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Mais, dès ce règne même, +sinistre vestibule qui introduit aux guerres civiles, tout souci d'art +et de littérature était sorti de mon esprit. + +Mon coeur avait été saisi par la grandeur de la révolution religieuse, +attendri des martyrs, que j'ai dû prendre à leur touchant berceau, +suivre dans leurs actes héroïques, conduire, assister au bûcher. + +Les livres ne signifient plus rien devant ces actes. Chacun de ces +saints fut un livre où l'humanité lira éternellement. Et, quant à +l'art, quelle oeuvre opposerait-il à la grande construction morale que +bâtit le XVIe siècle? + +La forte base, immense, mystérieuse, s'est faite des souffrances du +peuple et des vertus des saints, de leur foi simple, dont la portée +hardie leur fut inconnue à eux-mêmes, enfin de leurs sublimes morts. + +Tout cela infiniment libre. Mais une école en sort qui fait du martyre +une discipline et une institution, qui enferme dans une formule la +grande âme brûlante de la révolution religieuse. Cette âme y +tiendra-t-elle? La liberté, qui fut la base, va-t-elle reparaître au +sommet? + +Voilà les questions qui m'ont troublé jadis. La voie était obscure et +pleine d'ombre; je voyais seulement, au bout de ces ténèbres, un point +rouge, la Saint-Barthélemy. + +Mais maintenant la lumière s'est faite, telle que ne l'eût aucun +contemporain. Tous les grands acteurs de l'époque, et les coupables +mêmes, sont venus déposer, et on les a connus par leurs aveux. +Philippe II s'est révélé, et, grâce à lui, l'Escurial est percé de +part en part. Le duc d'Albe s'est révélé, et nous avons sa pensée jour +par jour, en face de celle de Granvelle. Nous connaissons par eux leur +incapacité, leur vertige et leur désespoir au moment de la crise. Le +duc d'Albe était perdu en 1572, près de devenir fou. Il faisait prier +pour lui dans toutes les églises, consultait les sorciers, implorait +un miracle ou du Diable ou de Dieu. Le 10 août, ce miracle lui fut +promis pour le 24. + +Les tergiversations de la misérable cour de France, qui si longtemps +voulut, ne voulut pas et voulut de nouveau (poussée par ses besoins, +par le riche parti qui lui faisait l'aumône), et qui prit à la fin du +courage à force de peur, tout cela n'est pas moins clair aujourd'hui, +lucide, incontestable. Ce que le Louvre avait pour nous d'obscur s'est +trouvé illuminé tout à coup par cette foule de documents nouveaux qui, +d'Angleterre et de Hollande, de Madrid, de Bruxelles, de Rome, +d'Allemagne même et du Levant, sont venus à la fois pour l'éclairer. +Et, de tant de rayons croisés, une lumière s'est faite, intense, +implacable et terrible. + +Et qu'a-t-on vu alors? Une grande pitié. Ni l'Espagne, si fière, ni la +grande Catherine (que tous méprisaient à bon droit), ne savaient où +ils allaient ni ce qu'ils faisaient. Ils cherchent, ils tâtent, ils +heurtent. Ils donnent le spectacle très-bas de ces tournois d'aveugles +qu'on armait de bâtons, et qui frappaient sans voir. Ils marchent au +hasard et tombent, puis jurent, se relevant, qu'ils ont voulu tomber. + +Une telle lumière est une flamme, et rien n'y tient; tout fond. Ces +majestueux personnages, réduits à leur néant, s'évanouissent, +s'abîment, disparaissent, comme cire ou comme neige. Et il ne +resterait qu'un peu de boue, si, de tant de débris, un objet +n'échappait, ne s'élevait et ne dominait tout, la figure triste et +grave d'un grand homme et d'un vrai héros. + +Je ne suis pas suspect. Je ne prodigue guère les héros dans mes +livres. Mais celui-ci est le héros du devoir, de la conscience. + +J'ai beau l'examiner, le sonder et le discuter. Il résiste et grandit +toujours. Au rebours de tant d'autres, exagérés follement, celui-ci, +qui n'est point le héros du succès, défie l'épreuve, humilie le +regard. La lumière électrique, la lumière de la foudre, dont il fut +traversé, pâlit devant ce coeur, où rien, au dernier jour, ne restait +que Dieu et Patrie. + +«Une seule objection, dira-t-on. Cette joie héroïque dont vous faisiez +ailleurs le premier signe du héros, elle ne fut point en Coligny. Tout +ce que dit l'histoire, tout ce que dit le funèbre portrait, montre en +cet homme redoutable un ferme juge du temps, mais plein de deuil, +triste jusqu'à la mort.» + +Nous l'avouons, par cela il fut homme. Blessé? Plus qu'on ne saurait +le dire, à la profondeur même de l'abîme des maux du temps. Qui s'en +étonnera? Nul, après trois cents ans, ne pourra seulement les lire, +que lui-même n'en reste blessé! + +Mais c'est aussi en lui une grandeur d'avoir toujours vu clair +par-dessus la nuit et le deuil, d'avoir gardé si nette la lumière +supérieure. + +Les vrais héros de la France ont cela de commun, que les uns inspirés, +les autres réfléchis (comme fut l'amiral), sont éminemment +raisonnables. Coligny, quoique fort cultivé, lettré, théologien, +quoique gentilhomme et retardé par cette fatalité de classe, allait +s'affranchissant et de ses préjugés et de ses docteurs. Sauf un moment +d'hésitation chrétienne à l'entrée de la guerre civile, il ne vacilla +nullement, comme on l'a dit; il fut ferme et libre en sa voie. + +Homme de batailles, il haïssait la guerre. Il y fut superbe, +indomptable, dédaigneux pour cette fille aveugle, tant flattée, la +Victoire. Il la mena à bout, ne quitta l'épée que vainqueur, après +avoir conquis non-seulement la paix et la liberté religieuse (1570), +mais les volontés mêmes de l'ennemi et l'avoir vaincu dans son propre +coeur. Charles IX (les actes le prouvent), pendant près de deux ans, +suivit la voie de Coligny. + +Ce grand esprit, si sage, avait vu à merveille la chose essentielle, +que la France, dans sa pléthore nerveuse et son agitation, voulait +s'extravaser au dehors. Et il lui ouvrait l'Amérique et les Pays-Bas, +c'est-à -dire la succession espagnole. Il ne se trompa nullement. +Seulement (comme Jean de Witt un siècle après) il eut raison trop tôt. +Ses projets furent repris, dès le lendemain de sa mort, par ceux qui +l'avaient tué. + +C'était un très-grand citoyen et fort libre de son parti même. Lorsque +les protestants, ayant le couteau à la gorge, se virent forcés +d'appeler l'étranger, il résista autant qu'il put, et tant qu'il en +faillit périr. + +Sa netteté, son admirable coeur, apparurent à sa mort, quand on lut +ses papiers secrets, et que ses meurtriers confus virent ce conseil au +roi de se défier de l'Angleterre protestante autant que de l'Espagne +catholique. + +Grande consolation pour nous, dans cette histoire, de voir la nature +humaine tellement relevée ici! de voir marcher si droit, parmi +l'aveuglement de tous, ce pur et ferme coeur qui ne regarde que la +conscience. Les défaites des siens, leurs folies, leurs destructions, +rien ne l'entame. Il va à son but. Quel? une grande mort,--qui semble +perdre, mais sauve au contraire son parti. + +Car la fille de Coligny, veuve par la Saint-Barthélemy, épousera +Guillaume d'Orange. Car la France protestante, de sa blessure féconde, +engendre la France hollandaise. Car ce malheur immense, au sein des +meilleurs catholiques, mit le regret, l'amour des protestants. «Dès ce +jour, dit l'un d'eux, sans connaître leur foi, j'aimai ceux de la +Religion.» + +De sorte que ce grand homme a réussi, même selon le monde. Par sa mort +triomphante, il gagna plus qu'il ne voulait. + + * * * * * + +Voilà la pensée de ce livre. Et plût au ciel qu'elle nous eût profité +aussi à nous, que ces grands coeurs, si riches, nous eussent donné +quelque peu d'un tel souffle, et mis dans notre aridité un rien de +leurs torrents! + +Que si notre temps, si loin de ce temps, et si peu préparé à retrouver +l'image de ces grandeurs morales, s'en prenait à l'histoire, +l'histoire lui répondrait ce que le jeune d'Aubigné dit un jour dans +le Louvre à Catherine de Médicis, qui le voyait debout et si peu plié +devant elle: «Tu ressembles à ton père!... + +--Dieu m'en fasse la grâce!» + + 1er mars 1856. + + + Dans le prochain volume, qui me ramène aux lettres et aux + sciences et ferme le XVIe siècle, on trouvera une _Critique + générale des sources historiques_, de ce grand siècle si fécond, + mais si trouble. Une partie des notes que je donnerais + aujourd'hui reviendrait dans cette _Critique_. Je les ajourne + jusque-là . + + Qu'il me suffise ici d'indiquer les principales sources + manuscrites où j'ai puisé, et qui m'ont donné spécialement les + causes et précédents, très-peu connus, de la Saint-Barthélemy: + _Lettres de Morillon à Granvelle_ (c'est, jour par jour, + l'histoire du duc d'Albe, celle des rapports de Bruxelles et de + Paris).--_Lettres inédites de Catherine de Médicis._--_Extraits + des lettres de Pie V, Charles IX, etc., tirés des archives du + Vatican (en 1810)_, etc. + + + + +HISTOIRE DE FRANCE + +AU XVIe SIÈCLE + + + + +CHAPITRE PREMIER + +HENRI II--LA COUR ET LA FRANCE--AFFAIRE DE JARNAC + +1547 + + Plus ferme foy jamais ne fut jurée + À nouveau prince (ô ma seule princesse!) + Que mon amour, qui vous sera sans cesse + Contre le temps et la mort assurée. + De fosse creuse ou de tour bien murée + N'a pas besoin de ma foy la fort'resse, + Dont je vous fis dame, reine et maîtresse, + Parce qu'elle est d'éternelle durée! + + +Le nouveau règne nous met en plein roman. L'Amadis espagnol, tout +récemment traduit, imité, commenté, est sa bible chevaleresque. +L'Amadis est bien plus que lu et dévoré, il est refait en action. +Henri II rougit presque d'être fils de François Ier; c'est le fils du +roi Périon, c'est le _Beau Ténébreux_. La réalité et l'histoire sont +enterrées à Saint-Denis, et libres, grâce à Dieu nous entrons au pays +des fées. + +Où n'atteindrons-nous pas? Les médailles du temps, les emblèmes et +devises ne parlent que d'astres et d'étoiles. La conquête du monde est +assurée; mais qu'est-ce que cela? Sur de charmants émaux, un coursier +effréné emporte Diane et Henri, aux nues? au ciel? On ne saurait le +dire. + +À la salamandre éternelle qui régna trente années, au _soleil_ de +François Ier, dont sa soeur fut le tournesol, un autre astre succède, +la lune, romanesque, équivoque, de douteuse clarté. La Diane d'ici, en +son habit de veuve, de soie blanche et soie noire, nous représente la +Diane de là -haut, comme elle, et changeante et fidèle. La mobile +influence qui régit les femmes et les mers, qui donne les marées et +parfois les tempêtes, fait nos destinées désormais. Elle en a le +secret et nous promet de grandes choses. Sous le croissant, on lit le +calembour sublime: «Donec totum impleat _orbem_.» (Il remplira _son +disque_; ou, remplira _le monde_.) + +Nouvelle religion, galante, astrologique. Malheur à qui n'y croit! +C'est la Diane armée et prête à frapper de ses flèches. Voyez-la à +Fontainebleau, sous son double visage: là , céleste et dans la lumière; +ici, la Diane des flammes, infernale, et la sombre Hécate. Ainsi la +fable nous traduit le roman, et le met en pleine lumière. L'Amadis +espagnol s'éclaire du reflet des bûchers. + +Nous ne sommes pas, croyez-le, dans un monde naturel, c'est un +enchantement, et c'est par suite de violentes féeries et de coups de +théâtre qu'on peut le soutenir. Cette Armide de cinquante ans, qui +mène en laisse un chevalier de trente doit tous les jours frapper de +la baguette. À ce prix elle est jeune; je ne sais quelle Jouvence +incessamment la renouvelle. Elle bâtit, abat, rebâtit, s'entoure de +tous les arts. Elle lance la France dans d'improbables aventures. Des +princes de hasard, les Guises, vont agir sous sa main, éblouir, +troubler et charmer. Surprenants magiciens, s'il reste un peu de sens, +ils sauront nous en délivrer. La France, décidément romanesque, +espagnole, les remerciera de ses pertes. + +Et d'abord elle se trouve riche à la mort de François Ier. L'argent +abonde pour les fêtes. Trois fêtes coup sur coup. Fête de +l'enterrement, splendide, immense, et noblement tragique, où l'on +jette les millions. Fête du sacre, de royale largesse, où le roi +comblera ses preux. Fête d'un combat à outrance, d'un jugement de +Dieu, celle-ci sombre, sauvage et sanglante, où toute la France est +invitée. + +En attendant, des voyages rapides, qui sont des fêtes eux-mêmes, la +vie des chevaliers errants, dans nos forêts, de château en château, et +par les arcs de triomphe. Le vieil ami du roi, le connétable, le +prend, le mène aux délices d'Écouen, de l'ÃŽle-Adam, de Chantilly. Mais +Diane le garde à Anet. Là , entouré des Guises, enivré de fanfares, +d'emblèmes prophétiques et du rêve de la conquête du monde, les yeux +fermés, il donne les actes décisifs par lesquels l'idole signifie sa +divinité. + +Le premier étonna. Pendant que le feu roi, à peine refroidi, faisait +son lugubre voyage de Rambouillet à Saint-Denis, vingt jours après sa +mort, on souffleta son règne, on avertit la France qu'elle entrait +dans un nouveau monde, hors des anciennes voies, hors de toute voie, +de toute tradition, qu'on supprimait le temps, qu'on retournait d'un +saut au roi Arthur, à Charlemagne. + +Nos rois, nos parlements, suivaient, dès le XIIIe siècle, la grande +oeuvre du droit. Récemment Charles VIII, Louis XII et François Ier, +avaient écrit, rédigé nos Coutumes. Cujas mettait en face le droit +romain, et le grand Dumoulin recherchait l'unité du nôtre. Cette +révolution se réclamait du roi, se rapportait au roi, cherchait en lui +sa force. Mais voilà que le roi la dément et la répudie, et n'en veut +rien savoir: tout le travail des lois, il le met sous les pieds. Il +réclame le droit de la force, le bon vieux droit gothique, la sagesse +des épreuves, la jurisprudence de l'épée. Saint Louis, tant qu'il +peut, entrave le duel juridique; Henri II (dans le siècle de la +jurisprudence!) l'autorise, le préside et l'arrange; il fait les +lices, lance les champions, selon la forme antique: Laissez-les aller, +les bons combattants! + +Une révolution si grave se fait par trois lignes informes, sans +signature, au bas d'un chiffon de défi. + +Toutefois, avec ce mot: _Fait en Conseil royal. Et signé Laubespin_ +(le nom du secrétaire d'État). + +Et quel est ce conseil? Fort inégalement partagé entre l'ami et la +maîtresse, entre le connétable qui paraît mener tout, et Diane, +présente, agissante, par ses hommes, les Guises, qui emportent tout +en effet. Montmorency gouverne à la condition d'être gouverné. + +L'acte bizarre dont il s'agit, supposant que ce droit barbare était la +loi régnante, obligeait le sire de Jarnac de répondre au défi du sire +de la Châtaigneraie. + +Jarnac, beau-frère de la duchesse d'Étampes, de la maîtresse qui s'en +va avec François Ier. La Châtaigneraie, une épée connue par les duels, +un bras de première force, un dogue de combat, nourri par Henri II. + +La jeune maîtresse du vieux roi avait trop provoqué cela. Dix ans +durant, elle avait harcelé la grande Diane, en l'appelant _la +vieille_. Il y avait chez François Ier, entre ses domestiques, valets +privés et rimeurs favoris, une fabrique d'épigrammes contre la +maîtresse de son fils. Un jour, on lui offrait des dents; une autre +fois on lui conseillait d'acheter des cheveux. Ces fous criblaient à +coups d'épingle une femme de mémoire implacable, qui allait être plus +que reine, et le leur rendre à coups d'épée. + +Il était bien facile de perdre la duchesse d'Étampes. D'abord, elle +avait été, comme le malheureux disgracié Chabot, comme Jean Du Bellay, +favorable à toutes les idées nouvelles. Elle avait une soeur +protestante, connue pour telle, et exaltée. + +Ensuite on avait monté contre elle de longue date une machine directe +et efficace, par quoi sa tête ne tenait qu'à un fil. On avait dit, +répété, répandu, qu'elle avait trahi le roi au traité de Crépy, que +sans elle nous aurions vaincu, que c'était elle qui avait amené +l'ennemi à dix lieues de Paris. Bruit absurde, comme le prouve Du +Bellay, mais d'autant mieux avalé par l'orgueil national, qui y +trouvait consolation. + +Elle aurait péri sans les Guises. Déjà les gens de loi étaient lancés +sur un homme qui lui appartenait et qu'on disait agent de sa trahison. +Cet homme intelligent se garda bien de disputer; il donna un château +aux Guises. Ceux-ci dès lors ajournèrent tout. + +Ils dirent que ce n'était rien de tuer la duchesse, qu'il fallait la +désespérer, qu'on ne commençait pas la chasse par les abois, qu'il +valait mieux d'abord que la bête harcelée, mordue, sentît les dents, +qu'elle eût la peur et la douleur, qu'elle versât surtout ces amères +et suprêmes larmes qui prouvent la défaite et demandent merci. + +La victime pouvait être mordue à deux endroits, à un d'abord. Elle +avait en Bretagne un mari de contenance qu'elle tenait là en exil, +comme gouverneur de la province. Il avait accepté la chose pour un +gros traitement. Mais elle palpait ce traitement et le gardait. Cela, +vingt ans durant. Ce mari, voyant le roi mort et sa femme perdue, +éclate alors, crie au voleur, la traîne au parlement. Voilà les deux +époux qui se gourment dans la boue, et avec eux la mémoire du feu roi. +Diane y jouit fort, au point qu'elle envoya Henri II, le roi, aux +juges, aux procureurs, dans cette sale échauffourée, pourquoi? pour +assommer une femme qui se noyait déjà . + +Autre endroit plus sensible encore où on pouvait lui enfoncer +l'aiguille, piquer la malheureuse, sans qu'elle pût crier seulement. +Pendant vingt ans, maîtresse d'un roi malade, et tristement malade, +elle avait eu sans doute des consolations. La cour malicieuse pensait +que le consolateur devait être Jarnac, beau grand jeune homme, +élégant, délicat, que la duchesse d'Étampes, pour l'avoir toujours +près d'elle, avait donné pour mari à sa soeur. Jarnac faisait beaucoup +de dépenses, menait grand train quoique son père, vivant et remarié, +ne pût être bien large. Il était trop facile de deviner qui +fournissait. + +Cela compris, senti, il fallait bien se garder de la tuer. Son +ennemie, pour rien au monde, ne lui aurait coupé la tête; elle pouvait +lui percer le coeur. + +On n'eût pas la patience d'attendre la mort de François Ier. Un an ou +deux avant, on mit les fers au feu, Le Dauphin, instrument docile, +lança l'affaire brutalement par un mot qu'il dit à Jarnac: «Comment se +fait-il qu'un fils de famille dont le père vit encore peut faire une +telle dépense, mener un tel état?» Le jeune homme, surpris, se crut +habile et parfait courtisan en répondant une chose qu'il croyait +agréable, disant que sa belle-mère l'_entretenait_, ne lui refusait +rien. Mot équivoque, qui semblait faire entendre que Jarnac imitait +l'exemple du Dauphin, avait la femme de son père. + +Ce mot tombé à peine, le Dauphin le relève, le répète partout, et dans +ces termes: «Il couche avec sa belle-mère.» + +Un tel mot, et d'un prince, va vite. Il alla droit au père de Jarnac, +du père au fils. Sous un tel coup de foudre, le jeune homme osant +tout, bravant tout, rois et Dauphins, jura que quiconque avait ainsi +menti était un méchant homme, un malheureux, un lâche. + +Tout retombait d'aplomb sur la tête du prince. + +Un roi ne se bat pas, ni un prince, un Dauphin. Mais ils ne manquent +guère d'avoir des gens charmés de se battre pour eux. Henri en avait, +et par bandes. Grand lutteur et sauteur, aimant l'escrime, il +choisissait ses amis sur la force du poignet, la vigueur du jarret, la +dextérité du bretteur. + +Le spécial ami du Dauphin était un homme fort, bas sur jambes et carré +d'échine, admirable lutteur, d'une roideur de bras _à jeter par terre +les lutteurs bretons_. Il avait vingt-six ans, et déjà il s'était +signalé à la guerre, surtout à Cérisoles. Quoique bravache, il était +brave, et se portait pour le plus brave. Il courait les duels, défiait +tout le monde. Cela en avait fait un personnage. Du reste, sans +fortune et cadet, il se faisait appeler, de la seigneurie de son aîné, +le sire de la Châtaigneraie. Il traînait après lui (aux dépens du +Dauphin) une meute de gens comme lui. + +Le Dauphin n'eut aucun besoin de lancer la Châtaigneraie. Dès qu'il +entendit parler de l'affaire, il la fit sienne. Il soutint que c'était +à lui que Jarnac avait dit la chose, qu'il la lui avait dite cent +fois, et lui défendit de dire autrement. + +Jarnac avait quelques années de plus que la Châtaigneraie, était +beaucoup plus grand, long, délicat et faible. _L'autre, même sans +armes_, dit l'inscription mémorative du combat, l'aurait défait, +anéanti. + +Et cependant que faire? La Châtaigneraie demandait le combat; il avait +fait grand bruit et s'était adressé au roi (c'était encore François +Ier), qui défendit de passer outre. Combien de temps l'affaire +fut-elle suspendue? Nous l'ignorons. Mais les mots ironiques, les +gestes de mépris, les affronts, ne furent pas suspendus. Car le 12 +décembre 1546, ce fut Jarnac qui, ne pouvant plus vivre, demanda au +roi de combattre. Le roi répondit qu'il ne le souffrirait jamais. + +François Ier mort (le 31 mars), quelle est la première affaire de la +monarchie? La grande guerre d'Allemagne apparemment, les secours +promis aux protestants? Non, nous avons bien autre chose à faire. +Charles-Quint les bat à Muhlberg. La grande affaire, c'est le duel, la +mort de Jarnac, la vengeance de femme. + +Un mot dit pendant le combat nous autorise à croire que Jarnac, +alarmé, se voyant si forte partie (et derrière le roi même), fit +l'humiliante démarche d'aller trouver son ennemie Diane et qu'il +essaya de la fléchir. Grande simplicité. Il était trois fois condamné. +Comme amant de la duchesse d'abord, mais aussi comme étant Chabot du +côté paternel, cousin de l'amiral Chabot, et par sa mère des +Saint-Gelais, parent du poète de ce nom, comme tel, affilié peut-être +à cette damnable fabrique d'épigrammes _contre la vieille_, dont nous +avons parlé. + +La grande dame paraît lui avoir dit, avec sa froideur apparente, +qu'elle n'y pouvait rien, que le vin était tiré et qu'il fallait le +boire, qu'il n'y avait pas de remède, puisque le roi personnellement +était en jeu _et qu'il ne céderait jamais_. + +Nul moyen d'en sortir que de s'humilier, de ne plus démentir +l'inceste, de confirmer l'outrage sur le front de son père, de rester +le plastron du roi et l'amusement de la cour. + +Celle-ci y comptait, et l'on s'en amusait d'avance. Tout était +arrangé pour donner à l'affaire une publicité effroyable. On en avait +fait une fête; le roi voulait y présider et donner ce régal aux dames. + +Henri II avait fait dresser les lices au centre de la France, près de +Paris, sur l'emplacement admirable de Saint-Germain. Ce lieu unique, +même avant qu'on bâtît la terrasse d'une lieue de long, a toujours été +un théâtre et le plus beau de nos contrées. Le plateau triomphal d'où +la forêt regarde la Seine aux cent replis reçut toute la France. Paris +y vint, bruyant et curieux; marchands et artisans, bourgeois et +compagnons de tout état, les deux grands peuples noirs, la robe et +l'université, celle-ci spécialement très-aigre et mécontente. Mais le +plus curieux, ce fut la foule de la pauvre noblesse qui, du 23 avril +au 10 juillet, dans ces deux mois et demi, eut le temps de venir de +toutes les provinces. + +Étrange elle-même et vrai spectacle pour la cour. On se montrait ces +figures d'un autre âge, ces nobles revenants, dont tels pourpoints +dataient de Louis XII et tels chevaux boitaient depuis Pavie. Le tout, +couché dans la forêt, et, parmi les cuisines odorantes, déjeunant de +pain sec, buvant au fleuve, faisant sur l'herbe leur sobre et pastoral +banquet. + +On devinait assez leurs pensées sérieuses. La première pour le mort, +déjà bien oublié de la nouvelle cour. Où donc était ce bel acteur, ce +grand homme au grand nez, de noble épée, de haute mine, qui, jusqu'au +dernier jour (malgré les ans, malgré Vénus, si cruelle plus lui), +avait représenté la France? Que de choses couvertes par sa fière +attitude, sa grâce et son besoin de plaire, que dis-je! par le +souvenir de ses folies, passées toutes en légendes. Magnifique +hâblerie, noble farce! tout était fini, rentré dans la coulisse, et la +scène était vide. + +Le dernier règne, au milieu de ses fautes et de ses discordances, +avait eu, au total, une harmonie fictive qui depuis avait disparu: _la +royauté moderne sous un roi chevalier_. + +Tant fausse que fût cette chevalerie, elle imposait. Aux choses on +opposait les mots. Si la noblesse se plaignait du gouffre dévorant de +la cour, des justices seigneuriales anéanties, on répondait par les +victoires du roi, Marignan, Cérisoles. Une police s'était créée, +secrète, d'honorables espions, qui, de chaque province, écrivait aux +_clercs du secret_. Ces secrétaires du roi, les tribunaux du roi, un +vaste établissement despotique, s'était formé, et tout au profit de la +cour. La noblesse pourtant du _roi-soldat_ avait tout enduré. Lui +mort, tout cela apparaissait nouveau, et désormais intolérable. + +Mais, à part le gouvernement, hors de son action, une autre révolution +s'était faite, plus grande encore. En moins de cinquante ans, l'argent +multiplié, et, partant, avili, avili comme annulé la rente; rentiers +et créanciers recevaient beaucoup moins, et tout objet à vendre +coûtait plus cher. On ne pouvait plus vivre. Hutten, longtemps +auparavant, le dit déjà . La noblesse agonisait dans ses manoirs +ruinés. Et, pour comble, elle s'était énormément multipliée; les +cadets, qui jadis ne se mariaient pas, s'éteignaient au couvent ou à +la croisade, avaient fait souche (de mendiants). Quelle ressource? la +domesticité. Les plus adroits s'accrochaient aux seigneurs, vivaient +de miettes, léchaient les plats. Mais la plupart étaient trop fiers +encore, maladroits et sauvages; drapés dans leur manteau percé, ils +mouraient de faim noblement. + +Beaucoup pourtant se réveillèrent à cette grande occasion. Ils firent +ressource de leurs restes et de tout. Ils voulurent voir la royauté +nouvelle, la cour, l'abîme où s'absorbait la France. + +Les longs préparatifs, les interminables cérémonies qu'on avait +exhumées des livres de chevalerie, la pédantesque érudition qu'on mit +à reproduire dans leurs détails ces vieilleries gothiques, leur +donnèrent le loisir de regarder, de s'informer, et, les yeux dans les +yeux, de percer cette odieuse cour de leurs tristes et haineux +regards. + + + + +CHAPITRE II + +LE COUP DE JARNAC--10 JUILLET + +1547 + + +Le roi d'abord, quand on le démêlait dans la foule brillante, +étonnait, attristait à le voir. Quoique grand, fort et bien taillé, il +n'était nullement élégant. Son teint, sombre, espagnol, faisait penser +à sa captivité, rappelait l'ombre du cachot de Madrid, et ses grosses +épaules en portaient encore les basses voûtes. Visage de prison. On y +sentait aussi l'ennui que son joyeux père avait eu de faire l'amour à +la fille du roi bourgeois, la bonne et triste Claude. + +Au total, point méchant, mais lourdement bonasse et dépendant (voir le +buste du Louvre). On comprend qu'un tel homme, une fois lié et muselé, +on put le mener loin; que, né chien, pour plaire à ses maîtres, il put +devenir dogue, et de ces cruels bouledogues qui mordent sans savoir +pourquoi. + +Mais il y avait aussi, dans la figure vivante, une chose que ne dit +pas le buste. Le spirituel envoyé d'Espagne, le très-fin diplomate +Simon Renard, l'exprime d'un seul mot que tout le monde comprenait +alors: «Il est né _saturnien_.» Saturne, en alchimie, c'est le lourd, +vil et plat métal, le plomb. Astrologiquement, Saturne est l'astre +sinistre des naissances fatales, des natures malheureuses, des vies +qui doivent mal tourner, à elles-mêmes pesantes, pour les autres +malencontreuses, de guignon, de triste aventure. + +Celui-ci, être relatif, n'était que par rapport à un autre être un +astre supérieur. L'astre rassurait peu. Dans son portrait probable +(Musée de Cluny), Diane effraie plutôt de son apparente froideur. +Fille du Rhône, mais longuement _attrempée_ de sagesse normande, elle +mit la froideur dans les mots, dans la noble attitude. Et les actes +n'en étaient que plus violents. + +Combien elle était redoutée, on le voyait par le servile effort de la +reine italienne, la jeune Catherine de Médicis, qui ne regardait +qu'elle, et tâchait d'attraper un mot ou un sourire. Elle n'y perdait +pas ses peines, et on la rassurait. Ces deux femmes étaient un +spectacle pour les austères provinciaux qui ne comprenaient rien à ce +partage d'une impudente intimité. + +L'audace de Diane et son mépris de tout sentiment public, de toute +opinion, apparaissaient en une chose, c'est que, par dessus tous les +dons dont nous parlerons tout à l'heure, elle s'était fait donner un +procès--avec qui? Avec toute la France. + +Elle se fit donner (sous le nom de son gendre) la concession vague, +effrayante, _de toutes les terres vacantes_ au royaume. Or il n'y +avait pas un seigneur, pas une commune, qui n'eût près de soi +quelqu'une de ces terres vacantes et n'y prétendît quelque droit. + +Un quart peut-être de la France était ainsi désert, inoccupé, vacant, +litigieux. + +On réclamait ce quart. On menaçait d'un coup deux ou trois cent mille +_ayants droit_. On leur suspendait sur la tête cet immense procès où +l'on était sûr de gagner. + + * * * * * + +Telle apparut la cour, le 10 juillet au matin, pompeusement rangée sur +les estrades de Saint-Germain. On fut très-matinal. Dès six heures, +tous siégeant, les lices étaient ouvertes, et l'on procédait aux +cérémonies. Le combat n'eut lieu que le soir, fort tard, presque au +soleil couché. + +Nous avons heureusement un long récit de cette journée, authentique, un +procès-verbal dressé par ceux qui virent de près, par les hérauts. +Vieilleville y ajoute des faits essentiels, et Brantôme, qui est +ailleurs de si faible autorité, mérite ici quelque attention, +étant neveu de l'un des combattants, et sans doute informé +très-particulièrement de cet événement de famille. + +Donc, dès six heures, Guienne, le héraut, alla chercher l'assaillant, +la Châtaigneraie, qui entra dans les lices à grand bruit de trompettes +et tambours, conduit par son parrain François de Guise, et par ceux de +sa compagnie, trois cents gentilshommes, vêtus à ses couleurs, fort +éclatantes, blanc et incarnat. Il _honora_ le camp par dehors et en +fit le tour. Puis, il fut reconduit solennellement à son pavillon, +d'où il ne bougea plus. + +Quel était donc ce prince qui faisait son entrée dans un tel appareil? +Un cadet de Poitou qui était venu en chemise. «Il y avoit déjà cinq +semaines, dit Vieilleville, qu'on voyoit la Châtaigneraie faisant une +piaffe à tous odieuse et intolérable, avec une dépense excessive, +impossible, si le roi qui l'aimoit ne lui en eût donné le moyen.» +Odieuse, en effet, intolérable, lorsque c'était le juge qui prenait si +scandaleusement fait et cause pour un des partis. + +Si la tête avait tourné complétement à la Châtaigneraie, on ne peut +s'en étonner. Fou de sa fatuité propre, il l'était encore plus de la +folie commune. Le temps n'existait plus, l'affaire était finie avant +de commencer, Jarnac était tué, dans son esprit, et il ne s'occupait +que du triomphe. Il allait par la cour invitant tout le monde à son +souper royal, les grands, les princes. Un Bourbon refusa. + +Un autre des Bourbons, le duc de Vendôme, fort opposé aux Guises, +voulut relever le pauvre Jarnac, et demanda à être son parrain; mais +le roi le lui défendit. Jarnac n'eut de parrain que Boisy, le grand +écuyer, de cette famille des Bonnivet, une famille tombée, éclipsée. +Vendôme, indigné d'une partialité si manifeste et si grossière, se +leva, et les princes du sang le suivirent. + +Depuis deux mois Jarnac s'était préparé à la mort, et il avait fait +de grandes dévotions. Toutefois, pour ne négliger rien, il avait fait +venir un renommé maître italien qui savait des bottes secrètes et +pouvait dérouter un bretteur de profession. Cet Italien s'informa, +observa; il sut que la Châtaigneraie gardait un bras quelque peu roide +d'une ancienne blessure, et il dressa là -dessus son plan de campagne. + +Jarnac, étant l'_assailli_, avait droit de proposer les armes. La +question était de savoir s'il valait mieux pour lui proposer les armes +gothiques, embarrassantes et lourdes, du XVe siècle, ou celles, plus +légères, qu'on portait au XVIe. En droit, puisqu'on renouvelait tout +le vieil appareil, il pouvait exiger aussi les vieilles armes, comme +on les portait aux combats de ce genre cent ans ou deux cents ans plus +tôt. L'autre parti ne s'y attendait pas. Il n'aurait jamais deviné que +le plus faible demandera ces armes pesantes. Brantôme assure pourtant +que la Châtaigneraie trouva dans leur roideur un obstacle qui gêna les +mouvements du bras jadis blessé. + +Du reste, l'Italien comptait si peu sur le succès de ce moyen, qu'à +tout hasard il en avait enseigné à Jarnac un autre, connu en Italie. +Il lui dit d'exiger deux dagues, l'une longue attachée à la cuisse, +l'autre courte, mise dans les bottines; dernière ressource de l'homme +terrassé, qu'on appelait _miséricorde_, parce qu'au moment de doute où +le vainqueur était dessus et attendait qu'il demandât merci, il +pouvait du bras libre tirer encore la dague et la lui mettre au +ventre. + +Les dagues furent accordées, et les cottes de mailles, les longues +épées pointues, à deux tranchants. Je ne vois pas qu'on parle de +cuissards, ni de grèves; apparemment on les crut trop pesantes, dans +cette journée chaude, pour un combat à pied. + +La difficulté et la discussion qui fut longue porta sur les gantelets +que proposa le parrain de Jarnac, longs et roides gantelets de fer, +abandonnés depuis longtemps et curiosités d'un autre âge. Il +présentait encore un vaste bouclier d'acier poli, non moins inusité +alors, mais admirable pour faire glisser l'épée d'un fougueux +assaillant, user la force et la fureur du bouillant la Châtaigneraie. + +Tout cela refusé de Guise, son parrain. Les juges du litige étaient +les maréchaux de France, et celui qui les présidait, le connétable. Il +y avait à parier qu'ils décideraient contre Jarnac, pour Guise (et +pour le roi). Cependant, soit par sentiment d'honneur et d'équité pour +égaler les chances, soit par entraînement pour céder à la voix +publique, les maréchaux pensèrent qu'on devait suivre, mot à mot, les +usages des derniers combats, et qu'on ne pouvait refuser les armes +usitées alors. + +La voix du connétable était prépondérante. Qu'allait-il décider? Nous +l'avons vu bien faible et bien servile sous l'autre règne. Celui-ci +commençait, et l'on ne savait pas bien encore où pencherait la faveur. +Quoique Montmorency fût et parût le premier homme de l'État, quoique +nominalement il eût tout dans les mains, il avait vu combien +facilement sa grande amie Diane, et ses petits amis les Guises, +avaient enlevés Henri II, et de Chantilly, d'Écouen, maisons du +connétable, l'avaient emporté à Anet. Il avait vu encore au conseil +du 23 avril comme aisément, contre toute vraisemblance, ils tirèrent +du roi l'ordre du combat, c'est-à -dire la mort de Jarnac. S'il les +laissait ainsi toujours aller, lui-même perdait terre. Homme de paille +et simple mannequin, il lui restait d'aller planter ses choux. + +Tout cela sans nul doute le mettait pour Jarnac. Et cependant il eût +flotté encore, redoutant d'irriter le roi, sans une très-grave +circonstance qui bien plus droit encore saisit son coeur et dut lui +faire violemment désirer la mort de la Châtaigneraie. + +Ce fait, entièrement ignoré, et qu'un rapport de dates nous a fait +découvrir, est tel: + +Ce même jour du 23 avril où le conseil, de gré ou de force, avait cédé +au roi et livré le sang de Jarnac, Montmorency obtint, en compensation +sans doute de l'acte insensé qu'il signait, une très-haute faveur +personnelle. Le roi lui accorda pour son neveu Coligny les provisions +de la charge de colonel de l'infanterie française. + +Coligny, il est vrai, était très-digne. C'était un homme de trente +ans, d'une gravité extraordinaire, d'une éducation forte et savante, +d'une bravoure éprouvée et déjà couvert de blessures. Il avait pris la +tâche dure de former nos bandes de pied, largement recrutées d'hommes +effrénés et de bandits. Il passait pour cruel, dit un historien, mais +sa _cruauté a sauvé la vie à un million d'hommes_. Ses règlements, +base première de nos codes militaires, le constituent l'un des +premiers créateurs de l'infanterie nationale. + +Un tel neveu était une bonne fortune pour l'intrigant austère (on +verra si ce nom était dû à Montmorency). Coligny avait justement la +réalité des vertus dont l'autre avait le masque. Il était infiniment +utile à celui-ci que la noblesse de province, dont Coligny fut +l'idéal, jugeât l'oncle sur le neveu. La parfaite netteté de l'un +trompait sur l'autre. On lui faisait honneur du fier génie de Coligny, +de ses paroles amères, parfois hautaines, sur la lâcheté du temps. +Celle des Guises lui fit mal au coeur quand ils mendièrent une fille +de Diane. Et il le dit très-haut. + +Les Guises eussent voulu à tout prix biffer ce titre que lui donnait +le roi. Ils réussirent à tenir la chose en suspens et sans exécution +pendant deux ans, pensant, dans l'intervalle, pouvoir la faire passer +à quelque favori. Or, celui du moment était la Châtaigneraie, le roi +en était engoué; ils conçurent l'idée bizarre, étrange (sotte sous +tout autre roi), de faire donner à ce bretteur, pour prix d'un coup +d'épée, une charge qui exigeait un si haut caractère, la plus austère +tenue, la moralité la plus grave, charge en réalité de juge militaire, +une épée de justice autant que de combat! + +Le bruit courut partout que la Châtaigneraie avait la charge, +autrement dit, que Coligny ne l'avait plus, que l'on se moquait du +connétable, que le parti des vieux était bafoué, que tout passait à la +jeunesse, aux Guises. + +Il devenait très-essentiel au connétable que la Châtaigneraie fût tué. +Il approuva les armes proposées par Jarnac. + +D'instinct, il sentait bien qu'il avait la France pour lui, que toute +la noblesse de province surtout eût fort mal vu la Châtaigneraie +vainqueur et colonel de l'infanterie. Pour son maître, il le +connaissait, et jugeait qu'après tout il se consolerait fort vite du +grand et cher ami, et, s'il était battu, loin de le plaindre, lui +garderait rancune. + +La discussion fut très-longue, et ce ne fut que bien tard, au plus tôt +à sept heures du soir, qu'elle prit fin. La chaleur de juillet, la +fatigue, l'attente, avaient porté au comble l'excitation des +spectateurs. Nous avons vu ailleurs (à l'épreuve de Savonarole) le +vertige qui saisit les grandes foules dans de tels moments. + +Enfin les cris sont faits par les hérauts aux quatre vents. Défense de +remuer, de tousser, de cracher, de faire aucun signe. + +On les prend dans leur pavillon, on les amène en leur bizarre costume, +mêlé de deux époques, qui eût paru grotesque dans un autre moment. +Personne, en celui-ci, n'avait envie de rire. + +«Laissez-les aller, les bons combattants!» Ce mot dit, ils avancent... +Et l'on ne respire plus. On n'eût osé lever les mains au ciel, mais +les yeux, les coeurs s'y dressaient. + +Les deux figures de fer marchant l'une sur l'autre (de droite, la +forte et trapue, et de gauche, la longue), la première se fendit, +poussa d'estoc et redoubla... en vain. + +La longue, c'était Jarnac, remettant tout à Dieu, et ne se couvrant +plus de sa pointe, hasarda un coup de tranchant, déchargea son épée +(et peut-être à deux mains) sur le jarret de la Châtaigneraie. + +Le coup porta si bien que celui-ci ne saisit pas le moment où Jarnac +s'était tellement découvert, et où il eût pu le transpercer. Il +chancela et _parut ébloyer_... Ce qui donna à l'autre facilité de +redoubler de telle force et de telle roideur que, cette fois, le +jarret fut tranché, et la jambe pendait... Il tomba lourdement à +terre. + +«Rends-moi mon honneur! dit Jarnac, et crie merci à Dieu et au roi!... +Rends-moi mon honneur!» Mais il restait muet. + +Jarnac, le laissant là , traverse la lice et s'adresse au roi. Il met +un genou en terre: «Sire, je vous supplie que vous m'estimiez homme de +bien!... Je vous donne la Châtaigneraie. Prenez-le, Sire! Ce ne sont +que nos jeunesses qui sont cause de tout cela...» + +Mais le roi ne répondit rien. + +Acte cruellement partial. Le vaincu que Jarnac avait épargné aurait pu +n'être qu'étourdi, se relever derrière et recommencer le combat. On +lui donnait le temps de se remettre et de reprendre force. + +Le vainqueur le craignit et revint. Mais il le trouva immobile, +perdant son sang. Il se jeta près de lui à genoux, et de son gantelet +de fer se battant la poitrine, il dit et répéta: «_Non sum dignus, +Domine._» Puis, il pria la Châtaigneraie de se reconnaître, de rentrer +en lui. + +Il était en effet revenu à lui, mais par un accès de fureur. Il se leva +sur le genou, empoigna son épée, et, d'un mouvement désespéré, il se +ruait sur l'autre. «Ne bouge! lui dit Jarnac, je te tuerai.»--«Tue-moi +donc!» Et il retomba. + +Ce dernier mot pouvait tenter Jarnac. Qu'allait-il arriver s'il ne le +tuait? Que ce furieux, vivant et sans doute sauvé par le roi, ne +perdrait pas un jour, une heure, à peine guéri, pour tuer son trop +clément vainqueur. + +Mais il lui répugnait de tuer cet homme par terre, l'homme du roi +d'ailleurs, qui peut-être ne le pardonnerait jamais. + +Pour la seconde fois, il retourna au roi... Lamentable spectacle!... +et se mit encore à genoux:--«Sire, Sire, je vous en prie, veuillez que +je vous le donne, puisqu'il fut nourri dans votre maison... +Estimez-moi homme de bien!... Si vous avez bataille, vous n'avez +gentilhomme qui vous servira de meilleur coeur. Je vous prouverai que +je vous aime et que j'ai profité à manger votre pain.» + +Cette prière ne fit rien au roi. Il ne desserra pas les dents; +enveloppé d'obstination sauvage, lié de sa parole, sans doute, serf +d'esprit et de langue, misérablement enchanté. + +Le blessé gisait sans secours. Jarnac, y retournant, le trouva couché +dans son sang, l'épée hors de la main. Ému de son état, il lui dit: +«Châtaigneraie, mon ancien compagnon, reconnais ton Créateur, et que +nous soyons amis.» Il n'exigeait plus rien de ce mourant que de penser +à Dieu. Mais, tout mourant qu'il fût, il fit encore un mouvement +contre lui. Jarnac, du bout de son épée, écarta celle de cette bête +sauvage, épée et dague, emporta tout, remit tout aux hérauts. + +On voyait que la Châtaigneraie était fort mal. Il pouvait trépasser. +Jarnac, pour la troisième fois, alla au roi: «Sire, au moins pour +l'amour de Dieu, prenez-le, je vous en supplie...» + +Le connétable, en même temps, descendu dans la lice, était allé voir +le corps, et, revenant, il dit: «Regardez, Sire; car il le faut ôter.» + +Mais le roi était aussi morne que le blessé. Tout le monde voyait que +la vraie partie de Jarnac, c'était le roi, et que rien n'était fait. +Un frémissement contenu de fureur et d'indignation, sans être entendu, +se voyait sur la foule, et il n'était pas une âme, tant basse et +servile fût-elle, qui ne lançât au trône une muette malédiction. +Jarnac, électrisé de ce grand flot, et mis au-dessus de lui-même, +oublia sa nature de courtisan timide; il fit un coup d'audace qui +désignait, marquait à la haine publique son vrai but. Il alla à Diane, +s'arrêta devant elle, et, de la lice, sur l'échafaud royal, lui lança +cette parole: «Ah! madame, vous me l'aviez dit!» + +Trente mille hommes la regardaient... La fascination fut brisée, la +terreur reportée sans doute où elle devait être; les écailles +tombèrent des yeux du roi: il vit la montagne de haine qui pesait sur +elle et sur lui, et, baissant les grosses épaules (qu'on lui voit dans +son buste), il jeta à Jarnac ce mot sec: «Me le donnez-vous!» + +Et alors le vainqueur, se jetant à genoux pour la quatrième fois: +«Oui, Sire!... _Suis-je pas homme de bien?..._ Je vous le donne pour +l'amour de Dieu.» + +Mais le gosier du roi était comme séché. Il ne put jamais articuler: +«_Vous êtes homme de bien._» Il éluda cette réparation et dit un mot +qui ne touchait que le duel: «_Vous avez fait votre devoir_, et vous +doit être votre honneur rendu.» + +La foule n'y regarda pas de si près. Les coeurs se desserrèrent, les +poitrines s'ouvrirent. Le mourant était emporté, et l'on attendait +avec joie que, selon les anciens usages, le vainqueur, au son des +trompettes, fût mené par les lices en triomphe. Il y eût des +applaudissements à faire crouler le ciel. Le connétable s'enhardit à +parler, et rappela l'usage et ce droit du vainqueur. Mais Jarnac +frémit d'un triomphe qui l'aurait perdu pour toujours; il refusa avec +beaucoup de force: «Non, Sire, que je sois vôtre, c'est tout ce que je +veux.» + +On le fit monter alors sur les échafauds devant le roi. Et il se jeta +encore à genoux. Henri II avait eu le temps de se remettre et de se +composer. Il l'embrassa avec cet éloge forcé: Qu'il avait combattu en +César, parlé en Aristote. + +Quelques-uns disent qu'il l'adopta vraiment et le prit en faveur. Je +ne vois point cela. À la fin de ce règne, je le vois encore simple +capitaine à Saint-Quentin, sous Coligny. + +Ce qui surprit le plus, c'est que le roi parut oublier parfaitement, +ou mépriser plutôt, son grand et cher ami. Il ne lui pardonna pas sa +défaite, le laissa dans son agonie sans lui donner le moindre signe. +Le malheureux fut si exaspéré de ce dur abandon, qu'il arracha les +bandes qu'on mettait à ses plaies, laissa couler son sang et parvint à +mourir. + +Il avait bu jusqu'au fond le calice par l'outrage du peuple. Dès le +soir même, son pavillon, ses tentes, avaient été violemment envahis. +Le splendide souper qu'il avait préparé pour son triomphe fut dévoré +par la valetaille. Puis la foule survint, renversa les plats et +marmites, bouleversa les tables. La vaisselle d'argent, prêtée par les +grands de la cour, fut pillée, emportée. Par-dessus les voleurs, une +tourbe confuse s'acharna, cassant, brisant, déchirant et trépignant +sur les débris. + +On vint le dire au roi qui, ayant déjà en lui-même une grande colère +contenue, fut trop heureux de pouvoir frapper. Il lança ses archers, +sa garde, les soldats de la prévôté. Sur cette foule compacte, sans +trier ni rien éclaircir, on tomba des deux mains à coups d'épées, de +piques, de masses, de hallebardes. Confusion horrible, étouffement, +carnage indistinct dans l'obscurité. + +La nuit était fermée et sombre, et la foule s'écoula par la forêt et +vers Paris, ne regrettant pas son voyage, malgré ce cruel dénouement. +Bien des choses étaient éclaircies, et bien des hommes, jusque-là +suspendus, commencèrent à prendre parti, ayant vu la cour d'un côté, +la France de l'autre. + +Tout ce qu'il y avait de pur, de fier, dans la noblesse de province, +d'indomptable et noblement pauvre, fut libre dès cette nuit, cheminant +d'un grand souffle, ne sentant plus sur ses épaules cette fascination +de la royauté qu'avait exercée le feu roi. Et la religion de la cour, +le catholicisme des Guises, de Diane, ne leur pesait guère. Beaucoup +se sentirent protestants, sans savoir seulement ce qu'était le +protestantisme. + +Le petit peuple de Paris, étudiants et artisans, malgré l'horrible +averse qui avait signalé au soir la royale hospitalité, quoique plus +d'un restât sur le carreau, quoique beaucoup revinssent manchots, +boiteux ou borgnes, ce peuple, avec une âpre joie, emportait avec lui +un proverbe «_le coup de Jarnac_,» qui, redit, répété partout et dans +tout l'avenir, renouvela sans cesse cette défaite de la royauté. + + + + +CHAPITRE III + +DIANE.--CATHERINE.--LES GUISES + +1547-1559 + + +Quelque dompté, docile, né pour l'obéissance que parût Henri II, une +femme de quarante-neuf ans qui gouvernait un homme de trente ne +pouvait être rassurée. Elle avait grand besoin de l'occuper de rêves, +de projets, de pensées. Il y avait un malheur, c'est qu'il ne pensait +point, parlait peu, et ne lisait pas. En attendant la guerre, il +fallait le jeter dans les pierres et les bâtiments. + +L'art avait déjà décliné. Le siècle, à son milieu, ressemblait fort à +Diane elle-même. Il suppléait par la noblesse à ce qui déjà manquait +d'agréments. En bâtiment, comme en littérature, commençait le genre +noble et le style soutenu. L'effort y est, et la grâce sérieuse. +Adieu la fantaisie. Que trouver désormais qui ressemble à Chambord, à +l'exquise petite galerie de Fontainebleau? La grande salle de bal (ou +d'Henri II), toute grandiose et prophétique en ses mystérieuses +allégories, a l'effet d'une immense énigme; on fatigue, on travaille, +on sue à tâcher de comprendre. + +Diane refit d'abord Anet. Elle occupa le roi à lui bâtir un palais, +maison d'intimité, grande, et non gigantesque, parfaitement mesurée +aux convenances d'une noble veuve qui afficha toujours ce caractère, +et qui d'ailleurs voulait posséder, jouir sur-le-champ. Anet, +improvisé par Philibert de Lorme, entre Dreux, Évreux et Meulan, non +loin de la grande Seine, mais retiré, sur la petite rivière d'Eure, +fut tout en promenoirs, tout en rez-de-chaussée, galeries et +terrasses, au milieu des prairies, une maison de conversation. Du +reste, nulle plus complète; parc, taillis, bois, garennes, arbres +fruitiers, volières, fauconneries, héronnières, tout fut prévu, tout +ce qui peut distraire un grand enfant. Cours sérieuses, jardin +modique; de petits arcs rustiques s'élevaient à l'entrée des allées +principales. Une chapelle, élégante et petite, couronnait et +consacrait tout. + +L'abondance des eaux, les viviers, les canaux, qui coupaient tout +cela, égayaient la maison, plus noble que gaie cependant. Sans les +forêts voisines et les distractions de la chasse, le roi y eût trouvé +les journées longues. Elle en fit un palais de chasse, et se fit +donner, pour mettre à l'entrée, le bas-relief de cerfs, de sangliers, +qu'a fait Cellini pour Fontainebleau (V. au Louvre). + +Avec cela l'attrait manquait. Qui peut dire ce qui fait l'attrait +d'une maison, d'un lieu, d'un paysage? Pourquoi l'empereur Charlemagne +fut-il tellement épris du petit lac d'Aix-la-Chapelle, sans pouvoir en +tirer ses yeux? Un talisman, dit-on, y attacha son coeur, l'y retint +fasciné, amoureux et comme enchanté. Mais qui allait créer pour Anet +ce mystère et ce tout-puissant talisman? + +C'était peut-être la question du règne. + +Il fallait s'avouer les choses. Ce qui rendait surtout la maison +sérieuse, c'était l'âge de la dame. Il fallait inventer je ne sais +quel miracle de jeunesse éternelle qui troublât l'imagination et lui +donnât le change, retînt le coeur ému d'un rêve. Un rêve peut +supprimer le temps. + +Diane se souvint que sa rivale, dans un problème inverse, voulant +raviver un vieillard, avait, jeune elle-même, paré sa chambre et +entouré son lit des ravissantes filles sorties du ciseau de Goujon. +Mais combien le problème était plus difficile ici, où l'objet aimé, +déjà mûr, avait besoin d'illusion, d'une Jouvence puissante, inouïe! + +J'aurais voulu être à Anet quand l'imposante veuve y fit venir le +maître, lui demanda le talisman qui tromperait le roi, l'histoire et +l'avenir. + +En parcourant d'abord ce noble palais, un peu morne, Goujon vit et +sentit la vraie grâce du lieu, les eaux vives. Le monument, dès lors, +dut être une fontaine, où l'immobile image s'aviverait sans cesse du +mouvement de ces belles eaux, de leur gazouillement qu'elle a l'air +d'écouter. + +Le gracieux génie du lieu fut ainsi évoqué du fond des ondes, une +Diane, non mythologique, plutôt une fée chasseresse, jeune, fraîche et +légère, posée à peine, comme pour respirer un moment. Mais elle y est +restée plus longtemps qu'elle ne voulait, au doux murmure des eaux; +ses beaux yeux errent et nagent; et elle ne bouge plus, rêveuse, prise +elle-même à son enchantement. + +Elle est prise, et elle aime... Qui? La forêt sans doute, ou ce beau +cerf royal contre qui elle incline, appuyant à son poitrail un bouquet +négligé de fleurs. Elle aime, qui encore? Le noble lévrier qu'elle +enjambe délicatement sans vouloir le presser, d'une grâce si tendre et +si charmante. + +L'embarras pour l'artiste fut Diane elle-même. La statue serait-elle, +ou ne serait-elle pas un portrait? + +Tous les portraits sont fictifs, moins, je crois, un seul, une statue +dont je parlerai, et qui ressemble un peu à la Diane de Goujon. Dans +celle-ci, il aura gardé quelque chose des traits de la vie, une +fugitive et lointaine ressemblance. + +Le beau nez, fin, dominateur, qui tombe avec décision et d'une +autorité royale, est un trait historique. Le front fort découvert (les +cheveux étant relevés de toutes parts) est haut plutôt que large; une +résolution peu commune habite là , plutôt qu'une pensée. L'oeil si +vague serait dur cependant, si la prunelle était sculptée. + +Elle est nue, et d'autant plus chaste. Virginale? Non. Elle est parée +et riche. Elle a pour vêtement un léger bracelet à son beau bras, et +sur la tête un si riche ornement, qu'il vaut un diadème. Tout l'art du +monde est dans sa chevelure. + +Tant d'art et de parure, et elle est nue! c'est le galant mystère. +Celle-ci n'est pas apparemment la Diane inexorable... Si c'était une +femme? Cette idée vient et trouble. + +L'effet était puissant, magique, dans le jardin des Augustins (Musée +des monuments français), sous la feuillée et sous l'azur du ciel. Ciel +étroit d'un jardin resserré, monastique, tout entouré d'un cloître. La +feuille au vent voilait et dévoilait ce rêve. Mais comment était-elle +là , charmante et nue? on se le demandait. La jeune et fière beauté, la +main sur son grand cerf, semblait égarée par la chasse, par le hasard, +dans ce logis de moines, se reposant de la chaleur du jour, +surprise... Mais n'allait-elle pas se lever? + +L'histoire est de deux âges. Il y a le noble lai d'amour et le gai +fabliau; derrière le poème royal, un rire des vieux noëls. La figure +est sévère, vivement résolue, le sein naissant et pur. Mais, à côté, +d'autres détails font penser à la veuve. Le charme est mêlé d'ironie. + +La grande bête au bois superbe, qu'elle retient mollement sous son +bouquet de fleurs, ce cerf à l'oeil vide, au front vide, aussi passif +que sa forêt, est-ce une bête royale, ou un roi tout à fait? Je lui +trouve un air d'Henri II. + +L'artiste, pour ce lieu de fête et d'amusement, dans sa gaieté +shakspearienne, derrière la belle nymphe, s'est donné le plaisir d'un +sombre repoussoir, amusante laideur. Il a soigneusement, avec un art +exquis, comme il eût sculpté Vénus même, travaillé avec complaisance +un barbet hérissé, non, un triste caniche, noir, poil rude, +brèche-dent, qui réclame tout bas, comme ferait au coeur de la belle +le souvenir vulgaire d'un vieil attachement, d'une triste amitié de +mari, d'un Brézé par exemple, à qui elle promit un deuil invariable, +et qui timidement mêle à la fête d'amour quelques gémissements de +grondeuse fidélité. + +Voilà le monument étrange, idéal et réel, amusant, noble et ravissant, +l'enchantement diabolique et divin qui a trompé les coeurs et qui les +trouble encore, qui démentit le temps, et qui la maintint belle +jusqu'à soixante-dix ans, que dis-je, trois cents ans, jusqu'à nous. + +Mais laissons là le rêve, laissons la poésie. Voyons l'histoire et la +réalité. + +Diane, dite de Poitiers (d'après une prétention de descendre des vieux +souverains de Poitou), n'était nullement Poitevine, mais du Rhône, du +pays le plus processif de la France, le plus âpre aux affaires, le +Dauphiné du Midi. Fille de Saint-Vallier, ce brouillon qui crut +changer la dynastie, elle épousa Louis de Brézé, petit-fils de celui +qui trahit Louis XI, fils d'un Brézé qui eut une fille de France et +qui la poignarda. De tous côtés, il y avait des romans dans sa +destinée. + +Le sang du Rhône, intrigant, violent, fut considérablement tempéré en +elle, et _assagi_ par sa transplantation dans _le pays de sapience_, +en Normandie, où elle passa les meilleures années de sa jeunesse, de +quinze à trente. Son mari, homme âgé, Louis de Brézé, était une espèce +de grand juge d'épée, sénéchal de Normandie. À la petite cour du +sénéchal et de madame la sénéchale, venaient se débattre les affaires +féodales qu'on pouvait, de gré ou de force, ramener à la suzeraineté +du roi. Belle école d'affaires où elle vit sans doute combien la +justice est fructueuse. Il ne faut pas s'étonner si le premier don +qu'elle obtint d'Henri devenu roi fut un immense procès. + +Elle spécula habilement sur son veuvage, le porta haut, se fit +inaccessible, mit l'affiche d'un deuil éternel. Cela lui donna le +Dauphin, qui aimait les places imprenables; elle le tenta par +l'impossible. Et elle le garda, comment? en ne vieillissant pas. + +Beau secret. Et pourtant on peut en donner la recette: Ne s'émouvoir +de rien, n'aimer rien, ne compatir à rien. Des passions, en garder +seulement ce qui donne un peu de cours au sang, du plaisir sans +orages, l'amour du gain et la chasse à l'argent. Un diplomate, connu +par sa froideur, en jouait un peu tous les jours pour avoir, +disait-il, ces petites émotions, petits désirs, petites peurs, qui +achèvent la digestion. + +Donc, absence de l'âme. D'autre part, le culte du corps. + +Le corps et la beauté, soignés uniquement, non pas mollement adorés, +comme font la plupart des femmes, qui les tuent par les trop aimer; +mais virilement traités par un régime froid qui est le gardien de la +vie. Elle profitait des froides heures du matin, se levait de bonne +heure, usait très-largement des rafraîchissements inconnus aux dames +d'alors, en toute saison se lavait d'eau glacée. Elle se promenait +ensuite à cheval dans la rosée; puis revenait, se remettait au lit, +lisait quelque peu, déjeunait. Pour digérer et rire, elle n'avait ni +nain, ni chien, ni singe, mais le cardinal de Lorraine, un garçon de +vingt ans, fort gai, qui lui servait de femme de chambre et lui +contait tous les scandales. + +Henri II trouvait bon cela, sachant parfaitement la froideur de sa +maîtresse, et regardant d'ailleurs ce petit prêtre comme une femme. +Celui-ci y trouvait son compte, et par là se faisait souffrir. + +Le meilleur oreiller de la grande sénéchale, c'était son intimité avec +la reine, la jeune Catherine de Médicis. Celle-ci lui appartenait; +Diane avait la clef de l'alcôve, et quand Henri II couchait chez sa +femme, c'est que Diane l'avait exigé et voulu. Cela se vit au moment +où Diane et les Guises commencèrent la guerre d'Allemagne, malgré le +connétable. Le roi n'osait rien faire contre l'avis de celui-ci. Il +fallait faire décider la chose par le conseil, qui était partagé; pour +en changer la majorité, on y voyait ajouter un membre. Mais que dirait +le connétable? On décida que le roi inopinément nommerait, et, pour +constater que la chose était bien de lui seul, spontanée et sans +influence, on le fit cette nuit coucher chez sa femme, où il fit le +matin la nomination. Ainsi Diane se mit à couvert; la majorité fut +changée; ni elle ni les Guises n'en eurent la responsabilité. + +Sont-ce tous les services que rendait Catherine? Non; sous François +Ier, elle fut sans nul doute plus utile à Diane encore. Et comment? +Brantôme nous le dit: Elle s'attacha au vieux roi; elle l'amusa, et le +faisait causer, le suivait à la chasse, parmi ses dames favorites, +écoutant tout, _attrapant des secrets_. C'est ainsi que Diane dut +être toujours avertie, et à même de déjouer à temps les trames de son +ennemie, la duchesse d'Étampes. + +Catherine (dans une lettre à Charles IX) loue François Ier d'avoir +institué la police, d'avoir eu partout des yeux, des oreilles. +Elle-même, selon toute apparence, fut chez François Ier la police de +Diane, ses oreilles et ses yeux. + +Diane l'aimait tellement, qu'elle seule la soignait en ses couches et +dans ses maladies. Une fois que Catherine fut en danger, on la vit +troublée, inquiète. Avec raison. Où en eût-elle jamais trouvé une +pareille, si servile et si corrompue? + +«Mais, dira-t-on, comment la jeune reine s'était-elle à ce point +donnée à sa rivale?» Pour la raison très-forte que Diane la protégeait +contre l'aversion de son mari, qui l'eût cent fois répudiée. + +Quand Clément VII vint en France marier sa petite-nièce, il exigea que +le mariage fût fait et consommé de suite, irrévocable, se doutant +qu'autrement il ne tiendrait guère. La petite fille de quatorze ans, +donnée à un mari de quinze, agréable, douce et docile, ayant beaucoup +d'esprit et de culture, fut mal reçue, et lui resta singulièrement +antipathique. Pourquoi? Comme roturière, du sang marchand des Médicis? +Ou bien pour sa nature menteuse, pour son caractère double et faux? +Non, pour un point physique. + +Physique, mais de portée morale. On y sentait la mort; son mari +instinctivement s'en reculait, comme d'un ver, né du tombeau de +l'Italie. + +Elle était fille d'un père tellement gâté par la grande maladie du +siècle, que la mère, qui la gagna, mourut en même temps que lui au +bout d'un an de mariage. La fille même était-elle en vie? Froide comme +le sang des morts, elle ne pouvait avoir d'enfants qu'aux temps où la +médecine défend spécialement d'en avoir. + +On la médecina dix ans. Le célèbre Fernel ne trouva nul autre remède à +sa stérilité. On était sûr d'avoir des enfants maladifs. Henri fuyait +sa femme. Mais ce n'était pas le compte de Diane; elle avait +horriblement peur que, Henri mourant sans enfants, son successeur ne +fût son frère, le duc d'Orléans, l'homme de la duchesse d'Étampes. En +avril 1543, lorsque Henri partait pour la guerre et pouvait être tué, +il dut d'abord tenter un autre exploit, surmonter la nature, aborder +cette femme et lui faire ses adieux d'époux. + +Le 20 janvier 1544 naquit le fléau désiré, un roi pourri, le petit +François II, qui meurt d'un flux d'oreille et nous laisse la guerre +civile. + +Puis un fou naquit, Charles IX, le furieux de la Saint-Barthélemy. +Puis, un énervé, Henri III, et l'avilissement de la France. + +Purgée ainsi, féconde d'enfants malades et d'enfants morts, elle-même +vieillit, grasse, gaie et rieuse, dans nos effroyables malheurs. + +Les républicains de Florence, au siége de cette ville, où elle était +fort jeune, l'avaient eue dans leurs mains, et plusieurs, par une +seconde vue, voulaient la tuer. Elle parut si basse, qu'on l'épargna. +Et telle elle resta, ne sachant même haïr, ne pouvant dire un mot de +vérité. + +Diane, qui la tenait par la peur, la méprisait tellement, qu'elle +trouva bon qu'on la sacrât, qu'on lui fît des médailles, etc. +Elle-même, elle avait à Anet, en médaillon de marbre, cette chère +reine, pour la toujours voir. + +Une autre politique de cette femme avisée fut, ayant déjà l'alcôve, +d'avoir aussi la guerre. Elle maria ses filles aux aventuriers +militaires d'Ardenne ou de Lorraine, qui, se trouvant entre la France +et l'Empire, étaient chefs naturels des bandes d'Allemands qui +recrutaient nos armées. La première fille fut donnée aux La Marck, et +la seconde aux Guises. + +Le petit Charles de Lorraine, qui n'était qu'archevêque, prit à +l'avénement le chapeau qu'on demanda à Rome, et l'on y envoya dans un +honnête exil les douze cardinaux de François Ier. Tous les Guises +entrèrent au conseil. François eut la Savoie, et plus tard l'armée +d'Italie, l'entrée aux grandes aventures, le vieux champ des romans de +la maison d'Anjou, dont il prit hardiment le nom. + +Il n'y avait, après Montmorency, qu'un camarade de jeunesse du roi, +Saint-André, qui pût leur faire ombre. C'était un homme de luxe et de +bonne chair. Ils le soûlèrent de biens, lui firent donner en +gouvernement le centre de la France (Lyon, Bourbonnais, Auvergne, +etc.). + +La grosse part du gâteau fut naturellement pour la grande sénéchale. + +Grande véritablement, énormément rapace, miraculeusement absorbante. +La baleine, le léviathan, sont de faibles images. Elle avala Anet et +Chenonceaux, le duché de Valentinois. Mais qu'est-ce que cela? Elle +avala le don du nouveau règne, exigeant que tout ce qu'on payait pour +renouvellement de charges, confirmation de priviléges, etc., lui fût +payé à elle-même. Mais qu'est cela encore? une part, et elle voulait +le tout. Elle prit la clef même du coffre, destitua le trésorier de +France, et en fit un à elle, un voleur prouvé tel à la mort d'Henri +II. Mais tant de gens avaient volé avec elle, avec lui, que l'on +n'alla jamais au fond. + +On prit si vite ce qui pouvait se prendre, que bientôt il ne resta que +les places futures. On épia les morts. Ils avaient, dit Vieilleville, +des médecins pour tâter le pouls à tous ceux qui avaient des charges, +les tenir au courant des maladies, des vacances probables, des +_affaires_ qu'on pouvait pousser sur les morts ou sur les vivants. + +Trois affaires promettaient les plus beaux bénéfices: + + 1º Les confiscations sur les protestants; + 2º Les procès pour les terres vacantes; + 3º La punition des révoltes que produirait le désespoir. + +Il y en eut une tout d'abord. Les misérables pêcheurs de Saintonge et +du Bordelais, réduits par la gabelle à ne pouvoir plus saler leur +poisson, leur unique nourriture, mouraient de faim; ils se +soulevèrent. Le gouverneur de Bordeaux fut tué. Occasion splendide +d'exploiter ces provinces. On effraya d'abord Bordeaux par les +supplices, on pendit, on roua, on força les notables à déterrer le +mort avec leurs ongles. On rançonna les survivants. Le fait suivant en +dit beaucoup; on se croirait déjà aux beaux jours de Louis XIV, à la +révocation de l'édit de Nantes. + +Cinq grands seigneurs, dont l'un beau-frère de Saint-André, apportent +au maréchal de Vieilleville un brevet par lequel le roi donne à eux et +à Vieilleville la _confiscation de tous les usuriers et luthériens_ de +Guienne, Limousin, Quercy, Périgord et Saintonge. L'idée première +appartenait à un certain Dubois, juge de Périgueux, qui répondait que +chacun d'eux en tirerait vingt mille écus. Dubois promettait d'en +donner moitié dans un mois. Vieilleville les remercia, mais il tira sa +dague, et l'enfonça dans le brevet à l'endroit indiqué où était son +nom. Ils rougirent et en firent autant, s'en allèrent sans mot dire. + +Il était rare qu'on lâchât prise ainsi. Un riche lapidaire de Tours, +qui, chaque année, allait aux foires de Lyon, préparait un magnifique +collier pour Soliman. Cela rendit curieux: on s'informa de sa foi, et +on ne manqua pas de trouver qu'il était protestant. L'accusateur, +prêtre de Lyon, pour assurer l'affaire, s'associa un gentilhomme qui, +d'abord, demanda en prêt une grosse somme au lapidaire, puis, refusé, +sollicita et obtint sa confiscation. Tout son bien était en +pierreries, qui disparurent. Exaspérés, les dénonciateurs le traînent +à Paris. Mais là il aurait pu acheter protection. On se hâta de le +brûler. + +La fructueuse spéculation de vendre des procès était poussée en grand +par Diane et les Guises, ouvertement et sans mystère. Nous avons dit +que le procès contre le confident de la duchesse d'Étampes fut lancé, +puis arrêté par le cardinal de Lorraine, qui reçut de lui une terre. +Le grand Guise, François, agit de même dans la révision qui se fit du +procès des Vaudois. Grignan, gouverneur de Provence et l'un des +massacreurs, se lava en donnant son château de Grignan au +tout-puissant François. Selon toute apparence, cette réparation +singulière de la persécution par un gouvernement persécuteur n'a +d'autre explication que l'appétit de la nouvelle cour pour voler les +voleurs du règne précédent. Les vers se mangent l'un l'autre. + +Quelque peu porté que l'on soit à s'exagérer l'importance d'un +individu dans les grandes révolutions, on est forcé de reconnaître que +Diane a pesé cruellement dans nos destinées. + +Unie aux Guises, à Saint-André, à tout ce qui volait, elle forma, sous +Henri II, la ligue compacte qui, plus tard, au jour des réformes, au +jour de la nécessité, se dressa comme un mur contre la justice, rendit +tout remède impossible. + +Par elle, la fortune des Guises (qui fut notre infortune), ne marcha +plus, elle vola. Précipitée, violente, inéluctable, par écueils, par +abîmes, cette fortune fantasque emporta la France avec elle. + +À ce bizarre roman de la vieille maîtresse se lia le roman de fausse +chevalerie, de héros de fabrique, de princerie populaire, et tant de +sanglantes farces. + +En ce pays de prose, où la vraie poésie est peu sentie, pour poésie on +prit le roman. + +L'influence espagnole y fit beaucoup sans doute. Mais, même avant +cette influence, le roman avait commencé. + +Les Guises, assez clairement, avaient livré le mot du leur. Enfants +d'un cadet de Lorraine (d'un cinquième fils de René II), ils +dédaignèrent, comme on a vu, de s'appeler _Lorraine_, et prirent le +nom d'_Anjou_. Ils en étaient, par leur aïeule, la mère de René II. +Mais se nommer _Anjou_, c'était promettre plus que les livres de la +Table ronde. + +Cela commence au frère du roi fou, Charles VI, Louis d'Anjou, qui +ruine la France pour manquer l'Italie. + +Puis vient le fameux roi René d'Anjou, _le bon_ et le prodigue, +souvenir populaire, René roi de Jérusalem, René le prisonnier, délivré +par sa femme, etc., etc. + +Son fils Jean de Calabre, sa fille Marguerite d'Anjou, la furie +d'Angleterre, le petit-fils enfin, René II, à qui les lances des +Suisses donnèrent le grand succès de la chute du Téméraire: c'étaient +là des légendes propres à troubler l'esprit des Guises. Elles leur +furent sans nul doute ressassées par leur ambitieuse mère, par leurs +chroniqueurs domestiques. Leurs démarches, toujours hasardées fort au +delà de leur situation, furent visiblement en rapport avec ce royal +passé dont ils faisaient leur point de départ. + +Avec le mot _Anjou_, ils pouvaient réclamer cinq ou six provinces de +France et cinq ou six trônes d'Europe. En attendant, avaient-ils des +chemises? Leur père Claude arriva fort nu en France, point apanagé de +Lorraine. C'était un bon soldat. On lui donna des postes de confiance, +des établissements aux frontières champenoises, picardes et normandes. +On supposait qu'il pouvait commander nos Allemands, suppléer les La +Marck, de quoi il s'acquitta fort mal à Marignan. Déjà auparavant, le +bon roi Louis XII l'avait hautement marié en lui donnant Antoinette +de Bourbon. Cette Bourbon était petite-fille par sa mère du fameux +connétable de Saint-Pol, le grand traître du XVe siècle. Elle en avait +le sang, avec une violence sinistre qu'elle fit passer à ses enfants. +C'est elle qui décidera le massacre de Vassy. + +Je n'hésite nullement à rapporter à Antoinette l'audacieuse initiative +que prit son mari Claude pendant la captivité de François Ier; de +lui-même, il ne l'eût pas prise. Chargé de couvrir nos frontières de +l'Est avec les débris de Pavie, sans ordre, il sortit du royaume, +traversa toute la Lorraine, et, s'unissant au duc son frère, près de +Saverne, frappa le coup le plus sanglant sur les paysans insurgés. Un +témoin oculaire dit: «J'en vis passer dix-huit mille au fil de +l'épée.» On reprit Saverne, qui était à l'église de Strasbourg; on +rendit à l'évêque, au chapitre, aux seigneurs ecclésiastiques que +poursuivaient les paysans, un service d'immortelle mémoire, et non +moins grand à l'Empereur; ce torrent débordé fut descendu aux +Pays-Bas. + +Le roi fut étonné plus que satisfait d'un tel acte, de cet excès de +zèle. Était-ce lui qu'on avait servi en étouffant l'insurrection qui +aurait pu donner à Charles-Quint de si graves embarras? Il s'en +souvint, et, depuis lors, jamais ne fut bien pour les Guises. + +Le clergé s'en souvint aussi. À la première occasion, il travailla +pour eux. Le roi d'Écosse, Jacques V, veuf d'une fille de François +Ier, qu'il aimait fort, était pressé par les siens de se remarier et +ne voulait qu'une Française. Il demandait une Bourbon. Ses prêtres +d'Écosse firent si bien, qu'en place il accepta Marie, la soeur des +Guises. + +Ceux-ci, dans ce hasard heureux, faufilés entre deux amours, se +trouvèrent sur le trône, par la grâce du clergé, grands et importants +par leur soeur, dont la France avait besoin contre l'Angleterre, et +qui, bientôt veuve, régente au nom de la petite Marie Stuart, fut +courtisée pour livrer cette enfant avec la couronne d'Écosse. + +Les Guises n'étaient pas moins de douze. Douze fortunes à faire! +N'ayant pas la faveur du roi, ils se glissèrent par le dauphin Henri, +se donnèrent à Diane, mendièrent la main d'une fille de Diane. Cette +alliance les enhardit au point que François de Guise (dit-on) fit +promettre à ce simple Henri _de lui restituer la Provence_! + +Ils comptaient bien aux noces prendre le manteau de prince. François +Ier fut inflexible, et il leur fallut attendre sa mort. Princes alors, +malgré les vrais princes, malgré le parlement, ils ne s'en contentent +plus. Ils veulent marcher de front avec le premier prince du sang, +Bourbon-Vendôme, père d'Henri IV. + +La devise du cardinal de Lorraine était un lierre autour d'un arbre. +Image naïve des Guises recherchant les Bourbons, les étreignant par +alliance, et peu à peu les étouffant. + +Leur audace séduisit la France. Quoique éminemment faux, et tout +mensonge, ils plurent par le succès et l'à -propos. On leur crut le +suprême don que plus tard Mazarin voulait d'un général plus qu'aucun +solide mérite, disant toujours: Est-il _heureux_? + +François de Guise, excellent homme de guerre, n'eut pas cependant +occasion de faire la grande guerre stratégique. Metz et Calais, deux +succès de détails, bien réussis, enlevèrent l'opinion. Un immense +parti, qui avait besoin d'un héros, reprit la chose en choeur, la +chanta pendant cinquante ans, en assourdit l'histoire. + +À voir pourtant cette servilité au honteux combat de Jarnac, à voir +son affaire de Grignan qu'il lava pour argent, à voir cette attention +aux petits gains, aux petites affaires de ses fiefs (_Mém. de Guise_), +j'ai de la peine à croire que, sous cette bravoure, sous cet éclat, un +grand coeur ait battu. + +C'est ce qui distinguait fort les Guises de leurs aïeux d'Anjou, et +qui, dans leur plus haute fortune, les signalait toujours comme +_parvenus_. Ils n'étaient pas tellement ambitieux dans le grand, +qu'ils ne fussent âprement avides, rapaces, crochus, dans le petit. +Tout-puissants même, et rois de France, on les vit palper sans rougir +les menus profits de la royauté. Leur soeur d'Écosse, et vraie soeur +en ceci, les en gronde, surtout leur reproche de ne pas lui faire part +et de ne voler que pour eux. + +Nous ne suivons pas les satires protestantes, mais bien l'opinion +catholique indépendante, celle des Tavannes, par exemple, des +Espagnols, du duc d'Albe, qui parle du cardinal de Lorraine comme d'un +petit brouillon avec qui on ne peut traiter. Il en dit ces propres +paroles: «En disgrâce, il n'est bon à rien. En faveur, il est +insolent, et ne reconnaît plus personne.» (Lettre du 18 juillet 1572.) + +Ce que les frères eurent de meilleur, ce fut l'entente et l'unité +d'efforts. La division du travail et des rôles était parfaite entre +eux. Le second, Charles, et le troisième, Aumale, le gendre de Diane, +la tenaient par elle et sa fille. Ils n'en bougeaient, surtout le +jeune cardinal. Ils assuraient à François, le héros, le vrai champ de +bataille des affaires, à savoir la chambre à coucher, _ces douze pieds +carrés qui_ (disait Richelieu) _donnent plus d'embarras que l'Europe_. +Le jeune cardinal, entre le roi et Diane, était de tout en tiers; il +mêlait à tout ses gambades, et tenait son frère, le héros, +très-informé, sans sortir de son rôle, et gardant la bonne attitude +d'un militaire étranger aux intrigues. + +Nulle affaire lucrative non plus ne passait là sans qu'ils fussent à +même d'en happer quelque chose. Ce qu'ils en tirèrent, Dieu le sait. +Pour ne parler que du cardinal, on put croire qu'il serait peu à peu +le seul évêque de France. Il arriva sous Charles IX à réunir _douze +siéges, dont trois archevêchés_, les grands siéges archiépiscopaux de +Reims, de Lyon et de Narbonne; à l'est, les riches évêchés germaniques +de Metz, Toul et Verdun; au midi, Valence, Alby, Agen; à l'ouest, +enfin, Luçon, Nantes. + +Mais ce mot d'_évêché_ ne donne guère une idée de la réalité d'alors; +les trois de l'est étaient de riches principautés d'Empire, grasses à +ce point, qu'en 1564, voulant s'assurer le duc de Lorraine, le +cardinal, sur Verdun seulement, put lui donner en fiefs vacants un +don de deux cent mille écus. (Granvelle, VIII, 305.) + + + + +CHAPITRE IV + +L'INTRIGUE ESPAGNOLE + +1547-1559 + + +J'ai donné les acteurs, ce semble. Il ne me reste qu'à commencer le +drame. Selon la méthode ordinaire, je dois, dès ce moment, entamer le +récit de l'imbroglio politique. + +C'est le conseil que le lecteur me donne, et l'art peut-être aussi. Le +puis-je, en vérité? L'histoire me le défend, et elle parle plus haut +que tout art littéraire. Si j'ouvrais ici le récit, j'aurais beau +faire ensuite, il resterait toujours obscur. + +Qu'on ne s'y trompe point. Les meneurs de la cour que nous avons +nommés, en tout trois ou quatre intrigants, ne sont nullement les +grands acteurs réels du drame qui va se jouer. Ils y sont accessoires, +entraînés qu'ils sont tout à l'heure sous l'influence souveraine qui +les emportera et eux et leurs projets juste au rebours de leurs +projets. Cette influence est l'espagnole. + +Je ne puis davantage chercher en Charles-Quint la fixité de mon fil +historique. On le verra essayer quelque temps de petites résistances +contre le grand mouvement espagnol pour en être bientôt entraîné. + +Où donc sera mon ancre? + +La chercherai-je à Rome? Le nom de Rome incontestablement fit l'unité +de la grande conspiration catholique. Unité nominale. + +Rome fut divisée sur le dogme: ses plus éminents cardinaux différaient +entièrement (à Trente) sur la mesure des concessions à faire. Et, +politiquement, Rome fut pitoyable, s'étant mise à faire la guerre +folle à l'Espagne qui la défendait. + +Pour reprendre, les Guises, Charles-Quint et le pape, dans leurs +variations, ne me fournissent aucunement le solide point de départ +dont ce livre a besoin. + +Sa base est en deux choses qu'il faut donner d'abord, en deux acteurs +qu'il faut poser en face: _l'Espagne et le Protestantisme_. + +Je dis l'Espagne, et non pas le parti catholique. Ce parti, avec +toutes ses finesses politiques, avec sa mécanique législative de +Trente, etc., n'aurait pas pu lutter s'il ne lui était survenu un +élément nouveau, très-spécial, qui réchauffa tout. + +Élément national qui devint universel, qui espagnolisa la religion par +toute l'Europe, substituant le roman à la poésie, et (chose +inattendue) de la chevalerie faisant jaillir une police! + +Cette police est l'ordre des jésuites, ordre essentiellement +espagnol, qui très-longtemps n'a que des généraux espagnols. + +Ordre dominateur, comme l'Espagne l'est alors, absorbant et +engloutissant, qui transforme toute l'Église, jésuitise ses ennemis +même, impose sa méthode à tout prêtre, à tout moine, si bien que tout +ordre rival, ne confessant plus qu'à ce prix, doit se faire jésuite ou +périr. + +Encore une fois, voilà les deux acteurs, et il n'y en a pas d'autres: +la Réforme, l'intrigue espagnole; l'Espagne et le protestantisme. + +L'Espagne envahit par l'épée, le roman, la police. Et la France, au +roman, opposa la poésie. + +La poésie du coeur, la grandeur des martyrs, les luttes et les fuites +héroïques, les lointaines migrations, les hymnes du désert et les +chants du bûcher. + +Bien entendu que la France veut dire ici un ensemble de peuples, et la +grande école Genève, et ses colonies aux Pays-Bas, en Écosse, en +Angleterre, l'infiltration puritaine qui par-dessous fit une autre +Angleterre. + +Donc, en ce chapitre, l'_Espagne_. Au chapitre suivant, les _martyrs_. + + * * * * * + +L'Espagne avait une prise très-forte sur l'Europe, et par sa grandeur, +et par sa misère (qui compte tout autant en révolution). + +Grandeur incontestable, par l'immensité des possessions, par le reflet +des Indes, le prestige du monde inconnu, par l'ascendant de l'or, par +la renommée des vieilles bandes. Mais cette grandeur n'était pas moins +dans le respect de l'Europe, dans la fière attitude des Espagnols, +dans leurs prétentions, qu'on ne contestait qu'à moitié, dans la +servile imitation qu'on faisait de leurs moeurs et de leurs costumes, +dans la souveraineté de leur littérature et de leur langue. + +La vie noble, pour toute l'Europe, ce fut peu à peu la vie espagnole, +le loisir, la noble paresse. Et l'Espagne, en effet, entrait de plus +en plus en grand loisir. Elle était délivrée de tout ce qui l'avait +occupée au Moyen âge, de sa croisade des Maures, de ses libertés +intérieures. Dispensée de se gouverner et de vouloir, elle l'est +encore plus de penser. L'Inquisition, qui gouverne (surtout depuis +1539), ferme une à une toutes les voies où pourrait s'échapper +l'esprit. + +Tout cela sous Charles-Quint. C'est une manie des historiens d'opposer +toujours les règnes de Charles-Quint et de Philippe II. La décadence +commence sous le premier, et de bonne heure. Seulement la nouveauté +des colonies, l'immensité du débouché des Indes, ouvert tout à coup à +la nation, l'empêchent de sentir l'asphyxie. À l'intérieur, elle n'est +pas moins déjà affaiblie, languissante. En 1545, Charles-Quint demande +six mille hommes à l'Espagne et n'en peut tirer que trois mille. +L'extension de la mendicité, dans ce pays inondé d'or, se constate par +une littérature nouvelle, le genre dit _picaresque_, les romans de +mendiants et de voleurs. Dès 1520, paraît le _Lazarille de Tormes_. + +L'or d'Amérique semble détruire ce qui reste d'activité. À l'oisiveté +native, à celle du noble qui y met son orgueil, à celle du +fonctionnaire payé pour ne rien faire, s'ajoute le loisir du +capitaliste enfouisseur, qui vit d'un trésor inconnu. + +Tous inactifs et tous muets. Est-ce à dire qu'ils soient immobiles? +Oh! c'est tout le contraire. Tout ce qui ne court pas le monde, n'en +voyage que plus en esprit. Ainsi sont les Arabes. Celui-ci qui reste +les yeux fixes du matin au soir, il va à la Mecque, à Bagdad, que +dis-je? au ciel, par d'infinis romans. De même, cette vive Andalouse +ou la passionnée Castillane, en une heure d'immobilité, elles ont +couru plus d'aventures que les princesses des _Mille et une Nuits_. + +Les _Amadis_, qui sont toute une littérature, ont possédé l'Espagne +jusqu'au milieu du siècle, où une autre commence, celle des +_bergeries_, dont la France doit tirer l'_Astrée_. + +Ceux qui auront la patience de compulser les annales de l'imprimerie +espagnole aux XVe et XVIe siècles (jusqu'en 1540), y trouveront deux +classes dominantes de livres, les _Amadis_, littérature du monde, les +_Rosaires_ et autres livres sur la Vierge, littérature de couvent, non +moins galante et souvent plus hardie. + +Ce sont deux paralytiques, insatiables lecteurs de romans, qui lancent +le mouvement espagnol: le Biscayen Ignace, longtemps fixé sur une +chaise par sa blessure; la Castillane sainte Thérèse, trois ans clouée +au lit sans pouvoir se bouger. + +Sainte Thérèse nous dit elle-même l'effet précoce de ces lectures sur +elle. À l'âge de dix ans, son frère et elle, nourris par leur mère de +romans, et déjà en faisant eux-mêmes, se contentèrent peu des +paroles; vrais Espagnols, il leur fallut les actes. Ils partirent un +matin, non pour combattre les chevaliers félons, mais dans l'espoir +d'en être les martyrs, de périr chez les Maures. Nos petits Don +Quichottes furent rattrapés à une lieue. + +Mais l'Espagne elle-même ne le fut pas, et ne le sera jamais sur cette +route des romans. En lire, en écouter, en faire, c'est le fond de +l'âme espagnole. + +La charmante sainte de Castille, à l'âme toute noble et transparente, +nous a, dans l'élan personnel du roman qui a fait sa vie, donné la +vraie pensée de l'Espagne d'alors: _Défendre l'opprimé_. + +La victime des victimes et des opprimés l'opprimé, c'est Jésus, le +doux petit Jésus, le bon et l'aimable Jésus, Jésus, l'époux du coeur, +etc., etc. + +Les juifs l'ont crucifié; brûlons les juifs. Les Maures l'ont +blasphémé; brûlons les Maures. Les luthériens ont blessé sa sainte +face en ses images; malheur aux luthériens! + +Voilà comme la pitié devient fureur. C'est le point de départ de la +croisade, le brûlant effort de l'âme espagnole, disons de l'âme du +Midi. + +Le Midi sous toutes ses faces et par tous ses moyens. Toutes les +fureurs d'Afrique ne sont pas assez pour venger Jésus. Toutes les +ruses des sauvages, au besoin, suppléent à la force. + +Si la Castillane Thérèse n'eût été femme, si elle eût eu l'épée, elle +l'eût vengé avec l'épée. Le Biscayen Ignace, aussi rusé que brave, y +mit l'esprit de sa montagne, un esprit d'embuscade, de chasseur, ou de +contrebandier. + +La ruse fut d'autant plus puissante, qu'elle fut naïve; il prit le +monde au piége qui le prit le premier. + +Le génie romanesque, qui est la tendance nationale, n'osait, devant +l'Inquisition, prendre l'essor dans les choses religieuses. Mais voici +un matin ce hardi Biscayen qui lui ôte la bride, qui dit à ces rêveurs +affamés de romans: «Rêvez, imaginez,» et qui leur en fait un devoir, +un point de dévotion. + +«Écrivez des romans de piété,» disait plus tard, vers 1600, saint +François de Sales à l'évêque de Belley. Ils furent écrits, et partout +lus. Mais bien plus neuf et plus hardi avait été, un siècle avant, +Loyola, qui mit tout le monde à portée de rêver le sien. + +Rien d'écrit, presque rien. Tout oral et tout personnel. + +L'Évangile même est la matière de l'amplification... Ne vous effrayez +pas. Ce n'est pas la libre lecture ni l'interprétation de l'Évangile. +Ce sont tels versets, bien choisis, expliqués par le directeur. Le +sens spirituel est fixé; mais les circonstances historiques sont +remises au développement facultatif du rêveur solitaire. + +Ce cercle est fort serré. Peu ou point d'Ancien Testament. Le +merveilleux biblique, austère et sombre, est écarté. L'accord de la +tradition antique, la perpétuité de l'Église, le mariage de l'ancienne +et de la nouvelle loi, toutes ces grandes choses dont se nourrit la +foi protestante, n'entrent pas dans la sphère des _Exercitia_ +d'Ignace, sphère toute réaliste, où l'âme s'édifie par l'imagination +et l'invention anecdotique, en recherchant en soi les aventures +probables qui ont pu se passer sur le terrain des Évangiles. + +Or, qui connaît le génie méridional, sa vive personnalité, son +instinct dramatique, sentira bien que le rêveur ne sera pas longtemps +simple témoin de cette histoire. Il en sera bien vite acteur et +coopérateur; il se fera à Bethléem ange ou mage, boeuf ou âne; il se +fera ailleurs Pierre ou Matthieu, que dis-je? la Vierge, Jésus même. + +Libre du joug de la théologie qui eût creusé le dogme, du joug de la +tradition biblique qui explique l'Évangile par quatre mille ans +d'histoire antérieure, livré à l'amusement de l'amplification +biographique, il s'y mêle hardiment lui-même, en familiarité complète. +Il parle sans façon à Jésus, l'écoute et lui répond, lui fait ses +plaintes amoureuses, le gronde doucement (comme fait sainte Thérèse), +parfois le somme de tenir ses promesses et le presse de ses exigences. + +Énorme accroissement du moi, de la personne humaine! Le pécheur est si +peu embarrassé, si peu humilié, qu'il dialogue avec son juge, que +dis-je? l'embarrasse, et, comme en dispute amicale entre deux +camarades, se fait parfois juge à son tour. + +Permis de faire descendre Dieu à sa mesure, de rétrécir le Christ à +ses convenances, de se faire un Jésus commode, un petit, tout petit +Jésus. Car c'est lui qui se gêne, dans cette intimité, qui diminue, +disparaît presque. L'idéal se supprime, et le réel est tout; le réel, +je veux dire la bassesse individuelle de Sancho, Diégo, la platitude +de tel petit bourgeois de telle petite ville. + +Car, ne l'oublions pas, la bourgeoisie est née, par toute l'Europe, +la classe éminemment propre au roman, un peuple oisif qui vit de la +vie noble, peuple borné, d'autant plus difficile, qui n'admet +l'Évangile qu'autant qu'il peut le faire à son image, bourgeois et +platement romanesque. + +Qu'est-ce que le roman? L'épopée non épique, l'histoire non +historique, descendues l'une et l'autre de la grandeur populaire à la +petitesse individuelle. Et le roman religieux? La religion sortie de +sa haute sphère générale, pour se laisser manier et mouler au plaisir +de l'individu. + +Mais ces individus, ces oisifs, ces nobles et demi-nobles, ces +bourgeois, ces rentiers, qui ont le temps de rêver des romans sous la +discipline d'Ignace, sont une classe essentiellement paresseuse. Il +faut, même en ce genre d'amusement religieux, supprimer le travail, +l'effort, leur mâcher tout. Le directeur doit leur faciliter leur +amplification, en donner les traits généraux, leur fournir un +guide-âne. Et lui-même qui le guidera? Ce scolastique, cet homme de +collége, ne sera-t-il pas lui-même embarrassé à mener son pénitent +dans la voie du roman? C'est à cela que répondent les _Exercitia_; +c'est un petit manuel assez sec, un livre de classe, un _Gradus ad +Parnassum_, qui pouvait aider la stérile imagination du sot chargé de +faire des sots. + +Nous avons dit la recette que ce manuel donne pour amplifier, trouver, +imaginer. Ce moyen, c'est l'appel aux sens. Tâchez à Bethléem, tâchez +au jardin des Olives, tâchez même au Calvaire, d'appliquer les cinq +sens. Voyez et écoutez, goûtez, touchez, flairez la Passion. Bizarre +précepte, étonnamment grossier. Partout les sens appelés en témoignage +des objets spirituels! + +Condillac ne parle pas autrement. Comme lui, Loyola fait de la +sensation le criterium de l'esprit. + +Les sens, si durement étouffés, humiliés par le christianisme du Moyen +âge, se trouvent ici bien relevés. Les voilà juges de tout. Dieu n'est +plus sûr que par le tact. + +L'homme ne croit plus Christ qu'autant qu'il a touché ses plaies, ni +la femme Jésus si elle ne touche ses pieds, si elle ne les lave et +parfume, ne les essuie de ses cheveux. + +Cette méthode hardie et grossière ne pouvait manquer son effet; elle +devait, dans le Midi surtout, dans la brûlante Espagne, être +accueillie avec passion. Elle avait par deux choses une irrésistible +puissance; elle faisait appel à l'esprit romanesque; elle invoquait +les sens et faisait un devoir de les interroger. + +N'ayez peur que dès lors l'homme ignorant, la femme, ne restent dans +le mutisme où les laissait le Moyen âge. La langue est dénouée. C'est +là la révolution immense de Loyola. Avec une méthode qui vous force +d'analyser à fond la sensation et d'en rendre compte, qui vous impose +de parler longuement de vous, de ce que vous sentez, vous êtes sûrs +d'avoir des pénitents bavards qui ne finiront plus. Les femmes, les +religieuses, se mirent à tant parler, qu'Ignace lui-même, épouvanté, +exprima le désir que son ordre s'abstînt de prendre la direction de +leurs couvents. On ne l'écouta guère. Même de son vivant, elles eurent +des confesseurs jésuites. + +Les conséquences de tout ceci devinrent incalculables dans l'Europe. +Le monde en fut changé. Au moment où la confession était brisée dans +le Nord par l'austérité protestante, elle se trouva immensément +amplifiée, fortifiée dans le Midi; non, disons mieux, _créée_. Ce +dernier mot est plus exact pour une révolution si grande. + +Qu'on se figure la chose et qu'on la prenne aux entrailles de +l'Espagne. Sur cette Espagne dominicaine, sur cette morne et +silencieuse Castille, descend ce Basque de Biscaye qui, avec +l'expansion de sa race excentrique, déchaîne hardiment le roman, fait +parler tout le monde, oblige la Castille, l'Aragon, à desserrer les +dents. On sait qu'il y a deux Espagnes, l'une fière et muette, mais +l'autre intrigante et parleuse, celle de Figaro. Et Sancho même est de +celle-ci; dans sa vulgarité, pour peu qu'on l'initie, il n'est que +plus propre aux affaires. Cette Espagne, par les jésuites, eut son +avénement dans les choses religieuses. + +Le passage subit des dominicains aux jésuites, d'un laconisme de +terreur à ce paterne bavardage, l'encouragement à l'esprit romanesque, +l'appel aux sens surtout et l'emploi qu'on en fit dans le rêve, tout +cela apparut à l'Espagne comme une émancipation, une liberté relative. + +Liberté dans la discipline, liberté dans le dogme. Les jésuites +étendirent, autant qu'ils purent, la part du _libre arbitre_ de +l'homme, restreignant la _grâce_ de Dieu, adoptant sans difficulté +là -dessus les opinions des philosophes et des juristes. + +Rome encore était indécise et partagée. À l'entrée du concile de +Trente, tels de ses cardinaux les plus illustres croyaient qu'il +fallait, pour calmer l'Allemagne et satisfaire la ferveur protestante, +donner une part prépondérante à la grâce divine, rétrécir l'homme, +augmenter Dieu. Les jésuites, bien plus habiles, montrèrent que, tout +au contraire, il fallait tout donner à la liberté en spéculation pour +s'en emparer en pratique. + +L'idéal véritable du système avait été posé par Ignace avec une +netteté courageuse, par sa fameuse réduction de l'âme «à un cadavre +qui tombe si on ne le soutient.» Dans une autre comparaison bizarre, +mais plus exacte, l'ingénieux Biscayen veut qu'elle soit une +_marionnette_ qui ne remue que par celui qui tient et peut tirer les +fils. + +Le penseur fut Ignace, et l'exécuteur fut Lainez, un Castillan peu +imaginatif, génie pesant, mais fort, qui, sous le maître, et plus que +lui peut-être, écrivit les _Constitutions_. + +À ce concile de Trente où les cardinaux se divisaient, lui, il +n'hésita pas. Il apporta ce grossier éclectisme espagnol de l'homme +_libre_ en théorie, _marionnette_ en réalité. + +Il n'était pas besoin, comme les Italiens le croyaient, de chercher +l'apparence, l'ombre de la raison. Lainez avait par devers lui deux +machines qui valaient tout argument, et qui en dispensaient. + +L'une, c'était la _méthode des Exercitia_, l'appel aux sens et au +roman; l'autre, une _méthode de classes_, lente, forte, pesante, qui +tiendrait longtemps l'enfant sur les mots, courbé sous la grammaire, +le rudiment, le fouet. + +Deux moyens qui se complétaient. Le premier, charmant, séducteur, +prenait les délicats du monde, les rois, les grands, les femmes. Qui +dit la femme dit l'enfant; l'enfant, livré par elle, devait passer par +la filière de cinq ou six jésuites grammairiens qui, serrant son +cerveau de proche en proche (par l'art des Caraïbes), et lui +aplatissant le crâne, livreraient cette tête rétrécie et pointue à la +seconde opération, celle du directeur jésuite. + +Ce Castillan Lainez était un cuistre de génie, qui fabriqua lui-même +la machine de sa rude main. C'est le fondateur des colléges jésuites +et de tout cet enseignement. L'invention parut si belle à Ignace, que, +pour donner l'exemple, il commença à faire des thèmes, se faisant +corriger ses solécismes par un enfant de douze ans, Ribadeneira, qui +depuis a écrit sa vie. + +Là se trouva l'équilibre de l'ordre. Autrement il eût chaviré. À côté +de cette scabreuse direction où les jésuites enseignaient à faire des +romans, ils eurent une pédantesque direction grammaticale, +très-sèchement occupée de mots. Les deux caractères se mêlèrent; dans +le roman même et l'intrigue, les jésuites restèrent hommes de collége. +Cela les garda quelque temps des dames qu'ils avaient dans les mains. + +Cependant ces deux choses, éducation et direction, la verbalité vide +et la matérialité, tout se tenait fortement. Plus l'âme restait vide +dans cette éducation, nourrie de vents, de mots, plus dans la +direction elle prenait gloutonnement la matérialité des images +sensibles et grossières. Par deux chemins elle allait au néant. + +Rome fut longtemps à comprendre la profondeur barbare de cette méthode +espagnole qui la sauvait. Elle crut que les _Exercitia_ étaient un +livre de piété pour tous, ne vit point que c'était un manuel spécial +et secret pour barbariser les esprits. On lit en tête un beau +privilége de Paul III pour _répandre partout le livre_; et, +au-dessous, la recommandation de la Société de _ne pas le répandre_, +de garder l'édition sous clef, de n'en pas donner un volume sinon à +des jésuites. Et, en effet, le fond de la méthode n'était nullement +qu'on étudiât seul. Ce manuel était le guide du directeur, qui seul +devait savoir la voie qu'il faisait suivre, de sorte que l'âme +impotente, sans lui paralytique, inerte, ne pût pas faire un pas +autrement qu'appuyée sur la béquille du jésuite. + +Apparent mysticisme, absolument contraire aux vrais mystiques, à leur +voie libre et pure. La pauvre madame Guyon, enfermée sous Louis XIV +pour sa théorie du pur amour, déclare expressément que «sa vie +d'oraison fut _vide de toutes formes et images_,» et qu'elle n'adora +qu'un esprit. Au contraire, dans la voie expressément tracée par +Loyola, la piété doit sans cesse _imaginer et faire appel aux cinq +opérations des sens_. + +On était sûr dans cette route d'atteindre Marie Alacoque, l'idolâtrie +du coeur sanglant. + +Toute cette histoire a été si mal datée, qu'on n'y a rien compris. + +Rappelez-vous que, dès 1522, vingt ans avant l'approbation du pape, +Ignace écrit ses _Exercices_ et les applique, commence ses sociétés +dévotes, libres jésuites qui travaillèrent l'Espagne en dépit des +dominicains. + +En trente années, avant la mort de Loyola et de Charles-Quint, toute +l'Europe était envahie, l'Asie, l'Amérique entamées. + +Dix colléges en Castille, cinq en Aragon, cinq en Andalousie. L'Italie +partagée en trois provinces jésuitiques. En France et en Allemagne, +moins de puissance visible; mais des mines partout, l'action +souterraine, individuelle du confessionnal; les femmes prises surtout +pour aller aux enfants. + +Les confesseurs des rois n'eurent pas un moment à perdre pour se +mettre à la mode. Leurs pénitents les auraient délaissés. Amis ou +ennemis des jésuites, ils subirent leur méthode, les imitèrent, et +s'en trouvèrent très-bien. La sensualité d'un gouvernement si complet +des âmes et des passions rendit toute réforme du clergé impossible; +elle enfonça le prêtre dans son confessionnal, devenu le trône du +monde. + +Un prédicateur bénédictin, aimé de Charles-Quint, s'était aventuré à +dire «que le mariage était, pour le salut, un état plus sûr que le +célibat.» Il ne trouva aucun appui dans le clergé espagnol; +l'Inquisition l'emprisonna. Les prêtres eurent peur du mariage. Ils se +soucièrent peu de cette femme unique, éternelle, par laquelle ils +perdaient l'infini du roman. + +Le parti politique, qui alors menait Charles-Quint, et qui eût voulu +le rendre arbitre de la question religieuse, lui fit prendre des +mesures hardies qui affranchissaient les moines de l'Inquisition, et +enlevaient à sa juridiction même ses _familiers_, tout son monde +d'espions (1534-1535). Si le clergé eût appuyé, l'Inquisition était +par terre. Ni prêtres ni moines ne bougèrent. Loin de là , les prélats +irritèrent l'Empereur par d'obstinés refus d'argent (1524, 1533, +1538). Dans son horrible crise de 1539, Charles-Quint, dégoûté, quitta +l'Espagne, et abandonna le clergé à l'Inquisition. Il s'y abandonna +lui-même, chargeant le grand inquisiteur de gouverner avec l'infant. +Il rendit à l'Inquisition le jugement sur ses familiers, brisa ses +propres officiers (un vice-roi de Catalogne!) sous les pieds de +l'Inquisition. + +Philippe II, âgé de seize ans, ordonne à un autre vice-roi, grand +d'Espagne et du sang royal, qui a touché aux familiers de +l'Inquisition, de subir sa pénitence et de tendre le dos au fouet. + +Je ne vois pas, dès cette époque, que Charles-Quint ait varié autant +qu'on le suppose. Les ordonnances qu'il fit alors en Flandre, +horribles, par lesquelles les femmes protestantes étaient enterrées +vives, sont constamment exécutées, même à l'époque de l'_Intérim_ et +de ses mésintelligences avec le pape. + +L'année même de l'_Intérim_, une femme fut enterrée vive à Mons. + +Les confesseurs espagnols, qui dirigent l'Empereur malade, se soucient +peu du pape, trop peu catholique à leur gré. + +Rien ne caractérise plus la moralité de l'époque et la sécurité +nouvelle de la conscience religieuse, que la naissance du bâtard de +l'Empereur, le fameux don Juan d'Autriche. En remontant du jour de +cette naissance à neuf mois, on trouve précisément le jour où +l'Empereur signa la guerre sainte et l'extermination du +protestantisme. + +Par la force de cette position tout espagnole, du haut des bûchers, +des massacres (trente mille morts aux Pays-Bas, si j'en croyais +Navagero), il commandait au pape. Paul III lui donne contre +l'Allemagne douze mille hommes, deux cent mille ducats, la moitié des +revenus de l'Église d'Espagne pour un an, l'autorisation de vendre +pour cinq cent mille ducats de biens de moines espagnols. + +Sa joie fut vive. Jamais il ne s'était vu un tel trésor. Mais en +pourrait-il profiter? Chaque année il était malade. La goutte, +l'asthme, les maux d'estomac, de continuelles indigestions, +travaillaient le triste Empereur. Peu après, quelqu'un écrivait en +France qu'il ne marchait que courbé avec l'aide d'un bâton; que, pour +sortir d'une ville et faire croire qu'il montait encore à cheval, il +se hissait sur un banc, d'où on le mettait en selle, sauf à descendre +à deux pas pour continuer en litière. Il sentait son état, et il avait +fait, refait son testament. Souvent aussi il avait eu l'idée de se +retirer au couvent et de songer enfin à Dieu. + +Ce traité le fit tout autre. Il fut signé le 26 juin 1546. Et, la +veille, l'Empereur s'en trouva si ragaillardi, si jeune, qu'il voulut +faire un coup. Après la table, les pâtés de poisson et de gibier, ce +qu'il aima, c'étaient les femmes. On lui chercha une femme dans la +ville (Ratisbonne). On découvrit une pauvre jeune demoiselle qui fut +amenée, livrée au spectre impérial. Elle s'appelait Barbe Blumberg. + +On se demande comment un malade si malade, souvent près de la mort, +chercha cette triste aventure dans les pleurs d'une fille immolée. +Apparemment sa conscience était à l'aise. Un prince qui protégeait +l'Église de tels supplices, un prince qui, à ce moment même, recevait +l'épée sainte, dut croire un tel péché léger et véniel lavé d'avance +par sa future bataille et par le sang des protestants. + +Neuf mois après, un fils lui vint, blond, aux yeux bleus comme sa +mère. Elle n'eut pas la consolation de le garder. Pendant qu'elle +allait cacher sa honte aux grandes villes des Pays-Bas, l'enfant fut +porté en Espagne par un valet de chambre, élevé par un musicien joueur +de viole, du service de Sa Majesté. C'est du testament de l'Empereur, +c'est-à -dire de sa bouche même, que nous tirons tous ces détails. + +Nous pourrions donner sur deux lignes l'histoire correspondante des +galanteries et des exécutions qui les excusent et les absolvent: les +bâtards datés des massacres, les bûchers payant les amours. + +Le célèbre adultère de Philippe II avec la femme de son ami Ruiz Gomez +ne peut se placer (nous le prouverons) qu'au second veuvage du roi, +aux premiers mois où il rentre en Espagne, c'est-à -dire au moment où +l'horrible auto-da-fé de Valladolid introduit dans la voie des flammes +ce règne de terreur qui passa entre deux bûchers (octobre 1559.) + +_Ab Jove principium._ La morale nouvelle, la nouvelle direction, dut +s'emparer des rois d'abord, des grandes dames. Nous la verrons +descendre de proche et s'infiltrer partout. Tous les historiens +catholiques ont caractérisé avec orgueil l'organisation de ce réseau +immense qui enveloppa l'Europe, non pas en général, mais par villes et +villages, par rues, par maisons, par familles. De sorte qu'il n'y eut +pas une alcôve où ne veillât un oeil ou une oreille ouverts pour le +pape et l'Espagne. Tout couvent devint un foyer, un laboratoire de +police. Tout moine fut espion ou messager pour Philippe II. Un moine, +le premier, lui apprit la Saint-Barthélemy. + + + + +CHAPITRE V + +LES MARTYRS + +1547-1559 + + +«Il y avait à Saintes un artisan pauvre et indigent à merveille, +lequel avait un si grand désir de l'avancement de l'Évangile, qu'il le +démontra un jour à un autre artisan aussi pauvre et d'aussi peu de +savoir (car tous deux n'en savaient guère). Toutefois le premier dit à +l'autre que, s'il voulait s'employer à faire quelque exhortation, ce +serait la cause d'un grand bien. Celui-ci, un dimanche matin, assembla +neuf ou dix personnes, et leur fit lire quelques passages de l'Ancien +et du Nouveau Testament qu'il avait mis par écrit. Il les expliquait +en disant que chacun, selon les dons qu'il avait reçus de Dieu, +devait les distribuer aux autres. Ils convinrent que six d'entre eux +exhorteraient chacun de six semaines en six semaines, le dimanche +seulement.» C'est le premier trait du tableau que Palissy fait des +origines de la Réforme dans l'ouest de la France. Je ne connais rien +qui rappelle autant la douceur des idylles bibliques de Ruth et de +Tobie. Déjà les drapiers de Meaux, les tisserands de Normandie, +s'étaient fait les uns aux autres de semblables enseignements. Souvent +c'était une vieille femme, de longue expérience et de grands malheurs, +qui lisait et expliquait la Bible. L'effet moral en fut profond. + +«En peu d'années, les jeux, banquets et superfluités avaient disparu. +Plus de violences ni de paroles scandaleuses. Les procès diminuaient. +Les gens de la ville n'allaient plus jouer aux auberges, mais se +retiraient dans leurs familles. Les enfants même semblaient hommes. +Vous eussiez vu le dimanche les compagnons de métier se promener par +les prairies et bocages, chantant par troupes psaumes, cantiques et +chansons spirituelles. Vous eussiez vu les filles, assises dans les +jardins, qui se délectaient ensemble à chanter toutes choses saintes.» + +La Réforme, encore sans ministres, sans dogme précis, réduite à une +sorte de ravivement moral et de résurrection du coeur, se croyait un +simple retour au christianisme primitif, mais elle était une chose +très-neuve et très originale. Elle allait avoir une littérature et des +arts imprévus si la dureté des temps n'y mettait obstacle. + +D'une part, l'éloignement naturel pour les anciennes images, objet +d'un culte idolâtrique, devait produire et produisit l'art nouveau +d'une ornementation tirée de la vie animale et de toute la nature, art +charmant qui resta à son aurore dans le génie de Palissy pour être +bientôt étouffé. + +Mais ce qui ne put l'être, ce qui surnagea et dura à travers tant de +malheurs, ce fut l'élan de la musique. L'_harmonie_, le chant en +partie, à peine entrevus du Moyen âge, dominèrent, se développèrent +dans les grandes assemblées religieuses du XVIe siècle. L'_harmonie_ +n'était pas là de convenance, de système et d'art; elle se faisait +d'elle-même par la différence concordante des sexes et des âges; les +fortes et basses voix d'hommes y mettaient la gravité sainte de la +grande parole biblique; les tendres et pathétiques voix de femmes y +faisaient pleurer l'Évangile, tandis que les petits enfants enlevaient +la symphonie au paradis de l'avenir. + +«Ils trouvaient tout cela entre eux, n'ayant pas plus de musiciens que +de ministres. Voyez l'enfant quand il est seul, il chante, non pas un +chant appris, mais celui qu'il se fait lui-même. Ce qu'il y eut alors +d'invention, à ceux qui aiment et qui ont foi de le deviner, nul +document ne le constate. Tout s'est évanoui comme le parfum quitte le +vase. En vain, j'ai cherché les chants de cette primitive Église +réformée. Quand bien même on les retrouverait, comment les chanter +maintenant?» (Alfred Dumesnil, _Vie de Bernard Palissy_.) + +Nous ne pouvons recommencer. Nous ne pouvons que créer. Nous nous +avançons d'un coeur ferme dans la voie virile de l'avenir. Et +cependant ce regret mélancolique d'un jeune homme m'est revenu plus +d'une fois en parcourant les actes de ces saints et de ces martyrs où +les paroles naïves semblent si près de révéler les mélodies qui y +furent jointes: «Quand même on les retrouverait, comment les chanter +maintenant?» + +Moment primitif, unique, ciel sur terre, qu'il faut mettre à part. Les +formules vont venir, un sacerdoce se former; la forte école de Genève +va donner ses livres et ses chants, lancer sur toutes les routes ses +colporteurs intrépides, ses dévoués missionnaires. Il le fallait. Les +résistances finiront par s'organiser. Constatons seulement ici que, +dans cette première époque, même dans la seconde encore pendant +très-longtemps, il n'y eut aucune idée de résistance; au contraire, +une étonnante obéissance, un incroyable respect des tyrans, et jusqu'à +la mort. + +Pendant plus de quarante années, les nouveaux chrétiens se laissèrent +emprisonner, torturer, brûler et enterrer vifs, sans avoir la moindre +idée de résister aux puissances. Pourquoi? C'est qu'ils étaient +chrétiens. + +Dès 1523, à Bruxelles, les premiers qui furent brûlés, trois +augustins, se montrèrent pour leurs supérieurs obéissants jusqu'à la +mort. En 1524-1525, Castellan à Metz, Schuch à Nancy, se livrèrent, +pour ne pas compromettre les villages où ils prêchaient. + +Ils désapprouvèrent hautement et les paysans révoltés de Souabe en +1525, et les anabaptistes de Munster en 1535, s'appuyant sur ce +principe: «Qui s'arme n'est pas chrétien.» + +Cette primitive Église était d'autant plus pacifique qu'elle ne +contenait presque aucun noble. Je n'en vois que deux chez nous à +l'origine, Farel et un autre. Dans le martyrologe immense de Crespin, +que j'ai compulsé tout entier dans ce but, je ne trouve que trois +nobles en quarante années (1515-1555), deux Français, le fameux +Berquin et le chevalier de Rhodes Gaudet, un Anglais, Patrice +Hamilton. Les autres sont généralement de pauvres ouvriers, des +bourgeois et des marchands. Il n'y a que deux paysans, dont l'un, +laboureur aisé, qui, tout seul, apprit à lire, et même un peu de +latin. + +Luther et Calvin prêchent l'obéissance. En 1560, Calvin se déclare +amèrement contre la conjuration d'Amboise. De là une indécision, une +hésitation, et des démarches contraires, fatales au parti protestant. + +On pouvait parier cent contre un que la Réforme périrait: + +Pour son austérité d'abord. L'esprit d'abstinence chrétienne qu'elle +proposait, au moment même où la vie physique s'était réveillée dans +son intensité brûlante, au moment où la nature enfantait des mondes de +plus pour charmer et pour séduire l'homme, arrivait-il à propos? + +Ces forces nouvelles, à peine nées, qui s'en emparait par surprise? Le +vieil esprit. Le christianisme matérialisé, la dévotion romanesque, +éclataient dans leur triomphe par la ruse de Loyola. L'invasion +jésuitique, derrière l'invasion espagnole, menaçait toute l'Europe. +Machine d'épouvantable force, qui, partout où elle agissait, trouvait +pour auxiliaire la conjuration toute faite de la nature sensuelle, de +l'intrigue passionnée, de la femme et du désir. + +«Mais la Réforme, en revanche, n'était-ce pas la démocratie?» Oui et +non. Elle était assez populaire parmi les ouvriers des villes, mais +fort peu dans les campagnes. Dès 1524, je vois près de Hambourg, +Zutphen, un des premiers martyrs, torturé par cinq cents paysans +qu'ont lancés les dominicains en les enivrant de bière. Les +missionnaires de Genève qui prêchaient nos moissonneurs n'en +recevaient que des injures. Tout protestant, indistinctement, passait +pour ennemi des images. Personne ne soupçonnait les arts que gardait +dans son sein le protestantisme; personne ne devinait Palissy, Goujon, +Goudimel, le mouvement lointain, infini, de Rembrandt et de Beethoven. + +La Réforme, je le répète, devait périr: 1º comme spiritualiste; 2º +comme incomprise de la majorité du peuple; 3º elle devait périr pour +son indécision sur la question capitale de _la légitimité de la +résistance_. + +On a reproché aux plus fermes caractères, à Coligny, à Guillaume le +Taciturne, leurs fluctuations. Mais c'étaient celles du parti, celles +de ses plus grands docteurs, et l'indécision de la doctrine elle-même. +Le protestantisme n'avait pas d'avis arrêté sur la question pratique +d'où dépendait son salut. + +Cet argument pharisien embarrassait les protestants: «Si vous êtes +chrétiens, vous devez, sans murmure, obéir, souffrir, périr.» + +Calvin baisse la tête, et dit: «Oui. Résistons spirituellement, +sauvons l'âme, et laissons le corps.» + +Mais ceux, comme l'Écossais Knox, qui étaient sur le champ de +bataille et regardaient de plus près, sentaient bien que cette réponse +ne résolvait rien. Si vous vous livrez vous-mêmes aux tyrans, +allez-vous livrer aussi l'enfant, la femme, tous les faibles, qui, +dans ces cruelles épreuves, pourront abandonner la foi? Vous donnez le +monde aux bourreaux qui poursuivront l'oeuvre de mort jusqu'à celle du +dernier chrétien, jusqu'à ce que croyances et croyants aient également +disparu de la terre. Est-ce là la victoire dernière que la foi doit +remporter? Le christianisme doit-il avoir pour but, solution légitime, +l'extermination du christianisme? + +Dans l'autre parti, au contraire, dans le parti catholique, il n'y a +pas d'indécision sur cette question du glaive. Loin de là , une +violente et terrible unanimité. Caraffa et Loyola la formulent (1543) +en organisant pour le monde l'inquisition universelle, calquée sur +celle d'Espagne. + +Cette unité, cette vigueur, semblaient devoir à coup sûr exterminer un +parti indécis et divisé, qui raisonnait contre lui-même et discutait +chaque essai de timide résistance. + +On insiste beaucoup trop sur les querelles de ménage entre +catholiques, entre le pape et l'Empereur. Au moment même où l'Empereur +était le plus contraire au pape, il faisait exécuter d'autant plus +exactement les ordonnances effroyables qu'avait dictées le clergé +d'Espagne et des Pays-Bas. + +Nous ne faisons pas l'histoire d'Allemagne; nous n'avons pas à +raconter les scrupules, les hésitations du pieux électeur de Saxe et +des autres protestants; au contraire, la résolution avec laquelle le +peu scrupuleux Empereur, absous d'avance par ses prêtres, vous trompe +ces bons Allemands. Indécis et timoré, le parti protestant, en face de +tels adversaires à qui tout moyen était bon, devait succomber sans nul +doute. + +Par quoi se défendait-il, cet infortuné parti? Uniquement par l'éclat +de ses martyrs. + +Il n'y eut jamais une candeur plus sublime, plus intrépide à confesser +tout haut sa foi. + +Jamais plus de simplicité, de douceur, devant les juges. + +Jamais plus de joie divine, plus de chants et d'actions de grâces dans +les horreurs du bûcher. + +«Je vous écris altéré et affamé de la mort.» Ce mot d'un des anciens +martyrs semble donner la pensée de ceux du XVIe siècle. On voit +qu'Alexandre Canus (d'Évreux, 1532) prêchait par toute la France, sans +aucune précaution de prudence, sur les places mêmes, dans les rues; +c'est le premier à qui l'on coupa la langue. Même en 1550, un Italien, +un Romagnol, Fanino, de Faenza, terrifia l'Italie de son intrépidité. +Une seule chose blessait en lui, c'était sa gaieté, sa joie. «Quoi! +lui disait-on en prison, Christ sua le sang et pria que le calice lui +fût épargné. Et toi, pour mourir, tu ris!...» À quoi cet homme +héroïque répondit, en riant encore: «C'est que Christ avait pris sur +lui toutes les infirmités humaines, et qu'il a senti la mort... Mais +moi, qui, par la foi, possède une telle bénédiction, qu'ai-je à faire +qu'à me réjouir?» + +Dès l'origine, ce fut une très-grande difficulté de trouver des +supplices pour venir à bout de tels hommes. + +Quand Charles-Quint, quittant l'Espagne en 1540, laissa le pouvoir au +grand inquisiteur; quand il traversa la France pour comprimer la +révolte des Flandres, le clergé des Pays-Bas lui dit que les lois +d'Espagne ne suffisaient pas; qu'il en fallait de singulières, +extraordinaires et terribles. + +Défense de s'assembler, de parler, de chanter et de lire. Ceux qui ne +dénonceront pas sont punis des mêmes peines que ceux qu'ils n'ont pas +dénoncés. Quelles peines? Les hommes brûlés, les femmes _enterrées_ +vives. + +La chose se fit à la lettre. Les villes furent fermées, et l'on fit +des visites domiciliaires qui procurèrent sur-le-champ une _razzia_ de +victimes, vingt-huit dans Louvain seulement. Deux femmes furent +enterrées vives: l'une, nommée Antoinette, de famille de magistrats; +l'autre était la femme d'un apothicaire à Orchies. Marguerite Boulard, +épouse d'un riche bourgeois, fut ensevelie de même, à la fête de la +Toussaint. Puis, à Douai, Matthinette du Buisset, femme d'un greffier: +à Tournai, Marion, femme d'un tailleur; à Mons, une autre Marion, +femme d'un barbier, et, plus tard, une dame Vauldrue Carlyer, de la +même ville, coupable de n'avoir pas dénoncé son fils, qui lisait la +sainte Écriture. + +Pourquoi ce supplice étrange? Une femme brûlée donnait un spectacle +non-seulement épouvantable, mais horriblement indécent, que n'aurait +pas supporté la pudeur du Nord. On le voit par le supplice de Jeanne +d'Arc. La première flamme qui montait dévorait les vêtements, et +révélait cruellement la pauvre nudité tremblante. + +Donc on enterrait par décence. La chose se passait ainsi. La bière, +mise dans la fosse sans couvercle, était par-dessus fermée de trois +barres de fer quand la patiente était dedans. Une barre serrait la +tête, une le ventre, une les pieds. La terre était jetée alors sur la +personne vivante. Quelquefois, par charité, le bourreau pour abréger, +étranglait d'avance (_supplice de la femme du tailleur de Tournai_, +1545). Mais on voit par un autre exemple, celui de la femme du barbier +de Mons, que l'exécution se faisait parfois d'une manière plus +sauvage, plus lente et par étouffement. La pauvre femme, répugnant à +recevoir de la terre sur la face, demanda un mouchoir au bourreau, qui +le lui donna avant de jeter la terre. «Puis il lui passa sur le +ventre, la foula aux pieds, tant que finalement elle rendit +heureusement son esprit au Seigneur (1549).» + +Nous épargnons au lecteur le détail abominable de tout ce qu'on +inventa. Il paraît seulement que le plus excellent moyen pour +atteindre et désespérer l'âme, c'était la privation de sommeil. Une +stupeur mortelle prenait l'homme; il perdait l'entendement. Cette +ingénieuse torture paraît avoir été trouvée d'abord par les docteurs +d'Oxford pour venir à bout du martyr Cowbridge, que rien ne pouvait +briser (1536). + +Le supplice du feu était extrêmement variable, arbitraire à l'infini. +Parfois, rapide, illusoire, quand on étranglait d'avance; parfois +horriblement long, quand le patient était mis vivant sur des charbons +mal allumés, tourné, retourné plusieurs fois par un croc de fer, ou +encore flambé lentement à un petit feu de bois vert (_martyre +d'Hooper_, 1555). Hooper, évêque protestant, fut extrêmement torturé, +brûlé en trois fois; il y eut d'abord trop peu de bois; on en +rapporta, mais trop vert, et, comme le vent la détournait, la fumée ne +l'étouffait pas. On l'entendait, demi-brûlé, crier: «Du bois, bonnes +gens! du bois! Augmentez le feu!» Le gras des jambes était grillé, la +face était toute noire, et la langue, enflée, sortait. La graisse et +le sang découlaient; la peau du ventre étant détruite, les entrailles +s'échappèrent. Cependant il vivait encore et se frappait la poitrine. +Un sanglot universel s'éleva de toute la place; la foule pleurait +comme un seul homme. + +Aux Pays-Bas, l'Inquisition reprochait au clergé local d'exploiter +cette terreur et de rançonner les accusés. Il en était de même en +France. On défendit au clergé de ruiner les accusés par des amendes +qui gâtaient la confiscation et faisaient tort aux courtisans. +L'émigration protestante devait profiter fort à ceux-ci surtout, +étendant _les biens vacants_ dont les Guises et Diane avaient la +concession. + +En 1551, dans l'édit de Châteaubriant, ils montrèrent naïvement que +pour eux la persécution et l'épouvantail du bûcher étaient une +_affaire_. Ils attribuèrent au dénonciateur la prime énorme et +monstrueuse du _tiers des biens du dénoncé_! + +On demande comment Henri II, qui, après tout, n'était pas un homme +pervers, put être mené jusque-là . Comment put-on l'aveugler tout à +fait, lui crever les yeux? + +On y parvint par la colère, par l'orgueil, par une violente et +cruelle mortification (1549), en le mettant en face d'un de ses +propres domestiques, dont l'humiliante résistance lui donna la haine, +l'horreur, comme l'hydrophobie du protestantisme. + +L'homme choisi pour l'expérience par le cardinal de Lorraine était un +ouvrier du tailleur du roi. Diane voulut que la scène eût lieu sous +ses yeux, dans sa chambre. L'effet alla au delà de toutes les +prévisions. Le pauvre homme, avec respect pour la majesté royale, se +démêla habilement de toutes les arguties; mais, loin de céder, +héroïque, inspiré des anciens prophètes, il dit à cette Jézabel, qui +s'avançait à dire son mot: «Madame, contentez-vous d'avoir infecté la +France de votre infamie et de votre ordure, sans toucher aux choses de +Dieu.» + +Le roi, transpercé de ce trait, qu'il n'aurait jamais prévu, bondit de +fureur, jura qu'il le verrait brûlé vif. Il y alla, et il en fut +épouvanté et malade. L'homme, dans ce supplice horrible, immobile et +comme insensible, tint sur lui un oeil de plomb, un regard fixe et +pesant, comme la sentence de Dieu. Le roi pâlit, recula, s'en alla de +la fenêtre. Il dit qu'il n'en verrait jamais d'autres de sa vie. + +Ces héros de calme et de force, d'apparente insensibilité, sont +innombrables dans les riches martyrologes de Crespin, de Bèze, de Fox, +etc.; mais j'aime mieux encore ceux qui ont été sensibles, ceux qui +traversèrent vainqueurs les grandes épreuves morales, non moins +douloureuses que celles du corps. Homme, je cherche des hommes, et je +les vois tels à leurs pleurs. La plupart n'étaient pas des individus +isolés; c'étaient des hommes complets, des familles; ils étaient +maris et pères. Aux portes de leurs prisons priaient leurs femmes et +leurs enfants. Je ne connais pas de plus saints monuments dans toute +l'histoire du monde que les lettres simples, graves et pathétiques +qu'ils écrivent à leurs femmes du fond des cachots. C'est là qu'il +faut voir ce qu'est la sainteté du mariage et la force de l'amour en +Dieu. Nulle idée plus que la glorification du mariage ne fut portée +haut, enseignée, défendue par la Réforme. Plus d'un martyr y mit sa +vie. Un augustin marié, Henri Flameng, avait sa grâce s'il eût voulu +dire que sa femme était une concubine. Il refusa, mourut pour elle, +soutint son honneur au milieu des flammes, la laissa légitime épouse +et veuve glorifiée d'un martyr. + +L'amitié a eu aussi, dans ces temps, des martyrs sublimes dont +l'inestimable légende doit être soigneusement recueillie. + +Celle qui me touche le plus est celle de deux hommes de Louvain et de +Bruxelles, le coutelier Gilles et le pelletier Just Jusberg, deux +martyrs et deux amis. + +Leur légende, forte et déchirante, est faite pour apprendre au monde +léger, insensible, où ce nom d'ami est un mot, ce qu'est pour les âmes +pures ce fort et profond mariage que Dieu réserve à ceux qu'il a le +plus aimés. + +Just Jusberg était tellement estimé et chéri de tous, que, quand il +fut pris à Louvain, condamné aux flammes, les conseillers de la +chancellerie, venus de Bruxelles, revinrent près de la Gouvernante +pour demander qu'il ne fut que décapité: «Hélas! dit-elle, c'est bien +petite grâce!... Mais je le veux bien.» + +Just se trouvait en prison avec plusieurs de ses frères. Mais sa +meilleure consolation était d'y être avec un saint, Gilles, jeune +coutelier de Bruxelles. Celui-ci, qu'il faut faire connaître, était un +homme de trente-trois ans, d'une douceur, d'une bonté, d'une charité +extraordinaires, qui ne gagnait que pour les pauvres, et qui, dans une +épidémie, avait vendu son bien pour eux. Il était connu, admiré, béni, +dans tous les Pays-Bas. Geôliers, bourreaux, tous étaient à ses pieds, +et on ne savait comment lui faire son procès, dans la crainte qu'on +avait du peuple. + +Just, qui n'avait eu jusque-là de pensée que Dieu, eut, en ce jeune +saint, sa première attache à la terre. Son coeur, saisi d'une forte, +profonde, véhémente amitié, reprit sa racine ici-bas. Pourtant, il +croyait mourir bien. La nuit qui précéda sa mort, prié par ses +compagnons de leur faire une exhortation, il leur parla fermement de +son bonheur du lendemain, les pria de rester unis, de s'aimer, de se +préparer ensemble à tout ce qui adviendrait: «Car, si je ne me trompe, +j'en vois quelques-uns parmi vous qui me suivront de bien près...» + +Ce mot, ce regard imprudent, lui révéla (à lui-même et à tous) la +force du sentiment qui allait être brisé par la mort. Il voit Gilles +dans cette foule, et il ne peut plus parler; sa langue sèche, il +étouffe, il tombe foudroyé dans ses larmes. + +Voilà que tout le monde pleure; tous faiblissaient si Gilles même +n'eût succédé, pris la parole, embrasé de l'esprit de Dieu. Avec un +charme, une force, une habileté admirables, il couvrit, fit oublier +la défaillance de Just, le releva, et le refit, ce que vraiment il +était, un saint, un héros, un martyr. + +«Bon Dieu! que tes secrets sont admirables!.... Vous voyez Just, notre +frère, condamné par le jugement du monde... Mais c'est un vrai enfant +de Dieu... Ne vous scandalisez point; rappelez-vous Jésus même que +nous suivons pas à pas. Il est écrit de Jésus: «Nous l'avons vu frappé +de Dieu, et cela pour nos péchés.» Or le _disciple n'est point +par-dessus le maître_... Nous vous réputons heureux, Just, notre +frère, en vous voyant si ferme et fortifié de Dieu... Oh! heureuse +l'âme qui habite au domicile de ce corps et comparaîtra demain, +dégagée de toute souillure, en présence du Dieu vivant!... Ce bien +éternel, nous l'aurions, n'était la lenteur des bourreaux qui nous +contraignent de demeurer encore en misère pour cette nuit.» + +Cette justification céleste d'une délicatesse infinie ne raffermit pas +seulement Just et l'assemblée; elle avait emporté les coeurs aux +portes du paradis. On pria, et Just disait: «Je sens une grande +lumière et une inexprimable joie.» + + + + +CHAPITRE VI + +L'ÉCOLE DES MARTYRS + +1547-1559 + + +Navagero, envoyé de Venise près de Charles-Quint, écrit en 1546, dans +son rapport au Sénat: «Ce qui décide l'Empereur à agir contre les +_luthériens_, c'est l'état des Pays-Bas, c'est l'_anabaptisme_. On y a +fait mourir pour cela trente mille personnes.» + +Confusion terrible de deux choses si différentes. La Saint-Barthélemy +juridique, commencée contre le communisme anabaptiste, se poursuivait +indéfiniment contre les protestants étrangers à cette doctrine, et +qui, le plus souvent, ne la connaissaient même pas. + +Ne pas mêler ces deux procès, c'était un point de droit autant que de +religion. L'anabaptiste changeait la société civile, la propriété, le +mariage même, tout le monde extérieur. Le protestant (surtout en +France) ne changeait rien, ne voulait rien que s'enfermer, fuir les +idoles, garder les libertés de l'âme, obéir, et il obéit jusqu'à +extinction, se laissant brûler quarante ans avant de prendre les +armes. + +Comment, dans le siècle de la jurisprudence, dans l'âge de Dumoulin, +Cujas et tant d'autres, les grands docteurs autorisés ne posèrent-ils +pas cette distinction? L'unique réclamation qui reste devant l'avenir +est celle d'un écolier de l'Université de Bourges, d'un élève +d'Alciat, Calvin. + +Né Picard, d'un pays fécond en révolutionnaires, en bouillants amis de +l'humanité, né peuple et petit-fils d'un simple tonnelier, fils d'un +greffier de Noyon qui, tour à tour, travailla dans les deux justices, +ecclésiastique et civile, il se trouve avoir en naissant un pied dans +le droit, un pied dans l'Église. On lui donne à douze ans une sinécure +cléricale, qu'il jette bientôt avec le désintéressement altier de +Rousseau ou de Robespierre. Il vit de peu, de rien, pauvre jusqu'à sa +mort. + +C'était un travailleur terrible, avec un air souffrant, une +constitution misérable et débile, veillant, s'usant, se consumant, ne +distinguant ni nuit ni jour. Il aimait uniquement l'étude, le grec +surtout, et les lettres saintes. Il était fort timide, défiant, +ombrageux, seul et caché tant qu'il pouvait. Pour le tirer de là , il +fallait un coup imprévu, une manifeste nécessité morale, la violence +du ciel et de la conscience, si j'osais dire, la tyrannie de Dieu. + +C'était en 1534. Il avait vingt-cinq ans, et sortait à peine des +hautes écoles. L'horrible tragédie de Munster, la fatale équivoque de +l'anabaptisme, commençait à tomber sur le protestantisme comme une +pluie de fer et de feu. Tout le monde voyait que les protestants +non-seulement n'étaient pas des anabaptistes, mais leur étaient +contraires. Tous le voyaient. Pas un ne le disait. + +Le cri de la justice sortit de ce grand et jeune coeur, amant profond, +sincère, de la vérité et de la loi. + +Cet homme si timide parut seul devant tous, sacrifia l'étude, sa chère +obscurité, et changea sa vie sans retour. + +Son livre, l'_Institution chrétienne_, n'était nullement d'abord le +gros livre, l'encyclopédie théologique qu'on voit maintenant. C'était +une courte apologie. + +Si l'acte était hardi, la forme ne l'était pas moins. C'était une +langue inouïe, la nouvelle langue française. Vingt ans après Commines, +trente ans avant Montaigne, déjà la langue de Rousseau. + +C'est sa force, si ce n'est son charme. Rousseau a dit, après +l'_Émile_: _Conticuit terra_. Mais combien plus dut-on le dire quand, +pour la première fois, elle jaillit, cette langue, sobre et forte, +étonnamment pure, triste, amère, mais robuste et déjà toute armée. + +Son plus redoutable attribut, c'est sa pénétrante clarté, son extrême +lumière, d'argent, plutôt d'acier, d'une lame qui brille, mais qui +tranche. + +On sent que cette lumière vient du dedans, du fond de la conscience, +d'un cour âprement convaincu, dont la logique est l'aliment. On sent +qu'il vit de la raison, qu'il parle pour lui-même, et ne donne rien à +l'apparence; qu'il sue à bon escient et se travaille pour se faire un +solide raisonnement dont il puisse vivre, et que, s'il n'a rien, il +meurt. + +Voilà donc cette France légère, cette France rieuse, dont le gaulois +naïf semblait hier encore un bégayement d'enfance... Quelle énorme +révolution! + +Épouvanté de son triomphe, il se cache à Strasbourg, se colle sur les +livres. Mais il était perdu. Dieu ne devait plus le lâcher. + +Farel vint le prendre là , grondant et refusant. Il l'enleva, et le mit +où? À Genève, dans la ville la plus antipathique à son génie. Calvin +lui prouva que Genève était le lieu où il serait le plus inutile, et +qu'il n'y ferait rien de bon. Farel rit, alla son chemin. + +Nous avons parlé de ce personnage, un très-violent montagnard du +Dauphiné, homme d'épée et de naissance, un petit homme roux, d'un oeil +flamboyant, d'une parole foudroyante, d'une intrépidité, d'une +opiniâtreté incroyables, l'homme du temps qui eut au plus haut degré +la gaieté révolutionnaire. On tirait sur lui, il riait; on le +frappait, on battait de sa tête les murs et les pavés sanglants, il se +relevait riant, prêchant de plus belle. + +Notez que ce héros fanatique était plein de sens. Il glissa sur les +points les plus obscurs du dogme, chercha à tout prix l'union des +églises de Suisse. Il n'était pas écrivain, le savait, se rendait +justice. C'était une flamme, rien de plus. Il ne se sentait nullement +le pesant et puissant génie de fer, de plomb, de bronze, qui pouvait +transformer Genève. Avec l'autorité des _voyants_ de la Bible, il +saisit le savant jeune homme qui avait tous ces dons, lui jeta le +fatal manteau de prophète et législateur, lui ordonna d'y mourir à la +peine. + +Cet homme pâle, arrivant à Genève, trouva une joyeuse ville de +commerce, qui, ayant déjà fort souffert, n'en restait pas moins gaie. +Sa situation est charmante, pleine d'air et de vie. Avec ce grand +miroir du lac et ce brillant fleuve azuré, Genève a double ciel, deux +fois plus de lumière qu'une autre ville. C'est le carrefour de quatre +routes. De Savoie et de Lyon, de Suisse et du Jura, tout y passe. +Circulation constante de marchands et de voyageurs, de visages +nouveaux et de toutes les nouvelles de l'Europe. La population était à +l'avenant, légère de parole et de vie. Moeurs du commerce, moeurs des +seigneurs; chanoines et moines, chevaliers et barons, tous venaient +jouir à Genève. Elle s'en moquait, et les imitait, rieuse et +satirique, changeante comme son lac, subite comme son Rhône, vraie +girouette et le nez au vent. + +Lyon lui faisait du tort. La déchéance du commerce avait éveillé à +Genève un esprit de résistance politique contre le prince évêque et le +duc de Savoie. Avec un grand courage, cette révolution n'en garde pas +moins la vieille légèreté génevoise. Elle est héroïque et espiègle. La +première scène qui s'ouvre est une farce sur un âne mort. + +Son chroniqueur, Bonnivard, pour avoir été dix ans enfermé aux caves +du château de Chillon, n'en a pas moins partout cette gaieté +intrépide. On la trouve encore dans Farel, dans Froment, ses premiers +prêcheurs. Nul livre plus amusant que la chronique de Froment, hardi +colporteur de la Grâce, naïf et mordant satirique que les dévotes +génevoises, plaisamment dévoilées par lui, essayèrent de jeter au +Rhône. + +Qu'on juge de l'impression que ce sombre Calvin, malade, amer, le +coeur plein des plaies de l'Église, reçut quand il arriva là ! Je suis +sûr que le lieu, le paysage, le choqua; aimable, gai autant que +grandiose, il dut lui apparaître comme une mauvaise tentation, une +conjuration de la nature contre l'austérité de l'esprit. Il chercha la +rue la plus noire, d'où l'on ne vît ni le lac ni les Alpes, l'ombre +humide et verdâtre des grands murs de Saint-Pierre. Mais les hommes le +choquaient encore plus que tout le reste. Il détestait Froment. Il +avait ses amis en abomination, presque autant que ses ennemis. + +Le fond de ce grand et puissant théologien était d'être un légiste. Il +l'était de culture, d'esprit, de caractère. Il en avait les deux +tendances: l'appel au juste, au vrai, un âpre besoin de justice; mais, +d'autre part aussi, l'esprit dur, absolu, des tribunaux d'alors, et il +le porta dans la théologie. Son Dieu, qui d'avance sauve ou damne dans +un arbitraire si terrible, diffère peu du royal législateur, comme on +le trouve dans nos violentes ordonnances, ou dans la loi de +Charles-Quint, effrayant droit pénal qu'il entreprit d'imposer à +l'empire, et qui eut influence sur toute l'Europe. + +Ce fanatisme d'arbitraire, porté dans la théologie, semblait devoir en +supprimer le mouvement. Tout au contraire, il le lança. Il en fut +comme du mahométisme primitif qui affrontait si hardiment une mort +décrétée et écrite, que nulle prudence n'éviterait. La prédestination +de Calvin se trouva en pratique une machine à faire des martyrs. + +Imposer à Genève ce joug terrible n'était pas chose aisée. Elle chassa +Calvin; mais les désordres augmentèrent, et elle le rappela elle-même. +Il refusait, écrivait à Farel: «Je les connais; ils me seront +insupportables, et eux à moi... Je frémis d'y rentrer.» Farel l'y +contraignit. Il fallait que cet homme eût foi à l'impossible, pour +croire que la Réforme tiendrait là , que la petite république +subsisterait indépendante. Quand on examine la carte d'alors, on est +effrayé d'une telle situation. L'imperceptible cité avait son étroite +banlieue coupée, mêlée, enchevêtrée des possessions des grands États, +ses mortels ennemis. À l'époque de la captivité de François Ier, il +est vrai, Berne et les Suisses avaient senti qu'il fallait protéger +Genève. Et la France le sentait aussi. Mais c'était là justement le +péril de la petite ville. Quand le roi, en 1535, envoya sept cents +lances pour la couvrir de la Savoie, la ville semblait perdue, et, en +effet, le roi espérait l'absorber. Quand les Bernois, l'année +suivante, prirent le pays de Vaud, Genève se crut au moment d'être +emportée par l'avalanche, submergée par le déluge barbare des +populations allemandes. + +Situation unique d'alarmes continuelles. Chaque nuit, le Savoyard +pouvait tenter l'escalade. Chaque jour, les alliés bernois, ou les +protecteurs français, pouvaient arriver sur la place et surprendre la +seigneurie. Il fallait se garder des ennemis, bien plus des amis, +veiller toujours, craindre toujours. Et voilà pourquoi Genève a été la +Vierge sage, et a tenu si haut sa lampe. Voilà pourquoi elle a été la +grande école des nations. Mais, pour qu'il en fût ainsi, il fallait +qu'elle subît une transformation complète, qu'elle s'abjurât +elle-même; que, d'une ville de plaisir, d'une joyeuse ville de +commerce, elle se fit la fabrique des saints et des martyrs, la sombre +forge où se forgeassent les élus de la mort. + +L'émigration religieuse de France, d'Italie, d'Allemagne, y créa une +ville nouvelle, population disparate, mais naturellement plus docile à +son dictateur ecclésiastique. La vraie et ancienne Genève, +irréconciliable à l'esprit de Calvin, lutta quelque temps dans les +_Libertins_ (ou amis de la liberté), qui s'entendaient avec la France. +C'étaient spécialement les amis du cardinal Du Bellay, de la +Renaissance contre la Réforme. On assure qu'ils lui proposaient de +conquérir Genève pour son maître. Qu'en serait-il arrivé? Que Du +Bellay, impuissant pour défendre en France la liberté de penser, n'eût +pu rien pour elle à Genève. On le vit en 1543, où, sous ses yeux, et +lui étant évêque de Paris, on lui brûla (à Paris même) son secrétaire, +un jeune protestant! + +La Renaissance ne se protégeait pas. François Ier ne sauva pas Dolet. +Marot, l'homme de sa soeur, et dont il goûtait les écrits, fut obligé +de s'exiler. Rabelais ne vécut qu'à force de ruses. Ceci juge la +question. + +Si le Capitole antique eut pour première pierre dans ses fondements +une tête coupée et saignante, on peut en dire autant de Genève +réformée. + +Par où qu'on regarde Calvin, on y trouve l'image la plus complète du +martyre. + +Rupture des amitiés, nécessité de rompre avec les pères de la Réforme. + +L'effort incessant, douloureux pour un logicien exigeant, de bâtir un +dogme éclectique qui répondît à tout, de concilier en apparence ce qui +est inconciliable, et de satisfaire le monde sans se satisfaire +soi-même. + +Le coeur, l'esprit brisé et le corps usé à cette torture. La maladie +habituelle, des fatigues excessives, l'enseignement, la prédication, +les disputes acharnées, une correspondance infinie, accablante, avec +toute l'Europe. Au dedans, nulle consolation, la maison pauvre et +veuve. Au dehors, la haine d'un peuple, le sentiment que son oeuvre ne +réussira pas; qu'en donnant toute son âme, il n'inspire pas l'esprit +de vie! En 1552, lorsque Genève était si puissante par lui, lui +désespère; il écrit à un ami: «Je survis à cette ville, elle est +morte; il faut la pleurer...» + +Mais sa plus exquise douleur, c'est celle qui sortait de son oeuvre +même. Les martyrs, à leur dernier jour, se faisaient une consolation, +un devoir d'écrire à Calvin. Ils n'auraient pas quitté la vie sans +remercier celui dont la parole les avait menés à la mort. Leurs +lettres respectueuses, nobles et douces, arrachent les larmes. +Étaient-elles sans action sur cet homme de combat? Oui, disent ceux +qui le jugent sur sa violente polémique, sa dure intolérance. Nous +pensons autrement. Ceux qui vécurent avec Calvin disent qu'il ne fut +étranger à nulle affection de la famille et de l'amitié, très-attaché +surtout aux fils de sa parole. Il les suit des yeux par l'Europe dans +leurs lointaines et cruelles aventures, les soutient et souffre avec +eux. Ses lettres, fortes et chrétiennes, n'en sont pas moins +pathétiques. Supplice étrange! de toutes parts, la mort lui revient, +lui retombe. Le monde infatigablement vient battre le fer sur son +coeur! + +Si Calvin a fait les martyrs, eux-mêmes ont autant fait Calvin. On +comprend bien que de tels coups, sans cesse répétés, ensauvagèrent cet +homme, le rendirent absolu, féroce, à défendre un dogme qui, chaque +jour, lui tirait du sang. C'est ainsi qu'on peut expliquer le crime de +sa vie, la mort du grand Servet, dont nous parlons plus loin. + +Crime du temps plus que de l'homme même! + +N'importe! il fut des nôtres!... + +Quand j'entre dans le vieux collége de Calvin et de Bèze, quand je +m'assois sous les ormes antiques, quand je visite l'académie et +l'église, où Calvin, faible, exténué, parfois soutenu sur les bras de +ses auditeurs, enseignait et prêchait à mort, je sens bien que le +grand souffle de la Révolution a passé là . Ces vaillants docteurs du +passé nous ont préparé l'avenir. + +Huit cents auditeurs, de toute nation et de toute langue, +l'écoutaient; émigrés la plupart ou fils d'émigrés. Parmi eux, nombre +d'artisans. Tels de ceux-ci étaient de grands seigneurs qui avaient +cherché à Genève la pauvreté et le travail. L'un d'eux s'était fait +cordonnier. + +Ville étonnante où tout était flamme et prière, lecture, travail, +austérité. Quel était le ravissement de ceux qui, ayant réussi à fuir +la terre idolâtrique, atteignaient la cité bénie! De quel oeil tous +ces fugitifs, ayant, par bonheur incroyable, passé la route de Lyon, +suivi l'âpre vallée du Rhône, voyaient-ils le clocher sauveur! Nombre +de familles illustres laissaient tout, bravaient tout, pour venir à +Genève. Les Poyet, les Robert Estienne, la veuve, les enfants de Budé, +cherchèrent cette nouvelle patrie. Plus d'un confesseur de la foi y +apportait ses cicatrices. L'intrépide, l'indomptable Knox, après huit +années passées aux galères de France, les bras sillonnés par les +chaînes, le dos labouré par le fouet, avant ses grands combats +d'Écosse, venait s'asseoir encore un jour au pied de la chaire de +Calvin. + +Tout affluait à cette chaire, et de là aussi tout partait. + +Trente imprimeries, jour et nuit, haletaient pour multiplier les +livres que d'ardents colporteurs cachaient sur eux, faisaient entrer +en Italie, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas. Missions terribles! +Ils étaient attendus, épiés. Pour le seul fait d'avoir sur eux un +Évangile français, ils étaient sûrs d'être brûlés. C'est alors que +l'imprimerie fit ses deux efforts admirables: la _Bible_ en un volume, +un petit volume, aisé à cacher! et les _Psaumes français, avec la +musique interlinéaire_. En touchant ce qui reste encore de ces +vieilles éditions, ces volumes tachés, usés dans les prisons, et qui +souvent, jusqu'au bûcher, firent l'office de confesseurs, et +soutinrent la foi des martyrs, on est tenté de s'écrier: «Ô petits +livres! petits livres! pauvres témoins des souffrances de la liberté +religieuse, soyez bénis au nom de la liberté sociale! Si quelque chose +reste en vous des grands coeurs qui vous ont touchés, puisse cela +passer dans le nôtre!» + +Plût au ciel qu'on pût raconter tout ce qui s'accomplit alors! Mais +les dangers étaient si grands, que presque toute cette histoire est +restée enfouie et mystérieuse. Le peu qu'on en retrouve, c'est +l'histoire de quelques martyrs. + +J'ai suivi attentivement le martyrologe de Crespin pour trouver et +dater les premières missions protestantes. Elles semblent d'abord +fortuites. Ce sont presque toujours des Français que la persécution a +fait fuir à Genève, et qui, pour affaire de famille, pour revoir leur +pays ou répandre des livres, entreprennent de revenir. + +On voit très-bien, dans ces histoires, que l'origine de tout cela est +spontanée, d'abord française; mais la grande et forte école de Genève +leur a formulé en doctrine leur sentiment religieux, leur a donné les +livres, le désir de les répandre et de les interpréter. + +Le premier exemple est celui d'une petite colonie de gens qui avaient +cherché asile à Genève, et qui, attirés vers l'Angleterre par la +réforme d'Édouard VI, s'en vont ensemble par la route du Rhin. «M. +Nicolas, homme de savoir, François, et Barbe, sa femme, Augustin, +barbier, et sa femme Marion, tous deux du Hainaut.» On voit ici +l'égalité religieuse, le barbier de compagnie avec l'homme de savoir +et le bourgeois aisé. Et c'est le barbier qui règle la route; il +obtient de M. Nicolas qu'il visite le petit troupeau des fidèles de +Mons. De là leur catastrophe horrible. Les deux hommes sont brûlés. +Barbe faiblit, a peur. La pauvre Manon est enterrée vive. (V. plus +haut.) + +Ce qui est remarquable dans cette légende fort ancienne (1549), c'est +que ces infortunés, sur la charrette et au bûcher, se soutiennent par +le chant des psaumes de Marot et de Bèze, qui pourtant ne furent +imprimés que deux ans après (1551). Sans doute, on les enseignait, on +se les transmettait oralement dans les églises de Genève. + +Lorsque François Ier sauva Marot en 1530, ce fut à condition qu'il +continuerait le Psautier. Lorsque, en 1543, Calvin l'accueillit à +Genève, il le fit autoriser par le Conseil à continuer cette oeuvre. À +sa mort, Bèze la reprit, l'acheva et fut autorisé à l'imprimer en +1551; mais on changea la musique primitive, galante, inconvenante, +profanée par le succès même. François Ier les avait chantés, et Henri +II, et Catherine de Médicis, Diane, et tout le monde! Cette musique +fut biffée et on lui substitua des mélodies fortes et simples de +l'Église de Genève, qu'on imprima sous les paroles. + +Grande révolution populaire! Elle gagna par toute la France. Elle +donna aux persécutés, aux fugitifs, un viatique, qui ne leur manqua +jamais dans leurs extrêmes misères, dans ce qui plus que les supplices +énerve les révolutions, l'implacable longueur du temps. + +L'Église militante et souffrante, au centre des persécutions, la forte +Église de Paris transfigura ces mélodies, et, par un coup de génie, en +fit la lumière de l'Europe. + +Le Franc-Comtois Goudimel, alors à Paris, gardant la séve austère et +pure de ses montagnes du Jura, fit hardiment des psaumes un chant +d'amis, un chant de frères, une musique à quatre parties. + +Jean-Jacques Rousseau confesse avoir reçu en naissant la puissante +inspiration de ces vieux chants de Goudimel. Et que d'hommes ils ont +soutenus! + +Lorsque Rabaut, aux Landes, aux déserts des Cévennes, resta trente +années sous le ciel, sans reposer sous un toit, lorsque le Vaudois +Léger passa tant d'horribles hivers dans les antres des Alpes, au +souffle des glaciers, que tiraient-ils de leur sein pour se ranimer et +se réchauffer? Quelque cordial? Sans doute, le cordial puissant de ces +psaumes. Ils en chantaient les mélodies, et, si quelque ami courageux +osait venir serrer leur main, la sainte assemblée se formait, l'Église +était là tout entière, la mâle harmonie commençait, le désert devenait +un ciel. + +Tout n'est pas bon dans les paroles, mais la musique emportait tout. +Tel accent connu et tels vers, souvent chantés dans les supplices (_À +toi, mon Dieu! mon coeur monte!... Mon Dieu! prête-moi l'oreille_), ne +manquaient pas leur effet. Et sur les visages bronzés de ces +confesseurs du désert une mâle pudeur avait peine à ne pas laisser +voir de pleurs. + + + + +CHAPITRE VII + +POLITIQUE DES GUISES--LA GUERRE--METZ + +1548-1552 + + +Maintenant que nous avons posé l'enclume «où vont s'user tous les +marteaux,» nous pouvons amener les frappeurs inhabiles qui vont +frapper dessus, voir au jeu les grands politiques avec leurs superbes +machines de profonde diplomatie, l'immensité des efforts et le néant +des résultats. + +Les actes, les lettres secrètes récemment publiées, arrachent les +beaux masques, la pourpre et le velours. Ces fiers acteurs, +aujourd'hui en chemise, font peine à voir. On ne peut plus comprendre +dans quel aveuglement marchaient les deux partis, le roi de France et +Charles-Quint. + +Nous simplifierons fort si, dès d'abord, en 1548, nous indiquons le +but où vont ces fous, par un circuit immense d'intrigues, de dépenses +et de guerres, en douze années, vers 1560. + +L'Espagne alors apparaîtra ruinée. À Granvelle éperdu qui lui expose +l'épuisement des Pays-Bas, Philippe Il communiquera en confidence son +budget espagnol _en déficit de neuf millions sur dix_! (Granv., VI, +156.) + +Et la France, qui n'a pas les Indes, à plus forte raison est ruinée. +Les Guises, maîtres de tout en 1560, et vrais rois, seraient morts de +faim dans leur royauté, sans une _razzia_ à la turque sur leur propre +parti, sur l'évêque et le clergé de Paris, qu'ils frappent d'un +emprunt forcé avec contrainte par corps. + +Ruine d'autant plus radicale qu'elle est universelle. La grande crise +sociale et financière du siècle, précipitée par le changement des +valeurs monétaires et l'enchérissement monstrueux de toutes choses, +dessèche la source de l'impôt. Le fisc, cette pompe âprement +aspirante, où plonge-t-il? dans nos poches vides; et qu'en +aspire-t-il? le néant. + +Dès la première année du règne d'Henri II, en 1547, on voyait +parfaitement où on allait. Le déficit annuel était déjà d'un +demi-million, et dès qu'on augmenta l'impôt, il y eut révolte. On ne +vécut plus que d'expédients, du fatal expédient surtout de vendre des +charges, de prendre un peu d'argent comptant en grevant de nouveaux +salaires les années suivantes et l'avenir. + +Les rêves et les folies de François Ier en 1515, avec la forte France +d'alors, étaient des folies de jeune homme; celles des Guises et de +Diane, en 1547, avec une France ruinée, étaient une démence +d'aliénés, une désespérée furie de joueurs, disons le mot, un jeu +d'aventuriers qui, ayant peu à perdre, bravent la chance, et mettent +les enjeux sur la carte la moins probable. + +Quelle était cette carte? Nous le savons par leurs flatteurs de Rome, +par le cardinal du Bellay, qui, pour regagner son crédit, mériter son +retour en France, entre dans leur pensée et caresse leur rêve. Quel +rêve? la conquête d'Italie, toujours la vieille idée de leur maison, +toujours René d'Anjou, l'expédition de Naples. Dans cette voie de +folies, ils prennent hardiment la plus folle. Du Piémont envahir +Milan, c'est chose trop raisonnable encore. Non, il leur faut les +Deux-Siciles. + +Et routiniers autant que chimériques, sur quel appui comptent-ils pour +recommencer ce roman? sur le pape, dès longtemps fini, sur Parme, sur +les petits princes italiens, sur Ferrare, dont François de Guise se +dépêche d'épouser la fille. Mais qui ne voyait que l'Italie était +morte? Qu'était devenue Rome? un désert! Telle la représenta Rabelais +dès 1536. Le pape? une ombre. Le duc d'Albe en parle avec un dur +mépris. (Granv., VII, 284.) + +Le moindre bon sens indiquait qu'il n'y avait que deux choses à faire: + +L'une, vraiment sensée, tendre la main à la nation militaire qui +prêtait des soldats à toute l'Europe, à l'Allemagne, l'aider à +défendre la liberté religieuse contre les Espagnols. En quoi faisant, +du même coup on s'assurait l'Angleterre, où montait le flot du +protestantisme. + +L'autre parti, humiliant, triste et bas, mais possible pourtant, +c'était de marcher avec l'Espagne et dans son mouvement. C'était la +secrète pensée de Montmorency, qui fut toujours (lettre du duc d'Albe, +Granv., VII, 281) foncièrement espagnol, _et que l'Espagne tâcha +toujours de maintenir au gouvernement de la France_. + +Mais cet homme, sous forme rude, hautaine, était le courtisan des +courtisans. La folie étant en faveur, il suivit le parti des fous. + +Ce troisième parti, celui des Guises et de Diane, parti non espagnol, +et pourtant catholique voulait faire la guerre au roi catholique et +combattre son propre principe. + +Ce qui les rendait forts, prépondérants dans le conseil, c'est qu'ils +tenaient l'Écosse par leur soeur, et se chargeaient de faire une +Écosse française, de mettre en France la royauté d'Écosse en livrant +au roi leur nièce, la petite Marie Stuart, qu'épouserait le Dauphin. +Et l'enfant, en effet, nous fut livrée en 1548. + +Cela semblait un beau succès, une forte garantie contre l'Angleterre. +Une garantie, mais trois dangers: + +1º On rendait l'Angleterre irréconciliable, implacable et désespérée, +lui mettant la France même dans son île, une grande colonie française +«des seigneuries pour un millier de gentilshommes.» + +2º Cette Marie de Guise qui livrait son enfant, livrait-elle l'Écosse, +ou n'allait-elle pas par cette trahison donner des forces +incalculables aux Écossais protestants et en faire le parti national? + +3º Comme on ne tenait l'Écosse que par une intime alliance avec les +violents catholiques, avec le grand brûleur des protestants, +l'archevêque de Saint-André; comme on se portait pour son défenseur +(et vengeur quand il fut tué), on associait la politique aux phases +variables, incertaines, de la révolution religieuse. + +Dès lors, comment s'entendre avec l'Allemagne, avec les grands ennemis +de l'Empereur, les luthériens? Condamnée aux démarches les plus +contradictoires, papiste pour l'Écosse et pour le roman d'Italie, et +d'autre part défenseur hypocrite des libertés de l'Allemagne, la +France allait apparaître à l'Europe comme un hideux Janus à qui ne se +fierait personne. + +Deux ans durant, cette France des Guises ne regarda que vers l'Écosse, +vers l'Italie, et oublia la grande affaire du monde, l'Allemagne, +l'oppression de l'Empire. + +Situation bizarre! Les luthériens, le pape, étaient d'accord pour +implorer la France contre Charles-Quint. Elle paraissait forte dans la +faiblesse universelle. L'occupation d'Écosse, la reprise de Boulogne, +que l'Angleterre nous rendit (pour argent), faisaient illusion. + +Charles-Quint n'était plus un homme depuis sa victoire de Muhlberg. Il +ne se connaissait plus. Ce n'était plus César, mais Attila, +Nabuchodonosor. L'attitude de modération qu'il avait prise en sa +jeunesse, après Pavie, sa faible tête de vieillard ne pouvait la +retenir. Il paraissait horriblement aigri. Granvelle l'en excuse sur +sa maladie. Il fit couper les pieds aux soldats allemands qui, selon +leur vieil usage, s'étaient loués en France (_Mém. de Guise_), et +l'infant (Philippe II) intercéda en vain pour eux. + +Pour connaître le vrai Charles-Quint de cette époque, il ne faut pas +toujours citer ses actes officiels, oeuvre de ses ministres, mais lire +les _instructions_ qu'il écrit lui-même _pour son fils_. Elles +indiquent deux choses: que sa tête est affaiblie, et qu'il ne connaît +point du tout sa situation. Cet acte grave, écrit pour guider bientôt +le jeune roi, n'a aucun caractère sérieux; il est d'une banalité +plate, nullement instructif. Un prince qui s'amuse à écrire de telles +choses, vaguement générales, évidemment n'a pas d'idées précises, ne +sait pas le détail qui seul serait utile pour diriger son successeur +(Granv., III, 267, 1548). + +Les Vénitiens qui connaissent ses affaires mieux que lui, disent (L. +Contarini, 1548) que, malgré sa victoire, il est ruiné. «Il ne peut +plus rien tirer de l'Italie. Ses sujets, surtout à Milan, aiment mieux +abandonner la terre.» D'autre part, il tire encore moins de l'Espagne. +Sa pauvreté en hommes est désolante. Tous les grands capitaines du +siècle sont morts; il ne lui reste que le duc d'Albe, médiocre (au +jugement de Contarini), et un bandit italien qu'on appelait le marquis +Marignan. + +Mais ce coup de Muhlberg et l'Empire tombé à ses pieds, cinq cents +canons enlevés aux villes, les razzias d'argent faites par ses soldats +espagnols, lui avaient tourné la tête. Il donna au monde un de ces +spectacles qui effrayent, qui appellent la colère divine. Ce fut une +chose nouvelle dans l'Europe chrétienne de voir renouveler les scènes +barbares de captifs promenés, montrés (comme Bajazet dans sa cage de +fer). Il menait par l'Allemagne et jusqu'aux Pays-Bas ses prisonniers, +l'électeur, le landgrave, un héros et un saint, comme on montre une +ménagerie de bêtes fauves. Sauvage exhibition qui ne montrait que son +parjure. Car il avait promis leur liberté, et il éluda par un faux, un +faux ridicule, irritant, d'une lettre impudemment changée dans le +traité, en vertu de laquelle il garda ceux qu'il avait promis +d'élargir. + +Même dérision d'insolence à la diète d'Augsbourg. Ses théologiens +présentèrent aux deux partis un compromis tout catholique. _Quelques +districts_, et _pour un certain temps_, gardaient le mariage des +prêtres et la communion sous les deux espèces. Tout le reste de +l'Empire, dès le jour même, rentrait sous le vieux joug. Cela s'appela +l'_intérim_. La chose à peine lue, sans délibération, sans consulter +personne, un prélat catholique, l'archevêque de Mayence, remercie +l'Empereur, dit que la diète accepte, parlant effrontément pour les +protestants mêmes. La séance est levée. + +Voilà tous les débats religieux finis par cet escamotage. Le voilà +pape aussi bien qu'Empereur. Et que lui manque-t-il pour avoir cette +monarchie universelle dont l'avaient bercé ses nourrices? Peu ou rien: +conquérir la France, aller à Rome. Le pape est vieux, Charles-Quint +peut lui succéder; déjà ses médecins remarquent que sa goutte se +trouverait bien mieux du climat d'Italie. + +Comme en ces moments de folie les valets dépassent le maître, son +gouverneur du Milanais encourage l'assassinat de Pierre Farnèse, fils +du pape Paul III, duc de Parme et de Plaisance, en saisissant la +dernière ville. Paul III, effrayé par la victoire de Charles-Quint, +par son concile de Trente, négociait avec la France, et voulait faire +épouser à son petit-fils une bâtarde d'Henri II. Charles-Quint, qui +déjà avait marié sa fille naturelle au fils du pape, n'en approuva pas +moins cette cruelle affaire de Plaisance, où lui-même volait ses +petits-enfants. Le pape perça l'air de ses cris, appela au secours la +France, les protestants, les Turcs (dit-on), et voyant sa famille +s'arranger avec Charles-Quint, baiser sa main sanglante, il en mourut +de désespoir. + +Cet acte atroce saisit l'attention de l'Europe, étonna, effraya. +Bientôt après, le frère de Charles-Quint, Ferdinand, estimé pour sa +modération, fit poignarder son ennemi réconcilié, le moine Martinuzzi, +à qui il devait la Hongrie. + +Nous ne raconterons pas la punition; elle est connue. Une seule ville, +Magdebourg, résista à l'Empereur, à l'Espagne, à l'Empire. Et son +maître Maurice, qui l'avait fait vaincre, le trahit à son tour. Ce fut +une belle scène, et consolante pour la terre opprimée, de voir ce +vainqueur des vainqueurs presque pris dans Insprück, forcé de fuir la +nuit avec sa goutte, manqué de deux heures par Maurice (23 mai 1552). + +Maurice avait traité avec la France dès octobre 1552. Le roi avait +pris Metz en avril; en mai il était en Alsace. + +Dès janvier 1552, les levées s'étaient faites à grand bruit par tout +le royaume. «Il n'y avoit bonne ville où le tambour ne battît pour la +levée des gens de pied; toute la jeunesse se déroboit de père et mère +pour se faire enrôler; la plupart des boutiques demeuroient vides +d'artisans. Tant étoit grande l'ardeur de faire ce voyage et de voire +la rivière du Rhin!» Cette cohue immense de gens de pied, rapidement +levée, dressée bien ou mal, comme on put, s'ébranlait vers l'ouest, +sous le maître des maîtres, son rude instructeur Coligny. Le gendre de +Diane, le frère de Guise, avait la charge agréable et plus noble de +mener la cavalerie. + +À voir ce mouvement, on se fût trompé sur le siècle, sur la pensée du +règne. Ce roi persécuteur qui venait de lancer un édit inouï contre la +liberté religieuse (donnant au délateur _le tiers des biens_ du +condamné!), voilà qu'il se portait en Europe pour le vengeur de la +liberté politique. Il frappait des médailles au bonnet de la liberté, +aux devises du Brutus antique! + +Ce carnaval romain avait-il action sur les esprits? et vraiment qu'en +pensait la France? On ne le sait. Ce qui est sûr, c'est qu'à ce mot de +sauver l'Allemagne, de délivrer l'Empire, de punir Charles-Quint, le +peuple, la noblesse, s'étaient précipités. + +Cette noblesse mécontente avait tout oublié, et elle était venue en si +grand nombre (même les sauvages nobles de Bretagne, d'armes et de +maisons inconnues), qu'Henri II, étourdi de sa propre grandeur, dit +dans un sot orgueil: «Protecteur de l'Empire! Mais pourquoi pas +Empereur?» + +Le grand point était dès le premier pas de rassurer l'Allemagne de +réfuter la défiance ordinaire pour les _Welches_, de montrer qu'en les +appelant elle ne s'était pas trompée. Les princes qui invitaient Henri +lui avaient assez légèrement donné le titre de vicaire impérial dans +les trois évêchés, Metz, Toul et Verdun. Il n'en fallait pas abuser. +L'occupation de ces places devait se faire avec grande prudence, de +doux ménagements. Metz naturellement hésitait. Le connétable y fut +très-mal habile, brutalement, impudemment fourbe. Il obtint d'y mettre +_une enseigne_; mais, sous cette enseigne de 500 hommes, 5,000 +passèrent. On s'empara de même en trahison du duc de Lorraine, âgé de +dix ans. On l'envoya en France. La ruse réussit moins contre +Strasbourg. On avait dit que les ambassadeurs de Venise et du pape qui +voyageaient avec le roi voulaient voir la fameuse ville, la merveille +du Rhin. Ils arrivent fort accompagnés, mais ils sont reçus à coups de +canon (3 mai). + +Admirable conduite pour réconcilier les Allemands avec l'Empereur. +Maurice, ayant dicté à Charles-Quint le traité qui garantissait les +libertés de l'Allemagne (Passau, 17 juillet 1552), écrivit au roi ses +remercîments. Il ne restait qu'à revenir. + +Charles-Quint, miraculeusement relevé par nous, par la haine de +l'Allemagne pour son faux défenseur, tombe sur nous trois mois après. +Le vieux malade, ravivé, rajeuni de l'élan de l'Empire, vient avec +soixante mille hommes pour nous reprendre Metz. Mais la France +elle-même y était. Elle défendait en personne ce poste essentiel +d'avant-garde. Tout ce qu'il y avait de jeune noblesse, les princes du +sang, une élite de dix mille vieux soldats, sous le duc de Guise, +s'enferma là , décidé à combattre à outrance. Le duc d'Albe, qui menait +l'armée impériale, trouva la ville formidablement préparée, tout rasé +à l'entour à grande distance, cinq faubourgs abattus, une grande armée +d'Henri II tout près pour l'inquiéter, enlever ses convois, le ciel +enfin contre lui, et l'hiver. Une mortalité terrible commença chez les +assiégeants, plongés jusqu'au nez dans la boue. L'Empereur malade se +désespérait. On lui prête des mots contre lui-même: «La Fortune est +femme, elle n'aime pas les vieux.» Et un autre plus grave: «Hélas! je +n'ai plus d'_hommes_!» + +Il perdit trente mille soldats, dit-on, avant de pouvoir s'arracher de +là (1er janvier 1553). Il laissa un monde de malades que nos Français +(comme en 92) soignèrent, nourrirent avec les leurs. + +Donc nous gardâmes Metz, Toul et Verdun. Admirable morceau d'Empire. +Mais ce qui valait plus, l'estime de l'Empire et l'amitié de +l'Allemagne, nous ne les gardâmes pas. Nous les perdîmes pour +toujours. C'est la suprême fin de l'alliance protestante. La France +reste seule en Europe. + +Où prit-elle l'argent pour résister à l'Empereur? Dans un moyen +désespéré qui, plus qu'aucune chose, va hâter la révolution: + +Les deux grands corps qui écrasaient le royaume, le clergé et les gens +de lois, amènent le gouvernement aux abois à doubler leur pouvoir. + +Ceux qui ont lu les chapitres terribles des _Chats fourrés_ de +Rabelais, ceux qui ont vu les effrayantes voûtes du Palais de Rouen, +leurs menaces suspendues, ceux-là devinent ce que pesa la tyrannie des +marchands de justice, la justice, devenue marchandise et propriété, +achetée et vendue. Que fut-ce donc quand Henri II, vendant six cents +siéges à la fois, et créant six cents juges, multiplia ces antres de +chicane et de vénalité par toute la France, quand toute petite ville +eut son _présidial_, tribunal, avocats, procureurs, gens de lois +innombrables? Les causes civiles et pécuniaires au-dessus de deux cent +cinquante livres leur étaient interdites, mais ils jugeaient à mort. +On réservait l'argent, mais on livrait le sang. Une vie d'homme était +cotée fort au-dessous de cent écus. + +Pouvoir énorme, et dans les mains des enrichis, des fils de financier, +des enfants d'usuriers, d'une bourgeoisie de petite ville, d'esprit +étroit et bas, toujours le chapeau à la main devant les gens de la +cour et les puissants solliciteurs, contre qui eût lutté parfois la +liberté des Parlements. La justice fut mise à la portée des plaideurs +qui plaidèrent d'autant plus, mais elle fut bien plus dépendante. Les +grands seigneurs se mirent à plaider tous, étant toujours sûrs de +gagner. + +Une révolution non moins grave, ce fut l'énorme reculade du pouvoir +civil devant le clergé. On lui rend ses justices. + +Le prêtre peut-il être juge? et n'a-t-on pas à craindre sa trop grande +miséricorde? J'ai trouvé la réponse dans un registre de 1403, où un +prisonnier aime mieux être pendu par le prévôt du roi que rester +prisonnier de l'évêque. La reine Blanche est célèbre pour avoir brisé +les cachots de l'église de Paris. Tout le travail de nos rois avait +été de miner, supprimer, les justices ecclésiastiques. + +Le clergé profita de l'invasion imminente. À la royauté effrayée, qui +ne sait où donner de la tête, il offre _trois millions d'écus d'or_. +Il ne demande qu'une chose, c'est qu'on biffe le grand titre de +François Ier, l'ordonnance appelée la _Guillelmine_ (de Guillaume +Poyet), qui avait mis au néant les justices de l'Église. Le clergé, ce +pauvre clergé qui, à toute demande, déplore son indigence, trouve +cette somme tout à coup; une vente de chandeliers, de vases, vingt +livres imposées par clocher, y suffirent, sans vendre un pouce de +terre. + +Le grand jurisconsulte Dumoulin venait précisément de donner au roi +contre le clergé plus qu'une armée, un livre qui marquait Rome et les +évêques comme simoniaques et faussaires. Puissant coup de tocsin sur +les biens ecclésiastiques. Le clergé répondit par ce grand don +d'argent. Dumoulin fut puni d'avoir servi le roi. Loué du connétable, +persécuté des Guises, il lui fallut s'enfuir de France. + +De la belle défense de Metz, et de l'échec de l'Empereur, il nous +resta un grand malheur public. Cette défense, où tous furent +admirables, devint la gloire d'un seul. + +François de Guise s'était trouvé, par le concours de tous les princes +et seigneurs de la France, dans la haute et singulière position de +commander à tous, d'avoir pour soldats des Vendôme, des Condé, des +Montpensier, des Longueville; il fut là le prince des princes, et +j'allais dire le roi des rois. Des hommes moins connus, bien autrement +utiles, Italiens et Français, les premiers militaires du temps, +groupés autour de Guise (gendre du duc de Ferrare), l'aidaient de leur +conseil, et il en savait profiter. Il montra, en ce grand moment et +dans ce rôle unique, un très-bel équilibre de qualités contraires, +guerrières et administratives, de valeur froide et ferme, de prudence, +d'humanité même. + +Mais il y eut encore autre chose. Et ce ne fut pas tant pour cela +qu'on l'adora, mais pour sa fortune et sa chance; on dit, redit: «Il +est _heureux_.» Ce peuple, ami de l'aventure, qui venait d'être mis en +possession de la loterie, crut en Guise avoir un joueur sûr de gagner +toujours. Fatale idolâtrie, et punissable! La France expie bientôt +d'avoir fait un dieu du succès. + + + + +CHAPITRE VIII + +RONSARD--MARIE LA SANGUINAIRE--SAINT-QUENTIN + +1553-1558 + + +Au faux Achille un faux Homère, au faux César un faux Virgile. Pour +chanter dignement la prochaine conquête du monde, il fallait un grand +poète, un immense génie. On en forgea un tout exprès. + +L'universel faiseur, le jeune cardinal de Lorraine, à qui rien n'était +impossible, y eut, je crois, bonne part. Dans une de ses tours du +château de Meudon, ce protecteur des lettres logeait un maniaque, +enragé de travail, de frénétique orgueil, le capitaine Ronsard, +ex-page de la maison de Guise. Cet homme, cloué là et se rongeant les +ongles, le nez sur ses livres latins, arrachant des griffes et des +dents les lambeaux de l'antiquité, rimait le jour, la nuit, sans +lâcher prise. Jeune encore, mais devenu sourd, d'autant plus +solitaire, il poursuivait la muse de son brutal amour. Gentilhomme et +soldat, il n'était pas fait pour attendre, ménager son caprice; de +haute lutte, il la violait. Il frappait comme un sourd sur la pauvre +langue française. + +Il y a laissé trace; grâce à lui, cent choses naïves de liberté +charmante, de génie, de divine enfance, qu'elle a encore dans +Rabelais, en ont été biffées, effacées pour toujours. Et il n'y a pas +eu de remède. À tels côtés ingrats, noblement secs, que toute l'Europe +justement lui reproche, il n'est que trop facile à voir que cette +langue des gens d'esprit a passé par les mains des sots. + +La France, par cet homme, est restée condamnée à perpétuité au _style +soutenu_. + +Il est bien entendu que celui qui exerce une si grande influence, tant +maladroit, gauche et baroque qu'il ait été, eut quelque chose en lui. +Celui-ci avait en effet une flamme, une volonté indomptable, héroïque. +Et c'est justement cette volonté terrible qui, n'étant pas aidée de +génie, lui fit faire ces cruels efforts, et pratiquer sur notre langue +de si barbares opérations. + +L'avénement de Ronsard date de l'époque où le monde des honnêtes gens, +_des caffards et des chats fourrés_, parvint à condamner Rabelais au +silence. Son protecteur Jean Du Bellay, ennemi et rival du jeune +cardinal de Lorraine, avait placé Rabelais (pour observer le +cardinal?) juste sous le château de Meudon, dans la cure du village. +Et le joyeux curé, n'osant plus imprimer, mais visité de tout Paris, +se dédommageait en criblant d'épigrammes le royal poète des sommets de +Meudon. + +La haine des deux partis venait de loin. Rabelais, dès les premières +pages du _Pantagruel_, quinze ans d'avance, avait prédit Ronsard. Son +noble Limousin, monté sur le cothurne antique, qui parle latin en +français, qui, dans sa toge, fièrement _déambule par l'inclyte cité +qu'on vocite Lutèce_, semble déjà le poète de Meudon. Il est de la +nouvelle école; comme Ronsard, Jodelle, Joachim Du Bellay, il peut +pindariser, courtiser les _Camènes_, chanter la chanson +_chasse-ennui_. + +Joachim était propre neveu du cardinal Jean Du Bellay, le patron de +Rabelais; il en était jaloux, et il haïssait cruellement ce roi des +rieurs. Ce fut lui qui, plus que personne, travailla contre Rabelais, +éleva l'autel nouveau, la nouvelle religion littéraire, le nouveau +dieu Ronsard. + +Il l'avait rencontré dans une hôtellerie et il avait été frappé de sa +haute mine, de sa noble et martiale figure, encadrée de cheveux d'un +châtain doré, de barbe blondoyante, une face de Phoebus Apollo. De +tels dons préparaient ce héros de la mode. + +Ardent jeune homme, et non sans éloquence, mais de trop peu de poids, +Joachim parla pour un autre, l'exalta, l'adora, le mit sur le pavois. +Il lança à la fois et l'homme et la doctrine. + +Dans son _Illustration de la langue française_, cette langue naît, à +l'entendre, et elle n'a pas eu de poète. Notre littérature commence; +elle bégaye, mais elle va parler. Qu'elle ceigne le laurier antique, +qu'elle se pare et s'orne sans scrupule des dépouilles de Rome vaincue +et surpassée. + +À ce moment, Ronsard saisit sa lyre, chante le roi, les Guises et à +tout à l'heure Marie Stuart. Personne ne comprend; tous admirent. Les +jeunes font cercle autour de lui; leur brillante pléiade entoure de +ses respects l'Homère patenté d'Henri II. + +On lui fait sa légende. Il est né justement dans la triste année de +Pavie. La France, qui perdait son roi, concentra ses puissances et se +dédommagea; elle enfanta son roi de poésie. + +S'il naquit aux terres prosaïques du Vendômois, il tire sa lointaine +origine des rives du Danube et du pays d'Orphée. Cet Orphée +gentilhomme est _le marquis de Thrace_. Ou lui crée cet illustre fief. + +Si on le comprend peu, comment s'en étonner? L'antiquité elle-même, +ressuscitée en lui, daigne parler français; c'est la langue des dieux; +tout dieu parle en oracle. Étudiez et vous pourrez comprendre. Il est +passé le temps où cette langue, basse et vulgaire, voulait être +entendue de tous: + + Odi profanum vulgus, et arceo. + +À ce poète des rois, la cour tresse un laurier royal. Le succès double +son effort, sa joue enfle, il souffle sa trompe. Tous soufflent après +lui. Et la France n'a plus rien à envier à l'ampoule espagnole. Le +genre sublime et vide est créé pour toujours. L'homme change, et le +genre reste. Le XVIIe siècle, habile et littéraire, soufflera plus +habilement. La trompette est toujours l'instrument national. Tous y +soufflent, et jusqu'à Bossuet. Voyez ces chérubins bouffis, ces +tritons effrénés de la grande galerie de Versailles. Ils sonnent à +crever, pour la gloire de l'astre nouveau pour lequel l'enflure s'est +enflée dans un crescendo de deux siècles. Au royal empyrée où brilla +jadis le Croissant, triomphe le soleil en perruque, effigie de Louis +XIV. + + * * * * * + +Revenons au XVIe siècle. Pendant ces chants et ce triomphe, six mois +après son avantage, la France reçoit le plus sensible coup. +Charles-Quint relevé est plus haut que jamais dans l'opinion de +l'Europe. La mort d'Édouard VI met sur le trône d'Angleterre la +catholique Marie, qui se donne à l'Espagne, à Charles-Quint, à +Philippe II son fils. Un miracle se fait pour le pieux enfant. +L'Angleterre paraît catholique. Philippe, protecteur et restaurateur +de la foi, entre dans le grand rôle qu'il doit garder jusqu'à la mort +(1554). + +Il est le vrai, le légitime chef du parti catholique, et la France est +le faux. La fausse position de celle-ci va dès lors éclater, et sa +contradiction. Violemment catholique chez elle et en Écosse, il lui +faudra, en Angleterre, s'associer traîtreusement aux conspirations +protestantes. + +Rien de plus curieux que de voir l'étrange fantasmagorie de cette +révolution dans les dépêches de Renard, l'envoyé d'Espagne, qui +conseilla Marie, la poussa, la soutint. L'affaire fut un malentendu. +Le grand bouleversement économique et social qui changeait +l'Angleterre prit, comme tout prenait alors, une apparence +religieuse. L'Angleterre, protestante de coeur (le pape l'avoue six +mois après), porte, ou laisse porter au trône Marie la catholique. +Pourquoi? l'Angleterre croit _revenir au bon temps_, aux premières +années d'Henri VIII. + +Marie, d'autre part, ignorante, intrépide de son ignorance, qui ne +sait rien, ne comprend rien, croit toute l'Angleterre catholique. +Vieille fille et fille d'Henri VIII, Aragonaise de mère, âcre de +passions retardées, la petite femme, maigre et rouge, va droit, sans +avoir peur de rien. Où? à la messe et au mariage. + +Péril énorme! La première messe fait une sanglante émeute à Londres. +Par toutes les campagnes, ses partisans détrompés prennent les armes. +Elle tient bon, tue sa parente Jeanne Gray, reine des révoltés. Et +elle est bien près de tuer sa soeur Élisabeth. Sans souci des Anglais, +elle appelle l'infant qu'elle aime sur sa réputation. Ce fatal +personnage apparaît, pour la première fois, beau comme le spectre de +Banco, séducteur et irrésistible: «Il est maigre, petit, de jambes +grêles, mais fort velu de corps, donc, porté à l'oeuvre de chair.» + +Ce trait des jambes grêles est de grande conséquence. C'est le signe +de l'homme assis, du scribe infatigable qui passera sa vie à une +table. Flamand pâle et blondasse, aux yeux ternes et de plomb, +quoiqu'il ait toujours travaillé à imiter les Castillans, il offre le +vrai type d'un patient commis, d'un laborieux et sombre bureaucrate, +méritant et très-appliqué. Du reste, nul talent. Une oeuvre +personnelle en fait foi, c'est la lourde lettre, pédantesque et +tristement plate, qu'encore infant il écrivit comme accusation d'Henri +II. (Granvelle, V, 81.) + +Sa femme, qui, en quatre ans, brûla vifs trois cents protestants, +écrasant le pays (jusqu'à inquiéter Philippe même), lui donna le renom +d'avoir refait l'Angleterre catholique et la bénédiction du clergé en +Europe. Elle le sacra roi de tout l'ancien parti. Il put perdre Marie +et perdre l'Angleterre, il n'en garda pas moins cette position unique +de chef d'une religion. + +Ni Rome ni la France ne comprenaient cela. Qui se souciait du pape? Le +vrai pape, c'était le roi d'Espagne, le restaurateur de la foi en +Angleterre. C'est pour lui qu'on priait dans toutes les églises, pour +lui que les jésuites et les moines travaillaient partout. + +Ce fut aux Guises une insigne faute de s'associer aux fureurs du vieux +pape Caraffe (Paul IV) contre le roi catholique. Les papes, depuis +longtemps, n'avaient de but ni de moteur que l'esprit de famille. Paul +III n'avait songé qu'aux Farnèse ses neveux, et avait appelé jusqu'aux +luthériens pour les soutenir. Jules III s'était vendu à l'Espagne pour +faire son neveu prince. Caraffe, le furieux Paul IV, violent +inquisiteur, et croyant n'agir que pour l'Église, suivait les haines +d'un neveu. Celui-ci, longtemps militaire au service des Espagnols, un +brutal soldat, un bandit, n'y avait rien gagné et leur gardait +rancune. Il lança son oncle, à l'aveugle, dans une folle guerre contre +l'Empereur et Philippe, et cela au moment où Philippe était en +vénération, en bénédiction, dans tout le monde catholique. + +La France, qui vivait de hasard, à un mois ou deux de distance, fit +deux traités contraires avec et contre l'Empereur, par les Guises une +ligue de guerre (déc. 1555), par le connétable un traité de paix +(février 1556). + +Qui l'emporterait des deux partis? Ce qui, je crois, décida pour la +guerre, ce fut une intrigue de cour qui compromit la royauté de Diane, +et lui fit désirer d'occuper Henri II par les périls d'une situation +nouvelle. + +Cette fidélité tant chantée par les poètes _du style soutenu_ ennuyait +le roi à la longue. La reine voyait bien que Diane baissait; mais +comment hasarder de susciter au roi un caprice, une fantaisie, qui +l'affranchît de son vieux joug? Catherine s'y prit adroitement. En +1554, le roi étant attendu à Saint-Germain, elle organisa une petite +mascarade maternelle, déguisant ses filles en sybilles, avec la jeune +Marie Stuart et une autre princesse, toutes enfants de douze ou treize +ans. Pour compléter le nombre, elle y joignait une enfant un peu plus +âgée, une petite fille écossaise, miss Flaming, jolie, parleuse, +hardie. + +L'effet désiré fut produit. Les grâces enfantines de cette tendre +jeunesse repoussaient la vieille maîtresse dans la caducité. Les +choses allèrent si bien, que cette enfant eut un enfant du roi. +Caprice dangereux. La petite prit sa honte avec un orgueil intrépide, +qui pouvait rendre le roi fou; elle allait déclarant la chose, faisant +trophée, triomphe, d'aimer le plus grand roi du monde. + +Il n'y avait pas un moment à perdre pour distraire Henri II par une +guerre. C'était bien pis que la fenêtre de Trianon et la dispute de +Louis XIV et de Louvois qui poussa celui-ci à décider la guerre +européenne. + +Les Guises y avaient hâte, non-seulement pour leur roman de Naples, +mais aussi pour une chance de conclave. Le vieux pape était si colère, +et il arrosait tant sa colère de vin du Vésuve, qu'il pouvait un matin +être emporté par un accès. Si l'armée française était là , le cardinal +de Lorraine n'eût pas manqué d'être élu pape; lui pape, et Guise roi +de Naples, tous deux maîtres de l'Italie. + +En lisant les dépêches des envoyés de France, on voit bien que ce pape +Caraffe était constamment ivre ou fou. Nulle scène plus comique. Des +heures de suite, à perdre haleine, il faisait la guerre en paroles, +disant qu'il allait faire Henri II empereur, ses fils rois des +Lombards, rois de Sicile ou cardinaux. Mais point de paix! À ce seul +mot de paix, regardant de travers les deux Français: «Prenez-y garde! +si vous voulez la paix, je n'irai pas me plaindre au roi; je vous +coupe la tête... Vos têtes! j'en couperais de pareilles par centaines! +le roi ne s'en souciera guère.» Il continua jusqu'à ce qu'il ne put +plus parler. + +Il faisait le procès à Philippe II, appelait Soliman et les +luthériens. Le duc d'Albe fut obligé de le mettre à la raison. + +Il était près de Rome, que Guise était à peine parti de Saint-Germain +(novembre 1556). Le fameux défenseur de Metz ne put pas faire +grand'chose en Italie. À la première place qu'il prit, les habitants +furent massacrés. La seconde, Civitella, instruite par un tel +exemple, fit une résistance désespérée. Guise s'y morfondit. La +nouvelle d'une grande défaite, celle de Saint-Quentin, qui le +rappelait en France, lui vint fort à propos. «Partez, lui dit le pape. +Aussi bien, vous avez peu fait pour le roi, moins pour l'Église, et +rien pour votre honneur.» Le duc d'Albe finit cette guerre d'enfant, +en demandant pardon au pape, dès lors sujet du roi d'Espagne. + +Cependant une intrigue nouvelle avait changé, en France, la face des +choses. Marie Stuart, fiancée du Dauphin, avait atteint seize ans et +sa suprême fleur, et déjà elle était la reine. Elle dominait, +entraînait, troublait tout. La triste Catherine et la vieille Diane, +toutes les deux reculaient dans l'ombre, en présence du soleil +naissant. Les Guises poussaient au mariage. Diane et Catherine, +inquiètes, s'étaient liguées pour l'ajourner. + +Que fit le cardinal de Lorraine? une chose inattendue et monstrueuse. +Pour rompre cette ligue, il se rapprocha de la reine, lui immolant +Diane, l'auteur et créateur de la fortune des Guises, la reniant, +plaignant les siens d'avoir dérogé jusqu'à épouser sa fille. + +Diane, en décadence, déjà persécutée du temps et des années, se +sentant manquer sous les pieds son soutien naturel, fut heureuse de +voir son ancien allié, Montmorency, lui revenir. Il lui demanda pour +son fils aîné la bâtarde Diane, légitimée de France, qu'on croyait +fille de la grande Diane. Ce n'est pas tout, le raccommodement alla si +loin, que, pour son second fils, il lui prit sa petite fille. Alliance +complète et sans réserve qui irrita fort Catherine. + +Guerre pour guerre. Catherine, qui avait toujours pour son mari +l'attention de s'entourer de belles jeunes dames, hasarda (à ce +moment, je crois) une mine nouvelle pour faire sauter Diane. Une dame +fut mise en avant, une certaine Nicole de Versigny, dame de +Saint-Remi, perverse, intrigante et mielleuse, espion femelle de la +reine, qui depuis, pour argent, s'offrit comme espion à l'Espagne +(Granvelle VIII). Cette Nicole eut un moment d'Henri, et sut en avoir +un enfant. + +Pour se venger, Diane faisait dire au roi par Montmorency qu'en +vérité, sauf la bâtarde, _nul de ses enfants ne lui ressemblait_. + +On travaillait aussi contre les Guises. Le roi disait lui-même que +c'était dommage de dépenser 160,000 écus par mois pour s'endormir +devant Civitella. + +Le connétable allait être mis en demeure de montrer s'il savait mieux +faire. Le jeune roi d'Espagne nous attaquait au Nord. Son armée était +à Rocroi, et ne rencontrait pas d'obstacle. Même surprise qu'en 1521. +On en était à faire venir des hommes de Gascogne à Mézières! + +Cependant le neveu du connétable, Coligny, comme gouverneur de +Picardie, avait vu, avait dit, que le péril n'était pas sur la Meuse. +Les vieilles bandes de l'Espagne restaient toutes à l'ouest. Et, en +effet, quand leur habile général, le duc de Savoie, vit tous les +Français vers Mézières, il tourna brusquement, entra en Picardie et se +jeta vers Saint-Quentin. + +S'arrêterait-il au moins à Saint-Quentin? c'était le seul espoir. En +1521, Bayard, par la défense de Mézières, avait sauvé la France. Quel +serait le nouveau Bayard? Coligny se dévoua. + +Grand, très-grand sacrifice. + +C'était accepter une honte certaine, et la captivité probable, se +faire tuer ou se faire prendre; c'était (chose qu'on compte encore +plus à la cour) ruiner sa fortune dans l'avenir, faire dire ce mot qui +tue: Bon officier, mais _malheureux_. + +La différence aussi était grande dans les situations. Bayard, simple +capitaine, qui ne commanda jamais, hasardait beaucoup moins. Coligny, +grand amiral, ex-colonel de l'infanterie, gouverneur de Picardie et +bientôt de l'ÃŽle de France, neveu favorisé du tout-puissant ministre, +jetait dans une affaire désespérée d'avance une fortune toute faite, +croissante encore et sans limites, que tout autre aurait ménagée. + +C'est ici que je dois dire un mot de ce grand homme, qu'on n'a +nullement exagéré. J'ai attentivement regardé si sa tragique mort, si +la passion d'un grand parti n'avait pas fait d'illusion; mais, +d'abord, j'ai trouvé que plusieurs catholiques, et très-hostiles, ne +l'ont pas mis moins haut. En regardant de près les faits, on est forcé +de dire qu'il n'y a jamais eu de vertu plus rare, de caractère plus +ferme, plus suivi, jamais démenti. + +Son dur métier d'instructeur et créateur de l'infanterie, son rôle +d'inflexible justicier, pour dompter le soldat et protéger le peuple, +son effort pour rester lui-même, ferme et pur, au foyer des intrigues, +donna à cette haute vertu une ombre, d'être amère et chagrine. +Vivante censure de ses contemporains, il opposa à la fortune un fier +mépris, et le reproche de son triste et hautain regard. + +Des choses et non des mots, agir et non paraître; c'est ce qu'on voit +dans toute sa vie. La discipline militaire, la moralisation de +l'armée, c'est toute sa pensée pendant quarante ans. Toujours prêchant +d'exemple; partout où il y a quelque service dur, obscur, périlleux, +des coups à recevoir, et point de récompense, là on rencontre Coligny. +Au contraire de tant d'autres qui se mettent en avant, il s'est montré +si peu, que c'est par un hasard, souvent par ses ennemis, qu'on +découvre ce qu'il a fait. + +Lisez par exemple Tavannes. Il conte que son père fit à Renty la belle +charge de gendarmerie qui renversa les impériaux, et dont Guise voulut +se donner l'honneur. Mais Brantôme (peu partial certainement, +catholique, et non récusable) dit que la charge était impossible tant +qu'on n'avait pas débusqué d'un bois un corps d'arquebuses espagnoles, +qui, posté sur le flanc, eût foudroyé ceux qui chargeaient. Coligny +mit pied à terre; avec ses meilleurs fantassins, une pique à la main, +il fondit dans le bois, battit les Espagnols deux fois plus forts, fit +de sa main la rude et hasardeuse exécution. Tavannes alors chargea. + + * * * * * + +Le soir, dans la chambre du roi, Guise disant: + +«_Nous_ avons fait ceci, cela...» Coligny dit: «Où étiez-vous?» Mot +dur, mais juste. Le trop avisé capitaine, quelle que fût sa valeur, se +réservait souvent, arrivait tard et recueillait le fruit. À Dreux, +cette lenteur passa pour trahison, quand on vit Guise attendre +froidement que tout, ami et ennemi, se fût détruit, et rester seul +vainqueur. + +Quoi qu'il en soit, ce mot de vérité lui fut comme un fer rouge. Il se +sentit compris et pénétré, et il s'écria violemment: «Ah! ne m'ôtez +pas mon honneur!--Je ne le veux nullement.--Et vous ne le sauriez!...» +Les choses se gâtaient. Le roi s'interposa et les fit taire. Mais +depuis ils furent ennemis. + +Pour revenir à Saint-Quentin, on voit parfaitement que l'homme qui s'y +jetait se perdait à coup sûr pour donner deux jours à la France, +désarmée et surprise. Jarnac et d'autres le lui dirent. Tout le monde +fuyait de Saint-Quentin. Et fort peu voulaient y aller. De ceux qu'y +menait Coligny, bon nombre le laissèrent en route. La chance d'être +secouru était minime, la défense ne pouvant être que très-courte, les +Espagnols étant arrivés très-forts, Montmorency faible, éloigné, +éperdu, ahuri dans les préparatifs. + +Dans le récit très-fier qu'il a laissé de son malheur, il y a pourtant +cela de réservé et de modeste qu'il glisse sur l'horreur de la +situation et l'imprévoyance de son oncle. Il abrége; on en sent plus +qu'il ne dit. Il constate seulement qu'à Saint-Quentin il n'eut en +arrivant que vingt-cinq arquebuses, que le boulevard était sans +parapet, le fossé commandé par des maisons où se logeaient les +Espagnols, le rempart nul, «et le dehors plus haut que le dedans.» On +pouvait faire brèche en une heure. Deux ouvertures étaient bouchées +avec des claies d'osier, des balles de laine. De vieilles poudres, qui +pourtant éclatèrent, tuèrent beaucoup d'hommes et ouvrirent une +brèche à passer trois chariots. Coligny s'y mit lui septième, et un +moment fut seul, ou à peu près, pour défendre sa ville. Tout le monde +y était si découragé que, d'une foule de paysans réfugiés, personne ne +travaillait. Il fut contraint de dire qu'il ferait pendre ceux qui ne +voulaient pas se défendre. Par deux fois, son frère Dandelot hasarda +tout pour entrer dans la ville à travers les marais. Il y parvint, +mais avec peu de monde. + +Montmorency enfin, le 10 août, arriva pour le dégager. Diane, amie du +connétable, en haine de François de Guise, qui ne faisait rien en +Italie, avait obtenu pour Montmorency autorisation de livrer bataille. +S'il gagnait, c'était Guise qui allait se trouver battu, autant et +plus que l'Espagnol. + +Il suffit de voir aux dessins du temps la grosse tête carrée, +médiocre, suffisante, de Montmorency, pour sentir que cet homme fort +et laborieux, qui eut plus de suite sans doute, de travail et de +sérieux, que d'autres favoris, n'en étaient pas moins incapable, qu'il +fut un ministre, un général de troisième ordre, inévitablement battu. + +Il se mit à canonner l'ennemi, l'obligea à se concentrer. Il +triomphait. On lui disait en vain qu'il pouvait être enveloppé. Il +avait entre lui et l'Espagnol, il est vrai, un marais et une rivière. +Une chaussée traversait le marais, et par cette chaussée qu'il n'eut +pas l'esprit d'occuper, les Espagnols pouvaient tomber sur lui. Serré +de toutes parts par des forces bien supérieures, il fut pris, lui et +tout, sauf quatre mille hommes tués et un corps qui se dégagea. Que +pouvait Coligny? Il eut beau s'obstiner avec son frère. Eux seuls +voulaient se battre. L'amiral n'avait que trois hommes avec lui sur la +brèche, quand un Espagnol lui rendit le service de le prendre et le +sauva des Allemands qui ne faisaient aucun quartier. + +Nul n'arrêta les Espagnols que Philippe II lui-même. Ce jeune roi, si +sage et si peu curieux de la guerre, était resté aux Pays-Bas. Il eut +peur de trop vaincre, accourut et arrêta tout. Il ne voulait point +faire un pas avant d'avoir bien assuré sa route; il se mit à fortifier +nos villes picardes, comme s'il les eût prises à jamais. Sa prudence +fit notre salut. + +Cependant Guise arrive. On le fait lieutenant général du royaume. On +lui dit d'attaquer Calais. C'était depuis longtemps l'avis de Coligny. +Notre brave italien Strozzi avait fait plus que de conseiller; avec un +habile ingénieur de son pays, il s'était hasardé d'entrer déguisé dans +la place, et il répondait de la prendre. Guise hésita, pensant que +c'était un piége de ses ennemis. Mais le roi ordonna, et dit qu'il s'y +rendrait lui-même, ce que refusa Guise obstinément. S'il assiégeait +Calais, il voulait en avoir l'honneur. + +Le 1er janvier 1558, une marche rapide, habilement dérobée à l'ennemi, +nous mit devant la ville. Il n'y avait que huit cents hommes, ni +vivres, ni munitions. La seule entrée par terre, le pont de Nieullay, +fut emportée d'emblée par nos arquebusiers français. Mais, du côté de +la mer, un auxiliaire, sur qui Guise ne comptait pas, lui était +arrivé. Le frère de Coligny, colonel général de l'infanterie, n'avait +pas perdu un moment; échappé de prison, il accourt au galop, met pied +à terre, emporte Risbank, l'entrée du port, l'abord du côté de la mer +(2 janvier). Le 4, la brèche était ouverte; le 5, la vieille citadelle +emportée. Lord Wentworth, gouverneur, étonné de cette furie et sans +moyen de défense, capitule le 8 janvier. Nous reprenons Calais, perdu +depuis deux cent dix ans. L'Angleterre pleure de rage; la France est +ivre et folle. Elle ne se souvient plus de sa grande défaite. Cet +heureux coup de main a fait tout oublier. + +Le bizarre et l'inattendu, c'est que Guise, l'épée du parti +catholique, par son succès, refait l'Angleterre protestante. Marie, +avec son légat Pôle, dans ses quatre années de supplices, avait usé la +Terreur catholique. Vaincue par les martyrs, elle se sentait +impuissante et comme submergée dans la grande marée montante du +protestantisme vainqueur. Négligée de son cher époux, le _roi velu_, +et furieuse de ses nuits veuves, blessée par Rome qu'elle servait si +bien, excommuniée par un pape imbécile, elle reçut encore cet horrible +coup de Calais, honte nationale que l'Angleterre lui mit comme une +pierre sur le coeur. Elle n'y survécut guère, et mourut conspuée du +peuple, laissant le trône à celle qu'elle haïssait à mort, la +protestante Élisabeth (novembre 1558). + +Au retour de Calais, ce n'était plus le même Guise. C'était un grand +chef de parti. Il allait, il montait, emporté du coursier de feu qu'on +appelle opinion. Sa fortune eut deux ailes: d'une part, l'engouement +populaire; de l'autre, la passion calculée d'un parti en péril, qui +avait besoin d'un messie. Il avait la France, il avait l'Église. Sa +subite grandeur faisait ombre à la royauté. + +Il ne ménagea pas cette situation unique. Ce fils de la fortune, +cyniquement, d'une âpreté sauvage, la brusqua en se dégradant. + +Une seule chose le gênait, Montmorency, les Châtillons. Ce grand homme +en prison, Coligny, lui était amer, odieux. Dandelot, qui venait à +Calais de l'aider d'un bon coup d'épaule, lui était singulièrement à +charge. Il dit au roi, en revenant, _que Dandelot n'allait pas à la +messe_, et que, s'il le suivait à Thionville, dont on proposait le +siége, _sa présence ferait tout manquer_. + +C'était plus qu'une prière dans l'état violent où était Paris. Le roi +n'aurait osé employer Dandelot, qui ne tarda pas à perdre la charge +de colonel de l'infanterie. + + + + +CHAPITRE IX + +PERSÉCUTION--MORT D'HENRI II + +1558-1559 + + +Il était temps, grand temps, que le protestantisme prît l'épée et +avisât à sa défense. Il périssait certainement s'il ne devenait un +parti armé. Des événements graves, cent fois plus importants que cette +vaine guerre des deux cours catholiques, s'étaient accomplis dans le +monde religieux. La question suprême du temps éclatait dans sa vérité. +Elle s'était révélée en Angleterre sous le terrorisme de Marie la +Sanglante. En France, des ténèbres elle jaillit par un jet de flammes +comme un incendie souterrain. En face de ces grands signes, les rois +allaient se reconnaître, cesser une lutte qui n'avait point de sens, +s'avouer qu'ils étaient d'accord, qu'ils n'avaient d'ennemi que la +liberté protestante et tourner leurs efforts contre elle. + +Aux Pays-Bas, en Angleterre, en Italie, en Espagne et en France, au +nord comme au midi, tout s'accorde pour l'étouffer. + +La Réforme française peut dire à ses enfants, comme le loup de la +fable aux siens: «Montez sur une montagne, et regardez aux quatre +vents; aussi loin que vous pouvez voir, vous ne verrez qu'ennemis.» + +L'Allemagne ne lui est pas amie. Les luthériens sont devenus, par leur +succès sur Charles-Quint, un parti officiel et reconnu, une église +établie; ils sont maintenant en sûreté dans les constitutions de +l'Empire, d'autant moins disposés à en sortir et courir l'aventure, à +recommencer les combats pour la réforme calviniste, en rébellion +contre Luther. + +Allemands autant que luthériens, ils haïssent la France pour le vol +des Trois Évêchés. Les réformés français sont encore Français pour +eux. + +Combien moins de secours ceux-ci peuvent-ils espérer de la Suisse, +catholique ou sacramentaire? Ajoutons franchement, de la Suisse gorgée +de pensions françaises et espagnoles. (Granvelle, III.) + +Que fallait-il? Les chrétiens diront: «_Accepter le martyre_, +continuer de tendre la gorge aux bourreaux. On eût vaincu à force de +souffrir.» + +Et les philosophes, les amis de la civilisation diront: «_Attendre en +attendant_, se fier à la toute-puissance de la lumière naissante; la +lumière, c'est la liberté; elle aurait vaincu à la longue.» + +Réponses agréables aux tyrans et celles qu'ils demandent eux-mêmes. + +_Accepter le martyre?_ Il y avait quarante ans qu'on l'acceptait sans +résistance. Ouvriers ou marchands, bourgeois des villes, ces chrétiens +pacifiques se livraient à la boucherie; bien plus, ils voyaient, sans +dire un mot, brûler leurs femmes et leurs enfants. Leur soumission +excessive, dénaturée (coupable!), aux puissances, aux fléaux de Dieu, +trahissait la famille, livrait non-seulement à la mort, mais à la +tentation, à la corruption, à la damnation, les âmes innocentes des +faibles, dont la défense était leur plus sacré devoir. + +On insiste: «Le christianisme primitif a vaincu _par la patience_, par +l'obstination du martyre.» Vieille redite; ajoutez donc _la force_; +une grande révolution sociale dans les rangs inférieurs, une conquête, +l'épée de Constantin. + +Voilà pour les chrétiens. Quant à l'inertie pacifique des hommes de la +Renaissance, qu'aurait-elle produit? que leur eût-il servi de +s'aveugler eux-mêmes? qui ne voyait que la lumière, loin de +s'accroître, s'éteignait? qui ne voyait l'immense extension de +l'intrigue dévote, du matérialisme d'Ignace? D'autre part, la victoire +des sots, Ronsard éclipsant Rabelais? Quelle chute de son livre, du +livre où _gît l'espoir_, au livre sceptique, égoïste et découragé de +Montaigne! + +Les sciences de la nature, si brillantes au début du siècle, vont +pâlissant et faiblissant. Tous leurs héros sont des martyrs. Qu'est +devenu Paracelse, le Luther des sciences? assassiné. Que devient le +Christophe Colomb de l'anatomie, Vésale, tout médecin qu'il est de +Charles-Quint? assassiné; du moins, il meurt de faim dans une île +déserte. Que deviennent Goujon, Ramus et Goudimel? tués en un même +jour. On ne refait pas de tels hommes. Et il ne faut pas croire que la +création sera infatigable. L'histoire dit le contraire; et le bon sens +aussi. + +Non, si les protestants n'avaient tiré l'épée, s'ils n'étaient devenus +un grand parti armé qui, du continent condamné, chercha la liberté des +îles, en Angleterre, aux Pays-Bas; si l'invincible épée, si les +vaisseaux vainqueurs de la Hollande n'eussent gardé, au dernier îlot +de l'Europe, l'asile de la pensée humaine, vous n'auriez jamais vu le +jet nouveau de la lumière; vous n'auriez eu ni Shakspeare, ni Bacon, +ni Harvey, ni Descartes, Rembrandt, Spinosa, Galilée. Oui, je dis +Galilée, puisque le télescope hollandais lui ouvrit les cieux. + +Au seuil de la grande guerre où le protestantisme sauva les libertés +humaines, qu'on me permette d'aller encore au Louvre, et, d'un coeur +religieux, de saluer dans les tableaux de Ruysdaël et de Backhuisen le +sacré drapeau tricolore de la république de Hollande, qui défendit le +monde contre Philippe II, contre Louis XIV. + +Quand la vraie foi vaincra, quand on fera des temples au Dieu de la +pensée, qu'on y suspende donc les images sublimes où, mettant l'infini +dans un infiniment petit, Rembrandt peignit deux fois l'abri sacré de +la Hollande, son vieux lecteur, qui ne lit plus, mais qui pense au +foyer, son puissant cosmographe, qui, les yeux sur un globe, mesure +les mers, le champ de la victoire, la carrière de la liberté. (Musée +du Louvre.) + +Nous arriverons là , au XVIIe siècle, par cent ans de combats. Car le +combat, l'épée, est la condition _sine quâ non_. Si donc le +protestantisme doit sortir des classes pacifiques qui se laissent +égorger, pour passer par la classe seule militaire alors, par la +noblesse, ne le chicanons pas. C'est l'adresse connue des ennemis de +la liberté de l'arrêter ici, de faire appel à nos instincts niveleurs, +de dire: «Ces réformés sont nobles; Guillaume et Coligny sont des +aristocrates... Les accepterez-vous?» Oui, nous les acceptons; ils +aguerrirent le peuple qui, par eux, fut noble à son tour. + +Coligny et son frère, colonels généraux de l'infanterie française, +rudes, austères instructeurs de nos vieilles bandes, nous font une +nation de soldats, qui, le lendemain de la Saint-Barthélemy, sur les +corps de leurs capitaines, sans s'étonner, recommencent la guerre en +France, aux Pays-Bas, et forcent les rois de traiter. + +Nobles épées qui, les premières, formâtes l'avant-garde de la liberté, +vous méritiez d'être du peuple. L'historien doit faire pour vous ce +qu'on faisait à Gênes quand la noblesse était exclue des charges, et +qu'un noble rendait des services. Il avait la faveur d'être dégradé de +noblesse, et il montait au rang de plébéien. + +Qui mieux que Coligny a mérité cela, quand, après un traité, il dit au +prince de Condé: «Votre traité ne garde que les nobles, les châteaux +des seigneurs. Et le peuple des villes, qui le garantira?» + +La réforme semblait dans un inextricable noeud d'où elle ne pouvait +se tirer. Il lui fallait, contre ses doctrines et malgré ses docteurs, +devenir une puissante armée, prendre le glaive de bataille. + +Calvin n'avait pas hésité à prendre celui de justice, à fonder la +juridiction de sa république en condamnant à mort les chefs de +l'ancienne Genève, qui l'auraient livrée à la France catholique. +Contraction cruelle de salut public, où Genève, pour vivre, se +poignarde elle-même. Les _Libertins_ mourants entraînent leur ami, le +grand, l'infortuné Servet. (V. la note.) + +Toute la réforme italienne, espagnole, qui était à Genève, et dont le +rationalisme en rompait l'unité, doit disparaître et fuir. À +l'Angleterre, qui brûle les protestants comme raisonneurs (1555), +Calvin montre Genève, et dit des philosophes: Ceux-ci ne sont pas +protestants. + +Loin de contester à l'autorité le droit de sévir, il le reconnaît +hautement... Tout pouvoir vient de Dieu. Les rois sont d'institution +divine. C'est une vaine occupation aux hommes privés de disputer quel +est le meilleur état de police... Si ceux qui vivent sous des princes +tirent cela à eux pour révolte, «ce sera folle spéculation et +méchante. Bien que ceux qui ont le glaive soient ennemis de Dieu, il a +institué les royaumes pour que nous vivions paisiblement sous sa +crainte.» + +Voilà la doctrine génevoise. C'est dire assez que Genève, la force du +parti, comme exemple républicain et comme séminaire de martyrs, en +faisait aussi la faiblesse par sa doctrine d'autorité, de respect des +puissances. + +Le salut vint, je crois, de deux choses par où l'Église protestante, +sans s'en apercevoir, s'affranchit de Genève. + +Notre noblesse française, ruinée par la cour, par le règne honteux de +Diane, gardait peu de respect pour l'autorité tombée en quenouille. +Elle se prit d'amour, d'admiration, pour les hommes austères, dont les +moeurs faisaient la satire de cette honte publique. Le devoir incarné +lui apparut dans Coligny. + +D'autre part, le contact de la noblesse d'Écosse, de ses _covenant_ +organisés par l'excitateur Knox, bien plus positif que Calvin, modifia +de bonne heure la réforme française, et fut un contre-poids au système +d'obéissance _quand même_ où persistaient les docteurs génevois. + +Et pourtant nulle idée de résistance encore dans la respectable et +touchante fondation de l'Église de Paris (1555). L'occasion en fut un +baptême. Un gentilhomme, venu de province avec sa femme enceinte, ne +voulut pas faire baptiser l'enfant selon le rite qu'il croyait +idolâtre. Il demanda un ministre de la parole, le pur sacrement de +l'esprit. Cette forte et puissante Église de Paris, qui a tant fait et +tant souffert, naît d'elle-même autour d'un berceau (1555). + +C'était le moment où Marie la Sanglante, sacrée par un malentendu, +ouvrait en Angleterre sa terrible persécution. Un prêtre (précurseur +mémorable, prophète et conseiller de la Saint-Barthélemy) prêcha à +Saint-Germain-l'Auxerrois l'imitation des saintes ruses qui avaient +trompé l'Angleterre: «Le roi, dit-il, devrait un moment faire le +luthérien; les luthériens s'assembleraient partout; on ferait main +basse sur eux; on en purgerait le royaume.» + +Ce conseil charitable était déjà de difficile exécution. Cette année +même se constituèrent nombre d'églises, Bourges, Tours, Angers, +Poitiers. Un peu après, l'Église de Paris se manifesta. + +Au mois de mars 1557, des seigneurs d'Écosse, ceux qui depuis +organisèrent le _Covenant_, étaient venus à Paris. Leurs amis naturels +étaient nos réformés. Ceux-ci les accueillirent, les régalèrent de la +belle nouveauté du temps, des chants populaires, héroïques, des graves +harmonies fraternelles que chantait leur Église dans le secret des +nuits. Nos vaillants alliés, fiers chefs de clans et rois chez eux, ne +pouvaient s'astreindre au mystère. Nos nobles protestants auraient +rougi d'être moins braves. Unis et se donnant le bras, les uns, les +autres, allèrent ensemble dans Paris, et se mirent à chanter. C'était +déjà le mois de mars, parfois très-beau ici; on se réunissait au +Pré-aux-Clercs, et l'on chantait, d'abord des voeux pour le roi, pour +l'armée; puis tous les nouveaux psaumes, les choeurs de Goudimel. +C'était la première fois que le peuple entendait une musique à quatre +parties. Jusque-là , on n'en connaissait que l'essai ridicule. La foule +fut ravie; elle se rassembla en nombre sur les hauteurs qui dominaient +le Pré-aux-Clercs, et s'unit parfois aux chanteurs. Mais cela dura +peu. Le roi, à qui on alla dire que Paris était en révolte, défendit +ces réunions. La ville rentra dans le silence. + +Quelques mois se passèrent, et le clergé, bien averti, travailla +puissamment. Le progrès des misères l'aida beaucoup. Par la +prédication, seule publicité de ces temps, par la confession surtout, +on inculqua aux masses, aux femmes, que leurs souffrances étaient le +châtiment de Dieu, irrité contre les impies. + +La cherté des vivres, l'ennemi en marche sur Paris, la défaite de +Saint-Quentin, c'étaient les preuves de la colère céleste. + +À la nouvelle de la bataille, Paris avait perdu la tête. On lui dit de +s'armer, chose inouïe depuis un siècle. Chaque nuit, on croyait voir +arriver l'ennemi. + +Dans ces vaines alarmes, le 4 septembre 1557, voilà les prêtres du +Plessis qui sortent une nuit en criant, appelant la rue Saint-Jacques +aux armes. Est-ce l'ennemi? non, ce sont des traîtres qui conspirent +de livrer la ville. Des traîtres? non, mais des voleurs. Des voleurs? +non, mais des paillards qui, joyeux des malheurs publics, font +ripaille, une orgie nocturne. Ces paillards sont des luthériens. + +Le peuple respire et se rassure. Mais il reste furieux de sa peur. Ce +n'est plus la guerre, c'est la chasse. On se met aux affûts pour +prendre ce gibier. On ferme les rues de chaînes, on met des lumières +aux fenêtres. On veut voir au visage ces libertins, ces dames +effrontées. On ajoute le sel à la chose: qu'ils soufflent la +chandelle, pour se mêler entre eux, frères et soeurs, pères et filles; +vieille histoire renouvelée des persécutions des premiers chrétiens, +redite dans tout le Moyen âge contre ceux que l'on voulait perdre. + +C'était une assemblée de trois ou quatre cents protestants qui +s'étaient réunis pour faire la cène dans une maison en face du +Plessis et derrière la Sorbonne. Réunion fortuite de fidèles de toute +condition. Nous savons quelques noms: deux étudiants du Midi, un +procureur, un médecin de Lizieux qui était arrivé le jour même à +Paris, un Allemand filleul du marquis de Brandebourg. Des deux +_surveillants_ de l'assemblée, l'un était un avocat qui tenait une +école; l'autre, gentilhomme du Périgord, venait de mourir, mais sa +veuve, madame de Graveron, y était à sa place; elle venait d'accoucher +et n'avait que vingt-trois ans; c'était une sainte, bénie et adorée +des pauvres du quartier Saint-Germain. Des dames de la cour (et de +maris fort catholiques), mesdames d'Overty, de Rentigny et de +Champaigne, étaient venues aussi, par pitié ou par curiosité. Presque +toutes les femmes étaient _de bonnes maisons_. + +Dans cette assemblée pacifique, où peu d'hommes étaient nobles, il n'y +en avait guère qui eussent l'épée. Ceux qui l'avaient offrirent +pourtant de faire sortir les autres, et, l'épée à la main, de percer à +travers la foule. Peu s'y hasardèrent, craignant d'être lapidés. De +ceux qui sortirent, en effet, un fut atteint et abattu; la racaille se +jeta sur lui et le traîna au cloître Saint-Benoît; il ne garda pas +forme humaine. Quelques-uns essayèrent de fuir en sautant les murs du +jardin. Ce qui resta surtout, ce furent les malheureuses femmes; elles +crièrent par la fenêtre qu'au moins on appelât la justice. Le +procureur du roi vint en effet, mais lui-même était effrayé, n'osait +les faire sortir. La foule cria: «Si elles restent, nous les +brûlerons.» Elles descendirent plus mortes que vives, pâles, aux +premiers rayons du jour. La foule, qui les attendait là depuis +minuit, assouvit sa fureur sur ces prétendues libertines, les battit, +mit en pièces leurs chaperons, leur plaqua l'ordure au visage. À +grand'peine, arrivèrent-elles au Châtelet où on les fourra dans les +basses-fosses. + +Le procès, vivement conduit par le cardinal de Lorraine, ne manqua pas +de révéler toutes les infamies qu'on voulut. On assura au roi qu'on +avait trouvé les _paillasses sur lesquelles se faisait l'orgie_ et les +restes de la ripaille. + +On put bientôt juger ces calomnies. Ces infortunés, en justice, +parurent ce qu'ils étaient, des saints. La dame de Graveron, si jeune, +fut très-touchante. Elle pleurait, riait en même temps; elle badina +jusqu'à la mort. On lui dit qu'elle aurait la langue coupée: «Je ne +plains pas mon corps, dit-elle; pourquoi plaindrais-je ma langue +davantage? + +Un des étudiants montra un si grand coeur à embrasser la mort, que le +président qui l'interrogeait fut saisi de douleur: «Jésus! Jésus! +dit-il, qu'a donc cette jeunesse pour vouloir ainsi se faire brûler +pour rien?» + +L'élan était donné; les martyrs faisaient les martyrs. Tous portaient +à la mort une incroyable joie. L'un d'eux, Guérin, le jour où il +devait être brûlé, ouvre le matin la fenêtre, pour voir encore la +création et les oeuvres de Dieu, et, regardant l'aurore: «Que sera-ce +quand nous allons être exaltés par-dessus tout cela!» + +Contre cette contagion d'héroïsme, toutes les forces du monde +d'avance étaient vaincues. Mais l'affaire de Calais fut un salut pour +le clergé. Lui aussi, il eut son héros, son David, son Judas +Macchabée. On le chanta, on le prêcha, on le canonisa. Tout un monde +de sacristies et de couvents, de confréries, de moines, en parla jour +et nuit. + +Dès ce jour, le clergé avait l'épée en main. La Terreur fut organisée. +Le cardinal de Lorraine se fit donner par Rome les pouvoirs de +l'Inquisition. Il tint dans son hôtel des États soi-disant Généraux, +et dit que chacun payerait. Il avait les finances, François l'armée; +un autre Guise prit la flotte, et un quatrième l'Écosse, un cinquième +bientôt le Piémont. La monarchie fut dans leurs mains, dans les mains +du clergé. + +La police était aux mains des curés, qui confessaient, communiaient la +paroisse, sur liste exacte. À qui manquait, la mort! Il y avait près +la rue Saint-Jacques la femme d'un libraire qui lisait et se +convertit. À la veille des fêtes, contrainte à communier, elle ne +savait plus comment faire pour éluder le sacrilége. Elle s'enfuit. +Mais, dénoncée par le curé et réclamée par son mari, elle obéit à +celui-ci, rentra où l'appelait le devoir, et elle fut brûlée vive. + +Les moines, cependant, pendant l'Avent et le Carême, ébranlaient les +églises de clameurs furieuses. La mort aux luthériens! Le peuple, +hébété de misère, cherchait sa vengeance à tâtons, voulait tuer, et +n'importe qui. Un écolier à Saint-Eustache eut le malheur de rire de +ces sermons. Une vieille le vit, le désigna. Il fut tué à l'instant. + +Un spectacle hideux nourrit cette fureur. Le 27 février, on exhume, +on apporte au parvis Notre-Dame un corps demi-pourri. C'étaient les +reliques d'un jeune saint, martyr enthousiaste, héroïque enfant, +l'apprenti Morel. Frère de l'imprimeur du roi pour le grec et nourri +dans sa savante maison, il avait troublé, embarrassé ses juges, et il +était mort à propos, quelques-uns disaient, de poison. Un mois après, +on tire de la terre cette pauvre dépouille, os et chairs, et lambeaux +rongés. Sans pitié, sans pudeur, on l'étale au Parvis; on en régale la +foule; la mort brûle, sous les rires et les quolibets. + +C'était le carnaval. On s'amusait. On s'étouffait aux potences, aux +bûchers. L'assistance dirigeait elle-même et réglait les exécutions. +Elle ne souffrait plus qu'on étranglât d'abord ceux qu'on devait +brûler. Il lui fallait le spectacle au complet, les cris, les larmes, +et les grimaces de douleur, les furieuses contorsions. Beaucoup de +magistrats répugnèrent d'autant plus dès lors à condamner, les +supplices devenant des fêtes, le bûcher un théâtre, les tortures une +farce, que l'assistance insatiable demandait et redemandait. Ils +aimaient mieux traîner les procès en longueur; les accusés restaient +dans les prisons. + +Mais ce n'était pas le compte des moines; ils s'en plaignirent +amèrement aux sermons de carême. Un pauvre vigneron qu'on brûla le 4 +mars, ne suffit pas pour les calmer. À l'église des Saints-Innocents, +un minime dit que ce n'étaient pas seulement les luthériens qu'il +fallait massacrer, _mais les juges qui les épargnaient, mais les +grands qui les protégeaient_. Ce nouveau vin démocratique, versé à +flot, mit l'assistance dans une vague furie, et chacun en sortant +cherchait quelqu'un à tuer. Un homme reconnut son ennemi personnel, +l'appela luthérien; mille bras à l'instant le frappèrent. Il rentra +dans l'église où on le poursuivit. Par hasard, sur la place, passait +un gentilhomme, avec son frère, chanoine de Saint-Quentin. Entendant +dire qu'on tuait un homme là dedans et saisi de pitié, il entre, il +intervient, il prie le peuple. Mais un prêtre s'écrie: «C'est lui +qu'on doit tuer, puisqu'il est pour les luthériens.» Les coups tombent +sur le gentilhomme; le chanoine, son frère, veut le défendre; tous +deux sont poursuivis. Le gentilhomme se jette au presbytère; le +chanoine n'en a pas le temps, il est frappé d'une dague au ventre. Il +a beau se dire catholique et montrer qu'il est prêtre; on frappe, on +frappe à l'aveugle et toujours, sans même voir qu'il est mort: les +plus petits venaient donner leur coup; ils mettaient les mains dans le +sang, et les levaient au ciel, fiers de le montrer _teintes du sang +d'un luthérien_. Cela dura jusqu'à la nuit; la foule restait là , +assiégeant encore la maison, dans l'espoir de tuer l'autre; et quand +on leur disait que la justice allait venir, ils criaient _qu'ils +tueraient le roi même_, s'il venait pour le délivrer (5 mars 1559). + +Ainsi montait l'horrible flot. La justice semblait avilie; le nom même +du roi était en jeu. Diane s'effraya; elle voulut à tout prix la paix +et le retour de Montmorency pour l'opposer aux Guises. + +Les difficultés étaient moindres. Marie venait de mourir, et Philippe +devenu veuf espérait peu épouser sa soeur qui succédait; il insista +moins pour Calais. Nous le gardâmes, et les Trois Évêchés. Toutefois +à la très-dure condition de renoncer à l'Italie, en rendant le +Piémont, non-seulement le Piémont, mais la Savoie, et plus que la +Savoie, le Bugey (l'Ain), de sorte que le duc de Savoie se trouva +avancé jusqu'à dix lieues de Lyon. Gardant Calais, nous nous fermons +au nord, mais pour nous ouvrir au midi. + +Les vieux qui se souvenaient de Cérisoles et de François Ier, de +cinquante ans de guerre, faisaient la lamentable énumération des deux +cents places fortes que la France rendait d'un trait de plume;--une +autre place encore, les Alpes, la grande citadelle que Dieu a mise au +milieu de l'Europe. + +Deux petits débris italiens qui faisaient mine encore de vivre furent +laissés là à leur destin, nos amis de Sienne et nos amis de Corse, +abandonnés, livrés. Des Alpes à l'Etna, on n'entendit plus une haleine +qui fit souvenir de la grande Italie. + +On avait autre chose à faire. Montmorency avait hâte de rentrer, et +Philippe II de le renvoyer; il ne souffrit pas qu'il payât sa grosse +rançon de connétable, lui fit grâce, dit-on, de deux cent mille écus. + +Mais les Guises non moins voulaient traiter. Le cardinal, d'accord +avec Granvelle, sentait que les deux monarchies n'avaient d'ennemis +que le protestantisme. Un rôle immense allait s'ouvrir en France au +cardinal inquisiteur, au duc, chef populaire, épée des catholiques. + +Philippe II devait épouser la fille du roi de France. Et celui-ci +épousait l'Inquisition, désormais établie en France, aux Pays-Bas, +partout. Cet article secret fut révélé à Guillaume d'Orange, l'un des +ambassadeurs d'Espagne. Par qui? Par Henri même, qui le croyait +instruit. Le Taciturne écouta, ne témoigna aucun étonnement, mais se +le tint pour dit, et dès lors prit ses mesures. Il le déclare dans son +Apologie. + +Sous ces joyeux auspices, deux mariages allaient avoir lieu: +sur-le-champ, le Dauphin épouse la reine d'Écosse, Marie Stuart (24 +avril), et tout à l'heure le duc d'Albe va venir épouser pour son +maître notre princesse Élisabeth. + +Le mariage écossais, accompli malgré Diane et la reine, fut le sceau +du triomphe des Guises. Ils firent écrire par l'épousée que, si elle +mourait, _elle donnait l'Écosse à Henri II_; que, de son vivant même, +_la France aurait l'usufruit de l'Écosse_ jusqu'au remboursement de ce +qu'elle avait avancé. Enfin _elle signa une protestation_ contre les +lois et constitutions de l'Écosse qu'elle allait jurer. Trois crimes +et trois fautes. À quoi ils ajoutèrent la faute insigne de lui faire +prendre les armes d'Angleterre, sûr moyen de lui rendre Élisabeth +hostile, implacable, et jusqu'à la mort. + +Ils voulaient exiger des Écossais, venus pour le mariage, les joyaux +et la couronne d'Écosse. Les ambassadeurs refusèrent, et le malheur +voulut qu'ils mourussent peu de jours après. + +Le connétable était rentré. Le roi, sur son avis, dit-on, n'était pas +loin de renvoyer les Guises. + +Mais les Guises étaient un parti; ils avaient force dans la +persécution. Le cardinal reprit l'accusation contre le frère de +Coligny, mais doucement, chrétiennement, pria le roi de l'inviter à +rentrer en lui-même. Il connaissait parfaitement la loyauté impétueuse +du colonel général, l'orgueil irritable du roi. Henri était à table +quand Dandelot, mandé, se présenta. Il lui rappela _la nourriture_ +qu'il avait eue chez lui et son affection, et lui reprocha quatre +choses: la première, dénoncée par Guise, de ne pas aller à la messe; +la seconde, de faire prêcher chez lui; la troisième, d'avoir chanté au +Pré-aux-Clercs; enfin, d'envoyer des livres hérétiques à son frère +Coligny. Dandelot remplit les voeux du cardinal. Il dit au roi que son +épée, sa vie, étaient à lui, son âme à Dieu. Sur cette réponse, +nullement insolente, le roi s'emporte, lui jette son assiette à la +tête; elle vole au hasard, va blesser le Dauphin. Dandelot est arrêté, +dépouillé de sa charge; on le force d'entendre la messe. Voilà les +choses au point où les Guises les voulaient, la persécution relancée. + +Ce coup frappé sur la noblesse, les Guises en vinrent à la justice, +entreprirent d'étouffer la sourde opposition qui se formait au +parlement. Le dernier mercredi d'avril, le procureur du roi invite ce +corps à exercer sur lui-même l'espèce de censure mutuelle qu'on +appelait _mercuriale_. Cette formalité ordinaire ici n'était plus rien +de tel. C'était un vrai combat dont les Guises donnaient le signal. + +Les deux sections du parlement jugeaient dans un esprit contraire. +L'une et l'autre avaient à craindre l'éclat de ce débat. La +Grand'Chambre et la Tournelle avaient péché, chacune à leur manière, +et tous arrivaient tête basse. La première, sans miséricorde, brûlait +les protestants; mais, en revanche, elle venait d'absoudre le meurtre +horrible du prêtre charitable tué aux Innocents pour avoir arrêté la +fureur populaire. La Tournelle, au contraire, venait d'élargir quatre +protestants condamnés par les juges inférieurs; un habile +interrogatoire les innocenta malgré eux. + +Voilà donc en présence des juges diversement coupables d'avoir violé +ou éludé les lois. Les présidents Le Maistre et Saint-André se +présentaient à l'examen avec le sang versé aux Innocents et leur +scandaleuse absolution des meurtriers. Les présidents Séguier, Harlay, +se présentaient, suspects de l'indulgent escamotage qui avait sauvé +des martyrs. + +La dispute devint interminable. Elle dura en mai et en juin. Elle +pouvait tourner mal pour Le Maistre, qui était attaqué non-seulement +par des protestants secrets, comme Dubourg, mais par des catholiques +austères jurisconsultes. Tel (et non protestant) me semble avoir été +l'illustre Paul de Foix, homme de science profonde et d'affaires, qui, +trente années durant, servit la France dans les plus difficiles +missions, et, prêtre catholique, n'eut guère (ce semble) d'Évangile +autre qu'Aristote et Papinien. + +La grande majorité du parlement paraissait ralliée à un avis, la +demande d'un libre concile, et, en attendant, l'indulgence. Si la +mercuriale avait une telle issue, le coup ne portait pas seulement sur +Le Maistre et les juges courtisans, mais sur la cour. Il eût frappé +les Guises au profit de Montmorency. + +Le Maistre cria au secours. Le cardinal de Lorraine dit au roi que le +parlement était en révolte si le roi en personne ne comprimait le +mouvement. Henri, ému et indigné, y vint (le 14 juin), ayant à droite, +à gauche, ceux qui disputaient le pouvoir, le connétable d'un côté, et +de l'autre les Guises. La scène fut sinistre, honteuse et laide, le +garde des sceaux disant qu'on opinât en liberté, le roi ne disant rien +et siégeant là comme un espion. + +Les Guises avaient gagné d'avance: ils étaient sûrs que ces graves +personnages, défenseurs de la foi ou défenseurs de la justice, ne +changeraient rien devant le roi et porteraient haut leur opinion. Des +hommes, même timides, mis au-dessus d'eux-mêmes par la situation, +trouvèrent de belles paroles. Séguier, Harlay, dirent que la Cour +avait bien jugé et continuerait. De Thou, père de l'historien, dit +qu'il n'appartenait pas aux gens du roi de toucher aux jugements +rendus, et que, pour l'avoir fait, ils méritaient le blâme de la Cour. +Paul de Foix paraît avoir abondé en ce sens. Les protestants, menacés +spécialement, montrèrent un grand courage. Dubourg, parmi des choses +hardies, dit celle-ci, naïve et touchante: «Croit-on que ce soit chose +légère de condamner des hommes qui, au milieu des flammes, invoquent +le nom de Jésus-Christ?» + +On assure que l'élan des magistrats alla si loin, qu'un d'eux, +révélant tout à coup l'esprit qui sourdement commençait à couver, le +démon du _Contr'un_, dit le mot du prophète: «Roi, c'est toi qui +troubles Israël.» + +Le roi ne dit pas mot. Il consulta un moment les siens à voix basse, +puis se fit apporter la feuille où les greffiers avaient écrit les +opinions. Alors il éclata, et dit qu'il ferait des exemples. Il donna +ordre, non à un chef d'archers, mais (chose inattendue!) au +connétable, chef de l'armée, de descendre les gradins et d'empoigner +les conseillers. Cette humiliation de Montmorency, du principal ami du +roi, avait été sans doute conseillée par les Guises; il leur était +utile qu'il parût avec eux, subordonné à leur triomphe, isolé de son +neveu, Dandelot l'hérétique, et du très-suspect Coligny. + +Montmorency avala cela et sauva sa fortune. Ce roi, jouet des rois, +qu'en 1540 François Ier s'était plu à faire valet de chambre, Henri II +le fit recors et archer. + +Il ne sourcille pas. Il descend les gradins, cherche, choisit, saisit +les hommes désignés, les ramène, les livre au capitaine des gardes. +Ils furent jetés à la Bastille. Le parlement resta anéanti. Avili sous +ce règne par la vente des charges, recruté des fils d'usuriers, il +avait fort baissé. Mais, ce jour, il fut violé, son nerf brisé, au +moment même où il aurait pu être utile. La France tout à l'heure va +frapper à sa porte, demander aide à la Justice. La Justice est +évanouie. + +Montmorency eut le prix de sa bassesse. Les Guises ne purent empêcher +qu'il n'emmenât le roi chez lui à Écouen. Mais d'Écouen même, ils +tirèrent une violente lettre du roi au parlement, où on lui faisait +dire qu'il avait la paix maintenant avec l'Espagne, que l'_armée_ +n'avait rien à faire, qu'il l'emploierait contre les luthériens. + +L'_armée_, c'était le connétable; les Guises, par cet acte, le +compromettaient encore plus et le faisaient leur instrument. + +Pendant que le parlement, pour apaiser le roi, brûle un colporteur de +Genève, la foule se porte à Saint-Antoine, au royal palais des +Tournelles, à l'église Saint-Paul, où le mariage d'Espagne va se +célébrer. + +Parmi ces sombres circonstances, on voulait régaler, amuser, le duc +d'Albe et la noble ambassade qui venait épouser Élisabeth au nom de +Philippe. Les lices étaient sous la Bastille, et sans doute vues des +prisonniers. Le roi, selon l'usage, fut au tournoi le premier des +tenants, brilla tant qu'il voulut, et tout était fini quand il lui +vint la fantaisie de briser encore une lance contre ce capitaine des +gardes qui mit Dubourg à la Bastille. C'était un homme jeune et fort, +Montgommery. Il refusait, mais le roi insista. Un accident, très-rare +dans ces combats inoffensifs, arriva: un éclat de bois arracha la +visière de son casque, et lui entra dans la cervelle. + +Voilà la joie changée en deuil. La mariée, en noir, est épousée la +nuit à Saint-Paul par le duc d'Albe; la soeur du roi au duc de Savoie, +dans la chapelle des Tournelles, à deux pas de l'agonisant. + +Si jamais coup parut frappé du bras de Dieu, ce fut ce coup sans +doute. Les protestants le prirent ainsi. Une main, on ne sait +laquelle, osa, sur le corps même, dans les tentures, mettre une +tapisserie de saint Paul, où, terrassé au chemin de Damas, il +entendait du ciel la foudroyante voix: «Pourquoi, Saül, persécuter ton +Dieu?» + +Un acte bien autrement hardi venait d'avoir lieu dans Paris, à l'insu +de tout le monde. Appelons-le de son vrai nom qu'ignoraient ceux même +qui le firent: _la république réformée_. + +Du 26 mai au 29, une assemblée générale des ministres de France avait +eu lieu au faubourg Saint-Germain. + +Pendant ces violentes disputes du parlement, au milieu des bûchers, au +sein d'un peuple furieux qui massacrait jusqu'à des catholiques +suspects de tolérance, ces hommes intrépides, de toutes les provinces, +vinrent siéger en concile. Dans leur gravité forte, ils écrivirent +leur foi, leur discipline, et l'acte de naissance de la démocratie +religieuse. + +D'où en vint la première pensée? de Paris? de Genève? + +Elle sortit surtout de la nécessité. L'immense développement +souterrain qu'avait pris la Réforme, cette foule d'églises, nées de +l'inspiration spontanée ou des missions, dans une cave, dans une +grange, un bois, une lande solitaire, c'était la diversité même; peu +en rapport entre elles, elles différaient, sans le savoir, +d'organisation et de discipline. Choudieu, ministre de Paris, fut +envoyé par son église au synode de Poitiers. Il y porta (ou y trouva?) +l'idée d'établir un accord entre les églises de France. Le rendez-vous +fut donné à Paris, au volcan même de la persécution. Le faubourg +Saint-Germain, que l'on commençait à bâtir hors la ville, offrait +quelques retraites à la mystérieuse assemblée. + +Pour la discipline, comme pour la foi, on eut en vue de renouveler la +primitive église, telle que Genève croyait la reproduire. «Nulle +église au-dessus des autres. Deux fois par an s'assemblent les +ministres, chacun amenant un ancien et un diacre. + +Le ministre nouveau _qu'élisent les anciens et les diacres_ est +présenté au peuple pour lequel il est ordonné. S'il y a opposition, +elle sera jugée en consistoire, ou en synode provincial, non pour +contraindre le peuple à recevoir le ministre élu, mais pour justifier +ce ministre.» + +Voilà la base républicaine de l'église de France, vraiment +républicaine alors; car en ces commencements _les électeurs_ (anciens +et diacres) _sont eux-mêmes élus par le peuple_. + +Tout cela calqué sur Genève; mais combien différent, en résultat, +quand on le transportait de la petite ville au royaume de France, à +cet empire immense que la Réforme allait se créant au Pays-Bas, et en +Écosse, en Angleterre, bientôt en Amérique! + +Combien plus différent encore quand, d'une ville d'asile et d'école, +fermée et protégée, la République réformée passait dans l'aventure, +sur ces vastes champs de bataille, aux hasards de la guerre civile! + +La distinction du monde spirituel où cette église espérait se tenir +durerait-elle d'une manière sérieuse? Le glaive de la parole et de +l'excommunication, le seul dont elle voulut s'armer, serait-il +suffisant? Les tyrans de la terre en sentiraient-ils la pointe acérée? +La défense du peuple, l'impérieux devoir de défendre les faibles, ne +forceraient-ils pas de prendre un autre glaive? + +La réforme républicaine deviendrait-elle la république armée? + +Oui, répondait l'Écosse. Non, répondait la France, s'efforçant encore +d'obéir à la tradition génevoise, et de rester fidèle au vieil esprit +d'obéissance recommandé par le christianisme. + + + + +CHAPITRE X + +ROYAUTÉ DES GUISES SOUS FRANÇOIS II + +1559-1560 + + +C'était le cérémonial de France qu'une reine veuve restât quarante +jours enfermée _sans voir soleil ni lune_. Mais la situation ne le +permettait guère. La reine mère et la jeune reine, avec les Guises, +menèrent le petit roi au Louvre, s'y cantonnèrent. La tour et ce qui +subsistait du vieux château en faisaient encore un lieu fort, à l'abri +d'une surprise. Montmorency resta, cloué par son devoir de grand +maître, aux Tournelles pour tenir compagnie au mort, pendant qu'au +Louvre on réglait tout sans lui. + +En trois ou quatre jours, chacun prit son parti. La grande foule des +seigneurs et de la noblesse, chose imprévue, resta avec le mort, et du +côté du connétable. La solitude était extrême au Louvre. Les Guises +étaient réduits à quelques gentilhommes; leur armée ecclésiastique, +populaire et populacière, était partout, nulle part; elle ne se +groupait pas encore. + +Montmorency, rapproché de Diane aux derniers temps, brouillé avec la +reine mère, ne pouvait s'appuyer que sur les princes du sang (Navarre, +Condé). Il leur fait dire de venir en toute hâte. Puis se voyant si +fort et si accompagné, il laisse le cercueil, marche aux vivants, aux +Guises, veut les faire compter avec lui. À travers tout Paris, une +file interminable de gentilshommes montrait de son côté toute la +noblesse de France. Sa famille imposante l'environnait, ses fils à +l'âge d'homme, et, dans les grandes charges, ses neveux, l'amiral +Coligny, le cardinal Odet de Châtillon, Dandelot, colonel général de +l'infanterie. Superbe trinité d'une élite morale, où la diversité +produisait l'harmonie; l'aîné, le bon Odet, aimé de tous, l'ami de +tous les gens de lettres et l'homme même de la Renaissance; Dandelot, +le plus jeune, loyal, bouillant soldat, plein de coeur et de +conscience; ils entouraient avec respect la figure triste et grave, +sombrement résignée du héros, du futur martyr. + +Des dessins admirables, et terribles de vérité, nous ont conservé +cette cour. Ils démentent généralement et les estampes, et les +mémoires, et les portraits par écrit. Ces dessins véridiques, +inexorables, accusateurs, tracés aux trois crayons par une main émue, +et devant les originaux, n'ont pas besoin d'inscription. Ils se +nomment d'eux-mêmes. C'est Guise, c'est le cardinal de Lorraine, c'est +Coligny, c'est le connétable. Chacun d'eux fait crier: «C'est lui.» + +Donc nous pouvons entrer, avec Montmorency, au Louvre. Nous sommes +sûrs d'y voir les acteurs, dans leur vrai et naturel visage, comme on +les voyait ce jour-là . Nous sommes sûrs aussi d'une chose, c'est que +les hommes de toute opinion, sur la vue de ces masques, reculeront et +seront effrayés. + +Je ne veux dire ici qu'un mot des Guises. Ce qui alarme en tous les +deux, dans François et son frère le cardinal de Lorraine, c'est la +mobilité nerveuse de la face qu'on ne retrouve à ce degré nulle part. +Le cardinal, d'un teint infiniment délicat, transparent, tout à fait +grand seigneur, évidemment spirituel, éloquent, d'un joli oeil de +chat, gris pâle, étonne par la pression colérique du coin de la +bouche, qu'on démêle sous sa barbe blonde; elle pince? elle grince? +elle écrase?... + +François, d'un teint grisâtre, plutôt maigre, d'un poil blond gris, +d'une mine réfléchie, mais basse, malgré sa nature fine et sa décision +vigoureuse, n'a rien d'un prince. Figure d'aventurier, de parvenu qui +voudra parvenir toujours. Plus on le regarde longtemps, plus il a +l'air sinistre. Sa soeur Marie de Guise l'accusait de tirer à lui +seul. Son frère Aumale ne recevait rien du roi que François n'en fût +triste, ne l'en chicanât. Son visage dit tout cela. Il a l'air chiche +et pauvre, et si mauvaise mine, que personne, je crois, n'oserait, +contre un pareil joueur, jouer une pièce de trente sous. + +La reine mère a fait faire d'elle-même un grand et magnifique +médaillon italien (_Trésor de Num._), pièce admirable qu'il faut +rapprocher des dessins de la bibliothèque du Panthéon. Il nous donne +et met en saillie le trait essentiel, le mufle traditionnel des +Médicis, la forte face intelligente, mais bestiale pourtant par une +bouche proéminente, qu'offrent leurs plus anciens portraits. Ce mufle +est conservé, quelque peu adouci, dans la dernière de la famille, la +petite reine Margot, provocante pourtant par de jolis yeux de catin. + +Les autres tenaient aussi de ce trait de la famille, étaient tous +Médicis. Dans leur enfance surtout, la bouffissure héréditaire se +surenflait d'humeurs mauvaises, trop visiblement héritées des deux +grands-pères, François Ier, malade dès seize ans, Laurent, qui meurt à +vingt, consumé jusqu'aux os. Ce mal épouvantable sautait parfois une +génération; indulgent pour Henri II et Catherine, il retomba d'aplomb +sur les petits-fils, qu'il mina sous diverses formes. Il nous délivra +des Valois. + +François II et sa jeune reine Marie Stuart faisaient un grand +contraste. C'était un petit garçon qui ne prit sa croissance que six +mois après. Pâle et bouffi, il gardait ses humeurs, ne mouchait pas. +Bientôt, il moucha par l'oreille, et dès lors il ne vécut guère. Un +nez camus complétait cette figure royale. + +Il n'avait pas fallu moins que la violence des Guises, leur féroce +impatience, pour marier cet enfant malade, que sa mère défendit en +vain. On a vu qu'ils le mirent avec leur dangereuse nièce Marie Stuart +(pour le gouverner? ou le tuer?), comme on jette une cire au brasier. +Non formé, misérable de ce don ravissant, il se mourait pour elle. Il +n'y eut jamais pareille fée. Sa beauté, célébrée par les +contemporains, était la moindre encore de ses puissances. Les +portraits sérieux nous la montrent fort rousse, de cette peau fine, +transparente et nacrée qu'avait son oncle le cardinal; l'oeil vif, +mais brun, qui par moment dut être dur. Étonnamment instruite par les +livres, les choses et les hommes, politique à dix ans, à quinze elle +gouvernait la cour, enlevait tout de sa parole, de son charme, +troublait tous les coeurs. + +En cette merveille des Guises (comme en eux tous) il y avait tous les +dons, moins la mesure et le bon sens. Chimérique, malgré son intrigue, +avec tant d'apparence de ruse et de finesse, elle donna dans tous les +panneaux. + +Tout le monde voyait qu'à cette flamme l'enfant royal aurait fondu +bientôt, qu'on passerait au second enfant (Charles IX), qui, si l'on +en croit l'ambassadeur d'Espagne, n'était guère moins malsain,--que du +second on irait au troisième (Henri III) et au quatrième. Les Guises +parfois s'en lamentaient, déploraient cette race lépreuse; on se +faisait à l'idée d'en changer. + +À chacun donc de se pourvoir. La traversée terrible de cinq minorités +de suite avait anéanti l'Écosse. Une seule, la folie de Charles VI, +avait comme assommé la France. Bon temps qui allait revenir. La +fameuse garantie de l'ordre, la forte unité monarchique (qui fut +toujours une république de favoris), allait nous en donner une autre, +une république de nourrices, de mères et de gardes-malades. Que +deviendrait la loi salique qui excluait les femmes du pouvoir? Le +salut de l'État posé dans un individu, l'État tombait fatalement aux +mains conservatrices par excellence, qui répondaient le mieux de cet +individu, aux mains de la mère. Une étrangère allait régir la France. + +Le petit roi malade, assis entre les femmes, la Florentine et +l'Écossaise, soufflé par elles, dit très-bien sa leçon. Il remercia le +connétable avec bonté, et, quand il lui remit le sceau, le prit et le +garda, reconnaissant de ses services et voulant soulager son âge, +bref, le chassant avec honneur. + +La reine mère, qui avait besoin des Guises contre le roi de Navarre, +premier prince du sang et tuteur naturel, se montra vive contre le +connétable. Elle lui reprocha d'avoir dit au feu roi que pas un de ses +enfants ne lui ressemblait: «Je voudrais, lui dit-elle, vous faire +couper la tête.» Pendant qu'elle flattait ainsi les Guises, elle +recevait contre eux des lettres secrètes des protestants, à qui elle +laissait croire qu'elle était touchée de leur sort, point ennemie de +leurs doctrines. Plus tard, en mainte occasion, elle affecta d'écouter +Coligny. + +Maîtres de tout, les Guises n'étaient que plus embarrassés. Leur +guerre sous Henri II avait mené la France à bout. Le plus liquide de +la succession était quarante-deux millions de dettes. Somme énorme! +Nul moyen de créer des ressources. Les États, si on les assemble, +commenceront par chasser les Guises. Le cardinal de Lorraine n'y sut +d'autre remède que de ne plus payer les troupes, de désarmer. Dès lors +on devenait bien faible, humble, devant l'Espagne, et, au dedans, en +grand péril, avec tant d'éléments de troubles. Quant aux créanciers +importuns et aux solliciteurs, le cardinal sut s'en débarrasser. Il +afficha aux portes de Fontainebleau: «Tout demandeur sera pendu.» + +Nous sommes à même aujourd'hui d'apprécier la politique des Guises. +Les lettres de Granvelle et du duc d'Albe établissent: 1º que leur +brillante guerre, qui nous donna Metz et Calais, n'en eut pas moins +pour résultat de mettre la France aux pieds de l'Espagne; 2º que les +chefs des partis, les hommes considérables qui menaient tout, +dépendaient de Philippe II; leur concurrence tournait au profit de son +ascendant. + +Le connétable fut toujours espagnol. Le cardinal de Tournon, homme +spécial de la reine mère, l'était également. Il en était de même de +Saint-André, le riche favori d'Henri II. (Granv., VII, 275.) + +Les Guises l'étaient-ils à cette époque? En Écosse et en Angleterre, +ils se portaient pour chefs des catholiques, en concurrence de +l'Espagne. Mais, en France, telle était leur misérable position, que, +sans l'appui moral de Philippe II, ils n'eussent pu se soutenir. + +Le plus dépendant de l'Espagne était Henri de Vendôme, roi de Navarre. +Sa femme, Jeanne d'Albret, une sainte du parti protestant, fortifiait +sa position de premier prince du sang par la faveur, les voeux d'un +grand parti prêt aux plus extrêmes sacrifices, qui, par-dessus son +zèle ardent et fanatique, aurait porté dans l'action toute l'énergie +du désespoir. Mais ce prudent Henri suivait peu des _conseils de +femme_; ses conseillers étaient deux traîtres, un d'Escars et un jeune +évêque, bâtard du chancelier Duprat. Ils le menaient au gré de ses +ennemis. Sous leur direction, il joua un jeu double, faisant bonne +mine aux protestants d'une part, de l'autre négociant à Madrid. Les +Espagnols le leurraient de l'espoir de l'indemniser pour la Navarre +espagnole. Point de roman, de rêve, dont on n'ait amusé cet homme +crédule. Une fois, on lui donnait la Sardaigne; une autre fois, la +Sicile, la Barbarie. Lui-même, par une idée encore plus folle, il +offrit à Philippe II, au pape, de leur conquérir l'Angleterre, qu'il +aurait tenue d'eux en fief. + +Dès 1559, au moment où Montmorency l'appelait à venir en hâte prendre +la direction des affaires, lui, il regardait vers l'Espagne, implorait +Philippe II pour son indemnité. Cette Navarre lui fit manquer la +France. + +Voilà le chef du parti protestant, et l'une des causes de sa ruine. La +république religieuse eut cette contradiction fatale d'aller chercher +pour chef un roi. + +Les Guises étaient terrifiés, s'imaginant que ce parti voyait et +voulait son vrai rôle, _une grande république à la Suisse_. Ils +essayèrent souvent d'en arracher l'aveu aux réformés, très-éloignés de +cette idée. + +Les Guises, sans argent, et partant sans soldats, devaient attendre +que le roi de Navarre, avec ses lestes bandes d'admirables marcheurs +gascons, arriverait à Paris vingt jours après la mort d'Henri, +balayerait le gouvernement, mettrait la main sur François II, +convoquerait les États, et se ferait par eux lieutenant général, +régent, tuteur, vrai roi au nom du petit roi. À cela il n'y eût eu +aucun obstacle. Et les Guises n'y opposèrent rien qu'une lettre de +Philippe II. + +Pendant que cette dupe, le mou, l'inepte Navarrais, voyage à petites +journées, les Guises, à qui ses conseillers vendaient leur maître jour +par jour, et qui savaient ses moindres pas, font écrire par la reine +mère à Madrid une lettre touchante et maternelle, où elle prie son bon +gendre, Philippe II, d'aider et d'appuyer le jeune âge de son fils. Le +voudrait-il? on en doutait. Il hésitait à soutenir en France les +Guises, qui en Angleterre se portaient ses rivaux. + +Même avant la réponse de l'Espagne, le Navarrais s'était perdu. Les +Guises le virent, et l'enfoncèrent par des outrages publics. Ils lui +laissèrent ses malles à la porte de Saint-Germain, en pleine route, +sans les laisser entrer, le logèrent sous le ciel. Saint-André +l'hébergea par charité. Il alla à Paris, pour sonder les +parlementaires, prudemment et timidement. La nuit, il courait chez eux +déguisé. Il trouva tout de glace. Les Montmorency et les Châtillon se +gardèrent bien d'aller à lui. + +Alors la lettre de Philippe II arriva, l'assomma. Cette lettre, lue en +conseil devant lui, était une terrible menace d'intervenir, de faire +entrer en France quarante mille Espagnols, d'employer sa vie même, +s'il le fallait. Le Navarrais fut tué du coup. À partir de ce jour on +le vit courtisan des Guises, les suivre, dédaigné d'eux, n'en tirant +pas même un regard. + +Voici le commencement du règne de l'Espagne en France. Règne facile. +Sur tous, il lui suffisait de souffler. + +Les Guises, en même temps, par un coup imprévu, étaient prosternés aux +pieds de l'Espagne. Leur violence étourdie les avait perdus en Écosse. +Malgré leur soeur, la reine douairière, qui connaissait mieux le +péril, ils avaient entrepris de faire en ce royaume une _razzia_ des +protestants et le séquestre de leurs biens. Projet fou qui était la +base d'un autre encore plus fou, l'établissement sur ces biens de +mille gentilshommes français qui, obligés au service militaire, +eussent tenu le pays en bride; une miniature enfin du grand +établissement de Guillaume le Conquérant en Angleterre. Ce beau projet +réconcilia l'Écosse; tous les partis s'unirent. Maîtres d'Édimbourg le +29 juin, le jour de la mort d'Henri II, ils dépouillent Marie de Guise +de la régence. + +Ils ont l'appui d'Élisabeth, et d'une armée anglaise, qui chassera à +la fin les Français. Les Guises, d'autre part, étaient appelés en +Angleterre; les catholiques anglais leur offraient l'île de Wight. Qui +les arrêta? Qui garda Élisabeth et lui permit d'assurer en Écosse la +victoire du protestantisme? On en sera surpris, ce fut le roi +d'Espagne qui défendit aux Guises d'accepter. + +Ainsi partout l'Espagne. C'est elle encore qui empêche les Guises de +tenir en France un concile national, les oblige d'envoyer au concile +général qui se tient à Trente, sous le bâton de l'Espagnol. + +Donc, l'Espagne faisait la terreur de l'Europe. + +On se fût rassuré, si l'on eût su l'état réel de Philippe II comme +nous le savons aujourd'hui, pouvant lire dans ses lettres et celles de +ses ministres sa misère et son impuissance. + +Nous apprenons d'abord du duc d'Albe que toute l'inquiétude de +l'Espagne, pendant quatre ans, fut d'empêcher que _la machine_ (de la +France) _ne se disloquât, n'étant pas encore en mesure_ de profiter de +ses débris. (Granv., VII, 281.) + +On voit, par les lettres de Granvelle, sa grande inquiétude, qu'il +n'arrivât la moindre chose en Europe, par exemple une tentative de la +Savoie sur Genève; _Berne en prendrait prétexte pour s'emparer du +Milanais ou de la Franche-Comté, que_, dit-il, _nous ne pourrions +jamais reprendre_. Philippe II lui répond qu'il est de cet avis, et +qu'il y faut bien prendre garde, retenir la Savoie. L'Espagne est si +malade qu'elle a peur du canton de Berne. (Granv., VI, 103, 104, 153, +195; juin 1560.) + +«Que deviendrions-nous, dit Granvelle, s'il y avait quelque trouble +ici, aux Pays-Bas!» (Granv., VI, 41, 43.) + +Cette misère datait de loin. Déjà , en 1556, Charles-Quint, ayant +abdiqué, resta des mois aux Pays-Bas, sans pouvoir passer en Espagne, +_faute d'argent_. La scène de l'abdication, qui inaugurait le nouveau +règne, se passa dans une salle encore tendue du deuil récent de Juana, +la mère de Charles-Quint. Pourquoi? _l'argent manquait_. On garda le +noir par économie. + +En janvier 1561, l'argent du roi manque pour envoyer un courrier à +Rome; Granvelle le dépêche à ses frais. Il manque même pour arrêter un +grand hérétique qui d'Angleterre arrive aux Pays-Bas. (Granv., VI, +247.) + +L'Espagne a une littérature qui manque ailleurs, celle des gueux. Mais +elle n'a rien, en tous ces livres, de comparable à la conversation +lamentable qui se tient par écrit entre Malines et Madrid, entre +Granvelle et Philippe II. Celui-ci, dont les Pays-Bas sont la mine +véritable (lui rapportant cinq fois plus que les Indes), veut que +Granvelle et Marguerite fassent un effort désespéré pour tirer encore +quelque argent. Pour cela, il ne cache rien, montre sa nudité; il leur +écrit, leur confie de sa main le secret de la monarchie, son budget +déplorable. Pour cette année, _dépense dix millions, et recette un +million_ (le reste est épuisé d'avance); donc, _neuf millions de +déficit_. + +La pièce est curieuse. Entre autres détails importants, on voit que +l'armée se débandait, qu'elle eût laissé les garnisons frontières s'il +n'était venu un peu d'argent des Indes, qu'on devait deux ans de +solde, _que les soldats espagnols pourraient bien se vendre à la +France_; même la maison du roi ne touche rien, etc. (Gr., VI, 146, +156, 183.) + +Il ne peut plus payer les pensions aux chefs des reîtres, aux princes +faméliques de l'Allemagne. Rien au prince d'Orange, dont la nombreuse +maison meurt de faim. Rien au beau-frère de ce prince, Schwarzbourg, +que la misère réduit à vendre ses trois filles (Gr., VI, 167, 550). +Philippe II voudrait payer ces Allemands, il les payera plus tard, +Granvelle peut le leur dire. En attendant, que faire? «À l'impossible, +nul n'est tenu.» (Gr., 167.) + +Toute la ressource que voit Philippe II pour le moment, c'est de +vendre ce qu'il a dans les mains, des indulgences papales; il propose +à Granvelle de publier un jubilé. + +Le ministre répond avec bon sens que les Flamands, qui viennent +d'avoir un jubilé gratis, se garderont bien de payer celui que le roi +voudrait vendre. Il peint, déplore sur tous les tons l'épuisement des +Pays-Bas. Et, en réalité, la Hollande (Wagenaar) avait, aux derniers +temps, payé par an deux ans d'impôt. + +Enhardi par cette confiance surprenante de Philippe II, Granvelle se +hasarde à lui dire qu'Anvers ne «veut pas croire la détresse de +l'Espagne, sachant par le commerce les sommes que S. M. _a dans les +mains_ et pourrait réaliser dans peu.» C'était en effet une ressource +singulière de ce gouvernement. Parfois les lingots, arrivant des Indes +à Séville pour tel négociant, étaient saisis pour un besoin public; en +place il recevait une feuille de papier, un titre pour en toucher la +rente. + +Ce qui effraye dans cette pauvreté de l'Espagne, c'est qu'en réalité +elle avait peu fourni à Charles-Quint. Les horribles dépenses de +l'empereur avaient porté sur les Pays-Bas, l'Italie et un moment sur +l'Allemagne. Qu'était donc ce pays qui, sans donner, s'appauvrissait +toujours? + +Deux cancers le rongeaient: la vie noble, l'idée catholique. La +première desséchait l'industrie, méprisait le commerce, annulait +l'agriculture. La seconde multipliait les moines, étendait chaque jour +la police de l'Inquisition; mais peu à peu cette police rencontrait le +désert; tous, se faisant persécuteurs pour n'être pas persécutés, +n'eussent bientôt trouvé à brûler qu'eux-mêmes. Les Juifs manquaient +aux flammes, les protestants manquaient. L'Inquisition affamée +cherchait au loin, et jusqu'aux Pays-Bas. À chaque instant arrivait à +Anvers des dénonciations vagues, sans preuves, d'où? de l'Andalousie! +de l'inquisition de Séville! + +Faut-il le dire pourtant? ce cancer exécrable qui rongeait les os de +l'Espagne, pour l'heure même, la rendait terrible. Philippe II +apparaissait comme un peu plus qu'un pape, comme représentant du vrai +catholicisme austère, vengeur, épurateur de la foi catholique, le roi +des flammes. Rome suivait de loin. Le duc d'Albe parle du pape comme +de tout autre petit prince. + +Contre la France divisée, contre l'Angleterre agitée, l'Espagne avait +la force de sa grande attitude, n'ayant qu'un principe, et non deux. +Le jeune roi aussi, vivant renfermé, appliqué, toujours sur ses +papiers, mystérieux dans sa vie privée, correspondait à l'idée sombre +qu'on se faisait d'un monarque espagnol. Personne ne savait combien sa +nature forte, étroite, bigote et dure, sensuelle pourtant et cruelle, +allait se pervertir dans son épouvantable rôle. + +La France présentait un grand contraste avec l'Espagne. Ruinée +d'argent, il est vrai, elle surabondait de force. Une pléthore +maladive se montrait dans la violence des partis. Certaines classes +s'étaient immensément multipliées, la noblesse et la bourgeoisie. Le +peuple s'était fort aguerri. Et, ce qui étonnait le plus, telle +qualité, étrangère à l'ancienne France, avait apparu tout à coup. +L'austérité, la gravité, la pureté des moeurs protestantes, +transformèrent plusieurs villes, même de l'aveu des catholiques. +Nombre de ceux-ci, dans la robe surtout, envièrent et imitèrent la +noblesse morale des réformés qu'ils haïssaient. S'ils n'en prirent la +pureté chrétienne, ils eurent du moins leur gravité, leur tenue, leur +persévérance. + +Le duc d'Albe pense lui-même qu'à ce moment la France était +très-redoutable: «Si les Français n'avaient eu tant d'affaires sur les +bras, si Votre Majesté n'avait prévenu leurs projets, il leur était +facile de se rendre maîtres de la chrétienté tout entière.» (Gr., +VII, 240.) + + + + +CHAPITRE XI + +TERRORISME DES GUISES--LA RENAUDIE + +1560 + + +Les Guises, appuyés en France par Philippe II et ses rivaux en +Angleterre, comme chefs du parti catholique, avaient double sujet +d'imiter l'Espagne, dans ses furies contre les hérétiques, de la +surpasser, s'ils pouvaient. + +Comment allait s'organiser la machine des persécutions? + +On l'a vue déjà sous deux formes, la police des curés, les sermons +sanguinaires des moines. L'énorme clientèle du clergé dans Paris, les +confréries marchandes qui lui étaient affiliées, les bandes d'écoliers +tonsurés, les frères de toute robe, surtout les Mendiants, enfin, et +plus que tout, l'infini des misères publiques, le grand troupeau des +pauvres assidus aux églises, assiégeant les couvents, suivant les +prêtres distributeurs d'aumônes, tout cela, dis-je, rendait possible +la Terreur ecclésiastique. + +Force morale énorme, mais non moindre matériellement. Notre-Dame et +les grands abbés (Saint-Germain, Sainte-Geneviève, Saint-Martin, +etc.), nombre d'églises avaient juridictions, officiers, huissiers, +sergents et bedeaux. Tout cela appuyé du guet et du prévôt, d'autre +part soutenu des pauvres robustes à bâtons, c'était une cohue +redoutable. Qu'était-ce si le clergé, maître dans chaque paroisse, +avait fait appel aux bannières, à cette armée urbaine qui, dès le +temps de Charles VI, offrait un front de soixante mille hommes? + +Dès août 1559, un mois ou deux à peine après la mort du roi, le +cardinal de Lorraine dressa ses batteries. Le personnel de ses acteurs +se composait ainsi. + +Il y avait un clerc du greffe, Freté, homme d'esprit et parleur +habile, qui faisait l'apôtre à merveille; on le mettait fréquemment au +cachot avec les prisonniers douteux. Ce comédien les gagnait, les +tentait, leur faisait désirer la couronne du martyre. Chose peu +difficile, au reste; il suffisait de leur dire, comme faisait le +lieutenant criminel: «Si tu renies Jésus, il te reniera à son tour.» + +Il y avait encore un tailleur, Renard, homme nerveux, peureux, qui, +depuis l'horrible hiver de 1535, où l'on brûla tant d'hommes, vingt ou +trente ans durant, fut entre la peur et la foi. Il se fit, se défit, +se refit protestant. Quand la persécution revint, on lui dit que, +comme relaps, il était perdu. Effrayé, il se fit mener à +l'inquisiteur de Mouchi, lui donna les noms les adresses, tout le +détail des assemblées. En une fois il révéla toute l'Église. + +Son charitable conseiller, qui l'effraya et le mena, était un homme de +sac et de corde, un certain orfévre, Ruffange, ex-_surveillant_ +d'assemblées protestantes, destitué pour s'être approprié l'argent des +pauvres. Sur l'espoir de la belle prime qu'on promettait (la moitié de +la confiscation!), il s'était fait délateur patenté. On aurait rougi +cependant de ne produire que lui. Il fallait des témoins. + +Deux apprentis avaient été menés par leurs maîtres aux assemblées. +Puis, fiers de ce secret, ne voulant plus rien faire, ils furent mis à +la porte. Leurs mères, fort irritées, les mènent à confesse, leur font +déclarer tout. + +L'inquisiteur et un parlementaire accueillent, caressent ces garçons, +les gardent avec eux, les font manger et boire. Les vauriens, tout à +coup importants, bien nourris, parlent tant qu'on veut, davantage. Les +assemblées infâmes, les orgies aux lumières éteintes, tout ce qu'on +disait de sale, ils ont tout vu, tout fait. + +Ayant ces témoins respectables, on ramasse des forces. Archers du +guet, sergents de la justice, bedeaux et porte-croix, on réunit le ban +et l'arrière-ban. On fond rue des Marais sur une hôtellerie. +L'assemblée y était nombreuse; quatre hommes tirent l'épée; sans +s'étonner de cette racaille de police, barrent la porte de leur corps, +donnent le temps aux autres d'échapper. À force de pousser, la foule +entra pourtant. Tout fut cruellement saccagé, les gens blessés, les +caves surtout pillées, les tonneaux éventrés; une scène hideuse +d'ivresse, de sang et de pillage. + +On passa à d'autres maisons, aux dénoncés, puis aux suspects. On ne +voyait que gens traînés, meubles en vente, butin emporté. La police ne +pillait pas seule. Derrière elle venaient les _glaneurs_, tout ce +qu'il y avait de garnements dans la ville. Cela popularisait fort +l'exécution; le pauvre monde voyait bien qu'on ne perdait rien à +travailler pour Dieu. À chaque carrefour, des moines ou des abbés +crottés causaient et animaient les groupes. Et l'on voyait aussi aux +bornes de petits misérables qui étaient affamés et cherchaient leur +vie aux ordures; car personne n'osait leur donner: c'étaient les +enfants protestants. + +Les princes d'Allemagne en vain étaient intervenus, spécialement en +faveur de Dubourg, qui était encore à la Bastille. Ordre vint de +l'expédier. Tout appel épuisé, ses parents, à force d'argent, lui +avaient ménagé l'appel au pape. Il refusa et se laissa brûler. Ses +collègues, qui étaient ses juges, et qui brûlaient en lui les libertés +du Parlement, disaient: «Ce fut un juste; mais il a la loi contre +lui.» + +La justice s'étant suicidée elle-même, des libertés nouvelles +commencèrent dans Paris, celle surtout de battre les passants. À tous +les coins des rues, aux meilleures maisons catholiques, on mettait des +Vierges Maries devant lesquelles on marmottait. Ces marmotteurs ne +perdaient pas leur temps, ils arrêtaient les gens avec leurs boîtes ou +tirelires, où il fallait donner pour le luminaire de la bonne Vierge, +pour les messes qu'on lui dirait, pour les procès à faire aux +luthériens; qui ne donnait, était battu. Mode excellente qui alla +s'étendant. On se mit, avec des bâtons, à promener ces boîtes de +maison en maison. Un refus désignait pour le meurtre et le pillage. + +Cette Terreur dura tout l'hiver. Le cardinal triomphait tellement, +qu'il mena à grand bruit les deux apprentis à la cour, contant +cyniquement aux dames toutes les infamies protestantes. Le malheur +voulut cependant que, dans ce troupeau de moutons qu'on égorgeait +muets, il y eût un homme résolu, un certain avocat Trouillas, de la +place Maubert. Les deux vauriens parlaient fort des filles de +Trouillas et s'en vantaient. Le père, solennellement avec elles, alla +s'emprisonner, et exigea que la chose fût éclaircie. Les misérables, +confrontés, se coupèrent, s'embrouillèrent. Cette famille courageuse +couvrit la justice de honte. + +La protection publique cessant, le gouvernement s'affichant comme +gouvernement d'un parti, chacun était tenté de se protéger soi-même. +On lança édit sur édit pour défendre les armes, et on les enlevait de +vive force. Défense très-spéciale de voyager avec des pistolets. Ordre +de courir sus à qui en porte, et de crier sur lui: «Au traître! au +boute-feu!» Enjoint aux paysans de laisser leurs travaux, pour y +courir, de sonner le tocsin sur celui qui voyage armé. + +Une réaction était infaillible. Quels en seraient les chefs? Navarre? +Condé? l'amiral ou Montmorency? Celui-ci était poussé sans ménagement. +Guise n'était pas content d'avoir tiré de lui la charge de +grand-maître, et de son neveu le gouvernement de Picardie. Il faisait +encore au vieux Montmorency un procès ruineux sur je ne sais quelle +terre. Tel était ce pouvoir, irritant, provocant sur le petit et sur +le grand, tracassier, processif, menant de front deux guerres, celle +de force et celle de chicane, plaidant au Châtelet pour un champ, +pendant qu'à main armée il saisissait la monarchie. + +Ils pensaient, non sans vraisemblance, que le roi de Navarre d'une +part, Montmorency de l'autre, n'oseraient fâcher le roi d'Espagne, +dont le premier était l'humble client, l'autre le serviteur et +l'obligé. + +Condé, moins dépendant que son frère de l'Espagne, était chef naturel +de la révolution. On s'adressa à lui. Des hommes intrépides, de +fortune désespérée, s'offrirent, dirent que rien n'était plus facile, +qu'on ne nommerait pas même le prince, qu'il n'avait rien à faire qu'à +s'en aller princièrement jusqu'à la Loire, à Orléans, et là +d'attendre, qu'on ferait tout pour lui, qu'on enlèverait les Guises, +qu'on lui mettrait en main le roi et le royaume. + +L'homme qui se faisait fort ainsi de transférer la France était un +gentilhomme du Périgord, le sire de la Renaudie, ruiné et diffamé pour +un procès. À tort ou à raison? il n'est aisé de l'éclaircir. Lui-même +contait ainsi la chose. Sa famille avait élevé et nourri un jeune et +savant homme, le greffier du Tillet; ce nourrisson, dès qu'il eut +plumes et ailes, tourna du bec contre son nid; fort de sa position au +Parlement, il attaqua ses bienfaiteurs, leur fit procès, gagna. Ce +n'est pas tout; il fit happer la Renaudie, comme ayant fait des +pièces fausses. Tout cela d'autant plus facile, que du Tillet s'était +donné aux Guises, au cardinal de Lorraine, qui se servait de lui. Un +beau-frère de la Renaudie, messager du roi de Navarre, fut, par ordre +de François de Guise, mis à la torture à Vincennes, et étranglé par le +garrot, à la mode espagnole. + +La Renaudie, élargi, était passé en Suisse, avait vu les réfugiés à +Lausanne, à Genève, mis son épée aventurière à la disposition des +saints. La difficulté était de leur faire croire qu'il n'y avait pas +de révolte en tout cela. Les vrais révoltés, au contraire, disait-il, +les usurpateurs, c'étaient les Guises, qui tenaient le roi prisonnier. +On n'agissait que pour son bien, pour le remettre en liberté. + +Rien de plus innocent. Nul droit plus évident pour un peuple que +d'aller porter à son roi ses doléances. L'année dernière, on avait vu +les Écossais, d'un grand soulèvement pacifique, partir à la fois de +toutes les villes, aller par cent mille et cent mille, faire leurs +remontrances à Stirling. La France allait en faire autant; +pacifiquement, mais tout entière, elle devait se diriger vers Blois. +Seulement, comme on pouvait prévoir que les Guises fermeraient la +porte, il n'était pas inutile d'avoir quelques centaines d'épées de +gentilshommes qui se chargeassent de l'ouvrir. + +Les actes émanés des Guises, qui qualifièrent et frappèrent la +révolte, ne manquent pas, pour l'amoindrir, de la concentrer dans la +Renaudie et ceux qui armèrent avec lui. Ce qui est sûr, c'est qu'un +petit nombre de nobles, venus de toutes les provinces, se rallièrent à +lui à Nantes, et s'engagèrent pour eux et leurs amis. Voilà ce qu'on +appelle conjuration d'Amboise ou conjuration de la Renaudie. Les +histoires postérieures, écrites longtemps après sous Henri IV, les de +Thou, les Matthieu, pour abréger ou simplifier, unifient, concentrent +et précisent, écartent nombre de circonstances, réduisent une grande +révolution à un petit mouvement. Les modernes encore plus. L'un d'eux, +sans preuve, raison ni vraisemblance, suppose une assemblée en règle +de tout le parti protestant, et présidée par Coligny! + +Tenons-nous-en aux récits du temps même, rétablissons les +circonstances qu'on a cru pouvoir écarter. La révolution reparaît ce +que le seul bon sens devait faire présumer, immense, infiniment +diverse, mais absolument spontanée. + +L'équivoque de la Renaudie ne trompait que ceux qui voulaient l'être. +On devinait parfaitement qu'un homme comme le duc de Guise ne serait +pas aisément enlevé, qu'il y aurait un rude combat. Et l'on sentait +aussi qu'aller en armes arracher au roi ses premiers serviteurs, ses +oncles (par sa femme), le délivrer des Guises pour l'assujettir à +Condé, ce n'était pas précisément un acte d'obéissance. + +Rien n'indique que les ministres protestants y aient pris la moindre +part. Ils recevaient encore le mot d'ordre de Genève, et Genève +condamna cet événement. + +Beaucoup de Français s'abstinrent de même par loyauté et fidélité +monarchique. Ils auraient cru entacher leur honneur. Au moment où le +roi d'Espagne venait de s'engager à protéger le petit roi, une telle +prise d'armes pouvait donner prétexte à l'invasion espagnole. + +Enfin, chose très-grave, de grands mouvements populaires avaient lieu +en Normandie, d'un caractère anarchique et sinistre, absolument +étranger et contraire à l'influence de Genève. Un maître d'école de +Rouen prêchait la résistance à main armée, non pas la nuit dans +quelque cave, mais le jour en plein champ, à un peuple innombrable. +Cet homme, dont les protestants parlent avec horreur et qu'ils +flétrissent du nom d'anabaptiste, rappelait les prophètes de Munster +par son illuminisme, ses visions, ses révélations. L'Esprit le +saisissait quand il planait sur cette foule. Il luttait, se débattait +contre, écumait, se tordait. Enfin l'Esprit était vainqueur, le +torrent débordait en brûlantes paroles qui toutes ne prêchaient que +l'épée. + +Cette génération, élevée dans la terreur de la tragédie de Munster et +dans la plus profonde antipathie pour l'anabaptisme, avait d'autant +plus d'éloignement pour toute résistance armée. Il fallut des +circonstances inouïes, les plus cruellement provocantes, pour l'amener +à la guerre civile. Aussi l'on ne voit pas que beaucoup de gens aient +armé. La grande foule qui se mit en mouvement, partit sur ce mot +d'ordre qu'on répandit: _Aller se plaindre au roi_. Elle partit sans +armes, innocente et confiante, de toutes les provinces, croyant +uniquement appuyer une remontrance sur le gouvernement des _Lorrains_ +et l'usurpation _étrangère_, en faveur des princes du sang, du droit +national, de l'autorité légitime. Dans une chose tellement licite, il +n'y eut ni crainte, ni précaution, ni mystère. Toutes les routes se +couvrirent de gens qui marchaient vers la Loire, sans être affiliés à +la conjuration, probablement sans savoir même le nom parfaitement +obscur de la Renaudie. + +Notez que, dans ceux même qui armèrent et furent pris, il n'y a aucun +nom connu. Le plus considérable est un baron de Castelnau, apparenté à +quelques grandes familles. Du reste, aucun seigneur. C'étaient, en +tout, quelques centaines de petits gentilshommes, étrangers à la haute +noblesse, et non moins inconnus à la grande foule populaire qui allait +se plaindre au roi. + +Ce qu'il y avait de considérable parmi les nobles délaissait les +Guises et la cour dans une grande solitude, et s'était tout d'abord +groupé autour des Montmorency et des Châtillon. Toute la crainte des +Guises, qui furent de très-bonne heure avertis du mouvement, c'était +que les trois Châtillon, l'amiral Coligny, le cardinal Odet et +Dandelot, n'en prissent la conduite. De quoi ils étaient +très-éloignés, et comme neveux du connétable, et comme loyaux sujets, +enfin comme chrétiens protestants, encore très-soumis à Genève, fort +éloignés des doctrines hardies de Knox et du _covenant_ écossais. Ils +ne voyaient pas clair dans ce grand mouvement anonyme d'une foule +mêlée, encore moins dans cette ténébreuse chevauchée d'un homme mal +noté, qui, avec un parti de petite noblesse, avait aussi embauché +quelques reîtres, nouvellement licenciés. + +La Renaudie était venu à Paris, sans nul doute pour tâter les +ministres réformés, qui y avaient déjà un centre. Tout indique qu'il +échoua. L'affaire eût été bien autrement organisée, harmonique et +d'ensemble, s'il eût eu l'appui des églises qu'on venait de +constituer. N'ayant Genève, il n'eut Paris. Il dut manquer la France. + +À Paris, il logeait au faubourg Saint-Germain, dans la maison garnie +que tenait un certain avocat Avenelles. Cet homme, à qui on put cacher +la chose, y entra, puis s'en effraya et dit tout à Millet, secrétaire +du duc de Guise (qui a compilé ses Mémoires). Millet leur mena +Avenelles. Ils étaient déjà avertis, surtout d'Espagne. Ils virent que +la chose était sérieuse, et se jetèrent, avec le roi, au fort château +d'Amboise. + +Là , ni troupes ni munitions dans le château. La ville même d'Amboise +pleine de protestants. La grande ville voisine, Tours, indifférente ou +hostile. La nécessité d'attendre que le secours leur vint de Paris, de +cinquante ou soixante lieues. Si la Renaudie eût agi seul, et fût venu +d'une seule course avec deux ou trois cents chevaux, il prenait le +renard au gîte. Il aurait eu la ville sans coup férir, et le château, +sans vivres ni poudre, eût été obligé de traiter au bout de deux +jours. + +Mais l'assemblée de Nantes, peu confiante pour la Renaudie, lui avait +donné un conseil de six personnes qui l'obligèrent d'agir _avec +prudence_, autrement dit de manquer tout. On s'attendit les uns les +autres; on voulut agir en cadence avec _le chef muet_ (Condé); on +attendit peut-être ce que feraient les Châtillon. + +Les Guises étaient perdus sans l'incroyable chance qu'ils eurent de +voir leurs ennemis, les Châtillon, Condé, se mettre dans Amboise avec +eux, déconcerter l'attaque, paraissant être pour les Guises, et, par +leur seule présence, manifestant la discorde morale et l'impuissance +de la révolution. + +Nous l'avons dit: l'opposition protestante, et toute opposition alors, +était brisée d'avance par son incertitude sur la question capitale: +_Faut-il obéir aux puissances injustes?_ Oui, répond le Christianisme. +Non, répond la Révolution. + +Les Guises n'ignoraient pas que Coligny était chrétien, et chrétien de +Genève; donc, qu'il obéirait. Ils n'hésitèrent pas à l'appeler. + +Ils lui firent écrire par la reine mère que nos troupes étaient +assiégées en Écosse, qu'il fallait aller à leur secours, forcer le +passage à travers les vaisseaux anglais, que le roi voulait s'entendre +avec eux. À l'instant même, les trois frères arrivèrent, Coligny, +Dandelot, Odet le cardinal. Ils ne virent que la France et ils +sauvèrent leurs ennemis. + +La présence du cardinal de Châtillon, inutile pour la question de +guerre, indique assez que les trois frères espéraient profiter de +cette crise pour la cause de la liberté religieuse. + +En effet, à peine arrivés (fin février), on les caresse, on les +entoure, on leur demande ce qu'il faut faire. Ils répondent en deux +mots: _Amnistie, liberté_. À quoi on leur dit qu'on a peur d'irriter +le parti contraire. On réduit la concession à un acte bâtard qui +amnistie le passé pour ceux qui se repentent et changent. Mais on +excepte _ceux qui conspirent sous prétexte de religion_. On excepte +les _ministres_ mêmes. On met au bas de l'acte les noms des membres du +conseil, spécialement les Châtillon. + +Coup terrible pour la Renaudie. Mais un autre lui vient plus fort. + +Condé venait lentement entre Orléans et Blois. Un lieutenant des +Guises qui allait à Paris le rencontre, lui dit avec une légèreté +méprisante qu'on sait tout, qu'on n'en tient grand compte. Le prince +perd la tête; il sent le ridicule de sa situation; il voit qu'on se +rira de lui, qu'on chansonnera sa prudence. Et, pour se montrer brave, +il va se jeter dans Amboise. + +Les Guises, surpris de leur bonne fortune, traitent cet étourdi avec +le mépris qu'il mérite. Ils sentent que, par lui, ils seront +vainqueurs sans combat. + +Forts dès lors, ils écrivent au roi de Navarre, lui font peur de +l'Espagne, mettent sa pauvre tête dans un tel ébranlement, qu'il +rassemble des forces, surprend et taille en pièces trois mille hommes +de son parti; il se lave dans le sang des siens. + +La Renaudie était un homme peu ordinaire. La duperie des Châtillon, +l'insigne étourderie de Condé, la complète connaissance que les Guises +ont de son plan, rien ne peut lui faire lâcher prise. Il se tient à +six lieues d'Amboise. Il sait parfaitement que les Guises n'ont encore +que cinq ou six cents hommes, qu'ils ne les emploient au dehors qu'en +dégarnissant le château. + +Ayant dans la ville d'Amboise une centaine de réformés, cet homme +d'indomptable courage se tient prêt à frapper un coup. + +Le parti, malheureusement, lui avait donné des lieutenants qui lui +ressemblaient peu. L'un d'eux, baron de Castelnau, homme de haute +noblesse, de science et de grande piété, conduisait une petite bande +du Périgord. Assiégé dans une maison par le duc de Nemours et cinq +cents cavaliers, il parvint cependant à faire avertir la Renaudie. +C'était justement l'occasion que celui-ci attendait. Il calcula que si +Castelnau résistait, il trouverait les Guises à peu près désarmés. Au +grand galop il courut vers Amboise. Trop tard. Il sut en route que +Castelnau avait parlementé, que, Nemours lui donnant sa parole de +prince _de le mener au roi_ sans qu'il lui arrivât mal, _de lui faire +donner audience_, le bonhomme l'avait remercié de lui procurer sans +combat un tel excès d'honneur. Inutile d'ajouter que la parole de +prince, l'honneur, l'audience royale, se résumèrent en une cave où il +fut jeté en attendant qu'on l'étranglât. + +La Renaudie fut tué, peu après, dans une obscure rencontre. Mais les +Guises purent voir que sa mort ne finissait rien. Ces hommes obstinés, +intrépides, arrivaient toujours et toujours pour se faire tuer. On en +trouvait tout autour dans les bois. Amenés, ils ne paraissaient pas +dans une humble attitude de captifs, mais parlaient franchement, tout +haut et menaçants, disant sans détour qu'ils venaient uniquement pour +chasser les Guises. On pouvait les tuer, non leur ôter leur espoir, +tant ils étaient sûrs de leur cause et de la justice de Dieu. Au +milieu même du triomphe des Guises, il y eut encore un gentilhomme +d'un si aventureux courage, qu'il faillit enlever la ville sous leurs +yeux, et que, sans un malentendu, la chose eût encore réussi. + +Cette obstination jeta Guise dans un sauvage désespoir. Il jugea fort +bien dès ce jour qu'il périrait par ce parti: «Du moins je vengerai ma +mort, dit-il, je jouerai quitte ou double; j'en tuerai tant qu'il en +sera mémoire.--Attendez donc au moins, dit le chancelier Ollivier, que +vous ayez les chefs.» Mais il ne voulut rien attendre. Il se donna à +lui-même (17 mars) des lettres royales qui le firent lieutenant du roi +pour les faire mourir _sans forme de procès_. Il avait mis au bas: _De +l'avis du conseil_, qu'il n'avait daigné consulter. + +Le mouvement était si vaste et si universel, qu'on dédaignait ou +ignorait (dans les provinces lointaines) la Terreur de la Loire. + +En Berry, en Guyenne, des soulèvements commençaient. En Provence, +trois mille hommes armés forçaient la ville d'Aix pour délivrer un +prisonnier. Dans le Dauphiné même, dont Guise était le gouverneur, les +protestants s'inquiétèrent si peu de l'échec de la Renaudie, qu'ils +prirent ce moment même pour occuper une église de moines, en faire un +temple. Le danger était plus grand à Rouen, où l'anabaptisme se +prêchait hardiment aux grandes foules d'ouvriers, bravant également et +les catholiques impuissants et les protestants dépassés. + +Nul doute que cette situation n'intimidât et ne paralysât les +Châtillon. On les retint d'autant mieux à Amboise à attendre les +vieilles bandes qui allaient venir, disait-on, et s'embarquer avec eux +pour l'Écosse. Dandelot écrit dans ce sens à son oncle le connétable +(26 mars 1560). Il espère qu'on étouffera _ces mauvaises et +pernicieuses volontés_; l'exécution des prisonniers _continue tous les +jours_. Il n'en écrit pas davantage. + +Exécutions sans procès et sans preuves. On ne put jamais rien tirer +des prisonniers que parfait dévouement au roi. La situation du +chancelier Ollivier qui les interrogeait, les trouvait innocents et +les voyait périr, était épouvantable, pleine d'horreur et d'infamie. +Cet homme éclairé, modéré, au bout d'une carrière honorable, marquée +par des réformes utiles, se laissait traîner par les Guises, abîmer +dans la boue, dans la damnation. Ses prisonniers étaient ses juges et +le tenaient sur la sellette. L'un d'eux (c'était le baron de +Castelnau), à qui Ollivier demandait où il était devenu si savant, lui +répondit: «Chez vous, par vos exhortations, quand vous me disiez +d'aller à Genève, quand je vous vis pleurer votre faiblesse pour le +massacre des Vaudois, et que vous sentîtes dès lors que vous étiez +rejeté de Dieu.» + +Un autre, un orfévre, nommé Picard, alla plus loin. Il lui défila +toute sa vie, lui rappela combien de fois il lui avait porté des +livres protestants et révéla son intime intérieur. Le chancelier, +comme un homme blessé et chancelant, faisait le brave encore. Il +menaçait un jeune homme de le faire pendre. «Pendre! dit celui-ci, +cela est bien aisé à dire. Si l'on vous eût pendu lorsque vous l'avez +mérité, vous seriez sec depuis trente ans. Rappelez-vous qu'étant +écolier à Poitiers vous tuâtes méchamment un camarade, si bien que +votre père depuis ne voulut plus vous voir. Et rappelez vous aussi +que, pour ce meurtre vous avez laissé pendre votre ami Arquinvilliers +à la place Maubert.»--Cette révélation d'un crime si longtemps ignoré, +qui lui éclatait tout à coup, fut une lame qui lui perça le coeur. Il +ne contredit pas, et resta là anéanti. On le prit, on le porta à son +lit. Et le vieillard débile, devenant frénétique, se mit à battre son +lit plus fort que n'eût fait un jeune homme. Tout le monde était +épouvanté. Le cardinal de Lorraine y alla, pour que du moins il mourût +décemment. Mais Ollivier ne put le voir. Il s'écria: «Ah! cardinal, +par toi, nous voilà tous damnés.--Mon frère, dit le prélat, résistez +au malin esprit.--Bien dit! bien rencontré!» dit l'autre avec un rire +horrible. Il tourna le dos, et mourut. + +Quand le duc de Guise le sut, il fut exaspéré de l'audace du mourant +qui damnait un homme comme lui. «Damnés! damnés! s'écriait-il, tirant +sa barbe rousse. Il en a menti, le vilain!... Il est mort comme un +chien, qu'on me le jette à la voirie!» + +Cette certitude qu'il avait d'être tué tôt ou tard le rendait +très-féroce. Castelnau, ayant longuement disputé de la foi avec le +cardinal, lui fit accepter quelque chose, et il en prenait à témoin le +duc: «Eh! que m'importe à moi? dit celui-ci. Qu'ai-je à faire de ta +religion? mon métier n'est pas de parler, mais de couper des +têtes.--Mot indigne d'un prince!» dit courageusement le martyr. + +Les femmes et les enfants étaient menés, après souper, voir les +exécutions. Les petits frères du roi s'y habituaient et finirent par +en rire. + +Les dames avaient pitié dans le commencement. La duchesse de Guise, +qu'on traîna pour voir ce spectacle, rentra éperdue chez la reine +mère. «Qu'avez-vous? lui dit celle-ci.--Ce que j'ai? Ah! madame! je +viens de voir la plus piteuse tragédie, le sang innocent répandu, les +bons sujets du roi à mort... Comment douter qu'un grand malheur ne +frappe bientôt notre maison!» + +Personne ne fut exempt de cette complicité des yeux. On exigea de +Condé même qu'il regardât par la fenêtre, qu'il vît mourir ceux qui +mouraient pour lui. On l'y traîna, pour ainsi dire. À ce dernier degré +de honte, mordu au coeur, il s'écria: «Je comprends bien pourquoi on +fait mourir tant de braves gentilhommes qui ont rendu tant de +services. Les étrangers auront bon temps; avec l'aide d'un prince +ennemi, ils mettront en proie le royaume.» Ce mot était tout un +réquisitoire pour faire mourir plus tard les Guises. Ils comprirent, +et le cardinal dit qu'il fallait le tuer. On assure qu'ils auraient +voulu que François II, qui jouait souvent avec lui, lui donnât un coup +de dague. Comment compter pourtant sur une main si faible? on ne +tenait ni le roi de Navarre, ni Montmorency. Qu'eût-il servi d'égorger +Condé! + +Toutefois, pour être folle, l'idée eût pu, à la rigueur, leur +traverser l'esprit. Le cardinal était dans le paroxysme féroce d'un +poltron rassuré qui se venge de sa peur; Guise, dans la sauvage fureur +d'un homme qui s'est cru adoré, et qui se voit maudit. Il avait soif +de sang. Toutes les lettres qu'il fait écrire, comme lieutenant du +roi, ne parlent que de tuer, pendre, tailler en pièces: «En finir avec +la canaille qui ne fait que charger la terre,» etc., etc. Sans parler +des potences, et des têtes fichées, les cadavres exposés au marché, +dont on souffrait la puanteur, on noyait dans la Loire, on tuait dans +les bois, on tuait dans le château. Un gentilhomme étant venu +s'informer de la santé de Guise de la part du duc de Longueville, qui +se disait malade (pour se dispenser de venir), Guise voulut qu'il +emportât un effet de terreur, et qu'on sût bien quel homme désormais +il était. Il le reçut à table, et dit: «Rapportez-lui que je me porte +bien, et de quelle viande je me régale.» On amena un homme grand, de +belle apparence, qui fut accroché par le cou aux barreaux des +fenêtres, et lancé sous les yeux du gentilhomme épouvanté. + +Mais ces morts n'étaient pas muettes. On n'avait pas si bon marché de +ces hommes d'épée que des pauvres martyrs des villes, ouvriers, +artisans, qui, quarante ans durant, avaient alimenté la flamme des +bûchers, sans rien faire que bénir, prier. Ceux-ci priaient contre +leurs assassins, voulaient leur châtiment, et déjà le commençaient par +leurs regards et leurs paroles. Ils sentaient avec eux la France, la +vraie France, le ciel et l'avenir. Ils levaient en mourant leurs mains +loyales à Dieu. L'un d'eux, M. de Villemongis, trempa les siennes dans +le sang de ses amis déjà exécutés, et, les élevant toutes rouges, cria +d'une voix forte: «C'est le sang de tes enfants, Seigneur! Tu en +feras la vengeance!» + + + + +CHAPITRE XII + +MORT DE FRANÇOIS II ET CHUTE DES GUISES + +1560 + + +Le 31 mars et le 12 avril, les Guises firent faire au nom du roi deux +apologies de l'affaire d'Amboise, l'une envoyée au Parlement, l'autre +au roi de Navarre. Ils réduisirent les tailles, et créèrent chancelier +un homme connu pour modéré, L'Hospital, chancelier de la soeur d'Henri +II, Madeleine, récemment mariée au catholique duc de Savoie, mais qui +tenait à Nice sa cour dans un tout autre esprit. + +Changement subit, inouï, incroyable! Disons mieux, défaillance étrange +des Guises! Le coeur manqua, ce semble, au cardinal de Lorraine; la +girouette tourna; la violence fit place à la peur. + +Non sans cause. Dans les murs mêmes d'Amboise, et parmi les supplices, +contre les Guises venait de se former le tiers parti. + +Observons-en bien la naissance. Ceux qui, par devoir ou hasard, se +trouvèrent au fatal château dans ce moment d'horreur, les Châtillon +spécialement, en désapprouvant la révolte, cherchèrent inquiètement +par où l'on contiendrait les Guises. + +Le jeune roi, âgé de dix-sept ans, nerveux et maladif, avait été +d'abord fort ému de l'affreux spectacle. Il en avait pleuré, disant +toujours: «Hélas! qu'ai-je donc fait à mon peuple?»--Puis, entendant +les condamnés n'accuser jamais que les Guises, il en avait fait la +remarque, comprenant très-bien que l'entreprise n'était nullement, +comme on le lui disait, dirigée contre lui. + +Cette faible et pauvre volonté ne s'appartenait pas. Deux femmes se la +disputaient, sa mère, sa jeune épouse. De quel côté pencherait-il? +Cette grande question, décisive pour la France, était toute dans la +chambre à coucher. Jeune et malade, il avait bien ses faiblesses +natives pour sa mère et nourrice. Mais qu'était tout cela contre un +mot de Marie Stuart? + +La mère, plus que prudente, et n'osant même souffler devant les +Guises, avait cependant pris parti dans l'amnistie accordée le 2 mars. +Le messager royal qui porta l'acte au parlement y ajouta ce mot: Que +le cardinal de Lorraine demandait _qu'on attendît quatre jours_ et +qu'on fit des processions dans Paris, mais que la reine mère engageait +à enregistrer sans _attendre_. + +Voilà la première et timide révolte de Catherine. + +Elle intervint, et avec beaucoup d'insistance, pour que l'on sauvât +Castelnau, apparenté à maintes grandes familles qui, disait-elle, ne +pardonneraient jamais sa mort. D'autres, surtout les Châtillon, +prièrent aussi pour lui. On poursuivit les Guises de prières et de +caresses jusque dans leur chambre. On ne tira du cardinal qu'un mot: +«Il mourra, et personne ne viendra à bout de l'empêcher.» + +Je ne vois point que la jeune Marie Stuart, alors toute-puissante, se +soit jointe à sa belle-mère. Elle avait été élevée par le cardinal de +Lorraine, et ne faisait qu'un avec lui. Les lettres de sa plus tendre +enfance, qui témoignent d'une précocité d'esprit extraordinaire, +montrent aussi combien elle naquit violente et dure. Elle y félicite +sa mère des exécutions qu'elle faisait en Écosse: «Vous avez très-bien +fait de ce que voulés _faire justice_; ils en ont bon besoin.» +(Labanoff, I, 6.) + +Élevée, dès l'âge de six ans, par sa belle-mère Catherine, qui la +faisait coucher près d'elle à côté de ses filles, à peine fut-elle +reine, qu'elle devint son espion, mais ouvertement, sans pudeur; elle +se fit, à dix-huit ans, gouvernante et surveillante d'une femme de +cinquante ans qui lui avait servi de mère, abusant de ce que l'audace +et l'insolence lui donnait d'ascendant sur cette personne fine et +rusée, mais vile, tenue toujours très-bas, lâche de nature et +d'habitude. + +Choquant spectacle! de voir la vieille qui tremblait sous la jeune? de +voir déjà en cette créature comblée de tous les dons, et qu'on eût +voulu adorer, le coeur ingrat, le vilain coeur des Guises et leurs bas +instincts de police! + +La situation de Catherine lui faisait regretter sans doute d'avoir, +pour plaire aux Guises, reçu durement Montmorency.--D'autre part, les +Châtillon, ses neveux, ne pouvaient avoir prise sur le jeune roi +contre sa femme qu'au moyen de sa mère. Ils s'adressèrent à Catherine, +exprimèrent le désir qu'elle prévalût près de son fils. + +Qu'auraient-ils fait? Le roi de Navarre négociait avec l'Espagne, et, +pour plaire à l'Espagne, pour se laver de l'affaire de Condé, +égorgeait son propre parti! + +Montmorency, les Châtillon, pensèrent sans doute qu'après tout cette +Italienne, infiniment prudente et modérée, sans amis ni parti, serait +heureuse de s'appuyer sur eux, de se régler par leurs conseils. + +Le connétable agit dans ce sens et contre les Guises. Armé chez lui et +cantonné à Chantilly, il voulut bien en sortir sur un ordre du roi +pour expliquer au parlement l'affaire d'Amboise. Il blâma la prise +d'armes, mais non le mécontentement public, et spécifia qu'on n'avait +_attaqué que les Guises_, les désignant ainsi comme la pierre +d'achoppement, la cause de tous les embarras. + +L'ambassadeur d'Espagne (qu'on croyait dirigé par les avis du +connétable) offrit les secours de son maître, mais à qui? non aux +Guises. Loin de là , il dit qu'on ferait bien de les écarter pour un +temps. + +Ce mot seul les tuait. Et au même moment leur fortune périssait en +Écosse. Philippe II se vengeait de leur duplicité. Ils sollicitaient +son appui en France, et en Angleterre travaillaient pour se faire, à +sa place, les chefs du parti catholique. Le roi d'Espagne protégea la +protestante Élisabeth, leur interdit de l'attaquer. Elle put à son +aise envoyer des troupes en Écosse et en chasser les Français. Les +Guises ne désarmèrent Élisabeth que par l'intercession de Philippe II. + +Donc voilà les deux faits qui dominent la situation: le tiers parti +commence en Catherine, et les Guises ne se maintiendront qu'en +devenant de plus en plus les serviteurs du roi d'Espagne, dont ils +avaient eu jusque-là la folie de se croire rivaux. + +Blessés ainsi au sein de leur victoire, ils étaient fort embarrassés +de Condé. Ils ne pouvaient guère l'élargir qu'en lui faisant excuse. +On n'avait rien trouvé dans ses papiers. Il était en mesure de les +menacer à son tour. Lui-même avait besoin d'une bravade pour se +relever, après le triste rôle qu'il avait joué, son mensonge palpable +et le reniement de ses amis. Il risqua un outrage aux Guises. + +Le mot de Castelnau _qu'un bourreau n'était pas un prince_, indiquait +ce qu'il fallait dire. Condé, dans le conseil, déclara que ses ennemis +qui le prétendaient chef de la conjuration avaient menti, qu'il était +prêt _à mettre bas son rang de prince_, pour, _les haussant à son +niveau_, les combattre, leur faire avouer qu'ils étaient poltrons et +canailles. Cela dit, il sortit, les ayant d'un mot, dégradés. + +Cela leur fut amer. Ce nom de princes, fort longtemps disputé, +laborieusement établi, mais si justement contesté à des bourreaux +couverts de sang, ils le revendiquèrent bien vite. Guise se leva, il +dit que, _comme parent du prince_, s'il y avait combat, _il avait +droit_ d'être son second. + +Voilà ce mot qu'on a défiguré. + +Condé se trouva libre. Marguerite ne l'était pas. Les Guises +sentaient bien que leur péril dès lors était en elle, et la gardaient +à vue. Son garde et son geôlier, c'était sa tendre fille Marie Stuart, +qui ne pouvait s'arracher d'elle, ne la quittait d'un pas. On savait +que, sous main, dans les rares échappées qu'elle avait eues, elle +adressait de bonnes paroles aux réformés. Une fois, elle avait cru +pouvoir se ménager un moment d'entrevue avec Régnier de La Planche, +l'illustre historien protestant. On le sut à l'instant, Catherine jura +qu'elle n'avait voulu que trahir La Planche, le faire parler devant +les Guises, lui faire livrer les secrets du parti. Et, en effet, elle +cacha le cardinal de Lorraine, de manière à pouvoir l'entendre. Elle +l'écouta longuement, puis le fit arrêter. Elle obtint cependant qu'il +sortît quatre jours après. + +Il en fut de même d'une adresse que les réformés lui firent remettre +par un jeune homme à son passage entre deux portes; cette pièce fut +saisie à l'instant dans les mains de la reine mère par sa belle-fille +et portée aux Guises. Catherine, lâchement, abandonna l'homme en +péril; mise en face de lui, elle lui reprocha de lui avoir remis un +pamphlet qui l'attaquait elle-même. «En quoi? dit-il.--En attaquant +MM. de Guise, avec qui nous ne faisons qu'un.» + +Le plus bizarre de la situation, c'est que le cardinal de Lorraine, +inquiet de cette popularité de Catherine, imagina de lui faire +concurrence auprès des protestants. Deux mois après Amboise, ayant à +peine lavé ses mains sanglantes, il veut conférer avec eux, les +appelle, les accueille, dispute amicalement. + +C'est lui qui avait appelé L'Hospital, créature d'Ollivier, légiste, +homme de lettres, et grand faiseur de vers latins, panégyriste facile +des grands, à la mode italienne. C'était un homme absolument inconnu +de la magistrature, et qui avait cheminé sous la terre. Personne ne +devinait qu'il fût très-honnête et très-bon, excellent citoyen. Il +était fils d'un médecin, d'un proscrit qui avait suivi le connétable +de Bourbon. Il avait longuement vécu en Piémont. Le malheur et l'exil +l'avaient fort aplati; au dehors seulement, car le coeur était +admirable. Plus que sage et plus que prudent, il était secrètement +favorable aux réformés, et pourtant le cardinal de Lorraine le croyait +son homme. D'Aubigné assure qu'il avait donné, comme sans doute une +infinité de gens inconnus, sa petite contribution d'argent aux +conjurés d'Amboise. + +Dans ce moment les Guises étaient entre l'enclume et le marteau. D'une +part, Philippe II les pressait d'acquitter le voeu d'Henri II, et +d'accepter l'Inquisition. D'autre part, ils auraient voulu calmer le +parti réformé qui partout se montrait en armes. L'Hospital, déjà +chancelier (sans avoir encore sa nomination), leur fit habilement le +bizarre édit de Romorantin, un édit à deux faces, indulgent et sévère. +Il donnait aux évêques le jugement d'hérésie. Nulle peine indiquée que +la mort. Voilà pour le sévère, et ce qu'on montrait à l'Espagne. Mais, +d'autre part, les Parlements ne jugeant plus, et la mort ne pouvant +être prononcée par l'Église seule, les protestants n'avaient à +craindre que les punitions canoniques. + +Cependant Condé, de retour près de son frère, l'avait ramené au +connétable, aux Châtillon. Tous ensemble exigèrent les États Généraux. +Les Guises n'osèrent s'y opposer. Seulement ils rusèrent, en faisant +seulement une assemblée de notables, intimidant Navarre, l'empêchant +d'y venir. Montmorency vint seul, mais avec ses neveux et une armée de +gentilshommes. (Fontainebleau, 21 août 1560.) + +Les deux partis obtinrent ce qu'ils voulaient. Coligny dit que, sur +l'ordre de la reine mère, il avait vu la Normandie, et qu'il en +rapportait une adresse des réformés pour obtenir la tolérance. «Par +qui signée? dit-on.