diff options
Diffstat (limited to '29282-h')
| -rw-r--r-- | 29282-h/29282-h.htm | 6920 | ||||
| -rw-r--r-- | 29282-h/images/cover.jpg | bin | 0 -> 49629 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 29282-h/images/mlevy.png | bin | 0 -> 1875 bytes |
3 files changed, 6920 insertions, 0 deletions
diff --git a/29282-h/29282-h.htm b/29282-h/29282-h.htm new file mode 100644 index 0000000..604ce59 --- /dev/null +++ b/29282-h/29282-h.htm @@ -0,0 +1,6920 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1" /> + <title>The Project Gutenberg ebook of Un philosophe sous les toits, by Émile Souvestre.</title> + +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> +<style type="text/css"> + +p { text-align: justify; text-indent: 1.5em; margin: .3em 0 0 0; } +p.noindent { text-indent: 0; } + +ul, li { list-style: none; } + +em { font-style: normal; font-variant: small-caps; } +h1, h2, div.c, p.c { text-align: center; text-indent: 0; line-height: 1.5em; } +h1, h2 { margin-top: 2em; } + +hr { width: 30%; margin: 1.5em 35%; } +.sc { font-variant: small-caps; } + +.poem { font-size: 95%; margin: 1em 5%; } +.verse { text-align: left; text-indent: -3em; padding-left: 3em; } + +div.figc { text-align: center; margin: 2em 0; } + +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; +} +.footnote { margin: 1em 0 1em 25%; font-size: 90%; } +.footnote .label { float: left; text-align: left; width: 2em; } +.footnote a { text-decoration: none; } + +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; padding: .1em 0 0 1em; } +td.num { text-align: right; vertical-align: bottom; } + +.s { margin-left: 10%; } +.s2 { text-align: right; margin-right: 10%; } +.e { text-align: center; text-indent: 0; margin-top: 4em; margin-bottom: 4em; + font-size: larger; } +.d { text-align: center; text-indent: 0; font-weight: bold; margin-bottom: 1.5em; } +i sup { font-style: normal; } + +.chapter { margin-top: 5em; } + +@media screen { + body { margin: 0 auto; width: 80%; max-width: 40em; } +} + +@media handheld { + body { margin: 0 0; width: 100%; } + .chapter { page-break-before: always; } + .top4em { padding-top: 4em; } + .nobreak { page-break-before: avoid; } +} + +--> +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +Project Gutenberg's Un philosophe sous les toits, by Émile Souvestre + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Un philosophe sous les toits + +Author: Émile Souvestre + +Release Date: July 1, 2009 [EBook #29282] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN PHILOSOPHE SOUS LES TOITS *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + + + + + +</pre> + +<h1><small>UN</small><br /> +<big>PHILOSOPHE</big><br /> +SOUS LES TOITS</h1> + +<p class="c">JOURNAL D'UN HOMME HEUREUX</p> + +<p class="c"><small>PUBLIÉ PAR</small><br /> +<big><b>ÉMILE SOUVESTRE</b></big></p> + +<p class="c">OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE</p> + +<p class="c">NOUVELLE ÉDITION</p> + +<div class="figc"><img src="images/mlevy.png" alt="" /></div> +<p class="c">PARIS</p> + +<p class="c">MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br /> +<small>RUE VIVIENNE, 2 BIS</small></p> + +<p class="c">1857</p> + +<p class="c"><small>—Droits de reproduction et de traduction réservés—</small></p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">DU MÊME AUTEUR</h2> + + +<p class="c"><b>Format grand in-18</b></p> + +<table summary=""> +<tr><td><small>AU BORD DU LAC</small></td><td>1 vol.</td></tr> +<tr><td><small>AU COIN DU FEU</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>CHRONIQUES DE LA MER</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>CONFESSIONS D'UN OUVRIER</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>DANS LA PRAIRIE</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>EN QUARANTAINE</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>HISTOIRES D'AUTREFOIS</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>LE FOYER BRETON </small></td><td>2 —</td></tr> +<tr><td><small>LES CLAIRIÈRES</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>LES DERNIERS BRETONS</small></td><td>2 —</td></tr> +<tr><td><small>LES DERNIERS PAYSANS</small></td><td>2 —</td></tr> +<tr><td><small>CONTES ET NOUVELLES</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>PENDANT LA MOISSON</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>SCÈNES DE LA CHOUANNERIE</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>SCÈNES DE LA VIE INTIME</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>SOUS LES FILETS</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>SOUS LA TONNELLE</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>RÉCITS ET SOUVENIRS</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>LES SOIRÉES DE MEUDON</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>SUR LA PELOUSE</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>LA DERNIÈRE ÉTAPE</small></td><td>1 —</td></tr> +<tr><td><small>SCÈNES ET RÉCITS DES ALPES</small></td><td>1 —</td></tr> +</table> + +<p class="c"><small>Typographie de <span class="sc">Morris</span> et Comp., rue Amelot, 64.</small></p> + +<div class="chapter"></div> + + +<p class="e top4em"><small>A</small><br /> +M<sup>ME</sup> NANINE SOUVESTRE. +</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch0">AVANT-PROPOS.</h2> + + +<p>Nous connaissons un homme qui, au milieu +de la fièvre de changement et d'ambition qui +travaille notre société, a continué d'accepter, +sans révolte, son humble rôle dans le monde, +et a conservé, pour ainsi dire, le goût de la +pauvreté. Sans autre fortune qu'une petite +place, dont il vit sur ces étroites limites qui séparent +l'aisance de la misère, notre philosophe +regarde, du haut de sa mansarde, la société +comme une mer dont il ne souhaite point les +richesses et dont il ne craint pas les naufrages. +Tenant trop peu de place pour exciter l'envie +de personne, il dort tranquillement enveloppé +dans son obscurité.</p> + +<p>Non qu'il se soit retiré dans l'égoïsme comme +la tortue dans sa cuirasse! C'est l'homme de +Térence, qui ne «se croit étranger à rien de +ce qui est humain.» Tous les objets et tous +les incidents du dehors se réfléchissent en lui +ainsi que dans une chambre obscure où ils +décalquent leur image. Il «regarde la société +en lui-même» avec la patience curieuse des +solitaires, et il écrit, pour chaque mois, le +journal de ce qu'il a vu ou pensé. C'est <i>le calendrier +de ses sensations</i>, ainsi qu'il a coutume de +le dire.</p> + +<p>Admis à le feuilleter, nous en avons détaché +quelques pages, qui pourront faire connaître +au lecteur les vulgaires aventures d'un penseur +ignoré dans ces douze hôtelleries du temps +qu'on appelle des mois.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch1">CHAPITRE PREMIER.</h2> + +<p class="d">LES ÉTRENNES DE LA MANSARDE.</p> + +<p><i>1<sup>er</sup> Janvier.</i>—Cette date me vient à la pensée +dès que je m'éveille. Encore une année qui s'est détachée +de la chaîne des âges pour tomber dans l'abîme +du passé! La foule s'empresse de fêter sa +jeune sœur. Mais tandis que tous les regards se +portent en avant, les miens se retournent en arrière. +On sourit à la nouvelle reine, et, malgré +moi, je songe à celle que le temps vient d'envelopper +dans son linceul.</p> + +<p>Celle-ci, du moins, je sais ce qu'elle était et ce +qu'elle m'a donné, tandis que l'autre se présente +entourée de toutes les menaces de l'inconnu. Que +cache-t-elle dans les nuées qui l'enveloppent? Est-ce +l'orage ou le soleil?</p> + +<p>Provisoirement il pleut, et je sens mon âme embrumée +comme l'horizon. J'ai congé aujourd'hui; +mais que faire d'une journée de pluie? Je parcours +ma mansarde avec humeur, et je me décide à allumer +mon feu.</p> + +<p>Malheureusement, les allumettes prennent mal, +la cheminée fume, le bois s'éteint! Je jette là mon +soufflet avec dépit, et je me laisse tomber dans mon +vieux fauteuil.</p> + +<p>En définitive, pourquoi me réjouirais-je de voir +naître une nouvelle année? Tous ceux qui courent +déjà les rues, l'air endimanché et le sourire sur les +lèvres, comprennent-ils ce qui les rend joyeux? +Savent-ils seulement ce que signifie cette fête et +d'où vient l'usage des étrennes?</p> + +<p>Ici mon esprit s'arrête pour se constater à lui-même +sa supériorité sur l'esprit du vulgaire. J'ouvre +une parenthèse dans ma mauvaise humeur, +en faveur de ma vanité, et je réunis toutes les +preuves de ma science.</p> + +<p>(Les premiers Romains ne partageaient l'année +qu'en dix mois; ce fut Numa Pompilius qui y +ajouta janvier et février. Le premier tira son nom +de Janus, auquel il fut consacré. Comme il ouvrait +le nouvel an, on entoura son commencement +d'heureux présages, et de là vint la coutume des +visites entre voisins, des souhaits de prospérité et +des <i>étrennes</i>. Les présents usités chez les Romains +étaient symboliques. On offrait des figues sèches, +des dattes, des rayons de miel, comme emblème +de «la douceur des auspices sous lesquels l'année +devait commencer son cours,» et une petite pièce +de monnaie, nommée <i>stips</i>, qui présageait la richesse.)</p> + +<p>Ici je ferme la parenthèse pour reprendre ma +disposition maussade. Le petit <i>spitch</i> que je viens +de m'adresser m'a rendu content de moi et plus +mécontent des autres. Je déjeunerais bien pour me +distraire; mais la portière a oublié mon lait du +matin, et le pot de confiture est vide! Un autre serait +contrarié; moi j'affecte la plus superbe indifférence. +Il reste un croûton durci que je brise à force +de poignets, et que je grignote nonchalamment +comme un homme bien au-dessus des vanités du +monde et des pains mollets.</p> + +<p>Cependant, je ne sais pourquoi mes idées s'assombrissent +en raison des difficultés de la mastication. +J'ai lu autrefois l'histoire d'un Anglais qui s'était +pendu parce qu'on lui avait servi du thé sans +sucre. Il y a des heures dans la vie où la contrariété +la plus futile prend les proportions d'une catastrophe. +Notre humeur ressemble aux lunettes de +spectacle qui, selon le bout, montrent les objets +moindres ou agrandis.</p> + +<p>Habituellement, la perspective qui s'ouvre devant +ma fenêtre me ravit. C'est un chevauchement +de toits dont les cimes s'entrelacent, se croisent, se +superposent, et sur lesquels de hautes cheminées +dressent leurs pitons. Hier encore je leur trouvais +un aspect alpestre, et j'attendais la première neige +pour y voir des glaciers; aujourd'hui je n'aperçois +que des tuiles et des tuyaux de poêle. Les pigeons, +qui aidaient à mes illusions agrestes ne me semblent +plus que de misérables volatiles qui ont pris les toits +pour basse-cour; la fumée qui s'élève en légers +flocons, au lieu de me faire songer aux soupiraux +du Vésuve, me rappelle les préparations culinaires +et l'eau de vaisselle; enfin le télégraphe que j'aperçois +de loin sur la vieille tour de Montmartre, me +fait l'effet d'une ignoble potence dont le bras se +dresse au-dessus de la cité.</p> + +<p>Ainsi blessés de tout ce qu'ils rencontrent, mes +regards s'abaissent sur l'hôtel qui fait face à ma +mansarde.</p> + +<p>L'influence du premier de l'an s'y fait visiblement +sentir. Les domestiques ont un air d'empressement +qui se proportionne à l'importance des +étrennes reçues ou à recevoir. Je vois le propriétaire +traversant la cour avec la mine morose que +donnent les générosités forcées, et les visiteurs se +multiplier, suivis de commissionnaires qui portent +des fleurs, des cartons ou des jouets. Tout à coup +la grande porte cochère est ouverte; une calèche +neuve, traînée par des chevaux de race, s'arrête au +pied du perron. Ce sont sans doute les étrennes +offertes par le mari à la maîtresse de l'hôtel; car +elle vient elle-même examiner le nouvel équipage. +Elle y monte bientôt avec une petite fille <i>ruisselante</i> +de dentelles, de plumes, de velours, et chargée +de cadeaux qu'elle va distribuer en étrennes. +La portière est refermée, les glaces se lèvent la +voiture part.</p> + +<p>Ainsi tout le monde fait aujourd'hui un échange +de bons désirs et de présents; moi seul je n'ai rien +à donner ni à recevoir. Pauvre solitaire, je ne connais +pas même un être préféré pour lequel je puisse +former des vœux.</p> + +<p>Que mes souhaits d'heureuse année aillent donc +chercher tous les amis inconnus, perdus dans cette +multitude qui bruit à mes pieds!</p> + +<p>A vous d'abord, ermites des cités, pour qui la +mort et la pauvreté ont fait une solitude au milieu +de la foule! travailleurs mélancoliques condamnés +à manger, dans le silence et l'abandon, le pain gagné +chaque jour, et que Dieu a sevrés des enivrantes +angoisses de l'amour ou de l'amitié!</p> + +<p>A vous, rêveurs émus qui traversez la vie, les +yeux tournés vers quelque étoile polaire, marchant +avec indifférence sur les riches moissons de la +réalité!</p> + +<p>A vous, braves pères qui prolongez la veille +pour nourrir la famille; pauvres veuves pleurant et +travaillant auprès d'un berceau; jeunes hommes +acharnés à vous ouvrir dans la vie une route assez +large pour y conduire par la main une femme choisie; +à vous tous vaillants soldats du travail et du +sacrifice!</p> + +<p>A vous enfin, quels que soient votre titre et votre +nom, qui aimez ce qui est beau, qui avez pitié +de ce qui souffre, et qui marchez dans le monde +comme la vierge symbolique de Byzance, les deux +bras ouverts au genre humain!</p> + +<p>... Ici je suis subitement interrompu par des +pépiements toujours plus nombreux et plus élevés. +Je regarde autour de moi... ma fenêtre est entourée +de moineaux qui picorent les miettes de pain +que, dans ma méditation distraite, je viens d'égrener +sur le toit.</p> + +<p>A cette vue, un éclair de lumière traverse mon +cœur attristé. Je me trompais, tout à l'heure, en +me plaignant de n'avoir rien à donner; grâce à +moi, les moineaux du quartier auront leurs étrennes!</p> + +<p><i>Midi.</i> On frappe à ma porte; une pauvre fille +entre et me salue par mon nom. Je ne la reconnais +point au premier abord; mais elle me regarde, sourit... +Ah! c'est Paulette!... Mais depuis près d'une +année que je ne l'avais vue, Paulette n'est plus la +même: l'autre jour c'était une enfant, aujourd'hui +c'est presque une jeune fille.</p> + +<p>Paulette est maigre, pâle, misérablement vêtue; +mais c'est toujours le même œil bien ouvert et regardant +droit devant lui, la même bouche souriant +à chaque mot, comme pour solliciter votre amitié, +la même voix un peu timide et pourtant caressante. +Paulette n'est point jolie, elle passe même +pour laide: moi je la trouve charmante.</p> + +<p>Peut-être n'est-ce point à cause de ce qu'elle +est, mais à cause de moi. Paulette m'apparaît à travers +un de mes meilleurs souvenirs.</p> + +<p>C'était le soir d'une fête publique. Les illuminations +faisaient courir leurs cordons de feu le long +de nos monuments; mille banderoles flottaient aux +vents de la nuit; les feux d'artifice venaient d'allumer +leurs gerbes de flammes au milieu du Champ-de-Mars. +Tout à coup, une de ces inexplicables terreurs +qui frappent de folie les multitudes s'abat +sur les rangs pressés; on crie, on se précipite; les +plus faibles trébuchent, et la foule égarée les écrase +sous ses pieds convulsifs. Échappé par miracle à la +mêlée, j'allais m'éloigner, lorsque les cris d'un enfant +près de périr me retiennent; je rentre dans +ce chaos humain, et après des efforts inouïs, j'en +retire Paulette au péril de ma vie.</p> + +<p>Il y a deux ans de cela; depuis, je n'avais revu +la petite qu'à de longs intervalles, et je l'avais presque +oubliée; mais Paulette a la mémoire des bons +cœurs; elle vient, au renouvellement de l'année, +m'offrir ses souhaits de bonheur. Elle m'apporte, +en outre, un plant de violettes en fleurs; elle-même +l'a mis en terre et cultivé; c'est un bien qui lui appartient +tout entier, car il a été conquis par ses +soins, sa volonté et sa patience.</p> + +<p>Le violier<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a> a fleuri dans un vase grossier, et +Paulette, qui est cartonnière, l'a enveloppé d'un +<i>cache-pot</i> en papier verni, embelli d'arabesques. +Les ornements pourraient être de meilleur goût, +mais on y sent la bonne volonté attentive.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a> +<a href="#FNanchor_1"> +<span class="label">[1]</span></a> Violier commun. On appelle aussi violier la giroflée.</p> +</div> +<p>Ce présent inattendu, la rougeur modeste de la +petite fille et son compliment balbutié dissipent, +comme un rayon de soleil, l'espèce de brouillard +qui m'enveloppait le cœur; mes idées passent brusquement +des teintes plombées du soir aux teintes +les plus roses de l'aurore; je fais asseoir Paulette et +je l'interroge gaiement.</p> + +<p>La petite répond d'abord par des monosyllabes; +mais bientôt les rôles sont renversés, et c'est moi qui +entrecoupe de courtes interjections ses longues confidences. +La pauvre enfant mène une vie difficile. +Orpheline depuis longtemps, elle est restée, avec +son frère et sa sœur, à la charge d'une vieille grand'mère +qui les a <i>élevés de misère</i>, comme elle a coutume +de le dire. Cependant Paulette l'aide maintenant +dans la confection des cartonnages, sa petite +sœur Perrine commence à coudre, et Henri est +apprenti dans une imprimerie. Tout irait bien sans +les pertes et sans les chômages, sans les habits qui +s'usent, sans les appétits qui grandissent, sans l'hiver +qui oblige à acheter son soleil! Paulette se plaint +de ce que la chandelle dure trop peu et de ce que le +bois coûte trop cher. La cheminée de leur mansarde +est si grande qu'une falourde y produit l'effet +d'une allumette; elle est si près du toit que le +vent y renvoie la pluie et qu'on y gèle sur l'âtre en +hiver: aussi y ont-ils renoncé. Tout se borne désormais +à un réchaud de terre sur lequel cuit le repas. +La grand'mère avait bien parlé d'un poêle marchandé +chez le revendeur du rez-de-chaussée; +mais celui-ci en a voulu sept francs, et les temps +sont trop difficiles pour une pareille dépense; la +famille s'est, en conséquence, résignée à avoir froid +par économie!</p> + +<p>A mesure que Paulette parle, je sens que je sors +de plus en plus de mon abattement chagrin. Les +premières révélations de la petite cartonnière ont +fait naître en moi un désir qui est bientôt devenu un +projet. Je l'interroge sur ses occupations de la journée, +et elle m'apprend qu'en me quittant elle doit +visiter, avec son frère, sa sœur et sa grand'mère, +les différentes pratiques auxquelles ils doivent leur +travail. Mon plan est aussitôt arrêté: j'annonce à +l'enfant que j'irai la voir dans la soirée, et je la congédie +en la remerciant de nouveau.</p> + +<p>Le violier a été posé sur la fenêtre ouverte, où +un rayon de soleil lui souhaite la bienvenue; les +oiseaux gazouillent à l'entour, l'horizon s'est +éclairci, et le jour, qui s'annonçait si triste, est devenu +radieux. Je parcours ma chambre en chantant, +je m'habille à la hâte, je sors.</p> + +<p><i>Trois heures.</i> Tout est convenu avec mon voisin +le fumiste: il répare le vieux poêle que j'avais +remplacé, et me répond de le rendre tout neuf. A +cinq heures, nous devons partir pour le poser chez +la grand'mère de Paulette.</p> + +<p><i>Minuit.</i> Tout s'est bien passé. A l'heure dite, +j'étais chez la vieille cartonnière encore absente. +Mon Piémontais a dressé le poêle tandis que j'arrangeais, +dans la grande cheminée, une douzaine +de bûches empruntées à ma provision d'hiver. J'en +serai quitte pour m'échauffer en me promenant, +ou pour me coucher plus tôt.</p> + +<p>A chaque pas qui retentit dans l'escalier j'ai un +battement de cœur; je tremble que l'on ne m'interrompe +dans mes préparatifs et que l'on ne gâte +ainsi ma surprise. Mais non, voilà que tout est en +place: le poêle allumé ronfle doucement, la petite +lampe brille sur la table et la burette d'huile a pris +place sur l'étagère. Le fumiste est reparti. Cette +fois ma crainte qu'on n'arrive s'est transformée en +impatience de ce qu'on n'arrive pas. Enfin, j'entends +la voix des enfants; les voici qui poussent +la porte et qui se précipitent... Mais tous s'arrêtent +avec des cris d'étonnement.</p> + +<p>A la vue de la lampe, du poêle et du visiteur +qui se tient comme un magicien au milieu de ces +merveilles, ils reculent presque effrayés. Paulette +est la première à comprendre; l'arrivée de la +grand'mère, qui a monté moins vite, achève l'explication.—Attendrissement, +transports de joie, +remercîments!</p> + +<p>Mais les surprises ne sont point finies. La jeune +sœur ouvre le four et découvre des marrons qui +achèvent de griller; la grand'mère vient de mettre +la main sur les bouteilles de cidre qui garnissent le +buffet, et je retire du panier que j'ai caché une langue +fourrée, un coin de beurre et des pains frais.</p> + +<p>Cette fois l'étonnement devient de l'admiration; +la petite famille n'a jamais assisté à un pareil festin! +On met le couvert, on s'asseoit, on mange; c'est +fête complète pour tous, et chacun y contribue +pour sa part. Je n'avais apporté que le souper; la +cartonnière et ses enfants fournissent la joie.</p> + +<p>Que d'éclats de rire sans motifs! quelle confusion +de demandes qui n'attendent point les réponses, +de réponses qui ne correspondent à aucune +demande! La vieille femme elle-même partage la +folle gaieté des petits! J'ai toujours été frappé de +la facilité avec laquelle le pauvre oubliait sa misère. +Accoutumé à vivre du présent, il profite du +plaisir dès qu'il se présente. Le riche, blasé par +l'usage, se laisse gagner plus difficilement; il lui +faut le temps et toutes ses aises pour consentir à +être heureux.</p> + +<p>La soirée s'est passée comme un instant. La +vieille femme m'a raconté sa vie, tantôt souriant, +tantôt essuyant une larme. Perrine a chanté une +ronde d'autrefois avec sa voix fraîche et enfantine. +Henri, qui apporte des épreuves aux écrivains +célèbres de l'époque, nous a dit ce qu'il en savait. +Enfin, il a fallu se séparer, non sans de nouveaux +remercîments de la part de l'heureuse famille.</p> + +<p>Je suis revenu à petits pas, savourant à plein +cœur les purs souvenirs de cette soirée. Elle +a été pour moi une grande consolation et un grand +enseignement. Maintenant les années peuvent se +renouveler; je sais que nul n'est assez malheureux +pour n'avoir rien à recevoir, ni rien à donner.</p> + +<p>Comme je rentrais, j'ai rencontré le nouvel équipage +de mon opulente voisine. Celle-ci, qui revient +aussi de soirée, a franchi le marche-pied +avec une impatience fébrile, et je l'ai entendue +murmurer: <i>Enfin!</i></p> + +<p>En quittant la famille de Paulette, moi, j'avais +dit: <i>Déjà!</i></p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch2">CHAPITRE II.</h2> + +<p class="d">LE CARNAVAL. +</p> + +<p><i>20 février.</i> Quelle rumeur au dehors! Pourquoi +ces cris d'appel et ces huées?... Ah! je me rappelle: +nous sommes au dernier jour du carnaval; +ce sont les masques qui passent.</p> + +<p>Le Christianisme n'a pu abolir les bacchanales +des anciens temps, il en a changé le nom. Celui +qu'il a donné à ces <i>jours libres</i> annonce la fin des +banquets et le mois d'abstinence qui doit suivre. +<i>Carn-à-val</i> signifie, mot à mot, <i>chair à bas</i>! C'est +un adieu de quarante jours aux «benoîtes poulardes +et gras jambons» tant célébrés par le chantre +de Pantagruel. L'homme se prépare à la privation +par la satiété, et achève de se damner avant de +commencer à faire pénitence.</p> + +<p>Pourquoi, à toutes les époques et chez tous les +peuples, retrouvons-nous quelqu'une de ces fêtes +folles? Faut-il croire que, pour les hommes, la +raison est un effort dont les plus faibles ont besoin +de se reposer par instants? Condamnés au silence +d'après leur règle, les trappistes recouvrent une +fois par mois la parole, et, ce jour-là, tous parlent +en même temps, depuis le lever du soleil jusqu'à +son coucher. Peut-être en est-il de même dans le +monde. Obligés toute l'année à la décence, à l'ordre, +au bon sens, nous nous dédommageons, pendant +le carnaval, d'une longue contrainte. C'est +une porte ouverte aux velléités incongrues jusqu'alors +refoulées dans un coin de notre cerveau. +Comme aux jours des saturnales, les esclaves +deviennent pour un instant les maîtres, et tout est +abandonné aux <i>folles de la maison</i>.</p> + +<p>Les cris redoublent dans le carrefour; les troupes +de masques se multiplient, à pied, en voiture +et à cheval. C'est à qui se donnera le plus de mouvement +pour briller quelques heures, pour exciter +la curiosité ou l'envie; puis, demain, tous reprennent, +tristes et fatigués, l'habit et les tourments +d'hier.</p> + +<p>Hélas! pensé-je avec dépit, chacun de nous +ressemble à ces masques; trop souvent la vie +entière n'est qu'un déplaisant carnaval.</p> + +<p>Et cependant l'homme a besoin de fêtes qui détendent +son esprit, reposent son corps, épanouissent +son âme. Ne peut-il donc les rencontrer en +dehors des joies grossières? Les économistes cherchent +depuis longtemps le meilleur emploi de +l'activité du genre humain. Ah! si je pouvais seulement +découvrir le meilleur emploi de ses loisirs! +On ne manquera pas de lui trouver des labeurs; +qui lui trouvera des délassements? Le travail +fournit le pain de chaque jour; mais c'est la gaîté +qui lui donne de la saveur. O philosophes! mettez-vous +en quête du plaisir! trouvez-nous des divertissements +sans brutalité, des jouissances sans +égoïsme; inventez enfin un carnaval qui soit plaisant +à tout le monde et qui ne fasse honte à personne.</p> + +<p><i>Trois heures.</i> Je viens de refermer ma fenêtre; +j'ai ranimé mon feu. Puisque c'est fête pour tout +le monde, je veux que ce le soit aussi pour moi. +J'allume la petite lampe sur laquelle, aux grands +jours, je prépare une tasse de ce café que le fils de +ma portière a rapporté du Levant, et je cherche, +dans ma bibliothèque, un de mes auteurs favoris.</p> + +<p>Voici d'abord l'amusant curé de Meudon; +mais ses personnages parlent trop souvent le langage +des halles;—Voltaire; mais en raillant +toujours les hommes, il les décourage.—Molière; +mais il vous empêche de rire à force de vous faire +penser.—Lesage!... arrêtons-nous à lui. Profond +plutôt que grave, il prêche la vertu en faisant rire +des vices; si l'amertume est parfois dans l'inspiration, +elle s'enveloppe toujours de gaîté; il voit les +misères du monde sans le mépriser, et connaît ses +lâchetés sans le haïr.</p> + +<p>Appelons ici tous les héros de son œuvre: Gil +Blas, Fabrice, Sangrado, l'archevêque de Grenade, +le duc de Lerme, Aurore, Scipion! Plaisantes ou +gracieuses images, surgissez devant mes yeux, +peuplez ma solitude, transportez-y, pour mon +amusement, ce carnaval du monde dont vous êtes +les masques brillants.</p> + +<p>Par malheur, au moment même où je fais cette +invocation, je me rappelle une lettre à écrire qui ne +peut être retardée. Un de mes voisins de mansarde +est venu me la demander hier. C'est un +petit vieillard allègre, qui n'a d'autre passion que +les tableaux et les gravures. Il rentre presque tous +les jours avec quelque carton, ou quelque toile, de +peu de valeur sans doute; car je sais qu'il vit chétivement, +et la lettre même que je dois rédiger pour +lui prouve sa pauvreté. Son fils unique, marié +en Angleterre, vient de mourir, et la veuve, restée +sans ressources avec une vieille mère et un enfant, +lui avait écrit pour demander asile. M. Antoine m'a +prié d'abord de traduire la lettre, puis de répondre +par un refus. J'avais promis cette réponse aujourd'hui; +remplissons, avant tout, notre promesse.</p> + +<p>... La feuille de papier <i>Bath</i> est devant moi; +j'ai trempé ma plume dans l'encrier, et je me +gratte le front pour provoquer l'éruption des idées +quand je m'aperçois que mon dictionnaire me +manque. Or, un Parisien qui veut parler anglais +sans dictionnaire ressemble au nourrisson dont on +a détaché les lisières; le sol tremble sous lui, et il +trébuche au premier pas. Je cours donc chez le +relieur auquel a été confié mon Johnson; il demeure +précisément sur le carré.</p> + +<p>La porte est entr'ouverte. J'entends de sourdes +plaintes; j'entre sans frapper, et j'aperçois l'ouvrier +devant le lit de son compagnon de chambrée; +ce dernier a une fièvre violente et du délire. +Pierre le regarde d'un air de mauvaise humeur +embarrassée. J'apprends de lui que son <i>pays</i> n'a +pu se lever le matin, et que, depuis, il s'est trouvé +plus mal, d'heure en heure.</p> + +<p>Je demande si on a fait venir un médecin.</p> + +<p>—Ah bien, oui! répond Pierre brusquement; +faudrait avoir pour ça de l'argent de poche, et le +<i>pays</i> n'a que des dettes pour économies.</p> + +<p>—Mais vous, dis-je un peu étonné, n'êtes-vous +point son ami?</p> + +<p>—Minute! interrompt le relieur; ami comme +le <i>limonier</i> est ami du <i>porteur</i>, à condition que chacun +tirera la charrette pour son compte et mangera +à part son picotin.</p> + +<p>—Vous ne comptez point, pourtant, le laisser +privé de soins?</p> + +<p>—Bah! il peut garder tout le lit jusqu'à demain, +vu que je suis de bal.</p> + +<p>—Vous le laissez seul?</p> + +<p>—Faudrait-il donc manquer une descente de +Courtille parce que le <i>pays</i> a la tête brouillée? demande +Pierre aigrement. J'ai rendez-vous avec les +autres chez le père Desnoyers. Ceux qui ont mal au +cœur n'ont qu'à prendre de la réglisse; ma tisane, +à moi, c'est le petit blanc.</p> + +<p>En parlant ainsi, il dénoue un paquet dont il retire +un costume de débardeur, et il procède à son +travestissement.</p> + +<p>Je m'efforce en vain de le rappeler à des sentiments +de confraternité pour le malheureux qui gémit +là, près de lui; tout entier à l'espérance du +plaisir qui l'attend, Pierre m'écoute avec impatience. +Enfin, poussé à bout par cet égoïsme brutal, +je passe des remontrances aux reproches; je +le déclare responsable des suites que peut avoir, +pour le malade, un pareil abandon.</p> + +<p>Cette fois, le relieur, qui va partir, s'arrête.</p> + +<p>—Mais, tonnerre! que voulez-vous que je fasse? +s'écrie-t-il, en frappant du pied: est-ce que je suis +obligé de passer mon carnaval à faire chauffer des +bains de pied, par hasard?</p> + +<p>—Vous êtes obligé de ne pas laisser mourir un +camarade sans secours! lui dis-je.</p> + +<p>—Qu'il aille à l'hôpital alors!</p> + +<p>—Seul, comment le pourrait-il?</p> + +<p>Pierre fait un geste de résolution.</p> + +<p>—Eh bien, je vas le conduire, reprend-il; aussi +bien, j'aurai plus tôt fait de m'en débarrasser... +Allons, debout, <i>pays</i>!</p> + +<p>Il secoue son compagnon qui n'a point quitté ses +vêtements. Je fais observer qu'il est trop faible +pour marcher; mais le relieur n'écoute pas: il le +force à se lever, l'entraîne en le soutenant, et arrive +à la loge du portier qui court chercher un fiacre.</p> + +<p>J'y vois monter le malade presque évanoui avec le +débardeur impatient, et tous deux partent, l'un +pour mourir peut-être, l'autre pour dîner à la +Courtille!</p> + +<p><i>Six heures.</i> Je suis allé frapper chez le voisin, +qui m'a ouvert lui-même et auquel j'ai remis la +lettre, enfin terminée et destinée à la veuve de son +fils. M. Antoine m'a remercié avec effusion et m'a +obligé à m'asseoir.</p> + +<p>C'était la première fois que j'entrais dans la mansarde +du vieil amateur. Une tapisserie tachée par +l'humidité, et dont les lambeaux pendent çà et là, +un poêle éteint, un lit de sangle, deux chaises dépaillées +en composent tout l'ameublement. Au fond, +on aperçoit un grand nombre de cartons entassés +et de toiles sans cadres retournées contre le mur.</p> + +<p>Au moment où je suis entré, le vieillard était à +table, dînant avec quelques croûtes de pain dur +qu'il trempait dans un verre d'eau sucrée. Il s'est +aperçu que mon regard s'arrêtait sur ce menu d'anachorète, +et il a un peu rougi.</p> + +<p>—Mon souper n'a rien qui vous tente, voisin! +a-t-il dit en souriant.</p> + +<p>J'ai répondu que je le trouvais au moins bien +philosophique pour un souper de carnaval. M. Antoine +a hoché la tête et s'est remis à table.</p> + +<p>—Chacun fête les grands jours à sa manière, +a-t-il repris en recommençant à plonger un croûton +dans son verre. Il y a des gourmets de plusieurs +genres, et tous les régals ne sont point destinés à +flatter le palais; il en existe aussi pour les oreilles +et pour les yeux.</p> + +<p>J'ai regardé involontairement autour de moi, +comme si j'eusse cherché l'invisible festin qui pouvait +le dédommager d'un pareil souper.</p> + +<p>Il m'a compris sans doute, car il s'est levé avec +la lenteur magistrale d'un homme sûr de ce qu'il +va faire; il a fouillé derrière plusieurs cadres, en +a tiré une toile sur laquelle il a passé la main, et +qu'il est venu placer silencieusement sous la lumière +de la lampe.</p> + +<p>Elle représentait un beau vieillard qui, assis à +table avec sa femme, sa fille et ses enfants, chante, +accompagné par des musiciens qu'on aperçoit derrière. +J'ai reconnu, au premier aspect, cette composition, +que j'avais souvent admirée au Louvre, et +j'ai déclaré que c'était une magnifique copie de Jordaens.</p> + +<p>—Une copie! s'est écrié M. Antoine; dites un +original, voisin, et un original retouché par Rubens! +Voyez plutôt la tête du vieillard, la robe de +la jeune femme, et les accessoires. On pourrait +compter les coups de pinceau de l'Hercule du coloris. +Ce n'est point seulement un chef-d'œuvre, +monsieur, c'est un trésor, une relique! La toile du +Louvre passe pour une perle, celle-ci est un diamant.</p> + +<p>Et, l'appuyant au poêle de manière à la placer +dans son meilleur jour, il s'est remis à tremper ses +croûtes, sans quitter de l'œil le merveilleux tableau. +On eût dit que sa vue leur communiquait +une délicatesse inattendue: il les savourait lentement +et vidait son verre à petits coups. Ses traits +ridés s'étaient épanouis, ses narines se gonflaient; +c'était bien, ainsi qu'il l'avait dit lui-même, <i>un festin +du regard</i>.