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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Romans et contes - -Author: Théophile Gautier - -Release Date: April 2, 2016 [EBook #51632] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROMANS ET CONTES *** - - - - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - - - - - - - - NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: - -—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été - corrigées. - -—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. - -—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et - a^{bc}. - - - - - THÉOPHILE GAUTIER - - ROMANS - ET CONTES - - PARIS - CHARPENTIER ET C^{IE}, LIBRAIRES-ÉDITEURS - 28, QUAI DU LOUVRE - - 1872 - - Tous droits réservés - - - - -ROMANS ET CONTES - - - - - OUVRAGES DU MÊME AUTEUR - - DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER - - à 3 fr. 50 chaque volume - - - PREMIÈRES POÉSIES (Albertus.—La Comédie de la mort, etc.) 1 vol. - - MADEMOISELLE DE MAUPIN 1 vol. - - LE ROMAN DE LA MOMIE. Nouvelle édition 1 vol. - - LE CAPITAINE FRACASSE 2 vol. - - SPIRITE, nouvelle fantastique 1 vol. - - VOYAGE EN ESPAGNE (Tras los montes) 1 vol. - - VOYAGE EN RUSSIE 2 vol. - - NOUVELLES. (La Morte amoureuse.—Fortunio, etc.) 1 vol. - - TABLEAUX DE SIÉGE. Paris, 1870-1871 1 vol. - - ÉMAUX ET CAMÉES. Édition définitive, ornée d’une eau-forte - par _J. Jacquemart_ 1 vol. - - THÉATRE.—Mystère, Comédies et Ballets 1 vol. - - - PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D’ERFURTH, 1. - - - - - ROMANS ET CONTES - - - - -AVATAR - - -I - -Personne ne pouvait rien comprendre à la maladie qui minait lentement -Octave de Saville. Il ne gardait pas le lit et menait son train de vie -ordinaire; jamais une plainte ne sortait de ses lèvres, et cependant il -dépérissait à vue d’œil. Interrogé par les médecins que le forçaient à -consulter la sollicitude de ses parents et de ses amis, il n’accusait -aucune souffrance précise, et la science ne découvrait en lui nul -symptôme alarmant: sa poitrine auscultée rendait un son favorable, -et à peine si l’oreille appliquée sur son cœur y surprenait quelque -battement trop lent ou trop précipité; il ne toussait pas, n’avait pas -la fièvre, mais la vie se retirait de lui et fuyait par une de ces -fentes invisibles dont l’homme est plein, au dire de Térence. - -Quelquefois une bizarre syncope le faisait pâlir et froidir comme un -marbre. Pendant une ou deux minutes on eût pu le croire mort; puis -le balancier, arrêté par un doigt mystérieux, n’étant plus retenu, -reprenait son mouvement, et Octave paraissait se réveiller d’un songe. -On l’avait envoyé aux eaux; mais les nymphes thermales ne purent rien -pour lui. Un voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat. Ce -beau soleil si vanté lui avait semblé noir comme celui de la gravure -d’Albert Durer; la chauve-souris qui porte écrit dans son aile ce -mot, _melancholia_, fouettait cet azur étincelant de ses membranes -poussiéreuses et voletait entre la lumière et lui; il s’était senti -glacé sur le quai de la Mergellina, où les lazzaroni demi-nus se -cuisent et donnent à leur peau une patine de bronze. - -Il était donc revenu à son petit appartement de la rue Saint-Lazare et -avait repris en apparence ses habitudes anciennes. - -Cet appartement était aussi confortablement meublé que peut l’être une -garçonnière. Mais comme un intérieur prend à la longue la physionomie -et peut-être la pensée de celui qui l’habite, le logis d’Octave s’était -peu à peu attristé; le damas des rideaux avait pâli et ne laissait -plus filtrer qu’une lumière grise. Les grands bouquets de pivoine se -flétrissaient sur le fond moins blanc du tapis; l’or des bordures -encadrant quelques aquarelles et quelques esquisses de maîtres avait -lentement rougi sous une implacable poussière; le feu découragé -s’éteignait et fumait au milieu des cendres. La vieille pendule de -Boule incrustée de cuivre et d’écaille verte retenait le bruit de son -tic-tac, et le timbre des heures ennuyées parlait bas comme on fait -dans une chambre de malade; les portes retombaient silencieuses, et -les pas des rares visiteurs s’amortissaient sur la moquette; le rire -s’arrêtait de lui-même en pénétrant dans ces chambres mornes, froides -et obscures, où cependant rien ne manquait du luxe moderne. Jean, le -domestique d’Octave, s’y glissait comme une ombre, un plumeau sous -le bras, un plateau sur la main, car, impressionné à son insu de -la mélancolie du lieu, il avait fini par perdre sa loquacité.—Aux -murailles pendaient en trophée des gants de boxe, des masques et des -fleurets; mais il était facile de voir qu’on n’y avait pas touché -depuis longtemps; des livres pris et jetés insouciamment traînaient -sur tous les meubles, comme si Octave eût voulu, par cette lecture -machinale, endormir une idée fixe. Une lettre commencée, dont le papier -avait jauni, semblait attendre depuis des mois qu’on l’achevât, et -s’étalait comme un muet reproche au milieu du bureau. Quoique habité, -l’appartement paraissait désert. La vie en était absente, et en y -entrant on recevait à la figure cette bouffée d’air froid qui sort des -tombeaux quand on les ouvre. - -Dans cette lugubre demeure où jamais une femme n’aventurait le bout de -sa bottine, Octave se trouvait plus à l’aise que partout ailleurs,—ce -silence, cette tristesse et cet abandon lui convenaient; le joyeux -tumulte de la vie l’effarouchait, quoiqu’il fît parfois des efforts -pour s’y mêler; mais il revenait plus sombre des mascarades, des -parties ou des soupers où ses amis l’entraînaient; aussi ne luttait-il -plus contre cette douleur mystérieuse, et laissait-il aller les jours -avec l’indifférence d’un homme qui ne compte pas sur le lendemain. -Il ne formait aucun projet, ne croyant plus à l’avenir, et il avait -tacitement envoyé à Dieu sa démission de la vie, attendant qu’il -l’acceptât. Pourtant, si vous vous imaginiez une figure amaigrie et -creusée, un teint terreux, des membres exténués, un grand ravage -extérieur, vous vous tromperiez; tout au plus apercevrait-on quelques -meurtrissures de bistre sous les paupières, quelques nuances orangées -autour de l’orbite, quelque attendrissement aux tempes sillonnées de -veines bleuâtres. Seulement l’étincelle de l’âme ne brillait pas dans -l’œil, dont la volonté, l’espérance et le désir s’étaient envolés. -Ce regard mort dans ce jeune visage formait un contraste étrange, et -produisait un effet plus pénible que le masque décharné, aux yeux -allumés de fièvre, de la maladie ordinaire. - -Octave avait été, avant de languir de la sorte, ce qu’on nomme un -joli garçon, et il l’était encore: d’épais cheveux noirs, aux boucles -abondantes, se massaient, soyeux et lustrés, de chaque côté de ses -tempes; ses yeux longs, veloutés, d’un bleu nocturne, frangés de cils -recourbés, s’allumaient parfois d’une étincelle humide; dans le repos, -et lorsque nulle passion ne les animait, ils se faisaient remarquer -par cette quiétude sereine qu’ont les yeux des Orientaux, lorsqu’à -la porte d’un café de Smyrne ou de Constantinople ils font le kief -après avoir fumé leur narguilhé. Son teint n’avait jamais été coloré, -et ressemblait à ces teints méridionaux d’un blanc olivâtre qui ne -produisent tout leur effet qu’aux lumières; sa main était fine et -délicate, son pied étroit et cambré. Il se mettait bien, sans précéder -la mode ni la suivre en retardataire, et savait à merveille faire -valoir ses avantages naturels. Quoiqu’il n’eût aucune prétention de -dandy ou de gentleman rider, s’il se fût présenté au Jockey-Club, il -n’eût pas été refusé. - -Comment se faisait-il que, jeune, beau, riche, avec tant de raisons -d’être heureux, un jeune homme se consumât si misérablement? Vous -allez dire qu’Octave était blasé, que les romans à la mode du jour lui -avaient gâté la cervelle de leurs idées malsaines, qu’il ne croyait à -rien, que de sa jeunesse et de sa fortune gaspillées en folles orgies -il ne lui restait que des dettes;—toutes ces suppositions manquent -de vérité.—Ayant fort peu usé des plaisirs, Octave ne pouvait en -être dégoûté; il n’était ni splénétique, ni romanesque, ni athée, ni -libertin, ni dissipateur; sa vie avait été jusqu’alors mêlée d’études -et de distractions comme celle des autres jeunes gens; il s’asseyait -le matin au cours de la Sorbonne, et le soir il se plantait sur -l’escalier de l’Opéra pour voir s’écouler la cascade des toilettes. -On ne lui connaissait ni fille de marbre ni duchesse, et il dépensait -son revenu sans faire mordre ses fantaisies au capital,—son notaire -l’estimait;—c’était donc un personnage tout uni, incapable de se jeter -au glacier de Manfred ou d’allumer le réchaud d’Escousse. Quant à la -cause de l’état singulier où il se trouvait et qui mettait en défaut la -science de la faculté, nous n’osons l’avouer, tellement la chose est -invraisemblable à Paris, au dix-neuvième siècle, et nous laissons le -soin de la dire à notre héros lui-même. - -Comme les médecins ordinaires n’entendaient rien à cette maladie -étrange, car on n’a pas encore disséqué d’âme aux amphithéâtres -d’anatomie, on eut recours en dernier lieu à un docteur singulier, -revenu des Indes après un long séjour, et qui passait pour opérer des -cures merveilleuses. - -Octave, pressentant une perspicacité supérieure et capable de pénétrer -son secret, semblait redouter la visite du docteur, et ce ne fut que -sur les instances réitérées de sa mère qu’il consentit à recevoir M. -Balthazar Cherbonneau. - -Quand le docteur entra, Octave était à demi couché sur un divan: un -coussin étayait sa tête, un autre lui soutenait le coude, un troisième -lui couvrait les pieds; une gandoura l’enveloppait de ses plis souples -et moelleux; il lisait ou plutôt il tenait un livre, car ses yeux -arrêtés sur une page ne regardaient pas. Sa figure était pâle, mais, -comme nous l’avons dit, ne présentait pas d’altération bien sensible. -Une observation superficielle n’aurait pas cru au danger chez ce jeune -malade, dont le guéridon supportait une boîte à cigares au lieu des -fioles, des lochs, des potions, des tisanes, et autres pharmacopées -de rigueur en pareil cas. Ses traits purs, quoiqu’un peu fatigués, -n’avaient presque rien perdu de leur grâce, et, sauf l’atonie profonde -et l’incurable désespérance de l’œil, Octave eût semblé jouir d’une -santé normale. - -Quelque indifférent que fût Octave, l’aspect bizarre du docteur le -frappa. M. Balthazar Cherbonneau avait l’air d’une figure échappée d’un -conte fantastique d’Hoffmann et se promenant dans la réalité stupéfaite -de voir cette création falote. Sa face extrêmement basanée était comme -dévorée par un crâne énorme que la chute des cheveux faisait paraître -plus vaste encore. Ce crâne nu, poli comme de l’ivoire, avait gardé ses -teintes blanches, tandis que le masque, exposé aux rayons du soleil, -s’était revêtu, grâce aux superpositions des couches du hâle, d’un ton -de vieux chêne ou de portrait enfumé. Les méplats, les cavités et les -saillies des os s’y accentuaient si vigoureusement, que le peu de chair -qui les recouvrait ressemblait, avec ses mille rides fripées, à une -peau mouillée appliquée sur une tête de mort. Les rares poils gris qui -flânaient encore sur l’occiput, massés en trois maigres mèches dont -deux se dressaient au-dessus des oreilles et dont la troisième partait -de la nuque pour mourir à la naissance du front, faisaient regretter -l’usage de l’antique perruque à marteaux ou de la moderne tignasse de -chiendent, et couronnaient d’une façon grotesque cette physionomie de -casse-noisettes. Mais ce qui occupait invinciblement chez le docteur, -c’étaient les yeux; au milieu de ce visage tanné par l’âge, calciné -à des cieux incandescents, usé dans l’étude, où les fatigues de la -science et de la vie s’écrivaient en sillages profonds, en pattes -d’oie rayonnantes, en plis plus pressés que les feuillets d’un livre, -étincelaient deux prunelles d’un bleu de turquoise, d’une limpidité, -d’une fraîcheur et d’une jeunesse inconcevables. Ces étoiles bleues -brillaient au fond d’orbites brunes et de membranes concentriques -dont les cercles fauves rappelaient vaguement les plumes disposées en -auréole autour de la prunelle nyctalope des hiboux. On eût dit que, -par quelque sorcellerie apprise des brahmes et des pandits, le docteur -avait volé des yeux d’enfant et se les était ajustés dans sa face de -cadavre. Chez le vieillard, le regard marquait vingt ans; chez le jeune -homme, il en marquait soixante. - -Le costume était le costume classique du médecin: habit et pantalon -de drap noir, gilet de soie de même couleur, et sur la chemise un -gros diamant, présent de quelque rajah ou de quelque nabab. Mais -ces vêtements flottaient comme s’ils eussent été accrochés à un -portemanteau, et dessinaient des plis perpendiculaires que les -fémurs et les tibias du docteur cassaient en angles aigus lorsqu’il -s’asseyait. Pour produire cette maigreur phénoménale, le dévorant -soleil de l’Inde n’avait pas suffi. Sans doute Balthazar Cherbonneau -s’était soumis, dans quelque but d’initiation, aux longs jeûnes des -fakirs et tenu sur la peau de gazelle auprès des yoghis entre les -quatre réchauds ardents; mais cette déperdition de substance n’accusait -aucun affaiblissement. Des ligaments solides et tendus sur les mains -comme les cordes sur le manche d’un violon reliaient entre eux les -osselets décharnés des phalanges et les faisaient mouvoir sans trop de -grincements. - -Le docteur s’assit sur le siége qu’Octave lui désignait de la main à -côté du divan, en faisant des coudes comme un mètre qu’on reploie et -avec des mouvements qui indiquaient l’habitude invétérée de s’accroupir -sur des nattes. Ainsi placé, M. Cherbonneau tournait le dos à la -lumière, qui éclairait en plein le visage de son malade, situation -favorable à l’examen et que prennent volontiers les observateurs, -plus curieux de voir que d’être vus. Quoique la figure du docteur fût -baignée d’ombre et que le haut de son crâne, luisant et arrondi comme -un gigantesque œuf d’autruche, accrochât seul au passage un rayon -du jour, Octave distinguait la scintillation des étranges prunelles -bleues qui semblaient douées d’une lueur propre comme les corps -phosphorescents: il en jaillissait un rayon aigu et clair que le jeune -malade recevait en pleine poitrine avec cette sensation de picotement -et de chaleur produite par l’émétique. - -«Eh bien, monsieur, dit le docteur après un moment de silence pendant -lequel il parut résumer les indices reconnus dans son inspection -rapide, je vois déjà qu’il ne s’agit pas avec vous d’un cas de -pathologie vulgaire; vous n’avez aucune de ces maladies cataloguées, -à symptômes bien connus, que le médecin guérit ou empire; et quand -j’aurai causé quelques minutes, je ne vous demanderai pas du papier -pour y tracer une anodine formule du _Codex_ au bas de laquelle -j’apposerai une signature hiéroglyphique et que votre valet de chambre -portera au pharmacien du coin.» - -Octave sourit faiblement, comme pour remercier M. Cherbonneau de lui -épargner d’inutiles et fastidieux remèdes. - -«Mais, continua le docteur, ne vous réjouissez pas si vite; de ce -que vous n’avez ni hypertrophie du cœur, ni tubercules au poumon, ni -ramollissement de la moelle épinière, ni épanchement séreux au cerveau, -ni fièvre typhoïde ou nerveuse, il ne s’ensuit pas que vous soyez en -bonne santé. Donnez-moi votre main.» - -Croyant que M. Cherbonneau allait lui tâter le pouls et s’attendant -à lui voir tirer sa montre à secondes, Octave retroussa la manche de -sa gandoura, mit son poignet à découvert et le tendit machinalement -au docteur. Sans chercher du pouce cette pulsation rapide ou lente -qui indique si l’horloge de la vie est détraquée chez l’homme, -M. Cherbonneau prit dans sa patte brune, dont les doigts osseux -ressemblaient à des pinces de crabe, la main fluette, veinée et moite -du jeune homme; il la palpa, la pétrit, la malaxa en quelque sorte -comme pour se mettre en communication magnétique avec son sujet. -Octave, bien qu’il fût sceptique en médecine, ne pouvait s’empêcher -d’éprouver une certaine émotion anxieuse, car il lui semblait que le -docteur lui soutirait l’âme par cette pression, et le sang avait tout à -fait abandonné ses pommettes. - -«Cher monsieur Octave, dit le médecin en laissant aller la main du -jeune homme, votre situation est plus grave que vous ne pensez, -et la science, telle du moins que la pratique la vieille routine -européenne, n’y peut rien: vous n’avez plus la volonté de vivre, -et votre âme se détache insensiblement de votre corps; il n’y a -chez vous ni hypocondrie, ni lypémanie, ni tendance mélancolique au -suicide.—Non!—cas rare et curieux, vous pourriez, si je ne m’y -opposais, mourir sans aucune lésion intérieure ou externe appréciable. -Il était temps de m’appeler, car l’esprit ne tient plus à la chair que -par un fil; mais nous allons y faire un bon nœud.» Et le docteur se -frotta joyeusement les mains en grimaçant un sourire qui détermina un -remous de rides dans les mille plis de sa figure. - -«Monsieur Cherbonneau, je ne sais si vous me guérirez, et, après tout, -je n’en ai nulle envie, mais je dois avouer que vous avez pénétré du -premier coup la cause de l’état mystérieux où je me trouve. Il me -semble que mon corps est devenu perméable, et laisse échapper mon moi -comme un crible l’eau par ses trous. Je me sens fondre dans le grand -tout, et j’ai peine à me distinguer du milieu où je plonge. La vie -dont j’accomplis, autant que possible, la pantomime habituelle, pour -ne pas chagriner mes parents et mes amis, me paraît si loin de moi, -qu’il y a des instants où je me crois déjà sorti de la sphère humaine: -je vais et je viens par les motifs qui me déterminaient autrefois, et -dont l’impulsion mécanique dure encore, mais sans participer à ce que -je fais. Je me mets à table aux heures ordinaires, et je parais manger -et boire, quoique je ne sente aucun goût aux plats les plus épicés et -aux vins les plus forts: la lumière du soleil me semble pâle comme -celle de la lune, et les bougies ont des flammes noires. J’ai froid aux -plus chauds jours de l’été; parfois il se fait en moi un grand silence -comme si mon cœur ne battait plus et que les rouages intérieurs fussent -arrêtés par une cause inconnue. La mort ne doit pas être différente de -cet état si elle est appréciable pour les défunts. - -—Vous avez, reprit le docteur, une impossibilité de vivre chronique, -maladie toute morale et plus fréquente qu’on ne pense. La pensée est -une force qui peut tuer comme l’acide prussique, comme l’étincelle de -la bouteille de Leyde, quoique la trace de ses ravages ne soit pas -saisissable aux faibles moyens d’analyse dont la science vulgaire -dispose. Quel chagrin a enfoncé son bec crochu dans votre foie? Du -haut de quelle ambition secrète êtes-vous retombé brisé et moulu? -Quel désespoir amer ruminez-vous dans l’immobilité? Est-ce la soif du -pouvoir qui vous tourmente? Avez-vous renoncé volontairement à un but -placé hors de la portée humaine?—Vous êtes bien jeune pour cela.—Une -femme vous a-t-elle trompé? - -—Non, docteur, répondit Octave, je n’ai pas même eu ce bonheur. - -—Et cependant, reprit M. Balthazar Cherbonneau, je lis dans vos yeux -ternes, dans l’habitude découragée de votre corps, dans le timbre sourd -de votre voix, le titre d’une pièce de Shakspeare aussi nettement que -s’il était estampé en lettres d’or sur le dos d’une reliure de maroquin. - -—Et quelle est cette pièce que je traduis sans le savoir? dit Octave, -dont la curiosité s’éveillait malgré lui. - -—_Love’s labour’s lost_, continua le docteur avec une pureté d’accent -qui trahissait un long séjour dans les possessions anglaises de l’Inde. - -—Cela veut dire, si je ne me trompe, _peines d’amour perdues_. - -—Précisément.» - -Octave ne répondit pas; une légère rougeur colora ses joues, et, -pour se donner une contenance, il se mit à jouer avec le gland de sa -cordelière: le docteur avait reployé une de ses jambes sur l’autre, -ce qui produisait l’effet des os en sautoir gravés sur les tombes, et -se tenait le pied avec la main à la mode orientale. Ses yeux bleus se -plongeaient dans les yeux d’Octave et les interrogeaient d’un regard -impérieux et doux. - -«Allons, dit M. Balthazar Cherbonneau, ouvrez-vous à moi, je suis le -médecin des âmes, vous êtes mon malade, et, comme le prêtre catholique -à son pénitent, je vous demande une confession complète, et vous -pourrez la faire sans vous mettre à genou. - -—A quoi bon? En supposant que vous ayez deviné juste, vous raconter -mes douleurs ne les soulagerait pas. Je n’ai pas le chagrin -bavard,—aucun pouvoir humain, même le vôtre, ne saurait me guérir. - -—Peut-être,» fit le docteur en s’établissant plus carrément dans son -fauteuil, comme quelqu’un qui se dispose à écouter une confidence d’une -certaine longueur. - -«Je ne veux pas, reprit Octave, que vous m’accusiez d’un entêtement -puéril, et vous laisser, par mon mutisme, un moyen de vous laver les -mains de mon trépas; mais, puisque vous y tenez, je vais vous raconter -mon histoire;—vous en avez deviné le fond, je ne vous disputerai pas -les détails. Ne vous attendez à rien de singulier ou de romanesque. -C’est une aventure très-simple, très-commune, très-usée; mais, comme -dit la chanson de Henri Heine, celui à qui elle arrive la trouve -toujours nouvelle, et il en a le cœur brisé. En vérité, j’ai honte de -dire quelque chose de si vulgaire à un homme qui a vécu dans les pays -les plus fabuleux et les plus chimériques. - -—N’ayez aucune crainte; il n’y a plus que le commun qui soit -extraordinaire pour moi, dit le docteur en souriant. - -—Eh bien, docteur, je me meurs d’amour.» - - -II - -«Je me trouvais à Florence vers la fin de l’été, en 184..., la plus -belle saison pour voir Florence. J’avais du temps, de l’argent, de -bonnes lettres de recommandation, et alors j’étais un jeune homme de -belle humeur, ne demandant pas mieux que de s’amuser. Je m’installai -sur le Long-Arno, je louai une calèche et je me laissai aller à cette -douce vie florentine qui a tant de charme pour l’étranger. Le matin, -j’allais visiter quelque église, quelque palais ou quelque galerie -tout à mon aise, sans me presser, ne voulant pas me donner cette -indigestion de chefs-d’œuvre qui, en Italie, fait venir aux touristes -trop hâtifs la nausée de l’art; tantôt je regardais les portes de -bronze du baptistère, tantôt le Persée de Benvenuto sous la loggia -dei Lanzi, le portrait de la Fornarina aux Offices, ou bien encore la -Vénus de Canova au palais Pitti, mais jamais plus d’un objet à la fois. -Puis je déjeunais au café Doney, d’une tasse de café à la glace, je -fumais quelques cigares, parcourais les journaux, et, la boutonnière -fleurie de gré ou de force par ces jolies bouquetières coiffées de -grands chapeaux de paille qui stationnent devant le café, je rentrais -chez moi faire la sieste; à trois heures, la calèche venait me prendre -et me transportait aux _Cascines_. Les Cascines sont à Florence ce -que le bois de Boulogne est à Paris, avec cette différence que tout le -monde s’y connaît, et que le rond-point forme un salon en plein air, où -les fauteuils sont remplacés par des voitures, arrêtées et rangées en -demi-cercle. Les femmes, en grande toilette, à demi couchées sur les -coussins, reçoivent les visites des amants et des attentifs, des dandys -et des attachés de légation, qui se tiennent debout et chapeau bas -sur le marchepied.—Mais vous savez cela tout aussi bien que moi.—Là -se forment les projets pour la soirée, s’assignent les rendez-vous, -se donnent les réponses, s’acceptent les invitations; c’est comme -une Bourse du plaisir qui se tient de trois heures à cinq heures, à -l’ombre de beaux arbres, sous le ciel le plus doux du monde. Il est -obligatoire, pour tout être un peu bien situé, de faire chaque jour -une apparition aux Cascines. Je n’avais garde d’y manquer, et le soir, -après dîner, j’allais dans quelques salons, ou à la Pergola, lorsque la -cantatrice en valait la peine. - -«Je passai ainsi un des plus heureux mois de ma vie; mais ce bonheur -ne devait pas durer. Une magnifique calèche fit un jour son début aux -Cascines. Ce superbe produit de la carrosserie de Vienne, chef-d’œuvre -de Laurenzi, miroité d’un vernis étincelant, historié d’un blason -presque royal, était attelé de la plus belle paire de chevaux qui ait -jamais piaffé à Hyde-Park ou à Saint-James au Drawing-Room de la reine -Victoria, et mené à la Daumont de la façon la plus correcte par un -tout jeune jockey en culotte de peau blanche et en casaque verte; les -cuivres des harnais, les boîtes des roues, les poignées des portières -brillaient comme de l’or et lançaient des éclairs au soleil; tous les -regards suivaient ce splendide équipage qui, après avoir décrit sur le -sable une courbe aussi régulière que si elle eût été tracée au compas, -alla se ranger auprès des voitures. La calèche n’était pas vide, comme -vous le pensez bien; mais dans la rapidité du mouvement on n’avait pu -distinguer qu’un bout de bottine allongé sur le coussin du devant, un -large pli de châle et le disque d’une ombrelle frangée de soie blanche. -L’ombrelle se referma et l’on vit resplendir une femme d’une beauté -incomparable. J’étais à cheval et je pus m’approcher assez pour ne -perdre aucun détail de ce chef-d’œuvre humain. L’étrangère portait une -robe de ce vert d’eau glacé d’argent qui fait paraître noire comme une -taupe toute femme dont le teint n’est pas irréprochable,—une insolence -de blonde sûre d’elle-même.—Un grand crêpe de Chine blanc, tout bossué -de broderies de la même couleur, l’enveloppait de sa draperie souple -et fripée à petits plis, comme une tunique de Phidias. Le visage avait -pour auréole un chapeau de la plus fine paille de Florence, fleuri -de myosotis et de délicates plantes aquatiques aux étroites feuilles -glauques; pour tout bijou, un lézard d’or constellé de turquoises -cerclait le bras qui tenait le manche d’ivoire de l’ombrelle. - -«Pardonnez, cher docteur, cette description de journal de mode à un -amant pour qui ces menus souvenirs prennent une importance énorme. -D’épais bandeaux blonds crespelés, dont les annelures formaient comme -des vagues de lumière, descendaient en nappes opulentes des deux côtés -de son front plus blanc et plus pur que la neige vierge tombée dans -la nuit sur le plus haut sommet d’une Alpe; des cils longs et déliés -comme ces fils d’or que les miniaturistes du moyen âge font rayonner -autour des têtes de leurs anges, voilaient à demi ses prunelles d’un -bleu vert pareil à ces lueurs qui traversent les glaciers par certains -effets de soleil; sa bouche, divinement dessinée, présentait ces -teintes pourprées qui lavent les valves des conques de Vénus, et ses -joues ressemblaient à de timides roses blanches que ferait rougir -l’aveu du rossignol ou le baiser du papillon; aucun pinceau humain -ne saurait rendre ce teint d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une -transparence immatérielles, dont les couleurs ne paraissaient pas dues -au sang grossier qui enlumine nos fibres; les premières rougeurs de -l’aurore sur la cime des sierras-nevadas, le ton carné de quelques -camellias blancs, à l’onglet de leurs pétales, le marbre de Paros, -entrevu à travers un voile de gaze rose, peuvent seuls en donner une -idée lointaine. Ce qu’on apercevait du col entre les brides du chapeau -et le haut du châle étincelait d’une blancheur irisée, au bord des -contours, de vagues reflets d’opale. Cette tête éclatante ne saisissait -pas d’abord par le dessin, mais bien par le coloris, comme les belles -productions de l’école vénitienne, quoique ses traits fussent aussi -purs et aussi délicats que ceux des profils antiques découpés dans -l’agate des camées. - -«Comme Roméo oublie Rosalinde à l’aspect de Juliette, à l’apparition -de cette beauté suprême j’oubliai mes amours d’autrefois. Les pages de -mon cœur redevinrent blanches: tout nom, tout souvenir en disparurent. -Je ne comprenais pas comment j’avais pu trouver quelque attrait dans -ces liaisons vulgaires que peu de jeunes gens évitent, et je me les -reprochai comme de coupables infidélités. Une vie nouvelle data pour -moi de cette fatale rencontre. - -«La calèche quitta les Cascines et reprit le chemin de la ville, -emportant l’éblouissante vision; je mis mon cheval auprès de celui d’un -jeune Russe très-aimable, grand coureur d’eaux, répandu dans tous les -salons cosmopolites d’Europe, et qui connaissait à fond le personnel -voyageur de la haute vie; j’amenai la conversation sur l’étrangère, et -j’appris que c’était la comtesse Prascovie Labinska, une Lithuanienne -de naissance illustre et de grande fortune, dont le mari faisait depuis -deux ans la guerre du Caucase. - -«Il est inutile de vous dire quelles diplomaties je mis en œuvre pour -être reçu chez la comtesse que l’absence du comte rendait très-réservée -à l’endroit des présentations; enfin, je fus admis;—deux princesses -douairières et quatre baronnes hors d’âge répondaient de moi sur leur -antique vertu. - -«La comtesse Labinska avait loué une villa magnifique, ayant appartenu -jadis aux Salviati, à une demi-lieue de Florence, et en quelques jours -elle avait su installer tout le confortable moderne dans l’antique -manoir, sans en troubler en rien la beauté sévère et l’élégance -sérieuse. De grandes portières armoriées s’agrafaient heureusement -aux arcades ogivales; des fauteuils et des meubles de forme ancienne -s’harmonisaient avec les murailles couvertes de boiseries brunes ou de -fresques d’un ton amorti et passé comme celui des vieilles tapisseries; -aucune couleur trop neuve, aucun or trop brillant n’agaçait l’œil, et -le présent ne dissonait pas au milieu du passé.—La comtesse avait -l’air si naturellement châtelaine, que le vieux palais semblait bâti -exprès pour elle. - -«Si j’avais été séduit par la radieuse beauté de la comtesse, je le -fus bien davantage encore au bout de quelques visites par son esprit -si rare, si fin, si étendu; quand elle parlait sur quelque sujet -intéressant, l’âme lui venait à la peau, pour ainsi dire, et se faisait -visible. Sa blancheur s’illuminait comme l’albâtre d’une lampe d’un -rayon intérieur: il y avait dans son teint de ces scintillations -phosphorescentes, de ces tremblements lumineux dont parle Dante -lorsqu’il peint les splendeurs du paradis; on eût dit un ange se -détachant en clair sur un soleil. Je restais ébloui, extatique et -stupide. Abîmé dans la contemplation de sa beauté, ravi aux sons de -sa voix céleste qui faisait de chaque idiome une musique ineffable, -lorsqu’il me fallait absolument répondre, je balbutiais quelques -mots incohérents qui devaient lui donner la plus pauvre idée de mon -intelligence, quelquefois même un imperceptible sourire d’une ironie -amicale passait comme une lueur rose sur ses lèvres charmantes à -certaines phrases, qui dénotaient, de ma part, un trouble profond ou -une incurable sottise. - -«Je ne lui avais encore rien dit de mon amour; devant elle j’étais sans -pensée, sans force, sans courage; mon cœur battait comme s’il voulait -sortir de ma poitrine et s’élancer sur les genoux de sa souveraine. -Vingt fois j’avais résolu de m’expliquer, mais une insurmontable -timidité me retenait; le moindre air froid ou réservé de la comtesse me -causait des transes mortelles, et comparables à celles du condamné qui, -la tête sur le billot, attend que l’éclair de la hache lui traverse -le cou. Des contractions nerveuses m’étranglaient, des sueurs glacées -baignaient mon corps. Je rougissais, je pâlissais et je sortais sans -avoir rien dit, ayant peine à trouver la porte et chancelant comme un -homme ivre sur les marches du perron. - -«Lorsque j’étais dehors, mes facultés me revenaient et je lançais au -vent les dithyrambes les plus enflammés. J’adressais à l’idole absente -mille déclarations d’une éloquence irrésistible. J’égalais dans ces -apostrophes muettes les grands poëtes de l’amour.—Le Cantique des -cantiques de Salomon avec son vertigineux parfum oriental et son -lyrisme halluciné de haschich, les sonnets de Pétrarque avec leurs -subtilités platoniques et leurs délicatesses éthérées, l’Intermezzo de -Henri Heine avec sa sensibilité nerveuse et délirante n’approchent pas -de ces effusions d’âme intarissables où s’épuisait ma vie. Au bout de -chacun de ces monologues, il me semblait que la comtesse vaincue devait -descendre du ciel sur mon cœur, et plus d’une fois je me croisai les -bras sur ma poitrine, pensant les renfermer sur elle. - -«J’étais si complétement possédé que je passais des heures à -murmurer en façon de litanies d’amour ces deux mots:—Prascovie -Labinska,—trouvant un charme indéfinissable dans ces syllabes tantôt -égrenées lentement comme des perles, tantôt dites avec la volubilité -fiévreuse du dévot que sa prière même exalte. D’autres fois, je traçais -le nom adoré sur les plus belles feuilles de vélin, en y apportant -des recherches calligraphiques des manuscrits du moyen âge, rehauts -d’or, fleurons d’azur, ramages de sinople. J’usais à ce labeur d’une -minutie passionnée et d’une perfection puérile les longues heures qui -séparaient mes visites à la comtesse. Je ne pouvais lire ni m’occuper -de quoi que ce fût. Rien ne m’intéressait hors de Prascovie, et je ne -décachetais même pas les lettres qui me venaient de France. A plusieurs -reprises je fis des efforts pour sortir de cet état; j’essayai de -me rappeler les axiomes de séduction acceptés par les jeunes gens, -les stratagèmes qu’emploient les Valmont du café de Paris et les don -Juan du Jockey-Club; mais à l’exécution le cœur me manquait, et je -regrettais de ne pas avoir, comme le Julien Sorel de Stendhal, un -paquet d’épîtres progressives à copier pour les envoyer à la comtesse. -Je me contentais d’aimer, me donnant tout entier sans rien demander en -retour, sans espérance même lointaine, car mes rêves les plus audacieux -osaient à peine effleurer de leurs lèvres le bout des doigts rosés -de Prascovie. Au quinzième siècle, le jeune novice le front sur les -marches de l’autel, le chevalier agenouillé dans sa roide armure, ne -devaient pas avoir pour la madone une adoration plus prosternée.» - -M. Balthazar Cherbonneau avait écouté Octave avec une attention -profonde, car pour lui le récit du jeune homme n’était pas seulement -une histoire romanesque, et il se dit comme à lui-même pendant une -pause du narrateur: «Oui, voilà bien le diagnostic de l’amour-passion, -une maladie curieuse et que je n’ai rencontrée qu’une fois,—à -Chandernagor,—chez une jeune paria éprise d’un brahme; elle en mourut, -la pauvre fille, mais c’était une sauvage; vous, monsieur Octave, vous -êtes un civilisé, et nous vous guérirons.» Sa parenthèse fermée, il fit -signe de la main à M. de Saville de continuer; et, reployant sa jambe -sur la cuisse comme la patte articulée d’une sauterelle, de manière -à faire soutenir son menton par son genou, il s’établit dans cette -position impossible pour tout autre, mais qui semblait spécialement -commode pour lui. - -«Je ne veux pas vous ennuyer du détail de mon martyre secret, continua -Octave; j’arrive à une scène décisive. Un jour, ne pouvant plus modérer -mon impérieux désir de voir la comtesse, je devançai l’heure de ma -visite accoutumée; il faisait un temps orageux et lourd. Je ne trouvai -pas madame Labinska au salon. Elle s’était établie sous un portique -soutenu de sveltes colonnes, ouvrant sur une terrasse par laquelle -on descendait au jardin; elle avait fait apporter là son piano, un -canapé et des chaises de jonc; des jardinières, comblées de fleurs -splendides—nulle part elles ne sont si fraîches ni si odorantes qu’à -Florence—remplissaient les entre-colonnements, et imprégnaient de leur -parfum les rares bouffées de brise qui venaient de l’Apennin. Devant -soi, par l’ouverture des arcades, l’on apercevait les ifs et les buis -taillés du jardin, d’où s’élançaient quelques cyprès centenaires, et -que peuplaient des marbres mythologiques dans le goût tourmenté de -Baccio Bandinelli ou de l’Ammanato. Au fond, au-dessus de la silhouette -de Florence, s’arrondissait le dôme de Santa Maria del Fiore et -jaillissait le beffroi carré du Palazzo Vecchio. - -«La comtesse était seule, à demi couchée sur le canapé de jonc; jamais -elle ne m’avait paru si belle; son corps nonchalant, alangui par la -chaleur, baignait comme celui d’une nymphe marine dans l’écume blanche -d’un ample peignoir de mousseline des Indes que bordait du haut en -bas une garniture bouillonnée comme la frange d’argent d’une vague; -une broche en acier niellé du Khorassan fermait à la poitrine cette -robe aussi légère que la draperie qui voltige autour de la Victoire -rattachant sa sandale. Des manches ouvertes à partir de la saignée, -comme les pistils du calice d’une fleur, sortaient ses bras d’un ton -plus pur que celui de l’albâtre où les statuaires florentins taillent -des copies de statues antiques; un large ruban noir noué à la ceinture, -et dont les bouts retombaient, tranchait vigoureusement sur toute cette -blancheur. Ce que ce contraste de nuances attribuées au deuil aurait -pu avoir de triste, était égayé par le bec d’une petite pantoufle -circassienne sans quartier en maroquin bleu, gaufrée d’arabesques -jaunes, qui pointait sous le dernier pli de la mousseline. - -«Les cheveux blonds de la comtesse, dont les bandeaux bouffants, comme -s’ils eussent été soulevés par un souffle, découvraient son front pur, -et ses tempes transparentes formaient comme un nimbe, où la lumière -pétillait en étincelles d’or. - -«Près d’elle, sur une chaise, palpitait au vent un grand chapeau de -paille de riz, orné de longs rubans noirs pareils à celui de la robe, -et gisait une paire de gants de Suède qui n’avaient pas été mis. A -mon aspect, Prascovie ferma le livre qu’elle lisait—les poésies de -Mickiewicz—et me fit un petit signe de tête bienveillant; elle était -seule,—circonstance favorable et rare.—Je m’assis en face d’elle -sur le siége qu’elle me désigna. Un de ces silences, pénibles quand -ils se prolongent, régna quelques minutes entre nous. Je ne trouvais -à mon service aucune de ces banalités de la conversation; ma tête -s’embarrassait, des vagues de flammes me montaient du cœur aux yeux, et -mon amour me criait: «Ne perds pas cette occasion suprême.» - -«J’ignore ce que j’eusse fait, si la comtesse, devinant la cause de -mon trouble, ne se fût redressée à demi en tendant vers moi sa belle -main, comme pour me fermer la bouche. - -«—Ne dites pas un mot, Octave; vous m’aimez, je le sais, je le sens, -je le crois; je ne vous en veux point, car l’amour est involontaire. -D’autres femmes plus sévères se montreraient offensées; moi, je vous -plains, car je ne puis vous aimer, et c’est une tristesse pour moi -d’être votre malheur.—Je regrette que vous m’ayez rencontrée, et -maudis le caprice qui m’a fait quitter Venise pour Florence. J’espérais -d’abord que ma froideur persistante vous lasserait et vous éloignerait; -mais le vrai amour, dont je vois tous les signes dans vos yeux, ne se -rebute de rien. Que ma douceur ne fasse naître en vous aucune illusion, -aucun rêve, et ne prenez pas ma pitié pour un encouragement. Un ange -au bouclier de diamant, à l’épée flamboyante, me garde contre toute -séduction, mieux que la religion, mieux que le devoir, mieux que la -vertu;—et cet ange, c’est mon amour:—j’adore le comte Labinski. J’ai -le bonheur d’avoir trouvé la passion dans le mariage.» - -«Un flot de larmes jaillit de mes paupières à cet aveu si franc, si -loyal et si noblement pudique, et je sentis en moi se briser le ressort -de ma vie. - -«Prascovie, émue, se leva, et, par un mouvement de gracieuse pitié -féminine, passa son mouchoir de batiste sur mes yeux: - -«—Allons, ne pleurez pas, me dit-elle, je vous le défends. Tâchez -de penser à autre chose, imaginez que je suis partie à tout jamais, -que je suis morte; oubliez-moi. Voyagez, travaillez, faites du bien, -mêlez-vous activement à la vie humaine; consolez-vous dans un art ou un -amour...» - -«Je fis un geste de dénégation. - -«—Croyez-vous souffrir moins en continuant à me voir? reprit la -comtesse; venez, je vous recevrai toujours. Dieu dit qu’il faut -pardonner à ses ennemis; pourquoi traiterait-on plus mal ceux qui -nous aiment? Cependant l’absence me paraît un remède plus sûr.—Dans -deux ans nous pourrons nous serrer la main sans péril,—pour vous,» -ajouta-t-elle en essayant de sourire. - -«Le lendemain je quittai Florence; mais ni l’étude, ni les voyages, ni -le temps, n’ont diminué ma souffrance, et je me sens mourir: ne m’en -empêchez pas, docteur! - -—Avez-vous revu la comtesse Prascovie Labinska?» dit le docteur, dont -les yeux bleus scintillaient bizarrement. - -«Non, répondit Octave, mais elle est à Paris.» Et il tendit à M. -Balthazar Cherbonneau une carte gravée sur laquelle on lisait: - -«La comtesse Prascovie Labinska est chez elle le jeudi.» - - -III - -Parmi les promeneurs assez rares alors qui suivaient aux Champs-Élysées -l’avenue Gabriel, à partir de l’ambassade ottomane jusqu’à l’Élysée -Bourbon, préférant au tourbillon poussiéreux et à l’élégant fracas de -la grande chaussée l’isolement, le silence et la calme fraîcheur de -cette route bordée d’arbres d’un côté et de l’autre de jardins, il en -est peu qui ne se fussent arrêtés, tout rêveurs et avec un sentiment -d’admiration mêlé d’envie, devant une poétique et mystérieuse retraite, -où, chose rare, la richesse semblait loger le bonheur. - -A qui n’est-il pas arrivé de suspendre sa marche à la grille d’un -parc, de regarder longtemps la blanche villa à travers les massifs de -verdure, et de s’éloigner le cœur gros, comme si le rêve de sa vie -était caché derrière ces murailles? Au contraire, d’autres habitations, -vues ainsi du dehors, vous inspirent une tristesse indéfinissable; -l’ennui, l’abandon, la désespérance glacent la façade de leurs teintes -grises et jaunissent les cimes à demi chauves des arbres; les statues -ont des lèpres de mousse, les fleurs s’étiolent, l’eau des bassins -verdit, les mauvaises herbes envahissent les sentiers malgré le -racloir; les oiseaux, s’il y en a, se taisent. - -Les jardins en contre-bas de l’allée en étaient séparés par -un saut-de-loup et se prolongeaient en bandes plus ou moins -larges jusqu’aux hôtels, dont la façade donnait sur la rue du -Faubourg-Saint-Honoré. Celui dont nous parlons se terminait au fossé -par un remblai que soutenait un mur de grosses roches choisies pour -l’irrégularité curieuse de leurs formes, et qui, se relevant de chaque -côté en manière de coulisses, encadraient de leurs aspérités rugueuses -et de leurs masses sombres le frais et vert paysage resserré entre -elles. - -Dans les anfractuosités de ces roches, le cactier raquette, -l’asclépiade incarnate, le millepertuis, la saxifrage, le cymbalaire, -la joubarbe, la lychnide des Alpes, le lierre d’Irlande trouvaient -assez de terre végétale pour nourrir leurs racines et découpaient leurs -verdures variées sur le fond vigoureux de la pierre;—un peintre n’eût -pas disposé, au premier plan de son tableau, un meilleur repoussoir. - -Les murailles latérales qui fermaient ce paradis terrestre -disparaissaient sous un rideau de plantes grimpantes, aristoloches, -grenadilles bleues, campanules, chèvre-feuille, gypsophiles, glycines -de Chine, périplocas de Grèce dont les griffes, les vrilles et les -tiges s’enlaçaient à un treillis vert, car le bonheur lui-même ne veut -pas être emprisonné; et grâce à cette disposition le jardin ressemblait -à une clairière dans une forêt plutôt qu’à un parterre assez étroit -circonscrit par les clôtures de la civilisation. - -Un peu en arrière des masses de rocaille, étaient groupés quelques -bouquets d’arbres au port élégant, à la frondaison vigoureuse dont les -feuillages contrastaient pittoresquement: vernis du Japon, tuyas du -Canada, planes de Virginie, frênes verts, saules blancs, micocouliers -de Provence, que dominaient deux ou trois mélèzes. Au delà des arbres -s’étalait un gazon de ray-grass, dont pas une pointe d’herbe ne -dépassait l’autre, un gazon plus fin, plus soyeux que le velours -d’un manteau de reine, de cet idéal vert d’émeraude qu’on n’obtient -qu’en Angleterre devant le perron des manoirs féodaux, moelleux tapis -naturels que l’œil aime à caresser et que le pas craint de fouler, -moquette végétale où, le jour, peuvent seuls se rouler au soleil la -gazelle familière avec le jeune baby ducal dans sa robe de dentelles, -et, la nuit, glisser au clair de lune quelque Titania du West-End la -main enlacée à celle d’un Oberon porté sur le livre du peerage et du -baronetage. - -Une allée de sable tamisé au crible, de peur qu’une valve de conque -ou qu’un angle de silex ne blessât les pieds aristocratiques qui y -laissaient leur délicate empreinte, circulait comme un ruban jaune -autour de cette nappe verte, courte et drue, que le rouleau égalisait, -et dont la pluie factice de l’arrosoir entretenait la fraîcheur humide, -même aux jours les plus desséchants de l’été. - -Au bout de la pièce de gazon éclatait, à l’époque où se passe cette -histoire, un vrai feu d’artifice fleuri tiré par un massif de -géraniums, dont les étoiles écarlates flambaient sur le fond brun d’une -terre de bruyère. - -L’élégante façade de l’hôtel terminait la perspective; de sveltes -colonnes d’ordre ionique soutenant l’attique surmonté à chaque angle -d’un gracieux groupe de marbre, lui donnaient l’apparence d’un temple -grec transporté là par le caprice d’un millionnaire, et corrigeaient, -en éveillant une idée de poésie et d’art, tout ce que ce luxe aurait -pu avoir de trop fastueux; dans les entre-colonnements, des stores -rayés de larges bandes roses et presque toujours baissés abritaient -et dessinaient les fenêtres, qui s’ouvraient de plein pied sous le -portique comme des portes de glace. - -Lorsque le ciel fantasque de Paris daignait étendre un pan d’azur -derrière ce palazzino, les lignes s’en dessinaient si heureusement -entre les touffes de verdure, qu’on pouvait les prendre pour le -pied-à-terre de la Reine des fées, ou pour un tableau de Baron agrandi. - -De chaque côté de l’hôtel s’avançaient dans le jardin deux serres -formant ailes, dont les parois de cristal se diamentaient au soleil -entre leurs nervures dorées, et faisaient à une foule de plantes -exotiques les plus rares et les plus précieuses l’illusion de leur -climat natal. - -Si quelque poëte matineux eût passé avenue Gabriel aux premières -rougeurs de l’aurore, il eût entendu le rossignol achever les derniers -trilles de son nocturne, et vu le merle se promener en pantoufles -jaunes dans l’allée du jardin comme un oiseau qui est chez lui; mais la -nuit, après que les roulements des voitures revenant de l’Opéra se sont -éteints au milieu du silence de la vie endormie, ce même poëte aurait -vaguement distingué une ombre blanche au bras d’un beau jeune homme, et -serait remonté dans sa mansarde solitaire l’âme triste jusqu’à la mort. - -C’était là qu’habitaient depuis quelque temps—le lecteur l’a sans -doute déjà deviné—la comtesse Prascovie Labinska et son mari le comte -Olaf Labinski, revenu de la guerre du Caucase après une glorieuse -campagne, où, s’il ne s’était pas battu corps à corps avec le mystique -et insaisissable Schamyl, certainement il avait eu affaire aux plus -fanatiquement dévoués des Mourides de l’illustre scheyck. Il avait -évité les balles comme les braves les évitent, en se précipitant -au-devant d’elles, et les damas courbes des sauvages guerriers -s’étaient brisés sur sa poitrine sans l’entamer. Le courage est une -cuirasse sans défaut. Le comte Labinski possédait cette valeur folle -des races slaves, qui aiment le péril pour le péril, et auxquelles peut -s’appliquer encore ce refrain d’un vieux chant scandinave: «Ils tuent, -meurent et rient!» - -Avec quelle ivresse s’étaient retrouvés ces deux époux, pour qui le -mariage n’était que la passion permise par Dieu et par les hommes, -Thomas Moore pourrait seul le dire en style d’_Amour des Anges_! Il -faudrait que chaque goutte d’encre se transformât dans notre plume -en goutte de lumière, et que chaque mot s’évaporât sur le papier en -jetant une flamme et un parfum comme un grain d’encens. Comment peindre -ces deux âmes fondues en une seule et pareilles à deux larmes de -rosée qui, glissant sur un pétale de lis, se rencontrent, se mêlent, -s’absorbent l’une l’autre et ne font plus qu’une perle unique? Le -bonheur est une chose si rare en ce monde, que l’homme n’a pas songé -à inventer des paroles pour le rendre, tandis que le vocabulaire des -souffrances morales et physiques remplit d’innombrables colonnes dans -le dictionnaire de toutes les langues. - -Olaf et Prascovie s’étaient aimés tout enfants; jamais leur cœur -n’avait battu qu’à un seul nom; ils savaient presque dès le berceau -qu’ils s’appartiendraient, et le reste du monde n’existait pas pour -eux; on eût dit que les morceaux de l’androgyne de Platon, qui se -cherchent en vain depuis le divorce primitif, s’étaient retrouvés -et réunis en eux; ils formaient cette dualité dans l’unité, qui est -l’harmonie complète, et, côte à côte, ils marchaient, ou plutôt ils -volaient à travers la vie d’un essor égal, soutenu, planant comme -deux colombes que le même désir appelle, pour nous servir de la belle -expression de Dante. - -Afin que rien ne troublât cette félicité, une fortune immense -l’entourait comme d’une atmosphère d’or. Dès que ce couple radieux -paraissait, la misère consolée quittait ses haillons, les larmes se -séchaient; car Olaf et Prascovie avaient le noble égoïsme du bonheur, -et ils ne pouvaient souffrir une douleur dans leur rayonnement. - -Depuis que le polythéisme a emporté avec lui ces jeunes dieux, ces -génies souriants, ces éphèbes célestes aux formes d’une perfection -si absolue, d’un rhythme si harmonieux, d’un idéal si pur, et que la -Grèce antique ne chante plus l’hymne de la beauté en strophes de Paros, -l’homme a cruellement abusé de la permission qu’on lui a donnée d’être -laid, et, quoique fait à l’image de Dieu, le représente assez mal. Mais -le comte Labinski n’avait pas profité de cette licence; l’ovale un peu -allongé de sa figure, son nez mince, d’une coupe hardie et fine, sa -lèvre fermement dessinée, qu’accentuait une moustache blonde aiguisée -à ses pointes, son menton relevé et frappé d’une fossette, ses yeux -noirs, singularité piquante, étrangeté gracieuse, lui donnaient l’air -d’un de ces anges guerriers, saint Michel ou Raphaël, qui combattent le -démon, revêtus d’armures d’or. Il eût été trop beau sans l’éclair mâle -de ses sombres prunelles et la couche hâlée que le soleil d’Asie avait -déposée sur ses traits. - -Le comte était de taille moyenne, mince, svelte, nerveux, cachant -des muscles d’acier sous une apparente délicatesse; et lorsque dans -quelque bal d’ambassade, il revêtait son costume de magnat, tout -chamarré d’or, tout étoilé de diamants, tout brodé de perles, il -passait parmi les groupes comme une apparition étincelante, excitant la -jalousie des hommes et l’amour des femmes, que Prascovie lui rendait -indifférentes.—Nous n’ajoutons pas que le comte possédait les dons de -l’esprit comme ceux du corps; les fées bienveillantes l’avaient doué à -son berceau, et la méchante sorcière qui gâte tout s’était montrée de -bonne humeur ce jour-là. - -Vous comprenez qu’avec un tel rival, Octave de Saville avait peu de -chance, et qu’il faisait bien de se laisser tranquillement mourir -sur les coussins de son divan, malgré l’espoir qu’essayait de lui -remettre au cœur le fantastique docteur Balthazar Cherbonneau.—Oublier -Prascovie eût été le seul moyen, mais c’était la chose impossible; la -revoir, à quoi bon? Octave sentait que la résolution de la jeune femme -ne faiblirait jamais dans son implacabilité douce, dans sa froideur -compatissante. Il avait peur que ses blessures non cicatrisées ne se -rouvrissent et ne saignassent devant celle qui l’avait tué innocemment, -et il ne voulait pas l’accuser, la douce meurtrière aimée! - - -IV - -Deux ans s’étaient écoulés depuis le jour où la comtesse Labinska -avait arrêté sur les lèvres d’Octave la déclaration d’amour qu’elle -ne devait pas entendre; Octave, tombé du haut de son rêve, s’était -éloigné, ayant au foie le bec d’un chagrin noir, et n’avait pas donné -de ses nouvelles à Prascovie. L’unique mot qu’il eût pu lui écrire -était le seul défendu. Mais plus d’une fois la pensée de la comtesse -effrayée de ce silence s’était reportée avec mélancolie sur son pauvre -adorateur:—l’avait-il oubliée? Dans sa divine absence de coquetterie, -elle le souhaitait sans le croire, car l’inextinguible flamme de la -passion illuminait les yeux d’Octave, et la comtesse n’avait pu s’y -méprendre. L’amour et les dieux se reconnaissent au regard: cette -idée traversait comme un petit nuage le limpide azur de son bonheur, -et lui inspirait la légère tristesse des anges qui, dans le ciel, -se souviennent de la terre; son âme charmante souffrait de savoir -là-bas quelqu’un malheureux à cause d’elle; mais que peut l’étoile -d’or scintillante au haut du firmament pour le pâtre obscur qui lève -vers elle des bras éperdus? Aux temps mythologiques, Phœbé descendit -bien des cieux en rayons d’argent sur le sommeil d’Endymion; mais elle -n’était pas mariée à un comte polonais. - -Dès son arrivée à Paris, la comtesse Labinska avait envoyé à Octave -cette invitation banale que le docteur Balthazar Cherbonneau tournait -distraitement entre ses doigts, et en ne le voyant pas venir, -quoiqu’elle l’eût voulu, elle s’était dit avec un mouvement de joie -involontaire: «Il m’aime toujours!» C’était cependant une femme -d’une angélique pureté et chaste comme la neige du dernier sommet de -l’Himalaya. - -Mais Dieu lui-même, au fond de son infini, n’a pour se distraire de -l’ennui des éternités que le plaisir d’entendre battre pour lui le cœur -d’une pauvre petite créature périssable sur un chétif globe, perdu dans -l’immensité. Prascovie n’était pas plus sévère que Dieu, et le comte -Olaf n’eût pu blâmer cette délicate volupté d’âme. - -«Votre récit, que j’ai écouté attentivement, dit le docteur à Octave, -me prouve que tout espoir de votre part serait chimérique. Jamais la -comtesse ne partagera votre amour. - -—Vous voyez-bien, monsieur Cherbonneau, que j’avais raison de ne pas -chercher à retenir ma vie qui s’en va. - -—J’ai dit qu’il n’y avait pas d’espoir avec les moyens ordinaires, -continua le docteur; mais il existe des puissances occultes que -méconnaît la science moderne, et dont la tradition s’est conservée dans -ces pays étranges nommés barbares par une civilisation ignorante. Là, -aux premiers jours du monde, le genre humain, en contact immédiat avec -les forces vives de la nature, savait des secrets qu’on croit perdus, -et que n’ont point emportés dans leurs migrations les tribus qui, -plus tard, ont formé les peuples. Ces secrets furent transmis d’abord -d’initié à initié, dans les profondeurs mystérieuses des temples, -écrits ensuite en idiomes sacrés incompréhensibles au vulgaire, -sculptés en panneaux d’hiéroglyphes le long des parois cryptiques -d’Ellora; vous trouverez encore sur les croupes du mont Mérou, d’où -s’échappe le Gange, au bas de l’escalier de marbre blanc de Bénarès la -ville sainte, au fond des pagodes en ruines de Ceylan, quelques brahmes -centenaires épelant des manuscrits inconnus, quelques yoghis occupés à -redire l’ineffable monosyllabe _om_ sans s’apercevoir que les oiseaux -du ciel nichent dans leur chevelure; quelques fakirs dont les épaules -portent les cicatrices des crochets de fer de Jaggernat, qui les -possèdent ces arcanes perdus et en obtiennent des résultats merveilleux -lorsqu’ils daignent s’en servir.—Notre Europe, tout absorbée par les -intérêts matériels, ne se doute pas du degré de spiritualisme où sont -arrivés les pénitents de l’Inde: des jeûnes absolus, des contemplations -effrayantes de fixité, des postures impossibles gardées pendant des -années entières, atténuent si bien leurs corps, que vous diriez, à les -voir accroupis sous un soleil de plomb, entre des brasiers ardents, -laissant leurs ongles grandis leur percer la paume des mains, des -momies égyptiennes retirées de leur caisse et ployées en des attitudes -de singe; leur enveloppe humaine n’est plus qu’une chrysalide, que -l’âme, papillon immortel, peut quitter ou reprendre à volonté. Tandis -que leur maigre dépouille reste là, inerte, horrible à voir, comme -une larve nocturne surprise par le jour, leur esprit, libre de tous -liens, s’élance, sur les ailes de l’hallucination, à des hauteurs -incalculables, dans les mondes surnaturels. Ils ont des visions et -des rêves étranges; ils suivent d’extase en extase les ondulations -que font les âges disparus sur l’océan de l’éternité; ils parcourent -l’infini en tous sens, assistent à la création des univers, à la -genèse des dieux et à leurs métamorphoses; la mémoire leur revient des -sciences englouties par les cataclysmes plutoniens et diluviens, des -rapports oubliés de l’homme et des éléments. Dans cet état bizarre, -ils marmottent des mots appartenant à des langues qu’aucun peuple ne -parle plus depuis des milliers d’années sur la surface du globe, ils -retrouvent le verbe primordial, le verbe qui a fait jaillir la lumière -des antiques ténèbres: on les prend pour des fous; ce sont presque des -dieux!» - -Ce préambule singulier surexcitait au dernier point l’attention -d’Octave, qui, ne sachant où M. Balthazar Cherbonneau voulait en venir, -fixait sur lui des yeux étonnés et petillants d’interrogations: il ne -devinait pas quel rapport pouvaient offrir les pénitents de l’Inde avec -son amour pour la comtesse Prascovie Labinska. - -Le docteur, devinant la pensée d’Octave, lui fit un signe de main -comme pour prévenir ses questions, et lui dit: «Patience, mon cher -malade; vous allez comprendre tout à l’heure que je ne me livre pas à -une digression inutile.—Las d’avoir interrogé avec le scalpel, sur le -marbre des amphithéâtres, des cadavres qui ne me répondaient pas et ne -me laissaient voir que la mort quand je cherchais la vie, je formai le -projet—un projet aussi hardi que celui de Prométhée escaladant le ciel -pour y ravir le feu—d’atteindre et de surprendre l’âme, de l’analyser -et de la disséquer pour ainsi dire; j’abandonnai l’effet pour la -cause, et pris en dédain profond la science matérialiste dont le -néant m’était prouvé. Agir sur ces formes vagues, sur ces assemblages -fortuits de molécules aussitôt dissous, me semblait la fonction d’un -empirisme grossier. J’essayai par le magnétisme de relâcher les -liens qui enchaînent l’esprit à son enveloppe; j’eus bientôt dépassé -Mesmer, Deslon, Maxwel, Puységur, Deleuze et les plus habiles, dans -des expériences vraiment prodigieuses, mais qui ne me contentaient pas -encore: catalepsie, somnambulisme, vue à distance, lucidité extatique, -je produisis à volonté tous ces effets inexplicables pour la foule, -simples et compréhensibles pour moi.—Je remontai plus haut: des -ravissements de Cardan et de saint Thomas d’Aquin je passai aux crises -nerveuses des Pythies; je découvris les arcanes des Époptes grecs et -des Nebiim hébreux; je m’initiai rétrospectivement aux mystères de -Trophonius et d’Esculape, reconnaissant toujours dans les merveilles -qu’on en raconte une concentration ou une expansion de l’âme provoquée -soit par le geste, soit par le regard, soit par la parole, soit par -la volonté ou tout autre agent inconnu.—Je refis un à un tous les -miracles d’Apollonius de Thyane.—Pourtant mon rêve scientifique -n’était pas accompli; l’âme m’échappait toujours; je la pressentais, -je l’entendais, j’avais de l’action sur elle; j’engourdissais ou -j’excitais ses facultés; mais entre elle et moi il y avait un voile -de chair que je pouvais écarter sans qu’elle s’envolât; j’étais comme -l’oiseleur qui tient un oiseau sous un filet qu’il n’ose relever, de -peur de voir sa proie ailée se perdre dans le ciel. - -«Je partis pour l’Inde, espérant trouver le mot de l’énigme dans ce -pays de l’antique sagesse. J’appris le sanscrit et le prâcrit, les -idiomes savants et vulgaires: je pus converser avec les pandits et les -brahmes. Je traversai les jungles où rauque le tigre aplati sur ses -pattes; je longeai les étangs sacrés qu’écaille le dos des crocodiles; -je franchis des forêts impénétrables barricadées de lianes, faisant -envoler des nuées de chauves-souris et de singes, me trouvant face à -face avec l’éléphant au détour du sentier frayé par les bêtes fauves -pour arriver à la cabane de quelque yoghi célèbre en communication avec -les Mounis, et je m’assis des jours entiers près de lui, partageant -sa peau de gazelle, pour noter les vagues incantations que murmurait -l’extase sur ses lèvres noires et fendillées. Je saisis de la sorte des -mots tout-puissants, des formules évocatrices, des syllabes du Verbe -créateur. - -«J’étudiai les sculptures symboliques dans les chambres intérieures -des pagodes que n’a vues nul œil profane et où une robe de brahme me -permettait de pénétrer; je lus bien des mystères cosmogoniques, bien -des légendes de civilisations disparues; je découvris le sens des -emblèmes que tiennent dans leurs mains multiples ces dieux hybrides -et touffus comme la nature de l’Inde; je méditai sur le cercle de -Brahma, le lotus de Wishnou, le cobra capello de Shiva, le dieu bleu. -Ganésa, déroulant sa trompe de pachyderme et clignant ses petits yeux -frangés de longs cils, semblait sourire à mes efforts et encourager -mes recherches. Toutes ces figures monstrueuses me disaient dans leur -langue de pierre: «Nous ne sommes que des formes, c’est l’esprit qui -agite la masse.» - -«Un prêtre du temple de Tirounamalay, à qui je fis part de l’idée -qui me préoccupait, m’indiqua, comme parvenu au plus haut degré -de sublimité, un pénitent qui habitait une des grottes de l’île -d’Éléphanta. Je le trouvai, adossé au mur de la caverne, enveloppé d’un -bout de sparterie, les genoux au menton, les doigts croisés sur les -jambes, dans un état d’immobilité absolue; ses prunelles retournées -ne laissaient voir que le blanc, ses lèvres bridaient sur ses dents -déchaussées; sa peau, tannée par une incroyable maigreur, adhérait aux -pommettes; ses cheveux, rejetés en arrière, pendaient par mèches roides -comme des filaments de plantes du sourcil d’une roche; sa barbe s’était -divisée en deux flots qui touchaient presque terre, et ses ongles se -recourbaient en serres d’aigle. - -«Le soleil l’avait desséché et noirci de façon à donner à sa peau -d’Indien, naturellement brune, l’apparence du basalte; ainsi posé, il -ressemblait de forme et de couleur à un vase canopique. Au premier -aspect, je le crus mort. Je secouai ses bras comme ankylosés par une -roideur cataleptique, je lui criai à l’oreille de ma voix la plus forte -les paroles sacramentelles qui devaient me révéler à lui comme initié; -il ne tressaillit pas, ses paupières restèrent immobiles.—J’allais -m’éloigner, désespérant d’en tirer quelque chose, lorsque j’entendis -un petillement singulier; une étincelle bleuâtre passa devant mes -yeux avec la fulgurante rapidité d’une lueur électrique, voltigea une -seconde sur les lèvres entr’ouvertes du pénitent, et disparut. - -«Brahma-Logum (c’était le nom du saint personnage) sembla se réveiller -d’une léthargie: ses prunelles reprirent leur place; il me regarda avec -un regard humain et répondit à mes questions. «Eh bien, tes désirs sont -satisfaits: tu as vu une âme. Je suis parvenu à détacher la mienne de -mon corps quand il me plaît;—elle en sort, elle y rentre comme une -abeille lumineuse, perceptible aux yeux seuls des adeptes. J’ai tant -jeûné, tant prié, tant médité, je me suis macéré si rigoureusement, que -j’ai pu dénouer les liens terrestres qui l’enchaînent, et que Wishnou, -le dieu aux dix incarnations, m’a révélé le mot mystérieux qui la guide -dans ses Avatars à travers les formes différentes.—Si, après avoir -fait les gestes consacrés, je prononçais ce mot, ton âme s’envolerait -pour animer l’homme ou la bête que je lui désignerais. Je te lègue ce -secret, que je possède seul maintenant au monde. Je suis bien aise que -tu sois venu, car il me tarde de me fondre dans le sein de l’incréé, -comme une goutte d’eau dans la mer.—Et le pénitent me chuchota d’une -voix faible comme le dernier râle d’un mourant, et pourtant distincte, -quelques syllabes qui me firent passer sur le dos ce petit frisson dont -parle Job. - -—Que voulez-vous dire, docteur? s’écria Octave; je n’ose sonder -l’effrayante profondeur de votre pensée. - -—Je veux dire, répondit tranquillement M. Balthazar Cherbonneau, que -je n’ai pas oublié la formule magique de mon ami Brahma-Logum, et que -la comtesse Prascovie serait bien fine si elle reconnaissait l’âme -d’Octave de Saville dans le corps d’Olaf Labinski.» - - -V - -La réputation du docteur Balthazar Cherbonneau comme médecin et comme -thaumaturge commençait à se répandre dans Paris; ses bizarreries, -affectées ou vraies, l’avaient mis à la mode. Mais, loin de chercher -à se faire, comme on dit, une clientèle, il s’efforçait de rebuter -les malades en leur fermant sa porte ou en leur ordonnant des -prescriptions étranges, des régimes impossibles. Il n’acceptait -que des cas désespérés, renvoyant à ses confrères avec un dédain -superbe les vulgaires fluxions de poitrine, les banales entérites, -les bourgeoises fièvres typhoïdes, et dans ces occasions suprêmes -il obtenait des guérisons vraiment inconcevables. Debout à côté du -lit, il faisait des gestes magiques sur une tasse d’eau, et des corps -déjà roides et froids, tout prêts pour le cercueil, après avoir avalé -quelques gouttes de ce breuvage en desserrant des mâchoires crispées -par l’agonie, reprenaient la souplesse de la vie, les couleurs de la -santé, et se redressaient sur leur séant, promenant autour d’eux des -regards accoutumés déjà aux ombres du tombeau. Aussi l’appelait-on le -médecin des morts ou le résurrectionniste. Encore ne consentait-il pas -toujours à opérer ces cures, et souvent refusait-il des sommes énormes -de la part de riches moribonds. Pour qu’il se décidât à entrer en -lutte avec la destruction, il fallait qu’il fût touché de la douleur -d’une mère implorant le salut d’un enfant unique, du désespoir d’un -amant demandant la grâce d’une maîtresse adorée, ou qu’il jugeât la -vie menacée utile à la poésie, à la science et au progrès du genre -humain. Il sauva de la sorte un charmant baby dont le croup serrait la -gorge avec ses doigts de fer, une délicieuse jeune fille phthisique au -dernier degré, un poëte en proie au _delirium tremens_, un inventeur -attaqué d’une congestion cérébrale et qui allait enfouir le secret -de sa découverte sous quelques pelletées de terre. Autrement il -disait qu’on ne devait pas contrarier la nature, que certaines morts -avaient leur raison d’être, et qu’on risquait, en les empêchant, de -déranger quelque chose dans l’ordre universel. Vous voyez bien que M. -Balthazar Cherbonneau était le docteur le plus paradoxal du monde, -et qu’il avait rapporté de l’Inde une excentricité complète; mais sa -renommée de magnétiseur l’emportait encore sur sa gloire de médecin; -il avait donné devant un petit nombre d’élus quelques séances dont on -racontait des merveilles à troubler toutes les notions du possible ou -de l’impossible, et qui dépassaient les prodiges de Cagliostro. - -Le docteur habitait le rez-de-chaussée d’un vieil hôtel de la rue du -Regard, un appartement en enfilade comme on les faisait jadis, et dont -les hautes fenêtres ouvraient sur un jardin planté de grands arbres -au tronc noir, au grêle feuillage vert. Quoiqu’on fût en été, de -puissants calorifères soufflaient par leurs bouches grillées de laiton -des trombes d’air brûlant dans les vastes salles, et en maintenaient -la température à trente-cinq ou quarante degrés de chaleur, car M. -Balthazar Cherbonneau, habitué au climat incendiaire de l’Inde, -grelottait à nos pâles soleils, comme ce voyageur qui, revenu des -sources du Nil Bleu, dans l’Afrique centrale, tremblait de froid au -Caire, et il ne sortait jamais qu’en voiture fermée, frileusement -emmaillotté d’une pelisse de renard bleu de Sibérie, et les pieds posés -sur un manchon de fer-blanc rempli d’eau bouillante. - -Il n’y avait d’autres meubles dans ces salles que des divans bas en -étoffes malabares historiées d’éléphants chimériques et d’oiseaux -fabuleux, des étagères découpées, coloriées et dorées avec une -naïveté barbare par les naturels de Ceylan, des vases du Japon -pleins de fleurs exotiques; et sur le plancher s’étalait, d’un bout -à l’autre de l’appartement, un de ces tapis funèbres à ramages noirs -et blancs que tissent pour pénitence les Thuggs en prison, et dont -la trame semble faite avec le chanvre de leurs cordes d’étrangleurs; -quelques idoles indoues, de marbre ou de bronze, aux longs yeux en -amande, au nez cerclé d’anneaux, aux lèvres épaisses et souriantes, -aux colliers de perles descendant jusqu’au nombril, aux attributs -singuliers et mystérieux, croisaient leurs jambes sur des piédouches -dans les encoignures;—le long des murailles étaient appendues des -miniatures gouachées, œuvre de quelque peintre de Calcutta ou de -Lucknow, qui représentaient les neuf _Avatars_ déjà accomplis de -Wishnou, en poisson, en tortue, en cochon, en lion à tête humaine, en -nain brahmine, en Rama, en héros combattant le géant aux mille bras -Cartasuciriargunen, en Kitsna, l’enfant miraculeux dans lequel des -rêveurs voient un Christ indien; en Bouddha, adorateur du grand dieu -Mahadevi; et, enfin, le montraient endormi, au milieu de la mer lactée, -sur la couleuvre aux cinq têtes recourbées en dais, attendant l’heure -de prendre, pour dernière incarnation, la forme de ce cheval blanc ailé -qui, en laissant retomber son sabot sur l’univers, doit amener la fin -du monde. - -Dans la salle du fond, chauffée plus fortement encore que les autres, -se tenait M. Balthazar Cherbonneau, entouré de livres sanscrits tracés -au poinçon sur de minces lames de bois percées d’un trou et réunies -par un cordon de manière à ressembler plus à des persiennes qu’à -des volumes comme les entend la librairie européenne. Une machine -électrique, avec ses bouteilles remplies de feuilles d’or et ses -disques de verre tournés par des manivelles, élevait sa silhouette -inquiétante et compliquée au milieu de la chambre, à côté d’un baquet -mesmérique où plongeait une lance de métal et d’où rayonnaient de -nombreuses tiges de fer. M. Cherbonneau n’était rien moins que -charlatan et ne cherchait pas la mise en scène, mais cependant il -était difficile de pénétrer dans cette retraite bizarre sans éprouver -un peu de l’impression que devaient causer autrefois les laboratoires -d’alchimie. - -Le comte Olaf Labinski avait entendu parler des miracles réalisés par -le docteur, et sa curiosité demi-crédule s’était allumée. Les races -slaves ont un penchant naturel au merveilleux, que ne corrige pas -toujours l’éducation la plus soignée, et d’ailleurs des témoins dignes -de foi qui avaient assisté à ces séances en disaient de ces choses -qu’on ne peut croire sans les avoir vues, quelque confiance qu’on ait -dans le narrateur. Il alla donc visiter le thaumaturge. - -Lorsque le comte Labinski entra chez le docteur Balthazar Cherbonneau, -il se sentit comme entouré d’une vague flamme; tout son sang afflua -vers sa tête, les veines des tempes lui sifflèrent; l’extrême chaleur -qui régnait dans l’appartement le suffoquait; les lampes où brûlaient -des huiles aromatiques, les larges fleurs de Java balançant leurs -énormes calices comme des encensoirs l’enivraient de leurs émanations -vertigineuses et de leurs parfums asphyxiants. Il fit quelques pas en -chancelant vers M. Cherbonneau, qui se tenait accroupi sur son divan, -dans une de ces étranges poses de fakir ou de sannyâsi, dont le prince -Soltikoff a si pittoresquement illustré son voyage de l’Inde. On eût -dit, à le voir dessinant les angles de ses articulations sous les plis -de ses vêtements, une araignée humaine pelotonnée au milieu de sa toile -et se tenant immobile devant sa proie. A l’apparition du comte, ses -prunelles de turquoise s’illuminèrent de lueurs phosphorescentes au -centre de leur orbite dorée du bistre de l’hépatite, et s’éteignirent -aussitôt comme recouvertes par une taie volontaire. Le docteur étendit -la main vers Olaf, dont il comprit le malaise, et en deux ou trois -passes l’entoura d’une atmosphère de printemps, lui créant un frais -paradis dans cet enfer de chaleur. - -«Vous trouvez-vous mieux à présent? Vos poumons, habitués aux brises de -la Baltique qui arrivent toutes froides encore de s’être roulées sur -les neiges centenaires du pôle, devaient haleter comme des soufflets de -forge à cet air brûlant, où cependant je grelotte, moi, cuit, recuit et -comme calciné aux fournaises du soleil.» - -Le comte Olaf Labinski fit un signe pour témoigner qu’il ne souffrait -plus de la haute température de l’appartement. - -«Eh bien, dit le docteur avec un accent de bonhomie, vous avez entendu -parler sans doute de mes tours de passe-passe, et vous voulez avoir un -échantillon de mon savoir-faire; oh! je suis plus fort que Comus, Comte -ou Bosco. - -—Ma curiosité n’est pas si frivole, répondit le comte, et j’ai plus de -respect pour un des princes de la science. - -—Je ne suis pas un savant dans l’acception qu’on donne à ce mot; mais -au contraire, en étudiant certaines choses que la science dédaigne, -je me suis rendu maître de forces occultes inemployées, et je produis -des effets qui semblent merveilleux, quoique naturels. A force de la -guetter, j’ai quelquefois surpris l’âme,—elle m’a fait des confidences -dont j’ai profité et dit des mots que j’ai retenus. L’esprit est tout, -la matière n’existe qu’en apparence; l’univers n’est peut-être qu’un -rêve de Dieu ou qu’une irradiation du Verbe dans l’immensité. Je -chiffonne à mon gré la guenille du corps, j’arrête ou je précipite la -vie, je déplace les sens, je supprime l’espace, j’anéantis la douleur -sans avoir besoin de chloroforme, d’éther ou de toute autre drogue -anesthésique. Armé de la volonté, cette électricité intellectuelle, -je vivifie ou je foudroie. Rien n’est plus opaque pour mes yeux; mon -regard traverse tout; je vois distinctement les rayons de la pensée, -et comme on projette les spectres solaires sur un écran, je peux les -faire passer par mon prisme invisible et les forcer à se réfléchir sur -la toile blanche de mon cerveau. Mais tout cela est peu de chose à côté -des prodiges qu’accomplissent certains yoghis de l’Inde, arrivés au -plus sublime degré d’ascétisme. Nous autres Européens, nous sommes trop -légers, trop distraits, trop futiles, trop amoureux de notre prison -d’argile pour y ouvrir de bien larges fenêtres sur l’éternité et sur -l’infini. Cependant j’ai obtenu quelques résultats assez étranges, et -vous allez en juger, dit le docteur Balthazar Cherbonneau en faisant -glisser sur leur tringle les anneaux d’une lourde portière qui masquait -une sorte d’alcôve pratiquée dans le fond de la salle.» - -A la clarté d’une flamme d’esprit-de-vin qui oscillait sur un trépied -de bronze, le comte Olaf Labinski aperçut un spectacle effrayant qui le -fit frissonner malgré sa bravoure. Une table de marbre noir supportait -le corps d’un jeune homme nu jusqu’à la ceinture et gardant une -immobilité cadavérique; de son torse hérissé de flèches comme celui de -saint Sébastien, il ne coulait pas une goutte de sang; on l’eût pris -pour une image de martyr coloriée, où l’on aurait oublié de teindre de -cinabre les lèvres des blessures. - -«Cet étrange médecin, dit en lui-même Olaf, est peut-être un adorateur -de Shiva, et il aura sacrifié cette victime à son idole.» - -«Oh! il ne souffre pas du tout; piquez-le sans crainte, pas un muscle -de sa face ne bougera;» et le docteur lui enlevait les flèches du -corps, comme l’on retire les épingles d’une pelote. - -Quelques mouvements rapides de mains dégagèrent le patient du réseau -d’effluves qui l’emprisonnait, et il s’éveilla le sourire de l’extase -sur les lèvres comme sortant d’un rêve bienheureux. M. Balthazar -Cherbonneau le congédia du geste, et il se retira par une petite porte -coupée dans la boiserie dont l’alcôve était revêtue. - -«J’aurais pu lui couper une jambe ou un bras sans qu’il s’en aperçût, -dit le docteur en plissant ses rides en façon de sourire; je ne l’ai -pas fait parce que je ne crée pas encore, et que l’homme, inférieur -au lézard en cela, n’a pas une séve assez puissante pour reformer -les membres qu’on lui retranche. Mais si je ne crée pas, en revanche -je rajeunis. Et il enleva le voile qui recouvrait une femme âgée -magnétiquement endormie sur un fauteuil, non loin de la table de marbre -noir; ses traits, qui avaient pu être beaux, étaient flétris, et les -ravages du temps se lisaient sur les contours amaigris de ses bras, -de ses épaules et de sa poitrine. Le docteur fixa sur elle pendant -quelques minutes, avec une intensité opiniâtre, les regards de ses -prunelles bleues; les lignes altérées se raffermirent, le galbe du -sein reprit sa pureté virginale, une chair blanche et satinée remplit -les maigreurs du col; les joues s’arrondirent et se veloutèrent comme -des pêches de toute la fraîcheur de la jeunesse; les yeux s’ouvrirent -scintillants dans un fluide vivace; le masque de vieillesse, enlevé -comme par magie, laissait voir la belle jeune femme disparue depuis -longtemps. - -«Croyez-vous que la fontaine de Jouvence ait versé quelque part -ses eaux miraculeuses? dit le docteur au comte stupéfait de cette -transformation. Je le crois, moi, car l’homme n’invente rien, et chacun -de ses rêves est une divination ou un souvenir.