
+noirs, est sorti doucement, puis s'est élancé vers
+le faubourg Saint-Germain. A peine ai-je pu distinguer,
+au fond, le scintillement des diamants
+et des fleurs de bal! la lueur des lanternes a
+passé comme une raie sanglante sur la pâle figure
+du mendiant, ses yeux se sont ouverts, un éclair
+a illuminé son regard qui a poursuivi l'opulent
+équipage jusqu'à ce qu'il ait disparu dans la
+nuit!</p>
+
+<p>J'ai laissé tomber dans le chapeau toujours
+étendu une légère aumône, et je suis passé vite!</p>
+
+<p>Je venais de surprendre les deux plus tristes
+secrets du mal qui tourmente notre siècle, l'envie
+haineuse de celui qui souffre, l'oubli égoïste de
+celui qui jouit!</p>
+
+<p>Tout le plaisir de cette promenade s'est évanoui;
+j'ai cessé de regarder autour de moi pour rentrer
+en moi-même. Au spectacle animé et mouvant
+de la rue a succédé la discussion intérieure
+de tous ces douloureux problèmes écrits depuis
+quatre mille ans au fond de chacune des luttes
+humaines, mais plus clairement posés de nos
+jours.</p>
+
+<p>Je songeais à l'inutilité de tant de combats qui
+n'avaient fait que déplacer alternativement le
+malheur avec la victoire, aux malentendus passionnés
+renouvelant, de génération en génération,
+la sanglante histoire d'Abel et de Caïn; et, attristé
+par ces lugubres images, je marchais à l'aventure,
+lorsque le silence qui s'était fait autour de moi
+m'a insensiblement retiré à ma préoccupation.</p>
+
+<p>J'étais arrivé à une de ces rues écartées où l'aisance
+sans faste et la méditation laborieuse aiment
+à s'abriter. Aucune boutique ne bordait les trottoirs
+faiblement éclairés, on n'entendait que le
+bruit éloigné des voitures et les pas de quelques
+habitants qui regagnaient tranquillement leurs
+demeures.</p>
+
+<p>Je reconnus aussitôt la rue, bien que je n'y
+fusse venu qu'une fois.</p>
+
+<p>Il y avait de cela deux années: à la même époque,
+je longeais la Seine, dont les berges noyées
+dans l'ombre laissaient le regard s'étendre en tous
+sens, et à laquelle l'illumination des quais et des
+ponts donnait l'aspect d'un lac enguirlandé d'étoiles.
+J'avais atteint le Louvre, lorsqu'un rassemblement
+formé près du parapet m'arrêta: on entourait
+un enfant d'environ six ans, qui pleurait. Je
+demandai la cause de ses larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît qu'on l'a envoyé promener aux
+Tuileries, me dit un maçon qui revenait du travail,
+sa truelle à la main; le domestique qui le
+conduisait à trouvé là des amis et a dit à l'enfant
+de l'attendre tandis qu'il allait prendre un <i>canon</i>;
+mais faut croire que la soif lui sera venue en
+buvant, car il n'a pas reparu, et le petit ne retrouve
+plus son logement.</p>
+
+<p>&mdash;Ne peut-on lui demander son nom et son
+adresse?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce qu'ils font depuis une heure; mais
+tout ce qu'il peut dire, c'est qu'il s'appelle Charles,
+et que son père est M. Duval... Il y en a douze
+cents dans Paris, des Duval.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi il ne sait pas le nom du quartier où il
+demeure?</p>
+
+<p>&mdash;Ah bien oui! vous ne voyez donc pas que c'est
+un petit riche? Ça n'est jamais sorti qu'en voiture,
+ou avec un laquais; ça ne sait pas se conduire tout
+seul.</p>
+
+<p>Ici le maçon fut interrompu par quelques voix
+qui s'élevaient au-dessus des autres.</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut pas le laisser sur le pavé, disaient
+les uns.</p>
+
+<p>&mdash;Les enleveurs d'enfants l'emporteraient, continuaient
+les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut l'emmener chez le commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Ou à la préfecture de police.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, viens, petit!</p>
+
+<p>Mais l'enfant, que ces avertissements de danger
+et ces noms de police et de commissaire avaient
+effrayé, criait plus fort, en reculant vers le parapet.
+On s'efforçait en vain de le persuader, sa résistance
+grandissait avec son inquiétude, et les plus empressés
+commençaient à se décourager, lorsque la voix
+d'un petit garçon s'éleva au milieu du débat.</p>
+
+<p>&mdash;Je le connais bien, moi, dit-il en regardant
+l'enfant perdu; il est de notre quartier.</p>
+
+<p>&mdash;Quel quartier?</p>
+
+<p>&mdash;Là-bas, de l'autre côté des boulevards, <i>rue
+des Magasins</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu l'as déjà vu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, c'est le fils de la grande maison au
+bout de la rue, où il y a une porte à grille avec des
+pointes dorées.</p>
+
+<p>L'enfant redressa vivement la tête, et les larmes
+s'arrêtèrent dans ses yeux.</p>
+
+<p>Le petit garçon répondit à toutes les questions
+qui lui furent adressées, et donna des renseignements
+qui ne pouvaient laisser aucun doute. L'enfant
+égaré le comprit, car il s'approcha de lui comme
+s'il eût voulu se mettre sous sa protection.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, tu peux le conduire à ses parents? demanda
+le maçon qui avait écouté l'explication
+avec un véritable intérêt.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne sera pas malin, répliqua le petit garçon,
+c'est ma route.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu t'en charges?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a qu'à venir.</p>
+
+<p>Et, reprenant le panier qu'il avait déposé sur
+le trottoir, il se dirigea vers la poterne du Louvre.</p>
+
+<p>L'enfant perdu le suivit.</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu qu'il le conduise bien! dis-je en les
+voyant s'éloigner.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez donc calme, reprit le maçon; le petit
+en blouse a le même âge que l'autre; mais, comme
+on dit, <i>ça connaît les couleurs</i>; la misère, voyez-vous,
+est une fameuse maîtresse d'école!</p>
+
+<p>Le rassemblement s'était dispersé; je me dirigeai
+à mon tour vers le Louvre; l'idée m'était venue
+de suivre les deux enfants afin de prévenir
+toute erreur.</p>
+
+<p>Je ne tardai pas à les rejoindre; ils marchaient
+l'un près de l'autre, déjà familiarisés et causant.</p>
+
+<p>Le contraste de leurs costumes frappa alors mes
+regards. Le petit Duval portait un de ces habillements
+de fantaisie qui joignent le bon goût à l'opulence:
+sa veste serrée à la taille était artistement
+soutachée, un pantalon plissé depuis la ceinture
+descendait sur des brodequins vernis à boutons de
+nacre, et une casquette de velours cachait à demi
+ses cheveux bouclés. La mise de son conducteur,
+au contraire, indiquait les dernières limites de la
+pauvreté, mais de celle qui résiste et ne s'abandonne
+pas. Sa vieille blouse, diaprée de morceaux
+de teintes différentes, indiquait la persistance
+d'une mère laborieuse luttant contre les usures du
+temps; les jambes de son pantalon, devenues trop
+courtes, laissaient voir des bas reprisés à plusieurs
+fois, et il était évident que ses souliers n'avaient
+point été primitivement destinés à son usage.</p>
+
+<p>Les physionomies des deux enfants ne différaient
+pas moins que leur costume. Celle du premier était
+délicate et distinguée; l'&oelig;il d'un bleu limpide, la
+peau fine, les lèvres souriantes, lui donnaient un
+charme d'innocence et de bonheur; les traits du
+second, au contraire, avaient une certaine rudesse;
+le regard était vif et mobile, le teint bruni, la bouche
+moins riante que narquoise; tout indiquait
+l'intelligence aiguisée par une précoce expérience;
+il marchait avec confiance au milieu des rues que
+les voitures sillonnaient, et suivait sans hésitation
+leurs mille détours.</p>
+
+<p>J'appris de lui qu'il apportait tous les jours le
+dîner de son père, alors occupé sur la rive gauche
+de la Seine; la responsabilité dont il était chargé
+l'avait rendu attentif et prudent. Il avait reçu ces
+dures mais puissantes leçons de la nécessité que
+rien n'égale, ni ne remplace. Malheureusement les
+besoins du pauvre ménage l'avaient forcé à négliger
+l'école, et il paraissait le regretter, car souvent
+il s'arrêtait devant les gravures et demandait à son
+compagnon de lui en lire les inscriptions.</p>
+
+<p>Nous atteignîmes ainsi le boulevard Bonne-Nouvelle,
+où l'enfant égaré commença à se reconnaître;
+malgré la fatigue il pressa le pas; un trouble
+mêlé d'attendrissement l'agitait; à la vue de sa
+maison il poussa un cri et courut vers la grille aux
+pointes dorées; une femme, qui attendait sur le
+seuil, le reçut dans ses bras, et, aux exclamations
+de joie, au bruit des baisers, j'eus bientôt reconnu
+sa mère.</p>
+
+<p>Ne voyant revenir ni le domestique ni l'enfant,
+elle avait envoyé de tous côtés à leur recherche et
+attendait dans une anxiété palpitante.</p>
+
+<p>Je lui expliquai, en peu de mots, ce qui était
+arrivé: elle me remercia avec effusion, et chercha
+le petit garçon qui avait reconnu et reconduit son
+fils; mais pendant notre explication il avait disparu.</p>
+
+<p>C'était la première fois que je revenais depuis
+dans ce quartier. La reconnaissance de la mère
+avait-elle persisté? Les deux enfants s'étaient-ils
+retrouvés, et l'heureux hasard de leur rencontre
+avait-il abaissé devant eux cette barrière qui peut
+distinguer les classes, mais qui ne devrait point les
+diviser?</p>
+
+<p>Je m'adressais ces questions en ralentissant le
+pas, et les yeux fixés sur la grande grille que je
+venais d'apercevoir. Tout à coup je la vis s'ouvrir,
+et deux enfants parurent sur le seuil. Bien que
+grandis, je les reconnus au premier coup d'&oelig;il:
+c'étaient l'enfant trouvé près du parapet du Louvre
+et son jeune conducteur. Le costume de ce dernier
+avait seulement subi d'importantes modifications:
+sa blouse de toile grise, dont la propreté touchait
+presque à l'élégance, était serrée à la taille par une
+ceinture de cuir verni; il était chaussé de forts
+souliers, mais faits à son pied, et coiffé d'une casquette
+de coutil toute neuve.</p>
+
+<p>Au moment où je l'aperçus il tenait des deux
+mains un énorme bouquet de lilas auquel son compagnon
+s'efforçait d'ajouter des narcisses et des primevères;
+les deux enfants riaient et se dirent amicalement
+adieu. Le fils de M. Duval ne rentra qu'après
+avoir vu son compagnon tourner le coin de la rue.</p>
+
+<p>J'accostai alors ce dernier et lui rappelai notre
+rencontre; il me regarda un instant, puis parut me
+reconnaître.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, excuse, si je ne vous salue pas, dit-il
+gaiement, mais il faut mes deux mains pour le bouquet
+que m'a donné M. Charles.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes donc devenus bons amis? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je crois bien, dit l'enfant; maintenant
+mon père est riche aussi!</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;M. Duval lui a prêté un peu d'argent; il s'est
+mis en chambre où il fabrique pour son compte,
+et moi je vais à l'école.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, repris-je en remarquant pour la première
+fois la croix qui décorait la blouse de l'enfant;
+je vois que vous êtes <i>empereur!</i></p>
+
+<p>&mdash;M. Charles m'aide à étudier, et comme ça je
+suis devenu le plus fort de toute la classe.</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez alors de prendre votre leçon?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et il m'a donné du lilas, car il y a un jardin
+où nous jouons ensemble et qui fournit ma
+mère de fleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Alors c'est comme si vous en aviez une part.</p>
+
+<p>&mdash;Juste! Ah! ce sont de bons voisins, allez. Mais
+me voilà rendu; au revoir, monsieur.</p>
+
+<p>L'enfant me fit de la tête un salut souriant, et disparut.</p>
+
+<p>Je continuai ma route, pensif, mais le c&oelig;ur soulagé.
+Si j'avais vu ailleurs le contraste douloureux
+de l'opulence et de la misère, ici je trouvais l'alliance
+amicale de la richesse et de la pauvreté. La bonne
+volonté avait adouci, des deux côtés, les inégalités
+trop rudes, et établi entre l'humble atelier et le
+brillant hôtel un chemin de bon voisinage. Loin
+de prêter l'oreille à la voix de l'intérêt, chacun avait
+écouté celle du dévouement, et il n'était resté place,
+ni au dédain, ni à l'envie. Aussi, au lieu du
+mendiant en haillons que j'avais aperçu près de
+l'autre seuil, maudissant la richesse, je trouvais
+l'heureux enfant de l'ouvrier chargé de fleurs et
+la bénissant! Le problème, si difficile et si périlleux
+à discuter rien qu'avec le droit, je venais de le
+voir résolu par l'amour!</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch5">CHAPITRE V.</h2>
+
+<p class="d">LA COMPENSATION.</p>
+
+<p><i>Dimanche 27 mai.</i> Les capitales ont cela de particulier
+que les jours de repos semblent le signal
+d'un sauve-qui-peut universel. Comme des oiseaux
+auxquels la liberté vient d'être rendue, les populations
+sortent de leurs cages de pierre et s'envolent
+joyeusement vers la campagne. C'est à qui
+trouvera une motte verdoyante pour s'asseoir;
+l'ombre d'un buisson pour s'abriter; on cueille les
+marguerites de mai, on court dans les champs; la
+ville est oubliée jusqu'au soir où l'on revient le
+chapeau fleuri d'une branche d'aubépine et le c&oelig;ur
+égayé d'un doux souvenir; on reprendra le lendemain
+le joug du travail.</p>
+
+<p>Ces velléités champêtres sont surtout remarquables
+à Paris. Les beaux jours venus, employés,
+bourgeois, ouvriers attendent avec impatience chaque
+dimanche pour aller essayer quelques heures
+de cette vie pastorale; on fait deux lieues entre les
+boutiques d'épiciers et de marchands de vin des
+faubourgs, dans le seul espoir de découvrir un vrai
+champ de navets. Le père de famille commence
+l'instruction pratique de son fils en lui montrant
+du blé qui n'a pas la forme de petits pains et des
+choux «à l'état sauvage.» Dieu sait que de rencontres,
+de découvertes, d'aventures! Quel Parisien
+n'a point eu son Odyssée en parcourant la banlieue
+et ne pourrait écrire le pendant du fameux <i>Voyage
+par terre et par mer de Paris à Saint-Cloud!</i></p>
+
+<p>Nous ne parlerons point ici de cette population
+flottante venue de partout, pour qui notre Babylone
+française n'est que le caravansérail de l'Europe;
+phalange de penseurs, d'artistes, d'industriels,
+de voyageurs qui, comme le héros d'Homère,
+ont abordé leur patrie intellectuelle après
+avoir vu «beaucoup de peuples et de cités;» mais
+du Parisien sédentaire, rangé, vivant à son étage
+comme le mollusque sur son rocher, curieux
+vestige de la crédulité, de la lenteur et de la bonhomie
+des siècles passés.</p>
+
+<p>Car une des singularités de Paris est de réunir
+vingt populations complétement différentes de
+m&oelig;urs et de caractère. A côté des bohémiens du commerce
+et de l'art, qui traversent successivement tous
+les degrés de la fortune ou du caprice, vit une paisible
+tribu de rentiers et de travailleurs établis, dont
+l'existence ressemble au cadran d'une horloge sur
+laquelle la même aiguille ramène successivement
+les mêmes heures. Si aucune autre ville n'offre des
+vies plus éclatantes, plus agitées, aucune autre ne
+peut en offrir de plus obscures et de plus calmes. Il
+en est des grandes cités comme de la mer; l'orage
+ne trouble que la surface; en descendant jusqu'au
+fond, vous trouvez une région inaccessible au
+mouvement et au bruit.</p>
+
+<p>Pour ma part je campais au bord de cette région
+sans l'habiter véritablement. Placé en dehors des
+turbulences publiques, je vivais réfugié dans mon
+isolement, mais sans pouvoir détacher ma pensée
+de la lutte. J'en suivais de loin tous les incidents
+avec bonheur, ou avec angoisse; je m'associais
+aux triomphes ou aux funérailles! pour qui regarde
+et qui sait, le moyen de ne pas prendre part! Il
+n'y a que l'ignorance qui peut rendre étranger à
+la vie extérieure; l'égoïsme même ne suffit point
+pour cela.</p>
+
+<p>Ces réflexions que je faisais à part moi, dans ma
+mansarde, étaient entrecoupées par tous les «actes
+domestiques» auxquels se livre forcément un célibataire
+qui n'a d'autre serviteur que sa bonne
+volonté. En poursuivant mes déductions, j'avais ciré
+mes bottes, brossé mon habit, noué ma cravate;
+j'étais enfin arrivé à ce moment solennel où l'on se
+demande, comme Dieu après la création du monde,
+<i>si l'on trouve cela bien</i>.</p>
+
+<p>Une grande résolution venait de m'arracher à
+mes habitudes: la veille, des affiches m'avaient
+appris que c'était fête à Sèvres, que la manufacture
+de porcelaine serait ouverte au public. Séduit, le
+matin même, par la beauté du ciel, je m'étais subitement
+décidé à y aller.</p>
+
+<p>En arrivant au débarcadère de la rive gauche,
+j'aperçus la foule qui se hâtait, attentive à ne point
+manquer l'heure. Outre beaucoup d'autres avantages,
+les chemins de fer auront celui d'accoutumer
+les Français à l'exactitude. Certains d'être commandés
+par l'heure, ils se résigneront à lui obéir; ils
+apprendront à attendre quand ils ne pourront plus
+être attendus. Les vertus sociales sont surtout de
+bonnes habitudes. Que de grandes qualités inoculées
+à certains peuples par la position géographique,
+par la nécessité politique, par les institutions!
+La création d'une monnaie d'airain trop lourde et
+trop volumineuse pour être entassée tua, pour un
+temps, l'avarice chez les Lacédémoniens.</p>
+
+<p>Je me suis trouvé dans un wagon près de deux
+s&oelig;urs déjà sur le retour, appartenant à la classe
+des Parisiens casaniers et paisibles dont j'ai parlé
+plus haut. Quelques complaisances de bon voisinage
+ont suffi pour m'attirer leur confiance; au
+bout de quelques minutes je savais toute leur
+histoire.</p>
+
+<p>Ce sont deux pauvres filles restées orphelines à
+quinze ans et qui, depuis, ont vécu comme vivent
+les femmes qui travaillent, d'économie et de privations.
+Fabriquant depuis vingt ou trente ans des
+agrafes pour la même maison, elles ont vu dix
+maîtres s'y succéder et s'enrichir, sans que rien
+ait changé dans leur sort. Elles habitent toujours
+la même chambre, au fond d'une de ces impasses
+de la rue Saint-Denis où l'air et le soleil sont
+inconnus. Elles se mettent au travail avant le
+jour, le prolongent après la nuit, et voient les
+années se joindre aux années sans que leur vie ait
+été marquée par aucun autre événement que l'office
+du dimanche, une promenade ou une maladie.</p>
+
+<p>La plus jeune de ces dignes ouvrières a quarante
+ans et obéit à sa s&oelig;ur comme elle le faisait toute
+petite. L'aînée la surveille, la soigne et la gronde
+une tendresse maternelle. Au premier instant
+on rit, puis on ne peut s'empêcher de trouver quelque
+chose de touchant dans ces deux enfants en
+cheveux gris dont l'une n'a pu se désaccoutumer
+d'obéir, l'autre de protéger.</p>
+
+<p>Et ce n'est point en cela seulement que mes deux
+compagnes sont plus jeunes que leur âge: ignorantes
+de tout, elles s'étonnent sans cesse. Nous ne
+sommes point arrivés à Clamart qu'elles s'écrieraient
+volontiers, comme le roi de la ronde enfantine,
+qu'elles ne <i>croyaient pas le monde si grand!</i></p>
+
+<p>C'est la première fois qu'elles se hasardent sur
+un chemin de fer, et il faut voir les saisissements,
+les frayeurs, les résolutions courageuses! Tout les
+émerveille! Elles ont dans leur âme un arriéré de
+jeunesse qui les rend sensibles à ce qui ne nous
+frappe ordinairement que dans les premières années.
+Pauvres créatures qui, en ayant gardé les
+sensations d'un autre âge, en ont perdu la grâce!
+Mais n'y a-t-il pas quelque chose de saint dans
+cette ingénuité que leur a conservée le jeûne de
+toutes les joies? Ah! maudit soit le premier qui a
+eu le triste courage d'enchaîner le ridicule à ce
+nom de vieille fille qui rappelle tant de déceptions
+douloureuses, tant d'ennuis, tant de délaissement!
+Maudit celui qui a pu trouver un sujet de sarcasme
+dans un malheur involontaire; et qui a couronné
+d'épines des cheveux blanchis!</p>
+
+<p>Les deux s&oelig;urs s'appellent Françoise et Madeleine;
+leur voyage d'aujourd'hui est un coup d'audace
+sans exemple dans leur vie. La fièvre du siècle
+les a gagnées à leur insu. Hier Madeleine a
+subitement jeté cette idée de promenade, Françoise
+l'a accueillie sur-le-champ. Peut-être eût-il mieux
+valu ne point céder à la tentation offerte par la
+jeune s&oelig;ur; mais «on fait des folies à tout âge,»
+comme le remarque philosophiquement la prudente
+Françoise. Quant à Madeleine, elle ne regrette
+rien; c'est le mousquetaire du ménage.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut bien s'amuser, dit-elle, «on ne vit
+qu'une fois.»</p>
+
+<p>Et la s&oelig;ur aînée sourit à cette maxime épicurienne.
+Il est évident que toutes deux sont dans une
+crise d'indépendance.</p>
+
+<p>Du reste, ce serait grand dommage que le regret
+vînt déranger leur joie! elle est si franche,
+si expansive! La vue des arbres qui semblent courir
+des deux côtés de la route leur cause une incessante
+admiration. La rencontre d'un train qui
+passe en sens inverse, avec le bruit et la rapidité
+de la foudre, leur fait fermer les yeux et jeter un
+cri; mais tout a déjà disparu! Elles regardent, se
+rassurent, s'émerveillent. Madeleine déclare qu'un
+pareil spectacle vaut le prix du voyage, et Françoise
+en tomberait d'accord si elle ne songeait, avec un
+peu d'effroi, au déficit dont une pareille dépense
+doit charger leur budget. Ces trois francs consacrés
+à une seule promenade, c'est l'économie d'une
+semaine entière de travail. Aussi la joie de l'aînée
+des deux s&oelig;urs est-elle entrecoupée de remords;
+l'enfant prodigue retourne par instants les yeux
+vers la ruelle du quartier Saint-Denis.</p>
+
+<p>Mais le mouvement et la succession des objets
+viennent la distraire. Voici le pont du Val encadré
+dans son merveilleux paysage: à droite, Paris
+avec ses grands monuments qui découpent la brume
+ou étincellent au soleil; à gauche, Meudon
+avec ses <i>villas</i>, ses bois, ses vignes et son château
+royal! Les deux ouvrières vont d'une portière
+à l'autre en jetant des cris d'admiration. Nos compagnons
+de voyage rient de cette surprise enfantine;
+moi je me sens attendri, car j'y vois le témoignage
+d'une longue et monotone réclusion; ce
+sont des prisonnières du travail qui ont retrouvé,
+pour quelques heures, l'air et la liberté.</p>
+
+<p>Enfin, le train s'arrête; nous descendons. Je
+montre aux deux s&oelig;urs le sentier qui conduit jusqu'à
+Sèvres, entre le chemin de fer et les jardins;
+elles partent en avant tandis que je m'informe des
+heures de retour.</p>
+
+<p>Je les retrouve bientôt à la station suivante où
+elles se sont arrêtées devant le petit jardin du garde-barrière;
+toutes deux sont déjà en conversation réglée
+avec l'employé qui bine ses plates-bandes et y
+trace des rayons pour les semis de fleurs. Il leur apprend
+que c'est l'époque où les herbes parasites
+sont le plus utilement sarclées, où l'on fait les boutures
+et les marcottes, où l'on sème les plantes annuelles,
+où l'on enlève les pucerons des rosiers.
+Madeleine a sur le rebord de sa croisée deux caisses
+où, faute d'air et de soleil, elle n'a jamais pu faire
+pousser que du cresson; mais elle se persuade que,
+grâce à ces instructions, tout va prospérer désormais.
+Enfin le garde-barrière, qui sème une bordure
+de réséda, lui donne un reste de graines
+qu'il n'a pu employer, et la vieille fille s'en va
+ravie, recommençant, à propos de ces fleurs en
+espérance, le rêve de Perrette à propos du pot au
+lait.</p>
+
+<p>Arrivé au quinconce d'acacias où se célèbre la
+fête, je perds de vue les deux s&oelig;urs. Je parcours
+seul cette exhibition de loteries en plein vent, de
+parades de saltimbanques, de carrousels et de tirs
+à l'arbalète. J'ai toujours été frappé de l'entrain
+des fêtes champêtres. Dans les salons, on est froid,
+sérieux, souvent ennuyé: la plupart de ceux qui
+viennent là sont amenés par l'habitude ou par
+des obligations de société; dans les réunions villageoises,
+au contraire, vous ne trouvez que des
+assistants qu'attire l'espoir du plaisir. Là-bas, c'est
+une conscription forcée; ici ce sont les volontaires
+de la gaieté! Puis, quelle facilité à la joie! Comme
+cette foule est encore loin de savoir que ne se
+plaire à rien et railler tout est le suprême bon ton!
+Sans doute ces amusements sont souvent grossiers;
+la délicatesse et l'idéalité leur manquent; mais ils
+ont du moins la sincérité. Ah! si l'on pouvait
+garder à ces fêtes leur vivacité joyeuse en y mêlant
+un sentiment moins vulgaire! Autrefois la religion
+imprimait aux solennités champêtres son
+grand caractère, et purifiait le plaisir sans lui ôter
+sa naïveté!</p>
+
+<p>C'est l'heure où les portes de la manufacture de
+porcelaine et du musée céramique s'ouvrent au
+public; je retrouve dans la première salle Françoise
+et Madeleine. Saisies de se voir au milieu de
+ce luxe royal, elle osent à peine marcher; elles parlent
+bas comme dans une église.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes chez le roi! dit l'aînée des
+s&oelig;urs, qui oublie toujours que la France n'en a
+plus.</p>
+
+<p>Je les encourage à avancer; je marche devant
+et elles se décident à me suivre.</p>
+
+<p>Que de merveilles réunies dans cette collection
+où l'on voit l'argile prendre toutes les formes, se
+teindre de toutes les couleurs, s'associer à toutes
+les substances!</p>
+
+<p>La terre et le bois sont les premières matières
+travaillées par l'homme, celles qui semblaient plus
+particulièrement destinées à son usage. Ce sont,
+comme les animaux domestiques, des accessoires
+obligés de sa vie: aussi y a-t-il entre eux et nous
+des rapports plus intimes. La pierre, les métaux
+demandent de longues préparations; ils résistent
+à notre action immédiate, et appartiennent moins
+à l'homme qu'aux sociétés; le bois et la terre sont,
+au contraire, les instruments premiers de l'être
+isolé qui veut se nourrir ou s'abriter.</p>
+
+<p>C'est là sans doute ce qui me fait trouver tant
+de charmes à la collection que j'examine. Ces
+tasses grossièrement modelées par le sauvage
+m'initient à une partie de ses habitudes; ces vases
+d'une élégance confuse qu'a pétris l'Indien, me
+révèlent l'intelligence amoindrie dans laquelle
+brille encore le crépuscule d'un soleil autrefois
+étincelant; ces cruches surchargées d'arabesques
+montrent la fantaisie arabe grossièrement traduite
+par l'ignorance espagnole! On trouve ici le cachet
+de chaque race, de chaque pays et de chaque
+siècle.</p>
+
+<p>Mes compagnes paraissent peu préoccupées de
+ces rapprochements historiques; elles regardent
+tout avec l'admiration crédule qui n'examine, ni
+ne discute. Madeleine lit l'inscription placée sous
+chaque &oelig;uvre, et sa s&oelig;ur répond par une
+exclamation de surprise.</p>
+
+<p>Nous arrivons ainsi à une petite cour où l'on a
+jeté les fragments de quelques tasses brisées.