--Par cinquante mille hommes de Normandie, si vous +voulez, demain.» On disputa, mais on promit la tolérance provisoire, +et les États Généraux, qu'exigeait aussi Coligny. + +En revanche, les Guises se donnèrent à eux-mêmes, au nom du roi, +l'indemnité complète, la plus blanche innocence, pour tous leurs actes +de finances et de guerre. + +L'édit pacificateur est du 26 août. Et le 27, le connétable étant à +peine en route pour retourner chez lui, les Guises mettaient à la +Bastille _un complice du connétable_ qui, d'accord avec lui et +d'autres, écrivait au roi de Navarre, pour l'engager à faire mourir +les Guises, dont les États auraient ordonné le procès. Tout cela, +disait-on, se lisait dans les lettres qu'on prit sur un messager. + +C'était déjà la guerre civile. Et elle éclatait de toutes parts. + +Dans le Midi, le parti protestant, tout au contraire de ce qu'on +attendait, eut pour lui les meilleures épées, des hommes redoutables +qui sont restés célèbres. En Provence, Mouvans, avec une poignée +d'hommes, embarrassa, déconcerta, et le gouverneur de la province, et +le vieux Paulin de la Garde, fameux par ses campagnes avec les forbans +turcs et par le massacre des Vaudois; ce héros des galères fit +très-mauvaise contenance devant un vrai héros. + +En Dauphiné, plus tard dans le Comtat, commençait ses campagnes +l'intrépide et cruel Montbrun. + +Un échappé d'Amboise, Maligny, avait entrepris pour le roi de Navarre +une affaire aussi grave peut-être que celle d'Amboise: c'était de +prendre Lyon. La chose ne manqua que par la lenteur et l'hésitation de +ce malheureux Navarrais qui, comme à l'ordinaire, par peur ou par +conseil des traîtres, défendit de rien faire et faillit ainsi faire +périr ceux qui s'étaient tant avancés. + +Saint-André assura Lyon pour les Guises. Leurs lieutenants reprirent +le dessus en Provence et en Dauphiné, à force de bonnes paroles et de +serments qui suivaient les massacres. Les Guises se trouvaient forts +par leur défaite même d'Écosse. Les vieilles bandes leur étaient +revenues. Ils crurent pouvoir jouer quitte ou double, attirer Navarre +et Condé, les Châtillon, les dégrader par la main du roi même, les +faire mourir comme hérétiques. + +Projet désespéré, mais non invraisemblable. J'en juge par la ressource +non moins extraordinaire qu'ils cherchèrent en octobre dans une somme +tirée violemment de leurs partisans mêmes, du clergé de Paris. Elle +devait être payée par l'évêque et les grands abbés _en six jours_. On +leur envoyait pour huissier et pour garnisaire un conseiller du roi, +qui devait attendre la somme, _séjournant à leurs frais_, pouvant +saisir leur temporel, poursuivre leurs officiers et receveurs, vendre +leurs biens, sans forme de justice. Que si, avec tout cela, ils +tardent de payer, ce conseiller _emmènera_ l'évêque, les grands abbés +et leurs chapitres, qui resteront avec le roi, le suivront, à leurs +frais, jusqu'à l'entier payement. (Saint-Germain, 7 octobre 1560.) + +Qu'auraient fait de plus les réformés? L'embarras fut extrême. Mais le +clergé ne vendit pas un pouce de terre. Il aima mieux engager les +reliques. + +Un coup si violent, si révolutionnaire, frappé sur les leurs mêmes, +donne à penser sur ceux dont ils auraient frappé leurs ennemis. Pour +subir de telles choses, le clergé dut attendre des résultats +définitifs. Si Navarre et Condé périssaient en effet, leur mort eût +commencé dans les provinces une Saint-Barthélemy, comme celle que le +Savoyard, au moment même, à l'aide de nos troupes, exécutait sur les +Vaudois. + +Les deux frères, le roi et le prince, n'en croyaient pas moins de leur +honneur de venir à ces États qu'ils avaient demandés. Ils avaient +manqué l'assemblée de Fontainebleau; pouvaient-ils manquer celle-ci? +La seule question était de savoir s'ils y viendraient en armes. Leurs +femmes, ardentes protestantes, la reine Jeanne d'Albret et la +princesse de Condé, les priaient, conjuraient, de se laisser +accompagner. Dans tout le Midi et l'Ouest, une grande cavalerie +protestante s'était levée d'elle-même, d'elle-même réunie à Limoges; +elle brûlait d'aller parler aux Guises et de les voir de près. Elle se +payait et se nourrissait, et ne voulait des princes que l'honneur de +leur faire escorte. Mais les Guises tenaient déjà par ses conseillers +le roi de Navarre; ils le tenaient par une demoiselle de la reine mère +dont il était amoureux. Il s'ennuyait fort à Nérac près de Jeanne +d'Albret, malgré les prêches assidus dont on le régalait. Il avait +hâte d'échapper à sa femme. Condé aussi, très-vraisemblablement, +suivait un même attrait; tous les avis de son ardente épouse lui +faisaient moins d'impression que les plaisirs faciles de la cour de la +reine mère. Rien de plus futile que ces deux frères, vrais papillons, +nés pour donner droit dans la flamme et se brûler à la chandelle. + +Catherine n'ignorait pas certainement l'appeau grossier des Guises; on +se servait d'une fille à elle pour amener les princes à la catastrophe +qui l'eût annulée elle-même. Elle versa des larmes quand ils entrèrent +dans Orléans, et pourtant elle était tellement dépendante, tellement +obsédée, dominée par Marie Stuart, qu'elle ne risqua pas un mot pour +les sauver. + +Du moment que les princes eurent renvoyé la formidable escorte qui eût +voulu les suivre, les caresses, les honneurs, dont les amis des Guises +les entouraient, cessèrent. Personne ne vint plus à leur rencontre. La +route fut morne et solitaire. Mais il n'y avait plus à reculer; ils +avançaient toujours vers l'abattoir. + +Les Guises avaient concentré toute une armée dans Orléans, infanterie, +cavalerie et canons, les vieilles bandes surtout, endurcies et +féroces, qui avaient fait les guerres sans quartier d'Écosse et +d'Italie. Race de dogues, ignorée jusque-là , mais propre à cette +époque, et soigneusement choyée des Guises. Le type, c'est Tavannes, +sanguin et furieux Bourguignon, c'est le bilieux Gascon Montluc, +homme de guerre, mais aussi de massacres, qui ont eu soin de raconter +leurs crimes. + +Nos étourdis, entrés dans Orléans, passèrent entre deux files de ces +soldats des Guises qui riaient d'eux et s'apprêtaient à rire davantage +à l'exécution. + +On ne daigne leur ouvrir la porte du palais. + +Admis par le guichet, ils montent, trouvent Catherine en larmes, le +pâle petit roi qui joue son rôle de colère, et les arrête. Navarre +reste au logis du roi sans savoir s'il est libre, mais entouré et +observé. Condé, qu'on craignait plus, est jeté dans une maison à +fenêtres grillées, qu'on change tout à coup en tombeau, l'entourant en +deux jours d'un fort de briques, avec triple rang de canons qui +montrent la gueule à trois rues. + +Navarre était si peu de chose, et tellement captif en tous sens, lié, +livré par sa maîtresse, et sans autre foi que la sienne, qu'il eût +abjuré de grand coeur, se fût fait catholique ou turc; il n'était pas +aisé de le tuer, à moins de simuler une querelle, où François II l'eût +tué _pour se défendre_, comme l'empereur Valentinien assassina Aétius. +Pour Condé, une commission du Parlement devait l'expédier, sa mort +déjà fixée au 26 novembre, et les bourreaux mandés. + +Une seule chose eût pu retarder, c'est qu'on attendait Coligny. Il +s'était mis en route, voulant, disait-il, confesser sa foi, mourir, +s'il le fallait, avec le prince de Condé. Peut-être aussi plus +sagement crut-il gagner du temps et prolonger la vie du prince, en +faisant espérer aux Guises d'envelopper tous leurs ennemis dans une +mort commune. + +La mort au nom d'un mort. François II arrivait à la solution prévue. +Dès longtemps, les Guises eux-mêmes, qui avaient tant d'intérêt à sa +vie, disaient que tous Valois étaient pourris, que cette race était +lépreuse, et qu'il faudrait bientôt changer de dynastie. François +avait seize ans et dix mois. Sa belle épouse en avait près de vingt. +C'était une forte rousse et fort charnelle; son oncle, le cardinal, +qui nous la peint charmante dès l'enfance, ne lui connaît de défaut +que de trop manger. Cette personne puissante, violente, absorbante, +devait user l'enfant. Le duc d'Albe dit expressément «qu'il mourut de +Marie Stuart.» + +Dès longtemps il avait la fièvre. Le 16 novembre, il tâcha encore de +faire le gaillard et alla à la chasse. Il revint avec une grande +douleur à la tête; un abcès s'était déclaré; un flux d'oreille +survint, puis la gorge parut gangrenée. + +Les Guises désespérés voient les têtes des princes leur échapper et +pourtant n'osent accomplir l'assassinat. Chose qui peint ces héros de +la ruse, ils avaient fait signer du conseil l'ordre d'arrestation, et +eux-mêmes n'avaient pas signé. + +Le roi mourait. Mais ils avaient une armée dans les mains. Ils tentent +d'intimider, gagner la reine mère; ils lui offrent la régence et tout, +pour qu'elle couvre de son nom les deux meurtres dont ils ont besoin. + +Elle se garda bien de refuser, mais demanda à se consulter un peu, +espérant que son fils mourrait et qu'elle serait régente sans eux. +L'Hospital, créé par les Guises, vint la conseiller, mais contre eux. +Cependant François expirait (5 déc. 1560), et le pouvoir des Guises +aussi. Ils avaient tout à craindre. Le tuteur naturel du jeune roi âgé +de dix ans allait être le roi de Navarre, à qui ils voulaient couper +la tête. Si la France le saluait régent, que leur serviraient Orléans +et leur petite armée? + +Catherine leur fut très-utile pour attraper ce pauvre prince. Elle le +fit amener, et d'autre part les Guises. Elle lui fit accroire qu'il +était encore en péril, lui fit promettre qu'il serait leur ami, qu'il +leur laisserait leurs charges, et qu'il refuserait la régence pour la +laisser à Catherine. + +Et que lui donnait-on à cette dupe? + +Pampelune et la Navarre, dont on allait bientôt obtenir pour lui la +restitution de Philippe II. + +De plus, le coeur de sa maîtresse et les caresses d'une fille. L'idiot +jura tout, baisé, livré, tondu des ciseaux de sa Dalila. + + + + +CHAPITRE XIII + +CHARLES IX--LE TRIUMVIRAT--POISSY ET PONTOISE + +1561 + + +Le connétable, qui faisait le malade à Étampes, arriva au galop le +lendemain de la mort du roi, et, rencontrant aux portes d'Orléans la +nouvelle garde créée par les Guises: «Que faites-vous là ? Le roi est +gardé par son peuple.» Et il les licencia, de son droit de connétable +de France. + +Sans nul doute il était en force. Les Châtillon venaient derrière. +Mais toutes choses étaient arrangées. Guise gardait le roi, comme +grand maître, et les clefs du palais; son frère, le cardinal, les +finances, l'argent, c'est dire à peu près tout. + +Une chose pourtant était inévitable: la France allait se voir, +découvrir la blessure énorme que lui laissait ce terrible +gouvernement, un gouvernement de désespérés. En doublant toutes les +dépenses, il avait fait l'amère plaisanterie (pour désoler ses +successeurs) de diminuer les tailles. Cette diminution eût-elle été +réelle, il eût fallu la compenser par des avanies à la turque, des +contributions noires, des razzias d'argent, comme ils en avaient fait +eux-mêmes sur leur ami, le clergé de Paris. + +Ces maîtres de la France, avec toutes leurs armes de terreur, avaient +travaillé les élections, croyant surtout fermer la porte aux +protestants. Ceux-ci n'en arrivent pas moins en bon nombre aux États, +et la plupart des autres députés sont des protestants politiques. + +On s'était figuré que les trois ordres, fondant leurs cahiers et se +réunissant, choisiraient un seul orateur, le cardinal de Lorraine. Il +fut respectueusement, mais positivement écarté. + +La noblesse était si divisée, qu'elle ne put s'entendre et présenta +quatre cahiers. + +Le clergé et le Tiers restèrent en face, en deux armées compactes, +l'armée des _gras_, l'armée des _maigres_. + +La demande du Tiers fut que désormais le clergé, selon sa vraie +institution, fût par le peuple et pour le peuple, élu par lui, le +servant de ses biens pour les pauvres et les enfants, pour les +hospices et les écoles. Plus de persécutions. Plus de justice vénale, +plus de jugements par les valets de cour. Plus de douanes intérieures. +L'économie dans les finances. Tous les cinq ans les États Généraux. + +C'est la voix de 89 qui éclatait déjà de la poitrine de la France. +Aussi l'homme qui parla n'eut pas besoin, comme les orateurs du +clergé et de la noblesse, de lire un discours apprêté. Jean Lange, +avocat de Bordeaux, avait son discours dans le coeur; les autres le +lurent, lui seul parla. + +Il parla à genoux. Il ne put s'expliquer sur le point capital, sans +lequel le reste était vain. La bourgeoisie timide n'osa pas le +toucher. Elle n'osa pas nommer les ennemis publics. Les réformes +qu'elle demandait, elle en laissa le soin à ceux qu'il fallait +réformer. + +Le Tiers avait pourtant une force, s'il eût su en user, dans les +honteux aveux qu'on apportait. Un déficit énorme apparaissait. Où +trouver tant d'argent dans les remèdes proposés? L'Hospital n'osait +pas parler des monstres de richesse chez qui l'on eût trouvé les vols. +Il demandait aux pauvres. Il proposait une augmentation de la taille, +des droits sur le sel et le vin. La noblesse, il est vrai, eût payé sa +part, les nouveaux droits portant sur la consommation. Le clergé eût +été chargé de racheter les domaines et les impôts aliénés. + +Tous dirent qu'ils n'avaient pas de pouvoirs suffisants. On convient +que, le 1er mai, chacun des treize gouvernements enverrait _un député_ +noble et un du Tiers, pour apporter réponse. + +Les Guises, les tyrans, les voleurs, avaient eu belle peur devant la +France. Mais, désormais, ils étaient quittes, sûrs d'escamoter les +réformes. + +La Justice d'abord les rassura. Le Parlement donna l'exemple de la +mauvaise volonté. L'honnête chancelier espérait, par une ordonnance, +sans toucher au passé, amender un peu l'avenir (ord. d'Orléans). Il +rendait part au peuple, au bas clergé, dans les élections +ecclésiastiques, réprimait la noblesse, rendait moins arbitraire +l'assiette de la taille, protégeait le commerce. En même temps il +rognait les juges, les réduisant de nombre et de profits. Le +Parlement, blessé de n'avoir pas été ménagé dans la réduction générale +des gages, éclata honteusement par cette question d'argent. Il trancha +du Caton, se montra _gardien inflexible des libertés publiques_, +repoussa les réformes qui venaient _de la cour_, surtout la tolérance, +garda sous clef les protestants qu'on devait élargir, d'après un voeu +des États Généraux. + +La ligue des juges et des voleurs était palpable. Nul remède aux maux, +si l'on ne commençait des justices sérieuses. Les États provinciaux de +l'ÃŽle-de-France (encouragés par Coligny) demandèrent une _enquête des +vols publics_.--Et, pour que le Conseil n'empêchât pas, ils voulaient +_nommer le Conseil_, enfin que le roi de Navarre devînt lieutenant +général et vrai chef du gouvernement (20 mars 1561). + +Mémorable insolence! Tous les voleurs s'en indignèrent, crièrent que +tout était perdu. + +Et il y eût eu, en effet, un grand bouleversement. Quel spectacle +eût-ce été si l'on eût remué les douze ans d'Henri II, pénétré les +mystères d'Anet, de Chantilly, montré au jour l'horreur de l'antre de +Cacus? À l'odeur de tout ce fumier, un monde de témoins se fût levé, +fût venu déposer. Et de tant de boue soulevée, n'en eût-il pas jailli +sur la Justice même, servante de cour en blanche hermine, par les +mains de laquelle des tas d'ordures avaient passé? + +Il fallait vite sauver l'_honneur public_, le respect dû aux princes +et aux honnêtes gens. Tous étaient d'accord là -dessus. Les Guises le +sentirent, et qu'on aurait grand besoin d'eux. Ils s'éloignèrent; +l'ancienne cour, certainement, allait s'unir au clergé pour les prier +de revenir. + +Diane, effrayée la première, sortit de son manoir d'Anet, remontra sa +beauté ridée, et, magnanimement, sans rancune pour les Guises ingrats, +se mit à travailler pour eux. Elle alla trouver Saint-André, non moins +effrayé qu'elle, et il alla trouver Montmorency, le pria de s'entendre +avec MM. de Guise. + +Trop facile négociation. Le vieil oncle, jaloux de la grandeur de ses +neveux, du poids qu'avait pris Coligny, se sentait catholique et +commençait à éprouver de grands scrupules religieux. Scrupules +augmentés par sa femme, une dévote Savoyarde. Ce pieux personnage +avait-il les mains nettes? Dès le temps de François Ier, il avait +vendu des procès, blanchi Châteaubriant. Il avait, de Philippe II, +reçu grâce et merci, dispensé par lui de payer une rançon de +connétable, pas moins de 200,000 écus. Fort aimé des Granvelle, depuis +longues années, il était (en tout bien, sans doute) un très-bon +conseiller de la couronne d'Espagne. + +Les choses en étaient venues au moment où Montmorency devait se +déclarer décidément pour le clergé et pour les Guises, ou décidément +contre. + +En ce dernier cas, il perdait son inestimable joyau, l'amitié de +l'Espagne, qui avait fait, autant qu'aucune faveur royale, la racine +ignorée de sa permanente fortune. + +Qui nous dit ce mystère qu'on n'eût point soupçonné d'un fourbe si +masqué de franchise, d'un vieux soldat paré de cheveux blancs? Qui le +dit? C'est le duc d'Albe, dans la lettre secrète à son maître que nous +avons déjà citée. + +Le 6 avril 1561, jour de Pâques, jour que l'histoire marquera d'un +rouge sombre, Montmorency, Guise et Saint-André, communièrent dans la +basse chapelle de Saint-Saturnin à Fontainebleau, pendant que, près de +là , dans une autre chapelle, priaient les protestants qu'on voulait +égorger. + +Ce qui précipitait les choses, c'est que le chancelier préparait un +édit _pour enjoindre aux bénéficiers de donner sous deux mois +déclaration des biens et revenus des bénéfices_. + +Mot impie, qui toujours atteint le prêtre au coeur, déchire le voile +du temple. Jamais il ne fut prononcé, sous l'ancienne monarchie, qu'un +grand vent de tempêtes ne mugît et ne menaçât. Au dernier siècle, +Machault et les voltairiens, d'Argenson furent disgraciés pour l'avoir +dit. De l'idée seule périt Turgot. L'orage artificiel, le foudre de +théâtre, fit peur aux rois, jusqu'à ce que lui et les rois fussent +enlevés par le grand et réel orage. + +Les 23 avril, l'évêque du Mans écrit pour excuser un tout petit +massacre, que _son bon peuple_ (littéral) vient de faire, mais sur des +impies. On apprend qu'à Beauvais un mouvement plus grave encore se +fait contre l'évêque, le frère de Coligny. + +Paris ne peut être en arrière. Aux derniers jours d'avril, les +bandes sales de l'Université, moines tondus et régents tonsurés, le +noir peuple séminariste, commence à grouiller sur les places, par +les profondes boues de la rue du Fouarre, des Mathurins à +Saint-Jean-de-Beauvais et jusqu'à Montaigu. De l'Aventin crotté, le +peuple souverain des cuistres, dans sa force et sa dignité, +s'achemine vers le Pré-aux-Clercs. Il y avait, sur le Pré même, +l'hôtel du sire de Longjumeau, qui avait ouvert sa porte aux +protestants et protégé leurs assemblées. La bande marche à l'assaut, +soutenue de bons pauvres, d'infirmes, d'aveugles clairvoyants. Pas +un n'y manque. La maison était riche. + +Longjumeau ne s'étonne pas. Il ferme, fait avertir le guet. Le guet, +fort et nombreux sur le pont Saint-Michel, n'a garde de venir, ni de +faire de la peine _à la pauvre commune_. C'est le nom charitable dont +le Parlement qualifie cette foule dans sa remontrance au bon peuple. + +En deux minutes, les carreaux sont cassés à coups de pierre par la +jeunesse. Les hommes forts arrivent alors avec leurs bûches, enfoncent +la grande porte, rencontrent le portier, le tuent. Ils en auraient tué +d'autres s'ils n'eussent rencontré au museau les pointes piquantes des +épées. Une panique les prend derrière. Un avocat, nommé Rusé, qui +revenait du Parlement, et passait sur la place, vit cette cohue +hurlante, et fut saisi d'indignation. Quoique avocat, il avait une +épée (tous commençaient à en porter dans ces temps de péril). Quoique +seul et fort désigné dans cette foule noire par un manteau rouge, il +prit à deux mains cette épée et se mit à frapper les dos. Blessés ou +non, sans oser regarder, ni se compter, les voilà qui détalent, et +ils couraient encore aux Mathurins. + +Que fait le Parlement? Il emprisonne l'avocat héroïque. Il envoie un +ajournement au sire de Longjumeau, pour lui reprocher de s'armer, le +réprimande, le bannit. À ces juges iniques, souteneurs de l'émeute, du +meurtre et du pillage, il fit répondre avec un froid mépris que, sans +doute, il vidait Paris, mais qu'à cette heure il était occupé, avec +des gentilshommes armés, à protéger les maçons qui réparaient les +brèches, et le mort couché là , en son jardin, couvert de paille. + +Comment le Parlement eût-il puni l'émeute? Lui-même en faisait une +contre le chef de la justice. Le chancelier, ayant adressé aux petits +tribunaux l'édit de tolérance (si souvent repoussé du Parlement), le +Parlement lui lance un ajournement personnel. Le prévôt de Paris a +l'impudence de défendre, de publier l'édit du roi. + +Quelle fut la punition de cet acte étonnant? aucune. Ce fut le +Parlement qui se plaignit encore, et sa furieuse plainte, qui montrait +la sédition aux portes, était faite pour la déchaîner. + +Datons d'ici l'ère véritable des guerres civiles. Elles datent, non +pas du tumulte d'Amboise ni du soulèvement armé, mais du jour où +l'émeute fut sous les fleurs de lis, où les gens du roi se mirent à +plaider contre le roi et proscrivirent l'édit de pacification. + +Ce fut le premier pas. Et le clergé fut le second, l'_appel à +l'étranger_. + +Le 3 mai, jour où on lui présenta l'ordre de déclarer ses biens, le +chapitre de Paris dit qu'il fallait attendre _et que Dieu aiderait_. +Ce Dieu, c'était le roi d'Espagne. + +On rédigea d'amples instructions, et, en même temps qu'on envoyait aux +Guises, le clergé adressa à Philippe II un messager secret, le prêtre +Arthur Didier (qui fut saisi à Orléans). + +Dans une remontrance adressée aux États, il déclarait: «Que cette +description odieuse qu'on demande du bien de l'Église, _contre les +libertés_ du royaume, cessât, selon le voeu du droit commun qui +l'estime dure et inhumaine _aux républiques libres_, où chacun +_également_ jouit du sien en pleine _liberté_, pour ne découvrir la +vilité des uns et faire envier les facultés des autres.» + +La _liberté_! l'_égalité_!... Les amis des formules seront ravis ici. +Quelle preuve plus manifeste que le clergé de France eut toujours la +vraie foi révolutionnaire... La _fraternité_ manque, il est vrai, au +symbole. + +Cet acte hypocrite et pervers, pour mettre sous l'abri du droit commun +le plus monstrueux monopole, est le point de départ et le digne +évangile de la démocratie catholique que la Saint-Barthélemy va mieux +révéler tout à l'heure, et dont toute la Ligue nous donnera le +commentaire. + +Maintenant que les lettres secrètes (d'Espagne et d'Allemagne) ont été +publiées, cette année 1561, jusque-là incompréhensible, a pris quelque +lumière. On voit parfaitement que le clergé et ses agents, les Guises, +marchèrent d'un pas ferme à la guerre civile; que leurs actes, +flottants et discordants en apparence, concordent admirablement, et +(d'une extraordinaire roideur) les mènent directement au but. + +La noblesse était divisée: pour la bonne moitié, mécontente; pour un +quart, protestante; un quart à peine du côté du clergé. Mais ce quart, +protestant, très-vaillant et très-aguerri, était de plus ardemment +fanatique, prêt à donner sa vie. + +De fanatisme, il n'y en avait parmi les catholiques que dans le petit +peuple. Les nobles, amis des Guises, étaient des hommes d'intrigues et +d'intérêts, très-froids dans les commencements. + +Du premier jour, les Guises virent qu'ils n'avaient de salut que +Philippe II. Faire venir l'Espagnol, et obtenir des Allemands +luthériens qu'ils n'aidassent pas nos calvinistes, ce fut toute leur +politique. + +Philippe II de lui-même s'occupait de la France. Même du vivant de +François II, il signifia qu'il ne voulait point en France de concile +national, et il fut obéi. Nos prélats se rendirent à son concile de +Trente. Après la mort de François II, les Guises, renonçant à leurs +intrigues d'Angleterre, s'unirent à Philippe II de plus en plus. Son +ambassadeur Chantonnay, frère de Granvelle, agit de deux manières. +D'une part, il travailla, gagna et corrompit le roi de Navarre, +l'amusa de la folle idée de conquérir l'Angleterre et d'épouser Marie +Stuart, en répudiant Jeanne d'Albret. D'autre part, il tint en échec +le faible gouvernement de Catherine et de L'Hôpital; et c'est lui sans +nul doute qui leur fit faire des actes directement contraires à leur +pensée. + +Sans cette terreur de l'Espagne, il est impossible d'expliquer les +deux faits qui suivent: + +Le chancelier, naguère outragé par le Parlement, vient dans son sein, +déclare que le roi veut avoir l'_avis du Parlement sur la religion_. +Là -dessus longue discussion qui aboutit au but voulu des Guises; +l'_interdiction des assemblées protestantes_. Énorme reculade, et +bientôt prétexte aux massacres (juillet 1561). + +L'autre fait, de même inexplicable sans la pression de l'étranger, +c'est la subite réconciliation de Guise et de Condé (août). Quelques +fières paroles de Condé ne couvrirent pas la honte de cet acte, qui le +rendit suspect aux siens, le paralysa pour longtemps. + +«Dieu aidera,» avait dit le clergé de Paris. Et il y paraissait. + +Le parti catholique, ayant derrière lui et pour lui cette ombre +menaçante, ce monstre, la puissance espagnole, se trouvait maître du +terrain. Le prêtre Arthur Didier, envoyé du clergé à l'Espagne, saisi +avec ses lettres et toutes les preuves, est livré par le chancelier au +Parlement. Ce corps, si cruellement sévère pour les moindres délits, +indulgent tout à coup dans ce cas de haute trahison, prononce la peine +dérisoire d'une amende honorable contre le messager, supprime les +lettres et n'en fait nul usage, respecte le nom des vrais coupables, +et par sa connivence s'associe à la trahison (14 juillet). + +Toute la pensée du chancelier et de la reine, battus sur ce terrain, +était au moins d'agir sur celui des finances, de faire composer le +clergé. + +Il fut convoqué à Poissy, où il forma une sorte de concile, tandis +que, conformément au plan bizarre adopté aux derniers États, treize +députés nobles des treize gouvernements furent appelés à Pontoise, et +treize aussi du Tiers État. Le célèbre discours du magistrat d'Autun +(l'homme du chancelier) ne proposait pas moins que de prendre tous les +biens du clergé, sans, disait-il, qu'il y perdît, puisqu'on lui en +payerait la rente. Ces biens vendus auraient donné une énorme +plus-value, qui aurait payé la dette publique et libéré l'État. + +Plan admirable, mais si peu exécutable alors que je ne puis le +considérer que comme une menace pour amener le clergé où on voulait. +Elle produisit une transaction. Le domaine engagé montait à seize +millions. Le cardinal de Lorraine les offrit. Et, à ce prix, le roi +révoqua l'ordre qui obligeait le clergé à déclarer ses biens. + +Le cardinal de Châtillon (frère de Coligny, et, je crois, son organe) +parla pour cet arrangement, c'est dire assez qu'il était seul +possible. + +L'histoire s'est méprise entièrement selon moi sur la situation +réelle, à ce moment. Elle a cru que le clergé avait accepté malgré lui +la demande, souvent faite par les protestants, d'une discussion +publique, d'un colloque à Poissy. Les actes publiés montrent très-bien +que cette discussion le servait fort, qu'elle était dans son plan, que +les Guises l'avaient ménagé et en tirèrent un grand parti. + +On sait maintenant qu'ils regardaient vers l'Allemagne, voulaient +gagner les luthériens, et les séparer de nos calvinistes. Parents et +amis de l'un des princes luthériens, du duc de Wurtemberg, qui avait +longtemps servi dans nos armées, ils voulaient le constituer répondant +de leur bonne foi par-devant ses compatriotes, par lui garder le +Rhin. + +Ceux de Genève virent-ils le guet-apens où on les attirait? Je +l'ignore. Quand ils l'auraient vu, ayant tant demandé une discussion, +ils n'auraient pu la décliner. + +Les protestants eux-mêmes, dans leur sincère et violent fanatisme, ne +pouvaient deviner l'excès d'indifférence où les grands prélats +catholiques étaient de leur propre doctrine. C'étaient deux mondes +séparés l'un de l'autre par une mutuelle ignorance, plus profonde que +celle où notre planète se trouve des habitants de Sirius. + +Ces innocents qui, de Genève et de toute la France, à travers les +malédictions et pierres de la populace, venaient confesser leur foi à +Poissy, étaient fort loin de deviner qu'on les faisait acteurs dans +une farce religieuse, arrangée pour brouiller la grosse intelligence +des reîtres et lansquenets du Rhin. + +L'Espagne n'y comprenait rien. L'idée d'un tel colloque avait saisi +d'horreur Philippe II. Sa femme, Élisabeth, en écrivit à Catherine; +et, celle-ci s'excusant sur sa faiblesse et son isolement, Philippe II +répliqua que, pour la foi, il donnerait secours _à quiconque le +demanderait_. + +Ce _quiconque_ était tout trouvé. C'était le clergé de France qui lui +avait écrit déjà , c'étaient les Guises, tellement dépendants dès lors +du secours de l'Espagnol, qu'ils lui sacrifiaient tout projet +personnel sur l'Angleterre, et désiraient que leur Marie Stuart +épousât l'infant Don Carlos, pour renverser Élisabeth. Si l'on en +croit de Thou, ils eussent même désiré que Philippe II _vînt en +personne_ en France; le jésuite Lainez, envoyé alors à Poissy, eût été +en Espagne, comme organe des Guises et du clergé de France, pour le +sommer _au nom de Dieu_. Mais Chantonnay, l'ambassadeur d'Espagne, qui +connaissait son maître, savait bien que difficilement il quitterait sa +table, ses papiers, son silence, son antre de Madrid. + +Les Guises pensèrent que le secours d'Espagne serait peu de chose, et +que son apparition aurait un grand effet, un air menaçant de croisade, +que les hommes du Rhin, depuis longtemps sans guerre, et n'ayant pas +perdu la mémoire de nos vins, pouvaient être tentés d'en venir boire. +La grande pépinière de soldats était toujours l'Allemagne, féconde et +redoutable, si elle s'ébranlait une fois contre l'Espagne épuisée, +tarissante. + +Donc il fallait élever sur le Rhin un solide brouillard, qui empêchât +l'Allemagne de voir la France, qui présentât nos calvinistes sous un +faux jour, les fît méconnaître par les luthériens. + +C'est à quoi servit le colloque. + +Les cardinaux se distribuent les rôles, Lorraine disputeur insidieux, +Tournon violent interrupteur. Au lieu de discuter le _Credo_ par +article, on fait tout porter sur un seul, la _présence réelle_, le +seul point essentiel sur lequel Genève différait de l'Allemagne. + +Bèze, un grand esprit littéraire, éloquent, chaleureux, sentit si peu +le piége, qu'il leur fournit ce qu'ils voulaient, un mot où ils +puissent crier: _Blasphemavit_. Le cardinal de Tournon se voile la +tête, et ne peut plus en entendre davantage. Pour que le coup +s'enfonce, on lève la séance. Cependant, là derrière, étaient les +docteurs luthériens que le cardinal de Lorraine tenait chez lui, +repaissait, abreuvait de vins français et de mensonges. + +Pour terminer la comédie, arrivaient, de Rome et d'Espagne, des +ambassades solennelles pour faire rougir la reine mère d'avoir permis +une telle scène. L'Espagnol Maurique d'une part, le jésuite Lainez de +l'autre, conspuent, renversent tout, gourmandent Catherine, chassent +les ministres; Lainez, pour toute discussion, les appelle des porcs et +des singes. + +Dans un esprit plus doux, un nonce romain, cardinal de Ferrare, issu +des Borgia et oncle des Guises, venait surtout pour gagner le roi de +Navarre. Il réussit en lui donnant pour secrétaire et confident un ami +du jésuite Lainez. + +Toute l'Europe croyait, et même jusqu'ici l'on a cru, que Philippe II +était déjà dans cette ligue. Un acte du 25 octobre prouve qu'il +n'était pas engagé. Sa pénurie le rendait lent. Il croyait, bien à +tort, ainsi que la gouvernante des Pays-Bas, que le roi de Navarre +était maître de la situation, et il envoyait un agent obscur, +Courteville, «pour _découvrir_ quels amis S. M. pourrait avoir de son +côté, et _s'il n'y a personne_ en France sur qui on pût faire +fondement et qui le premier voulût _montrer les dents_ à Vendôme (au +roi de Navarre).» (Gr., VI, 433.) + +Courteville _découvrit_ les Guises, qui surent _montrer les dents_ par +le massacre de Vassy. + +La gouvernante des Pays-Bas et Granvelle avaient reçu en septembre ce +budget confidentiel de Philippe II où il prouve qu'il n'a pas un sou, +et ils reçurent en novembre la nouvelle de cette mission dans laquelle +on voyait très-bien qu'il allait prendre en main l'affaire +épouvantable de France et d'Angleterre. Leur sang en fut glacé. +Marguerite rappelle à son frère les échecs de leur père Charles-Quint +et du connétable de Bourbon, «si peu aidé des catholiques,» qui +s'offrent maintenant. Si l'on trouble la France, il faut le faire par +les Guises, _à l'aide du Parlement, avec plainte de la tyrannie_, et +pour les libertés de la nation. Surtout, _ne pas parler de religion_; +ce mot pourrait armer les protestants.» (Gr., VI, 444, 451, 13 déc. +1561.) + +Ce qui frappe le plus dans cette curieuse lettre, c'est le mot d'ordre +donné dès lors dans tout le parti catholique: _Liberté_, résistance à +l'oppression protestante. L'ambassadeur Vargas à Rome ne cesse de +crier _pour la liberté du concile de Trente_, contre les conciles où +jadis la _liberté_ était étouffée par les Ariens. On a vu que plus +haut le clergé, menacé d'avoir à déclarer ses biens, atteste aussi la +_liberté_. + +En avril, le bon peuple du Mans, de Beauvais, de Paris, avait fait ses +premiers essais dans les libertés du massacre. En juillet, même scène +à Cahors. Le 12 octobre, à Paris de nouveau, les protestants assemblés +hors de la ville, à Popincourt, apprennent qu'on leur ferme les +portes; ils les enfonçent et rentrent; des deux côtés, des morts et +des blessés. Huit jours après, batterie plus sanglante à Montpellier; +les protestants prennent d'assaut une église; nombre d'hommes sont +tués. Aux protestants se mêle une foule inconnue dont ils ne sont plus +maîtres, gens ruinés et désespérés, soldats licenciés, etc. + +Courteville traversa cet océan de révoltes, et arriva à Saint-Germain, +où la petite cour, toujours plus solitaire, était comme cachée. Elle +venait d'essayer la force, et elle avait été humiliée. Un Minime, qui +prêchait le meurtre, fut enlevé par ordre du roi, mené à +Saint-Germain. Mais il fallut bien vite le renvoyer aux Parisiens, qui +lui firent un triomphe; nombre de marchands à cheval vinrent au devant +de lui, et le ramenèrent à sa chaire. + +Cependant, depuis le colloque, les protestants avaient une grande +attitude. Ils formaient à Bordeaux le cinquième de la population. Ils +comptaient parmi eux toutes les familles d'échevins et consuls des +villes du Midi. À Paris même, ils étaient redoutables. Chacune de +leurs deux assemblées avait cinq ou six mille fidèles, nombre de +gentilhommes. Sous la protection de ces hommes d'épée, ils prenaient +confiance. On avait vu des familles même de gens de loi, de cour, +faire leurs mariages et baptêmes, «à la mode de Genève.» Donc ils +s'organisaient. Chose plus alarmante pour le clergé, ils réglèrent en +public, imprimèrent et firent afficher les secours qu'ils donnaient +aux pauvres, avec les noms, prénoms et qualités des _diacres_ chargés +de la distribution. + +C'était un point sur lequel le clergé n'eût toléré aucune concurrence. +Les pauvres lui tenaient trop au coeur. De tous ses priviléges, celui +dont il était le plus jaloux, c'était d'être l'unique et souverain +distributeur d'aumônes, de tenir seul sous lui les masses faméliques, +les redoutables bandes des pauvres qui l'informaient de tout, +l'appuyaient, constituaient son armée populaire. Que fût-il arrivé si +l'Église rivale, incomparablement généreuse (voir la Hollande) par +ferveur et par concurrence, eût pu lui disputer sa plus sûre royauté, +la royauté du ventre! + +On pouvait aisément prédire que le mouvement d'avril allait +recommencer, non plus au Pré-aux-Clercs, mais dans les grands +faubourgs de la misère, Marceau et Popincourt. C'était là justement +que les protestants, encore exclus de la ville, étaient autorisés à +s'assembler. + +Au faubourg Saint-Marceau, l'assemblée protestante se tenait dans un +lieu qu'on nommait et qu'on nomme encore le Patriarche, à peine séparé +par une petite rue de l'église de Saint-Médard. Le curé était un moine +de Sainte-Geneviève, puissamment soutenu d'en haut par cette riche +abbaye de la Montagne. Et, il l'était d'en bas, par l'abbaye de +Saint-Victor (emplacement de la rue Cuvier). Abbayes, seigneuries aux +revenus immenses, puissants fiefs ecclésiastiques, dont les moines +seigneurs, magnifiques de costume et d'habits (spécialement les +Génovéfains), étaient les vrais rois du quartier. Le pain, la soupe, +distribués à la porte de ces couvents, entretenaient les foules qui ne +pouvaient et ne voulaient rien faire, mais qui, au besoin, pouvaient +faire un coup de violence, comme le saccagement de l'hôtel Longjumeau. + +D'autre part, l'assemblée protestante était fort nombreuse, étant +unique, et se tenant un jour à Popincourt, un jour au Patriarche. Elle +comptait habituellement au moins six mille personnes, et parfois +beaucoup plus. Ayant tant d'ennemis, ils n'y allaient qu'en nombre, +avec femmes et enfants, mais la plupart armés, pour garder leurs +familles. Cela faisait une longue défilade à travers Paris, et comme +une revue. Il y avait beaucoup de gentilhommes; la masse était mêlée; +mais tous tâchaient de se bien mettre et voulaient se faire respecter. +On voit par un journal du temps (Condé, 20 déc. 1561) qu'en une grande +occasion où ils croyaient que la reine mère viendrait les voir passer, +beaucoup louèrent chez les fripiers des habits honorables, et +commencèrent à porter des cornettes et colliers empesés, qui jusque-là +n'étaient portés que par les gentilshommes. On remarquait dans cette +foule deux avocats, l'intrépide Rusé qui, en avril, avait mis seul en +fuite les assaillants de l'hôtel Lonjumeau, et l'illustre Charles +Dumoulin, premier consul de ce temps et de tous peut-être. + +Ces assemblées, du reste, étonnaient par l'ordre admirable, la +gravité, une tenue que la France ne connaissait guère. Le péril +évident augmentait la ferveur, chez les hommes sombre et redoutable, +chez les femmes touchante, émue surtout, et non sans larmes chez des +mères qui amenaient, exposaient leurs enfants. Rien d'excentrique du +reste, ni bizarrement fanatique (comme on vit plus tard aux Cévennes). +Tout se passait en grande publicité, de jour, par devant le soleil, +les curieux et le magistrat. Car l'autorité assistait, aux termes des +derniers édits. + +Nul prétexte à l'attaque. On s'en passa. Le 24 décembre, le curé de +Saint-Médard, hors de l'heure des offices, se mit à faire sonner +toutes ses cloches, de façon qu'on ne pût entendre le prêche qui se +faisait tout près. Mais des hommes notables se détachèrent de +l'assemblée, allèrent dire au curé qu'une si nombreuse réunion, +légale, autorisée et présidée du magistrat, ne pouvait ainsi recevoir +sa loi. Il cessa de sonner, ne voulant rien encore que dire: «Les +huguenots nous font taire... Ils tiennent la ville en subjection.» + +Le 27 décembre était une fête. On monte pour ce jour un grand coup. +Les pauvres des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, et jusqu'à +Notre-Dame-des-Champs, sont avertis de venir au tocsin. Le curé +s'assure de l'armée des deux grandes abbayes, frères convers, +chantres, domestiques, bedeaux, sergents ou porte-croix. Seulement les +deux abbés voulurent auparavant consulter les gros bonnets du +Parlement, le premier président, le président Saint-André et le +procureur général Bourdin. Ils promirent de fermer les yeux. + +On avertit sous main les protestants qu'il y aurait un terrible +mouvement du peuple, qu'ils couraient un grand risque. Ces +avertisseurs charitables pensaient qu'ils n'oseraient venir; leurs +assemblées, dès lors, suspendues par la peur, cessaient d'elles-mêmes; +leur culte se trouvait supprimé sans combat. Ils ne reculèrent pas; +ils vinrent au complet, hommes et femmes; ils étaient douze mille. Les +prières faites, et le psaume chanté, le ministre Mallot prit ce texte: +«Venez, vous qu'on opprime.» L'autorité qui présidait était +Rouge-Oreille, prévôt de la maréchaussée. + +On n'avait commencé qu'à trois heures; les vêpres étaient dites, et +l'église silencieuse. Rien d'apparent; on l'aurait crue déserte. Mais +à peine le sermon commence, les cloches se réveillent et se mettent en +branle; elles sonnent à toute volée, en furieuses, on n'entend plus +qu'elles. Alors une batterie imprévue se démasque. À toute ouverture +du clocher, du plus haut au plus bas, des têtes apparaissent; flèches +et pierres pleuvent comme grêle. Le tocsin sonne, appelle le faubourg +et l'armée des deux abbayes. + +Des députés, l'un parvient à entrer, et il est tué. L'autre revient à +toutes jambes. Le magistrat espère être plus respecté. Il avance seul +vers l'église. La pluie de pierres ne continue pas moins. Il est forcé +de revenir. + +Les protestants, malgré leur nombre, auraient eu fort à faire s'ils +n'avaient eu quelque cavalerie. Ceux qui, venus de loin, étaient à +cheval, faisaient le guet autour de l'assemblée. Ils virent bientôt de +noires fourmilières des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, +venir à eux, gens de toutes sortes, à qui on faisait croire que +l'église était au pillage. Ils mirent leurs chevaux au galop, et, sans +qu'ils en vinssent à charger, toute la foule avait disparu. + +Cependant les douze mille qui étaient devant Saint-Médard avaient leur +homme dans l'église qu'on ne leur rendait pas et dont ils ignoraient +le sort. Ils entreprirent de le reprendre, et enfoncèrent les portes. +Cela ne se fit pas assez vite pour qu'ils ne reçussent d'en haut une +effroyable grêle dont plusieurs furent blessés. Ils entrent pourtant, +et ils trouvent leur homme à terre; ce n'est plus qu'un cadavre. +L'église pleine de gens armés. Les reliques avaient été retirées et +cachées la veille; les images restaient, les statues, les crucifix; +les protestants les mettent en pièces. Je ne crois nullement, comme +ils le disent, que les catholiques eux-mêmes les aient brisés pour +s'en armer; dans une chose si bien préparée, ils s'étaient pourvus +d'autres armes. + +Le nombre des blessés protestants est inconnu; mais il y en eut trente +ou quarante parmi les catholiques. Le curé et ses gens se réfugièrent +dans le clocher, laissant leurs paroissiens devenir ce qu'ils +pourraient. «Pauvres idiots populaires, dit le récit protestant, qu'on +tâcha de sauver, bien qu'il n'y eût pas une vieille qui n'eût fait son +devoir, au défaut d'autres armes, d'amasser et jeter des pierres.» + +Pour prendre le clocher et faire taire le tocsin, on fit mine de +vouloir mettre le feu au pied. Ils descendirent alors, et le prévôt +les fit lier. Le difficile était d'emmener ces prisonniers, et aussi +de pourvoir à la sûreté des protestants qui se retiraient à travers un +quartier hostile. + +Le guet et les cavaliers protestants en vinrent à bout. Ceux-ci, à la +première tentative de sortie violente qu'on fit de certaines maisons +pour déranger la file, rembarrèrent si durement les assaillants qu'ils +n'y revinrent pas; la route fut paisible jusqu'au Châtelet, où le +prévôt mit les prisonniers. + +Première et notable victoire de la liberté religieuse (15 déc. 1561). + +Le lendemain dimanche, elle fut constatée. Au matin, l'assemblée se +fit, moins populaire, mais toute armée, et en mesure de résistance. +Nul désordre pourtant, pas un geste, pas un mot d'outrage, le calme de +la force. + +Le soir, quand pas une âme n'était au Patriarche, on vint bravement en +faire le siége; on cassa, brûla tout, la chaire fut mise en pièces. +Tout eût été détruit, sans douze cavaliers protestants, accourus au +galop, qui fondirent et dispersèrent tout, sauf cinq ou six vauriens +qu'ils saisirent sans les maltraiter, et livrèrent aux gens de +justice. + +La rage fut profonde, on peut le croire. On fit cent récits sur les +blasphèmes et sacriléges, sur les injures des huguenots _au Dieu de +pâte_. On assura que, le lendemain, des hommes (était-ce des +huguenots? ou des gens apostés?) revinrent à Saint-Médard et brisèrent +tout ce qui restait. Mais on n'eût pas produit assez d'effet, si l'on +n'eût forgé un martyr; on supposa «qu'un pauvre boulanger, chargé de +douze enfants, avait pris dans ses bras le saint ciboire où était le +précieux corps de Notre-Seigneur, et qu'en voulant le protéger il +avait reçu le coup mortel.» Ces histoires vraies ou fausses +exaspérèrent tellement les esprits faibles, qu'au pont Notre-Dame une +femme, voyant passer le lieutenant civil, avec ses gens, tomba sur lui +des ongles; elle fut prise, menée au Châtelet. Là -dessus, nouveaux +cris, lamentations, larmes, sanglots sur l'esclavage de Paris, pire +cent fois que la captivité de Babylone. + +Le premier président avait fait le malade, pour ne pas faire agir la +police du Parlement, pensant donner aux catholiques le temps de faire +leur coup. Eux battus, on s'éveille; le président n'est plus malade; +le Parlement condamne à mort deux archers, suspects d'avoir favorisé +les protestants. Exécutés à l'instant même; les enfants, le prétendu +peuple, arrachent et traînent leurs cadavres. + +Tout cela vu, approuvé, goûté du connétable qui vient siéger au +Parlement, jure de donner sa vie pour la religion catholique. On se +prépare à faire à Saint-Médard une grande fête d'expiation, de ces +fêtes sinistres qui toujours s'arrosaient de sang. + +Cependant L'Hôpital avait imaginé d'opposer tous les parlements au +parlement de Paris. Il avait réuni à Saint-Germain leurs députés, +choisis par lui dans les plus modérés, et avait, avec leur concours, +fait un nouvel édit (17 janvier 1562) qui, d'une part, rendait aux +catholiques les églises envahies par les protestants, d'autre part +assurait à ceux-ci le droit, déjà reconnu, de s'assembler hors des +villes. + +Édit durement repoussé par le parlement de Paris. Mais ceux de Rouen, +de Bordeaux, de Grenoble, de Toulouse, de Rennes, d'Aix même (mais +après un combat), enregistrent successivement. + +Dijon seul et Paris résistent. + +Condé, cependant, avec l'aide du gouverneur de l'ÃŽle-de-France, +Montmorency l'aîné (opposé à son père), avec l'aide des Châtillon, +quelques centaines de vieux soldats, de gentilshommes et d'écoliers, +tenait le haut du pavé dans Paris. Les écoliers surtout, dans un +esprit nouveau, tout contraire aux vieilles écoles, menaçaient fort le +parlement. + +L'ambassadeur d'Espagne, au nom des libertés publiques, demanda que +Coligny quittât Paris, qu'on respectât la désobéissance d'un parlement +que les parlements mêmes avaient abandonné. Ce corps, si bien soutenu +de l'étranger, allait céder. Il céda le 6 mars. + +Mais auparavant un grand acte, sanglant et décisif, avait lancé la +guerre civile. + +Guise, que nous avons longtemps perdu de vue, dès octobre, avait cru à +la victoire des protestants, si l'on ne recourait aux plus extrêmes +moyens. + +Le premier, fort bizarre, fut une tentative d'enlever le jeune frère +de Charles IX, le petit Henri, depuis Henri III. Son gouverneur était +gagné, et il avait gagné l'enfant, qui toutefois le soir dit tout +naïvement à sa mère. + +La ruse ayant manqué, il fallait un autre moyen, de force et de +violence, un coup sanglant. Seulement, si on le frappait par devant, +n'aurait-on pas par derrière un coup vengeur de l'Allemagne? C'est ce +qu'on voulut éviter. + + + + +CHAPITRE XIV + +INTRIGUE DES GUISES EN ALLEMAGNE + +1562 + + +Sur un superbe livre d'Heures, manuscrit du XIVe siècle, qui fut le +livre usuel de Pie VII à Fontainebleau, parmi des miniatures +délicieuses de fleurs et de jeux d'enfants, imagerie sensuelle, mais +adorablement naïve, je trouvai sur un feuillet une chose qui me fit +reculer, comme eût fait une tache de sang. C'était ce mot ajouté, +d'une grande, belle et forte écriture du XVIe siècle: _Parvenir ou +mourir_. Puis le funèbre millésime de la Saint-Barthélemy: 1572. + +Quel main écrivit cette note sur ce livre royal, qui n'a appartenu +qu'à des rois, des princes ou des papes? Je n'en sais rien. Mais je +sais bien que dans la sinistre effigie de François de Guise, dont j'ai +parlé, j'ai cru lire les mêmes mots, en terribles caractères, datés de +1562 ou du massacre de Vassy. + +_Parvenir_, par le meurtre. Au meurtre parvenir par l'abaissement du +caractère, par la bassesse du mensonge et les hontes de l'hypocrisie. + +Fut-il mené là par son frère, son mauvais ange et son démon, le lâche +cardinal de Lorraine? ou s'y précipita-t-il par la furieuse violence +de sa nature, par le besoin absolu et désespéré qu'il avait de +réussir? L'une et l'autre explication sont vraisemblables également. +La fortune lui avait joué un tour qu'elle fait à peu d'hommes; elle +l'avait lancé d'abord d'une manière inouïe, puis arrêté court, heurté +sur un obstacle invincible. Il s'y acharna, s'y brisa, y jeta son âme, +son salut de chrétien, que dis-je? son honneur de gentilhomme et tout +le soin de sa mémoire. + +Le hasard nous a conservé l'acte irrécusable sur lequel sa mémoire est +jugée. + +Acte écrit au moment même, et d'un homme tenu pour hautement estimable +et véridique par tous les partis du temps, d'un prince protestant, +dont les catholiques mêmes font un éloge illimité, Christophe, duc de +Wurtemberg. Fils du malheur et de l'exil, longtemps otage en Espagne, +longtemps au service de France, Christophe _le Pacifique_ ne succéda à +son père, le violent Ulrich, que pour en différer en tout. +Non-seulement il eut grande part aux transactions qui consacrèrent les +libertés religieuses dans l'empire, mais il travailla à donner au +Wurtemberg un bien non moins précieux, l'accord et l'unité des lois. +L'égalité des poids et mesures, l'aménagement des forêts, la +protection du commerce, signalèrent sa prévoyance paternelle. Il +avait l'autorité la plus haute, et son désintéressement connu +augmentait encore son autorité. Quoiqu'il eût un fils, il décida son +oncle à se marier, et lui donna ce qu'il avait dans la Comté et dans +l'Alsace. + +Sa mère était Bavaroise, sa femme du Brandebourg; ses filles +épousèrent les landgraves de Hesse-Cassel et Hesse-Darmstadt. Il était +fort apparenté au Nord, au Midi, sur le Rhin. Par ses alliances il +était l'un des premiers princes de l'Allemagne, par son caractère le +premier. + +L'opinion qu'en avait la France est assez constatée par un acte. Après +la mort du roi de Navarre et du duc de Guise, Catherine de Médicis +offrit la lieutenance du royaume à Christophe, qui refusa (25 mars +1563). + +L'offre était-elle sérieuse? Ce qui est sûr, c'est qu'elle voulait +faire cet hommage à l'Allemagne dans son plus honorable prince, se +concilier la grande nation militaire d'où venaient nos meilleurs +soldats. + +Et c'est pour la même cause qu'en février 1561, lorsque tout semblait +devoir les retenir en France, en plein hiver, les Guises firent le +voyage, très-long alors et pénible du Rhin. Ils le firent en corps de +famille, quatre frères, le duc, le cardinal de Lorraine, le cardinal +de Guise et le duc d'Aumale. + +Quel était leur but? Touchant, noble, chrétien: de travailler à leur +salut. + +Le rendez-vous était à Saverne. Les Guises s'y arrêtèrent et prièrent +Christophe de venir, ayant le plus grand désir _de s'entretenir +amicalement avec lui et avec ses théologiens_. + +Dès le lendemain de l'arrivée, au matin, le cardinal prêcha, devant +les Allemands, un sermon du luthéranisme le plus pur, puis conféra +avec les théologiens. Après midi, bonnement, Guise alla voir +Christophe et causa de choses diverses; puis lui dit, par occasion, +que, n'étant qu'un homme de guerre, il ne s'était guère enquis +jusqu'ici de religion, qu'il était fort ignorant, mais qu'il aimerait +à s'instruire et à assurer sa conscience. «J'ai été élevé dans la foi +de mes pères. Est-elle vraie?... Si elle était fausse, j'en serais +fâché...» + +L'Allemand était un esprit trop sérieux pour ne pas voir où tendait +cette grande affectation de simplicité. + +Dans sa réponse, il cacha peu ses motifs de défiance: «Comment se +fait-il qu'à Poissy on ait fait porter la discussion sur un seul +point, la sainte Cène?» Cependant il ajouta que, si Guise voulait +s'instruire, les livres qu'il lui avait envoyés l'éclaireraient; qu'au +surplus, s'il avait quelque question à faire, _il y répondrait +volontiers_. + +C'est ce mot que Guise attendait: «Les ministres à Poissy nous +appelaient _idolâtres_. Mais qu'est-ce qu'_idolâtrie_? + +«C'est adorer d'autres dieux que le vrai Dieu, de chercher d'autre +salut que son Fils. + +«Alors je ne suis pas idolâtre, dit Guise. Je n'ai de Dieu que Dieu, +et je sais que je ne puis être sauvé que par son Fils, non par mes +propres mérites.» + +Ici, le sage Allemand, trop sensiblement flatté, perdit la sagesse, et +crédulement: «J'entends cela avec joie... Puissiez-vous persévérer!» + +Sur la messe, le rusé disciple ne manqua pas également d'être d'accord +avec le maître. Christophe, entraîné par la douceur de dogmatiser, fit +cependant un effort pour se tenir sur la pente d'une séduction qu'il +sentait, tout en y cédant. Il reprit, avec un peu de cette rudesse +apparente qui couvre souvent la douceur intérieure de l'Allemand: «On +dit pourtant que c'est vous et votre frère le cardinal qui, sous le +dernier roi et après, avez fait périr nombre de personnes qui sont +mortes pour leur foi?» + +Alors, avec de grands soupirs: «On nous accuse de cela et de bien +d'autres choses, dit Guise, mais on nous fait tort. Avant le départ, +nous vous expliquerons tout cela.» + +Le bon Allemand continua ses explications de dogme et entendit avec +bonheur Guise, vaincu par son éloquence, s'écrier: «S'il en est ainsi, +c'en est fait, je suis luthérien.» + +Le cardinal de Lorraine, dont l'élément propre et naturel était le +mensonge, vint à bout bien plus aisément de se démêler des ministres. +Il leur disait hardiment que, dans ses Trois Évêchés, _il ne souffrait +plus de messe_, à moins qu'il n'y eût des communiants; qu'il allait +bientôt abolir le canon de la messe; qu'il fallait, non adorer, mais +_vénérer_ Jésus dans l'Eucharistie; qu'après tout _il suffisait de lui +faire la révérence_, etc., etc. Les Allemands étaient stupéfaits. + +Mais ce qui était bien doux et consolant pour Christophe, c'était de +voir les progrès du néophyte François. Il luttait bien encore un peu, +avait quelque scrupule; ses agitations parfois l'empêchaient de +dormir la nuit. Mais sa conversion était sûre, et n'en était que plus +touchante. + +La chose fut menée vivement, comme le siége de Calais. Du 15 au 18 +février, tout était fini. Les deux partis étaient d'accord. +L'éloquence, l'aplomb, l'audace du cardinal de Lorraine, avaient tout +simplifié. Le théologien Brentz crut l'embarrasser en lui disant que +l'Écriture ne parle pas des cardinaux: «Eh! qu'importe cela? dit-il. +Si je n'ai une robe rouge, j'en porterai une noire, et bien +volontiers.» + +Mais le point où il insista le plus avant de partir, ce fut le +reproche d'avoir fait mourir des protestants. Il fut indigné qu'on en +eût l'idée; il nia, repoussa la chose avec des serments épouvantables: +«Au nom de Dieu, mon Créateur, et sur le salut de mon âme, je n'ai pas +fait mourir un seul homme pour cause de religion. Loin de là , quand il +s'agissait au Conseil de tels accusés, je m'excusais, je m'en allais, +je les laissais au bras séculier.» + +Guise fit le même serment. Les Allemands en auraient pleuré de joie: +«Je suis ravi, dit Christophe, de vous entendre ainsi parler. Si vous +voulez, j'en ferai part à tous mes amis d'Allemagne... Mais, je vous +en prie encore, ne persécutez pas ces pauvres chrétiens.» + +Les Guises lui donnèrent la main, ils lui jurèrent, foi de princes et +sur leur salut, de ne faire le moindre mal aux réformés publiquement +ni secrètement. De plus, ils lui proposèrent de ménager une conférence +des deux partis en Allemagne, qui, mieux que le concile de Trente, +pourrait assurer la paix. L'Empereur s'y serait prêté pour balancer +l'influence de ce concile tout espagnol. + +En gagnant du temps ainsi, on était sûr que Christophe, par lui et ses +gendres, les landgraves, empêcherait quelque temps tout mouvement +militaire et s'opposerait à l'embauchage que nos protestants menacés +essayeraient de faire sur le Rhin. + +Cette très-longue comédie, ce mensonge pendant trois grands jours, ces +faux serments prodigués, avaient aigri, fatigué Guise. Il revint fort +sombre à Joinville, séjour de sa vieille mère et de sa famille. Et il +n'y trouva que de mauvaises nouvelles: Condé maître de Paris, le +parlement de Paris ébranlé et presque forcé à subir l'édit de +tolérance que tous les autres parlements enregistraient. Peut-être +même il trouva l'ordre précis de l'Espagne pour tirer l'épée. + +L'excessive pénurie de Philippe II aurait dû le retenir. Mais l'état +des Pays-Bas le poussait à la guerre. En attendant qu'il y pût mettre +l'inquisition espagnole, il avait entrepris d'y faire dix-sept +évêques, gens à lui, qui balanceraient l'influence des grands. Ceux-ci +s'appuyaient sur un élément populaire, sur le flot montant du +protestantisme. Ils avaient envoyé en France consulter sur la légalité +du projet le premier jurisconsulte de l'Europe, Charles Dumoulin, que +nous avons vu dans cette grande revue des protestants à Popincourt. En +tout sens, la résistance des Pays-Bas s'appuyait sur la France. +C'était en France d'abord que Philippe II voulait combattre ses +sujets. + +Voilà comme politiquement on explique sa conduite. Et lui-même sans +doute se croyait un grand politique. En réalité, il était poussé par +derrière, instrument fatal du parti qui partout se sentait périr, qui +déjà avait donné sa démission de la polémique et ne comptait que sur +la force. Un de ses plus dignes soutiens interdit la discussion, «qui, +dit-il, nous réussit mal.» + +Restaient les souterrains d'Ignace, l'administration habile de +l'aumône, des confréries et des écoles, la captation du peuple. + +Restaient la violence, la police de l'Inquisition, enfin restait +l'épée des Guises. + + + + +CHAPITRE XV + +MASSACRE DE VASSY + +1562 + + +Nous avons indiqué, mais non expliqué l'outrage personnel que Guise +croyait avoir reçu des gens de Vassy. + +Entre les Guises et Vassy, la guerre datait de fort loin. Cette petite +ville champenoise était tout près de Joinville, érigée pour leur père +en principauté, quand il épousa Antoinette de Bourbon. Vassy, qui +était un siége royal, perdit à cette occasion une trentaine de +villages qui étaient de son ressort et qui formèrent celui de +Joinville. Enfin les Guises tout-puissants obtinrent la ville +elle-même en usufruit, comme douaire de leur nièce Marie Stuart, quand +elle épousa le Dauphin. D'autre part, Vassy, étant du diocèse de +Châlons, relevait ecclésiastiquement de l'archevêché de Reims et du +cardinal de Lorraine. + +Sous cette double sujétion, temporelle et spirituelle, les habitants +n'en restèrent pas moins fort indépendants, étant la plupart des +marchands ou des hommes de petits métiers, participant à l'esprit +industriel et démocratique de leur voisine, la grande ville de Troyes. +Le 12 octobre, après le colloque de Poissy, les ministres de Troyes +entreprirent de créer une église à Vassy et y envoyèrent l'un d'eux. +Les principaux de Vassy l'avertirent qu'il était sur terre des Guises, +qu'il y avait grand péril. Le ministre n'en agit pas moins, commençant +sa petite église dans la maison d'un drapier; il s'y trouva cent vingt +personnes, et le lendemain six cents (dans une ville de trois mille +âmes). Il fallut prêcher en plein air, dans la cour de l'Hôtel-Dieu. +Guise, averti par les moines de Vassy, envoya en novembre quelques +soldats pour aider le prévôt de la ville à étouffer la petite église, +et ne réussit à rien. D'autre part, le cardinal-archevêque de Reims +envoya (17 décembre) l'évêque de Châlons, avec un moine ergoteur, fort +célèbre, armé jusqu'aux dents des armes de la scolastique. L'évêque +appela les notables, et leur dit d'inviter le peuple à venir le +lendemain entendre son moine. À quoi ils répondirent doucement, mais +fermement, «que pour rien au monde ils ne voudraient entendre un faux +prophète.» Ils le décidèrent à venir plutôt écouter leur ministre. + +Tout le peuple catholique y vint le lendemain avec l'évêque, le +prévôt, le procureur du roi, le prieur du couvent. Là , le ministre +étant en chaire, l'évêque voulut parler le premier. Le ministre, +rappelant son droit qu'il tenait de l'édit royal, dit qu'on pouvait +écouter le prélat comme homme, non comme évêque, et qu'il ne l'était +pas: «Pourquoi?»--«Vous ne prêchez pas; vous ne nourrissez pas votre +troupeau de la parole de Dieu. Votre élection n'a pas été confirmée +par le peuple.» Le prélat répondant par des risées, le ministre +ajouta: «J'ai souvent exposé ma vie pour le nom du Seigneur Jésus, et +je me sens encore prêt de la quitter à toute heure. Je scellerai de +mon sang la doctrine que je donne à ce pauvre peuple dont vous n'êtes +point pasteur.» L'évêque voulait dresser procès-verbal; mais le prévôt +était déjà parti, dans la crainte qu'il avait du peuple. L'évêque +aussi partit, au milieu des cris populaires: «Au loup! au renard!»--et +d'autres: «À l'âne! à l'école! hors d'ici!» + +Cette scène, révolutionnaire plus qu'évangélique, aigrit les choses. +L'évêque alla à Joinville, mortifié de sa déconvenue, et il y fut +accueilli par les brocards du duc d'Aumale. La vieille mère des +Guises, Antoinette, fut exaspérée; Guise dit qu'il saccagerait tout. +On fit un procès-verbal qu'on envoya à la cour sans en tirer autre +réponse sinon que toute voie de fait était défendue par le roi. Le 25 +décembre, malgré les avis qui venaient à Vassy, trois mille âmes de la +ville et des environs y confessèrent leur foi; neuf cents prirent la +Cène. + +Tout enragés qu'ils fassent, les Guises prirent patience, jusqu'à ce +qu'ils fussent rassurés du côté du Rhin. Mais, au retour, ils se +lâchèrent; ils n'attendirent pas même qu'ils arrivassent chez eux. Dès +Saint-Nicolas (en Lorraine), ils firent étrangler en passant, à un +poteau de la halle, un épinglier qui avait fait baptiser son enfant à +la mode de Genève. Soixante fermiers des terres du cardinal fuirent, +comme devant un ouragan. Guise, arrivé à Joinville, instruit des +affaires de Vassy, «commença à marmonner et à se mordre la barbe.» Il +envoya ses archers, avec soixante hommes d'armes, l'attendre à Vassy. + +Cet homme si calculé eût pourtant ajourné le coup si la situation +générale ne l'eût elle-même poussé à donner cours à sa vengeance. Il +fallait relever Paris qui, depuis près de cinq mois, n'entendait plus +parler des Guises, les accusait, les croyait morts. Il voulait se +montrer en vie, fort et terrible, s'éveiller par un furieux coup de +tonnerre qui troublât ses ennemis. + +Toutefois, dans l'audace même, il gardait un esprit de ruse. Il +emmenait un équipage à la fois de guerre et de paix: d'une part, ses +domestiques armés et deux cents arquebusiers pour joindre à ceux qui +déjà étaient à Vassy; d'autre part, un prêtre, son frère, le cardinal +de Guise, sa femme enceinte, et son fils Henri, un enfant. De cette +façon, il pouvait dire: «La chose a été fortuite; autrement, y +aurais-je mené ma femme?» En réalité, il ne la mena point; elle n'eut +point le spectacle de l'exécution, ayant attendu son mari dans la +campagne, hors des murs de la ville. + +Peut-être aussi supposa-t-il que, devant cette force, les gens de +Vassy craindraient de s'assembler, et que le prévôt prendrait et lui +livrerait quelques hommes à étrangler, comme on avait fait à +Saint-Nicolas. Mais la petite communauté, le 1er mars, jour de +dimanche, se serait fait scrupule de ne point aller au prêche. Guise +prit cette heure pour arriver. Sur la route, entendant la cloche, il +feignit de ne savoir ce que c'était, et le demanda. On lui dit que les +huguenots sonnaient pour leur assemblée: «Marchons, dit-il, allons les +voir.» Ses gens se réjouirent fort, disant: «Ils vont être bien +huguenotés.» Les laquais ne se tenaient d'aise, comptant bien sur le +pillage; la petite ville marchande n'était pas à dédaigner. + +Il y avait un nouveau ministre, récemment envoyé de Genève. +L'assemblée était de douze cents personnes; à juger par les noms qui +restent, la plupart étaient gens de commerce; il y avait cinq ou six +drapiers, un boucher, un crieur de vin, un huissier, un maître +d'école; le plus notable était le procureur syndic des habitants de +Vassy. + +À l'entrée, la troupe vit un jeune cordonnier, qui sortait de chez +lui, proprement vêtu de noir. On l'entoure: «Es-tu ministre? où as-tu +étudié?--Nulle part; je ne suis pas ministre.» Alors on le laissa +aller. Le duc descendit chez les moines, y dîna, se promena sous la +halle, avec leur prieur et le prévôt. On le regardait de loin; il +semblait fort agité. Enfin, il fit dire aux catholiques qui étaient à +la messe du couvent de ne pas sortir de l'église. Il ordonna aux siens +de marcher vers une grange où le prêche se faisait. Et lui-même les +suivit. + +À vingt-cinq pas, on tira aux fenêtres de la grange deux coups +d'arquebuse. Ceux qui étaient près de la porte la voulurent fermer, ne +purent. Tous entrèrent, l'épée tirée, en criant: «Tue! tue!... À +mort!» + +Trois hommes furent tués tout d'abord, avant l'arrivée de Guise. + +Les catholiques soutiennent que les protestants jetèrent des pierres. +Guise présent, la tuerie continua à coups d'épée, de coutelas, de +poignard. On tira, à coups d'arquebuse, ceux qui étaient de côté sur +les échafauds. Quelques-uns percèrent le toit, échappèrent et +sautèrent même dans les fossés de la ville. Plusieurs restèrent sur le +toit; le duc criait: «À bas, canailles!» Un seul de ses domestiques se +vantait d'avoir à lui seul abattu six de ces pigeons. + +La duchesse, qui attendait hors des portes, entendit pourtant ces +horribles cris; elle fit dire à son mari: «Sauvez du moins les femmes +grosses.» Et dès ce moment, en effet, les femmes ne furent plus tuées. + +Le ministre Morel, qui d'abord était resté dans sa chaire, échappait +dans le tumulte, et il était près de la porte, quand il heurta un +cadavre, tomba, fut pris, reconnu, fort blessé et mené à Guise. Le duc +lui demandant comment il avait séduit ce peuple, il eut la force +encore de dire: «Monsieur, je ne suis pas séditieux, mais j'ai prêché +l'Évangile.» Guise lui tourna le dos et le laissa aux laquais, qui +s'en firent un horrible jeu. Les dévotes de la ville vinrent +par-dessus pour le tuer, disant: «Il est cause de tout.» Ce ne fut pas +sans peine qu'on l'arracha de leurs ongles, pour pouvoir lui faire son +procès. + +Le jeune cardinal de Guise était resté appuyé contre le mur du +cimetière, et regardait le massacre. Le duc lui donna le livre qu'on +avait trouvé dans la chaire. Le cardinal regarda et dit: «C'est la +Sainte Écriture.» Cinquante à soixante cadavres furent ramassés, +enterrés. Les blessés étaient innombrables. + +L'événement se répandit avec une rapidité inouïe, et saisit tout le +monde d'horreur. Partout on en fit des gravures, infiniment +populaires, d'un caractère fort et terrible qui, sur-le-champ, furent +calquées, imitées par les Allemands. Un genre nouveau commença, +l'_illustration_ des légendes historiques, pamphlets en dessin, plus +puissants que tous les pamphlets écrits. + +Guise, dès l'heure même, se sentit solitaire. Sa femme même et son +frère ne l'approuvaient pas. Il regarda autour de lui, et rien dans sa +situation ne lui parut plus utile que d'aller d'abord chez lui à +Nanteuil, d'y inviter le vieux connétable, d'opposer son nom respecté +à l'explosion de la haine publique, et d'écrire, et faire écrire le +cardinal de Lorraine à son ami redouté, le duc de Wurtemberg, qui +pourrait plaider sa cause auprès des Allemands, et peut-être +parviendrait à les empêcher de venir secourir leurs frères en danger. + +Mais Montmorency viendrait-il dans cette maison, dès ce jour à jamais +sanglante? Il vint. Guise était sauvé. + +À la reine qui le priait de venir à Saint-Germain, il répondit +cyniquement qu'il _faisait une fête_ à Nanteuil pour traiter quelques +amis. + +Le connétable, avec un monde immense de gentilshommes armés, conduisit +Guise à Paris. Condé y tenait encore, mais fort peut accompagné. Le +frère du prince de Condé, le cardinal de Bourbon, un idiot qui avait +le titre de lieutenant général du roi, tira parole de l'un et de +l'autre qu'ils sortiraient de Paris. Condé partit, mais non Guise. Son +avocat, le connétable le mena au Parlement, et dit que ce n'était leur +faute, mais que le bon peuple de la ville les obligeait de rester. + +Guise avait la tête très-basse. En arrivant dans la ville, il avait +trouvé un froid glacial. Au coin de certaines rues, des hommes hors +d'eux-mêmes, sans s'inquiéter de cette armée qu'il menait avec lui, +disaient _qu'ils voudraient être morts et leur dague dans son ventre_. +Au Parlement, deux magistrats, Harlay et Séguier, avaient laissé leur +place vide, fui l'aspect de l'homme de sang. + +Il dit assez piteusement «qu'il n'avait rien fait à Vassy que pour +sauver son honneur, ses enfants et sa femme grosse, qu'il voyait bien +qu'on le tuerait, qu'on avait envoyé à Paris contre lui trente +assassins, qu'il priait qu'on en informât. Il n'avait jamais abusé de +la force qu'il avait. Et maintenant il n'en a plus; il l'a toute +remise au roi, dans les mains de son connétable. Il ne demande qu'à +passer par la justice; il se constituera prisonnier, si on l'ordonne. +S'il a failli, qu'il soit puni, ainsi qu'il l'aura mérité.» + +Humbles paroles d'hypocrisie choquante, quand on voyait les forces +dont il tenait la ville et entourait le Parlement, quand on voyait +près de lui le connétable et le roi de Navarre, enfin le roi +d'Espagne. Je veux dire Chatonnay, le frère du cardinal Granvelle, +l'ambassadeur de Philippe II, qui, jetant tous les masques et tout +respect de convenance, planta seul à Monceaux le petit Charles IX pour +suivre à Paris ce roi du meurtre et de la guerre civile. + +Dès ce jour, en revanche, les protestants prenant la couleur blanche, +alors nationale, Guise et les siens, sans pudeur, adoptèrent celle de +Philippe II, le rouge, la couleur de l'Espagne et du massacre de +Vassy. + + + + +CHAPITRE XVI + +PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION + +1562-1563 + + +Je n'ai pas le courage de parler des lois, de la réformation des lois, +vaines et risibles feuilles de papier, au milieu de la scène +épouvantable de violences qui s'ouvre ici. Non que je méconnaisse +l'utilité future de cet idéal d'ordre que L'Hôpital s'amusait à +tracer. En lisant sa grande ordonnance d'Orléans, on se croit aux +jours de 89. Amère dérision! Ni les hommes, ni les circonstances, +n'étaient prêts de longtemps. Une longue série de fureurs, de +carnages, allaient tenir la France à l'état barbare jusqu'à Richelieu +et Louis XIV. Les donjons et les cachots souterrains, abolis en 1561, +subsistent en 1661. Les mémoires de Fléchier nous parlent d'hommes +enterrés vifs par tel seigneur, pendant qu'on brûlait vif Morin au +parvis Notre-Dame (1664). Dans l'ordre spirituel et temporel, tout +restera barbare, presque toute réforme inutile. L'histoire doit, pour +être fidèle, marcher dans le mépris des lois. + +Cette ordonnance d'Orléans accorde tout ce qu'avaient demandé les +États, c'est-à -dire surtout les notables bourgeois. La royauté abdique +au profit des influences locales. Elle leur remet les élections, +l'administration des deniers des villes, etc. + +Quelles sont maintenant ces influences locales? De quel esprit, de +quel parti? On ne le sait, la royauté ne le sait elle-même. Ici, la +chose doit tourner à l'avantage des protestants; là et presque +partout, elle fortifie les catholiques, déjà infiniment plus forts. De +sorte que le législateur fait juste le contraire de ce qu'il veut; il +favorise l'inconnu, le hasard, disons plutôt la guerre civile. Le +gouvernement était faible, désarmé (ayant réduit les pensions, +licencié la garde écossaise, etc.), mais il se fait plus faible +encore, en consacrant partout l'autorité locale, urbaine. Aux flots de +la mer soulevée, aux éléments furieux, au chaos, il dit: «Soyez rois!» + +Loin d'aider aux rapprochements, l'ordonnance transcrit comme lois +tels voeux insensés que chaque ordre avait exprimés aux États pour +tenir séparés les rangs, les conditions: + +Défense aux nobles de descendre aux bourgeois en dérogeant par le +commerce, défense aux bourgeois de monter, par l'orgueil des habits, +dorures et autres luxes, etc. + +Vainqueurs, avant la guerre, et du droit du massacre, les Guises +prennent l'autorité en s'emparant du roi. Leur mannequin, le roi de +Navarre, va prendre à Fontainebleau l'enfant Charles et sa mère, +Catherine, qui venait d'autoriser les protestants à prendre les armes. +Cette reine, aux petites habiletés, tant exagérée par l'histoire, fut +alors et sera le jouet des événements. Le 6 avril le roi est à Paris, +et le 12 les catholiques font un nouveau massacre à Sens, ville +archiépiscopale du jeune cardinal de Guise. Cent morts à Sens; il n'y +en avait eu que soixante à Vassy. + +Pendant ce temps, les protestants sondaient leur conscience et +cherchaient dans la Bible des versets pour la résistance. + +Ils étaient fanatiques, mais point assez pour résister. Ils n'avaient +point encore la furieuse folie des Cévennes, ni l'illuminisme +écossais. Ils n'avaient pas tout prêts des prophètes et des +prophétesses, des Élic Marion, des Débora, qui n'eussent qu'à branler +la tête pour voir l'épée de flamme, entendre les trompettes des anges +et sonner les combats de Dieu. Les protestants d'alors étaient +d'ardents chrétiens, convaincus, mais raisonnant encore, chose +fâcheuse pour la guerre civile. + +On assure que Condé attendit Coligny, et que Coligny attendit sa +conscience, et que ce grand citoyen, entrant en considération des maux +épouvantables qui allaient arriver, eut quelques jours d'une profonde +mort morale. + +Il savait parfaitement que les protestants étaient une petite +minorité, une élite, non toute à l'épreuve, qu'au bout de quelques +mois de guerre, la plupart (ce qui arriva) ne se trouveraient plus +protestants. + +Il savait que Condé un mois avant, ayant demandé aux protestants de +Paris dix mille écus, n'en avait eu que seize cents. + +Condé était si faible à Paris, dit Lanoue, «qu'il eût suffi des +chambrières des prêtres pour l'en chasser avec des bâtons.» + +Le pis, c'est que ce parti faible n'était point homogène, mais composé +de deux moitiés, en désaccord profond, le pur élément protestant, âpre +d'esprit, inflexible de foi et de principes, et d'excessive austérité, +et les protestants de hazard, de circonstance, de mécontentement +(comme étant la plupart des nobles). Coligny les savait, dit un +contemporain, «brouillons, remuants, frétillants,» de plus variables, +crédules, prêts à tourner au vent de la passion. + +Voilà le parti qu'il fallait mener, commander, sauver malgré lui, et +cela, quand il avait en tête les trois quarts de la France, et la +monarchie espagnole, l'étranger appelé par les prêtres depuis un an, +et mis au coeur de la patrie! + +Les femmes ont, dans les guerres civiles, de grandes initiatives. +Elles croient volontiers l'impossible; elles le font parfois, par la +grandeur du coeur, où elles l'inspirent et le font faire. La reine +Jeanne d'Albret, la princesse de Condé, Jeanne de Laval, femme de +Coligny, furent vraiment l'avant-garde de la croisade protestante. + +L'amiral, dit-on, plein de doute et de pressentiment, était au lit +taciturne et faisait semblant de dormir, quand il entendit des +sanglots. Jeanne pleurait sur l'Église abandonnée par son mari, sur +tant de frères délaissés sans défense. «Être tant sage pour les +hommes, dit-elle, ce n'est pas être sage à Dieu.» + +Je crois que l'amiral, qui ne disait sa pensée à personne, ne tardait +à armer, que pour armer d'ensemble. Qu'on songe ce que c'était que de +mettre en mouvement ce monde immense de volontaires d'un bout de la +France à l'autre, chacun se cherchant de l'argent, préparant son +cheval, ses armes, retenu bien souvent par le défaut de ressources, +par les adieux de la famille. + +Le sage capitaine, heureux de voir cette âme sainte et dans une si +haute voie, lui dit avec bonté: «Mettez la main sur votre sein, +madame, sondez votre conscience... Est-elle bien en état de digérer +les déroutes, les hontes, les reproches du peuple qui juge par le +succès, les trahisons, les fuites, la nudité, la faim de vos enfants, +la mort par un bourreau, votre mari traîné... Je vous donne trois +semaines encore.»--Mais elle dit impétueusement: «Ne mets pas sur ta +tête les morts de trois semaines!» + +Il suffit d'avoir vu le vrai portrait de Coligny pour voir que, sous +le roc, il y eut un coeur en cet homme. Ce mot de femme lui entra; il +le crut de la part de Dieu, et, sans plus s'informer du nombre ni +savoir si l'on était prêt, le matin, il monta à cheval avec ses frères +et sa maison. + +Le premier malheur du protestantisme, république spirituelle, avait +été de prendre un roi pour chef, le triste roi de Navarre; le second, +qui perdit l'entreprise d'Amboise, fut d'avoir un prince pour chef, +l'étourdi prince de Condé. Ce fut sous un sinistre auspice que ces +deux hommes en qui étaient deux mondes, Coligny et Condé, reçurent +ensemble la sainte Cène (29 mars). Le lendemain, ils étaient en +parfait désaccord; Condé, tous les chefs nobles, voulaient le secours +étranger; Coligny et les ministres disaient que c'était tenter Dieu, +qu'il fallait laisser cette honte au parti ennemi. + +Datons bien cette chose. Et que l'histoire sorte donc de la fausse et +injuste impartialité où elle s'est tenue jusqu'ici. + +Les Guises, dès la fin de 1559, firent écrire Catherine au roi +d'Espagne, et sollicitèrent son appui pour leur gouvernement. + +En février 1560, ils tirèrent de Philippe la foudroyante lettre qui +achevait leur victoire d'Amboise et mettait à leurs pieds le roi de +Navarre. + +En mai 1561, le clergé, à qui on demandait de déclarer ses biens, +sollicita l'appui du roi d'Espagne. + +En mars 1562, après Vassy, Guise apparut au Parlement, couvert de la +protection de l'ambassadeur espagnol, et prit bientôt l'écharpe rouge. + +Il la porte devant l'histoire, et son parti, comme en 1815, _est le +parti de l'étranger_. + +On va voir, au contraire, combien tardivement, et sous quelle pression +épouvantable de la nécessité, le parti protestant accepta cette honte +et ce malheur. + +Condé et sa noblesse prirent Orléans, à force de vitesse, au grand +galop, au milieu des cris de joie et des risées; on eût dit _tous les +fous de France_. Contraste saisissant avec Coligny et la troupe noire +des ministres qui y vinrent après. + +Il semblait qu'une immense traînée de poudre éclatât sur tout le +royaume. Comment s'en étonner? On apprenait massacre sur massacre. +Celui de Vassy ébranla, et celui de Sens décida. Tout homme connu pour +protestant crut prudent, pour sa vie et pour la vie de sa famille, de +s'armer et d'affronter tout. La Loire d'abord éclate, Tours, Blois, +Angers; puis la Normandie et les côtes, Rouen, Dieppe, Caen, Poitiers, +la Saintonge. La moitié du Languedoc, nombre de villes de Guyenne et +de Gascogne, dès l'hiver étaient protestantes. La Provence était +catholique; mais le Dauphiné éclata et pendit le lieutenant de Guise. +La grande Lyon (30 avril) se trouva elle-même entraînée, avec Châlon, +Mâcon, Autun. + +Écharpe immense, qui contournait la France par l'ouest et par le midi, +plongeant même au dedans par les villes de Loire, par Bourges et par +Sancerre au centre. + +Sur cette vaste zone, une armée sortant de la terre d'hommes +terribles, au moins par la peur, réveillés en sursaut par le tocsin de +Sens et de Vassy. + +Tout cela en six semaines! Il était évident que les Espagnols +n'arriveraient pas à temps. L'explosion eut lieu en avril; ils +n'arrivèrent qu'en août. + +Guise s'adressa en hâte aux Suisses catholiques qui ne vinrent que +lentement. Il était en péril, si deux choses ne l'avaient sauvé: + +1º L'argent. Il tenait les prêtres à la gorge, par la nécessité. Leur +peur fut son trésor. Leur argent alla droit au Rhin, et trouva prêt +les marchands d'hommes, les colonels et capitaines, le rhingrave, +très-bons protestants, qui firent d'abord les scrupuleux; on leva +leurs scrupules en leur offrant le bénéfice énorme _de ne fournir que +moitié des soldats, et d'être payés double_; moitié étaient des +soldats de papier. À ce prix ils n'hésitèrent plus (aveu de Castelnau, +catholique et agent des Guises). + +L'autre moyen, ce fut l'intrigue, le nom du roi, la fantasmagorie +royale, la lâcheté de la reine mère. Guise avait en celle-ci une +excellente actrice, grosse femme imposante, fort déliée pourtant, qui +avait attrapé Navarre, et pouvait attraper Condé. On la savait fausse +et perfide; mais Guise la refit dans l'opinion, en lui permettant, +pour parure, le chancelier de L'Hôpital: bon homme qui, pour faire +quelque bien de détail, couvrit de sa vertu l'intrigue qui noya la +France de sang. + +Nos historiens ont été si honnêtes, tranchons le mot, si innocents, +que tous ont pris au sérieux Catherine de Médicis. Pas un n'a sondé ce +néant. Ravalée et domptée, avilie dès l'enfance, brisée du mépris +d'Henri II, servante de Diane, naguère encore gardée, terrorisée par +la petite reine d'Écosse, elle eut enfin l'entr'acte de la première +année de Charles IX, où elle posa comme régente. Avec son chancelier, +elle goûtait assez le protestantisme qui eût vendu les biens d'Église. +Mais, au coup de Vassy, au coup de Fontainebleau d'où les Guises +l'enlevèrent avec son fils, et où elle sentit la main pesante sur son +cou, elle fit le plongeon, baissa la tête, le coeur lui retomba à sa +bassesse naturelle. Guise fut très-poli, lui laissa l'extérieur, +l'appareil de la royauté; _paraître_, pour elle, était plus +qu'_être_, dans le vide absolu qu'une si grande pourriture avait faite +en dedans. Elle prit patiemment le rôle de théâtre qu'on lui faisait, +de reine pacificatrice qui, aux entrevues solennelles, trônait avec sa +jolie cour, entre les amours et les grâces. Ce qui, en bonne langue du +temps, veut dire dame d'un mauvais lieu, et maquerelle au profit de +Guise. + +Cet Ulysse (sous la peau d'Achille) savait parfaitement, d'après +l'affaire d'Amboise, l'endroit où la grande chaîne de résistance armée +était faussée d'avance et manquerait. Elle devait manquer par Condé. + +Ce _petit galant_, comme Guise l'appelle pour sa taille exiguë, ce +prince en miniature, adoré de ceux qu'il perdait par _sa galanterie +française_, sa bravoure étourdie, est, de la tête aux pieds, dans les +bouts-rimés détestables qu'ils firent à sa louange: + + Ce petit homme tant joli, + Qui toujours chante, toujours rit, + Et toujours baise sa mignonne, + Dieu gard' de mal le petit homme. + +Condé, qui ne pesait pas plus qu'une plume au vent, volait de sa +nature vers cette cour de filles, vers cette bonne dame de reine qui +professait de les tenir en toute modestie, mais qui était toujours +_trompée_. La demoiselle de Rouhet _trompe_ Catherine pour le roi de +Navarre qui y sacrifia la régence; et la Limeuil pour Condé qui y +sacrifia le protestantisme. Elle fut grosse de lui, l'année suivante, +et la réforme était perdue. + +Il ne faut pas grande tromperie pour qui veut se tromper. Le 12 juin, +Guise, par son petit roi et Catherine, offre une amnistie. La reine +mère arrange une trêve, puis négocie une entrevue. Faute insigne déjà , +qui allait jeter la glace sur ce grand feu de paille de l'insurrection +protestante. + +La plaine de Beauce, rase comme la main, n'en est pas moins commode à +l'oiseleur. La vieille y tendit son filet, où l'étourneau ne manqua +pas de s'y prendre. + +L'escorte, de chaque côté, était de cent gentilshommes, qui, se +reconnaissant et la plupart amis, s'attendrirent, s'embrassèrent. +Autre malheur qui refroidit encore. Beaucoup disaient: «Quels sont ces +gens qui ne savent s'ils sont amis ou ennemis?... Bien fou qui se +risque pour eux!» + +Ce que sans doute Condé avait fait valoir près des siens pour accepter +cette entrevue, c'est que la reine mère, jusque-là prisonnière des +Guises, s'affranchirait probablement, se mettrait avec lui, +reviendrait avec lui. Dans cette idée, il s'avança imprudemment, jasa +et bavarda, dit que si Guise partait de France, lui Condé partirait, +que tout serait pacifié. «Quand partez-vous?» dit-elle, et elle offrit +pour ceux qui partiraient l'autorisation de vendre leurs biens. + +Donc la reine était libre, et vraiment pour les Guises. Il était +prouvé à la France que les protestants la trompaient en disant que le +roi et sa mère étaient captifs. Toute la force morale de la royauté, +flottante jusque-là dans l'opinion, apparut ferme et vraie du côté +catholique. Cette vieille religion politique de la France étranglait +le protestantisme. + +La reine mère n'était pas prisonnière; elle n'était liée que de sa +bassesse native qui la fit amie du plus fort et sincère pour la +première fois; liée de l'effroi qu'inspirait l'Espagne; liée de +l'argent du clergé qu'elle avait cru d'abord tirer par les mains +protestantes, mais que le clergé effrayé remettait de lui-même; liée +enfin des subsides de Rome, des aumônes que le pape et tous les +catholiques firent dès lors à cette cour mendiante. Les preuves en +sont au Vatican (_V._ les notes). + +Cela eut lieu le 24 juin. Le 25, Guise écrit au cardinal de Lorraine +une lettre incroyable d'élan, de joie, de fureur triomphante; tout est +fini; sa passion anticipe: «La religion réformée va à vau-l'eau, les +amiraux aussi... Nos forces demeurent; les leurs rompues; leurs villes +rendues sans condition...» Et, dernier trait d'orgueil: «Notre mère et +son frère ne veulent plus jurer que par nous.» Donc, la vieille furie +Antoinette avait quitté son donjon, était venue près de son fils, +espérant boire du sang; la ruse d'un tel fils lui en promettait une +mer. + +Guise, pour enfoncer sa dupe, confirme par toute la France le bruit de +la paix, quitte l'armée le 27 juin, avec Montmorency et Saint-André. +Ils s'en vont à deux pas. Cependant les chefs protestants, sur +l'assurance de Condé, vont à leur tour trouver la reine mère, et de sa +bouche apprennent qu'il n'y a rien, que rien n'est fait, qu'on ne +tolérera pas les réformés. + +La farce était jouée. Ils revinrent le coeur mort, désespérant de +vaincre, et la plupart, à leur insu, petits de foi, de coeur. Ils +commencent à s'apercevoir qu'il y a trois mois qu'ils sont aux champs, +à regretter leur femme et leur famille. + +Cette armée jusque-là était comme un couvent. Ni jeu, ni jurement, ni +filles. Ce jour, la corde casse. Pendant que Coligny, pour détruire le +fatal effet de l'entrevue, mène ses gens à l'ennemi, un gentilhomme +protestant entre dans une ferme, trouve une fille et s'assouvit sur +elle. Voilà le commencement. + +Une pluie horrible tombe, mouille la poudre; on ne peut plus rien +faire. On va à Beaugency, qu'on force: sac, pillage et viols. + +Cependant, par toute la France, les protestants, un moment hésitants +par la nouvelle de la paix, se trouvent énervés, détrempés; ils +commencent à se compter, à voir qu'ils sont très-peu. + +Ils sont mûrs pour la mort. Tout se réveille contre eux. La Justice +lance le massacre; le Parlement pousse Paris; soixante hommes tués +pour débuter. Peu de chose; la _grande levrière_ (les catholiques +appelaient ainsi la populace) est lâchée maintenant; on va la voir à +l'oeuvre. + +Pourquoi parle-t-on toujours de la Saint-Barthélemy de 1572, et non de +celle de 1562? C'est que celle de 72 se passa surtout à Paris; mais +celle de 62 fut bien plus meurtrière en France. Suivez-la de ville en +ville; vous êtes effrayé de voir trois choses qu'on n'a revues jamais: +1º massacre dans l'intérieur des murs; 2º poursuite acharnée des +fuyards par les paysans; 3º... Est-ce tout? Non, tant de sang ne +suffit pas; les juges n'ont pas encore leur part; les supplices +commencent alors sur une échelle immense: ici trois cents pendus, et +là deux cents roués. + +Reportons-nous un moment en avril, au jour où coururent les nouvelles +du sang versé à Vassy et à Sens. La réaction protestante avait été +violente, surtout dans le Midi, où la fureur est dans la race et le +tempérament. Quel prétexte de meurtre manqua jamais au Rhône, aux +violents pays albigeois? Il y eut des prêtres tués. Cependant, il faut +le dire, presque partout la vengeance tomba de préférence sur les +pierres, les images. Le petit peuple protestant, mené par les enfants +d'abord, décapita les saints des cathédrales. Les reliques fameuses, +qui avaient fait tant de miracles, furent sommées d'en faire un +nouveau pour se défendre elles-mêmes. Les guérisseurs universels qu'on +venait chercher de si loin furent constatés sans force pour se guérir, +traînés comme menteurs, imposteurs, charlatans. Dans ces dévastations +confuses, périrent, avec les saints, plusieurs tombes de rois et de +princes. Foule idiote qui brisait les mortes idoles, adorait les +vivantes? Guerre absurde de la liberté _au nom d'un prince du sang! au +nom du roi_ captif des Guises! + +Quant aux monuments d'art, que je pleure autant que personne, je +m'étonne pourtant que plusieurs écrivains, brefs et légers sur les +massacres, s'attendrissent longuement sur les pierres. «Irréparable +malheur!» disent-ils. Bien plus irréparables ceux qui furent +massacrés. Le mot du grand Condé sur un champ de bataille: «Bah! ce +n'est qu'une nuit de Paris,» ce mot cynique est faux. Les morts, qu'on +le sache bien, ne se refont jamais les mêmes, ni le génie, ni les +vertus des morts. La génération protestante qu'on égorgea, et qui +purifiait la France, lui aurait épargné l'incroyable aplatissement +qui suivit, la pourriture des temps d'indifférence, et le scepticisme +hypocrite, d'où si difficilement ressuscita la liberté. + +Le sens des hommes de nos jours s'est trouvé tellement perverti, nos +amis ont si légèrement avalé les bourdes grossières que leur jetaient +nos ennemis, qu'ils croient et répètent que les protestants tendaient +à démembrer la France, que tous les protestants étaient des +gentilhommes, etc., etc. Dès lors, voyez la beauté du système: Paris +et la Saint-Barthélemy ont sauvé l'unité. Charles IX et les Guises +représentent la Convention. + +Manie bizarre du paradoxe, impartialité sans coeur, amie de l'ennemi, +sans pitié pour les précurseurs de la liberté massacrés! Comparaison +bizarre de l'Assemblée qui défendit la France avec l'intrigue +fanatique qui la livra à l'étranger. + +Sans doute, lorsque les protestants des villes (les vingt-cinq mille +de Toulouse, par exemple) fuirent la nuit éperdus, emportant leurs +petits enfants, lorsque le tocsin sonnait sur eux dans les campagnes, +et que les paysans, armés par les curés, les traquaient dans les bois, +alors, sans doute, il n'y eut plus guère de protestants dans les +villes. Pour l'être, il fallut bien posséder un donjon.--Qui fit des +protestants une aristocratie? Vous, parti massacreur, qui les appelez +aristocrates. + +Et cependant, cette année même 1562, les seuls noms que je trouve +des infortunés qui périrent à la première répétition de la +Saint-Barthélemy qui se fit à Paris, lorsque le Parlement autorisa +le tocsin catholique, ces noms, dis-je, ces professions n'indiquent +que des industriels: cordonnier, libraire, imprimeur, colporteur, +orfèvre, brodeur. Et pas un nom de gentilhomme. + +On se tromperait fort si l'on croyait que cette Terreur épouvantable +fut la vengeance des excès des protestants. Qu'avaient-ils fait en +Picardie! Qu'avaient-ils fait en Champagne? Presque partout on les +frappa pour le mal qu'on leur avait fait. La vieille mère des Guises, +revenue à Joinville, accomplit la vengeance de sa maison sur la petite +ville de Vassy--la vengeance de quoi? du massacre déjà souffert; un +premier sang altère, il en faut d'autre. Elle obtint d'abord que le +Parlement désarmât la ville et rasât ses murs; puis, chez l'habitant +désarmé, on logea des soldats pour faire à leur plaisir, voler, tuer. +Premier essai des futures dragonnades, qui dura près d'un an. Cette +scène de fureur s'ouvrit par le tocsin des paysans vassaux des Guises, +qu'ils lançaient sur la ville. Les noms des morts attestent que +c'était une guerre des serfs contre l'ouvrier libre et le petit +marchand. + +On dit que ces paysans ivres, qui tuaient au hasard, mordaient dans la +chair crue, et mangèrent le coeur des enfants. + +Les Espagnols, entrés en France, étonnèrent par leur barbarie nos plus +féroces soldats. Le dur Gascon Montluc, homme de sang, qui se vante +d'avoir garni de morts tous les arbres des routes, raconte que ces +noirs Espagnols, à qui il livra une fois deux cents femmes pour les +houspiller, aimèrent mieux les éventrer toutes, même les grosses, pour +tuer les _petits luthériens_. + +Je ne m'étonne pas si, recevant ces horribles nouvelles, les +protestants armés voulaient revenir chez eux défendre leurs familles. +Il fallut les y renvoyer. Il fallut renoncer au beau songe où s'était +obstiné Coligny, de faire par la seule France les affaires de la +France. Ce que les catholiques faisaient depuis deux ans, les +protestants le firent dans cette nécessité extrême et sur leurs +maisons ruinées, leurs familles égorgées; ils implorèrent leurs frères +de l'étranger. Dandelot fut envoyé en Allemagne, un autre en +Angleterre (juillet). La difficulté était d'ouvrir les yeux aux +Allemands, d'écarter la montagne de calomnies et de mensonges qu'on +avait entassés. Les espions des Guises étaient là chez les princes +allemands pour voler sur leurs tables les lettres des protestants de +France. Tel Allemand partait payé des princes pour secourir nos +protestants, que l'on gagnait en route, et qui venait combattre dans +les rangs catholiques. + +Cependant Coligny tenait ferme Orléans et son petit noyau d'armée. +Partout ailleurs des bandes. La bande de Montbrun, de Mouvans, celle +de Des Adrets, couraient tout le sud-est, avec des cruautés atroces. +Le dernier, tout autant qu'il saisissait de catholiques, les égorgeait +ou les jetait des tours. Représailles barbares, mais qui n'étonnaient +point, quand on voyait des juges, ceux du parlement d'Aix, enrichis +des massacres de Merindol et de Cabrières, envoyer à la mort avec près +de mille hommes _quatre cent soixante femmes_, et même encore +_vingt-quatre enfants_! + +La reine d'Angleterre se laissa prier, de juillet jusqu'à la fin de +septembre, pour donner cent mille écus et six mille hommes. Dandelot +ne put amener ses Allemands qu'en octobre et novembre. Il lui fallut +passer par la Lorraine et la Bourgogne, pays ennemis. Cette lenteur +fit la chute de Rouen, longuement assiégée par le roi de Navarre, qui +y fut tué, et par Guise, qui la prit d'assaut. Le pillage y dura huit +jours, et les grands seigneurs s'y vautrèrent à l'égal du soldat. + +Rouen fut prise le 26 octobre. Condé n'eut ses Allemands que le 6 +novembre. Fort alors et terrible, il marcha sur Paris. Grand effroi. +Un président en meurt de peur. On attendait trois mille Espagnols qui +n'arrivaient pas. Qui croirait que Condé pût encore, en un tel moment, +la France nageant dans le sang, s'amuser aux paroles? La reine mère, +souriante et charmante, parlemente avec lui près d'un moulin à vent. +Force embrassade catholiques et galantes oeillades. Le prince perd +trois jours. Les Espagnols arrivent. On lui tourne le dos. + +Sa propre armée le menait; les soldats allemands ne savaient qu'un +mot: «_Geld._» Et, pour être payés plus tôt, ils marchaient vers la +mer, au-devant de l'argent anglais. La grosse armée des catholiques +marchait parallèlement. Leur intérêt était de combattre avant que les +protestants eussent joint les troupes anglaises. + +Ceux-ci, qui avaient l'Eure entre eux et Guise, devaient l'empêcher de +passer. Mais un prince du sang n'a garde de paraître craindre la +bataille. Condé lui permet le passage, et il l'a devant lui près Dreux +(19 décembre 1562). + +Les catholiques, faibles en cavalerie (deux mille contre cinq mille), +étaient en revanche énormément plus forts en fantassins, ayant quinze +mille contre sept seulement qu'avaient les protestants. Au total, +Guise avait _dix-sept mille hommes_, et Condé _douze mille_. + +Ce qui caractérise le premier, ce héros de la ruse, c'est que par une +prudence singulière, excessive, il ne voulait se battre que sur ordre +du roi et de la reine mère, ses mannequins. Il agissait toujours sur +pièces régulières et préparées pour répondre en justice si on lui +faisait son procès. À la demande de cet ordre, la reine mère se moqua +et dit, comme la nourrice du roi entrait (elle était protestante): +«Nourrice, que vous semble?--Mais, madame, puisque les huguenots ne +veulent se contenter jamais, il faut les mettre à la raison.» + +Qui l'emporterait des lansquenets protestants ou des Suisses +catholiques? c'était douteux. Ce qui ne l'était pas, c'est que +l'élément sûr, qui ne bougerait point, qui, quoi qu'il arrivât, +resterait ferme pour frapper le grand coup, c'était la masse noire des +trois mille Espagnols. Ajoutez quelque peu de nos vieilles bandes +françaises. Guise se mit avec ces Espagnols, dit qu'il ne commanderait +pas et serait là en simple capitaine. Il les laissa, selon leur usage +(on l'a vu à Ravenne), se faire un rempart de charrettes pour briser +la cavalerie et, derrière, regarder à leur aise les évolutions du +combat. Ajoutez que, devant, ils avaient un petit ravin. + +La tactique était fort surannée. Les armes des vieux siècles. Quand on +voit dans les exactes gravures de Pérussin ces bataillons antiques ou +féodaux, l'infanterie semble du temps des Romains et la cavalerie du +temps des croisades. De lourdes charges semblaient décider tout. Le +connétable au centre, avec sa gendarmerie, fonça, puis, brusquement +abandonné, blessé, se trouva prisonnier. Condé chargea et rechargea +les Suisses, leur passa sur le corps; mais telle était cette +infanterie, que ce qui ne fut pas écrasé par les chevaux se releva, +combattit de plus belle. La cavalerie, menée par Condé et Coligny, +s'épuisa en efforts, fit fuir l'infanterie française des catholiques, +mais vit également en déroute sa propre infanterie allemande. + +Ils n'avaient pas deux cents chevaux ensemble, lorsque Guise, qui +depuis cinq heures prenait en patience la destruction de ses amis, +s'ébranla avec sa masse espagnole et ses arquebusiers des vieilles +bandes. Condé fut pris. Tout parut balayé. + +Cependant les frères indomptables, Coligny et Dandelot (celui-ci +malade, tremblant de la fièvre, et en robe fourrée), réunissent douze +cents cavaliers, et d'une furie désespérée arrêtent court les +vainqueurs. Parmi eux, le fameux Saint-André, si riche, le voleur des +voleurs, est pris, disputé, et un de ses vieux serviteurs, malgré ses +prières et ses offres, lui casse la tête d'un coup de pistolet. + +Guise n'en pleura pas, ni de la prise du connétable. En place, il +avait pris Condé. Il le caressa fort, jusqu'à le faire coucher avec +lui. Excellent moyen de le perdre, d'exciter la défiance contre lui, +de faire dire, comme disaient déjà les Allemands: «Ces girouettes +françaises, pour qui on se tue aujourd'hui, sont prêtes à s'embrasser +demain.» + +Voilà Guise non-seulement vainqueur, mais seul. Plus de princes. Plus +de Navarre, plus de Condé, plus de connétable. Ce simple capitaine, +qui n'avait voulu à la bataille que mener sa compagnie, se trouve +lieutenant général du royaume. + +La nuit, qui avait séparé les combattants, permit à Coligny de +reformer ses reîtres à deux pas. Il lui en restait quelques mille. Il +leur dit froidement qu'il n'y avait rien de fait, qu'il fallait +recommencer, fondre sur ces gens qui mangeaient. Les Allemands lui +montrèrent leurs armes brisées, eux-mêmes en pièces. Il était resté +huit mille hommes sur le carreau. Seulement on sut dès ce jour qu'on +ne vainquait jamais Coligny. + +La difficulté était pour lui de garder ces Allemands, qui, n'étant pas +payés et n'ayant reçu que des coups, trouvaient le métier dur, +regardaient du côté du Rhin. Le ferme capitaine leur dit qu'ils +avaient raison de vouloir de l'argent, mais qu'il fallait l'aller +chercher au Havre et prendre la Normandie sur le chemin. + +La difficulté était d'empêcher ces soldats nomades, qui traînaient +tout avec eux, d'emmener la masse encombrante de leurs chariots où ils +serraient leur petite fortune, leurs pillages d'anciennes campagnes. +Ils y tenaient plus qu'à la vie. Coligny mit ces chariots dans le +choeur même de Sainte-Croix d'Orléans. À ce prix, il les emmena, +laissant pour défendre la ville contre Guise, qui arrivait, Dandelot +malade et des fuyards allemands. + +Il part en plein janvier. Terrible hiver. L'épidémie, se joignant aux +misères de la guerre, avait enlevé dix mille hommes dans Orléans. +Quatre-vingt mille, dit-on, étaient morts à l'Hôtel-Dieu de Paris. +Nombre d'hommes, de femmes, d'enfants, chassés, n'osaient rentrer, +couraient les bois. Pour obtenir l'argent des Anglais, il avait fallu +leur offrir le Havre, et cet argent n'arrivait pas. Les reîtres +murmuraient. Coligny leur montrait la mer et les tempêtes. Mais plus +d'un commençait à se payer par le pillage. Dans cette extrémité +terrible, plus grand encore qu'au fort de la bataille, apparut +l'amiral. Le premier qui pilla, il le fit serrer haut et court, lui +faisant pendre aux pieds, pour l'embellissement du trophée, tout ce +qu'il avait volé aux paysans, robes de femmes, volailles, etc. + +À la prise du château de Caen, un soldat mit la main sur un de ceux +qui sortaient après la capitulation, lui fouilla dans la poche. +L'amiral l'envoie au gibet. Il était sur l'échelle, quand les Anglais, +qui venaient d'arriver, intercédèrent pour lui. + +Cette discipline vigoureuse porta ses fruits, les succès furent +rapides; mais très-probablement les Allemands peu encouragés à venir +chercher en France un service si dur. + +Il en était de même dans Orléans. Le parti protestant s'exterminait +par la vertu. Deux notables furent surpris en adultère. Les ministres +leur firent leur procès, et les firent pendre. Il aurait fallu pendre +la noblesse et la bourgeoisie. Les moeurs de la vieille France étaient +positivement au-dessous de la Réforme. Celle-ci se faisait le désert. + +Désertion, découragement, épidémie. Il n'y avait presque plus personne +dans Orléans. Dandelot, avec la fièvre, courait partout et faisait +tout. Chaque matin, les ministres, à six heures, rassemblant soldats, +habitants, chantaient leurs psaumes, et s'en allaient en tête, +travailler aux fortifications. Cela ne pouvait durer guère. Guise +était furieux de n'avoir pas encore sa proie; «j'en mords mes doigts,» +dit-il dans une lettre. Il avait écrit à la reine qu'elle trouvât bon +qu'il n'y eût plus d'Orléans, qu'il allait la raser, et qu'il tuerait +tout, jusqu'aux chats. + +C'est lui qui fut tué (18 février 1563). + +L'homme qui fit le coup, Poltrot, sieur de Meray, était un jeune +gentilhomme de l'Angoumois, fort bon soldat à Saint-Quentin, où il fut +pris et mené en Espagne. Protestant, il y vit l'idéal catholique, +Philippe II et l'Inquisition. Il put assister aux splendides et royaux +auto-da-fé qui ouvrirent dignement ce règne. + +Poltrot revint d'Espagne, comme on peut croire, plein de vengeance et +de meurtre. Il ne parlait plus d'autre chose. Il montrait son bras à +ses camarades, disant: «Ce bras tuera M. de Guise.» Il en parla à son +seigneur, chez qui il avait été nourri, M. de Soubise; il en parla à +l'amiral, à qui bien d'autres gens parlaient légèrement de la même +chose, et qui n'y fit grande attention. Cependant Poltrot s'offrait +pour espion. Coligny lui donna de l'argent pour acheter un bon cheval +d'Espagne. + +Poltrot, fort brun, sachant bien l'Espagnol, était appelé dans l'armée +l'_Espagnolet_. Il passa, se fit présenter, s'offrit au duc de Guise, +qui lui dit: «Cinquante mille livres pour toi, si tu peux rentrer dans +la ville et faire sauter les poudres.» + +Le 18 février, Poltrot, ayant prié Dieu de lui dire si vraiment il +fallait frapper, crut se sentir au coeur la voix divine, avec un +mouvement étonnant d'allégresse et d'audace. Il attendit Guise, vers +le soir, au coin d'un bois; prudemment, froidement, il calcula qu'il +devait être armé en dessous, et qu'il fallait le tirer à l'aisselle, +juste au défaut de la cuirasse. Il tira à six pas, d'une main ferme, +très-juste et l'abattit. + +Guise n'était pas mort, et vécut encore six jours. Il mourut comme un +saint (si l'on croit la légende qu'en fit l'évêque Riez), citant cent +fois l'Écriture sainte, qu'il n'avait jamais lue, s'excusant à sa +femme de maintes peccadilles, et lui pardonnant à elle-même tout ce +qu'elle avait pu faire. + +Ceux qui ont vu au visage le duc de Guise (comme moi, dans le dessin +Foulon), qui ont présente cette face sinistre et désespérée, jugeront +que cet homme perdu, qui n'avait vécu que du succès, dut mourir +furieux quand un tel coup lui arrachait la proie des dents, et que la +main d'en haut, l'ayant amené là , vainqueur, maître de tout et seul, +les autres étant morts, à son tour lui tordait le cou. + +Poltrot fut mené à Paris devant la reine et le conseil, puis devant +les gens de justice, qui lui prodiguèrent toutes les formes de la +question. Que dit-il? que déposa-t-il? On ne le sait que par les fort +douteux procès-verbaux qu'en firent ces gens valets des Guises. On ne +manqua pas de lui faire dire qu'il avait été poussé par l'Amiral. À +quoi celui-ci répondit peu après franchement, sincèrement, qu'il +n'aurait pas pris pour cette affaire un grand parleur, si léger en +propos; que du reste, depuis qu'il savait que Guise cherchait à se +défaire du prince de Condé et de lui, il n'avait nullement détourné +ceux qui parlaient de tuer Guise. + +Le Parlement de Paris, qui, dans ces occasions, déploya plusieurs fois +un zèle ignoblement féroce, une exécrable courtisanerie de supplices, +jugea Poltrot (comme plus tard Ravaillac et Damiens), tâchant +d'accumuler sur cette misérable chair mortelle tout ce qu'on peut +souffrir sans mourir. + +Le jour même où le saint héros, rapporté à Paris, exposé aux +Chartreux, fut glorifié à Notre-Dame, on fit la boucherie de Poltrot +derrière la Grève. + +Le procès-verbal avoue qu'il dit deux fières paroles: «Avec tout cela, +il est bien mort, et ne ressuscitera pas.» Et encore: «La persécution +des fidèles...» La populace hurla, l'arrêta un moment, mais il reprit: +«Si la persécution ne cesse, il y aura vengeance sur cette ville, et +déjà les vengeurs y sont.» + +Quand il fut lié au poteau, le bourreau avec ses tenailles lui arracha +la chair de chaque cuisse, et ensuite décharna ses bras. + +Les quatre membres, ou les quatre os, devaient être tirés à quatre +chevaux. Quatre hommes qui montaient ces chevaux les piquèrent et +tendirent horriblement les cordes qui emportaient ces pauvres membres. +Mais les muscles tenaient. Il fallut que le bourreau se fît apporter +un gros hachoir, et à grands coups détaillât la viande d'en haut et +d'en bas. Les chevaux alors en vinrent à bout; les muscles crièrent, +craquèrent, rompirent d'un violent coup de fouet. Le tronc vivant +tomba à terre. Mais, comme il n'y a rien qui ne doive finir à la +longue, il fallut bien alors que le bourreau coupât la tête. + +Un juge et les greffiers, pendant toute la cérémonie, étaient là +écrivant les cris de cette tête, dans les entr'actes, ses prétendues +dépositions, dont on fit le prétexte de la Saint-Barthélemy. + + + + +CHAPITRE XVII + +LA PAIX, ET POINT DE PAIX + +1563-1564 + + +«On pourra mieux châtier ces gens-là , quand ils seront dispersés et +désarmés.» Conseil du nonce au pape. + +Et, peu après, le duc d'Albe à Philippe II, parlant des grands des +Pays-Bas: «Dissimuler, puis leur couper la tête.» (Gr., VII, 233.) + +Ces deux mots contiennent les dix ans d'histoire qu'on va lire. + +On a douté, tant qu'on ne connaissait ce plan que par les Italiens +Adriani, Davila, Capilupi et autres panégyristes de Catherine. Comment +douter maintenant devant les lettres originales? + +Reste à savoir comment le parti catholique tint si ferme la reine +mère jusque-là très-flottante, et la fit marcher droit. Le duc d'Albe +nous le dit encore (_Ibidem_, 280): «Votre ambassadeur doit faire +entendre à la reine qu'à l'âge où arrive le roi Charles, _V. M. peut +lui faire connaître l'état réel de ses affaires_.» C'était toute la +peur de Catherine qu'on ne mît son fils contre elle; le petit roi, né +violent, défiant, faisait peur à sa mère; la nature féline et la +griffe pouvaient s'éveiller un matin. Le chat pouvait devenir tigre. +Cette peur alla au point qu'on va la voir bientôt chercher dans un +plus jeune une arme contre Charles IX, préparer un roi de rechange. + +L'autre côté par où on la tenait, c'était la faim. Elle était à +l'aumône, vivait d'expédients fortuits. _La dépense était de dix-sept +millions, la recette de deux et demi._ Sans le pape on n'eût pas dîné. +On en tirait des dons, quelques ventes des biens du clergé. Guise +lui-même n'eût pu faire la guerre sans l'argent du duc de Savoie. En +retour, peu avant sa mort, il lui avait rendu ce qui nous restait de +tant de conquêtes au delà des Alpes, livré Turin, quitté l'Italie pour +toujours. + +Voilà la vraie situation, comme elle apparaît dans les basses et +serviles lettres du jeune roi et de sa mère, où ils tendent sans cesse +la main au pape (Archives du Vatican), au roi d'Espagne et à tous. + +Cette pauvreté royale faisait un grand contraste avec la richesse des +Guises. Leur maison (ou leur dynastie?) était restée entière à la mort +de son chef. Elle gardait ses quinze évêchés, aux mains des cardinaux +de Guise et de Lorraine. Elle gardait le palais, la charge de grand +maître de la maison du roi, par le fils aîné Joinville; Mayenne était +grand chambellan, Aumale grand veneur, Elbeuf général des galères. +Toute charge d'épée était donnée par eux. Ils avaient les finances par +un homme sûr. Les gouvernements de Champagne et de Bourgogne étaient +dans leurs mains, c'est-à -dire nos frontières de l'Est, les passages +vers la Lorraine et vers l'Allemagne, la grande route militaire. + +Puissance énorme. Mais le chef était un enfant, Henri de Guise, qui +n'avait que treize ans. Du père, il eut, non le génie, mais l'audace, +l'intrigue; de sa mère, un charme italien, et non pas peu du sang des +Borgia. Anne d'Este, en longs habits de deuil (quoique dès le +lendemain consolée par Nemours), allait montrant partout sa douleur et +son fils. C'était toujours la scène de Valentine de Milan, embrassant +le petit Dunois, disant: «Tu vengeras ton père.» L'enfant, fort bien +dressé, trouvait des mots hardis, ou on lui en faisait. Les bonnes +femmes en pleuraient de joie; les prêtres bénissaient le bon petit +seigneur. Tout était arrangé pour faire un favori du peuple, un prince +de carrefour, un héros de l'assassinat. + + * * * * * + +Le chef des protestants, élu le lendemain de la bataille de Dreux qui +les délivrait de Condé, était désormais l'amiral, et il avait bien +gagné ce titre par cette conquête subite de la Normandie en plein +hiver. Seul, ayant fait la guerre, il pouvait faire la paix. Le +prisonnier Condé, contre le chef d'élection, était mal posé pour +négocier. Coligny revient de Normandie en hâte; quand il arrive, la +paix, depuis cinq jours, était signée (Amboise, 12 mars 1563). + +Condé l'avait signée pour lui et les seigneurs. Pour lui, la +lieutenance générale du royaume, qu'a eue son frère. Pour les +seigneurs, le culte libre des châteaux. Et pour le peuple, quoi? Une +ville par baillage, de sorte qu'en ce temps de trouble, où l'on +n'osait pas voyager, on ne pouvait prier ensemble qu'en faisant un +voyage souvent de vingt ou vingt-cinq lieues. + +Pour la forme, Condé avait consulté les ministres, mais signé malgré +eux. L'amiral en conseil lui dit cette parole: «Monseigneur, vous vous +êtes chargé de faire la part à Dieu; d'un trait de plume vous avez +ruiné plus d'églises qu'on n'en eût détruit en dix ans. Et, quant à la +noblesse que vous avez garantie seule, elle doit avouer que les villes +lui donnèrent l'exemple. Les pauvres avaient marché devant les riches, +et leur avaient montré le chemin.» + +Il était facile à prévoir que tout irait à la dérive; que les +seigneurs mêmes, désormais isolés des villes, ne se défendraient pas; +que l'influence papale, espagnole, emporterait tout; que non-seulement +cette cour misérable s'assujettirait à l'Espagne, mais que les Guises +eux-mêmes allaient devenir tout Espagnols. + +C'est le moment de bien mettre en lumière une chose qui, méconnue, +égara tous les politiques, puis les historiens, et maintenant les +égare encore: + +_La balance était impossible_, dans la violence de ces temps, +l'équilibre était impossible; un milieu politique, _un parti +politique_, était un mythe, une fiction. Ce parti deviendra possible, +mais après la Saint-Barthélemy. + +Tous cherchèrent ce milieu et le manquèrent. + +Philippe II même imaginait garder son libre arbitre entre les modérés +et les violents. Il écoutait Granvelle, il écoutait Gomès, mais +inclinait au duc d'Albe. + +Chez nous, le connétable eût voulu l'équilibre; peu à peu il pencha +aux Guises. + +Et le rêve des Guises eux-mêmes aurait été un certain équilibre, une +certaine indépendance entre l'Espagne et l'Allemagne. Le cardinal de +Lorraine, au moment même où le secours espagnol donnait à son frère la +victoire de Dreux, intriguait contre l'Espagne. D'une part détournant +Marie Stuart d'épouser le fils de Philippe II, d'autre part créant au +concile de Trente un parti anti-espagnol. Il s'y joignit aux Allemands +pour obtenir quelques réformes (surtout le mariage des prêtres). Tout +cela inutile. Par la mort de son frère, le cardinal retomba au néant. +Il lui fallut laisser son rêve d'indépendance et suivre l'impulsion +espagnole. + +Où donc fut l'équilibre? Dans Catherine de Médicis? Il ne tient pas +aux historiens italiens que nous ne voyions en elle le pivot de +l'action et le meneur universel. Mais les actes disent le contraire. +Ils la montrent toujours servante du succès, habile seulement à faire +croire qu'elle mène, lorsqu'elle suit et qu'elle obéit. En 1563, sur +la menace de l'Espagne, elle tourne, elle cède, elle change +non-seulement sa politique, mais l'ordre de sa politique et +l'éducation de ses enfants. + +Où donc est l'idée politique, le parti politique? dans le chancelier +L'Hôpital? dans son effort pour réformer les lois? Le dirai-je? je ne +trouve rien de plus triste que de voir cet homme de bien traîner sa +barbe blanche derrière Catherine de Médicis. On ne s'explique pas +comment il restait là , ni quelle figure il pouvait faire au milieu de +cette cour équivoque, parmi les femmes et les intrigues. Ne +comprenait-il pas que sa présence seule, en tel lieu, était un +mensonge? que sa réforme du droit, réforme écrite et de papier, +faisait prendre le change sur la réalité politique? Quelques bonnes +choses en sont restées, comme les tribunaux de commerce. Mais, hélas! +si l'on veut savoir combien les lois sont le contraire des moeurs, il +faut lire les lois de ce temps. Elles proclament la suppression des +confréries au moment où celles-ci s'organisaient militairement et de +la manière la plus meurtrière, au moment où elles se liaient, se +groupaient, créaient les lignes provinciales qui finirent par former +la Ligue. + +Dans chaque province, en Gascogne d'abord, en Guienne, bientôt sous +les Guises en Champagne, un gouvernement se fait à côté du +gouvernement. Qu'opposait à cela la profonde politique Catherine? Elle +pensait décomposer tout. Dans un perpétuel voyage, elle croyait +neutraliser par l'influence de cour ces influences fanatiques. Elle +voulait travailler la noblesse, l'amuser, la séduire. Son principal +moyen, s'il faut le dire, c'étaient les _filles de la reine_, cent +cinquante nobles demoiselles, ce galant monastère qu'elle menait et +étalait partout. Toutes maintenant fort catholiques, très-exactement +confessées. Point de scandales, peu de grossesse. On chassait celle +qui devenait grosse. + +Tout cela apparut d'abord dans l'expédition que l'on fit pour +reprendre le Havre aux Anglais. La reine y mena en laisse Condé et +force protestants. Le _petit homme tant joli_ suivait mademoiselle de +Limeuil, qui en revint enceinte. Il réussit à chasser ses amis, à +irriter Élisabeth, à diviser le parti protestant. Il se croyait au +retour lieutenant général du royaume, quasi-tuteur du roi enfant. Mais +celui-ci se déclara majeur. L'Hôpital couvrit cette farce d'un +discours grave. Pour que les protestants n'osassent réclamer, on leur +lança les Guises, qui portèrent contre Coligny une solennelle +accusation de meurtre. Dupés, moqués, les protestants, loin d'oser +accuser, furent assez occupés à se défendre eux-mêmes. Comme parti, +ils semblaient dissous. Leur chef, Condé, servait de secrétaire à la +reine mère. Elle lui faisait écrire en Allemagne que tout allait au +mieux. Elle se chargeait de le remarier, l'amusait de l'idée d'épouser +Marie Stuart, d'autres princesses encore. La riche veuve de +Saint-André, qui croyait l'épouser, lui donna le château de +Saint-Valéry; il épousa une autre femme et ne rendit pas le présent. + +L'Église protestante avait cessé de lui payer sa contribution secrète, +et l'envoyait à Coligny. Mais l'amiral savait que, si l'on reprenait +les armes, la noblesse voudrait Condé pour chef, et, pour le retenir, +lui faisait part sur cet argent. + +Les protestants s'étant isolés de l'Angleterre, on osait tout contre +eux. La paix leur était meurtrière: c'était la paix aux assassins, la +guerre aux désarmés. Impunité complète des violences. Ici un ministre +pendu par un gouvernement de province. Là des noyades populaires, des +morts violemment déterrés, des femmes accouchées de deux jours qu'on +arrache du lit; je ne sais combien d'excès bizarres et de fantaisies +de fureur. + +Les impatients, Montluc, par exemple, voulaient qu'on en finît. D'une +part, ils s'entendaient avec l'Espagne pour enlever Jeanne d'Albret et +livrer le Béarn. D'autre part, Montluc envoyait à la reine un homme +d'exécution, le Gascon Charry devait prendre le commandement de la +seconde garde que le parti donnait au roi, encourager Paris à un grand +coup de main. Les deux frères, Coligny et Dandelot, étaient à la cour, +et peu accompagnés. Mais Charry était incapable de bien mener la +chose. Il se mit follement à insulter Dandelot. Non-seulement il dit +qu'il se moquait de son titre de colonel général de l'infanterie, mais +il lui marcha presque sur les pieds dans l'escalier du Louvre. + +Les deux frères avaient avec eux, entre autres hommes violents, un +fameux chef de bande, le Provençal Mouvans, celui qui avec quarante +hommes avait combattu des armées. Mouvans n'endura pas la chose. Il +frappa un coup imprévu, qui stupéfia la grande ville. Avec un Poitevin +dont Charry avait tué le frère, Mouvans va s'établir à attendre Charry +chez un armurier du pont Saint-Michel. Le Gascon montant fièrement le +pont avec les siens, ils lui barrent le passage. «Souviens-toi,» dit +le Poitevin; et il lui passe l'épée au travers du corps. Charry +dégaîna-t-il? on ne le sait, mais il fut tué, et un autre. Mouvans +alors et son Poitevin s'en allèrent lentement devant la foule par le +long quai des Augustins, et personne n'osa les poursuivre. + +L'amiral et son frère étaient près de la reine quand on lui dit la +chose. Leur gravité n'en fut pas dérangée. Dandelot dit ne rien +savoir et ne fit nulle attention aux criailleries de la garde, «en +ayant vu bien d'autres.» + +Le catholique Brantôme admire le coup et dit «que l'affaire fut +très-bien menée.» Paris ne bougea pas. L'audace intimida la force. La +reine mère seule en fit grand bruit, et elle en prit prétexte pour +expliquer son brusque changement et sa haine nouvelle du +protestantisme. + +Les protestants, assassinés partout, ayant partout contre eux et +l'autorité et les foules, recouraient à l'audace, à l'épée, à des +coups violents qui envenimaient encore les haines. + +Celle des Guises fut fort irritée par une romanesque aventure du frère +de Coligny. Une grande dame de Lorraine, née princesse de Salm et +veuve du seigneur d'Assenleville, jura qu'elle n'aurait d'époux que +Dandelot. Tous les siens, fervents catholiques, s'y opposèrent en +vain. En vain on lui montra que, ses terres étant sous les murs de +Nancy, c'est-à -dire dans les mains du duc de Lorraine et des Guises, +elle ne pouvait même faire la noce qu'au hasard d'une bataille. Rien +ne la détourna. + +Dandelot, sommé de venir pour cette agréable aventure en pays ennemi, +prit avec lui cent hommes déterminés, et quoiqu'il sût que tous les +Guises fussent justement alors chez le duc, il arrive à Nancy. On lui +refuse l'entrée par trois fois. Il ne s'arrête pas moins dans le +faubourg, y rafraîchit ses cavaliers. Puis, en plein jour et à grand +bruit, la cavalcade s'en va au château de la dame. Au pont-levis, tous +tirent leurs arquebuses. De quoi tremblèrent les vitres des Guises, +qui étaient en face, à peine séparés par une rivière. Et leurs coeurs +en frémirent. Le cardinal gémit. Le petit Guise (il avait quatorze +ans) dit: «Si j'avais une arquebuse, pour tirer ces vilains!...» + +Cependant trois jours et trois nuits on fit la fête, bruyante et gaie, +plus que le temps ne le voulait, pour faire rage aux voisins. Puis +madame Dandelot, montant en croupe derrière son héros, et disant adieu +à ses biens, le suivit, fière et pauvre aux hasards de la guerre +civile. + + + + +CHAPITRE XVIII + +LE DUC D'ALBE.--LA SECONDE GUERRE CIVILE + +1564-1567 + + +À la fin de décembre 1563, le duc d'Albe, sur l'ordre de son maître, +lui écrit les deux lettres dont nous avons parlé. Consultation en +règle sur la politique espagnole (_dissimuler, puis leur couper la +tête_). + +Dès janvier 1564, l'effet en est sensible. Philippe II donne congé aux +modérés, autorise le cardinal Granvelle «à aller voir sa mère.» + +Le duc d'Albe emportera tout. Il suffit de le voir dans les portraits +et dans les documents pour comprendre son ascendant. C'est un vrai +Espagnol, non un métis bâtard comme son maître. C'est un médiocre +génie, mais fort par la netteté du parti pris, par la simplicité des +vues et par la passion. Il se caractérise disant, au sujet des +demandes des grands des Pays-Bas: »Je contiens mes pensées; car telle +est ma fureur qu'on pourrait l'appeler _frénésie_.» + +Le duc d'Albe est adoré des moines. D'en haut, d'en bas, ils l'aident. +Au grand inquisiteur Pie IV succède le grand inquisiteur Pie V, le +pape de la Saint-Barthélemy, qui, toute sa vie, la prépara, quoiqu'il +n'ait pu la voir. Les lettres de Pie V aux souverains se résument en +un mot (le mot qu'il dit aussi aux soldats qu'il envoie en France): +«_Tuez tout._» C'est lui qui tout à l'heure négociera l'assassinat +d'Élisabeth. + +Mais ce qui n'aide pas moins le duc d'Albe, ce sont les rapports de +police qui viennent des Pays-Bas, les furieuses délations des +inquisiteurs de bas étage qu'on envoie à Philippe II. Ce profond +politique reçoit, lit tout cela. Espions et contre-espions, police +contre police, c'est toute sa science. Il n'a foi qu'aux derniers des +hommes. Lisez (coll. Gachard) la longue liste de ces coquins. Le +premier à qui il remet l'inquisition des Pays-Bas, un Van der Hulst, +plus tard est condamné comme faussaire. Chez sa soeur Marguerite, si +fidèle et si dépendante, un ministre lui sert d'espion. Un grand +seigneur espionne les chevaliers de la Toison d'or, etc. + +Le mieux venu de ces espions, c'est naturellement le plus menteur, le +plus atroce et le plus fou, un frère Lorenzo, Andalous, d'une verve +furieuse, affreux Figaro de massacre, qui se joue de cette imagination +malade par cent contes insensés. + +J'ai sous les yeux un excellent dessin qui donne le vrai Philippe II +(Panthéon). Figure péniblement grimée d'un commis soupçonneux, +prisonnier volontaire, qui, dans sa vie de cul-de-jatte, ne voyant le +monde qu'à travers sa paperasserie, sera constamment dupe à force de +défiance. Figure pleine de mauvais rêves, cruellement imaginative! Il +ira loin! On lui fera tout croire. + +Le contre-coup de l'Espagne se sent en France. Dès février 1564, +Philippe II y agit comme aux Pays-Bas. Une ambassade impérieuse +enjoint à Charles IX d'accepter les décrets du concile de Trente et de +révoquer les grâces octroyées aux rebelles. + +Réponse vague. Mais on obéit. La mère et le fils se mettent en route +pour la frontière d'Espagne, voyageant lentement, constatant sur la +route leur bonne volonté catholique. Le jeune roi trace des citadelles +pour contenir les villes et maîtriser les protestants. En deux édits +(de Lyon et Roussillon), on interdit aux gentilshommes de recevoir +personne à leurs prêches de châteaux. Défense aux protestants de faire +des collectes, d'assembler des synodes. On les annule comme parti et +comme résistance. C'était les livrer désarmés aux catholiques qui +armaient. + +La reine mère, qui parlait à merveille, expliquait sur la route aux +envoyés du pape et des princes italiens la beauté de son plan pour +amortir le calvinisme et l'exterminer tout doucement. L'Espagne était +plus impatiente. Pendant que Philippe II envoie le duc d'Albe à +Bayonne avec sa jeune femme Élisabeth pour animer Catherine, il reçoit +à Madrid le crédule comte d'Egmont, par lequel il espère tromper les +Flamands. Les faveurs pécuniaires que demande ce grand seigneur lui +sont toutes accordées. Il part ravi de cet accueil, si charmé de +l'Espagne, qu'il trouve gaies, riantes, les bâtisses de l'Escurial. +Pauvre tête, ébranlée déjà , et qui ne tient guère aux épaules (avril +1565). + +Son bourreau, le duc d'Albe, est à Bayonne (juin) pour endoctriner +Catherine. On sait son mot brutal: «Un bon saumon vaut cent +grenouilles.» C'est la traduction du mot que j'ai cité: «Couper la +tête aux grands.» + +La nouveauté du jour, les bergeries espagnoles qui succédaient aux +Amadis, les idylles de Boscan et de Montemayor, imitées par Ronsard, +charmèrent l'entrevue de Bayonne. Les chants des nymphes et des +bergères couvrirent l'entretien à voix basse de Catherine et du duc +d'Albe, discutant la Saint-Barthélemy. + +La seule objection de Catherine, c'est que les choses n'étaient pas +assez mûres. Condé semblait perdu. Il fallait perdre Coligny, le +montrer faible et versatile; c'est ce qu'on essaye à Moulins. Le roi +ordonne une réconciliation. L'amiral, sommé au nom de la paix, au nom +de l'Évangile, ne peut reculer. Il lui faut embrasser les Lorrains. +Mais le jeune Henri de Guise n'embrasse pas. Deux choses à la fois +sont atteintes. Coligny est affaibli dans l'opinion, et la vengeance +est réservée. + +La France suivait l'Espagne pas à pas. Philippe II, si impatient, est +obligé encore cette année, 1566, de ruser, de mentir. Sa lettre du 12 +août à Rome explique parfaitement sa pensée. C'est l'exemple le plus +illustre que donne l'histoire du _distinguo_ casuistique et de la +_restriction mentale_. Il promet le pardon aux Pays-Bas, c'est vrai, +mais le pardon du roi d'Espagne, et non pas le pardon de Dieu. Le roi +rassure, apaise, tranquillise. Mais cela n'empêche pas que Dieu, par +le duc d'Albe, ne ramasse une grosse armée de toute nation, et ne la +mène au sac des Pays-Bas. C'est Dieu encore, et non le roi, qui tout à +l'heure surprend ces Flamands pardonnés, et coupe le cou à vingt mille +hommes sur les places d'Anvers et Bruxelles. Le pape Pie V en pleure +de joie. + +Quand cette armée du duc d'Albe, cette horrible Babel, de bourreaux +espagnols et de sodomites italiens, passa les Alpes, rasa Genève et +côtoya la France, il y eut partout une grande terreur. Les protestants +couvrirent Genève, et trouvèrent bon que Catherine levât des Suisses +pour se garder du duc d'Albe. Mais ces Suisses n'allèrent pas au nord; +ils restèrent au centre, et l'on vit qu'ils allaient au contraire +servir contre les protestants (août 1567). + +Quatre années de cette funeste paix avaient bien empiré la situation +de ceux-ci. Les villes n'avaient plus de prêches, et, sous la terreur +des confréries, elles n'osaient aller aux prêches des châteaux. Les +châteaux solitaires n'étaient plus une protection. On allait donc, +dans la guerre qui s'ouvrait, avoir à traîner des familles, des dames +délicates, des nourrissons au sein. Guerroyer avec ce cortége dans ces +rudes campagnes d'hiver, où le ciel même faisait la guerre, pluie, +neige et glaces, âpres frimas, où la jeune famille n'aurait plus de +foyer, de toit, que le manteau des mères? + +Tous aussi portaient tête basse aux réunions qu'on fit chez l'amiral. +Celui-ci avait jusque-là retenu et calmé les autres. Et, cette fois +encore, il établit que le plan de la première guerre ne ferait rien et +perdrait tout. Que faire donc? Le plus prudent devint le plus +audacieux. Il proposa... _de s'emparer du roi_. + +On a brûlé le livre (inestimable, regrettable à jamais) où Coligny +racontait cette histoire. Mais nous avons son testament. Il y jure +devant Dieu qu'il n'a jamais agi par haine ni ambition, jamais agi +contre le roi. + +Je crois qu'il fut très-éloigné des vues secrètes de ceux qui eussent +voulu donner la couronne à Condé, et qui lui frappaient des médailles, +avec ce mot: _Roi des fidèles_. + +Je crois qu'à son insu ce grand homme, de plus en plus, profitait des +leçons de Knox et des exemples de l'Écosse; que, dans son coeur, le +droit et la justice, la pitié de tant de malheurs, introduisaient, +fondaient les doctrines de la résistance; que la royauté, représentée +par la vieille Florentine, avec son troupeau de filles, les Gondi, les +Birague, les empoisonneurs italiens, que la royauté, dis-je, lui +semblait moins sacrée; qu'enfin, en lui, comme en bien d'autres, +croissait la pensée du _Contr'un_. + +Bible ou antiquité, Brutus contre César, ou Élie contre Achab, peu +importait la route. Mais, par l'une ou par l'autre, les hommes les +plus graves y marchaient. + +L'héroïque petit livre du jeune La Boétie, Bible républicaine du +temps, le _Contr'un_, tant loué, admiré de Montaigne, avait été écrit +vers 1549 et ne fut imprimé qu'en 1576. Mais son esprit courait +partout. + +La seule difficulté pour prendre le roi, qui n'avait pas encore ses +Suisses, c'était de garder le secret. Il fallait pourtant mander +d'avance la noblesse éloignée et lui donner le temps. La cour fut +avertie. Un des Montmorency fut envoyé chez Coligny à Châtillon, et le +trouva _en bon ménager_, qui faisait ses vendanges. On se rassura; le +connétable se moquait des donneurs d'avis; et si obstinément, que l'on +fut presque pris. Les Suisses arriveraient-ils à temps? il fallait +gagner quelques heures. Les Montmorency y servirent. Le connétable +avait deux fois jadis sauvé Guise et perdu la France. Son fils aîné +rendit le même service. Lié naguère avec les protestants, mais alors +refroidi et brouillé même avec Condé, il l'amusa, lui fit perdre le +temps. Les Suisses arrivent. Le roi se met au milieu de leurs lances. + +Que pouvait la cavalerie contre ce bataillon massif? escarmoucher, +tirer des coups de pistolet. Grand étonnement du jeune roi, et fureur +incroyable, qu'on tirât là où il était! Il s'élança plusieurs fois, le +poing fermé, au premier rang. De moment en moment, les protestants +pouvaient être joints par des renforts et écraser les Suisses. Le +connétable escamota le roi, le déroba du bataillon, par un sentier le +mit droit à Paris. Il arriva affamé, harassé, furieux de cette idée: +_qu'il avait fui_! + +Les protestants avaient deux mille hommes; le connétable, dix mille +déjà , et il attendait un secours espagnol. Il avait cette énorme +ville, fort dévouée, qui lui fit une armée de plus. Les deux mille +eurent la témérité de l'assiéger, brûlant tous les moulins, coupant +les arrivages. + +Tel était le mépris des deux mille pour les cinq cent mille, que, +recevant le renfort des protestants normands, ils ne daignèrent les +garder avec eux; ils les envoyèrent loin de Saint-Denis, où ils +étaient, pour affamer la ville de l'autre côté. + +Malgré les Parisiens, le connétable s'obstinait à attendre les +Espagnols et à parlementer. Cette fois, Coligny ne demandait plus les +conditions d'Amboise, mais l'universelle liberté de culte sans +distinction de lieux ni de personnes, l'admission égale aux emplois, +la réduction des impôts, enfin, ce qui contenait tout, les États +généraux. + +Vigueur indestructible de la révolution. Tellement diminuée de nombre, +elle croissait d'exigence, elle devenait politique, faisait appel au +peuple. + +Le connétable recula de surprise. Mais la plupart des protestants ne +soutenaient pas Coligny; ils se seraient contentés de la liberté du +culte, ne voyant pas qu'on ne l'a guère sans la liberté politique. Ils +s'y réduisirent et n'eurent rien. Paris leur offrit la bataille (10 +novembre 1567). + +Un envoyé des Turcs, qui se mit sur Montmartre pour bien voir +l'action, fut stupéfait de l'audace des protestants. Quinze cents +cavaliers, douze cents fantassins, c'était tout contre vingt mille +hommes. Notez, dans les vingt mille, six mille excellents soldats +suisses et force artillerie, une grosse cavalerie des meilleures +compagnies des gens d'armes. Les protestants, au contraire, étaient +généralement une cavalerie légère; la moitié n'avait pas d'armures, +«suivant les drapeaux pour leur sûreté, remplissant les rangs avec la +casaque blanche et le pistolet.» + +Le connétable, fort en colère contre les Parisiens qui le forçaient de +combattre, les mit au premier rang. C'était un gros corps de bourgeois +galonnés d'or, couverts d'armes étincelantes. Troupe superbe, mais peu +sûre, et qui, reculant en désordre, devait troubler les Suisses, qu'il +mit derrière. + +Les protestants étaient en blanc. Le Turc, qui les voyait si peu +nombreux charger ces profonds bataillons, dit: «Si Sa Hautesse avait +ces blancs, elle ferait le tour du monde, et rien ne tiendrait devant +elle.» + +Leurs charges, préparées par le feu de quelques excellents +arquebusiers, furent menées avec une vaillance désespérée par Condé et +par Coligny. L'Écossais Robert Stuart, cruellement torturé jadis, +chercha le connétable, fondit sur le vieillard, qui se défendit bien +et lui brisa trois dents. Mais Stuart lui cassa les reins. Anne de +Montmorency meurt à soixante-quinze ans. Depuis cinquante, il +encombrait l'histoire d'une fausse importance, toujours fatale à son +pays. + +Ses fils rétablirent la bataille. La nuit venait. Les protestants se +retirèrent, mais n'allèrent pas bien loin. Coligny les ramena le +lendemain à la même place et brûla La Chapelle. + +Les âmes pieuses avaient espéré un miracle. Il y en eut un. Ce fut +l'audace des protestants et l'immobilité de Paris. + +La royauté avait étonnamment pâli, et par la fuite de Meaux, et par +le siége. «Une mouche assiégeait l'éléphant.» + +C'est alors, je crois, que se place la conversation que Capilupi +rapporte à 1568, entre Catherine et le nonce: «Qu'elle et Sa Majesté +n'avaient rien plus à coeur que d'attraper un jour l'amiral et ses +adhérents et d'en faire une boucherie mémorable à jamais.» + +Autre conversation de la reine avec l'ambassadeur de Venise: «Que, +revenant de Bayonne, elle avait lu à Carcassonne une chronique +manuscrite de Blanche de Castille et des grands de ce temps, qui, +réunis aux Albigeois, appelèrent contre la régente le secours de +Pierre d'Aragon, que cette bonne reine fit la paix et sut les +désarmer, puis les châtia selon leurs mérites.» + + + + +CHAPITRE XIX + +--SUITE-- + +CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE + +1568-1570 + + +Pie V et Philippe II, l'inflexible grandeur du parti catholique, +l'idéal du pape et du roi, au point de vue de l'inquisition, voilà ce +que présente ce moment mémorable (1568). + +La place de Bruxelles et d'Anvers montre les échafauds du duc d'Albe, +et l'Escurial achevé, de ses grises murailles, dérobe à l'Europe +effrayée le supplice inconnu de don Carlos. + +Cruelles, implacables justices! Mais Philippe II les avait annoncées +dès son avénement. En livrant à l'inquisition son bras droit, son +maître et son guide, l'archevêque de Tolède (1559), il avait dit: «Si +j'ai du sang hérétique, moi-même je donnerai mon sang.» + +Cela est neuf, grand et terrible. Le ciel catholique sur la terre. +Dieu a donné son fils, et Philippe II en fait autant. + +Le 24 janvier 1568, il écrit au pape: «En reconnaissance des bienfaits +de Dieu, j'ai préféré le salut de la religion à mon propre sang et +sacrifié ma chair et mon unique fils.» Que devint don Carlos? Les +historiens espagnols assurent qu'il mourut _naturellement_. + +Toute la vie de Philippe II parut un sacrifice. Renfermé nuit et jour, +ne voyant rien que ses papiers, ne présidant pas même son conseil, ne +communiquant jamais que par écrit, vit-il réellement? On en douterait, +sans les notes de sa grosse écriture qu'on trouve sur les dépêches. +Cependant ce fantôme a une femme, une jeune Française, qui se meurt de +mélancolie. + +Madrid, sur sa plate plaine grise, était trop gaie encore. Dans un +paysage sinistre, propre aux gibets ou à l'assassinat, parmi des +rochers désolés, s'est élevée en dix ans la maison de plaisance du roi +d'Espagne, l'Escurial, palais, monastère et sépulcre, où il doit +s'enterrer vivant. Ses hauts murs de granit, surplombant des cloîtres +étroits, des fontaines sans eau et des jardins sans arbres, ont déjà +étonné, en 1565, le comte d'Egmont. C'est de là que Philippe II, en +1568, écrit lettre sur lettre pour hâter le supplice du comte. Le duc +d'Albe répond (13 avril) qu'il ne peut pas aller plus vite, qu'il faut +bien, pour l'honneur du roi, quelque forme de justice. Mais, le soir +du même jour, craignant en bon courtisan d'avoir mécontenté le roi, il +écrit que la semaine sainte fait un peu retarder les exécutions; on +n'y perdra rien; il coupera, après Pâques, huit cents têtes pour +commencer (Gach. Phil. II, p. 23). + +Dans cette sévérité terrible, une chose me frappe. Ce roi, ce père, +cet inflexible juge, à qui remet-il la garde de l'agonisant don +Carlos? à son ami. Quoi! il a un ami? Je veux dire un ministre +immuable dans la faveur. D'autres s'élèvent et tombent. L'heureux Ruy +Gomez subsiste et surnage toujours. Dans un monde mystérieux où tout +est ténèbres et silence, ce seul mystère m'étonne. Dix ans encore, +j'en serai éclairé. + +La femme de Gomez, intrépide et cynique, avec son audace espagnole, +nous dira hardiment la longue patience de son discret époux. Entre +Gomez et Philippe II, elle prend, dans son mortel ennui, le jeune +Antonio Perez, c'est-à -dire l'indiscrétion même, la publicité et le +bruit. Étouffons vite ce Perez; brisé, étranglé, torturé, qu'il +disparaisse. Mais non, il fuit, il crie, éclate; des peuples entiers +sont pour lui... Spectacle épouvantable! le voilà un moment presque +roi d'Aragon!... Et ce maître du monde n'en peut venir à bout; loin de +là , c'est lui qui est pris dans ces assassins maladroits, qui +poursuivent Perez jusqu'aux pieds d'Henri IV. + +Tout cela est loin encore. Mais la débâcle morale du parti des saints +commence dès 1568, la grande année du duc d'Albe, par la chute de la +bien-aimée des papes, de la nièce des Guises, de Marie Stuart. C'est +le premier procès des rois avant Charles Ier et Louis XVI. + +Une double enquête la dévoile. Et ses défenseurs mêmes constatent +l'épouvantable chute. + +La poétique héroïne des plus beaux vers qu'ait faits Ronsard, +l'intrépide amazone qui vient de vaincre ses sujets, perd tout à coup +ses masques. Et cette fille publique, que vous voyez traînée à pied +par les soldats dans les rues d'Édimbourg, c'est elle... Convaincue en +Écosse et convaincue en Angleterre, elle est connue et vue de part en +part. + +Vraie scène du Jugement dernier. Une vie entière apparaît, précipitée +en quatre ans à l'abîme; de l'amour à la galanterie, au libertinage, à +l'assassinat! Un agent catholique, un valet italien qu'elle fait +ministre, la marie au jeune Darnley, puis la prend pour lui-même. + +Elle tombe plus bas. Stimulée d'un démon femelle, d'une sorcière +obscène et lubrique, elle est prise, domptée par le galant de la +sorcière, un assassin, le borgne Bothwel, qui la réduit jusqu'à la +faire son compère dans l'assassinat. Le borgne, pour attirer le mari à +son abattoir, lui dépêche la reine. Dans son infâme obéissance, +celle-ci, deux fois prostituée, caresse ce mari crédule, et se livre à +lui le matin pour qu'il soit étranglé le soir. + +Holyrood est connu. L'Escurial, le Louvre le seront en leur temps. Ce +dernier nous offre déjà une première lueur du jour qui va se faire. + +Un conseil italien s'est formé autour de la reine mère: l'aimable +Florentin Gondi, que la Saint-Barthélemy fit duc de Retz, le sage +président Birague, qui sera chancelier de France, le violent Gonzague, +fils du duc de Mantoue, et, par son mariage, duc de Nevers. + +Catherine est bonne mère, mais d'un seul fils. + +Non pas de Charles IX, mais du second, Henri d'Anjou, le seul qui lui +ressemble. + +Elle n'aimait pas Charles IX. Il l'inquiétait et lui faisait peur. Né +furieux, il avait des moments de sincérité. Mais elle se +reconnaissait, se mirait dans le duc d'Anjou, pur Italien, né femme, +avec beaucoup d'esprit, une absence étonnante de coeur. Tout d'abord, +il fut au niveau de sa mère en corruption. Les parures féminines lui +plaisaient seules, bagues, pendants d'oreilles et bracelets. Il +passait sa journée à taquiner les filles de la reine, leur faire des +niches, leur tirer les oreilles. Charles IX s'usait à la chasse dans +les plus violents exercices. Et Henri s'usait de mollesse; il fut fini +à vingt-cinq ans. Après deux minutes d'amour il se mettait trois jours +au lit. + +À seize ans, cependant, il avait une fleur d'esprit, de grâce, +d'audace et de malice. J'entends de noire malice, et du plus perfide +chat. Son début fut l'assassinat du chef des protestants. Sa fin, +l'assassinat du chef des catholiques. Il est le principal auteur de la +Saint-Barthélemy. Elle sortit surtout de la fatale concurrence de +Henri d'Anjou et Henri de Guise. Tous les deux finirent mal, et le +trône passa à Henri de Navarre. + +La question revenait dans cette misérable France idolâtrique à savoir +qui des trois petits garçons deviendrait le _héros_. De trois côtés on +travaillait. + +Le _héros_, François de Guise, était mort à Orléans. Et l'homme +officiel d'un demi-siècle, le connétable, était mort à Saint-Denis. +Qui leur succéderait? + +Nous avons dit comment la maison de Lorraine bâtissait dans l'opinion, +échafaudait Henri de Guise. On lui avait fait faire une campagne +contre les Turcs, une solennelle entrée à Paris. Laquelle entrée fut +fort troublée, le gouverneur ayant soutenu qu'on ne pouvait entrer en +armes, ayant même tiré sur les Guises. Le petit héros n'en montait pas +moins par les soins habiles du clergé, par la publicité du temps, le +sermon et les bavardages de confessionnal, de couvent et de sacristie. + +La reine mère à ce héros se hâtait d'opposer le sien. À seize ans, +elle lui fait remplacer le vieux connétable comme lieutenant du roi. +Elle le montre et le présente comme chef au parti catholique. Elle lui +donne, pour conduire les armées, deux mentors. Tavannes et Strozzi, +hommes d'énergie, d'exécution, qui, avec les secours d'Espagne, vont +lui arranger des victoires. + +Plan redoutable. À qui surtout? aux Guises, mais encore plus à Charles +IX. Il objecte, il résiste. Mais on l'entoure habilement. La majesté +du trône le contraint de se réserver. + +C'est le commencement d'une sorte de conspiration de la mère contre le +fils, qui fit croire à la fin qu'elle avait pu l'empoisonner. Selon +nous, elle a fait bien plus! + +L'héroïque petite armée des protestants, en novembre et décembre 1567, +suivie du duc d'Anjou, deux fois plus fort, marchait à la rencontre +d'un secours d'Allemagne, dans les profondes boues, sans toit, sans +repos, sans argent, vivant des rançons des villages et de +contributions forcées. Les luthériens allemands étaient pour +Catherine. Le seul électeur palatin secourt nos calvinistes. Les +reîtres joints (4 janvier), autre difficulté. Ils n'ont suivi le +palatin que sur promesse de toucher, dès l'entrée, trois cent mille +écus d'or. Nos protestants se dépouillent, donnent le dernier fond de +leur poche; chers bijoux de famille, anneaux de mariage, tout y passe; +les valets mêmes furent admirables de générosité. + +Mais, même avec les Allemands, ils étaient faibles encore devant +l'armée catholique, grossie de Suisses et d'Italiens du pape. Ils vont +pourtant à travers le royaume, traversent tout le centre, et tout à +coup tombent sur Chartres. La Rochelle se déclare pour eux, et, avec +elle, un monde de marins, de corsaires, qui font la course sur +l'Espagne. La république protestante hypothèque son budget sur les +galions de Philippe II. + +Placés audacieusement entre Chartres qu'ils assiégent et la masse +catholique, n'étant que trente mille contre quarante cinq mille, les +protestants demandent la bataille. On leur donne la paix. Coup fatal. +C'était les dissoudre. + +Ce mot de paix fait fondre comme une neige l'armée protestante. Ces +pauvres gens, à l'idée seule de la maison, du toit et du foyer, +vaincus de coeur, aveuglés de leurs larmes, lisent à peine le traité. +Toute promesse et nulle garantie. La liberté, sans force ni défense, +sans place de sûreté. Le roi promet de solder leurs Allemands et de +les renvoyer chez eux (25 mars 1568, Longjumeau). + +Pie V et Philippe II furent indignés. À tort. Le conseil italien et +Catherine suivaient le mot du nonce: «Les prendre désarmés.» + +Un fait suffit pour dire quelle paix ce fut. Le gentilhomme qui +l'apporte à Toulouse, au nom du roi, est pris, et le Parlement trouve +moyen de lui couper la tête. Cent huguenots sont massacrés à Amiens, +cent cinquante à Auxerre, trente à Fréjus avec René de Savoie, etc. +Les confréries déclarent que, si le roi empêchait le massacre, on le +tondrait, on en ferait un moine, et l'on ferait un autre roi. + +Un autre? Henri d'Anjou? ou bien Henri de Guise? + +Condé et Coligny étaient à Noyers en Bourgogne pour conférer de leurs +dangers. Tavannes, gouverneur de Bourgogne, reçoit ordre de les +saisir. Ordre verbal, qu'apporte un quidam italien, envoyé de Birague. +On voulait que Tavannes se lançât et prît tout sur lui. Il se garda +bien de le faire. Condé et Coligny sont avertis et partent à la pointe +du jour (24 août 1568). + +Coligny venait de perdre son admirable femme, tendre et pieuse, un +coeur plein de pitié. En deuil, il traînait quatre enfants. Condé en +avait aussi quatre, et la princesse était enceinte. Madame Dandelot +portait un enfant dans les bras. Point d'escorte que leur maison, une +centaine de cavaliers. Le refuge était la Rochelle, à cent cinquante +lieues. + +Fuir de Bourgogne à l'Océan, passer les fleuves, éviter les troupes et +les villes, c'était un voyage improbable. Il se fit par miracle. La +Loire baissa pour les laisser passer, grossit pour arrêter ceux qui +les poursuivaient. + +Les preneurs y furent pris. Ils comptaient sur le guet-apens, +n'avaient rien préparé. L'Ouest se déclare protestant, et bientôt le +Midi, la Provence et le Dauphiné, les bandes de Mouvans et de +Montbrun. Coligny signe à la Rochelle un traité avec les Nassau. Il +tire d'Élisabeth de l'argent, des canons. Il établit le droit des +_prises_; les corsaires donneront le dixième _à la cause_. Il +entreprend la vente des biens ecclésiastiques. Il crée des +commissaires des vivres. C'est par là , dit la Noue, qu'il commençait +toujours l'armée, disant cette parole originale: «Formons ce monstre +par le ventre.» + +Il projetait un mouvement hardi qui, le reportant vers la Haute-Loire, +l'eût rapproché en même temps et des Allemands qui lui venaient de +l'Est et de ses renforts du Midi. Les catholiques le prévinrent à +Jarnac (13 mars 1569). Les protestants, fort mal disciplinés, venant +au combat un à un, y perdirent quatre cents hommes. On eût parlé à +peine de cette rencontre si Condé n'y avait péri. + +Le matin, le duc d'Anjou, ayant communié, recommanda l'assassinat. + +On a vu Saint-André, Montmorency, cherchés et tués par leurs ennemis +personnels. L'assassin de Condé fut Montesquiou, capitaine des gardes +du duc d'Anjou. Condé, blessé la veille d'une chute, et le jour même +ayant la jambe brisée d'un coup de pied de cheval (l'os lui perçait la +botte), sans tenir compte de cette vive douleur, avait chargé +intrépidement, avec la belle parole que portait son drapeau: «Doux le +péril pour Christ et le pays!» Enveloppé dans les masses profondes de +la cavalerie ennemie, il tomba sous son cheval tué, et Montesquiou +vint par derrière qui lui cassa la tête. + +On vit alors ce que c'était que le duc d'Anjou. Ce vainqueur de +dix-sept ans que l'habileté de Tavannes avait pu masquer d'héroïsme, +parut déjà ce qu'il était, la boue, la lie du temps. Il montra cette +joie furieuse, insultante, qu'on ne voit qu'aux lâches. Il fit porter +le corps par une ânesse, tête et jambes pendantes. Tout le jour, sur +une pierre, devant l'église de Jarnac, resta exposé aux risées le +corps du pauvre _petit homme_, si brave, mais léger, toujours fatal +aux siens... Et pourtant ce fut un Français. + +Sa mort eût fortifié le parti protestant, dès lors conduit par +Coligny, s'il n'eût fallu encore un prince. Si fortes étaient les +habitudes monarchiques. Jeanne d'Albret amena à point son petit Henri +de Navarre. La sainteté enthousiaste, l'émotion héroïque de la mère, +enleva tous les coeurs et les donna au fils. + +L'interrègne n'a pas été long. La république protestante épouse le +petit Béarnais, enfant douteux, aussi flottant que sa mère était fixe, +qui abjurera de temps à autre, selon ses intérêts, et fera de la foi +des saints son moyen et son marchepied. + +La guerre parut arrêtée brusquement par les discordes intérieures qui +travaillaient les deux partis. + +La petite cour du duc d'Anjou, ivre de la mort de Condé, pour laquelle +Rome, Paris, Madrid, avaient chanté des _Te Deum_, voulait être payée +comptant de sa victoire. Elle exigeait que Charles IX donnât à son +frère un apanage, une principauté quasi indépendante. C'était la +pensée de Catherine. + +Les Lorrains, inquiets, voyant Henri d'Anjou primer décidément et +faire oublier leur Henri de Guise, dénonçaient la mère et le fils à +Charles IX et au roi d'Espagne. Ils prétendaient qu'Anjou s'entendait +avec Coligny. Il en résulta, d'une part, que l'Espagne ne mit nul +obstacle au passage des Allemands que le prince d'Orange menait à +Coligny, et qui traversèrent tout le royaume. D'autre part, Charles +IX, faisant contre sa mère un premier acte d'indépendance, refusa les +canons de siége que demandait son frère. Il s'avança même de sa +personne jusqu'à Orléans. Il allait prendre le commandement de +l'armée. Mais, là , il trouva tout le monde contre lui, les Lorrains +aussi bien que sa mère. Spectacle ridicule, un prêtre et une femme, le +cardinal de Lorraine et Catherine, dans des intérêts opposés, lui pour +Henri de Guise, elle pour Henri d'Anjou, se chargent d'accélérer la +guerre. + +La guerre s'arrête, et rien ne se fait plus. Henri de Guise essaye +d'agir, compromet l'armée, se fait battre. Catherine ne veut pas qu'on +agisse et divise les troupes, jusqu'à ce que son duc d'Anjou ait reçu +les secours immenses d'Allemands, de Suisses et d'Italiens qu'on lui +faisait venir, avec l'argent du pape et des puissances catholiques. + +Coligny, d'autre part, fut condamné tout l'été par la noblesse +poitevine à assiéger Poitiers, où Guise, poursuivi, s'était réfugié. +Fatigués et usés par ce siége inutile, les protestants se trouvent en +octobre en face de la grosse armée du duc d'Anjou (Montcontour, 3 +octobre 1569). Cette fois, ce fut une vraie bataille, horriblement +sanglante. Les Allemands de Coligny l'arrêtèrent court en demandant +leur solde au moment de l'attaque. Ils perdirent le moment d'occuper +les positions fortes qu'avait désignées Coligny. Ils en furent bien +punis. Les Suisses du duc d'Anjou, par vieille jalousie de métier, +s'acharnèrent à les massacrer, et les tuèrent jusqu'au dernier. La +cavalerie protestante dut porter le faix du combat, cavalerie légère, +qui n'avait que le pistolet et de petits chevaux, contre les chevaux +de bataille de la grosse gendarmerie, cuirassée, fortement armée. +Louis de Nassau y chargea avec l'élan aveugle de Condé. L'amiral même, +malgré son âge, dans cette nécessité, agit de sa personne, tua de sa +main l'un des rhingraves, protestant mercenaire qui combattait les +protestants. Mais l'homme de louage, avant que l'amiral lui brûlât la +cervelle, avait eu le temps de le blesser. Une balle perça la joue de +Coligny, lui brisa quatre dents; le sang qui emplissait sa bouche et +l'étouffait l'arracha du champ de bataille. + +Le malheur était grand; la perte pour les protestants était de cinq ou +six mille morts, toute leur infanterie allemande. Mais un malheur plus +grand, c'était l'apothéose du faux héros, Henri d'Anjou. Une charge +excentrique, improbable, de la cavalerie protestante ayant percé au +fond de l'armée catholique, le prince, sans blessure, eut son cheval +tué sous lui. L'Europe en retentit. Les femmes en raffolèrent. La +reine Élisabeth disait en être amoureuse et voulait l'avoir pour mari. + +Ce héros menait avec lui l'assassin Maurevert, qui promettait de tuer +Coligny. Ne l'ayant pu, Maurevert tua en trahison le gouverneur de +Niort, et fut accueilli, caressé, comblé, par le duc d'Anjou. + +«L'amiral, dit d'Aubigné, se voyant sur la tête, comme il advient aux +capitaines des peuples, le blâme des accidents, le silence de ses +mérites, un reste d'armée qui même avant le désastre désespéroit +déjà ... ce vieillard, pressé de la fièvre, enduroit ces pointures qui +lui venoient au rouge, plus cuisantes que sa fâcheuse plaie. Comme on +le portoit en une litière, Lestrange, vieux gentilhomme, cheminant en +même équipage et blessé, fit avancer sa litière au front de l'autre, +et puis, passant la tête à la portière, regarde fixement son chef, et +se sépare la larme à l'oeil avec ces paroles: _Si est-ce que Dieu est +très-doux_. Là -dessus, ils se disent adieu, bien unis de pensée, sans +pouvoir dire davantage.» + +Rien ne put briser Coligny. De sa litière, il mène la retraite en bon +ordre. Si bien que Tavannes lui-même, le mentor du duc d'Anjou, voyant +cette retraite lente, imposante, qui montrait les dents, dit: «Il faut +faire la paix.» + +Cette situation révéla en effet dans le malheureux capitaine, battu +par les fautes des siens, le coup d'oeil, l'audace indomptable, +l'invention et l'esprit de ressource d'un grand chef de parti. + +Il changea le théâtre de la guerre, s'enfonça dans le Midi, s'y +promena en long et en large, s'y refit, ramassa une autre armée, +d'arquebusiers surtout. Tout au contraire, les catholiques languissent +et se consument au siége de Saint-Jean-d'Angély. Le roi y est venu; +son frère Anjou s'est retiré. Dès lors, tous les amis de celui-ci, et +Catherine elle-même, ont entravé et ralenti les choses, fait désirer +la paix. Les propositions royales viennent trouver Coligny à Nîmes. Il +les refuse, et déclare à ses troupes que, par le Rhône et la Loire, il +entend marcher sur Paris. + +Temps singulier, de romanesque audace! Ce prodigieux voyage n'étonne +personne. Il se fût accompli, si Coligny n'eût succombé à l'excès des +fatigues. Le voilà alité, porté, mal suppléé par Louis de Nassau. Ce +torrent d'armes et de guerre qui, du Midi, roulait au Nord, commence à +tarir peu à peu. Par une résolution sage et hardie, pour n'être +quitté, Coligny les quitte; il déclare qu'il ne garde que sa +cavalerie, laisse l'infanterie et les canons. Il va rapidement vers la +Loire protestante, qui lui donnera une autre armée. On essayera en +vain de lui couper la route. + +Deux fois plus forts, les catholiques ne peuvent l'arrêter, ni même le +combattre dans les positions qu'il choisit. + +Le Poitou, pendant ce temps, avait de nouveau échappé aux catholiques. +Coligny, sur la Loire, grossi des protestants du Centre et de l'Ouest, +pouvait tenir parole et marcher sur Paris. + +La reine mère désirait fort la paix. On en comprend les causes. +Non-seulement les ressources manquaient, mais, en s'arrêtant là , elle +avait juste ce qu'elle désirait. Son fils chéri restait glorieux, +Charles IX effacé. Sa présence à l'armée, son séjour de trois mois au +siége de Saint-Jean-d'Angély, semblaient avoir tué le parti +catholique. Henri de Guise n'avait paru que pour recevoir un échec. Le +bien-aimé Henri d'Anjou gardait tous les lauriers, demeurait le héros +de Jarnac et de Montcontour. + +Mais Catherine n'obtint cette paix qu'à des conditions très-sévères. +Non-seulement Coligny exigea la liberté de conscience pour tous, la +liberté du culte pour les villes déjà protestantes, pour les châteaux +des protestants, non-seulement l'admission aux emplois, mais une +reconnaissance du roi que ceux qui venaient de lui faire la guerre +étaient ses très-loyaux sujets. Les Parlements et tribunaux avaient la +honte de rayer leurs arrêts. + +Le roi, pour garantie de sa parole, laissait pour deux ans _quatre +places de sûreté_, _la Rochelle_ et la mer, _la Charité_, la clef du +centre, _Cognac_ et _Montauban_, la porte du Midi (Paix de +Saint-Germain, 8 août 1570). + +Paix glorieuse, s'il en fut jamais, qui semblait fonder la liberté +religieuse. + +Philippe II et Pie V pouvaient crier. Mais les secours d'Espagne, +faibles en 1568, furent nuls en 1570. La cour de France avait à dire, +en se soumettant à la paix, qu'elle y était contrainte, l'Espagne +l'ayant abandonnée. + + + + +CHAPITRE XX + +CHARLES IX CONTRE PHILIPPE II + +1570-1572 + + +L'écrivain distingué auquel nous devons la publication des +_Négociations de la France devant le Levant_, dit que les lettres de +Catherine de Médicis donnent l'idée d'un femme «_simple, bonne et +presque naïve_, qui eut surtout le génie de l'amour maternel et lui +dut ses hautes qualités politiques.» + +Pour porter sur Catherine un jugement si favorable, il faudrait s'en +remettre uniquement à ce qu'elle écrit elle-même. La naïveté apparente +de ses lettres, leur grâce incontestable, sont du reste le charme +propre à la langue de cour, vers la fin du XVIe siècle. Tandis que les +provinciaux, même hommes de génie, un Montaigne, un d'Aubigné, +fatiguent par un travail constant, les grandes dames de l'époque, +Catherine, Marie Stuart, Marguerite de Valois, écrivent au courant de +la plume une langue déjà moderne, agréable et facile, où le peu qu'on +trouve de formes antiques semble une aimable naïveté gauloise et donne +un faux air de vieille franchise. + +Mais le même écrivain se met en contradiction directe avec les actes, +quand il ajoute: «On admire la pensée infatigable _qui dirige_ tout le +mouvement de cette époque, que les ambassadeurs interrogent comme +l'âme de cette politique, devant laquelle _s'incline le conseil de +Philippe II_,» etc. Tout au contraire, on voit que le conseil de +Philippe II (le modéré Granvelle comme le violent duc d'Albe) est +unanime dans son opinion sur la reine mère, et, loin de s'incliner +devant elle, ne la nomme jamais qu'avec mépris. + +Ce n'est pas que ces politiques soient tombés dans l'erreur des +écrivains protestants qui ont accumulé sur elle tous les crimes de +l'époque. Ils la connaissaient mieux, sachant parfaitement qu'elle +avait très-peu d'initiative, nulle audace, même pour le mal. Elle +suivait les événements au jour le jour, accommodant son indifférence +morale, sa parole menteuse et sa dextérité à toute cause qui semblait +prévaloir. Ainsi, quoiqu'à la suite, elle influa infiniment. Seule +elle était laborieuse, seule avait une plume facile, toujours prête, +toujours taillée. À la tête des Laubespin, des Pinart et des Villeroy, +et autres secrétaires français, à la tête des Gondi, des Birague et +autres secrétaires italiens, il faut placer cette intarissable scribe +femelle, Catherine de Médicis. Elle écrivaille toujours. S'il n'y a +pas de dépêche à faire, elle se dédommage en écrivant des lettres de +politesse, de compliment, de condoléance, même aux simples +particuliers; elle sollicite des progrès; elle écrit pour ses +bâtiments, pour les petites villas, les casines qu'elle fait ou veut +faire. La plus connue est la gentille casine de ses Tuileries, petit +palais élégant qu'on ne peut plus retrouver sous les monstrueuses +gibbosités et perruques architecturales dont l'a affublé le grand +siècle. + +Catherine aimait les arts, mais dans le petit. Elle était restée juste +à la mesure des petites principautés italiennes. + +Elle représentait fort bien, avec une certaine noblesse dans le +costume, les fêtes et les bâtiments, une belle tenue de reine mère, +que démentaient, d'une part, sa cour équivoque de filles faciles, +d'autre part, certaines échappées de paroles qui lui arrivaient à +elle-même, des saillies bouffonnes et cyniques qui rappelaient la +vulgarité des Médicis, la fausse bonhomie qui n'aida pas peu à +l'élévation de ces princes marchands. + +Elle n'était jamais plus gaie que quand on lui apportait quelque bonne +satire contre elle, amère, outrageante et sale. Elle riait, se tenait +les côtes. «Le roi de Navarre et la royne mère étant à la fenestre +dans une chambre assez basse, écoutoient deux goujats qui, faisant +rostir une oye, chantoient des vilenies contre la royne +................ Et ils maugréyoent de la chienne, tant elle leur +faisoit de maux. Le roi de Navarre prenoit congé de la royne pour +aller les faire pendre. Mais elle dit par la fenestre: «Hé! que vous +a-t-elle fait? Elle est cause que vous rôtissez l'oye.» Puis, se +tourne vers le roi de Navarre en riant, et lui dit: «Mon cousin, il ne +faut que nos colères descendent là ... Ce n'est pas nostre gibier.» + +Voilà la véritable Catherine de Médicis, bonne femme, si l'on veut, en +ce sens qu'à toute chose elle fut insensible. + +Du reste, prête à admettre tout crime utile. Son admirateur Tavannes, +qui la justifie assez bien de quelques empoisonnements, lui attribue +le meurtre d'un favori de son fils, et même la grande initiative de la +mort de Coligny. Il la surfait, je pense, et l'exagère, en lui +attribuant l'idée d'une chose si hardie. Elle y consentit, y céda. +Mais jamais, sans une pression étrangère et une grande peur, elle +n'aurait osé un tel acte. + +Elle n'avait pas plus de coeur que de sens, de tempérament. Comme +mère, elle appartenait pourtant à la nature, elle était femelle, elle +aimait ses petits. Un seul du moins; elle appelait sincèrement et +hardiment le duc d'Anjou: «La personne de ce monde qui m'est la plus +chère» (Lettre du 1er déc. 1571). Elle était dure pour sa fille +Marguerite et pour le duc d'Alençon, fort hypocrite pour l'aîné, le +roi Charles. + +Il ne tient pas à sa fille Marguerite que nous ne croyions que cette +digne reine n'ait eu des révélations prophétiques, «ces avertissements +particuliers que Dieu donne aux personnes illustres et rares... Elle +ne perdit jamais un de ses enfants qu'elle n'aie vu une fort grande +flamme. Et la nouvelle arrivait... Malade à l'extrémité, elle s'écrie, +comme si elle eût vu donner la bataille de Jarnac: «Voyez comme ils +fuyent! mon fils a la victoire!... Eh! mon Dieu! relevez mon fils, il +est par terre!... Voyez-vous dans cette haye le prince de Condé mort!» +Ce qui fait tort à ce récit, c'est un mélange de deux faits et de deux +époques, de Jarnac et de Montcontour. + +Si elle aimait Henri d'Anjou, nous l'avons dit, c'est qu'il était +Italien. Elle restait tout Italienne. Elle fit la fortune de son +parent, le Florentin Gondi, à qui elle confia Charles IX, la fortune +de son cousin, le Florentin Strozzi, qui devint colonel général de +l'infanterie. Quand le duc d'Anjou quittait par moment le commandement +de l'armée, elle y mettait un Italien, Gonzague, duc de Nevers. Elle +correspondait régulièrement avec son cousin Côme de Médicis, duc de +Toscane, et ce qui l'indisposait le plus contre Philippe II, c'est +qu'il contestait à Côme le titre de grand-duc que lui avait accordé le +pape, et qui eût donné le pas aux Médicis sur tous les princes +d'Italie. + +Nous avons parlé de son confident, le président Birague. De même, +quand le Corse Ornano se réfugia en France, elle fit créer la garde +corse, remettant aux épées italiennes le corps et la personne du roi, +confiés jadis aux Écossais. + +Ses lettres montrent partout une Italienne plus que prudente, fort +craintive pour ses enfants, qui ménage tout et a peur de tout. Nulle +trace de cette profonde dissimulation qui lui eût fait préparer la +Saint-Barthélemy pendant tant d'années. On voit, et par ses dépêches +confidentielles, et par les plus secrètes instructions données à nos +ambassadeurs, que, si elle avait eu cette idée en 1568, elle ne +songeait plus alors à rien de pareil. Elle sentait le poids de l'épée +protestante et n'espérait plus rien. Jamais elle n'eut l'idée ni le +courage d'une révolte contre les faits. Enlevée par les Guises en +1561, elle se résigna, fut quasi catholique. Dominée et vaincue par +Coligny en 1570, elle se résigna, fut quasi protestante. Cela dura +deux ans. + +Toute sa préoccupation, c'était l'intérieur, sa famille, son fils +Henri d'Anjou. La guerre semblait l'avoir débarrassé du concurrent +Henri de Guise qui, par deux fois, s'était ridiculement avancé, +compromis. À la Roche-l'Abeille, il entraîne l'armée, malgré les +généraux, se sauve; on fut au moment de tout perdre. Devant Poitiers, +il s'obtine à combattre, se sauve, se trouve trop heureux de se +réfugier dans la ville. Brave de sa personne, il parut un franc +étourdi, parfaitement indigne de son père, indigne du grand rôle de +chef des catholiques que saisissait Henri d'Anjou. + +La seule inquiétude de Catherine, c'était la jalousie de Charles IX. +Elle avait gagné sur lui de lui faire garder, en pleine paix, dans un +frère du même âge, un lieutenant général du royaume, un commandant de +l'armée, une espèce de maire du palais. Le roi entrevoyait qu'il avait +fait un autre roi, et qu'il ne pouvait le défaire, les généraux +catholiques étant à lui. Mais, s'il ne pouvait le destituer, il +pouvait le tuer. Il en eut l'idée, un peu tard. Déjà son frère l'avait +perdu. + +Charles IX n'avait personne à lui. Sa mère le tenait isolé. Au +contraire Henri d'Anjou. La cour galante, parfumée de ce mignon +toujours au lit, et déjà médeciné pour l'épuisement, était pleine +d'hommes d'exécution: Tavannes, si sanguinaire à la Saint-Barthélemy; +le noir Strozzi qui, en un jour, noya de sang-froid trois cents +femmes; Montesquiou, qui avait assassiné Condé, et enfin des assassins +de profession, comme Maurevert. Ce prince femme aimait les mâles, et, +comme tels, tous ceux qui frappaient. + +La vie de Charles IX ne leur eût guère pesé, s'ils n'avaient cru +régner sous lui et bientôt hériter. On était sûr qu'il mourrait de +bonne heure de quelque accident, blessure, excès ou maladie. Il fut +blessé d'un cerf en 1571; son frère un moment se crut roi. + +Ce malheureux Charles IX (disons aussi: ce misérable) fut une énigme +pour tous et pour lui-même. Son âme trouble était l'image de sa +naissance absurde, du moment où son père l'engendra malgré lui d'une +femme haïe et méprisée. Il fut un divorce vivant. + +Pendant que sa facilité, son éloquence naturelle, son amour des vers +et de la musique, eût semblé un reflet de François Ier ou de +Marguerite, sa furie d'armes, de chasse, et ses tueries de bêtes (même +à coups de bâton) étonnaient, faisaient peur. Il était né baroque, +aimait les masques hideux, burlesques, les divertissements périlleux, +les tours de force qu'on laisse aux baladins. On a de lui une gageure +contre un seigneur, portant qu'en deux ans d'exercice le _roi +parviendra à baiser son pied_. Quoique ses moeurs fussent bonnes +(relativement à son frère), il était cynique en paroles, et ce qu'on +peut dire polisson. Parfois, dans ses gaietés étranges, il se levait +la nuit, faisait lever tout le monde, courait masqué, avec des +torches, éveiller en sursaut, prendre au lit quelque jeune seigneur, +qu'il faisait sangler ou fouetter lui-même. + +Mais plus souvent encore, d'humeur noire et mélancolique. Il +s'enfermait, forgeait des armes, battait le fer jusqu'à n'en pouvoir +plus. Ou bien, il s'enfonçait dans les grandes forêts, s'épuisait et +ne s'arrêtait que quand la fièvre le prenait. + +On lui attribue de beaux vers de Ronsard. Moi qui ne crois guère aux +vers des rois, je ne suis pas trop éloigné d'accepter ceux de Charles +IX. Dans son portrait (fait à seize ans) où son oeil furieux est +quelque peu loustic, par l'obliquité du regard, il y a pourtant une +lueur. Cette âme violente, hautaine, put, par quelque beau jour +d'orage, rencontrer et forcer la Muse; la capricieuse qui fuit les +sages, se laisse quelquefois surprendre aux fous. + + Ta lyre, qui ravit par de si doux accords, + T'asservit les esprits dont je n'ai que les corps. + Elle t'en rend le maître et te sait introduire + Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire. + Tous deux également nous portons des couronnes, + Mais roi, je les reçois; poète, tu les donnes. + +Ce qui est sûr, du reste, c'est qu'il n'eut rien de la bassesse de sa +mère, rien des sales amours des Valois, des égouts de son frère Henri. +Il aima, et la même. Il l'a aimée jusqu'à la mort. + +L'objet de cet unique amour était une demoiselle un peu plus âgée que +lui, Marie Touchet, Flamande d'origine, petite-fille par sa mère d'un +médecin du roi, et fille d'un juge d'Orléans. + +Deux choses avaient force sur lui, la musique et cette calme +Flamande. C'est en elle qu'il se réfugia aux deux moments les plus +terribles. Le seul enfant qu'il laissa d'elle fut conçu dans le +désespoir, au jour où on lui fit dire qu'il avait voulu le massacre. +Et peu après, quand il mourut, parmi les ombres et les visions de la +Saint-Barthélemy, il la fit venir encore, chercha en elle le suicide, +et s'extermina par l'amour. + +Revenons. Dans le danger visible où le mettait son frère, Charles IX, +quoique demi-fou, fit deux choses qui n'étaient pas folles. Il se +maria, et il négocia pour marier son frère et le mettre hors du +royaume. + +En novembre 1570, Charles IX épousa (malgré la secrète opposition de +Philippe II) la fille cadette de l'Empereur, dont Philippe épousait +l'aînée. + +En janvier, il apprit que la reine d'Angleterre parlait d'épouser le +duc d'Anjou. + +Cela dérangeait fort les plans de Catherine. Elle écrivit en hâte (2 +février) à notre ambassadeur à Londres que son fils Anjou _n'en +voulait à aucun prix, à cause des mauvaises moeurs_ d'Élisabeth, +qu'elle prit plutôt le plus jeune, Alençon. Mais, le 18, tout change. +Catherine récrit qu'Anjou _désire infiniment_ ce mariage. Évidemment +elle eut peur du roi Charles. Anjou, s'il refusait, était en grand +danger. + +Élisabeth envoyait son portrait. Anjou, amoureux malgré lui, fut forcé +d'envoyer le sien. Catherine laissait aller les choses, feignait de +les hâter; mais elle arrêtait tout par ce mot à l'ambassadeur: + +«Faites connaître aux catholiques anglais _le bien que ce sera pour +eux_.» Sûr moyen d'exciter l'inquiétude des protestants et de susciter +au mariage des obstacles insurmontables. + +Élisabeth était bien haut. Elle tenait sous sa clef la reine d'Écosse, +et dominait l'Écosse réellement. Elle avait profité de la ruine des +Pays-Bas. Cent mille hommes, et des plus actifs, ouvriers ou marins, +avaient fui devant le duc d'Albe. Ceux-ci se firent corsaires, +n'eurent plus de patrie que la mer, insaisissables désormais entre la +Rochelle et Portsmouth. La course commença contre l'Espagne, par +vaisseaux d'abord, puis par flottes (dépêches de Fénelon). Les mines +du Mexique se trouvèrent travailler pour Londres. Les galions, +attendus à Cadix, entraient à la Rochelle. Contre Anvers ébranlée, +contre Rotterdam saccagée, Élisabeth ouvrit à grand bruit la Bourse de +Londres (1571), parmi les fanfares prophétiques qui d'avance sonnaient +le naufrage de l'_Armada_. + +Philippe II, au contraire, déjà embarrassé, se trouva tout à coup dans +une complication nouvelle. Ce fut encore cette fois l'odieux, l'impie, +le détesté mahométisme, qui fut le salut de l'Europe. + +Le prince d'Orange l'avoue dans ses lettres. C'est la révolte des +Maures contre Philippe II qui changea la face des choses. Poussés au +désespoir, ils armèrent, fuirent aux montagnes, se firent un roi de +leur race. Et, en même temps, les Vénitiens venaient dire au roi +d'Espagne que le sultan attaquait Chypre, que les Turcs reprenaient +leur immuable plan de conquérir la Méditerranée. + +De l'Occident, Philippe fut reporté vers l'Orient. Toute sa pensée fut +la formation de la _Ligue sainte_ où entrèrent le pape, Venise, les +princes italiens par leurs contributions. Il eût voulu aussi y faire +entrer la France qui, dans cette croisade, lui eût été subordonnée. + +Charles IX haïssait Philippe II, et pour sa soeur Élisabeth, morte, +disait-on, de poison, et surtout pour la préséance que l'Espagne avait +prise récemment sur lui et chez le pape et dans l'Empire. Le mépris +que les Espagnols faisaient de nous paraissait et en Italie, où ils +saisirent Final qui était sous notre protection, et en Amérique, où +ils massacrèrent la faible colonie que nous avions à la Floride. + +On fut fort étonné quand on vit en décembre 1570 la cordialité avec +laquelle Charles IX reçut une grande ambassade de l'Empereur et des +princes d'Empire, réclamant pour les protestants. Ceux-ci se +rassurèrent et vinrent trouver le roi. L'un des envoyés était le jeune +Téligny, et l'autre Lanoue _bras de fer_. Choix habile; il n'y a +jamais eu d'hommes plus aimables, plus estimés. Lanoue fut le Bayard +du temps, non moins irréprochable, net entre tous. Dans ces horribles +guerres, il garde un coeur de paix, l'immuable coeur du vrai brave. La +gaieté innocente de ce bonhomme (dans ses Mémoires) étonne et +attendrit; elle dit que la nature, l'humanité, ne sont pas mortes +encore. + +Le jeune roi fut tout d'abord gagné. Ils lui dirent qu'il avait les +Indes à sa portée; que, dans l'embarras de l'Espagne, il n'avait qu'à +étendre la main pour prendre les Pays-Bas, qui désiraient d'être pris. +Que, pendant que Philippe II était aux mains avec les Turcs, les +Rochellois dresseraient le pavillon français en Amérique. Louis de +Nassau, déguisé, vint lui dire les mêmes choses, s'offrir et se +donner à lui. + +Une chose arrêtait Charles IX, c'est que cette belle guerre eût été +conduite encore par le duc d'Anjou. La première chose était de le +mettre hors de France. + +Contre la Ligue du Midi qu'organisait Philippe II, Élisabeth méditait +une alliance avec la France. Elle venait de faire sa déclaration au +duc d'Anjou. Je ne crois pas qu'elle mentît alors. Elle était femme, +et on ne parlait que du prince et de ses deux batailles, de sa grâce +et de son esprit, surtout «de sa belle main.» Les semi-catholiques +poussaient fort à la chose. Le grand ministre, Burleigh, n'y +contredisait pas. Il laissait faire Élisabeth, sachant bien qu'après +tout elle était fort prudente, et qu'elle se raviserait. Le Français, +moins âgé qu'elle de vingt ans, n'eût épousé la _vieille_ que pour +servir de centre au parti catholique, «pour se faire veuf peut-être, +pour épouser Marie Stuart.» + +Les catholiques déjà écrivaient au duc d'Anjou: «Passez la mer, et ne +disputez pas; acceptez toute condition; vous vous trouverez ici bien +plus fort que vous ne pensez.» + +Tout au contraire, en France et en Espagne, les catholiques avaient +peur de ce mariage. Le clergé de France, tellement que, pour +l'empêcher, il offrait au roi de lui donner par an quatre cent mille +écus. Charles IX en rit: «Nous sommes ravi, dit-il, d'apprendre que +notre clergé est si riche.» + +L'Espagne crut n'avoir pas de temps à perdre. Tout en négociant avec +Élisabeth, elle agit pour la détrôner, appuyant en dessous l'intrigue +de Marie Stuart avec le plus grand seigneur d'Angleterre, le duc de +Norfolk. Du fond de sa prison, cette Hélène, poursuivie de tant +d'amants ambitieux, et qui fut la perte de tous, tourna la faible tête +de Norfolk, et en fit un traître. Il le paya sur l'échafaud. + +En tout cela, la France était contre l'Espagne, mais timidement, +sournoisement. Elle aurait voulu décider Venise à s'arranger à tout +prix avec les Turcs plutôt que de s'engager dans une guerre qui allait +la faire vassale de Philippe II. Les Vénitiens n'écoutèrent rien; ils +firent la sottise de gagner, pour la glorification des Espagnols, la +grande bataille navale de Lépante (7 octobre 1571). + +Mais la France, du moins, accéléra la paix. Les Turcs, reconnaissants, +firent un triomphe à notre ambassadeur, et poussèrent vivement les +Français à profiter des embarras de l'Espagne pour s'emparer des +Pays-Bas (Charrière, III, 232). + +Voilà ce que révèlent les pièces les plus secrètes, aujourd'hui +publiées. La cour de France travaillait réellement contre l'Espagne. + +Que voulait Catherine? La grandeur de ses enfants, rien de plus. Dans +sa parfaite indifférence à tout le reste, elle eût vu volontiers le +duc d'Anjou époux de Marie Stuart et chef des catholiques, roi +d'Écosse (et bientôt de France?). D'autre part, le duc d'Alençon époux +d'Élisabeth et chef des protestants. + +Chose curieuse! Autant les catholiques de France craignaient le +mariage du duc d'Anjou avec Élisabeth, autant le craignait Coligny, +pour une raison, il est vrai opposée. Il pensait qu'un tel mariage +mettrait la guerre civile en Angleterre, que les catholiques anglais +en tireraient une audace extrême pour Marie contre Élisabeth. Il +ramena à son opinion son frère, l'ex-cardinal Odet, qui avait d'abord +donné aveuglément dans cette idée. + +Ce qu'aurait voulu Coligny, c'eût été de faire épouser à Élisabeth le +petit Henri de Navarre, de marier le protestantisme français au +protestantisme anglican. La difficulté était l'âge, tellement +disproportionné. Elle âgée déjà , lui enfant. + +La cour de France, inquiète cependant, renouvela une idée d'Henri II, +celle de marier Henri de Navarre à Marguerite, soeur du roi. Charles +IX était très-ardent pour ce mariage. Sachant que l'obstacle était +Henri de Guise, aimé de sa soeur, il dit froidement: «Nous le +tuerons.» Et il en donna l'ordre. Guise eut peur et épousa une autre +femme le lendemain. + +La sincérité de Charles IX parut encore à une chose. Les moines ayant +lancé la populace de Rouen contre les protestants, dont plusieurs +furent tués, le roi y envoya Montmorency, qui pendit quelques +catholiques. C'était la première répression sérieuse. + +Elle paraît avoir décidé Coligny. Il ne disputa plus. Il en crut +Téligny, son gendre, et la plupart des protestants. Il crut le roi +sincère (et le roi l'était sans nul doute). Il crut surtout l'intérêt +visible de la couronne de France. + +Une lettre de Catherine apprend à Londres l'étonnante nouvelle: «Nous +avons ici l'amiral, à Blois.» (27 septembre 1571.) + + * * * * * + +Pas grave et vraiment hasardeux. Dans ce même mois de septembre, +cette cour s'était signalée par un assassinat cynique, exécuté en +plein jour. Un Lignerolles, homme du duc d'Anjou, essaya de servir le +roi et de l'éclairer sur son frère. La mère et le fils parvinrent à +faire croire à Charles IX qu'il trahissait des deux côtés, et il le +leur abandonna. Ils le firent tuer devant tout le monde, de façon à +constater qu'il ne fallait pas se jouer à se mettre entre eux et le +roi. + +Ce fait sinistre disait le fond que l'on pouvait faire sur un homme +comme Charles IX, et prophétisait l'avenir. + + + + +CHAPITRE XXI + +COLIGNY À PARIS.--OCCASION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY + +1572 + + +Théodore de Bèze écrivait peu après la Saint-Barthélemy: «Que de fois +je l'avais prédite! que de fois j'en donnai avertissement!» + +Il était facile de prédire ce que les catholiques criaient dans toutes +les chaires dès le temps d'Henri II, ce que le nonce et le duc d'Albe +conseillaient depuis dix ans, ce que Pie V recommandait dans toutes +ses lettres, ce que Catherine, en 1568 (et sans doute plus tôt), +confiait en riant aux ambassadeurs italiens. Nul doute que cette cour +indigente n'eût cent fois amusé le pape de cet espoir pour en tirer de +l'argent. Catherine, du matin au soir, brocantait la Saint-Barthélemy. + +Comment donc ce vieux capitaine, prudent et expérimenté, blanchi dans +les affaires, alla-t-il se rendre à ses ennemis et se livrer lui-même? +Était-ce donc un enfant tout à coup, une petite fille niaise que cet +amiral Coligny? Ou bien voudra-t-on dire que son second mariage (dont +nous allons parler) lui avait amolli le coeur, et fait désirer la paix +à tout prix? que ce trop bon mari fut toujours poussé par ses femmes, +par l'une (on l'a vu) à la guerre, et par la seconde à la paix? + +De telles explications ne viennent guère à l'esprit, quand on a vu +seulement (aux excellents dessins Foulon) le visage de l'homme, son +ferme et douloureux regard, cette tête de juge d'Israël, cette face +étonnamment austère. + +Des données plus certaines sont d'ailleurs maintenant dans nos mains; +elles mettent en pleine lumière la chose essentielle: + +_La situation était changée entièrement_, et Charles IX avait +tellement intérêt à s'appuyer de Coligny, que celui-ci devait se +hasarder, livrer sa personne à la chance. + +L'occasion était la plus belle que la France eût eue depuis deux cents +ans. Les Pays-Bas s'ouvraient. Le duc d'Albe était dans une situation +épouvantable; il avait rencontré l'unanime, l'invincible résistance, +non plus des protestants, mais des catholiques. Lâchement trahi de son +maître, qui maintenant devant les Flamands faisait le bon, le doux, il +n'avait pas même la force de cacher son désespoir. Il en perdait +l'esprit, consultait les devins. «Il semblait près de rendre l'âme.» + +Maintenant un homme grave, le maréchal de Cossé, venait montrer à +Coligny que Charles IX lui tombait dans les mains, se remettait à lui +(par la haine surtout qu'il avait du duc d'Anjou). C'était par +Coligny, non par son frère, qu'il voulait faire l'expédition. + +Tout cela très-personnel à l'amiral, et très-peu au roi de Navarre +dont les historiens ultérieurs s'occupent fort, mais dont Charles IX +ne s'occupait pas du tout. Si bien qu'en invitant Coligny, il avait +oublié d'inviter Jeanne d'Albret et son fils, quoiqu'on parlât du +mariage. Catherine engage le roi Charles à être plus poli pour eux. +(Lettre d'avril 1571.) + +L'essentiel pour Charles IX était d'exclure son frère du commandement +de l'armée. Un seul homme pouvait cela, celui qui apportait lui-même +une armée en dot, et qui, de sa personne, avait montré dans la +dernière guerre un véritable génie militaire, un esprit inventif et +inépuisable en ressources, celui que l'Europe admirait, qu'on +célébrait même en Turquie. + +Charles IX donnait des gages réels, incontestables. Il négociait +partout contre l'Espagne, et en Angleterre, et à Venise, et en +Allemagne où il envoya Schomberg, et avec les Nassau. + +La reine mère elle-même, nullement favorable au projet de son fils, si +elle y était entraînée, y trouvait pourtant elle-même un avantage, la +fortune de Strozzi, son parent, qui eût coopéré à l'expédition de +Coligny avec une petite armée qu'on eût embarquée à Bordeaux. + +C'étaient là certainement des motifs sérieux pour s'avancer; non pas +des garanties certaines, mais d'assez fortes vraisemblances pour +qu'un chef de parti eût le devoir étroit et strict d'y hasarder sa +vie, de la jouer sur cette carte. + +J'ajouterai une chose triste, qu'il faut dire; je la dirai crûment. + +Il arrive qu'en révolution, où l'on s'éprouve et se connaît plus vite, +il y a un moment où l'on se connaît trop dans l'intérieur de son +parti, et où l'on est plus las des amis que des ennemis. + +Coligny connaissait parfaitement trois secrets qu'on va voir: + +1º La lassitude du protestantisme, et l'éloignement de la France qui +ne voulait pas de réforme morale. + +2º La duplicité d'Élisabeth et la malveillance de l'Angleterre. On +verra qu'au moment où Coligny allait hasarder tout contre Philippe II +et se jeter aux Pays-Bas, la jalousie anglaise travaillait déjà contre +lui. + +3º Même le prince d'Orange, celui qu'on lui associait dans +l'admiration, dans la gloire, ce très-grand personnage si bien nommé +le _Taciturne_ et dont on cherche encore le mot, quels que fussent ses +desseins profonds, eut des hésitations inexplicables, non-seulement en +1566, où il resta du côté espagnol, non-seulement en avril 72, où il +désapprouva la prise de Briel en Hollande (faite en partie par des +Français), mais encore en août il se montra assez froid aux avances de +Coligny qui espérait se joindre à lui. Coligny était sûr de Louis de +Nassau, mais nullement de son aîné, Guillaume d'Orange. + +Tout fondait dans ses mains. + +Pour ne reprendre ici que le premier article, le protestantisme +tarissait. Les sages et les prudents s'en étaient retirés. Restaient +les fous et les héros. + +Les grandes provinces si sages, la raisonnable Normandie, le Dauphiné +si avisé, n'en voulaient plus. L'affaire était décidément mauvaise. + +Le prince de Condé, qui n'était pas un traître, n'en avait pas moins +cruellement trahi, livré le protestantisme à son fatal traité +d'Amboise. En délaissant les villes, et ne réservant que les châteaux, +il avait tout perdu, les châteaux même. Le parti, ce jour-là , fut +coupé cruellement, et la tête isolée de la racine; la séve n'y monta +plus. Il lui fallut sécher. + +Et il se trouvait que cette tête qui restait pour faire le corps à +elle seule était justement la partie la moins propre à figurer le +protestantisme. Imaginez des saints comme Montbrun, le partisan +féroce, comme Mouvans, dont on a vu la _vendetta_ risquée dans Paris +en plein jour. Du moins de braves et dignes gentilshommes, comme +Lanoue, évidemment soldat, rien autre chose. Tout s'était transformé. +Coligny, qui avait employé sa vie à établir la discipline et mettre la +justice dans la guerre, se consumait à contenir les siens. Rien n'y +faisait. Voyant un de ses meilleurs capitaines qui pillait, il fondit +sur lui à coups de bâton. L'autre, fier gentilhomme, ne s'émeut (car +c'est Coligny), mais, sous le bâton même, il persiste à piller. +Comment faire autrement d'ailleurs? La réponse est prête: _Il faut +vivre_. Il faut nourrir l'armée. + +Tant de crimes pour punir le crime! tant d'excès pour établir +l'ordre!... Et si c'était ainsi sur terre et sous ses yeux, +qu'était-ce donc sur mer? La Rochelle, l'abri des martyrs, abritait +tout ce qui venait. Tout pirate du Nord se disait protestant, et, pour +voler en mer, jugeait tout navire espagnol. + +Aux Pays-Bas surtout, les nôtres, qui étaient là sans chef, se +livraient à la vie sauvage, où nous mène si aisément l'emportement +national. Ils prenaient sur les prêtres, les moines, les religieuses, +d'étranges représailles. Bien entendu, c'étaient Orange et Coligny qui +ordonnaient tout cela. + +«Désespère, et meurs!» Il ne pouvait même pas se dire ce mot, ni +s'affranchir comme Caton. Il était chrétien, condamné à vivre. + +Grand citoyen aussi, profondément Français. On le sut à sa mort; quand +on ouvrit son secret et son coeur, on trouva la patrie sanglante. + +Ce grand esprit, présent à tout, et sur qui toutes les misères d'un +peuple venaient retentir et frapper, sut trop pour son malheur. Les +calamités privées, qui étaient infinies, lui tombaient, goutte à +goutte, sur son front misérable qui ne pouvait plus les porter. + +Je me garderai bien de conter tout cela. Car le coeur du lecteur, +absorbé et perdu dans ce cruel détail, n'entendrait plus et ne +comprendrait plus, laisserait échapper le fil central et la pensée du +temps que j'ai peine à lui faire tenir. Qu'on lise seulement la fuite +de Toulouse. Qu'on lise l'expulsion des pauvres familles d'Orléans, +chassées et poussées à la Loire sous l'épée catholique, leur terreur, +quand, arrêtées au fleuve, elles virent un noir nuage de cavaliers qui +venaient à toute bride. Par bonheur, dans les cavaliers, ils +démêlèrent des dames et devinèrent que c'étaient leurs amis, d'autres +protestants fugitifs, des frères, des protecteurs. Tous réunis se +jetèrent à genoux, au bord du fleuve, et chantèrent le psaume de la +sortie d'Égypte. Mais les sanglots, les pleurs, ne permettaient pas de +chanter. + +Lui aussi avait eu sa fuite, quand, en 1568, avec Condé, ils +traînaient leurs petits enfants d'un bout à l'autre du royaume. Vraie +image de la France, la famille de Coligny fut cruellement émondée, +coup sur coup. Il avait perdu, en 1568, sa sainte femme. En 1569, +l'honnête et digne Dandelot, premier soldat de France, dont quelques +nobles lettres montrent qu'il eût été éminent, même sans un tel frère, +Dandelot meurt, empoisonné, dit-on. Chose peu invraisemblable, puisque +les Guises montraient partout un homme pensionné exprès pour +l'expédier; pour Coligny, autre assassin spécial. En 1571, à Londres, +meurt le bon Odet, l'ex-cardinal, le protecteur des lettres, aimé de +tous, en qui fut moins l'âpreté de la Réforme que le doux esprit de la +Renaissance. Empoisonné aussi, personne n'en douta. Ainsi cette belle +trinité d'hommes si différents, si unis, la voilà rompue et détruite. +Il reste, sur son foyer brisé, avec quatre orphelins en deuil. + +Restait-il? vivait-il? On a vu qu'à la dernière campagne il avait +succombé aux fatigues. C'est en litière qu'il revint du fond du Midi +vers le Nord, et jusqu'à trente lieues de Paris. Ombre redoutable, +mais ombre déjà . Il avait un pied dans la mort. + +Cela se voit au beau portrait. Il est marqué aux joues d'un triste +rouge qui dit son mal profond, un mal d'entrailles qui prend l'homme +à la base, à ce creuset vital où nos émotions versent l'eau-forte que +ne contient nul vase, qui mangerait le fer et le diamant. Un pli au +front, aux tempes dégarnies des veines bleues, saillantes, accusent un +amaigrissement, disons plus, une diminution de la personne. C'est un +homme réduit, très-frappé et qui se survit. Mais, tout luxe vital +ayant fondu, l'homme intérieur se révèle mieux, il apparaît lui-même. +_Eripitur persona, manet res._ + +Oui, plus claire que ne fut jamais le Coligny entier, est cette ombre +de Coligny. + +L'oeil gris, pensif, contient toutes les souffrances du temps. Ce +qu'il a vu, cet oeil, de douloureux, d'horrible, qui le dira? Et il +l'a vu comment? non pas en général, de haut, mais dans l'affreux +détail, avec le positif d'un esprit à qui rien n'échappe, qui a sondé +à mort les misères et la honte de son propre parti. + +Ce dessin ne donnant que le masque, ni cou, ni cheveux, ni coiffure, +la tête semble d'un décapité, comme elle fut quand on la trancha pour +la porter à Rome. Elle a l'air de vous regarder du fond de l'autre +monde, dans la force définitive de celui sur qui on ne peut plus rien. + +Mort ou vivant, _il est_, et on ne l'abolira pas; car il est un +principe. Une chose éternelle est en lui. + +C'est pour cela qu'on voudra le tuer; car, on voit bien, à ce fixe +regard, on voit à ce menton si arrêté, à cette bouche serrée d'une +résolution indomptable, que cet homme se sent assis sur le _rocher des +siècles_. On essayera le fer, et on l'y brisera. + +Ce portrait final donne les âges et les révolutions par lesquelles il +en est venu là . Gentilhomme d'abord, on le voit à la peau; puis tanné +et hâlé par places; colonel général de l'infanterie, il a marché à +pied avec le peuple, combattu avec lui; son capitaine, mais non son +complaisant; juge inflexible du soldat; l'oeil et la bouche restent +tristes et amères de tant d'arrêts de morts qu'il lui a fallu +prononcer. + +Car il ne faut pas s'y tromper, cette tête infiniment austère d'un +Christ des guerres civiles n'est pas douloureuse seulement; elle est +extrêmement redoutable. C'est le Christ de la Loi, sans cruauté, mais +résigné à la justice, et qui en acceptera toutes les conséquences, +résigné à la punition des ennemis du droit et de Dieu. + +Représentez-vous maintenant cet homme de justice à la Rochelle, en +plein nid de corsaires, dans le pêle-mêle et le chaos sanglant de la +révolution maritime, d'une guerre atroce sans loi et sans merci, par +un peuple mêlé, sans nom... + +Représentez-vous cet homme politique, chrétien, mais citoyen, +affranchi par la guerre et la longue expérience de ses dépendances +génevoises qui, en 1560, l'avaient tant entravé. Voyez-le parmi les +ministres fort divisés entre eux, les uns lui commandant la paix, les +autres conseillant la défiance. + +Une question profonde agitait aussi la Réforme. Le peuple, admis +primitivement aux consistoires qui gouvernaient l'Église, pouvait-il y +rester, siéger près des ministres, et avec eux se gouverner lui-même? +Bèze et Genève disaient non, et croyaient la chose mauvaise dans le +nouvel état des moeurs. Le fameux professeur Ramus (qui avait suivi +et servi puissamment Coligny dans sa dernière campagne) voulait que +l'on maintînt la démocratie de l'Église. + +Qu'en pensait Coligny? Nous l'ignorons. Mais sur un autre point, il +avait délaissé Genève. Une lettre de Ramus à Bullinger (3 mars 1572) +nous apprend que l'amiral en était venu à préférer la foi des Suisses, +foi qui (sous forme théologique encore) n'était pas moins la pure +philosophie et l'antimysticisme, supprimant dans l'hostie la +_substance_ divine, ne voyant dans la Cène qu'un simple souvenir. + +Grand changement! On ne peut imaginer aujourd'hui par quels +déchirements les hommes d'alors s'affranchissaient de cette poésie +antique. Si Coligny en vint là , son coeur en dut saigner. Il lui +fallait, avec ce dogme, arracher ses amitiés mêmes, laisser là les +docteurs, les martyrs qui l'avaient soutenu, qui avaient combattu, +souffert avec lui. Isolé dans la grande crise qui le menait à la mort, +il n'eut plus d'appui que son propre coeur. + +Les femmes ont une seconde vue. Une femme sembla avoir deviné tout +cela. Du fond de la Savoie, d'un vieux manoir des Alpes, madame +d'Antremont déclare à l'amiral qu'elle veut épouser un saint et un +héros, et ce héros, c'est lui. Le duc de Savoie s'y oppose. Elle s'en +moque, laisse ses biens, arrive à la Rochelle. Comment repousser un +tel dévouement? + +C'était tard, oh! bien tard! C'était épouser le tombeau. Mais tous, +d'un avis unanime, l'Église et les amis, voulurent qu'il se remariât. +Madame d'Antremont avait des châteaux en Savoie, une place forte en +Dauphiné, au passage des montagnes. Elle apportait en dot des +positions redoutables qui pouvaient servir le parti. + +Coligny était trop honnête homme pour n'épouser que ses fiefs. Il aima +fort tendrement celle qui adoptait ses enfants. + +Il lui en laissa un. Elle devint enceinte en mars 1572. + +Elle emporte dans l'avenir, pour sa couronne historique, avec les +persécutions terribles qu'elle eut plus tard, la lettre touchante +qu'il lui écrit la veille de la Saint-Barthélemy. Saint souvenir! qui +montre que les grands sont les plus tendres, et tout ce qu'il y a +d'amour dans le coeur sacré des héros. + +C'est au milieu de cette situation étrange, de cette sombre lueur d'un +bonheur tellement tardif, que la pressante invitation du roi vint le +trouver à la Rochelle. Charles IX le reçut comme il eût fait de son +sauveur, lui jeta toutes les grâces, pour lui, pour le parti. Et, en +effet, si la chose eût tenu, Coligny l'aurait sauvé de sa mère et de +son frère; il ne serait pas devant l'histoire _le roi de la +Saint-Barthélemy_. + +Coligny à la cour, c'était un phénomène, déjà presque un scandale. +Mais qu'était-ce donc de le mettre à Paris? Cependant il le fallait +pour la victoire des protestants. Il fallait montrer à la grande ville +celui qui, avec deux mille hommes, l'avait bravée, défiée, réduite à +s'enfermer, pendant qu'il brûlait La Chapelle. La grosse bourgeoisie, +depuis sa fuite ridicule de la plaine Saint-Denis, ne lui pardonnait +pas. Le commerce ne l'aimait point parce qu'il hait toute guerre. Pour +le peuple ecclésiastique, le clergé si nombreux, les moines et +tonsurés de toute sorte, les vieilles et les bons pauvres, l'entrée de +Coligny était l'abomination de la désolation, la fin du monde. Le ciel +allait crouler, et la foudre écraser la ville. + +Il n'entra pas moins à Paris, à la droite de Charles IX. Et son +premier acte indiqua qu'il ne composerait jamais. + +En arrivant rue Saint-Denis, non loin des Innocents, il vit un +monument exécrable de fanatisme, une pyramide infamante élevée à la +place où avait été la maison de Gastine, un malheureux marchand, brûlé +par une assemblée de protestants tenue chez lui. Sur une plaque de +bronze on y lisait l'arrêt du parlement. Coligny attesta le traité +récent par lequel de tels arrêts devaient être effacés. Grand +embarras. Cette pyramide portait au sommet une croix. On n'allait pas +manquer de dire, si elle était détruite, que la croix, la croix +parisienne était frappée par les impies vainqueurs. On respecta la +croix, mais on la transporta avec la pyramide sous les charniers des +Innocents (décembre 1571). + +Le prévôt des marchands, qu'on chargea de faire la chose de nuit, +discrètement, était justement un Marcel qui, plus tard, déchaîna la +Saint-Barthélemy. Il avertit son monde. Et le matin, il y eut, sur la +place, quelques centaines de coquins pour figurer le peuple, soutenir +_l'honneur de Paris_. Ils soutinrent cet honneur en volant et pillant +quelques maisons du voisinage. Absorbés dans ce pieux travail, ils ne +virent pas le gouverneur de la ville, Montmorency, qui fondait sur +leur dos avec sa cavalerie. Quoique armés jusqu'aux dents, ils ne +résistèrent pas. Plusieurs restèrent sur le carreau; un seul fut pris, +pendu aux grilles d'une fenêtre, et resta là , pour salutaire exemple. + +Les Audin, Capefigue, etc., ont tant dit, répété que c'est le peuple +qui a fait la Saint-Barthélemy, qu'on finit par le croire. Une chose +montre pourtant que ce peuple était divisé. Il y avait le peuple +libre, et le peuple des confréries. Une émeute éclata contre les +Italiens, dont certains hôtels furent pillés. Le bruit courut qu'ils +volaient des enfants pour les tuer et en fournir le sang à la reine +mère et au duc d'Anjou, à qui les médecins ordonnaient, pour +l'épuisement, des bains de sang humain. Telle était, chez les +Parisiens, la popularité du vainqueur de Jarnac, du héros catholique. + +Donc Paris était divisé. Et, si on laissait aller les choses, la +grande masse peu à peu inclinerait au parti vainqueur. Coligny +arrivait avec la force du succès et de la révolution. Le roi +d'Espagne, avec son grand bruit de Lépante, n'en était pas moins +écrasé partout. + +En Espagne d'abord, où il ne comprima les Maures qu'en leur faisant +des concessions. + +Dans le Levant ensuite. Les Turcs gardèrent Chypre et refirent leur +flotte. Le grand vizir disait plaisamment: «Nous vous avons coupé un +membre, qui est Chypre; vous n'avez fait, en détruisant des vaisseaux +si vite refaits, que nous couper la barbe; elle a poussé le +lendemain.» + +Mais Philippe II était bien plus malade aux Pays-Bas. Nous l'avons +dit, le duc d'Albe devenait fou de désespoir; Élisabeth arrête son +argent au passage. Les corsaires lui saisissent en une fois cinq cent +mille écus. Sommée de faire réparation en chassant les corsaires, +Élisabeth, pour réparation, lui lance de ses ports les _gueux de mer_, +qui, n'ayant plus d'asile, débarquent en Zélande même et prennent +Briel (1er avril). Le 11 avril, malgré la reine mère, Charles IX signe +le mariage de sa soeur Marguerite et du roi de Navarre, le 29, +l'alliance anglaise. + +L'Espagne était bafouée de deux côtés. + +En Angleterre, on procédait contre son duc de Norfolk, prétendu de +Marie Stuart. + +En France, Charles IX souriait des menaces de l'ambassadeur espagnol, +et disait: «Je suis prêt à tout.» (Languet, I, 177.) + +Cependant l'Espagne, ayant régné si longtemps en France, y gardait des +racines. Elle avait d'un côté les Guises, de l'autre le parti d'Anjou. +Tavannes, l'homme de Montcontour, qui se croyait vainqueur de Coligny, +ne digérait pas la paix que son vaincu avait victorieusement imposée. +Ils se rencontraient sur le quai, devant le Louvre, à la tête de leurs +gentilshommes. Un jour Coligny, franchement, dit à Tavannes: «Qui ne +veut pas la guerre avec l'Espagne, a dans le ventre la croix rouge» +(c'est-à -dire la croix espagnole). Tavannes, qui était un peu sourd, +se dispensa d'entendre. Mais il alla disant que Coligny lui cherchait +querelle pour le tuer. + +Par un tel mot, sévère et mérité, de l'amiral aux hommes du duc +d'Anjou, la guerre était constituée sur le pavé de Paris entre eux et +les protestants. Cette petite cour jalouse ne manquera pas de +justifier l'accusation de Coligny en révélant ses projets jour par +jour au duc d'Albe, et s'associant intimement aux Guises pour le +meurtre de l'amiral. + +Celui-ci tenait Charles IX pour le moment. Il le gagna d'emblée par +deux choses qui ne pouvaient manquer d'entraîner un jeune homme. _Il +se remit à lui entièrement_: + +1º Dans un mémoire commencé à la Rochelle et toujours continué depuis, +Coligny déclarait au roi que, non-seulement l'Espagne, _mais +l'Angleterre_, était l'ennemie de la France, dont il fallait toujours +se défier. + +Ce mémoire n'était pas entièrement achevé à sa mort. Mais Coligny +certainement, dans ses longues conversations avec le roi, lui en avait +dit la substance. + +Charles IX avait pu comprendre que l'amiral n'était nullement un +aveugle sectaire, mais avant tout un bon Français, un protestant sans +doute, mais encore plus un grand et excellent citoyen. Pendant que la +plupart des protestants mettaient tout leur espoir dans l'alliance +anglaise, disant, la larme à l'oeil (à Walsingham), que sans elle ils +étaient perdus, Coligny déclarait qu'il ne se confiait qu'à la France +et au roi. + +2º Et cela, il le prouvait en rendant, malgré les répugnances et les +défiances de son parti, les places de sûreté qu'il avait dans les +mains. + +Était-ce une imprudence? Non. Trois petites places qu'il rendit +n'étaient pas une garantie sérieuse. On rendait peu de chose pour +acquérir beaucoup, la volonté royale et la direction de la monarchie. + +Lorsqu'au 1er avril les _gueux de mer_, Hollandais et Français, +renvoyés des ports d'Angleterre sur les réclamations du duc d'Albe, +s'emparèrent de Briel et prirent pied en Zélande, ce succès du +protestantisme encouragea tellement Charles IX, l'entraîna tellement +sous l'ascendant de Coligny, qu'il fit la démarche la plus décisive. +L'agent français déclara de sa part _qu'il protestait_ contre la +tyrannie du duc aux Pays-Bas, _et que, s'il ne supprimait son impôt du +dixième, la France rompait avec l'Espagne_ (Morillon à Granvelle, 15 +avril 1572). Intervention hardie, violemment révolutionnaire, qui +équivalait à un appel aux armes, à une promesse de soutenir les +insurgés. Le 17 juin encore, l'ambassadeur de France à Madrid menaçait +Philippe II (_Ibidem_). + +L'affaire de Briel, quoique désapprouvée du prince d'Orange, qui +n'était pas préparé à la soutenir, n'en commença pas moins le +soulèvement de la Hollande et de la Zélande. Nos huguenots, sous +Lanoue, surprirent Valenciennes le 15 mai, et Louis de Nassau, le +bouillant frère du prince d'Orange, moins en rapport avec lui qu'avec +nous, par un coup hardi s'empara de Mons (25 mai). + +Charles IX semblait protestant. Le pape refusant la dispense pour le +mariage de Navarre, il dit qu'on s'en passerait. Malgré la haute +opposition du pape, malgré la sourde résistance de Catherine et +d'Henri d'Anjou, il poursuivait l'affaire. La reine mère ne réussit +pas à la faire avorter. La mort même de Jeanne d'Albret, empoisonnée, +dit-on, et qui le fut au moins d'ennui et de dégoût, ne put rien +arrêter (9 juin). Le roi avait signé le mariage le 6 avril, et le fit +le 18 août. + +Il ne voulait pas moins sincèrement le mariage de son frère Alençon +avec la reine Élisabeth. Ce qui ne permet pas d'en douter, ce sont les +présents magnifiques qu'il fit aux envoyés anglais. Dans cette cour +nécessiteuse, l'argent, jeté ainsi, prouve mieux qu'aucune chose qu'il +y avait bonne foi et une volonté sérieuse. + +Ainsi, d'avril en juin, Charles IX suivait réellement le flot montant +de la révolution, fortement entraîné et remorqué par Coligny. + +La reine mère et son duc d'Anjou faisaient semblant de suivre. + +Plusieurs lettres de Catherine montrent qu'elle était fausse; +d'autres, qu'elle était hésitante, embrouillée dans ses propres ruses. + +Qu'on lise sa lettre du 5 juin à Élisabeth. Au moment où, par des +dépêches innombrables et par une ambassade solennelle, elle présente +pour époux à la reine son fils Alençon, elle lui écrit une lettre où +elle ne parle que d'Henri d'Anjou, de la romanesque hypothèse où Henri +épouserait Marie Stuart, qui serait adoptée comme héritière par +Élisabeth, de sorte qu'Henri, qui n'a pu être époux d'Élisabeth, se +trouverait son fils adoptif! + +Inexplicable lettre, d'une mère si aveugle, qu'elle perd de vue +également la politique et le bon sens. À quel point faut-il croire +qu'elle ignore la nature humaine, pour supposer qu'Élisabeth, dont +tous les mots et tous les actes sont brûlants de haine pour Marie +Stuart, change au point d'en faire sa fille?--et cela en la mariant à +ce Henri d'Anjou qui vient de donner à Élisabeth la mortification d'un +refus? + +Cette lettre inepte, qui met bien bas cette fameuse Catherine, nous +révèle que l'ambassade devait proposer à la reine d'Angleterre +d'épouser Alençon, pour avoir des enfants, des héritiers? non pas; +mais en prenant pour héritière sa rivale abhorrée, qu'eût épousée +Anjou. + +Combinaison très-digne de Bedlam et de Charenton! Admirable, à coup +sûr, pour irriter Élisabeth, qu'on suppose trop vieille pour +qu'Alençon en ait des enfants. + +Voilà les mains dans lesquelles était la France, ineptes, vacillantes +et perfides. Rien n'avançait et rien ne se faisait. Henri d'Anjou, +toujours lieutenant général du royaume, chef de l'armée, n'était que +trop à même d'éluder, de tromper les résolutions de Charles IX. La +reine mère alléguait à son fils la nécessité de voir d'abord ce +qu'allait faire une armée espagnole que Philippe II préparait _contre +les Turcs_, mais qui ne partait pas. + +On permit seulement à des volontaires protestants d'aller secourir +Mons, menacé par le duc d'Albe. Genlis, qui devait les conduire, vint +déguisé prendre à Paris les ordres du roi. Le lendemain, on le savait +à Bruxelles, la chose était publique. Tant le conseil privé du roi +était soigneux d'avertir le duc d'Albe. Nos protestants, livrés ainsi +d'avance, furent battus devant Mons; une partie seulement parvint à +entrer dans la ville (9 juillet). + +Jamais petit événement n'eut de si vastes résultats. + +Charles IX, qui venait d'écrire à son ambassadeur à Londres de régler +avec Élisabeth _le partage des Pays-Bas_ (Fénelon, VII, 301), écrit +bien vite: «La guerre se fera en Flandre, mais _pas de mon côté_. Du +reste, si la reine a des vues sur les Pays-Bas, je n'y mets nul +obstacle.» + +De son côté, Élisabeth (22 juillet) ne sait plus si elle veut se +marier, elle s'aperçoit de la disproportion d'âge. + +Ainsi tout est glacé. On avait jeté à Flessingue quatre cents Anglais +et cinq cents Français. La France et l'Angleterre veulent les +rappeler. + +Catherine, enhardie par le découragement de son fils, croit l'occasion +favorable pour faire éclater la querelle domestique. Elle pleure, +gémit des apartés du roi, de ses conseils secrets avec Coligny. Elle +voit bien que son fils la quitte, qu'il n'a plus besoin d'elle. Eh +bien, qu'on la laisse donc retourner à Florence et y mourir! Elle +part, en effet, et s'arrête à deux pas. Le roi, qui n'avait jamais +rien fait, jamais écrit ni travaillé, qui était habitué à la voir tout +écrire, se crut perdu; il ne pouvait se passer d'une telle mère, d'un +tel scribe. Il court après, l'apaise et la ramène. + + + + +CHAPITRE XXII + +LES NOCES VERMEILLES + +Août 1572 + + +Le génie indomptable que Coligny avait déployé après Montcontour, où +il partit d'une défaite pour courir la France en vainqueur, le +dévouement tout personnel qu'il montra jeune à Saint-Quentin, où il +couvrit la France de son corps, il les montra encore en juillet et en +août 1572. De son corps et de sa personne il couvrit son parti. + +S'il eût seulement bougé de Paris, tout le Nord, qui avait les yeux +sur lui, eût lâché pied. Élisabeth, d'abord, eût reculé; elle parlait +d'abandonner Flessingue, d'en rappeler ses Anglais. Le prince d'Orange +eût reculé. S'il s'aventura dans les Pays-Bas, et fit sa pointe hardie +en Brabant, en Hainaut, c'est qu'il gardait l'espoir des douze mille +arquebusiers que lui promettait Coligny. Toutes ces villes de Hollande +et de Zélande qui venaient de se déclarer avaient la confiance que les +Français allaient serrer le duc d'Albe et le retenir au Midi. + +Le seul séjour de Coligny à Paris, et l'attente qui en résultait, +donnaient une force énorme au parti protestant. + +Il avait perdu un millier d'hommes, il est vrai, devant Mons. Mais il +triomphait en Hollande et dans les pays maritimes. + +Il ne faut pas s'y tromper, ces succès, cette ardeur volcanique qui +saisit la calme Hollande, tinrent en grande partie au débordement du +grand parti protestant français qui se répandait dans le Nord. Les +nôtres sont alors partout. Et le premier secours que le prince +d'Orange envoya à Flessingue, fut un corps de cinq cents Français. + +Situation étrange! Le parti s'extravase au nord; le chef reste à +Paris, à peu près seul. + +Le prince d'Orange, si parfaitement informé, dit que l'amiral n'avait +gardé à Paris _que six cents gentilshommes_. Plusieurs avaient des +domestiques; quelques-uns, qui étaient des grands seigneurs, avaient +leur maison. Ce n'était guère plus de deux mille épées qui restaient +près de Coligny. + +L'agent intelligent que Granvelle, alors éloigné, conservait à +Bruxelles pour lui rendre compte de tout, le prêtre Morillon, lui +écrit qu'on doute que Coligny envoie les siens contre le duc d'Albe, +_qu'il ne ferait finement de se tant désarmer_. Finement? Non, sans +doute. L'amiral ne fit pas finement. Le prêtre Morillon et le prêtre +Granvelle auraient été plus fins. Ils eussent gardé une armée autour +d'eux. + +On voit que ces deux politiques, Granvelle et Morillon, ne regardent +que la Belgique. Granvelle écrit (11 juin): «Tout l'espoir que nous +avons est que _ceux des Pays-Bas ne voudront pas être Français_.» +Prévision très-juste. À la déroute de Genlis, ou vit les paysans du +Hainaut tomber sur les vaincus, égorger leurs libérateurs; les prêtres +faisaient accroire à ces idiots que nos protestants français venaient +faire un massacre général des catholiques. + +Mais si les nôtres échouèrent en Belgique, ils réussirent à merveille +en Hollande. Partout, dans ces villes du Nord, nos Français se jettent +intrépidement, et ils ne contribuent pas peu à ces résistances +désespérées dont la Hollande étonna le monde. Elle commence dès lors, +cette France hollandaise, si glorieuse pendant cent cinquante ans. + +Là échoua tout prévision; le calcul de Granvelle, très-bon pour la +Belgique, est faux pour la Hollande. De plus en plus, ces éléments +s'associeront; il se fera un admirable mariage, de cet ardent élément +français, de vive étincelle d'héroïsme méridional, avec la force +hollandaise, l'héroïque persévérance du Nord. Et c'est pourquoi la +Hollande fut la pierre de la résistance, l'asile universel et le salut +du genre humain. + +Le sacrifice de Coligny a porté ses fruits. Son sang n'a pas été +perdu. Son obstination courageuse à rester à Paris en juin, en juillet +et en août 1572, avec tel péril que tout le monde voyait, fit +l'espérance même, l'audace et l'élan du parti. + +Par les lettres du prince d'Orange, par la correspondance (inédite +encore) de Granvelle, par les dépêches anglaises, etc., toute la +situation est dévoilée. Il y avait des raisons contraires, et +très-équilibrées, pour espérer et craindre. L'amiral eût été ridicule +à jamais, s'il eût quitté Paris. En restant, il pourvut à son honneur, +il servit grandement son parti, il agit comme on doit, dans les +circonstances douteuses, avec une prudence héroïque. + +En août, on se remettait du petit échec de juillet. L'affaire de Mons +paraissait, ce qu'elle était, minime. Malgré l'échec, la ville n'en +avait pas moins été secourue. + +Charles IX, un peu remonté, était déterminé à tenir sa parole, à faire +le mariage de Navarre et à envoyer des troupes en Belgique. Il y avait +un commencement d'exécution. Morillon l'écrit à Granvelle (11 août): +«On fait de grands apprêts en Champagne. Il y a vingt-quatre pièces +d'artillerie en fonte pour venir sur Luxembourg, où il n'y a +personne.» + +Si les choses n'allaient pas plus vite, c'est que l'argent manquait; +c'est qu'on craignait que D. Juan d'Autriche, au lieu d'embarquer ses +Espagnols contre le Turc, ne les amenât par le chemin qu'avait suivi +le duc d'Albe, par la Savoie et la Franche-Comté (Morillon). En tenant +des forces en Champagne, Coligny répondait aux deux éventualités; ou +il attaquait D. Juan, ou il attaquait Luxembourg, et secondait le +prince d'Orange. + +Les Anglais, rassurés aussi vite qu'ils avaient été effrayés, +retombaient dans leur péché éternel de nature, la sournoise et +haineuse jalousie de la France: «Il est impossible, humainement +parlant, que les Français ne réussissent pas, dit Walsingham. Mais les +princes allemands y auront l'oeil. Ils forceront bien la France de se +contenter de la Flandre et de l'Artois. L'Angleterre aura la Hollande. +Pour le Brabant et tout ce qui dépendait de l'Empire, on le donnera à +quelque prince d'Allemagne, qui ne peut être que le prince d'Orange.» + +Burleigh (la pensée même d'Élisabeth) avait déjà écrit à Walsingham: +«Il faut que les Pays-Bas s'affranchissent eux-mêmes et non par +d'autres.» Enfin, un agent anglais avait dit sèchement à l'amiral +lui-même: «Vous ne commanderez pas en Flandre, nous ne le souffrirons +pas.» + +Ce qui est bien plus fort, c'est que Guillaume d'Orange, à qui Coligny +faisait envoyer de l'argent français, et que tout le monde croyait +l'_alter ego_ de l'amiral, paraît très-froid pour lui. Il nous apprend +dans une de ses lettres que Coligny le prie de ne pas combattre avant +leur jonction, et ajoute: «En cela, j'agirai selon que je verrai les +commodités et occasions.» + +Telle était la situation de l'amiral pendant qu'il couvrait de son +corps la cause protestante. L'Angleterre lui était déjà hostile, +l'Allemagne jalouse et ses amis très-froids. En revanche, ses ennemis +d'une ardeur furieuse. À Paris, à Bruxelles, on se sentait perdu sans +un assassinat. + +Il n'y a pas à en douter. Les lettres de Morillon le disent assez +clairement. «Le duc d'Albe est désespéré. On a mandé son fils. Son +secrétaire n'ose pas rester seul avec lui; à chaque nouvelle, on +dirait qu'il va rendre l'âme. Ce qui me déplaît, c'est qu'il écoute +les devins, la nécromancie. Ils disent qu'on va regagner tout par +enchantement. On se vante qu'avant _quinze jours_ on verra merveille.» + +Ceci est écrit le 10 août. Ajoutez _moins de quinze jours_, vous avez +le 24. C'est le jour précis du massacre qui fut cette _merveille_. + +On a bonne grâce à prédire quand on fait l'événement! + +Dès le commencement d'août, sous le prétexte des noces prochaines, +l'armée des Guises est entrée dans Paris, je veux dire les bandes +nombreuses que cette riche maison, du revenu de ses quinze évêchés, et +dans ses terres, ses fiefs, ses innombrables seigneuries, nourrissait +et gardait en armes. Quelques-uns étaient des _bravi_, comme Maurevert +et Attin, pensionnés pour tuer Coligny et son frère. La grande masse +étaient de pauvres gentilshommes, gueux nobles et mendiants bien nés, +que les cardinaux de Lorraine et de Guise, les princes de la famille, +Henri de Guise, Aumale, Elbeuf, etc., tenaient en meutes, avec leurs +dogues, pour les lâcher au jour utile. Ajoutez une grande clientèle de +serviteurs volontaires et désintéressés de la famille, de gros corps +de noblesse picarde et autre, qui venaient d'amitié _accompagner_ MM. +de Guise et les garder. Un seul gentilhomme, Fervaques, un furieux +Picard catholique, leur amenait de son pays un renfort de vingt ou +trente épées. + +Tout cela logé autour des Guises, ou chez le clergé de Paris, les uns +chez les chanoines, aux cloîtres Notre-Dame, Saint-Germain-l'Auxerrois; +les autres chez les moines, dans les grands bâtiments des +abbés-princes, chez les curés enfin, où ils se trouvaient en rapport +avec les gros bourgeois et les meneurs des confréries. + +Ils se trouvaient ainsi groupés d'avance, ayant appui dans la +population. + +Au contraire, les protestants, gens du Midi et de l'Ouest, logeaient +où ils trouvaient logis, étaient fort dispersés, comme perdus dans la +grande ville. Quelques-uns cependant s'obstinèrent à rester dehors, au +faubourg Saint-Germain. + +Dans une situation si menaçante, Coligny oserait-il exiger de son +jeune roi la chose redoutée des catholiques, la chose épouvantable qui +marquait la victoire du protestantisme, les noces de Navarre, le +_premier mariage mixte_ entre les deux religions, la solennelle +reconnaissance qu'un protestant est homme, et non un monstre, +l'introduction hardie du petit prince de montagne, semi-paysan +béarnais, dans l'alcôve du Louvre, dans le lit de la Marguerite, qui +affichait très-haut son mépris, son dégoût? + +Rien n'arrêta l'homme de bronze. Il somma le roi de sa parole, et la +lui fit tenir. + +Les simples fiançailles (17 août) produisirent déjà une explosion dans +Paris. Avec des hurlements terribles, l'armée des aboyeurs, déchaînée +dans toutes les chaires, cria que Dieu ne souffrirait pas cet +exécrable accouplement, que la colère du ciel allait tomber, qu'on +verrait des torrents de sang. + +Quels étaient ces prédicateurs de la Saint-Barthélemy? La première +place entre eux est due certainement à l'évêque Sorbin, à l'évêque +Vigor, qui la prêchaient depuis douze ans. La seconde aux jésuites, le +vrai poignard de Rome; Auger, l'un d'eux, fit, à lui seul, la +Saint-Barthélemy de Bordeaux. + +Mais le plus véhément de tous, un prêcheur de grande éloquence, plein +de feu, plein d'esprit, puissant acteur, brûlant parleur, fut le +cordelier Panigarola, dont nous avons les oeuvres. C'était un jeune +Milanais, un mondain effréné, connu par un duel douteux et fort +sinistre d'où il sortit peu net, en ceignant le cordon de +Saint-François. Pie V, le plus violent des papes, le plus fixe au +massacre, et qui en suit l'idée dans toutes ses lettres, ayant entendu +Panigarola, crut que ce comédien terrible était l'homme même de la +chose. Il fit pour lui ce que jadis on avait fait pour Loyola. Il +l'envoya, _comme étudiant_, à Paris. L'étudiant ne fit qu'enseigner; +sa chaire tonnante enseigna le massacre et professa l'oeuvre de sang. + +Les voix bruyantes de ces enfants perdus ne donnent pas le dessous des +choses. Quels étaient ceux qui travaillaient Paris, qui informaient +Bruxelles, qui donnèrent à l'Espagne la première nouvelle du massacre? +Sans nul doute, ceux qui, dès 1560, sollicitaient l'assistance de +Philippe II (V. plus haut). Parti riche, à lui seul énormément plus +riche que le roi, la cour et le gouvernement, et qui les emportait +légers comme une paille, qui entraînait tout par l'argent, par la +force d'un patronage immense. Parti qui précipitait Guise et l'animait +par la concurrence d'Henri d'Anjou; parti qui rassurait le duc d'Albe +et lui promettait le massacre au plus tard pour le 24 août. +(_Morillon, lettre du 10._) + +Le roi même était menacé. Sorbin disait en chaire que, s'il faisait +les noces, il en serait de lui comme d'Ésaü, que Dieu dépouilla de son +droit d'aînesse pour le transférer à Jacob. + +D'autre part, Coligny le tenait, ne lâchait pas prise. Il agissait sur +lui par l'honneur, par la confiance excessive et illimitée. Ayant +rendu les places de sûreté, il avait tiré sur le roi (si le roi était +gentilhomme) une lettre de change qu'il fallait payer ou mourir. + +On disait de tous les côtés à Coligny qu'il se perdait en exigeant +cela. Il répondait froidement: «Je suis assez _accompagné_, si je n'ai +affaire qu'à MM. de Guise.» + +Charles IX, alarmé, fit venir au Louvre le chef de la famille, Henri +de Guise, et, Coligny présent, pria et somma le jeune homme de se +réconcilier sincèrement avec cet illustre vieillard, ce grand homme en +cheveux blancs, qui toujours avait protesté qu'il n'avait pas fait +tuer son père. Henri, sans hésiter, donna la main à Coligny, et prouva +ce jour-là sa descendance maternelle, la parenté des Borgia. + +On disait dans le peuple «que les noces seraient _vermeilles_,» +qu'elles n'auraient pas lieu, ou seraient marquées d'un combat. Elles +se firent paisiblement à Notre-Dame. + +Charles IX affirma que le pape donnait la dispense, qu'elle allait +arriver, et le cardinal de Bourbon n'osa plus résister. La cérémonie +se fit sous le ciel, sur un échafaud magnifique qu'on avait dressé au +Parvis. Marguerite, qui appartenait de coeur aux Guises et à son frère +Anjou, s'obstina (dit-on) à ne pas dire: Oui, et ce fut Charles IX +qui, d'un mouvement brusque, lui fit baisser la tête et consentir en +apparence. Pendant la messe, Coligny et le roi de Navarre restèrent à +l'Évêché. Après, ils entrèrent dans l'église. De Thou, alors enfant, +vit et entendit Coligny, qui, voyant aux murailles les drapeaux de +Jarnac et de Montcontour, disait: «Nous en mettrons d'autres à la +place, plus agréables à voir,» parlant des drapeaux espagnols. + +Le miracle infaisable s'était fait cependant, et l'on s'était passé du +pape. Le parti papal, espagnol, était poussé à bout. Dans son +exaltation furieuse, la coterie des futurs Ligueurs dit le jour même à +Notre-Dame, aux protestants restés hors de l'église: «Vous y entrerez +bientôt malgré vous.» + +Le massacre était arrêté certainement, que la cour le voulût ou non. +Du reste, la reine mère ne refusait nul acte préalable. Le soir des +noces, on fit signer au roi une lettre aux gouverneurs, pour arrêter +_tout courrier ou tout autre_ qui passerait les monts _avant six +jours_. Calipuli affirme que cette lettre fut envoyée à tous les +gouverneurs, dans toutes les directions. On dut faire croire à Charles +IX, à l'amiral peut-être, qu'il était important que don Juan +d'Autriche, l'Espagne, l'armée espagnole, qui d'Italie nous menaçait, +ignorassent le départ de nos troupes pour les Pays-Bas. + +Le massacre pouvait-il se faire, sans le roi, malgré lui, par l'audace +des Guises, appuyé d'un si fort parti? Je dis hardiment _oui_, on +pouvait soulever Paris et tenir le roi dans son Louvre. Coligny avait +peu de monde, six cents épées, le reste des valets. + +Mais les Guises n'avaient de chef que ce jeune homme de vingt ans qui +avait si peu brillé à la guerre. Le très-prudent cardinal de Lorraine +avait pris le chemin de Rome. La vraie tête des Guises était une femme +italienne, Anne d'Este, la mère d'Henri de Guise, hésitante +certainement par instinct maternel. + +Parti de feu, tête de glace. Pour suivre son parti et hasarder +l'exécution, le jeune Guise voulut un ordre de l'autorité, sinon du +roi, au moins du lieutenant du roi, qui était le duc d'Anjou. + +Jamais Anjou, jamais sa mère, n'auraient pris ce courage. Ce fut +Coligny qui le leur donna, en les poussant au désespoir. + +Nos envoyés dans le Levant et autres avaient écrit de longue date que +le trône de Pologne allait vaquer. Ouverture vivement saisie de +Charles IX pour éloigner Anjou. Catherine aussi, pour gagner du temps, +fit semblant de le désirer. Mais, en juillet, voici la vacance de +Pologne, voici une ambassade polonaise, voici l'insistance de Coligny +qui veut chasser Anjou ou le faire expliquer. La chose est poussée à +l'extrême par un mot fort et décisif de l'amiral: «Si Monsieur, qui +n'a pas voulu de l'Angleterre par un mariage, ne veut pas non plus de +la Pologne par élection, décidément qu'il déclare donc _qu'il ne veut +pas sortir de France_.» + +Henri d'Anjou était mis en demeure de résister en face à Charles IX, +de dire franchement qu'il aimait mieux sa situation d'_héritier_ +qu'aucun trône du monde; _héritier_ d'un frère de son âge; _héritier_ +futur, improbable, d'autant plus menaçant, pouvant être tenté de faire +du futur un présent, de se garnir les mains, d'abréger ce frère +éternel et de le mettre à Saint-Denis. + +Charles IX sentait tout cela. Il pénétrait fort bien ce mignon de +Catherine, avec ses airs de femme, bracelets, boucles d'oreilles et +senteurs italiennes. Un trop juste instinct lui disait qu'en ce cadet, +docile, doux et respectueux, il avait son danger, sa perte. Et c'était +trop vrai en effet. + +Dans un récit très-vraisemblable, attribué au duc d'Anjou, il dit: +«Comme j'entrai un jour dans la chambre du roi, sans me rien dire il +se promena furieusement à grands pas, me regardant souvent de travers +et mettant la main à sa dague, de façon si animeuse, que je +m'attendois à être poignardé. Je fis si dextrement, que, lui se +promenant et me tournant le dos, je me retirai vers la porte que +j'ouvris, et, avec une courte révérence, je fis ma sortie, qui ne fut +quasi aperçue que quand je fus dehors, et toutefois pas assez vite +qu'il ne me lançât encore deux ou trois fâcheuses oeillades. Je crus +l'avoir échappé belle.» + +Cette frayeur du fils passa augmentée à la mère. Dans le récit que +j'ai cité, le progrès de leur peur est marqué admirablement. Elle alla +jusqu'à leur faire faire la démarche qui autrement leur eût été la +plus antipathique, une alliance avec les Guises. + +Ceux-ci avaient besoin extrêmement de l'assassinat. Pourquoi? Parce +que, Henri de Guise, leur _héros_, ayant tellement échoué à la guerre, +il leur fallait un coup pour se relever. + +Le crime fut débattu entre deux femmes. Catherine fit venir la veuve +de François de Guise (alors duchesse de Nemours), la mère de Henri de +Guise. Il n'y eut, avec le duc d'Anjou, que deux témoins, probablement +Gondi (Retz) et Birague. On demanda à la veuve de Guise si elle ne +voulait pas, ayant si belle occasion, exécuter enfin cette vengeance +dont elle faisait bruit, qu'elle affichait depuis dix ans. + +Mais maintenant que la question était vue de si près, la mère de Henri +de Guise eût bien voulu que l'affaire se fît par les hommes du roi, ou +de Henri d'Anjou. Elle proposa un Gascon, épée connue et sûre. On le +fit venir et causer. Mais le duc d'Anjou n'eut garde de le prendre. Il +insista pour que cette vengeance de famille se fît par la famille, par +l'homme qu'elle nourrissait exprès, l'assassin patenté, Maurevert. En +d'autres termes, sa prudence laissait tout sur le dos des Guises. + +Ceux-ci réfléchirent qu'après tout, ayant à commandement, outre leurs +bandes personnelles, cette grosse ville, sa milice de cinquante à +soixante mille hommes contre les six cents gentilshommes de Coligny; +ayant, par le duc d'Anjou, lieutenant général du roi, les Suisses +royaux, tous catholiques, et la garde royale, ils étaient plus de cent +contre un; que, d'ailleurs, très-probablement, il n'y aurait point de +bataille; que, Coligny tué, tout se disperserait. + +Donc ils prirent tout sur eux: ils fournirent l'assassin; ils +fournirent le logis d'où l'on devait tirer; ils fournirent le cheval +qui devait sauver l'assassin. L'intendant de Guise, Chailly, alla +chercher Maurevert et le logea chez le chanoine Villemur, +ex-percepteur de Guise, au cloître Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce fut +des écuries des Guises qu'on tira un cheval d'Espagne, qui, sellé, +bridé, attendit dans l'arrière-cour, près de la porte de derrière. +Trois jours durant, derrière un treillis de fenêtre masqué de vieux +drapeaux, se tint patiemment l'assassin, l'arquebuse chargée de balles +de cuivre, appuyée et couchant en joue. + +Cependant les noces de Navarre et de Condé, qu'on maria aussi, +continuaient. Des bals, des farces plus ou moins indécentes, +remplissaient toutes les nuits, et le jour on dormait; toute affaire +ajournée, le roi perdu dans les amusement avec sa furie ordinaire; +protestants, catholiques, tout mêlé et dansant ensemble. Cependant, +dans ces fêtes folles, on distingue fort bien la malice du duc d'Anjou +et sa griffe de chat. C'est lui, sa mère, les Italiens, qui, sans nul +doute, se donnèrent le plaisir de ridiculiser le jeune paysan +béarnais, d'en faire un sot devant sa femme, de faire jouer aux dupes +mêmes une comédie du futur crime, de rire avant d'assassiner. + +Ce fut, en mascarade, le _Mystère des trois mondes_, comme on fit +jadis à Florence au pont de l'Arno. Au paradis, rempli de nymphes, +voulaient entrer des chevaliers (Condé, Navarre); mais il était gardé +par d'autres chevaliers, par le roi et ses frères, qui rompaient la +pique avec eux et finissaient par les traîner du côté de l'enfer, où +les diables les enfermaient. Cependant les vainqueurs allèrent +chercher les nymphes et dansèrent avec elles toute une grande heure, +longueur impertinente, ennuyeuse pour les vaincus. Navarre dut rester +en enfer pendant qu'on fit danser sa femme. Le combat reprit ensuite, +et des traînées de poudre qui éclatèrent de tous côtés, remplissant le +palais de fumée, d'odeur sulfureuse, mirent en fuite toute +l'assistance. + +Damnés, vaincus et ridicules, ce fut le sort des deux maris. Le jour +suivant, on les fit Turcs, c'est-à -dire vaincus encore; les Turcs +venaient de l'être à la bataille de Lépante. Dans un tournoi en +mascarade, le roi de Navarre avec les siens, parurent vêtus en Turcs, +avec des turbans verts. Ces Turcs de carnaval furent battus par deux +femmes, deux amazones, qui n'étaient autres que le roi et son frère. + +La majesté royale en jupe courte! Spectacle honteux, baroque! Mais +plus choquant encore était Anjou, impudique figure qui se complaisait +dans ce rôle et dans sa grâce infâme, couvrant de honteuses folies +les apprêts de l'assassinat (jeudi 21 août 1572). + + + + +CHAPITRE XXIII + +BLESSURE DE COLIGNY.--CHARLES IX CONSENT À SA MORT + +22-23 Août 1572 + + +Coligny, quoique malade, croyait partir la semaine qui suivrait le +mariage. Il l'écrit ainsi à sa femme, dans une lettre infiniment +tendre, fort touchante, qui ferait croire qu'il sentait sa situation +et pensait bien que c'étaient les dernières paroles qu'ils dussent +échanger dans ce monde. + +Dans un sombre petit hôtel, voisin du Louvre, tout près du cloître +Saint-Germain-l'Auxerrois, il recevait coup sur coup de mauvaises +nouvelles. L'édit de pacification devenait une risée; un enfant qu'on +portait au prêche pour le baptiser fut tué dans les bras de sa mère. +Les Guises grossissaient dans Paris, et Montmorency en sortait. + +Ce chef futur des politiques, en abandonnant ainsi Coligny, fut une +des causes du massacre. S'il fût resté avec les siens, avec la +nombreuse noblesse attachée à sa famille, on eût regardé à deux fois +avant de tirer l'épée. + +Il crut acquitter sa conscience en avertissant Coligny de pourvoir à +sa sûreté. + +Le devoir clouait celui-ci au fatal séjour de Paris; s'il eût bougé, +il perdait tout. La seule chance qu'il eût qu'on fît droit aux +plaintes des protestants, et qu'on aidât d'un secours l'invasion du +prince d'Orange, était dans sa persévérance, dans l'ascendant qu'il +avait pris sur l'esprit du jeune roi. Partir, c'était rompre avec lui, +c'était tout abandonner, recommencer la guerre civile. Dût-il mourir à +Paris, cela valait encore mieux. + +Sentinelle infortunée du grand parti protestant qui ne lui donnait nul +appui, ni d'Angleterre, ni d'Allemagne, il périssait abandonné. On le +voit parfaitement par une lettre de Catherine (21 août). Au moment où +l'assassin attendait déjà Coligny, la reine mère est si convaincue de +l'indifférence d'Élisabeth à cet événement qu'elle suit avec confiance +l'affaire du mariage, et propose une entrevue entre son fils Alençon +et la reine d'Angleterre «sur mer, par un beau jour calme, entre +Douvres, Boulogne et Calais.» + +On savait parfaitement qu'Élisabeth, alarmée des grands projets de +Coligny, ne vengerait nullement sa mort et prendrait fort en patience +un événement qui allait fermer aux armes françaises la conquête des +Pays-Bas. + +Lui seul était la pierre d'achoppement. Il inquiétait l'Europe, +surtout ses prétendus amis. + +Le vendredi 22 août, comme il rentrait lentement chez lui, revenant du +conseil et lisant une requête, il passe devant la fenêtre fatale, il +est tiré... Une balle lui emporte l'index de la main droite, une autre +traverse le bras gauche. + +Maurevert avait tiré, comme Poltrot, de manière à blesser son homme, +lors même qu'il serait cuirassé. Son arme était appuyée et pouvait +tirer bien mieux. Mais la main du fanatique était restée ferme, et la +main du coquin trembla. + +Sans s'émouvoir, Coligny montre la fenêtre d'où l'on a tiré et dit: +«Avertissez le roi.» + +Le roi jouait à la paume avec Guise et Téligny. Il jeta sa raquette, +parut tout bouleversé et rentra brusquement, puis fit trois choses qui +prouvaient sa bonne foi. Il ordonna l'enquête, il défendit aux +bourgeois de s'armer (_Registres de la ville_), et il fit dire à tous +les catholiques logés autour de l'amiral d'aller ailleurs, afin qu'on +pût y concentrer des protestants. + +On a dit qu'il voulait faire massacrer ceux-ci, qu'il les réunissait +pour les envelopper. Cependant, quand on songe à la vaillance connue +de cette noblesse, à sa fermeté éprouvée, on sentira que la réunir +ainsi, c'était la fortifier, c'était rendre le meurtre infiniment plus +difficile, préparer un combat à mort. + +Je ne vois pas que Coligny ait profité de l'autorisation. Il voulut +lier Charles IX, comme il avait fait en lui rendant les places de +sûreté. Pourquoi eût-il voulu plus de garantie pour lui-même qu'il +n'en gardait pour son parti? Beaucoup de protestants venaient. Mais il +n'eut, à poste fixe, que des gardes du roi. Anjou eut soin d'y mettre +un capitaine ennemi de l'amiral. + +L'illustre chirurgien Ambroise Paré coupa le doigt du blessé et +fit à l'autre bras de profondes incisions. Ses amis pleuraient. +Lui, merveilleusement patient: «Ce sont là des bienfaits de +Dieu.»--Quelqu'un dit: «Oui, monsieur, remercions-le. Il a épargné +la tête et l'entendement.» + +Il y avait là un saint homme, le ministre Merlin, le même, je crois, +qui sauva le coupable père de Rubens et obtint sa grâce du prince +d'Orange. Merlin dit à l'amiral: «Vous faites bien, monsieur, de ne +penser qu'à Dieu et d'oublier les assassins.» + +Le calme et l'extraordinaire force d'âme de l'amiral parut à deux +choses: + +Dans l'opération très-douloureuse, et qu'Ambroise Paré ne fit qu'en +trois fois, ayant un mauvais instrument, le patient ne sourcilla point +et dit seulement à l'oreille d'un de ceux qui le soutenaient que +Merlin donnât cent écus d'or aux pauvres de l'Église de Paris. + +D'autre part, malgré tant de vraisemblances, de preuves même et +d'aveux des gens de la maison fatale, comme on parlait des coupables, +il dit: «Je n'ai d'ennemis que MM. de Guise. Toutefois je n'affirme +point qu'ils aient fait le coup.» + +Quelques hommes déterminés offrirent à l'amiral d'aller poignarder les +Guises à la tête de leurs bandes. Mais il le leur défendit. + +Les maréchaux Damville, Villars et Cossé vinrent le voir. Ils le +trouvèrent gai et calme. Il dit à Cossé «Vous souvenez-vous de l'avis +que je vous donnais il y a quelques heures?... Il faut prendre vos +sûretés.» + +Damville, avec Téligny, alla de sa part prier le roi de venir. Il vint +à deux heures et demie; mais sa mère, son frère Anjou, Gondi, son +ex-gouverneur, ne le laissèrent pas aller seul; ils le suivirent, +inquiets de ce que dirait le blessé. Ils trouvèrent la petite rue, le +petit hôtel, combles de protestants armés qui les regardaient de +travers et se parlaient à l'oreille, témoignaient peu de respect, +croyant voir dans la mère et son fils Anjou les vrais assassins. + +Charles IX dit ces propres paroles: «Mon père, la blessure est pour +vous, la douleur pour moi, et pour moi l'outrage... Mais j'en ferai +telle vengeance qu'on se souviendra à jamais.» Et il en fit avec +fureur le plus terrible serment. + +Coligny parla comme un homme qui se sent près de la mort. Parmi les +plaintes des Églises, il articula deux accusations. + +«Pourquoi ne peut-on dire un mot dans votre conseil privé que le duc +d'Albe n'en soit averti au moment même?» + +Puis il lui dit à l'oreille (ce que de Thou a supprimé par respect +pour Catherine et pour Henri III): «Souvenez-vous des avertissements +que je vous ai donnés sur ceux qui trament contre vous. Si Votre +Majesté tient à la vie, elle doit être sur ses gardes.» + +«Vous vous échauffez trop, dit la reine. Il n'y pas d'apparence de +faire parler si longtemps un malade.» Et elle emmena le roi. Le seul +Henri d'Anjou, dont la maligne nature jouissait dans le mensonge, +resta un moment de plus pour dire un mot d'amitié à celui qu'il +assassinait. + +Cette hypocrisie pouvait-elle donner le change à Charles IX? On peut +en douter; il rentra profondément triste et rêveur. Sa mère cependant +l'obsédait pour tirer de lui ce que l'amiral avait dit si bas. Il +refusa quelque temps, puis éclata tout à coup: «Ce qu'il me disoit, +madame? Si vous voulez le savoir, il disoit que tout le pouvoir s'est +écoulé dans vos mains, et qu'il m'en adviendra mal.» Il sortit et +s'enferma. «Nous vîmes bien dès lors, dit lui-même Henri d'Anjou, +qu'il n'y avoit pas de temps à perdre pour dépêcher l'amiral.» + +Cependant le roi de Navarre et le prince de Condé, qui avaient demandé +en vain permission de se retirer, délibéraient chez Coligny avec +quelques protestants sur ce qu'il convenait de faire. L'un d'eux dit: +«Partir à l'instant. Mais le blessé eût été difficile à transporter, +et Téligny répondait de la sincérité du roi.» + +Marguerite nous apprend ici un fait essentiel. On voit que les +protestants ne se fiaient pas beaucoup à son mari, le roi de Navarre; +qu'ils le voyaient apprivoisé par les caresses catholiques, qu'un +pressentiment leur révélait dans le petit Béarnais ce leste sauteur +qui dit: «Je vais faire le saut périlleux.» Et: «Paris vaut bien +messe.» Ils lui firent signer, à lui, au prince de Condé et sans doute +aux courtisans protestants de Charles IX, une obligation écrite de +venger l'attentat fait sur Coligny. + +Le bruit s'en répandit sans doute. On sema par tout Paris la nouvelle +lamentable que ces furieux protestants avaient juré d'égorger le +pauvre jeune Henri de Guise. Malgré les défenses du roi, les +capitaines de quartier, les meneurs des confréries, avaient fait +prendre les armes. L'immensité du mouvement dépassait tout ce +qu'avaient attendu Catherine et le duc d'Anjou, mouvement donné par le +clergé et tout au profit de Guise (samedi 23 août). + +Henri d'Anjou, qui s'était retiré si habilement derrière Guise pour +lui faire frapper le premier coup sur l'amiral, perdait toute son +importance, toute faveur des catholiques, tout son renom de Jarnac et +de Montcontour, s'il restait toujours derrière. Il se hasarda dans +Paris, non à cheval, mais à demi caché dans un coche, menant avec lui +son frère bâtard, Henri d'Angoulême, à qui il promettait la place +d'amiral de France s'il achevait Coligny. Sur leur route par la ville, +trouvant tout le peuple armé, ému, mais trop lent encore, ils semèrent +habilement une panique (le même moyen qui fit faire en 93 les +massacres de septembre): ils dirent, ce que disaient les protestants, +que Montmorency avait été chercher un grand corps de cavalerie pour +tomber sur Paris. L'effet désiré fut atteint. On trouva dans la peur +des forces inouïes de courage; d'officieux avertisseurs dirent qu'il +fallait se hâter d'égorger les protestants. + +Un petit conseil secret de la reine et des Italiens avait eu lieu à +l'écart, non au Louvre, mais aux Tuileries, par-devant le roi. Leur +avis, original et singulier, était qu'il fallait profiter du +mouvement, laisser les Guises égorger les chefs protestants; le roi +surviendrait alors, tomberait sur les Guises affaiblis, se trouverait +débarrassé des uns et des autres, de tous les grands, et vraiment roi. + +Conseil italien et classique, d'après les modèles célèbres que les +petits princes italiens avaient laissés en ce genre, mais ici +inapplicable. Le roi était loin de pouvoir se débarrasser des Guises, +étant en réalité plutôt dans leurs mains. + +Il paraît du reste avoir goûté très-peu ces conseils. Un domestique +des Guises ayant été arrêté, ils vinrent hypocritement dire à Charles +IX qu'accablés par la calomnie et dans la disgrâce du roi, ils +demandaient la permission de se retirer. Le roi dit: «Vous pouvez +partir. Je saurai bien vous retrouver, s'il faut faire justice.» Ils +se mirent seulement en route et s'arrêtèrent dans les faubourgs. + +C'était le samedi soir (23 août). La reine mère fit un effort décisif +près de son fils. Elle lui montra qu'il était seul, avec son petit +régiment des gardes; que les protestants allaient appeler à eux des +renforts, soulever toutes les villes; que les catholiques eux-mêmes, +s'il n'agissait pas, agiraient sans lui, nommeraient un _capitaine +général_. C'était lui dire précisément ce qui se fit dans la Ligue. + +Elle lui dit: «Vous n'aurez pas une seule ville en France où vous +retirer. + +Ce qui me prouve que le récit attribué au duc d'Anjou est vraiment de +lui ou d'un homme à lui, c'est qu'à ce moment il dissimule la +situation honteuse où se trouvèrent les coupables (lui, sa mère et +Retz), et suppose que Catherine réussit auprès du roi. Tavannes +(homme du duc d'Anjou) suit la même tradition, la moins humiliante +pour le fils et la mère. + +Mais voici le grand, le véritable, le naïf historien de la +Saint-Barthélemy, Marguerite de Valois, qui nous apprend que le fils +et la mère, repoussés apparemment par Charles IX, dans leur peur et +dans leur danger, lui envoyèrent un homme qui pleurât pour eux et le +décidât au massacre qui seul pouvait les sauver. Cet homme était Retz +(Gondi), ex-gouverneur de Charles IX. + +Marguerite nous apprend que, le lendemain dimanche, _les huguenots en +corps devaient venir au corps accuser Guise_ solennellement devant le +roi. Guise, contre qui tant de preuves se réunissaient, n'eût pu ni +voulu nier un coup qui le mettait si haut dans la faveur des +catholiques; mais il eût dit qu'il n'avait rien fait que sur l'ordre +de l'autorité légitime, l'ordre de monseigneur le duc d'Anjou, +lieutenant général du royaume. + +Ainsi, tout se fût dévoilé à la face du monde. + +Anjou et Catherine allaient être convaincus d'avoir voulu tuer +Coligny, parce que Coligny poussait le roi à mettre hors de France son +dangereux héritier. Cela était trop évident. Avec un homme soudain et +violent comme Charles IX, Anjou eût fort bien pu périr, et Catherine, +menacée tant de fois d'être renvoyée en Italie, eût probablement, à ce +coup, repris le chemin de Florence. + +Donc, le samedi 23 août à dix heures du soir, les deux coupables, la +mère et le fils, firent avouer leur cas honteux, en tâchant de donner +le change sur leurs vrais motifs. Retz dit au roi, dit Marguerite: +«Que le coup n'avoit été par M. de Guise, mais que mon frère le roi de +Pologne et la reine ma mère avoient été de la partie.» + +Pourquoi: «Parce que la reine mère avoit voulu se venger de la mort de +Charny.» Bourde grossière, qu'on dut faire difficilement avaler à +Charles IX. Il connaissait trop sa mère, qui n'avait ni coeur ni âme, +ni amour ni haine, nulle _vendetta_, à coup sûr. + +À l'appui de cette sottise qui ne prenait pas, Retz ajoutait tout +doucement que: «Si le roi continuoit en la résolution qu'il avoit de +faire justice de M. de Guise, _il était en danger lui-même_, puisque +sa famille était accusée.» + +Mais Charles IX faisant apparemment la sourde oreille, Retz ajoutait: +«Que les huguenots étoient en tel désespoir, qu'ils s'en prenoient +non-seulement à M. de Guise, à la reine, à M. d'Anjou, mais _qu'ils +croyaient aussi que le roi en fût consentant_ et avoient résolu de +recourir aux armes _la nuit même_. De sorte qu'il voyoit Sa Majesté +dans un très-grand danger, soit du côté des huguenots, _soit des +catholiques_ par M. de Guise.» + +C'était le samedi 23 à dix heures du soir, on voulait agir à minuit. +Pour être en mesure, il fallait tirer un ordre immédiat. Ainsi, pas un +moment de délibération; il lui fallut se décider sur l'heure et sans +remise, trancher en un moment sur la résolution suprême qui allait, à +partir de cette minute, retenir à jamais, emporter sa mémoire dans +l'exécration éternelle! + +La peur est contagieuse. Il est probable que la peur visible de ce +lâche Italien, sa pâleur, sa mine basse, courbée, son frissonnement, +gagnèrent Charles IX. Sur son attitude hautaine, et sur sa colère au +retour de Meaux, on l'avait cru brave. Mais il était, tous les récits +l'attestent, d'un tempérament nerveux, d'une imagination infiniment +impressionnable. La nuit, la situation imprévue, la pensée surtout +d'avoir dans le Louvre même trente ou quarante protestants des plus +redoutés, un Pardaillan, un de Piles, les premières épées de France, +tout concourut à la terreur. + +Ajoutons une circonstance, la première que je vais emprunter aux +récits protestants (jusqu'ici je n'ai rien tiré que des sources +catholiques). On apprit à Charles IX _que le peuple était armé_!--Et +comment cela? dit-il étonné.--Votre Majesté elle-même avait ordonné +que chacun fût à son quartier.--Oui, mais _j'avais défendu que +personne prît les armes_. + +Cet _étonnement_ du roi ne se trouve que dans la _Relation_ +protestante. Fait grave déjà prouvé par les Registres de la ville. +D'autant plus grave et naïf ici, qu'il échappe à l'auteur de la +_Relation_ contre son propre système, et dément la longue +préméditation qu'il attribue à Charles IX. + +Retz n'a point écrit de mémoires malheureusement. Nous ne savons pas +par quel moyen décisif il gagna sa cause. + +Seulement il faut se rappeler qu'on parlait à un homme de tête bien +peu solide, poète et fort imaginatif. L'Italien dut l'emporter, non en +atténuant la chose, mais plutôt en la grandissant, en rappelant les +massacres illustres de l'histoire, comme les _Vêpres siciliennes_, +mystérieuse et soudaine extermination d'un grand peuple en une nuit, +saignée immense, vastes ruisseaux de sang... + +Charles IX, dans sa visite à Coligny, avait demandé et vu la manche de +son habit encore trempée de sang et de rouge. Une très-mauvaise vue +pour un fou. Il s'était fort exalté, regardant toujours cette manche: +«Quoi! c'est là , répétait-il, le sang, le véritable sang de ce fameux +amiral!» + +Il paraît qu'au beau milieu de l'animation il lui revint une terreur. +Mais si les protestants se vengent, s'ils se soulèvent par toute la +France, s'ils ont des armées étrangères, etc. + +À cela, le doux Italien eut une réponse facile: c'est que MM. de Guise +prenaient tout sur eux, qu'ils en faisaient une affaire de _vendetta_, +de famille, une querelle personnelle, et nullement une affaire +générale de religion. La chose resterait ainsi comme ces vieilles +querelles de villes italiennes, comme les meurtres de La Scala, comme +les vengeances mutuelles des Montaigu, des Capulet. + +Le roi pouvait dormir sur les deux oreilles. Le dimanche soir, tout +serait fini, Guise partirait de Paris. Et en même temps une lettre du +roi pour toute la France: «Les Guises et les Châtillons se sont +battus; on n'a pu les en empêcher; le roi le déplore, mais il s'en +lave les mains.» + +Lâche et bas conseil d'un cruel poltron, mais qui trouva le roi à son +niveau. + +Ce ne fut guère qu'entre onze heures et minuit que Charles IX, après +ces deux longues conversations, entamé par sa mère d'abord, achevé par +Retz, fasciné et magnétisé par la peur de ce misérable, défaillit et +consentit... + +On était si peu sûr de ses résolutions, qu'en envoyant l'ordre à Guise +et à Marcel, ex-prévôt des marchands, la reine mère décida que le +signal sonnerait, non pas d'abord à l'horloge du Palais, assez +éloignée, mais à l'église même du Louvre, à Saint-Germain-l'Auxerrois. + +Chose bizarre, mais très-naturelle, l'ayant enfin emporté, elle +commença à avoir peur de sa propre résolution. Tavannes et le duc +d'Anjou l'avouent unanimement. «Elle se serait désistée, dit Tavannes, +si elle avait pu.» + +«Nous allasmes, dit le duc d'Anjou, au portail du Louvre joignant le +jeu de paulme, en une chambre qui regarde sur la place de la +basse-cour, pour voir le commencement de l'exécution. Où nous ne fûmes +pas longtemps, ainsi que nous considérions les événements et la +conséquence d'une si grande entreprise (à laquelle, pour dire vray, +nous n'avions jusques alors guères bien pensé), nous entendismes à +l'instant tirer un coup de pistolet. Et ne sçaurois dire en quel +endroict, ni s'il offensa quelqu'un: bien sçay-je que le son seulement +nous blessa si avant en l'esprit, qu'il offensa nos sens et notre +jugement, esprit de terreur et d'appréhension des grands désordres qui +s'alloient alors commettre. Et pour y obvier, envoyasmes soudainement +et en toute diligence un gentilhomme vers M. de Guise, pour lui dire +et espressément commander qu'il se retirât en son logis, et qu'il se +gardât bien de rien entreprendre sur l'admiral, ce seul commandement +faisant cesser tout le reste. Mais tôt après, le gentilhomme +retournant nous dit que M. de Guise lui avoit respondu que le +commandement étoit venu trop tard et que l'admiral étoit mort.» + + + + +CHAPITRE XXIV + +MORT DE COLIGNY ET MASSACRE DU LOUVRE + +22-26 Août 1572 + + +Si le coup de pistolet fit tressaillir la reine mère et son fils, on +peut bien croire que le blessé, dans sa triste insomnie, ne fut pas +sans l'entendre. Il n'avait pas grand monde autour de lui. Beaucoup +étaient au Louvre, chez le roi de Navarre, pour qui on craignait +encore plus. Mais il avait, dans deux maisons voisines de son hôtel, +deux postes de gardes du roi. Il se sentait gardé par la parole +royale, par les promesses et les traités faits avec les princes +étrangers, par tout ce qu'il y a de respecté parmi les hommes. Il +venait de recevoir une visite aimable, la plus rassurante de toutes. +La nouvelle mariée, Marguerite de Navarre, dans ces moments sacrés où, +femme et fille encore, oscillant d'un état à l'autre, la jeune épouse +est si touchante, était venue le voir, et comme chercher la +bénédiction du vieillard. + +Fallait-il croire qu'elle fût un espion? Une envoyée d'Anjou? Et ce +frère, trop aimé, usa-t-il de _sa petite Margot_ (ils appelaient ainsi +leur soeur) pour cette commission scélérate? On en croira ce qu'on +voudra. + +Le blessé, sur son lit, était dans ses pensées. Quelles? La famille +peut-être qu'il ne devait jamais revoir, cette femme admirable qu'il +avait laissée enceinte et qui le rappelait en vain? Ou bien plutôt +encore cette grande famille de l'Église, si divisée, si hasardée, +orpheline de Dieu, dont la crise suprême était venue par toute la +terre? + +Mais ces sombres pensées ne le reportaient-elles pas plus haut, plus +loin encore, à la grande question des déchirements du dogme, à +l'écroulement de l'arbre qui couvrit l'humanité de son ombre? Ramenée +à la foi des Suisses qu'adoptait Coligny, rentrée dans la simple +raison, l'eucharistie emporte le christianisme lui-même. + +Tout cela pour lui seul. Il avait cependant près de lui dans cette +chambre deux hommes admirables. L'homme de la douleur, le grand +chirurgien du siècle, Ambroise Paré, grand de coeur autant que de +génie. L'homme de la conscience, le saint pasteur Merlin qui, je +crois, avait été envoyé par le prince d'Orange. C'est lui qui fit la +prière à l'heure dernière de Coligny. + +Près de la porte de la chambre veillait aussi un bon et fidèle +Allemand qui, à l'armée, lui servait d'interprète. En bas, quelques +serviteurs et cinq ou six Suisses du roi de Navarre. + +C'était un peu avant le jour, entre trois et quatre heures (dimanche +24 août). La cavalerie de Guise arrive aux portes et remplit la petite +rue. À l'instant, les gardes du roi, de gardiens se font assassins. +Cosscins, leur capitaine, frappe au nom du roi. Le gentilhomme qui +avait les clefs ouvre; il est poignardé. + +L'amiral se lève au bruit, et, couvert d'une robe de chambre, dit au +ministre: «Monsieur Merlin, faites-moi la prière.» Et lui-même ajouta: +«Je remets mon âme au Sauveur.» + +«Alors celui qui a été témoin et qui a rapporté ces choses entra dans +la chambre, et, étant interrogé par Ambroise Paré que voulait dire ce +tumulte, il dit, en se tournant vers l'amiral: «Monseigneur, c'est +Dieu qui nous appelle à luy.» Il répondit: «Il y a longtemps que je me +suis disposé à mourir... Mais sauvez-vous, vous autres, s'il est +possible.» Les témoins affirment qu'il ne fut pas plus troublé de la +mort que s'il n'y eût eu bruit quelconque. Tous montèrent et +échappèrent la plupart par le toit; l'Allemand, Nicolas Muss, resta +seul avec l'amiral. (_Relation._) + +Cependant on avait rompu la porte de l'escalier. Cosscins marchait en +tête avec les Suisses du duc d'Anjou, sous ses couleurs (blanc, noir +et vert). Ces Suisses, voyant sur l'escalier les Suisses du roi de +Navarre, ne tiraient pas. Mais Cosscins fit tirer les gardes. + +On força alors la porte de la chambre, et deux hommes entrèrent les +premiers, deux serviteurs des Guises: l'un, le Picard Attin, qui était +au duc d'Aumale, nourri chez lui longtemps pour tuer le frère de +l'amiral; l'autre était un Allemand, Behme, attaché à la personne de +Henri de Guise, qui passait pour aimer beaucoup le jeune prince et le +gouvernait entièrement. Il fut récompensé plus tard par un riche +mariage avec une bâtarde du cardinal de Lorraine qui avait été élevée +en Espagne près de la reine Élisabeth. Behme fut comblé des dons du +roi d'Espagne, mais finit misérablement. + +Avec ces deux meurtriers, se trouvaient Sarlabous, le gouverneur du +Havre, ex-capitaine de Coligny, qui venait tuer son chef pour +constater sa foi de renégat. + +Attin a raconté plus tard qu'ils avaient été interdits de trouver si +extraordinairement tranquille un homme qui avait la mort devant les +yeux. L'impression fut telle sur Attin que, revenu chez lui, plusieurs +jours après, il restait blême et dans une sorte de frayeur. + +L'Allemand Behme, qui s'était animé à lever la porte avec un épieu (et +qui, sans doute, avait pris du coeur dans le vin), fut plus résolu que +les autres. Il avança et osa dire un mot; il demanda ce qu'il savait +très-bien: «N'es-tu pas l'amiral?» + +Coligny lui dit posément: «Jeune homme, tu viens contre un blessé et +un vieillard... Du reste, tu n'abrégeras rien.» Faisant entendre que, +malade, frappé de la nature, il était mort déjà , hors de la main des +hommes. + +Behme, avec un juron horrible, en reniant Dieu, lui poussa dans le +ventre cette bûche pointue, ce gros épieu qu'il avait dans la main. On +dit que Coligny, assommé de la sorte par cette lourde bête, n'ayant +pas même un coup d'épée, sentit son coeur de gentilhomme, et, tombant, +lui lança ce mot: «Si c'était un homme, du moins!... C'est un +goujat!...» + +Alors Behme frappa, refrappa sur la tête. Et les autres, enhardis, +vinrent lui donner chacun son coup. + +Guise était en bas à cheval dans la cour avec le bâtard d'Angoulême. +Il cria: «Behme, as-tu fini?--C'est fait!--Mais M. d'Angoulême n'en +veut rien croire, s'il ne le voit.» + +Behme alors, avec Sarlabous, prirent le corps par-dessous pour le +jeter par la fenêtre. Était-il, n'était-il pas mort? On ne le sait. Il +se trouva par le trouble des meurtriers, ou par je ne sais quel réveil +de vie et de résistance, que le corps s'accrocha un moment à la +fenêtre; cependant il tomba. + +Ces assommeurs savaient si mal leur métier, que, frappant à tort, à +travers, ils avaient justement gâté ce qu'eût le mieux gardé tout sage +bourreau, ce qu'on expose, le visage et la tête. Les deux grands +seigneurs, descendus de leurs chevaux, avaient beau regarder. +Cependant le bâtard «lui torcha la face,» et, écartant le sang, dit: +«Ma foi, c'est bien lui.» Et il lui donna un coup de pied. Certains +disent que Guise en fit autant et lui donna du pied dans le visage. + +Il y avait là aussi un Italien de Sienne, Petrucci, qui appartenait à +Gonzague, duc de Nevers. Il coupa proprement la tête, et la porta au +roi et à la reine, au duc d'Anjou. On l'embauma avec soin pour +l'envoyer à Rome qui, depuis si longtemps et si instamment, l'avait +demandée. + +Au moment où l'assassinat fut su au Louvre, l'affaire étant lancée et +toute hésitation désormais impossible, la cloche du signal sonna à la +paroisse du Louvre, Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce ne fut que longtemps +après, lorsqu'il était grand jour, qu'on sonna la cloche du Palais au +coin du quai de l'Horloge, pour convier la ville au massacre. + +Mais la ville était déjà avertie d'une autre manière. Coligny tué, la +tête coupée, et «ce morceau de roi» ayant été porté au Louvre, on +avait généreusement donné à la canaille les reliefs du festin. + +Des enfants et des misérables, qui ne sont ni enfants, ni hommes, sans +barbe, sans âge et qu'on croirait sans sexe, femmes-hommes et +hommes-femmes, les fils naturels du ruisseau, fondirent, à travers les +soldats, dans la cour de l'amiral, et trouvant là ce corps, furent +ravis de s'en emparer. Si la tête manquait, il y avait encore autre +chose, assez pour le régal; les couteaux travaillèrent, on coupa les +mains pâles qui avaient tenu si longtemps l'épée de la France, la +sainte épée de Dieu; on coupa les parties naturelles, et on les porta +dans Paris. + +Au tronc, les enfants attachèrent une corde, et le tirèrent par les +ruisseaux rougis jusqu'au bord de la Seine, et il y resta quelque +temps. Mais d'autres amateurs survinrent, qui s'en emparèrent à leur +tour, le suspendirent à Montfaucon. On l'y mit de façon outrageante et +bizarre, le dos sur une poutre, le cou, les pieds, chacun de leur +côté, flottant, ballant, le ventre en l'air. + +D'autres, qui arrivaient tard, n'y surent plus que faire, sinon +d'allumer du feu dessous, pour le noircir du moins, le griller comme +un porc. Quelques-uns s'en tenaient les côtes. + +Dans cette nuit fatale, du samedi 23 au dimanche 24, les heures se +marquent ainsi. La reine parle au roi le soir (_sept ou huit heures?_) +Retz vient lui faire l'aveu de sa mère et de son frère (_dix heures?_) +Ordre donné à Guise (_onze heures?_) par la reine et le duc d'Anjou. +La ville avertie d'armer à _minuit_. Long intervalle de quatre heures, +les Guises attendant que la ville soit armée, avant d'attaquer +Coligny. À l'aube, _un peu avant quatre heures_, signal du coup de +pistolet; Coligny tué. + +Marguerite dit qu'au petit jour son mari se leva, sortit, qu'elle +dormit une heure, puis fut éveillée par le massacre du Louvre qui dut +commencer _entre cinq et six_. + +Pourquoi ce dangereux retard après la mort de Coligny qui, su au +Louvre, pouvait faire mettre en défense les protestants du roi de +Navarre? Le duc d'Anjou l'explique peut-être en disant qu'il y eut un +moment d'hésitation, que sa mère et lui eurent frayeur et eussent +voulu tout arrêter, mais que Guise dit qu'il était trop tard. + +Qu'allait-on faire de ces gentilshommes qui étaient dans le Louvre, +sous le toit du roi? Grande et cruelle question. + +Si la reine mère, si Retz avaient eu le soir tant de peine à décider +Charles IX sur la question générale, il est peu probable qu'ils +l'eussent encore compliquée de cette difficulté terrible. + +Ce fut, je crois, le matin, et, Coligny tué, ce fut vers cinq heures +qu'on apporta à Charles IX ce breuvage amer et qu'on le lui fit +avaler. + +C'était lui-même qui, le jour de la blessure de l'amiral, avait engagé +Navarre et Condé à faire entrer leurs gentilshommes pour se garder des +entreprises de Guise, qu'il appelait «un mauvais garçon.» Tous +s'étaient offerts, empressés, sur une telle assurance; ils étaient +trente ou quarante, outre les gouverneurs, précepteurs, valets de +chambre et domestiques des deux jeunes princes. Depuis trois jours, +Charles IX vivait avec eux, les avait aux tables royales, mêlés avec +sa maison. Exécrable fatalité. Il fallait que ce couteau qui leur +coupait le pain du roi, on le leur mît dans le coeur; que, de +commensaux et convives qu'ils avaient été le soir, les serviteurs, +officiers ou capitaines des gardes se trouvassent au matin bourreaux? +_La parole du roi de France_, révérée chez les infidèles et jusqu'au +bout de la terre! _la parole de gentilhomme_, de l'hôte féodal, la +sécurité complète avec laquelle on quittait ou on déchargeait ses +armes en passant le pont-levis! Toutes ces vieilles religions de la +France brisées et détruites, et l'honneur même assassiné!... Pour en +venir là , il fallut une grande peur, une crainte extrême de ces hommes +et l'attente d'un combat sanglant. + +Dans ce Louvre si bien fermé, au fond même du filet de mort où +personne n'aurait vu, nous trouvons pourtant un témoin, la jeune reine +de Navarre: + +«Le soir, étant au coucher de la reine ma mère, assise sur un coffre +auprès ma soeur de Lorraine que je voyois fort triste, la reine +m'aperçut et me dit que je m'en allasse coucher. Comme je faisois la +révérence, ma soeur, se prenant à pleurer, me dit: «Mon Dieu, ma +soeur, n'y allez pas!» Ce qui m'effraya extrêmement. La reine se +courrouça fort et lui défendit de me rien dire. Ma soeur lui dit qu'il +n'y avoit point d'apparence de m'envoyer sacrifier comme cela, et que, +sans doute, s'ils découvroient quelque chose, ils se vengeroient sur +moi. La reine mère me commanda encore rudement que je m'en allasse +coucher. Ma soeur, fondant en larmes, me dit bonsoir sans m'oser dire +autre chose. Et moi je m'en allai toute transie et éperdue. + +«Je trouvai le lit du roi, mon mari, entouré de trente ou quarante +huguenots que je ne connaissois point encore, et qui parlèrent toute +la nuit de l'accident de l'amiral. La nuit se passa sans fermer +l'oeil. Au point du jour, le roi, mon mari, dit qu'il vouloit aller +jouer à la paume, attendant que le roi Charles fût éveillé, se +résolvant de lui demander justice. Il sort de ma chambre et tous ses +gentilshommes aussi. + +«Moi, voyant qu'il étoit jour, estimant le danger passé, vaincu du +sommeil, je dis à ma nourrice qu'elle fermât la porte pour pouvoir +dormir. Une heure après, comme j'étois le plus endormie, voici un +homme frappant des pieds et des mains à la porte, et criant: «Navarre! +Navarre!» Ma nourrice ouvre, pensant que ce fût mon mari. C'étoit un +gentilhomme nommé M. de Téjan, qui avoit un coup d'épée dans le coude +et un coup de hallebarde dans le bras, et étoit encore poursuivi de +quatre archers qui entrèrent tous après lui. Il se jeta dessus mon +lit. Moi, sentant ces hommes qui me tenoient, je me jette à la ruelle, +et lui après moi, me tenant toujours à travers du corps. Je ne +connoissois point cet homme, et ne savois s'il venoit là pour +m'offenser, ou si les archers en vouloient à lui ou à moi. Nous +criions tous deux et étions aussi effrayés l'un que l'autre. Enfin +Dieu voulut que M. de Nançay, capitaine des gardes, y vînt, qui, me +trouvant en cet état, encore qu'il y eût de la compassion, ne se put +tenir de rire et se courrouça fort aux archers de cette indiscrétion, +les fit sortir et me donna la vie de ce pauvre homme qui me tenoit, +lequel je fis coucher et panser dans mon cabinet jusqu'à ce qu'il fût +guéri. + +«Je changeai de chemise, parce qu'il m'avoit toute couverte de sang. +M. de Nançay me conta ce qui se passoit, et m'assura que mon mari +étoit dans la chambre du roi et qu'il n'auroit nul mal. Et, me faisant +jeter un manteau de nuit sur moi, il m'emmena chez ma soeur, où +j'arrivai plus morte que vive. Entrant dans l'antichambre, un +gentilhomme, se sauvant des archers qui le poursuivoient, fut percé à +trois pas de moi. Je tombai de l'autre côté presque évanouie entre les +bras de M. de Nançay, et pensai que ce coup nous eût percés tous +deux.» + +Rien ne manque à ce récit, ni la dureté incroyable de la mère, qui +aventure ainsi sa fille et la remet au hasard, à la générosité +improbable de ceux qu'on va assassiner; ni, d'autre part, la +confiance, l'imprévoyante légèreté des gentilshommes protestants, qui +s'en vont jouer à la paume dans ces sombres circonstances, se +divisent, comme pour rendre l'exécution plus facile. Car les uns +allèrent jouer, les autres restèrent en haut; le capitaine des gardes +désarma ceux-ci un à un. Pour les joueurs, on leur ôta le roi de +Navarre, que Charles fit appeler, avec le prince de Condé. La mort de +ces deux princes avait été mise en discussion, et ils n'avaient été +sauvés que par le duc de Nevers, et sans doute aussi par l'idée qu'en +les tuant on eût rendu trop forts les Guises. On fit remarquer à +Charles IX qu'en réalité ces jeunes princes n'avaient guère de +religion que les femmes et l'amusement; non plus que trois ou quatre +autres protestants de cour qu'on sauva et qui se donnèrent au roi. +Navarre et Condé mandés, Charles IX leur aurait dit, selon +quelques-uns: «La messe! ou la mort!» Parole non probable dans la +bouche du royal acteur, qui décidément avait pris son rôle, et le joua +à faire croire qu'il l'avait toujours médité. + +Mais les autres, qui n'étaient pas princes, que devenaient-ils? Les +archers, comme on a vu, les piquaient de chambre en chambre pour +qu'ils se précipitassent par les escaliers ou par les fenêtres dans la +cour, où les massacreurs, en rang, les piques serrées, les recevaient, +les achevaient. + +Le premier qui fut tué dans la cour fut un gentilhomme qui, voyant +toutes ces troupes, s'avisa de demander pourquoi elles étaient là +rangées si matin. On avait dit au dehors qu'on les réunissait de nuit +pour une fête, un combat simulé. Celui à qui il parlait (c'était un +Gascon) pour réponse lui passa l'épée au travers du corps. + +Mais la boucherie générale se fit par les Suisses. On voit alors +combien ces Allemands étaient utiles; ne sachant pas le français, +étant catholiques, des petits cantons qui ont l'exécration du +protestantisme, ils frappaient comme des ours ou des assommeurs de +boeufs. Ivres d'ailleurs probablement, ils tuaient sans regarder, des +gens désarmés, n'importe. + +Il paraît cependant qu'on doutait de l'obéissance. Car on décida le +roi à se montrer à une fenêtre de la cour. Les amis des Guises sans +doute, Anjou et sa mère, voulurent qu'il fût bien constaté qu'il était +de la tuerie, qu'il la voulait et l'ordonnait. + +Le plus vaillant de ces vaillants, Pardaillan, que la plupart +n'auraient pas regardé en face, amené là , sans épée, à l'abattoir, fut +saigné comme un mouton. Le propre gouverneur du roi de Navarre, +Beauvais, sans la moindre considération de son élève, fut égorgé. Ces +malheureux, de la cour, adressaient à cette fenêtre les appels les +plus pathétiques, et ne trouvaient dans le roi, dans leur hôte, dans +ce magistrat de la justice commune, que l'oeil sauvage, égaré, +furieux, d'un misérable fou. + +Il y avait dans cette foule un homme que Charles IX devait entre tous +épargner, c'était lui qui l'avait arrêté trois mois au siége de +Saint-Jean-d'Angély, le capitaine de Piles; c'était comme un +adversaire, un ennemi personnel. À ce titre, il était sacré. De Piles +le sentait, et, dans la cour, devant ce monceau de morts sur lequel il +devait tomber, il lança au balcon du roi un cri foudroyant, le sommant +de sa parole, à faire trembler la cour du Louvre. + +Il entendit et fit le sourd. Alors de Piles, arrachant de ses épaules +un manteau de valeur, le tend à un gentilhomme: «Prenez, monsieur, et +souvenez-vous!» Le gentilhomme n'osa prendre ce gage dangereux de +vengeance, il eût été tué à deux pas. + +Cette surdité de Charles IX a constaté sa bassesse. Elle le met +devant l'histoire plus bas que la Saint-Barthélemy. + + + + +CHAPITRE XXV + +QUELLE PART PARIS EUT AU MASSACRE + +Août 1572 + + +Guise, Montpensier et Gonzague (Nevers), trois princes, furent les +principaux exécuteurs. Ajoutons-y Tavannes, l'homme du duc d'Anjou. + +Le roux et sauvage Tavannes, dont le portrait fait horreur, regardait +les protestants comme des rivaux militaires avec jalousie de métier. +Il se vengeait du mot qu'il avait dû avaler (que Tavannes était +espagnol). Il égaya le massacre: «Saignez, saignez, disait-il; la +saignée est bonne en août comme en mai.» + +Tavannes tua en brutal soldat, Montpensier en dévot furieux, Guise et +Gonzague en Italiens calculés et politiques. + +D'abord Gonzague (Nevers) voulait se tirer de Paris, agir plutôt au +dehors, supposant bien que les choses seraient moins en lumière et +resteraient moins dans le souvenir. Il voulait qu'on le chargeât de +poursuivre ceux qui fuiraient avec sa cavalerie. On ne lui permit pas. + +Guise montra dans le massacre une froideur extraordinaire pour un +jeune homme de son âge. Il dit d'abord cyniquement aux troupes qu'il +s'agissait d'une bataille à coup sûr, d'en finir pendant qu'on tenait +ces gens, dont on aurait bon marché. Ensuite, il arrangea la chose de +manière à se faire des amis en tuant les ennemis, à rendre le massacre +agréable à beaucoup de gens. + +Par exemple, il mena chez M. de la Rochefoucauld un homme qui avait +promesse de sa compagnie de gens d'armes, qui même n'avait voulu +marcher qu'à cette extrême condition. La Rochefoucauld était aimable +et plaisant, fort aimé du roi, qui le soir avait essayé de le retenir +au Louvre, peut-être pour le sauver. Le matin, six masques frappent à +sa porte. Le malheureux ne fait nul doute que ce ne soit une algarade +du roi qui vient le faire battre. Il n'hésite pas à ouvrir, en +demandant toutefois qu'on le traite en douceur. Il riait quand on +l'égorgea. + +Téligny, gendre de l'amiral, était aussi une sorte de favori du roi; +il l'aimait, tout le monde l'aimait. On n'aurait pas pu le tuer. Mais +le duc d'Anjou le faisait chercher. On l'avisa sur un toit, qui +fuyait, et on le tira. + +Les protestants du faubourg Saint-Germain avaient tant de confiance, +qu'avertis, ils s'obstinèrent à tout attribuer aux Guises et +envoyèrent demander la protection du roi. Grand fut leur étonnement +quand, abordant en bateau près du Louvre, ils virent les gardes du roi +qui tiraient sur eux; ils s'enfuirent... Ce fou Charles IX, d'un +sauvage instinct de chasseur: «Ils fuient, dit-il, ils fuient... +Donnez-moi une carabine...» Et on assure qu'il tira. + +Celui qui s'était chargé d'égorger le faubourg Saint-Germain avait +manqué son affaire. Guise crut que tout était perdu. Il y avait +plusieurs chefs, spécialement Montgommery. Il y court, se trompe de +clef; à la porte de Bucy, il ne peut sortir. Tous se sauvent. Il les +suivit au grand galop, mais toujours fort distancé, jusqu'à Montfort +l'Amaury. + +À son départ, les gens de l'Hôtel de Ville, loin d'approuver le +massacre, se mirent en réclamation. Hardis de l'absence de Guise, le +prévôt des marchands Charron (dont l'ex-prévôt Marcel avait usurpé la +nuit les fonctions), mais qui était un magistrat, et un modéré, fait +prier le roi d'empêcher _sa maison, ses princes et le petit peuple_ de +tuer et piller. + +Il était midi. Le roi, qui lui-même venait de tirer, accueille la +demande à merveille et ordonne aux échevins de monter à cheval et +d'arrêter tout. Ordre aux bourgeois de désarmer et de rentrer dans +leurs maisons. + +On voit que la ville était bien loin d'avoir en cette horrible affaire +l'unanimité qu'on a supposée. Quelle part réelle prit-elle au +massacre? c'est ce qui restera fort obscur. + +Je ne nie nullement du reste que Paris ne fût de mauvaise humeur +contre le protestantisme. Le commerce était ruiné par la guerre, la +milice humiliée, l'université déserte. Paris descendait cette pente de +décadence et de ruine dont le siége effroyable de 1594 a marqué le +fond. + +Les massacreurs d'août 1572, comme ceux de septembre 1793 (je l'ai +fait remarquer ailleurs d'après les pièces originales), furent en +partie des marchands ruinés, des boutiquiers furieux qui ne faisaient +pas leurs affaires. + +Un seul, l'orfévre Crucé, se vantait d'avoir égorgé quatre cents +hommes. Après le massacre, il se fit ermite, et assassina encore un +marchand qu'il reçut dans son ermitage. + +Mais la milice bourgeoise n'était pas toute de ce caractère. Un de ces +capitaines, Pierre Loup, procureur au Parlement, se trouvait avoir +arrêté un grand seigneur protestant et tâchait de le sauver. Les +émissaires de la cour lui demandent ce qu'il attend: «J'attends, +dit-il, que je parvienne à me mettre bien en colère.» Ils lui dirent +alors qu'ils étaient chargés de mener son homme au Louvre, le lui +arrachèrent des mains et le tuèrent à deux pas. + +Dans _cette bataille à coup sûr_ que Guise promettait à ses gens, la +palme doit être accordée au capitaine Charpentier, capitaine et +professeur, honnête bourgeois de la ville, riche, estimé, considéré, +qui, dans ce jour d'énergie, se signala par la mort du plus dangereux +révolutionnaire, du mortel ennemi de la scolastique, du novateur +insolent Pierre Ramus, ou la Ramée. + +Charpentier est suffisamment caractérisé par un mot: «Les +mathématiques sont une science grossière, une boue, _une fange où un +porc seul_ (comme Ramus) _peut aimer à se vautrer_.» + +Charpentier, fortement poussé, poussé des Guises, jusqu'à être fait +Recteur à l'âge de vingt-cinq ans, ne dédaigna pas d'acheter une +chaire de mathématiques au Collége de France, pour l'explication +d'Euclide et autres mathématiciens grecs. À quoi il avait un titre +solide, _de ne savoir_ (dit-il lui-même) _ni grec, ni mathématiques_. + +Ramus et la majorité du Collége de France réclamèrent au Parlement, +qui décida qu'un examen préalable était nécessaire. Charpentier était +si puissant, qu'il se moqua de la sentence, et enseigna sans examen, +et sans dire un mot de mathématiques. Ainsi le but fut atteint, la +chaire devint inutile. On commençait à comprendre (d'après Copernik +qui se répandait) combien la lumière des mathématiques pouvait être +dangereuse aux vieilles ténèbres. Charpentier rendit le service de +fermer solidement cette porte des sciences. + +Les familles bourgeoises n'envoyèrent plus leurs enfants qu'au collége +de Clermont, où fleurissait la grammaire, où les jésuites, dès lors de +plus en plus à la mode, enseignaient _Musa_, la muse. + +Ramus méritait la mort, et pour avoir détrôné l'Aristote scolastique, +et pour avoir restauré dans l'enseignement l'harmonique unité des +sciences, et pour avoir forcé la science à parler français; mais bien +plus la méritait-il pour avoir dit que le capitaine Charpentier était +un âne, pour l'avoir laissé douze ans écrire contre lui, sans y faire +attention. + +Si Charpentier était un âne en mathématiques, il ne l'était pas dans +l'intrigue. Dans le procès des jésuites qui les établit en France, il +se mit pour eux, et par là gagna le cardinal de Lorraine, vieux +camarade de classe de Ramus, qui jusque-là le protégeait. Il s'unit +intimement à l'évêque Vigor et autres futurs ligueurs qui déjà depuis +longtemps demandaient la Saint-Barthélemy. Enfin, quand Ramus, en +péril, menacé par eux comme protestant, quitta Paris et suivit l'armée +de Coligny, Charpentier se mit à la tête des professeurs bien pensants +pour demander que les _fuyards_, les _renégats_ de l'Université, ne +pussent y rentrer jamais. À la paix de 1570, Ramus ne trouva plus sa +chaire; il eut par grâce un abri dans sa propre maison, dans le +collége de Presles, qu'il avait recréé, et même rebâti de son argent. + +De ce grenier rayonnait une lumière importune. Toute l'Europe y avait +les yeux. Les universités d'Italie, d'Allemagne, de Hongrie, de +Pologne, offraient des chaires à Ramus. L'Angleterre acceptait ses +doctrines; ses livres, un siècle encore après, y furent commentés par +Milton. + +Cela était intolérable. Les futurs ligueurs poussaient contre lui des +cris de mort. Charpentier mettait la main sur la garde de son épée: +«Si j'ai quitté la toge pour l'épée, dit-il, Caton, Cicéron, en firent +autant. Le pape aussi. N'a-t-il pas pris son glaive, sonné la charge, +combattu avec nous, tout au moins de son argent? La terreur dont vous +vous plaignez est un moyen légitime. Les proscriptions! N'en parlez +pas, car vous y feriez penser... Prenez garde! prenez garde! Vous ne +songez pas assez à l'issue que tout ceci peut avoir...» + +Charpentier avait raison. On ne respecte pas assez la redoutable armée +des sots, imposants à tant de titres, surtout comme majorité. Elle +n'entend pas raillerie. Le spirituel diplomate Jean de Montluc le dit +à Ramus, et voulut l'emmener en Pologne, où il allait travailler +l'élection du duc d'Anjou. Il eût voulu seulement que Ramus l'y aidât +de son éloquence. Ce grand homme, qui était un honnête homme, +n'accepta nullement d'entrer dans ce tripotage. + +Il resta, et il périt. + +Ce fut le mardi 26 août, quand la première fureur était calmée, quand +les protestants étaient massacrés pour la plupart, mais qu'on glanait +ici et là , chacun cherchant ses ennemis. + +Charpentier ne parut pas. Mais le _peuple_ fit l'affaire. Le _peuple_, +c'était un tailleur et un sergent, avec une bonne escouade de gens +payés. Ils ne cherchèrent pas au hasard, mais allèrent droit à +l'adresse, forcèrent la porte du collége, montèrent sans hésitation au +cinquième, où Ramus avait son cabinet de travail. + +Ils le trouvèrent qui priait. L'un tira à bout portant, et pourtant si +mal, qu'il tira à la muraille. L'autre, plus habile, lui passa une +épée au travers du corps. Palpitant, on le jeta du cinquième étage. Il +vivait encore. + +Les enfants (on a toujours des enfants pour ces fêtes-là ) le +traînèrent à la rivière; dans la route, un chirurgien coupa, emporta +la tête (sans doute pour Charpentier). + +Quelque temps, le corps surnagea près du pont Saint-Michel. Mais des +bourgeois, qui trouvaient qu'il n'en avait pas assez, payèrent des +bateliers pour ramener le corps au rivage, où les petits écoliers lui +donnèrent le fouet. + +Qui pourrait croire qu'on ait pu envier à Charpentier l'honneur qu'il +a si bien gagné dans cette grande circonstance? Celui qui le lui +conteste fut, dit-on, «_témoin_ de toute l'affaire.» Et la preuve +qu'on en donne, c'est qu'_il était à Orléans_. + +Croyons-en le pauvre Lambin, ami de Ramus. Il ne doutait nullement que +Charpentier ne fût l'assassin; si bien que, sachant qu'il le cherchait +aussi, il se crut mort, prit la fièvre, et réellement mourut de peur. + +Croyons-en surtout Charpentier lui-même. Lorsque tout le monde +regrettait, déplorait la Saint-Barthélemy comme un crime horrible, de +plus inutile, lui, il lui reste fidèle et la glorifie, écrivant au +cardinal de Lorraine en janvier 1573: «Ce brillant, ce doux soleil qui +a éclairé la France au mois d'août.» + +Sur le système de Ramus: «Ces fadaises ont bientôt disparu avec leur +auteur. Tous les bons en sont pleins de joie. Dieu nous la rende +durable, Dieu que tu outrageas (Ramus!) et qui enfin t'a puni.» + +Enfin, ce mot touchant d'un vainqueur qui s'attriste presque, sentant +qu'il n'a plus rien à faire (Nunc dimittis servum tuum): «Ramus et +Lambin vivants, j'avais à lutter; la vie me fut douce. Quel charme +maintenant auront mes études? Plus d'adversaires, plus de rivaux.» + +Charpentier avait des raisons très-sérieuses de pleurer Ramus. Il +avait imaginé de faire payer les leçons (toujours gratuites) du +Collége de France, et percevait un droit à la porte de son cours. +Tant que Ramus fut vivant et que dura la dispute, on allait chez +Charpentier écouter ses injures. Il gagnait gros. Ramus mort, il se +trouva ruiné, la boutique abandonnée; l'appariteur se morfondit sur +son comptoir vide, Charpentier ne vécut guère; en 1574, le pauvre +homme mourut, et probablement de chagrin. + + + + +CHAPITRE XXVI + +SUITE DU MASSACRE + +Août, Septembre et Octobre 1572 + + +Le lundi 25, au soir, Guise, harassé de sa longue chevauchée, rentrant +dans Paris, y trouva une chose peu rassurante; le massacre continuait, +mais malgré le roi, et au nom de Guise. Le roi, malgré l'horrible +exécution du Louvre faite sous ses yeux et par lui, se lavait les +mains du tout, commandait aux Parisiens le désarmement, et faisait +écrire aux provinces que les Guises avaient tout fait, _qu'il avait +assez eu à faire pour se garder dans son Louvre_, qu'il n'y avait rien +de rompu dans l'édit de pacification. + +Dès lors, affaire particulière et querelle de famille. _Vendetta_ pour +_vendetta_. La question posée ainsi ne pouvait manquer de tourner +contre la poitrine de Guise cent mille épées protestantes. Tout +retombait d'aplomb sur lui. Le très-secret conseil italien de la +reine mère paraissait se dévoiler: Tuer les Châtillons par les Guises, +puis les Guises par les Châtillons. + +Henri de Guise, qui avait promis au roi de quitter Paris le dimanche +soir, ne bougea pas. Tout son parti le retint. Les deux mille qu'on +avait tués du premier élan étaient sans nul doute les six cents +gentilshommes de Coligny et leurs domestiques. Tous ceux qui +directement avaient travaillé au massacre, comme les dizeniers de la +ville, ou l'avaient favorisé, comme les moines qui l'avaient prêché, +les chanoines, curés et riches ecclésiastiques, qui logeaient l'armée +des Guises, se sentaient fort compromis. Si Montmorency fût entré avec +sa cavalerie pour exécuter le désarmement qu'ordonnait le roi, tous +ces violents catholiques auraient été accusés par leurs voisins qui +les avaient vus opérer, par les protestants parisiens. Ceux-ci étaient +gens de commerce et d'industrie, comme on le voit sur une liste +nominale des morts (des principaux, des gens connus) que donne la +_Relation_: cordonniers, libraires, relieurs, chapeliers, tisserands, +épingliers, barbiers, armuriers, fripiers, tonneliers, horlogers, +orfévres, menuisiers, doreurs, boutonniers, quincailliers, etc. Ces +libres marchands étaient en concurrence naturelle avec les marchands +clients du clergé, affiliés aux confréries, coopérateurs de +l'exécution. Mille raisons de peur, de haine, de jalousie de métier, +et, tranchons le mot, d'intérêt, devaient leur faire désirer que +l'exécution de dimanche continuât sur ces voisins odieux, concurrents +de leur commerce, et peut-être demain leurs accusateurs. + +Malgré tant de bonnes raisons pour recommencer le massacre, il y +avait langueur pourtant, lassitude; l'affaire, le lundi, ne reprenait +pas. L'Hôtel de Ville et le roi venaient de se prononcer contre; +peut-être n'eût-on plus rien fait sans une ingénieuse machine dont +s'avisa un cordelier. Le temps était admirable; le soleil très-beau, +très-chaud; les arbres reverdoyaient de cette végétation tardive qu'on +appelle les pousses d'août. Au cimetière des Innocents, il y avait une +aubépine; notre cordelier cria qu'il y voyait une fleur! Y était-elle? +La chose n'est pas impossible. Mais peut-être aussi fut-elle attachée; +car on ne permit à personne de vérifier de près; pour garder l'arbre +de la foule, on l'environna de soldats qui tinrent le peuple à +distance. Mais, s'il ne vit pas de miracle, tout au moins il +l'entendit; car, de toutes les paroisses, de tous les couvents, dans +tous les clochers, les cloches se mirent en branle comme elles +auraient fait à Pâques; elles bondirent, mugirent de joie. Cette +épouvantable tempête de bruits si inattendus qui plana sur la grande +ville y versa comme une ivresse, un vertige de meurtre et de mort. +Nous avons vu (t. VII), aux grandes émeutes des villes populeuses des +Flandres, ces effets terribles des cloches; il n'y avait pas un +tisserand, quand _Rolandt_ sonnait à volée, qui ne saisît son couteau. + +Cette sonnerie tranchait nettement, violemment la question. Le clergé, +en la faisant, reprenait l'affaire pour son compte. Le roi et Guise +déclinaient, se renvoyaient le massacre. Et bien, le ciel l'adoptait; +ce n'était plus le massacre du roi Charles IX ou d'Henri de Guise, +c'était la justice de Dieu. + +Les choses recommencèrent avec un caractère nouveau et singulier +d'atrocité, cette fois de voisins à voisins, entre gens qui se +connaissaient. On tua plus soigneusement, et les femmes, et les +enfants, et même les enfants à naître, pour éteindre les familles, +couper court aux futures vengeances. Il est singulier de voir combien +on tua de femmes enceintes; on leur fendait le ventre et on arrachait +l'enfant, de peur qu'il ne survécût. «Le papier pleureroit, si nous y +mettions tout ce qui se fit.» Un marchand qu'on traînait à l'eau eût +ce malheur que ses enfants, ne voulant pas le quitter, se suspendaient +après lui, criant toujours: «Hélas! mon père! hélas! mon père!» Tous +ensemble furent massacrés et jetés à la rivière. Dans une maison +déserte où tout avait été tué, restaient deux tout petits enfants; les +bourreaux les prirent dans une hotte comme une portée de petits chats, +et gaiment, devant tout le monde, les jetèrent par dessus le pont. Un +nourrisson au maillot fut traîné la corde au cou par des gamins de dix +ans. Un autre presque aussi petit, qu'un tueur emportait dans ses +bras, se mit à jouer avec sa barbe en souriant; le barbare, qui +peut-être aurait faibli, maugréa contre le petit chien, l'embrocha et +le jeta. + +Tout était hurlements, cris épouvantables de femmes qu'on jetait par +les fenêtres, coups de fusil, portes brisées à coup de bûches et de +pierres, cadavres traînés dans le ruisseau par les huées, les +sifflets. + +Il y eut des choses inouïes. Un mari remercia ceux qui venaient de le +faire veuf. Une fille mena les meurtriers à la cachette de sa mère. Un +pauvre homme, déjà dépouillé, mis tout nu, avait échappé, caché sous +l'arche d'un pont; la nuit, il court chez sa femme. Mais elle +n'ouvrit; elle le laissa dans la rue jusqu'à ce qu'il eût été tué. + +Dans la confusion immense, l'occasion était belle pour faire des +affaires. Les plaideurs tuaient leurs parties. Les candidats aux +charges les rendaient vacantes par la mort des occupants. Les +héritiers, avec une balle ou deux pouces d'acier, se mettaient en +possession. + +Les grands seigneurs ne perdirent pas leur temps. Loménie, secrétaire +du roi, avait une belle terre à Versailles, fort enviée de Gondi. Dès +qu'il fut emprisonné, Gondi lui offre protection; Loménie lui eût tout +donné; Gondi, très-délicat, ne veut la terre qu'en l'achetant, +l'achète au prix qu'il veut. Ce n'est pas tout: il faut encore que +Loménie, par écrit, donne sa charge de secrétaire. Tout fini, il est +poignardé. + +L'appétit venant en mangeant, on commençait à tuer aussi quelque peu +les catholiques. Un Rouillard, chanoine de Notre-Dame, fut tué dans sa +maison. Pourquoi? Un historien en donne une raison, plus forte qu'on +ne croit dans les guerres civiles: «C'était un homme d'un mauvais +caractère, et médiocrement agréable aux officiers de la ville.» + +Biron, quoique catholique, ne se fia pas à cela; il s'enferma dans +l'Arsenal, dont il était gouverneur, fit lever les pont-levis et +pointer deux couleuvrines sur Paris. Il se garda ainsi, et avec lui +quelques personnes, un enfant entre autres, qui avait le malheur +d'être un riche héritier. Sa soeur et son beau-frère étaient +désespérés de voir l'enfant échapper au massacre. La soeur donna ce +spectacle exécrable de venir aux portes de l'Arsenal prier et pleurer +pour avoir son petit-frère, qu'elle voulait sauver, disait-elle. + +Tout le monde sait l'aventure du jeune Cumont de la Force, qui montra +tant de prudence. Caché sous les corps poignardés de son père et de +ses frères, du fond de son bain de sang, il entendait toutes sortes de +gens qui allaient et venaient, regardaient les enfants morts. +Quelques-uns disaient: «Tant mieux! Ce n'est rien de tuer les loups, +si l'on ne tue les petits.» D'autres disaient: «C'est dommage.» Mais +l'enfant ne bougeait pas. Vers le soir enfin, il voit un homme qui +levait les mains au ciel, et disait avec des larmes: «Oh! Dieu punira +cela!» Il leva alors la tête tout doucement, et tous bas hasarda ce +mot: «Je ne suis pas mort...--Mais comment t'appelles-tu? Menez-moi à +l'Arsenal. M. de Biron vous payera bien.» + +Que furent dans tout cela les Guises? Moins violents encore qu'avisés. +Henri prit pour sa part un homme, le fameux partisan d'Acier, chef +renommé des bandes du Midi. Il le sauva, et d'Acier devint son âme +damnée. «Pour son corps, il donna son âme.» + +Chose populaire pour les Guises, dur contraste à la conduite du roi, +qui n'osait sauver personne, et força même Fervacques à tuer son +intime ami. + +Sauf ce cas toutefois, les Guises, partout ailleurs impitoyables, +firent soigneusement tuer leurs ennemis personnels. Le catholique +Salcède, par exemple, dix ans auparavant, avait empêché le cardinal de +Lorraine, évêque de Metz, de replacer cette ville sous la souveraineté +de l'Empire. Ils le firent tuer dans son hôtel; tout le pillage fut +réservé et porté à l'hôtel de Guise. + +L'aspect du Louvre était bizarre. Charles IX qui, la veille au soir, +avait défendu le massacre, le lundi donnait les dépouilles, autorisait +le pillage. Il abandonna généreusement aux Suisses, pour salaire du +dimanche, le pillage d'un riche lapidaire, qui valait cent mille écus. +De moment en moment, des hommes considérables venaient lui demander +telle charge: «Elle est remplie.--Non, vacante. Le titulaire est +mort.» On la donnait, mais non gratis. Les secrétaires du roi étaient +là pour faire prix. + +C'est, sans nul doute, ce qui fit tuer le président des Aides, le +célèbre Laplace, l'excellent historien. Aimé, estimé et recommandé du +roi et de la reine, il n'en fut pas moins égorgé. Deux jours entiers, +il resta entre la vie et la mort; on venait toujours lui dire _qu'il +était attendu au Louvre_. Il se déroba de chez lui, frappa à trois +portes d'amis, mais il n'y avait plus d'amis. Il rentra chez lui pour +mourir. Il assembla sa famille, tous ses domestiques et servantes, et +leur fit paisiblement une instruction sur les psaumes. On revint, il +se décida, dit adieu aux siens. Il n'était pas à quatre pas, que sa +mort fit vaquer sa place. On put la demander au Louvre. + +Ce Louvre étant une boutique, un comptoir, il devenait ridicule de +désapprouver des morts dont on profitait. La reine et Anjou aussi, qui +craignaient que Montmorency n'arrivât comme au secours du roi, et +livrât bataille aux Guises, persuadèrent à Charles IX qu'il valait +mieux prendre la chose sur lui, déclarer _que c'était lui qui avait +fait le massacre_, mais pour se défendre d'un complot qu'aurait tramé +Coligny. + +Dès lors Montmorency n'avait que faire de venir. + +Le mardi 26 août, on vit ce misérable mannequin, ce fou sauvage, avec +son poil roux hérissé, le teint sinistrement rouge (troisième portrait +_Sainte-Geneviève_), marcher solennellement avec sa cour, parmi les +morts et les mourants, du Louvre au Palais de Justice, dire ce +mensonge au Parlement: «Que c'était lui qui faisait tout.» + +Le président de Thou, le premier poltron de France, admira la sagesse +du roi, et dit le mot de Louis XI: «Qui nescit dissimulare, nescit +regnare.» + +Donc, le roi n'est pas un zéro. Donc il est obéi, c'est pour lui obéir +qu'on a versé tout ce sang. En sortant, il se croyait roi. + +Roi de risée, de honte. Comme il sort, quelqu'un crie: «Il y a ici un +huguenot.» Un homme est tiré de sa suite, sans autre façon poignardé. +Le fou royal, regardant la foule de cet oeil oblique et loustic (que +donne son portrait de jeunesse), dit, pour flatter les assassins: «Si +c'était le dernier huguenot!» + +Depuis le jour où l'autre Charles, le pauvre idiot Charles VI, +siégeait, bavant, riant, pour l'amusement des Anglais, jamais la +France n'avait été plus bas. + +Les protestants prétendent que les provinces reçurent des ordres +écrits de massacre. C'est méconnaître étrangement la prudence de la +reine mère. Dans la peur qu'elle avait d'un soulèvement des grandes +villes, elle donna à des _quidam_, à des aventuriers qui sollicitaient +ces commissions, des lettres, mais de simple créance, pour les +gouverneurs et magistrats, avec ordre verbal _d'emprisonner_ les +protestants notables. On se disputait ces commissions lucratives, qui, +en réalité, constituaient ces drôles chefs de l'exécution et +dictateurs du pillage. Partout la chose commença par l'emprisonnement +et le massacre des prisons; puis la tuerie de maison en maison, le +pillage des boutiques. Les victimes furent partout des marchands et +des fabricants. Les listes nominales ne donnent point de +gentilshommes. Ils échappèrent apparemment. + +Cette grande exécution tomba sur le commerce et l'industrie naissante, +et un peu sur la robe. Elle fut extrêmement inégale, très-sanglante +ici, et là nulle. De Thou dit qu'on évalue les morts à trente mille, +mais qu'on exagère. + +La chose fut moins aveugle qu'on ne l'a cru. Elle fut dirigée de +manière à rendre le plus possible. Plusieurs en restèrent riches. Ils +tirèrent parti de leurs morts jusqu'à vendre la graisse aux +apothicaires. + +La cour dirigeait si peu, qu'à Meaux, dont la reine mère était +comtesse, et où l'explosion eut lieu dès le dimanche, une des +premières victimes fut un receveur de la reine qui percevait pour elle +la taxe fort dure qu'elle avait mise sur le drap et le vin. + +Dans plusieurs lieux, à Meaux, à Lyon, le procureur du roi se mit à la +tête de l'exécution. Mais généralement les autorités locales s'en +chargèrent, et la justice se tint coi, s'effaça, s'absenta, ignora. + +À Troyes, le conseil du massacre se tint chez l'évêque Bauffremont. À +Orléans, il se fit sur une lettre de l'évêque Sorbin, prédicateur du +roi. À Toulouse l'emprisonnement se fit par le Parlement même; les +membres catholiques firent arrêter leurs confrères protestants. Les +étudiants, maîtres d'armes, spadassins des écoles, se chargèrent du +massacre. Cinq conseillers furent pendus en costume. + +En Dauphiné, en Provence, en Auvergne, il n'y eut rien ou presque +rien. Les gouverneurs, MM. de Gordes, de Tende, exigeaient des ordres +écrits. Le dernier, allié de Montmorency, dit que, même avec ordre, il +ne ferait rien. Les protestants, bien avertis, étaient partout armés, +leurs anciens chefs tout prêts. Aux gens de la cour qui venaient, +Gordes dit: «Montbrun vit encore.» + +Rien en Bourgogne, peu ou rien en Picardie et dans le Nord, excepté à +Rouen, où on versa beaucoup de sang. + +Le 30 août, lettre du roi, envoyée partout pour arrêter le massacre. +On y fit si peu d'attention, qu'à Troyes, celui qui l'apportait la +garda deux jours dans sa poche, pendant qu'on fit l'exécution. + +Du reste, il ne faut pas s'y tromper: la Saint-Barthélemy n'est pas +une journée; c'est une saison. On tua par-ci par-là , dans les mois de +septembre et d'octobre. + +À la Saint-Michel, le jésuite Auger, envoyé du collége de Paris, +annonça à Bordeaux que l'archange Michel avait fait le grand massacre, +et déplora la mollesse du gouverneur et des magistrats bordelais. Un +homme de la cour gourmanda aussi leur lenteur. Le 3 octobre, les +jurats, avec des bandes en chapeau rouge, forcèrent le gouverneur à +laisser faire l'exécution. + +On tua deux cent soixante-quatre personnes, et on ne se fût pas +arrêté; mais le reste des protestants avait trouvé un asile au +Château-Trompette. + +Une industrie existait à Paris. On avait fait des magasins de +protestants, où les chefs de l'exécution les tenaient en réserve, sans +doute pour les faire financer. Quand ils étaient ruinés, on les tuait. + +Le 5 septembre, le roi envoya chercher le capitaine Pézon, qui était +un boucher, et lui demanda s'il en restait encore, de ces huguenots: +«J'en ai jeté vingt hier à la Seine, dit-il froidement, et j'en ai +autant pour demain.» Le roi se mit à rire de voir son amnistie si bien +respectée. + +Il faudrait désespérer de la nature humaine, si cette férocité avait +été universelle. Heureusement, un nombre immense de catholiques +détestèrent la Saint-Barthélemy. + +Une classe fut admirable, celle des bourreaux. Ils refusèrent d'agir, +disant qu'ils ne tuaient qu'en justice. + +À Lyon et ailleurs, les soldats refusèrent de tirer, disant qu'ils ne +savaient tuer qu'en guerre. + +Le long du Rhône, les catholiques, voyant flotter les victimes de +Lyon, en poussaient des cris de douleur, invoquaient Dieu contre les +assassins. + +Si des protestants abjurèrent, en revanche des catholiques, par +l'horreur d'un tel événement, furent détachés de leurs croyances. «Cet +acte, dit l'un d'eux, me fit dès lors aimer les personnes et la cause +de ceux de la Religion.» + +Les gens du Parlement sentaient très-bien le coup profond, terrible, +que s'était porté le catholicisme. Ils se désespéraient de voir +l'antique religion de la France, la royauté, mise plus bas par un fou +furieux qu'elle ne fut jadis par un idiot. Ils entreprirent de +replâtrer l'idole, insistèrent pour justifier la cour, qui ne le +demandait point. Pour laver quelque peu le roi, il fallait réussir à +salir les victimes, tirer de quelques protestants des aveux contre +l'amiral, un semblant de conspiration. On s'en procura deux, qu'on +attrapa dans l'hôtel même de l'ambassadeur d'Angleterre, qui grogna +quelque peu et s'apaisa bien vite. L'un, Briquemaut, vénérable +vieillard qui avait servi le roi toute sa vie; l'autre, Cavagne, +intrépide, énergique. On n'en tira rien que l'honneur, la gloire de +Coligny. + +On avait apporté ses papiers au Louvre. Les misérables, découvrant sa +grande âme, furent surpris et embarrassés. De 1570 à 1572, il avait, +tous les soirs, écrit l'histoire des guerres civiles. De plus, +longuement élaboré un mémoire sur l'état du royaume; là , son ferme +conseil au roi de ne point apanager ses frères. Enfin, un petit +mémoire sur la guerre des Pays-Bas; le sens était: «Si vous ne les +prenez, l'Angleterre va les prendre.» + +En le voyant si Français, si fidèle, tellement citoyen (contre +l'Angleterre protestante), les meurtriers baissaient les yeux. +Quelqu'un dit: «Cela est très-beau, digne d'être imprimé.» Gondi en +détourna le roi, prit ces papiers et les mit dans le feu. + +Catherine seule ne sentit rien de cela. Avant qu'on brûlât, elle fit +trophée de ces papiers si glorieux pour Coligny, si accablants pour +elle, pour ceux qui l'avaient tué. Elle les montra, triomphante, à +l'ambassadeur Walsingham: «Le voilà , votre ami! voyez s'il aimait +l'Angleterre!