—Mais abandonnons cette -forme un instant repétrie par ma volonté, et consultons cette jeune -fille qui dort tranquillement dans ce coin. Interrogez-la, elle en -sait plus long que les pythies et les sibylles. Vous pouvez l’envoyer -dans un de vos sept châteaux de Bohême, lui demander ce que renferme -le plus secret de vos tiroirs, elle vous le dira, car il ne faudra pas -à son âme plus d’une seconde pour faire le voyage; chose, après tout, -peu surprenante, puisque l’électricité parcourt soixante-dix mille -lieues dans le même espace de temps, et l’électricité est à la pensée -ce qu’est le fiacre au wagon. Donnez-lui la main pour vous mettre en -rapport avec elle; vous n’aurez pas besoin de formuler votre question, -elle la lira dans votre esprit.» - -La jeune fille, d’une voix atone comme celle d’une ombre, répondit à -l’interrogation mentale du comte: - -«Dans le coffret de cèdre il y a un morceau de terre saupoudrée de -sable fin sur lequel se voit l’empreinte d’un petit pied.» - -—A-t-elle deviné juste?» dit le docteur négligemment et comme sûr de -l’infaillibilité de sa somnambule. - -Une éclatante rougeur couvrit les joues du comte. Il avait en effet, -au premier temps de leurs amours, enlevé dans une allée d’un parc -l’empreinte d’un pas de Prascovie, et il la gardait comme une relique -au fond d’une boîte incrustée de nacre et d’argent, du plus précieux -travail, dont il portait la clef microscopique suspendue à son cou par -un jaseron de Venise. - -M. Balthazar Cherbonneau, qui était un homme de bonne compagnie, voyant -l’embarras du comte, n’insista pas et le conduisit à une table sur -laquelle était posée une eau aussi claire que le diamant. - -«Vous avez sans doute entendu parler du miroir magique où -Méphistophélès fait voir à Faust l’image d’Hélène; sans avoir un pied -de cheval dans mon bas de soie et deux plumes de coq à mon chapeau, je -puis vous régaler de cet innocent prodige. Penchez-vous sur cette coupe -et pensez fixement à la personne que vous désirez faire apparaître; -vivante ou morte, lointaine ou rapprochée, elle viendra à votre appel, -du bout du monde ou des profondeurs de l’histoire.» - -Le comte s’inclina sur la coupe, dont l’eau se troubla bientôt sous son -regard et prit des teintes opalines, comme si l’on y eût versé une -goutte d’essence; un cercle irisé des couleurs du prisme couronna les -bords du vase, encadrant le tableau qui s’ébauchait déjà sous le nuage -blanchâtre. - -Le brouillard se dissipa.—Une jeune femme en peignoir de dentelles, -aux yeux vert de mer, aux cheveux d’or crespelés, laissant errer comme -des papillons blancs ses belles mains distraites sur l’ivoire du -clavier, se dessina ainsi que sous une glace au fond de l’eau redevenue -transparente, avec une perfection si merveilleuse qu’elle eût fait -mourir tous les peintres de désespoir:—c’était Prascovie Labinska, -qui, sans le savoir, obéissait à l’évocation passionnée du comte. - -«Et maintenant passons à quelque chose de plus curieux,» dit le docteur -en prenant la main du comte et en la posant sur une des tiges de fer du -baquet mesmérique. Olaf n’eut pas plutôt touché le métal chargé d’un -magnétisme fulgurant, qu’il tomba comme foudroyé. - -Le docteur le prit dans ses bras, l’enleva comme une plume, le posa sur -un divan, sonna, et dit au domestique qui parut au seuil de la porte: - -«Allez chercher M. Octave de Saville.» - - -VI - -Le roulement d’un coupé se fit entendre dans la cour silencieuse de -l’hôtel, et presque aussitôt Octave se présenta devant le docteur; -il resta stupéfait lorsque M. Cherbonneau lui montra le comte Olaf -Labinski étendu sur un divan avec les apparences de la mort. Il crut -d’abord à un assassinat et resta quelques instants muet d’horreur; -mais, après un examen plus attentif, il s’aperçut qu’une respiration -presque imperceptible abaissait et soulevait la poitrine du jeune -dormeur. - -«Voilà, dit le docteur, votre déguisement tout préparé; il est un peu -plus difficile à mettre qu’un domino loué chez Babin; mais Roméo, en -montant au balcon de Vérone, ne s’inquiète pas du danger qu’il y a de -se casser le cou; il sait que Juliette l’attend là-haut dans la chambre -sous ses voiles de nuit; et la comtesse Prascovie Labinska vaut bien la -fille des Capulets.» - -Octave, troublé par l’étrangeté de la situation, ne répondait rien; il -regardait toujours le comte, dont la tête légèrement rejetée en arrière -posait sur un coussin, et qui ressemblait à ces effigies de chevaliers -couchés au-dessus de leurs tombeaux dans les cloîtres gothiques, ayant -sous leur nuque roidie un oreiller de marbre sculpté. Cette belle et -noble figure qu’il allait déposséder de son âme lui inspirait malgré -lui quelques remords. - -Le docteur prit la rêverie d’Octave pour de l’hésitation: un vague -sourire de dédain erra sur le pli de ses lèvres, et il lui dit: - -«Si vous n’êtes pas décidé, je puis réveiller le comte, qui s’en -retournera comme il est venu, émerveillé de mon pouvoir magnétique; -mais, pensez-y bien, une telle occasion peut ne jamais se retrouver. -Pourtant, quelque intérêt que je porte à votre amour, quelque désir que -j’aie de faire une expérience qui n’a jamais été tentée en Europe, je -ne dois pas vous cacher que cet échange d’âmes a ses périls. Frappez -votre poitrine, interrogez votre cœur. Risquez-vous franchement votre -vie sur cette carte suprême? L’amour est fort comme la mort, dit la -Bible. - -—Je suis prêt, répondit simplement Octave. - -—Bien, jeune homme, s’écria le docteur en frottant ses mains brunes -et sèches avec une rapidité extraordinaire, comme s’il eût voulu -allumer du feu à la manière des sauvages.—Cette passion qui ne recule -devant rien me plaît. Il n’y a que deux choses au monde: la passion et -la volonté. Si vous n’êtes pas heureux, ce ne sera certes pas de ma -faute. Ah! mon vieux Brahma-Logum, tu vas voir du fond du ciel d’Indra -où les apsaras t’entourent de leurs chœurs voluptueux, si j’ai oublié -la formule irrésistible que tu m’as râlée à l’oreille en abandonnant -ta carcasse momifiée. Les mots et les gestes, j’ai tout retenu.—A -l’œuvre! à l’œuvre! Nous allons faire dans notre chaudron une -étrange cuisine, comme les sorcières de Macbeth, mais sans l’ignoble -sorcellerie du Nord.—Placez-vous devant moi, assis dans ce fauteuil; -abandonnez-vous en toute confiance à mon pouvoir. Bien! les yeux sur -les yeux, les mains contre les mains.—Déjà le charme agit. Les notions -de temps et d’espace se perdent, la conscience du moi s’efface, les -paupières s’abaissent; les muscles, ne recevant plus d’ordres du -cerveau, se détendent; la pensée s’assoupit, tous les fils délicats -qui retiennent l’âme au corps sont dénoués. Brahma, dans l’œuf d’or où -il rêva dix mille ans, n’était pas plus séparé des choses extérieures; -saturons-le d’effluves, baignons-le de rayons.» - -Le docteur, tout en marmottant ces phrases entrecoupées, ne -discontinuait pas un seul instant ses passes: de ses mains tendues -jaillissaient des jets lumineux qui allaient frapper le front ou -le cœur du patient, autour duquel se formait peu à peu une sorte -d’atmosphère visible, phosphorescente comme une auréole. - -«Très-bien! fit M. Balthazar Cherbonneau, s’applaudissant lui-même -de son ouvrage. Le voilà comme je le veux. Voyons, voyons, qu’est-ce -qui résiste encore par là? s’écria-t-il après une pause, comme s’il -lisait à travers le crâne d’Octave le dernier effort de la personnalité -près de s’anéantir. Quelle est cette idée mutine qui, chassée des -circonvolutions de la cervelle, tâche de se soustraire à mon influence -en se pelotonnant sur la monade primitive, sur le point central de la -vie? Je saurai bien la rattraper et la mater.» - -Pour vaincre cette involontaire rébellion, le docteur rechargea plus -puissamment encore la batterie magnétique de son regard, et atteignit -la pensée en révolte entre la base du cervelet et l’insertion de la -moelle épinière, le sanctuaire le plus caché, le tabernacle le plus -mystérieux de l’âme. Son triomphe était complet. - -Alors il se prépara avec une solennité majestueuse à l’expérience -inouïe qu’il allait tenter; il se revêtit comme un mage d’une robe -de lin, il lava ses mains dans une eau parfumée, il tira de diverses -boîtes des poudres dont il se fit aux joues et au front des tatouages -hiératiques; il ceignit son bras du cordon des brahmes, lut deux ou -trois Slocas des poëmes sacrés, et n’omit aucun des rites minutieux -recommandés par le sannyâsi des grottes d’Elephanta. - -Ces cérémonies terminées, il ouvrit toutes grandes les bouches de -chaleur, et bientôt la salle fut remplie d’une atmosphère embrasée -qui eût fait se pâmer les tigres dans les jungles, se craqueler leur -cuirasse de vase sur le cuir rugueux des buffles, et s’épanouir avec -une détonation la large fleur de l’aloès. - -«Il ne faut pas que ces deux étincelles du feu divin, qui vont se -trouver nues tout à l’heure et dépouillées pendant quelques secondes -de leur enveloppe mortelle, pâlissent ou s’éteignent dans notre air -glacial,» dit le docteur en regardant le thermomètre, qui marquait -alors 120 degrés Fahrenheit. - -Le docteur Balthazar Cherbonneau, entre ces deux corps inertes, avait -l’air, dans ses blancs vêtements, du sacrificateur d’une de ces -religions sanguinaires qui jetaient des cadavres d’hommes sur l’autel -de leurs dieux. Il rappelait ce prêtre de Vitziliputzili, la farouche -idole mexicaine dont parle Henri Heine dans une de ses ballades, mais -ses intentions étaient à coup sûr plus pacifiques. - -Il s’approcha du comte Olaf Labinski toujours immobile, et prononça -l’ineffable syllabe, qu’il alla rapidement répéter sur Octave -profondément endormi. La figure ordinairement bizarre de M. Cherbonneau -avait pris en ce moment une majesté singulière; la grandeur du -pouvoir dont il disposait ennoblissait ses traits désordonnés, et si -quelqu’un l’eût vu accomplissant ces rites mystérieux avec une gravité -sacerdotale, il n’eût pas reconnu en lui le docteur hoffmanique qui -appelait, en le défiant, le crayon de la caricature. - -Il se passa alors des choses bien étranges: Octave de Saville et -le comte Olaf Labinski parurent agités simultanément comme d’une -convulsion d’agonie, leur visage se décomposa, une légère écume -leur monta aux lèvres; la pâleur de la mort décolora leur peau; -cependant deux petites lueurs bleuâtres et tremblotantes scintillaient -incertaines au-dessus de leurs têtes. - -A un geste fulgurant du docteur qui semblait leur tracer leur route -dans l’air, les deux points phosphoriques se mirent en mouvement, -et, laissant derrière eux un sillage de lumière, se rendirent à leur -demeure nouvelle: l’âme d’Octave occupa le corps du comte Labinski, -l’âme du comte celui d’Octave: l’avatar était accompli. - -Une légère rougeur des pommettes indiquait que la vie venait de rentrer -dans ces argiles humaines restées sans âme pendant quelques secondes, -et dont l’Ange noir eût fait sa proie sans la puissance du docteur. - -La joie du triomphe faisait flamboyer les prunelles bleues de -Cherbonneau, qui se disait en marchant à grands pas dans la chambre: -«Que les médecins les plus vantés en fassent autant, eux si fiers -de raccommoder tant bien que mal l’horloge humaine lorsqu’elle se -détraque: Hippocrate, Galien, Paracelse, Van Helmont, Boerhaave, -Tronchin, Hahnemann, Rasori, le moindre fakir indien, accroupi sur -l’escalier d’une pagode, en sait mille fois plus long que vous! -Qu’importe le cadavre quand on commande à l’esprit!» - -En finissant sa période, le docteur Balthazar Cherbonneau fit -plusieurs cabrioles d’exultation, et dansa comme les montagnes dans le -Sir-Hasirim du roi Salomon; il faillit même tomber sur le nez, s’étant -pris le pied aux plis de sa robe brahminique, petit accident qui le -rappela à lui-même et lui rendit tout son sang-froid. - -«Réveillons nos dormeurs,» dit M. Cherbonneau après avoir essuyé les -raies de poudre colorées dont il s’était strié la figure et dépouillé -son costume de brahme,—et, se plaçant devant le corps du comte -Labinski habité par l’âme d’Octave, il fit les passes nécessaires pour -le tirer de l’état somnambulique, secouant à chaque geste ses doigts -chargés du fluide qu’il enlevait. - -Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski (désormais nous le -désignerons de la sorte pour la clarté du récit) se redressa sur son -séant, passa ses mains sur ses yeux et promena autour de lui un regard -étonné que la conscience du moi n’illuminait pas encore. Quand la -perception nette des objets lui fut revenue, la première chose qu’il -aperçut, ce fut sa forme placée en dehors de lui sur un divan. Il se -voyait! non pas réfléchi par un miroir, mais en réalité. Il poussa un -cri,—ce cri ne résonna pas avec le timbre de sa voix et lui causa une -sorte d’épouvante;—l’échange d’âmes ayant eu lieu pendant le sommeil -magnétique, il n’en avait pas gardé mémoire et éprouvait un malaise -singulier. Sa pensée, servie par de nouveaux organes, était comme un -ouvrier à qui l’on a retiré ses outils habituels pour lui en donner -d’autres. Psyché dépaysée battait de ses ailes inquiètes la voûte de -ce crâne inconnu, et se perdait dans les méandres de cette cervelle où -restaient encore quelques traces d’idées étrangères. - -«Eh bien, dit le docteur lorsqu’il eut suffisamment joui de la surprise -d’Octave-Labinski, que vous semble de votre nouvelle habitation? Votre -âme se trouve-t-elle bien installée dans le corps de ce charmant -cavalier, hetmann, hospodar ou magnat, mari de la plus belle femme du -monde? Vous n’avez plus envie de vous laisser mourir comme c’était -votre projet la première fois que je vous ai vu dans votre triste -appartement de la rue Saint-Lazare, maintenant que les portes de -l’hôtel Labinski vous sont toutes grandes ouvertes et que vous n’avez -plus peur que Prascovie ne vous mette la main devant la bouche, -comme à la villa Salviati, lorsque vous voudrez lui parler d’amour! -Vous voyez bien que le vieux Balthazar Cherbonneau, avec sa figure de -macaque, qu’il ne tiendrait qu’à lui de changer pour une autre, possède -encore dans son sac à malices d’assez bonnes recettes. - -—Docteur, répondit Octave-Labinski, vous avez le pouvoir d’un Dieu, -ou, tout au moins, d’un démon. - -—Oh! oh! n’ayez pas peur, il n’y a pas la moindre diablerie là dedans. -Votre salut ne périclite pas: je ne vais pas vous faire signer un pacte -avec un parafe rouge. Rien n’est plus simple que ce qui vient de se -passer. Le Verbe qui a créé la lumière peut bien déplacer une âme. Si -les hommes voulaient écouter Dieu à travers le temps et l’infini, ils -en feraient, ma foi, bien d’autres. - -—Par quelle reconnaissance, par quel dévouement reconnaître cet -inestimable service? - -—Vous ne me devez rien; vous m’intéressiez, et pour un vieux Lascar -comme moi, tanné à tous les soleils, bronzé à tous les événements, -une émotion est une chose rare. Vous m’avez révélé l’amour, et vous -savez que nous autres rêveurs un peu alchimistes, un peu magiciens, -un peu philosophes, nous cherchons tous plus ou moins l’absolu. Mais -levez-vous donc, remuez-vous, marchez, et voyez si votre peau neuve ne -vous gêne pas aux entournures.» - -Octave-Labinski obéit au docteur et fit quelques tours par la chambre; -il était déjà moins embarrassé; quoique habité par une autre âme, le -corps du comte conservait l’impulsion de ses anciennes habitudes, et -l’hôte récent se confia à ces souvenirs physiques, car il lui importait -de prendre la démarche, l’allure, le geste du propriétaire expulsé. - -«Si je n’avais opéré moi-même tout à l’heure le déménagement de vos -âmes, je croirais, dit en riant le docteur Balthazar Cherbonneau, -qu’il ne s’est rien passé que d’ordinaire pendant cette soirée, et -je vous prendrais pour le véritable, légitime et authentique comte -lithuanien Olaf de Labinski, dont le moi sommeille encore là-bas dans -la chrysalide que vous avez dédaigneusement laissée. Mais minuit va -sonner bientôt; partez pour que Prascovie ne vous gronde pas et ne vous -accuse pas de lui préférer le lansquenet ou le baccarat. Il ne faut -pas commencer votre vie d’époux par une querelle, ce serait de mauvais -augure. Pendant ce temps, je m’occuperai de réveiller votre ancienne -enveloppe avec toutes les précautions et les égards qu’elle mérite.» - -Reconnaissant la justesse des observations du docteur, Octave-Labinski -se hâta de sortir. Au bas du perron piaffaient d’impatience les -magnifiques chevaux bais du comte, qui, en mâchant leurs mors, avaient -devant eux couvert le pavé d’écume.—Au bruit de pas du jeune homme, un -superbe chasseur vert, de la race perdue des heyduques, se précipita -vers le marchepied, qu’il abattit avec fracas. Octave, qui s’était -d’abord dirigé machinalement vers son modeste brougham, s’installa -dans le haut et splendide coupé, et dit au chasseur, qui jeta le mot au -cocher: «A l’hôtel!» La portière à peine fermée, les chevaux partirent -en faisant des courbettes, et le digne successeur des Almanzor et -des Azolan se suspendit aux larges cordons de passementerie avec une -prestesse que n’aurait pas laissé supposer sa grande taille. - -Pour des chevaux de cette allure la course n’est pas longue de la rue -du Regard au faubourg Saint-Honoré; l’espace fut dévoré en quelques -minutes, et le cocher cria de sa voix de Stentor: La porte! - -Les deux immenses battants, poussés par le suisse, livrèrent passage à -la voiture, qui tourna dans une grande cour sablée et vint s’arrêter -avec une précision remarquable sous une marquise rayée de blanc et de -rose. - -La cour, qu’Octave-Labinski détailla avec cette rapidité de vision -que l’âme acquiert en certaines occasions solennelles, était vaste, -entourée de bâtiments symétriques, éclairée par des lampadaires de -bronze dont le gaz dardait ses langues blanches dans des fanaux de -cristal semblables à ceux qui ornaient autrefois le Bucentaure, et -sentait le palais plus que l’hôtel; des caisses d’orangers dignes de -la terrasse de Versailles étaient posées de distance en distance sur -la marge d’asphalte qui encadrait comme une bordure le tapis de sable -formant le milieu. - -Le pauvre amoureux transformé, en mettant le pied sur le seuil, fut -obligé de s’arrêter quelques secondes et de poser sa main sur son cœur -pour en comprimer les battements. Il avait bien le corps du comte Olaf -Labinski, mais il n’en possédait que l’apparence physique; toutes les -notions que contenait cette cervelle s’étaient enfuies avec l’âme du -premier propriétaire,—la maison qui désormais devait être la sienne -lui était inconnue, il en ignorait les dispositions intérieures;—un -escalier se présentait devant lui, il le suivit à tout hasard, sauf à -mettre son erreur sur le compte d’une distraction. - -Les marches de pierre poncée éclataient de blancheur et faisaient -ressortir le rouge opulent de la large bande de moquette retenue par -des baguettes de cuivre doré qui dessinait au pied son moelleux chemin; -des jardinières remplies des plus belles fleurs exotiques montaient -chaque degré avec vous. - -Une immense lanterne découpée et fenestrée, suspendue à un gros câble -de soie pourpre orné de houppes et de nœuds, faisait courir des -frissons d’or sur les murs revêtus d’un stuc blanc et poli comme le -marbre, et projetait une masse de lumière sur une répétition de la -main de l’auteur, d’un des plus célèbres groupes de Canova, _l’Amour -embrassant Psyché_. - -Le palier de l’étage unique était pavé de mosaïques d’un précieux -travail, et aux parois, des cordes de soie suspendaient quatre -tableaux de Paris Bordone, de Bonifazzio, de Palma le Vieux et de Paul -Véronèse, dont le style architectural et pompeux s’harmonisait avec la -magnificence de l’escalier. - -Sur ce palier s’ouvrait une haute porte de serge relevée de clous -dorés; Octave-Labinski la poussa et se trouva dans une vaste -antichambre où sommeillaient quelques laquais en grande tenue, qui, -à son approche, se levèrent comme poussés par des ressorts et se -rangèrent le long des murs avec l’impassibilité d’esclaves orientaux. - -Il continua sa route. Un salon blanc et or, où il n’y avait personne, -suivait l’antichambre. Octave tira une sonnette. Une femme de chambre -parut. - -«Madame peut-elle me recevoir? - -—Madame la comtesse est en train de se déshabiller, mais tout à -l’heure elle sera visible.» - - -VII - -Resté seul avec le corps d’Octave de Saville, habité par l’âme du -comte Olaf Labinski, le docteur Balthazar Cherbonneau se mit en devoir -de rendre cette forme inerte à la vie ordinaire. Au bout de quelques -passes Olaf-de Saville (qu’on nous permette de réunir ces deux noms -pour désigner un personnage double) sortit comme un fantôme des limbes -du profond sommeil, ou plutôt de la catalepsie qui l’enchaînait, -immobile et roide, sur l’angle du divan; il se leva avec un mouvement -automatique que la volonté ne dirigeait pas encore, et chancelant sous -un vertige mal dissipé. Les objets vacillaient autour de lui, les -incarnations de Wishnou dansaient la sarabande le long des murailles, -le docteur Cherbonneau lui apparaissait sous la figure du sannyâsi -d’Elephanta, agitant ses bras comme des ailerons d’oiseau et roulant -ses prunelles bleues dans des orbes de rides brunes, pareils à des -cercles de besicles;—les spectacles étranges auxquels il avait assisté -avant de tomber dans l’anéantissement magnétique réagissaient sur sa -raison, et il ne se reprenait que lentement à la réalité: il était -comme un dormeur réveillé brusquement d’un cauchemar, qui prend encore -pour des spectres ses vêtements épars sur les meubles, avec de vagues -formes humaines, et pour des yeux flamboyants de cyclope les patères de -cuivre des rideaux, simplement illuminées par le reflet de la veilleuse. - -Peu à peu cette fantasmagorie s’évapora; tout revint à son aspect -naturel; M. Balthazar Cherbonneau ne fut plus un pénitent de l’Inde, -mais un simple docteur en médecine, qui adressait à son client un -sourire d’une bonhomie banale. - -«Monsieur le comte est-il satisfait des quelques expériences que j’ai -eu l’honneur de faire devant lui? disait-il avec un ton d’obséquieuse -humilité où l’on aurait pu démêler une légère nuance d’ironie;—j’ose -espérer qu’il ne regrettera pas trop sa soirée et qu’il partira -convaincu que tout ce qu’on raconte sur le magnétisme n’est pas fable -et jonglerie, comme le prétend la science officielle.» - -Olaf-de Saville répondit par un signe de tête en manière -d’assentiment, et sortit de l’appartement accompagné du docteur -Cherbonneau, qui lui faisait de profonds saluts à chaque porte. - -Le brougham s’avança en rasant les marches, et l’âme du mari de la -comtesse Labinska y monta avec le corps d’Octave de Saville sans trop -se rendre compte que ce n’était là ni sa livrée ni sa voiture. - -Le cocher demanda où monsieur allait. - -«Chez moi,» répondit Olaf-de Saville, confusément étonné de ne pas -reconnaître la voix du chasseur vert qui, ordinairement, lui adressait -cette question avec un accent hongrois des plus prononcés. Le brougham -où il se trouvait était tapissé de damas bleu foncé; un satin bouton -d’or capitonnait son coupé, et le comte s’étonnait de cette différence -tout en l’acceptant comme on fait dans le rêve où les objets habituels -se présentent sous des aspects tout autres sans pourtant cesser d’être -reconnaissables; il se sentait aussi plus petit que de coutume; en -outre, il lui semblait être venu en habit chez le docteur, et, sans -se souvenir d’avoir changé de vêtement, il se voyait habillé d’un -paletot d’été en étoffe légère qui n’avait jamais fait partie de sa -garde-robe; son esprit éprouvait une gêne inconnue, et ses pensées, le -matin si lucides, se débrouillaient péniblement. Attribuant cet état -singulier aux scènes étranges de la soirée, il ne s’en occupa plus, -il appuya sa tête à l’angle de la voiture, et se laissa aller à une -rêverie flottante, à une vague somnolence qui n’était ni la veille ni -le sommeil. - -Le brusque arrêt du cheval et la voix du cocher criant «La porte!» le -rappelèrent à lui; il baissa la glace, mit la tête dehors et vit à la -clarté du réverbère une rue inconnue, une maison qui n’était pas la -sienne. - -«Où diable me mènes-tu, animal? s’écria-t-il; sommes-nous donc faubourg -Saint-Honoré, hôtel Labinski? - -—Pardon, monsieur; je n’avais pas compris,» grommela le cocher en -faisant prendre à sa bête la direction indiquée. - -Pendant le trajet, le comte transfiguré se fit plusieurs questions -auxquelles il ne pouvait répondre. Comment sa voiture était-elle -partie sans lui, puisqu’il avait donné ordre qu’on l’attendît? Comment -se trouvait-il lui-même dans la voiture d’un autre? Il supposa qu’un -léger mouvement de fièvre troublait la netteté de ses perceptions, ou -que peut-être le docteur thaumaturge, pour frapper plus vivement sa -crédulité, lui avait fait respirer pendant son sommeil quelque flacon -de haschich ou de toute autre drogue hallucinatrice dont une nuit de -repos dissiperait les illusions. - -La voiture arriva à l’hôtel Labinski; le suisse, interpellé, refusa -d’ouvrir la porte, disant qu’il n’y avait pas de réception ce soir-là, -que monsieur était rentré depuis plus d’une heure et madame retirée -dans ses appartements. - -«Drôle, es-tu ivre ou fou? dit Olaf-de Saville en repoussant le colosse -qui se dressait gigantesquement sur le seuil de la porte entre-bâillée, -comme une de ces statues en bronze qui, dans les contes arabes -défendent aux chevaliers errants l’accès des châteaux enchantés. - -«Ivre ou fou vous-même, mon petit monsieur,» répliqua le suisse, qui, -de cramoisi qu’il était naturellement, devint bleu de colère. - -—Misérable! rugit Olaf-de Saville, si je ne me respectais... - -—Taisez-vous ou je vais vous casser sur mon genou et jeter vos -morceaux sur le trottoir, répliqua le géant en ouvrant une main plus -large et plus grande que la colossale main de plâtre exposée chez le -gantier de la rue Richelieu; il ne faut pas faire le méchant avec moi, -mon petit jeune homme parce qu’on a bu une ou deux bouteilles de vin de -Champagne de trop.» - -Olaf-de Saville, exaspéré, repoussa le suisse si rudement, qu’il -pénétra sous le porche. Quelques valets qui n’étaient pas couchés -encore accoururent au bruit de l’altercation. - -«Je te chasse, bête brute, brigand, scélérat! je ne veux pas même que -tu passes la nuit à l’hôtel; sauve-toi, ou je te tue comme un chien -enragé. Ne me fais pas verser l’ignoble sang d’un laquais.» - -Et le comte, dépossédé de son corps, s’élançait les yeux injectés de -rouge, l’écume aux lèvres, les poings crispés, vers l’énorme suisse, -qui, rassemblant les deux mains de son agresseur dans une des siennes, -les y maintint presque écrasées par l’étau de ses gros doigts courts, -charnus et noueux comme ceux d’un tortionnaire du moyen âge. - -«Voyons, du calme, disait le géant, assez bonasse au fond, qui ne -redoutait plus rien de son adversaire et lui imprimait quelques -saccades pour le tenir en respect.—Y a-t-il du bon sens de se mettre -dans des états pareils quand on est vêtu en homme du monde, et de venir -ensuite comme un perturbateur faire des tapages nocturnes dans les -maisons respectables? On doit des égards au vin, et il doit être fameux -celui qui vous a si bien grisé! c’est pourquoi je ne vous assomme pas, -et je me contenterai de vous poser délicatement dans la rue, où la -patrouille vous ramassera si vous continuez vos esclandres;—un petit -air de violon vous rafraîchira les idées. - -—Infâmes, s’écria Olaf-de Saville en interpellant les laquais, vous -laissez insulter par cette abjecte canaille votre maître, le noble -comte Labinski!» - -A ce nom, la valetaille poussa d’un commun accord une immense huée; -un éclat de rire énorme, homérique, convulsif, souleva toutes ces -poitrines chamarrées de galons: «Ce petit monsieur qui se croit le -comte Labinski! ha! ha! hi! hi! l’idée est bonne!» - -Une sueur glacée mouilla les tempes d’Olaf-de Saville. Une pensée aiguë -lui traversa la cervelle comme une lame d’acier, et il sentit se figer -la moelle de ses os. Smarra lui avait-il mis son genou sur la poitrine -ou vivait-il de la vie réelle? Sa raison avait-elle sombré dans l’océan -sans fond du magnétisme, ou était-il le jouet de quelque machination -diabolique?—Aucun de ses laquais si tremblants, si soumis, si -prosternés devant lui, ne le reconnaissait. Lui avait-on changé son -corps comme son vêtement et sa voiture? - -«Pour que vous soyez bien sûr de n’être pas le comte de Labinski, dit -un des plus insolents de la bande, regardez là-bas, le voilà lui-même -qui descend le perron, attiré par le bruit de votre algarade.» - -Le captif du suisse tourna les yeux vers le fond de la cour, et vit -debout sous l’auvent de la marquise un jeune homme de taille élégante -et svelte, à figure ovale, aux yeux noirs, au nez aquilin, à la -moustache fine, qui n’était autre que lui-même, ou son spectre modelé -par le diable, avec une ressemblance à faire illusion. - -Le suisse lâcha les mains qu’il tenait prisonnières. Les valets se -rangèrent respectueusement contre la muraille, le regard baissé, les -mains pendantes, dans une immobilité absolue, comme les icoglans à à -l’approche du padischa; ils rendaient à ce fantôme les honneurs qu’ils -refusaient au comte véritable. - -L’époux de Prascovie, quoique intrépide comme un Slave, c’est tout -dire, ressentit un effroi indicible à l’approche de ce Ménechme, qui, -plus terrible que celui du théâtre, se mêlait à la vie positive et -rendait son jumeau méconnaissable. - -Une ancienne légende de famille lui revint en mémoire et augmenta -encore sa terreur. Chaque fois qu’un Labinski devait mourir, il en -était averti par l’apparition d’un fantôme absolument pareil à lui. -Parmi les nations du Nord, voir son double, même en rêve, a toujours -passé pour un présage fatal, et l’intrépide guerrier du Caucase, -à l’aspect de cette vision extérieure de son moi, fut saisi d’une -insurmontable horreur superstitieuse; lui qui eût plongé son bras dans -la gueule des canons prêts à tirer, il recula devant lui-même. - -Octave-Labinski s’avança vers son ancienne forme, où se débattait, -s’indignait et frissonnait l’âme du comte, et lui dit d’un ton de -politesse hautaine et glaciale: - -«Monsieur, cessez de vous compromettre avec ces valets. M. le comte de -Labinski, si vous voulez lui parler, est visible de midi à deux heures. -Madame la comtesse reçoit le jeudi les personnes qui ont eu l’honneur -de lui être présentées.» - -Cette phrase débitée lentement et en donnant de la valeur à chaque -syllabe, le faux comte se retira d’un pas tranquille, et les portes se -refermèrent sur lui. - -On porta dans la voiture Olaf-de Saville évanoui. Lorsqu’il reprit ses -sens, il était couché sur un lit qui n’avait pas la forme du sien, dans -une chambre où il ne se rappelait pas être jamais entré; près de lui se -tenait un domestique étranger qui lui soulevait la tête et lui faisait -respirer un flacon d’éther. - -«Monsieur se sent-il mieux? demanda Jean au comte, qu’il prenait pour -son maître. - -—Oui, répondit Olaf-de Saville; ce n’était qu’une faiblesse passagère. - -—Puis-je me retirer ou faut-il que je veille, monsieur? - -—Non, laissez-moi seul; mais, avant de vous retirer, allumez les -torchères près de la glace. - -—Monsieur n’a pas peur que cette vive clarté ne l’empêche de dormir? - -—Nullement; d’ailleurs je n’ai pas sommeil encore. - -—Je ne me coucherai pas, et si monsieur a besoin de quelque chose, -j’accourrai au premier coup de sonnette,» dit Jean, intérieurement -alarmé de la pâleur et des traits décomposés du comte. - -Lorsque Jean se fut retiré après avoir allumé les bougies, le comte -s’élança vers la glace, et, dans le cristal profond et pur où tremblait -la scintillation des lumières, il vit une tête jeune, douce et triste, -aux abondants cheveux noirs, aux prunelles d’un azur sombre, aux joues -pâles, duvetée d’une barbe soyeuse et brune, une tête qui n’était pas -la sienne, et qui du fond du miroir le regardait avec un air surpris. -Il s’efforça d’abord de croire qu’un mauvais plaisant encadrait son -masque dans la bordure incrustée de cuivre et de burgau de la glace -à biseaux vénitiens. Il passa la main derrière; il ne sentit que les -planches du parquet; il n’y avait personne. - -Ses mains, qu’il tâta, étaient plus maigres, plus longues, plus -veinées; au doigt annulaire saillait en bosse une grosse bague d’or -avec un chaton d’aventurine sur laquelle un blason était gravé,—un écu -fascé de gueules et d’argent, et pour timbre un tortil de baron. Cet -anneau n’avait jamais appartenu au comte, qui portait d’or à l’aigle -de sable essorant, becqué, patté et onglé de même; le tout surmonté -de la couronne à perles. Il fouilla ses poches, il y trouva un petit -portefeuille contenant des cartes de visite avec ce nom: «Octave de -Saville.» - -Le rire des laquais à l’hôtel Labinski, l’apparition de son double, la -physionomie inconnue substituée à sa réflexion dans le miroir pouvaient -être, à la rigueur, les illusions d’un cerveau malade; mais ces habits -différents, cet anneau qu’il ôtait de son doigt, étaient des preuves -matérielles, palpables, des témoignages impossibles à récuser. Une -métamorphose complète s’était opérée en lui à son insu, un magicien, à -coup sûr, un démon peut-être, lui avait volé sa forme, sa noblesse, son -nom, toute sa personnalité, en ne lui laissant que son âme sans moyens -de la manifester. - -Les historiens fantastiques de Pierre Schlemil et de la Nuit de -saint Sylvestre lui revinrent en mémoire; mais les personnages de -Lamotte-Fouqué et d’Hoffmann n’avaient perdu, l’un que son ombre, -l’autre que son reflet; et si cette privation bizarre d’une projection -que tout le monde possède inspirait des soupçons inquiétants, personne -du moins ne leur niait qu’ils ne fussent eux-mêmes. - -Sa position, à lui, était bien autrement désastreuse: il ne pouvait -réclamer son titre de comte Labinski avec la forme dans laquelle il -se trouvait emprisonné. Il passerait aux yeux de tout le monde pour -un impudent imposteur, ou tout au moins pour un fou. Sa femme même -le méconnaîtrait affublé de cette apparence mensongère.—Comment -prouver son identité? Certes, il y avait mille circonstances intimes, -mille détails mystérieux inconnus de toute autre personne, qui, -rappelés à Prascovie, lui feraient reconnaître l’âme de son mari sous -ce déguisement; mais que vaudrait cette conviction isolée, au cas -où il l’obtiendrait, contre l’unanimité de l’opinion? Il était bien -réellement et bien absolument dépossédé de son moi. Autre anxiété: Sa -transformation se bornait-elle au changement extérieur de la taille -et des traits, ou habitait-il en réalité le corps d’un autre? En ce -cas, qu’avait-on fait du sien? Un puits de chaux l’avait-il consumé -ou était-il devenu la propriété d’un hardi voleur? Le double aperçu à -l’hôtel Labinski pouvait être un spectre, une vision, mais aussi un -être physique, vivant, installé dans cette peau que lui aurait dérobée, -avec une habileté infernale, ce médecin à figure de fakir. - -Une idée affreuse lui mordit le cœur de ses crochets de vipère: «Mais -ce comte de Labinski fictif, pétri dans ma forme par les mains du -démon, ce vampire qui habite maintenant mon hôtel, à qui mes valets -obéissent contre moi, peut-être à cette heure met-il son pied fourchu -sur le seuil de cette chambre où je n’ai jamais pénétré que le cœur -ému comme le premier soir, et Prascovie lui sourit-elle doucement et -penche-t-elle avec une rougeur divine sa tête charmante sur cette -épaule parafée de la griffe du diable, prenant pour moi cette larve -menteuse, ce brucolaque, cette empouse, ce hideux fils de la nuit et -de l’enfer. Si je courais à l’hôtel, si j’y mettais le feu pour crier, -dans les flammes, à Prascovie: On te trompe, ce n’est pas Olaf ton -bien-aimé que tu tiens sur ton cœur! Tu vas commettre innocemment un -crime abominable et dont mon âme désespérée se souviendra encore quand -les éternités se seront fatigué les mains à retourner leurs sabliers!» - -Des vagues enflammées affluaient au cerveau du comte, il poussait -des cris de rage inarticulés, se mordait les poings, tournait dans -la chambre comme une bête fauve. La folie allait submerger l’obscure -conscience qu’il lui restait de lui-même; il courut à la toilette -d’Octave, remplit une cuvette d’eau et y plongea sa tête, qui sortit -fumante de ce bain glacé. - -Le sang-froid lui revint. Il se dit que le temps du magisme et de la -sorcellerie était passé; que la mort seule déliait l’âme du corps; -qu’on n’escamotait pas de la sorte, au milieu de Paris, un comte -polonais accrédité de plusieurs millions chez Rothschild, allié aux -plus grandes familles, mari aimé d’une femme à la mode, décoré de -l’ordre de Saint-André de première classe, et que tout cela n’était -sans doute qu’une plaisanterie d’assez mauvais goût de M. Balthazar -Cherbonneau, qui s’expliquerait le plus naturellement du monde, comme -les épouvantails des romans d’Anne Radcliffe. - -Comme il était brisé de fatigue, il se jeta sur le lit d’Octave et -s’endormit d’un sommeil lourd, opaque, semblable à la mort, qui durait -encore lorsque Jean, croyant son maître éveillé, vint poser sur la -table les lettres et les journaux. - - -VIII - -Le comte ouvrit les yeux, et promena autour de lui un regard -investigateur; il vit une chambre à coucher confortable, mais simple; -un tapis ocellé, imitant la peau de léopard, couvrait le plancher; des -rideaux de tapisserie, que Jean venait d’entr’ouvrir, pendaient aux -fenêtres et masquaient les portes; les murs étaient tendus d’un papier -velouté vert uni, simulant le drap. Une pendule formée d’un bloc de -marbre noir, au cadran de platine, surmontée de la statuette en argent -oxydé de la Diane de Gabies, réduite par Barbedienne, et accompagnée -de deux coupes antiques, aussi en argent, décorait la cheminée en -marbre blanc à veines bleuâtres; le miroir de Venise où le comte avait -découvert la veille qu’il ne possédait plus sa figure habituelle, et un -portrait de femme âgée, peint par Flandrin, sans doute celui de la mère -d’Octave, étaient les seuls ornements de cette pièce, un peu triste et -sévère; un divan, un fauteuil à la Voltaire placé près de la cheminée, -une table à tiroirs, couverte de papiers et de livres, composaient un -ameublement commode, mais qui ne rappelait en rien les somptuosités de -l’hôtel Labinski. - -«Monsieur se lève-t-il?» dit Jean de cette voix ménagée qu’il s’était -faite pendant la maladie d’Octave, et en présentant au comte la chemise -de couleur, le pantalon de flanelle à pied et la gandoura d’Alger, -vêtements du matin de son maître. Quoiqu’il répugnât au comte de mettre -les habits d’un étranger, à moins de rester nu il lui fallait accepter -ceux que lui présentait Jean, et il posa ses pieds sur la peau d’ours -soyeuse et noire qui servait de descente de lit. - -Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître concevoir le -moindre doute sur l’identité du faux Octave de Saville qu’il aidait à -s’habiller, lui dit: «A quelle heure monsieur désire-t-il déjeuner?» - -«A l’heure ordinaire,» répondit le comte, qui, afin de ne pas -éprouver d’empêchement dans les démarches qu’il comptait faire pour -recouvrer sa personnalité, avait résolu d’accepter extérieurement son -incompréhensible transformation. - -Jean se retira, et Olaf-de Saville ouvrit les deux lettres qui -avaient été apportées avec les journaux, espérant y trouver quelques -renseignements; la première contenait des reproches amicaux, et se -plaignait de bonnes relations de camaraderie interrompues sans motif; -un nom inconnu pour lui la signait. La seconde était du notaire -d’Octave, et le pressait de venir toucher un quartier de rente échu -depuis longtemps, ou du moins d’assigner un emploi à ces capitaux qui -restaient improductifs. - -«Ah çà, il paraît, se dit le comte, que l’Octave de Saville dont -j’occupe la peau bien contre mon gré existe réellement; ce n’est point -un être fantastique, un personnage d’Achim d’Arnim ou de Clément -Brentano: il a un appartement, des amis, un notaire, des rentes à -émarger, tout ce qui constitue l’état civil d’un gentleman. Il me -semble bien cependant, que je suis le comte Olaf Labinski.» - -Un coup d’œil jeté sur le miroir le convainquit que cette opinion ne -serait partagée de personne; à la pure clarté du jour, aux douteuses -lueurs des bougies, le reflet était identique. - -En continuant la visite domiciliaire, il ouvrit les tiroirs de la -table: dans l’un il trouva des titres de propriété, deux billets de -mille francs et cinquante louis, qu’il s’appropria sans scrupule pour -les besoins de la campagne qu’il allait commencer, et dans l’autre un -portefeuille en cuir de Russie fermé par une serrure à secret. - -Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert, qui s’élança dans la -chambre avec la familiarité d’un ancien ami, sans attendre que le -domestique vînt lui rendre la réponse du maître. - -«Bonjour, Octave, dit le nouveau venu, beau jeune homme à l’air cordial -et franc; que fais-tu, que deviens-tu, es-tu mort ou vivant? On ne -te voit nulle part; on t’écrit, tu ne réponds pas.—Je devrais te -bouder, mais, ma foi, je n’ai pas d’amour-propre en affection, et je -viens te serrer la main.—Que diable! on ne peut pas laisser mourir de -mélancolie son camarade de collége au fond de cet appartement lugubre -comme la cellule de Charles-Quint au monastère de Yuste. Tu te figures -que tu es malade, tu t’ennuies, voilà tout; mais je te forcerai à te -distraire, et je vais t’emmener d’autorité à un joyeux déjeuner où -Gustave Raimbaud enterre sa liberté de garçon.» - -En débitant cette tirade d’un ton moitié fâché, moitié comique, il -secouait vigoureusement à la manière anglaise la main du comte qu’il -avait prise. - -«Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans l’esprit de son rôle, -je suis plus souffrant aujourd’hui que d’ordinaire; je ne me sens pas -en train; je vous attristerais et vous gênerais. - -—En effet, tu es bien pâle et tu as l’air fatigué; à une occasion -meilleure! Je me sauve, car je suis en retard de trois douzaines -d’huîtres vertes et d’une bouteille de vin de Sauterne, dit Alfred en -se dirigeant vers la porte: Raimbaud sera fâché de ne pas te voir.» - -Cette visite augmenta la tristesse du comte.—Jean le prenait pour -son maître, Alfred pour son ami. Une dernière épreuve lui manquait. -La porte s’ouvrit; une dame dont les bandeaux étaient entremêlés de -fils d’argent, et qui ressemblait d’une manière frappante au portrait -suspendu à la muraille, entra dans la chambre, s’assit sur le divan, et -dit au comte: - -«Comment vas-tu, mon pauvre Octave? Jean m’a dit que tu étais rentré -tard hier, et dans un état de faiblesse alarmante; ménage-toi bien, mon -cher fils, car tu sais combien je t’aime, malgré le chagrin que me -cause cette inexplicable tristesse dont tu n’as jamais voulu me confier -le secret. - -—Ne craignez rien, ma mère, cela n’a rien de grave, répondit Olaf de -Saville; je suis beaucoup mieux aujourd’hui.» - -Madame de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne voulant pas gêner -son fils, qu’elle savait ne pas aimer à être troublé longtemps dans sa -solitude. - -«Me voilà bien définitivement Octave de Saville, s’écria le comte -lorsque la vieille dame fut partie; sa mère me reconnaît et ne devine -pas une âme étrangère sous l’épiderme de son fils. Je suis donc à -jamais peut-être claquemuré dans cette enveloppe; quelle étrange prison -pour un esprit que le corps d’un autre! Il est dur pourtant de renoncer -à être le comte Olaf Labinski, de perdre son blason, sa femme, sa -fortune, et de se voir réduit à une chétive existence bourgeoise. Oh! -je la déchirerai, pour en sortir, cette peau de Nessus qui s’attache -à mon moi, et je ne la rendrai qu’en pièces à son premier possesseur. -Si je retournais à l’hôtel! Non!—Je ferais un scandale inutile, et le -Suisse me jetterait à la porte, car je n’ai plus de vigueur dans cette -robe de chambre de malade; voyons, cherchons, car il faut que je sache -un peu la vie de cet Octave de Saville qui est moi maintenant. Et il -essaya d’ouvrir le portefeuille. Le ressort touché par hasard céda, et -le comte tira, des poches de cuir, d’abord plusieurs papiers, noircis -d’une écriture serrée et fine, ensuite un carré de vélin;—sur le -carré de vélin une main peu habile, mais fidèle, avait dessiné, avec -la mémoire du cœur et la ressemblance que n’atteignent pas toujours -les grands artistes, un portrait au crayon de la comtesse Prascovie -Labinska, qu’il était impossible de ne pas reconnaître du premier coup -d’œil. - -Le comte demeura stupéfait de cette découverte. A la surprise succéda -un furieux mouvement de jalousie; comment le portrait de la comtesse se -trouvait-il dans le portefeuille secret de ce jeune homme inconnu, d’où -lui venait-il, qui l’avait fait, qui l’avait donné? Cette Prascovie si -religieusement adorée serait-elle descendue de son ciel d’amour dans -une intrigue vulgaire? Quelle raillerie infernale l’incarnait, lui, -le mari, dans le corps de l’amant de cette femme, jusque-là crue si -pure?—Après avoir été l’époux, il allait être le galant! Sarcastique -métamorphose, renversement de position à devenir fou, il pourrait se -tromper lui-même, être à la fois Clitandre et Georges Dandin! - -Toutes ces idées bourdonnaient tumultueusement dans son crâne; il -sentait sa raison près de s’échapper, et il fit, pour reprendre un -peu de calme, un effort suprême de volonté. Sans écouter Jean qui -l’avertissait que le déjeuner était servi, il continua avec une -trépidation nerveuse l’examen du portefeuille mystérieux. - -Les feuillets composaient une espèce de journal psychologique, -abandonné et repris à diverses époques; en voici quelques fragments, -dévorés par le comte avec une curiosité anxieuse: - -«Jamais elle ne m’aimera, jamais, jamais! J’ai lu dans ses yeux si -doux ce mot si cruel, que Dante n’en a pas trouvé de plus dur pour -l’inscrire sur les portes de bronze de la Cité Dolente: «Perdez -tout espoir.» Qu’ai-je fait à Dieu pour être damné vivant? Demain, -après-demain, toujours, ce sera la même chose! Les astres peuvent -entre-croiser leurs orbes, les étoiles en conjonction former des nœuds, -rien dans mon sort ne changera. D’un mot, elle a dissipé le rêve; d’un -geste, brisé l’aile à la chimère. Les combinaisons fabuleuses des -impossibilités ne m’offrent aucune chance; les chiffres, rejetés un -milliard de fois dans la roue de la fortune, n’en sortiraient pas,—il -n’y a pas de numéro gagnant pour moi!» - -«Malheureux que je suis! je sais que le paradis m’est fermé et je reste -stupidement assis au seuil, le dos appuyé à la porte, qui ne doit pas -s’ouvrir, et je pleure en silence, sans secousses, sans efforts, comme -si mes yeux étaient des sources d’eau vive. Je n’ai pas le courage -de me lever et de m’enfoncer au désert immense ou dans la Babel -tumultueuse des hommes.» - -«Quelquefois, quand, la nuit, je ne puis dormir, je pense à -Prascovie;—si je dors, j’en rêve;—oh! qu’elle était belle ce jour-là, -dans le jardin de la villa Salviati, à Florence!—Cette robe blanche et -ces rubans noirs,—c’était charmant et funèbre! Le blanc pour elle, le -noir pour moi!—Quelquefois les rubans, remués par la brise, formaient -une croix sur ce fond d’éclatante blancheur; un esprit invisible -disait tout bas la messe de mort de mon cœur.» - -«Si quelque catastrophe inouïe mettait sur mon front la couronne des -empereurs et des califes, si la terre saignait pour moi ses veines -d’or, si les mines de diamant de Golconde et de Visapour me laissaient -fouiller dans leurs gangues étincelantes, si la lyre de Byron résonnait -sous mes doigts, si les plus parfaits chefs-d’œuvre de l’art antique et -moderne me prêtaient leurs beautés, si je découvrais un monde, eh bien, -je n’en serais pas plus avancé pour cela!» - -«A quoi tient la destinée! j’avais envie d’aller à Constantinople, -je ne l’aurais pas rencontrée; je reste à Florence, je la vois et je -meurs.» - -«Je me serais bien tué; mais elle respire dans cet air où nous vivons, -et peut-être ma lèvre avide aspirera-t-elle—ô bonheur ineffable!—une -effluve lointaine de ce souffle embaumé; et puis l’on assignerait à mon -âme coupable une planète d’exil, et je n’aurais pas la chance de me -faire aimer d’elle dans l’autre vie.—Être encore séparés là-bas, elle -au paradis, moi en enfer: pensée accablante!» - -«Pourquoi faut-il que j’aime précisément la seule femme qui ne peut -m’aimer! d’autres qu’on dit belles, qui étaient libres, me souriaient -de leur sourire le plus tendre et semblaient appeler un aveu qui ne -venait pas. Oh! qu’il est heureux, lui! Quelle sublime vie antérieure -Dieu récompense-t-il en lui par le don magnifique de cet amour?» - -...Il était inutile d’en lire davantage. Le soupçon que le comte avait -pu concevoir à l’aspect du portrait de Prascovie s’était évanoui dès -les premières lignes de ces tristes confidences. Il comprit que l’image -chérie, recommencée mille fois, avait été caressée loin du modèle avec -cette patience infatigable de l’amour malheureux, et que c’était la -madone d’une petite chapelle mystique, devant laquelle s’agenouillait -l’adoration sans espoir. - -«Mais si cet Octave avait fait un pacte avec le diable pour me dérober -mon corps et surprendre sous ma forme l’amour de Prascovie!» - -L’invraisemblance, au dix-neuvième siècle, d’une pareille supposition, -la fit bientôt abandonner au comte, qu’elle avait cependant étrangement -troublé. - -Souriant lui-même de sa crédulité, il mangea, refroidi, le déjeuner -servi par Jean, s’habilla et demanda la voiture. Lorsqu’on eut attelé, -il se fit conduire chez le docteur Balthazar Cherbonneau; il traversa -ces salles où la veille il était entré s’appelant encore le comte -Olaf Labinski, et d’où il était sorti salué par tout le monde du nom -d’Octave de Saville. Le docteur était assis, comme à son ordinaire, -sur le divan de la pièce du fond, tenant son pied dans sa main, et -paraissait plongé dans une méditation profonde. - -Au bruit des pas du comte, le docteur releva la tête. - -«Ah! c’est vous, mon cher Octave; j’allais passer chez vous; mais c’est -bon signe quand le malade vient voir le médecin. - -—Toujours Octave! dit le comte, je crois que j’en deviendrai fou de -rage!» Puis, se croisant les bras, il se plaça devant le docteur, et, -le regardant avec une fixité terrible: - -«Vous savez bien, monsieur Balthazar Cherbonneau, que je ne suis pas -Octave, mais le comte Olaf Labinski, puisque hier soir vous m’avez, ici -même, volé ma peau au moyen de vos sorcelleries exotiques.» - -A ces mots, le docteur partit d’un énorme éclat de rire, se renversa -sur ses coussins, et se mit les poings au côté pour contenir les -convulsions de sa gaieté. - -«Modérez, docteur, cette joie intempestive dont vous pourriez vous -repentir. Je parle sérieusement. - -—Tant pis, tant pis! cela prouve que l’anesthésie et l’hypocondrie -pour laquelle je vous soignais se tournent en démence. Il faudra -changer le régime, voilà tout. - -—Je ne sais à quoi tient, docteur du diable, que je ne vous étrangle -de mes mains,» cria le comte en s’avançant vers Cherbonneau. - -Le docteur sourit de la menace du comte, qu’il toucha du bout d’une -petite baguette d’acier.—Olaf-de Saville reçut une commotion terrible -et crut qu’il avait le bras cassé. - -«Oh! nous avons les moyens de réduire les malades lorsqu’ils se -regimbent, dit-il en laissant tomber sur lui ce regard froid comme une -douche, qui dompte les fous et fait s’aplatir les lions sur le ventre. -Retournez chez vous, prenez un bain, cette surexcitation se calmera.» - -Olaf-de Saville, étourdi par la secousse électrique, sortit de chez le -docteur Cherbonneau plus incertain et plus troublé que jamais. Il se -fit conduire à Passy chez le docteur B***, pour le consulter. - -«Je suis, dit-il au médecin célèbre, en proie à une hallucination -bizarre; lorsque je me regarde dans une glace, ma figure ne m’apparaît -pas avec ses traits habituels; la forme des objets qui m’entourent est -changée; je ne reconnais ni les murs ni les meubles de ma chambre; il -me semble que je suis une autre personne que moi-même. - -—Sous quel aspect vous voyez-vous? demanda le médecin; l’erreur peut -venir des yeux ou du cerveau. - -—Je me vois des cheveux noirs, des yeux bleu foncé, un visage pâle -encadré de barbe. - -—Un signalement de passe-port ne serait pas plus exact: il n’y a chez -vous ni hallucination intellectuelle, ni perversion de la vue. Vous -êtes, en effet, tel que vous dites. - -—Mais non! J’ai réellement les cheveux blonds, les yeux noirs, le -teint hâlé et une moustache effilée à la hongroise. - -—Ici, répondit le médecin, commence une légère altération des facultés -intellectuelles. - -—Pourtant, docteur, je ne suis nullement fou. - -—Sans doute. Il n’y a que les sages qui viennent chez moi tout -seuls. Un peu de fatigue, quelque excès d’étude ou de plaisir aura -causé ce trouble. Vous vous trompez; la vision est réelle, l’idée est -chimérique: au lieu d’être un blond qui se voit brun, vous êtes un brun -qui se croit blond. - -—Pourtant je suis sûr d’être le comte Olaf de Labinski, et tout le -monde depuis hier m’appelle Octave de Saville. - -—C’est précisément ce que je disais, répondit le docteur. Vous êtes -M. de Saville et vous vous imaginez être M. le comte Labinski, que je -me souviens d’avoir vu, et qui, en effet, est blond.—Cela explique -parfaitement comment vous vous trouvez une autre figure dans le miroir; -cette figure, qui est la vôtre, ne répond point à votre idée intérieure -et vous surprend.—Réfléchissez à ceci, que tout le monde vous nomme -M. de Saville et par conséquent ne partage pas votre croyance. Venez -passer une quinzaine de jours ici: les bains, le repos, les promenades -sous les grands arbres dissiperont cette influence fâcheuse.» - -Le comte baissa la tête et promit de revenir. Il ne savait plus que -croire. Il retourna à l’appartement de la rue Saint-Lazare, et vit par -hasard sur la table la carte d’invitation de la comtesse Labinska, -qu’Octave avait montrée à M. Cherbonneau. - -«Avec ce talisman, s’écria-t-il, demain je pourrai la voir!» - - -IX - -Lorsque les valets eurent porté à sa voiture le vrai comte Labinski -chassé de son paradis terrestre par le faux ange gardien debout sur le -seuil, l’Octave transfiguré rentra dans le petit salon blanc et or pour -attendre le loisir de la comtesse. - -Appuyé contre le marbre blanc de la cheminée dont l’âtre était rempli -de fleurs, il se voyait répété au fond de la glace placée en symétrie -sur la console à pieds tarabiscotés et dorés. Quoiqu’il fût dans -le secret de sa métamorphose, ou, pour parler plus exactement, de -sa transposition, il avait peine à se persuader que cette image si -différente de la sienne fût le double de sa propre figure, et il ne -pouvait détacher ses yeux de ce fantôme étranger qui était cependant -devenu lui. Il se regardait et voyait un autre. Involontairement -il cherchait si le comte Olaf n’était pas accoudé près de lui à la -tablette de la cheminée projetant sa réflexion au miroir; mais il était -bien seul; le docteur Cherbonneau avait fait les choses en conscience. - -Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski ne songea plus au -merveilleux avatar qui avait fait passer son âme dans le corps de -l’époux de Prascovie; ses pensées prirent un cours plus conforme -à sa situation. Cet événement incroyable, en dehors de toutes les -possibilités, et que l’espérance la plus chimérique n’eût pas osé -rêver en son délire, était arrivé! Il allait se trouver en présence -de la belle créature adorée, et elle ne le repousserait pas! La seule -combinaison qui pût concilier son bonheur avec l’immaculée vertu de la -comtesse s’était réalisée! - -Près de ce moment suprême, son âme éprouvait des transes et des -anxiétés affreuses: les timidités du véritable amour la faisaient -défaillir comme si elle habitait encore la forme dédaignée d’Octave de -Saville. - -L’entrée de la femme de chambre mit fin à ce tumulte de pensées qui se -combattaient. A son approche il ne put maîtriser un soubresaut nerveux, -et tout son sang afflua vers son cœur lorsqu’elle lui dit: - -«Madame la comtesse peut à présent recevoir monsieur.» - -Octave-Labinski suivit la femme de chambre, car il ne connaissait -pas les êtres de l’hôtel, et ne voulait pas trahir son ignorance par -l’incertitude de sa démarche. - -La femme de chambre l’introduisit dans une pièce assez vaste, un -cabinet de toilette orné de toutes les recherches du luxe le plus -délicat. Une suite d’armoires d’un bois précieux, sculptées par -Knecht et Lienhart, et dont les battants étaient séparés par des -colonnes torses autour desquelles s’enroulaient en spirales de -légères brindilles de convolvulus aux feuilles en cœur et aux fleurs -en clochettes découpées avec un art infini, formait une espèce de -boiserie architecturale, un portique d’ordre capricieux d’une élégance -rare et d’une exécution achevée; dans ces armoires étaient serrés -les robes de velours et de moire, les cachemires, les mantelets, -les dentelles, les pelisses de martre-zibeline, de renard bleu, les -chapeaux aux milles formes, tout l’attirail de la jolie femme. - -En face se répétait le même motif, avec cette différence que les -panneaux pleins étaient remplacés par des glaces jouant sur des -charnières comme des feuilles de paravent, de façon à ce que l’on pût -s’y voir de face, de profil, par derrière, et juger de l’effet d’un -corsage ou d’une coiffure. - -Sur la troisième face régnait une longue toilette plaquée -d’albâtre-onyx, où des robinets d’argent dégorgeaient l’eau chaude et -froide dans d’immenses jattes du Japon enchâssées par des découpures -circulaires du même métal; des flacons en cristal de Bohême, qui, -aux feux des bougies, étincelaient comme des diamants et des rubis, -contenaient les essences et les parfums. - -Les murailles et le plafond étaient capitonnés de satin vert d’eau, -comme l’intérieur d’un écrin. Un épais tapis de Smyrne, aux teintes -moelleusement assorties, ouatait le plancher. - -Au milieu de la chambre, sur un socle de velours vert, était posé un -grand coffre de forme bizarre, en acier de Khorassan ciselé, niellé -et ramagé d’arabesques d’une complication à faire trouver simples les -ornements de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra. L’art oriental -semblait avoir dit son dernier mot dans ce travail merveilleux, auquel -les doigts de fée des Péris avaient dû prendre part. C’était dans ce -coffre que la comtesse Prascovie Labinska enfermait ses parures, des -joyaux dignes d’une reine, et qu’elle ne mettait que fort rarement, -trouvant avec raison qu’ils ne valaient pas la place qu’ils couvraient. -Elle était trop belle pour avoir besoin d’être riche: son instinct de -femme le lui disait. Aussi ne leur faisait-elle voir les lumières que -dans les occasions solennelles où le faste héréditaire de l’antique -maison Labinski devait paraître avec toute sa splendeur. Jamais -diamants ne furent moins occupés. - -Près de la fenêtre, dont les amples rideaux retombaient en plis -puissants, devant une toilette à la duchesse, en face d’un miroir que -lui penchaient deux anges sculptés par mademoiselle de Fauveau avec -cette élégance longue et fluette qui caractérise son talent, illuminée -de la lumière blanche de deux torchères à six bougies, se tenait assise -la comtesse Prascovie Labinska, radieuse de fraîcheur et de beauté. -Un bournous de Tunis d’une finesse idéale, rubané de raies bleues et -blanches alternativement opaques et transparentes, l’enveloppait comme -un nuage souple; la légère étoffe avait glissé sur le tissu satiné des -épaules et laissait voir la naissance et les attaches d’un col qui eût -fait paraître gris le col de neige du cygne. Dans l’interstice des plis -bouillonnaient les dentelles d’un peignoir de batiste, parure nocturne -que ne retenait aucune ceinture; les cheveux de la comtesse étaient -défaits et s’allongeaient derrière elle en nappes opulentes comme le -manteau d’une impératrice.—Certes, les torsades d’or fluide dont la -Vénus Aphrodite exprimait des perles, agenouillée dans sa conque de -nacre, lorsqu’elle sortit comme une fleur des mers de l’azur ionien, -étaient moins blondes, moins épaisses, moins lourdes! Mêlez l’ambre du -Titien et l’argent de Paul Véronèse avec le vernis d’or de Rembrandt; -faites passer le soleil à travers la topaze, et vous n’obtiendrez pas -encore le ton merveilleux de cette opulente chevelure, qui semblait -envoyer la lumière au lieu de la recevoir, et qui eût mérité mieux -que celle de Bérénice de flamboyer, constellation nouvelle, parmi -les anciens astres! Deux femmes la divisaient, la polissaient, la -crespelaient et l’arrangeaient en boucles soigneusement massées pour -que le contact de l’oreiller ne la froissât pas. - -Pendant cette opération délicate, la comtesse faisait danser au bout de -son pied une babouche de velours blanc brodée de canetille d’or, petite -à rendre jalouses les khanouns et les odalisques du Padischa. Parfois, -rejetant les plis soyeux du bournous, elle découvrait son bras blanc, -et repoussait de la main quelques cheveux échappés, avec un mouvement -d’une grâce mutine. - -Ainsi abandonnée dans sa pose nonchalante, elle rappelait ces sveltes -figures de toilettes grecques qui ornent les vases antiques et dont -aucun artiste n’a pu retrouver le pur et suave contour, la beauté -jeune et légère; elle était mille fois plus séduisante encore que dans -le jardin de la villa Salviati à Florence; et si Octave n’avait pas -été déjà fou d’amour, il le serait infailliblement devenu; mais, par -bonheur, on ne peut rien ajouter à l’infini. - -Octave-Labinski sentit à cet aspect, comme s’il eût vu le spectacle le -plus terrible, ses genoux s’entre-choquer et se dérober sous lui. Sa -bouche se sécha, et l’angoisse lui étreignit la gorge comme la main -d’un Thugg; des flammes rouges tourbillonnèrent autour de ses yeux. -Cette beauté le médusait. - -Il fit un effort de courage, se disant que ces manières effarées et -stupides, convenables à un amant repoussé, seraient parfaitement -ridicules de la part d’un mari, quelque épris qu’il pût être encore de -sa femme, et il marcha assez résolûment vers la comtesse. - -«Ah! c’est vous, Olaf! comme vous rentrez tard ce soir!» dit la -comtesse sans se retourner, car sa tête était maintenue par les longues -nattes que tressaient ses femmes, et la dégageant des plis du bournous, -elle lui tendit une de ses belles mains. - -Octave-Labinski saisit cette main plus douce et plus fraîche qu’une -fleur, la porta à ses lèvres et y imprima un long, un ardent -baiser,—toute son âme se concentrait sur cette petite place. - -Nous ne savons quelle délicatesse de sensitive, quel instinct de pudeur -divine, quelle intuition irraisonnée du cœur avertit la comtesse: mais -un nuage rose couvrit subitement sa figure, son col et ses bras, qui -prirent cette teinte dont se colore sur les hautes montagnes la neige -vierge surprise par le premier baiser du soleil. Elle tressaillit et -dégagea lentement sa main, demi-fâchée, demi-honteuse; les lèvres -d’Octave lui avaient produit comme une impression de fer rouge. -Cependant elle se remit bientôt et sourit de son enfantillage. - -«Vous ne me répondez pas, cher Olaf; savez-vous qu’il y a plus de six -heures que je ne vous ai vu; vous me négligez, dit-elle d’un ton de -reproche; autrefois vous ne m’auriez pas abandonnée ainsi toute une -longue soirée. Avez-vous pensé à moi seulement? - -—Toujours, répondit Octave-Labinski. - -—Oh! non, pas toujours; je sens quand vous pensez à moi, même de loin. -Ce soir, par exemple, j’étais seule, assise à mon piano, jouant un -morceau de Weber et berçant mon ennui de musique; votre âme a voltigé -quelques minutes autour de moi dans le tourbillon sonore des notes; -puis elle s’est envolée je ne sais où sur le dernier accord, et n’est -pas revenue. Ne mentez pas, je suis sûre de ce que je dis.» - -Prascovie, en effet, ne se trompait pas; c’était le moment où chez le -docteur Balthazar Cherbonneau le comte Olaf Labinski se penchait sur -le verre d’eau magique, évoquant une image adorée de toute la force -d’une pensée fixe. A dater de là, le comte, submergé dans l’océan sans -fond du sommeil magnétique, n’avait plus eu ni idée, ni sentiment, ni -volition. - -Les femmes, ayant achevé la toilette nocturne de la comtesse, se -retirèrent; Octave-Labinski restait toujours debout, suivant Prascovie -d’un regard enflammé.—Gênée et brûlée par ce regard, la comtesse -s’enveloppa de son bournous comme la Polymnie de sa draperie. Sa tête -seule apparaissait au-dessus des plis blancs et bleus, inquiète, mais -charmante. - -Bien qu’aucune pénétration humaine n’eût pu deviner le mystérieux -déplacement d’âmes opéré par le docteur Cherbonneau au moyen de la -formule du Sannyâsi Brahmah-Logum, Prascovie ne reconnaissait pas, -dans les yeux d’Octave-Labinski, l’expression ordinaire des yeux -d’Olaf, celle d’un amour pur, calme, égal, éternel comme l’amour des -anges;—une passion terrestre incendiait ce regard, qui la troublait -et la faisait rougir.—Elle ne se rendait pas compte de ce qui s’était -passé, mais il s’était passé quelque chose. Mille suppositions étranges -lui traversèrent la pensée: n’était-elle plus pour Olaf qu’une femme -vulgaire, désirée pour sa beauté comme une courtisane? l’accord -sublime de leurs âmes avait-il été rompu par quelque dissonance -qu’elle ignorait? Olaf en aimait-il une autre? les corruptions de -Paris avaient-elles souillé ce chaste cœur? Elle se posa rapidement -ces questions sans pouvoir y répondre d’une manière satisfaisante, et -se dit qu’elle était folle; mais, au fond, elle sentait qu’elle avait -raison. Une terreur secrète l’envahissait comme si elle eût été en -présence d’un danger inconnu, mais deviné par cette seconde vue de -l’âme, à laquelle on a toujours tort de ne pas obéir. - -Elle se leva agitée et nerveuse et se dirigea vers la porte de sa -chambre à coucher. Le faux comte l’accompagna, un bras sur la taille, -comme Othello reconduit Desdemone à chaque sortie dans la pièce de -Shakspeare; mais quand elle fut sur le seuil, elle se retourna, -s’arrêta un instant, blanche et froide comme une statue, jeta un coup -d’œil effrayé au jeune homme, entra, ferma la porte vivement et poussa -le verrou. - -«Le regard d’Octave!» s’écria-t-elle en tombant à demi évanouie sur une -causeuse. Quand elle eut repris ses sens, elle se dit: «Mais comment -se fait-il que ce regard, dont je n’ai jamais oublié l’expression, -étincelle ce soir dans les yeux d’Olaf? Comment en ai-je vu la flamme -sombre et désespérée luire à travers les prunelles de mon mari? Octave -est-il mort? Est-ce son âme qui a brillé un instant devant moi comme -pour me dire adieu avant de quitter cette terre! Olaf! Olaf! si je -me suis trompée, si j’ai cédé follement à de vaines terreurs, tu me -pardonneras; mais si je t’avais accueilli ce soir, j’aurais cru me -donner à un autre.» - -La comtesse s’assura que le verrou était bien poussé, alluma la lampe -suspendue au plafond, se blottit dans son lit comme un enfant peureux -avec un sentiment d’angoisse indéfinissable, et ne s’endormit que vers -le matin: des rêves incohérents et bizarres tourmentèrent son sommeil -agité.