</p> + +<p>—Vous voyez que j'ai aussi ma fête, a-t-il repris, +en branlant la tête d'un air de triomphe; +d'autres vont courir les restaurants et les bals; moi, +voici le plaisir que je me suis donné pour mon carnaval.</p> + +<p>—Mais si cette toile est véritablement si précieuse, +ai-je répondu, elle doit avoir un haut prix.</p> + +<p>—Eh! eh! a dit M. Antoine, d'un ton de nonchalance +orgueilleuse, dans un bon temps et avec +un bon amateur, cela peut valoir quelque chose +comme vingt mille francs.</p> + +<p>J'ai fait un soubresaut en arrière.</p> + +<p>—Et vous l'avez acheté? me suis-je écrié.</p> + +<p>—Pour rien, a-t-il répondu, en baissant la voix; +ces brocanteurs sont des ânes: le mien a pris ceci +pour une copie d'élève... il me l'a laissé à cinquante +louis payés comptant! ce matin, je les lui +ai apportés, et maintenant il voudrait en vain se +dédire.</p> + +<p>—Ce matin! ai-je répété, en reportant involontairement +mes regards sur la lettre de refus que +M. Antoine m'avait fait écrire à la veuve de son fils, +et qui était encore sur la petite table.</p> + +<p>Il n'a point pris garde à mon exclamation, et a +continué à contempler l'œuvre de Jordaens, dans +une sorte d'extase.</p> + +<p>—Quelle science de clair-obscur! murmurait-il +en grignotant sa dernière croûte avec délices; quel +relief! quel feu! Où trouve-t-on cette transparence +de teintes, cette magie de reflets, cette force, ce +naturel?</p> + +<p>Et comme je l'écoutais immobile, il a pris mon +étonnement pour de l'admiration, et il m'a frappé +sur l'épaule:</p> + +<p>—Vous êtes ébloui! s'est-il écrié avec gaieté, +vous ne vous attendiez pas à un pareil trésor! Que +dites-vous de mon marché?</p> + +<p>—Pardon, ai-je répliqué sérieusement; mais je +crois que vous auriez pu le faire meilleur.</p> + +<p>M. Antoine a dressé la tête.</p> + +<p>—Comment cela? s'est-il écrié; me croiriez-vous +homme à me tromper sur le mérite d'une +peinture ou sur sa valeur?</p> + +<p>—Je ne doute ni de votre goût, ni de votre +science; mais je ne puis m'empêcher de penser que +pour le prix de la toile qui vous représente ce repas +de famille, vous auriez pu avoir...</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—La famille elle-même, monsieur.</p> + +<p>Le vieil amateur m'a jeté un regard, non de colère, +mais de dédain. Evidemment je venais de me +révéler à lui pour un barbare incapable de comprendre +les arts et indigne d'en jouir. Il s'est levé +sans répondre, il a repris brusquement le Jordaens, +et il est allé le reporter dans sa cachette derrière les +cartons.</p> + +<p>C'était une manière de me congédier; j'ai salué +et je suis sorti.</p> + +<p><i>Sept heures.</i> Rentré chez moi, je trouve mon eau +qui bout sur ma petite lampe; je me mets à moudre +le moka et je dispose ma cafetière.</p> + +<p>La préparation de son café est, pour un solitaire, +l'opération domestique la plus délicate et la plus +attrayante; c'est le <i>grand œuvre</i> des ménages de +garçon.</p> + +<p>Le café tient, pour ainsi dire, le milieu entre la +nourriture corporelle et la nourriture spirituelle. Il +agit agréablement, tout à la fois, sur les sens et +sur la pensée. Son arome seul donne à l'esprit je ne +sais quelle activité joyeuse; c'est un génie qui prête +ses ailes à notre fantaisie et l'emporte au pays des +<i>Mille et une Nuits</i>. Quand je suis plongé dans mon +vieux fauteuil, les pieds en espalier devant un +feu flambant, l'oreille caressée par le gazouillement +de la cafetière qui semble causer avec mes +chenets, l'odorat doucement excité par les effluves +de la fève arabique, et les yeux à demi-voilés sous +mon bonnet rabattu, il me semble souvent que +chaque flocon de la vapeur odorante prend une +forme distincte: j'y vois tour à tour, comme dans +les mirages du désert, les différentes images dont +mes souhaits voudraient faire des réalités.</p> + +<p>D'abord la vapeur grandit, se colore, et j'aperçois +une maisonnette au penchant d'une colline. +Derrière s'étend un jardin enclos d'aubépines, et +que traverse un ruisseau aux bords duquel j'entends +bourdonner les ruches.</p> + +<p>Puis le paysage grandit encore. Voici des champs +plantés de pommiers où je distingue une charrue +attelée qui attend son maître. Plus loin, au coin +du bois qui retentit des coups de la cognée, je +reconnais la hutte du sabotier, recouverte de +gazon et de copeaux.</p> + +<p>Et au milieu de tous ces tableaux rustiques, il +me semble voir comme une représentation de +moi-même qui flotte et qui passe! C'est mon fantôme +qui se promène dans mon rêve.</p> + +<p>Les bouillonnements de l'eau près de déborder +m'obligent à interrompre cette méditation pour +remplir la cafetière. Je me souviens alors qu'il ne +me reste plus de crème; je décroche ma boîte de +fer-blanc et je descends chez la laitière.</p> + +<p>La mère Denis est une robuste paysanne venue +toute jeune de Savoie et qui, contrairement aux +habitudes de ses compatriotes, n'est point retournée +au pays. Elle n'a ni mari, ni enfant, malgré +le titre qu'on lui donne; mais sa bonté, toujours +en éveil, lui a mérité ce nom de <i>mère</i>. Vaillante +créature abandonnée dans la mêlée humaine, elle +s'y est fait son humble place en travaillant, en chantant, +en secourant, et laissant faire le reste à Dieu.</p> + +<p>Dès la porte de la laitière, j'entends de longs +éclats de rire. Dans un des coins de la boutique, +trois enfants sont assis par terre. Ils portent le costume +enfumé des petits Savoyards et tiennent à +la main de longues tartines de fromage blanc. Le +plus jeune s'en est barbouillé jusqu'aux yeux, et +c'est là le motif de leur gaieté.</p> + +<p>La mère Denis me les montre.</p> + +<p>—Voyez-moi ces innocents, comme ça se régale! +dit-elle en passant la main sur la tête du petit +gourmand.</p> + +<p>—Il n'avait pas déjeuné, fait observer son camarade +pour l'excuser.</p> + +<p>—Pauvre créature! dit la laitière; ça est abandonné +sans défense sur le pavé de la grande ville +où ça n'a plus d'autre père que le bon Dieu!</p> + +<p>—Et c'est pourquoi vous leur servez de mère? +ai-je répliqué doucement.</p> + +<p>—Ce que je fais est bien peu, a dit la mère Denis, +en me mesurant mon lait; mais tous les jours +j'en ramasse quelques-uns dans la rue pour qu'ils +mangent une fois à leur faim. Chers enfants! leurs +mères me revaudront ça en paradis... Sans compter +qu'ils me rappellent la montagne! quand ils +chantent leur chanson et qu'ils dansent, il me +semble toujours que je revois notre grand-père!</p> + +<p>Ici les yeux de la paysanne sont devenus humides.</p> + +<p>—Ainsi vous êtes payée par vos souvenirs du +bien que vous leur faites? ai-je repris.</p> + +<p>—Oui, oui, a-t-elle dit, et aussi par leur joie! +Les ris de ces petits, monsieur, c'est comme un +chant d'oiseau, ça vous donne de la gaieté et du +courage pour vivre.</p> + +<p>Tout en parlant, elle a coupé de nouvelles tartines, +et y a joint des pommes avec une poignée de +noix.</p> + +<p>—Allons, les chérubins, s'est-elle écriée, mettez-moi +ça dans vos poches pour demain.</p> + +<p>Puis, se tournant de mon côté:</p> + +<p>—Aujourd'hui je me ruine, a-t-elle ajouté; +mais faut bien faire son carnaval.</p> + +<p>Je m'en suis allé sans rien dire; j'étais trop touché.</p> + +<p>Enfin je l'avais découvert, le véritable plaisir. +Après avoir vu l'égoïsme de la sensualité et de la +pure intelligence, je trouvais le joyeux dévouement +de la bonté! Pierre, M. Antoine et la mère +Denis avaient fait chacun leur carnaval; mais +pour les deux premiers ce n'était que la fête des +sens ou de l'esprit, tandis que pour la troisième +c'était la fête du cœur!</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch3">CHAPITRE III.</h2> + +<p class="d">CE QU'ON APPREND EN REGARDANT PAR SA FENÊTRE.</p> + +<p><i>3 mars.</i>—Un poëte a dit que la vie était le rêve +d'une ombre: il eût mieux fait de la comparer à +une nuit de fièvre! Quelles alternatives d'agitations +et de sommeil! que de malaises, de sursauts, +de soifs renaissantes! quel chaos d'images douloureuses +ou confuses! Toujours entre le repos et +la veille, on cherche en vain le calme, et l'on s'arrête +au bord de l'activité. Les deux tiers de l'existence +humaine se consument à hésiter, et le dernier +tiers à s'en repentir.</p> + +<p>Quand je dis <i>l'existence humaine</i>, il faut entendre +la mienne! Nous sommes ainsi faits que chacun +de nous se regarde comme le miroir de la société; +ce qui se passe dans notre cœur nous paraît infailliblement +l'histoire de l'univers. Tous les hommes +ressemblent à l'ivrogne qui annonce un tremblement +de terre, parce qu'il se sent chanceler.</p> + +<p>Et pourquoi suis-je incertain et inquiet, moi, +pauvre journalier du monde, qui remplis dans un +coin ma tâche obscure, et dont on utilise l'œuvre +sans prendre garde à l'ouvrier? Je veux vous le +dire à vous, ami invisible, pour qui ces lignes +sont écrites; frère inconnu que les solitaires appellent +dans leurs angoisses, confident idéal auquel +s'adressent tous les monologues, et qui n'êtes que +le fantôme de notre propre conscience.</p> + +<p>Un grand événement est survenu dans ma vie! +Au milieu de la route monotone que je parcourais +tranquillement et sans y penser, un carrefour +vient tout à coup de s'ouvrir. Deux chemins se +présentent entre lesquels je dois choisir. L'un n'est +que la continuation de celui que j'ai suivi jusqu'à +ce jour; l'autre, plus large, montre de merveilleuses +perspectives. Sur le premier, rien à craindre, +mais aussi peu à espérer; sur l'autre, les grands +périls et les opulentes réussites! Il s'agit, en un +mot, de savoir si j'abandonnerai le modeste bureau +dans lequel je devais mourir pour une de ces +entreprises hardies où le hasard seul est caissier!</p> + +<p>Depuis hier je me consulte, je compare, et reste +indécis.</p> + +<p>D'où me viendra la lumière, qui me conseillera?</p> + +<p><i>Dimanche 4.</i>—Voici le soleil qui sort des brumes +de l'hiver; le printemps annonce son approche; +une brise amollie glisse sur les toits, et +mon violier recommence à fleurir!</p> + +<p>Nous touchons à cette douce saison des <i>reverdies</i>, +tant célébrée par les poëtes sensitifs du seizième +siècle:</p> + +<div class="poem"> + <div class="verse">C'est à ce joly moys de may</div> + <div class="verse">Que toute chose renouvelle,</div> + <div class="verse">Et que je vous présentay, belle,</div> + <div class="verse">Entièrement le cœur de moy.</div> +</div> + +<p>Le gazouillement des moineaux m'appelle; ils +réclament les miettes que je sème pour eux chaque +matin. J'ouvre ma fenêtre, et la perspective +des toits m'apparaît dans toute sa splendeur.</p> + +<p>Celui qui n'a habité que les premiers étages ne +soupçonne point la variété pittoresque d'un pareil +horizon. Il n'a jamais contemplé cet entrelacement +de sommets que la tuile colore; il n'a point +suivi du regard ces vallées de gouttières où ondulent +les frais jardins de la mansarde, ces grandes +ombres que le soir étend sur les pentes ardoisées, +et ce scintillement des vitrages qu'incendie le soleil +couchant! Il n'a point étudié la flore de ces +Alpes civilisées que tapissent les lichens et les +mousses; il ne connaît point les mille habitants +qui le peuplent, depuis l'insecte microscopique jusqu'au +chat domestique, ce renard des toits, +toujours en quête ou à l'affût; il n'a point assisté +enfin à ces mille aspects du ciel brumeux ou serein; +à ces mille effets de lumières, qui font de +ces hautes régions un théâtre aux décorations +toujours changeantes! Que de fois mes jours de +repos se sont écoulés à contempler ce merveilleux +spectacle, à en découvrir les épisodes sombres ou +charmants, à chercher, enfin, dans ce monde inconnu, +les <i>impressions de voyage</i> que les touristes +opulents cherchent plus bas!</p> + +<p><i>Neuf heures.</i> Mais pourquoi donc mes voisins +ailés n'ont-ils point encore picoré les miettes que +je leur ai éparpillées devant ma croisée? Je les +vois s'envoler, revenir, se percher au faîtage des +fenêtres, et pépier en regardant le festin qu'ils +sont habituellement si prompts à dévorer! Ce n'est +point ma présence qui peut les effrayer; je les ai +accoutumés à manger dans ma main. D'où vient +alors cette irrésolution craintive? J'ai beau regarder, +le toit est libre, les croisées voisines sont fermées. +J'émiette le pain qui reste de mon déjeuner, +afin de les attirer par un plus large banquet.... +Leurs pépiements redoublent; ils penchent la tête; +les plus hardis viennent voler au-dessus, mais +sans oser s'arrêter.</p> + +<p>Allons, mes moineaux sont victimes de quelqu'une +de ces sottes terreurs qui font baisser les +fonds à la Bourse! Décidément les oiseaux ne sont +pas plus raisonnables que les hommes!</p> + +<p>J'allais fermer ma fenêtre sur cette réflexion, +quand j'aperçois tout à coup, dans l'espace lumineux +qui s'étend à droite, l'ombre de deux oreilles +qui se dressent, puis une griffe qui s'avance, puis +la tête d'un chat tigré qui se montre à l'angle de +la gouttière. Le drôle était là en embuscade, espérant +que les miettes lui amèneraient du gibier.</p> + +<p>Et moi qui accusais la couardise de mes hôtes! +J'étais sûr qu'aucun danger ne les menaçait! je +croyais avoir bien regardé partout! je n'avais +oublié que le coin derrière moi!</p> + +<p>Dans la vie comme sur les toits, que de +malheurs arrivent pour avoir oublié un seul +coin!</p> + +<p><i>Dix heures.</i> Je ne puis quitter ma croisée; pendant +si longtemps la pluie et le froid l'ont tenue +fermée, que j'ai besoin de reconnaître longuement +tous les alentours, d'en reprendre possession. Mon +regard fouille successivement tous les points de +cet horizon confus, glissant ou s'arrêtant selon la +rencontre.</p> + +<p>Ah! voici des fenêtres sur lesquelles il aimait à +se reposer autrefois; ce sont celles de deux voisines +lointaines dont les habitudes différentes l'avaient +depuis longtemps frappé.</p> + +<p>L'une est une pauvre ouvrière levée avant le +jour, et dont la silhouette se dessine, bien avant +dans la soirée, derrière son petit rideau de mousseline; +l'autre est une jeune artiste qui fait arriver, +par instants, jusqu'à ma mansarde ses vocalisations +capricieuses. Quand leurs fenêtres s'ouvrent, +celle de l'ouvrière ne laisse voir qu'un modeste +ménage, tandis que l'autre montre un élégant +intérieur; mais aujourd'hui une foule de marchands +s'y pressent; on détend les draperies de +soie, on emporte les meubles, et je me rappelle +maintenant que la jeune artiste a passé ce matin +sous ma fenêtre enveloppée dans un voile et marchant +de ce pas précipité qui annonce quelque +trouble intérieur! Ah! je devine tout! ses ressources +se sont épuisées dans d'élégants caprices +ou auront été emportées par quelque désastre +inattendu, et maintenant la voilà tombée du luxe +à l'indigence! Tandis que la chambrette de l'ouvrière, +entretenue par l'ordre et le travail, s'est +modestement embellie, celle de l'artiste est devenue +la proie des revendeurs. L'une a brillé un instant, +portée par le flot de la prospérité; l'autre +côtoie à petits pas, mais sûrement, sa médiocrité +laborieuse.</p> + +<p>Hélas! n'y a-t-il point ici pour tous une leçon? +Est-ce bien dans ces hasardeux essais, au bout +desquels se rencontre l'opulence ou la ruine, que +l'homme sage doit engager les années de force et +de volonté? Faut-il considérer la vie comme une +tâche continue qui apporte à chaque jour son salaire, +où comme un jeu qui décide de notre avenir +en quelques coups? Pourquoi chercher le danger +des chances extrêmes? dans quel but courir +à la richesse par les périlleux chemins? Est-il +bien sûr que le bonheur soit le prix des éclatantes +réussites plutôt que d'une pauvreté sagement acceptée! +Ah! si les hommes savaient quelle petite +place il faut pour loger la joie, et combien peu son +logement coûte à meubler.</p> + +<p><i>Midi.</i> Je me suis longtemps promené dans la +longueur de ma mansarde, les bras croisés, la tête +sur la poitrine! Le doute grandit en moi comme +une ombre qui envahit de plus en plus l'espace +éclairé. Mes craintes augmentent; l'incertitude +me devient à chaque instant plus douloureuse! il +faut que je me décide aujourd'hui, avant ce soir! +j'ai dans ma main les dés de mon avenir et je +tremble de les interroger.</p> + +<p><i>Trois heures.</i> Le ciel s'est assombri, un vent froid +commence à venir du couchant; toutes les fenêtres +qui s'étaient ouvertes aux rayons d'un beau +jour, ont été refermées. De l'autre côté de la rue +seulement, le locataire du dernier étage n'a point +encore quitté son balcon.</p> + +<p>On reconnaît le militaire à sa démarche cadencée, +à sa moustache grise et au ruban qui orne sa +boutonnière; on le devinerait à ses soins attentifs +pour le petit jardin qui décore sa galerie aérienne; +car il y a deux choses particulièrement aimées de +tous les vieux soldats, les fleurs et les enfants! +Longtemps obligés de regarder la terre comme un +champ de bataille, et sevrés des paisibles plaisirs +d'un sort abrité, ils semblent commencer la vie à +l'âge où les autres la finissent. Les goûts des premières +années, arrêtés chez eux par les rudes devoirs +de la guerre refleurissent, tout à coup, sous +leurs cheveux blancs; c'est comme une épargne +de jeunesse dont ils touchent tardivement les +arrérages. Puis, condamnés si longtemps à détruire, +ils trouvent peut-être une secrète joie à +créer et à voir renaître. Agents de la violence inflexible, +ils se laissent plus facilement charmer +par la faiblesse gracieuse! Pour ces vieux ouvriers +de la mort, protéger les frêles germes de la vie a +tout l'attrait de la nouveauté.</p> + +<p>Aussi le vent froid n'a pu chasser mon voisin de +son balcon. Il laboure le terrain de ses caisses vertes; +il y sème, avec soin, les graines de capucine +écarlate, de volubilis et de pois de senteur. Désormais +il viendra tous les jours épier leur germination, +défendre les pousses naissantes contre l'herbe +parasite ou l'insecte, disposer les fils conducteurs +pour les tiges grimpantes, leur distribuer avec +précaution l'eau et la chaleur!</p> + +<p>Que de peines pour amener à bien cette moisson! +Combien de fois je le verrai braver pour elle, +comme aujourd'hui, le froid ou le chaud, la bise +ou le soleil! Mais aussi, aux jours les plus ardents +de l'été, quand une poussière enflammée tourbillonnera +dans nos rues, quand l'œil, ébloui par +l'éclat du plâtre, ne saura où se reposer, et que +les tuiles échauffées nous brûleront de leurs rayonnements, +le vieux soldat, assis sous sa tonnelle, +n'apercevra autour de lui que verdure ou que +fleurs, et respirera la brise rafraîchie par un ombrage +parfumé. Ses soins assidus seront enfin récompensés.</p> + +<p>Pour jouir de la fleur, il faut semer la graine et +cultiver le bourgeon.</p> + +<p><i>Quatre heures.</i> Le nuage qui se formait depuis +longtemps à l'horizon a pris des teintes plus sombres; +le tonnerre gronde sourdement, la nue se +déchire! les promeneurs surpris s'enfuient de +toutes parts avec des rires et des cris.</p> + +<p>Je me suis toujours singulièrement amusé de +ces «sauve qui peut» amenés par un subit orage. +Il semble alors que chacun, surpris à l'improviste, +perde le caractère factice que lui a fait le monde ou +l'habitude pour trahir sa véritable nature.</p> + +<p>Voyez plutôt ce gros homme à la démarche +délibérée, qui, oubliant tout à coup son insouciance +de commande, court comme un écolier! +c'est un bourgeois économe qui se donne des airs +de dissipateur, et qui tremble de gâter son chapeau.</p> + +<p>Là-bas, au contraire, cette jolie dame, dont l'allure +est si modeste et la toilette si soignée, ralentit +le pas sous l'orage qui redouble! Elle semble +trouver plaisir à le braver, et ne songe point à +son camail de velours moucheté par la grêle! +C'est évidemment une lionne déguisée en brebis.</p> + +<p>Ici un jeune homme qui passait s'est arrêté +pour recevoir dans sa main quelques-uns des +grains congelés qu'il examine. A voir, tout à +l'heure, son pas rapide et affairé, vous l'auriez pris +pour un commis en recouvrement, tandis que +c'est un jeune savant qui étudie les effets de l'électricité.</p> + +<p>Et ces enfants qui rompent leurs rangs pour +courir après les raffales de la giboulée; ces jeunes +filles, tout à l'heure les yeux baissés, qui s'enfuient +maintenant avec des éclats de rire; ces gardes +nationaux qui renoncent à l'attitude martiale +de leurs jours de service pour se réfugier sous un +porche! L'orage a fait toutes ces métamorphoses.</p> + +<p>Le voilà qui redouble! Les plus impassibles +sont forcés de chercher un abri. Je vois tout le +monde se précipiter vers la boutique placée en +face de ma fenêtre, et qu'un écriteau annonce <i>à +louer</i>. C'est la quatrième fois depuis quelques mois. +Il y a un an que toute l'adresse du menuisier et +toutes les coquetteries du peintre avaient été employées +à l'embellir; mais l'abandon des locataires +successifs a déjà effacé leur travail; la boue +déshonore les moulures de sa façade; des affiches +de ventes au rabais salissent les arabesques de sa +devanture. A chaque nouveau locataire, l'élégant +magasin a perdu quelque chose de son luxe. Le +voilà vide et livré aux passants! Que de destinées +qui lui ressemblent, et ne changent de maître, +comme lui, que pour courir plus vite à la ruine!»</p> + +<p>Cette dernière réflexion m'a frappé: depuis ce +matin, tout semble prendre une voix pour me +donner le même avertissement. Tout me crie:—Prends +garde! contente-toi de ton heureuse pauvreté; +les joies demandent à être cultivées avec +suite; n'abandonne pas tes anciens patrons pour +te donner à des inconnus!</p> + +<p>Sont-ce les faits qui parlent ainsi, ou l'avertissement +vient-il du dedans? N'est-ce point moi-même +qui donne ce langage à tout ce qui m'entoure? Le +monde n'est qu'un instrument auquel notre volonté +prête un accent! Mais qu'importe si la leçon +est sage? La voix qui parle tout bas dans notre +sein est toujours une voix amie, car elle nous +révèle ce que nous sommes, c'est-à-dire ce que +nous pouvons. La mauvaise conduite résulte, le +plus souvent, d'une erreur de vocation. S'il y a +tant de sots et de méchants, c'est que la plupart +des hommes se méconnaissent eux-mêmes. La +question n'est pas de savoir ce qui nous convient, +mais ce à quoi nous convenons!</p> + +<p>Qu'irai-je faire, moi, au milieu de ces hardis +aventuriers de la finance! Pauvre moineau né +sous les toits, je craindrais toujours l'ennemi qui +se cache dans le coin obscur; prudent travailleur, +je penserais au luxe de la voisine si subitement +évanoui; observateur timide, je me rappellerais +les fleurs lentement élevées par le vieux soldat, ou +la boutique dévastée pour avoir changé de maîtres! +Loin de moi les festins au-dessus desquels +pendent des épées de Damoclès! Je suis un rat des +champs; je veux manger mes noix et mon lard assaisonnés +par la sécurité.</p> + +<p>Et pourquoi cet insatiable besoin d'enrichissement? +Boit-on davantage parce qu'on boit dans +un plus grand verre? D'où vient cette horreur de +tous les hommes pour la médiocrité, cette féconde +mère du repos et de la liberté? Ah! c'est là surtout +le mal que devraient prévenir l'éducation publique +et l'éducation privée. Lui guéri, combien de +trahisons évitées, que de lâchetés de moins, quelle +chaîne de désordres et de crimes à jamais rompue. +On donne des prix à la charité, au sacrifice; donnez-en +surtout à la modération, car c'est la grande +vertu des sociétés! Quand elle ne crée pas les autres, +elle en tient lieu.</p> + +<p><i>Six heures.</i> J'ai écrit aux fondateurs de la nouvelle +entreprise une lettre de remercîment et de refus! +Cette résolution m'a rendu la tranquillité. +Comme le savetier, j'avais cessé de chanter depuis +que je logeais cette opulente espérance; la voilà +partie, et la joie est revenue!</p> + +<p>O chère et douce Pauvreté! pardonne-moi d'avoir +un instant voulu te fuir comme on eût fui +l'indigence; établis-toi ici à jamais avec tes charmantes +sœurs la Pitié, la Patience, la Sobriété et +la Solitude; soyez mes reines et mes institutrices; +apprenez-moi les austères devoirs de la vie; éloignez +de ma demeure les infirmités de cœur et les +vertiges qui suivent la prospérité. Pauvreté sainte! +apprends-moi à supporter sans me plaindre, à +partager sans hésitation, à chercher le but de l'existence +plus haut que les plaisirs, plus loin que +la puissance. Tu fortifies le corps, tu raffermis +l'âme, et, grâce à toi, cette vie à laquelle l'opulent +s'attache comme à un rocher, devient un esquif +dont la mort peut dénouer le câble sans éveiller notre +désespoir. Continue à me soutenir, ô toi que la +Christ a surnommée <i>la Bienheureuse</i>.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch4">CHAPITRE IV.</h2> + +<p class="d">AIMONS-NOUS LES UNS LES AUTRES.</p> + +<p><i>9 avril.</i> Les belles soirées sont revenues; les +arbres commencent à déplisser leurs bourgeons; +les hyacinthes, les jonquilles, les violettes et les +lilas parfument les éventaires des bouquetières; la +foule a repris ses promenades sur les quais, sur +les boulevards. Après dîner, je suis aussi descendu +de ma mansarde pour respirer l'air du soir.</p> + +<p>C'est l'heure où Paris se montre dans toute sa +beauté. Pendant la journée, le plâtre des façades +fatigue l'œil par sa blancheur monotone, les chariots +pesamment chargés font trembler les pavés +sous leurs roues colossales, la foule empressée se +croise et se heurte, uniquement occupée de ne +point manquer l'instant des affaires; l'aspect de +la ville entière a quelque chose d'âpre, d'inquiet +et de haletant; mais dès que les étoiles se lèvent, +tout change; les blanches maisons s'éteignent dans +une ombre vaporeuse; on n'entend plus que le +roulement des voitures qui courent à quelque +fête; on ne voit que passants flâneurs ou joyeux; +le travail a fait place aux loisirs. Maintenant chacun +respire de cette course ardente à travers les +occupations du jour; ce qui reste de force est donné +au plaisir! Voici les bals qui éclairent leurs +péristyles, les spectacles qui s'ouvrent, les boutiques +de friandises qui se dressent le long des promenades, +les crieurs de journaux qui font briller +leur lanterne. Paris a décidément déposé la plume, +le mètre et le tablier; après la journée livrée au +travail, il veut la soirée pour jouir; comme les +maîtres de Thèbes, il a remis au lendemain les +affaires sérieuses.</p> + +<p>J'aime à partager cette heure de fête, non pour +me mêler à la gaîté commune, mais pour la contempler. +Si la joie des autres aigrit les cœurs jaloux, +elle fortifie les cœurs soumis; c'est le rayon de soleil +qui fait épanouir ces deux belles fleurs qu'on +nomme la <i>confiance et l'espoir</i>.</p> + +<p>Seul au milieu de la multitude riante, je ne me +sens point isolé, car j'ai le reflet de sa gaieté; c'est +ma famille humaine qui se réjouit de vivre; je +prends une part fraternelle à son bonheur. Compagnons +d'armes dans la bataille terrestre, qu'importe +à qui va le prix de la victoire? Si la fortune +passe à nos côtés sans nous voir, et prodigue ses +caresses à d'autres, consolons-nous comme l'ami +de Parménion, en disant:—Ceux-là sont aussi +Alexandre!</p> + +<p>Tout en faisant ces réflexions, j'allais devant +moi, à l'aventure. Je passais d'un trottoir à l'autre, +je revenais sur mes pas, je m'arrêtais aux +boutiques et aux affiches! Que de choses à apprendre +dans les rues de Paris! Quel Musée? Fruits +inconnus, armes étranges, meubles d'un autre +temps ou d'autres lieux, animaux de tous les climats, +images des grands hommes, costumes des nations +lointaines! Le monde est là par échantillons.</p> + +<p>Aussi voyez ce peuple dont l'instruction s'est +faite le long des vitres et devant l'étalage des marchands! +rien ne lui a été enseigné, et il a une première +idée de toutes choses. Il a vu des ananas chez +Chevet, un palmier au Jardin-des-Plantes, des +cannes à sucre en vente sur le Pont-Neuf. Les +peaux rouges exposées à la salle Valentino lui ont +appris à mimer la danse du bison et à fumer le +calumet; il a fait manger les lions de Carter; il +connaît les principaux costumes nationaux d'après +la collection de Babin; les étalages de Goupil +lui ont mis sous les yeux les chasses au tigre de +l'Afrique et les séances du Parlement anglais; il a +fait connaissance, à la porte du bureau de l'<i>Illustration</i>, +avec la reine Victoria, l'empereur d'Autriche +et Kossuth! On peut certes l'instruire, mais +non l'étonner: car aucune chose n'est complétement +nouvelle pour lui. Vous pouvez promener le +gamin de Paris dans les cinq parties du monde, +et, à chaque étrangeté dont vous croirez l'éblouir, +il vous répondra par le mot sacramentel et populaire: +<i>Connu</i>.</p> + +<p>Mais cette variété d'exhibitions qui fait de Paris +la foire du monde, n'offre point seulement au +promeneur un moyen de s'instruire; c'est une +perpétuelle excitation pour l'imagination éveillée, +un premier échelon toujours dressé devant nos +songes. En la voyant, que de voyages entrepris +par la pensée, quelles aventures rêvées, combien +de merveilleux tableaux ébauchés! Je ne regarde +jamais, près des bains Chinois, cette boutique +tapissée de jasmins des Florides et pleine de magnolias, +sans voir se dérouler devant mes yeux +toutes les clairières des forêts du nouveau monde +décrites par l'auteur d'Atala.</p> + +<p>Puis, quand cette étude des choses, et cet entretien +avec la pensée ont amené la fatigue, regardez +autour de vous! quels contrastes de tournures +et de physionomies dans la multitude! quel +vaste champ d'exercice pour la méditation! L'éclair +d'un regard entrevu, quelques mots saisis +au passage ouvrent mille perspectives. Vous cherchez +à comprendre ces révélations incomplètes, +comme l'antiquaire s'efforce de déchiffrer l'inscription +mutilée de quelque vieux monument, +vous bâtissez une histoire sur un geste, sur une +parole!... Jeux émouvants de l'intelligence qui se +repose dans la fiction des lourdes banalités du réel.</p> + +<p>Hélas! en passant près de la porte cochère d'un +hôtel, j'ai, tout à l'heure, aperçu un triste sujet +pour une de ces histoires. Au coin le moins lumineux, +un homme était debout, la tête nue et tendant +son chapeau à la charité des passants. Son +habit avait cette propreté indigente qui prouve +une misère longtemps combattue. Boutonné avec +soin, il cachait l'absence du linge. Le visage à +demi voilé par de longs cheveux gris et les yeux +fermés, comme s'il eût voulu échapper au spectacle +de son humiliation, le mendiant demeurait +muet, sans mouvement. Les promeneurs passaient +avec distraction à côté de cette indigence qu'enveloppaient +le silence et l'ombre! Heureux d'échapper +à l'importunité de la plainte, ils détournaient +les yeux! Tout à coup la porte cochère a glissé +sur ses gonds; un équipage très-bas, garni de +lanternes d'argent et traîné par deux chevaux +noirs, est sorti doucement, puis s'est élancé vers +le faubourg Saint-Germain. A peine ai-je pu distinguer, +au fond, le scintillement des diamants +et des fleurs de bal! la lueur des lanternes a +passé comme une raie sanglante sur la pâle figure +du mendiant, ses yeux se sont ouverts, un éclair +a illuminé son regard qui a poursuivi l'opulent +équipage jusqu'à ce qu'il ait disparu dans la +nuit!</p> + +<p>J'ai laissé tomber dans le chapeau toujours +étendu une légère aumône, et je suis passé vite!</p> + +<p>Je venais de surprendre les deux plus tristes +secrets du mal qui tourmente notre siècle, l'envie +haineuse de celui qui souffre, l'oubli égoïste de +celui qui jouit!</p> + +<p>Tout le plaisir de cette promenade s'est évanoui; +j'ai cessé de regarder autour de moi pour rentrer +en moi-même. Au spectacle animé et mouvant +de la rue a succédé la discussion intérieure +de tous ces douloureux problèmes écrits depuis +quatre mille ans au fond de chacune des luttes +humaines, mais plus clairement posés de nos +jours.</p> + +<p>Je songeais à l'inutilité de tant de combats qui +n'avaient fait que déplacer alternativement le +malheur avec la victoire, aux malentendus passionnés +renouvelant, de génération en génération, +la sanglante histoire d'Abel et de Caïn; et, attristé +par ces lugubres images, je marchais à l'aventure, +lorsque le silence qui s'était fait autour de moi +m'a insensiblement retiré à ma préoccupation.</p> + +<p>J'étais arrivé à une de ces rues écartées où l'aisance +sans faste et la méditation laborieuse aiment +à s'abriter. Aucune boutique ne bordait les trottoirs +faiblement éclairés, on n'entendait que le +bruit éloigné des voitures et les pas de quelques +habitants qui regagnaient tranquillement leurs +demeures.</p> + +<p>Je reconnus aussitôt la rue, bien que je n'y +fusse venu qu'une fois.</p> + +<p>Il y avait de cela deux années: à la même époque, +je longeais la Seine, dont les berges noyées +dans l'ombre laissaient le regard s'étendre en tous +sens, et à laquelle l'illumination des quais et des +ponts donnait l'aspect d'un lac enguirlandé d'étoiles. +J'avais atteint le Louvre, lorsqu'un rassemblement +formé près du parapet m'arrêta: on entourait +un enfant d'environ six ans, qui pleurait. Je +demandai la cause de ses larmes.</p> + +<p>—Il paraît qu'on l'a envoyé promener aux +Tuileries, me dit un maçon qui revenait du travail, +sa truelle à la main; le domestique qui le +conduisait à trouvé là des amis et a dit à l'enfant +de l'attendre tandis qu'il allait prendre un <i>canon</i>; +mais faut croire que la soif lui sera venue en +buvant, car il n'a pas reparu, et le petit ne retrouve +plus son logement.</p> + +<p>—Ne peut-on lui demander son nom et son +adresse?