+Françoise aperçoit une soucoupe presque entière
+et à ornements coloriés dont elle s'empare; ce sera
+pour elle un souvenir de la visite qu'elle vient de
+faire; elle aura désormais, dans son ménage, un
+échantillon de cette porcelaine de Sèvres, <i>qui ne se
+fabrique que pour les rois!</i> Je ne veux pas la détromper
+en lui disant que les produits de la manufacture
+se vendent à tout le monde, que sa soucoupe
+avant d'être écornée, ressemblait à celles des boutiques
+à douze sous! Pourquoi détruire les illusions
+de cette humble existence? Faut-il donc
+briser sur la haie toutes les fleurs qui embaument
+nos chemins? Le plus souvent les choses ne sont
+rien en elles-mêmes; l'idée que nous y attachons
+leur donne seule du prix. Rectifier les innocentes
+erreurs pour ramener à une réalité inutile,
+c'est imiter le savant qui ne veut voir dans une
+plante que les éléments chimiques dont elle se
+compose.</p>
+
+<p>En quittant la manufacture, les deux s&oelig;urs,
+qui se sont emparées de moi avec la liberté des
+bons c&oelig;urs, m'invitent à partager la collation
+qu'elles ont apportée. Je m'excuse d'abord; mais
+leur insistance a tant de bonhomie que je crains
+de les affliger, et je cède avec quelque embarras.</p>
+
+<p>Il faut seulement chercher un lieu favorable. Je
+leur fais gravir le coteau, et nous trouvons une pelouse
+émaillée de marguerites qu'ombragent deux
+noyers.</p>
+
+<p>Madeleine ne se possède point de joie. Toute sa
+vie elle a rêvé un dîner sur l'herbe! En aidant sa
+s&oelig;ur à retirer du panier les provisions, elle me raconte
+toutes les parties de campagnes projetées et
+remises. Françoise, au contraire, a été élevée à
+Montmorency; avant de rester orpheline, elle est
+plusieurs fois retournée chez sa nourrice. Ce qui a,
+pour sa s&oelig;ur, l'attrait de la nouveauté, a pour elle
+le charme du souvenir. Elle raconte les vendanges
+auxquelles ses parents l'ont conduite; les promenades
+sur l'âne de la mère Luret, qu'on ne pouvait
+faire aller à droite qu'en le poussant à gauche; la
+cueillette des cerises et les navigations sur le lac,
+dans la barque du traiteur.</p>
+
+<p>Ces souvenirs ont toute la grâce, toute la fraîcheur
+de l'enfance. Françoise se rappelle moins ce
+qu'elle a vu que ce qu'elle a senti. Pendant qu'elle
+raconte, le couvert a été mis; nous nous asseyons
+au pied d'un arbre. Devant nous serpente la vallée
+de Sèvres, dont les maisons étagées s'appuient aux
+jardins et aux carrières du coteau; de l'autre côté
+s'étend le parc de Saint-Cloud, avec ses magnifiques
+ombrages entrecoupés de prairies; au-dessus
+s'ouvre le ciel comme un océan immense dans lequel
+naviguent les nuées! Je regarde cette belle
+nature, et j'écoute ces bonnes vieilles filles; j'admire
+et je m'intéresse; le temps passe doucement sans
+que je m'en aperçoive.</p>
+
+<p>Enfin le soleil baisse; il faut songer au retour.
+Pendant que Madeleine et Françoise enlèvent le
+couvert, je descends à la manufacture pour savoir
+l'heure.</p>
+
+<p>La fête est encore plus animée; l'orchestre fait
+retentir ses éclats de trombone sous les acacias,
+je m'oublie quelques instants à regarder; mais j'ai
+promis aux deux s&oelig;urs de les reconduire à la
+station de Bellevue: le convoi ne peut tarder;
+je me hâte de remonter le sentier qui mène aux
+noyers.</p>
+
+<p>Près d'arriver, j'entends des voix de l'autre côté
+de la haie; Madeleine et Françoise parlent à une
+pauvre fille dont les vêtements sont brûlés, les
+mains noires et le visage enveloppé de linges sanglants.
+Je comprends que c'est une des jeunes ouvrières
+employées à la fabrique de poudre fulminante
+établie plus haut, sur les bruyères. Une explosion
+a eu lieu quelques jours auparavant; la
+mère et la s&oelig;ur aînée de la jeune fille ont péri;
+elle-même a échappé par miracle et se trouve aujourd'hui
+sans ressource. Elle raconte tout cela
+avec l'espèce de langueur résignée de ceux qui
+ont toujours souffert. Les deux s&oelig;urs sont émues;
+je les vois se consulter tout bas, puis Françoise
+tirer d'une petite bourse de filoselle trente sous
+qui leur restent, et les donner à la pauvre
+fille.</p>
+
+<p>Je presse le pas pour faire le tour de la haie;
+mais, près d'en atteindre le bout, je rencontre les
+vieilles s&oelig;urs qui me crient qu'elles ne prennent
+plus le chemin de fer, qu'elles s'en retournent à
+pied!</p>
+
+<p>Je comprends alors que l'argent destiné au
+voyage vient d'être donné à la mendiante!</p>
+
+<p>Le bien a, comme le mal, sa contagion: je cours
+à la jeune fille blessée; je lui remets le prix de ma
+place, et je retourne vers Françoise et Madeleine,
+en leur déclarant que nous ferons route ensemble.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je viens de les reconduire jusque chez elles; je
+les ai laissées enivrées de leur journée, dont le souvenir
+les rendra longtemps heureuses!</p>
+
+<p>Ce matin, je plaignais ces destinées obscures et
+sans plaisirs; maintenant je comprends que Dieu
+a mis des compensations à toutes les épreuves. La
+rareté des distractions donne à la moindre joie une
+saveur inconnue. La jouissance est seulement dans
+ce qu'on sent, et les hommes blasés ne sentent
+plus; la satiété a ôté à leur âme l'appétit, tandis
+que la privation conserve ce premier des dons humains,
+<i>la facilité du bonheur</i>!</p>
+
+<p>Ah! voilà ce que je voudrais persuader à tous;
+aux riches pour qu'ils n'abusent point, aux pauvres
+pour qu'ils aient patience.</p>
+
+<p>Si la joie est le plus rare des biens, c'est que
+l'acceptation est la plus rare des vertus.</p>
+
+<p>Madeleine et Françoise! pauvres vieilles filles
+déshéritées de tout, sauf de courage, de résignation
+et de bon c&oelig;ur, priez pour les désespérés qui
+s'abandonnent eux-mêmes, pour les malheureux
+qui haïssent et envient, pour les insensibles qui
+jouissent et n'ont point de pitié!</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch6">CHAPITRE VI.</h2>
+
+<p class="d">L'ONCLE MAURICE.</p>
+
+<p><i>7 juin.&mdash;Quatre heures du matin.</i> Je ne m'étonne
+pas d'entendre, lorsque je me réveille, les oiseaux
+chanter si joyeusement autour de ma fenêtre; il
+faut habiter comme eux et moi le dernier étage
+pour savoir jusqu'à quel point le matin est gai sous
+les toits! C'est là que le soleil envoie ses premiers
+rayons, que la brise arrive avec la senteur des jardins
+et des bois, là qu'un papillon égaré s'aventure
+parfois à travers les fleurs de la mansarde, et que
+les refrains de l'ouvrière diligente saluent le lever
+du jour. Les étages inférieurs sont encore plongés
+dans le sommeil, le silence et l'ombre, qu'ici règnent
+déjà le travail, la lumière et les chants!</p>
+
+<p>Quelle vie autour de moi! voilà l'hirondelle qui
+revient de la provision, le bec plein d'insectes pour
+ses petits; les moineaux secouent leurs ailes humides
+de rosée en se poursuivant dans les rayons de
+soleil; mes voisines entrouvrent leurs fenêtres, et
+leurs frais visages saluent l'aurore! Heure charmante
+de réveil où tout se reprend à la sensation
+et au mouvement, où la première lueur frappe la
+création pour la faire revivre comme la baguette
+magique frappait le palais de la Belle au bois dormant.
+Il y a un moment de repos pour toutes les
+angoisses; les souffrances du malade s'apaisent, et
+un souffle d'espoir se glisse dons les c&oelig;urs abattus.
+Mais ce n'est, hélas! qu'un court répit! tout reprendra
+bientôt sa marche! la grande machine humaine
+va se remettre en mouvement avec ses longs efforts,
+ses sourds gémissements, ses froissements et ses
+ruines!</p>
+
+<p>Le calme de cette première heure me rappelle
+celui des premières années. Alors aussi le soleil
+brille gaiement, la brise parfume, toutes les illusions,
+ces oiseaux du matin de la vie, gazouillent
+autour de nous! Pourquoi s'envolent-elles plus
+tard? D'où vient cette tristesse et cette solitude
+qui nous envahissent insensiblement? La marche
+semble la même pour l'individu et pour les sociétés:
+on part d'un bonheur facile, d'enchantements
+naïfs, pour arriver aux désillusions et aux amertumes!
+La route commencée parmi les aubépines
+et les primevères aboutit rapidement aux déserts
+ou aux précipices! Pourquoi tant de confiance
+d'abord, puis tant de doute? La science de la vie
+n'est-elle donc destinée qu'à rendre impropre au
+bonheur? Faut-il se condamner à l'ignorance
+pour conserver l'espoir? Le monde et l'individu
+ne doivent-ils enfin trouver de repos que dans une
+éternelle enfance?</p>
+
+<p>Combien de fois déjà je me suis adressé ces
+questions! La solitude a cet avantage, ou ce danger,
+de faire creuser toujours plus avant les mêmes
+idées. Sans autre interlocuteur que soi-même, on
+donne toujours à la conversation les mêmes tendances;
+on ne se laisse détourner, ni par les préoccupations
+d'un autre esprit, ni par les caprices
+d'une sensation différente; on revient sans cesse,
+par une pente involontaire, frapper aux mêmes
+portes!...</p>
+
+<p>J'ai interrompu mes réflexions pour ranger ma
+mansarde. Je hais l'aspect du désordre, parce
+qu'il constate ou le mépris pour les détails, ou
+l'inaptitude à la vie intérieure. Classer les objets
+au milieu desquels nous devons vivre, c'est établir
+entre eux et nous des liens d'appropriation et de
+convenance; c'est préparer les habitudes sans lesquelles
+l'homme tend à l'état sauvage. Qu'est-ce,
+en effet, que l'organisation sociale, sinon une série
+d'habitudes convenues d'après des penchants naturels!</p>
+
+<p>Je me défie de l'esprit et de la moralité des gens
+à qui le désordre ne coûte aucun souci, qui vivent
+à l'aise dans les écuries d'Augias. Notre entourage
+reflète toujours plus ou moins notre nature intérieure.
+L'âme ressemble à ces lampes voilées qui,
+malgré tout, jettent au dehors une lueur adoucie.
+Si les goûts ne trahissaient point le caractère, ce ne
+seraient plus des goûts, mais des instincts.</p>
+
+<p>En rangeant tout dans ma mansarde, mes yeux
+se sont arrêtés sur l'almanach de cabinet suspendu
+à ma cheminée. Je voulais m'assurer de la date,
+j'ai lu ces mots écrits en grosses lettres: <i>Fête-Dieu!</i></p>
+
+<p>C'est aujourd'hui! Rien ne le rappelle dans notre
+grande cité où la religion n'a plus de solennités
+publiques; mais c'est bien l'époque si heureusement
+choisie par la primitive Église, «La fête du Créateur,
+dit Chateaubriand, arrive au moment où la
+terre et le ciel déclarent sa puissance, où les bois
+et les champs fourmillent de générations nouvelles;
+tout est uni par les plus doux liens; il n'y a
+pas une seule plante veuve dans les campagnes.»</p>
+
+<p>Que de souvenirs ces mots viennent d'éveiller
+en moi! Je laisse là ce qui m'occupait; je viens
+m'accouder à la fenêtre, et, la tête appuyée sur
+mes deux mains, je retourne, en idée, vers la petite
+ville où s'est écoulée ma première enfance.</p>
+
+<p>La <i>Fête-Dieu</i> était alors un des grands événements
+de ma vie! Pour mériter d'y prendre part,
+il fallait longtemps d'avance se montrer laborieux
+et soumis. Je me rappelle encore avec quels ravissements
+d'espérance je me levais ce jour-là! Une
+sainte allégresse était dans l'air. Les voisins, éveillés
+plutôt que de coutume, tendaient, le long de
+la rue, des draps parsemés de bouquets ou des
+tapisseries à personnages. J'allais de l'une à l'autre,
+admirant, tour à tour, les scènes de sainteté
+du moyen âge, les compositions mythologiques de
+la renaissance, les batailles antiques arrangées à
+la Louis XIV, et les bergeries de madame de Pompadour.
+Tout ce monde de fantômes semblait sortir
+de la poussière du passé pour venir assister,
+immobile et silencieux, à la sainte cérémonie. Je
+regardais, avec des alternatives d'effroi et d'émerveillement,
+ces terribles guerriers aux cimeterres
+toujours levés, ces belles chasseresses lançant
+une flèche qui ne partait jamais, et ces
+gardeurs de moutons en culottes de satin, toujours
+occupés à jouer de la flûte aux pieds de bergères
+éternellement souriantes. Parfois, lorsque le vent
+courait derrière ces tableaux mobiles, il me semblait
+que les personnages s'agitaient, et je m'attendais
+à les voir se détacher de la muraille pour
+prendre leur rang dans le cortége! Mais ces impressions
+étaient vagues et fugitives. Ce qui dominait
+tout le reste était une joie expansive et
+cependant tempérée. Au milieu de ces draperies
+flottantes, de ces fleurs effeuillées, de ces appels de
+jeunes filles, de cette gaieté qui s'exhalait de tout
+comme un parfum, on se sentait emporté malgré
+soi. Les bruits de la fête retentissaient dans le c&oelig;ur
+en mille échos mélodieux. On était plus indulgent,
+plus dévoué, plus aimant! Dieu ne se manifestait
+point seulement au dehors, mais en nous-mêmes.</p>
+
+<p>Et que d'autels improvisés! que de berceaux de
+fleurs! que d'arcs de triomphe en feuillage! quelle
+émulation entre les divers quartiers pour la construction
+de ces <i>reposoirs</i> où la procession devait
+faire halte! C'était à qui fournirait ce qu'il avait de
+plus rare, de plus beau.</p>
+
+<p>J'y ai trouvé l'occasion de mon premier sacrifice!</p>
+
+<p>Les guirlandes étaient à leurs places, les cierges
+allumés, le tabernacle orné de roses; mais il en
+manquait une qui pût lui servir de couronne!
+Tous les parterres du voisinage avaient été moissonnés.
+Seul, je possédais la fleur digne d'une
+telle place. Elle ornait le rosier donné par ma
+mère à mon jour de naissance. Je l'avais attendue
+depuis plusieurs mois, et nul autre bouton ne
+devait s'épanouir sur l'arbuste. Elle était là, à
+demi-entr'ouverte, dans son nid de mousse, objet
+d'une longue espérance et d'un naïf orgueil!
+J'hésitai quelques instants! nul ne me l'avait
+demandée; je pouvais facilement éviter sa perte!
+Aucun reproche ne devait m'atteindre; mais il
+s'en élevait un sourdement en moi-même. Quand
+tous les autres s'étaient dépouillés, devais-je seul
+garder mon trésor? Fallait-il donc marchander
+à Dieu un des présents que je tenais de lui, comme
+tout le reste? A cette dernière pensée, je détachai
+la fleur de sa tige et j'allai la placer au sommet du
+tabernacle.</p>
+
+<p>Ah! pourquoi ce sacrifice, qui fut pour moi si
+difficile et si doux, m'a-t-il laissé un souvenir qui
+me fait sourire aujourd'hui? Est-il bien sûr que
+le prix de ce que l'on donne soit dans le don lui-même,
+plutôt que dans l'intention? Si le verre
+d'eau de l'Evangile doit être compté au pauvre,
+pourquoi la fleur ne serait-elle point comptée à
+l'enfant? Ne dédaignons point les humbles générosités
+du premier âge; ce sont elles qui accoutument
+l'âme à l'abnégation et à la sympathie. Cette
+rose mousseuse, je l'ai gardée longtemps comme
+un saint talisman; j'aurais dû la garder toujours
+comme le souvenir de la première victoire remportée
+sur moi-même.</p>
+
+<p>Depuis bien des années, je n'ai point revu les
+solennités de la <i>Fête-Dieu</i>; mais y retrouverais-je
+mes heureuses sensations d'autrefois? Je me rappelle
+encore, quand la procession avait passé, ces
+promenades à travers les carrefours jonchés de
+fleurs et ombragés de rameaux verts! Enivré par
+les derniers parfums d'encens qui se mêlaient aux
+senteurs des seringats, des jasmins et des roses,
+je marchais, sans toucher la terre; je souriais à
+tout; le monde entier était à mes yeux le Paradis,
+et il me semblait que Dieu flottait dans l'air!</p>
+
+<p>Du reste, cette sensation n'était point l'exaltation
+d'un moment; plus intense à certains jours, elle
+persistait néanmoins dans l'ordinaire de la vie.
+Bien des années se sont écoulées ainsi au milieu
+d'un épanouissement de c&oelig;ur et d'une confiance
+qui empêchait la douleur, sinon de venir, du
+moins de rester. <i>Certain de ne pas être seul</i>, je
+reprenais bientôt courage, comme l'enfant qui se
+rassure parce qu'il entend, à côté, la voix de sa
+mère. Pourquoi ai-je perdu cette assurance des
+premières années? Ne sentirais-je plus aussi profondément
+que <i>Dieu est là</i>?</p>
+
+<p>Etrange enchaînement de nos idées! Une date
+vient de me rappeler mon enfance, et voilà que
+tous mes souvenirs fleurissent autour de moi!
+D'où vient donc la plénitude de bonheur de ces
+commencements? A bien regarder, rien n'est sensiblement
+changé dans ma condition. Je possède,
+comme alors, la santé et le pain de chaque jour;
+j'ai seulement de plus la responsabilité! Enfant,
+je recevais la vie telle qu'elle m'était faite, un
+autre avait le souci de prévoir. En paix avec moi-même,
+pourvu que j'eusse accompli les devoirs
+présents, j'abandonnais l'avenir à la prudence
+de mon père! Ma destinée était un vaisseau dont
+je n'avais point la direction, et sur lequel je me
+laissais emporter comme un simple passager. Là
+était tout le secret de ma joyeuse sécurité! Depuis,
+la sagesse humaine me l'a enlevée. Chargé seul de
+mon sort, j'ai voulu en devenir le maître au
+moyen d'une lointaine prévoyance; j'ai tourmenté
+le présent par mes préoccupations d'avenir;
+j'ai mis mon jugement à la place de la providence,
+et l'heureux enfant s'est transformé en
+homme soucieux!</p>
+
+<p>Triste progrès et peut-être grande leçon! Qui
+sait si plus d'abandon envers celui qui régit le
+monde ne m'eût point épargné toutes ces angoisses?
+Peut-être le bonheur n'est-il possible ici-bas qu'à
+la condition de vivre, comme l'enfant, livré aux
+devoirs de chaque journée et confiant, pour le
+reste, en la bonté de notre Père divin.</p>
+
+<p>Ceci me rappelle l'oncle Maurice! Toutes les fois
+que j'ai besoin de me raffermir dans le bien, je retourne
+vers lui ma pensée; je le revois avec sa
+douce expression demi-souriante, demi-attendrie;
+j'entends sa voix toujours égale et caressante
+comme un souffle d'été! Son souvenir garde ma
+vie et l'éclaire. Lui aussi a été ici-bas un saint et
+un martyr. D'autres ont montré les chemins du
+ciel; lui, il a fait voir les sentiers de la terre!</p>
+
+<p>Mais, sauf les anges chargés de tenir compte des
+dévouements inconnus et des vertus cachées, qui
+a jamais entendu parler de mon oncle Maurice?
+Seul, peut-être, j'ai retenu son nom, et je me rappelle
+encore son histoire!</p>
+
+<p>Eh bien, je veux l'écrire, non pour les autres,
+mais pour moi-même! On dit qu'à la vue de l'Apollon
+le corps se redresse et prend une plus digne
+attitude; au souvenir d'une belle vie, l'âme doit
+se sentir, de même, relevée et ennoblie!</p>
+
+<p>Un rayon de soleil levant éclaire la petite table
+sur laquelle j'écris; la brise m'apporte l'odeur des
+résédas, et les hirondelles tournoient avec des cris
+joyeux au-dessus de ma fenêtre!... L'image de
+mon oncle Maurice sera ici à sa place parmi les
+chants, la lumière et les parfums...</p>
+
+<p><i>Sept heures.</i> Il en est des destinées comme des
+aurores: les unes se lèvent rayonnantes de mille
+lueurs, les autres noyées dans de sombres nuages.
+Celle de l'oncle Maurice fut de ces dernières. Il
+vint au monde si chétif qu'on le crut condamné à
+mourir; mais, malgré ces prévisions, que l'on pouvait
+appeler des espérances, il continua à vivre
+souffrant et contrefait.</p>
+
+<p>Son enfance, dépourvue de toutes les grâces, le
+fut également de toutes les joies. Opprimé à cause
+de sa faiblesse, raillé pour sa laideur, le petit bossu
+ouvrit en vain ses bras au monde, le monde passa
+en le montrant au doigt.</p>
+
+<p>Cependant sa mère lui restait, et ce fut à elle
+que l'enfant reporta les élans d'un c&oelig;ur repoussé.
+Heureux dans ce refuge, il atteignit l'âge où
+l'homme prend place dans la vie, et dut se contenter
+de celle qu'avaient dédaigné les autres.
+Son instruction eût pu lui ouvrir toutes les carrières;
+il devint buraliste d'une des petites maisons
+d'octroi qui gardaient l'entrée de sa ville
+natale!</p>
+
+<p>Renfermé dans cette habitation de quelques
+pieds, il n'avait d'autre distraction, entre ses
+écritures et ses calculs, que la lecture et les visites
+de sa mère. Aux beaux jours d'été, elle venait
+travailler à la porte de la cabane, sous l'ombre des
+vignes vierges plantées par Maurice. Alors même
+qu'elle gardait le silence, sa présence était une
+distraction pour le bossu, il entendait le cliquetis
+de ses longues aiguilles à tricoter, il apercevait ce
+profil doux et triste qui rappelait tant d'épreuves
+courageusement supportées; il pouvait, de loin en
+loin, appuyer une main caressante sur ces épaules
+courbées et échanger un sourire!</p>
+
+<p>Cette consolation devait bientôt lui être enlevée.
+La vieille mère tomba malade, et il fallut, au bout
+de quelques jours, renoncer à tout espoir. Maurice,
+éperdu à l'idée d'une séparation qui le laissait désormais
+seul sur la terre, s'abandonna à une douleur
+sans mesure. A genoux, près du lit de la mourante,
+il l'appelait des noms les plus tendres, il la
+serrait entre ses bras comme s'il eût voulu la retenir
+dans la vie. La mère s'efforçait de lui rendre
+ses caresses, de répondre; mais ses mains étaient
+glacées, sa voix déjà éteinte. Elle ne put qu'approcher
+ses lèvres du front de son fils, pousser un
+soupir et fermer les yeux pour jamais!</p>
+
+<p>On voulut emmener Maurice, mais il résista, en
+se penchant sur cette forme désormais immobile.</p>
+
+<p>&mdash;Morte! s'écria-t-il; morte, celle qui ne m'avait
+jamais quitté, celle qui m'aimait seule au
+monde! morte, vous, ma mère! que me reste-t-il
+alors ici-bas?</p>
+
+<p>Une voit étouffée répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Dieu!</p>
+
+<p>Maurice se redressa épouvanté! Était-ce un dernier
+soupir de la morte ou sa propre conscience
+qui avait répondu? Il ne cherchât point à le savoir;
+mais il avait compris la réponse, et l'accepta.</p>
+
+<p>Ce fut alors que je commençai à le connaître.
+J'allais souvent le voir à la petite maison d'octroi;
+il se prêtait à mes jeux d'enfant, me racontait ses
+plus belles histoires, et me laissait cueillir des
+fleurs. Déshérité de toutes les grâces qui attirent,
+il se montrait indulgent pour ceux qui venaient
+à lui. Sans s'offrir jamais, il était toujours prêt à
+accueillir. Abandon, dédain, il subissait tout avec
+une patiente douceur, et sur cette croix de la vie
+où l'insultaient ses bourreaux, il répétait, comme
+le Christ: «Pardonnez-leur, mon père; ils ne
+savent ce qu'ils font.»</p>
+
+<p>Aucun autre employé ne montrait autant de
+probité, de zèle et d'intelligence; mais ceux qui
+auraient pu faire valoir ses services se sentaient
+repoussés par sa difformité. Privé de protecteurs,
+il vit toujours ses droits méconnus. On lui préférait
+ceux qui avaient su plaire, et, en lui laissant
+l'humble emploi qui le faisait vivre, on semblait
+lui faire grâce. L'oncle Maurice supporta l'injustice
+comme il avait supporté le dédain; méconnu
+par les hommes, il levait les yeux plus haut et
+se confiait au jugement de Celui qu'on ne peut
+tromper.</p>
+
+<p>Il habitait dans le faubourg une vieille maison
+où logeaient des ouvriers aussi pauvres que lui,
+mais moins abandonnés. Une seule de ses voisines
+vivait sans famille, dans une petite mansarde où
+pénétraient la pluie et le vent. C'était une jeune
+fille pâle, silencieuse, sans beauté, et que recommandait
+seulement sa misère résignée. On ne la
+voyait jamais adresser la parole à une autre femme;
+aucun chant n'égayait sa mansarde. Enveloppée
+dans un morne abattement comme dans
+une sorte de linceul, elle travaillait sans ardeur et
+sans distraction. Sa langueur avait touché Maurice;
+il essaya de lui parler; elle répondit avec
+douceur, mais brièvement. Il était aisé de voir que
+son silence et sa solitude lui étaient plus chers
+que la bienveillance du petit bossu; il se le tint
+pour dit et redevint muet.</p>
+
+<p>Mais l'aiguille de Toinette la nourrissait à grand'peine;
+bientôt le travail s'arrêta! Maurice apprit
+que la jeune fille manquait de tout et que les fournisseurs
+refusaient de lui faire crédit. Il courut
+aussitôt chez ces derniers et s'engagea à leur
+payer secrètement ce qu'ils donneraient à Toinette.</p>
+
+<p>Les choses allèrent ainsi pendant plusieurs mois.
+Le chômage continuait pour la jeune couturière
+qui finit par s'effrayer des obligations qu'elle contractait
+envers les marchands. Elle voulut s'en
+expliquer avec eux, et, dans cette explication, tout
+se découvrit.</p>
+
+<p>Son premier mouvement fut de courir chez
+l'oncle Maurice pour le remercier à genoux. Sa
+froideur habituelle avait fait place à un inexprimable
+attendrissement; il semblait que la reconnaissance
+eût fondu toutes les glaces de ce c&oelig;ur
+engourdi.</p>
+
+<p>Délivré dès lors de l'embarras du secret, le petit
+bossu put donner plus d'efficacité à ses bienfaits.
+Toinette devint pour lui une s&oelig;ur aux besoins de
+laquelle il eut droit de veiller. Depuis la mort de
+sa mère, c'était la première fois qu'il pouvait mêler
+quelqu'un à sa vie. La jeune fille recevait ses
+soins avec une sensibilité réservée. Tous les efforts
+de Maurice ne pouvaient dissiper son fond de
+tristesse: elle paraissait touchée de sa bonté; elle
+le lui exprimait parfois avec effusion; mais là s'arrêtaient
+ses confidences. Penché sur ce c&oelig;ur fermé,
+le petit bossu ne pouvait y lire. A la vérité, il s'y
+appliquait peu: tout entier au bonheur de n'être
+plus seul, il acceptait Toinette telle que ses longues
+épreuves l'avaient faite; il l'aimait ainsi et
+ne souhaitait autre chose que de conserver sa
+compagnie.</p>
+
+<p>Insensiblement cette idée s'empara de son esprit
+jusqu'à y effacer tout le reste. La jeune fille était
+sans famille ainsi que lui; l'habitude avait adouci
+à ses yeux la laideur du bossu; elle semblait le
+voir avec une affection compatissante! Que pouvait-il
+attendre de plus? Jusqu'alors l'espoir de se
+faire accepter d'une compagne avait été repoussé
+par Maurice comme un rêve; mais le hasard semblait
+avoir travaillé à en faire une réalité. Après
+bien des hésitations, il s'enhardit et se décida à
+lui parler.</p>
+
+<p>C'était un soir: le petit bossu très-ému se dirigea
+vers la mansarde de l'ouvrière. Au moment
+d'entrer, il lui sembla entendre une voix étrangère
+qui prononçait le nom de la jeune fille. Il poussa
+vivement la porte entrouverte et aperçut Toinette
+qui pleurait appuyée sur l'épaule d'un jeune
+homme portant le costume de matelot.</p>
+
+<p>A la vue de mon oncle, elle se dégagea vivement,
+courut à lui et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! venez, venez, c'est lui que je croyais mort,
+c'est Julien, c'est mon fiancé!</p>
+
+<p>Maurice recula en chancelant. Il venait de tout
+comprendre d'un seul mot!</p>
+
+<p>Il lui sembla que la terre fléchissait et que son
+c&oelig;ur allait se briser; mais la même voix qu'il avait
+entendu près du lit de mort de sa mère retentit de
+nouveau à son oreille, et il se redressa ranimé.