—Des yeux ardents—les yeux d’Octave—se fixaient sur elle du -fond d’un brouillard et lui lançaient des jets de feu, pendant qu’au -pied de son lit une figure noire et sillonnée de rides se tenait -accroupie, marmottant des syllabes d’une langue inconnue; le comte Olaf -parut aussi dans ce rêve absurde, mais revêtu d’une forme qui n’était -pas la sienne. - -Nous n’essayerons pas de peindre le désappointement d’Octave lorsqu’il -se trouva en face d’une porte fermée et qu’il entendit le grincement -intérieur du verrou. Sa suprême espérance s’écroulait. Eh quoi! il -avait eu recours à des moyens terribles, étranges; il s’était livré à -un magicien, peut-être à un démon, en risquant sa vie dans ce monde -et son âme dans l’autre pour conquérir une femme qui lui échappait, -quoique livrée à lui sans défense par les sorcelleries de l’Inde. -Repoussé comme amant, il l’était encore comme mari; l’invincible pureté -de Prascovie déjouait les machinations les plus infernales. Sur le -seuil de la chambre à coucher elle lui était apparue comme un ange -blanc de Swedenborg foudroyant le mauvais esprit. - -Il ne pouvait rester toute la nuit dans cette situation ridicule; il -chercha l’appartement du comte, et au bout d’une enfilade de pièces -il en vit une où s’élevait un lit aux colonnes d’ébène, aux rideaux -de tapisserie, où parmi les ramages et les arabesques étaient brodés -des blasons. Des panoplies d’armes orientales, des cuirasses et des -casques de chevaliers atteints par le reflet d’une lampe, jetaient des -lueurs vagues dans l’ombre; un cuir de Bohême gaufré d’or miroitait -sur les murs. Trois ou quatre grands fauteuils sculptés, un bahut tout -historié de figurines complétaient cet ameublement d’un goût féodal, et -qui n’eût pas été déplacé dans la grande salle d’un manoir gothique; -ce n’était pas de la part du comte frivole imitation de la mode, mais -pieux souvenir. Cette chambre reproduisait exactement celle qu’il -habitait chez sa mère, et quoiqu’on l’eût souvent raillé—sur ce décor -de cinquième acte—il avait toujours refusé d’en changer le style. - -Octave-Labinski, épuisé de fatigues et d’émotions, se jeta sur le -lit et s’endormit en maudissant le docteur Balthazar Cherbonneau. -Heureusement, le jour lui apporta des idées plus riantes; il se promit -de se conduire désormais d’une façon plus modérée, d’éteindre son -regard, et de prendre les manières d’un mari; aidé par le valet de -chambre du comte, il fit une toilette sérieuse et se rendit d’un pas -tranquille dans la salle à manger, où madame la comtesse l’attendait -pour déjeuner. - - -X - -Octave-Labinski descendit sur les pas du valet de chambre, car il -ignorait où se trouvait la salle à manger dans cette maison dont il -paraissait le maître; la salle à manger était une vaste pièce au -rez-de-chaussée donnant sur la cour, d’un style noble et sévère, qui -tenait à la fois du manoir et de l’abbaye:—des boiseries de chêne -brun d’un ton chaud et riche, divisées en panneaux et en compartiments -symétriques, montaient jusqu’au plafond, où des poutres en saillie et -sculptées formaient des caissons hexagones coloriés en bleu et ornés -de légères arabesques d’or; dans les panneaux longs de la boiserie, -Philippe Rousseau avait peint les quatre saisons symbolisées, non pas -par des figures mythologiques, mais par des trophées de nature morte -composés de productions se rapportant à chaque époque de l’année; des -Chasses de Jadin faisaient pendant aux natures mortes de Ph. Rousseau, -et au-dessus de chaque peinture rayonnait, comme un disque de bouclier, -un immense plat de Bernard Palissy ou de Léonard de Limoges, de -porcelaine du Japon, de majolique ou de poterie arabe, au vernis irisé -par toutes les couleurs du prisme; des massacres de cerfs, des cornes -d’aurochs alternaient avec les faïences, et, aux deux bouts de la salle -de grands dressoirs, hauts comme des retables d’églises espagnoles, -élevaient leur architecture ouvragée et sculptée d’ornements à -rivaliser avec les plus beaux ouvrages de Berruguete, de Cornejo -Duque et de Verbruggen; sur leurs rayons à crémaillère brillaient -confusément l’antique argenterie de la famille des Labinski, des -aiguières aux anses chimériques, des salières à la vieille mode, des -hanaps, des coupes, des pièces de surtout contournées par la bizarre -fantaisie allemande, et dignes de tenir leur place dans le trésor de -la Voûte-Verte de Dresde. En face des argenteries antiques étincelaient -les produits merveilleux de l’orfévrerie moderne, les chefs-d’œuvre de -Wagner, de Duponchel, de Rudolphi, de Froment-Meurice; thés en vermeil -à figurines de Feuchère et de Vechte, plateaux niellés, seaux à vin de -Champagne aux anses de pampre, aux bacchanales en bas-relief; réchauds -élégants comme des trépieds de Pompéi: sans parler des cristaux de -Bohême, des verreries de Venise, des services en vieux Saxe et en vieux -Sèvres. - -Des chaises de chêne garnies de maroquin vert étaient rangées le long -des murs, et sur la table aux pieds sculptés en serre d’aigle, tombait -du plafond une lumière égale et pure tamisée par les verres blancs -dépolis garnissant le caisson central laissé vide.—Une transparente -guirlande de vigne encadrait ce panneau laiteux de ses feuillages verts. - -Sur la table, servie à la russe, les fruits entourés d’un cordon de -violettes étaient déjà posés, et les mets attendaient le couteau des -convives sous leurs cloches de métal poli, luisantes comme des casques -d’émirs; un samovar de Moscou lançait en sifflant son jet de vapeur; -deux valets, en culotte courte et en cravate blanche, se tenaient -immobiles et silencieux derrière les deux fauteuils, placés en face -l’un de l’autre, pareils à deux statues de la domesticité. - -Octave s’assimila tous ces détails d’un coup d’œil rapide pour n’être -pas involontairement préoccupé par la nouveauté d’objets qui auraient -dû lui être familiers. - -Un glissement léger sur les dalles, un froufrou de taffetas lui -fit retourner la tête. C’était la comtesse Prascovie Labinska qui -approchait et qui s’assit après lui avoir fait un petit signe amical. - -Elle portait un peignoir de soie quadrillée vert et blanc, garni d’une -ruche de même étoffe découpée en dents de loup; ses cheveux massés en -épais bandeaux sur les tempes, et roulés à la naissance de la nuque -en une torsade d’or semblable à la volute d’un chapiteau ionien, lui -composaient une coiffure aussi simple que noble, et à laquelle un -statuaire grec n’eût rien voulu changer; son teint de rose carnée était -un peu pâli par l’émotion de la veille et le sommeil agité de la nuit; -une imperceptible auréole nacrée entourait ses yeux ordinairement si -calmes et si purs; elle avait l’air fatigué et languissant; mais, ainsi -attendrie, sa beauté n’en était que plus pénétrante, elle prenait -quelque chose d’humain; la déesse se faisait femme; l’ange, reployant -ses ailes, cessait de planer. - -Plus prudent cette fois, Octave voila la flamme de ses yeux et masqua -sa muette extase d’un air indifférent. - -La comtesse allongea son petit pied chaussé d’une pantoufle en peau -mordorée, dans la laine soyeuse du tapis-gazon placé sous la table -pour neutraliser le froid contact de la mosaïque de marbre blanc et -de brocatelle de Vérone qui pavait la salle à manger, fit un léger -mouvement d’épaules comme glacée par un dernier frisson de fièvre, et, -fixant ses beaux yeux d’un bleu polaire sur le convive qu’elle prenait -pour son mari, car le jour avait fait évanouir les pressentiments, les -terreurs et les fantômes nocturnes, elle lui dit d’une voix harmonieuse -et tendre, pleine de chastes câlineries, une phrase en polonais!!! Avec -le comte elle se servait souvent de la chère langue maternelle aux -moments de douceur et d’intimité, surtout en présence des domestiques -français, à qui cet idiome était inconnu. - -Le Parisien Octave savait le latin, l’italien, l’espagnol, quelques -mots d’anglais; mais, comme tous les Gallo-Romains, il ignorait -entièrement les langues slaves.—Les chevaux de frise de consonnes -qui défendent les rares voyelles du polonais lui en eussent interdit -l’approche quand bien même il eût voulu s’y frotter.—A Florence, la -comtesse lui avait toujours parlé français ou italien, et la pensée -d’apprendre l’idiome dans lequel Mickiewicz a presque égalé Byron ne -lui était pas venue. On ne songe jamais à tout! - -A l’audition de cette phrase il se passa dans la cervelle du comte, -habitée par le _moi_ d’Octave, un très-singulier phénomène: les -sons étrangers au Parisien suivant les replis d’une oreille slave, -arrivèrent à l’endroit habituel où l’âme d’Olaf les accueillait pour -les traduire en pensées, et y évoquèrent une sorte de mémoire physique; -leur sens apparut confusément à Octave; des mots enfouis dans les -circonvolutions cérébrales, au fond des tiroirs secrets du souvenir, -se présentèrent en bourdonnant, tout prêts à la réplique; mais ces -réminiscences vagues, n’étant pas mises en communication avec l’esprit, -se dissipèrent bientôt, et tout redevint opaque. L’embarras du pauvre -amant était affreux; il n’avait pas songé à ces complications en -gantant la peau du comte Olaf Labinski, et il comprit qu’en volant la -forme d’un autre on s’exposait à de rudes déconvenues. - -Prascovie, étonnée du silence d’Octave, et croyant que, distrait par -quelque rêverie, il ne l’avait pas entendue, répéta sa phrase lentement -et d’une voix plus haute. - -S’il entendait mieux le son des mots, le faux comte n’en comprenait -pas davantage la signification; il faisait des efforts désespérés pour -deviner de quoi il pouvait s’agir; mais pour qui ne les sait pas, les -compactes langues du Nord n’ont aucune transparence, et si un Français -peut soupçonner ce que dit une Italienne, il sera comme sourd en -écoutant parler une Polonaise.—Malgré lui, une rougeur ardente couvrit -ses joues; il se mordit les lèvres, et, pour se donner une contenance, -découpa rageusement le morceau placé sur son assiette. - -«On dirait en vérité, mon cher seigneur, dit la comtesse, cette fois, -en français, que vous ne m’entendez pas, ou que vous ne me comprenez -point... - -—En effet, balbutia Octave-Labinski, ne sachant trop ce qu’il -disait... cette diable de langue est si difficile! - -—Difficile! oui, peut-être pour des étrangers, mais pour celui qui -l’a bégayée sur les genoux de sa mère, elle jaillit des lèvres comme le -souffle de la vie, comme l’effluve même de la pensée. - -—Oui, sans doute, mais il y a des moments où il me semble que je ne la -sais plus. - -—Que contez-vous là, Olaf? quoi! vous l’auriez oubliée, la langue -de vos aïeux, la langue de la sainte patrie, la langue qui vous fait -reconnaître vos frères parmi les hommes, et, ajouta-t-elle plus bas, la -langue dans laquelle vous m’avez dit la première fois que vous m’aimiez! - -—L’habitude de me servir d’un autre idiome...» hasarda Octave-Labinski -à bout de raisons. - -«Olaf, répliqua la comtesse d’un ton de reproche, je vois que Paris -vous a gâté; j’avais raison de ne pas vouloir y venir. Qui m’eût dit -que lorsque le noble comte Labinski retournerait dans ses terres, il ne -saurait plus répondre aux félicitations de ses vassaux?» - -Le charmant visage de Prascovie prit une expression douloureuse; pour -la première fois la tristesse jeta son ombre sur ce front pur comme -celui d’un ange; ce singulier oubli la froissait au plus tendre de -l’âme, et lui paraissait presque une trahison. - -Le reste du déjeuner se passa silencieusement: Prascovie boudait -celui qu’elle prenait pour le comte. Octave était au supplice, car -il craignait d’autres questions qu’il eût été forcé de laisser sans -réponse. - -La comtesse se leva et rentra dans ses appartements. - -Octave, resté seul, jouait avec le manche d’un couteau qu’il avait -envie de se planter au cœur, car sa position était intolérable: il -avait compté sur une surprise, et maintenant il se trouvait engagé dans -les méandres sans issue pour lui d’une existence qu’il ne connaissait -pas: en prenant son corps au comte Olaf Labinski, il eût fallu lui -dérober aussi ses notions antérieures, les langues qu’il possédait, ses -souvenirs d’enfance, les mille détails intimes qui composent le _moi_ -d’un homme, les rapports liant son existence aux autres existences: et -pour cela tout le savoir du docteur Balthazar Cherbonneau n’eût pas -suffi. Quelle rage! être dans ce paradis dont il osait à peine regarder -le seuil de loin; habiter sous le même toit que Prascovie, la voir, lui -parler, baiser sa belle main avec les lèvres mêmes de son mari, et ne -pouvoir tromper sa pudeur céleste, et se trahir à chaque instant par -quelque inexplicable stupidité! «Il était écrit là-haut que Prascovie -ne m’aimerait jamais! Pourtant j’ai fait le plus grand sacrifice auquel -puisse descendre l’orgueil humain: j’ai renoncé à mon _moi_ et consenti -à profiter sous une forme étrangère de caresses destinées à un autre!» - -Il en était là de son monologue quand un groom s’inclina devant lui -avec tous les signes du plus profond respect, en lui demandant quel -cheval il monterait aujourd’hui... - -Voyant qu’il ne répondait pas, le groom se hasarda, tout effrayé d’une -telle hardiesse, à murmurer: - -«Vultur ou Rustem? ils ne sont pas sortis depuis huit jours. - -—Rustem,» répondit Octave-Labinski, comme il eût dit Vultur, mais le -dernier nom s’était accroché à son esprit distrait. - -Il s’habilla de cheval et partit pour le bois de Boulogne, voulant -faire prendre un bain d’air à son exaltation nerveuse. - -Rustem, bête magnifique de la race Nedji, qui portait sur son poitrail, -dans un sachet oriental de velours brodé d’or, ses titres de noblesse -remontant aux premières années de l’hégire, n’avait pas besoin d’être -excité. Il semblait comprendre la pensée de celui qui le montait, et -dès qu’il eut quitté le pavé et pris la terre, il partit comme une -flèche sans qu’Octave lui fît sentir l’éperon. Après deux heures d’une -course furieuse, le cavalier et la bête rentrèrent à l’hôtel, l’un -calmé, l’autre fumant et les naseaux rouges. - -Le comte supposé entra chez la comtesse, qu’il trouva dans son -salon, vêtue d’une robe de taffetas blanc à volants étagés jusqu’à -la ceinture, un nœud de rubans au coin de l’oreille, car c’était -précisément le jeudi,—le jour où elle restait chez elle et recevait -ses visites. - -«Eh bien, lui dit-elle avec un gracieux sourire, car la bouderie ne -pouvait rester longtemps sur ses belles lèvres, avez-vous rattrapé -votre mémoire en courant dans les allées du bois? - -—Mon Dieu, non, ma chère, répondit Octave Labinski; mais il faut que -je vous fasse une confidence. - -—Ne connais-je pas d’avance toutes vos pensées? ne sommes-nous plus -transparents l’un pour l’autre? - -—Hier, je suis allé chez ce médecin dont on parle tant. - -—Oui, le docteur Balthazar Cherbonneau, qui a fait un long séjour -aux Indes et a, dit-on, appris des brahmes une foule de secrets plus -merveilleux les uns que les autres.—Vous vouliez même m’emmener; -mais je ne suis pas curieuse,—car je sais que vous m’aimez, et cette -science me suffit. - -—Il a fait devant moi des expériences si étranges, opéré de tels -prodiges, que j’en ai l’esprit troublé encore. Cet homme bizarre, -qui dispose d’un pouvoir irrésistible, m’a plongé dans un sommeil -magnétique si profond, qu’à mon réveil je ne me suis plus trouvé les -mêmes facultés: j’avais perdu la mémoire de bien des choses; le passé -flottait dans un brouillard confus: seul, mon amour pour vous était -demeuré intact. - -—Vous avez eu tort, Olaf, de vous soumettre à l’influence de ce -docteur. Dieu, qui a créé l’âme, a le droit d’y toucher; mais l’homme, -en l’essayant, commet une action impie, dit d’un ton grave la comtesse -Prascovie Labinska.—J’espère que vous n’y retournerez plus, et que, -lorsque je vous dirai quelque chose d’aimable—en polonais,—vous me -comprendrez comme autrefois.» - -Octave, pendant sa promenade à cheval, avait imaginé cette excuse de -magnétisme pour pallier les bévues qu’il ne pouvait manquer d’entasser -dans son existence nouvelle; mais il n’était pas au bout de ses -peines.—Un domestique, ouvrant le battant de la porte, annonça un -visiteur. - -«M. Octave de Saville.» - -Quoiqu’il dût s’attendre un jour ou l’autre à cette rencontre, le -véritable Octave pâlit à ces simples mots comme si la trompette du -jugement dernier lui eût brusquement éclaté à l’oreille. Il eut besoin -de faire appel à tout son courage et de se dire qu’il avait l’avantage -de la situation pour ne pas chanceler; instinctivement il enfonça ses -doigts dans le dos d’une causeuse, et réussit ainsi à se maintenir -debout avec une apparence ferme et tranquille. - -Le comte Olaf, revêtu de l’apparence d’Octave, s’avança vers la -comtesse qu’il salua profondément. - -«M. le comte Labinski... M. Octave de Saville...» fit la comtesse -Labinska en présentant les gentilshommes l’un à l’autre. - -Les deux hommes se saluèrent froidement en se lançant des regards -fauves à travers le masque de marbre de la politesse mondaine, qui -recouvre parfois tant d’atroces passions. - -«Vous m’avez tenu rigueur depuis Florence, monsieur Octave, dit la -comtesse d’une voix amicale et familière, et j’avais peur de quitter -Paris sans vous voir.—Vous étiez plus assidu à la villa Salviati, et -vous comptiez alors parmi mes fidèles. - -—Madame, répondit d’un ton contraint le faux Octave, j’ai voyagé, j’ai -été souffrant, malade même, et, en recevant votre gracieuse invitation, -je me suis demandé si j’en profiterais, car il ne faut pas être égoïste -et abuser de l’indulgence qu’on veut bien avoir pour un ennuyeux. - -—Ennuyé peut-être; ennuyeux, non, répliqua la comtesse; vous avez -toujours été mélancolique,—mais un de vos poëtes ne dit-il pas de la -mélancolie: - - Après l’oisiveté, c’est le meilleur des maux. - -—C’est un bruit que font courir les gens heureux pour se dispenser de -plaindre ceux qui souffrent, dit Olaf-de Saville.» - -La comtesse jeta un regard d’une ineffable douceur sur le comte, -enfermé dans la forme d’Octave, comme pour lui demander pardon de -l’amour qu’elle lui avait involontairement inspiré. - -«Vous me croyez plus frivole que je ne suis; toute douleur vraie a -ma pitié, et, si je ne puis la soulager, j’y sais compatir.—Je vous -aurais voulu heureux, cher monsieur Octave; mais pourquoi vous êtes -vous cloîtré dans votre tristesse, refusant obstinément la vie qui -venait à vous avec ses bonheurs, ses enchantements et ses devoirs? -Pourquoi avez-vous refusé l’amitié que je vous offrais?» - -Ces phrases si simples et si franches impressionnaient diversement -les deux auditeurs.—Octave y entendait la confirmation de la sentence -prononcée au jardin Salviati, par cette belle bouche que jamais ne -souilla le mensonge; Olaf y puisait une preuve de plus de l’inaltérable -vertu de la femme, qui ne pouvait succomber que par un artifice -diabolique. Aussi une rage subite s’empara de lui en voyant son spectre -animé par une autre âme installé dans sa propre maison, et il s’élança -à la gorge du faux comte. - -«Voleur, brigand, scélérat, rends-moi ma peau!» - -A cette action si extraordinaire, la comtesse se pendit à la sonnette, -des laquais emportèrent le comte. - -«Ce pauvre Octave est devenu fou!» dit Prascovie pendant qu’on emmenait -Olaf, qui se débattait vainement. - -«Oui, répondit le véritable Octave, fou d’amour! Comtesse, vous êtes -décidément trop belle!» - - -XI - -Deux heures après cette scène, le faux comte reçut du vrai une lettre -fermée avec le cachet d’Octave de Saville,—le malheureux dépossédé -n’en avait pas d’autres à sa disposition. Cela produisit un effet -bizarre à l’usurpateur de l’entité d’Olaf Labinski de décacheter une -missive scellée de ses armes, mais tout devait être singulier dans -cette position anormale. - -La lettre contenait les lignes suivantes, tracées d’une main contrainte -et d’une écriture qui semblait contrefaite, car Olaf n’avait pas -l’habitude d’écrire avec les doigts d’Octave: - -«Lue par tout autre que par vous, cette lettre paraîtrait datée des -Petites-Maisons, mais vous me comprendrez. Un concours inexplicable -de circonstances fatales, qui ne se sont peut-être jamais produites -depuis que la terre tourne autour du soleil, me force à une action que -nul homme n’a faite. Je m’écris à moi-même et mets sur cette adresse -un nom qui est le mien, un nom que vous m’avez volé avec ma personne. -De quelles machinations ténébreuses suis-je victime, dans quel cercle -d’illusions infernales ai-je mis le pied, je l’ignore;—vous le savez, -sans doute. Ce secret, si vous n’êtes point un lâche, le canon de mon -pistolet ou la pointe de mon épée vous le demandera sur un terrain où -tout homme honorable ou infâme répond aux questions qu’on lui pose; il -faut que demain l’un de nous ait cessé de voir la lumière du ciel. Ce -large univers est maintenant trop étroit pour nous deux:—je tuerai -mon corps habité par votre esprit imposteur ou vous tuerez le vôtre, -où mon âme s’indigne d’être emprisonnée.—N’essayez pas de me faire -passer pour fou,—j’aurai le courage d’être raisonnable, et, partout -où je vous rencontrerai, je vous insulterai avec une politesse de -gentilhomme, avec un sang-froid de diplomate; les moustaches de M. -le comte Olaf Labinski peuvent déplaire à M. Octave de Saville, et -tous les jours on se marche sur le pied à la sortie de l’Opéra, mais -j’espère que mes phrases, bien qu’obscures, n’auront aucune ambiguïté -pour vous, et que mes témoins s’entendront parfaitement avec les vôtres -pour l’heure, le lieu et les conditions du combat.» - -Cette lettre jeta Octave dans une grande perplexité. Il ne pouvait -refuser le cartel du comte, et cependant il lui répugnait de se -battre avec lui-même, car il avait gardé pour son ancienne enveloppe -une certaine tendresse. L’idée d’être obligé à ce combat par quelque -outrage éclatant le fit se décider pour l’acceptation, quoique, à la -rigueur, il pût mettre à son adversaire la camisole de force de la -folie et lui arrêter ainsi le bras, mais ce moyen violent répugnait -à sa délicatesse. Si, entraîné par une passion inéluctable, il avait -commis un acte répréhensible et caché l’amant sous le masque de l’époux -pour triompher d’une vertu au-dessus de toutes les séductions, il -n’était pas pourtant un homme sans honneur et sans courage; ce parti -extrême, il ne l’avait d’ailleurs pris qu’après trois ans de luttes et -de souffrances, au moment où sa vie, consumée par l’amour, allait lui -échapper. Il ne connaissait pas le comte; il n’était pas son ami; il ne -lui devait rien, et il avait profité du moyen hasardeux que lui offrait -le docteur Balthazar Cherbonneau. - -Où prendre des témoins? sans doute parmi les amis du comte; mais -Octave, depuis un jour qu’il habitait l’hôtel, n’avait pu se lier avec -eux. - -Sur la cheminée s’arrondissaient deux coupes de céladon craquelé, dont -les anses étaient formées par des dragons d’or. L’une contenait des -bagues, des épingles, des cachets et autres menus bijoux;—l’autre des -cartes de visite où, sous des couronnes de duc, de marquis, de comte, -en gothique, en ronde, en anglaise, étaient inscrits par des graveurs -habiles une foule de noms polonais, russes, hongrois, allemands, -italiens, espagnols, attestant l’existence voyageuse du comte, qui -avait des amis dans tous les pays. - -Octave en prit deux au hasard: le comte Zamoieczki et le marquis de -Sepulveda.—Il ordonna d’atteler et se fit conduire chez eux. Il les -trouva l’un et l’autre. Ils ne parurent pas surpris de la requête de -celui qu’ils prenaient pour le comte Olaf Labinski.—Totalement dénués -de la sensibilité des témoins bourgeois, ils ne demandèrent pas si -l’affaire pouvait s’arranger et gardèrent un silence de bon goût sur le -motif de la querelle, en parfaits gentilshommes qu’ils étaient. - -De son côté, le comte véritable, ou, si vous l’aimez mieux, le faux -Octave, était en proie à un embarras pareil; il se souvint d’Alfred -Humbert et de Gustave Raimbault, au déjeuner duquel il avait refusé -d’assister, et il les décida à le servir en cette rencontre.—Les deux -jeunes gens marquèrent quelque étonnement de voir engager dans un duel -leur ami, qui depuis un an n’avait presque pas quitté sa chambre, -et dont ils savaient l’humeur plus pacifique que batailleuse; mais, -lorsqu’il leur eut dit qu’il s’agissait d’un combat à mort pour un -motif qui ne devait pas être révélé, ils ne firent plus d’objections et -se rendirent à l’hôtel Labinski. - -Les conditions furent bientôt réglées. Une pièce d’or jetée en l’air -décida de l’arme, les adversaires ayant déclaré que l’épée ou le -pistolet leur convenait également. On devait se rendre au bois de -Boulogne à six heures du matin dans l’avenue des Poteaux, près de ce -toit de chaume soutenu par des piliers rustiques, à cette place libre -d’arbres où le sable tassé présente une arène propre à ces sortes de -combats. - -Lorsque tout fut convenu, il était près de minuit, et Octave se dirigea -vers la porte de l’appartement de Prascovie. Le verrou était tiré comme -la veille, et la voix moqueuse de la comtesse lui jeta cette raillerie -à travers la porte: - -«Revenez quand vous saurez le polonais, je suis trop patriote pour -recevoir un étranger chez moi.» - -Le matin, le docteur Cherbonneau, qu’Octave avait prévenu, arriva -portant une trousse d’instruments de chirurgie et un paquet de -bandelettes.—Ils montèrent ensemble en voiture. MM. Zamoieczki et de -Sepulveda suivaient dans leur coupé. - -«Eh bien, mon cher Octave, dit le docteur, l’aventure tourne donc déjà -au tragique? J’aurais dû laisser dormir le comte dans votre corps une -huitaine de jours sur mon divan. J’ai prolongé au delà de cette limite -des sommeils magnétiques. Mais on a beau avoir étudié la sagesse chez -les brahmes, les pandits et les sanniâsys de l’Inde, on oublie toujours -quelque chose, et il se trouve des imperfections au plan le mieux -combiné. Mais comment la comtesse Prascovie a-t-elle accueilli son -amoureux de Florence ainsi déguisé? - -—Je crois, répondit Octave, qu’elle m’a reconnu malgré ma -métamorphose, ou bien c’est son ange gardien qui lui a soufflé à -l’oreille de se méfier de moi; je l’ai trouvée aussi chaste, aussi -froide, aussi pure que la neige du pôle. Sous une forme aimée, son âme -exquise devinait sans doute une âme étrangère.—Je vous disais bien -que vous ne pouviez rien pour moi; je suis plus malheureux encore que -lorsque vous m’avez fait votre première visite. - -—Qui pourrait assigner une borne aux facultés de l’âme, dit le docteur -Balthazar Cherbonneau d’un air pensif, surtout lorsqu’elle n’est -altérée par aucune pensée terrestre, souillée par aucun limon humain, -et se maintient telle qu’elle est sortie des mains du Créateur dans la -lumière, la contemplation de l’amour?—Oui, vous avez raison, elle vous -a reconnu; son angélique pudeur a frissonné sous le regard du désir et, -par instinct, s’est voilée de ses ailes blanches. Je vous plains, mon -pauvre Octave! votre mal est en effet irrémédiable.—Si nous étions au -moyen âge, je vous dirais: Entrez dans un cloître. - -—J’y ai souvent pensé,» répondit Octave. - -On était arrivé.—Le coupé du faux Octave stationnait déjà à l’endroit -désigné. - -Le bois présentait à cette heure matinale un aspect véritablement -pittoresque que la fashion lui fait perdre dans la journée: l’on -était à ce point de l’été où le soleil n’a pas encore eu le temps -d’assombrir le vert du feuillage; des teintes fraîches, transparentes, -lavées par la rosée de la nuit, nuançaient les massifs, et il s’en -dégageait un parfum de jeune végétation. Les arbres, à cet endroit, -sont particulièrement beaux, soit qu’ils aient rencontré un terrain -plus favorable, soit qu’ils survivent seuls d’une plantation ancienne, -leurs troncs vigoureux, plaqués de mousse ou satinés d’une écorce -d’argent, s’agrafent au sol par des racines noueuses, projettent des -branches aux coudes bizarres, et pourraient servir de modèles aux -études des peintres et des décorateurs qui vont bien loin en chercher -de moins remarquables. Quelques oiseaux que les bruits du jour font -taire pépiaient gaiement sous la feuillée; un lapin furtif traversait -en trois bonds le sable de l’allée et courait se cacher dans l’herbe, -effrayé du bruit des roues. - -Ces poésies de la nature surprise en déshabillé occupaient peu, comme -vous le pensez, les deux adversaires et leurs témoins. - -La vue du docteur Cherbonneau fit une impression désagréable sur le -comte Olaf Labinski; mais il se remit bien vite. - -L’on mesura les épées, l’on assigna les places aux combattants, qui, -après avoir mis habit bas, tombèrent en garde pointe contre pointe. - -Les témoins crièrent: «Allez!» - -Dans tout duel, quel que soit l’acharnement des adversaires, il y a un -moment d’immobilité solennelle; chaque combattant étudie son ennemi -en silence et fait son plan, méditant l’attaque et se préparant à la -riposte; puis les épées se cherchent, s’agacent, se tâtent pour ainsi -dire sans se quitter: cela dure quelques secondes, qui paraissent des -minutes, des heures, à l’anxiété des assistants. - -Ici, les conditions du duel, en apparence ordinaires pour les -spectateurs, étaient si étranges pour les combattants, qu’ils restèrent -ainsi en garde plus longtemps que de coutume. En effet, chacun avait -devant soi son propre corps et devait enfoncer l’acier dans une chair -qui lui appartenait encore la veille.—Le combat se compliquait d’une -sorte de suicide non prévue, et, quoique braves tous deux, Octave et le -comte éprouvaient une instinctive horreur à se trouver l’épée à la main -en face de leurs fantômes et prêts à fondre sur eux-mêmes. - -Les témoins impatientés allaient crier encore une fois: «Messieurs, -mais allez donc!» lorsque les fers se froissèrent enfin sur leurs -carres. - -Quelques attaques furent parées avec prestesse de part et d’autre. - -Le comte, grâce à son éducation militaire, était un habile tireur; il -avait moucheté le plastron des maîtres les plus célèbres; mais, s’il -possédait toujours la théorie, il n’avait plus pour l’exécution ce -bras nerveux habitué à tailler des croupières aux Mourides de Schamyl; -c’était le faible poignet d’Octave qui tenait son épée. - -Au contraire, Octave, dans le corps du comte, se trouvait une vigueur -inconnue, et, quoique moins savant, il écartait toujours de sa poitrine -le fer qui la cherchait. - -Vainement Olaf s’efforçait d’atteindre son adversaire et risquait des -bottes hasardeuses. Octave, plus froid et plus ferme, déjouait toutes -les feintes. - -La colère commençait à s’emparer du comte, dont le jeu devenait nerveux -et désordonné. Quitte à rester Octave de Saville, il voulait tuer ce -corps imposteur qui pouvait tromper Prascovie, pensée qui le jetait en -d’inexprimables rages. - -Au risque de se faire transpercer, il essaya un coup droit pour -arriver, à travers son propre corps, à l’âme et à la vie de son rival; -mais l’épée d’Octave se lia autour de la sienne avec un mouvement si -preste, si sec, si irrésistible, que le fer, arraché de son poing, -jaillit en l’air et alla tomber quelques pas plus loin. - -La vie d’Olaf était à la discrétion d’Octave: il n’avait qu’à se fendre -pour le percer de part en part.—La figure du comte se crispa, non -qu’il eût peur de la mort, mais il pensait qu’il allait laisser sa -femme à ce voleur de corps, que rien désormais ne pourrait démasquer. - -Octave, loin de profiter de son avantage, jeta son épée, et, faisant -signe aux témoins de ne pas intervenir, marcha vers le comte stupéfait, -qu’il prit par le bras et qu’il entraîna dans l’épaisseur du bois. - -«Que me voulez-vous? dit le comte. Pourquoi ne pas me tuer lorsque vous -pouvez le faire? Pourquoi ne pas continuer le combat, après m’avoir -laissé reprendre mon épée, s’il vous répugnait de frapper un homme sans -armes? Vous savez bien que le soleil ne doit pas projeter ensemble nos -deux ombres sur le sable, et qu’il faut que la terre absorbe l’un de -nous. - -—Écoutez-moi patiemment, répondit Octave. Votre bonheur est entre mes -mains. Je puis garder toujours ce corps où je loge aujourd’hui et qui -vous appartient en propriété légitime: je me plais à le reconnaître -maintenant qu’il n’y a pas de témoins près de nous, et que les oiseaux -seuls, qui n’iront pas le redire, peuvent nous entendre; si nous -recommençons le duel, je vous tuerai. Le comte Olaf Labinski, que -je représente du moins mal que je peux, est plus fort à l’escrime -qu’Octave de Saville, dont vous avez maintenant la figure, et que je -serai forcé, bien à regret, de supprimer; et cette mort, quoique non -réelle, puisque mon âme y survivrait, désolerait ma mère.» - -Le comte, reconnaissant la vérité de ces observations, garda un silence -qui ressemblait à une sorte d’acquiescement. - -«Jamais, continua Octave, vous ne parviendrez, si je m’y oppose, à -vous réintégrer dans votre individualité; vous voyez à quoi ont abouti -vos deux essais. D’autres tentatives vous feraient prendre pour un -monomane. Personne ne croira un mot de vos allégations, et, lorsque -vous prétendrez être le comte Olaf Labinski, tout le monde vous -éclatera de rire au nez, comme vous avez déjà pu vous en convaincre. On -vous enfermera, et vous passerez le reste de votre vie à protester sous -les douches que vous êtes effectivement l’époux de la belle comtesse -Prascovie Labinska. Les âmes compatissantes diront en vous entendant: -Ce pauvre Octave! Vous serez méconnu comme le Chabert de Balzac, qui -voulait prouver qu’il n’était pas mort.» - -Cela était si mathématiquement vrai, que le comte abattu laissa tomber -sa tête sur sa poitrine. - -«Puisque vous êtes pour le moment Octave de Saville, vous avez sans -doute fouillé ses tiroirs, feuilleté ses papiers; et vous n’ignorez -pas qu’il nourrit depuis trois ans pour la comtesse Prascovie Labinska -un amour éperdu, sans espoir, qu’il a vainement tenté de s’arracher du -cœur et qui ne s’en ira qu’avec sa vie, s’il ne le suit pas encore dans -la tombe. - -—Oui, je le sais, fit le comte en se mordant les lèvres. - -—Eh bien, pour parvenir à elle j’ai employé un moyen horrible, -effrayant, et qu’une passion délirante pouvait seule risquer; le -docteur Cherbonneau a tenté pour moi une œuvre à faire reculer les -thaumaturges de tous les pays et de tous les siècles. Après nous avoir -tous deux plongés dans le sommeil, il a fait magnétiquement changer nos -âmes d’enveloppe. Miracle inutile! Je vais vous rendre votre corps: -Prascovie ne m’aime pas! Dans la forme de l’époux elle a reconnu l’âme -de l’amant; son regard s’est glacé sur le seuil de la chambre conjugale -comme au jardin de la villa Salviati.» - -Un chagrin si vrai se trahissait dans l’accent d’Octave, que le comte -ajouta foi à ses paroles. - -«Je suis un amoureux, ajouta Octave en souriant, et non pas un voleur; -et, puisque le seul bien que j’aie désiré sur cette terre ne peut -m’appartenir, je ne vois pas pourquoi je garderai vos titres, vos -châteaux, vos terres, votre argent, vos chevaux, vos armes.—Allons, -donnez-moi le bras, ayons l’air réconciliés, remercions nos témoins, -prenons avec nous le docteur Cherbonneau, et retournons au laboratoire -magique d’où nous sommes sortis transfigurés; le vieux brahme saura -bien défaire ce qu’il a fait.» - -«Messieurs, dit Octave, soutenant pour quelques minutes encore le -rôle du comte Olaf Labinski, nous avons échangé, mon adversaire et -moi, des explications confidentielles qui rendent la continuation du -combat inutile. Rien n’éclaircit les idées entre honnêtes gens comme de -froisser un peu le fer.» - -MM. Zamoieczki et Sepulveda remontèrent dans leur voiture. Alfred -Humbert et Gustave Raimbaud regagnèrent leur coupé.—Le comte Olaf -Labinski, Octave de Saville et le docteur Balthazar se dirigèrent grand -train vers la rue du Regard. - - -XII - -Pendant le trajet du bois de Boulogne à la rue du Regard, Octave de -Saville dit au docteur Cherbonneau: - -«Mon cher docteur, je vais mettre encore une fois votre science à -l’épreuve: il faut réintégrer nos âmes chacune dans son domicile -habituel.—Cela ne doit pas vous être difficile; j’espère que M. le -comte Labinski ne vous en voudra pas pour lui avoir fait changer un -palais contre une chaumière et loger quelques heures sa personnalité -brillante dans mon pauvre individu. Vous possédez d’ailleurs une -puissance à ne craindre aucune vengeance.» - -Après avoir fait un signe d’acquiescement, le docteur Balthazar -Cherbonneau dit: «L’opération sera beaucoup plus simple cette -fois-ci que l’autre; les imperceptibles filaments qui retiennent -l’âme au corps ont été brisés récemment chez vous et n’ont pas eu -le temps de se renouer, et vos volontés ne feront pas cet obstacle -qu’oppose au magnétiseur la résistance instinctive du magnétisé. M. -le comte pardonnera sans doute à un vieux savant comme moi de n’avoir -pu résister au plaisir de pratiquer une expérience pour laquelle -on ne trouve pas beaucoup de sujets, puisque cette tentative n’a -servi d’ailleurs qu’à confirmer avec éclat une vertu qui pousse la -délicatesse jusqu’à la divination, et triomphe là où toute autre eût -succombé. Vous regarderez, si vous voulez, comme un rêve bizarre cette -transformation passagère, et peut-être plus tard ne serez-vous pas -fâché d’avoir éprouvé cette sensation étrange que très-peu d’hommes -ont connue, celle d’avoir habité deux corps.—La métempsychose n’est -pas une doctrine nouvelle; mais, avant de transmigrer dans une autre -existence, les âmes boivent la coupe d’oubli, et tout le monde ne peut -pas, comme Pythagore, se souvenir d’avoir assisté à la guerre de Troie. - -—Le bienfait de me réinstaller dans mon individualité, répondit -poliment le comte, équivaut au désagrément d’en avoir été exproprié, -cela soit dit sans aucune mauvaise intention pour M. Octave de Saville -que je suis encore et que je vais cesser d’être.» - -Octave sourit avec les lèvres du comte Labinski à cette phrase, qui -n’arrivait à son adresse qu’à travers une enveloppe étrangère, et le -silence s’établit entre ces trois personnages, à qui leur situation -anormale rendait toute conversation difficile. - -Le pauvre Octave songeait à son espoir évanoui, et ses pensées -n’étaient pas, il faut l’avouer, précisément couleur de rose. Comme -tous les amants rebutés, il se demandait encore pourquoi il n’était -pas aimé—comme si l’amour avait un pourquoi! la seule raison qu’on en -puisse donner est le _parce que_, réponse logique dans son laconisme -entêté, que les femmes opposent à toutes les questions embarrassantes. -Cependant il se reconnaissait vaincu et sentait que le ressort de la -vie, retendu chez lui un instant par le docteur Cherbonneau, était de -nouveau brisé et bruissait dans son cœur comme celui d’une montre qu’on -a laissée tomber à terre. Octave n’aurait pas voulu causer à sa mère -le chagrin de son suicide, et il cherchait un endroit où s’éteindre -silencieusement de son chagrin inconnu sous le nom scientifique d’une -maladie plausible. S’il eût été peintre, poëte ou musicien, il aurait -cristallisé sa douleur en chefs-d’œuvre, et Prascovie vêtue de blanc, -couronnée d’étoiles, pareille à la Béatrice de Dante, aurait plané -sur son inspiration comme un ange lumineux; mais, nous l’avons dit -en commençant cette histoire, bien qu’instruit et distingué, Octave -n’était pas un de ces esprits d’élite qui impriment sur ce monde la -trace de leur passage. Ame obscurément sublime, il ne savait qu’aimer -et mourir. - -La voiture entra dans la cour du vieil hôtel de la rue du Regard, cour -au pavé serti d’herbe verte où les pas des visiteurs avaient frayé un -chemin et que les hautes murailles grises des constructions inondaient -d’ombres froides comme celles qui tombent des arcades d’un cloître: -le Silence et l’Immobilité veillaient sur le seuil comme deux statues -invisibles pour protéger la méditation du savant. - -Octave et le comte descendirent, et le docteur franchit le marchepied -d’un pas plus leste qu’on n’aurait pu l’attendre de son âge et sans -s’appuyer au bras que le valet de pied lui présentait avec cette -politesse que les laquais de grande maison affectent pour les personnes -faibles ou âgées. - -Dès que les doubles portes se furent refermées sur eux, Olaf et Octave -se sentirent enveloppés par cette chaude atmosphère qui rappelait au -docteur celle de l’Inde et où seulement il pouvait respirer à l’aise, -mais qui suffoquait presque les gens qui n’avaient pas été comme lui -torréfiés trente ans aux soleils tropicaux. Les incarnations de Wishnou -grimaçaient toujours dans leurs cadres, plus bizarres au jour qu’à -la lumière; Shiva, le dieu bleu, ricanait sur son socle, et Dourga, -mordant sa lèvre calleuse de ses dents de sanglier, semblait agiter -son chapelet de crânes. Le logis gardait son impression mystérieuse et -magique. - -Le docteur Balthazar Cherbonneau conduisit ses deux sujets dans la -pièce où s’était opérée la première transformation; il fit tourner le -disque de verre de la machine électrique, agita les tiges de fer du -baquet mesmérien, ouvrit les bouches de chaleur de façon à faire monter -rapidement la température, lut deux ou trois lignes sur des papyrus -si anciens qu’ils ressemblaient à de vieilles écorces prêtes à tomber -en poussière, et, lorsque quelques minutes furent écoulées, il dit à -Octave et au comte: - -«Messieurs, je suis à vous; voulez-vous que nous commencions?» - -Pendant que le docteur se livrait à ces préparatifs, des réflexions -inquiétantes passaient par la tête du comte. - -«Lorsque je serai endormi, que va faire de mon âme ce vieux magicien -à figure de macaque qui pourrait bien être le diable en personne?—La -restituera-t-il à mon corps ou l’emportera-t-il en enfer avec lui? -Cet échange qui doit me rendre mon bien n’est-il qu’un nouveau piége, -une combinaison machiavélique pour quelque sorcellerie dont le but -m’échappe? Pourtant, ma position ne saurait guère empirer. Octave -possède mon corps, et, comme il le disait très-bien ce matin, en le -réclamant sous ma figure actuelle je me ferais enfermer comme fou. -S’il avait voulu se débarrasser définitivement de moi, il n’avait -qu’à pousser la pointe de son épée; j’étais désarmé, à sa merci; la -justice des hommes n’avait rien à y voir; les formes du duel étaient -parfaitement régulières et tout s’était passé selon l’usage.—Allons! -pensons à Prascovie, et pas de terreur enfantine! Essayons du seul -moyen qui me reste de la reconquérir!» - -Et il prit comme Octave la tige de fer que le docteur Balthazar -Cherbonneau lui présentait. - -Fulgurés par les conducteurs de métal chargés à outrance de -fluide magnétique, les deux jeunes gens tombèrent bientôt dans un -anéantissement si profond qu’il eût ressemblé à la mort pour toute -personne non prévenue: le docteur fit les passes, accomplit les -rites, prononça les syllabes comme la première fois, et bientôt deux -petites étincelles apparurent au-dessus d’Octave et du comte avec un -tremblement lumineux; le docteur reconduisit à sa demeure primitive -l’âme du comte Olaf Labinski, qui suivit d’un vol empressé le geste du -magnétiseur. - -Pendant ce temps, l’âme d’Octave s’éloignait lentement du corps d’Olaf, -et, au lieu de rejoindre le sien, s’élevait, s’élevait comme toute -joyeuse d’être libre, et ne paraissait pas se soucier de rentrer dans -sa prison. Le docteur se sentit pris de pitié pour cette Psyché qui -palpitait des ailes, et se demanda si c’était un bienfait de la ramener -vers cette vallée de misère. Pendant cette minute d’hésitation, l’âme -montait toujours. Se rappelant son rôle, M. Cherbonneau répéta de -l’accent le plus impérieux l’irrésistible monosyllabe et fit une passe -fulgurante de volonté; la petite lueur tremblotante était déjà hors du -cercle d’attraction, et, traversant la vitre supérieure de la croisée, -elle disparut. - -Le docteur cessa des efforts qu’il savait superflus et réveilla le -comte, qui, en se voyant dans un miroir avec ses traits habituels, -poussa un cri de joie, jeta un coup d’œil sur le corps toujours -immobile d’Octave comme pour se prouver qu’il était bien définitivement -débarrassé de cette enveloppe, et s’élança dehors, après avoir salué de -la main M. Balthazar Cherbonneau. - -Quelques instants après, le roulement sourd d’une voiture sous la voûte -se fit entendre, et le docteur Balthazar Cherbonneau resta seul face à -face avec le cadavre d’Octave de Saville. - -«Par la trompe de Ganésa! s’écria l’élève du brahme d’Elephanta -lorsque le comte fut parti, voilà une fâcheuse affaire; j’ai ouvert -la porte de la cage, l’oiseau s’est envolé, et le voilà déjà hors de -la sphère de ce monde, si loin que le sannyâsi Brahma-Logum lui-même -ne le rattraperait pas; je reste avec un corps sur les bras. Je puis -bien le dissoudre dans un bain corrosif si énergique qu’il n’en -resterait pas un atome appréciable, ou en faire en quelques heures une -momie de Pharaon pareille à celles qu’enferment ces boîtes bariolées -d’hiéroglyphes; mais on commencerait des enquêtes, on fouillerait mon -logis, on ouvrirait mes caisses, on me ferait subir toutes sortes -d’interrogatoires ennuyeux...» - -Ici, une idée lumineuse traversa l’esprit du docteur; il saisit une -plume et traça rapidement quelques lignes sur une feuille de papier -qu’il serra dans le tiroir de sa table. - -Le papier contenait ces mots: - -«N’ayant ni parents, ni collatéraux, je lègue tous mes biens à M. -Octave de Saville, pour qui j’ai une affection particulière,—à la -charge de payer un legs de cent mille francs à l’hôpital brahminique -de Ceylan, pour les animaux vieux, fatigués ou malades, de servir -douze cents francs de rente viagère à mon domestique indien et à mon -domestique anglais, et de remettre à la bibliothèque Mazarine le -manuscrit des lois de Manou.» - -Ce testament fait à un mort par un vivant n’est pas une des choses les -moins bizarres de ce conte invraisemblable et pourtant réel; mais cette -singularité va s’expliquer sur-le-champ. - -Le docteur toucha le corps d’Octave de Saville, que la chaleur de -la vie n’avait pas encore abandonné, regarda dans la glace son -visage ridé, tanné et rugueux comme une peau de chagrin, d’un air -singulièrement dédaigneux, et faisant sur lui le geste avec lequel on -jette un vieil habit lorsque le tailleur vous en apporte un neuf, il -murmura la formule du sannyâsi Brahma-Logum. - -Aussitôt le corps du docteur Balthazar Cherbonneau roula comme foudroyé -sur le tapis, et celui d’Octave de Saville se redressa fort, alerte et -vivace. - -Octave-Cherbonneau se tint debout quelques minutes devant cette -dépouille maigre, osseuse et livide qui, n’étant plus soutenue par -l’âme puissante qui la vivifiait tout à l’heure, offrit presque -aussitôt les signes de la plus extrême sénilité, et prit rapidement une -apparence cadavéreuse. - -«Adieu, pauvre lambeau humain, misérable guenille percée au coude, -élimée sur toutes les coutures, que j’ai traînée soixante-dix ans dans -les cinq parties du monde! tu m’as fait un assez bon service, et je -ne te quitte pas sans quelque regret. On s’habitue l’un et l’autre à -vivre si longtemps ensemble! mais avec cette jeune enveloppe, que ma -science aura bientôt rendue robuste, je pourrai étudier, travailler, -lire encore quelques mots du grand livre, sans que la mort le ferme au -paragraphe le plus intéressant en disant: «C’est assez!» - -Cette oraison funèbre adressée à lui-même, Octave-Cherbonneau sortit -d’un pas tranquille pour aller prendre possession de sa nouvelle -existence. - -Le comte Olaf Labinski était retourné à son hôtel et avait fait -demander tout de suite si la comtesse pouvait le recevoir. - -Il la trouva assise sur un banc de mousse, dans la serre, dont les -panneaux de cristal relevés à demi laissaient passer un air tiède -et lumineux, au milieu d’une véritable forêt vierge de plantes -exotiques et tropicales; elle lisait Novalis, un des auteurs les plus -subtils, les plus raréfiés, les plus immatériels qu’ait produits -le spiritualisme allemand; la comtesse n’aimait pas les livres qui -peignent la vie avec des couleurs réelles et fortes,—et la vie -lui paraissait un peu grossière à force d’avoir vécu dans un monde -d’élégance, d’amour et de poésie. - -Elle jeta son livre et leva lentement les yeux vers le comte. Elle -craignait de rencontrer encore dans les prunelles noires de son mari -ce regard ardent, orageux, chargé de pensées mystérieuses, qui l’avait -si péniblement troublée et qui lui semblait—appréhension folle, idée -extravagante,—le regard d’un autre! - -Dans les yeux d’Olaf éclatait une joie sereine, brûlait d’un feu égal -un amour chaste et pur; l’âme étrangère qui avait changé l’expression -de ses traits s’était envolée pour toujours: Prascovie reconnut -aussitôt son Olaf adoré, et une rapide rougeur de plaisir nuança -ses joues transparentes.—Quoiqu’elle ignorât les transformations -opérées par le docteur Cherbonneau, sa délicatesse de sensitive avait -pressenti tous ces changements sans pourtant qu’elle s’en rendît -compte. - -«Que lisiez-vous là, chère Prascovie? dit Olaf en ramassant sur la -mousse le livre relié de maroquin bleu.—Ah! l’histoire de Henri -d’Ofterdingen,—c’est le même volume que je suis allé vous chercher à -franc étrier à Mohilev,—un jour que vous aviez manifesté à table le -désir de l’avoir. A minuit il était sur votre guéridon, à côté de votre -lampe; mais aussi Ralph en est resté poussif! - -—Et je vous ai dit que jamais plus je ne manifesterais la moindre -fantaisie devant vous. Vous êtes du caractère de ce grand d’Espagne -qui priait sa maîtresse de ne pas regarder les étoiles, puisqu’il ne -pouvait les lui donner. - -—Si tu en regardais une, répondit le comte, j’essayerais de monter au -ciel et de l’aller demander à Dieu.» - -Tout en écoutant son mari, la comtesse repoussait une mèche révoltée de -ses bandeaux qui scintillait comme une flamme dans un rayon d’or. Ce -mouvement avait fait glisser sa manche et mis à nu son beau bras que -cerclait au poignet le lézard constellé de turquoises qu’elle portait -le jour de cette apparition aux Cascines, si fatale pour Octave. - -«Quelle peur, dit le comte, vous a causée jadis ce pauvre petit lézard -que j’ai tué d’un coup de badine lorsque, pour la première fois, vous -êtes descendue au jardin sur mes instantes prières! Je le fis mouler en -or et orner de quelques pierres; mais, même à l’état de bijou, il vous -semblait toujours effrayant, et ce n’est qu’au bout d’un certain temps -que vous vous décidâtes à le porter. - -—Oh! j’y suis habituée tout à fait maintenant, et c’est de mes joyaux -celui que je préfère, car il me rappelle un bien cher souvenir. - -—Oui, reprit le comte; ce jour-là, nous convînmes que, le lendemain, -je vous ferais demander officiellement en mariage à votre tante.» - -La comtesse, qui retrouvait le regard, l’accent du vrai Olaf, se leva, -rassurée d’ailleurs par ces détails intimes, lui sourit, lui prit -le bras et fit avec lui quelques tours dans la serre, arrachant au -passage, de sa main restée libre, quelques fleurs dont elle mordait -les pétales de ses lèvres fraîches, comme cette Vénus de Schiavone qui -mange des roses. - -«Puisque vous avez si bonne mémoire aujourd’hui, dit-elle en jetant la -fleur qu’elle coupait de ses dents de perle, vous devez avoir retrouvé -l’usage de votre langue maternelle... que vous ne saviez plus hier. - -—Oh! répondit le comte en polonais, c’est celle que mon âme parlera -dans le ciel pour te dire que je t’aime, si les âmes gardent au paradis -un langage humain.» - -Prascovie, tout en marchant, inclina doucement sa tête sur l’épaule -d’Olaf. - -«Cher cœur, murmura-t-elle, vous voilà tel que je vous aime. Hier vous -me faisiez peur, et je vous ai fui comme un étranger.» - -Le lendemain, Octave de Saville, animé par l’esprit du vieux docteur, -reçut une lettre liserée de noir, qui le priait d’assister aux service, -convoi et enterrement de M. Balthazar Cherbonneau. - -Le docteur, revêtu de sa nouvelle apparence, suivit son ancienne -dépouille au cimetière, se vit enterrer, écouta d’un air de componction -fort bien joué les discours que l’on prononça sur sa fosse, et dans -lesquels on déplorait la perte irréparable que venait de faire la -science; puis il retourna rue Saint-Lazare, et attendit l’ouverture du -testament qu’il avait écrit en sa faveur. - -Ce jour-là on lut aux _faits divers_ dans les journaux du soir: - -«M. le docteur Balthazar Cherbonneau, connu par le long séjour qu’il -a fait aux Indes, ses connaissances philologiques et ses cures -merveilleuses, a été trouvé mort, hier, dans son cabinet de travail. -L’examen minutieux du corps éloigne entièrement l’idée d’un crime. -M. Cherbonneau a sans doute succombé à des fatigues intellectuelles -excessives ou péri dans quelque expérience audacieuse. On dit qu’un -testament olographe découvert dans le bureau du docteur lègue à la -bibliothèque Mazarine des manuscrits extrêmement précieux, et nomme -pour son héritier un jeune homme appartenant à une famille distinguée, -M. O. de S.» - - - - -JETTATURA - - -I - -_Le Léopold_, superbe bateau à vapeur toscan qui fait le trajet de -Marseille à Naples, venait de doubler la pointe de Procida. Les -passagers étaient tous sur le pont, guéris du mal de mer par l’aspect -de la terre, plus efficace que les bonbons de Malte et autres recettes -employées en pareil cas. - -Sur le tillac, dans l’enceinte réservée aux premières places, se -tenaient des Anglais tâchant de se séparer les uns des autres le -plus possible et de tracer autour d’eux un cercle de démarcation -infranchissable; leurs figures splénétiques étaient soigneusement -rasées, leurs cravates ne faisaient pas un faux pli, leurs cols de -chemise roides et blancs ressemblaient à des angles de papier Bristol; -des gants de peau de Suède tout frais recouvraient leurs mains, et le -vernis de lord Elliot miroitait sur leurs chaussures neuves. On eût dit -qu’ils sortaient d’un des compartiments de leurs nécessaires; dans leur -tenue correcte, aucun des petits désordres de toilette, conséquence -ordinaire du voyage. Il y avait là des lords, des membres de la chambre -des Communes, des marchands de la Cité, des tailleurs de Regent’s -street et des couteliers de Sheffields tous convenables, tous graves, -tous immobiles, tous ennuyés. Les femmes ne manquaient pas non plus, -car les Anglaises ne sont pas sédentaires comme les femmes des autres -pays, et profitent du plus léger prétexte pour quitter leur île. Auprès -des ladies et des mistresses, beautés à leur automne, vergetées des -couleurs de la couperose, rayonnaient, sous leur voile de gaze bleue, -de jeunes misses au tein pétri de crème et de fraises, aux brillantes -spirales de cheveux blonds, aux dents longues et blanches rappelant -les types affectionnés par les keepsakes, et justifiant les gravures -d’outre-Manche du reproche de mensonge qu’on leur adresse souvent. Ces -charmantes personnes modulaient, chacune de son côté, avec le plus -délicieux accent britannique, la phrase sacramentelle: «_Vedi Napoli -e poi mori_,» consultaient leur Guide de voyage ou prenaient note de -leurs impressions sur leur carnet, sans faire la moindre attention aux -œillades à la don Juan de quelques fats parisiens qui rôdaient autour -d’elles, pendant que les mamans irritées murmuraient à demi-voix contre -l’impropriété française. - -Sur la limite du quartier aristocratique se promenaient, fumant des -cigares, trois ou quatre jeunes gens qu’à leur chapeau de paille ou de -feutre gris, à leurs paletots-sacs constellés de larges boutons de -corne, à leur vaste pantalon de coutil, il était facile de reconnaître -pour des artistes, indication que confirmaient d’ailleurs leurs -moustaches à la Van Dyck, leurs cheveux bouclés à la Rubens ou coupés -en brosse à la Paul Véronèse; ils tâchaient, mais dans un tout autre -but que les dandies, de saisir quelques profils de ces beautés que -leur peu de fortune les empêchait d’approcher de plus près, et cette -préoccupation les distrayait un peu du magnifique panorama étalé devant -leurs yeux. - -A la pointe du navire, appuyés au bastingage ou assis sur des paquets -de cordages enroulés, étaient groupés les pauvres gens des troisièmes -places, achevant les provisions que les nausées leur avaient fait -garder intactes, et n’ayant pas un regard pour le plus admirable -spectacle du monde, car le sentiment de la nature est le privilége des -esprits cultivés, que les nécessités matérielles de la vie n’absorbent -pas entièrement. - -Il faisait beau; les vagues bleues se déroulaient à larges plis, ayant -à peine la force d’effacer le sillage du bâtiment; la fumée du tuyau, -qui formait les nuages de ce ciel splendide, s’en allait lentement en -légers flocons d’ouate, et les palettes des roues se démenant dans une -poussière diamantée où le soleil suspendait des iris, brassaient l’eau -avec une activité joyeuse, comme si elles eussent eu la conscience de -la proximité du port. - -Cette longue ligne de collines qui, de Pausilippe au Vésuve, dessine -le golfe merveilleux au fond duquel Naples se repose comme une nymphe -marine se séchant sur la rive après le bain, commençait à prononcer ses -ondulations violettes, et se détachait en traits plus fermes de l’azur -éclatant du ciel; déjà quelques points de blancheur, piquant le fond -plus sombre des terres, trahissaient la présence des villas répandues -dans la campagne. Des voiles de bateaux pêcheurs rentrant au port -glissaient sur le bleu uni comme des plumes de cygne promenées par la -brise, et montraient l’activité humaine sur la majestueuse solitude de -la mer. - -Après quelques tours de roue, le château Saint-Elme et le couvent -Saint-Martin se profilèrent d’une façon distincte au sommet de la -montagne où Naples s’adosse, par-dessus les dômes des églises, les -terrasses des hôtels, les toits des maisons, les façades des palais, -et les verdures des jardins encore vaguement ébauchés dans une vapeur -lumineuse.—Bientôt le château de l’Œuf, accroupi sur son écueil lavé -d’écume, sembla s’avancer vers le bateau à vapeur, et le môle avec son -phare s’allongea comme un bras tenant un flambeau. - -A l’extrémité de la baie, le Vésuve, plus rapproché, changea les -teintes bleuâtres dont l’éloignement le revêtait pour des tons plus -vigoureux et plus solides; ses flancs se sillonnèrent de ravines et de -coulées de laves refroidies, et de son cône tronqué comme des trous -d’une cassolette, sortirent très-visiblement de petits jets de fumée -blanche qu’un souffle de vent faisait trembler. - -On distinguait nettement Chiatamone, Pizzo Falcone, le quai de -Santa Lucia, tout bordé d’hôtels, le Palazzo Reale avec ses rangées -de balcons, le Palazzo Nuovo flanqué de ses tours à moucharabys, -l’Arsenal, et les vaisseaux de toutes nations, entremêlant leurs mâts -et leurs espars comme les arbres d’un bois dépouillé de feuilles, -lorsque sortit de sa cabine un passager qui ne s’était pas fait voir -de toute la traversée, soit que le mal de mer l’eût retenu dans son -cadre, soit que par sauvagerie il n’eût pas voulu se mêler au reste des -voyageurs, ou bien que ce spectacle, nouveau pour la plupart, lui fût -dès longtemps familier et ne lui offrît plus d’intérêt. - -C’était un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, ou du moins -auquel on était tenté d’attribuer cet âge au premier abord, car -lorsqu’on le regardait avec attention on le trouvait ou plus jeune ou -plus vieux, tant sa physionomie énigmatique mélangeait la fraîcheur et -la fatigue. Ses cheveux d’un blond obscur tiraient sur cette nuance que -les Anglais appellent _auburn_, et s’incendiaient au soleil de reflets -cuivrés et métalliques, tandis que dans l’ombre ils paraissaient -presque noirs; son profil offrait des lignes purement accusées, un -front dont un phrénologue eût admiré les protubérances, un nez d’une -noble courbe aquiline, des lèvres bien coupées, et un menton dont la -rondeur puissante faisait penser aux médailles antiques; et cependant -tous ces traits, beaux en eux-mêmes, ne composaient point un ensemble -agréable. Il leur manquait cette mystérieuse harmonie qui adoucit -les contours et les fond les uns dans les autres. La légende parle -d’un peintre italien qui, voulant représenter l’archange rebelle, -lui composa un masque de beautés disparates, et arriva ainsi à un -effet de terreur bien plus grand qu’au moyen des cornes, des sourcils -circonflexes et de la bouche en rictus. Le visage de l’étranger -produisait une impression de ce genre. Ses yeux surtout étaient -extraordinaires; les cils noirs qui les bordaient contrastaient -avec la couleur gris pâle des prunelles et le ton châtain brûlé des -cheveux. Le peu d’épaisseur des os du nez les faisait paraître plus -rapprochés que les mesures des principes de dessin ne le permettent, -et, quant à leur expression, elle était vraiment indéfinissable. -Lorsqu’ils ne s’arrêtaient sur rien, une vague mélancolie, une -tendresse languissante s’y peignaient dans une lueur humide; s’ils -se fixaient sur quelque personne ou quelque objet, les sourcils se -rapprochaient, se crispaient, et modelaient une ride perpendiculaire -dans la peau du front: les prunelles, de grises devenaient vertes, se -tigraient de points noirs, se striaient de fibrilles jaunes; le regard -en jaillissait aigu, presque blessant; puis tout reprenait sa placidité -première, et le personnage à tournure méphistophélique redevenait un -jeune homme du monde,—membre du Jockey-Club, si vous voulez,—allant -passer la saison à Naples, et satisfait de mettre le pied sur un pavé -de lave moins mobile que le pont du _Léopold_. - -Sa tenue était élégante sans attirer l’œil par aucun détail voyant: -une redingote bleu foncé, une cravate noire à pois dont le nœud -n’avait rien d’apprêté ni de négligé non plus, un gilet de même dessin -que la cravate, un pantalon gris clair, tombant sur une botte fine, -composaient sa toilette; la chaîne qui retenait sa montre était d’or -tout uni, et un cordon de soie plate suspendait son pince-nez; sa -main bien gantée agitait une petite canne mince en cep de vigne tordu -terminé par un écusson d’argent. - -Il fit quelques pas sur le pont, laissant errer vaguement son regard -vers la rive qui se rapprochait et sur laquelle on voyait rouler les -voitures, fourmiller la population et stationner ces groupes d’oisifs -pour qui l’arrivée d’une diligence ou d’un bateau à vapeur est un -spectacle toujours intéressant et toujours neuf quoiqu’ils l’aient -contemplé mille fois. - -Déjà se détachait du quai une escadrille de canots, de chaloupes, -qui se préparaient à l’assaut du _Léopold_, chargés d’un équipage -de garçons d’hôtel, de domestiques de place, de facchini et autres -canailles variées habituées à considérer l’étranger comme une proie; -chaque barque faisait force de rames pour arriver la première, et -les mariniers échangeaient, selon la coutume, des injures, des -vociférations capables d’effrayer des gens peu au fait des mœurs de la -basse classe napolitaine. - -Le jeune homme aux cheveux _auburn_ avait, pour mieux saisir les -détails du point de vue qui se déroulait devant lui, posé son lorgnon -double sur son nez; mais son attention, détournée du spectacle -sublime de la baie par le concert de criailleries qui s’élevait -de la flottille, se concentra sur les canots; sans doute le bruit -l’importunait, car ses sourcils se contractèrent, la ride de son front -se creusa, et le gris de ses prunelles prit une teinte jaune. - -Une vague inattendue, venue du large et courant sur la mer, ourlée -d’une frange d’écume, passa sous le bateau à vapeur, qu’elle souleva -et laissa retomber lourdement, se brisa sur le quai en millions de -paillettes, mouilla les promeneurs tout surpris de cette douche -subite, et fit, par la violence de son ressac, s’entre-choquer si -rudement les embarcations, que trois ou quatre facchini tombèrent à -l’eau. L’accident n’était pas grave, car ces drôles nagent tous comme -des poissons ou des dieux marins, et quelques secondes après ils -reparurent, les cheveux collés aux tempes, crachant l’eau amère par la -bouche et les narines, et aussi étonnés, à coup sûr, de ce plongeon, -que put l’être Télémaque, fils d’Ulysse, lorsque Minerve, sous la -figure du sage Mentor, le lança du haut d’une roche à la mer pour -l’arracher à l’amour d’Eucharis. - -Derrière le voyageur bizarre, à distance respectueuse, restait debout, -auprès d’un entassement de malles, un petit groom, espèce de vieillard -de quinze ans, gnome en livrée, ressemblant à ces nains que la patience -chinoise élève dans des potiches pour les empêcher de grandir; sa face -plate, où le nez faisait à peine saillie, semblait avoir été comprimée -dès l’enfance, et ses yeux à fleur de tête avaient cette douceur que -certains naturalistes trouvent à ceux du crapaud. Aucune gibbosité -n’arrondissait ses épaules ni ne bombait sa poitrine; cependant il -faisait naître l’idée d’un bossu, quoiqu’on eût vainement cherché -sa bosse. En somme, c’était un groom très-convenable, qui eût pu se -présenter sans entraînement aux races d’Ascott ou aux courses de -Chantilly; tout gentlemen-rider l’eût accepté sur sa mauvaise mine. Il -était déplaisant, mais irréprochable en son genre, comme son maître. - -L’on débarqua; les porteurs, après des échanges d’injures plus -qu’homériques, se divisèrent les étrangers et les bagages, et prirent -le chemin des différents hôtels dont Naples est abondamment pourvu. - -Le voyageur au lorgnon et son groom se dirigèrent vers l’hôtel de Rome, -suivis d’une nombreuse phalange de robustes facchini qui faisaient -semblant de suer et de haleter sous le poids d’un carton à chapeau -ou d’une légère boîte, dans l’espoir naïf d’un plus large pourboire, -tandis que quatre ou cinq de leurs camarades, mettant en relief des -muscles aussi puissants que ceux de l’Hercule qu’on admire au Studj, -poussaient une charrette à bras où ballottaient deux malles de grandeur -médiocre et de pesanteur modérée. - -Quand on fut arrivé aux portes de l’hôtel et que le _padron di casa_ -eut désigné au nouveau survenant l’appartement qu’il devait occuper, -les porteurs, bien qu’ils eussent reçu environ le triple du prix de -leur course, se livrèrent à des gesticulations effrénées et à des -discours où les formules suppliantes se mêlaient aux menaces dans -la proportion la plus comique; ils parlaient tous à la fois avec une -volubilité effrayante, réclamant un surcroît de paye, et jurant leurs -grands dieux qu’ils n’avaient pas été suffisamment récompensés de leur -fatigue.—Paddy, resté seul pour leur tenir tête, car son maître, sans -s’inquiéter de ce tapage, avait déjà gravi l’escalier, ressemblait à -un singe entouré par une meute de dogues: il essaya, pour calmer cet -ouragan de bruit, un petit bout de harangue dans sa langue maternelle, -c’est-à-dire en anglais. La harangue obtint peu de succès. Alors, -fermant les poings et ramenant ses bras à la hauteur de sa poitrine, il -prit une pose de boxe très-correcte à la grande hilarité des facchini, -et d’un coup droit digne d’Adams ou de Tom Cribbs et porté au creux de -l’estomac, il envoya le géant de la bande rouler les quatre fers en -l’air sur les dalles de lave du pavé. - -Cet exploit mit en fuite la troupe; le colosse se releva lourdement, -tout brisé de sa chute; et sans chercher à tirer vengeance de Paddy, -il s’en alla frottant de sa main, avec force contorsions, l’empreinte -bleuâtre qui commençait à iriser sa peau, persuadé qu’un démon devait -être caché sous la jaquette de ce macaque, bon tout au plus à faire -de l’équitation sur le dos d’un chien, et qu’il aurait cru pouvoir -renverser d’un souffle. - -L’étranger, ayant fait appeler le _padron di casa_ lui demanda si -une lettre à l’adresse de M. Paul d’Aspremont n’avait pas été remise -à l’hôtel de Rome; l’hôtelier répondit qu’une lettre portant cette -suscription attendait, en effet, depuis une semaine, dans le casier -des correspondances, et il s’empressa de l’aller chercher. - -La lettre, enfermée dans une épaisse enveloppe de papier cream-lead -azuré et vergé, scellée d’un cachet de cire aventurine, était écrite de -ce caractère penché aux pleins anguleux, aux déliés cursifs, qui dénote -une haute éducation aristocratique, et que possèdent, un peu trop -uniformément peut-être, les jeunes Anglaises de bonne famille. - -Voici ce que contenait ce pli, ouvert par M. d’Aspremont avec une hâte -qui n’avait peut-être pas la seule curiosité pour motif: - - «Mon cher monsieur Paul, - - «Nous sommes arrivés à Naples depuis deux mois. Pendant le voyage fait - à petites journées mon oncle s’est plaint amèrement de la chaleur, des - moustiques, du vin, du beurre, des lits; il jurait qu’il faut être - véritablement fou pour quitter un confortable cottage, à quelques - milles de Londres, et se promener sur des routes poussiéreuses bordées - d’auberges détestables, où d’honnêtes chiens anglais ne voudraient - pas passer une nuit; mais tout en grognant il m’accompagnait, et je - l’aurais mené au bout du monde; il ne se porte pas plus mal et moi je - me porte mieux.—Nous sommes installés sur le bord de la mer, dans - une maison blanchie à la chaux et enfouie dans une sorte de forêt - vierge d’orangers, de citronniers, de myrtes, de lauriers-roses et - autres végétations exotiques.—Du haut de la terrasse on jouit d’une - vue merveilleuse, et vous y trouverez tous les soirs une tasse de thé - ou une limonade à la neige, à votre choix. Mon oncle, que vous avez - fasciné, je ne sais pas comment, sera enchanté de vous serrer la main. - Est-il nécessaire d’ajouter que votre servante n’en sera pas fâchée - non plus, quoique vous lui ayez coupé les doigts avec votre bague, en - lui disant adieu sur la jetée de Folkestone. - - «ALICIA W.» - - -II - -Paul d’Aspremont, après s’être fait servir à dîner dans sa chambre, -demanda une calèche. Il y en a toujours qui stationnent autour des -grands hôtels, n’attendant que la fantaisie des voyageurs; le désir de -Paul fut donc accompli sur-le-champ. Les chevaux de louage napolitains -sont maigres à faire paraître Rossinante surchargé d’embonpoint; leurs -têtes décharnées, leurs côtes apparentes comme des cercles de tonneaux, -leur échine saillante toujours écorchée, semblent implorer à titre de -bienfait le couteau de l’équarrisseur, car donner de la nourriture -aux animaux est regardé comme un soin superflu par l’insouciance -méridionale; les harnais, rompus la plupart du temps, ont des -suppléments de corde, et quand le cocher a rassemblé ses guides et fait -clapper sa langue pour décider le départ, on croirait que les chevaux -vont s’évanouir et la voiture se dissiper en fumée comme le carrosse -de Cendrillon lorsqu’elle revient du bal passé minuit, malgré l’ordre -de la fée. Il n’en est rien cependant; les rosses se roidissent sur -leurs jambes et, après quelques titubations, prennent un galop qu’elles -ne quittent plus: le cocher leur communique son ardeur, et la mèche -de son fouet sait faire jaillir la dernière étincelle de vie cachée -dans ces carcasses. Cela piaffe, agite la tête, se donne des airs -fringants, écarquille l’œil, élargit la narine, et soutient une allure -que n’égaleraient pas les plus rapides trotteurs anglais. Comment ce -phénomène s’accomplit-il, et quelle puissance fait courir ventre à -terre des bêtes mortes? C’est ce que nous n’expliquerons pas. Toujours -est-il que ce miracle a lieu journellement à Naples et que personne -n’en témoigne de surprise. - -La calèche de M. Paul d’Aspremont volait à travers la foule compacte, -rasant les boutiques d’acquajoli aux guirlandes de citrons, les -cuisines de fritures ou de macaronis en plein vent, les étalages de -fruits de mer et les tas de pastèques disposés sur la voie publique -comme les boulets dans les parcs d’artillerie. A peine si les lazzaroni -couchés le long des murs, enveloppés de leurs cabans, daignaient -retirer leurs jambes pour les soustraire à l’atteinte des attelages; de -temps à autre, un corricolo, filant entre ses grandes roues écarlates, -passait encombré d’un monde de moines, de nourrices, de facchini et de -polissons, à côté de la calèche dont il frisait l’essieu au milieu -d’un nuage de poussière et de bruit. Les corricoli sont proscrits -maintenant, et il est défendu d’en créer de nouveaux; mais on peut -ajouter une caisse neuve à de vieilles roues, ou des roues neuves à une -vieille caisse; moyen ingénieux qui permet à ces bizarres véhicules de -durer longtemps encore à la grande satisfaction des amateurs de couleur -locale. - -Notre voyageur ne prêtait qu’une attention fort distraite à ce -spectacle animé et pittoresque qui eût certes absorbé un touriste -n’ayant pas trouvé à l’hôtel de Rome un billet à son adresse, signé -ALICIA W. - -Il regardait vaguement la mer limpide et bleue, où se distinguaient, -dans une lumière brillante, et nuancées par le lointain de teintes -d’améthyste et de saphir, les belles îles semées en éventail à l’entrée -du golfe, Capri, Ischia, Nisida, Procida, dont les noms harmonieux -résonnent comme des dactyles grecs, mais son âme n’était pas là; -elle volait à tire-d’aile du côté de Sorrente, vers la petite maison -blanche enfouie dans la verdure dont parlait la lettre d’Alicia. En -ce moment la figure de M. d’Aspremont n’avait pas cette expression -indéfinissablement déplaisante qui la caractérisait quand une joie -intérieure n’en harmonisait pas les perfections disparates: elle était -vraiment belle et sympathique, pour nous servir d’un mot cher aux -Italiens; l’arc de ses sourcils était détendu; les coins de sa bouche -ne s’abaissaient pas dédaigneusement, et une lueur tendre illuminait -ses yeux calmes:—on eût parfaitement compris en le voyant alors -les sentiments que semblaient indiquer à son endroit les phrases -demi-tendres, demi-moqueuses écrites sur le papier cream-lead. Son -originalité soutenue de beaucoup de distinction ne devait pas déplaire -à une jeune miss, librement élevée à la manière anglaise par un vieil -oncle très-indulgent. - -Au train dont le cocher poussait ses bêtes, l’on eût bientôt dépassé -Chiaja, la Marinella, et la calèche roula dans la campagne sur cette -route remplacée aujourd’hui par un chemin de fer. Une poussière noire, -pareille à du charbon pilé, donne un aspect plutonique à toute cette -plage que recouvre un ciel étincelant et que lèche une mer du plus -suave azur; c’est la suie du Vésuve tamisée par le vent qui saupoudre -cette rive, et fait ressembler les maisons de Portici et de Torre del -Greco à des usines de Birmingham. M. d’Aspremont ne s’occupa nullement -du contraste de la terre d’ébène et du ciel de saphir, il lui tardait -d’être arrivé. Les plus beaux chemins sont longs lorsque miss Alicia -vous attend au bout, et qu’on lui a dit adieu il y a six mois sur la -jetée de Folkestone: le ciel et la mer de Naples y perdent leur magie. - -La calèche quitta la route, prit un chemin de traverse, et s’arrêta -devant une porte formée de deux piliers de briques blanchies, -surmontées d’urnes de terre rouge, où des aloès épanouissaient leurs -feuilles pareilles à des lames de fer blanc et pointues comme des -poignards. Une claire-voie peinte en vert servait de fermeture. La -muraille était remplacée par une haie de cactus, dont les pousses -faisaient des coudes difformes et entremêlaient inextricablement leurs -raquettes épineuses. - -Au-dessus de la haie, trois ou quatre énormes figuiers étalaient par -masses compactes leurs larges feuilles d’un vert métallique avec une -vigueur de végétation tout africaine; un grand pin parasol balançait -son ombelle, et c’est à peine si, à travers les interstices de ces -frondaisons luxuriantes, l’œil pouvait démêler la façade de la maison -brillant par plaques blanches derrière ce rideau touffu. - -Une servante basanée, aux cheveux crépus, et si épais que le peigne s’y -serait brisé, accourut au bruit de la voiture, ouvrit la claire-voie, -et, précédant M. d’Aspremont dans une allée de lauriers-roses dont les -branches lui caressaient la joue avec leurs fleurs, elle le conduisit -à la terrasse où miss Alicia Ward prenait le thé en compagnie de son -oncle. - -Par un caprice très-convenable chez une jeune fille blasée sur tous les -conforts et toutes les élégances, et peut-être aussi pour contrarier -son oncle, dont elle raillait les goûts bourgeois, miss Alicia avait -choisi, de préférence à des logis civilisés, cette villa, dont les -maîtres voyageaient, et qui était restée plusieurs années sans -habitants. Elle trouvait dans ce jardin abandonné, et presque revenu -à l’état de nature, une poésie sauvage qui lui plaisait; sous l’actif -climat de Naples, tout avait poussé avec une activité prodigieuse. -Orangers, myrtes, grenadiers, limons, s’en étaient donné à cœur joie, -et les branches, n’ayant plus à craindre la serpette de l’émondeur, -se donnaient la main d’un bout de l’allée à l’autre, ou pénétraient -familièrement dans les chambres par quelque vitre brisée.