--Madame, il a aimé la France.» + +Depuis le 24 août, ce n'était plus que fêtes; le temps les favorisait +fort. Le clergé fit la sienne, dès le jeudi 28; il publia un jubilé où +allèrent le roi et la cour, faisant leurs stations et rendant grâce à +Dieu. + +Le Parlement ne fut pas en reste; il fonda une fête, une procession +annuelle pour le beau jour de la Saint-Barthélemy. + +Il était parvenu, grâce à Dieu, à trouver Coligny coupable, s'appuyant +des _aveux_ des deux hommes qui n'avaient rien dit. On le condamna à +être traîné sur la claie et pendu, «si toutefois on retrouvait son +corps,» sinon en effigie. On fit son mannequin fort ressemblant de +mise et d'attitude, sans oublier le cure-dent que le taciturne amiral +avait si souvent à la bouche. On le brûla en Grève, en même temps +qu'on pendait Cavagne et Briquemaut. Le roi alla à l'Hôtel de Ville +voir cette fête avec sa mère et le petit roi de Navarre. Seulement +Charles IX regardait derrière un rideau. + +Pendant plusieurs jours, disent le catholique Brantôme et l'auteur +protestant de l'_Estat de la France_, il y avait eu pèlerinage à +l'épine des Innocents et pèlerinage à Montfaucon pour voir un je ne +sais quoi sans forme, quelque chose de noir, demi-grillé, qu'on disait +être le corps de Coligny. Le roi y avait été des premiers avec la cour +et la foule des bonnes gens de Paris. + +On avait grand soin, dans ces temps, de mener les enfants aux +supplices des brigands, aux expositions de voleurs, pour les moraliser +et leur imprimer le souvenir de ces exemples salutaires. On conduisit +à Montfaucon les petits huguenots, tout nouveaux catholiques, les +propres fils de l'amiral. L'aîné, âgé de quinze ans, sanglotait à +crever. Le plus jeune, de sept, appelé Dandelot et digne de ce nom, +regarda d'un oeil ferme, voyant son père transfiguré comme il le sera +dans l'avenir. + + +FIN DU TOME ONZIÈME + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + Pages. + + PRÉFACE I + + + CHAPITRE PREMIER + + HENRI II.--LA COUR ET LA FRANCE.--JARNAC. 1547 9 + + Esprit romanesque du temps 9 + + Diane persécute la duchesse d'Étampes 13 + + + CHAPITRE II + + LE COUP DE JARNAC. 10 juillet 1547 21 + + Le roi, la reine et Diane à Saint-Germain 23 + + Montmorency et Coligny 26 + + Duel de Jarnac et la Châtaigneraie 29 + + + CHAPITRE III + + DIANE.--CATHERINE.--LES GUISES. 1547-1559 36 + + Anet et la Diane de Goujon 37 + + Pourquoi Diane aimait Catherine 44 + + La curée, les dévorants 46 + + Les Guises et leurs quinze évêchés 49 + + + CHAPITRE IV + + L'INTRIGUE ESPAGNOLE 55 + + Les Jésuites sont un ordre espagnol 56 + + Combien l'Espagne est romanesque 58 + + Manuel pour faire des romans 61 + + Matérialité et verbalité 64 + + Charles-Quint cède à la réaction 64 + + + CHAPITRE V + + LES MARTYRS 74 + + Moeurs réformées, élan musical 75 + + Pendant quarante ans, les protestants se laissèrent brûler 77 + + Lois épouvantables de Charles-Quint 82 + + Les amitiés des martyrs 86 + + + CHAPITRE VI + + L'ÉCOLE DES MARTYRS 89 + + La mission de Calvin 90 + + Esprit de Genève anticalviniste 93 + + Génie légiste de Calvin 94 + + La Genève de Calvin, les Psaumes 98 + + + CHAPITRE VII + + POLITIQUE DES GUISES.--LA GUERRE.--METZ. 1548-1552 103 + + Folie de leur politique 104 + + L'aveuglement de Charles-Quint fait leur succès 107 + + Ils surprennent les Trois-Évêchés et repoussent + Charles-Quint (1552) 112 + + + CHAPITRE VIII + + RONSARD.--MARIE LA SANGLANTE.--SAINT-QUENTIN. 1553-1558 117 + + Ronsard contre Rabelais 119 + + Philippe II épouse Marie, humilie le pape 121 + + Henri II infidèle à Diane; elle l'occupe de guerre (1556) 127 + + Défaite et siége de Saint-Quentin; Coligny (1558) 128 + + + CHAPITRE IX + + PERSÉCUTIONS.--MORT D'HENRI II. 1558-1559 135 + + Le chrétien peut-il résister à l'autorité? 136 + + L'Église de Paris (1555) 140 + + Chants du Pré-aux-Clercs (mars) 142 + + Le prêche de la rue Saint-Jacques (4 septembre) 143 + + Le roi précipite la paix (3, avril 1559) 149 + + Menace du roi. Sa mort (29 juin) 154 + + + CHAPITRE X + + ROYAUTÉ DES GUISES SOUS FRANÇOIS II. 1559-1560 159 + + Portraits des Guises, de Catherine, de Marie Stuart 160 + + Le roi de Navarre trahit les protestants 165 + + Influence de l'Espagne en France 168 + + Le budget de Philippe II 169 + + + CHAPITRE XI + + TERRORISME DES GUISES.--LA RENAUDIE. 1560 174 + + Puissance du clergé sur le peuple 175 + + Esprit général de résistance (mars) 178 + + Les Châtillons et Condé persistent dans l'obéissance 184 + + Mort de la Renaudie et supplices 187 + + + CHAPITRE XII + + MORT DE FRANÇOIS II ET CHUTE DES GUISES. 1560 193 + + Catherine espionnée par Marie Stuart 195 + + Le chancelier de L'Hôpital 198 + + Assemblée de Fontainebleau (21 août) 200 + + Navarre et Condé se livrent 203 + + Mort de François II (3 décembre) 205 + + + CHAPITRE XIII + + CHARLES IX.--LE TRIUMVIRAT.--POISSY ET PONTOISE. 1561 207 + + États généraux d'Orléans (13 décembre 1560) 208 + + Le clergé s'adresse à l'Espagne (mai 1561) 214 + + Colloque de Poissy (septembre) 218 + + Bataille du faubourg Saint-Marceau (27 septembre) 224 + + + CHAPITRE XIV + + INTRIGUE DES GUISES EN ALLEMAGNE. 1562. 232 + + Leur conversion simulée au protestantisme 236 + + + CHAPITRE XV + + MASSACRE DE VASSY. 1562, 1er mars 240 + + + CHAPITRE XVI + + PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION, 1562-1563 249 + + Les Guises s'emparent du roi et de sa mère 250 + + Coligny refuse d'appeler l'étranger 251 + + Le parti de l'étranger 252 + + La Saint-Barthélemy de 1562 260 + + Bataille de Dreux (19 décembre 1562) 265 + + Guise assassiné (18 février 1563) 271 + + + CHAPITRE XVII + + LA PAIX, ET POINT DE PAIX, 1563-1564 274 + + L'Espagne domine Catherine 275 + + La balance était impossible 277 + + Les protestants assassinés partout 280 + + + CHAPITRE XVIII + + LE DUC D'ALBE.--LA SECONDE GUERRE CIVILE. 1564-1567 284 + + Entrevue de Bayonne (juin 1565) 287 + + Le duc d'Albe aux Pays-Bas (1567) 288 + + Coligny propose de s'emparer du roi 289 + + Le _Contr'un_ de la Boétie 289 + + Bataille de Saint-Denis (10 novembre 1567) 290 + + + CHAPITRE XIX + + SUITE.--CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 1568-1570 294 + + Débâcle morale du vieux parti 295 + + Henri d'Anjou, général à seize ans 298 + + Mort de Condé à Jarnac (13 mars 1569) 302 + + Montcontour (3 octobre) 304 + + Coligny impose la paix (8 août 1570) 307 + + + CHAPITRE XX + + CHARLES IX CONTRE PHILIPPE II. 1570-1572 309 + + Catherine, tout italienne, n'aimait qu'Anjou 312 + + Jalousie de Charles IX 314 + + Ses vers, sa violence, son amour 316 + + Il veut marier son frère en Angleterre (1570) 317 + + Il agit pour les Turcs 321 + + + CHAPITRE XXI + + COLIGNY À PARIS.--OCCASION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY. 1572 324 + + Situation de Coligny; sa tristesse, son isolement 327 + + Devait-il venir à Paris? 334 + + Incertitudes de Catherine 340 + + Échec des protestants (9 juillet) et découragement du roi 341 + + + CHAPITRE XXII + + LES NOCES VERMEILLES. Août 1572 343 + + Coligny devait rester à Paris 345 + + Jalousie des Anglais et froideur d'Orange 347 + + Mariage de Navarre (18 août) 349 + + Anjou, menacé par son frère, complote avec Guise 354 + + + CHAPITRE XXIII + + BLESSURE DE COLIGNY.--CHARLES IX CONSENT À SA MORT. + 22-23 août 1572 358 + + Coligny blessé essaye d'éclairer le roi 362 + + La reine et Gondi l'effrayent et obtiennent le massacre 365 + + + CHAPITRE XXIV + + MORT DE COLIGNY ET MASSACRE DU LOUVRE. 22-26 août 1572 372 + + + CHAPITRE XXV + + QUELLE PART PARIS PRIT AU MASSACRE. Août 1572 385 + + Douceur de quelques capitaines 388 + + Le capitaine Charpentier fait tuer Ramus 389 + + + CHAPITRE XXVI + + SUITE. Août, septembre, octobre 1572 394 + + Lundi 25 août. Guise à Paris malgré le roi 395 + + Massacre des marchands protestants 396 + + Mardi 26. Le roi se déclare auteur du massacre 401 + + La Saint-Barthélemy des provinces 403 + + Le Parlement condamne Coligny 405 + + +PARIS.--IMPRIMERIE MODERNE, Barthier, directeur, rue J.-J.-Rousseau, 61. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1547-1572 (Volume +11/19), by Jules Michelet + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 42744 *** diff --git a/42744-8.txt b/42744-8.txt deleted file mode 100644 index 8dd985d..0000000 --- a/42744-8.txt +++ /dev/null @@ -1,11926 +0,0 @@ -The Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19), by -Jules Michelet - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org - - -Title: Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19) - -Author: Jules Michelet - -Release Date: May 20, 2013 [EBook #42744] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1547-1572 *** - - - - -Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P. -Travers and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net - - - - - - - - - - - HISTOIRE - - DE - - FRANCE - - - - - PAR - - J. MICHELET - - - - - NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE - - - - - TOME ONZIÈME - - - - - PARIS - - LIBRAIRIE INTERNATIONALE - A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS - 13, rue du Faubourg-Montmartre, 13 - - 1876 - - Tous droits de traduction et de reproduction réservés. - - - - -Dans cette préface, qui véritablement est plutôt une conclusion, je -dois des excuses à la Renaissance, à l'art, à la science, qui tiennent -si peu de place dans ce volume, mais qui reviendront au suivant. - -Je m'y arrête à peine au règne d'Henri II. Mais, dès ce règne même, -sinistre vestibule qui introduit aux guerres civiles, tout souci d'art -et de littérature était sorti de mon esprit. - -Mon coeur avait été saisi par la grandeur de la révolution religieuse, -attendri des martyrs, que j'ai dû prendre à leur touchant berceau, -suivre dans leurs actes héroïques, conduire, assister au bûcher. - -Les livres ne signifient plus rien devant ces actes. Chacun de ces -saints fut un livre où l'humanité lira éternellement. Et, quant à -l'art, quelle oeuvre opposerait-il à la grande construction morale que -bâtit le XVIe siècle? - -La forte base, immense, mystérieuse, s'est faite des souffrances du -peuple et des vertus des saints, de leur foi simple, dont la portée -hardie leur fut inconnue à eux-mêmes, enfin de leurs sublimes morts. - -Tout cela infiniment libre. Mais une école en sort qui fait du martyre -une discipline et une institution, qui enferme dans une formule la -grande âme brûlante de la révolution religieuse. Cette âme y -tiendra-t-elle? La liberté, qui fut la base, va-t-elle reparaître au -sommet? - -Voilà les questions qui m'ont troublé jadis. La voie était obscure et -pleine d'ombre; je voyais seulement, au bout de ces ténèbres, un point -rouge, la Saint-Barthélemy. - -Mais maintenant la lumière s'est faite, telle que ne l'eût aucun -contemporain. Tous les grands acteurs de l'époque, et les coupables -mêmes, sont venus déposer, et on les a connus par leurs aveux. -Philippe II s'est révélé, et, grâce à lui, l'Escurial est percé de -part en part. Le duc d'Albe s'est révélé, et nous avons sa pensée jour -par jour, en face de celle de Granvelle. Nous connaissons par eux leur -incapacité, leur vertige et leur désespoir au moment de la crise. Le -duc d'Albe était perdu en 1572, près de devenir fou. Il faisait prier -pour lui dans toutes les églises, consultait les sorciers, implorait -un miracle ou du Diable ou de Dieu. Le 10 août, ce miracle lui fut -promis pour le 24. - -Les tergiversations de la misérable cour de France, qui si longtemps -voulut, ne voulut pas et voulut de nouveau (poussée par ses besoins, -par le riche parti qui lui faisait l'aumône), et qui prit à la fin du -courage à force de peur, tout cela n'est pas moins clair aujourd'hui, -lucide, incontestable. Ce que le Louvre avait pour nous d'obscur s'est -trouvé illuminé tout à coup par cette foule de documents nouveaux qui, -d'Angleterre et de Hollande, de Madrid, de Bruxelles, de Rome, -d'Allemagne même et du Levant, sont venus à la fois pour l'éclairer. -Et, de tant de rayons croisés, une lumière s'est faite, intense, -implacable et terrible. - -Et qu'a-t-on vu alors? Une grande pitié. Ni l'Espagne, si fière, ni la -grande Catherine (que tous méprisaient à bon droit), ne savaient où -ils allaient ni ce qu'ils faisaient. Ils cherchent, ils tâtent, ils -heurtent. Ils donnent le spectacle très-bas de ces tournois d'aveugles -qu'on armait de bâtons, et qui frappaient sans voir. Ils marchent au -hasard et tombent, puis jurent, se relevant, qu'ils ont voulu tomber. - -Une telle lumière est une flamme, et rien n'y tient; tout fond. Ces -majestueux personnages, réduits à leur néant, s'évanouissent, -s'abîment, disparaissent, comme cire ou comme neige. Et il ne -resterait qu'un peu de boue, si, de tant de débris, un objet -n'échappait, ne s'élevait et ne dominait tout, la figure triste et -grave d'un grand homme et d'un vrai héros. - -Je ne suis pas suspect. Je ne prodigue guère les héros dans mes -livres. Mais celui-ci est le héros du devoir, de la conscience. - -J'ai beau l'examiner, le sonder et le discuter. Il résiste et grandit -toujours. Au rebours de tant d'autres, exagérés follement, celui-ci, -qui n'est point le héros du succès, défie l'épreuve, humilie le -regard. La lumière électrique, la lumière de la foudre, dont il fut -traversé, pâlit devant ce coeur, où rien, au dernier jour, ne restait -que Dieu et Patrie. - -«Une seule objection, dira-t-on. Cette joie héroïque dont vous faisiez -ailleurs le premier signe du héros, elle ne fut point en Coligny. Tout -ce que dit l'histoire, tout ce que dit le funèbre portrait, montre en -cet homme redoutable un ferme juge du temps, mais plein de deuil, -triste jusqu'à la mort.» - -Nous l'avouons, par cela il fut homme. Blessé? Plus qu'on ne saurait -le dire, à la profondeur même de l'abîme des maux du temps. Qui s'en -étonnera? Nul, après trois cents ans, ne pourra seulement les lire, -que lui-même n'en reste blessé! - -Mais c'est aussi en lui une grandeur d'avoir toujours vu clair -par-dessus la nuit et le deuil, d'avoir gardé si nette la lumière -supérieure. - -Les vrais héros de la France ont cela de commun, que les uns inspirés, -les autres réfléchis (comme fut l'amiral), sont éminemment -raisonnables. Coligny, quoique fort cultivé, lettré, théologien, -quoique gentilhomme et retardé par cette fatalité de classe, allait -s'affranchissant et de ses préjugés et de ses docteurs. Sauf un moment -d'hésitation chrétienne à l'entrée de la guerre civile, il ne vacilla -nullement, comme on l'a dit; il fut ferme et libre en sa voie. - -Homme de batailles, il haïssait la guerre. Il y fut superbe, -indomptable, dédaigneux pour cette fille aveugle, tant flattée, la -Victoire. Il la mena à bout, ne quitta l'épée que vainqueur, après -avoir conquis non-seulement la paix et la liberté religieuse (1570), -mais les volontés mêmes de l'ennemi et l'avoir vaincu dans son propre -coeur. Charles IX (les actes le prouvent), pendant près de deux ans, -suivit la voie de Coligny. - -Ce grand esprit, si sage, avait vu à merveille la chose essentielle, -que la France, dans sa pléthore nerveuse et son agitation, voulait -s'extravaser au dehors. Et il lui ouvrait l'Amérique et les Pays-Bas, -c'est-à-dire la succession espagnole. Il ne se trompa nullement. -Seulement (comme Jean de Witt un siècle après) il eut raison trop tôt. -Ses projets furent repris, dès le lendemain de sa mort, par ceux qui -l'avaient tué. - -C'était un très-grand citoyen et fort libre de son parti même. Lorsque -les protestants, ayant le couteau à la gorge, se virent forcés -d'appeler l'étranger, il résista autant qu'il put, et tant qu'il en -faillit périr. - -Sa netteté, son admirable coeur, apparurent à sa mort, quand on lut -ses papiers secrets, et que ses meurtriers confus virent ce conseil au -roi de se défier de l'Angleterre protestante autant que de l'Espagne -catholique. - -Grande consolation pour nous, dans cette histoire, de voir la nature -humaine tellement relevée ici! de voir marcher si droit, parmi -l'aveuglement de tous, ce pur et ferme coeur qui ne regarde que la -conscience. Les défaites des siens, leurs folies, leurs destructions, -rien ne l'entame. Il va à son but. Quel? une grande mort,--qui semble -perdre, mais sauve au contraire son parti. - -Car la fille de Coligny, veuve par la Saint-Barthélemy, épousera -Guillaume d'Orange. Car la France protestante, de sa blessure féconde, -engendre la France hollandaise. Car ce malheur immense, au sein des -meilleurs catholiques, mit le regret, l'amour des protestants. «Dès ce -jour, dit l'un d'eux, sans connaître leur foi, j'aimai ceux de la -Religion.» - -De sorte que ce grand homme a réussi, même selon le monde. Par sa mort -triomphante, il gagna plus qu'il ne voulait. - - * * * * * - -Voilà la pensée de ce livre. Et plût au ciel qu'elle nous eût profité -aussi à nous, que ces grands coeurs, si riches, nous eussent donné -quelque peu d'un tel souffle, et mis dans notre aridité un rien de -leurs torrents! - -Que si notre temps, si loin de ce temps, et si peu préparé à retrouver -l'image de ces grandeurs morales, s'en prenait à l'histoire, -l'histoire lui répondrait ce que le jeune d'Aubigné dit un jour dans -le Louvre à Catherine de Médicis, qui le voyait debout et si peu plié -devant elle: «Tu ressembles à ton père!... - ---Dieu m'en fasse la grâce!» - - 1er mars 1856. - - - Dans le prochain volume, qui me ramène aux lettres et aux - sciences et ferme le XVIe siècle, on trouvera une _Critique - générale des sources historiques_, de ce grand siècle si fécond, - mais si trouble. Une partie des notes que je donnerais - aujourd'hui reviendrait dans cette _Critique_. Je les ajourne - jusque-là. - - Qu'il me suffise ici d'indiquer les principales sources - manuscrites où j'ai puisé, et qui m'ont donné spécialement les - causes et précédents, très-peu connus, de la Saint-Barthélemy: - _Lettres de Morillon à Granvelle_ (c'est, jour par jour, - l'histoire du duc d'Albe, celle des rapports de Bruxelles et de - Paris).--_Lettres inédites de Catherine de Médicis._--_Extraits - des lettres de Pie V, Charles IX, etc., tirés des archives du - Vatican (en 1810)_, etc. - - - - -HISTOIRE DE FRANCE - -AU XVIe SIÈCLE - - - - -CHAPITRE PREMIER - -HENRI II--LA COUR ET LA FRANCE--AFFAIRE DE JARNAC - -1547 - - Plus ferme foy jamais ne fut jurée - À nouveau prince (ô ma seule princesse!) - Que mon amour, qui vous sera sans cesse - Contre le temps et la mort assurée. - De fosse creuse ou de tour bien murée - N'a pas besoin de ma foy la fort'resse, - Dont je vous fis dame, reine et maîtresse, - Parce qu'elle est d'éternelle durée! - - -Le nouveau règne nous met en plein roman. L'Amadis espagnol, tout -récemment traduit, imité, commenté, est sa bible chevaleresque. -L'Amadis est bien plus que lu et dévoré, il est refait en action. -Henri II rougit presque d'être fils de François Ier; c'est le fils du -roi Périon, c'est le _Beau Ténébreux_. La réalité et l'histoire sont -enterrées à Saint-Denis, et libres, grâce à Dieu nous entrons au pays -des fées. - -Où n'atteindrons-nous pas? Les médailles du temps, les emblèmes et -devises ne parlent que d'astres et d'étoiles. La conquête du monde est -assurée; mais qu'est-ce que cela? Sur de charmants émaux, un coursier -effréné emporte Diane et Henri, aux nues? au ciel? On ne saurait le -dire. - -À la salamandre éternelle qui régna trente années, au _soleil_ de -François Ier, dont sa soeur fut le tournesol, un autre astre succède, -la lune, romanesque, équivoque, de douteuse clarté. La Diane d'ici, en -son habit de veuve, de soie blanche et soie noire, nous représente la -Diane de là-haut, comme elle, et changeante et fidèle. La mobile -influence qui régit les femmes et les mers, qui donne les marées et -parfois les tempêtes, fait nos destinées désormais. Elle en a le -secret et nous promet de grandes choses. Sous le croissant, on lit le -calembour sublime: «Donec totum impleat _orbem_.» (Il remplira _son -disque_; ou, remplira _le monde_.) - -Nouvelle religion, galante, astrologique. Malheur à qui n'y croit! -C'est la Diane armée et prête à frapper de ses flèches. Voyez-la à -Fontainebleau, sous son double visage: là, céleste et dans la lumière; -ici, la Diane des flammes, infernale, et la sombre Hécate. Ainsi la -fable nous traduit le roman, et le met en pleine lumière. L'Amadis -espagnol s'éclaire du reflet des bûchers. - -Nous ne sommes pas, croyez-le, dans un monde naturel, c'est un -enchantement, et c'est par suite de violentes féeries et de coups de -théâtre qu'on peut le soutenir. Cette Armide de cinquante ans, qui -mène en laisse un chevalier de trente doit tous les jours frapper de -la baguette. À ce prix elle est jeune; je ne sais quelle Jouvence -incessamment la renouvelle. Elle bâtit, abat, rebâtit, s'entoure de -tous les arts. Elle lance la France dans d'improbables aventures. Des -princes de hasard, les Guises, vont agir sous sa main, éblouir, -troubler et charmer. Surprenants magiciens, s'il reste un peu de sens, -ils sauront nous en délivrer. La France, décidément romanesque, -espagnole, les remerciera de ses pertes. - -Et d'abord elle se trouve riche à la mort de François Ier. L'argent -abonde pour les fêtes. Trois fêtes coup sur coup. Fête de -l'enterrement, splendide, immense, et noblement tragique, où l'on -jette les millions. Fête du sacre, de royale largesse, où le roi -comblera ses preux. Fête d'un combat à outrance, d'un jugement de -Dieu, celle-ci sombre, sauvage et sanglante, où toute la France est -invitée. - -En attendant, des voyages rapides, qui sont des fêtes eux-mêmes, la -vie des chevaliers errants, dans nos forêts, de château en château, et -par les arcs de triomphe. Le vieil ami du roi, le connétable, le -prend, le mène aux délices d'Écouen, de l'Île-Adam, de Chantilly. Mais -Diane le garde à Anet. Là, entouré des Guises, enivré de fanfares, -d'emblèmes prophétiques et du rêve de la conquête du monde, les yeux -fermés, il donne les actes décisifs par lesquels l'idole signifie sa -divinité. - -Le premier étonna. Pendant que le feu roi, à peine refroidi, faisait -son lugubre voyage de Rambouillet à Saint-Denis, vingt jours après sa -mort, on souffleta son règne, on avertit la France qu'elle entrait -dans un nouveau monde, hors des anciennes voies, hors de toute voie, -de toute tradition, qu'on supprimait le temps, qu'on retournait d'un -saut au roi Arthur, à Charlemagne. - -Nos rois, nos parlements, suivaient, dès le XIIIe siècle, la grande -oeuvre du droit. Récemment Charles VIII, Louis XII et François Ier, -avaient écrit, rédigé nos Coutumes. Cujas mettait en face le droit -romain, et le grand Dumoulin recherchait l'unité du nôtre. Cette -révolution se réclamait du roi, se rapportait au roi, cherchait en lui -sa force. Mais voilà que le roi la dément et la répudie, et n'en veut -rien savoir: tout le travail des lois, il le met sous les pieds. Il -réclame le droit de la force, le bon vieux droit gothique, la sagesse -des épreuves, la jurisprudence de l'épée. Saint Louis, tant qu'il -peut, entrave le duel juridique; Henri II (dans le siècle de la -jurisprudence!) l'autorise, le préside et l'arrange; il fait les -lices, lance les champions, selon la forme antique: Laissez-les aller, -les bons combattants! - -Une révolution si grave se fait par trois lignes informes, sans -signature, au bas d'un chiffon de défi. - -Toutefois, avec ce mot: _Fait en Conseil royal. Et signé Laubespin_ -(le nom du secrétaire d'État). - -Et quel est ce conseil? Fort inégalement partagé entre l'ami et la -maîtresse, entre le connétable qui paraît mener tout, et Diane, -présente, agissante, par ses hommes, les Guises, qui emportent tout -en effet. Montmorency gouverne à la condition d'être gouverné. - -L'acte bizarre dont il s'agit, supposant que ce droit barbare était la -loi régnante, obligeait le sire de Jarnac de répondre au défi du sire -de la Châtaigneraie. - -Jarnac, beau-frère de la duchesse d'Étampes, de la maîtresse qui s'en -va avec François Ier. La Châtaigneraie, une épée connue par les duels, -un bras de première force, un dogue de combat, nourri par Henri II. - -La jeune maîtresse du vieux roi avait trop provoqué cela. Dix ans -durant, elle avait harcelé la grande Diane, en l'appelant _la -vieille_. Il y avait chez François Ier, entre ses domestiques, valets -privés et rimeurs favoris, une fabrique d'épigrammes contre la -maîtresse de son fils. Un jour, on lui offrait des dents; une autre -fois on lui conseillait d'acheter des cheveux. Ces fous criblaient à -coups d'épingle une femme de mémoire implacable, qui allait être plus -que reine, et le leur rendre à coups d'épée. - -Il était bien facile de perdre la duchesse d'Étampes. D'abord, elle -avait été, comme le malheureux disgracié Chabot, comme Jean Du Bellay, -favorable à toutes les idées nouvelles. Elle avait une soeur -protestante, connue pour telle, et exaltée. - -Ensuite on avait monté contre elle de longue date une machine directe -et efficace, par quoi sa tête ne tenait qu'à un fil. On avait dit, -répété, répandu, qu'elle avait trahi le roi au traité de Crépy, que -sans elle nous aurions vaincu, que c'était elle qui avait amené -l'ennemi à dix lieues de Paris. Bruit absurde, comme le prouve Du -Bellay, mais d'autant mieux avalé par l'orgueil national, qui y -trouvait consolation. - -Elle aurait péri sans les Guises. Déjà les gens de loi étaient lancés -sur un homme qui lui appartenait et qu'on disait agent de sa trahison. -Cet homme intelligent se garda bien de disputer; il donna un château -aux Guises. Ceux-ci dès lors ajournèrent tout. - -Ils dirent que ce n'était rien de tuer la duchesse, qu'il fallait la -désespérer, qu'on ne commençait pas la chasse par les abois, qu'il -valait mieux d'abord que la bête harcelée, mordue, sentît les dents, -qu'elle eût la peur et la douleur, qu'elle versât surtout ces amères -et suprêmes larmes qui prouvent la défaite et demandent merci. - -La victime pouvait être mordue à deux endroits, à un d'abord. Elle -avait en Bretagne un mari de contenance qu'elle tenait là en exil, -comme gouverneur de la province. Il avait accepté la chose pour un -gros traitement. Mais elle palpait ce traitement et le gardait. Cela, -vingt ans durant. Ce mari, voyant le roi mort et sa femme perdue, -éclate alors, crie au voleur, la traîne au parlement. Voilà les deux -époux qui se gourment dans la boue, et avec eux la mémoire du feu roi. -Diane y jouit fort, au point qu'elle envoya Henri II, le roi, aux -juges, aux procureurs, dans cette sale échauffourée, pourquoi? pour -assommer une femme qui se noyait déjà. - -Autre endroit plus sensible encore où on pouvait lui enfoncer -l'aiguille, piquer la malheureuse, sans qu'elle pût crier seulement. -Pendant vingt ans, maîtresse d'un roi malade, et tristement malade, -elle avait eu sans doute des consolations. La cour malicieuse pensait -que le consolateur devait être Jarnac, beau grand jeune homme, -élégant, délicat, que la duchesse d'Étampes, pour l'avoir toujours -près d'elle, avait donné pour mari à sa soeur. Jarnac faisait beaucoup -de dépenses, menait grand train quoique son père, vivant et remarié, -ne pût être bien large. Il était trop facile de deviner qui -fournissait. - -Cela compris, senti, il fallait bien se garder de la tuer. Son -ennemie, pour rien au monde, ne lui aurait coupé la tête; elle pouvait -lui percer le coeur. - -On n'eût pas la patience d'attendre la mort de François Ier. Un an ou -deux avant, on mit les fers au feu, Le Dauphin, instrument docile, -lança l'affaire brutalement par un mot qu'il dit à Jarnac: «Comment se -fait-il qu'un fils de famille dont le père vit encore peut faire une -telle dépense, mener un tel état?» Le jeune homme, surpris, se crut -habile et parfait courtisan en répondant une chose qu'il croyait -agréable, disant que sa belle-mère l'_entretenait_, ne lui refusait -rien. Mot équivoque, qui semblait faire entendre que Jarnac imitait -l'exemple du Dauphin, avait la femme de son père. - -Ce mot tombé à peine, le Dauphin le relève, le répète partout, et dans -ces termes: «Il couche avec sa belle-mère.» - -Un tel mot, et d'un prince, va vite. Il alla droit au père de Jarnac, -du père au fils. Sous un tel coup de foudre, le jeune homme osant -tout, bravant tout, rois et Dauphins, jura que quiconque avait ainsi -menti était un méchant homme, un malheureux, un lâche. - -Tout retombait d'aplomb sur la tête du prince. - -Un roi ne se bat pas, ni un prince, un Dauphin. Mais ils ne manquent -guère d'avoir des gens charmés de se battre pour eux. Henri en avait, -et par bandes. Grand lutteur et sauteur, aimant l'escrime, il -choisissait ses amis sur la force du poignet, la vigueur du jarret, la -dextérité du bretteur. - -Le spécial ami du Dauphin était un homme fort, bas sur jambes et carré -d'échine, admirable lutteur, d'une roideur de bras _à jeter par terre -les lutteurs bretons_. Il avait vingt-six ans, et déjà il s'était -signalé à la guerre, surtout à Cérisoles. Quoique bravache, il était -brave, et se portait pour le plus brave. Il courait les duels, défiait -tout le monde. Cela en avait fait un personnage. Du reste, sans -fortune et cadet, il se faisait appeler, de la seigneurie de son aîné, -le sire de la Châtaigneraie. Il traînait après lui (aux dépens du -Dauphin) une meute de gens comme lui. - -Le Dauphin n'eut aucun besoin de lancer la Châtaigneraie. Dès qu'il -entendit parler de l'affaire, il la fit sienne. Il soutint que c'était -à lui que Jarnac avait dit la chose, qu'il la lui avait dite cent -fois, et lui défendit de dire autrement. - -Jarnac avait quelques années de plus que la Châtaigneraie, était -beaucoup plus grand, long, délicat et faible. _L'autre, même sans -armes_, dit l'inscription mémorative du combat, l'aurait défait, -anéanti. - -Et cependant que faire? La Châtaigneraie demandait le combat; il avait -fait grand bruit et s'était adressé au roi (c'était encore François -Ier), qui défendit de passer outre. Combien de temps l'affaire -fut-elle suspendue? Nous l'ignorons. Mais les mots ironiques, les -gestes de mépris, les affronts, ne furent pas suspendus. Car le 12 -décembre 1546, ce fut Jarnac qui, ne pouvant plus vivre, demanda au -roi de combattre. Le roi répondit qu'il ne le souffrirait jamais. - -François Ier mort (le 31 mars), quelle est la première affaire de la -monarchie? La grande guerre d'Allemagne apparemment, les secours -promis aux protestants? Non, nous avons bien autre chose à faire. -Charles-Quint les bat à Muhlberg. La grande affaire, c'est le duel, la -mort de Jarnac, la vengeance de femme. - -Un mot dit pendant le combat nous autorise à croire que Jarnac, -alarmé, se voyant si forte partie (et derrière le roi même), fit -l'humiliante démarche d'aller trouver son ennemie Diane et qu'il -essaya de la fléchir. Grande simplicité. Il était trois fois condamné. -Comme amant de la duchesse d'abord, mais aussi comme étant Chabot du -côté paternel, cousin de l'amiral Chabot, et par sa mère des -Saint-Gelais, parent du poète de ce nom, comme tel, affilié peut-être -à cette damnable fabrique d'épigrammes _contre la vieille_, dont nous -avons parlé. - -La grande dame paraît lui avoir dit, avec sa froideur apparente, -qu'elle n'y pouvait rien, que le vin était tiré et qu'il fallait le -boire, qu'il n'y avait pas de remède, puisque le roi personnellement -était en jeu _et qu'il ne céderait jamais_. - -Nul moyen d'en sortir que de s'humilier, de ne plus démentir -l'inceste, de confirmer l'outrage sur le front de son père, de rester -le plastron du roi et l'amusement de la cour. - -Celle-ci y comptait, et l'on s'en amusait d'avance. Tout était -arrangé pour donner à l'affaire une publicité effroyable. On en avait -fait une fête; le roi voulait y présider et donner ce régal aux dames. - -Henri II avait fait dresser les lices au centre de la France, près de -Paris, sur l'emplacement admirable de Saint-Germain. Ce lieu unique, -même avant qu'on bâtît la terrasse d'une lieue de long, a toujours été -un théâtre et le plus beau de nos contrées. Le plateau triomphal d'où -la forêt regarde la Seine aux cent replis reçut toute la France. Paris -y vint, bruyant et curieux; marchands et artisans, bourgeois et -compagnons de tout état, les deux grands peuples noirs, la robe et -l'université, celle-ci spécialement très-aigre et mécontente. Mais le -plus curieux, ce fut la foule de la pauvre noblesse qui, du 23 avril -au 10 juillet, dans ces deux mois et demi, eut le temps de venir de -toutes les provinces. - -Étrange elle-même et vrai spectacle pour la cour. On se montrait ces -figures d'un autre âge, ces nobles revenants, dont tels pourpoints -dataient de Louis XII et tels chevaux boitaient depuis Pavie. Le tout, -couché dans la forêt, et, parmi les cuisines odorantes, déjeunant de -pain sec, buvant au fleuve, faisant sur l'herbe leur sobre et pastoral -banquet. - -On devinait assez leurs pensées sérieuses. La première pour le mort, -déjà bien oublié de la nouvelle cour. Où donc était ce bel acteur, ce -grand homme au grand nez, de noble épée, de haute mine, qui, jusqu'au -dernier jour (malgré les ans, malgré Vénus, si cruelle plus lui), -avait représenté la France? Que de choses couvertes par sa fière -attitude, sa grâce et son besoin de plaire, que dis-je! par le -souvenir de ses folies, passées toutes en légendes. Magnifique -hâblerie, noble farce! tout était fini, rentré dans la coulisse, et la -scène était vide. - -Le dernier règne, au milieu de ses fautes et de ses discordances, -avait eu, au total, une harmonie fictive qui depuis avait disparu: _la -royauté moderne sous un roi chevalier_. - -Tant fausse que fût cette chevalerie, elle imposait. Aux choses on -opposait les mots. Si la noblesse se plaignait du gouffre dévorant de -la cour, des justices seigneuriales anéanties, on répondait par les -victoires du roi, Marignan, Cérisoles. Une police s'était créée, -secrète, d'honorables espions, qui, de chaque province, écrivait aux -_clercs du secret_. Ces secrétaires du roi, les tribunaux du roi, un -vaste établissement despotique, s'était formé, et tout au profit de la -cour. La noblesse pourtant du _roi-soldat_ avait tout enduré. Lui -mort, tout cela apparaissait nouveau, et désormais intolérable. - -Mais, à part le gouvernement, hors de son action, une autre révolution -s'était faite, plus grande encore. En moins de cinquante ans, l'argent -multiplié, et, partant, avili, avili comme annulé la rente; rentiers -et créanciers recevaient beaucoup moins, et tout objet à vendre -coûtait plus cher. On ne pouvait plus vivre. Hutten, longtemps -auparavant, le dit déjà. La noblesse agonisait dans ses manoirs -ruinés. Et, pour comble, elle s'était énormément multipliée; les -cadets, qui jadis ne se mariaient pas, s'éteignaient au couvent ou à -la croisade, avaient fait souche (de mendiants). Quelle ressource? la -domesticité. Les plus adroits s'accrochaient aux seigneurs, vivaient -de miettes, léchaient les plats. Mais la plupart étaient trop fiers -encore, maladroits et sauvages; drapés dans leur manteau percé, ils -mouraient de faim noblement. - -Beaucoup pourtant se réveillèrent à cette grande occasion. Ils firent -ressource de leurs restes et de tout. Ils voulurent voir la royauté -nouvelle, la cour, l'abîme où s'absorbait la France. - -Les longs préparatifs, les interminables cérémonies qu'on avait -exhumées des livres de chevalerie, la pédantesque érudition qu'on mit -à reproduire dans leurs détails ces vieilleries gothiques, leur -donnèrent le loisir de regarder, de s'informer, et, les yeux dans les -yeux, de percer cette odieuse cour de leurs tristes et haineux -regards. - - - - -CHAPITRE II - -LE COUP DE JARNAC--10 JUILLET - -1547 - - -Le roi d'abord, quand on le démêlait dans la foule brillante, -étonnait, attristait à le voir. Quoique grand, fort et bien taillé, il -n'était nullement élégant. Son teint, sombre, espagnol, faisait penser -à sa captivité, rappelait l'ombre du cachot de Madrid, et ses grosses -épaules en portaient encore les basses voûtes. Visage de prison. On y -sentait aussi l'ennui que son joyeux père avait eu de faire l'amour à -la fille du roi bourgeois, la bonne et triste Claude. - -Au total, point méchant, mais lourdement bonasse et dépendant (voir le -buste du Louvre). On comprend qu'un tel homme, une fois lié et muselé, -on put le mener loin; que, né chien, pour plaire à ses maîtres, il put -devenir dogue, et de ces cruels bouledogues qui mordent sans savoir -pourquoi. - -Mais il y avait aussi, dans la figure vivante, une chose que ne dit -pas le buste. Le spirituel envoyé d'Espagne, le très-fin diplomate -Simon Renard, l'exprime d'un seul mot que tout le monde comprenait -alors: «Il est né _saturnien_.» Saturne, en alchimie, c'est le lourd, -vil et plat métal, le plomb. Astrologiquement, Saturne est l'astre -sinistre des naissances fatales, des natures malheureuses, des vies -qui doivent mal tourner, à elles-mêmes pesantes, pour les autres -malencontreuses, de guignon, de triste aventure. - -Celui-ci, être relatif, n'était que par rapport à un autre être un -astre supérieur. L'astre rassurait peu. Dans son portrait probable -(Musée de Cluny), Diane effraie plutôt de son apparente froideur. -Fille du Rhône, mais longuement _attrempée_ de sagesse normande, elle -mit la froideur dans les mots, dans la noble attitude. Et les actes -n'en étaient que plus violents. - -Combien elle était redoutée, on le voyait par le servile effort de la -reine italienne, la jeune Catherine de Médicis, qui ne regardait -qu'elle, et tâchait d'attraper un mot ou un sourire. Elle n'y perdait -pas ses peines, et on la rassurait. Ces deux femmes étaient un -spectacle pour les austères provinciaux qui ne comprenaient rien à ce -partage d'une impudente intimité. - -L'audace de Diane et son mépris de tout sentiment public, de toute -opinion, apparaissaient en une chose, c'est que, par dessus tous les -dons dont nous parlerons tout à l'heure, elle s'était fait donner un -procès--avec qui? Avec toute la France. - -Elle se fit donner (sous le nom de son gendre) la concession vague, -effrayante, _de toutes les terres vacantes_ au royaume. Or il n'y -avait pas un seigneur, pas une commune, qui n'eût près de soi -quelqu'une de ces terres vacantes et n'y prétendît quelque droit. - -Un quart peut-être de la France était ainsi désert, inoccupé, vacant, -litigieux. - -On réclamait ce quart. On menaçait d'un coup deux ou trois cent mille -_ayants droit_. On leur suspendait sur la tête cet immense procès où -l'on était sûr de gagner. - - * * * * * - -Telle apparut la cour, le 10 juillet au matin, pompeusement rangée sur -les estrades de Saint-Germain. On fut très-matinal. Dès six heures, -tous siégeant, les lices étaient ouvertes, et l'on procédait aux -cérémonies. Le combat n'eut lieu que le soir, fort tard, presque au -soleil couché. - -Nous avons heureusement un long récit de cette journée, authentique, un -procès-verbal dressé par ceux qui virent de près, par les hérauts. -Vieilleville y ajoute des faits essentiels, et Brantôme, qui est -ailleurs de si faible autorité, mérite ici quelque attention, -étant neveu de l'un des combattants, et sans doute informé -très-particulièrement de cet événement de famille. - -Donc, dès six heures, Guienne, le héraut, alla chercher l'assaillant, -la Châtaigneraie, qui entra dans les lices à grand bruit de trompettes -et tambours, conduit par son parrain François de Guise, et par ceux de -sa compagnie, trois cents gentilshommes, vêtus à ses couleurs, fort -éclatantes, blanc et incarnat. Il _honora_ le camp par dehors et en -fit le tour. Puis, il fut reconduit solennellement à son pavillon, -d'où il ne bougea plus. - -Quel était donc ce prince qui faisait son entrée dans un tel appareil? -Un cadet de Poitou qui était venu en chemise. «Il y avoit déjà cinq -semaines, dit Vieilleville, qu'on voyoit la Châtaigneraie faisant une -piaffe à tous odieuse et intolérable, avec une dépense excessive, -impossible, si le roi qui l'aimoit ne lui en eût donné le moyen.» -Odieuse, en effet, intolérable, lorsque c'était le juge qui prenait si -scandaleusement fait et cause pour un des partis. - -Si la tête avait tourné complétement à la Châtaigneraie, on ne peut -s'en étonner. Fou de sa fatuité propre, il l'était encore plus de la -folie commune. Le temps n'existait plus, l'affaire était finie avant -de commencer, Jarnac était tué, dans son esprit, et il ne s'occupait -que du triomphe. Il allait par la cour invitant tout le monde à son -souper royal, les grands, les princes. Un Bourbon refusa. - -Un autre des Bourbons, le duc de Vendôme, fort opposé aux Guises, -voulut relever le pauvre Jarnac, et demanda à être son parrain; mais -le roi le lui défendit. Jarnac n'eut de parrain que Boisy, le grand -écuyer, de cette famille des Bonnivet, une famille tombée, éclipsée. -Vendôme, indigné d'une partialité si manifeste et si grossière, se -leva, et les princes du sang le suivirent. - -Depuis deux mois Jarnac s'était préparé à la mort, et il avait fait -de grandes dévotions. Toutefois, pour ne négliger rien, il avait fait -venir un renommé maître italien qui savait des bottes secrètes et -pouvait dérouter un bretteur de profession. Cet Italien s'informa, -observa; il sut que la Châtaigneraie gardait un bras quelque peu roide -d'une ancienne blessure, et il dressa là-dessus son plan de campagne. - -Jarnac, étant l'_assailli_, avait droit de proposer les armes. La -question était de savoir s'il valait mieux pour lui proposer les armes -gothiques, embarrassantes et lourdes, du XVe siècle, ou celles, plus -légères, qu'on portait au XVIe. En droit, puisqu'on renouvelait tout -le vieil appareil, il pouvait exiger aussi les vieilles armes, comme -on les portait aux combats de ce genre cent ans ou deux cents ans plus -tôt. L'autre parti ne s'y attendait pas. Il n'aurait jamais deviné que -le plus faible demandera ces armes pesantes. Brantôme assure pourtant -que la Châtaigneraie trouva dans leur roideur un obstacle qui gêna les -mouvements du bras jadis blessé. - -Du reste, l'Italien comptait si peu sur le succès de ce moyen, qu'à -tout hasard il en avait enseigné à Jarnac un autre, connu en Italie. -Il lui dit d'exiger deux dagues, l'une longue attachée à la cuisse, -l'autre courte, mise dans les bottines; dernière ressource de l'homme -terrassé, qu'on appelait _miséricorde_, parce qu'au moment de doute où -le vainqueur était dessus et attendait qu'il demandât merci, il -pouvait du bras libre tirer encore la dague et la lui mettre au -ventre. - -Les dagues furent accordées, et les cottes de mailles, les longues -épées pointues, à deux tranchants. Je ne vois pas qu'on parle de -cuissards, ni de grèves; apparemment on les crut trop pesantes, dans -cette journée chaude, pour un combat à pied. - -La difficulté et la discussion qui fut longue porta sur les gantelets -que proposa le parrain de Jarnac, longs et roides gantelets de fer, -abandonnés depuis longtemps et curiosités d'un autre âge. Il -présentait encore un vaste bouclier d'acier poli, non moins inusité -alors, mais admirable pour faire glisser l'épée d'un fougueux -assaillant, user la force et la fureur du bouillant la Châtaigneraie. - -Tout cela refusé de Guise, son parrain. Les juges du litige étaient -les maréchaux de France, et celui qui les présidait, le connétable. Il -y avait à parier qu'ils décideraient contre Jarnac, pour Guise (et -pour le roi). Cependant, soit par sentiment d'honneur et d'équité pour -égaler les chances, soit par entraînement pour céder à la voix -publique, les maréchaux pensèrent qu'on devait suivre, mot à mot, les -usages des derniers combats, et qu'on ne pouvait refuser les armes -usitées alors. - -La voix du connétable était prépondérante. Qu'allait-il décider? Nous -l'avons vu bien faible et bien servile sous l'autre règne. Celui-ci -commençait, et l'on ne savait pas bien encore où pencherait la faveur. -Quoique Montmorency fût et parût le premier homme de l'État, quoique -nominalement il eût tout dans les mains, il avait vu combien -facilement sa grande amie Diane, et ses petits amis les Guises, -avaient enlevés Henri II, et de Chantilly, d'Écouen, maisons du -connétable, l'avaient emporté à Anet. Il avait vu encore au conseil -du 23 avril comme aisément, contre toute vraisemblance, ils tirèrent -du roi l'ordre du combat, c'est-à-dire la mort de Jarnac. S'il les -laissait ainsi toujours aller, lui-même perdait terre. Homme de paille -et simple mannequin, il lui restait d'aller planter ses choux. - -Tout cela sans nul doute le mettait pour Jarnac. Et cependant il eût -flotté encore, redoutant d'irriter le roi, sans une très-grave -circonstance qui bien plus droit encore saisit son coeur et dut lui -faire violemment désirer la mort de la Châtaigneraie. - -Ce fait, entièrement ignoré, et qu'un rapport de dates nous a fait -découvrir, est tel: - -Ce même jour du 23 avril où le conseil, de gré ou de force, avait cédé -au roi et livré le sang de Jarnac, Montmorency obtint, en compensation -sans doute de l'acte insensé qu'il signait, une très-haute faveur -personnelle. Le roi lui accorda pour son neveu Coligny les provisions -de la charge de colonel de l'infanterie française. - -Coligny, il est vrai, était très-digne. C'était un homme de trente -ans, d'une gravité extraordinaire, d'une éducation forte et savante, -d'une bravoure éprouvée et déjà couvert de blessures. Il avait pris la -tâche dure de former nos bandes de pied, largement recrutées d'hommes -effrénés et de bandits. Il passait pour cruel, dit un historien, mais -sa _cruauté a sauvé la vie à un million d'hommes_. Ses règlements, -base première de nos codes militaires, le constituent l'un des -premiers créateurs de l'infanterie nationale. - -Un tel neveu était une bonne fortune pour l'intrigant austère (on -verra si ce nom était dû à Montmorency). Coligny avait justement la -réalité des vertus dont l'autre avait le masque. Il était infiniment -utile à celui-ci que la noblesse de province, dont Coligny fut -l'idéal, jugeât l'oncle sur le neveu. La parfaite netteté de l'un -trompait sur l'autre. On lui faisait honneur du fier génie de Coligny, -de ses paroles amères, parfois hautaines, sur la lâcheté du temps. -Celle des Guises lui fit mal au coeur quand ils mendièrent une fille -de Diane. Et il le dit très-haut. - -Les Guises eussent voulu à tout prix biffer ce titre que lui donnait -le roi. Ils réussirent à tenir la chose en suspens et sans exécution -pendant deux ans, pensant, dans l'intervalle, pouvoir la faire passer -à quelque favori. Or, celui du moment était la Châtaigneraie, le roi -en était engoué; ils conçurent l'idée bizarre, étrange (sotte sous -tout autre roi), de faire donner à ce bretteur, pour prix d'un coup -d'épée, une charge qui exigeait un si haut caractère, la plus austère -tenue, la moralité la plus grave, charge en réalité de juge militaire, -une épée de justice autant que de combat! - -Le bruit courut partout que la Châtaigneraie avait la charge, -autrement dit, que Coligny ne l'avait plus, que l'on se moquait du -connétable, que le parti des vieux était bafoué, que tout passait à la -jeunesse, aux Guises. - -Il devenait très-essentiel au connétable que la Châtaigneraie fût tué. -Il approuva les armes proposées par Jarnac. - -D'instinct, il sentait bien qu'il avait la France pour lui, que toute -la noblesse de province surtout eût fort mal vu la Châtaigneraie -vainqueur et colonel de l'infanterie. Pour son maître, il le -connaissait, et jugeait qu'après tout il se consolerait fort vite du -grand et cher ami, et, s'il était battu, loin de le plaindre, lui -garderait rancune. - -La discussion fut très-longue, et ce ne fut que bien tard, au plus tôt -à sept heures du soir, qu'elle prit fin. La chaleur de juillet, la -fatigue, l'attente, avaient porté au comble l'excitation des -spectateurs. Nous avons vu ailleurs (à l'épreuve de Savonarole) le -vertige qui saisit les grandes foules dans de tels moments. - -Enfin les cris sont faits par les hérauts aux quatre vents. Défense de -remuer, de tousser, de cracher, de faire aucun signe. - -On les prend dans leur pavillon, on les amène en leur bizarre costume, -mêlé de deux époques, qui eût paru grotesque dans un autre moment. -Personne, en celui-ci, n'avait envie de rire. - -«Laissez-les aller, les bons combattants!» Ce mot dit, ils avancent... -Et l'on ne respire plus. On n'eût osé lever les mains au ciel, mais -les yeux, les coeurs s'y dressaient. - -Les deux figures de fer marchant l'une sur l'autre (de droite, la -forte et trapue, et de gauche, la longue), la première se fendit, -poussa d'estoc et redoubla... en vain. - -La longue, c'était Jarnac, remettant tout à Dieu, et ne se couvrant -plus de sa pointe, hasarda un coup de tranchant, déchargea son épée -(et peut-être à deux mains) sur le jarret de la Châtaigneraie. - -Le coup porta si bien que celui-ci ne saisit pas le moment où Jarnac -s'était tellement découvert, et où il eût pu le transpercer. Il -chancela et _parut ébloyer_... Ce qui donna à l'autre facilité de -redoubler de telle force et de telle roideur que, cette fois, le -jarret fut tranché, et la jambe pendait... Il tomba lourdement à -terre. - -«Rends-moi mon honneur! dit Jarnac, et crie merci à Dieu et au roi!... -Rends-moi mon honneur!» Mais il restait muet. - -Jarnac, le laissant là, traverse la lice et s'adresse au roi. Il met -un genou en terre: «Sire, je vous supplie que vous m'estimiez homme de -bien!... Je vous donne la Châtaigneraie. Prenez-le, Sire! Ce ne sont -que nos jeunesses qui sont cause de tout cela...» - -Mais le roi ne répondit rien. - -Acte cruellement partial. Le vaincu que Jarnac avait épargné aurait pu -n'être qu'étourdi, se relever derrière et recommencer le combat. On -lui donnait le temps de se remettre et de reprendre force. - -Le vainqueur le craignit et revint. Mais il le trouva immobile, -perdant son sang. Il se jeta près de lui à genoux, et de son gantelet -de fer se battant la poitrine, il dit et répéta: «_Non sum dignus, -Domine._» Puis, il pria la Châtaigneraie de se reconnaître, de rentrer -en lui. - -Il était en effet revenu à lui, mais par un accès de fureur. Il se leva -sur le genou, empoigna son épée, et, d'un mouvement désespéré, il se -ruait sur l'autre. «Ne bouge! lui dit Jarnac, je te tuerai.»--«Tue-moi -donc!» Et il retomba. - -Ce dernier mot pouvait tenter Jarnac. Qu'allait-il arriver s'il ne le -tuait? Que ce furieux, vivant et sans doute sauvé par le roi, ne -perdrait pas un jour, une heure, à peine guéri, pour tuer son trop -clément vainqueur. - -Mais il lui répugnait de tuer cet homme par terre, l'homme du roi -d'ailleurs, qui peut-être ne le pardonnerait jamais. - -Pour la seconde fois, il retourna au roi... Lamentable spectacle!... -et se mit encore à genoux:--«Sire, Sire, je vous en prie, veuillez que -je vous le donne, puisqu'il fut nourri dans votre maison... -Estimez-moi homme de bien!... Si vous avez bataille, vous n'avez -gentilhomme qui vous servira de meilleur coeur. Je vous prouverai que -je vous aime et que j'ai profité à manger votre pain.» - -Cette prière ne fit rien au roi. Il ne desserra pas les dents; -enveloppé d'obstination sauvage, lié de sa parole, sans doute, serf -d'esprit et de langue, misérablement enchanté. - -Le blessé gisait sans secours. Jarnac, y retournant, le trouva couché -dans son sang, l'épée hors de la main. Ému de son état, il lui dit: -«Châtaigneraie, mon ancien compagnon, reconnais ton Créateur, et que -nous soyons amis.» Il n'exigeait plus rien de ce mourant que de penser -à Dieu. Mais, tout mourant qu'il fût, il fit encore un mouvement -contre lui. Jarnac, du bout de son épée, écarta celle de cette bête -sauvage, épée et dague, emporta tout, remit tout aux hérauts. - -On voyait que la Châtaigneraie était fort mal. Il pouvait trépasser. -Jarnac, pour la troisième fois, alla au roi: «Sire, au moins pour -l'amour de Dieu, prenez-le, je vous en supplie...» - -Le connétable, en même temps, descendu dans la lice, était allé voir -le corps, et, revenant, il dit: «Regardez, Sire; car il le faut ôter.» - -Mais le roi était aussi morne que le blessé. Tout le monde voyait que -la vraie partie de Jarnac, c'était le roi, et que rien n'était fait. -Un frémissement contenu de fureur et d'indignation, sans être entendu, -se voyait sur la foule, et il n'était pas une âme, tant basse et -servile fût-elle, qui ne lançât au trône une muette malédiction. -Jarnac, électrisé de ce grand flot, et mis au-dessus de lui-même, -oublia sa nature de courtisan timide; il fit un coup d'audace qui -désignait, marquait à la haine publique son vrai but. Il alla à Diane, -s'arrêta devant elle, et, de la lice, sur l'échafaud royal, lui lança -cette parole: «Ah! madame, vous me l'aviez dit!» - -Trente mille hommes la regardaient... La fascination fut brisée, la -terreur reportée sans doute où elle devait être; les écailles -tombèrent des yeux du roi: il vit la montagne de haine qui pesait sur -elle et sur lui, et, baissant les grosses épaules (qu'on lui voit dans -son buste), il jeta à Jarnac ce mot sec: «Me le donnez-vous!» - -Et alors le vainqueur, se jetant à genoux pour la quatrième fois: -«Oui, Sire!... _Suis-je pas homme de bien?..._ Je vous le donne pour -l'amour de Dieu.» - -Mais le gosier du roi était comme séché. Il ne put jamais articuler: -«_Vous êtes homme de bien._» Il éluda cette réparation et dit un mot -qui ne touchait que le duel: «_Vous avez fait votre devoir_, et vous -doit être votre honneur rendu.» - -La foule n'y regarda pas de si près. Les coeurs se desserrèrent, les -poitrines s'ouvrirent. Le mourant était emporté, et l'on attendait -avec joie que, selon les anciens usages, le vainqueur, au son des -trompettes, fût mené par les lices en triomphe. Il y eût des -applaudissements à faire crouler le ciel. Le connétable s'enhardit à -parler, et rappela l'usage et ce droit du vainqueur. Mais Jarnac -frémit d'un triomphe qui l'aurait perdu pour toujours; il refusa avec -beaucoup de force: «Non, Sire, que je sois vôtre, c'est tout ce que je -veux.» - -On le fit monter alors sur les échafauds devant le roi. Et il se jeta -encore à genoux. Henri II avait eu le temps de se remettre et de se -composer. Il l'embrassa avec cet éloge forcé: Qu'il avait combattu en -César, parlé en Aristote. - -Quelques-uns disent qu'il l'adopta vraiment et le prit en faveur. Je -ne vois point cela. À la fin de ce règne, je le vois encore simple -capitaine à Saint-Quentin, sous Coligny. - -Ce qui surprit le plus, c'est que le roi parut oublier parfaitement, -ou mépriser plutôt, son grand et cher ami. Il ne lui pardonna pas sa -défaite, le laissa dans son agonie sans lui donner le moindre signe. -Le malheureux fut si exaspéré de ce dur abandon, qu'il arracha les -bandes qu'on mettait à ses plaies, laissa couler son sang et parvint à -mourir. - -Il avait bu jusqu'au fond le calice par l'outrage du peuple. Dès le -soir même, son pavillon, ses tentes, avaient été violemment envahis. -Le splendide souper qu'il avait préparé pour son triomphe fut dévoré -par la valetaille. Puis la foule survint, renversa les plats et -marmites, bouleversa les tables. La vaisselle d'argent, prêtée par les -grands de la cour, fut pillée, emportée. Par-dessus les voleurs, une -tourbe confuse s'acharna, cassant, brisant, déchirant et trépignant -sur les débris. - -On vint le dire au roi qui, ayant déjà en lui-même une grande colère -contenue, fut trop heureux de pouvoir frapper. Il lança ses archers, -sa garde, les soldats de la prévôté. Sur cette foule compacte, sans -trier ni rien éclaircir, on tomba des deux mains à coups d'épées, de -piques, de masses, de hallebardes. Confusion horrible, étouffement, -carnage indistinct dans l'obscurité. - -La nuit était fermée et sombre, et la foule s'écoula par la forêt et -vers Paris, ne regrettant pas son voyage, malgré ce cruel dénouement. -Bien des choses étaient éclaircies, et bien des hommes, jusque-là -suspendus, commencèrent à prendre parti, ayant vu la cour d'un côté, -la France de l'autre. - -Tout ce qu'il y avait de pur, de fier, dans la noblesse de province, -d'indomptable et noblement pauvre, fut libre dès cette nuit, cheminant -d'un grand souffle, ne sentant plus sur ses épaules cette fascination -de la royauté qu'avait exercée le feu roi. Et la religion de la cour, -le catholicisme des Guises, de Diane, ne leur pesait guère. Beaucoup -se sentirent protestants, sans savoir seulement ce qu'était le -protestantisme. - -Le petit peuple de Paris, étudiants et artisans, malgré l'horrible -averse qui avait signalé au soir la royale hospitalité, quoique plus -d'un restât sur le carreau, quoique beaucoup revinssent manchots, -boiteux ou borgnes, ce peuple, avec une âpre joie, emportait avec lui -un proverbe «_le coup de Jarnac_,» qui, redit, répété partout et dans -tout l'avenir, renouvela sans cesse cette défaite de la royauté. - - - - -CHAPITRE III - -DIANE.--CATHERINE.--LES GUISES - -1547-1559 - - -Quelque dompté, docile, né pour l'obéissance que parût Henri II, une -femme de quarante-neuf ans qui gouvernait un homme de trente ne -pouvait être rassurée. Elle avait grand besoin de l'occuper de rêves, -de projets, de pensées. Il y avait un malheur, c'est qu'il ne pensait -point, parlait peu, et ne lisait pas. En attendant la guerre, il -fallait le jeter dans les pierres et les bâtiments. - -L'art avait déjà décliné. Le siècle, à son milieu, ressemblait fort à -Diane elle-même. Il suppléait par la noblesse à ce qui déjà manquait -d'agréments. En bâtiment, comme en littérature, commençait le genre -noble et le style soutenu. L'effort y est, et la grâce sérieuse. -Adieu la fantaisie. Que trouver désormais qui ressemble à Chambord, à -l'exquise petite galerie de Fontainebleau? La grande salle de bal (ou -d'Henri II), toute grandiose et prophétique en ses mystérieuses -allégories, a l'effet d'une immense énigme; on fatigue, on travaille, -on sue à tâcher de comprendre. - -Diane refit d'abord Anet. Elle occupa le roi à lui bâtir un palais, -maison d'intimité, grande, et non gigantesque, parfaitement mesurée -aux convenances d'une noble veuve qui afficha toujours ce caractère, -et qui d'ailleurs voulait posséder, jouir sur-le-champ. Anet, -improvisé par Philibert de Lorme, entre Dreux, Évreux et Meulan, non -loin de la grande Seine, mais retiré, sur la petite rivière d'Eure, -fut tout en promenoirs, tout en rez-de-chaussée, galeries et -terrasses, au milieu des prairies, une maison de conversation. Du -reste, nulle plus complète; parc, taillis, bois, garennes, arbres -fruitiers, volières, fauconneries, héronnières, tout fut prévu, tout -ce qui peut distraire un grand enfant. Cours sérieuses, jardin -modique; de petits arcs rustiques s'élevaient à l'entrée des allées -principales. Une chapelle, élégante et petite, couronnait et -consacrait tout. - -L'abondance des eaux, les viviers, les canaux, qui coupaient tout -cela, égayaient la maison, plus noble que gaie cependant. Sans les -forêts voisines et les distractions de la chasse, le roi y eût trouvé -les journées longues. Elle en fit un palais de chasse, et se fit -donner, pour mettre à l'entrée, le bas-relief de cerfs, de sangliers, -qu'a fait Cellini pour Fontainebleau (V. au Louvre). - -Avec cela l'attrait manquait. Qui peut dire ce qui fait l'attrait -d'une maison, d'un lieu, d'un paysage? Pourquoi l'empereur Charlemagne -fut-il tellement épris du petit lac d'Aix-la-Chapelle, sans pouvoir en -tirer ses yeux? Un talisman, dit-on, y attacha son coeur, l'y retint -fasciné, amoureux et comme enchanté. Mais qui allait créer pour Anet -ce mystère et ce tout-puissant talisman? - -C'était peut-être la question du règne. - -Il fallait s'avouer les choses. Ce qui rendait surtout la maison -sérieuse, c'était l'âge de la dame. Il fallait inventer je ne sais -quel miracle de jeunesse éternelle qui troublât l'imagination et lui -donnât le change, retînt le coeur ému d'un rêve. Un rêve peut -supprimer le temps. - -Diane se souvint que sa rivale, dans un problème inverse, voulant -raviver un vieillard, avait, jeune elle-même, paré sa chambre et -entouré son lit des ravissantes filles sorties du ciseau de Goujon. -Mais combien le problème était plus difficile ici, où l'objet aimé, -déjà mûr, avait besoin d'illusion, d'une Jouvence puissante, inouïe! - -J'aurais voulu être à Anet quand l'imposante veuve y fit venir le -maître, lui demanda le talisman qui tromperait le roi, l'histoire et -l'avenir. - -En parcourant d'abord ce noble palais, un peu morne, Goujon vit et -sentit la vraie grâce du lieu, les eaux vives. Le monument, dès lors, -dut être une fontaine, où l'immobile image s'aviverait sans cesse du -mouvement de ces belles eaux, de leur gazouillement qu'elle a l'air -d'écouter. - -Le gracieux génie du lieu fut ainsi évoqué du fond des ondes, une -Diane, non mythologique, plutôt une fée chasseresse, jeune, fraîche et -légère, posée à peine, comme pour respirer un moment. Mais elle y est -restée plus longtemps qu'elle ne voulait, au doux murmure des eaux; -ses beaux yeux errent et nagent; et elle ne bouge plus, rêveuse, prise -elle-même à son enchantement. - -Elle est prise, et elle aime... Qui? La forêt sans doute, ou ce beau -cerf royal contre qui elle incline, appuyant à son poitrail un bouquet -négligé de fleurs. Elle aime, qui encore? Le noble lévrier qu'elle -enjambe délicatement sans vouloir le presser, d'une grâce si tendre et -si charmante. - -L'embarras pour l'artiste fut Diane elle-même. La statue serait-elle, -ou ne serait-elle pas un portrait? - -Tous les portraits sont fictifs, moins, je crois, un seul, une statue -dont je parlerai, et qui ressemble un peu à la Diane de Goujon. Dans -celle-ci, il aura gardé quelque chose des traits de la vie, une -fugitive et lointaine ressemblance. - -Le beau nez, fin, dominateur, qui tombe avec décision et d'une -autorité royale, est un trait historique. Le front fort découvert (les -cheveux étant relevés de toutes parts) est haut plutôt que large; une -résolution peu commune habite là, plutôt qu'une pensée. L'oeil si -vague serait dur cependant, si la prunelle était sculptée. - -Elle est nue, et d'autant plus chaste. Virginale? Non. Elle est parée -et riche. Elle a pour vêtement un léger bracelet à son beau bras, et -sur la tête un si riche ornement, qu'il vaut un diadème. Tout l'art du -monde est dans sa chevelure. - -Tant d'art et de parure, et elle est nue! c'est le galant mystère. -Celle-ci n'est pas apparemment la Diane inexorable... Si c'était une -femme? Cette idée vient et trouble. - -L'effet était puissant, magique, dans le jardin des Augustins (Musée -des monuments français), sous la feuillée et sous l'azur du ciel. Ciel -étroit d'un jardin resserré, monastique, tout entouré d'un cloître. La -feuille au vent voilait et dévoilait ce rêve. Mais comment était-elle -là, charmante et nue? on se le demandait. La jeune et fière beauté, la -main sur son grand cerf, semblait égarée par la chasse, par le hasard, -dans ce logis de moines, se reposant de la chaleur du jour, -surprise... Mais n'allait-elle pas se lever? - -L'histoire est de deux âges. Il y a le noble lai d'amour et le gai -fabliau; derrière le poème royal, un rire des vieux noëls. La figure -est sévère, vivement résolue, le sein naissant et pur. Mais, à côté, -d'autres détails font penser à la veuve. Le charme est mêlé d'ironie. - -La grande bête au bois superbe, qu'elle retient mollement sous son -bouquet de fleurs, ce cerf à l'oeil vide, au front vide, aussi passif -que sa forêt, est-ce une bête royale, ou un roi tout à fait? Je lui -trouve un air d'Henri II. - -L'artiste, pour ce lieu de fête et d'amusement, dans sa gaieté -shakspearienne, derrière la belle nymphe, s'est donné le plaisir d'un -sombre repoussoir, amusante laideur. Il a soigneusement, avec un art -exquis, comme il eût sculpté Vénus même, travaillé avec complaisance -un barbet hérissé, non, un triste caniche, noir, poil rude, -brèche-dent, qui réclame tout bas, comme ferait au coeur de la belle -le souvenir vulgaire d'un vieil attachement, d'une triste amitié de -mari, d'un Brézé par exemple, à qui elle promit un deuil invariable, -et qui timidement mêle à la fête d'amour quelques gémissements de -grondeuse fidélité. - -Voilà le monument étrange, idéal et réel, amusant, noble et ravissant, -l'enchantement diabolique et divin qui a trompé les coeurs et qui les -trouble encore, qui démentit le temps, et qui la maintint belle -jusqu'à soixante-dix ans, que dis-je, trois cents ans, jusqu'à nous. - -Mais laissons là le rêve, laissons la poésie. Voyons l'histoire et la -réalité. - -Diane, dite de Poitiers (d'après une prétention de descendre des vieux -souverains de Poitou), n'était nullement Poitevine, mais du Rhône, du -pays le plus processif de la France, le plus âpre aux affaires, le -Dauphiné du Midi. Fille de Saint-Vallier, ce brouillon qui crut -changer la dynastie, elle épousa Louis de Brézé, petit-fils de celui -qui trahit Louis XI, fils d'un Brézé qui eut une fille de France et -qui la poignarda. De tous côtés, il y avait des romans dans sa -destinée. - -Le sang du Rhône, intrigant, violent, fut considérablement tempéré en -elle, et _assagi_ par sa transplantation dans _le pays de sapience_, -en Normandie, où elle passa les meilleures années de sa jeunesse, de -quinze à trente. Son mari, homme âgé, Louis de Brézé, était une espèce -de grand juge d'épée, sénéchal de Normandie. À la petite cour du -sénéchal et de madame la sénéchale, venaient se débattre les affaires -féodales qu'on pouvait, de gré ou de force, ramener à la suzeraineté -du roi. Belle école d'affaires où elle vit sans doute combien la -justice est fructueuse. Il ne faut pas s'étonner si le premier don -qu'elle obtint d'Henri devenu roi fut un immense procès. - -Elle spécula habilement sur son veuvage, le porta haut, se fit -inaccessible, mit l'affiche d'un deuil éternel. Cela lui donna le -Dauphin, qui aimait les places imprenables; elle le tenta par -l'impossible. Et elle le garda, comment? en ne vieillissant pas. - -Beau secret. Et pourtant on peut en donner la recette: Ne s'émouvoir -de rien, n'aimer rien, ne compatir à rien. Des passions, en garder -seulement ce qui donne un peu de cours au sang, du plaisir sans -orages, l'amour du gain et la chasse à l'argent. Un diplomate, connu -par sa froideur, en jouait un peu tous les jours pour avoir, -disait-il, ces petites émotions, petits désirs, petites peurs, qui -achèvent la digestion. - -Donc, absence de l'âme. D'autre part, le culte du corps. - -Le corps et la beauté, soignés uniquement, non pas mollement adorés, -comme font la plupart des femmes, qui les tuent par les trop aimer; -mais virilement traités par un régime froid qui est le gardien de la -vie. Elle profitait des froides heures du matin, se levait de bonne -heure, usait très-largement des rafraîchissements inconnus aux dames -d'alors, en toute saison se lavait d'eau glacée. Elle se promenait -ensuite à cheval dans la rosée; puis revenait, se remettait au lit, -lisait quelque peu, déjeunait. Pour digérer et rire, elle n'avait ni -nain, ni chien, ni singe, mais le cardinal de Lorraine, un garçon de -vingt ans, fort gai, qui lui servait de femme de chambre et lui -contait tous les scandales. - -Henri II trouvait bon cela, sachant parfaitement la froideur de sa -maîtresse, et regardant d'ailleurs ce petit prêtre comme une femme. -Celui-ci y trouvait son compte, et par là se faisait souffrir. - -Le meilleur oreiller de la grande sénéchale, c'était son intimité avec -la reine, la jeune Catherine de Médicis. Celle-ci lui appartenait; -Diane avait la clef de l'alcôve, et quand Henri II couchait chez sa -femme, c'est que Diane l'avait exigé et voulu. Cela se vit au moment -où Diane et les Guises commencèrent la guerre d'Allemagne, malgré le -connétable. Le roi n'osait rien faire contre l'avis de celui-ci. Il -fallait faire décider la chose par le conseil, qui était partagé; pour -en changer la majorité, on y voyait ajouter un membre. Mais que dirait -le connétable? On décida que le roi inopinément nommerait, et, pour -constater que la chose était bien de lui seul, spontanée et sans -influence, on le fit cette nuit coucher chez sa femme, où il fit le -matin la nomination. Ainsi Diane se mit à couvert; la majorité fut -changée; ni elle ni les Guises n'en eurent la responsabilité. - -Sont-ce tous les services que rendait Catherine? Non; sous François -Ier, elle fut sans nul doute plus utile à Diane encore. Et comment? -Brantôme nous le dit: Elle s'attacha au vieux roi; elle l'amusa, et le -faisait causer, le suivait à la chasse, parmi ses dames favorites, -écoutant tout, _attrapant des secrets_. C'est ainsi que Diane dut -être toujours avertie, et à même de déjouer à temps les trames de son -ennemie, la duchesse d'Étampes. - -Catherine (dans une lettre à Charles IX) loue François Ier d'avoir -institué la police, d'avoir eu partout des yeux, des oreilles. -Elle-même, selon toute apparence, fut chez François Ier la police de -Diane, ses oreilles et ses yeux. - -Diane l'aimait tellement, qu'elle seule la soignait en ses couches et -dans ses maladies. Une fois que Catherine fut en danger, on la vit -troublée, inquiète. Avec raison. Où en eût-elle jamais trouvé une -pareille, si servile et si corrompue? - -«Mais, dira-t-on, comment la jeune reine s'était-elle à ce point -donnée à sa rivale?» Pour la raison très-forte que Diane la protégeait -contre l'aversion de son mari, qui l'eût cent fois répudiée. - -Quand Clément VII vint en France marier sa petite-nièce, il exigea que -le mariage fût fait et consommé de suite, irrévocable, se doutant -qu'autrement il ne tiendrait guère. La petite fille de quatorze ans, -donnée à un mari de quinze, agréable, douce et docile, ayant beaucoup -d'esprit et de culture, fut mal reçue, et lui resta singulièrement -antipathique. Pourquoi? Comme roturière, du sang marchand des Médicis? -Ou bien pour sa nature menteuse, pour son caractère double et faux? -Non, pour un point physique. - -Physique, mais de portée morale. On y sentait la mort; son mari -instinctivement s'en reculait, comme d'un ver, né du tombeau de -l'Italie. - -Elle était fille d'un père tellement gâté par la grande maladie du -siècle, que la mère, qui la gagna, mourut en même temps que lui au -bout d'un an de mariage. La fille même était-elle en vie? Froide comme -le sang des morts, elle ne pouvait avoir d'enfants qu'aux temps où la -médecine défend spécialement d'en avoir. - -On la médecina dix ans. Le célèbre Fernel ne trouva nul autre remède à -sa stérilité. On était sûr d'avoir des enfants maladifs. Henri fuyait -sa femme. Mais ce n'était pas le compte de Diane; elle avait -horriblement peur que, Henri mourant sans enfants, son successeur ne -fût son frère, le duc d'Orléans, l'homme de la duchesse d'Étampes. En -avril 1543, lorsque Henri partait pour la guerre et pouvait être tué, -il dut d'abord tenter un autre exploit, surmonter la nature, aborder -cette femme et lui faire ses adieux d'époux. - -Le 20 janvier 1544 naquit le fléau désiré, un roi pourri, le petit -François II, qui meurt d'un flux d'oreille et nous laisse la guerre -civile. - -Puis un fou naquit, Charles IX, le furieux de la Saint-Barthélemy. -Puis, un énervé, Henri III, et l'avilissement de la France. - -Purgée ainsi, féconde d'enfants malades et d'enfants morts, elle-même -vieillit, grasse, gaie et rieuse, dans nos effroyables malheurs. - -Les républicains de Florence, au siége de cette ville, où elle était -fort jeune, l'avaient eue dans leurs mains, et plusieurs, par une -seconde vue, voulaient la tuer. Elle parut si basse, qu'on l'épargna. -Et telle elle resta, ne sachant même haïr, ne pouvant dire un mot de -vérité. - -Diane, qui la tenait par la peur, la méprisait tellement, qu'elle -trouva bon qu'on la sacrât, qu'on lui fît des médailles, etc. -Elle-même, elle avait à Anet, en médaillon de marbre, cette chère -reine, pour la toujours voir. - -Une autre politique de cette femme avisée fut, ayant déjà l'alcôve, -d'avoir aussi la guerre. Elle maria ses filles aux aventuriers -militaires d'Ardenne ou de Lorraine, qui, se trouvant entre la France -et l'Empire, étaient chefs naturels des bandes d'Allemands qui -recrutaient nos armées. La première fille fut donnée aux La Marck, et -la seconde aux Guises. - -Le petit Charles de Lorraine, qui n'était qu'archevêque, prit à -l'avénement le chapeau qu'on demanda à Rome, et l'on y envoya dans un -honnête exil les douze cardinaux de François Ier. Tous les Guises -entrèrent au conseil. François eut la Savoie, et plus tard l'armée -d'Italie, l'entrée aux grandes aventures, le vieux champ des romans de -la maison d'Anjou, dont il prit hardiment le nom. - -Il n'y avait, après Montmorency, qu'un camarade de jeunesse du roi, -Saint-André, qui pût leur faire ombre. C'était un homme de luxe et de -bonne chair. Ils le soûlèrent de biens, lui firent donner en -gouvernement le centre de la France (Lyon, Bourbonnais, Auvergne, -etc.). - -La grosse part du gâteau fut naturellement pour la grande sénéchale. - -Grande véritablement, énormément rapace, miraculeusement absorbante. -La baleine, le léviathan, sont de faibles images. Elle avala Anet et -Chenonceaux, le duché de Valentinois. Mais qu'est-ce que cela? Elle -avala le don du nouveau règne, exigeant que tout ce qu'on payait pour -renouvellement de charges, confirmation de priviléges, etc., lui fût -payé à elle-même. Mais qu'est cela encore? une part, et elle voulait -le tout. Elle prit la clef même du coffre, destitua le trésorier de -France, et en fit un à elle, un voleur prouvé tel à la mort d'Henri -II. Mais tant de gens avaient volé avec elle, avec lui, que l'on -n'alla jamais au fond. - -On prit si vite ce qui pouvait se prendre, que bientôt il ne resta que -les places futures. On épia les morts. Ils avaient, dit Vieilleville, -des médecins pour tâter le pouls à tous ceux qui avaient des charges, -les tenir au courant des maladies, des vacances probables, des -_affaires_ qu'on pouvait pousser sur les morts ou sur les vivants. - -Trois affaires promettaient les plus beaux bénéfices: - - 1º Les confiscations sur les protestants; - 2º Les procès pour les terres vacantes; - 3º La punition des révoltes que produirait le désespoir. - -Il y en eut une tout d'abord. Les misérables pêcheurs de Saintonge et -du Bordelais, réduits par la gabelle à ne pouvoir plus saler leur -poisson, leur unique nourriture, mouraient de faim; ils se -soulevèrent. Le gouverneur de Bordeaux fut tué. Occasion splendide -d'exploiter ces provinces. On effraya d'abord Bordeaux par les -supplices, on pendit, on roua, on força les notables à déterrer le -mort avec leurs ongles. On rançonna les survivants. Le fait suivant en -dit beaucoup; on se croirait déjà aux beaux jours de Louis XIV, à la -révocation de l'édit de Nantes. - -Cinq grands seigneurs, dont l'un beau-frère de Saint-André, apportent -au maréchal de Vieilleville un brevet par lequel le roi donne à eux et -à Vieilleville la _confiscation de tous les usuriers et luthériens_ de -Guienne, Limousin, Quercy, Périgord et Saintonge. L'idée première -appartenait à un certain Dubois, juge de Périgueux, qui répondait que -chacun d'eux en tirerait vingt mille écus. Dubois promettait d'en -donner moitié dans un mois. Vieilleville les remercia, mais il tira sa -dague, et l'enfonça dans le brevet à l'endroit indiqué où était son -nom. Ils rougirent et en firent autant, s'en allèrent sans mot dire. - -Il était rare qu'on lâchât prise ainsi. Un riche lapidaire de Tours, -qui, chaque année, allait aux foires de Lyon, préparait un magnifique -collier pour Soliman. Cela rendit curieux: on s'informa de sa foi, et -on ne manqua pas de trouver qu'il était protestant. L'accusateur, -prêtre de Lyon, pour assurer l'affaire, s'associa un gentilhomme qui, -d'abord, demanda en prêt une grosse somme au lapidaire, puis, refusé, -sollicita et obtint sa confiscation. Tout son bien était en -pierreries, qui disparurent. Exaspérés, les dénonciateurs le traînent -à Paris. Mais là il aurait pu acheter protection. On se hâta de le -brûler. - -La fructueuse spéculation de vendre des procès était poussée en grand -par Diane et les Guises, ouvertement et sans mystère. Nous avons dit -que le procès contre le confident de la duchesse d'Étampes fut lancé, -puis arrêté par le cardinal de Lorraine, qui reçut de lui une terre. -Le grand Guise, François, agit de même dans la révision qui se fit du -procès des Vaudois. Grignan, gouverneur de Provence et l'un des -massacreurs, se lava en donnant son château de Grignan au -tout-puissant François. Selon toute apparence, cette réparation -singulière de la persécution par un gouvernement persécuteur n'a -d'autre explication que l'appétit de la nouvelle cour pour voler les -voleurs du règne précédent. Les vers se mangent l'un l'autre. - -Quelque peu porté que l'on soit à s'exagérer l'importance d'un -individu dans les grandes révolutions, on est forcé de reconnaître que -Diane a pesé cruellement dans nos destinées. - -Unie aux Guises, à Saint-André, à tout ce qui volait, elle forma, sous -Henri II, la ligue compacte qui, plus tard, au jour des réformes, au -jour de la nécessité, se dressa comme un mur contre la justice, rendit -tout remède impossible. - -Par elle, la fortune des Guises (qui fut notre infortune), ne marcha -plus, elle vola. Précipitée, violente, inéluctable, par écueils, par -abîmes, cette fortune fantasque emporta la France avec elle. - -À ce bizarre roman de la vieille maîtresse se lia le roman de fausse -chevalerie, de héros de fabrique, de princerie populaire, et tant de -sanglantes farces. - -En ce pays de prose, où la vraie poésie est peu sentie, pour poésie on -prit le roman. - -L'influence espagnole y fit beaucoup sans doute. Mais, même avant -cette influence, le roman avait commencé. - -Les Guises, assez clairement, avaient livré le mot du leur. Enfants -d'un cadet de Lorraine (d'un cinquième fils de René II), ils -dédaignèrent, comme on a vu, de s'appeler _Lorraine_, et prirent le -nom d'_Anjou_. Ils en étaient, par leur aïeule, la mère de René II. -Mais se nommer _Anjou_, c'était promettre plus que les livres de la -Table ronde. - -Cela commence au frère du roi fou, Charles VI, Louis d'Anjou, qui -ruine la France pour manquer l'Italie. - -Puis vient le fameux roi René d'Anjou, _le bon_ et le prodigue, -souvenir populaire, René roi de Jérusalem, René le prisonnier, délivré -par sa femme, etc., etc. - -Son fils Jean de Calabre, sa fille Marguerite d'Anjou, la furie -d'Angleterre, le petit-fils enfin, René II, à qui les lances des -Suisses donnèrent le grand succès de la chute du Téméraire: c'étaient -là des légendes propres à troubler l'esprit des Guises. Elles leur -furent sans nul doute ressassées par leur ambitieuse mère, par leurs -chroniqueurs domestiques. Leurs démarches, toujours hasardées fort au -delà de leur situation, furent visiblement en rapport avec ce royal -passé dont ils faisaient leur point de départ. - -Avec le mot _Anjou_, ils pouvaient réclamer cinq ou six provinces de -France et cinq ou six trônes d'Europe. En attendant, avaient-ils des -chemises? Leur père Claude arriva fort nu en France, point apanagé de -Lorraine. C'était un bon soldat. On lui donna des postes de confiance, -des établissements aux frontières champenoises, picardes et normandes. -On supposait qu'il pouvait commander nos Allemands, suppléer les La -Marck, de quoi il s'acquitta fort mal à Marignan. Déjà auparavant, le -bon roi Louis XII l'avait hautement marié en lui donnant Antoinette -de Bourbon. Cette Bourbon était petite-fille par sa mère du fameux -connétable de Saint-Pol, le grand traître du XVe siècle. Elle en avait -le sang, avec une violence sinistre qu'elle fit passer à ses enfants. -C'est elle qui décidera le massacre de Vassy. - -Je n'hésite nullement à rapporter à Antoinette l'audacieuse initiative -que prit son mari Claude pendant la captivité de François Ier; de -lui-même, il ne l'eût pas prise. Chargé de couvrir nos frontières de -l'Est avec les débris de Pavie, sans ordre, il sortit du royaume, -traversa toute la Lorraine, et, s'unissant au duc son frère, près de -Saverne, frappa le coup le plus sanglant sur les paysans insurgés. Un -témoin oculaire dit: «J'en vis passer dix-huit mille au fil de -l'épée.» On reprit Saverne, qui était à l'église de Strasbourg; on -rendit à l'évêque, au chapitre, aux seigneurs ecclésiastiques que -poursuivaient les paysans, un service d'immortelle mémoire, et non -moins grand à l'Empereur; ce torrent débordé fut descendu aux -Pays-Bas. - -Le roi fut étonné plus que satisfait d'un tel acte, de cet excès de -zèle. Était-ce lui qu'on avait servi en étouffant l'insurrection qui -aurait pu donner à Charles-Quint de si graves embarras? Il s'en -souvint, et, depuis lors, jamais ne fut bien pour les Guises. - -Le clergé s'en souvint aussi. À la première occasion, il travailla -pour eux. Le roi d'Écosse, Jacques V, veuf d'une fille de François -Ier, qu'il aimait fort, était pressé par les siens de se remarier et -ne voulait qu'une Française. Il demandait une Bourbon. Ses prêtres -d'Écosse firent si bien, qu'en place il accepta Marie, la soeur des -Guises. - -Ceux-ci, dans ce hasard heureux, faufilés entre deux amours, se -trouvèrent sur le trône, par la grâce du clergé, grands et importants -par leur soeur, dont la France avait besoin contre l'Angleterre, et -qui, bientôt veuve, régente au nom de la petite Marie Stuart, fut -courtisée pour livrer cette enfant avec la couronne d'Écosse. - -Les Guises n'étaient pas moins de douze. Douze fortunes à faire! -N'ayant pas la faveur du roi, ils se glissèrent par le dauphin Henri, -se donnèrent à Diane, mendièrent la main d'une fille de Diane. Cette -alliance les enhardit au point que François de Guise (dit-on) fit -promettre à ce simple Henri _de lui restituer la Provence_! - -Ils comptaient bien aux noces prendre le manteau de prince. François -Ier fut inflexible, et il leur fallut attendre sa mort. Princes alors, -malgré les vrais princes, malgré le parlement, ils ne s'en contentent -plus. Ils veulent marcher de front avec le premier prince du sang, -Bourbon-Vendôme, père d'Henri IV. - -La devise du cardinal de Lorraine était un lierre autour d'un arbre. -Image naïve des Guises recherchant les Bourbons, les étreignant par -alliance, et peu à peu les étouffant. - -Leur audace séduisit la France. Quoique éminemment faux, et tout -mensonge, ils plurent par le succès et l'à-propos. On leur crut le -suprême don que plus tard Mazarin voulait d'un général plus qu'aucun -solide mérite, disant toujours: Est-il _heureux_? - -François de Guise, excellent homme de guerre, n'eut pas cependant -occasion de faire la grande guerre stratégique. Metz et Calais, deux -succès de détails, bien réussis, enlevèrent l'opinion. Un immense -parti, qui avait besoin d'un héros, reprit la chose en choeur, la -chanta pendant cinquante ans, en assourdit l'histoire. - -À voir pourtant cette servilité au honteux combat de Jarnac, à voir -son affaire de Grignan qu'il lava pour argent, à voir cette attention -aux petits gains, aux petites affaires de ses fiefs (_Mém. de Guise_), -j'ai de la peine à croire que, sous cette bravoure, sous cet éclat, un -grand coeur ait battu. - -C'est ce qui distinguait fort les Guises de leurs aïeux d'Anjou, et -qui, dans leur plus haute fortune, les signalait toujours comme -_parvenus_. Ils n'étaient pas tellement ambitieux dans le grand, -qu'ils ne fussent âprement avides, rapaces, crochus, dans le petit. -Tout-puissants même, et rois de France, on les vit palper sans rougir -les menus profits de la royauté. Leur soeur d'Écosse, et vraie soeur -en ceci, les en gronde, surtout leur reproche de ne pas lui faire part -et de ne voler que pour eux. - -Nous ne suivons pas les satires protestantes, mais bien l'opinion -catholique indépendante, celle des Tavannes, par exemple, des -Espagnols, du duc d'Albe, qui parle du cardinal de Lorraine comme d'un -petit brouillon avec qui on ne peut traiter. Il en dit ces propres -paroles: «En disgrâce, il n'est bon à rien. En faveur, il est -insolent, et ne reconnaît plus personne.» (Lettre du 18 juillet 1572.) - -Ce que les frères eurent de meilleur, ce fut l'entente et l'unité -d'efforts. La division du travail et des rôles était parfaite entre -eux. Le second, Charles, et le troisième, Aumale, le gendre de Diane, -la tenaient par elle et sa fille. Ils n'en bougeaient, surtout le -jeune cardinal. Ils assuraient à François, le héros, le vrai champ de -bataille des affaires, à savoir la chambre à coucher, _ces douze pieds -carrés qui_ (disait Richelieu) _donnent plus d'embarras que l'Europe_. -Le jeune cardinal, entre le roi et Diane, était de tout en tiers; il -mêlait à tout ses gambades, et tenait son frère, le héros, -très-informé, sans sortir de son rôle, et gardant la bonne attitude -d'un militaire étranger aux intrigues. - -Nulle affaire lucrative non plus ne passait là sans qu'ils fussent à -même d'en happer quelque chose. Ce qu'ils en tirèrent, Dieu le sait. -Pour ne parler que du cardinal, on put croire qu'il serait peu à peu -le seul évêque de France. Il arriva sous Charles IX à réunir _douze -siéges, dont trois archevêchés_, les grands siéges archiépiscopaux de -Reims, de Lyon et de Narbonne; à l'est, les riches évêchés germaniques -de Metz, Toul et Verdun; au midi, Valence, Alby, Agen; à l'ouest, -enfin, Luçon, Nantes. - -Mais ce mot d'_évêché_ ne donne guère une idée de la réalité d'alors; -les trois de l'est étaient de riches principautés d'Empire, grasses à -ce point, qu'en 1564, voulant s'assurer le duc de Lorraine, le -cardinal, sur Verdun seulement, put lui donner en fiefs vacants un -don de deux cent mille écus. (Granvelle, VIII, 305.) - - - - -CHAPITRE IV - -L'INTRIGUE ESPAGNOLE - -1547-1559 - - -J'ai donné les acteurs, ce semble. Il ne me reste qu'à commencer le -drame. Selon la méthode ordinaire, je dois, dès ce moment, entamer le -récit de l'imbroglio politique. - -C'est le conseil que le lecteur me donne, et l'art peut-être aussi. Le -puis-je, en vérité? L'histoire me le défend, et elle parle plus haut -que tout art littéraire. Si j'ouvrais ici le récit, j'aurais beau -faire ensuite, il resterait toujours obscur. - -Qu'on ne s'y trompe point. Les meneurs de la cour que nous avons -nommés, en tout trois ou quatre intrigants, ne sont nullement les -grands acteurs réels du drame qui va se jouer. Ils y sont accessoires, -entraînés qu'ils sont tout à l'heure sous l'influence souveraine qui -les emportera et eux et leurs projets juste au rebours de leurs -projets. Cette influence est l'espagnole. - -Je ne puis davantage chercher en Charles-Quint la fixité de mon fil -historique. On le verra essayer quelque temps de petites résistances -contre le grand mouvement espagnol pour en être bientôt entraîné. - -Où donc sera mon ancre? - -La chercherai-je à Rome? Le nom de Rome incontestablement fit l'unité -de la grande conspiration catholique. Unité nominale. - -Rome fut divisée sur le dogme: ses plus éminents cardinaux différaient -entièrement (à Trente) sur la mesure des concessions à faire. Et, -politiquement, Rome fut pitoyable, s'étant mise à faire la guerre -folle à l'Espagne qui la défendait. - -Pour reprendre, les Guises, Charles-Quint et le pape, dans leurs -variations, ne me fournissent aucunement le solide point de départ -dont ce livre a besoin. - -Sa base est en deux choses qu'il faut donner d'abord, en deux acteurs -qu'il faut poser en face: _l'Espagne et le Protestantisme_. - -Je dis l'Espagne, et non pas le parti catholique. Ce parti, avec -toutes ses finesses politiques, avec sa mécanique législative de -Trente, etc., n'aurait pas pu lutter s'il ne lui était survenu un -élément nouveau, très-spécial, qui réchauffa tout. - -Élément national qui devint universel, qui espagnolisa la religion par -toute l'Europe, substituant le roman à la poésie, et (chose -inattendue) de la chevalerie faisant jaillir une police! - -Cette police est l'ordre des jésuites, ordre essentiellement -espagnol, qui très-longtemps n'a que des généraux espagnols. - -Ordre dominateur, comme l'Espagne l'est alors, absorbant et -engloutissant, qui transforme toute l'Église, jésuitise ses ennemis -même, impose sa méthode à tout prêtre, à tout moine, si bien que tout -ordre rival, ne confessant plus qu'à ce prix, doit se faire jésuite ou -périr. - -Encore une fois, voilà les deux acteurs, et il n'y en a pas d'autres: -la Réforme, l'intrigue espagnole; l'Espagne et le protestantisme. - -L'Espagne envahit par l'épée, le roman, la police. Et la France, au -roman, opposa la poésie. - -La poésie du coeur, la grandeur des martyrs, les luttes et les fuites -héroïques, les lointaines migrations, les hymnes du désert et les -chants du bûcher. - -Bien entendu que la France veut dire ici un ensemble de peuples, et la -grande école Genève, et ses colonies aux Pays-Bas, en Écosse, en -Angleterre, l'infiltration puritaine qui par-dessous fit une autre -Angleterre. - -Donc, en ce chapitre, l'_Espagne_. Au chapitre suivant, les _martyrs_. - - * * * * * - -L'Espagne avait une prise très-forte sur l'Europe, et par sa grandeur, -et par sa misère (qui compte tout autant en révolution). - -Grandeur incontestable, par l'immensité des possessions, par le reflet -des Indes, le prestige du monde inconnu, par l'ascendant de l'or, par -la renommée des vieilles bandes. Mais cette grandeur n'était pas moins -dans le respect de l'Europe, dans la fière attitude des Espagnols, -dans leurs prétentions, qu'on ne contestait qu'à moitié, dans la -servile imitation qu'on faisait de leurs moeurs et de leurs costumes, -dans la souveraineté de leur littérature et de leur langue. - -La vie noble, pour toute l'Europe, ce fut peu à peu la vie espagnole, -le loisir, la noble paresse. Et l'Espagne, en effet, entrait de plus -en plus en grand loisir. Elle était délivrée de tout ce qui l'avait -occupée au Moyen âge, de sa croisade des Maures, de ses libertés -intérieures. Dispensée de se gouverner et de vouloir, elle l'est -encore plus de penser. L'Inquisition, qui gouverne (surtout depuis -1539), ferme une à une toutes les voies où pourrait s'échapper -l'esprit. - -Tout cela sous Charles-Quint. C'est une manie des historiens d'opposer -toujours les règnes de Charles-Quint et de Philippe II. La décadence -commence sous le premier, et de bonne heure. Seulement la nouveauté -des colonies, l'immensité du débouché des Indes, ouvert tout à coup à -la nation, l'empêchent de sentir l'asphyxie. À l'intérieur, elle n'est -pas moins déjà affaiblie, languissante. En 1545, Charles-Quint demande -six mille hommes à l'Espagne et n'en peut tirer que trois mille. -L'extension de la mendicité, dans ce pays inondé d'or, se constate par -une littérature nouvelle, le genre dit _picaresque_, les romans de -mendiants et de voleurs. Dès 1520, paraît le _Lazarille de Tormes_. - -L'or d'Amérique semble détruire ce qui reste d'activité. À l'oisiveté -native, à celle du noble qui y met son orgueil, à celle du -fonctionnaire payé pour ne rien faire, s'ajoute le loisir du -capitaliste enfouisseur, qui vit d'un trésor inconnu. - -Tous inactifs et tous muets. Est-ce à dire qu'ils soient immobiles? -Oh! c'est tout le contraire. Tout ce qui ne court pas le monde, n'en -voyage que plus en esprit. Ainsi sont les Arabes. Celui-ci qui reste -les yeux fixes du matin au soir, il va à la Mecque, à Bagdad, que -dis-je? au ciel, par d'infinis romans. De même, cette vive Andalouse -ou la passionnée Castillane, en une heure d'immobilité, elles ont -couru plus d'aventures que les princesses des _Mille et une Nuits_. - -Les _Amadis_, qui sont toute une littérature, ont possédé l'Espagne -jusqu'au milieu du siècle, où une autre commence, celle des -_bergeries_, dont la France doit tirer l'_Astrée_. - -Ceux qui auront la patience de compulser les annales de l'imprimerie -espagnole aux XVe et XVIe siècles (jusqu'en 1540), y trouveront deux -classes dominantes de livres, les _Amadis_, littérature du monde, les -_Rosaires_ et autres livres sur la Vierge, littérature de couvent, non -moins galante et souvent plus hardie. - -Ce sont deux paralytiques, insatiables lecteurs de romans, qui lancent -le mouvement espagnol: le Biscayen Ignace, longtemps fixé sur une -chaise par sa blessure; la Castillane sainte Thérèse, trois ans clouée -au lit sans pouvoir se bouger. - -Sainte Thérèse nous dit elle-même l'effet précoce de ces lectures sur -elle. À l'âge de dix ans, son frère et elle, nourris par leur mère de -romans, et déjà en faisant eux-mêmes, se contentèrent peu des -paroles; vrais Espagnols, il leur fallut les actes. Ils partirent un -matin, non pour combattre les chevaliers félons, mais dans l'espoir -d'en être les martyrs, de périr chez les Maures. Nos petits Don -Quichottes furent rattrapés à une lieue. - -Mais l'Espagne elle-même ne le fut pas, et ne le sera jamais sur cette -route des romans. En lire, en écouter, en faire, c'est le fond de -l'âme espagnole. - -La charmante sainte de Castille, à l'âme toute noble et transparente, -nous a, dans l'élan personnel du roman qui a fait sa vie, donné la -vraie pensée de l'Espagne d'alors: _Défendre l'opprimé_. - -La victime des victimes et des opprimés l'opprimé, c'est Jésus, le -doux petit Jésus, le bon et l'aimable Jésus, Jésus, l'époux du coeur, -etc., etc. - -Les juifs l'ont crucifié; brûlons les juifs. Les Maures l'ont -blasphémé; brûlons les Maures. Les luthériens ont blessé sa sainte -face en ses images; malheur aux luthériens! - -Voilà comme la pitié devient fureur. C'est le point de départ de la -croisade, le brûlant effort de l'âme espagnole, disons de l'âme du -Midi. - -Le Midi sous toutes ses faces et par tous ses moyens. Toutes les -fureurs d'Afrique ne sont pas assez pour venger Jésus. Toutes les -ruses des sauvages, au besoin, suppléent à la force. - -Si la Castillane Thérèse n'eût été femme, si elle eût eu l'épée, elle -l'eût vengé avec l'épée. Le Biscayen Ignace, aussi rusé que brave, y -mit l'esprit de sa montagne, un esprit d'embuscade, de chasseur, ou de -contrebandier. - -La ruse fut d'autant plus puissante, qu'elle fut naïve; il prit le -monde au piége qui le prit le premier. - -Le génie romanesque, qui est la tendance nationale, n'osait, devant -l'Inquisition, prendre l'essor dans les choses religieuses. Mais voici -un matin ce hardi Biscayen qui lui ôte la bride, qui dit à ces rêveurs -affamés de romans: «Rêvez, imaginez,» et qui leur en fait un devoir, -un point de dévotion. - -«Écrivez des romans de piété,» disait plus tard, vers 1600, saint -François de Sales à l'évêque de Belley. Ils furent écrits, et partout -lus. Mais bien plus neuf et plus hardi avait été, un siècle avant, -Loyola, qui mit tout le monde à portée de rêver le sien. - -Rien d'écrit, presque rien. Tout oral et tout personnel. - -L'Évangile même est la matière de l'amplification... Ne vous effrayez -pas. Ce n'est pas la libre lecture ni l'interprétation de l'Évangile. -Ce sont tels versets, bien choisis, expliqués par le directeur. Le -sens spirituel est fixé; mais les circonstances historiques sont -remises au développement facultatif du rêveur solitaire. - -Ce cercle est fort serré. Peu ou point d'Ancien Testament. Le -merveilleux biblique, austère et sombre, est écarté. L'accord de la -tradition antique, la perpétuité de l'Église, le mariage de l'ancienne -et de la nouvelle loi, toutes ces grandes choses dont se nourrit la -foi protestante, n'entrent pas dans la sphère des _Exercitia_ -d'Ignace, sphère toute réaliste, où l'âme s'édifie par l'imagination -et l'invention anecdotique, en recherchant en soi les aventures -probables qui ont pu se passer sur le terrain des Évangiles. - -Or, qui connaît le génie méridional, sa vive personnalité, son -instinct dramatique, sentira bien que le rêveur ne sera pas longtemps -simple témoin de cette histoire. Il en sera bien vite acteur et -coopérateur; il se fera à Bethléem ange ou mage, boeuf ou âne; il se -fera ailleurs Pierre ou Matthieu, que dis-je? la Vierge, Jésus même. - -Libre du joug de la théologie qui eût creusé le dogme, du joug de la -tradition biblique qui explique l'Évangile par quatre mille ans -d'histoire antérieure, livré à l'amusement de l'amplification -biographique, il s'y mêle hardiment lui-même, en familiarité complète. -Il parle sans façon à Jésus, l'écoute et lui répond, lui fait ses -plaintes amoureuses, le gronde doucement (comme fait sainte Thérèse), -parfois le somme de tenir ses promesses et le presse de ses exigences. - -Énorme accroissement du moi, de la personne humaine! Le pécheur est si -peu embarrassé, si peu humilié, qu'il dialogue avec son juge, que -dis-je? l'embarrasse, et, comme en dispute amicale entre deux -camarades, se fait parfois juge à son tour. - -Permis de faire descendre Dieu à sa mesure, de rétrécir le Christ à -ses convenances, de se faire un Jésus commode, un petit, tout petit -Jésus. Car c'est lui qui se gêne, dans cette intimité, qui diminue, -disparaît presque. L'idéal se supprime, et le réel est tout; le réel, -je veux dire la bassesse individuelle de Sancho, Diégo, la platitude -de tel petit bourgeois de telle petite ville. - -Car, ne l'oublions pas, la bourgeoisie est née, par toute l'Europe, -la classe éminemment propre au roman, un peuple oisif qui vit de la -vie noble, peuple borné, d'autant plus difficile, qui n'admet -l'Évangile qu'autant qu'il peut le faire à son image, bourgeois et -platement romanesque. - -Qu'est-ce que le roman? L'épopée non épique, l'histoire non -historique, descendues l'une et l'autre de la grandeur populaire à la -petitesse individuelle. Et le roman religieux? La religion sortie de -sa haute sphère générale, pour se laisser manier et mouler au plaisir -de l'individu. - -Mais ces individus, ces oisifs, ces nobles et demi-nobles, ces -bourgeois, ces rentiers, qui ont le temps de rêver des romans sous la -discipline d'Ignace, sont une classe essentiellement paresseuse. Il -faut, même en ce genre d'amusement religieux, supprimer le travail, -l'effort, leur mâcher tout. Le directeur doit leur faciliter leur -amplification, en donner les traits généraux, leur fournir un -guide-âne. Et lui-même qui le guidera? Ce scolastique, cet homme de -collége, ne sera-t-il pas lui-même embarrassé à mener son pénitent -dans la voie du roman? C'est à cela que répondent les _Exercitia_; -c'est un petit manuel assez sec, un livre de classe, un _Gradus ad -Parnassum_, qui pouvait aider la stérile imagination du sot chargé de -faire des sots. - -Nous avons dit la recette que ce manuel donne pour amplifier, trouver, -imaginer. Ce moyen, c'est l'appel aux sens. Tâchez à Bethléem, tâchez -au jardin des Olives, tâchez même au Calvaire, d'appliquer les cinq -sens. Voyez et écoutez, goûtez, touchez, flairez la Passion. Bizarre -précepte, étonnamment grossier. Partout les sens appelés en témoignage -des objets spirituels! - -Condillac ne parle pas autrement. Comme lui, Loyola fait de la -sensation le criterium de l'esprit. - -Les sens, si durement étouffés, humiliés par le christianisme du Moyen -âge, se trouvent ici bien relevés. Les voilà juges de tout. Dieu n'est -plus sûr que par le tact. - -L'homme ne croit plus Christ qu'autant qu'il a touché ses plaies, ni -la femme Jésus si elle ne touche ses pieds, si elle ne les lave et -parfume, ne les essuie de ses cheveux. - -Cette méthode hardie et grossière ne pouvait manquer son effet; elle -devait, dans le Midi surtout, dans la brûlante Espagne, être -accueillie avec passion. Elle avait par deux choses une irrésistible -puissance; elle faisait appel à l'esprit romanesque; elle invoquait -les sens et faisait un devoir de les interroger. - -N'ayez peur que dès lors l'homme ignorant, la femme, ne restent dans -le mutisme où les laissait le Moyen âge. La langue est dénouée. C'est -là la révolution immense de Loyola. Avec une méthode qui vous force -d'analyser à fond la sensation et d'en rendre compte, qui vous impose -de parler longuement de vous, de ce que vous sentez, vous êtes sûrs -d'avoir des pénitents bavards qui ne finiront plus. Les femmes, les -religieuses, se mirent à tant parler, qu'Ignace lui-même, épouvanté, -exprima le désir que son ordre s'abstînt de prendre la direction de -leurs couvents. On ne l'écouta guère. Même de son vivant, elles eurent -des confesseurs jésuites. - -Les conséquences de tout ceci devinrent incalculables dans l'Europe. -Le monde en fut changé. Au moment où la confession était brisée dans -le Nord par l'austérité protestante, elle se trouva immensément -amplifiée, fortifiée dans le Midi; non, disons mieux, _créée_. Ce -dernier mot est plus exact pour une révolution si grande. - -Qu'on se figure la chose et qu'on la prenne aux entrailles de -l'Espagne. Sur cette Espagne dominicaine, sur cette morne et -silencieuse Castille, descend ce Basque de Biscaye qui, avec -l'expansion de sa race excentrique, déchaîne hardiment le roman, fait -parler tout le monde, oblige la Castille, l'Aragon, à desserrer les -dents. On sait qu'il y a deux Espagnes, l'une fière et muette, mais -l'autre intrigante et parleuse, celle de Figaro. Et Sancho même est de -celle-ci; dans sa vulgarité, pour peu qu'on l'initie, il n'est que -plus propre aux affaires. Cette Espagne, par les jésuites, eut son -avénement dans les choses religieuses. - -Le passage subit des dominicains aux jésuites, d'un laconisme de -terreur à ce paterne bavardage, l'encouragement à l'esprit romanesque, -l'appel aux sens surtout et l'emploi qu'on en fit dans le rêve, tout -cela apparut à l'Espagne comme une émancipation, une liberté relative. - -Liberté dans la discipline, liberté dans le dogme. Les jésuites -étendirent, autant qu'ils purent, la part du _libre arbitre_ de -l'homme, restreignant la _grâce_ de Dieu, adoptant sans difficulté -là-dessus les opinions des philosophes et des juristes. - -Rome encore était indécise et partagée. À l'entrée du concile de -Trente, tels de ses cardinaux les plus illustres croyaient qu'il -fallait, pour calmer l'Allemagne et satisfaire la ferveur protestante, -donner une part prépondérante à la grâce divine, rétrécir l'homme, -augmenter Dieu. Les jésuites, bien plus habiles, montrèrent que, tout -au contraire, il fallait tout donner à la liberté en spéculation pour -s'en emparer en pratique. - -L'idéal véritable du système avait été posé par Ignace avec une -netteté courageuse, par sa fameuse réduction de l'âme «à un cadavre -qui tombe si on ne le soutient.» Dans une autre comparaison bizarre, -mais plus exacte, l'ingénieux Biscayen veut qu'elle soit une -_marionnette_ qui ne remue que par celui qui tient et peut tirer les -fils. - -Le penseur fut Ignace, et l'exécuteur fut Lainez, un Castillan peu -imaginatif, génie pesant, mais fort, qui, sous le maître, et plus que -lui peut-être, écrivit les _Constitutions_. - -À ce concile de Trente où les cardinaux se divisaient, lui, il -n'hésita pas. Il apporta ce grossier éclectisme espagnol de l'homme -_libre_ en théorie, _marionnette_ en réalité. - -Il n'était pas besoin, comme les Italiens le croyaient, de chercher -l'apparence, l'ombre de la raison. Lainez avait par devers lui deux -machines qui valaient tout argument, et qui en dispensaient. - -L'une, c'était la _méthode des Exercitia_, l'appel aux sens et au -roman; l'autre, une _méthode de classes_, lente, forte, pesante, qui -tiendrait longtemps l'enfant sur les mots, courbé sous la grammaire, -le rudiment, le fouet. - -Deux moyens qui se complétaient. Le premier, charmant, séducteur, -prenait les délicats du monde, les rois, les grands, les femmes. Qui -dit la femme dit l'enfant; l'enfant, livré par elle, devait passer par -la filière de cinq ou six jésuites grammairiens qui, serrant son -cerveau de proche en proche (par l'art des Caraïbes), et lui -aplatissant le crâne, livreraient cette tête rétrécie et pointue à la -seconde opération, celle du directeur jésuite. - -Ce Castillan Lainez était un cuistre de génie, qui fabriqua lui-même -la machine de sa rude main. C'est le fondateur des colléges jésuites -et de tout cet enseignement. L'invention parut si belle à Ignace, que, -pour donner l'exemple, il commença à faire des thèmes, se faisant -corriger ses solécismes par un enfant de douze ans, Ribadeneira, qui -depuis a écrit sa vie. - -Là se trouva l'équilibre de l'ordre. Autrement il eût chaviré. À côté -de cette scabreuse direction où les jésuites enseignaient à faire des -romans, ils eurent une pédantesque direction grammaticale, -très-sèchement occupée de mots. Les deux caractères se mêlèrent; dans -le roman même et l'intrigue, les jésuites restèrent hommes de collége. -Cela les garda quelque temps des dames qu'ils avaient dans les mains. - -Cependant ces deux choses, éducation et direction, la verbalité vide -et la matérialité, tout se tenait fortement. Plus l'âme restait vide -dans cette éducation, nourrie de vents, de mots, plus dans la -direction elle prenait gloutonnement la matérialité des images -sensibles et grossières. Par deux chemins elle allait au néant. - -Rome fut longtemps à comprendre la profondeur barbare de cette méthode -espagnole qui la sauvait. Elle crut que les _Exercitia_ étaient un -livre de piété pour tous, ne vit point que c'était un manuel spécial -et secret pour barbariser les esprits. On lit en tête un beau -privilége de Paul III pour _répandre partout le livre_; et, -au-dessous, la recommandation de la Société de _ne pas le répandre_, -de garder l'édition sous clef, de n'en pas donner un volume sinon à -des jésuites. Et, en effet, le fond de la méthode n'était nullement -qu'on étudiât seul. Ce manuel était le guide du directeur, qui seul -devait savoir la voie qu'il faisait suivre, de sorte que l'âme -impotente, sans lui paralytique, inerte, ne pût pas faire un pas -autrement qu'appuyée sur la béquille du jésuite. - -Apparent mysticisme, absolument contraire aux vrais mystiques, à leur -voie libre et pure. La pauvre madame Guyon, enfermée sous Louis XIV -pour sa théorie du pur amour, déclare expressément que «sa vie -d'oraison fut _vide de toutes formes et images_,» et qu'elle n'adora -qu'un esprit. Au contraire, dans la voie expressément tracée par -Loyola, la piété doit sans cesse _imaginer et faire appel aux cinq -opérations des sens_. - -On était sûr dans cette route d'atteindre Marie Alacoque, l'idolâtrie -du coeur sanglant. - -Toute cette histoire a été si mal datée, qu'on n'y a rien compris. - -Rappelez-vous que, dès 1522, vingt ans avant l'approbation du pape, -Ignace écrit ses _Exercices_ et les applique, commence ses sociétés -dévotes, libres jésuites qui travaillèrent l'Espagne en dépit des -dominicains. - -En trente années, avant la mort de Loyola et de Charles-Quint, toute -l'Europe était envahie, l'Asie, l'Amérique entamées. - -Dix colléges en Castille, cinq en Aragon, cinq en Andalousie. L'Italie -partagée en trois provinces jésuitiques. En France et en Allemagne, -moins de puissance visible; mais des mines partout, l'action -souterraine, individuelle du confessionnal; les femmes prises surtout -pour aller aux enfants. - -Les confesseurs des rois n'eurent pas un moment à perdre pour se -mettre à la mode. Leurs pénitents les auraient délaissés. Amis ou -ennemis des jésuites, ils subirent leur méthode, les imitèrent, et -s'en trouvèrent très-bien. La sensualité d'un gouvernement si complet -des âmes et des passions rendit toute réforme du clergé impossible; -elle enfonça le prêtre dans son confessionnal, devenu le trône du -monde. - -Un prédicateur bénédictin, aimé de Charles-Quint, s'était aventuré à -dire «que le mariage était, pour le salut, un état plus sûr que le -célibat.» Il ne trouva aucun appui dans le clergé espagnol; -l'Inquisition l'emprisonna. Les prêtres eurent peur du mariage. Ils se -soucièrent peu de cette femme unique, éternelle, par laquelle ils -perdaient l'infini du roman. - -Le parti politique, qui alors menait Charles-Quint, et qui eût voulu -le rendre arbitre de la question religieuse, lui fit prendre des -mesures hardies qui affranchissaient les moines de l'Inquisition, et -enlevaient à sa juridiction même ses _familiers_, tout son monde -d'espions (1534-1535). Si le clergé eût appuyé, l'Inquisition était -par terre. Ni prêtres ni moines ne bougèrent. Loin de là, les prélats -irritèrent l'Empereur par d'obstinés refus d'argent (1524, 1533, -1538). Dans son horrible crise de 1539, Charles-Quint, dégoûté, quitta -l'Espagne, et abandonna le clergé à l'Inquisition. Il s'y abandonna -lui-même, chargeant le grand inquisiteur de gouverner avec l'infant. -Il rendit à l'Inquisition le jugement sur ses familiers, brisa ses -propres officiers (un vice-roi de Catalogne!) sous les pieds de -l'Inquisition. - -Philippe II, âgé de seize ans, ordonne à un autre vice-roi, grand -d'Espagne et du sang royal, qui a touché aux familiers de -l'Inquisition, de subir sa pénitence et de tendre le dos au fouet. - -Je ne vois pas, dès cette époque, que Charles-Quint ait varié autant -qu'on le suppose. Les ordonnances qu'il fit alors en Flandre, -horribles, par lesquelles les femmes protestantes étaient enterrées -vives, sont constamment exécutées, même à l'époque de l'_Intérim_ et -de ses mésintelligences avec le pape. - -L'année même de l'_Intérim_, une femme fut enterrée vive à Mons. - -Les confesseurs espagnols, qui dirigent l'Empereur malade, se soucient -peu du pape, trop peu catholique à leur gré. - -Rien ne caractérise plus la moralité de l'époque et la sécurité -nouvelle de la conscience religieuse, que la naissance du bâtard de -l'Empereur, le fameux don Juan d'Autriche. En remontant du jour de -cette naissance à neuf mois, on trouve précisément le jour où -l'Empereur signa la guerre sainte et l'extermination du -protestantisme. - -Par la force de cette position tout espagnole, du haut des bûchers, -des massacres (trente mille morts aux Pays-Bas, si j'en croyais -Navagero), il commandait au pape. Paul III lui donne contre -l'Allemagne douze mille hommes, deux cent mille ducats, la moitié des -revenus de l'Église d'Espagne pour un an, l'autorisation de vendre -pour cinq cent mille ducats de biens de moines espagnols. - -Sa joie fut vive. Jamais il ne s'était vu un tel trésor. Mais en -pourrait-il profiter? Chaque année il était malade. La goutte, -l'asthme, les maux d'estomac, de continuelles indigestions, -travaillaient le triste Empereur. Peu après, quelqu'un écrivait en -France qu'il ne marchait que courbé avec l'aide d'un bâton; que, pour -sortir d'une ville et faire croire qu'il montait encore à cheval, il -se hissait sur un banc, d'où on le mettait en selle, sauf à descendre -à deux pas pour continuer en litière. Il sentait son état, et il avait -fait, refait son testament. Souvent aussi il avait eu l'idée de se -retirer au couvent et de songer enfin à Dieu. - -Ce traité le fit tout autre. Il fut signé le 26 juin 1546. Et, la -veille, l'Empereur s'en trouva si ragaillardi, si jeune, qu'il voulut -faire un coup. Après la table, les pâtés de poisson et de gibier, ce -qu'il aima, c'étaient les femmes. On lui chercha une femme dans la -ville (Ratisbonne). On découvrit une pauvre jeune demoiselle qui fut -amenée, livrée au spectre impérial. Elle s'appelait Barbe Blumberg. - -On se demande comment un malade si malade, souvent près de la mort, -chercha cette triste aventure dans les pleurs d'une fille immolée. -Apparemment sa conscience était à l'aise. Un prince qui protégeait -l'Église de tels supplices, un prince qui, à ce moment même, recevait -l'épée sainte, dut croire un tel péché léger et véniel lavé d'avance -par sa future bataille et par le sang des protestants. - -Neuf mois après, un fils lui vint, blond, aux yeux bleus comme sa -mère. Elle n'eut pas la consolation de le garder. Pendant qu'elle -allait cacher sa honte aux grandes villes des Pays-Bas, l'enfant fut -porté en Espagne par un valet de chambre, élevé par un musicien joueur -de viole, du service de Sa Majesté. C'est du testament de l'Empereur, -c'est-à-dire de sa bouche même, que nous tirons tous ces détails. - -Nous pourrions donner sur deux lignes l'histoire correspondante des -galanteries et des exécutions qui les excusent et les absolvent: les -bâtards datés des massacres, les bûchers payant les amours. - -Le célèbre adultère de Philippe II avec la femme de son ami Ruiz Gomez -ne peut se placer (nous le prouverons) qu'au second veuvage du roi, -aux premiers mois où il rentre en Espagne, c'est-à-dire au moment où -l'horrible auto-da-fé de Valladolid introduit dans la voie des flammes -ce règne de terreur qui passa entre deux bûchers (octobre 1559.) - -_Ab Jove principium._ La morale nouvelle, la nouvelle direction, dut -s'emparer des rois d'abord, des grandes dames. Nous la verrons -descendre de proche et s'infiltrer partout. Tous les historiens -catholiques ont caractérisé avec orgueil l'organisation de ce réseau -immense qui enveloppa l'Europe, non pas en général, mais par villes et -villages, par rues, par maisons, par familles. De sorte qu'il n'y eut -pas une alcôve où ne veillât un oeil ou une oreille ouverts pour le -pape et l'Espagne. Tout couvent devint un foyer, un laboratoire de -police. Tout moine fut espion ou messager pour Philippe II. Un moine, -le premier, lui apprit la Saint-Barthélemy. - - - - -CHAPITRE V - -LES MARTYRS - -1547-1559 - - -«Il y avait à Saintes un artisan pauvre et indigent à merveille, -lequel avait un si grand désir de l'avancement de l'Évangile, qu'il le -démontra un jour à un autre artisan aussi pauvre et d'aussi peu de -savoir (car tous deux n'en savaient guère). Toutefois le premier dit à -l'autre que, s'il voulait s'employer à faire quelque exhortation, ce -serait la cause d'un grand bien. Celui-ci, un dimanche matin, assembla -neuf ou dix personnes, et leur fit lire quelques passages de l'Ancien -et du Nouveau Testament qu'il avait mis par écrit. Il les expliquait -en disant que chacun, selon les dons qu'il avait reçus de Dieu, -devait les distribuer aux autres. Ils convinrent que six d'entre eux -exhorteraient chacun de six semaines en six semaines, le dimanche -seulement.» C'est le premier trait du tableau que Palissy fait des -origines de la Réforme dans l'ouest de la France. Je ne connais rien -qui rappelle autant la douceur des idylles bibliques de Ruth et de -Tobie. Déjà les drapiers de Meaux, les tisserands de Normandie, -s'étaient fait les uns aux autres de semblables enseignements. Souvent -c'était une vieille femme, de longue expérience et de grands malheurs, -qui lisait et expliquait la Bible. L'effet moral en fut profond. - -«En peu d'années, les jeux, banquets et superfluités avaient disparu. -Plus de violences ni de paroles scandaleuses. Les procès diminuaient. -Les gens de la ville n'allaient plus jouer aux auberges, mais se -retiraient dans leurs familles. Les enfants même semblaient hommes. -Vous eussiez vu le dimanche les compagnons de métier se promener par -les prairies et bocages, chantant par troupes psaumes, cantiques et -chansons spirituelles. Vous eussiez vu les filles, assises dans les -jardins, qui se délectaient ensemble à chanter toutes choses saintes.» - -La Réforme, encore sans ministres, sans dogme précis, réduite à une -sorte de ravivement moral et de résurrection du coeur, se croyait un -simple retour au christianisme primitif, mais elle était une chose -très-neuve et très originale. Elle allait avoir une littérature et des -arts imprévus si la dureté des temps n'y mettait obstacle. - -D'une part, l'éloignement naturel pour les anciennes images, objet -d'un culte idolâtrique, devait produire et produisit l'art nouveau -d'une ornementation tirée de la vie animale et de toute la nature, art -charmant qui resta à son aurore dans le génie de Palissy pour être -bientôt étouffé. - -Mais ce qui ne put l'être, ce qui surnagea et dura à travers tant de -malheurs, ce fut l'élan de la musique. L'_harmonie_, le chant en -partie, à peine entrevus du Moyen âge, dominèrent, se développèrent -dans les grandes assemblées religieuses du XVIe siècle. L'_harmonie_ -n'était pas là de convenance, de système et d'art; elle se faisait -d'elle-même par la différence concordante des sexes et des âges; les -fortes et basses voix d'hommes y mettaient la gravité sainte de la -grande parole biblique; les tendres et pathétiques voix de femmes y -faisaient pleurer l'Évangile, tandis que les petits enfants enlevaient -la symphonie au paradis de l'avenir. - -«Ils trouvaient tout cela entre eux, n'ayant pas plus de musiciens que -de ministres. Voyez l'enfant quand il est seul, il chante, non pas un -chant appris, mais celui qu'il se fait lui-même. Ce qu'il y eut alors -d'invention, à ceux qui aiment et qui ont foi de le deviner, nul -document ne le constate. Tout s'est évanoui comme le parfum quitte le -vase. En vain, j'ai cherché les chants de cette primitive Église -réformée. Quand bien même on les retrouverait, comment les chanter -maintenant?» (Alfred Dumesnil, _Vie de Bernard Palissy_.) - -Nous ne pouvons recommencer. Nous ne pouvons que créer. Nous nous -avançons d'un coeur ferme dans la voie virile de l'avenir. Et -cependant ce regret mélancolique d'un jeune homme m'est revenu plus -d'une fois en parcourant les actes de ces saints et de ces martyrs où -les paroles naïves semblent si près de révéler les mélodies qui y -furent jointes: «Quand même on les retrouverait, comment les chanter -maintenant?» - -Moment primitif, unique, ciel sur terre, qu'il faut mettre à part. Les -formules vont venir, un sacerdoce se former; la forte école de Genève -va donner ses livres et ses chants, lancer sur toutes les routes ses -colporteurs intrépides, ses dévoués missionnaires. Il le fallait. Les -résistances finiront par s'organiser. Constatons seulement ici que, -dans cette première époque, même dans la seconde encore pendant -très-longtemps, il n'y eut aucune idée de résistance; au contraire, -une étonnante obéissance, un incroyable respect des tyrans, et jusqu'à -la mort. - -Pendant plus de quarante années, les nouveaux chrétiens se laissèrent -emprisonner, torturer, brûler et enterrer vifs, sans avoir la moindre -idée de résister aux puissances. Pourquoi? C'est qu'ils étaient -chrétiens. - -Dès 1523, à Bruxelles, les premiers qui furent brûlés, trois -augustins, se montrèrent pour leurs supérieurs obéissants jusqu'à la -mort. En 1524-1525, Castellan à Metz, Schuch à Nancy, se livrèrent, -pour ne pas compromettre les villages où ils prêchaient. - -Ils désapprouvèrent hautement et les paysans révoltés de Souabe en -1525, et les anabaptistes de Munster en 1535, s'appuyant sur ce -principe: «Qui s'arme n'est pas chrétien.» - -Cette primitive Église était d'autant plus pacifique qu'elle ne -contenait presque aucun noble. Je n'en vois que deux chez nous à -l'origine, Farel et un autre. Dans le martyrologe immense de Crespin, -que j'ai compulsé tout entier dans ce but, je ne trouve que trois -nobles en quarante années (1515-1555), deux Français, le fameux -Berquin et le chevalier de Rhodes Gaudet, un Anglais, Patrice -Hamilton. Les autres sont généralement de pauvres ouvriers, des -bourgeois et des marchands. Il n'y a que deux paysans, dont l'un, -laboureur aisé, qui, tout seul, apprit à lire, et même un peu de -latin. - -Luther et Calvin prêchent l'obéissance. En 1560, Calvin se déclare -amèrement contre la conjuration d'Amboise. De là une indécision, une -hésitation, et des démarches contraires, fatales au parti protestant. - -On pouvait parier cent contre un que la Réforme périrait: - -Pour son austérité d'abord. L'esprit d'abstinence chrétienne qu'elle -proposait, au moment même où la vie physique s'était réveillée dans -son intensité brûlante, au moment où la nature enfantait des mondes de -plus pour charmer et pour séduire l'homme, arrivait-il à propos? - -Ces forces nouvelles, à peine nées, qui s'en emparait par surprise? Le -vieil esprit. Le christianisme matérialisé, la dévotion romanesque, -éclataient dans leur triomphe par la ruse de Loyola. L'invasion -jésuitique, derrière l'invasion espagnole, menaçait toute l'Europe. -Machine d'épouvantable force, qui, partout où elle agissait, trouvait -pour auxiliaire la conjuration toute faite de la nature sensuelle, de -l'intrigue passionnée, de la femme et du désir. - -«Mais la Réforme, en revanche, n'était-ce pas la démocratie?» Oui et -non. Elle était assez populaire parmi les ouvriers des villes, mais -fort peu dans les campagnes. Dès 1524, je vois près de Hambourg, -Zutphen, un des premiers martyrs, torturé par cinq cents paysans -qu'ont lancés les dominicains en les enivrant de bière. Les -missionnaires de Genève qui prêchaient nos moissonneurs n'en -recevaient que des injures. Tout protestant, indistinctement, passait -pour ennemi des images. Personne ne soupçonnait les arts que gardait -dans son sein le protestantisme; personne ne devinait Palissy, Goujon, -Goudimel, le mouvement lointain, infini, de Rembrandt et de Beethoven. - -La Réforme, je le répète, devait périr: 1º comme spiritualiste; 2º -comme incomprise de la majorité du peuple; 3º elle devait périr pour -son indécision sur la question capitale de _la légitimité de la -résistance_. - -On a reproché aux plus fermes caractères, à Coligny, à Guillaume le -Taciturne, leurs fluctuations. Mais c'étaient celles du parti, celles -de ses plus grands docteurs, et l'indécision de la doctrine elle-même. -Le protestantisme n'avait pas d'avis arrêté sur la question pratique -d'où dépendait son salut. - -Cet argument pharisien embarrassait les protestants: «Si vous êtes -chrétiens, vous devez, sans murmure, obéir, souffrir, périr.» - -Calvin baisse la tête, et dit: «Oui. Résistons spirituellement, -sauvons l'âme, et laissons le corps.» - -Mais ceux, comme l'Écossais Knox, qui étaient sur le champ de -bataille et regardaient de plus près, sentaient bien que cette réponse -ne résolvait rien. Si vous vous livrez vous-mêmes aux tyrans, -allez-vous livrer aussi l'enfant, la femme, tous les faibles, qui, -dans ces cruelles épreuves, pourront abandonner la foi? Vous donnez le -monde aux bourreaux qui poursuivront l'oeuvre de mort jusqu'à celle du -dernier chrétien, jusqu'à ce que croyances et croyants aient également -disparu de la terre. Est-ce là la victoire dernière que la foi doit -remporter? Le christianisme doit-il avoir pour but, solution légitime, -l'extermination du christianisme? - -Dans l'autre parti, au contraire, dans le parti catholique, il n'y a -pas d'indécision sur cette question du glaive. Loin de là, une -violente et terrible unanimité. Caraffa et Loyola la formulent (1543) -en organisant pour le monde l'inquisition universelle, calquée sur -celle d'Espagne. - -Cette unité, cette vigueur, semblaient devoir à coup sûr exterminer un -parti indécis et divisé, qui raisonnait contre lui-même et discutait -chaque essai de timide résistance. - -On insiste beaucoup trop sur les querelles de ménage entre -catholiques, entre le pape et l'Empereur. Au moment même où l'Empereur -était le plus contraire au pape, il faisait exécuter d'autant plus -exactement les ordonnances effroyables qu'avait dictées le clergé -d'Espagne et des Pays-Bas. - -Nous ne faisons pas l'histoire d'Allemagne; nous n'avons pas à -raconter les scrupules, les hésitations du pieux électeur de Saxe et -des autres protestants; au contraire, la résolution avec laquelle le -peu scrupuleux Empereur, absous d'avance par ses prêtres, vous trompe -ces bons Allemands. Indécis et timoré, le parti protestant, en face de -tels adversaires à qui tout moyen était bon, devait succomber sans nul -doute. - -Par quoi se défendait-il, cet infortuné parti? Uniquement par l'éclat -de ses martyrs. - -Il n'y eut jamais une candeur plus sublime, plus intrépide à confesser -tout haut sa foi. - -Jamais plus de simplicité, de douceur, devant les juges. - -Jamais plus de joie divine, plus de chants et d'actions de grâces dans -les horreurs du bûcher. - -«Je vous écris altéré et affamé de la mort.» Ce mot d'un des anciens -martyrs semble donner la pensée de ceux du XVIe siècle. On voit -qu'Alexandre Canus (d'Évreux, 1532) prêchait par toute la France, sans -aucune précaution de prudence, sur les places mêmes, dans les rues; -c'est le premier à qui l'on coupa la langue. Même en 1550, un Italien, -un Romagnol, Fanino, de Faenza, terrifia l'Italie de son intrépidité. -Une seule chose blessait en lui, c'était sa gaieté, sa joie. «Quoi! -lui disait-on en prison, Christ sua le sang et pria que le calice lui -fût épargné. Et toi, pour mourir, tu ris!...» À quoi cet homme -héroïque répondit, en riant encore: «C'est que Christ avait pris sur -lui toutes les infirmités humaines, et qu'il a senti la mort... Mais -moi, qui, par la foi, possède une telle bénédiction, qu'ai-je à faire -qu'à me réjouir?» - -Dès l'origine, ce fut une très-grande difficulté de trouver des -supplices pour venir à bout de tels hommes. - -Quand Charles-Quint, quittant l'Espagne en 1540, laissa le pouvoir au -grand inquisiteur; quand il traversa la France pour comprimer la -révolte des Flandres, le clergé des Pays-Bas lui dit que les lois -d'Espagne ne suffisaient pas; qu'il en fallait de singulières, -extraordinaires et terribles. - -Défense de s'assembler, de parler, de chanter et de lire. Ceux qui ne -dénonceront pas sont punis des mêmes peines que ceux qu'ils n'ont pas -dénoncés. Quelles peines? Les hommes brûlés, les femmes _enterrées_ -vives. - -La chose se fit à la lettre. Les villes furent fermées, et l'on fit -des visites domiciliaires qui procurèrent sur-le-champ une _razzia_ de -victimes, vingt-huit dans Louvain seulement. Deux femmes furent -enterrées vives: l'une, nommée Antoinette, de famille de magistrats; -l'autre était la femme d'un apothicaire à Orchies. Marguerite Boulard, -épouse d'un riche bourgeois, fut ensevelie de même, à la fête de la -Toussaint. Puis, à Douai, Matthinette du Buisset, femme d'un greffier: -à Tournai, Marion, femme d'un tailleur; à Mons, une autre Marion, -femme d'un barbier, et, plus tard, une dame Vauldrue Carlyer, de la -même ville, coupable de n'avoir pas dénoncé son fils, qui lisait la -sainte Écriture. - -Pourquoi ce supplice étrange? Une femme brûlée donnait un spectacle -non-seulement épouvantable, mais horriblement indécent, que n'aurait -pas supporté la pudeur du Nord. On le voit par le supplice de Jeanne -d'Arc. La première flamme qui montait dévorait les vêtements, et -révélait cruellement la pauvre nudité tremblante. - -Donc on enterrait par décence. La chose se passait ainsi. La bière, -mise dans la fosse sans couvercle, était par-dessus fermée de trois -barres de fer quand la patiente était dedans. Une barre serrait la -tête, une le ventre, une les pieds. La terre était jetée alors sur la -personne vivante. Quelquefois, par charité, le bourreau pour abréger, -étranglait d'avance (_supplice de la femme du tailleur de Tournai_, -1545). Mais on voit par un autre exemple, celui de la femme du barbier -de Mons, que l'exécution se faisait parfois d'une manière plus -sauvage, plus lente et par étouffement. La pauvre femme, répugnant à -recevoir de la terre sur la face, demanda un mouchoir au bourreau, qui -le lui donna avant de jeter la terre. «Puis il lui passa sur le -ventre, la foula aux pieds, tant que finalement elle rendit -heureusement son esprit au Seigneur (1549).» - -Nous épargnons au lecteur le détail abominable de tout ce qu'on -inventa. Il paraît seulement que le plus excellent moyen pour -atteindre et désespérer l'âme, c'était la privation de sommeil. Une -stupeur mortelle prenait l'homme; il perdait l'entendement. Cette -ingénieuse torture paraît avoir été trouvée d'abord par les docteurs -d'Oxford pour venir à bout du martyr Cowbridge, que rien ne pouvait -briser (1536). - -Le supplice du feu était extrêmement variable, arbitraire à l'infini. -Parfois, rapide, illusoire, quand on étranglait d'avance; parfois -horriblement long, quand le patient était mis vivant sur des charbons -mal allumés, tourné, retourné plusieurs fois par un croc de fer, ou -encore flambé lentement à un petit feu de bois vert (_martyre -d'Hooper_, 1555). Hooper, évêque protestant, fut extrêmement torturé, -brûlé en trois fois; il y eut d'abord trop peu de bois; on en -rapporta, mais trop vert, et, comme le vent la détournait, la fumée ne -l'étouffait pas. On l'entendait, demi-brûlé, crier: «Du bois, bonnes -gens! du bois! Augmentez le feu!» Le gras des jambes était grillé, la -face était toute noire, et la langue, enflée, sortait. La graisse et -le sang découlaient; la peau du ventre étant détruite, les entrailles -s'échappèrent. Cependant il vivait encore et se frappait la poitrine. -Un sanglot universel s'éleva de toute la place; la foule pleurait -comme un seul homme. - -Aux Pays-Bas, l'Inquisition reprochait au clergé local d'exploiter -cette terreur et de rançonner les accusés. Il en était de même en -France. On défendit au clergé de ruiner les accusés par des amendes -qui gâtaient la confiscation et faisaient tort aux courtisans. -L'émigration protestante devait profiter fort à ceux-ci surtout, -étendant _les biens vacants_ dont les Guises et Diane avaient la -concession. - -En 1551, dans l'édit de Châteaubriant, ils montrèrent naïvement que -pour eux la persécution et l'épouvantail du bûcher étaient une -_affaire_. Ils attribuèrent au dénonciateur la prime énorme et -monstrueuse du _tiers des biens du dénoncé_! - -On demande comment Henri II, qui, après tout, n'était pas un homme -pervers, put être mené jusque-là. Comment put-on l'aveugler tout à -fait, lui crever les yeux? - -On y parvint par la colère, par l'orgueil, par une violente et -cruelle mortification (1549), en le mettant en face d'un de ses -propres domestiques, dont l'humiliante résistance lui donna la haine, -l'horreur, comme l'hydrophobie du protestantisme. - -L'homme choisi pour l'expérience par le cardinal de Lorraine était un -ouvrier du tailleur du roi. Diane voulut que la scène eût lieu sous -ses yeux, dans sa chambre. L'effet alla au delà de toutes les -prévisions. Le pauvre homme, avec respect pour la majesté royale, se -démêla habilement de toutes les arguties; mais, loin de céder, -héroïque, inspiré des anciens prophètes, il dit à cette Jézabel, qui -s'avançait à dire son mot: «Madame, contentez-vous d'avoir infecté la -France de votre infamie et de votre ordure, sans toucher aux choses de -Dieu.» - -Le roi, transpercé de ce trait, qu'il n'aurait jamais prévu, bondit de -fureur, jura qu'il le verrait brûlé vif. Il y alla, et il en fut -épouvanté et malade. L'homme, dans ce supplice horrible, immobile et -comme insensible, tint sur lui un oeil de plomb, un regard fixe et -pesant, comme la sentence de Dieu. Le roi pâlit, recula, s'en alla de -la fenêtre. Il dit qu'il n'en verrait jamais d'autres de sa vie. - -Ces héros de calme et de force, d'apparente insensibilité, sont -innombrables dans les riches martyrologes de Crespin, de Bèze, de Fox, -etc.; mais j'aime mieux encore ceux qui ont été sensibles, ceux qui -traversèrent vainqueurs les grandes épreuves morales, non moins -douloureuses que celles du corps. Homme, je cherche des hommes, et je -les vois tels à leurs pleurs. La plupart n'étaient pas des individus -isolés; c'étaient des hommes complets, des familles; ils étaient -maris et pères. Aux portes de leurs prisons priaient leurs femmes et -leurs enfants. Je ne connais pas de plus saints monuments dans toute -l'histoire du monde que les lettres simples, graves et pathétiques -qu'ils écrivent à leurs femmes du fond des cachots. C'est là qu'il -faut voir ce qu'est la sainteté du mariage et la force de l'amour en -Dieu. Nulle idée plus que la glorification du mariage ne fut portée -haut, enseignée, défendue par la Réforme. Plus d'un martyr y mit sa -vie. Un augustin marié, Henri Flameng, avait sa grâce s'il eût voulu -dire que sa femme était une concubine. Il refusa, mourut pour elle, -soutint son honneur au milieu des flammes, la laissa légitime épouse -et veuve glorifiée d'un martyr. - -L'amitié a eu aussi, dans ces temps, des martyrs sublimes dont -l'inestimable légende doit être soigneusement recueillie. - -Celle qui me touche le plus est celle de deux hommes de Louvain et de -Bruxelles, le coutelier Gilles et le pelletier Just Jusberg, deux -martyrs et deux amis. - -Leur légende, forte et déchirante, est faite pour apprendre au monde -léger, insensible, où ce nom d'ami est un mot, ce qu'est pour les âmes -pures ce fort et profond mariage que Dieu réserve à ceux qu'il a le -plus aimés. - -Just Jusberg était tellement estimé et chéri de tous, que, quand il -fut pris à Louvain, condamné aux flammes, les conseillers de la -chancellerie, venus de Bruxelles, revinrent près de la Gouvernante -pour demander qu'il ne fut que décapité: «Hélas! dit-elle, c'est bien -petite grâce!... Mais je le veux bien.» - -Just se trouvait en prison avec plusieurs de ses frères. Mais sa -meilleure consolation était d'y être avec un saint, Gilles, jeune -coutelier de Bruxelles. Celui-ci, qu'il faut faire connaître, était un -homme de trente-trois ans, d'une douceur, d'une bonté, d'une charité -extraordinaires, qui ne gagnait que pour les pauvres, et qui, dans une -épidémie, avait vendu son bien pour eux. Il était connu, admiré, béni, -dans tous les Pays-Bas. Geôliers, bourreaux, tous étaient à ses pieds, -et on ne savait comment lui faire son procès, dans la crainte qu'on -avait du peuple. - -Just, qui n'avait eu jusque-là de pensée que Dieu, eut, en ce jeune -saint, sa première attache à la terre. Son coeur, saisi d'une forte, -profonde, véhémente amitié, reprit sa racine ici-bas. Pourtant, il -croyait mourir bien. La nuit qui précéda sa mort, prié par ses -compagnons de leur faire une exhortation, il leur parla fermement de -son bonheur du lendemain, les pria de rester unis, de s'aimer, de se -préparer ensemble à tout ce qui adviendrait: «Car, si je ne me trompe, -j'en vois quelques-uns parmi vous qui me suivront de bien près...» - -Ce mot, ce regard imprudent, lui révéla (à lui-même et à tous) la -force du sentiment qui allait être brisé par la mort. Il voit Gilles -dans cette foule, et il ne peut plus parler; sa langue sèche, il -étouffe, il tombe foudroyé dans ses larmes. - -Voilà que tout le monde pleure; tous faiblissaient si Gilles même -n'eût succédé, pris la parole, embrasé de l'esprit de Dieu. Avec un -charme, une force, une habileté admirables, il couvrit, fit oublier -la défaillance de Just, le releva, et le refit, ce que vraiment il -était, un saint, un héros, un martyr. - -«Bon Dieu! que tes secrets sont admirables!.... Vous voyez Just, notre -frère, condamné par le jugement du monde... Mais c'est un vrai enfant -de Dieu... Ne vous scandalisez point; rappelez-vous Jésus même que -nous suivons pas à pas. Il est écrit de Jésus: «Nous l'avons vu frappé -de Dieu, et cela pour nos péchés.» Or le _disciple n'est point -par-dessus le maître_... Nous vous réputons heureux, Just, notre -frère, en vous voyant si ferme et fortifié de Dieu... Oh! heureuse -l'âme qui habite au domicile de ce corps et comparaîtra demain, -dégagée de toute souillure, en présence du Dieu vivant!... Ce bien -éternel, nous l'aurions, n'était la lenteur des bourreaux qui nous -contraignent de demeurer encore en misère pour cette nuit.» - -Cette justification céleste d'une délicatesse infinie ne raffermit pas -seulement Just et l'assemblée; elle avait emporté les coeurs aux -portes du paradis. On pria, et Just disait: «Je sens une grande -lumière et une inexprimable joie.» - - - - -CHAPITRE VI - -L'ÉCOLE DES MARTYRS - -1547-1559 - - -Navagero, envoyé de Venise près de Charles-Quint, écrit en 1546, dans -son rapport au Sénat: «Ce qui décide l'Empereur à agir contre les -_luthériens_, c'est l'état des Pays-Bas, c'est l'_anabaptisme_. On y a -fait mourir pour cela trente mille personnes.» - -Confusion terrible de deux choses si différentes. La Saint-Barthélemy -juridique, commencée contre le communisme anabaptiste, se poursuivait -indéfiniment contre les protestants étrangers à cette doctrine, et -qui, le plus souvent, ne la connaissaient même pas. - -Ne pas mêler ces deux procès, c'était un point de droit autant que de -religion. L'anabaptiste changeait la société civile, la propriété, le -mariage même, tout le monde extérieur. Le protestant (surtout en -France) ne changeait rien, ne voulait rien que s'enfermer, fuir les -idoles, garder les libertés de l'âme, obéir, et il obéit jusqu'à -extinction, se laissant brûler quarante ans avant de prendre les -armes. - -Comment, dans le siècle de la jurisprudence, dans l'âge de Dumoulin, -Cujas et tant d'autres, les grands docteurs autorisés ne posèrent-ils -pas cette distinction? L'unique réclamation qui reste devant l'avenir -est celle d'un écolier de l'Université de Bourges, d'un élève -d'Alciat, Calvin. - -Né Picard, d'un pays fécond en révolutionnaires, en bouillants amis de -l'humanité, né peuple et petit-fils d'un simple tonnelier, fils d'un -greffier de Noyon qui, tour à tour, travailla dans les deux justices, -ecclésiastique et civile, il se trouve avoir en naissant un pied dans -le droit, un pied dans l'Église. On lui donne à douze ans une sinécure -cléricale, qu'il jette bientôt avec le désintéressement altier de -Rousseau ou de Robespierre. Il vit de peu, de rien, pauvre jusqu'à sa -mort. - -C'était un travailleur terrible, avec un air souffrant, une -constitution misérable et débile, veillant, s'usant, se consumant, ne -distinguant ni nuit ni jour. Il aimait uniquement l'étude, le grec -surtout, et les lettres saintes. Il était fort timide, défiant, -ombrageux, seul et caché tant qu'il pouvait. Pour le tirer de là, il -fallait un coup imprévu, une manifeste nécessité morale, la violence -du ciel et de la conscience, si j'osais dire, la tyrannie de Dieu. - -C'était en 1534. Il avait vingt-cinq ans, et sortait à peine des -hautes écoles. L'horrible tragédie de Munster, la fatale équivoque de -l'anabaptisme, commençait à tomber sur le protestantisme comme une -pluie de fer et de feu. Tout le monde voyait que les protestants -non-seulement n'étaient pas des anabaptistes, mais leur étaient -contraires. Tous le voyaient. Pas un ne le disait. - -Le cri de la justice sortit de ce grand et jeune coeur, amant profond, -sincère, de la vérité et de la loi. - -Cet homme si timide parut seul devant tous, sacrifia l'étude, sa chère -obscurité, et changea sa vie sans retour. - -Son livre, l'_Institution chrétienne_, n'était nullement d'abord le -gros livre, l'encyclopédie théologique qu'on voit maintenant. C'était -une courte apologie. - -Si l'acte était hardi, la forme ne l'était pas moins. C'était une -langue inouïe, la nouvelle langue française. Vingt ans après Commines, -trente ans avant Montaigne, déjà la langue de Rousseau. - -C'est sa force, si ce n'est son charme. Rousseau a dit, après -l'_Émile_: _Conticuit terra_. Mais combien plus dut-on le dire quand, -pour la première fois, elle jaillit, cette langue, sobre et forte, -étonnamment pure, triste, amère, mais robuste et déjà toute armée. - -Son plus redoutable attribut, c'est sa pénétrante clarté, son extrême -lumière, d'argent, plutôt d'acier, d'une lame qui brille, mais qui -tranche. - -On sent que cette lumière vient du dedans, du fond de la conscience, -d'un cour âprement convaincu, dont la logique est l'aliment. On sent -qu'il vit de la raison, qu'il parle pour lui-même, et ne donne rien à -l'apparence; qu'il sue à bon escient et se travaille pour se faire un -solide raisonnement dont il puisse vivre, et que, s'il n'a rien, il -meurt. - -Voilà donc cette France légère, cette France rieuse, dont le gaulois -naïf semblait hier encore un bégayement d'enfance... Quelle énorme -révolution! - -Épouvanté de son triomphe, il se cache à Strasbourg, se colle sur les -livres. Mais il était perdu. Dieu ne devait plus le lâcher. - -Farel vint le prendre là, grondant et refusant. Il l'enleva, et le mit -où? À Genève, dans la ville la plus antipathique à son génie. Calvin -lui prouva que Genève était le lieu où il serait le plus inutile, et -qu'il n'y ferait rien de bon. Farel rit, alla son chemin. - -Nous avons parlé de ce personnage, un très-violent montagnard du -Dauphiné, homme d'épée et de naissance, un petit homme roux, d'un oeil -flamboyant, d'une parole foudroyante, d'une intrépidité, d'une -opiniâtreté incroyables, l'homme du temps qui eut au plus haut degré -la gaieté révolutionnaire. On tirait sur lui, il riait; on le -frappait, on battait de sa tête les murs et les pavés sanglants, il se -relevait riant, prêchant de plus belle. - -Notez que ce héros fanatique était plein de sens. Il glissa sur les -points les plus obscurs du dogme, chercha à tout prix l'union des -églises de Suisse. Il n'était pas écrivain, le savait, se rendait -justice. C'était une flamme, rien de plus. Il ne se sentait nullement -le pesant et puissant génie de fer, de plomb, de bronze, qui pouvait -transformer Genève. Avec l'autorité des _voyants_ de la Bible, il -saisit le savant jeune homme qui avait tous ces dons, lui jeta le -fatal manteau de prophète et législateur, lui ordonna d'y mourir à la -peine. - -Cet homme pâle, arrivant à Genève, trouva une joyeuse ville de -commerce, qui, ayant déjà fort souffert, n'en restait pas moins gaie. -Sa situation est charmante, pleine d'air et de vie. Avec ce grand -miroir du lac et ce brillant fleuve azuré, Genève a double ciel, deux -fois plus de lumière qu'une autre ville. C'est le carrefour de quatre -routes. De Savoie et de Lyon, de Suisse et du Jura, tout y passe. -Circulation constante de marchands et de voyageurs, de visages -nouveaux et de toutes les nouvelles de l'Europe. La population était à -l'avenant, légère de parole et de vie. Moeurs du commerce, moeurs des -seigneurs; chanoines et moines, chevaliers et barons, tous venaient -jouir à Genève. Elle s'en moquait, et les imitait, rieuse et -satirique, changeante comme son lac, subite comme son Rhône, vraie -girouette et le nez au vent. - -Lyon lui faisait du tort. La déchéance du commerce avait éveillé à -Genève un esprit de résistance politique contre le prince évêque et le -duc de Savoie. Avec un grand courage, cette révolution n'en garde pas -moins la vieille légèreté génevoise. Elle est héroïque et espiègle. La -première scène qui s'ouvre est une farce sur un âne mort. - -Son chroniqueur, Bonnivard, pour avoir été dix ans enfermé aux caves -du château de Chillon, n'en a pas moins partout cette gaieté -intrépide. On la trouve encore dans Farel, dans Froment, ses premiers -prêcheurs. Nul livre plus amusant que la chronique de Froment, hardi -colporteur de la Grâce, naïf et mordant satirique que les dévotes -génevoises, plaisamment dévoilées par lui, essayèrent de jeter au -Rhône. - -Qu'on juge de l'impression que ce sombre Calvin, malade, amer, le -coeur plein des plaies de l'Église, reçut quand il arriva là! Je suis -sûr que le lieu, le paysage, le choqua; aimable, gai autant que -grandiose, il dut lui apparaître comme une mauvaise tentation, une -conjuration de la nature contre l'austérité de l'esprit. Il chercha la -rue la plus noire, d'où l'on ne vît ni le lac ni les Alpes, l'ombre -humide et verdâtre des grands murs de Saint-Pierre. Mais les hommes le -choquaient encore plus que tout le reste. Il détestait Froment. Il -avait ses amis en abomination, presque autant que ses ennemis. - -Le fond de ce grand et puissant théologien était d'être un légiste. Il -l'était de culture, d'esprit, de caractère. Il en avait les deux -tendances: l'appel au juste, au vrai, un âpre besoin de justice; mais, -d'autre part aussi, l'esprit dur, absolu, des tribunaux d'alors, et il -le porta dans la théologie. Son Dieu, qui d'avance sauve ou damne dans -un arbitraire si terrible, diffère peu du royal législateur, comme on -le trouve dans nos violentes ordonnances, ou dans la loi de -Charles-Quint, effrayant droit pénal qu'il entreprit d'imposer à -l'empire, et qui eut influence sur toute l'Europe. - -Ce fanatisme d'arbitraire, porté dans la théologie, semblait devoir en -supprimer le mouvement. Tout au contraire, il le lança. Il en fut -comme du mahométisme primitif qui affrontait si hardiment une mort -décrétée et écrite, que nulle prudence n'éviterait. La prédestination -de Calvin se trouva en pratique une machine à faire des martyrs. - -Imposer à Genève ce joug terrible n'était pas chose aisée. Elle chassa -Calvin; mais les désordres augmentèrent, et elle le rappela elle-même. -Il refusait, écrivait à Farel: «Je les connais; ils me seront -insupportables, et eux à moi... Je frémis d'y rentrer.» Farel l'y -contraignit. Il fallait que cet homme eût foi à l'impossible, pour -croire que la Réforme tiendrait là, que la petite république -subsisterait indépendante. Quand on examine la carte d'alors, on est -effrayé d'une telle situation. L'imperceptible cité avait son étroite -banlieue coupée, mêlée, enchevêtrée des possessions des grands États, -ses mortels ennemis. À l'époque de la captivité de François Ier, il -est vrai, Berne et les Suisses avaient senti qu'il fallait protéger -Genève. Et la France le sentait aussi. Mais c'était là justement le -péril de la petite ville. Quand le roi, en 1535, envoya sept cents -lances pour la couvrir de la Savoie, la ville semblait perdue, et, en -effet, le roi espérait l'absorber. Quand les Bernois, l'année -suivante, prirent le pays de Vaud, Genève se crut au moment d'être -emportée par l'avalanche, submergée par le déluge barbare des -populations allemandes. - -Situation unique d'alarmes continuelles. Chaque nuit, le Savoyard -pouvait tenter l'escalade. Chaque jour, les alliés bernois, ou les -protecteurs français, pouvaient arriver sur la place et surprendre la -seigneurie. Il fallait se garder des ennemis, bien plus des amis, -veiller toujours, craindre toujours. Et voilà pourquoi Genève a été la -Vierge sage, et a tenu si haut sa lampe. Voilà pourquoi elle a été la -grande école des nations. Mais, pour qu'il en fût ainsi, il fallait -qu'elle subît une transformation complète, qu'elle s'abjurât -elle-même; que, d'une ville de plaisir, d'une joyeuse ville de -commerce, elle se fit la fabrique des saints et des martyrs, la sombre -forge où se forgeassent les élus de la mort. - -L'émigration religieuse de France, d'Italie, d'Allemagne, y créa une -ville nouvelle, population disparate, mais naturellement plus docile à -son dictateur ecclésiastique. La vraie et ancienne Genève, -irréconciliable à l'esprit de Calvin, lutta quelque temps dans les -_Libertins_ (ou amis de la liberté), qui s'entendaient avec la France. -C'étaient spécialement les amis du cardinal Du Bellay, de la -Renaissance contre la Réforme. On assure qu'ils lui proposaient de -conquérir Genève pour son maître. Qu'en serait-il arrivé? Que Du -Bellay, impuissant pour défendre en France la liberté de penser, n'eût -pu rien pour elle à Genève. On le vit en 1543, où, sous ses yeux, et -lui étant évêque de Paris, on lui brûla (à Paris même) son secrétaire, -un jeune protestant! - -La Renaissance ne se protégeait pas. François Ier ne sauva pas Dolet. -Marot, l'homme de sa soeur, et dont il goûtait les écrits, fut obligé -de s'exiler. Rabelais ne vécut qu'à force de ruses. Ceci juge la -question. - -Si le Capitole antique eut pour première pierre dans ses fondements -une tête coupée et saignante, on peut en dire autant de Genève -réformée. - -Par où qu'on regarde Calvin, on y trouve l'image la plus complète du -martyre. - -Rupture des amitiés, nécessité de rompre avec les pères de la Réforme. - -L'effort incessant, douloureux pour un logicien exigeant, de bâtir un -dogme éclectique qui répondît à tout, de concilier en apparence ce qui -est inconciliable, et de satisfaire le monde sans se satisfaire -soi-même. - -Le coeur, l'esprit brisé et le corps usé à cette torture. La maladie -habituelle, des fatigues excessives, l'enseignement, la prédication, -les disputes acharnées, une correspondance infinie, accablante, avec -toute l'Europe. Au dedans, nulle consolation, la maison pauvre et -veuve. Au dehors, la haine d'un peuple, le sentiment que son oeuvre ne -réussira pas; qu'en donnant toute son âme, il n'inspire pas l'esprit -de vie! En 1552, lorsque Genève était si puissante par lui, lui -désespère; il écrit à un ami: «Je survis à cette ville, elle est -morte; il faut la pleurer...» - -Mais sa plus exquise douleur, c'est celle qui sortait de son oeuvre -même. Les martyrs, à leur dernier jour, se faisaient une consolation, -un devoir d'écrire à Calvin. Ils n'auraient pas quitté la vie sans -remercier celui dont la parole les avait menés à la mort. Leurs -lettres respectueuses, nobles et douces, arrachent les larmes. -Étaient-elles sans action sur cet homme de combat? Oui, disent ceux -qui le jugent sur sa violente polémique, sa dure intolérance. Nous -pensons autrement. Ceux qui vécurent avec Calvin disent qu'il ne fut -étranger à nulle affection de la famille et de l'amitié, très-attaché -surtout aux fils de sa parole. Il les suit des yeux par l'Europe dans -leurs lointaines et cruelles aventures, les soutient et souffre avec -eux. Ses lettres, fortes et chrétiennes, n'en sont pas moins -pathétiques. Supplice étrange! de toutes parts, la mort lui revient, -lui retombe. Le monde infatigablement vient battre le fer sur son -coeur! - -Si Calvin a fait les martyrs, eux-mêmes ont autant fait Calvin. On -comprend bien que de tels coups, sans cesse répétés, ensauvagèrent cet -homme, le rendirent absolu, féroce, à défendre un dogme qui, chaque -jour, lui tirait du sang. C'est ainsi qu'on peut expliquer le crime de -sa vie, la mort du grand Servet, dont nous parlons plus loin. - -Crime du temps plus que de l'homme même! - -N'importe! il fut des nôtres!... - -Quand j'entre dans le vieux collége de Calvin et de Bèze, quand je -m'assois sous les ormes antiques, quand je visite l'académie et -l'église, où Calvin, faible, exténué, parfois soutenu sur les bras de -ses auditeurs, enseignait et prêchait à mort, je sens bien que le -grand souffle de la Révolution a passé là. Ces vaillants docteurs du -passé nous ont préparé l'avenir. - -Huit cents auditeurs, de toute nation et de toute langue, -l'écoutaient; émigrés la plupart ou fils d'émigrés. Parmi eux, nombre -d'artisans. Tels de ceux-ci étaient de grands seigneurs qui avaient -cherché à Genève la pauvreté et le travail. L'un d'eux s'était fait -cordonnier. - -Ville étonnante où tout était flamme et prière, lecture, travail, -austérité. Quel était le ravissement de ceux qui, ayant réussi à fuir -la terre idolâtrique, atteignaient la cité bénie! De quel oeil tous -ces fugitifs, ayant, par bonheur incroyable, passé la route de Lyon, -suivi l'âpre vallée du Rhône, voyaient-ils le clocher sauveur! Nombre -de familles illustres laissaient tout, bravaient tout, pour venir à -Genève. Les Poyet, les Robert Estienne, la veuve, les enfants de Budé, -cherchèrent cette nouvelle patrie. Plus d'un confesseur de la foi y -apportait ses cicatrices. L'intrépide, l'indomptable Knox, après huit -années passées aux galères de France, les bras sillonnés par les -chaînes, le dos labouré par le fouet, avant ses grands combats -d'Écosse, venait s'asseoir encore un jour au pied de la chaire de -Calvin. - -Tout affluait à cette chaire, et de là aussi tout partait. - -Trente imprimeries, jour et nuit, haletaient pour multiplier les -livres que d'ardents colporteurs cachaient sur eux, faisaient entrer -en Italie, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas. Missions terribles! -Ils étaient attendus, épiés. Pour le seul fait d'avoir sur eux un -Évangile français, ils étaient sûrs d'être brûlés. C'est alors que -l'imprimerie fit ses deux efforts admirables: la _Bible_ en un volume, -un petit volume, aisé à cacher! et les _Psaumes français, avec la -musique interlinéaire_. En touchant ce qui reste encore de ces -vieilles éditions, ces volumes tachés, usés dans les prisons, et qui -souvent, jusqu'au bûcher, firent l'office de confesseurs, et -soutinrent la foi des martyrs, on est tenté de s'écrier: «Ô petits -livres! petits livres! pauvres témoins des souffrances de la liberté -religieuse, soyez bénis au nom de la liberté sociale! Si quelque chose -reste en vous des grands coeurs qui vous ont touchés, puisse cela -passer dans le nôtre!» - -Plût au ciel qu'on pût raconter tout ce qui s'accomplit alors! Mais -les dangers étaient si grands, que presque toute cette histoire est -restée enfouie et mystérieuse. Le peu qu'on en retrouve, c'est -l'histoire de quelques martyrs. - -J'ai suivi attentivement le martyrologe de Crespin pour trouver et -dater les premières missions protestantes. Elles semblent d'abord -fortuites. Ce sont presque toujours des Français que la persécution a -fait fuir à Genève, et qui, pour affaire de famille, pour revoir leur -pays ou répandre des livres, entreprennent de revenir. - -On voit très-bien, dans ces histoires, que l'origine de tout cela est -spontanée, d'abord française; mais la grande et forte école de Genève -leur a formulé en doctrine leur sentiment religieux, leur a donné les -livres, le désir de les répandre et de les interpréter. - -Le premier exemple est celui d'une petite colonie de gens qui avaient -cherché asile à Genève, et qui, attirés vers l'Angleterre par la -réforme d'Édouard VI, s'en vont ensemble par la route du Rhin. «M. -Nicolas, homme de savoir, François, et Barbe, sa femme, Augustin, -barbier, et sa femme Marion, tous deux du Hainaut.» On voit ici -l'égalité religieuse, le barbier de compagnie avec l'homme de savoir -et le bourgeois aisé. Et c'est le barbier qui règle la route; il -obtient de M. Nicolas qu'il visite le petit troupeau des fidèles de -Mons. De là leur catastrophe horrible. Les deux hommes sont brûlés. -Barbe faiblit, a peur. La pauvre Manon est enterrée vive. (V. plus -haut.) - -Ce qui est remarquable dans cette légende fort ancienne (1549), c'est -que ces infortunés, sur la charrette et au bûcher, se soutiennent par -le chant des psaumes de Marot et de Bèze, qui pourtant ne furent -imprimés que deux ans après (1551). Sans doute, on les enseignait, on -se les transmettait oralement dans les églises de Genève. - -Lorsque François Ier sauva Marot en 1530, ce fut à condition qu'il -continuerait le Psautier. Lorsque, en 1543, Calvin l'accueillit à -Genève, il le fit autoriser par le Conseil à continuer cette oeuvre. À -sa mort, Bèze la reprit, l'acheva et fut autorisé à l'imprimer en -1551; mais on changea la musique primitive, galante, inconvenante, -profanée par le succès même. François Ier les avait chantés, et Henri -II, et Catherine de Médicis, Diane, et tout le monde! Cette musique -fut biffée et on lui substitua des mélodies fortes et simples de -l'Église de Genève, qu'on imprima sous les paroles. - -Grande révolution populaire! Elle gagna par toute la France. Elle -donna aux persécutés, aux fugitifs, un viatique, qui ne leur manqua -jamais dans leurs extrêmes misères, dans ce qui plus que les supplices -énerve les révolutions, l'implacable longueur du temps. - -L'Église militante et souffrante, au centre des persécutions, la forte -Église de Paris transfigura ces mélodies, et, par un coup de génie, en -fit la lumière de l'Europe. - -Le Franc-Comtois Goudimel, alors à Paris, gardant la séve austère et -pure de ses montagnes du Jura, fit hardiment des psaumes un chant -d'amis, un chant de frères, une musique à quatre parties. - -Jean-Jacques Rousseau confesse avoir reçu en naissant la puissante -inspiration de ces vieux chants de Goudimel. Et que d'hommes ils ont -soutenus! - -Lorsque Rabaut, aux Landes, aux déserts des Cévennes, resta trente -années sous le ciel, sans reposer sous un toit, lorsque le Vaudois -Léger passa tant d'horribles hivers dans les antres des Alpes, au -souffle des glaciers, que tiraient-ils de leur sein pour se ranimer et -se réchauffer? Quelque cordial? Sans doute, le cordial puissant de ces -psaumes. Ils en chantaient les mélodies, et, si quelque ami courageux -osait venir serrer leur main, la sainte assemblée se formait, l'Église -était là tout entière, la mâle harmonie commençait, le désert devenait -un ciel. - -Tout n'est pas bon dans les paroles, mais la musique emportait tout. -Tel accent connu et tels vers, souvent chantés dans les supplices (_À -toi, mon Dieu! mon coeur monte!... Mon Dieu! prête-moi l'oreille_), ne -manquaient pas leur effet. Et sur les visages bronzés de ces -confesseurs du désert une mâle pudeur avait peine à ne pas laisser -voir de pleurs. - - - - -CHAPITRE VII - -POLITIQUE DES GUISES--LA GUERRE--METZ - -1548-1552 - - -Maintenant que nous avons posé l'enclume «où vont s'user tous les -marteaux,» nous pouvons amener les frappeurs inhabiles qui vont -frapper dessus, voir au jeu les grands politiques avec leurs superbes -machines de profonde diplomatie, l'immensité des efforts et le néant -des résultats. - -Les actes, les lettres secrètes récemment publiées, arrachent les -beaux masques, la pourpre et le velours. Ces fiers acteurs, -aujourd'hui en chemise, font peine à voir. On ne peut plus comprendre -dans quel aveuglement marchaient les deux partis, le roi de France et -Charles-Quint. - -Nous simplifierons fort si, dès d'abord, en 1548, nous indiquons le -but où vont ces fous, par un circuit immense d'intrigues, de dépenses -et de guerres, en douze années, vers 1560. - -L'Espagne alors apparaîtra ruinée. À Granvelle éperdu qui lui expose -l'épuisement des Pays-Bas, Philippe Il communiquera en confidence son -budget espagnol _en déficit de neuf millions sur dix_! (Granv., VI, -156.) - -Et la France, qui n'a pas les Indes, à plus forte raison est ruinée. -Les Guises, maîtres de tout en 1560, et vrais rois, seraient morts de -faim dans leur royauté, sans une _razzia_ à la turque sur leur propre -parti, sur l'évêque et le clergé de Paris, qu'ils frappent d'un -emprunt forcé avec contrainte par corps. - -Ruine d'autant plus radicale qu'elle est universelle. La grande crise -sociale et financière du siècle, précipitée par le changement des -valeurs monétaires et l'enchérissement monstrueux de toutes choses, -dessèche la source de l'impôt. Le fisc, cette pompe âprement -aspirante, où plonge-t-il? dans nos poches vides; et qu'en -aspire-t-il? le néant. - -Dès la première année du règne d'Henri II, en 1547, on voyait -parfaitement où on allait. Le déficit annuel était déjà d'un -demi-million, et dès qu'on augmenta l'impôt, il y eut révolte. On ne -vécut plus que d'expédients, du fatal expédient surtout de vendre des -charges, de prendre un peu d'argent comptant en grevant de nouveaux -salaires les années suivantes et l'avenir. - -Les rêves et les folies de François Ier en 1515, avec la forte France -d'alors, étaient des folies de jeune homme; celles des Guises et de -Diane, en 1547, avec une France ruinée, étaient une démence -d'aliénés, une désespérée furie de joueurs, disons le mot, un jeu -d'aventuriers qui, ayant peu à perdre, bravent la chance, et mettent -les enjeux sur la carte la moins probable. - -Quelle était cette carte? Nous le savons par leurs flatteurs de Rome, -par le cardinal du Bellay, qui, pour regagner son crédit, mériter son -retour en France, entre dans leur pensée et caresse leur rêve. Quel -rêve? la conquête d'Italie, toujours la vieille idée de leur maison, -toujours René d'Anjou, l'expédition de Naples. Dans cette voie de -folies, ils prennent hardiment la plus folle. Du Piémont envahir -Milan, c'est chose trop raisonnable encore. Non, il leur faut les -Deux-Siciles. - -Et routiniers autant que chimériques, sur quel appui comptent-ils pour -recommencer ce roman? sur le pape, dès longtemps fini, sur Parme, sur -les petits princes italiens, sur Ferrare, dont François de Guise se -dépêche d'épouser la fille. Mais qui ne voyait que l'Italie était -morte? Qu'était devenue Rome? un désert! Telle la représenta Rabelais -dès 1536. Le pape? une ombre. Le duc d'Albe en parle avec un dur -mépris. (Granv., VII, 284.) - -Le moindre bon sens indiquait qu'il n'y avait que deux choses à faire: - -L'une, vraiment sensée, tendre la main à la nation militaire qui -prêtait des soldats à toute l'Europe, à l'Allemagne, l'aider à -défendre la liberté religieuse contre les Espagnols. En quoi faisant, -du même coup on s'assurait l'Angleterre, où montait le flot du -protestantisme. - -L'autre parti, humiliant, triste et bas, mais possible pourtant, -c'était de marcher avec l'Espagne et dans son mouvement. C'était la -secrète pensée de Montmorency, qui fut toujours (lettre du duc d'Albe, -Granv., VII, 281) foncièrement espagnol, _et que l'Espagne tâcha -toujours de maintenir au gouvernement de la France_. - -Mais cet homme, sous forme rude, hautaine, était le courtisan des -courtisans. La folie étant en faveur, il suivit le parti des fous. - -Ce troisième parti, celui des Guises et de Diane, parti non espagnol, -et pourtant catholique voulait faire la guerre au roi catholique et -combattre son propre principe. - -Ce qui les rendait forts, prépondérants dans le conseil, c'est qu'ils -tenaient l'Écosse par leur soeur, et se chargeaient de faire une -Écosse française, de mettre en France la royauté d'Écosse en livrant -au roi leur nièce, la petite Marie Stuart, qu'épouserait le Dauphin. -Et l'enfant, en effet, nous fut livrée en 1548. - -Cela semblait un beau succès, une forte garantie contre l'Angleterre. -Une garantie, mais trois dangers: - -1º On rendait l'Angleterre irréconciliable, implacable et désespérée, -lui mettant la France même dans son île, une grande colonie française -«des seigneuries pour un millier de gentilshommes.» - -2º Cette Marie de Guise qui livrait son enfant, livrait-elle l'Écosse, -ou n'allait-elle pas par cette trahison donner des forces -incalculables aux Écossais protestants et en faire le parti national? - -3º Comme on ne tenait l'Écosse que par une intime alliance avec les -violents catholiques, avec le grand brûleur des protestants, -l'archevêque de Saint-André; comme on se portait pour son défenseur -(et vengeur quand il fut tué), on associait la politique aux phases -variables, incertaines, de la révolution religieuse. - -Dès lors, comment s'entendre avec l'Allemagne, avec les grands ennemis -de l'Empereur, les luthériens? Condamnée aux démarches les plus -contradictoires, papiste pour l'Écosse et pour le roman d'Italie, et -d'autre part défenseur hypocrite des libertés de l'Allemagne, la -France allait apparaître à l'Europe comme un hideux Janus à qui ne se -fierait personne. - -Deux ans durant, cette France des Guises ne regarda que vers l'Écosse, -vers l'Italie, et oublia la grande affaire du monde, l'Allemagne, -l'oppression de l'Empire. - -Situation bizarre! Les luthériens, le pape, étaient d'accord pour -implorer la France contre Charles-Quint. Elle paraissait forte dans la -faiblesse universelle. L'occupation d'Écosse, la reprise de Boulogne, -que l'Angleterre nous rendit (pour argent), faisaient illusion. - -Charles-Quint n'était plus un homme depuis sa victoire de Muhlberg. Il -ne se connaissait plus. Ce n'était plus César, mais Attila, -Nabuchodonosor. L'attitude de modération qu'il avait prise en sa -jeunesse, après Pavie, sa faible tête de vieillard ne pouvait la -retenir. Il paraissait horriblement aigri. Granvelle l'en excuse sur -sa maladie. Il fit couper les pieds aux soldats allemands qui, selon -leur vieil usage, s'étaient loués en France (_Mém. de Guise_), et -l'infant (Philippe II) intercéda en vain pour eux. - -Pour connaître le vrai Charles-Quint de cette époque, il ne faut pas -toujours citer ses actes officiels, oeuvre de ses ministres, mais lire -les _instructions_ qu'il écrit lui-même _pour son fils_. Elles -indiquent deux choses: que sa tête est affaiblie, et qu'il ne connaît -point du tout sa situation. Cet acte grave, écrit pour guider bientôt -le jeune roi, n'a aucun caractère sérieux; il est d'une banalité -plate, nullement instructif. Un prince qui s'amuse à écrire de telles -choses, vaguement générales, évidemment n'a pas d'idées précises, ne -sait pas le détail qui seul serait utile pour diriger son successeur -(Granv., III, 267, 1548). - -Les Vénitiens qui connaissent ses affaires mieux que lui, disent (L. -Contarini, 1548) que, malgré sa victoire, il est ruiné. «Il ne peut -plus rien tirer de l'Italie. Ses sujets, surtout à Milan, aiment mieux -abandonner la terre.» D'autre part, il tire encore moins de l'Espagne. -Sa pauvreté en hommes est désolante. Tous les grands capitaines du -siècle sont morts; il ne lui reste que le duc d'Albe, médiocre (au -jugement de Contarini), et un bandit italien qu'on appelait le marquis -Marignan. - -Mais ce coup de Muhlberg et l'Empire tombé à ses pieds, cinq cents -canons enlevés aux villes, les razzias d'argent faites par ses soldats -espagnols, lui avaient tourné la tête. Il donna au monde un de ces -spectacles qui effrayent, qui appellent la colère divine. Ce fut une -chose nouvelle dans l'Europe chrétienne de voir renouveler les scènes -barbares de captifs promenés, montrés (comme Bajazet dans sa cage de -fer). Il menait par l'Allemagne et jusqu'aux Pays-Bas ses prisonniers, -l'électeur, le landgrave, un héros et un saint, comme on montre une -ménagerie de bêtes fauves. Sauvage exhibition qui ne montrait que son -parjure. Car il avait promis leur liberté, et il éluda par un faux, un -faux ridicule, irritant, d'une lettre impudemment changée dans le -traité, en vertu de laquelle il garda ceux qu'il avait promis -d'élargir. - -Même dérision d'insolence à la diète d'Augsbourg. Ses théologiens -présentèrent aux deux partis un compromis tout catholique. _Quelques -districts_, et _pour un certain temps_, gardaient le mariage des -prêtres et la communion sous les deux espèces. Tout le reste de -l'Empire, dès le jour même, rentrait sous le vieux joug. Cela s'appela -l'_intérim_. La chose à peine lue, sans délibération, sans consulter -personne, un prélat catholique, l'archevêque de Mayence, remercie -l'Empereur, dit que la diète accepte, parlant effrontément pour les -protestants mêmes. La séance est levée. - -Voilà tous les débats religieux finis par cet escamotage. Le voilà -pape aussi bien qu'Empereur. Et que lui manque-t-il pour avoir cette -monarchie universelle dont l'avaient bercé ses nourrices? Peu ou rien: -conquérir la France, aller à Rome. Le pape est vieux, Charles-Quint -peut lui succéder; déjà ses médecins remarquent que sa goutte se -trouverait bien mieux du climat d'Italie. - -Comme en ces moments de folie les valets dépassent le maître, son -gouverneur du Milanais encourage l'assassinat de Pierre Farnèse, fils -du pape Paul III, duc de Parme et de Plaisance, en saisissant la -dernière ville. Paul III, effrayé par la victoire de Charles-Quint, -par son concile de Trente, négociait avec la France, et voulait faire -épouser à son petit-fils une bâtarde d'Henri II. Charles-Quint, qui -déjà avait marié sa fille naturelle au fils du pape, n'en approuva pas -moins cette cruelle affaire de Plaisance, où lui-même volait ses -petits-enfants. Le pape perça l'air de ses cris, appela au secours la -France, les protestants, les Turcs (dit-on), et voyant sa famille -s'arranger avec Charles-Quint, baiser sa main sanglante, il en mourut -de désespoir. - -Cet acte atroce saisit l'attention de l'Europe, étonna, effraya. -Bientôt après, le frère de Charles-Quint, Ferdinand, estimé pour sa -modération, fit poignarder son ennemi réconcilié, le moine Martinuzzi, -à qui il devait la Hongrie. - -Nous ne raconterons pas la punition; elle est connue. Une seule ville, -Magdebourg, résista à l'Empereur, à l'Espagne, à l'Empire. Et son -maître Maurice, qui l'avait fait vaincre, le trahit à son tour. Ce fut -une belle scène, et consolante pour la terre opprimée, de voir ce -vainqueur des vainqueurs presque pris dans Insprück, forcé de fuir la -nuit avec sa goutte, manqué de deux heures par Maurice (23 mai 1552). - -Maurice avait traité avec la France dès octobre 1552. Le roi avait -pris Metz en avril; en mai il était en Alsace. - -Dès janvier 1552, les levées s'étaient faites à grand bruit par tout -le royaume. «Il n'y avoit bonne ville où le tambour ne battît pour la -levée des gens de pied; toute la jeunesse se déroboit de père et mère -pour se faire enrôler; la plupart des boutiques demeuroient vides -d'artisans. Tant étoit grande l'ardeur de faire ce voyage et de voire -la rivière du Rhin!» Cette cohue immense de gens de pied, rapidement -levée, dressée bien ou mal, comme on put, s'ébranlait vers l'ouest, -sous le maître des maîtres, son rude instructeur Coligny. Le gendre de -Diane, le frère de Guise, avait la charge agréable et plus noble de -mener la cavalerie. - -À voir ce mouvement, on se fût trompé sur le siècle, sur la pensée du -règne. Ce roi persécuteur qui venait de lancer un édit inouï contre la -liberté religieuse (donnant au délateur _le tiers des biens_ du -condamné!), voilà qu'il se portait en Europe pour le vengeur de la -liberté politique. Il frappait des médailles au bonnet de la liberté, -aux devises du Brutus antique! - -Ce carnaval romain avait-il action sur les esprits? et vraiment qu'en -pensait la France? On ne le sait. Ce qui est sûr, c'est qu'à ce mot de -sauver l'Allemagne, de délivrer l'Empire, de punir Charles-Quint, le -peuple, la noblesse, s'étaient précipités. - -Cette noblesse mécontente avait tout oublié, et elle était venue en si -grand nombre (même les sauvages nobles de Bretagne, d'armes et de -maisons inconnues), qu'Henri II, étourdi de sa propre grandeur, dit -dans un sot orgueil: «Protecteur de l'Empire! Mais pourquoi pas -Empereur?» - -Le grand point était dès le premier pas de rassurer l'Allemagne de -réfuter la défiance ordinaire pour les _Welches_, de montrer qu'en les -appelant elle ne s'était pas trompée. Les princes qui invitaient Henri -lui avaient assez légèrement donné le titre de vicaire impérial dans -les trois évêchés, Metz, Toul et Verdun. Il n'en fallait pas abuser. -L'occupation de ces places devait se faire avec grande prudence, de -doux ménagements. Metz naturellement hésitait. Le connétable y fut -très-mal habile, brutalement, impudemment fourbe. Il obtint d'y mettre -_une enseigne_; mais, sous cette enseigne de 500 hommes, 5,000 -passèrent. On s'empara de même en trahison du duc de Lorraine, âgé de -dix ans. On l'envoya en France. La ruse réussit moins contre -Strasbourg. On avait dit que les ambassadeurs de Venise et du pape qui -voyageaient avec le roi voulaient voir la fameuse ville, la merveille -du Rhin. Ils arrivent fort accompagnés, mais ils sont reçus à coups de -canon (3 mai). - -Admirable conduite pour réconcilier les Allemands avec l'Empereur. -Maurice, ayant dicté à Charles-Quint le traité qui garantissait les -libertés de l'Allemagne (Passau, 17 juillet 1552), écrivit au roi ses -remercîments. Il ne restait qu'à revenir. - -Charles-Quint, miraculeusement relevé par nous, par la haine de -l'Allemagne pour son faux défenseur, tombe sur nous trois mois après. -Le vieux malade, ravivé, rajeuni de l'élan de l'Empire, vient avec -soixante mille hommes pour nous reprendre Metz. Mais la France -elle-même y était. Elle défendait en personne ce poste essentiel -d'avant-garde. Tout ce qu'il y avait de jeune noblesse, les princes du -sang, une élite de dix mille vieux soldats, sous le duc de Guise, -s'enferma là, décidé à combattre à outrance. Le duc d'Albe, qui menait -l'armée impériale, trouva la ville formidablement préparée, tout rasé -à l'entour à grande distance, cinq faubourgs abattus, une grande armée -d'Henri II tout près pour l'inquiéter, enlever ses convois, le ciel -enfin contre lui, et l'hiver. Une mortalité terrible commença chez les -assiégeants, plongés jusqu'au nez dans la boue. L'Empereur malade se -désespérait. On lui prête des mots contre lui-même: «La Fortune est -femme, elle n'aime pas les vieux.» Et un autre plus grave: «Hélas! je -n'ai plus d'_hommes_!» - -Il perdit trente mille soldats, dit-on, avant de pouvoir s'arracher de -là (1er janvier 1553). Il laissa un monde de malades que nos Français -(comme en 92) soignèrent, nourrirent avec les leurs. - -Donc nous gardâmes Metz, Toul et Verdun. Admirable morceau d'Empire. -Mais ce qui valait plus, l'estime de l'Empire et l'amitié de -l'Allemagne, nous ne les gardâmes pas. Nous les perdîmes pour -toujours. C'est la suprême fin de l'alliance protestante. La France -reste seule en Europe. - -Où prit-elle l'argent pour résister à l'Empereur? Dans un moyen -désespéré qui, plus qu'aucune chose, va hâter la révolution: - -Les deux grands corps qui écrasaient le royaume, le clergé et les gens -de lois, amènent le gouvernement aux abois à doubler leur pouvoir. - -Ceux qui ont lu les chapitres terribles des _Chats fourrés_ de -Rabelais, ceux qui ont vu les effrayantes voûtes du Palais de Rouen, -leurs menaces suspendues, ceux-là devinent ce que pesa la tyrannie des -marchands de justice, la justice, devenue marchandise et propriété, -achetée et vendue. Que fut-ce donc quand Henri II, vendant six cents -siéges à la fois, et créant six cents juges, multiplia ces antres de -chicane et de vénalité par toute la France, quand toute petite ville -eut son _présidial_, tribunal, avocats, procureurs, gens de lois -innombrables? Les causes civiles et pécuniaires au-dessus de deux cent -cinquante livres leur étaient interdites, mais ils jugeaient à mort. -On réservait l'argent, mais on livrait le sang. Une vie d'homme était -cotée fort au-dessous de cent écus. - -Pouvoir énorme, et dans les mains des enrichis, des fils de financier, -des enfants d'usuriers, d'une bourgeoisie de petite ville, d'esprit -étroit et bas, toujours le chapeau à la main devant les gens de la -cour et les puissants solliciteurs, contre qui eût lutté parfois la -liberté des Parlements. La justice fut mise à la portée des plaideurs -qui plaidèrent d'autant plus, mais elle fut bien plus dépendante. Les -grands seigneurs se mirent à plaider tous, étant toujours sûrs de -gagner. - -Une révolution non moins grave, ce fut l'énorme reculade du pouvoir -civil devant le clergé. On lui rend ses justices. - -Le prêtre peut-il être juge? et n'a-t-on pas à craindre sa trop grande -miséricorde? J'ai trouvé la réponse dans un registre de 1403, où un -prisonnier aime mieux être pendu par le prévôt du roi que rester -prisonnier de l'évêque. La reine Blanche est célèbre pour avoir brisé -les cachots de l'église de Paris. Tout le travail de nos rois avait -été de miner, supprimer, les justices ecclésiastiques. - -Le clergé profita de l'invasion imminente. À la royauté effrayée, qui -ne sait où donner de la tête, il offre _trois millions d'écus d'or_. -Il ne demande qu'une chose, c'est qu'on biffe le grand titre de -François Ier, l'ordonnance appelée la _Guillelmine_ (de Guillaume -Poyet), qui avait mis au néant les justices de l'Église. Le clergé, ce -pauvre clergé qui, à toute demande, déplore son indigence, trouve -cette somme tout à coup; une vente de chandeliers, de vases, vingt -livres imposées par clocher, y suffirent, sans vendre un pouce de -terre. - -Le grand jurisconsulte Dumoulin venait précisément de donner au roi -contre le clergé plus qu'une armée, un livre qui marquait Rome et les -évêques comme simoniaques et faussaires. Puissant coup de tocsin sur -les biens ecclésiastiques. Le clergé répondit par ce grand don -d'argent. Dumoulin fut puni d'avoir servi le roi. Loué du connétable, -persécuté des Guises, il lui fallut s'enfuir de France. - -De la belle défense de Metz, et de l'échec de l'Empereur, il nous -resta un grand malheur public. Cette défense, où tous furent -admirables, devint la gloire d'un seul. - -François de Guise s'était trouvé, par le concours de tous les princes -et seigneurs de la France, dans la haute et singulière position de -commander à tous, d'avoir pour soldats des Vendôme, des Condé, des -Montpensier, des Longueville; il fut là le prince des princes, et -j'allais dire le roi des rois. Des hommes moins connus, bien autrement -utiles, Italiens et Français, les premiers militaires du temps, -groupés autour de Guise (gendre du duc de Ferrare), l'aidaient de leur -conseil, et il en savait profiter. Il montra, en ce grand moment et -dans ce rôle unique, un très-bel équilibre de qualités contraires, -guerrières et administratives, de valeur froide et ferme, de prudence, -d'humanité même. - -Mais il y eut encore autre chose. Et ce ne fut pas tant pour cela -qu'on l'adora, mais pour sa fortune et sa chance; on dit, redit: «Il -est _heureux_.» Ce peuple, ami de l'aventure, qui venait d'être mis en -possession de la loterie, crut en Guise avoir un joueur sûr de gagner -toujours. Fatale idolâtrie, et punissable! La France expie bientôt -d'avoir fait un dieu du succès. - - - - -CHAPITRE VIII - -RONSARD--MARIE LA SANGUINAIRE--SAINT-QUENTIN - -1553-1558 - - -Au faux Achille un faux Homère, au faux César un faux Virgile. Pour -chanter dignement la prochaine conquête du monde, il fallait un grand -poète, un immense génie. On en forgea un tout exprès. - -L'universel faiseur, le jeune cardinal de Lorraine, à qui rien n'était -impossible, y eut, je crois, bonne part. Dans une de ses tours du -château de Meudon, ce protecteur des lettres logeait un maniaque, -enragé de travail, de frénétique orgueil, le capitaine Ronsard, -ex-page de la maison de Guise. Cet homme, cloué là et se rongeant les -ongles, le nez sur ses livres latins, arrachant des griffes et des -dents les lambeaux de l'antiquité, rimait le jour, la nuit, sans -lâcher prise. Jeune encore, mais devenu sourd, d'autant plus -solitaire, il poursuivait la muse de son brutal amour. Gentilhomme et -soldat, il n'était pas fait pour attendre, ménager son caprice; de -haute lutte, il la violait. Il frappait comme un sourd sur la pauvre -langue française. - -Il y a laissé trace; grâce à lui, cent choses naïves de liberté -charmante, de génie, de divine enfance, qu'elle a encore dans -Rabelais, en ont été biffées, effacées pour toujours. Et il n'y a pas -eu de remède. À tels côtés ingrats, noblement secs, que toute l'Europe -justement lui reproche, il n'est que trop facile à voir que cette -langue des gens d'esprit a passé par les mains des sots. - -La France, par cet homme, est restée condamnée à perpétuité au _style -soutenu_. - -Il est bien entendu que celui qui exerce une si grande influence, tant -maladroit, gauche et baroque qu'il ait été, eut quelque chose en lui. -Celui-ci avait en effet une flamme, une volonté indomptable, héroïque. -Et c'est justement cette volonté terrible qui, n'étant pas aidée de -génie, lui fit faire ces cruels efforts, et pratiquer sur notre langue -de si barbares opérations. - -L'avénement de Ronsard date de l'époque où le monde des honnêtes gens, -_des caffards et des chats fourrés_, parvint à condamner Rabelais au -silence. Son protecteur Jean Du Bellay, ennemi et rival du jeune -cardinal de Lorraine, avait placé Rabelais (pour observer le -cardinal?) juste sous le château de Meudon, dans la cure du village. -Et le joyeux curé, n'osant plus imprimer, mais visité de tout Paris, -se dédommageait en criblant d'épigrammes le royal poète des sommets de -Meudon. - -La haine des deux partis venait de loin. Rabelais, dès les premières -pages du _Pantagruel_, quinze ans d'avance, avait prédit Ronsard. Son -noble Limousin, monté sur le cothurne antique, qui parle latin en -français, qui, dans sa toge, fièrement _déambule par l'inclyte cité -qu'on vocite Lutèce_, semble déjà le poète de Meudon. Il est de la -nouvelle école; comme Ronsard, Jodelle, Joachim Du Bellay, il peut -pindariser, courtiser les _Camènes_, chanter la chanson -_chasse-ennui_. - -Joachim était propre neveu du cardinal Jean Du Bellay, le patron de -Rabelais; il en était jaloux, et il haïssait cruellement ce roi des -rieurs. Ce fut lui qui, plus que personne, travailla contre Rabelais, -éleva l'autel nouveau, la nouvelle religion littéraire, le nouveau -dieu Ronsard. - -Il l'avait rencontré dans une hôtellerie et il avait été frappé de sa -haute mine, de sa noble et martiale figure, encadrée de cheveux d'un -châtain doré, de barbe blondoyante, une face de Phoebus Apollo. De -tels dons préparaient ce héros de la mode. - -Ardent jeune homme, et non sans éloquence, mais de trop peu de poids, -Joachim parla pour un autre, l'exalta, l'adora, le mit sur le pavois. -Il lança à la fois et l'homme et la doctrine. - -Dans son _Illustration de la langue française_, cette langue naît, à -l'entendre, et elle n'a pas eu de poète. Notre littérature commence; -elle bégaye, mais elle va parler. Qu'elle ceigne le laurier antique, -qu'elle se pare et s'orne sans scrupule des dépouilles de Rome vaincue -et surpassée. - -À ce moment, Ronsard saisit sa lyre, chante le roi, les Guises et à -tout à l'heure Marie Stuart. Personne ne comprend; tous admirent. Les -jeunes font cercle autour de lui; leur brillante pléiade entoure de -ses respects l'Homère patenté d'Henri II. - -On lui fait sa légende. Il est né justement dans la triste année de -Pavie. La France, qui perdait son roi, concentra ses puissances et se -dédommagea; elle enfanta son roi de poésie. - -S'il naquit aux terres prosaïques du Vendômois, il tire sa lointaine -origine des rives du Danube et du pays d'Orphée. Cet Orphée -gentilhomme est _le marquis de Thrace_. Ou lui crée cet illustre fief. - -Si on le comprend peu, comment s'en étonner? L'antiquité elle-même, -ressuscitée en lui, daigne parler français; c'est la langue des dieux; -tout dieu parle en oracle. Étudiez et vous pourrez comprendre. Il est -passé le temps où cette langue, basse et vulgaire, voulait être -entendue de tous: - - Odi profanum vulgus, et arceo. - -À ce poète des rois, la cour tresse un laurier royal. Le succès double -son effort, sa joue enfle, il souffle sa trompe. Tous soufflent après -lui. Et la France n'a plus rien à envier à l'ampoule espagnole. Le -genre sublime et vide est créé pour toujours. L'homme change, et le -genre reste. Le XVIIe siècle, habile et littéraire, soufflera plus -habilement. La trompette est toujours l'instrument national. Tous y -soufflent, et jusqu'à Bossuet. Voyez ces chérubins bouffis, ces -tritons effrénés de la grande galerie de Versailles. Ils sonnent à -crever, pour la gloire de l'astre nouveau pour lequel l'enflure s'est -enflée dans un crescendo de deux siècles. Au royal empyrée où brilla -jadis le Croissant, triomphe le soleil en perruque, effigie de Louis -XIV. - - * * * * * - -Revenons au XVIe siècle. Pendant ces chants et ce triomphe, six mois -après son avantage, la France reçoit le plus sensible coup. -Charles-Quint relevé est plus haut que jamais dans l'opinion de -l'Europe. La mort d'Édouard VI met sur le trône d'Angleterre la -catholique Marie, qui se donne à l'Espagne, à Charles-Quint, à -Philippe II son fils. Un miracle se fait pour le pieux enfant. -L'Angleterre paraît catholique. Philippe, protecteur et restaurateur -de la foi, entre dans le grand rôle qu'il doit garder jusqu'à la mort -(1554). - -Il est le vrai, le légitime chef du parti catholique, et la France est -le faux. La fausse position de celle-ci va dès lors éclater, et sa -contradiction. Violemment catholique chez elle et en Écosse, il lui -faudra, en Angleterre, s'associer traîtreusement aux conspirations -protestantes. - -Rien de plus curieux que de voir l'étrange fantasmagorie de cette -révolution dans les dépêches de Renard, l'envoyé d'Espagne, qui -conseilla Marie, la poussa, la soutint. L'affaire fut un malentendu. -Le grand bouleversement économique et social qui changeait -l'Angleterre prit, comme tout prenait alors, une apparence -religieuse. L'Angleterre, protestante de coeur (le pape l'avoue six -mois après), porte, ou laisse porter au trône Marie la catholique. -Pourquoi? l'Angleterre croit _revenir au bon temps_, aux premières -années d'Henri VIII. - -Marie, d'autre part, ignorante, intrépide de son ignorance, qui ne -sait rien, ne comprend rien, croit toute l'Angleterre catholique. -Vieille fille et fille d'Henri VIII, Aragonaise de mère, âcre de -passions retardées, la petite femme, maigre et rouge, va droit, sans -avoir peur de rien. Où? à la messe et au mariage. - -Péril énorme! La première messe fait une sanglante émeute à Londres. -Par toutes les campagnes, ses partisans détrompés prennent les armes. -Elle tient bon, tue sa parente Jeanne Gray, reine des révoltés. Et -elle est bien près de tuer sa soeur Élisabeth. Sans souci des Anglais, -elle appelle l'infant qu'elle aime sur sa réputation. Ce fatal -personnage apparaît, pour la première fois, beau comme le spectre de -Banco, séducteur et irrésistible: «Il est maigre, petit, de jambes -grêles, mais fort velu de corps, donc, porté à l'oeuvre de chair.» - -Ce trait des jambes grêles est de grande conséquence. C'est le signe -de l'homme assis, du scribe infatigable qui passera sa vie à une -table. Flamand pâle et blondasse, aux yeux ternes et de plomb, -quoiqu'il ait toujours travaillé à imiter les Castillans, il offre le -vrai type d'un patient commis, d'un laborieux et sombre bureaucrate, -méritant et très-appliqué. Du reste, nul talent. Une oeuvre -personnelle en fait foi, c'est la lourde lettre, pédantesque et -tristement plate, qu'encore infant il écrivit comme accusation d'Henri -II. (Granvelle, V, 81.) - -Sa femme, qui, en quatre ans, brûla vifs trois cents protestants, -écrasant le pays (jusqu'à inquiéter Philippe même), lui donna le renom -d'avoir refait l'Angleterre catholique et la bénédiction du clergé en -Europe. Elle le sacra roi de tout l'ancien parti. Il put perdre Marie -et perdre l'Angleterre, il n'en garda pas moins cette position unique -de chef d'une religion. - -Ni Rome ni la France ne comprenaient cela. Qui se souciait du pape? Le -vrai pape, c'était le roi d'Espagne, le restaurateur de la foi en -Angleterre. C'est pour lui qu'on priait dans toutes les églises, pour -lui que les jésuites et les moines travaillaient partout. - -Ce fut aux Guises une insigne faute de s'associer aux fureurs du vieux -pape Caraffe (Paul IV) contre le roi catholique. Les papes, depuis -longtemps, n'avaient de but ni de moteur que l'esprit de famille. Paul -III n'avait songé qu'aux Farnèse ses neveux, et avait appelé jusqu'aux -luthériens pour les soutenir. Jules III s'était vendu à l'Espagne pour -faire son neveu prince. Caraffe, le furieux Paul IV, violent -inquisiteur, et croyant n'agir que pour l'Église, suivait les haines -d'un neveu. Celui-ci, longtemps militaire au service des Espagnols, un -brutal soldat, un bandit, n'y avait rien gagné et leur gardait -rancune. Il lança son oncle, à l'aveugle, dans une folle guerre contre -l'Empereur et Philippe, et cela au moment où Philippe était en -vénération, en bénédiction, dans tout le monde catholique. - -La France, qui vivait de hasard, à un mois ou deux de distance, fit -deux traités contraires avec et contre l'Empereur, par les Guises une -ligue de guerre (déc. 1555), par le connétable un traité de paix -(février 1556). - -Qui l'emporterait des deux partis? Ce qui, je crois, décida pour la -guerre, ce fut une intrigue de cour qui compromit la royauté de Diane, -et lui fit désirer d'occuper Henri II par les périls d'une situation -nouvelle. - -Cette fidélité tant chantée par les poètes _du style soutenu_ ennuyait -le roi à la longue. La reine voyait bien que Diane baissait; mais -comment hasarder de susciter au roi un caprice, une fantaisie, qui -l'affranchît de son vieux joug? Catherine s'y prit adroitement. En -1554, le roi étant attendu à Saint-Germain, elle organisa une petite -mascarade maternelle, déguisant ses filles en sybilles, avec la jeune -Marie Stuart et une autre princesse, toutes enfants de douze ou treize -ans. Pour compléter le nombre, elle y joignait une enfant un peu plus -âgée, une petite fille écossaise, miss Flaming, jolie, parleuse, -hardie. - -L'effet désiré fut produit. Les grâces enfantines de cette tendre -jeunesse repoussaient la vieille maîtresse dans la caducité. Les -choses allèrent si bien, que cette enfant eut un enfant du roi. -Caprice dangereux. La petite prit sa honte avec un orgueil intrépide, -qui pouvait rendre le roi fou; elle allait déclarant la chose, faisant -trophée, triomphe, d'aimer le plus grand roi du monde. - -Il n'y avait pas un moment à perdre pour distraire Henri II par une -guerre. C'était bien pis que la fenêtre de Trianon et la dispute de -Louis XIV et de Louvois qui poussa celui-ci à décider la guerre -européenne. - -Les Guises y avaient hâte, non-seulement pour leur roman de Naples, -mais aussi pour une chance de conclave. Le vieux pape était si colère, -et il arrosait tant sa colère de vin du Vésuve, qu'il pouvait un matin -être emporté par un accès. Si l'armée française était là, le cardinal -de Lorraine n'eût pas manqué d'être élu pape; lui pape, et Guise roi -de Naples, tous deux maîtres de l'Italie. - -En lisant les dépêches des envoyés de France, on voit bien que ce pape -Caraffe était constamment ivre ou fou. Nulle scène plus comique. Des -heures de suite, à perdre haleine, il faisait la guerre en paroles, -disant qu'il allait faire Henri II empereur, ses fils rois des -Lombards, rois de Sicile ou cardinaux. Mais point de paix! À ce seul -mot de paix, regardant de travers les deux Français: «Prenez-y garde! -si vous voulez la paix, je n'irai pas me plaindre au roi; je vous -coupe la tête... Vos têtes! j'en couperais de pareilles par centaines! -le roi ne s'en souciera guère.» Il continua jusqu'à ce qu'il ne put -plus parler. - -Il faisait le procès à Philippe II, appelait Soliman et les -luthériens. Le duc d'Albe fut obligé de le mettre à la raison. - -Il était près de Rome, que Guise était à peine parti de Saint-Germain -(novembre 1556). Le fameux défenseur de Metz ne put pas faire -grand'chose en Italie. À la première place qu'il prit, les habitants -furent massacrés. La seconde, Civitella, instruite par un tel -exemple, fit une résistance désespérée. Guise s'y morfondit. La -nouvelle d'une grande défaite, celle de Saint-Quentin, qui le -rappelait en France, lui vint fort à propos. «Partez, lui dit le pape. -Aussi bien, vous avez peu fait pour le roi, moins pour l'Église, et -rien pour votre honneur.» Le duc d'Albe finit cette guerre d'enfant, -en demandant pardon au pape, dès lors sujet du roi d'Espagne. - -Cependant une intrigue nouvelle avait changé, en France, la face des -choses. Marie Stuart, fiancée du Dauphin, avait atteint seize ans et -sa suprême fleur, et déjà elle était la reine. Elle dominait, -entraînait, troublait tout. La triste Catherine et la vieille Diane, -toutes les deux reculaient dans l'ombre, en présence du soleil -naissant. Les Guises poussaient au mariage. Diane et Catherine, -inquiètes, s'étaient liguées pour l'ajourner. - -Que fit le cardinal de Lorraine? une chose inattendue et monstrueuse. -Pour rompre cette ligue, il se rapprocha de la reine, lui immolant -Diane, l'auteur et créateur de la fortune des Guises, la reniant, -plaignant les siens d'avoir dérogé jusqu'à épouser sa fille. - -Diane, en décadence, déjà persécutée du temps et des années, se -sentant manquer sous les pieds son soutien naturel, fut heureuse de -voir son ancien allié, Montmorency, lui revenir. Il lui demanda pour -son fils aîné la bâtarde Diane, légitimée de France, qu'on croyait -fille de la grande Diane. Ce n'est pas tout, le raccommodement alla si -loin, que, pour son second fils, il lui prit sa petite fille. Alliance -complète et sans réserve qui irrita fort Catherine. - -Guerre pour guerre. Catherine, qui avait toujours pour son mari -l'attention de s'entourer de belles jeunes dames, hasarda (à ce -moment, je crois) une mine nouvelle pour faire sauter Diane. Une dame -fut mise en avant, une certaine Nicole de Versigny, dame de -Saint-Remi, perverse, intrigante et mielleuse, espion femelle de la -reine, qui depuis, pour argent, s'offrit comme espion à l'Espagne -(Granvelle VIII). Cette Nicole eut un moment d'Henri, et sut en avoir -un enfant. - -Pour se venger, Diane faisait dire au roi par Montmorency qu'en -vérité, sauf la bâtarde, _nul de ses enfants ne lui ressemblait_. - -On travaillait aussi contre les Guises. Le roi disait lui-même que -c'était dommage de dépenser 160,000 écus par mois pour s'endormir -devant Civitella. - -Le connétable allait être mis en demeure de montrer s'il savait mieux -faire. Le jeune roi d'Espagne nous attaquait au Nord. Son armée était -à Rocroi, et ne rencontrait pas d'obstacle. Même surprise qu'en 1521. -On en était à faire venir des hommes de Gascogne à Mézières! - -Cependant le neveu du connétable, Coligny, comme gouverneur de -Picardie, avait vu, avait dit, que le péril n'était pas sur la Meuse. -Les vieilles bandes de l'Espagne restaient toutes à l'ouest. Et, en -effet, quand leur habile général, le duc de Savoie, vit tous les -Français vers Mézières, il tourna brusquement, entra en Picardie et se -jeta vers Saint-Quentin. - -S'arrêterait-il au moins à Saint-Quentin? c'était le seul espoir. En -1521, Bayard, par la défense de Mézières, avait sauvé la France. Quel -serait le nouveau Bayard? Coligny se dévoua. - -Grand, très-grand sacrifice. - -C'était accepter une honte certaine, et la captivité probable, se -faire tuer ou se faire prendre; c'était (chose qu'on compte encore -plus à la cour) ruiner sa fortune dans l'avenir, faire dire ce mot qui -tue: Bon officier, mais _malheureux_. - -La différence aussi était grande dans les situations. Bayard, simple -capitaine, qui ne commanda jamais, hasardait beaucoup moins. Coligny, -grand amiral, ex-colonel de l'infanterie, gouverneur de Picardie et -bientôt de l'Île de France, neveu favorisé du tout-puissant ministre, -jetait dans une affaire désespérée d'avance une fortune toute faite, -croissante encore et sans limites, que tout autre aurait ménagée. - -C'est ici que je dois dire un mot de ce grand homme, qu'on n'a -nullement exagéré. J'ai attentivement regardé si sa tragique mort, si -la passion d'un grand parti n'avait pas fait d'illusion; mais, -d'abord, j'ai trouvé que plusieurs catholiques, et très-hostiles, ne -l'ont pas mis moins haut. En regardant de près les faits, on est forcé -de dire qu'il n'y a jamais eu de vertu plus rare, de caractère plus -ferme, plus suivi, jamais démenti. - -Son dur métier d'instructeur et créateur de l'infanterie, son rôle -d'inflexible justicier, pour dompter le soldat et protéger le peuple, -son effort pour rester lui-même, ferme et pur, au foyer des intrigues, -donna à cette haute vertu une ombre, d'être amère et chagrine. -Vivante censure de ses contemporains, il opposa à la fortune un fier -mépris, et le reproche de son triste et hautain regard. - -Des choses et non des mots, agir et non paraître; c'est ce qu'on voit -dans toute sa vie. La discipline militaire, la moralisation de -l'armée, c'est toute sa pensée pendant quarante ans. Toujours prêchant -d'exemple; partout où il y a quelque service dur, obscur, périlleux, -des coups à recevoir, et point de récompense, là on rencontre Coligny. -Au contraire de tant d'autres qui se mettent en avant, il s'est montré -si peu, que c'est par un hasard, souvent par ses ennemis, qu'on -découvre ce qu'il a fait. - -Lisez par exemple Tavannes. Il conte que son père fit à Renty la belle -charge de gendarmerie qui renversa les impériaux, et dont Guise voulut -se donner l'honneur. Mais Brantôme (peu partial certainement, -catholique, et non récusable) dit que la charge était impossible tant -qu'on n'avait pas débusqué d'un bois un corps d'arquebuses espagnoles, -qui, posté sur le flanc, eût foudroyé ceux qui chargeaient. Coligny -mit pied à terre; avec ses meilleurs fantassins, une pique à la main, -il fondit dans le bois, battit les Espagnols deux fois plus forts, fit -de sa main la rude et hasardeuse exécution. Tavannes alors chargea. - - * * * * * - -Le soir, dans la chambre du roi, Guise disant: - -«_Nous_ avons fait ceci, cela...» Coligny dit: «Où étiez-vous?» Mot -dur, mais juste. Le trop avisé capitaine, quelle que fût sa valeur, se -réservait souvent, arrivait tard et recueillait le fruit. À Dreux, -cette lenteur passa pour trahison, quand on vit Guise attendre -froidement que tout, ami et ennemi, se fût détruit, et rester seul -vainqueur. - -Quoi qu'il en soit, ce mot de vérité lui fut comme un fer rouge. Il se -sentit compris et pénétré, et il s'écria violemment: «Ah! ne m'ôtez -pas mon honneur!--Je ne le veux nullement.--Et vous ne le sauriez!...» -Les choses se gâtaient. Le roi s'interposa et les fit taire. Mais -depuis ils furent ennemis. - -Pour revenir à Saint-Quentin, on voit parfaitement que l'homme qui s'y -jetait se perdait à coup sûr pour donner deux jours à la France, -désarmée et surprise. Jarnac et d'autres le lui dirent. Tout le monde -fuyait de Saint-Quentin. Et fort peu voulaient y aller. De ceux qu'y -menait Coligny, bon nombre le laissèrent en route. La chance d'être -secouru était minime, la défense ne pouvant être que très-courte, les -Espagnols étant arrivés très-forts, Montmorency faible, éloigné, -éperdu, ahuri dans les préparatifs. - -Dans le récit très-fier qu'il a laissé de son malheur, il y a pourtant -cela de réservé et de modeste qu'il glisse sur l'horreur de la -situation et l'imprévoyance de son oncle. Il abrége; on en sent plus -qu'il ne dit. Il constate seulement qu'à Saint-Quentin il n'eut en -arrivant que vingt-cinq arquebuses, que le boulevard était sans -parapet, le fossé commandé par des maisons où se logeaient les -Espagnols, le rempart nul, «et le dehors plus haut que le dedans.» On -pouvait faire brèche en une heure. Deux ouvertures étaient bouchées -avec des claies d'osier, des balles de laine. De vieilles poudres, qui -pourtant éclatèrent, tuèrent beaucoup d'hommes et ouvrirent une -brèche à passer trois chariots. Coligny s'y mit lui septième, et un -moment fut seul, ou à peu près, pour défendre sa ville. Tout le monde -y était si découragé que, d'une foule de paysans réfugiés, personne ne -travaillait. Il fut contraint de dire qu'il ferait pendre ceux qui ne -voulaient pas se défendre. Par deux fois, son frère Dandelot hasarda -tout pour entrer dans la ville à travers les marais. Il y parvint, -mais avec peu de monde. - -Montmorency enfin, le 10 août, arriva pour le dégager. Diane, amie du -connétable, en haine de François de Guise, qui ne faisait rien en -Italie, avait obtenu pour Montmorency autorisation de livrer bataille. -S'il gagnait, c'était Guise qui allait se trouver battu, autant et -plus que l'Espagnol. - -Il suffit de voir aux dessins du temps la grosse tête carrée, -médiocre, suffisante, de Montmorency, pour sentir que cet homme fort -et laborieux, qui eut plus de suite sans doute, de travail et de -sérieux, que d'autres favoris, n'en étaient pas moins incapable, qu'il -fut un ministre, un général de troisième ordre, inévitablement battu. - -Il se mit à canonner l'ennemi, l'obligea à se concentrer. Il -triomphait. On lui disait en vain qu'il pouvait être enveloppé. Il -avait entre lui et l'Espagnol, il est vrai, un marais et une rivière. -Une chaussée traversait le marais, et par cette chaussée qu'il n'eut -pas l'esprit d'occuper, les Espagnols pouvaient tomber sur lui. Serré -de toutes parts par des forces bien supérieures, il fut pris, lui et -tout, sauf quatre mille hommes tués et un corps qui se dégagea. Que -pouvait Coligny? Il eut beau s'obstiner avec son frère. Eux seuls -voulaient se battre. L'amiral n'avait que trois hommes avec lui sur la -brèche, quand un Espagnol lui rendit le service de le prendre et le -sauva des Allemands qui ne faisaient aucun quartier. - -Nul n'arrêta les Espagnols que Philippe II lui-même. Ce jeune roi, si -sage et si peu curieux de la guerre, était resté aux Pays-Bas. Il eut -peur de trop vaincre, accourut et arrêta tout. Il ne voulait point -faire un pas avant d'avoir bien assuré sa route; il se mit à fortifier -nos villes picardes, comme s'il les eût prises à jamais. Sa prudence -fit notre salut. - -Cependant Guise arrive. On le fait lieutenant général du royaume. On -lui dit d'attaquer Calais. C'était depuis longtemps l'avis de Coligny. -Notre brave italien Strozzi avait fait plus que de conseiller; avec un -habile ingénieur de son pays, il s'était hasardé d'entrer déguisé dans -la place, et il répondait de la prendre. Guise hésita, pensant que -c'était un piége de ses ennemis. Mais le roi ordonna, et dit qu'il s'y -rendrait lui-même, ce que refusa Guise obstinément. S'il assiégeait -Calais, il voulait en avoir l'honneur. - -Le 1er janvier 1558, une marche rapide, habilement dérobée à l'ennemi, -nous mit devant la ville. Il n'y avait que huit cents hommes, ni -vivres, ni munitions. La seule entrée par terre, le pont de Nieullay, -fut emportée d'emblée par nos arquebusiers français. Mais, du côté de -la mer, un auxiliaire, sur qui Guise ne comptait pas, lui était -arrivé. Le frère de Coligny, colonel général de l'infanterie, n'avait -pas perdu un moment; échappé de prison, il accourt au galop, met pied -à terre, emporte Risbank, l'entrée du port, l'abord du côté de la mer -(2 janvier). Le 4, la brèche était ouverte; le 5, la vieille citadelle -emportée. Lord Wentworth, gouverneur, étonné de cette furie et sans -moyen de défense, capitule le 8 janvier. Nous reprenons Calais, perdu -depuis deux cent dix ans. L'Angleterre pleure de rage; la France est -ivre et folle. Elle ne se souvient plus de sa grande défaite. Cet -heureux coup de main a fait tout oublier. - -Le bizarre et l'inattendu, c'est que Guise, l'épée du parti -catholique, par son succès, refait l'Angleterre protestante. Marie, -avec son légat Pôle, dans ses quatre années de supplices, avait usé la -Terreur catholique. Vaincue par les martyrs, elle se sentait -impuissante et comme submergée dans la grande marée montante du -protestantisme vainqueur. Négligée de son cher époux, le _roi velu_, -et furieuse de ses nuits veuves, blessée par Rome qu'elle servait si -bien, excommuniée par un pape imbécile, elle reçut encore cet horrible -coup de Calais, honte nationale que l'Angleterre lui mit comme une -pierre sur le coeur. Elle n'y survécut guère, et mourut conspuée du -peuple, laissant le trône à celle qu'elle haïssait à mort, la -protestante Élisabeth (novembre 1558). - -Au retour de Calais, ce n'était plus le même Guise. C'était un grand -chef de parti. Il allait, il montait, emporté du coursier de feu qu'on -appelle opinion. Sa fortune eut deux ailes: d'une part, l'engouement -populaire; de l'autre, la passion calculée d'un parti en péril, qui -avait besoin d'un messie. Il avait la France, il avait l'Église. Sa -subite grandeur faisait ombre à la royauté. - -Il ne ménagea pas cette situation unique. Ce fils de la fortune, -cyniquement, d'une âpreté sauvage, la brusqua en se dégradant. - -Une seule chose le gênait, Montmorency, les Châtillons. Ce grand homme -en prison, Coligny, lui était amer, odieux. Dandelot, qui venait à -Calais de l'aider d'un bon coup d'épaule, lui était singulièrement à -charge. Il dit au roi, en revenant, _que Dandelot n'allait pas à la -messe_, et que, s'il le suivait à Thionville, dont on proposait le -siége, _sa présence ferait tout manquer_. - -C'était plus qu'une prière dans l'état violent où était Paris. Le roi -n'aurait osé employer Dandelot, qui ne tarda pas à perdre la charge -de colonel de l'infanterie. - - - - -CHAPITRE IX - -PERSÉCUTION--MORT D'HENRI II - -1558-1559 - - -Il était temps, grand temps, que le protestantisme prît l'épée et -avisât à sa défense. Il périssait certainement s'il ne devenait un -parti armé. Des événements graves, cent fois plus importants que cette -vaine guerre des deux cours catholiques, s'étaient accomplis dans le -monde religieux. La question suprême du temps éclatait dans sa vérité. -Elle s'était révélée en Angleterre sous le terrorisme de Marie la -Sanglante. En France, des ténèbres elle jaillit par un jet de flammes -comme un incendie souterrain. En face de ces grands signes, les rois -allaient se reconnaître, cesser une lutte qui n'avait point de sens, -s'avouer qu'ils étaient d'accord, qu'ils n'avaient d'ennemi que la -liberté protestante et tourner leurs efforts contre elle. - -Aux Pays-Bas, en Angleterre, en Italie, en Espagne et en France, au -nord comme au midi, tout s'accorde pour l'étouffer. - -La Réforme française peut dire à ses enfants, comme le loup de la -fable aux siens: «Montez sur une montagne, et regardez aux quatre -vents; aussi loin que vous pouvez voir, vous ne verrez qu'ennemis.» - -L'Allemagne ne lui est pas amie. Les luthériens sont devenus, par leur -succès sur Charles-Quint, un parti officiel et reconnu, une église -établie; ils sont maintenant en sûreté dans les constitutions de -l'Empire, d'autant moins disposés à en sortir et courir l'aventure, à -recommencer les combats pour la réforme calviniste, en rébellion -contre Luther. - -Allemands autant que luthériens, ils haïssent la France pour le vol -des Trois Évêchés. Les réformés français sont encore Français pour -eux. - -Combien moins de secours ceux-ci peuvent-ils espérer de la Suisse, -catholique ou sacramentaire? Ajoutons franchement, de la Suisse gorgée -de pensions françaises et espagnoles. (Granvelle, III.) - -Que fallait-il? Les chrétiens diront: «_Accepter le martyre_, -continuer de tendre la gorge aux bourreaux. On eût vaincu à force de -souffrir.» - -Et les philosophes, les amis de la civilisation diront: «_Attendre en -attendant_, se fier à la toute-puissance de la lumière naissante; la -lumière, c'est la liberté; elle aurait vaincu à la longue.» - -Réponses agréables aux tyrans et celles qu'ils demandent eux-mêmes. - -_Accepter le martyre?_ Il y avait quarante ans qu'on l'acceptait sans -résistance. Ouvriers ou marchands, bourgeois des villes, ces chrétiens -pacifiques se livraient à la boucherie; bien plus, ils voyaient, sans -dire un mot, brûler leurs femmes et leurs enfants. Leur soumission -excessive, dénaturée (coupable!), aux puissances, aux fléaux de Dieu, -trahissait la famille, livrait non-seulement à la mort, mais à la -tentation, à la corruption, à la damnation, les âmes innocentes des -faibles, dont la défense était leur plus sacré devoir. - -On insiste: «Le christianisme primitif a vaincu _par la patience_, par -l'obstination du martyre.» Vieille redite; ajoutez donc _la force_; -une grande révolution sociale dans les rangs inférieurs, une conquête, -l'épée de Constantin. - -Voilà pour les chrétiens. Quant à l'inertie pacifique des hommes de la -Renaissance, qu'aurait-elle produit? que leur eût-il servi de -s'aveugler eux-mêmes? qui ne voyait que la lumière, loin de -s'accroître, s'éteignait? qui ne voyait l'immense extension de -l'intrigue dévote, du matérialisme d'Ignace? D'autre part, la victoire -des sots, Ronsard éclipsant Rabelais? Quelle chute de son livre, du -livre où _gît l'espoir_, au livre sceptique, égoïste et découragé de -Montaigne! - -Les sciences de la nature, si brillantes au début du siècle, vont -pâlissant et faiblissant. Tous leurs héros sont des martyrs. Qu'est -devenu Paracelse, le Luther des sciences? assassiné. Que devient le -Christophe Colomb de l'anatomie, Vésale, tout médecin qu'il est de -Charles-Quint? assassiné; du moins, il meurt de faim dans une île -déserte. Que deviennent Goujon, Ramus et Goudimel? tués en un même -jour. On ne refait pas de tels hommes. Et il ne faut pas croire que la -création sera infatigable. L'histoire dit le contraire; et le bon sens -aussi. - -Non, si les protestants n'avaient tiré l'épée, s'ils n'étaient devenus -un grand parti armé qui, du continent condamné, chercha la liberté des -îles, en Angleterre, aux Pays-Bas; si l'invincible épée, si les -vaisseaux vainqueurs de la Hollande n'eussent gardé, au dernier îlot -de l'Europe, l'asile de la pensée humaine, vous n'auriez jamais vu le -jet nouveau de la lumière; vous n'auriez eu ni Shakspeare, ni Bacon, -ni Harvey, ni Descartes, Rembrandt, Spinosa, Galilée. Oui, je dis -Galilée, puisque le télescope hollandais lui ouvrit les cieux. - -Au seuil de la grande guerre où le protestantisme sauva les libertés -humaines, qu'on me permette d'aller encore au Louvre, et, d'un coeur -religieux, de saluer dans les tableaux de Ruysdaël et de Backhuisen le -sacré drapeau tricolore de la république de Hollande, qui défendit le -monde contre Philippe II, contre Louis XIV. - -Quand la vraie foi vaincra, quand on fera des temples au Dieu de la -pensée, qu'on y suspende donc les images sublimes où, mettant l'infini -dans un infiniment petit, Rembrandt peignit deux fois l'abri sacré de -la Hollande, son vieux lecteur, qui ne lit plus, mais qui pense au -foyer, son puissant cosmographe, qui, les yeux sur un globe, mesure -les mers, le champ de la victoire, la carrière de la liberté. (Musée -du Louvre.) - -Nous arriverons là, au XVIIe siècle, par cent ans de combats. Car le -combat, l'épée, est la condition _sine quâ non_. Si donc le -protestantisme doit sortir des classes pacifiques qui se laissent -égorger, pour passer par la classe seule militaire alors, par la -noblesse, ne le chicanons pas. C'est l'adresse connue des ennemis de -la liberté de l'arrêter ici, de faire appel à nos instincts niveleurs, -de dire: «Ces réformés sont nobles; Guillaume et Coligny sont des -aristocrates... Les accepterez-vous?» Oui, nous les acceptons; ils -aguerrirent le peuple qui, par eux, fut noble à son tour. - -Coligny et son frère, colonels généraux de l'infanterie française, -rudes, austères instructeurs de nos vieilles bandes, nous font une -nation de soldats, qui, le lendemain de la Saint-Barthélemy, sur les -corps de leurs capitaines, sans s'étonner, recommencent la guerre en -France, aux Pays-Bas, et forcent les rois de traiter. - -Nobles épées qui, les premières, formâtes l'avant-garde de la liberté, -vous méritiez d'être du peuple. L'historien doit faire pour vous ce -qu'on faisait à Gênes quand la noblesse était exclue des charges, et -qu'un noble rendait des services. Il avait la faveur d'être dégradé de -noblesse, et il montait au rang de plébéien. - -Qui mieux que Coligny a mérité cela, quand, après un traité, il dit au -prince de Condé: «Votre traité ne garde que les nobles, les châteaux -des seigneurs. Et le peuple des villes, qui le garantira?» - -La réforme semblait dans un inextricable noeud d'où elle ne pouvait -se tirer. Il lui fallait, contre ses doctrines et malgré ses docteurs, -devenir une puissante armée, prendre le glaive de bataille. - -Calvin n'avait pas hésité à prendre celui de justice, à fonder la -juridiction de sa république en condamnant à mort les chefs de -l'ancienne Genève, qui l'auraient livrée à la France catholique. -Contraction cruelle de salut public, où Genève, pour vivre, se -poignarde elle-même. Les _Libertins_ mourants entraînent leur ami, le -grand, l'infortuné Servet. (V. la note.) - -Toute la réforme italienne, espagnole, qui était à Genève, et dont le -rationalisme en rompait l'unité, doit disparaître et fuir. À -l'Angleterre, qui brûle les protestants comme raisonneurs (1555), -Calvin montre Genève, et dit des philosophes: Ceux-ci ne sont pas -protestants. - -Loin de contester à l'autorité le droit de sévir, il le reconnaît -hautement... Tout pouvoir vient de Dieu. Les rois sont d'institution -divine. C'est une vaine occupation aux hommes privés de disputer quel -est le meilleur état de police... Si ceux qui vivent sous des princes -tirent cela à eux pour révolte, «ce sera folle spéculation et -méchante. Bien que ceux qui ont le glaive soient ennemis de Dieu, il a -institué les royaumes pour que nous vivions paisiblement sous sa -crainte.» - -Voilà la doctrine génevoise. C'est dire assez que Genève, la force du -parti, comme exemple républicain et comme séminaire de martyrs, en -faisait aussi la faiblesse par sa doctrine d'autorité, de respect des -puissances. - -Le salut vint, je crois, de deux choses par où l'Église protestante, -sans s'en apercevoir, s'affranchit de Genève. - -Notre noblesse française, ruinée par la cour, par le règne honteux de -Diane, gardait peu de respect pour l'autorité tombée en quenouille. -Elle se prit d'amour, d'admiration, pour les hommes austères, dont les -moeurs faisaient la satire de cette honte publique. Le devoir incarné -lui apparut dans Coligny. - -D'autre part, le contact de la noblesse d'Écosse, de ses _covenant_ -organisés par l'excitateur Knox, bien plus positif que Calvin, modifia -de bonne heure la réforme française, et fut un contre-poids au système -d'obéissance _quand même_ où persistaient les docteurs génevois. - -Et pourtant nulle idée de résistance encore dans la respectable et -touchante fondation de l'Église de Paris (1555). L'occasion en fut un -baptême. Un gentilhomme, venu de province avec sa femme enceinte, ne -voulut pas faire baptiser l'enfant selon le rite qu'il croyait -idolâtre. Il demanda un ministre de la parole, le pur sacrement de -l'esprit. Cette forte et puissante Église de Paris, qui a tant fait et -tant souffert, naît d'elle-même autour d'un berceau (1555). - -C'était le moment où Marie la Sanglante, sacrée par un malentendu, -ouvrait en Angleterre sa terrible persécution. Un prêtre (précurseur -mémorable, prophète et conseiller de la Saint-Barthélemy) prêcha à -Saint-Germain-l'Auxerrois l'imitation des saintes ruses qui avaient -trompé l'Angleterre: «Le roi, dit-il, devrait un moment faire le -luthérien; les luthériens s'assembleraient partout; on ferait main -basse sur eux; on en purgerait le royaume.» - -Ce conseil charitable était déjà de difficile exécution. Cette année -même se constituèrent nombre d'églises, Bourges, Tours, Angers, -Poitiers. Un peu après, l'Église de Paris se manifesta. - -Au mois de mars 1557, des seigneurs d'Écosse, ceux qui depuis -organisèrent le _Covenant_, étaient venus à Paris. Leurs amis naturels -étaient nos réformés. Ceux-ci les accueillirent, les régalèrent de la -belle nouveauté du temps, des chants populaires, héroïques, des graves -harmonies fraternelles que chantait leur Église dans le secret des -nuits. Nos vaillants alliés, fiers chefs de clans et rois chez eux, ne -pouvaient s'astreindre au mystère. Nos nobles protestants auraient -rougi d'être moins braves. Unis et se donnant le bras, les uns, les -autres, allèrent ensemble dans Paris, et se mirent à chanter. C'était -déjà le mois de mars, parfois très-beau ici; on se réunissait au -Pré-aux-Clercs, et l'on chantait, d'abord des voeux pour le roi, pour -l'armée; puis tous les nouveaux psaumes, les choeurs de Goudimel. -C'était la première fois que le peuple entendait une musique à quatre -parties. Jusque-là, on n'en connaissait que l'essai ridicule. La foule -fut ravie; elle se rassembla en nombre sur les hauteurs qui dominaient -le Pré-aux-Clercs, et s'unit parfois aux chanteurs. Mais cela dura -peu. Le roi, à qui on alla dire que Paris était en révolte, défendit -ces réunions. La ville rentra dans le silence. - -Quelques mois se passèrent, et le clergé, bien averti, travailla -puissamment. Le progrès des misères l'aida beaucoup. Par la -prédication, seule publicité de ces temps, par la confession surtout, -on inculqua aux masses, aux femmes, que leurs souffrances étaient le -châtiment de Dieu, irrité contre les impies. - -La cherté des vivres, l'ennemi en marche sur Paris, la défaite de -Saint-Quentin, c'étaient les preuves de la colère céleste. - -À la nouvelle de la bataille, Paris avait perdu la tête. On lui dit de -s'armer, chose inouïe depuis un siècle. Chaque nuit, on croyait voir -arriver l'ennemi. - -Dans ces vaines alarmes, le 4 septembre 1557, voilà les prêtres du -Plessis qui sortent une nuit en criant, appelant la rue Saint-Jacques -aux armes. Est-ce l'ennemi? non, ce sont des traîtres qui conspirent -de livrer la ville. Des traîtres? non, mais des voleurs. Des voleurs? -non, mais des paillards qui, joyeux des malheurs publics, font -ripaille, une orgie nocturne. Ces paillards sont des luthériens. - -Le peuple respire et se rassure. Mais il reste furieux de sa peur. Ce -n'est plus la guerre, c'est la chasse. On se met aux affûts pour -prendre ce gibier. On ferme les rues de chaînes, on met des lumières -aux fenêtres. On veut voir au visage ces libertins, ces dames -effrontées. On ajoute le sel à la chose: qu'ils soufflent la -chandelle, pour se mêler entre eux, frères et soeurs, pères et filles; -vieille histoire renouvelée des persécutions des premiers chrétiens, -redite dans tout le Moyen âge contre ceux que l'on voulait perdre. - -C'était une assemblée de trois ou quatre cents protestants qui -s'étaient réunis pour faire la cène dans une maison en face du -Plessis et derrière la Sorbonne. Réunion fortuite de fidèles de toute -condition. Nous savons quelques noms: deux étudiants du Midi, un -procureur, un médecin de Lizieux qui était arrivé le jour même à -Paris, un Allemand filleul du marquis de Brandebourg. Des deux -_surveillants_ de l'assemblée, l'un était un avocat qui tenait une -école; l'autre, gentilhomme du Périgord, venait de mourir, mais sa -veuve, madame de Graveron, y était à sa place; elle venait d'accoucher -et n'avait que vingt-trois ans; c'était une sainte, bénie et adorée -des pauvres du quartier Saint-Germain. Des dames de la cour (et de -maris fort catholiques), mesdames d'Overty, de Rentigny et de -Champaigne, étaient venues aussi, par pitié ou par curiosité. Presque -toutes les femmes étaient _de bonnes maisons_. - -Dans cette assemblée pacifique, où peu d'hommes étaient nobles, il n'y -en avait guère qui eussent l'épée. Ceux qui l'avaient offrirent -pourtant de faire sortir les autres, et, l'épée à la main, de percer à -travers la foule. Peu s'y hasardèrent, craignant d'être lapidés. De -ceux qui sortirent, en effet, un fut atteint et abattu; la racaille se -jeta sur lui et le traîna au cloître Saint-Benoît; il ne garda pas -forme humaine. Quelques-uns essayèrent de fuir en sautant les murs du -jardin. Ce qui resta surtout, ce furent les malheureuses femmes; elles -crièrent par la fenêtre qu'au moins on appelât la justice. Le -procureur du roi vint en effet, mais lui-même était effrayé, n'osait -les faire sortir. La foule cria: «Si elles restent, nous les -brûlerons.» Elles descendirent plus mortes que vives, pâles, aux -premiers rayons du jour. La foule, qui les attendait là depuis -minuit, assouvit sa fureur sur ces prétendues libertines, les battit, -mit en pièces leurs chaperons, leur plaqua l'ordure au visage. À -grand'peine, arrivèrent-elles au Châtelet où on les fourra dans les -basses-fosses. - -Le procès, vivement conduit par le cardinal de Lorraine, ne manqua pas -de révéler toutes les infamies qu'on voulut. On assura au roi qu'on -avait trouvé les _paillasses sur lesquelles se faisait l'orgie_ et les -restes de la ripaille. - -On put bientôt juger ces calomnies. Ces infortunés, en justice, -parurent ce qu'ils étaient, des saints. La dame de Graveron, si jeune, -fut très-touchante. Elle pleurait, riait en même temps; elle badina -jusqu'à la mort. On lui dit qu'elle aurait la langue coupée: «Je ne -plains pas mon corps, dit-elle; pourquoi plaindrais-je ma langue -davantage? - -Un des étudiants montra un si grand coeur à embrasser la mort, que le -président qui l'interrogeait fut saisi de douleur: «Jésus! Jésus! -dit-il, qu'a donc cette jeunesse pour vouloir ainsi se faire brûler -pour rien?» - -L'élan était donné; les martyrs faisaient les martyrs. Tous portaient -à la mort une incroyable joie. L'un d'eux, Guérin, le jour où il -devait être brûlé, ouvre le matin la fenêtre, pour voir encore la -création et les oeuvres de Dieu, et, regardant l'aurore: «Que sera-ce -quand nous allons être exaltés par-dessus tout cela!» - -Contre cette contagion d'héroïsme, toutes les forces du monde -d'avance étaient vaincues. Mais l'affaire de Calais fut un salut pour -le clergé. Lui aussi, il eut son héros, son David, son Judas -Macchabée. On le chanta, on le prêcha, on le canonisa. Tout un monde -de sacristies et de couvents, de confréries, de moines, en parla jour -et nuit. - -Dès ce jour, le clergé avait l'épée en main. La Terreur fut organisée. -Le cardinal de Lorraine se fit donner par Rome les pouvoirs de -l'Inquisition. Il tint dans son hôtel des États soi-disant Généraux, -et dit que chacun payerait. Il avait les finances, François l'armée; -un autre Guise prit la flotte, et un quatrième l'Écosse, un cinquième -bientôt le Piémont. La monarchie fut dans leurs mains, dans les mains -du clergé. - -La police était aux mains des curés, qui confessaient, communiaient la -paroisse, sur liste exacte. À qui manquait, la mort! Il y avait près -la rue Saint-Jacques la femme d'un libraire qui lisait et se -convertit. À la veille des fêtes, contrainte à communier, elle ne -savait plus comment faire pour éluder le sacrilége. Elle s'enfuit. -Mais, dénoncée par le curé et réclamée par son mari, elle obéit à -celui-ci, rentra où l'appelait le devoir, et elle fut brûlée vive. - -Les moines, cependant, pendant l'Avent et le Carême, ébranlaient les -églises de clameurs furieuses. La mort aux luthériens! Le peuple, -hébété de misère, cherchait sa vengeance à tâtons, voulait tuer, et -n'importe qui. Un écolier à Saint-Eustache eut le malheur de rire de -ces sermons. Une vieille le vit, le désigna. Il fut tué à l'instant. - -Un spectacle hideux nourrit cette fureur. Le 27 février, on exhume, -on apporte au parvis Notre-Dame un corps demi-pourri. C'étaient les -reliques d'un jeune saint, martyr enthousiaste, héroïque enfant, -l'apprenti Morel. Frère de l'imprimeur du roi pour le grec et nourri -dans sa savante maison, il avait troublé, embarrassé ses juges, et il -était mort à propos, quelques-uns disaient, de poison. Un mois après, -on tire de la terre cette pauvre dépouille, os et chairs, et lambeaux -rongés. Sans pitié, sans pudeur, on l'étale au Parvis; on en régale la -foule; la mort brûle, sous les rires et les quolibets. - -C'était le carnaval. On s'amusait. On s'étouffait aux potences, aux -bûchers. L'assistance dirigeait elle-même et réglait les exécutions. -Elle ne souffrait plus qu'on étranglât d'abord ceux qu'on devait -brûler. Il lui fallait le spectacle au complet, les cris, les larmes, -et les grimaces de douleur, les furieuses contorsions. Beaucoup de -magistrats répugnèrent d'autant plus dès lors à condamner, les -supplices devenant des fêtes, le bûcher un théâtre, les tortures une -farce, que l'assistance insatiable demandait et redemandait. Ils -aimaient mieux traîner les procès en longueur; les accusés restaient -dans les prisons. - -Mais ce n'était pas le compte des moines; ils s'en plaignirent -amèrement aux sermons de carême. Un pauvre vigneron qu'on brûla le 4 -mars, ne suffit pas pour les calmer. À l'église des Saints-Innocents, -un minime dit que ce n'étaient pas seulement les luthériens qu'il -fallait massacrer, _mais les juges qui les épargnaient, mais les -grands qui les protégeaient_. Ce nouveau vin démocratique, versé à -flot, mit l'assistance dans une vague furie, et chacun en sortant -cherchait quelqu'un à tuer. Un homme reconnut son ennemi personnel, -l'appela luthérien; mille bras à l'instant le frappèrent. Il rentra -dans l'église où on le poursuivit. Par hasard, sur la place, passait -un gentilhomme, avec son frère, chanoine de Saint-Quentin. Entendant -dire qu'on tuait un homme là dedans et saisi de pitié, il entre, il -intervient, il prie le peuple. Mais un prêtre s'écrie: «C'est lui -qu'on doit tuer, puisqu'il est pour les luthériens.» Les coups tombent -sur le gentilhomme; le chanoine, son frère, veut le défendre; tous -deux sont poursuivis. Le gentilhomme se jette au presbytère; le -chanoine n'en a pas le temps, il est frappé d'une dague au ventre. Il -a beau se dire catholique et montrer qu'il est prêtre; on frappe, on -frappe à l'aveugle et toujours, sans même voir qu'il est mort: les -plus petits venaient donner leur coup; ils mettaient les mains dans le -sang, et les levaient au ciel, fiers de le montrer _teintes du sang -d'un luthérien_. Cela dura jusqu'à la nuit; la foule restait là, -assiégeant encore la maison, dans l'espoir de tuer l'autre; et quand -on leur disait que la justice allait venir, ils criaient _qu'ils -tueraient le roi même_, s'il venait pour le délivrer (5 mars 1559). - -Ainsi montait l'horrible flot. La justice semblait avilie; le nom même -du roi était en jeu. Diane s'effraya; elle voulut à tout prix la paix -et le retour de Montmorency pour l'opposer aux Guises. - -Les difficultés étaient moindres. Marie venait de mourir, et Philippe -devenu veuf espérait peu épouser sa soeur qui succédait; il insista -moins pour Calais. Nous le gardâmes, et les Trois Évêchés. Toutefois -à la très-dure condition de renoncer à l'Italie, en rendant le -Piémont, non-seulement le Piémont, mais la Savoie, et plus que la -Savoie, le Bugey (l'Ain), de sorte que le duc de Savoie se trouva -avancé jusqu'à dix lieues de Lyon. Gardant Calais, nous nous fermons -au nord, mais pour nous ouvrir au midi. - -Les vieux qui se souvenaient de Cérisoles et de François Ier, de -cinquante ans de guerre, faisaient la lamentable énumération des deux -cents places fortes que la France rendait d'un trait de plume;--une -autre place encore, les Alpes, la grande citadelle que Dieu a mise au -milieu de l'Europe. - -Deux petits débris italiens qui faisaient mine encore de vivre furent -laissés là à leur destin, nos amis de Sienne et nos amis de Corse, -abandonnés, livrés. Des Alpes à l'Etna, on n'entendit plus une haleine -qui fit souvenir de la grande Italie. - -On avait autre chose à faire. Montmorency avait hâte de rentrer, et -Philippe II de le renvoyer; il ne souffrit pas qu'il payât sa grosse -rançon de connétable, lui fit grâce, dit-on, de deux cent mille écus. - -Mais les Guises non moins voulaient traiter. Le cardinal, d'accord -avec Granvelle, sentait que les deux monarchies n'avaient d'ennemis -que le protestantisme. Un rôle immense allait s'ouvrir en France au -cardinal inquisiteur, au duc, chef populaire, épée des catholiques. - -Philippe II devait épouser la fille du roi de France. Et celui-ci -épousait l'Inquisition, désormais établie en France, aux Pays-Bas, -partout. Cet article secret fut révélé à Guillaume d'Orange, l'un des -ambassadeurs d'Espagne. Par qui? Par Henri même, qui le croyait -instruit. Le Taciturne écouta, ne témoigna aucun étonnement, mais se -le tint pour dit, et dès lors prit ses mesures. Il le déclare dans son -Apologie. - -Sous ces joyeux auspices, deux mariages allaient avoir lieu: -sur-le-champ, le Dauphin épouse la reine d'Écosse, Marie Stuart (24 -avril), et tout à l'heure le duc d'Albe va venir épouser pour son -maître notre princesse Élisabeth. - -Le mariage écossais, accompli malgré Diane et la reine, fut le sceau -du triomphe des Guises. Ils firent écrire par l'épousée que, si elle -mourait, _elle donnait l'Écosse à Henri II_; que, de son vivant même, -_la France aurait l'usufruit de l'Écosse_ jusqu'au remboursement de ce -qu'elle avait avancé. Enfin _elle signa une protestation_ contre les -lois et constitutions de l'Écosse qu'elle allait jurer. Trois crimes -et trois fautes. À quoi ils ajoutèrent la faute insigne de lui faire -prendre les armes d'Angleterre, sûr moyen de lui rendre Élisabeth -hostile, implacable, et jusqu'à la mort. - -Ils voulaient exiger des Écossais, venus pour le mariage, les joyaux -et la couronne d'Écosse. Les ambassadeurs refusèrent, et le malheur -voulut qu'ils mourussent peu de jours après. - -Le connétable était rentré. Le roi, sur son avis, dit-on, n'était pas -loin de renvoyer les Guises. - -Mais les Guises étaient un parti; ils avaient force dans la -persécution. Le cardinal reprit l'accusation contre le frère de -Coligny, mais doucement, chrétiennement, pria le roi de l'inviter à -rentrer en lui-même. Il connaissait parfaitement la loyauté impétueuse -du colonel général, l'orgueil irritable du roi. Henri était à table -quand Dandelot, mandé, se présenta. Il lui rappela _la nourriture_ -qu'il avait eue chez lui et son affection, et lui reprocha quatre -choses: la première, dénoncée par Guise, de ne pas aller à la messe; -la seconde, de faire prêcher chez lui; la troisième, d'avoir chanté au -Pré-aux-Clercs; enfin, d'envoyer des livres hérétiques à son frère -Coligny. Dandelot remplit les voeux du cardinal. Il dit au roi que son -épée, sa vie, étaient à lui, son âme à Dieu. Sur cette réponse, -nullement insolente, le roi s'emporte, lui jette son assiette à la -tête; elle vole au hasard, va blesser le Dauphin. Dandelot est arrêté, -dépouillé de sa charge; on le force d'entendre la messe. Voilà les -choses au point où les Guises les voulaient, la persécution relancée. - -Ce coup frappé sur la noblesse, les Guises en vinrent à la justice, -entreprirent d'étouffer la sourde opposition qui se formait au -parlement. Le dernier mercredi d'avril, le procureur du roi invite ce -corps à exercer sur lui-même l'espèce de censure mutuelle qu'on -appelait _mercuriale_. Cette formalité ordinaire ici n'était plus rien -de tel. C'était un vrai combat dont les Guises donnaient le signal. - -Les deux sections du parlement jugeaient dans un esprit contraire. -L'une et l'autre avaient à craindre l'éclat de ce débat. La -Grand'Chambre et la Tournelle avaient péché, chacune à leur manière, -et tous arrivaient tête basse. La première, sans miséricorde, brûlait -les protestants; mais, en revanche, elle venait d'absoudre le meurtre -horrible du prêtre charitable tué aux Innocents pour avoir arrêté la -fureur populaire. La Tournelle, au contraire, venait d'élargir quatre -protestants condamnés par les juges inférieurs; un habile -interrogatoire les innocenta malgré eux. - -Voilà donc en présence des juges diversement coupables d'avoir violé -ou éludé les lois. Les présidents Le Maistre et Saint-André se -présentaient à l'examen avec le sang versé aux Innocents et leur -scandaleuse absolution des meurtriers. Les présidents Séguier, Harlay, -se présentaient, suspects de l'indulgent escamotage qui avait sauvé -des martyrs. - -La dispute devint interminable. Elle dura en mai et en juin. Elle -pouvait tourner mal pour Le Maistre, qui était attaqué non-seulement -par des protestants secrets, comme Dubourg, mais par des catholiques -austères jurisconsultes. Tel (et non protestant) me semble avoir été -l'illustre Paul de Foix, homme de science profonde et d'affaires, qui, -trente années durant, servit la France dans les plus difficiles -missions, et, prêtre catholique, n'eut guère (ce semble) d'Évangile -autre qu'Aristote et Papinien. - -La grande majorité du parlement paraissait ralliée à un avis, la -demande d'un libre concile, et, en attendant, l'indulgence. Si la -mercuriale avait une telle issue, le coup ne portait pas seulement sur -Le Maistre et les juges courtisans, mais sur la cour. Il eût frappé -les Guises au profit de Montmorency. - -Le Maistre cria au secours. Le cardinal de Lorraine dit au roi que le -parlement était en révolte si le roi en personne ne comprimait le -mouvement. Henri, ému et indigné, y vint (le 14 juin), ayant à droite, -à gauche, ceux qui disputaient le pouvoir, le connétable d'un côté, et -de l'autre les Guises. La scène fut sinistre, honteuse et laide, le -garde des sceaux disant qu'on opinât en liberté, le roi ne disant rien -et siégeant là comme un espion. - -Les Guises avaient gagné d'avance: ils étaient sûrs que ces graves -personnages, défenseurs de la foi ou défenseurs de la justice, ne -changeraient rien devant le roi et porteraient haut leur opinion. Des -hommes, même timides, mis au-dessus d'eux-mêmes par la situation, -trouvèrent de belles paroles. Séguier, Harlay, dirent que la Cour -avait bien jugé et continuerait. De Thou, père de l'historien, dit -qu'il n'appartenait pas aux gens du roi de toucher aux jugements -rendus, et que, pour l'avoir fait, ils méritaient le blâme de la Cour. -Paul de Foix paraît avoir abondé en ce sens. Les protestants, menacés -spécialement, montrèrent un grand courage. Dubourg, parmi des choses -hardies, dit celle-ci, naïve et touchante: «Croit-on que ce soit chose -légère de condamner des hommes qui, au milieu des flammes, invoquent -le nom de Jésus-Christ?» - -On assure que l'élan des magistrats alla si loin, qu'un d'eux, -révélant tout à coup l'esprit qui sourdement commençait à couver, le -démon du _Contr'un_, dit le mot du prophète: «Roi, c'est toi qui -troubles Israël.» - -Le roi ne dit pas mot. Il consulta un moment les siens à voix basse, -puis se fit apporter la feuille où les greffiers avaient écrit les -opinions. Alors il éclata, et dit qu'il ferait des exemples. Il donna -ordre, non à un chef d'archers, mais (chose inattendue!) au -connétable, chef de l'armée, de descendre les gradins et d'empoigner -les conseillers. Cette humiliation de Montmorency, du principal ami du -roi, avait été sans doute conseillée par les Guises; il leur était -utile qu'il parût avec eux, subordonné à leur triomphe, isolé de son -neveu, Dandelot l'hérétique, et du très-suspect Coligny. - -Montmorency avala cela et sauva sa fortune. Ce roi, jouet des rois, -qu'en 1540 François Ier s'était plu à faire valet de chambre, Henri II -le fit recors et archer. - -Il ne sourcille pas. Il descend les gradins, cherche, choisit, saisit -les hommes désignés, les ramène, les livre au capitaine des gardes. -Ils furent jetés à la Bastille. Le parlement resta anéanti. Avili sous -ce règne par la vente des charges, recruté des fils d'usuriers, il -avait fort baissé. Mais, ce jour, il fut violé, son nerf brisé, au -moment même où il aurait pu être utile. La France tout à l'heure va -frapper à sa porte, demander aide à la Justice. La Justice est -évanouie. - -Montmorency eut le prix de sa bassesse. Les Guises ne purent empêcher -qu'il n'emmenât le roi chez lui à Écouen. Mais d'Écouen même, ils -tirèrent une violente lettre du roi au parlement, où on lui faisait -dire qu'il avait la paix maintenant avec l'Espagne, que l'_armée_ -n'avait rien à faire, qu'il l'emploierait contre les luthériens. - -L'_armée_, c'était le connétable; les Guises, par cet acte, le -compromettaient encore plus et le faisaient leur instrument. - -Pendant que le parlement, pour apaiser le roi, brûle un colporteur de -Genève, la foule se porte à Saint-Antoine, au royal palais des -Tournelles, à l'église Saint-Paul, où le mariage d'Espagne va se -célébrer. - -Parmi ces sombres circonstances, on voulait régaler, amuser, le duc -d'Albe et la noble ambassade qui venait épouser Élisabeth au nom de -Philippe. Les lices étaient sous la Bastille, et sans doute vues des -prisonniers. Le roi, selon l'usage, fut au tournoi le premier des -tenants, brilla tant qu'il voulut, et tout était fini quand il lui -vint la fantaisie de briser encore une lance contre ce capitaine des -gardes qui mit Dubourg à la Bastille. C'était un homme jeune et fort, -Montgommery. Il refusait, mais le roi insista. Un accident, très-rare -dans ces combats inoffensifs, arriva: un éclat de bois arracha la -visière de son casque, et lui entra dans la cervelle. - -Voilà la joie changée en deuil. La mariée, en noir, est épousée la -nuit à Saint-Paul par le duc d'Albe; la soeur du roi au duc de Savoie, -dans la chapelle des Tournelles, à deux pas de l'agonisant. - -Si jamais coup parut frappé du bras de Dieu, ce fut ce coup sans -doute. Les protestants le prirent ainsi. Une main, on ne sait -laquelle, osa, sur le corps même, dans les tentures, mettre une -tapisserie de saint Paul, où, terrassé au chemin de Damas, il -entendait du ciel la foudroyante voix: «Pourquoi, Saül, persécuter ton -Dieu?» - -Un acte bien autrement hardi venait d'avoir lieu dans Paris, à l'insu -de tout le monde. Appelons-le de son vrai nom qu'ignoraient ceux même -qui le firent: _la république réformée_. - -Du 26 mai au 29, une assemblée générale des ministres de France avait -eu lieu au faubourg Saint-Germain. - -Pendant ces violentes disputes du parlement, au milieu des bûchers, au -sein d'un peuple furieux qui massacrait jusqu'à des catholiques -suspects de tolérance, ces hommes intrépides, de toutes les provinces, -vinrent siéger en concile. Dans leur gravité forte, ils écrivirent -leur foi, leur discipline, et l'acte de naissance de la démocratie -religieuse. - -D'où en vint la première pensée? de Paris? de Genève? - -Elle sortit surtout de la nécessité. L'immense développement -souterrain qu'avait pris la Réforme, cette foule d'églises, nées de -l'inspiration spontanée ou des missions, dans une cave, dans une -grange, un bois, une lande solitaire, c'était la diversité même; peu -en rapport entre elles, elles différaient, sans le savoir, -d'organisation et de discipline. Choudieu, ministre de Paris, fut -envoyé par son église au synode de Poitiers. Il y porta (ou y trouva?) -l'idée d'établir un accord entre les églises de France. Le rendez-vous -fut donné à Paris, au volcan même de la persécution. Le faubourg -Saint-Germain, que l'on commençait à bâtir hors la ville, offrait -quelques retraites à la mystérieuse assemblée. - -Pour la discipline, comme pour la foi, on eut en vue de renouveler la -primitive église, telle que Genève croyait la reproduire. «Nulle -église au-dessus des autres. Deux fois par an s'assemblent les -ministres, chacun amenant un ancien et un diacre. - -Le ministre nouveau _qu'élisent les anciens et les diacres_ est -présenté au peuple pour lequel il est ordonné. S'il y a opposition, -elle sera jugée en consistoire, ou en synode provincial, non pour -contraindre le peuple à recevoir le ministre élu, mais pour justifier -ce ministre.» - -Voilà la base républicaine de l'église de France, vraiment -républicaine alors; car en ces commencements _les électeurs_ (anciens -et diacres) _sont eux-mêmes élus par le peuple_. - -Tout cela calqué sur Genève; mais combien différent, en résultat, -quand on le transportait de la petite ville au royaume de France, à -cet empire immense que la Réforme allait se créant au Pays-Bas, et en -Écosse, en Angleterre, bientôt en Amérique! - -Combien plus différent encore quand, d'une ville d'asile et d'école, -fermée et protégée, la République réformée passait dans l'aventure, -sur ces vastes champs de bataille, aux hasards de la guerre civile! - -La distinction du monde spirituel où cette église espérait se tenir -durerait-elle d'une manière sérieuse? Le glaive de la parole et de -l'excommunication, le seul dont elle voulut s'armer, serait-il -suffisant? Les tyrans de la terre en sentiraient-ils la pointe acérée? -La défense du peuple, l'impérieux devoir de défendre les faibles, ne -forceraient-ils pas de prendre un autre glaive? - -La réforme républicaine deviendrait-elle la république armée? - -Oui, répondait l'Écosse. Non, répondait la France, s'efforçant encore -d'obéir à la tradition génevoise, et de rester fidèle au vieil esprit -d'obéissance recommandé par le christianisme. - - - - -CHAPITRE X - -ROYAUTÉ DES GUISES SOUS FRANÇOIS II - -1559-1560 - - -C'était le cérémonial de France qu'une reine veuve restât quarante -jours enfermée _sans voir soleil ni lune_. Mais la situation ne le -permettait guère. La reine mère et la jeune reine, avec les Guises, -menèrent le petit roi au Louvre, s'y cantonnèrent. La tour et ce qui -subsistait du vieux château en faisaient encore un lieu fort, à l'abri -d'une surprise. Montmorency resta, cloué par son devoir de grand -maître, aux Tournelles pour tenir compagnie au mort, pendant qu'au -Louvre on réglait tout sans lui. - -En trois ou quatre jours, chacun prit son parti. La grande foule des -seigneurs et de la noblesse, chose imprévue, resta avec le mort, et du -côté du connétable. La solitude était extrême au Louvre. Les Guises -étaient réduits à quelques gentilhommes; leur armée ecclésiastique, -populaire et populacière, était partout, nulle part; elle ne se -groupait pas encore. - -Montmorency, rapproché de Diane aux derniers temps, brouillé avec la -reine mère, ne pouvait s'appuyer que sur les princes du sang (Navarre, -Condé). Il leur fait dire de venir en toute hâte. Puis se voyant si -fort et si accompagné, il laisse le cercueil, marche aux vivants, aux -Guises, veut les faire compter avec lui. À travers tout Paris, une -file interminable de gentilshommes montrait de son côté toute la -noblesse de France. Sa famille imposante l'environnait, ses fils à -l'âge d'homme, et, dans les grandes charges, ses neveux, l'amiral -Coligny, le cardinal Odet de Châtillon, Dandelot, colonel général de -l'infanterie. Superbe trinité d'une élite morale, où la diversité -produisait l'harmonie; l'aîné, le bon Odet, aimé de tous, l'ami de -tous les gens de lettres et l'homme même de la Renaissance; Dandelot, -le plus jeune, loyal, bouillant soldat, plein de coeur et de -conscience; ils entouraient avec respect la figure triste et grave, -sombrement résignée du héros, du futur martyr. - -Des dessins admirables, et terribles de vérité, nous ont conservé -cette cour. Ils démentent généralement et les estampes, et les -mémoires, et les portraits par écrit. Ces dessins véridiques, -inexorables, accusateurs, tracés aux trois crayons par une main émue, -et devant les originaux, n'ont pas besoin d'inscription. Ils se -nomment d'eux-mêmes. C'est Guise, c'est le cardinal de Lorraine, c'est -Coligny, c'est le connétable. Chacun d'eux fait crier: «C'est lui.» - -Donc nous pouvons entrer, avec Montmorency, au Louvre. Nous sommes -sûrs d'y voir les acteurs, dans leur vrai et naturel visage, comme on -les voyait ce jour-là. Nous sommes sûrs aussi d'une chose, c'est que -les hommes de toute opinion, sur la vue de ces masques, reculeront et -seront effrayés. - -Je ne veux dire ici qu'un mot des Guises. Ce qui alarme en tous les -deux, dans François et son frère le cardinal de Lorraine, c'est la -mobilité nerveuse de la face qu'on ne retrouve à ce degré nulle part. -Le cardinal, d'un teint infiniment délicat, transparent, tout à fait -grand seigneur, évidemment spirituel, éloquent, d'un joli oeil de -chat, gris pâle, étonne par la pression colérique du coin de la -bouche, qu'on démêle sous sa barbe blonde; elle pince? elle grince? -elle écrase?... - -François, d'un teint grisâtre, plutôt maigre, d'un poil blond gris, -d'une mine réfléchie, mais basse, malgré sa nature fine et sa décision -vigoureuse, n'a rien d'un prince. Figure d'aventurier, de parvenu qui -voudra parvenir toujours. Plus on le regarde longtemps, plus il a -l'air sinistre. Sa soeur Marie de Guise l'accusait de tirer à lui -seul. Son frère Aumale ne recevait rien du roi que François n'en fût -triste, ne l'en chicanât. Son visage dit tout cela. Il a l'air chiche -et pauvre, et si mauvaise mine, que personne, je crois, n'oserait, -contre un pareil joueur, jouer une pièce de trente sous. - -La reine mère a fait faire d'elle-même un grand et magnifique -médaillon italien (_Trésor de Num._), pièce admirable qu'il faut -rapprocher des dessins de la bibliothèque du Panthéon. Il nous donne -et met en saillie le trait essentiel, le mufle traditionnel des -Médicis, la forte face intelligente, mais bestiale pourtant par une -bouche proéminente, qu'offrent leurs plus anciens portraits. Ce mufle -est conservé, quelque peu adouci, dans la dernière de la famille, la -petite reine Margot, provocante pourtant par de jolis yeux de catin. - -Les autres tenaient aussi de ce trait de la famille, étaient tous -Médicis. Dans leur enfance surtout, la bouffissure héréditaire se -surenflait d'humeurs mauvaises, trop visiblement héritées des deux -grands-pères, François Ier, malade dès seize ans, Laurent, qui meurt à -vingt, consumé jusqu'aux os. Ce mal épouvantable sautait parfois une -génération; indulgent pour Henri II et Catherine, il retomba d'aplomb -sur les petits-fils, qu'il mina sous diverses formes. Il nous délivra -des Valois. - -François II et sa jeune reine Marie Stuart faisaient un grand -contraste. C'était un petit garçon qui ne prit sa croissance que six -mois après. Pâle et bouffi, il gardait ses humeurs, ne mouchait pas. -Bientôt, il moucha par l'oreille, et dès lors il ne vécut guère. Un -nez camus complétait cette figure royale. - -Il n'avait pas fallu moins que la violence des Guises, leur féroce -impatience, pour marier cet enfant malade, que sa mère défendit en -vain. On a vu qu'ils le mirent avec leur dangereuse nièce Marie Stuart -(pour le gouverner? ou le tuer?), comme on jette une cire au brasier. -Non formé, misérable de ce don ravissant, il se mourait pour elle. Il -n'y eut jamais pareille fée. Sa beauté, célébrée par les -contemporains, était la moindre encore de ses puissances. Les -portraits sérieux nous la montrent fort rousse, de cette peau fine, -transparente et nacrée qu'avait son oncle le cardinal; l'oeil vif, -mais brun, qui par moment dut être dur. Étonnamment instruite par les -livres, les choses et les hommes, politique à dix ans, à quinze elle -gouvernait la cour, enlevait tout de sa parole, de son charme, -troublait tous les coeurs. - -En cette merveille des Guises (comme en eux tous) il y avait tous les -dons, moins la mesure et le bon sens. Chimérique, malgré son intrigue, -avec tant d'apparence de ruse et de finesse, elle donna dans tous les -panneaux. - -Tout le monde voyait qu'à cette flamme l'enfant royal aurait fondu -bientôt, qu'on passerait au second enfant (Charles IX), qui, si l'on -en croit l'ambassadeur d'Espagne, n'était guère moins malsain,--que du -second on irait au troisième (Henri III) et au quatrième. Les Guises -parfois s'en lamentaient, déploraient cette race lépreuse; on se -faisait à l'idée d'en changer. - -À chacun donc de se pourvoir. La traversée terrible de cinq minorités -de suite avait anéanti l'Écosse. Une seule, la folie de Charles VI, -avait comme assommé la France. Bon temps qui allait revenir. La -fameuse garantie de l'ordre, la forte unité monarchique (qui fut -toujours une république de favoris), allait nous en donner une autre, -une république de nourrices, de mères et de gardes-malades. Que -deviendrait la loi salique qui excluait les femmes du pouvoir? Le -salut de l'État posé dans un individu, l'État tombait fatalement aux -mains conservatrices par excellence, qui répondaient le mieux de cet -individu, aux mains de la mère. Une étrangère allait régir la France. - -Le petit roi malade, assis entre les femmes, la Florentine et -l'Écossaise, soufflé par elles, dit très-bien sa leçon. Il remercia le -connétable avec bonté, et, quand il lui remit le sceau, le prit et le -garda, reconnaissant de ses services et voulant soulager son âge, -bref, le chassant avec honneur. - -La reine mère, qui avait besoin des Guises contre le roi de Navarre, -premier prince du sang et tuteur naturel, se montra vive contre le -connétable. Elle lui reprocha d'avoir dit au feu roi que pas un de ses -enfants ne lui ressemblait: «Je voudrais, lui dit-elle, vous faire -couper la tête.» Pendant qu'elle flattait ainsi les Guises, elle -recevait contre eux des lettres secrètes des protestants, à qui elle -laissait croire qu'elle était touchée de leur sort, point ennemie de -leurs doctrines. Plus tard, en mainte occasion, elle affecta d'écouter -Coligny. - -Maîtres de tout, les Guises n'étaient que plus embarrassés. Leur -guerre sous Henri II avait mené la France à bout. Le plus liquide de -la succession était quarante-deux millions de dettes. Somme énorme! -Nul moyen de créer des ressources. Les États, si on les assemble, -commenceront par chasser les Guises. Le cardinal de Lorraine n'y sut -d'autre remède que de ne plus payer les troupes, de désarmer. Dès lors -on devenait bien faible, humble, devant l'Espagne, et, au dedans, en -grand péril, avec tant d'éléments de troubles. Quant aux créanciers -importuns et aux solliciteurs, le cardinal sut s'en débarrasser. Il -afficha aux portes de Fontainebleau: «Tout demandeur sera pendu.» - -Nous sommes à même aujourd'hui d'apprécier la politique des Guises. -Les lettres de Granvelle et du duc d'Albe établissent: 1º que leur -brillante guerre, qui nous donna Metz et Calais, n'en eut pas moins -pour résultat de mettre la France aux pieds de l'Espagne; 2º que les -chefs des partis, les hommes considérables qui menaient tout, -dépendaient de Philippe II; leur concurrence tournait au profit de son -ascendant. - -Le connétable fut toujours espagnol. Le cardinal de Tournon, homme -spécial de la reine mère, l'était également. Il en était de même de -Saint-André, le riche favori d'Henri II. (Granv., VII, 275.) - -Les Guises l'étaient-ils à cette époque? En Écosse et en Angleterre, -ils se portaient pour chefs des catholiques, en concurrence de -l'Espagne. Mais, en France, telle était leur misérable position, que, -sans l'appui moral de Philippe II, ils n'eussent pu se soutenir. - -Le plus dépendant de l'Espagne était Henri de Vendôme, roi de Navarre. -Sa femme, Jeanne d'Albret, une sainte du parti protestant, fortifiait -sa position de premier prince du sang par la faveur, les voeux d'un -grand parti prêt aux plus extrêmes sacrifices, qui, par-dessus son -zèle ardent et fanatique, aurait porté dans l'action toute l'énergie -du désespoir. Mais ce prudent Henri suivait peu des _conseils de -femme_; ses conseillers étaient deux traîtres, un d'Escars et un jeune -évêque, bâtard du chancelier Duprat. Ils le menaient au gré de ses -ennemis. Sous leur direction, il joua un jeu double, faisant bonne -mine aux protestants d'une part, de l'autre négociant à Madrid. Les -Espagnols le leurraient de l'espoir de l'indemniser pour la Navarre -espagnole. Point de roman, de rêve, dont on n'ait amusé cet homme -crédule. Une fois, on lui donnait la Sardaigne; une autre fois, la -Sicile, la Barbarie. Lui-même, par une idée encore plus folle, il -offrit à Philippe II, au pape, de leur conquérir l'Angleterre, qu'il -aurait tenue d'eux en fief. - -Dès 1559, au moment où Montmorency l'appelait à venir en hâte prendre -la direction des affaires, lui, il regardait vers l'Espagne, implorait -Philippe II pour son indemnité. Cette Navarre lui fit manquer la -France. - -Voilà le chef du parti protestant, et l'une des causes de sa ruine. La -république religieuse eut cette contradiction fatale d'aller chercher -pour chef un roi. - -Les Guises étaient terrifiés, s'imaginant que ce parti voyait et -voulait son vrai rôle, _une grande république à la Suisse_. Ils -essayèrent souvent d'en arracher l'aveu aux réformés, très-éloignés de -cette idée. - -Les Guises, sans argent, et partant sans soldats, devaient attendre -que le roi de Navarre, avec ses lestes bandes d'admirables marcheurs -gascons, arriverait à Paris vingt jours après la mort d'Henri, -balayerait le gouvernement, mettrait la main sur François II, -convoquerait les États, et se ferait par eux lieutenant général, -régent, tuteur, vrai roi au nom du petit roi. À cela il n'y eût eu -aucun obstacle. Et les Guises n'y opposèrent rien qu'une lettre de -Philippe II. - -Pendant que cette dupe, le mou, l'inepte Navarrais, voyage à petites -journées, les Guises, à qui ses conseillers vendaient leur maître jour -par jour, et qui savaient ses moindres pas, font écrire par la reine -mère à Madrid une lettre touchante et maternelle, où elle prie son bon -gendre, Philippe II, d'aider et d'appuyer le jeune âge de son fils. Le -voudrait-il? on en doutait. Il hésitait à soutenir en France les -Guises, qui en Angleterre se portaient ses rivaux. - -Même avant la réponse de l'Espagne, le Navarrais s'était perdu. Les -Guises le virent, et l'enfoncèrent par des outrages publics. Ils lui -laissèrent ses malles à la porte de Saint-Germain, en pleine route, -sans les laisser entrer, le logèrent sous le ciel. Saint-André -l'hébergea par charité. Il alla à Paris, pour sonder les -parlementaires, prudemment et timidement. La nuit, il courait chez eux -déguisé. Il trouva tout de glace. Les Montmorency et les Châtillon se -gardèrent bien d'aller à lui. - -Alors la lettre de Philippe II arriva, l'assomma. Cette lettre, lue en -conseil devant lui, était une terrible menace d'intervenir, de faire -entrer en France quarante mille Espagnols, d'employer sa vie même, -s'il le fallait. Le Navarrais fut tué du coup. À partir de ce jour on -le vit courtisan des Guises, les suivre, dédaigné d'eux, n'en tirant -pas même un regard. - -Voici le commencement du règne de l'Espagne en France. Règne facile. -Sur tous, il lui suffisait de souffler. - -Les Guises, en même temps, par un coup imprévu, étaient prosternés aux -pieds de l'Espagne. Leur violence étourdie les avait perdus en Écosse. -Malgré leur soeur, la reine douairière, qui connaissait mieux le -péril, ils avaient entrepris de faire en ce royaume une _razzia_ des -protestants et le séquestre de leurs biens. Projet fou qui était la -base d'un autre encore plus fou, l'établissement sur ces biens de -mille gentilshommes français qui, obligés au service militaire, -eussent tenu le pays en bride; une miniature enfin du grand -établissement de Guillaume le Conquérant en Angleterre. Ce beau projet -réconcilia l'Écosse; tous les partis s'unirent. Maîtres d'Édimbourg le -29 juin, le jour de la mort d'Henri II, ils dépouillent Marie de Guise -de la régence. - -Ils ont l'appui d'Élisabeth, et d'une armée anglaise, qui chassera à -la fin les Français. Les Guises, d'autre part, étaient appelés en -Angleterre; les catholiques anglais leur offraient l'île de Wight. Qui -les arrêta? Qui garda Élisabeth et lui permit d'assurer en Écosse la -victoire du protestantisme? On en sera surpris, ce fut le roi -d'Espagne qui défendit aux Guises d'accepter. - -Ainsi partout l'Espagne. C'est elle encore qui empêche les Guises de -tenir en France un concile national, les oblige d'envoyer au concile -général qui se tient à Trente, sous le bâton de l'Espagnol. - -Donc, l'Espagne faisait la terreur de l'Europe. - -On se fût rassuré, si l'on eût su l'état réel de Philippe II comme -nous le savons aujourd'hui, pouvant lire dans ses lettres et celles de -ses ministres sa misère et son impuissance. - -Nous apprenons d'abord du duc d'Albe que toute l'inquiétude de -l'Espagne, pendant quatre ans, fut d'empêcher que _la machine_ (de la -France) _ne se disloquât, n'étant pas encore en mesure_ de profiter de -ses débris. (Granv., VII, 281.) - -On voit, par les lettres de Granvelle, sa grande inquiétude, qu'il -n'arrivât la moindre chose en Europe, par exemple une tentative de la -Savoie sur Genève; _Berne en prendrait prétexte pour s'emparer du -Milanais ou de la Franche-Comté, que_, dit-il, _nous ne pourrions -jamais reprendre_. Philippe II lui répond qu'il est de cet avis, et -qu'il y faut bien prendre garde, retenir la Savoie. L'Espagne est si -malade qu'elle a peur du canton de Berne. (Granv., VI, 103, 104, 153, -195; juin 1560.) - -«Que deviendrions-nous, dit Granvelle, s'il y avait quelque trouble -ici, aux Pays-Bas!» (Granv., VI, 41, 43.) - -Cette misère datait de loin. Déjà, en 1556, Charles-Quint, ayant -abdiqué, resta des mois aux Pays-Bas, sans pouvoir passer en Espagne, -_faute d'argent_. La scène de l'abdication, qui inaugurait le nouveau -règne, se passa dans une salle encore tendue du deuil récent de Juana, -la mère de Charles-Quint. Pourquoi? _l'argent manquait_. On garda le -noir par économie. - -En janvier 1561, l'argent du roi manque pour envoyer un courrier à -Rome; Granvelle le dépêche à ses frais. Il manque même pour arrêter un -grand hérétique qui d'Angleterre arrive aux Pays-Bas. (Granv., VI, -247.) - -L'Espagne a une littérature qui manque ailleurs, celle des gueux. Mais -elle n'a rien, en tous ces livres, de comparable à la conversation -lamentable qui se tient par écrit entre Malines et Madrid, entre -Granvelle et Philippe II. Celui-ci, dont les Pays-Bas sont la mine -véritable (lui rapportant cinq fois plus que les Indes), veut que -Granvelle et Marguerite fassent un effort désespéré pour tirer encore -quelque argent. Pour cela, il ne cache rien, montre sa nudité; il leur -écrit, leur confie de sa main le secret de la monarchie, son budget -déplorable. Pour cette année, _dépense dix millions, et recette un -million_ (le reste est épuisé d'avance); donc, _neuf millions de -déficit_. - -La pièce est curieuse. Entre autres détails importants, on voit que -l'armée se débandait, qu'elle eût laissé les garnisons frontières s'il -n'était venu un peu d'argent des Indes, qu'on devait deux ans de -solde, _que les soldats espagnols pourraient bien se vendre à la -France_; même la maison du roi ne touche rien, etc. (Gr., VI, 146, -156, 183.) - -Il ne peut plus payer les pensions aux chefs des reîtres, aux princes -faméliques de l'Allemagne. Rien au prince d'Orange, dont la nombreuse -maison meurt de faim. Rien au beau-frère de ce prince, Schwarzbourg, -que la misère réduit à vendre ses trois filles (Gr., VI, 167, 550). -Philippe II voudrait payer ces Allemands, il les payera plus tard, -Granvelle peut le leur dire. En attendant, que faire? «À l'impossible, -nul n'est tenu.» (Gr., 167.) - -Toute la ressource que voit Philippe II pour le moment, c'est de -vendre ce qu'il a dans les mains, des indulgences papales; il propose -à Granvelle de publier un jubilé. - -Le ministre répond avec bon sens que les Flamands, qui viennent -d'avoir un jubilé gratis, se garderont bien de payer celui que le roi -voudrait vendre. Il peint, déplore sur tous les tons l'épuisement des -Pays-Bas. Et, en réalité, la Hollande (Wagenaar) avait, aux derniers -temps, payé par an deux ans d'impôt. - -Enhardi par cette confiance surprenante de Philippe II, Granvelle se -hasarde à lui dire qu'Anvers ne «veut pas croire la détresse de -l'Espagne, sachant par le commerce les sommes que S. M. _a dans les -mains_ et pourrait réaliser dans peu.» C'était en effet une ressource -singulière de ce gouvernement. Parfois les lingots, arrivant des Indes -à Séville pour tel négociant, étaient saisis pour un besoin public; en -place il recevait une feuille de papier, un titre pour en toucher la -rente. - -Ce qui effraye dans cette pauvreté de l'Espagne, c'est qu'en réalité -elle avait peu fourni à Charles-Quint. Les horribles dépenses de -l'empereur avaient porté sur les Pays-Bas, l'Italie et un moment sur -l'Allemagne. Qu'était donc ce pays qui, sans donner, s'appauvrissait -toujours? - -Deux cancers le rongeaient: la vie noble, l'idée catholique. La -première desséchait l'industrie, méprisait le commerce, annulait -l'agriculture. La seconde multipliait les moines, étendait chaque jour -la police de l'Inquisition; mais peu à peu cette police rencontrait le -désert; tous, se faisant persécuteurs pour n'être pas persécutés, -n'eussent bientôt trouvé à brûler qu'eux-mêmes. Les Juifs manquaient -aux flammes, les protestants manquaient. L'Inquisition affamée -cherchait au loin, et jusqu'aux Pays-Bas. À chaque instant arrivait à -Anvers des dénonciations vagues, sans preuves, d'où? de l'Andalousie! -de l'inquisition de Séville! - -Faut-il le dire pourtant? ce cancer exécrable qui rongeait les os de -l'Espagne, pour l'heure même, la rendait terrible. Philippe II -apparaissait comme un peu plus qu'un pape, comme représentant du vrai -catholicisme austère, vengeur, épurateur de la foi catholique, le roi -des flammes. Rome suivait de loin. Le duc d'Albe parle du pape comme -de tout autre petit prince. - -Contre la France divisée, contre l'Angleterre agitée, l'Espagne avait -la force de sa grande attitude, n'ayant qu'un principe, et non deux. -Le jeune roi aussi, vivant renfermé, appliqué, toujours sur ses -papiers, mystérieux dans sa vie privée, correspondait à l'idée sombre -qu'on se faisait d'un monarque espagnol. Personne ne savait combien sa -nature forte, étroite, bigote et dure, sensuelle pourtant et cruelle, -allait se pervertir dans son épouvantable rôle. - -La France présentait un grand contraste avec l'Espagne. Ruinée -d'argent, il est vrai, elle surabondait de force. Une pléthore -maladive se montrait dans la violence des partis. Certaines classes -s'étaient immensément multipliées, la noblesse et la bourgeoisie. Le -peuple s'était fort aguerri. Et, ce qui étonnait le plus, telle -qualité, étrangère à l'ancienne France, avait apparu tout à coup. -L'austérité, la gravité, la pureté des moeurs protestantes, -transformèrent plusieurs villes, même de l'aveu des catholiques. -Nombre de ceux-ci, dans la robe surtout, envièrent et imitèrent la -noblesse morale des réformés qu'ils haïssaient. S'ils n'en prirent la -pureté chrétienne, ils eurent du moins leur gravité, leur tenue, leur -persévérance. - -Le duc d'Albe pense lui-même qu'à ce moment la France était -très-redoutable: «Si les Français n'avaient eu tant d'affaires sur les -bras, si Votre Majesté n'avait prévenu leurs projets, il leur était -facile de se rendre maîtres de la chrétienté tout entière.» (Gr., -VII, 240.) - - - - -CHAPITRE XI - -TERRORISME DES GUISES--LA RENAUDIE - -1560 - - -Les Guises, appuyés en France par Philippe II et ses rivaux en -Angleterre, comme chefs du parti catholique, avaient double sujet -d'imiter l'Espagne, dans ses furies contre les hérétiques, de la -surpasser, s'ils pouvaient. - -Comment allait s'organiser la machine des persécutions? - -On l'a vue déjà sous deux formes, la police des curés, les sermons -sanguinaires des moines. L'énorme clientèle du clergé dans Paris, les -confréries marchandes qui lui étaient affiliées, les bandes d'écoliers -tonsurés, les frères de toute robe, surtout les Mendiants, enfin, et -plus que tout, l'infini des misères publiques, le grand troupeau des -pauvres assidus aux églises, assiégeant les couvents, suivant les -prêtres distributeurs d'aumônes, tout cela, dis-je, rendait possible -la Terreur ecclésiastique. - -Force morale énorme, mais non moindre matériellement. Notre-Dame et -les grands abbés (Saint-Germain, Sainte-Geneviève, Saint-Martin, -etc.), nombre d'églises avaient juridictions, officiers, huissiers, -sergents et bedeaux. Tout cela appuyé du guet et du prévôt, d'autre -part soutenu des pauvres robustes à bâtons, c'était une cohue -redoutable. Qu'était-ce si le clergé, maître dans chaque paroisse, -avait fait appel aux bannières, à cette armée urbaine qui, dès le -temps de Charles VI, offrait un front de soixante mille hommes? - -Dès août 1559, un mois ou deux à peine après la mort du roi, le -cardinal de Lorraine dressa ses batteries. Le personnel de ses acteurs -se composait ainsi. - -Il y avait un clerc du greffe, Freté, homme d'esprit et parleur -habile, qui faisait l'apôtre à merveille; on le mettait fréquemment au -cachot avec les prisonniers douteux. Ce comédien les gagnait, les -tentait, leur faisait désirer la couronne du martyre. Chose peu -difficile, au reste; il suffisait de leur dire, comme faisait le -lieutenant criminel: «Si tu renies Jésus, il te reniera à son tour.» - -Il y avait encore un tailleur, Renard, homme nerveux, peureux, qui, -depuis l'horrible hiver de 1535, où l'on brûla tant d'hommes, vingt ou -trente ans durant, fut entre la peur et la foi. Il se fit, se défit, -se refit protestant. Quand la persécution revint, on lui dit que, -comme relaps, il était perdu. Effrayé, il se fit mener à -l'inquisiteur de Mouchi, lui donna les noms les adresses, tout le -détail des assemblées. En une fois il révéla toute l'Église. - -Son charitable conseiller, qui l'effraya et le mena, était un homme de -sac et de corde, un certain orfévre, Ruffange, ex-_surveillant_ -d'assemblées protestantes, destitué pour s'être approprié l'argent des -pauvres. Sur l'espoir de la belle prime qu'on promettait (la moitié de -la confiscation!), il s'était fait délateur patenté. On aurait rougi -cependant de ne produire que lui. Il fallait des témoins. - -Deux apprentis avaient été menés par leurs maîtres aux assemblées. -Puis, fiers de ce secret, ne voulant plus rien faire, ils furent mis à -la porte. Leurs mères, fort irritées, les mènent à confesse, leur font -déclarer tout. - -L'inquisiteur et un parlementaire accueillent, caressent ces garçons, -les gardent avec eux, les font manger et boire. Les vauriens, tout à -coup importants, bien nourris, parlent tant qu'on veut, davantage. Les -assemblées infâmes, les orgies aux lumières éteintes, tout ce qu'on -disait de sale, ils ont tout vu, tout fait. - -Ayant ces témoins respectables, on ramasse des forces. Archers du -guet, sergents de la justice, bedeaux et porte-croix, on réunit le ban -et l'arrière-ban. On fond rue des Marais sur une hôtellerie. -L'assemblée y était nombreuse; quatre hommes tirent l'épée; sans -s'étonner de cette racaille de police, barrent la porte de leur corps, -donnent le temps aux autres d'échapper. À force de pousser, la foule -entra pourtant. Tout fut cruellement saccagé, les gens blessés, les -caves surtout pillées, les tonneaux éventrés; une scène hideuse -d'ivresse, de sang et de pillage. - -On passa à d'autres maisons, aux dénoncés, puis aux suspects. On ne -voyait que gens traînés, meubles en vente, butin emporté. La police ne -pillait pas seule. Derrière elle venaient les _glaneurs_, tout ce -qu'il y avait de garnements dans la ville. Cela popularisait fort -l'exécution; le pauvre monde voyait bien qu'on ne perdait rien à -travailler pour Dieu. À chaque carrefour, des moines ou des abbés -crottés causaient et animaient les groupes. Et l'on voyait aussi aux -bornes de petits misérables qui étaient affamés et cherchaient leur -vie aux ordures; car personne n'osait leur donner: c'étaient les -enfants protestants. - -Les princes d'Allemagne en vain étaient intervenus, spécialement en -faveur de Dubourg, qui était encore à la Bastille. Ordre vint de -l'expédier. Tout appel épuisé, ses parents, à force d'argent, lui -avaient ménagé l'appel au pape. Il refusa et se laissa brûler. Ses -collègues, qui étaient ses juges, et qui brûlaient en lui les libertés -du Parlement, disaient: «Ce fut un juste; mais il a la loi contre -lui.» - -La justice s'étant suicidée elle-même, des libertés nouvelles -commencèrent dans Paris, celle surtout de battre les passants. À tous -les coins des rues, aux meilleures maisons catholiques, on mettait des -Vierges Maries devant lesquelles on marmottait. Ces marmotteurs ne -perdaient pas leur temps, ils arrêtaient les gens avec leurs boîtes ou -tirelires, où il fallait donner pour le luminaire de la bonne Vierge, -pour les messes qu'on lui dirait, pour les procès à faire aux -luthériens; qui ne donnait, était battu. Mode excellente qui alla -s'étendant. On se mit, avec des bâtons, à promener ces boîtes de -maison en maison. Un refus désignait pour le meurtre et le pillage. - -Cette Terreur dura tout l'hiver. Le cardinal triomphait tellement, -qu'il mena à grand bruit les deux apprentis à la cour, contant -cyniquement aux dames toutes les infamies protestantes. Le malheur -voulut cependant que, dans ce troupeau de moutons qu'on égorgeait -muets, il y eût un homme résolu, un certain avocat Trouillas, de la -place Maubert. Les deux vauriens parlaient fort des filles de -Trouillas et s'en vantaient. Le père, solennellement avec elles, alla -s'emprisonner, et exigea que la chose fût éclaircie. Les misérables, -confrontés, se coupèrent, s'embrouillèrent. Cette famille courageuse -couvrit la justice de honte. - -La protection publique cessant, le gouvernement s'affichant comme -gouvernement d'un parti, chacun était tenté de se protéger soi-même. -On lança édit sur édit pour défendre les armes, et on les enlevait de -vive force. Défense très-spéciale de voyager avec des pistolets. Ordre -de courir sus à qui en porte, et de crier sur lui: «Au traître! au -boute-feu!» Enjoint aux paysans de laisser leurs travaux, pour y -courir, de sonner le tocsin sur celui qui voyage armé. - -Une réaction était infaillible. Quels en seraient les chefs? Navarre? -Condé? l'amiral ou Montmorency? Celui-ci était poussé sans ménagement. -Guise n'était pas content d'avoir tiré de lui la charge de -grand-maître, et de son neveu le gouvernement de Picardie. Il faisait -encore au vieux Montmorency un procès ruineux sur je ne sais quelle -terre. Tel était ce pouvoir, irritant, provocant sur le petit et sur -le grand, tracassier, processif, menant de front deux guerres, celle -de force et celle de chicane, plaidant au Châtelet pour un champ, -pendant qu'à main armée il saisissait la monarchie. - -Ils pensaient, non sans vraisemblance, que le roi de Navarre d'une -part, Montmorency de l'autre, n'oseraient fâcher le roi d'Espagne, -dont le premier était l'humble client, l'autre le serviteur et -l'obligé. - -Condé, moins dépendant que son frère de l'Espagne, était chef naturel -de la révolution. On s'adressa à lui. Des hommes intrépides, de -fortune désespérée, s'offrirent, dirent que rien n'était plus facile, -qu'on ne nommerait pas même le prince, qu'il n'avait rien à faire qu'à -s'en aller princièrement jusqu'à la Loire, à Orléans, et là -d'attendre, qu'on ferait tout pour lui, qu'on enlèverait les Guises, -qu'on lui mettrait en main le roi et le royaume. - -L'homme qui se faisait fort ainsi de transférer la France était un -gentilhomme du Périgord, le sire de la Renaudie, ruiné et diffamé pour -un procès. À tort ou à raison? il n'est aisé de l'éclaircir. Lui-même -contait ainsi la chose. Sa famille avait élevé et nourri un jeune et -savant homme, le greffier du Tillet; ce nourrisson, dès qu'il eut -plumes et ailes, tourna du bec contre son nid; fort de sa position au -Parlement, il attaqua ses bienfaiteurs, leur fit procès, gagna. Ce -n'est pas tout; il fit happer la Renaudie, comme ayant fait des -pièces fausses. Tout cela d'autant plus facile, que du Tillet s'était -donné aux Guises, au cardinal de Lorraine, qui se servait de lui. Un -beau-frère de la Renaudie, messager du roi de Navarre, fut, par ordre -de François de Guise, mis à la torture à Vincennes, et étranglé par le -garrot, à la mode espagnole. - -La Renaudie, élargi, était passé en Suisse, avait vu les réfugiés à -Lausanne, à Genève, mis son épée aventurière à la disposition des -saints. La difficulté était de leur faire croire qu'il n'y avait pas -de révolte en tout cela. Les vrais révoltés, au contraire, disait-il, -les usurpateurs, c'étaient les Guises, qui tenaient le roi prisonnier. -On n'agissait que pour son bien, pour le remettre en liberté. - -Rien de plus innocent. Nul droit plus évident pour un peuple que -d'aller porter à son roi ses doléances. L'année dernière, on avait vu -les Écossais, d'un grand soulèvement pacifique, partir à la fois de -toutes les villes, aller par cent mille et cent mille, faire leurs -remontrances à Stirling. La France allait en faire autant; -pacifiquement, mais tout entière, elle devait se diriger vers Blois. -Seulement, comme on pouvait prévoir que les Guises fermeraient la -porte, il n'était pas inutile d'avoir quelques centaines d'épées de -gentilshommes qui se chargeassent de l'ouvrir. - -Les actes émanés des Guises, qui qualifièrent et frappèrent la -révolte, ne manquent pas, pour l'amoindrir, de la concentrer dans la -Renaudie et ceux qui armèrent avec lui. Ce qui est sûr, c'est qu'un -petit nombre de nobles, venus de toutes les provinces, se rallièrent à -lui à Nantes, et s'engagèrent pour eux et leurs amis. Voilà ce qu'on -appelle conjuration d'Amboise ou conjuration de la Renaudie. Les -histoires postérieures, écrites longtemps après sous Henri IV, les de -Thou, les Matthieu, pour abréger ou simplifier, unifient, concentrent -et précisent, écartent nombre de circonstances, réduisent une grande -révolution à un petit mouvement. Les modernes encore plus. L'un d'eux, -sans preuve, raison ni vraisemblance, suppose une assemblée en règle -de tout le parti protestant, et présidée par Coligny! - -Tenons-nous-en aux récits du temps même, rétablissons les -circonstances qu'on a cru pouvoir écarter. La révolution reparaît ce -que le seul bon sens devait faire présumer, immense, infiniment -diverse, mais absolument spontanée. - -L'équivoque de la Renaudie ne trompait que ceux qui voulaient l'être. -On devinait parfaitement qu'un homme comme le duc de Guise ne serait -pas aisément enlevé, qu'il y aurait un rude combat. Et l'on sentait -aussi qu'aller en armes arracher au roi ses premiers serviteurs, ses -oncles (par sa femme), le délivrer des Guises pour l'assujettir à -Condé, ce n'était pas précisément un acte d'obéissance. - -Rien n'indique que les ministres protestants y aient pris la moindre -part. Ils recevaient encore le mot d'ordre de Genève, et Genève -condamna cet événement. - -Beaucoup de Français s'abstinrent de même par loyauté et fidélité -monarchique. Ils auraient cru entacher leur honneur. Au moment où le -roi d'Espagne venait de s'engager à protéger le petit roi, une telle -prise d'armes pouvait donner prétexte à l'invasion espagnole. - -Enfin, chose très-grave, de grands mouvements populaires avaient lieu -en Normandie, d'un caractère anarchique et sinistre, absolument -étranger et contraire à l'influence de Genève. Un maître d'école de -Rouen prêchait la résistance à main armée, non pas la nuit dans -quelque cave, mais le jour en plein champ, à un peuple innombrable. -Cet homme, dont les protestants parlent avec horreur et qu'ils -flétrissent du nom d'anabaptiste, rappelait les prophètes de Munster -par son illuminisme, ses visions, ses révélations. L'Esprit le -saisissait quand il planait sur cette foule. Il luttait, se débattait -contre, écumait, se tordait. Enfin l'Esprit était vainqueur, le -torrent débordait en brûlantes paroles qui toutes ne prêchaient que -l'épée. - -Cette génération, élevée dans la terreur de la tragédie de Munster et -dans la plus profonde antipathie pour l'anabaptisme, avait d'autant -plus d'éloignement pour toute résistance armée. Il fallut des -circonstances inouïes, les plus cruellement provocantes, pour l'amener -à la guerre civile. Aussi l'on ne voit pas que beaucoup de gens aient -armé. La grande foule qui se mit en mouvement, partit sur ce mot -d'ordre qu'on répandit: _Aller se plaindre au roi_. Elle partit sans -armes, innocente et confiante, de toutes les provinces, croyant -uniquement appuyer une remontrance sur le gouvernement des _Lorrains_ -et l'usurpation _étrangère_, en faveur des princes du sang, du droit -national, de l'autorité légitime. Dans une chose tellement licite, il -n'y eut ni crainte, ni précaution, ni mystère. Toutes les routes se -couvrirent de gens qui marchaient vers la Loire, sans être affiliés à -la conjuration, probablement sans savoir même le nom parfaitement -obscur de la Renaudie. - -Notez que, dans ceux même qui armèrent et furent pris, il n'y a aucun -nom connu. Le plus considérable est un baron de Castelnau, apparenté à -quelques grandes familles. Du reste, aucun seigneur. C'étaient, en -tout, quelques centaines de petits gentilshommes, étrangers à la haute -noblesse, et non moins inconnus à la grande foule populaire qui allait -se plaindre au roi. - -Ce qu'il y avait de considérable parmi les nobles délaissait les -Guises et la cour dans une grande solitude, et s'était tout d'abord -groupé autour des Montmorency et des Châtillon. Toute la crainte des -Guises, qui furent de très-bonne heure avertis du mouvement, c'était -que les trois Châtillon, l'amiral Coligny, le cardinal Odet et -Dandelot, n'en prissent la conduite. De quoi ils étaient -très-éloignés, et comme neveux du connétable, et comme loyaux sujets, -enfin comme chrétiens protestants, encore très-soumis à Genève, fort -éloignés des doctrines hardies de Knox et du _covenant_ écossais. Ils -ne voyaient pas clair dans ce grand mouvement anonyme d'une foule -mêlée, encore moins dans cette ténébreuse chevauchée d'un homme mal -noté, qui, avec un parti de petite noblesse, avait aussi embauché -quelques reîtres, nouvellement licenciés. - -La Renaudie était venu à Paris, sans nul doute pour tâter les -ministres réformés, qui y avaient déjà un centre. Tout indique qu'il -échoua. L'affaire eût été bien autrement organisée, harmonique et -d'ensemble, s'il eût eu l'appui des églises qu'on venait de -constituer. N'ayant Genève, il n'eut Paris. Il dut manquer la France. - -À Paris, il logeait au faubourg Saint-Germain, dans la maison garnie -que tenait un certain avocat Avenelles. Cet homme, à qui on put cacher -la chose, y entra, puis s'en effraya et dit tout à Millet, secrétaire -du duc de Guise (qui a compilé ses Mémoires). Millet leur mena -Avenelles. Ils étaient déjà avertis, surtout d'Espagne. Ils virent que -la chose était sérieuse, et se jetèrent, avec le roi, au fort château -d'Amboise. - -Là, ni troupes ni munitions dans le château. La ville même d'Amboise -pleine de protestants. La grande ville voisine, Tours, indifférente ou -hostile. La nécessité d'attendre que le secours leur vint de Paris, de -cinquante ou soixante lieues. Si la Renaudie eût agi seul, et fût venu -d'une seule course avec deux ou trois cents chevaux, il prenait le -renard au gîte. Il aurait eu la ville sans coup férir, et le château, -sans vivres ni poudre, eût été obligé de traiter au bout de deux -jours. - -Mais l'assemblée de Nantes, peu confiante pour la Renaudie, lui avait -donné un conseil de six personnes qui l'obligèrent d'agir _avec -prudence_, autrement dit de manquer tout. On s'attendit les uns les -autres; on voulut agir en cadence avec _le chef muet_ (Condé); on -attendit peut-être ce que feraient les Châtillon. - -Les Guises étaient perdus sans l'incroyable chance qu'ils eurent de -voir leurs ennemis, les Châtillon, Condé, se mettre dans Amboise avec -eux, déconcerter l'attaque, paraissant être pour les Guises, et, par -leur seule présence, manifestant la discorde morale et l'impuissance -de la révolution. - -Nous l'avons dit: l'opposition protestante, et toute opposition alors, -était brisée d'avance par son incertitude sur la question capitale: -_Faut-il obéir aux puissances injustes?_ Oui, répond le Christianisme. -Non, répond la Révolution. - -Les Guises n'ignoraient pas que Coligny était chrétien, et chrétien de -Genève; donc, qu'il obéirait. Ils n'hésitèrent pas à l'appeler. - -Ils lui firent écrire par la reine mère que nos troupes étaient -assiégées en Écosse, qu'il fallait aller à leur secours, forcer le -passage à travers les vaisseaux anglais, que le roi voulait s'entendre -avec eux. À l'instant même, les trois frères arrivèrent, Coligny, -Dandelot, Odet le cardinal. Ils ne virent que la France et ils -sauvèrent leurs ennemis. - -La présence du cardinal de Châtillon, inutile pour la question de -guerre, indique assez que les trois frères espéraient profiter de -cette crise pour la cause de la liberté religieuse. - -En effet, à peine arrivés (fin février), on les caresse, on les -entoure, on leur demande ce qu'il faut faire. Ils répondent en deux -mots: _Amnistie, liberté_. À quoi on leur dit qu'on a peur d'irriter -le parti contraire. On réduit la concession à un acte bâtard qui -amnistie le passé pour ceux qui se repentent et changent. Mais on -excepte _ceux qui conspirent sous prétexte de religion_. On excepte -les _ministres_ mêmes. On met au bas de l'acte les noms des membres du -conseil, spécialement les Châtillon. - -Coup terrible pour la Renaudie. Mais un autre lui vient plus fort. - -Condé venait lentement entre Orléans et Blois. Un lieutenant des -Guises qui allait à Paris le rencontre, lui dit avec une légèreté -méprisante qu'on sait tout, qu'on n'en tient grand compte. Le prince -perd la tête; il sent le ridicule de sa situation; il voit qu'on se -rira de lui, qu'on chansonnera sa prudence. Et, pour se montrer brave, -il va se jeter dans Amboise. - -Les Guises, surpris de leur bonne fortune, traitent cet étourdi avec -le mépris qu'il mérite. Ils sentent que, par lui, ils seront -vainqueurs sans combat. - -Forts dès lors, ils écrivent au roi de Navarre, lui font peur de -l'Espagne, mettent sa pauvre tête dans un tel ébranlement, qu'il -rassemble des forces, surprend et taille en pièces trois mille hommes -de son parti; il se lave dans le sang des siens. - -La Renaudie était un homme peu ordinaire. La duperie des Châtillon, -l'insigne étourderie de Condé, la complète connaissance que les Guises -ont de son plan, rien ne peut lui faire lâcher prise. Il se tient à -six lieues d'Amboise. Il sait parfaitement que les Guises n'ont encore -que cinq ou six cents hommes, qu'ils ne les emploient au dehors qu'en -dégarnissant le château. - -Ayant dans la ville d'Amboise une centaine de réformés, cet homme -d'indomptable courage se tient prêt à frapper un coup. - -Le parti, malheureusement, lui avait donné des lieutenants qui lui -ressemblaient peu. L'un d'eux, baron de Castelnau, homme de haute -noblesse, de science et de grande piété, conduisait une petite bande -du Périgord. Assiégé dans une maison par le duc de Nemours et cinq -cents cavaliers, il parvint cependant à faire avertir la Renaudie. -C'était justement l'occasion que celui-ci attendait. Il calcula que si -Castelnau résistait, il trouverait les Guises à peu près désarmés. Au -grand galop il courut vers Amboise. Trop tard. Il sut en route que -Castelnau avait parlementé, que, Nemours lui donnant sa parole de -prince _de le mener au roi_ sans qu'il lui arrivât mal, _de lui faire -donner audience_, le bonhomme l'avait remercié de lui procurer sans -combat un tel excès d'honneur. Inutile d'ajouter que la parole de -prince, l'honneur, l'audience royale, se résumèrent en une cave où il -fut jeté en attendant qu'on l'étranglât. - -La Renaudie fut tué, peu après, dans une obscure rencontre. Mais les -Guises purent voir que sa mort ne finissait rien. Ces hommes obstinés, -intrépides, arrivaient toujours et toujours pour se faire tuer. On en -trouvait tout autour dans les bois. Amenés, ils ne paraissaient pas -dans une humble attitude de captifs, mais parlaient franchement, tout -haut et menaçants, disant sans détour qu'ils venaient uniquement pour -chasser les Guises. On pouvait les tuer, non leur ôter leur espoir, -tant ils étaient sûrs de leur cause et de la justice de Dieu. Au -milieu même du triomphe des Guises, il y eut encore un gentilhomme -d'un si aventureux courage, qu'il faillit enlever la ville sous leurs -yeux, et que, sans un malentendu, la chose eût encore réussi. - -Cette obstination jeta Guise dans un sauvage désespoir. Il jugea fort -bien dès ce jour qu'il périrait par ce parti: «Du moins je vengerai ma -mort, dit-il, je jouerai quitte ou double; j'en tuerai tant qu'il en -sera mémoire.--Attendez donc au moins, dit le chancelier Ollivier, que -vous ayez les chefs.» Mais il ne voulut rien attendre. Il se donna à -lui-même (17 mars) des lettres royales qui le firent lieutenant du roi -pour les faire mourir _sans forme de procès_. Il avait mis au bas: _De -l'avis du conseil_, qu'il n'avait daigné consulter. - -Le mouvement était si vaste et si universel, qu'on dédaignait ou -ignorait (dans les provinces lointaines) la Terreur de la Loire. - -En Berry, en Guyenne, des soulèvements commençaient. En Provence, -trois mille hommes armés forçaient la ville d'Aix pour délivrer un -prisonnier. Dans le Dauphiné même, dont Guise était le gouverneur, les -protestants s'inquiétèrent si peu de l'échec de la Renaudie, qu'ils -prirent ce moment même pour occuper une église de moines, en faire un -temple. Le danger était plus grand à Rouen, où l'anabaptisme se -prêchait hardiment aux grandes foules d'ouvriers, bravant également et -les catholiques impuissants et les protestants dépassés. - -Nul doute que cette situation n'intimidât et ne paralysât les -Châtillon. On les retint d'autant mieux à Amboise à attendre les -vieilles bandes qui allaient venir, disait-on, et s'embarquer avec eux -pour l'Écosse. Dandelot écrit dans ce sens à son oncle le connétable -(26 mars 1560). Il espère qu'on étouffera _ces mauvaises et -pernicieuses volontés_; l'exécution des prisonniers _continue tous les -jours_. Il n'en écrit pas davantage. - -Exécutions sans procès et sans preuves. On ne put jamais rien tirer -des prisonniers que parfait dévouement au roi. La situation du -chancelier Ollivier qui les interrogeait, les trouvait innocents et -les voyait périr, était épouvantable, pleine d'horreur et d'infamie. -Cet homme éclairé, modéré, au bout d'une carrière honorable, marquée -par des réformes utiles, se laissait traîner par les Guises, abîmer -dans la boue, dans la damnation. Ses prisonniers étaient ses juges et -le tenaient sur la sellette. L'un d'eux (c'était le baron de -Castelnau), à qui Ollivier demandait où il était devenu si savant, lui -répondit: «Chez vous, par vos exhortations, quand vous me disiez -d'aller à Genève, quand je vous vis pleurer votre faiblesse pour le -massacre des Vaudois, et que vous sentîtes dès lors que vous étiez -rejeté de Dieu.» - -Un autre, un orfévre, nommé Picard, alla plus loin. Il lui défila -toute sa vie, lui rappela combien de fois il lui avait porté des -livres protestants et révéla son intime intérieur. Le chancelier, -comme un homme blessé et chancelant, faisait le brave encore. Il -menaçait un jeune homme de le faire pendre. «Pendre! dit celui-ci, -cela est bien aisé à dire. Si l'on vous eût pendu lorsque vous l'avez -mérité, vous seriez sec depuis trente ans. Rappelez-vous qu'étant -écolier à Poitiers vous tuâtes méchamment un camarade, si bien que -votre père depuis ne voulut plus vous voir. Et rappelez vous aussi -que, pour ce meurtre vous avez laissé pendre votre ami Arquinvilliers -à la place Maubert.»--Cette révélation d'un crime si longtemps ignoré, -qui lui éclatait tout à coup, fut une lame qui lui perça le coeur. Il -ne contredit pas, et resta là anéanti. On le prit, on le porta à son -lit. Et le vieillard débile, devenant frénétique, se mit à battre son -lit plus fort que n'eût fait un jeune homme. Tout le monde était -épouvanté. Le cardinal de Lorraine y alla, pour que du moins il mourût -décemment. Mais Ollivier ne put le voir. Il s'écria: «Ah! cardinal, -par toi, nous voilà tous damnés.--Mon frère, dit le prélat, résistez -au malin esprit.--Bien dit! bien rencontré!» dit l'autre avec un rire -horrible. Il tourna le dos, et mourut. - -Quand le duc de Guise le sut, il fut exaspéré de l'audace du mourant -qui damnait un homme comme lui. «Damnés! damnés! s'écriait-il, tirant -sa barbe rousse. Il en a menti, le vilain!... Il est mort comme un -chien, qu'on me le jette à la voirie!» - -Cette certitude qu'il avait d'être tué tôt ou tard le rendait -très-féroce. Castelnau, ayant longuement disputé de la foi avec le -cardinal, lui fit accepter quelque chose, et il en prenait à témoin le -duc: «Eh! que m'importe à moi? dit celui-ci. Qu'ai-je à faire de ta -religion? mon métier n'est pas de parler, mais de couper des -têtes.--Mot indigne d'un prince!» dit courageusement le martyr. - -Les femmes et les enfants étaient menés, après souper, voir les -exécutions. Les petits frères du roi s'y habituaient et finirent par -en rire. - -Les dames avaient pitié dans le commencement. La duchesse de Guise, -qu'on traîna pour voir ce spectacle, rentra éperdue chez la reine -mère. «Qu'avez-vous? lui dit celle-ci.--Ce que j'ai? Ah! madame! je -viens de voir la plus piteuse tragédie, le sang innocent répandu, les -bons sujets du roi à mort... Comment douter qu'un grand malheur ne -frappe bientôt notre maison!» - -Personne ne fut exempt de cette complicité des yeux. On exigea de -Condé même qu'il regardât par la fenêtre, qu'il vît mourir ceux qui -mouraient pour lui. On l'y traîna, pour ainsi dire. À ce dernier degré -de honte, mordu au coeur, il s'écria: «Je comprends bien pourquoi on -fait mourir tant de braves gentilhommes qui ont rendu tant de -services. Les étrangers auront bon temps; avec l'aide d'un prince -ennemi, ils mettront en proie le royaume.» Ce mot était tout un -réquisitoire pour faire mourir plus tard les Guises. Ils comprirent, -et le cardinal dit qu'il fallait le tuer. On assure qu'ils auraient -voulu que François II, qui jouait souvent avec lui, lui donnât un coup -de dague. Comment compter pourtant sur une main si faible? on ne -tenait ni le roi de Navarre, ni Montmorency. Qu'eût-il servi d'égorger -Condé! - -Toutefois, pour être folle, l'idée eût pu, à la rigueur, leur -traverser l'esprit. Le cardinal était dans le paroxysme féroce d'un -poltron rassuré qui se venge de sa peur; Guise, dans la sauvage fureur -d'un homme qui s'est cru adoré, et qui se voit maudit. Il avait soif -de sang. Toutes les lettres qu'il fait écrire, comme lieutenant du -roi, ne parlent que de tuer, pendre, tailler en pièces: «En finir avec -la canaille qui ne fait que charger la terre,» etc., etc. Sans parler -des potences, et des têtes fichées, les cadavres exposés au marché, -dont on souffrait la puanteur, on noyait dans la Loire, on tuait dans -les bois, on tuait dans le château. Un gentilhomme étant venu -s'informer de la santé de Guise de la part du duc de Longueville, qui -se disait malade (pour se dispenser de venir), Guise voulut qu'il -emportât un effet de terreur, et qu'on sût bien quel homme désormais -il était. Il le reçut à table, et dit: «Rapportez-lui que je me porte -bien, et de quelle viande je me régale.» On amena un homme grand, de -belle apparence, qui fut accroché par le cou aux barreaux des -fenêtres, et lancé sous les yeux du gentilhomme épouvanté. - -Mais ces morts n'étaient pas muettes. On n'avait pas si bon marché de -ces hommes d'épée que des pauvres martyrs des villes, ouvriers, -artisans, qui, quarante ans durant, avaient alimenté la flamme des -bûchers, sans rien faire que bénir, prier. Ceux-ci priaient contre -leurs assassins, voulaient leur châtiment, et déjà le commençaient par -leurs regards et leurs paroles. Ils sentaient avec eux la France, la -vraie France, le ciel et l'avenir. Ils levaient en mourant leurs mains -loyales à Dieu. L'un d'eux, M. de Villemongis, trempa les siennes dans -le sang de ses amis déjà exécutés, et, les élevant toutes rouges, cria -d'une voix forte: «C'est le sang de tes enfants, Seigneur! Tu en -feras la vengeance!» - - - - -CHAPITRE XII - -MORT DE FRANÇOIS II ET CHUTE DES GUISES - -1560 - - -Le 31 mars et le 12 avril, les Guises firent faire au nom du roi deux -apologies de l'affaire d'Amboise, l'une envoyée au Parlement, l'autre -au roi de Navarre. Ils réduisirent les tailles, et créèrent chancelier -un homme connu pour modéré, L'Hospital, chancelier de la soeur d'Henri -II, Madeleine, récemment mariée au catholique duc de Savoie, mais qui -tenait à Nice sa cour dans un tout autre esprit. - -Changement subit, inouï, incroyable! Disons mieux, défaillance étrange -des Guises! Le coeur manqua, ce semble, au cardinal de Lorraine; la -girouette tourna; la violence fit place à la peur. - -Non sans cause. Dans les murs mêmes d'Amboise, et parmi les supplices, -contre les Guises venait de se former le tiers parti. - -Observons-en bien la naissance. Ceux qui, par devoir ou hasard, se -trouvèrent au fatal château dans ce moment d'horreur, les Châtillon -spécialement, en désapprouvant la révolte, cherchèrent inquiètement -par où l'on contiendrait les Guises. - -Le jeune roi, âgé de dix-sept ans, nerveux et maladif, avait été -d'abord fort ému de l'affreux spectacle. Il en avait pleuré, disant -toujours: «Hélas! qu'ai-je donc fait à mon peuple?»--Puis, entendant -les condamnés n'accuser jamais que les Guises, il en avait fait la -remarque, comprenant très-bien que l'entreprise n'était nullement, -comme on le lui disait, dirigée contre lui. - -Cette faible et pauvre volonté ne s'appartenait pas. Deux femmes se la -disputaient, sa mère, sa jeune épouse. De quel côté pencherait-il? -Cette grande question, décisive pour la France, était toute dans la -chambre à coucher. Jeune et malade, il avait bien ses faiblesses -natives pour sa mère et nourrice. Mais qu'était tout cela contre un -mot de Marie Stuart? - -La mère, plus que prudente, et n'osant même souffler devant les -Guises, avait cependant pris parti dans l'amnistie accordée le 2 mars. -Le messager royal qui porta l'acte au parlement y ajouta ce mot: Que -le cardinal de Lorraine demandait _qu'on attendît quatre jours_ et -qu'on fit des processions dans Paris, mais que la reine mère engageait -à enregistrer sans _attendre_. - -Voilà la première et timide révolte de Catherine. - -Elle intervint, et avec beaucoup d'insistance, pour que l'on sauvât -Castelnau, apparenté à maintes grandes familles qui, disait-elle, ne -pardonneraient jamais sa mort. D'autres, surtout les Châtillon, -prièrent aussi pour lui. On poursuivit les Guises de prières et de -caresses jusque dans leur chambre. On ne tira du cardinal qu'un mot: -«Il mourra, et personne ne viendra à bout de l'empêcher.» - -Je ne vois point que la jeune Marie Stuart, alors toute-puissante, se -soit jointe à sa belle-mère. Elle avait été élevée par le cardinal de -Lorraine, et ne faisait qu'un avec lui. Les lettres de sa plus tendre -enfance, qui témoignent d'une précocité d'esprit extraordinaire, -montrent aussi combien elle naquit violente et dure. Elle y félicite -sa mère des exécutions qu'elle faisait en Écosse: «Vous avez très-bien -fait de ce que voulés _faire justice_; ils en ont bon besoin.» -(Labanoff, I, 6.) - -Élevée, dès l'âge de six ans, par sa belle-mère Catherine, qui la -faisait coucher près d'elle à côté de ses filles, à peine fut-elle -reine, qu'elle devint son espion, mais ouvertement, sans pudeur; elle -se fit, à dix-huit ans, gouvernante et surveillante d'une femme de -cinquante ans qui lui avait servi de mère, abusant de ce que l'audace -et l'insolence lui donnait d'ascendant sur cette personne fine et -rusée, mais vile, tenue toujours très-bas, lâche de nature et -d'habitude. - -Choquant spectacle! de voir la vieille qui tremblait sous la jeune? de -voir déjà en cette créature comblée de tous les dons, et qu'on eût -voulu adorer, le coeur ingrat, le vilain coeur des Guises et leurs bas -instincts de police! - -La situation de Catherine lui faisait regretter sans doute d'avoir, -pour plaire aux Guises, reçu durement Montmorency.--D'autre part, les -Châtillon, ses neveux, ne pouvaient avoir prise sur le jeune roi -contre sa femme qu'au moyen de sa mère. Ils s'adressèrent à Catherine, -exprimèrent le désir qu'elle prévalût près de son fils. - -Qu'auraient-ils fait? Le roi de Navarre négociait avec l'Espagne, et, -pour plaire à l'Espagne, pour se laver de l'affaire de Condé, -égorgeait son propre parti! - -Montmorency, les Châtillon, pensèrent sans doute qu'après tout cette -Italienne, infiniment prudente et modérée, sans amis ni parti, serait -heureuse de s'appuyer sur eux, de se régler par leurs conseils. - -Le connétable agit dans ce sens et contre les Guises. Armé chez lui et -cantonné à Chantilly, il voulut bien en sortir sur un ordre du roi -pour expliquer au parlement l'affaire d'Amboise. Il blâma la prise -d'armes, mais non le mécontentement public, et spécifia qu'on n'avait -_attaqué que les Guises_, les désignant ainsi comme la pierre -d'achoppement, la cause de tous les embarras. - -L'ambassadeur d'Espagne (qu'on croyait dirigé par les avis du -connétable) offrit les secours de son maître, mais à qui? non aux -Guises. Loin de là, il dit qu'on ferait bien de les écarter pour un -temps. - -Ce mot seul les tuait. Et au même moment leur fortune périssait en -Écosse. Philippe II se vengeait de leur duplicité. Ils sollicitaient -son appui en France, et en Angleterre travaillaient pour se faire, à -sa place, les chefs du parti catholique. Le roi d'Espagne protégea la -protestante Élisabeth, leur interdit de l'attaquer. Elle put à son -aise envoyer des troupes en Écosse et en chasser les Français. Les -Guises ne désarmèrent Élisabeth que par l'intercession de Philippe II. - -Donc voilà les deux faits qui dominent la situation: le tiers parti -commence en Catherine, et les Guises ne se maintiendront qu'en -devenant de plus en plus les serviteurs du roi d'Espagne, dont ils -avaient eu jusque-là la folie de se croire rivaux. - -Blessés ainsi au sein de leur victoire, ils étaient fort embarrassés -de Condé. Ils ne pouvaient guère l'élargir qu'en lui faisant excuse. -On n'avait rien trouvé dans ses papiers. Il était en mesure de les -menacer à son tour. Lui-même avait besoin d'une bravade pour se -relever, après le triste rôle qu'il avait joué, son mensonge palpable -et le reniement de ses amis. Il risqua un outrage aux Guises. - -Le mot de Castelnau _qu'un bourreau n'était pas un prince_, indiquait -ce qu'il fallait dire. Condé, dans le conseil, déclara que ses ennemis -qui le prétendaient chef de la conjuration avaient menti, qu'il était -prêt _à mettre bas son rang de prince_, pour, _les haussant à son -niveau_, les combattre, leur faire avouer qu'ils étaient poltrons et -canailles. Cela dit, il sortit, les ayant d'un mot, dégradés. - -Cela leur fut amer. Ce nom de princes, fort longtemps disputé, -laborieusement établi, mais si justement contesté à des bourreaux -couverts de sang, ils le revendiquèrent bien vite. Guise se leva, il -dit que, _comme parent du prince_, s'il y avait combat, _il avait -droit_ d'être son second. - -Voilà ce mot qu'on a défiguré. - -Condé se trouva libre. Marguerite ne l'était pas. Les Guises -sentaient bien que leur péril dès lors était en elle, et la gardaient -à vue. Son garde et son geôlier, c'était sa tendre fille Marie Stuart, -qui ne pouvait s'arracher d'elle, ne la quittait d'un pas. On savait -que, sous main, dans les rares échappées qu'elle avait eues, elle -adressait de bonnes paroles aux réformés. Une fois, elle avait cru -pouvoir se ménager un moment d'entrevue avec Régnier de La Planche, -l'illustre historien protestant. On le sut à l'instant, Catherine jura -qu'elle n'avait voulu que trahir La Planche, le faire parler devant -les Guises, lui faire livrer les secrets du parti. Et, en effet, elle -cacha le cardinal de Lorraine, de manière à pouvoir l'entendre. Elle -l'écouta longuement, puis le fit arrêter. Elle obtint cependant qu'il -sortît quatre jours après. - -Il en fut de même d'une adresse que les réformés lui firent remettre -par un jeune homme à son passage entre deux portes; cette pièce fut -saisie à l'instant dans les mains de la reine mère par sa belle-fille -et portée aux Guises. Catherine, lâchement, abandonna l'homme en -péril; mise en face de lui, elle lui reprocha de lui avoir remis un -pamphlet qui l'attaquait elle-même. «En quoi? dit-il.