+Dieu lui restait toujours.</p>
+
+<p>Lui-même accompagna les nouveaux mariés sur
+la route lorsqu'ils partirent, et, après leur avoir
+souhaité tout le bonheur qui lui était refusé, il
+revint résigné à la vieille maison du faubourg.</p>
+
+<p>Ce fut là qu'il acheva sa vie, abandonné des
+hommes, mais non comme il le disait, du <i>Père
+qui est aux cieux</i>. Partout il sentait sa présence;
+elle lui tenait lieu du reste. Lorsqu'il mourut, ce
+fut en souriant, et comme un exilé qui s'embarque
+pour sa patrie. Celui qui l'avait consolé de
+l'indigence et des infirmités, de l'injustice et de
+l'isolement, avait su lui faire un bienfait de la
+mort!</p>
+
+<p><i>Huit heures.</i>&mdash;Tout ce que je viens d'écrire m'a
+troublé! Jusqu'à présent, j'ai cherché des enseignements
+pour la vie dans la vie! Serait-il donc
+vrai que les principes humains ne pussent toujours
+suffire? qu'au-dessus de la bonté, de la prudence,
+de la modération, de l'humilité, du dévoûment
+lui-même, il y eût une grande idée qui
+pût seule faire face aux grandes infortunes, et
+que si l'homme a besoin de sa vertu pour les autres,
+il a besoin du sentiment religieux pour lui-même?</p>
+
+<p>Quand, selon l'expression de l'Écriture, <i>le vin
+de la jeunesse enivre</i>, on espère se suffire; fort, heureux
+et aimé, on croit, comme Ajax, pouvoir
+échapper à toutes les tempêtes <i>malgré les dieux</i>;
+mais, plus tard, les épaules se courbent, le bonheur
+s'effeuille, les affections s'éteignent, et alors,
+effrayé du vide et de l'obscurité, on étend les bras,
+comme l'enfant surpris par les ténèbres, et on
+appelle au secours <i>Celui qui est partout</i>.</p>
+
+<p>Je demandais ce matin pourquoi tout devient
+confus pour la société et pour les individus. La
+raison humaine allume en vain, d'heure en heure,
+quelque nouveau flambeau sur les bornes du chemin,
+la nuit devient toujours plus sombre! N'est-ce
+point parce qu'on laisse s'éloigner, de plus en
+plus, le soleil des âmes, Dieu?</p>
+
+<p>Mais qu'importent au monde ces rêveries d'un
+solitaire? Pour la plupart des hommes, les tumultes
+du dehors étouffent les tumultes du dedans,
+la vie ne leur laisse point le loisir de s'interroger.
+Ont-ils le temps de savoir ce qu'ils sont et ce qu'ils
+devraient être, eux que préoccupe le prochain
+bail ou le dernier cours de la rente? Le ciel est
+trop haut, et les sages ne regardent que la terre.</p>
+
+<p>Mais moi, pauvre sauvage de la civilisation, qui
+ne cherche ni pouvoir, ni richesse, et qui ai abrité
+ma vie à l'idéal, je puis retourner impunément à
+ces souvenirs de l'enfance, et si Dieu n'a plus de
+fête dans notre grande cité, je tâcherai de lui en
+conserver une dans mon c&oelig;ur.</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch7">CHAPITRE VII.</h2>
+
+<p class="d">CE QUE COUTE LA PUISSANCE ET CE QUE RAPPORTE LA CÉLÉBRITÉ.</p>
+
+<p><i>Dimanche 1<sup>er</sup> juillet.</i>&mdash;C'est hier qu'a fini le mois
+consacré par les Romains à Junon (<i>junius</i>, juin).
+Nous entrons aujourd'hui en juillet.</p>
+
+<p>Dans l'ancienne Rome, ce dernier mois s'appelait
+<i>quintilis</i> (cinquième), parce que l'année, divisée
+seulement en dix parties, commençait en mars:
+Lorsque Numa Pompilius la partagea en douze
+mois, ce nom de <i>quintilis</i> fut conservé, ainsi que les
+noms suivants: <i>sextilis</i>, <i>september</i>, <i>october</i>, <i>november</i>,
+<i>december</i>, bien que ces désignations ne correspondissent
+plus aux nouveaux rangs occupés par les
+mois. Enfin, plus tard, le mois de <i>quintilis</i>, où était
+né Jules César, fut appelé <i>julius</i>, dont nous avons
+fait <i>juillet</i>.</p>
+
+<p>Ainsi, ce nom inséré au calendrier y éternise le
+souvenir d'un grand homme: c'est comme une épitaphe
+éternelle gravée par l'admiration des peuples
+sur la route du temps.</p>
+
+<p>Combien d'autres inscriptions pareilles! mers,
+continents, montagnes, étoiles et monuments, tout
+a successivement servi au même usage! Nous avons
+fait du monde entier ce livre d'or de Venise où
+s'inscrivaient les noms illustres et les grandes
+actions. Il semble que le genre humain sente le
+besoin de se glorifier lui-même dans ses élus,
+qu'il se relève à ses propres yeux en choisissant
+dans sa race des demi-dieux. La famille mortelle
+aime à conserver le souvenir des parvenus de la
+gloire, comme on garde celui d'un ancêtre fameux
+ou d'un bienfaiteur.</p>
+
+<p>C'est qu'en effet les dons naturels accordés à un
+seul ne sont point un avantage individuel, mais un
+présent fait à la terre; tout le monde en hérite,
+car tout le monde souffre ou profite de ce qu'il a
+accompli. Le génie est un phare destiné à éclairer
+au loin; l'homme qui le <i>porte</i> n'est que le rocher
+sur lequel ce phare a été élevé.</p>
+
+<p>J'aime à m'arrêter à ces idées; elles m'expliquent
+l'admiration pour la gloire. Quand elle a été bienfaisante,
+c'est de la reconnaissance, quand elle n'a
+été qu'extraordinaire, c'est un orgueil de race:
+hommes, nous aimons à immortaliser les délégués
+les plus éclatants de l'humanité.</p>
+
+<p>Qui sait si, en acceptant des puissants, nous
+n'avons pas obéi à la même inspiration? A part
+les nécessités de la hiérarchie ou les conséquences
+de la conquête, les foules se plaisent à entourer
+leurs chefs de priviléges; soit qu'elles mettent leur
+vanité à agrandir ainsi une de leurs &oelig;uvres, soit
+qu'elles s'efforcent de cacher l'humiliation de la
+dépendance en exagérant l'importance de ceux
+qui les dominent! On veut se faire honneur de
+son maître: on l'élève sur ses épaules comme sur
+un piédestal; on l'entoure de rayons afin d'en recevoir
+quelques reflets. C'est toujours la fable du
+chien qui accepte la chaîne et le collier, pourvu
+qu'ils soient d'or.</p>
+
+<p>Cette vanité de la servitude n'est ni moins naturelle
+ni moins commune que celle de la domination.
+Quiconque se sent incapable de commander
+veut au moins obéir à un chef puissant. On a vu
+des serfs se regarder comme déshonorés, parce
+qu'ils devenaient la propriété d'un simple comte,
+après avoir été celle d'un prince, et Saint-Simon
+parle d'un valet de chambre qui ne voulait servir
+que des marquis.</p>
+
+<p><i>Le 7, huit heures du soir.</i>&mdash;Je suivais tout à
+l'heure le boulevard; c'était jour d'Opéra, et la
+foule des équipages se pressait dans la rue Lepelletier.
+Les promeneurs arrêtés sur le trottoir en
+reconnaissaient quelques-uns au passage, et prononçaient
+certains noms: c'était ceux d'hommes
+célèbres ou puissants qui se rendaient au succès du
+jour!</p>
+
+<p>Près de moi s'est trouvé un spectateur aux joues
+creuses et aux yeux ardents, dont l'habit noir
+montrait la corde. Il suivait d'un regard d'envie
+ces privilégiés de l'autorité ou de la gloire, et je
+lisais sur ses lèvres, que crispait un sourire amer,
+tout ce qui se passait dans son âme.</p>
+
+<p>&mdash;Les voilà, les heureux! pensait-il; à eux tous
+les plaisirs de l'opulence et toutes les jouissances
+de l'orgueil. La foule sait leurs noms? ce qu'ils
+veulent s'accomplit; ils sont les souverains du
+monde par l'esprit ou par la puissance! pendant
+que moi, pauvre et ignoré, je traverse péniblement
+les lieux bas, ceux-ci placent sur les sommets
+dorés par le plein soleil de la prospérité.</p>
+
+<p>Je suis revenu pensif. Est-il vrai qu'il y ait ces
+inégalités, je ne dis pas dans les fortunes, mais
+dans le bonheur des hommes? Le génie et le commandement
+ont-ils véritablement reçu la vie
+comme une couronne, tandis que le plus grand
+nombre la recevait comme un joug? La dissemblance
+des conditions n'est-elle qu'un emploi divers
+des natures et des facultés, ou une inégalité
+réelle entre les lots humains? Question sérieuse,
+puisqu'il s'agit de constater l'impartialité de Dieu!</p>
+
+<p><i>Le 8, midi.</i>&mdash;Je suis allé, ce matin rendre visite
+à un compatriote, premier huissier d'un de nos
+ministres. Je lui apportais des lettres de sa famille,
+remises par un voyageur arrivant de Bretagne. Il
+a voulu me retenir.</p>
+
+<p>&mdash;Le ministre, m'a-t-il dit, n'a point aujourd'hui
+d'audience; il consacre cette journée au repos
+et à la famille. Ses jeunes s&oelig;urs sont arrivées;
+il les conduit ce matin à Saint-Cloud, et ce soir il
+a invité ses amis à un bal non officiel. Je vais être
+tout à l'heure congédié pour le reste du jour; nous
+pourrons dîner ensemble; attendez-moi en lisant
+les nouvelles.</p>
+
+<p>Je me suis assis près d'une table couverte de
+journaux que j'ai successivement parcourus. La
+plupart renfermaient de poignantes critiques des
+derniers actes politiques du ministère; quelques-uns
+y joignaient des soupçons flétrissants pour le
+ministre lui-même.</p>
+
+<p>Comme j'achevais, un secrétaire est venu les demander
+pour ce dernier!</p>
+
+<p>Il va donc lire ces accusations, subir silencieusement
+les injures de toutes ces voix qui le dénoncent
+à l'indignation ou à la risée! Comme le triomphateur
+romain, il faut qu'il supporte l'insulteur qui
+suit son char en racontant à la foule ses ridicules,
+ses ignorances ou ses vices!</p>
+
+<p>Mais parmi les traits lancés de toutes parts, ne
+s'en trouvera-t-il aucun d'empoisonné? Aucun
+n'atteindra-t-il un de ces points du c&oelig;ur où les
+blessures ne guérissent plus? Que deviendra une
+vie livrée à toutes les attaques de la haine envieuse
+ou de la conviction passionnée? Les chrétiens n'abandonnaient
+que les lambeaux de leur chair aux
+animaux de l'arène; l'homme puissant livre aux
+morsures de la plume son repos, ses affections,
+son honneur!</p>
+
+<p>Pendant que je rêvais à ces dangers de la grandeur,
+l'huissier est rentré vivement:&mdash;De graves
+nouvelles ont été reçues, le ministre vient d'être
+mandé au conseil; il ne pourra conduire ses s&oelig;urs
+à Saint-Cloud.</p>
+
+<p>J'ai vu, à travers les vitres, les jeunes filles, qui
+attendaient sur le perron, remonter tristement,
+tandis que leur frère se rendait au conseil. La voiture
+qui devait partir, emportant tant de joies de
+famille vient de disparaître, n'emportant que les
+soucis de l'homme d'Etat.</p>
+
+<p>L'huissier est revenu mécontent et désappointé.</p>
+
+<p>Le plus ou moins de liberté dont il peut jouir est
+pour lui le baromètre de l'horizon politique. S'il a
+congé, tout va bien; s'il est retenu, la patrie est
+en péril. Son opinion sur les affaires publiques
+n'est que le calcul de ses intérêts! Mon compatriote
+est presque un homme d'Etat.</p>
+
+<p>Je l'ai fait causer, et il m'a confié plusieurs particularités
+singulières!</p>
+
+<p>Le nouveau ministre a d'anciens amis dont il
+combat les idées, tout en continuant à aimer leurs
+sentiments. Séparé d'eux par les drapeaux, il leur
+est toujours resté uni par les souvenirs; mais les
+exigences de parti lui défendent de les voir. La
+continuation de leurs rapports éveillerait les soupçons;
+on y devinerait quelque transaction honteuse:
+ses amis seraient des traîtres qui songent à
+se vendre; lui, un corrupteur qui veut les acheter;
+aussi a-t-il fallu renoncer à des attachements de
+vingt années, rompre des habitudes de c&oelig;ur qui
+étaient devenues des besoins!</p>
+
+<p>Parfois pourtant le ministre cède encore à d'anciennes
+faiblesses; il reçoit ou visite ses amis à la
+dérobée; il se renferme avec eux pour parler du
+temps où ils avaient le droit de s'aimer publiquement.
+A force de précautions, ils ont réussi à cacher
+jusqu'ici ce complot de l'amitié contre la
+politique; mais tôt ou tard les journaux seront
+avertis et le dénonceront à la défiance du pays.</p>
+
+<p>Car la haine, qu'elle soit déloyale ou de bonne
+foi, ne recule devant aucune accusation. Quelquefois
+même elle accepte le crime! L'huissier m'a
+avoué que des avertissements avaient été donnés
+au ministre, qu'on lui avait fait craindre des vengeances
+meurtrières, et qu'il n'osait plus sortir à
+pied.</p>
+
+<p>Puis, de confidence en confidence, j'ai su quelles
+sollicitations venaient égarer ou violenter son
+jugement; comment il se trouvait fatalement conduit
+à des iniquités qu'il devait déplorer en lui-même.
+Trompé par la passion, séduit par les
+prières, ou forcé par le crédit, il laissait bien des
+fois vaciller la balance! Triste condition de l'autorité
+qui lui impose non-seulement les misères
+du pouvoir, mais ses vices, et qui, non contente
+de torturer le maître, réussit à le corrompre!</p>
+
+<p>Cet entretien s'est prolongé et n'a été interrompu
+que par le retour du ministre. Il s'est
+élancé de sa voiture des papiers à la main; il a
+regagné son cabinet d'un air soucieux. Un instant
+après, sa sonnette s'est fait entendre; on appelle
+le secrétaire pour expédier des avertissements à
+tous les invités du soir; le bal n'aura point lieu;
+on parle sourdement de fâcheuses nouvelles transmises
+par le télégraphe, et dans de pareilles circonstances
+une fête semblerait insulter au deuil
+public.</p>
+
+<p>J'ai pris congé de mon compatriote, et me voici
+de retour.</p>
+
+<p>Ce que je viens de voir répond à mes doutes de
+l'autre jour. Maintenant je sais quelles angoisses
+font expier aux hommes leurs grandeurs; je comprends</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="verse">Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.</div>
+</div>
+
+<p>Ceci m'explique Charles-Quint aspirant au repos
+du cloître.</p>
+
+<p>Et cependant je n'ai entrevu que quelques-unes
+des souffrances attachées au commandement. Que
+dire des grandes disgrâces qui précipitent les puissants
+du plus haut du ciel au plus profond de la
+terre? de cette voie douloureuse par laquelle ils
+doivent porter éternellement leur responsabilité,
+comme le Christ portait sa croix? de cette chaîne
+de convenances et d'ennuis qui enferme tous les
+actes de leur vie, et y laisse si peu de place à la
+liberté?</p>
+
+<p>Les partisans de l'autorité absolue ont défendu,
+avec raison, l'étiquette. Pour que des hommes
+conservent à leur semblable un pouvoir sans bornes,
+il faut qu'ils le tiennent séparé de l'humanité,
+qu'ils l'entourent d'un culte de tous les instants,
+qu'ils lui conservent, par un continuel cérémonial,
+ce rôle surhumain qu'ils lui ont accordé. Les
+maîtres ne peuvent rester souverains qu'à la condition
+d'être traités en idoles.</p>
+
+<p>Mais après tout, ces idoles sont des hommes, et
+si la vie exceptionnelle qu'on leur fait est une insulte
+pour la dignité des autres, elle est aussi un
+supplice pour eux! Tout le monde connaît la loi
+de la cour d'Espagne, qui réglait, heure par
+heure, les actions du roi et de la reine, «de telle
+façon, dit Voltaire, qu'en la lisant on peut savoir
+tout ce que les souverains de la Péninsule ont fait
+ou feront depuis Philippe II jusqu'au jour du Jugement.»
+Ce fut elle qui obligea Philippe III
+malade à supporter un excès de chaleur dont il
+mourut, parce que le duc d'Uzède, qui avait seul
+le droit d'éteindre le feu dans la chambre royale,
+se trouvait absent.</p>
+
+<p>La femme de Charles II, emportée par un cheval
+fougueux, allait périr sans que personne osât
+la sauver, parce que l'étiquette défendait de <i>toucher
+à la reine</i>: deux jeunes cavaliers se sacrifièrent
+en arrêtant le cheval. Il fallut les prières et
+les pleurs de celle qu'ils venaient d'arracher à la
+mort pour faire pardonner leur <i>crime</i>. Tout le
+monde connaît l'anecdote racontée par madame
+Campan au sujet de Marie-Antoinette, femme de
+Louis XVI. Un jour qu'elle était à sa toilette, et
+que la chemise allait lui être présentée par une
+des assistantes, une dame de très ancienne noblesse
+entra et réclama cet honneur, comme l'étiquette
+lui en donnait le droit; mais, au moment où elle
+allait remplir son office, une femme de plus grande
+qualité survint et prit à son tour le vêtement
+qu'elle était près d'offrir à la reine, lorsqu'une
+troisième dame, encore plus titrée, parut à son
+tour, et fut suivie d'une quatrième qui n'était
+autre que la s&oelig;ur du roi. La chemise fut ainsi
+passée de mains en mains, avec force révérences
+et compliments, avant d'arriver à la reine qui,
+demi-nue et toute honteuse, grelottait pour la
+plus grande gloire de l'étiquette.</p>
+
+<p><i>Le 12, sept heures du soir.</i>&mdash;En rentrant ce soir,
+j'ai aperçu, debout sur le seuil d'une maison, un
+vieillard dont la pose et les traits m'ont rappelé
+mon père. C'était la même finesse de sourire, le
+même &oelig;il chaud et profond, la même noblesse
+dans le port de la tête, et le même laisser-aller
+dans l'attitude.</p>
+
+<p>Cette vue a ramené ma pensée en arrière. Je
+me suis mis à repasser les premières années de
+ma vie, à me rappeler les entretiens de ce guide
+que Dieu m'avait donné dans sa clémence, et
+qu'il m'a retiré, trop tôt, dans sa sévérité.</p>
+
+<p>Quand mon père me parlait, ce n'était point
+seulement pour mettre en rapport nos deux esprits
+par un échange d'idées; ses paroles renfermaient
+toujours un enseignement.</p>
+
+<p>Non qu'il cherchât à me le faire sentir! mon
+père craignait tout ce qui avait l'apparence d'une
+leçon. Il avait coutume de dire que la vertu
+pouvait se faire des amis passionnés, mais qu'elle
+ne prenait point d'écoliers: aussi ne songeait-il
+point à enseigner le bien; il se contentait d'en
+semer les germes, certain que l'expérience les
+ferait éclore.</p>
+
+<p>Combien de bon grain tombé ainsi dans un
+coin du c&oelig;ur et longtemps oublié a tout à coup
+poussé sa tige et donné son épi! Richesses mises
+en réserve à une époque d'ignorance, nous n'en
+connaissons la valeur que le jour où nous nous
+trouvons en avoir besoin!</p>
+
+<p>Parmi les récits dont il animait nos promenades
+ou nos soirées, il en est un qui se représente
+maintenant à mon souvenir, sans doute parce
+que l'heure est venue d'en déduire la leçon.</p>
+
+<p>Placé dès l'âge de douze ans chez un de ces collectionneurs-commerçants
+qui se sont donné le
+nom de <i>naturalistes</i>, parce qu'ils mettent la création
+sous verre pour la débiter en détail, mon
+père avait toujours mené une vie pauvre et laborieuse.
+Levé avant le jour, tour à tour garçon de
+magasin, commis, ouvrier, il devait suffire seul à
+tous les travaux d'un commerce dont son patron
+récoltait tous les profits. A la vérité, celui-ci avait
+une habileté spéciale pour faire valoir l'&oelig;uvre des
+autres. Incapable de rien exécuter, nul ne savait
+mieux vendre. Ses paroles étaient un filet dans
+lequel on se trouvait pris avant de l'avoir aperçu.
+Du reste, ami de lui seul, regardant le producteur
+comme son ennemi, et l'acheteur comme sa conquête,
+il les exploitait tous deux avec cette inflexible
+persistance qu'enseigne l'avarice.</p>
+
+<p>Esclave toute la semaine, mon père ne rentrait
+en possession de lui-même que le dimanche. Le
+maître naturaliste, qui allait passer le jour chez
+une vieille cousine, lui donnait alors sa liberté à
+condition qu'il dînerait à ses frais et au dehors.
+Mais mon père emportait secrètement un croûton
+de pain qu'il cachait dans sa boîte d'herborisation,
+et, sortant de Paris dès le point du jour, il allait
+s'enfoncer dans la vallée de Montmorency, dans
+le bois de Meudon ou dans les coulées de la
+Marne. Enivré par l'air libre, par la pénétrante
+senteur de la sève en travail, par les parfums des
+chèvre-feuilles, il marchait jusqu'à ce que la faim
+et la fatigue se fissent sentir. Alors il s'asseyait à
+la lisière d'un fourré ou d'un ruisseau: le cresson
+d'eau, les fraises des bois, les mûres des haies,
+lui faisaient tour à tour un festin rustique; il
+cueillait quelques plantes, lisait quelques pages
+de Florian alors dans sa première vogue, de
+Gessner qui venait d'être traduit, ou de Jean-Jacques
+dont il possédait trois volumes dépareillés.
+La journée se passait dans ces alternatives
+d'activité et de repos, de recherches et de rêveries
+jusqu'à ce que le soleil, à son déclin, l'avertît de
+reprendre la route de la grande ville où il arrivait,
+les pieds meurtris et poudreux, mais le c&oelig;ur
+rafraîchi pour toute une semaine.</p>
+
+<p>Un jour qu'il se dirigeait vers le bois de Viroflay
+il rencontra, près de la lisière, un inconnu occupé
+à trier des plantes qu'il venait d'herboriser.
+C'était un homme déjà vieux, d'une figure honnête,
+mais dont les yeux un peu enfoncés sous les
+sourcils avaient quelque chose de soucieux et de
+craintif. Il était vêtu d'un habit de drap brun,
+d'une veste grise, d'une culotte noire, de bas
+drapés, et tenait, sous le bras, une canne à pomme
+d'ivoire. Son aspect était celui d'un petit bourgeois
+retiré et vivant de son revenu, un peu au-dessous
+de la médiocrité dorée d'Horace.</p>
+
+<p>Mon père, qui avait un grand respect pour
+l'âge, le salua poliment en passant; mais dans
+ce mouvement une plante qu'il tenait à la main
+lui échappa.</p>
+
+<p>L'inconnu se baissa pour la relever, et la reconnut.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une <i>Deutaria heptaphyllos</i>, dit-il; je n'en
+avait point encore vu dans ces bois: l'avez-vous
+trouvée ici près, Monsieur?</p>
+
+<p>Mon père répondit qu'on la rencontrait en abondance
+au haut de la colline, vers Sèvres, ainsi que
+le grand <i>Laserpitium</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi! répéta le vieillard plus vivement. Ah!
+je veux les chercher; j'en ai autrefois cueilli du
+côté de la Robaila...</p>
+
+<p>Mon père lui proposa de le conduire. L'étranger
+accepta avec reconnaissance et se hâta de réunir
+les plantes qu'il avait cueillies; mais tout à coup
+il parut saisi d'un scrupule; il fit observer à son
+interlocuteur que le chemin qu'il suivait était à
+mi-côte, et se dirigeait vers le château des Dames
+royales à Bellevue; qu'en franchissant la hauteur
+il se détournait par conséquent de sa route, et
+qu'il n'était point juste qu'il prît cette fatigue pour
+un inconnu.</p>
+
+<p>Mon père insista avec la bienveillance qui lui
+était habituelle; mais plus il montrait d'empressement,
+plus le refus du vieillard devenait obstiné;
+il sembla même à mon père que sa bonne volonté
+finissait par inspirer de la défiance.</p>
+
+<p>Il se décida donc à indiquer seulement la direction
+à l'inconnu qu'il salua et ne tarda point à
+perdre de vue.</p>
+
+<p>Plusieurs heures s'écoulèrent et il ne songeait
+plus à sa rencontre. Il avait gagné les taillis de
+Chaville où, étendu sur les mousses d'une clairière,
+il relisait le dernier volume de <i>l'Émile</i>. Le
+charme de la lecture l'avait si complétement absorbé
+qu'il avait cessé de voir et d'entendre ce qui
+l'entourait. Les joues animées et l'&oelig;il humide, il
+relisait des lèvres un passage qui l'avait particulièrement
+touché.</p>
+
+<p>Une exclamation poussée tout près de lui l'arracha
+à son extase; il releva la tête et aperçut le
+bourgeois déjà rencontré au carrefour de Viroflay.</p>
+
+<p>Il était chargé de plantes dont l'herborisation
+semblait l'avoir mis de joyeuse humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Mille remercîments, monsieur, dit-il à mon
+père; j'ai trouvé tout ce que vous m'aviez annoncé,
+et je vous dois une promenade charmante.</p>
+
+<p>Mon père se leva par respect, en faisant une
+réponse obligeante. L'inconnu parut complétement
+apprivoisé et demanda lui-même si son
+<i>jeune confrère</i> ne comptait point reprendre le chemin
+de Paris. Mon père répondit affirmativement
+et ouvrit sa boîte de fer-blanc pour y replacer le
+livre.</p>
+
+<p>L'étranger lui demanda en souriant si l'on pouvait,
+sans indiscrétion, en savoir le titre. Mon père
+lui répondit que c'était <i>l'Émile</i> de Rousseau!</p>
+
+<p>L'inconnu devint aussitôt sérieux.</p>
+
+<p>Ils marchèrent quelque temps côte à côte, mon
+père exprimant avec la chaleur d'une émotion encore
+vibrante tout ce que cette lecture lui avait fait
+éprouver, son compagnon toujours froid et silencieux.
+Le premier vantait la gloire du grand écrivain
+génevois, que son génie avait fait citoyen du
+monde; il s'exaltait sur ce privilége des sublimes
+penseurs qui dominent, malgré l'espace et le
+temps, et recrutent parmi toutes les nations un
+peuple de sujets volontaires, mais l'inconnu
+l'interrompit tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Et savez-vous, dit-il doucement, si Jean-Jacques
+n'échangerait point la célébrité que vous semblez
+envier contre la destinée d'un de ces bûcherons dont
+nous voyons fumer la cabane! A quoi lui a servi sa
+renommée, sinon à lui attirer des persécutions? Les
+amis inconnus que ses livres ont pu lui faire se contentent
+de le bénir dans leurs c&oelig;urs, tandis que
+les ennemis déclarés qu'ils lui ont attiré le poursuivent
+de leurs violences et de leurs calomnies!
+Son orgueil a été flatté par le succès! Combien
+a-t-il été blessé de fois par la satire! Et,
+croyez-le bien, l'orgueil humain ressemble toujours
+au Sybarite que le pli d'une feuille de rose empêchait
+de dormir. L'activité d'un esprit vigoureux
+dont le monde profite, tourne presque toujours
+contre celui qui le posséde. Il en devient plus exigeant
+avec la vie; l'idéal qu'il poursuit le désenchante
+sans cesse de la réalité; il ressemble à
+l'homme dont la vue serait trop subtile, et qui
+dans le plus beau visage, apercevrait des taches et
+des rugosités. Je ne vous parle point des tentations
+plus fortes, des chutes plus profondes. Le génie,
+avez-vous dit, est une royauté! mais quel honnête
+homme n'a peur d'être roi? qui ne sent que pouvoir
+beaucoup, c'est, avec notre faiblesse et nos
+emportements, se préparer à beaucoup faillir!