—Ce n’était -pas, comme dans le Nord, la tristesse d’une maison déserte, mais la -gaieté folle et la pétulance heureuse de la nature du Midi livrée à -elle-même; en l’absence du maître, les végétaux exubérants se donnaient -le plaisir d’une débauche de feuilles, de fleurs, de fruits et de -parfums; ils reprenaient la place que l’homme leur dispute. - -Lorsque le commodore—c’est ainsi qu’Alicia appelait familièrement -son oncle—vit ce fourré impénétrable et à travers lequel on n’aurait -pu s’avancer qu’à l’aide d’un sabre d’abatage, comme dans les forêts -d’Amérique, il jeta les hauts cris et prétendit que sa nièce était -décidément folle. Mais Alicia lui promit gravement de faire pratiquer -de la porte d’entrée au salon et du salon à la terrasse un passage -suffisant pour un tonneau de malvoisie—seule concession qu’elle -pouvait accorder au positivisme avunculaire.—Le commodore se résigna, -car il ne savait pas résister à sa nièce, et en ce moment, assis -vis-à-vis d’elle sur la terrasse, il buvait à petits coups, sous -prétexte de thé, une grande tasse de rhum. - -Cette terrasse, qui avait principalement séduit la jeune miss, était -en effet fort pittoresque, et mérite une description particulière, car -Paul d’Aspremont y reviendra souvent, et il faut peindre le décor des -scènes que l’on raconte. - -On montait à cette terrasse, dont les pans à pic dominaient un chemin -creux, par un escalier de larges dalles disjointes où prospéraient de -vivaces herbes sauvages. Quatre colonnes frustes, tirées de quelque -ruine antique et dont les chapiteaux perdus avaient été remplacés -par des dés de pierre, soutenaient un treillage de perches enlacées -et plafonnées de vigne. Des garde-fous tombaient en nappes et en -guirlandes les lambruches et les plantes pariétaires. Au pied des murs, -le figuier d’Inde, l’aloès, l’arbousier poussaient dans un désordre -charmant, et au delà d’un bois que dépassait un palmier et trois pins -d’Italie, la vue s’étendait sur des ondulations de terrain semées de -blanches villas, s’arrêtait sur la silhouette violâtre du Vésuve, ou se -perdait sur l’immensité bleue de la mer. - -Lorsque M. Paul d’Aspremont parut au sommet de l’escalier, Alicia se -leva, poussa un petit cri de joie et fit quelques pas à sa rencontre. -Paul lui prit la main à l’anglaise, mais la jeune fille éleva cette -main prisonnière à la hauteur des lèvres de son ami avec un mouvement -plein de gentillesse enfantine et de coquetterie ingénue. - -Le commodore essaya de se dresser sur ses jambes un peu goutteuses, -et il y parvint après quelques grimaces de douleur qui contrastaient -comiquement avec l’air de jubilation épanoui sur sa large face; il -s’approcha d’un pas assez alerte pour lui du charmant groupe des -deux jeunes gens, et tenailla la main de Paul de manière à lui mouler -les doigts en creux les uns contre les autres, ce qui est la suprême -expression de la vieille cordialité britannique. - -Miss Alicia Ward appartenait à cette variété d’Anglaises brunes -qui réalisent un idéal dont les conditions semblent se contrarier: -c’est-à-dire une peau d’une blancheur éblouissante à rendre jaune le -lait, la neige, le lis, l’albâtre, la cire vierge, et tout ce qui sert -aux poëtes à faire des comparaisons blanches; des lèvres de cerise, et -des cheveux aussi noirs que la nuit sur les ailes du corbeau. L’effet -de cette opposition est irrésistible et produit une beauté à part -dont on ne saurait trouver l’équivalent ailleurs.—Peut-être quelques -Circassiennes élevées dès l’enfance au sérail offrent-t-elles ce teint -miraculeux, mais il faut nous en fier là-dessus aux exagérations de la -poésie orientale et aux gouaches de Léwis représentant les harems du -Caire. Alicia était assurément le type le plus parfait de ce genre de -beauté. - -L’ovale allongé de sa tête, son teint d’une incomparable pureté, son -nez fin, mince, transparent, ses yeux d’un bleu sombre frangés de -longs cils qui palpitaient sur ses joues rosées comme des papillons -noirs lorsqu’elle abaissait ses paupières, ses lèvres colorées d’une -pourpre éclatante, ses cheveux tombant en volutes brillantes comme -des rubans de satin de chaque côté de ses joues et de son col de -cygne, témoignaient en faveur de ces romanesques figures de femmes -de Maclise, qui, à l’Exposition universelle, semblaient de charmantes -impostures. - -Alicia portait une robe de grenadine à volants festonnés et brodés -de palmettes rouges, qui s’accordaient à merveille avec les tresses -de corail à petits grains composant sa coiffure, son collier et -ses bracelets; cinq pampilles suspendues à une perle de corail à -facettes tremblaient au lobe de ses oreilles petites et délicatement -enroulées.—Si vous blâmez cet abus du corail, songez que nous sommes -à Naples, et que les pêcheurs sortent tout exprès de la mer pour vous -présenter ces branches que l’air rougit. - -Nous vous devons, après le portrait de miss Alicia Ward, ne fût-ce que -pour faire opposition, tout au moins une caricature du commodore à la -manière de Hogarth. - -Le commodore, âgé de quelque soixante ans, présentait cette -particularité d’avoir la face d’un cramoisi uniformément enflammé, -sur lequel tranchaient des sourcils blancs et des favoris de même -couleur, et taillés en côtelettes, ce qui le rendait pareil à un -vieux Peau Rouge qui se serait tatoué avec de la craie. Les coups de -soleil, inséparables d’un voyage d’Italie, avaient ajouté quelques -couches de plus à cette ardente coloration, et le commodore faisait -involontairement penser à une grosse praline entourée de coton. Il -était habillé des pieds à la tête, veste, gilet, pantalon et guêtres, -d’une étoffe vigogne d’un gris vineux, et que le tailleur avait dû -affirmer, sur son honneur, être la nuance la plus à la mode et la -mieux portée, en quoi peut-être ne mentait-il pas. Malgré ce teint -enluminé et ce vêtement grotesque, le commodore n’avait nullement l’air -commun. Sa propreté rigoureuse, sa tenue irréprochable et ses grandes -manières indiquaient le parfait gentleman, quoiqu’il eût plus d’un -rapport extérieur avec les Anglais de vaudeville comme les parodient -Hoffmann ou Levassor. Son caractère, c’était d’adorer sa nièce et de -boire beaucoup de porto et de rhum de la Jamaïque pour entretenir -l’humide radical, d’après la méthode du caporal Trimm. - -«Voyez comme je me porte bien maintenant et comme je suis belle! -Regardez mes couleurs; je n’en ai pas encore autant que mon oncle; cela -ne viendra pas, il faut l’espérer.—Pourtant ici j’ai du rose, du vrai -rose, dit Alicia en passant sur sa joue son doigt effilé terminé par un -ongle luisant comme l’agate; j’ai engraissé aussi, et l’on ne sent plus -ces pauvres petites salières qui me faisaient tant de peine lorsque -j’allais au bal. Dites, faut-il être coquette pour se priver pendant -trois mois de la compagnie de son fiancé, afin qu’après l’absence il -vous retrouve fraîche et superbe!» - -Et en débitant cette tirade du ton enjoué et sautillant qui lui était -familier, Alicia se tenait debout devant Paul comme pour provoquer et -défier son examen. - -«N’est-ce pas, ajouta le commodore, qu’elle est robuste à présent et -superbe comme ces filles de Procida qui portent des amphores grecques -sur la tête? - -—Assurément, commodore, répondit Paul; miss Alicia n’est pas devenue -plus belle, c’était impossible, mais elle est visiblement en meilleure -santé que lorsque, par coquetterie, à ce qu’elle prétend, elle m’a -imposé cette pénible séparation.» - -Et son regard s’arrêtait avec une fixité étrange sur la jeune fille -posée devant lui. - -Soudain les jolies couleurs roses qu’elle se vantait d’avoir conquises -disparurent des joues d’Alicia, comme la rougeur du soir quitte les -joues de neige de la montagne quand le soleil s’enfonce à l’horizon; -toute tremblante, elle porta la main à son cœur; sa bouche charmante et -pâlie se contracta. - -Paul alarmé se leva, ainsi que le commodore; les vives couleurs -d’Alicia avaient reparu; elle souriait avec un peu d’effort. - -«Je vous ai promis une tasse de thé ou un sorbet; quoique Anglaise, je -vous conseille le sorbet. La neige vaut mieux que l’eau chaude, dans ce -pays voisin de l’Afrique, et où le sirocco arrive en droite ligne.» - -Tous les trois prirent place autour de la table de pierre, sous le -plafond des pampres; le soleil s’était plongé dans la mer, et le jour -bleu qu’on appelle la nuit à Naples succédait au jour jaune. La lune -semait des pièces d’argent sur la terrasse, par les déchiquetures -du feuillage;—la mer bruissait sur la rive comme un baiser, et -l’on entendait au loin le frisson de cuivre des tambours de basque -accompagnant les tarentelles... - -Il fallut se quitter;—Vicè, la fauve servante à chevelure crépue, -vint avec un falot pour reconduire Paul à travers les dédales du -jardin. Pendant qu’elle servait les sorbets et l’eau de neige, elle -avait attaché sur le nouveau venu un regard mélangé de curiosité et de -crainte. Sans doute, le résultat de l’examen n’avait pas été favorable -pour Paul, car le front de Vicè, jaune déjà comme un cigare, s’était -rembruni encore, et, tout en accompagnant l’étranger, elle dirigeait -contre lui, de façon à ce qu’il ne pût l’apercevoir, le petit doigt et -l’index de sa main, tandis que les deux autres doigts, repliés sous la -paume, se joignaient au pouce comme pour former un signe cabalistique. - - -III - -L’ami d’Alicia revint à l’hôtel de Rome par le le même chemin: la -beauté de la soirée était incomparable; une lune pure et brillante -versait sur l’eau d’un azur diaphane une longue traînée de paillettes -d’argent dont le fourmillement perpétuel, causé par le clapotis des -vagues, multipliait l’éclat. Au large, les barques de pêcheur, portant -à la proue un fanal de fer rempli d’étoupes enflammées, piquaient la -mer d’étoiles rouges et traînaient après elles des sillages écarlates; -la fumée du Vésuve, blanche le jour, s’était changée en colonne -lumineuse et jetait aussi son reflet sur le golfe. En ce moment la baie -présentait cet aspect invraisemblable pour des yeux septentrionaux et -que lui donnent ces gouaches italiennes encadrées de noir, si répandues -il y a quelques années, et plus fidèles qu’on ne pense dans leur -exagération crue. - -Quelques lazzaroni noctambules vaguaient encore sur la rive, émus, sans -le savoir, de ce spectacle magique, et plongeaient leurs grands yeux -noirs dans l’étendue bleuâtre. D’autres, assis sur le bordage d’une -barque échouée, chantaient l’air de _Lucie_ ou la romance populaire -alors en vogue: «_Ti voglio ben’ assai_,» d’une voix qu’auraient enviée -bien des ténors payés cent mille francs. Naples se couche tard, comme -toutes les villes méridionales; cependant les fenêtres s’éteignaient -peu à peu, et les seuls bureaux de loterie, avec leurs guirlandes de -papier de couleur, leurs numéros favoris et leur éclairage scintillant, -étaient ouverts encore, prêts à recevoir l’argent des joueurs -capricieux que la fantaisie de mettre quelques carlins ou quelques -ducats sur un chiffre rêvé pouvait prendre en rentrant chez eux. - -Paul se mit au lit, tira sur lui les rideaux de gaze du moustiquaire, -et ne tarda pas à s’endormir. Ainsi que cela arrive aux voyageurs après -une traversée, sa couche, quoique immobile, lui semblait tanguer et -rouler, comme si l’hôtel de Rome eût été le _Léopold_. Cette impression -lui fit rêver qu’il était encore en mer et qu’il voyait, sur le môle, -Alicia très-pâle, à côté de son oncle cramoisi, et qui lui faisait -signe de la main de ne pas aborder; le visage de la jeune fille -exprimait une douleur profonde, et en le repoussant elle paraissait -obéir contre son gré à une fatalité impérieuse. - -Ce songe, qui prenait d’images toutes récentes une réalité extrême, -chagrina le dormeur au point de l’éveiller, et il fut heureux de se -retrouver dans sa chambre où tremblottait, avec un reflet d’opale, une -veilleuse illuminant une petite tour de porcelaine qu’assiégeaient -les moustiques en bourdonnant. Pour ne pas retomber sous le coup de -ce rêve pénible, Paul lutta contre le sommeil et se mit à penser aux -commencements de sa liaison avec miss Alicia, reprenant une à une -toutes ces scènes puérilement charmantes d’un premier amour. - -Il revit la maison de briques roses, tapissée d’églantiers et de -chèvrefeuilles, qu’habitait à Richmond miss Alicia avec son oncle, -et où l’avait introduit, à son premier voyage en Angleterre, une de -ces lettres de recommandation dont l’effet se borne ordinairement à -une invitation à dîner. Il se rappela la robe blanche de mousseline -des Indes, ornée d’un simple ruban, qu’Alicia, sortie la veille de -pension, portait ce jour-là, et la branche de jasmin qui roulait dans -la cascade de ses cheveux comme une fleur de la couronne d’Ophélie, -emportée par le courant, et ses yeux d’un bleu de velours, et sa bouche -un peu entr’ouverte, laissant entrevoir de petites dents de nacre et -son col frêle qui s’allongeait comme celui d’un oiseau attentif, et -ses rougeurs soudaines lorsque le regard du jeune gentleman français -rencontrait le sien. - -Le parloir à boiseries brunes, à tentures de drap vert, orné de -gravures de chasse au renard et de steeple-chases coloriés des tons -tranchants de l’enluminure anglaise, se reproduisait dans son cerveau -comme dans une chambre noire. Le piano allongeait sa rangée de touches -pareilles à des dents de douairière. La cheminée, festonnée d’une -brindille de lierre d’Irlande, faisait luire sa coquille de fonte -frottée de mine de plomb; les fauteuils de chêne à pieds tournés -ouvraient leurs bras garnis de maroquin, le tapis étalait ses rosaces, -et miss Alicia, tremblante comme la feuille, chantait de la voix la -plus adorablement fausse du monde la romance d’_Anna Bolena_ «_deh, -non voler costringere_» que Paul, non moins ému, accompagnait à -contre-temps, tandis que le commodore, assoupi par une digestion -laborieuse et plus cramoisi encore que de coutume, laissait glisser à -terre un colossal exemplaire du _Times_ avec supplément. - -Puis la scène changeait: Paul, devenu plus intime, avait été prié -par le commodore de passer quelques jours à son cottage dans le -Lincolnshire...... Un ancien château féodal, à tours crénelées, à -fenêtres gothiques, à demi enveloppé par un immense lierre, mais -arrangé intérieurement avec tout le confortable moderne, s’élevait au -bout d’une pelouse dont le ray-grass, soigneusement arrosé et foulé, -était uni comme du velours; une allée de sable jaune s’arrondissait -autour du gazon et servait de manége à miss Alicia, montée sur un de -ces ponies d’Écosse à crinière échevelée qu’aime à peindre sir Edward -Landseer, et auxquels il donne un regard presque humain. Paul, sur un -cheval bai-cerise que lui avait prêté le commodore, accompagnait miss -Ward dans sa promenade circulaire, car le médecin, qui l’avait trouvée -un peu faible de poitrine, lui ordonnait l’exercice. - -Une autre fois un léger canot glissait sur l’étang, déplaçant les lis -d’eau et faisant envoler le martin-pêcheur sous le feuillage argenté -des saules. C’était Alicia qui ramait et Paul qui tenait le gouvernail; -qu’elle était jolie dans l’auréole d’or que dessinait autour de sa -tête son chapeau de paille traversé par un rayon de soleil! elle se -renversait en arrière pour tirer l’aviron; le bout verni de sa bottine -grise s’appuyait à la planche du banc; miss Ward n’avait pas un de -ces pieds andalous tout courts et ronds comme des fers à repasser que -l’on admire en Espagne, mais sa cheville était fine, son cou-de-pied -bien cambré, et la semelle de son brodequin, un peu longue peut-être, -n’avait pas deux doigts de large. - -Le commodore restait _attaché_ au rivage, non à cause de sa _grandeur_, -mais de son poids qui eût fait sombrer la frêle embarcation; il -attendait sa nièce au débarcadère, et lui jetait avec un soin maternel -un mantelet sur les épaules, de peur qu’elle ne se refroidît,—puis -la barque rattachée à son piquet, on revenait _luncher_ au château. -C’était plaisir de voir comme Alicia, qui ordinairement mangeait aussi -peu qu’un oiseau, coupait à l’emporte-pièce de ses dents perlées une -rose tranche de jambon d’York mince comme une feuille de papier, et -grignotait un petit pain sans en laisser une miette pour les poissons -dorés du bassin. - -Les jours heureux passent si vite! De semaine en semaine Paul retardait -son départ, et les belles masses de verdure du parc commençaient à -revêtir des teintes safranées; des fumées blanches s’élevaient le matin -de l’étang. Malgré le râteau sans cesse promené du jardinier, les -feuilles mortes jonchaient le sable de l’allée; des millions de petites -perles gelées scintillaient sur le gazon vert du boulingrin, et le soir -on voyait les pies sautiller en se querellant à travers le sommet des -arbres chauves. - -Alicia pâlissait sous le regard inquiet de Paul et ne conservait -de coloré que deux petites taches roses au sommet des pommettes. -Souvent elle avait froid, et le feu le plus vif de charbon de terre -ne la réchauffait pas. Le docteur avait paru soucieux, et sa dernière -ordonnance prescrivait à miss Ward de passer l’hiver à Pise et le -printemps à Naples. - -Des affaires de famille avaient rappelé Paul en France; Alicia et le -commodore devaient partir pour l’Italie, et la séparation s’était faite -à Folkestone. Aucune parole n’avait été prononcée, mais miss Ward -regardait Paul comme son fiancé, et le commodore avait serré la main -au jeune homme d’une façon significative: on n’écrase ainsi que les -doigts d’un gendre. - -Paul, ajourné à six mois, aussi longs que six siècles pour son -impatience, avait eu le bonheur de trouver Alicia guérie de sa langueur -et rayonnante de santé. Ce qui restait encore de l’enfant dans la -jeune fille avait disparu; et il pensait avec ivresse que le commodore -n’aurait aucune objection à faire lorsqu’il lui demanderait sa nièce en -mariage. - -Bercé par ces riantes images, il s’endormit et ne s’éveilla qu’au -jour. Naples commençait déjà son vacarme; les vendeurs d’eau glacée -criaient leur marchandise; les rôtisseurs tendaient aux passants -leurs viandes enfilées dans une perche: penchées à leurs fenêtres les -ménagères paresseuses descendaient au bout d’une ficelle les paniers de -provisions qu’elles remontaient chargés de tomates, de poissons et de -grands quartiers de citrouille. Les écrivains publics, en habit noir -râpé et la plume derrière l’oreille, s’asseyaient à leurs échoppes; -les changeurs disposaient en piles, sur leurs petites tables, les -grani, les carlins et les ducats; les cochers faisaient galoper leurs -haridelles quêtant les pratiques matinales, et les cloches de tous les -campaniles carillonnaient joyeusement l’_Angelus_. - -Notre voyageur, enveloppé de sa robe de chambre, s’accouda au balcon; -de la fenêtre on apercevait Santa-Lucia, le fort de l’Œuf, et une -immense étendue de mer jusqu’au Vésuve et au promontoire bleu où -blanchissaient les vastes casini de Castellamare et où pointaient au -loin les villas de Sorrente. - -Le ciel était pur, seulement un léger nuage blanc s’avançait sur la -ville, poussé par une brise nonchalante. Paul fixa sur lui ce regard -étrange que nous avons déjà remarqué; ses sourcils se froncèrent. -D’autres vapeurs se joignirent au flocon unique, et bientôt un -rideau épais de nuées étendit ses plis noirs au-dessus du château de -Saint-Elme. De larges gouttes tombèrent sur le pavé de lave, et en -quelques minutes se changèrent en une de ces pluies diluviennes qui -font des rues de Naples autant de torrents et entraînent les chiens et -même les ânes dans les égouts. La foule surprise se dispersa, cherchant -des abris; les boutiques en plein vent déménagèrent à la hâte, non sans -perdre une partie de leurs denrées, et la pluie, maîtresse du champ de -bataille, courut en bouffées blanches sur le quai désert de Santa-Lucia. - -Le facchino gigantesque à qui Paddy avait appliqué un si beau coup -de poing, appuyé contre un mur sous un balcon dont la saillie le -protégeait un peu, ne s’était pas laissé emporter par la déroute -générale, et il regardait d’un œil profondément méditatif la fenêtre où -s’était accoudé M. Paul d’Aspremont. - -Son monologue intérieur se résuma dans cette phrase, qu’il grommela -d’un air irrité: - -«Le capitaine du _Léopold_ aurait bien fait de flanquer ce _forestier_ -à la mer;» et, passant sa main par l’interstice de sa grosse chemise -de toile, il toucha le paquet d’amulettes suspendu à son col par un -cordon. - - -IV - -Le beau temps ne tarda pas à se rétablir, un vif rayon de soleil sécha -en quelques minutes les dernières larmes de l’ondée, et la foule -recommença à fourmiller joyeusement sur le quai. Mais Timberio, le -portefaix, n’en parut pas moins garder son idée à l’endroit du jeune -étranger français, et prudemment il transporta ses pénates hors de la -vue des fenêtres de l’hôtel: quelques lazzaroni de sa connaissance -lui témoignèrent leur surprise de ce qu’il abandonnait une station -excellente pour en choisir une beaucoup moins favorable. - -«Je la donne à qui veut la prendre, répondit-il en hochant la tête d’un -air mystérieux; on sait ce qu’on sait.» - -Paul déjeuna dans sa chambre, car soit timidité, soit dédain, il -n’aimait pas à se trouver en public; puis il s’habilla, et pour -attendre l’heure convenable de se rendre chez miss Ward, il visita le -musée des Studj: il admira d’un œil distrait la précieuse collection -de vases campaniens, les bronzes retirés des fouilles de Pompeï, le -casque grec d’airain vert-de-grisé contenant encore la tête du soldat -qui le portait, le morceau de boue durcie conservant comme un moule -l’empreinte d’un charmant torse de jeune femme surprise par l’éruption -dans la maison de campagne d’Arrius Diomedès, l’Hercule Farnèse et -sa prodigieuse musculature, la Flore, la Minerve archaïque, les deux -Balbus, et la magnifique statue d’Aristide, le morceau le plus parfait -peut-être que l’antiquité nous ait laissé. Mais un amoureux n’est pas -un appréciateur bien enthousiaste des monuments de l’art; pour lui le -moindre profil de la tête adorée vaut tous les marbres grecs ou romains. - -Étant parvenu à user tant bien que mal deux ou trois heures aux Studj, -il s’élança dans sa calèche et se dirigea vers la maison de campagne où -demeurait miss Ward. Le cocher, avec cette intelligence des passions -qui caractérise les natures méridionales, poussait à outrance ses -haridelles, et bientôt la voiture s’arrêta devant les piliers surmontés -de vases de plantes grasses que nous avons déjà décrits. La même -servante vint entr’ouvrir la claire-voie; ses cheveux s’entortillaient -toujours en boucles indomptables; elle n’avait comme la première fois, -pour tout costume qu’une chemise de grosse toile brodée aux manches -et au col d’agréments en fil de couleur et qu’un jupon en étoffe -épaisse et bariolée transversalement, comme en portent les femmes de -Procida; ses jambes, nous devons l’avouer, étaient dénuées de bas, -et elle posait à nu sur la poussière des pieds qu’eût admirés un -sculpteur. Seulement un cordon noir soutenait sur sa poitrine un paquet -de petites breloques de forme singulière en corne et en corail, sur -lequel, à la visible satisfaction de Vicè, se fixa le regard de Paul. - -Miss Alicia était sur la terrasse, le lieu de la maison où elle se -tenait de préférence. Un hamac indien de coton rouge et blanc, orné -de plumes d’oiseau, accroché à deux des colonnes qui supportaient -le plafond de pampres, balançait la nonchalance de la jeune fille, -enveloppée d’un léger peignoir de soie écrue de la Chine, dont elle -fripait impitoyablement les garnitures tuyautées. Ses pieds dont on -apercevait la pointe à travers les mailles du hamac, étaient chaussés -de pantoufles en fibres d’aloès, et ses beaux bras nus se recroisaient -au-dessus de sa tête, dans l’attitude de la Cléopâtre antique, car, -bien qu’on ne fût qu’au commencement de mai, il faisait déjà une -chaleur extrême, et des milliers de cigales grinçaient en chœur sous -les buissons d’alentour. - -Le commodore, en costume de planteur et assis sur un fauteuil de jonc, -tirait à temps égaux la corde qui mettait le hamac en mouvement. - -Un troisième personnage complétait le groupe: c’était le comte -d’Altavilla, jeune élégant Napolitain dont la présence amena sur le -front de Paul cette contraction qui donnait à sa physionomie une -expression de méchanceté diabolique. - -Le comte était, en effet, un de ces hommes qu’on ne voit pas volontiers -auprès d’une femme qu’on aime. Sa haute taille avait des proportions -parfaites; des cheveux noirs comme le jais, massés par des touffes -abondantes, accompagnaient son front uni et bien coupé; une étincelle -du soleil de Naples scintillait dans ses yeux, et ses dents larges et -fortes, mais pures comme des perles, paraissaient encore avoir plus -d’éclat à cause du rouge vif de ses lèvres et de la nuance olivâtre -de son teint. La seule critique qu’un goût méticuleux eût pu formuler -contre le comte, c’est qu’il était trop beau. - -Quant à ses habits, Altavilla les faisait venir de Londres, et le dandy -le plus sévère eût approuvé sa tenue. Il n’y avait d’italien dans toute -sa toilette que des boutons de chemise d’un trop grand prix. Là le -goût bien naturel de l’enfant du Midi pour les joyaux se trahissait. -Peut-être aussi que partout ailleurs qu’à Naples on eût remarqué comme -d’un goût médiocre le faisceau de branches de corail bifurquées, de -mains de lave de Vésuve aux doigts repliés ou brandissant un poignard, -de chiens alongés sur leurs pattes, de cornes blanches et noires, et -autres menus objets analogues qu’un anneau commun suspendait à la -chaîne de sa montre; mais un tour de promenade dans la rue de Tolède -ou à la Villa Reale eût suffi pour démontrer que le comte n’avait rien -d’excentrique en portant à son gilet ces breloques bizarres. - -Lorsque Paul d’Aspremont se présenta, le comte, sur l’instante prière -de miss Ward, chantait une de ces délicieuses mélodies populaires -napolitaines, sans nom d’auteur, et dont une seule, recueillie par un -musicien, suffirait à faire la fortune d’un opéra.—A ceux qui ne les -ont pas entendues, sur la rive de Chiaja ou sur le môle, de la bouche -d’un lazzaronne, d’un pêcheur ou d’une trovatelle, les charmantes -romances de Gordigiani en pourront donner une idée. Cela est fait d’un -soupir de brise, d’un rayon de lune, d’un parfum d’oranger et d’un -battement de cœur. - -Alicia, avec sa jolie voix anglaise un peu fausse, suivait le motif -qu’elle voulait retenir, et elle fit, tout en continuant, un petit -signe amical à Paul, qui la regardait d’un air assez peu aimable, -froissé de la présence de ce beau jeune homme. - -Une des cordes du hamac se rompit, et miss Ward glissa à terre, mais -sans se faire mal; six mains se tendirent vers elle simultanément. -La jeune fille était déjà debout, toute rose de pudeur, car il est -_improper_ de tomber devant des hommes. Cependant, pas un des chastes -plis de sa robe ne s’était dérangé. - -«J’avais pourtant essayé ces cordes moi-même, dit le commodore, et miss -Ward ne pèse guère plus qu’un colibri.» - -Le comte d’Altavilla hocha la tête d’un air mystérieux: en lui-même -évidemment il expliquait la rupture de la corde par une tout autre -raison que celle de la pesanteur; mais, en homme bien élevé, il garda -le silence, et se contenta d’agiter la grappe de breloques de son gilet. - -Comme tous les hommes qui deviennent maussades et farouches lorsqu’ils -se trouvent en présence d’un rival qu’ils jugent redoutable, au lieu -de redoubler de grâce et d’amabilité, Paul d’Aspremont, quoiqu’il -eût l’usage du monde, ne parvint pas à cacher sa mauvaise humeur; il -ne répondait que par monosyllabes, laissait tomber la conversation, -et en se dirigeant vers Altavilla, son regard prenait son expression -sinistre; les fibrilles jaunes se tortillaient sous la transparence -grise de ses prunelles comme des serpents d’eau dans le fond d’une -source. - -Toutes les fois que Paul le regardait ainsi, le comte, par un geste en -apparence machinal, arrachait une fleur d’une jardinière placée près de -lui et la jetait de façon à couper l’effluve de l’œillade irritée. - -«Qu’avez-vous donc à fourrager ainsi ma jardinière? s’écria miss Alicia -Ward, qui s’aperçut de ce manége. Que vous ont fait mes fleurs pour les -décapiter? - -—Oh! rien, miss; c’est un tic involontaire, répondit Altavilla en -coupant de l’ongle une rose superbe qu’il envoya rejoindre les autres. - -—Vous m’agacez horriblement, dit Alicia; et sans le savoir vous -choquez une de mes manies. Je n’ai jamais cueilli une fleur. Un bouquet -m’inspire une sorte d’épouvante: ce sont des fleurs mortes, des -cadavres de roses, de verveines ou de pervenches, dont le parfum a pour -moi quelque chose de sépulcral. - -—Pour expier les meurtres que je viens de commettre, dit le comte -Altavilla en s’inclinant, je vous enverrai cent corbeilles de fleurs -vivantes.» - -Paul s’était levé, et d’un air contraint tortillait le bord de son -chapeau comme minutant une sortie. - -«Quoi! vous partez déjà? dit miss Ward. - -—J’ai des lettres à écrire, des lettres importantes. - -—Oh! le vilain mot que vous venez de prononcer là! dit la jeune fille -avec une petite moue; est-ce qu’il y a des lettres importantes quand ce -n’est pas à moi que vous écrivez? - -—Restez donc, Paul, dit le commodore; j’avais arrangé dans ma tête -un plan de soirée, sauf l’approbation de ma nièce: nous serions allés -d’abord boire un verre d’eau de la fontaine de Santa-Lucia, qui sent -les œufs gâtés, mais qui donne l’appétit; nous aurions mangé une ou -deux douzaines d’huîtres, blanches et rouges, à la poissonnerie, dîné -sous une treille dans quelque osteria bien napolitaine, bu du falerne -et du lacryma-christi, et terminé le divertissement par une visite -au seigneur Pulcinella. Le comte nous eût expliqué les finesses du -dialecte.» - -Ce plan parut peu séduire M. d’Aspremont, et il se retira après avoir -salué froidement. - -Altavilla resta encore quelques instants; et comme miss Ward, fâchée du -départ de Paul, n’entra pas dans l’idée du commodore, il prit congé. - -Deux heures après, miss Alicia recevait une immense quantité de pots -de fleurs, des plus rares, et, ce qui la surprit davantage, une -monstrueuse paire de cornes de bœuf de Sicile, transparentes comme le -jaspe, polies comme l’agate, qui mesuraient bien trois pieds de long et -se terminaient par de menaçantes pointes noires. Une magnifique monture -de bronze doré permettait de poser les cornes, le piton en l’air, sur -une cheminée, une console ou une corniche. - -Vicè, qui avait aidé les porteurs à déballer fleurs et cornes, parut -comprendre la portée de ce cadeau bizarre. - -Elle plaça bien en évidence, sur la table de pierre, les superbes -croissants, qu’on aurait pu croire arrachés au front du taureau divin -qui portait Europe, et dit: «Nous voilà maintenant en bon état de -défense. - -—Que voulez-vous dire, Vicè? demanda miss Ward. - -—Rien... sinon que le signor français a de bien singuliers yeux.» - - -V - -L’heure des repas était passée depuis longtemps, et les feux de charbon -qui pendant le jour changeaient en cratère du Vésuve la cuisine de -l’hôtel de Rome, s’éteignaient lentement en braise sous les étouffoirs -de tôle; les casseroles avaient repris leur place à leurs clous -respectifs et brillaient en rang comme les boucliers sur le bordage -d’une trirème antique;—une lampe de cuivre jaune, semblable à celles -qu’on retire des fouilles de Pompeï et suspendue par une triple -chaînette à la maîtresse poutre du plafond, éclairait de ses trois -mèches plongeant naïvement dans l’huile le centre de la vaste cuisine -dont les angles restaient baignés d’ombre. - -Les rayons lumineux tombant de haut modelaient avec des jeux d’ombre -et de clair très-pittoresques un groupe de figures caractéristiques -réunies autour de l’épaisse table de bois, toute hachée et sillonnée -de coups de tranche-lard, qui occupait le milieu de cette grande salle -dont la fumée des préparations culinaires avait glacé les parois -de ce bitume si cher aux peintres de l’école de Caravage. Certes, -l’Espagnolet ou Salvator Rosa, dans leur robuste amour du vrai, -n’eussent pas dédaigné les modèles rassemblés là par le hasard, où, -pour parler plus exactement, par une habitude de tous les soirs. - -Il y avait d’abord le chef Virgilio Falsacappa, personnage fort -important, d’une stature colossale et d’un embonpoint formidable, -qui aurait pu passer pour un des convives de Vitellius si, au lieu -d’une veste de basin blanc, il eût porté une toge romaine bordée de -pourpre: ses traits prodigieusement accentués formaient comme une -espèce de caricature sérieuse de certains types des médailles antiques; -d’épais sourcils noirs saillants d’un demi-pouce couronnaient ses -yeux, coupés comme ceux des masques de théâtre; un énorme nez jetait -son ombre sur une large bouche qui semblait garnie de trois rangs -de dents comme la gueule du requin. Un fanon puissant comme celui du -taureau Farnèse unissait le menton, frappé d’une fossette à y fourrer -le poing, à un col d’une vigueur athlétique tout sillonné de veines et -de muscles. Deux touffes de favoris, dont chacun eût pu fournir une -barbe raisonnable à un sapeur, encadraient cette large face martelée -de tons violents: des cheveux noirs frisés, luisants, où se mêlaient -quelques fils argentés, se tordaient sur son crâne en petites mèches -courtes, et sa nuque plissée de trois boursouflures transversales -débordait du collet de sa veste; aux lobes de ses oreilles, relevées -par les apophyses de mâchoires capables de broyer un bœuf dans une -journée, brillaient des boucles d’argent grandes comme le disque de la -lune; tel était maître Virgilio Falsacappa, que son tablier retroussé -sur la hanche et son couteau plongé dans une gaîne de bois faisaient -ressembler à un victimaire plus qu’à un cuisinier. - -Ensuite apparaissait Timberio le portefaix, que la gymnastique de sa -profession et la sobriété de son régime, consistant en une poignée -de macaroni demi-cru et saupoudré de cacio-cavallo, une tranche de -pastèque et un verre d’eau à la neige, maintenait dans un état de -maigreur relative, et qui, bien nourri, eût certes atteint l’embonpoint -de Falsacappa, tant sa robuste charpente paraissait faite pour -supporter un poids énorme de chair. Il n’avait d’autre costume qu’un -caleçon, un long gilet d’étoffe brune et un grossier caban jeté sur -l’épaule. - -Appuyé sur le bord de la table, Scazziga, le cocher de la calèche -de louage dont se servait M. Paul d’Aspremont, présentait aussi une -physionomie frappante; ses traits irréguliers et spirituels étaient -empreints d’une astuce naïve; un sourire de commande errait sur ses -lèvres moqueuses, et l’on voyait à l’aménité de ses manières qu’il -vivait en relation perpétuelle avec les gens comme il faut; ses habits -achetés à la friperie simulaient une espèce de livrée dont il n’était -pas médiocrement fier, et qui, dans son idée, mettait une grande -distance sociale entre lui et le sauvage Timberio; sa conversation -s’émaillait de mots anglais et français qui ne cadraient pas toujours -heureusement avec le sens de ce qu’il voulait dire, mais qui n’en -excitaient pas moins l’admiration des filles de cuisine et des -marmitons, étonnés de tant de science. - -Un peu en arrière se tenaient deux jeunes servantes dont les traits -rappelaient avec moins de noblesse, sans doute, ce type si connu -des monnaies syracusaines: front bas, nez tout d’une pièce avec le -front, lèvres un peu épaisses, menton empâté et fort; des bandeaux de -cheveux d’un noir bleuâtre allaient se rejoindre derrière leur tête -à un pesant chignon traversé d’épingles terminées par des boules de -corail; des colliers de même matière cerclaient à triple rang leurs -cols de cariatide, dont l’usage de porter les fardeaux sur la tête -avait renforcé les muscles.—Des dandies eussent à coup sûr méprisé -ces pauvres filles qui conservaient pur de mélange le sang des belles -races de la grande Grèce; mais tout artiste, à leur aspect, eût tiré -son carnet de croquis et taillé son crayon. - -Avez-vous vu à la galerie du maréchal Soult le tableau de Murillo où -des chérubins font la cuisine? Si vous l’avez vu, cela nous dispensera -de peindre ici les têtes des trois ou quatre marmitons bouclés et -frisés qui complétaient le groupe. - -Le conciliabule traitait une question grave. Il s’agissait de M. Paul -d’Aspremont, le voyageur français arrivé par le dernier vapeur: la -cuisine se mêlait de juger l’appartement. - -Timberio le portefaix avait la parole, et il faisait des pauses entre -chacune de ses phrases, comme un acteur en vogue, pour laisser à son -auditoire le temps d’en bien saisir toute la portée, d’y donner son -assentiment ou d’élever des objections. - -«Suivez bien mon raisonnement, disait l’orateur; _le Léopold_, est un -honnête bateau à vapeur toscan, contre lequel il n’y a rien à objecter, -sinon qu’il transporte trop d’hérétiques anglais... - -—Les hérétiques anglais payent bien, interrompit Scazziga, rendu plus -tolérant par les pourboires. - -—Sans doute; c’est bien le moins que lorsqu’un hérétique fait -travailler un chrétien, il le récompense généreusement, afin de -diminuer l’humiliation. - -—Je ne suis pas humilié de conduire un _forestier_ dans ma voiture; -je ne fais pas, comme toi, métier de bête de somme, Timberio. - -—Est-ce que je ne suis pas baptisé aussi bien que toi? répliqua le -portefaix en fronçant le sourcil et en fermant les poings. - -—Laissez parler Timberio, s’écria en chœur l’assemblée, qui craignait -de voir cette dissertation intéressante tourner en dispute. - -—Vous m’accorderez, reprit l’orateur calmé, qu’il faisait un temps -superbe lorsque _le Léopold_ est entré dans le port? - -—On vous l’accorde, Timberio, fit le chef avec une majesté -condescendante. - -—La mer était unie comme une glace, continua le facchino, et pourtant -une vague énorme a secoué si rudement la barque de Gennaro qu’il est -tombé à l’eau avec deux ou trois de ses camarades.—Est-ce naturel? -Gennaro a le pied marin cependant, et il danserait la tarentelle sans -balancier sur une vergue. - -—Il avait peut-être bu un fiasque d’Asprino de trop, objecta Scazziga, -le rationaliste de l’assemblée. - -—Pas même un verre de limonade, poursuivit Timberio; mais il y avait -à bord du bateau à vapeur un monsieur qui le regardait d’une certaine -manière,—vous m’entendez! - -—Oh! parfaitement, répondit le chœur en allongeant avec un ensemble -admirable l’index et le petit doigt. - -—Et ce monsieur, dit Timberio, n’était autre que M. Paul d’Aspremont. - -—Celui qui loge au numéro 3, demanda le chef, et à qui j’envoie son -dîner sur un plateau? - -—Précisément, répondit la plus jeune et la plus jolie des servantes; -je n’ai jamais vu de voyageur plus sauvage, plus désagréable et plus -dédaigneux; il ne m’a adressé ni un regard, ni une parole, et pourtant -je vaux un compliment, disent tous ces messieurs. - -—Vous valez mieux que cela, Gelsomina, ma belle, dit galamment -Timberio; mais c’est un bonheur pour vous que cet étranger ne vous ait -pas remarquée. - -—Tu es aussi par trop superstitieux, objecta le sceptique Scazziga, -que ses relations avec les étrangers avaient rendu légèrement -voltairien. - -—A force de fréquenter les hérétiques tu finiras par ne plus même -croire à saint Janvier. - -—Si Gennaro s’est laissé tomber à la mer, ce n’est pas une raison, -continua Scazziga qui défendait sa pratique, pour que M. Paul -d’Aspremont ait l’influence que tu lui attribues. - -—Il te faut d’autres preuves: ce matin je l’ai vu à la fenêtre, -l’œil fixé sur un nuage pas plus gros que la plume qui s’échappe d’un -oreiller décousu, et aussitôt des vapeurs noires se sont assemblées, et -il est tombé une pluie si forte que les chiens pouvaient boire debout.» - -Scazziga n’était pas convaincu et hochait la tête d’un air de doute. - -«Le groom ne vaut d’ailleurs pas mieux que le maître, continua -Timberio, et il faut que ce singe botté ait des intelligences avec -le diable pour m’avoir jeté par terre, moi qui le tuerais d’une -chiquenaude. - -—Je suis de l’avis de Timberio, dit majestueusement le chef de -cuisine; l’étranger mange peu; il a renvoyé les zuchettes farcies, -la friture de poulet et le macaroni aux tomates que j’avais pourtant -apprêtés de ma propre main! Quelque secret étrange se cache sous cette -sobriété. Pourquoi un homme riche se priverait-il de mets savoureux et -ne prendrait-il qu’un potage aux œufs et une tranche de viande froide? - -—Il a les cheveux roux, dit Gelsomina en passant les doigts dans la -noire forêt de ses bandeaux. - -—Et les yeux un peu saillants, continua Pepina, l’autre servante. - -—Très-rapprochés du nez, appuya Timberio. - -—Et la ride qui se forme entre ses sourcils se creuse en fer à cheval, -dit en terminant l’instruction le formidable Virgilio Falsacappa; donc -il est... - -—Ne prononcez pas le mot, c’est inutile, cria le chœur moins Scazziga, -toujours incrédule; nous nous tiendrons sur nos gardes. - -—Quand je pense que la police me tourmenterait, dit Timberio, si par -hasard je lui laissais tomber une malle de trois cents livres sur la -tête, à ce _forestier_ de malheur! - -—Scazziga est bien hardi de le conduire, dit Gelsomina. - -—Je suis sur mon siége, il ne me voit que le dos, et ses regards ne -peuvent faire avec les miens l’angle voulu. D’ailleurs, je m’en moque. - -—Vous n’avez pas de religion, Scazziga, dit le colossal Palforio, le -cuisinier à formes herculéennes; vous finirez mal.» - -Pendant que l’on dissertait de la sorte sur son compte à la cuisine de -l’hôtel de Rome, Paul, que la présence du comte d’Altavilla chez miss -Ward avait mis de mauvaise humeur, était allé se promener à la villa -Reale; et plus d’une fois la ride de son front se creusa, et ses yeux -prirent leur regard fixe. Il crut voir Alicia passer en calèche avec le -comte et le commodore, et il se précipita vers la portière en posant -son lorgnon sur son nez pour être sûr qu’il ne se trompait pas: ce -n’était pas Alicia, mais une femme qui lui ressemblait un peu de loin. -Seulement, les chevaux de la calèche, effrayés sans doute du mouvement -brusque de Paul, s’emportèrent. - -Paul prit une glace au café de l’Europe sur le largo du palais: -quelques personnes l’examinèrent avec attention, et changèrent de place -en faisant un geste singulier. - -Il entra au théâtre de Pulcinella, où l’on donnait un spectacle -_tutto da ridere_. L’acteur se troubla au milieu de son improvisation -bouffonne et resta court; il se remit pourtant; mais au beau milieu -d’un lazzi, son nez de carton noir se détacha, et il ne put venir à -bout de le rajuster, et comme pour s’excuser, d’un signe rapide il -expliqua la cause de ses mésaventures, car le regard de Paul, arrêté -sur lui, lui ôtait tous ses moyens. - -Les spectateurs voisins de Paul s’éclipsèrent un à un; M. d’Aspremont -se leva pour sortir, ne se rendant pas compte de l’effet bizarre qu’il -produisait, et dans le couloir il entendait prononcer à voix basse ce -mot étrange et dénué de sens pour lui: un jettatore! un jettatore! - - -VI - -Le lendemain de l’envoi des cornes, le comte Altavilla fit une visite -à miss Ward. La jeune Anglaise prenait le thé en compagnie de son -oncle, exactement comme si elle eût été à Ramsgate dans une maison -de briques jaunes, et non à Naples sur une terrasse blanchie à la -chaux et entourée de figuiers, de cactus et d’aloès; car un des -signes caractéristiques de la race saxonne est la persistance de ses -habitudes, quelque contraires qu’elles soient au climat. Le commodore -rayonnait: au moyen de morceaux de glace fabriquée chimiquement avec un -appareil, car on n’apporte que de la neige des montagnes qui s’élève -derrière Castellamare, il était parvenu à maintenir son beurre à l’état -solide, et il en étalait une couche avec une satisfaction visible sur -une tranche de pain coupée en sandwich. - -Après ces quelques mots vagues qui précèdent toute conversation et -ressemblent aux préludes par lesquels les pianistes tâtent leur clavier -avant de commencer leur morceau, Alicia, abandonnant tout à coup les -lieux communs d’usage, s’adressa brusquement au jeune comte napolitain: - -«Que signifie ce bizarre cadeau de cornes dont vous avez accompagné vos -fleurs? Ma servante Vicè m’a dit que c’était un préservatif contre le -_fascino_; voilà tout ce que j’ai pu tirer d’elle. - -—Vicè a raison, répondit le comte Altavilla en s’inclinant. - -—Mais qu’est-ce que le _fascino_? poursuivit la jeune miss; je ne suis -pas au courant de vos superstitions... africaines, car cela doit se -rapporter sans doute à quelque croyance populaire. - -—Le _fascino_ est l’influence pernicieuse qu’exerce la personne douée, -ou plutôt affligée du mauvais œil. - -—Je fais semblant de vous comprendre, de peur de vous donner une -idée défavorable de mon intelligence si j’avoue que le sens de vos -paroles m’échappe, dit miss Alicia Ward; vous m’expliquez l’inconnu par -l’inconnu: _mauvais œil_ traduit fort mal, pour moi, _fascino_; comme -le personnage de la comédie je sais le latin, mais faites comme si je -ne le savais pas. - -—Je vais m’expliquer avec toute la clarté possible, répondit -Altavilla; seulement, dans votre dédain britannique, n’allez pas me -prendre pour un sauvage et vous demander si mes habits ne cachent pas -une peau tatouée de rouge et de bleu. Je suis un homme civilisé; j’ai -été élevé à Paris, je parle anglais et français; j’ai lu Voltaire; je -crois aux machines à vapeur, aux chemins de fer, aux deux chambres -comme Stendhal; je mange le macaroni avec une fourchette;—je porte le -matin des gants de Suède, l’après-midi des gants de couleur, le soir -des gants paille.» - -L’attention du commodore, qui beurrait sa deuxième tartine, fut attirée -par ce début étrange, et il resta le couteau à la main, fixant sur -Altavilla ses prunelles d’un bleu polaire, dont la nuance formait un -bizarre contraste avec son teint rouge-brique. - -«Voilà des titres rassurants, fit miss Alicia Ward avec un sourire; -et après cela je serais bien défiante si je vous soupçonnais de -_barbarie_. Mais ce que vous avez à me dire est donc bien terrible ou -bien absurde, que vous prenez tant de circonlocutions pour arriver au -fait? - -—Oui, bien terrible, bien absurde et même bien ridicule, ce qui est -pire, continua le comte; si j’étais à Londres ou à Paris, peut-être en -rirais-je avec vous, mais ici, à Naples... - -—Vous garderez votre sérieux; n’est-ce pas cela que vous voulez dire? - -—Précisément. - -—Arrivons au _fascino_, dit miss Ward, que la gravité d’Altavilla -impressionnait malgré elle. - -—Cette croyance remonte à la plus haute antiquité. Il y est fait -allusion dans la Bible. Virgile en parle d’un ton convaincu; les -amulettes de bronze trouvées à Pompeïa, à Herculanum, à Stabies, les -signes préservatifs dessinés sur les murs des maisons déblayées, -montrent combien cette superstition était jadis répandue (Altavilla -souligna le mot _superstition_ avec une intention maligne). L’Orient -tout entier y ajoute foi encore aujourd’hui. Des mains rouges ou -vertes sont appliquées de chaque côté de l’une des maisons mauresques -pour détourner la mauvaise influence. On voit une main sculptée sur -le claveau de la porte du Jugement à l’Alhambra; ce qui prouve que -ce _préjugé_ est du moins fort ancien s’il n’est pas fondé. Quand -des millions d’hommes ont pendant des milliers d’années partagé une -opinion, il est probable que cette opinion si généralement reçue -s’appuyait sur des faits positifs, sur une longue suite d’observations -justifiées par l’événement... J’ai peine à croire, quelque idée -avantageuse que j’aie de moi-même, que tant de personnes, dont -plusieurs à coup sûr étaient illustres, éclairées et savantes, se -soient trompées grossièrement dans une chose où seul je verrais clair... - -—Votre raisonnement est facile à rétorquer, interrompit miss Alicia -Ward: le polythéisme n’a-t-il pas été la religion d’Hésiode, d’Homère, -d’Aristote, de Platon, de Socrate même, qui a sacrifié un coq à -Esculape, et d’une foule d’autres personnages d’un génie incontestable? - -—Sans doute, mais il n’y a plus personne aujourd’hui qui sacrifie des -bœufs à Jupiter. - -—Il vaut bien mieux en faire des beefsteaks et des rumpsteaks, dit -sentencieusement le commodore, que l’usage de brûler les cuisses -grasses des victimes sur les charbons avait toujours choqué dans Homère. - -—On n’offre plus de colombes à Vénus, ni de paons à Junon, ni de boucs -à Bacchus; le christianisme a remplacé ces rêves de marbre blanc dont -la Grèce avait peuplé son Olympe; la vérité a fait évanouir l’erreur, -et une infinité de gens redoutent encore les effets du _fascino_, ou, -pour lui donner son nom populaire, de la _jettatura_. - -—Que le peuple ignorant s’inquiète de pareilles influences, je le -conçois, dit miss Ward; mais qu’un homme de votre naissance et de votre -éducation partage cette croyance, voilà ce qui m’étonne. - -—Plus d’un qui fait l’esprit fort, répondit le comte, suspend à sa -fenêtre une corne, cloue un massacre au-dessus de sa porte, et ne -marche que couvert d’amulettes; moi, je suis franc, et j’avoue sans -honte que lorsque je rencontre un _jettatore_, je prends volontiers -l’autre côté de la rue, et que si je ne puis éviter son regard, je -le conjure de mon mieux par le geste consacré. Je n’y mets pas plus -de façon qu’un lazzarone, et je m’en trouve bien. Des mésaventures -nombreuses m’ont appris à ne pas dédaigner ces précautions.» - -Miss Alicia Ward était une protestante, élevée avec une grande liberté -d’esprit philosophique, qui n’admettait rien qu’après examen, et dont -la raison droite répugnait à tout ce qui ne pouvait s’expliquer -mathématiquement. Les discours du comte la surprenaient. Elle voulut -d’abord n’y voir qu’un simple jeu d’esprit; mais le ton calme et -convaincu d’Altavilla lui fit changer d’idée sans la persuader en -aucune façon. - -«Je vous accorde, dit-elle, que ce préjugé existe, qu’il est fort -répandu, que vous êtes sincère dans votre crainte du mauvais œil, et -ne cherchez pas à vous jouer de la simplicité d’une pauvre étrangère; -mais donnez-moi quelque raison physique de cette idée superstitieuse, -car, dussiez-vous me juger comme un être entièrement dénué de poésie, -je suis très-incrédule: le fantastique, le mystérieux, l’occulte, -l’inexplicable ont fort peu de prise sur moi. - -—Vous ne nierez pas, miss Alicia, reprit le comte, la puissance de -l’œil humain; la lumière du ciel s’y combine avec le reflet de l’âme; -la prunelle est une lentille qui concentre les rayons de la vie, et -l’électricité intellectuelle jaillit par cette étroite ouverture: le -regard d’une femme ne traverse-t-il pas le cœur le plus dur? Le regard -d’un héros n’aimante-t-il pas toute une armée? Le regard du médecin ne -dompte-t-il pas le fou comme une douche froide? Le regard d’une mère ne -fait-il pas reculer les lions? - -—Vous plaidez votre cause avec éloquence, répondit miss Ward, en -secouant sa jolie tête; pardonnez-moi s’il me reste des doutes. - -—Et l’oiseau qui, palpitant d’horreur et poussant des cris -lamentables, descend du haut d’un arbre, d’où il pourrait s’envoler, -pour se jeter dans la gueule du serpent qui le fascine, obéit-il à un -préjugé? a-t-il entendu dans les nids des commères emplumées raconter -des histoires de jettatura?—Beaucoup d’effets n’ont-ils pas eu lieu -par des causes inappréciables pour nos organes? Les miasmes de la -fièvre paludéenne, de la peste, du choléra, sont-ils visibles? Nul -œil n’aperçoit le fluide électrique sur la broche du paratonnerre, et -pourtant la foudre est soutirée! Qu’y a-t-il d’absurde à supposer qu’il -se dégage de ce disque noir, bleu ou gris, un rayon propice ou fatal? -Pourquoi cette effluve ne serait-elle pas heureuse ou malheureuse -d’après le mode d’émission et l’angle sous lequel l’objet la reçoit? - -—Il me semble, dit le commodore, que la théorie du comte a quelque -chose de spécieux; je n’ai jamais pu, moi, regarder les yeux d’or d’un -crapaud sans me sentir à l’estomac une chaleur intolérable, comme si -j’avais pris de l’émétique; et pourtant le pauvre reptile avait plus de -raison de craindre que moi qui pouvais l’écraser d’un coup de talon. - -—Ah! mon oncle! si vous vous mettez avec M. d’Altavilla, fit miss -Ward, je vais être battue. Je ne suis pas de force à lutter. Quoique -j’eusse peut-être bien des choses à objecter contre cette électricité -oculaire dont aucun physicien n’a parlé, je veux bien admettre son -existence pour un instant, mais quelle efficacité peuvent avoir pour -se préserver de leurs funestes effets les immenses cornes dont vous -m’avez gratifiée? - -—De même que le paratonnerre avec sa pointe soutire la foudre, -répondit Altavilla, ainsi les pitons aigus de ces cornes sur lesquelles -se fixe le regard du jettatore détournent le fluide malfaisant et le -dépouillent de sa dangereuse électricité. Les doigts tendus en avant et -les amulettes de corail rendent le même service. - -—Tout ce que vous me contez là est bien fou, monsieur le comte, reprit -miss Ward; et voici ce que j’y crois comprendre: selon vous, je serais -sous le coup du fascino d’un jettatore bien dangereux; et vous m’avez -envoyé des cornes comme moyens de défense? - -—Je le crains, miss Alicia, répondit le comte avec un ton de -conviction profonde. - -—Il ferait beau voir, s’écria le commodore, qu’un de ces drôles à -l’œil louche essayât de fasciner ma nièce! Quoique j’aie dépassé la -soixantaine, je n’ai pas encore oublié mes leçons de boxe.» - -Et il fermait son poing en serrant le pouce contre les doigts pliés. - -«Deux doigts suffisent, milord, dit Altavilla en faisant prendre -à la main du commodore la position voulue. Le plus ordinairement -la jettatura est involontaire; elle s’exerce à l’insu de ceux qui -possèdent ce don fatal, et souvent même, lorsque les jettatori arrivent -à la conscience de leur funeste pouvoir, ils en déplorent les effets -plus que personne; il faut donc les éviter et non les maltraiter. -D’ailleurs, avec les cornes, les doigts en pointe, les branches de -corail bifurquées, on peut neutraliser ou du moins atténuer leur -influence. - -—En vérité, c’est fort étrange, dit le commodore, que le sang-froid -d’Altavilla impressionnait malgré lui. - -—Je ne me savais pas si fort obsédée par les jettatori; je ne quitte -guère cette terrasse, si ce n’est pour aller faire, le soir, un tour -en calèche le long de la villa Reale, avec mon oncle, et je n’ai rien -remarqué qui pût donner lieu à votre supposition, dit la jeune fille -dont la curiosité s’éveillait, quoique son incrédulité fût toujours la -même. Sur qui se portent vos soupçons? - -—Ce ne sont pas des soupçons, miss Ward; ma certitude est complète, -répondit le jeune comte napolitain. - -—De grâce, révélez-nous le nom de cet être fatal?» dit miss Ward avec -une légère nuance de moquerie. - -Altavilla garda le silence. - -«Il est bon de savoir de qui l’on doit se défier,» ajouta le commodore. - -Le jeune comte napolitain parut se recueillir;—puis il se leva, -s’arrêta devant l’oncle de miss Ward, lui fit un salut respectueux et -lui dit: - -«Milord Ward, je vous demande la main de votre nièce.» - -A cette phrase inattendue, Alicia devint toute rose, et le commodore -passa du rouge à l’écarlate. - -Certes, le comte Altavilla pouvait prétendre à la main de miss Ward; -il appartenait à une des plus anciennes et plus nobles familles de -Naples; il était beau, jeune, riche, très-bien en cour, parfaitement -élevé, d’une élégance irréprochable; sa demande, en elle-même, n’avait -donc rien de choquant; mais elle venait d’une manière si soudaine, si -étrange; elle ressortait si peu de la conversation entamée, que la -stupéfaction de l’oncle et de la nièce était tout à fait convenable. -Aussi Altavilla n’en parut-il ni surpris ni découragé, et attendit-il -la réponse de pied ferme. - -«Mon cher comte, dit enfin le commodore, un peu remis de son trouble, -votre proposition m’étonne—autant qu’elle m’honore.—En vérité, je ne -sais que vous répondre; je n’ai pas consulté ma nièce.—On parlait de -fascino, de jettatura, de cornes, d’amulettes, de mains ouvertes ou -fermées, de toutes sortes de choses qui n’ont aucun rapport au mariage, -et puis voilà que vous me demandez la main d’Alicia!—Cela ne se suit -pas du tout, et vous ne m’en voudrez pas si je n’ai pas des idées bien -nettes à ce sujet. Cette union serait à coup sûr très-convenable, mais -je croyais que ma nièce avait d’autres intentions. Il est vrai qu’un -vieux loup de mer comme moi ne lit pas bien couramment dans le cœur des -jeunes filles...» - -Alicia, voyant son oncle s’embrouiller, profita du temps d’arrêt qu’il -prit après sa dernière phrase pour faire cesser une scène qui devenait -gênante, et dit au Napolitain: - -«Comte, lorsqu’un galant homme demande loyalement la main d’une honnête -jeune fille, il n’y a pas lieu pour elle de s’offenser, mais elle a -droit d’être étonnée de la forme bizarre donnée à cette demande. Je -vous priais de me dire le nom du prétendu jettatore dont l’influence -peut, selon vous, m’être nuisible, et vous faites brusquement à mon -oncle une proposition dont je ne démêle pas le motif. - -—C’est, répondit Altavilla, qu’un gentilhomme ne se fait pas -volontiers dénonciateur, et qu’un mari seul peut défendre sa femme. -Mais prenez quelques jours pour réfléchir. Jusque-là, les cornes -exposées d’une façon bien visible suffiront, je l’espère, à vous -garantir de tout événement fâcheux.» - -Cela dit, le comte se leva et sortit après avoir salué profondément. - -Vicè, la fauve servante aux cheveux crépus, qui venait pour emporter -la théière et les tasses, avait, en montant lentement l’escalier de -la terrasse, entendu la fin de la conversation; elle nourrissait -contre Paul d’Aspremont toute l’aversion qu’une paysanne des Abruzzes -apprivoisée à peine par deux ou trois ans de domesticité, peut avoir -à l’endroit d’un _forestiere_ soupçonné de jettature; elle trouvait -d’ailleurs le comte Altavilla superbe, et ne concevait pas que miss -Ward pût lui préférer un jeune homme chétif et pâle dont elle, Vicè, -n’eût pas voulu, quand même il n’aurait pas eu le fascino. Aussi, -n’appréciant pas la délicatesse de procédé du comte, et désirant -soustraire sa maîtresse, qu’elle aimait, à une nuisible influence, Vicè -se pencha vers l’oreille de miss Ward et lui dit: - -«Le nom que vous cache le comte Altavilla, je le sais, moi. - -—Je vous défends de me le dire, Vicè, si vous tenez à mes bonnes -grâces, répondit Alicia. Vraiment toutes ces superstitions sont -honteuses, et je les braverai en fille chrétienne qui ne craint que -Dieu.» - - -VII - -«Jettatore! jettatore! Ces mots s’adressaient bien à moi, se disait -Paul d’Aspremont en rentrant à l’hôtel; j’ignore ce qu’ils signifient, -mais ils doivent assurément renfermer un sens injurieux ou moqueur. -Qu’ai-je dans ma personne de singulier, d’insolite ou de ridicule pour -attirer ainsi l’attention d’une manière défavorable? Il me semble, -quoique l’on soit assez mauvais juge de soi-même, que je ne suis ni -beau, ni laid, ni grand, ni petit, ni maigre, ni gros, et que je puis -passer inaperçu dans la foule. Ma mise n’a rien d’excentrique; je ne -suis pas coiffé d’un turban illuminé de bougies comme M. Jourdain dans -la cérémonie du _Bourgeois gentilhomme_; je ne porte pas une veste -brodée d’un soleil d’or dans le dos; un nègre ne me précède pas jouant -des timbales; mon individualité parfaitement inconnue, du reste, à -Naples, se dérobe sous le vêtement uniforme, domino de la civilisation -moderne, et je suis dans tout pareil aux élégants qui se promènent rue -de Tolède ou au largo du Palais, sauf un peu moins de cravate, un peu -moins d’épingle, un peu moins de chemise brodée, un peu moins de gilet, -un peu moins de chaînes d’or et beaucoup moins de frisure. - -—Peut-être ne suis-je pas assez frisé!—Demain je me ferai donner un -coup de fer par le coiffeur de l’hôtel. Cependant l’on a ici l’habitude -de voir des étrangers, et quelques imperceptibles différences de -toilette ne suffisent pas à justifier le mot mystérieux et le geste -bizarre que ma présence provoque. J’ai remarqué, d’ailleurs, une -expression d’antipathie et d’effroi dans les yeux des gens qui -s’écartaient de mon chemin. Que puis-je avoir fait à ces gens que je -rencontre pour la première fois? Un voyageur, ombre qui passe pour -ne plus revenir, n’excite partout que l’indifférence, à moins qu’il -n’arrive de quelque région éloignée et ne soit l’échantillon d’une -race inconnue: mais les paquebots jettent toutes les semaines sur le -môle des milliers de touristes dont je ne diffère en rien. Qui s’en -inquiète, excepté les facchini, les hôteliers et les domestiques de -place? Je n’ai pas tué mon frère, puisque je n’en avais pas, et je -ne dois pas être marqué par Dieu du signe de Caïn, et pourtant les -hommes se troublent et s’éloignent à mon aspect: à Paris, à Londres, -à Vienne, dans toutes les villes que j’ai habitées, je ne me suis -jamais aperçu que je produisisse un effet semblable; l’on m’a trouvé -quelquefois fier, dédaigneux, sauvage; l’on m’a dit que j’affectais -le _sneer_ anglais, que j’imitais lord Byron, mais j’ai reçu partout -l’accueil dû à un gentleman, et mes avances, quoique rares, n’en -étaient que mieux appréciées. Une traversée de trois jours de Marseille -à Naples ne peut pas m’avoir changé à ce point d’être devenu odieux ou -grotesque, moi que plus d’une femme a distingué et qui ai su toucher -le cœur de miss Alicia Ward, une délicieuse jeune fille, une créature -céleste, un ange de Thomas Moore! - -Ces réflexions, raisonnables assurément, calmèrent un peu Paul -d’Aspremont, et il se persuada qu’il avait attaché à la mimique -exagérée des Napolitains, le peuple le plus gesticulateur du monde, un -sens dont elle était dénuée. - -Il était tard.—Tous les voyageurs, à l’exception de Paul, avaient -regagné leurs chambres respectives; Gelsomina, l’une des servantes -dont nous avons esquissé la physionomie dans le conciliabule tenu à -la cuisine sous la présidence de Virgilio Falsacappa, attendait que -Paul fût rentré pour mettre les barres de clôture à la porte. Nanella, -l’autre fille, dont c’était le tour de veiller, avait prié sa compagne -plus hardie de tenir sa place, ne voulant pas se rencontrer avec le -_forestiere_ soupçonné de jettature; aussi Gelsomina était-elle sous -les armes: un énorme paquet d’amulettes se hérissait sur sa poitrine, -et cinq petites cornes de corail tremblaient au lieu de pampilles à -la perle taillée de ses boucles d’oreilles; sa main, repliée d’avance, -tendait l’index et le petit doigt avec une correction que le révérend -curé Andréa de Jorio, auteur de la _Mimica degli antichi investigata -nel gestire napoletano_ eût assurément approuvée. - -La brave Gelsomina, dissimulant sa main derrière un pli de sa jupe -présenta le flambeau à M. d’Aspremont, et dirigea sur lui un regard -aigu, persistant, presque provocateur, d’une expression si singulière, -que le jeune homme en baissa les yeux; circonstance qui parut faire -beaucoup de plaisir à cette belle fille. - -A la voir immobile et droite, allongeant le flambeau avec un geste -de statue, le profil découpé par une ligne lumineuse, l’œil fixe et -flamboyant, on eût dit la Némésis antique cherchant à déconcerter un -coupable. - -Lorsque le voyageur eut monté l’escalier et que le bruit de ses pas -se fut éteint dans le silence, Gelsomina releva la tête d’un air de -triomphe, et dit: «Je lui ai joliment fait rentrer son regard dans la -prunelle, à ce vilain monsieur, que saint Janvier confonde; je suis -sûre qu’il ne m’arrivera rien de fâcheux.» - -Paul dormit mal et d’un sommeil agité; il fut tourmenté par toutes -sortes de rêves bizarres se rapportant aux idées qui avaient -préoccupé sa veille: il se voyait entouré de figures grimaçantes -et monstrueuses, exprimant la haine, la colère et la peur; puis -les figures s’évanouissaient; des doigts longs, maigres, osseux, -à phalanges noueuses, sortant de l’ombre et rougis d’une clarté -infernale, le menaçaient en faisant des signes cabalistiques; les -ongles de ces doigts, se recourbant en griffes de tigre, en serres de -vautour, s’approchaient de plus en plus de son visage et semblaient -chercher à lui vider l’orbite des yeux. Par un effort suprême, il -parvint à écarter ces mains, voltigeant sur des ailes de chauve-souris; -mais aux mains crochues succédèrent des massacres de bœufs, de buffles -et de cerfs, crânes blanchis animés d’une vie morte, qui l’assaillaient -de leurs cornes et de leurs ramures et le forçaient à se jeter à la -mer, où il se déchirait le corps sur une forêt de corail aux branches -pointues ou bifurquées;—une vague le rapportait à la côte, moulu, -brisé, à demi mort; et, comme le don Juan de lord Byron, il entrevoyait -à travers son évanouissement une tête charmante qui se penchait vers -lui;—ce n’était pas Haydée, mais Alicia, plus belle encore que l’être -imaginaire créé par le poëte. La jeune fille faisait de vains efforts -pour tirer sur le sable le corps que la mer voulait reprendre, et -demandait à Vicè, la fauve servante, une aide que celle-ci lui refusait -en riant d’un rire féroce: les bras d’Alicia se fatiguaient, et Paul -retombait au gouffre. - -Ces fantasmagories confusément effrayantes, vaguement horribles, et -d’autres plus insaisissables encore rappelant les fantômes informes -ébauchés dans l’ombre opaque des aquatintes de Goya torturèrent le -dormeur jusqu’aux premières lueurs du matin; son âme, affranchie par -l’anéantissement du corps, semblait deviner ce que sa pensée éveillée -ne pouvait comprendre, et tâchait de traduire ses pressentiments en -image dans la chambre noire du rêve. - -Paul se leva brisé, inquiet, comme mis sur la trace d’un malheur caché -par ces cauchemars dont il craignait de sonder le mystère; il tournait -autour du fatal secret, fermant les yeux pour ne pas voir et les -oreilles pour ne pas entendre; jamais il n’avait été plus triste; il -doutait même d’Alicia; l’air de fatuité heureuse du comte napolitain, -la complaisance avec laquelle la jeune fille l’écoutait, la mine -approbative du commodore, tout cela lui revenait en mémoire enjolivé de -mille détails cruels, lui noyait le cœur d’amertume et ajoutait encore -à sa mélancolie. - -La lumière a ce privilége de dissiper le malaise causé par les -visions nocturnes. Smarra, offusqué, s’enfuit en agitant ses ailes -membraneuses, lorsque le jour tire ses flèches d’or dans la chambre par -l’interstice des rideaux.—Le soleil brillait d’un éclat joyeux, le -ciel était pur, et sur le bleu de la mer scintillaient des millions de -paillettes: peu à peu Paul se rasséréna; il oublia ses rêves fâcheux et -les impressions bizarres de la veille, ou, s’il y pensait, c’était pour -s’accuser d’extravagance. - -Il alla faire un tour à Chiaja pour s’amuser du spectacle de la -pétulance napolitaine; les marchands criaient leurs denrées sur des -mélopées bizarres en dialecte populaire, inintelligible pour lui qui ne -savait que l’italien, avec des gestes désordonnés et une furie d’action -inconnue dans le Nord; mais toutes les fois qu’il s’arrêtait près -d’une boutique, le marchand prenait un air alarmé, murmurait quelque -imprécation à mi-voix, et faisait le geste d’allonger les doigts comme -s’il eût voulu le poignarder de l’auriculaire et de l’index; les -commères, plus hardies, l’accablaient d’injures et lui montraient le -poing. - - -VIII - -M. d’Aspremont crut, en s’entendant injurier par la populace de Chiaja, -qu’il était l’objet de ces litanies grossièrement burlesques dont les -marchands de poisson régalent les gens bien mis qui traversent le -marché; mais une répulsion si vive, un effroi si vrai se peignaient -dans tous les yeux, qu’il fut bien forcé de renoncer à cette -interprétation; le mot _jettatore_, qui avait déjà frappé ses oreilles -au théâtre de San Carlino, fut encore prononcé, et avec une expression -menaçante cette fois; il s’éloigna donc à pas lents, ne fixant plus -sur rien ce regard, cause de tant de trouble. En longeant les maisons -pour se soustraire à l’attention publique, Paul arriva à un étalage -de bouquiniste; il s’y arrêta, remua et ouvrit quelques livres, en -manière de contenance: il tournait ainsi le dos aux passants, et -sa figure à demi cachée par les feuillets évitait toute occasion -d’insulte. Il avait bien pensé un instant à charger cette canaille -à coups de canne; la vague terreur superstitieuse qui commençait à -s’emparer de lui l’en avait empêché. Il se souvint qu’ayant une fois -frappé un cocher insolent d’une légère badine, il l’avait attrapé à la -tempe et tué sur le coup, meurtre involontaire dont il ne s’était pas -consolé. Après avoir pris et reposé plusieurs volumes dans leur case, -il tomba sur le traité de la _jettatura_ du signor Niccolo Valetta; ce -titre rayonna à ses yeux en caractères de flamme, et le livre lui parut -placé là par la main de la fatalité; il jeta au bouquiniste, qui le -regardait d’un air narquois, en faisant brimbaler deux ou trois cornes -noires mêlées aux breloques de sa montre, les six ou huit carlins, -prix du volume, et courut à l’hôtel s’enfermer dans sa chambre pour -commencer cette lecture qui devait éclaircir et fixer les doutes dont -il était obsédé depuis son séjour à Naples. - -Le bouquin du signor Valetta est aussi répandu à Naples que les -_Secrets du grand Albert_, l’_Etteila_ ou la _Clef des songes_ peuvent -l’être à Paris. Valetta définit la jettature, enseigne à quelles -marques on peut la reconnaître, par quels moyens on s’en préserve; -il divise les jettatori en plusieurs classes, d’après leur degré de -malfaisance, et agite toutes les questions qui se rattachent à cette -grave matière. - -S’il eût trouvé ce livre à Paris, d’Aspremont l’eût feuilleté -distraitement comme un vieil almanach farci d’histoires ridicules, -et eût ri du sérieux avec lequel l’auteur traite ces billevesées; -dans la disposition d’esprit où il était, hors de son milieu naturel, -préparé à la crédulité par une foule de petits incidents, il le lut -avec un secrète horreur, comme un profane épelant sur un grimoire des -évocations d’esprits et des formules de cabale. Quoiqu’il n’eût pas -cherché à les pénétrer, les secrets de l’enfer se révélaient à lui; il -ne pouvait plus s’empêcher de les savoir, et il avait maintenant la -conscience de son pouvoir fatal: il était jettatore! Il fallait bien en -convenir vis-à-vis de lui-même: tous les signes distinctifs décrits par -Valetta, il les possédait. - -Quelquefois il arrive qu’un homme qui jusque-là s’était cru doué -d’une santé parfaite, ouvre par hasard ou par distraction un livre de -médecine, et, en lisant la description pathologique d’une maladie, s’en -reconnaisse atteint; éclairé par une lueur fatale, il sent à chaque -symptôme rapporté tressaillir douloureusement en lui quelque organe -obscur, quelque fibre cachée dont le jeu lui échappait, et il pâlit en -comprenant si prochaine une mort qu’il croyait bien éloignée.