</p> + +<p>—C'est ce qu'ils font depuis une heure; mais +tout ce qu'il peut dire, c'est qu'il s'appelle Charles, +et que son père est M. Duval... Il y en a douze +cents dans Paris, des Duval.</p> + +<p>—Ainsi il ne sait pas le nom du quartier où il +demeure?</p> + +<p>—Ah bien oui! vous ne voyez donc pas que c'est +un petit riche? Ça n'est jamais sorti qu'en voiture, +ou avec un laquais; ça ne sait pas se conduire tout +seul.</p> + +<p>Ici le maçon fut interrompu par quelques voix +qui s'élevaient au-dessus des autres.</p> + +<p>—On ne peut pas le laisser sur le pavé, disaient +les uns.</p> + +<p>—Les enleveurs d'enfants l'emporteraient, continuaient +les autres.</p> + +<p>—Il faut l'emmener chez le commissaire.</p> + +<p>—Ou à la préfecture de police.</p> + +<p>—C'est cela, viens, petit!</p> + +<p>Mais l'enfant, que ces avertissements de danger +et ces noms de police et de commissaire avaient +effrayé, criait plus fort, en reculant vers le parapet. +On s'efforçait en vain de le persuader, sa résistance +grandissait avec son inquiétude, et les plus empressés +commençaient à se décourager, lorsque la voix +d'un petit garçon s'éleva au milieu du débat.</p> + +<p>—Je le connais bien, moi, dit-il en regardant +l'enfant perdu; il est de notre quartier.</p> + +<p>—Quel quartier?</p> + +<p>—Là-bas, de l'autre côté des boulevards, <i>rue +des Magasins</i>.</p> + +<p>—Et tu l'as déjà vu?</p> + +<p>—Oui, oui, c'est le fils de la grande maison au +bout de la rue, où il y a une porte à grille avec des +pointes dorées.</p> + +<p>L'enfant redressa vivement la tête, et les larmes +s'arrêtèrent dans ses yeux.</p> + +<p>Le petit garçon répondit à toutes les questions +qui lui furent adressées, et donna des renseignements +qui ne pouvaient laisser aucun doute. L'enfant +égaré le comprit, car il s'approcha de lui comme +s'il eût voulu se mettre sous sa protection.</p> + +<p>—Ainsi, tu peux le conduire à ses parents? demanda +le maçon qui avait écouté l'explication +avec un véritable intérêt.</p> + +<p>—Ça ne sera pas malin, répliqua le petit garçon, +c'est ma route.</p> + +<p>—Alors tu t'en charges?</p> + +<p>—Il n'a qu'à venir.</p> + +<p>Et, reprenant le panier qu'il avait déposé sur +le trottoir, il se dirigea vers la poterne du Louvre.</p> + +<p>L'enfant perdu le suivit.</p> + +<p>—Pourvu qu'il le conduise bien! dis-je en les +voyant s'éloigner.</p> + +<p>—Soyez donc calme, reprit le maçon; le petit +en blouse a le même âge que l'autre; mais, comme +on dit, <i>ça connaît les couleurs</i>; la misère, voyez-vous, +est une fameuse maîtresse d'école!</p> + +<p>Le rassemblement s'était dispersé; je me dirigeai +à mon tour vers le Louvre; l'idée m'était venue +de suivre les deux enfants afin de prévenir +toute erreur.</p> + +<p>Je ne tardai pas à les rejoindre; ils marchaient +l'un près de l'autre, déjà familiarisés et causant.</p> + +<p>Le contraste de leurs costumes frappa alors mes +regards. Le petit Duval portait un de ces habillements +de fantaisie qui joignent le bon goût à l'opulence: +sa veste serrée à la taille était artistement +soutachée, un pantalon plissé depuis la ceinture +descendait sur des brodequins vernis à boutons de +nacre, et une casquette de velours cachait à demi +ses cheveux bouclés. La mise de son conducteur, +au contraire, indiquait les dernières limites de la +pauvreté, mais de celle qui résiste et ne s'abandonne +pas. Sa vieille blouse, diaprée de morceaux +de teintes différentes, indiquait la persistance +d'une mère laborieuse luttant contre les usures du +temps; les jambes de son pantalon, devenues trop +courtes, laissaient voir des bas reprisés à plusieurs +fois, et il était évident que ses souliers n'avaient +point été primitivement destinés à son usage.</p> + +<p>Les physionomies des deux enfants ne différaient +pas moins que leur costume. Celle du premier était +délicate et distinguée; l'œil d'un bleu limpide, la +peau fine, les lèvres souriantes, lui donnaient un +charme d'innocence et de bonheur; les traits du +second, au contraire, avaient une certaine rudesse; +le regard était vif et mobile, le teint bruni, la bouche +moins riante que narquoise; tout indiquait +l'intelligence aiguisée par une précoce expérience; +il marchait avec confiance au milieu des rues que +les voitures sillonnaient, et suivait sans hésitation +leurs mille détours.</p> + +<p>J'appris de lui qu'il apportait tous les jours le +dîner de son père, alors occupé sur la rive gauche +de la Seine; la responsabilité dont il était chargé +l'avait rendu attentif et prudent. Il avait reçu ces +dures mais puissantes leçons de la nécessité que +rien n'égale, ni ne remplace. Malheureusement les +besoins du pauvre ménage l'avaient forcé à négliger +l'école, et il paraissait le regretter, car souvent +il s'arrêtait devant les gravures et demandait à son +compagnon de lui en lire les inscriptions.</p> + +<p>Nous atteignîmes ainsi le boulevard Bonne-Nouvelle, +où l'enfant égaré commença à se reconnaître; +malgré la fatigue il pressa le pas; un trouble +mêlé d'attendrissement l'agitait; à la vue de sa +maison il poussa un cri et courut vers la grille aux +pointes dorées; une femme, qui attendait sur le +seuil, le reçut dans ses bras, et, aux exclamations +de joie, au bruit des baisers, j'eus bientôt reconnu +sa mère.</p> + +<p>Ne voyant revenir ni le domestique ni l'enfant, +elle avait envoyé de tous côtés à leur recherche et +attendait dans une anxiété palpitante.</p> + +<p>Je lui expliquai, en peu de mots, ce qui était +arrivé: elle me remercia avec effusion, et chercha +le petit garçon qui avait reconnu et reconduit son +fils; mais pendant notre explication il avait disparu.</p> + +<p>C'était la première fois que je revenais depuis +dans ce quartier. La reconnaissance de la mère +avait-elle persisté? Les deux enfants s'étaient-ils +retrouvés, et l'heureux hasard de leur rencontre +avait-il abaissé devant eux cette barrière qui peut +distinguer les classes, mais qui ne devrait point les +diviser?</p> + +<p>Je m'adressais ces questions en ralentissant le +pas, et les yeux fixés sur la grande grille que je +venais d'apercevoir. Tout à coup je la vis s'ouvrir, +et deux enfants parurent sur le seuil. Bien que +grandis, je les reconnus au premier coup d'œil: +c'étaient l'enfant trouvé près du parapet du Louvre +et son jeune conducteur. Le costume de ce dernier +avait seulement subi d'importantes modifications: +sa blouse de toile grise, dont la propreté touchait +presque à l'élégance, était serrée à la taille par une +ceinture de cuir verni; il était chaussé de forts +souliers, mais faits à son pied, et coiffé d'une casquette +de coutil toute neuve.</p> + +<p>Au moment où je l'aperçus il tenait des deux +mains un énorme bouquet de lilas auquel son compagnon +s'efforçait d'ajouter des narcisses et des primevères; +les deux enfants riaient et se dirent amicalement +adieu. Le fils de M. Duval ne rentra qu'après +avoir vu son compagnon tourner le coin de la rue.</p> + +<p>J'accostai alors ce dernier et lui rappelai notre +rencontre; il me regarda un instant, puis parut me +reconnaître.</p> + +<p>—Pardon, excuse, si je ne vous salue pas, dit-il +gaiement, mais il faut mes deux mains pour le bouquet +que m'a donné M. Charles.</p> + +<p>—Vous êtes donc devenus bons amis? demandai-je.</p> + +<p>—Oh! je crois bien, dit l'enfant; maintenant +mon père est riche aussi!</p> + +<p>—Comment cela?</p> + +<p>—M. Duval lui a prêté un peu d'argent; il s'est +mis en chambre où il fabrique pour son compte, +et moi je vais à l'école.</p> + +<p>—Au fait, repris-je en remarquant pour la première +fois la croix qui décorait la blouse de l'enfant; +je vois que vous êtes <i>empereur!</i></p> + +<p>—M. Charles m'aide à étudier, et comme ça je +suis devenu le plus fort de toute la classe.</p> + +<p>—Vous venez alors de prendre votre leçon?</p> + +<p>—Oui, et il m'a donné du lilas, car il y a un jardin +où nous jouons ensemble et qui fournit ma +mère de fleurs.</p> + +<p>—Alors c'est comme si vous en aviez une part.</p> + +<p>—Juste! Ah! ce sont de bons voisins, allez. Mais +me voilà rendu; au revoir, monsieur.</p> + +<p>L'enfant me fit de la tête un salut souriant, et disparut.</p> + +<p>Je continuai ma route, pensif, mais le cœur soulagé. +Si j'avais vu ailleurs le contraste douloureux +de l'opulence et de la misère, ici je trouvais l'alliance +amicale de la richesse et de la pauvreté. La bonne +volonté avait adouci, des deux côtés, les inégalités +trop rudes, et établi entre l'humble atelier et le +brillant hôtel un chemin de bon voisinage. Loin +de prêter l'oreille à la voix de l'intérêt, chacun avait +écouté celle du dévouement, et il n'était resté place, +ni au dédain, ni à l'envie. Aussi, au lieu du +mendiant en haillons que j'avais aperçu près de +l'autre seuil, maudissant la richesse, je trouvais +l'heureux enfant de l'ouvrier chargé de fleurs et +la bénissant! Le problème, si difficile et si périlleux +à discuter rien qu'avec le droit, je venais de le +voir résolu par l'amour!</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch5">CHAPITRE V.</h2> + +<p class="d">LA COMPENSATION.</p> + +<p><i>Dimanche 27 mai.</i> Les capitales ont cela de particulier +que les jours de repos semblent le signal +d'un sauve-qui-peut universel. Comme des oiseaux +auxquels la liberté vient d'être rendue, les populations +sortent de leurs cages de pierre et s'envolent +joyeusement vers la campagne. C'est à qui +trouvera une motte verdoyante pour s'asseoir; +l'ombre d'un buisson pour s'abriter; on cueille les +marguerites de mai, on court dans les champs; la +ville est oubliée jusqu'au soir où l'on revient le +chapeau fleuri d'une branche d'aubépine et le cœur +égayé d'un doux souvenir; on reprendra le lendemain +le joug du travail.</p> + +<p>Ces velléités champêtres sont surtout remarquables +à Paris. Les beaux jours venus, employés, +bourgeois, ouvriers attendent avec impatience chaque +dimanche pour aller essayer quelques heures +de cette vie pastorale; on fait deux lieues entre les +boutiques d'épiciers et de marchands de vin des +faubourgs, dans le seul espoir de découvrir un vrai +champ de navets. Le père de famille commence +l'instruction pratique de son fils en lui montrant +du blé qui n'a pas la forme de petits pains et des +choux «à l'état sauvage.» Dieu sait que de rencontres, +de découvertes, d'aventures! Quel Parisien +n'a point eu son Odyssée en parcourant la banlieue +et ne pourrait écrire le pendant du fameux <i>Voyage +par terre et par mer de Paris à Saint-Cloud!</i></p> + +<p>Nous ne parlerons point ici de cette population +flottante venue de partout, pour qui notre Babylone +française n'est que le caravansérail de l'Europe; +phalange de penseurs, d'artistes, d'industriels, +de voyageurs qui, comme le héros d'Homère, +ont abordé leur patrie intellectuelle après +avoir vu «beaucoup de peuples et de cités;» mais +du Parisien sédentaire, rangé, vivant à son étage +comme le mollusque sur son rocher, curieux +vestige de la crédulité, de la lenteur et de la bonhomie +des siècles passés.</p> + +<p>Car une des singularités de Paris est de réunir +vingt populations complétement différentes de +mœurs et de caractère. A côté des bohémiens du commerce +et de l'art, qui traversent successivement tous +les degrés de la fortune ou du caprice, vit une paisible +tribu de rentiers et de travailleurs établis, dont +l'existence ressemble au cadran d'une horloge sur +laquelle la même aiguille ramène successivement +les mêmes heures. Si aucune autre ville n'offre des +vies plus éclatantes, plus agitées, aucune autre ne +peut en offrir de plus obscures et de plus calmes. Il +en est des grandes cités comme de la mer; l'orage +ne trouble que la surface; en descendant jusqu'au +fond, vous trouvez une région inaccessible au +mouvement et au bruit.</p> + +<p>Pour ma part je campais au bord de cette région +sans l'habiter véritablement. Placé en dehors des +turbulences publiques, je vivais réfugié dans mon +isolement, mais sans pouvoir détacher ma pensée +de la lutte. J'en suivais de loin tous les incidents +avec bonheur, ou avec angoisse; je m'associais +aux triomphes ou aux funérailles! pour qui regarde +et qui sait, le moyen de ne pas prendre part! Il +n'y a que l'ignorance qui peut rendre étranger à +la vie extérieure; l'égoïsme même ne suffit point +pour cela.</p> + +<p>Ces réflexions que je faisais à part moi, dans ma +mansarde, étaient entrecoupées par tous les «actes +domestiques» auxquels se livre forcément un célibataire +qui n'a d'autre serviteur que sa bonne +volonté. En poursuivant mes déductions, j'avais ciré +mes bottes, brossé mon habit, noué ma cravate; +j'étais enfin arrivé à ce moment solennel où l'on se +demande, comme Dieu après la création du monde, +<i>si l'on trouve cela bien</i>.</p> + +<p>Une grande résolution venait de m'arracher à +mes habitudes: la veille, des affiches m'avaient +appris que c'était fête à Sèvres, que la manufacture +de porcelaine serait ouverte au public. Séduit, le +matin même, par la beauté du ciel, je m'étais subitement +décidé à y aller.</p> + +<p>En arrivant au débarcadère de la rive gauche, +j'aperçus la foule qui se hâtait, attentive à ne point +manquer l'heure. Outre beaucoup d'autres avantages, +les chemins de fer auront celui d'accoutumer +les Français à l'exactitude. Certains d'être commandés +par l'heure, ils se résigneront à lui obéir; ils +apprendront à attendre quand ils ne pourront plus +être attendus. Les vertus sociales sont surtout de +bonnes habitudes. Que de grandes qualités inoculées +à certains peuples par la position géographique, +par la nécessité politique, par les institutions! +La création d'une monnaie d'airain trop lourde et +trop volumineuse pour être entassée tua, pour un +temps, l'avarice chez les Lacédémoniens.</p> + +<p>Je me suis trouvé dans un wagon près de deux +sœurs déjà sur le retour, appartenant à la classe +des Parisiens casaniers et paisibles dont j'ai parlé +plus haut. Quelques complaisances de bon voisinage +ont suffi pour m'attirer leur confiance; au +bout de quelques minutes je savais toute leur +histoire.</p> + +<p>Ce sont deux pauvres filles restées orphelines à +quinze ans et qui, depuis, ont vécu comme vivent +les femmes qui travaillent, d'économie et de privations. +Fabriquant depuis vingt ou trente ans des +agrafes pour la même maison, elles ont vu dix +maîtres s'y succéder et s'enrichir, sans que rien +ait changé dans leur sort. Elles habitent toujours +la même chambre, au fond d'une de ces impasses +de la rue Saint-Denis où l'air et le soleil sont +inconnus. Elles se mettent au travail avant le +jour, le prolongent après la nuit, et voient les +années se joindre aux années sans que leur vie ait +été marquée par aucun autre événement que l'office +du dimanche, une promenade ou une maladie.</p> + +<p>La plus jeune de ces dignes ouvrières a quarante +ans et obéit à sa sœur comme elle le faisait toute +petite. L'aînée la surveille, la soigne et la gronde +une tendresse maternelle. Au premier instant +on rit, puis on ne peut s'empêcher de trouver quelque +chose de touchant dans ces deux enfants en +cheveux gris dont l'une n'a pu se désaccoutumer +d'obéir, l'autre de protéger.</p> + +<p>Et ce n'est point en cela seulement que mes deux +compagnes sont plus jeunes que leur âge: ignorantes +de tout, elles s'étonnent sans cesse. Nous ne +sommes point arrivés à Clamart qu'elles s'écrieraient +volontiers, comme le roi de la ronde enfantine, +qu'elles ne <i>croyaient pas le monde si grand!</i></p> + +<p>C'est la première fois qu'elles se hasardent sur +un chemin de fer, et il faut voir les saisissements, +les frayeurs, les résolutions courageuses! Tout les +émerveille! Elles ont dans leur âme un arriéré de +jeunesse qui les rend sensibles à ce qui ne nous +frappe ordinairement que dans les premières années. +Pauvres créatures qui, en ayant gardé les +sensations d'un autre âge, en ont perdu la grâce! +Mais n'y a-t-il pas quelque chose de saint dans +cette ingénuité que leur a conservée le jeûne de +toutes les joies? Ah! maudit soit le premier qui a +eu le triste courage d'enchaîner le ridicule à ce +nom de vieille fille qui rappelle tant de déceptions +douloureuses, tant d'ennuis, tant de délaissement! +Maudit celui qui a pu trouver un sujet de sarcasme +dans un malheur involontaire; et qui a couronné +d'épines des cheveux blanchis!</p> + +<p>Les deux sœurs s'appellent Françoise et Madeleine; +leur voyage d'aujourd'hui est un coup d'audace +sans exemple dans leur vie. La fièvre du siècle +les a gagnées à leur insu. Hier Madeleine a +subitement jeté cette idée de promenade, Françoise +l'a accueillie sur-le-champ. Peut-être eût-il mieux +valu ne point céder à la tentation offerte par la +jeune sœur; mais «on fait des folies à tout âge,» +comme le remarque philosophiquement la prudente +Françoise. Quant à Madeleine, elle ne regrette +rien; c'est le mousquetaire du ménage.</p> + +<p>—Il faut bien s'amuser, dit-elle, «on ne vit +qu'une fois.»</p> + +<p>Et la sœur aînée sourit à cette maxime épicurienne. +Il est évident que toutes deux sont dans une +crise d'indépendance.</p> + +<p>Du reste, ce serait grand dommage que le regret +vînt déranger leur joie! elle est si franche, +si expansive! La vue des arbres qui semblent courir +des deux côtés de la route leur cause une incessante +admiration. La rencontre d'un train qui +passe en sens inverse, avec le bruit et la rapidité +de la foudre, leur fait fermer les yeux et jeter un +cri; mais tout a déjà disparu! Elles regardent, se +rassurent, s'émerveillent. Madeleine déclare qu'un +pareil spectacle vaut le prix du voyage, et Françoise +en tomberait d'accord si elle ne songeait, avec un +peu d'effroi, au déficit dont une pareille dépense +doit charger leur budget. Ces trois francs consacrés +à une seule promenade, c'est l'économie d'une +semaine entière de travail. Aussi la joie de l'aînée +des deux sœurs est-elle entrecoupée de remords; +l'enfant prodigue retourne par instants les yeux +vers la ruelle du quartier Saint-Denis.</p> + +<p>Mais le mouvement et la succession des objets +viennent la distraire. Voici le pont du Val encadré +dans son merveilleux paysage: à droite, Paris +avec ses grands monuments qui découpent la brume +ou étincellent au soleil; à gauche, Meudon +avec ses <i>villas</i>, ses bois, ses vignes et son château +royal! Les deux ouvrières vont d'une portière +à l'autre en jetant des cris d'admiration. Nos compagnons +de voyage rient de cette surprise enfantine; +moi je me sens attendri, car j'y vois le témoignage +d'une longue et monotone réclusion; ce +sont des prisonnières du travail qui ont retrouvé, +pour quelques heures, l'air et la liberté.</p> + +<p>Enfin, le train s'arrête; nous descendons. Je +montre aux deux sœurs le sentier qui conduit jusqu'à +Sèvres, entre le chemin de fer et les jardins; +elles partent en avant tandis que je m'informe des +heures de retour.</p> + +<p>Je les retrouve bientôt à la station suivante où +elles se sont arrêtées devant le petit jardin du garde-barrière; +toutes deux sont déjà en conversation réglée +avec l'employé qui bine ses plates-bandes et y +trace des rayons pour les semis de fleurs. Il leur apprend +que c'est l'époque où les herbes parasites +sont le plus utilement sarclées, où l'on fait les boutures +et les marcottes, où l'on sème les plantes annuelles, +où l'on enlève les pucerons des rosiers. +Madeleine a sur le rebord de sa croisée deux caisses +où, faute d'air et de soleil, elle n'a jamais pu faire +pousser que du cresson; mais elle se persuade que, +grâce à ces instructions, tout va prospérer désormais. +Enfin le garde-barrière, qui sème une bordure +de réséda, lui donne un reste de graines +qu'il n'a pu employer, et la vieille fille s'en va +ravie, recommençant, à propos de ces fleurs en +espérance, le rêve de Perrette à propos du pot au +lait.</p> + +<p>Arrivé au quinconce d'acacias où se célèbre la +fête, je perds de vue les deux sœurs. Je parcours +seul cette exhibition de loteries en plein vent, de +parades de saltimbanques, de carrousels et de tirs +à l'arbalète. J'ai toujours été frappé de l'entrain +des fêtes champêtres. Dans les salons, on est froid, +sérieux, souvent ennuyé: la plupart de ceux qui +viennent là sont amenés par l'habitude ou par +des obligations de société; dans les réunions villageoises, +au contraire, vous ne trouvez que des +assistants qu'attire l'espoir du plaisir. Là-bas, c'est +une conscription forcée; ici ce sont les volontaires +de la gaieté! Puis, quelle facilité à la joie! Comme +cette foule est encore loin de savoir que ne se +plaire à rien et railler tout est le suprême bon ton! +Sans doute ces amusements sont souvent grossiers; +la délicatesse et l'idéalité leur manquent; mais ils +ont du moins la sincérité. Ah! si l'on pouvait +garder à ces fêtes leur vivacité joyeuse en y mêlant +un sentiment moins vulgaire! Autrefois la religion +imprimait aux solennités champêtres son +grand caractère, et purifiait le plaisir sans lui ôter +sa naïveté!</p> + +<p>C'est l'heure où les portes de la manufacture de +porcelaine et du musée céramique s'ouvrent au +public; je retrouve dans la première salle Françoise +et Madeleine. Saisies de se voir au milieu de +ce luxe royal, elle osent à peine marcher; elles parlent +bas comme dans une église.</p> + +<p>—Nous sommes chez le roi! dit l'aînée des +sœurs, qui oublie toujours que la France n'en a +plus.</p> + +<p>Je les encourage à avancer; je marche devant +et elles se décident à me suivre.</p> + +<p>Que de merveilles réunies dans cette collection +où l'on voit l'argile prendre toutes les formes, se +teindre de toutes les couleurs, s'associer à toutes +les substances!</p> + +<p>La terre et le bois sont les premières matières +travaillées par l'homme, celles qui semblaient plus +particulièrement destinées à son usage. Ce sont, +comme les animaux domestiques, des accessoires +obligés de sa vie: aussi y a-t-il entre eux et nous +des rapports plus intimes. La pierre, les métaux +demandent de longues préparations; ils résistent +à notre action immédiate, et appartiennent moins +à l'homme qu'aux sociétés; le bois et la terre sont, +au contraire, les instruments premiers de l'être +isolé qui veut se nourrir ou s'abriter.</p> + +<p>C'est là sans doute ce qui me fait trouver tant +de charmes à la collection que j'examine. Ces +tasses grossièrement modelées par le sauvage +m'initient à une partie de ses habitudes; ces vases +d'une élégance confuse qu'a pétris l'Indien, me +révèlent l'intelligence amoindrie dans laquelle +brille encore le crépuscule d'un soleil autrefois +étincelant; ces cruches surchargées d'arabesques +montrent la fantaisie arabe grossièrement traduite +par l'ignorance espagnole! On trouve ici le cachet +de chaque race, de chaque pays et de chaque +siècle.</p> + +<p>Mes compagnes paraissent peu préoccupées de +ces rapprochements historiques; elles regardent +tout avec l'admiration crédule qui n'examine, ni +ne discute. Madeleine lit l'inscription placée sous +chaque œuvre, et sa sœur répond par une +exclamation de surprise.</p> + +<p>Nous arrivons ainsi à une petite cour où l'on a +jeté les fragments de quelques tasses brisées. +Françoise aperçoit une soucoupe presque entière +et à ornements coloriés dont elle s'empare; ce sera +pour elle un souvenir de la visite qu'elle vient de +faire; elle aura désormais, dans son ménage, un +échantillon de cette porcelaine de Sèvres, <i>qui ne se +fabrique que pour les rois!</i> Je ne veux pas la détromper +en lui disant que les produits de la manufacture +se vendent à tout le monde, que sa soucoupe +avant d'être écornée, ressemblait à celles des boutiques +à douze sous! Pourquoi détruire les illusions +de cette humble existence? Faut-il donc +briser sur la haie toutes les fleurs qui embaument +nos chemins? Le plus souvent les choses ne sont +rien en elles-mêmes; l'idée que nous y attachons +leur donne seule du prix. Rectifier les innocentes +erreurs pour ramener à une réalité inutile, +c'est imiter le savant qui ne veut voir dans une +plante que les éléments chimiques dont elle se +compose.</p> + +<p>En quittant la manufacture, les deux sœurs, +qui se sont emparées de moi avec la liberté des +bons cœurs, m'invitent à partager la collation +qu'elles ont apportée. Je m'excuse d'abord; mais +leur insistance a tant de bonhomie que je crains +de les affliger, et je cède avec quelque embarras.</p> + +<p>Il faut seulement chercher un lieu favorable. Je +leur fais gravir le coteau, et nous trouvons une pelouse +émaillée de marguerites qu'ombragent deux +noyers.</p> + +<p>Madeleine ne se possède point de joie. Toute sa +vie elle a rêvé un dîner sur l'herbe! En aidant sa +sœur à retirer du panier les provisions, elle me raconte +toutes les parties de campagnes projetées et +remises. Françoise, au contraire, a été élevée à +Montmorency; avant de rester orpheline, elle est +plusieurs fois retournée chez sa nourrice. Ce qui a, +pour sa sœur, l'attrait de la nouveauté, a pour elle +le charme du souvenir. Elle raconte les vendanges +auxquelles ses parents l'ont conduite; les promenades +sur l'âne de la mère Luret, qu'on ne pouvait +faire aller à droite qu'en le poussant à gauche; la +cueillette des cerises et les navigations sur le lac, +dans la barque du traiteur.</p> + +<p>Ces souvenirs ont toute la grâce, toute la fraîcheur +de l'enfance. Françoise se rappelle moins ce +qu'elle a vu que ce qu'elle a senti. Pendant qu'elle +raconte, le couvert a été mis; nous nous asseyons +au pied d'un arbre. Devant nous serpente la vallée +de Sèvres, dont les maisons étagées s'appuient aux +jardins et aux carrières du coteau; de l'autre côté +s'étend le parc de Saint-Cloud, avec ses magnifiques +ombrages entrecoupés de prairies; au-dessus +s'ouvre le ciel comme un océan immense dans lequel +naviguent les nuées! Je regarde cette belle +nature, et j'écoute ces bonnes vieilles filles; j'admire +et je m'intéresse; le temps passe doucement sans +que je m'en aperçoive.</p> + +<p>Enfin le soleil baisse; il faut songer au retour. +Pendant que Madeleine et Françoise enlèvent le +couvert, je descends à la manufacture pour savoir +l'heure.</p> + +<p>La fête est encore plus animée; l'orchestre fait +retentir ses éclats de trombone sous les acacias, +je m'oublie quelques instants à regarder; mais j'ai +promis aux deux sœurs de les reconduire à la +station de Bellevue: le convoi ne peut tarder; +je me hâte de remonter le sentier qui mène aux +noyers.</p> + +<p>Près d'arriver, j'entends des voix de l'autre côté +de la haie; Madeleine et Françoise parlent à une +pauvre fille dont les vêtements sont brûlés, les +mains noires et le visage enveloppé de linges sanglants. +Je comprends que c'est une des jeunes ouvrières +employées à la fabrique de poudre fulminante +établie plus haut, sur les bruyères. Une explosion +a eu lieu quelques jours auparavant; la +mère et la sœur aînée de la jeune fille ont péri; +elle-même a échappé par miracle et se trouve aujourd'hui +sans ressource. Elle raconte tout cela +avec l'espèce de langueur résignée de ceux qui +ont toujours souffert. Les deux sœurs sont émues; +je les vois se consulter tout bas, puis Françoise +tirer d'une petite bourse de filoselle trente sous +qui leur restent, et les donner à la pauvre +fille.</p> + +<p>Je presse le pas pour faire le tour de la haie; +mais, près d'en atteindre le bout, je rencontre les +vieilles sœurs qui me crient qu'elles ne prennent +plus le chemin de fer, qu'elles s'en retournent à +pied!</p> + +<p>Je comprends alors que l'argent destiné au +voyage vient d'être donné à la mendiante!</p> + +<p>Le bien a, comme le mal, sa contagion: je cours +à la jeune fille blessée; je lui remets le prix de ma +place, et je retourne vers Françoise et Madeleine, +en leur déclarant que nous ferons route ensemble.</p> + +<hr /> + + +<p>Je viens de les reconduire jusque chez elles; je +les ai laissées enivrées de leur journée, dont le souvenir +les rendra longtemps heureuses!</p> + +<p>Ce matin, je plaignais ces destinées obscures et +sans plaisirs; maintenant je comprends que Dieu +a mis des compensations à toutes les épreuves. La +rareté des distractions donne à la moindre joie une +saveur inconnue. La jouissance est seulement dans +ce qu'on sent, et les hommes blasés ne sentent +plus; la satiété a ôté à leur âme l'appétit, tandis +que la privation conserve ce premier des dons humains, +<i>la facilité du bonheur</i>!</p> + +<p>Ah! voilà ce que je voudrais persuader à tous; +aux riches pour qu'ils n'abusent point, aux pauvres +pour qu'ils aient patience.</p> + +<p>Si la joie est le plus rare des biens, c'est que +l'acceptation est la plus rare des vertus.</p> + +<p>Madeleine et Françoise! pauvres vieilles filles +déshéritées de tout, sauf de courage, de résignation +et de bon cœur, priez pour les désespérés qui +s'abandonnent eux-mêmes, pour les malheureux +qui haïssent et envient, pour les insensibles qui +jouissent et n'ont point de pitié!</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch6">CHAPITRE VI.</h2> + +<p class="d">L'ONCLE MAURICE.</p> + +<p><i>7 juin.—Quatre heures du matin.</i> Je ne m'étonne +pas d'entendre, lorsque je me réveille, les oiseaux +chanter si joyeusement autour de ma fenêtre; il +faut habiter comme eux et moi le dernier étage +pour savoir jusqu'à quel point le matin est gai sous +les toits! C'est là que le soleil envoie ses premiers +rayons, que la brise arrive avec la senteur des jardins +et des bois, là qu'un papillon égaré s'aventure +parfois à travers les fleurs de la mansarde, et que +les refrains de l'ouvrière diligente saluent le lever +du jour. Les étages inférieurs sont encore plongés +dans le sommeil, le silence et l'ombre, qu'ici règnent +déjà le travail, la lumière et les chants!</p> + +<p>Quelle vie autour de moi! voilà l'hirondelle qui +revient de la provision, le bec plein d'insectes pour +ses petits; les moineaux secouent leurs ailes humides +de rosée en se poursuivant dans les rayons de +soleil; mes voisines entrouvrent leurs fenêtres, et +leurs frais visages saluent l'aurore! Heure charmante +de réveil où tout se reprend à la sensation +et au mouvement, où la première lueur frappe la +création pour la faire revivre comme la baguette +magique frappait le palais de la Belle au bois dormant. +Il y a un moment de repos pour toutes les +angoisses; les souffrances du malade s'apaisent, et +un souffle d'espoir se glisse dons les cœurs abattus. +Mais ce n'est, hélas! qu'un court répit! tout reprendra +bientôt sa marche! la grande machine humaine +va se remettre en mouvement avec ses longs efforts, +ses sourds gémissements, ses froissements et ses +ruines!</p> + +<p>Le calme de cette première heure me rappelle +celui des premières années. Alors aussi le soleil +brille gaiement, la brise parfume, toutes les illusions, +ces oiseaux du matin de la vie, gazouillent +autour de nous! Pourquoi s'envolent-elles plus +tard? D'où vient cette tristesse et cette solitude +qui nous envahissent insensiblement? La marche +semble la même pour l'individu et pour les sociétés: +on part d'un bonheur facile, d'enchantements +naïfs, pour arriver aux désillusions et aux amertumes! +La route commencée parmi les aubépines +et les primevères aboutit rapidement aux déserts +ou aux précipices! Pourquoi tant de confiance +d'abord, puis tant de doute? La science de la vie +n'est-elle donc destinée qu'à rendre impropre au +bonheur? Faut-il se condamner à l'ignorance +pour conserver l'espoir? Le monde et l'individu +ne doivent-ils enfin trouver de repos que dans une +éternelle enfance?</p> + +<p>Combien de fois déjà je me suis adressé ces +questions! La solitude a cet avantage, ou ce danger, +de faire creuser toujours plus avant les mêmes +idées. Sans autre interlocuteur que soi-même, on +donne toujours à la conversation les mêmes tendances; +on ne se laisse détourner, ni par les préoccupations +d'un autre esprit, ni par les caprices +d'une sensation différente; on revient sans cesse, +par une pente involontaire, frapper aux mêmes +portes!...</p> + +<p>J'ai interrompu mes réflexions pour ranger ma +mansarde. Je hais l'aspect du désordre, parce +qu'il constate ou le mépris pour les détails, ou +l'inaptitude à la vie intérieure. Classer les objets +au milieu desquels nous devons vivre, c'est établir +entre eux et nous des liens d'appropriation et de +convenance; c'est préparer les habitudes sans lesquelles +l'homme tend à l'état sauvage. Qu'est-ce, +en effet, que l'organisation sociale, sinon une série +d'habitudes convenues d'après des penchants naturels!</p> + +<p>Je me défie de l'esprit et de la moralité des gens +à qui le désordre ne coûte aucun souci, qui vivent +à l'aise dans les écuries d'Augias. Notre entourage +reflète toujours plus ou moins notre nature intérieure. +L'âme ressemble à ces lampes voilées qui, +malgré tout, jettent au dehors une lueur adoucie. +Si les goûts ne trahissaient point le caractère, ce ne +seraient plus des goûts, mais des instincts.</p> + +<p>En rangeant tout dans ma mansarde, mes yeux +se sont arrêtés sur l'almanach de cabinet suspendu +à ma cheminée. Je voulais m'assurer de la date, +j'ai lu ces mots écrits en grosses lettres: <i>Fête-Dieu!</i></p> + +<p>C'est aujourd'hui! Rien ne le rappelle dans notre +grande cité où la religion n'a plus de solennités +publiques; mais c'est bien l'époque si heureusement +choisie par la primitive Église, «La fête du Créateur, +dit Chateaubriand, arrive au moment où la +terre et le ciel déclarent sa puissance, où les bois +et les champs fourmillent de générations nouvelles; +tout est uni par les plus doux liens; il n'y a +pas une seule plante veuve dans les campagnes.»</p> + +<p>Que de souvenirs ces mots viennent d'éveiller +en moi! Je laisse là ce qui m'occupait; je viens +m'accouder à la fenêtre, et, la tête appuyée sur +mes deux mains, je retourne, en idée, vers la petite +ville où s'est écoulée ma première enfance.