--En attaquant -MM. de Guise, avec qui nous ne faisons qu'un.» - -Le plus bizarre de la situation, c'est que le cardinal de Lorraine, -inquiet de cette popularité de Catherine, imagina de lui faire -concurrence auprès des protestants. Deux mois après Amboise, ayant à -peine lavé ses mains sanglantes, il veut conférer avec eux, les -appelle, les accueille, dispute amicalement. - -C'est lui qui avait appelé L'Hospital, créature d'Ollivier, légiste, -homme de lettres, et grand faiseur de vers latins, panégyriste facile -des grands, à la mode italienne. C'était un homme absolument inconnu -de la magistrature, et qui avait cheminé sous la terre. Personne ne -devinait qu'il fût très-honnête et très-bon, excellent citoyen. Il -était fils d'un médecin, d'un proscrit qui avait suivi le connétable -de Bourbon. Il avait longuement vécu en Piémont. Le malheur et l'exil -l'avaient fort aplati; au dehors seulement, car le coeur était -admirable. Plus que sage et plus que prudent, il était secrètement -favorable aux réformés, et pourtant le cardinal de Lorraine le croyait -son homme. D'Aubigné assure qu'il avait donné, comme sans doute une -infinité de gens inconnus, sa petite contribution d'argent aux -conjurés d'Amboise. - -Dans ce moment les Guises étaient entre l'enclume et le marteau. D'une -part, Philippe II les pressait d'acquitter le voeu d'Henri II, et -d'accepter l'Inquisition. D'autre part, ils auraient voulu calmer le -parti réformé qui partout se montrait en armes. L'Hospital, déjà -chancelier (sans avoir encore sa nomination), leur fit habilement le -bizarre édit de Romorantin, un édit à deux faces, indulgent et sévère. -Il donnait aux évêques le jugement d'hérésie. Nulle peine indiquée que -la mort. Voilà pour le sévère, et ce qu'on montrait à l'Espagne. Mais, -d'autre part, les Parlements ne jugeant plus, et la mort ne pouvant -être prononcée par l'Église seule, les protestants n'avaient à -craindre que les punitions canoniques. - -Cependant Condé, de retour près de son frère, l'avait ramené au -connétable, aux Châtillon. Tous ensemble exigèrent les États Généraux. -Les Guises n'osèrent s'y opposer. Seulement ils rusèrent, en faisant -seulement une assemblée de notables, intimidant Navarre, l'empêchant -d'y venir. Montmorency vint seul, mais avec ses neveux et une armée de -gentilshommes. (Fontainebleau, 21 août 1560.) - -Les deux partis obtinrent ce qu'ils voulaient. Coligny dit que, sur -l'ordre de la reine mère, il avait vu la Normandie, et qu'il en -rapportait une adresse des réformés pour obtenir la tolérance. «Par -qui signée? dit-on.--Par cinquante mille hommes de Normandie, si vous -voulez, demain.» On disputa, mais on promit la tolérance provisoire, -et les États Généraux, qu'exigeait aussi Coligny. - -En revanche, les Guises se donnèrent à eux-mêmes, au nom du roi, -l'indemnité complète, la plus blanche innocence, pour tous leurs actes -de finances et de guerre. - -L'édit pacificateur est du 26 août. Et le 27, le connétable étant à -peine en route pour retourner chez lui, les Guises mettaient à la -Bastille _un complice du connétable_ qui, d'accord avec lui et -d'autres, écrivait au roi de Navarre, pour l'engager à faire mourir -les Guises, dont les États auraient ordonné le procès. Tout cela, -disait-on, se lisait dans les lettres qu'on prit sur un messager. - -C'était déjà la guerre civile. Et elle éclatait de toutes parts. - -Dans le Midi, le parti protestant, tout au contraire de ce qu'on -attendait, eut pour lui les meilleures épées, des hommes redoutables -qui sont restés célèbres. En Provence, Mouvans, avec une poignée -d'hommes, embarrassa, déconcerta, et le gouverneur de la province, et -le vieux Paulin de la Garde, fameux par ses campagnes avec les forbans -turcs et par le massacre des Vaudois; ce héros des galères fit -très-mauvaise contenance devant un vrai héros. - -En Dauphiné, plus tard dans le Comtat, commençait ses campagnes -l'intrépide et cruel Montbrun. - -Un échappé d'Amboise, Maligny, avait entrepris pour le roi de Navarre -une affaire aussi grave peut-être que celle d'Amboise: c'était de -prendre Lyon. La chose ne manqua que par la lenteur et l'hésitation de -ce malheureux Navarrais qui, comme à l'ordinaire, par peur ou par -conseil des traîtres, défendit de rien faire et faillit ainsi faire -périr ceux qui s'étaient tant avancés. - -Saint-André assura Lyon pour les Guises. Leurs lieutenants reprirent -le dessus en Provence et en Dauphiné, à force de bonnes paroles et de -serments qui suivaient les massacres. Les Guises se trouvaient forts -par leur défaite même d'Écosse. Les vieilles bandes leur étaient -revenues. Ils crurent pouvoir jouer quitte ou double, attirer Navarre -et Condé, les Châtillon, les dégrader par la main du roi même, les -faire mourir comme hérétiques. - -Projet désespéré, mais non invraisemblable. J'en juge par la ressource -non moins extraordinaire qu'ils cherchèrent en octobre dans une somme -tirée violemment de leurs partisans mêmes, du clergé de Paris. Elle -devait être payée par l'évêque et les grands abbés _en six jours_. On -leur envoyait pour huissier et pour garnisaire un conseiller du roi, -qui devait attendre la somme, _séjournant à leurs frais_, pouvant -saisir leur temporel, poursuivre leurs officiers et receveurs, vendre -leurs biens, sans forme de justice. Que si, avec tout cela, ils -tardent de payer, ce conseiller _emmènera_ l'évêque, les grands abbés -et leurs chapitres, qui resteront avec le roi, le suivront, à leurs -frais, jusqu'à l'entier payement. (Saint-Germain, 7 octobre 1560.) - -Qu'auraient fait de plus les réformés? L'embarras fut extrême. Mais le -clergé ne vendit pas un pouce de terre. Il aima mieux engager les -reliques. - -Un coup si violent, si révolutionnaire, frappé sur les leurs mêmes, -donne à penser sur ceux dont ils auraient frappé leurs ennemis. Pour -subir de telles choses, le clergé dut attendre des résultats -définitifs. Si Navarre et Condé périssaient en effet, leur mort eût -commencé dans les provinces une Saint-Barthélemy, comme celle que le -Savoyard, au moment même, à l'aide de nos troupes, exécutait sur les -Vaudois. - -Les deux frères, le roi et le prince, n'en croyaient pas moins de leur -honneur de venir à ces États qu'ils avaient demandés. Ils avaient -manqué l'assemblée de Fontainebleau; pouvaient-ils manquer celle-ci? -La seule question était de savoir s'ils y viendraient en armes. Leurs -femmes, ardentes protestantes, la reine Jeanne d'Albret et la -princesse de Condé, les priaient, conjuraient, de se laisser -accompagner. Dans tout le Midi et l'Ouest, une grande cavalerie -protestante s'était levée d'elle-même, d'elle-même réunie à Limoges; -elle brûlait d'aller parler aux Guises et de les voir de près. Elle se -payait et se nourrissait, et ne voulait des princes que l'honneur de -leur faire escorte. Mais les Guises tenaient déjà par ses conseillers -le roi de Navarre; ils le tenaient par une demoiselle de la reine mère -dont il était amoureux. Il s'ennuyait fort à Nérac près de Jeanne -d'Albret, malgré les prêches assidus dont on le régalait. Il avait -hâte d'échapper à sa femme. Condé aussi, très-vraisemblablement, -suivait un même attrait; tous les avis de son ardente épouse lui -faisaient moins d'impression que les plaisirs faciles de la cour de la -reine mère. Rien de plus futile que ces deux frères, vrais papillons, -nés pour donner droit dans la flamme et se brûler à la chandelle. - -Catherine n'ignorait pas certainement l'appeau grossier des Guises; on -se servait d'une fille à elle pour amener les princes à la catastrophe -qui l'eût annulée elle-même. Elle versa des larmes quand ils entrèrent -dans Orléans, et pourtant elle était tellement dépendante, tellement -obsédée, dominée par Marie Stuart, qu'elle ne risqua pas un mot pour -les sauver. - -Du moment que les princes eurent renvoyé la formidable escorte qui eût -voulu les suivre, les caresses, les honneurs, dont les amis des Guises -les entouraient, cessèrent. Personne ne vint plus à leur rencontre. La -route fut morne et solitaire. Mais il n'y avait plus à reculer; ils -avançaient toujours vers l'abattoir. - -Les Guises avaient concentré toute une armée dans Orléans, infanterie, -cavalerie et canons, les vieilles bandes surtout, endurcies et -féroces, qui avaient fait les guerres sans quartier d'Écosse et -d'Italie. Race de dogues, ignorée jusque-là, mais propre à cette -époque, et soigneusement choyée des Guises. Le type, c'est Tavannes, -sanguin et furieux Bourguignon, c'est le bilieux Gascon Montluc, -homme de guerre, mais aussi de massacres, qui ont eu soin de raconter -leurs crimes. - -Nos étourdis, entrés dans Orléans, passèrent entre deux files de ces -soldats des Guises qui riaient d'eux et s'apprêtaient à rire davantage -à l'exécution. - -On ne daigne leur ouvrir la porte du palais. - -Admis par le guichet, ils montent, trouvent Catherine en larmes, le -pâle petit roi qui joue son rôle de colère, et les arrête. Navarre -reste au logis du roi sans savoir s'il est libre, mais entouré et -observé. Condé, qu'on craignait plus, est jeté dans une maison à -fenêtres grillées, qu'on change tout à coup en tombeau, l'entourant en -deux jours d'un fort de briques, avec triple rang de canons qui -montrent la gueule à trois rues. - -Navarre était si peu de chose, et tellement captif en tous sens, lié, -livré par sa maîtresse, et sans autre foi que la sienne, qu'il eût -abjuré de grand coeur, se fût fait catholique ou turc; il n'était pas -aisé de le tuer, à moins de simuler une querelle, où François II l'eût -tué _pour se défendre_, comme l'empereur Valentinien assassina Aétius. -Pour Condé, une commission du Parlement devait l'expédier, sa mort -déjà fixée au 26 novembre, et les bourreaux mandés. - -Une seule chose eût pu retarder, c'est qu'on attendait Coligny. Il -s'était mis en route, voulant, disait-il, confesser sa foi, mourir, -s'il le fallait, avec le prince de Condé. Peut-être aussi plus -sagement crut-il gagner du temps et prolonger la vie du prince, en -faisant espérer aux Guises d'envelopper tous leurs ennemis dans une -mort commune. - -La mort au nom d'un mort. François II arrivait à la solution prévue. -Dès longtemps, les Guises eux-mêmes, qui avaient tant d'intérêt à sa -vie, disaient que tous Valois étaient pourris, que cette race était -lépreuse, et qu'il faudrait bientôt changer de dynastie. François -avait seize ans et dix mois. Sa belle épouse en avait près de vingt. -C'était une forte rousse et fort charnelle; son oncle, le cardinal, -qui nous la peint charmante dès l'enfance, ne lui connaît de défaut -que de trop manger. Cette personne puissante, violente, absorbante, -devait user l'enfant. Le duc d'Albe dit expressément «qu'il mourut de -Marie Stuart.» - -Dès longtemps il avait la fièvre. Le 16 novembre, il tâcha encore de -faire le gaillard et alla à la chasse. Il revint avec une grande -douleur à la tête; un abcès s'était déclaré; un flux d'oreille -survint, puis la gorge parut gangrenée. - -Les Guises désespérés voient les têtes des princes leur échapper et -pourtant n'osent accomplir l'assassinat. Chose qui peint ces héros de -la ruse, ils avaient fait signer du conseil l'ordre d'arrestation, et -eux-mêmes n'avaient pas signé. - -Le roi mourait. Mais ils avaient une armée dans les mains. Ils tentent -d'intimider, gagner la reine mère; ils lui offrent la régence et tout, -pour qu'elle couvre de son nom les deux meurtres dont ils ont besoin. - -Elle se garda bien de refuser, mais demanda à se consulter un peu, -espérant que son fils mourrait et qu'elle serait régente sans eux. -L'Hospital, créé par les Guises, vint la conseiller, mais contre eux. -Cependant François expirait (5 déc. 1560), et le pouvoir des Guises -aussi. Ils avaient tout à craindre. Le tuteur naturel du jeune roi âgé -de dix ans allait être le roi de Navarre, à qui ils voulaient couper -la tête. Si la France le saluait régent, que leur serviraient Orléans -et leur petite armée? - -Catherine leur fut très-utile pour attraper ce pauvre prince. Elle le -fit amener, et d'autre part les Guises. Elle lui fit accroire qu'il -était encore en péril, lui fit promettre qu'il serait leur ami, qu'il -leur laisserait leurs charges, et qu'il refuserait la régence pour la -laisser à Catherine. - -Et que lui donnait-on à cette dupe? - -Pampelune et la Navarre, dont on allait bientôt obtenir pour lui la -restitution de Philippe II. - -De plus, le coeur de sa maîtresse et les caresses d'une fille. L'idiot -jura tout, baisé, livré, tondu des ciseaux de sa Dalila. - - - - -CHAPITRE XIII - -CHARLES IX--LE TRIUMVIRAT--POISSY ET PONTOISE - -1561 - - -Le connétable, qui faisait le malade à Étampes, arriva au galop le -lendemain de la mort du roi, et, rencontrant aux portes d'Orléans la -nouvelle garde créée par les Guises: «Que faites-vous là? Le roi est -gardé par son peuple.» Et il les licencia, de son droit de connétable -de France. - -Sans nul doute il était en force. Les Châtillon venaient derrière. -Mais toutes choses étaient arrangées. Guise gardait le roi, comme -grand maître, et les clefs du palais; son frère, le cardinal, les -finances, l'argent, c'est dire à peu près tout. - -Une chose pourtant était inévitable: la France allait se voir, -découvrir la blessure énorme que lui laissait ce terrible -gouvernement, un gouvernement de désespérés. En doublant toutes les -dépenses, il avait fait l'amère plaisanterie (pour désoler ses -successeurs) de diminuer les tailles. Cette diminution eût-elle été -réelle, il eût fallu la compenser par des avanies à la turque, des -contributions noires, des razzias d'argent, comme ils en avaient fait -eux-mêmes sur leur ami, le clergé de Paris. - -Ces maîtres de la France, avec toutes leurs armes de terreur, avaient -travaillé les élections, croyant surtout fermer la porte aux -protestants. Ceux-ci n'en arrivent pas moins en bon nombre aux États, -et la plupart des autres députés sont des protestants politiques. - -On s'était figuré que les trois ordres, fondant leurs cahiers et se -réunissant, choisiraient un seul orateur, le cardinal de Lorraine. Il -fut respectueusement, mais positivement écarté. - -La noblesse était si divisée, qu'elle ne put s'entendre et présenta -quatre cahiers. - -Le clergé et le Tiers restèrent en face, en deux armées compactes, -l'armée des _gras_, l'armée des _maigres_. - -La demande du Tiers fut que désormais le clergé, selon sa vraie -institution, fût par le peuple et pour le peuple, élu par lui, le -servant de ses biens pour les pauvres et les enfants, pour les -hospices et les écoles. Plus de persécutions. Plus de justice vénale, -plus de jugements par les valets de cour. Plus de douanes intérieures. -L'économie dans les finances. Tous les cinq ans les États Généraux. - -C'est la voix de 89 qui éclatait déjà de la poitrine de la France. -Aussi l'homme qui parla n'eut pas besoin, comme les orateurs du -clergé et de la noblesse, de lire un discours apprêté. Jean Lange, -avocat de Bordeaux, avait son discours dans le coeur; les autres le -lurent, lui seul parla. - -Il parla à genoux. Il ne put s'expliquer sur le point capital, sans -lequel le reste était vain. La bourgeoisie timide n'osa pas le -toucher. Elle n'osa pas nommer les ennemis publics. Les réformes -qu'elle demandait, elle en laissa le soin à ceux qu'il fallait -réformer. - -Le Tiers avait pourtant une force, s'il eût su en user, dans les -honteux aveux qu'on apportait. Un déficit énorme apparaissait. Où -trouver tant d'argent dans les remèdes proposés? L'Hospital n'osait -pas parler des monstres de richesse chez qui l'on eût trouvé les vols. -Il demandait aux pauvres. Il proposait une augmentation de la taille, -des droits sur le sel et le vin. La noblesse, il est vrai, eût payé sa -part, les nouveaux droits portant sur la consommation. Le clergé eût -été chargé de racheter les domaines et les impôts aliénés. - -Tous dirent qu'ils n'avaient pas de pouvoirs suffisants. On convient -que, le 1er mai, chacun des treize gouvernements enverrait _un député_ -noble et un du Tiers, pour apporter réponse. - -Les Guises, les tyrans, les voleurs, avaient eu belle peur devant la -France. Mais, désormais, ils étaient quittes, sûrs d'escamoter les -réformes. - -La Justice d'abord les rassura. Le Parlement donna l'exemple de la -mauvaise volonté. L'honnête chancelier espérait, par une ordonnance, -sans toucher au passé, amender un peu l'avenir (ord. d'Orléans). Il -rendait part au peuple, au bas clergé, dans les élections -ecclésiastiques, réprimait la noblesse, rendait moins arbitraire -l'assiette de la taille, protégeait le commerce. En même temps il -rognait les juges, les réduisant de nombre et de profits. Le -Parlement, blessé de n'avoir pas été ménagé dans la réduction générale -des gages, éclata honteusement par cette question d'argent. Il trancha -du Caton, se montra _gardien inflexible des libertés publiques_, -repoussa les réformes qui venaient _de la cour_, surtout la tolérance, -garda sous clef les protestants qu'on devait élargir, d'après un voeu -des États Généraux. - -La ligue des juges et des voleurs était palpable. Nul remède aux maux, -si l'on ne commençait des justices sérieuses. Les États provinciaux de -l'Île-de-France (encouragés par Coligny) demandèrent une _enquête des -vols publics_.--Et, pour que le Conseil n'empêchât pas, ils voulaient -_nommer le Conseil_, enfin que le roi de Navarre devînt lieutenant -général et vrai chef du gouvernement (20 mars 1561). - -Mémorable insolence! Tous les voleurs s'en indignèrent, crièrent que -tout était perdu. - -Et il y eût eu, en effet, un grand bouleversement. Quel spectacle -eût-ce été si l'on eût remué les douze ans d'Henri II, pénétré les -mystères d'Anet, de Chantilly, montré au jour l'horreur de l'antre de -Cacus? À l'odeur de tout ce fumier, un monde de témoins se fût levé, -fût venu déposer. Et de tant de boue soulevée, n'en eût-il pas jailli -sur la Justice même, servante de cour en blanche hermine, par les -mains de laquelle des tas d'ordures avaient passé? - -Il fallait vite sauver l'_honneur public_, le respect dû aux princes -et aux honnêtes gens. Tous étaient d'accord là-dessus. Les Guises le -sentirent, et qu'on aurait grand besoin d'eux. Ils s'éloignèrent; -l'ancienne cour, certainement, allait s'unir au clergé pour les prier -de revenir. - -Diane, effrayée la première, sortit de son manoir d'Anet, remontra sa -beauté ridée, et, magnanimement, sans rancune pour les Guises ingrats, -se mit à travailler pour eux. Elle alla trouver Saint-André, non moins -effrayé qu'elle, et il alla trouver Montmorency, le pria de s'entendre -avec MM. de Guise. - -Trop facile négociation. Le vieil oncle, jaloux de la grandeur de ses -neveux, du poids qu'avait pris Coligny, se sentait catholique et -commençait à éprouver de grands scrupules religieux. Scrupules -augmentés par sa femme, une dévote Savoyarde. Ce pieux personnage -avait-il les mains nettes? Dès le temps de François Ier, il avait -vendu des procès, blanchi Châteaubriant. Il avait, de Philippe II, -reçu grâce et merci, dispensé par lui de payer une rançon de -connétable, pas moins de 200,000 écus. Fort aimé des Granvelle, depuis -longues années, il était (en tout bien, sans doute) un très-bon -conseiller de la couronne d'Espagne. - -Les choses en étaient venues au moment où Montmorency devait se -déclarer décidément pour le clergé et pour les Guises, ou décidément -contre. - -En ce dernier cas, il perdait son inestimable joyau, l'amitié de -l'Espagne, qui avait fait, autant qu'aucune faveur royale, la racine -ignorée de sa permanente fortune. - -Qui nous dit ce mystère qu'on n'eût point soupçonné d'un fourbe si -masqué de franchise, d'un vieux soldat paré de cheveux blancs? Qui le -dit? C'est le duc d'Albe, dans la lettre secrète à son maître que nous -avons déjà citée. - -Le 6 avril 1561, jour de Pâques, jour que l'histoire marquera d'un -rouge sombre, Montmorency, Guise et Saint-André, communièrent dans la -basse chapelle de Saint-Saturnin à Fontainebleau, pendant que, près de -là, dans une autre chapelle, priaient les protestants qu'on voulait -égorger. - -Ce qui précipitait les choses, c'est que le chancelier préparait un -édit _pour enjoindre aux bénéficiers de donner sous deux mois -déclaration des biens et revenus des bénéfices_. - -Mot impie, qui toujours atteint le prêtre au coeur, déchire le voile -du temple. Jamais il ne fut prononcé, sous l'ancienne monarchie, qu'un -grand vent de tempêtes ne mugît et ne menaçât. Au dernier siècle, -Machault et les voltairiens, d'Argenson furent disgraciés pour l'avoir -dit. De l'idée seule périt Turgot. L'orage artificiel, le foudre de -théâtre, fit peur aux rois, jusqu'à ce que lui et les rois fussent -enlevés par le grand et réel orage. - -Les 23 avril, l'évêque du Mans écrit pour excuser un tout petit -massacre, que _son bon peuple_ (littéral) vient de faire, mais sur des -impies. On apprend qu'à Beauvais un mouvement plus grave encore se -fait contre l'évêque, le frère de Coligny. - -Paris ne peut être en arrière. Aux derniers jours d'avril, les -bandes sales de l'Université, moines tondus et régents tonsurés, le -noir peuple séminariste, commence à grouiller sur les places, par -les profondes boues de la rue du Fouarre, des Mathurins à -Saint-Jean-de-Beauvais et jusqu'à Montaigu. De l'Aventin crotté, le -peuple souverain des cuistres, dans sa force et sa dignité, -s'achemine vers le Pré-aux-Clercs. Il y avait, sur le Pré même, -l'hôtel du sire de Longjumeau, qui avait ouvert sa porte aux -protestants et protégé leurs assemblées. La bande marche à l'assaut, -soutenue de bons pauvres, d'infirmes, d'aveugles clairvoyants. Pas -un n'y manque. La maison était riche. - -Longjumeau ne s'étonne pas. Il ferme, fait avertir le guet. Le guet, -fort et nombreux sur le pont Saint-Michel, n'a garde de venir, ni de -faire de la peine _à la pauvre commune_. C'est le nom charitable dont -le Parlement qualifie cette foule dans sa remontrance au bon peuple. - -En deux minutes, les carreaux sont cassés à coups de pierre par la -jeunesse. Les hommes forts arrivent alors avec leurs bûches, enfoncent -la grande porte, rencontrent le portier, le tuent. Ils en auraient tué -d'autres s'ils n'eussent rencontré au museau les pointes piquantes des -épées. Une panique les prend derrière. Un avocat, nommé Rusé, qui -revenait du Parlement, et passait sur la place, vit cette cohue -hurlante, et fut saisi d'indignation. Quoique avocat, il avait une -épée (tous commençaient à en porter dans ces temps de péril). Quoique -seul et fort désigné dans cette foule noire par un manteau rouge, il -prit à deux mains cette épée et se mit à frapper les dos. Blessés ou -non, sans oser regarder, ni se compter, les voilà qui détalent, et -ils couraient encore aux Mathurins. - -Que fait le Parlement? Il emprisonne l'avocat héroïque. Il envoie un -ajournement au sire de Longjumeau, pour lui reprocher de s'armer, le -réprimande, le bannit. À ces juges iniques, souteneurs de l'émeute, du -meurtre et du pillage, il fit répondre avec un froid mépris que, sans -doute, il vidait Paris, mais qu'à cette heure il était occupé, avec -des gentilshommes armés, à protéger les maçons qui réparaient les -brèches, et le mort couché là, en son jardin, couvert de paille. - -Comment le Parlement eût-il puni l'émeute? Lui-même en faisait une -contre le chef de la justice. Le chancelier, ayant adressé aux petits -tribunaux l'édit de tolérance (si souvent repoussé du Parlement), le -Parlement lui lance un ajournement personnel. Le prévôt de Paris a -l'impudence de défendre, de publier l'édit du roi. - -Quelle fut la punition de cet acte étonnant? aucune. Ce fut le -Parlement qui se plaignit encore, et sa furieuse plainte, qui montrait -la sédition aux portes, était faite pour la déchaîner. - -Datons d'ici l'ère véritable des guerres civiles. Elles datent, non -pas du tumulte d'Amboise ni du soulèvement armé, mais du jour où -l'émeute fut sous les fleurs de lis, où les gens du roi se mirent à -plaider contre le roi et proscrivirent l'édit de pacification. - -Ce fut le premier pas. Et le clergé fut le second, l'_appel à -l'étranger_. - -Le 3 mai, jour où on lui présenta l'ordre de déclarer ses biens, le -chapitre de Paris dit qu'il fallait attendre _et que Dieu aiderait_. -Ce Dieu, c'était le roi d'Espagne. - -On rédigea d'amples instructions, et, en même temps qu'on envoyait aux -Guises, le clergé adressa à Philippe II un messager secret, le prêtre -Arthur Didier (qui fut saisi à Orléans). - -Dans une remontrance adressée aux États, il déclarait: «Que cette -description odieuse qu'on demande du bien de l'Église, _contre les -libertés_ du royaume, cessât, selon le voeu du droit commun qui -l'estime dure et inhumaine _aux républiques libres_, où chacun -_également_ jouit du sien en pleine _liberté_, pour ne découvrir la -vilité des uns et faire envier les facultés des autres.» - -La _liberté_! l'_égalité_!... Les amis des formules seront ravis ici. -Quelle preuve plus manifeste que le clergé de France eut toujours la -vraie foi révolutionnaire... La _fraternité_ manque, il est vrai, au -symbole. - -Cet acte hypocrite et pervers, pour mettre sous l'abri du droit commun -le plus monstrueux monopole, est le point de départ et le digne -évangile de la démocratie catholique que la Saint-Barthélemy va mieux -révéler tout à l'heure, et dont toute la Ligue nous donnera le -commentaire. - -Maintenant que les lettres secrètes (d'Espagne et d'Allemagne) ont été -publiées, cette année 1561, jusque-là incompréhensible, a pris quelque -lumière. On voit parfaitement que le clergé et ses agents, les Guises, -marchèrent d'un pas ferme à la guerre civile; que leurs actes, -flottants et discordants en apparence, concordent admirablement, et -(d'une extraordinaire roideur) les mènent directement au but. - -La noblesse était divisée: pour la bonne moitié, mécontente; pour un -quart, protestante; un quart à peine du côté du clergé. Mais ce quart, -protestant, très-vaillant et très-aguerri, était de plus ardemment -fanatique, prêt à donner sa vie. - -De fanatisme, il n'y en avait parmi les catholiques que dans le petit -peuple. Les nobles, amis des Guises, étaient des hommes d'intrigues et -d'intérêts, très-froids dans les commencements. - -Du premier jour, les Guises virent qu'ils n'avaient de salut que -Philippe II. Faire venir l'Espagnol, et obtenir des Allemands -luthériens qu'ils n'aidassent pas nos calvinistes, ce fut toute leur -politique. - -Philippe II de lui-même s'occupait de la France. Même du vivant de -François II, il signifia qu'il ne voulait point en France de concile -national, et il fut obéi. Nos prélats se rendirent à son concile de -Trente. Après la mort de François II, les Guises, renonçant à leurs -intrigues d'Angleterre, s'unirent à Philippe II de plus en plus. Son -ambassadeur Chantonnay, frère de Granvelle, agit de deux manières. -D'une part, il travailla, gagna et corrompit le roi de Navarre, -l'amusa de la folle idée de conquérir l'Angleterre et d'épouser Marie -Stuart, en répudiant Jeanne d'Albret. D'autre part, il tint en échec -le faible gouvernement de Catherine et de L'Hôpital; et c'est lui sans -nul doute qui leur fit faire des actes directement contraires à leur -pensée. - -Sans cette terreur de l'Espagne, il est impossible d'expliquer les -deux faits qui suivent: - -Le chancelier, naguère outragé par le Parlement, vient dans son sein, -déclare que le roi veut avoir l'_avis du Parlement sur la religion_. -Là-dessus longue discussion qui aboutit au but voulu des Guises; -l'_interdiction des assemblées protestantes_. Énorme reculade, et -bientôt prétexte aux massacres (juillet 1561). - -L'autre fait, de même inexplicable sans la pression de l'étranger, -c'est la subite réconciliation de Guise et de Condé (août). Quelques -fières paroles de Condé ne couvrirent pas la honte de cet acte, qui le -rendit suspect aux siens, le paralysa pour longtemps. - -«Dieu aidera,» avait dit le clergé de Paris. Et il y paraissait. - -Le parti catholique, ayant derrière lui et pour lui cette ombre -menaçante, ce monstre, la puissance espagnole, se trouvait maître du -terrain. Le prêtre Arthur Didier, envoyé du clergé à l'Espagne, saisi -avec ses lettres et toutes les preuves, est livré par le chancelier au -Parlement. Ce corps, si cruellement sévère pour les moindres délits, -indulgent tout à coup dans ce cas de haute trahison, prononce la peine -dérisoire d'une amende honorable contre le messager, supprime les -lettres et n'en fait nul usage, respecte le nom des vrais coupables, -et par sa connivence s'associe à la trahison (14 juillet). - -Toute la pensée du chancelier et de la reine, battus sur ce terrain, -était au moins d'agir sur celui des finances, de faire composer le -clergé. - -Il fut convoqué à Poissy, où il forma une sorte de concile, tandis -que, conformément au plan bizarre adopté aux derniers États, treize -députés nobles des treize gouvernements furent appelés à Pontoise, et -treize aussi du Tiers État. Le célèbre discours du magistrat d'Autun -(l'homme du chancelier) ne proposait pas moins que de prendre tous les -biens du clergé, sans, disait-il, qu'il y perdît, puisqu'on lui en -payerait la rente. Ces biens vendus auraient donné une énorme -plus-value, qui aurait payé la dette publique et libéré l'État. - -Plan admirable, mais si peu exécutable alors que je ne puis le -considérer que comme une menace pour amener le clergé où on voulait. -Elle produisit une transaction. Le domaine engagé montait à seize -millions. Le cardinal de Lorraine les offrit. Et, à ce prix, le roi -révoqua l'ordre qui obligeait le clergé à déclarer ses biens. - -Le cardinal de Châtillon (frère de Coligny, et, je crois, son organe) -parla pour cet arrangement, c'est dire assez qu'il était seul -possible. - -L'histoire s'est méprise entièrement selon moi sur la situation -réelle, à ce moment. Elle a cru que le clergé avait accepté malgré lui -la demande, souvent faite par les protestants, d'une discussion -publique, d'un colloque à Poissy. Les actes publiés montrent très-bien -que cette discussion le servait fort, qu'elle était dans son plan, que -les Guises l'avaient ménagé et en tirèrent un grand parti. - -On sait maintenant qu'ils regardaient vers l'Allemagne, voulaient -gagner les luthériens, et les séparer de nos calvinistes. Parents et -amis de l'un des princes luthériens, du duc de Wurtemberg, qui avait -longtemps servi dans nos armées, ils voulaient le constituer répondant -de leur bonne foi par-devant ses compatriotes, par lui garder le -Rhin. - -Ceux de Genève virent-ils le guet-apens où on les attirait? Je -l'ignore. Quand ils l'auraient vu, ayant tant demandé une discussion, -ils n'auraient pu la décliner. - -Les protestants eux-mêmes, dans leur sincère et violent fanatisme, ne -pouvaient deviner l'excès d'indifférence où les grands prélats -catholiques étaient de leur propre doctrine. C'étaient deux mondes -séparés l'un de l'autre par une mutuelle ignorance, plus profonde que -celle où notre planète se trouve des habitants de Sirius. - -Ces innocents qui, de Genève et de toute la France, à travers les -malédictions et pierres de la populace, venaient confesser leur foi à -Poissy, étaient fort loin de deviner qu'on les faisait acteurs dans -une farce religieuse, arrangée pour brouiller la grosse intelligence -des reîtres et lansquenets du Rhin. - -L'Espagne n'y comprenait rien. L'idée d'un tel colloque avait saisi -d'horreur Philippe II. Sa femme, Élisabeth, en écrivit à Catherine; -et, celle-ci s'excusant sur sa faiblesse et son isolement, Philippe II -répliqua que, pour la foi, il donnerait secours _à quiconque le -demanderait_. - -Ce _quiconque_ était tout trouvé. C'était le clergé de France qui lui -avait écrit déjà, c'étaient les Guises, tellement dépendants dès lors -du secours de l'Espagnol, qu'ils lui sacrifiaient tout projet -personnel sur l'Angleterre, et désiraient que leur Marie Stuart -épousât l'infant Don Carlos, pour renverser Élisabeth. Si l'on en -croit de Thou, ils eussent même désiré que Philippe II _vînt en -personne_ en France; le jésuite Lainez, envoyé alors à Poissy, eût été -en Espagne, comme organe des Guises et du clergé de France, pour le -sommer _au nom de Dieu_. Mais Chantonnay, l'ambassadeur d'Espagne, qui -connaissait son maître, savait bien que difficilement il quitterait sa -table, ses papiers, son silence, son antre de Madrid. - -Les Guises pensèrent que le secours d'Espagne serait peu de chose, et -que son apparition aurait un grand effet, un air menaçant de croisade, -que les hommes du Rhin, depuis longtemps sans guerre, et n'ayant pas -perdu la mémoire de nos vins, pouvaient être tentés d'en venir boire. -La grande pépinière de soldats était toujours l'Allemagne, féconde et -redoutable, si elle s'ébranlait une fois contre l'Espagne épuisée, -tarissante. - -Donc il fallait élever sur le Rhin un solide brouillard, qui empêchât -l'Allemagne de voir la France, qui présentât nos calvinistes sous un -faux jour, les fît méconnaître par les luthériens. - -C'est à quoi servit le colloque. - -Les cardinaux se distribuent les rôles, Lorraine disputeur insidieux, -Tournon violent interrupteur. Au lieu de discuter le _Credo_ par -article, on fait tout porter sur un seul, la _présence réelle_, le -seul point essentiel sur lequel Genève différait de l'Allemagne. - -Bèze, un grand esprit littéraire, éloquent, chaleureux, sentit si peu -le piége, qu'il leur fournit ce qu'ils voulaient, un mot où ils -puissent crier: _Blasphemavit_. Le cardinal de Tournon se voile la -tête, et ne peut plus en entendre davantage. Pour que le coup -s'enfonce, on lève la séance. Cependant, là derrière, étaient les -docteurs luthériens que le cardinal de Lorraine tenait chez lui, -repaissait, abreuvait de vins français et de mensonges. - -Pour terminer la comédie, arrivaient, de Rome et d'Espagne, des -ambassades solennelles pour faire rougir la reine mère d'avoir permis -une telle scène. L'Espagnol Maurique d'une part, le jésuite Lainez de -l'autre, conspuent, renversent tout, gourmandent Catherine, chassent -les ministres; Lainez, pour toute discussion, les appelle des porcs et -des singes. - -Dans un esprit plus doux, un nonce romain, cardinal de Ferrare, issu -des Borgia et oncle des Guises, venait surtout pour gagner le roi de -Navarre. Il réussit en lui donnant pour secrétaire et confident un ami -du jésuite Lainez. - -Toute l'Europe croyait, et même jusqu'ici l'on a cru, que Philippe II -était déjà dans cette ligue. Un acte du 25 octobre prouve qu'il -n'était pas engagé. Sa pénurie le rendait lent. Il croyait, bien à -tort, ainsi que la gouvernante des Pays-Bas, que le roi de Navarre -était maître de la situation, et il envoyait un agent obscur, -Courteville, «pour _découvrir_ quels amis S. M. pourrait avoir de son -côté, et _s'il n'y a personne_ en France sur qui on pût faire -fondement et qui le premier voulût _montrer les dents_ à Vendôme (au -roi de Navarre).» (Gr., VI, 433.) - -Courteville _découvrit_ les Guises, qui surent _montrer les dents_ par -le massacre de Vassy. - -La gouvernante des Pays-Bas et Granvelle avaient reçu en septembre ce -budget confidentiel de Philippe II où il prouve qu'il n'a pas un sou, -et ils reçurent en novembre la nouvelle de cette mission dans laquelle -on voyait très-bien qu'il allait prendre en main l'affaire -épouvantable de France et d'Angleterre. Leur sang en fut glacé. -Marguerite rappelle à son frère les échecs de leur père Charles-Quint -et du connétable de Bourbon, «si peu aidé des catholiques,» qui -s'offrent maintenant. Si l'on trouble la France, il faut le faire par -les Guises, _à l'aide du Parlement, avec plainte de la tyrannie_, et -pour les libertés de la nation. Surtout, _ne pas parler de religion_; -ce mot pourrait armer les protestants.» (Gr., VI, 444, 451, 13 déc. -1561.) - -Ce qui frappe le plus dans cette curieuse lettre, c'est le mot d'ordre -donné dès lors dans tout le parti catholique: _Liberté_, résistance à -l'oppression protestante. L'ambassadeur Vargas à Rome ne cesse de -crier _pour la liberté du concile de Trente_, contre les conciles où -jadis la _liberté_ était étouffée par les Ariens. On a vu que plus -haut le clergé, menacé d'avoir à déclarer ses biens, atteste aussi la -_liberté_. - -En avril, le bon peuple du Mans, de Beauvais, de Paris, avait fait ses -premiers essais dans les libertés du massacre. En juillet, même scène -à Cahors. Le 12 octobre, à Paris de nouveau, les protestants assemblés -hors de la ville, à Popincourt, apprennent qu'on leur ferme les -portes; ils les enfonçent et rentrent; des deux côtés, des morts et -des blessés. Huit jours après, batterie plus sanglante à Montpellier; -les protestants prennent d'assaut une église; nombre d'hommes sont -tués. Aux protestants se mêle une foule inconnue dont ils ne sont plus -maîtres, gens ruinés et désespérés, soldats licenciés, etc. - -Courteville traversa cet océan de révoltes, et arriva à Saint-Germain, -où la petite cour, toujours plus solitaire, était comme cachée. Elle -venait d'essayer la force, et elle avait été humiliée. Un Minime, qui -prêchait le meurtre, fut enlevé par ordre du roi, mené à -Saint-Germain. Mais il fallut bien vite le renvoyer aux Parisiens, qui -lui firent un triomphe; nombre de marchands à cheval vinrent au devant -de lui, et le ramenèrent à sa chaire. - -Cependant, depuis le colloque, les protestants avaient une grande -attitude. Ils formaient à Bordeaux le cinquième de la population. Ils -comptaient parmi eux toutes les familles d'échevins et consuls des -villes du Midi. À Paris même, ils étaient redoutables. Chacune de -leurs deux assemblées avait cinq ou six mille fidèles, nombre de -gentilhommes. Sous la protection de ces hommes d'épée, ils prenaient -confiance. On avait vu des familles même de gens de loi, de cour, -faire leurs mariages et baptêmes, «à la mode de Genève.» Donc ils -s'organisaient. Chose plus alarmante pour le clergé, ils réglèrent en -public, imprimèrent et firent afficher les secours qu'ils donnaient -aux pauvres, avec les noms, prénoms et qualités des _diacres_ chargés -de la distribution. - -C'était un point sur lequel le clergé n'eût toléré aucune concurrence. -Les pauvres lui tenaient trop au coeur. De tous ses priviléges, celui -dont il était le plus jaloux, c'était d'être l'unique et souverain -distributeur d'aumônes, de tenir seul sous lui les masses faméliques, -les redoutables bandes des pauvres qui l'informaient de tout, -l'appuyaient, constituaient son armée populaire. Que fût-il arrivé si -l'Église rivale, incomparablement généreuse (voir la Hollande) par -ferveur et par concurrence, eût pu lui disputer sa plus sûre royauté, -la royauté du ventre! - -On pouvait aisément prédire que le mouvement d'avril allait -recommencer, non plus au Pré-aux-Clercs, mais dans les grands -faubourgs de la misère, Marceau et Popincourt. C'était là justement -que les protestants, encore exclus de la ville, étaient autorisés à -s'assembler. - -Au faubourg Saint-Marceau, l'assemblée protestante se tenait dans un -lieu qu'on nommait et qu'on nomme encore le Patriarche, à peine séparé -par une petite rue de l'église de Saint-Médard. Le curé était un moine -de Sainte-Geneviève, puissamment soutenu d'en haut par cette riche -abbaye de la Montagne. Et, il l'était d'en bas, par l'abbaye de -Saint-Victor (emplacement de la rue Cuvier). Abbayes, seigneuries aux -revenus immenses, puissants fiefs ecclésiastiques, dont les moines -seigneurs, magnifiques de costume et d'habits (spécialement les -Génovéfains), étaient les vrais rois du quartier. Le pain, la soupe, -distribués à la porte de ces couvents, entretenaient les foules qui ne -pouvaient et ne voulaient rien faire, mais qui, au besoin, pouvaient -faire un coup de violence, comme le saccagement de l'hôtel Longjumeau. - -D'autre part, l'assemblée protestante était fort nombreuse, étant -unique, et se tenant un jour à Popincourt, un jour au Patriarche. Elle -comptait habituellement au moins six mille personnes, et parfois -beaucoup plus. Ayant tant d'ennemis, ils n'y allaient qu'en nombre, -avec femmes et enfants, mais la plupart armés, pour garder leurs -familles. Cela faisait une longue défilade à travers Paris, et comme -une revue. Il y avait beaucoup de gentilhommes; la masse était mêlée; -mais tous tâchaient de se bien mettre et voulaient se faire respecter. -On voit par un journal du temps (Condé, 20 déc. 1561) qu'en une grande -occasion où ils croyaient que la reine mère viendrait les voir passer, -beaucoup louèrent chez les fripiers des habits honorables, et -commencèrent à porter des cornettes et colliers empesés, qui jusque-là -n'étaient portés que par les gentilshommes. On remarquait dans cette -foule deux avocats, l'intrépide Rusé qui, en avril, avait mis seul en -fuite les assaillants de l'hôtel Lonjumeau, et l'illustre Charles -Dumoulin, premier consul de ce temps et de tous peut-être. - -Ces assemblées, du reste, étonnaient par l'ordre admirable, la -gravité, une tenue que la France ne connaissait guère. Le péril -évident augmentait la ferveur, chez les hommes sombre et redoutable, -chez les femmes touchante, émue surtout, et non sans larmes chez des -mères qui amenaient, exposaient leurs enfants. Rien d'excentrique du -reste, ni bizarrement fanatique (comme on vit plus tard aux Cévennes). -Tout se passait en grande publicité, de jour, par devant le soleil, -les curieux et le magistrat. Car l'autorité assistait, aux termes des -derniers édits. - -Nul prétexte à l'attaque. On s'en passa. Le 24 décembre, le curé de -Saint-Médard, hors de l'heure des offices, se mit à faire sonner -toutes ses cloches, de façon qu'on ne pût entendre le prêche qui se -faisait tout près. Mais des hommes notables se détachèrent de -l'assemblée, allèrent dire au curé qu'une si nombreuse réunion, -légale, autorisée et présidée du magistrat, ne pouvait ainsi recevoir -sa loi. Il cessa de sonner, ne voulant rien encore que dire: «Les -huguenots nous font taire... Ils tiennent la ville en subjection.» - -Le 27 décembre était une fête. On monte pour ce jour un grand coup. -Les pauvres des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, et jusqu'à -Notre-Dame-des-Champs, sont avertis de venir au tocsin. Le curé -s'assure de l'armée des deux grandes abbayes, frères convers, -chantres, domestiques, bedeaux, sergents ou porte-croix. Seulement les -deux abbés voulurent auparavant consulter les gros bonnets du -Parlement, le premier président, le président Saint-André et le -procureur général Bourdin. Ils promirent de fermer les yeux. - -On avertit sous main les protestants qu'il y aurait un terrible -mouvement du peuple, qu'ils couraient un grand risque. Ces -avertisseurs charitables pensaient qu'ils n'oseraient venir; leurs -assemblées, dès lors, suspendues par la peur, cessaient d'elles-mêmes; -leur culte se trouvait supprimé sans combat. Ils ne reculèrent pas; -ils vinrent au complet, hommes et femmes; ils étaient douze mille. Les -prières faites, et le psaume chanté, le ministre Mallot prit ce texte: -«Venez, vous qu'on opprime.» L'autorité qui présidait était -Rouge-Oreille, prévôt de la maréchaussée. - -On n'avait commencé qu'à trois heures; les vêpres étaient dites, et -l'église silencieuse. Rien d'apparent; on l'aurait crue déserte. Mais -à peine le sermon commence, les cloches se réveillent et se mettent en -branle; elles sonnent à toute volée, en furieuses, on n'entend plus -qu'elles. Alors une batterie imprévue se démasque. À toute ouverture -du clocher, du plus haut au plus bas, des têtes apparaissent; flèches -et pierres pleuvent comme grêle. Le tocsin sonne, appelle le faubourg -et l'armée des deux abbayes. - -Des députés, l'un parvient à entrer, et il est tué. L'autre revient à -toutes jambes. Le magistrat espère être plus respecté. Il avance seul -vers l'église. La pluie de pierres ne continue pas moins. Il est forcé -de revenir. - -Les protestants, malgré leur nombre, auraient eu fort à faire s'ils -n'avaient eu quelque cavalerie. Ceux qui, venus de loin, étaient à -cheval, faisaient le guet autour de l'assemblée. Ils virent bientôt de -noires fourmilières des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, -venir à eux, gens de toutes sortes, à qui on faisait croire que -l'église était au pillage. Ils mirent leurs chevaux au galop, et, sans -qu'ils en vinssent à charger, toute la foule avait disparu. - -Cependant les douze mille qui étaient devant Saint-Médard avaient leur -homme dans l'église qu'on ne leur rendait pas et dont ils ignoraient -le sort. Ils entreprirent de le reprendre, et enfoncèrent les portes. -Cela ne se fit pas assez vite pour qu'ils ne reçussent d'en haut une -effroyable grêle dont plusieurs furent blessés. Ils entrent pourtant, -et ils trouvent leur homme à terre; ce n'est plus qu'un cadavre. -L'église pleine de gens armés. Les reliques avaient été retirées et -cachées la veille; les images restaient, les statues, les crucifix; -les protestants les mettent en pièces. Je ne crois nullement, comme -ils le disent, que les catholiques eux-mêmes les aient brisés pour -s'en armer; dans une chose si bien préparée, ils s'étaient pourvus -d'autres armes. - -Le nombre des blessés protestants est inconnu; mais il y en eut trente -ou quarante parmi les catholiques. Le curé et ses gens se réfugièrent -dans le clocher, laissant leurs paroissiens devenir ce qu'ils -pourraient. «Pauvres idiots populaires, dit le récit protestant, qu'on -tâcha de sauver, bien qu'il n'y eût pas une vieille qui n'eût fait son -devoir, au défaut d'autres armes, d'amasser et jeter des pierres.» - -Pour prendre le clocher et faire taire le tocsin, on fit mine de -vouloir mettre le feu au pied. Ils descendirent alors, et le prévôt -les fit lier. Le difficile était d'emmener ces prisonniers, et aussi -de pourvoir à la sûreté des protestants qui se retiraient à travers un -quartier hostile. - -Le guet et les cavaliers protestants en vinrent à bout. Ceux-ci, à la -première tentative de sortie violente qu'on fit de certaines maisons -pour déranger la file, rembarrèrent si durement les assaillants qu'ils -n'y revinrent pas; la route fut paisible jusqu'au Châtelet, où le -prévôt mit les prisonniers. - -Première et notable victoire de la liberté religieuse (15 déc. 1561). - -Le lendemain dimanche, elle fut constatée. Au matin, l'assemblée se -fit, moins populaire, mais toute armée, et en mesure de résistance. -Nul désordre pourtant, pas un geste, pas un mot d'outrage, le calme de -la force. - -Le soir, quand pas une âme n'était au Patriarche, on vint bravement en -faire le siége; on cassa, brûla tout, la chaire fut mise en pièces. -Tout eût été détruit, sans douze cavaliers protestants, accourus au -galop, qui fondirent et dispersèrent tout, sauf cinq ou six vauriens -qu'ils saisirent sans les maltraiter, et livrèrent aux gens de -justice. - -La rage fut profonde, on peut le croire. On fit cent récits sur les -blasphèmes et sacriléges, sur les injures des huguenots _au Dieu de -pâte_. On assura que, le lendemain, des hommes (était-ce des -huguenots? ou des gens apostés?) revinrent à Saint-Médard et brisèrent -tout ce qui restait. Mais on n'eût pas produit assez d'effet, si l'on -n'eût forgé un martyr; on supposa «qu'un pauvre boulanger, chargé de -douze enfants, avait pris dans ses bras le saint ciboire où était le -précieux corps de Notre-Seigneur, et qu'en voulant le protéger il -avait reçu le coup mortel.» Ces histoires vraies ou fausses -exaspérèrent tellement les esprits faibles, qu'au pont Notre-Dame une -femme, voyant passer le lieutenant civil, avec ses gens, tomba sur lui -des ongles; elle fut prise, menée au Châtelet. Là-dessus, nouveaux -cris, lamentations, larmes, sanglots sur l'esclavage de Paris, pire -cent fois que la captivité de Babylone. - -Le premier président avait fait le malade, pour ne pas faire agir la -police du Parlement, pensant donner aux catholiques le temps de faire -leur coup. Eux battus, on s'éveille; le président n'est plus malade; -le Parlement condamne à mort deux archers, suspects d'avoir favorisé -les protestants. Exécutés à l'instant même; les enfants, le prétendu -peuple, arrachent et traînent leurs cadavres. - -Tout cela vu, approuvé, goûté du connétable qui vient siéger au -Parlement, jure de donner sa vie pour la religion catholique. On se -prépare à faire à Saint-Médard une grande fête d'expiation, de ces -fêtes sinistres qui toujours s'arrosaient de sang. - -Cependant L'Hôpital avait imaginé d'opposer tous les parlements au -parlement de Paris. Il avait réuni à Saint-Germain leurs députés, -choisis par lui dans les plus modérés, et avait, avec leur concours, -fait un nouvel édit (17 janvier 1562) qui, d'une part, rendait aux -catholiques les églises envahies par les protestants, d'autre part -assurait à ceux-ci le droit, déjà reconnu, de s'assembler hors des -villes. - -Édit durement repoussé par le parlement de Paris. Mais ceux de Rouen, -de Bordeaux, de Grenoble, de Toulouse, de Rennes, d'Aix même (mais -après un combat), enregistrent successivement. - -Dijon seul et Paris résistent. - -Condé, cependant, avec l'aide du gouverneur de l'Île-de-France, -Montmorency l'aîné (opposé à son père), avec l'aide des Châtillon, -quelques centaines de vieux soldats, de gentilshommes et d'écoliers, -tenait le haut du pavé dans Paris. Les écoliers surtout, dans un -esprit nouveau, tout contraire aux vieilles écoles, menaçaient fort le -parlement. - -L'ambassadeur d'Espagne, au nom des libertés publiques, demanda que -Coligny quittât Paris, qu'on respectât la désobéissance d'un parlement -que les parlements mêmes avaient abandonné. Ce corps, si bien soutenu -de l'étranger, allait céder. Il céda le 6 mars. - -Mais auparavant un grand acte, sanglant et décisif, avait lancé la -guerre civile. - -Guise, que nous avons longtemps perdu de vue, dès octobre, avait cru à -la victoire des protestants, si l'on ne recourait aux plus extrêmes -moyens. - -Le premier, fort bizarre, fut une tentative d'enlever le jeune frère -de Charles IX, le petit Henri, depuis Henri III. Son gouverneur était -gagné, et il avait gagné l'enfant, qui toutefois le soir dit tout -naïvement à sa mère. - -La ruse ayant manqué, il fallait un autre moyen, de force et de -violence, un coup sanglant. Seulement, si on le frappait par devant, -n'aurait-on pas par derrière un coup vengeur de l'Allemagne? C'est ce -qu'on voulut éviter. - - - - -CHAPITRE XIV - -INTRIGUE DES GUISES EN ALLEMAGNE - -1562 - - -Sur un superbe livre d'Heures, manuscrit du XIVe siècle, qui fut le -livre usuel de Pie VII à Fontainebleau, parmi des miniatures -délicieuses de fleurs et de jeux d'enfants, imagerie sensuelle, mais -adorablement naïve, je trouvai sur un feuillet une chose qui me fit -reculer, comme eût fait une tache de sang. C'était ce mot ajouté, -d'une grande, belle et forte écriture du XVIe siècle: _Parvenir ou -mourir_. Puis le funèbre millésime de la Saint-Barthélemy: 1572. - -Quel main écrivit cette note sur ce livre royal, qui n'a appartenu -qu'à des rois, des princes ou des papes? Je n'en sais rien. Mais je -sais bien que dans la sinistre effigie de François de Guise, dont j'ai -parlé, j'ai cru lire les mêmes mots, en terribles caractères, datés de -1562 ou du massacre de Vassy. - -_Parvenir_, par le meurtre. Au meurtre parvenir par l'abaissement du -caractère, par la bassesse du mensonge et les hontes de l'hypocrisie. - -Fut-il mené là par son frère, son mauvais ange et son démon, le lâche -cardinal de Lorraine? ou s'y précipita-t-il par la furieuse violence -de sa nature, par le besoin absolu et désespéré qu'il avait de -réussir? L'une et l'autre explication sont vraisemblables également. -La fortune lui avait joué un tour qu'elle fait à peu d'hommes; elle -l'avait lancé d'abord d'une manière inouïe, puis arrêté court, heurté -sur un obstacle invincible. Il s'y acharna, s'y brisa, y jeta son âme, -son salut de chrétien, que dis-je? son honneur de gentilhomme et tout -le soin de sa mémoire. - -Le hasard nous a conservé l'acte irrécusable sur lequel sa mémoire est -jugée. - -Acte écrit au moment même, et d'un homme tenu pour hautement estimable -et véridique par tous les partis du temps, d'un prince protestant, -dont les catholiques mêmes font un éloge illimité, Christophe, duc de -Wurtemberg. Fils du malheur et de l'exil, longtemps otage en Espagne, -longtemps au service de France, Christophe _le Pacifique_ ne succéda à -son père, le violent Ulrich, que pour en différer en tout. -Non-seulement il eut grande part aux transactions qui consacrèrent les -libertés religieuses dans l'empire, mais il travailla à donner au -Wurtemberg un bien non moins précieux, l'accord et l'unité des lois. -L'égalité des poids et mesures, l'aménagement des forêts, la -protection du commerce, signalèrent sa prévoyance paternelle. Il -avait l'autorité la plus haute, et son désintéressement connu -augmentait encore son autorité. Quoiqu'il eût un fils, il décida son -oncle à se marier, et lui donna ce qu'il avait dans la Comté et dans -l'Alsace. - -Sa mère était Bavaroise, sa femme du Brandebourg; ses filles -épousèrent les landgraves de Hesse-Cassel et Hesse-Darmstadt. Il était -fort apparenté au Nord, au Midi, sur le Rhin. Par ses alliances il -était l'un des premiers princes de l'Allemagne, par son caractère le -premier. - -L'opinion qu'en avait la France est assez constatée par un acte. Après -la mort du roi de Navarre et du duc de Guise, Catherine de Médicis -offrit la lieutenance du royaume à Christophe, qui refusa (25 mars -1563). - -L'offre était-elle sérieuse? Ce qui est sûr, c'est qu'elle voulait -faire cet hommage à l'Allemagne dans son plus honorable prince, se -concilier la grande nation militaire d'où venaient nos meilleurs -soldats. - -Et c'est pour la même cause qu'en février 1561, lorsque tout semblait -devoir les retenir en France, en plein hiver, les Guises firent le -voyage, très-long alors et pénible du Rhin. Ils le firent en corps de -famille, quatre frères, le duc, le cardinal de Lorraine, le cardinal -de Guise et le duc d'Aumale. - -Quel était leur but? Touchant, noble, chrétien: de travailler à leur -salut. - -Le rendez-vous était à Saverne. Les Guises s'y arrêtèrent et prièrent -Christophe de venir, ayant le plus grand désir _de s'entretenir -amicalement avec lui et avec ses théologiens_. - -Dès le lendemain de l'arrivée, au matin, le cardinal prêcha, devant -les Allemands, un sermon du luthéranisme le plus pur, puis conféra -avec les théologiens. Après midi, bonnement, Guise alla voir -Christophe et causa de choses diverses; puis lui dit, par occasion, -que, n'étant qu'un homme de guerre, il ne s'était guère enquis -jusqu'ici de religion, qu'il était fort ignorant, mais qu'il aimerait -à s'instruire et à assurer sa conscience. «J'ai été élevé dans la foi -de mes pères. Est-elle vraie?... Si elle était fausse, j'en serais -fâché...» - -L'Allemand était un esprit trop sérieux pour ne pas voir où tendait -cette grande affectation de simplicité. - -Dans sa réponse, il cacha peu ses motifs de défiance: «Comment se -fait-il qu'à Poissy on ait fait porter la discussion sur un seul -point, la sainte Cène?» Cependant il ajouta que, si Guise voulait -s'instruire, les livres qu'il lui avait envoyés l'éclaireraient; qu'au -surplus, s'il avait quelque question à faire, _il y répondrait -volontiers_. - -C'est ce mot que Guise attendait: «Les ministres à Poissy nous -appelaient _idolâtres_. Mais qu'est-ce qu'_idolâtrie_? - -«C'est adorer d'autres dieux que le vrai Dieu, de chercher d'autre -salut que son Fils. - -«Alors je ne suis pas idolâtre, dit Guise. Je n'ai de Dieu que Dieu, -et je sais que je ne puis être sauvé que par son Fils, non par mes -propres mérites.» - -Ici, le sage Allemand, trop sensiblement flatté, perdit la sagesse, et -crédulement: «J'entends cela avec joie... Puissiez-vous persévérer!» - -Sur la messe, le rusé disciple ne manqua pas également d'être d'accord -avec le maître. Christophe, entraîné par la douceur de dogmatiser, fit -cependant un effort pour se tenir sur la pente d'une séduction qu'il -sentait, tout en y cédant. Il reprit, avec un peu de cette rudesse -apparente qui couvre souvent la douceur intérieure de l'Allemand: «On -dit pourtant que c'est vous et votre frère le cardinal qui, sous le -dernier roi et après, avez fait périr nombre de personnes qui sont -mortes pour leur foi?» - -Alors, avec de grands soupirs: «On nous accuse de cela et de bien -d'autres choses, dit Guise, mais on nous fait tort. Avant le départ, -nous vous expliquerons tout cela.» - -Le bon Allemand continua ses explications de dogme et entendit avec -bonheur Guise, vaincu par son éloquence, s'écrier: «S'il en est ainsi, -c'en est fait, je suis luthérien.» - -Le cardinal de Lorraine, dont l'élément propre et naturel était le -mensonge, vint à bout bien plus aisément de se démêler des ministres. -Il leur disait hardiment que, dans ses Trois Évêchés, _il ne souffrait -plus de messe_, à moins qu'il n'y eût des communiants; qu'il allait -bientôt abolir le canon de la messe; qu'il fallait, non adorer, mais -_vénérer_ Jésus dans l'Eucharistie; qu'après tout _il suffisait de lui -faire la révérence_, etc., etc. Les Allemands étaient stupéfaits. - -Mais ce qui était bien doux et consolant pour Christophe, c'était de -voir les progrès du néophyte François. Il luttait bien encore un peu, -avait quelque scrupule; ses agitations parfois l'empêchaient de -dormir la nuit. Mais sa conversion était sûre, et n'en était que plus -touchante. - -La chose fut menée vivement, comme le siége de Calais. Du 15 au 18 -février, tout était fini. Les deux partis étaient d'accord. -L'éloquence, l'aplomb, l'audace du cardinal de Lorraine, avaient tout -simplifié. Le théologien Brentz crut l'embarrasser en lui disant que -l'Écriture ne parle pas des cardinaux: «Eh! qu'importe cela? dit-il. -Si je n'ai une robe rouge, j'en porterai une noire, et bien -volontiers.» - -Mais le point où il insista le plus avant de partir, ce fut le -reproche d'avoir fait mourir des protestants. Il fut indigné qu'on en -eût l'idée; il nia, repoussa la chose avec des serments épouvantables: -«Au nom de Dieu, mon Créateur, et sur le salut de mon âme, je n'ai pas -fait mourir un seul homme pour cause de religion. Loin de là, quand il -s'agissait au Conseil de tels accusés, je m'excusais, je m'en allais, -je les laissais au bras séculier.» - -Guise fit le même serment. Les Allemands en auraient pleuré de joie: -«Je suis ravi, dit Christophe, de vous entendre ainsi parler. Si vous -voulez, j'en ferai part à tous mes amis d'Allemagne... Mais, je vous -en prie encore, ne persécutez pas ces pauvres chrétiens.» - -Les Guises lui donnèrent la main, ils lui jurèrent, foi de princes et -sur leur salut, de ne faire le moindre mal aux réformés publiquement -ni secrètement. De plus, ils lui proposèrent de ménager une conférence -des deux partis en Allemagne, qui, mieux que le concile de Trente, -pourrait assurer la paix. L'Empereur s'y serait prêté pour balancer -l'influence de ce concile tout espagnol. - -En gagnant du temps ainsi, on était sûr que Christophe, par lui et ses -gendres, les landgraves, empêcherait quelque temps tout mouvement -militaire et s'opposerait à l'embauchage que nos protestants menacés -essayeraient de faire sur le Rhin. - -Cette très-longue comédie, ce mensonge pendant trois grands jours, ces -faux serments prodigués, avaient aigri, fatigué Guise. Il revint fort -sombre à Joinville, séjour de sa vieille mère et de sa famille. Et il -n'y trouva que de mauvaises nouvelles: Condé maître de Paris, le -parlement de Paris ébranlé et presque forcé à subir l'édit de -tolérance que tous les autres parlements enregistraient. Peut-être -même il trouva l'ordre précis de l'Espagne pour tirer l'épée. - -L'excessive pénurie de Philippe II aurait dû le retenir. Mais l'état -des Pays-Bas le poussait à la guerre. En attendant qu'il y pût mettre -l'inquisition espagnole, il avait entrepris d'y faire dix-sept -évêques, gens à lui, qui balanceraient l'influence des grands. Ceux-ci -s'appuyaient sur un élément populaire, sur le flot montant du -protestantisme. Ils avaient envoyé en France consulter sur la légalité -du projet le premier jurisconsulte de l'Europe, Charles Dumoulin, que -nous avons vu dans cette grande revue des protestants à Popincourt. En -tout sens, la résistance des Pays-Bas s'appuyait sur la France. -C'était en France d'abord que Philippe II voulait combattre ses -sujets. - -Voilà comme politiquement on explique sa conduite. Et lui-même sans -doute se croyait un grand politique. En réalité, il était poussé par -derrière, instrument fatal du parti qui partout se sentait périr, qui -déjà avait donné sa démission de la polémique et ne comptait que sur -la force. Un de ses plus dignes soutiens interdit la discussion, «qui, -dit-il, nous réussit mal.» - -Restaient les souterrains d'Ignace, l'administration habile de -l'aumône, des confréries et des écoles, la captation du peuple. - -Restaient la violence, la police de l'Inquisition, enfin restait -l'épée des Guises. - - - - -CHAPITRE XV - -MASSACRE DE VASSY - -1562 - - -Nous avons indiqué, mais non expliqué l'outrage personnel que Guise -croyait avoir reçu des gens de Vassy. - -Entre les Guises et Vassy, la guerre datait de fort loin. Cette petite -ville champenoise était tout près de Joinville, érigée pour leur père -en principauté, quand il épousa Antoinette de Bourbon. Vassy, qui -était un siége royal, perdit à cette occasion une trentaine de -villages qui étaient de son ressort et qui formèrent celui de -Joinville. Enfin les Guises tout-puissants obtinrent la ville -elle-même en usufruit, comme douaire de leur nièce Marie Stuart, quand -elle épousa le Dauphin. D'autre part, Vassy, étant du diocèse de -Châlons, relevait ecclésiastiquement de l'archevêché de Reims et du -cardinal de Lorraine. - -Sous cette double sujétion, temporelle et spirituelle, les habitants -n'en restèrent pas moins fort indépendants, étant la plupart des -marchands ou des hommes de petits métiers, participant à l'esprit -industriel et démocratique de leur voisine, la grande ville de Troyes. -Le 12 octobre, après le colloque de Poissy, les ministres de Troyes -entreprirent de créer une église à Vassy et y envoyèrent l'un d'eux. -Les principaux de Vassy l'avertirent qu'il était sur terre des Guises, -qu'il y avait grand péril. Le ministre n'en agit pas moins, commençant -sa petite église dans la maison d'un drapier; il s'y trouva cent vingt -personnes, et le lendemain six cents (dans une ville de trois mille -âmes). Il fallut prêcher en plein air, dans la cour de l'Hôtel-Dieu. -Guise, averti par les moines de Vassy, envoya en novembre quelques -soldats pour aider le prévôt de la ville à étouffer la petite église, -et ne réussit à rien. D'autre part, le cardinal-archevêque de Reims -envoya (17 décembre) l'évêque de Châlons, avec un moine ergoteur, fort -célèbre, armé jusqu'aux dents des armes de la scolastique. L'évêque -appela les notables, et leur dit d'inviter le peuple à venir le -lendemain entendre son moine. À quoi ils répondirent doucement, mais -fermement, «que pour rien au monde ils ne voudraient entendre un faux -prophète.» Ils le décidèrent à venir plutôt écouter leur ministre. - -Tout le peuple catholique y vint le lendemain avec l'évêque, le -prévôt, le procureur du roi, le prieur du couvent. Là, le ministre -étant en chaire, l'évêque voulut parler le premier. Le ministre, -rappelant son droit qu'il tenait de l'édit royal, dit qu'on pouvait -écouter le prélat comme homme, non comme évêque, et qu'il ne l'était -pas: «Pourquoi?»--«Vous ne prêchez pas; vous ne nourrissez pas votre -troupeau de la parole de Dieu. Votre élection n'a pas été confirmée -par le peuple.» Le prélat répondant par des risées, le ministre -ajouta: «J'ai souvent exposé ma vie pour le nom du Seigneur Jésus, et -je me sens encore prêt de la quitter à toute heure. Je scellerai de -mon sang la doctrine que je donne à ce pauvre peuple dont vous n'êtes -point pasteur.» L'évêque voulait dresser procès-verbal; mais le prévôt -était déjà parti, dans la crainte qu'il avait du peuple. L'évêque -aussi partit, au milieu des cris populaires: «Au loup! au renard!»--et -d'autres: «À l'âne! à l'école! hors d'ici!» - -Cette scène, révolutionnaire plus qu'évangélique, aigrit les choses. -L'évêque alla à Joinville, mortifié de sa déconvenue, et il y fut -accueilli par les brocards du duc d'Aumale. La vieille mère des -Guises, Antoinette, fut exaspérée; Guise dit qu'il saccagerait tout. -On fit un procès-verbal qu'on envoya à la cour sans en tirer autre -réponse sinon que toute voie de fait était défendue par le roi. Le 25 -décembre, malgré les avis qui venaient à Vassy, trois mille âmes de la -ville et des environs y confessèrent leur foi; neuf cents prirent la -Cène. - -Tout enragés qu'ils fassent, les Guises prirent patience, jusqu'à ce -qu'ils fussent rassurés du côté du Rhin. Mais, au retour, ils se -lâchèrent; ils n'attendirent pas même qu'ils arrivassent chez eux. Dès -Saint-Nicolas (en Lorraine), ils firent étrangler en passant, à un -poteau de la halle, un épinglier qui avait fait baptiser son enfant à -la mode de Genève. Soixante fermiers des terres du cardinal fuirent, -comme devant un ouragan. Guise, arrivé à Joinville, instruit des -affaires de Vassy, «commença à marmonner et à se mordre la barbe.» Il -envoya ses archers, avec soixante hommes d'armes, l'attendre à Vassy. - -Cet homme si calculé eût pourtant ajourné le coup si la situation -générale ne l'eût elle-même poussé à donner cours à sa vengeance. Il -fallait relever Paris qui, depuis près de cinq mois, n'entendait plus -parler des Guises, les accusait, les croyait morts. Il voulait se -montrer en vie, fort et terrible, s'éveiller par un furieux coup de -tonnerre qui troublât ses ennemis. - -Toutefois, dans l'audace même, il gardait un esprit de ruse. Il -emmenait un équipage à la fois de guerre et de paix: d'une part, ses -domestiques armés et deux cents arquebusiers pour joindre à ceux qui -déjà étaient à Vassy; d'autre part, un prêtre, son frère, le cardinal -de Guise, sa femme enceinte, et son fils Henri, un enfant. De cette -façon, il pouvait dire: «La chose a été fortuite; autrement, y -aurais-je mené ma femme?» En réalité, il ne la mena point; elle n'eut -point le spectacle de l'exécution, ayant attendu son mari dans la -campagne, hors des murs de la ville. - -Peut-être aussi supposa-t-il que, devant cette force, les gens de -Vassy craindraient de s'assembler, et que le prévôt prendrait et lui -livrerait quelques hommes à étrangler, comme on avait fait à -Saint-Nicolas. Mais la petite communauté, le 1er mars, jour de -dimanche, se serait fait scrupule de ne point aller au prêche. Guise -prit cette heure pour arriver. Sur la route, entendant la cloche, il -feignit de ne savoir ce que c'était, et le demanda. On lui dit que les -huguenots sonnaient pour leur assemblée: «Marchons, dit-il, allons les -voir.» Ses gens se réjouirent fort, disant: «Ils vont être bien -huguenotés.» Les laquais ne se tenaient d'aise, comptant bien sur le -pillage; la petite ville marchande n'était pas à dédaigner. - -Il y avait un nouveau ministre, récemment envoyé de Genève. -L'assemblée était de douze cents personnes; à juger par les noms qui -restent, la plupart étaient gens de commerce; il y avait cinq ou six -drapiers, un boucher, un crieur de vin, un huissier, un maître -d'école; le plus notable était le procureur syndic des habitants de -Vassy. - -À l'entrée, la troupe vit un jeune cordonnier, qui sortait de chez -lui, proprement vêtu de noir. On l'entoure: «Es-tu ministre? où as-tu -étudié?--Nulle part; je ne suis pas ministre.» Alors on le laissa -aller. Le duc descendit chez les moines, y dîna, se promena sous la -halle, avec leur prieur et le prévôt. On le regardait de loin; il -semblait fort agité. Enfin, il fit dire aux catholiques qui étaient à -la messe du couvent de ne pas sortir de l'église. Il ordonna aux siens -de marcher vers une grange où le prêche se faisait. Et lui-même les -suivit. - -À vingt-cinq pas, on tira aux fenêtres de la grange deux coups -d'arquebuse. Ceux qui étaient près de la porte la voulurent fermer, ne -purent. Tous entrèrent, l'épée tirée, en criant: «Tue! tue!... À -mort!» - -Trois hommes furent tués tout d'abord, avant l'arrivée de Guise. - -Les catholiques soutiennent que les protestants jetèrent des pierres. -Guise présent, la tuerie continua à coups d'épée, de coutelas, de -poignard. On tira, à coups d'arquebuse, ceux qui étaient de côté sur -les échafauds. Quelques-uns percèrent le toit, échappèrent et -sautèrent même dans les fossés de la ville. Plusieurs restèrent sur le -toit; le duc criait: «À bas, canailles!» Un seul de ses domestiques se -vantait d'avoir à lui seul abattu six de ces pigeons. - -La duchesse, qui attendait hors des portes, entendit pourtant ces -horribles cris; elle fit dire à son mari: «Sauvez du moins les femmes -grosses.» Et dès ce moment, en effet, les femmes ne furent plus tuées. - -Le ministre Morel, qui d'abord était resté dans sa chaire, échappait -dans le tumulte, et il était près de la porte, quand il heurta un -cadavre, tomba, fut pris, reconnu, fort blessé et mené à Guise. Le duc -lui demandant comment il avait séduit ce peuple, il eut la force -encore de dire: «Monsieur, je ne suis pas séditieux, mais j'ai prêché -l'Évangile.» Guise lui tourna le dos et le laissa aux laquais, qui -s'en firent un horrible jeu. Les dévotes de la ville vinrent -par-dessus pour le tuer, disant: «Il est cause de tout.» Ce ne fut pas -sans peine qu'on l'arracha de leurs ongles, pour pouvoir lui faire son -procès. - -Le jeune cardinal de Guise était resté appuyé contre le mur du -cimetière, et regardait le massacre. Le duc lui donna le livre qu'on -avait trouvé dans la chaire. Le cardinal regarda et dit: «C'est la -Sainte Écriture.» Cinquante à soixante cadavres furent ramassés, -enterrés. Les blessés étaient innombrables. - -L'événement se répandit avec une rapidité inouïe, et saisit tout le -monde d'horreur. Partout on en fit des gravures, infiniment -populaires, d'un caractère fort et terrible qui, sur-le-champ, furent -calquées, imitées par les Allemands. Un genre nouveau commença, -l'_illustration_ des légendes historiques, pamphlets en dessin, plus -puissants que tous les pamphlets écrits. - -Guise, dès l'heure même, se sentit solitaire. Sa femme même et son -frère ne l'approuvaient pas. Il regarda autour de lui, et rien dans sa -situation ne lui parut plus utile que d'aller d'abord chez lui à -Nanteuil, d'y inviter le vieux connétable, d'opposer son nom respecté -à l'explosion de la haine publique, et d'écrire, et faire écrire le -cardinal de Lorraine à son ami redouté, le duc de Wurtemberg, qui -pourrait plaider sa cause auprès des Allemands, et peut-être -parviendrait à les empêcher de venir secourir leurs frères en danger. - -Mais Montmorency viendrait-il dans cette maison, dès ce jour à jamais -sanglante? Il vint. Guise était sauvé. - -À la reine qui le priait de venir à Saint-Germain, il répondit -cyniquement qu'il _faisait une fête_ à Nanteuil pour traiter quelques -amis. - -Le connétable, avec un monde immense de gentilshommes armés, conduisit -Guise à Paris. Condé y tenait encore, mais fort peut accompagné. Le -frère du prince de Condé, le cardinal de Bourbon, un idiot qui avait -le titre de lieutenant général du roi, tira parole de l'un et de -l'autre qu'ils sortiraient de Paris. Condé partit, mais non Guise. Son -avocat, le connétable le mena au Parlement, et dit que ce n'était leur -faute, mais que le bon peuple de la ville les obligeait de rester. - -Guise avait la tête très-basse. En arrivant dans la ville, il avait -trouvé un froid glacial. Au coin de certaines rues, des hommes hors -d'eux-mêmes, sans s'inquiéter de cette armée qu'il menait avec lui, -disaient _qu'ils voudraient être morts et leur dague dans son ventre_. -Au Parlement, deux magistrats, Harlay et Séguier, avaient laissé leur -place vide, fui l'aspect de l'homme de sang. - -Il dit assez piteusement «qu'il n'avait rien fait à Vassy que pour -sauver son honneur, ses enfants et sa femme grosse, qu'il voyait bien -qu'on le tuerait, qu'on avait envoyé à Paris contre lui trente -assassins, qu'il priait qu'on en informât. Il n'avait jamais abusé de -la force qu'il avait. Et maintenant il n'en a plus; il l'a toute -remise au roi, dans les mains de son connétable. Il ne demande qu'à -passer par la justice; il se constituera prisonnier, si on l'ordonne. -S'il a failli, qu'il soit puni, ainsi qu'il l'aura mérité.» - -Humbles paroles d'hypocrisie choquante, quand on voyait les forces -dont il tenait la ville et entourait le Parlement, quand on voyait -près de lui le connétable et le roi de Navarre, enfin le roi -d'Espagne. Je veux dire Chatonnay, le frère du cardinal Granvelle, -l'ambassadeur de Philippe II, qui, jetant tous les masques et tout -respect de convenance, planta seul à Monceaux le petit Charles IX pour -suivre à Paris ce roi du meurtre et de la guerre civile. - -Dès ce jour, en revanche, les protestants prenant la couleur blanche, -alors nationale, Guise et les siens, sans pudeur, adoptèrent celle de -Philippe II, le rouge, la couleur de l'Espagne et du massacre de -Vassy. - - - - -CHAPITRE XVI - -PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION - -1562-1563 - - -Je n'ai pas le courage de parler des lois, de la réformation des lois, -vaines et risibles feuilles de papier, au milieu de la scène -épouvantable de violences qui s'ouvre ici. Non que je méconnaisse -l'utilité future de cet idéal d'ordre que L'Hôpital s'amusait à -tracer. En lisant sa grande ordonnance d'Orléans, on se croit aux -jours de 89. Amère dérision! Ni les hommes, ni les circonstances, -n'étaient prêts de longtemps. Une longue série de fureurs, de -carnages, allaient tenir la France à l'état barbare jusqu'à Richelieu -et Louis XIV. Les donjons et les cachots souterrains, abolis en 1561, -subsistent en 1661. Les mémoires de Fléchier nous parlent d'hommes -enterrés vifs par tel seigneur, pendant qu'on brûlait vif Morin au -parvis Notre-Dame (1664). Dans l'ordre spirituel et temporel, tout -restera barbare, presque toute réforme inutile. L'histoire doit, pour -être fidèle, marcher dans le mépris des lois. - -Cette ordonnance d'Orléans accorde tout ce qu'avaient demandé les -États, c'est-à-dire surtout les notables bourgeois. La royauté abdique -au profit des influences locales. Elle leur remet les élections, -l'administration des deniers des villes, etc. - -Quelles sont maintenant ces influences locales? De quel esprit, de -quel parti? On ne le sait, la royauté ne le sait elle-même. Ici, la -chose doit tourner à l'avantage des protestants; là et presque -partout, elle fortifie les catholiques, déjà infiniment plus forts. De -sorte que le législateur fait juste le contraire de ce qu'il veut; il -favorise l'inconnu, le hasard, disons plutôt la guerre civile. Le -gouvernement était faible, désarmé (ayant réduit les pensions, -licencié la garde écossaise, etc.), mais il se fait plus faible -encore, en consacrant partout l'autorité locale, urbaine. Aux flots de -la mer soulevée, aux éléments furieux, au chaos, il dit: «Soyez rois!» - -Loin d'aider aux rapprochements, l'ordonnance transcrit comme lois -tels voeux insensés que chaque ordre avait exprimés aux États pour -tenir séparés les rangs, les conditions: - -Défense aux nobles de descendre aux bourgeois en dérogeant par le -commerce, défense aux bourgeois de monter, par l'orgueil des habits, -dorures et autres luxes, etc. - -Vainqueurs, avant la guerre, et du droit du massacre, les Guises -prennent l'autorité en s'emparant du roi. Leur mannequin, le roi de -Navarre, va prendre à Fontainebleau l'enfant Charles et sa mère, -Catherine, qui venait d'autoriser les protestants à prendre les armes. -Cette reine, aux petites habiletés, tant exagérée par l'histoire, fut -alors et sera le jouet des événements. Le 6 avril le roi est à Paris, -et le 12 les catholiques font un nouveau massacre à Sens, ville -archiépiscopale du jeune cardinal de Guise. Cent morts à Sens; il n'y -en avait eu que soixante à Vassy. - -Pendant ce temps, les protestants sondaient leur conscience et -cherchaient dans la Bible des versets pour la résistance. - -Ils étaient fanatiques, mais point assez pour résister. Ils n'avaient -point encore la furieuse folie des Cévennes, ni l'illuminisme -écossais. Ils n'avaient pas tout prêts des prophètes et des -prophétesses, des Élic Marion, des Débora, qui n'eussent qu'à branler -la tête pour voir l'épée de flamme, entendre les trompettes des anges -et sonner les combats de Dieu. Les protestants d'alors étaient -d'ardents chrétiens, convaincus, mais raisonnant encore, chose -fâcheuse pour la guerre civile. - -On assure que Condé attendit Coligny, et que Coligny attendit sa -conscience, et que ce grand citoyen, entrant en considération des maux -épouvantables qui allaient arriver, eut quelques jours d'une profonde -mort morale. - -Il savait parfaitement que les protestants étaient une petite -minorité, une élite, non toute à l'épreuve, qu'au bout de quelques -mois de guerre, la plupart (ce qui arriva) ne se trouveraient plus -protestants. - -Il savait que Condé un mois avant, ayant demandé aux protestants de -Paris dix mille écus, n'en avait eu que seize cents. - -Condé était si faible à Paris, dit Lanoue, «qu'il eût suffi des -chambrières des prêtres pour l'en chasser avec des bâtons.» - -Le pis, c'est que ce parti faible n'était point homogène, mais composé -de deux moitiés, en désaccord profond, le pur élément protestant, âpre -d'esprit, inflexible de foi et de principes, et d'excessive austérité, -et les protestants de hazard, de circonstance, de mécontentement -(comme étant la plupart des nobles). Coligny les savait, dit un -contemporain, «brouillons, remuants, frétillants,» de plus variables, -crédules, prêts à tourner au vent de la passion. - -Voilà le parti qu'il fallait mener, commander, sauver malgré lui, et -cela, quand il avait en tête les trois quarts de la France, et la -monarchie espagnole, l'étranger appelé par les prêtres depuis un an, -et mis au coeur de la patrie! - -Les femmes ont, dans les guerres civiles, de grandes initiatives. -Elles croient volontiers l'impossible; elles le font parfois, par la -grandeur du coeur, où elles l'inspirent et le font faire. La reine -Jeanne d'Albret, la princesse de Condé, Jeanne de Laval, femme de -Coligny, furent vraiment l'avant-garde de la croisade protestante. - -L'amiral, dit-on, plein de doute et de pressentiment, était au lit -taciturne et faisait semblant de dormir, quand il entendit des -sanglots. Jeanne pleurait sur l'Église abandonnée par son mari, sur -tant de frères délaissés sans défense. «Être tant sage pour les -hommes, dit-elle, ce n'est pas être sage à Dieu.» - -Je crois que l'amiral, qui ne disait sa pensée à personne, ne tardait -à armer, que pour armer d'ensemble. Qu'on songe ce que c'était que de -mettre en mouvement ce monde immense de volontaires d'un bout de la -France à l'autre, chacun se cherchant de l'argent, préparant son -cheval, ses armes, retenu bien souvent par le défaut de ressources, -par les adieux de la famille. - -Le sage capitaine, heureux de voir cette âme sainte et dans une si -haute voie, lui dit avec bonté: «Mettez la main sur votre sein, -madame, sondez votre conscience... Est-elle bien en état de digérer -les déroutes, les hontes, les reproches du peuple qui juge par le -succès, les trahisons, les fuites, la nudité, la faim de vos enfants, -la mort par un bourreau, votre mari traîné... Je vous donne trois -semaines encore.»--Mais elle dit impétueusement: «Ne mets pas sur ta -tête les morts de trois semaines!» - -Il suffit d'avoir vu le vrai portrait de Coligny pour voir que, sous -le roc, il y eut un coeur en cet homme. Ce mot de femme lui entra; il -le crut de la part de Dieu, et, sans plus s'informer du nombre ni -savoir si l'on était prêt, le matin, il monta à cheval avec ses frères -et sa maison. - -Le premier malheur du protestantisme, république spirituelle, avait -été de prendre un roi pour chef, le triste roi de Navarre; le second, -qui perdit l'entreprise d'Amboise, fut d'avoir un prince pour chef, -l'étourdi prince de Condé. Ce fut sous un sinistre auspice que ces -deux hommes en qui étaient deux mondes, Coligny et Condé, reçurent -ensemble la sainte Cène (29 mars). Le lendemain, ils étaient en -parfait désaccord; Condé, tous les chefs nobles, voulaient le secours -étranger; Coligny et les ministres disaient que c'était tenter Dieu, -qu'il fallait laisser cette honte au parti ennemi. - -Datons bien cette chose. Et que l'histoire sorte donc de la fausse et -injuste impartialité où elle s'est tenue jusqu'ici. - -Les Guises, dès la fin de 1559, firent écrire Catherine au roi -d'Espagne, et sollicitèrent son appui pour leur gouvernement. - -En février 1560, ils tirèrent de Philippe la foudroyante lettre qui -achevait leur victoire d'Amboise et mettait à leurs pieds le roi de -Navarre. - -En mai 1561, le clergé, à qui on demandait de déclarer ses biens, -sollicita l'appui du roi d'Espagne. - -En mars 1562, après Vassy, Guise apparut au Parlement, couvert de la -protection de l'ambassadeur espagnol, et prit bientôt l'écharpe rouge. - -Il la porte devant l'histoire, et son parti, comme en 1815, _est le -parti de l'étranger_. - -On va voir, au contraire, combien tardivement, et sous quelle pression -épouvantable de la nécessité, le parti protestant accepta cette honte -et ce malheur. - -Condé et sa noblesse prirent Orléans, à force de vitesse, au grand -galop, au milieu des cris de joie et des risées; on eût dit _tous les -fous de France_. Contraste saisissant avec Coligny et la troupe noire -des ministres qui y vinrent après. - -Il semblait qu'une immense traînée de poudre éclatât sur tout le -royaume. Comment s'en étonner? On apprenait massacre sur massacre. -Celui de Vassy ébranla, et celui de Sens décida. Tout homme connu pour -protestant crut prudent, pour sa vie et pour la vie de sa famille, de -s'armer et d'affronter tout. La Loire d'abord éclate, Tours, Blois, -Angers; puis la Normandie et les côtes, Rouen, Dieppe, Caen, Poitiers, -la Saintonge. La moitié du Languedoc, nombre de villes de Guyenne et -de Gascogne, dès l'hiver étaient protestantes. La Provence était -catholique; mais le Dauphiné éclata et pendit le lieutenant de Guise. -La grande Lyon (30 avril) se trouva elle-même entraînée, avec Châlon, -Mâcon, Autun. - -Écharpe immense, qui contournait la France par l'ouest et par le midi, -plongeant même au dedans par les villes de Loire, par Bourges et par -Sancerre au centre. - -Sur cette vaste zone, une armée sortant de la terre d'hommes -terribles, au moins par la peur, réveillés en sursaut par le tocsin de -Sens et de Vassy. - -Tout cela en six semaines! Il était évident que les Espagnols -n'arriveraient pas à temps. L'explosion eut lieu en avril; ils -n'arrivèrent qu'en août. - -Guise s'adressa en hâte aux Suisses catholiques qui ne vinrent que -lentement. Il était en péril, si deux choses ne l'avaient sauvé: - -1º L'argent. Il tenait les prêtres à la gorge, par la nécessité. Leur -peur fut son trésor. Leur argent alla droit au Rhin, et trouva prêt -les marchands d'hommes, les colonels et capitaines, le rhingrave, -très-bons protestants, qui firent d'abord les scrupuleux; on leva -leurs scrupules en leur offrant le bénéfice énorme _de ne fournir que -moitié des soldats, et d'être payés double_; moitié étaient des -soldats de papier. À ce prix ils n'hésitèrent plus (aveu de Castelnau, -catholique et agent des Guises). - -L'autre moyen, ce fut l'intrigue, le nom du roi, la fantasmagorie -royale, la lâcheté de la reine mère. Guise avait en celle-ci une -excellente actrice, grosse femme imposante, fort déliée pourtant, qui -avait attrapé Navarre, et pouvait attraper Condé. On la savait fausse -et perfide; mais Guise la refit dans l'opinion, en lui permettant, -pour parure, le chancelier de L'Hôpital: bon homme qui, pour faire -quelque bien de détail, couvrit de sa vertu l'intrigue qui noya la -France de sang. - -Nos historiens ont été si honnêtes, tranchons le mot, si innocents, -que tous ont pris au sérieux Catherine de Médicis. Pas un n'a sondé ce -néant. Ravalée et domptée, avilie dès l'enfance, brisée du mépris -d'Henri II, servante de Diane, naguère encore gardée, terrorisée par -la petite reine d'Écosse, elle eut enfin l'entr'acte de la première -année de Charles IX, où elle posa comme régente. Avec son chancelier, -elle goûtait assez le protestantisme qui eût vendu les biens d'Église. -Mais, au coup de Vassy, au coup de Fontainebleau d'où les Guises -l'enlevèrent avec son fils, et où elle sentit la main pesante sur son -cou, elle fit le plongeon, baissa la tête, le coeur lui retomba à sa -bassesse naturelle. Guise fut très-poli, lui laissa l'extérieur, -l'appareil de la royauté; _paraître_, pour elle, était plus -qu'_être_, dans le vide absolu qu'une si grande pourriture avait faite -en dedans. Elle prit patiemment le rôle de théâtre qu'on lui faisait, -de reine pacificatrice qui, aux entrevues solennelles, trônait avec sa -jolie cour, entre les amours et les grâces. Ce qui, en bonne langue du -temps, veut dire dame d'un mauvais lieu, et maquerelle au profit de -Guise. - -Cet Ulysse (sous la peau d'Achille) savait parfaitement, d'après -l'affaire d'Amboise, l'endroit où la grande chaîne de résistance armée -était faussée d'avance et manquerait. Elle devait manquer par Condé. - -Ce _petit galant_, comme Guise l'appelle pour sa taille exiguë, ce -prince en miniature, adoré de ceux qu'il perdait par _sa galanterie -française_, sa bravoure étourdie, est, de la tête aux pieds, dans les -bouts-rimés détestables qu'ils firent à sa louange: - - Ce petit homme tant joli, - Qui toujours chante, toujours rit, - Et toujours baise sa mignonne, - Dieu gard' de mal le petit homme. - -Condé, qui ne pesait pas plus qu'une plume au vent, volait de sa -nature vers cette cour de filles, vers cette bonne dame de reine qui -professait de les tenir en toute modestie, mais qui était toujours -_trompée_. La demoiselle de Rouhet _trompe_ Catherine pour le roi de -Navarre qui y sacrifia la régence; et la Limeuil pour Condé qui y -sacrifia le protestantisme. Elle fut grosse de lui, l'année suivante, -et la réforme était perdue. - -Il ne faut pas grande tromperie pour qui veut se tromper. Le 12 juin, -Guise, par son petit roi et Catherine, offre une amnistie. La reine -mère arrange une trêve, puis négocie une entrevue. Faute insigne déjà, -qui allait jeter la glace sur ce grand feu de paille de l'insurrection -protestante. - -La plaine de Beauce, rase comme la main, n'en est pas moins commode à -l'oiseleur. La vieille y tendit son filet, où l'étourneau ne manqua -pas de s'y prendre. - -L'escorte, de chaque côté, était de cent gentilshommes, qui, se -reconnaissant et la plupart amis, s'attendrirent, s'embrassèrent. -Autre malheur qui refroidit encore. Beaucoup disaient: «Quels sont ces -gens qui ne savent s'ils sont amis ou ennemis?... Bien fou qui se -risque pour eux!» - -Ce que sans doute Condé avait fait valoir près des siens pour accepter -cette entrevue, c'est que la reine mère, jusque-là prisonnière des -Guises, s'affranchirait probablement, se mettrait avec lui, -reviendrait avec lui. Dans cette idée, il s'avança imprudemment, jasa -et bavarda, dit que si Guise partait de France, lui Condé partirait, -que tout serait pacifié. «Quand partez-vous?» dit-elle, et elle offrit -pour ceux qui partiraient l'autorisation de vendre leurs biens. - -Donc la reine était libre, et vraiment pour les Guises. Il était -prouvé à la France que les protestants la trompaient en disant que le -roi et sa mère étaient captifs. Toute la force morale de la royauté, -flottante jusque-là dans l'opinion, apparut ferme et vraie du côté -catholique. Cette vieille religion politique de la France étranglait -le protestantisme. - -La reine mère n'était pas prisonnière; elle n'était liée que de sa -bassesse native qui la fit amie du plus fort et sincère pour la -première fois; liée de l'effroi qu'inspirait l'Espagne; liée de -l'argent du clergé qu'elle avait cru d'abord tirer par les mains -protestantes, mais que le clergé effrayé remettait de lui-même; liée -enfin des subsides de Rome, des aumônes que le pape et tous les -catholiques firent dès lors à cette cour mendiante. Les preuves en -sont au Vatican (_V._ les notes). - -Cela eut lieu le 24 juin. Le 25, Guise écrit au cardinal de Lorraine -une lettre incroyable d'élan, de joie, de fureur triomphante; tout est -fini; sa passion anticipe: «La religion réformée va à vau-l'eau, les -amiraux aussi... Nos forces demeurent; les leurs rompues; leurs villes -rendues sans condition...» Et, dernier trait d'orgueil: «Notre mère et -son frère ne veulent plus jurer que par nous.» Donc, la vieille furie -Antoinette avait quitté son donjon, était venue près de son fils, -espérant boire du sang; la ruse d'un tel fils lui en promettait une -mer. - -Guise, pour enfoncer sa dupe, confirme par toute la France le bruit de -la paix, quitte l'armée le 27 juin, avec Montmorency et Saint-André. -Ils s'en vont à deux pas. Cependant les chefs protestants, sur -l'assurance de Condé, vont à leur tour trouver la reine mère, et de sa -bouche apprennent qu'il n'y a rien, que rien n'est fait, qu'on ne -tolérera pas les réformés. - -La farce était jouée. Ils revinrent le coeur mort, désespérant de -vaincre, et la plupart, à leur insu, petits de foi, de coeur. Ils -commencent à s'apercevoir qu'il y a trois mois qu'ils sont aux champs, -à regretter leur femme et leur famille. - -Cette armée jusque-là était comme un couvent. Ni jeu, ni jurement, ni -filles. Ce jour, la corde casse. Pendant que Coligny, pour détruire le -fatal effet de l'entrevue, mène ses gens à l'ennemi, un gentilhomme -protestant entre dans une ferme, trouve une fille et s'assouvit sur -elle. Voilà le commencement. - -Une pluie horrible tombe, mouille la poudre; on ne peut plus rien -faire. On va à Beaugency, qu'on force: sac, pillage et viols. - -Cependant, par toute la France, les protestants, un moment hésitants -par la nouvelle de la paix, se trouvent énervés, détrempés; ils -commencent à se compter, à voir qu'ils sont très-peu. - -Ils sont mûrs pour la mort. Tout se réveille contre eux. La Justice -lance le massacre; le Parlement pousse Paris; soixante hommes tués -pour débuter. Peu de chose; la _grande levrière_ (les catholiques -appelaient ainsi la populace) est lâchée maintenant; on va la voir à -l'oeuvre. - -Pourquoi parle-t-on toujours de la Saint-Barthélemy de 1572, et non de -celle de 1562? C'est que celle de 72 se passa surtout à Paris; mais -celle de 62 fut bien plus meurtrière en France. Suivez-la de ville en -ville; vous êtes effrayé de voir trois choses qu'on n'a revues jamais: -1º massacre dans l'intérieur des murs; 2º poursuite acharnée des -fuyards par les paysans; 3º... Est-ce tout? Non, tant de sang ne -suffit pas; les juges n'ont pas encore leur part; les supplices -commencent alors sur une échelle immense: ici trois cents pendus, et -là deux cents roués. - -Reportons-nous un moment en avril, au jour où coururent les nouvelles -du sang versé à Vassy et à Sens. La réaction protestante avait été -violente, surtout dans le Midi, où la fureur est dans la race et le -tempérament. Quel prétexte de meurtre manqua jamais au Rhône, aux -violents pays albigeois? Il y eut des prêtres tués. Cependant, il faut -le dire, presque partout la vengeance tomba de préférence sur les -pierres, les images. Le petit peuple protestant, mené par les enfants -d'abord, décapita les saints des cathédrales. Les reliques fameuses, -qui avaient fait tant de miracles, furent sommées d'en faire un -nouveau pour se défendre elles-mêmes. Les guérisseurs universels qu'on -venait chercher de si loin furent constatés sans force pour se guérir, -traînés comme menteurs, imposteurs, charlatans. Dans ces dévastations -confuses, périrent, avec les saints, plusieurs tombes de rois et de -princes. Foule idiote qui brisait les mortes idoles, adorait les -vivantes? Guerre absurde de la liberté _au nom d'un prince du sang! au -nom du roi_ captif des Guises! - -Quant aux monuments d'art, que je pleure autant que personne, je -m'étonne pourtant que plusieurs écrivains, brefs et légers sur les -massacres, s'attendrissent longuement sur les pierres. «Irréparable -malheur!» disent-ils. Bien plus irréparables ceux qui furent -massacrés. Le mot du grand Condé sur un champ de bataille: «Bah! ce -n'est qu'une nuit de Paris,» ce mot cynique est faux. Les morts, qu'on -le sache bien, ne se refont jamais les mêmes, ni le génie, ni les -vertus des morts. La génération protestante qu'on égorgea, et qui -purifiait la France, lui aurait épargné l'incroyable aplatissement -qui suivit, la pourriture des temps d'indifférence, et le scepticisme -hypocrite, d'où si difficilement ressuscita la liberté. - -Le sens des hommes de nos jours s'est trouvé tellement perverti, nos -amis ont si légèrement avalé les bourdes grossières que leur jetaient -nos ennemis, qu'ils croient et répètent que les protestants tendaient -à démembrer la France, que tous les protestants étaient des -gentilhommes, etc., etc. Dès lors, voyez la beauté du système: Paris -et la Saint-Barthélemy ont sauvé l'unité. Charles IX et les Guises -représentent la Convention. - -Manie bizarre du paradoxe, impartialité sans coeur, amie de l'ennemi, -sans pitié pour les précurseurs de la liberté massacrés! Comparaison -bizarre de l'Assemblée qui défendit la France avec l'intrigue -fanatique qui la livra à l'étranger. - -Sans doute, lorsque les protestants des villes (les vingt-cinq mille -de Toulouse, par exemple) fuirent la nuit éperdus, emportant leurs -petits enfants, lorsque le tocsin sonnait sur eux dans les campagnes, -et que les paysans, armés par les curés, les traquaient dans les bois, -alors, sans doute, il n'y eut plus guère de protestants dans les -villes. Pour l'être, il fallut bien posséder un donjon.--Qui fit des -protestants une aristocratie? Vous, parti massacreur, qui les appelez -aristocrates. - -Et cependant, cette année même 1562, les seuls noms que je trouve -des infortunés qui périrent à la première répétition de la -Saint-Barthélemy qui se fit à Paris, lorsque le Parlement autorisa -le tocsin catholique, ces noms, dis-je, ces professions n'indiquent -que des industriels: cordonnier, libraire, imprimeur, colporteur, -orfèvre, brodeur. Et pas un nom de gentilhomme. - -On se tromperait fort si l'on croyait que cette Terreur épouvantable -fut la vengeance des excès des protestants. Qu'avaient-ils fait en -Picardie! Qu'avaient-ils fait en Champagne? Presque partout on les -frappa pour le mal qu'on leur avait fait. La vieille mère des Guises, -revenue à Joinville, accomplit la vengeance de sa maison sur la petite -ville de Vassy--la vengeance de quoi? du massacre déjà souffert; un -premier sang altère, il en faut d'autre. Elle obtint d'abord que le -Parlement désarmât la ville et rasât ses murs; puis, chez l'habitant -désarmé, on logea des soldats pour faire à leur plaisir, voler, tuer. -Premier essai des futures dragonnades, qui dura près d'un an. Cette -scène de fureur s'ouvrit par le tocsin des paysans vassaux des Guises, -qu'ils lançaient sur la ville. Les noms des morts attestent que -c'était une guerre des serfs contre l'ouvrier libre et le petit -marchand. - -On dit que ces paysans ivres, qui tuaient au hasard, mordaient dans la -chair crue, et mangèrent le coeur des enfants. - -Les Espagnols, entrés en France, étonnèrent par leur barbarie nos plus -féroces soldats. Le dur Gascon Montluc, homme de sang, qui se vante -d'avoir garni de morts tous les arbres des routes, raconte que ces -noirs Espagnols, à qui il livra une fois deux cents femmes pour les -houspiller, aimèrent mieux les éventrer toutes, même les grosses, pour -tuer les _petits luthériens_. - -Je ne m'étonne pas si, recevant ces horribles nouvelles, les -protestants armés voulaient revenir chez eux défendre leurs familles. -Il fallut les y renvoyer. Il fallut renoncer au beau songe où s'était -obstiné Coligny, de faire par la seule France les affaires de la -France. Ce que les catholiques faisaient depuis deux ans, les -protestants le firent dans cette nécessité extrême et sur leurs -maisons ruinées, leurs familles égorgées; ils implorèrent leurs frères -de l'étranger. Dandelot fut envoyé en Allemagne, un autre en -Angleterre (juillet). La difficulté était d'ouvrir les yeux aux -Allemands, d'écarter la montagne de calomnies et de mensonges qu'on -avait entassés. Les espions des Guises étaient là chez les princes -allemands pour voler sur leurs tables les lettres des protestants de -France. Tel Allemand partait payé des princes pour secourir nos -protestants, que l'on gagnait en route, et qui venait combattre dans -les rangs catholiques. - -Cependant Coligny tenait ferme Orléans et son petit noyau d'armée. -Partout ailleurs des bandes. La bande de Montbrun, de Mouvans, celle -de Des Adrets, couraient tout le sud-est, avec des cruautés atroces. -Le dernier, tout autant qu'il saisissait de catholiques, les égorgeait -ou les jetait des tours. Représailles barbares, mais qui n'étonnaient -point, quand on voyait des juges, ceux du parlement d'Aix, enrichis -des massacres de Merindol et de Cabrières, envoyer à la mort avec près -de mille hommes _quatre cent soixante femmes_, et même encore -_vingt-quatre enfants_! - -La reine d'Angleterre se laissa prier, de juillet jusqu'à la fin de -septembre, pour donner cent mille écus et six mille hommes. Dandelot -ne put amener ses Allemands qu'en octobre et novembre. Il lui fallut -passer par la Lorraine et la Bourgogne, pays ennemis. Cette lenteur -fit la chute de Rouen, longuement assiégée par le roi de Navarre, qui -y fut tué, et par Guise, qui la prit d'assaut. Le pillage y dura huit -jours, et les grands seigneurs s'y vautrèrent à l'égal du soldat. - -Rouen fut prise le 26 octobre. Condé n'eut ses Allemands que le 6 -novembre. Fort alors et terrible, il marcha sur Paris. Grand effroi. -Un président en meurt de peur. On attendait trois mille Espagnols qui -n'arrivaient pas. Qui croirait que Condé pût encore, en un tel moment, -la France nageant dans le sang, s'amuser aux paroles? La reine mère, -souriante et charmante, parlemente avec lui près d'un moulin à vent. -Force embrassade catholiques et galantes oeillades. Le prince perd -trois jours. Les Espagnols arrivent. On lui tourne le dos. - -Sa propre armée le menait; les soldats allemands ne savaient qu'un -mot: «_Geld._» Et, pour être payés plus tôt, ils marchaient vers la -mer, au-devant de l'argent anglais. La grosse armée des catholiques -marchait parallèlement. Leur intérêt était de combattre avant que les -protestants eussent joint les troupes anglaises. - -Ceux-ci, qui avaient l'Eure entre eux et Guise, devaient l'empêcher de -passer. Mais un prince du sang n'a garde de paraître craindre la -bataille. Condé lui permet le passage, et il l'a devant lui près Dreux -(19 décembre 1562). - -Les catholiques, faibles en cavalerie (deux mille contre cinq mille), -étaient en revanche énormément plus forts en fantassins, ayant quinze -mille contre sept seulement qu'avaient les protestants. Au total, -Guise avait _dix-sept mille hommes_, et Condé _douze mille_. - -Ce qui caractérise le premier, ce héros de la ruse, c'est que par une -prudence singulière, excessive, il ne voulait se battre que sur ordre -du roi et de la reine mère, ses mannequins. Il agissait toujours sur -pièces régulières et préparées pour répondre en justice si on lui -faisait son procès. À la demande de cet ordre, la reine mère se moqua -et dit, comme la nourrice du roi entrait (elle était protestante): -«Nourrice, que vous semble?--Mais, madame, puisque les huguenots ne -veulent se contenter jamais, il faut les mettre à la raison.» - -Qui l'emporterait des lansquenets protestants ou des Suisses -catholiques? c'était douteux. Ce qui ne l'était pas, c'est que -l'élément sûr, qui ne bougerait point, qui, quoi qu'il arrivât, -resterait ferme pour frapper le grand coup, c'était la masse noire des -trois mille Espagnols. Ajoutez quelque peu de nos vieilles bandes -françaises. Guise se mit avec ces Espagnols, dit qu'il ne commanderait -pas et serait là en simple capitaine. Il les laissa, selon leur usage -(on l'a vu à Ravenne), se faire un rempart de charrettes pour briser -la cavalerie et, derrière, regarder à leur aise les évolutions du -combat. Ajoutez que, devant, ils avaient un petit ravin. - -La tactique était fort surannée. Les armes des vieux siècles. Quand on -voit dans les exactes gravures de Pérussin ces bataillons antiques ou -féodaux, l'infanterie semble du temps des Romains et la cavalerie du -temps des croisades. De lourdes charges semblaient décider tout. Le -connétable au centre, avec sa gendarmerie, fonça, puis, brusquement -abandonné, blessé, se trouva prisonnier. Condé chargea et rechargea -les Suisses, leur passa sur le corps; mais telle était cette -infanterie, que ce qui ne fut pas écrasé par les chevaux se releva, -combattit de plus belle. La cavalerie, menée par Condé et Coligny, -s'épuisa en efforts, fit fuir l'infanterie française des catholiques, -mais vit également en déroute sa propre infanterie allemande. - -Ils n'avaient pas deux cents chevaux ensemble, lorsque Guise, qui -depuis cinq heures prenait en patience la destruction de ses amis, -s'ébranla avec sa masse espagnole et ses arquebusiers des vieilles -bandes. Condé fut pris. Tout parut balayé. - -Cependant les frères indomptables, Coligny et Dandelot (celui-ci -malade, tremblant de la fièvre, et en robe fourrée), réunissent douze -cents cavaliers, et d'une furie désespérée arrêtent court les -vainqueurs. Parmi eux, le fameux Saint-André, si riche, le voleur des -voleurs, est pris, disputé, et un de ses vieux serviteurs, malgré ses -prières et ses offres, lui casse la tête d'un coup de pistolet. - -Guise n'en pleura pas, ni de la prise du connétable. En place, il -avait pris Condé. Il le caressa fort, jusqu'à le faire coucher avec -lui. Excellent moyen de le perdre, d'exciter la défiance contre lui, -de faire dire, comme disaient déjà les Allemands: «Ces girouettes -françaises, pour qui on se tue aujourd'hui, sont prêtes à s'embrasser -demain.» - -Voilà Guise non-seulement vainqueur, mais seul. Plus de princes. Plus -de Navarre, plus de Condé, plus de connétable. Ce simple capitaine, -qui n'avait voulu à la bataille que mener sa compagnie, se trouve -lieutenant général du royaume. - -La nuit, qui avait séparé les combattants, permit à Coligny de -reformer ses reîtres à deux pas. Il lui en restait quelques mille. Il -leur dit froidement qu'il n'y avait rien de fait, qu'il fallait -recommencer, fondre sur ces gens qui mangeaient. Les Allemands lui -montrèrent leurs armes brisées, eux-mêmes en pièces. Il était resté -huit mille hommes sur le carreau. Seulement on sut dès ce jour qu'on -ne vainquait jamais Coligny. - -La difficulté était pour lui de garder ces Allemands, qui, n'étant pas -payés et n'ayant reçu que des coups, trouvaient le métier dur, -regardaient du côté du Rhin. Le ferme capitaine leur dit qu'ils -avaient raison de vouloir de l'argent, mais qu'il fallait l'aller -chercher au Havre et prendre la Normandie sur le chemin. - -La difficulté était d'empêcher ces soldats nomades, qui traînaient -tout avec eux, d'emmener la masse encombrante de leurs chariots où ils -serraient leur petite fortune, leurs pillages d'anciennes campagnes. -Ils y tenaient plus qu'à la vie. Coligny mit ces chariots dans le -choeur même de Sainte-Croix d'Orléans. À ce prix, il les emmena, -laissant pour défendre la ville contre Guise, qui arrivait, Dandelot -malade et des fuyards allemands. - -Il part en plein janvier. Terrible hiver. L'épidémie, se joignant aux -misères de la guerre, avait enlevé dix mille hommes dans Orléans. -Quatre-vingt mille, dit-on, étaient morts à l'Hôtel-Dieu de Paris. -Nombre d'hommes, de femmes, d'enfants, chassés, n'osaient rentrer, -couraient les bois. Pour obtenir l'argent des Anglais, il avait fallu -leur offrir le Havre, et cet argent n'arrivait pas. Les reîtres -murmuraient. Coligny leur montrait la mer et les tempêtes. Mais plus -d'un commençait à se payer par le pillage. Dans cette extrémité -terrible, plus grand encore qu'au fort de la bataille, apparut -l'amiral. Le premier qui pilla, il le fit serrer haut et court, lui -faisant pendre aux pieds, pour l'embellissement du trophée, tout ce -qu'il avait volé aux paysans, robes de femmes, volailles, etc. - -À la prise du château de Caen, un soldat mit la main sur un de ceux -qui sortaient après la capitulation, lui fouilla dans la poche. -L'amiral l'envoie au gibet. Il était sur l'échelle, quand les Anglais, -qui venaient d'arriver, intercédèrent pour lui. - -Cette discipline vigoureuse porta ses fruits, les succès furent -rapides; mais très-probablement les Allemands peu encouragés à venir -chercher en France un service si dur. - -Il en était de même dans Orléans. Le parti protestant s'exterminait -par la vertu. Deux notables furent surpris en adultère. Les ministres -leur firent leur procès, et les firent pendre. Il aurait fallu pendre -la noblesse et la bourgeoisie. Les moeurs de la vieille France étaient -positivement au-dessous de la Réforme. Celle-ci se faisait le désert. - -Désertion, découragement, épidémie. Il n'y avait presque plus personne -dans Orléans. Dandelot, avec la fièvre, courait partout et faisait -tout. Chaque matin, les ministres, à six heures, rassemblant soldats, -habitants, chantaient leurs psaumes, et s'en allaient en tête, -travailler aux fortifications. Cela ne pouvait durer guère. Guise -était furieux de n'avoir pas encore sa proie; «j'en mords mes doigts,» -dit-il dans une lettre. Il avait écrit à la reine qu'elle trouvât bon -qu'il n'y eût plus d'Orléans, qu'il allait la raser, et qu'il tuerait -tout, jusqu'aux chats. - -C'est lui qui fut tué (18 février 1563). - -L'homme qui fit le coup, Poltrot, sieur de Meray, était un jeune -gentilhomme de l'Angoumois, fort bon soldat à Saint-Quentin, où il fut -pris et mené en Espagne. Protestant, il y vit l'idéal catholique, -Philippe II et l'Inquisition. Il put assister aux splendides et royaux -auto-da-fé qui ouvrirent dignement ce règne. - -Poltrot revint d'Espagne, comme on peut croire, plein de vengeance et -de meurtre. Il ne parlait plus d'autre chose. Il montrait son bras à -ses camarades, disant: «Ce bras tuera M. de Guise.» Il en parla à son -seigneur, chez qui il avait été nourri, M. de Soubise; il en parla à -l'amiral, à qui bien d'autres gens parlaient légèrement de la même -chose, et qui n'y fit grande attention. Cependant Poltrot s'offrait -pour espion. Coligny lui donna de l'argent pour acheter un bon cheval -d'Espagne. - -Poltrot, fort brun, sachant bien l'Espagnol, était appelé dans l'armée -l'_Espagnolet_. Il passa, se fit présenter, s'offrit au duc de Guise, -qui lui dit: «Cinquante mille livres pour toi, si tu peux rentrer dans -la ville et faire sauter les poudres.» - -Le 18 février, Poltrot, ayant prié Dieu de lui dire si vraiment il -fallait frapper, crut se sentir au coeur la voix divine, avec un -mouvement étonnant d'allégresse et d'audace. Il attendit Guise, vers -le soir, au coin d'un bois; prudemment, froidement, il calcula qu'il -devait être armé en dessous, et qu'il fallait le tirer à l'aisselle, -juste au défaut de la cuirasse. Il tira à six pas, d'une main ferme, -très-juste et l'abattit. - -Guise n'était pas mort, et vécut encore six jours. Il mourut comme un -saint (si l'on croit la légende qu'en fit l'évêque Riez), citant cent -fois l'Écriture sainte, qu'il n'avait jamais lue, s'excusant à sa -femme de maintes peccadilles, et lui pardonnant à elle-même tout ce -qu'elle avait pu faire. - -Ceux qui ont vu au visage le duc de Guise (comme moi, dans le dessin -Foulon), qui ont présente cette face sinistre et désespérée, jugeront -que cet homme perdu, qui n'avait vécu que du succès, dut mourir -furieux quand un tel coup lui arrachait la proie des dents, et que la -main d'en haut, l'ayant amené là, vainqueur, maître de tout et seul, -les autres étant morts, à son tour lui tordait le cou. - -Poltrot fut mené à Paris devant la reine et le conseil, puis devant -les gens de justice, qui lui prodiguèrent toutes les formes de la -question. Que dit-il? que déposa-t-il? On ne le sait que par les fort -douteux procès-verbaux qu'en firent ces gens valets des Guises. On ne -manqua pas de lui faire dire qu'il avait été poussé par l'Amiral. À -quoi celui-ci répondit peu après franchement, sincèrement, qu'il -n'aurait pas pris pour cette affaire un grand parleur, si léger en -propos; que du reste, depuis qu'il savait que Guise cherchait à se -défaire du prince de Condé et de lui, il n'avait nullement détourné -ceux qui parlaient de tuer Guise. - -Le Parlement de Paris, qui, dans ces occasions, déploya plusieurs fois -un zèle ignoblement féroce, une exécrable courtisanerie de supplices, -jugea Poltrot (comme plus tard Ravaillac et Damiens), tâchant -d'accumuler sur cette misérable chair mortelle tout ce qu'on peut -souffrir sans mourir. - -Le jour même où le saint héros, rapporté à Paris, exposé aux -Chartreux, fut glorifié à Notre-Dame, on fit la boucherie de Poltrot -derrière la Grève. - -Le procès-verbal avoue qu'il dit deux fières paroles: «Avec tout cela, -il est bien mort, et ne ressuscitera pas.» Et encore: «La persécution -des fidèles...» La populace hurla, l'arrêta un moment, mais il reprit: -«Si la persécution ne cesse, il y aura vengeance sur cette ville, et -déjà les vengeurs y sont.» - -Quand il fut lié au poteau, le bourreau avec ses tenailles lui arracha -la chair de chaque cuisse, et ensuite décharna ses bras. - -Les quatre membres, ou les quatre os, devaient être tirés à quatre -chevaux. Quatre hommes qui montaient ces chevaux les piquèrent et -tendirent horriblement les cordes qui emportaient ces pauvres membres. -Mais les muscles tenaient. Il fallut que le bourreau se fît apporter -un gros hachoir, et à grands coups détaillât la viande d'en haut et -d'en bas. Les chevaux alors en vinrent à bout; les muscles crièrent, -craquèrent, rompirent d'un violent coup de fouet. Le tronc vivant -tomba à terre. Mais, comme il n'y a rien qui ne doive finir à la -longue, il fallut bien alors que le bourreau coupât la tête. - -Un juge et les greffiers, pendant toute la cérémonie, étaient là -écrivant les cris de cette tête, dans les entr'actes, ses prétendues -dépositions, dont on fit le prétexte de la Saint-Barthélemy. - - - - -CHAPITRE XVII - -LA PAIX, ET POINT DE PAIX - -1563-1564 - - -«On pourra mieux châtier ces gens-là, quand ils seront dispersés et -désarmés.» Conseil du nonce au pape. - -Et, peu après, le duc d'Albe à Philippe II, parlant des grands des -Pays-Bas: «Dissimuler, puis leur couper la tête.» (Gr., VII, 233.) - -Ces deux mots contiennent les dix ans d'histoire qu'on va lire. - -On a douté, tant qu'on ne connaissait ce plan que par les Italiens -Adriani, Davila, Capilupi et autres panégyristes de Catherine. Comment -douter maintenant devant les lettres originales? - -Reste à savoir comment le parti catholique tint si ferme la reine -mère jusque-là très-flottante, et la fit marcher droit. Le duc d'Albe -nous le dit encore (_Ibidem_, 280): «Votre ambassadeur doit faire -entendre à la reine qu'à l'âge où arrive le roi Charles, _V. M. peut -lui faire connaître l'état réel de ses affaires_.» C'était toute la -peur de Catherine qu'on ne mît son fils contre elle; le petit roi, né -violent, défiant, faisait peur à sa mère; la nature féline et la -griffe pouvaient s'éveiller un matin. Le chat pouvait devenir tigre. -Cette peur alla au point qu'on va la voir bientôt chercher dans un -plus jeune une arme contre Charles IX, préparer un roi de rechange. - -L'autre côté par où on la tenait, c'était la faim. Elle était à -l'aumône, vivait d'expédients fortuits. _La dépense était de dix-sept -millions, la recette de deux et demi._ Sans le pape on n'eût pas dîné. -On en tirait des dons, quelques ventes des biens du clergé. Guise -lui-même n'eût pu faire la guerre sans l'argent du duc de Savoie. En -retour, peu avant sa mort, il lui avait rendu ce qui nous restait de -tant de conquêtes au delà des Alpes, livré Turin, quitté l'Italie pour -toujours. - -Voilà la vraie situation, comme elle apparaît dans les basses et -serviles lettres du jeune roi et de sa mère, où ils tendent sans cesse -la main au pape (Archives du Vatican), au roi d'Espagne et à tous. - -Cette pauvreté royale faisait un grand contraste avec la richesse des -Guises. Leur maison (ou leur dynastie?) était restée entière à la mort -de son chef. Elle gardait ses quinze évêchés, aux mains des cardinaux -de Guise et de Lorraine. Elle gardait le palais, la charge de grand -maître de la maison du roi, par le fils aîné Joinville; Mayenne était -grand chambellan, Aumale grand veneur, Elbeuf général des galères. -Toute charge d'épée était donnée par eux. Ils avaient les finances par -un homme sûr. Les gouvernements de Champagne et de Bourgogne étaient -dans leurs mains, c'est-à-dire nos frontières de l'Est, les passages -vers la Lorraine et vers l'Allemagne, la grande route militaire. - -Puissance énorme. Mais le chef était un enfant, Henri de Guise, qui -n'avait que treize ans. Du père, il eut, non le génie, mais l'audace, -l'intrigue; de sa mère, un charme italien, et non pas peu du sang des -Borgia. Anne d'Este, en longs habits de deuil (quoique dès le -lendemain consolée par Nemours), allait montrant partout sa douleur et -son fils. C'était toujours la scène de Valentine de Milan, embrassant -le petit Dunois, disant: «Tu vengeras ton père.» L'enfant, fort bien -dressé, trouvait des mots hardis, ou on lui en faisait. Les bonnes -femmes en pleuraient de joie; les prêtres bénissaient le bon petit -seigneur. Tout était arrangé pour faire un favori du peuple, un prince -de carrefour, un héros de l'assassinat. - - * * * * * - -Le chef des protestants, élu le lendemain de la bataille de Dreux qui -les délivrait de Condé, était désormais l'amiral, et il avait bien -gagné ce titre par cette conquête subite de la Normandie en plein -hiver. Seul, ayant fait la guerre, il pouvait faire la paix. Le -prisonnier Condé, contre le chef d'élection, était mal posé pour -négocier. Coligny revient de Normandie en hâte; quand il arrive, la -paix, depuis cinq jours, était signée (Amboise, 12 mars 1563). - -Condé l'avait signée pour lui et les seigneurs. Pour lui, la -lieutenance générale du royaume, qu'a eue son frère. Pour les -seigneurs, le culte libre des châteaux. Et pour le peuple, quoi? Une -ville par baillage, de sorte qu'en ce temps de trouble, où l'on -n'osait pas voyager, on ne pouvait prier ensemble qu'en faisant un -voyage souvent de vingt ou vingt-cinq lieues. - -Pour la forme, Condé avait consulté les ministres, mais signé malgré -eux. L'amiral en conseil lui dit cette parole: «Monseigneur, vous vous -êtes chargé de faire la part à Dieu; d'un trait de plume vous avez -ruiné plus d'églises qu'on n'en eût détruit en dix ans. Et, quant à la -noblesse que vous avez garantie seule, elle doit avouer que les villes -lui donnèrent l'exemple. Les pauvres avaient marché devant les riches, -et leur avaient montré le chemin.» - -Il était facile à prévoir que tout irait à la dérive; que les -seigneurs mêmes, désormais isolés des villes, ne se défendraient pas; -que l'influence papale, espagnole, emporterait tout; que non-seulement -cette cour misérable s'assujettirait à l'Espagne, mais que les Guises -eux-mêmes allaient devenir tout Espagnols. - -C'est le moment de bien mettre en lumière une chose qui, méconnue, -égara tous les politiques, puis les historiens, et maintenant les -égare encore: - -_La balance était impossible_, dans la violence de ces temps, -l'équilibre était impossible; un milieu politique, _un parti -politique_, était un mythe, une fiction. Ce parti deviendra possible, -mais après la Saint-Barthélemy. - -Tous cherchèrent ce milieu et le manquèrent. - -Philippe II même imaginait garder son libre arbitre entre les modérés -et les violents. Il écoutait Granvelle, il écoutait Gomès, mais -inclinait au duc d'Albe. - -Chez nous, le connétable eût voulu l'équilibre; peu à peu il pencha -aux Guises. - -Et le rêve des Guises eux-mêmes aurait été un certain équilibre, une -certaine indépendance entre l'Espagne et l'Allemagne. Le cardinal de -Lorraine, au moment même où le secours espagnol donnait à son frère la -victoire de Dreux, intriguait contre l'Espagne. D'une part détournant -Marie Stuart d'épouser le fils de Philippe II, d'autre part créant au -concile de Trente un parti anti-espagnol. Il s'y joignit aux Allemands -pour obtenir quelques réformes (surtout le mariage des prêtres). Tout -cela inutile. Par la mort de son frère, le cardinal retomba au néant. -Il lui fallut laisser son rêve d'indépendance et suivre l'impulsion -espagnole. - -Où donc fut l'équilibre? Dans Catherine de Médicis? Il ne tient pas -aux historiens italiens que nous ne voyions en elle le pivot de -l'action et le meneur universel. Mais les actes disent le contraire. -Ils la montrent toujours servante du succès, habile seulement à faire -croire qu'elle mène, lorsqu'elle suit et qu'elle obéit. En 1563, sur -la menace de l'Espagne, elle tourne, elle cède, elle change -non-seulement sa politique, mais l'ordre de sa politique et -l'éducation de ses enfants. - -Où donc est l'idée politique, le parti politique? dans le chancelier -L'Hôpital? dans son effort pour réformer les lois? Le dirai-je? je ne -trouve rien de plus triste que de voir cet homme de bien traîner sa -barbe blanche derrière Catherine de Médicis. On ne s'explique pas -comment il restait là, ni quelle figure il pouvait faire au milieu de -cette cour équivoque, parmi les femmes et les intrigues. Ne -comprenait-il pas que sa présence seule, en tel lieu, était un -mensonge? que sa réforme du droit, réforme écrite et de papier, -faisait prendre le change sur la réalité politique? Quelques bonnes -choses en sont restées, comme les tribunaux de commerce. Mais, hélas! -si l'on veut savoir combien les lois sont le contraire des moeurs, il -faut lire les lois de ce temps. Elles proclament la suppression des -confréries au moment où celles-ci s'organisaient militairement et de -la manière la plus meurtrière, au moment où elles se liaient, se -groupaient, créaient les lignes provinciales qui finirent par former -la Ligue. - -Dans chaque province, en Gascogne d'abord, en Guienne, bientôt sous -les Guises en Champagne, un gouvernement se fait à côté du -gouvernement. Qu'opposait à cela la profonde politique Catherine? Elle -pensait décomposer tout. Dans un perpétuel voyage, elle croyait -neutraliser par l'influence de cour ces influences fanatiques. Elle -voulait travailler la noblesse, l'amuser, la séduire. Son principal -moyen, s'il faut le dire, c'étaient les _filles de la reine_, cent -cinquante nobles demoiselles, ce galant monastère qu'elle menait et -étalait partout. Toutes maintenant fort catholiques, très-exactement -confessées. Point de scandales, peu de grossesse. On chassait celle -qui devenait grosse. - -Tout cela apparut d'abord dans l'expédition que l'on fit pour -reprendre le Havre aux Anglais. La reine y mena en laisse Condé et -force protestants. Le _petit homme tant joli_ suivait mademoiselle de -Limeuil, qui en revint enceinte. Il réussit à chasser ses amis, à -irriter Élisabeth, à diviser le parti protestant. Il se croyait au -retour lieutenant général du royaume, quasi-tuteur du roi enfant. Mais -celui-ci se déclara majeur. L'Hôpital couvrit cette farce d'un -discours grave. Pour que les protestants n'osassent réclamer, on leur -lança les Guises, qui portèrent contre Coligny une solennelle -accusation de meurtre. Dupés, moqués, les protestants, loin d'oser -accuser, furent assez occupés à se défendre eux-mêmes. Comme parti, -ils semblaient dissous. Leur chef, Condé, servait de secrétaire à la -reine mère. Elle lui faisait écrire en Allemagne que tout allait au -mieux. Elle se chargeait de le remarier, l'amusait de l'idée d'épouser -Marie Stuart, d'autres princesses encore. La riche veuve de -Saint-André, qui croyait l'épouser, lui donna le château de -Saint-Valéry; il épousa une autre femme et ne rendit pas le présent. - -L'Église protestante avait cessé de lui payer sa contribution secrète, -et l'envoyait à Coligny. Mais l'amiral savait que, si l'on reprenait -les armes, la noblesse voudrait Condé pour chef, et, pour le retenir, -lui faisait part sur cet argent. - -Les protestants s'étant isolés de l'Angleterre, on osait tout contre -eux. La paix leur était meurtrière: c'était la paix aux assassins, la -guerre aux désarmés. Impunité complète des violences. Ici un ministre -pendu par un gouvernement de province. Là des noyades populaires, des -morts violemment déterrés, des femmes accouchées de deux jours qu'on -arrache du lit; je ne sais combien d'excès bizarres et de fantaisies -de fureur. - -Les impatients, Montluc, par exemple, voulaient qu'on en finît. D'une -part, ils s'entendaient avec l'Espagne pour enlever Jeanne d'Albret et -livrer le Béarn. D'autre part, Montluc envoyait à la reine un homme -d'exécution, le Gascon Charry devait prendre le commandement de la -seconde garde que le parti donnait au roi, encourager Paris à un grand -coup de main. Les deux frères, Coligny et Dandelot, étaient à la cour, -et peu accompagnés. Mais Charry était incapable de bien mener la -chose. Il se mit follement à insulter Dandelot. Non-seulement il dit -qu'il se moquait de son titre de colonel général de l'infanterie, mais -il lui marcha presque sur les pieds dans l'escalier du Louvre. - -Les deux frères avaient avec eux, entre autres hommes violents, un -fameux chef de bande, le Provençal Mouvans, celui qui avec quarante -hommes avait combattu des armées. Mouvans n'endura pas la chose. Il -frappa un coup imprévu, qui stupéfia la grande ville. Avec un Poitevin -dont Charry avait tué le frère, Mouvans va s'établir à attendre Charry -chez un armurier du pont Saint-Michel. Le Gascon montant fièrement le -pont avec les siens, ils lui barrent le passage. «Souviens-toi,» dit -le Poitevin; et il lui passe l'épée au travers du corps. Charry -dégaîna-t-il? on ne le sait, mais il fut tué, et un autre. Mouvans -alors et son Poitevin s'en allèrent lentement devant la foule par le -long quai des Augustins, et personne n'osa les poursuivre. - -L'amiral et son frère étaient près de la reine quand on lui dit la -chose. Leur gravité n'en fut pas dérangée. Dandelot dit ne rien -savoir et ne fit nulle attention aux criailleries de la garde, «en -ayant vu bien d'autres.» - -Le catholique Brantôme admire le coup et dit «que l'affaire fut -très-bien menée.» Paris ne bougea pas. L'audace intimida la force. La -reine mère seule en fit grand bruit, et elle en prit prétexte pour -expliquer son brusque changement et sa haine nouvelle du -protestantisme. - -Les protestants, assassinés partout, ayant partout contre eux et -l'autorité et les foules, recouraient à l'audace, à l'épée, à des -coups violents qui envenimaient encore les haines. - -Celle des Guises fut fort irritée par une romanesque aventure du frère -de Coligny. Une grande dame de Lorraine, née princesse de Salm et -veuve du seigneur d'Assenleville, jura qu'elle n'aurait d'époux que -Dandelot. Tous les siens, fervents catholiques, s'y opposèrent en -vain. En vain on lui montra que, ses terres étant sous les murs de -Nancy, c'est-à-dire dans les mains du duc de Lorraine et des Guises, -elle ne pouvait même faire la noce qu'au hasard d'une bataille. Rien -ne la détourna. - -Dandelot, sommé de venir pour cette agréable aventure en pays ennemi, -prit avec lui cent hommes déterminés, et quoiqu'il sût que tous les -Guises fussent justement alors chez le duc, il arrive à Nancy. On lui -refuse l'entrée par trois fois. Il ne s'arrête pas moins dans le -faubourg, y rafraîchit ses cavaliers. Puis, en plein jour et à grand -bruit, la cavalcade s'en va au château de la dame. Au pont-levis, tous -tirent leurs arquebuses. De quoi tremblèrent les vitres des Guises, -qui étaient en face, à peine séparés par une rivière. Et leurs coeurs -en frémirent. Le cardinal gémit. Le petit Guise (il avait quatorze -ans) dit: «Si j'avais une arquebuse, pour tirer ces vilains!...» - -Cependant trois jours et trois nuits on fit la fête, bruyante et gaie, -plus que le temps ne le voulait, pour faire rage aux voisins. Puis -madame Dandelot, montant en croupe derrière son héros, et disant adieu -à ses biens, le suivit, fière et pauvre aux hasards de la guerre -civile. - - - - -CHAPITRE XVIII - -LE DUC D'ALBE.--LA SECONDE GUERRE CIVILE - -1564-1567 - - -À la fin de décembre 1563, le duc d'Albe, sur l'ordre de son maître, -lui écrit les deux lettres dont nous avons parlé. Consultation en -règle sur la politique espagnole (_dissimuler, puis leur couper la -tête_). - -Dès janvier 1564, l'effet en est sensible. Philippe II donne congé aux -modérés, autorise le cardinal Granvelle «à aller voir sa mère.» - -Le duc d'Albe emportera tout. Il suffit de le voir dans les portraits -et dans les documents pour comprendre son ascendant. C'est un vrai -Espagnol, non un métis bâtard comme son maître. C'est un médiocre -génie, mais fort par la netteté du parti pris, par la simplicité des -vues et par la passion. Il se caractérise disant, au sujet des -demandes des grands des Pays-Bas: »Je contiens mes pensées; car telle -est ma fureur qu'on pourrait l'appeler _frénésie_.» - -Le duc d'Albe est adoré des moines. D'en haut, d'en bas, ils l'aident. -Au grand inquisiteur Pie IV succède le grand inquisiteur Pie V, le -pape de la Saint-Barthélemy, qui, toute sa vie, la prépara, quoiqu'il -n'ait pu la voir. Les lettres de Pie V aux souverains se résument en -un mot (le mot qu'il dit aussi aux soldats qu'il envoie en France): -«_Tuez tout._» C'est lui qui tout à l'heure négociera l'assassinat -d'Élisabeth. - -Mais ce qui n'aide pas moins le duc d'Albe, ce sont les rapports de -police qui viennent des Pays-Bas, les furieuses délations des -inquisiteurs de bas étage qu'on envoie à Philippe II. Ce profond -politique reçoit, lit tout cela. Espions et contre-espions, police -contre police, c'est toute sa science. Il n'a foi qu'aux derniers des -hommes. Lisez (coll. Gachard) la longue liste de ces coquins. Le -premier à qui il remet l'inquisition des Pays-Bas, un Van der Hulst, -plus tard est condamné comme faussaire. Chez sa soeur Marguerite, si -fidèle et si dépendante, un ministre lui sert d'espion. Un grand -seigneur espionne les chevaliers de la Toison d'or, etc. - -Le mieux venu de ces espions, c'est naturellement le plus menteur, le -plus atroce et le plus fou, un frère Lorenzo, Andalous, d'une verve -furieuse, affreux Figaro de massacre, qui se joue de cette imagination -malade par cent contes insensés. - -J'ai sous les yeux un excellent dessin qui donne le vrai Philippe II -(Panthéon). Figure péniblement grimée d'un commis soupçonneux, -prisonnier volontaire, qui, dans sa vie de cul-de-jatte, ne voyant le -monde qu'à travers sa paperasserie, sera constamment dupe à force de -défiance. Figure pleine de mauvais rêves, cruellement imaginative! Il -ira loin! On lui fera tout croire. - -Le contre-coup de l'Espagne se sent en France. Dès février 1564, -Philippe II y agit comme aux Pays-Bas. Une ambassade impérieuse -enjoint à Charles IX d'accepter les décrets du concile de Trente et de -révoquer les grâces octroyées aux rebelles. - -Réponse vague. Mais on obéit. La mère et le fils se mettent en route -pour la frontière d'Espagne, voyageant lentement, constatant sur la -route leur bonne volonté catholique. Le jeune roi trace des citadelles -pour contenir les villes et maîtriser les protestants. En deux édits -(de Lyon et Roussillon), on interdit aux gentilshommes de recevoir -personne à leurs prêches de châteaux. Défense aux protestants de faire -des collectes, d'assembler des synodes. On les annule comme parti et -comme résistance. C'était les livrer désarmés aux catholiques qui -armaient. - -La reine mère, qui parlait à merveille, expliquait sur la route aux -envoyés du pape et des princes italiens la beauté de son plan pour -amortir le calvinisme et l'exterminer tout doucement. L'Espagne était -plus impatiente. Pendant que Philippe II envoie le duc d'Albe à -Bayonne avec sa jeune femme Élisabeth pour animer Catherine, il reçoit -à Madrid le crédule comte d'Egmont, par lequel il espère tromper les -Flamands. Les faveurs pécuniaires que demande ce grand seigneur lui -sont toutes accordées. Il part ravi de cet accueil, si charmé de -l'Espagne, qu'il trouve gaies, riantes, les bâtisses de l'Escurial. -Pauvre tête, ébranlée déjà, et qui ne tient guère aux épaules (avril -1565). - -Son bourreau, le duc d'Albe, est à Bayonne (juin) pour endoctriner -Catherine. On sait son mot brutal: «Un bon saumon vaut cent -grenouilles.» C'est la traduction du mot que j'ai cité: «Couper la -tête aux grands.» - -La nouveauté du jour, les bergeries espagnoles qui succédaient aux -Amadis, les idylles de Boscan et de Montemayor, imitées par Ronsard, -charmèrent l'entrevue de Bayonne. Les chants des nymphes et des -bergères couvrirent l'entretien à voix basse de Catherine et du duc -d'Albe, discutant la Saint-Barthélemy. - -La seule objection de Catherine, c'est que les choses n'étaient pas -assez mûres. Condé semblait perdu. Il fallait perdre Coligny, le -montrer faible et versatile; c'est ce qu'on essaye à Moulins. Le roi -ordonne une réconciliation. L'amiral, sommé au nom de la paix, au nom -de l'Évangile, ne peut reculer. Il lui faut embrasser les Lorrains. -Mais le jeune Henri de Guise n'embrasse pas. Deux choses à la fois -sont atteintes. Coligny est affaibli dans l'opinion, et la vengeance -est réservée. - -La France suivait l'Espagne pas à pas. Philippe II, si impatient, est -obligé encore cette année, 1566, de ruser, de mentir. Sa lettre du 12 -août à Rome explique parfaitement sa pensée. C'est l'exemple le plus -illustre que donne l'histoire du _distinguo_ casuistique et de la -_restriction mentale_. Il promet le pardon aux Pays-Bas, c'est vrai, -mais le pardon du roi d'Espagne, et non pas le pardon de Dieu. Le roi -rassure, apaise, tranquillise. Mais cela n'empêche pas que Dieu, par -le duc d'Albe, ne ramasse une grosse armée de toute nation, et ne la -mène au sac des Pays-Bas. C'est Dieu encore, et non le roi, qui tout à -l'heure surprend ces Flamands pardonnés, et coupe le cou à vingt mille -hommes sur les places d'Anvers et Bruxelles. Le pape Pie V en pleure -de joie. - -Quand cette armée du duc d'Albe, cette horrible Babel, de bourreaux -espagnols et de sodomites italiens, passa les Alpes, rasa Genève et -côtoya la France, il y eut partout une grande terreur. Les protestants -couvrirent Genève, et trouvèrent bon que Catherine levât des Suisses -pour se garder du duc d'Albe. Mais ces Suisses n'allèrent pas au nord; -ils restèrent au centre, et l'on vit qu'ils allaient au contraire -servir contre les protestants (août 1567). - -Quatre années de cette funeste paix avaient bien empiré la situation -de ceux-ci. Les villes n'avaient plus de prêches, et, sous la terreur -des confréries, elles n'osaient aller aux prêches des châteaux. Les -châteaux solitaires n'étaient plus une protection. On allait donc, -dans la guerre qui s'ouvrait, avoir à traîner des familles, des dames -délicates, des nourrissons au sein. Guerroyer avec ce cortége dans ces -rudes campagnes d'hiver, où le ciel même faisait la guerre, pluie, -neige et glaces, âpres frimas, où la jeune famille n'aurait plus de -foyer, de toit, que le manteau des mères? - -Tous aussi portaient tête basse aux réunions qu'on fit chez l'amiral. -Celui-ci avait jusque-là retenu et calmé les autres. Et, cette fois -encore, il établit que le plan de la première guerre ne ferait rien et -perdrait tout. Que faire donc? Le plus prudent devint le plus -audacieux. Il proposa... _de s'emparer du roi_. - -On a brûlé le livre (inestimable, regrettable à jamais) où Coligny -racontait cette histoire. Mais nous avons son testament. Il y jure -devant Dieu qu'il n'a jamais agi par haine ni ambition, jamais agi -contre le roi. - -Je crois qu'il fut très-éloigné des vues secrètes de ceux qui eussent -voulu donner la couronne à Condé, et qui lui frappaient des médailles, -avec ce mot: _Roi des fidèles_. - -Je crois qu'à son insu ce grand homme, de plus en plus, profitait des -leçons de Knox et des exemples de l'Écosse; que, dans son coeur, le -droit et la justice, la pitié de tant de malheurs, introduisaient, -fondaient les doctrines de la résistance; que la royauté, représentée -par la vieille Florentine, avec son troupeau de filles, les Gondi, les -Birague, les empoisonneurs italiens, que la royauté, dis-je, lui -semblait moins sacrée; qu'enfin, en lui, comme en bien d'autres, -croissait la pensée du _Contr'un_. - -Bible ou antiquité, Brutus contre César, ou Élie contre Achab, peu -importait la route. Mais, par l'une ou par l'autre, les hommes les -plus graves y marchaient. - -L'héroïque petit livre du jeune La Boétie, Bible républicaine du -temps, le _Contr'un_, tant loué, admiré de Montaigne, avait été écrit -vers 1549 et ne fut imprimé qu'en 1576. Mais son esprit courait -partout. - -La seule difficulté pour prendre le roi, qui n'avait pas encore ses -Suisses, c'était de garder le secret. Il fallait pourtant mander -d'avance la noblesse éloignée et lui donner le temps. La cour fut -avertie. Un des Montmorency fut envoyé chez Coligny à Châtillon, et le -trouva _en bon ménager_, qui faisait ses vendanges. On se rassura; le -connétable se moquait des donneurs d'avis; et si obstinément, que l'on -fut presque pris. Les Suisses arriveraient-ils à temps? il fallait -gagner quelques heures. Les Montmorency y servirent. Le connétable -avait deux fois jadis sauvé Guise et perdu la France. Son fils aîné -rendit le même service. Lié naguère avec les protestants, mais alors -refroidi et brouillé même avec Condé, il l'amusa, lui fit perdre le -temps. Les Suisses arrivent. Le roi se met au milieu de leurs lances. - -Que pouvait la cavalerie contre ce bataillon massif? escarmoucher, -tirer des coups de pistolet. Grand étonnement du jeune roi, et fureur -incroyable, qu'on tirât là où il était! Il s'élança plusieurs fois, le -poing fermé, au premier rang. De moment en moment, les protestants -pouvaient être joints par des renforts et écraser les Suisses. Le -connétable escamota le roi, le déroba du bataillon, par un sentier le -mit droit à Paris. Il arriva affamé, harassé, furieux de cette idée: -_qu'il avait fui_! - -Les protestants avaient deux mille hommes; le connétable, dix mille -déjà, et il attendait un secours espagnol. Il avait cette énorme -ville, fort dévouée, qui lui fit une armée de plus. Les deux mille -eurent la témérité de l'assiéger, brûlant tous les moulins, coupant -les arrivages. - -Tel était le mépris des deux mille pour les cinq cent mille, que, -recevant le renfort des protestants normands, ils ne daignèrent les -garder avec eux; ils les envoyèrent loin de Saint-Denis, où ils -étaient, pour affamer la ville de l'autre côté. - -Malgré les Parisiens, le connétable s'obstinait à attendre les -Espagnols et à parlementer. Cette fois, Coligny ne demandait plus les -conditions d'Amboise, mais l'universelle liberté de culte sans -distinction de lieux ni de personnes, l'admission égale aux emplois, -la réduction des impôts, enfin, ce qui contenait tout, les États -généraux. - -Vigueur indestructible de la révolution. Tellement diminuée de nombre, -elle croissait d'exigence, elle devenait politique, faisait appel au -peuple. - -Le connétable recula de surprise. Mais la plupart des protestants ne -soutenaient pas Coligny; ils se seraient contentés de la liberté du -culte, ne voyant pas qu'on ne l'a guère sans la liberté politique. Ils -s'y réduisirent et n'eurent rien. Paris leur offrit la bataille (10 -novembre 1567). - -Un envoyé des Turcs, qui se mit sur Montmartre pour bien voir -l'action, fut stupéfait de l'audace des protestants. Quinze cents -cavaliers, douze cents fantassins, c'était tout contre vingt mille -hommes. Notez, dans les vingt mille, six mille excellents soldats -suisses et force artillerie, une grosse cavalerie des meilleures -compagnies des gens d'armes. Les protestants, au contraire, étaient -généralement une cavalerie légère; la moitié n'avait pas d'armures, -«suivant les drapeaux pour leur sûreté, remplissant les rangs avec la -casaque blanche et le pistolet.» - -Le connétable, fort en colère contre les Parisiens qui le forçaient de -combattre, les mit au premier rang. C'était un gros corps de bourgeois -galonnés d'or, couverts d'armes étincelantes. Troupe superbe, mais peu -sûre, et qui, reculant en désordre, devait troubler les Suisses, qu'il -mit derrière. - -Les protestants étaient en blanc. Le Turc, qui les voyait si peu -nombreux charger ces profonds bataillons, dit: «Si Sa Hautesse avait -ces blancs, elle ferait le tour du monde, et rien ne tiendrait devant -elle.» - -Leurs charges, préparées par le feu de quelques excellents -arquebusiers, furent menées avec une vaillance désespérée par Condé et -par Coligny. L'Écossais Robert Stuart, cruellement torturé jadis, -chercha le connétable, fondit sur le vieillard, qui se défendit bien -et lui brisa trois dents. Mais Stuart lui cassa les reins. Anne de -Montmorency meurt à soixante-quinze ans. Depuis cinquante, il -encombrait l'histoire d'une fausse importance, toujours fatale à son -pays. - -Ses fils rétablirent la bataille. La nuit venait. Les protestants se -retirèrent, mais n'allèrent pas bien loin. Coligny les ramena le -lendemain à la même place et brûla La Chapelle. - -Les âmes pieuses avaient espéré un miracle. Il y en eut un. Ce fut -l'audace des protestants et l'immobilité de Paris. - -La royauté avait étonnamment pâli, et par la fuite de Meaux, et par -le siége. «Une mouche assiégeait l'éléphant.» - -C'est alors, je crois, que se place la conversation que Capilupi -rapporte à 1568, entre Catherine et le nonce: «Qu'elle et Sa Majesté -n'avaient rien plus à coeur que d'attraper un jour l'amiral et ses -adhérents et d'en faire une boucherie mémorable à jamais.» - -Autre conversation de la reine avec l'ambassadeur de Venise: «Que, -revenant de Bayonne, elle avait lu à Carcassonne une chronique -manuscrite de Blanche de Castille et des grands de ce temps, qui, -réunis aux Albigeois, appelèrent contre la régente le secours de -Pierre d'Aragon, que cette bonne reine fit la paix et sut les -désarmer, puis les châtia selon leurs mérites.» - - - - -CHAPITRE XIX - ---SUITE-- - -CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE - -1568-1570 - - -Pie V et Philippe II, l'inflexible grandeur du parti catholique, -l'idéal du pape et du roi, au point de vue de l'inquisition, voilà ce -que présente ce moment mémorable (1568). - -La place de Bruxelles et d'Anvers montre les échafauds du duc d'Albe, -et l'Escurial achevé, de ses grises murailles, dérobe à l'Europe -effrayée le supplice inconnu de don Carlos. - -Cruelles, implacables justices! Mais Philippe II les avait annoncées -dès son avénement. En livrant à l'inquisition son bras droit, son -maître et son guide, l'archevêque de Tolède (1559), il avait dit: «Si -j'ai du sang hérétique, moi-même je donnerai mon sang.» - -Cela est neuf, grand et terrible. Le ciel catholique sur la terre. -Dieu a donné son fils, et Philippe II en fait autant. - -Le 24 janvier 1568, il écrit au pape: «En reconnaissance des bienfaits -de Dieu, j'ai préféré le salut de la religion à mon propre sang et -sacrifié ma chair et mon unique fils.» Que devint don Carlos? Les -historiens espagnols assurent qu'il mourut _naturellement_. - -Toute la vie de Philippe II parut un sacrifice. Renfermé nuit et jour, -ne voyant rien que ses papiers, ne présidant pas même son conseil, ne -communiquant jamais que par écrit, vit-il réellement? On en douterait, -sans les notes de sa grosse écriture qu'on trouve sur les dépêches. -Cependant ce fantôme a une femme, une jeune Française, qui se meurt de -mélancolie. - -Madrid, sur sa plate plaine grise, était trop gaie encore. Dans un -paysage sinistre, propre aux gibets ou à l'assassinat, parmi des -rochers désolés, s'est élevée en dix ans la maison de plaisance du roi -d'Espagne, l'Escurial, palais, monastère et sépulcre, où il doit -s'enterrer vivant. Ses hauts murs de granit, surplombant des cloîtres -étroits, des fontaines sans eau et des jardins sans arbres, ont déjà -étonné, en 1565, le comte d'Egmont. C'est de là que Philippe II, en -1568, écrit lettre sur lettre pour hâter le supplice du comte. Le duc -d'Albe répond (13 avril) qu'il ne peut pas aller plus vite, qu'il faut -bien, pour l'honneur du roi, quelque forme de justice. Mais, le soir -du même jour, craignant en bon courtisan d'avoir mécontenté le roi, il -écrit que la semaine sainte fait un peu retarder les exécutions; on -n'y perdra rien; il coupera, après Pâques, huit cents têtes pour -commencer (Gach. Phil. II, p. 23). - -Dans cette sévérité terrible, une chose me frappe. Ce roi, ce père, -cet inflexible juge, à qui remet-il la garde de l'agonisant don -Carlos? à son ami. Quoi! il a un ami? Je veux dire un ministre -immuable dans la faveur. D'autres s'élèvent et tombent. L'heureux Ruy -Gomez subsiste et surnage toujours. Dans un monde mystérieux où tout -est ténèbres et silence, ce seul mystère m'étonne. Dix ans encore, -j'en serai éclairé. - -La femme de Gomez, intrépide et cynique, avec son audace espagnole, -nous dira hardiment la longue patience de son discret époux. Entre -Gomez et Philippe II, elle prend, dans son mortel ennui, le jeune -Antonio Perez, c'est-à-dire l'indiscrétion même, la publicité et le -bruit. Étouffons vite ce Perez; brisé, étranglé, torturé, qu'il -disparaisse. Mais non, il fuit, il crie, éclate; des peuples entiers -sont pour lui... Spectacle épouvantable! le voilà un moment presque -roi d'Aragon!... Et ce maître du monde n'en peut venir à bout; loin de -là, c'est lui qui est pris dans ces assassins maladroits, qui -poursuivent Perez jusqu'aux pieds d'Henri IV. - -Tout cela est loin encore. Mais la débâcle morale du parti des saints -commence dès 1568, la grande année du duc d'Albe, par la chute de la -bien-aimée des papes, de la nièce des Guises, de Marie Stuart. C'est -le premier procès des rois avant Charles Ier et Louis XVI. - -Une double enquête la dévoile. Et ses défenseurs mêmes constatent -l'épouvantable chute. - -La poétique héroïne des plus beaux vers qu'ait faits Ronsard, -l'intrépide amazone qui vient de vaincre ses sujets, perd tout à coup -ses masques. Et cette fille publique, que vous voyez traînée à pied -par les soldats dans les rues d'Édimbourg, c'est elle... Convaincue en -Écosse et convaincue en Angleterre, elle est connue et vue de part en -part. - -Vraie scène du Jugement dernier. Une vie entière apparaît, précipitée -en quatre ans à l'abîme; de l'amour à la galanterie, au libertinage, à -l'assassinat! Un agent catholique, un valet italien qu'elle fait -ministre, la marie au jeune Darnley, puis la prend pour lui-même. - -Elle tombe plus bas. Stimulée d'un démon femelle, d'une sorcière -obscène et lubrique, elle est prise, domptée par le galant de la -sorcière, un assassin, le borgne Bothwel, qui la réduit jusqu'à la -faire son compère dans l'assassinat. Le borgne, pour attirer le mari à -son abattoir, lui dépêche la reine. Dans son infâme obéissance, -celle-ci, deux fois prostituée, caresse ce mari crédule, et se livre à -lui le matin pour qu'il soit étranglé le soir. - -Holyrood est connu. L'Escurial, le Louvre le seront en leur temps. Ce -dernier nous offre déjà une première lueur du jour qui va se faire. - -Un conseil italien s'est formé autour de la reine mère: l'aimable -Florentin Gondi, que la Saint-Barthélemy fit duc de Retz, le sage -président Birague, qui sera chancelier de France, le violent Gonzague, -fils du duc de Mantoue, et, par son mariage, duc de Nevers. - -Catherine est bonne mère, mais d'un seul fils. - -Non pas de Charles IX, mais du second, Henri d'Anjou, le seul qui lui -ressemble. - -Elle n'aimait pas Charles IX. Il l'inquiétait et lui faisait peur. Né -furieux, il avait des moments de sincérité. Mais elle se -reconnaissait, se mirait dans le duc d'Anjou, pur Italien, né femme, -avec beaucoup d'esprit, une absence étonnante de coeur. Tout d'abord, -il fut au niveau de sa mère en corruption. Les parures féminines lui -plaisaient seules, bagues, pendants d'oreilles et bracelets. Il -passait sa journée à taquiner les filles de la reine, leur faire des -niches, leur tirer les oreilles. Charles IX s'usait à la chasse dans -les plus violents exercices. Et Henri s'usait de mollesse; il fut fini -à vingt-cinq ans. Après deux minutes d'amour il se mettait trois jours -au lit. - -À seize ans, cependant, il avait une fleur d'esprit, de grâce, -d'audace et de malice. J'entends de noire malice, et du plus perfide -chat. Son début fut l'assassinat du chef des protestants. Sa fin, -l'assassinat du chef des catholiques. Il est le principal auteur de la -Saint-Barthélemy. Elle sortit surtout de la fatale concurrence de -Henri d'Anjou et Henri de Guise. Tous les deux finirent mal, et le -trône passa à Henri de Navarre. - -La question revenait dans cette misérable France idolâtrique à savoir -qui des trois petits garçons deviendrait le _héros_. De trois côtés on -travaillait. - -Le _héros_, François de Guise, était mort à Orléans. Et l'homme -officiel d'un demi-siècle, le connétable, était mort à Saint-Denis. -Qui leur succéderait? - -Nous avons dit comment la maison de Lorraine bâtissait dans l'opinion, -échafaudait Henri de Guise. On lui avait fait faire une campagne -contre les Turcs, une solennelle entrée à Paris. Laquelle entrée fut -fort troublée, le gouverneur ayant soutenu qu'on ne pouvait entrer en -armes, ayant même tiré sur les Guises. Le petit héros n'en montait pas -moins par les soins habiles du clergé, par la publicité du temps, le -sermon et les bavardages de confessionnal, de couvent et de sacristie. - -La reine mère à ce héros se hâtait d'opposer le sien. À seize ans, -elle lui fait remplacer le vieux connétable comme lieutenant du roi. -Elle le montre et le présente comme chef au parti catholique. Elle lui -donne, pour conduire les armées, deux mentors. Tavannes et Strozzi, -hommes d'énergie, d'exécution, qui, avec les secours d'Espagne, vont -lui arranger des victoires. - -Plan redoutable. À qui surtout? aux Guises, mais encore plus à Charles -IX. Il objecte, il résiste. Mais on l'entoure habilement. La majesté -du trône le contraint de se réserver. - -C'est le commencement d'une sorte de conspiration de la mère contre le -fils, qui fit croire à la fin qu'elle avait pu l'empoisonner. Selon -nous, elle a fait bien plus! - -L'héroïque petite armée des protestants, en novembre et décembre 1567, -suivie du duc d'Anjou, deux fois plus fort, marchait à la rencontre -d'un secours d'Allemagne, dans les profondes boues, sans toit, sans -repos, sans argent, vivant des rançons des villages et de -contributions forcées. Les luthériens allemands étaient pour -Catherine. Le seul électeur palatin secourt nos calvinistes. Les -reîtres joints (4 janvier), autre difficulté. Ils n'ont suivi le -palatin que sur promesse de toucher, dès l'entrée, trois cent mille -écus d'or. Nos protestants se dépouillent, donnent le dernier fond de -leur poche; chers bijoux de famille, anneaux de mariage, tout y passe; -les valets mêmes furent admirables de générosité. - -Mais, même avec les Allemands, ils étaient faibles encore devant -l'armée catholique, grossie de Suisses et d'Italiens du pape. Ils vont -pourtant à travers le royaume, traversent tout le centre, et tout à -coup tombent sur Chartres. La Rochelle se déclare pour eux, et, avec -elle, un monde de marins, de corsaires, qui font la course sur -l'Espagne. La république protestante hypothèque son budget sur les -galions de Philippe II. - -Placés audacieusement entre Chartres qu'ils assiégent et la masse -catholique, n'étant que trente mille contre quarante cinq mille, les -protestants demandent la bataille. On leur donne la paix. Coup fatal. -C'était les dissoudre. - -Ce mot de paix fait fondre comme une neige l'armée protestante. Ces -pauvres gens, à l'idée seule de la maison, du toit et du foyer, -vaincus de coeur, aveuglés de leurs larmes, lisent à peine le traité. -Toute promesse et nulle garantie. La liberté, sans force ni défense, -sans place de sûreté. Le roi promet de solder leurs Allemands et de -les renvoyer chez eux (25 mars 1568, Longjumeau). - -Pie V et Philippe II furent indignés. À tort. Le conseil italien et -Catherine suivaient le mot du nonce: «Les prendre désarmés.» - -Un fait suffit pour dire quelle paix ce fut. Le gentilhomme qui -l'apporte à Toulouse, au nom du roi, est pris, et le Parlement trouve -moyen de lui couper la tête. Cent huguenots sont massacrés à Amiens, -cent cinquante à Auxerre, trente à Fréjus avec René de Savoie, etc. -Les confréries déclarent que, si le roi empêchait le massacre, on le -tondrait, on en ferait un moine, et l'on ferait un autre roi. - -Un autre? Henri d'Anjou? ou bien Henri de Guise? - -Condé et Coligny étaient à Noyers en Bourgogne pour conférer de leurs -dangers. Tavannes, gouverneur de Bourgogne, reçoit ordre de les -saisir. Ordre verbal, qu'apporte un quidam italien, envoyé de Birague. -On voulait que Tavannes se lançât et prît tout sur lui. Il se garda -bien de le faire. Condé et Coligny sont avertis et partent à la pointe -du jour (24 août 1568). - -Coligny venait de perdre son admirable femme, tendre et pieuse, un -coeur plein de pitié. En deuil, il traînait quatre enfants. Condé en -avait aussi quatre, et la princesse était enceinte. Madame Dandelot -portait un enfant dans les bras. Point d'escorte que leur maison, une -centaine de cavaliers. Le refuge était la Rochelle, à cent cinquante -lieues. - -Fuir de Bourgogne à l'Océan, passer les fleuves, éviter les troupes et -les villes, c'était un voyage improbable. Il se fit par miracle. La -Loire baissa pour les laisser passer, grossit pour arrêter ceux qui -les poursuivaient. - -Les preneurs y furent pris. Ils comptaient sur le guet-apens, -n'avaient rien préparé. L'Ouest se déclare protestant, et bientôt le -Midi, la Provence et le Dauphiné, les bandes de Mouvans et de -Montbrun. Coligny signe à la Rochelle un traité avec les Nassau. Il -tire d'Élisabeth de l'argent, des canons. Il établit le droit des -_prises_; les corsaires donneront le dixième _à la cause_. Il -entreprend la vente des biens ecclésiastiques. Il crée des -commissaires des vivres. C'est par là, dit la Noue, qu'il commençait -toujours l'armée, disant cette parole originale: «Formons ce monstre -par le ventre.» - -Il projetait un mouvement hardi qui, le reportant vers la Haute-Loire, -l'eût rapproché en même temps et des Allemands qui lui venaient de -l'Est et de ses renforts du Midi. Les catholiques le prévinrent à -Jarnac (13 mars 1569). Les protestants, fort mal disciplinés, venant -au combat un à un, y perdirent quatre cents hommes. On eût parlé à -peine de cette rencontre si Condé n'y avait péri. - -Le matin, le duc d'Anjou, ayant communié, recommanda l'assassinat. - -On a vu Saint-André, Montmorency, cherchés et tués par leurs ennemis -personnels. L'assassin de Condé fut Montesquiou, capitaine des gardes -du duc d'Anjou. Condé, blessé la veille d'une chute, et le jour même -ayant la jambe brisée d'un coup de pied de cheval (l'os lui perçait la -botte), sans tenir compte de cette vive douleur, avait chargé -intrépidement, avec la belle parole que portait son drapeau: «Doux le -péril pour Christ et le pays!» Enveloppé dans les masses profondes de -la cavalerie ennemie, il tomba sous son cheval tué, et Montesquiou -vint par derrière qui lui cassa la tête. - -On vit alors ce que c'était que le duc d'Anjou. Ce vainqueur de -dix-sept ans que l'habileté de Tavannes avait pu masquer d'héroïsme, -parut déjà ce qu'il était, la boue, la lie du temps. Il montra cette -joie furieuse, insultante, qu'on ne voit qu'aux lâches. Il fit porter -le corps par une ânesse, tête et jambes pendantes. Tout le jour, sur -une pierre, devant l'église de Jarnac, resta exposé aux risées le -corps du pauvre _petit homme_, si brave, mais léger, toujours fatal -aux siens... Et pourtant ce fut un Français. - -Sa mort eût fortifié le parti protestant, dès lors conduit par -Coligny, s'il n'eût fallu encore un prince. Si fortes étaient les -habitudes monarchiques. Jeanne d'Albret amena à point son petit Henri -de Navarre. La sainteté enthousiaste, l'émotion héroïque de la mère, -enleva tous les coeurs et les donna au fils. - -L'interrègne n'a pas été long. La république protestante épouse le -petit Béarnais, enfant douteux, aussi flottant que sa mère était fixe, -qui abjurera de temps à autre, selon ses intérêts, et fera de la foi -des saints son moyen et son marchepied. - -La guerre parut arrêtée brusquement par les discordes intérieures qui -travaillaient les deux partis. - -La petite cour du duc d'Anjou, ivre de la mort de Condé, pour laquelle -Rome, Paris, Madrid, avaient chanté des _Te Deum_, voulait être payée -comptant de sa victoire. Elle exigeait que Charles IX donnât à son -frère un apanage, une principauté quasi indépendante. C'était la -pensée de Catherine. - -Les Lorrains, inquiets, voyant Henri d'Anjou primer décidément et -faire oublier leur Henri de Guise, dénonçaient la mère et le fils à -Charles IX et au roi d'Espagne. Ils prétendaient qu'Anjou s'entendait -avec Coligny. Il en résulta, d'une part, que l'Espagne ne mit nul -obstacle au passage des Allemands que le prince d'Orange menait à -Coligny, et qui traversèrent tout le royaume. D'autre part, Charles -IX, faisant contre sa mère un premier acte d'indépendance, refusa les -canons de siége que demandait son frère. Il s'avança même de sa -personne jusqu'à Orléans. Il allait prendre le commandement de -l'armée. Mais, là, il trouva tout le monde contre lui, les Lorrains -aussi bien que sa mère. Spectacle ridicule, un prêtre et une femme, le -cardinal de Lorraine et Catherine, dans des intérêts opposés, lui pour -Henri de Guise, elle pour Henri d'Anjou, se chargent d'accélérer la -guerre. - -La guerre s'arrête, et rien ne se fait plus. Henri de Guise essaye -d'agir, compromet l'armée, se fait battre. Catherine ne veut pas qu'on -agisse et divise les troupes, jusqu'à ce que son duc d'Anjou ait reçu -les secours immenses d'Allemands, de Suisses et d'Italiens qu'on lui -faisait venir, avec l'argent du pape et des puissances catholiques. - -Coligny, d'autre part, fut condamné tout l'été par la noblesse -poitevine à assiéger Poitiers, où Guise, poursuivi, s'était réfugié. -Fatigués et usés par ce siége inutile, les protestants se trouvent en -octobre en face de la grosse armée du duc d'Anjou (Montcontour, 3 -octobre 1569). Cette fois, ce fut une vraie bataille, horriblement -sanglante. Les Allemands de Coligny l'arrêtèrent court en demandant -leur solde au moment de l'attaque. Ils perdirent le moment d'occuper -les positions fortes qu'avait désignées Coligny. Ils en furent bien -punis. Les Suisses du duc d'Anjou, par vieille jalousie de métier, -s'acharnèrent à les massacrer, et les tuèrent jusqu'au dernier. La -cavalerie protestante dut porter le faix du combat, cavalerie légère, -qui n'avait que le pistolet et de petits chevaux, contre les chevaux -de bataille de la grosse gendarmerie, cuirassée, fortement armée. -Louis de Nassau y chargea avec l'élan aveugle de Condé. L'amiral même, -malgré son âge, dans cette nécessité, agit de sa personne, tua de sa -main l'un des rhingraves, protestant mercenaire qui combattait les -protestants. Mais l'homme de louage, avant que l'amiral lui brûlât la -cervelle, avait eu le temps de le blesser. Une balle perça la joue de -Coligny, lui brisa quatre dents; le sang qui emplissait sa bouche et -l'étouffait l'arracha du champ de bataille. - -Le malheur était grand; la perte pour les protestants était de cinq ou -six mille morts, toute leur infanterie allemande. Mais un malheur plus -grand, c'était l'apothéose du faux héros, Henri d'Anjou. Une charge -excentrique, improbable, de la cavalerie protestante ayant percé au -fond de l'armée catholique, le prince, sans blessure, eut son cheval -tué sous lui. L'Europe en retentit. Les femmes en raffolèrent. La -reine Élisabeth disait en être amoureuse et voulait l'avoir pour mari. - -Ce héros menait avec lui l'assassin Maurevert, qui promettait de tuer -Coligny. Ne l'ayant pu, Maurevert tua en trahison le gouverneur de -Niort, et fut accueilli, caressé, comblé, par le duc d'Anjou. - -«L'amiral, dit d'Aubigné, se voyant sur la tête, comme il advient aux -capitaines des peuples, le blâme des accidents, le silence de ses -mérites, un reste d'armée qui même avant le désastre désespéroit -déjà... ce vieillard, pressé de la fièvre, enduroit ces pointures qui -lui venoient au rouge, plus cuisantes que sa fâcheuse plaie. Comme on -le portoit en une litière, Lestrange, vieux gentilhomme, cheminant en -même équipage et blessé, fit avancer sa litière au front de l'autre, -et puis, passant la tête à la portière, regarde fixement son chef, et -se sépare la larme à l'oeil avec ces paroles: _Si est-ce que Dieu est -très-doux_. Là-dessus, ils se disent adieu, bien unis de pensée, sans -pouvoir dire davantage.» - -Rien ne put briser Coligny. De sa litière, il mène la retraite en bon -ordre. Si bien que Tavannes lui-même, le mentor du duc d'Anjou, voyant -cette retraite lente, imposante, qui montrait les dents, dit: «Il faut -faire la paix.» - -Cette situation révéla en effet dans le malheureux capitaine, battu -par les fautes des siens, le coup d'oeil, l'audace indomptable, -l'invention et l'esprit de ressource d'un grand chef de parti. - -Il changea le théâtre de la guerre, s'enfonça dans le Midi, s'y -promena en long et en large, s'y refit, ramassa une autre armée, -d'arquebusiers surtout. Tout au contraire, les catholiques languissent -et se consument au siége de Saint-Jean-d'Angély. Le roi y est venu; -son frère Anjou s'est retiré. Dès lors, tous les amis de celui-ci, et -Catherine elle-même, ont entravé et ralenti les choses, fait désirer -la paix. Les propositions royales viennent trouver Coligny à Nîmes. Il -les refuse, et déclare à ses troupes que, par le Rhône et la Loire, il -entend marcher sur Paris. - -Temps singulier, de romanesque audace! Ce prodigieux voyage n'étonne -personne. Il se fût accompli, si Coligny n'eût succombé à l'excès des -fatigues. Le voilà alité, porté, mal suppléé par Louis de Nassau. Ce -torrent d'armes et de guerre qui, du Midi, roulait au Nord, commence à -tarir peu à peu. Par une résolution sage et hardie, pour n'être -quitté, Coligny les quitte; il déclare qu'il ne garde que sa -cavalerie, laisse l'infanterie et les canons. Il va rapidement vers la -Loire protestante, qui lui donnera une autre armée. On essayera en -vain de lui couper la route. - -Deux fois plus forts, les catholiques ne peuvent l'arrêter, ni même le -combattre dans les positions qu'il choisit. - -Le Poitou, pendant ce temps, avait de nouveau échappé aux catholiques. -Coligny, sur la Loire, grossi des protestants du Centre et de l'Ouest, -pouvait tenir parole et marcher sur Paris. - -La reine mère désirait fort la paix. On en comprend les causes. -Non-seulement les ressources manquaient, mais, en s'arrêtant là, elle -avait juste ce qu'elle désirait. Son fils chéri restait glorieux, -Charles IX effacé. Sa présence à l'armée, son séjour de trois mois au -siége de Saint-Jean-d'Angély, semblaient avoir tué le parti -catholique. Henri de Guise n'avait paru que pour recevoir un échec. Le -bien-aimé Henri d'Anjou gardait tous les lauriers, demeurait le héros -de Jarnac et de Montcontour. - -Mais Catherine n'obtint cette paix qu'à des conditions très-sévères. -Non-seulement Coligny exigea la liberté de conscience pour tous, la -liberté du culte pour les villes déjà protestantes, pour les châteaux -des protestants, non-seulement l'admission aux emplois, mais une -reconnaissance du roi que ceux qui venaient de lui faire la guerre -étaient ses très-loyaux sujets. Les Parlements et tribunaux avaient la -honte de rayer leurs arrêts. - -Le roi, pour garantie de sa parole, laissait pour deux ans _quatre -places de sûreté_, _la Rochelle_ et la mer, _la Charité_, la clef du -centre, _Cognac_ et _Montauban_, la porte du Midi (Paix de -Saint-Germain, 8 août 1570). - -Paix glorieuse, s'il en fut jamais, qui semblait fonder la liberté -religieuse. - -Philippe II et Pie V pouvaient crier. Mais les secours d'Espagne, -faibles en 1568, furent nuls en 1570. La cour de France avait à dire, -en se soumettant à la paix, qu'elle y était contrainte, l'Espagne -l'ayant abandonnée. - - - - -CHAPITRE XX - -CHARLES IX CONTRE PHILIPPE II - -1570-1572 - - -L'écrivain distingué auquel nous devons la publication des -_Négociations de la France devant le Levant_, dit que les lettres de -Catherine de Médicis donnent l'idée d'un femme «_simple, bonne et -presque naïve_, qui eut surtout le génie de l'amour maternel et lui -dut ses hautes qualités politiques.» - -Pour porter sur Catherine un jugement si favorable, il faudrait s'en -remettre uniquement à ce qu'elle écrit elle-même. La naïveté apparente -de ses lettres, leur grâce incontestable, sont du reste le charme -propre à la langue de cour, vers la fin du XVIe siècle. Tandis que les -provinciaux, même hommes de génie, un Montaigne, un d'Aubigné, -fatiguent par un travail constant, les grandes dames de l'époque, -Catherine, Marie Stuart, Marguerite de Valois, écrivent au courant de -la plume une langue déjà moderne, agréable et facile, où le peu qu'on -trouve de formes antiques semble une aimable naïveté gauloise et donne -un faux air de vieille franchise. - -Mais le même écrivain se met en contradiction directe avec les actes, -quand il ajoute: «On admire la pensée infatigable _qui dirige_ tout le -mouvement de cette époque, que les ambassadeurs interrogent comme -l'âme de cette politique, devant laquelle _s'incline le conseil de -Philippe II_,» etc. Tout au contraire, on voit que le conseil de -Philippe II (le modéré Granvelle comme le violent duc d'Albe) est -unanime dans son opinion sur la reine mère, et, loin de s'incliner -devant elle, ne la nomme jamais qu'avec mépris. - -Ce n'est pas que ces politiques soient tombés dans l'erreur des -écrivains protestants qui ont accumulé sur elle tous les crimes de -l'époque. Ils la connaissaient mieux, sachant parfaitement qu'elle -avait très-peu d'initiative, nulle audace, même pour le mal. Elle -suivait les événements au jour le jour, accommodant son indifférence -morale, sa parole menteuse et sa dextérité à toute cause qui semblait -prévaloir. Ainsi, quoiqu'à la suite, elle influa infiniment. Seule -elle était laborieuse, seule avait une plume facile, toujours prête, -toujours taillée. À la tête des Laubespin, des Pinart et des Villeroy, -et autres secrétaires français, à la tête des Gondi, des Birague et -autres secrétaires italiens, il faut placer cette intarissable scribe -femelle, Catherine de Médicis. Elle écrivaille toujours. S'il n'y a -pas de dépêche à faire, elle se dédommage en écrivant des lettres de -politesse, de compliment, de condoléance, même aux simples -particuliers; elle sollicite des progrès; elle écrit pour ses -bâtiments, pour les petites villas, les casines qu'elle fait ou veut -faire. La plus connue est la gentille casine de ses Tuileries, petit -palais élégant qu'on ne peut plus retrouver sous les monstrueuses -gibbosités et perruques architecturales dont l'a affublé le grand -siècle. - -Catherine aimait les arts, mais dans le petit. Elle était restée juste -à la mesure des petites principautés italiennes. - -Elle représentait fort bien, avec une certaine noblesse dans le -costume, les fêtes et les bâtiments, une belle tenue de reine mère, -que démentaient, d'une part, sa cour équivoque de filles faciles, -d'autre part, certaines échappées de paroles qui lui arrivaient à -elle-même, des saillies bouffonnes et cyniques qui rappelaient la -vulgarité des Médicis, la fausse bonhomie qui n'aida pas peu à -l'élévation de ces princes marchands. - -Elle n'était jamais plus gaie que quand on lui apportait quelque bonne -satire contre elle, amère, outrageante et sale. Elle riait, se tenait -les côtes. «Le roi de Navarre et la royne mère étant à la fenestre -dans une chambre assez basse, écoutoient deux goujats qui, faisant -rostir une oye, chantoient des vilenies contre la royne -................ Et ils maugréyoent de la chienne, tant elle leur -faisoit de maux. Le roi de Navarre prenoit congé de la royne pour -aller les faire pendre. Mais elle dit par la fenestre: «Hé! que vous -a-t-elle fait? Elle est cause que vous rôtissez l'oye.» Puis, se -tourne vers le roi de Navarre en riant, et lui dit: «Mon cousin, il ne -faut que nos colères descendent là... Ce n'est pas nostre gibier.» - -Voilà la véritable Catherine de Médicis, bonne femme, si l'on veut, en -ce sens qu'à toute chose elle fut insensible. - -Du reste, prête à admettre tout crime utile. Son admirateur Tavannes, -qui la justifie assez bien de quelques empoisonnements, lui attribue -le meurtre d'un favori de son fils, et même la grande initiative de la -mort de Coligny. Il la surfait, je pense, et l'exagère, en lui -attribuant l'idée d'une chose si hardie. Elle y consentit, y céda. -Mais jamais, sans une pression étrangère et une grande peur, elle -n'aurait osé un tel acte. - -Elle n'avait pas plus de coeur que de sens, de tempérament. Comme -mère, elle appartenait pourtant à la nature, elle était femelle, elle -aimait ses petits. Un seul du moins; elle appelait sincèrement et -hardiment le duc d'Anjou: «La personne de ce monde qui m'est la plus -chère» (Lettre du 1er déc. 1571). Elle était dure pour sa fille -Marguerite et pour le duc d'Alençon, fort hypocrite pour l'aîné, le -roi Charles. - -Il ne tient pas à sa fille Marguerite que nous ne croyions que cette -digne reine n'ait eu des révélations prophétiques, «ces avertissements -particuliers que Dieu donne aux personnes illustres et rares... Elle -ne perdit jamais un de ses enfants qu'elle n'aie vu une fort grande -flamme. Et la nouvelle arrivait... Malade à l'extrémité, elle s'écrie, -comme si elle eût vu donner la bataille de Jarnac: «Voyez comme ils -fuyent! mon fils a la victoire!... Eh! mon Dieu! relevez mon fils, il -est par terre!... Voyez-vous dans cette haye le prince de Condé mort!» -Ce qui fait tort à ce récit, c'est un mélange de deux faits et de deux -époques, de Jarnac et de Montcontour. - -Si elle aimait Henri d'Anjou, nous l'avons dit, c'est qu'il était -Italien. Elle restait tout Italienne. Elle fit la fortune de son -parent, le Florentin Gondi, à qui elle confia Charles IX, la fortune -de son cousin, le Florentin Strozzi, qui devint colonel général de -l'infanterie. Quand le duc d'Anjou quittait par moment le commandement -de l'armée, elle y mettait un Italien, Gonzague, duc de Nevers. Elle -correspondait régulièrement avec son cousin Côme de Médicis, duc de -Toscane, et ce qui l'indisposait le plus contre Philippe II, c'est -qu'il contestait à Côme le titre de grand-duc que lui avait accordé le -pape, et qui eût donné le pas aux Médicis sur tous les princes -d'Italie. - -Nous avons parlé de son confident, le président Birague. De même, -quand le Corse Ornano se réfugia en France, elle fit créer la garde -corse, remettant aux épées italiennes le corps et la personne du roi, -confiés jadis aux Écossais. - -Ses lettres montrent partout une Italienne plus que prudente, fort -craintive pour ses enfants, qui ménage tout et a peur de tout. Nulle -trace de cette profonde dissimulation qui lui eût fait préparer la -Saint-Barthélemy pendant tant d'années. On voit, et par ses dépêches -confidentielles, et par les plus secrètes instructions données à nos -ambassadeurs, que, si elle avait eu cette idée en 1568, elle ne -songeait plus alors à rien de pareil. Elle sentait le poids de l'épée -protestante et n'espérait plus rien. Jamais elle n'eut l'idée ni le -courage d'une révolte contre les faits. Enlevée par les Guises en -1561, elle se résigna, fut quasi catholique. Dominée et vaincue par -Coligny en 1570, elle se résigna, fut quasi protestante. Cela dura -deux ans. - -Toute sa préoccupation, c'était l'intérieur, sa famille, son fils -Henri d'Anjou. La guerre semblait l'avoir débarrassé du concurrent -Henri de Guise qui, par deux fois, s'était ridiculement avancé, -compromis. À la Roche-l'Abeille, il entraîne l'armée, malgré les -généraux, se sauve; on fut au moment de tout perdre. Devant Poitiers, -il s'obtine à combattre, se sauve, se trouve trop heureux de se -réfugier dans la ville. Brave de sa personne, il parut un franc -étourdi, parfaitement indigne de son père, indigne du grand rôle de -chef des catholiques que saisissait Henri d'Anjou. - -La seule inquiétude de Catherine, c'était la jalousie de Charles IX. -Elle avait gagné sur lui de lui faire garder, en pleine paix, dans un -frère du même âge, un lieutenant général du royaume, un commandant de -l'armée, une espèce de maire du palais. Le roi entrevoyait qu'il avait -fait un autre roi, et qu'il ne pouvait le défaire, les généraux -catholiques étant à lui. Mais, s'il ne pouvait le destituer, il -pouvait le tuer. Il en eut l'idée, un peu tard. Déjà son frère l'avait -perdu. - -Charles IX n'avait personne à lui. Sa mère le tenait isolé. Au -contraire Henri d'Anjou. La cour galante, parfumée de ce mignon -toujours au lit, et déjà médeciné pour l'épuisement, était pleine -d'hommes d'exécution: Tavannes, si sanguinaire à la Saint-Barthélemy; -le noir Strozzi qui, en un jour, noya de sang-froid trois cents -femmes; Montesquiou, qui avait assassiné Condé, et enfin des assassins -de profession, comme Maurevert. Ce prince femme aimait les mâles, et, -comme tels, tous ceux qui frappaient. - -La vie de Charles IX ne leur eût guère pesé, s'ils n'avaient cru -régner sous lui et bientôt hériter. On était sûr qu'il mourrait de -bonne heure de quelque accident, blessure, excès ou maladie. Il fut -blessé d'un cerf en 1571; son frère un moment se crut roi. - -Ce malheureux Charles IX (disons aussi: ce misérable) fut une énigme -pour tous et pour lui-même. Son âme trouble était l'image de sa -naissance absurde, du moment où son père l'engendra malgré lui d'une -femme haïe et méprisée. Il fut un divorce vivant. - -Pendant que sa facilité, son éloquence naturelle, son amour des vers -et de la musique, eût semblé un reflet de François Ier ou de -Marguerite, sa furie d'armes, de chasse, et ses tueries de bêtes (même -à coups de bâton) étonnaient, faisaient peur. Il était né baroque, -aimait les masques hideux, burlesques, les divertissements périlleux, -les tours de force qu'on laisse aux baladins. On a de lui une gageure -contre un seigneur, portant qu'en deux ans d'exercice le _roi -parviendra à baiser son pied_. Quoique ses moeurs fussent bonnes -(relativement à son frère), il était cynique en paroles, et ce qu'on -peut dire polisson. Parfois, dans ses gaietés étranges, il se levait -la nuit, faisait lever tout le monde, courait masqué, avec des -torches, éveiller en sursaut, prendre au lit quelque jeune seigneur, -qu'il faisait sangler ou fouetter lui-même. - -Mais plus souvent encore, d'humeur noire et mélancolique. Il -s'enfermait, forgeait des armes, battait le fer jusqu'à n'en pouvoir -plus. Ou bien, il s'enfonçait dans les grandes forêts, s'épuisait et -ne s'arrêtait que quand la fièvre le prenait. - -On lui attribue de beaux vers de Ronsard. Moi qui ne crois guère aux -vers des rois, je ne suis pas trop éloigné d'accepter ceux de Charles -IX. Dans son portrait (fait à seize ans) où son oeil furieux est -quelque peu loustic, par l'obliquité du regard, il y a pourtant une -lueur. Cette âme violente, hautaine, put, par quelque beau jour -d'orage, rencontrer et forcer la Muse; la capricieuse qui fuit les -sages, se laisse quelquefois surprendre aux fous. - - Ta lyre, qui ravit par de si doux accords, - T'asservit les esprits dont je n'ai que les corps. - Elle t'en rend le maître et te sait introduire - Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire. - Tous deux également nous portons des couronnes, - Mais roi, je les reçois; poète, tu les donnes. - -Ce qui est sûr, du reste, c'est qu'il n'eut rien de la bassesse de sa -mère, rien des sales amours des Valois, des égouts de son frère Henri. -Il aima, et la même. Il l'a aimée jusqu'à la mort. - -L'objet de cet unique amour était une demoiselle un peu plus âgée que -lui, Marie Touchet, Flamande d'origine, petite-fille par sa mère d'un -médecin du roi, et fille d'un juge d'Orléans. - -Deux choses avaient force sur lui, la musique et cette calme -Flamande. C'est en elle qu'il se réfugia aux deux moments les plus -terribles. Le seul enfant qu'il laissa d'elle fut conçu dans le -désespoir, au jour où on lui fit dire qu'il avait voulu le massacre. -Et peu après, quand il mourut, parmi les ombres et les visions de la -Saint-Barthélemy, il la fit venir encore, chercha en elle le suicide, -et s'extermina par l'amour. - -Revenons. Dans le danger visible où le mettait son frère, Charles IX, -quoique demi-fou, fit deux choses qui n'étaient pas folles. Il se -maria, et il négocia pour marier son frère et le mettre hors du -royaume. - -En novembre 1570, Charles IX épousa (malgré la secrète opposition de -Philippe II) la fille cadette de l'Empereur, dont Philippe épousait -l'aînée. - -En janvier, il apprit que la reine d'Angleterre parlait d'épouser le -duc d'Anjou. - -Cela dérangeait fort les plans de Catherine. Elle écrivit en hâte (2 -février) à notre ambassadeur à Londres que son fils Anjou _n'en -voulait à aucun prix, à cause des mauvaises moeurs_ d'Élisabeth, -qu'elle prit plutôt le plus jeune, Alençon. Mais, le 18, tout change. -Catherine récrit qu'Anjou _désire infiniment_ ce mariage. Évidemment -elle eut peur du roi Charles. Anjou, s'il refusait, était en grand -danger. - -Élisabeth envoyait son portrait. Anjou, amoureux malgré lui, fut forcé -d'envoyer le sien. Catherine laissait aller les choses, feignait de -les hâter; mais elle arrêtait tout par ce mot à l'ambassadeur: - -«Faites connaître aux catholiques anglais _le bien que ce sera pour -eux_.» Sûr moyen d'exciter l'inquiétude des protestants et de susciter -au mariage des obstacles insurmontables. - -Élisabeth était bien haut. Elle tenait sous sa clef la reine d'Écosse, -et dominait l'Écosse réellement. Elle avait profité de la ruine des -Pays-Bas. Cent mille hommes, et des plus actifs, ouvriers ou marins, -avaient fui devant le duc d'Albe. Ceux-ci se firent corsaires, -n'eurent plus de patrie que la mer, insaisissables désormais entre la -Rochelle et Portsmouth. La course commença contre l'Espagne, par -vaisseaux d'abord, puis par flottes (dépêches de Fénelon). Les mines -du Mexique se trouvèrent travailler pour Londres. Les galions, -attendus à Cadix, entraient à la Rochelle. Contre Anvers ébranlée, -contre Rotterdam saccagée, Élisabeth ouvrit à grand bruit la Bourse de -Londres (1571), parmi les fanfares prophétiques qui d'avance sonnaient -le naufrage de l'_Armada_. - -Philippe II, au contraire, déjà embarrassé, se trouva tout à coup dans -une complication nouvelle. Ce fut encore cette fois l'odieux, l'impie, -le détesté mahométisme, qui fut le salut de l'Europe. - -Le prince d'Orange l'avoue dans ses lettres. C'est la révolte des -Maures contre Philippe II qui changea la face des choses. Poussés au -désespoir, ils armèrent, fuirent aux montagnes, se firent un roi de -leur race. Et, en même temps, les Vénitiens venaient dire au roi -d'Espagne que le sultan attaquait Chypre, que les Turcs reprenaient -leur immuable plan de conquérir la Méditerranée. - -De l'Occident, Philippe fut reporté vers l'Orient. Toute sa pensée fut -la formation de la _Ligue sainte_ où entrèrent le pape, Venise, les -princes italiens par leurs contributions. Il eût voulu aussi y faire -entrer la France qui, dans cette croisade, lui eût été subordonnée. - -Charles IX haïssait Philippe II, et pour sa soeur Élisabeth, morte, -disait-on, de poison, et surtout pour la préséance que l'Espagne avait -prise récemment sur lui et chez le pape et dans l'Empire. Le mépris -que les Espagnols faisaient de nous paraissait et en Italie, où ils -saisirent Final qui était sous notre protection, et en Amérique, où -ils massacrèrent la faible colonie que nous avions à la Floride. - -On fut fort étonné quand on vit en décembre 1570 la cordialité avec -laquelle Charles IX reçut une grande ambassade de l'Empereur et des -princes d'Empire, réclamant pour les protestants. Ceux-ci se -rassurèrent et vinrent trouver le roi. L'un des envoyés était le jeune -Téligny, et l'autre Lanoue _bras de fer_. Choix habile; il n'y a -jamais eu d'hommes plus aimables, plus estimés. Lanoue fut le Bayard -du temps, non moins irréprochable, net entre tous. Dans ces horribles -guerres, il garde un coeur de paix, l'immuable coeur du vrai brave. La -gaieté innocente de ce bonhomme (dans ses Mémoires) étonne et -attendrit; elle dit que la nature, l'humanité, ne sont pas mortes -encore. - -Le jeune roi fut tout d'abord gagné. Ils lui dirent qu'il avait les -Indes à sa portée; que, dans l'embarras de l'Espagne, il n'avait qu'à -étendre la main pour prendre les Pays-Bas, qui désiraient d'être pris. -Que, pendant que Philippe II était aux mains avec les Turcs, les -Rochellois dresseraient le pavillon français en Amérique. Louis de -Nassau, déguisé, vint lui dire les mêmes choses, s'offrir et se -donner à lui. - -Une chose arrêtait Charles IX, c'est que cette belle guerre eût été -conduite encore par le duc d'Anjou. La première chose était de le -mettre hors de France. - -Contre la Ligue du Midi qu'organisait Philippe II, Élisabeth méditait -une alliance avec la France. Elle venait de faire sa déclaration au -duc d'Anjou. Je ne crois pas qu'elle mentît alors. Elle était femme, -et on ne parlait que du prince et de ses deux batailles, de sa grâce -et de son esprit, surtout «de sa belle main.» Les semi-catholiques -poussaient fort à la chose. Le grand ministre, Burleigh, n'y -contredisait pas. Il laissait faire Élisabeth, sachant bien qu'après -tout elle était fort prudente, et qu'elle se raviserait. Le Français, -moins âgé qu'elle de vingt ans, n'eût épousé la _vieille_ que pour -servir de centre au parti catholique, «pour se faire veuf peut-être, -pour épouser Marie Stuart.» - -Les catholiques déjà écrivaient au duc d'Anjou: «Passez la mer, et ne -disputez pas; acceptez toute condition; vous vous trouverez ici bien -plus fort que vous ne pensez.» - -Tout au contraire, en France et en Espagne, les catholiques avaient -peur de ce mariage. Le clergé de France, tellement que, pour -l'empêcher, il offrait au roi de lui donner par an quatre cent mille -écus. Charles IX en rit: «Nous sommes ravi, dit-il, d'apprendre que -notre clergé est si riche.» - -L'Espagne crut n'avoir pas de temps à perdre. Tout en négociant avec -Élisabeth, elle agit pour la détrôner, appuyant en dessous l'intrigue -de Marie Stuart avec le plus grand seigneur d'Angleterre, le duc de -Norfolk. Du fond de sa prison, cette Hélène, poursuivie de tant -d'amants ambitieux, et qui fut la perte de tous, tourna la faible tête -de Norfolk, et en fit un traître. Il le paya sur l'échafaud. - -En tout cela, la France était contre l'Espagne, mais timidement, -sournoisement. Elle aurait voulu décider Venise à s'arranger à tout -prix avec les Turcs plutôt que de s'engager dans une guerre qui allait -la faire vassale de Philippe II. Les Vénitiens n'écoutèrent rien; ils -firent la sottise de gagner, pour la glorification des Espagnols, la -grande bataille navale de Lépante (7 octobre 1571). - -Mais la France, du moins, accéléra la paix. Les Turcs, reconnaissants, -firent un triomphe à notre ambassadeur, et poussèrent vivement les -Français à profiter des embarras de l'Espagne pour s'emparer des -Pays-Bas (Charrière, III, 232). - -Voilà ce que révèlent les pièces les plus secrètes, aujourd'hui -publiées. La cour de France travaillait réellement contre l'Espagne. - -Que voulait Catherine? La grandeur de ses enfants, rien de plus. Dans -sa parfaite indifférence à tout le reste, elle eût vu volontiers le -duc d'Anjou époux de Marie Stuart et chef des catholiques, roi -d'Écosse (et bientôt de France?). D'autre part, le duc d'Alençon époux -d'Élisabeth et chef des protestants. - -Chose curieuse! Autant les catholiques de France craignaient le -mariage du duc d'Anjou avec Élisabeth, autant le craignait Coligny, -pour une raison, il est vrai opposée. Il pensait qu'un tel mariage -mettrait la guerre civile en Angleterre, que les catholiques anglais -en tireraient une audace extrême pour Marie contre Élisabeth. Il -ramena à son opinion son frère, l'ex-cardinal Odet, qui avait d'abord -donné aveuglément dans cette idée. - -Ce qu'aurait voulu Coligny, c'eût été de faire épouser à Élisabeth le -petit Henri de Navarre, de marier le protestantisme français au -protestantisme anglican. La difficulté était l'âge, tellement -disproportionné. Elle âgée déjà, lui enfant. - -La cour de France, inquiète cependant, renouvela une idée d'Henri II, -celle de marier Henri de Navarre à Marguerite, soeur du roi. Charles -IX était très-ardent pour ce mariage. Sachant que l'obstacle était -Henri de Guise, aimé de sa soeur, il dit froidement: «Nous le -tuerons.» Et il en donna l'ordre. Guise eut peur et épousa une autre -femme le lendemain. - -La sincérité de Charles IX parut encore à une chose. Les moines ayant -lancé la populace de Rouen contre les protestants, dont plusieurs -furent tués, le roi y envoya Montmorency, qui pendit quelques -catholiques. C'était la première répression sérieuse. - -Elle paraît avoir décidé Coligny. Il ne disputa plus. Il en crut -Téligny, son gendre, et la plupart des protestants. Il crut le roi -sincère (et le roi l'était sans nul doute). Il crut surtout l'intérêt -visible de la couronne de France. - -Une lettre de Catherine apprend à Londres l'étonnante nouvelle: «Nous -avons ici l'amiral, à Blois.» (27 septembre 1571.) - - * * * * * - -Pas grave et vraiment hasardeux. Dans ce même mois de septembre, -cette cour s'était signalée par un assassinat cynique, exécuté en -plein jour. Un Lignerolles, homme du duc d'Anjou, essaya de servir le -roi et de l'éclairer sur son frère. La mère et le fils parvinrent à -faire croire à Charles IX qu'il trahissait des deux côtés, et il le -leur abandonna. Ils le firent tuer devant tout le monde, de façon à -constater qu'il ne fallait pas se jouer à se mettre entre eux et le -roi. - -Ce fait sinistre disait le fond que l'on pouvait faire sur un homme -comme Charles IX, et prophétisait l'avenir. - - - - -CHAPITRE XXI - -COLIGNY À PARIS.--OCCASION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY - -1572 - - -Théodore de Bèze écrivait peu après la Saint-Barthélemy: «Que de fois -je l'avais prédite! que de fois j'en donnai avertissement!» - -Il était facile de prédire ce que les catholiques criaient dans toutes -les chaires dès le temps d'Henri II, ce que le nonce et le duc d'Albe -conseillaient depuis dix ans, ce que Pie V recommandait dans toutes -ses lettres, ce que Catherine, en 1568 (et sans doute plus tôt), -confiait en riant aux ambassadeurs italiens. Nul doute que cette cour -indigente n'eût cent fois amusé le pape de cet espoir pour en tirer de -l'argent. Catherine, du matin au soir, brocantait la Saint-Barthélemy. - -Comment donc ce vieux capitaine, prudent et expérimenté, blanchi dans -les affaires, alla-t-il se rendre à ses ennemis et se livrer lui-même? -Était-ce donc un enfant tout à coup, une petite fille niaise que cet -amiral Coligny? Ou bien voudra-t-on dire que son second mariage (dont -nous allons parler) lui avait amolli le coeur, et fait désirer la paix -à tout prix? que ce trop bon mari fut toujours poussé par ses femmes, -par l'une (on l'a vu) à la guerre, et par la seconde à la paix? - -De telles explications ne viennent guère à l'esprit, quand on a vu -seulement (aux excellents dessins Foulon) le visage de l'homme, son -ferme et douloureux regard, cette tête de juge d'Israël, cette face -étonnamment austère. - -Des données plus certaines sont d'ailleurs maintenant dans nos mains; -elles mettent en pleine lumière la chose essentielle: - -_La situation était changée entièrement_, et Charles IX avait -tellement intérêt à s'appuyer de Coligny, que celui-ci devait se -hasarder, livrer sa personne à la chance. - -L'occasion était la plus belle que la France eût eue depuis deux cents -ans. Les Pays-Bas s'ouvraient. Le duc d'Albe était dans une situation -épouvantable; il avait rencontré l'unanime, l'invincible résistance, -non plus des protestants, mais des catholiques. Lâchement trahi de son -maître, qui maintenant devant les Flamands faisait le bon, le doux, il -n'avait pas même la force de cacher son désespoir. Il en perdait -l'esprit, consultait les devins. «Il semblait près de rendre l'âme.» - -Maintenant un homme grave, le maréchal de Cossé, venait montrer à -Coligny que Charles IX lui tombait dans les mains, se remettait à lui -(par la haine surtout qu'il avait du duc d'Anjou). C'était par -Coligny, non par son frère, qu'il voulait faire l'expédition. - -Tout cela très-personnel à l'amiral, et très-peu au roi de Navarre -dont les historiens ultérieurs s'occupent fort, mais dont Charles IX -ne s'occupait pas du tout. Si bien qu'en invitant Coligny, il avait -oublié d'inviter Jeanne d'Albret et son fils, quoiqu'on parlât du -mariage. Catherine engage le roi Charles à être plus poli pour eux. -(Lettre d'avril 1571.) - -L'essentiel pour Charles IX était d'exclure son frère du commandement -de l'armée. Un seul homme pouvait cela, celui qui apportait lui-même -une armée en dot, et qui, de sa personne, avait montré dans la -dernière guerre un véritable génie militaire, un esprit inventif et -inépuisable en ressources, celui que l'Europe admirait, qu'on -célébrait même en Turquie. - -Charles IX donnait des gages réels, incontestables. Il négociait -partout contre l'Espagne, et en Angleterre, et à Venise, et en -Allemagne où il envoya Schomberg, et avec les Nassau. - -La reine mère elle-même, nullement favorable au projet de son fils, si -elle y était entraînée, y trouvait pourtant elle-même un avantage, la -fortune de Strozzi, son parent, qui eût coopéré à l'expédition de -Coligny avec une petite armée qu'on eût embarquée à Bordeaux. - -C'étaient là certainement des motifs sérieux pour s'avancer; non pas -des garanties certaines, mais d'assez fortes vraisemblances pour -qu'un chef de parti eût le devoir étroit et strict d'y hasarder sa -vie, de la jouer sur cette carte. - -J'ajouterai une chose triste, qu'il faut dire; je la dirai crûment. - -Il arrive qu'en révolution, où l'on s'éprouve et se connaît plus vite, -il y a un moment où l'on se connaît trop dans l'intérieur de son -parti, et où l'on est plus las des amis que des ennemis. - -Coligny connaissait parfaitement trois secrets qu'on va voir: - -1º La lassitude du protestantisme, et l'éloignement de la France qui -ne voulait pas de réforme morale. - -2º La duplicité d'Élisabeth et la malveillance de l'Angleterre. On -verra qu'au moment où Coligny allait hasarder tout contre Philippe II -et se jeter aux Pays-Bas, la jalousie anglaise travaillait déjà contre -lui. - -3º Même le prince d'Orange, celui qu'on lui associait dans -l'admiration, dans la gloire, ce très-grand personnage si bien nommé -le _Taciturne_ et dont on cherche encore le mot, quels que fussent ses -desseins profonds, eut des hésitations inexplicables, non-seulement en -1566, où il resta du côté espagnol, non-seulement en avril 72, où il -désapprouva la prise de Briel en Hollande (faite en partie par des -Français), mais encore en août il se montra assez froid aux avances de -Coligny qui espérait se joindre à lui. Coligny était sûr de Louis de -Nassau, mais nullement de son aîné, Guillaume d'Orange. - -Tout fondait dans ses mains. - -Pour ne reprendre ici que le premier article, le protestantisme -tarissait. Les sages et les prudents s'en étaient retirés. Restaient -les fous et les héros. - -Les grandes provinces si sages, la raisonnable Normandie, le Dauphiné -si avisé, n'en voulaient plus. L'affaire était décidément mauvaise. - -Le prince de Condé, qui n'était pas un traître, n'en avait pas moins -cruellement trahi, livré le protestantisme à son fatal traité -d'Amboise. En délaissant les villes, et ne réservant que les châteaux, -il avait tout perdu, les châteaux même. Le parti, ce jour-là, fut -coupé cruellement, et la tête isolée de la racine; la séve n'y monta -plus. Il lui fallut sécher. - -Et il se trouvait que cette tête qui restait pour faire le corps à -elle seule était justement la partie la moins propre à figurer le -protestantisme. Imaginez des saints comme Montbrun, le partisan -féroce, comme Mouvans, dont on a vu la _vendetta_ risquée dans Paris -en plein jour. Du moins de braves et dignes gentilshommes, comme -Lanoue, évidemment soldat, rien autre chose. Tout s'était transformé. -Coligny, qui avait employé sa vie à établir la discipline et mettre la -justice dans la guerre, se consumait à contenir les siens. Rien n'y -faisait. Voyant un de ses meilleurs capitaines qui pillait, il fondit -sur lui à coups de bâton. L'autre, fier gentilhomme, ne s'émeut (car -c'est Coligny), mais, sous le bâton même, il persiste à piller. -Comment faire autrement d'ailleurs? La réponse est prête: _Il faut -vivre_. Il faut nourrir l'armée. - -Tant de crimes pour punir le crime! tant d'excès pour établir -l'ordre!... Et si c'était ainsi sur terre et sous ses yeux, -qu'était-ce donc sur mer? La Rochelle, l'abri des martyrs, abritait -tout ce qui venait. Tout pirate du Nord se disait protestant, et, pour -voler en mer, jugeait tout navire espagnol. - -Aux Pays-Bas surtout, les nôtres, qui étaient là sans chef, se -livraient à la vie sauvage, où nous mène si aisément l'emportement -national. Ils prenaient sur les prêtres, les moines, les religieuses, -d'étranges représailles. Bien entendu, c'étaient Orange et Coligny qui -ordonnaient tout cela. - -«Désespère, et meurs!» Il ne pouvait même pas se dire ce mot, ni -s'affranchir comme Caton. Il était chrétien, condamné à vivre. - -Grand citoyen aussi, profondément Français. On le sut à sa mort; quand -on ouvrit son secret et son coeur, on trouva la patrie sanglante. - -Ce grand esprit, présent à tout, et sur qui toutes les misères d'un -peuple venaient retentir et frapper, sut trop pour son malheur. Les -calamités privées, qui étaient infinies, lui tombaient, goutte à -goutte, sur son front misérable qui ne pouvait plus les porter. - -Je me garderai bien de conter tout cela. Car le coeur du lecteur, -absorbé et perdu dans ce cruel détail, n'entendrait plus et ne -comprendrait plus, laisserait échapper le fil central et la pensée du -temps que j'ai peine à lui faire tenir. Qu'on lise seulement la fuite -de Toulouse. Qu'on lise l'expulsion des pauvres familles d'Orléans, -chassées et poussées à la Loire sous l'épée catholique, leur terreur, -quand, arrêtées au fleuve, elles virent un noir nuage de cavaliers qui -venaient à toute bride. Par bonheur, dans les cavaliers, ils -démêlèrent des dames et devinèrent que c'étaient leurs amis, d'autres -protestants fugitifs, des frères, des protecteurs. Tous réunis se -jetèrent à genoux, au bord du fleuve, et chantèrent le psaume de la -sortie d'Égypte. Mais les sanglots, les pleurs, ne permettaient pas de -chanter. - -Lui aussi avait eu sa fuite, quand, en 1568, avec Condé, ils -traînaient leurs petits enfants d'un bout à l'autre du royaume. Vraie -image de la France, la famille de Coligny fut cruellement émondée, -coup sur coup. Il avait perdu, en 1568, sa sainte femme. En 1569, -l'honnête et digne Dandelot, premier soldat de France, dont quelques -nobles lettres montrent qu'il eût été éminent, même sans un tel frère, -Dandelot meurt, empoisonné, dit-on. Chose peu invraisemblable, puisque -les Guises montraient partout un homme pensionné exprès pour -l'expédier; pour Coligny, autre assassin spécial. En 1571, à Londres, -meurt le bon Odet, l'ex-cardinal, le protecteur des lettres, aimé de -tous, en qui fut moins l'âpreté de la Réforme que le doux esprit de la -Renaissance. Empoisonné aussi, personne n'en douta. Ainsi cette belle -trinité d'hommes si différents, si unis, la voilà rompue et détruite. -Il reste, sur son foyer brisé, avec quatre orphelins en deuil. - -Restait-il? vivait-il? On a vu qu'à la dernière campagne il avait -succombé aux fatigues. C'est en litière qu'il revint du fond du Midi -vers le Nord, et jusqu'à trente lieues de Paris. Ombre redoutable, -mais ombre déjà. Il avait un pied dans la mort. - -Cela se voit au beau portrait. Il est marqué aux joues d'un triste -rouge qui dit son mal profond, un mal d'entrailles qui prend l'homme -à la base, à ce creuset vital où nos émotions versent l'eau-forte que -ne contient nul vase, qui mangerait le fer et le diamant. Un pli au -front, aux tempes dégarnies des veines bleues, saillantes, accusent un -amaigrissement, disons plus, une diminution de la personne. C'est un -homme réduit, très-frappé et qui se survit. Mais, tout luxe vital -ayant fondu, l'homme intérieur se révèle mieux, il apparaît lui-même. -_Eripitur persona, manet res._ - -Oui, plus claire que ne fut jamais le Coligny entier, est cette ombre -de Coligny. - -L'oeil gris, pensif, contient toutes les souffrances du temps. Ce -qu'il a vu, cet oeil, de douloureux, d'horrible, qui le dira? Et il -l'a vu comment? non pas en général, de haut, mais dans l'affreux -détail, avec le positif d'un esprit à qui rien n'échappe, qui a sondé -à mort les misères et la honte de son propre parti. - -Ce dessin ne donnant que le masque, ni cou, ni cheveux, ni coiffure, -la tête semble d'un décapité, comme elle fut quand on la trancha pour -la porter à Rome. Elle a l'air de vous regarder du fond de l'autre -monde, dans la force définitive de celui sur qui on ne peut plus rien. - -Mort ou vivant, _il est_, et on ne l'abolira pas; car il est un -principe. Une chose éternelle est en lui. - -C'est pour cela qu'on voudra le tuer; car, on voit bien, à ce fixe -regard, on voit à ce menton si arrêté, à cette bouche serrée d'une -résolution indomptable, que cet homme se sent assis sur le _rocher des -siècles_. On essayera le fer, et on l'y brisera. - -Ce portrait final donne les âges et les révolutions par lesquelles il -en est venu là. Gentilhomme d'abord, on le voit à la peau; puis tanné -et hâlé par places; colonel général de l'infanterie, il a marché à -pied avec le peuple, combattu avec lui; son capitaine, mais non son -complaisant; juge inflexible du soldat; l'oeil et la bouche restent -tristes et amères de tant d'arrêts de morts qu'il lui a fallu -prononcer. - -Car il ne faut pas s'y tromper, cette tête infiniment austère d'un -Christ des guerres civiles n'est pas douloureuse seulement; elle est -extrêmement redoutable. C'est le Christ de la Loi, sans cruauté, mais -résigné à la justice, et qui en acceptera toutes les conséquences, -résigné à la punition des ennemis du droit et de Dieu. - -Représentez-vous maintenant cet homme de justice à la Rochelle, en -plein nid de corsaires, dans le pêle-mêle et le chaos sanglant de la -révolution maritime, d'une guerre atroce sans loi et sans merci, par -un peuple mêlé, sans nom... - -Représentez-vous cet homme politique, chrétien, mais citoyen, -affranchi par la guerre et la longue expérience de ses dépendances -génevoises qui, en 1560, l'avaient tant entravé. Voyez-le parmi les -ministres fort divisés entre eux, les uns lui commandant la paix, les -autres conseillant la défiance. - -Une question profonde agitait aussi la Réforme. Le peuple, admis -primitivement aux consistoires qui gouvernaient l'Église, pouvait-il y -rester, siéger près des ministres, et avec eux se gouverner lui-même? -Bèze et Genève disaient non, et croyaient la chose mauvaise dans le -nouvel état des moeurs. Le fameux professeur Ramus (qui avait suivi -et servi puissamment Coligny dans sa dernière campagne) voulait que -l'on maintînt la démocratie de l'Église. - -Qu'en pensait Coligny? Nous l'ignorons. Mais sur un autre point, il -avait délaissé Genève. Une lettre de Ramus à Bullinger (3 mars 1572) -nous apprend que l'amiral en était venu à préférer la foi des Suisses, -foi qui (sous forme théologique encore) n'était pas moins la pure -philosophie et l'antimysticisme, supprimant dans l'hostie la -_substance_ divine, ne voyant dans la Cène qu'un simple souvenir. - -Grand changement! On ne peut imaginer aujourd'hui par quels -déchirements les hommes d'alors s'affranchissaient de cette poésie -antique. Si Coligny en vint là, son coeur en dut saigner. Il lui -fallait, avec ce dogme, arracher ses amitiés mêmes, laisser là les -docteurs, les martyrs qui l'avaient soutenu, qui avaient combattu, -souffert avec lui. Isolé dans la grande crise qui le menait à la mort, -il n'eut plus d'appui que son propre coeur. - -Les femmes ont une seconde vue. Une femme sembla avoir deviné tout -cela. Du fond de la Savoie, d'un vieux manoir des Alpes, madame -d'Antremont déclare à l'amiral qu'elle veut épouser un saint et un -héros, et ce héros, c'est lui. Le duc de Savoie s'y oppose. Elle s'en -moque, laisse ses biens, arrive à la Rochelle. Comment repousser un -tel dévouement? - -C'était tard, oh! bien tard! C'était épouser le tombeau. Mais tous, -d'un avis unanime, l'Église et les amis, voulurent qu'il se remariât. -Madame d'Antremont avait des châteaux en Savoie, une place forte en -Dauphiné, au passage des montagnes. Elle apportait en dot des -positions redoutables qui pouvaient servir le parti. - -Coligny était trop honnête homme pour n'épouser que ses fiefs. Il aima -fort tendrement celle qui adoptait ses enfants. - -Il lui en laissa un. Elle devint enceinte en mars 1572. - -Elle emporte dans l'avenir, pour sa couronne historique, avec les -persécutions terribles qu'elle eut plus tard, la lettre touchante -qu'il lui écrit la veille de la Saint-Barthélemy. Saint souvenir! qui -montre que les grands sont les plus tendres, et tout ce qu'il y a -d'amour dans le coeur sacré des héros. - -C'est au milieu de cette situation étrange, de cette sombre lueur d'un -bonheur tellement tardif, que la pressante invitation du roi vint le -trouver à la Rochelle. Charles IX le reçut comme il eût fait de son -sauveur, lui jeta toutes les grâces, pour lui, pour le parti. Et, en -effet, si la chose eût tenu, Coligny l'aurait sauvé de sa mère et de -son frère; il ne serait pas devant l'histoire _le roi de la -Saint-Barthélemy_. - -Coligny à la cour, c'était un phénomène, déjà presque un scandale. -Mais qu'était-ce donc de le mettre à Paris? Cependant il le fallait -pour la victoire des protestants. Il fallait montrer à la grande ville -celui qui, avec deux mille hommes, l'avait bravée, défiée, réduite à -s'enfermer, pendant qu'il brûlait La Chapelle. La grosse bourgeoisie, -depuis sa fuite ridicule de la plaine Saint-Denis, ne lui pardonnait -pas. Le commerce ne l'aimait point parce qu'il hait toute guerre. Pour -le peuple ecclésiastique, le clergé si nombreux, les moines et -tonsurés de toute sorte, les vieilles et les bons pauvres, l'entrée de -Coligny était l'abomination de la désolation, la fin du monde. Le ciel -allait crouler, et la foudre écraser la ville. - -Il n'entra pas moins à Paris, à la droite de Charles IX. Et son -premier acte indiqua qu'il ne composerait jamais. - -En arrivant rue Saint-Denis, non loin des Innocents, il vit un -monument exécrable de fanatisme, une pyramide infamante élevée à la -place où avait été la maison de Gastine, un malheureux marchand, brûlé -par une assemblée de protestants tenue chez lui. Sur une plaque de -bronze on y lisait l'arrêt du parlement. Coligny attesta le traité -récent par lequel de tels arrêts devaient être effacés. Grand -embarras. Cette pyramide portait au sommet une croix. On n'allait pas -manquer de dire, si elle était détruite, que la croix, la croix -parisienne était frappée par les impies vainqueurs. On respecta la -croix, mais on la transporta avec la pyramide sous les charniers des -Innocents (décembre 1571). - -Le prévôt des marchands, qu'on chargea de faire la chose de nuit, -discrètement, était justement un Marcel qui, plus tard, déchaîna la -Saint-Barthélemy. Il avertit son monde. Et le matin, il y eut, sur la -place, quelques centaines de coquins pour figurer le peuple, soutenir -_l'honneur de Paris_. Ils soutinrent cet honneur en volant et pillant -quelques maisons du voisinage. Absorbés dans ce pieux travail, ils ne -virent pas le gouverneur de la ville, Montmorency, qui fondait sur -leur dos avec sa cavalerie. Quoique armés jusqu'aux dents, ils ne -résistèrent pas. Plusieurs restèrent sur le carreau; un seul fut pris, -pendu aux grilles d'une fenêtre, et resta là, pour salutaire exemple. - -Les Audin, Capefigue, etc., ont tant dit, répété que c'est le peuple -qui a fait la Saint-Barthélemy, qu'on finit par le croire. Une chose -montre pourtant que ce peuple était divisé. Il y avait le peuple -libre, et le peuple des confréries. Une émeute éclata contre les -Italiens, dont certains hôtels furent pillés. Le bruit courut qu'ils -volaient des enfants pour les tuer et en fournir le sang à la reine -mère et au duc d'Anjou, à qui les médecins ordonnaient, pour -l'épuisement, des bains de sang humain. Telle était, chez les -Parisiens, la popularité du vainqueur de Jarnac, du héros catholique. - -Donc Paris était divisé. Et, si on laissait aller les choses, la -grande masse peu à peu inclinerait au parti vainqueur. Coligny -arrivait avec la force du succès et de la révolution. Le roi -d'Espagne, avec son grand bruit de Lépante, n'en était pas moins -écrasé partout. - -En Espagne d'abord, où il ne comprima les Maures qu'en leur faisant -des concessions. - -Dans le Levant ensuite. Les Turcs gardèrent Chypre et refirent leur -flotte. Le grand vizir disait plaisamment: «Nous vous avons coupé un -membre, qui est Chypre; vous n'avez fait, en détruisant des vaisseaux -si vite refaits, que nous couper la barbe; elle a poussé le -lendemain.» - -Mais Philippe II était bien plus malade aux Pays-Bas. Nous l'avons -dit, le duc d'Albe devenait fou de désespoir; Élisabeth arrête son -argent au passage. Les corsaires lui saisissent en une fois cinq cent -mille écus. Sommée de faire réparation en chassant les corsaires, -Élisabeth, pour réparation, lui lance de ses ports les _gueux de mer_, -qui, n'ayant plus d'asile, débarquent en Zélande même et prennent -Briel (1er avril). Le 11 avril, malgré la reine mère, Charles IX signe -le mariage de sa soeur Marguerite et du roi de Navarre, le 29, -l'alliance anglaise. - -L'Espagne était bafouée de deux côtés. - -En Angleterre, on procédait contre son duc de Norfolk, prétendu de -Marie Stuart. - -En France, Charles IX souriait des menaces de l'ambassadeur espagnol, -et disait: «Je suis prêt à tout.» (Languet, I, 177.) - -Cependant l'Espagne, ayant régné si longtemps en France, y gardait des -racines. Elle avait d'un côté les Guises, de l'autre le parti d'Anjou. -Tavannes, l'homme de Montcontour, qui se croyait vainqueur de Coligny, -ne digérait pas la paix que son vaincu avait victorieusement imposée. -Ils se rencontraient sur le quai, devant le Louvre, à la tête de leurs -gentilshommes. Un jour Coligny, franchement, dit à Tavannes: «Qui ne -veut pas la guerre avec l'Espagne, a dans le ventre la croix rouge» -(c'est-à-dire la croix espagnole). Tavannes, qui était un peu sourd, -se dispensa d'entendre. Mais il alla disant que Coligny lui cherchait -querelle pour le tuer. - -Par un tel mot, sévère et mérité, de l'amiral aux hommes du duc -d'Anjou, la guerre était constituée sur le pavé de Paris entre eux et -les protestants. Cette petite cour jalouse ne manquera pas de -justifier l'accusation de Coligny en révélant ses projets jour par -jour au duc d'Albe, et s'associant intimement aux Guises pour le -meurtre de l'amiral. - -Celui-ci tenait Charles IX pour le moment. Il le gagna d'emblée par -deux choses qui ne pouvaient manquer d'entraîner un jeune homme. _Il -se remit à lui entièrement_: - -1º Dans un mémoire commencé à la Rochelle et toujours continué depuis, -Coligny déclarait au roi que, non-seulement l'Espagne, _mais -l'Angleterre_, était l'ennemie de la France, dont il fallait toujours -se défier. - -Ce mémoire n'était pas entièrement achevé à sa mort. Mais Coligny -certainement, dans ses longues conversations avec le roi, lui en avait -dit la substance. - -Charles IX avait pu comprendre que l'amiral n'était nullement un -aveugle sectaire, mais avant tout un bon Français, un protestant sans -doute, mais encore plus un grand et excellent citoyen. Pendant que la -plupart des protestants mettaient tout leur espoir dans l'alliance -anglaise, disant, la larme à l'oeil (à Walsingham), que sans elle ils -étaient perdus, Coligny déclarait qu'il ne se confiait qu'à la France -et au roi. - -2º Et cela, il le prouvait en rendant, malgré les répugnances et les -défiances de son parti, les places de sûreté qu'il avait dans les -mains. - -Était-ce une imprudence? Non. Trois petites places qu'il rendit -n'étaient pas une garantie sérieuse. On rendait peu de chose pour -acquérir beaucoup, la volonté royale et la direction de la monarchie. - -Lorsqu'au 1er avril les _gueux de mer_, Hollandais et Français, -renvoyés des ports d'Angleterre sur les réclamations du duc d'Albe, -s'emparèrent de Briel et prirent pied en Zélande, ce succès du -protestantisme encouragea tellement Charles IX, l'entraîna tellement -sous l'ascendant de Coligny, qu'il fit la démarche la plus décisive. -L'agent français déclara de sa part _qu'il protestait_ contre la -tyrannie du duc aux Pays-Bas, _et que, s'il ne supprimait son impôt du -dixième, la France rompait avec l'Espagne_ (Morillon à Granvelle, 15 -avril 1572). Intervention hardie, violemment révolutionnaire, qui -équivalait à un appel aux armes, à une promesse de soutenir les -insurgés. Le 17 juin encore, l'ambassadeur de France à Madrid menaçait -Philippe II (_Ibidem_). - -L'affaire de Briel, quoique désapprouvée du prince d'Orange, qui -n'était pas préparé à la soutenir, n'en commença pas moins le -soulèvement de la Hollande et de la Zélande. Nos huguenots, sous -Lanoue, surprirent Valenciennes le 15 mai, et Louis de Nassau, le -bouillant frère du prince d'Orange, moins en rapport avec lui qu'avec -nous, par un coup hardi s'empara de Mons (25 mai). - -Charles IX semblait protestant. Le pape refusant la dispense pour le -mariage de Navarre, il dit qu'on s'en passerait. Malgré la haute -opposition du pape, malgré la sourde résistance de Catherine et -d'Henri d'Anjou, il poursuivait l'affaire. La reine mère ne réussit -pas à la faire avorter. La mort même de Jeanne d'Albret, empoisonnée, -dit-on, et qui le fut au moins d'ennui et de dégoût, ne put rien -arrêter (9 juin). Le roi avait signé le mariage le 6 avril, et le fit -le 18 août. - -Il ne voulait pas moins sincèrement le mariage de son frère Alençon -avec la reine Élisabeth. Ce qui ne permet pas d'en douter, ce sont les -présents magnifiques qu'il fit aux envoyés anglais. Dans cette cour -nécessiteuse, l'argent, jeté ainsi, prouve mieux qu'aucune chose qu'il -y avait bonne foi et une volonté sérieuse. - -Ainsi, d'avril en juin, Charles IX suivait réellement le flot montant -de la révolution, fortement entraîné et remorqué par Coligny. - -La reine mère et son duc d'Anjou faisaient semblant de suivre. - -Plusieurs lettres de Catherine montrent qu'elle était fausse; -d'autres, qu'elle était hésitante, embrouillée dans ses propres ruses. - -Qu'on lise sa lettre du 5 juin à Élisabeth. Au moment où, par des -dépêches innombrables et par une ambassade solennelle, elle présente -pour époux à la reine son fils Alençon, elle lui écrit une lettre où -elle ne parle que d'Henri d'Anjou, de la romanesque hypothèse où Henri -épouserait Marie Stuart, qui serait adoptée comme héritière par -Élisabeth, de sorte qu'Henri, qui n'a pu être époux d'Élisabeth, se -trouverait son fils adoptif! - -Inexplicable lettre, d'une mère si aveugle, qu'elle perd de vue -également la politique et le bon sens. À quel point faut-il croire -qu'elle ignore la nature humaine, pour supposer qu'Élisabeth, dont -tous les mots et tous les actes sont brûlants de haine pour Marie -Stuart, change au point d'en faire sa fille?--et cela en la mariant à -ce Henri d'Anjou qui vient de donner à Élisabeth la mortification d'un -refus? - -Cette lettre inepte, qui met bien bas cette fameuse Catherine, nous -révèle que l'ambassade devait proposer à la reine d'Angleterre -d'épouser Alençon, pour avoir des enfants, des héritiers? non pas; -mais en prenant pour héritière sa rivale abhorrée, qu'eût épousée -Anjou. - -Combinaison très-digne de Bedlam et de Charenton! Admirable, à coup -sûr, pour irriter Élisabeth, qu'on suppose trop vieille pour -qu'Alençon en ait des enfants. - -Voilà les mains dans lesquelles était la France, ineptes, vacillantes -et perfides. Rien n'avançait et rien ne se faisait. Henri d'Anjou, -toujours lieutenant général du royaume, chef de l'armée, n'était que -trop à même d'éluder, de tromper les résolutions de Charles IX. La -reine mère alléguait à son fils la nécessité de voir d'abord ce -qu'allait faire une armée espagnole que Philippe II préparait _contre -les Turcs_, mais qui ne partait pas. - -On permit seulement à des volontaires protestants d'aller secourir -Mons, menacé par le duc d'Albe. Genlis, qui devait les conduire, vint -déguisé prendre à Paris les ordres du roi. Le lendemain, on le savait -à Bruxelles, la chose était publique. Tant le conseil privé du roi -était soigneux d'avertir le duc d'Albe. Nos protestants, livrés ainsi -d'avance, furent battus devant Mons; une partie seulement parvint à -entrer dans la ville (9 juillet). - -Jamais petit événement n'eut de si vastes résultats. - -Charles IX, qui venait d'écrire à son ambassadeur à Londres de régler -avec Élisabeth _le partage des Pays-Bas_ (Fénelon, VII, 301), écrit -bien vite: «La guerre se fera en Flandre, mais _pas de mon côté_. Du -reste, si la reine a des vues sur les Pays-Bas, je n'y mets nul -obstacle.» - -De son côté, Élisabeth (22 juillet) ne sait plus si elle veut se -marier, elle s'aperçoit de la disproportion d'âge. - -Ainsi tout est glacé. On avait jeté à Flessingue quatre cents Anglais -et cinq cents Français. La France et l'Angleterre veulent les -rappeler. - -Catherine, enhardie par le découragement de son fils, croit l'occasion -favorable pour faire éclater la querelle domestique. Elle pleure, -gémit des apartés du roi, de ses conseils secrets avec Coligny. Elle -voit bien que son fils la quitte, qu'il n'a plus besoin d'elle. Eh -bien, qu'on la laisse donc retourner à Florence et y mourir! Elle -part, en effet, et s'arrête à deux pas. Le roi, qui n'avait jamais -rien fait, jamais écrit ni travaillé, qui était habitué à la voir tout -écrire, se crut perdu; il ne pouvait se passer d'une telle mère, d'un -tel scribe. Il court après, l'apaise et la ramène. - - - - -CHAPITRE XXII - -LES NOCES VERMEILLES - -Août 1572 - - -Le génie indomptable que Coligny avait déployé après Montcontour, où -il partit d'une défaite pour courir la France en vainqueur, le -dévouement tout personnel qu'il montra jeune à Saint-Quentin, où il -couvrit la France de son corps, il les montra encore en juillet et en -août 1572. De son corps et de sa personne il couvrit son parti. - -S'il eût seulement bougé de Paris, tout le Nord, qui avait les yeux -sur lui, eût lâché pied. Élisabeth, d'abord, eût reculé; elle parlait -d'abandonner Flessingue, d'en rappeler ses Anglais. Le prince d'Orange -eût reculé. S'il s'aventura dans les Pays-Bas, et fit sa pointe hardie -en Brabant, en Hainaut, c'est qu'il gardait l'espoir des douze mille -arquebusiers que lui promettait Coligny. Toutes ces villes de Hollande -et de Zélande qui venaient de se déclarer avaient la confiance que les -Français allaient serrer le duc d'Albe et le retenir au Midi. - -Le seul séjour de Coligny à Paris, et l'attente qui en résultait, -donnaient une force énorme au parti protestant. - -Il avait perdu un millier d'hommes, il est vrai, devant Mons. Mais il -triomphait en Hollande et dans les pays maritimes. - -Il ne faut pas s'y tromper, ces succès, cette ardeur volcanique qui -saisit la calme Hollande, tinrent en grande partie au débordement du -grand parti protestant français qui se répandait dans le Nord. Les -nôtres sont alors partout. Et le premier secours que le prince -d'Orange envoya à Flessingue, fut un corps de cinq cents Français. - -Situation étrange! Le parti s'extravase au nord; le chef reste à -Paris, à peu près seul. - -Le prince d'Orange, si parfaitement informé, dit que l'amiral n'avait -gardé à Paris _que six cents gentilshommes_. Plusieurs avaient des -domestiques; quelques-uns, qui étaient des grands seigneurs, avaient -leur maison. Ce n'était guère plus de deux mille épées qui restaient -près de Coligny. - -L'agent intelligent que Granvelle, alors éloigné, conservait à -Bruxelles pour lui rendre compte de tout, le prêtre Morillon, lui -écrit qu'on doute que Coligny envoie les siens contre le duc d'Albe, -_qu'il ne ferait finement de se tant désarmer_. Finement? Non, sans -doute. L'amiral ne fit pas finement. Le prêtre Morillon et le prêtre -Granvelle auraient été plus fins. Ils eussent gardé une armée autour -d'eux. - -On voit que ces deux politiques, Granvelle et Morillon, ne regardent -que la Belgique. Granvelle écrit (11 juin): «Tout l'espoir que nous -avons est que _ceux des Pays-Bas ne voudront pas être Français_.» -Prévision très-juste. À la déroute de Genlis, ou vit les paysans du -Hainaut tomber sur les vaincus, égorger leurs libérateurs; les prêtres -faisaient accroire à ces idiots que nos protestants français venaient -faire un massacre général des catholiques. - -Mais si les nôtres échouèrent en Belgique, ils réussirent à merveille -en Hollande. Partout, dans ces villes du Nord, nos Français se jettent -intrépidement, et ils ne contribuent pas peu à ces résistances -désespérées dont la Hollande étonna le monde. Elle commence dès lors, -cette France hollandaise, si glorieuse pendant cent cinquante ans. - -Là échoua tout prévision; le calcul de Granvelle, très-bon pour la -Belgique, est faux pour la Hollande. De plus en plus, ces éléments -s'associeront; il se fera un admirable mariage, de cet ardent élément -français, de vive étincelle d'héroïsme méridional, avec la force -hollandaise, l'héroïque persévérance du Nord. Et c'est pourquoi la -Hollande fut la pierre de la résistance, l'asile universel et le salut -du genre humain. - -Le sacrifice de Coligny a porté ses fruits. Son sang n'a pas été -perdu. Son obstination courageuse à rester à Paris en juin, en juillet -et en août 1572, avec tel péril que tout le monde voyait, fit -l'espérance même, l'audace et l'élan du parti. - -Par les lettres du prince d'Orange, par la correspondance (inédite -encore) de Granvelle, par les dépêches anglaises, etc., toute la -situation est dévoilée. Il y avait des raisons contraires, et -très-équilibrées, pour espérer et craindre. L'amiral eût été ridicule -à jamais, s'il eût quitté Paris. En restant, il pourvut à son honneur, -il servit grandement son parti, il agit comme on doit, dans les -circonstances douteuses, avec une prudence héroïque. - -En août, on se remettait du petit échec de juillet. L'affaire de Mons -paraissait, ce qu'elle était, minime. Malgré l'échec, la ville n'en -avait pas moins été secourue. - -Charles IX, un peu remonté, était déterminé à tenir sa parole, à faire -le mariage de Navarre et à envoyer des troupes en Belgique. Il y avait -un commencement d'exécution. Morillon l'écrit à Granvelle (11 août): -«On fait de grands apprêts en Champagne. Il y a vingt-quatre pièces -d'artillerie en fonte pour venir sur Luxembourg, où il n'y a -personne.» - -Si les choses n'allaient pas plus vite, c'est que l'argent manquait; -c'est qu'on craignait que D. Juan d'Autriche, au lieu d'embarquer ses -Espagnols contre le Turc, ne les amenât par le chemin qu'avait suivi -le duc d'Albe, par la Savoie et la Franche-Comté (Morillon). En tenant -des forces en Champagne, Coligny répondait aux deux éventualités; ou -il attaquait D. Juan, ou il attaquait Luxembourg, et secondait le -prince d'Orange. - -Les Anglais, rassurés aussi vite qu'ils avaient été effrayés, -retombaient dans leur péché éternel de nature, la sournoise et -haineuse jalousie de la France: «Il est impossible, humainement -parlant, que les Français ne réussissent pas, dit Walsingham. Mais les -princes allemands y auront l'oeil. Ils forceront bien la France de se -contenter de la Flandre et de l'Artois. L'Angleterre aura la Hollande. -Pour le Brabant et tout ce qui dépendait de l'Empire, on le donnera à -quelque prince d'Allemagne, qui ne peut être que le prince d'Orange.» - -Burleigh (la pensée même d'Élisabeth) avait déjà écrit à Walsingham: -«Il faut que les Pays-Bas s'affranchissent eux-mêmes et non par -d'autres.» Enfin, un agent anglais avait dit sèchement à l'amiral -lui-même: «Vous ne commanderez pas en Flandre, nous ne le souffrirons -pas.» - -Ce qui est bien plus fort, c'est que Guillaume d'Orange, à qui Coligny -faisait envoyer de l'argent français, et que tout le monde croyait -l'_alter ego_ de l'amiral, paraît très-froid pour lui. Il nous apprend -dans une de ses lettres que Coligny le prie de ne pas combattre avant -leur jonction, et ajoute: «En cela, j'agirai selon que je verrai les -commodités et occasions.» - -Telle était la situation de l'amiral pendant qu'il couvrait de son -corps la cause protestante. L'Angleterre lui était déjà hostile, -l'Allemagne jalouse et ses amis très-froids. En revanche, ses ennemis -d'une ardeur furieuse. À Paris, à Bruxelles, on se sentait perdu sans -un assassinat. - -Il n'y a pas à en douter. Les lettres de Morillon le disent assez -clairement. «Le duc d'Albe est désespéré. On a mandé son fils. Son -secrétaire n'ose pas rester seul avec lui; à chaque nouvelle, on -dirait qu'il va rendre l'âme. Ce qui me déplaît, c'est qu'il écoute -les devins, la nécromancie. Ils disent qu'on va regagner tout par -enchantement. On se vante qu'avant _quinze jours_ on verra merveille.» - -Ceci est écrit le 10 août. Ajoutez _moins de quinze jours_, vous avez -le 24. C'est le jour précis du massacre qui fut cette _merveille_. - -On a bonne grâce à prédire quand on fait l'événement! - -Dès le commencement d'août, sous le prétexte des noces prochaines, -l'armée des Guises est entrée dans Paris, je veux dire les bandes -nombreuses que cette riche maison, du revenu de ses quinze évêchés, et -dans ses terres, ses fiefs, ses innombrables seigneuries, nourrissait -et gardait en armes. Quelques-uns étaient des _bravi_, comme Maurevert -et Attin, pensionnés pour tuer Coligny et son frère. La grande masse -étaient de pauvres gentilshommes, gueux nobles et mendiants bien nés, -que les cardinaux de Lorraine et de Guise, les princes de la famille, -Henri de Guise, Aumale, Elbeuf, etc., tenaient en meutes, avec leurs -dogues, pour les lâcher au jour utile. Ajoutez une grande clientèle de -serviteurs volontaires et désintéressés de la famille, de gros corps -de noblesse picarde et autre, qui venaient d'amitié _accompagner_ MM. -de Guise et les garder. Un seul gentilhomme, Fervaques, un furieux -Picard catholique, leur amenait de son pays un renfort de vingt ou -trente épées. - -Tout cela logé autour des Guises, ou chez le clergé de Paris, les uns -chez les chanoines, aux cloîtres Notre-Dame, Saint-Germain-l'Auxerrois; -les autres chez les moines, dans les grands bâtiments des -abbés-princes, chez les curés enfin, où ils se trouvaient en rapport -avec les gros bourgeois et les meneurs des confréries. - -Ils se trouvaient ainsi groupés d'avance, ayant appui dans la -population. - -Au contraire, les protestants, gens du Midi et de l'Ouest, logeaient -où ils trouvaient logis, étaient fort dispersés, comme perdus dans la -grande ville. Quelques-uns cependant s'obstinèrent à rester dehors, au -faubourg Saint-Germain. - -Dans une situation si menaçante, Coligny oserait-il exiger de son -jeune roi la chose redoutée des catholiques, la chose épouvantable qui -marquait la victoire du protestantisme, les noces de Navarre, le -_premier mariage mixte_ entre les deux religions, la solennelle -reconnaissance qu'un protestant est homme, et non un monstre, -l'introduction hardie du petit prince de montagne, semi-paysan -béarnais, dans l'alcôve du Louvre, dans le lit de la Marguerite, qui -affichait très-haut son mépris, son dégoût? - -Rien n'arrêta l'homme de bronze. Il somma le roi de sa parole, et la -lui fit tenir. - -Les simples fiançailles (17 août) produisirent déjà une explosion dans -Paris. Avec des hurlements terribles, l'armée des aboyeurs, déchaînée -dans toutes les chaires, cria que Dieu ne souffrirait pas cet -exécrable accouplement, que la colère du ciel allait tomber, qu'on -verrait des torrents de sang. - -Quels étaient ces prédicateurs de la Saint-Barthélemy? La première -place entre eux est due certainement à l'évêque Sorbin, à l'évêque -Vigor, qui la prêchaient depuis douze ans. La seconde aux jésuites, le -vrai poignard de Rome; Auger, l'un d'eux, fit, à lui seul, la -Saint-Barthélemy de Bordeaux. - -Mais le plus véhément de tous, un prêcheur de grande éloquence, plein -de feu, plein d'esprit, puissant acteur, brûlant parleur, fut le -cordelier Panigarola, dont nous avons les oeuvres. C'était un jeune -Milanais, un mondain effréné, connu par un duel douteux et fort -sinistre d'où il sortit peu net, en ceignant le cordon de -Saint-François. Pie V, le plus violent des papes, le plus fixe au -massacre, et qui en suit l'idée dans toutes ses lettres, ayant entendu -Panigarola, crut que ce comédien terrible était l'homme même de la -chose. Il fit pour lui ce que jadis on avait fait pour Loyola. Il -l'envoya, _comme étudiant_, à Paris. L'étudiant ne fit qu'enseigner; -sa chaire tonnante enseigna le massacre et professa l'oeuvre de sang. - -Les voix bruyantes de ces enfants perdus ne donnent pas le dessous des -choses. Quels étaient ceux qui travaillaient Paris, qui informaient -Bruxelles, qui donnèrent à l'Espagne la première nouvelle du massacre? -Sans nul doute, ceux qui, dès 1560, sollicitaient l'assistance de -Philippe II (V. plus haut). Parti riche, à lui seul énormément plus -riche que le roi, la cour et le gouvernement, et qui les emportait -légers comme une paille, qui entraînait tout par l'argent, par la -force d'un patronage immense. Parti qui précipitait Guise et l'animait -par la concurrence d'Henri d'Anjou; parti qui rassurait le duc d'Albe -et lui promettait le massacre au plus tard pour le 24 août. -(_Morillon, lettre du 10._) - -Le roi même était menacé. Sorbin disait en chaire que, s'il faisait -les noces, il en serait de lui comme d'Ésaü, que Dieu dépouilla de son -droit d'aînesse pour le transférer à Jacob. - -D'autre part, Coligny le tenait, ne lâchait pas prise. Il agissait sur -lui par l'honneur, par la confiance excessive et illimitée. Ayant -rendu les places de sûreté, il avait tiré sur le roi (si le roi était -gentilhomme) une lettre de change qu'il fallait payer ou mourir. - -On disait de tous les côtés à Coligny qu'il se perdait en exigeant -cela. Il répondait froidement: «Je suis assez _accompagné_, si je n'ai -affaire qu'à MM. de Guise.» - -Charles IX, alarmé, fit venir au Louvre le chef de la famille, Henri -de Guise, et, Coligny présent, pria et somma le jeune homme de se -réconcilier sincèrement avec cet illustre vieillard, ce grand homme en -cheveux blancs, qui toujours avait protesté qu'il n'avait pas fait -tuer son père. Henri, sans hésiter, donna la main à Coligny, et prouva -ce jour-là sa descendance maternelle, la parenté des Borgia. - -On disait dans le peuple «que les noces seraient _vermeilles_,» -qu'elles n'auraient pas lieu, ou seraient marquées d'un combat. Elles -se firent paisiblement à Notre-Dame. - -Charles IX affirma que le pape donnait la dispense, qu'elle allait -arriver, et le cardinal de Bourbon n'osa plus résister. La cérémonie -se fit sous le ciel, sur un échafaud magnifique qu'on avait dressé au -Parvis. Marguerite, qui appartenait de coeur aux Guises et à son frère -Anjou, s'obstina (dit-on) à ne pas dire: Oui, et ce fut Charles IX -qui, d'un mouvement brusque, lui fit baisser la tête et consentir en -apparence. Pendant la messe, Coligny et le roi de Navarre restèrent à -l'Évêché. Après, ils entrèrent dans l'église. De Thou, alors enfant, -vit et entendit Coligny, qui, voyant aux murailles les drapeaux de -Jarnac et de Montcontour, disait: «Nous en mettrons d'autres à la -place, plus agréables à voir,» parlant des drapeaux espagnols. - -Le miracle infaisable s'était fait cependant, et l'on s'était passé du -pape. Le parti papal, espagnol, était poussé à bout. Dans son -exaltation furieuse, la coterie des futurs Ligueurs dit le jour même à -Notre-Dame, aux protestants restés hors de l'église: «Vous y entrerez -bientôt malgré vous.» - -Le massacre était arrêté certainement, que la cour le voulût ou non. -Du reste, la reine mère ne refusait nul acte préalable. Le soir des -noces, on fit signer au roi une lettre aux gouverneurs, pour arrêter -_tout courrier ou tout autre_ qui passerait les monts _avant six -jours_. Calipuli affirme que cette lettre fut envoyée à tous les -gouverneurs, dans toutes les directions. On dut faire croire à Charles -IX, à l'amiral peut-être, qu'il était important que don Juan -d'Autriche, l'Espagne, l'armée espagnole, qui d'Italie nous menaçait, -ignorassent le départ de nos troupes pour les Pays-Bas. - -Le massacre pouvait-il se faire, sans le roi, malgré lui, par l'audace -des Guises, appuyé d'un si fort parti? Je dis hardiment _oui_, on -pouvait soulever Paris et tenir le roi dans son Louvre. Coligny avait -peu de monde, six cents épées, le reste des valets. - -Mais les Guises n'avaient de chef que ce jeune homme de vingt ans qui -avait si peu brillé à la guerre. Le très-prudent cardinal de Lorraine -avait pris le chemin de Rome. La vraie tête des Guises était une femme -italienne, Anne d'Este, la mère d'Henri de Guise, hésitante -certainement par instinct maternel. - -Parti de feu, tête de glace. Pour suivre son parti et hasarder -l'exécution, le jeune Guise voulut un ordre de l'autorité, sinon du -roi, au moins du lieutenant du roi, qui était le duc d'Anjou. - -Jamais Anjou, jamais sa mère, n'auraient pris ce courage. Ce fut -Coligny qui le leur donna, en les poussant au désespoir. - -Nos envoyés dans le Levant et autres avaient écrit de longue date que -le trône de Pologne allait vaquer. Ouverture vivement saisie de -Charles IX pour éloigner Anjou. Catherine aussi, pour gagner du temps, -fit semblant de le désirer. Mais, en juillet, voici la vacance de -Pologne, voici une ambassade polonaise, voici l'insistance de Coligny -qui veut chasser Anjou ou le faire expliquer. La chose est poussée à -l'extrême par un mot fort et décisif de l'amiral: «Si Monsieur, qui -n'a pas voulu de l'Angleterre par un mariage, ne veut pas non plus de -la Pologne par élection, décidément qu'il déclare donc _qu'il ne veut -pas sortir de France_.» - -Henri d'Anjou était mis en demeure de résister en face à Charles IX, -de dire franchement qu'il aimait mieux sa situation d'_héritier_ -qu'aucun trône du monde; _héritier_ d'un frère de son âge; _héritier_ -futur, improbable, d'autant plus menaçant, pouvant être tenté de faire -du futur un présent, de se garnir les mains, d'abréger ce frère -éternel et de le mettre à Saint-Denis. - -Charles IX sentait tout cela. Il pénétrait fort bien ce mignon de -Catherine, avec ses airs de femme, bracelets, boucles d'oreilles et -senteurs italiennes. Un trop juste instinct lui disait qu'en ce cadet, -docile, doux et respectueux, il avait son danger, sa perte. Et c'était -trop vrai en effet. - -Dans un récit très-vraisemblable, attribué au duc d'Anjou, il dit: -«Comme j'entrai un jour dans la chambre du roi, sans me rien dire il -se promena furieusement à grands pas, me regardant souvent de travers -et mettant la main à sa dague, de façon si animeuse, que je -m'attendois à être poignardé. Je fis si dextrement, que, lui se -promenant et me tournant le dos, je me retirai vers la porte que -j'ouvris, et, avec une courte révérence, je fis ma sortie, qui ne fut -quasi aperçue que quand je fus dehors, et toutefois pas assez vite -qu'il ne me lançât encore deux ou trois fâcheuses oeillades. Je crus -l'avoir échappé belle.» - -Cette frayeur du fils passa augmentée à la mère. Dans le récit que -j'ai cité, le progrès de leur peur est marqué admirablement. Elle alla -jusqu'à leur faire faire la démarche qui autrement leur eût été la -plus antipathique, une alliance avec les Guises. - -Ceux-ci avaient besoin extrêmement de l'assassinat. Pourquoi? Parce -que, Henri de Guise, leur _héros_, ayant tellement échoué à la guerre, -il leur fallait un coup pour se relever. - -Le crime fut débattu entre deux femmes. Catherine fit venir la veuve -de François de Guise (alors duchesse de Nemours), la mère de Henri de -Guise. Il n'y eut, avec le duc d'Anjou, que deux témoins, probablement -Gondi (Retz) et Birague. On demanda à la veuve de Guise si elle ne -voulait pas, ayant si belle occasion, exécuter enfin cette vengeance -dont elle faisait bruit, qu'elle affichait depuis dix ans. - -Mais maintenant que la question était vue de si près, la mère de Henri -de Guise eût bien voulu que l'affaire se fît par les hommes du roi, ou -de Henri d'Anjou. Elle proposa un Gascon, épée connue et sûre. On le -fit venir et causer. Mais le duc d'Anjou n'eut garde de le prendre. Il -insista pour que cette vengeance de famille se fît par la famille, par -l'homme qu'elle nourrissait exprès, l'assassin patenté, Maurevert. En -d'autres termes, sa prudence laissait tout sur le dos des Guises. - -Ceux-ci réfléchirent qu'après tout, ayant à commandement, outre leurs -bandes personnelles, cette grosse ville, sa milice de cinquante à -soixante mille hommes contre les six cents gentilshommes de Coligny; -ayant, par le duc d'Anjou, lieutenant général du roi, les Suisses -royaux, tous catholiques, et la garde royale, ils étaient plus de cent -contre un; que, d'ailleurs, très-probablement, il n'y aurait point de -bataille; que, Coligny tué, tout se disperserait. - -Donc ils prirent tout sur eux: ils fournirent l'assassin; ils -fournirent le logis d'où l'on devait tirer; ils fournirent le cheval -qui devait sauver l'assassin. L'intendant de Guise, Chailly, alla -chercher Maurevert et le logea chez le chanoine Villemur, -ex-percepteur de Guise, au cloître Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce fut -des écuries des Guises qu'on tira un cheval d'Espagne, qui, sellé, -bridé, attendit dans l'arrière-cour, près de la porte de derrière. -Trois jours durant, derrière un treillis de fenêtre masqué de vieux -drapeaux, se tint patiemment l'assassin, l'arquebuse chargée de balles -de cuivre, appuyée et couchant en joue. - -Cependant les noces de Navarre et de Condé, qu'on maria aussi, -continuaient. Des bals, des farces plus ou moins indécentes, -remplissaient toutes les nuits, et le jour on dormait; toute affaire -ajournée, le roi perdu dans les amusement avec sa furie ordinaire; -protestants, catholiques, tout mêlé et dansant ensemble. Cependant, -dans ces fêtes folles, on distingue fort bien la malice du duc d'Anjou -et sa griffe de chat. C'est lui, sa mère, les Italiens, qui, sans nul -doute, se donnèrent le plaisir de ridiculiser le jeune paysan -béarnais, d'en faire un sot devant sa femme, de faire jouer aux dupes -mêmes une comédie du futur crime, de rire avant d'assassiner. - -Ce fut, en mascarade, le _Mystère des trois mondes_, comme on fit -jadis à Florence au pont de l'Arno. Au paradis, rempli de nymphes, -voulaient entrer des chevaliers (Condé, Navarre); mais il était gardé -par d'autres chevaliers, par le roi et ses frères, qui rompaient la -pique avec eux et finissaient par les traîner du côté de l'enfer, où -les diables les enfermaient. Cependant les vainqueurs allèrent -chercher les nymphes et dansèrent avec elles toute une grande heure, -longueur impertinente, ennuyeuse pour les vaincus. Navarre dut rester -en enfer pendant qu'on fit danser sa femme. Le combat reprit ensuite, -et des traînées de poudre qui éclatèrent de tous côtés, remplissant le -palais de fumée, d'odeur sulfureuse, mirent en fuite toute -l'assistance. - -Damnés, vaincus et ridicules, ce fut le sort des deux maris. Le jour -suivant, on les fit Turcs, c'est-à-dire vaincus encore; les Turcs -venaient de l'être à la bataille de Lépante. Dans un tournoi en -mascarade, le roi de Navarre avec les siens, parurent vêtus en Turcs, -avec des turbans verts. Ces Turcs de carnaval furent battus par deux -femmes, deux amazones, qui n'étaient autres que le roi et son frère. - -La majesté royale en jupe courte! Spectacle honteux, baroque! Mais -plus choquant encore était Anjou, impudique figure qui se complaisait -dans ce rôle et dans sa grâce infâme, couvrant de honteuses folies -les apprêts de l'assassinat (jeudi 21 août 1572). - - - - -CHAPITRE XXIII - -BLESSURE DE COLIGNY.--CHARLES IX CONSENT À SA MORT - -22-23 Août 1572 - - -Coligny, quoique malade, croyait partir la semaine qui suivrait le -mariage. Il l'écrit ainsi à sa femme, dans une lettre infiniment -tendre, fort touchante, qui ferait croire qu'il sentait sa situation -et pensait bien que c'étaient les dernières paroles qu'ils dussent -échanger dans ce monde. - -Dans un sombre petit hôtel, voisin du Louvre, tout près du cloître -Saint-Germain-l'Auxerrois, il recevait coup sur coup de mauvaises -nouvelles. L'édit de pacification devenait une risée; un enfant qu'on -portait au prêche pour le baptiser fut tué dans les bras de sa mère. -Les Guises grossissaient dans Paris, et Montmorency en sortait. - -Ce chef futur des politiques, en abandonnant ainsi Coligny, fut une -des causes du massacre. S'il fût resté avec les siens, avec la -nombreuse noblesse attachée à sa famille, on eût regardé à deux fois -avant de tirer l'épée. - -Il crut acquitter sa conscience en avertissant Coligny de pourvoir à -sa sûreté. - -Le devoir clouait celui-ci au fatal séjour de Paris; s'il eût bougé, -il perdait tout. La seule chance qu'il eût qu'on fît droit aux -plaintes des protestants, et qu'on aidât d'un secours l'invasion du -prince d'Orange, était dans sa persévérance, dans l'ascendant qu'il -avait pris sur l'esprit du jeune roi. Partir, c'était rompre avec lui, -c'était tout abandonner, recommencer la guerre civile. Dût-il mourir à -Paris, cela valait encore mieux. - -Sentinelle infortunée du grand parti protestant qui ne lui donnait nul -appui, ni d'Angleterre, ni d'Allemagne, il périssait abandonné. On le -voit parfaitement par une lettre de Catherine (21 août). Au moment où -l'assassin attendait déjà Coligny, la reine mère est si convaincue de -l'indifférence d'Élisabeth à cet événement qu'elle suit avec confiance -l'affaire du mariage, et propose une entrevue entre son fils Alençon -et la reine d'Angleterre «sur mer, par un beau jour calme, entre -Douvres, Boulogne et Calais.» - -On savait parfaitement qu'Élisabeth, alarmée des grands projets de -Coligny, ne vengerait nullement sa mort et prendrait fort en patience -un événement qui allait fermer aux armes françaises la conquête des -Pays-Bas. - -Lui seul était la pierre d'achoppement. Il inquiétait l'Europe, -surtout ses prétendus amis. - -Le vendredi 22 août, comme il rentrait lentement chez lui, revenant du -conseil et lisant une requête, il passe devant la fenêtre fatale, il -est tiré... Une balle lui emporte l'index de la main droite, une autre -traverse le bras gauche. - -Maurevert avait tiré, comme Poltrot, de manière à blesser son homme, -lors même qu'il serait cuirassé. Son arme était appuyée et pouvait -tirer bien mieux. Mais la main du fanatique était restée ferme, et la -main du coquin trembla. - -Sans s'émouvoir, Coligny montre la fenêtre d'où l'on a tiré et dit: -«Avertissez le roi.» - -Le roi jouait à la paume avec Guise et Téligny. Il jeta sa raquette, -parut tout bouleversé et rentra brusquement, puis fit trois choses qui -prouvaient sa bonne foi. Il ordonna l'enquête, il défendit aux -bourgeois de s'armer (_Registres de la ville_), et il fit dire à tous -les catholiques logés autour de l'amiral d'aller ailleurs, afin qu'on -pût y concentrer des protestants. - -On a dit qu'il voulait faire massacrer ceux-ci, qu'il les réunissait -pour les envelopper. Cependant, quand on songe à la vaillance connue -de cette noblesse, à sa fermeté éprouvée, on sentira que la réunir -ainsi, c'était la fortifier, c'était rendre le meurtre infiniment plus -difficile, préparer un combat à mort. - -Je ne vois pas que Coligny ait profité de l'autorisation. Il voulut -lier Charles IX, comme il avait fait en lui rendant les places de -sûreté. Pourquoi eût-il voulu plus de garantie pour lui-même qu'il -n'en gardait pour son parti? Beaucoup de protestants venaient. Mais il -n'eut, à poste fixe, que des gardes du roi. Anjou eut soin d'y mettre -un capitaine ennemi de l'amiral. - -L'illustre chirurgien Ambroise Paré coupa le doigt du blessé et -fit à l'autre bras de profondes incisions. Ses amis pleuraient. -Lui, merveilleusement patient: «Ce sont là des bienfaits de -Dieu.»--Quelqu'un dit: «Oui, monsieur, remercions-le. Il a épargné -la tête et l'entendement.» - -Il y avait là un saint homme, le ministre Merlin, le même, je crois, -qui sauva le coupable père de Rubens et obtint sa grâce du prince -d'Orange. Merlin dit à l'amiral: «Vous faites bien, monsieur, de ne -penser qu'à Dieu et d'oublier les assassins.» - -Le calme et l'extraordinaire force d'âme de l'amiral parut à deux -choses: - -Dans l'opération très-douloureuse, et qu'Ambroise Paré ne fit qu'en -trois fois, ayant un mauvais instrument, le patient ne sourcilla point -et dit seulement à l'oreille d'un de ceux qui le soutenaient que -Merlin donnât cent écus d'or aux pauvres de l'Église de Paris. - -D'autre part, malgré tant de vraisemblances, de preuves même et -d'aveux des gens de la maison fatale, comme on parlait des coupables, -il dit: «Je n'ai d'ennemis que MM. de Guise. Toutefois je n'affirme -point qu'ils aient fait le coup.» - -Quelques hommes déterminés offrirent à l'amiral d'aller poignarder les -Guises à la tête de leurs bandes. Mais il le leur défendit. - -Les maréchaux Damville, Villars et Cossé vinrent le voir. Ils le -trouvèrent gai et calme. Il dit à Cossé «Vous souvenez-vous de l'avis -que je vous donnais il y a quelques heures?... Il faut prendre vos -sûretés.» - -Damville, avec Téligny, alla de sa part prier le roi de venir. Il vint -à deux heures et demie; mais sa mère, son frère Anjou, Gondi, son -ex-gouverneur, ne le laissèrent pas aller seul; ils le suivirent, -inquiets de ce que dirait le blessé. Ils trouvèrent la petite rue, le -petit hôtel, combles de protestants armés qui les regardaient de -travers et se parlaient à l'oreille, témoignaient peu de respect, -croyant voir dans la mère et son fils Anjou les vrais assassins. - -Charles IX dit ces propres paroles: «Mon père, la blessure est pour -vous, la douleur pour moi, et pour moi l'outrage... Mais j'en ferai -telle vengeance qu'on se souviendra à jamais.» Et il en fit avec -fureur le plus terrible serment. - -Coligny parla comme un homme qui se sent près de la mort. Parmi les -plaintes des Églises, il articula deux accusations. - -«Pourquoi ne peut-on dire un mot dans votre conseil privé que le duc -d'Albe n'en soit averti au moment même?» - -Puis il lui dit à l'oreille (ce que de Thou a supprimé par respect -pour Catherine et pour Henri III): «Souvenez-vous des avertissements -que je vous ai donnés sur ceux qui trament contre vous. Si Votre -Majesté tient à la vie, elle doit être sur ses gardes.» - -«Vous vous échauffez trop, dit la reine. Il n'y pas d'apparence de -faire parler si longtemps un malade.» Et elle emmena le roi. Le seul -Henri d'Anjou, dont la maligne nature jouissait dans le mensonge, -resta un moment de plus pour dire un mot d'amitié à celui qu'il -assassinait. - -Cette hypocrisie pouvait-elle donner le change à Charles IX? On peut -en douter; il rentra profondément triste et rêveur. Sa mère cependant -l'obsédait pour tirer de lui ce que l'amiral avait dit si bas. Il -refusa quelque temps, puis éclata tout à coup: «Ce qu'il me disoit, -madame? Si vous voulez le savoir, il disoit que tout le pouvoir s'est -écoulé dans vos mains, et qu'il m'en adviendra mal.» Il sortit et -s'enferma. «Nous vîmes bien dès lors, dit lui-même Henri d'Anjou, -qu'il n'y avoit pas de temps à perdre pour dépêcher l'amiral.» - -Cependant le roi de Navarre et le prince de Condé, qui avaient demandé -en vain permission de se retirer, délibéraient chez Coligny avec -quelques protestants sur ce qu'il convenait de faire. L'un d'eux dit: -«Partir à l'instant. Mais le blessé eût été difficile à transporter, -et Téligny répondait de la sincérité du roi.» - -Marguerite nous apprend ici un fait essentiel. On voit que les -protestants ne se fiaient pas beaucoup à son mari, le roi de Navarre; -qu'ils le voyaient apprivoisé par les caresses catholiques, qu'un -pressentiment leur révélait dans le petit Béarnais ce leste sauteur -qui dit: «Je vais faire le saut périlleux.» Et: «Paris vaut bien -messe.» Ils lui firent signer, à lui, au prince de Condé et sans doute -aux courtisans protestants de Charles IX, une obligation écrite de -venger l'attentat fait sur Coligny. - -Le bruit s'en répandit sans doute. On sema par tout Paris la nouvelle -lamentable que ces furieux protestants avaient juré d'égorger le -pauvre jeune Henri de Guise. Malgré les défenses du roi, les -capitaines de quartier, les meneurs des confréries, avaient fait -prendre les armes. L'immensité du mouvement dépassait tout ce -qu'avaient attendu Catherine et le duc d'Anjou, mouvement donné par le -clergé et tout au profit de Guise (samedi 23 août). - -Henri d'Anjou, qui s'était retiré si habilement derrière Guise pour -lui faire frapper le premier coup sur l'amiral, perdait toute son -importance, toute faveur des catholiques, tout son renom de Jarnac et -de Montcontour, s'il restait toujours derrière. Il se hasarda dans -Paris, non à cheval, mais à demi caché dans un coche, menant avec lui -son frère bâtard, Henri d'Angoulême, à qui il promettait la place -d'amiral de France s'il achevait Coligny. Sur leur route par la ville, -trouvant tout le peuple armé, ému, mais trop lent encore, ils semèrent -habilement une panique (le même moyen qui fit faire en 93 les -massacres de septembre): ils dirent, ce que disaient les protestants, -que Montmorency avait été chercher un grand corps de cavalerie pour -tomber sur Paris. L'effet désiré fut atteint. On trouva dans la peur -des forces inouïes de courage; d'officieux avertisseurs dirent qu'il -fallait se hâter d'égorger les protestants. - -Un petit conseil secret de la reine et des Italiens avait eu lieu à -l'écart, non au Louvre, mais aux Tuileries, par-devant le roi. Leur -avis, original et singulier, était qu'il fallait profiter du -mouvement, laisser les Guises égorger les chefs protestants; le roi -surviendrait alors, tomberait sur les Guises affaiblis, se trouverait -débarrassé des uns et des autres, de tous les grands, et vraiment roi. - -Conseil italien et classique, d'après les modèles célèbres que les -petits princes italiens avaient laissés en ce genre, mais ici -inapplicable. Le roi était loin de pouvoir se débarrasser des Guises, -étant en réalité plutôt dans leurs mains. - -Il paraît du reste avoir goûté très-peu ces conseils. Un domestique -des Guises ayant été arrêté, ils vinrent hypocritement dire à Charles -IX qu'accablés par la calomnie et dans la disgrâce du roi, ils -demandaient la permission de se retirer. Le roi dit: «Vous pouvez -partir. Je saurai bien vous retrouver, s'il faut faire justice.» Ils -se mirent seulement en route et s'arrêtèrent dans les faubourgs. - -C'était le samedi soir (23 août). La reine mère fit un effort décisif -près de son fils. Elle lui montra qu'il était seul, avec son petit -régiment des gardes; que les protestants allaient appeler à eux des -renforts, soulever toutes les villes; que les catholiques eux-mêmes, -s'il n'agissait pas, agiraient sans lui, nommeraient un _capitaine -général_. C'était lui dire précisément ce qui se fit dans la Ligue. - -Elle lui dit: «Vous n'aurez pas une seule ville en France où vous -retirer. - -Ce qui me prouve que le récit attribué au duc d'Anjou est vraiment de -lui ou d'un homme à lui, c'est qu'à ce moment il dissimule la -situation honteuse où se trouvèrent les coupables (lui, sa mère et -Retz), et suppose que Catherine réussit auprès du roi. Tavannes -(homme du duc d'Anjou) suit la même tradition, la moins humiliante -pour le fils et la mère. - -Mais voici le grand, le véritable, le naïf historien de la -Saint-Barthélemy, Marguerite de Valois, qui nous apprend que le fils -et la mère, repoussés apparemment par Charles IX, dans leur peur et -dans leur danger, lui envoyèrent un homme qui pleurât pour eux et le -décidât au massacre qui seul pouvait les sauver. Cet homme était Retz -(Gondi), ex-gouverneur de Charles IX. - -Marguerite nous apprend que, le lendemain dimanche, _les huguenots en -corps devaient venir au corps accuser Guise_ solennellement devant le -roi. Guise, contre qui tant de preuves se réunissaient, n'eût pu ni -voulu nier un coup qui le mettait si haut dans la faveur des -catholiques; mais il eût dit qu'il n'avait rien fait que sur l'ordre -de l'autorité légitime, l'ordre de monseigneur le duc d'Anjou, -lieutenant général du royaume. - -Ainsi, tout se fût dévoilé à la face du monde. - -Anjou et Catherine allaient être convaincus d'avoir voulu tuer -Coligny, parce que Coligny poussait le roi à mettre hors de France son -dangereux héritier. Cela était trop évident. Avec un homme soudain et -violent comme Charles IX, Anjou eût fort bien pu périr, et Catherine, -menacée tant de fois d'être renvoyée en Italie, eût probablement, à ce -coup, repris le chemin de Florence. - -Donc, le samedi 23 août à dix heures du soir, les deux coupables, la -mère et le fils, firent avouer leur cas honteux, en tâchant de donner -le change sur leurs vrais motifs. Retz dit au roi, dit Marguerite: -«Que le coup n'avoit été par M. de Guise, mais que mon frère le roi de -Pologne et la reine ma mère avoient été de la partie.» - -Pourquoi: «Parce que la reine mère avoit voulu se venger de la mort de -Charny.» Bourde grossière, qu'on dut faire difficilement avaler à -Charles IX. Il connaissait trop sa mère, qui n'avait ni coeur ni âme, -ni amour ni haine, nulle _vendetta_, à coup sûr. - -À l'appui de cette sottise qui ne prenait pas, Retz ajoutait tout -doucement que: «Si le roi continuoit en la résolution qu'il avoit de -faire justice de M. de Guise, _il était en danger lui-même_, puisque -sa famille était accusée.» - -Mais Charles IX faisant apparemment la sourde oreille, Retz ajoutait: -«Que les huguenots étoient en tel désespoir, qu'ils s'en prenoient -non-seulement à M. de Guise, à la reine, à M. d'Anjou, mais _qu'ils -croyaient aussi que le roi en fût consentant_ et avoient résolu de -recourir aux armes _la nuit même_. De sorte qu'il voyoit Sa Majesté -dans un très-grand danger, soit du côté des huguenots, _soit des -catholiques_ par M. de Guise.» - -C'était le samedi 23 à dix heures du soir, on voulait agir à minuit. -Pour être en mesure, il fallait tirer un ordre immédiat. Ainsi, pas un -moment de délibération; il lui fallut se décider sur l'heure et sans -remise, trancher en un moment sur la résolution suprême qui allait, à -partir de cette minute, retenir à jamais, emporter sa mémoire dans -l'exécration éternelle! - -La peur est contagieuse. Il est probable que la peur visible de ce -lâche Italien, sa pâleur, sa mine basse, courbée, son frissonnement, -gagnèrent Charles IX. Sur son attitude hautaine, et sur sa colère au -retour de Meaux, on l'avait cru brave. Mais il était, tous les récits -l'attestent, d'un tempérament nerveux, d'une imagination infiniment -impressionnable. La nuit, la situation imprévue, la pensée surtout -d'avoir dans le Louvre même trente ou quarante protestants des plus -redoutés, un Pardaillan, un de Piles, les premières épées de France, -tout concourut à la terreur. - -Ajoutons une circonstance, la première que je vais emprunter aux -récits protestants (jusqu'ici je n'ai rien tiré que des sources -catholiques). On apprit à Charles IX _que le peuple était armé_!--Et -comment cela? dit-il étonné.--Votre Majesté elle-même avait ordonné -que chacun fût à son quartier.--Oui, mais _j'avais défendu que -personne prît les armes_. - -Cet _étonnement_ du roi ne se trouve que dans la _Relation_ -protestante. Fait grave déjà prouvé par les Registres de la ville. -D'autant plus grave et naïf ici, qu'il échappe à l'auteur de la -_Relation_ contre son propre système, et dément la longue -préméditation qu'il attribue à Charles IX. - -Retz n'a point écrit de mémoires malheureusement. Nous ne savons pas -par quel moyen décisif il gagna sa cause. - -Seulement il faut se rappeler qu'on parlait à un homme de tête bien -peu solide, poète et fort imaginatif. L'Italien dut l'emporter, non en -atténuant la chose, mais plutôt en la grandissant, en rappelant les -massacres illustres de l'histoire, comme les _Vêpres siciliennes_, -mystérieuse et soudaine extermination d'un grand peuple en une nuit, -saignée immense, vastes ruisseaux de sang... - -Charles IX, dans sa visite à Coligny, avait demandé et vu la manche de -son habit encore trempée de sang et de rouge. Une très-mauvaise vue -pour un fou. Il s'était fort exalté, regardant toujours cette manche: -«Quoi! c'est là, répétait-il, le sang, le véritable sang de ce fameux -amiral!» - -Il paraît qu'au beau milieu de l'animation il lui revint une terreur. -Mais si les protestants se vengent, s'ils se soulèvent par toute la -France, s'ils ont des armées étrangères, etc. - -À cela, le doux Italien eut une réponse facile: c'est que MM. de Guise -prenaient tout sur eux, qu'ils en faisaient une affaire de _vendetta_, -de famille, une querelle personnelle, et nullement une affaire -générale de religion. La chose resterait ainsi comme ces vieilles -querelles de villes italiennes, comme les meurtres de La Scala, comme -les vengeances mutuelles des Montaigu, des Capulet. - -Le roi pouvait dormir sur les deux oreilles. Le dimanche soir, tout -serait fini, Guise partirait de Paris. Et en même temps une lettre du -roi pour toute la France: «Les Guises et les Châtillons se sont -battus; on n'a pu les en empêcher; le roi le déplore, mais il s'en -lave les mains.» - -Lâche et bas conseil d'un cruel poltron, mais qui trouva le roi à son -niveau. - -Ce ne fut guère qu'entre onze heures et minuit que Charles IX, après -ces deux longues conversations, entamé par sa mère d'abord, achevé par -Retz, fasciné et magnétisé par la peur de ce misérable, défaillit et -consentit... - -On était si peu sûr de ses résolutions, qu'en envoyant l'ordre à Guise -et à Marcel, ex-prévôt des marchands, la reine mère décida que le -signal sonnerait, non pas d'abord à l'horloge du Palais, assez -éloignée, mais à l'église même du Louvre, à Saint-Germain-l'Auxerrois. - -Chose bizarre, mais très-naturelle, l'ayant enfin emporté, elle -commença à avoir peur de sa propre résolution. Tavannes et le duc -d'Anjou l'avouent unanimement. «Elle se serait désistée, dit Tavannes, -si elle avait pu.» - -«Nous allasmes, dit le duc d'Anjou, au portail du Louvre joignant le -jeu de paulme, en une chambre qui regarde sur la place de la -basse-cour, pour voir le commencement de l'exécution. Où nous ne fûmes -pas longtemps, ainsi que nous considérions les événements et la -conséquence d'une si grande entreprise (à laquelle, pour dire vray, -nous n'avions jusques alors guères bien pensé), nous entendismes à -l'instant tirer un coup de pistolet. Et ne sçaurois dire en quel -endroict, ni s'il offensa quelqu'un: bien sçay-je que le son seulement -nous blessa si avant en l'esprit, qu'il offensa nos sens et notre -jugement, esprit de terreur et d'appréhension des grands désordres qui -s'alloient alors commettre. Et pour y obvier, envoyasmes soudainement -et en toute diligence un gentilhomme vers M. de Guise, pour lui dire -et espressément commander qu'il se retirât en son logis, et qu'il se -gardât bien de rien entreprendre sur l'admiral, ce seul commandement -faisant cesser tout le reste. Mais tôt après, le gentilhomme -retournant nous dit que M. de Guise lui avoit respondu que le -commandement étoit venu trop tard et que l'admiral étoit mort.» - - - - -CHAPITRE XXIV - -MORT DE COLIGNY ET MASSACRE DU LOUVRE - -22-26 Août 1572 - - -Si le coup de pistolet fit tressaillir la reine mère et son fils, on -peut bien croire que le blessé, dans sa triste insomnie, ne fut pas -sans l'entendre. Il n'avait pas grand monde autour de lui. Beaucoup -étaient au Louvre, chez le roi de Navarre, pour qui on craignait -encore plus. Mais il avait, dans deux maisons voisines de son hôtel, -deux postes de gardes du roi. Il se sentait gardé par la parole -royale, par les promesses et les traités faits avec les princes -étrangers, par tout ce qu'il y a de respecté parmi les hommes. Il -venait de recevoir une visite aimable, la plus rassurante de toutes. -La nouvelle mariée, Marguerite de Navarre, dans ces moments sacrés où, -femme et fille encore, oscillant d'un état à l'autre, la jeune épouse -est si touchante, était venue le voir, et comme chercher la -bénédiction du vieillard. - -Fallait-il croire qu'elle fût un espion? Une envoyée d'Anjou? Et ce -frère, trop aimé, usa-t-il de _sa petite Margot_ (ils appelaient ainsi -leur soeur) pour cette commission scélérate? On en croira ce qu'on -voudra. - -Le blessé, sur son lit, était dans ses pensées. Quelles? La famille -peut-être qu'il ne devait jamais revoir, cette femme admirable qu'il -avait laissée enceinte et qui le rappelait en vain? Ou bien plutôt -encore cette grande famille de l'Église, si divisée, si hasardée, -orpheline de Dieu, dont la crise suprême était venue par toute la -terre? - -Mais ces sombres pensées ne le reportaient-elles pas plus haut, plus -loin encore, à la grande question des déchirements du dogme, à -l'écroulement de l'arbre qui couvrit l'humanité de son ombre? Ramenée -à la foi des Suisses qu'adoptait Coligny, rentrée dans la simple -raison, l'eucharistie emporte le christianisme lui-même. - -Tout cela pour lui seul. Il avait cependant près de lui dans cette -chambre deux hommes admirables. L'homme de la douleur, le grand -chirurgien du siècle, Ambroise Paré, grand de coeur autant que de -génie. L'homme de la conscience, le saint pasteur Merlin qui, je -crois, avait été envoyé par le prince d'Orange. C'est lui qui fit la -prière à l'heure dernière de Coligny. - -Près de la porte de la chambre veillait aussi un bon et fidèle -Allemand qui, à l'armée, lui servait d'interprète. En bas, quelques -serviteurs et cinq ou six Suisses du roi de Navarre. - -C'était un peu avant le jour, entre trois et quatre heures (dimanche -24 août). La cavalerie de Guise arrive aux portes et remplit la petite -rue. À l'instant, les gardes du roi, de gardiens se font assassins. -Cosscins, leur capitaine, frappe au nom du roi. Le gentilhomme qui -avait les clefs ouvre; il est poignardé. - -L'amiral se lève au bruit, et, couvert d'une robe de chambre, dit au -ministre: «Monsieur Merlin, faites-moi la prière.» Et lui-même ajouta: -«Je remets mon âme au Sauveur.» - -«Alors celui qui a été témoin et qui a rapporté ces choses entra dans -la chambre, et, étant interrogé par Ambroise Paré que voulait dire ce -tumulte, il dit, en se tournant vers l'amiral: «Monseigneur, c'est -Dieu qui nous appelle à luy.» Il répondit: «Il y a longtemps que je me -suis disposé à mourir... Mais sauvez-vous, vous autres, s'il est -possible.» Les témoins affirment qu'il ne fut pas plus troublé de la -mort que s'il n'y eût eu bruit quelconque. Tous montèrent et -échappèrent la plupart par le toit; l'Allemand, Nicolas Muss, resta -seul avec l'amiral. (_Relation._) - -Cependant on avait rompu la porte de l'escalier. Cosscins marchait en -tête avec les Suisses du duc d'Anjou, sous ses couleurs (blanc, noir -et vert). Ces Suisses, voyant sur l'escalier les Suisses du roi de -Navarre, ne tiraient pas. Mais Cosscins fit tirer les gardes. - -On força alors la porte de la chambre, et deux hommes entrèrent les -premiers, deux serviteurs des Guises: l'un, le Picard Attin, qui était -au duc d'Aumale, nourri chez lui longtemps pour tuer le frère de -l'amiral; l'autre était un Allemand, Behme, attaché à la personne de -Henri de Guise, qui passait pour aimer beaucoup le jeune prince et le -gouvernait entièrement. Il fut récompensé plus tard par un riche -mariage avec une bâtarde du cardinal de Lorraine qui avait été élevée -en Espagne près de la reine Élisabeth. Behme fut comblé des dons du -roi d'Espagne, mais finit misérablement. - -Avec ces deux meurtriers, se trouvaient Sarlabous, le gouverneur du -Havre, ex-capitaine de Coligny, qui venait tuer son chef pour -constater sa foi de renégat. - -Attin a raconté plus tard qu'ils avaient été interdits de trouver si -extraordinairement tranquille un homme qui avait la mort devant les -yeux. L'impression fut telle sur Attin que, revenu chez lui, plusieurs -jours après, il restait blême et dans une sorte de frayeur. - -L'Allemand Behme, qui s'était animé à lever la porte avec un épieu (et -qui, sans doute, avait pris du coeur dans le vin), fut plus résolu que -les autres. Il avança et osa dire un mot; il demanda ce qu'il savait -très-bien: «N'es-tu pas l'amiral?» - -Coligny lui dit posément: «Jeune homme, tu viens contre un blessé et -un vieillard... Du reste, tu n'abrégeras rien.» Faisant entendre que, -malade, frappé de la nature, il était mort déjà, hors de la main des -hommes. - -Behme, avec un juron horrible, en reniant Dieu, lui poussa dans le -ventre cette bûche pointue, ce gros épieu qu'il avait dans la main. On -dit que Coligny, assommé de la sorte par cette lourde bête, n'ayant -pas même un coup d'épée, sentit son coeur de gentilhomme, et, tombant, -lui lança ce mot: «Si c'était un homme, du moins!... C'est un -goujat!...» - -Alors Behme frappa, refrappa sur la tête. Et les autres, enhardis, -vinrent lui donner chacun son coup. - -Guise était en bas à cheval dans la cour avec le bâtard d'Angoulême. -Il cria: «Behme, as-tu fini?--C'est fait!--Mais M. d'Angoulême n'en -veut rien croire, s'il ne le voit.» - -Behme alors, avec Sarlabous, prirent le corps par-dessous pour le -jeter par la fenêtre. Était-il, n'était-il pas mort? On ne le sait. Il -se trouva par le trouble des meurtriers, ou par je ne sais quel réveil -de vie et de résistance, que le corps s'accrocha un moment à la -fenêtre; cependant il tomba. - -Ces assommeurs savaient si mal leur métier, que, frappant à tort, à -travers, ils avaient justement gâté ce qu'eût le mieux gardé tout sage -bourreau, ce qu'on expose, le visage et la tête. Les deux grands -seigneurs, descendus de leurs chevaux, avaient beau regarder. -Cependant le bâtard «lui torcha la face,» et, écartant le sang, dit: -«Ma foi, c'est bien lui.» Et il lui donna un coup de pied. Certains -disent que Guise en fit autant et lui donna du pied dans le visage. - -Il y avait là aussi un Italien de Sienne, Petrucci, qui appartenait à -Gonzague, duc de Nevers. Il coupa proprement la tête, et la porta au -roi et à la reine, au duc d'Anjou. On l'embauma avec soin pour -l'envoyer à Rome qui, depuis si longtemps et si instamment, l'avait -demandée. - -Au moment où l'assassinat fut su au Louvre, l'affaire étant lancée et -toute hésitation désormais impossible, la cloche du signal sonna à la -paroisse du Louvre, Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce ne fut que longtemps -après, lorsqu'il était grand jour, qu'on sonna la cloche du Palais au -coin du quai de l'Horloge, pour convier la ville au massacre. - -Mais la ville était déjà avertie d'une autre manière. Coligny tué, la -tête coupée, et «ce morceau de roi» ayant été porté au Louvre, on -avait généreusement donné à la canaille les reliefs du festin. - -Des enfants et des misérables, qui ne sont ni enfants, ni hommes, sans -barbe, sans âge et qu'on croirait sans sexe, femmes-hommes et -hommes-femmes, les fils naturels du ruisseau, fondirent, à travers les -soldats, dans la cour de l'amiral, et trouvant là ce corps, furent -ravis de s'en emparer. Si la tête manquait, il y avait encore autre -chose, assez pour le régal; les couteaux travaillèrent, on coupa les -mains pâles qui avaient tenu si longtemps l'épée de la France, la -sainte épée de Dieu; on coupa les parties naturelles, et on les porta -dans Paris. - -Au tronc, les enfants attachèrent une corde, et le tirèrent par les -ruisseaux rougis jusqu'au bord de la Seine, et il y resta quelque -temps. Mais d'autres amateurs survinrent, qui s'en emparèrent à leur -tour, le suspendirent à Montfaucon. On l'y mit de façon outrageante et -bizarre, le dos sur une poutre, le cou, les pieds, chacun de leur -côté, flottant, ballant, le ventre en l'air. - -D'autres, qui arrivaient tard, n'y surent plus que faire, sinon -d'allumer du feu dessous, pour le noircir du moins, le griller comme -un porc. Quelques-uns s'en tenaient les côtes. - -Dans cette nuit fatale, du samedi 23 au dimanche 24, les heures se -marquent ainsi. La reine parle au roi le soir (_sept ou huit heures?_) -Retz vient lui faire l'aveu de sa mère et de son frère (_dix heures?_) -Ordre donné à Guise (_onze heures?_) par la reine et le duc d'Anjou. -La ville avertie d'armer à _minuit_. Long intervalle de quatre heures, -les Guises attendant que la ville soit armée, avant d'attaquer -Coligny. À l'aube, _un peu avant quatre heures_, signal du coup de -pistolet; Coligny tué. - -Marguerite dit qu'au petit jour son mari se leva, sortit, qu'elle -dormit une heure, puis fut éveillée par le massacre du Louvre qui dut -commencer _entre cinq et six_. - -Pourquoi ce dangereux retard après la mort de Coligny qui, su au -Louvre, pouvait faire mettre en défense les protestants du roi de -Navarre? Le duc d'Anjou l'explique peut-être en disant qu'il y eut un -moment d'hésitation, que sa mère et lui eurent frayeur et eussent -voulu tout arrêter, mais que Guise dit qu'il était trop tard. - -Qu'allait-on faire de ces gentilshommes qui étaient dans le Louvre, -sous le toit du roi? Grande et cruelle question. - -Si la reine mère, si Retz avaient eu le soir tant de peine à décider -Charles IX sur la question générale, il est peu probable qu'ils -l'eussent encore compliquée de cette difficulté terrible. - -Ce fut, je crois, le matin, et, Coligny tué, ce fut vers cinq heures -qu'on apporta à Charles IX ce breuvage amer et qu'on le lui fit -avaler. - -C'était lui-même qui, le jour de la blessure de l'amiral, avait engagé -Navarre et Condé à faire entrer leurs gentilshommes pour se garder des -entreprises de Guise, qu'il appelait «un mauvais garçon.» Tous -s'étaient offerts, empressés, sur une telle assurance; ils étaient -trente ou quarante, outre les gouverneurs, précepteurs, valets de -chambre et domestiques des deux jeunes princes. Depuis trois jours, -Charles IX vivait avec eux, les avait aux tables royales, mêlés avec -sa maison. Exécrable fatalité. Il fallait que ce couteau qui leur -coupait le pain du roi, on le leur mît dans le coeur; que, de -commensaux et convives qu'ils avaient été le soir, les serviteurs, -officiers ou capitaines des gardes se trouvassent au matin bourreaux? -_La parole du roi de France_, révérée chez les infidèles et jusqu'au -bout de la terre! _la parole de gentilhomme_, de l'hôte féodal, la -sécurité complète avec laquelle on quittait ou on déchargeait ses -armes en passant le pont-levis! Toutes ces vieilles religions de la -France brisées et détruites, et l'honneur même assassiné!... Pour en -venir là, il fallut une grande peur, une crainte extrême de ces hommes -et l'attente d'un combat sanglant. - -Dans ce Louvre si bien fermé, au fond même du filet de mort où -personne n'aurait vu, nous trouvons pourtant un témoin, la jeune reine -de Navarre: - -«Le soir, étant au coucher de la reine ma mère, assise sur un coffre -auprès ma soeur de Lorraine que je voyois fort triste, la reine -m'aperçut et me dit que je m'en allasse coucher. Comme je faisois la -révérence, ma soeur, se prenant à pleurer, me dit: «Mon Dieu, ma -soeur, n'y allez pas!» Ce qui m'effraya extrêmement. La reine se -courrouça fort et lui défendit de me rien dire. Ma soeur lui dit qu'il -n'y avoit point d'apparence de m'envoyer sacrifier comme cela, et que, -sans doute, s'ils découvroient quelque chose, ils se vengeroient sur -moi. La reine mère me commanda encore rudement que je m'en allasse -coucher. Ma soeur, fondant en larmes, me dit bonsoir sans m'oser dire -autre chose. Et moi je m'en allai toute transie et éperdue. - -«Je trouvai le lit du roi, mon mari, entouré de trente ou quarante -huguenots que je ne connaissois point encore, et qui parlèrent toute -la nuit de l'accident de l'amiral. La nuit se passa sans fermer -l'oeil. Au point du jour, le roi, mon mari, dit qu'il vouloit aller -jouer à la paume, attendant que le roi Charles fût éveillé, se -résolvant de lui demander justice. Il sort de ma chambre et tous ses -gentilshommes aussi. - -«Moi, voyant qu'il étoit jour, estimant le danger passé, vaincu du -sommeil, je dis à ma nourrice qu'elle fermât la porte pour pouvoir -dormir. Une heure après, comme j'étois le plus endormie, voici un -homme frappant des pieds et des mains à la porte, et criant: «Navarre! -Navarre!» Ma nourrice ouvre, pensant que ce fût mon mari. C'étoit un -gentilhomme nommé M. de Téjan, qui avoit un coup d'épée dans le coude -et un coup de hallebarde dans le bras, et étoit encore poursuivi de -quatre archers qui entrèrent tous après lui. Il se jeta dessus mon -lit. Moi, sentant ces hommes qui me tenoient, je me jette à la ruelle, -et lui après moi, me tenant toujours à travers du corps. Je ne -connoissois point cet homme, et ne savois s'il venoit là pour -m'offenser, ou si les archers en vouloient à lui ou à moi. Nous -criions tous deux et étions aussi effrayés l'un que l'autre. Enfin -Dieu voulut que M. de Nançay, capitaine des gardes, y vînt, qui, me -trouvant en cet état, encore qu'il y eût de la compassion, ne se put -tenir de rire et se courrouça fort aux archers de cette indiscrétion, -les fit sortir et me donna la vie de ce pauvre homme qui me tenoit, -lequel je fis coucher et panser dans mon cabinet jusqu'à ce qu'il fût -guéri. - -«Je changeai de chemise, parce qu'il m'avoit toute couverte de sang. -M. de Nançay me conta ce qui se passoit, et m'assura que mon mari -étoit dans la chambre du roi et qu'il n'auroit nul mal. Et, me faisant -jeter un manteau de nuit sur moi, il m'emmena chez ma soeur, où -j'arrivai plus morte que vive. Entrant dans l'antichambre, un -gentilhomme, se sauvant des archers qui le poursuivoient, fut percé à -trois pas de moi. Je tombai de l'autre côté presque évanouie entre les -bras de M. de Nançay, et pensai que ce coup nous eût percés tous -deux.» - -Rien ne manque à ce récit, ni la dureté incroyable de la mère, qui -aventure ainsi sa fille et la remet au hasard, à la générosité -improbable de ceux qu'on va assassiner; ni, d'autre part, la -confiance, l'imprévoyante légèreté des gentilshommes protestants, qui -s'en vont jouer à la paume dans ces sombres circonstances, se -divisent, comme pour rendre l'exécution plus facile. Car les uns -allèrent jouer, les autres restèrent en haut; le capitaine des gardes -désarma ceux-ci un à un. Pour les joueurs, on leur ôta le roi de -Navarre, que Charles fit appeler, avec le prince de Condé. La mort de -ces deux princes avait été mise en discussion, et ils n'avaient été -sauvés que par le duc de Nevers, et sans doute aussi par l'idée qu'en -les tuant on eût rendu trop forts les Guises. On fit remarquer à -Charles IX qu'en réalité ces jeunes princes n'avaient guère de -religion que les femmes et l'amusement; non plus que trois ou quatre -autres protestants de cour qu'on sauva et qui se donnèrent au roi. -Navarre et Condé mandés, Charles IX leur aurait dit, selon -quelques-uns: «La messe! ou la mort!» Parole non probable dans la -bouche du royal acteur, qui décidément avait pris son rôle, et le joua -à faire croire qu'il l'avait toujours médité. - -Mais les autres, qui n'étaient pas princes, que devenaient-ils? Les -archers, comme on a vu, les piquaient de chambre en chambre pour -qu'ils se précipitassent par les escaliers ou par les fenêtres dans la -cour, où les massacreurs, en rang, les piques serrées, les recevaient, -les achevaient. - -Le premier qui fut tué dans la cour fut un gentilhomme qui, voyant -toutes ces troupes, s'avisa de demander pourquoi elles étaient là -rangées si matin. On avait dit au dehors qu'on les réunissait de nuit -pour une fête, un combat simulé. Celui à qui il parlait (c'était un -Gascon) pour réponse lui passa l'épée au travers du corps. - -Mais la boucherie générale se fit par les Suisses. On voit alors -combien ces Allemands étaient utiles; ne sachant pas le français, -étant catholiques, des petits cantons qui ont l'exécration du -protestantisme, ils frappaient comme des ours ou des assommeurs de -boeufs. Ivres d'ailleurs probablement, ils tuaient sans regarder, des -gens désarmés, n'importe. - -Il paraît cependant qu'on doutait de l'obéissance. Car on décida le -roi à se montrer à une fenêtre de la cour. Les amis des Guises sans -doute, Anjou et sa mère, voulurent qu'il fût bien constaté qu'il était -de la tuerie, qu'il la voulait et l'ordonnait. - -Le plus vaillant de ces vaillants, Pardaillan, que la plupart -n'auraient pas regardé en face, amené là, sans épée, à l'abattoir, fut -saigné comme un mouton. Le propre gouverneur du roi de Navarre, -Beauvais, sans la moindre considération de son élève, fut égorgé. Ces -malheureux, de la cour, adressaient à cette fenêtre les appels les -plus pathétiques, et ne trouvaient dans le roi, dans leur hôte, dans -ce magistrat de la justice commune, que l'oeil sauvage, égaré, -furieux, d'un misérable fou. - -Il y avait dans cette foule un homme que Charles IX devait entre tous -épargner, c'était lui qui l'avait arrêté trois mois au siége de -Saint-Jean-d'Angély, le capitaine de Piles; c'était comme un -adversaire, un ennemi personnel. À ce titre, il était sacré. De Piles -le sentait, et, dans la cour, devant ce monceau de morts sur lequel il -devait tomber, il lança au balcon du roi un cri foudroyant, le sommant -de sa parole, à faire trembler la cour du Louvre. - -Il entendit et fit le sourd. Alors de Piles, arrachant de ses épaules -un manteau de valeur, le tend à un gentilhomme: «Prenez, monsieur, et -souvenez-vous!» Le gentilhomme n'osa prendre ce gage dangereux de -vengeance, il eût été tué à deux pas. - -Cette surdité de Charles IX a constaté sa bassesse. Elle le met -devant l'histoire plus bas que la Saint-Barthélemy. - - - - -CHAPITRE XXV - -QUELLE PART PARIS EUT AU MASSACRE - -Août 1572 - - -Guise, Montpensier et Gonzague (Nevers), trois princes, furent les -principaux exécuteurs. Ajoutons-y Tavannes, l'homme du duc d'Anjou. - -Le roux et sauvage Tavannes, dont le portrait fait horreur, regardait -les protestants comme des rivaux militaires avec jalousie de métier. -Il se vengeait du mot qu'il avait dû avaler (que Tavannes était -espagnol). Il égaya le massacre: «Saignez, saignez, disait-il; la -saignée est bonne en août comme en mai.» - -Tavannes tua en brutal soldat, Montpensier en dévot furieux, Guise et -Gonzague en Italiens calculés et politiques. - -D'abord Gonzague (Nevers) voulait se tirer de Paris, agir plutôt au -dehors, supposant bien que les choses seraient moins en lumière et -resteraient moins dans le souvenir. Il voulait qu'on le chargeât de -poursuivre ceux qui fuiraient avec sa cavalerie. On ne lui permit pas. - -Guise montra dans le massacre une froideur extraordinaire pour un -jeune homme de son âge. Il dit d'abord cyniquement aux troupes qu'il -s'agissait d'une bataille à coup sûr, d'en finir pendant qu'on tenait -ces gens, dont on aurait bon marché. Ensuite, il arrangea la chose de -manière à se faire des amis en tuant les ennemis, à rendre le massacre -agréable à beaucoup de gens. - -Par exemple, il mena chez M. de la Rochefoucauld un homme qui avait -promesse de sa compagnie de gens d'armes, qui même n'avait voulu -marcher qu'à cette extrême condition. La Rochefoucauld était aimable -et plaisant, fort aimé du roi, qui le soir avait essayé de le retenir -au Louvre, peut-être pour le sauver. Le matin, six masques frappent à -sa porte. Le malheureux ne fait nul doute que ce ne soit une algarade -du roi qui vient le faire battre. Il n'hésite pas à ouvrir, en -demandant toutefois qu'on le traite en douceur. Il riait quand on -l'égorgea. - -Téligny, gendre de l'amiral, était aussi une sorte de favori du roi; -il l'aimait, tout le monde l'aimait. On n'aurait pas pu le tuer. Mais -le duc d'Anjou le faisait chercher. On l'avisa sur un toit, qui -fuyait, et on le tira. - -Les protestants du faubourg Saint-Germain avaient tant de confiance, -qu'avertis, ils s'obstinèrent à tout attribuer aux Guises et -envoyèrent demander la protection du roi. Grand fut leur étonnement -quand, abordant en bateau près du Louvre, ils virent les gardes du roi -qui tiraient sur eux; ils s'enfuirent... Ce fou Charles IX, d'un -sauvage instinct de chasseur: «Ils fuient, dit-il, ils fuient... -Donnez-moi une carabine...» Et on assure qu'il tira. - -Celui qui s'était chargé d'égorger le faubourg Saint-Germain avait -manqué son affaire. Guise crut que tout était perdu. Il y avait -plusieurs chefs, spécialement Montgommery. Il y court, se trompe de -clef; à la porte de Bucy, il ne peut sortir. Tous se sauvent. Il les -suivit au grand galop, mais toujours fort distancé, jusqu'à Montfort -l'Amaury. - -À son départ, les gens de l'Hôtel de Ville, loin d'approuver le -massacre, se mirent en réclamation. Hardis de l'absence de Guise, le -prévôt des marchands Charron (dont l'ex-prévôt Marcel avait usurpé la -nuit les fonctions), mais qui était un magistrat, et un modéré, fait -prier le roi d'empêcher _sa maison, ses princes et le petit peuple_ de -tuer et piller. - -Il était midi. Le roi, qui lui-même venait de tirer, accueille la -demande à merveille et ordonne aux échevins de monter à cheval et -d'arrêter tout. Ordre aux bourgeois de désarmer et de rentrer dans -leurs maisons. - -On voit que la ville était bien loin d'avoir en cette horrible affaire -l'unanimité qu'on a supposée. Quelle part réelle prit-elle au -massacre? c'est ce qui restera fort obscur. - -Je ne nie nullement du reste que Paris ne fût de mauvaise humeur -contre le protestantisme. Le commerce était ruiné par la guerre, la -milice humiliée, l'université déserte. Paris descendait cette pente de -décadence et de ruine dont le siége effroyable de 1594 a marqué le -fond. - -Les massacreurs d'août 1572, comme ceux de septembre 1793 (je l'ai -fait remarquer ailleurs d'après les pièces originales), furent en -partie des marchands ruinés, des boutiquiers furieux qui ne faisaient -pas leurs affaires. - -Un seul, l'orfévre Crucé, se vantait d'avoir égorgé quatre cents -hommes. Après le massacre, il se fit ermite, et assassina encore un -marchand qu'il reçut dans son ermitage. - -Mais la milice bourgeoise n'était pas toute de ce caractère. Un de ces -capitaines, Pierre Loup, procureur au Parlement, se trouvait avoir -arrêté un grand seigneur protestant et tâchait de le sauver. Les -émissaires de la cour lui demandent ce qu'il attend: «J'attends, -dit-il, que je parvienne à me mettre bien en colère.» Ils lui dirent -alors qu'ils étaient chargés de mener son homme au Louvre, le lui -arrachèrent des mains et le tuèrent à deux pas. - -Dans _cette bataille à coup sûr_ que Guise promettait à ses gens, la -palme doit être accordée au capitaine Charpentier, capitaine et -professeur, honnête bourgeois de la ville, riche, estimé, considéré, -qui, dans ce jour d'énergie, se signala par la mort du plus dangereux -révolutionnaire, du mortel ennemi de la scolastique, du novateur -insolent Pierre Ramus, ou la Ramée. - -Charpentier est suffisamment caractérisé par un mot: «Les -mathématiques sont une science grossière, une boue, _une fange où un -porc seul_ (comme Ramus) _peut aimer à se vautrer_.» - -Charpentier, fortement poussé, poussé des Guises, jusqu'à être fait -Recteur à l'âge de vingt-cinq ans, ne dédaigna pas d'acheter une -chaire de mathématiques au Collége de France, pour l'explication -d'Euclide et autres mathématiciens grecs. À quoi il avait un titre -solide, _de ne savoir_ (dit-il lui-même) _ni grec, ni mathématiques_. - -Ramus et la majorité du Collége de France réclamèrent au Parlement, -qui décida qu'un examen préalable était nécessaire. Charpentier était -si puissant, qu'il se moqua de la sentence, et enseigna sans examen, -et sans dire un mot de mathématiques. Ainsi le but fut atteint, la -chaire devint inutile. On commençait à comprendre (d'après Copernik -qui se répandait) combien la lumière des mathématiques pouvait être -dangereuse aux vieilles ténèbres. Charpentier rendit le service de -fermer solidement cette porte des sciences. - -Les familles bourgeoises n'envoyèrent plus leurs enfants qu'au collége -de Clermont, où fleurissait la grammaire, où les jésuites, dès lors de -plus en plus à la mode, enseignaient _Musa_, la muse. - -Ramus méritait la mort, et pour avoir détrôné l'Aristote scolastique, -et pour avoir restauré dans l'enseignement l'harmonique unité des -sciences, et pour avoir forcé la science à parler français; mais bien -plus la méritait-il pour avoir dit que le capitaine Charpentier était -un âne, pour l'avoir laissé douze ans écrire contre lui, sans y faire -attention. - -Si Charpentier était un âne en mathématiques, il ne l'était pas dans -l'intrigue. Dans le procès des jésuites qui les établit en France, il -se mit pour eux, et par là gagna le cardinal de Lorraine, vieux -camarade de classe de Ramus, qui jusque-là le protégeait. Il s'unit -intimement à l'évêque Vigor et autres futurs ligueurs qui déjà depuis -longtemps demandaient la Saint-Barthélemy. Enfin, quand Ramus, en -péril, menacé par eux comme protestant, quitta Paris et suivit l'armée -de Coligny, Charpentier se mit à la tête des professeurs bien pensants -pour demander que les _fuyards_, les _renégats_ de l'Université, ne -pussent y rentrer jamais. À la paix de 1570, Ramus ne trouva plus sa -chaire; il eut par grâce un abri dans sa propre maison, dans le -collége de Presles, qu'il avait recréé, et même rebâti de son argent. - -De ce grenier rayonnait une lumière importune. Toute l'Europe y avait -les yeux. Les universités d'Italie, d'Allemagne, de Hongrie, de -Pologne, offraient des chaires à Ramus. L'Angleterre acceptait ses -doctrines; ses livres, un siècle encore après, y furent commentés par -Milton. - -Cela était intolérable. Les futurs ligueurs poussaient contre lui des -cris de mort. Charpentier mettait la main sur la garde de son épée: -«Si j'ai quitté la toge pour l'épée, dit-il, Caton, Cicéron, en firent -autant. Le pape aussi. N'a-t-il pas pris son glaive, sonné la charge, -combattu avec nous, tout au moins de son argent? La terreur dont vous -vous plaignez est un moyen légitime. Les proscriptions! N'en parlez -pas, car vous y feriez penser... Prenez garde! prenez garde! Vous ne -songez pas assez à l'issue que tout ceci peut avoir...» - -Charpentier avait raison. On ne respecte pas assez la redoutable armée -des sots, imposants à tant de titres, surtout comme majorité. Elle -n'entend pas raillerie. Le spirituel diplomate Jean de Montluc le dit -à Ramus, et voulut l'emmener en Pologne, où il allait travailler -l'élection du duc d'Anjou. Il eût voulu seulement que Ramus l'y aidât -de son éloquence. Ce grand homme, qui était un honnête homme, -n'accepta nullement d'entrer dans ce tripotage. - -Il resta, et il périt. - -Ce fut le mardi 26 août, quand la première fureur était calmée, quand -les protestants étaient massacrés pour la plupart, mais qu'on glanait -ici et là, chacun cherchant ses ennemis. - -Charpentier ne parut pas. Mais le _peuple_ fit l'affaire. Le _peuple_, -c'était un tailleur et un sergent, avec une bonne escouade de gens -payés. Ils ne cherchèrent pas au hasard, mais allèrent droit à -l'adresse, forcèrent la porte du collége, montèrent sans hésitation au -cinquième, où Ramus avait son cabinet de travail. - -Ils le trouvèrent qui priait. L'un tira à bout portant, et pourtant si -mal, qu'il tira à la muraille. L'autre, plus habile, lui passa une -épée au travers du corps. Palpitant, on le jeta du cinquième étage. Il -vivait encore. - -Les enfants (on a toujours des enfants pour ces fêtes-là) le -traînèrent à la rivière; dans la route, un chirurgien coupa, emporta -la tête (sans doute pour Charpentier). - -Quelque temps, le corps surnagea près du pont Saint-Michel. Mais des -bourgeois, qui trouvaient qu'il n'en avait pas assez, payèrent des -bateliers pour ramener le corps au rivage, où les petits écoliers lui -donnèrent le fouet. - -Qui pourrait croire qu'on ait pu envier à Charpentier l'honneur qu'il -a si bien gagné dans cette grande circonstance? Celui qui le lui -conteste fut, dit-on, «_témoin_ de toute l'affaire.» Et la preuve -qu'on en donne, c'est qu'_il était à Orléans_. - -Croyons-en le pauvre Lambin, ami de Ramus. Il ne doutait nullement que -Charpentier ne fût l'assassin; si bien que, sachant qu'il le cherchait -aussi, il se crut mort, prit la fièvre, et réellement mourut de peur. - -Croyons-en surtout Charpentier lui-même. Lorsque tout le monde -regrettait, déplorait la Saint-Barthélemy comme un crime horrible, de -plus inutile, lui, il lui reste fidèle et la glorifie, écrivant au -cardinal de Lorraine en janvier 1573: «Ce brillant, ce doux soleil qui -a éclairé la France au mois d'août.» - -Sur le système de Ramus: «Ces fadaises ont bientôt disparu avec leur -auteur. Tous les bons en sont pleins de joie. Dieu nous la rende -durable, Dieu que tu outrageas (Ramus!) et qui enfin t'a puni.» - -Enfin, ce mot touchant d'un vainqueur qui s'attriste presque, sentant -qu'il n'a plus rien à faire (Nunc dimittis servum tuum): «Ramus et -Lambin vivants, j'avais à lutter; la vie me fut douce. Quel charme -maintenant auront mes études? Plus d'adversaires, plus de rivaux.» - -Charpentier avait des raisons très-sérieuses de pleurer Ramus. Il -avait imaginé de faire payer les leçons (toujours gratuites) du -Collége de France, et percevait un droit à la porte de son cours. -Tant que Ramus fut vivant et que dura la dispute, on allait chez -Charpentier écouter ses injures. Il gagnait gros. Ramus mort, il se -trouva ruiné, la boutique abandonnée; l'appariteur se morfondit sur -son comptoir vide, Charpentier ne vécut guère; en 1574, le pauvre -homme mourut, et probablement de chagrin. - - - - -CHAPITRE XXVI - -SUITE DU MASSACRE - -Août, Septembre et Octobre 1572 - - -Le lundi 25, au soir, Guise, harassé de sa longue chevauchée, rentrant -dans Paris, y trouva une chose peu rassurante; le massacre continuait, -mais malgré le roi, et au nom de Guise. Le roi, malgré l'horrible -exécution du Louvre faite sous ses yeux et par lui, se lavait les -mains du tout, commandait aux Parisiens le désarmement, et faisait -écrire aux provinces que les Guises avaient tout fait, _qu'il avait -assez eu à faire pour se garder dans son Louvre_, qu'il n'y avait rien -de rompu dans l'édit de pacification. - -Dès lors, affaire particulière et querelle de famille. _Vendetta_ pour -_vendetta_. La question posée ainsi ne pouvait manquer de tourner -contre la poitrine de Guise cent mille épées protestantes. Tout -retombait d'aplomb sur lui. Le très-secret conseil italien de la -reine mère paraissait se dévoiler: Tuer les Châtillons par les Guises, -puis les Guises par les Châtillons. - -Henri de Guise, qui avait promis au roi de quitter Paris le dimanche -soir, ne bougea pas. Tout son parti le retint. Les deux mille qu'on -avait tués du premier élan étaient sans nul doute les six cents -gentilshommes de Coligny et leurs domestiques. Tous ceux qui -directement avaient travaillé au massacre, comme les dizeniers de la -ville, ou l'avaient favorisé, comme les moines qui l'avaient prêché, -les chanoines, curés et riches ecclésiastiques, qui logeaient l'armée -des Guises, se sentaient fort compromis. Si Montmorency fût entré avec -sa cavalerie pour exécuter le désarmement qu'ordonnait le roi, tous -ces violents catholiques auraient été accusés par leurs voisins qui -les avaient vus opérer, par les protestants parisiens. Ceux-ci étaient -gens de commerce et d'industrie, comme on le voit sur une liste -nominale des morts (des principaux, des gens connus) que donne la -_Relation_: cordonniers, libraires, relieurs, chapeliers, tisserands, -épingliers, barbiers, armuriers, fripiers, tonneliers, horlogers, -orfévres, menuisiers, doreurs, boutonniers, quincailliers, etc. Ces -libres marchands étaient en concurrence naturelle avec les marchands -clients du clergé, affiliés aux confréries, coopérateurs de -l'exécution. Mille raisons de peur, de haine, de jalousie de métier, -et, tranchons le mot, d'intérêt, devaient leur faire désirer que -l'exécution de dimanche continuât sur ces voisins odieux, concurrents -de leur commerce, et peut-être demain leurs accusateurs. - -Malgré tant de bonnes raisons pour recommencer le massacre, il y -avait langueur pourtant, lassitude; l'affaire, le lundi, ne reprenait -pas. L'Hôtel de Ville et le roi venaient de se prononcer contre; -peut-être n'eût-on plus rien fait sans une ingénieuse machine dont -s'avisa un cordelier. Le temps était admirable; le soleil très-beau, -très-chaud; les arbres reverdoyaient de cette végétation tardive qu'on -appelle les pousses d'août. Au cimetière des Innocents, il y avait une -aubépine; notre cordelier cria qu'il y voyait une fleur! Y était-elle? -La chose n'est pas impossible. Mais peut-être aussi fut-elle attachée; -car on ne permit à personne de vérifier de près; pour garder l'arbre -de la foule, on l'environna de soldats qui tinrent le peuple à -distance. Mais, s'il ne vit pas de miracle, tout au moins il -l'entendit; car, de toutes les paroisses, de tous les couvents, dans -tous les clochers, les cloches se mirent en branle comme elles -auraient fait à Pâques; elles bondirent, mugirent de joie. Cette -épouvantable tempête de bruits si inattendus qui plana sur la grande -ville y versa comme une ivresse, un vertige de meurtre et de mort. -Nous avons vu (t. VII), aux grandes émeutes des villes populeuses des -Flandres, ces effets terribles des cloches; il n'y avait pas un -tisserand, quand _Rolandt_ sonnait à volée, qui ne saisît son couteau. - -Cette sonnerie tranchait nettement, violemment la question. Le clergé, -en la faisant, reprenait l'affaire pour son compte. Le roi et Guise -déclinaient, se renvoyaient le massacre. Et bien, le ciel l'adoptait; -ce n'était plus le massacre du roi Charles IX ou d'Henri de Guise, -c'était la justice de Dieu. - -Les choses recommencèrent avec un caractère nouveau et singulier -d'atrocité, cette fois de voisins à voisins, entre gens qui se -connaissaient. On tua plus soigneusement, et les femmes, et les -enfants, et même les enfants à naître, pour éteindre les familles, -couper court aux futures vengeances. Il est singulier de voir combien -on tua de femmes enceintes; on leur fendait le ventre et on arrachait -l'enfant, de peur qu'il ne survécût. «Le papier pleureroit, si nous y -mettions tout ce qui se fit.» Un marchand qu'on traînait à l'eau eût -ce malheur que ses enfants, ne voulant pas le quitter, se suspendaient -après lui, criant toujours: «Hélas! mon père! hélas! mon père!» Tous -ensemble furent massacrés et jetés à la rivière. Dans une maison -déserte où tout avait été tué, restaient deux tout petits enfants; les -bourreaux les prirent dans une hotte comme une portée de petits chats, -et gaiment, devant tout le monde, les jetèrent par dessus le pont. Un -nourrisson au maillot fut traîné la corde au cou par des gamins de dix -ans. Un autre presque aussi petit, qu'un tueur emportait dans ses -bras, se mit à jouer avec sa barbe en souriant; le barbare, qui -peut-être aurait faibli, maugréa contre le petit chien, l'embrocha et -le jeta. - -Tout était hurlements, cris épouvantables de femmes qu'on jetait par -les fenêtres, coups de fusil, portes brisées à coup de bûches et de -pierres, cadavres traînés dans le ruisseau par les huées, les -sifflets. - -Il y eut des choses inouïes. Un mari remercia ceux qui venaient de le -faire veuf. Une fille mena les meurtriers à la cachette de sa mère. Un -pauvre homme, déjà dépouillé, mis tout nu, avait échappé, caché sous -l'arche d'un pont; la nuit, il court chez sa femme. Mais elle -n'ouvrit; elle le laissa dans la rue jusqu'à ce qu'il eût été tué. - -Dans la confusion immense, l'occasion était belle pour faire des -affaires. Les plaideurs tuaient leurs parties. Les candidats aux -charges les rendaient vacantes par la mort des occupants. Les -héritiers, avec une balle ou deux pouces d'acier, se mettaient en -possession. - -Les grands seigneurs ne perdirent pas leur temps. Loménie, secrétaire -du roi, avait une belle terre à Versailles, fort enviée de Gondi. Dès -qu'il fut emprisonné, Gondi lui offre protection; Loménie lui eût tout -donné; Gondi, très-délicat, ne veut la terre qu'en l'achetant, -l'achète au prix qu'il veut. Ce n'est pas tout: il faut encore que -Loménie, par écrit, donne sa charge de secrétaire. Tout fini, il est -poignardé. - -L'appétit venant en mangeant, on commençait à tuer aussi quelque peu -les catholiques. Un Rouillard, chanoine de Notre-Dame, fut tué dans sa -maison. Pourquoi? Un historien en donne une raison, plus forte qu'on -ne croit dans les guerres civiles: «C'était un homme d'un mauvais -caractère, et médiocrement agréable aux officiers de la ville.» - -Biron, quoique catholique, ne se fia pas à cela; il s'enferma dans -l'Arsenal, dont il était gouverneur, fit lever les pont-levis et -pointer deux couleuvrines sur Paris. Il se garda ainsi, et avec lui -quelques personnes, un enfant entre autres, qui avait le malheur -d'être un riche héritier. Sa soeur et son beau-frère étaient -désespérés de voir l'enfant échapper au massacre. La soeur donna ce -spectacle exécrable de venir aux portes de l'Arsenal prier et pleurer -pour avoir son petit-frère, qu'elle voulait sauver, disait-elle. - -Tout le monde sait l'aventure du jeune Cumont de la Force, qui montra -tant de prudence. Caché sous les corps poignardés de son père et de -ses frères, du fond de son bain de sang, il entendait toutes sortes de -gens qui allaient et venaient, regardaient les enfants morts. -Quelques-uns disaient: «Tant mieux! Ce n'est rien de tuer les loups, -si l'on ne tue les petits.» D'autres disaient: «C'est dommage.» Mais -l'enfant ne bougeait pas. Vers le soir enfin, il voit un homme qui -levait les mains au ciel, et disait avec des larmes: «Oh! Dieu punira -cela!» Il leva alors la tête tout doucement, et tous bas hasarda ce -mot: «Je ne suis pas mort...--Mais comment t'appelles-tu? Menez-moi à -l'Arsenal. M. de Biron vous payera bien.» - -Que furent dans tout cela les Guises? Moins violents encore qu'avisés. -Henri prit pour sa part un homme, le fameux partisan d'Acier, chef -renommé des bandes du Midi. Il le sauva, et d'Acier devint son âme -damnée. «Pour son corps, il donna son âme.» - -Chose populaire pour les Guises, dur contraste à la conduite du roi, -qui n'osait sauver personne, et força même Fervacques à tuer son -intime ami. - -Sauf ce cas toutefois, les Guises, partout ailleurs impitoyables, -firent soigneusement tuer leurs ennemis personnels. Le catholique -Salcède, par exemple, dix ans auparavant, avait empêché le cardinal de -Lorraine, évêque de Metz, de replacer cette ville sous la souveraineté -de l'Empire. Ils le firent tuer dans son hôtel; tout le pillage fut -réservé et porté à l'hôtel de Guise. - -L'aspect du Louvre était bizarre. Charles IX qui, la veille au soir, -avait défendu le massacre, le lundi donnait les dépouilles, autorisait -le pillage. Il abandonna généreusement aux Suisses, pour salaire du -dimanche, le pillage d'un riche lapidaire, qui valait cent mille écus. -De moment en moment, des hommes considérables venaient lui demander -telle charge: «Elle est remplie.