—Paul -éprouva un effet analogue. - -Il se mit devant une glace et se regarda avec une intensité effrayante: -cette perfection disparate, composée de beautés qui ne se trouvent -pas ordinairement ensemble, le faisait plus que jamais ressembler -à l’archange déchu, et rayonnait sinistrement dans le fond noir du -miroir; les fibrilles de ses prunelles se tordaient comme des vipères -convulsives; ses sourcils vibraient pareils à l’arc d’où vient de -s’échapper la flèche mortelle; la ride blanche de son front faisait -penser à la cicatrice d’un coup de foudre, et dans ses cheveux -rutilants paraissaient flamber des flammes infernales; la pâleur -marmoréenne de la peau donnait encore plus de relief à chaque trait de -cette physionomie vraiment terrible. - -Paul se fit peur à lui-même: il lui semblait que les effluves de ses -yeux, renvoyées par le miroir, lui revenaient en dards empoisonnés: -figurez-vous Méduse regardant sa tête horrible et charmante dans le -fauve reflet d’un bouclier d’airain. - -L’on nous objectera peut-être qu’il est difficile de croire qu’un jeune -homme du monde, imbu de la science moderne, ayant vécu au milieu du -scepticisme de la civilisation, ait pu prendre au sérieux un préjugé -populaire, et s’imaginer être doué fatalement d’une malfaisance -mystérieuse. Mais nous répondrons qu’il y a un magnétisme irrésistible -dans la pensée générale, qui vous pénètre malgré vous, et contre lequel -une volonté unique ne lutte pas toujours efficacement: tel arrive -à Naples se moquant de la jettature, qui finit par se hérisser de -précautions cornues et fuir avec terreur tout individu à l’œil suspect. -Paul d’Aspremont se trouvait dans une position encore plus grave:—il -avait lui-même le fascino,—et chacun l’évitait, ou faisait en sa -présence les signes préservatifs recommandés par le signor Valetta. -Quoique sa raison se révoltât contre une pareille appréciation, il ne -pouvait s’empêcher de reconnaître qu’il présentait tous les indices -dénonciateurs de la jettature.—L’esprit humain, même le plus éclairé, -garde toujours un coin sombre, où s’accroupissent les hideuses chimères -de la crédulité, où s’accrochent les chauves-souris de la superstition. -La vie ordinaire elle-même est si pleine de problèmes insolubles, que -l’impossible y devient probable. On peut croire ou nier tout: à un -certain point de vue, le rêve existe autant que la réalité. - -Paul se sentit pénétré d’une immense tristesse.—Il était un -monstre!—Bien que doué des instincts les plus affectueux et de la -nature la plus bienveillante, il portait le malheur avec lui;—son -regard, involontairement chargé de venin, nuisait à ceux sur qui il -s’arrêtait, quoique dans une intention sympathique. Il avait l’affreux -privilége de réunir, de concentrer, de distiller les miasmes morbides, -les électricités dangereuses, les influences fatales de l’atmosphère, -pour les darder autour de lui. Plusieurs circonstances de sa vie, -qui jusque-là lui avaient semblé obscures et dont il avait vaguement -accusé le hasard, s’éclairaient maintenant d’un jour livide: il se -rappelait toutes sortes de mésaventures énigmatiques, de malheurs -inexpliqués, de catastrophes sans motifs dont il tenait à présent le -mot; des concordances bizarres s’établissaient dans son esprit et le -confirmaient dans la triste opinion qu’il avait prise de lui-même. - -Il remonta sa vie année par année; il se rappela sa mère morte -en lui donnant le jour, la fin malheureuse de ses petits amis de -collége, dont le plus cher s’était tué en tombant d’un arbre, sur -lequel lui, Paul, le regardait grimper; cette partie de canot si -joyeusement commencée avec deux camarades, et d’où il était revenu -seul, après des efforts inouïs pour arracher des herbes les corps -des pauvres enfants noyés par le chavirement de la barque; l’assaut -d’armes où son fleuret, brisé près du bouton et transformé ainsi en -épée, avait blessé si dangereusement son adversaire,—un jeune homme -qu’il aimait beaucoup:—à coup sûr, tout cela pouvait s’expliquer -rationnellement, et Paul l’avait fait ainsi jusqu’alors; pourtant, -ce qu’il y avait d’accidentel et de fortuit dans ces événements lui -paraissait dépendre d’une autre cause depuis qu’il connaissait le livre -de Valetta:—l’influence fatale, le fascino, la jettatura—devaient -réclamer leur part de ces catastrophes. Une telle continuité de -malheurs autour du même personnage n’était pas _naturelle_. - -Une autre circonstance plus récente lui revint en mémoire, avec tous -ses détails horribles, et ne contribua pas peu à l’affermir dans sa -désolante croyance. - -A Londres, il allait souvent au théâtre de la Reine, où la grâce -d’une jeune danseuse anglaise l’avait particulièrement frappé. Sans -en être plus épris qu’on ne l’est d’une gracieuse figure de tableau -ou de gravure, il la suivait du regard parmi ses compagnes du corps -de ballet, à travers le tourbillon des manœuvres chorégraphiques; -il aimait ce visage doux et mélancolique, cette pâleur délicate que -ne rougissait jamais l’animation de la danse, ces beaux cheveux d’un -blond soyeux et lustré, couronnés, suivant le rôle, d’étoiles ou de -fleurs, ce long regard perdu dans l’espace, ces épaules d’une chasteté -virginale frissonnant sous la lorgnette, ces jambes qui soulevaient à -regret leurs nuages de gaze et luisaient sous la soie comme le marbre -d’une statue antique; chaque fois qu’elle passait devant la rampe, il -la saluait de quelque petit signe d’admiration furtif, ou s’armait de -son lorgnon pour la mieux voir. - -Un soir, la danseuse, emportée par le vol circulaire d’une valse, rasa -de plus près cette étincelante ligne de feu qui sépare au théâtre -le monde idéal du monde réel; ses légères draperies de sylphide -palpitaient comme des ailes de colombe prêtes à prendre l’essor. Un -bec de gaz tira sa langue bleue et blanche, et atteignit l’étoffe -aérienne. En un moment la flamme environna la jeune fille, qui dansa -quelques secondes comme un feu follet au milieu d’une lueur rouge, et -se jeta vers la coulisse, éperdue, folle de terreur, dévorée vive par -ses vêtements incendiés.—Paul avait été très-douloureusement ému de ce -malheur, dont parlèrent tous les journaux du temps, où l’on pourrait -retrouver le nom de la victime, si l’on était curieux de le savoir. -Mais son chagrin n’était pas mélangé de remords. Il ne s’attribuait -aucune part dans l’accident qu’il déplorait plus que personne. - -Maintenant il était persuadé que son obstination à la poursuivre du -regard n’avait pas été étrangère à la mort de cette charmante créature. -Il se considérait comme son assassin; il avait horreur de lui-même et -aurait voulu n’être jamais né. - -A cette prostration succéda une réaction violente; il se mit à rire -d’un rire nerveux, jeta au diable le livre de Valetta et s’écria: -«Vraiment je deviens imbécile ou fou! Il faut que le soleil de Naples -m’ait tapé sur la tête. Que diraient mes amis du club s’ils apprenaient -que j’ai sérieusement agité dans ma conscience cette belle question—à -savoir, si je suis ou non—jettatore! - -Paddy frappa discrètement à la porte.—Paul ouvrit, et le groom, -formaliste dans son service, lui présenta sur le cuir verni de sa -casquette, en s’excusant de ne pas avoir de plateau d’argent, une -lettre de la part de miss Alicia. - -M. d’Aspremont rompit le cachet et lut ce qui suit: - -«Est-ce que vous me boudez, Paul?—Vous n’êtes pas venu hier soir, -et votre sorbet au citron s’est fondu mélancoliquement sur la -table. Jusqu’à neuf heures j’ai eu l’oreille aux aguets, cherchant -à distinguer le bruit des roues de votre voiture à travers le chant -obstiné des grillons et les ronflements des tambours de basque; alors -il a fallu perdre tout espoir, et j’ai querellé le commodore. Admirez -comme les femmes sont justes!—Pulcinella avec son nez noir, don -Limon et donna Pangrazia ont donc bien du charme pour vous? car je -sais par ma police que vous avez passé votre soirée à San-Carlino. -De ces prétendues lettres importantes, vous n’en avez pas écrit une -seule. Pourquoi ne pas avouer tout bonnement et tout bêtement que vous -êtes jaloux du comte Altavilla? Je vous croyais plus orgueilleux, -et cette modestie de votre part me touche.—N’ayez aucune crainte, -M. d’Altavilla est trop beau, et je n’ai pas le goût des Apollons -à breloques. Je devrais afficher à votre endroit un mépris superbe -et vous dire que je ne me suis pas aperçue de votre absence; mais -la vérité est que j’ai trouvé le temps fort long, que j’étais de -très-mauvaise humeur, très-nerveuse, et que j’ai manqué de battre Vicè -qui riait comme une folle—je ne sais pourquoi, par exemple. A. W.» - -Cette lettre enjouée et moqueuse ramena tout à fait les idées de Paul -aux sentiments de la vie réelle. Il s’habilla, ordonna de faire avancer -la voiture, et bientôt le voltairien Scazziga fit claquer son fouet -incrédule aux oreilles de ses bêtes qui se lancèrent au galop sur le -pavé de lave, à travers la foule toujours compacte sur le quai de -Santa-Lucia. - -«Scazziga, quelle mouche vous pique? vous allez causer quelque -malheur!» s’écria M. d’Aspremont. Le cocher se retourna vivement pour -répondre, et le regard irrité de Paul l’atteignit en plein visage.—Une -pierre qu’il n’avait pas vue souleva une des roues de devant, et il -tomba de son siége par la violence du heurt, mais sans lâcher ses -rênes.—Agile comme un singe, il remonta d’un saut à sa place, ayant -au front une bosse grosse comme un œuf de poule. - -«Du diable si je me retourne maintenant quand tu me -parleras!—grommela-t-il entre ses dents. Timberio, Falsacappa et -Gelsomina avaient raison,—c’est un jettatore! Demain, j’achèterai une -paire de cornes. Si ça ne peut pas faire de bien, ça ne peut pas faire -de mal.» - -Ce petit incident fut désagréable à Paul; il le ramenait dans le cercle -magique dont il voulait sortir: une pierre se trouve tous les jours -sous la roue d’une voiture, un cocher maladroit se laisse choir de son -siége—rien n’est plus simple et plus vulgaire. Cependant l’_effet_ -avait suivi la _cause_ de si près, la chute de Scazziga coïncidait si -justement avec le _regard_ qu’il lui avait lancé, que ses appréhensions -lui revinrent: - -«J’ai bien envie, se dit-il, de quitter dès demain ce pays extravagant, -où je sens ma cervelle ballotter dans mon crâne comme une noisette -sèche dans sa coquille. Mais si je confiais mes craintes à miss Ward, -elle en rirait, et le climat de Naples est favorable à sa santé.—Sa -santé! mais elle se portait bien avant de me connaître! Jamais ce nid -de cygnes balancé sur les eaux, qu’on nomme l’Angleterre, n’avait -produit une enfant plus blanche et plus rose! La vie éclatait dans -ses yeux pleins de lumière, s’épanouissait sur ses joues fraîches et -satinées; un sang riche et pur courait en veines bleues sous sa peau -transparente; on sentait à travers sa beauté une force gracieuse! -Comme sous mon regard elle a pâli, maigri, changé! comme ses mains -délicates devenaient fluettes! Comme ses yeux si vifs s’entouraient -de pénombres attendries! On eût dit que la consomption lui posait ses -doigts osseux sur l’épaule.—En mon absence, elle a bien vite repris -ses vives couleurs; le souffle joue librement dans sa poitrine que le -médecin interrogeait avec crainte; délivrée de mon influence funeste, -elle vivrait de longs jours.—N’est-ce pas moi qui la tue?—L’autre -soir, n’a-t-elle pas éprouvé, pendant que j’étais là, une souffrance si -aiguë, que ses joues se sont décolorées comme au souffle froid de la -mort?—Ne lui fais-je pas la jettatura sans le vouloir?—Mais peut-être -aussi n’y a-t-il là rien que de naturel.—Beaucoup de jeunes Anglaises -ont des prédispositions aux maladies de poitrine.» - -Ces pensées occupèrent Paul d’Aspremont pendant la route. Lorsqu’il se -présenta sur la terrasse, séjour habituel de miss Ward et du commodore, -les immenses cornes des bœufs de Sicile, présent du comte d’Altavilla, -recourbaient leurs croissants jaspés à l’endroit le plus en vue. Voyant -que Paul les remarquait, le commodore devint bleu: ce qui était sa -manière de rougir, car, moins délicat que sa nièce, il avait reçu les -confidences de Vicè... - -Alicia, avec un geste de parfait dédain, fit signe à la servante -d’emporter les cornes et fixa sur Paul son bel œil plein d’amour, de -courage et de foi. - -«Laissez-les à leur place, dit Paul à Vicè; elles sont fort belles.» - - -IX - -L’observation de Paul sur les cornes données par le comte Altavilla -parut faire plaisir au commodore; Vicè sourit, montrant sa denture dont -les canines séparées et pointues brillaient d’une blancheur féroce; -Alicia, d’un coup de paupière rapide, sembla poser à son ami une -question qui resta sans réponse. - -Un silence gênant s’établit. - -Les premières minutes d’une visite même cordiale, familière, attendue -et renouvelée tous les jours, sont ordinairement embarrassées. Pendant -l’absence, n’eût-elle duré que quelques heures, il s’est reformé autour -de chacun une atmosphère invisible contre laquelle se brise l’effusion. -C’est comme une glace parfaitement transparente qui laisse apercevoir -le paysage et que ne traverserait pas le vol d’une mouche. Il n’y a -rien en apparence, et pourtant on sent l’obstacle. - -Une arrière-pensée dissimulée par un grand usage du monde préoccupait -en même temps les trois personnages de ce groupe habituellement plus à -son aise. Le commodore tournait ses pouces avec un mouvement machinal; -d’Aspremont regardait obstinément les pointes noires et polies des -cornes qu’il avait défendu à Vicè d’emporter, comme un naturaliste -cherchant à classer, d’après un fragment, une espèce inconnue; Alicia -passait son doigt dans la rosette du large ruban qui ceignait son -peignoir de mousseline, faisant mine d’en resserrer le nœud. - -Ce fut miss Ward qui rompit la glace la première, avec cette liberté -enjouée des jeunes filles anglaises, si modestes et si réservées, -cependant, après le mariage. - -«Vraiment, Paul, vous n’êtes guère aimable depuis quelque temps. Votre -galanterie est-elle une plante de serre froide qui ne peut s’épanouir -qu’en Angleterre, et dont la haute température de ce climat gêne le -développement? Comme vous étiez attentif, empressé, toujours aux petits -soins, dans notre cottage du Lincolnshire! Vous m’abordiez la bouche en -cœur, la main sur la poitrine, irréprochablement frisé, prêt à mettre -un genou en terre devant l’idole de votre âme;—tel, enfin, qu’on -représente les amoureux sur les vignettes de roman. - -—Je vous aime toujours, Alicia, répondit d’Aspremont d’une voix -profonde, mais sans quitter des yeux les cornes suspendues à l’une des -colonnes antiques qui soutenaient le plafond de pampres. - -—Vous dites cela d’un ton si lugubre, qu’il faudrait être bien -coquette pour le croire, continua miss Ward;—j’imagine que ce qui -vous plaisait en moi, c’était mon teint pâle, ma diaphanéité, ma grâce -ossianesque et vaporeuse; mon état de souffrance me donnait un certain -charme romantique que j’ai perdu. - -—Alicia! jamais vous ne fûtes plus belle. - -—Des mots, des mots, des mots, comme dit Shakspeare. Je suis si belle -que vous ne daignez pas me regarder.» - -En effet, les yeux de M. d’Aspremont ne s’étaient pas dirigés une seule -fois vers la jeune fille. - -«Allons, fit-elle avec un grand soupir comiquement exagéré, je vois -que je suis devenue une grosse et forte paysanne, bien fraîche, bien -colorée, bien rougeaude, sans la moindre distinction, incapable de -figurer au bal d’Almacks, ou dans un livre de beautés, séparée d’un -sonnet admiratif par une feuille de papier de soie. - -—Miss Ward, vous prenez plaisir à vous calomnier, dit Paul les -paupières baissées. - -—Vous feriez mieux de m’avouer franchement que je suis -affreuse.—C’est votre faute aussi, commodore; avec vos ailes de -poulet, vos noix de côtelettes, vos filets de bœuf, vos petits verres -de vin des Canaries, vos promenades à cheval, vos bains de mer, vos -exercices gymnastiques, vous m’avez fabriqué cette fatale santé -bourgeoise qui dissipe les illusions poétiques de M. d’Aspremont. - -—Vous tourmentez M. d’Aspremont et vous vous moquez de moi, dit -le commodore interpellé; mais, certainement, le filet de bœuf est -substantiel et le vin des Canaries n’a jamais nui à personne. - -—Quel désappointement, mon pauvre Paul! quitter une nixe, un elfe, une -willis, et retrouver ce que les médecins et les parents appellent une -jeune personne bien constituée!—Mais écoutez-moi, puisque vous n’avez -plus le courage de m’envisager, et frémissez d’horreur.—Je pèse sept -onces de plus qu’à mon départ d’Angleterre. - -—Huit onces! interrompit avec orgueil le commodore, qui soignait -Alicia comme eût pu le faire la mère la plus tendre. - -—Est-ce huit onces précisément? Oncle terrible, vous voulez donc -désenchanter à tout jamais M. d’Aspremont?» fit Alicia en affectant un -découragement moqueur. - -Pendant que la jeune fille le provoquait par ces coquetteries, qu’elle -ne se fût pas permises, même envers son fiancé, sans de graves motifs, -M. d’Aspremont, en proie à son idée fixe et ne voulant pas nuire à miss -Ward par son regard fatal, attachait ses yeux aux cornes talismaniques -ou les laissait errer vaguement sur l’immense étendue bleue qu’on -découvre du haut de la terrasse. - -Il se demandait s’il n’était pas de son devoir de fuir Alicia, dût-il -passer pour un homme sans foi et sans honneur, et d’aller finir sa vie -dans quelque île déserte où, du moins, sa jettature s’éteindrait faute -d’un regard humain pour l’absorber. - -«Je vois, dit Alicia continuant sa plaisanterie, ce qui vous rend si -sombre et si sérieux; l’époque de notre mariage est fixée à un mois; et -vous reculez à l’idée de devenir le mari d’une pauvre campagnarde qui -n’a plus la moindre élégance. Je vous rends votre parole: vous pourrez -épouser mon amie miss Sarah Templeton, qui mange des pickles et boit du -vinaigre pour être mince!» - -Cette imagination la fit rire de ce rire argentin et clair de la -jeunesse. Le commodore et Paul s’associèrent franchement à son hilarité. - -Quand la dernière fusée de sa gaieté nerveuse se fut éteinte, elle -vint à d’Aspremont, le prit par la main, le conduisit au piano placé à -l’angle de la terrasse, et lui dit en ouvrant un cahier de musique sur -le pupitre: - -«Mon ami, vous n’êtes pas en train de causer aujourd’hui et, «ce -qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante;» vous allez donc -faire votre partie dans ce duettino, dont l’accompagnement n’est pas -difficile; ce ne sont presque que des accords plaqués.» - -Paul s’assit sur le tabouret, miss Alicia se mit debout près de lui, -de manière à pouvoir suivre le chant sur la partition. Le commodore -renversa sa tête, allongea ses jambes et prit une pose de béatitude -anticipée, car il avait des prétentions au dilettantisme et affirmait -adorer la musique; mais dès la sixième mesure il s’endormait du sommeil -des justes; sommeil qu’il s’obstinait, malgré les railleries de sa -nièce, à appeler une extase,—quoiqu’il lui arrivât quelquefois de -ronfler, symptôme médiocrement extatique. - -Le duettino était une vive et légère mélodie, dans le goût de Cimarosa, -sur des paroles de Métastase, et que nous ne saurions mieux définir -qu’en la comparant à un papillon traversant à plusieurs reprises un -rayon de soleil. - -La musique a le pouvoir de chasser les mauvais esprits: au bout de -quelques phrases, Paul ne pensait plus aux doigts conjurateurs, aux -cornes magiques, aux amulettes de corail; il avait oublié le terrible -bouquin du signor Valetta et toutes les rêveries de la jettatura. -Son âme montait gaiement, avec la voix d’Alicia, dans un air pur et -lumineux. - -Les cigales faisaient silence comme pour écouter, et la brise de mer -qui venait de se lever emportait les notes avec les pétales des fleurs -tombées des vases sur le rebord de la terrasse. - -«Mon oncle dort comme les sept dormants dans leur grotte. S’il n’était -pas coutumier du fait, il y aurait de quoi froisser notre amour-propre -de virtuoses, dit Alicia en refermant le cahier. Pendant qu’il repose, -voulez-vous faire un tour de jardin avec moi, Paul? je ne vous ai pas -encore montré mon paradis.» - -Et elle prit à un clou planté dans l’une des colonnes, où il était -suspendu par des brides, un large chapeau de paille de Florence. - -Alicia professait en fait d’horticulture les principes les plus -bizarres; elle ne voulait pas qu’on cueillît les fleurs ni qu’on -taillât les branches; et ce qui l’avait charmée dans la villa, c’était, -comme nous l’avons dit, l’état sauvagement inculte du jardin. - -Les deux jeunes gens se frayaient une route au milieu des massifs -qui se rejoignaient aussitôt après leur passage. Alicia marchait -devant et riait de voir Paul cinglé derrière elle par les branches -de lauriers-roses qu’elle déplaçait. A peine avait-elle fait une -vingtaine de pas, que la main verte d’un rameau, comme pour faire -une espièglerie végétale, saisit et retint son chapeau de paille en -l’élevant si haut, que Paul ne put le reprendre. - -Heureusement, le feuillage était touffu, et le soleil jetait à peine -quelques sequins d’or sur le sable à travers les interstices des -ramures. - -«Voici ma retraite favorite,» dit Alicia, en désignant à Paul un -fragment de roche aux cassures pittoresques, que protégeait un fouillis -d’orangers, de cédrats, de lentisques et de myrtes. - -Elle s’assit dans une anfractuosité taillée en forme de siége, et fit -signe à Paul de s’agenouiller devant elle sur l’épaisse mousse sèche -qui tapissait le pied de la roche. - -«Mettez vos deux mains dans les miennes et regardez-moi bien en face. -Dans un mois, je serai votre femme. Pourquoi vos yeux évitent-ils les -miens?» - -En effet, Paul, revenu à ses rêveries de jettature, détournait la vue. - -«Craignez-vous d’y lire une pensée contraire ou coupable? Vous savez -que mon âme est à vous depuis le jour où vous avez apporté à mon -oncle la lettre de recommandation dans le parloir de Richmond. Je -suis de la race de ces Anglaises tendres, romanesques et fières, qui -prennent en une minute un amour qui dure toute la vie—plus que la vie -peut-être,—et qui sait aimer sait mourir. Plongez vos regards dans -les miens, je le veux; n’essayez pas de baisser la paupière, ne vous -détournez pas, ou je penserai qu’un gentleman qui ne doit craindre -que Dieu se laisse effrayer par de viles superstitions. Fixez sur moi -cet œil que vous croyez si terrible et qui m’est si doux, car j’y -vois votre amour, et jugez si vous me trouvez assez jolie encore pour -me mener, quand nous serons mariés, promener à Hyde-Park en calèche -découverte. - -Paul, éperdu, fixait sur Alicia un long regard plein de passion -et d’enthousiasme.—Tout à coup la jeune fille pâlit; une douleur -lancinante lui traversa le cœur comme un fer de flèche: il sembla que -quelque fibre se rompait dans sa poitrine, et elle porta vivement -son mouchoir à ses lèvres. Une goutte rouge tacha la fine batiste, -qu’Alicia replia d’un geste rapide. - -«Oh! merci, Paul; vous m’avez rendue bien heureuse, car je croyais que -vous ne m’aimiez plus!» - - -X - -Le mouvement d’Alicia pour cacher son mouchoir n’avait pu être si -prompt que M. d’Aspremont ne l’aperçût; une pâleur affreuse couvrit les -traits de Paul, car une preuve irrécusable de son fatal pouvoir venait -de lui être donnée, et les idées les plus sinistres lui traversaient -la cervelle; la pensée du suicide se présenta même à lui; n’était-il -pas de son devoir de supprimer comme un être malfaisant et d’anéantir -ainsi la cause involontaire de tant de malheurs? Il eût accepté pour -son compte les épreuves les plus dures et porté courageusement le poids -de la vie; mais donner la mort à ce qu’il aimait le mieux au monde, -n’était-ce pas aussi par trop horrible? - -L’héroïque jeune fille avait dominé la sensation de douleur, suite du -regard de Paul, et qui coïncidait si étrangement avec les avis du comte -Altavilla.—Un esprit moins ferme eût pu se frapper de ce résultat, -sinon surnaturel, du moins difficilement explicable; mais, nous l’avons -dit, l’âme d’Alicia était religieuse et non superstitieuse. Sa foi -inébranlable en ce qu’il faut croire rejetait comme des contes de -nourrice toutes ces histoires d’influences mystérieuses, et se riait -des préjugés populaires les plus profondément enracinés.—D’ailleurs, -eût-elle admis la jettature comme réelle, en eût-elle reconnu chez -Paul les signes évidents, son cœur tendre et fier n’aurait pas hésité -une seconde.—Paul n’avait commis aucune action où la susceptibilité -la plus délicate pût trouver à reprendre, et miss Ward eût préféré -tomber morte sous ce regard, prétendu si funeste, à reculer devant un -amour accepté par elle avec le consentement de son oncle et que devait -couronner bientôt le mariage. Miss Alicia Ward ressemblait un peu à ces -héroïnes de Shakspeare chastement hardies, virginalement résolues, dont -l’amour subit n’en est pas moins pur et fidèle, et qu’une seule minute -lie pour toujours; sa main avait pressé celle de Paul, et nul homme -au monde ne devait plus l’enfermer dans ses doigts. Elle regardait sa -vie comme enchaînée, et sa pudeur se fût révoltée à l’idée seule d’un -autre hymen. - -Elle montra donc une gaieté réelle ou si bien jouée, qu’elle eût -trompé l’observateur le plus fin, et, relevant Paul, toujours à -genoux à ses pieds, elle le promena à travers les allées obstruées -de fleurs et de plantes de son jardin inculte, jusqu’à une place où -la végétation, en s’écartant, laissait apercevoir la mer comme un -rêve bleu d’infini.—Cette sérénité lumineuse dispersa les pensées -sombres de Paul: Alicia s’appuyait sur le bras du jeune homme avec un -abandon confiant, comme si déjà elle eût été sa femme. Par cette pure -et muette caresse, insignifiante de la part de toute autre, décisive -de la sienne, elle se donnait à lui plus formellement encore, le -rassurant contre ses terreurs, et lui faisant comprendre combien peu -la touchaient les dangers dont on la menaçait. Quoiqu’elle eût imposé -silence d’abord à Vicè, ensuite à son oncle, et que le comte Altavilla -n’eût nommé personne, tout en recommandant de se préserver d’une -influence mauvaise, elle avait vite compris qu’il s’agissait de Paul -d’Aspremont; les obscurs discours du beau Napolitain ne pouvaient faire -allusion qu’au jeune Français. Elle avait vu aussi que Paul, cédant -au préjugé si répandu à Naples, qui fait un jettatore de tout homme -d’une physionomie un peu singulière, se croyait, par une inconcevable -faiblesse d’esprit, atteint du fascino, et détournait d’elle ses yeux -pleins d’amour, de peur de lui nuire par un regard; pour combattre ce -commencement d’idée fixe, elle avait provoqué la scène que nous venons -de décrire, et dont le résultat contrariait l’intention, car il ancra -Paul plus que jamais dans sa fatale monomanie. - -Les deux amants regagnèrent la terrasse, où le commodore, continuant -à subir l’effet de la musique, dormait encore mélodieusement sur son -fauteuil de bambou.—Paul prit congé, et miss Ward, parodiant le geste -d’adieu napolitain, lui envoya du bout des doigts un imperceptible -baiser en disant: «A demain, Paul, n’est-ce pas?» d’une voix toute -chargée de suaves caresses. - -Alicia était en ce moment d’une beauté radieuse, alarmante, presque -surnaturelle, qui frappa son oncle réveillé en sursaut par la sortie de -Paul.—Le blanc de ses yeux prenait des tons d’argent bruni et faisait -étinceler les prunelles comme des étoiles d’un noir lumineux; ses joues -se nuançaient aux pommettes d’un rose idéal, d’une pureté et d’une -ardeur célestes, qu’aucun peintre ne posséda jamais sur sa palette; ses -tempes, d’une transparence d’agate, se veinaient d’un réseau de petits -filets bleus, et toute sa chair semblait pénétrée de rayons; on eût dit -que l’âme lui venait à la peau. - -«Comme vous êtes belle aujourd’hui, Alicia! dit le commodore. - -—Vous me gâtez, mon oncle; et si je ne suis pas la plus orgueilleuse -petite fille des trois royaumes, ce n’est pas votre faute. -Heureusement, je ne crois pas aux flatteries, même désintéressées. - -—Belle, dangereusement belle, continua en lui-même le commodore; elle -me rappelle, trait pour trait, sa mère, la pauvre Nancy, qui mourut -à dix-neuf ans. De tels anges ne peuvent rester sur terre: il semble -qu’un souffle les soulève et que des ailes invisibles palpitent à leurs -épaules; c’est trop blanc, trop rose, trop pur, trop parfait; il manque -à ces corps éthérés le sang rouge et grossier de la vie. Dieu, qui les -prête au monde pour quelques jours, se hâte de les reprendre. Cet éclat -suprême m’attriste comme un adieu. - -—Eh bien, mon oncle, puisque je suis si jolie, reprit miss Ward, qui -voyait le front du commodore s’assombrir, c’est le moment de me marier: -le voile et la couronne m’iront bien. - -—Vous marier! êtes-vous donc si pressée de quitter votre vieux -peau-rouge d’oncle, Alicia? - -—Je ne vous quitterai pas pour cela; n’est-il pas convenu avec M. -d’Aspremont que nous demeurerons ensemble? Vous savez bien que je ne -puis vivre sans vous. - -—M. d’Aspremont! M. d’Aspremont!... La noce n’est pas encore faite. - -—N’a-t-il pas votre parole... et la mienne?—Sir Joshua Ward n’y a -jamais manqué. - -—Il a ma parole, c’est incontestable, répondit le commodore évidemment -embarrassé. - -—Le terme de six mois que vous avez fixé n’est-il pas écoulé... depuis -quelques jours? dit Alicia, dont les joues pudiques rosirent encore -davantage, car cet entretien, nécessaire au point où en étaient les -choses, effarouchait sa délicatesse de sensitive. - -—Ah! tu as compté les mois, petite fille; fiez-vous donc à ces mines -discrètes! - -—J’aime M. d’Aspremont, répondit gravement la jeune fille. - -—Voilà l’enclouure, fit sir Joshua Ward, qui, tout imbu des idées de -Vicè et d’Altavilla, se souciait médiocrement d’avoir pour gendre un -jettatore.—Que n’en aimes-tu un autre! - -—Je n’ai pas deux cœurs, dit Alicia; je n’aurai qu’un amour, dussé-je, -comme ma mère, mourir à dix-neuf ans. - -—Mourir! ne dites pas de ces vilains mots, je vous en supplie, s’écria -le commodore. - -—Avez-vous quelque reproche à faire à M. d’Aspremont? - -—Aucun, assurément. - -—A-t-il forfait à l’honneur de quelque manière que ce soit? S’est-il -montré une fois lâche, vil, menteur ou perfide? Jamais a-t-il insulté -une femme ou reculé devant un homme? Son blason est-il terni de quelque -souillure secrète? Une jeune fille, en prenant son bras pour paraître -dans le monde, a-t-elle à rougir ou à baisser les yeux? - -—M. Paul d’Aspremont est un parfait gentleman, il n’y a rien à dire -sur sa respectabilité. - -—Croyez, mon oncle, que si un tel motif existait, je renoncerais à -M. d’Aspremont sur l’heure, et m’ensevelirais dans quelque retraite -inaccessible; mais nulle autre raison, entendez-vous, nulle autre ne -me fera manquer à une promesse sacrée,» dit miss Alicia Ward d’un ton -ferme et doux. - -Le commodore tournait ses pouces, mouvement habituel chez lui lorsqu’il -ne savait que répondre, et qui lui servait de contenance. - -«Pourquoi montrez-vous maintenant tant de froideur à Paul? continua -miss Ward. Autrefois vous aviez tant d’affection pour lui; vous ne -pouviez vous en passer dans notre cottage du Lincolnshire, et vous -disiez, en lui serrant la main à lui couper les doigts, que c’était un -digne garçon, à qui vous confieriez volontiers le bonheur d’une jeune -fille. - -—Oui, certes, je l’aimais, ce bon Paul, dit le commodore qu’émouvaient -ces souvenirs rappelés à propos; mais ce qui est obscur dans les -brouillards de l’Angleterre devient clair au soleil de Naples... - -—Que voulez-vous dire? fit d’une voix tremblante Alicia abandonnée -subitement par ses vives couleurs, et devenue blanche comme une statue -d’albâtre sur un tombeau. - -—Que ton Paul est un jettatore. - -—Comment! vous! mon oncle; vous, sir Joshua Ward, un gentilhomme, un -chrétien, un sujet de Sa Majesté Britannique, un ancien officier de la -marine anglaise, un être éclairé et civilisé, que l’on consulterait sur -toutes choses, vous qui avez l’instruction et la sagesse, qui lisez -chaque soir la Bible et l’Évangile, vous ne craignez pas d’accuser Paul -de jettature! Oh! je n’attendais pas cela de vous! - -—Ma chère Alicia, répondit le commodore, je suis peut-être tout ce -que vous dites là lorsqu’il ne s’agit pas de vous, mais lorsqu’un -danger, même imaginaire, vous menace, je deviens plus superstitieux -qu’un paysan des Abruzzes, qu’un lazzarone du Môle, qu’un ostricajo -de Chiaja, qu’une servante de la Terre de Labour ou même qu’un comte -napolitain. Paul peut bien me dévisager tant qu’il voudra avec ses yeux -dont le rayon visuel se croise, je resterai aussi calme que devant la -pointe d’une épée ou le canon d’un pistolet. Le fascino ne mordra pas -sur ma peau tannée, hâlée et rougie par tous les soleils de l’univers. -Je ne suis crédule que pour vous, chère nièce, et j’avoue que je sens -une sueur froide me baigner les tempes quand le regard de ce malheureux -garçon se pose sur vous. Il n’a pas d’intentions mauvaises, je le sais, -et il vous aime plus que sa vie; mais il me semble que, sous cette -influence, vos traits s’altèrent, vos couleurs disparaissent, et que -vous tâchez de dissimuler une souffrance aiguë; et alors il me prend de -furieuses envies de lui crever les yeux, à votre M. Paul d’Aspremont, -avec la pointe des cornes données par Altavilla. - -—Pauvre cher oncle, dit Alicia attendrie par la chaleureuse explosion -du commandeur; nos existences sont dans les mains de Dieu: il ne -meurt pas un prince sur son lit de parade, ni un passereau des toits -sous sa tuile, que son heure ne soit marquée là-haut; le fascino n’y -fait rien, et c’est une impiété de croire qu’un regard plus ou moins -oblique puisse avoir une influence. Voyons, n’oncle, continua-t-elle -en prenant le terme d’affection familière du fou dans _le Roi Lear_, -vous ne parliez pas sérieusement tout à l’heure; votre affection pour -moi troublait votre jugement toujours si droit. N’est-ce pas, vous -n’oseriez lui dire, à M. Paul d’Aspremont, que vous lui retirez la main -de votre nièce, mise par vous dans la sienne, et que vous n’en voulez -plus pour gendre, sous le beau prétexte qu’il est—jettatore! - -—Par Joshua! mon patron, qui arrêta le soleil, s’écria le commodore, -je ne le lui mâcherai pas, à ce joli M. Paul. Cela m’est bien égal -d’être ridicule, absurde, déloyal même, quand il y va de votre santé, -de votre vie peut-être! J’étais engagé avec un homme, et non avec un -fascinateur. J’ai promis; eh bien, je fausse ma promesse, voilà tout; -s’il n’est pas content, je lui rendrai raison.» - -Et le commodore, exaspéré, fit le geste de se fendre, sans faire la -moindre attention à la goutte qui lui mordait les doigts du pied. - -«Sir Joshua Ward, vous ne ferez pas cela,» dit Alicia avec une dignité -calme. - -Le commodore se laissa tomber tout essoufflé dans son fauteuil de -bambou et garda le silence. - -«Eh bien, mon oncle, quand même cette accusation odieuse et stupide -serait vraie, faudra-t-il pour cela repousser M. d’Aspremont et lui -faire un crime d’un malheur? N’avez-vous pas reconnu que le mal qu’il -pouvait produire ne dépendait pas de sa volonté, et que jamais âme ne -fut plus aimante, plus généreuse et plus noble? - -—On n’épouse pas les vampires, quelque bonnes que soient leurs -intentions, répondit le commodore. - -—Mais tout cela est chimère, extravagance, superstition; ce qu’il y a -de vrai, malheureusement, c’est que Paul s’est frappé de ces folies, -qu’il a prises au sérieux; il est effrayé, halluciné; il croit à son -pouvoir fatal, il a peur de lui-même, et chaque petit accident qu’il -ne remarquait pas autrefois, et dont aujourd’hui il s’imagine être la -cause, confirme en lui cette conviction. N’est-ce pas à moi, qui suis -sa femme devant Dieu, et qui le serai bientôt devant les hommes,—bénie -par vous, mon cher oncle,—de calmer cette imagination surexcitée, de -chasser ces vains fantômes, de rassurer, par ma sécurité apparente et -réelle, cette anxiété hagarde, sœur de la monomanie, et de sauver, au -moyen du bonheur, cette belle âme troublée, cet esprit charmant en -péril? - -—Vous avez toujours raison, miss Ward, dit le commodore; et moi, que -vous appelez sage, je ne suis qu’un vieux fou. Je crois que cette Vicè -est sorcière; elle m’avait tourné la tête avec toutes ses histoires. -Quant au comte Altavilla, ses cornes et sa bimbeloterie cabalistique me -semblent à présent assez ridicules. Sans doute, c’était un stratagème -imaginé pour faire éconduire Paul et t’épouser lui-même. - -—Il se peut que le comte Altavilla soit de bonne foi, dit miss Ward -en souriant;—tout à l’heure vous étiez encore de son avis sur la -jettature. - -—N’abusez pas de vos avantages, miss Alicia; d’ailleurs je ne suis -pas encore si bien revenu de mon erreur que je n’y puisse retomber. -Le meilleur serait de quitter Naples par le premier départ de bateau -à vapeur, et de retourner tout tranquillement en Angleterre. Quand -Paul ne verra plus les cornes de bœuf, les massacres de cerf, les -doigts allongés en pointe, les amulettes de corail et tous ces -engins diaboliques, son imagination se tranquillisera, et moi-même -j’oublierai ces sornettes qui ont failli me faire fausser ma parole et -commettre une action indigne d’un galant homme.—Vous épouserez Paul, -puisque c’est convenu. Vous me garderez le parloir et la chambre du -rez-de-chaussée dans la maison de Richmond, la tourelle octogone au -castel de Lincolnshire, et nous vivrons heureux ensemble. Si votre -santé exige un air plus chaud, nous louerons une maison de campagne aux -environs de Tours, ou bien encore à Cannes, où lord Brougham possède -une belle propriété, et où ces damnables superstitions de jettature -sont inconnues, Dieu merci.—Que dites-vous de mon projet, Alicia? - -—Vous n’avez pas besoin de mon approbation, ne suis-je pas la plus -obéissante des nièces? - -—Oui, lorsque je fais ce que vous voulez, petite masque,» dit en -souriant le commodore qui se leva pour regagner sa chambre. - -Alicia resta quelques minutes encore sur la terrasse; mais, soit -que cette scène eût déterminé chez elle quelque excitation fébrile, -soit que Paul exerçât réellement sur la jeune fille l’influence que -redoutait le commodore, la brise tiède, en passant sur ses épaules -protégées d’une simple gaze, lui causa une impression glaciale, et le -soir, se sentant mal à l’aise, elle pria Vicè d’étendre sur ses pieds -froids et blancs comme le marbre une de ces couvertures arlequinées -qu’on fabrique à Venise. - -Cependant les lucioles scintillaient dans le gazon, les grillons -chantaient, et la lune large et jaune montait au ciel dans une brume de -chaleur. - - -XI - -Le lendemain de cette scène, Alicia, dont la nuit n’avait pas été -bonne, effleura à peine des lèvres le breuvage que lui offrait Vicè -tous les matins, et le reposa languissamment sur le guéridon près de -son lit. Elle n’éprouvait précisément aucune douleur, mais elle se -sentait brisée; c’était plutôt une difficulté de vivre qu’une maladie, -et elle eût été embarrassée d’en accuser les symptômes à un médecin. -Elle demanda un miroir à Vicè, car une jeune fille s’inquiète plutôt -de l’altération que la souffrance peut apporter à sa beauté que de la -souffrance elle-même. Elle était d’une blancheur extrême; seulement -deux petites taches semblables à deux feuilles de rose du Bengale -tombées sur une coupe de lait nageaient sur sa pâleur. Ses yeux -brillaient d’un éclat insolite, allumés par les dernières flammes de la -fièvre; mais le cerise de ses lèvres était beaucoup moins vif, et pour -y faire revenir la couleur, elle les mordit de ses petites dents de -nacre. - -Elle se leva, s’enveloppa d’une robe de chambre en cachemire blanc, -tourna une écharpe de gaze autour de sa tête,—car, malgré la chaleur -qui faisait crier les cigales, elle était encore un peu frileuse,—et -se rendit sur la terrasse à l’heure accoutumée, pour ne pas éveiller la -sollicitude toujours aux aguets du commodore. Elle toucha du bout des -lèvres au déjeuner, bien qu’elle n’eût pas faim, mais le moindre indice -de malaise n’eût pas manqué d’être attribué à l’influence de Paul par -sir Joshua Ward, et c’est ce qu’Alicia voulait éviter avant toute chose. - -Puis, sous prétexte que l’éclatante lumière du jour la fatiguait, elle -se retira dans sa chambre, non sans avoir reitéré plusieurs fois au -commodore, soupçonneux en pareille matière, l’assurance qu’elle se -portait à ravir. - -«A ravir... j’en doute, se dit le commodore à lui-même lorsque sa nièce -s’en fut allée.—Elle avait des tons nacrés près de l’œil, de petites -couleurs vives au haut des joues,—juste comme sa pauvre mère, qui, -elle aussi, prétendait ne s’être jamais mieux portée.—Que faire? Lui -ôter Paul, ce serait la tuer d’une autre manière; laissons agir la -nature. Alicia est si jeune! Oui, mais c’est aux plus jeunes et aux -plus belles que la vieille Mob en veut; elle est jalouse comme une -femme. Si je faisais venir un docteur? mais que peut la médecine sur -un ange! Pourtant tous les symptômes fâcheux avaient disparu... Ah! -si c’était toi, damné Paul, dont le souffle fit pencher cette fleur -divine, je t’étranglerais de mes propres mains. Nancy ne subissait le -regard d’aucun jettatore, et elle est morte.—Si Alicia mourait! Non, -cela n’est pas possible. Je n’ai rien fait à Dieu pour qu’il me réserve -cette affreuse douleur. Quand cela arrivera, il y aura longtemps que -je dormirai sous ma pierre avec le _Sacred to the memory of sir Joshua -Ward_, à l’ombre de mon clocher natal. C’est elle qui viendra pleurer -et prier sur la pierre grise pour le vieux commodore... Je ne sais ce -que j’ai, mais je suis mélancolique et funèbre en diable ce matin!» - -Pour dissiper ces idées noires, le commodore ajouta un peu de rhum -de la Jamaïque au thé refroidi dans sa tasse, et se fit apporter son -hooka, distraction innocente qu’il ne se permettait qu’en l’absence -d’Alicia, dont la délicatesse eût pu être offusquée même par cette -fumée légère mêlée de parfums. - -Il avait déjà fait bouillonner l’eau aromatisée du récipient et chassé -devant lui quelques nuages bleuâtres, lorsque Vicè parut annonçant le -comte Altavilla. - -«Sir Joshua, dit le comte après les premières civilités, avez-vous -réfléchi à la demande que je vous ai faite l’autre jour? - -—J’y ai réfléchi, reprit le commodore; mais, vous le savez, M. Paul -d’Aspremont a ma parole. - -—Sans doute; pourtant il y a des cas où une parole se retire; par -exemple, lorsque l’homme à qui on l’a donnée, pour une raison ou pour -une autre, n’est pas tel qu’on le croyait d’abord. - -—Comte, parlez plus clairement. - -—Il me répugne de charger un rival; mais, d’après la conversation que -nous avons eue ensemble, vous devez me comprendre. Si vous rejetiez M. -Paul d’Aspremont, m’accepteriez-vous pour gendre? - -—Moi, certainement; mais il n’est pas aussi sûr que miss Ward -s’arrangeât de cette substitution.—Elle est entêtée de ce Paul, et -c’est un peu ma faute, car moi-même je favorisais ce garçon avant -toutes ces sottes histoires.—Pardon, comte, de l’épithète, mais j’ai -vraiment la cervelle à l’envers. - -—Voulez-vous que votre nièce meure? dit Altavilla d’un ton ému et -grave. - -—Tête et sang! ma nièce mourir!» s’écria le commodore en bondissant de -son fauteuil et en rejetant le tuyau de maroquin de son hooka. - -Quand on attaquait cette corde chez sir Joshua Ward, elle vibrait -toujours. - -«Ma nièce est-elle donc dangereusement malade? - -—Ne vous alarmez pas si vite, milord; miss Alicia peut vivre, et même -très-longtemps. - -—A la bonne heure! vous m’aviez bouleversé. - -—Mais à une condition, continua le comte Altavilla: c’est qu’elle ne -voie plus M. Paul d’Aspremont. - -—Ah! voila la jettature qui revient sur l’eau! Par malheur, miss Ward -n’y croit pas. - -—Écoutez-moi, dit posément le comte Altavilla.—Lorsque j’ai rencontré -pour la première fois miss Alicia au bal chez le prince de Syracuse, -et que j’ai conçu pour elle une passion aussi respectueuse qu’ardente, -c’est de la santé étincelante, de la joie d’existence, de la fleur de -vie qui éclataient dans toute sa personne que je fus d’abord frappé. -Sa beauté en devenait lumineuse et nageait comme dans une atmosphère -de bien-être.—Cette phosphorescence la faisait briller comme une -étoile; elle éteignait Anglaises, Russes, Italiennes, et je ne vis -plus qu’elle.—A la distinction britannique elle joignait la grâce -pure et forte des anciennes déesses; excusez cette mythologie chez le -descendant d’une colonie grecque. - -—C’est vrai qu’elle était superbe! Miss Edwina O’Herty, lady -Eleonor Lilly, mistress Jane Strangford, la princesse Véra Fédorowna -Bariatinski faillirent en avoir la jaunisse de dépit, dit le commodore -enchanté. - -—Et maintenant ne remarquez-vous pas que sa beauté a pris quelque -chose de languissant, que ses traits s’atténuent en délicatesses -morbides, que les veines de ses mains se dessinent plus bleues qu’il -ne faudrait, que sa voix a des sons d’harmonica d’une vibration -inquiétante et d’un charme douloureux? L’élément terrestre s’efface -et laisse dominer l’élément angélique. Miss Alicia devient d’une -perfection éthérée que, dussiez-vous me trouver matériel, je n’aime -pas voir aux filles de ce globe.» - -Ce que disait le comte répondait si bien aux préoccupations secrètes de -sir Joshua Ward, qu’il resta quelques minutes silencieux et comme perdu -dans une rêverie profonde. - -«Tout cela est vrai; bien que parfois je cherche à me faire illusion, -je ne puis en disconvenir. - -—Je n’ai pas fini, dit le comte; la santé de miss Alicia avant -l’arrivée de M. d’Aspremont en Angleterre avait-elle fait naître des -inquiétudes? - -—Jamais: c’était la plus fraîche et la plus rieuse enfant des trois -royaumes. - -—La présence de M. d’Aspremont coïncide, comme vous le voyez, avec les -périodes maladives qui altèrent la précieuse santé de miss Ward. Je ne -vous demande pas, à vous, homme du Nord, d’ajouter une foi implicite -à une croyance, à un préjugé, à une superstition, si vous voulez, de -nos contrées méridionales, mais convenez cependant que ces faits sont -étranges et méritent toute votre attention... - -—Alicia ne peut-elle être malade..... naturellement? dit le commodore, -ébranlé par les raisonnements captieux d’Altavilla, mais que retenait -une sorte de honte anglaise d’adopter la croyance populaire napolitaine. - -—Miss Ward n’est pas malade; elle subit une sorte d’empoisonnement par -le regard, et si M. d’Aspremont n’est pas jettatore, au moins il est -funeste. - -—Qu’y puis-je faire? elle aime Paul, se rit de la jettature et prétend -qu’on ne peut donner une pareille raison à un homme d’honneur pour le -refuser. - -—Je n’ai pas le droit de m’occuper de votre nièce, je ne suis -ni son frère, ni son parent, ni son fiancé; mais si j’obtenais -votre aveu, peut-être tenterais-je un effort pour l’arracher à -cette influence fatale. Oh! ne craignez rien; je ne commettrai pas -d’extravagance;—quoique jeune, je sais qu’il ne faut pas faire -de bruit autour de la réputation d’une jeune fille;—seulement -permettez-moi de me taire sur mon plan. Ayez assez de confiance en -ma loyauté pour croire qu’il ne renferme rien que l’honneur le plus -délicat ne puisse avouer. - -—Vous aimez donc bien ma nièce? dit le commodore. - -—Oui, puisque je l’aime sans espoir; mais m’accordez-vous la licence -d’agir? - -—Vous êtes un terrible homme, comte Altavilla; eh bien! tâchez de -sauver Alicia à votre manière, je ne le trouverai pas mauvais, et même -je le trouverai fort bon.» - -Le comte se leva, salua, regagna sa voiture et dit au cocher de le -conduire à l’hôtel de Rome. - -Paul, les coudes sur la table, la tête dans ses mains, était plongé -dans les plus douloureuses réflexions; il avait vu les deux ou trois -gouttelettes rouges sur le mouchoir d’Alicia, et, toujours infatué de -son idée fixe, il se reprochait son amour meurtrier; il se blâmait -d’accepter le dévouement de cette belle jeune fille décidée à mourir -pour lui, et se demandait par quel sacrifice surhumain il pourrait -payer cette sublime abnégation. - -Paddy, le jockey-gnôme, interrompit cette méditation en apportant la -carte du comte Altavilla. - -«Le comte Altavilla! que peut-il me vouloir? fit Paul excessivement -surpris. Faites-le entrer.» - -Lorsque le Napolitain parut sur le seuil de la porte, M. d’Aspremont -avait déjà posé sur son étonnement ce masque d’indifférence glaciale -qui sert aux gens du monde à cacher leurs impressions. - -Avec une politesse froide il désigna un fauteuil au comte, s’assit -lui-même, et attendit en silence, les yeux fixés sur le visiteur. - -«Monsieur, commença le comte en jouant avec les breloques de sa montre, -ce que j’ai à vous dire est si étrange, si déplacé, si inconvenant, que -vous auriez le droit de me jeter par la fenêtre.—Épargnez-moi cette -brutalité, car je suis prêt à vous rendre raison en galant homme. - -—J’écoute, monsieur, sauf à profiter plus tard de l’offre que vous -me faites, si vos discours ne me conviennent pas, répondit Paul, sans -qu’un muscle de sa figure bougeât. - -—Vous êtes jettatore!» - -A ces mots, une pâleur verte envahit subitement la face de M. -d’Aspremont, une auréole rouge cercla ses yeux; ses sourcils se -rapprochèrent, la ride de son front se creusa, et de ses prunelles -jaillirent comme des lueurs sulfureures; il se souleva à demi, -déchirant de ses mains crispées les bras d’acajou du fauteuil. Ce -fut si terrible, qu’Altavilla, tout brave qu’il était, saisit une -des petites branches de corail bifurquées suspendues à la chaîne -de sa montre, et en dirigea instinctivement les pointes vers son -interlocuteur. - -Par un effort suprême de volonté, M. d’Aspremont se rassit et dit: -«Vous aviez raison, monsieur; telle est, en effet, la récompense que -mériterait une pareille insulte; mais j’aurai la patience d’attendre -une autre réparation. - -—Croyez, continua le comte, que je n’ai pas fait à un gentleman cet -affront, qui ne peut se laver qu’avec du sang, sans les plus graves -motifs. J’aime miss Alicia Ward. - -—Que m’importe? - -—Cela vous importe, en effet, fort peu, car vous êtes aimé; mais moi, -don Felipe Altavilla, je vous défends de voir miss Alicia Ward. - -—Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. - -—Je le sais, répondit le comte napolitain; aussi je n’espère pas que -vous m’obéissiez. - -—Alors quel est le motif qui vous fait agir? dit Paul. - -—J’ai la conviction que le fascino dont malheureusement vous êtes -doué influe d’une manière fatale sur miss Alicia Ward. C’est là une -idée absurde, un préjugé digne du moyen âge, qui doit vous paraître -profondément ridicule; je ne discuterai pas là-dessus avec vous. Vos -yeux se portent vers miss Ward et lui lancent malgré vous ce regard -funeste qui la fera mourir. Je n’ai aucun autre moyen d’empêcher ce -triste résultat que de vous chercher une querelle d’Allemand. Au -seizième siècle, je vous aurais fait tuer par quelqu’un de mes paysans -de la montagne; mais aujourd’hui ces mœurs ne sont plus de mise. J’ai -bien pensé à vous prier de retourner en France; c’était trop naïf: -vous auriez ri de ce rival qui vous eût dit de vous en aller et de le -laisser seul auprès de votre fiancée sous prétexte de jettature.» - -Pendant que le comte Altavilla parlait, Paul d’Aspremont se sentait -pénétré d’une secrète horreur; il était donc, lui chrétien, en proie -aux puissances de l’enfer, et le mauvais ange regardait par ses -prunelles! il semait les catastrophes, son amour donnait la mort! Un -instant sa raison tourbillonna dans son cerveau, et la folie battit de -ses ailes les parois intérieures de son crâne. - -«Comte, sur l’honneur, pensez-vous ce que vous dites? s’écria -d’Aspremont après quelques minutes d’une rêverie que le Napolitain -respecta. - -—Sur l’honneur, je le pense. - -—Oh! alors ce serait donc vrai! dit Paul à demi-voix: je suis donc un -assassin, un démon, un vampire! je tue cet être céleste, je désespère -ce vieillard!» Et il fut sur le point de promettre au comte de ne pas -revoir Alicia; mais le respect humain et la jalousie qui s’éveillaient -dans son cœur retinrent ses paroles sur ses lèvres. - -«Comte, je ne vous cache point que je vais de ce pas chez miss Ward. - -—Je ne vous prendrai pas au collet pour vous en empêcher; vous m’avez -tout à l’heure épargné les voies de fait, j’en suis reconnaissant; mais -je serai charmé de vous voir demain, à six heures dans les ruines de -Pompeï, à la salle des thermes, par exemple; on y est fort bien. Quelle -arme préférez-vous? Vous êtes l’offensé: épée, sabre ou pistolet? - -—Nous nous battrons au couteau et les yeux bandés, séparés par -un mouchoir dont nous tiendrons chacun un bout. Il faut égaliser -les chances: je suis jettatore; je n’aurais qu’à vous tuer en vous -regardant, monsieur le comte!» - -Paul d’Aspremont partit d’un éclat de rire strident, poussa une porte -et disparut. - - -XII - -Alicia s’était établie dans une salle basse de la maison, dont les murs -étaient ornés de ces paysages à fresques qui, en Italie, remplacent les -papiers. Des nattes de paille de Manille couvraient le plancher. Une -table sur laquelle était jeté un bout de tapis turc et que jonchaient -les poésies de Coleridge, de Shelley, de Tennyson et de Longfellow, un -miroir à cadre antique et quelques chaises de canne composaient tout -l’ameublement; des stores de jonc de la Chine historiés de pagodes, de -rochers, de saules, de grues et de dragons, ajustés aux ouvertures et -relevés à demi, tamisaient une lumière douce; une branche d’oranger, -toute chargée de fleurs que les fruits, en se nouant faisaient tomber, -pénétrait familièrement dans la chambre et s’étendait comme une -guirlande au-dessus de la tête d’Alicia, en secouant sur elle sa neige -parfumée. - -La jeune fille, toujours un peu souffrante, était couchée sur un -étroit canapé près de la fenêtre; deux ou trois coussins du Maroc la -soulevaient à demi; la couverture vénitienne enveloppait chastement ses -pieds; arrangée ainsi, elle pouvait recevoir Paul sans enfreindre les -lois de la pudeur anglaise. - -Le livre commencé avait glissé à terre de la main distraite d’Alicia; -ses prunelles nageaient vaguement sous leurs longs cils et semblaient -regarder au delà du monde; elle éprouvait cette lassitude presque -voluptueuse qui suit les accès de fièvre, et toute son occupation était -de mâcher les fleurs de l’oranger qu’elle ramassait sur sa couverture -et dont le parfum amer lui plaisait. N’y a-t-il pas une Vénus mâchant -des roses, du Schiavone? Quel gracieux pendant un artiste moderne eût -pu faire au tableau du vieux Vénitien en représentant Alicia mordillant -des fleurs d’oranger! - -Elle pensait à M. d’Aspremont et se demandait si vraiment elle vivrait -assez pour être sa femme; non quelle ajoutât foi à l’influence de la -jettature, mais elle se sentait envahie malgré elle de pressentiments -funèbres: la nuit même, elle avait fait un rêve dont l’impression ne -s’était pas dissipée au réveil. - -Dans son rêve, elle était couchée, mais éveillée, et dirigeait ses -yeux vers la porte de sa chambre, pressentant que _quelqu’un_ allait -apparaître.—Après deux ou trois minutes d’attente anxieuse, elle -avait vu se dessiner sur le fond sombre qu’encadrait le chambranle de -la porte une forme svelte et blanche, qui, d’abord transparente et -laissant, comme un léger brouillard, apercevoir les objets à travers -elle, avait pris plus de consistance en avançant vers le lit. - -L’ombre était vêtue d’une robe de mousseline dont les plis traînaient -à terre; de longues spirales de cheveux noirs, à moitié détordues, -pleuraient le long de son visage pâle, marqué de deux petites taches -roses aux pommettes; la chair du col et de la poitrine était si blanche -qu’elle se confondait avec la robe, et qu’on n’eût pu dire où finissait -la peau et où commençait l’étoffe; un imperceptible jaseron de Venise -cerclait le col mince d’une étroite ligne d’or; la main fluette et -veinée de bleu tenait une fleur—une rose-thé—dont les pétales se -détachaient et tombaient à terre comme des larmes. - -Alicia ne connaissait pas sa mère, morte un an après lui avoir donné -le jour; mais bien souvent elle s’était tenue en contemplation devant -une miniature dont les couleurs presque évanouies, montrant le ton -jaune d’ivoire et pâles comme le souvenir des morts, faisaient songer -au portrait d’une ombre plutôt qu’à celui d’une vivante, et elle -comprit que cette femme qui entrait ainsi dans la chambre était Nancy -Ward,—sa mère.—La robe blanche, le jaseron, la fleur à la main, les -cheveux noirs, les joues marbrées de rose, rien n’y manquait,—c’était -bien la miniature agrandie, développée, se mouvant avec toute la -réalité du rêve. - -Une tendresse mélée de terreur faisait palpiter le sein d’Alicia. -Elle voulait tendre ses bras à l’ombre, mais ses bras, lourds comme -du marbre, ne pouvaient se détacher de la couche sur laquelle ils -reposaient. Elle essayait de parler, mais sa langue ne bégayait que des -syllabes confuses. - -Nancy, après avoir posé la rose-thé sur le guéridon, s’agenouilla près -du lit et mit sa tête contre la poitrine d’Alicia, écoutant le souffle -des poumons, comptant les battements du cœur; la joue froide de l’ombre -causait à la jeune fille, épouvantée de cette auscultation silencieuse, -la sensation d’un morceau de glace. - -L’apparition se releva, jeta un regard douloureux sur la jeune fille, -et, comptant les feuilles de la rose dont quelques pétales encore -s’étaient séparés, elle dit: «Il n’y en a plus qu’une.» - -Puis le sommeil avait interposé sa gaze noire entre l’ombre et la -dormeuse, et tout s’était confondu dans la nuit. - -L’âme de sa mère venait-elle l’avertir et la chercher? Que signifiait -cette phrase mystérieuse tombée de la bouche de l’ombre:—«Il n’y en -a plus qu’une?»—Cette pâle rose effeuillée était-elle le symbole de -sa vie? Ce rêve étrange avec ses terreurs gracieuses et son charme -effrayant, ce spectre charmant drapé de mousseline et comptant des -pétales de fleurs préoccupaient l’imagination de la jeune fille, un -nuage de mélancolie flottait sur son beau front, et d’indéfinissables -pressentiments l’effleuraient de leurs ailes noires. - -Cette branche d’oranger qui secouait sur elle ses fleurs n’avait-elle -pas aussi un sens funèbre? les petites étoiles virginales ne devaient -donc pas s’épanouir sous son voile de mariée? Attristée et pensive, -Alicia retira de ses lèvres la fleur qu’elle mordait; la fleur était -jaune et flétrie déjà... - -L’heure de la visite de M. d’Aspremont approchait. Miss Ward fit un -effort sur elle-même, rasséréna son visage, tourna du doigt les boucles -de ses cheveux, rajusta les plis froissés de son écharpe de gaze, et -reprit en main son livre pour se donner une contenance. - -Paul entra, et miss Ward le reçut d’un air enjoué, ne voulant pas qu’il -s’alarmât de la trouver couchée, car il n’eût pas manqué de se croire -la cause de sa maladie. La scène qu’il venait d’avoir avec le comte -Altavilla donnait à Paul une physionomie irritée et farouche qui fit -faire à Vicè le signe conjurateur, mais le sourire affectueux d’Alicia -eut bientôt dissipé le nuage. - -«Vous n’êtes pas malade sérieusement, je l’espère, dit-il à miss Ward -en s’asseyant près d’elle. - -—Oh! ce n’est rien, un peu de fatigue seulement: il a fait siroco -hier, et ce vent d’Afrique m’accable: mais vous verrez comme je me -porterai bien dans notre cottage du Lincolnshire! Maintenant que je -suis forte, nous ramerons chacun notre tour sur l’étang!» - -En disant ces mots, elle ne put comprimer tout à fait une petite toux -convulsive. - -M. d’Aspremont pâlit et détourna les yeux. - -Le silence régna quelques minutes dans la chambre. - -«Paul, je ne vous ai jamais rien donné, reprit Alicia en ôtant de son -doigt déjà maigri une bague d’or toute simple; prenez cet anneau, et -portez-le en souvenir de moi; vous pourrez peut-être le mettre, car -vous avez une main de femme;—adieu! je me sens lasse et je voudrais -essayer de dormir; venez me voir demain.» - -Paul se retira navré; les efforts d’Alicia pour cacher sa souffrance -avaient été inutiles; il aimait éperdument miss Ward, et il la tuait! -cette bague qu’elle venait de lui donner, n’était-ce pas un anneau de -fiançailles pour l’autre vie? - -Il errait sur le rivage à demi fou, rêvant de fuir, de s’aller jeter -dans un couvent de trappistes et d’y attendre la mort assis sur son -cercueil, sans jamais relever le capuchon de son froc. Il se trouvait -ingrat et lâche de ne pas sacrifier son amour et d’abuser ainsi de -l’héroïsme d’Alicia: car elle n’ignorait rien, elle savait qu’il -n’était qu’un jettatore, comme l’affirmait le comte Altavilla, et, -prise d’une angélique pitié, elle ne le repoussait pas! - -«Oui, se disait-il, ce Napolitain, ce beau comte qu’elle dédaigne, est -véritablement amoureux. Sa passion fait honte à la mienne: pour sauver -Alicia, il n’a pas craint de m’attaquer, de me provoquer, moi, un -jettatore, c’est-à-dire, dans ses idées, un être aussi redoutable qu’un -démon. Tout en me parlant, il jouait avec ses amulettes, et le regard -de ce duelliste célèbre qui a couché trois hommes sur le carreau, se -baissait devant le mien!» - -Rentré à l’hôtel de Rome, Paul écrivit quelques lettres, fit un -testament par lequel il laissait à miss Alicia Ward tout ce qu’il -possédait, sauf un legs pour Paddy, et prit les dispositions -indispensables à un galant homme qui doit avoir un duel à mort le -lendemain. - -Il ouvrit les boîtes de palissandre où ses armes étaient renfermées -dans les compartiments garnis de serge verte, remua épées, pistolets, -couteaux de chasse, et trouva enfin deux stylets corses parfaitement -pareils qu’il avait achetés pour en faire don à des amis. - -C’étaient deux lames de pur acier, épaisses près du manche, tranchantes -des deux côtés vers la pointe, damasquinées, curieusement terribles et -montées avec soin. Paul choisit aussi trois foulards et fit du tout un -paquet. - -Puis il prévint Scazziga de se tenir prêt de grand matin pour une -excursion dans la campagne. - -«Oh! dit-il, en se jetant tout habillé sur son lit, Dieu fasse que -ce combat me soit fatal! Si j’avais le bonheur d’être tué,—Alicia -vivrait!» - - -XIII - -Pompeï, la ville morte, ne s’éveille pas le matin comme les cités -vivantes, et quoiqu’elle ait rejeté à demi le drap de cendre qui la -couvrait depuis tant de siècles, même quand la nuit s’efface, elle -reste endormie sur sa couche funèbre. - -Les touristes de toutes nations qui la visitent pendant le jour sont -à cette heure encore étendus dans leur lit, tout moulus des fatigues -de leurs excursions, et l’aurore, en se levant sur les décombres de la -ville-momie, n’y éclaire pas un seul visage humain. Les lézards seuls, -en frétillant de la queue, rampent le long des murs, filent sur les -mosaïques disjointes, sans s’inquiéter du _cave canem_ inscrit au seuil -des maisons désertes, et saluent joyeusement les premiers rayons du -soleil. Ce sont les habitants qui ont succédé aux citoyens antiques, et -il semble que Pompeï n’ait été exhumée que pour eux. - -C’est un spectacle étrange de voir à la lueur azurée et rose du matin -ce cadavre de ville saisie au milieu de ses plaisirs, de ses travaux -et de sa civilisation, et qui n’a pas subi la dissolution lente des -ruines ordinaires; on croit involontairement que les propriétaires de -ces maisons conservées dans leurs moindres détails vont sortir de -leurs demeures avec leurs habits grecs ou romains; les chars, dont -on aperçoit les ornières sur les dalles, se remettre à rouler; les -buveurs entrer dans ces thermopoles où la marque des tasses est encore -empreinte sur le marbre du comptoir.—On marche comme dans un rêve -au milieu du passé; on lit en lettres rouges, à l’angle des rues, -l’affiche du spectacle du jour!—seulement le jour est passé depuis -plus de dix-sept siècles.—Aux clartés naissantes de l’aube, les -danseuses peintes sur les murs semblent agiter leurs crotales, et du -bout de leur pied blanc soulever comme une écume rose le bord de leur -draperie, croyant sans doute que les lampadaires se rallument pour les -orgies du triclinium; les Vénus, les Satyres, les figures héroïques ou -grotesques, animées d’un rayon, essayent de remplacer les habitants -disparus, et de faire à la cité morte une population peinte. Les ombres -colorées tremblent le long des parois, et l’esprit peut quelques -minutes se prêter à l’illusion d’une fantasmagorie antique. Mais ce -jour-là, au grand effroi des lézards, la sérénité matinale de Pompeï -fut troublée par un visiteur étrange: une voiture s’arrêta à l’entrée -de la voie des Tombeaux; Paul en descendit et se dirigea à pied vers le -lieu du rendez-vous. - -Il était en avance, et, bien qu’il dût être préoccupé d’autre chose -que d’archéologie, il ne pouvait s’empêcher, tout en marchant, de -remarquer mille petits détails qu’il n’eût peut-être pas aperçus dans -une situation habituelle. Les sens que ne surveille plus l’âme, et -qui s’exercent alors pour leur compte, ont quelquefois une lucidité -singulière. Des condamnés à mort, en allant au supplice, distinguent -une petite fleur entre les fentes du pavé, un numéro au bouton d’un -uniforme, une faute d’orthographe sur une enseigne, ou toute autre -circonstance puérile qui prend pour eux une importance énorme.—M. -d’Aspremont passa devant la villa de Diomède, le sépulcre de Mammia, -les hémicycles funéraires, la porte antique de la cité, les maisons -et les boutiques qui bordent la voie Consulaire, presque sans y jeter -les yeux, et pourtant des images colorées et vives de ces monuments -arrivaient à son cerveau avec une netteté parfaite; il voyait tout, -et les colonnes cannelées enduites à mi-hauteur de stuc rouge ou -jaune, et les peintures à fresque, et les inscriptions tracées sur -les murailles; une annonce de location à la rubrique s’était même -écrite si profondément dans sa mémoire, que ses lèvres en répétaient -machinalement les mots latins sans y attacher aucune espèce de sens. - -Était-ce donc la pensée du combat qui absorbait Paul à ce point? -Nullement, il n’y songeait même pas; son esprit était ailleurs:—Dans -le parloir de Richmond. Il tendait au commodore sa lettre de -recommandation, et miss Ward le regardait à la dérobée; elle avait une -robe blanche, et des fleurs de jasmin étoilaient ses cheveux. Qu’elle -était jeune, belle et vivace... alors! - -Les bains antiques sont au bout de la voie Consulaire, près de la rue -de la Fortune; M. d’Aspremont n’eut pas de peine à les trouver. Il -entra dans la salle voûtée qu’entoure une rangée de niches formées par -des atlas de terre cuite, supportant une architrave ornée d’enfants et -de feuillages. Les revêtements de marbre, les mosaïques, les trépieds -de bronze ont disparu. Il ne reste plus de l’ancienne splendeur que les -atlas d’argile et des murailles nues comme celles d’un tombeau; un jour -vague provenant d’une petite fenêtre ronde qui découpe en disque le -bleu du ciel, glisse en tremblant sur les dalles rompues du pavé. - -C’était là que les femmes de Pompeï venaient, après le bain, sécher -leurs beaux corps humides, rajuster leurs coiffures, reprendre leurs -tuniques et se sourire dans le cuivre bruni des miroirs. Une scène d’un -genre bien différent allait s’y passer, et le sang devait couler sur le -sol où ruisselaient jadis les parfums. - -Quelques instants après, le comte Altavilla parut: il tenait à la main -une boîte à pistolets, et sous le bras deux épées, car il ne pouvait -croire que les conditions proposées par M. Paul d’Aspremont fussent -sérieuses; il n’y avait vu qu’une raillerie méphistophélique, un -sarcasme infernal. - -«Pourquoi faire ces pistolets et ces épées, comte? dit Paul en voyant -cette panoplie; n’étions-nous pas convenus d’un autre mode de combat? - -—Sans doute; mais je pensais que vous changeriez peut-être d’avis; on -ne s’est jamais battu de cette façon. - -—Notre adresse fût-elle égale, ma position me donne sur vous trop -d’avantages, répondit Paul avec un sourire amer; je n’en veux pas -abuser. Voilà des stylets que j’ai apportés; examinez-les; ils -sont parfaitement pareils; voici des foulards pour nous bander les -yeux.—Voyez, ils sont épais, et _mon regard_ n’en pourra percer le -tissu.» - -Le comte Altavilla fit un signe d’acquiescement. - -«Nous n’avons pas de témoins, dit Paul, et l’un de nous ne doit pas -sortir vivant de cette cave. Écrivons chacun un billet attestant la -loyauté du combat; le vainqueur le placera sur la poitrine du mort. - -—Bonne précaution!» répondit avec un sourire le Napolitain en traçant -quelques lignes sur une feuille du carnet de Paul qui remplit à son -tour la même formalité. - -Cela fait, les adversaires mirent bas leurs habits, se bandèrent -les yeux, s’armèrent de leurs stylets, et saisirent chacun par une -extrémité le mouchoir, trait d’union terrible entre leurs haines. - -—Êtes-vous prêt? dit M. d’Aspremont au comte Altavilla. - -—Oui,» répondit le Napolitain d’une voix parfaitement calme. - -Don Felipe Altavilla était d’une bravoure éprouvée, il ne redoutait au -monde que la jettature, et ce combat aveugle, qui eût fait frissonner -tout autre d’épouvante, ne lui causait pas le moindre trouble; il ne -faisait ainsi que jouer sa vie à pile ou face, et n’avait pas le -désagrément de voir l’œil fauve de son adversaire darder sur lui son -regard jaune. - -Les deux combattants brandirent leurs couteaux, et le mouchoir qui les -reliait l’un à l’autre dans ces épaisses ténèbres se tendit fortement. -Par un mouvement instinctif, Paul et le comte avaient rejeté leur torse -en arrière, seule parade possible dans cet étrange duel; leurs bras -retombèrent sans avoir atteint autre chose que le vide. - -Cette lutte obscure, où chacun pressentait la mort sans la voir -venir, avait un caractère horrible. Farouches et silencieux, les -deux adversaires reculaient, tournaient, sautaient, se heurtaient -quelquefois, manquant ou dépassant le but; on n’entendait que le -trépignement de leurs pieds et le souffle haletant de leurs poitrines. - -Une fois Altavilla sentit la pointe de son stylet rencontrer quelque -chose; il s’arrêta croyant avoir tué son rival, et attendit la chute du -corps:—il n’avait frappé que la muraille! - -«Pardieu! je croyais bien vous avoir percé de part en part, dit-il en -se remettant en garde. - -—Ne parlez pas, dit Paul, votre voix me guide.» - -Et le combat recommença. - -Tout à coup les deux adversaires se sentirent détachés.—Un coup du -stylet de Paul avait tranché le foulard. - -«Trêve! cria le Napolitain; nous ne nous tenons plus, le mouchoir est -coupé. - -—Qu’importe! continuons,» dit Paul. - -Un silence morne s’établit. En loyaux ennemis, ni M. d’Aspremont ni le -comte ne voulaient profiter des indications données par leur échange de -paroles.