</p> + +<p>La <i>Fête-Dieu</i> était alors un des grands événements +de ma vie! Pour mériter d'y prendre part, +il fallait longtemps d'avance se montrer laborieux +et soumis. Je me rappelle encore avec quels ravissements +d'espérance je me levais ce jour-là! Une +sainte allégresse était dans l'air. Les voisins, éveillés +plutôt que de coutume, tendaient, le long de +la rue, des draps parsemés de bouquets ou des +tapisseries à personnages. J'allais de l'une à l'autre, +admirant, tour à tour, les scènes de sainteté +du moyen âge, les compositions mythologiques de +la renaissance, les batailles antiques arrangées à +la Louis XIV, et les bergeries de madame de Pompadour. +Tout ce monde de fantômes semblait sortir +de la poussière du passé pour venir assister, +immobile et silencieux, à la sainte cérémonie. Je +regardais, avec des alternatives d'effroi et d'émerveillement, +ces terribles guerriers aux cimeterres +toujours levés, ces belles chasseresses lançant +une flèche qui ne partait jamais, et ces +gardeurs de moutons en culottes de satin, toujours +occupés à jouer de la flûte aux pieds de bergères +éternellement souriantes. Parfois, lorsque le vent +courait derrière ces tableaux mobiles, il me semblait +que les personnages s'agitaient, et je m'attendais +à les voir se détacher de la muraille pour +prendre leur rang dans le cortége! Mais ces impressions +étaient vagues et fugitives. Ce qui dominait +tout le reste était une joie expansive et +cependant tempérée. Au milieu de ces draperies +flottantes, de ces fleurs effeuillées, de ces appels de +jeunes filles, de cette gaieté qui s'exhalait de tout +comme un parfum, on se sentait emporté malgré +soi. Les bruits de la fête retentissaient dans le cœur +en mille échos mélodieux. On était plus indulgent, +plus dévoué, plus aimant! Dieu ne se manifestait +point seulement au dehors, mais en nous-mêmes.</p> + +<p>Et que d'autels improvisés! que de berceaux de +fleurs! que d'arcs de triomphe en feuillage! quelle +émulation entre les divers quartiers pour la construction +de ces <i>reposoirs</i> où la procession devait +faire halte! C'était à qui fournirait ce qu'il avait de +plus rare, de plus beau.</p> + +<p>J'y ai trouvé l'occasion de mon premier sacrifice!</p> + +<p>Les guirlandes étaient à leurs places, les cierges +allumés, le tabernacle orné de roses; mais il en +manquait une qui pût lui servir de couronne! +Tous les parterres du voisinage avaient été moissonnés. +Seul, je possédais la fleur digne d'une +telle place. Elle ornait le rosier donné par ma +mère à mon jour de naissance. Je l'avais attendue +depuis plusieurs mois, et nul autre bouton ne +devait s'épanouir sur l'arbuste. Elle était là, à +demi-entr'ouverte, dans son nid de mousse, objet +d'une longue espérance et d'un naïf orgueil! +J'hésitai quelques instants! nul ne me l'avait +demandée; je pouvais facilement éviter sa perte! +Aucun reproche ne devait m'atteindre; mais il +s'en élevait un sourdement en moi-même. Quand +tous les autres s'étaient dépouillés, devais-je seul +garder mon trésor? Fallait-il donc marchander +à Dieu un des présents que je tenais de lui, comme +tout le reste? A cette dernière pensée, je détachai +la fleur de sa tige et j'allai la placer au sommet du +tabernacle.</p> + +<p>Ah! pourquoi ce sacrifice, qui fut pour moi si +difficile et si doux, m'a-t-il laissé un souvenir qui +me fait sourire aujourd'hui? Est-il bien sûr que +le prix de ce que l'on donne soit dans le don lui-même, +plutôt que dans l'intention? Si le verre +d'eau de l'Evangile doit être compté au pauvre, +pourquoi la fleur ne serait-elle point comptée à +l'enfant? Ne dédaignons point les humbles générosités +du premier âge; ce sont elles qui accoutument +l'âme à l'abnégation et à la sympathie. Cette +rose mousseuse, je l'ai gardée longtemps comme +un saint talisman; j'aurais dû la garder toujours +comme le souvenir de la première victoire remportée +sur moi-même.</p> + +<p>Depuis bien des années, je n'ai point revu les +solennités de la <i>Fête-Dieu</i>; mais y retrouverais-je +mes heureuses sensations d'autrefois? Je me rappelle +encore, quand la procession avait passé, ces +promenades à travers les carrefours jonchés de +fleurs et ombragés de rameaux verts! Enivré par +les derniers parfums d'encens qui se mêlaient aux +senteurs des seringats, des jasmins et des roses, +je marchais, sans toucher la terre; je souriais à +tout; le monde entier était à mes yeux le Paradis, +et il me semblait que Dieu flottait dans l'air!</p> + +<p>Du reste, cette sensation n'était point l'exaltation +d'un moment; plus intense à certains jours, elle +persistait néanmoins dans l'ordinaire de la vie. +Bien des années se sont écoulées ainsi au milieu +d'un épanouissement de cœur et d'une confiance +qui empêchait la douleur, sinon de venir, du +moins de rester. <i>Certain de ne pas être seul</i>, je +reprenais bientôt courage, comme l'enfant qui se +rassure parce qu'il entend, à côté, la voix de sa +mère. Pourquoi ai-je perdu cette assurance des +premières années? Ne sentirais-je plus aussi profondément +que <i>Dieu est là</i>?</p> + +<p>Etrange enchaînement de nos idées! Une date +vient de me rappeler mon enfance, et voilà que +tous mes souvenirs fleurissent autour de moi! +D'où vient donc la plénitude de bonheur de ces +commencements? A bien regarder, rien n'est sensiblement +changé dans ma condition. Je possède, +comme alors, la santé et le pain de chaque jour; +j'ai seulement de plus la responsabilité! Enfant, +je recevais la vie telle qu'elle m'était faite, un +autre avait le souci de prévoir. En paix avec moi-même, +pourvu que j'eusse accompli les devoirs +présents, j'abandonnais l'avenir à la prudence +de mon père! Ma destinée était un vaisseau dont +je n'avais point la direction, et sur lequel je me +laissais emporter comme un simple passager. Là +était tout le secret de ma joyeuse sécurité! Depuis, +la sagesse humaine me l'a enlevée. Chargé seul de +mon sort, j'ai voulu en devenir le maître au +moyen d'une lointaine prévoyance; j'ai tourmenté +le présent par mes préoccupations d'avenir; +j'ai mis mon jugement à la place de la providence, +et l'heureux enfant s'est transformé en +homme soucieux!</p> + +<p>Triste progrès et peut-être grande leçon! Qui +sait si plus d'abandon envers celui qui régit le +monde ne m'eût point épargné toutes ces angoisses? +Peut-être le bonheur n'est-il possible ici-bas qu'à +la condition de vivre, comme l'enfant, livré aux +devoirs de chaque journée et confiant, pour le +reste, en la bonté de notre Père divin.</p> + +<p>Ceci me rappelle l'oncle Maurice! Toutes les fois +que j'ai besoin de me raffermir dans le bien, je retourne +vers lui ma pensée; je le revois avec sa +douce expression demi-souriante, demi-attendrie; +j'entends sa voix toujours égale et caressante +comme un souffle d'été! Son souvenir garde ma +vie et l'éclaire. Lui aussi a été ici-bas un saint et +un martyr. D'autres ont montré les chemins du +ciel; lui, il a fait voir les sentiers de la terre!</p> + +<p>Mais, sauf les anges chargés de tenir compte des +dévouements inconnus et des vertus cachées, qui +a jamais entendu parler de mon oncle Maurice? +Seul, peut-être, j'ai retenu son nom, et je me rappelle +encore son histoire!</p> + +<p>Eh bien, je veux l'écrire, non pour les autres, +mais pour moi-même! On dit qu'à la vue de l'Apollon +le corps se redresse et prend une plus digne +attitude; au souvenir d'une belle vie, l'âme doit +se sentir, de même, relevée et ennoblie!</p> + +<p>Un rayon de soleil levant éclaire la petite table +sur laquelle j'écris; la brise m'apporte l'odeur des +résédas, et les hirondelles tournoient avec des cris +joyeux au-dessus de ma fenêtre!... L'image de +mon oncle Maurice sera ici à sa place parmi les +chants, la lumière et les parfums...</p> + +<p><i>Sept heures.</i> Il en est des destinées comme des +aurores: les unes se lèvent rayonnantes de mille +lueurs, les autres noyées dans de sombres nuages. +Celle de l'oncle Maurice fut de ces dernières. Il +vint au monde si chétif qu'on le crut condamné à +mourir; mais, malgré ces prévisions, que l'on pouvait +appeler des espérances, il continua à vivre +souffrant et contrefait.</p> + +<p>Son enfance, dépourvue de toutes les grâces, le +fut également de toutes les joies. Opprimé à cause +de sa faiblesse, raillé pour sa laideur, le petit bossu +ouvrit en vain ses bras au monde, le monde passa +en le montrant au doigt.</p> + +<p>Cependant sa mère lui restait, et ce fut à elle +que l'enfant reporta les élans d'un cœur repoussé. +Heureux dans ce refuge, il atteignit l'âge où +l'homme prend place dans la vie, et dut se contenter +de celle qu'avaient dédaigné les autres. +Son instruction eût pu lui ouvrir toutes les carrières; +il devint buraliste d'une des petites maisons +d'octroi qui gardaient l'entrée de sa ville +natale!</p> + +<p>Renfermé dans cette habitation de quelques +pieds, il n'avait d'autre distraction, entre ses +écritures et ses calculs, que la lecture et les visites +de sa mère. Aux beaux jours d'été, elle venait +travailler à la porte de la cabane, sous l'ombre des +vignes vierges plantées par Maurice. Alors même +qu'elle gardait le silence, sa présence était une +distraction pour le bossu, il entendait le cliquetis +de ses longues aiguilles à tricoter, il apercevait ce +profil doux et triste qui rappelait tant d'épreuves +courageusement supportées; il pouvait, de loin en +loin, appuyer une main caressante sur ces épaules +courbées et échanger un sourire!</p> + +<p>Cette consolation devait bientôt lui être enlevée. +La vieille mère tomba malade, et il fallut, au bout +de quelques jours, renoncer à tout espoir. Maurice, +éperdu à l'idée d'une séparation qui le laissait désormais +seul sur la terre, s'abandonna à une douleur +sans mesure. A genoux, près du lit de la mourante, +il l'appelait des noms les plus tendres, il la +serrait entre ses bras comme s'il eût voulu la retenir +dans la vie. La mère s'efforçait de lui rendre +ses caresses, de répondre; mais ses mains étaient +glacées, sa voix déjà éteinte. Elle ne put qu'approcher +ses lèvres du front de son fils, pousser un +soupir et fermer les yeux pour jamais!</p> + +<p>On voulut emmener Maurice, mais il résista, en +se penchant sur cette forme désormais immobile.</p> + +<p>—Morte! s'écria-t-il; morte, celle qui ne m'avait +jamais quitté, celle qui m'aimait seule au +monde! morte, vous, ma mère! que me reste-t-il +alors ici-bas?</p> + +<p>Une voit étouffée répondit:</p> + +<p>—Dieu!</p> + +<p>Maurice se redressa épouvanté! Était-ce un dernier +soupir de la morte ou sa propre conscience +qui avait répondu? Il ne cherchât point à le savoir; +mais il avait compris la réponse, et l'accepta.</p> + +<p>Ce fut alors que je commençai à le connaître. +J'allais souvent le voir à la petite maison d'octroi; +il se prêtait à mes jeux d'enfant, me racontait ses +plus belles histoires, et me laissait cueillir des +fleurs. Déshérité de toutes les grâces qui attirent, +il se montrait indulgent pour ceux qui venaient +à lui. Sans s'offrir jamais, il était toujours prêt à +accueillir. Abandon, dédain, il subissait tout avec +une patiente douceur, et sur cette croix de la vie +où l'insultaient ses bourreaux, il répétait, comme +le Christ: «Pardonnez-leur, mon père; ils ne +savent ce qu'ils font.»</p> + +<p>Aucun autre employé ne montrait autant de +probité, de zèle et d'intelligence; mais ceux qui +auraient pu faire valoir ses services se sentaient +repoussés par sa difformité. Privé de protecteurs, +il vit toujours ses droits méconnus. On lui préférait +ceux qui avaient su plaire, et, en lui laissant +l'humble emploi qui le faisait vivre, on semblait +lui faire grâce. L'oncle Maurice supporta l'injustice +comme il avait supporté le dédain; méconnu +par les hommes, il levait les yeux plus haut et +se confiait au jugement de Celui qu'on ne peut +tromper.</p> + +<p>Il habitait dans le faubourg une vieille maison +où logeaient des ouvriers aussi pauvres que lui, +mais moins abandonnés. Une seule de ses voisines +vivait sans famille, dans une petite mansarde où +pénétraient la pluie et le vent. C'était une jeune +fille pâle, silencieuse, sans beauté, et que recommandait +seulement sa misère résignée. On ne la +voyait jamais adresser la parole à une autre femme; +aucun chant n'égayait sa mansarde. Enveloppée +dans un morne abattement comme dans +une sorte de linceul, elle travaillait sans ardeur et +sans distraction. Sa langueur avait touché Maurice; +il essaya de lui parler; elle répondit avec +douceur, mais brièvement. Il était aisé de voir que +son silence et sa solitude lui étaient plus chers +que la bienveillance du petit bossu; il se le tint +pour dit et redevint muet.</p> + +<p>Mais l'aiguille de Toinette la nourrissait à grand'peine; +bientôt le travail s'arrêta! Maurice apprit +que la jeune fille manquait de tout et que les fournisseurs +refusaient de lui faire crédit. Il courut +aussitôt chez ces derniers et s'engagea à leur +payer secrètement ce qu'ils donneraient à Toinette.</p> + +<p>Les choses allèrent ainsi pendant plusieurs mois. +Le chômage continuait pour la jeune couturière +qui finit par s'effrayer des obligations qu'elle contractait +envers les marchands. Elle voulut s'en +expliquer avec eux, et, dans cette explication, tout +se découvrit.</p> + +<p>Son premier mouvement fut de courir chez +l'oncle Maurice pour le remercier à genoux. Sa +froideur habituelle avait fait place à un inexprimable +attendrissement; il semblait que la reconnaissance +eût fondu toutes les glaces de ce cœur +engourdi.</p> + +<p>Délivré dès lors de l'embarras du secret, le petit +bossu put donner plus d'efficacité à ses bienfaits. +Toinette devint pour lui une sœur aux besoins de +laquelle il eut droit de veiller. Depuis la mort de +sa mère, c'était la première fois qu'il pouvait mêler +quelqu'un à sa vie. La jeune fille recevait ses +soins avec une sensibilité réservée. Tous les efforts +de Maurice ne pouvaient dissiper son fond de +tristesse: elle paraissait touchée de sa bonté; elle +le lui exprimait parfois avec effusion; mais là s'arrêtaient +ses confidences. Penché sur ce cœur fermé, +le petit bossu ne pouvait y lire. A la vérité, il s'y +appliquait peu: tout entier au bonheur de n'être +plus seul, il acceptait Toinette telle que ses longues +épreuves l'avaient faite; il l'aimait ainsi et +ne souhaitait autre chose que de conserver sa +compagnie.</p> + +<p>Insensiblement cette idée s'empara de son esprit +jusqu'à y effacer tout le reste. La jeune fille était +sans famille ainsi que lui; l'habitude avait adouci +à ses yeux la laideur du bossu; elle semblait le +voir avec une affection compatissante! Que pouvait-il +attendre de plus? Jusqu'alors l'espoir de se +faire accepter d'une compagne avait été repoussé +par Maurice comme un rêve; mais le hasard semblait +avoir travaillé à en faire une réalité. Après +bien des hésitations, il s'enhardit et se décida à +lui parler.</p> + +<p>C'était un soir: le petit bossu très-ému se dirigea +vers la mansarde de l'ouvrière. Au moment +d'entrer, il lui sembla entendre une voix étrangère +qui prononçait le nom de la jeune fille. Il poussa +vivement la porte entrouverte et aperçut Toinette +qui pleurait appuyée sur l'épaule d'un jeune +homme portant le costume de matelot.</p> + +<p>A la vue de mon oncle, elle se dégagea vivement, +courut à lui et s'écria:</p> + +<p>—Ah! venez, venez, c'est lui que je croyais mort, +c'est Julien, c'est mon fiancé!</p> + +<p>Maurice recula en chancelant. Il venait de tout +comprendre d'un seul mot!</p> + +<p>Il lui sembla que la terre fléchissait et que son +cœur allait se briser; mais la même voix qu'il avait +entendu près du lit de mort de sa mère retentit de +nouveau à son oreille, et il se redressa ranimé. +Dieu lui restait toujours.</p> + +<p>Lui-même accompagna les nouveaux mariés sur +la route lorsqu'ils partirent, et, après leur avoir +souhaité tout le bonheur qui lui était refusé, il +revint résigné à la vieille maison du faubourg.</p> + +<p>Ce fut là qu'il acheva sa vie, abandonné des +hommes, mais non comme il le disait, du <i>Père +qui est aux cieux</i>. Partout il sentait sa présence; +elle lui tenait lieu du reste. Lorsqu'il mourut, ce +fut en souriant, et comme un exilé qui s'embarque +pour sa patrie. Celui qui l'avait consolé de +l'indigence et des infirmités, de l'injustice et de +l'isolement, avait su lui faire un bienfait de la +mort!</p> + +<p><i>Huit heures.</i>—Tout ce que je viens d'écrire m'a +troublé! Jusqu'à présent, j'ai cherché des enseignements +pour la vie dans la vie! Serait-il donc +vrai que les principes humains ne pussent toujours +suffire? qu'au-dessus de la bonté, de la prudence, +de la modération, de l'humilité, du dévoûment +lui-même, il y eût une grande idée qui +pût seule faire face aux grandes infortunes, et +que si l'homme a besoin de sa vertu pour les autres, +il a besoin du sentiment religieux pour lui-même?</p> + +<p>Quand, selon l'expression de l'Écriture, <i>le vin +de la jeunesse enivre</i>, on espère se suffire; fort, heureux +et aimé, on croit, comme Ajax, pouvoir +échapper à toutes les tempêtes <i>malgré les dieux</i>; +mais, plus tard, les épaules se courbent, le bonheur +s'effeuille, les affections s'éteignent, et alors, +effrayé du vide et de l'obscurité, on étend les bras, +comme l'enfant surpris par les ténèbres, et on +appelle au secours <i>Celui qui est partout</i>.</p> + +<p>Je demandais ce matin pourquoi tout devient +confus pour la société et pour les individus. La +raison humaine allume en vain, d'heure en heure, +quelque nouveau flambeau sur les bornes du chemin, +la nuit devient toujours plus sombre! N'est-ce +point parce qu'on laisse s'éloigner, de plus en +plus, le soleil des âmes, Dieu?</p> + +<p>Mais qu'importent au monde ces rêveries d'un +solitaire? Pour la plupart des hommes, les tumultes +du dehors étouffent les tumultes du dedans, +la vie ne leur laisse point le loisir de s'interroger. +Ont-ils le temps de savoir ce qu'ils sont et ce qu'ils +devraient être, eux que préoccupe le prochain +bail ou le dernier cours de la rente? Le ciel est +trop haut, et les sages ne regardent que la terre.</p> + +<p>Mais moi, pauvre sauvage de la civilisation, qui +ne cherche ni pouvoir, ni richesse, et qui ai abrité +ma vie à l'idéal, je puis retourner impunément à +ces souvenirs de l'enfance, et si Dieu n'a plus de +fête dans notre grande cité, je tâcherai de lui en +conserver une dans mon cœur.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch7">CHAPITRE VII.</h2> + +<p class="d">CE QUE COUTE LA PUISSANCE ET CE QUE RAPPORTE LA CÉLÉBRITÉ.</p> + +<p><i>Dimanche 1<sup>er</sup> juillet.</i>—C'est hier qu'a fini le mois +consacré par les Romains à Junon (<i>junius</i>, juin). +Nous entrons aujourd'hui en juillet.</p> + +<p>Dans l'ancienne Rome, ce dernier mois s'appelait +<i>quintilis</i> (cinquième), parce que l'année, divisée +seulement en dix parties, commençait en mars: +Lorsque Numa Pompilius la partagea en douze +mois, ce nom de <i>quintilis</i> fut conservé, ainsi que les +noms suivants: <i>sextilis</i>, <i>september</i>, <i>october</i>, <i>november</i>, +<i>december</i>, bien que ces désignations ne correspondissent +plus aux nouveaux rangs occupés par les +mois. Enfin, plus tard, le mois de <i>quintilis</i>, où était +né Jules César, fut appelé <i>julius</i>, dont nous avons +fait <i>juillet</i>.</p> + +<p>Ainsi, ce nom inséré au calendrier y éternise le +souvenir d'un grand homme: c'est comme une épitaphe +éternelle gravée par l'admiration des peuples +sur la route du temps.</p> + +<p>Combien d'autres inscriptions pareilles! mers, +continents, montagnes, étoiles et monuments, tout +a successivement servi au même usage! Nous avons +fait du monde entier ce livre d'or de Venise où +s'inscrivaient les noms illustres et les grandes +actions. Il semble que le genre humain sente le +besoin de se glorifier lui-même dans ses élus, +qu'il se relève à ses propres yeux en choisissant +dans sa race des demi-dieux. La famille mortelle +aime à conserver le souvenir des parvenus de la +gloire, comme on garde celui d'un ancêtre fameux +ou d'un bienfaiteur.</p> + +<p>C'est qu'en effet les dons naturels accordés à un +seul ne sont point un avantage individuel, mais un +présent fait à la terre; tout le monde en hérite, +car tout le monde souffre ou profite de ce qu'il a +accompli. Le génie est un phare destiné à éclairer +au loin; l'homme qui le <i>porte</i> n'est que le rocher +sur lequel ce phare a été élevé.</p> + +<p>J'aime à m'arrêter à ces idées; elles m'expliquent +l'admiration pour la gloire. Quand elle a été bienfaisante, +c'est de la reconnaissance, quand elle n'a +été qu'extraordinaire, c'est un orgueil de race: +hommes, nous aimons à immortaliser les délégués +les plus éclatants de l'humanité.</p> + +<p>Qui sait si, en acceptant des puissants, nous +n'avons pas obéi à la même inspiration? A part +les nécessités de la hiérarchie ou les conséquences +de la conquête, les foules se plaisent à entourer +leurs chefs de priviléges; soit qu'elles mettent leur +vanité à agrandir ainsi une de leurs œuvres, soit +qu'elles s'efforcent de cacher l'humiliation de la +dépendance en exagérant l'importance de ceux +qui les dominent! On veut se faire honneur de +son maître: on l'élève sur ses épaules comme sur +un piédestal; on l'entoure de rayons afin d'en recevoir +quelques reflets. C'est toujours la fable du +chien qui accepte la chaîne et le collier, pourvu +qu'ils soient d'or.</p> + +<p>Cette vanité de la servitude n'est ni moins naturelle +ni moins commune que celle de la domination. +Quiconque se sent incapable de commander +veut au moins obéir à un chef puissant. On a vu +des serfs se regarder comme déshonorés, parce +qu'ils devenaient la propriété d'un simple comte, +après avoir été celle d'un prince, et Saint-Simon +parle d'un valet de chambre qui ne voulait servir +que des marquis.</p> + +<p><i>Le 7, huit heures du soir.</i>—Je suivais tout à +l'heure le boulevard; c'était jour d'Opéra, et la +foule des équipages se pressait dans la rue Lepelletier. +Les promeneurs arrêtés sur le trottoir en +reconnaissaient quelques-uns au passage, et prononçaient +certains noms: c'était ceux d'hommes +célèbres ou puissants qui se rendaient au succès du +jour!</p> + +<p>Près de moi s'est trouvé un spectateur aux joues +creuses et aux yeux ardents, dont l'habit noir +montrait la corde. Il suivait d'un regard d'envie +ces privilégiés de l'autorité ou de la gloire, et je +lisais sur ses lèvres, que crispait un sourire amer, +tout ce qui se passait dans son âme.</p> + +<p>—Les voilà, les heureux! pensait-il; à eux tous +les plaisirs de l'opulence et toutes les jouissances +de l'orgueil. La foule sait leurs noms? ce qu'ils +veulent s'accomplit; ils sont les souverains du +monde par l'esprit ou par la puissance! pendant +que moi, pauvre et ignoré, je traverse péniblement +les lieux bas, ceux-ci placent sur les sommets +dorés par le plein soleil de la prospérité.</p> + +<p>Je suis revenu pensif. Est-il vrai qu'il y ait ces +inégalités, je ne dis pas dans les fortunes, mais +dans le bonheur des hommes? Le génie et le commandement +ont-ils véritablement reçu la vie +comme une couronne, tandis que le plus grand +nombre la recevait comme un joug? La dissemblance +des conditions n'est-elle qu'un emploi divers +des natures et des facultés, ou une inégalité +réelle entre les lots humains? Question sérieuse, +puisqu'il s'agit de constater l'impartialité de Dieu!</p> + +<p><i>Le 8, midi.</i>—Je suis allé, ce matin rendre visite +à un compatriote, premier huissier d'un de nos +ministres. Je lui apportais des lettres de sa famille, +remises par un voyageur arrivant de Bretagne. Il +a voulu me retenir.</p> + +<p>—Le ministre, m'a-t-il dit, n'a point aujourd'hui +d'audience; il consacre cette journée au repos +et à la famille. Ses jeunes sœurs sont arrivées; +il les conduit ce matin à Saint-Cloud, et ce soir il +a invité ses amis à un bal non officiel. Je vais être +tout à l'heure congédié pour le reste du jour; nous +pourrons dîner ensemble; attendez-moi en lisant +les nouvelles.</p> + +<p>Je me suis assis près d'une table couverte de +journaux que j'ai successivement parcourus. La +plupart renfermaient de poignantes critiques des +derniers actes politiques du ministère; quelques-uns +y joignaient des soupçons flétrissants pour le +ministre lui-même.</p> + +<p>Comme j'achevais, un secrétaire est venu les demander +pour ce dernier!</p> + +<p>Il va donc lire ces accusations, subir silencieusement +les injures de toutes ces voix qui le dénoncent +à l'indignation ou à la risée! Comme le triomphateur +romain, il faut qu'il supporte l'insulteur qui +suit son char en racontant à la foule ses ridicules, +ses ignorances ou ses vices!</p> + +<p>Mais parmi les traits lancés de toutes parts, ne +s'en trouvera-t-il aucun d'empoisonné? Aucun +n'atteindra-t-il un de ces points du cœur où les +blessures ne guérissent plus? Que deviendra une +vie livrée à toutes les attaques de la haine envieuse +ou de la conviction passionnée? Les chrétiens n'abandonnaient +que les lambeaux de leur chair aux +animaux de l'arène; l'homme puissant livre aux +morsures de la plume son repos, ses affections, +son honneur!</p> + +<p>Pendant que je rêvais à ces dangers de la grandeur, +l'huissier est rentré vivement:—De graves +nouvelles ont été reçues, le ministre vient d'être +mandé au conseil; il ne pourra conduire ses sœurs +à Saint-Cloud.</p> + +<p>J'ai vu, à travers les vitres, les jeunes filles, qui +attendaient sur le perron, remonter tristement, +tandis que leur frère se rendait au conseil. La voiture +qui devait partir, emportant tant de joies de +famille vient de disparaître, n'emportant que les +soucis de l'homme d'Etat.</p> + +<p>L'huissier est revenu mécontent et désappointé.</p> + +<p>Le plus ou moins de liberté dont il peut jouir est +pour lui le baromètre de l'horizon politique. S'il a +congé, tout va bien; s'il est retenu, la patrie est +en péril. Son opinion sur les affaires publiques +n'est que le calcul de ses intérêts! Mon compatriote +est presque un homme d'Etat.</p> + +<p>Je l'ai fait causer, et il m'a confié plusieurs particularités +singulières!</p> + +<p>Le nouveau ministre a d'anciens amis dont il +combat les idées, tout en continuant à aimer leurs +sentiments. Séparé d'eux par les drapeaux, il leur +est toujours resté uni par les souvenirs; mais les +exigences de parti lui défendent de les voir. La +continuation de leurs rapports éveillerait les soupçons; +on y devinerait quelque transaction honteuse: +ses amis seraient des traîtres qui songent à +se vendre; lui, un corrupteur qui veut les acheter; +aussi a-t-il fallu renoncer à des attachements de +vingt années, rompre des habitudes de cœur qui +étaient devenues des besoins!</p> + +<p>Parfois pourtant le ministre cède encore à d'anciennes +faiblesses; il reçoit ou visite ses amis à la +dérobée; il se renferme avec eux pour parler du +temps où ils avaient le droit de s'aimer publiquement. +A force de précautions, ils ont réussi à cacher +jusqu'ici ce complot de l'amitié contre la +politique; mais tôt ou tard les journaux seront +avertis et le dénonceront à la défiance du pays.</p> + +<p>Car la haine, qu'elle soit déloyale ou de bonne +foi, ne recule devant aucune accusation. Quelquefois +même elle accepte le crime! L'huissier m'a +avoué que des avertissements avaient été donnés +au ministre, qu'on lui avait fait craindre des vengeances +meurtrières, et qu'il n'osait plus sortir à +pied.</p> + +<p>Puis, de confidence en confidence, j'ai su quelles +sollicitations venaient égarer ou violenter son +jugement; comment il se trouvait fatalement conduit +à des iniquités qu'il devait déplorer en lui-même. +Trompé par la passion, séduit par les +prières, ou forcé par le crédit, il laissait bien des +fois vaciller la balance! Triste condition de l'autorité +qui lui impose non-seulement les misères +du pouvoir, mais ses vices, et qui, non contente +de torturer le maître, réussit à le corrompre!</p> + +<p>Cet entretien s'est prolongé et n'a été interrompu +que par le retour du ministre. Il s'est +élancé de sa voiture des papiers à la main; il a +regagné son cabinet d'un air soucieux. Un instant +après, sa sonnette s'est fait entendre; on appelle +le secrétaire pour expédier des avertissements à +tous les invités du soir; le bal n'aura point lieu; +on parle sourdement de fâcheuses nouvelles transmises +par le télégraphe, et dans de pareilles circonstances +une fête semblerait insulter au deuil +public.</p> + +<p>J'ai pris congé de mon compatriote, et me voici +de retour.</p> + +<p>Ce que je viens de voir répond à mes doutes de +l'autre jour. Maintenant je sais quelles angoisses +font expier aux hommes leurs grandeurs; je comprends</p> + +<div class="poem"> + <div class="verse">Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.</div> +</div> + +<p>Ceci m'explique Charles-Quint aspirant au repos +du cloître.</p> + +<p>Et cependant je n'ai entrevu que quelques-unes +des souffrances attachées au commandement. Que +dire des grandes disgrâces qui précipitent les puissants +du plus haut du ciel au plus profond de la +terre? de cette voie douloureuse par laquelle ils +doivent porter éternellement leur responsabilité, +comme le Christ portait sa croix? de cette chaîne +de convenances et d'ennuis qui enferme tous les +actes de leur vie, et y laisse si peu de place à la +liberté?</p> + +<p>Les partisans de l'autorité absolue ont défendu, +avec raison, l'étiquette. Pour que des hommes +conservent à leur semblable un pouvoir sans bornes, +il faut qu'ils le tiennent séparé de l'humanité, +qu'ils l'entourent d'un culte de tous les instants, +qu'ils lui conservent, par un continuel cérémonial, +ce rôle surhumain qu'ils lui ont accordé. Les +maîtres ne peuvent rester souverains qu'à la condition +d'être traités en idoles.</p> + +<p>Mais après tout, ces idoles sont des hommes, et +si la vie exceptionnelle qu'on leur fait est une insulte +pour la dignité des autres, elle est aussi un +supplice pour eux! Tout le monde connaît la loi +de la cour d'Espagne, qui réglait, heure par +heure, les actions du roi et de la reine, «de telle +façon, dit Voltaire, qu'en la lisant on peut savoir +tout ce que les souverains de la Péninsule ont fait +ou feront depuis Philippe II jusqu'au jour du Jugement.» +Ce fut elle qui obligea Philippe III +malade à supporter un excès de chaleur dont il +mourut, parce que le duc d'Uzède, qui avait seul +le droit d'éteindre le feu dans la chambre royale, +se trouvait absent.</p> + +<p>La femme de Charles II, emportée par un cheval +fougueux, allait périr sans que personne osât +la sauver, parce que l'étiquette défendait de <i>toucher +à la reine</i>: deux jeunes cavaliers se sacrifièrent +en arrêtant le cheval. Il fallut les prières et +les pleurs de celle qu'ils venaient d'arracher à la +mort pour faire pardonner leur <i>crime</i>. Tout le +monde connaît l'anecdote racontée par madame +Campan au sujet de Marie-Antoinette, femme de +Louis XVI. Un jour qu'elle était à sa toilette, et +que la chemise allait lui être présentée par une +des assistantes, une dame de très ancienne noblesse +entra et réclama cet honneur, comme l'étiquette +lui en donnait le droit; mais, au moment où elle +allait remplir son office, une femme de plus grande +qualité survint et prit à son tour le vêtement +qu'elle était près d'offrir à la reine, lorsqu'une +troisième dame, encore plus titrée, parut à son +tour, et fut suivie d'une quatrième qui n'était +autre que la sœur du roi. La chemise fut ainsi +passée de mains en mains, avec force révérences +et compliments, avant d'arriver à la reine qui, +demi-nue et toute honteuse, grelottait pour la +plus grande gloire de l'étiquette.</p> + +<p><i>Le 12, sept heures du soir.</i>—En rentrant ce soir, +j'ai aperçu, debout sur le seuil d'une maison, un +vieillard dont la pose et les traits m'ont rappelé +mon père. C'était la même finesse de sourire, le +même œil chaud et profond, la même noblesse +dans le port de la tête, et le même laisser-aller +dans l'attitude.</p> + +<p>Cette vue a ramené ma pensée en arrière. Je +me suis mis à repasser les premières années de +ma vie, à me rappeler les entretiens de ce guide +que Dieu m'avait donné dans sa clémence, et +qu'il m'a retiré, trop tôt, dans sa sévérité.</p> + +<p>Quand mon père me parlait, ce n'était point +seulement pour mettre en rapport nos deux esprits +par un échange d'idées; ses paroles renfermaient +toujours un enseignement.</p> + +<p>Non qu'il cherchât à me le faire sentir! mon +père craignait tout ce qui avait l'apparence d'une +leçon. Il avait coutume de dire que la vertu +pouvait se faire des amis passionnés, mais qu'elle +ne prenait point d'écoliers: aussi ne songeait-il +point à enseigner le bien; il se contentait d'en +semer les germes, certain que l'expérience les +ferait éclore.</p> + +<p>Combien de bon grain tombé ainsi dans un +coin du cœur et longtemps oublié a tout à coup +poussé sa tige et donné son épi! Richesses mises +en réserve à une époque d'ignorance, nous n'en +connaissons la valeur que le jour où nous nous +trouvons en avoir besoin!</p> + +<p>Parmi les récits dont il animait nos promenades +ou nos soirées, il en est un qui se représente +maintenant à mon souvenir, sans doute parce +que l'heure est venue d'en déduire la leçon.</p> + +<p>Placé dès l'âge de douze ans chez un de ces collectionneurs-commerçants +qui se sont donné le +nom de <i>naturalistes</i>, parce qu'ils mettent la création +sous verre pour la débiter en détail, mon +père avait toujours mené une vie pauvre et laborieuse. +Levé avant le jour, tour à tour garçon de +magasin, commis, ouvrier, il devait suffire seul à +tous les travaux d'un commerce dont son patron +récoltait tous les profits. A la vérité, celui-ci avait +une habileté spéciale pour faire valoir l'œuvre des +autres. Incapable de rien exécuter, nul ne savait +mieux vendre. Ses paroles étaient un filet dans +lequel on se trouvait pris avant de l'avoir aperçu. +Du reste, ami de lui seul, regardant le producteur +comme son ennemi, et l'acheteur comme sa conquête, +il les exploitait tous deux avec cette inflexible +persistance qu'enseigne l'avarice.