+Croyez-moi, monsieur, n'admirez ni n'enviez le
+malheureux qui a écrit ce livre; mais si vous avez un
+c&oelig;ur sensible, plaignez-le!</p>
+
+<p>Mon père, étonné de l'entraînement avec lequel
+son compagnon avait prononcé ces derniers mots,
+ne savait que répondre.</p>
+
+<p>Dans ce moment, ils arrivaient à la route pavée
+qui joint le château de Meudon et des Dames de
+France à celui de Versailles; une voiture passa.</p>
+
+<p>Les dames qui s'y trouvaient aperçurent le
+vieillard, poussèrent un cri de surprise, et se penchant
+à la portière, elles répétèrent:</p>
+
+<p>&mdash;C'est Jean-Jacques! c'est Rousseau!</p>
+
+<p>Puis l'équipage disparut.</p>
+
+<p>Mon père était resté immobile, les yeux grand
+ouverts, les mains en avant, stupéfait et éperdu.
+Rousseau, qui avait tressailli en entendant prononcer
+son nom, se tourna de son côté:</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez, dit-il, avec la misanthropique
+amertume que ses derniers malheurs lui
+avaient donnée, Jean-Jacques ne peut même se
+cacher: objet de curiosité pour les uns, de malignité
+pour les autres, il est pour tous une <i>chose</i>
+publique que l'on se montre au doigt. Encore s'il
+ne s'agissait que de subir l'indiscrétion des oisifs!
+mais dès qu'un homme a eu le malheur de se faire
+un nom, il appartient à tous; chacun fouille dans
+sa vie, raconte ses moindres actions, insulte à
+ses sentiments; il devient semblable à ces murs
+que tous les passants peuvent souiller d'une injurieuse
+inscription. Vous direz peut-être que j'ai
+moi-même favorisé cette curiosité en publiant mes
+<i>Mémoires</i>. Mais le monde m'y avait forcé: on regardait
+chez moi par les fentes, et l'on me calomniait;
+j'ai ouvert portes et fenêtres, afin qu'on me
+connût, du moins, tel que je suis. Adieu, Monsieur;
+rappelez-vous toujours que vous avez vu
+Rousseau pour savoir ce que c'est que la célébrité.</p>
+
+<p><i>Neuf heures.</i>&mdash;Ah! je comprends aujourd'hui le
+récit de mon père! il renferme la réponse à une
+des questions que je m'adresse depuis une semaine.
+Oui, je sens maintenant que la gloire et la puissance
+sont des dons chèrement payés, et que, s'ils
+font du bruit autour de l'âme, tous deux ne sont
+le plus souvent, comme le dit madame de Staël,
+«qu'un deuil éclatant de bonheur!»</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch8">CHAPITRE VIII.</h2>
+
+<p class="d">MISANTHROPIE ET REPENTIR.</p>
+
+<p><i>5 août neuf heures du soir.</i>&mdash;Il y a des jours où
+tout se présente à vous sous un sombre aspect; le
+monde est, comme le ciel, couvert d'un brouillard
+sinistre. Rien ne paraît à sa place; vous ne voyez
+que misères, imprévoyances, dureté; la société se
+montre sans providence, livrée à toutes les iniquités
+du hasard.</p>
+
+<p>J'étais aujourd'hui dans ces tristes dispositions.
+Après une longue promenade dans les faubourgs,
+j'étais rentré malheureux et découragé.</p>
+
+<p>Tout ce que j'avais aperçu semblait accuser la
+civilisation dont nous sommes si fiers! Égaré dans
+une petite rue de traverse qui m'était inconnue,
+je me suis trouvé, tout à coup, au milieu de ces
+affreuses demeures où le pauvre naît, languit et
+meurt. J'ai regardé ces murs lézardés que le temps
+a revêtus d'une lèpre immonde; ces fenêtres où
+sèchent des lambeaux souillés; ces égouts fétides
+qui serpentent le long des façades cornue de venimeux
+reptiles!... mon c&oelig;ur s'est serré et j'ai
+pressé le pas.</p>
+
+<p>Un peu plus loin, il a fallu s'arrêter devant le
+corbillard de l'hôpital; un mort, cloué dans sa
+bière de sapin, gagnait sa dernière demeure sans
+ornements funèbres, sans cérémonies et sans suite.
+Il n'y avait pas même ici ce dernier ami des abandonnés,
+le chien qu'un artiste a donné pour cortége
+au convoi du pauvre! Celui qu'on se disposait
+à enfouir sous la terre s'en allait seul au sépulcre
+comme il avait vécu; nul ne s'apercevrait sans
+doute de sa fin. Dans cette grande bataille de la
+société qu'importait un soldat de moins?</p>
+
+<p>Mais qu'est-ce donc que l'association humaine,
+si l'un de ses membres peut disparaître ainsi
+comme une feuille emportée par le vent?</p>
+
+<p>L'hôpital était voisin d'une caserne; à l'entrée,
+des vieillards, des femmes et des enfants se disputaient
+les restes de pain noir que la charité du
+soldat leur avait accordés! Ainsi des êtres semblables
+à nous tous attendent chaque jour sur le
+pavé que notre pitié leur donne le droit de vivre!
+Des troupes entières de déshérités ont à subir,
+outre les épreuves infligées à tous les enfants de
+Dieu, les angoisses du froid, de l'humiliation, de
+la faim! Tristes républiques humaines où l'homme
+a une condition pire que l'abeille dans sa ruche,
+que la fourmi dans sa cité souterraine!</p>
+
+<p>Ah! que faisons-nous donc de notre raison?
+A quoi bon tant de facultés suprêmes, si nous ne
+sommes ni plus sages, ni plus heureux! Qui de
+nous n'échangerait sa vie laborieuse et tourmentée
+contre celle de l'oiseau habitant des airs, et
+pour qui le monde entier est un festin?</p>
+
+<p>Que je comprends bien la plainte de Mao, dans
+les contes populaires du <i>Foyer breton</i>, lorsque,
+mourant de soif et de faim, il dit en regardant les
+bouvreuils butiner sur les buissons:</p>
+
+<p>&mdash;«Hélas! ces oiseaux-là sont plus heureux
+que les être baptisés! Ils n'ont besoin ni d'auberges,
+ni de bouchers, ni de fourniers, ni de
+jardiniers. Le ciel de Dieu leur appartient et la
+terre s'étend devant eux comme une table toujours
+servie. Les petites mouches sont leur
+gibier, les herbes en graine leurs champs
+de blé, les fruits de l'aubépine ou du rosier
+sauvage leur dessert. Ils ont droit de prendre
+partout sans payer et sans demander: aussi
+les petits oiseaux sont joyeux, et ils chantent
+tant que dure le jour!»</p>
+
+<p>Mais la destinée de l'homme à l'état de nature
+est celle de l'oiseau; il jouit également de la
+création. «La terre aussi s'étend devant lui
+comme une table toujours servie.» Qu'a-t-il
+donc gagné à cette association égoïste et incomplète
+qui forme les nations? Ne vaudrait-il point
+mieux pour tous rentrer dans le sein fécond de
+la nature et y vivre de ses largesses, dans le repos
+de la liberté?</p>
+
+<p><i>10 août, quatre heures du matin.</i>&mdash;L'aube rougit
+les rideaux de mon alcôve; la brise m'apporte
+les senteurs des jardins qui fleurissent au-dessous
+de la maison; me voici encore accoudé à ma
+fenêtre, respirant la fraîcheur et la joie de ce
+réveil du jour.</p>
+
+<p>Mon regard se promène toujours avec le même
+plaisir sur les toits pleins de fleurs, de gazouillements
+et de lumière; mais aujourd'hui il s'est
+arrêté sur l'extrémité du mur en arc-boutant qui
+sépare notre maison de celle du voisin: les orages
+ont dépouillé la cime de son enveloppe de plâtre;
+la poussière emportée par le vent s'est entassée
+dans les interstices, les pluies l'y ont fixée et en
+ont fait une sorte de terrasse aérienne où verdissent
+quelques herbes. Parmi elles se dresse le
+chalumeau d'une tige de blé, aujourd'hui couronnée
+d'un maigre épi qui penche sa tête jaunâtre.</p>
+
+<p>Cette pauvre moisson égarée sur les toits, et dont
+profiteront les passeraux du voisinage, a reporté
+ma pensée vers les riches récoltes qui tombent
+aujourd'hui sous la faucille; elle m'a rappelé les
+belles promenades que je faisais, enfant, à travers
+les campagnes de ma province, quand les aires
+des métairies retentissaient de toutes parts sous
+les fléaux des batteurs, et que par tous les chemins
+arrivaient les chariots chargés de gerbes
+dorées. Je me souviens encore des chants des
+jeunes filles, de la sérénité des vieillards, de
+l'expansion joyeuse des laboureurs. Il y avait, ce
+jour-là, dans leur aspect, quelque chose de fier
+et d'attendri. L'attendrissement venait de la
+reconnaissance pour Dieu, la fierté de cette moisson,
+récompense du travail. Ils sentaient confusément
+la grandeur et la sainteté de leur rôle
+dans l'&oelig;uvre générale; leur regards, orgueilleusement
+promenés sur ces montagnes d'épis, semblaient
+dire:&mdash;Après Dieu c'est nous qui nourrissons
+le monde!</p>
+
+<p>Merveilleuse entente de toutes les activités
+humaines! Tandis que le laboureur, attaché à son
+sillon, prépare pour chacun le pain de tous les
+jours, loin de là, l'ouvrier des villes tisse l'étoffe
+dont il sera revêtu; le mineur cherche dans les
+galeries souterraines le fer de sa charrue; le
+soldat le défend contre l'étranger; le juge veille
+à ce que la loi protége son champ; l'administrateur
+règle les rapports de ses intérêts particuliers
+avec les intérêts généraux; le commerçant s'occupe
+d'échanger ses produits contre ceux des
+contrées lointaines; le savant et l'artiste ajoutent,
+chaque jours quelques coursiers à cet attelage
+idéal qui entraîne le monde matériel, comme la
+vapeur emporte les gigantesques convois de nos
+routes ferrées! Ainsi tout s'allie, tout s'entr'aide;
+le travail de chacun profite à lui-même et à tout
+le monde; une convention tacite a partagé l'&oelig;uvre
+entre les différents membres de la société
+tout entière. Si des erreurs sont commises dans
+ce partage; si certaines capacités n'ont pas leur
+meilleur emploi, les défectuosités de détail
+s'amoindrissent dans la sublime conception de
+l'ensemble. Le plus pauvre intéressé dans cette
+association a sa place, son travail, sa raison
+d'être; chacun est quelque chose dans le tout.</p>
+
+<p>Rien de semblable pour l'homme à l'état de nature;
+chargé seul de lui-même, il faut qu'il suffise
+à tout: la création est sa propriété; mais il y trouve
+aussi souvent un obstacle qu'une ressource. Il faut
+qu'il surmonte ces résistances avec les forces isolées
+que Dieu lui a données; il ne peut compter
+sur d'autre auxiliaire que la rencontre et le hasard.
+Nul ne moissonne, ne fabrique, ne combat, ne
+pense à son intention; il n'est rien pour personne.
+C'est une unité multipliée par le chiffre de ses seules
+forces, tandis que l'homme civilisé est une
+unité multipliée par les forces de la société tout
+entière.</p>
+
+<p>Et l'autre jour pourtant, attristé par quelques
+vices de détail, je maudissais celle-ci et j'ai presque
+envié le sort de l'homme sauvage.</p>
+
+<p>Une des infirmités de notre esprit est de prendre
+toujours la sensation pour une preuve, et de juger
+la saison sur un nuage ou sur un rayon de soleil.</p>
+
+<p>Ces misères, dont la vue me faisait regretter les
+bois, étaient-elles bien réellement le fruit de la
+civilisation? Fallait-il accuser la société de les avoir
+créées, ou reconnaître, au contraire, qu'elle les
+avait adoucies? Les femmes et les enfants qui recevaient
+le pain noir du soldat pouvaient-ils espérer,
+dans le désert, plus de ressources ou de pitié?
+Ce mort, dont je déplorais l'abandon, n'avait-il point
+trouvé les soins de l'hôpital, la bière et l'humble
+sépulture où il allait reposer? Isolé loin des hommes,
+il eût fini, comme la bête fauve, au fond de
+sa tanière, et servirait aujourd'hui de pâture aux
+vautours! Ces bienfaits de l'association humaine
+vont donc chercher les plus déshérités. Quiconque
+mange le pain qu'un autre a moissonné et pétri,
+est l'obligé de ses frères, et ne peut dire qu'il ne
+leur doit rien en retour. Le plus pauvre de nous
+a reçu de la société bien plus que ses seules forces
+ne lui eussent permis d'arracher à la nature.</p>
+
+<p>Mais la société ne peut-elle nous donner davantage?
+Qui en doute? Dans cette distribution des
+instruments et des tâches, des erreurs ont été
+commises! Le temps en diminuera le nombre; les
+lumières amèneront un meilleur partage; les éléments
+d'association iront se perfectionnant comme
+tout le reste; le difficile est de savoir se mettre au
+pas lent des siècles dont on ne peut jamais forcer
+la marche sans danger.</p>
+
+<p><i>14 août, six heures du soir.</i>&mdash;La fenêtre de ma
+mansarde se dresse sur le toit comme une guérite
+massive; les arêtes sont garnies de larges feuilles
+de plomb qui vont se perdre sous les tuiles; l'action
+successive du froid et du soleil les a soulevées;
+une crevasse s'est formée à l'angle du côté droit.
+Un moineau y a abrité son nid.</p>
+
+<p>Depuis le premier jour, j'ai suivi les progrès de
+cet établissement aérien. J'ai vu l'oiseau y transporter
+successivement la paille, la mousse, la
+laine destinées à la construction de sa demeure,
+et j'ai admiré l'adresse persévérante dépensée
+dans ce difficile travail. Auparavant, mon voisin
+des toits perdait ses journées à voleter sur le peuplier
+du jardin, et à gazouiller le long des gouttières.
+Le métier de grand seigneur semblait le
+seul qui lui convînt; puis, tout à coup, la nécessité
+de préparer un abri à sa couvée si transformé notre
+oisif en travailleur. Il ne s'est plus donné ni repos,
+ni trève. Je l'ai vu toujours courant, cherchant,
+apportant; ni pluie ni soleil ne l'arrêtaient! Éloquent
+exemple de ce que peut la nécessité! Nous
+ne lui devons pas seulement la plupart de nos
+talents, mais beaucoup de nos vertus!</p>
+
+<p>N'est-ce pas elle qui a donné aux peuples des
+zones les moins favorisées l'activité dévorante qui
+les a placés si vite à la tête des nations? Privés de
+la plupart des dons naturels, ils y ont suppléé par
+leur industrie; le besoin a aiguisé leur esprit, la
+douleur éveillé leur prévoyance. Tandis qu'ailleurs
+l'homme, réchauffé par un soleil toujours brillant,
+et comblé des largesses de la terre, restait pauvre,
+ignorant et nu au milieu de ces dons inexplorés,
+lui, forcé par la nécessité, arrachait au sol sa nourriture,
+bâtissait des demeures contre les intempéries
+de l'air, et réchauffait ses membres sous la
+laine des troupeaux. Le travail le rendait à la fois
+plus intelligent et plus robuste; éprouvé par lui
+il semblait monter plus haut dans l'échelle des
+êtres, tandis que le privilégié de la création, engourdi
+dans sa nonchalance, restait au degré le
+plus voisin de la brute.</p>
+
+<p>Je faisais ces réflexions en regardant l'oiseau
+dont l'instinct semblait être devenu plus subtil
+depuis qu'il se livrait à son travail. Enfin le nid a
+été construit; le ménage ailé s'y est établi, et j'ai
+pu suivre toutes les phases de son existence nouvelle.</p>
+
+<p>Les &oelig;ufs couvés, les petits sont éclos et ont été
+nourris avec les soins les plus attentifs. Le coin de
+ma fenêtre était devenu un théâtre de morale en
+action, où les pères et mères de famille auraient
+pu venir prendre des leçons. Les petits ont grandi
+vite, et, ce matin, je les ai vu prendre leur volée.
+Un seul, plus faible que les autres, n'a pu franchir
+le rebord du toit, et est venu tomber dans la
+gouttière. Je l'ai rattrapé à grand' peine et je l'ai
+replacé sur la tuile devant l'ouverture de sa demeure;
+mais la mère n'y a point pris garde. Délivrée
+des soucis de la famille, elle a recommencé sa
+vie d'aventurière dans les arbres et le long des
+toits. En vain je me suis tenu éloigné de ma fenêtre
+pour lui ôter tout prétexte de crainte; en vain
+l'oisillon infirme l'a appelée par des petits cris
+plaintifs, la mauvaise mère passait en chantant et
+voletait avec mille coquetteries. Le père s'est approché
+une seule fois, il a regardé sa progéniture
+d'un air dédaigneux, puis il a disparu pour ne
+plus revenir!</p>
+
+<p>J'ai émietté du pain devant le petit orphelin,
+mais il n'a point su le becqueter. J'ai voulu
+le saisir, il s'est enfui dans le nid abandonné.
+Que va-t-il devenir là, si sa mère ne reparaît
+plus?</p>
+
+<p><i>15 août six heures.</i>&mdash;Ce matin, en ouvrant ma
+fenêtre, j'ai trouvé le petit oiseau à demi-mort
+sur la tuile; ses blessures m'ont prouvé qu'il avait
+été chassé du nid par l'indigne mère. J'ai vainement
+essayé de le réchauffer sous mon haleine; je
+le sens agité des dernières palpitations: ses paupières
+sont déjà closes, ses ailes pendantes! Je l'ai
+déposé sur le toit dans un rayon de soleil, et j'ai
+refermé ma fenêtre. Cette lutte de la vie contre la
+mort a toujours quelque chose de sinistre: c'est
+un avertissement!</p>
+
+<p>Heureusement que j'entends venir dans le corridor:
+c'est sans doute mon vieux voisin; sa conversation
+me distraira...</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>C'était ma portière. Excellente femme! elle voulait
+me faire lire une lettre de son fils, le marin, et
+me prier de lui répondre.</p>
+
+<p>J'ai gardé la première pour la copier sur mon
+journal. La voici:</p>
+
+<blockquote>
+<p class="s">«Chère mère,</p>
+
+<p>»La présente est pour vous dire que j'ai toujours
+été bien portant depuis la dernière fois, sauf
+que la semaine passée j'ai manqué de me noyer
+avec le canot, ce qui aurait été une grande perte,
+vu qu'il n'y a pas de meilleure embarcation.</p>
+
+<p>»Nous avons capoté par un coup de vent; et
+juste comme je revenais sur l'eau, j'ai aperçu le
+commandant qui allait dessous; je l'ai suivi,
+comme c'était mon devoir, et, après avoir plongé
+trois fois je l'ai ramené à flot, ce qui lui a fait
+bien plaisir; car, quand on nous a eu hissés à bord
+et qu'il a repris son esprit, il m'a sauté au cou,
+comme il eût fait à un officier.</p>
+
+<p>»Je ne vous cache pas, chère mère, que ça m'a
+flatté le c&oelig;ur. Mais c'est pas tout; il paraît que
+d'avoir repêché le capitaine, ça a rappelé que j'étais
+un homme solide, et on vient de m'apprendre
+que je passais matelot <i>à trente</i>, ou autrement dit
+de première classe! Quand j'ai su la chose, je me
+suis écrié: La mère prendra du café deux fois
+par jour! Et de fait, chère maman, il n'y a plus
+maintenant d'empêchement, puisque je vas pouvoir
+vous augmenter ma délégation.</p>
+
+<p>»Je termine en vous suppliant de vous bien
+soigner, si vous voulez me rendre service; car l'idée
+que vous ne manquez de rien me fait me bien
+porter.</p>
+
+<p>»Votre fils du fond du c&oelig;ur,</p>
+
+<p class="s2">»<span class="sc">Jacques</span>.»</p>
+</blockquote>
+
+<p>Voici la réponse que la portière m'a dictée:</p>
+
+<blockquote>
+<p class="s">«Mon bon Jacquot,</p>
+
+<p>»C'est pour moi un grand contentement d'apprendre
+que tu continues à avoir un brave c&oelig;ur,
+et que tu ne feras jamais affront à ceux qui t'ont
+élevé. Je n'ai pas besoin de te dire de ménager ta
+vie, parce que tu sais que la mienne est avec, et
+que sans toi, mon cher enfant, je n'aurais plus de
+goût que pour le cimetière; mais on n'est pas obligé
+de vivre, tandis qu'on est obligé de faire son
+devoir.</p>
+
+<p>»Ne t'inquiète pas de ma santé, bon Jacques,
+jamais je ne me suis mieux portée! je ne vieillis
+pas du tout de peur de te faire du chagrin. Rien
+ne me manque et je vis comme une propriétaire.
+J'ai même eu cette année de l'argent de trop, et,
+comme mes tiroirs ferment très-mal, je l'ai placé
+à la caisse d'épargne, où j'ai pris un livret en ton
+nom. Ainsi, quand tu reviendras, tu te trouveras
+dans les rentiers. J'ai aussi garni ton armoire de
+linge neuf, et je t'ai tricoté trois nouveaux gilets
+pour le bord.</p>
+
+<p>»Toutes tes connaissances se portent bien. Ton
+cousin est mort en laissant sa veuve dans la peine.
+J'ai dit que tu m'avais écrit de lui remettre les
+trente francs que j'avais touchés sur ta délégation,
+et la pauvre femme se souvient de toi, matin et
+soir, dans ses prières. Tu vois que c'est là un placement
+à une autre caisse d'épargne; mais celle-ci,
+c'est notre c&oelig;ur qui en reçoit les intérêts.</p>
+
+<p>»Au revoir, cher Jacquot; écris-moi souvent,
+et rappelle-toi toujours le bon Dieu et ta vieille
+maman.</p>
+
+<p class="s2">»Phrosine <span class="sc">Millot</span>, née <span class="sc">Fraisois</span>.»</p>
+</blockquote>
+
+<p>Brave fils et digne mère! comme de tels exemples
+ramènent à l'amour du genre humain! Dans
+un accès de fantaisie misanthropique, on peut envier
+le sort du sauvage et préférer les oiseaux à ses
+pareils; mais l'observation impartiale fait bien vite
+justice de tels paradoxes. A l'examen, on trouve
+que, dans cette humanité mêlée de bien et de mal
+le bien est assez abondant pour que l'habitude
+nous empêche d'y prendre garde, tandis que le
+mal nous frappe précisément par son exception.
+Si rien n'est parfait, rien non plus n'est mauvais
+sans compensation ou sans ressource. Que de richesses
+d'âme au milieu des misères de la société!
+comme le monde moral y rachète le monde matériel!
+Ce qui distinguera à jamais l'homme de tout
+le reste de la création, c'est cette faculté des affections
+choisies et des sacrifices continués. La mère
+qui soignait sa couvée au coin de ma fenêtre s'est
+dévouée le temps nécessaire pour accomplir les
+lois qui assurent la perpétuité de l'espèce; mais
+elle obéissait à un instinct, non à une préférence.
+Sa mission providentielle accomplie, elle a dépouillé
+le devoir comme un fardeau qu'on rejette,
+et elle a repris son égoïste liberté. L'autre mère,
+au contraire, continuera sa tâche aussi longtemps
+que Dieu la laissera ici-bas; la vie de son fils restera,
+pour ainsi dire, ajoutée à la sienne, et lorsqu'elle
+disparaîtra de la terre, elle y laissera cette
+portion d'elle-même.</p>
+
+<p>Ainsi le sentiment fait à notre espèce une existence
+à part dans le monde; grâce à lui, nous jouissons
+d'une sorte d'immortalité terrestre, et, quand
+les autres êtres se <i>succèdent</i>, l'homme est le seul
+qui se <i>continue</i>.</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch9">CHAPITRE IX.</h2>
+
+<p class="d">LA FAMILLE DE MICHEL AROUT.
+</p>
+
+<p><i>Le 15 septembre, huit heures.</i>&mdash;Ce matin, pendant
+que je rangeais mes livres, la mère Geneviève
+est venue m'apporter le panier de fruits que je lui
+achète tous les dimanches. Depuis bientôt vingt
+ans que j'habite le quartier, je me fournis à sa
+petite boutique de fruitière. Ailleurs, peut-être,
+je serais mieux servi; mais la mère Geneviève a
+peu de pratiques; la quitter serait lui faire un tort
+et un chagrin volontaires; il me semble que l'ancienneté
+de nos relations m'a fait contracter envers
+elle une sorte d'obligation tacite; ma clientèle est
+devenue sa propriété.</p>
+
+<p>Elle a posé le panier sur ma table, et comme
+j'avais besoin de son mari, qui est menuisier, afin
+d'ajouter quelques rayons à ma bibliothèque, elle
+est redescendue aussitôt, pour me l'envoyer.</p>
+
+<p>Au premier instant, je n'ai pris garde, ni à son
+air, ni à son accent; mais maintenant je me les
+rappelle, et il me semble qu'ils n'avaient point
+leur jovialité habituelle. La mère Geneviève aurait-elle
+quelque souci?</p>
+
+<p>Pauvre femme! ses meilleures années ont été
+pourtant soumises à d'assez cruelles épreuves
+pour qu'elle regardât sa dette comme payée! Dussé-je
+vivre un siècle, je n'oublierai jamais les
+circonstances qui me l'ont fait connaître et qui lui
+ont conquis mon respect.</p>
+
+<p>C'était aux premiers mois de mon établissement
+dans le faubourg. J'avais remarqué sa fruiterie
+dégarnie où personne n'entrait, et, attiré par cet
+abandon, j'y faisais mes modestes achats. J'ai
+toujours préféré, d'instinct, les pauvres boutiques,
+j'y trouve moins de choix et d'avantages;
+mais il me semble que mon achat est un témoignage
+de sympathie pour un frère en pauvreté.
+Ces petits commerces sont presque toujours l'ancre
+de miséricorde de destinées en péril, l'unique ressource
+de quelque orphelin. Là le but du marchand
+n'est point de s'enrichir, mais de vivre! L'achat
+que vous lui faites est plus qu'un échange, c'est
+une bonne action.</p>
+
+<p>La mère Geneviève était encore jeune alors, mais
+déjà dépouillée de cette fleur des premières années
+que la souffrance fane si vite chez les femmes du
+peuple. Son mari, menuisier habile, s'était insensiblement
+désaccoutumé du travail pour devenir,
+selon la pittoresque expression des ateliers, un
+<i>adorateur de saint Lundi</i>. Le salaire de la semaine,
+toujours réduite à deux ou trois jours de travail,
+était complétement consacré par lui au culte de
+cette divinité des barrières, et Geneviève devait
+suffire, par elle-même, à toutes les nécessités du
+ménage.</p>
+
+<p>Un soir que j'entrais chez elle pour quelques
+menus achats, j'entendis se quereller dans l'arrière-boutique.
+Il y avait plusieurs voix de femmes
+parmi lesquelles je distinguai celle de Geneviève
+altérée par les larmes. En jetant un coup d'&oelig;il vers
+le fond, j'aperçus la fruitière qui tenait dans ses
+bras un enfant qu'elle embrassait, tandis qu'une
+nourrice campagnarde semblait lui réclamer le
+prix de ses soins. La pauvre femme, qui avait sans
+doute épuisé toutes les explications et toutes les
+excuses, pleurait sans répondre, et une de ses
+voisines cherchait inutilement à apaiser la paysanne.
+Exaltée par cette avarice villageoise (que justifient
+trop bien les misères de la rude existence des
+champs), et par la déception que lui causait le
+refus du salaire espéré, la nourrice se répandait
+en récriminations, en menaces, en invectives. J'écoutais,
+malgré moi, ce triste débat, n'osant l'interrompre
+et ne songeant point à me retirer, lorsque
+Michel Arout parut à la porte de la boutique.</p>
+
+<p>Le menuisier arrivait de la barrière, où il avait
+passé une partie du jour au cabaret. Sa blouse,
+sans ceinture et désagrafée au cou, ne portait
+aucune des nobles souillures du travail; il tenait
+à la main sa casquette qu'il venait de relever dans
+la boue; il avait les cheveux en désordre, l'&oelig;il fixe
+et la pâleur de l'ivresse. Il entra en trébuchant,
+regarda autour de lui d'un air égaré, et appela
+Geneviève.</p>
+
+<p>Celle-ci entendit sa voix, poussa un cri et s'élança
+dans la boutique; mais à la vue du malheureux
+qui cherchait en vain son équilibre, elle serra
+l'enfant dans ses bras et se pencha sur sa tête en
+pleurant.</p>
+
+<p>La paysanne et la voisine l'avaient suivie.</p>
+
+<p>&mdash;A ça! à la fin de tout, veut-on me payer?