—Ils firent quelques pas pour se dérouter, et se remirent à se -chercher dans l’ombre. - -Le pied de M. d’Aspremont déplaça une petite pierre; ce léger choc -révéla au Napolitain, agitant son couteau au hasard, dans quel sens il -devait marcher. Se ramassant sur ses jarrets pour avoir plus d’élan, -Altavilla s’élança d’un bond de tigre et rencontra le stylet de M. -d’Aspremont. - -Paul toucha la pointe de son arme et la sentit mouillée... des pas -incertains résonnèrent lourdement sur les dalles; un soupir oppressé se -fit entendre et un corps tomba tout d’une pièce à terre. - -Pénétré d’horreur, Paul abattit le bandeau qui lui couvrait les yeux, -et il vit le comte Altavilla pâle, immobile, étendu sur le dos et la -chemise tachée à l’endroit du cœur d’une large plaque rouge. - -Le beau Napolitain était mort! - -M. d’Aspremont mit sur la poitrine d’Altavilla le billet qui attestait -la loyauté du duel, et sortit des bains antiques plus pâle au grand -jour qu’au clair de lune le criminel que Prud’hon fait poursuivre par -les Erynnis vengeresses. - - -XIV - -Vers deux heures de l’après-midi, une bande de touristes anglais, -guidée par un cicerone, visitait les ruines de Pompeï; la tribu -insulaire, composée du père, de la mère, de trois grandes filles, -de deux petits garçons et d’un cousin, avait déjà parcouru d’un œil -glauque et froid, où se lisait ce profond ennui qui caractérise la race -britannique, l’amphithéâtre, le théâtre de tragédie et de chant, si -curieusement juxtaposés; le quartier militaire, crayonné de caricatures -par l’oisiveté du corps de garde; le Forum, surpris au milieu d’une -réparation, la basilique, les temples de Vénus et de Jupiter, le -Panthéon et les boutiques qui les bordent. Tous suivaient en silence -dans leur _Murray_ les explications bavardes du cicerone et jetaient -à peine un regard sur les colonnes, les fragments de statues, les -mosaïques, les fresques et les inscriptions. - -Ils arrivèrent enfin aux bains antiques, découverts en 1824, comme le -guide le leur faisait remarquer. «Ici étaient les étuves, là le four à -chauffer l’eau, plus loin la salle à température modérée;» ces détails -donnés en patois napolitain mélangé de quelques désinences anglaises -paraissaient intéresser médiocrement les visiteurs, qui déjà opéraient -une volte-face pour se retirer, lorsque miss Ethelwina, l’aînée des -demoiselles, jeune personne aux cheveux blonds filasse, et à la peau -truitée de taches de rousseur, fit deux pas en arrière, d’un air moitié -choqué, moitié effrayé, et s’écria: «Un homme! - -—Ce sera sans doute quelque ouvrier des fouilles à qui l’endroit -aura paru propice pour faire la sieste; il y a sous cette voûte de la -fraîcheur et de l’ombre: n’ayez aucune crainte, mademoiselle, dit le -guide en poussant du pied le corps étendu à terre. Holà! réveille-toi, -fainéant, et laisse passer Leurs Seigneuries.» - -Le prétendu dormeur ne bougea pas. - -«Ce n’est pas un homme endormi, c’est un mort,» dit un des jeunes -garçons, qui, vu sa petite taille, démêlait mieux dans l’ombre l’aspect -du cadavre. - -Le cicerone se baissa sur le corps et se releva brusquement, les traits -bouleversés. - -«Un homme assassiné! s’écria-t-il. - -—Oh! c’est vraiment désagréable de se trouver en présence de tels -objets; écartez-vous, Ethelwina, Kitty, Bess, dit mistress Bracebridge, -il ne convient pas à de jeunes personnes bien élevées de regarder un -spectacle si impropre. Il n’y a donc pas de police dans ce pays-ci! Le -coroner aurait dû relever le corps. - -«Un papier! fit laconiquement le cousin, roide, long et embarrassé de -sa personne comme le laird de Dumbidike de _la Prison d’Édimbourg_. - -—En effet, dit le guide en prenant le billet placé sur la poitrine -d’Altavilla, un papier avec quelques lignes d’écriture. - -—Lisez, dirent en chœur les insulaires, dont la curiosité était -surexcitée. - - «Qu’on ne recherche ni n’inquiète personne pour ma mort. Si l’on - trouve ce billet sur ma blessure, j’aurai succombé dans un duel loyal. - - «_Signé_ FELIPE, comte D’ALTAVILLA.» - -—C’était un homme comme il faut; quel dommage! soupira mistress -Bracebridge, que la qualité de comte du mort impressionnait. - -—Et un joli garçon, murmura tout bas Ethelwina, la demoiselle aux -taches de rousseur. - -—Tu ne te plaindras plus, dit Bess à Kitty, du manque d’imprévu -dans les voyages: nous n’avons pas, il est vrai, été arrêtés par des -brigands sur la route de Terracine à Fondi; mais un jeune seigneur -percé d’un coup de stylet dans les ruines de Pompeï, voilà une -aventure. Il y a sans doute là-dessous une rivalité d’amour;—au moins -nous aurons quelque chose d’italien, de pittoresque et de romantique à -raconter à nos amies. Je ferai de la scène un dessin sur mon album, et -tu joindras au croquis des stances mystérieuses dans le goût de Byron. - -—C’est égal, fit le guide, le coup est bien donné, de bas en haut, -dans toutes les règles; il n’y a rien à dire.» - -Telle fut l’oraison funèbre du comte Altavilla. - -Quelques ouvriers, prévenus par le cicerone, allèrent chercher la -justice, et le corps du pauvre Altavilla fut reporté à son château, -près de Salerne. - -Quant à M. d’Aspremont, il avait regagné sa voiture, les yeux ouverts -comme un somnambule et ne voyant rien. On eût dit une statue qui -marchait. Quoiqu’il eût éprouvé à la vue du cadavre cette horreur -religieuse qu’inspire la mort, il ne se sentait pas coupable, et le -remords n’entrait pour rien dans son désespoir. Provoqué de manière à -ne pouvoir refuser, il n’avait accepté ce duel qu’avec l’espérance d’y -laisser une vie désormais odieuse. Doué d’un regard funeste, il avait -voulu un combat aveugle pour que la fatalité seule fût responsable. -Sa main même n’avait pas frappé; son ennemi s’était enferré! Il -plaignait le comte Altavilla comme s’il eût été étranger à sa mort. -«C’est mon stylet qui l’a tué, se disait-il, mais si je l’avais regardé -dans un bal, un lustre se fût détaché du plafond et lui eût fendu la -tête. Je suis innocent comme la foudre, comme l’avalanche, comme le -mancenillier, comme toutes les forces destructives et inconscientes. -Jamais ma volonté ne fut malfaisante, mon cœur n’est qu’amour et -bienveillance, mais je sais que je suis nuisible. Le tonnerre ne sait -pas qu’il tue; moi, homme, créature intelligente, n’ai-je pas un devoir -sévère à remplir vis-à-vis de moi-même? je dois me citer à mon propre -tribunal et m’interroger. Puis-je rester sur cette terre où je ne cause -que des malheurs? Dieu me damnerait-il si je me tuais par amour pour -mes semblables? Question terrible et profonde que je n’ose résoudre; -il me semble que, dans la position où je suis, la mort volontaire est -excusable. Mais si je me trompais? pendant l’éternité, je serais privé -de la vue d’Alicia, qu’alors je pourrais regarder sans lui nuire, car -les yeux de l’âme n’ont pas le fascino.—C’est une chance que je ne -veux pas courir.» - -Une idée subite traversa le cerveau du malheureux jettatore et -interrompit son monologue intérieur. Ses traits se détendirent; la -sérénité immuable qui suit les grandes résolutions dérida son front -pâle: il avait pris un parti suprême. - -«Soyez condamnés, mes yeux, puisque vous êtes meurtriers; mais, avant -de vous fermer pour toujours, saturez-vous de lumière, contemplez le -soleil, le ciel bleu, la mer immense, les chaînes azurées de montagnes, -les arbres verdoyants, les horizons indéfinis, les colonnades des -palais, la cabane du pêcheur, les îles lointaines du golfe, la voile -blanche rasant l’abîme, le Vésuve, avec son aigrette de fumée; -regardez, pour vous en souvenir, tous ces aspects charmants que vous -ne verrez plus; étudiez chaque forme et chaque couleur, donnez-vous -une dernière fête. Pour aujourd’hui, funestes ou non, vous pouvez vous -arrêter sur tout; enivrez-vous du splendide spectacle de la création! -Allez, voyez, promenez-vous. Le rideau va tomber entre vous et le décor -de l’univers!» - -La voiture, en ce moment, longeait le rivage; la baie radieuse -étincelait, le ciel semblait taillé dans un seul saphir; une splendeur -de beauté revêtait toutes choses. - -Paul dit à Scazziga d’arrêter; il descendit, s’assit sur une roche -et regarda longtemps, longtemps, longtemps, comme s’il eût voulu -accaparer l’infini. Ses yeux se noyaient dans l’espace et la lumière, -se renversaient comme en extase, s’imprégnaient de lueurs, s’imbibaient -de soleil! La nuit qui allait suivre ne devait pas avoir d’aurore pour -lui. - -S’arrachant à cette contemplation silencieuse, M. d’Aspremont remonta -en voiture et se rendit chez miss Alicia Ward. - -Elle était, comme la veille, allongée sur son étroit canapé, dans la -salle basse que nous avons déjà décrite. Paul se plaça en face d’elle, -et cette fois ne tint pas ses yeux baissés vers la terre, ainsi qu’il -le faisait depuis qu’il avait acquis la conscience de sa jettature. - -La beauté si parfaite d’Alicia se spiritualisait par la souffrance: -la femme avait presque disparu pour faire place à l’ange: ses chairs -étaient transparentes, éthérées, lumineuses; on apercevait l’âme à -travers comme une lueur dans une lampe d’albâtre. Ses yeux avaient -l’infini du ciel et la scintillation de l’étoile; à peine si la vie -mettait sa signature rouge dans l’incarnat de ses lèvres. - -Un sourire divin illumina sa bouche, comme un rayon de soleil éclairant -une rose, lorsqu’elle vit les regards de son fiancé l’envelopper d’une -longue caresse. Elle crut que Paul avait enfin chassé ses funestes -idées de jettature et lui revenait heureux et confiant comme aux -premiers jours, et elle tendit à M. d’Aspremont, qui la garda, sa -petite main pâle et fluette. - -«Je ne vous fais donc plus peur? dit-elle avec une douce moquerie à -Paul qui tenait toujours les yeux fixés sur elle. - -—Oh! laissez-moi vous regarder, répondit M. d’Aspremont d’un ton de -voix singulier en s’agenouillant près du canapé; laissez-moi m’enivrer -de cette beauté ineffable!» et il contemplait avidement les cheveux -lustrés et noirs d’Alicia, son beau front pur comme un marbre grec, ses -yeux d’un bleu noir comme l’azur d’une belle nuit, son nez d’une coupe -si fine, sa bouche dont un sourire languissant montrait à demi les -perles, son col de cygne onduleux et flexible, et semblait noter chaque -trait, chaque détail, chaque perfection comme un peintre qui voudrait -faire un portrait de mémoire; il se rassasiait de l’aspect adoré, il se -faisait une provision de souvenirs, arrêtant les profils, repassant les -contours. - -Sous ce regard ardent, Alicia, fascinée et charmée, éprouvait une -sensation voluptueusement douloureuse, agréablement mortelle; sa vie -s’exaltait et s’évanouissait; elle rougissait et pâlissait, devenait -froide, puis brûlante.—Une minute de plus, et l’âme l’eût quittée. - -Elle mit sa main sur les yeux de Paul, mais les regards du jeune -homme traversaient comme une flamme les doigts transparents et frêles -d’Alicia. - -«Maintenant mes yeux peuvent s’éteindre, je la verrai toujours dans mon -cœur,» dit Paul en se relevant. - -Le soir, après avoir assisté au coucher du soleil,—le dernier qu’il -dût contempler,—M. d’Aspremont, en rentrant à l’hôtel de Rome, se fit -apporter un réchaud et du charbon. - -«Veut-il s’asphyxier? dit en lui-même Vergilio Falsacappa en remettant -à Paddy ce qu’il lui demandait de la part de son maître; c’est ce -qu’il pourrait faire de mieux, ce maudit jettatore!» - -Le fiancé d’Alicia ouvrit la fenêtre, contrairement à la conjecture de -Falsacappa, alluma les charbons, y plongea la lame d’un poignard et -attendit que le fer devînt rouge. - -La mince lame, parmi les braises incandescentes, arriva bientôt au -rouge blanc; Paul, comme pour prendre congé de lui-même, s’accouda -sur la cheminée en face d’un grand miroir où se projetait la clarté -d’un flambeau à plusieurs bougies; il regarda cette espèce de spectre -qui était lui, cette enveloppe de sa pensée qu’il ne devait plus -apercevoir, avec une curiosité mélancolique: «Adieu, fantôme pâle que -je promène depuis tant d’années à travers la vie, forme manquée et -sinistre où la beauté se mêle à l’horreur, argile scellée au front -d’un cachet fatal, masque convulsé d’une âme douce et tendre! tu vas -disparaître à jamais pour moi: vivant, je te plonge dans les ténèbres -éternelles, et bientôt je t’aurai oublié comme le rêve d’une nuit -d’orage. Tu auras beau dire, misérable corps, à ma volonté inflexible: -«Hubert, Hubert, mes pauvres yeux!» tu ne l’attendriras point. Allons, -à l’œuvre, victime et bourreau!» Et il s’éloigna de la cheminée pour -s’asseoir sur le bord de son lit. - -Il aviva de son souffle les charbons du réchaud posé sur un guéridon -voisin, et saisit par le manche la lame d’où s’échappaient en pétillant -de blanches étincelles. - -A ce moment suprême, quelle que fût sa résolution, M. d’Aspremont -sentit comme une défaillance: une sueur froide baigna ses tempes; mais -il domina bien vite cette hésitation purement physique et approcha de -ses yeux le fer brûlant. - -Une douleur aiguë, lancinante, intolérable, faillit lui arracher un -cri; il lui sembla que deux jets de plomb fondu lui pénétraient par les -prunelles jusqu’au fond du crâne; il laissa échapper le poignard, qui -roula par terre et fit une marque brune sur le parquet. - -Une ombre épaisse, opaque, auprès de laquelle la nuit la plus sombre -est un jour splendide, l’encapuchonnait de son voile noir; il tourna la -tête vers la cheminée sur laquelle devaient brûler encore les bougies; -il ne vit que des ténèbres denses, impénétrables, où ne tremblaient -même pas ces vagues lueurs que les voyants perçoivent encore, les -paupières fermées, lorsqu’ils sont en face d’une lumière.—Le sacrifice -était consommé! - -«Maintenant, dit Paul, noble et charmante créature, je pourrai devenir -ton mari sans être un assassin. Tu ne dépériras plus héroïquement -sous mon regard funeste: tu reprendras ta belle santé; hélas! je ne -t’apercevrai plus, mais ton image céleste rayonnera d’un éclat immortel -dans mon souvenir; je te verrai avec l’œil de l’âme, j’entendrai -ta voix plus harmonieuse que la plus suave musique, je sentirai -l’air déplacé par les mouvements, je saisirai le frisson soyeux de -ta robe, l’imperceptible craquement de ton brodequin, j’aspirerai -le parfum léger qui émane de toi et te fait comme une atmosphère. -Quelquefois tu laisseras ta main entre les miennes pour me convaincre -de ta présence, tu daigneras guider ton pauvre aveugle lorsque son -pied hésitera sur son chemin obscur; tu lui liras les poëtes, tu lui -raconteras les tableaux et les statues. Par ta parole, tu lui rendras -l’univers évanoui; tu seras sa seule pensée, son seul rêve; privé de -la distraction des choses et de l’éblouissement de la lumière, son âme -volera vers toi d’une aile infatigable! - -«Je ne regrette rien, puisque tu es sauvée: qu’ai-je perdu, en effet? -le spectacle monotone des saisons et des jours, la vue des décorations -plus ou moins pittoresques où se déroulent les cent actes divers de la -triste comédie humaine.—La terre, le ciel, les eaux, les montagnes, -les arbres, les fleurs: vaines apparences, redites fastidieuses, formes -toujours les mêmes! Quand on a l’amour, on possède le vrai soleil, la -clarté qui ne s’éteint pas!» - -Ainsi parlait, dans son monologue intérieur, le malheureux Paul -d’Aspremont, tout enfiévré d’une exaltation lyrique où se mêlait -parfois le délire de la souffrance. - -Peu à peu ses douleurs s’apaisèrent; il tomba dans ce sommeil noir, -frère de la mort et consolateur comme elle. - -Le jour, en pénétrant dans la chambre, ne le réveilla pas.—Midi et -minuit devaient désormais, pour lui, avoir la même couleur; mais les -cloches tintant l’_Angelus_ à joyeuses volées bourdonnaient vaguement -à travers son sommeil, et, peu à peu devenant plus distinctes, le -tirèrent de son assoupissement. - -Il souleva ses paupières, et, avant que son âme endormie encore se fût -souvenue, il eut une sensation horrible. Ses yeux s’ouvraient sur le -vide, sur le noir, sur le néant, comme si, enterré vivant, il se fût -réveillé de léthargie dans un cercueil; mais il se remit bien vite. -N’en serait-il pas toujours ainsi? ne devait-il point passer, chaque -matin, des ténèbres du sommeil aux ténèbres de la veille? - -Il chercha à tâtons le cordon de la sonnette. - -Paddy accourut. - -Comme il manifestait son étonnement de voir son maître se lever avec -les mouvements incertains d’un aveugle: - -«J’ai commis l’imprudence de dormir la fenêtre ouverte, lui dit Paul, -pour couper court à toute explication, et je crois que j’ai attrapé une -goutte sereine, mais cela se passera; conduis-moi à mon fauteuil et -mets près de moi un verre d’eau fraîche.» - -Paddy, qui avait une discrétion tout anglaise, ne fit aucune remarque, -exécuta les ordres de son maître et se retira. - -Resté seul, Paul trempa son mouchoir dans l’eau froide, et le tint sur -ses yeux pour amortir l’ardeur causée par la brûlure. - -Laissons M. d’Aspremont dans son immobilité douloureuse et -occupons-nous un peu des autres personnages de notre histoire. - -La nouvelle de la mort étrange du comte Altavilla s’était promptement -répandue dans Naples et servait de thème à mille conjectures plus -extravagantes les unes que les autres. L’habileté du comte à l’escrime -était célèbre; Altavilla passait pour un des meilleurs tireurs de -cette école napolitaine si redoutable sur le terrain; il avait tué -trois hommes et en avait blessé grièvement cinq ou six. Sa renommée -était si bien établie en ce genre, qu’il ne se battait plus. Les -duellistes les plus sur la hanche le saluaient poliment et, les -eût-il regardés de travers, évitaient de lui marcher sur le pied. Si -quelqu’un de ces rodomonts eût tué Altavilla, il n’eût pas manqué de -se faire honneur d’une telle victoire. Restait la supposition d’un -assassinat, qu’écartait le billet trouvé sur la poitrine du mort. On -contesta d’abord l’authenticité de l’écriture; mais la main du comte -fut reconnue par des personnes qui avaient reçu de lui plus de cent -lettres. La circonstance des yeux bandés, car le cadavre portait encore -un foulard noué autour de la tête, semblait toujours inexplicable. On -retrouva, outre le stylet planté dans la poitrine du comte, un second -stylet échappé sans doute de sa main défaillante: mais si le combat -avait eu lieu au couteau, pourquoi ces épées et ces pistolets qu’on -reconnut pour avoir appartenu au comte, dont le cocher déclara qu’il -avait amené son maître à Pompeï, avec ordre de s’en retourner si au -bout d’une heure il ne reparaissait pas? - -C’était à s’y perdre. - -Le bruit de cette mort arriva bientôt aux oreilles de Vicè, qui en -instruisit sir Joshua Ward. Le commodore, à qui revint tout de suite en -mémoire l’entretien mystérieux qu’Altavilla avait eu avec lui au sujet -d’Alicia, entrevit confusément quelque tentative ténébreuse, quelque -lutte horrible et désespérée où M. d’Aspremont devait se trouver mêlé -volontairement ou involontairement. Quant à Vicè, elle n’hésitait pas -à attribuer la mort du beau comte au vilain jettatore, et en cela -sa haine la servait comme une seconde vue. Cependant M. d’Aspremont -avait fait sa visite à miss Ward à l’heure accoutumée, et rien dans sa -contenance ne trahissait l’émotion d’un drame terrible, il paraissait -même plus calme qu’à l’ordinaire. - -Cette mort fut cachée à miss Ward, dont l’état devenait inquiétant, -sans que le médecin anglais appelé par sir Joshua pût constater de -maladie bien caractérisée: c’était comme une sorte d’évanouissement -de la vie, de palpitation de l’âme battant des ailes pour prendre -son vol, de suffocation d’oiseau sous la machine pneumatique, plutôt -qu’un mal réel, possible à traiter par les moyens ordinaires. On eût -dit un ange retenu sur terre et ayant la nostalgie du ciel; la beauté -d’Alicia était si suave, si délicate, si diaphane, si immatérielle, que -la grossière atmosphère humaine ne devait plus être respirable pour -elle; on se la figurait planant dans la lumière d’or du Paradis, et le -petit oreiller de dentelles qui soutenait sa tête rayonnait comme une -auréole. Elle ressemblait, sur son lit, à cette mignonne Vierge de -Schoorel, le plus fin joyau de la couronne de l’art gothique. - -M. d’Aspremont ne vint pas ce jour-là: pour cacher son sacrifice, il ne -voulait pas paraître les paupières rougies, se réservant d’attribuer sa -brusque cécité à une tout autre cause. - -Le lendemain, ne sentant plus de douleur, il monta dans sa calèche, -guidé par son groom Paddy. - -La voiture s’arrêta comme d’habitude à la porte en claire-voie. -L’aveugle volontaire la poussa, et, sondant le terrain du pied, -s’engagea dans l’allée connue. Vicè n’était pas accourue selon sa -coutume au bruit de la sonnette mise en mouvement par le ressort de -la porte; aucun de ces mille petits bruits joyeux qui sont comme la -respiration d’une maison vivante ne parvenait à l’oreille attentive de -Paul; un silence morne, profond, effrayant, régnait dans l’habitation, -que l’on eût pu croire abandonnée. Ce silence qui eût été sinistre, -même pour un homme clairvoyant, devenait plus lugubre encore dans les -ténèbres qui enveloppaient le nouvel aveugle. - -Les branches qu’il ne distinguait plus semblaient vouloir le retenir -comme des bras suppliants et l’empêcher d’aller plus loin. Les lauriers -lui barraient le passage; les rosiers s’accrochaient à ses habits, les -lianes le prenaient aux jambes, le jardin lui disait dans sa langue -muette: «Malheureux! que viens-tu faire ici, ne force pas les obstacles -que je t’oppose, va-t’en!» Mais Paul n’écoutait pas, et tourmenté de -pressentiments terribles, se roulait dans le feuillage, repoussait les -masses de verdure, brisait les rameaux et avançait toujours du côté de -la maison. - -Déchiré et meurtri par les branches irritées, il arriva enfin au bout -de l’allée. Une bouffée d’air libre le frappa au visage, et il continua -sa route les mains tendues en avant. - -Il rencontra le mur et trouva la porte en tâtonnant. - -Il entra; nulle voix amicale ne lui donna la bienvenue. N’entendant -aucun son qui pût le guider, il resta quelques minutes hésitant sur le -seuil. Une senteur d’éther, une exhalaison d’aromates, une odeur de -cire en combustion, tous les vagues parfums des chambres mortuaires -saisirent l’odorat de l’aveugle pantelant d’épouvante; une idée -affreuse se présenta à son esprit, et il pénétra dans la chambre. - -Après quelques pas, il heurta quelque chose qui tomba avec grand bruit; -il se baissa et reconnut au toucher que c’était un chandelier de métal -pareil aux flambeaux d’église et portant un long cierge. - -Éperdu, il poursuivit sa route à travers l’obscurité. Il lui sembla -entendre une voix qui murmurait tout bas des prières; il fit un pas -encore, et ses mains rencontrèrent le bord d’un lit; il se pencha, et -ses doigts tremblants effleurèrent d’abord un corps immobile et droit -sous une fine tunique; puis une couronne de roses et un visage pur et -froid comme le marbre. - -C’était Alicia allongée sur sa couche funèbre. - -«Morte! s’écria Paul avec un râle étranglé! morte! et c’est moi qui -l’ai tuée!» - -Le commodore, glacé d’horreur, avait vu ce fantôme aux yeux éteints -entrer en chancelant, errer au hasard et se heurter au lit de mort de -sa nièce: il avait tout compris. La grandeur de ce sacrifice inutile -fit jaillir deux larmes des yeux rougis du vieillard, qui croyait bien -ne plus pouvoir pleurer. - -Paul se précipita à genoux près du lit et couvrit de baisers la main -glacée d’Alicia; les sanglots secouaient son corps par saccades -convulsives. Sa douleur attendrit même la féroce Vicè, qui se tenait -silencieuse et sombre contre la muraille, veillant le dernier sommeil -de sa maîtresse. - -Quand ces adieux muets furent terminés, M. d’Aspremont se releva et -se dirigea vers la porte, roide, tout d’une pièce, comme un automate -mû par des ressorts; ses yeux ouverts et fixes, aux prunelles atones, -avaient une expression surnaturelle; quoique aveugles, on aurait dit -qu’ils voyaient. Il traversa le jardin d’un pas lourd comme celui -des apparitions de marbre, sortit dans la campagne et marcha devant -lui, dérangeant les pierres du pied, trébuchant quelquefois, prêtant -l’oreille comme pour saisir un bruit dans le lointain, mais avançant -toujours. - -La grande voix de la mer résonnait de plus en plus distincte; les -vagues, soulevées par un vent d’orage, se brisaient sur la rive avec -des sanglots immenses, expression de douleurs inconnues, et gonflaient, -sous les plis de l’écume, leurs poitrines désespérées; des millions -de larmes amères ruisselaient sur les roches, et les goëlands inquiets -poussaient des cris plaintifs. - -Paul arriva bientôt au bord d’une roche qui surplombait. Le fracas des -flots, la pluie salée que la rafale arrachait aux vagues et lui jetait -au visage auraient dû l’avertir du danger; il n’en tint aucun compte; -un sourire étrange crispa ses lèvres pâles, et il continua sa marche -sinistre, quoique sentant le vide sous son pied suspendu. - -Il tomba; une vague monstrueuse le saisit, le tordit quelques instants -dans sa volute et l’engloutit. - -La tempête éclata alors avec furie: les lames assaillirent la plage -en files pressées, comme des guerriers montant à l’assaut, et lançant -à cinquante pieds en l’air des fumées d’écume; les nuages noirs se -lézardèrent comme des murailles d’enfer, laissant apercevoir par leurs -fissures l’ardente fournaise des éclairs; des lueurs sulfureuses, -aveuglantes, illuminèrent l’étendue; le sommet du Vésuve rougit, et un -panache de vapeur sombre, que le vent rabattait, ondula au front du -volcan. Les barques amarrées se choquèrent avec des bruits lugubres, -et les cordages trop tendus se plaignirent douloureusement. Bientôt la -pluie tomba en faisant siffler ses hachures comme des flèches,—on eût -dit que le chaos voulait reprendre la nature et en confondre de nouveau -les éléments. - -Le corps de M. Paul d’Aspremont ne fut jamais retrouvé, quelques -recherches que fît faire le commodore. - -Un cercueil de bois d’ébène à fermoirs et à poignées d’argent, doublé -de satin capitonné, et tel enfin que celui dont miss Clarisse Harlowe -recommande les détails avec une grâce si touchante «à monsieur le -menuisier,» fut embarqué à bord d’un yacht par les soins du commodore, -et placé dans la sépulture de famille du cottage du Lincolnshire. Il -contenait la dépouille terrestre d’Alicia Ward, belle jusque dans la -mort. - -Quant au commodore, un changement remarquable s’est opéré dans sa -personne. Son glorieux embonpoint a disparu. Il ne met plus de rhum -dans son thé, mange du bout des dents, dit à peine deux paroles en -un jour, le contraste de ses favoris blancs et de sa face cramoisie -n’existe plus,—le commodore est devenu pâle! - - - - -ARRIA MARCELLA - -SOUVENIR DE POMPEÏ - - -Trois jeunes gens, trois amis qui avaient fait ensemble le voyage -d’Italie, visitaient l’année dernière le musée des Studj, à Naples, où -l’on a réuni les différents objets antiques exhumés des fouilles de -Pompeï et d’Herculanum. - -Ils s’étaient répandus à travers les salles et regardaient les -mosaïques, les bronzes, les fresques détachés des murs de la ville -morte, selon que leur caprice les éparpillait, et quand l’un d’eux -avait fait une rencontre curieuse, il appelait ses compagnons avec des -cris de joie, au grand scandale des Anglais taciturnes et des bourgeois -posés occupés à feuilleter leur livret. - -Mais le plus jeune des trois, arrêté devant une vitrine, paraissait -ne pas entendre les exclamations de ses camarades, absorbé qu’il -était dans une contemplation profonde. Ce qu’il examinait avec tant -d’attention, c’était un morceau de cendre noire coagulée portant une -empreinte creuse: on eût dit un fragment de moule de statue, brisé -par la fonte; l’œil exercé d’un artiste y eût aisément reconnu la -coupe d’un sein admirable et d’un flanc aussi pur de style que celui -d’une statue grecque. L’on sait, et le moindre guide du voyageur vous -l’indique, que cette lave, refroidie autour du corps d’une femme, en a -gardé le contour charmant. Grâce au caprice de l’éruption qui a détruit -quatre villes, cette noble forme, tombée en poussière depuis deux -mille ans bientôt, est parvenue jusqu’à nous; la rondeur d’une gorge a -traversé les siècles lorsque tant d’empires disparus n’ont pas laissé -de trace! Ce cachet de beauté, posé par le hasard sur la scorie d’un -volcan, ne s’est pas effacé. - -Voyant qu’il s’obstinait dans sa contemplation, les deux amis -d’Octavien revinrent vers lui, et Max, en le touchant à l’épaule, le -fit tressaillir comme un homme surpris dans son secret. Évidemment -Octavien n’avait entendu venir ni Max ni Fabio. - -«Allons, Octavien, dit Max, ne t’arrête pas ainsi des heures entières -à chaque armoire, ou nous allons manquer l’heure du chemin de fer, et -nous ne verrons pas Pompeï aujourd’hui. - -—Que regarde donc le camarade?» ajouta Fabio, qui s’était rapproché. -Ah! l’empreinte trouvée dans la maison d’Arrius Diomèdes. Et il jeta -sur Octavien un coup d’œil rapide et singulier. - -Octavien rougit faiblement, prit le bras de Max, et la visite s’acheva -sans autre incident. En sortant des Studj, les trois amis montèrent -dans un corricolo et se firent mener à la station du chemin de fer. Le -corricolo, avec ses grandes roues rouges, son strapontin constellé de -clous de cuivre, son cheval maigre et plein de feu, harnaché comme une -mule d’Espagne, courant au galop sur les larges dalles de lave, est -trop connu pour qu’il soit besoin d’en faire la description ici, et -d’ailleurs nous n’écrivons pas des impressions de voyage sur Naples, -mais le simple récit d’une aventure bizarre et peu croyable, quoique -vraie. - -Le chemin de fer par lequel on va à Pompeï longe presque toujours la -mer, dont les longues volutes d’écume viennent se dérouler sur un sable -noirâtre qui ressemble à du charbon tamisé. Ce rivage, en effet, est -formé de coulées de lave et de cendres volcaniques, et produit, par son -ton foncé, un contraste avec le bleu du ciel et le bleu de l’eau; parmi -tout cet éclat, la terre seule semble retenir l’ombre. - -Les villages que l’on traverse ou que l’on côtoie, Portici, rendu -célèbre par l’opéra de M. Auber, Resina, Torre del Greco, Torre -dell’Annunziata, dont on aperçoit en passant les maisons à arcades et -les toits en terrasses, ont, malgré l’intensité du soleil et le lait de -chaux méridional, quelque chose de plutonien et de ferrugineux comme -Manchester et Birmingham; la poussière y est noire, une suie impalpable -s’y accroche à tout; on sent que la grande forge du Vésuve halète et -fume à deux pas de là. - -Les trois amis descendirent à la station de Pompeï, en riant entre -eux du mélange d’antique et de moderne que présentent naturellement à -l’esprit ces mots: _Station de Pompeï_. Une ville gréco-romaine et un -débarcadère de railway! - -Ils traversèrent le champ planté de cotonniers, sur lequel voltigeaient -quelques bourres blanches, qui sépare le chemin de fer de l’emplacement -de la ville déterrée, et prirent un guide à l’osteria bâtie en dehors -des anciens remparts, ou, pour parler plus correctement, un guide les -prit. Calamité qu’il est difficile de conjurer en Italie. - -Il faisait une de ces heureuses journées si communes à Naples, où par -l’éclat du soleil et la transparence de l’air les objets prennent des -couleurs qui semblent fabuleuses dans le Nord, et paraissent appartenir -plutôt au monde du rêve qu’à celui de la réalité. Quiconque a vu une -fois cette lumière d’or et d’azur en emporte au fond de sa brume une -incurable nostalgie. - -La ville ressuscitée ayant secoué un coin de son linceul de cendre, -ressortait avec ses mille détails sous un jour aveuglant. Le Vésuve -découpait dans le fond son cône sillonné de stries de laves bleues, -roses, violettes, mordorées par le soleil. Un léger brouillard presque -imperceptible dans la lumière, encapuchonnait la crête écimée de -la montagne; au premier abord, on eût pu le prendre pour un de ces -nuages qui, même par les temps les plus sereins, estompent le front -des pics élevés. En y regardant de plus près, on voyait de minces -filets de vapeur blanche sortir du haut du mont comme des trous -d’une cassolette, et se réunir ensuite en vapeur légère. Le volcan, -d’humeur débonnaire ce jour-là, fumait tout tranquillement sa pipe, -et sans l’exemple de Pompeï ensevelie à ses pieds, on ne l’aurait pas -cru d’un caractère plus féroce que Montmartre; de l’autre côté, de -belles collines aux lignes ondulées et voluptueuses comme des hanches -de femme, arrêtaient l’horizon; et plus loin la mer, qui autrefois -apportait les birèmes et les trirèmes sous les remparts de la ville, -tirait sa placide barre d’azur. - -L’aspect de Pompeï est des plus surprenants; ce brusque saut de -dix-neuf siècles en arrière étonne même les natures les plus prosaïques -et les moins compréhensives, deux pas vous mènent de la vie antique -à la vie moderne, et du christianisme au paganisme; aussi, lorsque -les trois amis virent ces rues où les formes d’une existence évanouie -sont conservées intactes, éprouvèrent-ils, quelque préparés qu’ils y -fussent par les livres et les dessins, une impression aussi étrange -que profonde. Octavien surtout semblait frappé de stupeur et suivait -machinalement le guide d’un pas de somnambule, sans écouter la -nomenclature monotone et apprise par cœur que ce faquin débitait comme -une leçon. - -Il regardait d’un œil effaré ces ornières de char creusées dans -le pavage cyclopéen des rues et qui paraissent dater d’hier tant -l’empreinte en est fraîche; ces inscriptions tracées en lettres rouges, -d’un pinceau cursif, sur les parois des murailles: affiches de -spectacle, demandes de location, formules votives, enseignes, annonces -de toutes sortes, curieuses comme le serait dans deux mille ans, pour -les peuples inconnus de l’avenir, un pan de mur de Paris retrouvé -avec ses affiches et ses placards; ces maisons aux toits effondrés -laissant pénétrer d’un coup d’œil tous ces mystères d’intérieur, tous -ces détails domestiques que négligent les historiens et dont les -civilisations emportent le secret avec elles; ces fontaines à peine -taries, ce forum surpris au milieu d’une réparation par la catastrophe, -et dont les colonnes, les architraves toutes taillées, toutes -sculptées, attendent dans leur pureté d’arête qu’on les mette en place; -ces temples voués à des dieux passés à l’état mythologique et qui alors -n’avaient pas un athée; ces boutiques où ne manque que le marchand; ces -cabarets où se voit encore sur le marbre la tache circulaire laissée -par la tasse des buveurs; cette caserne aux colonnes peintes d’ocre et -de minium que les soldats ont égratignée de caricatures de combattants, -et ces doubles théâtres de drame et de chant juxtaposés, qui pourraient -reprendre leurs représentations, si la troupe qui les desservait, -réduite à l’état d’argile, n’était pas occupée, peut-être, à luter le -bondon d’un tonneau de bière ou à boucher une fente de mur, comme la -poussière d’Alexandre et de César, selon la mélancolique réflexion -d’Hamlet. - -Fabio monta sur le thymelé du théâtre tragique tandis que Octavien et -Max grimpaient jusqu’en haut des gradins, et là il se mit à débiter -avec force gestes les morceaux de poésie qui lui venaient à la tête, -au grand effroi des lézards, qui se dispersaient en frétillant de -la queue et en se tapissant dans les fentes des assises ruinées; et -quoique les vases d’airain ou de terre, destinés à répercuter les sons, -n’existassent plus, sa voix n’en résonnait pas moins pleine et vibrante. - -Le guide les conduisit ensuite à travers les cultures qui recouvrent -les portions de Pompeï encore ensevelies, à l’amphithéâtre, situé à -l’autre extrémité de la ville. Ils marchèrent sous ces arbres dont les -racines plongent dans les toits des édifices enterrés, en disjoignent -les tuiles, en fendent les plafonds, en disloquent les colonnes, et -passèrent par ces champs où de vulgaires légumes fructifient sur des -merveilles d’art, matérielles images de l’oubli que le temps déploie -sur les plus belles choses. - -L’amphithéâtre ne les surprit pas. Ils avaient vu celui de Vérone, -plus vaste et aussi bien conservé, et ils connaissaient la disposition -de ces arènes antiques aussi familièrement que celle des places de -taureaux en Espagne, qui leur ressemblent beaucoup, moins la solidité -de la construction et la beauté des matériaux. - -Ils revinrent donc sur leurs pas, gagnèrent par un chemin de traverse -de la rue de la Fortune, écoutant d’une oreille distraite le cicerone, -qui en passant devant chaque maison la nommait du nom qui lui a -été donné lors de sa découverte, d’après quelque particularité -caractéristique:—la maison du Taureau de bronze, la maison du Faune, -la maison du Vaisseau, le temple de la Fortune, la maison de Méléagre, -la taverne de la Fortune à l’angle de la rue Consulaire, l’académie -de Musique, le Four banal, la Pharmacie, la boutique du Chirurgien, -la Douane, l’habitation des Vestales, l’auberge d’Albinus, les -Thermopoles, et ainsi de suite jusqu’à la porte qui conduit à la voie -des Tombeaux. - -Cette porte en briques, recouverte de statues, et dont les ornements -ont disparu, offre dans son arcade intérieure deux profondes rainures -destinées à laisser glisser une herse, comme un donjon du moyen âge à -qui l’on aurait cru ce genre de défense particulier. - -«Qui aurait soupçonné, dit Max à ses amis, Pompeï, la ville -gréco-latine, d’une fermeture aussi romantiquement gothique? Vous -figurez-vous un chevalier romain attardé, sonnant du cor devant cette -porte pour se faire lever la herse, comme un page du quinzième siècle? - -—Rien n’est nouveau sous le soleil, répondit Fabio, et cet aphorisme -lui-même n’est pas neuf, puisqu’il a été formulé par Salomon. - -—Peut-être y a-t-il du nouveau sous la lune! continua Octavien en -souriant avec une ironie mélancolique. - -—Mon cher Octavien, dit Max, qui pendant cette petite conversation -s’était arrêté devant une inscription tracée à la rubrique sur la -muraille extérieure, veux-tu voir des combats de gladiateurs?—Voici -les affiches:—Combat et chasse pour le 5 des nones d’avril,—les mâts -seront dressés,—vingt paires de gladiateurs lutteront aux nones,—et -si tu crains pour la fraîcheur de ton teint, rassure-toi, on tendra les -voiles;—à moins que tu ne préfères te rendre à l’amphithéâtre de bonne -heure, ceux-ci se couperont la gorge le matin—_matutini erunt_; on -n’est pas plus complaisant.» - -En devisant de la sorte, les trois amis suivaient cette voie bordée de -sépulcres qui, dans nos sentiments modernes, serait une lugubre avenue -pour une ville, mais qui n’offrait pas les mêmes significations tristes -pour les anciens, dont les tombeaux, au lieu d’un cadavre horrible, ne -contenaient qu’une pincée de cendres, idée abstraite de la mort. L’art -embellissait ces dernières demeures, et, comme dit Gœthe, le païen -décorait des images de la vie les sarcophages et les urnes. - -C’est ce qui faisait sans doute que Max et Fabio visitaient, avec -une curiosité allègre et une joyeuse plénitude d’existence qu’ils -n’auraient pas eues dans un cimetière chrétien, ces monuments funèbres -si gaiement dorés par le soleil et qui, placés sur le bord du chemin, -semblent se rattacher encore à la vie et n’inspirent aucune de ces -froides répulsions, aucune de ces terreurs fantastiques que font -éprouver nos sépultures lugubres. Ils s’arrêtèrent devant le tombeau -de Mammia, la prêtresse publique, près duquel est poussé un arbre, un -cyprès ou un peuplier; ils s’assirent dans l’hémicycle du triclinium -des repas funéraires, riant comme des héritiers; ils lurent avec -force lazzi les épitaphes de Nevoleja, de Labeon et de la famille -Arria, suivis d’Octavien, qui semblait plus touché que ses insouciants -compagnons du sort de ces trépassés de deux mille ans. - -Ils arrivèrent ainsi à la villa d’Arrius Diomèdes, une des habitations -les plus considérables de Pompeï. On y monte par des degrés de briques, -et lorsqu’on a dépassé la porte flanquée de deux petites colonnes -latérales, on se trouve dans une cour semblable au _patio_ qui fait -le centre des maisons espagnoles et moresques et que les anciens -appelaient _impluvium_ ou _cavædium_; quatorze colonnes de briques -recouvertes de stuc forment, des quatre côtés, un portique ou péristyle -couvert, semblable au cloître des couvents, et sous lequel on pouvait -circuler sans craindre la pluie. Le pavé de cette cour est une mosaïque -de briques et de marbre blanc, d’un effet doux et tendre à l’œil. -Dans le milieu, un bassin de marbre quadrilatère, qui existe encore, -recevait les eaux pluviales qui dégouttaient du toit du portique.—Cela -produit un singulier effet d’entrer ainsi dans la vie antique et de -fouler avec des bottes vernies des marbres usés par les sandales et les -cothurnes des contemporains d’Auguste et de Tibère. - -Le cicerone les promena dans l’exèdre ou salon d’été, ouvert du côté -de la mer pour en aspirer les fraîches brises. C’était là qu’on -recevait et qu’on faisait la sieste pendant les heures brûlantes, quand -soufflait ce grand zéphyr africain chargé de langueurs et d’orages. -Il les fit entrer dans la basilique, longue galerie à jour qui donne -de la lumière aux appartements et où les visiteurs et les clients -attendaient que le nomenclateur les appelât; il les conduisit ensuite -sur la terrasse de marbre blanc d’où la vue s’étend sur les jardins -verts et sur la mer bleue; puis il leur fit voir le nymphæum ou salle -de bains, avec ses murailles peintes en jaune, ses colonnes de stuc, -son pavé de mosaïque et sa cuve de marbre qui reçut tant de corps -charmants évanouis comme des ombres;—le cubiculum, où flottèrent tant -de rêves venus de la porte d’ivoire, et dont les alcôves pratiquées -dans le mur étaient fermées par un conopeum ou rideau dont les anneaux -de bronze gisent encore à terre, le tétrastyle ou salle de récréation, -la chapelle des dieux lares, le cabinet des archives, la bibliothèque, -le musée des tableaux, le gynécée ou appartement des femmes, composé -de petites chambres en partie ruinées, dont les parois conservent des -traces de peintures et d’arabesques comme des joues dont on a mal -essuyé le fard. - -Cette inspection terminée, ils descendirent à l’étage inférieur, car -le sol est beaucoup plus bas du côté du jardin que du côté de la voie -des Tombeaux, ils traversèrent huit salles peintes en rouge antique, -dont l’une est creusée de niches architecturales, comme on en voit au -vestibule de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra, et ils arrivèrent -enfin à une espèce de cave ou de cellier dont la destination était -clairement indiquée par huit amphores d’argile dressées contre le mur -et qui avaient dû être parfumées de vin de Crète, de Falerne et de -Massique comme des odes d’Horace. - -Un vif rayon de jour passait par un étroit soupirail obstrué d’orties, -dont il changeait les feuilles traversées de lumières en émeraudes et -en topazes, et ce gai détail naturel souriait à propos à travers la -tristesse du lieu. - -«C’est ici, dit le cicerone de sa voix nonchalante, dont le ton -s’accordait à peine avec le sens des paroles, que l’on trouva, parmi -dix-sept squelettes, celui de la dame dont l’empreinte se voit au musée -de Naples. Elle avait des anneaux d’or, et les lambeaux de sa fine -tunique adhéraient encore aux cendres tassées qui ont gardé sa forme.» - -Les phrases banales du guide causèrent une vive émotion à Octavien. -Il se fit montrer l’endroit exact où ces restes précieux avaient été -découverts, et s’il n’eût été contenu par la présence de ses amis, il -se serait livré à quelque lyrisme extravagant; sa poitrine se gonflait, -ses yeux se trempaient de furtives moiteurs: cette catastrophe, effacée -par vingt siècles d’oubli, le touchait comme un malheur tout récent; -la mort d’une maîtresse ou d’un ami ne l’eût pas affligé davantage, et -une larme en retard de deux mille ans tomba, pendant que Max et Fabio -avaient le dos tourné, sur la place où cette femme, pour laquelle il se -sentait pris d’un amour rétrospectif, avait péri étouffée par la cendre -chaude du volcan. - -«Assez d’archéologie comme cela! s’écria Fabio; nous ne voulons pas -écrire une dissertation sur une cruche ou une tuile du temps de Jules -César pour devenir membre d’une académie de province, ces souvenirs -classiques me creusent l’estomac. Allons dîner, si toutefois la chose -est possible, dans cette osteria pittoresque, où j’ai peur qu’on ne -nous serve que des beefsteaks fossiles et des œufs frais pondus avant -la mort de Pline. - -—Je ne dirai pas comme Boileau: - - Un sot, quelquefois, ouvre un avis important, - -fit Max en riant, ce serait malhonnête; mais cette idée a du bon. -Il eût été pourtant plus joli de festiner ici, dans un triclinium -quelconque, couchés à l’antique, servis par des esclaves, en manière -de Lucullus ou de Trimalcion. Il est vrai que je ne vois pas beaucoup -d’huîtres du lac Lucrin; les turbots et les rougets de l’Adriatique -sont absents; le sanglier d’Apulie manque sur le marché; les pains -et les gâteaux au miel figurent au musée de Naples aussi durs que -des pierres à côté de leurs moules vert-de-grisés; le macaroni cru, -saupoudré de caccia-cavallo, et quoiqu’il soit détestable, vaut encore -mieux que le néant. Qu’en pense le cher Octavien?» - -Octavien, qui regrettait fort de ne pas s’être trouvé à Pompeï le jour -de l’éruption du Vésuve pour sauver la dame aux anneaux d’or et mériter -ainsi son amour, n’avait pas entendu une phrase de cette conversation -gastronomique. Les deux derniers mots prononcés par Max le frappèrent -seuls, et comme il n’avait pas envie d’entamer une discussion, il fit, -à tout hasard, un signe d’assentiment, et le groupe amical reprit, en -côtoyant les remparts, le chemin de l’hôtellerie. - -L’on dressa la table sous l’espèce de porche ouvert qui sert de -vestibule à l’osteria, et dont les murailles, crépies à la chaux, -étaient décorées de quelques croûtes qualifiées par l’hôte: Salvator -Rosa, Espagnolet, cavalier Massimo et autres noms célèbres de l’école -napolitaine, qu’il se crut obligé d’exalter. - -«Hôte vénérable, dit Fabio, ne déployez pas votre éloquence en pure -perte. Nous ne sommes pas des Anglais, et nous préférons les jeunes -filles aux vieilles toiles. Envoyez-nous plutôt la liste de vos vins -par cette belle brune, aux yeux de velours, que j’ai aperçue dans -l’escalier.» - -Le palforio, comprenant que ses hôtes n’appartenaient pas au genre -mystifiable des philistins et des bourgeois, cessa de vanter sa galerie -pour glorifier sa cave. D’abord, il avait tous les vins des meilleurs -crus: Château-Margaux, grand-Laffite retour des Indes, Sillery de -Moët, Hochmeyer, Scarlat-wine, Porto et porter, ale et gingerbeer, -Lacryma-Christi blanc et rouge, Capri et Falerne. - -«Quoi! tu as du vin de Falerne, animal, et tu le mets à la fin de ta -nomenclature; tu nous fais subir une litanie œnologique insupportable, -dit Max en sautant à la gorge de l’hôtelier avec un mouvement de -fureur comique; mais tu n’as donc pas le sentiment de la couleur -locale? tu es donc indigne de vivre dans ce voisinage antique? Est-il -bon au moins ton Falerne? a-t-il été mis en amphore sous le consul -Plancus?—_consule Planco_. - -—Je ne connais pas le consul Plancus, et mon vin n’est pas mis en -amphore, mais il est vieux et coûte 10 carlins la bouteille,» répondit -l’hôte. - -Le jour était tombé et la nuit était venue, nuit sereine et -transparente, plus claire, à coup sûr, que le plein midi de Londres; -la terre avait des tons d’azur et le ciel des reflets d’argent d’une -douceur inimaginable; l’air était si tranquille que la flamme des -bougies posées sur la table n’oscillait même pas. - -Un jeune garçon jouant de la flûte s’approcha de la table et se tint -debout, fixant ses yeux sur les trois convives, dans une attitude -de bas-relief, et soufflant dans son instrument aux sons doux et -mélodieux, quelqu’une de ces cantilènes populaires en mode mineur dont -le charme est pénétrant. - -Peut-être ce garçon descendait en droite ligne du flûteur qui précédait -Duilius. - -«Notre repas s’arrange d’une façon assez antique, il ne nous manque que -des danseuses gaditanes et des couronnes de lierre, dit Fabio en se -versant une large rasade de vin de Falerne. - -—Je me sens en veine de faire des citations latines comme un -feuilleton des _Débats_; il me revient des strophes d’ode, ajouta Max. - -—Garde-les pour toi, s’écrièrent Octavien et Fabio, justement alarmés; -rien n’est indigeste comme le latin à table.» - -La conversation entre jeunes gens qui, le cigare à la bouche, le coude -sur la table, regardent un certain nombre de flacons vidés, surtout -lorsque le vin est capiteux, ne tarde pas à tourner sur les femmes. -Chacun exposa son système, dont voici à peu près le résumé. - -Fabio ne faisait cas que de la beauté et de la jeunesse. Voluptueux -et positif, il ne se payait pas d’illusions et n’avait en amour aucun -préjugé. Une paysanne lui plaisait autant qu’une duchesse, pourvu -qu’elle fût belle; le corps le touchait plus que la robe; il riait -beaucoup de certains de ses amis amoureux de quelques mètres de soie -et de dentelles, et disait qu’il serait plus logique d’être épris d’un -étalage de marchand de nouveautés. Ces opinions, fort raisonnables -au fond, et qu’il ne cachait pas, le faisaient passer pour un homme -excentrique. - -Max, moins artiste que Fabio, n’aimait, lui, que les entreprises -difficiles, que les intrigues compliquées; il cherchait des résistances -à vaincre, des vertus à séduire, et conduisait l’amour comme une partie -d’échecs, avec des coups médités longtemps, des effets suspendus, -des surprises et des stratagèmes dignes de Polybe. Dans un salon, la -femme qui paraissait avoir le moins de sympathie à son endroit, était -celle qu’il choisissait pour but de ses attaques; la faire passer -de l’aversion à l’amour par des transitions habiles, était pour lui -un plaisir délicieux; s’imposer aux âmes qui le repoussaient, mater -les volontés rebelles à son ascendant, lui semblait le plus doux des -triomphes. Comme certains chasseurs qui courent les champs, les bois -et les plaines par la pluie, le soleil et la neige, avec des fatigues -excessives et une ardeur que rien ne rebute, pour un maigre gibier -que les trois quarts du temps ils dédaignent de manger, Max, la proie -atteinte, ne s’en souciait plus, et se remettait en quête presque -aussitôt. - -Pour Octavien, il avouait que la réalité ne le séduisait guère, non -qu’il fît des rêves de collégien tout pétris de lis et de roses comme -un madrigal de Demoustier, mais il y avait autour de toute beauté trop -de détails prosaïques et rebutants; trop de pères radoteurs et décorés; -de mères coquettes, portant des fleurs naturelles dans de faux cheveux; -de cousins rougeauds et méditant des déclarations; de tantes ridicules, -amoureuses de petits chiens. Une gravure à l’aqua-tinte, d’après Horace -Vernet ou Delaroche, accrochée dans la chambre d’une femme, suffisait -pour arrêter chez lui une passion naissante. Plus poétique encore -qu’amoureux, il demandait une terrasse de l’Isola-Bella, sur le lac -Majeur, par un beau clair de lune, pour encadrer un rendez-vous. Il eût -voulu enlever son amour du milieu de la vie commune et en transporter -la scène dans les étoiles. Aussi s’était-il épris tour à tour d’une -passion impossible et folle pour tous les grands types féminins -conservés par l’art ou l’histoire. Comme Faust, il avait aimé Hélène, -et il aurait voulu que les ondulations des siècles apportassent jusqu’à -lui une de ces sublimes personnifications des désirs et des rêves -humains, dont la forme, invisible pour les yeux vulgaires, subsiste -toujours dans l’espace et le temps. Il s’était composé un sérail idéal -avec Sémiramis, Aspasie, Cléopâtre, Diane de Poitiers, Jeanne d’Aragon. -Quelquefois aussi il aimait des statues, et un jour, en passant au -Musée devant la Vénus de Milo, il s’était écrié: «Oh! qui te rendra -les bras pour m’écraser contre ton sein de marbre!» A Rome, la vue -d’une épaisse chevelure nattée exhumée d’un tombeau antique l’avait -jeté dans un bizarre délire; il avait essayé, au moyen de deux ou trois -de ces cheveux obtenus d’un gardien séduit à prix d’or, et remis à -une somnambule d’une grande puissance, d’évoquer l’ombre et la forme -de cette morte; mais le fluide conducteur s’était évaporé après tant -d’années, et l’apparition n’avait pu sortir de la nuit éternelle. - -Comme Fabio l’avait deviné devant la vitrine des Studj, l’empreinte -recueillie dans la cave de la villa d’Arrius Diomèdes excitait chez -Octavien des élans insensés vers un idéal rétrospectif; il tentait de -sortir du temps et de la vie, et de transposer son âme au siècle de -Titus. - -Max et Fabio se retirèrent dans leur chambre, et, la tête un peu -alourdie par les classiques fumées du Falerne, ne tardèrent pas à -s’endormir. Octavien, qui avait souvent laissé son verre plein devant -lui, ne voulant pas troubler par une ivresse grossière l’ivresse -poétique qui bouillonnait dans son cerveau, sentit à l’agitation de ses -nerfs que le sommeil ne lui viendrait pas, et sortit de l’osteria à -pas lents pour rafraîchir son front et calmer sa pensée à l’air de la -nuit. - -Ses pieds, sans qu’il en eût conscience, le portèrent à l’entrée par -laquelle on pénètre dans la ville morte, il déplaça la barre de bois -qui la ferme et s’engagea au hasard dans les décombres. - -La lune illuminait de sa lueur blanche les maisons pâles, divisant les -rues en deux tranches de lumière argentée et d’ombre bleuâtre. Ce jour -nocturne, avec ses teintes ménagées, dissimulait la dégradation des -édifices. L’on ne remarquait pas, comme à la clarté crue du soleil, -les colonnes tronquées, les façades sillonnées de lézardes, les toits -effondrés par l’éruption; les parties absentes se complétaient par la -demi-teinte, et un rayon brusque, comme une touche de sentiment dans -l’esquisse d’un tableau, indiquait tout un ensemble écroulé. Les génies -taciturnes de la nuit semblaient avoir réparé la cité fossile pour -quelque représentation d’une vie fantastique. - -Quelquefois même Octavien crut voir se glisser de vagues formes -humaines dans l’ombre; mais elles s’évanouissaient dès qu’elles -atteignaient la portion éclairée. De sourds chuchotements, une rumeur -indéfinie, voltigeaient dans le silence. Notre promeneur les attribua -d’abord à quelque papillonnement de ses yeux, à quelque bourdonnement -de ses oreilles,—ce pouvait être aussi un jeu d’optique, un soupir de -la brise marine, ou la fuite à travers les orties d’un lézard ou d’une -couleuvre, car tout vit dans la nature, même la mort, tout bruit, même -le silence. Cependant il éprouvait une espèce d’angoisse involontaire, -un léger frisson, qui pouvait être causé par l’air froid de la nuit, et -faisait frémir sa peau. Il retourna deux ou trois fois la tête; il ne -se sentait plus seul comme tout à l’heure dans la ville déserte. Ses -camarades avaient-ils eu la même idée que lui, et le cherchaient-ils -à travers ces ruines? Ces formes entrevues, ces bruits indistincts de -pas, était-ce Max et Fabio marchant et causant, et disparus à l’angle -d’un carrefour? Cette explication toute naturelle, Octavien comprenait -à son trouble qu’elle n’était pas vraie, et les raisonnements qu’il -faisait là-dessus à part lui ne le convainquaient pas. La solitude et -l’ombre s’étaient peuplées d’êtres invisibles qu’il dérangeait; il -tombait au milieu d’un mystère, et l’on semblait attendre qu’il fût -parti pour commencer. Telles étaient les idées extravagantes qui lui -traversaient la cervelle et qui prenaient beaucoup de vraisemblance de -l’heure, du lieu et de mille détails alarmants que comprendront ceux -qui se sont trouvés de nuit dans quelque vaste ruine. - -En passant devant une maison qu’il avait remarquée pendant le jour et -sur laquelle la lune donnait en plein, il vit, dans un état d’intégrité -parfaite, un portique dont il avait cherché à rétablir l’ordonnance: -quatre colonnes d’ordre dorique cannelées jusqu’à mi-hauteur, et le -fût enveloppé comme d’une draperie pourpre d’une teinte de minium, -soutenaient une cimaise coloriée d’ornements polychromes, que le -décorateur semblait avoir achevée hier; sur la paroi latérale de la -porte un molosse de Laconie, exécuté à l’encaustique et accompagné -de l’inscription sacramentelle: _Cave canem_, aboyait à la lune et -aux visiteurs avec une fureur peinte. Sur le seuil de mosaïque le mot -_Have_, en lettres osques et latines, saluait les hôtes de ses syllabes -amicales. Les murs extérieurs, teints d’ocre et de rubrique, n’avaient -pas une crevasse. La maison s’était exhaussée d’un étage, et le toit de -tuiles dentelé d’un acrotère de bronze, projetait son profil intact sur -le bleu léger du ciel où pâlissaient quelques étoiles. - -Cette restauration étrange, faite de l’après-midi au soir par un -architecte inconnu, tourmentait beaucoup Octavien, sûr d’avoir vu -cette maison le jour même dans un fâcheux état de ruine. Le mystérieux -reconstructeur avait travaillé bien vite, car les habitations voisines -avaient le même aspect récent et neuf; tous les piliers étaient coiffés -de leurs chapiteaux; pas une pierre, pas une brique, pas une pellicule -de stuc, pas une écaille de peinture ne manquaient aux parois luisantes -des façades, et par l’interstice des péristyles on entrevoyait, autour -du bassin de marbre du cavædium, des lauriers roses et blancs, des -myrtes et des grenadiers. Tous les historiens s’étaient trompés; -l’éruption n’avait pas eu lieu, ou bien l’aiguille du temps avait -reculé de vingt heures séculaires sur le cadran de l’éternité. - -Octavien, surpris au dernier point, se demanda s’il dormait tout debout -et marchait dans un rêve. Il s’interrogea sérieusement pour savoir si -la folie ne faisait pas danser devant lui ses hallucinations; mais il -fut obligé de reconnaître qu’il n’était ni endormi ni fou. - -Un changement singulier avait eu lieu dans l’atmosphère; de vagues -teintes roses se mêlaient, par dégradations violettes, aux lueurs -azurées de la lune; le ciel s’éclaircissait sur les bords; on eût dit -que le jour allait paraître. Octavien tira sa montre; elle marquait -minuit. Craignant qu’elle ne fût arrêtée, il poussa le ressort de la -répétition; la sonnerie tinta douze fois; il était bien minuit, et -cependant la clarté allait toujours augmentant, la lune se fondait dans -l’azur de plus en plus lumineux; le soleil se levait. - -Alors Octavien, en qui toutes les idées de temps se brouillaient, put -se convaincre qu’il se promenait non dans une Pompeï morte, froid -cadavre de ville qu’on a tiré à demi de son linceul, mais dans une -Pompeï vivante, jeune, intacte, sur laquelle n’avaient pas coulé les -torrents de boue brûlante du Vésuve. - -Un prodige inconcevable le reportait, lui, Français du dix-neuvième -siècle, au temps de Titus, non en esprit, mais en réalité, ou faisait -revenir à lui, du fond du passé, une ville détruite avec ses habitants -disparus; car un homme vêtu à l’antique venait de sortir d’une maison -voisine. - -Cet homme portait les cheveux courts et la barbe rasée, une tunique -de couleur brune et un manteau grisâtre, dont les bouts étaient -retroussés de manière à ne pas gêner sa marche; il allait d’un pas -rapide, presque cursif, et passa à côté d’Octavien sans le voir. Un -panier de sparterie pendait à son bras, et il se dirigeait vers le -Forum Nundinarium;—c’était un esclave, un Davus quelconque allant au -marché; il n’y avait pas à s’y tromper. - -Des bruits de roues se firent entendre, et un char antique, traîné -par des bœufs blancs et chargé de légumes, s’engagea dans la rue. A -côté de l’attelage marchait un bouvier aux jambes nues et brûlées par -le soleil, aux pieds chaussés de sandales, et vêtu d’une espèce de -chemise de toile bouffant à la ceinture; un chapeau de paille conique, -rejeté derrière le dos et retenu au col par la mentonnière, laissait -voir sa tête d’un type inconnu aujourd’hui, son front bas traversé de -dures nodosités, ses cheveux crépus et noirs, son nez droit, ses yeux -tranquilles comme ceux de ses bœufs, et son cou d’Hercule campagnard. -Il touchait gravement ses bêtes de l’aiguillon, avec une pose de statue -à faire tomber Ingres en extase. - -Le bouvier aperçut Octavien et parut surpris, mais il continua sa -route; une fois il retourna la tête, ne trouvant pas sans doute -d’explication à l’aspect de ce personnage étrange pour lui, mais -laissant, dans sa placide stupidité rustique, le mot de l’énigme à de -plus habiles. - -Des paysans campaniens parurent aussi, poussant devant eux des ânes -chargés d’outres de vin, et faisant tinter des sonnettes d’airain; leur -physionomie différait de celle des paysans d’aujourd’hui comme une -médaille diffère d’un sou. - -La ville se peuplait graduellement comme un de ces tableaux de diorama, -d’abord déserts, et qu’un changement d’éclairage anime de personnages -invisibles jusque-là. - -Les sentiments qu’éprouvait Octavien avaient changé de nature. Tout -à l’heure, dans l’ombre trompeuse de la nuit, il était en proie à -ce malaise dont les plus braves ne se défendent pas, au milieu de -circonstances inquiétantes et fantastiques que la raison ne peut -expliquer. Sa vague terreur s’était changée en stupéfaction profonde; -il ne pouvait douter, à la netteté de leurs perceptions, du témoignage -de ses sens, et cependant ce qu’il voyait était parfaitement -incroyable.—Mal convaincu encore, il cherchait par la constatation -de petits détails réels à se prouver qu’il n’était pas le jouet d’une -hallucination.—Ce n’étaient pas des fantômes qui défilaient sous ses -yeux, car la vive lumière du soleil les illuminait avec une réalité -irrécusable, et leurs ombres allongées par le matin se projetaient -sur les trottoirs et les murailles.—Ne comprenant rien à ce qui lui -arrivait, Octavien, ravi au fond de voir un de ses rêves les plus -chers accompli, ne résista plus à son aventure, il se laissa faire à -toutes ces merveilles, sans prétendre s’en rendre compte; il se dit que -puisque en vertu d’un pouvoir mystérieux il lui était donné de vivre -quelques heures dans un siècle disparu, il ne perdrait pas son temps à -chercher la solution d’un problème incompréhensible, et il continua -bravement sa route, en regardant à droite et à gauche ce spectacle -si vieux et si nouveau pour lui. Mais à quelle époque de la vie de -Pompeï était-il transporté? Une inscription d’édilité, gravée sur une -muraille, lui apprit, par le nom des personnages publics, qu’on était -au commencement du règne de Titus,—soit en l’an 79 de notre ère.—Une -idée subite traversa l’âme d’Octavien; la femme dont il avait admiré -l’empreinte au musée de Naples devait être vivante, puisque l’éruption -du Vésuve dans laquelle elle avait péri eut lieu le 24 août de cette -même année; il pouvait donc la retrouver, la voir, lui parler... Le -désir fou qu’il avait ressenti à l’aspect de cette cendre moulée sur -des contours divins allait peut-être se satisfaire, car rien ne devait -être impossible à un amour qui avait eu la force de faire reculer le -temps, et passer deux fois la même heure dans le sablier de l’éternité. - -Pendant qu’Octavien se livrait à ces réflexions, de belles jeunes -filles se rendaient aux fontaines, soutenant du bout de leurs doigts -blancs des urnes en équilibre sur leur tête; des patriciens en toges -blanches bordées de bandes de pourpre, suivis de leur cortége de -clients, se dirigeaient vers le forum. Les acheteurs se pressaient -autour des boutiques, toutes désignées par des enseignes sculptées et -peintes, et rappelant par leur petitesse et leur forme les boutiques -moresques d’Alger; au-dessus de la plupart de ces échoppes, un -glorieux phallus de terre cuite colorié et l’inscription _hic habitat -felicitas_, témoignaient de précautions superstitieuses contre le -mauvais œil; Octavien remarqua même une boutique d’amulettes dont -l’étalage était chargé de cornes, de branches de corail bifurquées, -et de petits Priapes en or, comme on en trouve encore à Naples -aujourd’hui, pour se préserver de la jettature, et il se dit qu’une -superstition durait plus qu’une religion. - -En suivant le trottoir qui borde chaque rue de Pompeï, et enlève ainsi -aux Anglais la confortabilité de cette invention, Octavien se trouva -face à face avec un beau jeune homme, de son âge à peu près, vêtu d’une -tunique couleur de safran, et drapé d’un manteau de fine laine blanche, -souple comme du cachemire. La vue d’Octavien, coiffé de l’affreux -chapeau moderne, sanglé dans une mesquine redingote noire, les jambes -emprisonnées dans un pantalon, les pieds pincés par des bottes -luisantes, parut surprendre le jeune Pompeïen, comme nous étonnerait, -sur le boulevard de Gand, un Ioway ou un Botocudo avec ses plumes, -ses colliers de griffes d’ours et ses tatouages baroques. Cependant, -comme c’était un jeune homme bien élevé, il n’éclata pas de rire au -nez d’Octavien, et prenant en pitié ce pauvre barbare égaré dans cette -ville græco-romaine, il lui dit d’une voix accentuée et douce: - -—_Advena, salve._ - -Rien n’était plus naturel qu’un habitant de Pompeï, sous le règne du -divin empereur Titus, très-puissant et très-auguste, s’exprimât en -latin, et pourtant Octavien tressaillit en entendant cette langue -morte dans une bouche vivante. C’est alors qu’il se félicita d’avoir -été fort en thème, et remporté des prix au concours général. Le latin -enseigné par l’Université lui servit en cette occasion unique, et -rappelant en lui ses souvenirs de classe, il répondit au salut du -Pompeïen en style de _De viris illustribus_ et de _Selectæ è profanis_, -d’une façon suffisamment intelligible, mais avec un accent parisien qui -fit sourire le jeune homme. - -«Il te sera peut-être plus facile de parler grec, dit le Pompeïen; je -sais aussi cette langue, car j’ai fait mes études à Athènes. - -—Je sais encore moins de grec que de latin, répondit Octavien; je suis -du pays des Gaulois, de Paris, de Lutèce. - -—Je connais ce pays. Mon aïeul a fait la guerre dans les Gaules sous -le grand Jules César. Mais quel étrange costume portes-tu? Les Gaulois -que j’ai vus à Rome n’étaient pas habillés ainsi.» - -Octavien entreprit de faire comprendre au jeune Pompeïen que vingt -siècles s’étaient écoulés depuis la conquête de la Gaule par Jules -César, et que la mode avait pu changer; mais il y perdit son latin, et -à vrai dire ce n’était pas grand’chose. - -«Je me nomme Rufus Holconius, et ma maison est la tienne, dit le jeune -homme; à moins que tu ne préfères la liberté de la taverne: on est -bien à l’auberge d’Albinus, près de la porte du faubourg d’Augustus -Felix, et à l’hôtellerie de Sarinus, fils de Publius, près de la -deuxième tour; mais si tu veux, je te servirai de guide dans cette -ville inconnue pour toi;—tu me plais, jeune barbare, quoique tu aies -essayé de te jouer de ma crédulité en prétendant que l’empereur Titus, -qui règne aujourd’hui, était mort depuis deux mille ans, et que le -Nazaréen, dont les infâmes sectateurs, enduits de poix, ont éclairé -les jardins de Néron, trône seul en maître dans le ciel désert, d’où -les grands dieux sont tombés.—Par Pollux! ajouta-t-il en jetant les -yeux sur une inscription rouge tracée à l’angle d’une rue, tu arrives -à propos, l’on donne _la Casina de Plaute_, récemment remise au -théâtre; c’est une curieuse et bouffonne comédie qui t’amusera, n’en -comprendrais-tu que la pantomime. Suis-moi, c’est bientôt l’heure; je -te ferai placer au banc des hôtes et des étrangers.» - -Et Rufus Holconius se dirigea du côté du petit théâtre comique que les -trois amis avaient visité dans la journée. - -Le Français et le citoyen de Pompeï prirent les rues de la Fontaine -d’Abondance, des Théâtres, longèrent le collége et le temple d’Isis, -l’atelier du statuaire, et entrèrent dans l’Odéon ou théâtre comique -par un vomitoire latéral. Grâce à la recommandation d’Holconius, -Octavien fut placé près du proscenium, un endroit qui répondrait à nos -baignoires d’avant-scène. Tous les regards se tournèrent aussitôt vers -lui avec une curiosité bienveillante et un léger susurrement courut -dans l’amphithéâtre. - -La pièce n’était pas encore commencée; Octavien en profita pour -regarder la salle. Les gradins demi circulaires, terminés de chaque -côté par une magnifique patte de lion sculptée en lave du Vésuve, -partaient en s’élargissant d’un espace vide correspondant à notre -parterre, mais beaucoup plus restreint, et pavé d’une mosaïque de -marbres grecs; un gradin plus large formait, de distance en distance, -une zone distinctive, et quatre escaliers correspondant aux vomitoires -et montant de la base au sommet de l’amphithéâtre, le divisaient en -cinq coins plus larges du haut que du bas. Les spectateurs, munis -de leurs billets, consistant en petites lames d’ivoire où étaient -désignés, par leurs numéros d’ordre, la travée, le coin et le gradin, -avec le titre de la pièce représentée et le nom de son auteur, -arrivaient aisément à leurs places. Les magistrats, les nobles, les -hommes mariés, les jeunes gens, les soldats, dont on voyait luire les -casques de bronze, occupaient des rangs séparés.—C’était un spectacle -admirable que ces belles toges et ces larges manteaux blancs bien -drapés, s’étalant sur les premiers gradins et contrastant avec les -parures variées des femmes, placées au-dessus, et les capes grises -des gens du peuple, relégués aux bancs supérieurs, près des colonnes -qui supportent le toit, et qui laissaient apercevoir, par leurs -interstices, un ciel d’un bleu intense comme le champ d’azur d’une -panathénée;—une fine pluie d’eau, aromatisée de safran, tombait des -frises en gouttelettes imperceptibles, et parfumait l’air qu’elle -rafraîchissait. Octavien pensa aux émanations fétides qui vicient -l’atmosphère de nos théâtres, si incommodes qu’on peut les considérer -comme des lieux de torture, et il trouva que la civilisation n’avait -pas beaucoup marché. - -Le rideau, soutenu par une poutre transversale, s’abîma dans les -profondeurs de l’orchestre, les musiciens s’installèrent dans leur -tribune, et le Prologue parut vêtu grotesquement et la tête coiffée -d’un masque difforme, adapté comme un casque. - -Le Prologue, après avoir salué l’assistance et demandé les -applaudissements, commença une argumentation bouffonne. «Les vieilles -pièces, disait-il, étaient comme le vin qui gagne avec les années, -et _la Casina_, chère aux vieillards, ne devait pas moins l’être -aux jeunes gens; tous pouvaient y prendre plaisir: les uns parce -qu’ils la connaissaient, les autres parce qu’ils ne la connaissaient -pas. La pièce avait été, du reste, remise avec soin, et il fallait -l’écouter l’âme libre de tout souci, sans penser à ses dettes, ni à ses -créanciers, car on n’arrête pas au théâtre; c’était un jour heureux, -il faisait beau, et les alcyons planaient sur le forum.» Puis il fit -une analyse de la comédie que les acteurs allaient représenter, avec -un détail qui prouve que la surprise entrait pour peu de chose dans -le plaisir que les anciens prenaient au théâtre; il raconta comment -le vieillard Stalino, amoureux de sa belle esclave Casina, veut la -marier à son fermier Olympio, époux complaisant qu’il remplacera -dans la nuit des noces; et comment Lycostrata, la femme de Stalino, -pour contrecarrer la luxure de son vicieux mari, veut unir Casina à -l’écuyer Chalinus, dans l’idée de favoriser les amours de son fils; -enfin la manière dont Stalino, mystifié, prend un jeune esclave déguisé -pour Casina, qui, reconnue libre et de naissance ingénue, épouse le -jeune maître, qu’elle aime et dont elle est aimée. - -Le jeune Français regardait distraitement les acteurs, avec leurs -masques aux bouches de bronze, s’évertuer sur la scène; les esclaves -couraient çà et là pour simuler l’empressement; le vieillard hochait la -tête et tendait ses mains tremblantes; la matrone, le verbe haut, l’air -revêche et dédaigneux, se carrait dans son importance et querellait -son mari, au grand amusement de la salle.—Tous ces personnages -entraient et sortaient par trois portes pratiquées dans le mur de fond -et communiquant au foyer des acteurs.