</p> + +<p>Esclave toute la semaine, mon père ne rentrait +en possession de lui-même que le dimanche. Le +maître naturaliste, qui allait passer le jour chez +une vieille cousine, lui donnait alors sa liberté à +condition qu'il dînerait à ses frais et au dehors. +Mais mon père emportait secrètement un croûton +de pain qu'il cachait dans sa boîte d'herborisation, +et, sortant de Paris dès le point du jour, il allait +s'enfoncer dans la vallée de Montmorency, dans +le bois de Meudon ou dans les coulées de la +Marne. Enivré par l'air libre, par la pénétrante +senteur de la sève en travail, par les parfums des +chèvre-feuilles, il marchait jusqu'à ce que la faim +et la fatigue se fissent sentir. Alors il s'asseyait à +la lisière d'un fourré ou d'un ruisseau: le cresson +d'eau, les fraises des bois, les mûres des haies, +lui faisaient tour à tour un festin rustique; il +cueillait quelques plantes, lisait quelques pages +de Florian alors dans sa première vogue, de +Gessner qui venait d'être traduit, ou de Jean-Jacques +dont il possédait trois volumes dépareillés. +La journée se passait dans ces alternatives +d'activité et de repos, de recherches et de rêveries +jusqu'à ce que le soleil, à son déclin, l'avertît de +reprendre la route de la grande ville où il arrivait, +les pieds meurtris et poudreux, mais le cœur +rafraîchi pour toute une semaine.</p> + +<p>Un jour qu'il se dirigeait vers le bois de Viroflay +il rencontra, près de la lisière, un inconnu occupé +à trier des plantes qu'il venait d'herboriser. +C'était un homme déjà vieux, d'une figure honnête, +mais dont les yeux un peu enfoncés sous les +sourcils avaient quelque chose de soucieux et de +craintif. Il était vêtu d'un habit de drap brun, +d'une veste grise, d'une culotte noire, de bas +drapés, et tenait, sous le bras, une canne à pomme +d'ivoire. Son aspect était celui d'un petit bourgeois +retiré et vivant de son revenu, un peu au-dessous +de la médiocrité dorée d'Horace.</p> + +<p>Mon père, qui avait un grand respect pour +l'âge, le salua poliment en passant; mais dans +ce mouvement une plante qu'il tenait à la main +lui échappa.</p> + +<p>L'inconnu se baissa pour la relever, et la reconnut.</p> + +<p>—C'est une <i>Deutaria heptaphyllos</i>, dit-il; je n'en +avait point encore vu dans ces bois: l'avez-vous +trouvée ici près, Monsieur?</p> + +<p>Mon père répondit qu'on la rencontrait en abondance +au haut de la colline, vers Sèvres, ainsi que +le grand <i>Laserpitium</i>.</p> + +<p>—Aussi! répéta le vieillard plus vivement. Ah! +je veux les chercher; j'en ai autrefois cueilli du +côté de la Robaila...</p> + +<p>Mon père lui proposa de le conduire. L'étranger +accepta avec reconnaissance et se hâta de réunir +les plantes qu'il avait cueillies; mais tout à coup +il parut saisi d'un scrupule; il fit observer à son +interlocuteur que le chemin qu'il suivait était à +mi-côte, et se dirigeait vers le château des Dames +royales à Bellevue; qu'en franchissant la hauteur +il se détournait par conséquent de sa route, et +qu'il n'était point juste qu'il prît cette fatigue pour +un inconnu.</p> + +<p>Mon père insista avec la bienveillance qui lui +était habituelle; mais plus il montrait d'empressement, +plus le refus du vieillard devenait obstiné; +il sembla même à mon père que sa bonne volonté +finissait par inspirer de la défiance.</p> + +<p>Il se décida donc à indiquer seulement la direction +à l'inconnu qu'il salua et ne tarda point à +perdre de vue.</p> + +<p>Plusieurs heures s'écoulèrent et il ne songeait +plus à sa rencontre. Il avait gagné les taillis de +Chaville où, étendu sur les mousses d'une clairière, +il relisait le dernier volume de <i>l'Émile</i>. Le +charme de la lecture l'avait si complétement absorbé +qu'il avait cessé de voir et d'entendre ce qui +l'entourait. Les joues animées et l'œil humide, il +relisait des lèvres un passage qui l'avait particulièrement +touché.</p> + +<p>Une exclamation poussée tout près de lui l'arracha +à son extase; il releva la tête et aperçut le +bourgeois déjà rencontré au carrefour de Viroflay.</p> + +<p>Il était chargé de plantes dont l'herborisation +semblait l'avoir mis de joyeuse humeur.</p> + +<p>—Mille remercîments, monsieur, dit-il à mon +père; j'ai trouvé tout ce que vous m'aviez annoncé, +et je vous dois une promenade charmante.</p> + +<p>Mon père se leva par respect, en faisant une +réponse obligeante. L'inconnu parut complétement +apprivoisé et demanda lui-même si son +<i>jeune confrère</i> ne comptait point reprendre le chemin +de Paris. Mon père répondit affirmativement +et ouvrit sa boîte de fer-blanc pour y replacer le +livre.</p> + +<p>L'étranger lui demanda en souriant si l'on pouvait, +sans indiscrétion, en savoir le titre. Mon père +lui répondit que c'était <i>l'Émile</i> de Rousseau!</p> + +<p>L'inconnu devint aussitôt sérieux.</p> + +<p>Ils marchèrent quelque temps côte à côte, mon +père exprimant avec la chaleur d'une émotion encore +vibrante tout ce que cette lecture lui avait fait +éprouver, son compagnon toujours froid et silencieux. +Le premier vantait la gloire du grand écrivain +génevois, que son génie avait fait citoyen du +monde; il s'exaltait sur ce privilége des sublimes +penseurs qui dominent, malgré l'espace et le +temps, et recrutent parmi toutes les nations un +peuple de sujets volontaires, mais l'inconnu +l'interrompit tout à coup:</p> + +<p>—Et savez-vous, dit-il doucement, si Jean-Jacques +n'échangerait point la célébrité que vous semblez +envier contre la destinée d'un de ces bûcherons dont +nous voyons fumer la cabane! A quoi lui a servi sa +renommée, sinon à lui attirer des persécutions? Les +amis inconnus que ses livres ont pu lui faire se contentent +de le bénir dans leurs cœurs, tandis que +les ennemis déclarés qu'ils lui ont attiré le poursuivent +de leurs violences et de leurs calomnies! +Son orgueil a été flatté par le succès! Combien +a-t-il été blessé de fois par la satire! Et, +croyez-le bien, l'orgueil humain ressemble toujours +au Sybarite que le pli d'une feuille de rose empêchait +de dormir. L'activité d'un esprit vigoureux +dont le monde profite, tourne presque toujours +contre celui qui le posséde. Il en devient plus exigeant +avec la vie; l'idéal qu'il poursuit le désenchante +sans cesse de la réalité; il ressemble à +l'homme dont la vue serait trop subtile, et qui +dans le plus beau visage, apercevrait des taches et +des rugosités. Je ne vous parle point des tentations +plus fortes, des chutes plus profondes. Le génie, +avez-vous dit, est une royauté! mais quel honnête +homme n'a peur d'être roi? qui ne sent que pouvoir +beaucoup, c'est, avec notre faiblesse et nos +emportements, se préparer à beaucoup faillir! +Croyez-moi, monsieur, n'admirez ni n'enviez le +malheureux qui a écrit ce livre; mais si vous avez un +cœur sensible, plaignez-le!</p> + +<p>Mon père, étonné de l'entraînement avec lequel +son compagnon avait prononcé ces derniers mots, +ne savait que répondre.</p> + +<p>Dans ce moment, ils arrivaient à la route pavée +qui joint le château de Meudon et des Dames de +France à celui de Versailles; une voiture passa.</p> + +<p>Les dames qui s'y trouvaient aperçurent le +vieillard, poussèrent un cri de surprise, et se penchant +à la portière, elles répétèrent:</p> + +<p>—C'est Jean-Jacques! c'est Rousseau!</p> + +<p>Puis l'équipage disparut.</p> + +<p>Mon père était resté immobile, les yeux grand +ouverts, les mains en avant, stupéfait et éperdu. +Rousseau, qui avait tressailli en entendant prononcer +son nom, se tourna de son côté:</p> + +<p>—Vous le voyez, dit-il, avec la misanthropique +amertume que ses derniers malheurs lui +avaient donnée, Jean-Jacques ne peut même se +cacher: objet de curiosité pour les uns, de malignité +pour les autres, il est pour tous une <i>chose</i> +publique que l'on se montre au doigt. Encore s'il +ne s'agissait que de subir l'indiscrétion des oisifs! +mais dès qu'un homme a eu le malheur de se faire +un nom, il appartient à tous; chacun fouille dans +sa vie, raconte ses moindres actions, insulte à +ses sentiments; il devient semblable à ces murs +que tous les passants peuvent souiller d'une injurieuse +inscription. Vous direz peut-être que j'ai +moi-même favorisé cette curiosité en publiant mes +<i>Mémoires</i>. Mais le monde m'y avait forcé: on regardait +chez moi par les fentes, et l'on me calomniait; +j'ai ouvert portes et fenêtres, afin qu'on me +connût, du moins, tel que je suis. Adieu, Monsieur; +rappelez-vous toujours que vous avez vu +Rousseau pour savoir ce que c'est que la célébrité.</p> + +<p><i>Neuf heures.</i>—Ah! je comprends aujourd'hui le +récit de mon père! il renferme la réponse à une +des questions que je m'adresse depuis une semaine. +Oui, je sens maintenant que la gloire et la puissance +sont des dons chèrement payés, et que, s'ils +font du bruit autour de l'âme, tous deux ne sont +le plus souvent, comme le dit madame de Staël, +«qu'un deuil éclatant de bonheur!»</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch8">CHAPITRE VIII.</h2> + +<p class="d">MISANTHROPIE ET REPENTIR.</p> + +<p><i>5 août neuf heures du soir.</i>—Il y a des jours où +tout se présente à vous sous un sombre aspect; le +monde est, comme le ciel, couvert d'un brouillard +sinistre. Rien ne paraît à sa place; vous ne voyez +que misères, imprévoyances, dureté; la société se +montre sans providence, livrée à toutes les iniquités +du hasard.</p> + +<p>J'étais aujourd'hui dans ces tristes dispositions. +Après une longue promenade dans les faubourgs, +j'étais rentré malheureux et découragé.</p> + +<p>Tout ce que j'avais aperçu semblait accuser la +civilisation dont nous sommes si fiers! Égaré dans +une petite rue de traverse qui m'était inconnue, +je me suis trouvé, tout à coup, au milieu de ces +affreuses demeures où le pauvre naît, languit et +meurt. J'ai regardé ces murs lézardés que le temps +a revêtus d'une lèpre immonde; ces fenêtres où +sèchent des lambeaux souillés; ces égouts fétides +qui serpentent le long des façades cornue de venimeux +reptiles!... mon cœur s'est serré et j'ai +pressé le pas.</p> + +<p>Un peu plus loin, il a fallu s'arrêter devant le +corbillard de l'hôpital; un mort, cloué dans sa +bière de sapin, gagnait sa dernière demeure sans +ornements funèbres, sans cérémonies et sans suite. +Il n'y avait pas même ici ce dernier ami des abandonnés, +le chien qu'un artiste a donné pour cortége +au convoi du pauvre! Celui qu'on se disposait +à enfouir sous la terre s'en allait seul au sépulcre +comme il avait vécu; nul ne s'apercevrait sans +doute de sa fin. Dans cette grande bataille de la +société qu'importait un soldat de moins?</p> + +<p>Mais qu'est-ce donc que l'association humaine, +si l'un de ses membres peut disparaître ainsi +comme une feuille emportée par le vent?</p> + +<p>L'hôpital était voisin d'une caserne; à l'entrée, +des vieillards, des femmes et des enfants se disputaient +les restes de pain noir que la charité du +soldat leur avait accordés! Ainsi des êtres semblables +à nous tous attendent chaque jour sur le +pavé que notre pitié leur donne le droit de vivre! +Des troupes entières de déshérités ont à subir, +outre les épreuves infligées à tous les enfants de +Dieu, les angoisses du froid, de l'humiliation, de +la faim! Tristes républiques humaines où l'homme +a une condition pire que l'abeille dans sa ruche, +que la fourmi dans sa cité souterraine!</p> + +<p>Ah! que faisons-nous donc de notre raison? +A quoi bon tant de facultés suprêmes, si nous ne +sommes ni plus sages, ni plus heureux! Qui de +nous n'échangerait sa vie laborieuse et tourmentée +contre celle de l'oiseau habitant des airs, et +pour qui le monde entier est un festin?</p> + +<p>Que je comprends bien la plainte de Mao, dans +les contes populaires du <i>Foyer breton</i>, lorsque, +mourant de soif et de faim, il dit en regardant les +bouvreuils butiner sur les buissons:</p> + +<p>—«Hélas! ces oiseaux-là sont plus heureux +que les être baptisés! Ils n'ont besoin ni d'auberges, +ni de bouchers, ni de fourniers, ni de +jardiniers. Le ciel de Dieu leur appartient et la +terre s'étend devant eux comme une table toujours +servie. Les petites mouches sont leur +gibier, les herbes en graine leurs champs +de blé, les fruits de l'aubépine ou du rosier +sauvage leur dessert. Ils ont droit de prendre +partout sans payer et sans demander: aussi +les petits oiseaux sont joyeux, et ils chantent +tant que dure le jour!»</p> + +<p>Mais la destinée de l'homme à l'état de nature +est celle de l'oiseau; il jouit également de la +création. «La terre aussi s'étend devant lui +comme une table toujours servie.» Qu'a-t-il +donc gagné à cette association égoïste et incomplète +qui forme les nations? Ne vaudrait-il point +mieux pour tous rentrer dans le sein fécond de +la nature et y vivre de ses largesses, dans le repos +de la liberté?</p> + +<p><i>10 août, quatre heures du matin.</i>—L'aube rougit +les rideaux de mon alcôve; la brise m'apporte +les senteurs des jardins qui fleurissent au-dessous +de la maison; me voici encore accoudé à ma +fenêtre, respirant la fraîcheur et la joie de ce +réveil du jour.</p> + +<p>Mon regard se promène toujours avec le même +plaisir sur les toits pleins de fleurs, de gazouillements +et de lumière; mais aujourd'hui il s'est +arrêté sur l'extrémité du mur en arc-boutant qui +sépare notre maison de celle du voisin: les orages +ont dépouillé la cime de son enveloppe de plâtre; +la poussière emportée par le vent s'est entassée +dans les interstices, les pluies l'y ont fixée et en +ont fait une sorte de terrasse aérienne où verdissent +quelques herbes. Parmi elles se dresse le +chalumeau d'une tige de blé, aujourd'hui couronnée +d'un maigre épi qui penche sa tête jaunâtre.</p> + +<p>Cette pauvre moisson égarée sur les toits, et dont +profiteront les passeraux du voisinage, a reporté +ma pensée vers les riches récoltes qui tombent +aujourd'hui sous la faucille; elle m'a rappelé les +belles promenades que je faisais, enfant, à travers +les campagnes de ma province, quand les aires +des métairies retentissaient de toutes parts sous +les fléaux des batteurs, et que par tous les chemins +arrivaient les chariots chargés de gerbes +dorées. Je me souviens encore des chants des +jeunes filles, de la sérénité des vieillards, de +l'expansion joyeuse des laboureurs. Il y avait, ce +jour-là, dans leur aspect, quelque chose de fier +et d'attendri. L'attendrissement venait de la +reconnaissance pour Dieu, la fierté de cette moisson, +récompense du travail. Ils sentaient confusément +la grandeur et la sainteté de leur rôle +dans l'œuvre générale; leur regards, orgueilleusement +promenés sur ces montagnes d'épis, semblaient +dire:—Après Dieu c'est nous qui nourrissons +le monde!</p> + +<p>Merveilleuse entente de toutes les activités +humaines! Tandis que le laboureur, attaché à son +sillon, prépare pour chacun le pain de tous les +jours, loin de là, l'ouvrier des villes tisse l'étoffe +dont il sera revêtu; le mineur cherche dans les +galeries souterraines le fer de sa charrue; le +soldat le défend contre l'étranger; le juge veille +à ce que la loi protége son champ; l'administrateur +règle les rapports de ses intérêts particuliers +avec les intérêts généraux; le commerçant s'occupe +d'échanger ses produits contre ceux des +contrées lointaines; le savant et l'artiste ajoutent, +chaque jours quelques coursiers à cet attelage +idéal qui entraîne le monde matériel, comme la +vapeur emporte les gigantesques convois de nos +routes ferrées! Ainsi tout s'allie, tout s'entr'aide; +le travail de chacun profite à lui-même et à tout +le monde; une convention tacite a partagé l'œuvre +entre les différents membres de la société +tout entière. Si des erreurs sont commises dans +ce partage; si certaines capacités n'ont pas leur +meilleur emploi, les défectuosités de détail +s'amoindrissent dans la sublime conception de +l'ensemble. Le plus pauvre intéressé dans cette +association a sa place, son travail, sa raison +d'être; chacun est quelque chose dans le tout.</p> + +<p>Rien de semblable pour l'homme à l'état de nature; +chargé seul de lui-même, il faut qu'il suffise +à tout: la création est sa propriété; mais il y trouve +aussi souvent un obstacle qu'une ressource. Il faut +qu'il surmonte ces résistances avec les forces isolées +que Dieu lui a données; il ne peut compter +sur d'autre auxiliaire que la rencontre et le hasard. +Nul ne moissonne, ne fabrique, ne combat, ne +pense à son intention; il n'est rien pour personne. +C'est une unité multipliée par le chiffre de ses seules +forces, tandis que l'homme civilisé est une +unité multipliée par les forces de la société tout +entière.</p> + +<p>Et l'autre jour pourtant, attristé par quelques +vices de détail, je maudissais celle-ci et j'ai presque +envié le sort de l'homme sauvage.</p> + +<p>Une des infirmités de notre esprit est de prendre +toujours la sensation pour une preuve, et de juger +la saison sur un nuage ou sur un rayon de soleil.</p> + +<p>Ces misères, dont la vue me faisait regretter les +bois, étaient-elles bien réellement le fruit de la +civilisation? Fallait-il accuser la société de les avoir +créées, ou reconnaître, au contraire, qu'elle les +avait adoucies? Les femmes et les enfants qui recevaient +le pain noir du soldat pouvaient-ils espérer, +dans le désert, plus de ressources ou de pitié? +Ce mort, dont je déplorais l'abandon, n'avait-il point +trouvé les soins de l'hôpital, la bière et l'humble +sépulture où il allait reposer? Isolé loin des hommes, +il eût fini, comme la bête fauve, au fond de +sa tanière, et servirait aujourd'hui de pâture aux +vautours! Ces bienfaits de l'association humaine +vont donc chercher les plus déshérités. Quiconque +mange le pain qu'un autre a moissonné et pétri, +est l'obligé de ses frères, et ne peut dire qu'il ne +leur doit rien en retour. Le plus pauvre de nous +a reçu de la société bien plus que ses seules forces +ne lui eussent permis d'arracher à la nature.</p> + +<p>Mais la société ne peut-elle nous donner davantage? +Qui en doute? Dans cette distribution des +instruments et des tâches, des erreurs ont été +commises! Le temps en diminuera le nombre; les +lumières amèneront un meilleur partage; les éléments +d'association iront se perfectionnant comme +tout le reste; le difficile est de savoir se mettre au +pas lent des siècles dont on ne peut jamais forcer +la marche sans danger.</p> + +<p><i>14 août, six heures du soir.</i>—La fenêtre de ma +mansarde se dresse sur le toit comme une guérite +massive; les arêtes sont garnies de larges feuilles +de plomb qui vont se perdre sous les tuiles; l'action +successive du froid et du soleil les a soulevées; +une crevasse s'est formée à l'angle du côté droit. +Un moineau y a abrité son nid.</p> + +<p>Depuis le premier jour, j'ai suivi les progrès de +cet établissement aérien. J'ai vu l'oiseau y transporter +successivement la paille, la mousse, la +laine destinées à la construction de sa demeure, +et j'ai admiré l'adresse persévérante dépensée +dans ce difficile travail. Auparavant, mon voisin +des toits perdait ses journées à voleter sur le peuplier +du jardin, et à gazouiller le long des gouttières. +Le métier de grand seigneur semblait le +seul qui lui convînt; puis, tout à coup, la nécessité +de préparer un abri à sa couvée si transformé notre +oisif en travailleur. Il ne s'est plus donné ni repos, +ni trève. Je l'ai vu toujours courant, cherchant, +apportant; ni pluie ni soleil ne l'arrêtaient! Éloquent +exemple de ce que peut la nécessité! Nous +ne lui devons pas seulement la plupart de nos +talents, mais beaucoup de nos vertus!</p> + +<p>N'est-ce pas elle qui a donné aux peuples des +zones les moins favorisées l'activité dévorante qui +les a placés si vite à la tête des nations? Privés de +la plupart des dons naturels, ils y ont suppléé par +leur industrie; le besoin a aiguisé leur esprit, la +douleur éveillé leur prévoyance. Tandis qu'ailleurs +l'homme, réchauffé par un soleil toujours brillant, +et comblé des largesses de la terre, restait pauvre, +ignorant et nu au milieu de ces dons inexplorés, +lui, forcé par la nécessité, arrachait au sol sa nourriture, +bâtissait des demeures contre les intempéries +de l'air, et réchauffait ses membres sous la +laine des troupeaux. Le travail le rendait à la fois +plus intelligent et plus robuste; éprouvé par lui +il semblait monter plus haut dans l'échelle des +êtres, tandis que le privilégié de la création, engourdi +dans sa nonchalance, restait au degré le +plus voisin de la brute.</p> + +<p>Je faisais ces réflexions en regardant l'oiseau +dont l'instinct semblait être devenu plus subtil +depuis qu'il se livrait à son travail. Enfin le nid a +été construit; le ménage ailé s'y est établi, et j'ai +pu suivre toutes les phases de son existence nouvelle.</p> + +<p>Les œufs couvés, les petits sont éclos et ont été +nourris avec les soins les plus attentifs. Le coin de +ma fenêtre était devenu un théâtre de morale en +action, où les pères et mères de famille auraient +pu venir prendre des leçons. Les petits ont grandi +vite, et, ce matin, je les ai vu prendre leur volée. +Un seul, plus faible que les autres, n'a pu franchir +le rebord du toit, et est venu tomber dans la +gouttière. Je l'ai rattrapé à grand' peine et je l'ai +replacé sur la tuile devant l'ouverture de sa demeure; +mais la mère n'y a point pris garde. Délivrée +des soucis de la famille, elle a recommencé sa +vie d'aventurière dans les arbres et le long des +toits. En vain je me suis tenu éloigné de ma fenêtre +pour lui ôter tout prétexte de crainte; en vain +l'oisillon infirme l'a appelée par des petits cris +plaintifs, la mauvaise mère passait en chantant et +voletait avec mille coquetteries. Le père s'est approché +une seule fois, il a regardé sa progéniture +d'un air dédaigneux, puis il a disparu pour ne +plus revenir!</p> + +<p>J'ai émietté du pain devant le petit orphelin, +mais il n'a point su le becqueter. J'ai voulu +le saisir, il s'est enfui dans le nid abandonné. +Que va-t-il devenir là, si sa mère ne reparaît +plus?</p> + +<p><i>15 août six heures.</i>—Ce matin, en ouvrant ma +fenêtre, j'ai trouvé le petit oiseau à demi-mort +sur la tuile; ses blessures m'ont prouvé qu'il avait +été chassé du nid par l'indigne mère. J'ai vainement +essayé de le réchauffer sous mon haleine; je +le sens agité des dernières palpitations: ses paupières +sont déjà closes, ses ailes pendantes! Je l'ai +déposé sur le toit dans un rayon de soleil, et j'ai +refermé ma fenêtre. Cette lutte de la vie contre la +mort a toujours quelque chose de sinistre: c'est +un avertissement!</p> + +<p>Heureusement que j'entends venir dans le corridor: +c'est sans doute mon vieux voisin; sa conversation +me distraira...</p> + +<hr /> + + +<p>C'était ma portière. Excellente femme! elle voulait +me faire lire une lettre de son fils, le marin, et +me prier de lui répondre.</p> + +<p>J'ai gardé la première pour la copier sur mon +journal. La voici:</p> + +<blockquote> +<p class="s">«Chère mère,</p> + +<p>»La présente est pour vous dire que j'ai toujours +été bien portant depuis la dernière fois, sauf +que la semaine passée j'ai manqué de me noyer +avec le canot, ce qui aurait été une grande perte, +vu qu'il n'y a pas de meilleure embarcation.</p> + +<p>»Nous avons capoté par un coup de vent; et +juste comme je revenais sur l'eau, j'ai aperçu le +commandant qui allait dessous; je l'ai suivi, +comme c'était mon devoir, et, après avoir plongé +trois fois je l'ai ramené à flot, ce qui lui a fait +bien plaisir; car, quand on nous a eu hissés à bord +et qu'il a repris son esprit, il m'a sauté au cou, +comme il eût fait à un officier.</p> + +<p>»Je ne vous cache pas, chère mère, que ça m'a +flatté le cœur. Mais c'est pas tout; il paraît que +d'avoir repêché le capitaine, ça a rappelé que j'étais +un homme solide, et on vient de m'apprendre +que je passais matelot <i>à trente</i>, ou autrement dit +de première classe! Quand j'ai su la chose, je me +suis écrié: La mère prendra du café deux fois +par jour! Et de fait, chère maman, il n'y a plus +maintenant d'empêchement, puisque je vas pouvoir +vous augmenter ma délégation.</p> + +<p>»Je termine en vous suppliant de vous bien +soigner, si vous voulez me rendre service; car l'idée +que vous ne manquez de rien me fait me bien +porter.</p> + +<p>»Votre fils du fond du cœur,</p> + +<p class="s2">»<span class="sc">Jacques</span>.»</p> +</blockquote> + +<p>Voici la réponse que la portière m'a dictée:</p> + +<blockquote> +<p class="s">«Mon bon Jacquot,</p> + +<p>»C'est pour moi un grand contentement d'apprendre +que tu continues à avoir un brave cœur, +et que tu ne feras jamais affront à ceux qui t'ont +élevé. Je n'ai pas besoin de te dire de ménager ta +vie, parce que tu sais que la mienne est avec, et +que sans toi, mon cher enfant, je n'aurais plus de +goût que pour le cimetière; mais on n'est pas obligé +de vivre, tandis qu'on est obligé de faire son +devoir.</p> + +<p>»Ne t'inquiète pas de ma santé, bon Jacques, +jamais je ne me suis mieux portée! je ne vieillis +pas du tout de peur de te faire du chagrin. Rien +ne me manque et je vis comme une propriétaire. +J'ai même eu cette année de l'argent de trop, et, +comme mes tiroirs ferment très-mal, je l'ai placé +à la caisse d'épargne, où j'ai pris un livret en ton +nom. Ainsi, quand tu reviendras, tu te trouveras +dans les rentiers. J'ai aussi garni ton armoire de +linge neuf, et je t'ai tricoté trois nouveaux gilets +pour le bord.</p> + +<p>»Toutes tes connaissances se portent bien. Ton +cousin est mort en laissant sa veuve dans la peine. +J'ai dit que tu m'avais écrit de lui remettre les +trente francs que j'avais touchés sur ta délégation, +et la pauvre femme se souvient de toi, matin et +soir, dans ses prières. Tu vois que c'est là un placement +à une autre caisse d'épargne; mais celle-ci, +c'est notre cœur qui en reçoit les intérêts.</p> + +<p>»Au revoir, cher Jacquot; écris-moi souvent, +et rappelle-toi toujours le bon Dieu et ta vieille +maman.</p> + +<p class="s2">»Phrosine <span class="sc">Millot</span>, née <span class="sc">Fraisois</span>.»</p> +</blockquote> + +<p>Brave fils et digne mère! comme de tels exemples +ramènent à l'amour du genre humain! Dans +un accès de fantaisie misanthropique, on peut envier +le sort du sauvage et préférer les oiseaux à ses +pareils; mais l'observation impartiale fait bien vite +justice de tels paradoxes. A l'examen, on trouve +que, dans cette humanité mêlée de bien et de mal +le bien est assez abondant pour que l'habitude +nous empêche d'y prendre garde, tandis que le +mal nous frappe précisément par son exception. +Si rien n'est parfait, rien non plus n'est mauvais +sans compensation ou sans ressource. Que de richesses +d'âme au milieu des misères de la société! +comme le monde moral y rachète le monde matériel! +Ce qui distinguera à jamais l'homme de tout +le reste de la création, c'est cette faculté des affections +choisies et des sacrifices continués. La mère +qui soignait sa couvée au coin de ma fenêtre s'est +dévouée le temps nécessaire pour accomplir les +lois qui assurent la perpétuité de l'espèce; mais +elle obéissait à un instinct, non à une préférence. +Sa mission providentielle accomplie, elle a dépouillé +le devoir comme un fardeau qu'on rejette, +et elle a repris son égoïste liberté. L'autre mère, +au contraire, continuera sa tâche aussi longtemps +que Dieu la laissera ici-bas; la vie de son fils restera, +pour ainsi dire, ajoutée à la sienne, et lorsqu'elle +disparaîtra de la terre, elle y laissera cette +portion d'elle-même.</p> + +<p>Ainsi le sentiment fait à notre espèce une existence +à part dans le monde; grâce à lui, nous jouissons +d'une sorte d'immortalité terrestre, et, quand +les autres êtres se <i>succèdent</i>, l'homme est le seul +qui se <i>continue</i>.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch9">CHAPITRE IX.</h2> + +<p class="d">LA FAMILLE DE MICHEL AROUT. +</p> + +<p><i>Le 15 septembre, huit heures.</i>—Ce matin, pendant +que je rangeais mes livres, la mère Geneviève +est venue m'apporter le panier de fruits que je lui +achète tous les dimanches. Depuis bientôt vingt +ans que j'habite le quartier, je me fournis à sa +petite boutique de fruitière. Ailleurs, peut-être, +je serais mieux servi; mais la mère Geneviève a +peu de pratiques; la quitter serait lui faire un tort +et un chagrin volontaires; il me semble que l'ancienneté +de nos relations m'a fait contracter envers +elle une sorte d'obligation tacite; ma clientèle est +devenue sa propriété.</p> + +<p>Elle a posé le panier sur ma table, et comme +j'avais besoin de son mari, qui est menuisier, afin +d'ajouter quelques rayons à ma bibliothèque, elle +est redescendue aussitôt, pour me l'envoyer.</p> + +<p>Au premier instant, je n'ai pris garde, ni à son +air, ni à son accent; mais maintenant je me les +rappelle, et il me semble qu'ils n'avaient point +leur jovialité habituelle. La mère Geneviève aurait-elle +quelque souci?</p> + +<p>Pauvre femme! ses meilleures années ont été +pourtant soumises à d'assez cruelles épreuves +pour qu'elle regardât sa dette comme payée! Dussé-je +vivre un siècle, je n'oublierai jamais les +circonstances qui me l'ont fait connaître et qui lui +ont conquis mon respect.</p> + +<p>C'était aux premiers mois de mon établissement +dans le faubourg. J'avais remarqué sa fruiterie +dégarnie où personne n'entrait, et, attiré par cet +abandon, j'y faisais mes modestes achats. J'ai +toujours préféré, d'instinct, les pauvres boutiques, +j'y trouve moins de choix et d'avantages; +mais il me semble que mon achat est un témoignage +de sympathie pour un frère en pauvreté. +Ces petits commerces sont presque toujours l'ancre +de miséricorde de destinées en péril, l'unique ressource +de quelque orphelin. Là le but du marchand +n'est point de s'enrichir, mais de vivre! L'achat +que vous lui faites est plus qu'un échange, c'est +une bonne action.</p> + +<p>La mère Geneviève était encore jeune alors, mais +déjà dépouillée de cette fleur des premières années +que la souffrance fane si vite chez les femmes du +peuple. Son mari, menuisier habile, s'était insensiblement +désaccoutumé du travail pour devenir, +selon la pittoresque expression des ateliers, un +<i>adorateur de saint Lundi</i>. Le salaire de la semaine, +toujours réduite à deux ou trois jours de travail, +était complétement consacré par lui au culte de +cette divinité des barrières, et Geneviève devait +suffire, par elle-même, à toutes les nécessités du +ménage.</p> + +<p>Un soir que j'entrais chez elle pour quelques +menus achats, j'entendis se quereller dans l'arrière-boutique. +Il y avait plusieurs voix de femmes +parmi lesquelles je distinguai celle de Geneviève +altérée par les larmes. En jetant un coup d'œil vers +le fond, j'aperçus la fruitière qui tenait dans ses +bras un enfant qu'elle embrassait, tandis qu'une +nourrice campagnarde semblait lui réclamer le +prix de ses soins. La pauvre femme, qui avait sans +doute épuisé toutes les explications et toutes les +excuses, pleurait sans répondre, et une de ses +voisines cherchait inutilement à apaiser la paysanne. +Exaltée par cette avarice villageoise (que justifient +trop bien les misères de la rude existence des +champs), et par la déception que lui causait le +refus du salaire espéré, la nourrice se répandait +en récriminations, en menaces, en invectives. J'écoutais, +malgré moi, ce triste débat, n'osant l'interrompre +et ne songeant point à me retirer, lorsque +Michel Arout parut à la porte de la boutique.</p> + +<p>Le menuisier arrivait de la barrière, où il avait +passé une partie du jour au cabaret. Sa blouse, +sans ceinture et désagrafée au cou, ne portait +aucune des nobles souillures du travail; il tenait +à la main sa casquette qu'il venait de relever dans +la boue; il avait les cheveux en désordre, l'œil fixe +et la pâleur de l'ivresse. Il entra en trébuchant, +regarda autour de lui d'un air égaré, et appela +Geneviève.</p> + +<p>Celle-ci entendit sa voix, poussa un cri et s'élança +dans la boutique; mais à la vue du malheureux +qui cherchait en vain son équilibre, elle serra +l'enfant dans ses bras et se pencha sur sa tête en +pleurant.</p> + +<p>La paysanne et la voisine l'avaient suivie.</p> + +<p>—A ça! à la fin de tout, veut-on me payer? +cria la première exaspérée.</p> + +<p>—Demandez l'argent au bourgeois, répondit +ironiquement la voisine, en montrant le menuisier +qui venait de s'affaisser sur le comptoir.</p> + +<p>La paysanne lui jeta un regard.</p> + +<p>—Ah! c'est ça le père, reprit-elle. Eh bien! en +voilà des gueux! N'avoir pas le sou pour payer les +braves gens, et s'abîmer comme ça dans le vin.</p> + +<p>L'ivrogne releva la tête.</p> + +<p>—De quoi, de quoi? bégaya-t-il; qui est-ce qui +parle de vin? J'ai bu que de l'eau-de-vie! Mais je +vais retourner en prendre, du vin! femme, donne-moi +ta monnaie, il y a des amis qui m'attendent +au <i>Père la Tuille</i>.</p> + +<p>Geneviève ne répondit rien; il tourna autour du +comptoir, ouvrit le tiroir et se mit à y fouiller.</p> + +<p>—Vous voyez où passe l'argent de la maison! +fit observer la voisine à la paysanne; comment +la pauvre malheureuse pourrait-elle vous payer +quand on lui prend tout?</p> + +<p>—Est-ce que c'est donc ma faute à moi? reprit +aigrement la nourrice; on me doit; de manière ou +d'autre, faut qu'on me paye!