--Non, vacante. Le titulaire est -mort.» On la donnait, mais non gratis. Les secrétaires du roi étaient -là pour faire prix. - -C'est, sans nul doute, ce qui fit tuer le président des Aides, le -célèbre Laplace, l'excellent historien. Aimé, estimé et recommandé du -roi et de la reine, il n'en fut pas moins égorgé. Deux jours entiers, -il resta entre la vie et la mort; on venait toujours lui dire _qu'il -était attendu au Louvre_. Il se déroba de chez lui, frappa à trois -portes d'amis, mais il n'y avait plus d'amis. Il rentra chez lui pour -mourir. Il assembla sa famille, tous ses domestiques et servantes, et -leur fit paisiblement une instruction sur les psaumes. On revint, il -se décida, dit adieu aux siens. Il n'était pas à quatre pas, que sa -mort fit vaquer sa place. On put la demander au Louvre. - -Ce Louvre étant une boutique, un comptoir, il devenait ridicule de -désapprouver des morts dont on profitait. La reine et Anjou aussi, qui -craignaient que Montmorency n'arrivât comme au secours du roi, et -livrât bataille aux Guises, persuadèrent à Charles IX qu'il valait -mieux prendre la chose sur lui, déclarer _que c'était lui qui avait -fait le massacre_, mais pour se défendre d'un complot qu'aurait tramé -Coligny. - -Dès lors Montmorency n'avait que faire de venir. - -Le mardi 26 août, on vit ce misérable mannequin, ce fou sauvage, avec -son poil roux hérissé, le teint sinistrement rouge (troisième portrait -_Sainte-Geneviève_), marcher solennellement avec sa cour, parmi les -morts et les mourants, du Louvre au Palais de Justice, dire ce -mensonge au Parlement: «Que c'était lui qui faisait tout.» - -Le président de Thou, le premier poltron de France, admira la sagesse -du roi, et dit le mot de Louis XI: «Qui nescit dissimulare, nescit -regnare.» - -Donc, le roi n'est pas un zéro. Donc il est obéi, c'est pour lui obéir -qu'on a versé tout ce sang. En sortant, il se croyait roi. - -Roi de risée, de honte. Comme il sort, quelqu'un crie: «Il y a ici un -huguenot.» Un homme est tiré de sa suite, sans autre façon poignardé. -Le fou royal, regardant la foule de cet oeil oblique et loustic (que -donne son portrait de jeunesse), dit, pour flatter les assassins: «Si -c'était le dernier huguenot!» - -Depuis le jour où l'autre Charles, le pauvre idiot Charles VI, -siégeait, bavant, riant, pour l'amusement des Anglais, jamais la -France n'avait été plus bas. - -Les protestants prétendent que les provinces reçurent des ordres -écrits de massacre. C'est méconnaître étrangement la prudence de la -reine mère. Dans la peur qu'elle avait d'un soulèvement des grandes -villes, elle donna à des _quidam_, à des aventuriers qui sollicitaient -ces commissions, des lettres, mais de simple créance, pour les -gouverneurs et magistrats, avec ordre verbal _d'emprisonner_ les -protestants notables. On se disputait ces commissions lucratives, qui, -en réalité, constituaient ces drôles chefs de l'exécution et -dictateurs du pillage. Partout la chose commença par l'emprisonnement -et le massacre des prisons; puis la tuerie de maison en maison, le -pillage des boutiques. Les victimes furent partout des marchands et -des fabricants. Les listes nominales ne donnent point de -gentilshommes. Ils échappèrent apparemment. - -Cette grande exécution tomba sur le commerce et l'industrie naissante, -et un peu sur la robe. Elle fut extrêmement inégale, très-sanglante -ici, et là nulle. De Thou dit qu'on évalue les morts à trente mille, -mais qu'on exagère. - -La chose fut moins aveugle qu'on ne l'a cru. Elle fut dirigée de -manière à rendre le plus possible. Plusieurs en restèrent riches. Ils -tirèrent parti de leurs morts jusqu'à vendre la graisse aux -apothicaires. - -La cour dirigeait si peu, qu'à Meaux, dont la reine mère était -comtesse, et où l'explosion eut lieu dès le dimanche, une des -premières victimes fut un receveur de la reine qui percevait pour elle -la taxe fort dure qu'elle avait mise sur le drap et le vin. - -Dans plusieurs lieux, à Meaux, à Lyon, le procureur du roi se mit à la -tête de l'exécution. Mais généralement les autorités locales s'en -chargèrent, et la justice se tint coi, s'effaça, s'absenta, ignora. - -À Troyes, le conseil du massacre se tint chez l'évêque Bauffremont. À -Orléans, il se fit sur une lettre de l'évêque Sorbin, prédicateur du -roi. À Toulouse l'emprisonnement se fit par le Parlement même; les -membres catholiques firent arrêter leurs confrères protestants. Les -étudiants, maîtres d'armes, spadassins des écoles, se chargèrent du -massacre. Cinq conseillers furent pendus en costume. - -En Dauphiné, en Provence, en Auvergne, il n'y eut rien ou presque -rien. Les gouverneurs, MM. de Gordes, de Tende, exigeaient des ordres -écrits. Le dernier, allié de Montmorency, dit que, même avec ordre, il -ne ferait rien. Les protestants, bien avertis, étaient partout armés, -leurs anciens chefs tout prêts. Aux gens de la cour qui venaient, -Gordes dit: «Montbrun vit encore.» - -Rien en Bourgogne, peu ou rien en Picardie et dans le Nord, excepté à -Rouen, où on versa beaucoup de sang. - -Le 30 août, lettre du roi, envoyée partout pour arrêter le massacre. -On y fit si peu d'attention, qu'à Troyes, celui qui l'apportait la -garda deux jours dans sa poche, pendant qu'on fit l'exécution. - -Du reste, il ne faut pas s'y tromper: la Saint-Barthélemy n'est pas -une journée; c'est une saison. On tua par-ci par-là, dans les mois de -septembre et d'octobre. - -À la Saint-Michel, le jésuite Auger, envoyé du collége de Paris, -annonça à Bordeaux que l'archange Michel avait fait le grand massacre, -et déplora la mollesse du gouverneur et des magistrats bordelais. Un -homme de la cour gourmanda aussi leur lenteur. Le 3 octobre, les -jurats, avec des bandes en chapeau rouge, forcèrent le gouverneur à -laisser faire l'exécution. - -On tua deux cent soixante-quatre personnes, et on ne se fût pas -arrêté; mais le reste des protestants avait trouvé un asile au -Château-Trompette. - -Une industrie existait à Paris. On avait fait des magasins de -protestants, où les chefs de l'exécution les tenaient en réserve, sans -doute pour les faire financer. Quand ils étaient ruinés, on les tuait. - -Le 5 septembre, le roi envoya chercher le capitaine Pézon, qui était -un boucher, et lui demanda s'il en restait encore, de ces huguenots: -«J'en ai jeté vingt hier à la Seine, dit-il froidement, et j'en ai -autant pour demain.» Le roi se mit à rire de voir son amnistie si bien -respectée. - -Il faudrait désespérer de la nature humaine, si cette férocité avait -été universelle. Heureusement, un nombre immense de catholiques -détestèrent la Saint-Barthélemy. - -Une classe fut admirable, celle des bourreaux. Ils refusèrent d'agir, -disant qu'ils ne tuaient qu'en justice. - -À Lyon et ailleurs, les soldats refusèrent de tirer, disant qu'ils ne -savaient tuer qu'en guerre. - -Le long du Rhône, les catholiques, voyant flotter les victimes de -Lyon, en poussaient des cris de douleur, invoquaient Dieu contre les -assassins. - -Si des protestants abjurèrent, en revanche des catholiques, par -l'horreur d'un tel événement, furent détachés de leurs croyances. «Cet -acte, dit l'un d'eux, me fit dès lors aimer les personnes et la cause -de ceux de la Religion.» - -Les gens du Parlement sentaient très-bien le coup profond, terrible, -que s'était porté le catholicisme. Ils se désespéraient de voir -l'antique religion de la France, la royauté, mise plus bas par un fou -furieux qu'elle ne fut jadis par un idiot. Ils entreprirent de -replâtrer l'idole, insistèrent pour justifier la cour, qui ne le -demandait point. Pour laver quelque peu le roi, il fallait réussir à -salir les victimes, tirer de quelques protestants des aveux contre -l'amiral, un semblant de conspiration. On s'en procura deux, qu'on -attrapa dans l'hôtel même de l'ambassadeur d'Angleterre, qui grogna -quelque peu et s'apaisa bien vite. L'un, Briquemaut, vénérable -vieillard qui avait servi le roi toute sa vie; l'autre, Cavagne, -intrépide, énergique. On n'en tira rien que l'honneur, la gloire de -Coligny. - -On avait apporté ses papiers au Louvre. Les misérables, découvrant sa -grande âme, furent surpris et embarrassés. De 1570 à 1572, il avait, -tous les soirs, écrit l'histoire des guerres civiles. De plus, -longuement élaboré un mémoire sur l'état du royaume; là, son ferme -conseil au roi de ne point apanager ses frères. Enfin, un petit -mémoire sur la guerre des Pays-Bas; le sens était: «Si vous ne les -prenez, l'Angleterre va les prendre.» - -En le voyant si Français, si fidèle, tellement citoyen (contre -l'Angleterre protestante), les meurtriers baissaient les yeux. -Quelqu'un dit: «Cela est très-beau, digne d'être imprimé.» Gondi en -détourna le roi, prit ces papiers et les mit dans le feu. - -Catherine seule ne sentit rien de cela. Avant qu'on brûlât, elle fit -trophée de ces papiers si glorieux pour Coligny, si accablants pour -elle, pour ceux qui l'avaient tué. Elle les montra, triomphante, à -l'ambassadeur Walsingham: «Le voilà, votre ami! voyez s'il aimait -l'Angleterre!--Madame, il a aimé la France.» - -Depuis le 24 août, ce n'était plus que fêtes; le temps les favorisait -fort. Le clergé fit la sienne, dès le jeudi 28; il publia un jubilé où -allèrent le roi et la cour, faisant leurs stations et rendant grâce à -Dieu. - -Le Parlement ne fut pas en reste; il fonda une fête, une procession -annuelle pour le beau jour de la Saint-Barthélemy. - -Il était parvenu, grâce à Dieu, à trouver Coligny coupable, s'appuyant -des _aveux_ des deux hommes qui n'avaient rien dit. On le condamna à -être traîné sur la claie et pendu, «si toutefois on retrouvait son -corps,» sinon en effigie. On fit son mannequin fort ressemblant de -mise et d'attitude, sans oublier le cure-dent que le taciturne amiral -avait si souvent à la bouche. On le brûla en Grève, en même temps -qu'on pendait Cavagne et Briquemaut. Le roi alla à l'Hôtel de Ville -voir cette fête avec sa mère et le petit roi de Navarre. Seulement -Charles IX regardait derrière un rideau. - -Pendant plusieurs jours, disent le catholique Brantôme et l'auteur -protestant de l'_Estat de la France_, il y avait eu pèlerinage à -l'épine des Innocents et pèlerinage à Montfaucon pour voir un je ne -sais quoi sans forme, quelque chose de noir, demi-grillé, qu'on disait -être le corps de Coligny. Le roi y avait été des premiers avec la cour -et la foule des bonnes gens de Paris. - -On avait grand soin, dans ces temps, de mener les enfants aux -supplices des brigands, aux expositions de voleurs, pour les moraliser -et leur imprimer le souvenir de ces exemples salutaires. On conduisit -à Montfaucon les petits huguenots, tout nouveaux catholiques, les -propres fils de l'amiral. L'aîné, âgé de quinze ans, sanglotait à -crever. Le plus jeune, de sept, appelé Dandelot et digne de ce nom, -regarda d'un oeil ferme, voyant son père transfiguré comme il le sera -dans l'avenir. - - -FIN DU TOME ONZIÈME - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - Pages. - - PRÉFACE I - - - CHAPITRE PREMIER - - HENRI II.--LA COUR ET LA FRANCE.--JARNAC. 1547 9 - - Esprit romanesque du temps 9 - - Diane persécute la duchesse d'Étampes 13 - - - CHAPITRE II - - LE COUP DE JARNAC. 10 juillet 1547 21 - - Le roi, la reine et Diane à Saint-Germain 23 - - Montmorency et Coligny 26 - - Duel de Jarnac et la Châtaigneraie 29 - - - CHAPITRE III - - DIANE.--CATHERINE.--LES GUISES. 1547-1559 36 - - Anet et la Diane de Goujon 37 - - Pourquoi Diane aimait Catherine 44 - - La curée, les dévorants 46 - - Les Guises et leurs quinze évêchés 49 - - - CHAPITRE IV - - L'INTRIGUE ESPAGNOLE 55 - - Les Jésuites sont un ordre espagnol 56 - - Combien l'Espagne est romanesque 58 - - Manuel pour faire des romans 61 - - Matérialité et verbalité 64 - - Charles-Quint cède à la réaction 64 - - - CHAPITRE V - - LES MARTYRS 74 - - Moeurs réformées, élan musical 75 - - Pendant quarante ans, les protestants se laissèrent brûler 77 - - Lois épouvantables de Charles-Quint 82 - - Les amitiés des martyrs 86 - - - CHAPITRE VI - - L'ÉCOLE DES MARTYRS 89 - - La mission de Calvin 90 - - Esprit de Genève anticalviniste 93 - - Génie légiste de Calvin 94 - - La Genève de Calvin, les Psaumes 98 - - - CHAPITRE VII - - POLITIQUE DES GUISES.--LA GUERRE.--METZ. 1548-1552 103 - - Folie de leur politique 104 - - L'aveuglement de Charles-Quint fait leur succès 107 - - Ils surprennent les Trois-Évêchés et repoussent - Charles-Quint (1552) 112 - - - CHAPITRE VIII - - RONSARD.--MARIE LA SANGLANTE.--SAINT-QUENTIN. 1553-1558 117 - - Ronsard contre Rabelais 119 - - Philippe II épouse Marie, humilie le pape 121 - - Henri II infidèle à Diane; elle l'occupe de guerre (1556) 127 - - Défaite et siége de Saint-Quentin; Coligny (1558) 128 - - - CHAPITRE IX - - PERSÉCUTIONS.--MORT D'HENRI II. 1558-1559 135 - - Le chrétien peut-il résister à l'autorité? 136 - - L'Église de Paris (1555) 140 - - Chants du Pré-aux-Clercs (mars) 142 - - Le prêche de la rue Saint-Jacques (4 septembre) 143 - - Le roi précipite la paix (3, avril 1559) 149 - - Menace du roi. Sa mort (29 juin) 154 - - - CHAPITRE X - - ROYAUTÉ DES GUISES SOUS FRANÇOIS II. 1559-1560 159 - - Portraits des Guises, de Catherine, de Marie Stuart 160 - - Le roi de Navarre trahit les protestants 165 - - Influence de l'Espagne en France 168 - - Le budget de Philippe II 169 - - - CHAPITRE XI - - TERRORISME DES GUISES.--LA RENAUDIE. 1560 174 - - Puissance du clergé sur le peuple 175 - - Esprit général de résistance (mars) 178 - - Les Châtillons et Condé persistent dans l'obéissance 184 - - Mort de la Renaudie et supplices 187 - - - CHAPITRE XII - - MORT DE FRANÇOIS II ET CHUTE DES GUISES. 1560 193 - - Catherine espionnée par Marie Stuart 195 - - Le chancelier de L'Hôpital 198 - - Assemblée de Fontainebleau (21 août) 200 - - Navarre et Condé se livrent 203 - - Mort de François II (3 décembre) 205 - - - CHAPITRE XIII - - CHARLES IX.--LE TRIUMVIRAT.--POISSY ET PONTOISE. 1561 207 - - États généraux d'Orléans (13 décembre 1560) 208 - - Le clergé s'adresse à l'Espagne (mai 1561) 214 - - Colloque de Poissy (septembre) 218 - - Bataille du faubourg Saint-Marceau (27 septembre) 224 - - - CHAPITRE XIV - - INTRIGUE DES GUISES EN ALLEMAGNE. 1562. 232 - - Leur conversion simulée au protestantisme 236 - - - CHAPITRE XV - - MASSACRE DE VASSY. 1562, 1er mars 240 - - - CHAPITRE XVI - - PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION, 1562-1563 249 - - Les Guises s'emparent du roi et de sa mère 250 - - Coligny refuse d'appeler l'étranger 251 - - Le parti de l'étranger 252 - - La Saint-Barthélemy de 1562 260 - - Bataille de Dreux (19 décembre 1562) 265 - - Guise assassiné (18 février 1563) 271 - - - CHAPITRE XVII - - LA PAIX, ET POINT DE PAIX, 1563-1564 274 - - L'Espagne domine Catherine 275 - - La balance était impossible 277 - - Les protestants assassinés partout 280 - - - CHAPITRE XVIII - - LE DUC D'ALBE.--LA SECONDE GUERRE CIVILE. 1564-1567 284 - - Entrevue de Bayonne (juin 1565) 287 - - Le duc d'Albe aux Pays-Bas (1567) 288 - - Coligny propose de s'emparer du roi 289 - - Le _Contr'un_ de la Boétie 289 - - Bataille de Saint-Denis (10 novembre 1567) 290 - - - CHAPITRE XIX - - SUITE.--CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 1568-1570 294 - - Débâcle morale du vieux parti 295 - - Henri d'Anjou, général à seize ans 298 - - Mort de Condé à Jarnac (13 mars 1569) 302 - - Montcontour (3 octobre) 304 - - Coligny impose la paix (8 août 1570) 307 - - - CHAPITRE XX - - CHARLES IX CONTRE PHILIPPE II. 1570-1572 309 - - Catherine, tout italienne, n'aimait qu'Anjou 312 - - Jalousie de Charles IX 314 - - Ses vers, sa violence, son amour 316 - - Il veut marier son frère en Angleterre (1570) 317 - - Il agit pour les Turcs 321 - - - CHAPITRE XXI - - COLIGNY À PARIS.--OCCASION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY. 1572 324 - - Situation de Coligny; sa tristesse, son isolement 327 - - Devait-il venir à Paris? 334 - - Incertitudes de Catherine 340 - - Échec des protestants (9 juillet) et découragement du roi 341 - - - CHAPITRE XXII - - LES NOCES VERMEILLES. Août 1572 343 - - Coligny devait rester à Paris 345 - - Jalousie des Anglais et froideur d'Orange 347 - - Mariage de Navarre (18 août) 349 - - Anjou, menacé par son frère, complote avec Guise 354 - - - CHAPITRE XXIII - - BLESSURE DE COLIGNY.--CHARLES IX CONSENT À SA MORT. - 22-23 août 1572 358 - - Coligny blessé essaye d'éclairer le roi 362 - - La reine et Gondi l'effrayent et obtiennent le massacre 365 - - - CHAPITRE XXIV - - MORT DE COLIGNY ET MASSACRE DU LOUVRE. 22-26 août 1572 372 - - - CHAPITRE XXV - - QUELLE PART PARIS PRIT AU MASSACRE. Août 1572 385 - - Douceur de quelques capitaines 388 - - Le capitaine Charpentier fait tuer Ramus 389 - - - CHAPITRE XXVI - - SUITE. Août, septembre, octobre 1572 394 - - Lundi 25 août. Guise à Paris malgré le roi 395 - - Massacre des marchands protestants 396 - - Mardi 26. Le roi se déclare auteur du massacre 401 - - La Saint-Barthélemy des provinces 403 - - Le Parlement condamne Coligny 405 - - -PARIS.--IMPRIMERIE MODERNE, Barthier, directeur, rue J.-J.-Rousseau, 61. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1547-1572 (Volume -11/19), by Jules Michelet - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1547-1572 *** - -***** This file should be named 42744-8.txt or 42744-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/2/7/4/42744/ - -Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P. -Travers and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For forty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. 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Michelet</title> <style type="text/css"> @@ -51,45 +51,7 @@ p {text-indent: 1em;} </head> <body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19), by -Jules Michelet - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org - - -Title: Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19) - -Author: Jules Michelet - -Release Date: May 20, 2013 [EBook #42744] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1547-1572 *** - - - - -Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P. -Travers and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net - - - - - - -</pre> - +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 42744 ***</div> <h1>HISTOIRE DE FRANCE</h1> @@ -97,201 +59,201 @@ http://www.pgdp.net <p class="center">J. MICHELET</p> -<p class="p2 center">NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE</p> +<p class="p2 center">NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE</p> -<p class="p2 center">TOME ONZIÈME</p> +<p class="p2 center">TOME ONZIÈME</p> <p class="p2 center">PARIS<br> LIBRAIRIE INTERNATIONALE<br> -A. LACROIX & C<sup>ie</sup>, ÉDITEURS<br> +A. LACROIX & C<sup>ie</sup>, ÉDITEURS<br> 13, rue du Faubourg-Montmartre, 13</p> <p class="p4 center">1876<br> -Tous droits de traduction et de reproduction réservés.</p> +Tous droits de traduction et de reproduction réservés.</p> -<p class="p4"><span class="pagenum"><a id="pageI" name="pageI"></a>(p. I)</span> Dans cette préface, qui véritablement est plutôt une -conclusion, je dois des excuses à la Renaissance, à l'art, à la +<p class="p4"><span class="pagenum"><a id="pageI" name="pageI"></a>(p. I)</span> Dans cette préface, qui véritablement est plutôt une +conclusion, je dois des excuses à la Renaissance, à l'art, à la science, qui tiennent si peu de place dans ce volume, mais qui reviendront au suivant.</p> -<p>Je m'y arrête à peine au règne d'Henri II. Mais, dès ce règne même, +<p>Je m'y arrête à peine au règne d'Henri II. Mais, dès ce règne même, sinistre vestibule qui introduit aux guerres civiles, tout souci d'art -et de littérature était sorti de mon esprit.</p> +et de littérature était sorti de mon esprit.</p> -<p>Mon cœur avait été saisi par la grandeur de la révolution -religieuse, attendri des martyrs, que j'ai dû prendre à leur touchant -berceau, suivre dans leurs actes héroïques, conduire, assister au -bûcher.</p> +<p>Mon cœur avait été saisi par la grandeur de la révolution +religieuse, attendri des martyrs, que j'ai dû prendre à leur touchant +berceau, suivre dans leurs actes héroïques, conduire, assister au +bûcher.</p> <p>Les livres ne signifient plus rien devant ces actes. Chacun de ces -saints fut un livre où l'humanité lira éternellement. Et, quant à -l'art, quelle œuvre opposerait-il à la grande construction morale -que bâtit le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle?</p> +saints fut un livre où l'humanité lira éternellement. Et, quant à +l'art, quelle œuvre opposerait-il à la grande construction morale +que bâtit le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle?</p> -<p>La forte base, immense, mystérieuse, s'est faite des <span class="pagenum"><a id="pageII" name="pageII"></a>(p. II)</span> +<p>La forte base, immense, mystérieuse, s'est faite des <span class="pagenum"><a id="pageII" name="pageII"></a>(p. II)</span> souffrances du peuple et des vertus des saints, de leur foi simple, -dont la portée hardie leur fut inconnue à eux-mêmes, enfin de leurs +dont la portée hardie leur fut inconnue à eux-mêmes, enfin de leurs sublimes morts.</p> -<p>Tout cela infiniment libre. Mais une école en sort qui fait du martyre +<p>Tout cela infiniment libre. Mais une école en sort qui fait du martyre une discipline et une institution, qui enferme dans une formule la -grande âme brûlante de la révolution religieuse. Cette âme y -tiendra-t-elle? La liberté, qui fut la base, va-t-elle reparaître au +grande âme brûlante de la révolution religieuse. Cette âme y +tiendra-t-elle? La liberté, qui fut la base, va-t-elle reparaître au sommet?</p> -<p>Voilà les questions qui m'ont troublé jadis. La voie était obscure et -pleine d'ombre; je voyais seulement, au bout de ces ténèbres, un point -rouge, la Saint-Barthélemy.</p> +<p>Voilà les questions qui m'ont troublé jadis. La voie était obscure et +pleine d'ombre; je voyais seulement, au bout de ces ténèbres, un point +rouge, la Saint-Barthélemy.</p> -<p>Mais maintenant la lumière s'est faite, telle que ne l'eût aucun -contemporain. Tous les grands acteurs de l'époque, et les coupables -mêmes, sont venus déposer, et on les a connus par leurs aveux. -Philippe II s'est révélé, et, grâce à lui, l'Escurial est percé de -part en part. Le duc d'Albe s'est révélé, et nous avons sa pensée jour +<p>Mais maintenant la lumière s'est faite, telle que ne l'eût aucun +contemporain. Tous les grands acteurs de l'époque, et les coupables +mêmes, sont venus déposer, et on les a connus par leurs aveux. +Philippe II s'est révélé, et, grâce à lui, l'Escurial est percé de +part en part. Le duc d'Albe s'est révélé, et nous avons sa pensée jour par jour, en face de celle de Granvelle. Nous connaissons par eux leur -incapacité, leur vertige et leur désespoir au moment de la crise. Le -duc d'Albe était perdu en 1572, près de devenir fou. Il faisait prier -pour lui dans toutes les églises, consultait les sorciers, implorait -un miracle ou du Diable ou de Dieu. Le 10 août, ce miracle lui fut +incapacité, leur vertige et leur désespoir au moment de la crise. Le +duc d'Albe était perdu en 1572, près de devenir fou. Il faisait prier +pour lui dans toutes les églises, consultait les sorciers, implorait +un miracle ou du Diable ou de Dieu. Le 10 août, ce miracle lui fut promis pour le 24.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="pageIII" name="pageIII"></a>(p. III)</span> Les tergiversations de la misérable cour de France, qui si -longtemps voulut, ne voulut pas et voulut de nouveau (poussée par ses -besoins, par le riche parti qui lui faisait l'aumône), et qui prit à -la fin du courage à force de peur, tout cela n'est pas moins clair +<p><span class="pagenum"><a id="pageIII" name="pageIII"></a>(p. III)</span> Les tergiversations de la misérable cour de France, qui si +longtemps voulut, ne voulut pas et voulut de nouveau (poussée par ses +besoins, par le riche parti qui lui faisait l'aumône), et qui prit à +la fin du courage à force de peur, tout cela n'est pas moins clair aujourd'hui, lucide, incontestable. Ce que le Louvre avait pour nous -d'obscur s'est trouvé illuminé tout à coup par cette foule de +d'obscur s'est trouvé illuminé tout à coup par cette foule de documents nouveaux qui, d'Angleterre et de Hollande, de Madrid, de -Bruxelles, de Rome, d'Allemagne même et du Levant, sont venus à la -fois pour l'éclairer. Et, de tant de rayons croisés, une lumière s'est +Bruxelles, de Rome, d'Allemagne même et du Levant, sont venus à la +fois pour l'éclairer. Et, de tant de rayons croisés, une lumière s'est faite, intense, implacable et terrible.</p> -<p>Et qu'a-t-on vu alors? Une grande pitié. Ni l'Espagne, si fière, ni la -grande Catherine (que tous méprisaient à bon droit), ne savaient où -ils allaient ni ce qu'ils faisaient. Ils cherchent, ils tâtent, ils -heurtent. Ils donnent le spectacle très-bas de ces tournois d'aveugles -qu'on armait de bâtons, et qui frappaient sans voir. Ils marchent au +<p>Et qu'a-t-on vu alors? Une grande pitié. Ni l'Espagne, si fière, ni la +grande Catherine (que tous méprisaient à bon droit), ne savaient où +ils allaient ni ce qu'ils faisaient. Ils cherchent, ils tâtent, ils +heurtent. Ils donnent le spectacle très-bas de ces tournois d'aveugles +qu'on armait de bâtons, et qui frappaient sans voir. Ils marchent au hasard et tombent, puis jurent, se relevant, qu'ils ont voulu tomber.</p> -<p>Une telle lumière est une flamme, et rien n'y tient; tout fond. Ces -majestueux personnages, réduits à leur néant, s'évanouissent, -s'abîment, disparaissent, comme cire ou comme neige. Et il ne -resterait qu'un peu de boue, si, de tant de débris, un objet -n'échappait, ne s'élevait et ne dominait tout, la figure triste et -grave d'un grand homme et d'un vrai héros.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="pageIV" name="pageIV"></a>(p. IV)</span> Je ne suis pas suspect. Je ne prodigue guère les héros dans -mes livres. Mais celui-ci est le héros du devoir, de la conscience.</p> - -<p>J'ai beau l'examiner, le sonder et le discuter. Il résiste et grandit -toujours. Au rebours de tant d'autres, exagérés follement, celui-ci, -qui n'est point le héros du succès, défie l'épreuve, humilie le -regard. La lumière électrique, la lumière de la foudre, dont il fut -traversé, pâlit devant ce cœur, où rien, au dernier jour, ne +<p>Une telle lumière est une flamme, et rien n'y tient; tout fond. Ces +majestueux personnages, réduits à leur néant, s'évanouissent, +s'abîment, disparaissent, comme cire ou comme neige. Et il ne +resterait qu'un peu de boue, si, de tant de débris, un objet +n'échappait, ne s'élevait et ne dominait tout, la figure triste et +grave d'un grand homme et d'un vrai héros.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="pageIV" name="pageIV"></a>(p. IV)</span> Je ne suis pas suspect. Je ne prodigue guère les héros dans +mes livres. Mais celui-ci est le héros du devoir, de la conscience.</p> + +<p>J'ai beau l'examiner, le sonder et le discuter. Il résiste et grandit +toujours. Au rebours de tant d'autres, exagérés follement, celui-ci, +qui n'est point le héros du succès, défie l'épreuve, humilie le +regard. La lumière électrique, la lumière de la foudre, dont il fut +traversé, pâlit devant ce cœur, où rien, au dernier jour, ne restait que Dieu et Patrie.</p> -<p>«Une seule objection, dira-t-on. Cette joie héroïque dont vous faisiez -ailleurs le premier signe du héros, elle ne fut point en Coligny. Tout -ce que dit l'histoire, tout ce que dit le funèbre portrait, montre en +<p>«Une seule objection, dira-t-on. Cette joie héroïque dont vous faisiez +ailleurs le premier signe du héros, elle ne fut point en Coligny. Tout +ce que dit l'histoire, tout ce que dit le funèbre portrait, montre en cet homme redoutable un ferme juge du temps, mais plein de deuil, -triste jusqu'à la mort.»</p> +triste jusqu'à la mort.»</p> -<p>Nous l'avouons, par cela il fut homme. Blessé? Plus qu'on ne saurait -le dire, à la profondeur même de l'abîme des maux du temps. Qui s'en -étonnera? Nul, après trois cents ans, ne pourra seulement les lire, -que lui-même n'en reste blessé!</p> +<p>Nous l'avouons, par cela il fut homme. Blessé? Plus qu'on ne saurait +le dire, à la profondeur même de l'abîme des maux du temps. Qui s'en +étonnera? Nul, après trois cents ans, ne pourra seulement les lire, +que lui-même n'en reste blessé!</p> <p>Mais c'est aussi en lui une grandeur d'avoir toujours vu clair -par-dessus la nuit et le deuil, d'avoir gardé si nette la lumière -supérieure.</p> - -<p>Les vrais héros de la France ont cela de commun, que les uns inspirés, -les autres réfléchis (comme fut l'amiral), sont éminemment -raisonnables. Coligny, <span class="pagenum"><a id="pageV" name="pageV"></a>(p. V)</span> quoique fort cultivé, lettré, -théologien, quoique gentilhomme et retardé par cette fatalité de -classe, allait s'affranchissant et de ses préjugés et de ses docteurs. -Sauf un moment d'hésitation chrétienne à l'entrée de la guerre civile, +par-dessus la nuit et le deuil, d'avoir gardé si nette la lumière +supérieure.</p> + +<p>Les vrais héros de la France ont cela de commun, que les uns inspirés, +les autres réfléchis (comme fut l'amiral), sont éminemment +raisonnables. Coligny, <span class="pagenum"><a id="pageV" name="pageV"></a>(p. V)</span> quoique fort cultivé, lettré, +théologien, quoique gentilhomme et retardé par cette fatalité de +classe, allait s'affranchissant et de ses préjugés et de ses docteurs. +Sauf un moment d'hésitation chrétienne à l'entrée de la guerre civile, il ne vacilla nullement, comme on l'a dit; il fut ferme et libre en sa voie.</p> -<p>Homme de batailles, il haïssait la guerre. Il y fut superbe, -indomptable, dédaigneux pour cette fille aveugle, tant flattée, la -Victoire. Il la mena à bout, ne quitta l'épée que vainqueur, après -avoir conquis non-seulement la paix et la liberté religieuse (1570), -mais les volontés mêmes de l'ennemi et l'avoir vaincu dans son propre -cœur. Charles IX (les actes le prouvent), pendant près de deux ans, +<p>Homme de batailles, il haïssait la guerre. Il y fut superbe, +indomptable, dédaigneux pour cette fille aveugle, tant flattée, la +Victoire. Il la mena à bout, ne quitta l'épée que vainqueur, après +avoir conquis non-seulement la paix et la liberté religieuse (1570), +mais les volontés mêmes de l'ennemi et l'avoir vaincu dans son propre +cœur. Charles IX (les actes le prouvent), pendant près de deux ans, suivit la voie de Coligny.</p> -<p>Ce grand esprit, si sage, avait vu à merveille la chose essentielle, -que la France, dans sa pléthore nerveuse et son agitation, voulait -s'extravaser au dehors. Et il lui ouvrait l'Amérique et les Pays-Bas, -c'est-à-dire la succession espagnole. Il ne se trompa nullement. -Seulement (comme Jean de Witt un siècle après) il eut raison trop tôt. -Ses projets furent repris, dès le lendemain de sa mort, par ceux qui -l'avaient tué.</p> +<p>Ce grand esprit, si sage, avait vu à merveille la chose essentielle, +que la France, dans sa pléthore nerveuse et son agitation, voulait +s'extravaser au dehors. Et il lui ouvrait l'Amérique et les Pays-Bas, +c'est-à -dire la succession espagnole. Il ne se trompa nullement. +Seulement (comme Jean de Witt un siècle après) il eut raison trop tôt. +Ses projets furent repris, dès le lendemain de sa mort, par ceux qui +l'avaient tué.</p> -<p>C'était un très-grand citoyen et fort libre de son parti même. Lorsque -les protestants, ayant le couteau à la gorge, se virent forcés -d'appeler l'étranger, <span class="pagenum"><a id="pageVI" name="pageVI"></a>(p. VI)</span> il résista autant qu'il put, et tant -qu'il en faillit périr.</p> +<p>C'était un très-grand citoyen et fort libre de son parti même. Lorsque +les protestants, ayant le couteau à la gorge, se virent forcés +d'appeler l'étranger, <span class="pagenum"><a id="pageVI" name="pageVI"></a>(p. VI)</span> il résista autant qu'il put, et tant +qu'il en faillit périr.</p> -<p>Sa netteté, son admirable cœur, apparurent à sa mort, quand on lut +<p>Sa netteté, son admirable cœur, apparurent à sa mort, quand on lut ses papiers secrets, et que ses meurtriers confus virent ce conseil au -roi de se défier de l'Angleterre protestante autant que de l'Espagne +roi de se défier de l'Angleterre protestante autant que de l'Espagne catholique.</p> <p>Grande consolation pour nous, dans cette histoire, de voir la nature -humaine tellement relevée ici! de voir marcher si droit, parmi +humaine tellement relevée ici! de voir marcher si droit, parmi l'aveuglement de tous, ce pur et ferme cœur qui ne regarde que la -conscience. Les défaites des siens, leurs folies, leurs destructions, -rien ne l'entame. Il va à son but. Quel? une grande mort,—qui semble +conscience. Les défaites des siens, leurs folies, leurs destructions, +rien ne l'entame. Il va à son but. Quel? une grande mort,—qui semble perdre, mais sauve au contraire son parti.</p> -<p>Car la fille de Coligny, veuve par la Saint-Barthélemy, épousera -Guillaume d'Orange. Car la France protestante, de sa blessure féconde, +<p>Car la fille de Coligny, veuve par la Saint-Barthélemy, épousera +Guillaume d'Orange. Car la France protestante, de sa blessure féconde, engendre la France hollandaise. Car ce malheur immense, au sein des -meilleurs catholiques, mit le regret, l'amour des protestants. «Dès ce -jour, dit l'un d'eux, sans connaître leur foi, j'aimai ceux de la -Religion.»</p> +meilleurs catholiques, mit le regret, l'amour des protestants. «Dès ce +jour, dit l'un d'eux, sans connaître leur foi, j'aimai ceux de la +Religion.»</p> -<p>De sorte que ce grand homme a réussi, même selon le monde. Par sa mort +<p>De sorte que ce grand homme a réussi, même selon le monde. Par sa mort triomphante, il gagna plus qu'il ne voulait.</p> -<p class="p2">Voilà la pensée de ce livre. Et plût au ciel qu'elle <span class="pagenum"><a id="pageVII" name="pageVII"></a>(p. VII)</span> nous -eût profité aussi à nous, que ces grands cœurs, si riches, nous -eussent donné quelque peu d'un tel souffle, et mis dans notre aridité +<p class="p2">Voilà la pensée de ce livre. Et plût au ciel qu'elle <span class="pagenum"><a id="pageVII" name="pageVII"></a>(p. VII)</span> nous +eût profité aussi à nous, que ces grands cœurs, si riches, nous +eussent donné quelque peu d'un tel souffle, et mis dans notre aridité un rien de leurs torrents!</p> -<p>Que si notre temps, si loin de ce temps, et si peu préparé à retrouver -l'image de ces grandeurs morales, s'en prenait à l'histoire, -l'histoire lui répondrait ce que le jeune d'Aubigné dit un jour dans -le Louvre à Catherine de Médicis, qui le voyait debout et si peu plié -devant elle: «Tu ressembles à ton père!...</p> +<p>Que si notre temps, si loin de ce temps, et si peu préparé à retrouver +l'image de ces grandeurs morales, s'en prenait à l'histoire, +l'histoire lui répondrait ce que le jeune d'Aubigné dit un jour dans +le Louvre à Catherine de Médicis, qui le voyait debout et si peu plié +devant elle: «Tu ressembles à ton père!...</p> -<p>—Dieu m'en fasse la grâce!»</p> +<p>—Dieu m'en fasse la grâce!»</p> <p>1<sup>er</sup> mars 1856.</p> <div class="quote"> - <p>Dans le prochain volume, qui me ramène aux lettres et aux - sciences et ferme le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, on trouvera une <i>Critique - générale des sources historiques</i>, de ce grand siècle si fécond, + <p>Dans le prochain volume, qui me ramène aux lettres et aux + sciences et ferme le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, on trouvera une <i>Critique + générale des sources historiques</i>, de ce grand siècle si fécond, mais si trouble. Une partie des notes que je donnerais aujourd'hui reviendrait dans cette <i>Critique</i>. Je les ajourne - jusque-là.</p> + jusque-là .</p> <p>Qu'il me suffise ici d'indiquer les principales sources - manuscrites où j'ai puisé, et qui m'ont donné spécialement les - causes et précédents, très-peu connus, de la Saint-Barthélemy: - <i>Lettres de Morillon à Granvelle</i> (c'est, jour par jour, + manuscrites où j'ai puisé, et qui m'ont donné spécialement les + causes et précédents, très-peu connus, de la Saint-Barthélemy: + <i>Lettres de Morillon à Granvelle</i> (c'est, jour par jour, l'histoire du duc d'Albe, celle des rapports de Bruxelles et de - Paris).—<i>Lettres inédites de Catherine de Médicis.</i>—<i>Extraits - des lettres de Pie V, Charles IX, etc., tirés des archives du + Paris).—<i>Lettres inédites de Catherine de Médicis.</i>—<i>Extraits + des lettres de Pie V, Charles IX, etc., tirés des archives du Vatican (en 1810)</i>, etc.</p> </div> <h1><span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> HISTOIRE DE FRANCE<br> -AU XVI<sup>e</sup> SIÈCLE</h1> +AU XVI<sup>e</sup> SIÈCLE</h1> <h3>CHAPITRE PREMIER<br> <span class="smaller">HENRI II—LA COUR ET LA FRANCE—AFFAIRE DE JARNAC<br> @@ -299,325 +261,325 @@ AU XVI<sup>e</sup> SIÈCLE</h1> <p class="poem10"> - Plus ferme foy jamais ne fut jurée<br> - À nouveau prince (ô ma seule princesse!)<br> + Plus ferme foy jamais ne fut jurée<br> + À nouveau prince (ô ma seule princesse!)<br> Que mon amour, qui vous sera sans cesse<br> - Contre le temps et la mort assurée.<br> - De fosse creuse ou de tour bien murée<br> + Contre le temps et la mort assurée.<br> + De fosse creuse ou de tour bien murée<br> N'a pas besoin de ma foy la fort'resse,<br> - Dont je vous fis dame, reine et maîtresse,<br> - Parce qu'elle est d'éternelle durée!</p> - -<p>Le nouveau règne nous met en plein roman. L'Amadis espagnol, tout -récemment traduit, imité, commenté, est sa bible chevaleresque. -L'Amadis est bien plus que lu et dévoré, il est refait en action. -Henri II rougit presque d'être fils de François I<sup>er</sup>; c'est le fils -du roi Périon, c'est le <i>Beau Ténébreux</i>. La réalité et l'histoire -<span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> sont enterrées à Saint-Denis, et libres, grâce à Dieu nous -entrons au pays des fées.</p> - -<p>Où n'atteindrons-nous pas? Les médailles du temps, les emblèmes et -devises ne parlent que d'astres et d'étoiles. La conquête du monde est -assurée; mais qu'est-ce que cela? Sur de charmants émaux, un coursier -effréné emporte Diane et Henri, aux nues? au ciel? On ne saurait le + Dont je vous fis dame, reine et maîtresse,<br> + Parce qu'elle est d'éternelle durée!</p> + +<p>Le nouveau règne nous met en plein roman. L'Amadis espagnol, tout +récemment traduit, imité, commenté, est sa bible chevaleresque. +L'Amadis est bien plus que lu et dévoré, il est refait en action. +Henri II rougit presque d'être fils de François I<sup>er</sup>; c'est le fils +du roi Périon, c'est le <i>Beau Ténébreux</i>. La réalité et l'histoire +<span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> sont enterrées à Saint-Denis, et libres, grâce à Dieu nous +entrons au pays des fées.</p> + +<p>Où n'atteindrons-nous pas? Les médailles du temps, les emblèmes et +devises ne parlent que d'astres et d'étoiles. La conquête du monde est +assurée; mais qu'est-ce que cela? Sur de charmants émaux, un coursier +effréné emporte Diane et Henri, aux nues? au ciel? On ne saurait le dire.</p> -<p>À la salamandre éternelle qui régna trente années, au <i>soleil</i> de -François I<sup>er</sup>, dont sa sœur fut le tournesol, un autre astre -succède, la lune, romanesque, équivoque, de douteuse clarté. La Diane +<p>À la salamandre éternelle qui régna trente années, au <i>soleil</i> de +François I<sup>er</sup>, dont sa sœur fut le tournesol, un autre astre +succède, la lune, romanesque, équivoque, de douteuse clarté. La Diane d'ici, en son habit de veuve, de soie blanche et soie noire, nous -représente la Diane de là-haut, comme elle, et changeante et fidèle. -La mobile influence qui régit les femmes et les mers, qui donne les -marées et parfois les tempêtes, fait nos destinées désormais. Elle en +représente la Diane de là -haut, comme elle, et changeante et fidèle. +La mobile influence qui régit les femmes et les mers, qui donne les +marées et parfois les tempêtes, fait nos destinées désormais. Elle en a le secret et nous promet de grandes choses. Sous le croissant, on -lit le calembour sublime: «Donec totum impleat <i>orbem</i>.» (Il remplira +lit le calembour sublime: «Donec totum impleat <i>orbem</i>.» (Il remplira <i>son disque</i>; ou, remplira <i>le monde</i>.)</p> -<p>Nouvelle religion, galante, astrologique. Malheur à qui n'y croit! -C'est la Diane armée et prête à frapper de ses flèches. Voyez-la à -Fontainebleau, sous son double visage: là, céleste et dans la lumière; -ici, la Diane des flammes, infernale, et la sombre Hécate. Ainsi la -fable nous traduit le roman, et le met en pleine lumière. L'Amadis -espagnol s'éclaire du reflet des bûchers.</p> +<p>Nouvelle religion, galante, astrologique. Malheur à qui n'y croit! +C'est la Diane armée et prête à frapper de ses flèches. Voyez-la à +Fontainebleau, sous son double visage: là , céleste et dans la lumière; +ici, la Diane des flammes, infernale, et la sombre Hécate. Ainsi la +fable nous traduit le roman, et le met en pleine lumière. L'Amadis +espagnol s'éclaire du reflet des bûchers.</p> <p>Nous ne sommes pas, croyez-le, dans un monde naturel, c'est un -enchantement, et c'est par suite de violentes <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> féeries et de -coups de théâtre qu'on peut le soutenir. Cette Armide de cinquante -ans, qui mène en laisse un chevalier de trente doit tous les jours -frapper de la baguette. À ce prix elle est jeune; je ne sais quelle -Jouvence incessamment la renouvelle. Elle bâtit, abat, rebâtit, +enchantement, et c'est par suite de violentes <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> féeries et de +coups de théâtre qu'on peut le soutenir. Cette Armide de cinquante +ans, qui mène en laisse un chevalier de trente doit tous les jours +frapper de la baguette. À ce prix elle est jeune; je ne sais quelle +Jouvence incessamment la renouvelle. Elle bâtit, abat, rebâtit, s'entoure de tous les arts. Elle lance la France dans d'improbables aventures. Des princes de hasard, les Guises, vont agir sous sa main, -éblouir, troubler et charmer. Surprenants magiciens, s'il reste un peu -de sens, ils sauront nous en délivrer. La France, décidément +éblouir, troubler et charmer. Surprenants magiciens, s'il reste un peu +de sens, ils sauront nous en délivrer. La France, décidément romanesque, espagnole, les remerciera de ses pertes.</p> -<p>Et d'abord elle se trouve riche à la mort de François I<sup>er</sup>. L'argent -abonde pour les fêtes. Trois fêtes coup sur coup. Fête de -l'enterrement, splendide, immense, et noblement tragique, où l'on -jette les millions. Fête du sacre, de royale largesse, où le roi -comblera ses preux. Fête d'un combat à outrance, d'un jugement de -Dieu, celle-ci sombre, sauvage et sanglante, où toute la France est -invitée.</p> - -<p>En attendant, des voyages rapides, qui sont des fêtes eux-mêmes, la -vie des chevaliers errants, dans nos forêts, de château en château, et -par les arcs de triomphe. Le vieil ami du roi, le connétable, le -prend, le mène aux délices d'Écouen, de l'Île-Adam, de Chantilly. Mais -Diane le garde à Anet. Là, entouré des Guises, enivré de fanfares, -d'emblèmes prophétiques et du rêve de la conquête du monde, les yeux -fermés, il donne les actes décisifs par lesquels l'idole signifie sa -divinité.</p> - -<p>Le premier étonna. Pendant que le feu roi, à peine <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> refroidi, -faisait son lugubre voyage de Rambouillet à Saint-Denis, vingt jours -après sa mort, on souffleta son règne, on avertit la France qu'elle +<p>Et d'abord elle se trouve riche à la mort de François I<sup>er</sup>. L'argent +abonde pour les fêtes. Trois fêtes coup sur coup. Fête de +l'enterrement, splendide, immense, et noblement tragique, où l'on +jette les millions. Fête du sacre, de royale largesse, où le roi +comblera ses preux. Fête d'un combat à outrance, d'un jugement de +Dieu, celle-ci sombre, sauvage et sanglante, où toute la France est +invitée.</p> + +<p>En attendant, des voyages rapides, qui sont des fêtes eux-mêmes, la +vie des chevaliers errants, dans nos forêts, de château en château, et +par les arcs de triomphe. Le vieil ami du roi, le connétable, le +prend, le mène aux délices d'Écouen, de l'ÃŽle-Adam, de Chantilly. Mais +Diane le garde à Anet. Là , entouré des Guises, enivré de fanfares, +d'emblèmes prophétiques et du rêve de la conquête du monde, les yeux +fermés, il donne les actes décisifs par lesquels l'idole signifie sa +divinité.</p> + +<p>Le premier étonna. Pendant que le feu roi, à peine <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> refroidi, +faisait son lugubre voyage de Rambouillet à Saint-Denis, vingt jours +après sa mort, on souffleta son règne, on avertit la France qu'elle entrait dans un nouveau monde, hors des anciennes voies, hors de toute voie, de toute tradition, qu'on supprimait le temps, qu'on retournait -d'un saut au roi Arthur, à Charlemagne.</p> - -<p>Nos rois, nos parlements, suivaient, dès le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, la grande -œuvre du droit. Récemment Charles VIII, Louis XII et François -I<sup>er</sup>, avaient écrit, rédigé nos Coutumes. Cujas mettait en face le -droit romain, et le grand Dumoulin recherchait l'unité du nôtre. Cette -révolution se réclamait du roi, se rapportait au roi, cherchait en lui -sa force. Mais voilà que le roi la dément et la répudie, et n'en veut +d'un saut au roi Arthur, à Charlemagne.</p> + +<p>Nos rois, nos parlements, suivaient, dès le <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, la grande +œuvre du droit. Récemment Charles VIII, Louis XII et François +I<sup>er</sup>, avaient écrit, rédigé nos Coutumes. Cujas mettait en face le +droit romain, et le grand Dumoulin recherchait l'unité du nôtre. Cette +révolution se réclamait du roi, se rapportait au roi, cherchait en lui +sa force. Mais voilà que le roi la dément et la répudie, et n'en veut rien savoir: tout le travail des lois, il le met sous les pieds. Il -réclame le droit de la force, le bon vieux droit gothique, la sagesse -des épreuves, la jurisprudence de l'épée. Saint Louis, tant qu'il -peut, entrave le duel juridique; Henri II (dans le siècle de la -jurisprudence!) l'autorise, le préside et l'arrange; il fait les +réclame le droit de la force, le bon vieux droit gothique, la sagesse +des épreuves, la jurisprudence de l'épée. Saint Louis, tant qu'il +peut, entrave le duel juridique; Henri II (dans le siècle de la +jurisprudence!) l'autorise, le préside et l'arrange; il fait les lices, lance les champions, selon la forme antique: Laissez-les aller, les bons combattants!</p> -<p>Une révolution si grave se fait par trois lignes informes, sans -signature, au bas d'un chiffon de défi.</p> +<p>Une révolution si grave se fait par trois lignes informes, sans +signature, au bas d'un chiffon de défi.</p> -<p>Toutefois, avec ce mot: <i>Fait en Conseil royal. Et signé Laubespin</i> -(le nom du secrétaire d'État).</p> +<p>Toutefois, avec ce mot: <i>Fait en Conseil royal. Et signé Laubespin</i> +(le nom du secrétaire d'État).</p> -<p>Et quel est ce conseil? Fort inégalement partagé entre l'ami et la -maîtresse, entre le connétable qui paraît mener tout, et Diane, -présente, agissante, par ses hommes, les Guises, qui emportent tout -en effet. <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> Montmorency gouverne à la condition d'être gouverné.</p> +<p>Et quel est ce conseil? Fort inégalement partagé entre l'ami et la +maîtresse, entre le connétable qui paraît mener tout, et Diane, +présente, agissante, par ses hommes, les Guises, qui emportent tout +en effet. <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> Montmorency gouverne à la condition d'être gouverné.</p> -<p>L'acte bizarre dont il s'agit, supposant que ce droit barbare était la -loi régnante, obligeait le sire de Jarnac de répondre au défi du sire -de la Châtaigneraie.</p> +<p>L'acte bizarre dont il s'agit, supposant que ce droit barbare était la +loi régnante, obligeait le sire de Jarnac de répondre au défi du sire +de la Châtaigneraie.</p> -<p>Jarnac, beau-frère de la duchesse d'Étampes, de la maîtresse qui s'en -va avec François I<sup>er</sup>. La Châtaigneraie, une épée connue par les -duels, un bras de première force, un dogue de combat, nourri par Henri +<p>Jarnac, beau-frère de la duchesse d'Étampes, de la maîtresse qui s'en +va avec François I<sup>er</sup>. La Châtaigneraie, une épée connue par les +duels, un bras de première force, un dogue de combat, nourri par Henri II.</p> -<p>La jeune maîtresse du vieux roi avait trop provoqué cela. Dix ans -durant, elle avait harcelé la grande Diane, en l'appelant <i>la -vieille</i>. Il y avait chez François I<sup>er</sup>, entre ses domestiques, -valets privés et rimeurs favoris, une fabrique d'épigrammes contre la -maîtresse de son fils. Un jour, on lui offrait des dents; une autre -fois on lui conseillait d'acheter des cheveux. Ces fous criblaient à -coups d'épingle une femme de mémoire implacable, qui allait être plus -que reine, et le leur rendre à coups d'épée.</p> - -<p>Il était bien facile de perdre la duchesse d'Étampes. D'abord, elle -avait été, comme le malheureux disgracié Chabot, comme Jean Du Bellay, -favorable à toutes les idées nouvelles. Elle avait une sœur -protestante, connue pour telle, et exaltée.</p> - -<p>Ensuite on avait monté contre elle de longue date une machine directe -et efficace, par quoi sa tête ne tenait qu'à un fil. On avait dit, -répété, répandu, qu'elle avait trahi le roi au traité de Crépy, que -sans elle nous aurions vaincu, que c'était elle qui avait amené -l'ennemi à dix lieues de Paris. Bruit absurde, comme le prouve Du -Bellay, mais d'autant mieux avalé par l'orgueil national, qui y +<p>La jeune maîtresse du vieux roi avait trop provoqué cela. Dix ans +durant, elle avait harcelé la grande Diane, en l'appelant <i>la +vieille</i>. Il y avait chez François I<sup>er</sup>, entre ses domestiques, +valets privés et rimeurs favoris, une fabrique d'épigrammes contre la +maîtresse de son fils. Un jour, on lui offrait des dents; une autre +fois on lui conseillait d'acheter des cheveux. Ces fous criblaient à +coups d'épingle une femme de mémoire implacable, qui allait être plus +que reine, et le leur rendre à coups d'épée.</p> + +<p>Il était bien facile de perdre la duchesse d'Étampes. D'abord, elle +avait été, comme le malheureux disgracié Chabot, comme Jean Du Bellay, +favorable à toutes les idées nouvelles. Elle avait une sœur +protestante, connue pour telle, et exaltée.</p> + +<p>Ensuite on avait monté contre elle de longue date une machine directe +et efficace, par quoi sa tête ne tenait qu'à un fil. On avait dit, +répété, répandu, qu'elle avait trahi le roi au traité de Crépy, que +sans elle nous aurions vaincu, que c'était elle qui avait amené +l'ennemi à dix lieues de Paris. Bruit absurde, comme le prouve Du +Bellay, mais d'autant mieux avalé par l'orgueil national, qui y trouvait consolation.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> Elle aurait péri sans les Guises. Déjà les gens de loi étaient -lancés sur un homme qui lui appartenait et qu'on disait agent de sa +<p><span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> Elle aurait péri sans les Guises. Déjà les gens de loi étaient +lancés sur un homme qui lui appartenait et qu'on disait agent de sa trahison. Cet homme intelligent se garda bien de disputer; il donna un -château aux Guises. Ceux-ci dès lors ajournèrent tout.</p> +château aux Guises. Ceux-ci dès lors ajournèrent tout.</p> -<p>Ils dirent que ce n'était rien de tuer la duchesse, qu'il fallait la -désespérer, qu'on ne commençait pas la chasse par les abois, qu'il -valait mieux d'abord que la bête harcelée, mordue, sentît les dents, -qu'elle eût la peur et la douleur, qu'elle versât surtout ces amères -et suprêmes larmes qui prouvent la défaite et demandent merci.</p> +<p>Ils dirent que ce n'était rien de tuer la duchesse, qu'il fallait la +désespérer, qu'on ne commençait pas la chasse par les abois, qu'il +valait mieux d'abord que la bête harcelée, mordue, sentît les dents, +qu'elle eût la peur et la douleur, qu'elle versât surtout ces amères +et suprêmes larmes qui prouvent la défaite et demandent merci.</p> -<p>La victime pouvait être mordue à deux endroits, à un d'abord. Elle -avait en Bretagne un mari de contenance qu'elle tenait là en exil, -comme gouverneur de la province. Il avait accepté la chose pour un +<p>La victime pouvait être mordue à deux endroits, à un d'abord. Elle +avait en Bretagne un mari de contenance qu'elle tenait là en exil, +comme gouverneur de la province. Il avait accepté la chose pour un gros traitement. Mais elle palpait ce traitement et le gardait. Cela, vingt ans durant. Ce mari, voyant le roi mort et sa femme perdue, -éclate alors, crie au voleur, la traîne au parlement. Voilà les deux -époux qui se gourment dans la boue, et avec eux la mémoire du feu roi. +éclate alors, crie au voleur, la traîne au parlement. Voilà les deux +époux qui se gourment dans la boue, et avec eux la mémoire du feu roi. Diane y jouit fort, au point qu'elle envoya Henri II, le roi, aux -juges, aux procureurs, dans cette sale échauffourée, pourquoi? pour -assommer une femme qui se noyait déjà.</p> +juges, aux procureurs, dans cette sale échauffourée, pourquoi? pour +assommer une femme qui se noyait déjà .</p> -<p>Autre endroit plus sensible encore où on pouvait lui enfoncer -l'aiguille, piquer la malheureuse, sans qu'elle pût crier seulement. -Pendant vingt ans, maîtresse d'un roi malade, et tristement malade, +<p>Autre endroit plus sensible encore où on pouvait lui enfoncer +l'aiguille, piquer la malheureuse, sans qu'elle pût crier seulement. +Pendant vingt ans, maîtresse d'un roi malade, et tristement malade, elle avait eu sans doute des consolations. La cour malicieuse pensait -que le consolateur devait être Jarnac, beau grand <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> jeune -homme, élégant, délicat, que la duchesse d'Étampes, pour l'avoir -toujours près d'elle, avait donné pour mari à sa sœur. Jarnac -faisait beaucoup de dépenses, menait grand train quoique son père, -vivant et remarié, ne pût être bien large. Il était trop facile de +que le consolateur devait être Jarnac, beau grand <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> jeune +homme, élégant, délicat, que la duchesse d'Étampes, pour l'avoir +toujours près d'elle, avait donné pour mari à sa sœur. Jarnac +faisait beaucoup de dépenses, menait grand train quoique son père, +vivant et remarié, ne pût être bien large. Il était trop facile de deviner qui fournissait.</p> <p>Cela compris, senti, il fallait bien se garder de la tuer. Son -ennemie, pour rien au monde, ne lui aurait coupé la tête; elle pouvait +ennemie, pour rien au monde, ne lui aurait coupé la tête; elle pouvait lui percer le cœur.</p> -<p>On n'eût pas la patience d'attendre la mort de François I<sup>er</sup>. Un an +<p>On n'eût pas la patience d'attendre la mort de François I<sup>er</sup>. Un an ou deux avant, on mit les fers au feu, Le Dauphin, instrument docile, -lança l'affaire brutalement par un mot qu'il dit à Jarnac: «Comment se -fait-il qu'un fils de famille dont le père vit encore peut faire une -telle dépense, mener un tel état?» Le jeune homme, surpris, se crut -habile et parfait courtisan en répondant une chose qu'il croyait -agréable, disant que sa belle-mère l'<i>entretenait</i>, ne lui refusait -rien. Mot équivoque, qui semblait faire entendre que Jarnac imitait -l'exemple du Dauphin, avait la femme de son père.</p> - -<p>Ce mot tombé à peine, le Dauphin le relève, le répète partout, et dans -ces termes: «Il couche avec sa belle-mère.»</p> - -<p>Un tel mot, et d'un prince, va vite. Il alla droit au père de Jarnac, -du père au fils. Sous un tel coup de foudre, le jeune homme osant +lança l'affaire brutalement par un mot qu'il dit à Jarnac: «Comment se +fait-il qu'un fils de famille dont le père vit encore peut faire une +telle dépense, mener un tel état?» Le jeune homme, surpris, se crut +habile et parfait courtisan en répondant une chose qu'il croyait +agréable, disant que sa belle-mère l'<i>entretenait</i>, ne lui refusait +rien. Mot équivoque, qui semblait faire entendre que Jarnac imitait +l'exemple du Dauphin, avait la femme de son père.</p> + +<p>Ce mot tombé à peine, le Dauphin le relève, le répète partout, et dans +ces termes: «Il couche avec sa belle-mère.»</p> + +<p>Un tel mot, et d'un prince, va vite. Il alla droit au père de Jarnac, +du père au fils. Sous un tel coup de foudre, le jeune homme osant tout, bravant tout, rois et Dauphins, jura que quiconque avait ainsi -menti était un méchant homme, un malheureux, un lâche.</p> +menti était un méchant homme, un malheureux, un lâche.</p> -<p>Tout retombait d'aplomb sur la tête du prince.</p> +<p>Tout retombait d'aplomb sur la tête du prince.</p> <p>Un roi ne se bat pas, ni un prince, un Dauphin. Mais <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> ils ne -manquent guère d'avoir des gens charmés de se battre pour eux. Henri +manquent guère d'avoir des gens charmés de se battre pour eux. Henri en avait, et par bandes. Grand lutteur et sauteur, aimant l'escrime, il choisissait ses amis sur la force du poignet, la vigueur du jarret, -la dextérité du bretteur.</p> +la dextérité du bretteur.</p> -<p>Le spécial ami du Dauphin était un homme fort, bas sur jambes et carré -d'échine, admirable lutteur, d'une roideur de bras <i>à jeter par terre -les lutteurs bretons</i>. Il avait vingt-six ans, et déjà il s'était -signalé à la guerre, surtout à Cérisoles. Quoique bravache, il était -brave, et se portait pour le plus brave. Il courait les duels, défiait +<p>Le spécial ami du Dauphin était un homme fort, bas sur jambes et carré +d'échine, admirable lutteur, d'une roideur de bras <i>à jeter par terre +les lutteurs bretons</i>. Il avait vingt-six ans, et déjà il s'était +signalé à la guerre, surtout à Cérisoles. Quoique bravache, il était +brave, et se portait pour le plus brave. Il courait les duels, défiait tout le monde. Cela en avait fait un personnage. Du reste, sans -fortune et cadet, il se faisait appeler, de la seigneurie de son aîné, -le sire de la Châtaigneraie. Il traînait après lui (aux dépens du +fortune et cadet, il se faisait appeler, de la seigneurie de son aîné, +le sire de la Châtaigneraie. Il traînait après lui (aux dépens du Dauphin) une meute de gens comme lui.</p> -<p>Le Dauphin n'eut aucun besoin de lancer la Châtaigneraie. Dès qu'il -entendit parler de l'affaire, il la fit sienne. Il soutint que c'était -à lui que Jarnac avait dit la chose, qu'il la lui avait dite cent -fois, et lui défendit de dire autrement.</p> +<p>Le Dauphin n'eut aucun besoin de lancer la Châtaigneraie. Dès qu'il +entendit parler de l'affaire, il la fit sienne. Il soutint que c'était +à lui que Jarnac avait dit la chose, qu'il la lui avait dite cent +fois, et lui défendit de dire autrement.</p> -<p>Jarnac avait quelques années de plus que la Châtaigneraie, était -beaucoup plus grand, long, délicat et faible. <i>L'autre, même sans -armes</i>, dit l'inscription mémorative du combat, l'aurait défait, -anéanti.</p> +<p>Jarnac avait quelques années de plus que la Châtaigneraie, était +beaucoup plus grand, long, délicat et faible. <i>L'autre, même sans +armes</i>, dit l'inscription mémorative du combat, l'aurait défait, +anéanti.</p> -<p>Et cependant que faire? La Châtaigneraie demandait le combat; il avait -fait grand bruit et s'était adressé au roi (c'était encore François -I<sup>er</sup>), qui défendit de passer outre. Combien de temps l'affaire +<p>Et cependant que faire? La Châtaigneraie demandait le combat; il avait +fait grand bruit et s'était adressé au roi (c'était encore François +I<sup>er</sup>), qui défendit de passer outre. Combien de temps l'affaire fut-elle suspendue? Nous l'ignorons. Mais les mots ironiques, les -gestes de mépris, les affronts, ne furent pas suspendus. <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> Car -le 12 décembre 1546, ce fut Jarnac qui, ne pouvant plus vivre, demanda -au roi de combattre. Le roi répondit qu'il ne le souffrirait jamais.</p> +gestes de mépris, les affronts, ne furent pas suspendus. <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> Car +le 12 décembre 1546, ce fut Jarnac qui, ne pouvant plus vivre, demanda +au roi de combattre. Le roi répondit qu'il ne le souffrirait jamais.</p> -<p>François I<sup>er</sup> mort (le 31 mars), quelle est la première affaire de +<p>François I<sup>er</sup> mort (le 31 mars), quelle est la première affaire de la monarchie? La grande guerre d'Allemagne apparemment, les secours -promis aux protestants? Non, nous avons bien autre chose à faire. -Charles-Quint les bat à Muhlberg. La grande affaire, c'est le duel, la +promis aux protestants? Non, nous avons bien autre chose à faire. +Charles-Quint les bat à Muhlberg. La grande affaire, c'est le duel, la mort de Jarnac, la vengeance de femme.</p> -<p>Un mot dit pendant le combat nous autorise à croire que Jarnac, -alarmé, se voyant si forte partie (et derrière le roi même), fit -l'humiliante démarche d'aller trouver son ennemie Diane et qu'il -essaya de la fléchir. Grande simplicité. Il était trois fois condamné. -Comme amant de la duchesse d'abord, mais aussi comme étant Chabot du -côté paternel, cousin de l'amiral Chabot, et par sa mère des -Saint-Gelais, parent du poète de ce nom, comme tel, affilié peut-être -à cette damnable fabrique d'épigrammes <i>contre la vieille</i>, dont nous -avons parlé.</p> - -<p>La grande dame paraît lui avoir dit, avec sa froideur apparente, -qu'elle n'y pouvait rien, que le vin était tiré et qu'il fallait le -boire, qu'il n'y avait pas de remède, puisque le roi personnellement -était en jeu <i>et qu'il ne céderait jamais</i>.</p> - -<p>Nul moyen d'en sortir que de s'humilier, de ne plus démentir -l'inceste, de confirmer l'outrage sur le front de son père, de rester +<p>Un mot dit pendant le combat nous autorise à croire que Jarnac, +alarmé, se voyant si forte partie (et derrière le roi même), fit +l'humiliante démarche d'aller trouver son ennemie Diane et qu'il +essaya de la fléchir. Grande simplicité. Il était trois fois condamné. +Comme amant de la duchesse d'abord, mais aussi comme étant Chabot du +côté paternel, cousin de l'amiral Chabot, et par sa mère des +Saint-Gelais, parent du poète de ce nom, comme tel, affilié peut-être +à cette damnable fabrique d'épigrammes <i>contre la vieille</i>, dont nous +avons parlé.</p> + +<p>La grande dame paraît lui avoir dit, avec sa froideur apparente, +qu'elle n'y pouvait rien, que le vin était tiré et qu'il fallait le +boire, qu'il n'y avait pas de remède, puisque le roi personnellement +était en jeu <i>et qu'il ne céderait jamais</i>.</p> + +<p>Nul moyen d'en sortir que de s'humilier, de ne plus démentir +l'inceste, de confirmer l'outrage sur le front de son père, de rester le plastron du roi et l'amusement de la cour.</p> <p>Celle-ci y comptait, et l'on s'en amusait d'avance. <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> Tout -était arrangé pour donner à l'affaire une publicité effroyable. On en -avait fait une fête; le roi voulait y présider et donner ce régal aux +était arrangé pour donner à l'affaire une publicité effroyable. On en +avait fait une fête; le roi voulait y présider et donner ce régal aux dames.</p> -<p>Henri II avait fait dresser les lices au centre de la France, près de +<p>Henri II avait fait dresser les lices au centre de la France, près de Paris, sur l'emplacement admirable de Saint-Germain. Ce lieu unique, -même avant qu'on bâtît la terrasse d'une lieue de long, a toujours été -un théâtre et le plus beau de nos contrées. Le plateau triomphal d'où -la forêt regarde la Seine aux cent replis reçut toute la France. Paris +même avant qu'on bâtît la terrasse d'une lieue de long, a toujours été +un théâtre et le plus beau de nos contrées. Le plateau triomphal d'où +la forêt regarde la Seine aux cent replis reçut toute la France. Paris y vint, bruyant et curieux; marchands et artisans, bourgeois et -compagnons de tout état, les deux grands peuples noirs, la robe et -l'université, celle-ci spécialement très-aigre et mécontente. Mais le +compagnons de tout état, les deux grands peuples noirs, la robe et +l'université, celle-ci spécialement très-aigre et mécontente. Mais le plus curieux, ce fut la foule de la pauvre noblesse qui, du 23 avril au 10 juillet, dans ces deux mois et demi, eut le temps de venir de toutes les provinces.</p> -<p>Étrange elle-même et vrai spectacle pour la cour. On se montrait ces -figures d'un autre âge, ces nobles revenants, dont tels pourpoints +<p>Étrange elle-même et vrai spectacle pour la cour. On se montrait ces +figures d'un autre âge, ces nobles revenants, dont tels pourpoints dataient de Louis XII et tels chevaux boitaient depuis Pavie. Le tout, -couché dans la forêt, et, parmi les cuisines odorantes, déjeunant de +couché dans la forêt, et, parmi les cuisines odorantes, déjeunant de pain sec, buvant au fleuve, faisant sur l'herbe leur sobre et pastoral banquet.</p> -<p>On devinait assez leurs pensées sérieuses. La première pour le mort, -déjà bien oublié de la nouvelle cour. Où donc était ce bel acteur, ce -grand homme au grand nez, de noble épée, de haute mine, qui, jusqu'au -dernier jour (malgré les ans, malgré Vénus, si cruelle plus lui), -avait représenté la France? Que de choses couvertes par sa fière -attitude, sa grâce et son besoin <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> de plaire, que dis-je! par le -souvenir de ses folies, passées toutes en légendes. Magnifique -hâblerie, noble farce! tout était fini, rentré dans la coulisse, et la -scène était vide.</p> - -<p>Le dernier règne, au milieu de ses fautes et de ses discordances, +<p>On devinait assez leurs pensées sérieuses. La première pour le mort, +déjà bien oublié de la nouvelle cour. Où donc était ce bel acteur, ce +grand homme au grand nez, de noble épée, de haute mine, qui, jusqu'au +dernier jour (malgré les ans, malgré Vénus, si cruelle plus lui), +avait représenté la France? Que de choses couvertes par sa fière +attitude, sa grâce et son besoin <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> de plaire, que dis-je! par le +souvenir de ses folies, passées toutes en légendes. Magnifique +hâblerie, noble farce! tout était fini, rentré dans la coulisse, et la +scène était vide.</p> + +<p>Le dernier règne, au milieu de ses fautes et de ses discordances, avait eu, au total, une harmonie fictive qui depuis avait disparu: <i>la -royauté moderne sous un roi chevalier</i>.</p> - -<p>Tant fausse que fût cette chevalerie, elle imposait. Aux choses on -opposait les mots. Si la noblesse se plaignait du gouffre dévorant de -la cour, des justices seigneuriales anéanties, on répondait par les -victoires du roi, Marignan, Cérisoles. Une police s'était créée, -secrète, d'honorables espions, qui, de chaque province, écrivait aux -<i>clercs du secret</i>. Ces secrétaires du roi, les tribunaux du roi, un -vaste établissement despotique, s'était formé, et tout au profit de la -cour. La noblesse pourtant du <i>roi-soldat</i> avait tout enduré. Lui -mort, tout cela apparaissait nouveau, et désormais intolérable.</p> - -<p>Mais, à part le gouvernement, hors de son action, une autre révolution -s'était faite, plus grande encore. En moins de cinquante ans, l'argent -multiplié, et, partant, avili, avili comme annulé la rente; rentiers -et créanciers recevaient beaucoup moins, et tout objet à vendre -coûtait plus cher. On ne pouvait plus vivre. Hutten, longtemps -auparavant, le dit déjà. La noblesse agonisait dans ses manoirs -ruinés. Et, pour comble, elle s'était énormément multipliée; les -cadets, qui jadis ne se mariaient pas, s'éteignaient au couvent ou à +royauté moderne sous un roi chevalier</i>.</p> + +<p>Tant fausse que fût cette chevalerie, elle imposait. Aux choses on +opposait les mots. Si la noblesse se plaignait du gouffre dévorant de +la cour, des justices seigneuriales anéanties, on répondait par les +victoires du roi, Marignan, Cérisoles. Une police s'était créée, +secrète, d'honorables espions, qui, de chaque province, écrivait aux +<i>clercs du secret</i>. Ces secrétaires du roi, les tribunaux du roi, un +vaste établissement despotique, s'était formé, et tout au profit de la +cour. La noblesse pourtant du <i>roi-soldat</i> avait tout enduré. Lui +mort, tout cela apparaissait nouveau, et désormais intolérable.</p> + +<p>Mais, à part le gouvernement, hors de son action, une autre révolution +s'était faite, plus grande encore. En moins de cinquante ans, l'argent +multiplié, et, partant, avili, avili comme annulé la rente; rentiers +et créanciers recevaient beaucoup moins, et tout objet à vendre +coûtait plus cher. On ne pouvait plus vivre. Hutten, longtemps +auparavant, le dit déjà . La noblesse agonisait dans ses manoirs +ruinés. Et, pour comble, elle s'était énormément multipliée; les +cadets, qui jadis ne se mariaient pas, s'éteignaient au couvent ou à la croisade, avaient fait souche (de mendiants). <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Quelle -ressource? la domesticité. Les plus adroits s'accrochaient aux -seigneurs, vivaient de miettes, léchaient les plats. Mais la plupart -étaient trop fiers encore, maladroits et sauvages; drapés dans leur -manteau percé, ils mouraient de faim noblement.</p> - -<p>Beaucoup pourtant se réveillèrent à cette grande occasion. Ils firent -ressource de leurs restes et de tout. Ils voulurent voir la royauté -nouvelle, la cour, l'abîme où s'absorbait la France.</p> - -<p>Les longs préparatifs, les interminables cérémonies qu'on avait -exhumées des livres de chevalerie, la pédantesque érudition qu'on mit -à reproduire dans leurs détails ces vieilleries gothiques, leur -donnèrent le loisir de regarder, de s'informer, et, les yeux dans les +ressource? la domesticité. Les plus adroits s'accrochaient aux +seigneurs, vivaient de miettes, léchaient les plats. Mais la plupart +étaient trop fiers encore, maladroits et sauvages; drapés dans leur +manteau percé, ils mouraient de faim noblement.</p> + +<p>Beaucoup pourtant se réveillèrent à cette grande occasion. Ils firent +ressource de leurs restes et de tout. Ils voulurent voir la royauté +nouvelle, la cour, l'abîme où s'absorbait la France.</p> + +<p>Les longs préparatifs, les interminables cérémonies qu'on avait +exhumées des livres de chevalerie, la pédantesque érudition qu'on mit +à reproduire dans leurs détails ces vieilleries gothiques, leur +donnèrent le loisir de regarder, de s'informer, et, les yeux dans les yeux, de percer cette odieuse cour de leurs tristes et haineux regards.</p> @@ -625,6464 +587,6464 @@ regards.</p> <span class="smaller">LE COUP DE JARNAC—10 JUILLET<br> 1547</span></h3> -<p>Le roi d'abord, quand on le démêlait dans la foule brillante, -étonnait, attristait à le voir. Quoique grand, fort et bien taillé, il -n'était nullement élégant. Son teint, sombre, espagnol, faisait penser -à sa captivité, rappelait l'ombre du cachot de Madrid, et ses grosses -épaules en portaient encore les basses voûtes. Visage de prison. On y -sentait aussi l'ennui que son joyeux père avait eu de faire l'amour à +<p>Le roi d'abord, quand on le démêlait dans la foule brillante, +étonnait, attristait à le voir. Quoique grand, fort et bien taillé, il +n'était nullement élégant. Son teint, sombre, espagnol, faisait penser +à sa captivité, rappelait l'ombre du cachot de Madrid, et ses grosses +épaules en portaient encore les basses voûtes. Visage de prison. On y +sentait aussi l'ennui que son joyeux père avait eu de faire l'amour à la fille du roi bourgeois, la bonne et triste Claude.</p> -<p>Au total, point méchant, mais lourdement bonasse et dépendant (voir le -buste du Louvre). On comprend qu'un tel homme, une fois lié et muselé, -on put le mener loin; que, né chien, pour plaire à ses maîtres, il put +<p>Au total, point méchant, mais lourdement bonasse et dépendant (voir le +buste du Louvre). On comprend qu'un tel homme, une fois lié et muselé, +on put le mener loin; que, né chien, pour plaire à ses maîtres, il put devenir dogue, et de ces cruels bouledogues qui mordent sans savoir pourquoi.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> Mais il y avait aussi, dans la figure vivante, une chose que -ne dit pas le buste. Le spirituel envoyé d'Espagne, le très-fin +ne dit pas le buste. Le spirituel envoyé d'Espagne, le très-fin diplomate Simon Renard, l'exprime d'un seul mot que tout le monde -comprenait alors: «Il est né <i>saturnien</i>.» Saturne, en alchimie, c'est -le lourd, vil et plat métal, le plomb. Astrologiquement, Saturne est +comprenait alors: «Il est né <i>saturnien</i>.» Saturne, en alchimie, c'est +le lourd, vil et plat métal, le plomb. Astrologiquement, Saturne est l'astre sinistre des naissances fatales, des natures malheureuses, des -vies qui doivent mal tourner, à elles-mêmes pesantes, pour les autres +vies qui doivent mal tourner, à elles-mêmes pesantes, pour les autres malencontreuses, de guignon, de triste aventure.</p> -<p>Celui-ci, être relatif, n'était que par rapport à un autre être un -astre supérieur. L'astre rassurait peu. Dans son portrait probable -(Musée de Cluny), Diane effraie plutôt de son apparente froideur. -Fille du Rhône, mais longuement <i>attrempée</i> de sagesse normande, elle +<p>Celui-ci, être relatif, n'était que par rapport à un autre être un +astre supérieur. L'astre rassurait peu. Dans son portrait probable +(Musée de Cluny), Diane effraie plutôt de son apparente froideur. +Fille du Rhône, mais longuement <i>attrempée</i> de sagesse normande, elle mit la froideur dans les mots, dans la noble attitude. Et les actes -n'en étaient que plus violents.</p> +n'en étaient que plus violents.</p> -<p>Combien elle était redoutée, on le voyait par le servile effort de la -reine italienne, la jeune Catherine de Médicis, qui ne regardait -qu'elle, et tâchait d'attraper un mot ou un sourire. Elle n'y perdait -pas ses peines, et on la rassurait. Ces deux femmes étaient un -spectacle pour les austères provinciaux qui ne comprenaient rien à ce -partage d'une impudente intimité.</p> +<p>Combien elle était redoutée, on le voyait par le servile effort de la +reine italienne, la jeune Catherine de Médicis, qui ne regardait +qu'elle, et tâchait d'attraper un mot ou un sourire. Elle n'y perdait +pas ses peines, et on la rassurait. Ces deux femmes étaient un +spectacle pour les austères provinciaux qui ne comprenaient rien à ce +partage d'une impudente intimité.</p> -<p>L'audace de Diane et son mépris de tout sentiment public, de toute +<p>L'audace de Diane et son mépris de tout sentiment public, de toute opinion, apparaissaient en une chose, c'est que, par dessus tous les -dons dont nous parlerons tout à l'heure, elle s'était fait donner un -procès—avec qui? Avec toute la France.</p> +dons dont nous parlerons tout à l'heure, elle s'était fait donner un +procès—avec qui? Avec toute la France.</p> <p>Elle se fit donner (sous le nom de son gendre) la <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> concession vague, effrayante, <i>de toutes les terres vacantes</i> au royaume. Or il -n'y avait pas un seigneur, pas une commune, qui n'eût près de soi -quelqu'une de ces terres vacantes et n'y prétendît quelque droit.</p> +n'y avait pas un seigneur, pas une commune, qui n'eût près de soi +quelqu'une de ces terres vacantes et n'y prétendît quelque droit.</p> -<p>Un quart peut-être de la France était ainsi désert, inoccupé, vacant, +<p>Un quart peut-être de la France était ainsi désert, inoccupé, vacant, litigieux.</p> -<p>On réclamait ce quart. On menaçait d'un coup deux ou trois cent mille -<i>ayants droit</i>. On leur suspendait sur la tête cet immense procès où -l'on était sûr de gagner.</p> - -<p class="p2">Telle apparut la cour, le 10 juillet au matin, pompeusement rangée sur -les estrades de Saint-Germain. On fut très-matinal. Dès six heures, -tous siégeant, les lices étaient ouvertes, et l'on procédait aux -cérémonies. Le combat n'eut lieu que le soir, fort tard, presque au -soleil couché.</p> - -<p>Nous avons heureusement un long récit de cette journée, authentique, -un procès-verbal dressé par ceux qui virent de près, par les hérauts. -Vieilleville y ajoute des faits essentiels, et Brantôme, qui est -ailleurs de si faible autorité, mérite ici quelque attention, étant -neveu de l'un des combattants, et sans doute informé -très-particulièrement de cet événement de famille.</p> - -<p>Donc, dès six heures, Guienne, le héraut, alla chercher l'assaillant, -la Châtaigneraie, qui entra dans les lices à grand bruit de trompettes -et tambours, conduit par son parrain François de Guise, et par ceux de -sa compagnie, trois cents gentilshommes, vêtus à ses couleurs, fort -éclatantes, blanc et incarnat. Il <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> <i>honora</i> le camp par dehors -et en fit le tour. Puis, il fut reconduit solennellement à son -pavillon, d'où il ne bougea plus.</p> - -<p>Quel était donc ce prince qui faisait son entrée dans un tel appareil? -Un cadet de Poitou qui était venu en chemise. «Il y avoit déjà cinq -semaines, dit Vieilleville, qu'on voyoit la Châtaigneraie faisant une -piaffe à tous odieuse et intolérable, avec une dépense excessive, -impossible, si le roi qui l'aimoit ne lui en eût donné le moyen.» -Odieuse, en effet, intolérable, lorsque c'était le juge qui prenait si +<p>On réclamait ce quart. On menaçait d'un coup deux ou trois cent mille +<i>ayants droit</i>. On leur suspendait sur la tête cet immense procès où +l'on était sûr de gagner.</p> + +<p class="p2">Telle apparut la cour, le 10 juillet au matin, pompeusement rangée sur +les estrades de Saint-Germain. On fut très-matinal. Dès six heures, +tous siégeant, les lices étaient ouvertes, et l'on procédait aux +cérémonies. Le combat n'eut lieu que le soir, fort tard, presque au +soleil couché.</p> + +<p>Nous avons heureusement un long récit de cette journée, authentique, +un procès-verbal dressé par ceux qui virent de près, par les hérauts. +Vieilleville y ajoute des faits essentiels, et Brantôme, qui est +ailleurs de si faible autorité, mérite ici quelque attention, étant +neveu de l'un des combattants, et sans doute informé +très-particulièrement de cet événement de famille.</p> + +<p>Donc, dès six heures, Guienne, le héraut, alla chercher l'assaillant, +la Châtaigneraie, qui entra dans les lices à grand bruit de trompettes +et tambours, conduit par son parrain François de Guise, et par ceux de +sa compagnie, trois cents gentilshommes, vêtus à ses couleurs, fort +éclatantes, blanc et incarnat. Il <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> <i>honora</i> le camp par dehors +et en fit le tour. Puis, il fut reconduit solennellement à son +pavillon, d'où il ne bougea plus.</p> + +<p>Quel était donc ce prince qui faisait son entrée dans un tel appareil? +Un cadet de Poitou qui était venu en chemise. «Il y avoit déjà cinq +semaines, dit Vieilleville, qu'on voyoit la Châtaigneraie faisant une +piaffe à tous odieuse et intolérable, avec une dépense excessive, +impossible, si le roi qui l'aimoit ne lui en eût donné le moyen.» +Odieuse, en effet, intolérable, lorsque c'était le juge qui prenait si scandaleusement fait et cause pour un des partis.</p> -<p>Si la tête avait tourné complétement à la Châtaigneraie, on ne peut -s'en étonner. Fou de sa fatuité propre, il l'était encore plus de la -folie commune. Le temps n'existait plus, l'affaire était finie avant -de commencer, Jarnac était tué, dans son esprit, et il ne s'occupait -que du triomphe. Il allait par la cour invitant tout le monde à son +<p>Si la tête avait tourné complétement à la Châtaigneraie, on ne peut +s'en étonner. Fou de sa fatuité propre, il l'était encore plus de la +folie commune. Le temps n'existait plus, l'affaire était finie avant +de commencer, Jarnac était tué, dans son esprit, et il ne s'occupait +que du triomphe. Il allait par la cour invitant tout le monde à son souper royal, les grands, les princes. Un Bourbon refusa.</p> -<p>Un autre des Bourbons, le duc de Vendôme, fort opposé aux Guises, -voulut relever le pauvre Jarnac, et demanda à être son parrain; mais -le roi le lui défendit. Jarnac n'eut de parrain que Boisy, le grand -écuyer, de cette famille des Bonnivet, une famille tombée, éclipsée. -Vendôme, indigné d'une partialité si manifeste et si grossière, se +<p>Un autre des Bourbons, le duc de Vendôme, fort opposé aux Guises, +voulut relever le pauvre Jarnac, et demanda à être son parrain; mais +le roi le lui défendit. Jarnac n'eut de parrain que Boisy, le grand +écuyer, de cette famille des Bonnivet, une famille tombée, éclipsée. +Vendôme, indigné d'une partialité si manifeste et si grossière, se leva, et les princes du sang le suivirent.</p> -<p>Depuis deux mois Jarnac s'était préparé à la mort, et il avait fait -de grandes dévotions. Toutefois, pour ne négliger rien, il avait fait -venir un renommé <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> maître italien qui savait des bottes secrètes -et pouvait dérouter un bretteur de profession. Cet Italien s'informa, -observa; il sut que la Châtaigneraie gardait un bras quelque peu roide -d'une ancienne blessure, et il dressa là-dessus son plan de campagne.</p> - -<p>Jarnac, étant l'<i>assailli</i>, avait droit de proposer les armes. La -question était de savoir s'il valait mieux pour lui proposer les armes -gothiques, embarrassantes et lourdes, du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, ou celles, plus -légères, qu'on portait au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>. En droit, puisqu'on renouvelait tout +<p>Depuis deux mois Jarnac s'était préparé à la mort, et il avait fait +de grandes dévotions. Toutefois, pour ne négliger rien, il avait fait +venir un renommé <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> maître italien qui savait des bottes secrètes +et pouvait dérouter un bretteur de profession. Cet Italien s'informa, +observa; il sut que la Châtaigneraie gardait un bras quelque peu roide +d'une ancienne blessure, et il dressa là -dessus son plan de campagne.</p> + +<p>Jarnac, étant l'<i>assailli</i>, avait droit de proposer les armes. La +question était de savoir s'il valait mieux pour lui proposer les armes +gothiques, embarrassantes et lourdes, du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, ou celles, plus +légères, qu'on portait au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>. En droit, puisqu'on renouvelait tout le vieil appareil, il pouvait exiger aussi les vieilles armes, comme on les portait aux combats de ce genre cent ans ou deux cents ans plus -tôt. L'autre parti ne s'y attendait pas. Il n'aurait jamais deviné que -le plus faible demandera ces armes pesantes. Brantôme assure pourtant -que la Châtaigneraie trouva dans leur roideur un obstacle qui gêna les -mouvements du bras jadis blessé.</p> - -<p>Du reste, l'Italien comptait si peu sur le succès de ce moyen, qu'à -tout hasard il en avait enseigné à Jarnac un autre, connu en Italie. -Il lui dit d'exiger deux dagues, l'une longue attachée à la cuisse, -l'autre courte, mise dans les bottines; dernière ressource de l'homme -terrassé, qu'on appelait <i>miséricorde</i>, parce qu'au moment de doute où -le vainqueur était dessus et attendait qu'il demandât merci, il +tôt. L'autre parti ne s'y attendait pas. Il n'aurait jamais deviné que +le plus faible demandera ces armes pesantes. Brantôme assure pourtant +que la Châtaigneraie trouva dans leur roideur un obstacle qui gêna les +mouvements du bras jadis blessé.</p> + +<p>Du reste, l'Italien comptait si peu sur le succès de ce moyen, qu'à +tout hasard il en avait enseigné à Jarnac un autre, connu en Italie. +Il lui dit d'exiger deux dagues, l'une longue attachée à la cuisse, +l'autre courte, mise dans les bottines; dernière ressource de l'homme +terrassé, qu'on appelait <i>miséricorde</i>, parce qu'au moment de doute où +le vainqueur était dessus et attendait qu'il demandât merci, il pouvait du bras libre tirer encore la dague et la lui mettre au ventre.</p> -<p>Les dagues furent accordées, et les cottes de mailles, les longues -épées pointues, à deux tranchants. Je ne vois pas qu'on parle de -cuissards, ni de grèves; apparemment <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> on les crut trop -pesantes, dans cette journée chaude, pour un combat à pied.</p> +<p>Les dagues furent accordées, et les cottes de mailles, les longues +épées pointues, à deux tranchants. Je ne vois pas qu'on parle de +cuissards, ni de grèves; apparemment <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> on les crut trop +pesantes, dans cette journée chaude, pour un combat à pied.</p> -<p>La difficulté et la discussion qui fut longue porta sur les gantelets +<p>La difficulté et la discussion qui fut longue porta sur les gantelets que proposa le parrain de Jarnac, longs et roides gantelets de fer, -abandonnés depuis longtemps et curiosités d'un autre âge. Il -présentait encore un vaste bouclier d'acier poli, non moins inusité -alors, mais admirable pour faire glisser l'épée d'un fougueux -assaillant, user la force et la fureur du bouillant la Châtaigneraie.</p> - -<p>Tout cela refusé de Guise, son parrain. Les juges du litige étaient -les maréchaux de France, et celui qui les présidait, le connétable. Il -y avait à parier qu'ils décideraient contre Jarnac, pour Guise (et -pour le roi). Cependant, soit par sentiment d'honneur et d'équité pour -égaler les chances, soit par entraînement pour céder à la voix -publique, les maréchaux pensèrent qu'on devait suivre, mot à mot, les +abandonnés depuis longtemps et curiosités d'un autre âge. Il +présentait encore un vaste bouclier d'acier poli, non moins inusité +alors, mais admirable pour faire glisser l'épée d'un fougueux +assaillant, user la force et la fureur du bouillant la Châtaigneraie.</p> + +<p>Tout cela refusé de Guise, son parrain. Les juges du litige étaient +les maréchaux de France, et celui qui les présidait, le connétable. Il +y avait à parier qu'ils décideraient contre Jarnac, pour Guise (et +pour le roi). Cependant, soit par sentiment d'honneur et d'équité pour +égaler les chances, soit par entraînement pour céder à la voix +publique, les maréchaux pensèrent qu'on devait suivre, mot à mot, les usages des derniers combats, et qu'on ne pouvait refuser les armes -usitées alors.</p> +usitées alors.</p> -<p>La voix du connétable était prépondérante. Qu'allait-il décider? Nous -l'avons vu bien faible et bien servile sous l'autre règne. Celui-ci -commençait, et l'on ne savait pas bien encore où pencherait la faveur. -Quoique Montmorency fût et parût le premier homme de l'État, quoique -nominalement il eût tout dans les mains, il avait vu combien +<p>La voix du connétable était prépondérante. Qu'allait-il décider? Nous +l'avons vu bien faible et bien servile sous l'autre règne. Celui-ci +commençait, et l'on ne savait pas bien encore où pencherait la faveur. +Quoique Montmorency fût et parût le premier homme de l'État, quoique +nominalement il eût tout dans les mains, il avait vu combien facilement sa grande amie Diane, et ses petits amis les Guises, -avaient enlevés Henri II, et de Chantilly, d'Écouen, maisons du -connétable, l'avaient emporté à Anet. Il avait vu encore au conseil -du 23 avril comme aisément, contre toute vraisemblance, <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> ils -tirèrent du roi l'ordre du combat, c'est-à-dire la mort de Jarnac. -S'il les laissait ainsi toujours aller, lui-même perdait terre. Homme +avaient enlevés Henri II, et de Chantilly, d'Écouen, maisons du +connétable, l'avaient emporté à Anet. Il avait vu encore au conseil +du 23 avril comme aisément, contre toute vraisemblance, <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> ils +tirèrent du roi l'ordre du combat, c'est-à -dire la mort de Jarnac. +S'il les laissait ainsi toujours aller, lui-même perdait terre. Homme de paille et simple mannequin, il lui restait d'aller planter ses choux.</p> -<p>Tout cela sans nul doute le mettait pour Jarnac. Et cependant il eût -flotté encore, redoutant d'irriter le roi, sans une très-grave +<p>Tout cela sans nul doute le mettait pour Jarnac. Et cependant il eût +flotté encore, redoutant d'irriter le roi, sans une très-grave circonstance qui bien plus droit encore saisit son cœur et dut lui -faire violemment désirer la mort de la Châtaigneraie.</p> +faire violemment désirer la mort de la Châtaigneraie.</p> -<p>Ce fait, entièrement ignoré, et qu'un rapport de dates nous a fait -découvrir, est tel:</p> +<p>Ce fait, entièrement ignoré, et qu'un rapport de dates nous a fait +découvrir, est tel:</p> -<p>Ce même jour du 23 avril où le conseil, de gré ou de force, avait cédé -au roi et livré le sang de Jarnac, Montmorency obtint, en compensation -sans doute de l'acte insensé qu'il signait, une très-haute faveur +<p>Ce même jour du 23 avril où le conseil, de gré ou de force, avait cédé +au roi et livré le sang de Jarnac, Montmorency obtint, en compensation +sans doute de l'acte insensé qu'il signait, une très-haute faveur personnelle. Le roi lui accorda pour son neveu Coligny les provisions -de la charge de colonel de l'infanterie française.</p> - -<p>Coligny, il est vrai, était très-digne. C'était un homme de trente -ans, d'une gravité extraordinaire, d'une éducation forte et savante, -d'une bravoure éprouvée et déjà couvert de blessures. Il avait pris la -tâche dure de former nos bandes de pied, largement recrutées d'hommes -effrénés et de bandits. Il passait pour cruel, dit un historien, mais -sa <i>cruauté a sauvé la vie à un million d'hommes</i>. Ses règlements, -base première de nos codes militaires, le constituent l'un des -premiers créateurs de l'infanterie nationale.</p> - -<p>Un tel neveu était une bonne fortune pour l'intrigant austère (on -verra si ce nom était dû à Montmorency). <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> Coligny avait -justement la réalité des vertus dont l'autre avait le masque. Il était -infiniment utile à celui-ci que la noblesse de province, dont Coligny -fut l'idéal, jugeât l'oncle sur le neveu. La parfaite netteté de l'un -trompait sur l'autre. On lui faisait honneur du fier génie de Coligny, -de ses paroles amères, parfois hautaines, sur la lâcheté du temps. -Celle des Guises lui fit mal au cœur quand ils mendièrent une fille -de Diane. Et il le dit très-haut.</p> - -<p>Les Guises eussent voulu à tout prix biffer ce titre que lui donnait -le roi. Ils réussirent à tenir la chose en suspens et sans exécution +de la charge de colonel de l'infanterie française.</p> + +<p>Coligny, il est vrai, était très-digne. C'était un homme de trente +ans, d'une gravité extraordinaire, d'une éducation forte et savante, +d'une bravoure éprouvée et déjà couvert de blessures. Il avait pris la +tâche dure de former nos bandes de pied, largement recrutées d'hommes +effrénés et de bandits. Il passait pour cruel, dit un historien, mais +sa <i>cruauté a sauvé la vie à un million d'hommes</i>. Ses règlements, +base première de nos codes militaires, le constituent l'un des +premiers créateurs de l'infanterie nationale.</p> + +<p>Un tel neveu était une bonne fortune pour l'intrigant austère (on +verra si ce nom était dû à Montmorency). <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> Coligny avait +justement la réalité des vertus dont l'autre avait le masque. Il était +infiniment utile à celui-ci que la noblesse de province, dont Coligny +fut l'idéal, jugeât l'oncle sur le neveu. La parfaite netteté de l'un +trompait sur l'autre. On lui faisait honneur du fier génie de Coligny, +de ses paroles amères, parfois hautaines, sur la lâcheté du temps. +Celle des Guises lui fit mal au cœur quand ils mendièrent une fille +de Diane. Et il le dit très-haut.</p> + +<p>Les Guises eussent voulu à tout prix biffer ce titre que lui donnait +le roi. Ils réussirent à tenir la chose en suspens et sans exécution pendant deux ans, pensant, dans l'intervalle, pouvoir la faire passer -à quelque favori. Or, celui du moment était la Châtaigneraie, le roi -en était engoué; ils conçurent l'idée bizarre, étrange (sotte sous -tout autre roi), de faire donner à ce bretteur, pour prix d'un coup -d'épée, une charge qui exigeait un si haut caractère, la plus austère -tenue, la moralité la plus grave, charge en réalité de juge militaire, -une épée de justice autant que de combat!</p> - -<p>Le bruit courut partout que la Châtaigneraie avait la charge, +à quelque favori. Or, celui du moment était la Châtaigneraie, le roi +en était engoué; ils conçurent l'idée bizarre, étrange (sotte sous +tout autre roi), de faire donner à ce bretteur, pour prix d'un coup +d'épée, une charge qui exigeait un si haut caractère, la plus austère +tenue, la moralité la plus grave, charge en réalité de juge militaire, +une épée de justice autant que de combat!</p> + +<p>Le bruit courut partout que la Châtaigneraie avait la charge, autrement dit, que Coligny ne l'avait plus, que l'on se moquait du -connétable, que le parti des vieux était bafoué, que tout passait à la +connétable, que le parti des vieux était bafoué, que tout passait à la jeunesse, aux Guises.</p> -<p>Il devenait très-essentiel au connétable que la Châtaigneraie fût tué. -Il approuva les armes proposées par Jarnac.</p> +<p>Il devenait très-essentiel au connétable que la Châtaigneraie fût tué. +Il approuva les armes proposées par Jarnac.</p> <p>D'instinct, il sentait bien qu'il avait la France pour <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> lui, -que toute la noblesse de province surtout eût fort mal vu la -Châtaigneraie vainqueur et colonel de l'infanterie. Pour son maître, -il le connaissait, et jugeait qu'après tout il se consolerait fort -vite du grand et cher ami, et, s'il était battu, loin de le plaindre, +que toute la noblesse de province surtout eût fort mal vu la +Châtaigneraie vainqueur et colonel de l'infanterie. Pour son maître, +il le connaissait, et jugeait qu'après tout il se consolerait fort +vite du grand et cher ami, et, s'il était battu, loin de le plaindre, lui garderait rancune.</p> -<p>La discussion fut très-longue, et ce ne fut que bien tard, au plus tôt -à sept heures du soir, qu'elle prit fin. La chaleur de juillet, la -fatigue, l'attente, avaient porté au comble l'excitation des -spectateurs. Nous avons vu ailleurs (à l'épreuve de Savonarole) le +<p>La discussion fut très-longue, et ce ne fut que bien tard, au plus tôt +à sept heures du soir, qu'elle prit fin. La chaleur de juillet, la +fatigue, l'attente, avaient porté au comble l'excitation des +spectateurs. Nous avons vu ailleurs (à l'épreuve de Savonarole) le vertige qui saisit les grandes foules dans de tels moments.</p> -<p>Enfin les cris sont faits par les hérauts aux quatre vents. Défense de +<p>Enfin les cris sont faits par les hérauts aux quatre vents. Défense de remuer, de tousser, de cracher, de faire aucun signe.</p> -<p>On les prend dans leur pavillon, on les amène en leur bizarre costume, -mêlé de deux époques, qui eût paru grotesque dans un autre moment. +<p>On les prend dans leur pavillon, on les amène en leur bizarre costume, +mêlé de deux époques, qui eût paru grotesque dans un autre moment. Personne, en celui-ci, n'avait envie de rire.</p> -<p>«Laissez-les aller, les bons combattants!» Ce mot dit, ils avancent... -Et l'on ne respire plus. On n'eût osé lever les mains au ciel, mais +<p>«Laissez-les aller, les bons combattants!» Ce mot dit, ils avancent... +Et l'on ne respire plus. On n'eût osé lever les mains au ciel, mais les yeux, les cœurs s'y dressaient.</p> <p>Les deux figures de fer marchant l'une sur l'autre (de droite, la -forte et trapue, et de gauche, la longue), la première se fendit, +forte et trapue, et de gauche, la longue), la première se fendit, poussa d'estoc et redoubla... en vain.</p> -<p>La longue, c'était Jarnac, remettant tout à Dieu, et ne se couvrant -plus de sa pointe, hasarda un coup de tranchant, déchargea son épée -(et peut-être à deux mains) sur le jarret de la Châtaigneraie.</p> +<p>La longue, c'était Jarnac, remettant tout à Dieu, et ne se couvrant +plus de sa pointe, hasarda un coup de tranchant, déchargea son épée +(et peut-être à deux mains) sur le jarret de la Châtaigneraie.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> Le coup porta si bien que celui-ci ne saisit pas le moment où -Jarnac s'était tellement découvert, et où il eût pu le transpercer. Il -chancela et <i>parut ébloyer</i>... Ce qui donna à l'autre facilité de +<p><span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> Le coup porta si bien que celui-ci ne saisit pas le moment où +Jarnac s'était tellement découvert, et où il eût pu le transpercer. Il +chancela et <i>parut ébloyer</i>... Ce qui donna à l'autre facilité de redoubler de telle force et de telle roideur que, cette fois, le -jarret fut tranché, et la jambe pendait... Il tomba lourdement à +jarret fut tranché, et la jambe pendait... Il tomba lourdement à terre.</p> -<p>«Rends-moi mon honneur! dit Jarnac, et crie merci à Dieu et au roi!... -Rends-moi mon honneur!» Mais il restait muet.</p> +<p>«Rends-moi mon honneur! dit Jarnac, et crie merci à Dieu et au roi!... +Rends-moi mon honneur!» Mais il restait muet.</p> -<p>Jarnac, le laissant là, traverse la lice et s'adresse au roi. Il met -un genou en terre: «Sire, je vous supplie que vous m'estimiez homme de -bien!... Je vous donne la Châtaigneraie. Prenez-le, Sire! Ce ne sont -que nos jeunesses qui sont cause de tout cela...»</p> +<p>Jarnac, le laissant là , traverse la lice et s'adresse au roi. Il met +un genou en terre: «Sire, je vous supplie que vous m'estimiez homme de +bien!... Je vous donne la Châtaigneraie. Prenez-le, Sire! Ce ne sont +que nos jeunesses qui sont cause de tout cela...»</p> -<p>Mais le roi ne répondit rien.</p> +<p>Mais le roi ne répondit rien.</p> -<p>Acte cruellement partial. Le vaincu que Jarnac avait épargné aurait pu -n'être qu'étourdi, se relever derrière et recommencer le combat. On +<p>Acte cruellement partial. Le vaincu que Jarnac avait épargné aurait pu +n'être qu'étourdi, se relever derrière et recommencer le combat. On lui donnait le temps de se remettre et de reprendre force.</p> <p>Le vainqueur le craignit et revint. Mais il le trouva immobile, -perdant son sang. Il se jeta près de lui à genoux, et de son gantelet -de fer se battant la poitrine, il dit et répéta: «<i>Non sum dignus, -Domine.</i>» Puis, il pria la Châtaigneraie de se reconnaître, de rentrer +perdant son sang. Il se jeta près de lui à genoux, et de son gantelet +de fer se battant la poitrine, il dit et répéta: «<i>Non sum dignus, +Domine.</i>» Puis, il pria la Châtaigneraie de se reconnaître, de rentrer en lui.</p> -<p>Il était en effet revenu à lui, mais par un accès de fureur. Il se -leva sur le genou, empoigna son épée, et, d'un mouvement désespéré, il -se ruait sur l'autre. «Ne bouge! lui dit Jarnac, je te -tuerai.»—«Tue-moi donc!» Et il retomba.</p> +<p>Il était en effet revenu à lui, mais par un accès de fureur. Il se +leva sur le genou, empoigna son épée, et, d'un mouvement désespéré, il +se ruait sur l'autre. «Ne bouge! lui dit Jarnac, je te +tuerai.»—«Tue-moi donc!» Et il retomba.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> Ce dernier mot pouvait tenter Jarnac. Qu'allait-il arriver -s'il ne le tuait? Que ce furieux, vivant et sans doute sauvé par le -roi, ne perdrait pas un jour, une heure, à peine guéri, pour tuer son -trop clément vainqueur.</p> +s'il ne le tuait? Que ce furieux, vivant et sans doute sauvé par le +roi, ne perdrait pas un jour, une heure, à peine guéri, pour tuer son +trop clément vainqueur.</p> -<p>Mais il lui répugnait de tuer cet homme par terre, l'homme du roi -d'ailleurs, qui peut-être ne le pardonnerait jamais.</p> +<p>Mais il lui répugnait de tuer cet homme par terre, l'homme du roi +d'ailleurs, qui peut-être ne le pardonnerait jamais.</p> <p>Pour la seconde fois, il retourna au roi... Lamentable spectacle!... -et se mit encore à genoux:—«Sire, Sire, je vous en prie, veuillez que +et se mit encore à genoux:—«Sire, Sire, je vous en prie, veuillez que je vous le donne, puisqu'il fut nourri dans votre maison... Estimez-moi homme de bien!... Si vous avez bataille, vous n'avez gentilhomme qui vous servira de meilleur cœur. Je vous prouverai -que je vous aime et que j'ai profité à manger votre pain.»</p> - -<p>Cette prière ne fit rien au roi. Il ne desserra pas les dents; -enveloppé d'obstination sauvage, lié de sa parole, sans doute, serf -d'esprit et de langue, misérablement enchanté.</p> - -<p>Le blessé gisait sans secours. Jarnac, y retournant, le trouva couché -dans son sang, l'épée hors de la main. Ému de son état, il lui dit: -«Châtaigneraie, mon ancien compagnon, reconnais ton Créateur, et que -nous soyons amis.» Il n'exigeait plus rien de ce mourant que de penser -à Dieu. Mais, tout mourant qu'il fût, il fit encore un mouvement -contre lui. Jarnac, du bout de son épée, écarta celle de cette bête -sauvage, épée et dague, emporta tout, remit tout aux hérauts.</p> - -<p>On voyait que la Châtaigneraie était fort mal. Il pouvait trépasser. -Jarnac, pour la troisième fois, alla au <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> roi: «Sire, au moins -pour l'amour de Dieu, prenez-le, je vous en supplie...»</p> - -<p>Le connétable, en même temps, descendu dans la lice, était allé voir -le corps, et, revenant, il dit: «Regardez, Sire; car il le faut ôter.»</p> - -<p>Mais le roi était aussi morne que le blessé. Tout le monde voyait que -la vraie partie de Jarnac, c'était le roi, et que rien n'était fait. -Un frémissement contenu de fureur et d'indignation, sans être entendu, -se voyait sur la foule, et il n'était pas une âme, tant basse et -servile fût-elle, qui ne lançât au trône une muette malédiction. -Jarnac, électrisé de ce grand flot, et mis au-dessus de lui-même, +que je vous aime et que j'ai profité à manger votre pain.»</p> + +<p>Cette prière ne fit rien au roi. Il ne desserra pas les dents; +enveloppé d'obstination sauvage, lié de sa parole, sans doute, serf +d'esprit et de langue, misérablement enchanté.</p> + +<p>Le blessé gisait sans secours. Jarnac, y retournant, le trouva couché +dans son sang, l'épée hors de la main. Ému de son état, il lui dit: +«Châtaigneraie, mon ancien compagnon, reconnais ton Créateur, et que +nous soyons amis.» Il n'exigeait plus rien de ce mourant que de penser +à Dieu. Mais, tout mourant qu'il fût, il fit encore un mouvement +contre lui. Jarnac, du bout de son épée, écarta celle de cette bête +sauvage, épée et dague, emporta tout, remit tout aux hérauts.</p> + +<p>On voyait que la Châtaigneraie était fort mal. Il pouvait trépasser. +Jarnac, pour la troisième fois, alla au <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> roi: «Sire, au moins +pour l'amour de Dieu, prenez-le, je vous en supplie...»</p> + +<p>Le connétable, en même temps, descendu dans la lice, était allé voir +le corps, et, revenant, il dit: «Regardez, Sire; car il le faut ôter.»</p> + +<p>Mais le roi était aussi morne que le blessé. Tout le monde voyait que +la vraie partie de Jarnac, c'était le roi, et que rien n'était fait. +Un frémissement contenu de fureur et d'indignation, sans être entendu, +se voyait sur la foule, et il n'était pas une âme, tant basse et +servile fût-elle, qui ne lançât au trône une muette malédiction. +Jarnac, électrisé de ce grand flot, et mis au-dessus de lui-même, oublia sa nature de courtisan timide; il fit un coup d'audace qui -désignait, marquait à la haine publique son vrai but. Il alla à Diane, -s'arrêta devant elle, et, de la lice, sur l'échafaud royal, lui lança -cette parole: «Ah! madame, vous me l'aviez dit!»</p> - -<p>Trente mille hommes la regardaient... La fascination fut brisée, la -terreur reportée sans doute où elle devait être; les écailles -tombèrent des yeux du roi: il vit la montagne de haine qui pesait sur -elle et sur lui, et, baissant les grosses épaules (qu'on lui voit dans -son buste), il jeta à Jarnac ce mot sec: «Me le donnez-vous!»</p> - -<p>Et alors le vainqueur, se jetant à genoux pour la quatrième fois: -«Oui, Sire!... <i>Suis-je pas homme de bien?...</i> Je vous le donne pour -l'amour de Dieu.»</p> - -<p>Mais le gosier du roi était comme séché. Il ne put jamais articuler: -«<i>Vous êtes homme de bien.</i>» Il éluda cette réparation et dit un mot -qui ne touchait que le <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> duel: «<i>Vous avez fait votre devoir</i>, -et vous doit être votre honneur rendu.»</p> - -<p>La foule n'y regarda pas de si près. Les cœurs se desserrèrent, les -poitrines s'ouvrirent. Le mourant était emporté, et l'on attendait +désignait, marquait à la haine publique son vrai but. Il alla à Diane, +s'arrêta devant elle, et, de la lice, sur l'échafaud royal, lui lança +cette parole: «Ah! madame, vous me l'aviez dit!»</p> + +<p>Trente mille hommes la regardaient... La fascination fut brisée, la +terreur reportée sans doute où elle devait être; les écailles +tombèrent des yeux du roi: il vit la montagne de haine qui pesait sur +elle et sur lui, et, baissant les grosses épaules (qu'on lui voit dans +son buste), il jeta à Jarnac ce mot sec: «Me le donnez-vous!»</p> + +<p>Et alors le vainqueur, se jetant à genoux pour la quatrième fois: +«Oui, Sire!... <i>Suis-je pas homme de bien?...</i> Je vous le donne pour +l'amour de Dieu.»</p> + +<p>Mais le gosier du roi était comme séché. Il ne put jamais articuler: +«<i>Vous êtes homme de bien.</i>» Il éluda cette réparation et dit un mot +qui ne touchait que le <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> duel: «<i>Vous avez fait votre devoir</i>, +et vous doit être votre honneur rendu.»</p> + +<p>La foule n'y regarda pas de si près. Les cœurs se desserrèrent, les +poitrines s'ouvrirent. Le mourant était emporté, et l'on attendait avec joie que, selon les anciens usages, le vainqueur, au son des -trompettes, fût mené par les lices en triomphe. Il y eût des -applaudissements à faire crouler le ciel. Le connétable s'enhardit à +trompettes, fût mené par les lices en triomphe. Il y eût des +applaudissements à faire crouler le ciel. Le connétable s'enhardit à parler, et rappela l'usage et ce droit du vainqueur. Mais Jarnac -frémit d'un triomphe qui l'aurait perdu pour toujours; il refusa avec -beaucoup de force: «Non, Sire, que je sois vôtre, c'est tout ce que je -veux.»</p> +frémit d'un triomphe qui l'aurait perdu pour toujours; il refusa avec +beaucoup de force: «Non, Sire, que je sois vôtre, c'est tout ce que je +veux.»</p> -<p>On le fit monter alors sur les échafauds devant le roi. Et il se jeta -encore à genoux. Henri II avait eu le temps de se remettre et de se -composer. Il l'embrassa avec cet éloge forcé: Qu'il avait combattu en -César, parlé en Aristote.</p> +<p>On le fit monter alors sur les échafauds devant le roi. Et il se jeta +encore à genoux. Henri II avait eu le temps de se remettre et de se +composer. Il l'embrassa avec cet éloge forcé: Qu'il avait combattu en +César, parlé en Aristote.</p> <p>Quelques-uns disent qu'il l'adopta vraiment et le prit en faveur. Je -ne vois point cela. À la fin de ce règne, je le vois encore simple -capitaine à Saint-Quentin, sous Coligny.</p> +ne vois point cela. À la fin de ce règne, je le vois encore simple +capitaine à Saint-Quentin, sous Coligny.</p> <p>Ce qui surprit le plus, c'est que le roi parut oublier parfaitement, -ou mépriser plutôt, son grand et cher ami. Il ne lui pardonna pas sa -défaite, le laissa dans son agonie sans lui donner le moindre signe. -Le malheureux fut si exaspéré de ce dur abandon, qu'il arracha les -bandes qu'on mettait à ses plaies, laissa couler son sang et parvint à +ou mépriser plutôt, son grand et cher ami. Il ne lui pardonna pas sa +défaite, le laissa dans son agonie sans lui donner le moindre signe. +Le malheureux fut si exaspéré de ce dur abandon, qu'il arracha les +bandes qu'on mettait à ses plaies, laissa couler son sang et parvint à mourir.</p> -<p>Il avait bu jusqu'au fond le calice par l'outrage du peuple. Dès le -soir même, son pavillon, ses tentes, <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> avaient été violemment -envahis. Le splendide souper qu'il avait préparé pour son triomphe fut -dévoré par la valetaille. Puis la foule survint, renversa les plats et -marmites, bouleversa les tables. La vaisselle d'argent, prêtée par les -grands de la cour, fut pillée, emportée. Par-dessus les voleurs, une -tourbe confuse s'acharna, cassant, brisant, déchirant et trépignant -sur les débris.</p> - -<p>On vint le dire au roi qui, ayant déjà en lui-même une grande colère -contenue, fut trop heureux de pouvoir frapper. Il lança ses archers, -sa garde, les soldats de la prévôté. Sur cette foule compacte, sans -trier ni rien éclaircir, on tomba des deux mains à coups d'épées, de -piques, de masses, de hallebardes. Confusion horrible, étouffement, -carnage indistinct dans l'obscurité.</p> - -<p>La nuit était fermée et sombre, et la foule s'écoula par la forêt et -vers Paris, ne regrettant pas son voyage, malgré ce cruel dénouement. -Bien des choses étaient éclaircies, et bien des hommes, jusque-là -suspendus, commencèrent à prendre parti, ayant vu la cour d'un côté, +<p>Il avait bu jusqu'au fond le calice par l'outrage du peuple. Dès le +soir même, son pavillon, ses tentes, <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> avaient été violemment +envahis. Le splendide souper qu'il avait préparé pour son triomphe fut +dévoré par la valetaille. Puis la foule survint, renversa les plats et +marmites, bouleversa les tables. La vaisselle d'argent, prêtée par les +grands de la cour, fut pillée, emportée. Par-dessus les voleurs, une +tourbe confuse s'acharna, cassant, brisant, déchirant et trépignant +sur les débris.</p> + +<p>On vint le dire au roi qui, ayant déjà en lui-même une grande colère +contenue, fut trop heureux de pouvoir frapper. Il lança ses archers, +sa garde, les soldats de la prévôté. Sur cette foule compacte, sans +trier ni rien éclaircir, on tomba des deux mains à coups d'épées, de +piques, de masses, de hallebardes. Confusion horrible, étouffement, +carnage indistinct dans l'obscurité.</p> + +<p>La nuit était fermée et sombre, et la foule s'écoula par la forêt et +vers Paris, ne regrettant pas son voyage, malgré ce cruel dénouement. +Bien des choses étaient éclaircies, et bien des hommes, jusque-là +suspendus, commencèrent à prendre parti, ayant vu la cour d'un côté, la France de l'autre.</p> <p>Tout ce qu'il y avait de pur, de fier, dans la noblesse de province, -d'indomptable et noblement pauvre, fut libre dès cette nuit, cheminant -d'un grand souffle, ne sentant plus sur ses épaules cette fascination -de la royauté qu'avait exercée le feu roi. Et la religion de la cour, -le catholicisme des Guises, de Diane, ne leur pesait guère. Beaucoup -se sentirent protestants, sans savoir seulement ce qu'était le +d'indomptable et noblement pauvre, fut libre dès cette nuit, cheminant +d'un grand souffle, ne sentant plus sur ses épaules cette fascination +de la royauté qu'avait exercée le feu roi. Et la religion de la cour, +le catholicisme des Guises, de Diane, ne leur pesait guère. Beaucoup +se sentirent protestants, sans savoir seulement ce qu'était le protestantisme.</p> -<p>Le petit peuple de Paris, étudiants et artisans, malgré l'horrible -averse qui avait signalé au soir la royale hospitalité, quoique plus -d'un restât sur le carreau, <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> quoique beaucoup revinssent -manchots, boiteux ou borgnes, ce peuple, avec une âpre joie, emportait -avec lui un proverbe «<i>le coup de Jarnac</i>,» qui, redit, répété partout -et dans tout l'avenir, renouvela sans cesse cette défaite de la -royauté.</p> +<p>Le petit peuple de Paris, étudiants et artisans, malgré l'horrible +averse qui avait signalé au soir la royale hospitalité, quoique plus +d'un restât sur le carreau, <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> quoique beaucoup revinssent +manchots, boiteux ou borgnes, ce peuple, avec une âpre joie, emportait +avec lui un proverbe «<i>le coup de Jarnac</i>,» qui, redit, répété partout +et dans tout l'avenir, renouvela sans cesse cette défaite de la +royauté.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> CHAPITRE III<br> <span class="smaller">DIANE.—CATHERINE.—LES GUISES<br> 1547-1559</span></h3> -<p>Quelque dompté, docile, né pour l'obéissance que parût Henri II, une +<p>Quelque dompté, docile, né pour l'obéissance que parût Henri II, une femme de quarante-neuf ans qui gouvernait un homme de trente ne -pouvait être rassurée. Elle avait grand besoin de l'occuper de rêves, -de projets, de pensées. Il y avait un malheur, c'est qu'il ne pensait +pouvait être rassurée. Elle avait grand besoin de l'occuper de rêves, +de projets, de pensées. Il y avait un malheur, c'est qu'il ne pensait point, parlait peu, et ne lisait pas. En attendant la guerre, il -fallait le jeter dans les pierres et les bâtiments.</p> - -<p>L'art avait déjà décliné. Le siècle, à son milieu, ressemblait fort à -Diane elle-même. Il suppléait par la noblesse à ce qui déjà manquait -d'agréments. En bâtiment, comme en littérature, commençait le genre -noble et le style soutenu. L'effort y est, et la grâce sérieuse. -Adieu la fantaisie. Que trouver désormais qui <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> ressemble à -Chambord, à l'exquise petite galerie de Fontainebleau? La grande salle -de bal (ou d'Henri II), toute grandiose et prophétique en ses -mystérieuses allégories, a l'effet d'une immense énigme; on fatigue, -on travaille, on sue à tâcher de comprendre.</p> - -<p>Diane refit d'abord Anet. Elle occupa le roi à lui bâtir un palais, -maison d'intimité, grande, et non gigantesque, parfaitement mesurée -aux convenances d'une noble veuve qui afficha toujours ce caractère, -et qui d'ailleurs voulait posséder, jouir sur-le-champ. Anet, -improvisé par Philibert de Lorme, entre Dreux, Évreux et Meulan, non -loin de la grande Seine, mais retiré, sur la petite rivière d'Eure, -fut tout en promenoirs, tout en rez-de-chaussée, galeries et +fallait le jeter dans les pierres et les bâtiments.</p> + +<p>L'art avait déjà décliné. Le siècle, à son milieu, ressemblait fort à +Diane elle-même. Il suppléait par la noblesse à ce qui déjà manquait +d'agréments. En bâtiment, comme en littérature, commençait le genre +noble et le style soutenu. L'effort y est, et la grâce sérieuse. +Adieu la fantaisie. Que trouver désormais qui <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> ressemble à +Chambord, à l'exquise petite galerie de Fontainebleau? La grande salle +de bal (ou d'Henri II), toute grandiose et prophétique en ses +mystérieuses allégories, a l'effet d'une immense énigme; on fatigue, +on travaille, on sue à tâcher de comprendre.</p> + +<p>Diane refit d'abord Anet. Elle occupa le roi à lui bâtir un palais, +maison d'intimité, grande, et non gigantesque, parfaitement mesurée +aux convenances d'une noble veuve qui afficha toujours ce caractère, +et qui d'ailleurs voulait posséder, jouir sur-le-champ. Anet, +improvisé par Philibert de Lorme, entre Dreux, Évreux et Meulan, non +loin de la grande Seine, mais retiré, sur la petite rivière d'Eure, +fut tout en promenoirs, tout en rez-de-chaussée, galeries et terrasses, au milieu des prairies, une maison de conversation. Du -reste, nulle plus complète; parc, taillis, bois, garennes, arbres -fruitiers, volières, fauconneries, héronnières, tout fut prévu, tout -ce qui peut distraire un grand enfant. Cours sérieuses, jardin -modique; de petits arcs rustiques s'élevaient à l'entrée des allées -principales. Une chapelle, élégante et petite, couronnait et +reste, nulle plus complète; parc, taillis, bois, garennes, arbres +fruitiers, volières, fauconneries, héronnières, tout fut prévu, tout +ce qui peut distraire un grand enfant. Cours sérieuses, jardin +modique; de petits arcs rustiques s'élevaient à l'entrée des allées +principales. Une chapelle, élégante et petite, couronnait et consacrait tout.</p> <p>L'abondance des eaux, les viviers, les canaux, qui coupaient tout -cela, égayaient la maison, plus noble que gaie cependant. Sans les -forêts voisines et les distractions de la chasse, le roi y eût trouvé -les journées longues. Elle en fit un palais de chasse, et se fit -donner, pour mettre à l'entrée, le bas-relief de cerfs, de sangliers, +cela, égayaient la maison, plus noble que gaie cependant. Sans les +forêts voisines et les distractions de la chasse, le roi y eût trouvé +les journées longues. Elle en fit un palais de chasse, et se fit +donner, pour mettre à l'entrée, le bas-relief de cerfs, de sangliers, qu'a fait Cellini pour Fontainebleau (V. au Louvre).</p> <p>Avec cela l'attrait manquait. Qui peut dire ce qui <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> fait l'attrait d'une maison, d'un lieu, d'un paysage? Pourquoi l'empereur -Charlemagne fut-il tellement épris du petit lac d'Aix-la-Chapelle, +Charlemagne fut-il tellement épris du petit lac d'Aix-la-Chapelle, sans pouvoir en tirer ses yeux? Un talisman, dit-on, y attacha son -cœur, l'y retint fasciné, amoureux et comme enchanté. Mais qui -allait créer pour Anet ce mystère et ce tout-puissant talisman?</p> +cœur, l'y retint fasciné, amoureux et comme enchanté. Mais qui +allait créer pour Anet ce mystère et ce tout-puissant talisman?</p> -<p>C'était peut-être la question du règne.</p> +<p>C'était peut-être la question du règne.</p> <p>Il fallait s'avouer les choses. Ce qui rendait surtout la maison -sérieuse, c'était l'âge de la dame. Il fallait inventer je ne sais -quel miracle de jeunesse éternelle qui troublât l'imagination et lui -donnât le change, retînt le cœur ému d'un rêve. Un rêve peut +sérieuse, c'était l'âge de la dame. Il fallait inventer je ne sais +quel miracle de jeunesse éternelle qui troublât l'imagination et lui +donnât le change, retînt le cœur ému d'un rêve. Un rêve peut supprimer le temps.</p> -<p>Diane se souvint que sa rivale, dans un problème inverse, voulant -raviver un vieillard, avait, jeune elle-même, paré sa chambre et -entouré son lit des ravissantes filles sorties du ciseau de Goujon. -Mais combien le problème était plus difficile ici, où l'objet aimé, -déjà mûr, avait besoin d'illusion, d'une Jouvence puissante, inouïe!</p> +<p>Diane se souvint que sa rivale, dans un problème inverse, voulant +raviver un vieillard, avait, jeune elle-même, paré sa chambre et +entouré son lit des ravissantes filles sorties du ciseau de Goujon. +Mais combien le problème était plus difficile ici, où l'objet aimé, +déjà mûr, avait besoin d'illusion, d'une Jouvence puissante, inouïe!</p> -<p>J'aurais voulu être à Anet quand l'imposante veuve y fit venir le -maître, lui demanda le talisman qui tromperait le roi, l'histoire et +<p>J'aurais voulu être à Anet quand l'imposante veuve y fit venir le +maître, lui demanda le talisman qui tromperait le roi, l'histoire et l'avenir.</p> <p>En parcourant d'abord ce noble palais, un peu morne, Goujon vit et -sentit la vraie grâce du lieu, les eaux vives. Le monument, dès lors, -dut être une fontaine, où l'immobile image s'aviverait sans cesse du +sentit la vraie grâce du lieu, les eaux vives. Le monument, dès lors, +dut être une fontaine, où l'immobile image s'aviverait sans cesse du mouvement de ces belles eaux, de leur gazouillement qu'elle a l'air -d'écouter.</p> +d'écouter.</p> -<p>Le gracieux génie du lieu fut ainsi évoqué du fond <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> des ondes, -une Diane, non mythologique, plutôt une fée chasseresse, jeune, -fraîche et légère, posée à peine, comme pour respirer un moment. Mais -elle y est restée plus longtemps qu'elle ne voulait, au doux murmure +<p>Le gracieux génie du lieu fut ainsi évoqué du fond <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> des ondes, +une Diane, non mythologique, plutôt une fée chasseresse, jeune, +fraîche et légère, posée à peine, comme pour respirer un moment. Mais +elle y est restée plus longtemps qu'elle ne voulait, au doux murmure des eaux; ses beaux yeux errent et nagent; et elle ne bouge plus, -rêveuse, prise elle-même à son enchantement.</p> +rêveuse, prise elle-même à son enchantement.</p> -<p>Elle est prise, et elle aime... Qui? La forêt sans doute, ou ce beau -cerf royal contre qui elle incline, appuyant à son poitrail un bouquet -négligé de fleurs. Elle aime, qui encore? Le noble lévrier qu'elle -enjambe délicatement sans vouloir le presser, d'une grâce si tendre et +<p>Elle est prise, et elle aime... Qui? La forêt sans doute, ou ce beau +cerf royal contre qui elle incline, appuyant à son poitrail un bouquet +négligé de fleurs. Elle aime, qui encore? Le noble lévrier qu'elle +enjambe délicatement sans vouloir le presser, d'une grâce si tendre et si charmante.</p> -<p>L'embarras pour l'artiste fut Diane elle-même. La statue serait-elle, +<p>L'embarras pour l'artiste fut Diane elle-même. La statue serait-elle, ou ne serait-elle pas un portrait?</p> <p>Tous les portraits sont fictifs, moins, je crois, un seul, une statue -dont je parlerai, et qui ressemble un peu à la Diane de Goujon. Dans -celle-ci, il aura gardé quelque chose des traits de la vie, une +dont je parlerai, et qui ressemble un peu à la Diane de Goujon. Dans +celle-ci, il aura gardé quelque chose des traits de la vie, une fugitive et lointaine ressemblance.</p> -<p>Le beau nez, fin, dominateur, qui tombe avec décision et d'une -autorité royale, est un trait historique. Le front fort découvert (les -cheveux étant relevés de toutes parts) est haut plutôt que large; une -résolution peu commune habite là, plutôt qu'une pensée. L'œil si -vague serait dur cependant, si la prunelle était sculptée.</p> +<p>Le beau nez, fin, dominateur, qui tombe avec décision et d'une +autorité royale, est un trait historique. Le front fort découvert (les +cheveux étant relevés de toutes parts) est haut plutôt que large; une +résolution peu commune habite là , plutôt qu'une pensée. L'œil si +vague serait dur cependant, si la prunelle était sculptée.</p> -<p>Elle est nue, et d'autant plus chaste. Virginale? Non. Elle est parée -et riche. Elle a pour vêtement un léger bracelet à son beau bras, et -sur la tête un si riche ornement, qu'il vaut un diadème. Tout l'art du +<p>Elle est nue, et d'autant plus chaste. Virginale? Non. Elle est parée +et riche. Elle a pour vêtement un léger bracelet à son beau bras, et +sur la tête un si riche ornement, qu'il vaut un diadème. Tout l'art du monde est dans sa chevelure.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> Tant d'art et de parure, et elle est nue! c'est le galant -mystère. Celle-ci n'est pas apparemment la Diane inexorable... Si -c'était une femme? Cette idée vient et trouble.</p> - -<p>L'effet était puissant, magique, dans le jardin des Augustins (Musée -des monuments français), sous la feuillée et sous l'azur du ciel. Ciel -étroit d'un jardin resserré, monastique, tout entouré d'un cloître. La -feuille au vent voilait et dévoilait ce rêve. Mais comment était-elle -là, charmante et nue? on se le demandait. La jeune et fière beauté, la -main sur son grand cerf, semblait égarée par la chasse, par le hasard, +mystère. Celle-ci n'est pas apparemment la Diane inexorable... Si +c'était une femme? Cette idée vient et trouble.</p> + +<p>L'effet était puissant, magique, dans le jardin des Augustins (Musée +des monuments français), sous la feuillée et sous l'azur du ciel. Ciel +étroit d'un jardin resserré, monastique, tout entouré d'un cloître. La +feuille au vent voilait et dévoilait ce rêve. Mais comment était-elle +là , charmante et nue? on se le demandait. La jeune et fière beauté, la +main sur son grand cerf, semblait égarée par la chasse, par le hasard, dans ce logis de moines, se reposant de la chaleur du jour, surprise... Mais n'allait-elle pas se lever?</p> -<p>L'histoire est de deux âges. Il y a le noble lai d'amour et le gai -fabliau; derrière le poème royal, un rire des vieux noëls. La figure -est sévère, vivement résolue, le sein naissant et pur. Mais, à côté, -d'autres détails font penser à la veuve. Le charme est mêlé d'ironie.</p> +<p>L'histoire est de deux âges. Il y a le noble lai d'amour et le gai +fabliau; derrière le poème royal, un rire des vieux noëls. La figure +est sévère, vivement résolue, le sein naissant et pur. Mais, à côté, +d'autres détails font penser à la veuve. Le charme est mêlé d'ironie.</p> -<p>La grande bête au bois superbe, qu'elle retient mollement sous son -bouquet de fleurs, ce cerf à l'œil vide, au front vide, aussi -passif que sa forêt, est-ce une bête royale, ou un roi tout à fait? Je +<p>La grande bête au bois superbe, qu'elle retient mollement sous son +bouquet de fleurs, ce cerf à l'œil vide, au front vide, aussi +passif que sa forêt, est-ce une bête royale, ou un roi tout à fait? Je lui trouve un air d'Henri II.</p> -<p>L'artiste, pour ce lieu de fête et d'amusement, dans sa gaieté -shakspearienne, derrière la belle nymphe, s'est donné le plaisir d'un +<p>L'artiste, pour ce lieu de fête et d'amusement, dans sa gaieté +shakspearienne, derrière la belle nymphe, s'est donné le plaisir d'un sombre repoussoir, amusante laideur. Il a soigneusement, avec un art -exquis, comme il eût sculpté Vénus même, travaillé avec complaisance -un barbet hérissé, non, un triste caniche, noir, poil <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> rude, -brèche-dent, qui réclame tout bas, comme ferait au cœur de la belle -le souvenir vulgaire d'un vieil attachement, d'une triste amitié de -mari, d'un Brézé par exemple, à qui elle promit un deuil invariable, -et qui timidement mêle à la fête d'amour quelques gémissements de -grondeuse fidélité.</p> - -<p>Voilà le monument étrange, idéal et réel, amusant, noble et ravissant, -l'enchantement diabolique et divin qui a trompé les cœurs et qui -les trouble encore, qui démentit le temps, et qui la maintint belle -jusqu'à soixante-dix ans, que dis-je, trois cents ans, jusqu'à nous.</p> - -<p>Mais laissons là le rêve, laissons la poésie. Voyons l'histoire et la -réalité.</p> - -<p>Diane, dite de Poitiers (d'après une prétention de descendre des vieux -souverains de Poitou), n'était nullement Poitevine, mais du Rhône, du -pays le plus processif de la France, le plus âpre aux affaires, le -Dauphiné du Midi. Fille de Saint-Vallier, ce brouillon qui crut -changer la dynastie, elle épousa Louis de Brézé, petit-fils de celui -qui trahit Louis XI, fils d'un Brézé qui eut une fille de France et -qui la poignarda. De tous côtés, il y avait des romans dans sa -destinée.</p> - -<p>Le sang du Rhône, intrigant, violent, fut considérablement tempéré en +exquis, comme il eût sculpté Vénus même, travaillé avec complaisance +un barbet hérissé, non, un triste caniche, noir, poil <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> rude, +brèche-dent, qui réclame tout bas, comme ferait au cœur de la belle +le souvenir vulgaire d'un vieil attachement, d'une triste amitié de +mari, d'un Brézé par exemple, à qui elle promit un deuil invariable, +et qui timidement mêle à la fête d'amour quelques gémissements de +grondeuse fidélité.</p> + +<p>Voilà le monument étrange, idéal et réel, amusant, noble et ravissant, +l'enchantement diabolique et divin qui a trompé les cœurs et qui +les trouble encore, qui démentit le temps, et qui la maintint belle +jusqu'à soixante-dix ans, que dis-je, trois cents ans, jusqu'à nous.</p> + +<p>Mais laissons là le rêve, laissons la poésie. Voyons l'histoire et la +réalité.</p> + +<p>Diane, dite de Poitiers (d'après une prétention de descendre des vieux +souverains de Poitou), n'était nullement Poitevine, mais du Rhône, du +pays le plus processif de la France, le plus âpre aux affaires, le +Dauphiné du Midi. Fille de Saint-Vallier, ce brouillon qui crut +changer la dynastie, elle épousa Louis de Brézé, petit-fils de celui +qui trahit Louis XI, fils d'un Brézé qui eut une fille de France et +qui la poignarda. De tous côtés, il y avait des romans dans sa +destinée.</p> + +<p>Le sang du Rhône, intrigant, violent, fut considérablement tempéré en elle, et <i>assagi</i> par sa transplantation dans <i>le pays de sapience</i>, -en Normandie, où elle passa les meilleures années de sa jeunesse, de -quinze à trente. Son mari, homme âgé, Louis de Brézé, était une espèce -de grand juge d'épée, sénéchal de Normandie. À la petite cour du -sénéchal et de madame la sénéchale, venaient se débattre les affaires -féodales <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> qu'on pouvait, de gré ou de force, ramener à la -suzeraineté du roi. Belle école d'affaires où elle vit sans doute -combien la justice est fructueuse. Il ne faut pas s'étonner si le -premier don qu'elle obtint d'Henri devenu roi fut un immense procès.</p> - -<p>Elle spécula habilement sur son veuvage, le porta haut, se fit -inaccessible, mit l'affiche d'un deuil éternel. Cela lui donna le +en Normandie, où elle passa les meilleures années de sa jeunesse, de +quinze à trente. Son mari, homme âgé, Louis de Brézé, était une espèce +de grand juge d'épée, sénéchal de Normandie. À la petite cour du +sénéchal et de madame la sénéchale, venaient se débattre les affaires +féodales <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> qu'on pouvait, de gré ou de force, ramener à la +suzeraineté du roi. Belle école d'affaires où elle vit sans doute +combien la justice est fructueuse. Il ne faut pas s'étonner si le +premier don qu'elle obtint d'Henri devenu roi fut un immense procès.</p> + +<p>Elle spécula habilement sur son veuvage, le porta haut, se fit +inaccessible, mit l'affiche d'un deuil éternel. Cela lui donna le Dauphin, qui aimait les places imprenables; elle le tenta par l'impossible. Et elle le garda, comment? en ne vieillissant pas.</p> -<p>Beau secret. Et pourtant on peut en donner la recette: Ne s'émouvoir -de rien, n'aimer rien, ne compatir à rien. Des passions, en garder +<p>Beau secret. Et pourtant on peut en donner la recette: Ne s'émouvoir +de rien, n'aimer rien, ne compatir à rien. Des passions, en garder seulement ce qui donne un peu de cours au sang, du plaisir sans -orages, l'amour du gain et la chasse à l'argent. Un diplomate, connu +orages, l'amour du gain et la chasse à l'argent. Un diplomate, connu par sa froideur, en jouait un peu tous les jours pour avoir, -disait-il, ces petites émotions, petits désirs, petites peurs, qui -achèvent la digestion.</p> +disait-il, ces petites émotions, petits désirs, petites peurs, qui +achèvent la digestion.</p> -<p>Donc, absence de l'âme. D'autre part, le culte du corps.</p> +<p>Donc, absence de l'âme. D'autre part, le culte du corps.</p> -<p>Le corps et la beauté, soignés uniquement, non pas mollement adorés, +<p>Le corps et la beauté, soignés uniquement, non pas mollement adorés, comme font la plupart des femmes, qui les tuent par les trop aimer; -mais virilement traités par un régime froid qui est le gardien de la +mais virilement traités par un régime froid qui est le gardien de la vie. Elle profitait des froides heures du matin, se levait de bonne -heure, usait très-largement des rafraîchissements inconnus aux dames -d'alors, en toute saison se lavait d'eau glacée. Elle se promenait -ensuite à cheval dans la rosée; puis revenait, se remettait au lit, -lisait quelque peu, déjeunait. Pour digérer et rire, elle n'avait ni +heure, usait très-largement des rafraîchissements inconnus aux dames +d'alors, en toute saison se lavait d'eau glacée. Elle se promenait +ensuite à cheval dans la rosée; puis revenait, se remettait au lit, +lisait quelque peu, déjeunait. Pour digérer et rire, elle n'avait ni nain, ni chien, ni singe, mais le cardinal de <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> Lorraine, un -garçon de vingt ans, fort gai, qui lui servait de femme de chambre et +garçon de vingt ans, fort gai, qui lui servait de femme de chambre et lui contait tous les scandales.</p> <p>Henri II trouvait bon cela, sachant parfaitement la froideur de sa -maîtresse, et regardant d'ailleurs ce petit prêtre comme une femme. -Celui-ci y trouvait son compte, et par là se faisait souffrir.</p> - -<p>Le meilleur oreiller de la grande sénéchale, c'était son intimité avec -la reine, la jeune Catherine de Médicis. Celle-ci lui appartenait; -Diane avait la clef de l'alcôve, et quand Henri II couchait chez sa -femme, c'est que Diane l'avait exigé et voulu. Cela se vit au moment -où Diane et les Guises commencèrent la guerre d'Allemagne, malgré le -connétable. Le roi n'osait rien faire contre l'avis de celui-ci. Il -fallait faire décider la chose par le conseil, qui était partagé; pour -en changer la majorité, on y voyait ajouter un membre. Mais que dirait -le connétable? On décida que le roi inopinément nommerait, et, pour -constater que la chose était bien de lui seul, spontanée et sans -influence, on le fit cette nuit coucher chez sa femme, où il fit le -matin la nomination. Ainsi Diane se mit à couvert; la majorité fut -changée; ni elle ni les Guises n'en eurent la responsabilité.</p> - -<p>Sont-ce tous les services que rendait Catherine? Non; sous François -I<sup>er</sup>, elle fut sans nul doute plus utile à Diane encore. Et comment? -Brantôme nous le dit: Elle s'attacha au vieux roi; elle l'amusa, et le -faisait causer, le suivait à la chasse, parmi ses dames favorites, -écoutant tout, <i>attrapant des secrets</i>. C'est ainsi que Diane dut -être toujours avertie, et à même de <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> déjouer à temps les trames -de son ennemie, la duchesse d'Étampes.</p> - -<p>Catherine (dans une lettre à Charles IX) loue François I<sup>er</sup> d'avoir -institué la police, d'avoir eu partout des yeux, des oreilles. -Elle-même, selon toute apparence, fut chez François I<sup>er</sup> la police +maîtresse, et regardant d'ailleurs ce petit prêtre comme une femme. +Celui-ci y trouvait son compte, et par là se faisait souffrir.</p> + +<p>Le meilleur oreiller de la grande sénéchale, c'était son intimité avec +la reine, la jeune Catherine de Médicis. Celle-ci lui appartenait; +Diane avait la clef de l'alcôve, et quand Henri II couchait chez sa +femme, c'est que Diane l'avait exigé et voulu. Cela se vit au moment +où Diane et les Guises commencèrent la guerre d'Allemagne, malgré le +connétable. Le roi n'osait rien faire contre l'avis de celui-ci. Il +fallait faire décider la chose par le conseil, qui était partagé; pour +en changer la majorité, on y voyait ajouter un membre. Mais que dirait +le connétable? On décida que le roi inopinément nommerait, et, pour +constater que la chose était bien de lui seul, spontanée et sans +influence, on le fit cette nuit coucher chez sa femme, où il fit le +matin la nomination. Ainsi Diane se mit à couvert; la majorité fut +changée; ni elle ni les Guises n'en eurent la responsabilité.</p> + +<p>Sont-ce tous les services que rendait Catherine? Non; sous François +I<sup>er</sup>, elle fut sans nul doute plus utile à Diane encore. Et comment? +Brantôme nous le dit: Elle s'attacha au vieux roi; elle l'amusa, et le +faisait causer, le suivait à la chasse, parmi ses dames favorites, +écoutant tout, <i>attrapant des secrets</i>. C'est ainsi que Diane dut +être toujours avertie, et à même de <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> déjouer à temps les trames +de son ennemie, la duchesse d'Étampes.</p> + +<p>Catherine (dans une lettre à Charles IX) loue François I<sup>er</sup> d'avoir +institué la police, d'avoir eu partout des yeux, des oreilles. +Elle-même, selon toute apparence, fut chez François I<sup>er</sup> la police de Diane, ses oreilles et ses yeux.</p> <p>Diane l'aimait tellement, qu'elle seule la soignait en ses couches et dans ses maladies. Une fois que Catherine fut en danger, on la vit -troublée, inquiète. Avec raison. Où en eût-elle jamais trouvé une +troublée, inquiète. Avec raison. Où en eût-elle jamais trouvé une pareille, si servile et si corrompue?</p> -<p>«Mais, dira-t-on, comment la jeune reine s'était-elle à ce point -donnée à sa rivale?» Pour la raison très-forte que Diane la protégeait -contre l'aversion de son mari, qui l'eût cent fois répudiée.</p> - -<p>Quand Clément VII vint en France marier sa petite-nièce, il exigea que -le mariage fût fait et consommé de suite, irrévocable, se doutant -qu'autrement il ne tiendrait guère. La petite fille de quatorze ans, -donnée à un mari de quinze, agréable, douce et docile, ayant beaucoup -d'esprit et de culture, fut mal reçue, et lui resta singulièrement -antipathique. Pourquoi? Comme roturière, du sang marchand des Médicis? -Ou bien pour sa nature menteuse, pour son caractère double et faux? +<p>«Mais, dira-t-on, comment la jeune reine s'était-elle à ce point +donnée à sa rivale?» Pour la raison très-forte que Diane la protégeait +contre l'aversion de son mari, qui l'eût cent fois répudiée.</p> + +<p>Quand Clément VII vint en France marier sa petite-nièce, il exigea que +le mariage fût fait et consommé de suite, irrévocable, se doutant +qu'autrement il ne tiendrait guère. La petite fille de quatorze ans, +donnée à un mari de quinze, agréable, douce et docile, ayant beaucoup +d'esprit et de culture, fut mal reçue, et lui resta singulièrement +antipathique. Pourquoi? Comme roturière, du sang marchand des Médicis? +Ou bien pour sa nature menteuse, pour son caractère double et faux? Non, pour un point physique.</p> -<p>Physique, mais de portée morale. On y sentait la mort; son mari -instinctivement s'en reculait, comme d'un ver, né du tombeau de +<p>Physique, mais de portée morale. On y sentait la mort; son mari +instinctivement s'en reculait, comme d'un ver, né du tombeau de l'Italie.</p> -<p>Elle était fille d'un père tellement gâté par la grande maladie du -siècle, que la mère, qui la gagna, mourut <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> en même temps que -lui au bout d'un an de mariage. La fille même était-elle en vie? +<p>Elle était fille d'un père tellement gâté par la grande maladie du +siècle, que la mère, qui la gagna, mourut <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> en même temps que +lui au bout d'un an de mariage. La fille même était-elle en vie? Froide comme le sang des morts, elle ne pouvait avoir d'enfants qu'aux -temps où la médecine défend spécialement d'en avoir.</p> +temps où la médecine défend spécialement d'en avoir.</p> -<p>On la médecina dix ans. Le célèbre Fernel ne trouva nul autre remède à -sa stérilité. On était sûr d'avoir des enfants maladifs. Henri fuyait -sa femme. Mais ce n'était pas le compte de Diane; elle avait +<p>On la médecina dix ans. Le célèbre Fernel ne trouva nul autre remède à +sa stérilité. On était sûr d'avoir des enfants maladifs. Henri fuyait +sa femme. Mais ce n'était pas le compte de Diane; elle avait horriblement peur que, Henri mourant sans enfants, son successeur ne -fût son frère, le duc d'Orléans, l'homme de la duchesse d'Étampes. En -avril 1543, lorsque Henri partait pour la guerre et pouvait être tué, +fût son frère, le duc d'Orléans, l'homme de la duchesse d'Étampes. En +avril 1543, lorsque Henri partait pour la guerre et pouvait être tué, il dut d'abord tenter un autre exploit, surmonter la nature, aborder -cette femme et lui faire ses adieux d'époux.</p> +cette femme et lui faire ses adieux d'époux.</p> -<p>Le 20 janvier 1544 naquit le fléau désiré, un roi pourri, le petit -François II, qui meurt d'un flux d'oreille et nous laisse la guerre +<p>Le 20 janvier 1544 naquit le fléau désiré, un roi pourri, le petit +François II, qui meurt d'un flux d'oreille et nous laisse la guerre civile.</p> -<p>Puis un fou naquit, Charles IX, le furieux de la Saint-Barthélemy. -Puis, un énervé, Henri III, et l'avilissement de la France.</p> +<p>Puis un fou naquit, Charles IX, le furieux de la Saint-Barthélemy. +Puis, un énervé, Henri III, et l'avilissement de la France.</p> -<p>Purgée ainsi, féconde d'enfants malades et d'enfants morts, elle-même +<p>Purgée ainsi, féconde d'enfants malades et d'enfants morts, elle-même vieillit, grasse, gaie et rieuse, dans nos effroyables malheurs.</p> -<p>Les républicains de Florence, au siége de cette ville, où elle était +<p>Les républicains de Florence, au siége de cette ville, où elle était fort jeune, l'avaient eue dans leurs mains, et plusieurs, par une -seconde vue, voulaient la tuer. Elle parut si basse, qu'on l'épargna. -Et telle elle resta, ne sachant même haïr, ne pouvant dire un mot de -vérité.</p> +seconde vue, voulaient la tuer. Elle parut si basse, qu'on l'épargna. +Et telle elle resta, ne sachant même haïr, ne pouvant dire un mot de +vérité.</p> -<p>Diane, qui la tenait par la peur, la méprisait tellement, qu'elle -trouva bon qu'on la sacrât, qu'on lui fît <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> des médailles, etc. -Elle-même, elle avait à Anet, en médaillon de marbre, cette chère +<p>Diane, qui la tenait par la peur, la méprisait tellement, qu'elle +trouva bon qu'on la sacrât, qu'on lui fît <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> des médailles, etc. +Elle-même, elle avait à Anet, en médaillon de marbre, cette chère reine, pour la toujours voir.</p> -<p>Une autre politique de cette femme avisée fut, ayant déjà l'alcôve, +<p>Une autre politique de cette femme avisée fut, ayant déjà l'alcôve, d'avoir aussi la guerre. Elle maria ses filles aux aventuriers militaires d'Ardenne ou de Lorraine, qui, se trouvant entre la France -et l'Empire, étaient chefs naturels des bandes d'Allemands qui -recrutaient nos armées. La première fille fut donnée aux La Marck, et +et l'Empire, étaient chefs naturels des bandes d'Allemands qui +recrutaient nos armées. La première fille fut donnée aux La Marck, et la seconde aux Guises.</p> -<p>Le petit Charles de Lorraine, qui n'était qu'archevêque, prit à -l'avénement le chapeau qu'on demanda à Rome, et l'on y envoya dans un -honnête exil les douze cardinaux de François I<sup>er</sup>. Tous les Guises -entrèrent au conseil. François eut la Savoie, et plus tard l'armée -d'Italie, l'entrée aux grandes aventures, le vieux champ des romans de +<p>Le petit Charles de Lorraine, qui n'était qu'archevêque, prit à +l'avénement le chapeau qu'on demanda à Rome, et l'on y envoya dans un +honnête exil les douze cardinaux de François I<sup>er</sup>. Tous les Guises +entrèrent au conseil. François eut la Savoie, et plus tard l'armée +d'Italie, l'entrée aux grandes aventures, le vieux champ des romans de la maison d'Anjou, dont il prit hardiment le nom.</p> -<p>Il n'y avait, après Montmorency, qu'un camarade de jeunesse du roi, -Saint-André, qui pût leur faire ombre. C'était un homme de luxe et de -bonne chair. Ils le soûlèrent de biens, lui firent donner en +<p>Il n'y avait, après Montmorency, qu'un camarade de jeunesse du roi, +Saint-André, qui pût leur faire ombre. C'était un homme de luxe et de +bonne chair. Ils le soûlèrent de biens, lui firent donner en gouvernement le centre de la France (Lyon, Bourbonnais, Auvergne, etc.).</p> -<p>La grosse part du gâteau fut naturellement pour la grande sénéchale.</p> - -<p>Grande véritablement, énormément rapace, miraculeusement absorbante. -La baleine, le léviathan, sont de faibles images. Elle avala Anet et -Chenonceaux, le duché de Valentinois. Mais qu'est-ce que cela? Elle -avala le don du nouveau règne, exigeant que tout ce <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> qu'on -payait pour renouvellement de charges, confirmation de priviléges, -etc., lui fût payé à elle-même. Mais qu'est cela encore? une part, et -elle voulait le tout. Elle prit la clef même du coffre, destitua le -trésorier de France, et en fit un à elle, un voleur prouvé tel à la -mort d'Henri II. Mais tant de gens avaient volé avec elle, avec lui, +<p>La grosse part du gâteau fut naturellement pour la grande sénéchale.</p> + +<p>Grande véritablement, énormément rapace, miraculeusement absorbante. +La baleine, le léviathan, sont de faibles images. Elle avala Anet et +Chenonceaux, le duché de Valentinois. Mais qu'est-ce que cela? Elle +avala le don du nouveau règne, exigeant que tout ce <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> qu'on +payait pour renouvellement de charges, confirmation de priviléges, +etc., lui fût payé à elle-même. Mais qu'est cela encore? une part, et +elle voulait le tout. Elle prit la clef même du coffre, destitua le +trésorier de France, et en fit un à elle, un voleur prouvé tel à la +mort d'Henri II. Mais tant de gens avaient volé avec elle, avec lui, que l'on n'alla jamais au fond.</p> -<p>On prit si vite ce qui pouvait se prendre, que bientôt il ne resta que -les places futures. On épia les morts. Ils avaient, dit Vieilleville, -des médecins pour tâter le pouls à tous ceux qui avaient des charges, +<p>On prit si vite ce qui pouvait se prendre, que bientôt il ne resta que +les places futures. On épia les morts. Ils avaient, dit Vieilleville, +des médecins pour tâter le pouls à tous ceux qui avaient des charges, les tenir au courant des maladies, des vacances probables, des <i>affaires</i> qu'on pouvait pousser sur les morts ou sur les vivants.</p> -<p>Trois affaires promettaient les plus beaux bénéfices:</p> +<p>Trois affaires promettaient les plus beaux bénéfices:</p> <ul class="none"> <li>1<sup>o</sup> Les confiscations sur les protestants;</li> -<li>2<sup>o</sup> Les procès pour les terres vacantes;</li> -<li>3<sup>o</sup> La punition des révoltes que produirait le désespoir.</li> +<li>2<sup>o</sup> Les procès pour les terres vacantes;</li> +<li>3<sup>o</sup> La punition des révoltes que produirait le désespoir.</li> </ul> -<p>Il y en eut une tout d'abord. Les misérables pêcheurs de Saintonge et -du Bordelais, réduits par la gabelle à ne pouvoir plus saler leur +<p>Il y en eut une tout d'abord. Les misérables pêcheurs de Saintonge et +du Bordelais, réduits par la gabelle à ne pouvoir plus saler leur poisson, leur unique nourriture, mouraient de faim; ils se -soulevèrent. Le gouverneur de Bordeaux fut tué. Occasion splendide +soulevèrent. Le gouverneur de Bordeaux fut tué. Occasion splendide d'exploiter ces provinces. On effraya d'abord Bordeaux par les -supplices, on pendit, on roua, on força les notables à déterrer le -mort avec leurs ongles. On rançonna les survivants. Le fait suivant en -dit beaucoup; on se croirait déjà aux beaux jours de Louis XIV, à la -révocation de l'édit de Nantes.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> Cinq grands seigneurs, dont l'un beau-frère de Saint-André, -apportent au maréchal de Vieilleville un brevet par lequel le roi -donne à eux et à Vieilleville la <i>confiscation de tous les usuriers et -luthériens</i> de Guienne, Limousin, Quercy, Périgord et Saintonge. -L'idée première appartenait à un certain Dubois, juge de Périgueux, -qui répondait que chacun d'eux en tirerait vingt mille écus. Dubois -promettait d'en donner moitié dans un mois. Vieilleville les remercia, -mais il tira sa dague, et l'enfonça dans le brevet à l'endroit indiqué -où était son nom. Ils rougirent et en firent autant, s'en allèrent +supplices, on pendit, on roua, on força les notables à déterrer le +mort avec leurs ongles. On rançonna les survivants. Le fait suivant en +dit beaucoup; on se croirait déjà aux beaux jours de Louis XIV, à la +révocation de l'édit de Nantes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> Cinq grands seigneurs, dont l'un beau-frère de Saint-André, +apportent au maréchal de Vieilleville un brevet par lequel le roi +donne à eux et à Vieilleville la <i>confiscation de tous les usuriers et +luthériens</i> de Guienne, Limousin, Quercy, Périgord et Saintonge. +L'idée première appartenait à un certain Dubois, juge de Périgueux, +qui répondait que chacun d'eux en tirerait vingt mille écus. Dubois +promettait d'en donner moitié dans un mois. Vieilleville les remercia, +mais il tira sa dague, et l'enfonça dans le brevet à l'endroit indiqué +où était son nom. Ils rougirent et en firent autant, s'en allèrent sans mot dire.</p> -<p>Il était rare qu'on lâchât prise ainsi. Un riche lapidaire de Tours, -qui, chaque année, allait aux foires de Lyon, préparait un magnifique +<p>Il était rare qu'on lâchât prise ainsi. Un riche lapidaire de Tours, +qui, chaque année, allait aux foires de Lyon, préparait un magnifique collier pour Soliman. Cela rendit curieux: on s'informa de sa foi, et -on ne manqua pas de trouver qu'il était protestant. L'accusateur, -prêtre de Lyon, pour assurer l'affaire, s'associa un gentilhomme qui, -d'abord, demanda en prêt une grosse somme au lapidaire, puis, refusé, -sollicita et obtint sa confiscation. Tout son bien était en -pierreries, qui disparurent. Exaspérés, les dénonciateurs le traînent -à Paris. Mais là il aurait pu acheter protection. On se hâta de le -brûler.</p> - -<p>La fructueuse spéculation de vendre des procès était poussée en grand -par Diane et les Guises, ouvertement et sans mystère. Nous avons dit -que le procès contre le confident de la duchesse d'Étampes fut lancé, -puis arrêté par le cardinal de Lorraine, qui reçut de lui une terre. -Le grand Guise, François, agit de même dans la révision qui se fit du -procès des Vaudois. <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> Grignan, gouverneur de Provence et l'un -des massacreurs, se lava en donnant son château de Grignan au -tout-puissant François. Selon toute apparence, cette réparation -singulière de la persécution par un gouvernement persécuteur n'a -d'autre explication que l'appétit de la nouvelle cour pour voler les -voleurs du règne précédent. Les vers se mangent l'un l'autre.</p> - -<p>Quelque peu porté que l'on soit à s'exagérer l'importance d'un -individu dans les grandes révolutions, on est forcé de reconnaître que -Diane a pesé cruellement dans nos destinées.</p> - -<p>Unie aux Guises, à Saint-André, à tout ce qui volait, elle forma, sous -Henri II, la ligue compacte qui, plus tard, au jour des réformes, au -jour de la nécessité, se dressa comme un mur contre la justice, rendit -tout remède impossible.</p> +on ne manqua pas de trouver qu'il était protestant. L'accusateur, +prêtre de Lyon, pour assurer l'affaire, s'associa un gentilhomme qui, +d'abord, demanda en prêt une grosse somme au lapidaire, puis, refusé, +sollicita et obtint sa confiscation. Tout son bien était en +pierreries, qui disparurent. Exaspérés, les dénonciateurs le traînent +à Paris. Mais là il aurait pu acheter protection. On se hâta de le +brûler.</p> + +<p>La fructueuse spéculation de vendre des procès était poussée en grand +par Diane et les Guises, ouvertement et sans mystère. Nous avons dit +que le procès contre le confident de la duchesse d'Étampes fut lancé, +puis arrêté par le cardinal de Lorraine, qui reçut de lui une terre. +Le grand Guise, François, agit de même dans la révision qui se fit du +procès des Vaudois. <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> Grignan, gouverneur de Provence et l'un +des massacreurs, se lava en donnant son château de Grignan au +tout-puissant François. Selon toute apparence, cette réparation +singulière de la persécution par un gouvernement persécuteur n'a +d'autre explication que l'appétit de la nouvelle cour pour voler les +voleurs du règne précédent. Les vers se mangent l'un l'autre.</p> + +<p>Quelque peu porté que l'on soit à s'exagérer l'importance d'un +individu dans les grandes révolutions, on est forcé de reconnaître que +Diane a pesé cruellement dans nos destinées.</p> + +<p>Unie aux Guises, à Saint-André, à tout ce qui volait, elle forma, sous +Henri II, la ligue compacte qui, plus tard, au jour des réformes, au +jour de la nécessité, se dressa comme un mur contre la justice, rendit +tout remède impossible.</p> <p>Par elle, la fortune des Guises (qui fut notre infortune), ne marcha -plus, elle vola. Précipitée, violente, inéluctable, par écueils, par -abîmes, cette fortune fantasque emporta la France avec elle.</p> +plus, elle vola. Précipitée, violente, inéluctable, par écueils, par +abîmes, cette fortune fantasque emporta la France avec elle.</p> -<p>À ce bizarre roman de la vieille maîtresse se lia le roman de fausse -chevalerie, de héros de fabrique, de princerie populaire, et tant de +<p>À ce bizarre roman de la vieille maîtresse se lia le roman de fausse +chevalerie, de héros de fabrique, de princerie populaire, et tant de sanglantes farces.</p> -<p>En ce pays de prose, où la vraie poésie est peu sentie, pour poésie on +<p>En ce pays de prose, où la vraie poésie est peu sentie, pour poésie on prit le roman.</p> -<p>L'influence espagnole y fit beaucoup sans doute. Mais, même avant -cette influence, le roman avait commencé.</p> +<p>L'influence espagnole y fit beaucoup sans doute. Mais, même avant +cette influence, le roman avait commencé.</p> -<p>Les Guises, assez clairement, avaient livré le mot du leur. Enfants -d'un cadet de Lorraine (d'un cinquième fils de René II), ils -dédaignèrent, comme on a vu, de <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> s'appeler <i>Lorraine</i>, et -prirent le nom d'<i>Anjou</i>. Ils en étaient, par leur aïeule, la mère de -René II. Mais se nommer <i>Anjou</i>, c'était promettre plus que les livres +<p>Les Guises, assez clairement, avaient livré le mot du leur. Enfants +d'un cadet de Lorraine (d'un cinquième fils de René II), ils +dédaignèrent, comme on a vu, de <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> s'appeler <i>Lorraine</i>, et +prirent le nom d'<i>Anjou</i>. Ils en étaient, par leur aïeule, la mère de +René II. Mais se nommer <i>Anjou</i>, c'était promettre plus que les livres de la Table ronde.</p> -<p>Cela commence au frère du roi fou, Charles VI, Louis d'Anjou, qui +<p>Cela commence au frère du roi fou, Charles VI, Louis d'Anjou, qui ruine la France pour manquer l'Italie.</p> -<p>Puis vient le fameux roi René d'Anjou, <i>le bon</i> et le prodigue, -souvenir populaire, René roi de Jérusalem, René le prisonnier, délivré +<p>Puis vient le fameux roi René d'Anjou, <i>le bon</i> et le prodigue, +souvenir populaire, René roi de Jérusalem, René le prisonnier, délivré par sa femme, etc., etc.</p> <p>Son fils Jean de Calabre, sa fille Marguerite d'Anjou, la furie -d'Angleterre, le petit-fils enfin, René II, à qui les lances des -Suisses donnèrent le grand succès de la chute du Téméraire: c'étaient -là des légendes propres à troubler l'esprit des Guises. Elles leur -furent sans nul doute ressassées par leur ambitieuse mère, par leurs -chroniqueurs domestiques. Leurs démarches, toujours hasardées fort au -delà de leur situation, furent visiblement en rapport avec ce royal -passé dont ils faisaient leur point de départ.</p> - -<p>Avec le mot <i>Anjou</i>, ils pouvaient réclamer cinq ou six provinces de -France et cinq ou six trônes d'Europe. En attendant, avaient-ils des -chemises? Leur père Claude arriva fort nu en France, point apanagé de -Lorraine. C'était un bon soldat. On lui donna des postes de confiance, -des établissements aux frontières champenoises, picardes et normandes. -On supposait qu'il pouvait commander nos Allemands, suppléer les La -Marck, de quoi il s'acquitta fort mal à Marignan. Déjà auparavant, le -bon roi Louis XII l'avait hautement marié en lui donnant Antoinette -de Bourbon. <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> Cette Bourbon était petite-fille par sa mère du -fameux connétable de Saint-Pol, le grand traître du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle. Elle -en avait le sang, avec une violence sinistre qu'elle fit passer à ses -enfants. C'est elle qui décidera le massacre de Vassy.</p> - -<p>Je n'hésite nullement à rapporter à Antoinette l'audacieuse initiative -que prit son mari Claude pendant la captivité de François I<sup>er</sup>; de -lui-même, il ne l'eût pas prise. Chargé de couvrir nos frontières de -l'Est avec les débris de Pavie, sans ordre, il sortit du royaume, -traversa toute la Lorraine, et, s'unissant au duc son frère, près de -Saverne, frappa le coup le plus sanglant sur les paysans insurgés. Un -témoin oculaire dit: «J'en vis passer dix-huit mille au fil de -l'épée.» On reprit Saverne, qui était à l'église de Strasbourg; on -rendit à l'évêque, au chapitre, aux seigneurs ecclésiastiques que -poursuivaient les paysans, un service d'immortelle mémoire, et non -moins grand à l'Empereur; ce torrent débordé fut descendu aux +d'Angleterre, le petit-fils enfin, René II, à qui les lances des +Suisses donnèrent le grand succès de la chute du Téméraire: c'étaient +là des légendes propres à troubler l'esprit des Guises. Elles leur +furent sans nul doute ressassées par leur ambitieuse mère, par leurs +chroniqueurs domestiques. Leurs démarches, toujours hasardées fort au +delà de leur situation, furent visiblement en rapport avec ce royal +passé dont ils faisaient leur point de départ.</p> + +<p>Avec le mot <i>Anjou</i>, ils pouvaient réclamer cinq ou six provinces de +France et cinq ou six trônes d'Europe. En attendant, avaient-ils des +chemises? Leur père Claude arriva fort nu en France, point apanagé de +Lorraine. C'était un bon soldat. On lui donna des postes de confiance, +des établissements aux frontières champenoises, picardes et normandes. +On supposait qu'il pouvait commander nos Allemands, suppléer les La +Marck, de quoi il s'acquitta fort mal à Marignan. Déjà auparavant, le +bon roi Louis XII l'avait hautement marié en lui donnant Antoinette +de Bourbon. <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> Cette Bourbon était petite-fille par sa mère du +fameux connétable de Saint-Pol, le grand traître du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle. Elle +en avait le sang, avec une violence sinistre qu'elle fit passer à ses +enfants. C'est elle qui décidera le massacre de Vassy.</p> + +<p>Je n'hésite nullement à rapporter à Antoinette l'audacieuse initiative +que prit son mari Claude pendant la captivité de François I<sup>er</sup>; de +lui-même, il ne l'eût pas prise. Chargé de couvrir nos frontières de +l'Est avec les débris de Pavie, sans ordre, il sortit du royaume, +traversa toute la Lorraine, et, s'unissant au duc son frère, près de +Saverne, frappa le coup le plus sanglant sur les paysans insurgés. Un +témoin oculaire dit: «J'en vis passer dix-huit mille au fil de +l'épée.» On reprit Saverne, qui était à l'église de Strasbourg; on +rendit à l'évêque, au chapitre, aux seigneurs ecclésiastiques que +poursuivaient les paysans, un service d'immortelle mémoire, et non +moins grand à l'Empereur; ce torrent débordé fut descendu aux Pays-Bas.</p> -<p>Le roi fut étonné plus que satisfait d'un tel acte, de cet excès de -zèle. Était-ce lui qu'on avait servi en étouffant l'insurrection qui -aurait pu donner à Charles-Quint de si graves embarras? Il s'en +<p>Le roi fut étonné plus que satisfait d'un tel acte, de cet excès de +zèle. Était-ce lui qu'on avait servi en étouffant l'insurrection qui +aurait pu donner à Charles-Quint de si graves embarras? Il s'en souvint, et, depuis lors, jamais ne fut bien pour les Guises.</p> -<p>Le clergé s'en souvint aussi. À la première occasion, il travailla -pour eux. Le roi d'Écosse, Jacques V, veuf d'une fille de François -I<sup>er</sup>, qu'il aimait fort, était pressé par les siens de se remarier -et ne voulait qu'une Française. Il demandait une Bourbon. Ses prêtres -d'Écosse firent si bien, qu'en place il accepta Marie, la sœur des +<p>Le clergé s'en souvint aussi. À la première occasion, il travailla +pour eux. Le roi d'Écosse, Jacques V, veuf d'une fille de François +I<sup>er</sup>, qu'il aimait fort, était pressé par les siens de se remarier +et ne voulait qu'une Française. Il demandait une Bourbon. Ses prêtres +d'Écosse firent si bien, qu'en place il accepta Marie, la sœur des Guises.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> Ceux-ci, dans ce hasard heureux, faufilés entre deux amours, -se trouvèrent sur le trône, par la grâce du clergé, grands et +<p><span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> Ceux-ci, dans ce hasard heureux, faufilés entre deux amours, +se trouvèrent sur le trône, par la grâce du clergé, grands et importants par leur sœur, dont la France avait besoin contre -l'Angleterre, et qui, bientôt veuve, régente au nom de la petite Marie -Stuart, fut courtisée pour livrer cette enfant avec la couronne -d'Écosse.</p> +l'Angleterre, et qui, bientôt veuve, régente au nom de la petite Marie +Stuart, fut courtisée pour livrer cette enfant avec la couronne +d'Écosse.</p> -<p>Les Guises n'étaient pas moins de douze. Douze fortunes à faire! -N'ayant pas la faveur du roi, ils se glissèrent par le dauphin Henri, -se donnèrent à Diane, mendièrent la main d'une fille de Diane. Cette -alliance les enhardit au point que François de Guise (dit-on) fit -promettre à ce simple Henri <i>de lui restituer la Provence</i>!</p> +<p>Les Guises n'étaient pas moins de douze. Douze fortunes à faire! +N'ayant pas la faveur du roi, ils se glissèrent par le dauphin Henri, +se donnèrent à Diane, mendièrent la main d'une fille de Diane. Cette +alliance les enhardit au point que François de Guise (dit-on) fit +promettre à ce simple Henri <i>de lui restituer la Provence</i>!</p> -<p>Ils comptaient bien aux noces prendre le manteau de prince. François +<p>Ils comptaient bien aux noces prendre le manteau de prince. François I<sup>er</sup> fut inflexible, et il leur fallut attendre sa mort. Princes -alors, malgré les vrais princes, malgré le parlement, ils ne s'en +alors, malgré les vrais princes, malgré le parlement, ils ne s'en contentent plus. Ils veulent marcher de front avec le premier prince -du sang, Bourbon-Vendôme, père d'Henri IV.</p> +du sang, Bourbon-Vendôme, père d'Henri IV.</p> -<p>La devise du cardinal de Lorraine était un lierre autour d'un arbre. -Image naïve des Guises recherchant les Bourbons, les étreignant par -alliance, et peu à peu les étouffant.</p> +<p>La devise du cardinal de Lorraine était un lierre autour d'un arbre. +Image naïve des Guises recherchant les Bourbons, les étreignant par +alliance, et peu à peu les étouffant.</p> -<p>Leur audace séduisit la France. Quoique éminemment faux, et tout -mensonge, ils plurent par le succès et l'à-propos. On leur crut le -suprême don que plus tard Mazarin voulait d'un général plus qu'aucun -solide mérite, disant toujours: Est-il <i>heureux</i>?</p> +<p>Leur audace séduisit la France. Quoique éminemment faux, et tout +mensonge, ils plurent par le succès et l'à -propos. On leur crut le +suprême don que plus tard Mazarin voulait d'un général plus qu'aucun +solide mérite, disant toujours: Est-il <i>heureux</i>?</p> -<p>François de Guise, excellent homme de guerre, n'eut pas cependant -occasion de faire la grande guerre stratégique. Metz et Calais, deux -succès de détails, bien <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> réussis, enlevèrent l'opinion. Un -immense parti, qui avait besoin d'un héros, reprit la chose en +<p>François de Guise, excellent homme de guerre, n'eut pas cependant +occasion de faire la grande guerre stratégique. Metz et Calais, deux +succès de détails, bien <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> réussis, enlevèrent l'opinion. Un +immense parti, qui avait besoin d'un héros, reprit la chose en chœur, la chanta pendant cinquante ans, en assourdit l'histoire.</p> -<p>À voir pourtant cette servilité au honteux combat de Jarnac, à voir -son affaire de Grignan qu'il lava pour argent, à voir cette attention -aux petits gains, aux petites affaires de ses fiefs (<i>Mém. de Guise</i>), -j'ai de la peine à croire que, sous cette bravoure, sous cet éclat, un +<p>À voir pourtant cette servilité au honteux combat de Jarnac, à voir +son affaire de Grignan qu'il lava pour argent, à voir cette attention +aux petits gains, aux petites affaires de ses fiefs (<i>Mém. de Guise</i>), +j'ai de la peine à croire que, sous cette bravoure, sous cet éclat, un grand cœur ait battu.</p> -<p>C'est ce qui distinguait fort les Guises de leurs aïeux d'Anjou, et +<p>C'est ce qui distinguait fort les Guises de leurs aïeux d'Anjou, et qui, dans leur plus haute fortune, les signalait toujours comme -<i>parvenus</i>. Ils n'étaient pas tellement ambitieux dans le grand, -qu'ils ne fussent âprement avides, rapaces, crochus, dans le petit. -Tout-puissants même, et rois de France, on les vit palper sans rougir -les menus profits de la royauté. Leur sœur d'Écosse, et vraie +<i>parvenus</i>. Ils n'étaient pas tellement ambitieux dans le grand, +qu'ils ne fussent âprement avides, rapaces, crochus, dans le petit. +Tout-puissants même, et rois de France, on les vit palper sans rougir +les menus profits de la royauté. Leur sœur d'Écosse, et vraie sœur en ceci, les en gronde, surtout leur reproche de ne pas lui faire part et de ne voler que pour eux.</p> <p>Nous ne suivons pas les satires protestantes, mais bien l'opinion -catholique indépendante, celle des Tavannes, par exemple, des +catholique indépendante, celle des Tavannes, par exemple, des Espagnols, du duc d'Albe, qui parle du cardinal de Lorraine comme d'un petit brouillon avec qui on ne peut traiter. Il en dit ces propres -paroles: «En disgrâce, il n'est bon à rien. En faveur, il est -insolent, et ne reconnaît plus personne.» (Lettre du 18 juillet 1572.)</p> +paroles: «En disgrâce, il n'est bon à rien. En faveur, il est +insolent, et ne reconnaît plus personne.» (Lettre du 18 juillet 1572.)</p> -<p>Ce que les frères eurent de meilleur, ce fut l'entente et l'unité -d'efforts. La division du travail et des rôles était parfaite entre -eux. Le second, Charles, et le troisième, Aumale, le gendre de Diane, +<p>Ce que les frères eurent de meilleur, ce fut l'entente et l'unité +d'efforts. La division du travail et des rôles était parfaite entre +eux. Le second, Charles, et le troisième, Aumale, le gendre de Diane, la tenaient par <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> elle et sa fille. Ils n'en bougeaient, surtout -le jeune cardinal. Ils assuraient à François, le héros, le vrai champ -de bataille des affaires, à savoir la chambre à coucher, <i>ces douze -pieds carrés qui</i> (disait Richelieu) <i>donnent plus d'embarras que -l'Europe</i>. Le jeune cardinal, entre le roi et Diane, était de tout en -tiers; il mêlait à tout ses gambades, et tenait son frère, le héros, -très-informé, sans sortir de son rôle, et gardant la bonne attitude -d'un militaire étranger aux intrigues.</p> - -<p>Nulle affaire lucrative non plus ne passait là sans qu'ils fussent à -même d'en happer quelque chose. Ce qu'ils en tirèrent, Dieu le sait. -Pour ne parler que du cardinal, on put croire qu'il serait peu à peu -le seul évêque de France. Il arriva sous Charles IX à réunir <i>douze -siéges, dont trois archevêchés</i>, les grands siéges archiépiscopaux de -Reims, de Lyon et de Narbonne; à l'est, les riches évêchés germaniques -de Metz, Toul et Verdun; au midi, Valence, Alby, Agen; à l'ouest, -enfin, Luçon, Nantes.</p> - -<p>Mais ce mot d'<i>évêché</i> ne donne guère une idée de la réalité d'alors; -les trois de l'est étaient de riches principautés d'Empire, grasses à +le jeune cardinal. Ils assuraient à François, le héros, le vrai champ +de bataille des affaires, à savoir la chambre à coucher, <i>ces douze +pieds carrés qui</i> (disait Richelieu) <i>donnent plus d'embarras que +l'Europe</i>. Le jeune cardinal, entre le roi et Diane, était de tout en +tiers; il mêlait à tout ses gambades, et tenait son frère, le héros, +très-informé, sans sortir de son rôle, et gardant la bonne attitude +d'un militaire étranger aux intrigues.</p> + +<p>Nulle affaire lucrative non plus ne passait là sans qu'ils fussent à +même d'en happer quelque chose. Ce qu'ils en tirèrent, Dieu le sait. +Pour ne parler que du cardinal, on put croire qu'il serait peu à peu +le seul évêque de France. Il arriva sous Charles IX à réunir <i>douze +siéges, dont trois archevêchés</i>, les grands siéges archiépiscopaux de +Reims, de Lyon et de Narbonne; à l'est, les riches évêchés germaniques +de Metz, Toul et Verdun; au midi, Valence, Alby, Agen; à l'ouest, +enfin, Luçon, Nantes.</p> + +<p>Mais ce mot d'<i>évêché</i> ne donne guère une idée de la réalité d'alors; +les trois de l'est étaient de riches principautés d'Empire, grasses à ce point, qu'en 1564, voulant s'assurer le duc de Lorraine, le cardinal, sur Verdun seulement, put lui donner en fiefs vacants un -don de deux cent mille écus. (Granvelle, VIII, 305.)</p> +don de deux cent mille écus. (Granvelle, VIII, 305.)</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> CHAPITRE IV<br> <span class="smaller">L'INTRIGUE ESPAGNOLE<br> 1547-1559</span></h3> -<p>J'ai donné les acteurs, ce semble. Il ne me reste qu'à commencer le -drame. Selon la méthode ordinaire, je dois, dès ce moment, entamer le -récit de l'imbroglio politique.</p> +<p>J'ai donné les acteurs, ce semble. Il ne me reste qu'à commencer le +drame. Selon la méthode ordinaire, je dois, dès ce moment, entamer le +récit de l'imbroglio politique.</p> -<p>C'est le conseil que le lecteur me donne, et l'art peut-être aussi. Le -puis-je, en vérité? L'histoire me le défend, et elle parle plus haut -que tout art littéraire. Si j'ouvrais ici le récit, j'aurais beau +<p>C'est le conseil que le lecteur me donne, et l'art peut-être aussi. Le +puis-je, en vérité? L'histoire me le défend, et elle parle plus haut +que tout art littéraire. Si j'ouvrais ici le récit, j'aurais beau faire ensuite, il resterait toujours obscur.</p> <p>Qu'on ne s'y trompe point. Les meneurs de la cour que nous avons -nommés, en tout trois ou quatre intrigants, ne sont nullement les -grands acteurs réels du drame qui va se jouer. Ils y sont accessoires, -entraînés qu'ils sont tout à l'heure sous l'influence souveraine qui +nommés, en tout trois ou quatre intrigants, ne sont nullement les +grands acteurs réels du drame qui va se jouer. Ils y sont accessoires, +entraînés qu'ils sont tout à l'heure sous l'influence souveraine qui les emportera et eux et leurs projets juste <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> au rebours de leurs projets. Cette influence est l'espagnole.</p> -<p>Je ne puis davantage chercher en Charles-Quint la fixité de mon fil -historique. On le verra essayer quelque temps de petites résistances -contre le grand mouvement espagnol pour en être bientôt entraîné.</p> +<p>Je ne puis davantage chercher en Charles-Quint la fixité de mon fil +historique. On le verra essayer quelque temps de petites résistances +contre le grand mouvement espagnol pour en être bientôt entraîné.</p> -<p>Où donc sera mon ancre?</p> +<p>Où donc sera mon ancre?</p> -<p>La chercherai-je à Rome? Le nom de Rome incontestablement fit l'unité -de la grande conspiration catholique. Unité nominale.</p> +<p>La chercherai-je à Rome? Le nom de Rome incontestablement fit l'unité +de la grande conspiration catholique. Unité nominale.</p> -<p>Rome fut divisée sur le dogme: ses plus éminents cardinaux différaient -entièrement (à Trente) sur la mesure des concessions à faire. Et, -politiquement, Rome fut pitoyable, s'étant mise à faire la guerre -folle à l'Espagne qui la défendait.</p> +<p>Rome fut divisée sur le dogme: ses plus éminents cardinaux différaient +entièrement (à Trente) sur la mesure des concessions à faire. Et, +politiquement, Rome fut pitoyable, s'étant mise à faire la guerre +folle à l'Espagne qui la défendait.</p> <p>Pour reprendre, les Guises, Charles-Quint et le pape, dans leurs -variations, ne me fournissent aucunement le solide point de départ +variations, ne me fournissent aucunement le solide point de départ dont ce livre a besoin.</p> <p>Sa base est en deux choses qu'il faut donner d'abord, en deux acteurs qu'il faut poser en face: <i>l'Espagne et le Protestantisme</i>.</p> <p>Je dis l'Espagne, et non pas le parti catholique. Ce parti, avec -toutes ses finesses politiques, avec sa mécanique législative de -Trente, etc., n'aurait pas pu lutter s'il ne lui était survenu un -élément nouveau, très-spécial, qui réchauffa tout.</p> +toutes ses finesses politiques, avec sa mécanique législative de +Trente, etc., n'aurait pas pu lutter s'il ne lui était survenu un +élément nouveau, très-spécial, qui réchauffa tout.</p> -<p>Élément national qui devint universel, qui espagnolisa la religion par -toute l'Europe, substituant le roman à la poésie, et (chose +<p>Élément national qui devint universel, qui espagnolisa la religion par +toute l'Europe, substituant le roman à la poésie, et (chose inattendue) de la chevalerie faisant jaillir une police!</p> -<p>Cette police est l'ordre des jésuites, ordre essentiellement <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> -espagnol, qui très-longtemps n'a que des généraux espagnols.</p> +<p>Cette police est l'ordre des jésuites, ordre essentiellement <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> +espagnol, qui très-longtemps n'a que des généraux espagnols.</p> <p>Ordre dominateur, comme l'Espagne l'est alors, absorbant et -engloutissant, qui transforme toute l'Église, jésuitise ses ennemis -même, impose sa méthode à tout prêtre, à tout moine, si bien que tout -ordre rival, ne confessant plus qu'à ce prix, doit se faire jésuite ou -périr.</p> +engloutissant, qui transforme toute l'Église, jésuitise ses ennemis +même, impose sa méthode à tout prêtre, à tout moine, si bien que tout +ordre rival, ne confessant plus qu'à ce prix, doit se faire jésuite ou +périr.</p> -<p>Encore une fois, voilà les deux acteurs, et il n'y en a pas d'autres: -la Réforme, l'intrigue espagnole; l'Espagne et le protestantisme.</p> +<p>Encore une fois, voilà les deux acteurs, et il n'y en a pas d'autres: +la Réforme, l'intrigue espagnole; l'Espagne et le protestantisme.</p> -<p>L'Espagne envahit par l'épée, le roman, la police. Et la France, au -roman, opposa la poésie.</p> +<p>L'Espagne envahit par l'épée, le roman, la police. Et la France, au +roman, opposa la poésie.</p> -<p>La poésie du cœur, la grandeur des martyrs, les luttes et les -fuites héroïques, les lointaines migrations, les hymnes du désert et -les chants du bûcher.</p> +<p>La poésie du cœur, la grandeur des martyrs, les luttes et les +fuites héroïques, les lointaines migrations, les hymnes du désert et +les chants du bûcher.</p> <p>Bien entendu que la France veut dire ici un ensemble de peuples, et la -grande école Genève, et ses colonies aux Pays-Bas, en Écosse, en +grande école Genève, et ses colonies aux Pays-Bas, en Écosse, en Angleterre, l'infiltration puritaine qui par-dessous fit une autre Angleterre.</p> <p>Donc, en ce chapitre, l'<i>Espagne</i>. Au chapitre suivant, les <i>martyrs</i>.</p> -<p class="p2">L'Espagne avait une prise très-forte sur l'Europe, et par sa grandeur, -et par sa misère (qui compte tout autant en révolution).</p> +<p class="p2">L'Espagne avait une prise très-forte sur l'Europe, et par sa grandeur, +et par sa misère (qui compte tout autant en révolution).</p> -<p>Grandeur incontestable, par l'immensité des possessions, par le reflet +<p>Grandeur incontestable, par l'immensité des possessions, par le reflet des Indes, le prestige du monde inconnu, par l'ascendant de l'or, par -la renommée des <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> vieilles bandes. Mais cette grandeur n'était -pas moins dans le respect de l'Europe, dans la fière attitude des -Espagnols, dans leurs prétentions, qu'on ne contestait qu'à moitié, +la renommée des <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> vieilles bandes. Mais cette grandeur n'était +pas moins dans le respect de l'Europe, dans la fière attitude des +Espagnols, dans leurs prétentions, qu'on ne contestait qu'à moitié, dans la servile imitation qu'on faisait de leurs mœurs et de leurs -costumes, dans la souveraineté de leur littérature et de leur langue.</p> +costumes, dans la souveraineté de leur littérature et de leur langue.</p> -<p>La vie noble, pour toute l'Europe, ce fut peu à peu la vie espagnole, +<p>La vie noble, pour toute l'Europe, ce fut peu à peu la vie espagnole, le loisir, la noble paresse. Et l'Espagne, en effet, entrait de plus -en plus en grand loisir. Elle était délivrée de tout ce qui l'avait -occupée au Moyen âge, de sa croisade des Maures, de ses libertés -intérieures. Dispensée de se gouverner et de vouloir, elle l'est +en plus en grand loisir. Elle était délivrée de tout ce qui l'avait +occupée au Moyen âge, de sa croisade des Maures, de ses libertés +intérieures. Dispensée de se gouverner et de vouloir, elle l'est encore plus de penser. L'Inquisition, qui gouverne (surtout depuis -1539), ferme une à une toutes les voies où pourrait s'échapper +1539), ferme une à une toutes les voies où pourrait s'échapper l'esprit.</p> <p>Tout cela sous Charles-Quint. C'est une manie des historiens d'opposer -toujours les règnes de Charles-Quint et de Philippe II. La décadence -commence sous le premier, et de bonne heure. Seulement la nouveauté -des colonies, l'immensité du débouché des Indes, ouvert tout à coup à -la nation, l'empêchent de sentir l'asphyxie. À l'intérieur, elle n'est -pas moins déjà affaiblie, languissante. En 1545, Charles-Quint demande -six mille hommes à l'Espagne et n'en peut tirer que trois mille. -L'extension de la mendicité, dans ce pays inondé d'or, se constate par -une littérature nouvelle, le genre dit <i>picaresque</i>, les romans de -mendiants et de voleurs. Dès 1520, paraît le <i>Lazarille de Tormes</i>.</p> - -<p>L'or d'Amérique semble détruire ce qui reste d'activité. À l'oisiveté -native, à celle du noble qui y met <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> son orgueil, à celle du -fonctionnaire payé pour ne rien faire, s'ajoute le loisir du -capitaliste enfouisseur, qui vit d'un trésor inconnu.</p> - -<p>Tous inactifs et tous muets. Est-ce à dire qu'ils soient immobiles? +toujours les règnes de Charles-Quint et de Philippe II. La décadence +commence sous le premier, et de bonne heure. Seulement la nouveauté +des colonies, l'immensité du débouché des Indes, ouvert tout à coup à +la nation, l'empêchent de sentir l'asphyxie. À l'intérieur, elle n'est +pas moins déjà affaiblie, languissante. En 1545, Charles-Quint demande +six mille hommes à l'Espagne et n'en peut tirer que trois mille. +L'extension de la mendicité, dans ce pays inondé d'or, se constate par +une littérature nouvelle, le genre dit <i>picaresque</i>, les romans de +mendiants et de voleurs. Dès 1520, paraît le <i>Lazarille de Tormes</i>.</p> + +<p>L'or d'Amérique semble détruire ce qui reste d'activité. À l'oisiveté +native, à celle du noble qui y met <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> son orgueil, à celle du +fonctionnaire payé pour ne rien faire, s'ajoute le loisir du +capitaliste enfouisseur, qui vit d'un trésor inconnu.</p> + +<p>Tous inactifs et tous muets. Est-ce à dire qu'ils soient immobiles? Oh! c'est tout le contraire. Tout ce qui ne court pas le monde, n'en voyage que plus en esprit. Ainsi sont les Arabes. Celui-ci qui reste -les yeux fixes du matin au soir, il va à la Mecque, à Bagdad, que -dis-je? au ciel, par d'infinis romans. De même, cette vive Andalouse -ou la passionnée Castillane, en une heure d'immobilité, elles ont +les yeux fixes du matin au soir, il va à la Mecque, à Bagdad, que +dis-je? au ciel, par d'infinis romans. De même, cette vive Andalouse +ou la passionnée Castillane, en une heure d'immobilité, elles ont couru plus d'aventures que les princesses des <i>Mille et une Nuits</i>.</p> -<p>Les <i>Amadis</i>, qui sont toute une littérature, ont possédé l'Espagne -jusqu'au milieu du siècle, où une autre commence, celle des -<i>bergeries</i>, dont la France doit tirer l'<i>Astrée</i>.</p> +<p>Les <i>Amadis</i>, qui sont toute une littérature, ont possédé l'Espagne +jusqu'au milieu du siècle, où une autre commence, celle des +<i>bergeries</i>, dont la France doit tirer l'<i>Astrée</i>.</p> <p>Ceux qui auront la patience de compulser les annales de l'imprimerie -espagnole aux <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècles (jusqu'en 1540), y trouveront deux -classes dominantes de livres, les <i>Amadis</i>, littérature du monde, les -<i>Rosaires</i> et autres livres sur la Vierge, littérature de couvent, non +espagnole aux <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècles (jusqu'en 1540), y trouveront deux +classes dominantes de livres, les <i>Amadis</i>, littérature du monde, les +<i>Rosaires</i> et autres livres sur la Vierge, littérature de couvent, non moins galante et souvent plus hardie.</p> <p>Ce sont deux paralytiques, insatiables lecteurs de romans, qui lancent -le mouvement espagnol: le Biscayen Ignace, longtemps fixé sur une -chaise par sa blessure; la Castillane sainte Thérèse, trois ans clouée +le mouvement espagnol: le Biscayen Ignace, longtemps fixé sur une +chaise par sa blessure; la Castillane sainte Thérèse, trois ans clouée au lit sans pouvoir se bouger.</p> -<p>Sainte Thérèse nous dit elle-même l'effet précoce de ces lectures sur -elle. À l'âge de dix ans, son frère et elle, nourris par leur mère de -romans, et déjà en faisant eux-mêmes, se contentèrent peu des +<p>Sainte Thérèse nous dit elle-même l'effet précoce de ces lectures sur +elle. À l'âge de dix ans, son frère et elle, nourris par leur mère de +romans, et déjà en faisant eux-mêmes, se contentèrent peu des paroles; vrais <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> Espagnols, il leur fallut les actes. Ils -partirent un matin, non pour combattre les chevaliers félons, mais -dans l'espoir d'en être les martyrs, de périr chez les Maures. Nos -petits Don Quichottes furent rattrapés à une lieue.</p> +partirent un matin, non pour combattre les chevaliers félons, mais +dans l'espoir d'en être les martyrs, de périr chez les Maures. Nos +petits Don Quichottes furent rattrapés à une lieue.</p> -<p>Mais l'Espagne elle-même ne le fut pas, et ne le sera jamais sur cette -route des romans. En lire, en écouter, en faire, c'est le fond de -l'âme espagnole.</p> +<p>Mais l'Espagne elle-même ne le fut pas, et ne le sera jamais sur cette +route des romans. En lire, en écouter, en faire, c'est le fond de +l'âme espagnole.</p> -<p>La charmante sainte de Castille, à l'âme toute noble et transparente, -nous a, dans l'élan personnel du roman qui a fait sa vie, donné la -vraie pensée de l'Espagne d'alors: <i>Défendre l'opprimé</i>.</p> +<p>La charmante sainte de Castille, à l'âme toute noble et transparente, +nous a, dans l'élan personnel du roman qui a fait sa vie, donné la +vraie pensée de l'Espagne d'alors: <i>Défendre l'opprimé</i>.</p> -<p>La victime des victimes et des opprimés l'opprimé, c'est Jésus, le -doux petit Jésus, le bon et l'aimable Jésus, Jésus, l'époux du +<p>La victime des victimes et des opprimés l'opprimé, c'est Jésus, le +doux petit Jésus, le bon et l'aimable Jésus, Jésus, l'époux du cœur, etc., etc.</p> -<p>Les juifs l'ont crucifié; brûlons les juifs. Les Maures l'ont -blasphémé; brûlons les Maures. Les luthériens ont blessé sa sainte -face en ses images; malheur aux luthériens!</p> +<p>Les juifs l'ont crucifié; brûlons les juifs. Les Maures l'ont +blasphémé; brûlons les Maures. Les luthériens ont blessé sa sainte +face en ses images; malheur aux luthériens!</p> -<p>Voilà comme la pitié devient fureur. C'est le point de départ de la -croisade, le brûlant effort de l'âme espagnole, disons de l'âme du +<p>Voilà comme la pitié devient fureur. C'est le point de départ de la +croisade, le brûlant effort de l'âme espagnole, disons de l'âme du Midi.</p> <p>Le Midi sous toutes ses faces et par tous ses moyens. Toutes les -fureurs d'Afrique ne sont pas assez pour venger Jésus. Toutes les -ruses des sauvages, au besoin, suppléent à la force.</p> +fureurs d'Afrique ne sont pas assez pour venger Jésus. Toutes les +ruses des sauvages, au besoin, suppléent à la force.</p> -<p>Si la Castillane Thérèse n'eût été femme, si elle eût eu l'épée, elle -l'eût vengé avec l'épée. Le Biscayen Ignace, aussi rusé que brave, y +<p>Si la Castillane Thérèse n'eût été femme, si elle eût eu l'épée, elle +l'eût vengé avec l'épée. Le Biscayen Ignace, aussi rusé que brave, y mit l'esprit de sa montagne, un esprit d'embuscade, de chasseur, ou de contrebandier.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> La ruse fut d'autant plus puissante, qu'elle fut naïve; il -prit le monde au piége qui le prit le premier.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> La ruse fut d'autant plus puissante, qu'elle fut naïve; il +prit le monde au piége qui le prit le premier.</p> -<p>Le génie romanesque, qui est la tendance nationale, n'osait, devant +<p>Le génie romanesque, qui est la tendance nationale, n'osait, devant l'Inquisition, prendre l'essor dans les choses religieuses. Mais voici -un matin ce hardi Biscayen qui lui ôte la bride, qui dit à ces rêveurs -affamés de romans: «Rêvez, imaginez,» et qui leur en fait un devoir, -un point de dévotion.</p> - -<p>«Écrivez des romans de piété,» disait plus tard, vers 1600, saint -François de Sales à l'évêque de Belley. Ils furent écrits, et partout -lus. Mais bien plus neuf et plus hardi avait été, un siècle avant, -Loyola, qui mit tout le monde à portée de rêver le sien.</p> - -<p>Rien d'écrit, presque rien. Tout oral et tout personnel.</p> - -<p>L'Évangile même est la matière de l'amplification... Ne vous effrayez -pas. Ce n'est pas la libre lecture ni l'interprétation de l'Évangile. -Ce sont tels versets, bien choisis, expliqués par le directeur. Le -sens spirituel est fixé; mais les circonstances historiques sont -remises au développement facultatif du rêveur solitaire.</p> - -<p>Ce cercle est fort serré. Peu ou point d'Ancien Testament. Le -merveilleux biblique, austère et sombre, est écarté. L'accord de la -tradition antique, la perpétuité de l'Église, le mariage de l'ancienne +un matin ce hardi Biscayen qui lui ôte la bride, qui dit à ces rêveurs +affamés de romans: «Rêvez, imaginez,» et qui leur en fait un devoir, +un point de dévotion.</p> + +<p>«Écrivez des romans de piété,» disait plus tard, vers 1600, saint +François de Sales à l'évêque de Belley. Ils furent écrits, et partout +lus. Mais bien plus neuf et plus hardi avait été, un siècle avant, +Loyola, qui mit tout le monde à portée de rêver le sien.</p> + +<p>Rien d'écrit, presque rien. Tout oral et tout personnel.</p> + +<p>L'Évangile même est la matière de l'amplification... Ne vous effrayez +pas. Ce n'est pas la libre lecture ni l'interprétation de l'Évangile. +Ce sont tels versets, bien choisis, expliqués par le directeur. Le +sens spirituel est fixé; mais les circonstances historiques sont +remises au développement facultatif du rêveur solitaire.</p> + +<p>Ce cercle est fort serré. Peu ou point d'Ancien Testament. Le +merveilleux biblique, austère et sombre, est écarté. L'accord de la +tradition antique, la perpétuité de l'Église, le mariage de l'ancienne et de la nouvelle loi, toutes ces grandes choses dont se nourrit la -foi protestante, n'entrent pas dans la sphère des <i>Exercitia</i> -d'Ignace, sphère toute réaliste, où l'âme s'édifie par l'imagination +foi protestante, n'entrent pas dans la sphère des <i>Exercitia</i> +d'Ignace, sphère toute réaliste, où l'âme s'édifie par l'imagination et l'invention anecdotique, en recherchant en soi les aventures -probables qui ont pu se passer sur le terrain des Évangiles.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> Or, qui connaît le génie méridional, sa vive personnalité, son -instinct dramatique, sentira bien que le rêveur ne sera pas longtemps -simple témoin de cette histoire. Il en sera bien vite acteur et -coopérateur; il se fera à Bethléem ange ou mage, bœuf ou âne; il se -fera ailleurs Pierre ou Matthieu, que dis-je? la Vierge, Jésus même.</p> - -<p>Libre du joug de la théologie qui eût creusé le dogme, du joug de la -tradition biblique qui explique l'Évangile par quatre mille ans -d'histoire antérieure, livré à l'amusement de l'amplification -biographique, il s'y mêle hardiment lui-même, en familiarité complète. -Il parle sans façon à Jésus, l'écoute et lui répond, lui fait ses -plaintes amoureuses, le gronde doucement (comme fait sainte Thérèse), +probables qui ont pu se passer sur le terrain des Évangiles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> Or, qui connaît le génie méridional, sa vive personnalité, son +instinct dramatique, sentira bien que le rêveur ne sera pas longtemps +simple témoin de cette histoire. Il en sera bien vite acteur et +coopérateur; il se fera à Bethléem ange ou mage, bœuf ou âne; il se +fera ailleurs Pierre ou Matthieu, que dis-je? la Vierge, Jésus même.</p> + +<p>Libre du joug de la théologie qui eût creusé le dogme, du joug de la +tradition biblique qui explique l'Évangile par quatre mille ans +d'histoire antérieure, livré à l'amusement de l'amplification +biographique, il s'y mêle hardiment lui-même, en familiarité complète. +Il parle sans façon à Jésus, l'écoute et lui répond, lui fait ses +plaintes amoureuses, le gronde doucement (comme fait sainte Thérèse), parfois le somme de tenir ses promesses et le presse de ses exigences.</p> -<p>Énorme accroissement du moi, de la personne humaine! Le pécheur est si -peu embarrassé, si peu humilié, qu'il dialogue avec son juge, que +<p>Énorme accroissement du moi, de la personne humaine! Le pécheur est si +peu embarrassé, si peu humilié, qu'il dialogue avec son juge, que dis-je? l'embarrasse, et, comme en dispute amicale entre deux -camarades, se fait parfois juge à son tour.</p> +camarades, se fait parfois juge à son tour.</p> -<p>Permis de faire descendre Dieu à sa mesure, de rétrécir le Christ à -ses convenances, de se faire un Jésus commode, un petit, tout petit -Jésus. Car c'est lui qui se gêne, dans cette intimité, qui diminue, -disparaît presque. L'idéal se supprime, et le réel est tout; le réel, -je veux dire la bassesse individuelle de Sancho, Diégo, la platitude +<p>Permis de faire descendre Dieu à sa mesure, de rétrécir le Christ à +ses convenances, de se faire un Jésus commode, un petit, tout petit +Jésus. Car c'est lui qui se gêne, dans cette intimité, qui diminue, +disparaît presque. L'idéal se supprime, et le réel est tout; le réel, +je veux dire la bassesse individuelle de Sancho, Diégo, la platitude de tel petit bourgeois de telle petite ville.</p> -<p>Car, ne l'oublions pas, la bourgeoisie est née, par toute l'Europe, -la classe éminemment propre au roman, <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> un peuple oisif qui vit -de la vie noble, peuple borné, d'autant plus difficile, qui n'admet -l'Évangile qu'autant qu'il peut le faire à son image, bourgeois et +<p>Car, ne l'oublions pas, la bourgeoisie est née, par toute l'Europe, +la classe éminemment propre au roman, <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> un peuple oisif qui vit +de la vie noble, peuple borné, d'autant plus difficile, qui n'admet +l'Évangile qu'autant qu'il peut le faire à son image, bourgeois et platement romanesque.</p> -<p>Qu'est-ce que le roman? L'épopée non épique, l'histoire non -historique, descendues l'une et l'autre de la grandeur populaire à la +<p>Qu'est-ce que le roman? L'épopée non épique, l'histoire non +historique, descendues l'une et l'autre de la grandeur populaire à la petitesse individuelle. Et le roman religieux? La religion sortie de -sa haute sphère générale, pour se laisser manier et mouler au plaisir +sa haute sphère générale, pour se laisser manier et mouler au plaisir de l'individu.</p> <p>Mais ces individus, ces oisifs, ces nobles et demi-nobles, ces -bourgeois, ces rentiers, qui ont le temps de rêver des romans sous la +bourgeois, ces rentiers, qui ont le temps de rêver des romans sous la discipline d'Ignace, sont une classe essentiellement paresseuse. Il -faut, même en ce genre d'amusement religieux, supprimer le travail, -l'effort, leur mâcher tout. Le directeur doit leur faciliter leur -amplification, en donner les traits généraux, leur fournir un -guide-âne. Et lui-même qui le guidera? Ce scolastique, cet homme de -collége, ne sera-t-il pas lui-même embarrassé à mener son pénitent -dans la voie du roman? C'est à cela que répondent les <i>Exercitia</i>; +faut, même en ce genre d'amusement religieux, supprimer le travail, +l'effort, leur mâcher tout. Le directeur doit leur faciliter leur +amplification, en donner les traits généraux, leur fournir un +guide-âne. Et lui-même qui le guidera? Ce scolastique, cet homme de +collége, ne sera-t-il pas lui-même embarrassé à mener son pénitent +dans la voie du roman? C'est à cela que répondent les <i>Exercitia</i>; c'est un petit manuel assez sec, un livre de classe, un <i>Gradus ad -Parnassum</i>, qui pouvait aider la stérile imagination du sot chargé de +Parnassum</i>, qui pouvait aider la stérile imagination du sot chargé de faire des sots.</p> <p>Nous avons dit la recette que ce manuel donne pour amplifier, trouver, -imaginer. Ce moyen, c'est l'appel aux sens. Tâchez à Bethléem, tâchez -au jardin des Olives, tâchez même au Calvaire, d'appliquer les cinq -sens. Voyez et écoutez, goûtez, touchez, flairez la Passion. Bizarre -précepte, étonnamment grossier. Partout <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> les sens appelés en -témoignage des objets spirituels!</p> +imaginer. Ce moyen, c'est l'appel aux sens. Tâchez à Bethléem, tâchez +au jardin des Olives, tâchez même au Calvaire, d'appliquer les cinq +sens. Voyez et écoutez, goûtez, touchez, flairez la Passion. Bizarre +précepte, étonnamment grossier. Partout <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> les sens appelés en +témoignage des objets spirituels!</p> <p>Condillac ne parle pas autrement. Comme lui, Loyola fait de la sensation le criterium de l'esprit.</p> -<p>Les sens, si durement étouffés, humiliés par le christianisme du Moyen -âge, se trouvent ici bien relevés. Les voilà juges de tout. Dieu n'est -plus sûr que par le tact.</p> +<p>Les sens, si durement étouffés, humiliés par le christianisme du Moyen +âge, se trouvent ici bien relevés. Les voilà juges de tout. Dieu n'est +plus sûr que par le tact.</p> -<p>L'homme ne croit plus Christ qu'autant qu'il a touché ses plaies, ni -la femme Jésus si elle ne touche ses pieds, si elle ne les lave et +<p>L'homme ne croit plus Christ qu'autant qu'il a touché ses plaies, ni +la femme Jésus si elle ne touche ses pieds, si elle ne les lave et parfume, ne les essuie de ses cheveux.</p> -<p>Cette méthode hardie et grossière ne pouvait manquer son effet; elle -devait, dans le Midi surtout, dans la brûlante Espagne, être -accueillie avec passion. Elle avait par deux choses une irrésistible -puissance; elle faisait appel à l'esprit romanesque; elle invoquait +<p>Cette méthode hardie et grossière ne pouvait manquer son effet; elle +devait, dans le Midi surtout, dans la brûlante Espagne, être +accueillie avec passion. Elle avait par deux choses une irrésistible +puissance; elle faisait appel à l'esprit romanesque; elle invoquait les sens et faisait un devoir de les interroger.</p> -<p>N'ayez peur que dès lors l'homme ignorant, la femme, ne restent dans -le mutisme où les laissait le Moyen âge. La langue est dénouée. C'est -là la révolution immense de Loyola. Avec une méthode qui vous force -d'analyser à fond la sensation et d'en rendre compte, qui vous impose -de parler longuement de vous, de ce que vous sentez, vous êtes sûrs -d'avoir des pénitents bavards qui ne finiront plus. Les femmes, les -religieuses, se mirent à tant parler, qu'Ignace lui-même, épouvanté, -exprima le désir que son ordre s'abstînt de prendre la direction de -leurs couvents. On ne l'écouta guère. Même de son vivant, elles eurent -des confesseurs jésuites.</p> - -<p>Les conséquences de tout ceci devinrent incalculables <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> dans -l'Europe. Le monde en fut changé. Au moment où la confession était -brisée dans le Nord par l'austérité protestante, elle se trouva -immensément amplifiée, fortifiée dans le Midi; non, disons mieux, -<i>créée</i>. Ce dernier mot est plus exact pour une révolution si grande.</p> +<p>N'ayez peur que dès lors l'homme ignorant, la femme, ne restent dans +le mutisme où les laissait le Moyen âge. La langue est dénouée. C'est +là la révolution immense de Loyola. Avec une méthode qui vous force +d'analyser à fond la sensation et d'en rendre compte, qui vous impose +de parler longuement de vous, de ce que vous sentez, vous êtes sûrs +d'avoir des pénitents bavards qui ne finiront plus. Les femmes, les +religieuses, se mirent à tant parler, qu'Ignace lui-même, épouvanté, +exprima le désir que son ordre s'abstînt de prendre la direction de +leurs couvents. On ne l'écouta guère. Même de son vivant, elles eurent +des confesseurs jésuites.</p> + +<p>Les conséquences de tout ceci devinrent incalculables <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> dans +l'Europe. Le monde en fut changé. Au moment où la confession était +brisée dans le Nord par l'austérité protestante, elle se trouva +immensément amplifiée, fortifiée dans le Midi; non, disons mieux, +<i>créée</i>. Ce dernier mot est plus exact pour une révolution si grande.</p> <p>Qu'on se figure la chose et qu'on la prenne aux entrailles de l'Espagne. Sur cette Espagne dominicaine, sur cette morne et silencieuse Castille, descend ce Basque de Biscaye qui, avec -l'expansion de sa race excentrique, déchaîne hardiment le roman, fait -parler tout le monde, oblige la Castille, l'Aragon, à desserrer les -dents. On sait qu'il y a deux Espagnes, l'une fière et muette, mais -l'autre intrigante et parleuse, celle de Figaro. Et Sancho même est de -celle-ci; dans sa vulgarité, pour peu qu'on l'initie, il n'est que -plus propre aux affaires. Cette Espagne, par les jésuites, eut son -avénement dans les choses religieuses.</p> - -<p>Le passage subit des dominicains aux jésuites, d'un laconisme de -terreur à ce paterne bavardage, l'encouragement à l'esprit romanesque, -l'appel aux sens surtout et l'emploi qu'on en fit dans le rêve, tout -cela apparut à l'Espagne comme une émancipation, une liberté relative.</p> - -<p>Liberté dans la discipline, liberté dans le dogme. Les jésuites -étendirent, autant qu'ils purent, la part du <i>libre arbitre</i> de -l'homme, restreignant la <i>grâce</i> de Dieu, adoptant sans difficulté -là-dessus les opinions des philosophes et des juristes.</p> - -<p>Rome encore était indécise et partagée. À l'entrée du concile de +l'expansion de sa race excentrique, déchaîne hardiment le roman, fait +parler tout le monde, oblige la Castille, l'Aragon, à desserrer les +dents. On sait qu'il y a deux Espagnes, l'une fière et muette, mais +l'autre intrigante et parleuse, celle de Figaro. Et Sancho même est de +celle-ci; dans sa vulgarité, pour peu qu'on l'initie, il n'est que +plus propre aux affaires. Cette Espagne, par les jésuites, eut son +avénement dans les choses religieuses.</p> + +<p>Le passage subit des dominicains aux jésuites, d'un laconisme de +terreur à ce paterne bavardage, l'encouragement à l'esprit romanesque, +l'appel aux sens surtout et l'emploi qu'on en fit dans le rêve, tout +cela apparut à l'Espagne comme une émancipation, une liberté relative.</p> + +<p>Liberté dans la discipline, liberté dans le dogme. Les jésuites +étendirent, autant qu'ils purent, la part du <i>libre arbitre</i> de +l'homme, restreignant la <i>grâce</i> de Dieu, adoptant sans difficulté +là -dessus les opinions des philosophes et des juristes.</p> + +<p>Rome encore était indécise et partagée. À l'entrée du concile de Trente, tels de ses cardinaux les plus <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> illustres croyaient qu'il fallait, pour calmer l'Allemagne et satisfaire la ferveur -protestante, donner une part prépondérante à la grâce divine, rétrécir -l'homme, augmenter Dieu. Les jésuites, bien plus habiles, montrèrent -que, tout au contraire, il fallait tout donner à la liberté en -spéculation pour s'en emparer en pratique.</p> - -<p>L'idéal véritable du système avait été posé par Ignace avec une -netteté courageuse, par sa fameuse réduction de l'âme «à un cadavre -qui tombe si on ne le soutient.» Dans une autre comparaison bizarre, -mais plus exacte, l'ingénieux Biscayen veut qu'elle soit une +protestante, donner une part prépondérante à la grâce divine, rétrécir +l'homme, augmenter Dieu. Les jésuites, bien plus habiles, montrèrent +que, tout au contraire, il fallait tout donner à la liberté en +spéculation pour s'en emparer en pratique.</p> + +<p>L'idéal véritable du système avait été posé par Ignace avec une +netteté courageuse, par sa fameuse réduction de l'âme «à un cadavre +qui tombe si on ne le soutient.» Dans une autre comparaison bizarre, +mais plus exacte, l'ingénieux Biscayen veut qu'elle soit une <i>marionnette</i> qui ne remue que par celui qui tient et peut tirer les fils.</p> -<p>Le penseur fut Ignace, et l'exécuteur fut Lainez, un Castillan peu -imaginatif, génie pesant, mais fort, qui, sous le maître, et plus que -lui peut-être, écrivit les <i>Constitutions</i>.</p> +<p>Le penseur fut Ignace, et l'exécuteur fut Lainez, un Castillan peu +imaginatif, génie pesant, mais fort, qui, sous le maître, et plus que +lui peut-être, écrivit les <i>Constitutions</i>.</p> -<p>À ce concile de Trente où les cardinaux se divisaient, lui, il -n'hésita pas. Il apporta ce grossier éclectisme espagnol de l'homme -<i>libre</i> en théorie, <i>marionnette</i> en réalité.</p> +<p>À ce concile de Trente où les cardinaux se divisaient, lui, il +n'hésita pas. Il apporta ce grossier éclectisme espagnol de l'homme +<i>libre</i> en théorie, <i>marionnette</i> en réalité.</p> -<p>Il n'était pas besoin, comme les Italiens le croyaient, de chercher +<p>Il n'était pas besoin, comme les Italiens le croyaient, de chercher l'apparence, l'ombre de la raison. Lainez avait par devers lui deux machines qui valaient tout argument, et qui en dispensaient.</p> -<p>L'une, c'était la <i>méthode des Exercitia</i>, l'appel aux sens et au -roman; l'autre, une <i>méthode de classes</i>, lente, forte, pesante, qui -tiendrait longtemps l'enfant sur les mots, courbé sous la grammaire, +<p>L'une, c'était la <i>méthode des Exercitia</i>, l'appel aux sens et au +roman; l'autre, une <i>méthode de classes</i>, lente, forte, pesante, qui +tiendrait longtemps l'enfant sur les mots, courbé sous la grammaire, le rudiment, le fouet.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> Deux moyens qui se complétaient. Le premier, charmant, -séducteur, prenait les délicats du monde, les rois, les grands, les -femmes. Qui dit la femme dit l'enfant; l'enfant, livré par elle, -devait passer par la filière de cinq ou six jésuites grammairiens qui, -serrant son cerveau de proche en proche (par l'art des Caraïbes), et -lui aplatissant le crâne, livreraient cette tête rétrécie et pointue à -la seconde opération, celle du directeur jésuite.</p> - -<p>Ce Castillan Lainez était un cuistre de génie, qui fabriqua lui-même -la machine de sa rude main. C'est le fondateur des colléges jésuites -et de tout cet enseignement. L'invention parut si belle à Ignace, que, -pour donner l'exemple, il commença à faire des thèmes, se faisant -corriger ses solécismes par un enfant de douze ans, Ribadeneira, qui -depuis a écrit sa vie.</p> - -<p>Là se trouva l'équilibre de l'ordre. Autrement il eût chaviré. À côté -de cette scabreuse direction où les jésuites enseignaient à faire des -romans, ils eurent une pédantesque direction grammaticale, -très-sèchement occupée de mots. Les deux caractères se mêlèrent; dans -le roman même et l'intrigue, les jésuites restèrent hommes de collége. +<p><span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> Deux moyens qui se complétaient. Le premier, charmant, +séducteur, prenait les délicats du monde, les rois, les grands, les +femmes. Qui dit la femme dit l'enfant; l'enfant, livré par elle, +devait passer par la filière de cinq ou six jésuites grammairiens qui, +serrant son cerveau de proche en proche (par l'art des Caraïbes), et +lui aplatissant le crâne, livreraient cette tête rétrécie et pointue à +la seconde opération, celle du directeur jésuite.</p> + +<p>Ce Castillan Lainez était un cuistre de génie, qui fabriqua lui-même +la machine de sa rude main. C'est le fondateur des colléges jésuites +et de tout cet enseignement. L'invention parut si belle à Ignace, que, +pour donner l'exemple, il commença à faire des thèmes, se faisant +corriger ses solécismes par un enfant de douze ans, Ribadeneira, qui +depuis a écrit sa vie.</p> + +<p>Là se trouva l'équilibre de l'ordre. Autrement il eût chaviré. À côté +de cette scabreuse direction où les jésuites enseignaient à faire des +romans, ils eurent une pédantesque direction grammaticale, +très-sèchement occupée de mots. Les deux caractères se mêlèrent; dans +le roman même et l'intrigue, les jésuites restèrent hommes de collége. Cela les garda quelque temps des dames qu'ils avaient dans les mains.</p> -<p>Cependant ces deux choses, éducation et direction, la verbalité vide -et la matérialité, tout se tenait fortement. Plus l'âme restait vide -dans cette éducation, nourrie de vents, de mots, plus dans la -direction elle prenait gloutonnement la matérialité des images -sensibles et grossières. Par deux chemins elle allait au néant.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> Rome fut longtemps à comprendre la profondeur barbare de cette -méthode espagnole qui la sauvait. Elle crut que les <i>Exercitia</i> -étaient un livre de piété pour tous, ne vit point que c'était un -manuel spécial et secret pour barbariser les esprits. On lit en tête -un beau privilége de Paul III pour <i>répandre partout le livre</i>; et, -au-dessous, la recommandation de la Société de <i>ne pas le répandre</i>, -de garder l'édition sous clef, de n'en pas donner un volume sinon à -des jésuites. Et, en effet, le fond de la méthode n'était nullement -qu'on étudiât seul. Ce manuel était le guide du directeur, qui seul -devait savoir la voie qu'il faisait suivre, de sorte que l'âme -impotente, sans lui paralytique, inerte, ne pût pas faire un pas -autrement qu'appuyée sur la béquille du jésuite.</p> - -<p>Apparent mysticisme, absolument contraire aux vrais mystiques, à leur -voie libre et pure. La pauvre madame Guyon, enfermée sous Louis XIV -pour sa théorie du pur amour, déclare expressément que «sa vie -d'oraison fut <i>vide de toutes formes et images</i>,» et qu'elle n'adora -qu'un esprit. Au contraire, dans la voie expressément tracée par -Loyola, la piété doit sans cesse <i>imaginer et faire appel aux cinq -opérations des sens</i>.</p> - -<p>On était sûr dans cette route d'atteindre Marie Alacoque, l'idolâtrie +<p>Cependant ces deux choses, éducation et direction, la verbalité vide +et la matérialité, tout se tenait fortement. Plus l'âme restait vide +dans cette éducation, nourrie de vents, de mots, plus dans la +direction elle prenait gloutonnement la matérialité des images +sensibles et grossières. Par deux chemins elle allait au néant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> Rome fut longtemps à comprendre la profondeur barbare de cette +méthode espagnole qui la sauvait. Elle crut que les <i>Exercitia</i> +étaient un livre de piété pour tous, ne vit point que c'était un +manuel spécial et secret pour barbariser les esprits. On lit en tête +un beau privilége de Paul III pour <i>répandre partout le livre</i>; et, +au-dessous, la recommandation de la Société de <i>ne pas le répandre</i>, +de garder l'édition sous clef, de n'en pas donner un volume sinon à +des jésuites. Et, en effet, le fond de la méthode n'était nullement +qu'on étudiât seul. Ce manuel était le guide du directeur, qui seul +devait savoir la voie qu'il faisait suivre, de sorte que l'âme +impotente, sans lui paralytique, inerte, ne pût pas faire un pas +autrement qu'appuyée sur la béquille du jésuite.</p> + +<p>Apparent mysticisme, absolument contraire aux vrais mystiques, à leur +voie libre et pure. La pauvre madame Guyon, enfermée sous Louis XIV +pour sa théorie du pur amour, déclare expressément que «sa vie +d'oraison fut <i>vide de toutes formes et images</i>,» et qu'elle n'adora +qu'un esprit. Au contraire, dans la voie expressément tracée par +Loyola, la piété doit sans cesse <i>imaginer et faire appel aux cinq +opérations des sens</i>.</p> + +<p>On était sûr dans cette route d'atteindre Marie Alacoque, l'idolâtrie du cœur sanglant.</p> -<p>Toute cette histoire a été si mal datée, qu'on n'y a rien compris.</p> +<p>Toute cette histoire a été si mal datée, qu'on n'y a rien compris.</p> -<p>Rappelez-vous que, dès 1522, vingt ans avant l'approbation du pape, -Ignace écrit ses <i>Exercices</i> et les applique, commence ses sociétés -dévotes, libres jésuites <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> qui travaillèrent l'Espagne en dépit +<p>Rappelez-vous que, dès 1522, vingt ans avant l'approbation du pape, +Ignace écrit ses <i>Exercices</i> et les applique, commence ses sociétés +dévotes, libres jésuites <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> qui travaillèrent l'Espagne en dépit des dominicains.</p> -<p>En trente années, avant la mort de Loyola et de Charles-Quint, toute -l'Europe était envahie, l'Asie, l'Amérique entamées.</p> +<p>En trente années, avant la mort de Loyola et de Charles-Quint, toute +l'Europe était envahie, l'Asie, l'Amérique entamées.</p> -<p>Dix colléges en Castille, cinq en Aragon, cinq en Andalousie. L'Italie -partagée en trois provinces jésuitiques. En France et en Allemagne, +<p>Dix colléges en Castille, cinq en Aragon, cinq en Andalousie. L'Italie +partagée en trois provinces jésuitiques. En France et en Allemagne, moins de puissance visible; mais des mines partout, l'action souterraine, individuelle du confessionnal; les femmes prises surtout pour aller aux enfants.</p> -<p>Les confesseurs des rois n'eurent pas un moment à perdre pour se -mettre à la mode. Leurs pénitents les auraient délaissés. Amis ou -ennemis des jésuites, ils subirent leur méthode, les imitèrent, et -s'en trouvèrent très-bien. La sensualité d'un gouvernement si complet -des âmes et des passions rendit toute réforme du clergé impossible; -elle enfonça le prêtre dans son confessionnal, devenu le trône du +<p>Les confesseurs des rois n'eurent pas un moment à perdre pour se +mettre à la mode. Leurs pénitents les auraient délaissés. Amis ou +ennemis des jésuites, ils subirent leur méthode, les imitèrent, et +s'en trouvèrent très-bien. La sensualité d'un gouvernement si complet +des âmes et des passions rendit toute réforme du clergé impossible; +elle enfonça le prêtre dans son confessionnal, devenu le trône du monde.</p> -<p>Un prédicateur bénédictin, aimé de Charles-Quint, s'était aventuré à -dire «que le mariage était, pour le salut, un état plus sûr que le -célibat.» Il ne trouva aucun appui dans le clergé espagnol; -l'Inquisition l'emprisonna. Les prêtres eurent peur du mariage. Ils se -soucièrent peu de cette femme unique, éternelle, par laquelle ils +<p>Un prédicateur bénédictin, aimé de Charles-Quint, s'était aventuré à +dire «que le mariage était, pour le salut, un état plus sûr que le +célibat.» Il ne trouva aucun appui dans le clergé espagnol; +l'Inquisition l'emprisonna. Les prêtres eurent peur du mariage. Ils se +soucièrent peu de cette femme unique, éternelle, par laquelle ils perdaient l'infini du roman.</p> -<p>Le parti politique, qui alors menait Charles-Quint, et qui eût voulu +<p>Le parti politique, qui alors menait Charles-Quint, et qui eût voulu le rendre arbitre de la question religieuse, lui fit prendre des mesures hardies qui affranchissaient les moines de l'Inquisition, et -enlevaient à sa juridiction même ses <i>familiers</i>, tout son monde -<span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> d'espions (1534-1535). Si le clergé eût appuyé, l'Inquisition -était par terre. Ni prêtres ni moines ne bougèrent. Loin de là, les -prélats irritèrent l'Empereur par d'obstinés refus d'argent (1524, -1533, 1538). Dans son horrible crise de 1539, Charles-Quint, dégoûté, -quitta l'Espagne, et abandonna le clergé à l'Inquisition. Il s'y -abandonna lui-même, chargeant le grand inquisiteur de gouverner avec -l'infant. Il rendit à l'Inquisition le jugement sur ses familiers, +enlevaient à sa juridiction même ses <i>familiers</i>, tout son monde +<span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> d'espions (1534-1535). Si le clergé eût appuyé, l'Inquisition +était par terre. Ni prêtres ni moines ne bougèrent. Loin de là , les +prélats irritèrent l'Empereur par d'obstinés refus d'argent (1524, +1533, 1538). Dans son horrible crise de 1539, Charles-Quint, dégoûté, +quitta l'Espagne, et abandonna le clergé à l'Inquisition. Il s'y +abandonna lui-même, chargeant le grand inquisiteur de gouverner avec +l'infant. Il rendit à l'Inquisition le jugement sur ses familiers, brisa ses propres officiers (un vice-roi de Catalogne!) sous les pieds de l'Inquisition.</p> -<p>Philippe II, âgé de seize ans, ordonne à un autre vice-roi, grand -d'Espagne et du sang royal, qui a touché aux familiers de -l'Inquisition, de subir sa pénitence et de tendre le dos au fouet.</p> +<p>Philippe II, âgé de seize ans, ordonne à un autre vice-roi, grand +d'Espagne et du sang royal, qui a touché aux familiers de +l'Inquisition, de subir sa pénitence et de tendre le dos au fouet.</p> -<p>Je ne vois pas, dès cette époque, que Charles-Quint ait varié autant +<p>Je ne vois pas, dès cette époque, que Charles-Quint ait varié autant qu'on le suppose. Les ordonnances qu'il fit alors en Flandre, -horribles, par lesquelles les femmes protestantes étaient enterrées -vives, sont constamment exécutées, même à l'époque de l'<i>Intérim</i> et -de ses mésintelligences avec le pape.</p> +horribles, par lesquelles les femmes protestantes étaient enterrées +vives, sont constamment exécutées, même à l'époque de l'<i>Intérim</i> et +de ses mésintelligences avec le pape.</p> -<p>L'année même de l'<i>Intérim</i>, une femme fut enterrée vive à Mons.</p> +<p>L'année même de l'<i>Intérim</i>, une femme fut enterrée vive à Mons.</p> <p>Les confesseurs espagnols, qui dirigent l'Empereur malade, se soucient -peu du pape, trop peu catholique à leur gré.</p> +peu du pape, trop peu catholique à leur gré.</p> -<p>Rien ne caractérise plus la moralité de l'époque et la sécurité -nouvelle de la conscience religieuse, que la naissance du bâtard de +<p>Rien ne caractérise plus la moralité de l'époque et la sécurité +nouvelle de la conscience religieuse, que la naissance du bâtard de l'Empereur, le fameux don Juan d'Autriche. En remontant du jour de -cette naissance à neuf mois, on trouve précisément le jour où <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> +cette naissance à neuf mois, on trouve précisément le jour où <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> l'Empereur signa la guerre sainte et l'extermination du protestantisme.</p> -<p>Par la force de cette position tout espagnole, du haut des bûchers, +<p>Par la force de cette position tout espagnole, du haut des bûchers, des massacres (trente mille morts aux Pays-Bas, si j'en croyais Navagero), il commandait au pape. Paul III lui donne contre -l'Allemagne douze mille hommes, deux cent mille ducats, la moitié des -revenus de l'Église d'Espagne pour un an, l'autorisation de vendre +l'Allemagne douze mille hommes, deux cent mille ducats, la moitié des +revenus de l'Église d'Espagne pour un an, l'autorisation de vendre pour cinq cent mille ducats de biens de moines espagnols.</p> -<p>Sa joie fut vive. Jamais il ne s'était vu un tel trésor. Mais en -pourrait-il profiter? Chaque année il était malade. La goutte, +<p>Sa joie fut vive. Jamais il ne s'était vu un tel trésor. Mais en +pourrait-il profiter? Chaque année il était malade. La goutte, l'asthme, les maux d'estomac, de continuelles indigestions, -travaillaient le triste Empereur. Peu après, quelqu'un écrivait en -France qu'il ne marchait que courbé avec l'aide d'un bâton; que, pour -sortir d'une ville et faire croire qu'il montait encore à cheval, il -se hissait sur un banc, d'où on le mettait en selle, sauf à descendre -à deux pas pour continuer en litière. Il sentait son état, et il avait -fait, refait son testament. Souvent aussi il avait eu l'idée de se -retirer au couvent et de songer enfin à Dieu.</p> - -<p>Ce traité le fit tout autre. Il fut signé le 26 juin 1546. Et, la +travaillaient le triste Empereur. Peu après, quelqu'un écrivait en +France qu'il ne marchait que courbé avec l'aide d'un bâton; que, pour +sortir d'une ville et faire croire qu'il montait encore à cheval, il +se hissait sur un banc, d'où on le mettait en selle, sauf à descendre +à deux pas pour continuer en litière. Il sentait son état, et il avait +fait, refait son testament. Souvent aussi il avait eu l'idée de se +retirer au couvent et de songer enfin à Dieu.</p> + +<p>Ce traité le fit tout autre. Il fut signé le 26 juin 1546. Et, la veille, l'Empereur s'en trouva si ragaillardi, si jeune, qu'il voulut -faire un coup. Après la table, les pâtés de poisson et de gibier, ce -qu'il aima, c'étaient les femmes. On lui chercha une femme dans la -ville (Ratisbonne). On découvrit une pauvre jeune demoiselle qui fut -amenée, livrée au spectre impérial. Elle s'appelait Barbe Blumberg.</p> +faire un coup. Après la table, les pâtés de poisson et de gibier, ce +qu'il aima, c'étaient les femmes. On lui chercha une femme dans la +ville (Ratisbonne). On découvrit une pauvre jeune demoiselle qui fut +amenée, livrée au spectre impérial. Elle s'appelait Barbe Blumberg.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> On se demande comment un malade si malade, souvent près de la +<p><span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> On se demande comment un malade si malade, souvent près de la mort, chercha cette triste aventure dans les pleurs d'une fille -immolée. Apparemment sa conscience était à l'aise. Un prince qui -protégeait l'Église de tels supplices, un prince qui, à ce moment -même, recevait l'épée sainte, dut croire un tel péché léger et véniel -lavé d'avance par sa future bataille et par le sang des protestants.</p> +immolée. Apparemment sa conscience était à l'aise. Un prince qui +protégeait l'Église de tels supplices, un prince qui, à ce moment +même, recevait l'épée sainte, dut croire un tel péché léger et véniel +lavé d'avance par sa future bataille et par le sang des protestants.</p> -<p>Neuf mois après, un fils lui vint, blond, aux yeux bleus comme sa -mère. Elle n'eut pas la consolation de le garder. Pendant qu'elle +<p>Neuf mois après, un fils lui vint, blond, aux yeux bleus comme sa +mère. Elle n'eut pas la consolation de le garder. Pendant qu'elle allait cacher sa honte aux grandes villes des Pays-Bas, l'enfant fut -porté en Espagne par un valet de chambre, élevé par un musicien joueur -de viole, du service de Sa Majesté. C'est du testament de l'Empereur, -c'est-à-dire de sa bouche même, que nous tirons tous ces détails.</p> +porté en Espagne par un valet de chambre, élevé par un musicien joueur +de viole, du service de Sa Majesté. C'est du testament de l'Empereur, +c'est-à -dire de sa bouche même, que nous tirons tous ces détails.</p> <p>Nous pourrions donner sur deux lignes l'histoire correspondante des -galanteries et des exécutions qui les excusent et les absolvent: les -bâtards datés des massacres, les bûchers payant les amours.</p> +galanteries et des exécutions qui les excusent et les absolvent: les +bâtards datés des massacres, les bûchers payant les amours.</p> -<p>Le célèbre adultère de Philippe II avec la femme de son ami Ruiz Gomez +<p>Le célèbre adultère de Philippe II avec la femme de son ami Ruiz Gomez ne peut se placer (nous le prouverons) qu'au second veuvage du roi, -aux premiers mois où il rentre en Espagne, c'est-à-dire au moment où -l'horrible auto-da-fé de Valladolid introduit dans la voie des flammes -ce règne de terreur qui passa entre deux bûchers (octobre 1559.)</p> +aux premiers mois où il rentre en Espagne, c'est-à -dire au moment où +l'horrible auto-da-fé de Valladolid introduit dans la voie des flammes +ce règne de terreur qui passa entre deux bûchers (octobre 1559.)</p> <p><i>Ab Jove principium.</i> La morale nouvelle, la nouvelle direction, dut s'emparer des rois d'abord, des grandes dames. Nous la verrons descendre de proche et s'infiltrer partout. Tous les historiens -catholiques ont <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> caractérisé avec orgueil l'organisation de ce -réseau immense qui enveloppa l'Europe, non pas en général, mais par +catholiques ont <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> caractérisé avec orgueil l'organisation de ce +réseau immense qui enveloppa l'Europe, non pas en général, mais par villes et villages, par rues, par maisons, par familles. De sorte -qu'il n'y eut pas une alcôve où ne veillât un œil ou une oreille +qu'il n'y eut pas une alcôve où ne veillât un œil ou une oreille ouverts pour le pape et l'Espagne. Tout couvent devint un foyer, un laboratoire de police. Tout moine fut espion ou messager pour Philippe -II. Un moine, le premier, lui apprit la Saint-Barthélemy.</p> +II. Un moine, le premier, lui apprit la Saint-Barthélemy.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> CHAPITRE V<br> <span class="smaller">LES MARTYRS<br> 1547-1559</span></h3> -<p>«Il y avait à Saintes un artisan pauvre et indigent à merveille, -lequel avait un si grand désir de l'avancement de l'Évangile, qu'il le -démontra un jour à un autre artisan aussi pauvre et d'aussi peu de -savoir (car tous deux n'en savaient guère). Toutefois le premier dit à -l'autre que, s'il voulait s'employer à faire quelque exhortation, ce +<p>«Il y avait à Saintes un artisan pauvre et indigent à merveille, +lequel avait un si grand désir de l'avancement de l'Évangile, qu'il le +démontra un jour à un autre artisan aussi pauvre et d'aussi peu de +savoir (car tous deux n'en savaient guère). Toutefois le premier dit à +l'autre que, s'il voulait s'employer à faire quelque exhortation, ce serait la cause d'un grand bien. Celui-ci, un dimanche matin, assembla neuf ou dix personnes, et leur fit lire quelques passages de l'Ancien -et du Nouveau Testament qu'il avait mis par écrit. Il les expliquait -en disant que chacun, selon les dons qu'il avait reçus de Dieu, +et du Nouveau Testament qu'il avait mis par écrit. Il les expliquait +en disant que chacun, selon les dons qu'il avait reçus de Dieu, devait les distribuer <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> aux autres. Ils convinrent que six d'entre eux exhorteraient chacun de six semaines en six semaines, le -dimanche seulement.» C'est le premier trait du tableau que Palissy -fait des origines de la Réforme dans l'ouest de la France. Je ne +dimanche seulement.» C'est le premier trait du tableau que Palissy +fait des origines de la Réforme dans l'ouest de la France. Je ne connais rien qui rappelle autant la douceur des idylles bibliques de -Ruth et de Tobie. Déjà les drapiers de Meaux, les tisserands de -Normandie, s'étaient fait les uns aux autres de semblables -enseignements. Souvent c'était une vieille femme, de longue expérience +Ruth et de Tobie. Déjà les drapiers de Meaux, les tisserands de +Normandie, s'étaient fait les uns aux autres de semblables +enseignements. Souvent c'était une vieille femme, de longue expérience et de grands malheurs, qui lisait et expliquait la Bible. L'effet moral en fut profond.</p> -<p>«En peu d'années, les jeux, banquets et superfluités avaient disparu. -Plus de violences ni de paroles scandaleuses. Les procès diminuaient. +<p>«En peu d'années, les jeux, banquets et superfluités avaient disparu. +Plus de violences ni de paroles scandaleuses. Les procès diminuaient. Les gens de la ville n'allaient plus jouer aux auberges, mais se -retiraient dans leurs familles. Les enfants même semblaient hommes. -Vous eussiez vu le dimanche les compagnons de métier se promener par +retiraient dans leurs familles. Les enfants même semblaient hommes. +Vous eussiez vu le dimanche les compagnons de métier se promener par les prairies et bocages, chantant par troupes psaumes, cantiques et chansons spirituelles. Vous eussiez vu les filles, assises dans les -jardins, qui se délectaient ensemble à chanter toutes choses saintes.»</p> - -<p>La Réforme, encore sans ministres, sans dogme précis, réduite à une -sorte de ravivement moral et de résurrection du cœur, se croyait un -simple retour au christianisme primitif, mais elle était une chose -très-neuve et très originale. Elle allait avoir une littérature et des -arts imprévus si la dureté des temps n'y mettait obstacle.</p> - -<p>D'une part, l'éloignement naturel pour les anciennes images, objet -d'un culte idolâtrique, devait produire <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> et produisit l'art -nouveau d'une ornementation tirée de la vie animale et de toute la -nature, art charmant qui resta à son aurore dans le génie de Palissy -pour être bientôt étouffé.</p> - -<p>Mais ce qui ne put l'être, ce qui surnagea et dura à travers tant de -malheurs, ce fut l'élan de la musique. L'<i>harmonie</i>, le chant en -partie, à peine entrevus du Moyen âge, dominèrent, se développèrent -dans les grandes assemblées religieuses du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. L'<i>harmonie</i> -n'était pas là de convenance, de système et d'art; elle se faisait -d'elle-même par la différence concordante des sexes et des âges; les -fortes et basses voix d'hommes y mettaient la gravité sainte de la -grande parole biblique; les tendres et pathétiques voix de femmes y -faisaient pleurer l'Évangile, tandis que les petits enfants enlevaient +jardins, qui se délectaient ensemble à chanter toutes choses saintes.»</p> + +<p>La Réforme, encore sans ministres, sans dogme précis, réduite à une +sorte de ravivement moral et de résurrection du cœur, se croyait un +simple retour au christianisme primitif, mais elle était une chose +très-neuve et très originale. Elle allait avoir une littérature et des +arts imprévus si la dureté des temps n'y mettait obstacle.</p> + +<p>D'une part, l'éloignement naturel pour les anciennes images, objet +d'un culte idolâtrique, devait produire <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> et produisit l'art +nouveau d'une ornementation tirée de la vie animale et de toute la +nature, art charmant qui resta à son aurore dans le génie de Palissy +pour être bientôt étouffé.</p> + +<p>Mais ce qui ne put l'être, ce qui surnagea et dura à travers tant de +malheurs, ce fut l'élan de la musique. L'<i>harmonie</i>, le chant en +partie, à peine entrevus du Moyen âge, dominèrent, se développèrent +dans les grandes assemblées religieuses du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. L'<i>harmonie</i> +n'était pas là de convenance, de système et d'art; elle se faisait +d'elle-même par la différence concordante des sexes et des âges; les +fortes et basses voix d'hommes y mettaient la gravité sainte de la +grande parole biblique; les tendres et pathétiques voix de femmes y +faisaient pleurer l'Évangile, tandis que les petits enfants enlevaient la symphonie au paradis de l'avenir.</p> -<p>«Ils trouvaient tout cela entre eux, n'ayant pas plus de musiciens que +<p>«Ils trouvaient tout cela entre eux, n'ayant pas plus de musiciens que de ministres. Voyez l'enfant quand il est seul, il chante, non pas un -chant appris, mais celui qu'il se fait lui-même. Ce qu'il y eut alors -d'invention, à ceux qui aiment et qui ont foi de le deviner, nul -document ne le constate. Tout s'est évanoui comme le parfum quitte le -vase. En vain, j'ai cherché les chants de cette primitive Église -réformée. Quand bien même on les retrouverait, comment les chanter -maintenant?» (Alfred Dumesnil, <i>Vie de Bernard Palissy</i>.)</p> - -<p>Nous ne pouvons recommencer. Nous ne pouvons que créer. Nous nous -avançons d'un cœur ferme dans la voie virile de l'avenir. Et -cependant ce regret mélancolique <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> d'un jeune homme m'est revenu +chant appris, mais celui qu'il se fait lui-même. Ce qu'il y eut alors +d'invention, à ceux qui aiment et qui ont foi de le deviner, nul +document ne le constate. Tout s'est évanoui comme le parfum quitte le +vase. En vain, j'ai cherché les chants de cette primitive Église +réformée. Quand bien même on les retrouverait, comment les chanter +maintenant?» (Alfred Dumesnil, <i>Vie de Bernard Palissy</i>.)</p> + +<p>Nous ne pouvons recommencer. Nous ne pouvons que créer. Nous nous +avançons d'un cœur ferme dans la voie virile de l'avenir. Et +cependant ce regret mélancolique <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> d'un jeune homme m'est revenu plus d'une fois en parcourant les actes de ces saints et de ces -martyrs où les paroles naïves semblent si près de révéler les mélodies -qui y furent jointes: «Quand même on les retrouverait, comment les -chanter maintenant?»</p> +martyrs où les paroles naïves semblent si près de révéler les mélodies +qui y furent jointes: «Quand même on les retrouverait, comment les +chanter maintenant?»</p> -<p>Moment primitif, unique, ciel sur terre, qu'il faut mettre à part. Les -formules vont venir, un sacerdoce se former; la forte école de Genève +<p>Moment primitif, unique, ciel sur terre, qu'il faut mettre à part. Les +formules vont venir, un sacerdoce se former; la forte école de Genève va donner ses livres et ses chants, lancer sur toutes les routes ses -colporteurs intrépides, ses dévoués missionnaires. Il le fallait. Les -résistances finiront par s'organiser. Constatons seulement ici que, -dans cette première époque, même dans la seconde encore pendant -très-longtemps, il n'y eut aucune idée de résistance; au contraire, -une étonnante obéissance, un incroyable respect des tyrans, et jusqu'à +colporteurs intrépides, ses dévoués missionnaires. Il le fallait. Les +résistances finiront par s'organiser. Constatons seulement ici que, +dans cette première époque, même dans la seconde encore pendant +très-longtemps, il n'y eut aucune idée de résistance; au contraire, +une étonnante obéissance, un incroyable respect des tyrans, et jusqu'à la mort.</p> -<p>Pendant plus de quarante années, les nouveaux chrétiens se laissèrent -emprisonner, torturer, brûler et enterrer vifs, sans avoir la moindre -idée de résister aux puissances. Pourquoi? C'est qu'ils étaient -chrétiens.</p> +<p>Pendant plus de quarante années, les nouveaux chrétiens se laissèrent +emprisonner, torturer, brûler et enterrer vifs, sans avoir la moindre +idée de résister aux puissances. Pourquoi? C'est qu'ils étaient +chrétiens.</p> -<p>Dès 1523, à Bruxelles, les premiers qui furent brûlés, trois -augustins, se montrèrent pour leurs supérieurs obéissants jusqu'à la -mort. En 1524-1525, Castellan à Metz, Schuch à Nancy, se livrèrent, -pour ne pas compromettre les villages où ils prêchaient.</p> +<p>Dès 1523, à Bruxelles, les premiers qui furent brûlés, trois +augustins, se montrèrent pour leurs supérieurs obéissants jusqu'à la +mort. En 1524-1525, Castellan à Metz, Schuch à Nancy, se livrèrent, +pour ne pas compromettre les villages où ils prêchaient.</p> -<p>Ils désapprouvèrent hautement et les paysans révoltés de Souabe en +<p>Ils désapprouvèrent hautement et les paysans révoltés de Souabe en 1525, et les anabaptistes de Munster en 1535, s'appuyant sur ce -principe: «Qui s'arme n'est pas chrétien.»</p> +principe: «Qui s'arme n'est pas chrétien.»</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> Cette primitive Église était d'autant plus pacifique qu'elle -ne contenait presque aucun noble. Je n'en vois que deux chez nous à +<p><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> Cette primitive Église était d'autant plus pacifique qu'elle +ne contenait presque aucun noble. Je n'en vois que deux chez nous à l'origine, Farel et un autre. Dans le martyrologe immense de Crespin, -que j'ai compulsé tout entier dans ce but, je ne trouve que trois -nobles en quarante années (1515-1555), deux Français, le fameux +que j'ai compulsé tout entier dans ce but, je ne trouve que trois +nobles en quarante années (1515-1555), deux Français, le fameux Berquin et le chevalier de Rhodes Gaudet, un Anglais, Patrice -Hamilton. Les autres sont généralement de pauvres ouvriers, des +Hamilton. Les autres sont généralement de pauvres ouvriers, des bourgeois et des marchands. Il n'y a que deux paysans, dont l'un, -laboureur aisé, qui, tout seul, apprit à lire, et même un peu de +laboureur aisé, qui, tout seul, apprit à lire, et même un peu de latin.</p> -<p>Luther et Calvin prêchent l'obéissance. En 1560, Calvin se déclare -amèrement contre la conjuration d'Amboise. De là une indécision, une -hésitation, et des démarches contraires, fatales au parti protestant.</p> +<p>Luther et Calvin prêchent l'obéissance. En 1560, Calvin se déclare +amèrement contre la conjuration d'Amboise. De là une indécision, une +hésitation, et des démarches contraires, fatales au parti protestant.</p> -<p>On pouvait parier cent contre un que la Réforme périrait:</p> +<p>On pouvait parier cent contre un que la Réforme périrait:</p> -<p>Pour son austérité d'abord. L'esprit d'abstinence chrétienne qu'elle -proposait, au moment même où la vie physique s'était réveillée dans -son intensité brûlante, au moment où la nature enfantait des mondes de -plus pour charmer et pour séduire l'homme, arrivait-il à propos?</p> +<p>Pour son austérité d'abord. L'esprit d'abstinence chrétienne qu'elle +proposait, au moment même où la vie physique s'était réveillée dans +son intensité brûlante, au moment où la nature enfantait des mondes de +plus pour charmer et pour séduire l'homme, arrivait-il à propos?</p> -<p>Ces forces nouvelles, à peine nées, qui s'en emparait par surprise? Le -vieil esprit. Le christianisme matérialisé, la dévotion romanesque, -éclataient dans leur triomphe par la ruse de Loyola. L'invasion -jésuitique, derrière l'invasion espagnole, menaçait toute l'Europe. -Machine d'épouvantable force, qui, partout où elle agissait, trouvait +<p>Ces forces nouvelles, à peine nées, qui s'en emparait par surprise? Le +vieil esprit. Le christianisme matérialisé, la dévotion romanesque, +éclataient dans leur triomphe par la ruse de Loyola. L'invasion +jésuitique, derrière l'invasion espagnole, menaçait toute l'Europe. +Machine d'épouvantable force, qui, partout où elle agissait, trouvait pour auxiliaire la conjuration toute <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> faite de la nature -sensuelle, de l'intrigue passionnée, de la femme et du désir.</p> - -<p>«Mais la Réforme, en revanche, n'était-ce pas la démocratie?» Oui et -non. Elle était assez populaire parmi les ouvriers des villes, mais -fort peu dans les campagnes. Dès 1524, je vois près de Hambourg, -Zutphen, un des premiers martyrs, torturé par cinq cents paysans -qu'ont lancés les dominicains en les enivrant de bière. Les -missionnaires de Genève qui prêchaient nos moissonneurs n'en +sensuelle, de l'intrigue passionnée, de la femme et du désir.</p> + +<p>«Mais la Réforme, en revanche, n'était-ce pas la démocratie?» Oui et +non. Elle était assez populaire parmi les ouvriers des villes, mais +fort peu dans les campagnes. Dès 1524, je vois près de Hambourg, +Zutphen, un des premiers martyrs, torturé par cinq cents paysans +qu'ont lancés les dominicains en les enivrant de bière. Les +missionnaires de Genève qui prêchaient nos moissonneurs n'en recevaient que des injures. Tout protestant, indistinctement, passait -pour ennemi des images. Personne ne soupçonnait les arts que gardait +pour ennemi des images. Personne ne soupçonnait les arts que gardait dans son sein le protestantisme; personne ne devinait Palissy, Goujon, Goudimel, le mouvement lointain, infini, de Rembrandt et de Beethoven.</p> -<p>La Réforme, je le répète, devait périr: 1<sup>o</sup> comme spiritualiste; 2<sup>o</sup> -comme incomprise de la majorité du peuple; 3<sup>o</sup> elle devait périr pour -son indécision sur la question capitale de <i>la légitimité de la -résistance</i>.</p> +<p>La Réforme, je le répète, devait périr: 1<sup>o</sup> comme spiritualiste; 2<sup>o</sup> +comme incomprise de la majorité du peuple; 3<sup>o</sup> elle devait périr pour +son indécision sur la question capitale de <i>la légitimité de la +résistance</i>.</p> -<p>On a reproché aux plus fermes caractères, à Coligny, à Guillaume le -Taciturne, leurs fluctuations. Mais c'étaient celles du parti, celles -de ses plus grands docteurs, et l'indécision de la doctrine elle-même. -Le protestantisme n'avait pas d'avis arrêté sur la question pratique -d'où dépendait son salut.</p> +<p>On a reproché aux plus fermes caractères, à Coligny, à Guillaume le +Taciturne, leurs fluctuations. Mais c'étaient celles du parti, celles +de ses plus grands docteurs, et l'indécision de la doctrine elle-même. +Le protestantisme n'avait pas d'avis arrêté sur la question pratique +d'où dépendait son salut.</p> -<p>Cet argument pharisien embarrassait les protestants: «Si vous êtes -chrétiens, vous devez, sans murmure, obéir, souffrir, périr.»</p> +<p>Cet argument pharisien embarrassait les protestants: «Si vous êtes +chrétiens, vous devez, sans murmure, obéir, souffrir, périr.»</p> -<p>Calvin baisse la tête, et dit: «Oui. Résistons spirituellement, -sauvons l'âme, et laissons le corps.»</p> +<p>Calvin baisse la tête, et dit: «Oui. Résistons spirituellement, +sauvons l'âme, et laissons le corps.»</p> -<p>Mais ceux, comme l'Écossais Knox, qui étaient sur <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> le champ de -bataille et regardaient de plus près, sentaient bien que cette réponse -ne résolvait rien. Si vous vous livrez vous-mêmes aux tyrans, +<p>Mais ceux, comme l'Écossais Knox, qui étaient sur <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> le champ de +bataille et regardaient de plus près, sentaient bien que cette réponse +ne résolvait rien. Si vous vous livrez vous-mêmes aux tyrans, allez-vous livrer aussi l'enfant, la femme, tous les faibles, qui, -dans ces cruelles épreuves, pourront abandonner la foi? Vous donnez le -monde aux bourreaux qui poursuivront l'œuvre de mort jusqu'à celle -du dernier chrétien, jusqu'à ce que croyances et croyants aient -également disparu de la terre. Est-ce là la victoire dernière que la +dans ces cruelles épreuves, pourront abandonner la foi? Vous donnez le +monde aux bourreaux qui poursuivront l'œuvre de mort jusqu'à celle +du dernier chrétien, jusqu'à ce que croyances et croyants aient +également disparu de la terre. Est-ce là la victoire dernière que la foi doit remporter? Le christianisme doit-il avoir pour but, solution -légitime, l'extermination du christianisme?</p> +légitime, l'extermination du christianisme?</p> <p>Dans l'autre parti, au contraire, dans le parti catholique, il n'y a -pas d'indécision sur cette question du glaive. Loin de là, une -violente et terrible unanimité. Caraffa et Loyola la formulent (1543) -en organisant pour le monde l'inquisition universelle, calquée sur +pas d'indécision sur cette question du glaive. Loin de là , une +violente et terrible unanimité. Caraffa et Loyola la formulent (1543) +en organisant pour le monde l'inquisition universelle, calquée sur celle d'Espagne.</p> -<p>Cette unité, cette vigueur, semblaient devoir à coup sûr exterminer un -parti indécis et divisé, qui raisonnait contre lui-même et discutait -chaque essai de timide résistance.</p> +<p>Cette unité, cette vigueur, semblaient devoir à coup sûr exterminer un +parti indécis et divisé, qui raisonnait contre lui-même et discutait +chaque essai de timide résistance.</p> -<p>On insiste beaucoup trop sur les querelles de ménage entre -catholiques, entre le pape et l'Empereur. Au moment même où l'Empereur -était le plus contraire au pape, il faisait exécuter d'autant plus -exactement les ordonnances effroyables qu'avait dictées le clergé +<p>On insiste beaucoup trop sur les querelles de ménage entre +catholiques, entre le pape et l'Empereur. Au moment même où l'Empereur +était le plus contraire au pape, il faisait exécuter d'autant plus +exactement les ordonnances effroyables qu'avait dictées le clergé d'Espagne et des Pays-Bas.</p> -<p>Nous ne faisons pas l'histoire d'Allemagne; nous n'avons pas à -raconter les scrupules, les hésitations du pieux électeur de Saxe et -des autres protestants; au contraire, la résolution avec laquelle le -peu scrupuleux <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> Empereur, absous d'avance par ses prêtres, vous -trompe ces bons Allemands. Indécis et timoré, le parti protestant, en -face de tels adversaires à qui tout moyen était bon, devait succomber +<p>Nous ne faisons pas l'histoire d'Allemagne; nous n'avons pas à +raconter les scrupules, les hésitations du pieux électeur de Saxe et +des autres protestants; au contraire, la résolution avec laquelle le +peu scrupuleux <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> Empereur, absous d'avance par ses prêtres, vous +trompe ces bons Allemands. Indécis et timoré, le parti protestant, en +face de tels adversaires à qui tout moyen était bon, devait succomber sans nul doute.</p> -<p>Par quoi se défendait-il, cet infortuné parti? Uniquement par l'éclat +<p>Par quoi se défendait-il, cet infortuné parti? Uniquement par l'éclat de ses martyrs.</p> -<p>Il n'y eut jamais une candeur plus sublime, plus intrépide à confesser +<p>Il n'y eut jamais une candeur plus sublime, plus intrépide à confesser tout haut sa foi.</p> -<p>Jamais plus de simplicité, de douceur, devant les juges.</p> +<p>Jamais plus de simplicité, de douceur, devant les juges.</p> -<p>Jamais plus de joie divine, plus de chants et d'actions de grâces dans -les horreurs du bûcher.</p> +<p>Jamais plus de joie divine, plus de chants et d'actions de grâces dans +les horreurs du bûcher.</p> -<p>«Je vous écris altéré et affamé de la mort.» Ce mot d'un des anciens -martyrs semble donner la pensée de ceux du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. On voit -qu'Alexandre Canus (d'Évreux, 1532) prêchait par toute la France, sans -aucune précaution de prudence, sur les places mêmes, dans les rues; -c'est le premier à qui l'on coupa la langue. Même en 1550, un Italien, -un Romagnol, Fanino, de Faenza, terrifia l'Italie de son intrépidité. -Une seule chose blessait en lui, c'était sa gaieté, sa joie. «Quoi! +<p>«Je vous écris altéré et affamé de la mort.» Ce mot d'un des anciens +martyrs semble donner la pensée de ceux du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. On voit +qu'Alexandre Canus (d'Évreux, 1532) prêchait par toute la France, sans +aucune précaution de prudence, sur les places mêmes, dans les rues; +c'est le premier à qui l'on coupa la langue. Même en 1550, un Italien, +un Romagnol, Fanino, de Faenza, terrifia l'Italie de son intrépidité. +Une seule chose blessait en lui, c'était sa gaieté, sa joie. «Quoi! lui disait-on en prison, Christ sua le sang et pria que le calice lui -fût épargné. Et toi, pour mourir, tu ris!...» À quoi cet homme -héroïque répondit, en riant encore: «C'est que Christ avait pris sur -lui toutes les infirmités humaines, et qu'il a senti la mort... Mais -moi, qui, par la foi, possède une telle bénédiction, qu'ai-je à faire -qu'à me réjouir?»</p> +fût épargné. Et toi, pour mourir, tu ris!...» À quoi cet homme +héroïque répondit, en riant encore: «C'est que Christ avait pris sur +lui toutes les infirmités humaines, et qu'il a senti la mort... Mais +moi, qui, par la foi, possède une telle bénédiction, qu'ai-je à faire +qu'à me réjouir?»</p> -<p>Dès l'origine, ce fut une très-grande difficulté de trouver des -supplices pour venir à bout de tels hommes.</p> +<p>Dès l'origine, ce fut une très-grande difficulté de trouver des +supplices pour venir à bout de tels hommes.</p> <p>Quand Charles-Quint, quittant l'Espagne en 1540, <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> laissa le pouvoir au grand inquisiteur; quand il traversa la France pour -comprimer la révolte des Flandres, le clergé des Pays-Bas lui dit que +comprimer la révolte des Flandres, le clergé des Pays-Bas lui dit que les lois d'Espagne ne suffisaient pas; qu'il en fallait de -singulières, extraordinaires et terribles.</p> +singulières, extraordinaires et terribles.</p> -<p>Défense de s'assembler, de parler, de chanter et de lire. Ceux qui ne -dénonceront pas sont punis des mêmes peines que ceux qu'ils n'ont pas -dénoncés. Quelles peines? Les hommes brûlés, les femmes <i>enterrées</i> +<p>Défense de s'assembler, de parler, de chanter et de lire. Ceux qui ne +dénonceront pas sont punis des mêmes peines que ceux qu'ils n'ont pas +dénoncés. Quelles peines? Les hommes brûlés, les femmes <i>enterrées</i> vives.</p> -<p>La chose se fit à la lettre. Les villes furent fermées, et l'on fit -des visites domiciliaires qui procurèrent sur-le-champ une <i>razzia</i> de +<p>La chose se fit à la lettre. Les villes furent fermées, et l'on fit +des visites domiciliaires qui procurèrent sur-le-champ une <i>razzia</i> de victimes, vingt-huit dans Louvain seulement. Deux femmes furent -enterrées vives: l'une, nommée Antoinette, de famille de magistrats; -l'autre était la femme d'un apothicaire à Orchies. Marguerite Boulard, -épouse d'un riche bourgeois, fut ensevelie de même, à la fête de la -Toussaint. Puis, à Douai, Matthinette du Buisset, femme d'un greffier: -à Tournai, Marion, femme d'un tailleur; à Mons, une autre Marion, +enterrées vives: l'une, nommée Antoinette, de famille de magistrats; +l'autre était la femme d'un apothicaire à Orchies. Marguerite Boulard, +épouse d'un riche bourgeois, fut ensevelie de même, à la fête de la +Toussaint. Puis, à Douai, Matthinette du Buisset, femme d'un greffier: +à Tournai, Marion, femme d'un tailleur; à Mons, une autre Marion, femme d'un barbier, et, plus tard, une dame Vauldrue Carlyer, de la -même ville, coupable de n'avoir pas dénoncé son fils, qui lisait la -sainte Écriture.</p> - -<p>Pourquoi ce supplice étrange? Une femme brûlée donnait un spectacle -non-seulement épouvantable, mais horriblement indécent, que n'aurait -pas supporté la pudeur du Nord. On le voit par le supplice de Jeanne -d'Arc. La première flamme qui montait dévorait les vêtements, et -révélait cruellement la pauvre nudité tremblante.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> Donc on enterrait par décence. La chose se passait ainsi. La -bière, mise dans la fosse sans couvercle, était par-dessus fermée de -trois barres de fer quand la patiente était dedans. Une barre serrait -la tête, une le ventre, une les pieds. La terre était jetée alors sur -la personne vivante. Quelquefois, par charité, le bourreau pour -abréger, étranglait d'avance (<i>supplice de la femme du tailleur de +même ville, coupable de n'avoir pas dénoncé son fils, qui lisait la +sainte Écriture.</p> + +<p>Pourquoi ce supplice étrange? Une femme brûlée donnait un spectacle +non-seulement épouvantable, mais horriblement indécent, que n'aurait +pas supporté la pudeur du Nord. On le voit par le supplice de Jeanne +d'Arc. La première flamme qui montait dévorait les vêtements, et +révélait cruellement la pauvre nudité tremblante.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> Donc on enterrait par décence. La chose se passait ainsi. La +bière, mise dans la fosse sans couvercle, était par-dessus fermée de +trois barres de fer quand la patiente était dedans. Une barre serrait +la tête, une le ventre, une les pieds. La terre était jetée alors sur +la personne vivante. Quelquefois, par charité, le bourreau pour +abréger, étranglait d'avance (<i>supplice de la femme du tailleur de Tournai</i>, 1545). Mais on voit par un autre exemple, celui de la femme -du barbier de Mons, que l'exécution se faisait parfois d'une manière -plus sauvage, plus lente et par étouffement. La pauvre femme, -répugnant à recevoir de la terre sur la face, demanda un mouchoir au -bourreau, qui le lui donna avant de jeter la terre. «Puis il lui passa +du barbier de Mons, que l'exécution se faisait parfois d'une manière +plus sauvage, plus lente et par étouffement. La pauvre femme, +répugnant à recevoir de la terre sur la face, demanda un mouchoir au +bourreau, qui le lui donna avant de jeter la terre. «Puis il lui passa sur le ventre, la foula aux pieds, tant que finalement elle rendit -heureusement son esprit au Seigneur (1549).»</p> +heureusement son esprit au Seigneur (1549).»</p> -<p>Nous épargnons au lecteur le détail abominable de tout ce qu'on -inventa. Il paraît seulement que le plus excellent moyen pour -atteindre et désespérer l'âme, c'était la privation de sommeil. Une +<p>Nous épargnons au lecteur le détail abominable de tout ce qu'on +inventa. Il paraît seulement que le plus excellent moyen pour +atteindre et désespérer l'âme, c'était la privation de sommeil. Une stupeur mortelle prenait l'homme; il perdait l'entendement. Cette -ingénieuse torture paraît avoir été trouvée d'abord par les docteurs -d'Oxford pour venir à bout du martyr Cowbridge, que rien ne pouvait +ingénieuse torture paraît avoir été trouvée d'abord par les docteurs +d'Oxford pour venir à bout du martyr Cowbridge, que rien ne pouvait briser (1536).</p> -<p>Le supplice du feu était extrêmement variable, arbitraire à l'infini. -Parfois, rapide, illusoire, quand on étranglait d'avance; parfois -horriblement long, quand le patient était mis vivant sur des charbons -mal allumés, tourné, retourné plusieurs fois par un croc de fer, ou -encore flambé lentement à un petit feu de bois vert (<i>martyre -d'Hooper</i>, 1555). Hooper, évêque protestant, <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> fut extrêmement -torturé, brûlé en trois fois; il y eut d'abord trop peu de bois; on en -rapporta, mais trop vert, et, comme le vent la détournait, la fumée ne -l'étouffait pas. On l'entendait, demi-brûlé, crier: «Du bois, bonnes -gens! du bois! Augmentez le feu!» Le gras des jambes était grillé, la -face était toute noire, et la langue, enflée, sortait. La graisse et -le sang découlaient; la peau du ventre étant détruite, les entrailles -s'échappèrent. Cependant il vivait encore et se frappait la poitrine. -Un sanglot universel s'éleva de toute la place; la foule pleurait +<p>Le supplice du feu était extrêmement variable, arbitraire à l'infini. +Parfois, rapide, illusoire, quand on étranglait d'avance; parfois +horriblement long, quand le patient était mis vivant sur des charbons +mal allumés, tourné, retourné plusieurs fois par un croc de fer, ou +encore flambé lentement à un petit feu de bois vert (<i>martyre +d'Hooper</i>, 1555). Hooper, évêque protestant, <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> fut extrêmement +torturé, brûlé en trois fois; il y eut d'abord trop peu de bois; on en +rapporta, mais trop vert, et, comme le vent la détournait, la fumée ne +l'étouffait pas. On l'entendait, demi-brûlé, crier: «Du bois, bonnes +gens! du bois! Augmentez le feu!» Le gras des jambes était grillé, la +face était toute noire, et la langue, enflée, sortait. La graisse et +le sang découlaient; la peau du ventre étant détruite, les entrailles +s'échappèrent. Cependant il vivait encore et se frappait la poitrine. +Un sanglot universel s'éleva de toute la place; la foule pleurait comme un seul homme.</p> -<p>Aux Pays-Bas, l'Inquisition reprochait au clergé local d'exploiter -cette terreur et de rançonner les accusés. Il en était de même en -France. On défendit au clergé de ruiner les accusés par des amendes -qui gâtaient la confiscation et faisaient tort aux courtisans. -L'émigration protestante devait profiter fort à ceux-ci surtout, -étendant <i>les biens vacants</i> dont les Guises et Diane avaient la +<p>Aux Pays-Bas, l'Inquisition reprochait au clergé local d'exploiter +cette terreur et de rançonner les accusés. Il en était de même en +France. On défendit au clergé de ruiner les accusés par des amendes +qui gâtaient la confiscation et faisaient tort aux courtisans. +L'émigration protestante devait profiter fort à ceux-ci surtout, +étendant <i>les biens vacants</i> dont les Guises et Diane avaient la concession.</p> -<p>En 1551, dans l'édit de Châteaubriant, ils montrèrent naïvement que -pour eux la persécution et l'épouvantail du bûcher étaient une -<i>affaire</i>. Ils attribuèrent au dénonciateur la prime énorme et -monstrueuse du <i>tiers des biens du dénoncé</i>!</p> +<p>En 1551, dans l'édit de Châteaubriant, ils montrèrent naïvement que +pour eux la persécution et l'épouvantail du bûcher étaient une +<i>affaire</i>. Ils attribuèrent au dénonciateur la prime énorme et +monstrueuse du <i>tiers des biens du dénoncé</i>!</p> -<p>On demande comment Henri II, qui, après tout, n'était pas un homme -pervers, put être mené jusque-là. Comment put-on l'aveugler tout à +<p>On demande comment Henri II, qui, après tout, n'était pas un homme +pervers, put être mené jusque-là . Comment put-on l'aveugler tout à fait, lui crever les yeux?</p> -<p>On y parvint par la colère, par l'orgueil, par une violente et +<p>On y parvint par la colère, par l'orgueil, par une violente et cruelle mortification (1549), en le mettant <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> en face d'un de -ses propres domestiques, dont l'humiliante résistance lui donna la +ses propres domestiques, dont l'humiliante résistance lui donna la haine, l'horreur, comme l'hydrophobie du protestantisme.</p> -<p>L'homme choisi pour l'expérience par le cardinal de Lorraine était un -ouvrier du tailleur du roi. Diane voulut que la scène eût lieu sous -ses yeux, dans sa chambre. L'effet alla au delà de toutes les -prévisions. Le pauvre homme, avec respect pour la majesté royale, se -démêla habilement de toutes les arguties; mais, loin de céder, -héroïque, inspiré des anciens prophètes, il dit à cette Jézabel, qui -s'avançait à dire son mot: «Madame, contentez-vous d'avoir infecté la +<p>L'homme choisi pour l'expérience par le cardinal de Lorraine était un +ouvrier du tailleur du roi. Diane voulut que la scène eût lieu sous +ses yeux, dans sa chambre. L'effet alla au delà de toutes les +prévisions. Le pauvre homme, avec respect pour la majesté royale, se +démêla habilement de toutes les arguties; mais, loin de céder, +héroïque, inspiré des anciens prophètes, il dit à cette Jézabel, qui +s'avançait à dire son mot: «Madame, contentez-vous d'avoir infecté la France de votre infamie et de votre ordure, sans toucher aux choses de -Dieu.»</p> +Dieu.»</p> -<p>Le roi, transpercé de ce trait, qu'il n'aurait jamais prévu, bondit de -fureur, jura qu'il le verrait brûlé vif. Il y alla, et il en fut -épouvanté et malade. L'homme, dans ce supplice horrible, immobile et +<p>Le roi, transpercé de ce trait, qu'il n'aurait jamais prévu, bondit de +fureur, jura qu'il le verrait brûlé vif. Il y alla, et il en fut +épouvanté et malade. L'homme, dans ce supplice horrible, immobile et comme insensible, tint sur lui un œil de plomb, un regard fixe et -pesant, comme la sentence de Dieu. Le roi pâlit, recula, s'en alla de -la fenêtre. Il dit qu'il n'en verrait jamais d'autres de sa vie.</p> +pesant, comme la sentence de Dieu. Le roi pâlit, recula, s'en alla de +la fenêtre. Il dit qu'il n'en verrait jamais d'autres de sa vie.</p> -<p>Ces héros de calme et de force, d'apparente insensibilité, sont -innombrables dans les riches martyrologes de Crespin, de Bèze, de Fox, -etc.; mais j'aime mieux encore ceux qui ont été sensibles, ceux qui -traversèrent vainqueurs les grandes épreuves morales, non moins +<p>Ces héros de calme et de force, d'apparente insensibilité, sont +innombrables dans les riches martyrologes de Crespin, de Bèze, de Fox, +etc.; mais j'aime mieux encore ceux qui ont été sensibles, ceux qui +traversèrent vainqueurs les grandes épreuves morales, non moins douloureuses que celles du corps. Homme, je cherche des hommes, et je -les vois tels à leurs pleurs. La plupart n'étaient pas des individus -isolés; c'étaient des hommes complets, des familles; ils étaient -<span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> maris et pères. Aux portes de leurs prisons priaient leurs +les vois tels à leurs pleurs. La plupart n'étaient pas des individus +isolés; c'étaient des hommes complets, des familles; ils étaient +<span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> maris et pères. Aux portes de leurs prisons priaient leurs femmes et leurs enfants. Je ne connais pas de plus saints monuments dans toute l'histoire du monde que les lettres simples, graves et -pathétiques qu'ils écrivent à leurs femmes du fond des cachots. C'est -là qu'il faut voir ce qu'est la sainteté du mariage et la force de -l'amour en Dieu. Nulle idée plus que la glorification du mariage ne -fut portée haut, enseignée, défendue par la Réforme. Plus d'un martyr -y mit sa vie. Un augustin marié, Henri Flameng, avait sa grâce s'il -eût voulu dire que sa femme était une concubine. Il refusa, mourut +pathétiques qu'ils écrivent à leurs femmes du fond des cachots. C'est +là qu'il faut voir ce qu'est la sainteté du mariage et la force de +l'amour en Dieu. Nulle idée plus que la glorification du mariage ne +fut portée haut, enseignée, défendue par la Réforme. Plus d'un martyr +y mit sa vie. Un augustin marié, Henri Flameng, avait sa grâce s'il +eût voulu dire que sa femme était une concubine. Il refusa, mourut pour elle, soutint son honneur au milieu des flammes, la laissa -légitime épouse et veuve glorifiée d'un martyr.</p> +légitime épouse et veuve glorifiée d'un martyr.</p> -<p>L'amitié a eu aussi, dans ces temps, des martyrs sublimes dont -l'inestimable légende doit être soigneusement recueillie.</p> +<p>L'amitié a eu aussi, dans ces temps, des martyrs sublimes dont +l'inestimable légende doit être soigneusement recueillie.</p> <p>Celle qui me touche le plus est celle de deux hommes de Louvain et de Bruxelles, le coutelier Gilles et le pelletier Just Jusberg, deux martyrs et deux amis.</p> -<p>Leur légende, forte et déchirante, est faite pour apprendre au monde -léger, insensible, où ce nom d'ami est un mot, ce qu'est pour les âmes -pures ce fort et profond mariage que Dieu réserve à ceux qu'il a le -plus aimés.</p> - -<p>Just Jusberg était tellement estimé et chéri de tous, que, quand il -fut pris à Louvain, condamné aux flammes, les conseillers de la -chancellerie, venus de Bruxelles, revinrent près de la Gouvernante -pour demander qu'il ne fut que décapité: «Hélas! dit-elle, c'est bien -petite grâce!... Mais je le veux bien.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> Just se trouvait en prison avec plusieurs de ses frères. Mais -sa meilleure consolation était d'y être avec un saint, Gilles, jeune -coutelier de Bruxelles. Celui-ci, qu'il faut faire connaître, était un -homme de trente-trois ans, d'une douceur, d'une bonté, d'une charité +<p>Leur légende, forte et déchirante, est faite pour apprendre au monde +léger, insensible, où ce nom d'ami est un mot, ce qu'est pour les âmes +pures ce fort et profond mariage que Dieu réserve à ceux qu'il a le +plus aimés.</p> + +<p>Just Jusberg était tellement estimé et chéri de tous, que, quand il +fut pris à Louvain, condamné aux flammes, les conseillers de la +chancellerie, venus de Bruxelles, revinrent près de la Gouvernante +pour demander qu'il ne fut que décapité: «Hélas! dit-elle, c'est bien +petite grâce!... Mais je le veux bien.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> Just se trouvait en prison avec plusieurs de ses frères. Mais +sa meilleure consolation était d'y être avec un saint, Gilles, jeune +coutelier de Bruxelles. Celui-ci, qu'il faut faire connaître, était un +homme de trente-trois ans, d'une douceur, d'une bonté, d'une charité extraordinaires, qui ne gagnait que pour les pauvres, et qui, dans une -épidémie, avait vendu son bien pour eux. Il était connu, admiré, béni, -dans tous les Pays-Bas. Geôliers, bourreaux, tous étaient à ses pieds, -et on ne savait comment lui faire son procès, dans la crainte qu'on +épidémie, avait vendu son bien pour eux. Il était connu, admiré, béni, +dans tous les Pays-Bas. Geôliers, bourreaux, tous étaient à ses pieds, +et on ne savait comment lui faire son procès, dans la crainte qu'on avait du peuple.</p> -<p>Just, qui n'avait eu jusque-là de pensée que Dieu, eut, en ce jeune -saint, sa première attache à la terre. Son cœur, saisi d'une forte, -profonde, véhémente amitié, reprit sa racine ici-bas. Pourtant, il -croyait mourir bien. La nuit qui précéda sa mort, prié par ses +<p>Just, qui n'avait eu jusque-là de pensée que Dieu, eut, en ce jeune +saint, sa première attache à la terre. Son cœur, saisi d'une forte, +profonde, véhémente amitié, reprit sa racine ici-bas. Pourtant, il +croyait mourir bien. La nuit qui précéda sa mort, prié par ses compagnons de leur faire une exhortation, il leur parla fermement de son bonheur du lendemain, les pria de rester unis, de s'aimer, de se -préparer ensemble à tout ce qui adviendrait: «Car, si je ne me trompe, -j'en vois quelques-uns parmi vous qui me suivront de bien près...»</p> - -<p>Ce mot, ce regard imprudent, lui révéla (à lui-même et à tous) la -force du sentiment qui allait être brisé par la mort. Il voit Gilles -dans cette foule, et il ne peut plus parler; sa langue sèche, il -étouffe, il tombe foudroyé dans ses larmes.</p> - -<p>Voilà que tout le monde pleure; tous faiblissaient si Gilles même -n'eût succédé, pris la parole, embrasé de l'esprit de Dieu. Avec un -charme, une force, une habileté admirables, il couvrit, fit oublier -la défaillance de <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> Just, le releva, et le refit, ce que -vraiment il était, un saint, un héros, un martyr.</p> - -<p>«Bon Dieu! que tes secrets sont admirables!.... Vous voyez Just, notre -frère, condamné par le jugement du monde... Mais c'est un vrai enfant -de Dieu... Ne vous scandalisez point; rappelez-vous Jésus même que -nous suivons pas à pas. Il est écrit de Jésus: «Nous l'avons vu frappé -de Dieu, et cela pour nos péchés.» Or le <i>disciple n'est point -par-dessus le maître</i>... Nous vous réputons heureux, Just, notre -frère, en vous voyant si ferme et fortifié de Dieu... Oh! heureuse -l'âme qui habite au domicile de ce corps et comparaîtra demain, -dégagée de toute souillure, en présence du Dieu vivant!... Ce bien -éternel, nous l'aurions, n'était la lenteur des bourreaux qui nous -contraignent de demeurer encore en misère pour cette nuit.»</p> - -<p>Cette justification céleste d'une délicatesse infinie ne raffermit pas -seulement Just et l'assemblée; elle avait emporté les cœurs aux -portes du paradis. On pria, et Just disait: «Je sens une grande -lumière et une inexprimable joie.»</p> +préparer ensemble à tout ce qui adviendrait: «Car, si je ne me trompe, +j'en vois quelques-uns parmi vous qui me suivront de bien près...»</p> + +<p>Ce mot, ce regard imprudent, lui révéla (à lui-même et à tous) la +force du sentiment qui allait être brisé par la mort. Il voit Gilles +dans cette foule, et il ne peut plus parler; sa langue sèche, il +étouffe, il tombe foudroyé dans ses larmes.</p> + +<p>Voilà que tout le monde pleure; tous faiblissaient si Gilles même +n'eût succédé, pris la parole, embrasé de l'esprit de Dieu. Avec un +charme, une force, une habileté admirables, il couvrit, fit oublier +la défaillance de <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> Just, le releva, et le refit, ce que +vraiment il était, un saint, un héros, un martyr.</p> + +<p>«Bon Dieu! que tes secrets sont admirables!.... Vous voyez Just, notre +frère, condamné par le jugement du monde... Mais c'est un vrai enfant +de Dieu... Ne vous scandalisez point; rappelez-vous Jésus même que +nous suivons pas à pas. Il est écrit de Jésus: «Nous l'avons vu frappé +de Dieu, et cela pour nos péchés.» Or le <i>disciple n'est point +par-dessus le maître</i>... Nous vous réputons heureux, Just, notre +frère, en vous voyant si ferme et fortifié de Dieu... Oh! heureuse +l'âme qui habite au domicile de ce corps et comparaîtra demain, +dégagée de toute souillure, en présence du Dieu vivant!... Ce bien +éternel, nous l'aurions, n'était la lenteur des bourreaux qui nous +contraignent de demeurer encore en misère pour cette nuit.»</p> + +<p>Cette justification céleste d'une délicatesse infinie ne raffermit pas +seulement Just et l'assemblée; elle avait emporté les cœurs aux +portes du paradis. On pria, et Just disait: «Je sens une grande +lumière et une inexprimable joie.»</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> CHAPITRE VI<br> -<span class="smaller">L'ÉCOLE DES MARTYRS<br> +<span class="smaller">L'ÉCOLE DES MARTYRS<br> 1547-1559</span></h3> -<p>Navagero, envoyé de Venise près de Charles-Quint, écrit en 1546, dans -son rapport au Sénat: «Ce qui décide l'Empereur à agir contre les -<i>luthériens</i>, c'est l'état des Pays-Bas, c'est l'<i>anabaptisme</i>. On y a -fait mourir pour cela trente mille personnes.»</p> +<p>Navagero, envoyé de Venise près de Charles-Quint, écrit en 1546, dans +son rapport au Sénat: «Ce qui décide l'Empereur à agir contre les +<i>luthériens</i>, c'est l'état des Pays-Bas, c'est l'<i>anabaptisme</i>. On y a +fait mourir pour cela trente mille personnes.»</p> -<p>Confusion terrible de deux choses si différentes. La Saint-Barthélemy -juridique, commencée contre le communisme anabaptiste, se poursuivait -indéfiniment contre les protestants étrangers à cette doctrine, et -qui, le plus souvent, ne la connaissaient même pas.</p> +<p>Confusion terrible de deux choses si différentes. La Saint-Barthélemy +juridique, commencée contre le communisme anabaptiste, se poursuivait +indéfiniment contre les protestants étrangers à cette doctrine, et +qui, le plus souvent, ne la connaissaient même pas.</p> -<p>Ne pas mêler ces deux procès, c'était un point de droit autant que de -religion. L'anabaptiste changeait <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> la société civile, la -propriété, le mariage même, tout le monde extérieur. Le protestant +<p>Ne pas mêler ces deux procès, c'était un point de droit autant que de +religion. L'anabaptiste changeait <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> la société civile, la +propriété, le mariage même, tout le monde extérieur. Le protestant (surtout en France) ne changeait rien, ne voulait rien que s'enfermer, -fuir les idoles, garder les libertés de l'âme, obéir, et il obéit -jusqu'à extinction, se laissant brûler quarante ans avant de prendre +fuir les idoles, garder les libertés de l'âme, obéir, et il obéit +jusqu'à extinction, se laissant brûler quarante ans avant de prendre les armes.</p> -<p>Comment, dans le siècle de la jurisprudence, dans l'âge de Dumoulin, -Cujas et tant d'autres, les grands docteurs autorisés ne posèrent-ils -pas cette distinction? L'unique réclamation qui reste devant l'avenir -est celle d'un écolier de l'Université de Bourges, d'un élève +<p>Comment, dans le siècle de la jurisprudence, dans l'âge de Dumoulin, +Cujas et tant d'autres, les grands docteurs autorisés ne posèrent-ils +pas cette distinction? L'unique réclamation qui reste devant l'avenir +est celle d'un écolier de l'Université de Bourges, d'un élève d'Alciat, Calvin.</p> -<p>Né Picard, d'un pays fécond en révolutionnaires, en bouillants amis de -l'humanité, né peuple et petit-fils d'un simple tonnelier, fils d'un -greffier de Noyon qui, tour à tour, travailla dans les deux justices, -ecclésiastique et civile, il se trouve avoir en naissant un pied dans -le droit, un pied dans l'Église. On lui donne à douze ans une sinécure -cléricale, qu'il jette bientôt avec le désintéressement altier de -Rousseau ou de Robespierre. Il vit de peu, de rien, pauvre jusqu'à sa +<p>Né Picard, d'un pays fécond en révolutionnaires, en bouillants amis de +l'humanité, né peuple et petit-fils d'un simple tonnelier, fils d'un +greffier de Noyon qui, tour à tour, travailla dans les deux justices, +ecclésiastique et civile, il se trouve avoir en naissant un pied dans +le droit, un pied dans l'Église. On lui donne à douze ans une sinécure +cléricale, qu'il jette bientôt avec le désintéressement altier de +Rousseau ou de Robespierre. Il vit de peu, de rien, pauvre jusqu'à sa mort.</p> -<p>C'était un travailleur terrible, avec un air souffrant, une -constitution misérable et débile, veillant, s'usant, se consumant, ne -distinguant ni nuit ni jour. Il aimait uniquement l'étude, le grec -surtout, et les lettres saintes. Il était fort timide, défiant, -ombrageux, seul et caché tant qu'il pouvait. Pour le tirer de là, il -fallait un coup imprévu, une manifeste nécessité morale, la violence +<p>C'était un travailleur terrible, avec un air souffrant, une +constitution misérable et débile, veillant, s'usant, se consumant, ne +distinguant ni nuit ni jour. Il aimait uniquement l'étude, le grec +surtout, et les lettres saintes. Il était fort timide, défiant, +ombrageux, seul et caché tant qu'il pouvait. Pour le tirer de là , il +fallait un coup imprévu, une manifeste nécessité morale, la violence du ciel et de la conscience, si j'osais dire, la tyrannie de Dieu.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> C'était en 1534. Il avait vingt-cinq ans, et sortait à peine -des hautes écoles. L'horrible tragédie de Munster, la fatale équivoque -de l'anabaptisme, commençait à tomber sur le protestantisme comme une +<p><span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> C'était en 1534. Il avait vingt-cinq ans, et sortait à peine +des hautes écoles. L'horrible tragédie de Munster, la fatale équivoque +de l'anabaptisme, commençait à tomber sur le protestantisme comme une pluie de fer et de feu. Tout le monde voyait que les protestants -non-seulement n'étaient pas des anabaptistes, mais leur étaient +non-seulement n'étaient pas des anabaptistes, mais leur étaient contraires. Tous le voyaient. Pas un ne le disait.</p> <p>Le cri de la justice sortit de ce grand et jeune cœur, amant -profond, sincère, de la vérité et de la loi.</p> +profond, sincère, de la vérité et de la loi.</p> -<p>Cet homme si timide parut seul devant tous, sacrifia l'étude, sa chère -obscurité, et changea sa vie sans retour.</p> +<p>Cet homme si timide parut seul devant tous, sacrifia l'étude, sa chère +obscurité, et changea sa vie sans retour.</p> -<p>Son livre, l'<i>Institution chrétienne</i>, n'était nullement d'abord le -gros livre, l'encyclopédie théologique qu'on voit maintenant. C'était +<p>Son livre, l'<i>Institution chrétienne</i>, n'était nullement d'abord le +gros livre, l'encyclopédie théologique qu'on voit maintenant. C'était une courte apologie.</p> -<p>Si l'acte était hardi, la forme ne l'était pas moins. C'était une -langue inouïe, la nouvelle langue française. Vingt ans après Commines, -trente ans avant Montaigne, déjà la langue de Rousseau.</p> +<p>Si l'acte était hardi, la forme ne l'était pas moins. C'était une +langue inouïe, la nouvelle langue française. Vingt ans après Commines, +trente ans avant Montaigne, déjà la langue de Rousseau.</p> -<p>C'est sa force, si ce n'est son charme. Rousseau a dit, après -l'<i>Émile</i>: <i>Conticuit terra</i>. Mais combien plus dut-on le dire quand, -pour la première fois, elle jaillit, cette langue, sobre et forte, -étonnamment pure, triste, amère, mais robuste et déjà toute armée.</p> +<p>C'est sa force, si ce n'est son charme. Rousseau a dit, après +l'<i>Émile</i>: <i>Conticuit terra</i>. Mais combien plus dut-on le dire quand, +pour la première fois, elle jaillit, cette langue, sobre et forte, +étonnamment pure, triste, amère, mais robuste et déjà toute armée.</p> -<p>Son plus redoutable attribut, c'est sa pénétrante clarté, son extrême -lumière, d'argent, plutôt d'acier, d'une lame qui brille, mais qui +<p>Son plus redoutable attribut, c'est sa pénétrante clarté, son extrême +lumière, d'argent, plutôt d'acier, d'une lame qui brille, mais qui tranche.</p> -<p>On sent que cette lumière vient du dedans, du fond de la conscience, -d'un cour âprement convaincu, dont <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> la logique est l'aliment. -On sent qu'il vit de la raison, qu'il parle pour lui-même, et ne donne -rien à l'apparence; qu'il sue à bon escient et se travaille pour se +<p>On sent que cette lumière vient du dedans, du fond de la conscience, +d'un cour âprement convaincu, dont <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> la logique est l'aliment. +On sent qu'il vit de la raison, qu'il parle pour lui-même, et ne donne +rien à l'apparence; qu'il sue à bon escient et se travaille pour se faire un solide raisonnement dont il puisse vivre, et que, s'il n'a rien, il meurt.</p> -<p>Voilà donc cette France légère, cette France rieuse, dont le gaulois -naïf semblait hier encore un bégayement d'enfance... Quelle énorme -révolution!</p> +<p>Voilà donc cette France légère, cette France rieuse, dont le gaulois +naïf semblait hier encore un bégayement d'enfance... Quelle énorme +révolution!</p> -<p>Épouvanté de son triomphe, il se cache à Strasbourg, se colle sur les -livres. Mais il était perdu. Dieu ne devait plus le lâcher.</p> +<p>Épouvanté de son triomphe, il se cache à Strasbourg, se colle sur les +livres. Mais il était perdu. Dieu ne devait plus le lâcher.</p> -<p>Farel vint le prendre là, grondant et refusant. Il l'enleva, et le mit -où? À Genève, dans la ville la plus antipathique à son génie. Calvin -lui prouva que Genève était le lieu où il serait le plus inutile, et +<p>Farel vint le prendre là , grondant et refusant. Il l'enleva, et le mit +où? À Genève, dans la ville la plus antipathique à son génie. Calvin +lui prouva que Genève était le lieu où il serait le plus inutile, et qu'il n'y ferait rien de bon. Farel rit, alla son chemin.</p> -<p>Nous avons parlé de ce personnage, un très-violent montagnard du -Dauphiné, homme d'épée et de naissance, un petit homme roux, d'un -œil flamboyant, d'une parole foudroyante, d'une intrépidité, d'une -opiniâtreté incroyables, l'homme du temps qui eut au plus haut degré -la gaieté révolutionnaire. On tirait sur lui, il riait; on le -frappait, on battait de sa tête les murs et les pavés sanglants, il se -relevait riant, prêchant de plus belle.</p> - -<p>Notez que ce héros fanatique était plein de sens. Il glissa sur les -points les plus obscurs du dogme, chercha à tout prix l'union des -églises de Suisse. Il n'était pas écrivain, le savait, se rendait -justice. C'était une flamme, rien de plus. Il ne se sentait nullement -le pesant et puissant génie de fer, de plomb, de bronze, <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> qui -pouvait transformer Genève. Avec l'autorité des <i>voyants</i> de la Bible, +<p>Nous avons parlé de ce personnage, un très-violent montagnard du +Dauphiné, homme d'épée et de naissance, un petit homme roux, d'un +œil flamboyant, d'une parole foudroyante, d'une intrépidité, d'une +opiniâtreté incroyables, l'homme du temps qui eut au plus haut degré +la gaieté révolutionnaire. On tirait sur lui, il riait; on le +frappait, on battait de sa tête les murs et les pavés sanglants, il se +relevait riant, prêchant de plus belle.</p> + +<p>Notez que ce héros fanatique était plein de sens. Il glissa sur les +points les plus obscurs du dogme, chercha à tout prix l'union des +églises de Suisse. Il n'était pas écrivain, le savait, se rendait +justice. C'était une flamme, rien de plus. Il ne se sentait nullement +le pesant et puissant génie de fer, de plomb, de bronze, <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> qui +pouvait transformer Genève. Avec l'autorité des <i>voyants</i> de la Bible, il saisit le savant jeune homme qui avait tous ces dons, lui jeta le -fatal manteau de prophète et législateur, lui ordonna d'y mourir à la +fatal manteau de prophète et législateur, lui ordonna d'y mourir à la peine.</p> -<p>Cet homme pâle, arrivant à Genève, trouva une joyeuse ville de -commerce, qui, ayant déjà fort souffert, n'en restait pas moins gaie. +<p>Cet homme pâle, arrivant à Genève, trouva une joyeuse ville de +commerce, qui, ayant déjà fort souffert, n'en restait pas moins gaie. Sa situation est charmante, pleine d'air et de vie. Avec ce grand -miroir du lac et ce brillant fleuve azuré, Genève a double ciel, deux -fois plus de lumière qu'une autre ville. C'est le carrefour de quatre +miroir du lac et ce brillant fleuve azuré, Genève a double ciel, deux +fois plus de lumière qu'une autre ville. C'est le carrefour de quatre routes. De Savoie et de Lyon, de Suisse et du Jura, tout y passe. Circulation constante de marchands et de voyageurs, de visages -nouveaux et de toutes les nouvelles de l'Europe. La population était à -l'avenant, légère de parole et de vie. Mœurs du commerce, mœurs +nouveaux et de toutes les nouvelles de l'Europe. La population était à +l'avenant, légère de parole et de vie. Mœurs du commerce, mœurs des seigneurs; chanoines et moines, chevaliers et barons, tous -venaient jouir à Genève. Elle s'en moquait, et les imitait, rieuse et -satirique, changeante comme son lac, subite comme son Rhône, vraie +venaient jouir à Genève. Elle s'en moquait, et les imitait, rieuse et +satirique, changeante comme son lac, subite comme son Rhône, vraie girouette et le nez au vent.</p> -<p>Lyon lui faisait du tort. La déchéance du commerce avait éveillé à -Genève un esprit de résistance politique contre le prince évêque et le -duc de Savoie. Avec un grand courage, cette révolution n'en garde pas -moins la vieille légèreté génevoise. Elle est héroïque et espiègle. La -première scène qui s'ouvre est une farce sur un âne mort.</p> +<p>Lyon lui faisait du tort. La déchéance du commerce avait éveillé à +Genève un esprit de résistance politique contre le prince évêque et le +duc de Savoie. Avec un grand courage, cette révolution n'en garde pas +moins la vieille légèreté génevoise. Elle est héroïque et espiègle. La +première scène qui s'ouvre est une farce sur un âne mort.</p> -<p>Son chroniqueur, Bonnivard, pour avoir été dix ans enfermé aux caves -du château de Chillon, n'en a pas moins partout cette gaieté -intrépide. On la trouve <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> encore dans Farel, dans Froment, ses -premiers prêcheurs. Nul livre plus amusant que la chronique de -Froment, hardi colporteur de la Grâce, naïf et mordant satirique que -les dévotes génevoises, plaisamment dévoilées par lui, essayèrent de -jeter au Rhône.</p> +<p>Son chroniqueur, Bonnivard, pour avoir été dix ans enfermé aux caves +du château de Chillon, n'en a pas moins partout cette gaieté +intrépide. On la trouve <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> encore dans Farel, dans Froment, ses +premiers prêcheurs. Nul livre plus amusant que la chronique de +Froment, hardi colporteur de la Grâce, naïf et mordant satirique que +les dévotes génevoises, plaisamment dévoilées par lui, essayèrent de +jeter au Rhône.</p> <p>Qu'on juge de l'impression que ce sombre Calvin, malade, amer, le -cœur plein des plaies de l'Église, reçut quand il arriva là! Je -suis sûr que le lieu, le paysage, le choqua; aimable, gai autant que -grandiose, il dut lui apparaître comme une mauvaise tentation, une -conjuration de la nature contre l'austérité de l'esprit. Il chercha la -rue la plus noire, d'où l'on ne vît ni le lac ni les Alpes, l'ombre -humide et verdâtre des grands murs de Saint-Pierre. Mais les hommes le -choquaient encore plus que tout le reste. Il détestait Froment. Il +cœur plein des plaies de l'Église, reçut quand il arriva là ! Je +suis sûr que le lieu, le paysage, le choqua; aimable, gai autant que +grandiose, il dut lui apparaître comme une mauvaise tentation, une +conjuration de la nature contre l'austérité de l'esprit. Il chercha la +rue la plus noire, d'où l'on ne vît ni le lac ni les Alpes, l'ombre +humide et verdâtre des grands murs de Saint-Pierre. Mais les hommes le +choquaient encore plus que tout le reste. Il détestait Froment. Il avait ses amis en abomination, presque autant que ses ennemis.</p> -<p>Le fond de ce grand et puissant théologien était d'être un légiste. Il -l'était de culture, d'esprit, de caractère. Il en avait les deux -tendances: l'appel au juste, au vrai, un âpre besoin de justice; mais, +<p>Le fond de ce grand et puissant théologien était d'être un légiste. Il +l'était de culture, d'esprit, de caractère. Il en avait les deux +tendances: l'appel au juste, au vrai, un âpre besoin de justice; mais, d'autre part aussi, l'esprit dur, absolu, des tribunaux d'alors, et il -le porta dans la théologie. Son Dieu, qui d'avance sauve ou damne dans -un arbitraire si terrible, diffère peu du royal législateur, comme on +le porta dans la théologie. Son Dieu, qui d'avance sauve ou damne dans +un arbitraire si terrible, diffère peu du royal législateur, comme on le trouve dans nos violentes ordonnances, ou dans la loi de -Charles-Quint, effrayant droit pénal qu'il entreprit d'imposer à +Charles-Quint, effrayant droit pénal qu'il entreprit d'imposer à l'empire, et qui eut influence sur toute l'Europe.</p> -<p>Ce fanatisme d'arbitraire, porté dans la théologie, semblait devoir en -supprimer le mouvement. Tout au contraire, il le lança. Il en fut -comme du mahométisme <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> primitif qui affrontait si hardiment une -mort décrétée et écrite, que nulle prudence n'éviterait. La -prédestination de Calvin se trouva en pratique une machine à faire des +<p>Ce fanatisme d'arbitraire, porté dans la théologie, semblait devoir en +supprimer le mouvement. Tout au contraire, il le lança. Il en fut +comme du mahométisme <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> primitif qui affrontait si hardiment une +mort décrétée et écrite, que nulle prudence n'éviterait. La +prédestination de Calvin se trouva en pratique une machine à faire des martyrs.</p> -<p>Imposer à Genève ce joug terrible n'était pas chose aisée. Elle chassa -Calvin; mais les désordres augmentèrent, et elle le rappela elle-même. -Il refusait, écrivait à Farel: «Je les connais; ils me seront -insupportables, et eux à moi... Je frémis d'y rentrer.» Farel l'y -contraignit. Il fallait que cet homme eût foi à l'impossible, pour -croire que la Réforme tiendrait là, que la petite république -subsisterait indépendante. Quand on examine la carte d'alors, on est -effrayé d'une telle situation. L'imperceptible cité avait son étroite -banlieue coupée, mêlée, enchevêtrée des possessions des grands États, -ses mortels ennemis. À l'époque de la captivité de François I<sup>er</sup>, il -est vrai, Berne et les Suisses avaient senti qu'il fallait protéger -Genève. Et la France le sentait aussi. Mais c'était là justement le -péril de la petite ville. Quand le roi, en 1535, envoya sept cents +<p>Imposer à Genève ce joug terrible n'était pas chose aisée. Elle chassa +Calvin; mais les désordres augmentèrent, et elle le rappela elle-même. +Il refusait, écrivait à Farel: «Je les connais; ils me seront +insupportables, et eux à moi... Je frémis d'y rentrer.» Farel l'y +contraignit. Il fallait que cet homme eût foi à l'impossible, pour +croire que la Réforme tiendrait là , que la petite république +subsisterait indépendante. Quand on examine la carte d'alors, on est +effrayé d'une telle situation. L'imperceptible cité avait son étroite +banlieue coupée, mêlée, enchevêtrée des possessions des grands États, +ses mortels ennemis. À l'époque de la captivité de François I<sup>er</sup>, il +est vrai, Berne et les Suisses avaient senti qu'il fallait protéger +Genève. Et la France le sentait aussi. Mais c'était là justement le +péril de la petite ville. Quand le roi, en 1535, envoya sept cents lances pour la couvrir de la Savoie, la ville semblait perdue, et, en -effet, le roi espérait l'absorber. Quand les Bernois, l'année -suivante, prirent le pays de Vaud, Genève se crut au moment d'être -emportée par l'avalanche, submergée par le déluge barbare des +effet, le roi espérait l'absorber. Quand les Bernois, l'année +suivante, prirent le pays de Vaud, Genève se crut au moment d'être +emportée par l'avalanche, submergée par le déluge barbare des populations allemandes.</p> <p>Situation unique d'alarmes continuelles. Chaque nuit, le Savoyard -pouvait tenter l'escalade. Chaque jour, les alliés bernois, ou les -protecteurs français, pouvaient arriver sur la place et surprendre la +pouvait tenter l'escalade. Chaque jour, les alliés bernois, ou les +protecteurs français, pouvaient arriver sur la place et surprendre la seigneurie. Il fallait se garder des ennemis, bien plus <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> des -amis, veiller toujours, craindre toujours. Et voilà pourquoi Genève a -été la Vierge sage, et a tenu si haut sa lampe. Voilà pourquoi elle a -été la grande école des nations. Mais, pour qu'il en fût ainsi, il -fallait qu'elle subît une transformation complète, qu'elle s'abjurât -elle-même; que, d'une ville de plaisir, d'une joyeuse ville de +amis, veiller toujours, craindre toujours. Et voilà pourquoi Genève a +été la Vierge sage, et a tenu si haut sa lampe. Voilà pourquoi elle a +été la grande école des nations. Mais, pour qu'il en fût ainsi, il +fallait qu'elle subît une transformation complète, qu'elle s'abjurât +elle-même; que, d'une ville de plaisir, d'une joyeuse ville de commerce, elle se fit la fabrique des saints et des martyrs, la sombre -forge où se forgeassent les élus de la mort.</p> - -<p>L'émigration religieuse de France, d'Italie, d'Allemagne, y créa une -ville nouvelle, population disparate, mais naturellement plus docile à -son dictateur ecclésiastique. La vraie et ancienne Genève, -irréconciliable à l'esprit de Calvin, lutta quelque temps dans les -<i>Libertins</i> (ou amis de la liberté), qui s'entendaient avec la France. -C'étaient spécialement les amis du cardinal Du Bellay, de la -Renaissance contre la Réforme. On assure qu'ils lui proposaient de -conquérir Genève pour son maître. Qu'en serait-il arrivé? Que Du -Bellay, impuissant pour défendre en France la liberté de penser, n'eût -pu rien pour elle à Genève. On le vit en 1543, où, sous ses yeux, et -lui étant évêque de Paris, on lui brûla (à Paris même) son secrétaire, +forge où se forgeassent les élus de la mort.</p> + +<p>L'émigration religieuse de France, d'Italie, d'Allemagne, y créa une +ville nouvelle, population disparate, mais naturellement plus docile à +son dictateur ecclésiastique. La vraie et ancienne Genève, +irréconciliable à l'esprit de Calvin, lutta quelque temps dans les +<i>Libertins</i> (ou amis de la liberté), qui s'entendaient avec la France. +C'étaient spécialement les amis du cardinal Du Bellay, de la +Renaissance contre la Réforme. On assure qu'ils lui proposaient de +conquérir Genève pour son maître. Qu'en serait-il arrivé? Que Du +Bellay, impuissant pour défendre en France la liberté de penser, n'eût +pu rien pour elle à Genève. On le vit en 1543, où, sous ses yeux, et +lui étant évêque de Paris, on lui brûla (à Paris même) son secrétaire, un jeune protestant!</p> -<p>La Renaissance ne se protégeait pas. François I<sup>er</sup> ne sauva pas -Dolet. Marot, l'homme de sa sœur, et dont il goûtait les écrits, -fut obligé de s'exiler. Rabelais ne vécut qu'à force de ruses. Ceci +<p>La Renaissance ne se protégeait pas. François I<sup>er</sup> ne sauva pas +Dolet. Marot, l'homme de sa sœur, et dont il goûtait les écrits, +fut obligé de s'exiler. Rabelais ne vécut qu'à force de ruses. Ceci juge la question.</p> -<p>Si le Capitole antique eut pour première pierre dans ses fondements -une tête coupée et saignante, on peut en dire autant de Genève -réformée.</p> +<p>Si le Capitole antique eut pour première pierre dans ses fondements +une tête coupée et saignante, on peut en dire autant de Genève +réformée.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> Par où qu'on regarde Calvin, on y trouve l'image la plus -complète du martyre.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> Par où qu'on regarde Calvin, on y trouve l'image la plus +complète du martyre.</p> -<p>Rupture des amitiés, nécessité de rompre avec les pères de la Réforme.</p> +<p>Rupture des amitiés, nécessité de rompre avec les pères de la Réforme.</p> -<p>L'effort incessant, douloureux pour un logicien exigeant, de bâtir un -dogme éclectique qui répondît à tout, de concilier en apparence ce qui +<p>L'effort incessant, douloureux pour un logicien exigeant, de bâtir un +dogme éclectique qui répondît à tout, de concilier en apparence ce qui est inconciliable, et de satisfaire le monde sans se satisfaire -soi-même.</p> +soi-même.</p> -<p>Le cœur, l'esprit brisé et le corps usé à cette torture. La maladie -habituelle, des fatigues excessives, l'enseignement, la prédication, -les disputes acharnées, une correspondance infinie, accablante, avec +<p>Le cœur, l'esprit brisé et le corps usé à cette torture. La maladie +habituelle, des fatigues excessives, l'enseignement, la prédication, +les disputes acharnées, une correspondance infinie, accablante, avec toute l'Europe. Au dedans, nulle consolation, la maison pauvre et veuve. Au dehors, la haine d'un peuple, le sentiment que son œuvre -ne réussira pas; qu'en donnant toute son âme, il n'inspire pas -l'esprit de vie! En 1552, lorsque Genève était si puissante par lui, -lui désespère; il écrit à un ami: «Je survis à cette ville, elle est -morte; il faut la pleurer...»</p> +ne réussira pas; qu'en donnant toute son âme, il n'inspire pas +l'esprit de vie! En 1552, lorsque Genève était si puissante par lui, +lui désespère; il écrit à un ami: «Je survis à cette ville, elle est +morte; il faut la pleurer...»</p> <p>Mais sa plus exquise douleur, c'est celle qui sortait de son œuvre -même. Les martyrs, à leur dernier jour, se faisaient une consolation, -un devoir d'écrire à Calvin. Ils n'auraient pas quitté la vie sans -remercier celui dont la parole les avait menés à la mort. Leurs +même. Les martyrs, à leur dernier jour, se faisaient une consolation, +un devoir d'écrire à Calvin. Ils n'auraient pas quitté la vie sans +remercier celui dont la parole les avait menés à la mort. Leurs lettres respectueuses, nobles et douces, arrachent les larmes. -Étaient-elles sans action sur cet homme de combat? Oui, disent ceux -qui le jugent sur sa violente polémique, sa dure intolérance. Nous -pensons autrement. Ceux qui vécurent avec Calvin disent qu'il ne fut -étranger à nulle affection de la famille et <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> de l'amitié, -très-attaché surtout aux fils de sa parole. Il les suit des yeux par +Étaient-elles sans action sur cet homme de combat? Oui, disent ceux +qui le jugent sur sa violente polémique, sa dure intolérance. Nous +pensons autrement. Ceux qui vécurent avec Calvin disent qu'il ne fut +étranger à nulle affection de la famille et <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> de l'amitié, +très-attaché surtout aux fils de sa parole. Il les suit des yeux par l'Europe dans leurs lointaines et cruelles aventures, les soutient et -souffre avec eux. Ses lettres, fortes et chrétiennes, n'en sont pas -moins pathétiques. Supplice étrange! de toutes parts, la mort lui +souffre avec eux. Ses lettres, fortes et chrétiennes, n'en sont pas +moins pathétiques. Supplice étrange! de toutes parts, la mort lui revient, lui retombe. Le monde infatigablement vient battre le fer sur son cœur!</p> -<p>Si Calvin a fait les martyrs, eux-mêmes ont autant fait Calvin. On -comprend bien que de tels coups, sans cesse répétés, ensauvagèrent cet -homme, le rendirent absolu, féroce, à défendre un dogme qui, chaque +<p>Si Calvin a fait les martyrs, eux-mêmes ont autant fait Calvin. On +comprend bien que de tels coups, sans cesse répétés, ensauvagèrent cet +homme, le rendirent absolu, féroce, à défendre un dogme qui, chaque jour, lui tirait du sang. C'est ainsi qu'on peut expliquer le crime de sa vie, la mort du grand Servet, dont nous parlons plus loin.</p> -<p>Crime du temps plus que de l'homme même!</p> +<p>Crime du temps plus que de l'homme même!</p> -<p>N'importe! il fut des nôtres!...</p> +<p>N'importe! il fut des nôtres!...</p> -<p>Quand j'entre dans le vieux collége de Calvin et de Bèze, quand je -m'assois sous les ormes antiques, quand je visite l'académie et -l'église, où Calvin, faible, exténué, parfois soutenu sur les bras de -ses auditeurs, enseignait et prêchait à mort, je sens bien que le -grand souffle de la Révolution a passé là. Ces vaillants docteurs du -passé nous ont préparé l'avenir.</p> +<p>Quand j'entre dans le vieux collége de Calvin et de Bèze, quand je +m'assois sous les ormes antiques, quand je visite l'académie et +l'église, où Calvin, faible, exténué, parfois soutenu sur les bras de +ses auditeurs, enseignait et prêchait à mort, je sens bien que le +grand souffle de la Révolution a passé là . Ces vaillants docteurs du +passé nous ont préparé l'avenir.</p> <p>Huit cents auditeurs, de toute nation et de toute langue, -l'écoutaient; émigrés la plupart ou fils d'émigrés. Parmi eux, nombre -d'artisans. Tels de ceux-ci étaient de grands seigneurs qui avaient -cherché à Genève la pauvreté et le travail. L'un d'eux s'était fait +l'écoutaient; émigrés la plupart ou fils d'émigrés. Parmi eux, nombre +d'artisans. Tels de ceux-ci étaient de grands seigneurs qui avaient +cherché à Genève la pauvreté et le travail. L'un d'eux s'était fait cordonnier.</p> -<p>Ville étonnante où tout était flamme et prière, lecture, travail, -austérité. Quel était le ravissement de <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> ceux qui, ayant réussi -à fuir la terre idolâtrique, atteignaient la cité bénie! De quel -œil tous ces fugitifs, ayant, par bonheur incroyable, passé la -route de Lyon, suivi l'âpre vallée du Rhône, voyaient-ils le clocher +<p>Ville étonnante où tout était flamme et prière, lecture, travail, +austérité. Quel était le ravissement de <span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> ceux qui, ayant réussi +à fuir la terre idolâtrique, atteignaient la cité bénie! De quel +œil tous ces fugitifs, ayant, par bonheur incroyable, passé la +route de Lyon, suivi l'âpre vallée du Rhône, voyaient-ils le clocher sauveur! Nombre de familles illustres laissaient tout, bravaient tout, -pour venir à Genève. Les Poyet, les Robert Estienne, la veuve, les -enfants de Budé, cherchèrent cette nouvelle patrie. Plus d'un -confesseur de la foi y apportait ses cicatrices. L'intrépide, -l'indomptable Knox, après huit années passées aux galères de France, -les bras sillonnés par les chaînes, le dos labouré par le fouet, avant -ses grands combats d'Écosse, venait s'asseoir encore un jour au pied +pour venir à Genève. Les Poyet, les Robert Estienne, la veuve, les +enfants de Budé, cherchèrent cette nouvelle patrie. Plus d'un +confesseur de la foi y apportait ses cicatrices. L'intrépide, +l'indomptable Knox, après huit années passées aux galères de France, +les bras sillonnés par les chaînes, le dos labouré par le fouet, avant +ses grands combats d'Écosse, venait s'asseoir encore un jour au pied de la chaire de Calvin.</p> -<p>Tout affluait à cette chaire, et de là aussi tout partait.</p> +<p>Tout affluait à cette chaire, et de là aussi tout partait.</p> <p>Trente imprimeries, jour et nuit, haletaient pour multiplier les livres que d'ardents colporteurs cachaient sur eux, faisaient entrer en Italie, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas. Missions terribles! -Ils étaient attendus, épiés. Pour le seul fait d'avoir sur eux un -Évangile français, ils étaient sûrs d'être brûlés. C'est alors que +Ils étaient attendus, épiés. Pour le seul fait d'avoir sur eux un +Évangile français, ils étaient sûrs d'être brûlés. C'est alors que l'imprimerie fit ses deux efforts admirables: la <i>Bible</i> en un volume, -un petit volume, aisé à cacher! et les <i>Psaumes français, avec la -musique interlinéaire</i>. En touchant ce qui reste encore de ces -vieilles éditions, ces volumes tachés, usés dans les prisons, et qui -souvent, jusqu'au bûcher, firent l'office de confesseurs, et -soutinrent la foi des martyrs, on est tenté de s'écrier: «Ô petits -livres! petits livres! pauvres témoins des souffrances de la liberté -religieuse, <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> soyez bénis au nom de la liberté sociale! Si -quelque chose reste en vous des grands cœurs qui vous ont touchés, -puisse cela passer dans le nôtre!»</p> - -<p>Plût au ciel qu'on pût raconter tout ce qui s'accomplit alors! Mais -les dangers étaient si grands, que presque toute cette histoire est -restée enfouie et mystérieuse. Le peu qu'on en retrouve, c'est +un petit volume, aisé à cacher! et les <i>Psaumes français, avec la +musique interlinéaire</i>. En touchant ce qui reste encore de ces +vieilles éditions, ces volumes tachés, usés dans les prisons, et qui +souvent, jusqu'au bûcher, firent l'office de confesseurs, et +soutinrent la foi des martyrs, on est tenté de s'écrier: «Ô petits +livres! petits livres! pauvres témoins des souffrances de la liberté +religieuse, <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> soyez bénis au nom de la liberté sociale! Si +quelque chose reste en vous des grands cœurs qui vous ont touchés, +puisse cela passer dans le nôtre!»