—La maison de Stalino occupait -un coin du théâtre, et celle de son vieil ami Alcésimus lui faisait -face. Ces décorations, quoique très-bien peintes, étaient plutôt -représentatives de l’idée d’un lieu que du lieu lui-même, comme les -coulisses vagues du théâtre classique. - -Quand la pompe nuptiale conduisant la fausse Casina fit son entrée sur -la scène, un immense éclat de rire, comme celui qu’Homère attribue aux -dieux, circula sur tous les bancs de l’amphithéâtre, et des tonnerres -d’applaudissements firent vibrer les échos de l’enceinte; mais Octavien -n’écoutait plus et ne regardait plus. - -Dans la travée des femmes, il venait d’apercevoir une créature d’une -beauté merveilleuse. A dater de ce moment, les charmants visages qui -avaient attiré son œil s’éclipsèrent comme les étoiles devant Phœbé; -tout s’évanouit, tout disparut comme dans un songe; un brouillard -estompa les gradins fourmillants de monde, et la voix criarde des -acteurs semblait se perdre dans un éloignement infini. - -Il avait reçu au cœur comme une commotion électrique, et il lui -semblait qu’il jaillissait des étincelles de sa poitrine lorsque le -regard de cette femme se tournait vers lui. - -Elle était brune et pâle; ses cheveux ondés et crespelés, noirs comme -ceux de la Nuit, se relevaient légèrement vers les tempes à la mode -grecque, et dans son visage d’un ton mat brillaient des yeux sombres et -doux, chargés d’une indéfinissable expression de tristesse voluptueuse -et d’ennui passionné; sa bouche, dédaigneusement arquée à ses coins, -protestait par l’ardeur vivace de sa pourpre enflammée contre la -blancheur tranquille du masque; son col présentait ces belles lignes -pures qu’on ne retrouve à présent que dans les statues. Ses bras -étaient nus jusqu’à l’épaule, et de la pointe de ses seins orgueilleux, -soulevant sa tunique d’un rose mauve, partaient deux plis qu’on aurait -pu croire fouillés dans le marbre par Phidias ou Cléomène. - -La vue de cette gorge d’un contour si correct, d’une coupe si pure, -troubla magnétiquement Octavien; il lui sembla que ces rondeurs -s’adaptaient parfaitement à l’empreinte en creux du musée de Naples, -qui l’avait jeté dans une si ardente rêverie, et une voix lui cria au -fond du cœur que cette femme était bien la femme étouffée par la cendre -du Vésuve à la villa d’Arrius Diomèdes. Par quel prodige la voyait-il -vivante, assistant à la représentation de la Casina de Plaute? Il ne -chercha pas à se l’expliquer; d’ailleurs, comment était-il là lui-même? -Il accepta sa présence comme dans le rêve on admet l’intervention -de personnes mortes depuis longtemps et qui agissent pourtant avec -les apparences de la vie; d’ailleurs son émotion ne lui permettait -aucun raisonnement. Pour lui, la roue du temps était sortie de son -ornière, et son désir vainqueur choisissait sa place parmi les siècles -écoulés! Il se trouvait face à face avec sa chimère, une des plus -insaisissables, une chimère rétrospective. Sa vie se remplissait d’un -seul coup. - -En regardant cette tête si calme et si passionnée, si froide et si -ardente, si morte et si vivace, il comprit qu’il avait devant lui son -premier et son dernier amour, sa coupe d’ivresse suprême; il sentit -s’évanouir comme des ombres légères les souvenirs de toutes les femmes -qu’il avait cru aimer, et son âme redevenir vierge de toute émotion -antérieure. Le passé disparut. - -Cependant la belle Pompéïenne, le menton appuyé sur la paume de la -main, lançait sur Octavien, tout en ayant l’air de s’occuper de la -scène, le regard velouté de ses yeux nocturnes, et ce regard lui -arrivait lourd et brûlant comme un jet de plomb fondu. Puis elle se -pencha vers l’oreille d’une fille assise à son côté. - -La représentation s’acheva; la foule s’écoula par les vomitoires. -Octavien, dédaignant les bons offices de son guide Holconius, s’élança -par la première sortie qui s’offrit à ses pas. A peine eut-il atteint -la porte, qu’une main se posa sur son bras, et qu’une voix féminine lui -dit d’un ton bas, mais de manière à ce qu’il ne perdît pas un mot: - -«Je suis Tyché Novoleja, commise aux plaisirs d’Arria Marcella, fille -d’Arrius Diomèdes. Ma maîtresse vous aime, suivez-moi.» - -Arria Marcella venait de monter dans sa litière portée par quatre forts -esclaves syriens nus jusqu’à la ceinture, et faisant miroiter au soleil -leurs torses de bronze. Le rideau de la litière s’entr’ouvrit, et une -main pâle, étoilée de bagues, fit un signe amical à Octavien, comme -pour confirmer les paroles de la suivante. Le pli de pourpre retomba, -et la litière s’éloigna au pas cadencé des esclaves. - -Tyché fit passer Octavien par des chemins détournés, coupant les rues -en posant légèrement le pied sur les pierres espacées qui relient -les trottoirs et entre lesquelles roulent les roues des chars, et -se dirigeant à travers le dédale avec la précision que donne la -familiarité d’une ville. Octavien remarqua qu’il franchissait des -quartiers de Pompeï que les fouilles n’ont pas découverts, et qui -lui étaient en conséquence complétement inconnus. Cette circonstance -étrange parmi tant d’autres ne l’étonna pas. Il était décidé à ne -s’étonner de rien. Dans toute cette fantasmagorie archaïque, qui eût -fait devenir un antiquaire fou de bonheur, il ne voyait plus que l’œil -noir et profond d’Arria Marcella et cette gorge superbe victorieuse des -siècles, et que la destruction même a voulu conserver. - -Ils arrivèrent à une porte dérobée, qui s’ouvrit et se ferma aussitôt, -et Octavien se trouva dans une cour entourée de colonnes de marbre grec -d’ordre ionique peintes jusqu’à moitié de leur hauteur, d’un jaune -vif, et le chapiteau relevé d’ornements rouges et bleus; une guirlande -d’aristoloche suspendait ses larges feuilles vertes en forme de cœur -aux saillies de l’architecture comme une arabesque naturelle, et près -d’un bassin encadré de plantes, un flammant rose se tenait debout sur -une patte, fleur de plume parmi les fleurs végétales. - -Des panneaux de fresque représentant des architectures capricieuses -ou des paysages de fantaisie décoraient les murailles. Octavien vit -tous ces détails d’un coup d’œil rapide, car Tyché le remit aux mains -des esclaves baigneurs qui firent subir à son impatience toutes les -recherches des thermes antiques. Après avoir passé par les différents -degrés de chaleur vaporisée, supporté le râcloir du strigillaire, -senti ruisseler sur lui les cosmétiques et les huiles parfumées, il -fut revêtu d’une tunique blanche, et retrouva à l’autre porte Tyché, -qui lui prit la main et le conduisit dans une autre salle extrêmement -ornée. - -Sur le plafond étaient peints, avec une pureté de dessin, un éclat de -coloris et une liberté de touche qui sentaient le grand maître et non -plus le simple décorateur à l’adresse vulgaire, Mars, Vénus et l’Amour; -une frise composée de cerfs, de lièvres et d’oiseaux se jouant parmi -les feuillages régnait au-dessus d’un revêtement de marbre cipolin; -la mosaïque du pavé, travail merveilleux dû peut-être à Sosimus de -Pergame, représentait des reliefs de festin exécutés avec un art qui -faisait illusion. - -Au fond de la salle, sur un biclinium ou lit à deux places, était -accoudée Arria Marcella dans une pose voluptueuse et sereine qui -rappelait la femme couchée de Phidias sur le fronton du Parthénon; ses -chaussures, brodées de perles, gisaient au bas du lit, et son beau pied -nu, plus pur et plus blanc que le marbre, s’allongeait au bout d’une -légère couverture de byssus jetée sur elle. - -Deux boucles d’oreilles faites en forme de balance et portant des -perles sur chaque plateau tremblaient dans la lumière au long de ses -joues pâles; un collier de boules d’or, soutenant des grains allongés -en poire, circulait sur sa poitrine laissée à demi découverte par le -pli négligé d’un peplum de couleur paille bordé d’une grecque noire; -une bandelette noir et or passait et luisait par place dans ses cheveux -d’ébène, car elle avait changé de costume en revenant du théâtre; et -autour de son bras, comme l’aspic autour du bras de Cléopâtre, un -serpent d’or, aux yeux de pierreries, s’enroulait à plusieurs reprises -et cherchait à se mordre la queue. - -Une petite table à pieds de griffons, incrustée de nacre, d’argent -et d’ivoire, était dressée près du lit à deux places, chargée de -différents mets servis dans des plats d’argent et d’or ou de terre -émaillée de peintures précieuses. On y voyait un oiseau du Phase couché -dans ses plumes, et divers fruits que leurs saisons empêchent de se -rencontrer ensemble. - -Tout paraissait indiquer qu’on attendait un hôte; des fleurs fraîches -jonchaient le sol, et les amphores de vin étaient plongées dans des -urnes pleines de neige. - -Arria Marcella fit signe à Octavien de s’étendre à côté d’elle sur le -biclinium et de prendre part au repas;—le jeune homme, à demi-fou de -surprise et d’amour, prit au hasard quelques bouchées sur les plats -que lui tendaient de petits esclaves asiatiques aux cheveux frisés, à -la courte tunique. Arria ne mangeait pas, mais elle portait souvent -à ses lèvres un vase myrrhin aux teintes opalines rempli d’un vin -d’une pourpre sombre comme du sang figé; à mesure qu’elle buvait, -une imperceptible vapeur rose montait à ses joues pâles, de son cœur -qui n’avait pas battu depuis tant d’années; cependant son bras nu, -qu’Octavien effleura en soulevant sa coupe, était froid comme la peau -d’un serpent ou le marbre d’une tombe. - -«Oh! lorsque tu t’es arrêté aux Studj à contempler le morceau de boue -durcie qui conserve ma forme, dit Arria Marcella en tournant son long -regard humide vers Octavien, et que ta pensée s’est élancée ardemment -vers moi, mon âme l’a senti dans ce monde où je flotte invisible pour -les yeux grossiers; la croyance fait le dieu, et l’amour fait la femme. -On n’est véritablement morte que quand on n’est plus aimée; ton désir -m’a rendu la vie, la puissante évocation de ton cœur a supprimé les -distances qui nous séparaient.» - -L’idée d’évocation amoureuse qu’exprimait la jeune femme, rentrait dans -les croyances philosophiques d’Octavien, croyances que nous ne sommes -pas loin de partager. - -En effet, rien ne meurt, tout existe toujours; nulle force ne peut -anéantir ce qui fut une fois. Toute action, toute parole, toute forme, -toute pensée tombée dans l’océan universel des choses y produit des -cercles qui vont s’élargissant jusqu’aux confins de l’éternité. La -figuration matérielle ne disparaît que pour les regards vulgaires, -et les spectres qui s’en détachent peuplent l’infini. Pâris continue -d’enlever Hélène dans une région inconnue de l’espace. La galère de -Cléopâtre gonfle ses voiles de soie sur l’azur d’un Cydnus idéal. -Quelques esprits passionnés et puissants ont pu amener à eux des -siècles écoulés en apparence, et faire revivre des personnages morts -pour tous. Faust a eu pour maîtresse la fille de Tyndare, et l’a -conduite à son château gothique, du fond des abîmes mystérieux de -l’Hadès. Octavien venait de vivre un jour sous le règne de Titus et de -se faire aimer d’Arria Marcella, fille d’Arrius Diomèdes, couchée en -ce moment près de lui sur un lit antique dans une ville détruite pour -tout le monde. - -«A mon dégoût des autres femmes, répondit Octavien, à la rêverie -invincible qui m’entraînait vers ses types radieux au fond des siècles -comme des étoiles provocatrices, je comprenais que je n’aimerais jamais -que hors du temps et de l’espace. C’était toi que j’attendais, et ce -frêle vestige conservé par la curiosité des hommes m’a par son secret -magnétisme mis en rapport avec ton âme. Je ne sais si tu es un rêve -ou une réalité, un fantôme ou une femme, si comme Ixion je serre un -nuage sur ma poitrine abusée, si je suis le jouet d’un vil prestige de -sorcellerie, mais ce que je sais bien, c’est que tu seras mon premier -et mon dernier amour. - -—Qu’Éros, fils d’Aphrodite, entende ta promesse, dit Arria Marcella -en inclinant sa tête sur l’épaule de son amant qui la souleva avec une -étreinte passionnée. Oh! serre-moi sur ta jeune poitrine, enveloppe-moi -de ta tiède haleine, j’ai froid d’être restée si longtemps sans amour.» -Et contre son cœur Octavien sentait s’élever et s’abaisser ce beau -sein, dont le matin même il admirait le moule à travers la vitre d’une -armoire de musée; la fraîcheur de cette belle chair le pénétrait à -travers sa tunique et le faisait brûler. La bandelette or et noir -s’était détachée de la tête d’Arria passionnément renversée, et ses -cheveux se répandaient comme un fleuve noir sur l’oreiller bleu. - -Les esclaves avaient emporté la table. On n’entendit plus qu’un bruit -confus de baisers et de soupirs. Les cailles familières, insouciantes -de cette scène amoureuse, picoraient, sur le pavé mosaïque les miettes -du festin en poussant de petits cris. - -Tout à coup les anneaux d’airain de la portière qui fermait la chambre -glissèrent sur leur tringle, et un vieillard d’aspect sévère et drapé -dans un ample manteau brun parut sur le seuil. Sa barbe grise était -séparée en deux pointes comme celle des Nazaréens, son visage semblait -sillonné par la fatigue des macérations: une petite croix de bois -noir pendait à son col et ne laissait aucun doute sur sa croyance: il -appartenait à la secte, toute récente alors, des disciples du Christ. - -A son aspect, Arria Marcella, éperdue de confusion, cacha sa figure -sous un pli de son manteau, comme un oiseau qui met la tête sous -son aile en face d’un ennemi qu’il ne peut éviter, pour s’épargner -au moins l’horreur de le voir; tandis qu’Octavien, appuyé sur son -coude, regardait avec fixité le personnage fâcheux qui entrait ainsi -brusquement dans son bonheur. - -«Arria, Arria, dit le personnage austère d’un ton de reproche, le temps -de ta vie n’a-t-il pas suffi à tes déportements, et faut-il que tes -infâmes amours empiètent sur les siècles qui ne t’appartiennent pas? -Ne peux-tu laisser les vivants dans leur sphère, ta cendre n’est donc -pas encore refroidie depuis le jour où tu mourus sans repentir sous -la pluie de feu du volcan? Deux mille ans de mort ne t’ont donc pas -calmée, et tes bras voraces attirent sur ta poitrine de marbre, vide -de cœur, les pauvres insensés enivrés par tes philtres. - -—Arrius, grâce, mon père, ne m’accablez pas, au nom de cette religion -morose qui ne fut jamais la mienne; moi, je crois à nos anciens -dieux qui aimaient la vie, la jeunesse, la beauté, le plaisir; ne me -replongez pas dans le pâle néant. Laissez-moi jouir de cette existence -que l’amour m’a rendue. - -—Tais-toi, impie, ne me parle pas de tes dieux qui sont des démons. -Laisse aller cet homme enchaîné par tes impures séductions; ne l’attire -plus hors du cercle de sa vie que Dieu a mesurée; retourne dans les -limbes du paganisme avec tes amants asiatiques, romains ou grecs. -Jeune chrétien, abandonne cette larve qui te semblerait plus hideuse -qu’Empouse et Phorkyas, si tu la pouvais voir telle qu’elle est.» - -Octavien, pâle, glacé d’horreur, voulut parler; mais sa voix resta -attachée à son gosier, selon l’expression virgilienne. - -«M’obéiras-tu, Arria? s’écria impérieusement le grand vieillard. - -—Non, jamais,» répondit Arria, les yeux étincelants, les narines -dilatées, les lèvres frémissantes, en entourant le corps d’Octavien -de ses beaux bras de statue, froids, durs et rigides comme le marbre. -Sa beauté furieuse, exaspérée par la lutte, rayonnait avec un éclat -surnaturel à ce moment suprême, comme pour laisser à son jeune amant un -inéluctable souvenir. - -«Allons, malheureuse, reprit le vieillard, il faut employer les -grands moyens, et rendre ton néant palpable et visible à cet enfant -fasciné,» et il prononça d’une voix pleine de commandement une formule -d’exorcisme qui fit tomber des joues d’Arria les teintes pourprées que -le vin noir du vase myrrhin y avait fait monter. - -En ce moment, la cloche lointaine d’un des villages qui bordent la mer -ou des hameaux perdus dans les plis de la montagne fit entendre les -premières volées de la Salutation angélique. - -A ce son, un soupir d’agonie sortit de la poitrine brisée de la jeune -femme. Octavien sentit se desserrer les bras qui l’entouraient; les -draperies qui la couvraient se replièrent sur elles-mêmes, comme si les -contours qui les soutenaient se fussent affaissés, et le malheureux -promeneur nocturne ne vit plus à côté de lui, sur le lit du festin, -qu’une pincée de cendres mêlée de quelques ossements calcinés parmi -lesquels brillaient des bracelets et des bijoux d’or, et que des restes -informes, tels qu’on les dut découvrir en déblayant la maison d’Arrius -Diomèdes. - -Il poussa un cri terrible et perdit connaissance. - -Le vieillard avait disparu. Le soleil se levait, et la salle ornée tout -à l’heure avec tant d’éclat n’était plus qu’une ruine démantelée. - -Après avoir dormi d’un sommeil appesanti par les libations de la -veille, Max et Fabio se réveillèrent en sursaut, et leur premier soin -fut d’appeler leur compagnon, dont la chambre était voisine de la -leur, par un de ces cris de ralliement burlesques dont on convient -quelquefois en voyage; Octavien ne répondit pas, pour de bonnes -raisons. Fabio et Max, ne recevant pas de réponse, entrèrent dans la -chambre de leur ami, et virent que le lit n’avait pas été défait. - -«Il se sera endormi sur quelque chaise, dit Fabio, sans pouvoir -gagner sa couchette; car il n’a pas la tête forte, ce cher Octavien; -et il sera sorti de bonne heure pour dissiper les fumées du vin à la -fraîcheur matinale. - -—Pourtant il n’avait guère bu, ajouta Max par manière de réflexion. -Tout ceci me semble assez étrange. Allons à sa recherche.» - -Les deux amis, aidés du cicerone, parcoururent toutes les rues, -carrefours, places et ruelles de Pompeï, entrèrent dans toutes les -maisons curieuses où ils supposèrent qu’Octavien pouvait être occupé à -copier une peinture ou à relever une inscription, et finirent par le -trouver évanoui sur la mosaïque disjointe d’une petite chambre à demi -écroulée. Ils eurent beaucoup de peine à le faire revenir à lui, et -quand il eut repris connaissance, il ne donna pas d’autre explication, -sinon qu’il avait eu la fantaisie de voir Pompeï au clair de la lune, -et qu’il avait été pris d’une syncope qui, sans doute, n’aurait pas de -suite. - -La petite bande retourna à Naples par le chemin de fer, comme elle -était venue, et le soir, dans leur loge, à San Carlo, Max et Fabio -regardaient à grand renfort de jumelles sautiller dans un ballet, sur -les traces d’Amalia Ferraris, la danseuse alors en vogue, un essaim -de nymphes culottées, sous leurs jupes de gaze, d’un affreux caleçon -vert monstre qui les faisait ressembler à des grenouilles piquées de la -tarentule. Octavien, pâle, les yeux troubles, le maintien accablé, ne -paraissait pas se douter de ce qui se passait sur la scène, tant, après -les merveilleuses aventures de la nuit, il avait peine à reprendre le -sentiment de la vie réelle. - -A dater de cette visite à Pompeï, Octavien fut en proie à une -mélancolie morne, que la bonne humeur et les plaisanteries de ses -compagnons aggravaient plutôt qu’ils ne le soulageaient; l’image -d’Arria Marcella le poursuivait toujours, et le triste dénoûment de sa -bonne fortune fantastique n’en détruisait pas le charme. - -N’y pouvant plus tenir, il retourna secrètement à Pompeï et se promena, -comme la première fois, dans les ruines, au clair de lune, le cœur -palpitant d’un espoir insensé, mais l’hallucination ne se renouvela -pas; il ne vit que des lézards fuyant sur les pierres; il n’entendit -que des piaulements d’oiseaux de nuit effrayés; il ne rencontra plus -son ami Rufus Holconius; Tyché ne vint pas lui mettre sa main fluette -sur le bras; Arria Marcella resta obstinément dans la poussière. - -En désespoir de cause, Octavien s’est marié dernièrement à une jeune -et charmante Anglaise, qui est folle de lui. Il est parfait pour -sa femme; cependant Ellen, avec cet instinct du cœur que rien ne -trompe, sent que son mari est amoureux d’une autre; mais de qui? C’est -ce que l’espionnage le plus actif n’a pu lui apprendre. Octavien -n’entretient pas de danseuse; dans le monde, il n’adresse aux femmes -que des galanteries banales; il a même répondu très-froidement aux -avances marquées d’une princesse russe, célèbre par sa beauté et sa -coquetterie. Un tiroir secret, ouvert pendant l’absence de son mari, -n’a fourni aucune preuve d’infidélité aux soupçons d’Ellen. Mais -comment pourrait-elle s’aviser d’être jalouse de Marcella, fille -d’Arrius Diomèdes, affranchi de Tibère? - - - - -LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT - - -J’avais fait défendre ma porte ce jour-là; ayant pris dès le matin la -résolution formelle de ne rien faire, je ne voulais pas être dérangé -dans cette importante occupation. Sûr de n’être inquiété par aucun -fâcheux (ils ne sont pas tous dans la comédie de Molière), j’avais pris -toutes mes mesures pour savourer à mon aise ma volupté favorite. - -Un grand feu brillait dans ma cheminée, les rideaux fermés tamisaient -un jour discret et nonchalant, une demi-douzaine de carreaux jonchaient -le tapis, et, doucement étendu devant l’âtre à la distance d’un rôti -à la broche, je faisais danser au bout de mon pied une large babouche -marocaine d’un jaune oriental et d’une forme bizarre; mon chat était -couché sur ma manche, comme celui du prophète Mahomet, et je n’aurais -pas changé ma position pour tout l’or du monde. - -Mes regards distraits, déjà noyés par cette délicieuse somnolence qui -suit la suspension volontaire de la pensée, erraient, sans trop les -voir, de la charmante esquisse de _la Madeleine au désert_ de Camille -Roqueplan au sévère dessin à la plume d’Aligny et au grand paysage -des quatre inséparables, Feuchères, Séchan, Diéterle et Despléchins, -richesse et gloire de mon logis de poëte; le sentiment de la vie -réelle m’abandonnait peu à peu, et j’étais enfoncé bien avant sous les -ondes insondables de cette _mer d’anéantissement_ où tant de rêveurs -orientaux ont laissé leur raison, déjà ébranlée par le hatschich et -l’opium. - -Le silence le plus profond régnait dans la chambre; j’avais arrêté la -pendule pour ne pas entendre le tic-tac du balancier, ce battement de -pouls de l’éternité; car je ne puis souffrir, lorsque je suis oisif, -l’activité bête et fiévreuse de ce disque de cuivre jaune qui va d’un -coin à l’autre de sa cage et marche toujours sans faire un pas. - -Tout à coup, et kling et klang, un coup de sonnette vif, nerveux, -insupportablement argentin, éclate et tombe dans ma tranquillité comme -une goutte de plomb fondu qui s’enfoncerait en grésillant dans un lac -endormi; sans penser à mon chat, pelotonné en boule sur ma manche, je -me redressai en tressaillant et sautai sur mes pieds comme lancé par -un ressort, envoyant à tous les diables l’imbécile concierge qui avait -laissé passer quelqu’un malgré la consigne formelle; puis je me rassis. -A peine remis de la secousse nerveuse, j’assurai les coussins sous mes -bras et j’attendis l’événement de pied ferme. - -La porte du salon s’entr’ouvrit et je vis paraître d’abord la tête -laineuse d’Adolfo-Francesco Pergialla, espèce de brigand abyssin au -service duquel j’étais alors, sous prétexte d’avoir un domestique -nègre. Ses yeux blancs étincelaient, son nez épaté se dilatait -prodigieusement, ses grosses lèvres, épanouies en un large sourire -qu’il s’efforçait de rendre malicieux, laissaient voir ses dents de -chien de Terre-Neuve, il crevait d’envie de parler dans sa peau noire, -et faisait toutes les contorsions possibles pour attirer mon attention. - -«Eh bien! Francesco, qu’y a-t-il? Quand vous tourneriez pendant une -heure vos yeux d’émail comme ce nègre de bronze qui avait une horloge -dans le ventre, en serais-je plus instruit? Voilà assez de pantomime, -tâchez de me dire, dans un idiome quelconque, ce dont il s’agit, et -quelle est la personne qui vient me relancer jusqu’au fond de ma -paresse.» - -Il faut vous dire qu’Adolfo-Francesco Pergialla-Abdallah-Ben-Mohammed, -Abyssin de naissance, autrefois mahométan, chrétien pour le -quart d’heure, savait toutes les langues et n’en parlait aucune -intelligiblement; il commençait en français, continuait en italien, -et finissait en turc ou en arabe, surtout dans les conversations -embarrassantes pour lui, lorsqu’il s’agissait de bouteilles de -vin de Bordeaux, de liqueurs des îles ou de friandises disparues -prématurément. Par bonheur, j’ai des amis polyglottes: nous le -chassions d’abord de l’Europe; après avoir épuisé l’italien, -l’espagnol et l’allemand, il se sauvait à Constantinople, dans le turc, -où Alfred le pourchassait vivement: se voyant traqué, il sautait à -Alger, où Eugène lui marchait sur les talons en le suivant à travers -tous les dialectes de haut et bas arabe; arrivé là, il se réfugiait -dans le bambara, le galla et autres dialectes de l’intérieur de -l’Afrique, où d’Abadie, Combes et Tamisier pouvaient seuls le forcer. -Cette fois, il me répondit résolûment en un espagnol médiocre, mais -fort clair: - -«_Una mujer muy bonita con su hermana quien quiere hablar á usted._ - -—Fais-les entrer si elles sont jeunes et jolies; autrement, dis que je -suis en affaires.» - -Le drôle, qui s’y connaissait, disparut quelques secondes et revint -bientôt suivi de deux femmes enveloppées dans de grands bournous -blancs, dont les capuchons étaient rabattus. - -Je présentai le plus galamment du monde deux fauteuils à ces dames; -mais, avisant les piles de carreaux, elles me firent un signe de la -main qu’elles me remerciaient, et, se débarrassant de leurs bournous, -elles s’assirent en croisant leurs jambes à la mode orientale. - -Celle qui était assise en face de moi, sous le rayon du soleil qui -pénétrait à travers l’interstice des rideaux, pouvait avoir vingt ans; -l’autre, beaucoup moins jolie, paraissait un peu plus âgée; ne nous -occupons que de la plus jolie. - -Elle était richement habillée à la mode turque; une veste de velours -vert, surchargée d’ornements, serrait sa taille d’abeille; sa -chemisette de gaze rayée, retenue au col par deux boutons de diamant, -était échancrée de manière à laisser voir une poitrine blanche et bien -formée; un mouchoir de satin blanc, étoilé et constellé de paillettes, -lui servait de ceinture. Des pantalons larges et bouffants lui -descendaient jusqu’aux genoux; des jambières à l’albanaise en velours -brodé garnissaient ses jambes fines et délicates aux jolis pieds nus -enfermés dans de petites pantoufles de maroquin gaufré, piqué, colorié -et cousu de fils d’or; un caftan orange, broché de fleurs d’argent, -un fez écarlate enjolivé d’une longue houppe de soie, complétaient -cette parure assez bizarre pour rendre des visites à Paris en cette -malheureuse année 1842. - -Quant à sa figure, elle avait cette beauté régulière de la race -turque: dans son teint, d’un blanc mat semblable à du marbre dépoli, -s’épanouissaient mystérieusement, comme deux fleurs noires, ces beaux -yeux orientaux si clairs et si profonds sous leurs longues paupières -teintes de henné. Elle regardait d’un air inquiet et semblait -embarrassée; par contenance, elle tenait un de ses pieds dans une de -ses mains, et de l’autre jouait avec le bout d’une de ses tresses, -toute chargée de sequins percés par le milieu, de rubans et de bouquets -de perles. - -L’autre, vêtue à peu près de même, mais moins richement, se tenait -également dans le silence et l’immobilité. Me reportant par la pensée -à l’apparition des bayadères à Paris, j’imaginai que c’était quelque -almée du Caire, quelque connaissance égyptienne de mon ami Dauzats, -qui, encouragée par l’accueil que j’avais fait à la belle Amany et -à ses brunes compagnes, Sandiroun et Rangoun, venait implorer ma -protection de feuilletoniste. - -«Mesdames, que puis-je faire pour vous?» leur dis-je en portant -mes mains à mes oreilles de manière à produire un salamalec assez -satisfaisant. - -La belle Turque leva les yeux au plafond, les ramena vers le tapis, -regarda sa sœur d’un air profondément méditatif. Elle ne comprenait pas -un mot de français. - -«Holà, Francesco! maroufle, butor, belître, ici, singe manqué, sers-moi -à quelque chose au moins une fois dans ta vie.» - -Francesco s’approcha d’un air important et solennel. - -«Puisque tu parles si mal français, tu dois parler fort bien arabe, et -tu vas jouer le rôle de drogman entre ces dames et moi. Je t’élève à la -dignité d’interprète; demande d’abord à ces deux belles étrangères qui -elles sont, d’où elles viennent et ce qu’elles veulent.» - -Sans reproduire les différentes grimaces dudit Francesco, je -rapporterai la conversation comme si elle avait eu lieu en français. - -«Monsieur, dit la belle Turque par l’organe du nègre, quoique vous -soyez littérateur, vous devez avoir lu les _Mille et une Nuits_, contes -arabes, traduits ou à peu près par ce bon M. Galland, et le nom de -Scheherazade ne vous est pas inconnu? - -—La belle Scheherazade, femme de cet ingénieux sultan Schahriar, qui, -pour éviter d’être trompé, épousait une femme le soir et la faisait -étrangler le matin? Je la connais parfaitement. - -—Eh bien! je suis la sultane Scheherazade, et voilà ma bonne sœur -Dinarzarde, qui n’a jamais manqué de me dire toutes les nuits: «Ma -sœur, devant qu’il fasse jour, contez-nous donc, si vous ne dormez pas, -un de ces beaux contes que vous savez.» - -—Enchanté de vous voir, quoique la visite soit un peu fantastique; -mais qui me procure cet insigne honneur de recevoir chez moi, pauvre -poëte, la sultane Scheherazade et sa sœur Dinarzarde? - -—A force de conter, je suis arrivée au bout de mon rouleau; j’ai dit -tout ce que je savais. J’ai épuisé le monde de la féerie; les goules, -les djinns, les magiciens et les magiciennes m’ont été d’un grand -secours, mais tout s’use, même l’impossible; le très-glorieux sultan, -ombre du padischa, lumière des lumières, lune et soleil de l’Empire -du milieu, commence à bâiller terriblement et tourmente la poignée de -son sabre; ce matin, j’ai raconté ma dernière histoire, et mon sublime -seigneur a daigné ne pas me faire couper la tête encore; au moyen du -tapis magique des quatre Facardins, je suis venue ici en toute hâte -chercher un conte, une histoire, une nouvelle, car il faut que demain -matin, à l’appel accoutumé de ma sœur Dinarzarde, je dise quelque -chose au grand Schahriar, l’arbitre de mes destinées; cet imbécile de -Galland a trompé l’univers en affirmant qu’après la mille et unième -nuit le sultan, rassasié d’histoires, m’avait fait grâce; cela n’est -pas vrai: il est plus affamé de contes que jamais, et sa curiosité -seule peut faire contre-poids à sa cruauté. - -—Votre sultan Schahriar, ma pauvre Scheherazade, ressemble -terriblement à notre public; si nous cessons un jour de l’amuser, il -ne nous coupe pas la tête, il nous oublie, ce qui n’est guère moins -féroce. Votre sort me touche, mais qu’y puis-je faire? - -—Vous devez avoir quelque feuilleton, quelque nouvelle en -portefeuille, donnez-le-moi. - -—Que demandez-vous, charmante sultane? je n’ai rien de fait, je ne -travaille que par la plus extrême famine, car, ainsi que l’a dit -Perse, _fames facit poetridas picas_. J’ai encore de quoi dîner trois -jours; allez trouver Karr, si vous pouvez parvenir à lui à travers -les essaims des guêpes qui bruissent et battent de l’aile autour de -sa porte et contre ses vitres; il a le cœur plein de délicieux romans -d’amour, qu’il vous dira entre une leçon de boxe et une fanfare de -cor de chasse; attendez Jules Janin au détour de quelque colonne de -feuilleton, et, tout en marchant, il vous improvisera une histoire -comme jamais le sultan Schahriar n’en a entendu.» - -La pauvre Scheherazade leva vers le plafond ses longues paupières -teintes de henné avec un regard si doux, si lustré, si onctueux et -si suppliant, que je me sentis attendri et que je pris une grande -résolution. - -«J’avais une espèce de sujet dont je voulais faire un feuilleton; je -vais vous le dicter, vous le traduirez en arabe en y ajoutant les -broderies, les fleurs et les perles de poésie qui lui manquent; le -titre est déjà tout trouvé, nous appellerons notre conte _la Mille et -deuxième Nuit_.» - -Scheherazade prit un carré de papier et se mit à écrire de droite à -gauche, à la mode orientale, avec une grande vélocité. Il n’y avait pas -de temps à perdre: il fallait qu’elle fût le soir même dans la capitale -du royaume de Samarcande. - - * * * * * - -Il y avait une fois dans la ville du Caire un jeune homme nommé -Mahmoud-Ben-Ahmed, qui demeurait sur la place de l’Esbekick. - -Son père et sa mère étaient morts depuis quelques années en lui -laissant une fortune médiocre, mais suffisante pour qu’il pût vivre -sans avoir recours au travail de ses mains: d’autres auraient essayé -de charger un vaisseau de marchandises ou de joindre quelques chameaux -chargés d’étoffes précieuses à la caravane qui va de Bagdad à la -Mecque; mais Mahmoud-Ben-Ahmed préférait vivre tranquille, et ses -plaisirs consistaient à fumer du tombeki dans son narguilhé, en prenant -des sorbets et en mangeant des confitures sèches de Damas. - -Quoiqu’il fût bien fait de sa personne, de visage régulier et de mine -agréable, il ne cherchait pas les aventures, et avait répondu plusieurs -fois aux personnes qui le pressaient de se marier et lui proposaient -des partis riches et convenables, qu’il n’était pas encore temps et -qu’il ne se sentait nullement d’humeur à prendre femme. - -Mahmoud-Ben-Ahmed avait reçu une bonne éducation: il lisait couramment -dans les livres les plus anciens, possédait une belle écriture, savait -par cœur les versets du Coran, les remarques des commentateurs, et -eût récité sans se tromper d’un vers les Moallakats des fameux poëtes -affichés aux portes des mosquées; il était un peu poëte lui-même et -composait volontiers des vers assonants et rimés, qu’il déclamait sur -des airs de sa façon avec beaucoup de grâce et de charme. - -A force de fumer son narguilhé et de rêver à la fraîcheur du soir sur -les dalles de marbre de sa terrasse, la tête de Mahmoud-Ben-Ahmed -s’était un peu exaltée: il avait formé le projet d’être l’amant -d’une péri ou tout au moins d’une princesse du sang royal. Voilà le -motif secret qui lui faisait recevoir avec tant d’indifférence les -propositions de mariage et refuser les offres des marchands d’esclaves. -La seule compagnie qu’il pût supporter était celle de son cousin -Abdul-Malek, jeune homme doux et timide qui semblait partager la -modestie de ses goûts. - -Un jour, Mahmoud-Ben-Ahmed se rendait au bazar pour acheter quelques -flacons d’atar-gull et autres drogueries de Constantinople, dont il -avait besoin. Il rencontra, dans une rue fort étroite, une litière -fermée par des rideaux de velours incarnadin, portée par deux mules -blanches et précédée de zebeks et de chiaoux richement costumés. Il -se rangea contre le mur pour laisser passer le cortége; mais il ne -put le faire si précipitamment qu’il n’eût le temps de voir, par -l’interstice des courtines, qu’une folle bouffée d’air souleva, une -fort belle dame assise sur des coussins de brocart d’or. La dame, -se fiant sur l’épaisseur des rideaux et se croyant à l’abri de tout -regard téméraire, avait relevé son voile à cause de la chaleur. Ce ne -fut qu’un éclair; cependant cela suffit pour faire tourner la tête -du pauvre Mahmoud-Ben-Ahmed: la dame avait le teint d’une blancheur -éblouissante, des sourcils que l’on eût pu croire tracés au pinceau, -une bouche de grenade, qui en s’entr’ouvrant laissait voir une double -file de perles d’Orient plus fines et plus limpides que celles qui -forment les bracelets et le collier de la sultane favorite, un air -agréable et fier, et dans toute sa personne je ne sais quoi de noble et -de royal. - -Mahmoud-Ben-Ahmed, comme ébloui de tant de perfections, resta longtemps -immobile à la même place, et, oubliant qu’il était sorti pour faire des -emplettes, il retourna chez lui les mains vides, emportant dans son -cœur la radieuse vision. - -Toute la nuit il ne songea qu’à la belle inconnue, et dès qu’il fut -levé il se mit à composer en son honneur une longue pièce de poésie, -où les comparaisons les plus fleuries et les plus galantes étaient -prodiguées. - -Ne sachant que faire, sa pièce achevée et transcrite sur une belle -feuille de papyrus avec de belles majuscules en encre rouge et des -fleurons dorés, il la mit dans sa manche et sortit pour montrer ce -morceau à son ami Abdul, pour lequel il n’avait aucune pensée secrète. - -En se rendant à la maison d’Abdul, il passa devant le bazar et entra -dans la boutique du marchand de parfums pour prendre les flacons -d’atar-gull. Il y trouva une belle dame enveloppée d’un long voile -blanc qui ne laissait découvert que l’œil gauche. Mahmoud-Ben-Ahmed, -sur ce seul œil gauche, reconnut incontinent la belle dame du -palanquin. Son émotion fut si forte, qu’il fut obligé de s’adosser à la -muraille. - -La dame au voile blanc s’aperçut du trouble de Mahmoud-Ben-Ahmed, -et lui demanda obligeamment ce qu’il avait et si, par hasard, il se -trouvait incommodé. - -Le marchand, la dame et Mahmoud-Ben-Ahmed passèrent dans -l’arrière-boutique. Un petit nègre apporta sur un plateau un verre -d’eau de neige, dont Mahmoud-Ben-Ahmed but quelques gorgées. - -«Pourquoi donc ma vue vous a-t-elle causé une si vive impression?» -dit la dame d’un ton de voix fort doux et où perçait un intérêt assez -tendre. - -Mahmoud-Ben-Ahmed lui raconta comment il l’avait vue près de la mosquée -du sultan Hassan à l’instant où les rideaux de sa litière s’étaient un -peu écartés, et que depuis cet instant il se mourait d’amour pour elle. - -«Vraiment, dit la dame, votre passion est née si subitement que cela? -je ne croyais pas que l’amour vînt si vite. Je suis effectivement la -femme que vous avez rencontrée hier; je me rendais au bain dans ma -litière, et comme la chaleur était étouffante, j’avais relevé mon -voile. Mais vous m’avez mal vue, et je ne suis pas si belle que vous le -dites.» - -En disant ces mots, elle écarta son voile et découvrit un visage -radieux de beauté, et si parfait, que l’envie n’aurait pu y trouver le -moindre défaut. - -Vous pouvez juger quels furent les transports de Mahmoud-Ben-Ahmed à -une telle faveur; il se répandit en compliments qui avaient le mérite, -bien rare pour des compliments, d’être parfaitement sincères et de -n’avoir rien d’exagéré. Comme il parlait avec beaucoup de feu et de -véhémence, le papier sur lequel ses vers étaient transcrits s’échappa -de sa manche et roula sur le plancher. - -«Quel est ce papier? dit la dame; l’écriture m’en paraît fort belle et -annonce une main exercée. - -—C’est, répondit le jeune homme en rougissant beaucoup, une pièce de -vers que j’ai composée cette nuit, ne pouvant dormir. J’ai tâché d’y -célébrer vos perfections; mais la copie est bien loin de l’original, et -mes vers n’ont point les brillants qu’il faut pour célébrer ceux de vos -yeux.» - -La jeune dame lut ces vers attentivement, et dit en les mettant dans sa -ceinture: - -«Quoiqu’ils contiennent beaucoup de flatteries, ils ne sont vraiment -pas mal tournés.» - -Puis elle ajusta son voile et sortit de la boutique en laissant tomber -avec un accent qui pénétra le cœur de Mahmoud-Ben-Ahmed: - -«Je viens quelquefois, au retour du bain, acheter des essences et des -boîtes de parfumerie chez Bedredin.» - -Le marchand félicita Mahmoud-Ben-Ahmed de sa bonne fortune, et, -l’emmenant tout au fond de sa boutique, il lui dit bien bas à l’oreille: - -«Cette jeune dame n’est autre que la princesse Ayesha, fille du calife.» - -Mahmoud-Ben-Ahmed rentra chez lui tout étourdi de son bonheur et -n’osant y croire. Cependant, quelque modeste qu’il fût, il ne pouvait -se dissimuler que la princesse Ayesha ne l’eût regardé d’un œil -favorable. Le hasard, ce grand entremetteur, avait été au delà de ses -plus audacieuses espérances. Combien il se félicita alors de ne pas -avoir cédé aux suggestions de ses amis qui l’engageaient à prendre -femme, et aux portraits séduisants que lui faisaient les vieilles des -jeunes filles à marier qui ont toujours, comme chacun le sait, des yeux -de gazelle, une figure de pleine lune, des cheveux plus longs que la -queue d’Al Borack, la jument du Prophète, une bouche de jaspe rouge, -avec une haleine d’ambre gris, et mille autres perfections qui tombent -avec le haick et le voile nuptial: comme il fut heureux de se sentir -dégagé de tout lien vulgaire, et libre de s’abandonner tout entier à sa -nouvelle passion! - -Il eut beau s’agiter et se tourner sur son divan, il ne put -s’endormir; l’image de la princesse Ayesha, étincelante comme un oiseau -de flamme sur un fond de soleil couchant, passait et repassait devant -ses yeux. Ne pouvant trouver de repos, il monta dans un de ses cabinets -de bois de cèdre merveilleusement découpé que l’on applique, dans -les villes d’Orient, aux murailles extérieures des maisons, afin d’y -profiter de la fraîcheur et du courant d’air qu’une rue ne peut manquer -de former; le sommeil ne lui vint pas encore, car le sommeil est comme -le bonheur, il fuit quand on le cherche; et, pour calmer ses esprits -par le spectacle d’une nuit sereine, il se rendit avec son narguilhé -sur la plus haute terrasse de son habitation. - -L’air frais de la nuit, la beauté du ciel plus pailleté d’or qu’une -robe de péri et dans lequel la lune faisait voir ses joues d’argent, -comme une sultane pâle d’amour qui se penche aux treillis de son -kiosque, firent du bien à Mahmoud-Ben-Ahmed, car il était poëte, et ne -pouvait rester insensible au magnifique spectacle qui s’offrait à sa -vue. - -De cette hauteur, la ville du Caire se déployait devant lui comme un -de ces plans en relief où les giaours retracent leurs villes fortes. -Les terrasses ornées de pots de plantes grasses, et bariolées de tapis; -les places où miroitait l’eau du Nil, car on était à l’époque de -l’inondation; les jardins d’où jaillissaient des groupes de palmiers, -des touffes de caroubiers ou de nopals; les îles de maisons coupées -de rues étroites; les coupoles d’étain des mosquées; les minarets -frêles et découpés à jour comme un hochet d’ivoire; les angles obscurs -ou lumineux des palais formaient un coup d’œil arrangé à souhait pour -le plaisir des yeux. Tout au fond, les sables cendrés de la plaine -confondaient leurs teintes avec les couleurs laiteuses du firmament, -et les trois pyramides de Giseh, vaguement ébauchées par un rayon -bleuâtre, dessinaient au bord de l’horizon leur gigantesque triangle de -pierre. - -Assis sur une pile de carreaux et le corps enveloppé par les -circonvolutions élastiques du tuyau de son narguilhé, Mahmoud-Ben-Ahmed -tâchait de démêler dans la transparente obscurité la forme lointaine du -palais où dormait la belle Ayesha. Un silence profond régnait sur ce -tableau qu’on aurait pu croire peint, car aucun souffle, aucun murmure -n’y révélaient la présence d’un être vivant: le seul bruit appréciable -était celui que faisait la fumée du narguilhé de Mahmoud-Ben-Ahmed -en traversant la boule de cristal de roche remplie d’eau destinée à -refroidir ses blanches bouffées. Tout d’un coup, un cri aigu éclata au -milieu de ce calme, un cri de détresse suprême, comme doit en pousser, -au bord de la source, l’antilope qui sent se poser sur son cou la -griffe d’un lion, ou s’engloutir sa tête dans la gueule d’un crocodile. -Mahmoud-Ben-Ahmed, effrayé par ce cri d’agonie et de désespoir, se -leva d’un seul bond et posa instinctivement la main sur le pommeau de -son yatagan dont il fit jouer la lame pour s’assurer qu’elle ne tenait -pas au fourreau; puis il se pencha du côté d’où le bruit avait semblé -partir. - -Il démêla fort loin dans l’ombre un groupe étrange, mystérieux, -composé d’une figure blanche poursuivie par une meute de figures -noires, bizarres et monstrueuses, aux gestes frénétiques, aux allures -désordonnées. L’ombre blanche semblait voltiger sur la cime des -maisons, et l’intervalle qui la séparait de ses persécuteurs était -si peu considérable, qu’il était à craindre qu’elle ne fût bientôt -prise si sa course se prolongeait, et qu’aucun événement ne vînt à son -secours. Mahmoud-Ben-Ahmed crut d’abord que c’était une péri ayant aux -trousses un essaim de goules mâchant de la chair de mort dans leurs -incisives démesurées, ou de djinns aux ailes flasques, membraneuses, -armées d’ongles comme celles des chauves-souris, et, tirant de sa poche -son comboloio de graines d’aloès jaspées, il se mit à réciter, comme -préservatif, les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah. Il n’était pas au -vingtième, qu’il s’arrêta. Ce n’était pas une péri, un être surnaturel -qui fuyait ainsi en sautant d’une terrasse à l’autre et en franchissant -les rues de quatre ou cinq pieds de large qui coupent le bloc compacte -des villes orientales, mais bien une femme; les djinns n’étaient que -des zebecks, des chiaoux et des eunuques acharnés à sa poursuite. - -Deux ou trois terrasses et une rue séparaient encore la fugitive de la -plate-forme où se tenait Mahmoud-Ben-Ahmed, mais ses forces semblaient -la trahir; elle retourna convulsivement la tête sur l’épaule, et, comme -un cheval épuisé dont l’éperon ouvre le flanc, voyant si près d’elle -le groupe hideux qui la poursuivait, elle mit la rue entre elle et ses -ennemis d’un bond désespéré. - -Elle frôla dans son élan Mahmoud-Ben-Ahmed qu’elle n’aperçut pas, car -la lune s’était voilée, et courut à l’extrémité de la terrasse qui -donnait de ce côté-là sur une seconde rue plus large que la première. -Désespérant de la pouvoir sauter, elle eut l’air de chercher des yeux -quelque coin où se blottir, et, avisant un grand vase de marbre, elle -se cacha dedans comme le génie qui rentre dans la coupe d’un lis. - -La troupe furibonde envahit la terrasse avec l’impétuosité d’un vol -de démons. Leurs faces cuivrées ou noires à longues moustaches, ou -hideusement imberbes, leurs yeux étincelants, leurs mains crispées -agitant des damas et des kandjars, la fureur empreinte sur leurs -physionomies basses et féroces, causèrent un mouvement d’effroi à -Mahmoud-Ben-Ahmed, quoiqu’il fût brave de sa personne et habile au -maniement des armes. Ils parcoururent de l’œil la terrasse vide, et n’y -voyant pas la fugitive, ils pensèrent sans doute qu’elle avait franchi -la seconde rue, et ils continuèrent leur poursuite sans faire autrement -attention à Mahmoud-Ben-Ahmed. - -Quand le cliquetis de leurs armes et le bruit de leurs babouches sur -les dalles des terrasses se fut éteint dans l’éloignement, la fugitive -commença à lever par-dessus les bords du vase sa jolie tête pâle, et -promena autour d’elle des regards d’antilope effrayée, puis elle -sortit ses épaules et se mit debout, charmant pistil de cette grande -fleur de marbre; n’apercevant plus que Mahmoud-Ben-Ahmed qui lui -souriait et lui faisait signe qu’elle n’avait rien à craindre, elle -s’élança hors du vase et vint vers le jeune homme avec une attitude -humble et des bras suppliants. - -«Par grâce, par pitié, seigneur, sauvez-moi, cachez-moi dans le coin -le plus obscur de votre maison, dérobez-moi à ces démons qui me -poursuivent.» - -Mahmoud-Ben-Ahmed la prit par la main, la conduisit à l’escalier de la -terrasse dont il ferma la trappe avec soin, et la mena dans sa chambre. -Quand il eut allumé la lampe, il vit que la fugitive était jeune, il -l’avait déjà deviné au timbre argentin de sa voix, et fort jolie, ce -qui ne l’étonna pas; car à la lueur des étoiles, il avait distingué sa -taille élégante. Elle paraissait avoir quinze ans tout au plus. Son -extrême pâleur faisait ressortir ses grands yeux noirs en amande, dont -les coins se prolongeaient jusqu’aux tempes; son nez mince et délicat -donnait beaucoup de noblesse à son profil, qui aurait pu faire envie -aux plus belles filles de Chio ou de Chypre, et rivaliser avec la -beauté de marbre des idoles adorées par les vieux païens grecs. Son cou -était charmant et d’une blancheur parfaite; seulement, sur sa nuque, -on voyait une légère raie de pourpre mince comme un cheveu ou comme le -plus délié fil de soie, quelques petites gouttelettes de sang sortaient -de cette ligne rouge. Ses vêtements étaient simples et se composaient -d’une veste passementée de soie, de pantalons de mousseline et d’une -ceinture bariolée; sa poitrine se levait et s’abaissait sous sa tunique -de gaze rayée, car elle était encore hors d’haleine et à peine remise -de son effroi. - -Lorsqu’elle fut un peu reposée et rassurée, elle s’agenouilla devant -Mahmoud-Ben-Ahmed et lui raconta son histoire en fort bons termes: -«J’étais esclave dans le sérail du riche Abu-Becker, et j’ai commis -la faute de remettre à la sultane favorite un sélam ou lettre de -fleurs envoyée par un jeune émir de la plus belle mine avec qui elle -entretenait un commerce amoureux. Abu-Becker, ayant surpris le sélam, -est entré dans une fureur horrible, a fait enfermer sa sultane favorite -dans un sac de cuir avec deux chats, l’a fait jeter à l’eau et m’a -condamnée à avoir la tête tranchée. Le Kislar-agassi fut chargé de -cette exécution; mais, profitant de l’effroi et du désordre qu’avait -causé dans le sérail le châtiment terrible infligé à la pauvre -Nourmahal, et trouvant ouverte la trappe de la terrasse, je me sauvai. -Ma fuite fut aperçue, et bientôt les eunuques noirs, les zebecs et les -Albanais au service de mon maître se mirent à ma poursuite. L’un d’eux, -Mesrour, dont j’ai toujours repoussé les prétentions, m’a talonné de -si près avec son damas brandi, qu’il a bien manqué de m’atteindre; -une fois même j’ai senti le fil de son sabre effleurer ma peau, et -c’est alors que j’ai poussé ce cri terrible que vous avez dû entendre, -car je vous avoue que j’ai cru que ma dernière heure était arrivée; -mais Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète; l’ange Asraël n’était -pas encore prêt à m’emporter vers le pont d’Alsirat. Maintenant je -n’ai plus d’espoir qu’en vous. Abu-Becker est puissant, il me fera -chercher, et s’il peut me reprendre, Mesrour aurait cette fois la main -plus sûre, et son damas ne se contenterait pas de m’effleurer le cou, -dit-elle en souriant, et en passant la main sur l’imperceptible raie -rose tracée par le sabre du zebec. Acceptez-moi pour votre esclave, je -vous consacrerai une vie que je vous dois. Vous trouverez toujours mon -épaule pour appuyer votre coude, et ma chevelure pour essuyer la poudre -de vos sandales.» - -Mahmoud-Ben-Ahmed était fort compatissant de sa nature, comme tous -les gens qui ont étudié les lettres et la poésie. Leila, tel était le -nom de l’esclave fugitive, s’exprimait en termes choisis; elle était -jeune, belle, et n’eût-elle été rien de tout cela, l’humanité eût -défendu de la renvoyer. Mahmoud-Ben-Ahmed montra à la jeune esclave -un tapis de Perse, des carreaux de soie dans l’angle de la chambre, -et sur le rebord de l’estrade une petite collation de dattes, de -cédrats confits et de conserves de roses de Constantinople, à laquelle, -distrait par ses pensées, il n’avait pas touché lui-même, et de plus, -deux pots à rafraîchir l’eau, en terre poreuse de Thèbes, posés dans -des soucoupes de porcelaine du Japon et couverts d’une transpiration -perlée. Ayant ainsi provisoirement installée Leila, il remonta sur sa -terrasse pour achever son narguillé et trouver la dernière assonance -du ghazel qu’il composait en l’honneur de la princesse Ayesha, ghazel -où les lis d’Iran, les fleurs du Gulistan, les étoiles et toutes les -constellations célestes se disputaient pour entrer. - -Le lendemain, Mahmoud-Ben-Ahmed, dès que le jour parut, fit cette -réflexion qu’il n’avait pas de sachet de benjoin, qu’il manquait -de civette, et que la bourse de soie brochée d’or et constellée de -paillettes, où il serrait son latakié, était éraillée et demandait à -être remplacée par une autre plus riche et de meilleur goût. Ayant à -peine pris le temps de faire ses ablutions et de réciter sa prière en -se tournant du côté de l’orient, il sortit de sa maison après avoir -recopié sa poésie et l’avoir mise dans sa manche comme la première -fois, non pas dans l’intention de la montrer à son ami Abdul, mais -pour la remettre à la princesse Ayesha en personne, dans le cas où il -la rencontrerait au bazar, dans la boutique de Bedredin. Le muezzin, -perché sur le balcon du minaret, annonçait seulement la cinquième -heure, il n’y avait dans les rues que les fellahs, poussant devant eux -leurs ânes chargés de pastèques, de régimes de dattes, de poules liées -par les pattes, et de moitiés de moutons qu’ils portaient au marché. -Il fut dans le quartier où était situé le palais d’Ayesha, mais il ne -vit rien que des murailles crénelées et blanchies à la chaux. Rien ne -paraissait aux trois ou quatre petites fenêtres obstruées de treillis -de bois à mailles étroites, qui permettaient aux gens de la maison de -voir ce qui se passait dans la rue, mais ne laissaient aucun espoir -aux regards indiscrets et aux curieux du dehors. Les palais orientaux, -à l’envers des palais du Franguistan, réservent leurs magnificences -pour l’intérieur et tournent, pour ainsi dire, le dos au passant. -Mahmoud-Ben-Ahmed ne retira donc pas grand fruit de ses investigations. -Il vit entrer et sortir deux ou trois esclaves noirs, richement -habillés, et dont la mine insolente et fière prouvait la conscience -d’appartenir à une maison considérable et à une personne de la plus -haute qualité. Notre amoureux, en regardant ces épaisses murailles, -fit de vains efforts pour découvrir de quel côté se trouvaient les -appartements d’Ayesha. Il ne put y parvenir: la grande porte, formée -par un arc découpé en cœur, était murée au fond, ne donnait accès dans -la cour que par une porte latérale, et ne permettait pas au regard d’y -pénétrer. Mahmoud-Ben-Ahmed fut obligé de se retirer sans avoir fait -aucune découverte; l’heure s’avançait et il aurait pu être remarqué. -Il se rendit donc chez Bedredin, auquel il fit, pour se le rendre -favorable, des emplettes assez considérables d’objets dont il n’avait -aucun besoin. Il s’assit dans la boutique, questionna le marchand, -s’enquit de son commerce, s’il s’était heureusement défait des soieries -et des tapis apportés par la dernière caravane d’Alep, si ses vaisseaux -étaient arrivés au port sans avaries; bref, il fit toutes les lâchetés -habituelles aux amoureux; il espérait toujours voir paraître Ayesha; -mais il fut trompé dans son attente: elle ne vint pas ce jour-là. Il -s’en retourna chez lui, le cœur gros, l’appelant déjà cruelle et -perfide, comme si effectivement elle lui eût promis de se trouver chez -Bedredin et qu’elle lui eût manqué de parole. - -En rentrant dans sa chambre, il mit ses babouches dans la niche de -marbre sculpté, creusée à côté de la porte pour cet usage; il ôta le -caftan d’étoffe précieuse qu’il avait endossé dans l’idée de rehausser -sa bonne mine et de paraître avec tous ses avantages aux yeux d’Ayesha, -et s’étendit sur son divan dans un affaissement voisin du désespoir. -Il lui semblait que tout était perdu, que le monde allait finir, et -il se plaignait amèrement de la fatalité; le tout, pour ne pas avoir -rencontré, ainsi qu’il l’espérait, une femme qu’il ne connaissait pas -deux jours auparavant. - -Comme il avait fermé les yeux de son corps pour mieux voir le rêve de -son âme, il sentit un vent léger lui rafraîchir le front; il souleva -ses paupières, et vit, assise à côté de lui, par terre, Leila qui -agitait un de ces petits pavillons d’écorce de palmier, qui servent, en -Orient, d’éventail et de chasse-mouche. Il l’avait complétement oubliée. - -«Qu’avez-vous, mon cher seigneur? dit-elle d’une voix perlée et -mélodieuse comme de la musique. Vous ne paraissez pas jouir de votre -tranquillité d’esprit; quelque souci vous tourmente. S’il était au -pouvoir de votre esclave de dissiper ce nuage de tristesse qui voile -votre front, elle s’estimerait la plus heureuse femme du monde, et ne -porterait pas envie à la sultane Ayesha elle-même, quelque belle et -quelque riche qu’elle soit.» - -Ce nom fit tressaillir Mahmoud-Ben-Ahmed sur son divan, comme un malade -dont on touche la plaie par hasard; il se souleva un peu et jeta un -regard inquisiteur sur Leila, dont la physionomie était la plus calme -du monde et n’exprimait rien autre chose qu’une tendre sollicitude. -Il rougit cependant comme s’il avait été surpris dans le secret de -sa passion. Leila, sans faire attention à cette rougeur délatrice et -significative, continua à offrir ses consolations à son nouveau maître: - -«Que puis-je faire pour éloigner de votre esprit les sombres idées qui -l’obsèdent? un peu de musique dissiperait peut-être cette mélancolie. -Une vieille esclave qui avait été odalisque de l’ancien sultan m’a -appris les secrets de la composition; je puis improviser des vers et -m’accompagner de la guzla.» - -En disant ces mots, elle détacha du mur la guzla au ventre de -citronnier, côtelé d’ivoire, au manche incrusté de nacre, de burgau -et d’ébène, et joua d’abord avec une rare perfection la tarabuca et -quelques autres airs arabes. - -La justesse de la voix et la douceur de la musique eussent, en toute -autre occasion, réjoui Mahmoud-Ben-Ahmed, qui était fort sensible aux -agréments des vers et de l’harmonie; mais il avait le cerveau et le -cœur si préoccupés de la dame qu’il avait vue chez Bedredin, qu’il ne -fit aucune attention aux chansons de Leila. - -Le lendemain, plus heureux que la veille, il rencontra Ayesha dans -la boutique de Bedredin. Vous décrire sa joie serait une entreprise -impossible; ceux qui ont été amoureux peuvent seuls la comprendre. -Il resta un moment sans voix, sans haleine, un nuage dans les yeux. -Ayesha, qui vit son émotion, lui en sut gré et lui adressa la parole -avec beaucoup d’affabilité; car rien ne flatte les personnes de haute -naissance comme le trouble qu’elles inspirent. Mahmoud-Ben-Ahmed, -revenu à lui, fit tous ses efforts pour être agréable, et comme il -était jeune, de belle apparence, qu’il avait étudié la poésie et -s’exprimait dans les termes les plus élégants, il crut s’apercevoir -qu’il ne déplaisait point, et il s’enhardit à demander un rendez-vous à -la princesse dans un lieu plus propice et plus sûr que la boutique de -Bedredin. - -«Je sais, lui dit-il, que je suis tout au plus bon pour être la -poussière de votre chemin, que la distance de vous à moi ne pourrait -être parcourue en mille ans par un cheval de la race du prophète -toujours lancé au galop; mais l’amour rend audacieux, et la chenille -éprise de la rose ne saurait s’empêcher d’avouer son amour.» - -Ayesha écoula tout cela sans le moindre signe de courroux, et, fixant -sur Mahmoud-Ben-Ahmed des yeux chargés de langueur, elle lui dit: - -«Trouvez-vous demain à l’heure de la prière dans la mosquée du sultan -Hassan, sous la troisième lampe; vous y rencontrerez un esclave noir -vêtu de damas jaune. Il marchera devant vous, et vous le suivrez.» - -Cela dit, elle ramena son voile sur sa figure et sortit. - -Notre amoureux n’eut garde de manquer au rendez-vous: il se planta sous -la troisième lampe, n’osant s’en écarter de peur de ne pas être trouvé -par l’esclave noir, qui n’était pas encore à son poste. Il est vrai que -Mahmoud-Ben-Ahmed avait devancé de deux heures le moment indiqué. Enfin -il vit paraître le nègre vêtu de damas jaune; il vint droit au pilier -contre lequel Mahmoud-Ben-Ahmed se tenait debout. L’esclave l’ayant -regardé attentivement, lui fit un signe imperceptible pour l’engager -à le suivre. Ils sortirent tous deux de la mosquée. Le noir marchait -d’un pas rapide, et fit faire à Mahmoud-Ben-Ahmed une infinité de -détours à travers l’écheveau embrouillé et compliqué des rues du Caire. -Notre jeune homme une fois voulut adresser la parole à son guide; mais -celui-ci, ouvrant sa large bouche meublée de dents aiguës et blanches, -lui fit voir que sa langue avait été coupée jusqu’aux racines. Ainsi il -lui eût été difficile de commettre des indiscrétions. - -Enfin ils arrivèrent dans un endroit de la ville tout à fait désert -et que Mahmoud-Ben-Ahmed ne connaissait pas, quoiqu’il fût natif du -Caire et qu’il crût en connaître tous les quartiers: le muet s’arrêta -devant un mur blanchi à la chaux, où il n’y avait pas apparence de -porte. Il compta six pas à partir de l’angle du mur, et chercha avec -beaucoup d’attention un ressort sans doute caché dans l’interstice des -pierres. L’ayant trouvé, il pressa la détente, une colonne tourna -sur elle-même, et laissa voir un passage sombre, étroit, ou le muet -s’engagea, suivi de Mahmoud-Ben-Ahmed. Ils descendirent d’abord plus de -cent marches, et suivirent ensuite un corridor obscur d’une longueur -interminable. Mahmoud-Ben-Ahmed, en tâtant les murs, reconnut qu’ils -étaient de roche vive, sculptés d’hiéroglyphes en creux et comprit -qu’il était dans les couloirs souterrains d’une ancienne nécropole -égyptienne, dont on avait profité pour établir cette issue secrète. Au -bout du corridor, dans un grand éloignement, scintillaient quelques -lueurs de jour bleuâtre. Ce jour passait à travers des dentelles d’une -sculpture évidée faisant partie de la salle où le corridor aboutissait. -Le muet poussa un autre ressort, et Mahmoud-Ben-Ahmed se trouva dans -une salle dallée de marbre blanc, avec un bassin et un jet d’eau au -milieu, des colonnes d’albâtre, des murs revêtus de mosaïques de verre, -de sentences du Coran entremêlées de fleurs et d’ornements, et couverte -par une voûte sculptée, fouillée, travaillée comme l’intérieur d’une -ruche ou d’une grotte à stalactites; d’énormes pivoines écarlates -posées dans d’énormes vases mauresques de porcelaine blanche et bleue -complétaient la décoration. Sur une estrade garnie de coussins, espèce -d’alcôve pratiquée dans l’épaisseur du mur, était assise la princesse -Ayesha, sans voile, radieuse, et surpassant en beauté les houris du -quatrième ciel. - -«Eh bien! Mahmoud-Ben-Ahmed, avez-vous fait d’autres vers en mon -honneur?» lui dit-elle du ton le plus gracieux en lui faisant signe de -s’asseoir. - -Mahmoud-Ben-Ahmed se jeta aux genoux d’Ayesha et tira son papyrus de -sa manche, et lui récita son ghazel du ton le plus passionné; c’était -vraiment un remarquable morceau de poésie. Pendant qu’il lisait, les -joues de la princesse s’éclairaient et se coloraient comme une lampe -d’albâtre que l’on vient d’allumer. Ses yeux étoilaient et lançaient -des rayons d’une clarté extraordinaire, son corps devenait comme -transparent, sur ses épaules frémissantes s’ébauchaient vaguement des -ailes de papillon. Malheureusement Mahmoud-Ben-Ahmed, trop occupé de la -lecture de sa pièce de vers, ne leva pas les yeux et ne s’aperçut pas -de la métamorphose qui s’était opérée. Quand il eut achevé, il n’avait -plus devant lui que la princesse Ayesha qui le regardait en souriant -d’un air ironique. - -Comme tous les poëtes, trop occupés de leurs propres créations, -Mahmoud-Ben-Ahmed avait oublié que les plus beaux vers ne valent pas -une parole sincère, un regard illuminé par la clarté de l’amour.—Les -péris sont comme les femmes, il faut les deviner et les prendre -juste au moment où elles vont remonter aux cieux pour n’en plus -descendre.—L’occasion doit être saisie par la boucle de cheveux qui -lui pend sur le front, et les esprits de l’air par leurs ailes. C’est -ainsi qu’on peut s’en rendre maître. - -«Vraiment, Mahmoud-Ben-Ahmed, vous avez un talent de poëte des plus -rares, et vos vers méritent d’être affichés à la porte des mosquées, -écrits en lettres d’or, à côté des plus célèbres productions de -Ferdoussi, de Saâdi et d’Ibnn-Ben-Omaz. C’est dommage qu’absorbé par la -perfection de vos rimes allitérées, vous ne m’avez pas regardée tout -à l’heure, vous auriez vu... ce que vous ne reverrez peut-être jamais -plus. Votre vœu le plus cher s’est accompli devant vous sans que vous -vous en soyez aperçu. Adieu, Mahmoud-Ben-Ahmed, qui ne vouliez aimer -qu’une péri.» - -Là-dessus Ayesha se leva d’un air tout à fait majestueux, souleva une -portière de brocart d’or et disparut. - -Le muet vint reprendre Mahmoud-Ben-Ahmed, et le reconduisit par le -même chemin jusqu’à l’endroit où il l’avait pris. Mahmoud-Ben-Ahmed, -affligé et surpris d’avoir été ainsi congédié, ne savait que penser -et se perdait dans ses réflexions, sans pouvoir trouver de motif à la -brusque sortie de la princesse: il finit par l’attribuer à un caprice -de femme qui changerait à la première occasion; mais il eut beau -aller chez Bedredin acheter du benjoin et des peaux de civette, il ne -rencontra plus la princesse Ayesha; il fit un nombre infini de stations -près du troisième pilier de la mosquée du sultan Hassan, il ne vit plus -reparaître le noir vêtu de damas jaune, ce qui le jeta dans une noire -et profonde mélancolie. - -Leila s’ingéniait à mille inventions pour le distraire: elle lui jouait -de la guzla; elle lui récitait des histoires merveilleuses; ornait -sa chambre de bouquets dont les couleurs étaient si bien mariées -et diversifiées, que la vue en était aussi réjouie que l’odorat; -quelquefois même elle dansait devant lui avec autant de souplesse et -de grâce que l’almée la plus habile; tout autre que Mahmoud-Ben-Ahmed -eût été touché de tant de prévenances et d’attentions; mais il avait la -tête ailleurs, et le désir de retrouver Ayesha ne lui laissait aucun -repos. Il avait été bien souvent errer à l’entour du palais de la -princesse; mais il n’avait jamais pu l’apercevoir; rien ne se montrait -derrière les treillis exactement fermés; le palais était comme un -tombeau. - -Son ami Abdul-Maleck, alarmé de son état, venait le visiter souvent -et ne pouvait s’empêcher de remarquer les grâces et la beauté de -Leila, qui égalaient pour le moins celles de la princesse Ayesha, -si même elles ne les dépassaient, et s’étonnait de l’aveuglement de -Mahmoud-Ben-Ahmed; et s’il n’eût craint de violer les saintes lois -de l’amitié, il eût pris volontiers la jeune esclave pour femme. -Cependant, sans rien perdre de sa beauté, Leila devenait chaque jour -plus pâle; ses grands yeux s’alanguissaient; les rougeurs de l’aurore -faisaient place sur ses joues aux pâleurs du clair de lune. Un jour -Mahmoud-Ben-Ahmed s’aperçut qu’elle avait pleuré, et lui en demanda la -cause: - -«O mon cher seigneur, je n’oserais jamais vous la dire: moi, pauvre -esclave recueillie par pitié, je vous aime; mais que suis-je à vos -yeux? je sais que vous avez formé le vœu de n’aimer qu’une péri ou -qu’une sultane: d’autres se contenteraient d’être aimés sincèrement -par un cœur jeune et pur et ne s’inquiéteraient pas de la fille du -calife ou de la reine des génies: regardez-moi, j’ai eu quinze ans -hier, je suis peut-être aussi belle que cette Ayesha dont vous parlez -tout haut en rêvant; il est vrai qu’on ne voit pas briller sur mon -front l’escarboucle magique, ou l’aigrette de plume de héron; je ne -marche pas accompagnée de soldats aux mousquets incrustés d’argent et -de corail. Mais cependant je sais chanter, improviser sur la guzla, je -danse comme Emineh elle-même, je suis pour vous comme une sœur dévouée; -que faut-il donc pour toucher votre cœur?» - -Mahmoud-Ben-Ahmed, en entendant ainsi parler Leila, sentait son cœur -se troubler; cependant il ne disait rien et semblait en proie à une -profonde méditation. Deux résolutions contraires se disputaient son -âme: d’une part, il lui en coûtait de renoncer à son rêve favori; de -l’autre, il se disait qu’il serait bien fou de s’attacher à une femme -qui s’était jouée de lui et l’avait quitté avec des paroles railleuses, -lorsqu’il avait dans sa maison, en jeunesse et en beauté, au moins -l’équivalent de ce qu’il perdait. - -Leila, comme attendant son arrêt, se tenait agenouillée, et deux larmes -coulaient silencieusement sur la figure pâle de la pauvre enfant. - -«Ah! pourquoi le sabre de Mesrour n’a-t-il pas achevé ce qu’il avait -commencé! dit-elle en portant la main à son cou frêle et blanc.» - -Touché de cet accent de douleur, Mahmoud-Ben-Ahmed releva la jeune -esclave et déposa un baiser sur son front. - -Leila redressa la tête comme une colombe caressée, et, se posant devant -Mahmoud-Ben-Ahmed, lui prit les mains, et lui dit: - -«Regardez-moi bien attentivement; ne trouvez-vous pas que je ressemble -fort à quelqu’un de votre connaissance?» - -Mahmoud-Ben-Ahmed ne put retenir un cri de surprise: - -«C’est la même figure, les mêmes yeux, tous les traits en un mot de la -princesse Ayesha. Comment se fait-il que je n’aie pas remarqué cette -ressemblance plus tôt? - -—Vous n’aviez jusqu’à présent laissé tomber sur votre pauvre esclave -qu’un regard fort distrait, répondit Leila d’un ton de douce raillerie. - -—La princesse Ayesha elle-même m’enverrait maintenant son noir à la -robe de damas jaune, avec le sélam d’amour, que je refuserais de le -suivre. - -—Bien vrai? dit Leila d’une voix plus mélodieuse que celle de Bulbul -faisant ses aveux à la rose bien-aimée. Cependant, il ne faudrait pas -trop mépriser cette pauvre Ayesha, qui me ressemble tant.» - -Pour toute réponse, Mahmoud-Ben-Ahmed pressa la jeune esclave sur son -cœur. Mais quel fut son étonnement lorsqu’il vit la figure de Leila -s’illuminer, l’escarboucle magique s’allumer sur son front, et des -ailes, semées d’yeux de paon, se développer sur ses charmantes épaules! -Leila était une péri! - -«Je ne suis, mon cher Mahmoud-Ben-Ahmed, ni la princesse Ayesha, ni -Leila l’esclave. Mon véritable nom est Boudroulboudour. Je suis péri -du premier ordre, comme vous pouvez le voir par mon escarboucle et par -mes ailes. Un soir, passant dans l’air à côté de votre terrasse, je -vous entendis émettre le vœu d’être aimé d’une péri. Cette ambition -me plut; les mortels ignorants, grossiers et perdus dans les plaisirs -terrestres, ne songent pas à de si rares voluptés. J’ai voulu vous -éprouver, et j’ai pris le déguisement d’Ayesha et de Leila pour -voir si vous sauriez me reconnaître et m’aimer sous cette enveloppe -humaine.