+cria la première exaspérée.</p>
+
+<p>&mdash;Demandez l'argent au bourgeois, répondit
+ironiquement la voisine, en montrant le menuisier
+qui venait de s'affaisser sur le comptoir.</p>
+
+<p>La paysanne lui jeta un regard.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est ça le père, reprit-elle. Eh bien! en
+voilà des gueux! N'avoir pas le sou pour payer les
+braves gens, et s'abîmer comme ça dans le vin.</p>
+
+<p>L'ivrogne releva la tête.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi, de quoi? bégaya-t-il; qui est-ce qui
+parle de vin? J'ai bu que de l'eau-de-vie! Mais je
+vais retourner en prendre, du vin! femme, donne-moi
+ta monnaie, il y a des amis qui m'attendent
+au <i>Père la Tuille</i>.</p>
+
+<p>Geneviève ne répondit rien; il tourna autour du
+comptoir, ouvrit le tiroir et se mit à y fouiller.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez où passe l'argent de la maison!
+fit observer la voisine à la paysanne; comment
+la pauvre malheureuse pourrait-elle vous payer
+quand on lui prend tout?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est donc ma faute à moi? reprit
+aigrement la nourrice; on me doit; de manière ou
+d'autre, faut qu'on me paye!</p>
+
+<p>Et, s'abandonnant à ce flux de paroles habituel
+aux femmes de la campagne, elle se mit à raconter
+longuement tous les soins donnés à l'enfant,
+et tous les frais dont il avait été l'occasion. A
+mesure qu'elle rappelait ces souvenirs, sa parole
+semblait la convaincre plus complétement de son
+bon droit, et exalter son indignation. La pauvre
+mère, qui craignait sans doute que ces violences
+ne finissent par effrayer le nourrisson, rentra dans
+l'arrière-boutique et le déposa dans son berceau.</p>
+
+<p>Soit que la paysanne vît dans cet acte le parti
+pris d'échapper à ses réclamations, soit qu'elle fût
+aveuglée par la colère, elle se précipita vers la pièce
+du fond, où j'entendis le bruit d'un débat auquel
+se mêlèrent bientôt les cris de l'enfant. Le menuisier,
+qui continuait à chercher dans le tiroir, tressaillit
+et leva la tête.</p>
+
+<p>Au même instant, Geneviève parut à la porte,
+tenant dans ses bras le nourrisson que la paysanne
+voulait lui arracher. Elle courut au comptoir
+et se précipita derrière son mari en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Michel, défends ton fils!</p>
+
+<p>L'homme ivre se redressa brusquement de toute
+sa hauteur, comme quelqu'un qui se réveille en
+sursaut.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils! balbutia-t-il; quel fils?</p>
+
+<p>Ses regards tombèrent sur l'enfant; un vague
+éclair d'intelligence traversa ses traits.</p>
+
+<p>&mdash;Robert, reprit-il... c'est Robert!</p>
+
+<p>Il voulut s'affermir sur ses pieds pour prendre
+le nourrisson; mais il vacillait. La nourrice s'approcha
+exaspérée.</p>
+
+<p>&mdash;Mon argent ou j'emporte le petit! s'écria-t-elle;
+c'est moi qui l'ai nourri et élevé: si vous ne
+payez pas ce qui l'a fait vivre, il doit être pour
+vous comme s'il était mort. Je ne m'en irai pas
+sans avoir mon dû ou le nourrisson.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'en voulez-vous faire? murmura Geneviève
+qui serrait Robert contre son sein.</p>
+
+<p>&mdash;Un enfant trouvé! répliqua durement la
+paysanne; l'hospice est un meilleur parent que
+vous, car il paye pour les petits qu'on lui nourrit.</p>
+
+<p>Au mot d'enfant trouvé, Geneviève avait poussé
+un cri d'horreur. Les bras enlacés autour de son
+fils dont elle cachait la tête dans sa poitrine, et les
+deux mains étendues sur lui, elle avait reculé jusqu'au
+mur et s'y tenait adossée comme une lionne
+défendant ses petits. La voisine et moi contemplions
+cette scène sans savoir par quel moyen nous
+entremettre. Quant à Michel, il nous regardait
+alternativement, en faisant un visible effort pour
+comprendre. Lorsque son &oelig;il s'arrêtait sur Geneviève
+et sur l'enfant, une rapide expression de joie
+s'y reflétait; mais en se retournant vers nous, il
+reprenait sa stupidité et son hésitation.</p>
+
+<p>Enfin, il sembla faire un effort prodigieux, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Attendez!</p>
+
+<p>Et, s'avançant vers un baquet plein d'eau, il s'y
+plongea le visage à plusieurs reprises.</p>
+
+<p>Tous les yeux s'étaient tournés vers lui; la paysanne
+elle-même semblait étonnée. Enfin il releva
+sa tête ruisselante. Cette ablution avait dissipé une
+partie de son ivresse; il nous regarda un instant;
+puis se tourna vers Geneviève, et tout son visage
+s'illumina.</p>
+
+<p>&mdash;Robert! s'écria-t-il en allant à l'enfant qu'il
+prit dans ses bras. Ah! donne, femme, je veux le
+voir.</p>
+
+<p>La mère parut lui abandonner son fils avec répugnance,
+et resta devant lui les bras étendus,
+comme si elle eût craint une chute pour l'enfant.
+La nourrice reprit à son tour la parole et renouvela
+ses réclamations, en menaçant cette fois de
+la justice. Michel écouta d'abord attentivement;
+mais quand il eut compris, il remit le nourrisson
+à sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Combien doit-on? demanda-t-il.</p>
+
+<p>La paysanne se mit à détailler les différentes dépenses,
+qui montaient à un peu plus de trente
+francs. Le menuisier cherchait au fond de ses
+poches, sans rien trouver. Son front se plissait
+de plus en plus; de sourdes malédictions commençaient
+à lui échapper; tout à coup il fouilla
+dans sa poitrine, en retira une grosse montre, et
+l'élevant au-dessus de sa tête:</p>
+
+<p>&mdash;Le voilà, votre argent! s'écria-t-il, avec un
+éclat de gaieté; une montre, premier numéro! Je
+me disais toujours que ça serait une poire pour la
+soif; mais c'est pas moi qui l'aurai bue, c'est le
+petit... Ah! ah! ah! allez me la vendre, voisine, et
+si ça ne suffit pas, j'ai mes boucles d'oreilles. Eh!
+Geneviève, tire-les-moi, les boucles d'oreilles à l'équerre!
+Il ne sera pas dit qu'on t'aura fait affront
+pour l'enfant. Non... quand je devrais mettre en
+gage un morceau de ma chair! La montre, les boucles
+d'oreilles et ma bague, <i>lavez</i>-moi tout ça
+chez l'orfèvre; payez la campagnarde et laissez
+dormir le moutard! Donne, Geneviève, je vas le
+mettre au lit.</p>
+
+<p>Et prenant le nourrisson des bras de la mère,
+il le porta d'un pas ferme à son berceau.</p>
+
+<p>Il fut facile de remarquer le changement qui se
+fit dans Michel à partir de cette journée. Toutes
+les vieilles relations de débauche furent rompues.
+Partant pour le travail dès le matin, il revenait
+régulièrement chaque soir pour finir le jour avec
+Geneviève et Robert. Bientôt même, il ne voulut
+plus les quitter, il loua une boutique près de la
+fruiterie et y travailla pour son compte.</p>
+
+<p>L'aisance serait revenue à la maison sans les
+dépenses que nécessitait l'enfant. Tout était sacrifié
+à son éducation. Il avait suivi les écoles, étudié
+les mathématiques, le dessin, la coupe des charpentes,
+et ne commençait à travailler que depuis
+quelques mois. Jusqu'ici le laborieux ménage
+avait donc épuisé ses ressources à lui préparer
+une place d'élite dans sa profession; mais, par
+bonheur, tant d'efforts n'étaient point inutiles; la
+semence avait porté ses fruits, et l'on touchait
+aux jours de la moisson...</p>
+
+<p>Pendant que je repassais ainsi mes souvenirs;
+Michel était arrivé et s'occupait de poser les étagères
+à l'endroit indiqué.</p>
+
+<p>Tout en écrivant les notes de mon journal, je
+me suis mis à examiner le menuisier.</p>
+
+<p>Les excès de la jeunesse et le travail de l'âge
+mûr ont profondément sillonné son visage; les
+cheveux sont rares et grisonnants, les épaules
+courbées, les jambes amaigries et légèrement
+ployées. On sent, dans tout son être, une sorte
+d'affaissement. Les traits eux-mêmes ont une expression
+de tristesse découragée. Il répond à mes
+questions par monosyllabes et comme un homme
+qui veut éviter l'entretien. D'où peut venir cet
+abbattement quand il semble devoir être au terme
+de ses désirs? Je veux le savoir!...</p>
+
+<p><i>Dix heures.</i>&mdash;Michel vient de redescendre pour
+chercher un outil qui lui manquait. J'ai enfin
+réussi à lui arracher le secret de sa tristesse et de
+celle de Geneviève. Leur fils Robert en est cause!</p>
+
+<p>Non qu'il ait mal répondu à leurs soins, qu'il
+soit paresseux ou libertin; mais tous deux espéraient
+qu'il ne les quitterait plus! La présence du
+jeune homme devaient renouveler et refleurir ces
+deux existences; la mère comptait les jours, le
+père préparait tout pour recevoir ce cher compagnon
+de travail, et, au moment où ils allaient
+ainsi être payés de leurs sacrifices, Robert leur
+avait tout à coup annoncé qu'il venait de s'engager
+avec un entrepreneur de Versailles!</p>
+
+<p>Toutes les remontrances et toutes les prières
+avaient été inutiles; il avait mis en avant la nécessité
+de s'initier au mécanisme d'une grande entreprise,
+la facilité de poursuivre, dans sa nouvelle
+position, des recherches commencées, et l'espoir
+de les appliquer. Enfin, lorsque sa mère, à bout
+de raisons, s'était mise à pleurer, il l'avait embrassée
+avec précipitation, et était parti pour
+échapper à de nouvelles prières.</p>
+
+<p>Son absence durait depuis un an, et rien n'annonçait
+son retour. Ses parents le voyaient à peine
+une fois chaque mois, encore ne restait-il que
+quelques instants.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été puni par où j'espérais être récompensé,
+me disait tout à l'heure Michel; j'avais désiré
+un fils économe et laborieux; Dieu m'a donné
+un fils ambitieux et avare! Je m'étais toujours dit
+qu'une fois élevé, nous l'aurions à nos côtés pour
+nous rappeler notre jeunesse et nous égayer le
+c&oelig;ur; sa mère ne pensait qu'à le marier pour avoir
+encore des enfants à soigner. Vous savez que les
+femmes, ça a toujours besoin de s'occuper des autres!
+Moi, je le voyais travailler près de mon établi
+en chantant les nouveaux airs... car il a appris la
+musique, et c'était le plus fort de l'Orphéon!&mdash;Une
+vraie rêverie, monsieur!&mdash;Dès qu'il a eu ses
+plumes, l'oiseau a pris sa volée, et il ne reconnaît
+plus ni père, ni mère! Hier, par exemple, c'était
+le jour où nous l'attendions; il devait arriver
+pour souper avec nous! Pas plus de Robert qu'aujourd'hui!
+Il aura eu quelque dessin à finir, quelque
+marché à traiter, et les vieux parents, ça ne
+vient qu'en dernière ligne, après les pratiques et
+la menuiserie. Ah! si j'avais deviné comment tournerait
+la chose! Imbécile! qui ai sacrifié pendant
+près de vingt ans mes goûts et mon argent pour
+élever un ingrat! C'était bien la peine de me guérir
+de ma soif, de rompre avec les amis, et de
+devenir le modèle du quartier! Le bon vivant
+s'est fait père-dindon!&mdash;Oh! si j'étais à recommencer!&mdash;Non,
+non, voyez-vous, les femmes et
+les enfants, c'est notre perte. Ils nous amollissent
+le c&oelig;ur; ils nous amènent à vivre d'espérance, de
+dévouement; nous passons un quart de notre existence
+à faire pousser un grain de blé qui doit nous
+tenir lieu de tout dans nos vieux jours, et quand
+l'heure de la moisson vient, bonsoir, il n'y a rien
+dans l'épi!</p>
+
+<p>En parlant ainsi, Michel avait la voix rauque,
+l'&oelig;il ardent et les lèvres tremblantes. J'ai voulu
+lui répondre, mais je n'ai trouvé que des consolations
+banales: je me suis tu. Le menuisier a prétendu
+qu'il lui manquait un outil et m'a quitté.</p>
+
+<p>Pauvre père! ah! je connais ces moments de
+tentations où, mal récompensé de la vertu, on
+regrette d'y avoir obéi! Qui n'a eu de ces défaillances
+aux heures d'épreuve, et qui n'a jeté, au
+moins une fois, le funeste cri de Brutus?</p>
+
+<p>Mais si <i>la vertu n'est qu'un mot</i>, qu'y a-t-il donc
+de réel et de sérieux dans la vie?&mdash;Non je ne
+veux point croire à la vanité du bien! Il ne donne
+pas toujours les joies que nous avions espérées,
+mais il en apporte d'autres. Tout, dans le monde,
+a sa logique et son résultat, la vertu ne peut
+échapper seule à la loi commune. Si elle devait
+être dommageable à qui l'exerce, l'expérience en
+aurait fait justice, et l'expérience l'a, au contraire,
+rendue plus générale et plus sainte.
+Nous ne l'accusons d'être une débitrice infidèle
+que parce que nous lui demandons un paiement
+immédiat et qui puisse frapper nos sens.
+La vie est toujours, pour nous, un conte de
+fées où chaque bonne action doit être récompensée
+par une merveille. Nous n'acceptons en
+paiement ni le repos de la conscience, ni le
+contentement de nous-mêmes, ni la bonne renommée
+parmi les hommes, trésors plus précieux
+qu'aucun autre, mais dont on ne sent le
+prix qu'après les avoir perdus!</p>
+
+<p>Michel est de retour et s'est remis au travail.
+Son fils n'est point encore arrivé.</p>
+
+<p>En me racontant ses espérances et ses douloureux
+désappointements, son esprit s'est exalté;
+il reprend sans cesse le même sujet et ajoute
+quelque chose à ses griefs. Il vient de me compléter
+ses confidences en me parlant d'un fonds de
+menuiserie qu'il avait espéré acquérir et exploiter
+avec l'aide de Robert. Le maître actuel s'y était
+enrichi: après trente années d'activité, il songeait
+à se retirer dans un de ces cottages fleuris de la
+banlieue, retraites ordinaires du travailleur économe
+que le hasard a servi. A la vérité, les deux
+mille francs qui devaient être payés comptant
+manquaient à Michel; mais peut-être eût-il décidé
+maître Benoît à attendre; la présence de Robert
+eût été pour lui une garantie; car le jeune homme
+ne pouvait manquer de faire prospérer un atelier;
+outre la science et l'adresse, il avait l'imagination
+qui découvre ou perfectionne. Son père avait
+surpris, dans ses dessins, une nouvelle coupe
+d'escalier qui le préoccupait depuis longtemps,
+et le soupçonnait même de n'avoir traité avec
+l'entrepreneur de Versailles que pour l'exécuter.
+Le jeune garçon était tourmenté par ce génie de
+l'invention qui s'empare de la vie tout entière, et,
+livré aux calculs de l'intelligence, il n'avait point
+le loisir d'écouter son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Michel me raconte tout cela avec un mélange
+de fierté et de dépit. On sent qu'il tire orgueil du
+fils qu'il accuse, et que cet orgueil même le rend
+plus sensible à son abandon.</p>
+
+<p><i>Six heures du soir.</i> Je viens de finir une heureuse
+journée. Que d'événements en quelques heures
+et quel changement pour Geneviève et pour
+Michel.</p>
+
+<p>Celui-ci achevait de poser les étagères, en me
+parlant de son fils, tandis que je mettais le couvert
+pour mon déjeuner.</p>
+
+<p>Tout à coup, des pas pressés ont retenti dans
+le corridor, la porte s'est ouverte, et Geneviève
+est entrée avec Robert.</p>
+
+<p>Le menuisier a fait un mouvement de joyeuse
+surprise, mais qu'il a réprimé aussitôt, comme
+s'il eût voulu garder l'apparence du ressentiment.</p>
+
+<p>Le jeune homme n'a point paru s'en apercevoir;
+il s'est jeté dans ses bras avec une expansion
+qui m'a surpris. Geneviève, la figure rayonnante,
+semblait vouloir parler et se retenir avec
+peine.</p>
+
+<p>J'ai souhaité la bienvenue à Robert, qui m'a
+salué d'un air d'aisance polie.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'attendais hier, a dit Michel Arout un peu
+sèchement.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, père, a répondu le jeune ouvrier;
+mais j'avais affaire à Saint-Germain. Je n'ai pu
+rentrer que très-tard, et le bourgeois m'a retenu.</p>
+
+<p>Le menuisier a regardé son fils de côté et a repris
+son marteau.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste! a-t-il murmuré d'un ton boudeur;
+quand on est chez les autres, faut faire leurs
+volontés; aussi il y en a qui aiment mieux manger
+du pain noir avec leur couteau, que des perdrix
+avec la fourchette d'un maître.</p>
+
+<p>&mdash;Et je suis de ceux-là, mon père, a répliqué
+Robert gaîment; mais, comme dit le proverbe,
+pour <i>manger les poids il faut les écosser</i>. J'avais besoin
+de travailler d'abord dans un grand atelier...</p>
+
+<p>&mdash;Pour ton système d'escalier! a interrompu
+Michel ironiquement.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut dire maintenant le système de M. Raymond,
+mon père, a répliqué Robert en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je lui ai vendu l'invention.</p>
+
+<p>Le menuisier, qui rabotait une planche, s'est
+retourné vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Vendu! s'est-il écrié l'&oelig;il étincelant.</p>
+
+<p>&mdash;Par la raison que je n'étais pas assez riche
+pour la donner.</p>
+
+<p>Michel a rejeté la planche et l'outil.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui lui manquait! a-t-il repris avec colère,
+son bon génie lui envoie une idée qui pouvait
+faire parler de lui, et il la vend à un richard
+qui s'en fera honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! quel mal y a-t-il? a demandé Geneviève.</p>
+
+<p>&mdash;Quel mal! s'est écrié le menuisier avec emportement;
+tu ne comprends rien à cela toi, tu es
+une femme; mais lui, lui, il sait bien qu'un véritable
+ouvrier ne cède pas plus son invention pour
+de l'argent qu'un soldat ne céderait sa croix. C'est
+sa gloire aussi; faut qu'il la garde pour s'en faire
+honneur! Ah! tonnerre! si j'avais jamais fait une
+découverte, plutôt que de la mettre à l'encan,
+j'aurais vendu un de mes yeux! Une invention
+pour un ouvrier qui a de çà, vois-tu, c'est comme
+un enfant! il la soigne, il l'élève, il lui fait faire
+son chemin dans le monde, et il n'y a que les sans-c&oelig;urs
+qui en font marché.</p>
+
+<p>Robert à rougi légèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous penserez autrement, mon père, a-t-il
+dit, quand vous saurez pourquoi j'ai vendu mon
+système.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et tu le remercieras, a ajouté Geneviève,
+qui ne pouvait plus se taire.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, a répondu Michel.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, malheureux, s'est-elle écriée, il ne l'a
+vendu que pour nous!</p>
+
+<p>Le menuisier a regardé sa femme et son fils d'un
+air stupéfait. Il a fallu en venir aux explications.</p>
+
+<p>Celui-ci a raconté comment il était entré en
+pourparlers avec maître Benoît qui, pour céder
+son établissement, avait absolument exigé moitié
+des deux mille francs comptant. C'était dans
+l'espoir de se les procurer qu'il était entré chez le
+maître entrepreneur de Versailles; il avait pu y
+expérimenter son invention et trouver un acheteur.
+Grâce à l'argent reçu, il venait de conclure avec
+Benoît, et il apportait à son père la clef du nouveau
+chantier.</p>
+
+<p>Cette explication du jeune ouvrier avait été donnée
+avec tant de modestie et de simplicité, que j'en
+ai été tout ému. Geneviève pleurait, Michel a serré
+son fils sur sa poitrine, et, dans ce long embrassement,
+il a semblé lui demander pardon de l'avoir
+accusé!</p>
+
+<p>Tout s'explique maintenant à la gloire de Robert.
+L'éloignement que ses parents avaient pris pour
+de l'indifférence n'était que du dévouement; il
+n'avait obéi ni à l'ambition, ni à l'avarice, ni même
+à cette passion plus noble d'un génie inventeur;
+sa seule inspiration et son seul but avaient été le
+bonheur de Geneviève et de Michel. Le jour de la
+reconnaissance était venu pour lui, et il leur rendait
+sacrifice pour sacrifice!</p>
+
+<p>Après les exclamations de joie et les explications
+tous trois ont voulu me quitter; mais la table
+était dressée; j'ai ajouté trois couverts, je les ai
+retenus à déjeuner.</p>
+
+<p>Le repas s'est prolongé; la chère y était médiocrement
+succulente; mais les épanchements du
+c&oelig;ur l'ont rendue délicieuse. Jamais je n'avais
+mieux compris l'ineffable attrait de la famille.
+Quelle douceur dans ces joies toujours partagées,
+dans cette communauté d'intérêts qui confond les
+sensations, dans cette association d'existences qui
+de plusieurs êtres forme un seul être! qu'est-ce que
+l'homme sans ces affections du foyer qui, comme
+autant de racines, le fixent solidement à la terre
+et lui permettent d'aspirer tous les sucs de la vie?
+Force, bonheur, tout ne vient-il point de là? Sans
+la famille, où l'homme apprendrait-il à aimer, à
+s'associer, à se dévouer? Société en petit, n'est-ce
+point elle qui nous enseigne à vivre dans la grande?
+Telle est la sainteté du foyer que, pour exprimer
+nos rapports avec Dieu, nous avons dû emprunter
+les mots inventés pour la famille. Les hommes se
+sont nommés eux-mêmes les <i>fils</i> du <i>Père</i> suprême!</p>
+
+<p>Ah! conservons-les, ces chaînes de l'intimité
+domestique; ne délions pas la gerbe humaine pour
+livrer ses épis à tous les caprices du hasard et du
+vent; mais élargissons plutôt cette sainte loi,
+transportons les habitudes de la famille au-dehors,
+et réalisons, s'il se peut, le v&oelig;u de l'apôtre des
+gentils, quand il criait aux nouveaux enfants du
+Christ: <i>Soyez tous ensemble comme si vous étiez un seul!</i></p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch10">CHAPITRE X.</h2>
+
+<p class="d">LA PATRIE.</p>
+
+<p><i>Octobre.&mdash;Le 12, sept heures du matin.</i>&mdash;Les
+nuits sont déjà devenues froides et longues, le
+soleil ne me réveille plus derrière mes rideaux
+longtemps avant l'heure du travail, et, lors même
+que mes yeux se sont ouverts, la douce chaleur du
+lit me retient enchaîné sous mon édredon. Tous
+les matins il s'élève un long débat entre ma diligence
+et ma paresse, et, chaudement enveloppé
+jusqu'aux yeux, j'attends, comme le Gascon,
+qu'elles aient réussi à se mettre d'accord.</p>
+
+<p>Ce matin, cependant, une lueur qui glissait à
+travers ma porte jusqu'à mon chevet, m'a réveillé
+plus tôt que d'habitude. J'ai eu beau me retourner
+de tous côtés, la clarté obstinée m'a poursuivi, de
+position en position, comme un ennemi victorieux.
+Enfin, à bout de patience, je me suis levé sur mon
+séant, et j'ai lancé mon bonnet de nuit aux pieds
+du lit!...</p>
+
+<p>(J'observerai, entre parenthèses, que les différentes
+évolutions de cette pacifique coiffure paraissent
+avoir été, de tout temps, le symbole des mouvements
+passionnés de l'âme; car notre langue
+leur a emprunté ses images les plus usuelles. C'est
+ainsi que l'on dit: <i>Mettre son bonnet de travers; jeter
+son bonnet par-dessus les moulins; avoir la tête près
+du bonnet</i>, etc.)</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, je me suis levé de fort mauvaise
+humeur, pestant contre mon nouveau voisin
+qui s'avise de veiller quand je yeux dormir. Nous
+sommes tous ainsi faits; nous ne comprenons pas
+que les autres hommes puissent vivre pour leur
+propre compte. Chacun de nous ressemble à la
+terre du vieux système de Ptolémée, et veut que
+l'univers entier tourne autour de lui. Sur ce point,
+pour employer la métaphore déjà signalée plus
+haut: <i>Tous les hommes ont la tête dans le même bonnet.</i></p>
+
+<p>J'avais provisoirement, comme je l'ai déjà dit,
+lancé le mien à l'autre bout de mon alcôve, et je
+dégageais lentement mes jambes des chaudes
+couvertures, en faisant une foule de réflexions
+maussades sur l'inconvénient des voisins.</p>
+
+<p>Il y a un mois encore, je n'avais point à me
+plaindre de ceux que le hasard m'avait donnés;
+la plupart ne rentraient que pour dormir, et ressortaient
+dès leur réveil. J'étais presque toujours
+seul à ce haut étage, seul avec les nuées et les
+passereaux!</p>
+
+<p>Mais à Paris rien n'est durable: le flot de la vie
+roule les destinées comme des algues détachées
+du rocher; les demeures sont des vaisseaux qui ne
+reçoivent que des passagers. Combien de visages
+différents j'ai déjà vus traverser ce long corridor
+de nos mansardes? Combien de compagnons de
+quelques jours disparus pour jamais! Les uns
+sont allés se perdre dans cette mêlée de vivants
+qui tourbillonne sous le fouet de la nécessité; les
+autres dans cette litière de morts qui dorment
+sous la main de Dieu!</p>
+
+<p>Pierre le relieur est un de ces derniers. Retiré
+dans son égoïsme, il était resté sans famille, sans
+amis; il est mort seul comme il avait vécu. Sa
+perte n'a été pleurée de personne, n'a rien dérangé
+dans le monde; il y a eu seulement une
+fosse remplie au cimetière, et une mansarde vide
+dans notre faubourg.</p>
+
+<p>C'est elle que mon nouveau voisin occupe
+depuis quelques jours.</p>
+
+<p>A vrai dire (maintenant que je suis tout à fait
+réveillé et que ma mauvaise humeur est allée
+rejoindre mon bonnet), à vrai dire, ce nouveau
+voisin, pour être plus matinal qu'il ne conviendrait
+à ma paresse, n'en est pas moins un fort
+brave homme; il porte sa misère, comme bien
+peu savent porter leur heureuse fortune, avec
+gaieté et modération.</p>
+
+<p>Cependant le sort l'a cruellement éprouvé. Le
+père Chaufour n'est plus qu'une ruine d'homme.
+A la place d'un de ses bras pend une manche
+repliée; la jambe gauche sort de chez le tourneur,
+et la droite se traîne avec peine; mais au-dessus
+de ces débris se dresse un visage calme et jovial.
+En voyant son regard rayonnant d'une sereine
+énergie, en entendant sa voix dont la fermeté
+est, pour ainsi dire, accentuée de bonté, on sent
+que l'âme est restée entière dans l'enveloppe à
+moitié détruite. La forteresse est un peu endommagée,
+comme dit le père Chaufour; mais la garnison
+se porte bien.</p>
+
+<p>Décidément, plus je me rappelle cet excellent
+homme, et plus je me reproche l'espèce de malédiction
+que je lui ai jetée en me réveillant.</p>
+
+<p>Nous sommes, en général, trop indulgents pour
+ces torts secrets envers notre prochain. Toute
+malveillance qui ne sort pas du domaine de la
+pensée nous semble innocente, et, dans notre
+grossière justice, nous absolvons sans examen
+le péché qui ne s'est point traduit par l'action!</p>
+
+<p>Mais ne sommes-nous donc tenus envers les
+autres qu'à l'exécution des codes? Outre les
+relations de faits, n'y a-t-il point entre les hommes
+une sérieuse relation de sentiments? Ne
+devons-nous point à tous ceux qui vivent sous
+le même ciel que nous le secours, non-seulement
+de nos actes, mais de nos intentions? Chaque
+destinée humaine ne doit-elle pas être pour nous
+un vaisseau que nous accompagnons de nos v&oelig;ux
+d'heureux voyage? Il ne suffit pas que les hommes
+ne se nuisent point l'un à l'autre, il faut
+encore qu'ils s'entr'aident, il faut qu'ils s'aiment!