</p> + +<p>Plût au ciel qu'on pût raconter tout ce qui s'accomplit alors! Mais +les dangers étaient si grands, que presque toute cette histoire est +restée enfouie et mystérieuse. Le peu qu'on en retrouve, c'est l'histoire de quelques martyrs.</p> <p>J'ai suivi attentivement le martyrologe de Crespin pour trouver et -dater les premières missions protestantes. Elles semblent d'abord -fortuites. Ce sont presque toujours des Français que la persécution a -fait fuir à Genève, et qui, pour affaire de famille, pour revoir leur -pays ou répandre des livres, entreprennent de revenir.</p> +dater les premières missions protestantes. Elles semblent d'abord +fortuites. Ce sont presque toujours des Français que la persécution a +fait fuir à Genève, et qui, pour affaire de famille, pour revoir leur +pays ou répandre des livres, entreprennent de revenir.</p> -<p>On voit très-bien, dans ces histoires, que l'origine de tout cela est -spontanée, d'abord française; mais la grande et forte école de Genève -leur a formulé en doctrine leur sentiment religieux, leur a donné les -livres, le désir de les répandre et de les interpréter.</p> +<p>On voit très-bien, dans ces histoires, que l'origine de tout cela est +spontanée, d'abord française; mais la grande et forte école de Genève +leur a formulé en doctrine leur sentiment religieux, leur a donné les +livres, le désir de les répandre et de les interpréter.</p> <p>Le premier exemple est celui d'une petite colonie de gens qui avaient -cherché asile à Genève, et qui, attirés vers l'Angleterre par la -réforme d'Édouard VI, s'en vont ensemble par la route du Rhin. «M. -Nicolas, homme de savoir, François, et Barbe, sa femme, Augustin, -barbier, et sa femme Marion, tous deux du Hainaut.» On voit ici -l'égalité religieuse, le barbier de compagnie avec l'homme de savoir -et le bourgeois aisé. Et c'est le barbier qui règle la route; il -obtient de M. Nicolas qu'il visite le petit troupeau des fidèles de -Mons. De là leur catastrophe horrible. Les deux <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> hommes sont -brûlés. Barbe faiblit, a peur. La pauvre Manon est enterrée vive. (V. +cherché asile à Genève, et qui, attirés vers l'Angleterre par la +réforme d'Édouard VI, s'en vont ensemble par la route du Rhin. «M. +Nicolas, homme de savoir, François, et Barbe, sa femme, Augustin, +barbier, et sa femme Marion, tous deux du Hainaut.» On voit ici +l'égalité religieuse, le barbier de compagnie avec l'homme de savoir +et le bourgeois aisé. Et c'est le barbier qui règle la route; il +obtient de M. Nicolas qu'il visite le petit troupeau des fidèles de +Mons. De là leur catastrophe horrible. Les deux <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> hommes sont +brûlés. Barbe faiblit, a peur. La pauvre Manon est enterrée vive. (V. plus haut.)</p> -<p>Ce qui est remarquable dans cette légende fort ancienne (1549), c'est -que ces infortunés, sur la charrette et au bûcher, se soutiennent par -le chant des psaumes de Marot et de Bèze, qui pourtant ne furent -imprimés que deux ans après (1551). Sans doute, on les enseignait, on -se les transmettait oralement dans les églises de Genève.</p> +<p>Ce qui est remarquable dans cette légende fort ancienne (1549), c'est +que ces infortunés, sur la charrette et au bûcher, se soutiennent par +le chant des psaumes de Marot et de Bèze, qui pourtant ne furent +imprimés que deux ans après (1551). Sans doute, on les enseignait, on +se les transmettait oralement dans les églises de Genève.</p> -<p>Lorsque François I<sup>er</sup> sauva Marot en 1530, ce fut à condition qu'il -continuerait le Psautier. Lorsque, en 1543, Calvin l'accueillit à -Genève, il le fit autoriser par le Conseil à continuer cette œuvre. -À sa mort, Bèze la reprit, l'acheva et fut autorisé à l'imprimer en +<p>Lorsque François I<sup>er</sup> sauva Marot en 1530, ce fut à condition qu'il +continuerait le Psautier. Lorsque, en 1543, Calvin l'accueillit à +Genève, il le fit autoriser par le Conseil à continuer cette œuvre. +À sa mort, Bèze la reprit, l'acheva et fut autorisé à l'imprimer en 1551; mais on changea la musique primitive, galante, inconvenante, -profanée par le succès même. François I<sup>er</sup> les avait chantés, et -Henri II, et Catherine de Médicis, Diane, et tout le monde! Cette -musique fut biffée et on lui substitua des mélodies fortes et simples -de l'Église de Genève, qu'on imprima sous les paroles.</p> +profanée par le succès même. François I<sup>er</sup> les avait chantés, et +Henri II, et Catherine de Médicis, Diane, et tout le monde! Cette +musique fut biffée et on lui substitua des mélodies fortes et simples +de l'Église de Genève, qu'on imprima sous les paroles.</p> -<p>Grande révolution populaire! Elle gagna par toute la France. Elle -donna aux persécutés, aux fugitifs, un viatique, qui ne leur manqua -jamais dans leurs extrêmes misères, dans ce qui plus que les supplices -énerve les révolutions, l'implacable longueur du temps.</p> +<p>Grande révolution populaire! Elle gagna par toute la France. Elle +donna aux persécutés, aux fugitifs, un viatique, qui ne leur manqua +jamais dans leurs extrêmes misères, dans ce qui plus que les supplices +énerve les révolutions, l'implacable longueur du temps.</p> -<p>L'Église militante et souffrante, au centre des persécutions, la forte -Église de Paris transfigura ces mélodies, et, par un coup de génie, en -fit la lumière de l'Europe.</p> +<p>L'Église militante et souffrante, au centre des persécutions, la forte +Église de Paris transfigura ces mélodies, et, par un coup de génie, en +fit la lumière de l'Europe.</p> -<p>Le Franc-Comtois Goudimel, alors à Paris, gardant la séve austère et +<p>Le Franc-Comtois Goudimel, alors à Paris, gardant la séve austère et pure de ses montagnes du <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> Jura, fit hardiment des psaumes un -chant d'amis, un chant de frères, une musique à quatre parties.</p> +chant d'amis, un chant de frères, une musique à quatre parties.</p> -<p>Jean-Jacques Rousseau confesse avoir reçu en naissant la puissante +<p>Jean-Jacques Rousseau confesse avoir reçu en naissant la puissante inspiration de ces vieux chants de Goudimel. Et que d'hommes ils ont soutenus!</p> -<p>Lorsque Rabaut, aux Landes, aux déserts des Cévennes, resta trente -années sous le ciel, sans reposer sous un toit, lorsque le Vaudois -Léger passa tant d'horribles hivers dans les antres des Alpes, au +<p>Lorsque Rabaut, aux Landes, aux déserts des Cévennes, resta trente +années sous le ciel, sans reposer sous un toit, lorsque le Vaudois +Léger passa tant d'horribles hivers dans les antres des Alpes, au souffle des glaciers, que tiraient-ils de leur sein pour se ranimer et -se réchauffer? Quelque cordial? Sans doute, le cordial puissant de ces -psaumes. Ils en chantaient les mélodies, et, si quelque ami courageux -osait venir serrer leur main, la sainte assemblée se formait, l'Église -était là tout entière, la mâle harmonie commençait, le désert devenait +se réchauffer? Quelque cordial? Sans doute, le cordial puissant de ces +psaumes. Ils en chantaient les mélodies, et, si quelque ami courageux +osait venir serrer leur main, la sainte assemblée se formait, l'Église +était là tout entière, la mâle harmonie commençait, le désert devenait un ciel.</p> <p>Tout n'est pas bon dans les paroles, mais la musique emportait tout. -Tel accent connu et tels vers, souvent chantés dans les supplices (<i>À -toi, mon Dieu! mon cœur monte!... Mon Dieu! prête-moi l'oreille</i>), -ne manquaient pas leur effet. Et sur les visages bronzés de ces -confesseurs du désert une mâle pudeur avait peine à ne pas laisser +Tel accent connu et tels vers, souvent chantés dans les supplices (<i>À +toi, mon Dieu! mon cœur monte!... Mon Dieu! prête-moi l'oreille</i>), +ne manquaient pas leur effet. Et sur les visages bronzés de ces +confesseurs du désert une mâle pudeur avait peine à ne pas laisser voir de pleurs.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> CHAPITRE VII<br> <span class="smaller">POLITIQUE DES GUISES—LA GUERRE—METZ<br> 1548-1552</span></h3> -<p>Maintenant que nous avons posé l'enclume «où vont s'user tous les -marteaux,» nous pouvons amener les frappeurs inhabiles qui vont +<p>Maintenant que nous avons posé l'enclume «où vont s'user tous les +marteaux,» nous pouvons amener les frappeurs inhabiles qui vont frapper dessus, voir au jeu les grands politiques avec leurs superbes -machines de profonde diplomatie, l'immensité des efforts et le néant -des résultats.</p> +machines de profonde diplomatie, l'immensité des efforts et le néant +des résultats.</p> -<p>Les actes, les lettres secrètes récemment publiées, arrachent les +<p>Les actes, les lettres secrètes récemment publiées, arrachent les beaux masques, la pourpre et le velours. Ces fiers acteurs, -aujourd'hui en chemise, font peine à voir. On ne peut plus comprendre +aujourd'hui en chemise, font peine à voir. On ne peut plus comprendre dans quel aveuglement marchaient les deux partis, le roi de France et Charles-Quint.</p> -<p>Nous simplifierons fort si, dès d'abord, en 1548, nous indiquons le -but où vont ces fous, par un circuit <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> immense d'intrigues, de -dépenses et de guerres, en douze années, vers 1560.</p> +<p>Nous simplifierons fort si, dès d'abord, en 1548, nous indiquons le +but où vont ces fous, par un circuit <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> immense d'intrigues, de +dépenses et de guerres, en douze années, vers 1560.</p> -<p>L'Espagne alors apparaîtra ruinée. À Granvelle éperdu qui lui expose -l'épuisement des Pays-Bas, Philippe Il communiquera en confidence son -budget espagnol <i>en déficit de neuf millions sur dix</i>! (Granv., VI, +<p>L'Espagne alors apparaîtra ruinée. À Granvelle éperdu qui lui expose +l'épuisement des Pays-Bas, Philippe Il communiquera en confidence son +budget espagnol <i>en déficit de neuf millions sur dix</i>! (Granv., VI, 156.)</p> -<p>Et la France, qui n'a pas les Indes, à plus forte raison est ruinée. -Les Guises, maîtres de tout en 1560, et vrais rois, seraient morts de -faim dans leur royauté, sans une <i>razzia</i> à la turque sur leur propre -parti, sur l'évêque et le clergé de Paris, qu'ils frappent d'un -emprunt forcé avec contrainte par corps.</p> +<p>Et la France, qui n'a pas les Indes, à plus forte raison est ruinée. +Les Guises, maîtres de tout en 1560, et vrais rois, seraient morts de +faim dans leur royauté, sans une <i>razzia</i> à la turque sur leur propre +parti, sur l'évêque et le clergé de Paris, qu'ils frappent d'un +emprunt forcé avec contrainte par corps.</p> <p>Ruine d'autant plus radicale qu'elle est universelle. La grande crise -sociale et financière du siècle, précipitée par le changement des -valeurs monétaires et l'enchérissement monstrueux de toutes choses, -dessèche la source de l'impôt. Le fisc, cette pompe âprement -aspirante, où plonge-t-il? dans nos poches vides; et qu'en -aspire-t-il? le néant.</p> - -<p>Dès la première année du règne d'Henri II, en 1547, on voyait -parfaitement où on allait. Le déficit annuel était déjà d'un -demi-million, et dès qu'on augmenta l'impôt, il y eut révolte. On ne -vécut plus que d'expédients, du fatal expédient surtout de vendre des +sociale et financière du siècle, précipitée par le changement des +valeurs monétaires et l'enchérissement monstrueux de toutes choses, +dessèche la source de l'impôt. Le fisc, cette pompe âprement +aspirante, où plonge-t-il? dans nos poches vides; et qu'en +aspire-t-il? le néant.</p> + +<p>Dès la première année du règne d'Henri II, en 1547, on voyait +parfaitement où on allait. Le déficit annuel était déjà d'un +demi-million, et dès qu'on augmenta l'impôt, il y eut révolte. On ne +vécut plus que d'expédients, du fatal expédient surtout de vendre des charges, de prendre un peu d'argent comptant en grevant de nouveaux -salaires les années suivantes et l'avenir.</p> +salaires les années suivantes et l'avenir.</p> -<p>Les rêves et les folies de François I<sup>er</sup> en 1515, avec la forte -France d'alors, étaient des folies de jeune homme; celles des Guises -et de Diane, en 1547, avec une France ruinée, étaient une démence -d'aliénés, une <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> désespérée furie de joueurs, disons le mot, un -jeu d'aventuriers qui, ayant peu à perdre, bravent la chance, et +<p>Les rêves et les folies de François I<sup>er</sup> en 1515, avec la forte +France d'alors, étaient des folies de jeune homme; celles des Guises +et de Diane, en 1547, avec une France ruinée, étaient une démence +d'aliénés, une <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> désespérée furie de joueurs, disons le mot, un +jeu d'aventuriers qui, ayant peu à perdre, bravent la chance, et mettent les enjeux sur la carte la moins probable.</p> -<p>Quelle était cette carte? Nous le savons par leurs flatteurs de Rome, -par le cardinal du Bellay, qui, pour regagner son crédit, mériter son -retour en France, entre dans leur pensée et caresse leur rêve. Quel -rêve? la conquête d'Italie, toujours la vieille idée de leur maison, -toujours René d'Anjou, l'expédition de Naples. Dans cette voie de -folies, ils prennent hardiment la plus folle. Du Piémont envahir +<p>Quelle était cette carte? Nous le savons par leurs flatteurs de Rome, +par le cardinal du Bellay, qui, pour regagner son crédit, mériter son +retour en France, entre dans leur pensée et caresse leur rêve. Quel +rêve? la conquête d'Italie, toujours la vieille idée de leur maison, +toujours René d'Anjou, l'expédition de Naples. Dans cette voie de +folies, ils prennent hardiment la plus folle. Du Piémont envahir Milan, c'est chose trop raisonnable encore. Non, il leur faut les Deux-Siciles.</p> -<p>Et routiniers autant que chimériques, sur quel appui comptent-ils pour -recommencer ce roman? sur le pape, dès longtemps fini, sur Parme, sur -les petits princes italiens, sur Ferrare, dont François de Guise se -dépêche d'épouser la fille. Mais qui ne voyait que l'Italie était -morte? Qu'était devenue Rome? un désert! Telle la représenta Rabelais -dès 1536. Le pape? une ombre. Le duc d'Albe en parle avec un dur -mépris. (Granv., VII, 284.)</p> +<p>Et routiniers autant que chimériques, sur quel appui comptent-ils pour +recommencer ce roman? sur le pape, dès longtemps fini, sur Parme, sur +les petits princes italiens, sur Ferrare, dont François de Guise se +dépêche d'épouser la fille. Mais qui ne voyait que l'Italie était +morte? Qu'était devenue Rome? un désert! Telle la représenta Rabelais +dès 1536. Le pape? une ombre. Le duc d'Albe en parle avec un dur +mépris. (Granv., VII, 284.)</p> -<p>Le moindre bon sens indiquait qu'il n'y avait que deux choses à faire:</p> +<p>Le moindre bon sens indiquait qu'il n'y avait que deux choses à faire:</p> -<p>L'une, vraiment sensée, tendre la main à la nation militaire qui -prêtait des soldats à toute l'Europe, à l'Allemagne, l'aider à -défendre la liberté religieuse contre les Espagnols. En quoi faisant, -du même coup on s'assurait l'Angleterre, où montait le flot du +<p>L'une, vraiment sensée, tendre la main à la nation militaire qui +prêtait des soldats à toute l'Europe, à l'Allemagne, l'aider à +défendre la liberté religieuse contre les Espagnols. En quoi faisant, +du même coup on s'assurait l'Angleterre, où montait le flot du protestantisme.</p> <p>L'autre parti, humiliant, triste et bas, mais possible <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> -pourtant, c'était de marcher avec l'Espagne et dans son mouvement. -C'était la secrète pensée de Montmorency, qui fut toujours (lettre du -duc d'Albe, Granv., VII, 281) foncièrement espagnol, <i>et que l'Espagne -tâcha toujours de maintenir au gouvernement de la France</i>.</p> +pourtant, c'était de marcher avec l'Espagne et dans son mouvement. +C'était la secrète pensée de Montmorency, qui fut toujours (lettre du +duc d'Albe, Granv., VII, 281) foncièrement espagnol, <i>et que l'Espagne +tâcha toujours de maintenir au gouvernement de la France</i>.</p> -<p>Mais cet homme, sous forme rude, hautaine, était le courtisan des -courtisans. La folie étant en faveur, il suivit le parti des fous.</p> +<p>Mais cet homme, sous forme rude, hautaine, était le courtisan des +courtisans. La folie étant en faveur, il suivit le parti des fous.</p> -<p>Ce troisième parti, celui des Guises et de Diane, parti non espagnol, +<p>Ce troisième parti, celui des Guises et de Diane, parti non espagnol, et pourtant catholique voulait faire la guerre au roi catholique et combattre son propre principe.</p> -<p>Ce qui les rendait forts, prépondérants dans le conseil, c'est qu'ils -tenaient l'Écosse par leur sœur, et se chargeaient de faire une -Écosse française, de mettre en France la royauté d'Écosse en livrant -au roi leur nièce, la petite Marie Stuart, qu'épouserait le Dauphin. -Et l'enfant, en effet, nous fut livrée en 1548.</p> +<p>Ce qui les rendait forts, prépondérants dans le conseil, c'est qu'ils +tenaient l'Écosse par leur sœur, et se chargeaient de faire une +Écosse française, de mettre en France la royauté d'Écosse en livrant +au roi leur nièce, la petite Marie Stuart, qu'épouserait le Dauphin. +Et l'enfant, en effet, nous fut livrée en 1548.</p> -<p>Cela semblait un beau succès, une forte garantie contre l'Angleterre. +<p>Cela semblait un beau succès, une forte garantie contre l'Angleterre. Une garantie, mais trois dangers:</p> -<p>1<sup>o</sup> On rendait l'Angleterre irréconciliable, implacable et désespérée, -lui mettant la France même dans son île, une grande colonie française -«des seigneuries pour un millier de gentilshommes.»</p> +<p>1<sup>o</sup> On rendait l'Angleterre irréconciliable, implacable et désespérée, +lui mettant la France même dans son île, une grande colonie française +«des seigneuries pour un millier de gentilshommes.»</p> <p>2<sup>o</sup> Cette Marie de Guise qui livrait son enfant, livrait-elle -l'Écosse, ou n'allait-elle pas par cette trahison donner des forces -incalculables aux Écossais protestants et en faire le parti national?</p> - -<p>3<sup>o</sup> Comme on ne tenait l'Écosse que par une intime alliance avec les -violents catholiques, avec le grand brûleur des protestants, -l'archevêque de Saint-André; <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> comme on se portait pour son -défenseur (et vengeur quand il fut tué), on associait la politique aux -phases variables, incertaines, de la révolution religieuse.</p> - -<p>Dès lors, comment s'entendre avec l'Allemagne, avec les grands ennemis -de l'Empereur, les luthériens? Condamnée aux démarches les plus -contradictoires, papiste pour l'Écosse et pour le roman d'Italie, et -d'autre part défenseur hypocrite des libertés de l'Allemagne, la -France allait apparaître à l'Europe comme un hideux Janus à qui ne se +l'Écosse, ou n'allait-elle pas par cette trahison donner des forces +incalculables aux Écossais protestants et en faire le parti national?</p> + +<p>3<sup>o</sup> Comme on ne tenait l'Écosse que par une intime alliance avec les +violents catholiques, avec le grand brûleur des protestants, +l'archevêque de Saint-André; <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> comme on se portait pour son +défenseur (et vengeur quand il fut tué), on associait la politique aux +phases variables, incertaines, de la révolution religieuse.</p> + +<p>Dès lors, comment s'entendre avec l'Allemagne, avec les grands ennemis +de l'Empereur, les luthériens? Condamnée aux démarches les plus +contradictoires, papiste pour l'Écosse et pour le roman d'Italie, et +d'autre part défenseur hypocrite des libertés de l'Allemagne, la +France allait apparaître à l'Europe comme un hideux Janus à qui ne se fierait personne.</p> -<p>Deux ans durant, cette France des Guises ne regarda que vers l'Écosse, +<p>Deux ans durant, cette France des Guises ne regarda que vers l'Écosse, vers l'Italie, et oublia la grande affaire du monde, l'Allemagne, l'oppression de l'Empire.</p> -<p>Situation bizarre! Les luthériens, le pape, étaient d'accord pour +<p>Situation bizarre! Les luthériens, le pape, étaient d'accord pour implorer la France contre Charles-Quint. Elle paraissait forte dans la -faiblesse universelle. L'occupation d'Écosse, la reprise de Boulogne, +faiblesse universelle. L'occupation d'Écosse, la reprise de Boulogne, que l'Angleterre nous rendit (pour argent), faisaient illusion.</p> -<p>Charles-Quint n'était plus un homme depuis sa victoire de Muhlberg. Il -ne se connaissait plus. Ce n'était plus César, mais Attila, -Nabuchodonosor. L'attitude de modération qu'il avait prise en sa -jeunesse, après Pavie, sa faible tête de vieillard ne pouvait la +<p>Charles-Quint n'était plus un homme depuis sa victoire de Muhlberg. Il +ne se connaissait plus. Ce n'était plus César, mais Attila, +Nabuchodonosor. L'attitude de modération qu'il avait prise en sa +jeunesse, après Pavie, sa faible tête de vieillard ne pouvait la retenir. Il paraissait horriblement aigri. Granvelle l'en excuse sur sa maladie. Il fit couper les pieds aux soldats allemands qui, selon -leur vieil usage, s'étaient loués en France (<i>Mém. de Guise</i>), et -l'infant (Philippe II) intercéda en vain pour eux.</p> +leur vieil usage, s'étaient loués en France (<i>Mém. de Guise</i>), et +l'infant (Philippe II) intercéda en vain pour eux.</p> -<p>Pour connaître le vrai Charles-Quint de cette époque, il ne faut pas +<p>Pour connaître le vrai Charles-Quint de cette époque, il ne faut pas toujours citer ses actes officiels, œuvre <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> de ses -ministres, mais lire les <i>instructions</i> qu'il écrit lui-même <i>pour son -fils</i>. Elles indiquent deux choses: que sa tête est affaiblie, et -qu'il ne connaît point du tout sa situation. Cet acte grave, écrit -pour guider bientôt le jeune roi, n'a aucun caractère sérieux; il est -d'une banalité plate, nullement instructif. Un prince qui s'amuse à -écrire de telles choses, vaguement générales, évidemment n'a pas -d'idées précises, ne sait pas le détail qui seul serait utile pour +ministres, mais lire les <i>instructions</i> qu'il écrit lui-même <i>pour son +fils</i>. Elles indiquent deux choses: que sa tête est affaiblie, et +qu'il ne connaît point du tout sa situation. Cet acte grave, écrit +pour guider bientôt le jeune roi, n'a aucun caractère sérieux; il est +d'une banalité plate, nullement instructif. Un prince qui s'amuse à +écrire de telles choses, vaguement générales, évidemment n'a pas +d'idées précises, ne sait pas le détail qui seul serait utile pour diriger son successeur (Granv., III, 267, 1548).</p> -<p>Les Vénitiens qui connaissent ses affaires mieux que lui, disent (L. -Contarini, 1548) que, malgré sa victoire, il est ruiné. «Il ne peut -plus rien tirer de l'Italie. Ses sujets, surtout à Milan, aiment mieux -abandonner la terre.» D'autre part, il tire encore moins de l'Espagne. -Sa pauvreté en hommes est désolante. Tous les grands capitaines du -siècle sont morts; il ne lui reste que le duc d'Albe, médiocre (au +<p>Les Vénitiens qui connaissent ses affaires mieux que lui, disent (L. +Contarini, 1548) que, malgré sa victoire, il est ruiné. «Il ne peut +plus rien tirer de l'Italie. Ses sujets, surtout à Milan, aiment mieux +abandonner la terre.» D'autre part, il tire encore moins de l'Espagne. +Sa pauvreté en hommes est désolante. Tous les grands capitaines du +siècle sont morts; il ne lui reste que le duc d'Albe, médiocre (au jugement de Contarini), et un bandit italien qu'on appelait le marquis Marignan.</p> -<p>Mais ce coup de Muhlberg et l'Empire tombé à ses pieds, cinq cents -canons enlevés aux villes, les razzias d'argent faites par ses soldats -espagnols, lui avaient tourné la tête. Il donna au monde un de ces -spectacles qui effrayent, qui appellent la colère divine. Ce fut une -chose nouvelle dans l'Europe chrétienne de voir renouveler les scènes -barbares de captifs promenés, montrés (comme Bajazet dans sa cage de +<p>Mais ce coup de Muhlberg et l'Empire tombé à ses pieds, cinq cents +canons enlevés aux villes, les razzias d'argent faites par ses soldats +espagnols, lui avaient tourné la tête. Il donna au monde un de ces +spectacles qui effrayent, qui appellent la colère divine. Ce fut une +chose nouvelle dans l'Europe chrétienne de voir renouveler les scènes +barbares de captifs promenés, montrés (comme Bajazet dans sa cage de fer). Il menait par l'Allemagne et jusqu'aux Pays-Bas ses prisonniers, -l'électeur, le landgrave, un héros et un saint, comme on montre une -ménagerie de bêtes fauves. Sauvage exhibition qui ne montrait que son -parjure. Car il avait <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> promis leur liberté, et il éluda par un -faux, un faux ridicule, irritant, d'une lettre impudemment changée -dans le traité, en vertu de laquelle il garda ceux qu'il avait promis -d'élargir.</p> - -<p>Même dérision d'insolence à la diète d'Augsbourg. Ses théologiens -présentèrent aux deux partis un compromis tout catholique. <i>Quelques +l'électeur, le landgrave, un héros et un saint, comme on montre une +ménagerie de bêtes fauves. Sauvage exhibition qui ne montrait que son +parjure. Car il avait <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> promis leur liberté, et il éluda par un +faux, un faux ridicule, irritant, d'une lettre impudemment changée +dans le traité, en vertu de laquelle il garda ceux qu'il avait promis +d'élargir.</p> + +<p>Même dérision d'insolence à la diète d'Augsbourg. Ses théologiens +présentèrent aux deux partis un compromis tout catholique. <i>Quelques districts</i>, et <i>pour un certain temps</i>, gardaient le mariage des -prêtres et la communion sous les deux espèces. Tout le reste de -l'Empire, dès le jour même, rentrait sous le vieux joug. Cela s'appela -l'<i>intérim</i>. La chose à peine lue, sans délibération, sans consulter -personne, un prélat catholique, l'archevêque de Mayence, remercie -l'Empereur, dit que la diète accepte, parlant effrontément pour les -protestants mêmes. La séance est levée.</p> - -<p>Voilà tous les débats religieux finis par cet escamotage. Le voilà +prêtres et la communion sous les deux espèces. Tout le reste de +l'Empire, dès le jour même, rentrait sous le vieux joug. Cela s'appela +l'<i>intérim</i>. La chose à peine lue, sans délibération, sans consulter +personne, un prélat catholique, l'archevêque de Mayence, remercie +l'Empereur, dit que la diète accepte, parlant effrontément pour les +protestants mêmes. La séance est levée.</p> + +<p>Voilà tous les débats religieux finis par cet escamotage. Le voilà pape aussi bien qu'Empereur. Et que lui manque-t-il pour avoir cette -monarchie universelle dont l'avaient bercé ses nourrices? Peu ou rien: -conquérir la France, aller à Rome. Le pape est vieux, Charles-Quint -peut lui succéder; déjà ses médecins remarquent que sa goutte se +monarchie universelle dont l'avaient bercé ses nourrices? Peu ou rien: +conquérir la France, aller à Rome. Le pape est vieux, Charles-Quint +peut lui succéder; déjà ses médecins remarquent que sa goutte se trouverait bien mieux du climat d'Italie.</p> -<p>Comme en ces moments de folie les valets dépassent le maître, son -gouverneur du Milanais encourage l'assassinat de Pierre Farnèse, fils +<p>Comme en ces moments de folie les valets dépassent le maître, son +gouverneur du Milanais encourage l'assassinat de Pierre Farnèse, fils du pape Paul III, duc de Parme et de Plaisance, en saisissant la -dernière ville. Paul III, effrayé par la victoire de Charles-Quint, -par son concile de Trente, négociait avec la France, et voulait faire -épouser à son petit-fils une bâtarde d'Henri II. Charles-Quint, qui -déjà avait marié <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> sa fille naturelle au fils du pape, n'en -approuva pas moins cette cruelle affaire de Plaisance, où lui-même -volait ses petits-enfants. Le pape perça l'air de ses cris, appela au +dernière ville. Paul III, effrayé par la victoire de Charles-Quint, +par son concile de Trente, négociait avec la France, et voulait faire +épouser à son petit-fils une bâtarde d'Henri II. Charles-Quint, qui +déjà avait marié <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> sa fille naturelle au fils du pape, n'en +approuva pas moins cette cruelle affaire de Plaisance, où lui-même +volait ses petits-enfants. Le pape perça l'air de ses cris, appela au secours la France, les protestants, les Turcs (dit-on), et voyant sa famille s'arranger avec Charles-Quint, baiser sa main sanglante, il en -mourut de désespoir.</p> +mourut de désespoir.</p> -<p>Cet acte atroce saisit l'attention de l'Europe, étonna, effraya. -Bientôt après, le frère de Charles-Quint, Ferdinand, estimé pour sa -modération, fit poignarder son ennemi réconcilié, le moine Martinuzzi, -à qui il devait la Hongrie.</p> +<p>Cet acte atroce saisit l'attention de l'Europe, étonna, effraya. +Bientôt après, le frère de Charles-Quint, Ferdinand, estimé pour sa +modération, fit poignarder son ennemi réconcilié, le moine Martinuzzi, +à qui il devait la Hongrie.</p> <p>Nous ne raconterons pas la punition; elle est connue. Une seule ville, -Magdebourg, résista à l'Empereur, à l'Espagne, à l'Empire. Et son -maître Maurice, qui l'avait fait vaincre, le trahit à son tour. Ce fut -une belle scène, et consolante pour la terre opprimée, de voir ce -vainqueur des vainqueurs presque pris dans Insprück, forcé de fuir la -nuit avec sa goutte, manqué de deux heures par Maurice (23 mai 1552).</p> - -<p>Maurice avait traité avec la France dès octobre 1552. Le roi avait -pris Metz en avril; en mai il était en Alsace.</p> - -<p>Dès janvier 1552, les levées s'étaient faites à grand bruit par tout -le royaume. «Il n'y avoit bonne ville où le tambour ne battît pour la -levée des gens de pied; toute la jeunesse se déroboit de père et mère -pour se faire enrôler; la plupart des boutiques demeuroient vides -d'artisans. Tant étoit grande l'ardeur de faire ce voyage et de voire -la rivière du Rhin!» Cette cohue immense de gens de pied, rapidement -<span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> levée, dressée bien ou mal, comme on put, s'ébranlait vers -l'ouest, sous le maître des maîtres, son rude instructeur Coligny. Le -gendre de Diane, le frère de Guise, avait la charge agréable et plus +Magdebourg, résista à l'Empereur, à l'Espagne, à l'Empire. Et son +maître Maurice, qui l'avait fait vaincre, le trahit à son tour. Ce fut +une belle scène, et consolante pour la terre opprimée, de voir ce +vainqueur des vainqueurs presque pris dans Insprück, forcé de fuir la +nuit avec sa goutte, manqué de deux heures par Maurice (23 mai 1552).</p> + +<p>Maurice avait traité avec la France dès octobre 1552. Le roi avait +pris Metz en avril; en mai il était en Alsace.</p> + +<p>Dès janvier 1552, les levées s'étaient faites à grand bruit par tout +le royaume. «Il n'y avoit bonne ville où le tambour ne battît pour la +levée des gens de pied; toute la jeunesse se déroboit de père et mère +pour se faire enrôler; la plupart des boutiques demeuroient vides +d'artisans. Tant étoit grande l'ardeur de faire ce voyage et de voire +la rivière du Rhin!» Cette cohue immense de gens de pied, rapidement +<span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> levée, dressée bien ou mal, comme on put, s'ébranlait vers +l'ouest, sous le maître des maîtres, son rude instructeur Coligny. Le +gendre de Diane, le frère de Guise, avait la charge agréable et plus noble de mener la cavalerie.</p> -<p>À voir ce mouvement, on se fût trompé sur le siècle, sur la pensée du -règne. Ce roi persécuteur qui venait de lancer un édit inouï contre la -liberté religieuse (donnant au délateur <i>le tiers des biens</i> du -condamné!), voilà qu'il se portait en Europe pour le vengeur de la -liberté politique. Il frappait des médailles au bonnet de la liberté, +<p>À voir ce mouvement, on se fût trompé sur le siècle, sur la pensée du +règne. Ce roi persécuteur qui venait de lancer un édit inouï contre la +liberté religieuse (donnant au délateur <i>le tiers des biens</i> du +condamné!), voilà qu'il se portait en Europe pour le vengeur de la +liberté politique. Il frappait des médailles au bonnet de la liberté, aux devises du Brutus antique!</p> <p>Ce carnaval romain avait-il action sur les esprits? et vraiment qu'en -pensait la France? On ne le sait. Ce qui est sûr, c'est qu'à ce mot de -sauver l'Allemagne, de délivrer l'Empire, de punir Charles-Quint, le -peuple, la noblesse, s'étaient précipités.</p> - -<p>Cette noblesse mécontente avait tout oublié, et elle était venue en si -grand nombre (même les sauvages nobles de Bretagne, d'armes et de -maisons inconnues), qu'Henri II, étourdi de sa propre grandeur, dit -dans un sot orgueil: «Protecteur de l'Empire! Mais pourquoi pas -Empereur?»</p> - -<p>Le grand point était dès le premier pas de rassurer l'Allemagne de -réfuter la défiance ordinaire pour les <i>Welches</i>, de montrer qu'en les -appelant elle ne s'était pas trompée. Les princes qui invitaient Henri -lui avaient assez légèrement donné le titre de vicaire impérial dans -les trois évêchés, Metz, Toul et Verdun. Il n'en fallait pas abuser. +pensait la France? On ne le sait. Ce qui est sûr, c'est qu'à ce mot de +sauver l'Allemagne, de délivrer l'Empire, de punir Charles-Quint, le +peuple, la noblesse, s'étaient précipités.</p> + +<p>Cette noblesse mécontente avait tout oublié, et elle était venue en si +grand nombre (même les sauvages nobles de Bretagne, d'armes et de +maisons inconnues), qu'Henri II, étourdi de sa propre grandeur, dit +dans un sot orgueil: «Protecteur de l'Empire! Mais pourquoi pas +Empereur?»</p> + +<p>Le grand point était dès le premier pas de rassurer l'Allemagne de +réfuter la défiance ordinaire pour les <i>Welches</i>, de montrer qu'en les +appelant elle ne s'était pas trompée. Les princes qui invitaient Henri +lui avaient assez légèrement donné le titre de vicaire impérial dans +les trois évêchés, Metz, Toul et Verdun. Il n'en fallait pas abuser. L'occupation de ces places <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> devait se faire avec grande -prudence, de doux ménagements. Metz naturellement hésitait. Le -connétable y fut très-mal habile, brutalement, impudemment fourbe. Il +prudence, de doux ménagements. Metz naturellement hésitait. Le +connétable y fut très-mal habile, brutalement, impudemment fourbe. Il obtint d'y mettre <i>une enseigne</i>; mais, sous cette enseigne de 500 -hommes, 5,000 passèrent. On s'empara de même en trahison du duc de -Lorraine, âgé de dix ans. On l'envoya en France. La ruse réussit moins +hommes, 5,000 passèrent. On s'empara de même en trahison du duc de +Lorraine, âgé de dix ans. On l'envoya en France. La ruse réussit moins contre Strasbourg. On avait dit que les ambassadeurs de Venise et du pape qui voyageaient avec le roi voulaient voir la fameuse ville, la -merveille du Rhin. Ils arrivent fort accompagnés, mais ils sont reçus -à coups de canon (3 mai).</p> +merveille du Rhin. Ils arrivent fort accompagnés, mais ils sont reçus +à coups de canon (3 mai).</p> -<p>Admirable conduite pour réconcilier les Allemands avec l'Empereur. -Maurice, ayant dicté à Charles-Quint le traité qui garantissait les -libertés de l'Allemagne (Passau, 17 juillet 1552), écrivit au roi ses -remercîments. Il ne restait qu'à revenir.</p> +<p>Admirable conduite pour réconcilier les Allemands avec l'Empereur. +Maurice, ayant dicté à Charles-Quint le traité qui garantissait les +libertés de l'Allemagne (Passau, 17 juillet 1552), écrivit au roi ses +remercîments. Il ne restait qu'à revenir.</p> -<p>Charles-Quint, miraculeusement relevé par nous, par la haine de -l'Allemagne pour son faux défenseur, tombe sur nous trois mois après. -Le vieux malade, ravivé, rajeuni de l'élan de l'Empire, vient avec +<p>Charles-Quint, miraculeusement relevé par nous, par la haine de +l'Allemagne pour son faux défenseur, tombe sur nous trois mois après. +Le vieux malade, ravivé, rajeuni de l'élan de l'Empire, vient avec soixante mille hommes pour nous reprendre Metz. Mais la France -elle-même y était. Elle défendait en personne ce poste essentiel +elle-même y était. Elle défendait en personne ce poste essentiel d'avant-garde. Tout ce qu'il y avait de jeune noblesse, les princes du -sang, une élite de dix mille vieux soldats, sous le duc de Guise, -s'enferma là, décidé à combattre à outrance. Le duc d'Albe, qui menait -l'armée impériale, trouva la ville formidablement préparée, tout rasé -à l'entour à grande distance, cinq faubourgs abattus, une grande armée -d'Henri II tout près pour l'inquiéter, enlever ses convois, <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> -le ciel enfin contre lui, et l'hiver. Une mortalité terrible commença -chez les assiégeants, plongés jusqu'au nez dans la boue. L'Empereur -malade se désespérait. On lui prête des mots contre lui-même: «La -Fortune est femme, elle n'aime pas les vieux.» Et un autre plus grave: -«Hélas! je n'ai plus d'<i>hommes</i>!»</p> +sang, une élite de dix mille vieux soldats, sous le duc de Guise, +s'enferma là , décidé à combattre à outrance. Le duc d'Albe, qui menait +l'armée impériale, trouva la ville formidablement préparée, tout rasé +à l'entour à grande distance, cinq faubourgs abattus, une grande armée +d'Henri II tout près pour l'inquiéter, enlever ses convois, <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> +le ciel enfin contre lui, et l'hiver. Une mortalité terrible commença +chez les assiégeants, plongés jusqu'au nez dans la boue. L'Empereur +malade se désespérait. On lui prête des mots contre lui-même: «La +Fortune est femme, elle n'aime pas les vieux.» Et un autre plus grave: +«Hélas! je n'ai plus d'<i>hommes</i>!»</p> <p>Il perdit trente mille soldats, dit-on, avant de pouvoir s'arracher de -là (1<sup>er</sup> janvier 1553). Il laissa un monde de malades que nos -Français (comme en 92) soignèrent, nourrirent avec les leurs.</p> +là (1<sup>er</sup> janvier 1553). Il laissa un monde de malades que nos +Français (comme en 92) soignèrent, nourrirent avec les leurs.</p> -<p>Donc nous gardâmes Metz, Toul et Verdun. Admirable morceau d'Empire. -Mais ce qui valait plus, l'estime de l'Empire et l'amitié de -l'Allemagne, nous ne les gardâmes pas. Nous les perdîmes pour -toujours. C'est la suprême fin de l'alliance protestante. La France +<p>Donc nous gardâmes Metz, Toul et Verdun. Admirable morceau d'Empire. +Mais ce qui valait plus, l'estime de l'Empire et l'amitié de +l'Allemagne, nous ne les gardâmes pas. Nous les perdîmes pour +toujours. C'est la suprême fin de l'alliance protestante. La France reste seule en Europe.</p> -<p>Où prit-elle l'argent pour résister à l'Empereur? Dans un moyen -désespéré qui, plus qu'aucune chose, va hâter la révolution:</p> - -<p>Les deux grands corps qui écrasaient le royaume, le clergé et les gens -de lois, amènent le gouvernement aux abois à doubler leur pouvoir.</p> - -<p>Ceux qui ont lu les chapitres terribles des <i>Chats fourrés</i> de -Rabelais, ceux qui ont vu les effrayantes voûtes du Palais de Rouen, -leurs menaces suspendues, ceux-là devinent ce que pesa la tyrannie des -marchands de justice, la justice, devenue marchandise et propriété, -achetée et vendue. Que fut-ce donc quand Henri II, vendant six cents -siéges à la fois, et créant six cents juges, multiplia ces antres de -chicane et de vénalité par toute la France, quand toute petite ville -<span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> eut son <i>présidial</i>, tribunal, avocats, procureurs, gens de -lois innombrables? Les causes civiles et pécuniaires au-dessus de deux -cent cinquante livres leur étaient interdites, mais ils jugeaient à -mort. On réservait l'argent, mais on livrait le sang. Une vie d'homme -était cotée fort au-dessous de cent écus.</p> - -<p>Pouvoir énorme, et dans les mains des enrichis, des fils de financier, +<p>Où prit-elle l'argent pour résister à l'Empereur? Dans un moyen +désespéré qui, plus qu'aucune chose, va hâter la révolution:</p> + +<p>Les deux grands corps qui écrasaient le royaume, le clergé et les gens +de lois, amènent le gouvernement aux abois à doubler leur pouvoir.</p> + +<p>Ceux qui ont lu les chapitres terribles des <i>Chats fourrés</i> de +Rabelais, ceux qui ont vu les effrayantes voûtes du Palais de Rouen, +leurs menaces suspendues, ceux-là devinent ce que pesa la tyrannie des +marchands de justice, la justice, devenue marchandise et propriété, +achetée et vendue. Que fut-ce donc quand Henri II, vendant six cents +siéges à la fois, et créant six cents juges, multiplia ces antres de +chicane et de vénalité par toute la France, quand toute petite ville +<span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> eut son <i>présidial</i>, tribunal, avocats, procureurs, gens de +lois innombrables? Les causes civiles et pécuniaires au-dessus de deux +cent cinquante livres leur étaient interdites, mais ils jugeaient à +mort. On réservait l'argent, mais on livrait le sang. Une vie d'homme +était cotée fort au-dessous de cent écus.</p> + +<p>Pouvoir énorme, et dans les mains des enrichis, des fils de financier, des enfants d'usuriers, d'une bourgeoisie de petite ville, d'esprit -étroit et bas, toujours le chapeau à la main devant les gens de la -cour et les puissants solliciteurs, contre qui eût lutté parfois la -liberté des Parlements. La justice fut mise à la portée des plaideurs -qui plaidèrent d'autant plus, mais elle fut bien plus dépendante. Les -grands seigneurs se mirent à plaider tous, étant toujours sûrs de +étroit et bas, toujours le chapeau à la main devant les gens de la +cour et les puissants solliciteurs, contre qui eût lutté parfois la +liberté des Parlements. La justice fut mise à la portée des plaideurs +qui plaidèrent d'autant plus, mais elle fut bien plus dépendante. Les +grands seigneurs se mirent à plaider tous, étant toujours sûrs de gagner.</p> -<p>Une révolution non moins grave, ce fut l'énorme reculade du pouvoir -civil devant le clergé. On lui rend ses justices.</p> +<p>Une révolution non moins grave, ce fut l'énorme reculade du pouvoir +civil devant le clergé. On lui rend ses justices.</p> -<p>Le prêtre peut-il être juge? et n'a-t-on pas à craindre sa trop grande -miséricorde? J'ai trouvé la réponse dans un registre de 1403, où un -prisonnier aime mieux être pendu par le prévôt du roi que rester -prisonnier de l'évêque. La reine Blanche est célèbre pour avoir brisé -les cachots de l'église de Paris. Tout le travail de nos rois avait -été de miner, supprimer, les justices ecclésiastiques.</p> +<p>Le prêtre peut-il être juge? et n'a-t-on pas à craindre sa trop grande +miséricorde? J'ai trouvé la réponse dans un registre de 1403, où un +prisonnier aime mieux être pendu par le prévôt du roi que rester +prisonnier de l'évêque. La reine Blanche est célèbre pour avoir brisé +les cachots de l'église de Paris. Tout le travail de nos rois avait +été de miner, supprimer, les justices ecclésiastiques.</p> -<p>Le clergé profita de l'invasion imminente. À la royauté effrayée, qui -ne sait où donner de la tête, il offre <i>trois millions d'écus d'or</i>. +<p>Le clergé profita de l'invasion imminente. À la royauté effrayée, qui +ne sait où donner de la tête, il offre <i>trois millions d'écus d'or</i>. Il ne demande qu'une chose, c'est qu'on biffe le grand titre de -François I<sup>er</sup>, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> l'ordonnance appelée la <i>Guillelmine</i> (de -Guillaume Poyet), qui avait mis au néant les justices de l'Église. Le -clergé, ce pauvre clergé qui, à toute demande, déplore son indigence, -trouve cette somme tout à coup; une vente de chandeliers, de vases, -vingt livres imposées par clocher, y suffirent, sans vendre un pouce +François I<sup>er</sup>, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> l'ordonnance appelée la <i>Guillelmine</i> (de +Guillaume Poyet), qui avait mis au néant les justices de l'Église. Le +clergé, ce pauvre clergé qui, à toute demande, déplore son indigence, +trouve cette somme tout à coup; une vente de chandeliers, de vases, +vingt livres imposées par clocher, y suffirent, sans vendre un pouce de terre.</p> -<p>Le grand jurisconsulte Dumoulin venait précisément de donner au roi -contre le clergé plus qu'une armée, un livre qui marquait Rome et les -évêques comme simoniaques et faussaires. Puissant coup de tocsin sur -les biens ecclésiastiques. Le clergé répondit par ce grand don -d'argent. Dumoulin fut puni d'avoir servi le roi. Loué du connétable, -persécuté des Guises, il lui fallut s'enfuir de France.</p> +<p>Le grand jurisconsulte Dumoulin venait précisément de donner au roi +contre le clergé plus qu'une armée, un livre qui marquait Rome et les +évêques comme simoniaques et faussaires. Puissant coup de tocsin sur +les biens ecclésiastiques. Le clergé répondit par ce grand don +d'argent. Dumoulin fut puni d'avoir servi le roi. Loué du connétable, +persécuté des Guises, il lui fallut s'enfuir de France.</p> -<p>De la belle défense de Metz, et de l'échec de l'Empereur, il nous -resta un grand malheur public. Cette défense, où tous furent +<p>De la belle défense de Metz, et de l'échec de l'Empereur, il nous +resta un grand malheur public. Cette défense, où tous furent admirables, devint la gloire d'un seul.</p> -<p>François de Guise s'était trouvé, par le concours de tous les princes -et seigneurs de la France, dans la haute et singulière position de -commander à tous, d'avoir pour soldats des Vendôme, des Condé, des -Montpensier, des Longueville; il fut là le prince des princes, et +<p>François de Guise s'était trouvé, par le concours de tous les princes +et seigneurs de la France, dans la haute et singulière position de +commander à tous, d'avoir pour soldats des Vendôme, des Condé, des +Montpensier, des Longueville; il fut là le prince des princes, et j'allais dire le roi des rois. Des hommes moins connus, bien autrement -utiles, Italiens et Français, les premiers militaires du temps, -groupés autour de Guise (gendre du duc de Ferrare), l'aidaient de leur +utiles, Italiens et Français, les premiers militaires du temps, +groupés autour de Guise (gendre du duc de Ferrare), l'aidaient de leur conseil, et il en savait profiter. Il montra, en ce grand moment et -dans ce rôle unique, un très-bel équilibre de qualités contraires, -guerrières et administratives, <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> de valeur froide et ferme, de -prudence, d'humanité même.</p> +dans ce rôle unique, un très-bel équilibre de qualités contraires, +guerrières et administratives, <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> de valeur froide et ferme, de +prudence, d'humanité même.</p> <p>Mais il y eut encore autre chose. Et ce ne fut pas tant pour cela -qu'on l'adora, mais pour sa fortune et sa chance; on dit, redit: «Il -est <i>heureux</i>.» Ce peuple, ami de l'aventure, qui venait d'être mis en -possession de la loterie, crut en Guise avoir un joueur sûr de gagner -toujours. Fatale idolâtrie, et punissable! La France expie bientôt -d'avoir fait un dieu du succès.</p> +qu'on l'adora, mais pour sa fortune et sa chance; on dit, redit: «Il +est <i>heureux</i>.» Ce peuple, ami de l'aventure, qui venait d'être mis en +possession de la loterie, crut en Guise avoir un joueur sûr de gagner +toujours. Fatale idolâtrie, et punissable! La France expie bientôt +d'avoir fait un dieu du succès.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> CHAPITRE VIII<br> <span class="smaller">RONSARD—MARIE LA SANGUINAIRE—SAINT-QUENTIN<br> 1553-1558</span></h3> -<p>Au faux Achille un faux Homère, au faux César un faux Virgile. Pour -chanter dignement la prochaine conquête du monde, il fallait un grand -poète, un immense génie. On en forgea un tout exprès.</p> +<p>Au faux Achille un faux Homère, au faux César un faux Virgile. Pour +chanter dignement la prochaine conquête du monde, il fallait un grand +poète, un immense génie. On en forgea un tout exprès.</p> -<p>L'universel faiseur, le jeune cardinal de Lorraine, à qui rien n'était +<p>L'universel faiseur, le jeune cardinal de Lorraine, à qui rien n'était impossible, y eut, je crois, bonne part. Dans une de ses tours du -château de Meudon, ce protecteur des lettres logeait un maniaque, -enragé de travail, de frénétique orgueil, le capitaine Ronsard, -ex-page de la maison de Guise. Cet homme, cloué là et se rongeant les +château de Meudon, ce protecteur des lettres logeait un maniaque, +enragé de travail, de frénétique orgueil, le capitaine Ronsard, +ex-page de la maison de Guise. Cet homme, cloué là et se rongeant les ongles, le nez sur ses livres latins, arrachant des griffes et des -dents les lambeaux de l'antiquité, rimait le jour, la nuit, sans -lâcher prise. Jeune encore, mais devenu sourd, d'autant plus +dents les lambeaux de l'antiquité, rimait le jour, la nuit, sans +lâcher prise. Jeune encore, mais devenu sourd, d'autant plus solitaire, <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> il poursuivait la muse de son brutal amour. -Gentilhomme et soldat, il n'était pas fait pour attendre, ménager son +Gentilhomme et soldat, il n'était pas fait pour attendre, ménager son caprice; de haute lutte, il la violait. Il frappait comme un sourd sur -la pauvre langue française.</p> +la pauvre langue française.</p> -<p>Il y a laissé trace; grâce à lui, cent choses naïves de liberté -charmante, de génie, de divine enfance, qu'elle a encore dans -Rabelais, en ont été biffées, effacées pour toujours. Et il n'y a pas -eu de remède. À tels côtés ingrats, noblement secs, que toute l'Europe -justement lui reproche, il n'est que trop facile à voir que cette -langue des gens d'esprit a passé par les mains des sots.</p> +<p>Il y a laissé trace; grâce à lui, cent choses naïves de liberté +charmante, de génie, de divine enfance, qu'elle a encore dans +Rabelais, en ont été biffées, effacées pour toujours. Et il n'y a pas +eu de remède. À tels côtés ingrats, noblement secs, que toute l'Europe +justement lui reproche, il n'est que trop facile à voir que cette +langue des gens d'esprit a passé par les mains des sots.</p> -<p>La France, par cet homme, est restée condamnée à perpétuité au <i>style +<p>La France, par cet homme, est restée condamnée à perpétuité au <i>style soutenu</i>.</p> <p>Il est bien entendu que celui qui exerce une si grande influence, tant -maladroit, gauche et baroque qu'il ait été, eut quelque chose en lui. -Celui-ci avait en effet une flamme, une volonté indomptable, héroïque. -Et c'est justement cette volonté terrible qui, n'étant pas aidée de -génie, lui fit faire ces cruels efforts, et pratiquer sur notre langue -de si barbares opérations.</p> - -<p>L'avénement de Ronsard date de l'époque où le monde des honnêtes gens, -<i>des caffards et des chats fourrés</i>, parvint à condamner Rabelais au +maladroit, gauche et baroque qu'il ait été, eut quelque chose en lui. +Celui-ci avait en effet une flamme, une volonté indomptable, héroïque. +Et c'est justement cette volonté terrible qui, n'étant pas aidée de +génie, lui fit faire ces cruels efforts, et pratiquer sur notre langue +de si barbares opérations.</p> + +<p>L'avénement de Ronsard date de l'époque où le monde des honnêtes gens, +<i>des caffards et des chats fourrés</i>, parvint à condamner Rabelais au silence. Son protecteur Jean Du Bellay, ennemi et rival du jeune -cardinal de Lorraine, avait placé Rabelais (pour observer le -cardinal?) juste sous le château de Meudon, dans la cure du village. -Et le joyeux curé, n'osant plus imprimer, mais visité de tout Paris, -se <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> dédommageait en criblant d'épigrammes le royal poète des +cardinal de Lorraine, avait placé Rabelais (pour observer le +cardinal?) juste sous le château de Meudon, dans la cure du village. +Et le joyeux curé, n'osant plus imprimer, mais visité de tout Paris, +se <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> dédommageait en criblant d'épigrammes le royal poète des sommets de Meudon.</p> -<p>La haine des deux partis venait de loin. Rabelais, dès les premières -pages du <i>Pantagruel</i>, quinze ans d'avance, avait prédit Ronsard. Son -noble Limousin, monté sur le cothurne antique, qui parle latin en -français, qui, dans sa toge, fièrement <i>déambule par l'inclyte cité -qu'on vocite Lutèce</i>, semble déjà le poète de Meudon. Il est de la -nouvelle école; comme Ronsard, Jodelle, Joachim Du Bellay, il peut -pindariser, courtiser les <i>Camènes</i>, chanter la chanson +<p>La haine des deux partis venait de loin. Rabelais, dès les premières +pages du <i>Pantagruel</i>, quinze ans d'avance, avait prédit Ronsard. Son +noble Limousin, monté sur le cothurne antique, qui parle latin en +français, qui, dans sa toge, fièrement <i>déambule par l'inclyte cité +qu'on vocite Lutèce</i>, semble déjà le poète de Meudon. Il est de la +nouvelle école; comme Ronsard, Jodelle, Joachim Du Bellay, il peut +pindariser, courtiser les <i>Camènes</i>, chanter la chanson <i>chasse-ennui</i>.</p> -<p>Joachim était propre neveu du cardinal Jean Du Bellay, le patron de -Rabelais; il en était jaloux, et il haïssait cruellement ce roi des +<p>Joachim était propre neveu du cardinal Jean Du Bellay, le patron de +Rabelais; il en était jaloux, et il haïssait cruellement ce roi des rieurs. Ce fut lui qui, plus que personne, travailla contre Rabelais, -éleva l'autel nouveau, la nouvelle religion littéraire, le nouveau +éleva l'autel nouveau, la nouvelle religion littéraire, le nouveau dieu Ronsard.</p> -<p>Il l'avait rencontré dans une hôtellerie et il avait été frappé de sa -haute mine, de sa noble et martiale figure, encadrée de cheveux d'un -châtain doré, de barbe blondoyante, une face de Phœbus Apollo. De -tels dons préparaient ce héros de la mode.</p> +<p>Il l'avait rencontré dans une hôtellerie et il avait été frappé de sa +haute mine, de sa noble et martiale figure, encadrée de cheveux d'un +châtain doré, de barbe blondoyante, une face de Phœbus Apollo. De +tels dons préparaient ce héros de la mode.</p> -<p>Ardent jeune homme, et non sans éloquence, mais de trop peu de poids, +<p>Ardent jeune homme, et non sans éloquence, mais de trop peu de poids, Joachim parla pour un autre, l'exalta, l'adora, le mit sur le pavois. -Il lança à la fois et l'homme et la doctrine.</p> +Il lança à la fois et l'homme et la doctrine.</p> -<p>Dans son <i>Illustration de la langue française</i>, cette langue naît, à -l'entendre, et elle n'a pas eu de poète. Notre littérature commence; -elle bégaye, mais elle va parler. Qu'elle ceigne le laurier antique, -qu'elle se <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> pare et s'orne sans scrupule des dépouilles de -Rome vaincue et surpassée.</p> +<p>Dans son <i>Illustration de la langue française</i>, cette langue naît, à +l'entendre, et elle n'a pas eu de poète. Notre littérature commence; +elle bégaye, mais elle va parler. Qu'elle ceigne le laurier antique, +qu'elle se <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> pare et s'orne sans scrupule des dépouilles de +Rome vaincue et surpassée.</p> -<p>À ce moment, Ronsard saisit sa lyre, chante le roi, les Guises et à -tout à l'heure Marie Stuart. Personne ne comprend; tous admirent. Les -jeunes font cercle autour de lui; leur brillante pléiade entoure de -ses respects l'Homère patenté d'Henri II.</p> +<p>À ce moment, Ronsard saisit sa lyre, chante le roi, les Guises et à +tout à l'heure Marie Stuart. Personne ne comprend; tous admirent. Les +jeunes font cercle autour de lui; leur brillante pléiade entoure de +ses respects l'Homère patenté d'Henri II.</p> -<p>On lui fait sa légende. Il est né justement dans la triste année de +<p>On lui fait sa légende. Il est né justement dans la triste année de Pavie. La France, qui perdait son roi, concentra ses puissances et se -dédommagea; elle enfanta son roi de poésie.</p> +dédommagea; elle enfanta son roi de poésie.</p> -<p>S'il naquit aux terres prosaïques du Vendômois, il tire sa lointaine -origine des rives du Danube et du pays d'Orphée. Cet Orphée -gentilhomme est <i>le marquis de Thrace</i>. Ou lui crée cet illustre fief.</p> +<p>S'il naquit aux terres prosaïques du Vendômois, il tire sa lointaine +origine des rives du Danube et du pays d'Orphée. Cet Orphée +gentilhomme est <i>le marquis de Thrace</i>. Ou lui crée cet illustre fief.</p> -<p>Si on le comprend peu, comment s'en étonner? L'antiquité elle-même, -ressuscitée en lui, daigne parler français; c'est la langue des dieux; -tout dieu parle en oracle. Étudiez et vous pourrez comprendre. Il est -passé le temps où cette langue, basse et vulgaire, voulait être +<p>Si on le comprend peu, comment s'en étonner? L'antiquité elle-même, +ressuscitée en lui, daigne parler français; c'est la langue des dieux; +tout dieu parle en oracle. Étudiez et vous pourrez comprendre. Il est +passé le temps où cette langue, basse et vulgaire, voulait être entendue de tous:</p> <p class="poem10"> Odi profanum vulgus, et arceo.</p> -<p>À ce poète des rois, la cour tresse un laurier royal. Le succès double -son effort, sa joue enfle, il souffle sa trompe. Tous soufflent après -lui. Et la France n'a plus rien à envier à l'ampoule espagnole. Le -genre sublime et vide est créé pour toujours. L'homme change, et le -genre reste. Le <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, habile et littéraire, soufflera plus +<p>À ce poète des rois, la cour tresse un laurier royal. Le succès double +son effort, sa joue enfle, il souffle sa trompe. Tous soufflent après +lui. Et la France n'a plus rien à envier à l'ampoule espagnole. Le +genre sublime et vide est créé pour toujours. L'homme change, et le +genre reste. Le <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, habile et littéraire, soufflera plus habilement. La trompette est toujours l'instrument <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> national. -Tous y soufflent, et jusqu'à Bossuet. Voyez ces chérubins bouffis, ces -tritons effrénés de la grande galerie de Versailles. Ils sonnent à +Tous y soufflent, et jusqu'à Bossuet. Voyez ces chérubins bouffis, ces +tritons effrénés de la grande galerie de Versailles. Ils sonnent à crever, pour la gloire de l'astre nouveau pour lequel l'enflure s'est -enflée dans un crescendo de deux siècles. Au royal empyrée où brilla +enflée dans un crescendo de deux siècles. Au royal empyrée où brilla jadis le Croissant, triomphe le soleil en perruque, effigie de Louis XIV.</p> -<p class="p2">Revenons au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Pendant ces chants et ce triomphe, six mois -après son avantage, la France reçoit le plus sensible coup. -Charles-Quint relevé est plus haut que jamais dans l'opinion de -l'Europe. La mort d'Édouard VI met sur le trône d'Angleterre la -catholique Marie, qui se donne à l'Espagne, à Charles-Quint, à +<p class="p2">Revenons au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Pendant ces chants et ce triomphe, six mois +après son avantage, la France reçoit le plus sensible coup. +Charles-Quint relevé est plus haut que jamais dans l'opinion de +l'Europe. La mort d'Édouard VI met sur le trône d'Angleterre la +catholique Marie, qui se donne à l'Espagne, à Charles-Quint, à Philippe II son fils. Un miracle se fait pour le pieux enfant. -L'Angleterre paraît catholique. Philippe, protecteur et restaurateur -de la foi, entre dans le grand rôle qu'il doit garder jusqu'à la mort +L'Angleterre paraît catholique. Philippe, protecteur et restaurateur +de la foi, entre dans le grand rôle qu'il doit garder jusqu'à la mort (1554).</p> -<p>Il est le vrai, le légitime chef du parti catholique, et la France est -le faux. La fausse position de celle-ci va dès lors éclater, et sa -contradiction. Violemment catholique chez elle et en Écosse, il lui -faudra, en Angleterre, s'associer traîtreusement aux conspirations +<p>Il est le vrai, le légitime chef du parti catholique, et la France est +le faux. La fausse position de celle-ci va dès lors éclater, et sa +contradiction. Violemment catholique chez elle et en Écosse, il lui +faudra, en Angleterre, s'associer traîtreusement aux conspirations protestantes.</p> -<p>Rien de plus curieux que de voir l'étrange fantasmagorie de cette -révolution dans les dépêches de Renard, l'envoyé d'Espagne, qui +<p>Rien de plus curieux que de voir l'étrange fantasmagorie de cette +révolution dans les dépêches de Renard, l'envoyé d'Espagne, qui conseilla Marie, la poussa, la soutint. L'affaire fut un malentendu. -Le grand bouleversement économique et social qui changeait +Le grand bouleversement économique et social qui changeait l'Angleterre prit, comme tout prenait alors, une apparence religieuse. L'Angleterre, protestante de cœur <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> (le pape -l'avoue six mois après), porte, ou laisse porter au trône Marie la +l'avoue six mois après), porte, ou laisse porter au trône Marie la catholique. Pourquoi? l'Angleterre croit <i>revenir au bon temps</i>, aux -premières années d'Henri VIII.</p> +premières années d'Henri VIII.</p> -<p>Marie, d'autre part, ignorante, intrépide de son ignorance, qui ne +<p>Marie, d'autre part, ignorante, intrépide de son ignorance, qui ne sait rien, ne comprend rien, croit toute l'Angleterre catholique. -Vieille fille et fille d'Henri VIII, Aragonaise de mère, âcre de -passions retardées, la petite femme, maigre et rouge, va droit, sans -avoir peur de rien. Où? à la messe et au mariage.</p> - -<p>Péril énorme! La première messe fait une sanglante émeute à Londres. -Par toutes les campagnes, ses partisans détrompés prennent les armes. -Elle tient bon, tue sa parente Jeanne Gray, reine des révoltés. Et -elle est bien près de tuer sa sœur Élisabeth. Sans souci des -Anglais, elle appelle l'infant qu'elle aime sur sa réputation. Ce -fatal personnage apparaît, pour la première fois, beau comme le -spectre de Banco, séducteur et irrésistible: «Il est maigre, petit, de -jambes grêles, mais fort velu de corps, donc, porté à l'œuvre de -chair.»</p> - -<p>Ce trait des jambes grêles est de grande conséquence. C'est le signe -de l'homme assis, du scribe infatigable qui passera sa vie à une -table. Flamand pâle et blondasse, aux yeux ternes et de plomb, -quoiqu'il ait toujours travaillé à imiter les Castillans, il offre le +Vieille fille et fille d'Henri VIII, Aragonaise de mère, âcre de +passions retardées, la petite femme, maigre et rouge, va droit, sans +avoir peur de rien. Où? à la messe et au mariage.</p> + +<p>Péril énorme! La première messe fait une sanglante émeute à Londres. +Par toutes les campagnes, ses partisans détrompés prennent les armes. +Elle tient bon, tue sa parente Jeanne Gray, reine des révoltés. Et +elle est bien près de tuer sa sœur Élisabeth. Sans souci des +Anglais, elle appelle l'infant qu'elle aime sur sa réputation. Ce +fatal personnage apparaît, pour la première fois, beau comme le +spectre de Banco, séducteur et irrésistible: «Il est maigre, petit, de +jambes grêles, mais fort velu de corps, donc, porté à l'œuvre de +chair.»</p> + +<p>Ce trait des jambes grêles est de grande conséquence. C'est le signe +de l'homme assis, du scribe infatigable qui passera sa vie à une +table. Flamand pâle et blondasse, aux yeux ternes et de plomb, +quoiqu'il ait toujours travaillé à imiter les Castillans, il offre le vrai type d'un patient commis, d'un laborieux et sombre bureaucrate, -méritant et très-appliqué. Du reste, nul talent. Une œuvre -personnelle en fait foi, c'est la lourde lettre, pédantesque et -tristement plate, qu'encore <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> infant il écrivit comme +méritant et très-appliqué. Du reste, nul talent. Une œuvre +personnelle en fait foi, c'est la lourde lettre, pédantesque et +tristement plate, qu'encore <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> infant il écrivit comme accusation d'Henri II. (Granvelle, V, 81.)</p> -<p>Sa femme, qui, en quatre ans, brûla vifs trois cents protestants, -écrasant le pays (jusqu'à inquiéter Philippe même), lui donna le renom -d'avoir refait l'Angleterre catholique et la bénédiction du clergé en +<p>Sa femme, qui, en quatre ans, brûla vifs trois cents protestants, +écrasant le pays (jusqu'à inquiéter Philippe même), lui donna le renom +d'avoir refait l'Angleterre catholique et la bénédiction du clergé en Europe. Elle le sacra roi de tout l'ancien parti. Il put perdre Marie et perdre l'Angleterre, il n'en garda pas moins cette position unique de chef d'une religion.</p> <p>Ni Rome ni la France ne comprenaient cela. Qui se souciait du pape? Le -vrai pape, c'était le roi d'Espagne, le restaurateur de la foi en -Angleterre. C'est pour lui qu'on priait dans toutes les églises, pour -lui que les jésuites et les moines travaillaient partout.</p> +vrai pape, c'était le roi d'Espagne, le restaurateur de la foi en +Angleterre. C'est pour lui qu'on priait dans toutes les églises, pour +lui que les jésuites et les moines travaillaient partout.</p> <p>Ce fut aux Guises une insigne faute de s'associer aux fureurs du vieux pape Caraffe (Paul IV) contre le roi catholique. Les papes, depuis longtemps, n'avaient de but ni de moteur que l'esprit de famille. Paul -III n'avait songé qu'aux Farnèse ses neveux, et avait appelé jusqu'aux -luthériens pour les soutenir. Jules III s'était vendu à l'Espagne pour +III n'avait songé qu'aux Farnèse ses neveux, et avait appelé jusqu'aux +luthériens pour les soutenir. Jules III s'était vendu à l'Espagne pour faire son neveu prince. Caraffe, le furieux Paul IV, violent -inquisiteur, et croyant n'agir que pour l'Église, suivait les haines +inquisiteur, et croyant n'agir que pour l'Église, suivait les haines d'un neveu. Celui-ci, longtemps militaire au service des Espagnols, un -brutal soldat, un bandit, n'y avait rien gagné et leur gardait -rancune. Il lança son oncle, à l'aveugle, dans une folle guerre contre -l'Empereur et Philippe, et cela au moment où Philippe était en -vénération, en bénédiction, dans tout le monde catholique.</p> - -<p>La France, qui vivait de hasard, à un mois ou deux <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> de -distance, fit deux traités contraires avec et contre l'Empereur, par -les Guises une ligue de guerre (déc. 1555), par le connétable un -traité de paix (février 1556).</p> - -<p>Qui l'emporterait des deux partis? Ce qui, je crois, décida pour la -guerre, ce fut une intrigue de cour qui compromit la royauté de Diane, -et lui fit désirer d'occuper Henri II par les périls d'une situation +brutal soldat, un bandit, n'y avait rien gagné et leur gardait +rancune. Il lança son oncle, à l'aveugle, dans une folle guerre contre +l'Empereur et Philippe, et cela au moment où Philippe était en +vénération, en bénédiction, dans tout le monde catholique.</p> + +<p>La France, qui vivait de hasard, à un mois ou deux <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> de +distance, fit deux traités contraires avec et contre l'Empereur, par +les Guises une ligue de guerre (déc. 1555), par le connétable un +traité de paix (février 1556).</p> + +<p>Qui l'emporterait des deux partis? Ce qui, je crois, décida pour la +guerre, ce fut une intrigue de cour qui compromit la royauté de Diane, +et lui fit désirer d'occuper Henri II par les périls d'une situation nouvelle.</p> -<p>Cette fidélité tant chantée par les poètes <i>du style soutenu</i> ennuyait -le roi à la longue. La reine voyait bien que Diane baissait; mais +<p>Cette fidélité tant chantée par les poètes <i>du style soutenu</i> ennuyait +le roi à la longue. La reine voyait bien que Diane baissait; mais comment hasarder de susciter au roi un caprice, une fantaisie, qui -l'affranchît de son vieux joug? Catherine s'y prit adroitement. En -1554, le roi étant attendu à Saint-Germain, elle organisa une petite -mascarade maternelle, déguisant ses filles en sybilles, avec la jeune +l'affranchît de son vieux joug? Catherine s'y prit adroitement. En +1554, le roi étant attendu à Saint-Germain, elle organisa une petite +mascarade maternelle, déguisant ses filles en sybilles, avec la jeune Marie Stuart et une autre princesse, toutes enfants de douze ou treize -ans. Pour compléter le nombre, elle y joignait une enfant un peu plus -âgée, une petite fille écossaise, miss Flaming, jolie, parleuse, +ans. Pour compléter le nombre, elle y joignait une enfant un peu plus +âgée, une petite fille écossaise, miss Flaming, jolie, parleuse, hardie.</p> -<p>L'effet désiré fut produit. Les grâces enfantines de cette tendre -jeunesse repoussaient la vieille maîtresse dans la caducité. Les -choses allèrent si bien, que cette enfant eut un enfant du roi. -Caprice dangereux. La petite prit sa honte avec un orgueil intrépide, -qui pouvait rendre le roi fou; elle allait déclarant la chose, faisant -trophée, triomphe, d'aimer le plus grand roi du monde.</p> - -<p>Il n'y avait pas un moment à perdre pour distraire Henri II par une -guerre. C'était bien pis que la fenêtre <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> de Trianon et la -dispute de Louis XIV et de Louvois qui poussa celui-ci à décider la -guerre européenne.</p> - -<p>Les Guises y avaient hâte, non-seulement pour leur roman de Naples, -mais aussi pour une chance de conclave. Le vieux pape était si colère, -et il arrosait tant sa colère de vin du Vésuve, qu'il pouvait un matin -être emporté par un accès. Si l'armée française était là, le cardinal -de Lorraine n'eût pas manqué d'être élu pape; lui pape, et Guise roi -de Naples, tous deux maîtres de l'Italie.</p> - -<p>En lisant les dépêches des envoyés de France, on voit bien que ce pape -Caraffe était constamment ivre ou fou. Nulle scène plus comique. Des -heures de suite, à perdre haleine, il faisait la guerre en paroles, +<p>L'effet désiré fut produit. Les grâces enfantines de cette tendre +jeunesse repoussaient la vieille maîtresse dans la caducité. Les +choses allèrent si bien, que cette enfant eut un enfant du roi. +Caprice dangereux. La petite prit sa honte avec un orgueil intrépide, +qui pouvait rendre le roi fou; elle allait déclarant la chose, faisant +trophée, triomphe, d'aimer le plus grand roi du monde.</p> + +<p>Il n'y avait pas un moment à perdre pour distraire Henri II par une +guerre. C'était bien pis que la fenêtre <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> de Trianon et la +dispute de Louis XIV et de Louvois qui poussa celui-ci à décider la +guerre européenne.</p> + +<p>Les Guises y avaient hâte, non-seulement pour leur roman de Naples, +mais aussi pour une chance de conclave. Le vieux pape était si colère, +et il arrosait tant sa colère de vin du Vésuve, qu'il pouvait un matin +être emporté par un accès. Si l'armée française était là , le cardinal +de Lorraine n'eût pas manqué d'être élu pape; lui pape, et Guise roi +de Naples, tous deux maîtres de l'Italie.</p> + +<p>En lisant les dépêches des envoyés de France, on voit bien que ce pape +Caraffe était constamment ivre ou fou. Nulle scène plus comique. Des +heures de suite, à perdre haleine, il faisait la guerre en paroles, disant qu'il allait faire Henri II empereur, ses fils rois des -Lombards, rois de Sicile ou cardinaux. Mais point de paix! À ce seul -mot de paix, regardant de travers les deux Français: «Prenez-y garde! +Lombards, rois de Sicile ou cardinaux. Mais point de paix! À ce seul +mot de paix, regardant de travers les deux Français: «Prenez-y garde! si vous voulez la paix, je n'irai pas me plaindre au roi; je vous -coupe la tête... Vos têtes! j'en couperais de pareilles par centaines! -le roi ne s'en souciera guère.» Il continua jusqu'à ce qu'il ne put +coupe la tête... Vos têtes! j'en couperais de pareilles par centaines! +le roi ne s'en souciera guère.» Il continua jusqu'à ce qu'il ne put plus parler.</p> -<p>Il faisait le procès à Philippe II, appelait Soliman et les -luthériens. Le duc d'Albe fut obligé de le mettre à la raison.</p> - -<p>Il était près de Rome, que Guise était à peine parti de Saint-Germain -(novembre 1556). Le fameux défenseur de Metz ne put pas faire -grand'chose en Italie. À la première place qu'il prit, les habitants -furent massacrés. La seconde, Civitella, instruite par un tel -<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> exemple, fit une résistance désespérée. Guise s'y morfondit. -La nouvelle d'une grande défaite, celle de Saint-Quentin, qui le -rappelait en France, lui vint fort à propos. «Partez, lui dit le pape. -Aussi bien, vous avez peu fait pour le roi, moins pour l'Église, et -rien pour votre honneur.» Le duc d'Albe finit cette guerre d'enfant, -en demandant pardon au pape, dès lors sujet du roi d'Espagne.</p> - -<p>Cependant une intrigue nouvelle avait changé, en France, la face des -choses. Marie Stuart, fiancée du Dauphin, avait atteint seize ans et -sa suprême fleur, et déjà elle était la reine. Elle dominait, -entraînait, troublait tout. La triste Catherine et la vieille Diane, -toutes les deux reculaient dans l'ombre, en présence du soleil +<p>Il faisait le procès à Philippe II, appelait Soliman et les +luthériens. Le duc d'Albe fut obligé de le mettre à la raison.</p> + +<p>Il était près de Rome, que Guise était à peine parti de Saint-Germain +(novembre 1556). Le fameux défenseur de Metz ne put pas faire +grand'chose en Italie. À la première place qu'il prit, les habitants +furent massacrés. La seconde, Civitella, instruite par un tel +<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> exemple, fit une résistance désespérée. Guise s'y morfondit. +La nouvelle d'une grande défaite, celle de Saint-Quentin, qui le +rappelait en France, lui vint fort à propos. «Partez, lui dit le pape. +Aussi bien, vous avez peu fait pour le roi, moins pour l'Église, et +rien pour votre honneur.» Le duc d'Albe finit cette guerre d'enfant, +en demandant pardon au pape, dès lors sujet du roi d'Espagne.</p> + +<p>Cependant une intrigue nouvelle avait changé, en France, la face des +choses. Marie Stuart, fiancée du Dauphin, avait atteint seize ans et +sa suprême fleur, et déjà elle était la reine. Elle dominait, +entraînait, troublait tout. La triste Catherine et la vieille Diane, +toutes les deux reculaient dans l'ombre, en présence du soleil naissant. Les Guises poussaient au mariage. Diane et Catherine, -inquiètes, s'étaient liguées pour l'ajourner.</p> +inquiètes, s'étaient liguées pour l'ajourner.</p> <p>Que fit le cardinal de Lorraine? une chose inattendue et monstrueuse. Pour rompre cette ligue, il se rapprocha de la reine, lui immolant -Diane, l'auteur et créateur de la fortune des Guises, la reniant, -plaignant les siens d'avoir dérogé jusqu'à épouser sa fille.</p> +Diane, l'auteur et créateur de la fortune des Guises, la reniant, +plaignant les siens d'avoir dérogé jusqu'à épouser sa fille.</p> -<p>Diane, en décadence, déjà persécutée du temps et des années, se +<p>Diane, en décadence, déjà persécutée du temps et des années, se sentant manquer sous les pieds son soutien naturel, fut heureuse de -voir son ancien allié, Montmorency, lui revenir. Il lui demanda pour -son fils aîné la bâtarde Diane, légitimée de France, qu'on croyait +voir son ancien allié, Montmorency, lui revenir. Il lui demanda pour +son fils aîné la bâtarde Diane, légitimée de France, qu'on croyait fille de la grande Diane. Ce n'est pas tout, le raccommodement alla si loin, que, pour son second fils, il lui prit sa petite fille. Alliance -complète et sans réserve qui irrita fort Catherine.</p> +complète et sans réserve qui irrita fort Catherine.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> Guerre pour guerre. Catherine, qui avait toujours pour son -mari l'attention de s'entourer de belles jeunes dames, hasarda (à ce +mari l'attention de s'entourer de belles jeunes dames, hasarda (à ce moment, je crois) une mine nouvelle pour faire sauter Diane. Une dame fut mise en avant, une certaine Nicole de Versigny, dame de Saint-Remi, perverse, intrigante et mielleuse, espion femelle de la -reine, qui depuis, pour argent, s'offrit comme espion à l'Espagne +reine, qui depuis, pour argent, s'offrit comme espion à l'Espagne (Granvelle VIII). Cette Nicole eut un moment d'Henri, et sut en avoir un enfant.</p> <p>Pour se venger, Diane faisait dire au roi par Montmorency qu'en -vérité, sauf la bâtarde, <i>nul de ses enfants ne lui ressemblait</i>.</p> +vérité, sauf la bâtarde, <i>nul de ses enfants ne lui ressemblait</i>.</p> -<p>On travaillait aussi contre les Guises. Le roi disait lui-même que -c'était dommage de dépenser 160,000 écus par mois pour s'endormir +<p>On travaillait aussi contre les Guises. Le roi disait lui-même que +c'était dommage de dépenser 160,000 écus par mois pour s'endormir devant Civitella.</p> -<p>Le connétable allait être mis en demeure de montrer s'il savait mieux -faire. Le jeune roi d'Espagne nous attaquait au Nord. Son armée était -à Rocroi, et ne rencontrait pas d'obstacle. Même surprise qu'en 1521. -On en était à faire venir des hommes de Gascogne à Mézières!</p> +<p>Le connétable allait être mis en demeure de montrer s'il savait mieux +faire. Le jeune roi d'Espagne nous attaquait au Nord. Son armée était +à Rocroi, et ne rencontrait pas d'obstacle. Même surprise qu'en 1521. +On en était à faire venir des hommes de Gascogne à Mézières!</p> -<p>Cependant le neveu du connétable, Coligny, comme gouverneur de -Picardie, avait vu, avait dit, que le péril n'était pas sur la Meuse. -Les vieilles bandes de l'Espagne restaient toutes à l'ouest. Et, en -effet, quand leur habile général, le duc de Savoie, vit tous les -Français vers Mézières, il tourna brusquement, entra en Picardie et se +<p>Cependant le neveu du connétable, Coligny, comme gouverneur de +Picardie, avait vu, avait dit, que le péril n'était pas sur la Meuse. +Les vieilles bandes de l'Espagne restaient toutes à l'ouest. Et, en +effet, quand leur habile général, le duc de Savoie, vit tous les +Français vers Mézières, il tourna brusquement, entra en Picardie et se jeta vers Saint-Quentin.</p> -<p>S'arrêterait-il au moins à Saint-Quentin? c'était le seul espoir. En -1521, Bayard, par la défense de Mézières, <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> avait sauvé la -France. Quel serait le nouveau Bayard? Coligny se dévoua.</p> +<p>S'arrêterait-il au moins à Saint-Quentin? c'était le seul espoir. En +1521, Bayard, par la défense de Mézières, <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> avait sauvé la +France. Quel serait le nouveau Bayard? Coligny se dévoua.</p> -<p>Grand, très-grand sacrifice.</p> +<p>Grand, très-grand sacrifice.</p> -<p>C'était accepter une honte certaine, et la captivité probable, se -faire tuer ou se faire prendre; c'était (chose qu'on compte encore -plus à la cour) ruiner sa fortune dans l'avenir, faire dire ce mot qui +<p>C'était accepter une honte certaine, et la captivité probable, se +faire tuer ou se faire prendre; c'était (chose qu'on compte encore +plus à la cour) ruiner sa fortune dans l'avenir, faire dire ce mot qui tue: Bon officier, mais <i>malheureux</i>.</p> -<p>La différence aussi était grande dans les situations. Bayard, simple +<p>La différence aussi était grande dans les situations. Bayard, simple capitaine, qui ne commanda jamais, hasardait beaucoup moins. Coligny, grand amiral, ex-colonel de l'infanterie, gouverneur de Picardie et -bientôt de l'Île de France, neveu favorisé du tout-puissant ministre, -jetait dans une affaire désespérée d'avance une fortune toute faite, -croissante encore et sans limites, que tout autre aurait ménagée.</p> +bientôt de l'ÃŽle de France, neveu favorisé du tout-puissant ministre, +jetait dans une affaire désespérée d'avance une fortune toute faite, +croissante encore et sans limites, que tout autre aurait ménagée.</p> <p>C'est ici que je dois dire un mot de ce grand homme, qu'on n'a -nullement exagéré. J'ai attentivement regardé si sa tragique mort, si +nullement exagéré. J'ai attentivement regardé si sa tragique mort, si la passion d'un grand parti n'avait pas fait d'illusion; mais, -d'abord, j'ai trouvé que plusieurs catholiques, et très-hostiles, ne -l'ont pas mis moins haut. En regardant de près les faits, on est forcé -de dire qu'il n'y a jamais eu de vertu plus rare, de caractère plus -ferme, plus suivi, jamais démenti.</p> - -<p>Son dur métier d'instructeur et créateur de l'infanterie, son rôle -d'inflexible justicier, pour dompter le soldat et protéger le peuple, -son effort pour rester lui-même, ferme et pur, au foyer des intrigues, -donna à cette haute vertu une ombre, d'être amère et chagrine. -Vivante censure de ses contemporains, il opposa <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> à la fortune -un fier mépris, et le reproche de son triste et hautain regard.</p> - -<p>Des choses et non des mots, agir et non paraître; c'est ce qu'on voit +d'abord, j'ai trouvé que plusieurs catholiques, et très-hostiles, ne +l'ont pas mis moins haut. En regardant de près les faits, on est forcé +de dire qu'il n'y a jamais eu de vertu plus rare, de caractère plus +ferme, plus suivi, jamais démenti.</p> + +<p>Son dur métier d'instructeur et créateur de l'infanterie, son rôle +d'inflexible justicier, pour dompter le soldat et protéger le peuple, +son effort pour rester lui-même, ferme et pur, au foyer des intrigues, +donna à cette haute vertu une ombre, d'être amère et chagrine. +Vivante censure de ses contemporains, il opposa <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> à la fortune +un fier mépris, et le reproche de son triste et hautain regard.</p> + +<p>Des choses et non des mots, agir et non paraître; c'est ce qu'on voit dans toute sa vie. La discipline militaire, la moralisation de -l'armée, c'est toute sa pensée pendant quarante ans. Toujours prêchant -d'exemple; partout où il y a quelque service dur, obscur, périlleux, -des coups à recevoir, et point de récompense, là on rencontre Coligny. -Au contraire de tant d'autres qui se mettent en avant, il s'est montré +l'armée, c'est toute sa pensée pendant quarante ans. Toujours prêchant +d'exemple; partout où il y a quelque service dur, obscur, périlleux, +des coups à recevoir, et point de récompense, là on rencontre Coligny. +Au contraire de tant d'autres qui se mettent en avant, il s'est montré si peu, que c'est par un hasard, souvent par ses ennemis, qu'on -découvre ce qu'il a fait.</p> - -<p>Lisez par exemple Tavannes. Il conte que son père fit à Renty la belle -charge de gendarmerie qui renversa les impériaux, et dont Guise voulut -se donner l'honneur. Mais Brantôme (peu partial certainement, -catholique, et non récusable) dit que la charge était impossible tant -qu'on n'avait pas débusqué d'un bois un corps d'arquebuses espagnoles, -qui, posté sur le flanc, eût foudroyé ceux qui chargeaient. Coligny -mit pied à terre; avec ses meilleurs fantassins, une pique à la main, +découvre ce qu'il a fait.</p> + +<p>Lisez par exemple Tavannes. Il conte que son père fit à Renty la belle +charge de gendarmerie qui renversa les impériaux, et dont Guise voulut +se donner l'honneur. Mais Brantôme (peu partial certainement, +catholique, et non récusable) dit que la charge était impossible tant +qu'on n'avait pas débusqué d'un bois un corps d'arquebuses espagnoles, +qui, posté sur le flanc, eût foudroyé ceux qui chargeaient. Coligny +mit pied à terre; avec ses meilleurs fantassins, une pique à la main, il fondit dans le bois, battit les Espagnols deux fois plus forts, fit -de sa main la rude et hasardeuse exécution. Tavannes alors chargea.</p> +de sa main la rude et hasardeuse exécution. Tavannes alors chargea.</p> <p class="p2">Le soir, dans la chambre du roi, Guise disant:</p> -<p>«<i>Nous</i> avons fait ceci, cela...» Coligny dit: «Où étiez-vous?» Mot -dur, mais juste. Le trop avisé capitaine, quelle que fût sa valeur, se -réservait souvent, arrivait tard et recueillait le fruit. À Dreux, +<p>«<i>Nous</i> avons fait ceci, cela...» Coligny dit: «Où étiez-vous?» Mot +dur, mais juste. Le trop avisé capitaine, quelle que fût sa valeur, se +réservait souvent, arrivait tard et recueillait le fruit. À Dreux, cette lenteur passa pour trahison, quand on vit Guise attendre -<span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> froidement que tout, ami et ennemi, se fût détruit, et rester +<span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> froidement que tout, ami et ennemi, se fût détruit, et rester seul vainqueur.</p> -<p>Quoi qu'il en soit, ce mot de vérité lui fut comme un fer rouge. Il se -sentit compris et pénétré, et il s'écria violemment: «Ah! ne m'ôtez -pas mon honneur!—Je ne le veux nullement.—Et vous ne le sauriez!...» -Les choses se gâtaient. Le roi s'interposa et les fit taire. Mais +<p>Quoi qu'il en soit, ce mot de vérité lui fut comme un fer rouge. Il se +sentit compris et pénétré, et il s'écria violemment: «Ah! ne m'ôtez +pas mon honneur!—Je ne le veux nullement.—Et vous ne le sauriez!...» +Les choses se gâtaient. Le roi s'interposa et les fit taire. Mais depuis ils furent ennemis.</p> -<p>Pour revenir à Saint-Quentin, on voit parfaitement que l'homme qui s'y -jetait se perdait à coup sûr pour donner deux jours à la France, -désarmée et surprise. Jarnac et d'autres le lui dirent. Tout le monde +<p>Pour revenir à Saint-Quentin, on voit parfaitement que l'homme qui s'y +jetait se perdait à coup sûr pour donner deux jours à la France, +désarmée et surprise. Jarnac et d'autres le lui dirent. Tout le monde fuyait de Saint-Quentin. Et fort peu voulaient y aller. De ceux qu'y -menait Coligny, bon nombre le laissèrent en route. La chance d'être -secouru était minime, la défense ne pouvant être que très-courte, les -Espagnols étant arrivés très-forts, Montmorency faible, éloigné, -éperdu, ahuri dans les préparatifs.</p> - -<p>Dans le récit très-fier qu'il a laissé de son malheur, il y a pourtant -cela de réservé et de modeste qu'il glisse sur l'horreur de la -situation et l'imprévoyance de son oncle. Il abrége; on en sent plus -qu'il ne dit. Il constate seulement qu'à Saint-Quentin il n'eut en -arrivant que vingt-cinq arquebuses, que le boulevard était sans -parapet, le fossé commandé par des maisons où se logeaient les -Espagnols, le rempart nul, «et le dehors plus haut que le dedans.» On -pouvait faire brèche en une heure. Deux ouvertures étaient bouchées +menait Coligny, bon nombre le laissèrent en route. La chance d'être +secouru était minime, la défense ne pouvant être que très-courte, les +Espagnols étant arrivés très-forts, Montmorency faible, éloigné, +éperdu, ahuri dans les préparatifs.</p> + +<p>Dans le récit très-fier qu'il a laissé de son malheur, il y a pourtant +cela de réservé et de modeste qu'il glisse sur l'horreur de la +situation et l'imprévoyance de son oncle. Il abrége; on en sent plus +qu'il ne dit. Il constate seulement qu'à Saint-Quentin il n'eut en +arrivant que vingt-cinq arquebuses, que le boulevard était sans +parapet, le fossé commandé par des maisons où se logeaient les +Espagnols, le rempart nul, «et le dehors plus haut que le dedans.» On +pouvait faire brèche en une heure. Deux ouvertures étaient bouchées avec des claies d'osier, des balles de laine. De vieilles poudres, qui -pourtant éclatèrent, tuèrent beaucoup d'hommes et ouvrirent une -brèche à passer trois <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> chariots. Coligny s'y mit lui septième, -et un moment fut seul, ou à peu près, pour défendre sa ville. Tout le -monde y était si découragé que, d'une foule de paysans réfugiés, +pourtant éclatèrent, tuèrent beaucoup d'hommes et ouvrirent une +brèche à passer trois <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> chariots. Coligny s'y mit lui septième, +et un moment fut seul, ou à peu près, pour défendre sa ville. Tout le +monde y était si découragé que, d'une foule de paysans réfugiés, personne ne travaillait. Il fut contraint de dire qu'il ferait pendre -ceux qui ne voulaient pas se défendre. Par deux fois, son frère -Dandelot hasarda tout pour entrer dans la ville à travers les marais. +ceux qui ne voulaient pas se défendre. Par deux fois, son frère +Dandelot hasarda tout pour entrer dans la ville à travers les marais. Il y parvint, mais avec peu de monde.</p> -<p>Montmorency enfin, le 10 août, arriva pour le dégager. Diane, amie du -connétable, en haine de François de Guise, qui ne faisait rien en +<p>Montmorency enfin, le 10 août, arriva pour le dégager. Diane, amie du +connétable, en haine de François de Guise, qui ne faisait rien en Italie, avait obtenu pour Montmorency autorisation de livrer bataille. -S'il gagnait, c'était Guise qui allait se trouver battu, autant et +S'il gagnait, c'était Guise qui allait se trouver battu, autant et plus que l'Espagnol.</p> -<p>Il suffit de voir aux dessins du temps la grosse tête carrée, -médiocre, suffisante, de Montmorency, pour sentir que cet homme fort +<p>Il suffit de voir aux dessins du temps la grosse tête carrée, +médiocre, suffisante, de Montmorency, pour sentir que cet homme fort et laborieux, qui eut plus de suite sans doute, de travail et de -sérieux, que d'autres favoris, n'en étaient pas moins incapable, qu'il -fut un ministre, un général de troisième ordre, inévitablement battu.</p> - -<p>Il se mit à canonner l'ennemi, l'obligea à se concentrer. Il -triomphait. On lui disait en vain qu'il pouvait être enveloppé. Il -avait entre lui et l'Espagnol, il est vrai, un marais et une rivière. -Une chaussée traversait le marais, et par cette chaussée qu'il n'eut -pas l'esprit d'occuper, les Espagnols pouvaient tomber sur lui. Serré -de toutes parts par des forces bien supérieures, il fut pris, lui et -tout, sauf quatre mille hommes tués et un corps qui se dégagea. Que -pouvait Coligny? Il eut beau s'obstiner avec son frère. Eux <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> +sérieux, que d'autres favoris, n'en étaient pas moins incapable, qu'il +fut un ministre, un général de troisième ordre, inévitablement battu.</p> + +<p>Il se mit à canonner l'ennemi, l'obligea à se concentrer. Il +triomphait. On lui disait en vain qu'il pouvait être enveloppé. Il +avait entre lui et l'Espagnol, il est vrai, un marais et une rivière. +Une chaussée traversait le marais, et par cette chaussée qu'il n'eut +pas l'esprit d'occuper, les Espagnols pouvaient tomber sur lui. Serré +de toutes parts par des forces bien supérieures, il fut pris, lui et +tout, sauf quatre mille hommes tués et un corps qui se dégagea. Que +pouvait Coligny? Il eut beau s'obstiner avec son frère. Eux <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> seuls voulaient se battre. L'amiral n'avait que trois hommes avec lui -sur la brèche, quand un Espagnol lui rendit le service de le prendre +sur la brèche, quand un Espagnol lui rendit le service de le prendre et le sauva des Allemands qui ne faisaient aucun quartier.</p> -<p>Nul n'arrêta les Espagnols que Philippe II lui-même. Ce jeune roi, si -sage et si peu curieux de la guerre, était resté aux Pays-Bas. Il eut -peur de trop vaincre, accourut et arrêta tout. Il ne voulait point -faire un pas avant d'avoir bien assuré sa route; il se mit à fortifier -nos villes picardes, comme s'il les eût prises à jamais. Sa prudence +<p>Nul n'arrêta les Espagnols que Philippe II lui-même. Ce jeune roi, si +sage et si peu curieux de la guerre, était resté aux Pays-Bas. Il eut +peur de trop vaincre, accourut et arrêta tout. Il ne voulait point +faire un pas avant d'avoir bien assuré sa route; il se mit à fortifier +nos villes picardes, comme s'il les eût prises à jamais. Sa prudence fit notre salut.</p> -<p>Cependant Guise arrive. On le fait lieutenant général du royaume. On -lui dit d'attaquer Calais. C'était depuis longtemps l'avis de Coligny. +<p>Cependant Guise arrive. On le fait lieutenant général du royaume. On +lui dit d'attaquer Calais. C'était depuis longtemps l'avis de Coligny. Notre brave italien Strozzi avait fait plus que de conseiller; avec un -habile ingénieur de son pays, il s'était hasardé d'entrer déguisé dans -la place, et il répondait de la prendre. Guise hésita, pensant que -c'était un piége de ses ennemis. Mais le roi ordonna, et dit qu'il s'y -rendrait lui-même, ce que refusa Guise obstinément. S'il assiégeait +habile ingénieur de son pays, il s'était hasardé d'entrer déguisé dans +la place, et il répondait de la prendre. Guise hésita, pensant que +c'était un piége de ses ennemis. Mais le roi ordonna, et dit qu'il s'y +rendrait lui-même, ce que refusa Guise obstinément. S'il assiégeait Calais, il voulait en avoir l'honneur.</p> -<p>Le 1<sup>er</sup> janvier 1558, une marche rapide, habilement dérobée à +<p>Le 1<sup>er</sup> janvier 1558, une marche rapide, habilement dérobée à l'ennemi, nous mit devant la ville. Il n'y avait que huit cents -hommes, ni vivres, ni munitions. La seule entrée par terre, le pont de -Nieullay, fut emportée d'emblée par nos arquebusiers français. Mais, -du côté de la mer, un auxiliaire, sur qui Guise ne comptait pas, lui -était arrivé. Le frère de Coligny, colonel général de l'infanterie, -n'avait pas perdu un moment; échappé de prison, il accourt au galop, -met pied à terre, emporte Risbank, l'entrée du port, l'abord <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> -du côté de la mer (2 janvier). Le 4, la brèche était ouverte; le 5, la -vieille citadelle emportée. Lord Wentworth, gouverneur, étonné de -cette furie et sans moyen de défense, capitule le 8 janvier. Nous +hommes, ni vivres, ni munitions. La seule entrée par terre, le pont de +Nieullay, fut emportée d'emblée par nos arquebusiers français. Mais, +du côté de la mer, un auxiliaire, sur qui Guise ne comptait pas, lui +était arrivé. Le frère de Coligny, colonel général de l'infanterie, +n'avait pas perdu un moment; échappé de prison, il accourt au galop, +met pied à terre, emporte Risbank, l'entrée du port, l'abord <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> +du côté de la mer (2 janvier). Le 4, la brèche était ouverte; le 5, la +vieille citadelle emportée. Lord Wentworth, gouverneur, étonné de +cette furie et sans moyen de défense, capitule le 8 janvier. Nous reprenons Calais, perdu depuis deux cent dix ans. L'Angleterre pleure de rage; la France est ivre et folle. Elle ne se souvient plus de sa -grande défaite. Cet heureux coup de main a fait tout oublier.</p> +grande défaite. Cet heureux coup de main a fait tout oublier.</p> -<p>Le bizarre et l'inattendu, c'est que Guise, l'épée du parti -catholique, par son succès, refait l'Angleterre protestante. Marie, -avec son légat Pôle, dans ses quatre années de supplices, avait usé la +<p>Le bizarre et l'inattendu, c'est que Guise, l'épée du parti +catholique, par son succès, refait l'Angleterre protestante. Marie, +avec son légat Pôle, dans ses quatre années de supplices, avait usé la Terreur catholique. Vaincue par les martyrs, elle se sentait -impuissante et comme submergée dans la grande marée montante du -protestantisme vainqueur. Négligée de son cher époux, le <i>roi velu</i>, -et furieuse de ses nuits veuves, blessée par Rome qu'elle servait si -bien, excommuniée par un pape imbécile, elle reçut encore cet horrible +impuissante et comme submergée dans la grande marée montante du +protestantisme vainqueur. Négligée de son cher époux, le <i>roi velu</i>, +et furieuse de ses nuits veuves, blessée par Rome qu'elle servait si +bien, excommuniée par un pape imbécile, elle reçut encore cet horrible coup de Calais, honte nationale que l'Angleterre lui mit comme une -pierre sur le cœur. Elle n'y survécut guère, et mourut conspuée du -peuple, laissant le trône à celle qu'elle haïssait à mort, la -protestante Élisabeth (novembre 1558).</p> +pierre sur le cœur. Elle n'y survécut guère, et mourut conspuée du +peuple, laissant le trône à celle qu'elle haïssait à mort, la +protestante Élisabeth (novembre 1558).</p> -<p>Au retour de Calais, ce n'était plus le même Guise. C'était un grand -chef de parti. Il allait, il montait, emporté du coursier de feu qu'on +<p>Au retour de Calais, ce n'était plus le même Guise. C'était un grand +chef de parti. Il allait, il montait, emporté du coursier de feu qu'on appelle opinion. Sa fortune eut deux ailes: d'une part, l'engouement -populaire; de l'autre, la passion calculée d'un parti en péril, qui -avait besoin d'un messie. Il avait la France, il avait l'Église. Sa -subite grandeur faisait ombre à la royauté.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> Il ne ménagea pas cette situation unique. Ce fils de la -fortune, cyniquement, d'une âpreté sauvage, la brusqua en se -dégradant.</p> - -<p>Une seule chose le gênait, Montmorency, les Châtillons. Ce grand homme -en prison, Coligny, lui était amer, odieux. Dandelot, qui venait à -Calais de l'aider d'un bon coup d'épaule, lui était singulièrement à -charge. Il dit au roi, en revenant, <i>que Dandelot n'allait pas à la -messe</i>, et que, s'il le suivait à Thionville, dont on proposait le -siége, <i>sa présence ferait tout manquer</i>.</p> - -<p>C'était plus qu'une prière dans l'état violent où était Paris. Le roi -n'aurait osé employer Dandelot, qui ne tarda pas à perdre la charge +populaire; de l'autre, la passion calculée d'un parti en péril, qui +avait besoin d'un messie. Il avait la France, il avait l'Église. Sa +subite grandeur faisait ombre à la royauté.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> Il ne ménagea pas cette situation unique. Ce fils de la +fortune, cyniquement, d'une âpreté sauvage, la brusqua en se +dégradant.</p> + +<p>Une seule chose le gênait, Montmorency, les Châtillons. Ce grand homme +en prison, Coligny, lui était amer, odieux. Dandelot, qui venait à +Calais de l'aider d'un bon coup d'épaule, lui était singulièrement à +charge. Il dit au roi, en revenant, <i>que Dandelot n'allait pas à la +messe</i>, et que, s'il le suivait à Thionville, dont on proposait le +siége, <i>sa présence ferait tout manquer</i>.</p> + +<p>C'était plus qu'une prière dans l'état violent où était Paris. Le roi +n'aurait osé employer Dandelot, qui ne tarda pas à perdre la charge de colonel de l'infanterie.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> CHAPITRE IX<br> -<span class="smaller">PERSÉCUTION—MORT D'HENRI II<br> +<span class="smaller">PERSÉCUTION—MORT D'HENRI II<br> 1558-1559</span></h3> -<p>Il était temps, grand temps, que le protestantisme prît l'épée et -avisât à sa défense. Il périssait certainement s'il ne devenait un -parti armé. Des événements graves, cent fois plus importants que cette -vaine guerre des deux cours catholiques, s'étaient accomplis dans le -monde religieux. La question suprême du temps éclatait dans sa vérité. -Elle s'était révélée en Angleterre sous le terrorisme de Marie la -Sanglante. En France, des ténèbres elle jaillit par un jet de flammes +<p>Il était temps, grand temps, que le protestantisme prît l'épée et +avisât à sa défense. Il périssait certainement s'il ne devenait un +parti armé. Des événements graves, cent fois plus importants que cette +vaine guerre des deux cours catholiques, s'étaient accomplis dans le +monde religieux. La question suprême du temps éclatait dans sa vérité. +Elle s'était révélée en Angleterre sous le terrorisme de Marie la +Sanglante. En France, des ténèbres elle jaillit par un jet de flammes comme un incendie souterrain. En face de ces grands signes, les rois -allaient se reconnaître, cesser une lutte qui n'avait point de sens, -s'avouer qu'ils étaient d'accord, qu'ils n'avaient d'ennemi que la -liberté protestante et tourner leurs efforts contre elle.</p> +allaient se reconnaître, cesser une lutte qui n'avait point de sens, +s'avouer qu'ils étaient d'accord, qu'ils n'avaient d'ennemi que la +liberté protestante et tourner leurs efforts contre elle.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> Aux Pays-Bas, en Angleterre, en Italie, en Espagne et en -France, au nord comme au midi, tout s'accorde pour l'étouffer.</p> +France, au nord comme au midi, tout s'accorde pour l'étouffer.</p> -<p>La Réforme française peut dire à ses enfants, comme le loup de la -fable aux siens: «Montez sur une montagne, et regardez aux quatre -vents; aussi loin que vous pouvez voir, vous ne verrez qu'ennemis.»</p> +<p>La Réforme française peut dire à ses enfants, comme le loup de la +fable aux siens: «Montez sur une montagne, et regardez aux quatre +vents; aussi loin que vous pouvez voir, vous ne verrez qu'ennemis.»</p> -<p>L'Allemagne ne lui est pas amie. Les luthériens sont devenus, par leur -succès sur Charles-Quint, un parti officiel et reconnu, une église -établie; ils sont maintenant en sûreté dans les constitutions de -l'Empire, d'autant moins disposés à en sortir et courir l'aventure, à -recommencer les combats pour la réforme calviniste, en rébellion +<p>L'Allemagne ne lui est pas amie. Les luthériens sont devenus, par leur +succès sur Charles-Quint, un parti officiel et reconnu, une église +établie; ils sont maintenant en sûreté dans les constitutions de +l'Empire, d'autant moins disposés à en sortir et courir l'aventure, à +recommencer les combats pour la réforme calviniste, en rébellion contre Luther.</p> -<p>Allemands autant que luthériens, ils haïssent la France pour le vol -des Trois Évêchés. Les réformés français sont encore Français pour +<p>Allemands autant que luthériens, ils haïssent la France pour le vol +des Trois Évêchés. Les réformés français sont encore Français pour eux.</p> -<p>Combien moins de secours ceux-ci peuvent-ils espérer de la Suisse, -catholique ou sacramentaire? Ajoutons franchement, de la Suisse gorgée -de pensions françaises et espagnoles. (Granvelle, III.)</p> +<p>Combien moins de secours ceux-ci peuvent-ils espérer de la Suisse, +catholique ou sacramentaire? Ajoutons franchement, de la Suisse gorgée +de pensions françaises et espagnoles. (Granvelle, III.)</p> -<p>Que fallait-il? Les chrétiens diront: «<i>Accepter le martyre</i>, -continuer de tendre la gorge aux bourreaux. On eût vaincu à force de -souffrir.»</p> +<p>Que fallait-il? Les chrétiens diront: «<i>Accepter le martyre</i>, +continuer de tendre la gorge aux bourreaux. On eût vaincu à force de +souffrir.»</p> -<p>Et les philosophes, les amis de la civilisation diront: «<i>Attendre en -attendant</i>, se fier à la toute-puissance de la lumière naissante; la -lumière, c'est la liberté; elle aurait vaincu à la longue.»</p> +<p>Et les philosophes, les amis de la civilisation diront: «<i>Attendre en +attendant</i>, se fier à la toute-puissance de la lumière naissante; la +lumière, c'est la liberté; elle aurait vaincu à la longue.»</p> -<p>Réponses agréables aux tyrans et celles qu'ils demandent eux-mêmes.</p> +<p>Réponses agréables aux tyrans et celles qu'ils demandent eux-mêmes.</p> <p><i>Accepter le martyre?</i> Il y avait quarante ans qu'on <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> -l'acceptait sans résistance. Ouvriers ou marchands, bourgeois des -villes, ces chrétiens pacifiques se livraient à la boucherie; bien -plus, ils voyaient, sans dire un mot, brûler leurs femmes et leurs -enfants. Leur soumission excessive, dénaturée (coupable!), aux -puissances, aux fléaux de Dieu, trahissait la famille, livrait -non-seulement à la mort, mais à la tentation, à la corruption, à la -damnation, les âmes innocentes des faibles, dont la défense était leur -plus sacré devoir.</p> - -<p>On insiste: «Le christianisme primitif a vaincu <i>par la patience</i>, par -l'obstination du martyre.» Vieille redite; ajoutez donc <i>la force</i>; -une grande révolution sociale dans les rangs inférieurs, une conquête, -l'épée de Constantin.</p> - -<p>Voilà pour les chrétiens. Quant à l'inertie pacifique des hommes de la -Renaissance, qu'aurait-elle produit? que leur eût-il servi de -s'aveugler eux-mêmes? qui ne voyait que la lumière, loin de -s'accroître, s'éteignait? qui ne voyait l'immense extension de -l'intrigue dévote, du matérialisme d'Ignace? D'autre part, la victoire -des sots, Ronsard éclipsant Rabelais? Quelle chute de son livre, du -livre où <i>gît l'espoir</i>, au livre sceptique, égoïste et découragé de +l'acceptait sans résistance. Ouvriers ou marchands, bourgeois des +villes, ces chrétiens pacifiques se livraient à la boucherie; bien +plus, ils voyaient, sans dire un mot, brûler leurs femmes et leurs +enfants. Leur soumission excessive, dénaturée (coupable!), aux +puissances, aux fléaux de Dieu, trahissait la famille, livrait +non-seulement à la mort, mais à la tentation, à la corruption, à la +damnation, les âmes innocentes des faibles, dont la défense était leur +plus sacré devoir.</p> + +<p>On insiste: «Le christianisme primitif a vaincu <i>par la patience</i>, par +l'obstination du martyre.» Vieille redite; ajoutez donc <i>la force</i>; +une grande révolution sociale dans les rangs inférieurs, une conquête, +l'épée de Constantin.</p> + +<p>Voilà pour les chrétiens. Quant à l'inertie pacifique des hommes de la +Renaissance, qu'aurait-elle produit? que leur eût-il servi de +s'aveugler eux-mêmes? qui ne voyait que la lumière, loin de +s'accroître, s'éteignait? qui ne voyait l'immense extension de +l'intrigue dévote, du matérialisme d'Ignace? D'autre part, la victoire +des sots, Ronsard éclipsant Rabelais? Quelle chute de son livre, du +livre où <i>gît l'espoir</i>, au livre sceptique, égoïste et découragé de Montaigne!</p> -<p>Les sciences de la nature, si brillantes au début du siècle, vont -pâlissant et faiblissant. Tous leurs héros sont des martyrs. Qu'est -devenu Paracelse, le Luther des sciences? assassiné. Que devient le -Christophe Colomb de l'anatomie, Vésale, tout médecin qu'il est de -Charles-Quint? assassiné; du moins, il meurt de faim dans une île -déserte. Que deviennent Goujon, <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> Ramus et Goudimel? tués en un -même jour. On ne refait pas de tels hommes. Et il ne faut pas croire -que la création sera infatigable. L'histoire dit le contraire; et le +<p>Les sciences de la nature, si brillantes au début du siècle, vont +pâlissant et faiblissant. Tous leurs héros sont des martyrs. Qu'est +devenu Paracelse, le Luther des sciences? assassiné. Que devient le +Christophe Colomb de l'anatomie, Vésale, tout médecin qu'il est de +Charles-Quint? assassiné; du moins, il meurt de faim dans une île +déserte. Que deviennent Goujon, <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> Ramus et Goudimel? tués en un +même jour. On ne refait pas de tels hommes. Et il ne faut pas croire +que la création sera infatigable. L'histoire dit le contraire; et le bon sens aussi.</p> -<p>Non, si les protestants n'avaient tiré l'épée, s'ils n'étaient devenus -un grand parti armé qui, du continent condamné, chercha la liberté des -îles, en Angleterre, aux Pays-Bas; si l'invincible épée, si les -vaisseaux vainqueurs de la Hollande n'eussent gardé, au dernier îlot -de l'Europe, l'asile de la pensée humaine, vous n'auriez jamais vu le -jet nouveau de la lumière; vous n'auriez eu ni Shakspeare, ni Bacon, -ni Harvey, ni Descartes, Rembrandt, Spinosa, Galilée. Oui, je dis -Galilée, puisque le télescope hollandais lui ouvrit les cieux.</p> +<p>Non, si les protestants n'avaient tiré l'épée, s'ils n'étaient devenus +un grand parti armé qui, du continent condamné, chercha la liberté des +îles, en Angleterre, aux Pays-Bas; si l'invincible épée, si les +vaisseaux vainqueurs de la Hollande n'eussent gardé, au dernier îlot +de l'Europe, l'asile de la pensée humaine, vous n'auriez jamais vu le +jet nouveau de la lumière; vous n'auriez eu ni Shakspeare, ni Bacon, +ni Harvey, ni Descartes, Rembrandt, Spinosa, Galilée. Oui, je dis +Galilée, puisque le télescope hollandais lui ouvrit les cieux.</p> -<p>Au seuil de la grande guerre où le protestantisme sauva les libertés +<p>Au seuil de la grande guerre où le protestantisme sauva les libertés humaines, qu'on me permette d'aller encore au Louvre, et, d'un cœur -religieux, de saluer dans les tableaux de Ruysdaël et de Backhuisen le -sacré drapeau tricolore de la république de Hollande, qui défendit le +religieux, de saluer dans les tableaux de Ruysdaël et de Backhuisen le +sacré drapeau tricolore de la république de Hollande, qui défendit le monde contre Philippe II, contre Louis XIV.</p> <p>Quand la vraie foi vaincra, quand on fera des temples au Dieu de la -pensée, qu'on y suspende donc les images sublimes où, mettant l'infini -dans un infiniment petit, Rembrandt peignit deux fois l'abri sacré de +pensée, qu'on y suspende donc les images sublimes où, mettant l'infini +dans un infiniment petit, Rembrandt peignit deux fois l'abri sacré de la Hollande, son vieux lecteur, qui ne lit plus, mais qui pense au foyer, son puissant cosmographe, qui, les yeux sur un globe, mesure -les mers, le champ de la victoire, la carrière de la liberté. (Musée +les mers, le champ de la victoire, la carrière de la liberté. (Musée du Louvre.)</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> Nous arriverons là, au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, par cent ans de -combats. Car le combat, l'épée, est la condition <i>sine quâ non</i>. Si +<p><span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> Nous arriverons là , au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, par cent ans de +combats. Car le combat, l'épée, est la condition <i>sine quâ non</i>. Si donc le protestantisme doit sortir des classes pacifiques qui se -laissent égorger, pour passer par la classe seule militaire alors, par +laissent égorger, pour passer par la classe seule militaire alors, par la noblesse, ne le chicanons pas. C'est l'adresse connue des ennemis -de la liberté de l'arrêter ici, de faire appel à nos instincts -niveleurs, de dire: «Ces réformés sont nobles; Guillaume et Coligny -sont des aristocrates... Les accepterez-vous?» Oui, nous les -acceptons; ils aguerrirent le peuple qui, par eux, fut noble à son +de la liberté de l'arrêter ici, de faire appel à nos instincts +niveleurs, de dire: «Ces réformés sont nobles; Guillaume et Coligny +sont des aristocrates... Les accepterez-vous?» Oui, nous les +acceptons; ils aguerrirent le peuple qui, par eux, fut noble à son tour.</p> -<p>Coligny et son frère, colonels généraux de l'infanterie française, -rudes, austères instructeurs de nos vieilles bandes, nous font une -nation de soldats, qui, le lendemain de la Saint-Barthélemy, sur les -corps de leurs capitaines, sans s'étonner, recommencent la guerre en +<p>Coligny et son frère, colonels généraux de l'infanterie française, +rudes, austères instructeurs de nos vieilles bandes, nous font une +nation de soldats, qui, le lendemain de la Saint-Barthélemy, sur les +corps de leurs capitaines, sans s'étonner, recommencent la guerre en France, aux Pays-Bas, et forcent les rois de traiter.</p> -<p>Nobles épées qui, les premières, formâtes l'avant-garde de la liberté, -vous méritiez d'être du peuple. L'historien doit faire pour vous ce -qu'on faisait à Gênes quand la noblesse était exclue des charges, et -qu'un noble rendait des services. Il avait la faveur d'être dégradé de -noblesse, et il montait au rang de plébéien.</p> +<p>Nobles épées qui, les premières, formâtes l'avant-garde de la liberté, +vous méritiez d'être du peuple. L'historien doit faire pour vous ce +qu'on faisait à Gênes quand la noblesse était exclue des charges, et +qu'un noble rendait des services. Il avait la faveur d'être dégradé de +noblesse, et il montait au rang de plébéien.</p> -<p>Qui mieux que Coligny a mérité cela, quand, après un traité, il dit au -prince de Condé: «Votre traité ne garde que les nobles, les châteaux -des seigneurs. Et le peuple des villes, qui le garantira?»</p> +<p>Qui mieux que Coligny a mérité cela, quand, après un traité, il dit au +prince de Condé: «Votre traité ne garde que les nobles, les châteaux +des seigneurs. Et le peuple des villes, qui le garantira?»</p> -<p>La réforme semblait dans un inextricable nœud d'où <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> elle -ne pouvait se tirer. Il lui fallait, contre ses doctrines et malgré -ses docteurs, devenir une puissante armée, prendre le glaive de +<p>La réforme semblait dans un inextricable nœud d'où <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> elle +ne pouvait se tirer. Il lui fallait, contre ses doctrines et malgré +ses docteurs, devenir une puissante armée, prendre le glaive de bataille.</p> -<p>Calvin n'avait pas hésité à prendre celui de justice, à fonder la -juridiction de sa république en condamnant à mort les chefs de -l'ancienne Genève, qui l'auraient livrée à la France catholique. -Contraction cruelle de salut public, où Genève, pour vivre, se -poignarde elle-même. Les <i>Libertins</i> mourants entraînent leur ami, le -grand, l'infortuné Servet. (V. la note.)</p> - -<p>Toute la réforme italienne, espagnole, qui était à Genève, et dont le -rationalisme en rompait l'unité, doit disparaître et fuir. À -l'Angleterre, qui brûle les protestants comme raisonneurs (1555), -Calvin montre Genève, et dit des philosophes: Ceux-ci ne sont pas +<p>Calvin n'avait pas hésité à prendre celui de justice, à fonder la +juridiction de sa république en condamnant à mort les chefs de +l'ancienne Genève, qui l'auraient livrée à la France catholique. +Contraction cruelle de salut public, où Genève, pour vivre, se +poignarde elle-même. Les <i>Libertins</i> mourants entraînent leur ami, le +grand, l'infortuné Servet. (V. la note.)</p> + +<p>Toute la réforme italienne, espagnole, qui était à Genève, et dont le +rationalisme en rompait l'unité, doit disparaître et fuir. À +l'Angleterre, qui brûle les protestants comme raisonneurs (1555), +Calvin montre Genève, et dit des philosophes: Ceux-ci ne sont pas protestants.</p> -<p>Loin de contester à l'autorité le droit de sévir, il le reconnaît +<p>Loin de contester à l'autorité le droit de sévir, il le reconnaît hautement... Tout pouvoir vient de Dieu. Les rois sont d'institution -divine. C'est une vaine occupation aux hommes privés de disputer quel -est le meilleur état de police... Si ceux qui vivent sous des princes -tirent cela à eux pour révolte, «ce sera folle spéculation et -méchante. Bien que ceux qui ont le glaive soient ennemis de Dieu, il a -institué les royaumes pour que nous vivions paisiblement sous sa -crainte.»</p> - -<p>Voilà la doctrine génevoise. C'est dire assez que Genève, la force du -parti, comme exemple républicain et comme séminaire de martyrs, en -faisait aussi la faiblesse par sa doctrine d'autorité, de respect des +divine. C'est une vaine occupation aux hommes privés de disputer quel +est le meilleur état de police... Si ceux qui vivent sous des princes +tirent cela à eux pour révolte, «ce sera folle spéculation et +méchante. Bien que ceux qui ont le glaive soient ennemis de Dieu, il a +institué les royaumes pour que nous vivions paisiblement sous sa +crainte.»</p> + +<p>Voilà la doctrine génevoise. C'est dire assez que Genève, la force du +parti, comme exemple républicain et comme séminaire de martyrs, en +faisait aussi la faiblesse par sa doctrine d'autorité, de respect des puissances.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> Le salut vint, je crois, de deux choses par où l'Église -protestante, sans s'en apercevoir, s'affranchit de Genève.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> Le salut vint, je crois, de deux choses par où l'Église +protestante, sans s'en apercevoir, s'affranchit de Genève.</p> -<p>Notre noblesse française, ruinée par la cour, par le règne honteux de -Diane, gardait peu de respect pour l'autorité tombée en quenouille. -Elle se prit d'amour, d'admiration, pour les hommes austères, dont les +<p>Notre noblesse française, ruinée par la cour, par le règne honteux de +Diane, gardait peu de respect pour l'autorité tombée en quenouille. +Elle se prit d'amour, d'admiration, pour les hommes austères, dont les mœurs faisaient la satire de cette honte publique. Le devoir -incarné lui apparut dans Coligny.</p> +incarné lui apparut dans Coligny.</p> -<p>D'autre part, le contact de la noblesse d'Écosse, de ses <i>covenant</i> -organisés par l'excitateur Knox, bien plus positif que Calvin, modifia -de bonne heure la réforme française, et fut un contre-poids au système -d'obéissance <i>quand même</i> où persistaient les docteurs génevois.</p> +<p>D'autre part, le contact de la noblesse d'Écosse, de ses <i>covenant</i> +organisés par l'excitateur Knox, bien plus positif que Calvin, modifia +de bonne heure la réforme française, et fut un contre-poids au système +d'obéissance <i>quand même</i> où persistaient les docteurs génevois.</p> -<p>Et pourtant nulle idée de résistance encore dans la respectable et -touchante fondation de l'Église de Paris (1555). L'occasion en fut un -baptême. Un gentilhomme, venu de province avec sa femme enceinte, ne +<p>Et pourtant nulle idée de résistance encore dans la respectable et +touchante fondation de l'Église de Paris (1555). L'occasion en fut un +baptême. Un gentilhomme, venu de province avec sa femme enceinte, ne voulut pas faire baptiser l'enfant selon le rite qu'il croyait -idolâtre. Il demanda un ministre de la parole, le pur sacrement de -l'esprit. Cette forte et puissante Église de Paris, qui a tant fait et -tant souffert, naît d'elle-même autour d'un berceau (1555).</p> +idolâtre. Il demanda un ministre de la parole, le pur sacrement de +l'esprit. Cette forte et puissante Église de Paris, qui a tant fait et +tant souffert, naît d'elle-même autour d'un berceau (1555).</p> -<p>C'était le moment où Marie la Sanglante, sacrée par un malentendu, -ouvrait en Angleterre sa terrible persécution. Un prêtre (précurseur -mémorable, prophète et conseiller de la Saint-Barthélemy) prêcha à +<p>C'était le moment où Marie la Sanglante, sacrée par un malentendu, +ouvrait en Angleterre sa terrible persécution. Un prêtre (précurseur +mémorable, prophète et conseiller de la Saint-Barthélemy) prêcha à Saint-Germain-l'Auxerrois l'imitation des saintes ruses qui avaient -trompé l'Angleterre: «Le roi, dit-il, devrait un moment faire le -luthérien; les luthériens s'assembleraient <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> partout; on ferait -main basse sur eux; on en purgerait le royaume.»</p> - -<p>Ce conseil charitable était déjà de difficile exécution. Cette année -même se constituèrent nombre d'églises, Bourges, Tours, Angers, -Poitiers. Un peu après, l'Église de Paris se manifesta.</p> - -<p>Au mois de mars 1557, des seigneurs d'Écosse, ceux qui depuis -organisèrent le <i>Covenant</i>, étaient venus à Paris. Leurs amis naturels -étaient nos réformés. Ceux-ci les accueillirent, les régalèrent de la -belle nouveauté du temps, des chants populaires, héroïques, des graves -harmonies fraternelles que chantait leur Église dans le secret des -nuits. Nos vaillants alliés, fiers chefs de clans et rois chez eux, ne -pouvaient s'astreindre au mystère. Nos nobles protestants auraient -rougi d'être moins braves. Unis et se donnant le bras, les uns, les -autres, allèrent ensemble dans Paris, et se mirent à chanter. C'était -déjà le mois de mars, parfois très-beau ici; on se réunissait au -Pré-aux-Clercs, et l'on chantait, d'abord des vœux pour le roi, -pour l'armée; puis tous les nouveaux psaumes, les chœurs de -Goudimel. C'était la première fois que le peuple entendait une musique -à quatre parties. Jusque-là, on n'en connaissait que l'essai ridicule. +trompé l'Angleterre: «Le roi, dit-il, devrait un moment faire le +luthérien; les luthériens s'assembleraient <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> partout; on ferait +main basse sur eux; on en purgerait le royaume.»</p> + +<p>Ce conseil charitable était déjà de difficile exécution. Cette année +même se constituèrent nombre d'églises, Bourges, Tours, Angers, +Poitiers. Un peu après, l'Église de Paris se manifesta.</p> + +<p>Au mois de mars 1557, des seigneurs d'Écosse, ceux qui depuis +organisèrent le <i>Covenant</i>, étaient venus à Paris. Leurs amis naturels +étaient nos réformés. Ceux-ci les accueillirent, les régalèrent de la +belle nouveauté du temps, des chants populaires, héroïques, des graves +harmonies fraternelles que chantait leur Église dans le secret des +nuits. Nos vaillants alliés, fiers chefs de clans et rois chez eux, ne +pouvaient s'astreindre au mystère. Nos nobles protestants auraient +rougi d'être moins braves. Unis et se donnant le bras, les uns, les +autres, allèrent ensemble dans Paris, et se mirent à chanter. C'était +déjà le mois de mars, parfois très-beau ici; on se réunissait au +Pré-aux-Clercs, et l'on chantait, d'abord des vœux pour le roi, +pour l'armée; puis tous les nouveaux psaumes, les chœurs de +Goudimel. C'était la première fois que le peuple entendait une musique +à quatre parties. Jusque-là , on n'en connaissait que l'essai ridicule. La foule fut ravie; elle se rassembla en nombre sur les hauteurs qui -dominaient le Pré-aux-Clercs, et s'unit parfois aux chanteurs. Mais -cela dura peu. Le roi, à qui on alla dire que Paris était en révolte, -défendit ces réunions. La ville rentra dans le silence.</p> +dominaient le Pré-aux-Clercs, et s'unit parfois aux chanteurs. Mais +cela dura peu. Le roi, à qui on alla dire que Paris était en révolte, +défendit ces réunions. La ville rentra dans le silence.</p> -<p>Quelques mois se passèrent, et le clergé, bien averti, travailla -puissamment. Le progrès des misères l'aida <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> beaucoup. Par la -prédication, seule publicité de ces temps, par la confession surtout, -on inculqua aux masses, aux femmes, que leurs souffrances étaient le -châtiment de Dieu, irrité contre les impies.</p> +<p>Quelques mois se passèrent, et le clergé, bien averti, travailla +puissamment. Le progrès des misères l'aida <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> beaucoup. Par la +prédication, seule publicité de ces temps, par la confession surtout, +on inculqua aux masses, aux femmes, que leurs souffrances étaient le +châtiment de Dieu, irrité contre les impies.</p> -<p>La cherté des vivres, l'ennemi en marche sur Paris, la défaite de -Saint-Quentin, c'étaient les preuves de la colère céleste.</p> +<p>La cherté des vivres, l'ennemi en marche sur Paris, la défaite de +Saint-Quentin, c'étaient les preuves de la colère céleste.</p> -<p>À la nouvelle de la bataille, Paris avait perdu la tête. On lui dit de -s'armer, chose inouïe depuis un siècle. Chaque nuit, on croyait voir +<p>À la nouvelle de la bataille, Paris avait perdu la tête. On lui dit de +s'armer, chose inouïe depuis un siècle. Chaque nuit, on croyait voir arriver l'ennemi.</p> -<p>Dans ces vaines alarmes, le 4 septembre 1557, voilà les prêtres du +<p>Dans ces vaines alarmes, le 4 septembre 1557, voilà les prêtres du Plessis qui sortent une nuit en criant, appelant la rue Saint-Jacques -aux armes. Est-ce l'ennemi? non, ce sont des traîtres qui conspirent -de livrer la ville. Des traîtres? non, mais des voleurs. Des voleurs? +aux armes. Est-ce l'ennemi? non, ce sont des traîtres qui conspirent +de livrer la ville. Des traîtres? non, mais des voleurs. Des voleurs? non, mais des paillards qui, joyeux des malheurs publics, font -ripaille, une orgie nocturne. Ces paillards sont des luthériens.</p> +ripaille, une orgie nocturne. Ces paillards sont des luthériens.</p> <p>Le peuple respire et se rassure. Mais il reste furieux de sa peur. Ce -n'est plus la guerre, c'est la chasse. On se met aux affûts pour -prendre ce gibier. On ferme les rues de chaînes, on met des lumières -aux fenêtres. On veut voir au visage ces libertins, ces dames -effrontées. On ajoute le sel à la chose: qu'ils soufflent la -chandelle, pour se mêler entre eux, frères et sœurs, pères et -filles; vieille histoire renouvelée des persécutions des premiers -chrétiens, redite dans tout le Moyen âge contre ceux que l'on voulait +n'est plus la guerre, c'est la chasse. On se met aux affûts pour +prendre ce gibier. On ferme les rues de chaînes, on met des lumières +aux fenêtres. On veut voir au visage ces libertins, ces dames +effrontées. On ajoute le sel à la chose: qu'ils soufflent la +chandelle, pour se mêler entre eux, frères et sœurs, pères et +filles; vieille histoire renouvelée des persécutions des premiers +chrétiens, redite dans tout le Moyen âge contre ceux que l'on voulait perdre.</p> -<p>C'était une assemblée de trois ou quatre cents protestants qui -s'étaient réunis pour faire la cène dans une maison en face du -Plessis et derrière la Sorbonne. <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> Réunion fortuite de fidèles -de toute condition. Nous savons quelques noms: deux étudiants du Midi, -un procureur, un médecin de Lizieux qui était arrivé le jour même à +<p>C'était une assemblée de trois ou quatre cents protestants qui +s'étaient réunis pour faire la cène dans une maison en face du +Plessis et derrière la Sorbonne. <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> Réunion fortuite de fidèles +de toute condition. Nous savons quelques noms: deux étudiants du Midi, +un procureur, un médecin de Lizieux qui était arrivé le jour même à Paris, un Allemand filleul du marquis de Brandebourg. Des deux -<i>surveillants</i> de l'assemblée, l'un était un avocat qui tenait une -école; l'autre, gentilhomme du Périgord, venait de mourir, mais sa -veuve, madame de Graveron, y était à sa place; elle venait d'accoucher -et n'avait que vingt-trois ans; c'était une sainte, bénie et adorée +<i>surveillants</i> de l'assemblée, l'un était un avocat qui tenait une +école; l'autre, gentilhomme du Périgord, venait de mourir, mais sa +veuve, madame de Graveron, y était à sa place; elle venait d'accoucher +et n'avait que vingt-trois ans; c'était une sainte, bénie et adorée des pauvres du quartier Saint-Germain. Des dames de la cour (et de maris fort catholiques), mesdames d'Overty, de Rentigny et de -Champaigne, étaient venues aussi, par pitié ou par curiosité. Presque -toutes les femmes étaient <i>de bonnes maisons</i>.</p> +Champaigne, étaient venues aussi, par pitié ou par curiosité. Presque +toutes les femmes étaient <i>de bonnes maisons</i>.</p> -<p>Dans cette assemblée pacifique, où peu d'hommes étaient nobles, il n'y -en avait guère qui eussent l'épée. Ceux qui l'avaient offrirent -pourtant de faire sortir les autres, et, l'épée à la main, de percer à -travers la foule. Peu s'y hasardèrent, craignant d'être lapidés. De +<p>Dans cette assemblée pacifique, où peu d'hommes étaient nobles, il n'y +en avait guère qui eussent l'épée. Ceux qui l'avaient offrirent +pourtant de faire sortir les autres, et, l'épée à la main, de percer à +travers la foule. Peu s'y hasardèrent, craignant d'être lapidés. De ceux qui sortirent, en effet, un fut atteint et abattu; la racaille se -jeta sur lui et le traîna au cloître Saint-Benoît; il ne garda pas -forme humaine. Quelques-uns essayèrent de fuir en sautant les murs du +jeta sur lui et le traîna au cloître Saint-Benoît; il ne garda pas +forme humaine. Quelques-uns essayèrent de fuir en sautant les murs du jardin. Ce qui resta surtout, ce furent les malheureuses femmes; elles -crièrent par la fenêtre qu'au moins on appelât la justice. Le -procureur du roi vint en effet, mais lui-même était effrayé, n'osait -les faire sortir. La foule cria: «Si elles restent, nous les -brûlerons.» Elles descendirent plus mortes que vives, pâles, aux -premiers rayons du jour. La foule, qui les attendait là <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> -depuis minuit, assouvit sa fureur sur ces prétendues libertines, les -battit, mit en pièces leurs chaperons, leur plaqua l'ordure au visage. -À grand'peine, arrivèrent-elles au Châtelet où on les fourra dans les +crièrent par la fenêtre qu'au moins on appelât la justice. Le +procureur du roi vint en effet, mais lui-même était effrayé, n'osait +les faire sortir. La foule cria: «Si elles restent, nous les +brûlerons.» Elles descendirent plus mortes que vives, pâles, aux +premiers rayons du jour. La foule, qui les attendait là <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> +depuis minuit, assouvit sa fureur sur ces prétendues libertines, les +battit, mit en pièces leurs chaperons, leur plaqua l'ordure au visage. +À grand'peine, arrivèrent-elles au Châtelet où on les fourra dans les basses-fosses.</p> -<p>Le procès, vivement conduit par le cardinal de Lorraine, ne manqua pas -de révéler toutes les infamies qu'on voulut. On assura au roi qu'on -avait trouvé les <i>paillasses sur lesquelles se faisait l'orgie</i> et les +<p>Le procès, vivement conduit par le cardinal de Lorraine, ne manqua pas +de révéler toutes les infamies qu'on voulut. On assura au roi qu'on +avait trouvé les <i>paillasses sur lesquelles se faisait l'orgie</i> et les restes de la ripaille.</p> -<p>On put bientôt juger ces calomnies. Ces infortunés, en justice, -parurent ce qu'ils étaient, des saints. La dame de Graveron, si jeune, -fut très-touchante. Elle pleurait, riait en même temps; elle badina -jusqu'à la mort. On lui dit qu'elle aurait la langue coupée: «Je ne +<p>On put bientôt juger ces calomnies. Ces infortunés, en justice, +parurent ce qu'ils étaient, des saints. La dame de Graveron, si jeune, +fut très-touchante. Elle pleurait, riait en même temps; elle badina +jusqu'à la mort. On lui dit qu'elle aurait la langue coupée: «Je ne plains pas mon corps, dit-elle; pourquoi plaindrais-je ma langue davantage?</p> -<p>Un des étudiants montra un si grand cœur à embrasser la mort, que -le président qui l'interrogeait fut saisi de douleur: «Jésus! Jésus! -dit-il, qu'a donc cette jeunesse pour vouloir ainsi se faire brûler -pour rien?»</p> - -<p>L'élan était donné; les martyrs faisaient les martyrs. Tous portaient -à la mort une incroyable joie. L'un d'eux, Guérin, le jour où il -devait être brûlé, ouvre le matin la fenêtre, pour voir encore la -création et les œuvres de Dieu, et, regardant l'aurore: «Que -sera-ce quand nous allons être exaltés par-dessus tout cela!»</p> - -<p>Contre cette contagion d'héroïsme, toutes les forces du monde -d'avance étaient vaincues. Mais l'affaire de <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Calais fut un -salut pour le clergé. Lui aussi, il eut son héros, son David, son -Judas Macchabée. On le chanta, on le prêcha, on le canonisa. Tout un -monde de sacristies et de couvents, de confréries, de moines, en parla +<p>Un des étudiants montra un si grand cœur à embrasser la mort, que +le président qui l'interrogeait fut saisi de douleur: «Jésus! Jésus! +dit-il, qu'a donc cette jeunesse pour vouloir ainsi se faire brûler +pour rien?»</p> + +<p>L'élan était donné; les martyrs faisaient les martyrs. Tous portaient +à la mort une incroyable joie. L'un d'eux, Guérin, le jour où il +devait être brûlé, ouvre le matin la fenêtre, pour voir encore la +création et les œuvres de Dieu, et, regardant l'aurore: «Que +sera-ce quand nous allons être exaltés par-dessus tout cela!»</p> + +<p>Contre cette contagion d'héroïsme, toutes les forces du monde +d'avance étaient vaincues. Mais l'affaire de <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Calais fut un +salut pour le clergé. Lui aussi, il eut son héros, son David, son +Judas Macchabée. On le chanta, on le prêcha, on le canonisa. Tout un +monde de sacristies et de couvents, de confréries, de moines, en parla jour et nuit.</p> -<p>Dès ce jour, le clergé avait l'épée en main. La Terreur fut organisée. +<p>Dès ce jour, le clergé avait l'épée en main. La Terreur fut organisée. Le cardinal de Lorraine se fit donner par Rome les pouvoirs de -l'Inquisition. Il tint dans son hôtel des États soi-disant Généraux, -et dit que chacun payerait. Il avait les finances, François l'armée; -un autre Guise prit la flotte, et un quatrième l'Écosse, un cinquième -bientôt le Piémont. La monarchie fut dans leurs mains, dans les mains -du clergé.</p> - -<p>La police était aux mains des curés, qui confessaient, communiaient la -paroisse, sur liste exacte. À qui manquait, la mort! Il y avait près +l'Inquisition. Il tint dans son hôtel des États soi-disant Généraux, +et dit que chacun payerait. Il avait les finances, François l'armée; +un autre Guise prit la flotte, et un quatrième l'Écosse, un cinquième +bientôt le Piémont. La monarchie fut dans leurs mains, dans les mains +du clergé.</p> + +<p>La police était aux mains des curés, qui confessaient, communiaient la +paroisse, sur liste exacte. À qui manquait, la mort! Il y avait près la rue Saint-Jacques la femme d'un libraire qui lisait et se -convertit. À la veille des fêtes, contrainte à communier, elle ne -savait plus comment faire pour éluder le sacrilége. Elle s'enfuit. -Mais, dénoncée par le curé et réclamée par son mari, elle obéit à -celui-ci, rentra où l'appelait le devoir, et elle fut brûlée vive.</p> - -<p>Les moines, cependant, pendant l'Avent et le Carême, ébranlaient les -églises de clameurs furieuses. La mort aux luthériens! Le peuple, -hébété de misère, cherchait sa vengeance à tâtons, voulait tuer, et -n'importe qui. Un écolier à Saint-Eustache eut le malheur de rire de -ces sermons. Une vieille le vit, le désigna. Il fut tué à l'instant.</p> - -<p>Un spectacle hideux nourrit cette fureur. Le 27 février, on exhume, +convertit. À la veille des fêtes, contrainte à communier, elle ne +savait plus comment faire pour éluder le sacrilége. Elle s'enfuit. +Mais, dénoncée par le curé et réclamée par son mari, elle obéit à +celui-ci, rentra où l'appelait le devoir, et elle fut brûlée vive.</p> + +<p>Les moines, cependant, pendant l'Avent et le Carême, ébranlaient les +églises de clameurs furieuses. La mort aux luthériens! Le peuple, +hébété de misère, cherchait sa vengeance à tâtons, voulait tuer, et +n'importe qui. Un écolier à Saint-Eustache eut le malheur de rire de +ces sermons. Une vieille le vit, le désigna. Il fut tué à l'instant.</p> + +<p>Un spectacle hideux nourrit cette fureur. Le 27 février, on exhume, on apporte au parvis Notre-Dame <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> un corps demi-pourri. -C'étaient les reliques d'un jeune saint, martyr enthousiaste, héroïque -enfant, l'apprenti Morel. Frère de l'imprimeur du roi pour le grec et -nourri dans sa savante maison, il avait troublé, embarrassé ses juges, -et il était mort à propos, quelques-uns disaient, de poison. Un mois -après, on tire de la terre cette pauvre dépouille, os et chairs, et -lambeaux rongés. Sans pitié, sans pudeur, on l'étale au Parvis; on en -régale la foule; la mort brûle, sous les rires et les quolibets.</p> - -<p>C'était le carnaval. On s'amusait. On s'étouffait aux potences, aux -bûchers. L'assistance dirigeait elle-même et réglait les exécutions. -Elle ne souffrait plus qu'on étranglât d'abord ceux qu'on devait -brûler. Il lui fallait le spectacle au complet, les cris, les larmes, +C'étaient les reliques d'un jeune saint, martyr enthousiaste, héroïque +enfant, l'apprenti Morel. Frère de l'imprimeur du roi pour le grec et +nourri dans sa savante maison, il avait troublé, embarrassé ses juges, +et il était mort à propos, quelques-uns disaient, de poison. Un mois +après, on tire de la terre cette pauvre dépouille, os et chairs, et +lambeaux rongés. Sans pitié, sans pudeur, on l'étale au Parvis; on en +régale la foule; la mort brûle, sous les rires et les quolibets.</p> + +<p>C'était le carnaval. On s'amusait. On s'étouffait aux potences, aux +bûchers. L'assistance dirigeait elle-même et réglait les exécutions. +Elle ne souffrait plus qu'on étranglât d'abord ceux qu'on devait +brûler. Il lui fallait le spectacle au complet, les cris, les larmes, et les grimaces de douleur, les furieuses contorsions. Beaucoup de -magistrats répugnèrent d'autant plus dès lors à condamner, les -supplices devenant des fêtes, le bûcher un théâtre, les tortures une +magistrats répugnèrent d'autant plus dès lors à condamner, les +supplices devenant des fêtes, le bûcher un théâtre, les tortures une farce, que l'assistance insatiable demandait et redemandait. Ils -aimaient mieux traîner les procès en longueur; les accusés restaient +aimaient mieux traîner les procès en longueur; les accusés restaient dans les prisons.</p> -<p>Mais ce n'était pas le compte des moines; ils s'en plaignirent -amèrement aux sermons de carême. Un pauvre vigneron qu'on brûla le 4 -mars, ne suffit pas pour les calmer. À l'église des Saints-Innocents, -un minime dit que ce n'étaient pas seulement les luthériens qu'il -fallait massacrer, <i>mais les juges qui les épargnaient, mais les -grands qui les protégeaient</i>. Ce nouveau vin démocratique, versé à +<p>Mais ce n'était pas le compte des moines; ils s'en plaignirent +amèrement aux sermons de carême. Un pauvre vigneron qu'on brûla le 4 +mars, ne suffit pas pour les calmer. À l'église des Saints-Innocents, +un minime dit que ce n'étaient pas seulement les luthériens qu'il +fallait massacrer, <i>mais les juges qui les épargnaient, mais les +grands qui les protégeaient</i>. Ce nouveau vin démocratique, versé à flot, mit l'assistance dans une vague furie, et chacun en sortant -cherchait <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> quelqu'un à tuer. Un homme reconnut son ennemi -personnel, l'appela luthérien; mille bras à l'instant le frappèrent. -Il rentra dans l'église où on le poursuivit. Par hasard, sur la place, -passait un gentilhomme, avec son frère, chanoine de Saint-Quentin. -Entendant dire qu'on tuait un homme là dedans et saisi de pitié, il -entre, il intervient, il prie le peuple. Mais un prêtre s'écrie: -«C'est lui qu'on doit tuer, puisqu'il est pour les luthériens.» Les -coups tombent sur le gentilhomme; le chanoine, son frère, veut le -défendre; tous deux sont poursuivis. Le gentilhomme se jette au -presbytère; le chanoine n'en a pas le temps, il est frappé d'une dague -au ventre. Il a beau se dire catholique et montrer qu'il est prêtre; -on frappe, on frappe à l'aveugle et toujours, sans même voir qu'il est +cherchait <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> quelqu'un à tuer. Un homme reconnut son ennemi +personnel, l'appela luthérien; mille bras à l'instant le frappèrent. +Il rentra dans l'église où on le poursuivit. Par hasard, sur la place, +passait un gentilhomme, avec son frère, chanoine de Saint-Quentin. +Entendant dire qu'on tuait un homme là dedans et saisi de pitié, il +entre, il intervient, il prie le peuple. Mais un prêtre s'écrie: +«C'est lui qu'on doit tuer, puisqu'il est pour les luthériens.» Les +coups tombent sur le gentilhomme; le chanoine, son frère, veut le +défendre; tous deux sont poursuivis. Le gentilhomme se jette au +presbytère; le chanoine n'en a pas le temps, il est frappé d'une dague +au ventre. Il a beau se dire catholique et montrer qu'il est prêtre; +on frappe, on frappe à l'aveugle et toujours, sans même voir qu'il est mort: les plus petits venaient donner leur coup; ils mettaient les mains dans le sang, et les levaient au ciel, fiers de le montrer -<i>teintes du sang d'un luthérien</i>. Cela dura jusqu'à la nuit; la foule -restait là, assiégeant encore la maison, dans l'espoir de tuer +<i>teintes du sang d'un luthérien</i>. Cela dura jusqu'à la nuit; la foule +restait là , assiégeant encore la maison, dans l'espoir de tuer l'autre; et quand on leur disait que la justice allait venir, ils -criaient <i>qu'ils tueraient le roi même</i>, s'il venait pour le délivrer +criaient <i>qu'ils tueraient le roi même</i>, s'il venait pour le délivrer (5 mars 1559).</p> -<p>Ainsi montait l'horrible flot. La justice semblait avilie; le nom même -du roi était en jeu. Diane s'effraya; elle voulut à tout prix la paix +<p>Ainsi montait l'horrible flot. La justice semblait avilie; le nom même +du roi était en jeu. Diane s'effraya; elle voulut à tout prix la paix et le retour de Montmorency pour l'opposer aux Guises.</p> -<p>Les difficultés étaient moindres. Marie venait de mourir, et Philippe -devenu veuf espérait peu épouser sa sœur qui succédait; il insista -moins pour Calais. Nous le gardâmes, et les Trois Évêchés. Toutefois -à la <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> très-dure condition de renoncer à l'Italie, en rendant -le Piémont, non-seulement le Piémont, mais la Savoie, et plus que la +<p>Les difficultés étaient moindres. Marie venait de mourir, et Philippe +devenu veuf espérait peu épouser sa sœur qui succédait; il insista +moins pour Calais. Nous le gardâmes, et les Trois Évêchés. Toutefois +à la <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> très-dure condition de renoncer à l'Italie, en rendant +le Piémont, non-seulement le Piémont, mais la Savoie, et plus que la Savoie, le Bugey (l'Ain), de sorte que le duc de Savoie se trouva -avancé jusqu'à dix lieues de Lyon. Gardant Calais, nous nous fermons +avancé jusqu'à dix lieues de Lyon. Gardant Calais, nous nous fermons au nord, mais pour nous ouvrir au midi.</p> -<p>Les vieux qui se souvenaient de Cérisoles et de François I<sup>er</sup>, de -cinquante ans de guerre, faisaient la lamentable énumération des deux +<p>Les vieux qui se souvenaient de Cérisoles et de François I<sup>er</sup>, de +cinquante ans de guerre, faisaient la lamentable énumération des deux cents places fortes que la France rendait d'un trait de plume;—une autre place encore, les Alpes, la grande citadelle que Dieu a mise au milieu de l'Europe.</p> -<p>Deux petits débris italiens qui faisaient mine encore de vivre furent -laissés là à leur destin, nos amis de Sienne et nos amis de Corse, -abandonnés, livrés. Des Alpes à l'Etna, on n'entendit plus une haleine +<p>Deux petits débris italiens qui faisaient mine encore de vivre furent +laissés là à leur destin, nos amis de Sienne et nos amis de Corse, +abandonnés, livrés. Des Alpes à l'Etna, on n'entendit plus une haleine qui fit souvenir de la grande Italie.</p> -<p>On avait autre chose à faire. Montmorency avait hâte de rentrer, et -Philippe II de le renvoyer; il ne souffrit pas qu'il payât sa grosse -rançon de connétable, lui fit grâce, dit-on, de deux cent mille écus.</p> +<p>On avait autre chose à faire. Montmorency avait hâte de rentrer, et +Philippe II de le renvoyer; il ne souffrit pas qu'il payât sa grosse +rançon de connétable, lui fit grâce, dit-on, de deux cent mille écus.</p> <p>Mais les Guises non moins voulaient traiter. Le cardinal, d'accord avec Granvelle, sentait que les deux monarchies n'avaient d'ennemis -que le protestantisme. Un rôle immense allait s'ouvrir en France au -cardinal inquisiteur, au duc, chef populaire, épée des catholiques.</p> - -<p>Philippe II devait épouser la fille du roi de France. Et celui-ci -épousait l'Inquisition, désormais établie en France, aux Pays-Bas, -partout. Cet article secret fut révélé à Guillaume d'Orange, l'un des -ambassadeurs <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> d'Espagne. Par qui? Par Henri même, qui le -croyait instruit. Le Taciturne écouta, ne témoigna aucun étonnement, -mais se le tint pour dit, et dès lors prit ses mesures. Il le déclare +que le protestantisme. Un rôle immense allait s'ouvrir en France au +cardinal inquisiteur, au duc, chef populaire, épée des catholiques.</p> + +<p>Philippe II devait épouser la fille du roi de France. Et celui-ci +épousait l'Inquisition, désormais établie en France, aux Pays-Bas, +partout. Cet article secret fut révélé à Guillaume d'Orange, l'un des +ambassadeurs <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> d'Espagne. Par qui? Par Henri même, qui le +croyait instruit. Le Taciturne écouta, ne témoigna aucun étonnement, +mais se le tint pour dit, et dès lors prit ses mesures. Il le déclare dans son Apologie.</p> <p>Sous ces joyeux auspices, deux mariages allaient avoir lieu: -sur-le-champ, le Dauphin épouse la reine d'Écosse, Marie Stuart (24 -avril), et tout à l'heure le duc d'Albe va venir épouser pour son -maître notre princesse Élisabeth.</p> - -<p>Le mariage écossais, accompli malgré Diane et la reine, fut le sceau -du triomphe des Guises. Ils firent écrire par l'épousée que, si elle -mourait, <i>elle donnait l'Écosse à Henri II</i>; que, de son vivant même, -<i>la France aurait l'usufruit de l'Écosse</i> jusqu'au remboursement de ce -qu'elle avait avancé. Enfin <i>elle signa une protestation</i> contre les -lois et constitutions de l'Écosse qu'elle allait jurer. Trois crimes -et trois fautes. À quoi ils ajoutèrent la faute insigne de lui faire -prendre les armes d'Angleterre, sûr moyen de lui rendre Élisabeth -hostile, implacable, et jusqu'à la mort.</p> - -<p>Ils voulaient exiger des Écossais, venus pour le mariage, les joyaux -et la couronne d'Écosse. Les ambassadeurs refusèrent, et le malheur -voulut qu'ils mourussent peu de jours après.</p> - -<p>Le connétable était rentré. Le roi, sur son avis, dit-on, n'était pas +sur-le-champ, le Dauphin épouse la reine d'Écosse, Marie Stuart (24 +avril), et tout à l'heure le duc d'Albe va venir épouser pour son +maître notre princesse Élisabeth.</p> + +<p>Le mariage écossais, accompli malgré Diane et la reine, fut le sceau +du triomphe des Guises. Ils firent écrire par l'épousée que, si elle +mourait, <i>elle donnait l'Écosse à Henri II</i>; que, de son vivant même, +<i>la France aurait l'usufruit de l'Écosse</i> jusqu'au remboursement de ce +qu'elle avait avancé. Enfin <i>elle signa une protestation</i> contre les +lois et constitutions de l'Écosse qu'elle allait jurer. Trois crimes +et trois fautes. À quoi ils ajoutèrent la faute insigne de lui faire +prendre les armes d'Angleterre, sûr moyen de lui rendre Élisabeth +hostile, implacable, et jusqu'à la mort.</p> + +<p>Ils voulaient exiger des Écossais, venus pour le mariage, les joyaux +et la couronne d'Écosse. Les ambassadeurs refusèrent, et le malheur +voulut qu'ils mourussent peu de jours après.</p> + +<p>Le connétable était rentré. Le roi, sur son avis, dit-on, n'était pas loin de renvoyer les Guises.</p> -<p>Mais les Guises étaient un parti; ils avaient force dans la -persécution. Le cardinal reprit l'accusation contre le frère de -Coligny, mais doucement, chrétiennement, pria le roi de l'inviter à -rentrer en lui-même. <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> Il connaissait parfaitement la loyauté -impétueuse du colonel général, l'orgueil irritable du roi. Henri était -à table quand Dandelot, mandé, se présenta. Il lui rappela <i>la +<p>Mais les Guises étaient un parti; ils avaient force dans la +persécution. Le cardinal reprit l'accusation contre le frère de +Coligny, mais doucement, chrétiennement, pria le roi de l'inviter à +rentrer en lui-même. <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> Il connaissait parfaitement la loyauté +impétueuse du colonel général, l'orgueil irritable du roi. Henri était +à table quand Dandelot, mandé, se présenta. Il lui rappela <i>la nourriture</i> qu'il avait eue chez lui et son affection, et lui reprocha -quatre choses: la première, dénoncée par Guise, de ne pas aller à la -messe; la seconde, de faire prêcher chez lui; la troisième, d'avoir -chanté au Pré-aux-Clercs; enfin, d'envoyer des livres hérétiques à son -frère Coligny. Dandelot remplit les vœux du cardinal. Il dit au roi -que son épée, sa vie, étaient à lui, son âme à Dieu. Sur cette -réponse, nullement insolente, le roi s'emporte, lui jette son assiette -à la tête; elle vole au hasard, va blesser le Dauphin. Dandelot est -arrêté, dépouillé de sa charge; on le force d'entendre la messe. Voilà -les choses au point où les Guises les voulaient, la persécution -relancée.</p> - -<p>Ce coup frappé sur la noblesse, les Guises en vinrent à la justice, -entreprirent d'étouffer la sourde opposition qui se formait au +quatre choses: la première, dénoncée par Guise, de ne pas aller à la +messe; la seconde, de faire prêcher chez lui; la troisième, d'avoir +chanté au Pré-aux-Clercs; enfin, d'envoyer des livres hérétiques à son +frère Coligny. Dandelot remplit les vœux du cardinal. Il dit au roi +que son épée, sa vie, étaient à lui, son âme à Dieu. Sur cette +réponse, nullement insolente, le roi s'emporte, lui jette son assiette +à la tête; elle vole au hasard, va blesser le Dauphin. Dandelot est +arrêté, dépouillé de sa charge; on le force d'entendre la messe. Voilà +les choses au point où les Guises les voulaient, la persécution +relancée.</p> + +<p>Ce coup frappé sur la noblesse, les Guises en vinrent à la justice, +entreprirent d'étouffer la sourde opposition qui se formait au parlement. Le dernier mercredi d'avril, le procureur du roi invite ce -corps à exercer sur lui-même l'espèce de censure mutuelle qu'on -appelait <i>mercuriale</i>. Cette formalité ordinaire ici n'était plus rien -de tel. C'était un vrai combat dont les Guises donnaient le signal.</p> +corps à exercer sur lui-même l'espèce de censure mutuelle qu'on +appelait <i>mercuriale</i>. Cette formalité ordinaire ici n'était plus rien +de tel. C'était un vrai combat dont les Guises donnaient le signal.</p> <p>Les deux sections du parlement jugeaient dans un esprit contraire. -L'une et l'autre avaient à craindre l'éclat de ce débat. La -Grand'Chambre et la Tournelle avaient péché, chacune à leur manière, -et tous arrivaient tête basse. La première, sans miséricorde, brûlait +L'une et l'autre avaient à craindre l'éclat de ce débat. La +Grand'Chambre et la Tournelle avaient péché, chacune à leur manière, +et tous arrivaient tête basse. La première, sans miséricorde, brûlait les protestants; mais, en revanche, elle venait <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> d'absoudre -le meurtre horrible du prêtre charitable tué aux Innocents pour avoir -arrêté la fureur populaire. La Tournelle, au contraire, venait -d'élargir quatre protestants condamnés par les juges inférieurs; un -habile interrogatoire les innocenta malgré eux.</p> - -<p>Voilà donc en présence des juges diversement coupables d'avoir violé -ou éludé les lois. Les présidents Le Maistre et Saint-André se -présentaient à l'examen avec le sang versé aux Innocents et leur -scandaleuse absolution des meurtriers. Les présidents Séguier, Harlay, -se présentaient, suspects de l'indulgent escamotage qui avait sauvé +le meurtre horrible du prêtre charitable tué aux Innocents pour avoir +arrêté la fureur populaire. La Tournelle, au contraire, venait +d'élargir quatre protestants condamnés par les juges inférieurs; un +habile interrogatoire les innocenta malgré eux.</p> + +<p>Voilà donc en présence des juges diversement coupables d'avoir violé +ou éludé les lois. Les présidents Le Maistre et Saint-André se +présentaient à l'examen avec le sang versé aux Innocents et leur +scandaleuse absolution des meurtriers. Les présidents Séguier, Harlay, +se présentaient, suspects de l'indulgent escamotage qui avait sauvé des martyrs.</p> <p>La dispute devint interminable. Elle dura en mai et en juin. Elle -pouvait tourner mal pour Le Maistre, qui était attaqué non-seulement +pouvait tourner mal pour Le Maistre, qui était attaqué non-seulement par des protestants secrets, comme Dubourg, mais par des catholiques -austères jurisconsultes. Tel (et non protestant) me semble avoir été +austères jurisconsultes. Tel (et non protestant) me semble avoir été l'illustre Paul de Foix, homme de science profonde et d'affaires, qui, -trente années durant, servit la France dans les plus difficiles -missions, et, prêtre catholique, n'eut guère (ce semble) d'Évangile +trente années durant, servit la France dans les plus difficiles +missions, et, prêtre catholique, n'eut guère (ce semble) d'Évangile autre qu'Aristote et Papinien.</p> -<p>La grande majorité du parlement paraissait ralliée à un avis, la +<p>La grande majorité du parlement paraissait ralliée à un avis, la demande d'un libre concile, et, en attendant, l'indulgence. Si la mercuriale avait une telle issue, le coup ne portait pas seulement sur -Le Maistre et les juges courtisans, mais sur la cour. Il eût frappé +Le Maistre et les juges courtisans, mais sur la cour. Il eût frappé les Guises au profit de Montmorency.</p> <p>Le Maistre cria au secours. Le cardinal de Lorraine dit au roi que le -parlement était en révolte si le roi en personne ne comprimait le -mouvement. Henri, ému <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> et indigné, y vint (le 14 juin), ayant -à droite, à gauche, ceux qui disputaient le pouvoir, le connétable -d'un côté, et de l'autre les Guises. La scène fut sinistre, honteuse -et laide, le garde des sceaux disant qu'on opinât en liberté, le roi -ne disant rien et siégeant là comme un espion.</p> - -<p>Les Guises avaient gagné d'avance: ils étaient sûrs que ces graves -personnages, défenseurs de la foi ou défenseurs de la justice, ne +parlement était en révolte si le roi en personne ne comprimait le +mouvement. Henri, ému <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> et indigné, y vint (le 14 juin), ayant +à droite, à gauche, ceux qui disputaient le pouvoir, le connétable +d'un côté, et de l'autre les Guises. La scène fut sinistre, honteuse +et laide, le garde des sceaux disant qu'on opinât en liberté, le roi +ne disant rien et siégeant là comme un espion.</p> + +<p>Les Guises avaient gagné d'avance: ils étaient sûrs que ces graves +personnages, défenseurs de la foi ou défenseurs de la justice, ne changeraient rien devant le roi et porteraient haut leur opinion. Des -hommes, même timides, mis au-dessus d'eux-mêmes par la situation, -trouvèrent de belles paroles. Séguier, Harlay, dirent que la Cour -avait bien jugé et continuerait. De Thou, père de l'historien, dit +hommes, même timides, mis au-dessus d'eux-mêmes par la situation, +trouvèrent de belles paroles. Séguier, Harlay, dirent que la Cour +avait bien jugé et continuerait. De Thou, père de l'historien, dit qu'il n'appartenait pas aux gens du roi de toucher aux jugements -rendus, et que, pour l'avoir fait, ils méritaient le blâme de la Cour. -Paul de Foix paraît avoir abondé en ce sens. Les protestants, menacés -spécialement, montrèrent un grand courage. Dubourg, parmi des choses -hardies, dit celle-ci, naïve et touchante: «Croit-on que ce soit chose -légère de condamner des hommes qui, au milieu des flammes, invoquent -le nom de Jésus-Christ?»</p> - -<p>On assure que l'élan des magistrats alla si loin, qu'un d'eux, -révélant tout à coup l'esprit qui sourdement commençait à couver, le -démon du <i>Contr'un</i>, dit le mot du prophète: «Roi, c'est toi qui -troubles Israël.»</p> - -<p>Le roi ne dit pas mot. Il consulta un moment les siens à voix basse, -puis se fit apporter la feuille où les greffiers avaient écrit les -opinions. Alors il éclata, et dit qu'il ferait des exemples. Il donna -ordre, non à <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> un chef d'archers, mais (chose inattendue!) au -connétable, chef de l'armée, de descendre les gradins et d'empoigner +rendus, et que, pour l'avoir fait, ils méritaient le blâme de la Cour. +Paul de Foix paraît avoir abondé en ce sens. Les protestants, menacés +spécialement, montrèrent un grand courage. Dubourg, parmi des choses +hardies, dit celle-ci, naïve et touchante: «Croit-on que ce soit chose +légère de condamner des hommes qui, au milieu des flammes, invoquent +le nom de Jésus-Christ?»</p> + +<p>On assure que l'élan des magistrats alla si loin, qu'un d'eux, +révélant tout à coup l'esprit qui sourdement commençait à couver, le +démon du <i>Contr'un</i>, dit le mot du prophète: «Roi, c'est toi qui +troubles Israël.»</p> + +<p>Le roi ne dit pas mot. Il consulta un moment les siens à voix basse, +puis se fit apporter la feuille où les greffiers avaient écrit les +opinions. Alors il éclata, et dit qu'il ferait des exemples. Il donna +ordre, non à <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> un chef d'archers, mais (chose inattendue!) au +connétable, chef de l'armée, de descendre les gradins et d'empoigner les conseillers. Cette humiliation de Montmorency, du principal ami du -roi, avait été sans doute conseillée par les Guises; il leur était -utile qu'il parût avec eux, subordonné à leur triomphe, isolé de son -neveu, Dandelot l'hérétique, et du très-suspect Coligny.</p> +roi, avait été sans doute conseillée par les Guises; il leur était +utile qu'il parût avec eux, subordonné à leur triomphe, isolé de son +neveu, Dandelot l'hérétique, et du très-suspect Coligny.</p> <p>Montmorency avala cela et sauva sa fortune. Ce roi, jouet des rois, -qu'en 1540 François I<sup>er</sup> s'était plu à faire valet de chambre, Henri +qu'en 1540 François I<sup>er</sup> s'était plu à faire valet de chambre, Henri II le fit recors et archer.</p> <p>Il ne sourcille pas. Il descend les gradins, cherche, choisit, saisit -les hommes désignés, les ramène, les livre au capitaine des gardes. -Ils furent jetés à la Bastille. Le parlement resta anéanti. Avili sous -ce règne par la vente des charges, recruté des fils d'usuriers, il -avait fort baissé. Mais, ce jour, il fut violé, son nerf brisé, au -moment même où il aurait pu être utile. La France tout à l'heure va -frapper à sa porte, demander aide à la Justice. La Justice est -évanouie.</p> - -<p>Montmorency eut le prix de sa bassesse. Les Guises ne purent empêcher -qu'il n'emmenât le roi chez lui à Écouen. Mais d'Écouen même, ils -tirèrent une violente lettre du roi au parlement, où on lui faisait -dire qu'il avait la paix maintenant avec l'Espagne, que l'<i>armée</i> -n'avait rien à faire, qu'il l'emploierait contre les luthériens.</p> - -<p>L'<i>armée</i>, c'était le connétable; les Guises, par cet acte, le +les hommes désignés, les ramène, les livre au capitaine des gardes. +Ils furent jetés à la Bastille. Le parlement resta anéanti. Avili sous +ce règne par la vente des charges, recruté des fils d'usuriers, il +avait fort baissé. Mais, ce jour, il fut violé, son nerf brisé, au +moment même où il aurait pu être utile. La France tout à l'heure va +frapper à sa porte, demander aide à la Justice. La Justice est +évanouie.</p> + +<p>Montmorency eut le prix de sa bassesse. Les Guises ne purent empêcher +qu'il n'emmenât le roi chez lui à Écouen. Mais d'Écouen même, ils +tirèrent une violente lettre du roi au parlement, où on lui faisait +dire qu'il avait la paix maintenant avec l'Espagne, que l'<i>armée</i> +n'avait rien à faire, qu'il l'emploierait contre les luthériens.</p> + +<p>L'<i>armée</i>, c'était le connétable; les Guises, par cet acte, le compromettaient encore plus et le faisaient leur instrument.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Pendant que le parlement, pour apaiser le roi, brûle un -colporteur de Genève, la foule se porte à Saint-Antoine, au royal -palais des Tournelles, à l'église Saint-Paul, où le mariage d'Espagne -va se célébrer.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Pendant que le parlement, pour apaiser le roi, brûle un +colporteur de Genève, la foule se porte à Saint-Antoine, au royal +palais des Tournelles, à l'église Saint-Paul, où le mariage d'Espagne +va se célébrer.</p> -<p>Parmi ces sombres circonstances, on voulait régaler, amuser, le duc -d'Albe et la noble ambassade qui venait épouser Élisabeth au nom de -Philippe. Les lices étaient sous la Bastille, et sans doute vues des +<p>Parmi ces sombres circonstances, on voulait régaler, amuser, le duc +d'Albe et la noble ambassade qui venait épouser Élisabeth au nom de +Philippe. Les lices étaient sous la Bastille, et sans doute vues des prisonniers. Le roi, selon l'usage, fut au tournoi le premier des -tenants, brilla tant qu'il voulut, et tout était fini quand il lui +tenants, brilla tant qu'il voulut, et tout était fini quand il lui vint la fantaisie de briser encore une lance contre ce capitaine des -gardes qui mit Dubourg à la Bastille. C'était un homme jeune et fort, -Montgommery. Il refusait, mais le roi insista. Un accident, très-rare -dans ces combats inoffensifs, arriva: un éclat de bois arracha la -visière de son casque, et lui entra dans la cervelle.</p> +gardes qui mit Dubourg à la Bastille. C'était un homme jeune et fort, +Montgommery. Il refusait, mais le roi insista. Un accident, très-rare +dans ces combats inoffensifs, arriva: un éclat de bois arracha la +visière de son casque, et lui entra dans la cervelle.</p> -<p>Voilà la joie changée en deuil. La mariée, en noir, est épousée la -nuit à Saint-Paul par le duc d'Albe; la sœur du roi au duc de -Savoie, dans la chapelle des Tournelles, à deux pas de l'agonisant.</p> +<p>Voilà la joie changée en deuil. La mariée, en noir, est épousée la +nuit à Saint-Paul par le duc d'Albe; la sœur du roi au duc de +Savoie, dans la chapelle des Tournelles, à deux pas de l'agonisant.</p> -<p>Si jamais coup parut frappé du bras de Dieu, ce fut ce coup sans +<p>Si jamais coup parut frappé du bras de Dieu, ce fut ce coup sans doute. Les protestants le prirent ainsi. Une main, on ne sait -laquelle, osa, sur le corps même, dans les tentures, mettre une -tapisserie de saint Paul, où, terrassé au chemin de Damas, il -entendait du ciel la foudroyante voix: «Pourquoi, Saül, persécuter ton -Dieu?»</p> +laquelle, osa, sur le corps même, dans les tentures, mettre une +tapisserie de saint Paul, où, terrassé au chemin de Damas, il +entendait du ciel la foudroyante voix: «Pourquoi, Saül, persécuter ton +Dieu?»</p> -<p>Un acte bien autrement hardi venait d'avoir lieu dans Paris, à l'insu +<p>Un acte bien autrement hardi venait d'avoir lieu dans Paris, à l'insu de tout le monde. Appelons-le de <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> son vrai nom qu'ignoraient -ceux même qui le firent: <i>la république réformée</i>.</p> +ceux même qui le firent: <i>la république réformée</i>.</p> -<p>Du 26 mai au 29, une assemblée générale des ministres de France avait +<p>Du 26 mai au 29, une assemblée générale des ministres de France avait eu lieu au faubourg Saint-Germain.</p> -<p>Pendant ces violentes disputes du parlement, au milieu des bûchers, au -sein d'un peuple furieux qui massacrait jusqu'à des catholiques -suspects de tolérance, ces hommes intrépides, de toutes les provinces, -vinrent siéger en concile. Dans leur gravité forte, ils écrivirent -leur foi, leur discipline, et l'acte de naissance de la démocratie +<p>Pendant ces violentes disputes du parlement, au milieu des bûchers, au +sein d'un peuple furieux qui massacrait jusqu'à des catholiques +suspects de tolérance, ces hommes intrépides, de toutes les provinces, +vinrent siéger en concile. Dans leur gravité forte, ils écrivirent +leur foi, leur discipline, et l'acte de naissance de la démocratie religieuse.</p> -<p>D'où en vint la première pensée? de Paris? de Genève?</p> +<p>D'où en vint la première pensée? de Paris? de Genève?</p> -<p>Elle sortit surtout de la nécessité. L'immense développement -souterrain qu'avait pris la Réforme, cette foule d'églises, nées de -l'inspiration spontanée ou des missions, dans une cave, dans une -grange, un bois, une lande solitaire, c'était la diversité même; peu -en rapport entre elles, elles différaient, sans le savoir, +<p>Elle sortit surtout de la nécessité. L'immense développement +souterrain qu'avait pris la Réforme, cette foule d'églises, nées de +l'inspiration spontanée ou des missions, dans une cave, dans une +grange, un bois, une lande solitaire, c'était la diversité même; peu +en rapport entre elles, elles différaient, sans le savoir, d'organisation et de discipline. Choudieu, ministre de Paris, fut -envoyé par son église au synode de Poitiers. Il y porta (ou y trouva?) -l'idée d'établir un accord entre les églises de France. Le rendez-vous -fut donné à Paris, au volcan même de la persécution. Le faubourg -Saint-Germain, que l'on commençait à bâtir hors la ville, offrait -quelques retraites à la mystérieuse assemblée.</p> +envoyé par son église au synode de Poitiers. Il y porta (ou y trouva?) +l'idée d'établir un accord entre les églises de France. Le rendez-vous +fut donné à Paris, au volcan même de la persécution. Le faubourg +Saint-Germain, que l'on commençait à bâtir hors la ville, offrait +quelques retraites à la mystérieuse assemblée.</p> <p>Pour la discipline, comme pour la foi, on eut en vue de renouveler la -primitive église, telle que Genève croyait la reproduire. «Nulle -église au-dessus des <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> autres. Deux fois par an s'assemblent +primitive église, telle que Genève croyait la reproduire. «Nulle +église au-dessus des <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> autres. Deux fois par an s'assemblent les ministres, chacun amenant un ancien et un diacre.</p> -<p>Le ministre nouveau <i>qu'élisent les anciens et les diacres</i> est -présenté au peuple pour lequel il est ordonné. S'il y a opposition, -elle sera jugée en consistoire, ou en synode provincial, non pour -contraindre le peuple à recevoir le ministre élu, mais pour justifier -ce ministre.»</p> +<p>Le ministre nouveau <i>qu'élisent les anciens et les diacres</i> est +présenté au peuple pour lequel il est ordonné. S'il y a opposition, +elle sera jugée en consistoire, ou en synode provincial, non pour +contraindre le peuple à recevoir le ministre élu, mais pour justifier +ce ministre.»</p> -<p>Voilà la base républicaine de l'église de France, vraiment -républicaine alors; car en ces commencements <i>les électeurs</i> (anciens -et diacres) <i>sont eux-mêmes élus par le peuple</i>.</p> +<p>Voilà la base républicaine de l'église de France, vraiment +républicaine alors; car en ces commencements <i>les électeurs</i> (anciens +et diacres) <i>sont eux-mêmes élus par le peuple</i>.</p> -<p>Tout cela calqué sur Genève; mais combien différent, en résultat, -quand on le transportait de la petite ville au royaume de France, à -cet empire immense que la Réforme allait se créant au Pays-Bas, et en -Écosse, en Angleterre, bientôt en Amérique!</p> +<p>Tout cela calqué sur Genève; mais combien différent, en résultat, +quand on le transportait de la petite ville au royaume de France, à +cet empire immense que la Réforme allait se créant au Pays-Bas, et en +Écosse, en Angleterre, bientôt en Amérique!</p> -<p>Combien plus différent encore quand, d'une ville d'asile et d'école, -fermée et protégée, la République réformée passait dans l'aventure, +<p>Combien plus différent encore quand, d'une ville d'asile et d'école, +fermée et protégée, la République réformée passait dans l'aventure, sur ces vastes champs de bataille, aux hasards de la guerre civile!</p> -<p>La distinction du monde spirituel où cette église espérait se tenir -durerait-elle d'une manière sérieuse? Le glaive de la parole et de +<p>La distinction du monde spirituel où cette église espérait se tenir +durerait-elle d'une manière sérieuse? Le glaive de la parole et de l'excommunication, le seul dont elle voulut s'armer, serait-il -suffisant? Les tyrans de la terre en sentiraient-ils la pointe acérée? -La défense du peuple, l'impérieux devoir de défendre les faibles, ne +suffisant? Les tyrans de la terre en sentiraient-ils la pointe acérée? +La défense du peuple, l'impérieux devoir de défendre les faibles, ne forceraient-ils pas de prendre un autre glaive?</p> -<p>La réforme républicaine deviendrait-elle la république armée?</p> +<p>La réforme républicaine deviendrait-elle la république armée?</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> Oui, répondait l'Écosse. Non, répondait la France, -s'efforçant encore d'obéir à la tradition génevoise, et de rester -fidèle au vieil esprit d'obéissance recommandé par le christianisme.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> Oui, répondait l'Écosse. Non, répondait la France, +s'efforçant encore d'obéir à la tradition génevoise, et de rester +fidèle au vieil esprit d'obéissance recommandé par le christianisme.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> CHAPITRE X<br> -<span class="smaller">ROYAUTÉ DES GUISES SOUS FRANÇOIS II<br> +<span class="smaller">ROYAUTÉ DES GUISES SOUS FRANÇOIS II<br> 1559-1560</span></h3> -<p>C'était le cérémonial de France qu'une reine veuve restât quarante -jours enfermée <i>sans voir soleil ni lune</i>. Mais la situation ne le -permettait guère. La reine mère et la jeune reine, avec les Guises, -menèrent le petit roi au Louvre, s'y cantonnèrent. La tour et ce qui -subsistait du vieux château en faisaient encore un lieu fort, à l'abri -d'une surprise. Montmorency resta, cloué par son devoir de grand -maître, aux Tournelles pour tenir compagnie au mort, pendant qu'au -Louvre on réglait tout sans lui.</p> +<p>C'était le cérémonial de France qu'une reine veuve restât quarante +jours enfermée <i>sans voir soleil ni lune</i>. Mais la situation ne le +permettait guère. La reine mère et la jeune reine, avec les Guises, +menèrent le petit roi au Louvre, s'y cantonnèrent. La tour et ce qui +subsistait du vieux château en faisaient encore un lieu fort, à l'abri +d'une surprise. Montmorency resta, cloué par son devoir de grand +maître, aux Tournelles pour tenir compagnie au mort, pendant qu'au +Louvre on réglait tout sans lui.</p> <p>En trois ou quatre jours, chacun prit son parti. La grande foule des -seigneurs et de la noblesse, chose imprévue, resta avec le mort, et du -côté du connétable. La solitude était extrême au Louvre. Les Guises -<span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> étaient réduits à quelques gentilhommes; leur armée -ecclésiastique, populaire et populacière, était partout, nulle part; +seigneurs et de la noblesse, chose imprévue, resta avec le mort, et du +côté du connétable. La solitude était extrême au Louvre. Les Guises +<span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> étaient réduits à quelques gentilhommes; leur armée +ecclésiastique, populaire et populacière, était partout, nulle part; elle ne se groupait pas encore.</p> -<p>Montmorency, rapproché de Diane aux derniers temps, brouillé avec la -reine mère, ne pouvait s'appuyer que sur les princes du sang (Navarre, -Condé). Il leur fait dire de venir en toute hâte. Puis se voyant si -fort et si accompagné, il laisse le cercueil, marche aux vivants, aux -Guises, veut les faire compter avec lui. À travers tout Paris, une -file interminable de gentilshommes montrait de son côté toute la -noblesse de France. Sa famille imposante l'environnait, ses fils à -l'âge d'homme, et, dans les grandes charges, ses neveux, l'amiral -Coligny, le cardinal Odet de Châtillon, Dandelot, colonel général de -l'infanterie. Superbe trinité d'une élite morale, où la diversité -produisait l'harmonie; l'aîné, le bon Odet, aimé de tous, l'ami de -tous les gens de lettres et l'homme même de la Renaissance; Dandelot, +<p>Montmorency, rapproché de Diane aux derniers temps, brouillé avec la +reine mère, ne pouvait s'appuyer que sur les princes du sang (Navarre, +Condé). Il leur fait dire de venir en toute hâte. Puis se voyant si +fort et si accompagné, il laisse le cercueil, marche aux vivants, aux +Guises, veut les faire compter avec lui. À travers tout Paris, une +file interminable de gentilshommes montrait de son côté toute la +noblesse de France. Sa famille imposante l'environnait, ses fils à +l'âge d'homme, et, dans les grandes charges, ses neveux, l'amiral +Coligny, le cardinal Odet de Châtillon, Dandelot, colonel général de +l'infanterie. Superbe trinité d'une élite morale, où la diversité +produisait l'harmonie; l'aîné, le bon Odet, aimé de tous, l'ami de +tous les gens de lettres et l'homme même de la Renaissance; Dandelot, le plus jeune, loyal, bouillant soldat, plein de cœur et de conscience; ils entouraient avec respect la figure triste et grave, -sombrement résignée du héros, du futur martyr.</p> +sombrement résignée du héros, du futur martyr.</p> -<p>Des dessins admirables, et terribles de vérité, nous ont conservé -cette cour. Ils démentent généralement et les estampes, et les -mémoires, et les portraits par écrit. Ces dessins véridiques, -inexorables, accusateurs, tracés aux trois crayons par une main émue, +<p>Des dessins admirables, et terribles de vérité, nous ont conservé +cette cour. Ils démentent généralement et les estampes, et les +mémoires, et les portraits par écrit. Ces dessins véridiques, +inexorables, accusateurs, tracés aux trois crayons par une main émue, et devant les originaux, n'ont pas besoin d'inscription. Ils se -nomment d'eux-mêmes. C'est Guise, c'est le cardinal de Lorraine, c'est -Coligny, c'est le connétable. Chacun d'eux fait crier: «C'est lui.»</p> +nomment d'eux-mêmes. C'est Guise, c'est le cardinal de Lorraine, c'est +Coligny, c'est le connétable. Chacun d'eux fait crier: «C'est lui.»</p> <p><span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> Donc nous pouvons entrer, avec Montmorency, au Louvre. Nous -sommes sûrs d'y voir les acteurs, dans leur vrai et naturel visage, -comme on les voyait ce jour-là. Nous sommes sûrs aussi d'une chose, +sommes sûrs d'y voir les acteurs, dans leur vrai et naturel visage, +comme on les voyait ce jour-là . Nous sommes sûrs aussi d'une chose, c'est que les hommes de toute opinion, sur la vue de ces masques, -reculeront et seront effrayés.</p> +reculeront et seront effrayés.</p> <p>Je ne veux dire ici qu'un mot des Guises. Ce qui alarme en tous les -deux, dans François et son frère le cardinal de Lorraine, c'est la -mobilité nerveuse de la face qu'on ne retrouve à ce degré nulle part. -Le cardinal, d'un teint infiniment délicat, transparent, tout à fait -grand seigneur, évidemment spirituel, éloquent, d'un joli œil de -chat, gris pâle, étonne par la pression colérique du coin de la -bouche, qu'on démêle sous sa barbe blonde; elle pince? elle grince? -elle écrase?...</p> - -<p>François, d'un teint grisâtre, plutôt maigre, d'un poil blond gris, -d'une mine réfléchie, mais basse, malgré sa nature fine et sa décision +deux, dans François et son frère le cardinal de Lorraine, c'est la +mobilité nerveuse de la face qu'on ne retrouve à ce degré nulle part. +Le cardinal, d'un teint infiniment délicat, transparent, tout à fait +grand seigneur, évidemment spirituel, éloquent, d'un joli œil de +chat, gris pâle, étonne par la pression colérique du coin de la +bouche, qu'on démêle sous sa barbe blonde; elle pince? elle grince? +elle écrase?...</p> + +<p>François, d'un teint grisâtre, plutôt maigre, d'un poil blond gris, +d'une mine réfléchie, mais basse, malgré sa nature fine et sa décision vigoureuse, n'a rien d'un prince. Figure d'aventurier, de parvenu qui voudra parvenir toujours. Plus on le regarde longtemps, plus il a -l'air sinistre. Sa sœur Marie de Guise l'accusait de tirer à lui -seul. Son frère Aumale ne recevait rien du roi que François n'en fût -triste, ne l'en chicanât. Son visage dit tout cela. Il a l'air chiche +l'air sinistre. Sa sœur Marie de Guise l'accusait de tirer à lui +seul. Son frère Aumale ne recevait rien du roi que François n'en fût +triste, ne l'en chicanât. Son visage dit tout cela. Il a l'air chiche et pauvre, et si mauvaise mine, que personne, je crois, n'oserait, -contre un pareil joueur, jouer une pièce de trente sous.</p> +contre un pareil joueur, jouer une pièce de trente sous.</p> -<p>La reine mère a fait faire d'elle-même un grand et magnifique -médaillon italien (<i>Trésor de Num.</i>), pièce admirable qu'il faut -rapprocher des dessins de la bibliothèque du Panthéon. Il nous donne +<p>La reine mère a fait faire d'elle-même un grand et magnifique +médaillon italien (<i>Trésor de Num.</i>), pièce admirable qu'il faut +rapprocher des dessins de la bibliothèque du Panthéon. Il nous donne et met en <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> saillie le trait essentiel, le mufle traditionnel -des Médicis, la forte face intelligente, mais bestiale pourtant par -une bouche proéminente, qu'offrent leurs plus anciens portraits. Ce -mufle est conservé, quelque peu adouci, dans la dernière de la +des Médicis, la forte face intelligente, mais bestiale pourtant par +une bouche proéminente, qu'offrent leurs plus anciens portraits. Ce +mufle est conservé, quelque peu adouci, dans la dernière de la famille, la petite reine Margot, provocante pourtant par de jolis yeux de catin.</p> -<p>Les autres tenaient aussi de ce trait de la famille, étaient tous -Médicis. Dans leur enfance surtout, la bouffissure héréditaire se -surenflait d'humeurs mauvaises, trop visiblement héritées des deux -grands-pères, François I<sup>er</sup>, malade dès seize ans, Laurent, qui -meurt à vingt, consumé jusqu'aux os. Ce mal épouvantable sautait -parfois une génération; indulgent pour Henri II et Catherine, il +<p>Les autres tenaient aussi de ce trait de la famille, étaient tous +Médicis. Dans leur enfance surtout, la bouffissure héréditaire se +surenflait d'humeurs mauvaises, trop visiblement héritées des deux +grands-pères, François I<sup>er</sup>, malade dès seize ans, Laurent, qui +meurt à vingt, consumé jusqu'aux os. Ce mal épouvantable sautait +parfois une génération; indulgent pour Henri II et Catherine, il retomba d'aplomb sur les petits-fils, qu'il mina sous diverses formes. -Il nous délivra des Valois.</p> +Il nous délivra des Valois.</p> -<p>François II et sa jeune reine Marie Stuart faisaient un grand -contraste. C'était un petit garçon qui ne prit sa croissance que six -mois après. Pâle et bouffi, il gardait ses humeurs, ne mouchait pas. -Bientôt, il moucha par l'oreille, et dès lors il ne vécut guère. Un -nez camus complétait cette figure royale.</p> +<p>François II et sa jeune reine Marie Stuart faisaient un grand +contraste. C'était un petit garçon qui ne prit sa croissance que six +mois après. Pâle et bouffi, il gardait ses humeurs, ne mouchait pas. +Bientôt, il moucha par l'oreille, et dès lors il ne vécut guère. Un +nez camus complétait cette figure royale.</p> -<p>Il n'avait pas fallu moins que la violence des Guises, leur féroce -impatience, pour marier cet enfant malade, que sa mère défendit en -vain. On a vu qu'ils le mirent avec leur dangereuse nièce Marie Stuart +<p>Il n'avait pas fallu moins que la violence des Guises, leur féroce +impatience, pour marier cet enfant malade, que sa mère défendit en +vain. On a vu qu'ils le mirent avec leur dangereuse nièce Marie Stuart (pour le gouverner? ou le tuer?), comme on jette une cire au brasier. -Non formé, misérable de ce don ravissant, il se mourait pour elle. Il -n'y eut jamais pareille fée. Sa beauté, célébrée par les -contemporains, était la moindre encore <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> de ses puissances. Les -portraits sérieux nous la montrent fort rousse, de cette peau fine, -transparente et nacrée qu'avait son oncle le cardinal; l'œil vif, -mais brun, qui par moment dut être dur. Étonnamment instruite par les -livres, les choses et les hommes, politique à dix ans, à quinze elle +Non formé, misérable de ce don ravissant, il se mourait pour elle. Il +n'y eut jamais pareille fée. Sa beauté, célébrée par les +contemporains, était la moindre encore <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> de ses puissances. Les +portraits sérieux nous la montrent fort rousse, de cette peau fine, +transparente et nacrée qu'avait son oncle le cardinal; l'œil vif, +mais brun, qui par moment dut être dur. Étonnamment instruite par les +livres, les choses et les hommes, politique à dix ans, à quinze elle gouvernait la cour, enlevait tout de sa parole, de son charme, troublait tous les cœurs.</p> <p>En cette merveille des Guises (comme en eux tous) il y avait tous les -dons, moins la mesure et le bon sens. Chimérique, malgré son intrigue, +dons, moins la mesure et le bon sens. Chimérique, malgré son intrigue, avec tant d'apparence de ruse et de finesse, elle donna dans tous les panneaux.</p> -<p>Tout le monde voyait qu'à cette flamme l'enfant royal aurait fondu -bientôt, qu'on passerait au second enfant (Charles IX), qui, si l'on -en croit l'ambassadeur d'Espagne, n'était guère moins malsain,—que du -second on irait au troisième (Henri III) et au quatrième. Les Guises -parfois s'en lamentaient, déploraient cette race lépreuse; on se -faisait à l'idée d'en changer.</p> - -<p>À chacun donc de se pourvoir. La traversée terrible de cinq minorités -de suite avait anéanti l'Écosse. Une seule, la folie de Charles VI, -avait comme assommé la France. Bon temps qui allait revenir. La -fameuse garantie de l'ordre, la forte unité monarchique (qui fut -toujours une république de favoris), allait nous en donner une autre, -une république de nourrices, de mères et de gardes-malades. Que +<p>Tout le monde voyait qu'à cette flamme l'enfant royal aurait fondu +bientôt, qu'on passerait au second enfant (Charles IX), qui, si l'on +en croit l'ambassadeur d'Espagne, n'était guère moins malsain,—que du +second on irait au troisième (Henri III) et au quatrième. Les Guises +parfois s'en lamentaient, déploraient cette race lépreuse; on se +faisait à l'idée d'en changer.</p> + +<p>À chacun donc de se pourvoir. La traversée terrible de cinq minorités +de suite avait anéanti l'Écosse. Une seule, la folie de Charles VI, +avait comme assommé la France. Bon temps qui allait revenir. La +fameuse garantie de l'ordre, la forte unité monarchique (qui fut +toujours une république de favoris), allait nous en donner une autre, +une république de nourrices, de mères et de gardes-malades. Que deviendrait la loi salique qui excluait les femmes du pouvoir? Le -salut de l'État posé dans un individu, l'État tombait fatalement aux -mains conservatrices par excellence, qui <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> répondaient le mieux -de cet individu, aux mains de la mère. Une étrangère allait régir la +salut de l'État posé dans un individu, l'État tombait fatalement aux +mains conservatrices par excellence, qui <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> répondaient le mieux +de cet individu, aux mains de la mère. Une étrangère allait régir la France.</p> <p>Le petit roi malade, assis entre les femmes, la Florentine et -l'Écossaise, soufflé par elles, dit très-bien sa leçon. Il remercia le -connétable avec bonté, et, quand il lui remit le sceau, le prit et le -garda, reconnaissant de ses services et voulant soulager son âge, +l'Écossaise, soufflé par elles, dit très-bien sa leçon. Il remercia le +connétable avec bonté, et, quand il lui remit le sceau, le prit et le +garda, reconnaissant de ses services et voulant soulager son âge, bref, le chassant avec honneur.</p> -<p>La reine mère, qui avait besoin des Guises contre le roi de Navarre, +<p>La reine mère, qui avait besoin des Guises contre le roi de Navarre, premier prince du sang et tuteur naturel, se montra vive contre le -connétable. Elle lui reprocha d'avoir dit au feu roi que pas un de ses -enfants ne lui ressemblait: «Je voudrais, lui dit-elle, vous faire -couper la tête.» Pendant qu'elle flattait ainsi les Guises, elle -recevait contre eux des lettres secrètes des protestants, à qui elle -laissait croire qu'elle était touchée de leur sort, point ennemie de -leurs doctrines. Plus tard, en mainte occasion, elle affecta d'écouter +connétable. Elle lui reprocha d'avoir dit au feu roi que pas un de ses +enfants ne lui ressemblait: «Je voudrais, lui dit-elle, vous faire +couper la tête.» Pendant qu'elle flattait ainsi les Guises, elle +recevait contre eux des lettres secrètes des protestants, à qui elle +laissait croire qu'elle était touchée de leur sort, point ennemie de +leurs doctrines. Plus tard, en mainte occasion, elle affecta d'écouter Coligny.</p> -<p>Maîtres de tout, les Guises n'étaient que plus embarrassés. Leur -guerre sous Henri II avait mené la France à bout. Le plus liquide de -la succession était quarante-deux millions de dettes. Somme énorme! -Nul moyen de créer des ressources. Les États, si on les assemble, +<p>Maîtres de tout, les Guises n'étaient que plus embarrassés. Leur +guerre sous Henri II avait mené la France à bout. Le plus liquide de +la succession était quarante-deux millions de dettes. Somme énorme! +Nul moyen de créer des ressources. Les États, si on les assemble, commenceront par chasser les Guises. Le cardinal de Lorraine n'y sut -d'autre remède que de ne plus payer les troupes, de désarmer. Dès lors +d'autre remède que de ne plus payer les troupes, de désarmer. Dès lors on devenait bien faible, humble, devant l'Espagne, et, au dedans, en -grand péril, avec tant d'éléments de troubles. Quant aux créanciers -importuns et aux solliciteurs, le cardinal sut s'en débarrasser. Il -afficha aux portes <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> de Fontainebleau: «Tout demandeur sera -pendu.»</p> +grand péril, avec tant d'éléments de troubles. Quant aux créanciers +importuns et aux solliciteurs, le cardinal sut s'en débarrasser. Il +afficha aux portes <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> de Fontainebleau: «Tout demandeur sera +pendu.»</p> -<p>Nous sommes à même aujourd'hui d'apprécier la politique des Guises. -Les lettres de Granvelle et du duc d'Albe établissent: 1<sup>o</sup> que leur +<p>Nous sommes à même aujourd'hui d'apprécier la politique des Guises. +Les lettres de Granvelle et du duc d'Albe établissent: 1<sup>o</sup> que leur brillante guerre, qui nous donna Metz et Calais, n'en eut pas moins -pour résultat de mettre la France aux pieds de l'Espagne; 2<sup>o</sup> que les -chefs des partis, les hommes considérables qui menaient tout, -dépendaient de Philippe II; leur concurrence tournait au profit de son +pour résultat de mettre la France aux pieds de l'Espagne; 2<sup>o</sup> que les +chefs des partis, les hommes considérables qui menaient tout, +dépendaient de Philippe II; leur concurrence tournait au profit de son ascendant.</p> -<p>Le connétable fut toujours espagnol. Le cardinal de Tournon, homme -spécial de la reine mère, l'était également. Il en était de même de -Saint-André, le riche favori d'Henri II. (Granv., VII, 275.)</p> +<p>Le connétable fut toujours espagnol. Le cardinal de Tournon, homme +spécial de la reine mère, l'était également. Il en était de même de +Saint-André, le riche favori d'Henri II. (Granv., VII, 275.)</p> -<p>Les Guises l'étaient-ils à cette époque? En Écosse et en Angleterre, +<p>Les Guises l'étaient-ils à cette époque? En Écosse et en Angleterre, ils se portaient pour chefs des catholiques, en concurrence de -l'Espagne. Mais, en France, telle était leur misérable position, que, +l'Espagne. Mais, en France, telle était leur misérable position, que, sans l'appui moral de Philippe II, ils n'eussent pu se soutenir.</p> -<p>Le plus dépendant de l'Espagne était Henri de Vendôme, roi de Navarre. +<p>Le plus dépendant de l'Espagne était Henri de Vendôme, roi de Navarre. Sa femme, Jeanne d'Albret, une sainte du parti protestant, fortifiait sa position de premier prince du sang par la faveur, les vœux d'un -grand parti prêt aux plus extrêmes sacrifices, qui, par-dessus son -zèle ardent et fanatique, aurait porté dans l'action toute l'énergie -du désespoir. Mais ce prudent Henri suivait peu des <i>conseils de -femme</i>; ses conseillers étaient deux traîtres, un d'Escars et un jeune -évêque, bâtard du chancelier Duprat. Ils le menaient au gré de ses +grand parti prêt aux plus extrêmes sacrifices, qui, par-dessus son +zèle ardent et fanatique, aurait porté dans l'action toute l'énergie +du désespoir. Mais ce prudent Henri suivait peu des <i>conseils de +femme</i>; ses conseillers étaient deux traîtres, un d'Escars et un jeune +évêque, bâtard du chancelier Duprat. Ils le menaient au gré de ses ennemis. Sous leur direction, il joua un jeu double, faisant bonne -mine aux protestants d'une part, de l'autre négociant à Madrid. Les +mine aux protestants d'une part, de l'autre négociant à Madrid. Les Espagnols le <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> leurraient de l'espoir de l'indemniser pour la -Navarre espagnole. Point de roman, de rêve, dont on n'ait amusé cet -homme crédule. Une fois, on lui donnait la Sardaigne; une autre fois, -la Sicile, la Barbarie. Lui-même, par une idée encore plus folle, il -offrit à Philippe II, au pape, de leur conquérir l'Angleterre, qu'il +Navarre espagnole. Point de roman, de rêve, dont on n'ait amusé cet +homme crédule. Une fois, on lui donnait la Sardaigne; une autre fois, +la Sicile, la Barbarie. Lui-même, par une idée encore plus folle, il +offrit à Philippe II, au pape, de leur conquérir l'Angleterre, qu'il aurait tenue d'eux en fief.</p> -<p>Dès 1559, au moment où Montmorency l'appelait à venir en hâte prendre +<p>Dès 1559, au moment où Montmorency l'appelait à venir en hâte prendre la direction des affaires, lui, il regardait vers l'Espagne, implorait -Philippe II pour son indemnité. Cette Navarre lui fit manquer la +Philippe II pour son indemnité. Cette Navarre lui fit manquer la France.</p> -<p>Voilà le chef du parti protestant, et l'une des causes de sa ruine. La -république religieuse eut cette contradiction fatale d'aller chercher +<p>Voilà le chef du parti protestant, et l'une des causes de sa ruine. La +république religieuse eut cette contradiction fatale d'aller chercher pour chef un roi.</p> -<p>Les Guises étaient terrifiés, s'imaginant que ce parti voyait et -voulait son vrai rôle, <i>une grande république à la Suisse</i>. Ils -essayèrent souvent d'en arracher l'aveu aux réformés, très-éloignés de -cette idée.</p> +<p>Les Guises étaient terrifiés, s'imaginant que ce parti voyait et +voulait son vrai rôle, <i>une grande république à la Suisse</i>. Ils +essayèrent souvent d'en arracher l'aveu aux réformés, très-éloignés de +cette idée.</p> <p>Les Guises, sans argent, et partant sans soldats, devaient attendre que le roi de Navarre, avec ses lestes bandes d'admirables marcheurs -gascons, arriverait à Paris vingt jours après la mort d'Henri, -balayerait le gouvernement, mettrait la main sur François II, -convoquerait les États, et se ferait par eux lieutenant général, -régent, tuteur, vrai roi au nom du petit roi. À cela il n'y eût eu -aucun obstacle. Et les Guises n'y opposèrent rien qu'une lettre de +gascons, arriverait à Paris vingt jours après la mort d'Henri, +balayerait le gouvernement, mettrait la main sur François II, +convoquerait les États, et se ferait par eux lieutenant général, +régent, tuteur, vrai roi au nom du petit roi. À cela il n'y eût eu +aucun obstacle. Et les Guises n'y opposèrent rien qu'une lettre de Philippe II.</p> -<p>Pendant que cette dupe, le mou, l'inepte Navarrais, voyage à petites -journées, les Guises, à qui ses conseillers vendaient leur maître jour -par jour, et qui savaient ses moindres pas, font écrire par la reine -mère <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> à Madrid une lettre touchante et maternelle, où elle -prie son bon gendre, Philippe II, d'aider et d'appuyer le jeune âge de -son fils. Le voudrait-il? on en doutait. Il hésitait à soutenir en +<p>Pendant que cette dupe, le mou, l'inepte Navarrais, voyage à petites +journées, les Guises, à qui ses conseillers vendaient leur maître jour +par jour, et qui savaient ses moindres pas, font écrire par la reine +mère <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> à Madrid une lettre touchante et maternelle, où elle +prie son bon gendre, Philippe II, d'aider et d'appuyer le jeune âge de +son fils. Le voudrait-il? on en doutait. Il hésitait à soutenir en France les Guises, qui en Angleterre se portaient ses rivaux.</p> -<p>Même avant la réponse de l'Espagne, le Navarrais s'était perdu. Les -Guises le virent, et l'enfoncèrent par des outrages publics. Ils lui -laissèrent ses malles à la porte de Saint-Germain, en pleine route, -sans les laisser entrer, le logèrent sous le ciel. Saint-André -l'hébergea par charité. Il alla à Paris, pour sonder les +<p>Même avant la réponse de l'Espagne, le Navarrais s'était perdu. Les +Guises le virent, et l'enfoncèrent par des outrages publics. Ils lui +laissèrent ses malles à la porte de Saint-Germain, en pleine route, +sans les laisser entrer, le logèrent sous le ciel. Saint-André +l'hébergea par charité. Il alla à Paris, pour sonder les parlementaires, prudemment et timidement. La nuit, il courait chez eux -déguisé. Il trouva tout de glace. Les Montmorency et les Châtillon se -gardèrent bien d'aller à lui.</p> +déguisé. Il trouva tout de glace. Les Montmorency et les Châtillon se +gardèrent bien d'aller à lui.</p> <p>Alors la lettre de Philippe II arriva, l'assomma. Cette lettre, lue en -conseil devant lui, était une terrible menace d'intervenir, de faire -entrer en France quarante mille Espagnols, d'employer sa vie même, -s'il le fallait. Le Navarrais fut tué du coup. À partir de ce jour on -le vit courtisan des Guises, les suivre, dédaigné d'eux, n'en tirant -pas même un regard.</p> +conseil devant lui, était une terrible menace d'intervenir, de faire +entrer en France quarante mille Espagnols, d'employer sa vie même, +s'il le fallait. Le Navarrais fut tué du coup. À partir de ce jour on +le vit courtisan des Guises, les suivre, dédaigné d'eux, n'en tirant +pas même un regard.</p> -<p>Voici le commencement du règne de l'Espagne en France. Règne facile. +<p>Voici le commencement du règne de l'Espagne en France. Règne facile. Sur tous, il lui suffisait de souffler.</p> -<p>Les Guises, en même temps, par un coup imprévu, étaient prosternés aux -pieds de l'Espagne. Leur violence étourdie les avait perdus en Écosse. -Malgré leur sœur, la reine douairière, qui connaissait mieux le -péril, ils avaient entrepris de faire en ce royaume une <i>razzia</i> des -protestants et le séquestre de leurs <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> biens. Projet fou qui -était la base d'un autre encore plus fou, l'établissement sur ces -biens de mille gentilshommes français qui, obligés au service +<p>Les Guises, en même temps, par un coup imprévu, étaient prosternés aux +pieds de l'Espagne. Leur violence étourdie les avait perdus en Écosse. +Malgré leur sœur, la reine douairière, qui connaissait mieux le +péril, ils avaient entrepris de faire en ce royaume une <i>razzia</i> des +protestants et le séquestre de leurs <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> biens. Projet fou qui +était la base d'un autre encore plus fou, l'établissement sur ces +biens de mille gentilshommes français qui, obligés au service militaire, eussent tenu le pays en bride; une miniature enfin du grand -établissement de Guillaume le Conquérant en Angleterre. Ce beau projet -réconcilia l'Écosse; tous les partis s'unirent. Maîtres d'Édimbourg le -29 juin, le jour de la mort d'Henri II, ils dépouillent Marie de Guise -de la régence.</p> - -<p>Ils ont l'appui d'Élisabeth, et d'une armée anglaise, qui chassera à -la fin les Français. Les Guises, d'autre part, étaient appelés en -Angleterre; les catholiques anglais leur offraient l'île de Wight. Qui -les arrêta? Qui garda Élisabeth et lui permit d'assurer en Écosse la +établissement de Guillaume le Conquérant en Angleterre. Ce beau projet +réconcilia l'Écosse; tous les partis s'unirent. Maîtres d'Édimbourg le +29 juin, le jour de la mort d'Henri II, ils dépouillent Marie de Guise +de la régence.</p> + +<p>Ils ont l'appui d'Élisabeth, et d'une armée anglaise, qui chassera à +la fin les Français. Les Guises, d'autre part, étaient appelés en +Angleterre; les catholiques anglais leur offraient l'île de Wight. Qui +les arrêta? Qui garda Élisabeth et lui permit d'assurer en Écosse la victoire du protestantisme? On en sera surpris, ce fut le roi -d'Espagne qui défendit aux Guises d'accepter.</p> +d'Espagne qui défendit aux Guises d'accepter.</p> -<p>Ainsi partout l'Espagne. C'est elle encore qui empêche les Guises de +<p>Ainsi partout l'Espagne. C'est elle encore qui empêche les Guises de tenir en France un concile national, les oblige d'envoyer au concile -général qui se tient à Trente, sous le bâton de l'Espagnol.</p> +général qui se tient à Trente, sous le bâton de l'Espagnol.</p> <p>Donc, l'Espagne faisait la terreur de l'Europe.</p> -<p>On se fût rassuré, si l'on eût su l'état réel de Philippe II comme +<p>On se fût rassuré, si l'on eût su l'état réel de Philippe II comme nous le savons aujourd'hui, pouvant lire dans ses lettres et celles de -ses ministres sa misère et son impuissance.</p> - -<p>Nous apprenons d'abord du duc d'Albe que toute l'inquiétude de -l'Espagne, pendant quatre ans, fut d'empêcher que <i>la machine</i> (de la -France) <i>ne se disloquât, n'étant pas encore en mesure</i> de profiter de -ses débris. (Granv., VII, 281.)</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> On voit, par les lettres de Granvelle, sa grande inquiétude, -qu'il n'arrivât la moindre chose en Europe, par exemple une tentative -de la Savoie sur Genève; <i>Berne en prendrait prétexte pour s'emparer -du Milanais ou de la Franche-Comté, que</i>, dit-il, <i>nous ne pourrions -jamais reprendre</i>. Philippe II lui répond qu'il est de cet avis, et +ses ministres sa misère et son impuissance.</p> + +<p>Nous apprenons d'abord du duc d'Albe que toute l'inquiétude de +l'Espagne, pendant quatre ans, fut d'empêcher que <i>la machine</i> (de la +France) <i>ne se disloquât, n'étant pas encore en mesure</i> de profiter de +ses débris. (Granv., VII, 281.)</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> On voit, par les lettres de Granvelle, sa grande inquiétude, +qu'il n'arrivât la moindre chose en Europe, par exemple une tentative +de la Savoie sur Genève; <i>Berne en prendrait prétexte pour s'emparer +du Milanais ou de la Franche-Comté, que</i>, dit-il, <i>nous ne pourrions +jamais reprendre</i>. Philippe II lui répond qu'il est de cet avis, et qu'il y faut bien prendre garde, retenir la Savoie. L'Espagne est si malade qu'elle a peur du canton de Berne. (Granv., VI, 103, 104, 153, 195; juin 1560.)</p> -<p>«Que deviendrions-nous, dit Granvelle, s'il y avait quelque trouble -ici, aux Pays-Bas!» (Granv., VI, 41, 43.)</p> +<p>«Que deviendrions-nous, dit Granvelle, s'il y avait quelque trouble +ici, aux Pays-Bas!» (Granv., VI, 41, 43.)</p> -<p>Cette misère datait de loin. Déjà, en 1556, Charles-Quint, ayant -abdiqué, resta des mois aux Pays-Bas, sans pouvoir passer en Espagne, -<i>faute d'argent</i>. La scène de l'abdication, qui inaugurait le nouveau -règne, se passa dans une salle encore tendue du deuil récent de Juana, -la mère de Charles-Quint. Pourquoi? <i>l'argent manquait</i>. On garda le -noir par économie.</p> +<p>Cette misère datait de loin. Déjà , en 1556, Charles-Quint, ayant +abdiqué, resta des mois aux Pays-Bas, sans pouvoir passer en Espagne, +<i>faute d'argent</i>. La scène de l'abdication, qui inaugurait le nouveau +règne, se passa dans une salle encore tendue du deuil récent de Juana, +la mère de Charles-Quint. Pourquoi? <i>l'argent manquait</i>. On garda le +noir par économie.</p> -<p>En janvier 1561, l'argent du roi manque pour envoyer un courrier à -Rome; Granvelle le dépêche à ses frais. Il manque même pour arrêter un -grand hérétique qui d'Angleterre arrive aux Pays-Bas. (Granv., VI, +<p>En janvier 1561, l'argent du roi manque pour envoyer un courrier à +Rome; Granvelle le dépêche à ses frais. Il manque même pour arrêter un +grand hérétique qui d'Angleterre arrive aux Pays-Bas. (Granv., VI, 247.)</p> -<p>L'Espagne a une littérature qui manque ailleurs, celle des gueux. Mais -elle n'a rien, en tous ces livres, de comparable à la conversation -lamentable qui se tient par écrit entre Malines et Madrid, entre +<p>L'Espagne a une littérature qui manque ailleurs, celle des gueux. Mais +elle n'a rien, en tous ces livres, de comparable à la conversation +lamentable qui se tient par écrit entre Malines et Madrid, entre Granvelle et Philippe II. Celui-ci, dont les Pays-Bas sont la mine -véritable (lui rapportant cinq fois plus que les Indes), <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> -veut que Granvelle et Marguerite fassent un effort désespéré pour +véritable (lui rapportant cinq fois plus que les Indes), <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> +veut que Granvelle et Marguerite fassent un effort désespéré pour tirer encore quelque argent. Pour cela, il ne cache rien, montre sa -nudité; il leur écrit, leur confie de sa main le secret de la -monarchie, son budget déplorable. Pour cette année, <i>dépense dix -millions, et recette un million</i> (le reste est épuisé d'avance); donc, -<i>neuf millions de déficit</i>.</p> - -<p>La pièce est curieuse. Entre autres détails importants, on voit que -l'armée se débandait, qu'elle eût laissé les garnisons frontières s'il -n'était venu un peu d'argent des Indes, qu'on devait deux ans de -solde, <i>que les soldats espagnols pourraient bien se vendre à la -France</i>; même la maison du roi ne touche rien, etc. (Gr., VI, 146, +nudité; il leur écrit, leur confie de sa main le secret de la +monarchie, son budget déplorable. Pour cette année, <i>dépense dix +millions, et recette un million</i> (le reste est épuisé d'avance); donc, +<i>neuf millions de déficit</i>.</p> + +<p>La pièce est curieuse. Entre autres détails importants, on voit que +l'armée se débandait, qu'elle eût laissé les garnisons frontières s'il +n'était venu un peu d'argent des Indes, qu'on devait deux ans de +solde, <i>que les soldats espagnols pourraient bien se vendre à la +France</i>; même la maison du roi ne touche rien, etc. (Gr., VI, 146, 156, 183.)</p> -<p>Il ne peut plus payer les pensions aux chefs des reîtres, aux princes -faméliques de l'Allemagne. Rien au prince d'Orange, dont la nombreuse -maison meurt de faim. Rien au beau-frère de ce prince, Schwarzbourg, -que la misère réduit à vendre ses trois filles (Gr., VI, 167, 550). +<p>Il ne peut plus payer les pensions aux chefs des reîtres, aux princes +faméliques de l'Allemagne. Rien au prince d'Orange, dont la nombreuse +maison meurt de faim. Rien au beau-frère de ce prince, Schwarzbourg, +que la misère réduit à vendre ses trois filles (Gr., VI, 167, 550). Philippe II voudrait payer ces Allemands, il les payera plus tard, -Granvelle peut le leur dire. En attendant, que faire? «À l'impossible, -nul n'est tenu.» (Gr., 167.)</p> +Granvelle peut le leur dire. En attendant, que faire? «À l'impossible, +nul n'est tenu.» (Gr., 167.)</p> <p>Toute la ressource que voit Philippe II pour le moment, c'est de vendre ce qu'il a dans les mains, des indulgences papales; il propose -à Granvelle de publier un jubilé.</p> +à Granvelle de publier un jubilé.</p> -<p>Le ministre répond avec bon sens que les Flamands, qui viennent -d'avoir un jubilé gratis, se garderont bien de payer celui que le roi -voudrait vendre. Il peint, déplore sur tous les tons l'épuisement des -Pays-Bas. Et, <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> en réalité, la Hollande (Wagenaar) avait, aux -derniers temps, payé par an deux ans d'impôt.</p> +<p>Le ministre répond avec bon sens que les Flamands, qui viennent +d'avoir un jubilé gratis, se garderont bien de payer celui que le roi +voudrait vendre. Il peint, déplore sur tous les tons l'épuisement des +Pays-Bas. Et, <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> en réalité, la Hollande (Wagenaar) avait, aux +derniers temps, payé par an deux ans d'impôt.</p> <p>Enhardi par cette confiance surprenante de Philippe II, Granvelle se -hasarde à lui dire qu'Anvers ne «veut pas croire la détresse de +hasarde à lui dire qu'Anvers ne «veut pas croire la détresse de l'Espagne, sachant par le commerce les sommes que S. M. <i>a dans les -mains</i> et pourrait réaliser dans peu.» C'était en effet une ressource -singulière de ce gouvernement. Parfois les lingots, arrivant des Indes -à Séville pour tel négociant, étaient saisis pour un besoin public; en +mains</i> et pourrait réaliser dans peu.» C'était en effet une ressource +singulière de ce gouvernement. Parfois les lingots, arrivant des Indes +à Séville pour tel négociant, étaient saisis pour un besoin public; en place il recevait une feuille de papier, un titre pour en toucher la rente.</p> -<p>Ce qui effraye dans cette pauvreté de l'Espagne, c'est qu'en réalité -elle avait peu fourni à Charles-Quint. Les horribles dépenses de -l'empereur avaient porté sur les Pays-Bas, l'Italie et un moment sur -l'Allemagne. Qu'était donc ce pays qui, sans donner, s'appauvrissait +<p>Ce qui effraye dans cette pauvreté de l'Espagne, c'est qu'en réalité +elle avait peu fourni à Charles-Quint. Les horribles dépenses de +l'empereur avaient porté sur les Pays-Bas, l'Italie et un moment sur +l'Allemagne. Qu'était donc ce pays qui, sans donner, s'appauvrissait toujours?</p> -<p>Deux cancers le rongeaient: la vie noble, l'idée catholique. La -première desséchait l'industrie, méprisait le commerce, annulait -l'agriculture. La seconde multipliait les moines, étendait chaque jour -la police de l'Inquisition; mais peu à peu cette police rencontrait le -désert; tous, se faisant persécuteurs pour n'être pas persécutés, -n'eussent bientôt trouvé à brûler qu'eux-mêmes. Les Juifs manquaient -aux flammes, les protestants manquaient. L'Inquisition affamée -cherchait au loin, et jusqu'aux Pays-Bas. À chaque instant arrivait à -Anvers des dénonciations vagues, sans preuves, d'où? de l'Andalousie! -de l'inquisition de Séville!</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> Faut-il le dire pourtant? ce cancer exécrable qui rongeait -les os de l'Espagne, pour l'heure même, la rendait terrible. Philippe -II apparaissait comme un peu plus qu'un pape, comme représentant du -vrai catholicisme austère, vengeur, épurateur de la foi catholique, le +<p>Deux cancers le rongeaient: la vie noble, l'idée catholique. La +première desséchait l'industrie, méprisait le commerce, annulait +l'agriculture. La seconde multipliait les moines, étendait chaque jour +la police de l'Inquisition; mais peu à peu cette police rencontrait le +désert; tous, se faisant persécuteurs pour n'être pas persécutés, +n'eussent bientôt trouvé à brûler qu'eux-mêmes. Les Juifs manquaient +aux flammes, les protestants manquaient. L'Inquisition affamée +cherchait au loin, et jusqu'aux Pays-Bas. À chaque instant arrivait à +Anvers des dénonciations vagues, sans preuves, d'où? de l'Andalousie! +de l'inquisition de Séville!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> Faut-il le dire pourtant? ce cancer exécrable qui rongeait +les os de l'Espagne, pour l'heure même, la rendait terrible. Philippe +II apparaissait comme un peu plus qu'un pape, comme représentant du +vrai catholicisme austère, vengeur, épurateur de la foi catholique, le roi des flammes. Rome suivait de loin. Le duc d'Albe parle du pape comme de tout autre petit prince.</p> -<p>Contre la France divisée, contre l'Angleterre agitée, l'Espagne avait +<p>Contre la France divisée, contre l'Angleterre agitée, l'Espagne avait la force de sa grande attitude, n'ayant qu'un principe, et non deux. -Le jeune roi aussi, vivant renfermé, appliqué, toujours sur ses -papiers, mystérieux dans sa vie privée, correspondait à l'idée sombre +Le jeune roi aussi, vivant renfermé, appliqué, toujours sur ses +papiers, mystérieux dans sa vie privée, correspondait à l'idée sombre qu'on se faisait d'un monarque espagnol. Personne ne savait combien sa -nature forte, étroite, bigote et dure, sensuelle pourtant et cruelle, -allait se pervertir dans son épouvantable rôle.</p> +nature forte, étroite, bigote et dure, sensuelle pourtant et cruelle, +allait se pervertir dans son épouvantable rôle.</p> -<p>La France présentait un grand contraste avec l'Espagne. Ruinée -d'argent, il est vrai, elle surabondait de force. Une pléthore +<p>La France présentait un grand contraste avec l'Espagne. Ruinée +d'argent, il est vrai, elle surabondait de force. Une pléthore maladive se montrait dans la violence des partis. Certaines classes -s'étaient immensément multipliées, la noblesse et la bourgeoisie. Le -peuple s'était fort aguerri. Et, ce qui étonnait le plus, telle -qualité, étrangère à l'ancienne France, avait apparu tout à coup. -L'austérité, la gravité, la pureté des mœurs protestantes, -transformèrent plusieurs villes, même de l'aveu des catholiques. -Nombre de ceux-ci, dans la robe surtout, envièrent et imitèrent la -noblesse morale des réformés qu'ils haïssaient. S'ils n'en prirent la -pureté chrétienne, ils eurent du moins leur gravité, leur tenue, leur -persévérance.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> Le duc d'Albe pense lui-même qu'à ce moment la France était -très-redoutable: «Si les Français n'avaient eu tant d'affaires sur les -bras, si Votre Majesté n'avait prévenu leurs projets, il leur était -facile de se rendre maîtres de la chrétienté tout entière.» (Gr., +s'étaient immensément multipliées, la noblesse et la bourgeoisie. Le +peuple s'était fort aguerri. Et, ce qui étonnait le plus, telle +qualité, étrangère à l'ancienne France, avait apparu tout à coup. +L'austérité, la gravité, la pureté des mœurs protestantes, +transformèrent plusieurs villes, même de l'aveu des catholiques. +Nombre de ceux-ci, dans la robe surtout, envièrent et imitèrent la +noblesse morale des réformés qu'ils haïssaient. S'ils n'en prirent la +pureté chrétienne, ils eurent du moins leur gravité, leur tenue, leur +persévérance.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> Le duc d'Albe pense lui-même qu'à ce moment la France était +très-redoutable: «Si les Français n'avaient eu tant d'affaires sur les +bras, si Votre Majesté n'avait prévenu leurs projets, il leur était +facile de se rendre maîtres de la chrétienté tout entière.» (Gr., VII, 240.)</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> CHAPITRE XI<br> <span class="smaller">TERRORISME DES GUISES—LA RENAUDIE<br> 1560</span></h3> -<p>Les Guises, appuyés en France par Philippe II et ses rivaux en +<p>Les Guises, appuyés en France par Philippe II et ses rivaux en Angleterre, comme chefs du parti catholique, avaient double sujet -d'imiter l'Espagne, dans ses furies contre les hérétiques, de la +d'imiter l'Espagne, dans ses furies contre les hérétiques, de la surpasser, s'ils pouvaient.</p> -<p>Comment allait s'organiser la machine des persécutions?</p> - -<p>On l'a vue déjà sous deux formes, la police des curés, les sermons -sanguinaires des moines. L'énorme clientèle du clergé dans Paris, les -confréries marchandes qui lui étaient affiliées, les bandes d'écoliers -tonsurés, les frères de toute robe, surtout les Mendiants, enfin, et -plus que tout, l'infini des misères publiques, le grand troupeau des -pauvres assidus aux <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> églises, assiégeant les couvents, suivant -les prêtres distributeurs d'aumônes, tout cela, dis-je, rendait -possible la Terreur ecclésiastique.</p> - -<p>Force morale énorme, mais non moindre matériellement. Notre-Dame et -les grands abbés (Saint-Germain, Sainte-Geneviève, Saint-Martin, -etc.), nombre d'églises avaient juridictions, officiers, huissiers, -sergents et bedeaux. Tout cela appuyé du guet et du prévôt, d'autre -part soutenu des pauvres robustes à bâtons, c'était une cohue -redoutable. Qu'était-ce si le clergé, maître dans chaque paroisse, -avait fait appel aux bannières, à cette armée urbaine qui, dès le +<p>Comment allait s'organiser la machine des persécutions?</p> + +<p>On l'a vue déjà sous deux formes, la police des curés, les sermons +sanguinaires des moines. L'énorme clientèle du clergé dans Paris, les +confréries marchandes qui lui étaient affiliées, les bandes d'écoliers +tonsurés, les frères de toute robe, surtout les Mendiants, enfin, et +plus que tout, l'infini des misères publiques, le grand troupeau des +pauvres assidus aux <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> églises, assiégeant les couvents, suivant +les prêtres distributeurs d'aumônes, tout cela, dis-je, rendait +possible la Terreur ecclésiastique.</p> + +<p>Force morale énorme, mais non moindre matériellement. Notre-Dame et +les grands abbés (Saint-Germain, Sainte-Geneviève, Saint-Martin, +etc.), nombre d'églises avaient juridictions, officiers, huissiers, +sergents et bedeaux. Tout cela appuyé du guet et du prévôt, d'autre +part soutenu des pauvres robustes à bâtons, c'était une cohue +redoutable. Qu'était-ce si le clergé, maître dans chaque paroisse, +avait fait appel aux bannières, à cette armée urbaine qui, dès le temps de Charles VI, offrait un front de soixante mille hommes?</p> -<p>Dès août 1559, un mois ou deux à peine après la mort du roi, le +<p>Dès août 1559, un mois ou deux à peine après la mort du roi, le cardinal de Lorraine dressa ses batteries. Le personnel de ses acteurs se composait ainsi.</p> -<p>Il y avait un clerc du greffe, Freté, homme d'esprit et parleur -habile, qui faisait l'apôtre à merveille; on le mettait fréquemment au -cachot avec les prisonniers douteux. Ce comédien les gagnait, les -tentait, leur faisait désirer la couronne du martyre. Chose peu +<p>Il y avait un clerc du greffe, Freté, homme d'esprit et parleur +habile, qui faisait l'apôtre à merveille; on le mettait fréquemment au +cachot avec les prisonniers douteux. Ce comédien les gagnait, les +tentait, leur faisait désirer la couronne du martyre. Chose peu difficile, au reste; il suffisait de leur dire, comme faisait le -lieutenant criminel: «Si tu renies Jésus, il te reniera à son tour.»</p> +lieutenant criminel: «Si tu renies Jésus, il te reniera à son tour.»</p> <p>Il y avait encore un tailleur, Renard, homme nerveux, peureux, qui, -depuis l'horrible hiver de 1535, où l'on brûla tant d'hommes, vingt ou -trente ans durant, fut entre la peur et la foi. Il se fit, se défit, -se refit protestant. Quand la persécution revint, on lui dit que, -comme relaps, il était perdu. Effrayé, il se fit mener à +depuis l'horrible hiver de 1535, où l'on brûla tant d'hommes, vingt ou +trente ans durant, fut entre la peur et la foi. Il se fit, se défit, +se refit protestant. Quand la persécution revint, on lui dit que, +comme relaps, il était perdu. Effrayé, il se fit mener à l'inquisiteur de Mouchi, lui donna les noms <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> les adresses, -tout le détail des assemblées. En une fois il révéla toute l'Église.</p> - -<p>Son charitable conseiller, qui l'effraya et le mena, était un homme de -sac et de corde, un certain orfévre, Ruffange, ex-<i>surveillant</i> -d'assemblées protestantes, destitué pour s'être approprié l'argent des -pauvres. Sur l'espoir de la belle prime qu'on promettait (la moitié de -la confiscation!), il s'était fait délateur patenté. On aurait rougi -cependant de ne produire que lui. Il fallait des témoins.</p> - -<p>Deux apprentis avaient été menés par leurs maîtres aux assemblées. -Puis, fiers de ce secret, ne voulant plus rien faire, ils furent mis à -la porte. Leurs mères, fort irritées, les mènent à confesse, leur font -déclarer tout.</p> - -<p>L'inquisiteur et un parlementaire accueillent, caressent ces garçons, -les gardent avec eux, les font manger et boire. Les vauriens, tout à +tout le détail des assemblées. En une fois il révéla toute l'Église.</p> + +<p>Son charitable conseiller, qui l'effraya et le mena, était un homme de +sac et de corde, un certain orfévre, Ruffange, ex-<i>surveillant</i> +d'assemblées protestantes, destitué pour s'être approprié l'argent des +pauvres. Sur l'espoir de la belle prime qu'on promettait (la moitié de +la confiscation!), il s'était fait délateur patenté. On aurait rougi +cependant de ne produire que lui. Il fallait des témoins.</p> + +<p>Deux apprentis avaient été menés par leurs maîtres aux assemblées. +Puis, fiers de ce secret, ne voulant plus rien faire, ils furent mis à +la porte. Leurs mères, fort irritées, les mènent à confesse, leur font +déclarer tout.</p> + +<p>L'inquisiteur et un parlementaire accueillent, caressent ces garçons, +les gardent avec eux, les font manger et boire. Les vauriens, tout à coup importants, bien nourris, parlent tant qu'on veut, davantage. Les -assemblées infâmes, les orgies aux lumières éteintes, tout ce qu'on +assemblées infâmes, les orgies aux lumières éteintes, tout ce qu'on disait de sale, ils ont tout vu, tout fait.</p> -<p>Ayant ces témoins respectables, on ramasse des forces. Archers du -guet, sergents de la justice, bedeaux et porte-croix, on réunit le ban -et l'arrière-ban. On fond rue des Marais sur une hôtellerie. -L'assemblée y était nombreuse; quatre hommes tirent l'épée; sans -s'étonner de cette racaille de police, barrent la porte de leur corps, -donnent le temps aux autres d'échapper. À force de pousser, la foule -entra pourtant. Tout fut cruellement saccagé, les gens blessés, les -caves surtout pillées, les tonneaux éventrés; <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> une scène +<p>Ayant ces témoins respectables, on ramasse des forces. Archers du +guet, sergents de la justice, bedeaux et porte-croix, on réunit le ban +et l'arrière-ban. On fond rue des Marais sur une hôtellerie. +L'assemblée y était nombreuse; quatre hommes tirent l'épée; sans +s'étonner de cette racaille de police, barrent la porte de leur corps, +donnent le temps aux autres d'échapper. À force de pousser, la foule +entra pourtant. Tout fut cruellement saccagé, les gens blessés, les +caves surtout pillées, les tonneaux éventrés; <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> une scène hideuse d'ivresse, de sang et de pillage.</p> -<p>On passa à d'autres maisons, aux dénoncés, puis aux suspects. On ne -voyait que gens traînés, meubles en vente, butin emporté. La police ne -pillait pas seule. Derrière elle venaient les <i>glaneurs</i>, tout ce +<p>On passa à d'autres maisons, aux dénoncés, puis aux suspects. On ne +voyait que gens traînés, meubles en vente, butin emporté. La police ne +pillait pas seule. Derrière elle venaient les <i>glaneurs</i>, tout ce qu'il y avait de garnements dans la ville. Cela popularisait fort -l'exécution; le pauvre monde voyait bien qu'on ne perdait rien à -travailler pour Dieu. À chaque carrefour, des moines ou des abbés -crottés causaient et animaient les groupes. Et l'on voyait aussi aux -bornes de petits misérables qui étaient affamés et cherchaient leur -vie aux ordures; car personne n'osait leur donner: c'étaient les +l'exécution; le pauvre monde voyait bien qu'on ne perdait rien à +travailler pour Dieu. À chaque carrefour, des moines ou des abbés +crottés causaient et animaient les groupes. Et l'on voyait aussi aux +bornes de petits misérables qui étaient affamés et cherchaient leur +vie aux ordures; car personne n'osait leur donner: c'étaient les enfants protestants.</p> -<p>Les princes d'Allemagne en vain étaient intervenus, spécialement en -faveur de Dubourg, qui était encore à la Bastille. Ordre vint de -l'expédier. Tout appel épuisé, ses parents, à force d'argent, lui -avaient ménagé l'appel au pape. Il refusa et se laissa brûler. Ses -collègues, qui étaient ses juges, et qui brûlaient en lui les libertés -du Parlement, disaient: «Ce fut un juste; mais il a la loi contre -lui.»</p> +<p>Les princes d'Allemagne en vain étaient intervenus, spécialement en +faveur de Dubourg, qui était encore à la Bastille. Ordre vint de +l'expédier. Tout appel épuisé, ses parents, à force d'argent, lui +avaient ménagé l'appel au pape. Il refusa et se laissa brûler. Ses +collègues, qui étaient ses juges, et qui brûlaient en lui les libertés +du Parlement, disaient: «Ce fut un juste; mais il a la loi contre +lui.»</p> -<p>La justice s'étant suicidée elle-même, des libertés nouvelles -commencèrent dans Paris, celle surtout de battre les passants. À tous +<p>La justice s'étant suicidée elle-même, des libertés nouvelles +commencèrent dans Paris, celle surtout de battre les passants. À tous les coins des rues, aux meilleures maisons catholiques, on mettait des Vierges Maries devant lesquelles on marmottait. Ces marmotteurs ne -perdaient pas leur temps, ils arrêtaient les gens avec leurs boîtes ou -tirelires, où il fallait donner pour le luminaire de la bonne Vierge, -pour les messes qu'on lui dirait, pour les procès à faire aux -luthériens; <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> qui ne donnait, était battu. Mode excellente qui -alla s'étendant. On se mit, avec des bâtons, à promener ces boîtes de -maison en maison. Un refus désignait pour le meurtre et le pillage.</p> +perdaient pas leur temps, ils arrêtaient les gens avec leurs boîtes ou +tirelires, où il fallait donner pour le luminaire de la bonne Vierge, +pour les messes qu'on lui dirait, pour les procès à faire aux +luthériens; <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> qui ne donnait, était battu. Mode excellente qui +alla s'étendant. On se mit, avec des bâtons, à promener ces boîtes de +maison en maison. Un refus désignait pour le meurtre et le pillage.</p> <p>Cette Terreur dura tout l'hiver. Le cardinal triomphait tellement, -qu'il mena à grand bruit les deux apprentis à la cour, contant +qu'il mena à grand bruit les deux apprentis à la cour, contant cyniquement aux dames toutes les infamies protestantes. Le malheur -voulut cependant que, dans ce troupeau de moutons qu'on égorgeait -muets, il y eût un homme résolu, un certain avocat Trouillas, de la +voulut cependant que, dans ce troupeau de moutons qu'on égorgeait +muets, il y eût un homme résolu, un certain avocat Trouillas, de la place Maubert. Les deux vauriens parlaient fort des filles de -Trouillas et s'en vantaient. Le père, solennellement avec elles, alla -s'emprisonner, et exigea que la chose fût éclaircie. Les misérables, -confrontés, se coupèrent, s'embrouillèrent. Cette famille courageuse +Trouillas et s'en vantaient. Le père, solennellement avec elles, alla +s'emprisonner, et exigea que la chose fût éclaircie. Les misérables, +confrontés, se coupèrent, s'embrouillèrent. Cette famille courageuse couvrit la justice de honte.</p> <p>La protection publique cessant, le gouvernement s'affichant comme -gouvernement d'un parti, chacun était tenté de se protéger soi-même. -On lança édit sur édit pour défendre les armes, et on les enlevait de -vive force. Défense très-spéciale de voyager avec des pistolets. Ordre -de courir sus à qui en porte, et de crier sur lui: «Au traître! au -boute-feu!» Enjoint aux paysans de laisser leurs travaux, pour y -courir, de sonner le tocsin sur celui qui voyage armé.</p> - -<p>Une réaction était infaillible. Quels en seraient les chefs? Navarre? -Condé? l'amiral ou Montmorency? Celui-ci était poussé sans ménagement. -Guise n'était pas content d'avoir tiré de lui la charge de -grand-maître, et de son neveu le gouvernement de Picardie. <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> -Il faisait encore au vieux Montmorency un procès ruineux sur je ne -sais quelle terre. Tel était ce pouvoir, irritant, provocant sur le +gouvernement d'un parti, chacun était tenté de se protéger soi-même. +On lança édit sur édit pour défendre les armes, et on les enlevait de +vive force. Défense très-spéciale de voyager avec des pistolets. Ordre +de courir sus à qui en porte, et de crier sur lui: «Au traître! au +boute-feu!» Enjoint aux paysans de laisser leurs travaux, pour y +courir, de sonner le tocsin sur celui qui voyage armé.</p> + +<p>Une réaction était infaillible. Quels en seraient les chefs? Navarre? +Condé? l'amiral ou Montmorency? Celui-ci était poussé sans ménagement. +Guise n'était pas content d'avoir tiré de lui la charge de +grand-maître, et de son neveu le gouvernement de Picardie. <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> +Il faisait encore au vieux Montmorency un procès ruineux sur je ne +sais quelle terre. Tel était ce pouvoir, irritant, provocant sur le petit et sur le grand, tracassier, processif, menant de front deux -guerres, celle de force et celle de chicane, plaidant au Châtelet pour -un champ, pendant qu'à main armée il saisissait la monarchie.</p> +guerres, celle de force et celle de chicane, plaidant au Châtelet pour +un champ, pendant qu'à main armée il saisissait la monarchie.</p> <p>Ils pensaient, non sans vraisemblance, que le roi de Navarre d'une -part, Montmorency de l'autre, n'oseraient fâcher le roi d'Espagne, -dont le premier était l'humble client, l'autre le serviteur et -l'obligé.</p> - -<p>Condé, moins dépendant que son frère de l'Espagne, était chef naturel -de la révolution. On s'adressa à lui. Des hommes intrépides, de -fortune désespérée, s'offrirent, dirent que rien n'était plus facile, -qu'on ne nommerait pas même le prince, qu'il n'avait rien à faire qu'à -s'en aller princièrement jusqu'à la Loire, à Orléans, et là -d'attendre, qu'on ferait tout pour lui, qu'on enlèverait les Guises, +part, Montmorency de l'autre, n'oseraient fâcher le roi d'Espagne, +dont le premier était l'humble client, l'autre le serviteur et +l'obligé.</p> + +<p>Condé, moins dépendant que son frère de l'Espagne, était chef naturel +de la révolution. On s'adressa à lui. Des hommes intrépides, de +fortune désespérée, s'offrirent, dirent que rien n'était plus facile, +qu'on ne nommerait pas même le prince, qu'il n'avait rien à faire qu'à +s'en aller princièrement jusqu'à la Loire, à Orléans, et là +d'attendre, qu'on ferait tout pour lui, qu'on enlèverait les Guises, qu'on lui mettrait en main le roi et le royaume.</p> -<p>L'homme qui se faisait fort ainsi de transférer la France était un -gentilhomme du Périgord, le sire de la Renaudie, ruiné et diffamé pour -un procès. À tort ou à raison? il n'est aisé de l'éclaircir. Lui-même -contait ainsi la chose. Sa famille avait élevé et nourri un jeune et -savant homme, le greffier du Tillet; ce nourrisson, dès qu'il eut +<p>L'homme qui se faisait fort ainsi de transférer la France était un +gentilhomme du Périgord, le sire de la Renaudie, ruiné et diffamé pour +un procès. À tort ou à raison? il n'est aisé de l'éclaircir. Lui-même +contait ainsi la chose. Sa famille avait élevé et nourri un jeune et +savant homme, le greffier du Tillet; ce nourrisson, dès qu'il eut plumes et ailes, tourna du bec contre son nid; fort de sa position au -Parlement, il attaqua ses bienfaiteurs, leur fit procès, gagna. Ce +Parlement, il attaqua ses bienfaiteurs, leur fit procès, gagna. Ce n'est pas tout; il fit happer la Renaudie, comme ayant fait des -pièces fausses. Tout cela d'autant plus facile, <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> que du Tillet -s'était donné aux Guises, au cardinal de Lorraine, qui se servait de -lui. Un beau-frère de la Renaudie, messager du roi de Navarre, fut, -par ordre de François de Guise, mis à la torture à Vincennes, et -étranglé par le garrot, à la mode espagnole.</p> - -<p>La Renaudie, élargi, était passé en Suisse, avait vu les réfugiés à -Lausanne, à Genève, mis son épée aventurière à la disposition des -saints. La difficulté était de leur faire croire qu'il n'y avait pas -de révolte en tout cela. Les vrais révoltés, au contraire, disait-il, -les usurpateurs, c'étaient les Guises, qui tenaient le roi prisonnier. -On n'agissait que pour son bien, pour le remettre en liberté.</p> - -<p>Rien de plus innocent. Nul droit plus évident pour un peuple que -d'aller porter à son roi ses doléances. L'année dernière, on avait vu -les Écossais, d'un grand soulèvement pacifique, partir à la fois de +pièces fausses. Tout cela d'autant plus facile, <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> que du Tillet +s'était donné aux Guises, au cardinal de Lorraine, qui se servait de +lui. Un beau-frère de la Renaudie, messager du roi de Navarre, fut, +par ordre de François de Guise, mis à la torture à Vincennes, et +étranglé par le garrot, à la mode espagnole.</p> + +<p>La Renaudie, élargi, était passé en Suisse, avait vu les réfugiés à +Lausanne, à Genève, mis son épée aventurière à la disposition des +saints. La difficulté était de leur faire croire qu'il n'y avait pas +de révolte en tout cela. Les vrais révoltés, au contraire, disait-il, +les usurpateurs, c'étaient les Guises, qui tenaient le roi prisonnier. +On n'agissait que pour son bien, pour le remettre en liberté.</p> + +<p>Rien de plus innocent. Nul droit plus évident pour un peuple que +d'aller porter à son roi ses doléances. L'année dernière, on avait vu +les Écossais, d'un grand soulèvement pacifique, partir à la fois de toutes les villes, aller par cent mille et cent mille, faire leurs -remontrances à Stirling. La France allait en faire autant; -pacifiquement, mais tout entière, elle devait se diriger vers Blois. -Seulement, comme on pouvait prévoir que les Guises fermeraient la -porte, il n'était pas inutile d'avoir quelques centaines d'épées de +remontrances à Stirling. La France allait en faire autant; +pacifiquement, mais tout entière, elle devait se diriger vers Blois. +Seulement, comme on pouvait prévoir que les Guises fermeraient la +porte, il n'était pas inutile d'avoir quelques centaines d'épées de gentilshommes qui se chargeassent de l'ouvrir.</p> -<p>Les actes émanés des Guises, qui qualifièrent et frappèrent la -révolte, ne manquent pas, pour l'amoindrir, de la concentrer dans la -Renaudie et ceux qui armèrent avec lui. Ce qui est sûr, c'est qu'un -petit nombre de nobles, venus de toutes les provinces, se rallièrent à -lui à Nantes, et s'engagèrent pour eux et leurs amis. Voilà ce qu'on +<p>Les actes émanés des Guises, qui qualifièrent et frappèrent la +révolte, ne manquent pas, pour l'amoindrir, de la concentrer dans la +Renaudie et ceux qui armèrent avec lui. Ce qui est sûr, c'est qu'un +petit nombre de nobles, venus de toutes les provinces, se rallièrent à +lui à Nantes, et s'engagèrent pour eux et leurs amis. Voilà ce qu'on appelle conjuration d'Amboise <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> ou conjuration de la Renaudie. -Les histoires postérieures, écrites longtemps après sous Henri IV, les -de Thou, les Matthieu, pour abréger ou simplifier, unifient, -concentrent et précisent, écartent nombre de circonstances, réduisent -une grande révolution à un petit mouvement. Les modernes encore plus. +Les histoires postérieures, écrites longtemps après sous Henri IV, les +de Thou, les Matthieu, pour abréger ou simplifier, unifient, +concentrent et précisent, écartent nombre de circonstances, réduisent +une grande révolution à un petit mouvement. Les modernes encore plus. L'un d'eux, sans preuve, raison ni vraisemblance, suppose une -assemblée en règle de tout le parti protestant, et présidée par +assemblée en règle de tout le parti protestant, et présidée par Coligny!</p> -<p>Tenons-nous-en aux récits du temps même, rétablissons les -circonstances qu'on a cru pouvoir écarter. La révolution reparaît ce -que le seul bon sens devait faire présumer, immense, infiniment -diverse, mais absolument spontanée.</p> +<p>Tenons-nous-en aux récits du temps même, rétablissons les +circonstances qu'on a cru pouvoir écarter. La révolution reparaît ce +que le seul bon sens devait faire présumer, immense, infiniment +diverse, mais absolument spontanée.</p> -<p>L'équivoque de la Renaudie ne trompait que ceux qui voulaient l'être. +<p>L'équivoque de la Renaudie ne trompait que ceux qui voulaient l'être. On devinait parfaitement qu'un homme comme le duc de Guise ne serait -pas aisément enlevé, qu'il y aurait un rude combat. Et l'on sentait +pas aisément enlevé, qu'il y aurait un rude combat. Et l'on sentait aussi qu'aller en armes arracher au roi ses premiers serviteurs, ses -oncles (par sa femme), le délivrer des Guises pour l'assujettir à -Condé, ce n'était pas précisément un acte d'obéissance.</p> +oncles (par sa femme), le délivrer des Guises pour l'assujettir à +Condé, ce n'était pas précisément un acte d'obéissance.</p> <p>Rien n'indique que les ministres protestants y aient pris la moindre -part. Ils recevaient encore le mot d'ordre de Genève, et Genève -condamna cet événement.</p> - -<p>Beaucoup de Français s'abstinrent de même par loyauté et fidélité -monarchique. Ils auraient cru entacher leur honneur. Au moment où le -roi d'Espagne venait de s'engager à protéger le petit roi, une telle -prise d'armes pouvait donner prétexte à l'invasion espagnole.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Enfin, chose très-grave, de grands mouvements populaires -avaient lieu en Normandie, d'un caractère anarchique et sinistre, -absolument étranger et contraire à l'influence de Genève. Un maître -d'école de Rouen prêchait la résistance à main armée, non pas la nuit -dans quelque cave, mais le jour en plein champ, à un peuple +part. Ils recevaient encore le mot d'ordre de Genève, et Genève +condamna cet événement.</p> + +<p>Beaucoup de Français s'abstinrent de même par loyauté et fidélité +monarchique. Ils auraient cru entacher leur honneur. Au moment où le +roi d'Espagne venait de s'engager à protéger le petit roi, une telle +prise d'armes pouvait donner prétexte à l'invasion espagnole.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Enfin, chose très-grave, de grands mouvements populaires +avaient lieu en Normandie, d'un caractère anarchique et sinistre, +absolument étranger et contraire à l'influence de Genève. Un maître +d'école de Rouen prêchait la résistance à main armée, non pas la nuit +dans quelque cave, mais le jour en plein champ, à un peuple innombrable. Cet homme, dont les protestants parlent avec horreur et -qu'ils flétrissent du nom d'anabaptiste, rappelait les prophètes de -Munster par son illuminisme, ses visions, ses révélations. L'Esprit le -saisissait quand il planait sur cette foule. Il luttait, se débattait -contre, écumait, se tordait. Enfin l'Esprit était vainqueur, le -torrent débordait en brûlantes paroles qui toutes ne prêchaient que -l'épée.</p> - -<p>Cette génération, élevée dans la terreur de la tragédie de Munster et +qu'ils flétrissent du nom d'anabaptiste, rappelait les prophètes de +Munster par son illuminisme, ses visions, ses révélations. L'Esprit le +saisissait quand il planait sur cette foule. Il luttait, se débattait +contre, écumait, se tordait. Enfin l'Esprit était vainqueur, le +torrent débordait en brûlantes paroles qui toutes ne prêchaient que +l'épée.</p> + +<p>Cette génération, élevée dans la terreur de la tragédie de Munster et dans la plus profonde antipathie pour l'anabaptisme, avait d'autant -plus d'éloignement pour toute résistance armée. Il fallut des -circonstances inouïes, les plus cruellement provocantes, pour l'amener -à la guerre civile. Aussi l'on ne voit pas que beaucoup de gens aient -armé. La grande foule qui se mit en mouvement, partit sur ce mot -d'ordre qu'on répandit: <i>Aller se plaindre au roi</i>. Elle partit sans +plus d'éloignement pour toute résistance armée. Il fallut des +circonstances inouïes, les plus cruellement provocantes, pour l'amener +à la guerre civile. Aussi l'on ne voit pas que beaucoup de gens aient +armé. La grande foule qui se mit en mouvement, partit sur ce mot +d'ordre qu'on répandit: <i>Aller se plaindre au roi</i>. Elle partit sans armes, innocente et confiante, de toutes les provinces, croyant uniquement appuyer une remontrance sur le gouvernement des <i>Lorrains</i> -et l'usurpation <i>étrangère</i>, en faveur des princes du sang, du droit -national, de l'autorité légitime. Dans une chose tellement licite, il -n'y eut ni crainte, ni précaution, ni mystère. Toutes les routes se -couvrirent de gens qui marchaient vers la <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> Loire, sans être -affiliés à la conjuration, probablement sans savoir même le nom +et l'usurpation <i>étrangère</i>, en faveur des princes du sang, du droit +national, de l'autorité légitime. Dans une chose tellement licite, il +n'y eut ni crainte, ni précaution, ni mystère. Toutes les routes se +couvrirent de gens qui marchaient vers la <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> Loire, sans être +affiliés à la conjuration, probablement sans savoir même le nom parfaitement obscur de la Renaudie.</p> -<p>Notez que, dans ceux même qui armèrent et furent pris, il n'y a aucun -nom connu. Le plus considérable est un baron de Castelnau, apparenté à -quelques grandes familles. Du reste, aucun seigneur. C'étaient, en -tout, quelques centaines de petits gentilshommes, étrangers à la haute -noblesse, et non moins inconnus à la grande foule populaire qui allait +<p>Notez que, dans ceux même qui armèrent et furent pris, il n'y a aucun +nom connu. Le plus considérable est un baron de Castelnau, apparenté à +quelques grandes familles. Du reste, aucun seigneur. C'étaient, en +tout, quelques centaines de petits gentilshommes, étrangers à la haute +noblesse, et non moins inconnus à la grande foule populaire qui allait se plaindre au roi.</p> -<p>Ce qu'il y avait de considérable parmi les nobles délaissait les -Guises et la cour dans une grande solitude, et s'était tout d'abord -groupé autour des Montmorency et des Châtillon. Toute la crainte des -Guises, qui furent de très-bonne heure avertis du mouvement, c'était -que les trois Châtillon, l'amiral Coligny, le cardinal Odet et -Dandelot, n'en prissent la conduite. De quoi ils étaient -très-éloignés, et comme neveux du connétable, et comme loyaux sujets, -enfin comme chrétiens protestants, encore très-soumis à Genève, fort -éloignés des doctrines hardies de Knox et du <i>covenant</i> écossais. Ils +<p>Ce qu'il y avait de considérable parmi les nobles délaissait les +Guises et la cour dans une grande solitude, et s'était tout d'abord +groupé autour des Montmorency et des Châtillon. Toute la crainte des +Guises, qui furent de très-bonne heure avertis du mouvement, c'était +que les trois Châtillon, l'amiral Coligny, le cardinal Odet et +Dandelot, n'en prissent la conduite. De quoi ils étaient +très-éloignés, et comme neveux du connétable, et comme loyaux sujets, +enfin comme chrétiens protestants, encore très-soumis à Genève, fort +éloignés des doctrines hardies de Knox et du <i>covenant</i> écossais. Ils ne voyaient pas clair dans ce grand mouvement anonyme d'une foule -mêlée, encore moins dans cette ténébreuse chevauchée d'un homme mal -noté, qui, avec un parti de petite noblesse, avait aussi embauché -quelques reîtres, nouvellement licenciés.</p> - -<p>La Renaudie était venu à Paris, sans nul doute pour tâter les -ministres réformés, qui y avaient déjà un centre. Tout indique qu'il -échoua. L'affaire eût été bien autrement organisée, harmonique et -d'ensemble, <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> s'il eût eu l'appui des églises qu'on venait de -constituer. N'ayant Genève, il n'eut Paris. Il dut manquer la France.</p> - -<p>À Paris, il logeait au faubourg Saint-Germain, dans la maison garnie -que tenait un certain avocat Avenelles. Cet homme, à qui on put cacher -la chose, y entra, puis s'en effraya et dit tout à Millet, secrétaire -du duc de Guise (qui a compilé ses Mémoires). Millet leur mena -Avenelles. Ils étaient déjà avertis, surtout d'Espagne. Ils virent que -la chose était sérieuse, et se jetèrent, avec le roi, au fort château +mêlée, encore moins dans cette ténébreuse chevauchée d'un homme mal +noté, qui, avec un parti de petite noblesse, avait aussi embauché +quelques reîtres, nouvellement licenciés.</p> + +<p>La Renaudie était venu à Paris, sans nul doute pour tâter les +ministres réformés, qui y avaient déjà un centre. Tout indique qu'il +échoua. L'affaire eût été bien autrement organisée, harmonique et +d'ensemble, <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> s'il eût eu l'appui des églises qu'on venait de +constituer. N'ayant Genève, il n'eut Paris. Il dut manquer la France.</p> + +<p>À Paris, il logeait au faubourg Saint-Germain, dans la maison garnie +que tenait un certain avocat Avenelles. Cet homme, à qui on put cacher +la chose, y entra, puis s'en effraya et dit tout à Millet, secrétaire +du duc de Guise (qui a compilé ses Mémoires). Millet leur mena +Avenelles. Ils étaient déjà avertis, surtout d'Espagne. Ils virent que +la chose était sérieuse, et se jetèrent, avec le roi, au fort château d'Amboise.</p> -<p>Là, ni troupes ni munitions dans le château. La ville même d'Amboise -pleine de protestants. La grande ville voisine, Tours, indifférente ou -hostile. La nécessité d'attendre que le secours leur vint de Paris, de -cinquante ou soixante lieues. Si la Renaudie eût agi seul, et fût venu +<p>Là , ni troupes ni munitions dans le château. La ville même d'Amboise +pleine de protestants. La grande ville voisine, Tours, indifférente ou +hostile. La nécessité d'attendre que le secours leur vint de Paris, de +cinquante ou soixante lieues. Si la Renaudie eût agi seul, et fût venu d'une seule course avec deux ou trois cents chevaux, il prenait le -renard au gîte. Il aurait eu la ville sans coup férir, et le château, -sans vivres ni poudre, eût été obligé de traiter au bout de deux +renard au gîte. Il aurait eu la ville sans coup férir, et le château, +sans vivres ni poudre, eût été obligé de traiter au bout de deux jours.</p> -<p>Mais l'assemblée de Nantes, peu confiante pour la Renaudie, lui avait -donné un conseil de six personnes qui l'obligèrent d'agir <i>avec +<p>Mais l'assemblée de Nantes, peu confiante pour la Renaudie, lui avait +donné un conseil de six personnes qui l'obligèrent d'agir <i>avec prudence</i>, autrement dit de manquer tout. On s'attendit les uns les -autres; on voulut agir en cadence avec <i>le chef muet</i> (Condé); on -attendit peut-être ce que feraient les Châtillon.</p> +autres; on voulut agir en cadence avec <i>le chef muet</i> (Condé); on +attendit peut-être ce que feraient les Châtillon.</p> -<p>Les Guises étaient perdus sans l'incroyable chance qu'ils eurent de -voir leurs ennemis, les Châtillon, Condé, se mettre dans Amboise avec -eux, déconcerter l'attaque, paraissant être pour les Guises, et, par -leur <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> seule présence, manifestant la discorde morale et -l'impuissance de la révolution.</p> +<p>Les Guises étaient perdus sans l'incroyable chance qu'ils eurent de +voir leurs ennemis, les Châtillon, Condé, se mettre dans Amboise avec +eux, déconcerter l'attaque, paraissant être pour les Guises, et, par +leur <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> seule présence, manifestant la discorde morale et +l'impuissance de la révolution.</p> <p>Nous l'avons dit: l'opposition protestante, et toute opposition alors, -était brisée d'avance par son incertitude sur la question capitale: -<i>Faut-il obéir aux puissances injustes?</i> Oui, répond le Christianisme. -Non, répond la Révolution.</p> +était brisée d'avance par son incertitude sur la question capitale: +<i>Faut-il obéir aux puissances injustes?</i> Oui, répond le Christianisme. +Non, répond la Révolution.</p> -<p>Les Guises n'ignoraient pas que Coligny était chrétien, et chrétien de -Genève; donc, qu'il obéirait. Ils n'hésitèrent pas à l'appeler.</p> +<p>Les Guises n'ignoraient pas que Coligny était chrétien, et chrétien de +Genève; donc, qu'il obéirait. Ils n'hésitèrent pas à l'appeler.</p> -<p>Ils lui firent écrire par la reine mère que nos troupes étaient -assiégées en Écosse, qu'il fallait aller à leur secours, forcer le -passage à travers les vaisseaux anglais, que le roi voulait s'entendre -avec eux. À l'instant même, les trois frères arrivèrent, Coligny, +<p>Ils lui firent écrire par la reine mère que nos troupes étaient +assiégées en Écosse, qu'il fallait aller à leur secours, forcer le +passage à travers les vaisseaux anglais, que le roi voulait s'entendre +avec eux. À l'instant même, les trois frères arrivèrent, Coligny, Dandelot, Odet le cardinal. Ils ne virent que la France et ils -sauvèrent leurs ennemis.</p> +sauvèrent leurs ennemis.</p> -<p>La présence du cardinal de Châtillon, inutile pour la question de -guerre, indique assez que les trois frères espéraient profiter de -cette crise pour la cause de la liberté religieuse.</p> +<p>La présence du cardinal de Châtillon, inutile pour la question de +guerre, indique assez que les trois frères espéraient profiter de +cette crise pour la cause de la liberté religieuse.</p> -<p>En effet, à peine arrivés (fin février), on les caresse, on les -entoure, on leur demande ce qu'il faut faire. Ils répondent en deux -mots: <i>Amnistie, liberté</i>. À quoi on leur dit qu'on a peur d'irriter -le parti contraire. On réduit la concession à un acte bâtard qui -amnistie le passé pour ceux qui se repentent et changent. Mais on -excepte <i>ceux qui conspirent sous prétexte de religion</i>. On excepte -les <i>ministres</i> mêmes. On met au bas de l'acte les noms des membres du -conseil, spécialement les Châtillon.</p> +<p>En effet, à peine arrivés (fin février), on les caresse, on les +entoure, on leur demande ce qu'il faut faire. Ils répondent en deux +mots: <i>Amnistie, liberté</i>. À quoi on leur dit qu'on a peur d'irriter +le parti contraire. On réduit la concession à un acte bâtard qui +amnistie le passé pour ceux qui se repentent et changent. Mais on +excepte <i>ceux qui conspirent sous prétexte de religion</i>. On excepte +les <i>ministres</i> mêmes. On met au bas de l'acte les noms des membres du +conseil, spécialement les Châtillon.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> Coup terrible pour la Renaudie. Mais un autre lui vient plus fort.</p> -<p>Condé venait lentement entre Orléans et Blois. Un lieutenant des -Guises qui allait à Paris le rencontre, lui dit avec une légèreté -méprisante qu'on sait tout, qu'on n'en tient grand compte. Le prince -perd la tête; il sent le ridicule de sa situation; il voit qu'on se +<p>Condé venait lentement entre Orléans et Blois. Un lieutenant des +Guises qui allait à Paris le rencontre, lui dit avec une légèreté +méprisante qu'on sait tout, qu'on n'en tient grand compte. Le prince +perd la tête; il sent le ridicule de sa situation; il voit qu'on se rira de lui, qu'on chansonnera sa prudence. Et, pour se montrer brave, il va se jeter dans Amboise.</p> -<p>Les Guises, surpris de leur bonne fortune, traitent cet étourdi avec -le mépris qu'il mérite. Ils sentent que, par lui, ils seront +<p>Les Guises, surpris de leur bonne fortune, traitent cet étourdi avec +le mépris qu'il mérite. Ils sentent que, par lui, ils seront vainqueurs sans combat.</p> -<p>Forts dès lors, ils écrivent au roi de Navarre, lui font peur de -l'Espagne, mettent sa pauvre tête dans un tel ébranlement, qu'il -rassemble des forces, surprend et taille en pièces trois mille hommes +<p>Forts dès lors, ils écrivent au roi de Navarre, lui font peur de +l'Espagne, mettent sa pauvre tête dans un tel ébranlement, qu'il +rassemble des forces, surprend et taille en pièces trois mille hommes de son parti; il se lave dans le sang des siens.</p> -<p>La Renaudie était un homme peu ordinaire. La duperie des Châtillon, -l'insigne étourderie de Condé, la complète connaissance que les Guises -ont de son plan, rien ne peut lui faire lâcher prise. Il se tient à +<p>La Renaudie était un homme peu ordinaire. La duperie des Châtillon, +l'insigne étourderie de Condé, la complète connaissance que les Guises +ont de son plan, rien ne peut lui faire lâcher prise. Il se tient à six lieues d'Amboise. Il sait parfaitement que les Guises n'ont encore que cinq ou six cents hommes, qu'ils ne les emploient au dehors qu'en -dégarnissant le château.</p> +dégarnissant le château.</p> -<p>Ayant dans la ville d'Amboise une centaine de réformés, cet homme -d'indomptable courage se tient prêt à frapper un coup.</p> +<p>Ayant dans la ville d'Amboise une centaine de réformés, cet homme +d'indomptable courage se tient prêt à frapper un coup.</p> -<p>Le parti, malheureusement, lui avait donné des lieutenants qui lui +<p>Le parti, malheureusement, lui avait donné des lieutenants qui lui ressemblaient peu. L'un d'eux, baron de Castelnau, homme de haute -noblesse, de science et de grande piété, conduisait une petite bande -du Périgord. <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> Assiégé dans une maison par le duc de Nemours et -cinq cents cavaliers, il parvint cependant à faire avertir la -Renaudie. C'était justement l'occasion que celui-ci attendait. Il -calcula que si Castelnau résistait, il trouverait les Guises à peu -près désarmés. Au grand galop il courut vers Amboise. Trop tard. Il -sut en route que Castelnau avait parlementé, que, Nemours lui donnant -sa parole de prince <i>de le mener au roi</i> sans qu'il lui arrivât mal, -<i>de lui faire donner audience</i>, le bonhomme l'avait remercié de lui -procurer sans combat un tel excès d'honneur. Inutile d'ajouter que la -parole de prince, l'honneur, l'audience royale, se résumèrent en une -cave où il fut jeté en attendant qu'on l'étranglât.</p> - -<p>La Renaudie fut tué, peu après, dans une obscure rencontre. Mais les -Guises purent voir que sa mort ne finissait rien. Ces hommes obstinés, -intrépides, arrivaient toujours et toujours pour se faire tuer. On en -trouvait tout autour dans les bois. Amenés, ils ne paraissaient pas +noblesse, de science et de grande piété, conduisait une petite bande +du Périgord. <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> Assiégé dans une maison par le duc de Nemours et +cinq cents cavaliers, il parvint cependant à faire avertir la +Renaudie. C'était justement l'occasion que celui-ci attendait. Il +calcula que si Castelnau résistait, il trouverait les Guises à peu +près désarmés. Au grand galop il courut vers Amboise. Trop tard. Il +sut en route que Castelnau avait parlementé, que, Nemours lui donnant +sa parole de prince <i>de le mener au roi</i> sans qu'il lui arrivât mal, +<i>de lui faire donner audience</i>, le bonhomme l'avait remercié de lui +procurer sans combat un tel excès d'honneur. Inutile d'ajouter que la +parole de prince, l'honneur, l'audience royale, se résumèrent en une +cave où il fut jeté en attendant qu'on l'étranglât.</p> + +<p>La Renaudie fut tué, peu après, dans une obscure rencontre. Mais les +Guises purent voir que sa mort ne finissait rien. Ces hommes obstinés, +intrépides, arrivaient toujours et toujours pour se faire tuer. On en +trouvait tout autour dans les bois. Amenés, ils ne paraissaient pas dans une humble attitude de captifs, mais parlaient franchement, tout -haut et menaçants, disant sans détour qu'ils venaient uniquement pour -chasser les Guises. On pouvait les tuer, non leur ôter leur espoir, -tant ils étaient sûrs de leur cause et de la justice de Dieu. Au -milieu même du triomphe des Guises, il y eut encore un gentilhomme +haut et menaçants, disant sans détour qu'ils venaient uniquement pour +chasser les Guises. On pouvait les tuer, non leur ôter leur espoir, +tant ils étaient sûrs de leur cause et de la justice de Dieu. Au +milieu même du triomphe des Guises, il y eut encore un gentilhomme d'un si aventureux courage, qu'il faillit enlever la ville sous leurs -yeux, et que, sans un malentendu, la chose eût encore réussi.</p> +yeux, et que, sans un malentendu, la chose eût encore réussi.</p> -<p>Cette obstination jeta Guise dans un sauvage désespoir. Il jugea fort -bien dès ce jour qu'il périrait par ce <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> parti: «Du moins je +<p>Cette obstination jeta Guise dans un sauvage désespoir. Il jugea fort +bien dès ce jour qu'il périrait par ce <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> parti: «Du moins je vengerai ma mort, dit-il, je jouerai quitte ou double; j'en tuerai -tant qu'il en sera mémoire.—Attendez donc au moins, dit le chancelier -Ollivier, que vous ayez les chefs.» Mais il ne voulut rien attendre. -Il se donna à lui-même (17 mars) des lettres royales qui le firent -lieutenant du roi pour les faire mourir <i>sans forme de procès</i>. Il -avait mis au bas: <i>De l'avis du conseil</i>, qu'il n'avait daigné +tant qu'il en sera mémoire.—Attendez donc au moins, dit le chancelier +Ollivier, que vous ayez les chefs.» Mais il ne voulut rien attendre. +Il se donna à lui-même (17 mars) des lettres royales qui le firent +lieutenant du roi pour les faire mourir <i>sans forme de procès</i>. Il +avait mis au bas: <i>De l'avis du conseil</i>, qu'il n'avait daigné consulter.</p> -<p>Le mouvement était si vaste et si universel, qu'on dédaignait ou +<p>Le mouvement était si vaste et si universel, qu'on dédaignait ou ignorait (dans les provinces lointaines) la Terreur de la Loire.</p> -<p>En Berry, en Guyenne, des soulèvements commençaient. En Provence, -trois mille hommes armés forçaient la ville d'Aix pour délivrer un -prisonnier. Dans le Dauphiné même, dont Guise était le gouverneur, les -protestants s'inquiétèrent si peu de l'échec de la Renaudie, qu'ils -prirent ce moment même pour occuper une église de moines, en faire un -temple. Le danger était plus grand à Rouen, où l'anabaptisme se -prêchait hardiment aux grandes foules d'ouvriers, bravant également et -les catholiques impuissants et les protestants dépassés.</p> - -<p>Nul doute que cette situation n'intimidât et ne paralysât les -Châtillon. On les retint d'autant mieux à Amboise à attendre les +<p>En Berry, en Guyenne, des soulèvements commençaient. En Provence, +trois mille hommes armés forçaient la ville d'Aix pour délivrer un +prisonnier. Dans le Dauphiné même, dont Guise était le gouverneur, les +protestants s'inquiétèrent si peu de l'échec de la Renaudie, qu'ils +prirent ce moment même pour occuper une église de moines, en faire un +temple. Le danger était plus grand à Rouen, où l'anabaptisme se +prêchait hardiment aux grandes foules d'ouvriers, bravant également et +les catholiques impuissants et les protestants dépassés.</p> + +<p>Nul doute que cette situation n'intimidât et ne paralysât les +Châtillon. On les retint d'autant mieux à Amboise à attendre les vieilles bandes qui allaient venir, disait-on, et s'embarquer avec eux -pour l'Écosse. Dandelot écrit dans ce sens à son oncle le connétable -(26 mars 1560). Il espère qu'on étouffera <i>ces mauvaises et -pernicieuses volontés</i>; l'exécution des prisonniers <i>continue tous les -jours</i>. Il n'en écrit pas davantage.</p> +pour l'Écosse. Dandelot écrit dans ce sens à son oncle le connétable +(26 mars 1560). Il espère qu'on étouffera <i>ces mauvaises et +pernicieuses volontés</i>; l'exécution des prisonniers <i>continue tous les +jours</i>. Il n'en écrit pas davantage.</p> -<p>Exécutions sans procès et sans preuves. On ne put <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> jamais -rien tirer des prisonniers que parfait dévouement au roi. La situation +<p>Exécutions sans procès et sans preuves. On ne put <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> jamais +rien tirer des prisonniers que parfait dévouement au roi. La situation du chancelier Ollivier qui les interrogeait, les trouvait innocents et -les voyait périr, était épouvantable, pleine d'horreur et d'infamie. -Cet homme éclairé, modéré, au bout d'une carrière honorable, marquée -par des réformes utiles, se laissait traîner par les Guises, abîmer -dans la boue, dans la damnation. Ses prisonniers étaient ses juges et -le tenaient sur la sellette. L'un d'eux (c'était le baron de -Castelnau), à qui Ollivier demandait où il était devenu si savant, lui -répondit: «Chez vous, par vos exhortations, quand vous me disiez -d'aller à Genève, quand je vous vis pleurer votre faiblesse pour le -massacre des Vaudois, et que vous sentîtes dès lors que vous étiez -rejeté de Dieu.»</p> - -<p>Un autre, un orfévre, nommé Picard, alla plus loin. Il lui défila -toute sa vie, lui rappela combien de fois il lui avait porté des -livres protestants et révéla son intime intérieur. Le chancelier, -comme un homme blessé et chancelant, faisait le brave encore. Il -menaçait un jeune homme de le faire pendre. «Pendre! dit celui-ci, -cela est bien aisé à dire. Si l'on vous eût pendu lorsque vous l'avez -mérité, vous seriez sec depuis trente ans. Rappelez-vous qu'étant -écolier à Poitiers vous tuâtes méchamment un camarade, si bien que -votre père depuis ne voulut plus vous voir. Et rappelez vous aussi -que, pour ce meurtre vous avez laissé pendre votre ami Arquinvilliers -à la place Maubert.»—Cette révélation d'un crime si longtemps ignoré, -qui lui éclatait tout à coup, fut une lame qui lui perça le cœur. -Il ne contredit pas, et resta là anéanti. On le <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> prit, on le -porta à son lit. Et le vieillard débile, devenant frénétique, se mit à -battre son lit plus fort que n'eût fait un jeune homme. Tout le monde -était épouvanté. Le cardinal de Lorraine y alla, pour que du moins il -mourût décemment. Mais Ollivier ne put le voir. Il s'écria: «Ah! -cardinal, par toi, nous voilà tous damnés.—Mon frère, dit le prélat, -résistez au malin esprit.—Bien dit! bien rencontré!» dit l'autre avec +les voyait périr, était épouvantable, pleine d'horreur et d'infamie. +Cet homme éclairé, modéré, au bout d'une carrière honorable, marquée +par des réformes utiles, se laissait traîner par les Guises, abîmer +dans la boue, dans la damnation. Ses prisonniers étaient ses juges et +le tenaient sur la sellette. L'un d'eux (c'était le baron de +Castelnau), à qui Ollivier demandait où il était devenu si savant, lui +répondit: «Chez vous, par vos exhortations, quand vous me disiez +d'aller à Genève, quand je vous vis pleurer votre faiblesse pour le +massacre des Vaudois, et que vous sentîtes dès lors que vous étiez +rejeté de Dieu.»</p> + +<p>Un autre, un orfévre, nommé Picard, alla plus loin. Il lui défila +toute sa vie, lui rappela combien de fois il lui avait porté des +livres protestants et révéla son intime intérieur. Le chancelier, +comme un homme blessé et chancelant, faisait le brave encore. Il +menaçait un jeune homme de le faire pendre. «Pendre! dit celui-ci, +cela est bien aisé à dire. Si l'on vous eût pendu lorsque vous l'avez +mérité, vous seriez sec depuis trente ans. Rappelez-vous qu'étant +écolier à Poitiers vous tuâtes méchamment un camarade, si bien que +votre père depuis ne voulut plus vous voir. Et rappelez vous aussi +que, pour ce meurtre vous avez laissé pendre votre ami Arquinvilliers +à la place Maubert.»—Cette révélation d'un crime si longtemps ignoré, +qui lui éclatait tout à coup, fut une lame qui lui perça le cœur. +Il ne contredit pas, et resta là anéanti. On le <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> prit, on le +porta à son lit. Et le vieillard débile, devenant frénétique, se mit à +battre son lit plus fort que n'eût fait un jeune homme. Tout le monde +était épouvanté. Le cardinal de Lorraine y alla, pour que du moins il +mourût décemment. Mais Ollivier ne put le voir. Il s'écria: «Ah! +cardinal, par toi, nous voilà tous damnés.—Mon frère, dit le prélat, +résistez au malin esprit.—Bien dit! bien rencontré!» dit l'autre avec un rire horrible. Il tourna le dos, et mourut.</p> -<p>Quand le duc de Guise le sut, il fut exaspéré de l'audace du mourant -qui damnait un homme comme lui. «Damnés! damnés! s'écriait-il, tirant +<p>Quand le duc de Guise le sut, il fut exaspéré de l'audace du mourant +qui damnait un homme comme lui. «Damnés! damnés! s'écriait-il, tirant sa barbe rousse. Il en a menti, le vilain!... Il est mort comme un -chien, qu'on me le jette à la voirie!»</p> +chien, qu'on me le jette à la voirie!»</p> -<p>Cette certitude qu'il avait d'être tué tôt ou tard le rendait -très-féroce. Castelnau, ayant longuement disputé de la foi avec le -cardinal, lui fit accepter quelque chose, et il en prenait à témoin le -duc: «Eh! que m'importe à moi? dit celui-ci. Qu'ai-je à faire de ta -religion? mon métier n'est pas de parler, mais de couper des -têtes.—Mot indigne d'un prince!» dit courageusement le martyr.</p> +<p>Cette certitude qu'il avait d'être tué tôt ou tard le rendait +très-féroce. Castelnau, ayant longuement disputé de la foi avec le +cardinal, lui fit accepter quelque chose, et il en prenait à témoin le +duc: «Eh! que m'importe à moi? dit celui-ci. Qu'ai-je à faire de ta +religion? mon métier n'est pas de parler, mais de couper des +têtes.—Mot indigne d'un prince!» dit courageusement le martyr.</p> -<p>Les femmes et les enfants étaient menés, après souper, voir les -exécutions. Les petits frères du roi s'y habituaient et finirent par +<p>Les femmes et les enfants étaient menés, après souper, voir les +exécutions. Les petits frères du roi s'y habituaient et finirent par en rire.</p> -<p>Les dames avaient pitié dans le commencement. La duchesse de Guise, -qu'on traîna pour voir ce spectacle, rentra éperdue chez la reine -mère. «Qu'avez-vous? lui dit celle-ci.—Ce que j'ai? Ah! madame! je -viens de voir la plus piteuse tragédie, le sang innocent répandu, les -bons sujets du roi à mort... Comment douter <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> qu'un grand -malheur ne frappe bientôt notre maison!»</p> - -<p>Personne ne fut exempt de cette complicité des yeux. On exigea de -Condé même qu'il regardât par la fenêtre, qu'il vît mourir ceux qui -mouraient pour lui. On l'y traîna, pour ainsi dire. À ce dernier degré -de honte, mordu au cœur, il s'écria: «Je comprends bien pourquoi on +<p>Les dames avaient pitié dans le commencement. La duchesse de Guise, +qu'on traîna pour voir ce spectacle, rentra éperdue chez la reine +mère. «Qu'avez-vous? lui dit celle-ci.—Ce que j'ai? Ah! madame! je +viens de voir la plus piteuse tragédie, le sang innocent répandu, les +bons sujets du roi à mort... Comment douter <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> qu'un grand +malheur ne frappe bientôt notre maison!»</p> + +<p>Personne ne fut exempt de cette complicité des yeux. On exigea de +Condé même qu'il regardât par la fenêtre, qu'il vît mourir ceux qui +mouraient pour lui. On l'y traîna, pour ainsi dire. À ce dernier degré +de honte, mordu au cœur, il s'écria: «Je comprends bien pourquoi on fait mourir tant de braves gentilhommes qui ont rendu tant de -services. Les étrangers auront bon temps; avec l'aide d'un prince -ennemi, ils mettront en proie le royaume.» Ce mot était tout un -réquisitoire pour faire mourir plus tard les Guises. Ils comprirent, +services. Les étrangers auront bon temps; avec l'aide d'un prince +ennemi, ils mettront en proie le royaume.» Ce mot était tout un +réquisitoire pour faire mourir plus tard les Guises. Ils comprirent, et le cardinal dit qu'il fallait le tuer. On assure qu'ils auraient -voulu que François II, qui jouait souvent avec lui, lui donnât un coup +voulu que François II, qui jouait souvent avec lui, lui donnât un coup de dague. Comment compter pourtant sur une main si faible? on ne -tenait ni le roi de Navarre, ni Montmorency. Qu'eût-il servi d'égorger -Condé!</p> - -<p>Toutefois, pour être folle, l'idée eût pu, à la rigueur, leur -traverser l'esprit. Le cardinal était dans le paroxysme féroce d'un -poltron rassuré qui se venge de sa peur; Guise, dans la sauvage fureur -d'un homme qui s'est cru adoré, et qui se voit maudit. Il avait soif -de sang. Toutes les lettres qu'il fait écrire, comme lieutenant du -roi, ne parlent que de tuer, pendre, tailler en pièces: «En finir avec -la canaille qui ne fait que charger la terre,» etc., etc. Sans parler -des potences, et des têtes fichées, les cadavres exposés au marché, +tenait ni le roi de Navarre, ni Montmorency. Qu'eût-il servi d'égorger +Condé!</p> + +<p>Toutefois, pour être folle, l'idée eût pu, à la rigueur, leur +traverser l'esprit. Le cardinal était dans le paroxysme féroce d'un +poltron rassuré qui se venge de sa peur; Guise, dans la sauvage fureur +d'un homme qui s'est cru adoré, et qui se voit maudit. Il avait soif +de sang. Toutes les lettres qu'il fait écrire, comme lieutenant du +roi, ne parlent que de tuer, pendre, tailler en pièces: «En finir avec +la canaille qui ne fait que charger la terre,» etc., etc. Sans parler +des potences, et des têtes fichées, les cadavres exposés au marché, dont on souffrait la puanteur, on noyait dans la Loire, on tuait dans -les bois, on tuait dans le château. Un gentilhomme étant venu -s'informer de la santé de <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> Guise de la part du duc de +les bois, on tuait dans le château. Un gentilhomme étant venu +s'informer de la santé de <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> Guise de la part du duc de Longueville, qui se disait malade (pour se dispenser de venir), Guise -voulut qu'il emportât un effet de terreur, et qu'on sût bien quel -homme désormais il était. Il le reçut à table, et dit: «Rapportez-lui -que je me porte bien, et de quelle viande je me régale.» On amena un -homme grand, de belle apparence, qui fut accroché par le cou aux -barreaux des fenêtres, et lancé sous les yeux du gentilhomme -épouvanté.</p> - -<p>Mais ces morts n'étaient pas muettes. On n'avait pas si bon marché de -ces hommes d'épée que des pauvres martyrs des villes, ouvriers, -artisans, qui, quarante ans durant, avaient alimenté la flamme des -bûchers, sans rien faire que bénir, prier. Ceux-ci priaient contre -leurs assassins, voulaient leur châtiment, et déjà le commençaient par +voulut qu'il emportât un effet de terreur, et qu'on sût bien quel +homme désormais il était. Il le reçut à table, et dit: «Rapportez-lui +que je me porte bien, et de quelle viande je me régale.» On amena un +homme grand, de belle apparence, qui fut accroché par le cou aux +barreaux des fenêtres, et lancé sous les yeux du gentilhomme +épouvanté.</p> + +<p>Mais ces morts n'étaient pas muettes. On n'avait pas si bon marché de +ces hommes d'épée que des pauvres martyrs des villes, ouvriers, +artisans, qui, quarante ans durant, avaient alimenté la flamme des +bûchers, sans rien faire que bénir, prier. Ceux-ci priaient contre +leurs assassins, voulaient leur châtiment, et déjà le commençaient par leurs regards et leurs paroles. Ils sentaient avec eux la France, la vraie France, le ciel et l'avenir. Ils levaient en mourant leurs mains -loyales à Dieu. L'un d'eux, M. de Villemongis, trempa les siennes dans -le sang de ses amis déjà exécutés, et, les élevant toutes rouges, cria -d'une voix forte: «C'est le sang de tes enfants, Seigneur! Tu en -feras la vengeance!»</p> +loyales à Dieu. L'un d'eux, M. de Villemongis, trempa les siennes dans +le sang de ses amis déjà exécutés, et, les élevant toutes rouges, cria +d'une voix forte: «C'est le sang de tes enfants, Seigneur! Tu en +feras la vengeance!»</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> CHAPITRE XII<br> -<span class="smaller">MORT DE FRANÇOIS II ET CHUTE DES GUISES<br> +<span class="smaller">MORT DE FRANÇOIS II ET CHUTE DES GUISES<br> 1560</span></h3> <p>Le 31 mars et le 12 avril, les Guises firent faire au nom du roi deux -apologies de l'affaire d'Amboise, l'une envoyée au Parlement, l'autre -au roi de Navarre. Ils réduisirent les tailles, et créèrent chancelier -un homme connu pour modéré, L'Hospital, chancelier de la sœur -d'Henri II, Madeleine, récemment mariée au catholique duc de Savoie, -mais qui tenait à Nice sa cour dans un tout autre esprit.</p> +apologies de l'affaire d'Amboise, l'une envoyée au Parlement, l'autre +au roi de Navarre. Ils réduisirent les tailles, et créèrent chancelier +un homme connu pour modéré, L'Hospital, chancelier de la sœur +d'Henri II, Madeleine, récemment mariée au catholique duc de Savoie, +mais qui tenait à Nice sa cour dans un tout autre esprit.</p> -<p>Changement subit, inouï, incroyable! Disons mieux, défaillance étrange +<p>Changement subit, inouï, incroyable! Disons mieux, défaillance étrange des Guises! Le cœur manqua, ce semble, au cardinal de Lorraine; la -girouette tourna; la violence fit place à la peur.</p> +girouette tourna; la violence fit place à la peur.</p> -<p>Non sans cause. Dans les murs mêmes d'Amboise, et parmi les supplices, +<p>Non sans cause. Dans les murs mêmes d'Amboise, et parmi les supplices, contre les Guises venait de se former le tiers parti.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> Observons-en bien la naissance. Ceux qui, par devoir ou -hasard, se trouvèrent au fatal château dans ce moment d'horreur, les -Châtillon spécialement, en désapprouvant la révolte, cherchèrent -inquiètement par où l'on contiendrait les Guises.</p> - -<p>Le jeune roi, âgé de dix-sept ans, nerveux et maladif, avait été -d'abord fort ému de l'affreux spectacle. Il en avait pleuré, disant -toujours: «Hélas! qu'ai-je donc fait à mon peuple?»—Puis, entendant -les condamnés n'accuser jamais que les Guises, il en avait fait la -remarque, comprenant très-bien que l'entreprise n'était nullement, -comme on le lui disait, dirigée contre lui.</p> - -<p>Cette faible et pauvre volonté ne s'appartenait pas. Deux femmes se la -disputaient, sa mère, sa jeune épouse. De quel côté pencherait-il? -Cette grande question, décisive pour la France, était toute dans la -chambre à coucher. Jeune et malade, il avait bien ses faiblesses -natives pour sa mère et nourrice. Mais qu'était tout cela contre un +hasard, se trouvèrent au fatal château dans ce moment d'horreur, les +Châtillon spécialement, en désapprouvant la révolte, cherchèrent +inquiètement par où l'on contiendrait les Guises.</p> + +<p>Le jeune roi, âgé de dix-sept ans, nerveux et maladif, avait été +d'abord fort ému de l'affreux spectacle. Il en avait pleuré, disant +toujours: «Hélas! qu'ai-je donc fait à mon peuple?»—Puis, entendant +les condamnés n'accuser jamais que les Guises, il en avait fait la +remarque, comprenant très-bien que l'entreprise n'était nullement, +comme on le lui disait, dirigée contre lui.</p> + +<p>Cette faible et pauvre volonté ne s'appartenait pas. Deux femmes se la +disputaient, sa mère, sa jeune épouse. De quel côté pencherait-il? +Cette grande question, décisive pour la France, était toute dans la +chambre à coucher. Jeune et malade, il avait bien ses faiblesses +natives pour sa mère et nourrice. Mais qu'était tout cela contre un mot de Marie Stuart?</p> -<p>La mère, plus que prudente, et n'osant même souffler devant les -Guises, avait cependant pris parti dans l'amnistie accordée le 2 mars. +<p>La mère, plus que prudente, et n'osant même souffler devant les +Guises, avait cependant pris parti dans l'amnistie accordée le 2 mars. Le messager royal qui porta l'acte au parlement y ajouta ce mot: Que -le cardinal de Lorraine demandait <i>qu'on attendît quatre jours</i> et -qu'on fit des processions dans Paris, mais que la reine mère engageait -à enregistrer sans <i>attendre</i>.</p> +le cardinal de Lorraine demandait <i>qu'on attendît quatre jours</i> et +qu'on fit des processions dans Paris, mais que la reine mère engageait +à enregistrer sans <i>attendre</i>.</p> -<p>Voilà la première et timide révolte de Catherine.</p> +<p>Voilà la première et timide révolte de Catherine.</p> -<p>Elle intervint, et avec beaucoup d'insistance, pour que l'on sauvât -Castelnau, apparenté à maintes grandes familles qui, disait-elle, ne +<p>Elle intervint, et avec beaucoup d'insistance, pour que l'on sauvât +Castelnau, apparenté à maintes grandes familles qui, disait-elle, ne pardonneraient jamais sa <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> mort. D'autres, surtout les -Châtillon, prièrent aussi pour lui. On poursuivit les Guises de -prières et de caresses jusque dans leur chambre. On ne tira du -cardinal qu'un mot: «Il mourra, et personne ne viendra à bout de -l'empêcher.»</p> +Châtillon, prièrent aussi pour lui. On poursuivit les Guises de +prières et de caresses jusque dans leur chambre. On ne tira du +cardinal qu'un mot: «Il mourra, et personne ne viendra à bout de +l'empêcher.»</p> <p>Je ne vois point que la jeune Marie Stuart, alors toute-puissante, se -soit jointe à sa belle-mère. Elle avait été élevée par le cardinal de +soit jointe à sa belle-mère. Elle avait été élevée par le cardinal de Lorraine, et ne faisait qu'un avec lui. Les lettres de sa plus tendre -enfance, qui témoignent d'une précocité d'esprit extraordinaire, -montrent aussi combien elle naquit violente et dure. Elle y félicite -sa mère des exécutions qu'elle faisait en Écosse: «Vous avez très-bien -fait de ce que voulés <i>faire justice</i>; ils en ont bon besoin.» +enfance, qui témoignent d'une précocité d'esprit extraordinaire, +montrent aussi combien elle naquit violente et dure. Elle y félicite +sa mère des exécutions qu'elle faisait en Écosse: «Vous avez très-bien +fait de ce que voulés <i>faire justice</i>; ils en ont bon besoin.» (Labanoff, I, 6.)</p> -<p>Élevée, dès l'âge de six ans, par sa belle-mère Catherine, qui la -faisait coucher près d'elle à côté de ses filles, à peine fut-elle +<p>Élevée, dès l'âge de six ans, par sa belle-mère Catherine, qui la +faisait coucher près d'elle à côté de ses filles, à peine fut-elle reine, qu'elle devint son espion, mais ouvertement, sans pudeur; elle -se fit, à dix-huit ans, gouvernante et surveillante d'une femme de -cinquante ans qui lui avait servi de mère, abusant de ce que l'audace +se fit, à dix-huit ans, gouvernante et surveillante d'une femme de +cinquante ans qui lui avait servi de mère, abusant de ce que l'audace et l'insolence lui donnait d'ascendant sur cette personne fine et -rusée, mais vile, tenue toujours très-bas, lâche de nature et +rusée, mais vile, tenue toujours très-bas, lâche de nature et d'habitude.</p> <p>Choquant spectacle! de voir la vieille qui tremblait sous la jeune? de -voir déjà en cette créature comblée de tous les dons, et qu'on eût +voir déjà en cette créature comblée de tous les dons, et qu'on eût voulu adorer, le cœur ingrat, le vilain cœur des Guises et leurs bas instincts de police!</p> <p>La situation de Catherine lui faisait regretter sans doute d'avoir, -pour plaire aux Guises, reçu durement Montmorency.—D'autre part, les -Châtillon, ses neveux, <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> ne pouvaient avoir prise sur le jeune -roi contre sa femme qu'au moyen de sa mère. Ils s'adressèrent à -Catherine, exprimèrent le désir qu'elle prévalût près de son fils.</p> - -<p>Qu'auraient-ils fait? Le roi de Navarre négociait avec l'Espagne, et, -pour plaire à l'Espagne, pour se laver de l'affaire de Condé, -égorgeait son propre parti!</p> - -<p>Montmorency, les Châtillon, pensèrent sans doute qu'après tout cette -Italienne, infiniment prudente et modérée, sans amis ni parti, serait -heureuse de s'appuyer sur eux, de se régler par leurs conseils.</p> - -<p>Le connétable agit dans ce sens et contre les Guises. Armé chez lui et -cantonné à Chantilly, il voulut bien en sortir sur un ordre du roi -pour expliquer au parlement l'affaire d'Amboise. Il blâma la prise -d'armes, mais non le mécontentement public, et spécifia qu'on n'avait -<i>attaqué que les Guises</i>, les désignant ainsi comme la pierre +pour plaire aux Guises, reçu durement Montmorency.—D'autre part, les +Châtillon, ses neveux, <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> ne pouvaient avoir prise sur le jeune +roi contre sa femme qu'au moyen de sa mère. Ils s'adressèrent à +Catherine, exprimèrent le désir qu'elle prévalût près de son fils.</p> + +<p>Qu'auraient-ils fait? Le roi de Navarre négociait avec l'Espagne, et, +pour plaire à l'Espagne, pour se laver de l'affaire de Condé, +égorgeait son propre parti!</p> + +<p>Montmorency, les Châtillon, pensèrent sans doute qu'après tout cette +Italienne, infiniment prudente et modérée, sans amis ni parti, serait +heureuse de s'appuyer sur eux, de se régler par leurs conseils.</p> + +<p>Le connétable agit dans ce sens et contre les Guises. Armé chez lui et +cantonné à Chantilly, il voulut bien en sortir sur un ordre du roi +pour expliquer au parlement l'affaire d'Amboise. Il blâma la prise +d'armes, mais non le mécontentement public, et spécifia qu'on n'avait +<i>attaqué que les Guises</i>, les désignant ainsi comme la pierre d'achoppement, la cause de tous les embarras.</p> -<p>L'ambassadeur d'Espagne (qu'on croyait dirigé par les avis du -connétable) offrit les secours de son maître, mais à qui? non aux -Guises. Loin de là, il dit qu'on ferait bien de les écarter pour un +<p>L'ambassadeur d'Espagne (qu'on croyait dirigé par les avis du +connétable) offrit les secours de son maître, mais à qui? non aux +Guises. Loin de là , il dit qu'on ferait bien de les écarter pour un temps.</p> -<p>Ce mot seul les tuait. Et au même moment leur fortune périssait en -Écosse. Philippe II se vengeait de leur duplicité. Ils sollicitaient -son appui en France, et en Angleterre travaillaient pour se faire, à -sa place, les chefs du parti catholique. Le roi d'Espagne protégea la -protestante Élisabeth, leur interdit de l'attaquer. Elle put à son -aise envoyer des troupes en Écosse et en chasser les Français. Les -Guises ne désarmèrent <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> Élisabeth que par l'intercession de +<p>Ce mot seul les tuait. Et au même moment leur fortune périssait en +Écosse. Philippe II se vengeait de leur duplicité. Ils sollicitaient +son appui en France, et en Angleterre travaillaient pour se faire, à +sa place, les chefs du parti catholique. Le roi d'Espagne protégea la +protestante Élisabeth, leur interdit de l'attaquer. Elle put à son +aise envoyer des troupes en Écosse et en chasser les Français. Les +Guises ne désarmèrent <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> Élisabeth que par l'intercession de Philippe II.</p> -<p>Donc voilà les deux faits qui dominent la situation: le tiers parti +<p>Donc voilà les deux faits qui dominent la situation: le tiers parti commence en Catherine, et les Guises ne se maintiendront qu'en devenant de plus en plus les serviteurs du roi d'Espagne, dont ils -avaient eu jusque-là la folie de se croire rivaux.</p> +avaient eu jusque-là la folie de se croire rivaux.</p> -<p>Blessés ainsi au sein de leur victoire, ils étaient fort embarrassés -de Condé. Ils ne pouvaient guère l'élargir qu'en lui faisant excuse. -On n'avait rien trouvé dans ses papiers. Il était en mesure de les -menacer à son tour. Lui-même avait besoin d'une bravade pour se -relever, après le triste rôle qu'il avait joué, son mensonge palpable +<p>Blessés ainsi au sein de leur victoire, ils étaient fort embarrassés +de Condé. Ils ne pouvaient guère l'élargir qu'en lui faisant excuse. +On n'avait rien trouvé dans ses papiers. Il était en mesure de les +menacer à son tour. Lui-même avait besoin d'une bravade pour se +relever, après le triste rôle qu'il avait joué, son mensonge palpable et le reniement de ses amis. Il risqua un outrage aux Guises.</p> -<p>Le mot de Castelnau <i>qu'un bourreau n'était pas un prince</i>, indiquait -ce qu'il fallait dire. Condé, dans le conseil, déclara que ses ennemis -qui le prétendaient chef de la conjuration avaient menti, qu'il était -prêt <i>à mettre bas son rang de prince</i>, pour, <i>les haussant à son -niveau</i>, les combattre, leur faire avouer qu'ils étaient poltrons et -canailles. Cela dit, il sortit, les ayant d'un mot, dégradés.</p> +<p>Le mot de Castelnau <i>qu'un bourreau n'était pas un prince</i>, indiquait +ce qu'il fallait dire. Condé, dans le conseil, déclara que ses ennemis +qui le prétendaient chef de la conjuration avaient menti, qu'il était +prêt <i>à mettre bas son rang de prince</i>, pour, <i>les haussant à son +niveau</i>, les combattre, leur faire avouer qu'ils étaient poltrons et +canailles. Cela dit, il sortit, les ayant d'un mot, dégradés.</p> -<p>Cela leur fut amer. Ce nom de princes, fort longtemps disputé, -laborieusement établi, mais si justement contesté à des bourreaux -couverts de sang, ils le revendiquèrent bien vite. Guise se leva, il +<p>Cela leur fut amer. Ce nom de princes, fort longtemps disputé, +laborieusement établi, mais si justement contesté à des bourreaux +couverts de sang, ils le revendiquèrent bien vite. Guise se leva, il dit que, <i>comme parent du prince</i>, s'il y avait combat, <i>il avait -droit</i> d'être son second.</p> +droit</i> d'être son second.</p> -<p>Voilà ce mot qu'on a défiguré.</p> +<p>Voilà ce mot qu'on a défiguré.</p> -<p>Condé se trouva libre. Marguerite ne l'était pas. Les Guises -sentaient bien que leur péril dès lors était <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> en elle, et la -gardaient à vue. Son garde et son geôlier, c'était sa tendre fille +<p>Condé se trouva libre. Marguerite ne l'était pas. Les Guises +sentaient bien que leur péril dès lors était <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> en elle, et la +gardaient à vue. Son garde et son geôlier, c'était sa tendre fille Marie Stuart, qui ne pouvait s'arracher d'elle, ne la quittait d'un -pas. On savait que, sous main, dans les rares échappées qu'elle avait -eues, elle adressait de bonnes paroles aux réformés. Une fois, elle -avait cru pouvoir se ménager un moment d'entrevue avec Régnier de La -Planche, l'illustre historien protestant. On le sut à l'instant, +pas. On savait que, sous main, dans les rares échappées qu'elle avait +eues, elle adressait de bonnes paroles aux réformés. Une fois, elle +avait cru pouvoir se ménager un moment d'entrevue avec Régnier de La +Planche, l'illustre historien protestant. On le sut à l'instant, Catherine jura qu'elle n'avait voulu que trahir La Planche, le faire parler devant les Guises, lui faire livrer les secrets du parti. Et, -en effet, elle cacha le cardinal de Lorraine, de manière à pouvoir -l'entendre. Elle l'écouta longuement, puis le fit arrêter. Elle obtint -cependant qu'il sortît quatre jours après.</p> - -<p>Il en fut de même d'une adresse que les réformés lui firent remettre -par un jeune homme à son passage entre deux portes; cette pièce fut -saisie à l'instant dans les mains de la reine mère par sa belle-fille -et portée aux Guises. Catherine, lâchement, abandonna l'homme en -péril; mise en face de lui, elle lui reprocha de lui avoir remis un -pamphlet qui l'attaquait elle-même. «En quoi? dit-il.—En attaquant -MM. de Guise, avec qui nous ne faisons qu'un.»</p> +en effet, elle cacha le cardinal de Lorraine, de manière à pouvoir +l'entendre. Elle l'écouta longuement, puis le fit arrêter. Elle obtint +cependant qu'il sortît quatre jours après.</p> + +<p>Il en fut de même d'une adresse que les réformés lui firent remettre +par un jeune homme à son passage entre deux portes; cette pièce fut +saisie à l'instant dans les mains de la reine mère par sa belle-fille +et portée aux Guises. Catherine, lâchement, abandonna l'homme en +péril; mise en face de lui, elle lui reprocha de lui avoir remis un +pamphlet qui l'attaquait elle-même. «En quoi? dit-il.—En attaquant +MM. de Guise, avec qui nous ne faisons qu'un.»</p> <p>Le plus bizarre de la situation, c'est que le cardinal de Lorraine, -inquiet de cette popularité de Catherine, imagina de lui faire -concurrence auprès des protestants. Deux mois après Amboise, ayant à -peine lavé ses mains sanglantes, il veut conférer avec eux, les +inquiet de cette popularité de Catherine, imagina de lui faire +concurrence auprès des protestants. Deux mois après Amboise, ayant à +peine lavé ses mains sanglantes, il veut conférer avec eux, les appelle, les accueille, dispute amicalement.</p> -<p>C'est lui qui avait appelé L'Hospital, créature d'Ollivier, légiste, +<p>C'est lui qui avait appelé L'Hospital, créature d'Ollivier, légiste, homme de lettres, et grand faiseur de <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> vers latins, -panégyriste facile des grands, à la mode italienne. C'était un homme -absolument inconnu de la magistrature, et qui avait cheminé sous la -terre. Personne ne devinait qu'il fût très-honnête et très-bon, -excellent citoyen. Il était fils d'un médecin, d'un proscrit qui avait -suivi le connétable de Bourbon. Il avait longuement vécu en Piémont. +panégyriste facile des grands, à la mode italienne. C'était un homme +absolument inconnu de la magistrature, et qui avait cheminé sous la +terre. Personne ne devinait qu'il fût très-honnête et très-bon, +excellent citoyen. Il était fils d'un médecin, d'un proscrit qui avait +suivi le connétable de Bourbon. Il avait longuement vécu en Piémont. Le malheur et l'exil l'avaient fort aplati; au dehors seulement, car -le cœur était admirable. Plus que sage et plus que prudent, il -était secrètement favorable aux réformés, et pourtant le cardinal de -Lorraine le croyait son homme. D'Aubigné assure qu'il avait donné, -comme sans doute une infinité de gens inconnus, sa petite contribution -d'argent aux conjurés d'Amboise.</p> +le cœur était admirable. Plus que sage et plus que prudent, il +était secrètement favorable aux réformés, et pourtant le cardinal de +Lorraine le croyait son homme. D'Aubigné assure qu'il avait donné, +comme sans doute une infinité de gens inconnus, sa petite contribution +d'argent aux conjurés d'Amboise.</p> -<p>Dans ce moment les Guises étaient entre l'enclume et le marteau. D'une +<p>Dans ce moment les Guises étaient entre l'enclume et le marteau. D'une part, Philippe II les pressait d'acquitter le vœu d'Henri II, et d'accepter l'Inquisition. D'autre part, ils auraient voulu calmer le -parti réformé qui partout se montrait en armes. L'Hospital, déjà +parti réformé qui partout se montrait en armes. L'Hospital, déjà chancelier (sans avoir encore sa nomination), leur fit habilement le -bizarre édit de Romorantin, un édit à deux faces, indulgent et sévère. -Il donnait aux évêques le jugement d'hérésie. Nulle peine indiquée que -la mort. Voilà pour le sévère, et ce qu'on montrait à l'Espagne. Mais, +bizarre édit de Romorantin, un édit à deux faces, indulgent et sévère. +Il donnait aux évêques le jugement d'hérésie. Nulle peine indiquée que +la mort. Voilà pour le sévère, et ce qu'on montrait à l'Espagne. Mais, d'autre part, les Parlements ne jugeant plus, et la mort ne pouvant -être prononcée par l'Église seule, les protestants n'avaient à +être prononcée par l'Église seule, les protestants n'avaient à craindre que les punitions canoniques.</p> -<p>Cependant Condé, de retour près de son frère, l'avait ramené au -connétable, aux Châtillon. Tous ensemble exigèrent les États Généraux. -Les Guises n'osèrent <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> s'y opposer. Seulement ils rusèrent, en -faisant seulement une assemblée de notables, intimidant Navarre, -l'empêchant d'y venir. Montmorency vint seul, mais avec ses neveux et -une armée de gentilshommes. (Fontainebleau, 21 août 1560.)</p> +<p>Cependant Condé, de retour près de son frère, l'avait ramené au +connétable, aux Châtillon. Tous ensemble exigèrent les États Généraux. +Les Guises n'osèrent <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> s'y opposer. Seulement ils rusèrent, en +faisant seulement une assemblée de notables, intimidant Navarre, +l'empêchant d'y venir. Montmorency vint seul, mais avec ses neveux et +une armée de gentilshommes. (Fontainebleau, 21 août 1560.)</p> <p>Les deux partis obtinrent ce qu'ils voulaient. Coligny dit que, sur -l'ordre de la reine mère, il avait vu la Normandie, et qu'il en -rapportait une adresse des réformés pour obtenir la tolérance. «Par -qui signée? dit-on.—Par cinquante mille hommes de Normandie, si vous -voulez, demain.» On disputa, mais on promit la tolérance provisoire, -et les États Généraux, qu'exigeait aussi Coligny.</p> - -<p>En revanche, les Guises se donnèrent à eux-mêmes, au nom du roi, -l'indemnité complète, la plus blanche innocence, pour tous leurs actes +l'ordre de la reine mère, il avait vu la Normandie, et qu'il en +rapportait une adresse des réformés pour obtenir la tolérance. «Par +qui signée? dit-on.—Par cinquante mille hommes de Normandie, si vous +voulez, demain.» On disputa, mais on promit la tolérance provisoire, +et les États Généraux, qu'exigeait aussi Coligny.</p> + +<p>En revanche, les Guises se donnèrent à eux-mêmes, au nom du roi, +l'indemnité complète, la plus blanche innocence, pour tous leurs actes de finances et de guerre.</p> -<p>L'édit pacificateur est du 26 août. Et le 27, le connétable étant à -peine en route pour retourner chez lui, les Guises mettaient à la -Bastille <i>un complice du connétable</i> qui, d'accord avec lui et -d'autres, écrivait au roi de Navarre, pour l'engager à faire mourir -les Guises, dont les États auraient ordonné le procès. Tout cela, +<p>L'édit pacificateur est du 26 août. Et le 27, le connétable étant à +peine en route pour retourner chez lui, les Guises mettaient à la +Bastille <i>un complice du connétable</i> qui, d'accord avec lui et +d'autres, écrivait au roi de Navarre, pour l'engager à faire mourir +les Guises, dont les États auraient ordonné le procès. Tout cela, disait-on, se lisait dans les lettres qu'on prit sur un messager.</p> -<p>C'était déjà la guerre civile. Et elle éclatait de toutes parts.</p> +<p>C'était déjà la guerre civile. Et elle éclatait de toutes parts.</p> <p>Dans le Midi, le parti protestant, tout au contraire de ce qu'on -attendait, eut pour lui les meilleures épées, des hommes redoutables -qui sont restés célèbres. En Provence, Mouvans, avec une poignée -d'hommes, <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> embarrassa, déconcerta, et le gouverneur de la +attendait, eut pour lui les meilleures épées, des hommes redoutables +qui sont restés célèbres. En Provence, Mouvans, avec une poignée +d'hommes, <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> embarrassa, déconcerta, et le gouverneur de la province, et le vieux Paulin de la Garde, fameux par ses campagnes -avec les forbans turcs et par le massacre des Vaudois; ce héros des -galères fit très-mauvaise contenance devant un vrai héros.</p> +avec les forbans turcs et par le massacre des Vaudois; ce héros des +galères fit très-mauvaise contenance devant un vrai héros.</p> -<p>En Dauphiné, plus tard dans le Comtat, commençait ses campagnes -l'intrépide et cruel Montbrun.</p> +<p>En Dauphiné, plus tard dans le Comtat, commençait ses campagnes +l'intrépide et cruel Montbrun.</p> -<p>Un échappé d'Amboise, Maligny, avait entrepris pour le roi de Navarre -une affaire aussi grave peut-être que celle d'Amboise: c'était de -prendre Lyon. La chose ne manqua que par la lenteur et l'hésitation de -ce malheureux Navarrais qui, comme à l'ordinaire, par peur ou par -conseil des traîtres, défendit de rien faire et faillit ainsi faire -périr ceux qui s'étaient tant avancés.</p> +<p>Un échappé d'Amboise, Maligny, avait entrepris pour le roi de Navarre +une affaire aussi grave peut-être que celle d'Amboise: c'était de +prendre Lyon. La chose ne manqua que par la lenteur et l'hésitation de +ce malheureux Navarrais qui, comme à l'ordinaire, par peur ou par +conseil des traîtres, défendit de rien faire et faillit ainsi faire +périr ceux qui s'étaient tant avancés.</p> -<p>Saint-André assura Lyon pour les Guises. Leurs lieutenants reprirent -le dessus en Provence et en Dauphiné, à force de bonnes paroles et de +<p>Saint-André assura Lyon pour les Guises. Leurs lieutenants reprirent +le dessus en Provence et en Dauphiné, à force de bonnes paroles et de serments qui suivaient les massacres. Les Guises se trouvaient forts -par leur défaite même d'Écosse. Les vieilles bandes leur étaient +par leur défaite même d'Écosse. Les vieilles bandes leur étaient revenues. Ils crurent pouvoir jouer quitte ou double, attirer Navarre -et Condé, les Châtillon, les dégrader par la main du roi même, les -faire mourir comme hérétiques.</p> +et Condé, les Châtillon, les dégrader par la main du roi même, les +faire mourir comme hérétiques.</p> -<p>Projet désespéré, mais non invraisemblable. J'en juge par la ressource -non moins extraordinaire qu'ils cherchèrent en octobre dans une somme -tirée violemment de leurs partisans mêmes, du clergé de Paris. Elle -devait être payée par l'évêque et les grands abbés <i>en six jours</i>. On +<p>Projet désespéré, mais non invraisemblable. J'en juge par la ressource +non moins extraordinaire qu'ils cherchèrent en octobre dans une somme +tirée violemment de leurs partisans mêmes, du clergé de Paris. Elle +devait être payée par l'évêque et les grands abbés <i>en six jours</i>. On leur envoyait pour huissier et pour garnisaire un conseiller du roi, -qui devait attendre la somme, <i>séjournant à leurs frais</i>, pouvant +qui devait attendre la somme, <i>séjournant à leurs frais</i>, pouvant saisir leur <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> temporel, poursuivre leurs officiers et receveurs, vendre leurs biens, sans forme de justice. Que si, avec -tout cela, ils tardent de payer, ce conseiller <i>emmènera</i> l'évêque, -les grands abbés et leurs chapitres, qui resteront avec le roi, le -suivront, à leurs frais, jusqu'à l'entier payement. (Saint-Germain, 7 +tout cela, ils tardent de payer, ce conseiller <i>emmènera</i> l'évêque, +les grands abbés et leurs chapitres, qui resteront avec le roi, le +suivront, à leurs frais, jusqu'à l'entier payement. (Saint-Germain, 7 octobre 1560.)</p> -<p>Qu'auraient fait de plus les réformés? L'embarras fut extrême. Mais le -clergé ne vendit pas un pouce de terre. Il aima mieux engager les +<p>Qu'auraient fait de plus les réformés? L'embarras fut extrême. Mais le +clergé ne vendit pas un pouce de terre. Il aima mieux engager les reliques.</p> -<p>Un coup si violent, si révolutionnaire, frappé sur les leurs mêmes, -donne à penser sur ceux dont ils auraient frappé leurs ennemis. Pour -subir de telles choses, le clergé dut attendre des résultats -définitifs. Si Navarre et Condé périssaient en effet, leur mort eût -commencé dans les provinces une Saint-Barthélemy, comme celle que le -Savoyard, au moment même, à l'aide de nos troupes, exécutait sur les +<p>Un coup si violent, si révolutionnaire, frappé sur les leurs mêmes, +donne à penser sur ceux dont ils auraient frappé leurs ennemis. Pour +subir de telles choses, le clergé dut attendre des résultats +définitifs. Si Navarre et Condé périssaient en effet, leur mort eût +commencé dans les provinces une Saint-Barthélemy, comme celle que le +Savoyard, au moment même, à l'aide de nos troupes, exécutait sur les Vaudois.</p> -<p>Les deux frères, le roi et le prince, n'en croyaient pas moins de leur -honneur de venir à ces États qu'ils avaient demandés. Ils avaient -manqué l'assemblée de Fontainebleau; pouvaient-ils manquer celle-ci? -La seule question était de savoir s'ils y viendraient en armes. Leurs +<p>Les deux frères, le roi et le prince, n'en croyaient pas moins de leur +honneur de venir à ces États qu'ils avaient demandés. Ils avaient +manqué l'assemblée de Fontainebleau; pouvaient-ils manquer celle-ci? +La seule question était de savoir s'ils y viendraient en armes. Leurs femmes, ardentes protestantes, la reine Jeanne d'Albret et la -princesse de Condé, les priaient, conjuraient, de se laisser +princesse de Condé, les priaient, conjuraient, de se laisser accompagner. Dans tout le Midi et l'Ouest, une grande cavalerie -protestante s'était levée d'elle-même, d'elle-même réunie à Limoges; -elle brûlait d'aller parler aux Guises et de les voir de près. Elle se +protestante s'était levée d'elle-même, d'elle-même réunie à Limoges; +elle brûlait d'aller parler aux Guises et de les voir de près. Elle se payait et se nourrissait, et ne voulait des princes que l'honneur de -leur faire escorte. Mais les Guises tenaient déjà par ses conseillers +leur faire escorte. Mais les Guises tenaient déjà par ses conseillers le roi de Navarre; <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> ils le tenaient par une demoiselle de la -reine mère dont il était amoureux. Il s'ennuyait fort à Nérac près de -Jeanne d'Albret, malgré les prêches assidus dont on le régalait. Il -avait hâte d'échapper à sa femme. Condé aussi, très-vraisemblablement, -suivait un même attrait; tous les avis de son ardente épouse lui +reine mère dont il était amoureux. Il s'ennuyait fort à Nérac près de +Jeanne d'Albret, malgré les prêches assidus dont on le régalait. Il +avait hâte d'échapper à sa femme. Condé aussi, très-vraisemblablement, +suivait un même attrait; tous les avis de son ardente épouse lui faisaient moins d'impression que les plaisirs faciles de la cour de la -reine mère. Rien de plus futile que ces deux frères, vrais papillons, -nés pour donner droit dans la flamme et se brûler à la chandelle.</p> +reine mère. Rien de plus futile que ces deux frères, vrais papillons, +nés pour donner droit dans la flamme et se brûler à la chandelle.</p> <p>Catherine n'ignorait pas certainement l'appeau grossier des Guises; on -se servait d'une fille à elle pour amener les princes à la catastrophe -qui l'eût annulée elle-même. Elle versa des larmes quand ils entrèrent -dans Orléans, et pourtant elle était tellement dépendante, tellement -obsédée, dominée par Marie Stuart, qu'elle ne risqua pas un mot pour +se servait d'une fille à elle pour amener les princes à la catastrophe +qui l'eût annulée elle-même. Elle versa des larmes quand ils entrèrent +dans Orléans, et pourtant elle était tellement dépendante, tellement +obsédée, dominée par Marie Stuart, qu'elle ne risqua pas un mot pour les sauver.