</p> + +<p>Et, s'abandonnant à ce flux de paroles habituel +aux femmes de la campagne, elle se mit à raconter +longuement tous les soins donnés à l'enfant, +et tous les frais dont il avait été l'occasion. A +mesure qu'elle rappelait ces souvenirs, sa parole +semblait la convaincre plus complétement de son +bon droit, et exalter son indignation. La pauvre +mère, qui craignait sans doute que ces violences +ne finissent par effrayer le nourrisson, rentra dans +l'arrière-boutique et le déposa dans son berceau.</p> + +<p>Soit que la paysanne vît dans cet acte le parti +pris d'échapper à ses réclamations, soit qu'elle fût +aveuglée par la colère, elle se précipita vers la pièce +du fond, où j'entendis le bruit d'un débat auquel +se mêlèrent bientôt les cris de l'enfant. Le menuisier, +qui continuait à chercher dans le tiroir, tressaillit +et leva la tête.</p> + +<p>Au même instant, Geneviève parut à la porte, +tenant dans ses bras le nourrisson que la paysanne +voulait lui arracher. Elle courut au comptoir +et se précipita derrière son mari en criant:</p> + +<p>—Michel, défends ton fils!</p> + +<p>L'homme ivre se redressa brusquement de toute +sa hauteur, comme quelqu'un qui se réveille en +sursaut.</p> + +<p>—Mon fils! balbutia-t-il; quel fils?</p> + +<p>Ses regards tombèrent sur l'enfant; un vague +éclair d'intelligence traversa ses traits.</p> + +<p>—Robert, reprit-il... c'est Robert!</p> + +<p>Il voulut s'affermir sur ses pieds pour prendre +le nourrisson; mais il vacillait. La nourrice s'approcha +exaspérée.</p> + +<p>—Mon argent ou j'emporte le petit! s'écria-t-elle; +c'est moi qui l'ai nourri et élevé: si vous ne +payez pas ce qui l'a fait vivre, il doit être pour +vous comme s'il était mort. Je ne m'en irai pas +sans avoir mon dû ou le nourrisson.</p> + +<p>—Et qu'en voulez-vous faire? murmura Geneviève +qui serrait Robert contre son sein.</p> + +<p>—Un enfant trouvé! répliqua durement la +paysanne; l'hospice est un meilleur parent que +vous, car il paye pour les petits qu'on lui nourrit.</p> + +<p>Au mot d'enfant trouvé, Geneviève avait poussé +un cri d'horreur. Les bras enlacés autour de son +fils dont elle cachait la tête dans sa poitrine, et les +deux mains étendues sur lui, elle avait reculé jusqu'au +mur et s'y tenait adossée comme une lionne +défendant ses petits. La voisine et moi contemplions +cette scène sans savoir par quel moyen nous +entremettre. Quant à Michel, il nous regardait +alternativement, en faisant un visible effort pour +comprendre. Lorsque son œil s'arrêtait sur Geneviève +et sur l'enfant, une rapide expression de joie +s'y reflétait; mais en se retournant vers nous, il +reprenait sa stupidité et son hésitation.</p> + +<p>Enfin, il sembla faire un effort prodigieux, s'écria:</p> + +<p>—Attendez!</p> + +<p>Et, s'avançant vers un baquet plein d'eau, il s'y +plongea le visage à plusieurs reprises.</p> + +<p>Tous les yeux s'étaient tournés vers lui; la paysanne +elle-même semblait étonnée. Enfin il releva +sa tête ruisselante. Cette ablution avait dissipé une +partie de son ivresse; il nous regarda un instant; +puis se tourna vers Geneviève, et tout son visage +s'illumina.</p> + +<p>—Robert! s'écria-t-il en allant à l'enfant qu'il +prit dans ses bras. Ah! donne, femme, je veux le +voir.</p> + +<p>La mère parut lui abandonner son fils avec répugnance, +et resta devant lui les bras étendus, +comme si elle eût craint une chute pour l'enfant. +La nourrice reprit à son tour la parole et renouvela +ses réclamations, en menaçant cette fois de +la justice. Michel écouta d'abord attentivement; +mais quand il eut compris, il remit le nourrisson +à sa mère.</p> + +<p>—Combien doit-on? demanda-t-il.</p> + +<p>La paysanne se mit à détailler les différentes dépenses, +qui montaient à un peu plus de trente +francs. Le menuisier cherchait au fond de ses +poches, sans rien trouver. Son front se plissait +de plus en plus; de sourdes malédictions commençaient +à lui échapper; tout à coup il fouilla +dans sa poitrine, en retira une grosse montre, et +l'élevant au-dessus de sa tête:</p> + +<p>—Le voilà, votre argent! s'écria-t-il, avec un +éclat de gaieté; une montre, premier numéro! Je +me disais toujours que ça serait une poire pour la +soif; mais c'est pas moi qui l'aurai bue, c'est le +petit... Ah! ah! ah! allez me la vendre, voisine, et +si ça ne suffit pas, j'ai mes boucles d'oreilles. Eh! +Geneviève, tire-les-moi, les boucles d'oreilles à l'équerre! +Il ne sera pas dit qu'on t'aura fait affront +pour l'enfant. Non... quand je devrais mettre en +gage un morceau de ma chair! La montre, les boucles +d'oreilles et ma bague, <i>lavez</i>-moi tout ça +chez l'orfèvre; payez la campagnarde et laissez +dormir le moutard! Donne, Geneviève, je vas le +mettre au lit.</p> + +<p>Et prenant le nourrisson des bras de la mère, +il le porta d'un pas ferme à son berceau.</p> + +<p>Il fut facile de remarquer le changement qui se +fit dans Michel à partir de cette journée. Toutes +les vieilles relations de débauche furent rompues. +Partant pour le travail dès le matin, il revenait +régulièrement chaque soir pour finir le jour avec +Geneviève et Robert. Bientôt même, il ne voulut +plus les quitter, il loua une boutique près de la +fruiterie et y travailla pour son compte.</p> + +<p>L'aisance serait revenue à la maison sans les +dépenses que nécessitait l'enfant. Tout était sacrifié +à son éducation. Il avait suivi les écoles, étudié +les mathématiques, le dessin, la coupe des charpentes, +et ne commençait à travailler que depuis +quelques mois. Jusqu'ici le laborieux ménage +avait donc épuisé ses ressources à lui préparer +une place d'élite dans sa profession; mais, par +bonheur, tant d'efforts n'étaient point inutiles; la +semence avait porté ses fruits, et l'on touchait +aux jours de la moisson...</p> + +<p>Pendant que je repassais ainsi mes souvenirs; +Michel était arrivé et s'occupait de poser les étagères +à l'endroit indiqué.</p> + +<p>Tout en écrivant les notes de mon journal, je +me suis mis à examiner le menuisier.</p> + +<p>Les excès de la jeunesse et le travail de l'âge +mûr ont profondément sillonné son visage; les +cheveux sont rares et grisonnants, les épaules +courbées, les jambes amaigries et légèrement +ployées. On sent, dans tout son être, une sorte +d'affaissement. Les traits eux-mêmes ont une expression +de tristesse découragée. Il répond à mes +questions par monosyllabes et comme un homme +qui veut éviter l'entretien. D'où peut venir cet +abbattement quand il semble devoir être au terme +de ses désirs? Je veux le savoir!...</p> + +<p><i>Dix heures.</i>—Michel vient de redescendre pour +chercher un outil qui lui manquait. J'ai enfin +réussi à lui arracher le secret de sa tristesse et de +celle de Geneviève. Leur fils Robert en est cause!</p> + +<p>Non qu'il ait mal répondu à leurs soins, qu'il +soit paresseux ou libertin; mais tous deux espéraient +qu'il ne les quitterait plus! La présence du +jeune homme devaient renouveler et refleurir ces +deux existences; la mère comptait les jours, le +père préparait tout pour recevoir ce cher compagnon +de travail, et, au moment où ils allaient +ainsi être payés de leurs sacrifices, Robert leur +avait tout à coup annoncé qu'il venait de s'engager +avec un entrepreneur de Versailles!</p> + +<p>Toutes les remontrances et toutes les prières +avaient été inutiles; il avait mis en avant la nécessité +de s'initier au mécanisme d'une grande entreprise, +la facilité de poursuivre, dans sa nouvelle +position, des recherches commencées, et l'espoir +de les appliquer. Enfin, lorsque sa mère, à bout +de raisons, s'était mise à pleurer, il l'avait embrassée +avec précipitation, et était parti pour +échapper à de nouvelles prières.</p> + +<p>Son absence durait depuis un an, et rien n'annonçait +son retour. Ses parents le voyaient à peine +une fois chaque mois, encore ne restait-il que +quelques instants.</p> + +<p>—J'ai été puni par où j'espérais être récompensé, +me disait tout à l'heure Michel; j'avais désiré +un fils économe et laborieux; Dieu m'a donné +un fils ambitieux et avare! Je m'étais toujours dit +qu'une fois élevé, nous l'aurions à nos côtés pour +nous rappeler notre jeunesse et nous égayer le +cœur; sa mère ne pensait qu'à le marier pour avoir +encore des enfants à soigner. Vous savez que les +femmes, ça a toujours besoin de s'occuper des autres! +Moi, je le voyais travailler près de mon établi +en chantant les nouveaux airs... car il a appris la +musique, et c'était le plus fort de l'Orphéon!—Une +vraie rêverie, monsieur!—Dès qu'il a eu ses +plumes, l'oiseau a pris sa volée, et il ne reconnaît +plus ni père, ni mère! Hier, par exemple, c'était +le jour où nous l'attendions; il devait arriver +pour souper avec nous! Pas plus de Robert qu'aujourd'hui! +Il aura eu quelque dessin à finir, quelque +marché à traiter, et les vieux parents, ça ne +vient qu'en dernière ligne, après les pratiques et +la menuiserie. Ah! si j'avais deviné comment tournerait +la chose! Imbécile! qui ai sacrifié pendant +près de vingt ans mes goûts et mon argent pour +élever un ingrat! C'était bien la peine de me guérir +de ma soif, de rompre avec les amis, et de +devenir le modèle du quartier! Le bon vivant +s'est fait père-dindon!—Oh! si j'étais à recommencer!—Non, +non, voyez-vous, les femmes et +les enfants, c'est notre perte. Ils nous amollissent +le cœur; ils nous amènent à vivre d'espérance, de +dévouement; nous passons un quart de notre existence +à faire pousser un grain de blé qui doit nous +tenir lieu de tout dans nos vieux jours, et quand +l'heure de la moisson vient, bonsoir, il n'y a rien +dans l'épi!</p> + +<p>En parlant ainsi, Michel avait la voix rauque, +l'œil ardent et les lèvres tremblantes. J'ai voulu +lui répondre, mais je n'ai trouvé que des consolations +banales: je me suis tu. Le menuisier a prétendu +qu'il lui manquait un outil et m'a quitté.</p> + +<p>Pauvre père! ah! je connais ces moments de +tentations où, mal récompensé de la vertu, on +regrette d'y avoir obéi! Qui n'a eu de ces défaillances +aux heures d'épreuve, et qui n'a jeté, au +moins une fois, le funeste cri de Brutus?</p> + +<p>Mais si <i>la vertu n'est qu'un mot</i>, qu'y a-t-il donc +de réel et de sérieux dans la vie?—Non je ne +veux point croire à la vanité du bien! Il ne donne +pas toujours les joies que nous avions espérées, +mais il en apporte d'autres. Tout, dans le monde, +a sa logique et son résultat, la vertu ne peut +échapper seule à la loi commune. Si elle devait +être dommageable à qui l'exerce, l'expérience en +aurait fait justice, et l'expérience l'a, au contraire, +rendue plus générale et plus sainte. +Nous ne l'accusons d'être une débitrice infidèle +que parce que nous lui demandons un paiement +immédiat et qui puisse frapper nos sens. +La vie est toujours, pour nous, un conte de +fées où chaque bonne action doit être récompensée +par une merveille. Nous n'acceptons en +paiement ni le repos de la conscience, ni le +contentement de nous-mêmes, ni la bonne renommée +parmi les hommes, trésors plus précieux +qu'aucun autre, mais dont on ne sent le +prix qu'après les avoir perdus!</p> + +<p>Michel est de retour et s'est remis au travail. +Son fils n'est point encore arrivé.</p> + +<p>En me racontant ses espérances et ses douloureux +désappointements, son esprit s'est exalté; +il reprend sans cesse le même sujet et ajoute +quelque chose à ses griefs. Il vient de me compléter +ses confidences en me parlant d'un fonds de +menuiserie qu'il avait espéré acquérir et exploiter +avec l'aide de Robert. Le maître actuel s'y était +enrichi: après trente années d'activité, il songeait +à se retirer dans un de ces cottages fleuris de la +banlieue, retraites ordinaires du travailleur économe +que le hasard a servi. A la vérité, les deux +mille francs qui devaient être payés comptant +manquaient à Michel; mais peut-être eût-il décidé +maître Benoît à attendre; la présence de Robert +eût été pour lui une garantie; car le jeune homme +ne pouvait manquer de faire prospérer un atelier; +outre la science et l'adresse, il avait l'imagination +qui découvre ou perfectionne. Son père avait +surpris, dans ses dessins, une nouvelle coupe +d'escalier qui le préoccupait depuis longtemps, +et le soupçonnait même de n'avoir traité avec +l'entrepreneur de Versailles que pour l'exécuter. +Le jeune garçon était tourmenté par ce génie de +l'invention qui s'empare de la vie tout entière, et, +livré aux calculs de l'intelligence, il n'avait point +le loisir d'écouter son cœur.</p> + +<p>Michel me raconte tout cela avec un mélange +de fierté et de dépit. On sent qu'il tire orgueil du +fils qu'il accuse, et que cet orgueil même le rend +plus sensible à son abandon.</p> + +<p><i>Six heures du soir.</i> Je viens de finir une heureuse +journée. Que d'événements en quelques heures +et quel changement pour Geneviève et pour +Michel.</p> + +<p>Celui-ci achevait de poser les étagères, en me +parlant de son fils, tandis que je mettais le couvert +pour mon déjeuner.</p> + +<p>Tout à coup, des pas pressés ont retenti dans +le corridor, la porte s'est ouverte, et Geneviève +est entrée avec Robert.</p> + +<p>Le menuisier a fait un mouvement de joyeuse +surprise, mais qu'il a réprimé aussitôt, comme +s'il eût voulu garder l'apparence du ressentiment.</p> + +<p>Le jeune homme n'a point paru s'en apercevoir; +il s'est jeté dans ses bras avec une expansion +qui m'a surpris. Geneviève, la figure rayonnante, +semblait vouloir parler et se retenir avec +peine.</p> + +<p>J'ai souhaité la bienvenue à Robert, qui m'a +salué d'un air d'aisance polie.</p> + +<p>—Je t'attendais hier, a dit Michel Arout un peu +sèchement.</p> + +<p>—Pardon, père, a répondu le jeune ouvrier; +mais j'avais affaire à Saint-Germain. Je n'ai pu +rentrer que très-tard, et le bourgeois m'a retenu.</p> + +<p>Le menuisier a regardé son fils de côté et a repris +son marteau.</p> + +<p>—C'est juste! a-t-il murmuré d'un ton boudeur; +quand on est chez les autres, faut faire leurs +volontés; aussi il y en a qui aiment mieux manger +du pain noir avec leur couteau, que des perdrix +avec la fourchette d'un maître.</p> + +<p>—Et je suis de ceux-là, mon père, a répliqué +Robert gaîment; mais, comme dit le proverbe, +pour <i>manger les poids il faut les écosser</i>. J'avais besoin +de travailler d'abord dans un grand atelier...</p> + +<p>—Pour ton système d'escalier! a interrompu +Michel ironiquement.</p> + +<p>—Il faut dire maintenant le système de M. Raymond, +mon père, a répliqué Robert en souriant.</p> + +<p>—Pourquoi cela?</p> + +<p>—Parce que je lui ai vendu l'invention.</p> + +<p>Le menuisier, qui rabotait une planche, s'est +retourné vivement.</p> + +<p>—Vendu! s'est-il écrié l'œil étincelant.</p> + +<p>—Par la raison que je n'étais pas assez riche +pour la donner.</p> + +<p>Michel a rejeté la planche et l'outil.</p> + +<p>—Voilà qui lui manquait! a-t-il repris avec colère, +son bon génie lui envoie une idée qui pouvait +faire parler de lui, et il la vend à un richard +qui s'en fera honneur.</p> + +<p>—Eh bien! quel mal y a-t-il? a demandé Geneviève.</p> + +<p>—Quel mal! s'est écrié le menuisier avec emportement; +tu ne comprends rien à cela toi, tu es +une femme; mais lui, lui, il sait bien qu'un véritable +ouvrier ne cède pas plus son invention pour +de l'argent qu'un soldat ne céderait sa croix. C'est +sa gloire aussi; faut qu'il la garde pour s'en faire +honneur! Ah! tonnerre! si j'avais jamais fait une +découverte, plutôt que de la mettre à l'encan, +j'aurais vendu un de mes yeux! Une invention +pour un ouvrier qui a de çà, vois-tu, c'est comme +un enfant! il la soigne, il l'élève, il lui fait faire +son chemin dans le monde, et il n'y a que les sans-cœurs +qui en font marché.</p> + +<p>Robert à rougi légèrement.</p> + +<p>—Vous penserez autrement, mon père, a-t-il +dit, quand vous saurez pourquoi j'ai vendu mon +système.</p> + +<p>—Oui, et tu le remercieras, a ajouté Geneviève, +qui ne pouvait plus se taire.</p> + +<p>—Jamais, a répondu Michel.</p> + +<p>—Mais, malheureux, s'est-elle écriée, il ne l'a +vendu que pour nous!</p> + +<p>Le menuisier a regardé sa femme et son fils d'un +air stupéfait. Il a fallu en venir aux explications.</p> + +<p>Celui-ci a raconté comment il était entré en +pourparlers avec maître Benoît qui, pour céder +son établissement, avait absolument exigé moitié +des deux mille francs comptant. C'était dans +l'espoir de se les procurer qu'il était entré chez le +maître entrepreneur de Versailles; il avait pu y +expérimenter son invention et trouver un acheteur. +Grâce à l'argent reçu, il venait de conclure avec +Benoît, et il apportait à son père la clef du nouveau +chantier.</p> + +<p>Cette explication du jeune ouvrier avait été donnée +avec tant de modestie et de simplicité, que j'en +ai été tout ému. Geneviève pleurait, Michel a serré +son fils sur sa poitrine, et, dans ce long embrassement, +il a semblé lui demander pardon de l'avoir +accusé!</p> + +<p>Tout s'explique maintenant à la gloire de Robert. +L'éloignement que ses parents avaient pris pour +de l'indifférence n'était que du dévouement; il +n'avait obéi ni à l'ambition, ni à l'avarice, ni même +à cette passion plus noble d'un génie inventeur; +sa seule inspiration et son seul but avaient été le +bonheur de Geneviève et de Michel. Le jour de la +reconnaissance était venu pour lui, et il leur rendait +sacrifice pour sacrifice!</p> + +<p>Après les exclamations de joie et les explications +tous trois ont voulu me quitter; mais la table +était dressée; j'ai ajouté trois couverts, je les ai +retenus à déjeuner.</p> + +<p>Le repas s'est prolongé; la chère y était médiocrement +succulente; mais les épanchements du +cœur l'ont rendue délicieuse. Jamais je n'avais +mieux compris l'ineffable attrait de la famille. +Quelle douceur dans ces joies toujours partagées, +dans cette communauté d'intérêts qui confond les +sensations, dans cette association d'existences qui +de plusieurs êtres forme un seul être! qu'est-ce que +l'homme sans ces affections du foyer qui, comme +autant de racines, le fixent solidement à la terre +et lui permettent d'aspirer tous les sucs de la vie? +Force, bonheur, tout ne vient-il point de là? Sans +la famille, où l'homme apprendrait-il à aimer, à +s'associer, à se dévouer? Société en petit, n'est-ce +point elle qui nous enseigne à vivre dans la grande? +Telle est la sainteté du foyer que, pour exprimer +nos rapports avec Dieu, nous avons dû emprunter +les mots inventés pour la famille. Les hommes se +sont nommés eux-mêmes les <i>fils</i> du <i>Père</i> suprême!</p> + +<p>Ah! conservons-les, ces chaînes de l'intimité +domestique; ne délions pas la gerbe humaine pour +livrer ses épis à tous les caprices du hasard et du +vent; mais élargissons plutôt cette sainte loi, +transportons les habitudes de la famille au-dehors, +et réalisons, s'il se peut, le vœu de l'apôtre des +gentils, quand il criait aux nouveaux enfants du +Christ: <i>Soyez tous ensemble comme si vous étiez un seul!</i></p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch10">CHAPITRE X.</h2> + +<p class="d">LA PATRIE.</p> + +<p><i>Octobre.—Le 12, sept heures du matin.</i>—Les +nuits sont déjà devenues froides et longues, le +soleil ne me réveille plus derrière mes rideaux +longtemps avant l'heure du travail, et, lors même +que mes yeux se sont ouverts, la douce chaleur du +lit me retient enchaîné sous mon édredon. Tous +les matins il s'élève un long débat entre ma diligence +et ma paresse, et, chaudement enveloppé +jusqu'aux yeux, j'attends, comme le Gascon, +qu'elles aient réussi à se mettre d'accord.</p> + +<p>Ce matin, cependant, une lueur qui glissait à +travers ma porte jusqu'à mon chevet, m'a réveillé +plus tôt que d'habitude. J'ai eu beau me retourner +de tous côtés, la clarté obstinée m'a poursuivi, de +position en position, comme un ennemi victorieux. +Enfin, à bout de patience, je me suis levé sur mon +séant, et j'ai lancé mon bonnet de nuit aux pieds +du lit!...</p> + +<p>(J'observerai, entre parenthèses, que les différentes +évolutions de cette pacifique coiffure paraissent +avoir été, de tout temps, le symbole des mouvements +passionnés de l'âme; car notre langue +leur a emprunté ses images les plus usuelles. C'est +ainsi que l'on dit: <i>Mettre son bonnet de travers; jeter +son bonnet par-dessus les moulins; avoir la tête près +du bonnet</i>, etc.)</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, je me suis levé de fort mauvaise +humeur, pestant contre mon nouveau voisin +qui s'avise de veiller quand je yeux dormir. Nous +sommes tous ainsi faits; nous ne comprenons pas +que les autres hommes puissent vivre pour leur +propre compte. Chacun de nous ressemble à la +terre du vieux système de Ptolémée, et veut que +l'univers entier tourne autour de lui. Sur ce point, +pour employer la métaphore déjà signalée plus +haut: <i>Tous les hommes ont la tête dans le même bonnet.</i></p> + +<p>J'avais provisoirement, comme je l'ai déjà dit, +lancé le mien à l'autre bout de mon alcôve, et je +dégageais lentement mes jambes des chaudes +couvertures, en faisant une foule de réflexions +maussades sur l'inconvénient des voisins.</p> + +<p>Il y a un mois encore, je n'avais point à me +plaindre de ceux que le hasard m'avait donnés; +la plupart ne rentraient que pour dormir, et ressortaient +dès leur réveil. J'étais presque toujours +seul à ce haut étage, seul avec les nuées et les +passereaux!</p> + +<p>Mais à Paris rien n'est durable: le flot de la vie +roule les destinées comme des algues détachées +du rocher; les demeures sont des vaisseaux qui ne +reçoivent que des passagers. Combien de visages +différents j'ai déjà vus traverser ce long corridor +de nos mansardes? Combien de compagnons de +quelques jours disparus pour jamais! Les uns +sont allés se perdre dans cette mêlée de vivants +qui tourbillonne sous le fouet de la nécessité; les +autres dans cette litière de morts qui dorment +sous la main de Dieu!</p> + +<p>Pierre le relieur est un de ces derniers. Retiré +dans son égoïsme, il était resté sans famille, sans +amis; il est mort seul comme il avait vécu. Sa +perte n'a été pleurée de personne, n'a rien dérangé +dans le monde; il y a eu seulement une +fosse remplie au cimetière, et une mansarde vide +dans notre faubourg.</p> + +<p>C'est elle que mon nouveau voisin occupe +depuis quelques jours.</p> + +<p>A vrai dire (maintenant que je suis tout à fait +réveillé et que ma mauvaise humeur est allée +rejoindre mon bonnet), à vrai dire, ce nouveau +voisin, pour être plus matinal qu'il ne conviendrait +à ma paresse, n'en est pas moins un fort +brave homme; il porte sa misère, comme bien +peu savent porter leur heureuse fortune, avec +gaieté et modération.</p> + +<p>Cependant le sort l'a cruellement éprouvé. Le +père Chaufour n'est plus qu'une ruine d'homme. +A la place d'un de ses bras pend une manche +repliée; la jambe gauche sort de chez le tourneur, +et la droite se traîne avec peine; mais au-dessus +de ces débris se dresse un visage calme et jovial. +En voyant son regard rayonnant d'une sereine +énergie, en entendant sa voix dont la fermeté +est, pour ainsi dire, accentuée de bonté, on sent +que l'âme est restée entière dans l'enveloppe à +moitié détruite. La forteresse est un peu endommagée, +comme dit le père Chaufour; mais la garnison +se porte bien.</p> + +<p>Décidément, plus je me rappelle cet excellent +homme, et plus je me reproche l'espèce de malédiction +que je lui ai jetée en me réveillant.</p> + +<p>Nous sommes, en général, trop indulgents pour +ces torts secrets envers notre prochain. Toute +malveillance qui ne sort pas du domaine de la +pensée nous semble innocente, et, dans notre +grossière justice, nous absolvons sans examen +le péché qui ne s'est point traduit par l'action!</p> + +<p>Mais ne sommes-nous donc tenus envers les +autres qu'à l'exécution des codes? Outre les +relations de faits, n'y a-t-il point entre les hommes +une sérieuse relation de sentiments? Ne +devons-nous point à tous ceux qui vivent sous +le même ciel que nous le secours, non-seulement +de nos actes, mais de nos intentions? Chaque +destinée humaine ne doit-elle pas être pour nous +un vaisseau que nous accompagnons de nos vœux +d'heureux voyage? Il ne suffit pas que les hommes +ne se nuisent point l'un à l'autre, il faut +encore qu'ils s'entr'aident, il faut qu'ils s'aiment! +La bénédiction du pape: <i>urbi et orbi!</i> devrait +être l'éternel cri de tous les cœurs. Maudire qui +ne l'a point mérité, même intérieurement, même +en passant, c'est contrevenir à la grande loi, celle +qui a établi ici-bas l'association des âmes, et à +laquelle le Christ a donné le doux nom de <i>charité</i>.</p> + +<p>Ces scrupules me sont venus pendant que j'achève +de m'habiller, et je me suis dit que le père +Chaufour avait droit à une réparation; Pour compenser +le mouvement de malveillance de tout à +l'heure, je lui dois un témoignage ostensible de +sympathie; je l'entends fredonner chez lui; il est +au travail; je veux lui faire, le premier, ma +visite de voisinage.</p> + +<p><i>Huit heures du soir.</i>—J'ai trouvé le père Chaufour +devant une table éclairée par une petite lampe fumeuse, +sans feu, bien qu'il fasse déjà froid, et +fabriquant de grossiers cartonnages; il murmurait +entre ses dents un refrain populaire. Au +moment où j'ai entr'ouvert la porte, il a poussé +une exclamation de joyeuse surprise.</p> + +<p>—Eh! c'est vous, voisin! entrez donc! je ne +vous croyais pas si matinal: aussi j'avais mis une +sourdine à ma chanterelle; j'avais peur de vous +réveiller.</p> + +<p>Excellent homme! tandis que je l'envoyais au +diable, il se gênait pour moi!</p> + +<p>Cette idée m'a touché, et je lui ai fait, comme +voisin, mes compliments de bienvenue avec une +expansion qui lui a ouvert le cœur.</p> + +<p>—Ma foi! vous m'avez l'air d'un bon chrétien, +m'a-t-il dit, d'un ton de cordialité soldatesque +en me serrant la main; j'aime pas les gens qui regardent +le corridor comme une frontière et traitent +les voisins en Cosaques. Quand on mange du +même air et qu'on parle le même jargon, on +n'est pas fait pour se tourner le dos... Asseyez-vous +là, voisin, sans vous commander... Seulement, +prenez garde au tabouret, il n'a que trois +pieds, et faut que la bonne volonté tienne lieu +du quatrième.</p> + +<p>—Il me semble que c'est une richesse qui ne +manque point ici? ai-je fait observer.</p> + +<p>—La bonne volonté! a répété Chaufour; c'est +tout ce que m'a laissé ma mère, et j'estime qu'aucun +fils n'a reçu un meilleur héritage. Aussi, à la +batterie, ils m'appelaient <i>Monsieur Content</i>.</p> + +<p>—Vous avez servi?</p> + +<p>—Dans le troisième d'artillerie pendant la République, +et plus tard dans la garde, pendant tout +le tremblement. J'étais à Jemmapes et à Waterloo, +comme qui dirait au baptême et à l'enterrement +de notre gloire!</p> + +<p>Je le regardai avec étonnement.</p> + +<p>—Et quel âge aviez-vous donc à Jemmapes? +demandai-je.</p> + +<p>—Mais quelque chose comme quinze ans, dit-il.</p> + +<p>—Et vous avez eu l'idée de servir si jeune?</p> + +<p>—C'est-à-dire que je n'y songeais pas. Je travaillais +alors dans la bimbeloterie, sans penser +que la France pût me demander autre chose que +de lui fabriquer des damiers, des volants et des +bilboquets. Mais j'avais à Vincennes un vieil oncle +que j'allais voir, de loin en loin; un ancien de Fontenoy, +arrangé dans mon genre, mais un savant +qui en eût remontré à des maréchaux. Malheureusement, +dans ce temps-là, il paraît que les +gens de rien n'arrivaient pas à la vapeur. Mon oncle, +qui avait servi de manière à être nommé +prince sous <i>l'autre</i>, était alors retraité comme simple +sous-lieutenant. Mais fallait le voir avec son +uniforme, sa croix de Saint-Louis, sa jambe de +bois, ses moustaches blanches et sa belle figure!... +On eût dit un portrait de ces vieux héros en cheveux +poudrés qui sont à Versailles!</p> + +<p>Toutes les fois que je le visitais, il me disait des +choses qui me restaient dans l'esprit. Mais un jour +je le trouvai tout sérieux.</p> + +<p>—Jérôme, me dit-il, sais-tu ce qui se passe +à la frontière?</p> + +<p>—Non, lieutenant, que je lui réponds.</p> + +<p>—Eh bien, qu'il reprend, la patrie est en péril!</p> + +<p>Je ne comprenais pas bien, et cependant ça me +fit quelque chose.</p> + +<p>—Tu n'as peut-être jamais pensé à ce qu'est la +patrie, reprit-il, en me posant une main sur l'épaule; +c'est tout ce qui t'entoure, tout ce qui t'a +élevé et nourri, tout ce que tu as aimé! Cette +campagne que tu vois, ces maisons, ces arbres, +ces jeunes filles qui passent là en riant, c'est la +patrie! Les lois qui te protégent, le pain qui paie +ton travail, les paroles que tu échanges, la joie et +la tristesse qui te viennent des hommes et des +choses parmi lesquels tu vis, c'est la patrie! La +petite chambre où tu as vu autrefois ta mère, les +souvenirs qu'elle t'a laissés, la terre où elle repose, +c'est la patrie! tu la vois, tu la respires partout! +Figure-toi, mon fils, tes droits et tes devoirs, +tes affections et tes besoins, tes souvenirs et ta +reconnaissance, réunis tout ça sous un seul nom, +et ce nom-là sera la patrie!</p> + +<p>J'étais tremblant d'émotion, avec de grosses +larmes dans les yeux.</p> + +<p>—Ah! j'entends, m'écriai-je; c'est la famille en +grand, c'est le morceau de monde où Dieu a +attaché notre corps et notre âme.</p> + +<p>—Juste, Jérôme, continua le vieux soldat; aussi +tu comprends, n'est-ce pas, ce que nous lui devons.</p> + +<p>—Parbleu! que je repris, nous lui devons tout +ce que nous sommes; c'est une affaire de cœur.</p> + +<p>—Et de probité, mon enfant, qu'il acheva; le +membre d'une famille qui n'y apporte pas sa part +de services, de bonheur, manque à ses devoirs et +est un mauvais parent; l'associé qui n'enrichit pas +la communauté de toutes ses forces, de tout son +courage, de toutes ses bonnes intentions, la fraude +de ce qui lui appartient et est un malhonnête +homme; de même celui qui jouit des avantages +d'avoir une patrie sans en accepter toutes les charges, +forfait à l'honneur et est un mauvais citoyen!</p> + +<p>—Et que faut-il faire, lieutenant, pour être bon +citoyen? demandai-je.</p> + +<p>—Faire pour sa patrie ce qu'on ferait pour son +père et sa mère, dit-il.</p> + +<p>Je ne répliquai rien sur le moment, j'avais le +cœur gonflé et le sang qui me bouillait dans le +cerveau. Mais en revenant le long du chemin, +les paroles de mon oncle étaient, pour ainsi dire, +écrites devant mes yeux. Je répétais:—Fais pour +ta patrie ce que tu ferais pour ton père et pour ta +mère... Et la patrie est en péril; les étrangers +l'attaquent, tandis que moi, je tourne des bilboquets!...</p> + +<p>Cette idée-là me travailla si bien dans l'esprit +toute la nuit, que le lendemain je retournai à +Vincennes pour annoncer au lieutenant que je +venais de m'enrôler, et que je partais pour la frontière. +Le brave homme me serra sur sa croix de +Saint-Louis, et je m'en allai fier comme un représentant +en mission.</p> + +<p>Voilà comment, voisin, je suis devenu volontaire +de la République avant d'avoir fait mes dents de +sagesse.</p> + +<p>Tout cela était dit sans emphase avec la gaîté +délibérée des hommes qui ne regardent le devoir +accompli ni comme un mérite, ni comme un fardeau. +Le père Chaufour s'animait en parlant, non +à cause de lui, mais pour les choses mêmes. Evidemment +ce qui l'occupait dans le drame de la +vie, ce n'était point son rôle, c'était la pièce!</p> + +<p>Cette espèce de désintéressement d'amour-propre +m'a touché. J'ai prolongé ma visite et je lui ai +montré une grande confiance, afin de mériter la +sienne. Au bout d'une heure, il savait ma position +et mes habitudes; j'étais déjà pour lui une vieille +connaissance.</p> + +<p>Je lui ai même avoué la mauvaise humeur que +la lueur de sa lampe m'avait donnée quelques instants +auparavant. Il a reçu ma confidence avec +cette gaîté affectueuse des cœurs bien faits qui +prennent toute chose du bon côté. Il ne m'a parlé +ni du besoin qui l'obligeait au travail quand je +prolongeais mon sommeil, ni du dénuement du +vieux soldat opposé à la mollesse du jeune commis; +il s'est seulement frappé le front en s'accusant +d'étourderie, et il m'a promis de garnir sa +porte de bourrelets!</p> + +<p>O grande et belle âme, chez laquelle rien ne +tourne en amertume, et qui n'a de force que pour +la bienveillance et le devoir!</p> + +<p><i>15 octobre.</i>—Ce matin, je regardais une petite +gravure, encadrée par moi et placée au-dessus de +ma table de travail; c'est un dessin où Gavarni, +devenu sérieux, a représenté <i>un vétéran et un conscrit</i><a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a> +<a href="#FNanchor_2"> +<span class="label">[2]</span></a> Voir dans le <i>Magasin Pittoresque</i> de 1847 cette belle composition.</p> +</div> +<p>A force de contempler ces deux figures, d'expression +si diverse et si vive, toutes deux se sont +animées devant mes yeux; je les ai vues se mouvoir, +je les ai entendu se parler; l'image est devenue +une scène vivante dont je me trouvais le spectateur.</p> + +<p>Le vétéran avançait lentement une main appuyée sur +l'épaule du jeune soldat. Ses yeux, à +jamais fermés, n'apercevaient plus le soleil qui +scintillait à travers les marronniers en fleur. A la +place du bras droit se pliait une manche vide, et +l'une des cuisses reposait sur une jambe de chêne +dont le retentissement sur le pavé faisait retourner +les passants.</p> + +<p>A la vue de ce vieux débris de nos luttes patriotiques, +la plupart hochaient la tête avec une pitié +affligée, et faisaient entendre une plainte ou une +malédiction.</p> + +<p>—Voilà à quoi sert la gloire! disait un gros +marchand; en détournant les yeux avec horreur.</p> + +<p>—Déplorable emploi d'une vie humaine! reprenait +un jeune homme qui portait sous le bras un +volume de philosophie.</p> + +<p>—Le troupier aurait mieux fait de ne point +quitter sa charrue, ajoutait un paysan d'un air +narquois.</p> + +<p>—Pauvre vieux! murmurait une femme presque +attendrie.