+La bénédiction du pape: <i>urbi et orbi!</i> devrait
+être l'éternel cri de tous les c&oelig;urs. Maudire qui
+ne l'a point mérité, même intérieurement, même
+en passant, c'est contrevenir à la grande loi, celle
+qui a établi ici-bas l'association des âmes, et à
+laquelle le Christ a donné le doux nom de <i>charité</i>.</p>
+
+<p>Ces scrupules me sont venus pendant que j'achève
+de m'habiller, et je me suis dit que le père
+Chaufour avait droit à une réparation; Pour compenser
+le mouvement de malveillance de tout à
+l'heure, je lui dois un témoignage ostensible de
+sympathie; je l'entends fredonner chez lui; il est
+au travail; je veux lui faire, le premier, ma
+visite de voisinage.</p>
+
+<p><i>Huit heures du soir.</i>&mdash;J'ai trouvé le père Chaufour
+devant une table éclairée par une petite lampe fumeuse,
+sans feu, bien qu'il fasse déjà froid, et
+fabriquant de grossiers cartonnages; il murmurait
+entre ses dents un refrain populaire. Au
+moment où j'ai entr'ouvert la porte, il a poussé
+une exclamation de joyeuse surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est vous, voisin! entrez donc! je ne
+vous croyais pas si matinal: aussi j'avais mis une
+sourdine à ma chanterelle; j'avais peur de vous
+réveiller.</p>
+
+<p>Excellent homme! tandis que je l'envoyais au
+diable, il se gênait pour moi!</p>
+
+<p>Cette idée m'a touché, et je lui ai fait, comme
+voisin, mes compliments de bienvenue avec une
+expansion qui lui a ouvert le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! vous m'avez l'air d'un bon chrétien,
+m'a-t-il dit, d'un ton de cordialité soldatesque
+en me serrant la main; j'aime pas les gens qui regardent
+le corridor comme une frontière et traitent
+les voisins en Cosaques. Quand on mange du
+même air et qu'on parle le même jargon, on
+n'est pas fait pour se tourner le dos... Asseyez-vous
+là, voisin, sans vous commander... Seulement,
+prenez garde au tabouret, il n'a que trois
+pieds, et faut que la bonne volonté tienne lieu
+du quatrième.</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble que c'est une richesse qui ne
+manque point ici? ai-je fait observer.</p>
+
+<p>&mdash;La bonne volonté! a répété Chaufour; c'est
+tout ce que m'a laissé ma mère, et j'estime qu'aucun
+fils n'a reçu un meilleur héritage. Aussi, à la
+batterie, ils m'appelaient <i>Monsieur Content</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez servi?</p>
+
+<p>&mdash;Dans le troisième d'artillerie pendant la République,
+et plus tard dans la garde, pendant tout
+le tremblement. J'étais à Jemmapes et à Waterloo,
+comme qui dirait au baptême et à l'enterrement
+de notre gloire!</p>
+
+<p>Je le regardai avec étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel âge aviez-vous donc à Jemmapes?
+demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Mais quelque chose comme quinze ans, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez eu l'idée de servir si jeune?</p>
+
+<p>&mdash;C'est-à-dire que je n'y songeais pas. Je travaillais
+alors dans la bimbeloterie, sans penser
+que la France pût me demander autre chose que
+de lui fabriquer des damiers, des volants et des
+bilboquets. Mais j'avais à Vincennes un vieil oncle
+que j'allais voir, de loin en loin; un ancien de Fontenoy,
+arrangé dans mon genre, mais un savant
+qui en eût remontré à des maréchaux. Malheureusement,
+dans ce temps-là, il paraît que les
+gens de rien n'arrivaient pas à la vapeur. Mon oncle,
+qui avait servi de manière à être nommé
+prince sous <i>l'autre</i>, était alors retraité comme simple
+sous-lieutenant. Mais fallait le voir avec son
+uniforme, sa croix de Saint-Louis, sa jambe de
+bois, ses moustaches blanches et sa belle figure!...
+On eût dit un portrait de ces vieux héros en cheveux
+poudrés qui sont à Versailles!</p>
+
+<p>Toutes les fois que je le visitais, il me disait des
+choses qui me restaient dans l'esprit. Mais un jour
+je le trouvai tout sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Jérôme, me dit-il, sais-tu ce qui se passe
+à la frontière?</p>
+
+<p>&mdash;Non, lieutenant, que je lui réponds.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'il reprend, la patrie est en péril!</p>
+
+<p>Je ne comprenais pas bien, et cependant ça me
+fit quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as peut-être jamais pensé à ce qu'est la
+patrie, reprit-il, en me posant une main sur l'épaule;
+c'est tout ce qui t'entoure, tout ce qui t'a
+élevé et nourri, tout ce que tu as aimé! Cette
+campagne que tu vois, ces maisons, ces arbres,
+ces jeunes filles qui passent là en riant, c'est la
+patrie! Les lois qui te protégent, le pain qui paie
+ton travail, les paroles que tu échanges, la joie et
+la tristesse qui te viennent des hommes et des
+choses parmi lesquels tu vis, c'est la patrie! La
+petite chambre où tu as vu autrefois ta mère, les
+souvenirs qu'elle t'a laissés, la terre où elle repose,
+c'est la patrie! tu la vois, tu la respires partout!
+Figure-toi, mon fils, tes droits et tes devoirs,
+tes affections et tes besoins, tes souvenirs et ta
+reconnaissance, réunis tout ça sous un seul nom,
+et ce nom-là sera la patrie!</p>
+
+<p>J'étais tremblant d'émotion, avec de grosses
+larmes dans les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! j'entends, m'écriai-je; c'est la famille en
+grand, c'est le morceau de monde où Dieu a
+attaché notre corps et notre âme.</p>
+
+<p>&mdash;Juste, Jérôme, continua le vieux soldat; aussi
+tu comprends, n'est-ce pas, ce que nous lui devons.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! que je repris, nous lui devons tout
+ce que nous sommes; c'est une affaire de c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Et de probité, mon enfant, qu'il acheva; le
+membre d'une famille qui n'y apporte pas sa part
+de services, de bonheur, manque à ses devoirs et
+est un mauvais parent; l'associé qui n'enrichit pas
+la communauté de toutes ses forces, de tout son
+courage, de toutes ses bonnes intentions, la fraude
+de ce qui lui appartient et est un malhonnête
+homme; de même celui qui jouit des avantages
+d'avoir une patrie sans en accepter toutes les charges,
+forfait à l'honneur et est un mauvais citoyen!</p>
+
+<p>&mdash;Et que faut-il faire, lieutenant, pour être bon
+citoyen? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Faire pour sa patrie ce qu'on ferait pour son
+père et sa mère, dit-il.</p>
+
+<p>Je ne répliquai rien sur le moment, j'avais le
+c&oelig;ur gonflé et le sang qui me bouillait dans le
+cerveau. Mais en revenant le long du chemin,
+les paroles de mon oncle étaient, pour ainsi dire,
+écrites devant mes yeux. Je répétais:&mdash;Fais pour
+ta patrie ce que tu ferais pour ton père et pour ta
+mère... Et la patrie est en péril; les étrangers
+l'attaquent, tandis que moi, je tourne des bilboquets!...</p>
+
+<p>Cette idée-là me travailla si bien dans l'esprit
+toute la nuit, que le lendemain je retournai à
+Vincennes pour annoncer au lieutenant que je
+venais de m'enrôler, et que je partais pour la frontière.
+Le brave homme me serra sur sa croix de
+Saint-Louis, et je m'en allai fier comme un représentant
+en mission.</p>
+
+<p>Voilà comment, voisin, je suis devenu volontaire
+de la République avant d'avoir fait mes dents de
+sagesse.</p>
+
+<p>Tout cela était dit sans emphase avec la gaîté
+délibérée des hommes qui ne regardent le devoir
+accompli ni comme un mérite, ni comme un fardeau.
+Le père Chaufour s'animait en parlant, non
+à cause de lui, mais pour les choses mêmes. Evidemment
+ce qui l'occupait dans le drame de la
+vie, ce n'était point son rôle, c'était la pièce!</p>
+
+<p>Cette espèce de désintéressement d'amour-propre
+m'a touché. J'ai prolongé ma visite et je lui ai
+montré une grande confiance, afin de mériter la
+sienne. Au bout d'une heure, il savait ma position
+et mes habitudes; j'étais déjà pour lui une vieille
+connaissance.</p>
+
+<p>Je lui ai même avoué la mauvaise humeur que
+la lueur de sa lampe m'avait donnée quelques instants
+auparavant. Il a reçu ma confidence avec
+cette gaîté affectueuse des c&oelig;urs bien faits qui
+prennent toute chose du bon côté. Il ne m'a parlé
+ni du besoin qui l'obligeait au travail quand je
+prolongeais mon sommeil, ni du dénuement du
+vieux soldat opposé à la mollesse du jeune commis;
+il s'est seulement frappé le front en s'accusant
+d'étourderie, et il m'a promis de garnir sa
+porte de bourrelets!</p>
+
+<p>O grande et belle âme, chez laquelle rien ne
+tourne en amertume, et qui n'a de force que pour
+la bienveillance et le devoir!</p>
+
+<p><i>15 octobre.</i>&mdash;Ce matin, je regardais une petite
+gravure, encadrée par moi et placée au-dessus de
+ma table de travail; c'est un dessin où Gavarni,
+devenu sérieux, a représenté <i>un vétéran et un conscrit</i><a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a>
+<a href="#FNanchor_2">
+<span class="label">[2]</span></a> Voir dans le <i>Magasin Pittoresque</i> de 1847 cette belle composition.</p>
+</div>
+<p>A force de contempler ces deux figures, d'expression
+si diverse et si vive, toutes deux se sont
+animées devant mes yeux; je les ai vues se mouvoir,
+je les ai entendu se parler; l'image est devenue
+une scène vivante dont je me trouvais le spectateur.</p>
+
+<p>Le vétéran avançait lentement une main appuyée sur
+l'épaule du jeune soldat. Ses yeux, à
+jamais fermés, n'apercevaient plus le soleil qui
+scintillait à travers les marronniers en fleur. A la
+place du bras droit se pliait une manche vide, et
+l'une des cuisses reposait sur une jambe de chêne
+dont le retentissement sur le pavé faisait retourner
+les passants.</p>
+
+<p>A la vue de ce vieux débris de nos luttes patriotiques,
+la plupart hochaient la tête avec une pitié
+affligée, et faisaient entendre une plainte ou une
+malédiction.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà à quoi sert la gloire! disait un gros
+marchand; en détournant les yeux avec horreur.</p>
+
+<p>&mdash;Déplorable emploi d'une vie humaine! reprenait
+un jeune homme qui portait sous le bras un
+volume de philosophie.</p>
+
+<p>&mdash;Le troupier aurait mieux fait de ne point
+quitter sa charrue, ajoutait un paysan d'un air
+narquois.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre vieux! murmurait une femme presque
+attendrie.</p>
+
+<p>Le vétéran a entendu et son front s'est plissé;
+car il lui semble que son conducteur est devenu
+pensif! Frappé de ce qui se répète autour de lui, il
+répond à peine aux questions du vieillard, et son
+regard, vaguement perdu dans l'espace, paraît y
+chercher la solution de quelque problème.</p>
+
+<p>Les moustaches grises du vétéran se sont agitées;
+il s'arrête brusquement, et retenant, du bras
+qui lui reste, son jeune conducteur:</p>
+
+<p>&mdash;Ils me plaignent tous, dit-il, parce qu'ils ne
+comprennent pas; mais si je voulais leur répondre!...</p>
+
+<p>&mdash;Que leur diriez-vous, père? demande le jeune
+garçon avec curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Je dirais d'abord à la femme qui s'afflige, en
+me regardant, de donner ses larmes à d'autres
+malheurs, car chacune de mes blessures rappelle
+un effort tenté pour le drapeau. On peut douter de
+certains dévouements; le mien est visible; je porte
+sur moi des états de service écrits avec le fer et le
+plomb des ennemis; me plaindre d'avoir fait
+mon devoir, c'est supposer qu'il eût mieux valu le
+trahir.</p>
+
+<p>&mdash;Et que répondriez-vous au paysan, père?</p>
+
+<p>&mdash;Je lui répondrais que pour conduire paisiblement
+la charrue, il faut d'abord garantir la frontière,
+et que tant qu'il y aura des étrangers prêts
+à manger notre moisson, il faudra des bras pour
+la défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais le jeune savant aussi a secoué la tête,
+en déplorant un pareil emploi de la vie?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il ne sait pas ce que peuvent apprendre
+le sacrifice et la souffrance! Les livres qu'il
+étudie nous les avons pratiqués, nous, sans les
+connaître; les principes qu'il applaudit, nous les
+avons défendus avec la poudre et la baïonnette.</p>
+
+<p>&mdash;Et au prix de vos membres et de votre sang;
+le bourgeois l'a dit en voyant ce corps mutilé:
+Voilà à quoi sert la gloire!</p>
+
+<p>&mdash;Ne le crois pas, mon fils; la vraie gloire est le
+pain du c&oelig;ur; c'est elle qui nourrit le dévouement,
+la patience, le courage! Le maître de tout l'a donnée
+comme un lien de plus entre les hommes.
+Vouloir être remarqué par ses frères, n'est-ce pas
+encore leur prouver notre estime et notre sympathie?
+Le besoin d'admiration n'est qu'un des côtés
+de l'amour. Non, non, la gloire <i>juste</i> n'est jamais
+trop payée! Ce qu'il faut déplorer, enfant, ce ne
+sont pas les infirmités qui constatent un généreux
+sacrifice; mais celles qu'ont appelées nos vices ou
+nos imprudences. Ah! si je pouvais parler haut à
+ceux qui me jettent, en passant, un regard de pitié,
+je crierais à ce jeune homme, dont les excès ont
+obscurci la vue avant l'âge:&mdash;Qu'as-tu fait de tes
+yeux? A l'oisif qui traîne, avec effort, sa masse
+énervée:&mdash;Qu'as-tu fait de tes pieds? Au vieillard
+que la goutte punit de son intempérance:&mdash;Qu'as-tu
+fait de tes mains! A tous:&mdash;Qu'avez-vous
+fait des jours que Dieu vous avait accordés, des
+facultés que vous deviez employer au profit de vos
+frères? Si vous ne pouvez répondre, ne plaignez
+plus le vieux soldat mutilé pour le pays; car, lui,
+il peut du moins montrer ses cicatrices sans rougir.</p>
+
+<p><i>16 octobre.</i>&mdash;La petite gravure m'a fait mieux
+comprendre les mérites du père Chaufour et je l'en
+ai estimé davantage.</p>
+
+<p>Il sort à l'instant de ma mansarde. Il ne se passe
+plus un seul jour sans qu'il vienne travailler près
+de mon feu ou sans que j'aille m'asseoir et causer
+près de son établi.</p>
+
+<p>Le vieil artilleur à beaucoup vu et raconte volontiers.
+Voyageur armé pendant vingt ans à travers
+l'Europe, il a fait la guerre sans haine et avec
+une seule idée: l'honneur du drapeau national!
+Ç'a été là sa superstition, si l'on veut; mais ç'a été,
+en même temps, sa sauve-garde.</p>
+
+<p>Ce mot de <em>France</em>, qui retentissait alors si glorieusement
+dans le monde, lui a servi de talisman
+contre toutes les tentations. Avoir à soutenir
+un grand nom peut sembler un fardeau aux natures
+vulgaires; mais pour les forts, c'est un encouragement.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai bien eu aussi des instants, me disait-il
+l'autre jour, où j'aurais été porté à <i>cousiner avec
+le diable</i>. La guerre n'est pas précisément une école
+de vertus champêtres. A force de brûler, de démolir
+et de tuer, vous vous racornissez un peu à
+l'endroit des sentiments, et quand la baïonnette
+vous a fait roi, il vous vient parfois des idées d'autocrate
+un peu fortes eu couleur. Mais à ces moments-là,
+je me rappelais la patrie dont m'avait
+parlé le lieutenant, et je me disais tout bas le mot
+connu: <i>Toujours Français!</i> On en a ri depuis! Des
+gens qui feraient de la mort de leur mère un calembour,
+ont tourné la chose en ridicule, comme
+si le nom de la patrie n'était pas aussi une noblesse
+qui obligeait! Pour mon compte, je n'oublierai
+jamais de combien de sottises ce titre de Français
+m'a préservé. Quand la fatigue prenait le dessus,
+que je me trouvais en arrière du drapeau, et que
+les coups de fusil pétillaient à l'avant-garde, j'entendais
+bien parfois une voix qui me disait à l'oreille:&mdash;Laisse
+les autres se débrouiller, et pour
+aujourd'hui ménage ta peau! Mais ce mot <i>Français!</i>
+grondait alors en moi, et je courais au secours de
+la brigade. D'autres fois, quand la faim, le froid,
+les blessures m'avaient agacé les nerfs, et que j'arrivais
+chez quelque <i>meinherr</i> maussade, il me prenait
+bien une démangeaison d'éreinter l'hôte et de
+brûler la baraque; mais je me disais tout bas:
+<i>Français!</i> et ce nom-là ne pouvait rimer ni avec
+incendiaire, ni avec meurtrier. J'ai traversé ainsi
+les royaumes de l'est à l'ouest et du nord au midi,
+toujours occupé de ne pas faire affront au drapeau.
+Le lieutenant, voyez-vous, m'avait appris un
+mot magique: <span class="sc">La Patrie</span>! Il ne s'agissait pas
+seulement de la défendre, il fallait l'agrandir et la
+faire aimer.</p>
+
+<p><i>17 octobre.</i>&mdash;J'ai fait aujourd'hui une longue
+visite chez mon voisin. Un mot prononcé au
+hasard a amené une nouvelle confidence.</p>
+
+<p>Je lui demandais si les deux membres dont il
+était privé avaient été perdus à la même bataille.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas, non pas, m'a-t-il répondu: le
+canon ne m'avait <i>pris</i> que la jambe, ce sont les
+carrières de Clamart qui m'ont <i>mangé</i> le bras.</p>
+
+<p>Et comme je lui demandais des détails:</p>
+
+<p>&mdash;C'est simple comme bonjour, a-t-il continué.
+Après la grande débâcle de Waterloo, j'étais
+demeuré trois mois aux ambulances pour laisser
+à ma jambe de bois le temps de pousser. Une fois
+en mesure de réemboîter le pas, je pris congé du
+major et je me dirigeai sur Paris, où j'espérais
+trouver quelque parent, quelque ami; mais rien,
+tout était parti, ou sous terre. J'aurais été moins
+étranger à Vienne, à Madrid, à Berlin! Cependant,
+pour avoir une jambe de moins à nourrir,
+je n'en étais pas plus à mon aise; l'appétit était
+revenu, et les derniers sous s'envolaient.</p>
+
+<p>A la vérité, j'avais rencontré mon ancien chef
+d'escadron, qui se rappelait que je l'avais tiré de
+la bagarre à Montereau en lui donnant mon cheval,
+et qui m'avait proposé chez lui place au feu et à
+la chandelle. Je savais qu'il avait épousé, l'année
+d'avant, un château et pas mal de fermes; de sorte
+que je pouvais devenir à perpétuité brosseur
+d'un millionnaire, ce qui n'était pas sans douceur.
+Restait à savoir si je n'avais rien de mieux à faire.
+Un soir je me mis à réfléchir.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Chaufour, que je me dis, il s'agit de
+se conduire comme un homme. La place chez le
+commandant te convient; mais ne peux-tu rien
+faire de mieux? Tu as encore le torse en bon état
+et les bras solides; est-ce que tu ne dois pas toutes
+tes forces à la patrie, comme disait l'oncle de
+Vincennes? Pourquoi ne pas laisser quelque ancien
+plus démoli que toi prendre ses invalides
+chez le commandant? Allons, troupier, encore
+quelques charges à fond puisqu'il te reste du poignet!
+Faut pas se reposer avant le temps.</p>
+
+<p>Sur quoi j'allai remercier le chef d'escadron et
+offrir mes services à un ancien de la batterie qui
+était rentré à Clamart dans son <i>foyer respectif</i>, et
+qui avait repris la pince de carrier.</p>
+
+<p>Pendant les premiers mois, je fis le métier de
+conscrit, c'est-à-dire plus de mouvements que de
+besogne; mais avec de la bonne volonté on vient
+à bout des pierres comme de tout le reste: sans
+devenir, comme on dit, une tête de colonne, je
+pris mon rang, en serre-file, parmi les bons ouvriers,
+et je mangeais mon pain de bon appétit,
+vu que je le gagnais de bon c&oelig;ur. C'est que,
+même sous le tuf, voyez-vous, j'avais gardé ma
+gloriole. L'idée que je travaillais, pour ma part,
+à changer les roches en maisons, me flattait intérieurement.
+Je me disais tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Courage, Chaufour, mon vieux, tu aides à
+embellir ta patrie.</p>
+
+<p>Et ça me soutenait le moral.</p>
+
+<p>Malheureusement, j'avais parmi mes compagnons
+des citoyens un peu trop sensibles aux
+charmes du cognac; si bien qu'un jour, l'un d'eux,
+qui voyait sa main gauche à droite, s'avisa de
+battre le briquet près d'une mine chargée: la
+mine prit feu sans dire gare, et nous envoya une
+mitraille de cailloux qui tua trois hommes et
+emporta le bras dont il ne me reste plus que la
+manche.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, vous étiez de nouveau sans état? dis-je
+au vieux soldat.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-à-dire qu'il fallait en changer, reprit-il
+tranquillement. Le difficile était d'en trouver un
+qui se contentât de cinq doigts au lieu de dix; je
+le trouvai pourtant.</p>
+
+<p>&mdash;Où cela?</p>
+
+<p>&mdash;Parmi les balayeurs de Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! vous avez fait partie?...</p>
+
+<p>&mdash;De l'escouade de salubrité; un peu, voisin,
+et c'est pas mon plus mauvais temps. Le corps du
+balayage n'est pas si mal composé que malpropre,
+savez-vous! Il y a là d'anciennes actrices qui n'ont
+pas su faire d'économies, des marchands ruinés à
+la Bourse; nous avions même un professeur d'humanités
+qui, pour un petit verre, vous récitait du
+latin ou des tragédies, à votre choix. Tout ça
+n'eût pas pu concourir pour le prix Monthyon;
+mais la misère faisait pardonner les vices, et la gaîté
+consolait de la misère. J'étais aussi gueux et aussi
+gai, tout en tâchant de valoir un peu mieux. Même
+dans la fange du ruisseau, j'avais gardé mon opinion
+que rien ne déshonore de ce qui peut être
+utile au pays.</p>
+
+<p>&mdash;Chaufour, que je me disais en riant tout bas,
+après l'épée le marteau, après le marteau le balai;
+tu dégringoles, mon vieux, mais tu sers toujours
+ta patrie.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant vous avez fini par quitter votre
+nouvelle profession? ai-je repris.</p>
+
+<p>&mdash;Pour cause de réforme, voisin; les balayeurs
+ont rarement le pied sec, et l'humidité a fini par
+raviver les blessures de ma bonne jambe. Je ne
+pouvais plus suivre l'escouade; il a fallu déposer
+les armes. Voilà deux mois que j'ai cessé de travailler
+à <i>l'assainissement de Paris</i>.</p>
+
+<p>Au premier instant, ça m'a étourdi! De mes
+quatre membres, il ne me restait plus que la main
+droite, encore avait-elle perdu sa force! fallait donc
+lui trouver une occupation <i>bourgeoise</i>. Après avoir
+essayé un peu de tout, je suis tombé sur le cartonnage,
+et me voilà fabricant d'étuis pour les pompons
+de la garde nationale; c'est une &oelig;uvre peu
+lucrative, mais à la portée de toutes les intelligences.
+En me levant à quatre heures et en travaillant
+jusqu'à huit, je gagne soixante-cinq centimes!
+le logement et la gamelle en prennent
+cinquante; reste trois sous pour les dépenses de
+luxe. Je suis donc plus riche que la France,
+puisque j'équilibre mon budget, et je continue
+à la servir, puisque je lui économise ses pompons.</p>
+
+<p>A ces mots, le père Chaufour m'a regardé en
+riant, et ses grands ciseaux ont recommencé à couper
+le papier vert pour ses étuis.</p>
+
+<p>Je suis resté attendri et tout pensif.</p>
+
+<p>Encore un membre de cette phalange sacrée
+qui, dans le combat de la vie, marche toujours en
+avant pour l'exemple et le salut du monde! Chacun
+de ces hardis soldats a son cri de guerre:
+celui-ci la patrie, celui-là la famille, cet autre
+l'humanité; mais tous suivent le même drapeau,
+celui du devoir; pour tous règne la même loi divine,
+celle du dévouement. Aimer quelque chose
+plus que soi-même, là est le secret de tout ce
+qui est grand; savoir vivre en dehors de sa personne,
+là est le but de tout instinct généreux.</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch11">CHAPITRE XI.</h2>
+
+<p class="d">UTILITÉ MORALE DES INVENTAIRES.</p>
+
+<p><i>13 novembre, neuf heures du soir.</i>&mdash;J'avais bien
+calfeutré ma fenêtre: mon petit tapis de pied était
+cloué à sa place; ma lampe garnie de son abat-jour
+laissait filtrer une lumière adoucie, et mon
+poêle ronflait sourdement comme un animal domestique.</p>
+
+<p>Autour de moi tout faisait silence. Au dehors
+seulement une pluie glacée balayait les toits et
+roulait avec de longues rumeurs dans les gouttières
+sonores. Par instants, une raffale courait sous
+les tuiles qui s'entre-froissaient avec un bruit de
+castagnettes, puis elle s'engouffrait dans le corridor
+désert. Alors un petit frémissement voluptueux
+parcourait mes veines, je ramenais sur moi les
+pans de ma vieille robe de chambre ouatée, j'enfonçais
+sur mes yeux ma toque de velours râpé,
+et, me laissant glisser plus profondément dans
+mon fauteuil, les pieds caressés par la chaude
+lueur qui brillait à travers la porte du poêle, je
+m'abandonnais à une sensation de bien-être avivée
+par la conscience de la tempête qui bruissait au
+dehors. Mes regards noyés dans une sorte de
+vapeur erraient sur tous les détails de mon paisible
+intérieur; ils allaient de mes gravures à ma
+bibliothèque, en glissant sur la petite causeuse
+de toile perse, sur les rideaux blancs de la couchette
+de fer, sur le casier aux cartons dépareillés,
+humbles archives de la mansarde! puis, revenant
+au livre que je tenais à la main, ils s'efforçaient
+de ressaisir le fil de la lecture interrompue.</p>
+
+<p>Au fait, cette lecture, qui m'avait d'abord captivé,
+m'était devenue pénible. J'avais fini par trouver
+les tableaux de l'écrivain trop sombres. Cette
+peinture des misères du monde me semblait exagérée;
+je ne pouvais croire à de tels excès d'indigence
+ou de douleur; ni Dieu, ni la société ne devaient
+se montrer aussi durs pour les fils d'Adam.
+L'auteur avait cédé à une tentation d'artiste; il
+avait voulu élever l'humanité en croix, comme
+Néron brûlait Rome, dans l'intérêt du pittoresque!</p>
+
+<p>A tout prendre, cette pauvre maison du genre
+humain, tant refaite, tant critiquée, était encore
+un assez bon logement: on y trouvait de quoi
+satisfaire ses besoins, pourvu qu'on sût les borner;
+le bonheur du sage coûtait peu et ne demandait
+qu'une petite place!...</p>
+
+<p>Ces réflexions consolantes devenaient de plus en
+plus confuses.... Enfin mon livre glissa à terre
+sans que j'eusse le courage de me baisser pour
+le reprendre, et, insensiblement gagné par le bien-être
+du silence, de la demi-obscurité et de la chaleur,
+je m'endormis.</p>
+
+<p>Je demeurai quelque temps plongé dans cette espèce
+d'évanouissement du premier sommeil; enfin
+quelques sensations vagues et interrompues le traversèrent.
+Il me sembla que le jour s'obscurcissait...
+que l'air devenait plus froid... J'entrevoyais
+des buissons couverts de ces baies écarlates
+qui annoncent l'hiver... Je marchais sur une
+route sans abri, bordée, çà et là, de genévriers
+blanchis par le givre... Puis la scène changeait
+brusquement... J'étais en diligence... la bise
+ébranlait les vitres des portières; les arbres chargés
+de neige passaient comme des fantômes;
+j'enfonçais vainement dans la paille broyée mes
+pieds engourdis... Enfin la voiture s'arrêtait, et,
+par un de ces coups de théâtre familiers au sommeil,
+je me trouvais seul dans un grenier sans
+cheminée, ouvert à tous les vents. Je revoyais le
+doux visage de ma mère, à peine aperçu dans
+ma première enfance, la noble et austère figure
+de mon père, la petite tête blonde de ma s&oelig;ur
+enlevée à dix ans; toute la famille morte revivait
+autour de moi; elle était là, exposée aux morsures
+du froid et aux angoisses de la faim. Ma mère
+priait près du vieillard résigné, et ma s&oelig;ur,
+roulée sur quelques lambeaux dont on lui avait
+fait un lit, pleurait tout bas en tenant ses pieds
+nus dans ses petites mains bleuies.</p>
+
+<p>C'était une page du livre que je venais de lire,
+transportée dans ma propre existence.</p>
+
+<p>J'avais le c&oelig;ur oppressé d'une inexprimable angoisse.