</p> -<p>Du moment que les princes eurent renvoyé la formidable escorte qui eût +<p>Du moment que les princes eurent renvoyé la formidable escorte qui eût voulu les suivre, les caresses, les honneurs, dont les amis des Guises -les entouraient, cessèrent. Personne ne vint plus à leur rencontre. La -route fut morne et solitaire. Mais il n'y avait plus à reculer; ils -avançaient toujours vers l'abattoir.</p> +les entouraient, cessèrent. Personne ne vint plus à leur rencontre. La +route fut morne et solitaire. Mais il n'y avait plus à reculer; ils +avançaient toujours vers l'abattoir.</p> -<p>Les Guises avaient concentré toute une armée dans Orléans, infanterie, +<p>Les Guises avaient concentré toute une armée dans Orléans, infanterie, cavalerie et canons, les vieilles bandes surtout, endurcies et -féroces, qui avaient fait les guerres sans quartier d'Écosse et -d'Italie. Race de dogues, ignorée jusque-là, mais propre à cette -époque, et soigneusement choyée des Guises. Le type, c'est Tavannes, +féroces, qui avaient fait les guerres sans quartier d'Écosse et +d'Italie. Race de dogues, ignorée jusque-là , mais propre à cette +époque, et soigneusement choyée des Guises. Le type, c'est Tavannes, sanguin et furieux Bourguignon, c'est le bilieux Gascon Montluc, homme de guerre, mais <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> aussi de massacres, qui ont eu soin de raconter leurs crimes.</p> -<p>Nos étourdis, entrés dans Orléans, passèrent entre deux files de ces -soldats des Guises qui riaient d'eux et s'apprêtaient à rire davantage -à l'exécution.</p> +<p>Nos étourdis, entrés dans Orléans, passèrent entre deux files de ces +soldats des Guises qui riaient d'eux et s'apprêtaient à rire davantage +à l'exécution.</p> <p>On ne daigne leur ouvrir la porte du palais.</p> <p>Admis par le guichet, ils montent, trouvent Catherine en larmes, le -pâle petit roi qui joue son rôle de colère, et les arrête. Navarre -reste au logis du roi sans savoir s'il est libre, mais entouré et -observé. Condé, qu'on craignait plus, est jeté dans une maison à -fenêtres grillées, qu'on change tout à coup en tombeau, l'entourant en +pâle petit roi qui joue son rôle de colère, et les arrête. Navarre +reste au logis du roi sans savoir s'il est libre, mais entouré et +observé. Condé, qu'on craignait plus, est jeté dans une maison à +fenêtres grillées, qu'on change tout à coup en tombeau, l'entourant en deux jours d'un fort de briques, avec triple rang de canons qui -montrent la gueule à trois rues.</p> - -<p>Navarre était si peu de chose, et tellement captif en tous sens, lié, -livré par sa maîtresse, et sans autre foi que la sienne, qu'il eût -abjuré de grand cœur, se fût fait catholique ou turc; il n'était -pas aisé de le tuer, à moins de simuler une querelle, où François II -l'eût tué <i>pour se défendre</i>, comme l'empereur Valentinien assassina -Aétius. Pour Condé, une commission du Parlement devait l'expédier, sa -mort déjà fixée au 26 novembre, et les bourreaux mandés.</p> - -<p>Une seule chose eût pu retarder, c'est qu'on attendait Coligny. Il -s'était mis en route, voulant, disait-il, confesser sa foi, mourir, -s'il le fallait, avec le prince de Condé. Peut-être aussi plus +montrent la gueule à trois rues.</p> + +<p>Navarre était si peu de chose, et tellement captif en tous sens, lié, +livré par sa maîtresse, et sans autre foi que la sienne, qu'il eût +abjuré de grand cœur, se fût fait catholique ou turc; il n'était +pas aisé de le tuer, à moins de simuler une querelle, où François II +l'eût tué <i>pour se défendre</i>, comme l'empereur Valentinien assassina +Aétius. Pour Condé, une commission du Parlement devait l'expédier, sa +mort déjà fixée au 26 novembre, et les bourreaux mandés.</p> + +<p>Une seule chose eût pu retarder, c'est qu'on attendait Coligny. Il +s'était mis en route, voulant, disait-il, confesser sa foi, mourir, +s'il le fallait, avec le prince de Condé. Peut-être aussi plus sagement crut-il gagner du temps et prolonger la vie du prince, en -faisant espérer aux Guises d'envelopper tous leurs ennemis dans une +faisant espérer aux Guises d'envelopper tous leurs ennemis dans une mort commune.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> La mort au nom d'un mort. François II arrivait à la solution -prévue. Dès longtemps, les Guises eux-mêmes, qui avaient tant -d'intérêt à sa vie, disaient que tous Valois étaient pourris, que -cette race était lépreuse, et qu'il faudrait bientôt changer de -dynastie. François avait seize ans et dix mois. Sa belle épouse en -avait près de vingt. C'était une forte rousse et fort charnelle; son -oncle, le cardinal, qui nous la peint charmante dès l'enfance, ne lui -connaît de défaut que de trop manger. Cette personne puissante, +<p><span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> La mort au nom d'un mort. François II arrivait à la solution +prévue. Dès longtemps, les Guises eux-mêmes, qui avaient tant +d'intérêt à sa vie, disaient que tous Valois étaient pourris, que +cette race était lépreuse, et qu'il faudrait bientôt changer de +dynastie. François avait seize ans et dix mois. Sa belle épouse en +avait près de vingt. C'était une forte rousse et fort charnelle; son +oncle, le cardinal, qui nous la peint charmante dès l'enfance, ne lui +connaît de défaut que de trop manger. Cette personne puissante, violente, absorbante, devait user l'enfant. Le duc d'Albe dit -expressément «qu'il mourut de Marie Stuart.»</p> +expressément «qu'il mourut de Marie Stuart.»</p> -<p>Dès longtemps il avait la fièvre. Le 16 novembre, il tâcha encore de -faire le gaillard et alla à la chasse. Il revint avec une grande -douleur à la tête; un abcès s'était déclaré; un flux d'oreille -survint, puis la gorge parut gangrenée.</p> +<p>Dès longtemps il avait la fièvre. Le 16 novembre, il tâcha encore de +faire le gaillard et alla à la chasse. Il revint avec une grande +douleur à la tête; un abcès s'était déclaré; un flux d'oreille +survint, puis la gorge parut gangrenée.</p> -<p>Les Guises désespérés voient les têtes des princes leur échapper et -pourtant n'osent accomplir l'assassinat. Chose qui peint ces héros de +<p>Les Guises désespérés voient les têtes des princes leur échapper et +pourtant n'osent accomplir l'assassinat. Chose qui peint ces héros de la ruse, ils avaient fait signer du conseil l'ordre d'arrestation, et -eux-mêmes n'avaient pas signé.</p> +eux-mêmes n'avaient pas signé.</p> -<p>Le roi mourait. Mais ils avaient une armée dans les mains. Ils tentent -d'intimider, gagner la reine mère; ils lui offrent la régence et tout, +<p>Le roi mourait. Mais ils avaient une armée dans les mains. Ils tentent +d'intimider, gagner la reine mère; ils lui offrent la régence et tout, pour qu'elle couvre de son nom les deux meurtres dont ils ont besoin.</p> -<p>Elle se garda bien de refuser, mais demanda à se consulter un peu, -espérant que son fils mourrait et qu'elle serait régente sans eux. -L'Hospital, créé par les Guises, vint la conseiller, mais contre eux. -Cependant François expirait (5 déc. 1560), et le pouvoir des Guises -<span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> aussi. Ils avaient tout à craindre. Le tuteur naturel du -jeune roi âgé de dix ans allait être le roi de Navarre, à qui ils -voulaient couper la tête. Si la France le saluait régent, que leur -serviraient Orléans et leur petite armée?</p> +<p>Elle se garda bien de refuser, mais demanda à se consulter un peu, +espérant que son fils mourrait et qu'elle serait régente sans eux. +L'Hospital, créé par les Guises, vint la conseiller, mais contre eux. +Cependant François expirait (5 déc. 1560), et le pouvoir des Guises +<span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> aussi. Ils avaient tout à craindre. Le tuteur naturel du +jeune roi âgé de dix ans allait être le roi de Navarre, à qui ils +voulaient couper la tête. Si la France le saluait régent, que leur +serviraient Orléans et leur petite armée?</p> -<p>Catherine leur fut très-utile pour attraper ce pauvre prince. Elle le +<p>Catherine leur fut très-utile pour attraper ce pauvre prince. Elle le fit amener, et d'autre part les Guises. Elle lui fit accroire qu'il -était encore en péril, lui fit promettre qu'il serait leur ami, qu'il -leur laisserait leurs charges, et qu'il refuserait la régence pour la -laisser à Catherine.</p> +était encore en péril, lui fit promettre qu'il serait leur ami, qu'il +leur laisserait leurs charges, et qu'il refuserait la régence pour la +laisser à Catherine.</p> -<p>Et que lui donnait-on à cette dupe?</p> +<p>Et que lui donnait-on à cette dupe?</p> -<p>Pampelune et la Navarre, dont on allait bientôt obtenir pour lui la +<p>Pampelune et la Navarre, dont on allait bientôt obtenir pour lui la restitution de Philippe II.</p> -<p>De plus, le cœur de sa maîtresse et les caresses d'une fille. -L'idiot jura tout, baisé, livré, tondu des ciseaux de sa Dalila.</p> +<p>De plus, le cœur de sa maîtresse et les caresses d'une fille. +L'idiot jura tout, baisé, livré, tondu des ciseaux de sa Dalila.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> CHAPITRE XIII<br> <span class="smaller">CHARLES IX—LE TRIUMVIRAT—POISSY ET PONTOISE<br> 1561</span></h3> -<p>Le connétable, qui faisait le malade à Étampes, arriva au galop le -lendemain de la mort du roi, et, rencontrant aux portes d'Orléans la -nouvelle garde créée par les Guises: «Que faites-vous là? Le roi est -gardé par son peuple.» Et il les licencia, de son droit de connétable +<p>Le connétable, qui faisait le malade à Étampes, arriva au galop le +lendemain de la mort du roi, et, rencontrant aux portes d'Orléans la +nouvelle garde créée par les Guises: «Que faites-vous là ? Le roi est +gardé par son peuple.» Et il les licencia, de son droit de connétable de France.</p> -<p>Sans nul doute il était en force. Les Châtillon venaient derrière. -Mais toutes choses étaient arrangées. Guise gardait le roi, comme -grand maître, et les clefs du palais; son frère, le cardinal, les -finances, l'argent, c'est dire à peu près tout.</p> - -<p>Une chose pourtant était inévitable: la France allait se voir, -découvrir la blessure énorme que lui laissait ce terrible -gouvernement, un gouvernement de désespérés. <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> En doublant -toutes les dépenses, il avait fait l'amère plaisanterie (pour désoler -ses successeurs) de diminuer les tailles. Cette diminution eût-elle -été réelle, il eût fallu la compenser par des avanies à la turque, des +<p>Sans nul doute il était en force. Les Châtillon venaient derrière. +Mais toutes choses étaient arrangées. Guise gardait le roi, comme +grand maître, et les clefs du palais; son frère, le cardinal, les +finances, l'argent, c'est dire à peu près tout.</p> + +<p>Une chose pourtant était inévitable: la France allait se voir, +découvrir la blessure énorme que lui laissait ce terrible +gouvernement, un gouvernement de désespérés. <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> En doublant +toutes les dépenses, il avait fait l'amère plaisanterie (pour désoler +ses successeurs) de diminuer les tailles. Cette diminution eût-elle +été réelle, il eût fallu la compenser par des avanies à la turque, des contributions noires, des razzias d'argent, comme ils en avaient fait -eux-mêmes sur leur ami, le clergé de Paris.</p> +eux-mêmes sur leur ami, le clergé de Paris.</p> -<p>Ces maîtres de la France, avec toutes leurs armes de terreur, avaient -travaillé les élections, croyant surtout fermer la porte aux -protestants. Ceux-ci n'en arrivent pas moins en bon nombre aux États, -et la plupart des autres députés sont des protestants politiques.</p> +<p>Ces maîtres de la France, avec toutes leurs armes de terreur, avaient +travaillé les élections, croyant surtout fermer la porte aux +protestants. Ceux-ci n'en arrivent pas moins en bon nombre aux États, +et la plupart des autres députés sont des protestants politiques.</p> -<p>On s'était figuré que les trois ordres, fondant leurs cahiers et se -réunissant, choisiraient un seul orateur, le cardinal de Lorraine. Il -fut respectueusement, mais positivement écarté.</p> +<p>On s'était figuré que les trois ordres, fondant leurs cahiers et se +réunissant, choisiraient un seul orateur, le cardinal de Lorraine. Il +fut respectueusement, mais positivement écarté.</p> -<p>La noblesse était si divisée, qu'elle ne put s'entendre et présenta +<p>La noblesse était si divisée, qu'elle ne put s'entendre et présenta quatre cahiers.</p> -<p>Le clergé et le Tiers restèrent en face, en deux armées compactes, -l'armée des <i>gras</i>, l'armée des <i>maigres</i>.</p> +<p>Le clergé et le Tiers restèrent en face, en deux armées compactes, +l'armée des <i>gras</i>, l'armée des <i>maigres</i>.</p> -<p>La demande du Tiers fut que désormais le clergé, selon sa vraie -institution, fût par le peuple et pour le peuple, élu par lui, le +<p>La demande du Tiers fut que désormais le clergé, selon sa vraie +institution, fût par le peuple et pour le peuple, élu par lui, le servant de ses biens pour les pauvres et les enfants, pour les -hospices et les écoles. Plus de persécutions. Plus de justice vénale, -plus de jugements par les valets de cour. Plus de douanes intérieures. -L'économie dans les finances. Tous les cinq ans les États Généraux.</p> +hospices et les écoles. Plus de persécutions. Plus de justice vénale, +plus de jugements par les valets de cour. Plus de douanes intérieures. +L'économie dans les finances. Tous les cinq ans les États Généraux.</p> -<p>C'est la voix de 89 qui éclatait déjà de la poitrine de la France. +<p>C'est la voix de 89 qui éclatait déjà de la poitrine de la France. Aussi l'homme qui parla n'eut pas besoin, comme les orateurs du -clergé et de la noblesse, <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> de lire un discours apprêté. Jean +clergé et de la noblesse, <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> de lire un discours apprêté. Jean Lange, avocat de Bordeaux, avait son discours dans le cœur; les autres le lurent, lui seul parla.</p> -<p>Il parla à genoux. Il ne put s'expliquer sur le point capital, sans -lequel le reste était vain. La bourgeoisie timide n'osa pas le -toucher. Elle n'osa pas nommer les ennemis publics. Les réformes -qu'elle demandait, elle en laissa le soin à ceux qu'il fallait -réformer.</p> +<p>Il parla à genoux. Il ne put s'expliquer sur le point capital, sans +lequel le reste était vain. La bourgeoisie timide n'osa pas le +toucher. Elle n'osa pas nommer les ennemis publics. Les réformes +qu'elle demandait, elle en laissa le soin à ceux qu'il fallait +réformer.</p> -<p>Le Tiers avait pourtant une force, s'il eût su en user, dans les -honteux aveux qu'on apportait. Un déficit énorme apparaissait. Où -trouver tant d'argent dans les remèdes proposés? L'Hospital n'osait -pas parler des monstres de richesse chez qui l'on eût trouvé les vols. +<p>Le Tiers avait pourtant une force, s'il eût su en user, dans les +honteux aveux qu'on apportait. Un déficit énorme apparaissait. Où +trouver tant d'argent dans les remèdes proposés? L'Hospital n'osait +pas parler des monstres de richesse chez qui l'on eût trouvé les vols. Il demandait aux pauvres. Il proposait une augmentation de la taille, -des droits sur le sel et le vin. La noblesse, il est vrai, eût payé sa -part, les nouveaux droits portant sur la consommation. Le clergé eût -été chargé de racheter les domaines et les impôts aliénés.</p> +des droits sur le sel et le vin. La noblesse, il est vrai, eût payé sa +part, les nouveaux droits portant sur la consommation. Le clergé eût +été chargé de racheter les domaines et les impôts aliénés.</p> <p>Tous dirent qu'ils n'avaient pas de pouvoirs suffisants. On convient que, le 1<sup>er</sup> mai, chacun des treize gouvernements enverrait <i>un -député</i> noble et un du Tiers, pour apporter réponse.</p> +député</i> noble et un du Tiers, pour apporter réponse.</p> <p>Les Guises, les tyrans, les voleurs, avaient eu belle peur devant la -France. Mais, désormais, ils étaient quittes, sûrs d'escamoter les -réformes.</p> +France. Mais, désormais, ils étaient quittes, sûrs d'escamoter les +réformes.</p> <p>La Justice d'abord les rassura. Le Parlement donna l'exemple de la -mauvaise volonté. L'honnête chancelier espérait, par une ordonnance, -sans toucher au passé, amender un peu l'avenir (ord. d'Orléans). Il -rendait part au peuple, au bas clergé, dans les élections <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> -ecclésiastiques, réprimait la noblesse, rendait moins arbitraire -l'assiette de la taille, protégeait le commerce. En même temps il -rognait les juges, les réduisant de nombre et de profits. Le -Parlement, blessé de n'avoir pas été ménagé dans la réduction générale -des gages, éclata honteusement par cette question d'argent. Il trancha -du Caton, se montra <i>gardien inflexible des libertés publiques</i>, -repoussa les réformes qui venaient <i>de la cour</i>, surtout la tolérance, -garda sous clef les protestants qu'on devait élargir, d'après un -vœu des États Généraux.</p> - -<p>La ligue des juges et des voleurs était palpable. Nul remède aux maux, -si l'on ne commençait des justices sérieuses. Les États provinciaux de -l'Île-de-France (encouragés par Coligny) demandèrent une <i>enquête des -vols publics</i>.—Et, pour que le Conseil n'empêchât pas, ils voulaient -<i>nommer le Conseil</i>, enfin que le roi de Navarre devînt lieutenant -général et vrai chef du gouvernement (20 mars 1561).</p> - -<p>Mémorable insolence! Tous les voleurs s'en indignèrent, crièrent que -tout était perdu.</p> - -<p>Et il y eût eu, en effet, un grand bouleversement. Quel spectacle -eût-ce été si l'on eût remué les douze ans d'Henri II, pénétré les -mystères d'Anet, de Chantilly, montré au jour l'horreur de l'antre de -Cacus? À l'odeur de tout ce fumier, un monde de témoins se fût levé, -fût venu déposer. Et de tant de boue soulevée, n'en eût-il pas jailli -sur la Justice même, servante de cour en blanche hermine, par les -mains de laquelle des tas d'ordures avaient passé?</p> - -<p>Il fallait vite sauver l'<i>honneur public</i>, le respect dû <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> aux -princes et aux honnêtes gens. Tous étaient d'accord là-dessus. Les +mauvaise volonté. L'honnête chancelier espérait, par une ordonnance, +sans toucher au passé, amender un peu l'avenir (ord. d'Orléans). Il +rendait part au peuple, au bas clergé, dans les élections <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> +ecclésiastiques, réprimait la noblesse, rendait moins arbitraire +l'assiette de la taille, protégeait le commerce. En même temps il +rognait les juges, les réduisant de nombre et de profits. Le +Parlement, blessé de n'avoir pas été ménagé dans la réduction générale +des gages, éclata honteusement par cette question d'argent. Il trancha +du Caton, se montra <i>gardien inflexible des libertés publiques</i>, +repoussa les réformes qui venaient <i>de la cour</i>, surtout la tolérance, +garda sous clef les protestants qu'on devait élargir, d'après un +vœu des États Généraux.</p> + +<p>La ligue des juges et des voleurs était palpable. Nul remède aux maux, +si l'on ne commençait des justices sérieuses. Les États provinciaux de +l'ÃŽle-de-France (encouragés par Coligny) demandèrent une <i>enquête des +vols publics</i>.—Et, pour que le Conseil n'empêchât pas, ils voulaient +<i>nommer le Conseil</i>, enfin que le roi de Navarre devînt lieutenant +général et vrai chef du gouvernement (20 mars 1561).</p> + +<p>Mémorable insolence! Tous les voleurs s'en indignèrent, crièrent que +tout était perdu.</p> + +<p>Et il y eût eu, en effet, un grand bouleversement. Quel spectacle +eût-ce été si l'on eût remué les douze ans d'Henri II, pénétré les +mystères d'Anet, de Chantilly, montré au jour l'horreur de l'antre de +Cacus? À l'odeur de tout ce fumier, un monde de témoins se fût levé, +fût venu déposer. Et de tant de boue soulevée, n'en eût-il pas jailli +sur la Justice même, servante de cour en blanche hermine, par les +mains de laquelle des tas d'ordures avaient passé?</p> + +<p>Il fallait vite sauver l'<i>honneur public</i>, le respect dû <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> aux +princes et aux honnêtes gens. Tous étaient d'accord là -dessus. Les Guises le sentirent, et qu'on aurait grand besoin d'eux. Ils -s'éloignèrent; l'ancienne cour, certainement, allait s'unir au clergé +s'éloignèrent; l'ancienne cour, certainement, allait s'unir au clergé pour les prier de revenir.</p> -<p>Diane, effrayée la première, sortit de son manoir d'Anet, remontra sa -beauté ridée, et, magnanimement, sans rancune pour les Guises ingrats, -se mit à travailler pour eux. Elle alla trouver Saint-André, non moins -effrayé qu'elle, et il alla trouver Montmorency, le pria de s'entendre +<p>Diane, effrayée la première, sortit de son manoir d'Anet, remontra sa +beauté ridée, et, magnanimement, sans rancune pour les Guises ingrats, +se mit à travailler pour eux. Elle alla trouver Saint-André, non moins +effrayé qu'elle, et il alla trouver Montmorency, le pria de s'entendre avec MM. de Guise.</p> -<p>Trop facile négociation. Le vieil oncle, jaloux de la grandeur de ses +<p>Trop facile négociation. Le vieil oncle, jaloux de la grandeur de ses neveux, du poids qu'avait pris Coligny, se sentait catholique et -commençait à éprouver de grands scrupules religieux. Scrupules -augmentés par sa femme, une dévote Savoyarde. Ce pieux personnage -avait-il les mains nettes? Dès le temps de François I<sup>er</sup>, il avait -vendu des procès, blanchi Châteaubriant. Il avait, de Philippe II, -reçu grâce et merci, dispensé par lui de payer une rançon de -connétable, pas moins de 200,000 écus. Fort aimé des Granvelle, depuis -longues années, il était (en tout bien, sans doute) un très-bon +commençait à éprouver de grands scrupules religieux. Scrupules +augmentés par sa femme, une dévote Savoyarde. Ce pieux personnage +avait-il les mains nettes? Dès le temps de François I<sup>er</sup>, il avait +vendu des procès, blanchi Châteaubriant. Il avait, de Philippe II, +reçu grâce et merci, dispensé par lui de payer une rançon de +connétable, pas moins de 200,000 écus. Fort aimé des Granvelle, depuis +longues années, il était (en tout bien, sans doute) un très-bon conseiller de la couronne d'Espagne.</p> -<p>Les choses en étaient venues au moment où Montmorency devait se -déclarer décidément pour le clergé et pour les Guises, ou décidément +<p>Les choses en étaient venues au moment où Montmorency devait se +déclarer décidément pour le clergé et pour les Guises, ou décidément contre.</p> -<p>En ce dernier cas, il perdait son inestimable joyau, l'amitié de +<p>En ce dernier cas, il perdait son inestimable joyau, l'amitié de l'Espagne, qui avait fait, autant qu'aucune faveur royale, la racine -ignorée de sa permanente fortune.</p> - -<p>Qui nous dit ce mystère qu'on n'eût point soupçonné <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> d'un -fourbe si masqué de franchise, d'un vieux soldat paré de cheveux -blancs? Qui le dit? C'est le duc d'Albe, dans la lettre secrète à son -maître que nous avons déjà citée.</p> - -<p>Le 6 avril 1561, jour de Pâques, jour que l'histoire marquera d'un -rouge sombre, Montmorency, Guise et Saint-André, communièrent dans la -basse chapelle de Saint-Saturnin à Fontainebleau, pendant que, près de -là, dans une autre chapelle, priaient les protestants qu'on voulait -égorger.</p> - -<p>Ce qui précipitait les choses, c'est que le chancelier préparait un -édit <i>pour enjoindre aux bénéficiers de donner sous deux mois -déclaration des biens et revenus des bénéfices</i>.</p> - -<p>Mot impie, qui toujours atteint le prêtre au cœur, déchire le voile -du temple. Jamais il ne fut prononcé, sous l'ancienne monarchie, qu'un -grand vent de tempêtes ne mugît et ne menaçât. Au dernier siècle, -Machault et les voltairiens, d'Argenson furent disgraciés pour l'avoir -dit. De l'idée seule périt Turgot. L'orage artificiel, le foudre de -théâtre, fit peur aux rois, jusqu'à ce que lui et les rois fussent -enlevés par le grand et réel orage.</p> - -<p>Les 23 avril, l'évêque du Mans écrit pour excuser un tout petit -massacre, que <i>son bon peuple</i> (littéral) vient de faire, mais sur des -impies. On apprend qu'à Beauvais un mouvement plus grave encore se -fait contre l'évêque, le frère de Coligny.</p> - -<p>Paris ne peut être en arrière. Aux derniers jours d'avril, les bandes -sales de l'Université, moines tondus et régents tonsurés, le noir -peuple séminariste, commence <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> à grouiller sur les places, par -les profondes boues de la rue du Fouarre, des Mathurins à -Saint-Jean-de-Beauvais et jusqu'à Montaigu. De l'Aventin crotté, le -peuple souverain des cuistres, dans sa force et sa dignité, s'achemine -vers le Pré-aux-Clercs. Il y avait, sur le Pré même, l'hôtel du sire -de Longjumeau, qui avait ouvert sa porte aux protestants et protégé -leurs assemblées. La bande marche à l'assaut, soutenue de bons +ignorée de sa permanente fortune.</p> + +<p>Qui nous dit ce mystère qu'on n'eût point soupçonné <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> d'un +fourbe si masqué de franchise, d'un vieux soldat paré de cheveux +blancs? Qui le dit? C'est le duc d'Albe, dans la lettre secrète à son +maître que nous avons déjà citée.</p> + +<p>Le 6 avril 1561, jour de Pâques, jour que l'histoire marquera d'un +rouge sombre, Montmorency, Guise et Saint-André, communièrent dans la +basse chapelle de Saint-Saturnin à Fontainebleau, pendant que, près de +là , dans une autre chapelle, priaient les protestants qu'on voulait +égorger.</p> + +<p>Ce qui précipitait les choses, c'est que le chancelier préparait un +édit <i>pour enjoindre aux bénéficiers de donner sous deux mois +déclaration des biens et revenus des bénéfices</i>.</p> + +<p>Mot impie, qui toujours atteint le prêtre au cœur, déchire le voile +du temple. Jamais il ne fut prononcé, sous l'ancienne monarchie, qu'un +grand vent de tempêtes ne mugît et ne menaçât. Au dernier siècle, +Machault et les voltairiens, d'Argenson furent disgraciés pour l'avoir +dit. De l'idée seule périt Turgot. L'orage artificiel, le foudre de +théâtre, fit peur aux rois, jusqu'à ce que lui et les rois fussent +enlevés par le grand et réel orage.</p> + +<p>Les 23 avril, l'évêque du Mans écrit pour excuser un tout petit +massacre, que <i>son bon peuple</i> (littéral) vient de faire, mais sur des +impies. On apprend qu'à Beauvais un mouvement plus grave encore se +fait contre l'évêque, le frère de Coligny.</p> + +<p>Paris ne peut être en arrière. Aux derniers jours d'avril, les bandes +sales de l'Université, moines tondus et régents tonsurés, le noir +peuple séminariste, commence <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> à grouiller sur les places, par +les profondes boues de la rue du Fouarre, des Mathurins à +Saint-Jean-de-Beauvais et jusqu'à Montaigu. De l'Aventin crotté, le +peuple souverain des cuistres, dans sa force et sa dignité, s'achemine +vers le Pré-aux-Clercs. Il y avait, sur le Pré même, l'hôtel du sire +de Longjumeau, qui avait ouvert sa porte aux protestants et protégé +leurs assemblées. La bande marche à l'assaut, soutenue de bons pauvres, d'infirmes, d'aveugles clairvoyants. Pas un n'y manque. La -maison était riche.</p> +maison était riche.</p> -<p>Longjumeau ne s'étonne pas. Il ferme, fait avertir le guet. Le guet, +<p>Longjumeau ne s'étonne pas. Il ferme, fait avertir le guet. Le guet, fort et nombreux sur le pont Saint-Michel, n'a garde de venir, ni de -faire de la peine <i>à la pauvre commune</i>. C'est le nom charitable dont +faire de la peine <i>à la pauvre commune</i>. C'est le nom charitable dont le Parlement qualifie cette foule dans sa remontrance au bon peuple.</p> -<p>En deux minutes, les carreaux sont cassés à coups de pierre par la -jeunesse. Les hommes forts arrivent alors avec leurs bûches, enfoncent -la grande porte, rencontrent le portier, le tuent. Ils en auraient tué -d'autres s'ils n'eussent rencontré au museau les pointes piquantes des -épées. Une panique les prend derrière. Un avocat, nommé Rusé, qui +<p>En deux minutes, les carreaux sont cassés à coups de pierre par la +jeunesse. Les hommes forts arrivent alors avec leurs bûches, enfoncent +la grande porte, rencontrent le portier, le tuent. Ils en auraient tué +d'autres s'ils n'eussent rencontré au museau les pointes piquantes des +épées. Une panique les prend derrière. Un avocat, nommé Rusé, qui revenait du Parlement, et passait sur la place, vit cette cohue hurlante, et fut saisi d'indignation. Quoique avocat, il avait une -épée (tous commençaient à en porter dans ces temps de péril). Quoique -seul et fort désigné dans cette foule noire par un manteau rouge, il -prit à deux mains cette épée et se mit à frapper les dos. Blessés ou -non, sans oser regarder, ni se compter, les voilà qui détalent, et +épée (tous commençaient à en porter dans ces temps de péril). Quoique +seul et fort désigné dans cette foule noire par un manteau rouge, il +prit à deux mains cette épée et se mit à frapper les dos. Blessés ou +non, sans oser regarder, ni se compter, les voilà qui détalent, et ils couraient encore aux Mathurins.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> Que fait le Parlement? Il emprisonne l'avocat héroïque. Il +<p><span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> Que fait le Parlement? Il emprisonne l'avocat héroïque. Il envoie un ajournement au sire de Longjumeau, pour lui reprocher de -s'armer, le réprimande, le bannit. À ces juges iniques, souteneurs de -l'émeute, du meurtre et du pillage, il fit répondre avec un froid -mépris que, sans doute, il vidait Paris, mais qu'à cette heure il -était occupé, avec des gentilshommes armés, à protéger les maçons qui -réparaient les brèches, et le mort couché là, en son jardin, couvert +s'armer, le réprimande, le bannit. À ces juges iniques, souteneurs de +l'émeute, du meurtre et du pillage, il fit répondre avec un froid +mépris que, sans doute, il vidait Paris, mais qu'à cette heure il +était occupé, avec des gentilshommes armés, à protéger les maçons qui +réparaient les brèches, et le mort couché là , en son jardin, couvert de paille.</p> -<p>Comment le Parlement eût-il puni l'émeute? Lui-même en faisait une -contre le chef de la justice. Le chancelier, ayant adressé aux petits -tribunaux l'édit de tolérance (si souvent repoussé du Parlement), le -Parlement lui lance un ajournement personnel. Le prévôt de Paris a -l'impudence de défendre, de publier l'édit du roi.</p> +<p>Comment le Parlement eût-il puni l'émeute? Lui-même en faisait une +contre le chef de la justice. Le chancelier, ayant adressé aux petits +tribunaux l'édit de tolérance (si souvent repoussé du Parlement), le +Parlement lui lance un ajournement personnel. Le prévôt de Paris a +l'impudence de défendre, de publier l'édit du roi.</p> -<p>Quelle fut la punition de cet acte étonnant? aucune. Ce fut le +<p>Quelle fut la punition de cet acte étonnant? aucune. Ce fut le Parlement qui se plaignit encore, et sa furieuse plainte, qui montrait -la sédition aux portes, était faite pour la déchaîner.</p> +la sédition aux portes, était faite pour la déchaîner.</p> -<p>Datons d'ici l'ère véritable des guerres civiles. Elles datent, non -pas du tumulte d'Amboise ni du soulèvement armé, mais du jour où -l'émeute fut sous les fleurs de lis, où les gens du roi se mirent à -plaider contre le roi et proscrivirent l'édit de pacification.</p> +<p>Datons d'ici l'ère véritable des guerres civiles. Elles datent, non +pas du tumulte d'Amboise ni du soulèvement armé, mais du jour où +l'émeute fut sous les fleurs de lis, où les gens du roi se mirent à +plaider contre le roi et proscrivirent l'édit de pacification.</p> -<p>Ce fut le premier pas. Et le clergé fut le second, l'<i>appel à -l'étranger</i>.</p> +<p>Ce fut le premier pas. Et le clergé fut le second, l'<i>appel à +l'étranger</i>.</p> -<p>Le 3 mai, jour où on lui présenta l'ordre de déclarer ses biens, le +<p>Le 3 mai, jour où on lui présenta l'ordre de déclarer ses biens, le chapitre de Paris dit qu'il fallait attendre <i>et que Dieu aiderait</i>. -Ce Dieu, c'était le roi d'Espagne.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> On rédigea d'amples instructions, et, en même temps qu'on -envoyait aux Guises, le clergé adressa à Philippe II un messager -secret, le prêtre Arthur Didier (qui fut saisi à Orléans).</p> - -<p>Dans une remontrance adressée aux États, il déclarait: «Que cette -description odieuse qu'on demande du bien de l'Église, <i>contre les -libertés</i> du royaume, cessât, selon le vœu du droit commun qui -l'estime dure et inhumaine <i>aux républiques libres</i>, où chacun -<i>également</i> jouit du sien en pleine <i>liberté</i>, pour ne découvrir la -vilité des uns et faire envier les facultés des autres.»</p> - -<p>La <i>liberté</i>! l'<i>égalité</i>!... Les amis des formules seront ravis ici. -Quelle preuve plus manifeste que le clergé de France eut toujours la -vraie foi révolutionnaire... La <i>fraternité</i> manque, il est vrai, au +Ce Dieu, c'était le roi d'Espagne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> On rédigea d'amples instructions, et, en même temps qu'on +envoyait aux Guises, le clergé adressa à Philippe II un messager +secret, le prêtre Arthur Didier (qui fut saisi à Orléans).</p> + +<p>Dans une remontrance adressée aux États, il déclarait: «Que cette +description odieuse qu'on demande du bien de l'Église, <i>contre les +libertés</i> du royaume, cessât, selon le vœu du droit commun qui +l'estime dure et inhumaine <i>aux républiques libres</i>, où chacun +<i>également</i> jouit du sien en pleine <i>liberté</i>, pour ne découvrir la +vilité des uns et faire envier les facultés des autres.»</p> + +<p>La <i>liberté</i>! l'<i>égalité</i>!... Les amis des formules seront ravis ici. +Quelle preuve plus manifeste que le clergé de France eut toujours la +vraie foi révolutionnaire... La <i>fraternité</i> manque, il est vrai, au symbole.</p> <p>Cet acte hypocrite et pervers, pour mettre sous l'abri du droit commun -le plus monstrueux monopole, est le point de départ et le digne -évangile de la démocratie catholique que la Saint-Barthélemy va mieux -révéler tout à l'heure, et dont toute la Ligue nous donnera le +le plus monstrueux monopole, est le point de départ et le digne +évangile de la démocratie catholique que la Saint-Barthélemy va mieux +révéler tout à l'heure, et dont toute la Ligue nous donnera le commentaire.</p> -<p>Maintenant que les lettres secrètes (d'Espagne et d'Allemagne) ont été -publiées, cette année 1561, jusque-là incompréhensible, a pris quelque -lumière. On voit parfaitement que le clergé et ses agents, les Guises, -marchèrent d'un pas ferme à la guerre civile; que leurs actes, +<p>Maintenant que les lettres secrètes (d'Espagne et d'Allemagne) ont été +publiées, cette année 1561, jusque-là incompréhensible, a pris quelque +lumière. On voit parfaitement que le clergé et ses agents, les Guises, +marchèrent d'un pas ferme à la guerre civile; que leurs actes, flottants et discordants en apparence, concordent admirablement, et -(d'une extraordinaire roideur) les mènent directement au but.</p> +(d'une extraordinaire roideur) les mènent directement au but.</p> -<p>La noblesse était divisée: pour la bonne moitié, <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> mécontente; -pour un quart, protestante; un quart à peine du côté du clergé. Mais -ce quart, protestant, très-vaillant et très-aguerri, était de plus -ardemment fanatique, prêt à donner sa vie.</p> +<p>La noblesse était divisée: pour la bonne moitié, <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> mécontente; +pour un quart, protestante; un quart à peine du côté du clergé. Mais +ce quart, protestant, très-vaillant et très-aguerri, était de plus +ardemment fanatique, prêt à donner sa vie.</p> <p>De fanatisme, il n'y en avait parmi les catholiques que dans le petit -peuple. Les nobles, amis des Guises, étaient des hommes d'intrigues et -d'intérêts, très-froids dans les commencements.</p> +peuple. Les nobles, amis des Guises, étaient des hommes d'intrigues et +d'intérêts, très-froids dans les commencements.</p> <p>Du premier jour, les Guises virent qu'ils n'avaient de salut que Philippe II. Faire venir l'Espagnol, et obtenir des Allemands -luthériens qu'ils n'aidassent pas nos calvinistes, ce fut toute leur +luthériens qu'ils n'aidassent pas nos calvinistes, ce fut toute leur politique.</p> -<p>Philippe II de lui-même s'occupait de la France. Même du vivant de -François II, il signifia qu'il ne voulait point en France de concile -national, et il fut obéi. Nos prélats se rendirent à son concile de -Trente. Après la mort de François II, les Guises, renonçant à leurs -intrigues d'Angleterre, s'unirent à Philippe II de plus en plus. Son -ambassadeur Chantonnay, frère de Granvelle, agit de deux manières. +<p>Philippe II de lui-même s'occupait de la France. Même du vivant de +François II, il signifia qu'il ne voulait point en France de concile +national, et il fut obéi. Nos prélats se rendirent à son concile de +Trente. Après la mort de François II, les Guises, renonçant à leurs +intrigues d'Angleterre, s'unirent à Philippe II de plus en plus. Son +ambassadeur Chantonnay, frère de Granvelle, agit de deux manières. D'une part, il travailla, gagna et corrompit le roi de Navarre, -l'amusa de la folle idée de conquérir l'Angleterre et d'épouser Marie -Stuart, en répudiant Jeanne d'Albret. D'autre part, il tint en échec -le faible gouvernement de Catherine et de L'Hôpital; et c'est lui sans -nul doute qui leur fit faire des actes directement contraires à leur -pensée.</p> +l'amusa de la folle idée de conquérir l'Angleterre et d'épouser Marie +Stuart, en répudiant Jeanne d'Albret. D'autre part, il tint en échec +le faible gouvernement de Catherine et de L'Hôpital; et c'est lui sans +nul doute qui leur fit faire des actes directement contraires à leur +pensée.</p> <p>Sans cette terreur de l'Espagne, il est impossible d'expliquer les deux faits qui suivent:</p> -<p>Le chancelier, naguère outragé par le Parlement, vient dans son sein, -déclare que le roi veut avoir l'<i>avis <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> du Parlement sur la -religion</i>. Là-dessus longue discussion qui aboutit au but voulu des -Guises; l'<i>interdiction des assemblées protestantes</i>. Énorme reculade, -et bientôt prétexte aux massacres (juillet 1561).</p> +<p>Le chancelier, naguère outragé par le Parlement, vient dans son sein, +déclare que le roi veut avoir l'<i>avis <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> du Parlement sur la +religion</i>. Là -dessus longue discussion qui aboutit au but voulu des +Guises; l'<i>interdiction des assemblées protestantes</i>. Énorme reculade, +et bientôt prétexte aux massacres (juillet 1561).</p> -<p>L'autre fait, de même inexplicable sans la pression de l'étranger, -c'est la subite réconciliation de Guise et de Condé (août). Quelques -fières paroles de Condé ne couvrirent pas la honte de cet acte, qui le +<p>L'autre fait, de même inexplicable sans la pression de l'étranger, +c'est la subite réconciliation de Guise et de Condé (août). Quelques +fières paroles de Condé ne couvrirent pas la honte de cet acte, qui le rendit suspect aux siens, le paralysa pour longtemps.</p> -<p>«Dieu aidera,» avait dit le clergé de Paris. Et il y paraissait.</p> +<p>«Dieu aidera,» avait dit le clergé de Paris. Et il y paraissait.</p> -<p>Le parti catholique, ayant derrière lui et pour lui cette ombre -menaçante, ce monstre, la puissance espagnole, se trouvait maître du -terrain. Le prêtre Arthur Didier, envoyé du clergé à l'Espagne, saisi -avec ses lettres et toutes les preuves, est livré par le chancelier au -Parlement. Ce corps, si cruellement sévère pour les moindres délits, -indulgent tout à coup dans ce cas de haute trahison, prononce la peine -dérisoire d'une amende honorable contre le messager, supprime les +<p>Le parti catholique, ayant derrière lui et pour lui cette ombre +menaçante, ce monstre, la puissance espagnole, se trouvait maître du +terrain. Le prêtre Arthur Didier, envoyé du clergé à l'Espagne, saisi +avec ses lettres et toutes les preuves, est livré par le chancelier au +Parlement. Ce corps, si cruellement sévère pour les moindres délits, +indulgent tout à coup dans ce cas de haute trahison, prononce la peine +dérisoire d'une amende honorable contre le messager, supprime les lettres et n'en fait nul usage, respecte le nom des vrais coupables, -et par sa connivence s'associe à la trahison (14 juillet).</p> +et par sa connivence s'associe à la trahison (14 juillet).</p> -<p>Toute la pensée du chancelier et de la reine, battus sur ce terrain, -était au moins d'agir sur celui des finances, de faire composer le -clergé.</p> +<p>Toute la pensée du chancelier et de la reine, battus sur ce terrain, +était au moins d'agir sur celui des finances, de faire composer le +clergé.</p> -<p>Il fut convoqué à Poissy, où il forma une sorte de concile, tandis -que, conformément au plan bizarre adopté aux derniers États, treize -députés nobles des treize gouvernements furent appelés à Pontoise, et -treize aussi du Tiers État. Le célèbre discours du <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> magistrat +<p>Il fut convoqué à Poissy, où il forma une sorte de concile, tandis +que, conformément au plan bizarre adopté aux derniers États, treize +députés nobles des treize gouvernements furent appelés à Pontoise, et +treize aussi du Tiers État. Le célèbre discours du <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> magistrat d'Autun (l'homme du chancelier) ne proposait pas moins que de prendre -tous les biens du clergé, sans, disait-il, qu'il y perdît, puisqu'on -lui en payerait la rente. Ces biens vendus auraient donné une énorme -plus-value, qui aurait payé la dette publique et libéré l'État.</p> - -<p>Plan admirable, mais si peu exécutable alors que je ne puis le -considérer que comme une menace pour amener le clergé où on voulait. -Elle produisit une transaction. Le domaine engagé montait à seize -millions. Le cardinal de Lorraine les offrit. Et, à ce prix, le roi -révoqua l'ordre qui obligeait le clergé à déclarer ses biens.</p> - -<p>Le cardinal de Châtillon (frère de Coligny, et, je crois, son organe) -parla pour cet arrangement, c'est dire assez qu'il était seul +tous les biens du clergé, sans, disait-il, qu'il y perdît, puisqu'on +lui en payerait la rente. Ces biens vendus auraient donné une énorme +plus-value, qui aurait payé la dette publique et libéré l'État.</p> + +<p>Plan admirable, mais si peu exécutable alors que je ne puis le +considérer que comme une menace pour amener le clergé où on voulait. +Elle produisit une transaction. Le domaine engagé montait à seize +millions. Le cardinal de Lorraine les offrit. Et, à ce prix, le roi +révoqua l'ordre qui obligeait le clergé à déclarer ses biens.</p> + +<p>Le cardinal de Châtillon (frère de Coligny, et, je crois, son organe) +parla pour cet arrangement, c'est dire assez qu'il était seul possible.</p> -<p>L'histoire s'est méprise entièrement selon moi sur la situation -réelle, à ce moment. Elle a cru que le clergé avait accepté malgré lui +<p>L'histoire s'est méprise entièrement selon moi sur la situation +réelle, à ce moment. Elle a cru que le clergé avait accepté malgré lui la demande, souvent faite par les protestants, d'une discussion -publique, d'un colloque à Poissy. Les actes publiés montrent très-bien -que cette discussion le servait fort, qu'elle était dans son plan, que -les Guises l'avaient ménagé et en tirèrent un grand parti.</p> +publique, d'un colloque à Poissy. Les actes publiés montrent très-bien +que cette discussion le servait fort, qu'elle était dans son plan, que +les Guises l'avaient ménagé et en tirèrent un grand parti.</p> <p>On sait maintenant qu'ils regardaient vers l'Allemagne, voulaient -gagner les luthériens, et les séparer de nos calvinistes. Parents et -amis de l'un des princes luthériens, du duc de Wurtemberg, qui avait -longtemps servi dans nos armées, ils voulaient le constituer répondant +gagner les luthériens, et les séparer de nos calvinistes. Parents et +amis de l'un des princes luthériens, du duc de Wurtemberg, qui avait +longtemps servi dans nos armées, ils voulaient le constituer répondant de leur bonne foi par-devant ses compatriotes, par lui garder le Rhin.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> Ceux de Genève virent-ils le guet-apens où on les attirait? -Je l'ignore. Quand ils l'auraient vu, ayant tant demandé une -discussion, ils n'auraient pu la décliner.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> Ceux de Genève virent-ils le guet-apens où on les attirait? +Je l'ignore. Quand ils l'auraient vu, ayant tant demandé une +discussion, ils n'auraient pu la décliner.</p> -<p>Les protestants eux-mêmes, dans leur sincère et violent fanatisme, ne -pouvaient deviner l'excès d'indifférence où les grands prélats -catholiques étaient de leur propre doctrine. C'étaient deux mondes -séparés l'un de l'autre par une mutuelle ignorance, plus profonde que -celle où notre planète se trouve des habitants de Sirius.</p> +<p>Les protestants eux-mêmes, dans leur sincère et violent fanatisme, ne +pouvaient deviner l'excès d'indifférence où les grands prélats +catholiques étaient de leur propre doctrine. C'étaient deux mondes +séparés l'un de l'autre par une mutuelle ignorance, plus profonde que +celle où notre planète se trouve des habitants de Sirius.</p> -<p>Ces innocents qui, de Genève et de toute la France, à travers les -malédictions et pierres de la populace, venaient confesser leur foi à -Poissy, étaient fort loin de deviner qu'on les faisait acteurs dans -une farce religieuse, arrangée pour brouiller la grosse intelligence -des reîtres et lansquenets du Rhin.</p> +<p>Ces innocents qui, de Genève et de toute la France, à travers les +malédictions et pierres de la populace, venaient confesser leur foi à +Poissy, étaient fort loin de deviner qu'on les faisait acteurs dans +une farce religieuse, arrangée pour brouiller la grosse intelligence +des reîtres et lansquenets du Rhin.</p> -<p>L'Espagne n'y comprenait rien. L'idée d'un tel colloque avait saisi -d'horreur Philippe II. Sa femme, Élisabeth, en écrivit à Catherine; +<p>L'Espagne n'y comprenait rien. L'idée d'un tel colloque avait saisi +d'horreur Philippe II. Sa femme, Élisabeth, en écrivit à Catherine; et, celle-ci s'excusant sur sa faiblesse et son isolement, Philippe II -répliqua que, pour la foi, il donnerait secours <i>à quiconque le +répliqua que, pour la foi, il donnerait secours <i>à quiconque le demanderait</i>.</p> -<p>Ce <i>quiconque</i> était tout trouvé. C'était le clergé de France qui lui -avait écrit déjà, c'étaient les Guises, tellement dépendants dès lors +<p>Ce <i>quiconque</i> était tout trouvé. C'était le clergé de France qui lui +avait écrit déjà , c'étaient les Guises, tellement dépendants dès lors du secours de l'Espagnol, qu'ils lui sacrifiaient tout projet -personnel sur l'Angleterre, et désiraient que leur Marie Stuart -épousât l'infant Don Carlos, pour renverser Élisabeth. Si l'on en -croit de Thou, ils eussent même désiré que Philippe II <i>vînt en -personne</i> en France; le jésuite <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> Lainez, envoyé alors à -Poissy, eût été en Espagne, comme organe des Guises et du clergé de +personnel sur l'Angleterre, et désiraient que leur Marie Stuart +épousât l'infant Don Carlos, pour renverser Élisabeth. Si l'on en +croit de Thou, ils eussent même désiré que Philippe II <i>vînt en +personne</i> en France; le jésuite <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> Lainez, envoyé alors à +Poissy, eût été en Espagne, comme organe des Guises et du clergé de France, pour le sommer <i>au nom de Dieu</i>. Mais Chantonnay, -l'ambassadeur d'Espagne, qui connaissait son maître, savait bien que +l'ambassadeur d'Espagne, qui connaissait son maître, savait bien que difficilement il quitterait sa table, ses papiers, son silence, son antre de Madrid.</p> -<p>Les Guises pensèrent que le secours d'Espagne serait peu de chose, et -que son apparition aurait un grand effet, un air menaçant de croisade, +<p>Les Guises pensèrent que le secours d'Espagne serait peu de chose, et +que son apparition aurait un grand effet, un air menaçant de croisade, que les hommes du Rhin, depuis longtemps sans guerre, et n'ayant pas -perdu la mémoire de nos vins, pouvaient être tentés d'en venir boire. -La grande pépinière de soldats était toujours l'Allemagne, féconde et -redoutable, si elle s'ébranlait une fois contre l'Espagne épuisée, +perdu la mémoire de nos vins, pouvaient être tentés d'en venir boire. +La grande pépinière de soldats était toujours l'Allemagne, féconde et +redoutable, si elle s'ébranlait une fois contre l'Espagne épuisée, tarissante.</p> -<p>Donc il fallait élever sur le Rhin un solide brouillard, qui empêchât -l'Allemagne de voir la France, qui présentât nos calvinistes sous un -faux jour, les fît méconnaître par les luthériens.</p> +<p>Donc il fallait élever sur le Rhin un solide brouillard, qui empêchât +l'Allemagne de voir la France, qui présentât nos calvinistes sous un +faux jour, les fît méconnaître par les luthériens.</p> -<p>C'est à quoi servit le colloque.</p> +<p>C'est à quoi servit le colloque.</p> -<p>Les cardinaux se distribuent les rôles, Lorraine disputeur insidieux, +<p>Les cardinaux se distribuent les rôles, Lorraine disputeur insidieux, Tournon violent interrupteur. Au lieu de discuter le <i>Credo</i> par -article, on fait tout porter sur un seul, la <i>présence réelle</i>, le -seul point essentiel sur lequel Genève différait de l'Allemagne.</p> +article, on fait tout porter sur un seul, la <i>présence réelle</i>, le +seul point essentiel sur lequel Genève différait de l'Allemagne.</p> -<p>Bèze, un grand esprit littéraire, éloquent, chaleureux, sentit si peu -le piége, qu'il leur fournit ce qu'ils voulaient, un mot où ils +<p>Bèze, un grand esprit littéraire, éloquent, chaleureux, sentit si peu +le piége, qu'il leur fournit ce qu'ils voulaient, un mot où ils puissent crier: <i>Blasphemavit</i>. Le cardinal de Tournon se voile la -tête, et ne peut plus en entendre davantage. Pour que le coup -s'enfonce, on lève la séance. Cependant, là derrière, étaient -<span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> les docteurs luthériens que le cardinal de Lorraine tenait -chez lui, repaissait, abreuvait de vins français et de mensonges.</p> - -<p>Pour terminer la comédie, arrivaient, de Rome et d'Espagne, des -ambassades solennelles pour faire rougir la reine mère d'avoir permis -une telle scène. L'Espagnol Maurique d'une part, le jésuite Lainez de +tête, et ne peut plus en entendre davantage. Pour que le coup +s'enfonce, on lève la séance. Cependant, là derrière, étaient +<span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> les docteurs luthériens que le cardinal de Lorraine tenait +chez lui, repaissait, abreuvait de vins français et de mensonges.</p> + +<p>Pour terminer la comédie, arrivaient, de Rome et d'Espagne, des +ambassades solennelles pour faire rougir la reine mère d'avoir permis +une telle scène. L'Espagnol Maurique d'une part, le jésuite Lainez de l'autre, conspuent, renversent tout, gourmandent Catherine, chassent les ministres; Lainez, pour toute discussion, les appelle des porcs et des singes.</p> <p>Dans un esprit plus doux, un nonce romain, cardinal de Ferrare, issu des Borgia et oncle des Guises, venait surtout pour gagner le roi de -Navarre. Il réussit en lui donnant pour secrétaire et confident un ami -du jésuite Lainez.</p> +Navarre. Il réussit en lui donnant pour secrétaire et confident un ami +du jésuite Lainez.</p> -<p>Toute l'Europe croyait, et même jusqu'ici l'on a cru, que Philippe II -était déjà dans cette ligue. Un acte du 25 octobre prouve qu'il -n'était pas engagé. Sa pénurie le rendait lent. Il croyait, bien à +<p>Toute l'Europe croyait, et même jusqu'ici l'on a cru, que Philippe II +était déjà dans cette ligue. Un acte du 25 octobre prouve qu'il +n'était pas engagé. Sa pénurie le rendait lent. Il croyait, bien à tort, ainsi que la gouvernante des Pays-Bas, que le roi de Navarre -était maître de la situation, et il envoyait un agent obscur, -Courteville, «pour <i>découvrir</i> quels amis S. M. pourrait avoir de son -côté, et <i>s'il n'y a personne</i> en France sur qui on pût faire -fondement et qui le premier voulût <i>montrer les dents</i> à Vendôme (au -roi de Navarre).» (Gr., VI, 433.)</p> +était maître de la situation, et il envoyait un agent obscur, +Courteville, «pour <i>découvrir</i> quels amis S. M. pourrait avoir de son +côté, et <i>s'il n'y a personne</i> en France sur qui on pût faire +fondement et qui le premier voulût <i>montrer les dents</i> à Vendôme (au +roi de Navarre).» (Gr., VI, 433.)</p> -<p>Courteville <i>découvrit</i> les Guises, qui surent <i>montrer les dents</i> par +<p>Courteville <i>découvrit</i> les Guises, qui surent <i>montrer les dents</i> par le massacre de Vassy.</p> -<p>La gouvernante des Pays-Bas et Granvelle avaient reçu en septembre ce -budget confidentiel de Philippe II où il prouve qu'il n'a pas un sou, -et ils reçurent en <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> novembre la nouvelle de cette mission dans -laquelle on voyait très-bien qu'il allait prendre en main l'affaire -épouvantable de France et d'Angleterre. Leur sang en fut glacé. -Marguerite rappelle à son frère les échecs de leur père Charles-Quint -et du connétable de Bourbon, «si peu aidé des catholiques,» qui +<p>La gouvernante des Pays-Bas et Granvelle avaient reçu en septembre ce +budget confidentiel de Philippe II où il prouve qu'il n'a pas un sou, +et ils reçurent en <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> novembre la nouvelle de cette mission dans +laquelle on voyait très-bien qu'il allait prendre en main l'affaire +épouvantable de France et d'Angleterre. Leur sang en fut glacé. +Marguerite rappelle à son frère les échecs de leur père Charles-Quint +et du connétable de Bourbon, «si peu aidé des catholiques,» qui s'offrent maintenant. Si l'on trouble la France, il faut le faire par -les Guises, <i>à l'aide du Parlement, avec plainte de la tyrannie</i>, et -pour les libertés de la nation. Surtout, <i>ne pas parler de religion</i>; -ce mot pourrait armer les protestants.» (Gr., VI, 444, 451, 13 déc. +les Guises, <i>à l'aide du Parlement, avec plainte de la tyrannie</i>, et +pour les libertés de la nation. Surtout, <i>ne pas parler de religion</i>; +ce mot pourrait armer les protestants.» (Gr., VI, 444, 451, 13 déc. 1561.)</p> <p>Ce qui frappe le plus dans cette curieuse lettre, c'est le mot d'ordre -donné dès lors dans tout le parti catholique: <i>Liberté</i>, résistance à -l'oppression protestante. L'ambassadeur Vargas à Rome ne cesse de -crier <i>pour la liberté du concile de Trente</i>, contre les conciles où -jadis la <i>liberté</i> était étouffée par les Ariens. On a vu que plus -haut le clergé, menacé d'avoir à déclarer ses biens, atteste aussi la -<i>liberté</i>.</p> +donné dès lors dans tout le parti catholique: <i>Liberté</i>, résistance à +l'oppression protestante. L'ambassadeur Vargas à Rome ne cesse de +crier <i>pour la liberté du concile de Trente</i>, contre les conciles où +jadis la <i>liberté</i> était étouffée par les Ariens. On a vu que plus +haut le clergé, menacé d'avoir à déclarer ses biens, atteste aussi la +<i>liberté</i>.</p> <p>En avril, le bon peuple du Mans, de Beauvais, de Paris, avait fait ses -premiers essais dans les libertés du massacre. En juillet, même scène -à Cahors. Le 12 octobre, à Paris de nouveau, les protestants assemblés -hors de la ville, à Popincourt, apprennent qu'on leur ferme les -portes; ils les enfonçent et rentrent; des deux côtés, des morts et -des blessés. Huit jours après, batterie plus sanglante à Montpellier; -les protestants prennent d'assaut une église; nombre d'hommes sont -tués. Aux protestants se mêle une foule inconnue dont ils ne sont plus -maîtres, gens ruinés et désespérés, soldats licenciés, etc.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> Courteville traversa cet océan de révoltes, et arriva à -Saint-Germain, où la petite cour, toujours plus solitaire, était comme -cachée. Elle venait d'essayer la force, et elle avait été humiliée. Un -Minime, qui prêchait le meurtre, fut enlevé par ordre du roi, mené à +premiers essais dans les libertés du massacre. En juillet, même scène +à Cahors. Le 12 octobre, à Paris de nouveau, les protestants assemblés +hors de la ville, à Popincourt, apprennent qu'on leur ferme les +portes; ils les enfonçent et rentrent; des deux côtés, des morts et +des blessés. Huit jours après, batterie plus sanglante à Montpellier; +les protestants prennent d'assaut une église; nombre d'hommes sont +tués. Aux protestants se mêle une foule inconnue dont ils ne sont plus +maîtres, gens ruinés et désespérés, soldats licenciés, etc.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> Courteville traversa cet océan de révoltes, et arriva à +Saint-Germain, où la petite cour, toujours plus solitaire, était comme +cachée. Elle venait d'essayer la force, et elle avait été humiliée. Un +Minime, qui prêchait le meurtre, fut enlevé par ordre du roi, mené à Saint-Germain. Mais il fallut bien vite le renvoyer aux Parisiens, qui -lui firent un triomphe; nombre de marchands à cheval vinrent au devant -de lui, et le ramenèrent à sa chaire.</p> +lui firent un triomphe; nombre de marchands à cheval vinrent au devant +de lui, et le ramenèrent à sa chaire.</p> <p>Cependant, depuis le colloque, les protestants avaient une grande -attitude. Ils formaient à Bordeaux le cinquième de la population. Ils -comptaient parmi eux toutes les familles d'échevins et consuls des -villes du Midi. À Paris même, ils étaient redoutables. Chacune de -leurs deux assemblées avait cinq ou six mille fidèles, nombre de -gentilhommes. Sous la protection de ces hommes d'épée, ils prenaient -confiance. On avait vu des familles même de gens de loi, de cour, -faire leurs mariages et baptêmes, «à la mode de Genève.» Donc ils -s'organisaient. Chose plus alarmante pour le clergé, ils réglèrent en -public, imprimèrent et firent afficher les secours qu'ils donnaient -aux pauvres, avec les noms, prénoms et qualités des <i>diacres</i> chargés +attitude. Ils formaient à Bordeaux le cinquième de la population. Ils +comptaient parmi eux toutes les familles d'échevins et consuls des +villes du Midi. À Paris même, ils étaient redoutables. Chacune de +leurs deux assemblées avait cinq ou six mille fidèles, nombre de +gentilhommes. Sous la protection de ces hommes d'épée, ils prenaient +confiance. On avait vu des familles même de gens de loi, de cour, +faire leurs mariages et baptêmes, «à la mode de Genève.» Donc ils +s'organisaient. Chose plus alarmante pour le clergé, ils réglèrent en +public, imprimèrent et firent afficher les secours qu'ils donnaient +aux pauvres, avec les noms, prénoms et qualités des <i>diacres</i> chargés de la distribution.</p> -<p>C'était un point sur lequel le clergé n'eût toléré aucune concurrence. -Les pauvres lui tenaient trop au cœur. De tous ses priviléges, -celui dont il était le plus jaloux, c'était d'être l'unique et -souverain distributeur d'aumônes, de tenir seul sous lui les masses -faméliques, les redoutables bandes des pauvres qui l'informaient de -tout, l'appuyaient, constituaient son armée <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> populaire. Que -fût-il arrivé si l'Église rivale, incomparablement généreuse (voir la -Hollande) par ferveur et par concurrence, eût pu lui disputer sa plus -sûre royauté, la royauté du ventre!</p> - -<p>On pouvait aisément prédire que le mouvement d'avril allait -recommencer, non plus au Pré-aux-Clercs, mais dans les grands -faubourgs de la misère, Marceau et Popincourt. C'était là justement -que les protestants, encore exclus de la ville, étaient autorisés à +<p>C'était un point sur lequel le clergé n'eût toléré aucune concurrence. +Les pauvres lui tenaient trop au cœur. De tous ses priviléges, +celui dont il était le plus jaloux, c'était d'être l'unique et +souverain distributeur d'aumônes, de tenir seul sous lui les masses +faméliques, les redoutables bandes des pauvres qui l'informaient de +tout, l'appuyaient, constituaient son armée <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> populaire. Que +fût-il arrivé si l'Église rivale, incomparablement généreuse (voir la +Hollande) par ferveur et par concurrence, eût pu lui disputer sa plus +sûre royauté, la royauté du ventre!</p> + +<p>On pouvait aisément prédire que le mouvement d'avril allait +recommencer, non plus au Pré-aux-Clercs, mais dans les grands +faubourgs de la misère, Marceau et Popincourt. C'était là justement +que les protestants, encore exclus de la ville, étaient autorisés à s'assembler.</p> -<p>Au faubourg Saint-Marceau, l'assemblée protestante se tenait dans un -lieu qu'on nommait et qu'on nomme encore le Patriarche, à peine séparé -par une petite rue de l'église de Saint-Médard. Le curé était un moine -de Sainte-Geneviève, puissamment soutenu d'en haut par cette riche -abbaye de la Montagne. Et, il l'était d'en bas, par l'abbaye de +<p>Au faubourg Saint-Marceau, l'assemblée protestante se tenait dans un +lieu qu'on nommait et qu'on nomme encore le Patriarche, à peine séparé +par une petite rue de l'église de Saint-Médard. Le curé était un moine +de Sainte-Geneviève, puissamment soutenu d'en haut par cette riche +abbaye de la Montagne. Et, il l'était d'en bas, par l'abbaye de Saint-Victor (emplacement de la rue Cuvier). Abbayes, seigneuries aux -revenus immenses, puissants fiefs ecclésiastiques, dont les moines -seigneurs, magnifiques de costume et d'habits (spécialement les -Génovéfains), étaient les vrais rois du quartier. Le pain, la soupe, -distribués à la porte de ces couvents, entretenaient les foules qui ne +revenus immenses, puissants fiefs ecclésiastiques, dont les moines +seigneurs, magnifiques de costume et d'habits (spécialement les +Génovéfains), étaient les vrais rois du quartier. Le pain, la soupe, +distribués à la porte de ces couvents, entretenaient les foules qui ne pouvaient et ne voulaient rien faire, mais qui, au besoin, pouvaient -faire un coup de violence, comme le saccagement de l'hôtel Longjumeau.</p> +faire un coup de violence, comme le saccagement de l'hôtel Longjumeau.</p> -<p>D'autre part, l'assemblée protestante était fort nombreuse, étant -unique, et se tenant un jour à Popincourt, un jour au Patriarche. Elle +<p>D'autre part, l'assemblée protestante était fort nombreuse, étant +unique, et se tenant un jour à Popincourt, un jour au Patriarche. Elle comptait habituellement au moins six mille personnes, et parfois beaucoup plus. Ayant tant d'ennemis, ils n'y allaient qu'en nombre, -<span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> avec femmes et enfants, mais la plupart armés, pour garder -leurs familles. Cela faisait une longue défilade à travers Paris, et -comme une revue. Il y avait beaucoup de gentilhommes; la masse était -mêlée; mais tous tâchaient de se bien mettre et voulaient se faire -respecter. On voit par un journal du temps (Condé, 20 déc. 1561) qu'en -une grande occasion où ils croyaient que la reine mère viendrait les -voir passer, beaucoup louèrent chez les fripiers des habits -honorables, et commencèrent à porter des cornettes et colliers -empesés, qui jusque-là n'étaient portés que par les gentilshommes. On -remarquait dans cette foule deux avocats, l'intrépide Rusé qui, en -avril, avait mis seul en fuite les assaillants de l'hôtel Lonjumeau, +<span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> avec femmes et enfants, mais la plupart armés, pour garder +leurs familles. Cela faisait une longue défilade à travers Paris, et +comme une revue. Il y avait beaucoup de gentilhommes; la masse était +mêlée; mais tous tâchaient de se bien mettre et voulaient se faire +respecter. On voit par un journal du temps (Condé, 20 déc. 1561) qu'en +une grande occasion où ils croyaient que la reine mère viendrait les +voir passer, beaucoup louèrent chez les fripiers des habits +honorables, et commencèrent à porter des cornettes et colliers +empesés, qui jusque-là n'étaient portés que par les gentilshommes. On +remarquait dans cette foule deux avocats, l'intrépide Rusé qui, en +avril, avait mis seul en fuite les assaillants de l'hôtel Lonjumeau, et l'illustre Charles Dumoulin, premier consul de ce temps et de tous -peut-être.</p> - -<p>Ces assemblées, du reste, étonnaient par l'ordre admirable, la -gravité, une tenue que la France ne connaissait guère. Le péril -évident augmentait la ferveur, chez les hommes sombre et redoutable, -chez les femmes touchante, émue surtout, et non sans larmes chez des -mères qui amenaient, exposaient leurs enfants. Rien d'excentrique du -reste, ni bizarrement fanatique (comme on vit plus tard aux Cévennes). -Tout se passait en grande publicité, de jour, par devant le soleil, -les curieux et le magistrat. Car l'autorité assistait, aux termes des -derniers édits.</p> - -<p>Nul prétexte à l'attaque. On s'en passa. Le 24 décembre, le curé de -Saint-Médard, hors de l'heure des offices, se mit à faire sonner -toutes ses cloches, de façon qu'on ne pût entendre le prêche qui se -faisait <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> tout près. Mais des hommes notables se détachèrent de -l'assemblée, allèrent dire au curé qu'une si nombreuse réunion, -légale, autorisée et présidée du magistrat, ne pouvait ainsi recevoir -sa loi. Il cessa de sonner, ne voulant rien encore que dire: «Les -huguenots nous font taire... Ils tiennent la ville en subjection.»</p> - -<p>Le 27 décembre était une fête. On monte pour ce jour un grand coup. -Les pauvres des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, et jusqu'à -Notre-Dame-des-Champs, sont avertis de venir au tocsin. Le curé -s'assure de l'armée des deux grandes abbayes, frères convers, +peut-être.</p> + +<p>Ces assemblées, du reste, étonnaient par l'ordre admirable, la +gravité, une tenue que la France ne connaissait guère. Le péril +évident augmentait la ferveur, chez les hommes sombre et redoutable, +chez les femmes touchante, émue surtout, et non sans larmes chez des +mères qui amenaient, exposaient leurs enfants. Rien d'excentrique du +reste, ni bizarrement fanatique (comme on vit plus tard aux Cévennes). +Tout se passait en grande publicité, de jour, par devant le soleil, +les curieux et le magistrat. Car l'autorité assistait, aux termes des +derniers édits.</p> + +<p>Nul prétexte à l'attaque. On s'en passa. Le 24 décembre, le curé de +Saint-Médard, hors de l'heure des offices, se mit à faire sonner +toutes ses cloches, de façon qu'on ne pût entendre le prêche qui se +faisait <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> tout près. Mais des hommes notables se détachèrent de +l'assemblée, allèrent dire au curé qu'une si nombreuse réunion, +légale, autorisée et présidée du magistrat, ne pouvait ainsi recevoir +sa loi. Il cessa de sonner, ne voulant rien encore que dire: «Les +huguenots nous font taire... Ils tiennent la ville en subjection.»</p> + +<p>Le 27 décembre était une fête. On monte pour ce jour un grand coup. +Les pauvres des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, et jusqu'à +Notre-Dame-des-Champs, sont avertis de venir au tocsin. Le curé +s'assure de l'armée des deux grandes abbayes, frères convers, chantres, domestiques, bedeaux, sergents ou porte-croix. Seulement les -deux abbés voulurent auparavant consulter les gros bonnets du -Parlement, le premier président, le président Saint-André et le -procureur général Bourdin. Ils promirent de fermer les yeux.</p> +deux abbés voulurent auparavant consulter les gros bonnets du +Parlement, le premier président, le président Saint-André et le +procureur général Bourdin. Ils promirent de fermer les yeux.</p> <p>On avertit sous main les protestants qu'il y aurait un terrible mouvement du peuple, qu'ils couraient un grand risque. Ces avertisseurs charitables pensaient qu'ils n'oseraient venir; leurs -assemblées, dès lors, suspendues par la peur, cessaient d'elles-mêmes; -leur culte se trouvait supprimé sans combat. Ils ne reculèrent pas; -ils vinrent au complet, hommes et femmes; ils étaient douze mille. Les -prières faites, et le psaume chanté, le ministre Mallot prit ce texte: -«Venez, vous qu'on opprime.» L'autorité qui présidait était -Rouge-Oreille, prévôt de la maréchaussée.</p> - -<p>On n'avait commencé qu'à trois heures; les vêpres étaient dites, et -l'église silencieuse. Rien d'apparent; <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> on l'aurait crue -déserte. Mais à peine le sermon commence, les cloches se réveillent et -se mettent en branle; elles sonnent à toute volée, en furieuses, on -n'entend plus qu'elles. Alors une batterie imprévue se démasque. À -toute ouverture du clocher, du plus haut au plus bas, des têtes -apparaissent; flèches et pierres pleuvent comme grêle. Le tocsin -sonne, appelle le faubourg et l'armée des deux abbayes.</p> - -<p>Des députés, l'un parvient à entrer, et il est tué. L'autre revient à -toutes jambes. Le magistrat espère être plus respecté. Il avance seul -vers l'église. La pluie de pierres ne continue pas moins. Il est forcé +assemblées, dès lors, suspendues par la peur, cessaient d'elles-mêmes; +leur culte se trouvait supprimé sans combat. Ils ne reculèrent pas; +ils vinrent au complet, hommes et femmes; ils étaient douze mille. Les +prières faites, et le psaume chanté, le ministre Mallot prit ce texte: +«Venez, vous qu'on opprime.» L'autorité qui présidait était +Rouge-Oreille, prévôt de la maréchaussée.</p> + +<p>On n'avait commencé qu'à trois heures; les vêpres étaient dites, et +l'église silencieuse. Rien d'apparent; <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> on l'aurait crue +déserte. Mais à peine le sermon commence, les cloches se réveillent et +se mettent en branle; elles sonnent à toute volée, en furieuses, on +n'entend plus qu'elles. Alors une batterie imprévue se démasque. À +toute ouverture du clocher, du plus haut au plus bas, des têtes +apparaissent; flèches et pierres pleuvent comme grêle. Le tocsin +sonne, appelle le faubourg et l'armée des deux abbayes.</p> + +<p>Des députés, l'un parvient à entrer, et il est tué. L'autre revient à +toutes jambes. Le magistrat espère être plus respecté. Il avance seul +vers l'église. La pluie de pierres ne continue pas moins. Il est forcé de revenir.</p> -<p>Les protestants, malgré leur nombre, auraient eu fort à faire s'ils -n'avaient eu quelque cavalerie. Ceux qui, venus de loin, étaient à -cheval, faisaient le guet autour de l'assemblée. Ils virent bientôt de -noires fourmilières des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, -venir à eux, gens de toutes sortes, à qui on faisait croire que -l'église était au pillage. Ils mirent leurs chevaux au galop, et, sans -qu'ils en vinssent à charger, toute la foule avait disparu.</p> - -<p>Cependant les douze mille qui étaient devant Saint-Médard avaient leur -homme dans l'église qu'on ne leur rendait pas et dont ils ignoraient -le sort. Ils entreprirent de le reprendre, et enfoncèrent les portes. -Cela ne se fit pas assez vite pour qu'ils ne reçussent d'en haut une -effroyable grêle dont plusieurs furent blessés. Ils entrent pourtant, -et ils trouvent leur homme à terre; ce n'est plus qu'un cadavre. -L'église pleine de gens armés. Les reliques avaient été retirées et -cachées <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> la veille; les images restaient, les statues, les -crucifix; les protestants les mettent en pièces. Je ne crois -nullement, comme ils le disent, que les catholiques eux-mêmes les -aient brisés pour s'en armer; dans une chose si bien préparée, ils -s'étaient pourvus d'autres armes.</p> - -<p>Le nombre des blessés protestants est inconnu; mais il y en eut trente -ou quarante parmi les catholiques. Le curé et ses gens se réfugièrent +<p>Les protestants, malgré leur nombre, auraient eu fort à faire s'ils +n'avaient eu quelque cavalerie. Ceux qui, venus de loin, étaient à +cheval, faisaient le guet autour de l'assemblée. Ils virent bientôt de +noires fourmilières des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, +venir à eux, gens de toutes sortes, à qui on faisait croire que +l'église était au pillage. Ils mirent leurs chevaux au galop, et, sans +qu'ils en vinssent à charger, toute la foule avait disparu.</p> + +<p>Cependant les douze mille qui étaient devant Saint-Médard avaient leur +homme dans l'église qu'on ne leur rendait pas et dont ils ignoraient +le sort. Ils entreprirent de le reprendre, et enfoncèrent les portes. +Cela ne se fit pas assez vite pour qu'ils ne reçussent d'en haut une +effroyable grêle dont plusieurs furent blessés. Ils entrent pourtant, +et ils trouvent leur homme à terre; ce n'est plus qu'un cadavre. +L'église pleine de gens armés. Les reliques avaient été retirées et +cachées <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> la veille; les images restaient, les statues, les +crucifix; les protestants les mettent en pièces. Je ne crois +nullement, comme ils le disent, que les catholiques eux-mêmes les +aient brisés pour s'en armer; dans une chose si bien préparée, ils +s'étaient pourvus d'autres armes.</p> + +<p>Le nombre des blessés protestants est inconnu; mais il y en eut trente +ou quarante parmi les catholiques. Le curé et ses gens se réfugièrent dans le clocher, laissant leurs paroissiens devenir ce qu'ils -pourraient. «Pauvres idiots populaires, dit le récit protestant, qu'on -tâcha de sauver, bien qu'il n'y eût pas une vieille qui n'eût fait son -devoir, au défaut d'autres armes, d'amasser et jeter des pierres.»</p> +pourraient. «Pauvres idiots populaires, dit le récit protestant, qu'on +tâcha de sauver, bien qu'il n'y eût pas une vieille qui n'eût fait son +devoir, au défaut d'autres armes, d'amasser et jeter des pierres.»</p> <p>Pour prendre le clocher et faire taire le tocsin, on fit mine de -vouloir mettre le feu au pied. Ils descendirent alors, et le prévôt -les fit lier. Le difficile était d'emmener ces prisonniers, et aussi -de pourvoir à la sûreté des protestants qui se retiraient à travers un +vouloir mettre le feu au pied. Ils descendirent alors, et le prévôt +les fit lier. Le difficile était d'emmener ces prisonniers, et aussi +de pourvoir à la sûreté des protestants qui se retiraient à travers un quartier hostile.</p> -<p>Le guet et les cavaliers protestants en vinrent à bout. Ceux-ci, à la -première tentative de sortie violente qu'on fit de certaines maisons -pour déranger la file, rembarrèrent si durement les assaillants qu'ils -n'y revinrent pas; la route fut paisible jusqu'au Châtelet, où le -prévôt mit les prisonniers.</p> +<p>Le guet et les cavaliers protestants en vinrent à bout. Ceux-ci, à la +première tentative de sortie violente qu'on fit de certaines maisons +pour déranger la file, rembarrèrent si durement les assaillants qu'ils +n'y revinrent pas; la route fut paisible jusqu'au Châtelet, où le +prévôt mit les prisonniers.</p> -<p>Première et notable victoire de la liberté religieuse (15 déc. 1561).</p> +<p>Première et notable victoire de la liberté religieuse (15 déc. 1561).</p> -<p>Le lendemain dimanche, elle fut constatée. Au matin, l'assemblée se -fit, moins populaire, mais toute armée, et en mesure de résistance. -Nul désordre pourtant, <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> pas un geste, pas un mot d'outrage, le +<p>Le lendemain dimanche, elle fut constatée. Au matin, l'assemblée se +fit, moins populaire, mais toute armée, et en mesure de résistance. +Nul désordre pourtant, <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> pas un geste, pas un mot d'outrage, le calme de la force.</p> -<p>Le soir, quand pas une âme n'était au Patriarche, on vint bravement en -faire le siége; on cassa, brûla tout, la chaire fut mise en pièces. -Tout eût été détruit, sans douze cavaliers protestants, accourus au -galop, qui fondirent et dispersèrent tout, sauf cinq ou six vauriens -qu'ils saisirent sans les maltraiter, et livrèrent aux gens de +<p>Le soir, quand pas une âme n'était au Patriarche, on vint bravement en +faire le siége; on cassa, brûla tout, la chaire fut mise en pièces. +Tout eût été détruit, sans douze cavaliers protestants, accourus au +galop, qui fondirent et dispersèrent tout, sauf cinq ou six vauriens +qu'ils saisirent sans les maltraiter, et livrèrent aux gens de justice.</p> -<p>La rage fut profonde, on peut le croire. On fit cent récits sur les -blasphèmes et sacriléges, sur les injures des huguenots <i>au Dieu de -pâte</i>. On assura que, le lendemain, des hommes (était-ce des -huguenots? ou des gens apostés?) revinrent à Saint-Médard et brisèrent -tout ce qui restait. Mais on n'eût pas produit assez d'effet, si l'on -n'eût forgé un martyr; on supposa «qu'un pauvre boulanger, chargé de -douze enfants, avait pris dans ses bras le saint ciboire où était le -précieux corps de Notre-Seigneur, et qu'en voulant le protéger il -avait reçu le coup mortel.» Ces histoires vraies ou fausses -exaspérèrent tellement les esprits faibles, qu'au pont Notre-Dame une +<p>La rage fut profonde, on peut le croire. On fit cent récits sur les +blasphèmes et sacriléges, sur les injures des huguenots <i>au Dieu de +pâte</i>. On assura que, le lendemain, des hommes (était-ce des +huguenots? ou des gens apostés?) revinrent à Saint-Médard et brisèrent +tout ce qui restait. Mais on n'eût pas produit assez d'effet, si l'on +n'eût forgé un martyr; on supposa «qu'un pauvre boulanger, chargé de +douze enfants, avait pris dans ses bras le saint ciboire où était le +précieux corps de Notre-Seigneur, et qu'en voulant le protéger il +avait reçu le coup mortel.» Ces histoires vraies ou fausses +exaspérèrent tellement les esprits faibles, qu'au pont Notre-Dame une femme, voyant passer le lieutenant civil, avec ses gens, tomba sur lui -des ongles; elle fut prise, menée au Châtelet. Là-dessus, nouveaux +des ongles; elle fut prise, menée au Châtelet. Là -dessus, nouveaux cris, lamentations, larmes, sanglots sur l'esclavage de Paris, pire -cent fois que la captivité de Babylone.</p> +cent fois que la captivité de Babylone.</p> -<p>Le premier président avait fait le malade, pour ne pas faire agir la +<p>Le premier président avait fait le malade, pour ne pas faire agir la police du Parlement, pensant donner aux catholiques le temps de faire -leur coup. Eux battus, on s'éveille; le président n'est plus malade; -le <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> Parlement condamne à mort deux archers, suspects d'avoir -favorisé les protestants. Exécutés à l'instant même; les enfants, le -prétendu peuple, arrachent et traînent leurs cadavres.</p> +leur coup. Eux battus, on s'éveille; le président n'est plus malade; +le <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> Parlement condamne à mort deux archers, suspects d'avoir +favorisé les protestants. Exécutés à l'instant même; les enfants, le +prétendu peuple, arrachent et traînent leurs cadavres.</p> -<p>Tout cela vu, approuvé, goûté du connétable qui vient siéger au +<p>Tout cela vu, approuvé, goûté du connétable qui vient siéger au Parlement, jure de donner sa vie pour la religion catholique. On se -prépare à faire à Saint-Médard une grande fête d'expiation, de ces -fêtes sinistres qui toujours s'arrosaient de sang.</p> - -<p>Cependant L'Hôpital avait imaginé d'opposer tous les parlements au -parlement de Paris. Il avait réuni à Saint-Germain leurs députés, -choisis par lui dans les plus modérés, et avait, avec leur concours, -fait un nouvel édit (17 janvier 1562) qui, d'une part, rendait aux -catholiques les églises envahies par les protestants, d'autre part -assurait à ceux-ci le droit, déjà reconnu, de s'assembler hors des +prépare à faire à Saint-Médard une grande fête d'expiation, de ces +fêtes sinistres qui toujours s'arrosaient de sang.</p> + +<p>Cependant L'Hôpital avait imaginé d'opposer tous les parlements au +parlement de Paris. Il avait réuni à Saint-Germain leurs députés, +choisis par lui dans les plus modérés, et avait, avec leur concours, +fait un nouvel édit (17 janvier 1562) qui, d'une part, rendait aux +catholiques les églises envahies par les protestants, d'autre part +assurait à ceux-ci le droit, déjà reconnu, de s'assembler hors des villes.</p> -<p>Édit durement repoussé par le parlement de Paris. Mais ceux de Rouen, -de Bordeaux, de Grenoble, de Toulouse, de Rennes, d'Aix même (mais -après un combat), enregistrent successivement.</p> +<p>Édit durement repoussé par le parlement de Paris. Mais ceux de Rouen, +de Bordeaux, de Grenoble, de Toulouse, de Rennes, d'Aix même (mais +après un combat), enregistrent successivement.</p> -<p>Dijon seul et Paris résistent.</p> +<p>Dijon seul et Paris résistent.</p> -<p>Condé, cependant, avec l'aide du gouverneur de l'Île-de-France, -Montmorency l'aîné (opposé à son père), avec l'aide des Châtillon, -quelques centaines de vieux soldats, de gentilshommes et d'écoliers, -tenait le haut du pavé dans Paris. Les écoliers surtout, dans un -esprit nouveau, tout contraire aux vieilles écoles, menaçaient fort le +<p>Condé, cependant, avec l'aide du gouverneur de l'ÃŽle-de-France, +Montmorency l'aîné (opposé à son père), avec l'aide des Châtillon, +quelques centaines de vieux soldats, de gentilshommes et d'écoliers, +tenait le haut du pavé dans Paris. Les écoliers surtout, dans un +esprit nouveau, tout contraire aux vieilles écoles, menaçaient fort le parlement.</p> -<p>L'ambassadeur d'Espagne, au nom des libertés publiques, demanda que -Coligny quittât Paris, qu'on respectât <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> la désobéissance d'un -parlement que les parlements mêmes avaient abandonné. Ce corps, si -bien soutenu de l'étranger, allait céder. Il céda le 6 mars.</p> +<p>L'ambassadeur d'Espagne, au nom des libertés publiques, demanda que +Coligny quittât Paris, qu'on respectât <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> la désobéissance d'un +parlement que les parlements mêmes avaient abandonné. Ce corps, si +bien soutenu de l'étranger, allait céder. Il céda le 6 mars.</p> -<p>Mais auparavant un grand acte, sanglant et décisif, avait lancé la +<p>Mais auparavant un grand acte, sanglant et décisif, avait lancé la guerre civile.</p> -<p>Guise, que nous avons longtemps perdu de vue, dès octobre, avait cru à -la victoire des protestants, si l'on ne recourait aux plus extrêmes +<p>Guise, que nous avons longtemps perdu de vue, dès octobre, avait cru à +la victoire des protestants, si l'on ne recourait aux plus extrêmes moyens.</p> -<p>Le premier, fort bizarre, fut une tentative d'enlever le jeune frère -de Charles IX, le petit Henri, depuis Henri III. Son gouverneur était -gagné, et il avait gagné l'enfant, qui toutefois le soir dit tout -naïvement à sa mère.</p> +<p>Le premier, fort bizarre, fut une tentative d'enlever le jeune frère +de Charles IX, le petit Henri, depuis Henri III. Son gouverneur était +gagné, et il avait gagné l'enfant, qui toutefois le soir dit tout +naïvement à sa mère.</p> -<p>La ruse ayant manqué, il fallait un autre moyen, de force et de +<p>La ruse ayant manqué, il fallait un autre moyen, de force et de violence, un coup sanglant. Seulement, si on le frappait par devant, -n'aurait-on pas par derrière un coup vengeur de l'Allemagne? C'est ce -qu'on voulut éviter.</p> +n'aurait-on pas par derrière un coup vengeur de l'Allemagne? C'est ce +qu'on voulut éviter.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> CHAPITRE XIV<br> <span class="smaller">INTRIGUE DES GUISES EN ALLEMAGNE<br> 1562</span></h3> -<p>Sur un superbe livre d'Heures, manuscrit du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, qui fut le -livre usuel de Pie VII à Fontainebleau, parmi des miniatures -délicieuses de fleurs et de jeux d'enfants, imagerie sensuelle, mais -adorablement naïve, je trouvai sur un feuillet une chose qui me fit -reculer, comme eût fait une tache de sang. C'était ce mot ajouté, -d'une grande, belle et forte écriture du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle: <i>Parvenir ou -mourir</i>. Puis le funèbre millésime de la Saint-Barthélemy: 1572.</p> - -<p>Quel main écrivit cette note sur ce livre royal, qui n'a appartenu -qu'à des rois, des princes ou des papes? Je n'en sais rien. Mais je -sais bien que dans la sinistre effigie de François de Guise, dont j'ai -parlé, j'ai cru lire les mêmes mots, en terribles caractères, datés de +<p>Sur un superbe livre d'Heures, manuscrit du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, qui fut le +livre usuel de Pie VII à Fontainebleau, parmi des miniatures +délicieuses de fleurs et de jeux d'enfants, imagerie sensuelle, mais +adorablement naïve, je trouvai sur un feuillet une chose qui me fit +reculer, comme eût fait une tache de sang. C'était ce mot ajouté, +d'une grande, belle et forte écriture du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle: <i>Parvenir ou +mourir</i>. Puis le funèbre millésime de la Saint-Barthélemy: 1572.</p> + +<p>Quel main écrivit cette note sur ce livre royal, qui n'a appartenu +qu'à des rois, des princes ou des papes? Je n'en sais rien. Mais je +sais bien que dans la sinistre effigie de François de Guise, dont j'ai +parlé, j'ai cru lire les mêmes mots, en terribles caractères, datés de 1562 ou du massacre de Vassy.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> <i>Parvenir</i>, par le meurtre. Au meurtre parvenir par -l'abaissement du caractère, par la bassesse du mensonge et les hontes +l'abaissement du caractère, par la bassesse du mensonge et les hontes de l'hypocrisie.</p> -<p>Fut-il mené là par son frère, son mauvais ange et son démon, le lâche -cardinal de Lorraine? ou s'y précipita-t-il par la furieuse violence -de sa nature, par le besoin absolu et désespéré qu'il avait de -réussir? L'une et l'autre explication sont vraisemblables également. -La fortune lui avait joué un tour qu'elle fait à peu d'hommes; elle -l'avait lancé d'abord d'une manière inouïe, puis arrêté court, heurté -sur un obstacle invincible. Il s'y acharna, s'y brisa, y jeta son âme, -son salut de chrétien, que dis-je? son honneur de gentilhomme et tout -le soin de sa mémoire.</p> - -<p>Le hasard nous a conservé l'acte irrécusable sur lequel sa mémoire est -jugée.</p> - -<p>Acte écrit au moment même, et d'un homme tenu pour hautement estimable -et véridique par tous les partis du temps, d'un prince protestant, -dont les catholiques mêmes font un éloge illimité, Christophe, duc de +<p>Fut-il mené là par son frère, son mauvais ange et son démon, le lâche +cardinal de Lorraine? ou s'y précipita-t-il par la furieuse violence +de sa nature, par le besoin absolu et désespéré qu'il avait de +réussir? L'une et l'autre explication sont vraisemblables également. +La fortune lui avait joué un tour qu'elle fait à peu d'hommes; elle +l'avait lancé d'abord d'une manière inouïe, puis arrêté court, heurté +sur un obstacle invincible. Il s'y acharna, s'y brisa, y jeta son âme, +son salut de chrétien, que dis-je? son honneur de gentilhomme et tout +le soin de sa mémoire.</p> + +<p>Le hasard nous a conservé l'acte irrécusable sur lequel sa mémoire est +jugée.</p> + +<p>Acte écrit au moment même, et d'un homme tenu pour hautement estimable +et véridique par tous les partis du temps, d'un prince protestant, +dont les catholiques mêmes font un éloge illimité, Christophe, duc de Wurtemberg. Fils du malheur et de l'exil, longtemps otage en Espagne, -longtemps au service de France, Christophe <i>le Pacifique</i> ne succéda à -son père, le violent Ulrich, que pour en différer en tout. -Non-seulement il eut grande part aux transactions qui consacrèrent les -libertés religieuses dans l'empire, mais il travailla à donner au -Wurtemberg un bien non moins précieux, l'accord et l'unité des lois. -L'égalité des poids et mesures, l'aménagement des forêts, la -protection du commerce, signalèrent sa prévoyance paternelle. Il -avait l'autorité la plus haute, et son désintéressement <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> connu -augmentait encore son autorité. Quoiqu'il eût un fils, il décida son -oncle à se marier, et lui donna ce qu'il avait dans la Comté et dans +longtemps au service de France, Christophe <i>le Pacifique</i> ne succéda à +son père, le violent Ulrich, que pour en différer en tout. +Non-seulement il eut grande part aux transactions qui consacrèrent les +libertés religieuses dans l'empire, mais il travailla à donner au +Wurtemberg un bien non moins précieux, l'accord et l'unité des lois. +L'égalité des poids et mesures, l'aménagement des forêts, la +protection du commerce, signalèrent sa prévoyance paternelle. Il +avait l'autorité la plus haute, et son désintéressement <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> connu +augmentait encore son autorité. Quoiqu'il eût un fils, il décida son +oncle à se marier, et lui donna ce qu'il avait dans la Comté et dans l'Alsace.</p> -<p>Sa mère était Bavaroise, sa femme du Brandebourg; ses filles -épousèrent les landgraves de Hesse-Cassel et Hesse-Darmstadt. Il était -fort apparenté au Nord, au Midi, sur le Rhin. Par ses alliances il -était l'un des premiers princes de l'Allemagne, par son caractère le +<p>Sa mère était Bavaroise, sa femme du Brandebourg; ses filles +épousèrent les landgraves de Hesse-Cassel et Hesse-Darmstadt. Il était +fort apparenté au Nord, au Midi, sur le Rhin. Par ses alliances il +était l'un des premiers princes de l'Allemagne, par son caractère le premier.</p> -<p>L'opinion qu'en avait la France est assez constatée par un acte. Après -la mort du roi de Navarre et du duc de Guise, Catherine de Médicis -offrit la lieutenance du royaume à Christophe, qui refusa (25 mars +<p>L'opinion qu'en avait la France est assez constatée par un acte. Après +la mort du roi de Navarre et du duc de Guise, Catherine de Médicis +offrit la lieutenance du royaume à Christophe, qui refusa (25 mars 1563).</p> -<p>L'offre était-elle sérieuse? Ce qui est sûr, c'est qu'elle voulait -faire cet hommage à l'Allemagne dans son plus honorable prince, se -concilier la grande nation militaire d'où venaient nos meilleurs +<p>L'offre était-elle sérieuse? Ce qui est sûr, c'est qu'elle voulait +faire cet hommage à l'Allemagne dans son plus honorable prince, se +concilier la grande nation militaire d'où venaient nos meilleurs soldats.</p> -<p>Et c'est pour la même cause qu'en février 1561, lorsque tout semblait +<p>Et c'est pour la même cause qu'en février 1561, lorsque tout semblait devoir les retenir en France, en plein hiver, les Guises firent le -voyage, très-long alors et pénible du Rhin. Ils le firent en corps de -famille, quatre frères, le duc, le cardinal de Lorraine, le cardinal +voyage, très-long alors et pénible du Rhin. Ils le firent en corps de +famille, quatre frères, le duc, le cardinal de Lorraine, le cardinal de Guise et le duc d'Aumale.</p> -<p>Quel était leur but? Touchant, noble, chrétien: de travailler à leur +<p>Quel était leur but? Touchant, noble, chrétien: de travailler à leur salut.</p> -<p>Le rendez-vous était à Saverne. Les Guises s'y arrêtèrent et prièrent -Christophe de venir, ayant le plus grand désir <i>de s'entretenir -amicalement avec lui et avec ses théologiens</i>.</p> +<p>Le rendez-vous était à Saverne. Les Guises s'y arrêtèrent et prièrent +Christophe de venir, ayant le plus grand désir <i>de s'entretenir +amicalement avec lui et avec ses théologiens</i>.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> Dès le lendemain de l'arrivée, au matin, le cardinal prêcha, -devant les Allemands, un sermon du luthéranisme le plus pur, puis -conféra avec les théologiens. Après midi, bonnement, Guise alla voir +<p><span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> Dès le lendemain de l'arrivée, au matin, le cardinal prêcha, +devant les Allemands, un sermon du luthéranisme le plus pur, puis +conféra avec les théologiens. Après midi, bonnement, Guise alla voir Christophe et causa de choses diverses; puis lui dit, par occasion, -que, n'étant qu'un homme de guerre, il ne s'était guère enquis -jusqu'ici de religion, qu'il était fort ignorant, mais qu'il aimerait -à s'instruire et à assurer sa conscience. «J'ai été élevé dans la foi -de mes pères. Est-elle vraie?... Si elle était fausse, j'en serais -fâché...»</p> - -<p>L'Allemand était un esprit trop sérieux pour ne pas voir où tendait -cette grande affectation de simplicité.</p> - -<p>Dans sa réponse, il cacha peu ses motifs de défiance: «Comment se -fait-il qu'à Poissy on ait fait porter la discussion sur un seul -point, la sainte Cène?» Cependant il ajouta que, si Guise voulait -s'instruire, les livres qu'il lui avait envoyés l'éclaireraient; qu'au -surplus, s'il avait quelque question à faire, <i>il y répondrait +que, n'étant qu'un homme de guerre, il ne s'était guère enquis +jusqu'ici de religion, qu'il était fort ignorant, mais qu'il aimerait +à s'instruire et à assurer sa conscience. «J'ai été élevé dans la foi +de mes pères. Est-elle vraie?... Si elle était fausse, j'en serais +fâché...»</p> + +<p>L'Allemand était un esprit trop sérieux pour ne pas voir où tendait +cette grande affectation de simplicité.</p> + +<p>Dans sa réponse, il cacha peu ses motifs de défiance: «Comment se +fait-il qu'à Poissy on ait fait porter la discussion sur un seul +point, la sainte Cène?» Cependant il ajouta que, si Guise voulait +s'instruire, les livres qu'il lui avait envoyés l'éclaireraient; qu'au +surplus, s'il avait quelque question à faire, <i>il y répondrait volontiers</i>.</p> -<p>C'est ce mot que Guise attendait: «Les ministres à Poissy nous -appelaient <i>idolâtres</i>. Mais qu'est-ce qu'<i>idolâtrie</i>?</p> +<p>C'est ce mot que Guise attendait: «Les ministres à Poissy nous +appelaient <i>idolâtres</i>. Mais qu'est-ce qu'<i>idolâtrie</i>?</p> -<p>«C'est adorer d'autres dieux que le vrai Dieu, de chercher d'autre +<p>«C'est adorer d'autres dieux que le vrai Dieu, de chercher d'autre salut que son Fils.</p> -<p>«Alors je ne suis pas idolâtre, dit Guise. Je n'ai de Dieu que Dieu, -et je sais que je ne puis être sauvé que par son Fils, non par mes -propres mérites.»</p> +<p>«Alors je ne suis pas idolâtre, dit Guise. Je n'ai de Dieu que Dieu, +et je sais que je ne puis être sauvé que par son Fils, non par mes +propres mérites.»</p> -<p>Ici, le sage Allemand, trop sensiblement flatté, perdit la sagesse, et -crédulement: «J'entends cela avec joie... Puissiez-vous persévérer!»</p> +<p>Ici, le sage Allemand, trop sensiblement flatté, perdit la sagesse, et +crédulement: «J'entends cela avec joie... Puissiez-vous persévérer!»</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Sur la messe, le rusé disciple ne manqua pas également d'être -d'accord avec le maître. Christophe, entraîné par la douceur de +<p><span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Sur la messe, le rusé disciple ne manqua pas également d'être +d'accord avec le maître. Christophe, entraîné par la douceur de dogmatiser, fit cependant un effort pour se tenir sur la pente d'une -séduction qu'il sentait, tout en y cédant. Il reprit, avec un peu de -cette rudesse apparente qui couvre souvent la douceur intérieure de -l'Allemand: «On dit pourtant que c'est vous et votre frère le cardinal -qui, sous le dernier roi et après, avez fait périr nombre de personnes -qui sont mortes pour leur foi?»</p> +séduction qu'il sentait, tout en y cédant. Il reprit, avec un peu de +cette rudesse apparente qui couvre souvent la douceur intérieure de +l'Allemand: «On dit pourtant que c'est vous et votre frère le cardinal +qui, sous le dernier roi et après, avez fait périr nombre de personnes +qui sont mortes pour leur foi?»</p> -<p>Alors, avec de grands soupirs: «On nous accuse de cela et de bien -d'autres choses, dit Guise, mais on nous fait tort. Avant le départ, -nous vous expliquerons tout cela.»</p> +<p>Alors, avec de grands soupirs: «On nous accuse de cela et de bien +d'autres choses, dit Guise, mais on nous fait tort. Avant le départ, +nous vous expliquerons tout cela.»</p> <p>Le bon Allemand continua ses explications de dogme et entendit avec -bonheur Guise, vaincu par son éloquence, s'écrier: «S'il en est ainsi, -c'en est fait, je suis luthérien.»</p> - -<p>Le cardinal de Lorraine, dont l'élément propre et naturel était le -mensonge, vint à bout bien plus aisément de se démêler des ministres. -Il leur disait hardiment que, dans ses Trois Évêchés, <i>il ne souffrait -plus de messe</i>, à moins qu'il n'y eût des communiants; qu'il allait -bientôt abolir le canon de la messe; qu'il fallait, non adorer, mais -<i>vénérer</i> Jésus dans l'Eucharistie; qu'après tout <i>il suffisait de lui -faire la révérence</i>, etc., etc. Les Allemands étaient stupéfaits.</p> - -<p>Mais ce qui était bien doux et consolant pour Christophe, c'était de -voir les progrès du néophyte François. Il luttait bien encore un peu, -avait quelque scrupule; ses agitations parfois l'empêchaient de -dormir <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> la nuit. Mais sa conversion était sûre, et n'en était +bonheur Guise, vaincu par son éloquence, s'écrier: «S'il en est ainsi, +c'en est fait, je suis luthérien.»</p> + +<p>Le cardinal de Lorraine, dont l'élément propre et naturel était le +mensonge, vint à bout bien plus aisément de se démêler des ministres. +Il leur disait hardiment que, dans ses Trois Évêchés, <i>il ne souffrait +plus de messe</i>, à moins qu'il n'y eût des communiants; qu'il allait +bientôt abolir le canon de la messe; qu'il fallait, non adorer, mais +<i>vénérer</i> Jésus dans l'Eucharistie; qu'après tout <i>il suffisait de lui +faire la révérence</i>, etc., etc. Les Allemands étaient stupéfaits.</p> + +<p>Mais ce qui était bien doux et consolant pour Christophe, c'était de +voir les progrès du néophyte François. Il luttait bien encore un peu, +avait quelque scrupule; ses agitations parfois l'empêchaient de +dormir <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> la nuit. Mais sa conversion était sûre, et n'en était que plus touchante.</p> -<p>La chose fut menée vivement, comme le siége de Calais. Du 15 au 18 -février, tout était fini. Les deux partis étaient d'accord. -L'éloquence, l'aplomb, l'audace du cardinal de Lorraine, avaient tout -simplifié. Le théologien Brentz crut l'embarrasser en lui disant que -l'Écriture ne parle pas des cardinaux: «Eh! qu'importe cela? dit-il. +<p>La chose fut menée vivement, comme le siége de Calais. Du 15 au 18 +février, tout était fini. Les deux partis étaient d'accord. +L'éloquence, l'aplomb, l'audace du cardinal de Lorraine, avaient tout +simplifié. Le théologien Brentz crut l'embarrasser en lui disant que +l'Écriture ne parle pas des cardinaux: «Eh! qu'importe cela? dit-il. Si je n'ai une robe rouge, j'en porterai une noire, et bien -volontiers.»</p> - -<p>Mais le point où il insista le plus avant de partir, ce fut le -reproche d'avoir fait mourir des protestants. Il fut indigné qu'on en -eût l'idée; il nia, repoussa la chose avec des serments épouvantables: -«Au nom de Dieu, mon Créateur, et sur le salut de mon âme, je n'ai pas -fait mourir un seul homme pour cause de religion. Loin de là, quand il -s'agissait au Conseil de tels accusés, je m'excusais, je m'en allais, -je les laissais au bras séculier.»</p> - -<p>Guise fit le même serment. Les Allemands en auraient pleuré de joie: -«Je suis ravi, dit Christophe, de vous entendre ainsi parler. Si vous -voulez, j'en ferai part à tous mes amis d'Allemagne... Mais, je vous -en prie encore, ne persécutez pas ces pauvres chrétiens.»</p> - -<p>Les Guises lui donnèrent la main, ils lui jurèrent, foi de princes et -sur leur salut, de ne faire le moindre mal aux réformés publiquement -ni secrètement. De plus, ils lui proposèrent de ménager une conférence +volontiers.»</p> + +<p>Mais le point où il insista le plus avant de partir, ce fut le +reproche d'avoir fait mourir des protestants. Il fut indigné qu'on en +eût l'idée; il nia, repoussa la chose avec des serments épouvantables: +«Au nom de Dieu, mon Créateur, et sur le salut de mon âme, je n'ai pas +fait mourir un seul homme pour cause de religion. Loin de là , quand il +s'agissait au Conseil de tels accusés, je m'excusais, je m'en allais, +je les laissais au bras séculier.»</p> + +<p>Guise fit le même serment. Les Allemands en auraient pleuré de joie: +«Je suis ravi, dit Christophe, de vous entendre ainsi parler. Si vous +voulez, j'en ferai part à tous mes amis d'Allemagne... Mais, je vous +en prie encore, ne persécutez pas ces pauvres chrétiens.»</p> + +<p>Les Guises lui donnèrent la main, ils lui jurèrent, foi de princes et +sur leur salut, de ne faire le moindre mal aux réformés publiquement +ni secrètement. De plus, ils lui proposèrent de ménager une conférence des deux partis en Allemagne, qui, mieux que le concile de Trente, -pourrait assurer la paix. L'Empereur <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> s'y serait prêté pour +pourrait assurer la paix. L'Empereur <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> s'y serait prêté pour balancer l'influence de ce concile tout espagnol.</p> -<p>En gagnant du temps ainsi, on était sûr que Christophe, par lui et ses -gendres, les landgraves, empêcherait quelque temps tout mouvement -militaire et s'opposerait à l'embauchage que nos protestants menacés +<p>En gagnant du temps ainsi, on était sûr que Christophe, par lui et ses +gendres, les landgraves, empêcherait quelque temps tout mouvement +militaire et s'opposerait à l'embauchage que nos protestants menacés essayeraient de faire sur le Rhin.</p> -<p>Cette très-longue comédie, ce mensonge pendant trois grands jours, ces -faux serments prodigués, avaient aigri, fatigué Guise. Il revint fort -sombre à Joinville, séjour de sa vieille mère et de sa famille. Et il -n'y trouva que de mauvaises nouvelles: Condé maître de Paris, le -parlement de Paris ébranlé et presque forcé à subir l'édit de -tolérance que tous les autres parlements enregistraient. Peut-être -même il trouva l'ordre précis de l'Espagne pour tirer l'épée.</p> +<p>Cette très-longue comédie, ce mensonge pendant trois grands jours, ces +faux serments prodigués, avaient aigri, fatigué Guise. Il revint fort +sombre à Joinville, séjour de sa vieille mère et de sa famille. Et il +n'y trouva que de mauvaises nouvelles: Condé maître de Paris, le +parlement de Paris ébranlé et presque forcé à subir l'édit de +tolérance que tous les autres parlements enregistraient. Peut-être +même il trouva l'ordre précis de l'Espagne pour tirer l'épée.</p> -<p>L'excessive pénurie de Philippe II aurait dû le retenir. Mais l'état -des Pays-Bas le poussait à la guerre. En attendant qu'il y pût mettre +<p>L'excessive pénurie de Philippe II aurait dû le retenir. Mais l'état +des Pays-Bas le poussait à la guerre. En attendant qu'il y pût mettre l'inquisition espagnole, il avait entrepris d'y faire dix-sept -évêques, gens à lui, qui balanceraient l'influence des grands. Ceux-ci -s'appuyaient sur un élément populaire, sur le flot montant du -protestantisme. Ils avaient envoyé en France consulter sur la légalité +évêques, gens à lui, qui balanceraient l'influence des grands. Ceux-ci +s'appuyaient sur un élément populaire, sur le flot montant du +protestantisme. Ils avaient envoyé en France consulter sur la légalité du projet le premier jurisconsulte de l'Europe, Charles Dumoulin, que -nous avons vu dans cette grande revue des protestants à Popincourt. En -tout sens, la résistance des Pays-Bas s'appuyait sur la France. -C'était en France d'abord que Philippe II voulait combattre ses +nous avons vu dans cette grande revue des protestants à Popincourt. En +tout sens, la résistance des Pays-Bas s'appuyait sur la France. +C'était en France d'abord que Philippe II voulait combattre ses sujets.</p> -<p>Voilà comme politiquement on explique sa conduite. Et lui-même sans -doute se croyait un grand politique. <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> En réalité, il était -poussé par derrière, instrument fatal du parti qui partout se sentait -périr, qui déjà avait donné sa démission de la polémique et ne +<p>Voilà comme politiquement on explique sa conduite. Et lui-même sans +doute se croyait un grand politique. <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> En réalité, il était +poussé par derrière, instrument fatal du parti qui partout se sentait +périr, qui déjà avait donné sa démission de la polémique et ne comptait que sur la force. Un de ses plus dignes soutiens interdit la -discussion, «qui, dit-il, nous réussit mal.»</p> +discussion, «qui, dit-il, nous réussit mal.»</p> <p>Restaient les souterrains d'Ignace, l'administration habile de -l'aumône, des confréries et des écoles, la captation du peuple.</p> +l'aumône, des confréries et des écoles, la captation du peuple.</p> <p>Restaient la violence, la police de l'Inquisition, enfin restait -l'épée des Guises.</p> +l'épée des Guises.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> CHAPITRE XV<br> <span class="smaller">MASSACRE DE VASSY<br> 1562</span></h3> -<p>Nous avons indiqué, mais non expliqué l'outrage personnel que Guise -croyait avoir reçu des gens de Vassy.</p> +<p>Nous avons indiqué, mais non expliqué l'outrage personnel que Guise +croyait avoir reçu des gens de Vassy.</p> <p>Entre les Guises et Vassy, la guerre datait de fort loin. Cette petite -ville champenoise était tout près de Joinville, érigée pour leur père -en principauté, quand il épousa Antoinette de Bourbon. Vassy, qui -était un siége royal, perdit à cette occasion une trentaine de -villages qui étaient de son ressort et qui formèrent celui de +ville champenoise était tout près de Joinville, érigée pour leur père +en principauté, quand il épousa Antoinette de Bourbon. Vassy, qui +était un siége royal, perdit à cette occasion une trentaine de +villages qui étaient de son ressort et qui formèrent celui de Joinville. Enfin les Guises tout-puissants obtinrent la ville -elle-même en usufruit, comme douaire de leur nièce Marie Stuart, quand -elle épousa le Dauphin. D'autre part, Vassy, étant du diocèse de -Châlons, relevait ecclésiastiquement de l'archevêché de Reims et du +elle-même en usufruit, comme douaire de leur nièce Marie Stuart, quand +elle épousa le Dauphin. D'autre part, Vassy, étant du diocèse de +Châlons, relevait ecclésiastiquement de l'archevêché de Reims et du cardinal de Lorraine.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> Sous cette double sujétion, temporelle et spirituelle, les -habitants n'en restèrent pas moins fort indépendants, étant la plupart -des marchands ou des hommes de petits métiers, participant à l'esprit -industriel et démocratique de leur voisine, la grande ville de Troyes. -Le 12 octobre, après le colloque de Poissy, les ministres de Troyes -entreprirent de créer une église à Vassy et y envoyèrent l'un d'eux. -Les principaux de Vassy l'avertirent qu'il était sur terre des Guises, -qu'il y avait grand péril. Le ministre n'en agit pas moins, commençant -sa petite église dans la maison d'un drapier; il s'y trouva cent vingt +<p><span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> Sous cette double sujétion, temporelle et spirituelle, les +habitants n'en restèrent pas moins fort indépendants, étant la plupart +des marchands ou des hommes de petits métiers, participant à l'esprit +industriel et démocratique de leur voisine, la grande ville de Troyes. +Le 12 octobre, après le colloque de Poissy, les ministres de Troyes +entreprirent de créer une église à Vassy et y envoyèrent l'un d'eux. +Les principaux de Vassy l'avertirent qu'il était sur terre des Guises, +qu'il y avait grand péril. Le ministre n'en agit pas moins, commençant +sa petite église dans la maison d'un drapier; il s'y trouva cent vingt personnes, et le lendemain six cents (dans une ville de trois mille -âmes). Il fallut prêcher en plein air, dans la cour de l'Hôtel-Dieu. +âmes). Il fallut prêcher en plein air, dans la cour de l'Hôtel-Dieu. Guise, averti par les moines de Vassy, envoya en novembre quelques -soldats pour aider le prévôt de la ville à étouffer la petite église, -et ne réussit à rien. D'autre part, le cardinal-archevêque de Reims -envoya (17 décembre) l'évêque de Châlons, avec un moine ergoteur, fort -célèbre, armé jusqu'aux dents des armes de la scolastique. L'évêque -appela les notables, et leur dit d'inviter le peuple à venir le -lendemain entendre son moine. À quoi ils répondirent doucement, mais -fermement, «que pour rien au monde ils ne voudraient entendre un faux -prophète.» Ils le décidèrent à venir plutôt écouter leur ministre.</p> - -<p>Tout le peuple catholique y vint le lendemain avec l'évêque, le -prévôt, le procureur du roi, le prieur du couvent. Là, le ministre -étant en chaire, l'évêque voulut parler le premier. Le ministre, -rappelant son droit qu'il tenait de l'édit royal, dit qu'on pouvait -<span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> écouter le prélat comme homme, non comme évêque, et qu'il ne -l'était pas: «Pourquoi?»—«Vous ne prêchez pas; vous ne nourrissez pas -votre troupeau de la parole de Dieu. Votre élection n'a pas été -confirmée par le peuple.» Le prélat répondant par des risées, le -ministre ajouta: «J'ai souvent exposé ma vie pour le nom du Seigneur -Jésus, et je me sens encore prêt de la quitter à toute heure. Je -scellerai de mon sang la doctrine que je donne à ce pauvre peuple dont -vous n'êtes point pasteur.» L'évêque voulait dresser procès-verbal; -mais le prévôt était déjà parti, dans la crainte qu'il avait du -peuple. L'évêque aussi partit, au milieu des cris populaires: «Au -loup! au renard!»—et d'autres: «À l'âne! à l'école! hors d'ici!»</p> - -<p>Cette scène, révolutionnaire plus qu'évangélique, aigrit les choses. -L'évêque alla à Joinville, mortifié de sa déconvenue, et il y fut -accueilli par les brocards du duc d'Aumale. La vieille mère des -Guises, Antoinette, fut exaspérée; Guise dit qu'il saccagerait tout. -On fit un procès-verbal qu'on envoya à la cour sans en tirer autre -réponse sinon que toute voie de fait était défendue par le roi. Le 25 -décembre, malgré les avis qui venaient à Vassy, trois mille âmes de la -ville et des environs y confessèrent leur foi; neuf cents prirent la -Cène.</p> - -<p>Tout enragés qu'ils fassent, les Guises prirent patience, jusqu'à ce -qu'ils fussent rassurés du côté du Rhin. Mais, au retour, ils se -lâchèrent; ils n'attendirent pas même qu'ils arrivassent chez eux. Dès -Saint-Nicolas (en Lorraine), ils firent étrangler en passant, à un -poteau de la halle, un épinglier qui <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> avait fait baptiser son -enfant à la mode de Genève. Soixante fermiers des terres du cardinal -fuirent, comme devant un ouragan. Guise, arrivé à Joinville, instruit -des affaires de Vassy, «commença à marmonner et à se mordre la barbe.» -Il envoya ses archers, avec soixante hommes d'armes, l'attendre à +soldats pour aider le prévôt de la ville à étouffer la petite église, +et ne réussit à rien. D'autre part, le cardinal-archevêque de Reims +envoya (17 décembre) l'évêque de Châlons, avec un moine ergoteur, fort +célèbre, armé jusqu'aux dents des armes de la scolastique. L'évêque +appela les notables, et leur dit d'inviter le peuple à venir le +lendemain entendre son moine. À quoi ils répondirent doucement, mais +fermement, «que pour rien au monde ils ne voudraient entendre un faux +prophète.» Ils le décidèrent à venir plutôt écouter leur ministre.</p> + +<p>Tout le peuple catholique y vint le lendemain avec l'évêque, le +prévôt, le procureur du roi, le prieur du couvent. Là , le ministre +étant en chaire, l'évêque voulut parler le premier. Le ministre, +rappelant son droit qu'il tenait de l'édit royal, dit qu'on pouvait +<span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> écouter le prélat comme homme, non comme évêque, et qu'il ne +l'était pas: «Pourquoi?»—«Vous ne prêchez pas; vous ne nourrissez pas +votre troupeau de la parole de Dieu. Votre élection n'a pas été +confirmée par le peuple.» Le prélat répondant par des risées, le +ministre ajouta: «J'ai souvent exposé ma vie pour le nom du Seigneur +Jésus, et je me sens encore prêt de la quitter à toute heure. Je +scellerai de mon sang la doctrine que je donne à ce pauvre peuple dont +vous n'êtes point pasteur.» L'évêque voulait dresser procès-verbal; +mais le prévôt était déjà parti, dans la crainte qu'il avait du +peuple. L'évêque aussi partit, au milieu des cris populaires: «Au +loup! au renard!»—et d'autres: «À l'âne! à l'école! hors d'ici!»</p> + +<p>Cette scène, révolutionnaire plus qu'évangélique, aigrit les choses. +L'évêque alla à Joinville, mortifié de sa déconvenue, et il y fut +accueilli par les brocards du duc d'Aumale. La vieille mère des +Guises, Antoinette, fut exaspérée; Guise dit qu'il saccagerait tout. +On fit un procès-verbal qu'on envoya à la cour sans en tirer autre +réponse sinon que toute voie de fait était défendue par le roi. Le 25 +décembre, malgré les avis qui venaient à Vassy, trois mille âmes de la +ville et des environs y confessèrent leur foi; neuf cents prirent la +Cène.</p> + +<p>Tout enragés qu'ils fassent, les Guises prirent patience, jusqu'à ce +qu'ils fussent rassurés du côté du Rhin. Mais, au retour, ils se +lâchèrent; ils n'attendirent pas même qu'ils arrivassent chez eux. Dès +Saint-Nicolas (en Lorraine), ils firent étrangler en passant, à un +poteau de la halle, un épinglier qui <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> avait fait baptiser son +enfant à la mode de Genève. Soixante fermiers des terres du cardinal +fuirent, comme devant un ouragan. Guise, arrivé à Joinville, instruit +des affaires de Vassy, «commença à marmonner et à se mordre la barbe.» +Il envoya ses archers, avec soixante hommes d'armes, l'attendre à Vassy.</p> -<p>Cet homme si calculé eût pourtant ajourné le coup si la situation -générale ne l'eût elle-même poussé à donner cours à sa vengeance. Il -fallait relever Paris qui, depuis près de cinq mois, n'entendait plus +<p>Cet homme si calculé eût pourtant ajourné le coup si la situation +générale ne l'eût elle-même poussé à donner cours à sa vengeance. Il +fallait relever Paris qui, depuis près de cinq mois, n'entendait plus parler des Guises, les accusait, les croyait morts. Il voulait se -montrer en vie, fort et terrible, s'éveiller par un furieux coup de -tonnerre qui troublât ses ennemis.</p> +montrer en vie, fort et terrible, s'éveiller par un furieux coup de +tonnerre qui troublât ses ennemis.</p> -<p>Toutefois, dans l'audace même, il gardait un esprit de ruse. Il -emmenait un équipage à la fois de guerre et de paix: d'une part, ses -domestiques armés et deux cents arquebusiers pour joindre à ceux qui -déjà étaient à Vassy; d'autre part, un prêtre, son frère, le cardinal +<p>Toutefois, dans l'audace même, il gardait un esprit de ruse. Il +emmenait un équipage à la fois de guerre et de paix: d'une part, ses +domestiques armés et deux cents arquebusiers pour joindre à ceux qui +déjà étaient à Vassy; d'autre part, un prêtre, son frère, le cardinal de Guise, sa femme enceinte, et son fils Henri, un enfant. De cette -façon, il pouvait dire: «La chose a été fortuite; autrement, y -aurais-je mené ma femme?» En réalité, il ne la mena point; elle n'eut -point le spectacle de l'exécution, ayant attendu son mari dans la +façon, il pouvait dire: «La chose a été fortuite; autrement, y +aurais-je mené ma femme?» En réalité, il ne la mena point; elle n'eut +point le spectacle de l'exécution, ayant attendu son mari dans la campagne, hors des murs de la ville.</p> -<p>Peut-être aussi supposa-t-il que, devant cette force, les gens de -Vassy craindraient de s'assembler, et que le prévôt prendrait et lui -livrerait quelques hommes à étrangler, comme on avait fait à -Saint-Nicolas. Mais la petite communauté, le 1<sup>er</sup> mars, jour de +<p>Peut-être aussi supposa-t-il que, devant cette force, les gens de +Vassy craindraient de s'assembler, et que le prévôt prendrait et lui +livrerait quelques hommes à étrangler, comme on avait fait à +Saint-Nicolas. Mais la petite communauté, le 1<sup>er</sup> mars, jour de dimanche, <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> se serait fait scrupule de ne point aller au -prêche. Guise prit cette heure pour arriver. Sur la route, entendant -la cloche, il feignit de ne savoir ce que c'était, et le demanda. On -lui dit que les huguenots sonnaient pour leur assemblée: «Marchons, -dit-il, allons les voir.» Ses gens se réjouirent fort, disant: «Ils -vont être bien huguenotés.» Les laquais ne se tenaient d'aise, -comptant bien sur le pillage; la petite ville marchande n'était pas à -dédaigner.</p> - -<p>Il y avait un nouveau ministre, récemment envoyé de Genève. -L'assemblée était de douze cents personnes; à juger par les noms qui -restent, la plupart étaient gens de commerce; il y avait cinq ou six -drapiers, un boucher, un crieur de vin, un huissier, un maître -d'école; le plus notable était le procureur syndic des habitants de +prêche. Guise prit cette heure pour arriver. Sur la route, entendant +la cloche, il feignit de ne savoir ce que c'était, et le demanda. On +lui dit que les huguenots sonnaient pour leur assemblée: «Marchons, +dit-il, allons les voir.» Ses gens se réjouirent fort, disant: «Ils +vont être bien huguenotés.» Les laquais ne se tenaient d'aise, +comptant bien sur le pillage; la petite ville marchande n'était pas à +dédaigner.</p> + +<p>Il y avait un nouveau ministre, récemment envoyé de Genève. +L'assemblée était de douze cents personnes; à juger par les noms qui +restent, la plupart étaient gens de commerce; il y avait cinq ou six +drapiers, un boucher, un crieur de vin, un huissier, un maître +d'école; le plus notable était le procureur syndic des habitants de Vassy.</p> -<p>À l'entrée, la troupe vit un jeune cordonnier, qui sortait de chez -lui, proprement vêtu de noir. On l'entoure: «Es-tu ministre? où as-tu -étudié?—Nulle part; je ne suis pas ministre.» Alors on le laissa -aller. Le duc descendit chez les moines, y dîna, se promena sous la -halle, avec leur prieur et le prévôt. On le regardait de loin; il -semblait fort agité. Enfin, il fit dire aux catholiques qui étaient à -la messe du couvent de ne pas sortir de l'église. Il ordonna aux siens -de marcher vers une grange où le prêche se faisait. Et lui-même les +<p>À l'entrée, la troupe vit un jeune cordonnier, qui sortait de chez +lui, proprement vêtu de noir. On l'entoure: «Es-tu ministre? où as-tu +étudié?—Nulle part; je ne suis pas ministre.» Alors on le laissa +aller. Le duc descendit chez les moines, y dîna, se promena sous la +halle, avec leur prieur et le prévôt. On le regardait de loin; il +semblait fort agité. Enfin, il fit dire aux catholiques qui étaient à +la messe du couvent de ne pas sortir de l'église. Il ordonna aux siens +de marcher vers une grange où le prêche se faisait. Et lui-même les suivit.</p> -<p>À vingt-cinq pas, on tira aux fenêtres de la grange deux coups -d'arquebuse. Ceux qui étaient près de la porte la voulurent fermer, ne -purent. Tous entrèrent, l'épée tirée, en criant: «Tue! tue!... À -mort!»</p> +<p>À vingt-cinq pas, on tira aux fenêtres de la grange deux coups +d'arquebuse. Ceux qui étaient près de la porte la voulurent fermer, ne +purent. Tous entrèrent, l'épée tirée, en criant: «Tue! tue!... À +mort!»</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> Trois hommes furent tués tout d'abord, avant l'arrivée de +<p><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> Trois hommes furent tués tout d'abord, avant l'arrivée de Guise.</p> -<p>Les catholiques soutiennent que les protestants jetèrent des pierres. -Guise présent, la tuerie continua à coups d'épée, de coutelas, de -poignard. On tira, à coups d'arquebuse, ceux qui étaient de côté sur -les échafauds. Quelques-uns percèrent le toit, échappèrent et -sautèrent même dans les fossés de la ville. Plusieurs restèrent sur le -toit; le duc criait: «À bas, canailles!» Un seul de ses domestiques se -vantait d'avoir à lui seul abattu six de ces pigeons.</p> +<p>Les catholiques soutiennent que les protestants jetèrent des pierres. +Guise présent, la tuerie continua à coups d'épée, de coutelas, de +poignard. On tira, à coups d'arquebuse, ceux qui étaient de côté sur +les échafauds. Quelques-uns percèrent le toit, échappèrent et +sautèrent même dans les fossés de la ville. Plusieurs restèrent sur le +toit; le duc criait: «À bas, canailles!» Un seul de ses domestiques se +vantait d'avoir à lui seul abattu six de ces pigeons.</p> <p>La duchesse, qui attendait hors des portes, entendit pourtant ces -horribles cris; elle fit dire à son mari: «Sauvez du moins les femmes -grosses.» Et dès ce moment, en effet, les femmes ne furent plus tuées.</p> - -<p>Le ministre Morel, qui d'abord était resté dans sa chaire, échappait -dans le tumulte, et il était près de la porte, quand il heurta un -cadavre, tomba, fut pris, reconnu, fort blessé et mené à Guise. Le duc -lui demandant comment il avait séduit ce peuple, il eut la force -encore de dire: «Monsieur, je ne suis pas séditieux, mais j'ai prêché -l'Évangile.» Guise lui tourna le dos et le laissa aux laquais, qui -s'en firent un horrible jeu. Les dévotes de la ville vinrent -par-dessus pour le tuer, disant: «Il est cause de tout.» Ce ne fut pas +horribles cris; elle fit dire à son mari: «Sauvez du moins les femmes +grosses.» Et dès ce moment, en effet, les femmes ne furent plus tuées.</p> + +<p>Le ministre Morel, qui d'abord était resté dans sa chaire, échappait +dans le tumulte, et il était près de la porte, quand il heurta un +cadavre, tomba, fut pris, reconnu, fort blessé et mené à Guise. Le duc +lui demandant comment il avait séduit ce peuple, il eut la force +encore de dire: «Monsieur, je ne suis pas séditieux, mais j'ai prêché +l'Évangile.» Guise lui tourna le dos et le laissa aux laquais, qui +s'en firent un horrible jeu. Les dévotes de la ville vinrent +par-dessus pour le tuer, disant: «Il est cause de tout.» Ce ne fut pas sans peine qu'on l'arracha de leurs ongles, pour pouvoir lui faire son -procès.</p> +procès.</p> -<p>Le jeune cardinal de Guise était resté appuyé contre le mur du -cimetière, et regardait le massacre. Le duc lui donna le livre qu'on -avait trouvé dans la chaire. Le cardinal regarda et dit: «C'est la -Sainte Écriture.» <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> Cinquante à soixante cadavres furent -ramassés, enterrés. Les blessés étaient innombrables.</p> +<p>Le jeune cardinal de Guise était resté appuyé contre le mur du +cimetière, et regardait le massacre. Le duc lui donna le livre qu'on +avait trouvé dans la chaire. Le cardinal regarda et dit: «C'est la +Sainte Écriture.» <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> Cinquante à soixante cadavres furent +ramassés, enterrés. Les blessés étaient innombrables.</p> -<p>L'événement se répandit avec une rapidité inouïe, et saisit tout le +<p>L'événement se répandit avec une rapidité inouïe, et saisit tout le monde d'horreur. Partout on en fit des gravures, infiniment -populaires, d'un caractère fort et terrible qui, sur-le-champ, furent -calquées, imitées par les Allemands. Un genre nouveau commença, -l'<i>illustration</i> des légendes historiques, pamphlets en dessin, plus -puissants que tous les pamphlets écrits.</p> - -<p>Guise, dès l'heure même, se sentit solitaire. Sa femme même et son -frère ne l'approuvaient pas. Il regarda autour de lui, et rien dans sa -situation ne lui parut plus utile que d'aller d'abord chez lui à -Nanteuil, d'y inviter le vieux connétable, d'opposer son nom respecté -à l'explosion de la haine publique, et d'écrire, et faire écrire le -cardinal de Lorraine à son ami redouté, le duc de Wurtemberg, qui -pourrait plaider sa cause auprès des Allemands, et peut-être -parviendrait à les empêcher de venir secourir leurs frères en danger.</p> - -<p>Mais Montmorency viendrait-il dans cette maison, dès ce jour à jamais -sanglante? Il vint. Guise était sauvé.</p> - -<p>À la reine qui le priait de venir à Saint-Germain, il répondit -cyniquement qu'il <i>faisait une fête</i> à Nanteuil pour traiter quelques +populaires, d'un caractère fort et terrible qui, sur-le-champ, furent +calquées, imitées par les Allemands. Un genre nouveau commença, +l'<i>illustration</i> des légendes historiques, pamphlets en dessin, plus +puissants que tous les pamphlets écrits.</p> + +<p>Guise, dès l'heure même, se sentit solitaire. Sa femme même et son +frère ne l'approuvaient pas. Il regarda autour de lui, et rien dans sa +situation ne lui parut plus utile que d'aller d'abord chez lui à +Nanteuil, d'y inviter le vieux connétable, d'opposer son nom respecté +à l'explosion de la haine publique, et d'écrire, et faire écrire le +cardinal de Lorraine à son ami redouté, le duc de Wurtemberg, qui +pourrait plaider sa cause auprès des Allemands, et peut-être +parviendrait à les empêcher de venir secourir leurs frères en danger.</p> + +<p>Mais Montmorency viendrait-il dans cette maison, dès ce jour à jamais +sanglante? Il vint. Guise était sauvé.</p> + +<p>À la reine qui le priait de venir à Saint-Germain, il répondit +cyniquement qu'il <i>faisait une fête</i> à Nanteuil pour traiter quelques amis.</p> -<p>Le connétable, avec un monde immense de gentilshommes armés, conduisit -Guise à Paris. Condé y tenait encore, mais fort peut accompagné. Le -frère du prince de Condé, le cardinal de Bourbon, un idiot qui -<span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> avait le titre de lieutenant général du roi, tira parole de -l'un et de l'autre qu'ils sortiraient de Paris. Condé partit, mais non -Guise. Son avocat, le connétable le mena au Parlement, et dit que ce -n'était leur faute, mais que le bon peuple de la ville les obligeait +<p>Le connétable, avec un monde immense de gentilshommes armés, conduisit +Guise à Paris. Condé y tenait encore, mais fort peut accompagné. Le +frère du prince de Condé, le cardinal de Bourbon, un idiot qui +<span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> avait le titre de lieutenant général du roi, tira parole de +l'un et de l'autre qu'ils sortiraient de Paris. Condé partit, mais non +Guise. Son avocat, le connétable le mena au Parlement, et dit que ce +n'était leur faute, mais que le bon peuple de la ville les obligeait de rester.</p> -<p>Guise avait la tête très-basse. En arrivant dans la ville, il avait -trouvé un froid glacial. Au coin de certaines rues, des hommes hors -d'eux-mêmes, sans s'inquiéter de cette armée qu'il menait avec lui, -disaient <i>qu'ils voudraient être morts et leur dague dans son ventre</i>. -Au Parlement, deux magistrats, Harlay et Séguier, avaient laissé leur +<p>Guise avait la tête très-basse. En arrivant dans la ville, il avait +trouvé un froid glacial. Au coin de certaines rues, des hommes hors +d'eux-mêmes, sans s'inquiéter de cette armée qu'il menait avec lui, +disaient <i>qu'ils voudraient être morts et leur dague dans son ventre</i>. +Au Parlement, deux magistrats, Harlay et Séguier, avaient laissé leur place vide, fui l'aspect de l'homme de sang.</p> -<p>Il dit assez piteusement «qu'il n'avait rien fait à Vassy que pour +<p>Il dit assez piteusement «qu'il n'avait rien fait à Vassy que pour sauver son honneur, ses enfants et sa femme grosse, qu'il voyait bien -qu'on le tuerait, qu'on avait envoyé à Paris contre lui trente -assassins, qu'il priait qu'on en informât. Il n'avait jamais abusé de +qu'on le tuerait, qu'on avait envoyé à Paris contre lui trente +assassins, qu'il priait qu'on en informât. Il n'avait jamais abusé de la force qu'il avait. Et maintenant il n'en a plus; il l'a toute -remise au roi, dans les mains de son connétable. Il ne demande qu'à +remise au roi, dans les mains de son connétable. Il ne demande qu'à passer par la justice; il se constituera prisonnier, si on l'ordonne. -S'il a failli, qu'il soit puni, ainsi qu'il l'aura mérité.»</p> +S'il a failli, qu'il soit puni, ainsi qu'il l'aura mérité.»</p> <p>Humbles paroles d'hypocrisie choquante, quand on voyait les forces dont il tenait la ville et entourait le Parlement, quand on voyait -près de lui le connétable et le roi de Navarre, enfin le roi -d'Espagne. Je veux dire Chatonnay, le frère du cardinal Granvelle, +près de lui le connétable et le roi de Navarre, enfin le roi +d'Espagne. Je veux dire Chatonnay, le frère du cardinal Granvelle, l'ambassadeur de Philippe II, qui, jetant tous les masques et tout -respect de convenance, planta seul à Monceaux <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> le petit -Charles IX pour suivre à Paris ce roi du meurtre et de la guerre +respect de convenance, planta seul à Monceaux <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> le petit +Charles IX pour suivre à Paris ce roi du meurtre et de la guerre civile.</p> -<p>Dès ce jour, en revanche, les protestants prenant la couleur blanche, -alors nationale, Guise et les siens, sans pudeur, adoptèrent celle de +<p>Dès ce jour, en revanche, les protestants prenant la couleur blanche, +alors nationale, Guise et les siens, sans pudeur, adoptèrent celle de Philippe II, le rouge, la couleur de l'Espagne et du massacre de Vassy.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> CHAPITRE XVI<br> -<span class="smaller">PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION<br> +<span class="smaller">PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION<br> 1562-1563</span></h3> -<p>Je n'ai pas le courage de parler des lois, de la réformation des lois, -vaines et risibles feuilles de papier, au milieu de la scène -épouvantable de violences qui s'ouvre ici. Non que je méconnaisse -l'utilité future de cet idéal d'ordre que L'Hôpital s'amusait à -tracer. En lisant sa grande ordonnance d'Orléans, on se croit aux -jours de 89. Amère dérision! Ni les hommes, ni les circonstances, -n'étaient prêts de longtemps. Une longue série de fureurs, de -carnages, allaient tenir la France à l'état barbare jusqu'à Richelieu +<p>Je n'ai pas le courage de parler des lois, de la réformation des lois, +vaines et risibles feuilles de papier, au milieu de la scène +épouvantable de violences qui s'ouvre ici. Non que je méconnaisse +l'utilité future de cet idéal d'ordre que L'Hôpital s'amusait à +tracer. En lisant sa grande ordonnance d'Orléans, on se croit aux +jours de 89. Amère dérision! Ni les hommes, ni les circonstances, +n'étaient prêts de longtemps. Une longue série de fureurs, de +carnages, allaient tenir la France à l'état barbare jusqu'à Richelieu et Louis XIV. Les donjons et les cachots souterrains, abolis en 1561, -subsistent en 1661. Les mémoires de Fléchier nous parlent d'hommes -enterrés vifs par tel seigneur, pendant qu'on brûlait vif Morin au +subsistent en 1661. Les mémoires de Fléchier nous parlent d'hommes +enterrés vifs par tel seigneur, pendant qu'on brûlait vif Morin au parvis Notre-Dame <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> (1664). Dans l'ordre spirituel et temporel, -tout restera barbare, presque toute réforme inutile. L'histoire doit, -pour être fidèle, marcher dans le mépris des lois.</p> +tout restera barbare, presque toute réforme inutile. L'histoire doit, +pour être fidèle, marcher dans le mépris des lois.</p> -<p>Cette ordonnance d'Orléans accorde tout ce qu'avaient demandé les -États, c'est-à-dire surtout les notables bourgeois. La royauté abdique -au profit des influences locales. Elle leur remet les élections, +<p>Cette ordonnance d'Orléans accorde tout ce qu'avaient demandé les +États, c'est-à -dire surtout les notables bourgeois. La royauté abdique +au profit des influences locales. Elle leur remet les élections, l'administration des deniers des villes, etc.</p> <p>Quelles sont maintenant ces influences locales? De quel esprit, de -quel parti? On ne le sait, la royauté ne le sait elle-même. Ici, la -chose doit tourner à l'avantage des protestants; là et presque -partout, elle fortifie les catholiques, déjà infiniment plus forts. De -sorte que le législateur fait juste le contraire de ce qu'il veut; il -favorise l'inconnu, le hasard, disons plutôt la guerre civile. Le -gouvernement était faible, désarmé (ayant réduit les pensions, -licencié la garde écossaise, etc.), mais il se fait plus faible -encore, en consacrant partout l'autorité locale, urbaine. Aux flots de -la mer soulevée, aux éléments furieux, au chaos, il dit: «Soyez rois!»</p> +quel parti? On ne le sait, la royauté ne le sait elle-même. Ici, la +chose doit tourner à l'avantage des protestants; là et presque +partout, elle fortifie les catholiques, déjà infiniment plus forts. De +sorte que le législateur fait juste le contraire de ce qu'il veut; il +favorise l'inconnu, le hasard, disons plutôt la guerre civile. Le +gouvernement était faible, désarmé (ayant réduit les pensions, +licencié la garde écossaise, etc.), mais il se fait plus faible +encore, en consacrant partout l'autorité locale, urbaine. Aux flots de +la mer soulevée, aux éléments furieux, au chaos, il dit: «Soyez rois!»</p> <p>Loin d'aider aux rapprochements, l'ordonnance transcrit comme lois -tels vœux insensés que chaque ordre avait exprimés aux États pour -tenir séparés les rangs, les conditions:</p> +tels vœux insensés que chaque ordre avait exprimés aux États pour +tenir séparés les rangs, les conditions:</p> -<p>Défense aux nobles de descendre aux bourgeois en dérogeant par le -commerce, défense aux bourgeois de monter, par l'orgueil des habits, +<p>Défense aux nobles de descendre aux bourgeois en dérogeant par le +commerce, défense aux bourgeois de monter, par l'orgueil des habits, dorures et autres luxes, etc.</p> <p>Vainqueurs, avant la guerre, et du droit du massacre, les Guises -prennent l'autorité en s'emparant du <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> roi. Leur mannequin, le -roi de Navarre, va prendre à Fontainebleau l'enfant Charles et sa -mère, Catherine, qui venait d'autoriser les protestants à prendre les -armes. Cette reine, aux petites habiletés, tant exagérée par -l'histoire, fut alors et sera le jouet des événements. Le 6 avril le -roi est à Paris, et le 12 les catholiques font un nouveau massacre à -Sens, ville archiépiscopale du jeune cardinal de Guise. Cent morts à -Sens; il n'y en avait eu que soixante à Vassy.</p> +prennent l'autorité en s'emparant du <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> roi. Leur mannequin, le +roi de Navarre, va prendre à Fontainebleau l'enfant Charles et sa +mère, Catherine, qui venait d'autoriser les protestants à prendre les +armes. Cette reine, aux petites habiletés, tant exagérée par +l'histoire, fut alors et sera le jouet des événements. Le 6 avril le +roi est à Paris, et le 12 les catholiques font un nouveau massacre à +Sens, ville archiépiscopale du jeune cardinal de Guise. Cent morts à +Sens; il n'y en avait eu que soixante à Vassy.</p> <p>Pendant ce temps, les protestants sondaient leur conscience et -cherchaient dans la Bible des versets pour la résistance.</p> - -<p>Ils étaient fanatiques, mais point assez pour résister. Ils n'avaient -point encore la furieuse folie des Cévennes, ni l'illuminisme -écossais. Ils n'avaient pas tout prêts des prophètes et des -prophétesses, des Élic Marion, des Débora, qui n'eussent qu'à branler -la tête pour voir l'épée de flamme, entendre les trompettes des anges -et sonner les combats de Dieu. Les protestants d'alors étaient -d'ardents chrétiens, convaincus, mais raisonnant encore, chose -fâcheuse pour la guerre civile.</p> - -<p>On assure que Condé attendit Coligny, et que Coligny attendit sa -conscience, et que ce grand citoyen, entrant en considération des maux -épouvantables qui allaient arriver, eut quelques jours d'une profonde +cherchaient dans la Bible des versets pour la résistance.</p> + +<p>Ils étaient fanatiques, mais point assez pour résister. Ils n'avaient +point encore la furieuse folie des Cévennes, ni l'illuminisme +écossais. Ils n'avaient pas tout prêts des prophètes et des +prophétesses, des Élic Marion, des Débora, qui n'eussent qu'à branler +la tête pour voir l'épée de flamme, entendre les trompettes des anges +et sonner les combats de Dieu. Les protestants d'alors étaient +d'ardents chrétiens, convaincus, mais raisonnant encore, chose +fâcheuse pour la guerre civile.</p> + +<p>On assure que Condé attendit Coligny, et que Coligny attendit sa +conscience, et que ce grand citoyen, entrant en considération des maux +épouvantables qui allaient arriver, eut quelques jours d'une profonde mort morale.</p> -<p>Il savait parfaitement que les protestants étaient une petite -minorité, une élite, non toute à l'épreuve, qu'au bout de quelques +<p>Il savait parfaitement que les protestants étaient une petite +minorité, une élite, non toute à l'épreuve, qu'au bout de quelques mois de guerre, la plupart (ce qui arriva) ne se trouveraient plus protestants.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Il savait que Condé un mois avant, ayant demandé aux -protestants de Paris dix mille écus, n'en avait eu que seize cents.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Il savait que Condé un mois avant, ayant demandé aux +protestants de Paris dix mille écus, n'en avait eu que seize cents.</p> -<p>Condé était si faible à Paris, dit Lanoue, «qu'il eût suffi des -chambrières des prêtres pour l'en chasser avec des bâtons.»</p> +<p>Condé était si faible à Paris, dit Lanoue, «qu'il eût suffi des +chambrières des prêtres pour l'en chasser avec des bâtons.»</p> -<p>Le pis, c'est que ce parti faible n'était point homogène, mais composé -de deux moitiés, en désaccord profond, le pur élément protestant, âpre -d'esprit, inflexible de foi et de principes, et d'excessive austérité, -et les protestants de hazard, de circonstance, de mécontentement -(comme étant la plupart des nobles). Coligny les savait, dit un -contemporain, «brouillons, remuants, frétillants,» de plus variables, -crédules, prêts à tourner au vent de la passion.</p> +<p>Le pis, c'est que ce parti faible n'était point homogène, mais composé +de deux moitiés, en désaccord profond, le pur élément protestant, âpre +d'esprit, inflexible de foi et de principes, et d'excessive austérité, +et les protestants de hazard, de circonstance, de mécontentement +(comme étant la plupart des nobles). Coligny les savait, dit un +contemporain, «brouillons, remuants, frétillants,» de plus variables, +crédules, prêts à tourner au vent de la passion.</p> -<p>Voilà le parti qu'il fallait mener, commander, sauver malgré lui, et -cela, quand il avait en tête les trois quarts de la France, et la -monarchie espagnole, l'étranger appelé par les prêtres depuis un an, +<p>Voilà le parti qu'il fallait mener, commander, sauver malgré lui, et +cela, quand il avait en tête les trois quarts de la France, et la +monarchie espagnole, l'étranger appelé par les prêtres depuis un an, et mis au cœur de la patrie!</p> <p>Les femmes ont, dans les guerres civiles, de grandes initiatives. Elles croient volontiers l'impossible; elles le font parfois, par la -grandeur du cœur, où elles l'inspirent et le font faire. La reine -Jeanne d'Albret, la princesse de Condé, Jeanne de Laval, femme de +grandeur du cœur, où elles l'inspirent et le font faire. La reine +Jeanne d'Albret, la princesse de Condé, Jeanne de Laval, femme de Coligny, furent vraiment l'avant-garde de la croisade protestante.</p> -<p>L'amiral, dit-on, plein de doute et de pressentiment, était au lit +<p>L'amiral, dit-on, plein de doute et de pressentiment, était au lit taciturne et faisait semblant de dormir, quand il entendit des -sanglots. Jeanne pleurait sur l'Église abandonnée par son mari, sur -tant de frères <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> délaissés sans défense. «Être tant sage pour -les hommes, dit-elle, ce n'est pas être sage à Dieu.»</p> +sanglots. Jeanne pleurait sur l'Église abandonnée par son mari, sur +tant de frères <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> délaissés sans défense. «Être tant sage pour +les hommes, dit-elle, ce n'est pas être sage à Dieu.»</p> -<p>Je crois que l'amiral, qui ne disait sa pensée à personne, ne tardait -à armer, que pour armer d'ensemble. Qu'on songe ce que c'était que de +<p>Je crois que l'amiral, qui ne disait sa pensée à personne, ne tardait +à armer, que pour armer d'ensemble. Qu'on songe ce que c'était que de mettre en mouvement ce monde immense de volontaires d'un bout de la -France à l'autre, chacun se cherchant de l'argent, préparant son -cheval, ses armes, retenu bien souvent par le défaut de ressources, +France à l'autre, chacun se cherchant de l'argent, préparant son +cheval, ses armes, retenu bien souvent par le défaut de ressources, par les adieux de la famille.</p> -<p>Le sage capitaine, heureux de voir cette âme sainte et dans une si -haute voie, lui dit avec bonté: «Mettez la main sur votre sein, -madame, sondez votre conscience... Est-elle bien en état de digérer -les déroutes, les hontes, les reproches du peuple qui juge par le -succès, les trahisons, les fuites, la nudité, la faim de vos enfants, -la mort par un bourreau, votre mari traîné... Je vous donne trois -semaines encore.»—Mais elle dit impétueusement: «Ne mets pas sur ta -tête les morts de trois semaines!»</p> +<p>Le sage capitaine, heureux de voir cette âme sainte et dans une si +haute voie, lui dit avec bonté: «Mettez la main sur votre sein, +madame, sondez votre conscience... Est-elle bien en état de digérer +les déroutes, les hontes, les reproches du peuple qui juge par le +succès, les trahisons, les fuites, la nudité, la faim de vos enfants, +la mort par un bourreau, votre mari traîné... Je vous donne trois +semaines encore.»—Mais elle dit impétueusement: «Ne mets pas sur ta +tête les morts de trois semaines!»</p> <p>Il suffit d'avoir vu le vrai portrait de Coligny pour voir que, sous le roc, il y eut un cœur en cet homme. Ce mot de femme lui entra; il le crut de la part de Dieu, et, sans plus s'informer du nombre ni -savoir si l'on était prêt, le matin, il monta à cheval avec ses frères +savoir si l'on était prêt, le matin, il monta à cheval avec ses frères et sa maison.</p> -<p>Le premier malheur du protestantisme, république spirituelle, avait -été de prendre un roi pour chef, le triste roi de Navarre; le second, +<p>Le premier malheur du protestantisme, république spirituelle, avait +été de prendre un roi pour chef, le triste roi de Navarre; le second, qui perdit l'entreprise d'Amboise, fut d'avoir un prince pour chef, -l'étourdi prince de Condé. Ce fut sous un sinistre auspice <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> -que ces deux hommes en qui étaient deux mondes, Coligny et Condé, -reçurent ensemble la sainte Cène (29 mars). Le lendemain, ils étaient -en parfait désaccord; Condé, tous les chefs nobles, voulaient le -secours étranger; Coligny et les ministres disaient que c'était tenter +l'étourdi prince de Condé. Ce fut sous un sinistre auspice <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> +que ces deux hommes en qui étaient deux mondes, Coligny et Condé, +reçurent ensemble la sainte Cène (29 mars). Le lendemain, ils étaient +en parfait désaccord; Condé, tous les chefs nobles, voulaient le +secours étranger; Coligny et les ministres disaient que c'était tenter Dieu, qu'il fallait laisser cette honte au parti ennemi.</p> <p>Datons bien cette chose. Et que l'histoire sorte donc de la fausse et -injuste impartialité où elle s'est tenue jusqu'ici.</p> +injuste impartialité où elle s'est tenue jusqu'ici.</p> -<p>Les Guises, dès la fin de 1559, firent écrire Catherine au roi -d'Espagne, et sollicitèrent son appui pour leur gouvernement.</p> +<p>Les Guises, dès la fin de 1559, firent écrire Catherine au roi +d'Espagne, et sollicitèrent son appui pour leur gouvernement.</p> -<p>En février 1560, ils tirèrent de Philippe la foudroyante lettre qui -achevait leur victoire d'Amboise et mettait à leurs pieds le roi de +<p>En février 1560, ils tirèrent de Philippe la foudroyante lettre qui +achevait leur victoire d'Amboise et mettait à leurs pieds le roi de Navarre.</p> -<p>En mai 1561, le clergé, à qui on demandait de déclarer ses biens, +<p>En mai 1561, le clergé, à qui on demandait de déclarer ses biens, sollicita l'appui du roi d'Espagne.</p> -<p>En mars 1562, après Vassy, Guise apparut au Parlement, couvert de la -protection de l'ambassadeur espagnol, et prit bientôt l'écharpe rouge.</p> +<p>En mars 1562, après Vassy, Guise apparut au Parlement, couvert de la +protection de l'ambassadeur espagnol, et prit bientôt l'écharpe rouge.</p> <p>Il la porte devant l'histoire, et son parti, comme en 1815, <i>est le -parti de l'étranger</i>.</p> +parti de l'étranger</i>.</p> <p>On va voir, au contraire, combien tardivement, et sous quelle pression -épouvantable de la nécessité, le parti protestant accepta cette honte +épouvantable de la nécessité, le parti protestant accepta cette honte et ce malheur.</p> -<p>Condé et sa noblesse prirent Orléans, à force de vitesse, au grand -galop, au milieu des cris de joie et des risées; on eût dit <i>tous les +<p>Condé et sa noblesse prirent Orléans, à force de vitesse, au grand +galop, au milieu des cris de joie et des risées; on eût dit <i>tous les fous de France</i>. Contraste saisissant avec Coligny et la troupe noire -des ministres qui y vinrent après.</p> +des ministres qui y vinrent après.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> Il semblait qu'une immense traînée de poudre éclatât sur tout -le royaume. Comment s'en étonner? On apprenait massacre sur massacre. -Celui de Vassy ébranla, et celui de Sens décida. Tout homme connu pour +<p><span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> Il semblait qu'une immense traînée de poudre éclatât sur tout +le royaume. Comment s'en étonner? On apprenait massacre sur massacre. +Celui de Vassy ébranla, et celui de Sens décida. Tout homme connu pour protestant crut prudent, pour sa vie et pour la vie de sa famille, de -s'armer et d'affronter tout. La Loire d'abord éclate, Tours, Blois, -Angers; puis la Normandie et les côtes, Rouen, Dieppe, Caen, Poitiers, -la Saintonge. La moitié du Languedoc, nombre de villes de Guyenne et -de Gascogne, dès l'hiver étaient protestantes. La Provence était -catholique; mais le Dauphiné éclata et pendit le lieutenant de Guise. -La grande Lyon (30 avril) se trouva elle-même entraînée, avec Châlon, -Mâcon, Autun.</p> - -<p>Écharpe immense, qui contournait la France par l'ouest et par le midi, -plongeant même au dedans par les villes de Loire, par Bourges et par +s'armer et d'affronter tout. La Loire d'abord éclate, Tours, Blois, +Angers; puis la Normandie et les côtes, Rouen, Dieppe, Caen, Poitiers, +la Saintonge. La moitié du Languedoc, nombre de villes de Guyenne et +de Gascogne, dès l'hiver étaient protestantes. La Provence était +catholique; mais le Dauphiné éclata et pendit le lieutenant de Guise. +La grande Lyon (30 avril) se trouva elle-même entraînée, avec Châlon, +Mâcon, Autun.</p> + +<p>Écharpe immense, qui contournait la France par l'ouest et par le midi, +plongeant même au dedans par les villes de Loire, par Bourges et par Sancerre au centre.</p> -<p>Sur cette vaste zone, une armée sortant de la terre d'hommes -terribles, au moins par la peur, réveillés en sursaut par le tocsin de +<p>Sur cette vaste zone, une armée sortant de la terre d'hommes +terribles, au moins par la peur, réveillés en sursaut par le tocsin de Sens et de Vassy.</p> -<p>Tout cela en six semaines! Il était évident que les Espagnols -n'arriveraient pas à temps. L'explosion eut lieu en avril; ils -n'arrivèrent qu'en août.</p> +<p>Tout cela en six semaines! Il était évident que les Espagnols +n'arriveraient pas à temps. L'explosion eut lieu en avril; ils +n'arrivèrent qu'en août.</p> -<p>Guise s'adressa en hâte aux Suisses catholiques qui ne vinrent que -lentement. Il était en péril, si deux choses ne l'avaient sauvé:</p> +<p>Guise s'adressa en hâte aux Suisses catholiques qui ne vinrent que +lentement. Il était en péril, si deux choses ne l'avaient sauvé:</p> -<p>1<sup>o</sup> L'argent. Il tenait les prêtres à la gorge, par la nécessité. Leur -peur fut son trésor. Leur argent alla droit au Rhin, et trouva prêt +<p>1<sup>o</sup> L'argent. Il tenait les prêtres à la gorge, par la nécessité. Leur +peur fut son trésor. Leur argent alla droit au Rhin, et trouva prêt les marchands d'hommes, les colonels et capitaines, le rhingrave, -très-bons <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> protestants, qui firent d'abord les scrupuleux; on -leva leurs scrupules en leur offrant le bénéfice énorme <i>de ne fournir -que moitié des soldats, et d'être payés double</i>; moitié étaient des -soldats de papier. À ce prix ils n'hésitèrent plus (aveu de Castelnau, +très-bons <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> protestants, qui firent d'abord les scrupuleux; on +leva leurs scrupules en leur offrant le bénéfice énorme <i>de ne fournir +que moitié des soldats, et d'être payés double</i>; moitié étaient des +soldats de papier. À ce prix ils n'hésitèrent plus (aveu de Castelnau, catholique et agent des Guises).</p> <p>L'autre moyen, ce fut l'intrigue, le nom du roi, la fantasmagorie -royale, la lâcheté de la reine mère. Guise avait en celle-ci une -excellente actrice, grosse femme imposante, fort déliée pourtant, qui -avait attrapé Navarre, et pouvait attraper Condé. On la savait fausse +royale, la lâcheté de la reine mère. Guise avait en celle-ci une +excellente actrice, grosse femme imposante, fort déliée pourtant, qui +avait attrapé Navarre, et pouvait attraper Condé. On la savait fausse et perfide; mais Guise la refit dans l'opinion, en lui permettant, -pour parure, le chancelier de L'Hôpital: bon homme qui, pour faire -quelque bien de détail, couvrit de sa vertu l'intrigue qui noya la +pour parure, le chancelier de L'Hôpital: bon homme qui, pour faire +quelque bien de détail, couvrit de sa vertu l'intrigue qui noya la France de sang.</p> -<p>Nos historiens ont été si honnêtes, tranchons le mot, si innocents, -que tous ont pris au sérieux Catherine de Médicis. Pas un n'a sondé ce -néant. Ravalée et domptée, avilie dès l'enfance, brisée du mépris -d'Henri II, servante de Diane, naguère encore gardée, terrorisée par -la petite reine d'Écosse, elle eut enfin l'entr'acte de la première -année de Charles IX, où elle posa comme régente. Avec son chancelier, -elle goûtait assez le protestantisme qui eût vendu les biens d'Église. -Mais, au coup de Vassy, au coup de Fontainebleau d'où les Guises -l'enlevèrent avec son fils, et où elle sentit la main pesante sur son -cou, elle fit le plongeon, baissa la tête, le cœur lui retomba à sa -bassesse naturelle. Guise fut très-poli, lui laissa l'extérieur, -l'appareil de la royauté; <i>paraître</i>, pour elle, <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> était plus -qu'<i>être</i>, dans le vide absolu qu'une si grande pourriture avait faite -en dedans. Elle prit patiemment le rôle de théâtre qu'on lui faisait, -de reine pacificatrice qui, aux entrevues solennelles, trônait avec sa -jolie cour, entre les amours et les grâces. Ce qui, en bonne langue du +<p>Nos historiens ont été si honnêtes, tranchons le mot, si innocents, +que tous ont pris au sérieux Catherine de Médicis. Pas un n'a sondé ce +néant. Ravalée et domptée, avilie dès l'enfance, brisée du mépris +d'Henri II, servante de Diane, naguère encore gardée, terrorisée par +la petite reine d'Écosse, elle eut enfin l'entr'acte de la première +année de Charles IX, où elle posa comme régente. Avec son chancelier, +elle goûtait assez le protestantisme qui eût vendu les biens d'Église. +Mais, au coup de Vassy, au coup de Fontainebleau d'où les Guises +l'enlevèrent avec son fils, et où elle sentit la main pesante sur son +cou, elle fit le plongeon, baissa la tête, le cœur lui retomba à sa +bassesse naturelle. Guise fut très-poli, lui laissa l'extérieur, +l'appareil de la royauté; <i>paraître</i>, pour elle, <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> était plus +qu'<i>être</i>, dans le vide absolu qu'une si grande pourriture avait faite +en dedans. Elle prit patiemment le rôle de théâtre qu'on lui faisait, +de reine pacificatrice qui, aux entrevues solennelles, trônait avec sa +jolie cour, entre les amours et les grâces. Ce qui, en bonne langue du temps, veut dire dame d'un mauvais lieu, et maquerelle au profit de Guise.</p> -<p>Cet Ulysse (sous la peau d'Achille) savait parfaitement, d'après -l'affaire d'Amboise, l'endroit où la grande chaîne de résistance armée -était faussée d'avance et manquerait. Elle devait manquer par Condé.</p> +<p>Cet Ulysse (sous la peau d'Achille) savait parfaitement, d'après +l'affaire d'Amboise, l'endroit où la grande chaîne de résistance armée +était faussée d'avance et manquerait. Elle devait manquer par Condé.</p> -<p>Ce <i>petit galant</i>, comme Guise l'appelle pour sa taille exiguë, ce -prince en miniature, adoré de ceux qu'il perdait par <i>sa galanterie -française</i>, sa bravoure étourdie, est, de la tête aux pieds, dans les -bouts-rimés détestables qu'ils firent à sa louange:</p> +<p>Ce <i>petit galant</i>, comme Guise l'appelle pour sa taille exiguë, ce +prince en miniature, adoré de ceux qu'il perdait par <i>sa galanterie +française</i>, sa bravoure étourdie, est, de la tête aux pieds, dans les +bouts-rimés détestables qu'ils firent à sa louange:</p> <p class="poem10"> Ce petit homme tant joli,<br> @@ -7090,4080 +7052,4080 @@ bouts-rimés détestables qu'ils firent à sa louange:</p> Et toujours baise sa mignonne,<br> Dieu gard' de mal le petit homme.</p> -<p>Condé, qui ne pesait pas plus qu'une plume au vent, volait de sa +<p>Condé, qui ne pesait pas plus qu'une plume au vent, volait de sa nature vers cette cour de filles, vers cette bonne dame de reine qui -professait de les tenir en toute modestie, mais qui était toujours -<i>trompée</i>. La demoiselle de Rouhet <i>trompe</i> Catherine pour le roi de -Navarre qui y sacrifia la régence; et la Limeuil pour Condé qui y -sacrifia le protestantisme. Elle fut grosse de lui, l'année suivante, -et la réforme était perdue.</p> +professait de les tenir en toute modestie, mais qui était toujours +<i>trompée</i>. La demoiselle de Rouhet <i>trompe</i> Catherine pour le roi de +Navarre qui y sacrifia la régence; et la Limeuil pour Condé qui y +sacrifia le protestantisme. Elle fut grosse de lui, l'année suivante, +et la réforme était perdue.</p> <p>Il ne faut pas grande tromperie pour qui veut se tromper. Le 12 juin, Guise, par son petit roi et Catherine, <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> offre une amnistie. La -reine mère arrange une trêve, puis négocie une entrevue. Faute insigne -déjà, qui allait jeter la glace sur ce grand feu de paille de +reine mère arrange une trêve, puis négocie une entrevue. Faute insigne +déjà , qui allait jeter la glace sur ce grand feu de paille de l'insurrection protestante.</p> -<p>La plaine de Beauce, rase comme la main, n'en est pas moins commode à -l'oiseleur. La vieille y tendit son filet, où l'étourneau ne manqua +<p>La plaine de Beauce, rase comme la main, n'en est pas moins commode à +l'oiseleur. La vieille y tendit son filet, où l'étourneau ne manqua pas de s'y prendre.</p> -<p>L'escorte, de chaque côté, était de cent gentilshommes, qui, se -reconnaissant et la plupart amis, s'attendrirent, s'embrassèrent. -Autre malheur qui refroidit encore. Beaucoup disaient: «Quels sont ces +<p>L'escorte, de chaque côté, était de cent gentilshommes, qui, se +reconnaissant et la plupart amis, s'attendrirent, s'embrassèrent. +Autre malheur qui refroidit encore. Beaucoup disaient: «Quels sont ces gens qui ne savent s'ils sont amis ou ennemis?... Bien fou qui se -risque pour eux!»</p> +risque pour eux!»</p> -<p>Ce que sans doute Condé avait fait valoir près des siens pour accepter -cette entrevue, c'est que la reine mère, jusque-là prisonnière des +<p>Ce que sans doute Condé avait fait valoir près des siens pour accepter +cette entrevue, c'est que la reine mère, jusque-là prisonnière des Guises, s'affranchirait probablement, se mettrait avec lui, -reviendrait avec lui. Dans cette idée, il s'avança imprudemment, jasa -et bavarda, dit que si Guise partait de France, lui Condé partirait, -que tout serait pacifié. «Quand partez-vous?» dit-elle, et elle offrit +reviendrait avec lui. Dans cette idée, il s'avança imprudemment, jasa +et bavarda, dit que si Guise partait de France, lui Condé partirait, +que tout serait pacifié. «Quand partez-vous?» dit-elle, et elle offrit pour ceux qui partiraient l'autorisation de vendre leurs biens.</p> -<p>Donc la reine était libre, et vraiment pour les Guises. Il était -prouvé à la France que les protestants la trompaient en disant que le -roi et sa mère étaient captifs. Toute la force morale de la royauté, -flottante jusque-là dans l'opinion, apparut ferme et vraie du côté -catholique. Cette vieille religion politique de la France étranglait +<p>Donc la reine était libre, et vraiment pour les Guises. Il était +prouvé à la France que les protestants la trompaient en disant que le +roi et sa mère étaient captifs. Toute la force morale de la royauté, +flottante jusque-là dans l'opinion, apparut ferme et vraie du côté +catholique. Cette vieille religion politique de la France étranglait le protestantisme.</p> -<p>La reine mère n'était pas prisonnière; elle n'était liée que de sa -bassesse native qui la fit amie du plus <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> fort et sincère pour -la première fois; liée de l'effroi qu'inspirait l'Espagne; liée de -l'argent du clergé qu'elle avait cru d'abord tirer par les mains -protestantes, mais que le clergé effrayé remettait de lui-même; liée -enfin des subsides de Rome, des aumônes que le pape et tous les -catholiques firent dès lors à cette cour mendiante. Les preuves en +<p>La reine mère n'était pas prisonnière; elle n'était liée que de sa +bassesse native qui la fit amie du plus <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> fort et sincère pour +la première fois; liée de l'effroi qu'inspirait l'Espagne; liée de +l'argent du clergé qu'elle avait cru d'abord tirer par les mains +protestantes, mais que le clergé effrayé remettait de lui-même; liée +enfin des subsides de Rome, des aumônes que le pape et tous les +catholiques firent dès lors à cette cour mendiante. Les preuves en sont au Vatican (<i>V.</i> les notes).</p> -<p>Cela eut lieu le 24 juin. Le 25, Guise écrit au cardinal de Lorraine -une lettre incroyable d'élan, de joie, de fureur triomphante; tout est -fini; sa passion anticipe: «La religion réformée va à vau-l'eau, les +<p>Cela eut lieu le 24 juin. Le 25, Guise écrit au cardinal de Lorraine +une lettre incroyable d'élan, de joie, de fureur triomphante; tout est +fini; sa passion anticipe: «La religion réformée va à vau-l'eau, les amiraux aussi... Nos forces demeurent; les leurs rompues; leurs villes -rendues sans condition...» Et, dernier trait d'orgueil: «Notre mère et -son frère ne veulent plus jurer que par nous.» Donc, la vieille furie -Antoinette avait quitté son donjon, était venue près de son fils, -espérant boire du sang; la ruse d'un tel fils lui en promettait une +rendues sans condition...» Et, dernier trait d'orgueil: «Notre mère et +son frère ne veulent plus jurer que par nous.» Donc, la vieille furie +Antoinette avait quitté son donjon, était venue près de son fils, +espérant boire du sang; la ruse d'un tel fils lui en promettait une mer.</p> <p>Guise, pour enfoncer sa dupe, confirme par toute la France le bruit de -la paix, quitte l'armée le 27 juin, avec Montmorency et Saint-André. -Ils s'en vont à deux pas. Cependant les chefs protestants, sur -l'assurance de Condé, vont à leur tour trouver la reine mère, et de sa +la paix, quitte l'armée le 27 juin, avec Montmorency et Saint-André. +Ils s'en vont à deux pas. Cependant les chefs protestants, sur +l'assurance de Condé, vont à leur tour trouver la reine mère, et de sa bouche apprennent qu'il n'y a rien, que rien n'est fait, qu'on ne -tolérera pas les réformés.</p> +tolérera pas les réformés.</p> -<p>La farce était jouée. Ils revinrent le cœur mort, désespérant de -vaincre, et la plupart, à leur insu, petits de foi, de cœur. Ils -commencent à s'apercevoir qu'il y a trois mois qu'ils sont aux champs, -à regretter leur femme et leur famille.</p> +<p>La farce était jouée. Ils revinrent le cœur mort, désespérant de +vaincre, et la plupart, à leur insu, petits de foi, de cœur. Ils +commencent à s'apercevoir qu'il y a trois mois qu'ils sont aux champs, +à regretter leur femme et leur famille.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> Cette armée jusque-là était comme un couvent. Ni jeu, ni +<p><span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> Cette armée jusque-là était comme un couvent. Ni jeu, ni jurement, ni filles. Ce jour, la corde casse. Pendant que Coligny, -pour détruire le fatal effet de l'entrevue, mène ses gens à l'ennemi, +pour détruire le fatal effet de l'entrevue, mène ses gens à l'ennemi, un gentilhomme protestant entre dans une ferme, trouve une fille et -s'assouvit sur elle. Voilà le commencement.</p> +s'assouvit sur elle. Voilà le commencement.</p> <p>Une pluie horrible tombe, mouille la poudre; on ne peut plus rien -faire. On va à Beaugency, qu'on force: sac, pillage et viols.</p> +faire. On va à Beaugency, qu'on force: sac, pillage et viols.</p> -<p>Cependant, par toute la France, les protestants, un moment hésitants -par la nouvelle de la paix, se trouvent énervés, détrempés; ils -commencent à se compter, à voir qu'ils sont très-peu.</p> +<p>Cependant, par toute la France, les protestants, un moment hésitants +par la nouvelle de la paix, se trouvent énervés, détrempés; ils +commencent à se compter, à voir qu'ils sont très-peu.</p> -<p>Ils sont mûrs pour la mort. Tout se réveille contre eux. La Justice -lance le massacre; le Parlement pousse Paris; soixante hommes tués -pour débuter. Peu de chose; la <i>grande levrière</i> (les catholiques -appelaient ainsi la populace) est lâchée maintenant; on va la voir à +<p>Ils sont mûrs pour la mort. Tout se réveille contre eux. La Justice +lance le massacre; le Parlement pousse Paris; soixante hommes tués +pour débuter. Peu de chose; la <i>grande levrière</i> (les catholiques +appelaient ainsi la populace) est lâchée maintenant; on va la voir à l'œuvre.</p> -<p>Pourquoi parle-t-on toujours de la Saint-Barthélemy de 1572, et non de -celle de 1562? C'est que celle de 72 se passa surtout à Paris; mais -celle de 62 fut bien plus meurtrière en France. Suivez-la de ville en -ville; vous êtes effrayé de voir trois choses qu'on n'a revues jamais: -1<sup>o</sup> massacre dans l'intérieur des murs; 2<sup>o</sup> poursuite acharnée des +<p>Pourquoi parle-t-on toujours de la Saint-Barthélemy de 1572, et non de +celle de 1562? C'est que celle de 72 se passa surtout à Paris; mais +celle de 62 fut bien plus meurtrière en France. Suivez-la de ville en +ville; vous êtes effrayé de voir trois choses qu'on n'a revues jamais: +1<sup>o</sup> massacre dans l'intérieur des murs; 2<sup>o</sup> poursuite acharnée des fuyards par les paysans; 3<sup>o</sup>... Est-ce tout? Non, tant de sang ne suffit pas; les juges n'ont pas encore leur part; les supplices -commencent alors sur une échelle immense: ici trois cents pendus, et -là deux cents roués.</p> - -<p>Reportons-nous un moment en avril, au jour où coururent <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> les -nouvelles du sang versé à Vassy et à Sens. La réaction protestante -avait été violente, surtout dans le Midi, où la fureur est dans la -race et le tempérament. Quel prétexte de meurtre manqua jamais au -Rhône, aux violents pays albigeois? Il y eut des prêtres tués. +commencent alors sur une échelle immense: ici trois cents pendus, et +là deux cents roués.</p> + +<p>Reportons-nous un moment en avril, au jour où coururent <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> les +nouvelles du sang versé à Vassy et à Sens. La réaction protestante +avait été violente, surtout dans le Midi, où la fureur est dans la +race et le tempérament. Quel prétexte de meurtre manqua jamais au +Rhône, aux violents pays albigeois? Il y eut des prêtres tués. Cependant, il faut le dire, presque partout la vengeance tomba de -préférence sur les pierres, les images. Le petit peuple protestant, -mené par les enfants d'abord, décapita les saints des cathédrales. Les -reliques fameuses, qui avaient fait tant de miracles, furent sommées -d'en faire un nouveau pour se défendre elles-mêmes. Les guérisseurs -universels qu'on venait chercher de si loin furent constatés sans -force pour se guérir, traînés comme menteurs, imposteurs, charlatans. -Dans ces dévastations confuses, périrent, avec les saints, plusieurs +préférence sur les pierres, les images. Le petit peuple protestant, +mené par les enfants d'abord, décapita les saints des cathédrales. Les +reliques fameuses, qui avaient fait tant de miracles, furent sommées +d'en faire un nouveau pour se défendre elles-mêmes. Les guérisseurs +universels qu'on venait chercher de si loin furent constatés sans +force pour se guérir, traînés comme menteurs, imposteurs, charlatans. +Dans ces dévastations confuses, périrent, avec les saints, plusieurs tombes de rois et de princes. Foule idiote qui brisait les mortes -idoles, adorait les vivantes? Guerre absurde de la liberté <i>au nom +idoles, adorait les vivantes? Guerre absurde de la liberté <i>au nom d'un prince du sang! au nom du roi</i> captif des Guises!</p> <p>Quant aux monuments d'art, que je pleure autant que personne, je -m'étonne pourtant que plusieurs écrivains, brefs et légers sur les -massacres, s'attendrissent longuement sur les pierres. «Irréparable -malheur!» disent-ils. Bien plus irréparables ceux qui furent -massacrés. Le mot du grand Condé sur un champ de bataille: «Bah! ce -n'est qu'une nuit de Paris,» ce mot cynique est faux. Les morts, qu'on -le sache bien, ne se refont jamais les mêmes, ni le génie, ni les -vertus des morts. La génération protestante qu'on égorgea, et qui -purifiait la France, lui aurait épargné l'incroyable aplatissement -qui suivit, la pourriture des <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> temps d'indifférence, et le -scepticisme hypocrite, d'où si difficilement ressuscita la liberté.</p> - -<p>Le sens des hommes de nos jours s'est trouvé tellement perverti, nos -amis ont si légèrement avalé les bourdes grossières que leur jetaient -nos ennemis, qu'ils croient et répètent que les protestants tendaient -à démembrer la France, que tous les protestants étaient des -gentilhommes, etc., etc. Dès lors, voyez la beauté du système: Paris -et la Saint-Barthélemy ont sauvé l'unité. Charles IX et les Guises -représentent la Convention.</p> - -<p>Manie bizarre du paradoxe, impartialité sans cœur, amie de -l'ennemi, sans pitié pour les précurseurs de la liberté massacrés! -Comparaison bizarre de l'Assemblée qui défendit la France avec -l'intrigue fanatique qui la livra à l'étranger.</p> +m'étonne pourtant que plusieurs écrivains, brefs et légers sur les +massacres, s'attendrissent longuement sur les pierres. «Irréparable +malheur!» disent-ils. Bien plus irréparables ceux qui furent +massacrés. Le mot du grand Condé sur un champ de bataille: «Bah! ce +n'est qu'une nuit de Paris,» ce mot cynique est faux. Les morts, qu'on +le sache bien, ne se refont jamais les mêmes, ni le génie, ni les +vertus des morts. La génération protestante qu'on égorgea, et qui +purifiait la France, lui aurait épargné l'incroyable aplatissement +qui suivit, la pourriture des <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> temps d'indifférence, et le +scepticisme hypocrite, d'où si difficilement ressuscita la liberté.</p> + +<p>Le sens des hommes de nos jours s'est trouvé tellement perverti, nos +amis ont si légèrement avalé les bourdes grossières que leur jetaient +nos ennemis, qu'ils croient et répètent que les protestants tendaient +à démembrer la France, que tous les protestants étaient des +gentilhommes, etc., etc. Dès lors, voyez la beauté du système: Paris +et la Saint-Barthélemy ont sauvé l'unité. Charles IX et les Guises +représentent la Convention.</p> + +<p>Manie bizarre du paradoxe, impartialité sans cœur, amie de +l'ennemi, sans pitié pour les précurseurs de la liberté massacrés! +Comparaison bizarre de l'Assemblée qui défendit la France avec +l'intrigue fanatique qui la livra à l'étranger.</p> <p>Sans doute, lorsque les protestants des villes (les vingt-cinq mille -de Toulouse, par exemple) fuirent la nuit éperdus, emportant leurs +de Toulouse, par exemple) fuirent la nuit éperdus, emportant leurs petits enfants, lorsque le tocsin sonnait sur eux dans les campagnes, -et que les paysans, armés par les curés, les traquaient dans les bois, -alors, sans doute, il n'y eut plus guère de protestants dans les -villes. Pour l'être, il fallut bien posséder un donjon.—Qui fit des +et que les paysans, armés par les curés, les traquaient dans les bois, +alors, sans doute, il n'y eut plus guère de protestants dans les +villes. Pour l'être, il fallut bien posséder un donjon.—Qui fit des protestants une aristocratie? Vous, parti massacreur, qui les appelez aristocrates.</p> -<p>Et cependant, cette année même 1562, les seuls noms que je trouve des -infortunés qui périrent à la première répétition de la -Saint-Barthélemy qui se fit à Paris, lorsque le Parlement autorisa le +<p>Et cependant, cette année même 1562, les seuls noms que je trouve des +infortunés qui périrent à la première répétition de la +Saint-Barthélemy qui se fit à Paris, lorsque le Parlement autorisa le tocsin catholique, ces noms, dis-je, ces professions n'indiquent que des industriels: <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> cordonnier, libraire, imprimeur, colporteur, -orfèvre, brodeur. Et pas un nom de gentilhomme.</p> +orfèvre, brodeur. Et pas un nom de gentilhomme.</p> -<p>On se tromperait fort si l'on croyait que cette Terreur épouvantable -fut la vengeance des excès des protestants. Qu'avaient-ils fait en +<p>On se tromperait fort si l'on croyait que cette Terreur épouvantable +fut la vengeance des excès des protestants. Qu'avaient-ils fait en Picardie! Qu'avaient-ils fait en Champagne? Presque partout on les -frappa pour le mal qu'on leur avait fait. La vieille mère des Guises, -revenue à Joinville, accomplit la vengeance de sa maison sur la petite -ville de Vassy—la vengeance de quoi? du massacre déjà souffert; un -premier sang altère, il en faut d'autre. Elle obtint d'abord que le -Parlement désarmât la ville et rasât ses murs; puis, chez l'habitant -désarmé, on logea des soldats pour faire à leur plaisir, voler, tuer. -Premier essai des futures dragonnades, qui dura près d'un an. Cette -scène de fureur s'ouvrit par le tocsin des paysans vassaux des Guises, -qu'ils lançaient sur la ville. Les noms des morts attestent que -c'était une guerre des serfs contre l'ouvrier libre et le petit +frappa pour le mal qu'on leur avait fait. La vieille mère des Guises, +revenue à Joinville, accomplit la vengeance de sa maison sur la petite +ville de Vassy—la vengeance de quoi? du massacre déjà souffert; un +premier sang altère, il en faut d'autre. Elle obtint d'abord que le +Parlement désarmât la ville et rasât ses murs; puis, chez l'habitant +désarmé, on logea des soldats pour faire à leur plaisir, voler, tuer. +Premier essai des futures dragonnades, qui dura près d'un an. Cette +scène de fureur s'ouvrit par le tocsin des paysans vassaux des Guises, +qu'ils lançaient sur la ville. Les noms des morts attestent que +c'était une guerre des serfs contre l'ouvrier libre et le petit marchand.</p> <p>On dit que ces paysans ivres, qui tuaient au hasard, mordaient dans la -chair crue, et mangèrent le cœur des enfants.</p> +chair crue, et mangèrent le cœur des enfants.</p> -<p>Les Espagnols, entrés en France, étonnèrent par leur barbarie nos plus -féroces soldats. Le dur Gascon Montluc, homme de sang, qui se vante +<p>Les Espagnols, entrés en France, étonnèrent par leur barbarie nos plus +féroces soldats. Le dur Gascon Montluc, homme de sang, qui se vante d'avoir garni de morts tous les arbres des routes, raconte que ces -noirs Espagnols, à qui il livra une fois deux cents femmes pour les -houspiller, aimèrent mieux les éventrer toutes, même les grosses, pour -tuer les <i>petits luthériens</i>.</p> - -<p>Je ne m'étonne pas si, recevant ces horribles nouvelles, <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> les -protestants armés voulaient revenir chez eux défendre leurs familles. -Il fallut les y renvoyer. Il fallut renoncer au beau songe où s'était -obstiné Coligny, de faire par la seule France les affaires de la +noirs Espagnols, à qui il livra une fois deux cents femmes pour les +houspiller, aimèrent mieux les éventrer toutes, même les grosses, pour +tuer les <i>petits luthériens</i>.</p> + +<p>Je ne m'étonne pas si, recevant ces horribles nouvelles, <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> les +protestants armés voulaient revenir chez eux défendre leurs familles. +Il fallut les y renvoyer. Il fallut renoncer au beau songe où s'était +obstiné Coligny, de faire par la seule France les affaires de la France. Ce que les catholiques faisaient depuis deux ans, les -protestants le firent dans cette nécessité extrême et sur leurs -maisons ruinées, leurs familles égorgées; ils implorèrent leurs frères -de l'étranger. Dandelot fut envoyé en Allemagne, un autre en -Angleterre (juillet). La difficulté était d'ouvrir les yeux aux -Allemands, d'écarter la montagne de calomnies et de mensonges qu'on -avait entassés. Les espions des Guises étaient là chez les princes +protestants le firent dans cette nécessité extrême et sur leurs +maisons ruinées, leurs familles égorgées; ils implorèrent leurs frères +de l'étranger. Dandelot fut envoyé en Allemagne, un autre en +Angleterre (juillet). La difficulté était d'ouvrir les yeux aux +Allemands, d'écarter la montagne de calomnies et de mensonges qu'on +avait entassés. Les espions des Guises étaient là chez les princes allemands pour voler sur leurs tables les lettres des protestants de -France. Tel Allemand partait payé des princes pour secourir nos +France. Tel Allemand partait payé des princes pour secourir nos protestants, que l'on gagnait en route, et qui venait combattre dans les rangs catholiques.</p> -<p>Cependant Coligny tenait ferme Orléans et son petit noyau d'armée. +<p>Cependant Coligny tenait ferme Orléans et son petit noyau d'armée. Partout ailleurs des bandes. La bande de Montbrun, de Mouvans, celle -de Des Adrets, couraient tout le sud-est, avec des cruautés atroces. -Le dernier, tout autant qu'il saisissait de catholiques, les égorgeait -ou les jetait des tours. Représailles barbares, mais qui n'étonnaient +de Des Adrets, couraient tout le sud-est, avec des cruautés atroces. +Le dernier, tout autant qu'il saisissait de catholiques, les égorgeait +ou les jetait des tours. Représailles barbares, mais qui n'étonnaient point, quand on voyait des juges, ceux du parlement d'Aix, enrichis -des massacres de Merindol et de Cabrières, envoyer à la mort avec près -de mille hommes <i>quatre cent soixante femmes</i>, et même encore +des massacres de Merindol et de Cabrières, envoyer à la mort avec près +de mille hommes <i>quatre cent soixante femmes</i>, et même encore <i>vingt-quatre enfants</i>!</p> -<p>La reine d'Angleterre se laissa prier, de juillet jusqu'à la fin de -septembre, pour donner cent mille écus et six mille hommes. Dandelot +<p>La reine d'Angleterre se laissa prier, de juillet jusqu'à la fin de +septembre, pour donner cent mille écus et six mille hommes. Dandelot ne put amener ses Allemands <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> qu'en octobre et novembre. Il lui fallut passer par la Lorraine et la Bourgogne, pays ennemis. Cette -lenteur fit la chute de Rouen, longuement assiégée par le roi de -Navarre, qui y fut tué, et par Guise, qui la prit d'assaut. Le pillage -y dura huit jours, et les grands seigneurs s'y vautrèrent à l'égal du +lenteur fit la chute de Rouen, longuement assiégée par le roi de +Navarre, qui y fut tué, et par Guise, qui la prit d'assaut. Le pillage +y dura huit jours, et les grands seigneurs s'y vautrèrent à l'égal du soldat.</p> -<p>Rouen fut prise le 26 octobre. Condé n'eut ses Allemands que le 6 +<p>Rouen fut prise le 26 octobre. Condé n'eut ses Allemands que le 6 novembre. Fort alors et terrible, il marcha sur Paris. Grand effroi. -Un président en meurt de peur. On attendait trois mille Espagnols qui -n'arrivaient pas. Qui croirait que Condé pût encore, en un tel moment, -la France nageant dans le sang, s'amuser aux paroles? La reine mère, -souriante et charmante, parlemente avec lui près d'un moulin à vent. +Un président en meurt de peur. On attendait trois mille Espagnols qui +n'arrivaient pas. Qui croirait que Condé pût encore, en un tel moment, +la France nageant dans le sang, s'amuser aux paroles? La reine mère, +souriante et charmante, parlemente avec lui près d'un moulin à vent. Force embrassade catholiques et galantes œillades. Le prince perd trois jours. Les Espagnols arrivent. On lui tourne le dos.</p> -<p>Sa propre armée le menait; les soldats allemands ne savaient qu'un -mot: «<i>Geld.</i>» Et, pour être payés plus tôt, ils marchaient vers la -mer, au-devant de l'argent anglais. La grosse armée des catholiques -marchait parallèlement. Leur intérêt était de combattre avant que les +<p>Sa propre armée le menait; les soldats allemands ne savaient qu'un +mot: «<i>Geld.</i>» Et, pour être payés plus tôt, ils marchaient vers la +mer, au-devant de l'argent anglais. La grosse armée des catholiques +marchait parallèlement. Leur intérêt était de combattre avant que les protestants eussent joint les troupes anglaises.</p> -<p>Ceux-ci, qui avaient l'Eure entre eux et Guise, devaient l'empêcher de -passer. Mais un prince du sang n'a garde de paraître craindre la -bataille. Condé lui permet le passage, et il l'a devant lui près Dreux -(19 décembre 1562).</p> +<p>Ceux-ci, qui avaient l'Eure entre eux et Guise, devaient l'empêcher de +passer. Mais un prince du sang n'a garde de paraître craindre la +bataille. Condé lui permet le passage, et il l'a devant lui près Dreux +(19 décembre 1562).</p> <p>Les catholiques, faibles en cavalerie (deux mille contre cinq mille), -étaient en revanche énormément plus forts en fantassins, ayant quinze +étaient en revanche énormément plus forts en fantassins, ayant quinze mille contre <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> sept seulement qu'avaient les protestants. Au -total, Guise avait <i>dix-sept mille hommes</i>, et Condé <i>douze mille</i>.</p> +total, Guise avait <i>dix-sept mille hommes</i>, et Condé <i>douze mille</i>.</p> -<p>Ce qui caractérise le premier, ce héros de la ruse, c'est que par une -prudence singulière, excessive, il ne voulait se battre que sur ordre -du roi et de la reine mère, ses mannequins. Il agissait toujours sur -pièces régulières et préparées pour répondre en justice si on lui -faisait son procès. À la demande de cet ordre, la reine mère se moqua -et dit, comme la nourrice du roi entrait (elle était protestante): -«Nourrice, que vous semble?—Mais, madame, puisque les huguenots ne -veulent se contenter jamais, il faut les mettre à la raison.»</p> +<p>Ce qui caractérise le premier, ce héros de la ruse, c'est que par une +prudence singulière, excessive, il ne voulait se battre que sur ordre +du roi et de la reine mère, ses mannequins. Il agissait toujours sur +pièces régulières et préparées pour répondre en justice si on lui +faisait son procès. À la demande de cet ordre, la reine mère se moqua +et dit, comme la nourrice du roi entrait (elle était protestante): +«Nourrice, que vous semble?—Mais, madame, puisque les huguenots ne +veulent se contenter jamais, il faut les mettre à la raison.»</p> <p>Qui l'emporterait des lansquenets protestants ou des Suisses -catholiques? c'était douteux. Ce qui ne l'était pas, c'est que -l'élément sûr, qui ne bougerait point, qui, quoi qu'il arrivât, -resterait ferme pour frapper le grand coup, c'était la masse noire des +catholiques? c'était douteux. Ce qui ne l'était pas, c'est que +l'élément sûr, qui ne bougerait point, qui, quoi qu'il arrivât, +resterait ferme pour frapper le grand coup, c'était la masse noire des trois mille Espagnols. Ajoutez quelque peu de nos vieilles bandes -françaises. Guise se mit avec ces Espagnols, dit qu'il ne commanderait -pas et serait là en simple capitaine. Il les laissa, selon leur usage -(on l'a vu à Ravenne), se faire un rempart de charrettes pour briser -la cavalerie et, derrière, regarder à leur aise les évolutions du +françaises. Guise se mit avec ces Espagnols, dit qu'il ne commanderait +pas et serait là en simple capitaine. Il les laissa, selon leur usage +(on l'a vu à Ravenne), se faire un rempart de charrettes pour briser +la cavalerie et, derrière, regarder à leur aise les évolutions du combat. Ajoutez que, devant, ils avaient un petit ravin.</p> -<p>La tactique était fort surannée. Les armes des vieux siècles. Quand on -voit dans les exactes gravures de Pérussin ces bataillons antiques ou -féodaux, l'infanterie semble du temps des Romains et la cavalerie du -temps des croisades. De lourdes charges semblaient <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> décider -tout. Le connétable au centre, avec sa gendarmerie, fonça, puis, -brusquement abandonné, blessé, se trouva prisonnier. Condé chargea et -rechargea les Suisses, leur passa sur le corps; mais telle était cette -infanterie, que ce qui ne fut pas écrasé par les chevaux se releva, -combattit de plus belle. La cavalerie, menée par Condé et Coligny, -s'épuisa en efforts, fit fuir l'infanterie française des catholiques, -mais vit également en déroute sa propre infanterie allemande.</p> +<p>La tactique était fort surannée. Les armes des vieux siècles. Quand on +voit dans les exactes gravures de Pérussin ces bataillons antiques ou +féodaux, l'infanterie semble du temps des Romains et la cavalerie du +temps des croisades. De lourdes charges semblaient <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> décider +tout. Le connétable au centre, avec sa gendarmerie, fonça, puis, +brusquement abandonné, blessé, se trouva prisonnier. Condé chargea et +rechargea les Suisses, leur passa sur le corps; mais telle était cette +infanterie, que ce qui ne fut pas écrasé par les chevaux se releva, +combattit de plus belle. La cavalerie, menée par Condé et Coligny, +s'épuisa en efforts, fit fuir l'infanterie française des catholiques, +mais vit également en déroute sa propre infanterie allemande.</p> <p>Ils n'avaient pas deux cents chevaux ensemble, lorsque Guise, qui depuis cinq heures prenait en patience la destruction de ses amis, -s'ébranla avec sa masse espagnole et ses arquebusiers des vieilles -bandes. Condé fut pris. Tout parut balayé.</p> - -<p>Cependant les frères indomptables, Coligny et Dandelot (celui-ci -malade, tremblant de la fièvre, et en robe fourrée), réunissent douze -cents cavaliers, et d'une furie désespérée arrêtent court les -vainqueurs. Parmi eux, le fameux Saint-André, si riche, le voleur des -voleurs, est pris, disputé, et un de ses vieux serviteurs, malgré ses -prières et ses offres, lui casse la tête d'un coup de pistolet.</p> - -<p>Guise n'en pleura pas, ni de la prise du connétable. En place, il -avait pris Condé. Il le caressa fort, jusqu'à le faire coucher avec -lui. Excellent moyen de le perdre, d'exciter la défiance contre lui, -de faire dire, comme disaient déjà les Allemands: «Ces girouettes -françaises, pour qui on se tue aujourd'hui, sont prêtes à s'embrasser -demain.»</p> - -<p>Voilà Guise non-seulement vainqueur, mais seul. Plus de princes. Plus -de Navarre, plus de Condé, plus <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> de connétable. Ce simple -capitaine, qui n'avait voulu à la bataille que mener sa compagnie, se -trouve lieutenant général du royaume.</p> - -<p>La nuit, qui avait séparé les combattants, permit à Coligny de -reformer ses reîtres à deux pas. Il lui en restait quelques mille. Il +s'ébranla avec sa masse espagnole et ses arquebusiers des vieilles +bandes. Condé fut pris. Tout parut balayé.</p> + +<p>Cependant les frères indomptables, Coligny et Dandelot (celui-ci +malade, tremblant de la fièvre, et en robe fourrée), réunissent douze +cents cavaliers, et d'une furie désespérée arrêtent court les +vainqueurs. Parmi eux, le fameux Saint-André, si riche, le voleur des +voleurs, est pris, disputé, et un de ses vieux serviteurs, malgré ses +prières et ses offres, lui casse la tête d'un coup de pistolet.</p> + +<p>Guise n'en pleura pas, ni de la prise du connétable. En place, il +avait pris Condé. Il le caressa fort, jusqu'à le faire coucher avec +lui. Excellent moyen de le perdre, d'exciter la défiance contre lui, +de faire dire, comme disaient déjà les Allemands: «Ces girouettes +françaises, pour qui on se tue aujourd'hui, sont prêtes à s'embrasser +demain.»</p> + +<p>Voilà Guise non-seulement vainqueur, mais seul. Plus de princes. Plus +de Navarre, plus de Condé, plus <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> de connétable. Ce simple +capitaine, qui n'avait voulu à la bataille que mener sa compagnie, se +trouve lieutenant général du royaume.</p> + +<p>La nuit, qui avait séparé les combattants, permit à Coligny de +reformer ses reîtres à deux pas. Il lui en restait quelques mille. Il leur dit froidement qu'il n'y avait rien de fait, qu'il fallait recommencer, fondre sur ces gens qui mangeaient. Les Allemands lui -montrèrent leurs armes brisées, eux-mêmes en pièces. Il était resté -huit mille hommes sur le carreau. Seulement on sut dès ce jour qu'on +montrèrent leurs armes brisées, eux-mêmes en pièces. Il était resté +huit mille hommes sur le carreau. Seulement on sut dès ce jour qu'on ne vainquait jamais Coligny.</p> -<p>La difficulté était pour lui de garder ces Allemands, qui, n'étant pas -payés et n'ayant reçu que des coups, trouvaient le métier dur, -regardaient du côté du Rhin. Le ferme capitaine leur dit qu'ils +<p>La difficulté était pour lui de garder ces Allemands, qui, n'étant pas +payés et n'ayant reçu que des coups, trouvaient le métier dur, +regardaient du côté du Rhin. Le ferme capitaine leur dit qu'ils avaient raison de vouloir de l'argent, mais qu'il fallait l'aller chercher au Havre et prendre la Normandie sur le chemin.</p> -<p>La difficulté était d'empêcher ces soldats nomades, qui traînaient -tout avec eux, d'emmener la masse encombrante de leurs chariots où ils +<p>La difficulté était d'empêcher ces soldats nomades, qui traînaient +tout avec eux, d'emmener la masse encombrante de leurs chariots où ils serraient leur petite fortune, leurs pillages d'anciennes campagnes. -Ils y tenaient plus qu'à la vie. Coligny mit ces chariots dans le -chœur même de Sainte-Croix d'Orléans. À ce prix, il les emmena, -laissant pour défendre la ville contre Guise, qui arrivait, Dandelot +Ils y tenaient plus qu'à la vie. Coligny mit ces chariots dans le +chœur même de Sainte-Croix d'Orléans. À ce prix, il les emmena, +laissant pour défendre la ville contre Guise, qui arrivait, Dandelot malade et des fuyards allemands.</p> -<p>Il part en plein janvier. Terrible hiver. L'épidémie, se joignant aux -misères de la guerre, avait enlevé dix mille hommes dans Orléans. -Quatre-vingt mille, dit-on, étaient morts à l'Hôtel-Dieu de Paris. -Nombre <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> d'hommes, de femmes, d'enfants, chassés, n'osaient +<p>Il part en plein janvier. Terrible hiver. L'épidémie, se joignant aux +misères de la guerre, avait enlevé dix mille hommes dans Orléans. +Quatre-vingt mille, dit-on, étaient morts à l'Hôtel-Dieu de Paris. +Nombre <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> d'hommes, de femmes, d'enfants, chassés, n'osaient rentrer, couraient les bois. Pour obtenir l'argent des Anglais, il avait fallu leur offrir le Havre, et cet argent n'arrivait pas. Les -reîtres murmuraient. Coligny leur montrait la mer et les tempêtes. -Mais plus d'un commençait à se payer par le pillage. Dans cette -extrémité terrible, plus grand encore qu'au fort de la bataille, +reîtres murmuraient. Coligny leur montrait la mer et les tempêtes. +Mais plus d'un commençait à se payer par le pillage. Dans cette +extrémité terrible, plus grand encore qu'au fort de la bataille, apparut l'amiral. Le premier qui pilla, il le fit serrer haut et -court, lui faisant pendre aux pieds, pour l'embellissement du trophée, -tout ce qu'il avait volé aux paysans, robes de femmes, volailles, etc.</p> +court, lui faisant pendre aux pieds, pour l'embellissement du trophée, +tout ce qu'il avait volé aux paysans, robes de femmes, volailles, etc.</p> -<p>À la prise du château de Caen, un soldat mit la main sur un de ceux -qui sortaient après la capitulation, lui fouilla dans la poche. -L'amiral l'envoie au gibet. Il était sur l'échelle, quand les Anglais, -qui venaient d'arriver, intercédèrent pour lui.</p> +<p>À la prise du château de Caen, un soldat mit la main sur un de ceux +qui sortaient après la capitulation, lui fouilla dans la poche. +L'amiral l'envoie au gibet. Il était sur l'échelle, quand les Anglais, +qui venaient d'arriver, intercédèrent pour lui.</p> -<p>Cette discipline vigoureuse porta ses fruits, les succès furent -rapides; mais très-probablement les Allemands peu encouragés à venir +<p>Cette discipline vigoureuse porta ses fruits, les succès furent +rapides; mais très-probablement les Allemands peu encouragés à venir chercher en France un service si dur.</p> -<p>Il en était de même dans Orléans. Le parti protestant s'exterminait -par la vertu. Deux notables furent surpris en adultère. Les ministres -leur firent leur procès, et les firent pendre. Il aurait fallu pendre +<p>Il en était de même dans Orléans. Le parti protestant s'exterminait +par la vertu. Deux notables furent surpris en adultère. Les ministres +leur firent leur procès, et les firent pendre. Il aurait fallu pendre la noblesse et la bourgeoisie. Les mœurs de la vieille France -étaient positivement au-dessous de la Réforme. Celle-ci se faisait le -désert.</p> +étaient positivement au-dessous de la Réforme. Celle-ci se faisait le +désert.</p> -<p>Désertion, découragement, épidémie. Il n'y avait presque plus personne -dans Orléans. Dandelot, avec la fièvre, courait partout et faisait -tout. Chaque matin, les ministres, à six heures, rassemblant soldats, +<p>Désertion, découragement, épidémie. Il n'y avait presque plus personne +dans Orléans. Dandelot, avec la fièvre, courait partout et faisait +tout. Chaque matin, les ministres, à six heures, rassemblant soldats, habitants, <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> chantaient leurs psaumes, et s'en allaient en -tête, travailler aux fortifications. Cela ne pouvait durer guère. -Guise était furieux de n'avoir pas encore sa proie; «j'en mords mes -doigts,» dit-il dans une lettre. Il avait écrit à la reine qu'elle -trouvât bon qu'il n'y eût plus d'Orléans, qu'il allait la raser, et +tête, travailler aux fortifications. Cela ne pouvait durer guère. +Guise était furieux de n'avoir pas encore sa proie; «j'en mords mes +doigts,» dit-il dans une lettre. Il avait écrit à la reine qu'elle +trouvât bon qu'il n'y eût plus d'Orléans, qu'il allait la raser, et qu'il tuerait tout, jusqu'aux chats.</p> -<p>C'est lui qui fut tué (18 février 1563).</p> +<p>C'est lui qui fut tué (18 février 1563).</p> -<p>L'homme qui fit le coup, Poltrot, sieur de Meray, était un jeune -gentilhomme de l'Angoumois, fort bon soldat à Saint-Quentin, où il fut -pris et mené en Espagne. Protestant, il y vit l'idéal catholique, +<p>L'homme qui fit le coup, Poltrot, sieur de Meray, était un jeune +gentilhomme de l'Angoumois, fort bon soldat à Saint-Quentin, où il fut +pris et mené en Espagne. Protestant, il y vit l'idéal catholique, Philippe II et l'Inquisition. Il put assister aux splendides et royaux -auto-da-fé qui ouvrirent dignement ce règne.</p> +auto-da-fé qui ouvrirent dignement ce règne.</p> <p>Poltrot revint d'Espagne, comme on peut croire, plein de vengeance et -de meurtre. Il ne parlait plus d'autre chose. Il montrait son bras à -ses camarades, disant: «Ce bras tuera M. de Guise.» Il en parla à son -seigneur, chez qui il avait été nourri, M. de Soubise; il en parla à -l'amiral, à qui bien d'autres gens parlaient légèrement de la même +de meurtre. Il ne parlait plus d'autre chose. Il montrait son bras à +ses camarades, disant: «Ce bras tuera M. de Guise.» Il en parla à son +seigneur, chez qui il avait été nourri, M. de Soubise; il en parla à +l'amiral, à qui bien d'autres gens parlaient légèrement de la même chose, et qui n'y fit grande attention. Cependant Poltrot s'offrait pour espion. Coligny lui donna de l'argent pour acheter un bon cheval d'Espagne.</p> -<p>Poltrot, fort brun, sachant bien l'Espagnol, était appelé dans l'armée -l'<i>Espagnolet</i>. Il passa, se fit présenter, s'offrit au duc de Guise, -qui lui dit: «Cinquante mille livres pour toi, si tu peux rentrer dans -la ville et faire sauter les poudres.»</p> +<p>Poltrot, fort brun, sachant bien l'Espagnol, était appelé dans l'armée +l'<i>Espagnolet</i>. Il passa, se fit présenter, s'offrit au duc de Guise, +qui lui dit: «Cinquante mille livres pour toi, si tu peux rentrer dans +la ville et faire sauter les poudres.»</p> -<p>Le 18 février, Poltrot, ayant prié Dieu de lui dire si <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> +<p>Le 18 février, Poltrot, ayant prié Dieu de lui dire si <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> vraiment il fallait frapper, crut se sentir au cœur la voix divine, -avec un mouvement étonnant d'allégresse et d'audace. Il attendit +avec un mouvement étonnant d'allégresse et d'audace. Il attendit Guise, vers le soir, au coin d'un bois; prudemment, froidement, il -calcula qu'il devait être armé en dessous, et qu'il fallait le tirer à -l'aisselle, juste au défaut de la cuirasse. Il tira à six pas, d'une -main ferme, très-juste et l'abattit.</p> - -<p>Guise n'était pas mort, et vécut encore six jours. Il mourut comme un -saint (si l'on croit la légende qu'en fit l'évêque Riez), citant cent -fois l'Écriture sainte, qu'il n'avait jamais lue, s'excusant à sa -femme de maintes peccadilles, et lui pardonnant à elle-même tout ce +calcula qu'il devait être armé en dessous, et qu'il fallait le tirer à +l'aisselle, juste au défaut de la cuirasse. Il tira à six pas, d'une +main ferme, très-juste et l'abattit.</p> + +<p>Guise n'était pas mort, et vécut encore six jours. Il mourut comme un +saint (si l'on croit la légende qu'en fit l'évêque Riez), citant cent +fois l'Écriture sainte, qu'il n'avait jamais lue, s'excusant à sa +femme de maintes peccadilles, et lui pardonnant à elle-même tout ce qu'elle avait pu faire.</p> <p>Ceux qui ont vu au visage le duc de Guise (comme moi, dans le dessin -Foulon), qui ont présente cette face sinistre et désespérée, jugeront -que cet homme perdu, qui n'avait vécu que du succès, dut mourir +Foulon), qui ont présente cette face sinistre et désespérée, jugeront +que cet homme perdu, qui n'avait vécu que du succès, dut mourir furieux quand un tel coup lui arrachait la proie des dents, et que la -main d'en haut, l'ayant amené là, vainqueur, maître de tout et seul, -les autres étant morts, à son tour lui tordait le cou.</p> - -<p>Poltrot fut mené à Paris devant la reine et le conseil, puis devant -les gens de justice, qui lui prodiguèrent toutes les formes de la -question. Que dit-il? que déposa-t-il? On ne le sait que par les fort -douteux procès-verbaux qu'en firent ces gens valets des Guises. On ne -manqua pas de lui faire dire qu'il avait été poussé par l'Amiral. À -quoi celui-ci répondit peu après franchement, sincèrement, qu'il -n'aurait pas pris pour cette affaire un grand parleur, si léger en +main d'en haut, l'ayant amené là , vainqueur, maître de tout et seul, +les autres étant morts, à son tour lui tordait le cou.</p> + +<p>Poltrot fut mené à Paris devant la reine et le conseil, puis devant +les gens de justice, qui lui prodiguèrent toutes les formes de la +question. Que dit-il? que déposa-t-il? On ne le sait que par les fort +douteux procès-verbaux qu'en firent ces gens valets des Guises. On ne +manqua pas de lui faire dire qu'il avait été poussé par l'Amiral. À +quoi celui-ci répondit peu après franchement, sincèrement, qu'il +n'aurait pas pris pour cette affaire un grand parleur, si léger en propos; que du reste, depuis qu'il savait que Guise <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> -cherchait à se défaire du prince de Condé et de lui, il n'avait -nullement détourné ceux qui parlaient de tuer Guise.</p> +cherchait à se défaire du prince de Condé et de lui, il n'avait +nullement détourné ceux qui parlaient de tuer Guise.</p> -<p>Le Parlement de Paris, qui, dans ces occasions, déploya plusieurs fois -un zèle ignoblement féroce, une exécrable courtisanerie de supplices, -jugea Poltrot (comme plus tard Ravaillac et Damiens), tâchant -d'accumuler sur cette misérable chair mortelle tout ce qu'on peut +<p>Le Parlement de Paris, qui, dans ces occasions, déploya plusieurs fois +un zèle ignoblement féroce, une exécrable courtisanerie de supplices, +jugea Poltrot (comme plus tard Ravaillac et Damiens), tâchant +d'accumuler sur cette misérable chair mortelle tout ce qu'on peut souffrir sans mourir.</p> -<p>Le jour même où le saint héros, rapporté à Paris, exposé aux -Chartreux, fut glorifié à Notre-Dame, on fit la boucherie de Poltrot -derrière la Grève.</p> +<p>Le jour même où le saint héros, rapporté à Paris, exposé aux +Chartreux, fut glorifié à Notre-Dame, on fit la boucherie de Poltrot +derrière la Grève.</p> -<p>Le procès-verbal avoue qu'il dit deux fières paroles: «Avec tout cela, -il est bien mort, et ne ressuscitera pas.» Et encore: «La persécution -des fidèles...» La populace hurla, l'arrêta un moment, mais il reprit: -«Si la persécution ne cesse, il y aura vengeance sur cette ville, et -déjà les vengeurs y sont.»</p> +<p>Le procès-verbal avoue qu'il dit deux fières paroles: «Avec tout cela, +il est bien mort, et ne ressuscitera pas.» Et encore: «La persécution +des fidèles...» La populace hurla, l'arrêta un moment, mais il reprit: +«Si la persécution ne cesse, il y aura vengeance sur cette ville, et +déjà les vengeurs y sont.»</p> -<p>Quand il fut lié au poteau, le bourreau avec ses tenailles lui arracha -la chair de chaque cuisse, et ensuite décharna ses bras.</p> +<p>Quand il fut lié au poteau, le bourreau avec ses tenailles lui arracha +la chair de chaque cuisse, et ensuite décharna ses bras.</p> -<p>Les quatre membres, ou les quatre os, devaient être tirés à quatre -chevaux. Quatre hommes qui montaient ces chevaux les piquèrent et +<p>Les quatre membres, ou les quatre os, devaient être tirés à quatre +chevaux. Quatre hommes qui montaient ces chevaux les piquèrent et tendirent horriblement les cordes qui emportaient ces pauvres membres. -Mais les muscles tenaient. Il fallut que le bourreau se fît apporter -un gros hachoir, et à grands coups détaillât la viande d'en haut et -d'en bas. Les chevaux alors en vinrent à bout; les muscles crièrent, -craquèrent, rompirent d'un violent coup de fouet. Le tronc vivant -tomba à terre. Mais, comme il n'y a rien qui ne doive <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> finir -à la longue, il fallut bien alors que le bourreau coupât la tête.</p> +Mais les muscles tenaient. Il fallut que le bourreau se fît apporter +un gros hachoir, et à grands coups détaillât la viande d'en haut et +d'en bas. Les chevaux alors en vinrent à bout; les muscles crièrent, +craquèrent, rompirent d'un violent coup de fouet. Le tronc vivant +tomba à terre. Mais, comme il n'y a rien qui ne doive <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> finir +à la longue, il fallut bien alors que le bourreau coupât la tête.</p> -<p>Un juge et les greffiers, pendant toute la cérémonie, étaient là -écrivant les cris de cette tête, dans les entr'actes, ses prétendues -dépositions, dont on fit le prétexte de la Saint-Barthélemy.</p> +<p>Un juge et les greffiers, pendant toute la cérémonie, étaient là +écrivant les cris de cette tête, dans les entr'actes, ses prétendues +dépositions, dont on fit le prétexte de la Saint-Barthélemy.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> CHAPITRE XVII<br> <span class="smaller">LA PAIX, ET POINT DE PAIX<br> 1563-1564</span></h3> -<p>«On pourra mieux châtier ces gens-là, quand ils seront dispersés et -désarmés.» Conseil du nonce au pape.</p> +<p>«On pourra mieux châtier ces gens-là , quand ils seront dispersés et +désarmés.» Conseil du nonce au pape.</p> -<p>Et, peu après, le duc d'Albe à Philippe II, parlant des grands des -Pays-Bas: «Dissimuler, puis leur couper la tête.» (Gr., VII, 233.)</p> +<p>Et, peu après, le duc d'Albe à Philippe II, parlant des grands des +Pays-Bas: «Dissimuler, puis leur couper la tête.» (Gr., VII, 233.)</p> <p>Ces deux mots contiennent les dix ans d'histoire qu'on va lire.</p> -<p>On a douté, tant qu'on ne connaissait ce plan que par les Italiens -Adriani, Davila, Capilupi et autres panégyristes de Catherine. Comment +<p>On a douté, tant qu'on ne connaissait ce plan que par les Italiens +Adriani, Davila, Capilupi et autres panégyristes de Catherine. Comment douter maintenant devant les lettres originales?</p> -<p>Reste à savoir comment le parti catholique tint si ferme la reine -mère jusque-là très-flottante, et la fit <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> marcher droit. Le -duc d'Albe nous le dit encore (<i>Ibidem</i>, 280): «Votre ambassadeur doit -faire entendre à la reine qu'à l'âge où arrive le roi Charles, <i>V. M. -peut lui faire connaître l'état réel de ses affaires</i>.» C'était toute -la peur de Catherine qu'on ne mît son fils contre elle; le petit roi, -né violent, défiant, faisait peur à sa mère; la nature féline et la -griffe pouvaient s'éveiller un matin. Le chat pouvait devenir tigre. -Cette peur alla au point qu'on va la voir bientôt chercher dans un -plus jeune une arme contre Charles IX, préparer un roi de rechange.</p> - -<p>L'autre côté par où on la tenait, c'était la faim. Elle était à -l'aumône, vivait d'expédients fortuits. <i>La dépense était de dix-sept -millions, la recette de deux et demi.</i> Sans le pape on n'eût pas dîné. -On en tirait des dons, quelques ventes des biens du clergé. Guise -lui-même n'eût pu faire la guerre sans l'argent du duc de Savoie. En +<p>Reste à savoir comment le parti catholique tint si ferme la reine +mère jusque-là très-flottante, et la fit <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> marcher droit. Le +duc d'Albe nous le dit encore (<i>Ibidem</i>, 280): «Votre ambassadeur doit +faire entendre à la reine qu'à l'âge où arrive le roi Charles, <i>V. M. +peut lui faire connaître l'état réel de ses affaires</i>.» C'était toute +la peur de Catherine qu'on ne mît son fils contre elle; le petit roi, +né violent, défiant, faisait peur à sa mère; la nature féline et la +griffe pouvaient s'éveiller un matin. Le chat pouvait devenir tigre. +Cette peur alla au point qu'on va la voir bientôt chercher dans un +plus jeune une arme contre Charles IX, préparer un roi de rechange.</p> + +<p>L'autre côté par où on la tenait, c'était la faim. Elle était à +l'aumône, vivait d'expédients fortuits. <i>La dépense était de dix-sept +millions, la recette de deux et demi.</i> Sans le pape on n'eût pas dîné. +On en tirait des dons, quelques ventes des biens du clergé. Guise +lui-même n'eût pu faire la guerre sans l'argent du duc de Savoie. En retour, peu avant sa mort, il lui avait rendu ce qui nous restait de -tant de conquêtes au delà des Alpes, livré Turin, quitté l'Italie pour +tant de conquêtes au delà des Alpes, livré Turin, quitté l'Italie pour toujours.</p> -<p>Voilà la vraie situation, comme elle apparaît dans les basses et -serviles lettres du jeune roi et de sa mère, où ils tendent sans cesse -la main au pape (Archives du Vatican), au roi d'Espagne et à tous.</p> +<p>Voilà la vraie situation, comme elle apparaît dans les basses et +serviles lettres du jeune roi et de sa mère, où ils tendent sans cesse +la main au pape (Archives du Vatican), au roi d'Espagne et à tous.</p> -<p>Cette pauvreté royale faisait un grand contraste avec la richesse des -Guises. Leur maison (ou leur dynastie?) était restée entière à la mort -de son chef. Elle gardait ses quinze évêchés, aux mains des cardinaux +<p>Cette pauvreté royale faisait un grand contraste avec la richesse des +Guises. Leur maison (ou leur dynastie?) était restée entière à la mort +de son chef. Elle gardait ses quinze évêchés, aux mains des cardinaux de Guise et de Lorraine. Elle gardait le palais, la charge de grand -maître de la maison du roi, par le fils aîné Joinville; Mayenne était -grand chambellan, Aumale <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> grand veneur, Elbeuf général des -galères. Toute charge d'épée était donnée par eux. Ils avaient les -finances par un homme sûr. Les gouvernements de Champagne et de -Bourgogne étaient dans leurs mains, c'est-à-dire nos frontières de +maître de la maison du roi, par le fils aîné Joinville; Mayenne était +grand chambellan, Aumale <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> grand veneur, Elbeuf général des +galères. Toute charge d'épée était donnée par eux. Ils avaient les +finances par un homme sûr. Les gouvernements de Champagne et de +Bourgogne étaient dans leurs mains, c'est-à -dire nos frontières de l'Est, les passages vers la Lorraine et vers l'Allemagne, la grande route militaire.</p> -<p>Puissance énorme. Mais le chef était un enfant, Henri de Guise, qui -n'avait que treize ans. Du père, il eut, non le génie, mais l'audace, -l'intrigue; de sa mère, un charme italien, et non pas peu du sang des -Borgia. Anne d'Este, en longs habits de deuil (quoique dès le -lendemain consolée par Nemours), allait montrant partout sa douleur et -son fils. C'était toujours la scène de Valentine de Milan, embrassant -le petit Dunois, disant: «Tu vengeras ton père.» L'enfant, fort bien -dressé, trouvait des mots hardis, ou on lui en faisait. Les bonnes -femmes en pleuraient de joie; les prêtres bénissaient le bon petit -seigneur. Tout était arrangé pour faire un favori du peuple, un prince -de carrefour, un héros de l'assassinat.</p> - -<p class="p2">Le chef des protestants, élu le lendemain de la bataille de Dreux qui -les délivrait de Condé, était désormais l'amiral, et il avait bien -gagné ce titre par cette conquête subite de la Normandie en plein +<p>Puissance énorme. Mais le chef était un enfant, Henri de Guise, qui +n'avait que treize ans. Du père, il eut, non le génie, mais l'audace, +l'intrigue; de sa mère, un charme italien, et non pas peu du sang des +Borgia. Anne d'Este, en longs habits de deuil (quoique dès le +lendemain consolée par Nemours), allait montrant partout sa douleur et +son fils. C'était toujours la scène de Valentine de Milan, embrassant +le petit Dunois, disant: «Tu vengeras ton père.» L'enfant, fort bien +dressé, trouvait des mots hardis, ou on lui en faisait. Les bonnes +femmes en pleuraient de joie; les prêtres bénissaient le bon petit +seigneur. Tout était arrangé pour faire un favori du peuple, un prince +de carrefour, un héros de l'assassinat.</p> + +<p class="p2">Le chef des protestants, élu le lendemain de la bataille de Dreux qui +les délivrait de Condé, était désormais l'amiral, et il avait bien +gagné ce titre par cette conquête subite de la Normandie en plein hiver. Seul, ayant fait la guerre, il pouvait faire la paix. Le -prisonnier Condé, contre le chef d'élection, était mal posé pour -négocier. Coligny revient de Normandie en hâte; quand il arrive, la -paix, depuis cinq jours, était signée (Amboise, 12 mars 1563).</p> - -<p>Condé l'avait signée pour lui et les seigneurs. Pour <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> lui, la -lieutenance générale du royaume, qu'a eue son frère. Pour les -seigneurs, le culte libre des châteaux. Et pour le peuple, quoi? Une -ville par baillage, de sorte qu'en ce temps de trouble, où l'on +prisonnier Condé, contre le chef d'élection, était mal posé pour +négocier. Coligny revient de Normandie en hâte; quand il arrive, la +paix, depuis cinq jours, était signée (Amboise, 12 mars 1563).</p> + +<p>Condé l'avait signée pour lui et les seigneurs. Pour <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> lui, la +lieutenance générale du royaume, qu'a eue son frère. Pour les +seigneurs, le culte libre des châteaux. Et pour le peuple, quoi? Une +ville par baillage, de sorte qu'en ce temps de trouble, où l'on n'osait pas voyager, on ne pouvait prier ensemble qu'en faisant un voyage souvent de vingt ou vingt-cinq lieues.</p> -<p>Pour la forme, Condé avait consulté les ministres, mais signé malgré -eux. L'amiral en conseil lui dit cette parole: «Monseigneur, vous vous -êtes chargé de faire la part à Dieu; d'un trait de plume vous avez -ruiné plus d'églises qu'on n'en eût détruit en dix ans. Et, quant à la +<p>Pour la forme, Condé avait consulté les ministres, mais signé malgré +eux. L'amiral en conseil lui dit cette parole: «Monseigneur, vous vous +êtes chargé de faire la part à Dieu; d'un trait de plume vous avez +ruiné plus d'églises qu'on n'en eût détruit en dix ans. Et, quant à la noblesse que vous avez garantie seule, elle doit avouer que les villes -lui donnèrent l'exemple. Les pauvres avaient marché devant les riches, -et leur avaient montré le chemin.»</p> +lui donnèrent l'exemple. Les pauvres avaient marché devant les riches, +et leur avaient montré le chemin.»</p> -<p>Il était facile à prévoir que tout irait à la dérive; que les -seigneurs mêmes, désormais isolés des villes, ne se défendraient pas; +<p>Il était facile à prévoir que tout irait à la dérive; que les +seigneurs mêmes, désormais isolés des villes, ne se défendraient pas; que l'influence papale, espagnole, emporterait tout; que non-seulement -cette cour misérable s'assujettirait à l'Espagne, mais que les Guises -eux-mêmes allaient devenir tout Espagnols.</p> +cette cour misérable s'assujettirait à l'Espagne, mais que les Guises +eux-mêmes allaient devenir tout Espagnols.</p> -<p>C'est le moment de bien mettre en lumière une chose qui, méconnue, -égara tous les politiques, puis les historiens, et maintenant les -égare encore:</p> +<p>C'est le moment de bien mettre en lumière une chose qui, méconnue, +égara tous les politiques, puis les historiens, et maintenant les +égare encore:</p> -<p><i>La balance était impossible</i>, dans la violence de ces temps, -l'équilibre était impossible; un milieu politique, <i>un parti -politique</i>, était un mythe, une fiction. Ce parti deviendra possible, -mais après la Saint-Barthélemy.</p> +<p><i>La balance était impossible</i>, dans la violence de ces temps, +l'équilibre était impossible; un milieu politique, <i>un parti +politique</i>, était un mythe, une fiction. Ce parti deviendra possible, +mais après la Saint-Barthélemy.</p> -<p>Tous cherchèrent ce milieu et le manquèrent.</p> +<p>Tous cherchèrent ce milieu et le manquèrent.</p> -<p>Philippe II même imaginait garder son libre arbitre <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> entre -les modérés et les violents. Il écoutait Granvelle, il écoutait Gomès, +<p>Philippe II même imaginait garder son libre arbitre <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> entre +les modérés et les violents. Il écoutait Granvelle, il écoutait Gomès, mais inclinait au duc d'Albe.</p> -<p>Chez nous, le connétable eût voulu l'équilibre; peu à peu il pencha +<p>Chez nous, le connétable eût voulu l'équilibre; peu à peu il pencha aux Guises.</p> -<p>Et le rêve des Guises eux-mêmes aurait été un certain équilibre, une -certaine indépendance entre l'Espagne et l'Allemagne. Le cardinal de -Lorraine, au moment même où le secours espagnol donnait à son frère la -victoire de Dreux, intriguait contre l'Espagne. D'une part détournant -Marie Stuart d'épouser le fils de Philippe II, d'autre part créant au +<p>Et le rêve des Guises eux-mêmes aurait été un certain équilibre, une +certaine indépendance entre l'Espagne et l'Allemagne. Le cardinal de +Lorraine, au moment même où le secours espagnol donnait à son frère la +victoire de Dreux, intriguait contre l'Espagne. D'une part détournant +Marie Stuart d'épouser le fils de Philippe II, d'autre part créant au concile de Trente un parti anti-espagnol. Il s'y joignit aux Allemands -pour obtenir quelques réformes (surtout le mariage des prêtres). Tout -cela inutile. Par la mort de son frère, le cardinal retomba au néant. -Il lui fallut laisser son rêve d'indépendance et suivre l'impulsion +pour obtenir quelques réformes (surtout le mariage des prêtres). Tout +cela inutile. Par la mort de son frère, le cardinal retomba au néant. +Il lui fallut laisser son rêve d'indépendance et suivre l'impulsion espagnole.</p> -<p>Où donc fut l'équilibre? Dans Catherine de Médicis? Il ne tient pas +<p>Où donc fut l'équilibre? Dans Catherine de Médicis? Il ne tient pas aux historiens italiens que nous ne voyions en elle le pivot de l'action et le meneur universel. Mais les actes disent le contraire. -Ils la montrent toujours servante du succès, habile seulement à faire -croire qu'elle mène, lorsqu'elle suit et qu'elle obéit. En 1563, sur -la menace de l'Espagne, elle tourne, elle cède, elle change +Ils la montrent toujours servante du succès, habile seulement à faire +croire qu'elle mène, lorsqu'elle suit et qu'elle obéit. En 1563, sur +la menace de l'Espagne, elle tourne, elle cède, elle change non-seulement sa politique, mais l'ordre de sa politique et -l'éducation de ses enfants.</p> - -<p>Où donc est l'idée politique, le parti politique? dans le chancelier -L'Hôpital? dans son effort pour réformer les lois? Le dirai-je? je ne -trouve rien de plus triste que de voir cet homme de bien traîner sa -barbe blanche derrière Catherine de Médicis. On ne s'explique pas -comment il restait là, ni quelle figure il pouvait faire <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> au -milieu de cette cour équivoque, parmi les femmes et les intrigues. Ne -comprenait-il pas que sa présence seule, en tel lieu, était un -mensonge? que sa réforme du droit, réforme écrite et de papier, -faisait prendre le change sur la réalité politique? Quelques bonnes -choses en sont restées, comme les tribunaux de commerce. Mais, hélas! +l'éducation de ses enfants.</p> + +<p>Où donc est l'idée politique, le parti politique? dans le chancelier +L'Hôpital? dans son effort pour réformer les lois? Le dirai-je? je ne +trouve rien de plus triste que de voir cet homme de bien traîner sa +barbe blanche derrière Catherine de Médicis. On ne s'explique pas +comment il restait là , ni quelle figure il pouvait faire <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> au +milieu de cette cour équivoque, parmi les femmes et les intrigues. Ne +comprenait-il pas que sa présence seule, en tel lieu, était un +mensonge? que sa réforme du droit, réforme écrite et de papier, +faisait prendre le change sur la réalité politique? Quelques bonnes +choses en sont restées, comme les tribunaux de commerce. Mais, hélas! si l'on veut savoir combien les lois sont le contraire des mœurs, il faut lire les lois de ce temps. Elles proclament la suppression des -confréries au moment où celles-ci s'organisaient militairement et de -la manière la plus meurtrière, au moment où elles se liaient, se -groupaient, créaient les lignes provinciales qui finirent par former +confréries au moment où celles-ci s'organisaient militairement et de +la manière la plus meurtrière, au moment où elles se liaient, se +groupaient, créaient les lignes provinciales qui finirent par former la Ligue.</p> -<p>Dans chaque province, en Gascogne d'abord, en Guienne, bientôt sous -les Guises en Champagne, un gouvernement se fait à côté du -gouvernement. Qu'opposait à cela la profonde politique Catherine? Elle -pensait décomposer tout. Dans un perpétuel voyage, elle croyait +<p>Dans chaque province, en Gascogne d'abord, en Guienne, bientôt sous +les Guises en Champagne, un gouvernement se fait à côté du +gouvernement. Qu'opposait à cela la profonde politique Catherine? Elle +pensait décomposer tout. Dans un perpétuel voyage, elle croyait neutraliser par l'influence de cour ces influences fanatiques. Elle -voulait travailler la noblesse, l'amuser, la séduire. Son principal -moyen, s'il faut le dire, c'étaient les <i>filles de la reine</i>, cent -cinquante nobles demoiselles, ce galant monastère qu'elle menait et -étalait partout. Toutes maintenant fort catholiques, très-exactement -confessées. Point de scandales, peu de grossesse. On chassait celle +voulait travailler la noblesse, l'amuser, la séduire. Son principal +moyen, s'il faut le dire, c'étaient les <i>filles de la reine</i>, cent +cinquante nobles demoiselles, ce galant monastère qu'elle menait et +étalait partout. Toutes maintenant fort catholiques, très-exactement +confessées. Point de scandales, peu de grossesse. On chassait celle qui devenait grosse.</p> -<p>Tout cela apparut d'abord dans l'expédition que l'on fit pour -reprendre le Havre aux Anglais. La reine y mena en laisse Condé et +<p>Tout cela apparut d'abord dans l'expédition que l'on fit pour +reprendre le Havre aux Anglais. La reine y mena en laisse Condé et force protestants. Le <i>petit homme tant joli</i> suivait mademoiselle de -Limeuil, qui en revint enceinte. Il réussit à chasser ses amis, à -irriter <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> Élisabeth, à diviser le parti protestant. Il se -croyait au retour lieutenant général du royaume, quasi-tuteur du roi -enfant. Mais celui-ci se déclara majeur. L'Hôpital couvrit cette farce -d'un discours grave. Pour que les protestants n'osassent réclamer, on -leur lança les Guises, qui portèrent contre Coligny une solennelle -accusation de meurtre. Dupés, moqués, les protestants, loin d'oser -accuser, furent assez occupés à se défendre eux-mêmes. Comme parti, -ils semblaient dissous. Leur chef, Condé, servait de secrétaire à la -reine mère. Elle lui faisait écrire en Allemagne que tout allait au -mieux. Elle se chargeait de le remarier, l'amusait de l'idée d'épouser +Limeuil, qui en revint enceinte. Il réussit à chasser ses amis, à +irriter <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> Élisabeth, à diviser le parti protestant. Il se +croyait au retour lieutenant général du royaume, quasi-tuteur du roi +enfant. Mais celui-ci se déclara majeur. L'Hôpital couvrit cette farce +d'un discours grave. Pour que les protestants n'osassent réclamer, on +leur lança les Guises, qui portèrent contre Coligny une solennelle +accusation de meurtre. Dupés, moqués, les protestants, loin d'oser +accuser, furent assez occupés à se défendre eux-mêmes. Comme parti, +ils semblaient dissous. Leur chef, Condé, servait de secrétaire à la +reine mère. Elle lui faisait écrire en Allemagne que tout allait au +mieux. Elle se chargeait de le remarier, l'amusait de l'idée d'épouser Marie Stuart, d'autres princesses encore. La riche veuve de -Saint-André, qui croyait l'épouser, lui donna le château de -Saint-Valéry; il épousa une autre femme et ne rendit pas le présent.</p> +Saint-André, qui croyait l'épouser, lui donna le château de +Saint-Valéry; il épousa une autre femme et ne rendit pas le présent.</p> -<p>L'Église protestante avait cessé de lui payer sa contribution secrète, -et l'envoyait à Coligny. Mais l'amiral savait que, si l'on reprenait -les armes, la noblesse voudrait Condé pour chef, et, pour le retenir, +<p>L'Église protestante avait cessé de lui payer sa contribution secrète, +et l'envoyait à Coligny. Mais l'amiral savait que, si l'on reprenait +les armes, la noblesse voudrait Condé pour chef, et, pour le retenir, lui faisait part sur cet argent.</p> -<p>Les protestants s'étant isolés de l'Angleterre, on osait tout contre -eux. La paix leur était meurtrière: c'était la paix aux assassins, la -guerre aux désarmés. Impunité complète des violences. Ici un ministre -pendu par un gouvernement de province. Là des noyades populaires, des -morts violemment déterrés, des femmes accouchées de deux jours qu'on -arrache du lit; je ne sais combien d'excès bizarres et de fantaisies +<p>Les protestants s'étant isolés de l'Angleterre, on osait tout contre +eux. La paix leur était meurtrière: c'était la paix aux assassins, la +guerre aux désarmés. Impunité complète des violences. Ici un ministre +pendu par un gouvernement de province. Là des noyades populaires, des +morts violemment déterrés, des femmes accouchées de deux jours qu'on +arrache du lit; je ne sais combien d'excès bizarres et de fantaisies de fureur.</p> <p>Les impatients, Montluc, par exemple, voulaient <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> qu'on en -finît. D'une part, ils s'entendaient avec l'Espagne pour enlever -Jeanne d'Albret et livrer le Béarn. D'autre part, Montluc envoyait à -la reine un homme d'exécution, le Gascon Charry devait prendre le +finît. D'une part, ils s'entendaient avec l'Espagne pour enlever +Jeanne d'Albret et livrer le Béarn. D'autre part, Montluc envoyait à +la reine un homme d'exécution, le Gascon Charry devait prendre le commandement de la seconde garde que le parti donnait au roi, -encourager Paris à un grand coup de main. Les deux frères, Coligny et -Dandelot, étaient à la cour, et peu accompagnés. Mais Charry était -incapable de bien mener la chose. Il se mit follement à insulter +encourager Paris à un grand coup de main. Les deux frères, Coligny et +Dandelot, étaient à la cour, et peu accompagnés. Mais Charry était +incapable de bien mener la chose. Il se mit follement à insulter Dandelot. Non-seulement il dit qu'il se moquait de son titre de -colonel général de l'infanterie, mais il lui marcha presque sur les +colonel général de l'infanterie, mais il lui marcha presque sur les pieds dans l'escalier du Louvre.</p> -<p>Les deux frères avaient avec eux, entre autres hommes violents, un -fameux chef de bande, le Provençal Mouvans, celui qui avec quarante -hommes avait combattu des armées. Mouvans n'endura pas la chose. Il -frappa un coup imprévu, qui stupéfia la grande ville. Avec un Poitevin -dont Charry avait tué le frère, Mouvans va s'établir à attendre Charry -chez un armurier du pont Saint-Michel. Le Gascon montant fièrement le -pont avec les siens, ils lui barrent le passage. «Souviens-toi,» dit -le Poitevin; et il lui passe l'épée au travers du corps. Charry -dégaîna-t-il? on ne le sait, mais il fut tué, et un autre. Mouvans -alors et son Poitevin s'en allèrent lentement devant la foule par le +<p>Les deux frères avaient avec eux, entre autres hommes violents, un +fameux chef de bande, le Provençal Mouvans, celui qui avec quarante +hommes avait combattu des armées. Mouvans n'endura pas la chose. Il +frappa un coup imprévu, qui stupéfia la grande ville. Avec un Poitevin +dont Charry avait tué le frère, Mouvans va s'établir à attendre Charry +chez un armurier du pont Saint-Michel. Le Gascon montant fièrement le +pont avec les siens, ils lui barrent le passage. «Souviens-toi,» dit +le Poitevin; et il lui passe l'épée au travers du corps. Charry +dégaîna-t-il? on ne le sait, mais il fut tué, et un autre. Mouvans +alors et son Poitevin s'en allèrent lentement devant la foule par le long quai des Augustins, et personne n'osa les poursuivre.</p> -<p>L'amiral et son frère étaient près de la reine quand on lui dit la -chose. Leur gravité n'en fut pas dérangée. Dandelot dit ne rien +<p>L'amiral et son frère étaient près de la reine quand on lui dit la +chose. Leur gravité n'en fut pas dérangée. Dandelot dit ne rien savoir et ne fit nulle attention <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> aux criailleries de la -garde, «en ayant vu bien d'autres.»</p> +garde, «en ayant vu bien d'autres.»</p> -<p>Le catholique Brantôme admire le coup et dit «que l'affaire fut -très-bien menée.» Paris ne bougea pas. L'audace intimida la force. La -reine mère seule en fit grand bruit, et elle en prit prétexte pour +<p>Le catholique Brantôme admire le coup et dit «que l'affaire fut +très-bien menée.» Paris ne bougea pas. L'audace intimida la force. La +reine mère seule en fit grand bruit, et elle en prit prétexte pour expliquer son brusque changement et sa haine nouvelle du protestantisme.</p> -<p>Les protestants, assassinés partout, ayant partout contre eux et -l'autorité et les foules, recouraient à l'audace, à l'épée, à des +<p>Les protestants, assassinés partout, ayant partout contre eux et +l'autorité et les foules, recouraient à l'audace, à l'épée, à des coups violents qui envenimaient encore les haines.</p> -<p>Celle des Guises fut fort irritée par une romanesque aventure du frère -de Coligny. Une grande dame de Lorraine, née princesse de Salm et -veuve du seigneur d'Assenleville, jura qu'elle n'aurait d'époux que -Dandelot. Tous les siens, fervents catholiques, s'y opposèrent en -vain. En vain on lui montra que, ses terres étant sous les murs de -Nancy, c'est-à-dire dans les mains du duc de Lorraine et des Guises, -elle ne pouvait même faire la noce qu'au hasard d'une bataille. Rien -ne la détourna.</p> - -<p>Dandelot, sommé de venir pour cette agréable aventure en pays ennemi, -prit avec lui cent hommes déterminés, et quoiqu'il sût que tous les -Guises fussent justement alors chez le duc, il arrive à Nancy. On lui -refuse l'entrée par trois fois. Il ne s'arrête pas moins dans le -faubourg, y rafraîchit ses cavaliers. Puis, en plein jour et à grand -bruit, la cavalcade s'en va au château de la dame. Au pont-levis, tous -tirent leurs arquebuses. De quoi tremblèrent les vitres des Guises, -<span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> qui étaient en face, à peine séparés par une rivière. Et -leurs cœurs en frémirent. Le cardinal gémit. Le petit Guise (il -avait quatorze ans) dit: «Si j'avais une arquebuse, pour tirer ces -vilains!...»</p> - -<p>Cependant trois jours et trois nuits on fit la fête, bruyante et gaie, +<p>Celle des Guises fut fort irritée par une romanesque aventure du frère +de Coligny. Une grande dame de Lorraine, née princesse de Salm et +veuve du seigneur d'Assenleville, jura qu'elle n'aurait d'époux que +Dandelot. Tous les siens, fervents catholiques, s'y opposèrent en +vain. En vain on lui montra que, ses terres étant sous les murs de +Nancy, c'est-à -dire dans les mains du duc de Lorraine et des Guises, +elle ne pouvait même faire la noce qu'au hasard d'une bataille. Rien +ne la détourna.</p> + +<p>Dandelot, sommé de venir pour cette agréable aventure en pays ennemi, +prit avec lui cent hommes déterminés, et quoiqu'il sût que tous les +Guises fussent justement alors chez le duc, il arrive à Nancy. On lui +refuse l'entrée par trois fois. Il ne s'arrête pas moins dans le +faubourg, y rafraîchit ses cavaliers. Puis, en plein jour et à grand +bruit, la cavalcade s'en va au château de la dame. Au pont-levis, tous +tirent leurs arquebuses. De quoi tremblèrent les vitres des Guises, +<span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> qui étaient en face, à peine séparés par une rivière. Et +leurs cœurs en frémirent. Le cardinal gémit. Le petit Guise (il +avait quatorze ans) dit: «Si j'avais une arquebuse, pour tirer ces +vilains!...»</p> + +<p>Cependant trois jours et trois nuits on fit la fête, bruyante et gaie, plus que le temps ne le voulait, pour faire rage aux voisins. Puis -madame Dandelot, montant en croupe derrière son héros, et disant adieu -à ses biens, le suivit, fière et pauvre aux hasards de la guerre +madame Dandelot, montant en croupe derrière son héros, et disant adieu +à ses biens, le suivit, fière et pauvre aux hasards de la guerre civile.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> CHAPITRE XVIII<br> <span class="smaller">LE DUC D'ALBE.—LA SECONDE GUERRE CIVILE<br> 1564-1567</span></h3> -<p>À la fin de décembre 1563, le duc d'Albe, sur l'ordre de son maître, -lui écrit les deux lettres dont nous avons parlé. Consultation en -règle sur la politique espagnole (<i>dissimuler, puis leur couper la -tête</i>).</p> +<p>À la fin de décembre 1563, le duc d'Albe, sur l'ordre de son maître, +lui écrit les deux lettres dont nous avons parlé. Consultation en +règle sur la politique espagnole (<i>dissimuler, puis leur couper la +tête</i>).</p> -<p>Dès janvier 1564, l'effet en est sensible. Philippe II donne congé aux -modérés, autorise le cardinal Granvelle «à aller voir sa mère.»</p> +<p>Dès janvier 1564, l'effet en est sensible. Philippe II donne congé aux +modérés, autorise le cardinal Granvelle «à aller voir sa mère.»</p> <p>Le duc d'Albe emportera tout. Il suffit de le voir dans les portraits et dans les documents pour comprendre son ascendant. C'est un vrai -Espagnol, non un métis bâtard comme son maître. C'est un médiocre -génie, mais fort par la netteté du parti pris, par la simplicité des -vues et par la passion. Il se caractérise disant, au sujet des -demandes des grands des Pays-Bas: <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> »Je contiens mes pensées; -car telle est ma fureur qu'on pourrait l'appeler <i>frénésie</i>.»</p> - -<p>Le duc d'Albe est adoré des moines. D'en haut, d'en bas, ils l'aident. -Au grand inquisiteur Pie IV succède le grand inquisiteur Pie V, le -pape de la Saint-Barthélemy, qui, toute sa vie, la prépara, quoiqu'il -n'ait pu la voir. Les lettres de Pie V aux souverains se résument en +Espagnol, non un métis bâtard comme son maître. C'est un médiocre +génie, mais fort par la netteté du parti pris, par la simplicité des +vues et par la passion. Il se caractérise disant, au sujet des +demandes des grands des Pays-Bas: <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> »Je contiens mes pensées; +car telle est ma fureur qu'on pourrait l'appeler <i>frénésie</i>.»</p> + +<p>Le duc d'Albe est adoré des moines. D'en haut, d'en bas, ils l'aident. +Au grand inquisiteur Pie IV succède le grand inquisiteur Pie V, le +pape de la Saint-Barthélemy, qui, toute sa vie, la prépara, quoiqu'il +n'ait pu la voir. Les lettres de Pie V aux souverains se résument en un mot (le mot qu'il dit aussi aux soldats qu'il envoie en France): -«<i>Tuez tout.</i>» C'est lui qui tout à l'heure négociera l'assassinat -d'Élisabeth.</p> +«<i>Tuez tout.</i>» C'est lui qui tout à l'heure négociera l'assassinat +d'Élisabeth.</p> <p>Mais ce qui n'aide pas moins le duc d'Albe, ce sont les rapports de -police qui viennent des Pays-Bas, les furieuses délations des -inquisiteurs de bas étage qu'on envoie à Philippe II. Ce profond -politique reçoit, lit tout cela. Espions et contre-espions, police +police qui viennent des Pays-Bas, les furieuses délations des +inquisiteurs de bas étage qu'on envoie à Philippe II. Ce profond +politique reçoit, lit tout cela. Espions et contre-espions, police contre police, c'est toute sa science. Il n'a foi qu'aux derniers des hommes. Lisez (coll. Gachard) la longue liste de ces coquins. Le -premier à qui il remet l'inquisition des Pays-Bas, un Van der Hulst, -plus tard est condamné comme faussaire. Chez sa sœur Marguerite, si -fidèle et si dépendante, un ministre lui sert d'espion. Un grand +premier à qui il remet l'inquisition des Pays-Bas, un Van der Hulst, +plus tard est condamné comme faussaire. Chez sa sœur Marguerite, si +fidèle et si dépendante, un ministre lui sert d'espion. Un grand seigneur espionne les chevaliers de la Toison d'or, etc.</p> <p>Le mieux venu de ces espions, c'est naturellement le plus menteur, le -plus atroce et le plus fou, un frère Lorenzo, Andalous, d'une verve +plus atroce et le plus fou, un frère Lorenzo, Andalous, d'une verve furieuse, affreux Figaro de massacre, qui se joue de cette imagination -malade par cent contes insensés.</p> +malade par cent contes insensés.</p> <p>J'ai sous les yeux un excellent dessin qui donne le vrai Philippe II -(Panthéon). Figure péniblement grimée d'un commis soupçonneux, +(Panthéon). Figure péniblement grimée d'un commis soupçonneux, prisonnier volontaire, <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> qui, dans sa vie de cul-de-jatte, ne -voyant le monde qu'à travers sa paperasserie, sera constamment dupe à -force de défiance. Figure pleine de mauvais rêves, cruellement +voyant le monde qu'à travers sa paperasserie, sera constamment dupe à +force de défiance. Figure pleine de mauvais rêves, cruellement imaginative! Il ira loin! On lui fera tout croire.</p> -<p>Le contre-coup de l'Espagne se sent en France. Dès février 1564, -Philippe II y agit comme aux Pays-Bas. Une ambassade impérieuse -enjoint à Charles IX d'accepter les décrets du concile de Trente et de -révoquer les grâces octroyées aux rebelles.</p> +<p>Le contre-coup de l'Espagne se sent en France. Dès février 1564, +Philippe II y agit comme aux Pays-Bas. Une ambassade impérieuse +enjoint à Charles IX d'accepter les décrets du concile de Trente et de +révoquer les grâces octroyées aux rebelles.</p> -<p>Réponse vague. Mais on obéit. La mère et le fils se mettent en route -pour la frontière d'Espagne, voyageant lentement, constatant sur la -route leur bonne volonté catholique. Le jeune roi trace des citadelles -pour contenir les villes et maîtriser les protestants. En deux édits +<p>Réponse vague. Mais on obéit. La mère et le fils se mettent en route +pour la frontière d'Espagne, voyageant lentement, constatant sur la +route leur bonne volonté catholique. Le jeune roi trace des citadelles +pour contenir les villes et maîtriser les protestants. En deux édits (de Lyon et Roussillon), on interdit aux gentilshommes de recevoir -personne à leurs prêches de châteaux. Défense aux protestants de faire +personne à leurs prêches de châteaux. Défense aux protestants de faire des collectes, d'assembler des synodes. On les annule comme parti et -comme résistance. C'était les livrer désarmés aux catholiques qui +comme résistance. C'était les livrer désarmés aux catholiques qui armaient.</p> -<p>La reine mère, qui parlait à merveille, expliquait sur la route aux -envoyés du pape et des princes italiens la beauté de son plan pour -amortir le calvinisme et l'exterminer tout doucement. L'Espagne était -plus impatiente. Pendant que Philippe II envoie le duc d'Albe à -Bayonne avec sa jeune femme Élisabeth pour animer Catherine, il reçoit -à Madrid le crédule comte d'Egmont, par lequel il espère tromper les -Flamands. Les faveurs pécuniaires que demande ce grand seigneur lui -sont toutes accordées. Il part ravi de cet <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> accueil, si charmé -de l'Espagne, qu'il trouve gaies, riantes, les bâtisses de l'Escurial. -Pauvre tête, ébranlée déjà, et qui ne tient guère aux épaules (avril +<p>La reine mère, qui parlait à merveille, expliquait sur la route aux +envoyés du pape et des princes italiens la beauté de son plan pour +amortir le calvinisme et l'exterminer tout doucement. L'Espagne était +plus impatiente. Pendant que Philippe II envoie le duc d'Albe à +Bayonne avec sa jeune femme Élisabeth pour animer Catherine, il reçoit +à Madrid le crédule comte d'Egmont, par lequel il espère tromper les +Flamands. Les faveurs pécuniaires que demande ce grand seigneur lui +sont toutes accordées. Il part ravi de cet <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> accueil, si charmé +de l'Espagne, qu'il trouve gaies, riantes, les bâtisses de l'Escurial. +Pauvre tête, ébranlée déjà , et qui ne tient guère aux épaules (avril 1565).</p> -<p>Son bourreau, le duc d'Albe, est à Bayonne (juin) pour endoctriner -Catherine. On sait son mot brutal: «Un bon saumon vaut cent -grenouilles.» C'est la traduction du mot que j'ai cité: «Couper la -tête aux grands.»</p> - -<p>La nouveauté du jour, les bergeries espagnoles qui succédaient aux -Amadis, les idylles de Boscan et de Montemayor, imitées par Ronsard, -charmèrent l'entrevue de Bayonne. Les chants des nymphes et des -bergères couvrirent l'entretien à voix basse de Catherine et du duc -d'Albe, discutant la Saint-Barthélemy.</p> - -<p>La seule objection de Catherine, c'est que les choses n'étaient pas -assez mûres. Condé semblait perdu. Il fallait perdre Coligny, le -montrer faible et versatile; c'est ce qu'on essaye à Moulins. Le roi -ordonne une réconciliation. L'amiral, sommé au nom de la paix, au nom -de l'Évangile, ne peut reculer. Il lui faut embrasser les Lorrains. -Mais le jeune Henri de Guise n'embrasse pas. Deux choses à la fois +<p>Son bourreau, le duc d'Albe, est à Bayonne (juin) pour endoctriner +Catherine. On sait son mot brutal: «Un bon saumon vaut cent +grenouilles.» C'est la traduction du mot que j'ai cité: «Couper la +tête aux grands.»</p> + +<p>La nouveauté du jour, les bergeries espagnoles qui succédaient aux +Amadis, les idylles de Boscan et de Montemayor, imitées par Ronsard, +charmèrent l'entrevue de Bayonne. Les chants des nymphes et des +bergères couvrirent l'entretien à voix basse de Catherine et du duc +d'Albe, discutant la Saint-Barthélemy.</p> + +<p>La seule objection de Catherine, c'est que les choses n'étaient pas +assez mûres. Condé semblait perdu. Il fallait perdre Coligny, le +montrer faible et versatile; c'est ce qu'on essaye à Moulins. Le roi +ordonne une réconciliation. L'amiral, sommé au nom de la paix, au nom +de l'Évangile, ne peut reculer. Il lui faut embrasser les Lorrains. +Mais le jeune Henri de Guise n'embrasse pas. Deux choses à la fois sont atteintes. Coligny est affaibli dans l'opinion, et la vengeance -est réservée.</p> +est réservée.</p> -<p>La France suivait l'Espagne pas à pas. Philippe II, si impatient, est -obligé encore cette année, 1566, de ruser, de mentir. Sa lettre du 12 -août à Rome explique parfaitement sa pensée. C'est l'exemple le plus +<p>La France suivait l'Espagne pas à pas. Philippe II, si impatient, est +obligé encore cette année, 1566, de ruser, de mentir. Sa lettre du 12 +août à Rome explique parfaitement sa pensée. C'est l'exemple le plus illustre que donne l'histoire du <i>distinguo</i> casuistique <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> et de la <i>restriction mentale</i>. Il promet le pardon aux Pays-Bas, c'est vrai, mais le pardon du roi d'Espagne, et non pas le pardon de Dieu. -Le roi rassure, apaise, tranquillise. Mais cela n'empêche pas que -Dieu, par le duc d'Albe, ne ramasse une grosse armée de toute nation, -et ne la mène au sac des Pays-Bas. C'est Dieu encore, et non le roi, -qui tout à l'heure surprend ces Flamands pardonnés, et coupe le cou à +Le roi rassure, apaise, tranquillise. Mais cela n'empêche pas que +Dieu, par le duc d'Albe, ne ramasse une grosse armée de toute nation, +et ne la mène au sac des Pays-Bas. C'est Dieu encore, et non le roi, +qui tout à l'heure surprend ces Flamands pardonnés, et coupe le cou à vingt mille hommes sur les places d'Anvers et Bruxelles. Le pape Pie V en pleure de joie.</p> -<p>Quand cette armée du duc d'Albe, cette horrible Babel, de bourreaux -espagnols et de sodomites italiens, passa les Alpes, rasa Genève et -côtoya la France, il y eut partout une grande terreur. Les protestants -couvrirent Genève, et trouvèrent bon que Catherine levât des Suisses -pour se garder du duc d'Albe. Mais ces Suisses n'allèrent pas au nord; -ils restèrent au centre, et l'on vit qu'ils allaient au contraire -servir contre les protestants (août 1567).</p> - -<p>Quatre années de cette funeste paix avaient bien empiré la situation -de ceux-ci. Les villes n'avaient plus de prêches, et, sous la terreur -des confréries, elles n'osaient aller aux prêches des châteaux. Les -châteaux solitaires n'étaient plus une protection. On allait donc, -dans la guerre qui s'ouvrait, avoir à traîner des familles, des dames -délicates, des nourrissons au sein. Guerroyer avec ce cortége dans ces -rudes campagnes d'hiver, où le ciel même faisait la guerre, pluie, -neige et glaces, âpres frimas, où la jeune famille n'aurait plus de -foyer, de toit, que le manteau des mères?</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> Tous aussi portaient tête basse aux réunions qu'on fit chez -l'amiral. Celui-ci avait jusque-là retenu et calmé les autres. Et, -cette fois encore, il établit que le plan de la première guerre ne +<p>Quand cette armée du duc d'Albe, cette horrible Babel, de bourreaux +espagnols et de sodomites italiens, passa les Alpes, rasa Genève et +côtoya la France, il y eut partout une grande terreur. Les protestants +couvrirent Genève, et trouvèrent bon que Catherine levât des Suisses +pour se garder du duc d'Albe. Mais ces Suisses n'allèrent pas au nord; +ils restèrent au centre, et l'on vit qu'ils allaient au contraire +servir contre les protestants (août 1567).</p> + +<p>Quatre années de cette funeste paix avaient bien empiré la situation +de ceux-ci. Les villes n'avaient plus de prêches, et, sous la terreur +des confréries, elles n'osaient aller aux prêches des châteaux. Les +châteaux solitaires n'étaient plus une protection. On allait donc, +dans la guerre qui s'ouvrait, avoir à traîner des familles, des dames +délicates, des nourrissons au sein. Guerroyer avec ce cortége dans ces +rudes campagnes d'hiver, où le ciel même faisait la guerre, pluie, +neige et glaces, âpres frimas, où la jeune famille n'aurait plus de +foyer, de toit, que le manteau des mères?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> Tous aussi portaient tête basse aux réunions qu'on fit chez +l'amiral. Celui-ci avait jusque-là retenu et calmé les autres. Et, +cette fois encore, il établit que le plan de la première guerre ne ferait rien et perdrait tout. Que faire donc? Le plus prudent devint le plus audacieux. Il proposa... <i>de s'emparer du roi</i>.</p> -<p>On a brûlé le livre (inestimable, regrettable à jamais) où Coligny +<p>On a brûlé le livre (inestimable, regrettable à jamais) où Coligny racontait cette histoire. Mais nous avons son testament. Il y jure devant Dieu qu'il n'a jamais agi par haine ni ambition, jamais agi contre le roi.</p> -<p>Je crois qu'il fut très-éloigné des vues secrètes de ceux qui eussent -voulu donner la couronne à Condé, et qui lui frappaient des médailles, -avec ce mot: <i>Roi des fidèles</i>.</p> +<p>Je crois qu'il fut très-éloigné des vues secrètes de ceux qui eussent +voulu donner la couronne à Condé, et qui lui frappaient des médailles, +avec ce mot: <i>Roi des fidèles</i>.</p> -<p>Je crois qu'à son insu ce grand homme, de plus en plus, profitait des -leçons de Knox et des exemples de l'Écosse; que, dans son cœur, le -droit et la justice, la pitié de tant de malheurs, introduisaient, -fondaient les doctrines de la résistance; que la royauté, représentée +<p>Je crois qu'à son insu ce grand homme, de plus en plus, profitait des +leçons de Knox et des exemples de l'Écosse; que, dans son cœur, le +droit et la justice, la pitié de tant de malheurs, introduisaient, +fondaient les doctrines de la résistance; que la royauté, représentée par la vieille Florentine, avec son troupeau de filles, les Gondi, les -Birague, les empoisonneurs italiens, que la royauté, dis-je, lui -semblait moins sacrée; qu'enfin, en lui, comme en bien d'autres, -croissait la pensée du <i>Contr'un</i>.</p> +Birague, les empoisonneurs italiens, que la royauté, dis-je, lui +semblait moins sacrée; qu'enfin, en lui, comme en bien d'autres, +croissait la pensée du <i>Contr'un</i>.</p> -<p>Bible ou antiquité, Brutus contre César, ou Élie contre Achab, peu +<p>Bible ou antiquité, Brutus contre César, ou Élie contre Achab, peu importait la route. Mais, par l'une ou par l'autre, les hommes les plus graves y marchaient.</p> -<p>L'héroïque petit livre du jeune La Boétie, Bible républicaine du -temps, le <i>Contr'un</i>, tant loué, admiré de <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> Montaigne, avait -été écrit vers 1549 et ne fut imprimé qu'en 1576. Mais son esprit +<p>L'héroïque petit livre du jeune La Boétie, Bible républicaine du +temps, le <i>Contr'un</i>, tant loué, admiré de <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> Montaigne, avait +été écrit vers 1549 et ne fut imprimé qu'en 1576. Mais son esprit courait partout.</p> -<p>La seule difficulté pour prendre le roi, qui n'avait pas encore ses -Suisses, c'était de garder le secret. Il fallait pourtant mander -d'avance la noblesse éloignée et lui donner le temps. La cour fut -avertie. Un des Montmorency fut envoyé chez Coligny à Châtillon, et le -trouva <i>en bon ménager</i>, qui faisait ses vendanges. On se rassura; le -connétable se moquait des donneurs d'avis; et si obstinément, que l'on -fut presque pris. Les Suisses arriveraient-ils à temps? il fallait -gagner quelques heures. Les Montmorency y servirent. Le connétable -avait deux fois jadis sauvé Guise et perdu la France. Son fils aîné -rendit le même service. Lié naguère avec les protestants, mais alors -refroidi et brouillé même avec Condé, il l'amusa, lui fit perdre le +<p>La seule difficulté pour prendre le roi, qui n'avait pas encore ses +Suisses, c'était de garder le secret. Il fallait pourtant mander +d'avance la noblesse éloignée et lui donner le temps. La cour fut +avertie. Un des Montmorency fut envoyé chez Coligny à Châtillon, et le +trouva <i>en bon ménager</i>, qui faisait ses vendanges. On se rassura; le +connétable se moquait des donneurs d'avis; et si obstinément, que l'on +fut presque pris. Les Suisses arriveraient-ils à temps? il fallait +gagner quelques heures. Les Montmorency y servirent. Le connétable +avait deux fois jadis sauvé Guise et perdu la France. Son fils aîné +rendit le même service. Lié naguère avec les protestants, mais alors +refroidi et brouillé même avec Condé, il l'amusa, lui fit perdre le temps. Les Suisses arrivent. Le roi se met au milieu de leurs lances.</p> <p>Que pouvait la cavalerie contre ce bataillon massif? escarmoucher, -tirer des coups de pistolet. Grand étonnement du jeune roi, et fureur -incroyable, qu'on tirât là où il était! Il s'élança plusieurs fois, le -poing fermé, au premier rang. De moment en moment, les protestants -pouvaient être joints par des renforts et écraser les Suisses. Le -connétable escamota le roi, le déroba du bataillon, par un sentier le -mit droit à Paris. Il arriva affamé, harassé, furieux de cette idée: +tirer des coups de pistolet. Grand étonnement du jeune roi, et fureur +incroyable, qu'on tirât là où il était! Il s'élança plusieurs fois, le +poing fermé, au premier rang. De moment en moment, les protestants +pouvaient être joints par des renforts et écraser les Suisses. Le +connétable escamota le roi, le déroba du bataillon, par un sentier le +mit droit à Paris. Il arriva affamé, harassé, furieux de cette idée: <i>qu'il avait fui</i>!</p> -<p>Les protestants avaient deux mille hommes; le connétable, dix mille -déjà, et il attendait un secours espagnol. Il avait cette énorme -ville, fort dévouée, qui <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> lui fit une armée de plus. Les deux -mille eurent la témérité de l'assiéger, brûlant tous les moulins, +<p>Les protestants avaient deux mille hommes; le connétable, dix mille +déjà , et il attendait un secours espagnol. Il avait cette énorme +ville, fort dévouée, qui <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> lui fit une armée de plus. Les deux +mille eurent la témérité de l'assiéger, brûlant tous les moulins, coupant les arrivages.</p> -<p>Tel était le mépris des deux mille pour les cinq cent mille, que, -recevant le renfort des protestants normands, ils ne daignèrent les -garder avec eux; ils les envoyèrent loin de Saint-Denis, où ils -étaient, pour affamer la ville de l'autre côté.</p> +<p>Tel était le mépris des deux mille pour les cinq cent mille, que, +recevant le renfort des protestants normands, ils ne daignèrent les +garder avec eux; ils les envoyèrent loin de Saint-Denis, où ils +étaient, pour affamer la ville de l'autre côté.</p> -<p>Malgré les Parisiens, le connétable s'obstinait à attendre les -Espagnols et à parlementer. Cette fois, Coligny ne demandait plus les -conditions d'Amboise, mais l'universelle liberté de culte sans -distinction de lieux ni de personnes, l'admission égale aux emplois, -la réduction des impôts, enfin, ce qui contenait tout, les États -généraux.</p> +<p>Malgré les Parisiens, le connétable s'obstinait à attendre les +Espagnols et à parlementer. Cette fois, Coligny ne demandait plus les +conditions d'Amboise, mais l'universelle liberté de culte sans +distinction de lieux ni de personnes, l'admission égale aux emplois, +la réduction des impôts, enfin, ce qui contenait tout, les États +généraux.</p> -<p>Vigueur indestructible de la révolution. Tellement diminuée de nombre, +<p>Vigueur indestructible de la révolution. Tellement diminuée de nombre, elle croissait d'exigence, elle devenait politique, faisait appel au peuple.</p> -<p>Le connétable recula de surprise. Mais la plupart des protestants ne -soutenaient pas Coligny; ils se seraient contentés de la liberté du -culte, ne voyant pas qu'on ne l'a guère sans la liberté politique. Ils -s'y réduisirent et n'eurent rien. Paris leur offrit la bataille (10 +<p>Le connétable recula de surprise. Mais la plupart des protestants ne +soutenaient pas Coligny; ils se seraient contentés de la liberté du +culte, ne voyant pas qu'on ne l'a guère sans la liberté politique. Ils +s'y réduisirent et n'eurent rien. Paris leur offrit la bataille (10 novembre 1567).</p> -<p>Un envoyé des Turcs, qui se mit sur Montmartre pour bien voir -l'action, fut stupéfait de l'audace des protestants. Quinze cents -cavaliers, douze cents fantassins, c'était tout contre vingt mille +<p>Un envoyé des Turcs, qui se mit sur Montmartre pour bien voir +l'action, fut stupéfait de l'audace des protestants. Quinze cents +cavaliers, douze cents fantassins, c'était tout contre vingt mille hommes. Notez, dans les vingt mille, six mille excellents soldats suisses et force artillerie, une grosse cavalerie des meilleures compagnies des gens d'armes. Les protestants, au contraire, <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> -étaient généralement une cavalerie légère; la moitié n'avait pas -d'armures, «suivant les drapeaux pour leur sûreté, remplissant les -rangs avec la casaque blanche et le pistolet.»</p> - -<p>Le connétable, fort en colère contre les Parisiens qui le forçaient de -combattre, les mit au premier rang. C'était un gros corps de bourgeois -galonnés d'or, couverts d'armes étincelantes. Troupe superbe, mais peu -sûre, et qui, reculant en désordre, devait troubler les Suisses, qu'il -mit derrière.</p> - -<p>Les protestants étaient en blanc. Le Turc, qui les voyait si peu -nombreux charger ces profonds bataillons, dit: «Si Sa Hautesse avait +étaient généralement une cavalerie légère; la moitié n'avait pas +d'armures, «suivant les drapeaux pour leur sûreté, remplissant les +rangs avec la casaque blanche et le pistolet.»</p> + +<p>Le connétable, fort en colère contre les Parisiens qui le forçaient de +combattre, les mit au premier rang. C'était un gros corps de bourgeois +galonnés d'or, couverts d'armes étincelantes. Troupe superbe, mais peu +sûre, et qui, reculant en désordre, devait troubler les Suisses, qu'il +mit derrière.</p> + +<p>Les protestants étaient en blanc. Le Turc, qui les voyait si peu +nombreux charger ces profonds bataillons, dit: «Si Sa Hautesse avait ces blancs, elle ferait le tour du monde, et rien ne tiendrait devant -elle.»</p> +elle.»</p> -<p>Leurs charges, préparées par le feu de quelques excellents -arquebusiers, furent menées avec une vaillance désespérée par Condé et -par Coligny. L'Écossais Robert Stuart, cruellement torturé jadis, -chercha le connétable, fondit sur le vieillard, qui se défendit bien +<p>Leurs charges, préparées par le feu de quelques excellents +arquebusiers, furent menées avec une vaillance désespérée par Condé et +par Coligny. L'Écossais Robert Stuart, cruellement torturé jadis, +chercha le connétable, fondit sur le vieillard, qui se défendit bien et lui brisa trois dents. Mais Stuart lui cassa les reins. Anne de -Montmorency meurt à soixante-quinze ans. Depuis cinquante, il -encombrait l'histoire d'une fausse importance, toujours fatale à son +Montmorency meurt à soixante-quinze ans. Depuis cinquante, il +encombrait l'histoire d'une fausse importance, toujours fatale à son pays.</p> -<p>Ses fils rétablirent la bataille. La nuit venait. Les protestants se -retirèrent, mais n'allèrent pas bien loin. Coligny les ramena le -lendemain à la même place et brûla La Chapelle.</p> +<p>Ses fils rétablirent la bataille. La nuit venait. Les protestants se +retirèrent, mais n'allèrent pas bien loin. Coligny les ramena le +lendemain à la même place et brûla La Chapelle.</p> -<p>Les âmes pieuses avaient espéré un miracle. Il y en eut un. Ce fut -l'audace des protestants et l'immobilité de Paris.</p> +<p>Les âmes pieuses avaient espéré un miracle. Il y en eut un. Ce fut +l'audace des protestants et l'immobilité de Paris.</p> -<p>La royauté avait étonnamment pâli, et par la fuite <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> de Meaux, -et par le siége. «Une mouche assiégeait l'éléphant.»</p> +<p>La royauté avait étonnamment pâli, et par la fuite <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> de Meaux, +et par le siége. «Une mouche assiégeait l'éléphant.»</p> <p>C'est alors, je crois, que se place la conversation que Capilupi -rapporte à 1568, entre Catherine et le nonce: «Qu'elle et Sa Majesté -n'avaient rien plus à cœur que d'attraper un jour l'amiral et ses -adhérents et d'en faire une boucherie mémorable à jamais.»</p> +rapporte à 1568, entre Catherine et le nonce: «Qu'elle et Sa Majesté +n'avaient rien plus à cœur que d'attraper un jour l'amiral et ses +adhérents et d'en faire une boucherie mémorable à jamais.»</p> -<p>Autre conversation de la reine avec l'ambassadeur de Venise: «Que, -revenant de Bayonne, elle avait lu à Carcassonne une chronique +<p>Autre conversation de la reine avec l'ambassadeur de Venise: «Que, +revenant de Bayonne, elle avait lu à Carcassonne une chronique manuscrite de Blanche de Castille et des grands de ce temps, qui, -réunis aux Albigeois, appelèrent contre la régente le secours de +réunis aux Albigeois, appelèrent contre la régente le secours de Pierre d'Aragon, que cette bonne reine fit la paix et sut les -désarmer, puis les châtia selon leurs mérites.»</p> +désarmer, puis les châtia selon leurs mérites.»</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> CHAPITRE XIX<br> <span class="smaller">—SUITE—<br> -CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE<br> +CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE<br> 1568-1570</span></h3> <p>Pie V et Philippe II, l'inflexible grandeur du parti catholique, -l'idéal du pape et du roi, au point de vue de l'inquisition, voilà ce -que présente ce moment mémorable (1568).</p> +l'idéal du pape et du roi, au point de vue de l'inquisition, voilà ce +que présente ce moment mémorable (1568).</p> -<p>La place de Bruxelles et d'Anvers montre les échafauds du duc d'Albe, -et l'Escurial achevé, de ses grises murailles, dérobe à l'Europe -effrayée le supplice inconnu de don Carlos.</p> +<p>La place de Bruxelles et d'Anvers montre les échafauds du duc d'Albe, +et l'Escurial achevé, de ses grises murailles, dérobe à l'Europe +effrayée le supplice inconnu de don Carlos.</p> -<p>Cruelles, implacables justices! Mais Philippe II les avait annoncées -dès son avénement. En livrant à l'inquisition son bras droit, son -maître et son guide, l'archevêque de Tolède (1559), il avait dit: «Si -j'ai du sang hérétique, moi-même je donnerai mon sang.»</p> +<p>Cruelles, implacables justices! Mais Philippe II les avait annoncées +dès son avénement. En livrant à l'inquisition son bras droit, son +maître et son guide, l'archevêque de Tolède (1559), il avait dit: «Si +j'ai du sang hérétique, moi-même je donnerai mon sang.»</p> <p><span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> Cela est neuf, grand et terrible. Le ciel catholique sur la -terre. Dieu a donné son fils, et Philippe II en fait autant.</p> +terre. Dieu a donné son fils, et Philippe II en fait autant.</p> -<p>Le 24 janvier 1568, il écrit au pape: «En reconnaissance des bienfaits -de Dieu, j'ai préféré le salut de la religion à mon propre sang et -sacrifié ma chair et mon unique fils.» Que devint don Carlos? Les +<p>Le 24 janvier 1568, il écrit au pape: «En reconnaissance des bienfaits +de Dieu, j'ai préféré le salut de la religion à mon propre sang et +sacrifié ma chair et mon unique fils.» Que devint don Carlos? Les historiens espagnols assurent qu'il mourut <i>naturellement</i>.</p> -<p>Toute la vie de Philippe II parut un sacrifice. Renfermé nuit et jour, -ne voyant rien que ses papiers, ne présidant pas même son conseil, ne -communiquant jamais que par écrit, vit-il réellement? On en douterait, -sans les notes de sa grosse écriture qu'on trouve sur les dépêches. -Cependant ce fantôme a une femme, une jeune Française, qui se meurt de -mélancolie.</p> - -<p>Madrid, sur sa plate plaine grise, était trop gaie encore. Dans un -paysage sinistre, propre aux gibets ou à l'assassinat, parmi des -rochers désolés, s'est élevée en dix ans la maison de plaisance du roi -d'Espagne, l'Escurial, palais, monastère et sépulcre, où il doit -s'enterrer vivant. Ses hauts murs de granit, surplombant des cloîtres -étroits, des fontaines sans eau et des jardins sans arbres, ont déjà -étonné, en 1565, le comte d'Egmont. C'est de là que Philippe II, en -1568, écrit lettre sur lettre pour hâter le supplice du comte. Le duc -d'Albe répond (13 avril) qu'il ne peut pas aller plus vite, qu'il faut +<p>Toute la vie de Philippe II parut un sacrifice. Renfermé nuit et jour, +ne voyant rien que ses papiers, ne présidant pas même son conseil, ne +communiquant jamais que par écrit, vit-il réellement? On en douterait, +sans les notes de sa grosse écriture qu'on trouve sur les dépêches. +Cependant ce fantôme a une femme, une jeune Française, qui se meurt de +mélancolie.</p> + +<p>Madrid, sur sa plate plaine grise, était trop gaie encore. Dans un +paysage sinistre, propre aux gibets ou à l'assassinat, parmi des +rochers désolés, s'est élevée en dix ans la maison de plaisance du roi +d'Espagne, l'Escurial, palais, monastère et sépulcre, où il doit +s'enterrer vivant. Ses hauts murs de granit, surplombant des cloîtres +étroits, des fontaines sans eau et des jardins sans arbres, ont déjà +étonné, en 1565, le comte d'Egmont. C'est de là que Philippe II, en +1568, écrit lettre sur lettre pour hâter le supplice du comte. Le duc +d'Albe répond (13 avril) qu'il ne peut pas aller plus vite, qu'il faut bien, pour l'honneur du roi, quelque forme de justice. Mais, le soir -du même jour, craignant en bon courtisan d'avoir mécontenté le roi, il -écrit que la semaine sainte fait un peu retarder les exécutions; on -n'y perdra rien; il coupera, après Pâques, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> huit cents têtes +du même jour, craignant en bon courtisan d'avoir mécontenté le roi, il +écrit que la semaine sainte fait un peu retarder les exécutions; on +n'y perdra rien; il coupera, après Pâques, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> huit cents têtes pour commencer (Gach. Phil. II, p. 23).</p> -<p>Dans cette sévérité terrible, une chose me frappe. Ce roi, ce père, -cet inflexible juge, à qui remet-il la garde de l'agonisant don -Carlos? à son ami. Quoi! il a un ami? Je veux dire un ministre -immuable dans la faveur. D'autres s'élèvent et tombent. L'heureux Ruy -Gomez subsiste et surnage toujours. Dans un monde mystérieux où tout -est ténèbres et silence, ce seul mystère m'étonne. Dix ans encore, -j'en serai éclairé.</p> +<p>Dans cette sévérité terrible, une chose me frappe. Ce roi, ce père, +cet inflexible juge, à qui remet-il la garde de l'agonisant don +Carlos? à son ami. Quoi! il a un ami? Je veux dire un ministre +immuable dans la faveur. D'autres s'élèvent et tombent. L'heureux Ruy +Gomez subsiste et surnage toujours. Dans un monde mystérieux où tout +est ténèbres et silence, ce seul mystère m'étonne. Dix ans encore, +j'en serai éclairé.</p> -<p>La femme de Gomez, intrépide et cynique, avec son audace espagnole, -nous dira hardiment la longue patience de son discret époux. Entre +<p>La femme de Gomez, intrépide et cynique, avec son audace espagnole, +nous dira hardiment la longue patience de son discret époux. Entre Gomez et Philippe II, elle prend, dans son mortel ennui, le jeune -Antonio Perez, c'est-à-dire l'indiscrétion même, la publicité et le -bruit. Étouffons vite ce Perez; brisé, étranglé, torturé, qu'il -disparaisse. Mais non, il fuit, il crie, éclate; des peuples entiers -sont pour lui... Spectacle épouvantable! le voilà un moment presque -roi d'Aragon!... Et ce maître du monde n'en peut venir à bout; loin de -là, c'est lui qui est pris dans ces assassins maladroits, qui +Antonio Perez, c'est-à -dire l'indiscrétion même, la publicité et le +bruit. Étouffons vite ce Perez; brisé, étranglé, torturé, qu'il +disparaisse. Mais non, il fuit, il crie, éclate; des peuples entiers +sont pour lui... Spectacle épouvantable! le voilà un moment presque +roi d'Aragon!... Et ce maître du monde n'en peut venir à bout; loin de +là , c'est lui qui est pris dans ces assassins maladroits, qui poursuivent Perez jusqu'aux pieds d'Henri IV.</p> -<p>Tout cela est loin encore. Mais la débâcle morale du parti des saints -commence dès 1568, la grande année du duc d'Albe, par la chute de la -bien-aimée des papes, de la nièce des Guises, de Marie Stuart. C'est -le premier procès des rois avant Charles I<sup>er</sup> et Louis XVI.</p> +<p>Tout cela est loin encore. Mais la débâcle morale du parti des saints +commence dès 1568, la grande année du duc d'Albe, par la chute de la +bien-aimée des papes, de la nièce des Guises, de Marie Stuart. C'est +le premier procès des rois avant Charles I<sup>er</sup> et Louis XVI.</p> -<p>Une double enquête la dévoile. Et ses défenseurs mêmes constatent -l'épouvantable chute.</p> +<p>Une double enquête la dévoile. Et ses défenseurs mêmes constatent +l'épouvantable chute.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> La poétique héroïne des plus beaux vers qu'ait faits Ronsard, -l'intrépide amazone qui vient de vaincre ses sujets, perd tout à coup -ses masques. Et cette fille publique, que vous voyez traînée à pied -par les soldats dans les rues d'Édimbourg, c'est elle... Convaincue en -Écosse et convaincue en Angleterre, elle est connue et vue de part en +<p><span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> La poétique héroïne des plus beaux vers qu'ait faits Ronsard, +l'intrépide amazone qui vient de vaincre ses sujets, perd tout à coup +ses masques. Et cette fille publique, que vous voyez traînée à pied +par les soldats dans les rues d'Édimbourg, c'est elle... Convaincue en +Écosse et convaincue en Angleterre, elle est connue et vue de part en part.</p> -<p>Vraie scène du Jugement dernier. Une vie entière apparaît, précipitée -en quatre ans à l'abîme; de l'amour à la galanterie, au libertinage, à +<p>Vraie scène du Jugement dernier. Une vie entière apparaît, précipitée +en quatre ans à l'abîme; de l'amour à la galanterie, au libertinage, à l'assassinat! Un agent catholique, un valet italien qu'elle fait -ministre, la marie au jeune Darnley, puis la prend pour lui-même.</p> +ministre, la marie au jeune Darnley, puis la prend pour lui-même.</p> -<p>Elle tombe plus bas. Stimulée d'un démon femelle, d'une sorcière -obscène et lubrique, elle est prise, domptée par le galant de la -sorcière, un assassin, le borgne Bothwel, qui la réduit jusqu'à la -faire son compère dans l'assassinat. Le borgne, pour attirer le mari à -son abattoir, lui dépêche la reine. Dans son infâme obéissance, -celle-ci, deux fois prostituée, caresse ce mari crédule, et se livre à -lui le matin pour qu'il soit étranglé le soir.</p> +<p>Elle tombe plus bas. Stimulée d'un démon femelle, d'une sorcière +obscène et lubrique, elle est prise, domptée par le galant de la +sorcière, un assassin, le borgne Bothwel, qui la réduit jusqu'à la +faire son compère dans l'assassinat. Le borgne, pour attirer le mari à +son abattoir, lui dépêche la reine. Dans son infâme obéissance, +celle-ci, deux fois prostituée, caresse ce mari crédule, et se livre à +lui le matin pour qu'il soit étranglé le soir.</p> <p>Holyrood est connu. L'Escurial, le Louvre le seront en leur temps. Ce -dernier nous offre déjà une première lueur du jour qui va se faire.</p> +dernier nous offre déjà une première lueur du jour qui va se faire.</p> -<p>Un conseil italien s'est formé autour de la reine mère: l'aimable -Florentin Gondi, que la Saint-Barthélemy fit duc de Retz, le sage -président Birague, qui sera chancelier de France, le violent Gonzague, +<p>Un conseil italien s'est formé autour de la reine mère: l'aimable +Florentin Gondi, que la Saint-Barthélemy fit duc de Retz, le sage +président Birague, qui sera chancelier de France, le violent Gonzague, fils du duc de Mantoue, et, par son mariage, duc de Nevers.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> Catherine est bonne mère, mais d'un seul fils.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> Catherine est bonne mère, mais d'un seul fils.</p> <p>Non pas de Charles IX, mais du second, Henri d'Anjou, le seul qui lui ressemble.</p> -<p>Elle n'aimait pas Charles IX. Il l'inquiétait et lui faisait peur. Né -furieux, il avait des moments de sincérité. Mais elle se -reconnaissait, se mirait dans le duc d'Anjou, pur Italien, né femme, -avec beaucoup d'esprit, une absence étonnante de cœur. Tout -d'abord, il fut au niveau de sa mère en corruption. Les parures -féminines lui plaisaient seules, bagues, pendants d'oreilles et -bracelets. Il passait sa journée à taquiner les filles de la reine, -leur faire des niches, leur tirer les oreilles. Charles IX s'usait à +<p>Elle n'aimait pas Charles IX. Il l'inquiétait et lui faisait peur. Né +furieux, il avait des moments de sincérité. Mais elle se +reconnaissait, se mirait dans le duc d'Anjou, pur Italien, né femme, +avec beaucoup d'esprit, une absence étonnante de cœur. Tout +d'abord, il fut au niveau de sa mère en corruption. Les parures +féminines lui plaisaient seules, bagues, pendants d'oreilles et +bracelets. Il passait sa journée à taquiner les filles de la reine, +leur faire des niches, leur tirer les oreilles. Charles IX s'usait à la chasse dans les plus violents exercices. Et Henri s'usait de -mollesse; il fut fini à vingt-cinq ans. Après deux minutes d'amour il +mollesse; il fut fini à vingt-cinq ans. Après deux minutes d'amour il se mettait trois jours au lit.</p> -<p>À seize ans, cependant, il avait une fleur d'esprit, de grâce, +<p>À seize ans, cependant, il avait une fleur d'esprit, de grâce, d'audace et de malice. J'entends de noire malice, et du plus perfide -chat. Son début fut l'assassinat du chef des protestants. Sa fin, +chat. Son début fut l'assassinat du chef des protestants. Sa fin, l'assassinat du chef des catholiques. Il est le principal auteur de la -Saint-Barthélemy. Elle sortit surtout de la fatale concurrence de +Saint-Barthélemy. Elle sortit surtout de la fatale concurrence de Henri d'Anjou et Henri de Guise. Tous les deux finirent mal, et le -trône passa à Henri de Navarre.</p> +trône passa à Henri de Navarre.</p> -<p>La question revenait dans cette misérable France idolâtrique à savoir -qui des trois petits garçons deviendrait le <i>héros</i>. De trois côtés on +<p>La question revenait dans cette misérable France idolâtrique à savoir +qui des trois petits garçons deviendrait le <i>héros</i>. De trois côtés on travaillait.</p> -<p>Le <i>héros</i>, François de Guise, était mort à Orléans. Et l'homme -officiel d'un demi-siècle, le connétable, était mort à Saint-Denis. -Qui leur succéderait?</p> +<p>Le <i>héros</i>, François de Guise, était mort à Orléans. Et l'homme +officiel d'un demi-siècle, le connétable, était mort à Saint-Denis. +Qui leur succéderait?</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> Nous avons dit comment la maison de Lorraine bâtissait dans -l'opinion, échafaudait Henri de Guise. On lui avait fait faire une -campagne contre les Turcs, une solennelle entrée à Paris. Laquelle -entrée fut fort troublée, le gouverneur ayant soutenu qu'on ne pouvait -entrer en armes, ayant même tiré sur les Guises. Le petit héros n'en -montait pas moins par les soins habiles du clergé, par la publicité du +<p><span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> Nous avons dit comment la maison de Lorraine bâtissait dans +l'opinion, échafaudait Henri de Guise. On lui avait fait faire une +campagne contre les Turcs, une solennelle entrée à Paris. Laquelle +entrée fut fort troublée, le gouverneur ayant soutenu qu'on ne pouvait +entrer en armes, ayant même tiré sur les Guises. Le petit héros n'en +montait pas moins par les soins habiles du clergé, par la publicité du temps, le sermon et les bavardages de confessionnal, de couvent et de sacristie.</p> -<p>La reine mère à ce héros se hâtait d'opposer le sien. À seize ans, -elle lui fait remplacer le vieux connétable comme lieutenant du roi. -Elle le montre et le présente comme chef au parti catholique. Elle lui -donne, pour conduire les armées, deux mentors. Tavannes et Strozzi, -hommes d'énergie, d'exécution, qui, avec les secours d'Espagne, vont +<p>La reine mère à ce héros se hâtait d'opposer le sien. À seize ans, +elle lui fait remplacer le vieux connétable comme lieutenant du roi. +Elle le montre et le présente comme chef au parti catholique. Elle lui +donne, pour conduire les armées, deux mentors. Tavannes et Strozzi, +hommes d'énergie, d'exécution, qui, avec les secours d'Espagne, vont lui arranger des victoires.</p> -<p>Plan redoutable. À qui surtout? aux Guises, mais encore plus à Charles -IX. Il objecte, il résiste. Mais on l'entoure habilement. La majesté -du trône le contraint de se réserver.</p> +<p>Plan redoutable. À qui surtout? aux Guises, mais encore plus à Charles +IX. Il objecte, il résiste. Mais on l'entoure habilement. La majesté +du trône le contraint de se réserver.</p> -<p>C'est le commencement d'une sorte de conspiration de la mère contre le -fils, qui fit croire à la fin qu'elle avait pu l'empoisonner. Selon +<p>C'est le commencement d'une sorte de conspiration de la mère contre le +fils, qui fit croire à la fin qu'elle avait pu l'empoisonner. Selon nous, elle a fait bien plus!</p> -<p>L'héroïque petite armée des protestants, en novembre et décembre 1567, -suivie du duc d'Anjou, deux fois plus fort, marchait à la rencontre +<p>L'héroïque petite armée des protestants, en novembre et décembre 1567, +suivie du duc d'Anjou, deux fois plus fort, marchait à la rencontre d'un secours d'Allemagne, dans les profondes boues, sans toit, sans -repos, sans argent, vivant des rançons des villages et de -contributions forcées. Les luthériens allemands <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> étaient pour -Catherine. Le seul électeur palatin secourt nos calvinistes. Les -reîtres joints (4 janvier), autre difficulté. Ils n'ont suivi le -palatin que sur promesse de toucher, dès l'entrée, trois cent mille -écus d'or. Nos protestants se dépouillent, donnent le dernier fond de +repos, sans argent, vivant des rançons des villages et de +contributions forcées. Les luthériens allemands <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> étaient pour +Catherine. Le seul électeur palatin secourt nos calvinistes. Les +reîtres joints (4 janvier), autre difficulté. Ils n'ont suivi le +palatin que sur promesse de toucher, dès l'entrée, trois cent mille +écus d'or. Nos protestants se dépouillent, donnent le dernier fond de leur poche; chers bijoux de famille, anneaux de mariage, tout y passe; -les valets mêmes furent admirables de générosité.</p> +les valets mêmes furent admirables de générosité.</p> -<p>Mais, même avec les Allemands, ils étaient faibles encore devant -l'armée catholique, grossie de Suisses et d'Italiens du pape. Ils vont -pourtant à travers le royaume, traversent tout le centre, et tout à -coup tombent sur Chartres. La Rochelle se déclare pour eux, et, avec +<p>Mais, même avec les Allemands, ils étaient faibles encore devant +l'armée catholique, grossie de Suisses et d'Italiens du pape. Ils vont +pourtant à travers le royaume, traversent tout le centre, et tout à +coup tombent sur Chartres. La Rochelle se déclare pour eux, et, avec elle, un monde de marins, de corsaires, qui font la course sur -l'Espagne. La république protestante hypothèque son budget sur les +l'Espagne. La république protestante hypothèque son budget sur les galions de Philippe II.</p> -<p>Placés audacieusement entre Chartres qu'ils assiégent et la masse -catholique, n'étant que trente mille contre quarante cinq mille, les +<p>Placés audacieusement entre Chartres qu'ils assiégent et la masse +catholique, n'étant que trente mille contre quarante cinq mille, les protestants demandent la bataille. On leur donne la paix. Coup fatal. -C'était les dissoudre.</p> +C'était les dissoudre.</p> -<p>Ce mot de paix fait fondre comme une neige l'armée protestante. Ces -pauvres gens, à l'idée seule de la maison, du toit et du foyer, -vaincus de cœur, aveuglés de leurs larmes, lisent à peine le -traité. Toute promesse et nulle garantie. La liberté, sans force ni -défense, sans place de sûreté. Le roi promet de solder leurs Allemands +<p>Ce mot de paix fait fondre comme une neige l'armée protestante. Ces +pauvres gens, à l'idée seule de la maison, du toit et du foyer, +vaincus de cœur, aveuglés de leurs larmes, lisent à peine le +traité. Toute promesse et nulle garantie. La liberté, sans force ni +défense, sans place de sûreté. Le roi promet de solder leurs Allemands et de les renvoyer chez eux (25 mars 1568, Longjumeau).</p> -<p>Pie V et Philippe II furent indignés. À tort. Le <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> conseil -italien et Catherine suivaient le mot du nonce: «Les prendre -désarmés.»</p> +<p>Pie V et Philippe II furent indignés. À tort. Le <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> conseil +italien et Catherine suivaient le mot du nonce: «Les prendre +désarmés.»</p> <p>Un fait suffit pour dire quelle paix ce fut. Le gentilhomme qui -l'apporte à Toulouse, au nom du roi, est pris, et le Parlement trouve -moyen de lui couper la tête. Cent huguenots sont massacrés à Amiens, -cent cinquante à Auxerre, trente à Fréjus avec René de Savoie, etc. -Les confréries déclarent que, si le roi empêchait le massacre, on le +l'apporte à Toulouse, au nom du roi, est pris, et le Parlement trouve +moyen de lui couper la tête. Cent huguenots sont massacrés à Amiens, +cent cinquante à Auxerre, trente à Fréjus avec René de Savoie, etc. +Les confréries déclarent que, si le roi empêchait le massacre, on le tondrait, on en ferait un moine, et l'on ferait un autre roi.</p> <p>Un autre? Henri d'Anjou? ou bien Henri de Guise?</p> -<p>Condé et Coligny étaient à Noyers en Bourgogne pour conférer de leurs -dangers. Tavannes, gouverneur de Bourgogne, reçoit ordre de les -saisir. Ordre verbal, qu'apporte un quidam italien, envoyé de Birague. -On voulait que Tavannes se lançât et prît tout sur lui. Il se garda -bien de le faire. Condé et Coligny sont avertis et partent à la pointe -du jour (24 août 1568).</p> +<p>Condé et Coligny étaient à Noyers en Bourgogne pour conférer de leurs +dangers. Tavannes, gouverneur de Bourgogne, reçoit ordre de les +saisir. Ordre verbal, qu'apporte un quidam italien, envoyé de Birague. +On voulait que Tavannes se lançât et prît tout sur lui. Il se garda +bien de le faire. Condé et Coligny sont avertis et partent à la pointe +du jour (24 août 1568).</p> <p>Coligny venait de perdre son admirable femme, tendre et pieuse, un -cœur plein de pitié. En deuil, il traînait quatre enfants. Condé en -avait aussi quatre, et la princesse était enceinte. Madame Dandelot +cœur plein de pitié. En deuil, il traînait quatre enfants. Condé en +avait aussi quatre, et la princesse était enceinte. Madame Dandelot portait un enfant dans les bras. Point d'escorte que leur maison, une -centaine de cavaliers. Le refuge était la Rochelle, à cent cinquante +centaine de cavaliers. Le refuge était la Rochelle, à cent cinquante lieues.</p> -<p>Fuir de Bourgogne à l'Océan, passer les fleuves, éviter les troupes et -les villes, c'était un voyage improbable. Il se fit par miracle. La -Loire baissa pour les laisser passer, grossit pour arrêter ceux qui +<p>Fuir de Bourgogne à l'Océan, passer les fleuves, éviter les troupes et +les villes, c'était un voyage improbable. Il se fit par miracle. La +Loire baissa pour les laisser passer, grossit pour arrêter ceux qui les poursuivaient.</p> <p>Les preneurs y furent pris. Ils comptaient sur le <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> -guet-apens, n'avaient rien préparé. L'Ouest se déclare protestant, et -bientôt le Midi, la Provence et le Dauphiné, les bandes de Mouvans et -de Montbrun. Coligny signe à la Rochelle un traité avec les Nassau. Il -tire d'Élisabeth de l'argent, des canons. Il établit le droit des -<i>prises</i>; les corsaires donneront le dixième <i>à la cause</i>. Il -entreprend la vente des biens ecclésiastiques. Il crée des -commissaires des vivres. C'est par là, dit la Noue, qu'il commençait -toujours l'armée, disant cette parole originale: «Formons ce monstre -par le ventre.»</p> +guet-apens, n'avaient rien préparé. L'Ouest se déclare protestant, et +bientôt le Midi, la Provence et le Dauphiné, les bandes de Mouvans et +de Montbrun. Coligny signe à la Rochelle un traité avec les Nassau. Il +tire d'Élisabeth de l'argent, des canons. Il établit le droit des +<i>prises</i>; les corsaires donneront le dixième <i>à la cause</i>. Il +entreprend la vente des biens ecclésiastiques. Il crée des +commissaires des vivres. C'est par là , dit la Noue, qu'il commençait +toujours l'armée, disant cette parole originale: «Formons ce monstre +par le ventre.»</p> <p>Il projetait un mouvement hardi qui, le reportant vers la Haute-Loire, -l'eût rapproché en même temps et des Allemands qui lui venaient de -l'Est et de ses renforts du Midi. Les catholiques le prévinrent à -Jarnac (13 mars 1569). Les protestants, fort mal disciplinés, venant -au combat un à un, y perdirent quatre cents hommes. On eût parlé à -peine de cette rencontre si Condé n'y avait péri.</p> - -<p>Le matin, le duc d'Anjou, ayant communié, recommanda l'assassinat.</p> - -<p>On a vu Saint-André, Montmorency, cherchés et tués par leurs ennemis -personnels. L'assassin de Condé fut Montesquiou, capitaine des gardes -du duc d'Anjou. Condé, blessé la veille d'une chute, et le jour même -ayant la jambe brisée d'un coup de pied de cheval (l'os lui perçait la -botte), sans tenir compte de cette vive douleur, avait chargé -intrépidement, avec la belle parole que portait son drapeau: «Doux le -péril pour Christ et le pays!» Enveloppé dans les masses profondes de -la cavalerie ennemie, il tomba sous son <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> cheval tué, et -Montesquiou vint par derrière qui lui cassa la tête.</p> - -<p>On vit alors ce que c'était que le duc d'Anjou. Ce vainqueur de -dix-sept ans que l'habileté de Tavannes avait pu masquer d'héroïsme, -parut déjà ce qu'il était, la boue, la lie du temps. Il montra cette -joie furieuse, insultante, qu'on ne voit qu'aux lâches. Il fit porter -le corps par une ânesse, tête et jambes pendantes. Tout le jour, sur -une pierre, devant l'église de Jarnac, resta exposé aux risées le -corps du pauvre <i>petit homme</i>, si brave, mais léger, toujours fatal -aux siens... Et pourtant ce fut un Français.</p> - -<p>Sa mort eût fortifié le parti protestant, dès lors conduit par -Coligny, s'il n'eût fallu encore un prince. Si fortes étaient les -habitudes monarchiques. Jeanne d'Albret amena à point son petit Henri -de Navarre. La sainteté enthousiaste, l'émotion héroïque de la mère, +l'eût rapproché en même temps et des Allemands qui lui venaient de +l'Est et de ses renforts du Midi. Les catholiques le prévinrent à +Jarnac (13 mars 1569). Les protestants, fort mal disciplinés, venant +au combat un à un, y perdirent quatre cents hommes. On eût parlé à +peine de cette rencontre si Condé n'y avait péri.</p> + +<p>Le matin, le duc d'Anjou, ayant communié, recommanda l'assassinat.</p> + +<p>On a vu Saint-André, Montmorency, cherchés et tués par leurs ennemis +personnels. L'assassin de Condé fut Montesquiou, capitaine des gardes +du duc d'Anjou. Condé, blessé la veille d'une chute, et le jour même +ayant la jambe brisée d'un coup de pied de cheval (l'os lui perçait la +botte), sans tenir compte de cette vive douleur, avait chargé +intrépidement, avec la belle parole que portait son drapeau: «Doux le +péril pour Christ et le pays!» Enveloppé dans les masses profondes de +la cavalerie ennemie, il tomba sous son <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> cheval tué, et +Montesquiou vint par derrière qui lui cassa la tête.</p> + +<p>On vit alors ce que c'était que le duc d'Anjou. Ce vainqueur de +dix-sept ans que l'habileté de Tavannes avait pu masquer d'héroïsme, +parut déjà ce qu'il était, la boue, la lie du temps. Il montra cette +joie furieuse, insultante, qu'on ne voit qu'aux lâches. Il fit porter +le corps par une ânesse, tête et jambes pendantes. Tout le jour, sur +une pierre, devant l'église de Jarnac, resta exposé aux risées le +corps du pauvre <i>petit homme</i>, si brave, mais léger, toujours fatal +aux siens... Et pourtant ce fut un Français.</p> + +<p>Sa mort eût fortifié le parti protestant, dès lors conduit par +Coligny, s'il n'eût fallu encore un prince. Si fortes étaient les +habitudes monarchiques. Jeanne d'Albret amena à point son petit Henri +de Navarre. La sainteté enthousiaste, l'émotion héroïque de la mère, enleva tous les cœurs et les donna au fils.</p> -<p>L'interrègne n'a pas été long. La république protestante épouse le -petit Béarnais, enfant douteux, aussi flottant que sa mère était fixe, -qui abjurera de temps à autre, selon ses intérêts, et fera de la foi +<p>L'interrègne n'a pas été long. La république protestante épouse le +petit Béarnais, enfant douteux, aussi flottant que sa mère était fixe, +qui abjurera de temps à autre, selon ses intérêts, et fera de la foi des saints son moyen et son marchepied.</p> -<p>La guerre parut arrêtée brusquement par les discordes intérieures qui +<p>La guerre parut arrêtée brusquement par les discordes intérieures qui travaillaient les deux partis.</p> -<p>La petite cour du duc d'Anjou, ivre de la mort de Condé, pour laquelle -Rome, Paris, Madrid, avaient chanté des <i>Te Deum</i>, voulait être payée -comptant de sa victoire. Elle exigeait que Charles IX donnât à son -frère un apanage, une principauté quasi indépendante. C'était la -pensée de Catherine.</p> +<p>La petite cour du duc d'Anjou, ivre de la mort de Condé, pour laquelle +Rome, Paris, Madrid, avaient chanté des <i>Te Deum</i>, voulait être payée +comptant de sa victoire. Elle exigeait que Charles IX donnât à son +frère un apanage, une principauté quasi indépendante. C'était la +pensée de Catherine.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> Les Lorrains, inquiets, voyant Henri d'Anjou primer -décidément et faire oublier leur Henri de Guise, dénonçaient la mère -et le fils à Charles IX et au roi d'Espagne. Ils prétendaient qu'Anjou -s'entendait avec Coligny. Il en résulta, d'une part, que l'Espagne ne +décidément et faire oublier leur Henri de Guise, dénonçaient la mère +et le fils à Charles IX et au roi d'Espagne. Ils prétendaient qu'Anjou +s'entendait avec Coligny. Il en résulta, d'une part, que l'Espagne ne mit nul obstacle au passage des Allemands que le prince d'Orange -menait à Coligny, et qui traversèrent tout le royaume. D'autre part, -Charles IX, faisant contre sa mère un premier acte d'indépendance, -refusa les canons de siége que demandait son frère. Il s'avança même -de sa personne jusqu'à Orléans. Il allait prendre le commandement de -l'armée. Mais, là, il trouva tout le monde contre lui, les Lorrains -aussi bien que sa mère. Spectacle ridicule, un prêtre et une femme, le -cardinal de Lorraine et Catherine, dans des intérêts opposés, lui pour -Henri de Guise, elle pour Henri d'Anjou, se chargent d'accélérer la +menait à Coligny, et qui traversèrent tout le royaume. D'autre part, +Charles IX, faisant contre sa mère un premier acte d'indépendance, +refusa les canons de siége que demandait son frère. Il s'avança même +de sa personne jusqu'à Orléans. Il allait prendre le commandement de +l'armée. Mais, là , il trouva tout le monde contre lui, les Lorrains +aussi bien que sa mère. Spectacle ridicule, un prêtre et une femme, le +cardinal de Lorraine et Catherine, dans des intérêts opposés, lui pour +Henri de Guise, elle pour Henri d'Anjou, se chargent d'accélérer la guerre.</p> -<p>La guerre s'arrête, et rien ne se fait plus. Henri de Guise essaye -d'agir, compromet l'armée, se fait battre. Catherine ne veut pas qu'on -agisse et divise les troupes, jusqu'à ce que son duc d'Anjou ait reçu +<p>La guerre s'arrête, et rien ne se fait plus. Henri de Guise essaye +d'agir, compromet l'armée, se fait battre. Catherine ne veut pas qu'on +agisse et divise les troupes, jusqu'à ce que son duc d'Anjou ait reçu les secours immenses d'Allemands, de Suisses et d'Italiens qu'on lui faisait venir, avec l'argent du pape et des puissances catholiques.</p> -<p>Coligny, d'autre part, fut condamné tout l'été par la noblesse -poitevine à assiéger Poitiers, où Guise, poursuivi, s'était réfugié. -Fatigués et usés par ce siége inutile, les protestants se trouvent en -octobre en face de la grosse armée du duc d'Anjou (Montcontour, 3 +<p>Coligny, d'autre part, fut condamné tout l'été par la noblesse +poitevine à assiéger Poitiers, où Guise, poursuivi, s'était réfugié. +Fatigués et usés par ce siége inutile, les protestants se trouvent en +octobre en face de la grosse armée du duc d'Anjou (Montcontour, 3 octobre 1569). Cette fois, ce fut une vraie <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> bataille, -horriblement sanglante. Les Allemands de Coligny l'arrêtèrent court en +horriblement sanglante. Les Allemands de Coligny l'arrêtèrent court en demandant leur solde au moment de l'attaque. Ils perdirent le moment -d'occuper les positions fortes qu'avait désignées Coligny. Ils en +d'occuper les positions fortes qu'avait désignées Coligny. Ils en furent bien punis. Les Suisses du duc d'Anjou, par vieille jalousie de -métier, s'acharnèrent à les massacrer, et les tuèrent jusqu'au +métier, s'acharnèrent à les massacrer, et les tuèrent jusqu'au dernier. La cavalerie protestante dut porter le faix du combat, -cavalerie légère, qui n'avait que le pistolet et de petits chevaux, -contre les chevaux de bataille de la grosse gendarmerie, cuirassée, -fortement armée. Louis de Nassau y chargea avec l'élan aveugle de -Condé. L'amiral même, malgré son âge, dans cette nécessité, agit de sa +cavalerie légère, qui n'avait que le pistolet et de petits chevaux, +contre les chevaux de bataille de la grosse gendarmerie, cuirassée, +fortement armée. Louis de Nassau y chargea avec l'élan aveugle de +Condé. L'amiral même, malgré son âge, dans cette nécessité, agit de sa personne, tua de sa main l'un des rhingraves, protestant mercenaire qui combattait les protestants. Mais l'homme de louage, avant que -l'amiral lui brûlât la cervelle, avait eu le temps de le blesser. Une -balle perça la joue de Coligny, lui brisa quatre dents; le sang qui -emplissait sa bouche et l'étouffait l'arracha du champ de bataille.</p> +l'amiral lui brûlât la cervelle, avait eu le temps de le blesser. Une +balle perça la joue de Coligny, lui brisa quatre dents; le sang qui +emplissait sa bouche et l'étouffait l'arracha du champ de bataille.</p> -<p>Le malheur était grand; la perte pour les protestants était de cinq ou +<p>Le malheur était grand; la perte pour les protestants était de cinq ou six mille morts, toute leur infanterie allemande. Mais un malheur plus -grand, c'était l'apothéose du faux héros, Henri d'Anjou. Une charge -excentrique, improbable, de la cavalerie protestante ayant percé au -fond de l'armée catholique, le prince, sans blessure, eut son cheval -tué sous lui. L'Europe en retentit. Les femmes en raffolèrent. La -reine Élisabeth disait en être amoureuse et voulait l'avoir pour mari.</p> +grand, c'était l'apothéose du faux héros, Henri d'Anjou. Une charge +excentrique, improbable, de la cavalerie protestante ayant percé au +fond de l'armée catholique, le prince, sans blessure, eut son cheval +tué sous lui. L'Europe en retentit. Les femmes en raffolèrent. La +reine Élisabeth disait en être amoureuse et voulait l'avoir pour mari.</p> -<p>Ce héros menait avec lui l'assassin Maurevert, qui <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> +<p>Ce héros menait avec lui l'assassin Maurevert, qui <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> promettait de tuer Coligny. Ne l'ayant pu, Maurevert tua en trahison -le gouverneur de Niort, et fut accueilli, caressé, comblé, par le duc +le gouverneur de Niort, et fut accueilli, caressé, comblé, par le duc d'Anjou.</p> -<p>«L'amiral, dit d'Aubigné, se voyant sur la tête, comme il advient aux -capitaines des peuples, le blâme des accidents, le silence de ses -mérites, un reste d'armée qui même avant le désastre désespéroit -déjà... ce vieillard, pressé de la fièvre, enduroit ces pointures qui -lui venoient au rouge, plus cuisantes que sa fâcheuse plaie. Comme on -le portoit en une litière, Lestrange, vieux gentilhomme, cheminant en -même équipage et blessé, fit avancer sa litière au front de l'autre, -et puis, passant la tête à la portière, regarde fixement son chef, et -se sépare la larme à l'œil avec ces paroles: <i>Si est-ce que Dieu -est très-doux</i>. Là-dessus, ils se disent adieu, bien unis de pensée, -sans pouvoir dire davantage.»</p> - -<p>Rien ne put briser Coligny. De sa litière, il mène la retraite en bon -ordre. Si bien que Tavannes lui-même, le mentor du duc d'Anjou, voyant -cette retraite lente, imposante, qui montrait les dents, dit: «Il faut -faire la paix.»</p> - -<p>Cette situation révéla en effet dans le malheureux capitaine, battu +<p>«L'amiral, dit d'Aubigné, se voyant sur la tête, comme il advient aux +capitaines des peuples, le blâme des accidents, le silence de ses +mérites, un reste d'armée qui même avant le désastre désespéroit +déjà ... ce vieillard, pressé de la fièvre, enduroit ces pointures qui +lui venoient au rouge, plus cuisantes que sa fâcheuse plaie. Comme on +le portoit en une litière, Lestrange, vieux gentilhomme, cheminant en +même équipage et blessé, fit avancer sa litière au front de l'autre, +et puis, passant la tête à la portière, regarde fixement son chef, et +se sépare la larme à l'œil avec ces paroles: <i>Si est-ce que Dieu +est très-doux</i>. Là -dessus, ils se disent adieu, bien unis de pensée, +sans pouvoir dire davantage.»</p> + +<p>Rien ne put briser Coligny. De sa litière, il mène la retraite en bon +ordre. Si bien que Tavannes lui-même, le mentor du duc d'Anjou, voyant +cette retraite lente, imposante, qui montrait les dents, dit: «Il faut +faire la paix.»</p> + +<p>Cette situation révéla en effet dans le malheureux capitaine, battu par les fautes des siens, le coup d'œil, l'audace indomptable, l'invention et l'esprit de ressource d'un grand chef de parti.</p> -<p>Il changea le théâtre de la guerre, s'enfonça dans le Midi, s'y -promena en long et en large, s'y refit, ramassa une autre armée, +<p>Il changea le théâtre de la guerre, s'enfonça dans le Midi, s'y +promena en long et en large, s'y refit, ramassa une autre armée, d'arquebusiers surtout. Tout au contraire, les catholiques languissent -et se consument au siége de Saint-Jean-d'Angély. Le roi y est -<span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> venu; son frère Anjou s'est retiré. Dès lors, tous les amis -de celui-ci, et Catherine elle-même, ont entravé et ralenti les -choses, fait désirer la paix. Les propositions royales viennent -trouver Coligny à Nîmes. Il les refuse, et déclare à ses troupes que, -par le Rhône et la Loire, il entend marcher sur Paris.</p> - -<p>Temps singulier, de romanesque audace! Ce prodigieux voyage n'étonne -personne. Il se fût accompli, si Coligny n'eût succombé à l'excès des -fatigues. Le voilà alité, porté, mal suppléé par Louis de Nassau. Ce -torrent d'armes et de guerre qui, du Midi, roulait au Nord, commence à -tarir peu à peu. Par une résolution sage et hardie, pour n'être -quitté, Coligny les quitte; il déclare qu'il ne garde que sa +et se consument au siége de Saint-Jean-d'Angély. Le roi y est +<span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> venu; son frère Anjou s'est retiré. Dès lors, tous les amis +de celui-ci, et Catherine elle-même, ont entravé et ralenti les +choses, fait désirer la paix. Les propositions royales viennent +trouver Coligny à Nîmes. Il les refuse, et déclare à ses troupes que, +par le Rhône et la Loire, il entend marcher sur Paris.</p> + +<p>Temps singulier, de romanesque audace! Ce prodigieux voyage n'étonne +personne. Il se fût accompli, si Coligny n'eût succombé à l'excès des +fatigues. Le voilà alité, porté, mal suppléé par Louis de Nassau. Ce +torrent d'armes et de guerre qui, du Midi, roulait au Nord, commence à +tarir peu à peu. Par une résolution sage et hardie, pour n'être +quitté, Coligny les quitte; il déclare qu'il ne garde que sa cavalerie, laisse l'infanterie et les canons. Il va rapidement vers la -Loire protestante, qui lui donnera une autre armée. On essayera en +Loire protestante, qui lui donnera une autre armée. On essayera en vain de lui couper la route.</p> -<p>Deux fois plus forts, les catholiques ne peuvent l'arrêter, ni même le +<p>Deux fois plus forts, les catholiques ne peuvent l'arrêter, ni même le combattre dans les positions qu'il choisit.</p> -<p>Le Poitou, pendant ce temps, avait de nouveau échappé aux catholiques. +<p>Le Poitou, pendant ce temps, avait de nouveau échappé aux catholiques. Coligny, sur la Loire, grossi des protestants du Centre et de l'Ouest, pouvait tenir parole et marcher sur Paris.</p> -<p>La reine mère désirait fort la paix. On en comprend les causes. -Non-seulement les ressources manquaient, mais, en s'arrêtant là, elle -avait juste ce qu'elle désirait. Son fils chéri restait glorieux, -Charles IX effacé. Sa présence à l'armée, son séjour de trois mois au -siége de Saint-Jean-d'Angély, semblaient avoir tué le parti +<p>La reine mère désirait fort la paix. On en comprend les causes. +Non-seulement les ressources manquaient, mais, en s'arrêtant là , elle +avait juste ce qu'elle désirait. Son fils chéri restait glorieux, +Charles IX effacé. Sa présence à l'armée, son séjour de trois mois au +siége de Saint-Jean-d'Angély, semblaient avoir tué le parti catholique. Henri de Guise n'avait paru que <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> pour recevoir un -échec. Le bien-aimé Henri d'Anjou gardait tous les lauriers, demeurait -le héros de Jarnac et de Montcontour.