</p> + +<p>Le vétéran a entendu et son front s'est plissé; +car il lui semble que son conducteur est devenu +pensif! Frappé de ce qui se répète autour de lui, il +répond à peine aux questions du vieillard, et son +regard, vaguement perdu dans l'espace, paraît y +chercher la solution de quelque problème.</p> + +<p>Les moustaches grises du vétéran se sont agitées; +il s'arrête brusquement, et retenant, du bras +qui lui reste, son jeune conducteur:</p> + +<p>—Ils me plaignent tous, dit-il, parce qu'ils ne +comprennent pas; mais si je voulais leur répondre!...</p> + +<p>—Que leur diriez-vous, père? demande le jeune +garçon avec curiosité.</p> + +<p>—Je dirais d'abord à la femme qui s'afflige, en +me regardant, de donner ses larmes à d'autres +malheurs, car chacune de mes blessures rappelle +un effort tenté pour le drapeau. On peut douter de +certains dévouements; le mien est visible; je porte +sur moi des états de service écrits avec le fer et le +plomb des ennemis; me plaindre d'avoir fait +mon devoir, c'est supposer qu'il eût mieux valu le +trahir.</p> + +<p>—Et que répondriez-vous au paysan, père?</p> + +<p>—Je lui répondrais que pour conduire paisiblement +la charrue, il faut d'abord garantir la frontière, +et que tant qu'il y aura des étrangers prêts +à manger notre moisson, il faudra des bras pour +la défendre.</p> + +<p>—Mais le jeune savant aussi a secoué la tête, +en déplorant un pareil emploi de la vie?</p> + +<p>—Parce qu'il ne sait pas ce que peuvent apprendre +le sacrifice et la souffrance! Les livres qu'il +étudie nous les avons pratiqués, nous, sans les +connaître; les principes qu'il applaudit, nous les +avons défendus avec la poudre et la baïonnette.</p> + +<p>—Et au prix de vos membres et de votre sang; +le bourgeois l'a dit en voyant ce corps mutilé: +Voilà à quoi sert la gloire!</p> + +<p>—Ne le crois pas, mon fils; la vraie gloire est le +pain du cœur; c'est elle qui nourrit le dévouement, +la patience, le courage! Le maître de tout l'a donnée +comme un lien de plus entre les hommes. +Vouloir être remarqué par ses frères, n'est-ce pas +encore leur prouver notre estime et notre sympathie? +Le besoin d'admiration n'est qu'un des côtés +de l'amour. Non, non, la gloire <i>juste</i> n'est jamais +trop payée! Ce qu'il faut déplorer, enfant, ce ne +sont pas les infirmités qui constatent un généreux +sacrifice; mais celles qu'ont appelées nos vices ou +nos imprudences. Ah! si je pouvais parler haut à +ceux qui me jettent, en passant, un regard de pitié, +je crierais à ce jeune homme, dont les excès ont +obscurci la vue avant l'âge:—Qu'as-tu fait de tes +yeux? A l'oisif qui traîne, avec effort, sa masse +énervée:—Qu'as-tu fait de tes pieds? Au vieillard +que la goutte punit de son intempérance:—Qu'as-tu +fait de tes mains! A tous:—Qu'avez-vous +fait des jours que Dieu vous avait accordés, des +facultés que vous deviez employer au profit de vos +frères? Si vous ne pouvez répondre, ne plaignez +plus le vieux soldat mutilé pour le pays; car, lui, +il peut du moins montrer ses cicatrices sans rougir.</p> + +<p><i>16 octobre.</i>—La petite gravure m'a fait mieux +comprendre les mérites du père Chaufour et je l'en +ai estimé davantage.</p> + +<p>Il sort à l'instant de ma mansarde. Il ne se passe +plus un seul jour sans qu'il vienne travailler près +de mon feu ou sans que j'aille m'asseoir et causer +près de son établi.</p> + +<p>Le vieil artilleur à beaucoup vu et raconte volontiers. +Voyageur armé pendant vingt ans à travers +l'Europe, il a fait la guerre sans haine et avec +une seule idée: l'honneur du drapeau national! +Ç'a été là sa superstition, si l'on veut; mais ç'a été, +en même temps, sa sauve-garde.</p> + +<p>Ce mot de <em>France</em>, qui retentissait alors si glorieusement +dans le monde, lui a servi de talisman +contre toutes les tentations. Avoir à soutenir +un grand nom peut sembler un fardeau aux natures +vulgaires; mais pour les forts, c'est un encouragement.</p> + +<p>—J'ai bien eu aussi des instants, me disait-il +l'autre jour, où j'aurais été porté à <i>cousiner avec +le diable</i>. La guerre n'est pas précisément une école +de vertus champêtres. A force de brûler, de démolir +et de tuer, vous vous racornissez un peu à +l'endroit des sentiments, et quand la baïonnette +vous a fait roi, il vous vient parfois des idées d'autocrate +un peu fortes eu couleur. Mais à ces moments-là, +je me rappelais la patrie dont m'avait +parlé le lieutenant, et je me disais tout bas le mot +connu: <i>Toujours Français!</i> On en a ri depuis! Des +gens qui feraient de la mort de leur mère un calembour, +ont tourné la chose en ridicule, comme +si le nom de la patrie n'était pas aussi une noblesse +qui obligeait! Pour mon compte, je n'oublierai +jamais de combien de sottises ce titre de Français +m'a préservé. Quand la fatigue prenait le dessus, +que je me trouvais en arrière du drapeau, et que +les coups de fusil pétillaient à l'avant-garde, j'entendais +bien parfois une voix qui me disait à l'oreille:—Laisse +les autres se débrouiller, et pour +aujourd'hui ménage ta peau! Mais ce mot <i>Français!</i> +grondait alors en moi, et je courais au secours de +la brigade. D'autres fois, quand la faim, le froid, +les blessures m'avaient agacé les nerfs, et que j'arrivais +chez quelque <i>meinherr</i> maussade, il me prenait +bien une démangeaison d'éreinter l'hôte et de +brûler la baraque; mais je me disais tout bas: +<i>Français!</i> et ce nom-là ne pouvait rimer ni avec +incendiaire, ni avec meurtrier. J'ai traversé ainsi +les royaumes de l'est à l'ouest et du nord au midi, +toujours occupé de ne pas faire affront au drapeau. +Le lieutenant, voyez-vous, m'avait appris un +mot magique: <span class="sc">La Patrie</span>! Il ne s'agissait pas +seulement de la défendre, il fallait l'agrandir et la +faire aimer.</p> + +<p><i>17 octobre.</i>—J'ai fait aujourd'hui une longue +visite chez mon voisin. Un mot prononcé au +hasard a amené une nouvelle confidence.</p> + +<p>Je lui demandais si les deux membres dont il +était privé avaient été perdus à la même bataille.</p> + +<p>—Non pas, non pas, m'a-t-il répondu: le +canon ne m'avait <i>pris</i> que la jambe, ce sont les +carrières de Clamart qui m'ont <i>mangé</i> le bras.</p> + +<p>Et comme je lui demandais des détails:</p> + +<p>—C'est simple comme bonjour, a-t-il continué. +Après la grande débâcle de Waterloo, j'étais +demeuré trois mois aux ambulances pour laisser +à ma jambe de bois le temps de pousser. Une fois +en mesure de réemboîter le pas, je pris congé du +major et je me dirigeai sur Paris, où j'espérais +trouver quelque parent, quelque ami; mais rien, +tout était parti, ou sous terre. J'aurais été moins +étranger à Vienne, à Madrid, à Berlin! Cependant, +pour avoir une jambe de moins à nourrir, +je n'en étais pas plus à mon aise; l'appétit était +revenu, et les derniers sous s'envolaient.</p> + +<p>A la vérité, j'avais rencontré mon ancien chef +d'escadron, qui se rappelait que je l'avais tiré de +la bagarre à Montereau en lui donnant mon cheval, +et qui m'avait proposé chez lui place au feu et à +la chandelle. Je savais qu'il avait épousé, l'année +d'avant, un château et pas mal de fermes; de sorte +que je pouvais devenir à perpétuité brosseur +d'un millionnaire, ce qui n'était pas sans douceur. +Restait à savoir si je n'avais rien de mieux à faire. +Un soir je me mis à réfléchir.</p> + +<p>—Voyons, Chaufour, que je me dis, il s'agit de +se conduire comme un homme. La place chez le +commandant te convient; mais ne peux-tu rien +faire de mieux? Tu as encore le torse en bon état +et les bras solides; est-ce que tu ne dois pas toutes +tes forces à la patrie, comme disait l'oncle de +Vincennes? Pourquoi ne pas laisser quelque ancien +plus démoli que toi prendre ses invalides +chez le commandant? Allons, troupier, encore +quelques charges à fond puisqu'il te reste du poignet! +Faut pas se reposer avant le temps.</p> + +<p>Sur quoi j'allai remercier le chef d'escadron et +offrir mes services à un ancien de la batterie qui +était rentré à Clamart dans son <i>foyer respectif</i>, et +qui avait repris la pince de carrier.</p> + +<p>Pendant les premiers mois, je fis le métier de +conscrit, c'est-à-dire plus de mouvements que de +besogne; mais avec de la bonne volonté on vient +à bout des pierres comme de tout le reste: sans +devenir, comme on dit, une tête de colonne, je +pris mon rang, en serre-file, parmi les bons ouvriers, +et je mangeais mon pain de bon appétit, +vu que je le gagnais de bon cœur. C'est que, +même sous le tuf, voyez-vous, j'avais gardé ma +gloriole. L'idée que je travaillais, pour ma part, +à changer les roches en maisons, me flattait intérieurement. +Je me disais tout bas:</p> + +<p>—Courage, Chaufour, mon vieux, tu aides à +embellir ta patrie.</p> + +<p>Et ça me soutenait le moral.</p> + +<p>Malheureusement, j'avais parmi mes compagnons +des citoyens un peu trop sensibles aux +charmes du cognac; si bien qu'un jour, l'un d'eux, +qui voyait sa main gauche à droite, s'avisa de +battre le briquet près d'une mine chargée: la +mine prit feu sans dire gare, et nous envoya une +mitraille de cailloux qui tua trois hommes et +emporta le bras dont il ne me reste plus que la +manche.</p> + +<p>—Ainsi, vous étiez de nouveau sans état? dis-je +au vieux soldat.</p> + +<p>—C'est-à-dire qu'il fallait en changer, reprit-il +tranquillement. Le difficile était d'en trouver un +qui se contentât de cinq doigts au lieu de dix; je +le trouvai pourtant.</p> + +<p>—Où cela?</p> + +<p>—Parmi les balayeurs de Paris.</p> + +<p>—Quoi! vous avez fait partie?...</p> + +<p>—De l'escouade de salubrité; un peu, voisin, +et c'est pas mon plus mauvais temps. Le corps du +balayage n'est pas si mal composé que malpropre, +savez-vous! Il y a là d'anciennes actrices qui n'ont +pas su faire d'économies, des marchands ruinés à +la Bourse; nous avions même un professeur d'humanités +qui, pour un petit verre, vous récitait du +latin ou des tragédies, à votre choix. Tout ça +n'eût pas pu concourir pour le prix Monthyon; +mais la misère faisait pardonner les vices, et la gaîté +consolait de la misère. J'étais aussi gueux et aussi +gai, tout en tâchant de valoir un peu mieux. Même +dans la fange du ruisseau, j'avais gardé mon opinion +que rien ne déshonore de ce qui peut être +utile au pays.</p> + +<p>—Chaufour, que je me disais en riant tout bas, +après l'épée le marteau, après le marteau le balai; +tu dégringoles, mon vieux, mais tu sers toujours +ta patrie.</p> + +<p>—Cependant vous avez fini par quitter votre +nouvelle profession? ai-je repris.</p> + +<p>—Pour cause de réforme, voisin; les balayeurs +ont rarement le pied sec, et l'humidité a fini par +raviver les blessures de ma bonne jambe. Je ne +pouvais plus suivre l'escouade; il a fallu déposer +les armes. Voilà deux mois que j'ai cessé de travailler +à <i>l'assainissement de Paris</i>.</p> + +<p>Au premier instant, ça m'a étourdi! De mes +quatre membres, il ne me restait plus que la main +droite, encore avait-elle perdu sa force! fallait donc +lui trouver une occupation <i>bourgeoise</i>. Après avoir +essayé un peu de tout, je suis tombé sur le cartonnage, +et me voilà fabricant d'étuis pour les pompons +de la garde nationale; c'est une œuvre peu +lucrative, mais à la portée de toutes les intelligences. +En me levant à quatre heures et en travaillant +jusqu'à huit, je gagne soixante-cinq centimes! +le logement et la gamelle en prennent +cinquante; reste trois sous pour les dépenses de +luxe. Je suis donc plus riche que la France, +puisque j'équilibre mon budget, et je continue +à la servir, puisque je lui économise ses pompons.</p> + +<p>A ces mots, le père Chaufour m'a regardé en +riant, et ses grands ciseaux ont recommencé à couper +le papier vert pour ses étuis.</p> + +<p>Je suis resté attendri et tout pensif.</p> + +<p>Encore un membre de cette phalange sacrée +qui, dans le combat de la vie, marche toujours en +avant pour l'exemple et le salut du monde! Chacun +de ces hardis soldats a son cri de guerre: +celui-ci la patrie, celui-là la famille, cet autre +l'humanité; mais tous suivent le même drapeau, +celui du devoir; pour tous règne la même loi divine, +celle du dévouement. Aimer quelque chose +plus que soi-même, là est le secret de tout ce +qui est grand; savoir vivre en dehors de sa personne, +là est le but de tout instinct généreux.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch11">CHAPITRE XI.</h2> + +<p class="d">UTILITÉ MORALE DES INVENTAIRES.</p> + +<p><i>13 novembre, neuf heures du soir.</i>—J'avais bien +calfeutré ma fenêtre: mon petit tapis de pied était +cloué à sa place; ma lampe garnie de son abat-jour +laissait filtrer une lumière adoucie, et mon +poêle ronflait sourdement comme un animal domestique.</p> + +<p>Autour de moi tout faisait silence. Au dehors +seulement une pluie glacée balayait les toits et +roulait avec de longues rumeurs dans les gouttières +sonores. Par instants, une raffale courait sous +les tuiles qui s'entre-froissaient avec un bruit de +castagnettes, puis elle s'engouffrait dans le corridor +désert. Alors un petit frémissement voluptueux +parcourait mes veines, je ramenais sur moi les +pans de ma vieille robe de chambre ouatée, j'enfonçais +sur mes yeux ma toque de velours râpé, +et, me laissant glisser plus profondément dans +mon fauteuil, les pieds caressés par la chaude +lueur qui brillait à travers la porte du poêle, je +m'abandonnais à une sensation de bien-être avivée +par la conscience de la tempête qui bruissait au +dehors. Mes regards noyés dans une sorte de +vapeur erraient sur tous les détails de mon paisible +intérieur; ils allaient de mes gravures à ma +bibliothèque, en glissant sur la petite causeuse +de toile perse, sur les rideaux blancs de la couchette +de fer, sur le casier aux cartons dépareillés, +humbles archives de la mansarde! puis, revenant +au livre que je tenais à la main, ils s'efforçaient +de ressaisir le fil de la lecture interrompue.</p> + +<p>Au fait, cette lecture, qui m'avait d'abord captivé, +m'était devenue pénible. J'avais fini par trouver +les tableaux de l'écrivain trop sombres. Cette +peinture des misères du monde me semblait exagérée; +je ne pouvais croire à de tels excès d'indigence +ou de douleur; ni Dieu, ni la société ne devaient +se montrer aussi durs pour les fils d'Adam. +L'auteur avait cédé à une tentation d'artiste; il +avait voulu élever l'humanité en croix, comme +Néron brûlait Rome, dans l'intérêt du pittoresque!</p> + +<p>A tout prendre, cette pauvre maison du genre +humain, tant refaite, tant critiquée, était encore +un assez bon logement: on y trouvait de quoi +satisfaire ses besoins, pourvu qu'on sût les borner; +le bonheur du sage coûtait peu et ne demandait +qu'une petite place!...</p> + +<p>Ces réflexions consolantes devenaient de plus en +plus confuses.... Enfin mon livre glissa à terre +sans que j'eusse le courage de me baisser pour +le reprendre, et, insensiblement gagné par le bien-être +du silence, de la demi-obscurité et de la chaleur, +je m'endormis.</p> + +<p>Je demeurai quelque temps plongé dans cette espèce +d'évanouissement du premier sommeil; enfin +quelques sensations vagues et interrompues le traversèrent. +Il me sembla que le jour s'obscurcissait... +que l'air devenait plus froid... J'entrevoyais +des buissons couverts de ces baies écarlates +qui annoncent l'hiver... Je marchais sur une +route sans abri, bordée, çà et là, de genévriers +blanchis par le givre... Puis la scène changeait +brusquement... J'étais en diligence... la bise +ébranlait les vitres des portières; les arbres chargés +de neige passaient comme des fantômes; +j'enfonçais vainement dans la paille broyée mes +pieds engourdis... Enfin la voiture s'arrêtait, et, +par un de ces coups de théâtre familiers au sommeil, +je me trouvais seul dans un grenier sans +cheminée, ouvert à tous les vents. Je revoyais le +doux visage de ma mère, à peine aperçu dans +ma première enfance, la noble et austère figure +de mon père, la petite tête blonde de ma sœur +enlevée à dix ans; toute la famille morte revivait +autour de moi; elle était là, exposée aux morsures +du froid et aux angoisses de la faim. Ma mère +priait près du vieillard résigné, et ma sœur, +roulée sur quelques lambeaux dont on lui avait +fait un lit, pleurait tout bas en tenant ses pieds +nus dans ses petites mains bleuies.</p> + +<p>C'était une page du livre que je venais de lire, +transportée dans ma propre existence.</p> + +<p>J'avais le cœur oppressé d'une inexprimable angoisse. +Accroupi dans un coin, les yeux fixés sur +ce lugubre tableau, je sentais le froid me gagner +lentement, et je me disais avec un attendrissement +amer:</p> + +<p>—Mourons, puisque la misère est un cachot +gardé par les soupçons, l'insensibilité, le mépris, +et d'où l'on tenterait en vain de s'échapper; mourons, +puisqu'il n'y a point pour nous de place au +banquet des vivants!</p> + +<p>Et je voulus me lever pour rejoindre ma mère +et attendre l'heure suprême à ses pieds...</p> + +<p>Cet effort a dissipé le rêvé; je me suis réveillé +en sursaut.</p> + +<p>J'ai regardé autour de moi; ma lampe était +mourante, mont poêle refroidi, et ma porte entr'ouverte +laissait entrer une bise glacée! Je me suis +levé, en frissonnant, pour la refermer à double +tour; puis, gagnant l'alcôve, je me suis couché à +la hâte.</p> + +<p>Mais le froid m'a tenu longtemps éveillé, et ma +pensée a continué le rêve interrompu.</p> + +<p>Les tableaux que j'accusais tout à l'heure d'exagération +ne me semblent maintenant qu'une trop +fidèle peinture de la réalité; je me suis endormi +sans pouvoir reprendre mon optimisme... ni me +réchauffer.</p> + +<p>Ainsi un poêle éteint et une porte mal close ont +changé mon point de vue. Tout était bien quand +mon sang circulait à l'aise, tout devient triste parce +que le froid m'a saisi!</p> + +<p>Ceci rappelle l'anecdote de la duchesse obligée +de se rendre au couvent voisin par un jour d'hiver. +Le couvent était pauvre, le bois manquait, et +les moines n'avaient, pour combattre le froid, que +la discipline et l'ardeur des prières. La duchesse, +qui grelottait, revint touchée d'une profonde +compassion pour les pauvres religieux. Pendant +qu'on la débarrasse de sa pelisse et qu'on ajoute +deux bûches au feu de sa cheminée, elle mande +son intendant, auquel elle ordonne d'envoyer, +sur-le-champ, du bois au couvent. Elle fait en +suite rouler sa chaise longue près du foyer, dont +la chaleur ne tarde pas à la ranimer. Déjà le souvenir +de ce qu'elle vient de souffrir s'est éteint +dans le bien-être; l'intendant rentre, et demande +combien de chariots de bois il doit faire transporter.</p> + +<p>—Mon Dieu! vous pouvez attendre, dit nonchalamment +la grande dame; le temps s'est beaucoup radouci.</p> + +<p>Ainsi l'homme, dans ses jugements, consulte +moins la logique que la sensation; et, comme la +sensation lui vient du monde extérieur, il se trouve +plus ou moins sous son influence; il y puise, +peu à peu, une partie de ses habitudes et de ses +sentiments.</p> + +<p>Ce n'est donc point sans motif que, lorsqu'il s'agit +de préjuger un inconnu, nous cherchons dans ce +qui l'entoure des révélations de son caractère. Le +milieu dans lequel nous vivons se modèle forcément +à notre image; nous y laissons, sans y penser, +mille empreintes de notre âme. De même que la +couche vide permet de deviner la taille et l'attitude +de celui qui y a dormi, la demeure de chaque +homme peut trahir, aux yeux d'un observateur +habile, la portée de son intelligence et les mouvements +de son cœur. Bernardin de Saint-Pierre a +raconté l'histoire d'une jeune fille qui refusa un +prétendu, parce qu'il n'avait jamais voulu souffrir +chez lui ni fleurs, ni animaux domestiques; l'arrêt +était sévère peut-être, mais non sans fondement. +On pouvait présumer que l'homme insensible +à la grâce et à l'humble affection, serait mal préparé +à sentir les jouissances d'une union choisie.</p> + +<p><i>14, sept heures du soir.</i>—Ce matin, comme j'allais +reprendre la rédaction de mon mémorial, j'ai +reçu la visite de notre vieux caissier.</p> + +<p>Sa vue baisse, sa main commence à trembler, +et le travail auquel il suffisait autrefois, lui est +devenu plus difficile. Je me suis chargé d'une partie +de ses écritures; il venait chercher ce que j'avais +achevé.</p> + +<p>Nous avons causé longuement près du poêle, en +prenant une tasse de café que je l'ai forcé d'accepter.</p> + +<p>M. Rateau est un homme de sens, qui a beaucoup +observé et qui parle peu, ce qui fait qu'il a +toujours quelque chose à dire.</p> + +<p>En parcourant les <i>états</i> que j'avais dressés pour +lui, ses regards sont tombes sur mon mémorial, et +il a bien fallu lui avouer que j'écrivais ainsi chaque +soir, pour moi seul, le journal de mes actes +et de mes pensées. De proche en proche, j'en suis +venu à lui parler de mon rêve de l'autre jour +et de mes réflexions à propos de l'influence des +objets visibles sur nos sentiments habituels; il +s'est mis à sourire:</p> + +<p>—Ah! vous avez aussi mes <i>superstitions</i>, a-t-il +dit doucement. J'ai toujours cru, comme vous, +que <i>le gîte faisait connaître le gibier</i>; il faut seulement +pour cela un tact et une expérience sans lesquels +on s'expose à bien des jugements téméraires. +Pour ma part, je m'en suis rendu coupable en plus +d'une occasion; mais quelquefois aussi j'ai bien +préjugé. Je me rappelle surtout une rencontre +qui remonte aux premières années de ma jeunesse...</p> + +<p>Il s'était arrêté; je le regardai d'un air qui lui +prouva que j'attendais une histoire, et il me la raconta +sans difficulté.</p> + +<p>A cette époque, il n'était encore que troisième +clerc chez un notaire d'Orléans. Le patron l'avait +envoyé à Montargis pour différentes affaires, et il +devait y reprendre la diligence le soir même, après +avoir fait un recouvrement dans un bourg voisin: +mais, arrivé chez le débiteur, on le fit attendre, et +lorsqu'il put partir, le jour était déjà tombé.</p> + +<p>Craignant de ne pouvoir regagner assez tôt Montargis, +il prit une route de traverse qu'on lui indiqua. +Par malheur, la brume s'épaississait de plus +en plus, aucune étoile ne brillait dans le ciel; l'obscurité +devint si profonde qu'il perdit son chemin. +Il voulut retourner sur ses pas, croisa vingt sentiers, +et se trouva enfin complétement égaré.</p> + +<p>Après la contrariété de manquer le passage de +la diligence, vint l'inquiétude sur sa situation. Il +était seul, à pied, perdu dans une forêt, sans aucun +moyen de retrouver sa direction, et porteur d'une +somme assez forte dont il avait accepté la responsabilité. +Son inexpérience augmentait ses angoisses. +L'idée de forêt était liée, dans son souvenir, +à tant d'aventures de vol et d'assassinat, qu'il s'attendait, +d'instant en instant, à quelque funeste +rencontre.</p> + +<p>La position, à vrai dire, n'était point rassurante. +Le lieu ne passait point pour sûr, et l'on parlait, +depuis longtemps, de plusieurs maquignons subitement +disparus, sans qu'on eût toutefois trouvé +aucune trace de crime.</p> + +<p>Notre jeune voyageur, le regard plongé dans +l'espace et l'oreille au guet, suivait un sentier qu'il +supposait devoir le conduire à quelque maison ou +à quelque route; mais, les bois succédaient toujours +aux bois! Enfin, il distingua une lueur éloignée, +et au bout d'un quart d'heure, il atteignit un +chemin de grande communication.</p> + +<p>Une maison isolée (celle dont la lumière l'avait +attiré) se dressait à peu de distance. Il se dirigeait +vers la grande porte de la cour, lorsque le trot +d'un cheval lui fit retourner la tête. Un cavalier +venait de paraître au tournant de la route et fut, +en un instant, près de lui.</p> + +<p>Les premiers mots qu'il adressa au jeune homme +lui firent comprendre que c'était le fermier lui-même. +Il raconta comment il s'était égaré, et +apprit du paysan qu'il suivait la route de Pithiviers. +Montargis se trouvait à trois lieues derrière lui.</p> + +<p>Le brouillard s'était insensiblement transformé +en une bruine qui commençait à transpercer le +jeune clerc; il parut s'effrayer de la distance qui lui +restait à parcourir, et le cavalier, qui vit son hésitation, +lui proposa d'entrer à la ferme.</p> + +<p>Celle-ci avait un faux air de forteresse. Enveloppée +d'un mur de clôture assez élevé, elle ne se +laissait apercevoir qu'à travers les barreaux d'une +grande porte à claire-voie soigneusement fermée. +Le paysan, qui était descendu de cheval, ne s'en +approcha point; tournant à droite, il gagna une +autre entrée également close, mais dont il avait la +clef.</p> + +<p>A peine eut-il franchi le seuil, que des aboiements +terribles retentirent aux deux extrémités de +la cour. Le fermier avertit son hôte de ne rien +craindre, et lui montra les chiens enchaînés dans +leurs niches; tous deux étaient d'une grandeur +extraordinaire, et tellement féroces, que la vue du +maître lui-même ne put les apaiser.</p> + +<p>A leurs cris, un garçon sortit de la maison et vint +prendre le cheval du fermier. Celui-ci l'interrogea +sur les ordres donnés avant son départ, et se dirigea +vers les étables, afin de s'assurer s'ils avaient +été exécutés.</p> + +<p>Resté seul, notre clerc regarda autour de lui.</p> + +<p>Une lanterne posée à terre par le garçon éclairait +la cour d'une pâle lueur. Tout lui parut vide +et désert. On ne voyait aucune trace de ce désordre +champêtre indiquant la suspension momentanée +d'un travail qui doit être bientôt repris: ni +charrette oubliée là où les chevaux avaient été dételés, +ni gerbes entassées en attendant la <i>batterie</i>, ni +charrue renversée dans un coin et à demi enfouie +sous la luzerne fraîchement coupée. La cour était +balayée, les granges fermées au cadenas. Pas une +vigne grimpant le long des murs; partout la +pierre, le bois et le fer!</p> + +<p>Il releva la lanterne et s'avança jusqu'à l'angle +de la maison. Derrière s'étendait une seconde cour +où les hurlements d'un troisième chien se firent +entendre; au milieu se dressait un puits recouvert.</p> + +<p>Notre voyageur chercha vainement ce petit +jardin des fermes, où rampent les potirons bariolés, +et où quelques ruches bourdonnent sous les +haies d'églantiers et de sureaux. La verdure et +les fleurs étaient partout absentes. Il n'aperçut +même aucune trace de basse-cour ni de pigeonnier. +L'habitation de son hôte manquait de tout +ce qui fait la grâce, le mouvement et la gaieté de +la vie des champs.</p> + +<p>Le jeune homme pensa que, pour donner si +peu aux agréments domestiques et au charme des +yeux, son hôte devait être bien indifférent, ou bien +calculateur, et, jugeant, malgré lui, par ce qu'il +voyait, il se sentit en défiance de son caractère.</p> + +<p>Cependant le fermier revint des étables et le fit +entrer au logis.</p> + +<p>L'intérieur de la ferme répondait à son extérieur. +Les murs blanchis n'avaient d'autre ornement +qu'une rangée de fusils de toutes dimensions; +les meubles massifs ne rachetaient qu'imparfaitement +leur apparence grossière par l'exagération +de la solidité. Une propreté douteuse et l'absence +de toutes les commodités de détail prouvaient +que les soins d'une femme manquaient au +ménage. Le jeune clerc apprit qu'en effet le fermier +vivait seul avec ses deux fils.</p> + +<p>Des signes trop certains l'indiquaient, du reste. +Un couvert que nul ne se donnait la peine de desservir +était dressé à demeure près de la fenêtre. +Les assiettes et les plats y étaient dispersés sans +ordre, chargés de pelures de pommes de terre +et d'os à demi-rongés. Plusieurs bouteilles vides +exhalaient une odeur d'eau-de-vie mêlée à l'âcre +senteur de la fumée de tabac.</p> + +<p>Après avoir fait asseoir son hôte, le fermier +avait allumé sa pipe, et ses deux fils avaient repris +leur travail devant le foyer. Le silence était à peine +interrompu, de loin en loin, par une brève remarque +à laquelle il était répliqué par un mot ou une +exclamation; puis tout redevenait muet comme +auparavant.</p> + +<p>—Dès mon enfance, me dit le vieux caissier, +j'avais été très-sensible à l'impression des objets +extérieurs; plus tard, la réflexion m'avait appris +à étudier les causes de cette impression plutôt +qu'à la repousser. Je me mis donc à examiner +beaucoup plus attentivement tout ce qui m'entourait.</p> + +<p>Au-dessous des fusils que j'avais remarqués +dès l'entrée, étaient suspendus des piéges à loup; +à l'un d'eux pendaient encore les lambeaux d'une +patte broyée qu'on n'avait point arrachée aux +dents de fer. Le manteau fumeux de la cheminée +était orné d'une chouette et d'un corbeau cloués au +mur, les ailes étendues et la gorge traversée d'un +énorme clou; une peau de renard, récemment +écorché, s'étalait devant la fenêtre, et un croc de +garde-manger, fixé à la principale poutre, laissait +voir une oie décapitée dont le cadavre tournoyait +au-dessus de nos têtes.</p> + +<p>Mes yeux, blessés de tous ces détails, se reportèrent +alors sur mes hôtes. Le père, assis vis-à-vis +de moi, ne s'interrompait de fumer que pour se +verser à boire ou pour adresser à ses fils une +réprimande. L'aîné de ceux-ci grattait une longue +baille dont les raclures sanglantes jetées dans le +feu nous enveloppaient, par instant, d'une odeur +fétidement douceâtre; le second aiguisait des +couteaux de boucher. Un mot prononcé par le +père m'apprit que l'on se préparait à tuer un porc +le lendemain.</p> + +<p>Il y avait dans ces occupations et dans tout +l'aspect de cet intérieur je ne sais quelle brutalité +d'habitudes qui semblait expliquer l'aride tristesse +de l'extérieur et la compléter. Mon étonnement +s'était peu à peu transformé en dégoût, et mon +dégoût en malaise. Je ne puis détailler toutes les +alliances d'images qui se succédèrent dans mon +imagination; mais, cédant à une invincible répulsion, +je me levai en déclarant que j'allais me remettre +en route.</p> + +<p>Le fermier fit quelques efforts pour me retenir: +il parla de la pluie, de l'obscurité, de la longueur +du chemin; je répondis à tout par l'absolue nécessité +d'arriver à Montargis cette nuit même, et, le +remerciant de sa courte hospitalité, je repartis +avec un empressement qui dut lui confirmer la +vérité de mes paroles.</p> + +<p>Cependant la fraîcheur de la nuit et le mouvement +de la marche ne tardèrent pas à changer la +direction de mes idées. Éloigné des objets qui +avaient éveillé chez moi une si vive répugnance, +je sentis celle-ci se dissiper peu à peu. Je commençai +par sourire de ma promptitude d'impression; +puis, à mesure que la pluie devenait plus abondante +et plus froide, mon ironie se changeait en +mauvaise humeur. J'accusais, tout bas, la manie +de prendre ses sensations pour des avertissements. +Le fermier et ses fils n'étaient-ils pas libres, après +tout, de vivre seuls, de chasser, d'avoir des +chiens et de tuer un pourceau? où était le crime? +Avec moins de susceptibilité nerveuse j'aurais +accepté l'abri qu'ils m'offraient, et je dormirais +chaudement, à cette heure, sur quelques bottes +de paille, au lieu de cheminer péniblement sous +la bruine! Je continuai ainsi à me gourmander +moi-même jusqu'à Montargis, où j'arrivai vers le +matin, rompu et transi.</p> + +<p>Cependant lorsqu'au milieu du jour je me levai +reposé, j'étais instinctivement revenu à mon premier +jugement. L'aspect de la ferme se représentait +à moi sous les couleurs repoussantes qui, la +veille, m'avaient déterminé à fuir. J'avais beau +soumettre mes impressions au raisonnement, celui-ci +finissait, lui-même, par se taire, devant cet +ensemble de détails sauvages, et était forcé d'y +reconnaître l'expression d'une nature inférieure +ou les éléments d'une funeste influence.</p> + +<p>Je repartis le jour même, sans avoir pu rien apprendre +sur le paysan, ni sur ses fils; mais le +souvenir de la ferme resta profondément gravé +dans ma mémoire.</p> + +<p>Dix années plus tard, je traversais en diligence le +département du Loiret. Penché à une des portières, +je regardais des taillis nouvellement soumis +à la culture, dont un de mes compagnons de voyage +m'expliquait le défrichement, lorsque mon œil +s'arrêta sur un mur d'enceinte percé d'une porte +à claire-voie. Au fond s'élevait une maison dont +tous les volets étaient clos et que je reconnus sur-le-champ; +c'était la ferme où j'avais été reçu! Je +la montrai vivement à mon compagnon, en lui +demandant qui l'habitait.</p> + +<p>—Personne pour le moment, me répondit-il.</p> + +<p>—Mais n'a-t-elle point été tenue, il y a quelques +années, par un homme et ses deux fils?</p> + +<p>—Les Turreau, dit mon compagnon de route +en me regardant; vous les avez connus?</p> + +<p>—Je les ai vus une seule fois.</p> + +<p>Il hocha la tête.</p> + +<p>—Oui, oui, reprit-il; pendant bien des années +ils ont vécu là comme des loups dans leur tanière; +ça ne savait que travailler la terre, tuer le gibier +et boire. Le père menait la maison: mais des +hommes tout seuls, sans femmes pour les aimer, +sans enfants pour les adoucir, sans Dieu pour les +faire penser au ciel, ça tourne toujours à la bête +féroce, voyez-vous; si bien qu'un matin, après +avoir bu trop d'eau-de-vie, il paraît que l'aîné n'a +pas voulu atteler la charrue; le père l'a frappé de +son fouet, et le fils, qui était fou d'ivresse, l'a tué +d'un coup de fusil.</p> + +<p><i>Le 16 au soir.</i>—L'histoire du vieux caissier m'a +préoccupé tous ces jours-ci; elle est venue s'ajouter +aux réflexions que m'avait inspirées mon rêve.</p> + +<p>N'ai-je point à tirer de tout ceci un sérieux enseignement?</p> + +<p>Si nos sensations ont une incontestable influence +sur nos jugements, d'où vient que nous prenions si +peu de souci des choses qui éveillent ou modifient +ces sensations? Le monde extérieur se réflète perpétuellement +en nous comme dans un miroir et +nous remplit d'images qui deviennent, à notre insu, +des germes d'opinion ou des règles de conduite. +Tous les objets qui nous entourent sont donc, en +réalité, autant de talismans d'où s'exhalent de bonnes +et de funestes influences. C'est à notre sagesse +de les choisir pour créer à notre âme une salubre +atmosphère.