+Accroupi dans un coin, les yeux fixés sur
+ce lugubre tableau, je sentais le froid me gagner
+lentement, et je me disais avec un attendrissement
+amer:</p>
+
+<p>&mdash;Mourons, puisque la misère est un cachot
+gardé par les soupçons, l'insensibilité, le mépris,
+et d'où l'on tenterait en vain de s'échapper; mourons,
+puisqu'il n'y a point pour nous de place au
+banquet des vivants!</p>
+
+<p>Et je voulus me lever pour rejoindre ma mère
+et attendre l'heure suprême à ses pieds...</p>
+
+<p>Cet effort a dissipé le rêvé; je me suis réveillé
+en sursaut.</p>
+
+<p>J'ai regardé autour de moi; ma lampe était
+mourante, mont poêle refroidi, et ma porte entr'ouverte
+laissait entrer une bise glacée! Je me suis
+levé, en frissonnant, pour la refermer à double
+tour; puis, gagnant l'alcôve, je me suis couché à
+la hâte.</p>
+
+<p>Mais le froid m'a tenu longtemps éveillé, et ma
+pensée a continué le rêve interrompu.</p>
+
+<p>Les tableaux que j'accusais tout à l'heure d'exagération
+ne me semblent maintenant qu'une trop
+fidèle peinture de la réalité; je me suis endormi
+sans pouvoir reprendre mon optimisme... ni me
+réchauffer.</p>
+
+<p>Ainsi un poêle éteint et une porte mal close ont
+changé mon point de vue. Tout était bien quand
+mon sang circulait à l'aise, tout devient triste parce
+que le froid m'a saisi!</p>
+
+<p>Ceci rappelle l'anecdote de la duchesse obligée
+de se rendre au couvent voisin par un jour d'hiver.
+Le couvent était pauvre, le bois manquait, et
+les moines n'avaient, pour combattre le froid, que
+la discipline et l'ardeur des prières. La duchesse,
+qui grelottait, revint touchée d'une profonde
+compassion pour les pauvres religieux. Pendant
+qu'on la débarrasse de sa pelisse et qu'on ajoute
+deux bûches au feu de sa cheminée, elle mande
+son intendant, auquel elle ordonne d'envoyer,
+sur-le-champ, du bois au couvent. Elle fait en
+suite rouler sa chaise longue près du foyer, dont
+la chaleur ne tarde pas à la ranimer. Déjà le souvenir
+de ce qu'elle vient de souffrir s'est éteint
+dans le bien-être; l'intendant rentre, et demande
+combien de chariots de bois il doit faire transporter.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! vous pouvez attendre, dit nonchalamment
+la grande dame; le temps s'est beaucoup radouci.</p>
+
+<p>Ainsi l'homme, dans ses jugements, consulte
+moins la logique que la sensation; et, comme la
+sensation lui vient du monde extérieur, il se trouve
+plus ou moins sous son influence; il y puise,
+peu à peu, une partie de ses habitudes et de ses
+sentiments.</p>
+
+<p>Ce n'est donc point sans motif que, lorsqu'il s'agit
+de préjuger un inconnu, nous cherchons dans ce
+qui l'entoure des révélations de son caractère. Le
+milieu dans lequel nous vivons se modèle forcément
+à notre image; nous y laissons, sans y penser,
+mille empreintes de notre âme. De même que la
+couche vide permet de deviner la taille et l'attitude
+de celui qui y a dormi, la demeure de chaque
+homme peut trahir, aux yeux d'un observateur
+habile, la portée de son intelligence et les mouvements
+de son c&oelig;ur. Bernardin de Saint-Pierre a
+raconté l'histoire d'une jeune fille qui refusa un
+prétendu, parce qu'il n'avait jamais voulu souffrir
+chez lui ni fleurs, ni animaux domestiques; l'arrêt
+était sévère peut-être, mais non sans fondement.
+On pouvait présumer que l'homme insensible
+à la grâce et à l'humble affection, serait mal préparé
+à sentir les jouissances d'une union choisie.</p>
+
+<p><i>14, sept heures du soir.</i>&mdash;Ce matin, comme j'allais
+reprendre la rédaction de mon mémorial, j'ai
+reçu la visite de notre vieux caissier.</p>
+
+<p>Sa vue baisse, sa main commence à trembler,
+et le travail auquel il suffisait autrefois, lui est
+devenu plus difficile. Je me suis chargé d'une partie
+de ses écritures; il venait chercher ce que j'avais
+achevé.</p>
+
+<p>Nous avons causé longuement près du poêle, en
+prenant une tasse de café que je l'ai forcé d'accepter.</p>
+
+<p>M. Rateau est un homme de sens, qui a beaucoup
+observé et qui parle peu, ce qui fait qu'il a
+toujours quelque chose à dire.</p>
+
+<p>En parcourant les <i>états</i> que j'avais dressés pour
+lui, ses regards sont tombes sur mon mémorial, et
+il a bien fallu lui avouer que j'écrivais ainsi chaque
+soir, pour moi seul, le journal de mes actes
+et de mes pensées. De proche en proche, j'en suis
+venu à lui parler de mon rêve de l'autre jour
+et de mes réflexions à propos de l'influence des
+objets visibles sur nos sentiments habituels; il
+s'est mis à sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous avez aussi mes <i>superstitions</i>, a-t-il
+dit doucement. J'ai toujours cru, comme vous,
+que <i>le gîte faisait connaître le gibier</i>; il faut seulement
+pour cela un tact et une expérience sans lesquels
+on s'expose à bien des jugements téméraires.
+Pour ma part, je m'en suis rendu coupable en plus
+d'une occasion; mais quelquefois aussi j'ai bien
+préjugé. Je me rappelle surtout une rencontre
+qui remonte aux premières années de ma jeunesse...</p>
+
+<p>Il s'était arrêté; je le regardai d'un air qui lui
+prouva que j'attendais une histoire, et il me la raconta
+sans difficulté.</p>
+
+<p>A cette époque, il n'était encore que troisième
+clerc chez un notaire d'Orléans. Le patron l'avait
+envoyé à Montargis pour différentes affaires, et il
+devait y reprendre la diligence le soir même, après
+avoir fait un recouvrement dans un bourg voisin:
+mais, arrivé chez le débiteur, on le fit attendre, et
+lorsqu'il put partir, le jour était déjà tombé.</p>
+
+<p>Craignant de ne pouvoir regagner assez tôt Montargis,
+il prit une route de traverse qu'on lui indiqua.
+Par malheur, la brume s'épaississait de plus
+en plus, aucune étoile ne brillait dans le ciel; l'obscurité
+devint si profonde qu'il perdit son chemin.
+Il voulut retourner sur ses pas, croisa vingt sentiers,
+et se trouva enfin complétement égaré.</p>
+
+<p>Après la contrariété de manquer le passage de
+la diligence, vint l'inquiétude sur sa situation. Il
+était seul, à pied, perdu dans une forêt, sans aucun
+moyen de retrouver sa direction, et porteur d'une
+somme assez forte dont il avait accepté la responsabilité.
+Son inexpérience augmentait ses angoisses.
+L'idée de forêt était liée, dans son souvenir,
+à tant d'aventures de vol et d'assassinat, qu'il s'attendait,
+d'instant en instant, à quelque funeste
+rencontre.</p>
+
+<p>La position, à vrai dire, n'était point rassurante.
+Le lieu ne passait point pour sûr, et l'on parlait,
+depuis longtemps, de plusieurs maquignons subitement
+disparus, sans qu'on eût toutefois trouvé
+aucune trace de crime.</p>
+
+<p>Notre jeune voyageur, le regard plongé dans
+l'espace et l'oreille au guet, suivait un sentier qu'il
+supposait devoir le conduire à quelque maison ou
+à quelque route; mais, les bois succédaient toujours
+aux bois! Enfin, il distingua une lueur éloignée,
+et au bout d'un quart d'heure, il atteignit un
+chemin de grande communication.</p>
+
+<p>Une maison isolée (celle dont la lumière l'avait
+attiré) se dressait à peu de distance. Il se dirigeait
+vers la grande porte de la cour, lorsque le trot
+d'un cheval lui fit retourner la tête. Un cavalier
+venait de paraître au tournant de la route et fut,
+en un instant, près de lui.</p>
+
+<p>Les premiers mots qu'il adressa au jeune homme
+lui firent comprendre que c'était le fermier lui-même.
+Il raconta comment il s'était égaré, et
+apprit du paysan qu'il suivait la route de Pithiviers.
+Montargis se trouvait à trois lieues derrière lui.</p>
+
+<p>Le brouillard s'était insensiblement transformé
+en une bruine qui commençait à transpercer le
+jeune clerc; il parut s'effrayer de la distance qui lui
+restait à parcourir, et le cavalier, qui vit son hésitation,
+lui proposa d'entrer à la ferme.</p>
+
+<p>Celle-ci avait un faux air de forteresse. Enveloppée
+d'un mur de clôture assez élevé, elle ne se
+laissait apercevoir qu'à travers les barreaux d'une
+grande porte à claire-voie soigneusement fermée.
+Le paysan, qui était descendu de cheval, ne s'en
+approcha point; tournant à droite, il gagna une
+autre entrée également close, mais dont il avait la
+clef.</p>
+
+<p>A peine eut-il franchi le seuil, que des aboiements
+terribles retentirent aux deux extrémités de
+la cour. Le fermier avertit son hôte de ne rien
+craindre, et lui montra les chiens enchaînés dans
+leurs niches; tous deux étaient d'une grandeur
+extraordinaire, et tellement féroces, que la vue du
+maître lui-même ne put les apaiser.</p>
+
+<p>A leurs cris, un garçon sortit de la maison et vint
+prendre le cheval du fermier. Celui-ci l'interrogea
+sur les ordres donnés avant son départ, et se dirigea
+vers les étables, afin de s'assurer s'ils avaient
+été exécutés.</p>
+
+<p>Resté seul, notre clerc regarda autour de lui.</p>
+
+<p>Une lanterne posée à terre par le garçon éclairait
+la cour d'une pâle lueur. Tout lui parut vide
+et désert. On ne voyait aucune trace de ce désordre
+champêtre indiquant la suspension momentanée
+d'un travail qui doit être bientôt repris: ni
+charrette oubliée là où les chevaux avaient été dételés,
+ni gerbes entassées en attendant la <i>batterie</i>, ni
+charrue renversée dans un coin et à demi enfouie
+sous la luzerne fraîchement coupée. La cour était
+balayée, les granges fermées au cadenas. Pas une
+vigne grimpant le long des murs; partout la
+pierre, le bois et le fer!</p>
+
+<p>Il releva la lanterne et s'avança jusqu'à l'angle
+de la maison. Derrière s'étendait une seconde cour
+où les hurlements d'un troisième chien se firent
+entendre; au milieu se dressait un puits recouvert.</p>
+
+<p>Notre voyageur chercha vainement ce petit
+jardin des fermes, où rampent les potirons bariolés,
+et où quelques ruches bourdonnent sous les
+haies d'églantiers et de sureaux. La verdure et
+les fleurs étaient partout absentes. Il n'aperçut
+même aucune trace de basse-cour ni de pigeonnier.
+L'habitation de son hôte manquait de tout
+ce qui fait la grâce, le mouvement et la gaieté de
+la vie des champs.</p>
+
+<p>Le jeune homme pensa que, pour donner si
+peu aux agréments domestiques et au charme des
+yeux, son hôte devait être bien indifférent, ou bien
+calculateur, et, jugeant, malgré lui, par ce qu'il
+voyait, il se sentit en défiance de son caractère.</p>
+
+<p>Cependant le fermier revint des étables et le fit
+entrer au logis.</p>
+
+<p>L'intérieur de la ferme répondait à son extérieur.
+Les murs blanchis n'avaient d'autre ornement
+qu'une rangée de fusils de toutes dimensions;
+les meubles massifs ne rachetaient qu'imparfaitement
+leur apparence grossière par l'exagération
+de la solidité. Une propreté douteuse et l'absence
+de toutes les commodités de détail prouvaient
+que les soins d'une femme manquaient au
+ménage. Le jeune clerc apprit qu'en effet le fermier
+vivait seul avec ses deux fils.</p>
+
+<p>Des signes trop certains l'indiquaient, du reste.
+Un couvert que nul ne se donnait la peine de desservir
+était dressé à demeure près de la fenêtre.
+Les assiettes et les plats y étaient dispersés sans
+ordre, chargés de pelures de pommes de terre
+et d'os à demi-rongés. Plusieurs bouteilles vides
+exhalaient une odeur d'eau-de-vie mêlée à l'âcre
+senteur de la fumée de tabac.</p>
+
+<p>Après avoir fait asseoir son hôte, le fermier
+avait allumé sa pipe, et ses deux fils avaient repris
+leur travail devant le foyer. Le silence était à peine
+interrompu, de loin en loin, par une brève remarque
+à laquelle il était répliqué par un mot ou une
+exclamation; puis tout redevenait muet comme
+auparavant.</p>
+
+<p>&mdash;Dès mon enfance, me dit le vieux caissier,
+j'avais été très-sensible à l'impression des objets
+extérieurs; plus tard, la réflexion m'avait appris
+à étudier les causes de cette impression plutôt
+qu'à la repousser. Je me mis donc à examiner
+beaucoup plus attentivement tout ce qui m'entourait.</p>
+
+<p>Au-dessous des fusils que j'avais remarqués
+dès l'entrée, étaient suspendus des piéges à loup;
+à l'un d'eux pendaient encore les lambeaux d'une
+patte broyée qu'on n'avait point arrachée aux
+dents de fer. Le manteau fumeux de la cheminée
+était orné d'une chouette et d'un corbeau cloués au
+mur, les ailes étendues et la gorge traversée d'un
+énorme clou; une peau de renard, récemment
+écorché, s'étalait devant la fenêtre, et un croc de
+garde-manger, fixé à la principale poutre, laissait
+voir une oie décapitée dont le cadavre tournoyait
+au-dessus de nos têtes.</p>
+
+<p>Mes yeux, blessés de tous ces détails, se reportèrent
+alors sur mes hôtes. Le père, assis vis-à-vis
+de moi, ne s'interrompait de fumer que pour se
+verser à boire ou pour adresser à ses fils une
+réprimande. L'aîné de ceux-ci grattait une longue
+baille dont les raclures sanglantes jetées dans le
+feu nous enveloppaient, par instant, d'une odeur
+fétidement douceâtre; le second aiguisait des
+couteaux de boucher. Un mot prononcé par le
+père m'apprit que l'on se préparait à tuer un porc
+le lendemain.</p>
+
+<p>Il y avait dans ces occupations et dans tout
+l'aspect de cet intérieur je ne sais quelle brutalité
+d'habitudes qui semblait expliquer l'aride tristesse
+de l'extérieur et la compléter. Mon étonnement
+s'était peu à peu transformé en dégoût, et mon
+dégoût en malaise. Je ne puis détailler toutes les
+alliances d'images qui se succédèrent dans mon
+imagination; mais, cédant à une invincible répulsion,
+je me levai en déclarant que j'allais me remettre
+en route.</p>
+
+<p>Le fermier fit quelques efforts pour me retenir:
+il parla de la pluie, de l'obscurité, de la longueur
+du chemin; je répondis à tout par l'absolue nécessité
+d'arriver à Montargis cette nuit même, et, le
+remerciant de sa courte hospitalité, je repartis
+avec un empressement qui dut lui confirmer la
+vérité de mes paroles.</p>
+
+<p>Cependant la fraîcheur de la nuit et le mouvement
+de la marche ne tardèrent pas à changer la
+direction de mes idées. Éloigné des objets qui
+avaient éveillé chez moi une si vive répugnance,
+je sentis celle-ci se dissiper peu à peu. Je commençai
+par sourire de ma promptitude d'impression;
+puis, à mesure que la pluie devenait plus abondante
+et plus froide, mon ironie se changeait en
+mauvaise humeur. J'accusais, tout bas, la manie
+de prendre ses sensations pour des avertissements.
+Le fermier et ses fils n'étaient-ils pas libres, après
+tout, de vivre seuls, de chasser, d'avoir des
+chiens et de tuer un pourceau? où était le crime?
+Avec moins de susceptibilité nerveuse j'aurais
+accepté l'abri qu'ils m'offraient, et je dormirais
+chaudement, à cette heure, sur quelques bottes
+de paille, au lieu de cheminer péniblement sous
+la bruine! Je continuai ainsi à me gourmander
+moi-même jusqu'à Montargis, où j'arrivai vers le
+matin, rompu et transi.</p>
+
+<p>Cependant lorsqu'au milieu du jour je me levai
+reposé, j'étais instinctivement revenu à mon premier
+jugement. L'aspect de la ferme se représentait
+à moi sous les couleurs repoussantes qui, la
+veille, m'avaient déterminé à fuir. J'avais beau
+soumettre mes impressions au raisonnement, celui-ci
+finissait, lui-même, par se taire, devant cet
+ensemble de détails sauvages, et était forcé d'y
+reconnaître l'expression d'une nature inférieure
+ou les éléments d'une funeste influence.</p>
+
+<p>Je repartis le jour même, sans avoir pu rien apprendre
+sur le paysan, ni sur ses fils; mais le
+souvenir de la ferme resta profondément gravé
+dans ma mémoire.</p>
+
+<p>Dix années plus tard, je traversais en diligence le
+département du Loiret. Penché à une des portières,
+je regardais des taillis nouvellement soumis
+à la culture, dont un de mes compagnons de voyage
+m'expliquait le défrichement, lorsque mon &oelig;il
+s'arrêta sur un mur d'enceinte percé d'une porte
+à claire-voie. Au fond s'élevait une maison dont
+tous les volets étaient clos et que je reconnus sur-le-champ;
+c'était la ferme où j'avais été reçu! Je
+la montrai vivement à mon compagnon, en lui
+demandant qui l'habitait.</p>
+
+<p>&mdash;Personne pour le moment, me répondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais n'a-t-elle point été tenue, il y a quelques
+années, par un homme et ses deux fils?</p>
+
+<p>&mdash;Les Turreau, dit mon compagnon de route
+en me regardant; vous les avez connus?</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai vus une seule fois.</p>
+
+<p>Il hocha la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, reprit-il; pendant bien des années
+ils ont vécu là comme des loups dans leur tanière;
+ça ne savait que travailler la terre, tuer le gibier
+et boire. Le père menait la maison: mais des
+hommes tout seuls, sans femmes pour les aimer,
+sans enfants pour les adoucir, sans Dieu pour les
+faire penser au ciel, ça tourne toujours à la bête
+féroce, voyez-vous; si bien qu'un matin, après
+avoir bu trop d'eau-de-vie, il paraît que l'aîné n'a
+pas voulu atteler la charrue; le père l'a frappé de
+son fouet, et le fils, qui était fou d'ivresse, l'a tué
+d'un coup de fusil.</p>
+
+<p><i>Le 16 au soir.</i>&mdash;L'histoire du vieux caissier m'a
+préoccupé tous ces jours-ci; elle est venue s'ajouter
+aux réflexions que m'avait inspirées mon rêve.</p>
+
+<p>N'ai-je point à tirer de tout ceci un sérieux enseignement?</p>
+
+<p>Si nos sensations ont une incontestable influence
+sur nos jugements, d'où vient que nous prenions si
+peu de souci des choses qui éveillent ou modifient
+ces sensations? Le monde extérieur se réflète perpétuellement
+en nous comme dans un miroir et
+nous remplit d'images qui deviennent, à notre insu,
+des germes d'opinion ou des règles de conduite.
+Tous les objets qui nous entourent sont donc, en
+réalité, autant de talismans d'où s'exhalent de bonnes
+et de funestes influences. C'est à notre sagesse
+de les choisir pour créer à notre âme une salubre
+atmosphère.</p>
+
+<p>Convaincu de cette vérité, je me suis mis à faire
+une revue de ma mansarde.</p>
+
+<p>Le premier objet sur lequel mes yeux se sont
+arrêtés est un vieux cartulaire provenant de la
+plus célèbre abbaye de ma province. Déroulé avec
+complaisance, il occupe le panneau le plus apparent.
+D'où vient que je lui ai donné cette place?
+Pour moi, qui ne suis ni un antiquaire, ni un érudit,
+cette feuille de parchemin rongée de mites devrait-elle
+avoir tant de prix? ne me serait-elle point
+devenue précieuse à cause d'un des abbés fondateurs,
+qui porte mon nom, et n'aurais-je point,
+par hasard, la prétention de m'en faire, aux yeux
+des visiteurs, un arbre généalogique? En écrivant
+ceci je sens que j'ai rougi. Allons, à bas le cartulaire!
+reléguons-le dans mon tiroir le plus profond.</p>
+
+<p>En passant devant ma glace, j'ai aperçu plusieurs
+cartes de visites complaisamment étalées le
+long de l'encadrement. Par quel hasard n'y a-t-il
+là que des noms qui peuvent faire figure?... Voici
+un comte polonais... un colonel retraité... le député
+de mon département... Vite, vite, au feu ces
+témoignages de vanité! et mettons à la place cette
+carte écrite à la main par notre garçon de bureau,
+cette adresse de dîners économiques, et le reçu
+du revendeur auquel j'ai acheté mon dernier fauteuil.
+Ces indications de ma pauvreté sauront,
+comme le dit Montaigne, <i>mater ma superbe</i>, et me
+rappelleront sans cesse à la modestie qui fait la dignité
+des petits.</p>
+
+<p>Je me suis arrêté devant les gravures accrochées
+au mur. Cette grosse Pomone qui rit assise sur des
+gerbes, et dont la corbeille ruisselle de fruits, ne
+fait naître que des idées de joie et d'abondance; je
+la regardais l'autre jour lorsque je me suis endormi
+en niant la misère; donnons-lui pour pendant
+ce tableau de l'hiver où tout exprime la tristesse
+et la souffrance: l'une des impressions tempérera
+l'autre.</p>
+
+<p>Et cette Heureuse famille de Greuze! Quelle
+gaieté dans les yeux des enfants! que de douce
+sérénité sur le front de la jeune femme! quel
+attendrissement religieux dans les traits du grand-père!
+Que Dieu leur conserve la joie! mais suspendons
+à côté le tableau de cette mère qui pleure sur
+un berceau vide. La vie humaine a deux faces qu'il
+faut oser regarder tour à tour.</p>
+
+<p>Cachons aussi ces magots ridicules qui garnissent
+ma cheminée. Platon a dit que <i>le beau n'était
+autre chose que la forme visible du bon</i>. S'il en est
+ainsi, le laid doit être la forme visible du mal;
+l'âme se déprave insensiblement à le contempler.</p>
+
+<p>Mais surtout, pour entretenir en moi les instincts
+de tendresse et de pitié, suspendons au chevet
+de notre lit cette touchante image du <i>dernier
+sommeil</i>!</p>
+
+<p>Jamais je n'ai pu y arrêter mes regards sans me
+sentir le c&oelig;ur remué.</p>
+
+<p>Une femme déjà vieille et vêtue de haillons s'est
+accroupie aux bords d'un chemin; son bâton est à
+ses pieds, sa tête repose sur la pierre; elle s'est endormie
+les mains jointes, en murmurant une prière
+apprise dans son enfance, endormie de son dernier
+sommeil et elle fait son dernier rêve!</p>
+
+<p>Elle se voit toute petite, forte et joyeuse enfant
+qui garde les troupeaux dans les friches, qui
+cueille les mûres des haies, qui chante, salue les
+passants et fait le signe de la croix quand paraît
+au ciel la première étoile! Heureuse époque, pleine
+de parfums et de rayonnements! rien ne lui manque
+encore, car elle ignore ce qu'on peut désirer.</p>
+
+<p>Mais la voilà grande; l'heure des travaux courageux
+est venue; il faut couper les foins, battre le
+blé, apporter à la ferme les fardeaux de trèfle en
+fleurs ou de ramées flétries. Si la fatigue est
+grande, l'espérance brille sur tout comme un soleil;
+elle essuie les gouttes de sueur. La jeune fille
+voit déjà que la vie est une tâche; mais elle l'accomplit
+encore en chantant.</p>
+
+<p>Plus tard, le fardeau s'est alourdi; elle est
+femme, elle est mère! il faut économiser le pain
+du jour, avoir l'&oelig;il sur le lendemain, soigner les
+malades, soutenir les faibles, jouer, enfin, ce rôle
+de providence si doux quand Dieu vous aide, si
+cruel quand il vous abandonne. La femme est toujours
+forte; mais elle est inquiète; elle ne chante
+plus!</p>
+
+<p>Encore quelques années et tout s'est assombri. La
+vigueur du chef de famille s'est brisée; sa femme
+le voit languir devant le foyer éteint; le froid et la
+faim achèvent ce que la maladie avait commencé;
+il meurt, et, près du cercueil fourni par la charité,
+la veuve s'asseoit à terre, pressant dans ses bras
+deux petits enfants demi-nus. Elle a peur de l'avenir,
+elle pleure et elle baisse la tête.</p>
+
+<p>Enfin, l'avenir est venu; les enfants ont grandi,
+mais ne sont plus là. Le fils combat l'ennemi sous
+les drapeaux, et sa s&oelig;ur est partie. Tous deux sont
+perdus pour bien longtemps; pour toujours peut-être;
+et la forte jeune fille, la vaillante femme, la
+courageuse mère n'est désormais qu'une vieille
+mendiante sans famille et sans abri! elle ne pleure
+plus, la douleur l'a domptée; elle se résigne et
+attend la mort.</p>
+
+<p>La mort, amie fidèle des misérables! elle est
+arrivée, non pas horrible et railleuse, comme la
+superstition nous la représente, mais belle, souriante,
+couronnée d'étoiles! Le doux fantôme s'est
+baissé vers la mendiante; ses lèvres pâles ont murmuré
+de vagues paroles qui lui annoncent la fin de
+ses fatigues, une joie sereine, et la vieille mendiante,
+appuyée sur l'épaule de la grande libératrice,
+vient de passer, sans s'en apercevoir, de
+son dernier sommeil au sommeil sans fin.</p>
+
+<p>Reste là, pauvre femme brisée, les feuilles des
+bois te serviront de linceul, la nuit répandra sur
+toi ses larmes de rosée, et les oiseaux chanteront
+doucement près de tes dépouilles. Ton apparition
+ici-bas n'aura pas laissé plus de traces que leur vol
+dans les airs; ton nom y est déjà oublié, et le seul
+héritage que tu puisses transmettre est ce bâton
+d'épine oublié à tes pieds!</p>
+
+<p>Eh bien! quelqu'un le relèvera, quelque soldat
+de cette grande armée humaine dispersée par la
+misère ou le vice; car tu n'es pas une exception, tu
+es un exemple, et, sous le soleil qui luit si doucement
+pour tous, au milieu de ces vignobles en
+fleurs, de ces blés mûrs, de ces villes opulentes,
+des générations entières souffrent et sa succèdent,
+en se léguant le bâton du mendiant!...</p>
+
+<p>La vue de cette douloureuse figure me rendra
+plus reconnaissant pour ce que Dieu m'a donné,
+plus compatissant pour ceux qu'il a traités avec
+moins de douceur; ce sera un enseignement et un
+sujet de réflexions....</p>
+
+<p>Ah! si nous voulions veiller à tout ce qui peut
+nous améliorer, nous instruire; si notre intérieur
+était disposé de manière à devenir une perpétuelle
+école pour notre âme! mais le plus souvent, nous
+n'y prenons pas garde. L'homme est un éternel mystère
+pour lui-même; sa propre personne est une
+maison où il n'entre jamais et dont il n'étudie que
+les dehors. Chacun de nous aurait besoin de retrouver
+sans cesse devant lui la fameuse inscription
+qui éclaira autrefois Socrate, et qu'une main
+inconnue avait gravée sur les murs de Delphes:</p>
+
+<p class="c"><i>Connais-toi toi-même.</i></p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="ch12">CHAPITRE XII.</h2>
+
+<p class="d">LA FIN D'UNE ANNÉE.</p>
+
+<p><i>Le 30 décembre au soir.</i>&mdash;J'étais au lit, à peine
+délivré de cette fièvre délirante gui m'a tenu si
+longtemps entre la vie et la mort. Mon cerveau
+affaibli faisait effort pour reprendre son activité;
+la pensée se produisait encore incomplète et confuse,
+comme un jet lumineux qui perce les nuages;
+je sentais, par instant, des retours de vertige qui
+brouillaient toutes mes perceptions; je flottais,
+pour ainsi dire, entre des alternatives d'égarement
+et de raison.</p>
+
+<p>Quelquefois tout m'apparaissait clairement,
+comme ces perspectives qui s'ouvrent devant nous
+par un temps serein, du haut de quelque montagne
+élevée. Nous distinguons les eaux, les bois,
+les villages, les troupeaux, jusqu'au chalet posé
+aux bords du ravin; puis, subitement, une raffale
+chargée de brumes arrive, et tout se confond!</p>
+
+<p>Ainsi livré aux oscillations d'une lucidité mal reconquise,
+je laissais mon esprit en suivre tous les
+mouvements sans vouloir distinguer la réalité de
+la vision; il glissait doucement de l'une à l'autre;
+la veille et le rêve se suivaient de plain pied!</p>
+
+<p>Or, tandis que j'errais dans cette incertitude,
+voici que, devant moi, au-dessous de la pendule
+dont le pouls sonore mesure les heures, une
+femme m'est apparue!</p>
+
+<p>Le premier regard suffisait pour faire comprendre
+que ce n'était point là une fille d'Ève. Son &oelig;il avait
+l'éclat mourant d'un astre qui s'éteint, et son visage
+la pâleur d'une sublime agonie. Revêtue de
+draperies de mille couleurs où se jouaient les teintes
+les plus joyeuses et les plus sombres, elle tenait
+à la main une couronne effeuillée.</p>
+
+<p>Après l'avoir contemplée quelques instants, je
+lui ai demandé son nom et ce qu'elle faisait dans
+ma mansarde. Ses yeux, qui suivaient l'aiguille de
+la pendule, se sont tournés de mon côté, et elle a
+répondu:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois en moi l'année qui va finir; je viens
+recevoir tes remercîments et tes adieux.</p>
+
+<p>Je me suis dressé sur mon coude avec une
+surprise qui a bientôt fait place à un amer ressentiment.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu veux être remerciée, me suis-je écrié;
+mais voyons pour cela ce que tu m'as apporté!</p>
+
+<p>Quand j'ai salué ta venue, j'étais encore jeune et
+vigoureux! tu m'as retiré, chaque jour, quelque
+peu de mes forces, et tu as fini par m'envoyer la
+maladie! Déjà, grâce à toi, mon sang est moins
+chaud, mes muscles sont moins fermes, mes pieds
+moins prompts. Tu as déposé dans mon sein tous
+les germes des infirmités; là où croissaient les
+fleurs de l'été de la vie, tu as méchamment semé
+les orties de vieillesse.</p>
+
+<p>Et comme si ce n'était pas assez d'avoir affaibli
+mon corps, tu as aussi amoindri mon âme; tu as
+éteint en elle les enthousiasmes; elle est devenue
+plus paresseuse et plus craintive. Autrefois ses regards
+embrassaient généreusement l'humanité entière,
+tu l'as rendue myope et elle voit maintenant
+à peine au-delà d'elle-même.</p>
+
+<p>Voilà ce que tu as fait de mon être: quant à ma
+vie, regarde à quelle tristesse, à quel abandon, à
+quelles misères tu l'as réduite!</p>
+
+<p>Depuis tant de jours que la fièvre me retient
+cloué sur ce lit, qui a pris soin de cet intérieur où
+je mettais ma joie? Ne vais-je point trouver mes
+armoires vides, ma bibliothèque dégarnie, toutes
+mes pauvres richesses perdues par la négligence
+ou l'infidélité? Où sont les plantes que je cultivais,
+les oiseaux que j'avais nourris? Tout a disparu!