</p> +échec. Le bien-aimé Henri d'Anjou gardait tous les lauriers, demeurait +le héros de Jarnac et de Montcontour.</p> -<p>Mais Catherine n'obtint cette paix qu'à des conditions très-sévères. -Non-seulement Coligny exigea la liberté de conscience pour tous, la -liberté du culte pour les villes déjà protestantes, pour les châteaux +<p>Mais Catherine n'obtint cette paix qu'à des conditions très-sévères. +Non-seulement Coligny exigea la liberté de conscience pour tous, la +liberté du culte pour les villes déjà protestantes, pour les châteaux des protestants, non-seulement l'admission aux emplois, mais une reconnaissance du roi que ceux qui venaient de lui faire la guerre -étaient ses très-loyaux sujets. Les Parlements et tribunaux avaient la -honte de rayer leurs arrêts.</p> +étaient ses très-loyaux sujets. Les Parlements et tribunaux avaient la +honte de rayer leurs arrêts.</p> <p>Le roi, pour garantie de sa parole, laissait pour deux ans <i>quatre -places de sûreté</i>, <i>la Rochelle</i> et la mer, <i>la Charité</i>, la clef du +places de sûreté</i>, <i>la Rochelle</i> et la mer, <i>la Charité</i>, la clef du centre, <i>Cognac</i> et <i>Montauban</i>, la porte du Midi (Paix de -Saint-Germain, 8 août 1570).</p> +Saint-Germain, 8 août 1570).</p> -<p>Paix glorieuse, s'il en fut jamais, qui semblait fonder la liberté +<p>Paix glorieuse, s'il en fut jamais, qui semblait fonder la liberté religieuse.</p> <p>Philippe II et Pie V pouvaient crier. Mais les secours d'Espagne, -faibles en 1568, furent nuls en 1570. La cour de France avait à dire, -en se soumettant à la paix, qu'elle y était contrainte, l'Espagne -l'ayant abandonnée.</p> +faibles en 1568, furent nuls en 1570. La cour de France avait à dire, +en se soumettant à la paix, qu'elle y était contrainte, l'Espagne +l'ayant abandonnée.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> CHAPITRE XX<br> <span class="smaller">CHARLES IX CONTRE PHILIPPE II<br> 1570-1572</span></h3> -<p>L'écrivain distingué auquel nous devons la publication des -<i>Négociations de la France devant le Levant</i>, dit que les lettres de -Catherine de Médicis donnent l'idée d'un femme «<i>simple, bonne et -presque naïve</i>, qui eut surtout le génie de l'amour maternel et lui -dut ses hautes qualités politiques.»</p> +<p>L'écrivain distingué auquel nous devons la publication des +<i>Négociations de la France devant le Levant</i>, dit que les lettres de +Catherine de Médicis donnent l'idée d'un femme «<i>simple, bonne et +presque naïve</i>, qui eut surtout le génie de l'amour maternel et lui +dut ses hautes qualités politiques.»</p> <p>Pour porter sur Catherine un jugement si favorable, il faudrait s'en -remettre uniquement à ce qu'elle écrit elle-même. La naïveté apparente -de ses lettres, leur grâce incontestable, sont du reste le charme -propre à la langue de cour, vers la fin du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Tandis que -les provinciaux, même hommes de génie, un Montaigne, un d'Aubigné, -fatiguent par un travail constant, les grandes dames de l'époque, -Catherine, Marie <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> Stuart, Marguerite de Valois, écrivent au -courant de la plume une langue déjà moderne, agréable et facile, où le -peu qu'on trouve de formes antiques semble une aimable naïveté +remettre uniquement à ce qu'elle écrit elle-même. La naïveté apparente +de ses lettres, leur grâce incontestable, sont du reste le charme +propre à la langue de cour, vers la fin du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Tandis que +les provinciaux, même hommes de génie, un Montaigne, un d'Aubigné, +fatiguent par un travail constant, les grandes dames de l'époque, +Catherine, Marie <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> Stuart, Marguerite de Valois, écrivent au +courant de la plume une langue déjà moderne, agréable et facile, où le +peu qu'on trouve de formes antiques semble une aimable naïveté gauloise et donne un faux air de vieille franchise.</p> -<p>Mais le même écrivain se met en contradiction directe avec les actes, -quand il ajoute: «On admire la pensée infatigable <i>qui dirige</i> tout le -mouvement de cette époque, que les ambassadeurs interrogent comme -l'âme de cette politique, devant laquelle <i>s'incline le conseil de -Philippe II</i>,» etc. Tout au contraire, on voit que le conseil de -Philippe II (le modéré Granvelle comme le violent duc d'Albe) est -unanime dans son opinion sur la reine mère, et, loin de s'incliner -devant elle, ne la nomme jamais qu'avec mépris.</p> - -<p>Ce n'est pas que ces politiques soient tombés dans l'erreur des -écrivains protestants qui ont accumulé sur elle tous les crimes de -l'époque. Ils la connaissaient mieux, sachant parfaitement qu'elle -avait très-peu d'initiative, nulle audace, même pour le mal. Elle -suivait les événements au jour le jour, accommodant son indifférence -morale, sa parole menteuse et sa dextérité à toute cause qui semblait -prévaloir. Ainsi, quoiqu'à la suite, elle influa infiniment. Seule -elle était laborieuse, seule avait une plume facile, toujours prête, -toujours taillée. À la tête des Laubespin, des Pinart et des Villeroy, -et autres secrétaires français, à la tête des Gondi, des Birague et -autres secrétaires italiens, il faut placer cette intarissable scribe -femelle, Catherine de Médicis. Elle écrivaille toujours. S'il n'y a -pas de dépêche à faire, elle se dédommage en écrivant des <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> -lettres de politesse, de compliment, de condoléance, même aux simples -particuliers; elle sollicite des progrès; elle écrit pour ses -bâtiments, pour les petites villas, les casines qu'elle fait ou veut +<p>Mais le même écrivain se met en contradiction directe avec les actes, +quand il ajoute: «On admire la pensée infatigable <i>qui dirige</i> tout le +mouvement de cette époque, que les ambassadeurs interrogent comme +l'âme de cette politique, devant laquelle <i>s'incline le conseil de +Philippe II</i>,» etc. Tout au contraire, on voit que le conseil de +Philippe II (le modéré Granvelle comme le violent duc d'Albe) est +unanime dans son opinion sur la reine mère, et, loin de s'incliner +devant elle, ne la nomme jamais qu'avec mépris.</p> + +<p>Ce n'est pas que ces politiques soient tombés dans l'erreur des +écrivains protestants qui ont accumulé sur elle tous les crimes de +l'époque. Ils la connaissaient mieux, sachant parfaitement qu'elle +avait très-peu d'initiative, nulle audace, même pour le mal. Elle +suivait les événements au jour le jour, accommodant son indifférence +morale, sa parole menteuse et sa dextérité à toute cause qui semblait +prévaloir. Ainsi, quoiqu'à la suite, elle influa infiniment. Seule +elle était laborieuse, seule avait une plume facile, toujours prête, +toujours taillée. À la tête des Laubespin, des Pinart et des Villeroy, +et autres secrétaires français, à la tête des Gondi, des Birague et +autres secrétaires italiens, il faut placer cette intarissable scribe +femelle, Catherine de Médicis. Elle écrivaille toujours. S'il n'y a +pas de dépêche à faire, elle se dédommage en écrivant des <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> +lettres de politesse, de compliment, de condoléance, même aux simples +particuliers; elle sollicite des progrès; elle écrit pour ses +bâtiments, pour les petites villas, les casines qu'elle fait ou veut faire. La plus connue est la gentille casine de ses Tuileries, petit -palais élégant qu'on ne peut plus retrouver sous les monstrueuses -gibbosités et perruques architecturales dont l'a affublé le grand -siècle.</p> - -<p>Catherine aimait les arts, mais dans le petit. Elle était restée juste -à la mesure des petites principautés italiennes.</p> - -<p>Elle représentait fort bien, avec une certaine noblesse dans le -costume, les fêtes et les bâtiments, une belle tenue de reine mère, -que démentaient, d'une part, sa cour équivoque de filles faciles, -d'autre part, certaines échappées de paroles qui lui arrivaient à -elle-même, des saillies bouffonnes et cyniques qui rappelaient la -vulgarité des Médicis, la fausse bonhomie qui n'aida pas peu à -l'élévation de ces princes marchands.</p> - -<p>Elle n'était jamais plus gaie que quand on lui apportait quelque bonne -satire contre elle, amère, outrageante et sale. Elle riait, se tenait -les côtes. «Le roi de Navarre et la royne mère étant à la fenestre -dans une chambre assez basse, écoutoient deux goujats qui, faisant +palais élégant qu'on ne peut plus retrouver sous les monstrueuses +gibbosités et perruques architecturales dont l'a affublé le grand +siècle.</p> + +<p>Catherine aimait les arts, mais dans le petit. Elle était restée juste +à la mesure des petites principautés italiennes.</p> + +<p>Elle représentait fort bien, avec une certaine noblesse dans le +costume, les fêtes et les bâtiments, une belle tenue de reine mère, +que démentaient, d'une part, sa cour équivoque de filles faciles, +d'autre part, certaines échappées de paroles qui lui arrivaient à +elle-même, des saillies bouffonnes et cyniques qui rappelaient la +vulgarité des Médicis, la fausse bonhomie qui n'aida pas peu à +l'élévation de ces princes marchands.</p> + +<p>Elle n'était jamais plus gaie que quand on lui apportait quelque bonne +satire contre elle, amère, outrageante et sale. Elle riait, se tenait +les côtes. «Le roi de Navarre et la royne mère étant à la fenestre +dans une chambre assez basse, écoutoient deux goujats qui, faisant rostir une oye, chantoient des vilenies contre la -royne <span class="lspaced05em">................</span> Et ils maugréyoent de la chienne, tant elle -leur faisoit de maux. Le roi de Navarre prenoit congé de la royne pour -aller les faire pendre. Mais elle dit par la fenestre: «Hé! que vous -a-t-elle fait? Elle est cause que <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> vous rôtissez l'oye.» Puis, -se tourne vers le roi de Navarre en riant, et lui dit: «Mon cousin, il -ne faut que nos colères descendent là... Ce n'est pas nostre gibier.»</p> +royne <span class="lspaced05em">................</span> Et ils maugréyoent de la chienne, tant elle +leur faisoit de maux. Le roi de Navarre prenoit congé de la royne pour +aller les faire pendre. Mais elle dit par la fenestre: «Hé! que vous +a-t-elle fait? Elle est cause que <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> vous rôtissez l'oye.» Puis, +se tourne vers le roi de Navarre en riant, et lui dit: «Mon cousin, il +ne faut que nos colères descendent là ... Ce n'est pas nostre gibier.»</p> -<p>Voilà la véritable Catherine de Médicis, bonne femme, si l'on veut, en -ce sens qu'à toute chose elle fut insensible.</p> +<p>Voilà la véritable Catherine de Médicis, bonne femme, si l'on veut, en +ce sens qu'à toute chose elle fut insensible.</p> -<p>Du reste, prête à admettre tout crime utile. Son admirateur Tavannes, +<p>Du reste, prête à admettre tout crime utile. Son admirateur Tavannes, qui la justifie assez bien de quelques empoisonnements, lui attribue -le meurtre d'un favori de son fils, et même la grande initiative de la -mort de Coligny. Il la surfait, je pense, et l'exagère, en lui -attribuant l'idée d'une chose si hardie. Elle y consentit, y céda. -Mais jamais, sans une pression étrangère et une grande peur, elle -n'aurait osé un tel acte.</p> - -<p>Elle n'avait pas plus de cœur que de sens, de tempérament. Comme -mère, elle appartenait pourtant à la nature, elle était femelle, elle -aimait ses petits. Un seul du moins; elle appelait sincèrement et -hardiment le duc d'Anjou: «La personne de ce monde qui m'est la plus -chère» (Lettre du 1<sup>er</sup> déc. 1571). Elle était dure pour sa fille -Marguerite et pour le duc d'Alençon, fort hypocrite pour l'aîné, le +le meurtre d'un favori de son fils, et même la grande initiative de la +mort de Coligny. Il la surfait, je pense, et l'exagère, en lui +attribuant l'idée d'une chose si hardie. Elle y consentit, y céda. +Mais jamais, sans une pression étrangère et une grande peur, elle +n'aurait osé un tel acte.</p> + +<p>Elle n'avait pas plus de cœur que de sens, de tempérament. Comme +mère, elle appartenait pourtant à la nature, elle était femelle, elle +aimait ses petits. Un seul du moins; elle appelait sincèrement et +hardiment le duc d'Anjou: «La personne de ce monde qui m'est la plus +chère» (Lettre du 1<sup>er</sup> déc. 1571). Elle était dure pour sa fille +Marguerite et pour le duc d'Alençon, fort hypocrite pour l'aîné, le roi Charles.</p> -<p>Il ne tient pas à sa fille Marguerite que nous ne croyions que cette -digne reine n'ait eu des révélations prophétiques, «ces avertissements +<p>Il ne tient pas à sa fille Marguerite que nous ne croyions que cette +digne reine n'ait eu des révélations prophétiques, «ces avertissements particuliers que Dieu donne aux personnes illustres et rares... Elle ne perdit jamais un de ses enfants qu'elle n'aie vu une fort grande -flamme. Et la nouvelle arrivait... Malade à l'extrémité, elle s'écrie, -comme si elle eût vu donner la bataille de Jarnac: «Voyez comme ils +flamme. Et la nouvelle arrivait... Malade à l'extrémité, elle s'écrie, +comme si elle eût vu donner la bataille de Jarnac: «Voyez comme ils fuyent! <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> mon fils a la victoire!... Eh! mon Dieu! relevez mon fils, il est par terre!... Voyez-vous dans cette haye le prince de -Condé mort!» Ce qui fait tort à ce récit, c'est un mélange de deux -faits et de deux époques, de Jarnac et de Montcontour.</p> +Condé mort!» Ce qui fait tort à ce récit, c'est un mélange de deux +faits et de deux époques, de Jarnac et de Montcontour.</p> -<p>Si elle aimait Henri d'Anjou, nous l'avons dit, c'est qu'il était +<p>Si elle aimait Henri d'Anjou, nous l'avons dit, c'est qu'il était Italien. Elle restait tout Italienne. Elle fit la fortune de son -parent, le Florentin Gondi, à qui elle confia Charles IX, la fortune -de son cousin, le Florentin Strozzi, qui devint colonel général de +parent, le Florentin Gondi, à qui elle confia Charles IX, la fortune +de son cousin, le Florentin Strozzi, qui devint colonel général de l'infanterie. Quand le duc d'Anjou quittait par moment le commandement -de l'armée, elle y mettait un Italien, Gonzague, duc de Nevers. Elle -correspondait régulièrement avec son cousin Côme de Médicis, duc de +de l'armée, elle y mettait un Italien, Gonzague, duc de Nevers. Elle +correspondait régulièrement avec son cousin Côme de Médicis, duc de Toscane, et ce qui l'indisposait le plus contre Philippe II, c'est -qu'il contestait à Côme le titre de grand-duc que lui avait accordé le -pape, et qui eût donné le pas aux Médicis sur tous les princes +qu'il contestait à Côme le titre de grand-duc que lui avait accordé le +pape, et qui eût donné le pas aux Médicis sur tous les princes d'Italie.</p> -<p>Nous avons parlé de son confident, le président Birague. De même, -quand le Corse Ornano se réfugia en France, elle fit créer la garde -corse, remettant aux épées italiennes le corps et la personne du roi, -confiés jadis aux Écossais.</p> +<p>Nous avons parlé de son confident, le président Birague. De même, +quand le Corse Ornano se réfugia en France, elle fit créer la garde +corse, remettant aux épées italiennes le corps et la personne du roi, +confiés jadis aux Écossais.</p> <p>Ses lettres montrent partout une Italienne plus que prudente, fort -craintive pour ses enfants, qui ménage tout et a peur de tout. Nulle -trace de cette profonde dissimulation qui lui eût fait préparer la -Saint-Barthélemy pendant tant d'années. On voit, et par ses dépêches -confidentielles, et par les plus secrètes instructions données à nos -ambassadeurs, que, si elle avait eu cette idée en 1568, elle ne -songeait plus alors à rien de <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> pareil. Elle sentait le poids -de l'épée protestante et n'espérait plus rien. Jamais elle n'eut -l'idée ni le courage d'une révolte contre les faits. Enlevée par les -Guises en 1561, elle se résigna, fut quasi catholique. Dominée et -vaincue par Coligny en 1570, elle se résigna, fut quasi protestante. +craintive pour ses enfants, qui ménage tout et a peur de tout. Nulle +trace de cette profonde dissimulation qui lui eût fait préparer la +Saint-Barthélemy pendant tant d'années. On voit, et par ses dépêches +confidentielles, et par les plus secrètes instructions données à nos +ambassadeurs, que, si elle avait eu cette idée en 1568, elle ne +songeait plus alors à rien de <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> pareil. Elle sentait le poids +de l'épée protestante et n'espérait plus rien. Jamais elle n'eut +l'idée ni le courage d'une révolte contre les faits. Enlevée par les +Guises en 1561, elle se résigna, fut quasi catholique. Dominée et +vaincue par Coligny en 1570, elle se résigna, fut quasi protestante. Cela dura deux ans.</p> -<p>Toute sa préoccupation, c'était l'intérieur, sa famille, son fils -Henri d'Anjou. La guerre semblait l'avoir débarrassé du concurrent -Henri de Guise qui, par deux fois, s'était ridiculement avancé, -compromis. À la Roche-l'Abeille, il entraîne l'armée, malgré les -généraux, se sauve; on fut au moment de tout perdre. Devant Poitiers, -il s'obtine à combattre, se sauve, se trouve trop heureux de se -réfugier dans la ville. Brave de sa personne, il parut un franc -étourdi, parfaitement indigne de son père, indigne du grand rôle de +<p>Toute sa préoccupation, c'était l'intérieur, sa famille, son fils +Henri d'Anjou. La guerre semblait l'avoir débarrassé du concurrent +Henri de Guise qui, par deux fois, s'était ridiculement avancé, +compromis. À la Roche-l'Abeille, il entraîne l'armée, malgré les +généraux, se sauve; on fut au moment de tout perdre. Devant Poitiers, +il s'obtine à combattre, se sauve, se trouve trop heureux de se +réfugier dans la ville. Brave de sa personne, il parut un franc +étourdi, parfaitement indigne de son père, indigne du grand rôle de chef des catholiques que saisissait Henri d'Anjou.</p> -<p>La seule inquiétude de Catherine, c'était la jalousie de Charles IX. -Elle avait gagné sur lui de lui faire garder, en pleine paix, dans un -frère du même âge, un lieutenant général du royaume, un commandant de -l'armée, une espèce de maire du palais. Le roi entrevoyait qu'il avait -fait un autre roi, et qu'il ne pouvait le défaire, les généraux -catholiques étant à lui. Mais, s'il ne pouvait le destituer, il -pouvait le tuer. Il en eut l'idée, un peu tard. Déjà son frère l'avait +<p>La seule inquiétude de Catherine, c'était la jalousie de Charles IX. +Elle avait gagné sur lui de lui faire garder, en pleine paix, dans un +frère du même âge, un lieutenant général du royaume, un commandant de +l'armée, une espèce de maire du palais. Le roi entrevoyait qu'il avait +fait un autre roi, et qu'il ne pouvait le défaire, les généraux +catholiques étant à lui. Mais, s'il ne pouvait le destituer, il +pouvait le tuer. Il en eut l'idée, un peu tard. Déjà son frère l'avait perdu.</p> -<p>Charles IX n'avait personne à lui. Sa mère le tenait isolé. Au -contraire Henri d'Anjou. La cour galante, parfumée de ce mignon -toujours au lit, et déjà médeciné pour l'épuisement, était pleine -d'hommes d'exécution: Tavannes, si sanguinaire à la Saint-Barthélemy; +<p>Charles IX n'avait personne à lui. Sa mère le tenait isolé. Au +contraire Henri d'Anjou. La cour galante, parfumée de ce mignon +toujours au lit, et déjà médeciné pour l'épuisement, était pleine +d'hommes d'exécution: Tavannes, si sanguinaire à la Saint-Barthélemy; <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> le noir Strozzi qui, en un jour, noya de sang-froid trois -cents femmes; Montesquiou, qui avait assassiné Condé, et enfin des +cents femmes; Montesquiou, qui avait assassiné Condé, et enfin des assassins de profession, comme Maurevert. Ce prince femme aimait les -mâles, et, comme tels, tous ceux qui frappaient.</p> - -<p>La vie de Charles IX ne leur eût guère pesé, s'ils n'avaient cru -régner sous lui et bientôt hériter. On était sûr qu'il mourrait de -bonne heure de quelque accident, blessure, excès ou maladie. Il fut -blessé d'un cerf en 1571; son frère un moment se crut roi.</p> - -<p>Ce malheureux Charles IX (disons aussi: ce misérable) fut une énigme -pour tous et pour lui-même. Son âme trouble était l'image de sa -naissance absurde, du moment où son père l'engendra malgré lui d'une -femme haïe et méprisée. Il fut un divorce vivant.</p> - -<p>Pendant que sa facilité, son éloquence naturelle, son amour des vers -et de la musique, eût semblé un reflet de François I<sup>er</sup> ou de -Marguerite, sa furie d'armes, de chasse, et ses tueries de bêtes (même -à coups de bâton) étonnaient, faisaient peur. Il était né baroque, -aimait les masques hideux, burlesques, les divertissements périlleux, +mâles, et, comme tels, tous ceux qui frappaient.</p> + +<p>La vie de Charles IX ne leur eût guère pesé, s'ils n'avaient cru +régner sous lui et bientôt hériter. On était sûr qu'il mourrait de +bonne heure de quelque accident, blessure, excès ou maladie. Il fut +blessé d'un cerf en 1571; son frère un moment se crut roi.</p> + +<p>Ce malheureux Charles IX (disons aussi: ce misérable) fut une énigme +pour tous et pour lui-même. Son âme trouble était l'image de sa +naissance absurde, du moment où son père l'engendra malgré lui d'une +femme haïe et méprisée. Il fut un divorce vivant.</p> + +<p>Pendant que sa facilité, son éloquence naturelle, son amour des vers +et de la musique, eût semblé un reflet de François I<sup>er</sup> ou de +Marguerite, sa furie d'armes, de chasse, et ses tueries de bêtes (même +à coups de bâton) étonnaient, faisaient peur. Il était né baroque, +aimait les masques hideux, burlesques, les divertissements périlleux, les tours de force qu'on laisse aux baladins. On a de lui une gageure contre un seigneur, portant qu'en deux ans d'exercice le <i>roi -parviendra à baiser son pied</i>. Quoique ses mœurs fussent bonnes -(relativement à son frère), il était cynique en paroles, et ce qu'on -peut dire polisson. Parfois, dans ses gaietés étranges, il se levait -la nuit, faisait lever tout le monde, courait masqué, avec des -torches, éveiller en sursaut, prendre au lit quelque jeune seigneur, -qu'il faisait sangler ou fouetter lui-même.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> Mais plus souvent encore, d'humeur noire et mélancolique. Il -s'enfermait, forgeait des armes, battait le fer jusqu'à n'en pouvoir -plus. Ou bien, il s'enfonçait dans les grandes forêts, s'épuisait et -ne s'arrêtait que quand la fièvre le prenait.</p> - -<p>On lui attribue de beaux vers de Ronsard. Moi qui ne crois guère aux -vers des rois, je ne suis pas trop éloigné d'accepter ceux de Charles -IX. Dans son portrait (fait à seize ans) où son œil furieux est -quelque peu loustic, par l'obliquité du regard, il y a pourtant une -lueur. Cette âme violente, hautaine, put, par quelque beau jour +parviendra à baiser son pied</i>. Quoique ses mœurs fussent bonnes +(relativement à son frère), il était cynique en paroles, et ce qu'on +peut dire polisson. Parfois, dans ses gaietés étranges, il se levait +la nuit, faisait lever tout le monde, courait masqué, avec des +torches, éveiller en sursaut, prendre au lit quelque jeune seigneur, +qu'il faisait sangler ou fouetter lui-même.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> Mais plus souvent encore, d'humeur noire et mélancolique. Il +s'enfermait, forgeait des armes, battait le fer jusqu'à n'en pouvoir +plus. Ou bien, il s'enfonçait dans les grandes forêts, s'épuisait et +ne s'arrêtait que quand la fièvre le prenait.</p> + +<p>On lui attribue de beaux vers de Ronsard. Moi qui ne crois guère aux +vers des rois, je ne suis pas trop éloigné d'accepter ceux de Charles +IX. Dans son portrait (fait à seize ans) où son œil furieux est +quelque peu loustic, par l'obliquité du regard, il y a pourtant une +lueur. Cette âme violente, hautaine, put, par quelque beau jour d'orage, rencontrer et forcer la Muse; la capricieuse qui fuit les sages, se laisse quelquefois surprendre aux fous.</p> <p class="poem10"> Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,<br> T'asservit les esprits dont je n'ai que les corps.<br> - Elle t'en rend le maître et te sait introduire<br> - Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.<br> - Tous deux également nous portons des couronnes,<br> - Mais roi, je les reçois; poète, tu les donnes.</p> + Elle t'en rend le maître et te sait introduire<br> + Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.<br> + Tous deux également nous portons des couronnes,<br> + Mais roi, je les reçois; poète, tu les donnes.</p> -<p>Ce qui est sûr, du reste, c'est qu'il n'eut rien de la bassesse de sa -mère, rien des sales amours des Valois, des égouts de son frère Henri. -Il aima, et la même. Il l'a aimée jusqu'à la mort.</p> +<p>Ce qui est sûr, du reste, c'est qu'il n'eut rien de la bassesse de sa +mère, rien des sales amours des Valois, des égouts de son frère Henri. +Il aima, et la même. Il l'a aimée jusqu'à la mort.</p> -<p>L'objet de cet unique amour était une demoiselle un peu plus âgée que -lui, Marie Touchet, Flamande d'origine, petite-fille par sa mère d'un -médecin du roi, et fille d'un juge d'Orléans.</p> +<p>L'objet de cet unique amour était une demoiselle un peu plus âgée que +lui, Marie Touchet, Flamande d'origine, petite-fille par sa mère d'un +médecin du roi, et fille d'un juge d'Orléans.</p> <p>Deux choses avaient force sur lui, la musique et cette calme -Flamande. C'est en elle qu'il se réfugia aux <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> deux moments les -plus terribles. Le seul enfant qu'il laissa d'elle fut conçu dans le -désespoir, au jour où on lui fit dire qu'il avait voulu le massacre. -Et peu après, quand il mourut, parmi les ombres et les visions de la -Saint-Barthélemy, il la fit venir encore, chercha en elle le suicide, +Flamande. C'est en elle qu'il se réfugia aux <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> deux moments les +plus terribles. Le seul enfant qu'il laissa d'elle fut conçu dans le +désespoir, au jour où on lui fit dire qu'il avait voulu le massacre. +Et peu après, quand il mourut, parmi les ombres et les visions de la +Saint-Barthélemy, il la fit venir encore, chercha en elle le suicide, et s'extermina par l'amour.</p> -<p>Revenons. Dans le danger visible où le mettait son frère, Charles IX, -quoique demi-fou, fit deux choses qui n'étaient pas folles. Il se -maria, et il négocia pour marier son frère et le mettre hors du +<p>Revenons. Dans le danger visible où le mettait son frère, Charles IX, +quoique demi-fou, fit deux choses qui n'étaient pas folles. Il se +maria, et il négocia pour marier son frère et le mettre hors du royaume.</p> -<p>En novembre 1570, Charles IX épousa (malgré la secrète opposition de -Philippe II) la fille cadette de l'Empereur, dont Philippe épousait -l'aînée.</p> +<p>En novembre 1570, Charles IX épousa (malgré la secrète opposition de +Philippe II) la fille cadette de l'Empereur, dont Philippe épousait +l'aînée.</p> -<p>En janvier, il apprit que la reine d'Angleterre parlait d'épouser le +<p>En janvier, il apprit que la reine d'Angleterre parlait d'épouser le duc d'Anjou.</p> -<p>Cela dérangeait fort les plans de Catherine. Elle écrivit en hâte (2 -février) à notre ambassadeur à Londres que son fils Anjou <i>n'en -voulait à aucun prix, à cause des mauvaises mœurs</i> d'Élisabeth, -qu'elle prit plutôt le plus jeune, Alençon. Mais, le 18, tout change. -Catherine récrit qu'Anjou <i>désire infiniment</i> ce mariage. Évidemment -elle eut peur du roi Charles. Anjou, s'il refusait, était en grand +<p>Cela dérangeait fort les plans de Catherine. Elle écrivit en hâte (2 +février) à notre ambassadeur à Londres que son fils Anjou <i>n'en +voulait à aucun prix, à cause des mauvaises mœurs</i> d'Élisabeth, +qu'elle prit plutôt le plus jeune, Alençon. Mais, le 18, tout change. +Catherine récrit qu'Anjou <i>désire infiniment</i> ce mariage. Évidemment +elle eut peur du roi Charles. Anjou, s'il refusait, était en grand danger.</p> -<p>Élisabeth envoyait son portrait. Anjou, amoureux malgré lui, fut forcé +<p>Élisabeth envoyait son portrait. Anjou, amoureux malgré lui, fut forcé d'envoyer le sien. Catherine laissait aller les choses, feignait de -les hâter; mais elle arrêtait tout par ce mot à l'ambassadeur:</p> +les hâter; mais elle arrêtait tout par ce mot à l'ambassadeur:</p> -<p>«Faites connaître aux catholiques anglais <i>le bien que ce sera pour -eux</i>.» Sûr moyen d'exciter l'inquiétude des protestants et de susciter +<p>«Faites connaître aux catholiques anglais <i>le bien que ce sera pour +eux</i>.» Sûr moyen d'exciter l'inquiétude des protestants et de susciter au mariage des obstacles insurmontables.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> Élisabeth était bien haut. Elle tenait sous sa clef la reine -d'Écosse, et dominait l'Écosse réellement. Elle avait profité de la +<p><span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> Élisabeth était bien haut. Elle tenait sous sa clef la reine +d'Écosse, et dominait l'Écosse réellement. Elle avait profité de la ruine des Pays-Bas. Cent mille hommes, et des plus actifs, ouvriers ou marins, avaient fui devant le duc d'Albe. Ceux-ci se firent corsaires, -n'eurent plus de patrie que la mer, insaisissables désormais entre la -Rochelle et Portsmouth. La course commença contre l'Espagne, par -vaisseaux d'abord, puis par flottes (dépêches de Fénelon). Les mines -du Mexique se trouvèrent travailler pour Londres. Les galions, -attendus à Cadix, entraient à la Rochelle. Contre Anvers ébranlée, -contre Rotterdam saccagée, Élisabeth ouvrit à grand bruit la Bourse de -Londres (1571), parmi les fanfares prophétiques qui d'avance sonnaient +n'eurent plus de patrie que la mer, insaisissables désormais entre la +Rochelle et Portsmouth. La course commença contre l'Espagne, par +vaisseaux d'abord, puis par flottes (dépêches de Fénelon). Les mines +du Mexique se trouvèrent travailler pour Londres. Les galions, +attendus à Cadix, entraient à la Rochelle. Contre Anvers ébranlée, +contre Rotterdam saccagée, Élisabeth ouvrit à grand bruit la Bourse de +Londres (1571), parmi les fanfares prophétiques qui d'avance sonnaient le naufrage de l'<i>Armada</i>.</p> -<p>Philippe II, au contraire, déjà embarrassé, se trouva tout à coup dans +<p>Philippe II, au contraire, déjà embarrassé, se trouva tout à coup dans une complication nouvelle. Ce fut encore cette fois l'odieux, l'impie, -le détesté mahométisme, qui fut le salut de l'Europe.</p> +le détesté mahométisme, qui fut le salut de l'Europe.</p> -<p>Le prince d'Orange l'avoue dans ses lettres. C'est la révolte des -Maures contre Philippe II qui changea la face des choses. Poussés au -désespoir, ils armèrent, fuirent aux montagnes, se firent un roi de -leur race. Et, en même temps, les Vénitiens venaient dire au roi +<p>Le prince d'Orange l'avoue dans ses lettres. C'est la révolte des +Maures contre Philippe II qui changea la face des choses. Poussés au +désespoir, ils armèrent, fuirent aux montagnes, se firent un roi de +leur race. Et, en même temps, les Vénitiens venaient dire au roi d'Espagne que le sultan attaquait Chypre, que les Turcs reprenaient -leur immuable plan de conquérir la Méditerranée.</p> - -<p>De l'Occident, Philippe fut reporté vers l'Orient. Toute sa pensée fut -la formation de la <i>Ligue sainte</i> où entrèrent le pape, Venise, les -princes italiens par leurs contributions. Il eût voulu aussi y faire -entrer <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> la France qui, dans cette croisade, lui eût été -subordonnée.</p> - -<p>Charles IX haïssait Philippe II, et pour sa sœur Élisabeth, morte, -disait-on, de poison, et surtout pour la préséance que l'Espagne avait -prise récemment sur lui et chez le pape et dans l'Empire. Le mépris -que les Espagnols faisaient de nous paraissait et en Italie, où ils -saisirent Final qui était sous notre protection, et en Amérique, où -ils massacrèrent la faible colonie que nous avions à la Floride.</p> - -<p>On fut fort étonné quand on vit en décembre 1570 la cordialité avec -laquelle Charles IX reçut une grande ambassade de l'Empereur et des -princes d'Empire, réclamant pour les protestants. Ceux-ci se -rassurèrent et vinrent trouver le roi. L'un des envoyés était le jeune -Téligny, et l'autre Lanoue <i>bras de fer</i>. Choix habile; il n'y a -jamais eu d'hommes plus aimables, plus estimés. Lanoue fut le Bayard -du temps, non moins irréprochable, net entre tous. Dans ces horribles +leur immuable plan de conquérir la Méditerranée.</p> + +<p>De l'Occident, Philippe fut reporté vers l'Orient. Toute sa pensée fut +la formation de la <i>Ligue sainte</i> où entrèrent le pape, Venise, les +princes italiens par leurs contributions. Il eût voulu aussi y faire +entrer <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> la France qui, dans cette croisade, lui eût été +subordonnée.</p> + +<p>Charles IX haïssait Philippe II, et pour sa sœur Élisabeth, morte, +disait-on, de poison, et surtout pour la préséance que l'Espagne avait +prise récemment sur lui et chez le pape et dans l'Empire. Le mépris +que les Espagnols faisaient de nous paraissait et en Italie, où ils +saisirent Final qui était sous notre protection, et en Amérique, où +ils massacrèrent la faible colonie que nous avions à la Floride.</p> + +<p>On fut fort étonné quand on vit en décembre 1570 la cordialité avec +laquelle Charles IX reçut une grande ambassade de l'Empereur et des +princes d'Empire, réclamant pour les protestants. Ceux-ci se +rassurèrent et vinrent trouver le roi. L'un des envoyés était le jeune +Téligny, et l'autre Lanoue <i>bras de fer</i>. Choix habile; il n'y a +jamais eu d'hommes plus aimables, plus estimés. Lanoue fut le Bayard +du temps, non moins irréprochable, net entre tous. Dans ces horribles guerres, il garde un cœur de paix, l'immuable cœur du vrai -brave. La gaieté innocente de ce bonhomme (dans ses Mémoires) étonne -et attendrit; elle dit que la nature, l'humanité, ne sont pas mortes +brave. La gaieté innocente de ce bonhomme (dans ses Mémoires) étonne +et attendrit; elle dit que la nature, l'humanité, ne sont pas mortes encore.</p> -<p>Le jeune roi fut tout d'abord gagné. Ils lui dirent qu'il avait les -Indes à sa portée; que, dans l'embarras de l'Espagne, il n'avait qu'à -étendre la main pour prendre les Pays-Bas, qui désiraient d'être pris. -Que, pendant que Philippe II était aux mains avec les Turcs, les -Rochellois dresseraient le pavillon français en Amérique. Louis de -Nassau, déguisé, vint lui dire les mêmes choses, s'offrir et se -donner à lui.</p> +<p>Le jeune roi fut tout d'abord gagné. Ils lui dirent qu'il avait les +Indes à sa portée; que, dans l'embarras de l'Espagne, il n'avait qu'à +étendre la main pour prendre les Pays-Bas, qui désiraient d'être pris. +Que, pendant que Philippe II était aux mains avec les Turcs, les +Rochellois dresseraient le pavillon français en Amérique. Louis de +Nassau, déguisé, vint lui dire les mêmes choses, s'offrir et se +donner à lui.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> Une chose arrêtait Charles IX, c'est que cette belle guerre -eût été conduite encore par le duc d'Anjou. La première chose était de +<p><span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> Une chose arrêtait Charles IX, c'est que cette belle guerre +eût été conduite encore par le duc d'Anjou. La première chose était de le mettre hors de France.</p> -<p>Contre la Ligue du Midi qu'organisait Philippe II, Élisabeth méditait -une alliance avec la France. Elle venait de faire sa déclaration au -duc d'Anjou. Je ne crois pas qu'elle mentît alors. Elle était femme, -et on ne parlait que du prince et de ses deux batailles, de sa grâce -et de son esprit, surtout «de sa belle main.» Les semi-catholiques -poussaient fort à la chose. Le grand ministre, Burleigh, n'y -contredisait pas. Il laissait faire Élisabeth, sachant bien qu'après -tout elle était fort prudente, et qu'elle se raviserait. Le Français, -moins âgé qu'elle de vingt ans, n'eût épousé la <i>vieille</i> que pour -servir de centre au parti catholique, «pour se faire veuf peut-être, -pour épouser Marie Stuart.»</p> - -<p>Les catholiques déjà écrivaient au duc d'Anjou: «Passez la mer, et ne +<p>Contre la Ligue du Midi qu'organisait Philippe II, Élisabeth méditait +une alliance avec la France. Elle venait de faire sa déclaration au +duc d'Anjou. Je ne crois pas qu'elle mentît alors. Elle était femme, +et on ne parlait que du prince et de ses deux batailles, de sa grâce +et de son esprit, surtout «de sa belle main.» Les semi-catholiques +poussaient fort à la chose. Le grand ministre, Burleigh, n'y +contredisait pas. Il laissait faire Élisabeth, sachant bien qu'après +tout elle était fort prudente, et qu'elle se raviserait. Le Français, +moins âgé qu'elle de vingt ans, n'eût épousé la <i>vieille</i> que pour +servir de centre au parti catholique, «pour se faire veuf peut-être, +pour épouser Marie Stuart.»</p> + +<p>Les catholiques déjà écrivaient au duc d'Anjou: «Passez la mer, et ne disputez pas; acceptez toute condition; vous vous trouverez ici bien -plus fort que vous ne pensez.»</p> +plus fort que vous ne pensez.»</p> <p>Tout au contraire, en France et en Espagne, les catholiques avaient -peur de ce mariage. Le clergé de France, tellement que, pour -l'empêcher, il offrait au roi de lui donner par an quatre cent mille -écus. Charles IX en rit: «Nous sommes ravi, dit-il, d'apprendre que -notre clergé est si riche.»</p> +peur de ce mariage. Le clergé de France, tellement que, pour +l'empêcher, il offrait au roi de lui donner par an quatre cent mille +écus. Charles IX en rit: «Nous sommes ravi, dit-il, d'apprendre que +notre clergé est si riche.»</p> -<p>L'Espagne crut n'avoir pas de temps à perdre. Tout en négociant avec -Élisabeth, elle agit pour la détrôner, appuyant en dessous l'intrigue +<p>L'Espagne crut n'avoir pas de temps à perdre. Tout en négociant avec +Élisabeth, elle agit pour la détrôner, appuyant en dessous l'intrigue de Marie Stuart avec le plus grand seigneur d'Angleterre, le duc de -Norfolk. Du fond de sa prison, cette Hélène, poursuivie <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> de +Norfolk. Du fond de sa prison, cette Hélène, poursuivie <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> de tant d'amants ambitieux, et qui fut la perte de tous, tourna la faible -tête de Norfolk, et en fit un traître. Il le paya sur l'échafaud.</p> +tête de Norfolk, et en fit un traître. Il le paya sur l'échafaud.</p> -<p>En tout cela, la France était contre l'Espagne, mais timidement, -sournoisement. Elle aurait voulu décider Venise à s'arranger à tout -prix avec les Turcs plutôt que de s'engager dans une guerre qui allait -la faire vassale de Philippe II. Les Vénitiens n'écoutèrent rien; ils +<p>En tout cela, la France était contre l'Espagne, mais timidement, +sournoisement. Elle aurait voulu décider Venise à s'arranger à tout +prix avec les Turcs plutôt que de s'engager dans une guerre qui allait +la faire vassale de Philippe II. Les Vénitiens n'écoutèrent rien; ils firent la sottise de gagner, pour la glorification des Espagnols, la -grande bataille navale de Lépante (7 octobre 1571).</p> +grande bataille navale de Lépante (7 octobre 1571).</p> -<p>Mais la France, du moins, accéléra la paix. Les Turcs, reconnaissants, -firent un triomphe à notre ambassadeur, et poussèrent vivement les -Français à profiter des embarras de l'Espagne pour s'emparer des -Pays-Bas (Charrière, III, 232).</p> +<p>Mais la France, du moins, accéléra la paix. Les Turcs, reconnaissants, +firent un triomphe à notre ambassadeur, et poussèrent vivement les +Français à profiter des embarras de l'Espagne pour s'emparer des +Pays-Bas (Charrière, III, 232).</p> -<p>Voilà ce que révèlent les pièces les plus secrètes, aujourd'hui -publiées. La cour de France travaillait réellement contre l'Espagne.</p> +<p>Voilà ce que révèlent les pièces les plus secrètes, aujourd'hui +publiées. La cour de France travaillait réellement contre l'Espagne.</p> <p>Que voulait Catherine? La grandeur de ses enfants, rien de plus. Dans -sa parfaite indifférence à tout le reste, elle eût vu volontiers le -duc d'Anjou époux de Marie Stuart et chef des catholiques, roi -d'Écosse (et bientôt de France?). D'autre part, le duc d'Alençon époux -d'Élisabeth et chef des protestants.</p> +sa parfaite indifférence à tout le reste, elle eût vu volontiers le +duc d'Anjou époux de Marie Stuart et chef des catholiques, roi +d'Écosse (et bientôt de France?). D'autre part, le duc d'Alençon époux +d'Élisabeth et chef des protestants.</p> <p>Chose curieuse! Autant les catholiques de France craignaient le -mariage du duc d'Anjou avec Élisabeth, autant le craignait Coligny, -pour une raison, il est vrai opposée. Il pensait qu'un tel mariage +mariage du duc d'Anjou avec Élisabeth, autant le craignait Coligny, +pour une raison, il est vrai opposée. Il pensait qu'un tel mariage mettrait la guerre civile en Angleterre, que les catholiques anglais -en tireraient une audace extrême pour Marie <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> contre -Élisabeth. Il ramena à son opinion son frère, l'ex-cardinal Odet, qui -avait d'abord donné aveuglément dans cette idée.</p> - -<p>Ce qu'aurait voulu Coligny, c'eût été de faire épouser à Élisabeth le -petit Henri de Navarre, de marier le protestantisme français au -protestantisme anglican. La difficulté était l'âge, tellement -disproportionné. Elle âgée déjà, lui enfant.</p> - -<p>La cour de France, inquiète cependant, renouvela une idée d'Henri II, -celle de marier Henri de Navarre à Marguerite, sœur du roi. Charles -IX était très-ardent pour ce mariage. Sachant que l'obstacle était -Henri de Guise, aimé de sa sœur, il dit froidement: «Nous le -tuerons.» Et il en donna l'ordre. Guise eut peur et épousa une autre +en tireraient une audace extrême pour Marie <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> contre +Élisabeth. Il ramena à son opinion son frère, l'ex-cardinal Odet, qui +avait d'abord donné aveuglément dans cette idée.</p> + +<p>Ce qu'aurait voulu Coligny, c'eût été de faire épouser à Élisabeth le +petit Henri de Navarre, de marier le protestantisme français au +protestantisme anglican. La difficulté était l'âge, tellement +disproportionné. Elle âgée déjà , lui enfant.</p> + +<p>La cour de France, inquiète cependant, renouvela une idée d'Henri II, +celle de marier Henri de Navarre à Marguerite, sœur du roi. Charles +IX était très-ardent pour ce mariage. Sachant que l'obstacle était +Henri de Guise, aimé de sa sœur, il dit froidement: «Nous le +tuerons.» Et il en donna l'ordre. Guise eut peur et épousa une autre femme le lendemain.</p> -<p>La sincérité de Charles IX parut encore à une chose. Les moines ayant -lancé la populace de Rouen contre les protestants, dont plusieurs -furent tués, le roi y envoya Montmorency, qui pendit quelques -catholiques. C'était la première répression sérieuse.</p> +<p>La sincérité de Charles IX parut encore à une chose. Les moines ayant +lancé la populace de Rouen contre les protestants, dont plusieurs +furent tués, le roi y envoya Montmorency, qui pendit quelques +catholiques. C'était la première répression sérieuse.</p> -<p>Elle paraît avoir décidé Coligny. Il ne disputa plus. Il en crut -Téligny, son gendre, et la plupart des protestants. Il crut le roi -sincère (et le roi l'était sans nul doute). Il crut surtout l'intérêt +<p>Elle paraît avoir décidé Coligny. Il ne disputa plus. Il en crut +Téligny, son gendre, et la plupart des protestants. Il crut le roi +sincère (et le roi l'était sans nul doute). Il crut surtout l'intérêt visible de la couronne de France.</p> -<p>Une lettre de Catherine apprend à Londres l'étonnante nouvelle: «Nous -avons ici l'amiral, à Blois.» (27 septembre 1571.)</p> +<p>Une lettre de Catherine apprend à Londres l'étonnante nouvelle: «Nous +avons ici l'amiral, à Blois.» (27 septembre 1571.)</p> -<p class="p2">Pas grave et vraiment hasardeux. Dans ce même mois de septembre, -cette cour s'était signalée par un <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> assassinat cynique, -exécuté en plein jour. Un Lignerolles, homme du duc d'Anjou, essaya de -servir le roi et de l'éclairer sur son frère. La mère et le fils -parvinrent à faire croire à Charles IX qu'il trahissait des deux -côtés, et il le leur abandonna. Ils le firent tuer devant tout le -monde, de façon à constater qu'il ne fallait pas se jouer à se mettre +<p class="p2">Pas grave et vraiment hasardeux. Dans ce même mois de septembre, +cette cour s'était signalée par un <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> assassinat cynique, +exécuté en plein jour. Un Lignerolles, homme du duc d'Anjou, essaya de +servir le roi et de l'éclairer sur son frère. La mère et le fils +parvinrent à faire croire à Charles IX qu'il trahissait des deux +côtés, et il le leur abandonna. Ils le firent tuer devant tout le +monde, de façon à constater qu'il ne fallait pas se jouer à se mettre entre eux et le roi.</p> <p>Ce fait sinistre disait le fond que l'on pouvait faire sur un homme -comme Charles IX, et prophétisait l'avenir.</p> +comme Charles IX, et prophétisait l'avenir.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> CHAPITRE XXI<br> -<span class="smaller">COLIGNY À PARIS.—OCCASION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY<br> +<span class="smaller">COLIGNY À PARIS.—OCCASION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY<br> 1572</span></h3> -<p>Théodore de Bèze écrivait peu après la Saint-Barthélemy: «Que de fois -je l'avais prédite! que de fois j'en donnai avertissement!»</p> +<p>Théodore de Bèze écrivait peu après la Saint-Barthélemy: «Que de fois +je l'avais prédite! que de fois j'en donnai avertissement!»</p> -<p>Il était facile de prédire ce que les catholiques criaient dans toutes -les chaires dès le temps d'Henri II, ce que le nonce et le duc d'Albe +<p>Il était facile de prédire ce que les catholiques criaient dans toutes +les chaires dès le temps d'Henri II, ce que le nonce et le duc d'Albe conseillaient depuis dix ans, ce que Pie V recommandait dans toutes -ses lettres, ce que Catherine, en 1568 (et sans doute plus tôt), +ses lettres, ce que Catherine, en 1568 (et sans doute plus tôt), confiait en riant aux ambassadeurs italiens. Nul doute que cette cour -indigente n'eût cent fois amusé le pape de cet espoir pour en tirer de -l'argent. Catherine, du matin au soir, brocantait la Saint-Barthélemy.</p> +indigente n'eût cent fois amusé le pape de cet espoir pour en tirer de +l'argent. Catherine, du matin au soir, brocantait la Saint-Barthélemy.</p> -<p>Comment donc ce vieux capitaine, prudent et expérimenté, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> -blanchi dans les affaires, alla-t-il se rendre à ses ennemis et se -livrer lui-même? Était-ce donc un enfant tout à coup, une petite fille +<p>Comment donc ce vieux capitaine, prudent et expérimenté, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> +blanchi dans les affaires, alla-t-il se rendre à ses ennemis et se +livrer lui-même? Était-ce donc un enfant tout à coup, une petite fille niaise que cet amiral Coligny? Ou bien voudra-t-on dire que son second mariage (dont nous allons parler) lui avait amolli le cœur, et fait -désirer la paix à tout prix? que ce trop bon mari fut toujours poussé -par ses femmes, par l'une (on l'a vu) à la guerre, et par la seconde à +désirer la paix à tout prix? que ce trop bon mari fut toujours poussé +par ses femmes, par l'une (on l'a vu) à la guerre, et par la seconde à la paix?</p> -<p>De telles explications ne viennent guère à l'esprit, quand on a vu +<p>De telles explications ne viennent guère à l'esprit, quand on a vu seulement (aux excellents dessins Foulon) le visage de l'homme, son -ferme et douloureux regard, cette tête de juge d'Israël, cette face -étonnamment austère.</p> - -<p>Des données plus certaines sont d'ailleurs maintenant dans nos mains; -elles mettent en pleine lumière la chose essentielle:</p> - -<p><i>La situation était changée entièrement</i>, et Charles IX avait -tellement intérêt à s'appuyer de Coligny, que celui-ci devait se -hasarder, livrer sa personne à la chance.</p> - -<p>L'occasion était la plus belle que la France eût eue depuis deux cents -ans. Les Pays-Bas s'ouvraient. Le duc d'Albe était dans une situation -épouvantable; il avait rencontré l'unanime, l'invincible résistance, -non plus des protestants, mais des catholiques. Lâchement trahi de son -maître, qui maintenant devant les Flamands faisait le bon, le doux, il -n'avait pas même la force de cacher son désespoir. Il en perdait -l'esprit, consultait les devins. «Il semblait près de rendre l'âme.»</p> - -<p>Maintenant un homme grave, le maréchal de Cossé, <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> venait -montrer à Coligny que Charles IX lui tombait dans les mains, se -remettait à lui (par la haine surtout qu'il avait du duc d'Anjou). -C'était par Coligny, non par son frère, qu'il voulait faire -l'expédition.</p> - -<p>Tout cela très-personnel à l'amiral, et très-peu au roi de Navarre -dont les historiens ultérieurs s'occupent fort, mais dont Charles IX +ferme et douloureux regard, cette tête de juge d'Israël, cette face +étonnamment austère.</p> + +<p>Des données plus certaines sont d'ailleurs maintenant dans nos mains; +elles mettent en pleine lumière la chose essentielle:</p> + +<p><i>La situation était changée entièrement</i>, et Charles IX avait +tellement intérêt à s'appuyer de Coligny, que celui-ci devait se +hasarder, livrer sa personne à la chance.</p> + +<p>L'occasion était la plus belle que la France eût eue depuis deux cents +ans. Les Pays-Bas s'ouvraient. Le duc d'Albe était dans une situation +épouvantable; il avait rencontré l'unanime, l'invincible résistance, +non plus des protestants, mais des catholiques. Lâchement trahi de son +maître, qui maintenant devant les Flamands faisait le bon, le doux, il +n'avait pas même la force de cacher son désespoir. Il en perdait +l'esprit, consultait les devins. «Il semblait près de rendre l'âme.»</p> + +<p>Maintenant un homme grave, le maréchal de Cossé, <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> venait +montrer à Coligny que Charles IX lui tombait dans les mains, se +remettait à lui (par la haine surtout qu'il avait du duc d'Anjou). +C'était par Coligny, non par son frère, qu'il voulait faire +l'expédition.</p> + +<p>Tout cela très-personnel à l'amiral, et très-peu au roi de Navarre +dont les historiens ultérieurs s'occupent fort, mais dont Charles IX ne s'occupait pas du tout. Si bien qu'en invitant Coligny, il avait -oublié d'inviter Jeanne d'Albret et son fils, quoiqu'on parlât du -mariage. Catherine engage le roi Charles à être plus poli pour eux. +oublié d'inviter Jeanne d'Albret et son fils, quoiqu'on parlât du +mariage. Catherine engage le roi Charles à être plus poli pour eux. (Lettre d'avril 1571.)</p> -<p>L'essentiel pour Charles IX était d'exclure son frère du commandement -de l'armée. Un seul homme pouvait cela, celui qui apportait lui-même -une armée en dot, et qui, de sa personne, avait montré dans la -dernière guerre un véritable génie militaire, un esprit inventif et -inépuisable en ressources, celui que l'Europe admirait, qu'on -célébrait même en Turquie.</p> +<p>L'essentiel pour Charles IX était d'exclure son frère du commandement +de l'armée. Un seul homme pouvait cela, celui qui apportait lui-même +une armée en dot, et qui, de sa personne, avait montré dans la +dernière guerre un véritable génie militaire, un esprit inventif et +inépuisable en ressources, celui que l'Europe admirait, qu'on +célébrait même en Turquie.</p> -<p>Charles IX donnait des gages réels, incontestables. Il négociait -partout contre l'Espagne, et en Angleterre, et à Venise, et en -Allemagne où il envoya Schomberg, et avec les Nassau.</p> +<p>Charles IX donnait des gages réels, incontestables. Il négociait +partout contre l'Espagne, et en Angleterre, et à Venise, et en +Allemagne où il envoya Schomberg, et avec les Nassau.</p> -<p>La reine mère elle-même, nullement favorable au projet de son fils, si -elle y était entraînée, y trouvait pourtant elle-même un avantage, la -fortune de Strozzi, son parent, qui eût coopéré à l'expédition de -Coligny avec une petite armée qu'on eût embarquée à Bordeaux.</p> +<p>La reine mère elle-même, nullement favorable au projet de son fils, si +elle y était entraînée, y trouvait pourtant elle-même un avantage, la +fortune de Strozzi, son parent, qui eût coopéré à l'expédition de +Coligny avec une petite armée qu'on eût embarquée à Bordeaux.</p> -<p>C'étaient là certainement des motifs sérieux pour s'avancer; non pas +<p>C'étaient là certainement des motifs sérieux pour s'avancer; non pas des garanties certaines, mais d'assez fortes vraisemblances pour -qu'un chef de parti eût <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> le devoir étroit et strict d'y +qu'un chef de parti eût <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> le devoir étroit et strict d'y hasarder sa vie, de la jouer sur cette carte.</p> -<p>J'ajouterai une chose triste, qu'il faut dire; je la dirai crûment.</p> +<p>J'ajouterai une chose triste, qu'il faut dire; je la dirai crûment.</p> -<p>Il arrive qu'en révolution, où l'on s'éprouve et se connaît plus vite, -il y a un moment où l'on se connaît trop dans l'intérieur de son -parti, et où l'on est plus las des amis que des ennemis.</p> +<p>Il arrive qu'en révolution, où l'on s'éprouve et se connaît plus vite, +il y a un moment où l'on se connaît trop dans l'intérieur de son +parti, et où l'on est plus las des amis que des ennemis.</p> <p>Coligny connaissait parfaitement trois secrets qu'on va voir:</p> -<p>1<sup>o</sup> La lassitude du protestantisme, et l'éloignement de la France qui -ne voulait pas de réforme morale.</p> +<p>1<sup>o</sup> La lassitude du protestantisme, et l'éloignement de la France qui +ne voulait pas de réforme morale.</p> -<p>2<sup>o</sup> La duplicité d'Élisabeth et la malveillance de l'Angleterre. On -verra qu'au moment où Coligny allait hasarder tout contre Philippe II -et se jeter aux Pays-Bas, la jalousie anglaise travaillait déjà contre +<p>2<sup>o</sup> La duplicité d'Élisabeth et la malveillance de l'Angleterre. On +verra qu'au moment où Coligny allait hasarder tout contre Philippe II +et se jeter aux Pays-Bas, la jalousie anglaise travaillait déjà contre lui.</p> -<p>3<sup>o</sup> Même le prince d'Orange, celui qu'on lui associait dans -l'admiration, dans la gloire, ce très-grand personnage si bien nommé +<p>3<sup>o</sup> Même le prince d'Orange, celui qu'on lui associait dans +l'admiration, dans la gloire, ce très-grand personnage si bien nommé le <i>Taciturne</i> et dont on cherche encore le mot, quels que fussent ses -desseins profonds, eut des hésitations inexplicables, non-seulement en -1566, où il resta du côté espagnol, non-seulement en avril 72, où il -désapprouva la prise de Briel en Hollande (faite en partie par des -Français), mais encore en août il se montra assez froid aux avances de -Coligny qui espérait se joindre à lui. Coligny était sûr de Louis de -Nassau, mais nullement de son aîné, Guillaume d'Orange.</p> +desseins profonds, eut des hésitations inexplicables, non-seulement en +1566, où il resta du côté espagnol, non-seulement en avril 72, où il +désapprouva la prise de Briel en Hollande (faite en partie par des +Français), mais encore en août il se montra assez froid aux avances de +Coligny qui espérait se joindre à lui. Coligny était sûr de Louis de +Nassau, mais nullement de son aîné, Guillaume d'Orange.</p> <p>Tout fondait dans ses mains.</p> <p>Pour ne reprendre ici que le premier article, le protestantisme -<span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> tarissait. Les sages et les prudents s'en étaient retirés. -Restaient les fous et les héros.</p> +<span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> tarissait. Les sages et les prudents s'en étaient retirés. +Restaient les fous et les héros.</p> -<p>Les grandes provinces si sages, la raisonnable Normandie, le Dauphiné -si avisé, n'en voulaient plus. L'affaire était décidément mauvaise.</p> +<p>Les grandes provinces si sages, la raisonnable Normandie, le Dauphiné +si avisé, n'en voulaient plus. L'affaire était décidément mauvaise.</p> -<p>Le prince de Condé, qui n'était pas un traître, n'en avait pas moins -cruellement trahi, livré le protestantisme à son fatal traité -d'Amboise. En délaissant les villes, et ne réservant que les châteaux, -il avait tout perdu, les châteaux même. Le parti, ce jour-là, fut -coupé cruellement, et la tête isolée de la racine; la séve n'y monta -plus. Il lui fallut sécher.</p> +<p>Le prince de Condé, qui n'était pas un traître, n'en avait pas moins +cruellement trahi, livré le protestantisme à son fatal traité +d'Amboise. En délaissant les villes, et ne réservant que les châteaux, +il avait tout perdu, les châteaux même. Le parti, ce jour-là , fut +coupé cruellement, et la tête isolée de la racine; la séve n'y monta +plus. Il lui fallut sécher.</p> -<p>Et il se trouvait que cette tête qui restait pour faire le corps à -elle seule était justement la partie la moins propre à figurer le +<p>Et il se trouvait que cette tête qui restait pour faire le corps à +elle seule était justement la partie la moins propre à figurer le protestantisme. Imaginez des saints comme Montbrun, le partisan -féroce, comme Mouvans, dont on a vu la <i>vendetta</i> risquée dans Paris +féroce, comme Mouvans, dont on a vu la <i>vendetta</i> risquée dans Paris en plein jour. Du moins de braves et dignes gentilshommes, comme -Lanoue, évidemment soldat, rien autre chose. Tout s'était transformé. -Coligny, qui avait employé sa vie à établir la discipline et mettre la -justice dans la guerre, se consumait à contenir les siens. Rien n'y +Lanoue, évidemment soldat, rien autre chose. Tout s'était transformé. +Coligny, qui avait employé sa vie à établir la discipline et mettre la +justice dans la guerre, se consumait à contenir les siens. Rien n'y faisait. Voyant un de ses meilleurs capitaines qui pillait, il fondit -sur lui à coups de bâton. L'autre, fier gentilhomme, ne s'émeut (car -c'est Coligny), mais, sous le bâton même, il persiste à piller. -Comment faire autrement d'ailleurs? La réponse est prête: <i>Il faut -vivre</i>. Il faut nourrir l'armée.</p> - -<p>Tant de crimes pour punir le crime! tant d'excès pour établir -l'ordre!... Et si c'était ainsi sur terre et sous ses yeux, -qu'était-ce donc sur mer? La Rochelle, <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> l'abri des martyrs, +sur lui à coups de bâton. L'autre, fier gentilhomme, ne s'émeut (car +c'est Coligny), mais, sous le bâton même, il persiste à piller. +Comment faire autrement d'ailleurs? La réponse est prête: <i>Il faut +vivre</i>. Il faut nourrir l'armée.</p> + +<p>Tant de crimes pour punir le crime! tant d'excès pour établir +l'ordre!... Et si c'était ainsi sur terre et sous ses yeux, +qu'était-ce donc sur mer? La Rochelle, <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> l'abri des martyrs, abritait tout ce qui venait. Tout pirate du Nord se disait protestant, et, pour voler en mer, jugeait tout navire espagnol.</p> -<p>Aux Pays-Bas surtout, les nôtres, qui étaient là sans chef, se -livraient à la vie sauvage, où nous mène si aisément l'emportement -national. Ils prenaient sur les prêtres, les moines, les religieuses, -d'étranges représailles. Bien entendu, c'étaient Orange et Coligny qui +<p>Aux Pays-Bas surtout, les nôtres, qui étaient là sans chef, se +livraient à la vie sauvage, où nous mène si aisément l'emportement +national. Ils prenaient sur les prêtres, les moines, les religieuses, +d'étranges représailles. Bien entendu, c'étaient Orange et Coligny qui ordonnaient tout cela.</p> -<p>«Désespère, et meurs!» Il ne pouvait même pas se dire ce mot, ni -s'affranchir comme Caton. Il était chrétien, condamné à vivre.</p> +<p>«Désespère, et meurs!» Il ne pouvait même pas se dire ce mot, ni +s'affranchir comme Caton. Il était chrétien, condamné à vivre.</p> -<p>Grand citoyen aussi, profondément Français. On le sut à sa mort; quand +<p>Grand citoyen aussi, profondément Français. On le sut à sa mort; quand on ouvrit son secret et son cœur, on trouva la patrie sanglante.</p> -<p>Ce grand esprit, présent à tout, et sur qui toutes les misères d'un +<p>Ce grand esprit, présent à tout, et sur qui toutes les misères d'un peuple venaient retentir et frapper, sut trop pour son malheur. Les -calamités privées, qui étaient infinies, lui tombaient, goutte à -goutte, sur son front misérable qui ne pouvait plus les porter.</p> +calamités privées, qui étaient infinies, lui tombaient, goutte à +goutte, sur son front misérable qui ne pouvait plus les porter.</p> <p>Je me garderai bien de conter tout cela. Car le cœur du lecteur, -absorbé et perdu dans ce cruel détail, n'entendrait plus et ne -comprendrait plus, laisserait échapper le fil central et la pensée du -temps que j'ai peine à lui faire tenir. Qu'on lise seulement la fuite -de Toulouse. Qu'on lise l'expulsion des pauvres familles d'Orléans, -chassées et poussées à la Loire sous l'épée catholique, leur terreur, -quand, arrêtées au fleuve, elles virent un noir nuage de cavaliers qui -venaient à toute bride. Par bonheur, dans les cavaliers, ils -démêlèrent des dames et devinèrent que <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> c'étaient leurs amis, -d'autres protestants fugitifs, des frères, des protecteurs. Tous -réunis se jetèrent à genoux, au bord du fleuve, et chantèrent le -psaume de la sortie d'Égypte. Mais les sanglots, les pleurs, ne +absorbé et perdu dans ce cruel détail, n'entendrait plus et ne +comprendrait plus, laisserait échapper le fil central et la pensée du +temps que j'ai peine à lui faire tenir. Qu'on lise seulement la fuite +de Toulouse. Qu'on lise l'expulsion des pauvres familles d'Orléans, +chassées et poussées à la Loire sous l'épée catholique, leur terreur, +quand, arrêtées au fleuve, elles virent un noir nuage de cavaliers qui +venaient à toute bride. Par bonheur, dans les cavaliers, ils +démêlèrent des dames et devinèrent que <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> c'étaient leurs amis, +d'autres protestants fugitifs, des frères, des protecteurs. Tous +réunis se jetèrent à genoux, au bord du fleuve, et chantèrent le +psaume de la sortie d'Égypte. Mais les sanglots, les pleurs, ne permettaient pas de chanter.</p> -<p>Lui aussi avait eu sa fuite, quand, en 1568, avec Condé, ils -traînaient leurs petits enfants d'un bout à l'autre du royaume. Vraie -image de la France, la famille de Coligny fut cruellement émondée, +<p>Lui aussi avait eu sa fuite, quand, en 1568, avec Condé, ils +traînaient leurs petits enfants d'un bout à l'autre du royaume. Vraie +image de la France, la famille de Coligny fut cruellement émondée, coup sur coup. Il avait perdu, en 1568, sa sainte femme. En 1569, -l'honnête et digne Dandelot, premier soldat de France, dont quelques -nobles lettres montrent qu'il eût été éminent, même sans un tel frère, -Dandelot meurt, empoisonné, dit-on. Chose peu invraisemblable, puisque -les Guises montraient partout un homme pensionné exprès pour -l'expédier; pour Coligny, autre assassin spécial. En 1571, à Londres, -meurt le bon Odet, l'ex-cardinal, le protecteur des lettres, aimé de -tous, en qui fut moins l'âpreté de la Réforme que le doux esprit de la -Renaissance. Empoisonné aussi, personne n'en douta. Ainsi cette belle -trinité d'hommes si différents, si unis, la voilà rompue et détruite. -Il reste, sur son foyer brisé, avec quatre orphelins en deuil.</p> - -<p>Restait-il? vivait-il? On a vu qu'à la dernière campagne il avait -succombé aux fatigues. C'est en litière qu'il revint du fond du Midi -vers le Nord, et jusqu'à trente lieues de Paris. Ombre redoutable, -mais ombre déjà. Il avait un pied dans la mort.</p> - -<p>Cela se voit au beau portrait. Il est marqué aux joues d'un triste +l'honnête et digne Dandelot, premier soldat de France, dont quelques +nobles lettres montrent qu'il eût été éminent, même sans un tel frère, +Dandelot meurt, empoisonné, dit-on. Chose peu invraisemblable, puisque +les Guises montraient partout un homme pensionné exprès pour +l'expédier; pour Coligny, autre assassin spécial. En 1571, à Londres, +meurt le bon Odet, l'ex-cardinal, le protecteur des lettres, aimé de +tous, en qui fut moins l'âpreté de la Réforme que le doux esprit de la +Renaissance. Empoisonné aussi, personne n'en douta. Ainsi cette belle +trinité d'hommes si différents, si unis, la voilà rompue et détruite. +Il reste, sur son foyer brisé, avec quatre orphelins en deuil.</p> + +<p>Restait-il? vivait-il? On a vu qu'à la dernière campagne il avait +succombé aux fatigues. C'est en litière qu'il revint du fond du Midi +vers le Nord, et jusqu'à trente lieues de Paris. Ombre redoutable, +mais ombre déjà . Il avait un pied dans la mort.</p> + +<p>Cela se voit au beau portrait. Il est marqué aux joues d'un triste rouge qui dit son mal profond, un mal d'entrailles qui prend l'homme -à la base, à ce <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> creuset vital où nos émotions versent +à la base, à ce <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> creuset vital où nos émotions versent l'eau-forte que ne contient nul vase, qui mangerait le fer et le -diamant. Un pli au front, aux tempes dégarnies des veines bleues, +diamant. Un pli au front, aux tempes dégarnies des veines bleues, saillantes, accusent un amaigrissement, disons plus, une diminution de -la personne. C'est un homme réduit, très-frappé et qui se survit. -Mais, tout luxe vital ayant fondu, l'homme intérieur se révèle mieux, -il apparaît lui-même. <i>Eripitur persona, manet res.</i></p> +la personne. C'est un homme réduit, très-frappé et qui se survit. +Mais, tout luxe vital ayant fondu, l'homme intérieur se révèle mieux, +il apparaît lui-même. <i>Eripitur persona, manet res.</i></p> <p>Oui, plus claire que ne fut jamais le Coligny entier, est cette ombre de Coligny.</p> <p>L'œil gris, pensif, contient toutes les souffrances du temps. Ce qu'il a vu, cet œil, de douloureux, d'horrible, qui le dira? Et il -l'a vu comment? non pas en général, de haut, mais dans l'affreux -détail, avec le positif d'un esprit à qui rien n'échappe, qui a sondé -à mort les misères et la honte de son propre parti.</p> +l'a vu comment? non pas en général, de haut, mais dans l'affreux +détail, avec le positif d'un esprit à qui rien n'échappe, qui a sondé +à mort les misères et la honte de son propre parti.</p> <p>Ce dessin ne donnant que le masque, ni cou, ni cheveux, ni coiffure, -la tête semble d'un décapité, comme elle fut quand on la trancha pour -la porter à Rome. Elle a l'air de vous regarder du fond de l'autre -monde, dans la force définitive de celui sur qui on ne peut plus rien.</p> +la tête semble d'un décapité, comme elle fut quand on la trancha pour +la porter à Rome. Elle a l'air de vous regarder du fond de l'autre +monde, dans la force définitive de celui sur qui on ne peut plus rien.</p> <p>Mort ou vivant, <i>il est</i>, et on ne l'abolira pas; car il est un -principe. Une chose éternelle est en lui.</p> +principe. Une chose éternelle est en lui.</p> -<p>C'est pour cela qu'on voudra le tuer; car, on voit bien, à ce fixe -regard, on voit à ce menton si arrêté, à cette bouche serrée d'une -résolution indomptable, que cet homme se sent assis sur le <i>rocher des -siècles</i>. On essayera le fer, et on l'y brisera.</p> +<p>C'est pour cela qu'on voudra le tuer; car, on voit bien, à ce fixe +regard, on voit à ce menton si arrêté, à cette bouche serrée d'une +résolution indomptable, que cet homme se sent assis sur le <i>rocher des +siècles</i>. On essayera le fer, et on l'y brisera.</p> -<p>Ce portrait final donne les âges et les révolutions par <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> -lesquelles il en est venu là. Gentilhomme d'abord, on le voit à la -peau; puis tanné et hâlé par places; colonel général de l'infanterie, -il a marché à pied avec le peuple, combattu avec lui; son capitaine, +<p>Ce portrait final donne les âges et les révolutions par <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> +lesquelles il en est venu là . Gentilhomme d'abord, on le voit à la +peau; puis tanné et hâlé par places; colonel général de l'infanterie, +il a marché à pied avec le peuple, combattu avec lui; son capitaine, mais non son complaisant; juge inflexible du soldat; l'œil et la -bouche restent tristes et amères de tant d'arrêts de morts qu'il lui a +bouche restent tristes et amères de tant d'arrêts de morts qu'il lui a fallu prononcer.</p> -<p>Car il ne faut pas s'y tromper, cette tête infiniment austère d'un +<p>Car il ne faut pas s'y tromper, cette tête infiniment austère d'un Christ des guerres civiles n'est pas douloureuse seulement; elle est -extrêmement redoutable. C'est le Christ de la Loi, sans cruauté, mais -résigné à la justice, et qui en acceptera toutes les conséquences, -résigné à la punition des ennemis du droit et de Dieu.</p> - -<p>Représentez-vous maintenant cet homme de justice à la Rochelle, en -plein nid de corsaires, dans le pêle-mêle et le chaos sanglant de la -révolution maritime, d'une guerre atroce sans loi et sans merci, par -un peuple mêlé, sans nom...</p> - -<p>Représentez-vous cet homme politique, chrétien, mais citoyen, -affranchi par la guerre et la longue expérience de ses dépendances -génevoises qui, en 1560, l'avaient tant entravé. Voyez-le parmi les -ministres fort divisés entre eux, les uns lui commandant la paix, les -autres conseillant la défiance.</p> - -<p>Une question profonde agitait aussi la Réforme. Le peuple, admis -primitivement aux consistoires qui gouvernaient l'Église, pouvait-il y -rester, siéger près des ministres, et avec eux se gouverner lui-même? -Bèze et Genève disaient non, et croyaient la chose mauvaise dans le -nouvel état des mœurs. Le fameux professeur Ramus (qui avait suivi -et servi puissamment <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> Coligny dans sa dernière campagne) -voulait que l'on maintînt la démocratie de l'Église.</p> +extrêmement redoutable. C'est le Christ de la Loi, sans cruauté, mais +résigné à la justice, et qui en acceptera toutes les conséquences, +résigné à la punition des ennemis du droit et de Dieu.</p> + +<p>Représentez-vous maintenant cet homme de justice à la Rochelle, en +plein nid de corsaires, dans le pêle-mêle et le chaos sanglant de la +révolution maritime, d'une guerre atroce sans loi et sans merci, par +un peuple mêlé, sans nom...</p> + +<p>Représentez-vous cet homme politique, chrétien, mais citoyen, +affranchi par la guerre et la longue expérience de ses dépendances +génevoises qui, en 1560, l'avaient tant entravé. Voyez-le parmi les +ministres fort divisés entre eux, les uns lui commandant la paix, les +autres conseillant la défiance.</p> + +<p>Une question profonde agitait aussi la Réforme. Le peuple, admis +primitivement aux consistoires qui gouvernaient l'Église, pouvait-il y +rester, siéger près des ministres, et avec eux se gouverner lui-même? +Bèze et Genève disaient non, et croyaient la chose mauvaise dans le +nouvel état des mœurs. Le fameux professeur Ramus (qui avait suivi +et servi puissamment <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> Coligny dans sa dernière campagne) +voulait que l'on maintînt la démocratie de l'Église.</p> <p>Qu'en pensait Coligny? Nous l'ignorons. Mais sur un autre point, il -avait délaissé Genève. Une lettre de Ramus à Bullinger (3 mars 1572) -nous apprend que l'amiral en était venu à préférer la foi des Suisses, -foi qui (sous forme théologique encore) n'était pas moins la pure +avait délaissé Genève. Une lettre de Ramus à Bullinger (3 mars 1572) +nous apprend que l'amiral en était venu à préférer la foi des Suisses, +foi qui (sous forme théologique encore) n'était pas moins la pure philosophie et l'antimysticisme, supprimant dans l'hostie la -<i>substance</i> divine, ne voyant dans la Cène qu'un simple souvenir.</p> +<i>substance</i> divine, ne voyant dans la Cène qu'un simple souvenir.</p> <p>Grand changement! On ne peut imaginer aujourd'hui par quels -déchirements les hommes d'alors s'affranchissaient de cette poésie -antique. Si Coligny en vint là, son cœur en dut saigner. Il lui -fallait, avec ce dogme, arracher ses amitiés mêmes, laisser là les +déchirements les hommes d'alors s'affranchissaient de cette poésie +antique. Si Coligny en vint là , son cœur en dut saigner. Il lui +fallait, avec ce dogme, arracher ses amitiés mêmes, laisser là les docteurs, les martyrs qui l'avaient soutenu, qui avaient combattu, -souffert avec lui. Isolé dans la grande crise qui le menait à la mort, +souffert avec lui. Isolé dans la grande crise qui le menait à la mort, il n'eut plus d'appui que son propre cœur.</p> -<p>Les femmes ont une seconde vue. Une femme sembla avoir deviné tout +<p>Les femmes ont une seconde vue. Une femme sembla avoir deviné tout cela. Du fond de la Savoie, d'un vieux manoir des Alpes, madame -d'Antremont déclare à l'amiral qu'elle veut épouser un saint et un -héros, et ce héros, c'est lui. Le duc de Savoie s'y oppose. Elle s'en -moque, laisse ses biens, arrive à la Rochelle. Comment repousser un -tel dévouement?</p> - -<p>C'était tard, oh! bien tard! C'était épouser le tombeau. Mais tous, -d'un avis unanime, l'Église et les amis, voulurent qu'il se remariât. -Madame d'Antremont avait des châteaux en Savoie, une place forte en -Dauphiné, au passage des montagnes. Elle apportait <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> en dot des +d'Antremont déclare à l'amiral qu'elle veut épouser un saint et un +héros, et ce héros, c'est lui. Le duc de Savoie s'y oppose. Elle s'en +moque, laisse ses biens, arrive à la Rochelle. Comment repousser un +tel dévouement?</p> + +<p>C'était tard, oh! bien tard! C'était épouser le tombeau. Mais tous, +d'un avis unanime, l'Église et les amis, voulurent qu'il se remariât. +Madame d'Antremont avait des châteaux en Savoie, une place forte en +Dauphiné, au passage des montagnes. Elle apportait <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> en dot des positions redoutables qui pouvaient servir le parti.</p> -<p>Coligny était trop honnête homme pour n'épouser que ses fiefs. Il aima +<p>Coligny était trop honnête homme pour n'épouser que ses fiefs. Il aima fort tendrement celle qui adoptait ses enfants.</p> <p>Il lui en laissa un. Elle devint enceinte en mars 1572.</p> <p>Elle emporte dans l'avenir, pour sa couronne historique, avec les -persécutions terribles qu'elle eut plus tard, la lettre touchante -qu'il lui écrit la veille de la Saint-Barthélemy. Saint souvenir! qui +persécutions terribles qu'elle eut plus tard, la lettre touchante +qu'il lui écrit la veille de la Saint-Barthélemy. Saint souvenir! qui montre que les grands sont les plus tendres, et tout ce qu'il y a -d'amour dans le cœur sacré des héros.</p> +d'amour dans le cœur sacré des héros.</p> -<p>C'est au milieu de cette situation étrange, de cette sombre lueur d'un +<p>C'est au milieu de cette situation étrange, de cette sombre lueur d'un bonheur tellement tardif, que la pressante invitation du roi vint le -trouver à la Rochelle. Charles IX le reçut comme il eût fait de son -sauveur, lui jeta toutes les grâces, pour lui, pour le parti. Et, en -effet, si la chose eût tenu, Coligny l'aurait sauvé de sa mère et de -son frère; il ne serait pas devant l'histoire <i>le roi de la -Saint-Barthélemy</i>.</p> - -<p>Coligny à la cour, c'était un phénomène, déjà presque un scandale. -Mais qu'était-ce donc de le mettre à Paris? Cependant il le fallait -pour la victoire des protestants. Il fallait montrer à la grande ville -celui qui, avec deux mille hommes, l'avait bravée, défiée, réduite à -s'enfermer, pendant qu'il brûlait La Chapelle. La grosse bourgeoisie, +trouver à la Rochelle. Charles IX le reçut comme il eût fait de son +sauveur, lui jeta toutes les grâces, pour lui, pour le parti. Et, en +effet, si la chose eût tenu, Coligny l'aurait sauvé de sa mère et de +son frère; il ne serait pas devant l'histoire <i>le roi de la +Saint-Barthélemy</i>.</p> + +<p>Coligny à la cour, c'était un phénomène, déjà presque un scandale. +Mais qu'était-ce donc de le mettre à Paris? Cependant il le fallait +pour la victoire des protestants. Il fallait montrer à la grande ville +celui qui, avec deux mille hommes, l'avait bravée, défiée, réduite à +s'enfermer, pendant qu'il brûlait La Chapelle. La grosse bourgeoisie, depuis sa fuite ridicule de la plaine Saint-Denis, ne lui pardonnait pas. Le commerce ne l'aimait point parce qu'il hait toute guerre. Pour -le peuple ecclésiastique, le clergé si nombreux, les moines et -tonsurés de toute sorte, les vieilles et les bons <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> pauvres, -l'entrée de Coligny était l'abomination de la désolation, la fin du -monde. Le ciel allait crouler, et la foudre écraser la ville.</p> +le peuple ecclésiastique, le clergé si nombreux, les moines et +tonsurés de toute sorte, les vieilles et les bons <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> pauvres, +l'entrée de Coligny était l'abomination de la désolation, la fin du +monde. Le ciel allait crouler, et la foudre écraser la ville.</p> -<p>Il n'entra pas moins à Paris, à la droite de Charles IX. Et son +<p>Il n'entra pas moins à Paris, à la droite de Charles IX. Et son premier acte indiqua qu'il ne composerait jamais.</p> <p>En arrivant rue Saint-Denis, non loin des Innocents, il vit un -monument exécrable de fanatisme, une pyramide infamante élevée à la -place où avait été la maison de Gastine, un malheureux marchand, brûlé -par une assemblée de protestants tenue chez lui. Sur une plaque de -bronze on y lisait l'arrêt du parlement. Coligny attesta le traité -récent par lequel de tels arrêts devaient être effacés. Grand +monument exécrable de fanatisme, une pyramide infamante élevée à la +place où avait été la maison de Gastine, un malheureux marchand, brûlé +par une assemblée de protestants tenue chez lui. Sur une plaque de +bronze on y lisait l'arrêt du parlement. Coligny attesta le traité +récent par lequel de tels arrêts devaient être effacés. Grand embarras. Cette pyramide portait au sommet une croix. On n'allait pas -manquer de dire, si elle était détruite, que la croix, la croix -parisienne était frappée par les impies vainqueurs. On respecta la +manquer de dire, si elle était détruite, que la croix, la croix +parisienne était frappée par les impies vainqueurs. On respecta la croix, mais on la transporta avec la pyramide sous les charniers des -Innocents (décembre 1571).</p> +Innocents (décembre 1571).</p> -<p>Le prévôt des marchands, qu'on chargea de faire la chose de nuit, -discrètement, était justement un Marcel qui, plus tard, déchaîna la -Saint-Barthélemy. Il avertit son monde. Et le matin, il y eut, sur la +<p>Le prévôt des marchands, qu'on chargea de faire la chose de nuit, +discrètement, était justement un Marcel qui, plus tard, déchaîna la +Saint-Barthélemy. Il avertit son monde. Et le matin, il y eut, sur la place, quelques centaines de coquins pour figurer le peuple, soutenir <i>l'honneur de Paris</i>. Ils soutinrent cet honneur en volant et pillant -quelques maisons du voisinage. Absorbés dans ce pieux travail, ils ne +quelques maisons du voisinage. Absorbés dans ce pieux travail, ils ne virent pas le gouverneur de la ville, Montmorency, qui fondait sur -leur dos avec sa cavalerie. Quoique armés jusqu'aux dents, ils ne -résistèrent pas. Plusieurs restèrent sur le <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> carreau; un seul -fut pris, pendu aux grilles d'une fenêtre, et resta là, pour salutaire +leur dos avec sa cavalerie. Quoique armés jusqu'aux dents, ils ne +résistèrent pas. Plusieurs restèrent sur le <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> carreau; un seul +fut pris, pendu aux grilles d'une fenêtre, et resta là , pour salutaire exemple.</p> -<p>Les Audin, Capefigue, etc., ont tant dit, répété que c'est le peuple -qui a fait la Saint-Barthélemy, qu'on finit par le croire. Une chose -montre pourtant que ce peuple était divisé. Il y avait le peuple -libre, et le peuple des confréries. Une émeute éclata contre les -Italiens, dont certains hôtels furent pillés. Le bruit courut qu'ils -volaient des enfants pour les tuer et en fournir le sang à la reine -mère et au duc d'Anjou, à qui les médecins ordonnaient, pour -l'épuisement, des bains de sang humain. Telle était, chez les -Parisiens, la popularité du vainqueur de Jarnac, du héros catholique.</p> - -<p>Donc Paris était divisé. Et, si on laissait aller les choses, la -grande masse peu à peu inclinerait au parti vainqueur. Coligny -arrivait avec la force du succès et de la révolution. Le roi -d'Espagne, avec son grand bruit de Lépante, n'en était pas moins -écrasé partout.</p> - -<p>En Espagne d'abord, où il ne comprima les Maures qu'en leur faisant +<p>Les Audin, Capefigue, etc., ont tant dit, répété que c'est le peuple +qui a fait la Saint-Barthélemy, qu'on finit par le croire. Une chose +montre pourtant que ce peuple était divisé. Il y avait le peuple +libre, et le peuple des confréries. Une émeute éclata contre les +Italiens, dont certains hôtels furent pillés. Le bruit courut qu'ils +volaient des enfants pour les tuer et en fournir le sang à la reine +mère et au duc d'Anjou, à qui les médecins ordonnaient, pour +l'épuisement, des bains de sang humain. Telle était, chez les +Parisiens, la popularité du vainqueur de Jarnac, du héros catholique.</p> + +<p>Donc Paris était divisé. Et, si on laissait aller les choses, la +grande masse peu à peu inclinerait au parti vainqueur. Coligny +arrivait avec la force du succès et de la révolution. Le roi +d'Espagne, avec son grand bruit de Lépante, n'en était pas moins +écrasé partout.</p> + +<p>En Espagne d'abord, où il ne comprima les Maures qu'en leur faisant des concessions.</p> -<p>Dans le Levant ensuite. Les Turcs gardèrent Chypre et refirent leur -flotte. Le grand vizir disait plaisamment: «Nous vous avons coupé un -membre, qui est Chypre; vous n'avez fait, en détruisant des vaisseaux -si vite refaits, que nous couper la barbe; elle a poussé le -lendemain.»</p> +<p>Dans le Levant ensuite. Les Turcs gardèrent Chypre et refirent leur +flotte. Le grand vizir disait plaisamment: «Nous vous avons coupé un +membre, qui est Chypre; vous n'avez fait, en détruisant des vaisseaux +si vite refaits, que nous couper la barbe; elle a poussé le +lendemain.»</p> -<p>Mais Philippe II était bien plus malade aux Pays-Bas. Nous l'avons -dit, le duc d'Albe devenait fou de désespoir; Élisabeth arrête son +<p>Mais Philippe II était bien plus malade aux Pays-Bas. Nous l'avons +dit, le duc d'Albe devenait fou de désespoir; Élisabeth arrête son argent au passage. Les corsaires lui saisissent en une fois cinq cent -mille écus. <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> Sommée de faire réparation en chassant les -corsaires, Élisabeth, pour réparation, lui lance de ses ports les -<i>gueux de mer</i>, qui, n'ayant plus d'asile, débarquent en Zélande même -et prennent Briel (1<sup>er</sup> avril). Le 11 avril, malgré la reine mère, +mille écus. <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> Sommée de faire réparation en chassant les +corsaires, Élisabeth, pour réparation, lui lance de ses ports les +<i>gueux de mer</i>, qui, n'ayant plus d'asile, débarquent en Zélande même +et prennent Briel (1<sup>er</sup> avril). Le 11 avril, malgré la reine mère, Charles IX signe le mariage de sa sœur Marguerite et du roi de Navarre, le 29, l'alliance anglaise.</p> -<p>L'Espagne était bafouée de deux côtés.</p> +<p>L'Espagne était bafouée de deux côtés.</p> -<p>En Angleterre, on procédait contre son duc de Norfolk, prétendu de +<p>En Angleterre, on procédait contre son duc de Norfolk, prétendu de Marie Stuart.</p> <p>En France, Charles IX souriait des menaces de l'ambassadeur espagnol, -et disait: «Je suis prêt à tout.» (Languet, I, 177.)</p> +et disait: «Je suis prêt à tout.» (Languet, I, 177.)</p> -<p>Cependant l'Espagne, ayant régné si longtemps en France, y gardait des -racines. Elle avait d'un côté les Guises, de l'autre le parti d'Anjou. +<p>Cependant l'Espagne, ayant régné si longtemps en France, y gardait des +racines. Elle avait d'un côté les Guises, de l'autre le parti d'Anjou. Tavannes, l'homme de Montcontour, qui se croyait vainqueur de Coligny, -ne digérait pas la paix que son vaincu avait victorieusement imposée. -Ils se rencontraient sur le quai, devant le Louvre, à la tête de leurs -gentilshommes. Un jour Coligny, franchement, dit à Tavannes: «Qui ne -veut pas la guerre avec l'Espagne, a dans le ventre la croix rouge» -(c'est-à-dire la croix espagnole). Tavannes, qui était un peu sourd, +ne digérait pas la paix que son vaincu avait victorieusement imposée. +Ils se rencontraient sur le quai, devant le Louvre, à la tête de leurs +gentilshommes. Un jour Coligny, franchement, dit à Tavannes: «Qui ne +veut pas la guerre avec l'Espagne, a dans le ventre la croix rouge» +(c'est-à -dire la croix espagnole). Tavannes, qui était un peu sourd, se dispensa d'entendre. Mais il alla disant que Coligny lui cherchait querelle pour le tuer.</p> -<p>Par un tel mot, sévère et mérité, de l'amiral aux hommes du duc -d'Anjou, la guerre était constituée sur le pavé de Paris entre eux et +<p>Par un tel mot, sévère et mérité, de l'amiral aux hommes du duc +d'Anjou, la guerre était constituée sur le pavé de Paris entre eux et les protestants. Cette petite cour jalouse ne manquera pas de -justifier l'accusation de Coligny en révélant ses projets jour par +justifier l'accusation de Coligny en révélant ses projets jour par <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> jour au duc d'Albe, et s'associant intimement aux Guises pour le meurtre de l'amiral.</p> -<p>Celui-ci tenait Charles IX pour le moment. Il le gagna d'emblée par -deux choses qui ne pouvaient manquer d'entraîner un jeune homme. <i>Il -se remit à lui entièrement</i>:</p> +<p>Celui-ci tenait Charles IX pour le moment. Il le gagna d'emblée par +deux choses qui ne pouvaient manquer d'entraîner un jeune homme. <i>Il +se remit à lui entièrement</i>:</p> -<p>1<sup>o</sup> Dans un mémoire commencé à la Rochelle et toujours continué -depuis, Coligny déclarait au roi que, non-seulement l'Espagne, <i>mais -l'Angleterre</i>, était l'ennemie de la France, dont il fallait toujours -se défier.</p> +<p>1<sup>o</sup> Dans un mémoire commencé à la Rochelle et toujours continué +depuis, Coligny déclarait au roi que, non-seulement l'Espagne, <i>mais +l'Angleterre</i>, était l'ennemie de la France, dont il fallait toujours +se défier.</p> -<p>Ce mémoire n'était pas entièrement achevé à sa mort. Mais Coligny +<p>Ce mémoire n'était pas entièrement achevé à sa mort. Mais Coligny certainement, dans ses longues conversations avec le roi, lui en avait dit la substance.</p> -<p>Charles IX avait pu comprendre que l'amiral n'était nullement un -aveugle sectaire, mais avant tout un bon Français, un protestant sans +<p>Charles IX avait pu comprendre que l'amiral n'était nullement un +aveugle sectaire, mais avant tout un bon Français, un protestant sans doute, mais encore plus un grand et excellent citoyen. Pendant que la plupart des protestants mettaient tout leur espoir dans l'alliance -anglaise, disant, la larme à l'œil (à Walsingham), que sans elle -ils étaient perdus, Coligny déclarait qu'il ne se confiait qu'à la +anglaise, disant, la larme à l'œil (à Walsingham), que sans elle +ils étaient perdus, Coligny déclarait qu'il ne se confiait qu'à la France et au roi.</p> -<p>2<sup>o</sup> Et cela, il le prouvait en rendant, malgré les répugnances et les -défiances de son parti, les places de sûreté qu'il avait dans les +<p>2<sup>o</sup> Et cela, il le prouvait en rendant, malgré les répugnances et les +défiances de son parti, les places de sûreté qu'il avait dans les mains.</p> -<p>Était-ce une imprudence? Non. Trois petites places qu'il rendit -n'étaient pas une garantie sérieuse. On rendait peu de chose pour -acquérir beaucoup, la volonté royale et la direction de la monarchie.</p> +<p>Était-ce une imprudence? Non. Trois petites places qu'il rendit +n'étaient pas une garantie sérieuse. On rendait peu de chose pour +acquérir beaucoup, la volonté royale et la direction de la monarchie.</p> -<p>Lorsqu'au 1<sup>er</sup> avril les <i>gueux de mer</i>, Hollandais et Français, -renvoyés des ports d'Angleterre sur les réclamations du duc d'Albe, -s'emparèrent de Briel et <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> prirent pied en Zélande, ce succès -du protestantisme encouragea tellement Charles IX, l'entraîna -tellement sous l'ascendant de Coligny, qu'il fit la démarche la plus -décisive. L'agent français déclara de sa part <i>qu'il protestait</i> +<p>Lorsqu'au 1<sup>er</sup> avril les <i>gueux de mer</i>, Hollandais et Français, +renvoyés des ports d'Angleterre sur les réclamations du duc d'Albe, +s'emparèrent de Briel et <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> prirent pied en Zélande, ce succès +du protestantisme encouragea tellement Charles IX, l'entraîna +tellement sous l'ascendant de Coligny, qu'il fit la démarche la plus +décisive. L'agent français déclara de sa part <i>qu'il protestait</i> contre la tyrannie du duc aux Pays-Bas, <i>et que, s'il ne supprimait -son impôt du dixième, la France rompait avec l'Espagne</i> (Morillon à +son impôt du dixième, la France rompait avec l'Espagne</i> (Morillon à Granvelle, 15 avril 1572). Intervention hardie, violemment -révolutionnaire, qui équivalait à un appel aux armes, à une promesse -de soutenir les insurgés. Le 17 juin encore, l'ambassadeur de France à -Madrid menaçait Philippe II (<i>Ibidem</i>).</p> +révolutionnaire, qui équivalait à un appel aux armes, à une promesse +de soutenir les insurgés. Le 17 juin encore, l'ambassadeur de France à +Madrid menaçait Philippe II (<i>Ibidem</i>).</p> -<p>L'affaire de Briel, quoique désapprouvée du prince d'Orange, qui -n'était pas préparé à la soutenir, n'en commença pas moins le -soulèvement de la Hollande et de la Zélande. Nos huguenots, sous +<p>L'affaire de Briel, quoique désapprouvée du prince d'Orange, qui +n'était pas préparé à la soutenir, n'en commença pas moins le +soulèvement de la Hollande et de la Zélande. Nos huguenots, sous Lanoue, surprirent Valenciennes le 15 mai, et Louis de Nassau, le -bouillant frère du prince d'Orange, moins en rapport avec lui qu'avec +bouillant frère du prince d'Orange, moins en rapport avec lui qu'avec nous, par un coup hardi s'empara de Mons (25 mai).</p> <p>Charles IX semblait protestant. Le pape refusant la dispense pour le -mariage de Navarre, il dit qu'on s'en passerait. Malgré la haute -opposition du pape, malgré la sourde résistance de Catherine et -d'Henri d'Anjou, il poursuivait l'affaire. La reine mère ne réussit -pas à la faire avorter. La mort même de Jeanne d'Albret, empoisonnée, -dit-on, et qui le fut au moins d'ennui et de dégoût, ne put rien -arrêter (9 juin). Le roi avait signé le mariage le 6 avril, et le fit -le 18 août.</p> - -<p>Il ne voulait pas moins sincèrement le mariage de son frère Alençon -avec la reine Élisabeth. Ce qui ne <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> permet pas d'en douter, ce -sont les présents magnifiques qu'il fit aux envoyés anglais. Dans -cette cour nécessiteuse, l'argent, jeté ainsi, prouve mieux qu'aucune -chose qu'il y avait bonne foi et une volonté sérieuse.</p> - -<p>Ainsi, d'avril en juin, Charles IX suivait réellement le flot montant -de la révolution, fortement entraîné et remorqué par Coligny.</p> - -<p>La reine mère et son duc d'Anjou faisaient semblant de suivre.</p> - -<p>Plusieurs lettres de Catherine montrent qu'elle était fausse; -d'autres, qu'elle était hésitante, embrouillée dans ses propres ruses.</p> - -<p>Qu'on lise sa lettre du 5 juin à Élisabeth. Au moment où, par des -dépêches innombrables et par une ambassade solennelle, elle présente -pour époux à la reine son fils Alençon, elle lui écrit une lettre où -elle ne parle que d'Henri d'Anjou, de la romanesque hypothèse où Henri -épouserait Marie Stuart, qui serait adoptée comme héritière par -Élisabeth, de sorte qu'Henri, qui n'a pu être époux d'Élisabeth, se +mariage de Navarre, il dit qu'on s'en passerait. Malgré la haute +opposition du pape, malgré la sourde résistance de Catherine et +d'Henri d'Anjou, il poursuivait l'affaire. La reine mère ne réussit +pas à la faire avorter. La mort même de Jeanne d'Albret, empoisonnée, +dit-on, et qui le fut au moins d'ennui et de dégoût, ne put rien +arrêter (9 juin). Le roi avait signé le mariage le 6 avril, et le fit +le 18 août.</p> + +<p>Il ne voulait pas moins sincèrement le mariage de son frère Alençon +avec la reine Élisabeth. Ce qui ne <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> permet pas d'en douter, ce +sont les présents magnifiques qu'il fit aux envoyés anglais. Dans +cette cour nécessiteuse, l'argent, jeté ainsi, prouve mieux qu'aucune +chose qu'il y avait bonne foi et une volonté sérieuse.</p> + +<p>Ainsi, d'avril en juin, Charles IX suivait réellement le flot montant +de la révolution, fortement entraîné et remorqué par Coligny.</p> + +<p>La reine mère et son duc d'Anjou faisaient semblant de suivre.</p> + +<p>Plusieurs lettres de Catherine montrent qu'elle était fausse; +d'autres, qu'elle était hésitante, embrouillée dans ses propres ruses.</p> + +<p>Qu'on lise sa lettre du 5 juin à Élisabeth. Au moment où, par des +dépêches innombrables et par une ambassade solennelle, elle présente +pour époux à la reine son fils Alençon, elle lui écrit une lettre où +elle ne parle que d'Henri d'Anjou, de la romanesque hypothèse où Henri +épouserait Marie Stuart, qui serait adoptée comme héritière par +Élisabeth, de sorte qu'Henri, qui n'a pu être époux d'Élisabeth, se trouverait son fils adoptif!</p> -<p>Inexplicable lettre, d'une mère si aveugle, qu'elle perd de vue -également la politique et le bon sens. À quel point faut-il croire -qu'elle ignore la nature humaine, pour supposer qu'Élisabeth, dont -tous les mots et tous les actes sont brûlants de haine pour Marie -Stuart, change au point d'en faire sa fille?—et cela en la mariant à -ce Henri d'Anjou qui vient de donner à Élisabeth la mortification d'un +<p>Inexplicable lettre, d'une mère si aveugle, qu'elle perd de vue +également la politique et le bon sens. À quel point faut-il croire +qu'elle ignore la nature humaine, pour supposer qu'Élisabeth, dont +tous les mots et tous les actes sont brûlants de haine pour Marie +Stuart, change au point d'en faire sa fille?—et cela en la mariant à +ce Henri d'Anjou qui vient de donner à Élisabeth la mortification d'un refus?</p> <p>Cette lettre inepte, qui met bien bas cette fameuse <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> -Catherine, nous révèle que l'ambassade devait proposer à la reine -d'Angleterre d'épouser Alençon, pour avoir des enfants, des héritiers? -non pas; mais en prenant pour héritière sa rivale abhorrée, qu'eût -épousée Anjou.</p> - -<p>Combinaison très-digne de Bedlam et de Charenton! Admirable, à coup -sûr, pour irriter Élisabeth, qu'on suppose trop vieille pour -qu'Alençon en ait des enfants.</p> - -<p>Voilà les mains dans lesquelles était la France, ineptes, vacillantes -et perfides. Rien n'avançait et rien ne se faisait. Henri d'Anjou, -toujours lieutenant général du royaume, chef de l'armée, n'était que -trop à même d'éluder, de tromper les résolutions de Charles IX. La -reine mère alléguait à son fils la nécessité de voir d'abord ce -qu'allait faire une armée espagnole que Philippe II préparait <i>contre +Catherine, nous révèle que l'ambassade devait proposer à la reine +d'Angleterre d'épouser Alençon, pour avoir des enfants, des héritiers? +non pas; mais en prenant pour héritière sa rivale abhorrée, qu'eût +épousée Anjou.</p> + +<p>Combinaison très-digne de Bedlam et de Charenton! Admirable, à coup +sûr, pour irriter Élisabeth, qu'on suppose trop vieille pour +qu'Alençon en ait des enfants.</p> + +<p>Voilà les mains dans lesquelles était la France, ineptes, vacillantes +et perfides. Rien n'avançait et rien ne se faisait. Henri d'Anjou, +toujours lieutenant général du royaume, chef de l'armée, n'était que +trop à même d'éluder, de tromper les résolutions de Charles IX. La +reine mère alléguait à son fils la nécessité de voir d'abord ce +qu'allait faire une armée espagnole que Philippe II préparait <i>contre les Turcs</i>, mais qui ne partait pas.</p> -<p>On permit seulement à des volontaires protestants d'aller secourir -Mons, menacé par le duc d'Albe. Genlis, qui devait les conduire, vint -déguisé prendre à Paris les ordres du roi. Le lendemain, on le savait -à Bruxelles, la chose était publique. Tant le conseil privé du roi -était soigneux d'avertir le duc d'Albe. Nos protestants, livrés ainsi -d'avance, furent battus devant Mons; une partie seulement parvint à +<p>On permit seulement à des volontaires protestants d'aller secourir +Mons, menacé par le duc d'Albe. Genlis, qui devait les conduire, vint +déguisé prendre à Paris les ordres du roi. Le lendemain, on le savait +à Bruxelles, la chose était publique. Tant le conseil privé du roi +était soigneux d'avertir le duc d'Albe. Nos protestants, livrés ainsi +d'avance, furent battus devant Mons; une partie seulement parvint à entrer dans la ville (9 juillet).</p> -<p>Jamais petit événement n'eut de si vastes résultats.</p> +<p>Jamais petit événement n'eut de si vastes résultats.</p> -<p>Charles IX, qui venait d'écrire à son ambassadeur à Londres de régler -avec Élisabeth <i>le partage des Pays-Bas</i> (Fénelon, VII, 301), écrit -bien vite: «La <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> guerre se fera en Flandre, mais <i>pas de mon -côté</i>. Du reste, si la reine a des vues sur les Pays-Bas, je n'y mets -nul obstacle.»</p> +<p>Charles IX, qui venait d'écrire à son ambassadeur à Londres de régler +avec Élisabeth <i>le partage des Pays-Bas</i> (Fénelon, VII, 301), écrit +bien vite: «La <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> guerre se fera en Flandre, mais <i>pas de mon +côté</i>. Du reste, si la reine a des vues sur les Pays-Bas, je n'y mets +nul obstacle.»</p> -<p>De son côté, Élisabeth (22 juillet) ne sait plus si elle veut se -marier, elle s'aperçoit de la disproportion d'âge.</p> +<p>De son côté, Élisabeth (22 juillet) ne sait plus si elle veut se +marier, elle s'aperçoit de la disproportion d'âge.</p> -<p>Ainsi tout est glacé. On avait jeté à Flessingue quatre cents Anglais -et cinq cents Français. La France et l'Angleterre veulent les +<p>Ainsi tout est glacé. On avait jeté à Flessingue quatre cents Anglais +et cinq cents Français. La France et l'Angleterre veulent les rappeler.</p> -<p>Catherine, enhardie par le découragement de son fils, croit l'occasion -favorable pour faire éclater la querelle domestique. Elle pleure, -gémit des apartés du roi, de ses conseils secrets avec Coligny. Elle +<p>Catherine, enhardie par le découragement de son fils, croit l'occasion +favorable pour faire éclater la querelle domestique. Elle pleure, +gémit des apartés du roi, de ses conseils secrets avec Coligny. Elle voit bien que son fils la quitte, qu'il n'a plus besoin d'elle. Eh -bien, qu'on la laisse donc retourner à Florence et y mourir! Elle -part, en effet, et s'arrête à deux pas. Le roi, qui n'avait jamais -rien fait, jamais écrit ni travaillé, qui était habitué à la voir tout -écrire, se crut perdu; il ne pouvait se passer d'une telle mère, d'un -tel scribe. Il court après, l'apaise et la ramène.</p> +bien, qu'on la laisse donc retourner à Florence et y mourir! Elle +part, en effet, et s'arrête à deux pas. Le roi, qui n'avait jamais +rien fait, jamais écrit ni travaillé, qui était habitué à la voir tout +écrire, se crut perdu; il ne pouvait se passer d'une telle mère, d'un +tel scribe. Il court après, l'apaise et la ramène.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> CHAPITRE XXII<br> <span class="smaller">LES NOCES VERMEILLES<br> -Août 1572</span></h3> +Août 1572</span></h3> -<p>Le génie indomptable que Coligny avait déployé après Montcontour, où -il partit d'une défaite pour courir la France en vainqueur, le -dévouement tout personnel qu'il montra jeune à Saint-Quentin, où il +<p>Le génie indomptable que Coligny avait déployé après Montcontour, où +il partit d'une défaite pour courir la France en vainqueur, le +dévouement tout personnel qu'il montra jeune à Saint-Quentin, où il couvrit la France de son corps, il les montra encore en juillet et en -août 1572. De son corps et de sa personne il couvrit son parti.</p> +août 1572. De son corps et de sa personne il couvrit son parti.</p> -<p>S'il eût seulement bougé de Paris, tout le Nord, qui avait les yeux -sur lui, eût lâché pied. Élisabeth, d'abord, eût reculé; elle parlait +<p>S'il eût seulement bougé de Paris, tout le Nord, qui avait les yeux +sur lui, eût lâché pied. Élisabeth, d'abord, eût reculé; elle parlait d'abandonner Flessingue, d'en rappeler ses Anglais. Le prince d'Orange -eût reculé. S'il s'aventura dans les Pays-Bas, et fit sa pointe hardie +eût reculé. S'il s'aventura dans les Pays-Bas, et fit sa pointe hardie en Brabant, en Hainaut, c'est qu'il gardait l'espoir des douze mille arquebusiers que lui promettait <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Coligny. Toutes ces villes de -Hollande et de Zélande qui venaient de se déclarer avaient la -confiance que les Français allaient serrer le duc d'Albe et le retenir +Hollande et de Zélande qui venaient de se déclarer avaient la +confiance que les Français allaient serrer le duc d'Albe et le retenir au Midi.</p> -<p>Le seul séjour de Coligny à Paris, et l'attente qui en résultait, -donnaient une force énorme au parti protestant.</p> +<p>Le seul séjour de Coligny à Paris, et l'attente qui en résultait, +donnaient une force énorme au parti protestant.</p> <p>Il avait perdu un millier d'hommes, il est vrai, devant Mons. Mais il triomphait en Hollande et dans les pays maritimes.</p> -<p>Il ne faut pas s'y tromper, ces succès, cette ardeur volcanique qui -saisit la calme Hollande, tinrent en grande partie au débordement du -grand parti protestant français qui se répandait dans le Nord. Les -nôtres sont alors partout. Et le premier secours que le prince -d'Orange envoya à Flessingue, fut un corps de cinq cents Français.</p> - -<p>Situation étrange! Le parti s'extravase au nord; le chef reste à -Paris, à peu près seul.</p> - -<p>Le prince d'Orange, si parfaitement informé, dit que l'amiral n'avait -gardé à Paris <i>que six cents gentilshommes</i>. Plusieurs avaient des -domestiques; quelques-uns, qui étaient des grands seigneurs, avaient -leur maison. Ce n'était guère plus de deux mille épées qui restaient -près de Coligny.</p> - -<p>L'agent intelligent que Granvelle, alors éloigné, conservait à -Bruxelles pour lui rendre compte de tout, le prêtre Morillon, lui -écrit qu'on doute que Coligny envoie les siens contre le duc d'Albe, -<i>qu'il ne ferait finement de se tant désarmer</i>. Finement? Non, sans -doute. L'amiral ne fit pas finement. Le prêtre Morillon <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> et -le prêtre Granvelle auraient été plus fins. Ils eussent gardé une -armée autour d'eux.</p> +<p>Il ne faut pas s'y tromper, ces succès, cette ardeur volcanique qui +saisit la calme Hollande, tinrent en grande partie au débordement du +grand parti protestant français qui se répandait dans le Nord. Les +nôtres sont alors partout. Et le premier secours que le prince +d'Orange envoya à Flessingue, fut un corps de cinq cents Français.</p> + +<p>Situation étrange! Le parti s'extravase au nord; le chef reste à +Paris, à peu près seul.</p> + +<p>Le prince d'Orange, si parfaitement informé, dit que l'amiral n'avait +gardé à Paris <i>que six cents gentilshommes</i>. Plusieurs avaient des +domestiques; quelques-uns, qui étaient des grands seigneurs, avaient +leur maison. Ce n'était guère plus de deux mille épées qui restaient +près de Coligny.</p> + +<p>L'agent intelligent que Granvelle, alors éloigné, conservait à +Bruxelles pour lui rendre compte de tout, le prêtre Morillon, lui +écrit qu'on doute que Coligny envoie les siens contre le duc d'Albe, +<i>qu'il ne ferait finement de se tant désarmer</i>. Finement? Non, sans +doute. L'amiral ne fit pas finement. Le prêtre Morillon <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> et +le prêtre Granvelle auraient été plus fins. Ils eussent gardé une +armée autour d'eux.</p> <p>On voit que ces deux politiques, Granvelle et Morillon, ne regardent -que la Belgique. Granvelle écrit (11 juin): «Tout l'espoir que nous -avons est que <i>ceux des Pays-Bas ne voudront pas être Français</i>.» -Prévision très-juste. À la déroute de Genlis, ou vit les paysans du -Hainaut tomber sur les vaincus, égorger leurs libérateurs; les prêtres -faisaient accroire à ces idiots que nos protestants français venaient -faire un massacre général des catholiques.</p> - -<p>Mais si les nôtres échouèrent en Belgique, ils réussirent à merveille -en Hollande. Partout, dans ces villes du Nord, nos Français se jettent -intrépidement, et ils ne contribuent pas peu à ces résistances -désespérées dont la Hollande étonna le monde. Elle commence dès lors, +que la Belgique. Granvelle écrit (11 juin): «Tout l'espoir que nous +avons est que <i>ceux des Pays-Bas ne voudront pas être Français</i>.» +Prévision très-juste. À la déroute de Genlis, ou vit les paysans du +Hainaut tomber sur les vaincus, égorger leurs libérateurs; les prêtres +faisaient accroire à ces idiots que nos protestants français venaient +faire un massacre général des catholiques.</p> + +<p>Mais si les nôtres échouèrent en Belgique, ils réussirent à merveille +en Hollande. Partout, dans ces villes du Nord, nos Français se jettent +intrépidement, et ils ne contribuent pas peu à ces résistances +désespérées dont la Hollande étonna le monde. Elle commence dès lors, cette France hollandaise, si glorieuse pendant cent cinquante ans.</p> -<p>Là échoua tout prévision; le calcul de Granvelle, très-bon pour la -Belgique, est faux pour la Hollande. De plus en plus, ces éléments -s'associeront; il se fera un admirable mariage, de cet ardent élément -français, de vive étincelle d'héroïsme méridional, avec la force -hollandaise, l'héroïque persévérance du Nord. Et c'est pourquoi la -Hollande fut la pierre de la résistance, l'asile universel et le salut +<p>Là échoua tout prévision; le calcul de Granvelle, très-bon pour la +Belgique, est faux pour la Hollande. De plus en plus, ces éléments +s'associeront; il se fera un admirable mariage, de cet ardent élément +français, de vive étincelle d'héroïsme méridional, avec la force +hollandaise, l'héroïque persévérance du Nord. Et c'est pourquoi la +Hollande fut la pierre de la résistance, l'asile universel et le salut du genre humain.</p> -<p>Le sacrifice de Coligny a porté ses fruits. Son sang n'a pas été -perdu. Son obstination courageuse à rester à Paris en juin, en juillet -et en août 1572, avec tel péril que tout le monde voyait, fit -l'espérance même, l'audace et l'élan du parti.</p> +<p>Le sacrifice de Coligny a porté ses fruits. Son sang n'a pas été +perdu. Son obstination courageuse à rester à Paris en juin, en juillet +et en août 1572, avec tel péril que tout le monde voyait, fit +l'espérance même, l'audace et l'élan du parti.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> Par les lettres du prince d'Orange, par la correspondance -(inédite encore) de Granvelle, par les dépêches anglaises, etc., toute -la situation est dévoilée. Il y avait des raisons contraires, et -très-équilibrées, pour espérer et craindre. L'amiral eût été ridicule -à jamais, s'il eût quitté Paris. En restant, il pourvut à son honneur, +(inédite encore) de Granvelle, par les dépêches anglaises, etc., toute +la situation est dévoilée. Il y avait des raisons contraires, et +très-équilibrées, pour espérer et craindre. L'amiral eût été ridicule +à jamais, s'il eût quitté Paris. En restant, il pourvut à son honneur, il servit grandement son parti, il agit comme on doit, dans les -circonstances douteuses, avec une prudence héroïque.</p> +circonstances douteuses, avec une prudence héroïque.</p> -<p>En août, on se remettait du petit échec de juillet. L'affaire de Mons -paraissait, ce qu'elle était, minime. Malgré l'échec, la ville n'en -avait pas moins été secourue.</p> +<p>En août, on se remettait du petit échec de juillet. L'affaire de Mons +paraissait, ce qu'elle était, minime. Malgré l'échec, la ville n'en +avait pas moins été secourue.</p> -<p>Charles IX, un peu remonté, était déterminé à tenir sa parole, à faire -le mariage de Navarre et à envoyer des troupes en Belgique. Il y avait -un commencement d'exécution. Morillon l'écrit à Granvelle (11 août): -«On fait de grands apprêts en Champagne. Il y a vingt-quatre pièces -d'artillerie en fonte pour venir sur Luxembourg, où il n'y a -personne.»</p> +<p>Charles IX, un peu remonté, était déterminé à tenir sa parole, à faire +le mariage de Navarre et à envoyer des troupes en Belgique. Il y avait +un commencement d'exécution. Morillon l'écrit à Granvelle (11 août): +«On fait de grands apprêts en Champagne. Il y a vingt-quatre pièces +d'artillerie en fonte pour venir sur Luxembourg, où il n'y a +personne.»</p> <p>Si les choses n'allaient pas plus vite, c'est que l'argent manquait; c'est qu'on craignait que D. Juan d'Autriche, au lieu d'embarquer ses -Espagnols contre le Turc, ne les amenât par le chemin qu'avait suivi -le duc d'Albe, par la Savoie et la Franche-Comté (Morillon). En tenant -des forces en Champagne, Coligny répondait aux deux éventualités; ou +Espagnols contre le Turc, ne les amenât par le chemin qu'avait suivi +le duc d'Albe, par la Savoie et la Franche-Comté (Morillon). En tenant +des forces en Champagne, Coligny répondait aux deux éventualités; ou il attaquait D. Juan, ou il attaquait Luxembourg, et secondait le prince d'Orange.</p> -<p>Les Anglais, rassurés aussi vite qu'ils avaient été effrayés, -retombaient dans leur péché éternel de nature, <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> la sournoise -et haineuse jalousie de la France: «Il est impossible, humainement -parlant, que les Français ne réussissent pas, dit Walsingham. Mais les +<p>Les Anglais, rassurés aussi vite qu'ils avaient été effrayés, +retombaient dans leur péché éternel de nature, <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> la sournoise +et haineuse jalousie de la France: «Il est impossible, humainement +parlant, que les Français ne réussissent pas, dit Walsingham. Mais les princes allemands y auront l'œil. Ils forceront bien la France de se contenter de la Flandre et de l'Artois. L'Angleterre aura la -Hollande. Pour le Brabant et tout ce qui dépendait de l'Empire, on le -donnera à quelque prince d'Allemagne, qui ne peut être que le prince -d'Orange.»</p> - -<p>Burleigh (la pensée même d'Élisabeth) avait déjà écrit à Walsingham: -«Il faut que les Pays-Bas s'affranchissent eux-mêmes et non par -d'autres.» Enfin, un agent anglais avait dit sèchement à l'amiral -lui-même: «Vous ne commanderez pas en Flandre, nous ne le souffrirons -pas.»</p> - -<p>Ce qui est bien plus fort, c'est que Guillaume d'Orange, à qui Coligny -faisait envoyer de l'argent français, et que tout le monde croyait -l'<i>alter ego</i> de l'amiral, paraît très-froid pour lui. Il nous apprend +Hollande. Pour le Brabant et tout ce qui dépendait de l'Empire, on le +donnera à quelque prince d'Allemagne, qui ne peut être que le prince +d'Orange.»</p> + +<p>Burleigh (la pensée même d'Élisabeth) avait déjà écrit à Walsingham: +«Il faut que les Pays-Bas s'affranchissent eux-mêmes et non par +d'autres.» Enfin, un agent anglais avait dit sèchement à l'amiral +lui-même: «Vous ne commanderez pas en Flandre, nous ne le souffrirons +pas.»</p> + +<p>Ce qui est bien plus fort, c'est que Guillaume d'Orange, à qui Coligny +faisait envoyer de l'argent français, et que tout le monde croyait +l'<i>alter ego</i> de l'amiral, paraît très-froid pour lui. Il nous apprend dans une de ses lettres que Coligny le prie de ne pas combattre avant -leur jonction, et ajoute: «En cela, j'agirai selon que je verrai les -commodités et occasions.»</p> +leur jonction, et ajoute: «En cela, j'agirai selon que je verrai les +commodités et occasions.»</p> -<p>Telle était la situation de l'amiral pendant qu'il couvrait de son -corps la cause protestante. L'Angleterre lui était déjà hostile, -l'Allemagne jalouse et ses amis très-froids. En revanche, ses ennemis -d'une ardeur furieuse. À Paris, à Bruxelles, on se sentait perdu sans +<p>Telle était la situation de l'amiral pendant qu'il couvrait de son +corps la cause protestante. L'Angleterre lui était déjà hostile, +l'Allemagne jalouse et ses amis très-froids. En revanche, ses ennemis +d'une ardeur furieuse. À Paris, à Bruxelles, on se sentait perdu sans un assassinat.</p> -<p>Il n'y a pas à en douter. Les lettres de Morillon le disent assez -clairement. «Le duc d'Albe est désespéré. On a mandé son fils. Son -secrétaire n'ose pas rester <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> seul avec lui; à chaque nouvelle, -on dirait qu'il va rendre l'âme. Ce qui me déplaît, c'est qu'il écoute -les devins, la nécromancie. Ils disent qu'on va regagner tout par -enchantement. On se vante qu'avant <i>quinze jours</i> on verra merveille.»</p> +<p>Il n'y a pas à en douter. Les lettres de Morillon le disent assez +clairement. «Le duc d'Albe est désespéré. On a mandé son fils. Son +secrétaire n'ose pas rester <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> seul avec lui; à chaque nouvelle, +on dirait qu'il va rendre l'âme. Ce qui me déplaît, c'est qu'il écoute +les devins, la nécromancie. Ils disent qu'on va regagner tout par +enchantement. On se vante qu'avant <i>quinze jours</i> on verra merveille.»</p> -<p>Ceci est écrit le 10 août. Ajoutez <i>moins de quinze jours</i>, vous avez -le 24. C'est le jour précis du massacre qui fut cette <i>merveille</i>.</p> +<p>Ceci est écrit le 10 août. Ajoutez <i>moins de quinze jours</i>, vous avez +le 24. C'est le jour précis du massacre qui fut cette <i>merveille</i>.</p> -<p>On a bonne grâce à prédire quand on fait l'événement!</p> +<p>On a bonne grâce à prédire quand on fait l'événement!</p> -<p>Dès le commencement d'août, sous le prétexte des noces prochaines, -l'armée des Guises est entrée dans Paris, je veux dire les bandes -nombreuses que cette riche maison, du revenu de ses quinze évêchés, et +<p>Dès le commencement d'août, sous le prétexte des noces prochaines, +l'armée des Guises est entrée dans Paris, je veux dire les bandes +nombreuses que cette riche maison, du revenu de ses quinze évêchés, et dans ses terres, ses fiefs, ses innombrables seigneuries, nourrissait -et gardait en armes. Quelques-uns étaient des <i>bravi</i>, comme Maurevert -et Attin, pensionnés pour tuer Coligny et son frère. La grande masse -étaient de pauvres gentilshommes, gueux nobles et mendiants bien nés, +et gardait en armes. Quelques-uns étaient des <i>bravi</i>, comme Maurevert +et Attin, pensionnés pour tuer Coligny et son frère. La grande masse +étaient de pauvres gentilshommes, gueux nobles et mendiants bien nés, que les cardinaux de Lorraine et de Guise, les princes de la famille, Henri de Guise, Aumale, Elbeuf, etc., tenaient en meutes, avec leurs -dogues, pour les lâcher au jour utile. Ajoutez une grande clientèle de -serviteurs volontaires et désintéressés de la famille, de gros corps -de noblesse picarde et autre, qui venaient d'amitié <i>accompagner</i> MM. +dogues, pour les lâcher au jour utile. Ajoutez une grande clientèle de +serviteurs volontaires et désintéressés de la famille, de gros corps +de noblesse picarde et autre, qui venaient d'amitié <i>accompagner</i> MM. de Guise et les garder. Un seul gentilhomme, Fervaques, un furieux Picard catholique, leur amenait de son pays un renfort de vingt ou -trente épées.</p> +trente épées.</p> -<p>Tout cela logé autour des Guises, ou chez le clergé de Paris, les uns -chez les chanoines, aux cloîtres <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> Notre-Dame, +<p>Tout cela logé autour des Guises, ou chez le clergé de Paris, les uns +chez les chanoines, aux cloîtres <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> Notre-Dame, Saint-Germain-l'Auxerrois; les autres chez les moines, dans les grands -bâtiments des abbés-princes, chez les curés enfin, où ils se +bâtiments des abbés-princes, chez les curés enfin, où ils se trouvaient en rapport avec les gros bourgeois et les meneurs des -confréries.</p> +confréries.</p> -<p>Ils se trouvaient ainsi groupés d'avance, ayant appui dans la +<p>Ils se trouvaient ainsi groupés d'avance, ayant appui dans la population.</p> <p>Au contraire, les protestants, gens du Midi et de l'Ouest, logeaient -où ils trouvaient logis, étaient fort dispersés, comme perdus dans la -grande ville. Quelques-uns cependant s'obstinèrent à rester dehors, au +où ils trouvaient logis, étaient fort dispersés, comme perdus dans la +grande ville. Quelques-uns cependant s'obstinèrent à rester dehors, au faubourg Saint-Germain.</p> -<p>Dans une situation si menaçante, Coligny oserait-il exiger de son -jeune roi la chose redoutée des catholiques, la chose épouvantable qui +<p>Dans une situation si menaçante, Coligny oserait-il exiger de son +jeune roi la chose redoutée des catholiques, la chose épouvantable qui marquait la victoire du protestantisme, les noces de Navarre, le <i>premier mariage mixte</i> entre les deux religions, la solennelle reconnaissance qu'un protestant est homme, et non un monstre, l'introduction hardie du petit prince de montagne, semi-paysan -béarnais, dans l'alcôve du Louvre, dans le lit de la Marguerite, qui -affichait très-haut son mépris, son dégoût?</p> +béarnais, dans l'alcôve du Louvre, dans le lit de la Marguerite, qui +affichait très-haut son mépris, son dégoût?</p> -<p>Rien n'arrêta l'homme de bronze. Il somma le roi de sa parole, et la +<p>Rien n'arrêta l'homme de bronze. Il somma le roi de sa parole, et la lui fit tenir.</p> -<p>Les simples fiançailles (17 août) produisirent déjà une explosion dans -Paris. Avec des hurlements terribles, l'armée des aboyeurs, déchaînée +<p>Les simples fiançailles (17 août) produisirent déjà une explosion dans +Paris. Avec des hurlements terribles, l'armée des aboyeurs, déchaînée dans toutes les chaires, cria que Dieu ne souffrirait pas cet -exécrable accouplement, que la colère du ciel allait tomber, qu'on +exécrable accouplement, que la colère du ciel allait tomber, qu'on verrait des torrents de sang.</p> -<p>Quels étaient ces prédicateurs de la Saint-Barthélemy? <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> La -première place entre eux est due certainement à l'évêque Sorbin, à -l'évêque Vigor, qui la prêchaient depuis douze ans. La seconde aux -jésuites, le vrai poignard de Rome; Auger, l'un d'eux, fit, à lui -seul, la Saint-Barthélemy de Bordeaux.</p> - -<p>Mais le plus véhément de tous, un prêcheur de grande éloquence, plein -de feu, plein d'esprit, puissant acteur, brûlant parleur, fut le -cordelier Panigarola, dont nous avons les œuvres. C'était un jeune -Milanais, un mondain effréné, connu par un duel douteux et fort -sinistre d'où il sortit peu net, en ceignant le cordon de -Saint-François. Pie V, le plus violent des papes, le plus fixe au -massacre, et qui en suit l'idée dans toutes ses lettres, ayant entendu -Panigarola, crut que ce comédien terrible était l'homme même de la +<p>Quels étaient ces prédicateurs de la Saint-Barthélemy? <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> La +première place entre eux est due certainement à l'évêque Sorbin, à +l'évêque Vigor, qui la prêchaient depuis douze ans. La seconde aux +jésuites, le vrai poignard de Rome; Auger, l'un d'eux, fit, à lui +seul, la Saint-Barthélemy de Bordeaux.</p> + +<p>Mais le plus véhément de tous, un prêcheur de grande éloquence, plein +de feu, plein d'esprit, puissant acteur, brûlant parleur, fut le +cordelier Panigarola, dont nous avons les œuvres. C'était un jeune +Milanais, un mondain effréné, connu par un duel douteux et fort +sinistre d'où il sortit peu net, en ceignant le cordon de +Saint-François. Pie V, le plus violent des papes, le plus fixe au +massacre, et qui en suit l'idée dans toutes ses lettres, ayant entendu +Panigarola, crut que ce comédien terrible était l'homme même de la chose. Il fit pour lui ce que jadis on avait fait pour Loyola. Il -l'envoya, <i>comme étudiant</i>, à Paris. L'étudiant ne fit qu'enseigner; +l'envoya, <i>comme étudiant</i>, à Paris. L'étudiant ne fit qu'enseigner; sa chaire tonnante enseigna le massacre et professa l'œuvre de sang.</p> <p>Les voix bruyantes de ces enfants perdus ne donnent pas le dessous des -choses. Quels étaient ceux qui travaillaient Paris, qui informaient -Bruxelles, qui donnèrent à l'Espagne la première nouvelle du massacre? -Sans nul doute, ceux qui, dès 1560, sollicitaient l'assistance de -Philippe II (V. plus haut). Parti riche, à lui seul énormément plus +choses. Quels étaient ceux qui travaillaient Paris, qui informaient +Bruxelles, qui donnèrent à l'Espagne la première nouvelle du massacre? +Sans nul doute, ceux qui, dès 1560, sollicitaient l'assistance de +Philippe II (V. plus haut). Parti riche, à lui seul énormément plus riche que le roi, la cour et le gouvernement, et qui les emportait -légers comme une paille, qui entraînait tout par l'argent, par la -force d'un patronage immense. Parti qui précipitait Guise et l'animait +légers comme une paille, qui entraînait tout par l'argent, par la +force d'un patronage immense. Parti qui précipitait Guise et l'animait par la concurrence d'Henri d'Anjou; parti qui rassurait le duc d'Albe -et lui promettait le massacre <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> au plus tard pour le 24 août. +et lui promettait le massacre <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> au plus tard pour le 24 août. (<i>Morillon, lettre du 10.</i>)</p> -<p>Le roi même était menacé. Sorbin disait en chaire que, s'il faisait -les noces, il en serait de lui comme d'Ésaü, que Dieu dépouilla de son -droit d'aînesse pour le transférer à Jacob.</p> +<p>Le roi même était menacé. Sorbin disait en chaire que, s'il faisait +les noces, il en serait de lui comme d'Ésaü, que Dieu dépouilla de son +droit d'aînesse pour le transférer à Jacob.</p> -<p>D'autre part, Coligny le tenait, ne lâchait pas prise. Il agissait sur -lui par l'honneur, par la confiance excessive et illimitée. Ayant -rendu les places de sûreté, il avait tiré sur le roi (si le roi était +<p>D'autre part, Coligny le tenait, ne lâchait pas prise. Il agissait sur +lui par l'honneur, par la confiance excessive et illimitée. Ayant +rendu les places de sûreté, il avait tiré sur le roi (si le roi était gentilhomme) une lettre de change qu'il fallait payer ou mourir.</p> -<p>On disait de tous les côtés à Coligny qu'il se perdait en exigeant -cela. Il répondait froidement: «Je suis assez <i>accompagné</i>, si je n'ai -affaire qu'à MM. de Guise.»</p> +<p>On disait de tous les côtés à Coligny qu'il se perdait en exigeant +cela. Il répondait froidement: «Je suis assez <i>accompagné</i>, si je n'ai +affaire qu'à MM. de Guise.»</p> -<p>Charles IX, alarmé, fit venir au Louvre le chef de la famille, Henri -de Guise, et, Coligny présent, pria et somma le jeune homme de se -réconcilier sincèrement avec cet illustre vieillard, ce grand homme en -cheveux blancs, qui toujours avait protesté qu'il n'avait pas fait -tuer son père. Henri, sans hésiter, donna la main à Coligny, et prouva -ce jour-là sa descendance maternelle, la parenté des Borgia.</p> +<p>Charles IX, alarmé, fit venir au Louvre le chef de la famille, Henri +de Guise, et, Coligny présent, pria et somma le jeune homme de se +réconcilier sincèrement avec cet illustre vieillard, ce grand homme en +cheveux blancs, qui toujours avait protesté qu'il n'avait pas fait +tuer son père. Henri, sans hésiter, donna la main à Coligny, et prouva +ce jour-là sa descendance maternelle, la parenté des Borgia.</p> -<p>On disait dans le peuple «que les noces seraient <i>vermeilles</i>,» -qu'elles n'auraient pas lieu, ou seraient marquées d'un combat. Elles -se firent paisiblement à Notre-Dame.</p> +<p>On disait dans le peuple «que les noces seraient <i>vermeilles</i>,» +qu'elles n'auraient pas lieu, ou seraient marquées d'un combat. Elles +se firent paisiblement à Notre-Dame.</p> <p>Charles IX affirma que le pape donnait la dispense, qu'elle allait -arriver, et le cardinal de Bourbon n'osa plus résister. La cérémonie -se fit sous le ciel, sur un échafaud magnifique qu'on avait dressé au +arriver, et le cardinal de Bourbon n'osa plus résister. La cérémonie +se fit sous le ciel, sur un échafaud magnifique qu'on avait dressé au Parvis. <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> Marguerite, qui appartenait de cœur aux Guises et -à son frère Anjou, s'obstina (dit-on) à ne pas dire: Oui, et ce fut -Charles IX qui, d'un mouvement brusque, lui fit baisser la tête et +à son frère Anjou, s'obstina (dit-on) à ne pas dire: Oui, et ce fut +Charles IX qui, d'un mouvement brusque, lui fit baisser la tête et consentir en apparence. Pendant la messe, Coligny et le roi de Navarre -restèrent à l'Évêché. Après, ils entrèrent dans l'église. De Thou, +restèrent à l'Évêché. Après, ils entrèrent dans l'église. De Thou, alors enfant, vit et entendit Coligny, qui, voyant aux murailles les -drapeaux de Jarnac et de Montcontour, disait: «Nous en mettrons -d'autres à la place, plus agréables à voir,» parlant des drapeaux +drapeaux de Jarnac et de Montcontour, disait: «Nous en mettrons +d'autres à la place, plus agréables à voir,» parlant des drapeaux espagnols.</p> -<p>Le miracle infaisable s'était fait cependant, et l'on s'était passé du -pape. Le parti papal, espagnol, était poussé à bout. Dans son -exaltation furieuse, la coterie des futurs Ligueurs dit le jour même à -Notre-Dame, aux protestants restés hors de l'église: «Vous y entrerez -bientôt malgré vous.»</p> +<p>Le miracle infaisable s'était fait cependant, et l'on s'était passé du +pape. Le parti papal, espagnol, était poussé à bout. Dans son +exaltation furieuse, la coterie des futurs Ligueurs dit le jour même à +Notre-Dame, aux protestants restés hors de l'église: «Vous y entrerez +bientôt malgré vous.»</p> -<p>Le massacre était arrêté certainement, que la cour le voulût ou non. -Du reste, la reine mère ne refusait nul acte préalable. Le soir des -noces, on fit signer au roi une lettre aux gouverneurs, pour arrêter +<p>Le massacre était arrêté certainement, que la cour le voulût ou non. +Du reste, la reine mère ne refusait nul acte préalable. Le soir des +noces, on fit signer au roi une lettre aux gouverneurs, pour arrêter <i>tout courrier ou tout autre</i> qui passerait les monts <i>avant six -jours</i>. Calipuli affirme que cette lettre fut envoyée à tous les -gouverneurs, dans toutes les directions. On dut faire croire à Charles -IX, à l'amiral peut-être, qu'il était important que don Juan -d'Autriche, l'Espagne, l'armée espagnole, qui d'Italie nous menaçait, -ignorassent le départ de nos troupes pour les Pays-Bas.</p> - -<p>Le massacre pouvait-il se faire, sans le roi, malgré lui, par l'audace -des Guises, appuyé d'un si fort parti? Je dis hardiment <i>oui</i>, on +jours</i>. Calipuli affirme que cette lettre fut envoyée à tous les +gouverneurs, dans toutes les directions. On dut faire croire à Charles +IX, à l'amiral peut-être, qu'il était important que don Juan +d'Autriche, l'Espagne, l'armée espagnole, qui d'Italie nous menaçait, +ignorassent le départ de nos troupes pour les Pays-Bas.</p> + +<p>Le massacre pouvait-il se faire, sans le roi, malgré lui, par l'audace +des Guises, appuyé d'un si fort parti? Je dis hardiment <i>oui</i>, on pouvait soulever Paris et <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> tenir le roi dans son Louvre. -Coligny avait peu de monde, six cents épées, le reste des valets.</p> +Coligny avait peu de monde, six cents épées, le reste des valets.</p> <p>Mais les Guises n'avaient de chef que ce jeune homme de vingt ans qui -avait si peu brillé à la guerre. Le très-prudent cardinal de Lorraine -avait pris le chemin de Rome. La vraie tête des Guises était une femme -italienne, Anne d'Este, la mère d'Henri de Guise, hésitante +avait si peu brillé à la guerre. Le très-prudent cardinal de Lorraine +avait pris le chemin de Rome. La vraie tête des Guises était une femme +italienne, Anne d'Este, la mère d'Henri de Guise, hésitante certainement par instinct maternel.</p> -<p>Parti de feu, tête de glace. Pour suivre son parti et hasarder -l'exécution, le jeune Guise voulut un ordre de l'autorité, sinon du -roi, au moins du lieutenant du roi, qui était le duc d'Anjou.</p> +<p>Parti de feu, tête de glace. Pour suivre son parti et hasarder +l'exécution, le jeune Guise voulut un ordre de l'autorité, sinon du +roi, au moins du lieutenant du roi, qui était le duc d'Anjou.</p> -<p>Jamais Anjou, jamais sa mère, n'auraient pris ce courage. Ce fut -Coligny qui le leur donna, en les poussant au désespoir.</p> +<p>Jamais Anjou, jamais sa mère, n'auraient pris ce courage. Ce fut +Coligny qui le leur donna, en les poussant au désespoir.</p> -<p>Nos envoyés dans le Levant et autres avaient écrit de longue date que -le trône de Pologne allait vaquer. Ouverture vivement saisie de -Charles IX pour éloigner Anjou. Catherine aussi, pour gagner du temps, -fit semblant de le désirer. Mais, en juillet, voici la vacance de +<p>Nos envoyés dans le Levant et autres avaient écrit de longue date que +le trône de Pologne allait vaquer. Ouverture vivement saisie de +Charles IX pour éloigner Anjou. Catherine aussi, pour gagner du temps, +fit semblant de le désirer. Mais, en juillet, voici la vacance de Pologne, voici une ambassade polonaise, voici l'insistance de Coligny -qui veut chasser Anjou ou le faire expliquer. La chose est poussée à -l'extrême par un mot fort et décisif de l'amiral: «Si Monsieur, qui +qui veut chasser Anjou ou le faire expliquer. La chose est poussée à +l'extrême par un mot fort et décisif de l'amiral: «Si Monsieur, qui n'a pas voulu de l'Angleterre par un mariage, ne veut pas non plus de -la Pologne par élection, décidément qu'il déclare donc <i>qu'il ne veut -pas sortir de France</i>.»</p> +la Pologne par élection, décidément qu'il déclare donc <i>qu'il ne veut +pas sortir de France</i>.»</p> -<p>Henri d'Anjou était mis en demeure de résister en face à Charles IX, -de dire franchement qu'il aimait mieux sa situation d'<i>héritier</i> -qu'aucun trône du monde; <i>héritier</i> d'un frère de son âge; <i>héritier</i> -futur, improbable, <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> d'autant plus menaçant, pouvant être tenté -de faire du futur un présent, de se garnir les mains, d'abréger ce -frère éternel et de le mettre à Saint-Denis.</p> +<p>Henri d'Anjou était mis en demeure de résister en face à Charles IX, +de dire franchement qu'il aimait mieux sa situation d'<i>héritier</i> +qu'aucun trône du monde; <i>héritier</i> d'un frère de son âge; <i>héritier</i> +futur, improbable, <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> d'autant plus menaçant, pouvant être tenté +de faire du futur un présent, de se garnir les mains, d'abréger ce +frère éternel et de le mettre à Saint-Denis.</p> -<p>Charles IX sentait tout cela. Il pénétrait fort bien ce mignon de +<p>Charles IX sentait tout cela. Il pénétrait fort bien ce mignon de Catherine, avec ses airs de femme, bracelets, boucles d'oreilles et senteurs italiennes. Un trop juste instinct lui disait qu'en ce cadet, -docile, doux et respectueux, il avait son danger, sa perte. Et c'était +docile, doux et respectueux, il avait son danger, sa perte. Et c'était trop vrai en effet.</p> -<p>Dans un récit très-vraisemblable, attribué au duc d'Anjou, il dit: -«Comme j'entrai un jour dans la chambre du roi, sans me rien dire il -se promena furieusement à grands pas, me regardant souvent de travers -et mettant la main à sa dague, de façon si animeuse, que je -m'attendois à être poignardé. Je fis si dextrement, que, lui se +<p>Dans un récit très-vraisemblable, attribué au duc d'Anjou, il dit: +«Comme j'entrai un jour dans la chambre du roi, sans me rien dire il +se promena furieusement à grands pas, me regardant souvent de travers +et mettant la main à sa dague, de façon si animeuse, que je +m'attendois à être poignardé. Je fis si dextrement, que, lui se promenant et me tournant le dos, je me retirai vers la porte que -j'ouvris, et, avec une courte révérence, je fis ma sortie, qui ne fut -quasi aperçue que quand je fus dehors, et toutefois pas assez vite -qu'il ne me lançât encore deux ou trois fâcheuses œillades. Je crus -l'avoir échappé belle.»</p> - -<p>Cette frayeur du fils passa augmentée à la mère. Dans le récit que -j'ai cité, le progrès de leur peur est marqué admirablement. Elle alla -jusqu'à leur faire faire la démarche qui autrement leur eût été la +j'ouvris, et, avec une courte révérence, je fis ma sortie, qui ne fut +quasi aperçue que quand je fus dehors, et toutefois pas assez vite +qu'il ne me lançât encore deux ou trois fâcheuses œillades. Je crus +l'avoir échappé belle.»</p> + +<p>Cette frayeur du fils passa augmentée à la mère. Dans le récit que +j'ai cité, le progrès de leur peur est marqué admirablement. Elle alla +jusqu'à leur faire faire la démarche qui autrement leur eût été la plus antipathique, une alliance avec les Guises.</p> -<p>Ceux-ci avaient besoin extrêmement de l'assassinat. Pourquoi? Parce -que, Henri de Guise, leur <i>héros</i>, ayant tellement échoué à la guerre, +<p>Ceux-ci avaient besoin extrêmement de l'assassinat. Pourquoi? Parce +que, Henri de Guise, leur <i>héros</i>, ayant tellement échoué à la guerre, il leur fallait un coup pour se relever.</p> -<p>Le crime fut débattu entre deux femmes. Catherine <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> fit venir -la veuve de François de Guise (alors duchesse de Nemours), la mère de -Henri de Guise. Il n'y eut, avec le duc d'Anjou, que deux témoins, -probablement Gondi (Retz) et Birague. On demanda à la veuve de Guise -si elle ne voulait pas, ayant si belle occasion, exécuter enfin cette +<p>Le crime fut débattu entre deux femmes. Catherine <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> fit venir +la veuve de François de Guise (alors duchesse de Nemours), la mère de +Henri de Guise. Il n'y eut, avec le duc d'Anjou, que deux témoins, +probablement Gondi (Retz) et Birague. On demanda à la veuve de Guise +si elle ne voulait pas, ayant si belle occasion, exécuter enfin cette vengeance dont elle faisait bruit, qu'elle affichait depuis dix ans.</p> -<p>Mais maintenant que la question était vue de si près, la mère de Henri -de Guise eût bien voulu que l'affaire se fît par les hommes du roi, ou -de Henri d'Anjou. Elle proposa un Gascon, épée connue et sûre. On le +<p>Mais maintenant que la question était vue de si près, la mère de Henri +de Guise eût bien voulu que l'affaire se fît par les hommes du roi, ou +de Henri d'Anjou. Elle proposa un Gascon, épée connue et sûre. On le fit venir et causer. Mais le duc d'Anjou n'eut garde de le prendre. Il -insista pour que cette vengeance de famille se fît par la famille, par -l'homme qu'elle nourrissait exprès, l'assassin patenté, Maurevert. En +insista pour que cette vengeance de famille se fît par la famille, par +l'homme qu'elle nourrissait exprès, l'assassin patenté, Maurevert. En d'autres termes, sa prudence laissait tout sur le dos des Guises.</p> -<p>Ceux-ci réfléchirent qu'après tout, ayant à commandement, outre leurs -bandes personnelles, cette grosse ville, sa milice de cinquante à +<p>Ceux-ci réfléchirent qu'après tout, ayant à commandement, outre leurs +bandes personnelles, cette grosse ville, sa milice de cinquante à soixante mille hommes contre les six cents gentilshommes de Coligny; -ayant, par le duc d'Anjou, lieutenant général du roi, les Suisses -royaux, tous catholiques, et la garde royale, ils étaient plus de cent -contre un; que, d'ailleurs, très-probablement, il n'y aurait point de -bataille; que, Coligny tué, tout se disperserait.</p> +ayant, par le duc d'Anjou, lieutenant général du roi, les Suisses +royaux, tous catholiques, et la garde royale, ils étaient plus de cent +contre un; que, d'ailleurs, très-probablement, il n'y aurait point de +bataille; que, Coligny tué, tout se disperserait.</p> <p>Donc ils prirent tout sur eux: ils fournirent l'assassin; ils -fournirent le logis d'où l'on devait tirer; ils fournirent le cheval +fournirent le logis d'où l'on devait tirer; ils fournirent le cheval qui devait sauver l'assassin. L'intendant de Guise, Chailly, alla chercher Maurevert et le logea chez le chanoine Villemur, -ex-percepteur de <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> Guise, au cloître Saint-Germain-l'Auxerrois. -Ce fut des écuries des Guises qu'on tira un cheval d'Espagne, qui, -sellé, bridé, attendit dans l'arrière-cour, près de la porte de -derrière. Trois jours durant, derrière un treillis de fenêtre masqué -de vieux drapeaux, se tint patiemment l'assassin, l'arquebuse chargée -de balles de cuivre, appuyée et couchant en joue.</p> - -<p>Cependant les noces de Navarre et de Condé, qu'on maria aussi, -continuaient. Des bals, des farces plus ou moins indécentes, +ex-percepteur de <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> Guise, au cloître Saint-Germain-l'Auxerrois. +Ce fut des écuries des Guises qu'on tira un cheval d'Espagne, qui, +sellé, bridé, attendit dans l'arrière-cour, près de la porte de +derrière. Trois jours durant, derrière un treillis de fenêtre masqué +de vieux drapeaux, se tint patiemment l'assassin, l'arquebuse chargée +de balles de cuivre, appuyée et couchant en joue.</p> + +<p>Cependant les noces de Navarre et de Condé, qu'on maria aussi, +continuaient. Des bals, des farces plus ou moins indécentes, remplissaient toutes les nuits, et le jour on dormait; toute affaire -ajournée, le roi perdu dans les amusement avec sa furie ordinaire; -protestants, catholiques, tout mêlé et dansant ensemble. Cependant, -dans ces fêtes folles, on distingue fort bien la malice du duc d'Anjou -et sa griffe de chat. C'est lui, sa mère, les Italiens, qui, sans nul -doute, se donnèrent le plaisir de ridiculiser le jeune paysan -béarnais, d'en faire un sot devant sa femme, de faire jouer aux dupes -mêmes une comédie du futur crime, de rire avant d'assassiner.</p> - -<p>Ce fut, en mascarade, le <i>Mystère des trois mondes</i>, comme on fit -jadis à Florence au pont de l'Arno. Au paradis, rempli de nymphes, -voulaient entrer des chevaliers (Condé, Navarre); mais il était gardé -par d'autres chevaliers, par le roi et ses frères, qui rompaient la -pique avec eux et finissaient par les traîner du côté de l'enfer, où -les diables les enfermaient. Cependant les vainqueurs allèrent -chercher les nymphes et dansèrent avec elles toute une grande heure, +ajournée, le roi perdu dans les amusement avec sa furie ordinaire; +protestants, catholiques, tout mêlé et dansant ensemble. Cependant, +dans ces fêtes folles, on distingue fort bien la malice du duc d'Anjou +et sa griffe de chat. C'est lui, sa mère, les Italiens, qui, sans nul +doute, se donnèrent le plaisir de ridiculiser le jeune paysan +béarnais, d'en faire un sot devant sa femme, de faire jouer aux dupes +mêmes une comédie du futur crime, de rire avant d'assassiner.</p> + +<p>Ce fut, en mascarade, le <i>Mystère des trois mondes</i>, comme on fit +jadis à Florence au pont de l'Arno. Au paradis, rempli de nymphes, +voulaient entrer des chevaliers (Condé, Navarre); mais il était gardé +par d'autres chevaliers, par le roi et ses frères, qui rompaient la +pique avec eux et finissaient par les traîner du côté de l'enfer, où +les diables les enfermaient. Cependant les vainqueurs allèrent +chercher les nymphes et dansèrent avec elles toute une grande heure, longueur impertinente, ennuyeuse pour les vaincus. Navarre dut rester en enfer pendant qu'on fit danser sa femme. <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> Le combat reprit -ensuite, et des traînées de poudre qui éclatèrent de tous côtés, -remplissant le palais de fumée, d'odeur sulfureuse, mirent en fuite +ensuite, et des traînées de poudre qui éclatèrent de tous côtés, +remplissant le palais de fumée, d'odeur sulfureuse, mirent en fuite toute l'assistance.</p> -<p>Damnés, vaincus et ridicules, ce fut le sort des deux maris. Le jour -suivant, on les fit Turcs, c'est-à-dire vaincus encore; les Turcs -venaient de l'être à la bataille de Lépante. Dans un tournoi en -mascarade, le roi de Navarre avec les siens, parurent vêtus en Turcs, +<p>Damnés, vaincus et ridicules, ce fut le sort des deux maris. Le jour +suivant, on les fit Turcs, c'est-à -dire vaincus encore; les Turcs +venaient de l'être à la bataille de Lépante. Dans un tournoi en +mascarade, le roi de Navarre avec les siens, parurent vêtus en Turcs, avec des turbans verts. Ces Turcs de carnaval furent battus par deux -femmes, deux amazones, qui n'étaient autres que le roi et son frère.</p> +femmes, deux amazones, qui n'étaient autres que le roi et son frère.</p> -<p>La majesté royale en jupe courte! Spectacle honteux, baroque! Mais -plus choquant encore était Anjou, impudique figure qui se complaisait -dans ce rôle et dans sa grâce infâme, couvrant de honteuses folies -les apprêts de l'assassinat (jeudi 21 août 1572).</p> +<p>La majesté royale en jupe courte! Spectacle honteux, baroque! Mais +plus choquant encore était Anjou, impudique figure qui se complaisait +dans ce rôle et dans sa grâce infâme, couvrant de honteuses folies +les apprêts de l'assassinat (jeudi 21 août 1572).</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> CHAPITRE XXIII<br> -<span class="smaller">BLESSURE DE COLIGNY.—CHARLES IX CONSENT À SA MORT<br> -22-23 Août 1572</span></h3> +<span class="smaller">BLESSURE DE COLIGNY.—CHARLES IX CONSENT À SA MORT<br> +22-23 Août 1572</span></h3> <p>Coligny, quoique malade, croyait partir la semaine qui suivrait le -mariage. Il l'écrit ainsi à sa femme, dans une lettre infiniment +mariage. Il l'écrit ainsi à sa femme, dans une lettre infiniment tendre, fort touchante, qui ferait croire qu'il sentait sa situation -et pensait bien que c'étaient les dernières paroles qu'ils dussent -échanger dans ce monde.</p> +et pensait bien que c'étaient les dernières paroles qu'ils dussent +échanger dans ce monde.</p> -<p>Dans un sombre petit hôtel, voisin du Louvre, tout près du cloître +<p>Dans un sombre petit hôtel, voisin du Louvre, tout près du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois, il recevait coup sur coup de mauvaises -nouvelles. L'édit de pacification devenait une risée; un enfant qu'on -portait au prêche pour le baptiser fut tué dans les bras de sa mère. +nouvelles. L'édit de pacification devenait une risée; un enfant qu'on +portait au prêche pour le baptiser fut tué dans les bras de sa mère. Les Guises grossissaient dans Paris, et Montmorency en sortait.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> Ce chef futur des politiques, en abandonnant ainsi Coligny, -fut une des causes du massacre. S'il fût resté avec les siens, avec la -nombreuse noblesse attachée à sa famille, on eût regardé à deux fois -avant de tirer l'épée.</p> - -<p>Il crut acquitter sa conscience en avertissant Coligny de pourvoir à -sa sûreté.</p> - -<p>Le devoir clouait celui-ci au fatal séjour de Paris; s'il eût bougé, -il perdait tout. La seule chance qu'il eût qu'on fît droit aux -plaintes des protestants, et qu'on aidât d'un secours l'invasion du -prince d'Orange, était dans sa persévérance, dans l'ascendant qu'il -avait pris sur l'esprit du jeune roi. Partir, c'était rompre avec lui, -c'était tout abandonner, recommencer la guerre civile. Dût-il mourir à +fut une des causes du massacre. S'il fût resté avec les siens, avec la +nombreuse noblesse attachée à sa famille, on eût regardé à deux fois +avant de tirer l'épée.</p> + +<p>Il crut acquitter sa conscience en avertissant Coligny de pourvoir à +sa sûreté.</p> + +<p>Le devoir clouait celui-ci au fatal séjour de Paris; s'il eût bougé, +il perdait tout. La seule chance qu'il eût qu'on fît droit aux +plaintes des protestants, et qu'on aidât d'un secours l'invasion du +prince d'Orange, était dans sa persévérance, dans l'ascendant qu'il +avait pris sur l'esprit du jeune roi. Partir, c'était rompre avec lui, +c'était tout abandonner, recommencer la guerre civile. Dût-il mourir à Paris, cela valait encore mieux.</p> -<p>Sentinelle infortunée du grand parti protestant qui ne lui donnait nul -appui, ni d'Angleterre, ni d'Allemagne, il périssait abandonné. On le -voit parfaitement par une lettre de Catherine (21 août). Au moment où -l'assassin attendait déjà Coligny, la reine mère est si convaincue de -l'indifférence d'Élisabeth à cet événement qu'elle suit avec confiance -l'affaire du mariage, et propose une entrevue entre son fils Alençon -et la reine d'Angleterre «sur mer, par un beau jour calme, entre -Douvres, Boulogne et Calais.»</p> +<p>Sentinelle infortunée du grand parti protestant qui ne lui donnait nul +appui, ni d'Angleterre, ni d'Allemagne, il périssait abandonné. On le +voit parfaitement par une lettre de Catherine (21 août). Au moment où +l'assassin attendait déjà Coligny, la reine mère est si convaincue de +l'indifférence d'Élisabeth à cet événement qu'elle suit avec confiance +l'affaire du mariage, et propose une entrevue entre son fils Alençon +et la reine d'Angleterre «sur mer, par un beau jour calme, entre +Douvres, Boulogne et Calais.»</p> -<p>On savait parfaitement qu'Élisabeth, alarmée des grands projets de +<p>On savait parfaitement qu'Élisabeth, alarmée des grands projets de Coligny, ne vengerait nullement sa mort et prendrait fort en patience -un événement qui allait fermer aux armes françaises la conquête des +un événement qui allait fermer aux armes françaises la conquête des Pays-Bas.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> Lui seul était la pierre d'achoppement. Il inquiétait -l'Europe, surtout ses prétendus amis.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> Lui seul était la pierre d'achoppement. Il inquiétait +l'Europe, surtout ses prétendus amis.</p> -<p>Le vendredi 22 août, comme il rentrait lentement chez lui, revenant du -conseil et lisant une requête, il passe devant la fenêtre fatale, il -est tiré... Une balle lui emporte l'index de la main droite, une autre +<p>Le vendredi 22 août, comme il rentrait lentement chez lui, revenant du +conseil et lisant une requête, il passe devant la fenêtre fatale, il +est tiré... Une balle lui emporte l'index de la main droite, une autre traverse le bras gauche.</p> -<p>Maurevert avait tiré, comme Poltrot, de manière à blesser son homme, -lors même qu'il serait cuirassé. Son arme était appuyée et pouvait -tirer bien mieux. Mais la main du fanatique était restée ferme, et la +<p>Maurevert avait tiré, comme Poltrot, de manière à blesser son homme, +lors même qu'il serait cuirassé. Son arme était appuyée et pouvait +tirer bien mieux. Mais la main du fanatique était restée ferme, et la main du coquin trembla.</p> -<p>Sans s'émouvoir, Coligny montre la fenêtre d'où l'on a tiré et dit: -«Avertissez le roi.»</p> +<p>Sans s'émouvoir, Coligny montre la fenêtre d'où l'on a tiré et dit: +«Avertissez le roi.»</p> -<p>Le roi jouait à la paume avec Guise et Téligny. Il jeta sa raquette, -parut tout bouleversé et rentra brusquement, puis fit trois choses qui -prouvaient sa bonne foi. Il ordonna l'enquête, il défendit aux -bourgeois de s'armer (<i>Registres de la ville</i>), et il fit dire à tous -les catholiques logés autour de l'amiral d'aller ailleurs, afin qu'on -pût y concentrer des protestants.</p> +<p>Le roi jouait à la paume avec Guise et Téligny. Il jeta sa raquette, +parut tout bouleversé et rentra brusquement, puis fit trois choses qui +prouvaient sa bonne foi. Il ordonna l'enquête, il défendit aux +bourgeois de s'armer (<i>Registres de la ville</i>), et il fit dire à tous +les catholiques logés autour de l'amiral d'aller ailleurs, afin qu'on +pût y concentrer des protestants.</p> -<p>On a dit qu'il voulait faire massacrer ceux-ci, qu'il les réunissait -pour les envelopper. Cependant, quand on songe à la vaillance connue -de cette noblesse, à sa fermeté éprouvée, on sentira que la réunir -ainsi, c'était la fortifier, c'était rendre le meurtre infiniment plus -difficile, préparer un combat à mort.</p> +<p>On a dit qu'il voulait faire massacrer ceux-ci, qu'il les réunissait +pour les envelopper. Cependant, quand on songe à la vaillance connue +de cette noblesse, à sa fermeté éprouvée, on sentira que la réunir +ainsi, c'était la fortifier, c'était rendre le meurtre infiniment plus +difficile, préparer un combat à mort.</p> -<p>Je ne vois pas que Coligny ait profité de l'autorisation. Il voulut +<p>Je ne vois pas que Coligny ait profité de l'autorisation. Il voulut lier Charles IX, comme il avait fait en lui rendant les places de -sûreté. Pourquoi eût-il voulu plus de garantie pour lui-même qu'il +sûreté. Pourquoi eût-il voulu plus de garantie pour lui-même qu'il n'en gardait pour <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> son parti? Beaucoup de protestants -venaient. Mais il n'eut, à poste fixe, que des gardes du roi. Anjou +venaient. Mais il n'eut, à poste fixe, que des gardes du roi. Anjou eut soin d'y mettre un capitaine ennemi de l'amiral.</p> -<p>L'illustre chirurgien Ambroise Paré coupa le doigt du blessé et fit à +<p>L'illustre chirurgien Ambroise Paré coupa le doigt du blessé et fit à l'autre bras de profondes incisions. Ses amis pleuraient. Lui, -merveilleusement patient: «Ce sont là des bienfaits de -Dieu.»—Quelqu'un dit: «Oui, monsieur, remercions-le. Il a épargné la -tête et l'entendement.»</p> +merveilleusement patient: «Ce sont là des bienfaits de +Dieu.»—Quelqu'un dit: «Oui, monsieur, remercions-le. Il a épargné la +tête et l'entendement.»</p> -<p>Il y avait là un saint homme, le ministre Merlin, le même, je crois, -qui sauva le coupable père de Rubens et obtint sa grâce du prince -d'Orange. Merlin dit à l'amiral: «Vous faites bien, monsieur, de ne -penser qu'à Dieu et d'oublier les assassins.»</p> +<p>Il y avait là un saint homme, le ministre Merlin, le même, je crois, +qui sauva le coupable père de Rubens et obtint sa grâce du prince +d'Orange. Merlin dit à l'amiral: «Vous faites bien, monsieur, de ne +penser qu'à Dieu et d'oublier les assassins.»</p> -<p>Le calme et l'extraordinaire force d'âme de l'amiral parut à deux +<p>Le calme et l'extraordinaire force d'âme de l'amiral parut à deux choses:</p> -<p>Dans l'opération très-douloureuse, et qu'Ambroise Paré ne fit qu'en +<p>Dans l'opération très-douloureuse, et qu'Ambroise Paré ne fit qu'en trois fois, ayant un mauvais instrument, le patient ne sourcilla point -et dit seulement à l'oreille d'un de ceux qui le soutenaient que -Merlin donnât cent écus d'or aux pauvres de l'Église de Paris.</p> +et dit seulement à l'oreille d'un de ceux qui le soutenaient que +Merlin donnât cent écus d'or aux pauvres de l'Église de Paris.</p> -<p>D'autre part, malgré tant de vraisemblances, de preuves même et +<p>D'autre part, malgré tant de vraisemblances, de preuves même et d'aveux des gens de la maison fatale, comme on parlait des coupables, -il dit: «Je n'ai d'ennemis que MM. de Guise. Toutefois je n'affirme -point qu'ils aient fait le coup.»</p> +il dit: «Je n'ai d'ennemis que MM. de Guise. Toutefois je n'affirme +point qu'ils aient fait le coup.»</p> -<p>Quelques hommes déterminés offrirent à l'amiral d'aller poignarder les -Guises à la tête de leurs bandes. Mais il le leur défendit.</p> +<p>Quelques hommes déterminés offrirent à l'amiral d'aller poignarder les +Guises à la tête de leurs bandes. Mais il le leur défendit.</p> -<p>Les maréchaux Damville, Villars et Cossé vinrent <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> le voir. -Ils le trouvèrent gai et calme. Il dit à Cossé «Vous souvenez-vous de +<p>Les maréchaux Damville, Villars et Cossé vinrent <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> le voir. +Ils le trouvèrent gai et calme. Il dit à Cossé «Vous souvenez-vous de l'avis que je vous donnais il y a quelques heures?... Il faut prendre -vos sûretés.»</p> +vos sûretés.»</p> -<p>Damville, avec Téligny, alla de sa part prier le roi de venir. Il vint -à deux heures et demie; mais sa mère, son frère Anjou, Gondi, son -ex-gouverneur, ne le laissèrent pas aller seul; ils le suivirent, -inquiets de ce que dirait le blessé. Ils trouvèrent la petite rue, le -petit hôtel, combles de protestants armés qui les regardaient de -travers et se parlaient à l'oreille, témoignaient peu de respect, -croyant voir dans la mère et son fils Anjou les vrais assassins.</p> +<p>Damville, avec Téligny, alla de sa part prier le roi de venir. Il vint +à deux heures et demie; mais sa mère, son frère Anjou, Gondi, son +ex-gouverneur, ne le laissèrent pas aller seul; ils le suivirent, +inquiets de ce que dirait le blessé. Ils trouvèrent la petite rue, le +petit hôtel, combles de protestants armés qui les regardaient de +travers et se parlaient à l'oreille, témoignaient peu de respect, +croyant voir dans la mère et son fils Anjou les vrais assassins.</p> -<p>Charles IX dit ces propres paroles: «Mon père, la blessure est pour +<p>Charles IX dit ces propres paroles: «Mon père, la blessure est pour vous, la douleur pour moi, et pour moi l'outrage... Mais j'en ferai -telle vengeance qu'on se souviendra à jamais.» Et il en fit avec +telle vengeance qu'on se souviendra à jamais.» Et il en fit avec fureur le plus terrible serment.</p> -<p>Coligny parla comme un homme qui se sent près de la mort. Parmi les -plaintes des Églises, il articula deux accusations.</p> +<p>Coligny parla comme un homme qui se sent près de la mort. Parmi les +plaintes des Églises, il articula deux accusations.</p> -<p>«Pourquoi ne peut-on dire un mot dans votre conseil privé que le duc -d'Albe n'en soit averti au moment même?»</p> +<p>«Pourquoi ne peut-on dire un mot dans votre conseil privé que le duc +d'Albe n'en soit averti au moment même?»</p> -<p>Puis il lui dit à l'oreille (ce que de Thou a supprimé par respect -pour Catherine et pour Henri III): «Souvenez-vous des avertissements -que je vous ai donnés sur ceux qui trament contre vous. Si Votre -Majesté tient à la vie, elle doit être sur ses gardes.»</p> +<p>Puis il lui dit à l'oreille (ce que de Thou a supprimé par respect +pour Catherine et pour Henri III): «Souvenez-vous des avertissements +que je vous ai donnés sur ceux qui trament contre vous. Si Votre +Majesté tient à la vie, elle doit être sur ses gardes.»</p> -<p>«Vous vous échauffez trop, dit la reine. Il n'y pas d'apparence de -faire parler si longtemps un malade.» Et elle emmena le roi. Le seul +<p>«Vous vous échauffez trop, dit la reine. Il n'y pas d'apparence de +faire parler si longtemps un malade.» Et elle emmena le roi. Le seul Henri d'Anjou, dont la <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> maligne nature jouissait dans le -mensonge, resta un moment de plus pour dire un mot d'amitié à celui +mensonge, resta un moment de plus pour dire un mot d'amitié à celui qu'il assassinait.</p> -<p>Cette hypocrisie pouvait-elle donner le change à Charles IX? On peut -en douter; il rentra profondément triste et rêveur. Sa mère cependant -l'obsédait pour tirer de lui ce que l'amiral avait dit si bas. Il -refusa quelque temps, puis éclata tout à coup: «Ce qu'il me disoit, +<p>Cette hypocrisie pouvait-elle donner le change à Charles IX? On peut +en douter; il rentra profondément triste et rêveur. Sa mère cependant +l'obsédait pour tirer de lui ce que l'amiral avait dit si bas. Il +refusa quelque temps, puis éclata tout à coup: «Ce qu'il me disoit, madame? Si vous voulez le savoir, il disoit que tout le pouvoir s'est -écoulé dans vos mains, et qu'il m'en adviendra mal.» Il sortit et -s'enferma. «Nous vîmes bien dès lors, dit lui-même Henri d'Anjou, -qu'il n'y avoit pas de temps à perdre pour dépêcher l'amiral.»</p> +écoulé dans vos mains, et qu'il m'en adviendra mal.» Il sortit et +s'enferma. «Nous vîmes bien dès lors, dit lui-même Henri d'Anjou, +qu'il n'y avoit pas de temps à perdre pour dépêcher l'amiral.»</p> -<p>Cependant le roi de Navarre et le prince de Condé, qui avaient demandé -en vain permission de se retirer, délibéraient chez Coligny avec +<p>Cependant le roi de Navarre et le prince de Condé, qui avaient demandé +en vain permission de se retirer, délibéraient chez Coligny avec quelques protestants sur ce qu'il convenait de faire. L'un d'eux dit: -«Partir à l'instant. Mais le blessé eût été difficile à transporter, -et Téligny répondait de la sincérité du roi.»</p> +«Partir à l'instant. Mais le blessé eût été difficile à transporter, +et Téligny répondait de la sincérité du roi.»</p> <p>Marguerite nous apprend ici un fait essentiel. On voit que les -protestants ne se fiaient pas beaucoup à son mari, le roi de Navarre; -qu'ils le voyaient apprivoisé par les caresses catholiques, qu'un -pressentiment leur révélait dans le petit Béarnais ce leste sauteur -qui dit: «Je vais faire le saut périlleux.» Et: «Paris vaut bien -messe.» Ils lui firent signer, à lui, au prince de Condé et sans doute -aux courtisans protestants de Charles IX, une obligation écrite de +protestants ne se fiaient pas beaucoup à son mari, le roi de Navarre; +qu'ils le voyaient apprivoisé par les caresses catholiques, qu'un +pressentiment leur révélait dans le petit Béarnais ce leste sauteur +qui dit: «Je vais faire le saut périlleux.» Et: «Paris vaut bien +messe.» Ils lui firent signer, à lui, au prince de Condé et sans doute +aux courtisans protestants de Charles IX, une obligation écrite de venger l'attentat fait sur Coligny.</p> -<p>Le bruit s'en répandit sans doute. On sema par tout <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> Paris la -nouvelle lamentable que ces furieux protestants avaient juré d'égorger -le pauvre jeune Henri de Guise. Malgré les défenses du roi, les -capitaines de quartier, les meneurs des confréries, avaient fait -prendre les armes. L'immensité du mouvement dépassait tout ce -qu'avaient attendu Catherine et le duc d'Anjou, mouvement donné par le -clergé et tout au profit de Guise (samedi 23 août).</p> +<p>Le bruit s'en répandit sans doute. On sema par tout <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> Paris la +nouvelle lamentable que ces furieux protestants avaient juré d'égorger +le pauvre jeune Henri de Guise. Malgré les défenses du roi, les +capitaines de quartier, les meneurs des confréries, avaient fait +prendre les armes. L'immensité du mouvement dépassait tout ce +qu'avaient attendu Catherine et le duc d'Anjou, mouvement donné par le +clergé et tout au profit de Guise (samedi 23 août).</p> -<p>Henri d'Anjou, qui s'était retiré si habilement derrière Guise pour +<p>Henri d'Anjou, qui s'était retiré si habilement derrière Guise pour lui faire frapper le premier coup sur l'amiral, perdait toute son importance, toute faveur des catholiques, tout son renom de Jarnac et -de Montcontour, s'il restait toujours derrière. Il se hasarda dans -Paris, non à cheval, mais à demi caché dans un coche, menant avec lui -son frère bâtard, Henri d'Angoulême, à qui il promettait la place +de Montcontour, s'il restait toujours derrière. Il se hasarda dans +Paris, non à cheval, mais à demi caché dans un coche, menant avec lui +son frère bâtard, Henri d'Angoulême, à qui il promettait la place d'amiral de France s'il achevait Coligny. Sur leur route par la ville, -trouvant tout le peuple armé, ému, mais trop lent encore, ils semèrent -habilement une panique (le même moyen qui fit faire en 93 les +trouvant tout le peuple armé, ému, mais trop lent encore, ils semèrent +habilement une panique (le même moyen qui fit faire en 93 les massacres de septembre): ils dirent, ce que disaient les protestants, -que Montmorency avait été chercher un grand corps de cavalerie pour -tomber sur Paris. L'effet désiré fut atteint. On trouva dans la peur -des forces inouïes de courage; d'officieux avertisseurs dirent qu'il -fallait se hâter d'égorger les protestants.</p> - -<p>Un petit conseil secret de la reine et des Italiens avait eu lieu à -l'écart, non au Louvre, mais aux Tuileries, par-devant le roi. Leur -avis, original et singulier, était qu'il fallait profiter du -mouvement, laisser les Guises égorger les chefs protestants; le roi +que Montmorency avait été chercher un grand corps de cavalerie pour +tomber sur Paris. L'effet désiré fut atteint. On trouva dans la peur +des forces inouïes de courage; d'officieux avertisseurs dirent qu'il +fallait se hâter d'égorger les protestants.</p> + +<p>Un petit conseil secret de la reine et des Italiens avait eu lieu à +l'écart, non au Louvre, mais aux Tuileries, par-devant le roi. Leur +avis, original et singulier, était qu'il fallait profiter du +mouvement, laisser les Guises égorger les chefs protestants; le roi surviendrait <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> alors, tomberait sur les Guises affaiblis, se -trouverait débarrassé des uns et des autres, de tous les grands, et +trouverait débarrassé des uns et des autres, de tous les grands, et vraiment roi.</p> -<p>Conseil italien et classique, d'après les modèles célèbres que les -petits princes italiens avaient laissés en ce genre, mais ici -inapplicable. Le roi était loin de pouvoir se débarrasser des Guises, -étant en réalité plutôt dans leurs mains.</p> - -<p>Il paraît du reste avoir goûté très-peu ces conseils. Un domestique -des Guises ayant été arrêté, ils vinrent hypocritement dire à Charles -IX qu'accablés par la calomnie et dans la disgrâce du roi, ils -demandaient la permission de se retirer. Le roi dit: «Vous pouvez -partir. Je saurai bien vous retrouver, s'il faut faire justice.» Ils -se mirent seulement en route et s'arrêtèrent dans les faubourgs.</p> - -<p>C'était le samedi soir (23 août). La reine mère fit un effort décisif -près de son fils. Elle lui montra qu'il était seul, avec son petit -régiment des gardes; que les protestants allaient appeler à eux des -renforts, soulever toutes les villes; que les catholiques eux-mêmes, +<p>Conseil italien et classique, d'après les modèles célèbres que les +petits princes italiens avaient laissés en ce genre, mais ici +inapplicable. Le roi était loin de pouvoir se débarrasser des Guises, +étant en réalité plutôt dans leurs mains.</p> + +<p>Il paraît du reste avoir goûté très-peu ces conseils. Un domestique +des Guises ayant été arrêté, ils vinrent hypocritement dire à Charles +IX qu'accablés par la calomnie et dans la disgrâce du roi, ils +demandaient la permission de se retirer. Le roi dit: «Vous pouvez +partir. Je saurai bien vous retrouver, s'il faut faire justice.» Ils +se mirent seulement en route et s'arrêtèrent dans les faubourgs.</p> + +<p>C'était le samedi soir (23 août). La reine mère fit un effort décisif +près de son fils. Elle lui montra qu'il était seul, avec son petit +régiment des gardes; que les protestants allaient appeler à eux des +renforts, soulever toutes les villes; que les catholiques eux-mêmes, s'il n'agissait pas, agiraient sans lui, nommeraient un <i>capitaine -général</i>. C'était lui dire précisément ce qui se fit dans la Ligue.</p> +général</i>. C'était lui dire précisément ce qui se fit dans la Ligue.</p> -<p>Elle lui dit: «Vous n'aurez pas une seule ville en France où vous +<p>Elle lui dit: «Vous n'aurez pas une seule ville en France où vous retirer.</p> -<p>Ce qui me prouve que le récit attribué au duc d'Anjou est vraiment de -lui ou d'un homme à lui, c'est qu'à ce moment il dissimule la -situation honteuse où se trouvèrent les coupables (lui, sa mère et -Retz), et suppose que Catherine réussit auprès du roi. Tavannes -<span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> (homme du duc d'Anjou) suit la même tradition, la moins -humiliante pour le fils et la mère.</p> - -<p>Mais voici le grand, le véritable, le naïf historien de la -Saint-Barthélemy, Marguerite de Valois, qui nous apprend que le fils -et la mère, repoussés apparemment par Charles IX, dans leur peur et -dans leur danger, lui envoyèrent un homme qui pleurât pour eux et le -décidât au massacre qui seul pouvait les sauver. Cet homme était Retz +<p>Ce qui me prouve que le récit attribué au duc d'Anjou est vraiment de +lui ou d'un homme à lui, c'est qu'à ce moment il dissimule la +situation honteuse où se trouvèrent les coupables (lui, sa mère et +Retz), et suppose que Catherine réussit auprès du roi. Tavannes +<span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> (homme du duc d'Anjou) suit la même tradition, la moins +humiliante pour le fils et la mère.</p> + +<p>Mais voici le grand, le véritable, le naïf historien de la +Saint-Barthélemy, Marguerite de Valois, qui nous apprend que le fils +et la mère, repoussés apparemment par Charles IX, dans leur peur et +dans leur danger, lui envoyèrent un homme qui pleurât pour eux et le +décidât au massacre qui seul pouvait les sauver. Cet homme était Retz (Gondi), ex-gouverneur de Charles IX.</p> <p>Marguerite nous apprend que, le lendemain dimanche, <i>les huguenots en corps devaient venir au corps accuser Guise</i> solennellement devant le -roi. Guise, contre qui tant de preuves se réunissaient, n'eût pu ni +roi. Guise, contre qui tant de preuves se réunissaient, n'eût pu ni voulu nier un coup qui le mettait si haut dans la faveur des -catholiques; mais il eût dit qu'il n'avait rien fait que sur l'ordre -de l'autorité légitime, l'ordre de monseigneur le duc d'Anjou, -lieutenant général du royaume.</p> +catholiques; mais il eût dit qu'il n'avait rien fait que sur l'ordre +de l'autorité légitime, l'ordre de monseigneur le duc d'Anjou, +lieutenant général du royaume.</p> -<p>Ainsi, tout se fût dévoilé à la face du monde.</p> +<p>Ainsi, tout se fût dévoilé à la face du monde.</p> -<p>Anjou et Catherine allaient être convaincus d'avoir voulu tuer -Coligny, parce que Coligny poussait le roi à mettre hors de France son -dangereux héritier. Cela était trop évident. Avec un homme soudain et -violent comme Charles IX, Anjou eût fort bien pu périr, et Catherine, -menacée tant de fois d'être renvoyée en Italie, eût probablement, à ce +<p>Anjou et Catherine allaient être convaincus d'avoir voulu tuer +Coligny, parce que Coligny poussait le roi à mettre hors de France son +dangereux héritier. Cela était trop évident. Avec un homme soudain et +violent comme Charles IX, Anjou eût fort bien pu périr, et Catherine, +menacée tant de fois d'être renvoyée en Italie, eût probablement, à ce coup, repris le chemin de Florence.</p> -<p>Donc, le samedi 23 août à dix heures du soir, les deux coupables, la -mère et le fils, firent avouer leur cas honteux, en tâchant de donner +<p>Donc, le samedi 23 août à dix heures du soir, les deux coupables, la +mère et le fils, firent avouer leur cas honteux, en tâchant de donner le change sur leurs <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> vrais motifs. Retz dit au roi, dit -Marguerite: «Que le coup n'avoit été par M. de Guise, mais que mon -frère le roi de Pologne et la reine ma mère avoient été de la partie.»</p> +Marguerite: «Que le coup n'avoit été par M. de Guise, mais que mon +frère le roi de Pologne et la reine ma mère avoient été de la partie.»</p> -<p>Pourquoi: «Parce que la reine mère avoit voulu se venger de la mort de -Charny.» Bourde grossière, qu'on dut faire difficilement avaler à -Charles IX. Il connaissait trop sa mère, qui n'avait ni cœur ni -âme, ni amour ni haine, nulle <i>vendetta</i>, à coup sûr.</p> +<p>Pourquoi: «Parce que la reine mère avoit voulu se venger de la mort de +Charny.» Bourde grossière, qu'on dut faire difficilement avaler à +Charles IX. Il connaissait trop sa mère, qui n'avait ni cœur ni +âme, ni amour ni haine, nulle <i>vendetta</i>, à coup sûr.</p> -<p>À l'appui de cette sottise qui ne prenait pas, Retz ajoutait tout -doucement que: «Si le roi continuoit en la résolution qu'il avoit de -faire justice de M. de Guise, <i>il était en danger lui-même</i>, puisque -sa famille était accusée.»</p> +<p>À l'appui de cette sottise qui ne prenait pas, Retz ajoutait tout +doucement que: «Si le roi continuoit en la résolution qu'il avoit de +faire justice de M. de Guise, <i>il était en danger lui-même</i>, puisque +sa famille était accusée.»</p> <p>Mais Charles IX faisant apparemment la sourde oreille, Retz ajoutait: -«Que les huguenots étoient en tel désespoir, qu'ils s'en prenoient -non-seulement à M. de Guise, à la reine, à M. d'Anjou, mais <i>qu'ils -croyaient aussi que le roi en fût consentant</i> et avoient résolu de -recourir aux armes <i>la nuit même</i>. De sorte qu'il voyoit Sa Majesté -dans un très-grand danger, soit du côté des huguenots, <i>soit des -catholiques</i> par M. de Guise.»</p> - -<p>C'était le samedi 23 à dix heures du soir, on voulait agir à minuit. -Pour être en mesure, il fallait tirer un ordre immédiat. Ainsi, pas un -moment de délibération; il lui fallut se décider sur l'heure et sans -remise, trancher en un moment sur la résolution suprême qui allait, à -partir de cette minute, retenir à jamais, emporter sa mémoire dans -l'exécration éternelle!</p> +«Que les huguenots étoient en tel désespoir, qu'ils s'en prenoient +non-seulement à M. de Guise, à la reine, à M. d'Anjou, mais <i>qu'ils +croyaient aussi que le roi en fût consentant</i> et avoient résolu de +recourir aux armes <i>la nuit même</i>. De sorte qu'il voyoit Sa Majesté +dans un très-grand danger, soit du côté des huguenots, <i>soit des +catholiques</i> par M. de Guise.»</p> + +<p>C'était le samedi 23 à dix heures du soir, on voulait agir à minuit. +Pour être en mesure, il fallait tirer un ordre immédiat. Ainsi, pas un +moment de délibération; il lui fallut se décider sur l'heure et sans +remise, trancher en un moment sur la résolution suprême qui allait, à +partir de cette minute, retenir à jamais, emporter sa mémoire dans +l'exécration éternelle!</p> <p>La peur est contagieuse. Il est probable que la peur <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> visible -de ce lâche Italien, sa pâleur, sa mine basse, courbée, son -frissonnement, gagnèrent Charles IX. Sur son attitude hautaine, et sur -sa colère au retour de Meaux, on l'avait cru brave. Mais il était, -tous les récits l'attestent, d'un tempérament nerveux, d'une +de ce lâche Italien, sa pâleur, sa mine basse, courbée, son +frissonnement, gagnèrent Charles IX. Sur son attitude hautaine, et sur +sa colère au retour de Meaux, on l'avait cru brave. Mais il était, +tous les récits l'attestent, d'un tempérament nerveux, d'une imagination infiniment impressionnable. La nuit, la situation -imprévue, la pensée surtout d'avoir dans le Louvre même trente ou -quarante protestants des plus redoutés, un Pardaillan, un de Piles, -les premières épées de France, tout concourut à la terreur.</p> - -<p>Ajoutons une circonstance, la première que je vais emprunter aux -récits protestants (jusqu'ici je n'ai rien tiré que des sources -catholiques). On apprit à Charles IX <i>que le peuple était armé</i>!—Et -comment cela? dit-il étonné.—Votre Majesté elle-même avait ordonné -que chacun fût à son quartier.—Oui, mais <i>j'avais défendu que -personne prît les armes</i>.</p> - -<p>Cet <i>étonnement</i> du roi ne se trouve que dans la <i>Relation</i> -protestante. Fait grave déjà prouvé par les Registres de la ville. -D'autant plus grave et naïf ici, qu'il échappe à l'auteur de la -<i>Relation</i> contre son propre système, et dément la longue -préméditation qu'il attribue à Charles IX.</p> - -<p>Retz n'a point écrit de mémoires malheureusement. Nous ne savons pas -par quel moyen décisif il gagna sa cause.</p> - -<p>Seulement il faut se rappeler qu'on parlait à un homme de tête bien -peu solide, poète et fort imaginatif. L'Italien dut l'emporter, non en -atténuant la chose, mais plutôt en la grandissant, en rappelant les -massacres illustres de l'histoire, comme les <i>Vêpres <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> -siciliennes</i>, mystérieuse et soudaine extermination d'un grand peuple -en une nuit, saignée immense, vastes ruisseaux de sang...</p> - -<p>Charles IX, dans sa visite à Coligny, avait demandé et vu la manche de -son habit encore trempée de sang et de rouge. Une très-mauvaise vue -pour un fou. Il s'était fort exalté, regardant toujours cette manche: -«Quoi! c'est là, répétait-il, le sang, le véritable sang de ce fameux -amiral!»</p> - -<p>Il paraît qu'au beau milieu de l'animation il lui revint une terreur. -Mais si les protestants se vengent, s'ils se soulèvent par toute la -France, s'ils ont des armées étrangères, etc.</p> - -<p>À cela, le doux Italien eut une réponse facile: c'est que MM. de Guise +imprévue, la pensée surtout d'avoir dans le Louvre même trente ou +quarante protestants des plus redoutés, un Pardaillan, un de Piles, +les premières épées de France, tout concourut à la terreur.</p> + +<p>Ajoutons une circonstance, la première que je vais emprunter aux +récits protestants (jusqu'ici je n'ai rien tiré que des sources +catholiques). On apprit à Charles IX <i>que le peuple était armé</i>!—Et +comment cela? dit-il étonné.—Votre Majesté elle-même avait ordonné +que chacun fût à son quartier.—Oui, mais <i>j'avais défendu que +personne prît les armes</i>.</p> + +<p>Cet <i>étonnement</i> du roi ne se trouve que dans la <i>Relation</i> +protestante. Fait grave déjà prouvé par les Registres de la ville. +D'autant plus grave et naïf ici, qu'il échappe à l'auteur de la +<i>Relation</i> contre son propre système, et dément la longue +préméditation qu'il attribue à Charles IX.</p> + +<p>Retz n'a point écrit de mémoires malheureusement. Nous ne savons pas +par quel moyen décisif il gagna sa cause.</p> + +<p>Seulement il faut se rappeler qu'on parlait à un homme de tête bien +peu solide, poète et fort imaginatif. L'Italien dut l'emporter, non en +atténuant la chose, mais plutôt en la grandissant, en rappelant les +massacres illustres de l'histoire, comme les <i>Vêpres <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> +siciliennes</i>, mystérieuse et soudaine extermination d'un grand peuple +en une nuit, saignée immense, vastes ruisseaux de sang...</p> + +<p>Charles IX, dans sa visite à Coligny, avait demandé et vu la manche de +son habit encore trempée de sang et de rouge. Une très-mauvaise vue +pour un fou. Il s'était fort exalté, regardant toujours cette manche: +«Quoi! c'est là , répétait-il, le sang, le véritable sang de ce fameux +amiral!»</p> + +<p>Il paraît qu'au beau milieu de l'animation il lui revint une terreur. +Mais si les protestants se vengent, s'ils se soulèvent par toute la +France, s'ils ont des armées étrangères, etc.</p> + +<p>À cela, le doux Italien eut une réponse facile: c'est que MM. de Guise prenaient tout sur eux, qu'ils en faisaient une affaire de <i>vendetta</i>, de famille, une querelle personnelle, et nullement une affaire -générale de religion. La chose resterait ainsi comme ces vieilles +générale de religion. La chose resterait ainsi comme ces vieilles querelles de villes italiennes, comme les meurtres de La Scala, comme les vengeances mutuelles des Montaigu, des Capulet.</p> <p>Le roi pouvait dormir sur les deux oreilles. Le dimanche soir, tout -serait fini, Guise partirait de Paris. Et en même temps une lettre du -roi pour toute la France: «Les Guises et les Châtillons se sont -battus; on n'a pu les en empêcher; le roi le déplore, mais il s'en -lave les mains.»</p> +serait fini, Guise partirait de Paris. Et en même temps une lettre du +roi pour toute la France: «Les Guises et les Châtillons se sont +battus; on n'a pu les en empêcher; le roi le déplore, mais il s'en +lave les mains.»</p> -<p>Lâche et bas conseil d'un cruel poltron, mais qui trouva le roi à son +<p>Lâche et bas conseil d'un cruel poltron, mais qui trouva le roi à son niveau.</p> -<p>Ce ne fut guère qu'entre onze heures et minuit que Charles IX, après -ces deux longues conversations, <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> entamé par sa mère d'abord, -achevé par Retz, fasciné et magnétisé par la peur de ce misérable, -défaillit et consentit...</p> +<p>Ce ne fut guère qu'entre onze heures et minuit que Charles IX, après +ces deux longues conversations, <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> entamé par sa mère d'abord, +achevé par Retz, fasciné et magnétisé par la peur de ce misérable, +défaillit et consentit...</p> -<p>On était si peu sûr de ses résolutions, qu'en envoyant l'ordre à Guise -et à Marcel, ex-prévôt des marchands, la reine mère décida que le -signal sonnerait, non pas d'abord à l'horloge du Palais, assez -éloignée, mais à l'église même du Louvre, à Saint-Germain-l'Auxerrois.</p> +<p>On était si peu sûr de ses résolutions, qu'en envoyant l'ordre à Guise +et à Marcel, ex-prévôt des marchands, la reine mère décida que le +signal sonnerait, non pas d'abord à l'horloge du Palais, assez +éloignée, mais à l'église même du Louvre, à Saint-Germain-l'Auxerrois.</p> -<p>Chose bizarre, mais très-naturelle, l'ayant enfin emporté, elle -commença à avoir peur de sa propre résolution. Tavannes et le duc -d'Anjou l'avouent unanimement. «Elle se serait désistée, dit Tavannes, -si elle avait pu.»</p> +<p>Chose bizarre, mais très-naturelle, l'ayant enfin emporté, elle +commença à avoir peur de sa propre résolution. Tavannes et le duc +d'Anjou l'avouent unanimement. «Elle se serait désistée, dit Tavannes, +si elle avait pu.»</p> -<p>«Nous allasmes, dit le duc d'Anjou, au portail du Louvre joignant le +<p>«Nous allasmes, dit le duc d'Anjou, au portail du Louvre joignant le jeu de paulme, en une chambre qui regarde sur la place de la -basse-cour, pour voir le commencement de l'exécution. Où nous ne fûmes -pas longtemps, ainsi que nous considérions les événements et la -conséquence d'une si grande entreprise (à laquelle, pour dire vray, -nous n'avions jusques alors guères bien pensé), nous entendismes à -l'instant tirer un coup de pistolet. Et ne sçaurois dire en quel -endroict, ni s'il offensa quelqu'un: bien sçay-je que le son seulement +basse-cour, pour voir le commencement de l'exécution. Où nous ne fûmes +pas longtemps, ainsi que nous considérions les événements et la +conséquence d'une si grande entreprise (à laquelle, pour dire vray, +nous n'avions jusques alors guères bien pensé), nous entendismes à +l'instant tirer un coup de pistolet. Et ne sçaurois dire en quel +endroict, ni s'il offensa quelqu'un: bien sçay-je que le son seulement nous blessa si avant en l'esprit, qu'il offensa nos sens et notre -jugement, esprit de terreur et d'appréhension des grands désordres qui +jugement, esprit de terreur et d'appréhension des grands désordres qui s'alloient alors commettre. Et pour y obvier, envoyasmes soudainement et en toute diligence un gentilhomme vers M. de Guise, pour lui dire -et espressément commander qu'il se retirât en son logis, et qu'il se -gardât bien de rien <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> entreprendre sur l'admiral, ce seul -commandement faisant cesser tout le reste. Mais tôt après, le +et espressément commander qu'il se retirât en son logis, et qu'il se +gardât bien de rien <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> entreprendre sur l'admiral, ce seul +commandement faisant cesser tout le reste. Mais tôt après, le gentilhomme retournant nous dit que M. de Guise lui avoit respondu que -le commandement étoit venu trop tard et que l'admiral étoit mort.»</p> +le commandement étoit venu trop tard et que l'admiral étoit mort.»</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> CHAPITRE XXIV<br> <span class="smaller">MORT DE COLIGNY ET MASSACRE DU LOUVRE<br> -22-26 Août 1572</span></h3> +22-26 Août 1572</span></h3> -<p>Si le coup de pistolet fit tressaillir la reine mère et son fils, on -peut bien croire que le blessé, dans sa triste insomnie, ne fut pas +<p>Si le coup de pistolet fit tressaillir la reine mère et son fils, on +peut bien croire que le blessé, dans sa triste insomnie, ne fut pas sans l'entendre. Il n'avait pas grand monde autour de lui. Beaucoup -étaient au Louvre, chez le roi de Navarre, pour qui on craignait -encore plus. Mais il avait, dans deux maisons voisines de son hôtel, -deux postes de gardes du roi. Il se sentait gardé par la parole -royale, par les promesses et les traités faits avec les princes -étrangers, par tout ce qu'il y a de respecté parmi les hommes. Il +étaient au Louvre, chez le roi de Navarre, pour qui on craignait +encore plus. Mais il avait, dans deux maisons voisines de son hôtel, +deux postes de gardes du roi. Il se sentait gardé par la parole +royale, par les promesses et les traités faits avec les princes +étrangers, par tout ce qu'il y a de respecté parmi les hommes. Il venait de recevoir une visite aimable, la plus rassurante de toutes. -La nouvelle mariée, Marguerite de Navarre, dans ces moments sacrés où, -femme et fille encore, oscillant d'un état à l'autre, la jeune épouse -est si touchante, était venue le voir, et comme chercher la -bénédiction du vieillard.</p> - -<p>Fallait-il croire qu'elle fût un espion? Une envoyée <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> -d'Anjou? Et ce frère, trop aimé, usa-t-il de <i>sa petite Margot</i> (ils -appelaient ainsi leur sœur) pour cette commission scélérate? On en +La nouvelle mariée, Marguerite de Navarre, dans ces moments sacrés où, +femme et fille encore, oscillant d'un état à l'autre, la jeune épouse +est si touchante, était venue le voir, et comme chercher la +bénédiction du vieillard.</p> + +<p>Fallait-il croire qu'elle fût un espion? Une envoyée <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> +d'Anjou? Et ce frère, trop aimé, usa-t-il de <i>sa petite Margot</i> (ils +appelaient ainsi leur sœur) pour cette commission scélérate? On en croira ce qu'on voudra.</p> -<p>Le blessé, sur son lit, était dans ses pensées. Quelles? La famille -peut-être qu'il ne devait jamais revoir, cette femme admirable qu'il -avait laissée enceinte et qui le rappelait en vain? Ou bien plutôt -encore cette grande famille de l'Église, si divisée, si hasardée, -orpheline de Dieu, dont la crise suprême était venue par toute la +<p>Le blessé, sur son lit, était dans ses pensées. Quelles? La famille +peut-être qu'il ne devait jamais revoir, cette femme admirable qu'il +avait laissée enceinte et qui le rappelait en vain? Ou bien plutôt +encore cette grande famille de l'Église, si divisée, si hasardée, +orpheline de Dieu, dont la crise suprême était venue par toute la terre?</p> -<p>Mais ces sombres pensées ne le reportaient-elles pas plus haut, plus -loin encore, à la grande question des déchirements du dogme, à -l'écroulement de l'arbre qui couvrit l'humanité de son ombre? Ramenée -à la foi des Suisses qu'adoptait Coligny, rentrée dans la simple -raison, l'eucharistie emporte le christianisme lui-même.</p> +<p>Mais ces sombres pensées ne le reportaient-elles pas plus haut, plus +loin encore, à la grande question des déchirements du dogme, à +l'écroulement de l'arbre qui couvrit l'humanité de son ombre? Ramenée +à la foi des Suisses qu'adoptait Coligny, rentrée dans la simple +raison, l'eucharistie emporte le christianisme lui-même.</p> -<p>Tout cela pour lui seul. Il avait cependant près de lui dans cette +<p>Tout cela pour lui seul. Il avait cependant près de lui dans cette chambre deux hommes admirables. L'homme de la douleur, le grand -chirurgien du siècle, Ambroise Paré, grand de cœur autant que de -génie. L'homme de la conscience, le saint pasteur Merlin qui, je -crois, avait été envoyé par le prince d'Orange. C'est lui qui fit la -prière à l'heure dernière de Coligny.</p> +chirurgien du siècle, Ambroise Paré, grand de cœur autant que de +génie. L'homme de la conscience, le saint pasteur Merlin qui, je +crois, avait été envoyé par le prince d'Orange. C'est lui qui fit la +prière à l'heure dernière de Coligny.</p> -<p>Près de la porte de la chambre veillait aussi un bon et fidèle -Allemand qui, à l'armée, lui servait d'interprète. En bas, quelques +<p>Près de la porte de la chambre veillait aussi un bon et fidèle +Allemand qui, à l'armée, lui servait d'interprète. En bas, quelques serviteurs et cinq ou six Suisses du roi de Navarre.</p> -<p>C'était un peu avant le jour, entre trois et quatre heures (dimanche -24 août). La cavalerie de Guise arrive <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> aux portes et remplit -la petite rue. À l'instant, les gardes du roi, de gardiens se font +<p>C'était un peu avant le jour, entre trois et quatre heures (dimanche +24 août). La cavalerie de Guise arrive <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> aux portes et remplit +la petite rue. À l'instant, les gardes du roi, de gardiens se font assassins. Cosscins, leur capitaine, frappe au nom du roi. Le -gentilhomme qui avait les clefs ouvre; il est poignardé.</p> - -<p>L'amiral se lève au bruit, et, couvert d'une robe de chambre, dit au -ministre: «Monsieur Merlin, faites-moi la prière.» Et lui-même ajouta: -«Je remets mon âme au Sauveur.»</p> - -<p>«Alors celui qui a été témoin et qui a rapporté ces choses entra dans -la chambre, et, étant interrogé par Ambroise Paré que voulait dire ce -tumulte, il dit, en se tournant vers l'amiral: «Monseigneur, c'est -Dieu qui nous appelle à luy.» Il répondit: «Il y a longtemps que je me -suis disposé à mourir... Mais sauvez-vous, vous autres, s'il est -possible.» Les témoins affirment qu'il ne fut pas plus troublé de la -mort que s'il n'y eût eu bruit quelconque. Tous montèrent et -échappèrent la plupart par le toit; l'Allemand, Nicolas Muss, resta +gentilhomme qui avait les clefs ouvre; il est poignardé.</p> + +<p>L'amiral se lève au bruit, et, couvert d'une robe de chambre, dit au +ministre: «Monsieur Merlin, faites-moi la prière.» Et lui-même ajouta: +«Je remets mon âme au Sauveur.»</p> + +<p>«Alors celui qui a été témoin et qui a rapporté ces choses entra dans +la chambre, et, étant interrogé par Ambroise Paré que voulait dire ce +tumulte, il dit, en se tournant vers l'amiral: «Monseigneur, c'est +Dieu qui nous appelle à luy.» Il répondit: «Il y a longtemps que je me +suis disposé à mourir... Mais sauvez-vous, vous autres, s'il est +possible.» Les témoins affirment qu'il ne fut pas plus troublé de la +mort que s'il n'y eût eu bruit quelconque. Tous montèrent et +échappèrent la plupart par le toit; l'Allemand, Nicolas Muss, resta seul avec l'amiral. (<i>Relation.</i>)</p> <p>Cependant on avait rompu la porte de l'escalier. Cosscins marchait en -tête avec les Suisses du duc d'Anjou, sous ses couleurs (blanc, noir +tête avec les Suisses du duc d'Anjou, sous ses couleurs (blanc, noir et vert). Ces Suisses, voyant sur l'escalier les Suisses du roi de Navarre, ne tiraient pas. Mais Cosscins fit tirer les gardes.</p> -<p>On força alors la porte de la chambre, et deux hommes entrèrent les -premiers, deux serviteurs des Guises: l'un, le Picard Attin, qui était -au duc d'Aumale, nourri chez lui longtemps pour tuer le frère de -l'amiral; l'autre était un Allemand, Behme, attaché à <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> la +<p>On força alors la porte de la chambre, et deux hommes entrèrent les +premiers, deux serviteurs des Guises: l'un, le Picard Attin, qui était +au duc d'Aumale, nourri chez lui longtemps pour tuer le frère de +l'amiral; l'autre était un Allemand, Behme, attaché à <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> la personne de Henri de Guise, qui passait pour aimer beaucoup le jeune -prince et le gouvernait entièrement. Il fut récompensé plus tard par -un riche mariage avec une bâtarde du cardinal de Lorraine qui avait -été élevée en Espagne près de la reine Élisabeth. Behme fut comblé des -dons du roi d'Espagne, mais finit misérablement.</p> +prince et le gouvernait entièrement. Il fut récompensé plus tard par +un riche mariage avec une bâtarde du cardinal de Lorraine qui avait +été élevée en Espagne près de la reine Élisabeth. Behme fut comblé des +dons du roi d'Espagne, mais finit misérablement.</p> <p>Avec ces deux meurtriers, se trouvaient Sarlabous, le gouverneur du Havre, ex-capitaine de Coligny, qui venait tuer son chef pour -constater sa foi de renégat.</p> +constater sa foi de renégat.</p> -<p>Attin a raconté plus tard qu'ils avaient été interdits de trouver si +<p>Attin a raconté plus tard qu'ils avaient été interdits de trouver si extraordinairement tranquille un homme qui avait la mort devant les yeux. L'impression fut telle sur Attin que, revenu chez lui, plusieurs -jours après, il restait blême et dans une sorte de frayeur.</p> +jours après, il restait blême et dans une sorte de frayeur.</p> -<p>L'Allemand Behme, qui s'était animé à lever la porte avec un épieu (et -qui, sans doute, avait pris du cœur dans le vin), fut plus résolu -que les autres. Il avança et osa dire un mot; il demanda ce qu'il -savait très-bien: «N'es-tu pas l'amiral?»</p> +<p>L'Allemand Behme, qui s'était animé à lever la porte avec un épieu (et +qui, sans doute, avait pris du cœur dans le vin), fut plus résolu +que les autres. Il avança et osa dire un mot; il demanda ce qu'il +savait très-bien: «N'es-tu pas l'amiral?»</p> -<p>Coligny lui dit posément: «Jeune homme, tu viens contre un blessé et -un vieillard... Du reste, tu n'abrégeras rien.» Faisant entendre que, -malade, frappé de la nature, il était mort déjà, hors de la main des +<p>Coligny lui dit posément: «Jeune homme, tu viens contre un blessé et +un vieillard... Du reste, tu n'abrégeras rien.» Faisant entendre que, +malade, frappé de la nature, il était mort déjà , hors de la main des hommes.</p> <p>Behme, avec un juron horrible, en reniant Dieu, lui poussa dans le -ventre cette bûche pointue, ce gros épieu qu'il avait dans la main. On -dit que Coligny, assommé de la sorte par cette lourde bête, n'ayant -<span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> pas même un coup d'épée, sentit son cœur de gentilhomme, -et, tombant, lui lança ce mot: «Si c'était un homme, du moins!... -C'est un goujat!...»</p> +ventre cette bûche pointue, ce gros épieu qu'il avait dans la main. On +dit que Coligny, assommé de la sorte par cette lourde bête, n'ayant +<span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> pas même un coup d'épée, sentit son cœur de gentilhomme, +et, tombant, lui lança ce mot: «Si c'était un homme, du moins!... +C'est un goujat!...»</p> -<p>Alors Behme frappa, refrappa sur la tête. Et les autres, enhardis, +<p>Alors Behme frappa, refrappa sur la tête. Et les autres, enhardis, vinrent lui donner chacun son coup.</p> -<p>Guise était en bas à cheval dans la cour avec le bâtard d'Angoulême. -Il cria: «Behme, as-tu fini?—C'est fait!—Mais M. d'Angoulême n'en -veut rien croire, s'il ne le voit.»</p> +<p>Guise était en bas à cheval dans la cour avec le bâtard d'Angoulême. +Il cria: «Behme, as-tu fini?—C'est fait!—Mais M. d'Angoulême n'en +veut rien croire, s'il ne le voit.»</p> <p>Behme alors, avec Sarlabous, prirent le corps par-dessous pour le -jeter par la fenêtre. Était-il, n'était-il pas mort? On ne le sait. Il -se trouva par le trouble des meurtriers, ou par je ne sais quel réveil -de vie et de résistance, que le corps s'accrocha un moment à la -fenêtre; cependant il tomba.</p> - -<p>Ces assommeurs savaient si mal leur métier, que, frappant à tort, à -travers, ils avaient justement gâté ce qu'eût le mieux gardé tout sage -bourreau, ce qu'on expose, le visage et la tête. Les deux grands +jeter par la fenêtre. Était-il, n'était-il pas mort? On ne le sait. Il +se trouva par le trouble des meurtriers, ou par je ne sais quel réveil +de vie et de résistance, que le corps s'accrocha un moment à la +fenêtre; cependant il tomba.</p> + +<p>Ces assommeurs savaient si mal leur métier, que, frappant à tort, à +travers, ils avaient justement gâté ce qu'eût le mieux gardé tout sage +bourreau, ce qu'on expose, le visage et la tête. Les deux grands seigneurs, descendus de leurs chevaux, avaient beau regarder. -Cependant le bâtard «lui torcha la face,» et, écartant le sang, dit: -«Ma foi, c'est bien lui.» Et il lui donna un coup de pied. Certains +Cependant le bâtard «lui torcha la face,» et, écartant le sang, dit: +«Ma foi, c'est bien lui.» Et il lui donna un coup de pied. Certains disent que Guise en fit autant et lui donna du pied dans le visage.</p> -<p>Il y avait là aussi un Italien de Sienne, Petrucci, qui appartenait à -Gonzague, duc de Nevers. Il coupa proprement la tête, et la porta au -roi et à la reine, au duc d'Anjou. On l'embauma avec soin pour -l'envoyer à Rome qui, depuis si longtemps et si instamment, l'avait -demandée.</p> +<p>Il y avait là aussi un Italien de Sienne, Petrucci, qui appartenait à +Gonzague, duc de Nevers. Il coupa proprement la tête, et la porta au +roi et à la reine, au duc d'Anjou. On l'embauma avec soin pour +l'envoyer à Rome qui, depuis si longtemps et si instamment, l'avait +demandée.</p> -<p>Au moment où l'assassinat fut su au Louvre, l'affaire <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> étant -lancée et toute hésitation désormais impossible, la cloche du signal -sonna à la paroisse du Louvre, Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce ne fut -que longtemps après, lorsqu'il était grand jour, qu'on sonna la cloche +<p>Au moment où l'assassinat fut su au Louvre, l'affaire <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> étant +lancée et toute hésitation désormais impossible, la cloche du signal +sonna à la paroisse du Louvre, Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce ne fut +que longtemps après, lorsqu'il était grand jour, qu'on sonna la cloche du Palais au coin du quai de l'Horloge, pour convier la ville au massacre.</p> -<p>Mais la ville était déjà avertie d'une autre manière. Coligny tué, la -tête coupée, et «ce morceau de roi» ayant été porté au Louvre, on -avait généreusement donné à la canaille les reliefs du festin.</p> - -<p>Des enfants et des misérables, qui ne sont ni enfants, ni hommes, sans -barbe, sans âge et qu'on croirait sans sexe, femmes-hommes et -hommes-femmes, les fils naturels du ruisseau, fondirent, à travers les -soldats, dans la cour de l'amiral, et trouvant là ce corps, furent -ravis de s'en emparer. Si la tête manquait, il y avait encore autre -chose, assez pour le régal; les couteaux travaillèrent, on coupa les -mains pâles qui avaient tenu si longtemps l'épée de la France, la -sainte épée de Dieu; on coupa les parties naturelles, et on les porta +<p>Mais la ville était déjà avertie d'une autre manière. Coligny tué, la +tête coupée, et «ce morceau de roi» ayant été porté au Louvre, on +avait généreusement donné à la canaille les reliefs du festin.</p> + +<p>Des enfants et des misérables, qui ne sont ni enfants, ni hommes, sans +barbe, sans âge et qu'on croirait sans sexe, femmes-hommes et +hommes-femmes, les fils naturels du ruisseau, fondirent, à travers les +soldats, dans la cour de l'amiral, et trouvant là ce corps, furent +ravis de s'en emparer. Si la tête manquait, il y avait encore autre +chose, assez pour le régal; les couteaux travaillèrent, on coupa les +mains pâles qui avaient tenu si longtemps l'épée de la France, la +sainte épée de Dieu; on coupa les parties naturelles, et on les porta dans Paris.</p> -<p>Au tronc, les enfants attachèrent une corde, et le tirèrent par les +<p>Au tronc, les enfants attachèrent une corde, et le tirèrent par les ruisseaux rougis jusqu'au bord de la Seine, et il y resta quelque -temps. Mais d'autres amateurs survinrent, qui s'en emparèrent à leur -tour, le suspendirent à Montfaucon. On l'y mit de façon outrageante et +temps. Mais d'autres amateurs survinrent, qui s'en emparèrent à leur +tour, le suspendirent à Montfaucon. On l'y mit de façon outrageante et bizarre, le dos sur une poutre, le cou, les pieds, chacun de leur -côté, flottant, ballant, le ventre en l'air.</p> +côté, flottant, ballant, le ventre en l'air.</p> <p>D'autres, qui arrivaient tard, n'y surent plus que faire, sinon d'allumer du feu dessous, pour le noircir <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> du moins, le -griller comme un porc. Quelques-uns s'en tenaient les côtes.</p> +griller comme un porc. Quelques-uns s'en tenaient les côtes.</p> <p>Dans cette nuit fatale, du samedi 23 au dimanche 24, les heures se marquent ainsi. La reine parle au roi le soir (<i>sept ou huit heures?</i>) -Retz vient lui faire l'aveu de sa mère et de son frère (<i>dix heures?</i>) -Ordre donné à Guise (<i>onze heures?</i>) par la reine et le duc d'Anjou. -La ville avertie d'armer à <i>minuit</i>. Long intervalle de quatre heures, -les Guises attendant que la ville soit armée, avant d'attaquer -Coligny. À l'aube, <i>un peu avant quatre heures</i>, signal du coup de -pistolet; Coligny tué.</p> +Retz vient lui faire l'aveu de sa mère et de son frère (<i>dix heures?</i>) +Ordre donné à Guise (<i>onze heures?</i>) par la reine et le duc d'Anjou. +La ville avertie d'armer à <i>minuit</i>. Long intervalle de quatre heures, +les Guises attendant que la ville soit armée, avant d'attaquer +Coligny. À l'aube, <i>un peu avant quatre heures</i>, signal du coup de +pistolet; Coligny tué.</p> <p>Marguerite dit qu'au petit jour son mari se leva, sortit, qu'elle -dormit une heure, puis fut éveillée par le massacre du Louvre qui dut +dormit une heure, puis fut éveillée par le massacre du Louvre qui dut commencer <i>entre cinq et six</i>.</p> -<p>Pourquoi ce dangereux retard après la mort de Coligny qui, su au -Louvre, pouvait faire mettre en défense les protestants du roi de -Navarre? Le duc d'Anjou l'explique peut-être en disant qu'il y eut un -moment d'hésitation, que sa mère et lui eurent frayeur et eussent -voulu tout arrêter, mais que Guise dit qu'il était trop tard.</p> +<p>Pourquoi ce dangereux retard après la mort de Coligny qui, su au +Louvre, pouvait faire mettre en défense les protestants du roi de +Navarre? Le duc d'Anjou l'explique peut-être en disant qu'il y eut un +moment d'hésitation, que sa mère et lui eurent frayeur et eussent +voulu tout arrêter, mais que Guise dit qu'il était trop tard.</p> -<p>Qu'allait-on faire de ces gentilshommes qui étaient dans le Louvre, +<p>Qu'allait-on faire de ces gentilshommes qui étaient dans le Louvre, sous le toit du roi? Grande et cruelle question.</p> -<p>Si la reine mère, si Retz avaient eu le soir tant de peine à décider -Charles IX sur la question générale, il est peu probable qu'ils -l'eussent encore compliquée de cette difficulté terrible.</p> +<p>Si la reine mère, si Retz avaient eu le soir tant de peine à décider +Charles IX sur la question générale, il est peu probable qu'ils +l'eussent encore compliquée de cette difficulté terrible.</p> -<p>Ce fut, je crois, le matin, et, Coligny tué, ce fut vers <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> -cinq heures qu'on apporta à Charles IX ce breuvage amer et qu'on le +<p>Ce fut, je crois, le matin, et, Coligny tué, ce fut vers <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> +cinq heures qu'on apporta à Charles IX ce breuvage amer et qu'on le lui fit avaler.</p> -<p>C'était lui-même qui, le jour de la blessure de l'amiral, avait engagé -Navarre et Condé à faire entrer leurs gentilshommes pour se garder des -entreprises de Guise, qu'il appelait «un mauvais garçon.» Tous -s'étaient offerts, empressés, sur une telle assurance; ils étaient -trente ou quarante, outre les gouverneurs, précepteurs, valets de +<p>C'était lui-même qui, le jour de la blessure de l'amiral, avait engagé +Navarre et Condé à faire entrer leurs gentilshommes pour se garder des +entreprises de Guise, qu'il appelait «un mauvais garçon.» Tous +s'étaient offerts, empressés, sur une telle assurance; ils étaient +trente ou quarante, outre les gouverneurs, précepteurs, valets de chambre et domestiques des deux jeunes princes. Depuis trois jours, -Charles IX vivait avec eux, les avait aux tables royales, mêlés avec -sa maison. Exécrable fatalité. Il fallait que ce couteau qui leur -coupait le pain du roi, on le leur mît dans le cœur; que, de -commensaux et convives qu'ils avaient été le soir, les serviteurs, +Charles IX vivait avec eux, les avait aux tables royales, mêlés avec +sa maison. Exécrable fatalité. Il fallait que ce couteau qui leur +coupait le pain du roi, on le leur mît dans le cœur; que, de +commensaux et convives qu'ils avaient été le soir, les serviteurs, officiers ou capitaines des gardes se trouvassent au matin bourreaux? -<i>La parole du roi de France</i>, révérée chez les infidèles et jusqu'au -bout de la terre! <i>la parole de gentilhomme</i>, de l'hôte féodal, la -sécurité complète avec laquelle on quittait ou on déchargeait ses +<i>La parole du roi de France</i>, révérée chez les infidèles et jusqu'au +bout de la terre! <i>la parole de gentilhomme</i>, de l'hôte féodal, la +sécurité complète avec laquelle on quittait ou on déchargeait ses armes en passant le pont-levis! Toutes ces vieilles religions de la -France brisées et détruites, et l'honneur même assassiné!... Pour en -venir là, il fallut une grande peur, une crainte extrême de ces hommes +France brisées et détruites, et l'honneur même assassiné!... Pour en +venir là , il fallut une grande peur, une crainte extrême de ces hommes et l'attente d'un combat sanglant.</p> -<p>Dans ce Louvre si bien fermé, au fond même du filet de mort où -personne n'aurait vu, nous trouvons pourtant un témoin, la jeune reine +<p>Dans ce Louvre si bien fermé, au fond même du filet de mort où +personne n'aurait vu, nous trouvons pourtant un témoin, la jeune reine de Navarre:</p> -<p>«Le soir, étant au coucher de la reine ma mère, assise sur un coffre -auprès ma sœur de Lorraine que je voyois fort triste, la reine -m'aperçut et me dit que <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> je m'en allasse coucher. Comme je -faisois la révérence, ma sœur, se prenant à pleurer, me dit: «Mon -Dieu, ma sœur, n'y allez pas!» Ce qui m'effraya extrêmement. La -reine se courrouça fort et lui défendit de me rien dire. Ma sœur +<p>«Le soir, étant au coucher de la reine ma mère, assise sur un coffre +auprès ma sœur de Lorraine que je voyois fort triste, la reine +m'aperçut et me dit que <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> je m'en allasse coucher. Comme je +faisois la révérence, ma sœur, se prenant à pleurer, me dit: «Mon +Dieu, ma sœur, n'y allez pas!» Ce qui m'effraya extrêmement. La +reine se courrouça fort et lui défendit de me rien dire. Ma sœur lui dit qu'il n'y avoit point d'apparence de m'envoyer sacrifier comme -cela, et que, sans doute, s'ils découvroient quelque chose, ils se -vengeroient sur moi. La reine mère me commanda encore rudement que je +cela, et que, sans doute, s'ils découvroient quelque chose, ils se +vengeroient sur moi. La reine mère me commanda encore rudement que je m'en allasse coucher. Ma sœur, fondant en larmes, me dit bonsoir sans m'oser dire autre chose. Et moi je m'en allai toute transie et -éperdue.</p> +éperdue.</p> -<p>«Je trouvai le lit du roi, mon mari, entouré de trente ou quarante -huguenots que je ne connaissois point encore, et qui parlèrent toute +<p>«Je trouvai le lit du roi, mon mari, entouré de trente ou quarante +huguenots que je ne connaissois point encore, et qui parlèrent toute la nuit de l'accident de l'amiral. La nuit se passa sans fermer l'œil. Au point du jour, le roi, mon mari, dit qu'il vouloit aller -jouer à la paume, attendant que le roi Charles fût éveillé, se -résolvant de lui demander justice. Il sort de ma chambre et tous ses +jouer à la paume, attendant que le roi Charles fût éveillé, se +résolvant de lui demander justice. Il sort de ma chambre et tous ses gentilshommes aussi.</p> -<p>«Moi, voyant qu'il étoit jour, estimant le danger passé, vaincu du -sommeil, je dis à ma nourrice qu'elle fermât la porte pour pouvoir -dormir. Une heure après, comme j'étois le plus endormie, voici un -homme frappant des pieds et des mains à la porte, et criant: «Navarre! -Navarre!» Ma nourrice ouvre, pensant que ce fût mon mari. C'étoit un -gentilhomme nommé M. de Téjan, qui avoit un coup d'épée dans le coude -et un coup de hallebarde dans le bras, et étoit encore poursuivi de -quatre archers qui entrèrent tous après <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> lui. Il se jeta -dessus mon lit. Moi, sentant ces hommes qui me tenoient, je me jette à -la ruelle, et lui après moi, me tenant toujours à travers du corps. Je -ne connoissois point cet homme, et ne savois s'il venoit là pour -m'offenser, ou si les archers en vouloient à lui ou à moi. Nous -criions tous deux et étions aussi effrayés l'un que l'autre. Enfin -Dieu voulut que M. de Nançay, capitaine des gardes, y vînt, qui, me -trouvant en cet état, encore qu'il y eût de la compassion, ne se put -tenir de rire et se courrouça fort aux archers de cette indiscrétion, +<p>«Moi, voyant qu'il étoit jour, estimant le danger passé, vaincu du +sommeil, je dis à ma nourrice qu'elle fermât la porte pour pouvoir +dormir. Une heure après, comme j'étois le plus endormie, voici un +homme frappant des pieds et des mains à la porte, et criant: «Navarre! +Navarre!» Ma nourrice ouvre, pensant que ce fût mon mari. C'étoit un +gentilhomme nommé M. de Téjan, qui avoit un coup d'épée dans le coude +et un coup de hallebarde dans le bras, et étoit encore poursuivi de +quatre archers qui entrèrent tous après <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> lui. Il se jeta +dessus mon lit. Moi, sentant ces hommes qui me tenoient, je me jette à +la ruelle, et lui après moi, me tenant toujours à travers du corps. Je +ne connoissois point cet homme, et ne savois s'il venoit là pour +m'offenser, ou si les archers en vouloient à lui ou à moi. Nous +criions tous deux et étions aussi effrayés l'un que l'autre. Enfin +Dieu voulut que M. de Nançay, capitaine des gardes, y vînt, qui, me +trouvant en cet état, encore qu'il y eût de la compassion, ne se put +tenir de rire et se courrouça fort aux archers de cette indiscrétion, les fit sortir et me donna la vie de ce pauvre homme qui me tenoit, -lequel je fis coucher et panser dans mon cabinet jusqu'à ce qu'il fût -guéri.</p> +lequel je fis coucher et panser dans mon cabinet jusqu'à ce qu'il fût +guéri.</p> -<p>«Je changeai de chemise, parce qu'il m'avoit toute couverte de sang. -M. de Nançay me conta ce qui se passoit, et m'assura que mon mari -étoit dans la chambre du roi et qu'il n'auroit nul mal. Et, me faisant -jeter un manteau de nuit sur moi, il m'emmena chez ma sœur, où +<p>«Je changeai de chemise, parce qu'il m'avoit toute couverte de sang. +M. de Nançay me conta ce qui se passoit, et m'assura que mon mari +étoit dans la chambre du roi et qu'il n'auroit nul mal. Et, me faisant +jeter un manteau de nuit sur moi, il m'emmena chez ma sœur, où j'arrivai plus morte que vive. Entrant dans l'antichambre, un -gentilhomme, se sauvant des archers qui le poursuivoient, fut percé à -trois pas de moi. Je tombai de l'autre côté presque évanouie entre les -bras de M. de Nançay, et pensai que ce coup nous eût percés tous -deux.»</p> +gentilhomme, se sauvant des archers qui le poursuivoient, fut percé à +trois pas de moi. Je tombai de l'autre côté presque évanouie entre les +bras de M. de Nançay, et pensai que ce coup nous eût percés tous +deux.»</p> -<p>Rien ne manque à ce récit, ni la dureté incroyable de la mère, qui -aventure ainsi sa fille et la remet au hasard, à la générosité +<p>Rien ne manque à ce récit, ni la dureté incroyable de la mère, qui +aventure ainsi sa fille et la remet au hasard, à la générosité improbable de ceux qu'on va assassiner; ni, d'autre part, la -confiance, l'imprévoyante légèreté des gentilshommes protestants, qui -s'en vont jouer à la paume dans ces sombres circonstances, <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> -se divisent, comme pour rendre l'exécution plus facile. Car les uns -allèrent jouer, les autres restèrent en haut; le capitaine des gardes -désarma ceux-ci un à un. Pour les joueurs, on leur ôta le roi de -Navarre, que Charles fit appeler, avec le prince de Condé. La mort de -ces deux princes avait été mise en discussion, et ils n'avaient été -sauvés que par le duc de Nevers, et sans doute aussi par l'idée qu'en -les tuant on eût rendu trop forts les Guises. On fit remarquer à -Charles IX qu'en réalité ces jeunes princes n'avaient guère de +confiance, l'imprévoyante légèreté des gentilshommes protestants, qui +s'en vont jouer à la paume dans ces sombres circonstances, <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> +se divisent, comme pour rendre l'exécution plus facile. Car les uns +allèrent jouer, les autres restèrent en haut; le capitaine des gardes +désarma ceux-ci un à un. Pour les joueurs, on leur ôta le roi de +Navarre, que Charles fit appeler, avec le prince de Condé. La mort de +ces deux princes avait été mise en discussion, et ils n'avaient été +sauvés que par le duc de Nevers, et sans doute aussi par l'idée qu'en +les tuant on eût rendu trop forts les Guises. On fit remarquer à +Charles IX qu'en réalité ces jeunes princes n'avaient guère de religion que les femmes et l'amusement; non plus que trois ou quatre -autres protestants de cour qu'on sauva et qui se donnèrent au roi. -Navarre et Condé mandés, Charles IX leur aurait dit, selon -quelques-uns: «La messe! ou la mort!» Parole non probable dans la -bouche du royal acteur, qui décidément avait pris son rôle, et le joua -à faire croire qu'il l'avait toujours médité.</p> +autres protestants de cour qu'on sauva et qui se donnèrent au roi. +Navarre et Condé mandés, Charles IX leur aurait dit, selon +quelques-uns: «La messe! ou la mort!» Parole non probable dans la +bouche du royal acteur, qui décidément avait pris son rôle, et le joua +à faire croire qu'il l'avait toujours médité.</p> -<p>Mais les autres, qui n'étaient pas princes, que devenaient-ils? Les +<p>Mais les autres, qui n'étaient pas princes, que devenaient-ils? Les archers, comme on a vu, les piquaient de chambre en chambre pour -qu'ils se précipitassent par les escaliers ou par les fenêtres dans la -cour, où les massacreurs, en rang, les piques serrées, les recevaient, +qu'ils se précipitassent par les escaliers ou par les fenêtres dans la +cour, où les massacreurs, en rang, les piques serrées, les recevaient, les achevaient.</p> -<p>Le premier qui fut tué dans la cour fut un gentilhomme qui, voyant -toutes ces troupes, s'avisa de demander pourquoi elles étaient là -rangées si matin. On avait dit au dehors qu'on les réunissait de nuit -pour une fête, un combat simulé. Celui à qui il parlait (c'était un -Gascon) pour réponse lui passa l'épée au travers du corps.</p> +<p>Le premier qui fut tué dans la cour fut un gentilhomme qui, voyant +toutes ces troupes, s'avisa de demander pourquoi elles étaient là +rangées si matin. On avait dit au dehors qu'on les réunissait de nuit +pour une fête, un combat simulé. Celui à qui il parlait (c'était un +Gascon) pour réponse lui passa l'épée au travers du corps.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> Mais la boucherie générale se fit par les Suisses. On voit -alors combien ces Allemands étaient utiles; ne sachant pas le -français, étant catholiques, des petits cantons qui ont l'exécration +<p><span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> Mais la boucherie générale se fit par les Suisses. On voit +alors combien ces Allemands étaient utiles; ne sachant pas le +français, étant catholiques, des petits cantons qui ont l'exécration du protestantisme, ils frappaient comme des ours ou des assommeurs de bœufs. Ivres d'ailleurs probablement, ils tuaient sans regarder, -des gens désarmés, n'importe.</p> +des gens désarmés, n'importe.</p> -<p>Il paraît cependant qu'on doutait de l'obéissance. Car on décida le -roi à se montrer à une fenêtre de la cour. Les amis des Guises sans -doute, Anjou et sa mère, voulurent qu'il fût bien constaté qu'il était +<p>Il paraît cependant qu'on doutait de l'obéissance. Car on décida le +roi à se montrer à une fenêtre de la cour. Les amis des Guises sans +doute, Anjou et sa mère, voulurent qu'il fût bien constaté qu'il était de la tuerie, qu'il la voulait et l'ordonnait.</p> <p>Le plus vaillant de ces vaillants, Pardaillan, que la plupart -n'auraient pas regardé en face, amené là, sans épée, à l'abattoir, fut -saigné comme un mouton. Le propre gouverneur du roi de Navarre, -Beauvais, sans la moindre considération de son élève, fut égorgé. Ces -malheureux, de la cour, adressaient à cette fenêtre les appels les -plus pathétiques, et ne trouvaient dans le roi, dans leur hôte, dans -ce magistrat de la justice commune, que l'œil sauvage, égaré, -furieux, d'un misérable fou.</p> +n'auraient pas regardé en face, amené là , sans épée, à l'abattoir, fut +saigné comme un mouton. Le propre gouverneur du roi de Navarre, +Beauvais, sans la moindre considération de son élève, fut égorgé. Ces +malheureux, de la cour, adressaient à cette fenêtre les appels les +plus pathétiques, et ne trouvaient dans le roi, dans leur hôte, dans +ce magistrat de la justice commune, que l'œil sauvage, égaré, +furieux, d'un misérable fou.</p> <p>Il y avait dans cette foule un homme que Charles IX devait entre tous -épargner, c'était lui qui l'avait arrêté trois mois au siége de -Saint-Jean-d'Angély, le capitaine de Piles; c'était comme un -adversaire, un ennemi personnel. À ce titre, il était sacré. De Piles +épargner, c'était lui qui l'avait arrêté trois mois au siége de +Saint-Jean-d'Angély, le capitaine de Piles; c'était comme un +adversaire, un ennemi personnel. À ce titre, il était sacré. De Piles le sentait, et, dans la cour, devant ce monceau de morts sur lequel il -devait tomber, il lança au balcon du roi un cri foudroyant, le sommant -de sa parole, à faire trembler la cour du Louvre.</p> +devait tomber, il lança au balcon du roi un cri foudroyant, le sommant +de sa parole, à faire trembler la cour du Louvre.</p> <p><span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> Il entendit et fit le sourd. Alors de Piles, arrachant de ses -épaules un manteau de valeur, le tend à un gentilhomme: «Prenez, -monsieur, et souvenez-vous!» Le gentilhomme n'osa prendre ce gage -dangereux de vengeance, il eût été tué à deux pas.</p> +épaules un manteau de valeur, le tend à un gentilhomme: «Prenez, +monsieur, et souvenez-vous!» Le gentilhomme n'osa prendre ce gage +dangereux de vengeance, il eût été tué à deux pas.</p> -<p>Cette surdité de Charles IX a constaté sa bassesse. Elle le met -devant l'histoire plus bas que la Saint-Barthélemy.</p> +<p>Cette surdité de Charles IX a constaté sa bassesse. Elle le met +devant l'histoire plus bas que la Saint-Barthélemy.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> CHAPITRE XXV<br> <span class="smaller">QUELLE PART PARIS EUT AU MASSACRE<br> -Août 1572</span></h3> +Août 1572</span></h3> <p>Guise, Montpensier et Gonzague (Nevers), trois princes, furent les -principaux exécuteurs. Ajoutons-y Tavannes, l'homme du duc d'Anjou.</p> +principaux exécuteurs. Ajoutons-y Tavannes, l'homme du duc d'Anjou.</p> <p>Le roux et sauvage Tavannes, dont le portrait fait horreur, regardait -les protestants comme des rivaux militaires avec jalousie de métier. -Il se vengeait du mot qu'il avait dû avaler (que Tavannes était -espagnol). Il égaya le massacre: «Saignez, saignez, disait-il; la -saignée est bonne en août comme en mai.»</p> +les protestants comme des rivaux militaires avec jalousie de métier. +Il se vengeait du mot qu'il avait dû avaler (que Tavannes était +espagnol). Il égaya le massacre: «Saignez, saignez, disait-il; la +saignée est bonne en août comme en mai.»</p> -<p>Tavannes tua en brutal soldat, Montpensier en dévot furieux, Guise et -Gonzague en Italiens calculés et politiques.</p> +<p>Tavannes tua en brutal soldat, Montpensier en dévot furieux, Guise et +Gonzague en Italiens calculés et politiques.</p> -<p>D'abord Gonzague (Nevers) voulait se tirer de Paris, agir plutôt au +<p>D'abord Gonzague (Nevers) voulait se tirer de Paris, agir plutôt au dehors, supposant bien que les choses <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> seraient moins en -lumière et resteraient moins dans le souvenir. Il voulait qu'on le -chargeât de poursuivre ceux qui fuiraient avec sa cavalerie. On ne lui +lumière et resteraient moins dans le souvenir. Il voulait qu'on le +chargeât de poursuivre ceux qui fuiraient avec sa cavalerie. On ne lui permit pas.</p> <p>Guise montra dans le massacre une froideur extraordinaire pour un -jeune homme de son âge. Il dit d'abord cyniquement aux troupes qu'il -s'agissait d'une bataille à coup sûr, d'en finir pendant qu'on tenait -ces gens, dont on aurait bon marché. Ensuite, il arrangea la chose de -manière à se faire des amis en tuant les ennemis, à rendre le massacre -agréable à beaucoup de gens.</p> +jeune homme de son âge. Il dit d'abord cyniquement aux troupes qu'il +s'agissait d'une bataille à coup sûr, d'en finir pendant qu'on tenait +ces gens, dont on aurait bon marché. Ensuite, il arrangea la chose de +manière à se faire des amis en tuant les ennemis, à rendre le massacre +agréable à beaucoup de gens.</p> <p>Par exemple, il mena chez M. de la Rochefoucauld un homme qui avait -promesse de sa compagnie de gens d'armes, qui même n'avait voulu -marcher qu'à cette extrême condition. La Rochefoucauld était aimable -et plaisant, fort aimé du roi, qui le soir avait essayé de le retenir -au Louvre, peut-être pour le sauver. Le matin, six masques frappent à +promesse de sa compagnie de gens d'armes, qui même n'avait voulu +marcher qu'à cette extrême condition. La Rochefoucauld était aimable +et plaisant, fort aimé du roi, qui le soir avait essayé de le retenir +au Louvre, peut-être pour le sauver. Le matin, six masques frappent à sa porte. Le malheureux ne fait nul doute que ce ne soit une algarade -du roi qui vient le faire battre. Il n'hésite pas à ouvrir, en +du roi qui vient le faire battre. Il n'hésite pas à ouvrir, en demandant toutefois qu'on le traite en douceur. Il riait quand on -l'égorgea.</p> +l'égorgea.</p> -<p>Téligny, gendre de l'amiral, était aussi une sorte de favori du roi; +<p>Téligny, gendre de l'amiral, était aussi une sorte de favori du roi; il l'aimait, tout le monde l'aimait. On n'aurait pas pu le tuer. Mais le duc d'Anjou le faisait chercher. On l'avisa sur un toit, qui fuyait, et on le tira.</p> <p>Les protestants du faubourg Saint-Germain avaient tant de confiance, -qu'avertis, ils s'obstinèrent à tout attribuer aux Guises et -envoyèrent demander la protection <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> du roi. Grand fut leur -étonnement quand, abordant en bateau près du Louvre, ils virent les +qu'avertis, ils s'obstinèrent à tout attribuer aux Guises et +envoyèrent demander la protection <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> du roi. Grand fut leur +étonnement quand, abordant en bateau près du Louvre, ils virent les gardes du roi qui tiraient sur eux; ils s'enfuirent... Ce fou Charles -IX, d'un sauvage instinct de chasseur: «Ils fuient, dit-il, ils -fuient... Donnez-moi une carabine...» Et on assure qu'il tira.</p> - -<p>Celui qui s'était chargé d'égorger le faubourg Saint-Germain avait -manqué son affaire. Guise crut que tout était perdu. Il y avait -plusieurs chefs, spécialement Montgommery. Il y court, se trompe de -clef; à la porte de Bucy, il ne peut sortir. Tous se sauvent. Il les -suivit au grand galop, mais toujours fort distancé, jusqu'à Montfort +IX, d'un sauvage instinct de chasseur: «Ils fuient, dit-il, ils +fuient... Donnez-moi une carabine...» Et on assure qu'il tira.</p> + +<p>Celui qui s'était chargé d'égorger le faubourg Saint-Germain avait +manqué son affaire. Guise crut que tout était perdu. Il y avait +plusieurs chefs, spécialement Montgommery. Il y court, se trompe de +clef; à la porte de Bucy, il ne peut sortir. Tous se sauvent. Il les +suivit au grand galop, mais toujours fort distancé, jusqu'à Montfort l'Amaury.</p> -<p>À son départ, les gens de l'Hôtel de Ville, loin d'approuver le -massacre, se mirent en réclamation. Hardis de l'absence de Guise, le -prévôt des marchands Charron (dont l'ex-prévôt Marcel avait usurpé la -nuit les fonctions), mais qui était un magistrat, et un modéré, fait -prier le roi d'empêcher <i>sa maison, ses princes et le petit peuple</i> de +<p>À son départ, les gens de l'Hôtel de Ville, loin d'approuver le +massacre, se mirent en réclamation. Hardis de l'absence de Guise, le +prévôt des marchands Charron (dont l'ex-prévôt Marcel avait usurpé la +nuit les fonctions), mais qui était un magistrat, et un modéré, fait +prier le roi d'empêcher <i>sa maison, ses princes et le petit peuple</i> de tuer et piller.</p> -<p>Il était midi. Le roi, qui lui-même venait de tirer, accueille la -demande à merveille et ordonne aux échevins de monter à cheval et -d'arrêter tout. Ordre aux bourgeois de désarmer et de rentrer dans +<p>Il était midi. Le roi, qui lui-même venait de tirer, accueille la +demande à merveille et ordonne aux échevins de monter à cheval et +d'arrêter tout. Ordre aux bourgeois de désarmer et de rentrer dans leurs maisons.</p> -<p>On voit que la ville était bien loin d'avoir en cette horrible affaire -l'unanimité qu'on a supposée. Quelle part réelle prit-elle au +<p>On voit que la ville était bien loin d'avoir en cette horrible affaire +l'unanimité qu'on a supposée. Quelle part réelle prit-elle au massacre? c'est ce qui restera fort obscur.</p> -<p>Je ne nie nullement du reste que Paris ne fût de mauvaise humeur -contre le protestantisme. Le commerce <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> était ruiné par la -guerre, la milice humiliée, l'université déserte. Paris descendait -cette pente de décadence et de ruine dont le siége effroyable de 1594 -a marqué le fond.</p> +<p>Je ne nie nullement du reste que Paris ne fût de mauvaise humeur +contre le protestantisme. Le commerce <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> était ruiné par la +guerre, la milice humiliée, l'université déserte. Paris descendait +cette pente de décadence et de ruine dont le siége effroyable de 1594 +a marqué le fond.</p> -<p>Les massacreurs d'août 1572, comme ceux de septembre 1793 (je l'ai -fait remarquer ailleurs d'après les pièces originales), furent en -partie des marchands ruinés, des boutiquiers furieux qui ne faisaient +<p>Les massacreurs d'août 1572, comme ceux de septembre 1793 (je l'ai +fait remarquer ailleurs d'après les pièces originales), furent en +partie des marchands ruinés, des boutiquiers furieux qui ne faisaient pas leurs affaires.</p> -<p>Un seul, l'orfévre Crucé, se vantait d'avoir égorgé quatre cents -hommes. Après le massacre, il se fit ermite, et assassina encore un -marchand qu'il reçut dans son ermitage.</p> +<p>Un seul, l'orfévre Crucé, se vantait d'avoir égorgé quatre cents +hommes. Après le massacre, il se fit ermite, et assassina encore un +marchand qu'il reçut dans son ermitage.</p> -<p>Mais la milice bourgeoise n'était pas toute de ce caractère. Un de ces +<p>Mais la milice bourgeoise n'était pas toute de ce caractère. Un de ces capitaines, Pierre Loup, procureur au Parlement, se trouvait avoir -arrêté un grand seigneur protestant et tâchait de le sauver. Les -émissaires de la cour lui demandent ce qu'il attend: «J'attends, -dit-il, que je parvienne à me mettre bien en colère.» Ils lui dirent -alors qu'ils étaient chargés de mener son homme au Louvre, le lui -arrachèrent des mains et le tuèrent à deux pas.</p> - -<p>Dans <i>cette bataille à coup sûr</i> que Guise promettait à ses gens, la -palme doit être accordée au capitaine Charpentier, capitaine et -professeur, honnête bourgeois de la ville, riche, estimé, considéré, -qui, dans ce jour d'énergie, se signala par la mort du plus dangereux -révolutionnaire, du mortel ennemi de la scolastique, du novateur -insolent Pierre Ramus, ou la Ramée.</p> - -<p>Charpentier est suffisamment caractérisé par un mot: «Les -mathématiques sont une science grossière, <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> une boue, <i>une -fange où un porc seul</i> (comme Ramus) <i>peut aimer à se vautrer</i>.»</p> - -<p>Charpentier, fortement poussé, poussé des Guises, jusqu'à être fait -Recteur à l'âge de vingt-cinq ans, ne dédaigna pas d'acheter une -chaire de mathématiques au Collége de France, pour l'explication -d'Euclide et autres mathématiciens grecs. À quoi il avait un titre -solide, <i>de ne savoir</i> (dit-il lui-même) <i>ni grec, ni mathématiques</i>.</p> - -<p>Ramus et la majorité du Collége de France réclamèrent au Parlement, -qui décida qu'un examen préalable était nécessaire. Charpentier était +arrêté un grand seigneur protestant et tâchait de le sauver. Les +émissaires de la cour lui demandent ce qu'il attend: «J'attends, +dit-il, que je parvienne à me mettre bien en colère.» Ils lui dirent +alors qu'ils étaient chargés de mener son homme au Louvre, le lui +arrachèrent des mains et le tuèrent à deux pas.</p> + +<p>Dans <i>cette bataille à coup sûr</i> que Guise promettait à ses gens, la +palme doit être accordée au capitaine Charpentier, capitaine et +professeur, honnête bourgeois de la ville, riche, estimé, considéré, +qui, dans ce jour d'énergie, se signala par la mort du plus dangereux +révolutionnaire, du mortel ennemi de la scolastique, du novateur +insolent Pierre Ramus, ou la Ramée.</p> + +<p>Charpentier est suffisamment caractérisé par un mot: «Les +mathématiques sont une science grossière, <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> une boue, <i>une +fange où un porc seul</i> (comme Ramus) <i>peut aimer à se vautrer</i>.»</p> + +<p>Charpentier, fortement poussé, poussé des Guises, jusqu'à être fait +Recteur à l'âge de vingt-cinq ans, ne dédaigna pas d'acheter une +chaire de mathématiques au Collége de France, pour l'explication +d'Euclide et autres mathématiciens grecs. À quoi il avait un titre +solide, <i>de ne savoir</i> (dit-il lui-même) <i>ni grec, ni mathématiques</i>.</p> + +<p>Ramus et la majorité du Collége de France réclamèrent au Parlement, +qui décida qu'un examen préalable était nécessaire. Charpentier était si puissant, qu'il se moqua de la sentence, et enseigna sans examen, -et sans dire un mot de mathématiques. Ainsi le but fut atteint, la -chaire devint inutile. On commençait à comprendre (d'après Copernik -qui se répandait) combien la lumière des mathématiques pouvait être -dangereuse aux vieilles ténèbres. Charpentier rendit le service de +et sans dire un mot de mathématiques. Ainsi le but fut atteint, la +chaire devint inutile. On commençait à comprendre (d'après Copernik +qui se répandait) combien la lumière des mathématiques pouvait être +dangereuse aux vieilles ténèbres. Charpentier rendit le service de fermer solidement cette porte des sciences.</p> -<p>Les familles bourgeoises n'envoyèrent plus leurs enfants qu'au collége -de Clermont, où fleurissait la grammaire, où les jésuites, dès lors de -plus en plus à la mode, enseignaient <i>Musa</i>, la muse.</p> +<p>Les familles bourgeoises n'envoyèrent plus leurs enfants qu'au collége +de Clermont, où fleurissait la grammaire, où les jésuites, dès lors de +plus en plus à la mode, enseignaient <i>Musa</i>, la muse.</p> -<p>Ramus méritait la mort, et pour avoir détrôné l'Aristote scolastique, -et pour avoir restauré dans l'enseignement l'harmonique unité des -sciences, et pour avoir forcé la science à parler français; mais bien -plus la méritait-il pour avoir dit que le capitaine Charpentier était -un âne, pour l'avoir laissé douze ans écrire contre lui, sans y faire +<p>Ramus méritait la mort, et pour avoir détrôné l'Aristote scolastique, +et pour avoir restauré dans l'enseignement l'harmonique unité des +sciences, et pour avoir forcé la science à parler français; mais bien +plus la méritait-il pour avoir dit que le capitaine Charpentier était +un âne, pour l'avoir laissé douze ans écrire contre lui, sans y faire attention.</p> -<p>Si Charpentier était un âne en mathématiques, il ne <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> l'était -pas dans l'intrigue. Dans le procès des jésuites qui les établit en -France, il se mit pour eux, et par là gagna le cardinal de Lorraine, -vieux camarade de classe de Ramus, qui jusque-là le protégeait. Il -s'unit intimement à l'évêque Vigor et autres futurs ligueurs qui déjà -depuis longtemps demandaient la Saint-Barthélemy. Enfin, quand Ramus, -en péril, menacé par eux comme protestant, quitta Paris et suivit -l'armée de Coligny, Charpentier se mit à la tête des professeurs bien -pensants pour demander que les <i>fuyards</i>, les <i>renégats</i> de -l'Université, ne pussent y rentrer jamais. À la paix de 1570, Ramus ne -trouva plus sa chaire; il eut par grâce un abri dans sa propre maison, -dans le collége de Presles, qu'il avait recréé, et même rebâti de son +<p>Si Charpentier était un âne en mathématiques, il ne <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> l'était +pas dans l'intrigue. Dans le procès des jésuites qui les établit en +France, il se mit pour eux, et par là gagna le cardinal de Lorraine, +vieux camarade de classe de Ramus, qui jusque-là le protégeait. Il +s'unit intimement à l'évêque Vigor et autres futurs ligueurs qui déjà +depuis longtemps demandaient la Saint-Barthélemy. Enfin, quand Ramus, +en péril, menacé par eux comme protestant, quitta Paris et suivit +l'armée de Coligny, Charpentier se mit à la tête des professeurs bien +pensants pour demander que les <i>fuyards</i>, les <i>renégats</i> de +l'Université, ne pussent y rentrer jamais. À la paix de 1570, Ramus ne +trouva plus sa chaire; il eut par grâce un abri dans sa propre maison, +dans le collége de Presles, qu'il avait recréé, et même rebâti de son argent.</p> -<p>De ce grenier rayonnait une lumière importune. Toute l'Europe y avait -les yeux. Les universités d'Italie, d'Allemagne, de Hongrie, de -Pologne, offraient des chaires à Ramus. L'Angleterre acceptait ses -doctrines; ses livres, un siècle encore après, y furent commentés par +<p>De ce grenier rayonnait une lumière importune. Toute l'Europe y avait +les yeux. Les universités d'Italie, d'Allemagne, de Hongrie, de +Pologne, offraient des chaires à Ramus. L'Angleterre acceptait ses +doctrines; ses livres, un siècle encore après, y furent commentés par Milton.</p> -<p>Cela était intolérable. Les futurs ligueurs poussaient contre lui des -cris de mort. Charpentier mettait la main sur la garde de son épée: -«Si j'ai quitté la toge pour l'épée, dit-il, Caton, Cicéron, en firent -autant. Le pape aussi. N'a-t-il pas pris son glaive, sonné la charge, +<p>Cela était intolérable. Les futurs ligueurs poussaient contre lui des +cris de mort. Charpentier mettait la main sur la garde de son épée: +«Si j'ai quitté la toge pour l'épée, dit-il, Caton, Cicéron, en firent +autant. Le pape aussi. N'a-t-il pas pris son glaive, sonné la charge, combattu avec nous, tout au moins de son argent? La terreur dont vous -vous plaignez est un moyen légitime. Les proscriptions! N'en parlez +vous plaignez est un moyen légitime. Les proscriptions! N'en parlez pas, car vous y feriez penser... Prenez garde! prenez garde! Vous ne -songez pas assez à l'issue que tout ceci peut avoir...»</p> +songez pas assez à l'issue que tout ceci peut avoir...»</p> <p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> Charpentier avait raison. On ne respecte pas assez la -redoutable armée des sots, imposants à tant de titres, surtout comme -majorité. Elle n'entend pas raillerie. Le spirituel diplomate Jean de -Montluc le dit à Ramus, et voulut l'emmener en Pologne, où il allait -travailler l'élection du duc d'Anjou. Il eût voulu seulement que Ramus -l'y aidât de son éloquence. Ce grand homme, qui était un honnête +redoutable armée des sots, imposants à tant de titres, surtout comme +majorité. Elle n'entend pas raillerie. Le spirituel diplomate Jean de +Montluc le dit à Ramus, et voulut l'emmener en Pologne, où il allait +travailler l'élection du duc d'Anjou. Il eût voulu seulement que Ramus +l'y aidât de son éloquence. Ce grand homme, qui était un honnête homme, n'accepta nullement d'entrer dans ce tripotage.</p> -<p>Il resta, et il périt.</p> +<p>Il resta, et il périt.</p> -<p>Ce fut le mardi 26 août, quand la première fureur était calmée, quand -les protestants étaient massacrés pour la plupart, mais qu'on glanait -ici et là, chacun cherchant ses ennemis.</p> +<p>Ce fut le mardi 26 août, quand la première fureur était calmée, quand +les protestants étaient massacrés pour la plupart, mais qu'on glanait +ici et là , chacun cherchant ses ennemis.</p> <p>Charpentier ne parut pas. Mais le <i>peuple</i> fit l'affaire. Le <i>peuple</i>, -c'était un tailleur et un sergent, avec une bonne escouade de gens -payés. Ils ne cherchèrent pas au hasard, mais allèrent droit à -l'adresse, forcèrent la porte du collége, montèrent sans hésitation au -cinquième, où Ramus avait son cabinet de travail.</p> - -<p>Ils le trouvèrent qui priait. L'un tira à bout portant, et pourtant si -mal, qu'il tira à la muraille. L'autre, plus habile, lui passa une -épée au travers du corps. Palpitant, on le jeta du cinquième étage. Il +c'était un tailleur et un sergent, avec une bonne escouade de gens +payés. Ils ne cherchèrent pas au hasard, mais allèrent droit à +l'adresse, forcèrent la porte du collége, montèrent sans hésitation au +cinquième, où Ramus avait son cabinet de travail.</p> + +<p>Ils le trouvèrent qui priait. L'un tira à bout portant, et pourtant si +mal, qu'il tira à la muraille. L'autre, plus habile, lui passa une +épée au travers du corps. Palpitant, on le jeta du cinquième étage. Il vivait encore.</p> -<p>Les enfants (on a toujours des enfants pour ces fêtes-là) le -traînèrent à la rivière; dans la route, un chirurgien coupa, emporta -la tête (sans doute pour Charpentier).</p> +<p>Les enfants (on a toujours des enfants pour ces fêtes-là ) le +traînèrent à la rivière; dans la route, un chirurgien coupa, emporta +la tête (sans doute pour Charpentier).</p> -<p>Quelque temps, le corps surnagea près du pont Saint-Michel. Mais des -bourgeois, qui trouvaient qu'il n'en avait pas assez, payèrent des -bateliers pour ramener le <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> corps au rivage, où les petits -écoliers lui donnèrent le fouet.</p> +<p>Quelque temps, le corps surnagea près du pont Saint-Michel. Mais des +bourgeois, qui trouvaient qu'il n'en avait pas assez, payèrent des +bateliers pour ramener le <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> corps au rivage, où les petits +écoliers lui donnèrent le fouet.</p> -<p>Qui pourrait croire qu'on ait pu envier à Charpentier l'honneur qu'il -a si bien gagné dans cette grande circonstance? Celui qui le lui -conteste fut, dit-on, «<i>témoin</i> de toute l'affaire.» Et la preuve -qu'on en donne, c'est qu'<i>il était à Orléans</i>.</p> +<p>Qui pourrait croire qu'on ait pu envier à Charpentier l'honneur qu'il +a si bien gagné dans cette grande circonstance? Celui qui le lui +conteste fut, dit-on, «<i>témoin</i> de toute l'affaire.» Et la preuve +qu'on en donne, c'est qu'<i>il était à Orléans</i>.</p> <p>Croyons-en le pauvre Lambin, ami de Ramus. Il ne doutait nullement que -Charpentier ne fût l'assassin; si bien que, sachant qu'il le cherchait -aussi, il se crut mort, prit la fièvre, et réellement mourut de peur.</p> +Charpentier ne fût l'assassin; si bien que, sachant qu'il le cherchait +aussi, il se crut mort, prit la fièvre, et réellement mourut de peur.</p> -<p>Croyons-en surtout Charpentier lui-même. Lorsque tout le monde -regrettait, déplorait la Saint-Barthélemy comme un crime horrible, de -plus inutile, lui, il lui reste fidèle et la glorifie, écrivant au -cardinal de Lorraine en janvier 1573: «Ce brillant, ce doux soleil qui -a éclairé la France au mois d'août.»</p> +<p>Croyons-en surtout Charpentier lui-même. Lorsque tout le monde +regrettait, déplorait la Saint-Barthélemy comme un crime horrible, de +plus inutile, lui, il lui reste fidèle et la glorifie, écrivant au +cardinal de Lorraine en janvier 1573: «Ce brillant, ce doux soleil qui +a éclairé la France au mois d'août.»</p> -<p>Sur le système de Ramus: «Ces fadaises ont bientôt disparu avec leur +<p>Sur le système de Ramus: «Ces fadaises ont bientôt disparu avec leur auteur. Tous les bons en sont pleins de joie. Dieu nous la rende -durable, Dieu que tu outrageas (Ramus!) et qui enfin t'a puni.»</p> +durable, Dieu que tu outrageas (Ramus!) et qui enfin t'a puni.»</p> <p>Enfin, ce mot touchant d'un vainqueur qui s'attriste presque, sentant -qu'il n'a plus rien à faire (Nunc dimittis servum tuum): «Ramus et -Lambin vivants, j'avais à lutter; la vie me fut douce. Quel charme -maintenant auront mes études? Plus d'adversaires, plus de rivaux.»</p> +qu'il n'a plus rien à faire (Nunc dimittis servum tuum): «Ramus et +Lambin vivants, j'avais à lutter; la vie me fut douce. Quel charme +maintenant auront mes études? Plus d'adversaires, plus de rivaux.»</p> -<p>Charpentier avait des raisons très-sérieuses de pleurer Ramus. Il -avait imaginé de faire payer les leçons (toujours gratuites) du -Collége de France, et percevait un droit à la porte de son cours. +<p>Charpentier avait des raisons très-sérieuses de pleurer Ramus. Il +avait imaginé de faire payer les leçons (toujours gratuites) du +Collége de France, et percevait un droit à la porte de son cours. Tant que Ramus fut <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> vivant et que dura la dispute, on allait -chez Charpentier écouter ses injures. Il gagnait gros. Ramus mort, il -se trouva ruiné, la boutique abandonnée; l'appariteur se morfondit sur -son comptoir vide, Charpentier ne vécut guère; en 1574, le pauvre +chez Charpentier écouter ses injures. Il gagnait gros. Ramus mort, il +se trouva ruiné, la boutique abandonnée; l'appariteur se morfondit sur +son comptoir vide, Charpentier ne vécut guère; en 1574, le pauvre homme mourut, et probablement de chagrin.</p> <h3><span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> CHAPITRE XXVI<br> <span class="smaller">SUITE DU MASSACRE<br> -Août, Septembre et Octobre 1572</span></h3> +Août, Septembre et Octobre 1572</span></h3> -<p>Le lundi 25, au soir, Guise, harassé de sa longue chevauchée, rentrant +<p>Le lundi 25, au soir, Guise, harassé de sa longue chevauchée, rentrant dans Paris, y trouva une chose peu rassurante; le massacre continuait, -mais malgré le roi, et au nom de Guise. Le roi, malgré l'horrible -exécution du Louvre faite sous ses yeux et par lui, se lavait les -mains du tout, commandait aux Parisiens le désarmement, et faisait -écrire aux provinces que les Guises avaient tout fait, <i>qu'il avait -assez eu à faire pour se garder dans son Louvre</i>, qu'il n'y avait rien -de rompu dans l'édit de pacification.</p> - -<p>Dès lors, affaire particulière et querelle de famille. <i>Vendetta</i> pour -<i>vendetta</i>. La question posée ainsi ne pouvait manquer de tourner -contre la poitrine de Guise cent mille épées protestantes. Tout -retombait d'aplomb sur lui. Le très-secret conseil italien de la -<span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> reine mère paraissait se dévoiler: Tuer les Châtillons par -les Guises, puis les Guises par les Châtillons.</p> +mais malgré le roi, et au nom de Guise. Le roi, malgré l'horrible +exécution du Louvre faite sous ses yeux et par lui, se lavait les +mains du tout, commandait aux Parisiens le désarmement, et faisait +écrire aux provinces que les Guises avaient tout fait, <i>qu'il avait +assez eu à faire pour se garder dans son Louvre</i>, qu'il n'y avait rien +de rompu dans l'édit de pacification.</p> + +<p>Dès lors, affaire particulière et querelle de famille. <i>Vendetta</i> pour +<i>vendetta</i>. La question posée ainsi ne pouvait manquer de tourner +contre la poitrine de Guise cent mille épées protestantes. Tout +retombait d'aplomb sur lui. Le très-secret conseil italien de la +<span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> reine mère paraissait se dévoiler: Tuer les Châtillons par +les Guises, puis les Guises par les Châtillons.</p> <p>Henri de Guise, qui avait promis au roi de quitter Paris le dimanche soir, ne bougea pas. Tout son parti le retint. Les deux mille qu'on -avait tués du premier élan étaient sans nul doute les six cents +avait tués du premier élan étaient sans nul doute les six cents gentilshommes de Coligny et leurs domestiques. Tous ceux qui -directement avaient travaillé au massacre, comme les dizeniers de la -ville, ou l'avaient favorisé, comme les moines qui l'avaient prêché, -les chanoines, curés et riches ecclésiastiques, qui logeaient l'armée -des Guises, se sentaient fort compromis. Si Montmorency fût entré avec -sa cavalerie pour exécuter le désarmement qu'ordonnait le roi, tous -ces violents catholiques auraient été accusés par leurs voisins qui -les avaient vus opérer, par les protestants parisiens. Ceux-ci étaient +directement avaient travaillé au massacre, comme les dizeniers de la +ville, ou l'avaient favorisé, comme les moines qui l'avaient prêché, +les chanoines, curés et riches ecclésiastiques, qui logeaient l'armée +des Guises, se sentaient fort compromis. Si Montmorency fût entré avec +sa cavalerie pour exécuter le désarmement qu'ordonnait le roi, tous +ces violents catholiques auraient été accusés par leurs voisins qui +les avaient vus opérer, par les protestants parisiens. Ceux-ci étaient gens de commerce et d'industrie, comme on le voit sur une liste nominale des morts (des principaux, des gens connus) que donne la <i>Relation</i>: cordonniers, libraires, relieurs, chapeliers, tisserands, -épingliers, barbiers, armuriers, fripiers, tonneliers, horlogers, -orfévres, menuisiers, doreurs, boutonniers, quincailliers, etc. Ces -libres marchands étaient en concurrence naturelle avec les marchands -clients du clergé, affiliés aux confréries, coopérateurs de -l'exécution. Mille raisons de peur, de haine, de jalousie de métier, -et, tranchons le mot, d'intérêt, devaient leur faire désirer que -l'exécution de dimanche continuât sur ces voisins odieux, concurrents -de leur commerce, et peut-être demain leurs accusateurs.</p> - -<p>Malgré tant de bonnes raisons pour recommencer le <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> massacre, +épingliers, barbiers, armuriers, fripiers, tonneliers, horlogers, +orfévres, menuisiers, doreurs, boutonniers, quincailliers, etc. Ces +libres marchands étaient en concurrence naturelle avec les marchands +clients du clergé, affiliés aux confréries, coopérateurs de +l'exécution. Mille raisons de peur, de haine, de jalousie de métier, +et, tranchons le mot, d'intérêt, devaient leur faire désirer que +l'exécution de dimanche continuât sur ces voisins odieux, concurrents +de leur commerce, et peut-être demain leurs accusateurs.</p> + +<p>Malgré tant de bonnes raisons pour recommencer le <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> massacre, il y avait langueur pourtant, lassitude; l'affaire, le lundi, ne -reprenait pas. L'Hôtel de Ville et le roi venaient de se prononcer -contre; peut-être n'eût-on plus rien fait sans une ingénieuse machine -dont s'avisa un cordelier. Le temps était admirable; le soleil -très-beau, très-chaud; les arbres reverdoyaient de cette végétation -tardive qu'on appelle les pousses d'août. Au cimetière des Innocents, -il y avait une aubépine; notre cordelier cria qu'il y voyait une -fleur! Y était-elle? La chose n'est pas impossible. Mais peut-être -aussi fut-elle attachée; car on ne permit à personne de vérifier de -près; pour garder l'arbre de la foule, on l'environna de soldats qui -tinrent le peuple à distance. Mais, s'il ne vit pas de miracle, tout +reprenait pas. L'Hôtel de Ville et le roi venaient de se prononcer +contre; peut-être n'eût-on plus rien fait sans une ingénieuse machine +dont s'avisa un cordelier. Le temps était admirable; le soleil +très-beau, très-chaud; les arbres reverdoyaient de cette végétation +tardive qu'on appelle les pousses d'août. Au cimetière des Innocents, +il y avait une aubépine; notre cordelier cria qu'il y voyait une +fleur! Y était-elle? La chose n'est pas impossible. Mais peut-être +aussi fut-elle attachée; car on ne permit à personne de vérifier de +près; pour garder l'arbre de la foule, on l'environna de soldats qui +tinrent le peuple à distance. Mais, s'il ne vit pas de miracle, tout au moins il l'entendit; car, de toutes les paroisses, de tous les couvents, dans tous les clochers, les cloches se mirent en branle -comme elles auraient fait à Pâques; elles bondirent, mugirent de joie. -Cette épouvantable tempête de bruits si inattendus qui plana sur la +comme elles auraient fait à Pâques; elles bondirent, mugirent de joie. +Cette épouvantable tempête de bruits si inattendus qui plana sur la grande ville y versa comme une ivresse, un vertige de meurtre et de -mort. Nous avons vu (t. VII), aux grandes émeutes des villes +mort. Nous avons vu (t. VII), aux grandes émeutes des villes populeuses des Flandres, ces effets terribles des cloches; il n'y -avait pas un tisserand, quand <i>Rolandt</i> sonnait à volée, qui ne saisît +avait pas un tisserand, quand <i>Rolandt</i> sonnait à volée, qui ne saisît son couteau.</p> -<p>Cette sonnerie tranchait nettement, violemment la question. Le clergé, +<p>Cette sonnerie tranchait nettement, violemment la question. Le clergé, en la faisant, reprenait l'affaire pour son compte. Le roi et Guise -déclinaient, se renvoyaient le massacre. Et bien, le ciel l'adoptait; -ce n'était plus le massacre du roi Charles IX ou d'Henri de Guise, -c'était la justice de Dieu.</p> +déclinaient, se renvoyaient le massacre. Et bien, le ciel l'adoptait; +ce n'était plus le massacre du roi Charles IX ou d'Henri de Guise, +c'était la justice de Dieu.</p> -<p>Les choses recommencèrent avec un caractère nouveau <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> et -singulier d'atrocité, cette fois de voisins à voisins, entre gens qui +<p>Les choses recommencèrent avec un caractère nouveau <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> et +singulier d'atrocité, cette fois de voisins à voisins, entre gens qui se connaissaient. On tua plus soigneusement, et les femmes, et les -enfants, et même les enfants à naître, pour éteindre les familles, +enfants, et même les enfants à naître, pour éteindre les familles, couper court aux futures vengeances. Il est singulier de voir combien on tua de femmes enceintes; on leur fendait le ventre et on arrachait -l'enfant, de peur qu'il ne survécût. «Le papier pleureroit, si nous y -mettions tout ce qui se fit.» Un marchand qu'on traînait à l'eau eût +l'enfant, de peur qu'il ne survécût. «Le papier pleureroit, si nous y +mettions tout ce qui se fit.» Un marchand qu'on traînait à l'eau eût ce malheur que ses enfants, ne voulant pas le quitter, se suspendaient -après lui, criant toujours: «Hélas! mon père! hélas! mon père!» Tous -ensemble furent massacrés et jetés à la rivière. Dans une maison -déserte où tout avait été tué, restaient deux tout petits enfants; les -bourreaux les prirent dans une hotte comme une portée de petits chats, -et gaiment, devant tout le monde, les jetèrent par dessus le pont. Un -nourrisson au maillot fut traîné la corde au cou par des gamins de dix +après lui, criant toujours: «Hélas! mon père! hélas! mon père!» Tous +ensemble furent massacrés et jetés à la rivière. Dans une maison +déserte où tout avait été tué, restaient deux tout petits enfants; les +bourreaux les prirent dans une hotte comme une portée de petits chats, +et gaiment, devant tout le monde, les jetèrent par dessus le pont. Un +nourrisson au maillot fut traîné la corde au cou par des gamins de dix ans. Un autre presque aussi petit, qu'un tueur emportait dans ses -bras, se mit à jouer avec sa barbe en souriant; le barbare, qui -peut-être aurait faibli, maugréa contre le petit chien, l'embrocha et +bras, se mit à jouer avec sa barbe en souriant; le barbare, qui +peut-être aurait faibli, maugréa contre le petit chien, l'embrocha et le jeta.</p> -<p>Tout était hurlements, cris épouvantables de femmes qu'on jetait par -les fenêtres, coups de fusil, portes brisées à coup de bûches et de -pierres, cadavres traînés dans le ruisseau par les huées, les +<p>Tout était hurlements, cris épouvantables de femmes qu'on jetait par +les fenêtres, coups de fusil, portes brisées à coup de bûches et de +pierres, cadavres traînés dans le ruisseau par les huées, les sifflets.</p> -<p>Il y eut des choses inouïes. Un mari remercia ceux qui venaient de le -faire veuf. Une fille mena les meurtriers à la cachette de sa mère. Un -pauvre homme, déjà dépouillé, mis tout nu, avait échappé, caché sous +<p>Il y eut des choses inouïes. Un mari remercia ceux qui venaient de le +faire veuf. Une fille mena les meurtriers à la cachette de sa mère. Un +pauvre homme, déjà dépouillé, mis tout nu, avait échappé, caché sous l'arche d'un pont; la nuit, il court chez sa femme. Mais <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> -elle n'ouvrit; elle le laissa dans la rue jusqu'à ce qu'il eût été -tué.</p> +elle n'ouvrit; elle le laissa dans la rue jusqu'à ce qu'il eût été +tué.</p> -<p>Dans la confusion immense, l'occasion était belle pour faire des +<p>Dans la confusion immense, l'occasion était belle pour faire des affaires. Les plaideurs tuaient leurs parties. Les candidats aux charges les rendaient vacantes par la mort des occupants. Les -héritiers, avec une balle ou deux pouces d'acier, se mettaient en +héritiers, avec une balle ou deux pouces d'acier, se mettaient en possession.</p> -<p>Les grands seigneurs ne perdirent pas leur temps. Loménie, secrétaire -du roi, avait une belle terre à Versailles, fort enviée de Gondi. Dès -qu'il fut emprisonné, Gondi lui offre protection; Loménie lui eût tout -donné; Gondi, très-délicat, ne veut la terre qu'en l'achetant, -l'achète au prix qu'il veut. Ce n'est pas tout: il faut encore que -Loménie, par écrit, donne sa charge de secrétaire. Tout fini, il est -poignardé.</p> +<p>Les grands seigneurs ne perdirent pas leur temps. Loménie, secrétaire +du roi, avait une belle terre à Versailles, fort enviée de Gondi. Dès +qu'il fut emprisonné, Gondi lui offre protection; Loménie lui eût tout +donné; Gondi, très-délicat, ne veut la terre qu'en l'achetant, +l'achète au prix qu'il veut. Ce n'est pas tout: il faut encore que +Loménie, par écrit, donne sa charge de secrétaire. Tout fini, il est +poignardé.</p> -<p>L'appétit venant en mangeant, on commençait à tuer aussi quelque peu -les catholiques. Un Rouillard, chanoine de Notre-Dame, fut tué dans sa +<p>L'appétit venant en mangeant, on commençait à tuer aussi quelque peu +les catholiques. Un Rouillard, chanoine de Notre-Dame, fut tué dans sa maison. Pourquoi? Un historien en donne une raison, plus forte qu'on -ne croit dans les guerres civiles: «C'était un homme d'un mauvais -caractère, et médiocrement agréable aux officiers de la ville.»</p> +ne croit dans les guerres civiles: «C'était un homme d'un mauvais +caractère, et médiocrement agréable aux officiers de la ville.»</p> -<p>Biron, quoique catholique, ne se fia pas à cela; il s'enferma dans -l'Arsenal, dont il était gouverneur, fit lever les pont-levis et +<p>Biron, quoique catholique, ne se fia pas à cela; il s'enferma dans +l'Arsenal, dont il était gouverneur, fit lever les pont-levis et pointer deux couleuvrines sur Paris. Il se garda ainsi, et avec lui quelques personnes, un enfant entre autres, qui avait le malheur -d'être un riche héritier. Sa sœur et son beau-frère étaient -désespérés de voir l'enfant échapper au massacre. La sœur donna ce -spectacle exécrable de venir aux portes <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> de l'Arsenal prier et -pleurer pour avoir son petit-frère, qu'elle voulait sauver, +d'être un riche héritier. Sa sœur et son beau-frère étaient +désespérés de voir l'enfant échapper au massacre. La sœur donna ce +spectacle exécrable de venir aux portes <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> de l'Arsenal prier et +pleurer pour avoir son petit-frère, qu'elle voulait sauver, disait-elle.</p> <p>Tout le monde sait l'aventure du jeune Cumont de la Force, qui montra -tant de prudence. Caché sous les corps poignardés de son père et de -ses frères, du fond de son bain de sang, il entendait toutes sortes de +tant de prudence. Caché sous les corps poignardés de son père et de +ses frères, du fond de son bain de sang, il entendait toutes sortes de gens qui allaient et venaient, regardaient les enfants morts. -Quelques-uns disaient: «Tant mieux! Ce n'est rien de tuer les loups, -si l'on ne tue les petits.» D'autres disaient: «C'est dommage.» Mais +Quelques-uns disaient: «Tant mieux! Ce n'est rien de tuer les loups, +si l'on ne tue les petits.» D'autres disaient: «C'est dommage.» Mais l'enfant ne bougeait pas. Vers le soir enfin, il voit un homme qui -levait les mains au ciel, et disait avec des larmes: «Oh! Dieu punira -cela!» Il leva alors la tête tout doucement, et tous bas hasarda ce -mot: «Je ne suis pas mort...—Mais comment t'appelles-tu? Menez-moi à -l'Arsenal. M. de Biron vous payera bien.»</p> +levait les mains au ciel, et disait avec des larmes: «Oh! Dieu punira +cela!» Il leva alors la tête tout doucement, et tous bas hasarda ce +mot: «Je ne suis pas mort...—Mais comment t'appelles-tu? Menez-moi à +l'Arsenal. M. de Biron vous payera bien.»</p> -<p>Que furent dans tout cela les Guises? Moins violents encore qu'avisés. +<p>Que furent dans tout cela les Guises? Moins violents encore qu'avisés. Henri prit pour sa part un homme, le fameux partisan d'Acier, chef -renommé des bandes du Midi. Il le sauva, et d'Acier devint son âme -damnée. «Pour son corps, il donna son âme.»</p> +renommé des bandes du Midi. Il le sauva, et d'Acier devint son âme +damnée. «Pour son corps, il donna son âme.»</p> -<p>Chose populaire pour les Guises, dur contraste à la conduite du roi, -qui n'osait sauver personne, et força même Fervacques à tuer son +<p>Chose populaire pour les Guises, dur contraste à la conduite du roi, +qui n'osait sauver personne, et força même Fervacques à tuer son intime ami.</p> <p>Sauf ce cas toutefois, les Guises, partout ailleurs impitoyables, firent soigneusement tuer leurs ennemis personnels. Le catholique -Salcède, par exemple, dix ans auparavant, avait empêché le cardinal de -Lorraine, évêque de Metz, de replacer cette ville sous la souveraineté -de l'Empire. Ils le firent tuer dans son hôtel; tout le pillage fut -réservé et porté à l'hôtel de Guise.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> L'aspect du Louvre était bizarre. Charles IX qui, la veille -au soir, avait défendu le massacre, le lundi donnait les dépouilles, -autorisait le pillage. Il abandonna généreusement aux Suisses, pour +Salcède, par exemple, dix ans auparavant, avait empêché le cardinal de +Lorraine, évêque de Metz, de replacer cette ville sous la souveraineté +de l'Empire. Ils le firent tuer dans son hôtel; tout le pillage fut +réservé et porté à l'hôtel de Guise.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> L'aspect du Louvre était bizarre. Charles IX qui, la veille +au soir, avait défendu le massacre, le lundi donnait les dépouilles, +autorisait le pillage. Il abandonna généreusement aux Suisses, pour salaire du dimanche, le pillage d'un riche lapidaire, qui valait cent -mille écus. De moment en moment, des hommes considérables venaient lui -demander telle charge: «Elle est remplie.—Non, vacante. Le titulaire -est mort.» On la donnait, mais non gratis. Les secrétaires du roi -étaient là pour faire prix.</p> - -<p>C'est, sans nul doute, ce qui fit tuer le président des Aides, le -célèbre Laplace, l'excellent historien. Aimé, estimé et recommandé du -roi et de la reine, il n'en fut pas moins égorgé. Deux jours entiers, +mille écus. De moment en moment, des hommes considérables venaient lui +demander telle charge: «Elle est remplie.—Non, vacante. Le titulaire +est mort.» On la donnait, mais non gratis. Les secrétaires du roi +étaient là pour faire prix.</p> + +<p>C'est, sans nul doute, ce qui fit tuer le président des Aides, le +célèbre Laplace, l'excellent historien. Aimé, estimé et recommandé du +roi et de la reine, il n'en fut pas moins égorgé. Deux jours entiers, il resta entre la vie et la mort; on venait toujours lui dire <i>qu'il -était attendu au Louvre</i>. Il se déroba de chez lui, frappa à trois +était attendu au Louvre</i>. Il se déroba de chez lui, frappa à trois portes d'amis, mais il n'y avait plus d'amis. Il rentra chez lui pour mourir. Il assembla sa famille, tous ses domestiques et servantes, et leur fit paisiblement une instruction sur les psaumes. On revint, il -se décida, dit adieu aux siens. Il n'était pas à quatre pas, que sa +se décida, dit adieu aux siens. Il n'était pas à quatre pas, que sa mort fit vaquer sa place. On put la demander au Louvre.</p> -<p>Ce Louvre étant une boutique, un comptoir, il devenait ridicule de -désapprouver des morts dont on profitait. La reine et Anjou aussi, qui -craignaient que Montmorency n'arrivât comme au secours du roi, et -livrât bataille aux Guises, persuadèrent à Charles IX qu'il valait -mieux prendre la chose sur lui, déclarer <i>que c'était lui qui avait -fait le massacre</i>, mais pour se défendre d'un complot qu'aurait tramé +<p>Ce Louvre étant une boutique, un comptoir, il devenait ridicule de +désapprouver des morts dont on profitait. La reine et Anjou aussi, qui +craignaient que Montmorency n'arrivât comme au secours du roi, et +livrât bataille aux Guises, persuadèrent à Charles IX qu'il valait +mieux prendre la chose sur lui, déclarer <i>que c'était lui qui avait +fait le massacre</i>, mais pour se défendre d'un complot qu'aurait tramé Coligny.</p> -<p><span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> Dès lors Montmorency n'avait que faire de venir.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> Dès lors Montmorency n'avait que faire de venir.</p> -<p>Le mardi 26 août, on vit ce misérable mannequin, ce fou sauvage, avec -son poil roux hérissé, le teint sinistrement rouge (troisième portrait -<i>Sainte-Geneviève</i>), marcher solennellement avec sa cour, parmi les +<p>Le mardi 26 août, on vit ce misérable mannequin, ce fou sauvage, avec +son poil roux hérissé, le teint sinistrement rouge (troisième portrait +<i>Sainte-Geneviève</i>), marcher solennellement avec sa cour, parmi les morts et les mourants, du Louvre au Palais de Justice, dire ce -mensonge au Parlement: «Que c'était lui qui faisait tout.»</p> +mensonge au Parlement: «Que c'était lui qui faisait tout.»</p> -<p>Le président de Thou, le premier poltron de France, admira la sagesse -du roi, et dit le mot de Louis XI: «Qui nescit dissimulare, nescit -regnare.»</p> +<p>Le président de Thou, le premier poltron de France, admira la sagesse +du roi, et dit le mot de Louis XI: «Qui nescit dissimulare, nescit +regnare.»</p> -<p>Donc, le roi n'est pas un zéro. Donc il est obéi, c'est pour lui obéir -qu'on a versé tout ce sang. En sortant, il se croyait roi.</p> +<p>Donc, le roi n'est pas un zéro. Donc il est obéi, c'est pour lui obéir +qu'on a versé tout ce sang. En sortant, il se croyait roi.</p> -<p>Roi de risée, de honte. Comme il sort, quelqu'un crie: «Il y a ici un -huguenot.» Un homme est tiré de sa suite, sans autre façon poignardé. +<p>Roi de risée, de honte. Comme il sort, quelqu'un crie: «Il y a ici un +huguenot.» Un homme est tiré de sa suite, sans autre façon poignardé. Le fou royal, regardant la foule de cet œil oblique et loustic (que -donne son portrait de jeunesse), dit, pour flatter les assassins: «Si -c'était le dernier huguenot!»</p> - -<p>Depuis le jour où l'autre Charles, le pauvre idiot Charles VI, -siégeait, bavant, riant, pour l'amusement des Anglais, jamais la -France n'avait été plus bas.</p> - -<p>Les protestants prétendent que les provinces reçurent des ordres -écrits de massacre. C'est méconnaître étrangement la prudence de la -reine mère. Dans la peur qu'elle avait d'un soulèvement des grandes -villes, elle donna à des <i>quidam</i>, à des aventuriers qui sollicitaient -ces commissions, des lettres, mais de simple créance, pour les +donne son portrait de jeunesse), dit, pour flatter les assassins: «Si +c'était le dernier huguenot!»</p> + +<p>Depuis le jour où l'autre Charles, le pauvre idiot Charles VI, +siégeait, bavant, riant, pour l'amusement des Anglais, jamais la +France n'avait été plus bas.</p> + +<p>Les protestants prétendent que les provinces reçurent des ordres +écrits de massacre. C'est méconnaître étrangement la prudence de la +reine mère. Dans la peur qu'elle avait d'un soulèvement des grandes +villes, elle donna à des <i>quidam</i>, à des aventuriers qui sollicitaient +ces commissions, des lettres, mais de simple créance, pour les gouverneurs et magistrats, avec ordre verbal <i>d'emprisonner</i> les protestants notables. On se disputait <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> ces commissions -lucratives, qui, en réalité, constituaient ces drôles chefs de -l'exécution et dictateurs du pillage. Partout la chose commença par +lucratives, qui, en réalité, constituaient ces drôles chefs de +l'exécution et dictateurs du pillage. Partout la chose commença par l'emprisonnement et le massacre des prisons; puis la tuerie de maison en maison, le pillage des boutiques. Les victimes furent partout des marchands et des fabricants. Les listes nominales ne donnent point de -gentilshommes. Ils échappèrent apparemment.</p> +gentilshommes. Ils échappèrent apparemment.</p> -<p>Cette grande exécution tomba sur le commerce et l'industrie naissante, -et un peu sur la robe. Elle fut extrêmement inégale, très-sanglante -ici, et là nulle. De Thou dit qu'on évalue les morts à trente mille, -mais qu'on exagère.</p> +<p>Cette grande exécution tomba sur le commerce et l'industrie naissante, +et un peu sur la robe. Elle fut extrêmement inégale, très-sanglante +ici, et là nulle. De Thou dit qu'on évalue les morts à trente mille, +mais qu'on exagère.</p> -<p>La chose fut moins aveugle qu'on ne l'a cru. Elle fut dirigée de -manière à rendre le plus possible. Plusieurs en restèrent riches. Ils -tirèrent parti de leurs morts jusqu'à vendre la graisse aux +<p>La chose fut moins aveugle qu'on ne l'a cru. Elle fut dirigée de +manière à rendre le plus possible. Plusieurs en restèrent riches. Ils +tirèrent parti de leurs morts jusqu'à vendre la graisse aux apothicaires.</p> -<p>La cour dirigeait si peu, qu'à Meaux, dont la reine mère était -comtesse, et où l'explosion eut lieu dès le dimanche, une des -premières victimes fut un receveur de la reine qui percevait pour elle +<p>La cour dirigeait si peu, qu'à Meaux, dont la reine mère était +comtesse, et où l'explosion eut lieu dès le dimanche, une des +premières victimes fut un receveur de la reine qui percevait pour elle la taxe fort dure qu'elle avait mise sur le drap et le vin.</p> -<p>Dans plusieurs lieux, à Meaux, à Lyon, le procureur du roi se mit à la -tête de l'exécution. Mais généralement les autorités locales s'en -chargèrent, et la justice se tint coi, s'effaça, s'absenta, ignora.</p> +<p>Dans plusieurs lieux, à Meaux, à Lyon, le procureur du roi se mit à la +tête de l'exécution. Mais généralement les autorités locales s'en +chargèrent, et la justice se tint coi, s'effaça, s'absenta, ignora.</p> -<p>À Troyes, le conseil du massacre se tint chez l'évêque Bauffremont. À -Orléans, il se fit sur une lettre de l'évêque Sorbin, prédicateur du -roi. À Toulouse l'emprisonnement se fit par le Parlement même; les -membres catholiques firent arrêter leurs confrères <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> -protestants. Les étudiants, maîtres d'armes, spadassins des écoles, se -chargèrent du massacre. Cinq conseillers furent pendus en costume.</p> +<p>À Troyes, le conseil du massacre se tint chez l'évêque Bauffremont. À +Orléans, il se fit sur une lettre de l'évêque Sorbin, prédicateur du +roi. À Toulouse l'emprisonnement se fit par le Parlement même; les +membres catholiques firent arrêter leurs confrères <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> +protestants. Les étudiants, maîtres d'armes, spadassins des écoles, se +chargèrent du massacre. Cinq conseillers furent pendus en costume.</p> -<p>En Dauphiné, en Provence, en Auvergne, il n'y eut rien ou presque +<p>En Dauphiné, en Provence, en Auvergne, il n'y eut rien ou presque rien. Les gouverneurs, MM. de Gordes, de Tende, exigeaient des ordres -écrits. Le dernier, allié de Montmorency, dit que, même avec ordre, il -ne ferait rien. Les protestants, bien avertis, étaient partout armés, -leurs anciens chefs tout prêts. Aux gens de la cour qui venaient, -Gordes dit: «Montbrun vit encore.»</p> +écrits. Le dernier, allié de Montmorency, dit que, même avec ordre, il +ne ferait rien. Les protestants, bien avertis, étaient partout armés, +leurs anciens chefs tout prêts. Aux gens de la cour qui venaient, +Gordes dit: «Montbrun vit encore.»</p> -<p>Rien en Bourgogne, peu ou rien en Picardie et dans le Nord, excepté à -Rouen, où on versa beaucoup de sang.</p> +<p>Rien en Bourgogne, peu ou rien en Picardie et dans le Nord, excepté à +Rouen, où on versa beaucoup de sang.</p> -<p>Le 30 août, lettre du roi, envoyée partout pour arrêter le massacre. -On y fit si peu d'attention, qu'à Troyes, celui qui l'apportait la -garda deux jours dans sa poche, pendant qu'on fit l'exécution.</p> +<p>Le 30 août, lettre du roi, envoyée partout pour arrêter le massacre. +On y fit si peu d'attention, qu'à Troyes, celui qui l'apportait la +garda deux jours dans sa poche, pendant qu'on fit l'exécution.</p> -<p>Du reste, il ne faut pas s'y tromper: la Saint-Barthélemy n'est pas -une journée; c'est une saison. On tua par-ci par-là, dans les mois de +<p>Du reste, il ne faut pas s'y tromper: la Saint-Barthélemy n'est pas +une journée; c'est une saison. On tua par-ci par-là , dans les mois de septembre et d'octobre.</p> -<p>À la Saint-Michel, le jésuite Auger, envoyé du collége de Paris, -annonça à Bordeaux que l'archange Michel avait fait le grand massacre, -et déplora la mollesse du gouverneur et des magistrats bordelais. Un +<p>À la Saint-Michel, le jésuite Auger, envoyé du collége de Paris, +annonça à Bordeaux que l'archange Michel avait fait le grand massacre, +et déplora la mollesse du gouverneur et des magistrats bordelais. Un homme de la cour gourmanda aussi leur lenteur. Le 3 octobre, les -jurats, avec des bandes en chapeau rouge, forcèrent le gouverneur à -laisser faire l'exécution.</p> +jurats, avec des bandes en chapeau rouge, forcèrent le gouverneur à +laisser faire l'exécution.</p> -<p>On tua deux cent soixante-quatre personnes, et <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> on ne se fût -pas arrêté; mais le reste des protestants avait trouvé un asile au -Château-Trompette.</p> +<p>On tua deux cent soixante-quatre personnes, et <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> on ne se fût +pas arrêté; mais le reste des protestants avait trouvé un asile au +Château-Trompette.</p> -<p>Une industrie existait à Paris. On avait fait des magasins de -protestants, où les chefs de l'exécution les tenaient en réserve, sans -doute pour les faire financer. Quand ils étaient ruinés, on les tuait.</p> +<p>Une industrie existait à Paris. On avait fait des magasins de +protestants, où les chefs de l'exécution les tenaient en réserve, sans +doute pour les faire financer. Quand ils étaient ruinés, on les tuait.</p> -<p>Le 5 septembre, le roi envoya chercher le capitaine Pézon, qui était +<p>Le 5 septembre, le roi envoya chercher le capitaine Pézon, qui était un boucher, et lui demanda s'il en restait encore, de ces huguenots: -«J'en ai jeté vingt hier à la Seine, dit-il froidement, et j'en ai -autant pour demain.» Le roi se mit à rire de voir son amnistie si bien -respectée.</p> +«J'en ai jeté vingt hier à la Seine, dit-il froidement, et j'en ai +autant pour demain.» Le roi se mit à rire de voir son amnistie si bien +respectée.</p> -<p>Il faudrait désespérer de la nature humaine, si cette férocité avait -été universelle. Heureusement, un nombre immense de catholiques -détestèrent la Saint-Barthélemy.</p> +<p>Il faudrait désespérer de la nature humaine, si cette férocité avait +été universelle. Heureusement, un nombre immense de catholiques +détestèrent la Saint-Barthélemy.</p> -<p>Une classe fut admirable, celle des bourreaux. Ils refusèrent d'agir, +<p>Une classe fut admirable, celle des bourreaux. Ils refusèrent d'agir, disant qu'ils ne tuaient qu'en justice.</p> -<p>À Lyon et ailleurs, les soldats refusèrent de tirer, disant qu'ils ne +<p>À Lyon et ailleurs, les soldats refusèrent de tirer, disant qu'ils ne savaient tuer qu'en guerre.</p> -<p>Le long du Rhône, les catholiques, voyant flotter les victimes de +<p>Le long du Rhône, les catholiques, voyant flotter les victimes de Lyon, en poussaient des cris de douleur, invoquaient Dieu contre les assassins.</p> -<p>Si des protestants abjurèrent, en revanche des catholiques, par -l'horreur d'un tel événement, furent détachés de leurs croyances. «Cet -acte, dit l'un d'eux, me fit dès lors aimer les personnes et la cause -de ceux de la Religion.»</p> +<p>Si des protestants abjurèrent, en revanche des catholiques, par +l'horreur d'un tel événement, furent détachés de leurs croyances. «Cet +acte, dit l'un d'eux, me fit dès lors aimer les personnes et la cause +de ceux de la Religion.»</p> -<p>Les gens du Parlement sentaient très-bien le coup profond, terrible, -que s'était porté le catholicisme. Ils <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> se désespéraient de -voir l'antique religion de la France, la royauté, mise plus bas par un +<p>Les gens du Parlement sentaient très-bien le coup profond, terrible, +que s'était porté le catholicisme. Ils <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> se désespéraient de +voir l'antique religion de la France, la royauté, mise plus bas par un fou furieux qu'elle ne fut jadis par un idiot. Ils entreprirent de -replâtrer l'idole, insistèrent pour justifier la cour, qui ne le -demandait point. Pour laver quelque peu le roi, il fallait réussir à +replâtrer l'idole, insistèrent pour justifier la cour, qui ne le +demandait point. Pour laver quelque peu le roi, il fallait réussir à salir les victimes, tirer de quelques protestants des aveux contre l'amiral, un semblant de conspiration. On s'en procura deux, qu'on -attrapa dans l'hôtel même de l'ambassadeur d'Angleterre, qui grogna -quelque peu et s'apaisa bien vite. L'un, Briquemaut, vénérable +attrapa dans l'hôtel même de l'ambassadeur d'Angleterre, qui grogna +quelque peu et s'apaisa bien vite. L'un, Briquemaut, vénérable vieillard qui avait servi le roi toute sa vie; l'autre, Cavagne, -intrépide, énergique. On n'en tira rien que l'honneur, la gloire de +intrépide, énergique. On n'en tira rien que l'honneur, la gloire de Coligny.</p> -<p>On avait apporté ses papiers au Louvre. Les misérables, découvrant sa -grande âme, furent surpris et embarrassés. De 1570 à 1572, il avait, -tous les soirs, écrit l'histoire des guerres civiles. De plus, -longuement élaboré un mémoire sur l'état du royaume; là, son ferme -conseil au roi de ne point apanager ses frères. Enfin, un petit -mémoire sur la guerre des Pays-Bas; le sens était: «Si vous ne les -prenez, l'Angleterre va les prendre.»</p> +<p>On avait apporté ses papiers au Louvre. Les misérables, découvrant sa +grande âme, furent surpris et embarrassés. De 1570 à 1572, il avait, +tous les soirs, écrit l'histoire des guerres civiles. De plus, +longuement élaboré un mémoire sur l'état du royaume; là , son ferme +conseil au roi de ne point apanager ses frères. Enfin, un petit +mémoire sur la guerre des Pays-Bas; le sens était: «Si vous ne les +prenez, l'Angleterre va les prendre.»</p> -<p>En le voyant si Français, si fidèle, tellement citoyen (contre +<p>En le voyant si Français, si fidèle, tellement citoyen (contre l'Angleterre protestante), les meurtriers baissaient les yeux. -Quelqu'un dit: «Cela est très-beau, digne d'être imprimé.» Gondi en -détourna le roi, prit ces papiers et les mit dans le feu.</p> - -<p>Catherine seule ne sentit rien de cela. Avant qu'on brûlât, elle fit -trophée de ces papiers si glorieux pour Coligny, si accablants pour -elle, pour ceux qui l'avaient tué. Elle les montra, triomphante, à -l'ambassadeur <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> Walsingham: «Le voilà, votre ami! voyez s'il -aimait l'Angleterre!—Madame, il a aimé la France.»</p> - -<p>Depuis le 24 août, ce n'était plus que fêtes; le temps les favorisait -fort. Le clergé fit la sienne, dès le jeudi 28; il publia un jubilé où -allèrent le roi et la cour, faisant leurs stations et rendant grâce à +Quelqu'un dit: «Cela est très-beau, digne d'être imprimé.» Gondi en +détourna le roi, prit ces papiers et les mit dans le feu.</p> + +<p>Catherine seule ne sentit rien de cela. Avant qu'on brûlât, elle fit +trophée de ces papiers si glorieux pour Coligny, si accablants pour +elle, pour ceux qui l'avaient tué. Elle les montra, triomphante, à +l'ambassadeur <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> Walsingham: «Le voilà , votre ami! voyez s'il +aimait l'Angleterre!—Madame, il a aimé la France.»</p> + +<p>Depuis le 24 août, ce n'était plus que fêtes; le temps les favorisait +fort. Le clergé fit la sienne, dès le jeudi 28; il publia un jubilé où +allèrent le roi et la cour, faisant leurs stations et rendant grâce à Dieu.</p> -<p>Le Parlement ne fut pas en reste; il fonda une fête, une procession -annuelle pour le beau jour de la Saint-Barthélemy.</p> +<p>Le Parlement ne fut pas en reste; il fonda une fête, une procession +annuelle pour le beau jour de la Saint-Barthélemy.</p> -<p>Il était parvenu, grâce à Dieu, à trouver Coligny coupable, s'appuyant -des <i>aveux</i> des deux hommes qui n'avaient rien dit. On le condamna à -être traîné sur la claie et pendu, «si toutefois on retrouvait son -corps,» sinon en effigie. On fit son mannequin fort ressemblant de +<p>Il était parvenu, grâce à Dieu, à trouver Coligny coupable, s'appuyant +des <i>aveux</i> des deux hommes qui n'avaient rien dit. On le condamna à +être traîné sur la claie et pendu, «si toutefois on retrouvait son +corps,» sinon en effigie. On fit son mannequin fort ressemblant de mise et d'attitude, sans oublier le cure-dent que le taciturne amiral -avait si souvent à la bouche. On le brûla en Grève, en même temps -qu'on pendait Cavagne et Briquemaut. Le roi alla à l'Hôtel de Ville -voir cette fête avec sa mère et le petit roi de Navarre. Seulement -Charles IX regardait derrière un rideau.</p> - -<p>Pendant plusieurs jours, disent le catholique Brantôme et l'auteur -protestant de l'<i>Estat de la France</i>, il y avait eu pèlerinage à -l'épine des Innocents et pèlerinage à Montfaucon pour voir un je ne -sais quoi sans forme, quelque chose de noir, demi-grillé, qu'on disait -être le corps de Coligny. Le roi y avait été des premiers avec la cour +avait si souvent à la bouche. On le brûla en Grève, en même temps +qu'on pendait Cavagne et Briquemaut. Le roi alla à l'Hôtel de Ville +voir cette fête avec sa mère et le petit roi de Navarre. Seulement +Charles IX regardait derrière un rideau.</p> + +<p>Pendant plusieurs jours, disent le catholique Brantôme et l'auteur +protestant de l'<i>Estat de la France</i>, il y avait eu pèlerinage à +l'épine des Innocents et pèlerinage à Montfaucon pour voir un je ne +sais quoi sans forme, quelque chose de noir, demi-grillé, qu'on disait +être le corps de Coligny. Le roi y avait été des premiers avec la cour et la foule des bonnes gens de Paris.</p> <p>On avait grand soin, dans ces temps, de mener les enfants aux supplices des brigands, aux expositions <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> de voleurs, pour les moraliser et leur imprimer le souvenir de ces exemples salutaires. On -conduisit à Montfaucon les petits huguenots, tout nouveaux -catholiques, les propres fils de l'amiral. L'aîné, âgé de quinze ans, -sanglotait à crever. Le plus jeune, de sept, appelé Dandelot et digne -de ce nom, regarda d'un œil ferme, voyant son père transfiguré +conduisit à Montfaucon les petits huguenots, tout nouveaux +catholiques, les propres fils de l'amiral. L'aîné, âgé de quinze ans, +sanglotait à crever. Le plus jeune, de sept, appelé Dandelot et digne +de ce nom, regarda d'un œil ferme, voyant son père transfiguré comme il le sera dans l'avenir.</p> -<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME ONZIÈME</p> +<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME ONZIÈME</p> -<h2><span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> TABLE DES MATIÈRES</h2> +<h2><span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> TABLE DES MATIÈRES</h2> <div class="index"> <ul class="none"> <li> <span class="ralign">Pages.</span></li> -<li><span class="smcap index-4">Préface</span> +<li><span class="smcap index-4">Préface</span> <span class="ralign"><a href="#pageI">I</a></span></li> </ul> @@ -11173,7 +11135,7 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <span class="ralign"><a href="#page9">9</a></span></li> <li>Esprit romanesque du temps <span class="ralign"><a href="#page9">9</a></span></li> -<li>Diane persécute la duchesse d'Étampes +<li>Diane persécute la duchesse d'Étampes <span class="ralign"><a href="#page13">13</a></span></li> </ul> @@ -11181,11 +11143,11 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <ul class="none"> <li><span class="smcap index-4">Le coup de Jarnac.</span> 10 juillet 1547 <span class="ralign"><a href="#page21">21</a></span></li> -<li>Le roi, la reine et Diane à Saint-Germain +<li>Le roi, la reine et Diane à Saint-Germain <span class="ralign"><a href="#page23">23</a></span></li> <li>Montmorency et Coligny <span class="ralign"><a href="#page26">26</a></span></li> -<li>Duel de Jarnac et la Châtaigneraie +<li>Duel de Jarnac et la Châtaigneraie <span class="ralign"><a href="#page29">29</a></span></li> </ul> @@ -11197,9 +11159,9 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <span class="ralign"><a href="#page37">37</a></span></li> <li>Pourquoi Diane aimait Catherine <span class="ralign"><a href="#page44">44</a></span></li> -<li>La curée, les dévorants +<li>La curée, les dévorants <span class="ralign"><a href="#page46">46</a></span></li> -<li>Les Guises et leurs quinze évêchés +<li>Les Guises et leurs quinze évêchés <span class="ralign"><a href="#page49">49</a></span></li> </ul> @@ -11207,15 +11169,15 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <ul class="none"> <li><span class="smcap index-4">L'intrigue espagnole</span> <span class="ralign"><a href="#page55">55</a></span></li> -<li>Les Jésuites sont un ordre espagnol +<li>Les Jésuites sont un ordre espagnol <span class="ralign"><a href="#page56">56</a></span></li> <li>Combien l'Espagne est romanesque <span class="ralign"><a href="#page58">58</a></span></li> <li>Manuel pour faire des romans <span class="ralign"><a href="#page61">61</a></span></li> -<li>Matérialité et verbalité +<li>Matérialité et verbalité <span class="ralign"><a href="#page64">64</a></span></li> -<li>Charles-Quint cède à la réaction +<li>Charles-Quint cède à la réaction <span class="ralign"><a href="#page64">64</a></span></li> </ul> @@ -11223,27 +11185,27 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <ul class="none"> <li><span class="smcap index-4">Les Martyrs</span> <span class="ralign"><a href="#page74">74</a></span></li> -<li>Mœurs réformées, élan musical +<li>Mœurs réformées, élan musical <span class="ralign"><a href="#page75">75</a></span></li> -<li>Pendant quarante ans, les protestants se laissèrent brûler +<li>Pendant quarante ans, les protestants se laissèrent brûler <span class="ralign"><a href="#page77">77</a></span></li> -<li>Lois épouvantables de Charles-Quint +<li>Lois épouvantables de Charles-Quint <span class="ralign"><a href="#page82">82</a></span></li> -<li>Les amitiés des martyrs +<li>Les amitiés des martyrs <span class="ralign"><a href="#page86">86</a></span></li> </ul> <p class="p2 center">CHAPITRE VI</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">L'école des Martyrs</span> +<li><span class="smcap index-4">L'école des Martyrs</span> <span class="ralign"><a href="#page89">89</a></span></li> <li>La mission de Calvin <span class="ralign"><a href="#page90">90</a></span></li> -<li>Esprit de Genève anticalviniste +<li>Esprit de Genève anticalviniste <span class="ralign"><a href="#page93">93</a></span></li> -<li><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> Génie légiste de Calvin +<li><span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> Génie légiste de Calvin <span class="ralign"><a href="#page94">94</a></span></li> -<li>La Genève de Calvin, les Psaumes +<li>La Genève de Calvin, les Psaumes <span class="ralign"><a href="#page98">98</a></span></li> </ul> @@ -11253,9 +11215,9 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <span class="ralign"><a href="#page103">103</a></span></li> <li>Folie de leur politique <span class="ralign"><a href="#page104">104</a></span></li> -<li>L'aveuglement de Charles-Quint fait leur succès +<li>L'aveuglement de Charles-Quint fait leur succès <span class="ralign"><a href="#page107">107</a></span></li> -<li>Ils surprennent les Trois-Évêchés et repoussent Charles-Quint (1552) +<li>Ils surprennent les Trois-Évêchés et repoussent Charles-Quint (1552) <span class="ralign"><a href="#page112">112</a></span></li> </ul> @@ -11265,27 +11227,27 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <span class="ralign"><a href="#page117">117</a></span></li> <li>Ronsard contre Rabelais <span class="ralign"><a href="#page119">119</a></span></li> -<li>Philippe II épouse Marie, humilie le pape +<li>Philippe II épouse Marie, humilie le pape <span class="ralign"><a href="#page121">121</a></span></li> -<li>Henri II infidèle à Diane; elle l'occupe de guerre (1556) +<li>Henri II infidèle à Diane; elle l'occupe de guerre (1556) <span class="ralign"><a href="#page127">127</a></span></li> -<li>Défaite et siége de Saint-Quentin; Coligny (1558) +<li>Défaite et siége de Saint-Quentin; Coligny (1558) <span class="ralign"><a href="#page128">128</a></span></li> </ul> <p class="p2 center">CHAPITRE IX</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Persécutions.—Mort d'Henri II.</span> 1558-1559 +<li><span class="smcap index-4">Persécutions.—Mort d'Henri II.</span> 1558-1559 <span class="ralign"><a href="#page135">135</a></span></li> -<li>Le chrétien peut-il résister à l'autorité? +<li>Le chrétien peut-il résister à l'autorité? <span class="ralign"><a href="#page136">136</a></span></li> -<li>L'Église de Paris (1555) +<li>L'Église de Paris (1555) <span class="ralign"><a href="#page140">140</a></span></li> -<li>Chants du Pré-aux-Clercs (mars) +<li>Chants du Pré-aux-Clercs (mars) <span class="ralign"><a href="#page142">142</a></span></li> -<li>Le prêche de la rue Saint-Jacques (4 septembre) +<li>Le prêche de la rue Saint-Jacques (4 septembre) <span class="ralign"><a href="#page143">143</a></span></li> -<li>Le roi précipite la paix (3, avril 1559) +<li>Le roi précipite la paix (3, avril 1559) <span class="ralign"><a href="#page149">149</a></span></li> <li>Menace du roi. Sa mort (29 juin) <span class="ralign"><a href="#page154">154</a></span></li> @@ -11293,7 +11255,7 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> CHAPITRE X</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Royauté des Guises sous François II.</span> 1559-1560 +<li><span class="smcap index-4">Royauté des Guises sous François II.</span> 1559-1560 <span class="ralign"><a href="#page159">159</a></span></li> <li>Portraits des Guises, de Catherine, de Marie Stuart <span class="ralign"><a href="#page160">160</a></span></li> @@ -11309,11 +11271,11 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <ul class="none"> <li><span class="smcap index-4">Terrorisme des Guises.—La Renaudie.</span> 1560 <span class="ralign"><a href="#page174">174</a></span></li> -<li>Puissance du clergé sur le peuple +<li>Puissance du clergé sur le peuple <span class="ralign"><a href="#page175">175</a></span></li> -<li>Esprit général de résistance (mars) +<li>Esprit général de résistance (mars) <span class="ralign"><a href="#page178">178</a></span></li> -<li>Les Châtillons et Condé persistent dans l'obéissance +<li>Les Châtillons et Condé persistent dans l'obéissance <span class="ralign"><a href="#page184">184</a></span></li> <li>Mort de la Renaudie et supplices <span class="ralign"><a href="#page187">187</a></span></li> @@ -11321,17 +11283,17 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <p class="p2 center">CHAPITRE XII</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Mort de François II et chute des Guises.</span> 1560 +<li><span class="smcap index-4">Mort de François II et chute des Guises.</span> 1560 <span class="ralign"><a href="#page193">193</a></span></li> -<li>Catherine espionnée par Marie Stuart +<li>Catherine espionnée par Marie Stuart <span class="ralign"><a href="#page195">195</a></span></li> -<li>Le chancelier de L'Hôpital +<li>Le chancelier de L'Hôpital <span class="ralign"><a href="#page198">198</a></span></li> -<li>Assemblée de Fontainebleau (21 août) +<li>Assemblée de Fontainebleau (21 août) <span class="ralign"><a href="#page200">200</a></span></li> -<li>Navarre et Condé se livrent +<li>Navarre et Condé se livrent <span class="ralign"><a href="#page203">203</a></span></li> -<li>Mort de François II (3 décembre) +<li>Mort de François II (3 décembre) <span class="ralign"><a href="#page205">205</a></span></li> </ul> @@ -11339,9 +11301,9 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <ul class="none"> <li><span class="smcap index-4">Charles IX.—Le Triumvirat.—Poissy et Pontoise.</span> 1561 <span class="ralign"><a href="#page207">207</a></span></li> -<li>États généraux d'Orléans (13 décembre 1560) +<li>États généraux d'Orléans (13 décembre 1560) <span class="ralign"><a href="#page208">208</a></span></li> -<li>Le clergé s'adresse à l'Espagne (mai 1561) +<li>Le clergé s'adresse à l'Espagne (mai 1561) <span class="ralign"><a href="#page214">214</a></span></li> <li><span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> Colloque de Poissy (septembre) <span class="ralign"><a href="#page218">218</a></span></li> @@ -11353,7 +11315,7 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <ul class="none"> <li><span class="smcap index-4">Intrigue des Guises en Allemagne.</span> 1562. <span class="ralign"><a href="#page232">232</a></span></li> -<li>Leur conversion simulée au protestantisme +<li>Leur conversion simulée au protestantisme <span class="ralign"><a href="#page236">236</a></span></li> </ul> @@ -11365,19 +11327,19 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <p class="p2 center">CHAPITRE XVI</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Première guerre de religion</span>, 1562-1563 +<li><span class="smcap index-4">Première guerre de religion</span>, 1562-1563 <span class="ralign"><a href="#page249">249</a></span></li> -<li>Les Guises s'emparent du roi et de sa mère +<li>Les Guises s'emparent du roi et de sa mère <span class="ralign"><a href="#page250">250</a></span></li> -<li>Coligny refuse d'appeler l'étranger +<li>Coligny refuse d'appeler l'étranger <span class="ralign"><a href="#page251">251</a></span></li> -<li>Le parti de l'étranger +<li>Le parti de l'étranger <span class="ralign"><a href="#page252">252</a></span></li> -<li>La Saint-Barthélemy de 1562 +<li>La Saint-Barthélemy de 1562 <span class="ralign"><a href="#page260">260</a></span></li> -<li>Bataille de Dreux (19 décembre 1562) +<li>Bataille de Dreux (19 décembre 1562) <span class="ralign"><a href="#page265">265</a></span></li> -<li>Guise assassiné (18 février 1563) +<li>Guise assassiné (18 février 1563) <span class="ralign"><a href="#page271">271</a></span></li> </ul> @@ -11387,9 +11349,9 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <span class="ralign"><a href="#page274">274</a></span></li> <li>L'Espagne domine Catherine <span class="ralign"><a href="#page275">275</a></span></li> -<li>La balance était impossible +<li>La balance était impossible <span class="ralign"><a href="#page277">277</a></span></li> -<li>Les protestants assassinés partout +<li>Les protestants assassinés partout <span class="ralign"><a href="#page280">280</a></span></li> </ul> @@ -11403,7 +11365,7 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <span class="ralign"><a href="#page288">288</a></span></li> <li>Coligny propose de s'emparer du roi <span class="ralign"><a href="#page289">289</a></span></li> -<li>Le <i>Contr'un</i> de la Boétie +<li>Le <i>Contr'un</i> de la Boétie <span class="ralign"><a href="#page289">289</a></span></li> <li>Bataille de Saint-Denis (10 novembre 1567) <span class="ralign"><a href="#page290">290</a></span></li> @@ -11411,17 +11373,17 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <p class="p2 center">CHAPITRE XIX</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Suite.—Conquête de la liberté religieuse.</span> 1568-1570 +<li><span class="smcap index-4">Suite.—Conquête de la liberté religieuse.</span> 1568-1570 <span class="ralign"><a href="#page294">294</a></span></li> -<li>Débâcle morale du vieux parti +<li>Débâcle morale du vieux parti <span class="ralign"><a href="#page295">295</a></span></li> -<li>Henri d'Anjou, général à seize ans +<li>Henri d'Anjou, général à seize ans <span class="ralign"><a href="#page298">298</a></span></li> -<li>Mort de Condé à Jarnac (13 mars 1569) +<li>Mort de Condé à Jarnac (13 mars 1569) <span class="ralign"><a href="#page302">302</a></span></li> <li>Montcontour (3 octobre) <span class="ralign"><a href="#page304">304</a></span></li> -<li>Coligny impose la paix (8 août 1570) +<li>Coligny impose la paix (8 août 1570) <span class="ralign"><a href="#page307">307</a></span></li> </ul> @@ -11435,7 +11397,7 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <span class="ralign"><a href="#page314">314</a></span></li> <li>Ses vers, sa violence, son amour <span class="ralign"><a href="#page316">316</a></span></li> -<li>Il veut marier son frère en Angleterre (1570) +<li>Il veut marier son frère en Angleterre (1570) <span class="ralign"><a href="#page317">317</a></span></li> <li>Il agit pour les Turcs <span class="ralign"><a href="#page321">321</a></span></li> @@ -11443,38 +11405,38 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <p class="p2 center">CHAPITRE XXI</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Coligny à Paris.—Occasion de la Saint-Barthélemy.</span> 1572 +<li><span class="smcap index-4">Coligny à Paris.—Occasion de la Saint-Barthélemy.</span> 1572 <span class="ralign"><a href="#page324">324</a></span></li> <li><span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> Situation de Coligny; sa tristesse, son isolement <span class="ralign"><a href="#page327">327</a></span></li> -<li>Devait-il venir à Paris? +<li>Devait-il venir à Paris? <span class="ralign"><a href="#page334">334</a></span></li> <li>Incertitudes de Catherine <span class="ralign"><a href="#page340">340</a></span></li> -<li>Échec des protestants (9 juillet) et découragement du roi +<li>Échec des protestants (9 juillet) et découragement du roi <span class="ralign"><a href="#page341">341</a></span></li> </ul> <p class="p2 center">CHAPITRE XXII</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Les noces vermeilles.</span> Août 1572 +<li><span class="smcap index-4">Les noces vermeilles.</span> Août 1572 <span class="ralign"><a href="#page343">343</a></span></li> -<li>Coligny devait rester à Paris +<li>Coligny devait rester à Paris <span class="ralign"><a href="#page345">345</a></span></li> <li>Jalousie des Anglais et froideur d'Orange <span class="ralign"><a href="#page347">347</a></span></li> -<li>Mariage de Navarre (18 août) +<li>Mariage de Navarre (18 août) <span class="ralign"><a href="#page349">349</a></span></li> -<li>Anjou, menacé par son frère, complote avec Guise +<li>Anjou, menacé par son frère, complote avec Guise <span class="ralign"><a href="#page354">354</a></span></li> </ul> <p class="p2 center">CHAPITRE XXIII</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Blessure de Coligny.—Charles IX consent à sa - mort.</span> 22-23 août 1572 +<li><span class="smcap index-4">Blessure de Coligny.—Charles IX consent à sa + mort.</span> 22-23 août 1572 <span class="ralign"><a href="#page358">358</a></span></li> -<li>Coligny blessé essaye d'éclairer le roi +<li>Coligny blessé essaye d'éclairer le roi <span class="ralign"><a href="#page362">362</a></span></li> <li>La reine et Gondi l'effrayent et obtiennent le massacre <span class="ralign"><a href="#page365">365</a></span></li> @@ -11482,13 +11444,13 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <p class="p2 center">CHAPITRE XXIV</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Mort de Coligny et massacre du Louvre.</span> 22-26 août 1572 +<li><span class="smcap index-4">Mort de Coligny et massacre du Louvre.</span> 22-26 août 1572 <span class="ralign"><a href="#page372">372</a></span></li> </ul> <p class="p2 center">CHAPITRE XXV</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Quelle part Paris prit au massacre.</span> Août 1572 +<li><span class="smcap index-4">Quelle part Paris prit au massacre.</span> Août 1572 <span class="ralign"><a href="#page385">385</a></span></li> <li>Douceur de quelques capitaines <span class="ralign"><a href="#page388">388</a></span></li> @@ -11498,15 +11460,15 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> CHAPITRE XXVI</p> <ul class="none"> -<li><span class="smcap index-4">Suite.</span> Août, septembre, octobre 1572 +<li><span class="smcap index-4">Suite.</span> Août, septembre, octobre 1572 <span class="ralign"><a href="#page394">394</a></span></li> -<li>Lundi 25 août. Guise à Paris malgré le roi +<li>Lundi 25 août. Guise à Paris malgré le roi <span class="ralign"><a href="#page395">395</a></span></li> <li>Massacre des marchands protestants <span class="ralign"><a href="#page396">396</a></span></li> -<li>Mardi 26. Le roi se déclare auteur du massacre +<li>Mardi 26. Le roi se déclare auteur du massacre <span class="ralign"><a href="#page401">401</a></span></li> -<li>La Saint-Barthélemy des provinces +<li>La Saint-Barthélemy des provinces <span class="ralign"><a href="#page403">403</a></span></li> <li>Le Parlement condamne Coligny <span class="ralign"><a href="#page405">405</a></span></li> @@ -11515,384 +11477,7 @@ comme il le sera dans l'avenir.</p> <p class="p2 center smaller">PARIS.—IMPRIMERIE MODERNE, Barthier, directeur, rue J.-J.-Rousseau, 61.</p> - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1547-1572 (Volume -11/19), by Jules Michelet - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1547-1572 *** - -***** This file should be named 42744-h.htm or 42744-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/2/7/4/42744/ - -Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P. -Travers and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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