</p> + +<p>Convaincu de cette vérité, je me suis mis à faire +une revue de ma mansarde.</p> + +<p>Le premier objet sur lequel mes yeux se sont +arrêtés est un vieux cartulaire provenant de la +plus célèbre abbaye de ma province. Déroulé avec +complaisance, il occupe le panneau le plus apparent. +D'où vient que je lui ai donné cette place? +Pour moi, qui ne suis ni un antiquaire, ni un érudit, +cette feuille de parchemin rongée de mites devrait-elle +avoir tant de prix? ne me serait-elle point +devenue précieuse à cause d'un des abbés fondateurs, +qui porte mon nom, et n'aurais-je point, +par hasard, la prétention de m'en faire, aux yeux +des visiteurs, un arbre généalogique? En écrivant +ceci je sens que j'ai rougi. Allons, à bas le cartulaire! +reléguons-le dans mon tiroir le plus profond.</p> + +<p>En passant devant ma glace, j'ai aperçu plusieurs +cartes de visites complaisamment étalées le +long de l'encadrement. Par quel hasard n'y a-t-il +là que des noms qui peuvent faire figure?... Voici +un comte polonais... un colonel retraité... le député +de mon département... Vite, vite, au feu ces +témoignages de vanité! et mettons à la place cette +carte écrite à la main par notre garçon de bureau, +cette adresse de dîners économiques, et le reçu +du revendeur auquel j'ai acheté mon dernier fauteuil. +Ces indications de ma pauvreté sauront, +comme le dit Montaigne, <i>mater ma superbe</i>, et me +rappelleront sans cesse à la modestie qui fait la dignité +des petits.</p> + +<p>Je me suis arrêté devant les gravures accrochées +au mur. Cette grosse Pomone qui rit assise sur des +gerbes, et dont la corbeille ruisselle de fruits, ne +fait naître que des idées de joie et d'abondance; je +la regardais l'autre jour lorsque je me suis endormi +en niant la misère; donnons-lui pour pendant +ce tableau de l'hiver où tout exprime la tristesse +et la souffrance: l'une des impressions tempérera +l'autre.</p> + +<p>Et cette Heureuse famille de Greuze! Quelle +gaieté dans les yeux des enfants! que de douce +sérénité sur le front de la jeune femme! quel +attendrissement religieux dans les traits du grand-père! +Que Dieu leur conserve la joie! mais suspendons +à côté le tableau de cette mère qui pleure sur +un berceau vide. La vie humaine a deux faces qu'il +faut oser regarder tour à tour.</p> + +<p>Cachons aussi ces magots ridicules qui garnissent +ma cheminée. Platon a dit que <i>le beau n'était +autre chose que la forme visible du bon</i>. S'il en est +ainsi, le laid doit être la forme visible du mal; +l'âme se déprave insensiblement à le contempler.</p> + +<p>Mais surtout, pour entretenir en moi les instincts +de tendresse et de pitié, suspendons au chevet +de notre lit cette touchante image du <i>dernier +sommeil</i>!</p> + +<p>Jamais je n'ai pu y arrêter mes regards sans me +sentir le cœur remué.</p> + +<p>Une femme déjà vieille et vêtue de haillons s'est +accroupie aux bords d'un chemin; son bâton est à +ses pieds, sa tête repose sur la pierre; elle s'est endormie +les mains jointes, en murmurant une prière +apprise dans son enfance, endormie de son dernier +sommeil et elle fait son dernier rêve!</p> + +<p>Elle se voit toute petite, forte et joyeuse enfant +qui garde les troupeaux dans les friches, qui +cueille les mûres des haies, qui chante, salue les +passants et fait le signe de la croix quand paraît +au ciel la première étoile! Heureuse époque, pleine +de parfums et de rayonnements! rien ne lui manque +encore, car elle ignore ce qu'on peut désirer.</p> + +<p>Mais la voilà grande; l'heure des travaux courageux +est venue; il faut couper les foins, battre le +blé, apporter à la ferme les fardeaux de trèfle en +fleurs ou de ramées flétries. Si la fatigue est +grande, l'espérance brille sur tout comme un soleil; +elle essuie les gouttes de sueur. La jeune fille +voit déjà que la vie est une tâche; mais elle l'accomplit +encore en chantant.</p> + +<p>Plus tard, le fardeau s'est alourdi; elle est +femme, elle est mère! il faut économiser le pain +du jour, avoir l'œil sur le lendemain, soigner les +malades, soutenir les faibles, jouer, enfin, ce rôle +de providence si doux quand Dieu vous aide, si +cruel quand il vous abandonne. La femme est toujours +forte; mais elle est inquiète; elle ne chante +plus!</p> + +<p>Encore quelques années et tout s'est assombri. La +vigueur du chef de famille s'est brisée; sa femme +le voit languir devant le foyer éteint; le froid et la +faim achèvent ce que la maladie avait commencé; +il meurt, et, près du cercueil fourni par la charité, +la veuve s'asseoit à terre, pressant dans ses bras +deux petits enfants demi-nus. Elle a peur de l'avenir, +elle pleure et elle baisse la tête.</p> + +<p>Enfin, l'avenir est venu; les enfants ont grandi, +mais ne sont plus là. Le fils combat l'ennemi sous +les drapeaux, et sa sœur est partie. Tous deux sont +perdus pour bien longtemps; pour toujours peut-être; +et la forte jeune fille, la vaillante femme, la +courageuse mère n'est désormais qu'une vieille +mendiante sans famille et sans abri! elle ne pleure +plus, la douleur l'a domptée; elle se résigne et +attend la mort.</p> + +<p>La mort, amie fidèle des misérables! elle est +arrivée, non pas horrible et railleuse, comme la +superstition nous la représente, mais belle, souriante, +couronnée d'étoiles! Le doux fantôme s'est +baissé vers la mendiante; ses lèvres pâles ont murmuré +de vagues paroles qui lui annoncent la fin de +ses fatigues, une joie sereine, et la vieille mendiante, +appuyée sur l'épaule de la grande libératrice, +vient de passer, sans s'en apercevoir, de +son dernier sommeil au sommeil sans fin.</p> + +<p>Reste là, pauvre femme brisée, les feuilles des +bois te serviront de linceul, la nuit répandra sur +toi ses larmes de rosée, et les oiseaux chanteront +doucement près de tes dépouilles. Ton apparition +ici-bas n'aura pas laissé plus de traces que leur vol +dans les airs; ton nom y est déjà oublié, et le seul +héritage que tu puisses transmettre est ce bâton +d'épine oublié à tes pieds!</p> + +<p>Eh bien! quelqu'un le relèvera, quelque soldat +de cette grande armée humaine dispersée par la +misère ou le vice; car tu n'es pas une exception, tu +es un exemple, et, sous le soleil qui luit si doucement +pour tous, au milieu de ces vignobles en +fleurs, de ces blés mûrs, de ces villes opulentes, +des générations entières souffrent et sa succèdent, +en se léguant le bâton du mendiant!...</p> + +<p>La vue de cette douloureuse figure me rendra +plus reconnaissant pour ce que Dieu m'a donné, +plus compatissant pour ceux qu'il a traités avec +moins de douceur; ce sera un enseignement et un +sujet de réflexions....</p> + +<p>Ah! si nous voulions veiller à tout ce qui peut +nous améliorer, nous instruire; si notre intérieur +était disposé de manière à devenir une perpétuelle +école pour notre âme! mais le plus souvent, nous +n'y prenons pas garde. L'homme est un éternel mystère +pour lui-même; sa propre personne est une +maison où il n'entre jamais et dont il n'étudie que +les dehors. Chacun de nous aurait besoin de retrouver +sans cesse devant lui la fameuse inscription +qui éclaira autrefois Socrate, et qu'une main +inconnue avait gravée sur les murs de Delphes:</p> + +<p class="c"><i>Connais-toi toi-même.</i></p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="ch12">CHAPITRE XII.</h2> + +<p class="d">LA FIN D'UNE ANNÉE.</p> + +<p><i>Le 30 décembre au soir.</i>—J'étais au lit, à peine +délivré de cette fièvre délirante gui m'a tenu si +longtemps entre la vie et la mort. Mon cerveau +affaibli faisait effort pour reprendre son activité; +la pensée se produisait encore incomplète et confuse, +comme un jet lumineux qui perce les nuages; +je sentais, par instant, des retours de vertige qui +brouillaient toutes mes perceptions; je flottais, +pour ainsi dire, entre des alternatives d'égarement +et de raison.</p> + +<p>Quelquefois tout m'apparaissait clairement, +comme ces perspectives qui s'ouvrent devant nous +par un temps serein, du haut de quelque montagne +élevée. Nous distinguons les eaux, les bois, +les villages, les troupeaux, jusqu'au chalet posé +aux bords du ravin; puis, subitement, une raffale +chargée de brumes arrive, et tout se confond!</p> + +<p>Ainsi livré aux oscillations d'une lucidité mal reconquise, +je laissais mon esprit en suivre tous les +mouvements sans vouloir distinguer la réalité de +la vision; il glissait doucement de l'une à l'autre; +la veille et le rêve se suivaient de plain pied!</p> + +<p>Or, tandis que j'errais dans cette incertitude, +voici que, devant moi, au-dessous de la pendule +dont le pouls sonore mesure les heures, une +femme m'est apparue!</p> + +<p>Le premier regard suffisait pour faire comprendre +que ce n'était point là une fille d'Ève. Son œil avait +l'éclat mourant d'un astre qui s'éteint, et son visage +la pâleur d'une sublime agonie. Revêtue de +draperies de mille couleurs où se jouaient les teintes +les plus joyeuses et les plus sombres, elle tenait +à la main une couronne effeuillée.</p> + +<p>Après l'avoir contemplée quelques instants, je +lui ai demandé son nom et ce qu'elle faisait dans +ma mansarde. Ses yeux, qui suivaient l'aiguille de +la pendule, se sont tournés de mon côté, et elle a +répondu:</p> + +<p>—Tu vois en moi l'année qui va finir; je viens +recevoir tes remercîments et tes adieux.</p> + +<p>Je me suis dressé sur mon coude avec une +surprise qui a bientôt fait place à un amer ressentiment.</p> + +<p>—Ah! tu veux être remerciée, me suis-je écrié; +mais voyons pour cela ce que tu m'as apporté!</p> + +<p>Quand j'ai salué ta venue, j'étais encore jeune et +vigoureux! tu m'as retiré, chaque jour, quelque +peu de mes forces, et tu as fini par m'envoyer la +maladie! Déjà, grâce à toi, mon sang est moins +chaud, mes muscles sont moins fermes, mes pieds +moins prompts. Tu as déposé dans mon sein tous +les germes des infirmités; là où croissaient les +fleurs de l'été de la vie, tu as méchamment semé +les orties de vieillesse.</p> + +<p>Et comme si ce n'était pas assez d'avoir affaibli +mon corps, tu as aussi amoindri mon âme; tu as +éteint en elle les enthousiasmes; elle est devenue +plus paresseuse et plus craintive. Autrefois ses regards +embrassaient généreusement l'humanité entière, +tu l'as rendue myope et elle voit maintenant +à peine au-delà d'elle-même.</p> + +<p>Voilà ce que tu as fait de mon être: quant à ma +vie, regarde à quelle tristesse, à quel abandon, à +quelles misères tu l'as réduite!</p> + +<p>Depuis tant de jours que la fièvre me retient +cloué sur ce lit, qui a pris soin de cet intérieur où +je mettais ma joie? Ne vais-je point trouver mes +armoires vides, ma bibliothèque dégarnie, toutes +mes pauvres richesses perdues par la négligence +ou l'infidélité? Où sont les plantes que je cultivais, +les oiseaux que j'avais nourris? Tout a disparu! +ma mansarde est défleurie, muette, solitaire!</p> + +<p>Revenu seulement depuis quelques instants à +la conscience de ce qui m'entoure, j'ignore même +qui m'a veillé pendant ces longues souffrances. +Sans doute quelque mercenaire, reparti quand mes +ressources auront été épuisées!</p> + +<p>Et qu'auront dit de mon absence les maîtres auxquels +je devais mon travail? A ce moment de l'année +où les affaires sont plus pressantes, auront-ils +pu se passer de moi, l'auront-ils voulu? Peut-être +suis-je déjà remplacé à ce petit bureau où je gagnais +le pain terrestre! Et c'est toi, toi seule, méchante +fille du temps, qui m'auras apporté tous +ces désastres: force, santé, aisance, travail, tu +m'as tout enlevé; je n'ai reçu de toi qu'insultes ou +dommages, et tu oses encore réclamer ma reconnaissance!</p> + +<p>Ah! meurs, puisque ton jour est venu; mais +meurs méprisée et maudite; et puisse-je écrire sur +ta tombe l'épitaphe que le poëte arabe grava sur +celle d'un roi:</p> + +<p>«<i>Passant, réjouis-toi; celui que nous avons enterré +ici ne peut plus revivre</i>.»</p> + +<hr /> + + +<p>Je viens d'être réveillé par une main qui prenait +la mienne; et, en ouvrant les yeux, j'ai reconnu le +médecin.</p> + +<p>Après avoir compté les pulsations du pouls, il a +hoché la tête, s'est assis aux pieds du lit et m'a regardé +en se grattant le nez avec sa tabatière.</p> + +<p>J'ai su depuis que c'était un signe de satisfaction +chez le docteur.</p> + +<p>—Eh bien! nous avons donc voulu nous faire +enlever par la camarde? m'a dit M. Lambert, de +son ton moitié jovial, moitié grondant. Peste! +comme on y allait de bon cœur? Il a fallu vous retenir +à deux bras, au moins!</p> + +<p>—Ainsi vous avez désespéré de moi, docteur? +ai-je demandé un peu saisi.</p> + +<p>—Du tout, a répondu le vieux médecin; pour +désespérer quelquefois, il faudrait avoir habituellement +de l'espoir, et je n'en ai jamais. Nous ne +sommes que les instruments de la Providence, et +chacun de nous devrait dire comme Ambroise +Paré: «Je le pansai, Dieu le guérit.»</p> + +<p>—Qu'il soit donc béni, ainsi que vous, me suis-je +écrié, et puisse la santé me revenir avec la nouvelle +année!</p> + +<p>M. Lambert a haussé les épaules.</p> + +<p>—Commencez par vous la demander à vous-même, +a-t-il repris brusquement: Dieu vous la +rend, c'est à votre sagesse et non au temps de la +conserver. Ne dirait-on pas que les infirmités nous +viennent comme une pluie ou comme un rayon de +soleil, sans que nous y soyons pour quelque chose! +Avant de se plaindre d'être malade, il faudrait +prouver qu'on a mérité de se bien porter.</p> + +<p>J'ai voulu sourire, mais le docteur s'est fâché.</p> + +<p>—Ah! vous croyez que je plaisante, a-t-il repris +en élevant la voix; mais dites-moi un peu +qui de nous donne à sa santé l'attention qu'il donne +à sa fortune? Economisez-vous vos forces +comme vous économisez votre argent? évitez-vous +les excès ou les imprudences avec le même soin +que les folles dépenses ou les mauvais placements! +avez-vous une comptabilité ouverte pour votre +tempérament comme pour votre industrie? cherchez-vous +chaque soir ce qui a pu vous être salutaire +ou malfaisant, avec la prudence que vous +apportez à l'examen de vos affaires? Vous-même, +qui riez, n'avez-vous pas provoqué le mal par +mille extravagances?</p> + +<p>J'ai voulu protester en demandant l'indication +de ces extravagances; le vieux médecin a écarté +tous ses doigts, et s'est mis à les compter l'une +après l'autre.</p> + +<p><i>Primo</i>, s'est-il écrié, manque d'exercice! Vous +vivez ici comme le rat dans son fromage, sans air, +sans mouvement, sans distraction. Par suite, le +sang circule mal, les humeurs s'épaississent, les +muscles inactifs ne réclament plus leur part de +nutrition; l'estomac s'allanguit et le cerveau se +fatigue.</p> + +<p><i>Secundo.</i> Nourriture irrégulière. Le caprice est +votre cuisinier, l'estomac un esclave qui doit accepter +ce qu'on lui donne, mais qui se venge sournoisement, +comme tous les esclaves.</p> + +<p><i>Tertio.</i> Veilles prolongées! Au lieu d'employer +la nuit au sommeil, vous la dépensez en lectures; +votre alcôve est une bibliothèque, votre oreiller +un pupitre! A l'heure où le cerveau fatigué demande +du repos, vous le conduisez à une orgie, +et vous vous étonnez de le trouver endolori le +lendemain.</p> + +<p><i>Quarto.</i> La mollesse des habitudes! Enfermé +dans votre mansarde, vous vous êtes insensiblement +entouré de mille précautions douillettes. Il a +fallu des bourrelets pour votre porte, un paravent +pour votre fenêtre, des tapis pour vos pieds, un +fauteuil ouaté de laine pour vos épaules, un poêle +allumé au premier froid, une lampe à lumière adoucie, +et, grâce à toutes ces précautions, le moindre +vent vous enrhume, les siéges ordinaires vous exposent +à des courbatures, et il vous faut des lunettes +pour supporter la lumière du jour. Vous avez +cru conquérir des jouissances, et vous n'avez fait +que contracter des infirmités.</p> + +<p><i>Quinto...</i></p> + +<p>—Ah! de grâce, docteur, assez! me suis-je +écrié. Ne poussez pas plus loin l'examen; n'attachez +pas à chacun de mes goûts un remords.</p> + +<p>Le vieux médecin s'est gratté le nez avec sa tabatière.</p> + +<p>—Vous voyez, a-t-il dit plus doucement en se +levant, vous fuyez la vérité, vous reculez devant +l'enquête! preuve que vous êtes coupable: <i>Habemus +confitentem reum!</i> Mais au moins, mon cher, +n'accusez plus les quatre saisons, à l'exemple des +portières.</p> + +<p>Là-dessus il m'a encore tâté le pouls, et il est +parti, en déclarant que son ministère était fini, et +que le reste me regardait.</p> + +<p>Le docteur sorti, je me suis mis à réfléchir.</p> + +<p>Pour être trop absolue, son idée n'en a pas +moins un fond de justesse. Combien de fois nous +attribuons au hasard le mal dont il faudrait chercher +l'origine en nous-mêmes! Peut-être eût-il été +sage de le laisser achever l'examen commencé.</p> + +<p>Mais n'en est-il pas un autre encore plus important, +celui qui intéresse la santé de l'âme? suis-je +bien sûr de n'avoir rien négligé pour la préserver +pendant l'année qui va finir? Soldat de Dieu parmi +les hommes, ai-je bien conservé mon courage +et mes armes? Serai-je prêt pour cette grande revue +des morts que doit passer <i>Celui qui est</i> dans +la sombre vallée de Josaphat?</p> + +<p>Ose te regarder toi-même, ô mon âme, et cherche +combien de fois tu as failli.</p> + +<p>D'abord, tu as failli par orgueil! Car je n'ai pas +recherché les simples. Trop abreuvé des vins enivrants +du génie, je n'ai plus trouvé de saveur à +l'eau courante. J'ai dédaigné les paroles qui n'avaient +d'autre grâce que leur sincérité; j'ai cessé +d'aimer les hommes, seulement parce que c'étaient +des hommes, je les ai aimés pour leur supériorité; +j'ai resserré le monde dans les étroites limites d'un +panthéon, et ma sympathie n'a pu être éveillée +que par l'admiration. Cette foule vulgaire que +j'aurais dû suivre d'un œil ami, puisqu'elle est +composée de frères en espérances et en douleurs, +je l'ai laissée passer avec indifférence, comme un +troupeau. Je m'indigne de voir celui qu'enivre son +or mépriser l'homme pauvre des biens terrestres, +et moi, vain de ma science futile, je méprise le +pauvre d'esprit. J'insulte à l'indigence de la pensée +comme d'autres à celle de l'habit; je m'enorgueillis +d'un don et je me fais une arme offensive +d'un bonheur!</p> + +<p>Ah! si, aux plus mauvais jours des révolutions, +l'ignorance révoltée a jeté parfois un cri de haine +contre le génie, la faute n'en est pas seulement +à la méchanceté envieuse de sa sottise, elle vient +aussi de l'orgueil méprisant du savoir.</p> + +<p>Hélas! j'ai trop oublié la fable des deux fils du +magicien de Bagdad.</p> + +<p>L'un, frappé par l'arrêt irrévocable du destin, +était né aveugle, tandis que l'autre jouissait de +toutes les joies que donne la lumière. Ce dernier +fier de ses avantages, raillait la cécité de son +frère et dédaignait sa compagnie. Un matin que +l'aveugle voulait sortir avec lui:</p> + +<p>—A quoi bon, lui dit-il, puisque les dieux +n'ont mis rien de commun entre nous? Pour moi +la création est un théâtre où se succèdent mille +décorations charmantes et mille acteurs merveilleux; +pour vous ce n'est qu'un abîme obscur au +fond duquel bruit un monde invisible. Demeurez +donc seul dans vos ténèbres, et laissez les plaisirs +de la lumière à ceux qu'éclaire l'astre du jour.</p> + +<p>A ces mots, il partit, et le frère abandonné se +mit à pleurer amèrement. Le père, qui l'entendit, +accourut aussitôt et s'efforça de le consoler en +promettant de lui accorder tout ce qu'il désirerait.</p> + +<p>—Pouvez-vous me rendre la vue? demanda +l'enfant.</p> + +<p>—Le sort ne le permet pas, dit le magicien.</p> + +<p>—Alors, s'écria l'aveugle avec emportement, je +vous demande d'éteindre le soleil!</p> + +<p>Qui sait si mon orgueil n'a point provoqué le +même souhait de la part de quelqu'un de mes frères +qui ne <i>voient</i> pas?</p> + +<p>Mais combien plus souvent encore j'ai failli +par imprudence et par légèreté! Que de résolutions +prises à l'aventure! que d'arrêts portés +dans l'intérêt d'un bon mot! que de mal accompli +faute de sentir ma responsabilité! la plupart +des hommes se nuisent les uns aux autres pour +faire quelque chose! on raille une gloire, on compromet +une réputation, comme le promeneur +oisif, qui suit une haie, brise les jeunes branches +et effeuille les plus belles fleurs. Et cependant notre +irréflexion fait ainsi les renommées! Semblable +à ces monuments mystérieux des peuples barbares +auxquels chaque voyageur ajoutait une pierre, +elles s'élèvent lentement; chacun y apporte en +passant quelque chose et ajoute au hasard, sans +pouvoir dire lui-même s'il élève un piédestal ou +un gibet. Qui oserait regarder derrière lui pour +y relever ses jugements téméraires?</p> + +<p>Il y a quelques jours, je suivais le flanc des +buttes vertes que couronne le télégraphe de Montmartre. +Au-dessous de moi, le long d'un de ces +sentiers qui tournent en spirale pour gravir le +coteau, montaient un homme et une jeune fille +sur lesquels mes yeux s'arrêtèrent. L'homme avait +un paletot à longs poils qui lui donnait quelque +ressemblance avec une bête fauve, et portait une +grosse canne dont il se servait pour décrire dans +l'air d'audacieuses arabesques. Il parlait très-haut, +d'une voix qui me parut saccadée par la colère. +Ses yeux, levés par instant, avaient une expression +de dureté farouche, et il me sembla qu'il adressait +à la jeune fille des reproches ou des menaces +qu'elle écoutait avec une touchante résignation. +Deux ou trois fois elle hasarda quelques paroles +sans doute un essai de justification; mais l'homme +au paletot recommençait aussitôt avec ses éclats +de voix convulsifs, ses regards féroces et ses moulinets +menaçants. Je le suivis des yeux, cherchant +en vain à saisir un mot au passage, jusqu'au moment +où il disparut derrière la colline.</p> + +<p>Evidemment je venais de voir un de ces tyrans +domestiques dont l'humeur insociable s'exalte par +la patience de la victime, et qui, pouvant être les +dieux bienfaiteurs d'une famille, aiment mieux +s'en faire les bourreaux.</p> + +<p>Je maudissais dans mon cœur le féroce inconnu, +et je m'indignais de ce que ces crimes contre +la sainte douceur du foyer ne pussent recevoir +leur juste châtiment, lorsque la voix du promeneur +se fit entendre de plus près. Il avait tourné +le sentier et parut bientôt devant moi au sommet +de la butte.</p> + +<p>Le premier coup d'œil et les premiers mots me +firent alors tout comprendre: là où j'avais trouvé +l'accent furieux et les regards terribles de l'homme +irrité, ainsi que l'attitude d'une victime effrayée, +j'avais, tout simplement, un brave bourgeois louche +et bègue qui expliquait à sa fille attentive +l'éducation des vers à soie!</p> + +<p>Je m'en suis revenu, riant de ma méprise; mais, +près de rejoindre mon faubourg, j'ai vu courir la +foule, j'ai entendu des cris d'appel; tous les bras, +tournés vers le même point, montraient, au loin, +une colonne de flammes. L'incendie dévorait une +fabrique, et tout le monde s'élançait au secours.</p> + +<p>J'ai hésité. La nuit allait venir; je me sentais +fatigué; un livre favori m'attendait: j'ai pensé que +les travailleurs ne manqueraient pas, et j'ai continué +ma route.</p> + +<p>Tout à l'heure j'avais failli par défaut de prudence; +maintenant, c'est par égoïsme et par lâcheté.</p> + +<p>Mais quoi, n'ai-je point oublié en mille autres +occasions les devoirs de la solidarité humaine? +Est-ce la première fois que j'évite de payer ce +que je dois à la société? Dans mon injustice, n'ai-je +pas toujours traité mes associés comme le lion? +Toutes les parts ne me sont-elles pas successivement +revenues? Pour peu qu'un malavisé en +redemande quelque chose, je m'effraie, je m'indigne, +j'échappe par tous les moyens. Que de fois, +en apercevant, au bout du trottoir, la mendiante +accroupie, j'ai dévié de ma route, de peur que la +pitié ne m'appauvrît, malgré moi, d'une aumône! +Que de douleurs mises en doute pour avoir le +droit d'être impitoyable! Avec quelle complaisance +j'ai constaté, parfois, les vices du pauvre, +afin de transformer sa misère en punition méritée!...</p> + +<p>Oh! n'allons pas plus loin, n'allons pas plus +loin! Si j'ai interrompu l'examen du docteur, +combien celui-ci est plus triste! Les maladies du +corps font pitié, celles de l'âme font horreur...</p> + +<p>J'ai été heureusement arraché à ma rêverie par +mon voisin le vieux soldat.</p> + +<p>Maintenant que j'y pense, il me semble avoir +toujours vu, pendant mon délire, cette bonne +figure tantôt penchée sur mon lit, tantôt assise à +son établi, au milieu de ses feuilles de carton.</p> + +<p>Il vient d'entrer, armé de son pot à colle, de sa +main de papier vert et de ses grands ciseaux. Je +l'ai salué par son nom; il a poussé une exclamation +joyeuse et s'est approché.</p> + +<p>—Eh bien! on a donc retrouvé sa <i>boule</i>! s'est-il +écrié en prenant mes deux mains dans la main mutilée +qui lui reste; ça n'a pas été sans peine, savez-vous! +en voilà une campagne qui peut compter pour +deux chevrons! J'ai vu pas mal de fiévreux battre la +breloque pendant mes mois d'hôpital: à Leipsick, +j'avais un voisin qui se croyait un feu de cheminée +dans l'estomac, et qui ne cessait d'appeler les +pompiers; mais le troisième jour tout s'est éteint +de soi-même, vu qu'il a passé l'arme à gauche +tandis que vous, ça a duré vingt-huit jours, le +temps d'une campagne du petit caporal.</p> + +<p>—Je ne me suis donc pas trompé, vous étiez +près de moi!</p> + +<p>—Parbleu! je n'ai eu qu'à traverser le corridor. +Ça vous a fait une garde-malade pas mal +gauche, vu que la droite est absente; mais bah! +vous ne saviez pas de quelle main on vous faisait +boire, et ça n'a pas empêché cette gueuse de fièvre +d'être noyée... absolument comme Poniatowski +dans l'Elster!</p> + +<p>Le vieux soldat s'est mis à rire, et moi, trop +attendri pour parler, j'ai serré sa main contre ma +poitrine. Il a vu mon émotion et s'est empressé d'y +couper court.</p> + +<p>—A propos, vous savez qu'à partir d'aujourd'hui +on a le droit à la ration! a-t-il repris gaiement; +quatre repas comme les <i>meinhers</i> allemands; +rien que ça! C'est le docteur qui est votre maître +d'hôtel.</p> + +<p>—Reste à trouver le cuisinier, ai-je repris en +souriant.</p> + +<p>—Il est trouvé! s'est écrié le vétéran.</p> + +<p>—Qui donc?</p> + +<p>—Geneviève.</p> + +<p>—La fruitière?</p> + +<p>—Au moment où je vous parle, elle fricasse +pour vous, voisin; et n'ayez pas peur qu'elle épargne +le beurre, ni le soin. Tant que vous avez été +entre le <i>vivat</i> et le <i>requiem</i>, la brave femme passait +son temps à monter ou à descendre les escaliers +pour savoir où en était la bataille... Et tenez, je +suis sûr que la voici.</p> + +<p>On marchait, en effet, dans le corridor; il est allé +ouvrir.</p> + +<p>—Eh bien! a-t-il continué, c'est notre portière, +la mère Millot; encore une de vos bonnes +amies, voisin, et que je vous recommande pour +les cataplasmes. Entrez, mère Millot, entrez, nous +sommes tout à fait jolis garçons ce matin, et prêts à +danser un menuet si nous avions des pantoufles.</p> + +<p>La portière est entrée toute ravie. Elle me rapportait +du linge blanchi et réparé par ses soins, +avec une petite bouteille de vin d'Espagne, cadeau +de son fils le marin, réservé pour les grandes +occasions. J'ai voulu la remercier; mais l'excellente +femme m'a imposé silence sous prétexte +que le docteur m'avait défendu de parler. Je l'ai +vue tout ranger dans mes tiroirs, dont l'aspect +m'a frappé: une main attentive y a évidemment +réparé, jour par jour, les désordres inévitables +qu'entraîne la maladie.</p> + +<p>Comme elle achevait, Geneviève est arrivée avec +mon dîner; elle était suivie de la mère Denis, la +laitière de vis-à-vis, qui avait appris, en même +temps, le danger que j'avais couru et mon entrée +en convalescence. La bonne Savoyarde apportait +un œuf qui venait d'être pondu et qu'elle voulait +me voir manger elle-même.</p> + +<p>Il a fallu lui raconter, de point en point, toute +ma maladie. A chaque détail, elle poussait des +exclamations bruyantes; puis, sur l'avertissement +de la portière, elle s'excusait tout bas. On a fait +cercle autour de moi pour me regarder dîner; +toutes les bouchées étaient accompagnées décris +de contentement et de bénédiction! Jamais le roi +de France, quand il dînait en public, n'a excité, +parmi les spectateurs, une telle admiration.</p> + +<p>Comme on levait le couvert, mon collègue le +vieux caissier est entré à son tour.</p> + +<p>En le reconnaissant, je n'ai pu me défendra +d'un battement de cœur. De quel œil les patrons +avaient-ils vu mon absence, et que venait-il m'annoncer?</p> + +<p>J'attendais qu'il parlât avec une inexprimable +angoisse; mais il s'est assis près de moi, m'a pris +la main, et s'est mis à se réjouir de ma guérison, +sans rien dire de nos maîtres. Je n'ai pu supporter +plus longtemps cette incertitude.</p> + +<p>—Et MM. Durmer? ai-je demandé en hésitant, +comment ont-ils accepté... l'interruption de mon +travail?</p> + +<p>—Mais il n'y a pas eu d'interruption, a répondu +le vieux commis tranquillement.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Chacun s'est partagé la besogne, tout est au +courant, et les MM. Durmer ne se sont aperçus de +rien.</p> + +<p>Cette fois, l'émotion a été trop forte. Après tant +de témoignages d'affection, celui-ci comblait la +mesure; je n'ai pu retenir mes larmes.</p> + +<p>Ainsi les quelques services que j'avais pu rendre +ont été reconnus au centuple! j'avais semé un peu +de bien, et chaque grain tombé dans une bonne +terre a rapporté tout un épi! Ah! ceci complète +l'enseignement du docteur! S'il est vrai que les infirmités +du dedans et du dehors sont le fruit de +nos sottises ou de nos vices, les sympathies et les +dévouements sont aussi des récompenses du devoir +accompli. Chacun de nous, avec l'aide de Dieu, +et dans les limites bornées de la puissance humaine, +se fait à lui-même son tempérament, son caractère +et son avenir.</p> + +<hr /> + + +<p>Tout le monde est reparti; mes fleurs et mes oiseaux, +rapportés par le vétéran, me font seuls +compagnie. Le soleil couchant empourpre de ses +derniers rayons mes rideaux à demi refermés. Ma +tête est libre, mon cœur plus léger; un nuage humide +flotte sur mes paupières. Je me sens dans +cette vague béatitude qui précède un doux sommeil.</p> + +<p>Là-bas, vis-à-vis de l'alcôve, la pâle déesse aux +draperies de mille couleurs et à la couronne effeuillée +vient de réapparaître de nouveau; mais cette +fois je lui tends la main avec un sourire de reconnaissance.</p> + +<p>—Adieu, chère année, que j'accusais injustement +tout à l'heure! Ce que j'ai souffert ne doit +pas t'être imputé, car tu n'as été qu'un espace où +Dieu a tracé ma route, une terre où j'ai recueilli +la moisson que j'avais semée. Je t'aimerai, abri de +passage, pour les quelques heures de joie que tu +m'as vu goûter; je t'aimerai même pour les souffrances +que tu m'as vu subir. Joies ni souffrances +ne venaient de toi, mais tu en as été le théâtre. +Retombe donc en paix dans l'éternité et sois +bénie, toi qui, en remplacement de la jeunesse, +me laisses l'expérience, en retour du temps le +souvenir, et en paiement du bienfait la reconnaissance.</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE.</h2> + + +<table summary=""> +<tr> + <td> </td> + <td><span class="sc">Avant-Propos</span></td> + <td class="num"><a href="#ch0"><small>III</small></a></td> +</tr> +<tr> + <td>§ I.</td> + <td>Les étrennes de la mansarde</td> + <td class="num"><a href="#ch1">5</a></td> +</tr> + +<tr> + <td>§ II.</td> + <td>Le carnaval</td> + <td class="num"><a href="#ch2">21</a></td> +</tr> + +<tr> + <td>§ III.</td> + <td>Ce qu'on apprend en regardant par la fenêtre</td> + <td class="num"><a href="#ch3">39</a></td> +</tr> + +<tr> + <td>§ IV.</td> + <td>Aimons-nous les uns les autre</td> + <td class="num"><a href="#ch4">55</a></td> +</tr> +<tr> + <td>§ V.</td> + <td>La compensation</td> + <td class="num"><a href="#ch5">73</a></td> +</tr> +<tr> + <td>§ VI.</td> + <td>L'oncle Maurice</td> + <td class="num"><a href="#ch6">93</a></td> +</tr> +<tr> + <td>§ VII.</td> + <td>Ce que coûte la puissance et ce que rapporte la célébrité</td> + <td class="num"><a href="#ch7">115</a></td> +</tr> +<tr> + <td>§ VIII.</td> + <td>Misanthropie et repentir</td> + <td class="num"><a href="#ch8">139</a></td> +</tr> +<tr> + <td>§ IX.</td> + <td>La famille de Michel Arout</td> + <td class="num"><a href="#ch9">157</a></td> +</tr> +<tr> + <td>§ X.</td> + <td>La patrie</td> + <td class="num"><a href="#ch10">181</a></td> +</tr> +<tr> + <td>§ XI.</td> + <td>Utilité morale des inventaires</td> + <td class="num"><a href="#ch11">207</a></td> +</tr> +<tr> + <td>§ XII.</td> + <td>La fin d'une année</td> + <td class="num"><a href="#ch12">235</a></td> +</tr> +</table> + +<p class="c"><small>FIN DE LA TABLE.</small></p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Un philosophe sous les toits, by Émile Souvestre + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN PHILOSOPHE SOUS LES TOITS *** + +***** This file should be named 29282-h.htm or 29282-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/9/2/8/29282/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/29282-h/images/cover.jpg b/29282-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..495cda6 --- /dev/null +++ b/29282-h/images/cover.jpg diff --git a/29282-h/images/mlevy.png b/29282-h/images/mlevy.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..726db38 --- /dev/null +++ b/29282-h/images/mlevy.png |