+ma mansarde est défleurie, muette, solitaire!</p>
+
+<p>Revenu seulement depuis quelques instants à
+la conscience de ce qui m'entoure, j'ignore même
+qui m'a veillé pendant ces longues souffrances.
+Sans doute quelque mercenaire, reparti quand mes
+ressources auront été épuisées!</p>
+
+<p>Et qu'auront dit de mon absence les maîtres auxquels
+je devais mon travail? A ce moment de l'année
+où les affaires sont plus pressantes, auront-ils
+pu se passer de moi, l'auront-ils voulu? Peut-être
+suis-je déjà remplacé à ce petit bureau où je gagnais
+le pain terrestre! Et c'est toi, toi seule, méchante
+fille du temps, qui m'auras apporté tous
+ces désastres: force, santé, aisance, travail, tu
+m'as tout enlevé; je n'ai reçu de toi qu'insultes ou
+dommages, et tu oses encore réclamer ma reconnaissance!</p>
+
+<p>Ah! meurs, puisque ton jour est venu; mais
+meurs méprisée et maudite; et puisse-je écrire sur
+ta tombe l'épitaphe que le poëte arabe grava sur
+celle d'un roi:</p>
+
+<p>«<i>Passant, réjouis-toi; celui que nous avons enterré
+ici ne peut plus revivre</i>.»</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je viens d'être réveillé par une main qui prenait
+la mienne; et, en ouvrant les yeux, j'ai reconnu le
+médecin.</p>
+
+<p>Après avoir compté les pulsations du pouls, il a
+hoché la tête, s'est assis aux pieds du lit et m'a regardé
+en se grattant le nez avec sa tabatière.</p>
+
+<p>J'ai su depuis que c'était un signe de satisfaction
+chez le docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! nous avons donc voulu nous faire
+enlever par la camarde? m'a dit M. Lambert, de
+son ton moitié jovial, moitié grondant. Peste!
+comme on y allait de bon c&oelig;ur? Il a fallu vous retenir
+à deux bras, au moins!</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi vous avez désespéré de moi, docteur?
+ai-je demandé un peu saisi.</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, a répondu le vieux médecin; pour
+désespérer quelquefois, il faudrait avoir habituellement
+de l'espoir, et je n'en ai jamais. Nous ne
+sommes que les instruments de la Providence, et
+chacun de nous devrait dire comme Ambroise
+Paré: «Je le pansai, Dieu le guérit.»</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il soit donc béni, ainsi que vous, me suis-je
+écrié, et puisse la santé me revenir avec la nouvelle
+année!</p>
+
+<p>M. Lambert a haussé les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Commencez par vous la demander à vous-même,
+a-t-il repris brusquement: Dieu vous la
+rend, c'est à votre sagesse et non au temps de la
+conserver. Ne dirait-on pas que les infirmités nous
+viennent comme une pluie ou comme un rayon de
+soleil, sans que nous y soyons pour quelque chose!
+Avant de se plaindre d'être malade, il faudrait
+prouver qu'on a mérité de se bien porter.</p>
+
+<p>J'ai voulu sourire, mais le docteur s'est fâché.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous croyez que je plaisante, a-t-il repris
+en élevant la voix; mais dites-moi un peu
+qui de nous donne à sa santé l'attention qu'il donne
+à sa fortune? Economisez-vous vos forces
+comme vous économisez votre argent? évitez-vous
+les excès ou les imprudences avec le même soin
+que les folles dépenses ou les mauvais placements!
+avez-vous une comptabilité ouverte pour votre
+tempérament comme pour votre industrie? cherchez-vous
+chaque soir ce qui a pu vous être salutaire
+ou malfaisant, avec la prudence que vous
+apportez à l'examen de vos affaires? Vous-même,
+qui riez, n'avez-vous pas provoqué le mal par
+mille extravagances?</p>
+
+<p>J'ai voulu protester en demandant l'indication
+de ces extravagances; le vieux médecin a écarté
+tous ses doigts, et s'est mis à les compter l'une
+après l'autre.</p>
+
+<p><i>Primo</i>, s'est-il écrié, manque d'exercice! Vous
+vivez ici comme le rat dans son fromage, sans air,
+sans mouvement, sans distraction. Par suite, le
+sang circule mal, les humeurs s'épaississent, les
+muscles inactifs ne réclament plus leur part de
+nutrition; l'estomac s'allanguit et le cerveau se
+fatigue.</p>
+
+<p><i>Secundo.</i> Nourriture irrégulière. Le caprice est
+votre cuisinier, l'estomac un esclave qui doit accepter
+ce qu'on lui donne, mais qui se venge sournoisement,
+comme tous les esclaves.</p>
+
+<p><i>Tertio.</i> Veilles prolongées! Au lieu d'employer
+la nuit au sommeil, vous la dépensez en lectures;
+votre alcôve est une bibliothèque, votre oreiller
+un pupitre! A l'heure où le cerveau fatigué demande
+du repos, vous le conduisez à une orgie,
+et vous vous étonnez de le trouver endolori le
+lendemain.</p>
+
+<p><i>Quarto.</i> La mollesse des habitudes! Enfermé
+dans votre mansarde, vous vous êtes insensiblement
+entouré de mille précautions douillettes. Il a
+fallu des bourrelets pour votre porte, un paravent
+pour votre fenêtre, des tapis pour vos pieds, un
+fauteuil ouaté de laine pour vos épaules, un poêle
+allumé au premier froid, une lampe à lumière adoucie,
+et, grâce à toutes ces précautions, le moindre
+vent vous enrhume, les siéges ordinaires vous exposent
+à des courbatures, et il vous faut des lunettes
+pour supporter la lumière du jour. Vous avez
+cru conquérir des jouissances, et vous n'avez fait
+que contracter des infirmités.</p>
+
+<p><i>Quinto...</i></p>
+
+<p>&mdash;Ah! de grâce, docteur, assez! me suis-je
+écrié. Ne poussez pas plus loin l'examen; n'attachez
+pas à chacun de mes goûts un remords.</p>
+
+<p>Le vieux médecin s'est gratté le nez avec sa tabatière.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, a-t-il dit plus doucement en se
+levant, vous fuyez la vérité, vous reculez devant
+l'enquête! preuve que vous êtes coupable: <i>Habemus
+confitentem reum!</i> Mais au moins, mon cher,
+n'accusez plus les quatre saisons, à l'exemple des
+portières.</p>
+
+<p>Là-dessus il m'a encore tâté le pouls, et il est
+parti, en déclarant que son ministère était fini, et
+que le reste me regardait.</p>
+
+<p>Le docteur sorti, je me suis mis à réfléchir.</p>
+
+<p>Pour être trop absolue, son idée n'en a pas
+moins un fond de justesse. Combien de fois nous
+attribuons au hasard le mal dont il faudrait chercher
+l'origine en nous-mêmes! Peut-être eût-il été
+sage de le laisser achever l'examen commencé.</p>
+
+<p>Mais n'en est-il pas un autre encore plus important,
+celui qui intéresse la santé de l'âme? suis-je
+bien sûr de n'avoir rien négligé pour la préserver
+pendant l'année qui va finir? Soldat de Dieu parmi
+les hommes, ai-je bien conservé mon courage
+et mes armes? Serai-je prêt pour cette grande revue
+des morts que doit passer <i>Celui qui est</i> dans
+la sombre vallée de Josaphat?</p>
+
+<p>Ose te regarder toi-même, ô mon âme, et cherche
+combien de fois tu as failli.</p>
+
+<p>D'abord, tu as failli par orgueil! Car je n'ai pas
+recherché les simples. Trop abreuvé des vins enivrants
+du génie, je n'ai plus trouvé de saveur à
+l'eau courante. J'ai dédaigné les paroles qui n'avaient
+d'autre grâce que leur sincérité; j'ai cessé
+d'aimer les hommes, seulement parce que c'étaient
+des hommes, je les ai aimés pour leur supériorité;
+j'ai resserré le monde dans les étroites limites d'un
+panthéon, et ma sympathie n'a pu être éveillée
+que par l'admiration. Cette foule vulgaire que
+j'aurais dû suivre d'un &oelig;il ami, puisqu'elle est
+composée de frères en espérances et en douleurs,
+je l'ai laissée passer avec indifférence, comme un
+troupeau. Je m'indigne de voir celui qu'enivre son
+or mépriser l'homme pauvre des biens terrestres,
+et moi, vain de ma science futile, je méprise le
+pauvre d'esprit. J'insulte à l'indigence de la pensée
+comme d'autres à celle de l'habit; je m'enorgueillis
+d'un don et je me fais une arme offensive
+d'un bonheur!</p>
+
+<p>Ah! si, aux plus mauvais jours des révolutions,
+l'ignorance révoltée a jeté parfois un cri de haine
+contre le génie, la faute n'en est pas seulement
+à la méchanceté envieuse de sa sottise, elle vient
+aussi de l'orgueil méprisant du savoir.</p>
+
+<p>Hélas! j'ai trop oublié la fable des deux fils du
+magicien de Bagdad.</p>
+
+<p>L'un, frappé par l'arrêt irrévocable du destin,
+était né aveugle, tandis que l'autre jouissait de
+toutes les joies que donne la lumière. Ce dernier
+fier de ses avantages, raillait la cécité de son
+frère et dédaignait sa compagnie. Un matin que
+l'aveugle voulait sortir avec lui:</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon, lui dit-il, puisque les dieux
+n'ont mis rien de commun entre nous? Pour moi
+la création est un théâtre où se succèdent mille
+décorations charmantes et mille acteurs merveilleux;
+pour vous ce n'est qu'un abîme obscur au
+fond duquel bruit un monde invisible. Demeurez
+donc seul dans vos ténèbres, et laissez les plaisirs
+de la lumière à ceux qu'éclaire l'astre du jour.</p>
+
+<p>A ces mots, il partit, et le frère abandonné se
+mit à pleurer amèrement. Le père, qui l'entendit,
+accourut aussitôt et s'efforça de le consoler en
+promettant de lui accorder tout ce qu'il désirerait.</p>
+
+<p>&mdash;Pouvez-vous me rendre la vue? demanda
+l'enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Le sort ne le permet pas, dit le magicien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, s'écria l'aveugle avec emportement, je
+vous demande d'éteindre le soleil!</p>
+
+<p>Qui sait si mon orgueil n'a point provoqué le
+même souhait de la part de quelqu'un de mes frères
+qui ne <i>voient</i> pas?</p>
+
+<p>Mais combien plus souvent encore j'ai failli
+par imprudence et par légèreté! Que de résolutions
+prises à l'aventure! que d'arrêts portés
+dans l'intérêt d'un bon mot! que de mal accompli
+faute de sentir ma responsabilité! la plupart
+des hommes se nuisent les uns aux autres pour
+faire quelque chose! on raille une gloire, on compromet
+une réputation, comme le promeneur
+oisif, qui suit une haie, brise les jeunes branches
+et effeuille les plus belles fleurs. Et cependant notre
+irréflexion fait ainsi les renommées! Semblable
+à ces monuments mystérieux des peuples barbares
+auxquels chaque voyageur ajoutait une pierre,
+elles s'élèvent lentement; chacun y apporte en
+passant quelque chose et ajoute au hasard, sans
+pouvoir dire lui-même s'il élève un piédestal ou
+un gibet. Qui oserait regarder derrière lui pour
+y relever ses jugements téméraires?</p>
+
+<p>Il y a quelques jours, je suivais le flanc des
+buttes vertes que couronne le télégraphe de Montmartre.
+Au-dessous de moi, le long d'un de ces
+sentiers qui tournent en spirale pour gravir le
+coteau, montaient un homme et une jeune fille
+sur lesquels mes yeux s'arrêtèrent. L'homme avait
+un paletot à longs poils qui lui donnait quelque
+ressemblance avec une bête fauve, et portait une
+grosse canne dont il se servait pour décrire dans
+l'air d'audacieuses arabesques. Il parlait très-haut,
+d'une voix qui me parut saccadée par la colère.
+Ses yeux, levés par instant, avaient une expression
+de dureté farouche, et il me sembla qu'il adressait
+à la jeune fille des reproches ou des menaces
+qu'elle écoutait avec une touchante résignation.
+Deux ou trois fois elle hasarda quelques paroles
+sans doute un essai de justification; mais l'homme
+au paletot recommençait aussitôt avec ses éclats
+de voix convulsifs, ses regards féroces et ses moulinets
+menaçants. Je le suivis des yeux, cherchant
+en vain à saisir un mot au passage, jusqu'au moment
+où il disparut derrière la colline.</p>
+
+<p>Evidemment je venais de voir un de ces tyrans
+domestiques dont l'humeur insociable s'exalte par
+la patience de la victime, et qui, pouvant être les
+dieux bienfaiteurs d'une famille, aiment mieux
+s'en faire les bourreaux.</p>
+
+<p>Je maudissais dans mon c&oelig;ur le féroce inconnu,
+et je m'indignais de ce que ces crimes contre
+la sainte douceur du foyer ne pussent recevoir
+leur juste châtiment, lorsque la voix du promeneur
+se fit entendre de plus près. Il avait tourné
+le sentier et parut bientôt devant moi au sommet
+de la butte.</p>
+
+<p>Le premier coup d'&oelig;il et les premiers mots me
+firent alors tout comprendre: là où j'avais trouvé
+l'accent furieux et les regards terribles de l'homme
+irrité, ainsi que l'attitude d'une victime effrayée,
+j'avais, tout simplement, un brave bourgeois louche
+et bègue qui expliquait à sa fille attentive
+l'éducation des vers à soie!</p>
+
+<p>Je m'en suis revenu, riant de ma méprise; mais,
+près de rejoindre mon faubourg, j'ai vu courir la
+foule, j'ai entendu des cris d'appel; tous les bras,
+tournés vers le même point, montraient, au loin,
+une colonne de flammes. L'incendie dévorait une
+fabrique, et tout le monde s'élançait au secours.</p>
+
+<p>J'ai hésité. La nuit allait venir; je me sentais
+fatigué; un livre favori m'attendait: j'ai pensé que
+les travailleurs ne manqueraient pas, et j'ai continué
+ma route.</p>
+
+<p>Tout à l'heure j'avais failli par défaut de prudence;
+maintenant, c'est par égoïsme et par lâcheté.</p>
+
+<p>Mais quoi, n'ai-je point oublié en mille autres
+occasions les devoirs de la solidarité humaine?
+Est-ce la première fois que j'évite de payer ce
+que je dois à la société? Dans mon injustice, n'ai-je
+pas toujours traité mes associés comme le lion?
+Toutes les parts ne me sont-elles pas successivement
+revenues? Pour peu qu'un malavisé en
+redemande quelque chose, je m'effraie, je m'indigne,
+j'échappe par tous les moyens. Que de fois,
+en apercevant, au bout du trottoir, la mendiante
+accroupie, j'ai dévié de ma route, de peur que la
+pitié ne m'appauvrît, malgré moi, d'une aumône!
+Que de douleurs mises en doute pour avoir le
+droit d'être impitoyable! Avec quelle complaisance
+j'ai constaté, parfois, les vices du pauvre,
+afin de transformer sa misère en punition méritée!...</p>
+
+<p>Oh! n'allons pas plus loin, n'allons pas plus
+loin! Si j'ai interrompu l'examen du docteur,
+combien celui-ci est plus triste! Les maladies du
+corps font pitié, celles de l'âme font horreur...</p>
+
+<p>J'ai été heureusement arraché à ma rêverie par
+mon voisin le vieux soldat.</p>
+
+<p>Maintenant que j'y pense, il me semble avoir
+toujours vu, pendant mon délire, cette bonne
+figure tantôt penchée sur mon lit, tantôt assise à
+son établi, au milieu de ses feuilles de carton.</p>
+
+<p>Il vient d'entrer, armé de son pot à colle, de sa
+main de papier vert et de ses grands ciseaux. Je
+l'ai salué par son nom; il a poussé une exclamation
+joyeuse et s'est approché.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! on a donc retrouvé sa <i>boule</i>! s'est-il
+écrié en prenant mes deux mains dans la main mutilée
+qui lui reste; ça n'a pas été sans peine, savez-vous!
+en voilà une campagne qui peut compter pour
+deux chevrons! J'ai vu pas mal de fiévreux battre la
+breloque pendant mes mois d'hôpital: à Leipsick,
+j'avais un voisin qui se croyait un feu de cheminée
+dans l'estomac, et qui ne cessait d'appeler les
+pompiers; mais le troisième jour tout s'est éteint
+de soi-même, vu qu'il a passé l'arme à gauche
+tandis que vous, ça a duré vingt-huit jours, le
+temps d'une campagne du petit caporal.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me suis donc pas trompé, vous étiez
+près de moi!</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! je n'ai eu qu'à traverser le corridor.
+Ça vous a fait une garde-malade pas mal
+gauche, vu que la droite est absente; mais bah!
+vous ne saviez pas de quelle main on vous faisait
+boire, et ça n'a pas empêché cette gueuse de fièvre
+d'être noyée... absolument comme Poniatowski
+dans l'Elster!</p>
+
+<p>Le vieux soldat s'est mis à rire, et moi, trop
+attendri pour parler, j'ai serré sa main contre ma
+poitrine. Il a vu mon émotion et s'est empressé d'y
+couper court.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, vous savez qu'à partir d'aujourd'hui
+on a le droit à la ration! a-t-il repris gaiement;
+quatre repas comme les <i>meinhers</i> allemands;
+rien que ça! C'est le docteur qui est votre maître
+d'hôtel.</p>
+
+<p>&mdash;Reste à trouver le cuisinier, ai-je repris en
+souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Il est trouvé! s'est écrié le vétéran.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;Geneviève.</p>
+
+<p>&mdash;La fruitière?</p>
+
+<p>&mdash;Au moment où je vous parle, elle fricasse
+pour vous, voisin; et n'ayez pas peur qu'elle épargne
+le beurre, ni le soin. Tant que vous avez été
+entre le <i>vivat</i> et le <i>requiem</i>, la brave femme passait
+son temps à monter ou à descendre les escaliers
+pour savoir où en était la bataille... Et tenez, je
+suis sûr que la voici.</p>
+
+<p>On marchait, en effet, dans le corridor; il est allé
+ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! a-t-il continué, c'est notre portière,
+la mère Millot; encore une de vos bonnes
+amies, voisin, et que je vous recommande pour
+les cataplasmes. Entrez, mère Millot, entrez, nous
+sommes tout à fait jolis garçons ce matin, et prêts à
+danser un menuet si nous avions des pantoufles.</p>
+
+<p>La portière est entrée toute ravie. Elle me rapportait
+du linge blanchi et réparé par ses soins,
+avec une petite bouteille de vin d'Espagne, cadeau
+de son fils le marin, réservé pour les grandes
+occasions. J'ai voulu la remercier; mais l'excellente
+femme m'a imposé silence sous prétexte
+que le docteur m'avait défendu de parler. Je l'ai
+vue tout ranger dans mes tiroirs, dont l'aspect
+m'a frappé: une main attentive y a évidemment
+réparé, jour par jour, les désordres inévitables
+qu'entraîne la maladie.</p>
+
+<p>Comme elle achevait, Geneviève est arrivée avec
+mon dîner; elle était suivie de la mère Denis, la
+laitière de vis-à-vis, qui avait appris, en même
+temps, le danger que j'avais couru et mon entrée
+en convalescence. La bonne Savoyarde apportait
+un &oelig;uf qui venait d'être pondu et qu'elle voulait
+me voir manger elle-même.</p>
+
+<p>Il a fallu lui raconter, de point en point, toute
+ma maladie. A chaque détail, elle poussait des
+exclamations bruyantes; puis, sur l'avertissement
+de la portière, elle s'excusait tout bas. On a fait
+cercle autour de moi pour me regarder dîner;
+toutes les bouchées étaient accompagnées décris
+de contentement et de bénédiction! Jamais le roi
+de France, quand il dînait en public, n'a excité,
+parmi les spectateurs, une telle admiration.</p>
+
+<p>Comme on levait le couvert, mon collègue le
+vieux caissier est entré à son tour.</p>
+
+<p>En le reconnaissant, je n'ai pu me défendra
+d'un battement de c&oelig;ur. De quel &oelig;il les patrons
+avaient-ils vu mon absence, et que venait-il m'annoncer?</p>
+
+<p>J'attendais qu'il parlât avec une inexprimable
+angoisse; mais il s'est assis près de moi, m'a pris
+la main, et s'est mis à se réjouir de ma guérison,
+sans rien dire de nos maîtres. Je n'ai pu supporter
+plus longtemps cette incertitude.</p>
+
+<p>&mdash;Et MM. Durmer? ai-je demandé en hésitant,
+comment ont-ils accepté... l'interruption de mon
+travail?</p>
+
+<p>&mdash;Mais il n'y a pas eu d'interruption, a répondu
+le vieux commis tranquillement.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Chacun s'est partagé la besogne, tout est au
+courant, et les MM. Durmer ne se sont aperçus de
+rien.</p>
+
+<p>Cette fois, l'émotion a été trop forte. Après tant
+de témoignages d'affection, celui-ci comblait la
+mesure; je n'ai pu retenir mes larmes.</p>
+
+<p>Ainsi les quelques services que j'avais pu rendre
+ont été reconnus au centuple! j'avais semé un peu
+de bien, et chaque grain tombé dans une bonne
+terre a rapporté tout un épi! Ah! ceci complète
+l'enseignement du docteur! S'il est vrai que les infirmités
+du dedans et du dehors sont le fruit de
+nos sottises ou de nos vices, les sympathies et les
+dévouements sont aussi des récompenses du devoir
+accompli. Chacun de nous, avec l'aide de Dieu,
+et dans les limites bornées de la puissance humaine,
+se fait à lui-même son tempérament, son caractère
+et son avenir.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Tout le monde est reparti; mes fleurs et mes oiseaux,
+rapportés par le vétéran, me font seuls
+compagnie. Le soleil couchant empourpre de ses
+derniers rayons mes rideaux à demi refermés. Ma
+tête est libre, mon c&oelig;ur plus léger; un nuage humide
+flotte sur mes paupières. Je me sens dans
+cette vague béatitude qui précède un doux sommeil.</p>
+
+<p>Là-bas, vis-à-vis de l'alcôve, la pâle déesse aux
+draperies de mille couleurs et à la couronne effeuillée
+vient de réapparaître de nouveau; mais cette
+fois je lui tends la main avec un sourire de reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, chère année, que j'accusais injustement
+tout à l'heure! Ce que j'ai souffert ne doit
+pas t'être imputé, car tu n'as été qu'un espace où
+Dieu a tracé ma route, une terre où j'ai recueilli
+la moisson que j'avais semée. Je t'aimerai, abri de
+passage, pour les quelques heures de joie que tu
+m'as vu goûter; je t'aimerai même pour les souffrances
+que tu m'as vu subir. Joies ni souffrances
+ne venaient de toi, mais tu en as été le théâtre.
+Retombe donc en paix dans l'éternité et sois
+bénie, toi qui, en remplacement de la jeunesse,
+me laisses l'expérience, en retour du temps le
+souvenir, et en paiement du bienfait la reconnaissance.</p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE.</h2>
+
+
+<table summary="">
+<tr>
+ <td>&nbsp;</td>
+ <td><span class="sc">Avant-Propos</span></td>
+ <td class="num"><a href="#ch0"><small>III</small></a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>§ I.</td>
+ <td>Les étrennes de la mansarde</td>
+ <td class="num"><a href="#ch1">5</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+ <td>§ II.</td>
+ <td>Le carnaval</td>
+ <td class="num"><a href="#ch2">21</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+ <td>§ III.</td>
+ <td>Ce qu'on apprend en regardant par la fenêtre</td>
+ <td class="num"><a href="#ch3">39</a></td>
+</tr>
+
+<tr>
+ <td>§ IV.</td>
+ <td>Aimons-nous les uns les autre</td>
+ <td class="num"><a href="#ch4">55</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>§ V.</td>
+ <td>La compensation</td>
+ <td class="num"><a href="#ch5">73</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>§ VI.</td>
+ <td>L'oncle Maurice</td>
+ <td class="num"><a href="#ch6">93</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>§ VII.</td>
+ <td>Ce que coûte la puissance et ce que rapporte la célébrité</td>
+ <td class="num"><a href="#ch7">115</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>§ VIII.</td>
+ <td>Misanthropie et repentir</td>
+ <td class="num"><a href="#ch8">139</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>§ IX.</td>
+ <td>La famille de Michel Arout</td>
+ <td class="num"><a href="#ch9">157</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>§ X.</td>
+ <td>La patrie</td>
+ <td class="num"><a href="#ch10">181</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>§ XI.</td>
+ <td>Utilité morale des inventaires</td>
+ <td class="num"><a href="#ch11">207</a></td>
+</tr>
+<tr>
+ <td>§ XII.</td>
+ <td>La fin d'une année</td>
+ <td class="num"><a href="#ch12">235</a></td>
+</tr>
+</table>
+
+<p class="c"><small>FIN DE LA TABLE.</small></p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Un philosophe sous les toits, by Émile Souvestre
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN PHILOSOPHE SOUS LES TOITS ***
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
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diff --git a/29282-h/images/cover.jpg b/29282-h/images/cover.jpg
new file mode 100644
index 0000000..495cda6
--- /dev/null
+++ b/29282-h/images/cover.jpg
Binary files differ
diff --git a/29282-h/images/mlevy.png b/29282-h/images/mlevy.png
new file mode 100644
index 0000000..726db38
--- /dev/null
+++ b/29282-h/images/mlevy.png
Binary files differ