—Votre cœur a été plus clairvoyant que votre esprit, et vous -avez eu plus de bonté que d’orgueil. Le dévouement de l’esclave vous -l’a fait préférer à la sultane; c’était là que je vous attendais. Un -moment séduite par la beauté de vos vers, j’ai été sur le point de me -trahir; mais j’avais peur que vous ne fussiez qu’un poëte amoureux -seulement de votre imagination et de vos rimes, et je me suis retirée, -affectant un dédain superbe. Vous avez voulu épouser Leila l’esclave, -Boudroulboudour la péri se charge de la remplacer. Je serai Leila pour -tous, et péri pour vous seul; car je veux votre bonheur, et le monde ne -vous pardonnerait pas de jouir d’une félicité supérieure à la sienne. -Toute fée que je sois, c’est tout au plus si je pourrais vous défendre -contre l’envie et la méchanceté des hommes.» - -Ces conditions furent acceptées avec transport par Mahmoud-Ben-Ahmed, -et les noces furent faites comme s’il eût épousé réellement la petite -Leila. - - * * * * * - -Telle est en substance l’histoire que je dictai à Scheherazade par -l’entremise de Francesco. - -«Comment a-t-il trouvé votre conte arabe, et qu’est devenue -Scheherazade? - -—Je ne l’ai plus vue depuis.» - -Je pense que Schahriar, mécontent de cette histoire, aura fait -définitivement couper la tête à la pauvre sultane. - -Des amis, qui reviennent de Bagdad, m’ont dit avoir vu, assise sur -les marches d’une mosquée, une femme dont la folie était de se croire -Dinarzarde des _Mille et une Nuits_, et qui répétait sans cesse cette -phrase: - -«Ma sœur, contez-nous une de ces belles histoires que vous savez si -bien conter.» - -Elle attendait quelques minutes, prêtant l’oreille avec beaucoup -d’attention, et comme personne ne lui répondait, elle se mettait à -pleurer, puis essuyait ses larmes avec un mouchoir brodé d’or et tout -constellé de taches de sang. - - - - -LE PAVILLON SUR L’EAU - - -Dans la province de Canton, à quelque _li_ de la ville, demeuraient -porte à porte deux riches Chinois retirés des affaires; à quelle -époque, c’est ce qu’il importe peu de savoir, les contes n’ont -pas besoin d’une chronologie bien précise. L’un de ces Chinois -s’appelait Tou, et l’autre Kouan; Tou avait occupé de hautes fonctions -scientifiques. Il était _hanlin_ et lettré de la Chambre de jaspe; -Kouan, dans des emplois moins relevés, avait su amasser de la fortune -et de la considération. - -Tou et Kouan, que reliait une parenté éloignée, s’étaient aimés -autrefois. Plus jeunes, ils se plaisaient à se réunir avec quelques-uns -de leurs anciens condisciples, et, pendant les soirées d’automne, -ils faisaient voltiger le pinceau chargé de noir sur le treillis du -papier à fleurs, et célébraient par des improvisations la beauté des -reines-marguerites tout en buvant de petites tasses de vin; mais leurs -deux caractères, qui ne présentaient d’abord que des différences -presque insensibles, devinrent, avec le temps, tout à fait opposés. -Telle une branche d’amandier qui se bifurque et dont les baguettes, -rapprochées par le bas, s’écartent complétement au sommet, de sorte que -l’une répand son parfum amer dans le jardin, tandis que l’autre secoue -sa neige de fleurs en dehors de la muraille. - -D’année en année, Tou prenait de la gravité; son ventre s’arrondissait -majestueusement, son triple menton s’étageait d’un air solennel, il ne -faisait plus que des distiques moraux bons à suspendre aux poteaux des -pavillons. - -Kouan, au contraire, semblait se regaillardir avec l’âge, il chantait -plus joyeusement que jamais le vin, les fleurs et les hirondelles. Son -esprit, débarrassé de soins vulgaires, était vif et alerte comme celui -d’un jeune homme, et quand le mot qu’il fallait enchâsser dans un vers -avait été donné, sa main n’hésitait pas un seul instant. - -Peu à peu les deux amis s’étaient pris d’animosité l’un contre l’autre. -Ils ne pouvaient plus se parler sans s’égratigner de paroles piquantes, -et ils étaient, comme deux haies de ronces, hérissés d’épines et de -griffes. Les choses en vinrent au point qu’ils n’eurent plus aucun -rapport ensemble et firent pendre, chacun de son côté, à la façade -de leurs maisons, une tablette portant la défense formelle qu’aucun -des habitants du logis voisin, sous quelque prétexte que ce fût, en -franchît jamais le seuil. - -Ils auraient bien voulu pouvoir déraciner leurs maisons et les planter -ailleurs; malheureusement cela n’était pas possible. Tou essaya même -de vendre sa propriété; mais il n’en put trouver un prix raisonnable, -et d’ailleurs il en coûte toujours de quitter les lambris sculptés, -les tables polies, les fenêtres transparentes, les treillis dorés, les -siéges de bambou, les vases de porcelaine, les cabinets de laque rouge -ou noire, les cartouches d’anciens poëmes, qu’on a pris tant de peine -à disposer; il est dur de céder à d’autres le jardin qu’on a planté -soi-même de saules, de pêchers et de pruniers, où l’on a vu, chaque -printemps, s’épanouir la jolie fleur de meï: chacun de ces objets -attache le cœur de l’homme avec un fil plus ténu que la soie, mais -aussi difficile à rompre qu’une chaîne de fer. - -A l’époque où Tou et Kouan étaient amis, ils avaient fait élever dans -leur jardin chacun un pavillon, sur le bord d’une pièce d’eau commune -aux deux propriétés: c’était un plaisir pour eux de s’envoyer du haut -du balcon des salutations familières et de fumer la goutte d’opium -enflammé sur le champignon de porcelaine en échangeant des bouffées -bienveillantes; mais, depuis leurs dissensions, ils avaient fait bâtir -un mur qui séparait l’étang en deux portions égales; seulement, comme -la profondeur du bassin était grande, le mur s’appuyait sur des pilotis -formant des espèces d’arcades basses, dont les baies laissaient passer -les eaux sur lesquelles s’allongeaient les reflets du pavillon opposé. - -Ces pavillons comptaient trois étages avec des terrasses en retraite. -Les toits, retroussés et courbés aux angles en pointes de sabot, -étaient couverts de tuiles rondes et brillantes semblables aux écailles -qui papelonnent le ventre des carpes; sur chaque arête se profilaient -des dentelures en forme de feuillages et de dragons. Des piliers de -vernis rouge, réunis par une frise découpée à jour, comme la feuille -d’ivoire d’un éventail, soutenaient cette toiture élégante. Leurs fûts -reposaient sur un petit mur bas, plaqué de carreaux de porcelaine -disposés avec une agréable symétrie, et bordé d’un garde-fou d’un -dessin bizarre, de manière à former devant le corps de logis une -galerie ouverte. - -Cette disposition se répétait à chaque étage, non sans quelques -variantes: ici les carreaux de porcelaine étaient remplacés par des -bas-reliefs représentant divers sujets de la vie champêtre; un lacis -de branches curieusement difformes et faisant des coudes inattendus, -se substituait au balcon; des poteaux, peints de couleurs vives, -servaient de piédestaux à des chimères verruqueuses, à des monstres -fantastiques, produit de toutes les impossibilités soudées ensemble. -L’édifice se terminait par une corniche évidée et dorée, garnie d’une -balustrade de bambous aux nœuds égaux, ornée à chaque compartiment -d’une boule de métal. L’intérieur n’était pas moins somptueux: aux -parois des murailles, des vers de Tou-chi et de Li-tai-pe étaient -écrits d’une main agile par lignes perpendiculaires, en caractères d’or -sur fond de laque. Des feuilles de talc laissaient filtrer à travers -les fenêtres un jour laiteux et couleur d’opale, et sur leur rebord, -des pots de pivoine, d’orchis, de primevères de la Chine, d’érythrine -à fleurs blanches, placés avec art, réjouissaient les yeux par leurs -nuances délicates. Des carreaux, d’une soie magnifiquement ramagée, -étaient disposés dans les coins de chaque chambre; et sur les tables, -qui renvoyaient des reflets comme un miroir, on trouvait toujours des -cure-dents, des éventails, des pipes d’ébène, des pierres de porphyre, -des pinceaux, et tout ce qui est nécessaire pour écrire. - -Des rochers artificiels, dans l’interstice desquels des saules, des -noyers plongeaient leurs racines, servaient du côté de la terre de base -à ces jolies constructions; du côté de l’eau, elles portaient sur des -poteaux de bois indestructible. - -C’était en réalité un coup d’œil charmant de voir le saule précipiter -du haut de ces roches vers la surface de l’eau ses filaments d’or et -ses houppes de soie, et les couleurs brillantes des pavillons reluire -dans un cadre de feuillages bigarrés. - -Sous le cristal de l’onde folâtraient par bandes des poissons d’azur -écaillés d’or; des flottes de jolis canards à cols d’émeraude -manœuvraient en tous sens, et les larges feuilles du nymphœa-nélumbo -s’étalaient paresseusement sous la transparence diamantée de ce petit -lac alimenté par une source vive. - -Excepté vers le milieu, où le fond était formé d’un sable argenté d’une -finesse extraordinaire, et où les bouillons de la source qui sourdait -n’eussent pas permis à la végétation aquatique d’implanter ses -fibrilles, tout le reste de l’étang était tapissé du plus beau velours -vert qu’on puisse imaginer, par des nappes de cresson vivace. - -Sans cette vilaine muraille élevée par l’inimitié réciproque des deux -voisins, il n’y eût pas eu assurément, dans toute l’étendue de l’Empire -du milieu, qui, comme on le sait, occupe plus des trois quarts du -monde, un jardin plus pittoresque et plus délicieux; chacun eût agrandi -sa propriété de la vue de celle de l’autre; car l’homme ici-bas ne peut -prendre des objets que l’apparence. - -Telle qu’elle était cependant, un sage n’eût pas souhaité, pour -terminer sa vie dans la contemplation de la nature et les amusements de -la poésie, une retraite plus fraîche et plus propice. - -Tou et Kouan avaient gagné à leur mésintelligence une muraille pour -toute perspective, et s’étaient privés réciproquement de la vue des -charmants pavillons; mais ils se consolaient par l’idée d’avoir fait -tort chacun à son voisin. - -Cet état de choses régnait déjà depuis quelques années: les orties et -les mauvaises herbes avaient envahi les sentiers qui conduisaient d’une -maison à l’autre. Les branches d’arbustes épineux s’entrecroisaient, -comme si elles eussent voulu intercepter toute communication; on eût -dit que les plantes comprenaient les dissensions qui divisaient les -deux anciens amis, et y prenaient part en tâchant de les séparer encore -davantage. - -Pendant ce temps, les femmes de Tou et de Kouan avaient chacune donné -le jour à un enfant. Madame Tou était mère d’une charmante fille, et -madame Kouan, d’un garçon le plus joli du monde. Cet heureux événement, -qui avait mis la joie dans les deux maisons, était ignoré de part -et d’autre; car, bien que leurs propriétés se touchassent, les deux -Chinois vivaient aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils eussent été -séparés par le fleuve Jaune ou la grande muraille; les connaissances -communes évitaient toute allusion à la maison voisine, et les -serviteurs, s’ils se rencontraient par hasard, avaient ordre de ne se -point parler sous peine du fouet et de la _cangue_. - -Le garçon s’appelait Tchin-Sing, et la fille, Ju-Kiouan, c’est-à-dire, -la perle et le jaspe; leur parfaite beauté justifiait le choix de ces -noms. Dès qu’ils furent un peu grandelets, la muraille, qui coupait -l’étang en deux et bornait désagréablement la vue de ce côté, attira -leur attention, et ils demandèrent à leurs parents ce qu’il y avait -derrière cette clôture si singulièrement posée au milieu d’une pièce -d’eau, et à qui appartenaient les grands arbres dont on apercevait la -cime. - -On leur répondait que c’était l’habitation de gens bizarres, quinteux, -revêches et de tout point insociables, et que cette clôture avait été -faite pour se défendre de si méchants voisins. - -Cette explication avait suffi à ces enfants; ils s’étaient accoutumés à -la muraille et n’y prenaient plus garde. - -Ju-Kiouan croissait en grâces et en perfections, elle était habile à -tous les travaux de son sexe, elle maniait l’aiguille avec une adresse -incomparable. - -Les papillons quelle brodait sur le satin semblaient vivre et battre -des ailes, vous eussiez juré entendre le chant des oiseaux qu’elle -fixait au canevas; plus d’un nez abusé se colla sur ses tapisseries -pour respirer le parfum des fleurs qu’elle y semait. Les talents -de Ju-Kiouan ne se bornaient pas là, elle savait par cœur le livre -des Odes et les cinq règles de conduite; jamais main plus légère ne -jeta sur le papier de soie des caractères plus hardis et plus nets. -Les dragons ne sont pas plus rapides dans leur vol, que son poignet -lorsqu’il fait pleuvoir la pluie noire du pinceau. Elle connaissait -tous les modes de poésies, le _Tardif_, le _Hâté_, l’_Élevé_ et le -_Rentrant_, et composait des pièces pleines de mérite sur les sujets -qui doivent naturellement frapper une jeune fille, sur le retour des -hirondelles, les saules printaniers, les reines-marguerites et autres -objets analogues. Plus d’un lettré qui se croit digne d’enfourcher le -cheval d’or n’eût pas improvisé avec autant de facilité. - -Tchin-Sing n’avait pas moins profité de ses études, son nom se trouvait -être des premiers sur la liste des examens. Quoiqu’il fût bien jeune, -il eût pu se coiffer du bonnet noir, et déjà toutes les mères pensaient -qu’un garçon si avancé dans les sciences ferait un excellent gendre -et parviendrait bientôt aux plus hautes dignités littéraires; mais -Tchin-Sing répondait d’un air enjoué aux négociateurs qu’on lui -envoyait, qu’il était trop tôt, et qu’il désirait jouir encore quelque -temps de sa liberté. Il refusa successivement Hon-Giu, Lo-Men-Gli, -Oma, Po-Fo et autres jeunes personnes fort distinguées. Jamais, sans -excepter le beau Fan-Gan, dont les dames remplissaient la voiture -d’oranges et de sucreries, lorsqu’il revenait de tirer de l’arc, jeune -homme ne fut plus choyé et ne reçut plus d’avances; mais son cœur -paraissait insensible à l’amour, non par froideur, car à mille détails -on pouvait deviner que Tchin-Sing avait l’âme tendre; on eût dit qu’il -se souvenait d’une image connue dans une existence antérieure, et -qu’il espérait retrouver dans celle-ci. On avait beau lui vanter les -sourcils de feuille de saule, les pieds imperceptibles, et la taille -de libellule des beautés qu’on lui proposait, il écoutait d’un air -distrait et comme pensant à tout autre chose. - -De son côté, Ju-Kiouan ne se montrait pas moins difficile: elle -éconduisait tous les prétendants. Celui-ci saluait sans grâce, celui-là -n’était pas soigneux sur ses habits; l’un avait une écriture lourde et -commune, l’autre ne savait pas le livre des vers, ou s’était trompé -sur la rime; bref, ils avaient tous un défaut quelconque. Ju-Kiouan en -traçait des portraits si comiques, que ses parents finissaient par en -rire eux-mêmes, et mettaient à la porte, le plus poliment du monde, le -pauvre aspirant qui croyait déjà poser le pied sur le seuil du pavillon -oriental. - -A la fin, les parents des deux enfants s’alarmèrent de leur -persistance à repousser tous les partis qu’on leur présentait. Madame -Tou et madame Kouan, préoccupées sans doute de ces idées de mariage, -continuaient dans leurs rêves de nuit leurs pensées de jour. Un des -songes qu’elles firent les frappa particulièrement. Madame Kouan rêva -qu’elle voyait sur la poitrine de son fils Tchin-Sing une pierre de -jaspe si merveilleusement polie, qu’elle jetait des rayons comme une -escarboucle; de son côté, madame Tou rêva que sa fille portait au -cou une perle du plus bel orient et d’une valeur inestimable. Quelle -signification pouvaient avoir ces deux songes? Celui de madame Kouan -présageait-il à Tchin-Sing les honneurs de l’Académie impériale, et -celui de madame Tou voulait-il dire que Ju-Kiouan trouverait quelque -trésor enfoui dans le jardin ou sous une brique de l’âtre? Une telle -explication n’avait rien de déraisonnable, et plus d’un s’en fût -contenté; mais les bonnes dames virent dans ce songe des allusions à -des mariages extrêmement avantageux que devaient bientôt conclure leurs -enfants. Malheureusement Tchin-Sing et Ju-Kiouan persistaient plus que -jamais dans leur résolution, et démentaient la prophétie. - -Kouan et Tou, quoiqu’ils n’eussent rien rêvé, s’étonnaient d’une -pareille opiniâtreté, le mariage étant d’ordinaire une cérémonie pour -laquelle les jeunes gens ne montrent pas une aversion si soutenue; ils -s’imaginèrent que cette résistance venait peut-être d’une inclination -préconçue; mais Tchin-Sing ne faisait la cour à aucune jeune fille, et -nul jeune homme ne se promenait le long des treillis de Ju-Kiouan. -Quelques jours d’observation suffirent pour en convaincre les deux -familles. Madame Tou et madame Kouan crurent plus que jamais aux -grandes destinées présagées par le rêve. - -Les deux femmes allèrent, chacune de son côté, consulter le bonze du -temple de Fô, un bel édifice aux toits découpés, aux fenêtres rondes, -tour reluisant d’or et de vernis, plaqué de tablettes votives, orné de -mâts d’où flottent des bannières de soie historiées de chimères et de -dragons, ombragé d’arbres millénaires et d’une grosseur monstrueuse. -Après avoir brûlé du papier doré et des parfums devant l’idole, le -bonze répondit à madame Tou qu’il fallait le jaspe à la perle, et à -madame Kouan qu’il fallait la perle au jaspe: que leur union seule -pourrait terminer toutes les difficultés. Peu satisfaites de cette -réponse ambiguë, les deux femmes revinrent chez elles, sans s’être vues -au temple, par un chemin différent; leur perplexité était encore plus -grande qu’auparavant. - -Or, il arriva qu’un jour Ju-Kiouan était accoudée à la balustrade du -pavillon champêtre, précisément à l’heure où Tchin-Sing en faisait -autant de son côté. - -Le temps était beau, aucun nuage ne voilait le ciel; il ne faisait -pas assez de vent pour agiter une feuille de tremble, pas une ride -ne moirait la surface de l’étang, plus uni qu’un miroir. A peine si, -dans ses jeux, quelque carpe faisant la cabriole, venait y tracer un -cercle bientôt évanoui; les arbres de la rive s’y réfléchissaient si -exactement que l’on hésitait entre l’image et la réalité; on eût dit -une forêt plantée la tête en bas, et soudant ses racines aux racines -d’une forêt identique; un bois qui se serait noyé pour un chagrin -d’amour; les poissons avaient l’air de nager dans le feuillage et les -oiseaux de voler dans l’eau. Ju-Kiouan s’amusait à considérer cette -transparence merveilleuse, lorsque, jetant les yeux sur la portion de -l’étang qui avoisinait le mur de séparation, elle aperçut le reflet -du pavillon opposé qui s’étendait jusque-là en glissant par-dessous -l’arche. - -Elle n’avait jamais fait attention à ce jeu d’optique, qui la surprit -et l’intéressa. Elle distinguait les piliers rouges, les frises -découpées, les pots de reines-marguerites, les girouettes dorées, et -si la réfraction ne les eût renversées, elle aurait lu les sentences -inscrites sur les tablettes. Mais ce qui l’étonna au plus haut degré, -ce fut de voir penchée sur la rampe du balcon, dans une position -pareille à la sienne, une figure qui lui ressemblait d’une telle -façon, que si elle ne fût pas venue de l’autre côté du bassin, elle -l’eût prise pour elle-même: c’était l’ombre de Tchin-Sing, et si l’on -trouve étrange qu’un garçon puisse être pris pour une demoiselle, -nous répondrons que Tchin-Sing, à cause de la chaleur, avait ôté son -bonnet de licencié, qu’il était extrêmement jeune et n’avait pas encore -de barbe; ses traits délicats, son teint uni et ses yeux brillants -pouvaient facilement prêter à l’illusion, qui, du reste, ne dura guère. -Ju-Kiouan, aux mouvements de son cœur, reconnut bien vite que ce -n’était point une jeune fille dont l’eau répétait l’image. - -Jusque-là, elle avait cru que la terre ne renfermait pas l’être créé -pour elle, et bien souvent elle avait souhaité d’avoir à sa disposition -un des chevaux de Fargana, qui font mille lieues par jour pour le -chercher dans les espaces imaginaires. Elle s’imaginait qu’elle était -dépareillée en ce monde, et qu’elle ne connaîtrait jamais la douceur -de l’union des sarcelles. Jamais, se disait-elle, je ne consacrerai -la lentille d’eau et l’alisma sur l’autel des ancêtres, et j’entrerai -seule parmi les mûriers et les ormes. - -En voyant cette ombre dans l’eau, elle comprit que sa beauté avait une -sœur ou plutôt un frère. Loin d’en être fâchée, elle se trouva tout -heureuse; l’orgueil de se croire unique céda bien vite à l’amour, car -dès cet instant, le cœur de Ju-Kiouan fut lié à jamais; un seul coup -d’œil échangé, non pas même directement, mais par simple réflexion, -suffit pour cela. Qu’on n’accuse pas là-dessus Ju-Kiouan de frivolité; -devenir amoureuse d’un jeune homme sur son reflet..., n’est-ce pas une -folie? Mais à moins d’une longue fréquentation qui permette d’étudier -les caractères, que voit-on de plus dans les hommes? un aspect purement -extérieur, pareil à celui donné par un miroir; et n’est-ce pas le -propre des jeunes filles de juger de l’âme d’un futur mari par l’émail -de ses dents et la coupe de ses ongles? - -Tchin-Sing avait aussi aperçu cette beauté merveilleuse: Est-ce un -rêve que je fais tout éveillé, s’écria-t-il? Cette charmante figure -qui scintille sous le cristal de l’eau doit être formée des rayons -argentés de la lune par une nuit de printemps et du plus subtil arome -des fleurs; quoique je ne l’aie jamais vue, je la reconnais, c’est bien -elle dont l’image est gravée dans mon âme, la belle inconnue à qui -j’adresse mes distiques et mes quatrains. - -Tchin-Sing en était là de son monologue, lorsqu’il entendit la voix de -son père qui l’appelait. - -«Mon fils, lui dit-il, c’est un parti très-riche et très-convenable que -l’on te propose par l’organe de Wing, mon ami. C’est une fille qui a -du sang impérial dans les veines, dont la beauté est célèbre, et qui -possède toutes les qualités propres à rendre un mari heureux.» - -Tchin-Sing, tout préoccupé de l’aventure du pavillon, et brûlant -d’amour pour l’image entrevue dans l’eau, refusa nettement. Son père, -outré de colère, s’emporta et lui fit les menaces les plus violentes. - -«Mauvais sujet, s’écriait le vieillard, si tu persistes dans ton -entêtement, je prierai le magistrat qu’il te fasse enfermer dans cette -forteresse occupée par les barbares d’Europe, d’où l’on ne découvre que -des roches battues par la mer, des montagnes coiffées de nuages, et -des eaux noires sillonnées par ces monstrueuses inventions des mauvais -génies, qui marchent avec des roues et vomissent une fumée fétide. Là, -tu auras le temps de réfléchir et de t’amender!» - -Ces menaces n’effrayèrent pas beaucoup Tchin-Sing, qui répondit qu’il -accepterait la première épouse qu’on lui présenterait pourvu que ce ne -fût pas celle-là. - -Le lendemain, à la même heure, il se rendit au pavillon champêtre, et, -comme la veille, se pencha en dehors de la balustrade. - -Au bout de quelques minutes, il vit s’allonger sur l’eau le reflet de -Ju-Kiouan comme un bouquet de fleurs submergées. - -Le jeune homme posa la main sur son cœur, mit des baisers au bout de -ses doigts et les envoya au reflet avec un geste plein de grâce et de -passion. - -Un sourire joyeux s’épanouit comme un bouton de grenade dans la -transparence de l’eau et prouva à Tchin-Sing qu’il n’était pas -désagréable à la belle inconnue; mais comme on ne peut pas avoir de -bien longues conversations avec un reflet dont on ne peut pas voir le -corps, il fit signe qu’il allait écrire, et rentra dans l’intérieur du -pavillon. Au bout de quelques instants il sortit tenant un carré de -papier argenté et coloré, sur lequel il avait improvisé une déclaration -d’amour en vers de sept syllabes. Il roula sa pièce de vers, l’enferma -dans le calice d’une fleur et enveloppa le tout d’une large feuille de -nénuphar qu’il posa délicatement sur l’eau. - -Une légère brise, qui s’éleva fort à propos, poussa la déclaration -vers une des baies de la muraille, de sorte que Ju-Kiouan n’eut qu’à -se baisser pour la recueillir. De peur d’être surprise, elle se retira -dans la plus reculée de ses chambres, et lut avec un plaisir infini les -expressions d’amour et les métaphores dont Tchin-Sing s’était servi; -outre la joie de se savoir aimée, elle éprouvait la satisfaction de -l’être par un homme de mérite, car la beauté de l’écriture, le choix -des mots, l’exactitude des rimes, l’éclat des images prouvaient une -éducation brillante: ce qui la frappa surtout, c’était le nom de -Tchin-Sing. Elle avait trop souvent entendu sa mère parler du rêve -de la perle pour n’être pas frappée de cette coïncidence; aussi ne -douta-t-elle pas un instant que Tchin-Sing ne fût l’époux que le ciel -lui destinait. - -Le jour suivant, comme la brise avait changé, Ju-Kiouan envoya par le -même moyen, vers le pavillon opposé, une réponse en vers, où, malgré -toute la modestie naturelle à une jeune fille, il était facile de voir -qu’elle partageait l’amour de Tchin-Sing. - -En lisant la signature du billet, Tchin-Sing ne put retenir une -exclamation de surprise: «Le Jaspe!» N’est-ce pas la pierre précieuse -que ma mère voyait en songe étinceler sur ma poitrine comme une -escarboucle!... Décidément il faut que je me présente dans cette -maison; car c’est là qu’habite l’épouse prophétisée par les esprits -nocturnes.—Comme il allait sortir, il se souvint des dissensions qui -divisaient les deux propriétaires, et des prohibitions inscrites sur la -tablette; et ne sachant quel parti prendre, il conta toute l’histoire -à madame Kouan. Ju-Kiouan, de son côté, avait tout dit à madame Tou. -Ces noms de perle et de jaspe parurent décisifs aux deux matrones, qui -retournèrent au temple de Fô consulter le bonze. - -Le bonze répondit que telle était, en effet, la signification du rêve, -et que ne pas s’y conformer serait encourir la colère céleste. Touché -des instances des deux mères, et aussi par quelques légers présents -qu’elles lui firent, il se chargea des démarches auprès de Tou et de -Kouan, et les entortilla si bien, qu’ils ne purent se dédire lorsqu’il -découvrit la vraie origine des époux. En se revoyant après un si long -temps, les deux anciens amis s’étonnèrent d’avoir pu se séparer pour -des causes si frivoles, et sentirent combien ils s’étaient privés l’un -et l’autre. Les noces se firent; la Perle et le Jaspe purent enfin se -parler autrement que par l’intermédiaire d’un reflet.—En furent-ils -plus heureux, c’est ce que nous n’oserions affirmer; car le bonheur -n’est souvent qu’une ombre dans l’eau. - - - - -L’ENFANT AUX SOULIERS DE PAIN - - -Écoutez cette histoire que les grand’mères d’Allemagne content à leurs -petits enfants,—l’Allemagne, un beau pays de légendes et de rêveries, -où le clair de lune, jouant sur les brumes du vieux Rhin, crée mille -visions fantastiques. - -Une pauvre femme habitait seule, à l’extrémité du village, une humble -maisonnette: le logis était assez misérable et ne contenait que les -meubles les plus indispensables. - -Un vieux lit à colonnes torses où pendaient des rideaux de serge -jaunie, une huche pour mettre le pain, un coffre de noyer luisant de -propreté, mais dont de nombreuses piqûres de vers, rebouchées avec de -la cire, annonçaient les longs services, un fauteuil de tapisserie aux -couleurs passées et qu’avait usé la tête branlante de l’aïeule, un -rouet poli par le travail: c’était tout. - -Nous allions oublier un berceau d’enfant, tout neuf, bien -douillettement garni, et recouvert d’une jolie courte-pointe à ramages, -piquée par une aiguille infatigable, celle d’une mère ornant la crèche -de son petit Jésus. - -Toute la richesse de la pauvre maison était concentrée là. - -L’enfant d’un bourgmestre ou d’un conseiller aulique n’eût pas été plus -moelleusement couché. Sainte prodigalité, douce folie de la mère, qui -se prive de tout pour faire un peu de luxe, au sein de sa misère, à son -cher nourrisson! - -Ce berceau donnait un air de fête au mince taudis; la nature, qui est -compatissante aux malheureux, égayait la nudité de cette chaumine par -des touffes de joubarbes et des mousses de velours. De bonnes plantes, -pleines de pitié, tout en ayant l’air de parasites, bouchaient à propos -les trous du toit qu’elles rendaient splendide comme une corbeille, et -empêchaient la pluie de tomber sur le berceau; les pigeons s’abattaient -sur la fenêtre et roucoulaient jusqu’à ce que l’enfant fût endormi. - -Un petit oiseau auquel le jeune Hanz avait donné une miette de pain -l’hiver, quand la neige blanchissait la terre, avait, au printemps, -laissé choir une graine de son bec au pied de la muraille, et il en -était sorti un beau liseron qui, s’accrochant aux pierres avec ses -griffes vertes, était entré dans la chambre par un carreau brisé, et -couronnait de sa guirlande le berceau de l’enfant, de sorte qu’au -matin, les yeux bleus de Hanz et les clochettes bleues du liseron -s’éveillaient en même temps, et se regardaient d’un air d’intelligence. - -Ce logis était donc pauvre, mais non pas triste. - -La mère de Hanz, dont le mari était mort bien loin à la guerre, vivait, -tant bien que mal, de quelques légumes du jardin, et du produit de son -rouet: bien peu de chose, mais Hanz ne manquait de rien, c’était assez. - -Certes c’était une femme pieuse et croyante que la mère de Hanz. Elle -priait, travaillait et pratiquait la vertu; mais elle commit une faute: -elle se regarda avec trop de complaisance et s’enorgueillit trop dans -son fils. - -Il arrive quelquefois que les mères, voyant ces beaux enfants vermeils, -aux mains trouées de fossettes, à la peau blanche, aux talons roses, -s’imaginent qu’ils sont à elles pour toujours; mais Dieu ne donne rien, -il prête seulement; et, comme un créancier oublié, il vient parfois -redemander subitement son dû. - -Parce que ce frais bouton était sorti de sa tige, la mère de Hanz crut -qu’elle l’avait fait naître; et Dieu, qui, du fond de son paradis aux -voûtes d’azur étoilées d’or, observe tout ce qui se passe sur terre, -et entend du bout de l’infini le bruit que fait le brin d’herbe en -poussant, ne vit pas cela avec plaisir. - -Il vit aussi que Hanz était gourmand et sa mère trop indulgente à sa -gourmandise; souvent ce mauvais enfant pleurait lorsqu’il fallait, -après le raisin ou la pomme, manger le pain, objet de l’envie de tant -de malheureux, et la mère le laissait jeter le morceau commencé, ou -l’achevait elle-même. - -Or, il advint que Hanz tomba malade: la fièvre le brûlait, sa -respiration sifflait dans son gosier étranglé; il avait le croup, une -terrible maladie qui a fait rougir les yeux de bien des mères et de -bien des pères. - -La pauvre femme, à ce spectacle, sentit une douleur horrible. - -Sans doute vous avez vu dans quelque église l’image de Notre-Dame, -vêtue de deuil et debout sous la croix, avec sa poitrine ouverte et -son cœur ensanglanté, où plongent sept glaives d’argent, trois d’un -côté, quatre de l’autre. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’agonie plus -affreuse que celle d’une mère qui voit mourir son enfant. - -Et pourtant la sainte Vierge croyait à la divinité de Jésus et savait -que son fils ressusciterait. - -Or, la mère de Hanz n’avait pas cet espoir. - -Pendant les derniers jours de la maladie de Hanz, tout en le veillant, -la mère, machinalement, continuait à filer, et le bourdonnement du -rouet se mêlait au râle du petit moribond. - -Si des riches trouvent étrange qu’une mère file près du lit de mort de -son enfant, c’est qu’ils ne savent pas ce que la pauvreté renferme de -tortures pour l’âme; hélas! elle ne brise pas seulement le corps, elle -brise aussi le cœur. - -Ce qu’elle filait ainsi, c’était le fil pour le linceul de son petit -Hanz; elle ne voulait pas qu’une toile qui eût servi enveloppât ce -cher corps, et comme elle n’avait pas d’argent, elle faisait ronfler -son rouet avec une funèbre activité; mais elle ne passait pas le fil -sur sa lèvre comme d’habitude: il lui tombait assez de pleurs des yeux -pour le mouiller. - -A la fin du sixième jour, Hanz expira. Soit hasard, soit sympathie, la -guirlande de liseron qui caressait son berceau languit, se fana, se -dessécha, et laissa tomber sa dernière fleur crispée sur le lit. - -Quand la mère fut bien convaincue que le souffle s’était envolé à tout -jamais de ses lèvres où les violettes de la mort avaient remplacé les -roses de la vie, elle recouvrit, avec le bord du drap, cette tête trop -chère, prit son paquet de fil sous son bras, et se dirigea vers la -maison du tisserand. - -«Tisserand, lui dit-elle, voici du fil bien égal, très-fin et sans -nœuds: l’araignée n’en file pas de plus délié entre les solives du -plafond; que votre navette aille et vienne; de ce fil il me faut faire -une aune de toile aussi douce que de la toile de Frise et de Hollande.» - -Le tisserand prit l’écheveau, disposa la chaîne, et la navette -affairée, tirant le fil après elle, se mit à courir çà et là. - -Le peigne raffermissait la trame, et la toile s’avançait sur le -métier sans inégalité, sans rupture, aussi fine que la chemise d’une -archiduchesse ou le linge dont le prêtre essuie le calice à l’autel. - -Quand le fil fut tout employé, le tisserand rendit la toile à la pauvre -mère et lui dit, car il avait tout compris à l’air fixement désespéré -de la malheureuse: - -«Le fils de l’Empereur, qui est mort, l’année dernière, en nourrice, -n’est pas enveloppé dans son petit cercueil d’ébène, à clous d’argent, -d’une toile plus moelleuse et plus fine.» - -Ayant plié la toile, la mère tira de son doigt amaigri un mince anneau -d’or tout usé par le frottement: - -«Bon tisserand, dit-elle, prenez cet anneau, mon anneau de mariage, le -seul or que j’aie jamais possédé.» - -Le brave homme de tisserand ne voulait pas le prendre; mais elle lui -dit: - -«Je n’ai pas besoin de bague là où je vais; car, je le sens, les petits -bras de Hanz me tirent en terre.» - -Elle alla ensuite chez le charpentier, et lui dit: - -«Maître, prenez de bon cœur de chêne qui ne se pourrisse pas et que les -vers ne puissent piquer; taillez-y cinq planches et deux planchettes, -et faites-en une bière de cette mesure.» - -Le charpentier prit la scie et le rabot, ajusta les ais, frappa, avec -son maillet, sur les clous le plus doucement possible, pour ne pas -faire entrer les pointes de fer dans le cœur de la pauvre femme plus -avant que dans le bois. - -Quand l’ouvrage fut fini, on aurait dit, tant il était soigné et bien -fait, une boîte à mettre des bijoux et des dentelles. - -«Charpentier, qui avez fait un si beau cercueil à mon petit Hanz, je -vous donne ma maison au bout du village, et le petit jardin qui est -derrière, et le puits avec sa vigne.—Vous n’attendrez pas longtemps.» - -Avec le linceul et le cercueil qu’elle tenait sous son bras, tant il -était petit, elle s’en allait par les rues du village, et les enfants, -qui ne savent ce que c’est que la mort, disaient: - -«Voyez comme la mère de Hanz lui porte une belle boîte de joujoux de -Nuremberg; sans doute une ville avec ses maisons de bois peintes et -vernissées, son clocher entouré d’une feuille de plomb, son beffroi et -sa tour crénélée, et les arbres des promenades, tout frisés et tout -verts, ou bien un joli violon avec ses chevilles sculptées au manche et -son archet en crin de cheval.—Oh! que n’avons-nous une boîte pareille!» - -Et les mères, en pâlissant, les embrassaient et les faisaient taire: - -«Imprudents que vous êtes, ne dites pas cela; ne la souhaitez pas la -boîte à joujoux, la boîte à violon que l’on porte sous le bras en -pleurant; vous l’aurez assez tôt, pauvres petits!» - -Quand la mère de Hanz fut rentrée, elle prit le cadavre mignon et -encore joli de son fils, et se mit à lui faire cette dernière toilette -qu’il faut bien soigner, car elle doit durer l’éternité. - -Elle le revêtit de ses habits du dimanche, de sa robe de soie et de sa -pelisse à fourrures, pour qu’il n’eût pas froid dans l’endroit humide -où il allait. Elle plaça à côté de lui la poupée aux yeux d’émail qu’il -aimait tant qu’il la faisait coucher dans son berceau. - -Mais, au moment de rabattre le linceul sur le corps à qui elle avait -donné mille fois le dernier baiser, elle s’aperçut qu’elle avait oublié -de mettre à l’enfant mort ses jolis petits souliers rouges. - -Elle les chercha dans la chambre, car cela lui faisait de la peine de -voir nus ces pieds autrefois si tièdes et si vermeils, maintenant si -glacés et si pâles; mais, pendant son absence, les rats ayant trouvé -les souliers sous le lit, faute de meilleure nourriture, avaient -grignoté, rongé et déchiqueté la peau. - -Ce fut un grand chagrin pour la pauvre mère que son Hanz s’en allât -dans l’autre monde les pieds nus; alors que le cœur n’est plus qu’une -plaie, il suffit de le toucher pour le faire saigner. - -Elle pleura devant ces souliers: de cet œil enflammé et tari une larme -put jaillir encore. - -Comment pourrait-elle avoir des souliers pour Hanz, elle avait donné sa -bague et sa maison? telle était la pensée qui la tourmentait. A force -de rêver, il lui vint une idée. - -Dans la huche restait une miche tout entière, car, depuis longtemps, la -malheureuse, nourrie par son chagrin, ne mangeait plus. - -Elle fendit cette miche, se souvenant qu’autrefois, avec la mie, elle -avait fait, pour amuser Hanz, des pigeons, des canards, des poules, des -sabots, des barques et autres puérilités. - -Plaçant la mie dans le creux de sa main, et la pétrissant avec son -pouce en l’humectant de ses larmes, elle fit une paire de petits -souliers de pain dont elle chaussa les pieds froids et bleuâtres -de l’enfant mort, et, le cœur soulagé, elle rabattit le linceul et -ferma la bière.—Pendant qu’elle pétrissait la mie, un pauvre s’était -présenté sur le seuil, timide, demandant du pain; mais de la main elle -lui avait fait signe de s’éloigner. - -Le fossoyeur vint prendre la boîte, et l’enfouit dans un coin du -cimetière sous une touffe de rosiers blancs: l’air était doux, il ne -pleuvait pas, et la terre n’était pas mouillée; ce fut une consolation -pour la mère, qui pensa que son pauvre petit Hanz ne passerait pas trop -mal sa première nuit de tombeau. - -Revenue dans sa maison solitaire, elle plaça le berceau de Hanz à côté -de son lit, se coucha et s’endormit. - -La nature brisée succombait. - -En dormant, elle eut un rêve, ou, du moins, elle crut que c’était un -rêve. - -Hanz lui apparut, vêtu, comme dans sa bière, de sa robe des dimanches, -de sa pelisse à fourrure de cygne, ayant à la main sa poupée aux yeux -d’émail, et aux pieds ses souliers de pain. - -Il semblait triste. - -Il n’avait pas cette auréole que la mort doit donner aux petits -innocents; car si l’on met un enfant dans la terre, il en sort un ange. - -Les roses du Paradis ne fleurissaient pas sur ses joues pâles, fardées -en blanc par la mort; des larmes tombaient de ses cils blonds, et de -gros soupirs gonflaient sa petite poitrine. - -La vision disparut, et la mère s’éveilla baignée de sueur, ravie -d’avoir vu son fils, effrayée de l’avoir revu si triste; mais elle -se rassura en se disant: Pauvre Hanz! même en Paradis, il ne peut -m’oublier. - -La nuit suivante, l’apparition se renouvela: Hanz était encore plus -triste et plus pâle. - -Sa mère, lui tendant les bras, lui dit: - -«Cher enfant, console-toi, et ne t’ennuie pas au Ciel, je vais te -rejoindre.» - -La troisième nuit, Hanz revint encore; il gémissait et pleurait plus -que les autres fois, et il disparut en joignant ses petites mains: il -n’avait plus sa poupée, mais il avait toujours ses souliers de pain. - -La mère inquiète alla consulter un vénérable prêtre qui lui dit: - -«Je veillerai près de vous cette nuit, et j’interrogerai le petit -spectre; il me répondra; je sais les mots qu’il faut dire aux esprits -innocents ou coupables.» - -Hanz parut à l’heure ordinaire, et le prêtre le somma, avec les mots -consacrés, de dire ce qui le tourmentait dans l’autre monde. - -«Ce sont les souliers de pain qui font mon tourment et m’empêchent de -monter l’escalier de diamant du Paradis; ils sont plus lourds à mes -pieds que des bottes de postillon, et je ne puis dépasser les deux -ou trois premières marches, et cela me cause une grande peine, car -je vois là-haut une nuée de beaux chérubins avec des ailes roses qui -m’appellent pour jouer et me montrent des joujoux d’argent et d’or. - -Ayant dit ces mots, il disparut. - -Le saint prêtre, à qui la mère de Hanz avait fait sa confession, lui -dit: - -«Vous avez commis une grande faute, vous avez profané le pain -quotidien, le pain sacré, le pain du bon Dieu, le pain que -Jésus-Christ, à son dernier repas, a choisi pour représenter son corps, -et, après en avoir refusé une tranche au pauvre qui s’est présenté sur -votre seuil, vous en avez pétri des souliers pour votre Hanz. - -«Il faut ouvrir la bière, retirer les souliers de pain des pieds de -l’enfant et les brûler dans le feu qui purifie tout.» - -Accompagné du fossoyeur et de la mère, le prêtre se rendit au -cimetière: en quatre coups de bêche on mit le cercueil à nu, on -l’ouvrit. - -Hanz était couché dedans, tel que sa mère l’y avait posé, mais sa -figure avait une expression de douleur. - -Le saint prêtre ôta délicatement des talons du jeune mort les souliers -de pain, et les brûla lui-même à la flamme d’un cierge en récitant une -prière. - -Lorsque la nuit vint, Hanz apparut à sa mère une dernière fois, mais -joyeux, rose, content, avec deux petits chérubins dont il s’était -déjà fait des amis; il avait des ailes de lumière et un bourrelet de -diamants. - -«Oh! ma mère, quelle joie, quelle félicité, et comme ils sont beaux les -jardins du Paradis! On y joue éternellement, et le bon Dieu ne gronde -jamais.» - -Le lendemain, la mère revit son fils, non pas sur terre, mais au ciel; -car elle mourut dans la journée, le front penché sur le berceau vide. - - - - -LE CHEVALIER DOUBLE - - -Qui rend donc la blonde Edwige si triste? que fait-elle assise à -l’écart, le menton dans sa main et le coude au genou, plus morne que le -désespoir, plus pâle que la statue d’albâtre qui pleure sur un tombeau? - -Du coin de sa paupière une grosse larme roule sur le duvet de sa joue, -une seule, mais qui ne tarit jamais; comme cette goutte d’eau qui -suinte des voûtes du rocher et qui à la longue use le granit, cette -seule larme, en tombant sans relâche de ses yeux sur son cœur, l’a -percé et traversé à jour. - -Edwige, blonde Edwige, ne croyez-vous plus à Jésus-Christ le doux -Sauveur? doutez-vous de l’indulgence de la très-sainte Vierge Marie? -Pourquoi portez-vous sans cesse à votre flanc vos petites mains -diaphanes, amaigries et fluettes comme celles des Elfes et des Willis? -Vous allez être mère; c’était votre plus cher vœu; votre noble époux, -le comte Lodbrog, a promis un autel d’argent massif, un ciboire d’or -fin à l’église de Saint-Euthbert si vous lui donniez un fils. - -Hélas! hélas! la pauvre Edwige a le cœur percé des sept glaives de la -douleur; un terrible secret pèse sur son âme. Il y a quelques mois, -un étranger est venu au château; il faisait un terrible temps cette -nuit-là: les tours tremblaient dans leur charpente, les girouettes -piaulaient, le feu rampait dans la cheminée, et le vent frappait à la -vitre comme un importun qui veut entrer. - -L’étranger était beau comme un ange, mais comme un ange tombé; il -souriait doucement et regardait doucement, et pourtant ce regard et ce -sourire vous glaçaient de terreur et vous inspiraient l’effroi qu’on -éprouve en se penchant sur un abîme. Une grâce scélérate, une langueur -perfide comme celle du tigre qui guette sa proie, accompagnaient tous -ses mouvements; il charmait à la façon du serpent qui fascine l’oiseau. - -Cet étranger était un maître chanteur; son teint bruni montrait qu’il -avait vu d’autres cieux; il disait venir du fond de la fond de la -Bohême, et demandait l’hospitalité pour cette nuit-là seulement. - -Il resta cette nuit, et encore d’autres jours et encore d’autres nuits, -car la tempête ne pouvait s’apaiser, et le vieux château s’agitait -sur ses fondements comme si la rafale eût voulu le déraciner et faire -tomber sa couronne de créneaux dans les eaux écumeuses du torrent. - -Pour charmer le temps, il chantait d’étranges poésies qui troublaient -le cœur et donnaient des idées furieuses; tout le temps qu’il chantait, -un corbeau noir vernissé, luisant comme le jais, se tenait sur son -épaule; il battait la mesure avec son bec d’ébène, et semblait -applaudir en secouant ses ailes.—Edwige pâlissait, pâlissait comme les -lis du clair de lune; Edwige rougissait, rougissait comme les roses -de l’aurore, et se laissait aller en arrière dans son grand fauteuil, -languissante, à demi morte, enivrée comme si elle avait respiré le -parfum fatal de ces fleurs qui font mourir. - -Enfin le maître chanteur put partir; un petit sourire bleu venait de -dérider la face du ciel. Depuis ce jour, Edwige, la blonde Edwige ne -fait que pleurer dans l’angle de la fenêtre. - -Edwige est mère; elle a un bel enfant tout blanc et tout vermeil.—Le -vieux comte Lodbrog a commandé au fondeur l’autel d’argent massif, et -il a donné mille pièces d’or à l’orfévre dans une bourse de peau de -renne pour fabriquer le ciboire; il sera large et lourd, et tiendra une -grande mesure de vin. Le prêtre qui le videra pourra dire qu’il est un -bon buveur. - -L’enfant est tout blanc et tout vermeil, mais il a le regard noir de -l’étranger: sa mère l’a bien vu. Ah! pauvre Edwige! pourquoi avez-vous -tant regardé l’étranger avec sa harpe et son corbeau?... - -Le chapelain ondoie l’enfant;—on lui donne le nom d’Oluf, un bien beau -nom!—Le mire monte sur la plus haute tour pour lui tirer l’horoscope. - -Le temps était clair et froid: comme une mâchoire de loup cervier aux -dents aiguës et blanches, une découpure de montagnes couvertes de -neiges mordait le bord de la robe du ciel; les étoiles larges et pâles -brillaient dans la crudité bleue de la nuit comme des soleils d’argent. - -Le mire prend la hauteur, remarque l’année, le jour et la minute; -il fait de longs calculs en encre rouge sur un long parchemin tout -constellé de signes cabalistiques; il rentre dans son cabinet, et -remonte sur la plate-forme, il ne s’est pourtant pas trompé dans ses -supputations, son thème de nativité est juste comme un trébuchet à -peser les pierres fines; cependant il recommence: il n’a pas fait -d’erreur. - -Le petit comte Oluf a une étoile double, une verte et une rouge, verte -comme l’espérance, rouge comme l’enfer; l’une favorable, l’autre -désastreuse. Cela s’est-il jamais vu qu’un enfant ait une étoile double? - -Avec un air grave et compassé le mire rentre dans la chambre de -l’accouchée et dit, en passant sa main osseuse dans les flots de sa -grande barbe de mage: - -«Comtesse Edwige, et vous, comte Lodbrog, deux influences ont -présidé à la naissance d’Oluf, votre précieux fils: l’une bonne, -l’autre mauvaise; c’est pourquoi il a une étoile verte et une étoile -rouge. Il est soumis à un double ascendant; il sera très-heureux ou -très-malheureux, je ne sais lequel; peut-être tous les deux à la fois.» - -Le comte Lodbrog répondit au mire: «L’étoile verte l’emportera.» Mais -Edwige craignait dans son cœur de mère que ce ne fût la rouge. Elle -remit son menton dans sa main, son coude sur son genou, et recommença -à pleurer dans le coin de la fenêtre. Après avoir allaité son enfant, -son unique occupation était de regarder à travers la vitre la neige -descendre en flocons drus et pressés, comme si l’on eût plumé là-haut -les ailes blanches de tous les anges et de tous les chérubins. - -De temps en temps un corbeau passait devant la vitre, croassant et -secouant cette poussière argentée. Cela faisait penser Edwige au -corbeau singulier qui se tenait toujours sur l’épaule de l’étranger au -doux regard du tigre, au charmant sourire de vipère. - -Et ses larmes tombaient plus vite de ses yeux sur son cœur, sur son -cœur percé à jour. - -Le jeune Oluf est un enfant bien étrange: on dirait qu’il y a dans sa -petite peau blanche et vermeille deux enfants d’un caractère différent; -un jour il est bon comme un ange, un autre jour il est méchant comme -un diable, il mord le sein de sa mère, et déchire à coup d’ongles le -visage de sa gouvernante. - -Le vieux comte Lodbrog, souriant dans sa moustache grise, dit qu’Oluf -fera un bon soldat et qu’il a l’humeur belliqueuse. Le fait est qu’Oluf -est un petit drôle insupportable: tantôt il pleure, tantôt il rit; -il est capricieux comme la lune, fantasque comme une femme; il va, -vient, s’arrête tout à coup sans motif apparent, abandonne ce qu’il -avait entrepris et fait succéder à la turbulence la plus inquiète -l’immobilité la plus absolue; quoiqu’il soit seul, il paraît converser -avec un interlocuteur invisible! Quand on lui demande la cause de -toutes ces agitations, il dit que l’étoile rouge le tourmente. - -Oluf a bientôt quinze ans. Son caractère devient de plus en plus -inexplicable; sa physionomie, quoique parfaitement belle, est d’une -expression embarrassante; il est blond comme sa mère, avec tous les -traits de la race du Nord; mais sous son front blanc comme la neige que -n’a rayée encore ni le patin du chasseur ni maculée le pied de l’ours, -et qui est bien le front de la race antique des Lodbrog, scintille -entre deux paupières orangées un œil aux longs cils noirs, un œil de -jais illuminé des fauves ardeurs de la passion italienne, un regard -velouté, cruel et doucereux comme celui du maître chanteur de Bohême. - -Comme les mois s’envolent, et plus vite encore les années! Edwige -repose maintenant sous les arches ténébreuses du caveau des Lodbrog, à -côté du vieux comte, souriant, dans son cercueil, de ne pas voir son -nom périr. Elle était déjà si pâle que la mort ne l’a pas beaucoup -changée. Sur son tombeau il y a une belle statue couchée, les mains -jointes, et les pieds sur une levrette de marbre, fidèle compagnie des -trépassés. Ce qu’a dit Edwige à sa dernière heure, nul ne le sait, mais -le prêtre qui la confessait est devenu plus pâle encore que la mourante. - -Oluf, le fils brun et blond d’Edwige la désolée, a vingt ans -aujourd’hui. Il est très-adroit à tous les exercices, nul ne tire -mieux l’arc que lui; il refend la flèche qui vient de se planter en -tremblant dans le cœur du but; sans mors ni éperon il dompte les -chevaux les plus sauvages. - -Il n’a jamais impunément regardé une femme ou une jeune fille; mais -aucune de celles qui l’ont aimé n’a été heureuse. L’inégalité fatale de -son caractère s’oppose à toute réalisation de bonheur entre une femme -et lui. Une seule de ses moitiés ressent de la passion, l’autre éprouve -de la haine; tantôt l’étoile verte l’emporte, tantôt l’étoile rouge. Un -jour il vous dit: «O blanches vierges du Nord, étincelantes et pures -comme les glaces du pôle; prunelles de clair de lune; joues nuancées -des fraîcheurs de l’aurore boréale!» Et l’autre jour il s’écriait: «O -filles d’Italie, dorées par le soleil et blondes comme l’orange! cœurs -de flamme dans des poitrines de bronze!» Ce qu’il y a de plus triste, -c’est qu’il est sincère dans les deux exclamations. - -Hélas! pauvres désolées, tristes ombres plaintives, vous ne l’accusez -même pas, car vous savez qu’il est plus malheureux que vous; son -cœur est un terrain sans cesse foulé par les pieds de deux lutteurs -inconnus, dont chacun, comme dans le combat de Jacob et de l’Ange, -cherche à dessécher le jarret de son adversaire. - -Si l’on allait au cimetière, sous les larges feuilles veloutées du -verbascum aux profondes découpures, sous l’asphodèle aux rameaux d’un -vert malsain, dans la folle avoine et les orties, l’on trouverait plus -d’une pierre abandonnée où la rosée du matin répand seule ses larmes. -Mina, Dora, Thécla! la terre est-elle bien lourde à vos seins délicats -et à vos corps charmants? - -Un jour Oluf appelle Dietrich, son fidèle écuyer; il lui dit de seller -son cheval. - -«Maître, regardez comme la neige tombe, comme le vent siffle et fait -ployer jusqu’à terre la cime des sapins; n’entendez-vous pas dans le -lointain hurler les loups maigres et bramer ainsi que des âmes en peine -les rennes à l’agonie? - -—Dietrich, mon fidèle écuyer, je secouerai la neige comme on fait d’un -duvet qui s’attache au manteau; je passerai sous l’arceau des sapins -en inclinant un peu l’aigrette de mon casque. Quant aux loups, leurs -griffes s’émousseront sur cette bonne armure, et du bout de mon épée -fouillant la glace, je découvrirai au pauvre renne, qui geint et pleure -à chaudes larmes, la mousse fraîche et fleurie qu’il ne peut atteindre.» - -Le comte Oluf de Lodbrog, car tel est son titre depuis que le vieux -comte est mort, part sur son bon cheval, accompagné de ses deux chiens -géants, Murg et Fenris, car le jeune seigneur aux paupières couleur -d’orange a un rendez-vous, et déjà peut-être, du haut de la petite -tourelle aiguë en forme de poivrière se penche sur le balcon sculpté, -malgré le froid et la bise, la jeune fille inquiète, cherchant à -démêler dans la blancheur de la plaine le panache du chevalier. - -Oluf, sur son grand cheval à formes d’éléphant, dont il laboure les -flancs à coups d’éperon, s’avance dans la campagne; il traverse le lac, -dont le froid n’a fait qu’un seul bloc de glace, où les poissons sont -enchâssés, les nageoires étendues, comme des pétrifications dans la -pâte du marbre; les quatre fers du cheval, armés de crochets, mordent -solidement la dure surface; un brouillard, produit par sa sueur et sa -respiration, l’enveloppe et le suit; on dirait qu’il galope dans un -nuage; les deux chiens, Murg et Fenris, soufflent, de chaque côté de -leur maître, par leurs naseaux sanglants, de longs jets de fumée comme -des animaux fabuleux. - -Voici le bois de sapins; pareils à des spectres, ils étendent leurs -bras appesantis chargés de nappes blanches; le poids de la neige courbe -les plus jeunes et les plus flexibles: on dirait une suite d’arceaux -d’argent. La noire terreur habite dans cette forêt, où les rochers -affectent des formes monstrueuses, où chaque arbre, avec ses racines, -semble couver à ses pieds un nid de dragons engourdis. Mais Oluf ne -connaît pas la terreur. - -Le chemin se resserre de plus en plus, les sapins croisent -inextricablement leurs branches lamentables; à peine de rares -éclaircies permettent-elles de voir la chaîne de collines neigeuses qui -se détachent en blanches ondulations sur le ciel noir et terne. - -Heureusement Mopse est un vigoureux coursier qui porterait sans plier -Odin le gigantesque; nul obstacle ne l’arrête; il saute par-dessus -les rochers, il enjambe les fondrières, et de temps en temps il -arrache aux cailloux que son sabot heurte sous la neige une aigrette -d’étincelles aussitôt éteintes. - -«Allons, Mopse, courage! tu n’as plus à traverser que la petite plaine -et le bois de bouleaux; une jolie main caressera ton col satiné, et -dans une écurie bien chaude tu mangeras de l’orge mondée et de l’avoine -à pleine mesure.» - -Quel charmant spectacle que le bois de bouleaux! toutes les branches -sont ouatées d’une peluche de givre, les plus petites brindilles se -dessinent en blanc sur l’obscurité de l’atmosphère: on dirait une -immense corbeille de filigrane, un madrépore d’argent, une grotte avec -tous ses stalactites; les ramifications et les fleurs bizarres dont la -gelée étame les vitres n’offrent pas des dessins plus compliqués et -plus variés. - -«Seigneur Oluf, que vous avez tardé! j’avais peur que l’ours de la -montagne vous eût barré le chemin ou que les elfes vous eussent -invité à danser, dit la jeune châtelaine en faisant asseoir Oluf sur -le fauteuil de chêne dans l’intérieur de la cheminée. Mais pourquoi -êtes-vous venu au rendez-vous d’amour avec un compagnon? Aviez-vous -donc peur de passer tout seul par la forêt? - -—De quel compagnon voulez-vous parler, fleur de mon âme? dit Oluf -très-surpris à la jeune châtelaine. - -—Du chevalier à l’étoile rouge que vous menez toujours avec vous. -Celui qui est né d’un regard du chanteur bohémien, l’esprit funeste -qui vous possède; défaites-vous du chevalier à l’étoile rouge, ou je -n’écouterai jamais vos propos d’amour; je ne puis être la femme de -deux hommes a la fois.» - -Oluf eut beau faire et beau dire, il ne put seulement parvenir à baiser -le petit doigt rose de la main de Brenda; il s’en alla fort mécontent -et résolu à combattre le chevalier à l’étoile rouge s’il pouvait le -rencontrer. - -Malgré l’accueil sévère de Brenda, Oluf reprit le lendemain la route du -château à tourelles en forme de poivrière: les amoureux ne se rebutent -pas aisément. - -Tout en cheminant il se disait: «Brenda sans doute est folle; et que -veut-elle dire avec son chevalier à l’étoile rouge?» - -La tempête était des plus violentes; la neige tourbillonnait et -permettait à peine de distinguer la terre du ciel. Une spirale de -corbeaux, malgré les abois de Fenris et de Murg, qui sautaient en l’air -pour les saisir, tournoyait sinistrement au-dessus du panache d’Oluf. A -leur tête était le corbeau luisant comme le jais qui battait la mesure -sur l’épaule du chanteur bohémien. - -Fenris et Murg s’arrêtent subitement: leurs naseaux mobiles hument -l’air avec inquiétude; ils subodorent la présence d’un ennemi.—Ce -n’est point un loup ni un renard; un loup et un renard ne seraient -qu’une bouchée pour ces braves chiens. - -Un bruit de pas se fait entendre, et bientôt paraît au détour du chemin -un chevalier monté sur un cheval de grande taille et suivi de deux -chiens énormes. - -Vous l’auriez pris pour Oluf. Il était armé exactement de même, avec -un surcot historié du même blason; seulement il portait sur son casque -une plume rouge au lieu d’une verte. La route était si étroite qu’il -fallait que l’un des deux chevaliers reculât. - -«Seigneur Oluf, reculez-vous pour que je passe, dit le chevalier à la -visière baissée. Le voyage que je fais est un long voyage; on m’attend, -il faut que j’arrive. - -—Par la moustache de mon père, c’est vous qui reculerez. Je vais à un -rendez-vous d’amour, et les amoureux sont pressés,» répondit Oluf en -portant la main sur la garde de son épée. - -L’inconnu tira la sienne, et le combat commença. Les épées, en tombant -sur les mailles d’acier, en faisaient jaillir des gerbes d’étincelles -petillantes; bientôt, quoique d’une trempe supérieure, elles furent -ébréchées comme des scies. On eût pris les combattants, à travers la -fumée de leurs chevaux et la brume de leur respiration haletante, pour -deux noirs forgerons acharnés sur un fer rouge. Les chevaux, animés de -la même rage que leurs maîtres, mordaient à belles dents leurs cous -veineux, et s’enlevaient des lambeaux de poitrail; ils s’agitaient avec -des soubresauts furieux, se dressaient sur leurs pieds de derrière, et -se servant de leurs sabots comme de poings fermés, ils se portaient des -coups terribles pendant que leurs cavaliers se martelaient affreusement -par-dessus leurs têtes; les chiens n’étaient qu’une morsure et qu’un -hurlement. - -Les gouttes de sang suintant à travers les écailles imbriquées des -armures et tombant toutes tièdes sur la neige, y faisaient de petits -trous roses. Au bout de peu d’instants l’on aurait dit un crible, tant -les gouttes tombaient fréquentes et pressées. Les deux chevaliers -étaient blessés. - -Chose étrange, Oluf sentait les coups qu’il portait au chevalier -inconnu; il souffrait des blessures qu’il faisait et de celles qu’il -recevait: il avait éprouvé un grand froid dans la poitrine, comme d’un -fer qui entrerait et chercherait le cœur, et pourtant sa cuirasse -n’était pas faussée à l’endroit du cœur: sa seule blessure était un -coup dans les chairs au bras droit. Singulier duel, où le vainqueur -souffrait autant que le vaincu, où donner et recevoir était une chose -indifférente. - -Ramassant ses forces, Oluf fit voler d’un revers le terrible heaume de -son adversaire.—O terreur! que vit le fils d’Edwige et de Lodbrog? il -se vit lui-même devant lui: un miroir eût été moins exact. Il s’était -battu avec son propre spectre, avec le chevalier à l’étoile rouge; le -spectre jeta un grand cri et disparut. - -La spirale de corbeaux remonta dans le ciel et le brave Oluf continua -son chemin; en revenant le soir à son château, il portait en croupe -la jeune châtelaine, qui cette fois avait bien voulu l’écouter. Le -chevalier à l’étoile rouge n’étant plus là, elle s’était décidée à -laisser tomber de ses lèvres de rose, sur le cœur d’Oluf, cet aveu qui -coûte tant à la pudeur. La nuit était claire et bleue, Oluf leva la -tête pour chercher sa double étoile et la faire voir à sa fiancée: il -n’y avait plus que la verte, la rouge avait disparu. - -En entrant, Brenda, tout heureuse de ce prodige qu’elle attribuait à -l’amour, fit remarquer au jeune Oluf que le jais de ses yeux s’était -changé en azur, signe de réconciliation céleste.—Le vieux Lodbrog en -sourit d’aise sous sa moustache blanche au fond de son tombeau; car, à -vrai dire, quoiqu’il n’en eût rien témoigné, les yeux d’Oluf l’avaient -quelquefois fait réfléchir.—L’ombre d’Edwige est toute joyeuse, car -l’enfant du noble seigneur Lodbrog a enfin vaincu l’influence maligne -de l’œil orange, du corbeau noir et de l’étoile rouge: l’homme a -terrassé l’incube. - -Cette histoire montre comme un seul moment d’oubli, un regard même -innocent, peuvent avoir d’influence. - -Jeunes femmes, ne jetez jamais les yeux sur les maîtres chanteurs de -Bohême, qui récitent des poésies enivrantes et diaboliques. Vous, -jeunes filles, ne vous fiez qu’à l’étoile verte; et vous qui avez le -malheur d’être double, combattez bravement, quand même vous devriez -frapper sur vous et vous blesser de votre propre épée, l’adversaire -intérieur, le méchant chevalier. - -Si vous demandez qui nous a apporté cette légende de Norwége, c’est -un cygne; un bel oiseau au bec jaune, qui a traversé le Fiord, moitié -nageant, moitié volant. - - - - -LE PIED DE MOMIE - - -J’étais entré par désœuvrement chez un de ces marchands de curiosités -dits marchands de bric-à-brac dans l’argot parisien, si parfaitement -inintelligible pour le reste de la France. - -Vous avez sans doute jeté l’œil, à travers le carreau, dans -quelques-unes de ces boutiques devenues si nombreuses depuis qu’il -est de mode d’acheter des meubles anciens, et que le moindre agent de -change se croit obligé d’avoir sa _chambre moyen âge_. - -C’est quelque chose qui tient à la fois de la boutique du ferrailleur, -du magasin du tapissier, du laboratoire de l’alchimiste et de l’atelier -du peintre; dans ces antres mystérieux où les volets filtrent un -prudent demi-jour, ce qu’il y a de plus notoirement ancien, c’est la -poussière; les toiles d’araignées y sont plus authentiques que les -guipures, et le vieux poirier y est plus jeune que l’acajou arrivé hier -d’Amérique. - -Le magasin de mon marchand de bric-à-brac était un véritable -Capharnaüm; tous les siècles et tous les pays semblaient s’y être -donné rendez-vous; une lampe étrusque de terre rouge posait sur une -armoire de Boule, aux panneaux d’ébène sévèrement rayés de filaments -de cuivre; une duchesse du temps de Louis XV allongeait nonchalamment -ses pieds de biche sous une épaisse table du règne de Louis XIII, -aux lourdes spirales de bois de chêne, aux sculptures entremêlées de -feuillages et de chimères. - -Une armure damasquinée de Milan faisait miroiter dans un coin le ventre -rubané de sa cuirasse; des amours et des nymphes de biscuit, des magots -de la Chine, des cornets de céladon et de craquelé, des tasses de Saxe -et de vieux Sèvres encombraient les étagères et les encoignures. - -Sur les tablettes denticulées des dressoirs, rayonnaient d’immenses -plats du Japon, aux dessins rouges et bleus, relevés de hachures -d’or côte à côte avec des émaux de Bernard Palissy, représentant des -couleuvres, des grenouilles et des lézards en relief. - -Des armoires éventrées s’échappaient des cascades de lampas glacé -d’argent, des flots de brocatelle criblée de grains lumineux par un -oblique rayon de soleil; des portraits de toutes les époques souriaient -à travers leur vernis jaune dans des cadres plus ou moins fanés. - -Le marchand me suivait avec précaution dans le tortueux passage -pratiqué entre les piles de meubles, abattant de la main l’essor -hasardeux des basques de mon habit, surveillant mes coudes avec -l’attention inquiète de l’antiquaire et de l’usurier. - -C’était une singulière figure que celle du marchand: un crâne immense, -poli comme un genou, entouré d’une maigre auréole de cheveux blancs -que faisait ressortir plus vivement le ton saumon-clair de la peau, -lui donnait un faux air de bonhomie patriarcale, corrigée, du reste, -par le scintillement de deux petits yeux jaunes qui tremblotaient dans -leur orbite comme deux louis d’or sur du vif-argent. La courbure du nez -avait une silhouette aquiline qui rappelait le type oriental ou juif. -Ses mains, maigres, fluettes, veinées, pleines de nerfs en saillie -comme les cordes d’un manche à violon, onglées de griffes semblables à -celles qui terminent les ailes membraneuses des chauves-souris, avaient -un mouvement d’oscillation sénile, inquiétant à voir; mais ces mains -agitées de tics fiévreux devenaient plus fermes que des tenailles -d’acier ou des pinces de homard dès qu’elles soulevaient quelque objet -précieux, une coupe d’onyx, un verre de Venise ou un plateau de cristal -de Bohême; ce vieux drôle avait un air si profondément rabbinique et -cabalistique qu’on l’eût brûlé sur la mine, il y a trois siècles. - -«Ne m’achèterez-vous rien aujourd’hui, monsieur? Voilà un kriss -malais dont la lame ondule comme une flamme; regardez ces rainures -pour égoutter le sang, ces dentelures pratiquées en sens inverse pour -arracher les entrailles en retirant le poignard; c’est une arme féroce, -d’un beau caractère et qui ferait très-bien dans votre trophée; cette -épée à deux mains est très-belle, elle est de Josepe de la Hera, et -cette cauchelimarde à coquille fenestrée, quel superbe travail! - -—Non, j’ai assez d’armes et d’instruments de carnage; je voudrais -une figurine, un objet quelconque qui pût me servir de serre-papier, -car je ne puis souffrir tous ces bronzes de pacotille que vendent les -papetiers, et qu’on retrouve invariablement sur tous les bureaux.» - -Le vieux gnome, furetant dans ses vieilleries, étala devant moi des -bronzes antiques ou soi-disant tels, des morceaux de malachite, de -petites idoles indoues ou chinoises, espèce de poussahs de jade, -incarnation de Brahma ou de Wishnou merveilleusement propre à cet -usage, assez peu divin, de tenir en place des journaux et des lettres. - -J’hésitais entre un dragon de porcelaine tout constellé de verrues, la -gueule ornée de crocs et de barbelures, et un petit fétiche mexicain -fort abominable, représentant au naturel le dieu Witziliputzili, quand -j’aperçus un pied charmant que je pris d’abord pour un fragment de -Vénus antique. - -Il avait ces belles teintes fauves et rousses qui donnent au -bronze florentin cet aspect chaud et vivace, si préférable au ton -vert-de-grisé des bronzes ordinaires qu’on prendrait volontiers pour -des statues en putréfaction: des luisants satinés frissonnaient sur ses -formes rondes et polies par les baisers amoureux de vingt siècles; car -ce devait être un airain de Corinthe, un ouvrage du meilleur temps, -peut-être une fonte de Lysippe! - -«Ce pied fera mon affaire, dis-je au marchand, qui me regarda d’un air -ironique et sournois en me tendant l’objet demandé pour que je pusse -l’examiner plus à mon aise.» - -Je fus surpris de sa légèreté; ce n’était pas un pied de métal, mais -bien un pied de chair, un pied embaumé, un pied de momie: en regardant -de près, l’on pouvait distinguer le grain de la peau et la gauffrure -presque imperceptible imprimée par la trame des bandelettes. Les doigts -étaient fins, délicats, terminés par des ongles parfaits, purs et -transparents comme des agathes; le pouce, un peu séparé, contrariait -heureusement le plan des autres doigts à la manière antique, et lui -donnait une attitude dégagée, une sveltesse de pied d’oiseau; la -plante, à peine rayée de quelques hachures invisibles, montrait qu’elle -n’avait jamais touché la terre, et ne s’était trouvée en contact -qu’avec les plus fines nattes de roseaux du Nil et les plus moelleux -tapis de peaux de panthères. - -«Ha! ha! vous voulez le pied de la princesse Hermonthis, dit le -marchand avec un ricanement étrange, en fixant sur moi ses yeux -de hibou: ha! ha! ha! pour un serre-papier! idée originale, idée -d’artiste; qui aurait dit au vieux Pharaon que le pied de sa fille -adorée servirait de serre-papier l’aurait bien surpris, lorsqu’il -faisait creuser une montagne de granit pour y mettre le triple cercueil -peint et doré, tout couvert d’hiéroglyphes avec de belles peintures du -jugement des âmes, ajouta à demi-voix et comme se parlant à lui-même -le petit marchand singulier. - -—Combien me vendrez-vous ce fragment de momie? - -—Ah! le plus cher que je pourrai, car c’est un morceau superbe; si -j’avais le pendant, vous ne l’auriez pas à moins de cinq cents francs: -la fille d’un Pharaon, rien n’est plus rare. - -—Assurément cela n’est pas commun; mais enfin combien en voulez-vous? -D’abord je vous avertis d’une chose, c’est que je ne possède pour -trésor que cinq louis;—j’achèterai tout ce qui coûtera cinq louis, -mais rien de plus. - -«Vous scruteriez les arrière-poches de mes gilets, et mes tiroirs les -plus intimes, que vous n’y trouveriez pas seulement un misérable tigre -à cinq griffes. - -—Cinq louis le pied de la princesse Hermonthis, c’est bien peu, -très-peu en vérité, un pied authentique, dit le marchand en hochant la -tête et en imprimant à ses prunelles un mouvement rotatoire. - -«Allons, prenez-le, et je vous donne l’enveloppe par dessus le marché, -ajouta-t-il en le roulant dans un vieux lambeau de damas très-beau, -damas véritable, damas des Indes, qui n’a jamais été reteint; c’est -fort, c’est moelleux,» marmottait-il en promenant ses doigts sur le -tissu éraillé par un reste d’habitude commerciale qui lui faisait -vanter un objet de si peu de valeur qu’il le jugeait lui-même digne -d’être donné. - -Il coula les pièces d’or dans une espèce d’aumônière moyen âge pendant -à sa ceinture, en répétant: - -«Le pied de la princesse Hermonthis servir de serre-papier!» - -Puis, arrêtant sur moi ses prunelles phosphoriques, il me dit avec une -voix stridente comme le miaulement d’un chat qui vient d’avaler une -arête: - -«Le vieux Pharaon ne sera pas content, il aimait sa fille, ce cher -homme. - -—Vous en parlez comme si vous étiez son contemporain; quoique vieux, -vous ne remontez cependant pas aux pyramides d’Égypte, lui répondis-je -en riant du seuil de la boutique.» - -Je rentrai chez moi fort content de mon acquisition. - -Pour la mettre tout de suite à profit, je posai le pied de la divine -princesse Hermonthis sur une liasse de papier, ébauche de vers, -mosaïque indéchiffrable de ratures: articles commencés, lettres -oubliées et mises à la poste dans le tiroir, erreur qui arrive souvent -aux gens distraits; l’effet était charmant, bizarre et romantique. - -Très-satisfait de cet embellissement, je descendis dans la rue, et -j’allai me promener avec la gravité convenable et la fierté d’un homme -qui a sur tous les passants qu’il coudoie l’avantage ineffable de -posséder un morceau de la princesse Hermonthis, fille de Pharaon. - -Je trouvai souverainement ridicules tous ceux qui ne possédaient pas, -comme moi, un serre-papier aussi notoirement égyptien; et la vraie -occupation d’un homme sensé me paraissait d’avoir un pied de momie sur -son bureau. - -Heureusement la rencontre de quelques amis vint me distraire de mon -engouement de récent acquéreur; je m’en allai dîner avec eux, car il -m’eût été difficile de dîner avec moi. - -Quand je revins le soir, le cerveau marbré de quelques veines de -gris de perle, une vague bouffée de parfum oriental me chatouilla -délicatement l’appareil olfactif; la chaleur de la chambre avait -attiédi le natrum, le bitume et la myrrhe dans lesquels les -_paraschites_ inciseurs de cadavres avaient baigné le corps de la -princesse; c’était un parfum doux quoique pénétrant, un parfum que -quatre mille ans n’avaient pu faire évaporer. - -Le rêve de l’Égypte était l’éternité: ses odeurs ont la solidité du -granit, et durent autant. - -Je bus bientôt à pleines gorgées dans la coupe noire du sommeil; -pendant une heure ou deux tout resta opaque, l’oubli et le néant -m’inondaient de leurs vagues sombres. - -Cependant mon obscurité intellectuelle s’éclaira, les songes -commencèrent à m’effleurer de leur vol silencieux. - -Les yeux de mon âme s’ouvrirent, et je vis ma chambre telle qu’elle -était effectivement: j’aurais pu me croire éveillé, mais une vague -perception me disait que je dormais et qu’il allait se passer quelque -chose de bizarre. - -L’odeur de la myrrhe avait augmenté d’intensité, et je sentais un léger -mal de tête que j’attribuais fort raisonnablement à quelques verres -de vin de Champagne que nous avions bus aux dieux inconnus et à nos -succès futurs. - -Je regardais dans ma chambre avec un sentiment d’attente que rien ne -justifiait; les meubles étaient parfaitement en place, la lampe brûlait -sur la console, doucement estampée par la blancheur laiteuse de son -globe de cristal dépoli; les aquarelles miroitaient sous leur verre de -Bohême; les rideaux pendaient languissamment: tout avait l’air endormi -et tranquille. - -Cependant, au bout de quelques instants, cet intérieur si calme parut -se troubler, les boiseries craquaient furtivement; la bûche enfouie -sous la cendre lançait tout à coup un jet de gaz bleu, et les disques -des patères semblaient des yeux de métal attentifs comme moi aux choses -qui allaient se passer. - -Ma vue se porta par hasard vers la table sur laquelle j’avais posé le -pied de la princesse Hermonthis. - -Au lieu d’être immobile comme il convient à un pied embaumé depuis -quatre mille ans, il s’agitait, se contractait et sautillait sur les -papiers comme une grenouille effarée: on l’aurait cru en contact avec -une pile voltaïque; j’entendais fort distinctement le bruit sec que -produisait son petit talon, dur comme un sabot de gazelle. - -J’étais assez mécontent de mon acquisition, aimant les serre-papiers -sédentaires et trouvant peu naturel de voir les pieds se promener sans -jambes, et je commençais à éprouver quelque chose qui ressemblait fort -à de la frayeur. - -Tout à coup je vis remuer le pli d’un de mes rideaux, et j’entendis un -piétinement comme d’une personne qui sauterait à cloche-pied. Je dois -avouer que j’eus chaud et froid alternativement; que je sentis un vent -inconnu me souffler dans le dos, et que mes cheveux firent sauter, en -se redressant, ma coiffure de nuit à deux ou trois pas. - -Les rideaux s’entr’ouvrirent, et je vis s’avancer la figure la plus -étrange qu’on puisse imaginer. - -C’était une jeune fille, café au lait très-foncé, comme la bayadère -Amani, d’une beauté parfaite et rappelant le type égyptien le plus pur; -elle avait des yeux taillés en amande avec des coins relevés et des -sourcils tellement noirs qu’ils paraissaient bleus, son nez était d’une -coupe délicate, presque grecque pour la finesse, et l’on aurait pu la -prendre pour une statue de bronze de Corinthe, si la proéminence des -pommettes et l’épanouissement un peu africain de la bouche n’eussent -fait reconnaître, à n’en pas douter, la race hiéroglyphique des bords -du Nil. - -Ses bras minces et tournés en fuseau, comme ceux des très-jeunes -filles, étaient cerclés d’espèces d’emprises de métal et de tours -de verroterie; ses cheveux étaient nattés en cordelettes, et sur sa -poitrine pendait une idole en pâte verte que son fouet à sept branches -faisait reconnaître pour l’Isis, conductrice des âmes; une plaque d’or -scintillait à son front, et quelques traces de fard perçaient sous les -teintes de cuivre de ses joues. - -Quant à son costume il était très-étrange. - -Figurez-vous un pagne de bandelettes chamarrées d’hiéroglyphes noirs -et rouges, empesés de bitume et qui semblaient appartenir à une momie -fraîchement démaillottée. - -Par un de ces sauts de pensée si fréquents dans les rêves, j’entendis -la voix fausse et enrouée du marchand de bric-à-brac, qui répétait, -comme un refrain monotone, la phrase qu’il avait dite dans sa boutique -avec une intonation si énigmatique: - -«Le vieux Pharaon ne sera pas content; il aimait beaucoup sa fille, ce -cher homme.» - -Particularité étrange et qui ne me rassura guère, l’apparition n’avait -qu’un seul pied, l’autre jambe était rompue à la cheville. - -Elle se dirigea vers la table où le pied de momie s’agitait et -frétillait avec un redoublement de vitesse. Arrivée là, elle s’appuya -sur le rebord, et je vis une larme germer et perler dans ses yeux. - -Quoiqu’elle ne parlât pas, je discernais clairement sa pensée: elle -regardait le pied, car c’était bien le sien, avec une expression de -tristesse coquette d’une grâce infinie; mais le pied sautait et courait -çà et là comme s’il eût été poussé par des ressorts d’acier. - -Deux ou trois fois elle étendit sa main pour le saisir, mais elle n’y -réussit pas. - -Alors il s’établit entre la princesse Hermonthis et son pied, qui -paraissait doué d’une vie à part, un dialogue très-bizarre dans un -cophte très-ancien, tel qu’on pouvait le parler, il y a une trentaine -de siècles, dans les syringes du pays de Ser: heureusement que cette -nuit-là je savais le cophte en perfection. - -La princesse Hermonthis disait d’un ton de voix doux et vibrant comme -une clochette de cristal: - -«Eh bien! mon cher petit pied, vous me fuyez toujours, j’avais pourtant -bien soin de vous. Je vous baignais d’eau parfumée, dans un bassin -d’albâtre; je polissais votre talon avec la pierre-ponce trempée -d’huile de palmes, vos ongles étaient coupés avec des pinces d’or et -polis avec de la dent d’hippopotame; j’avais soin de choisir pour -vous des thabebs brodés et peints à pointes recourbées, qui faisaient -l’envie de toutes les jeunes filles de l’Égypte; vous aviez à votre -orteil des bagues représentant le scarabée sacré, et vous portiez un -des corps les plus légers que puisse souhaiter un pied paresseux.» - -Le pied répondit d’un ton boudeur et chagrin: - -«Vous savez bien que je ne m’appartiens plus, j’ai été acheté et -payé; le vieux marchand savait bien ce qu’il faisait, il vous en veut -toujours d’avoir refusé de l’épouser: c’est un tour qu’il vous a joué. - -«L’Arabe qui a forcé votre cercueil royal dans le puits souterrain de -la nécropole de Thèbes était envoyé par lui, il voulait vous empêcher -d’aller à la réunion des peuples ténébreux, dans les cités inférieures. -Avez-vous cinq pièces d’or pour me racheter? - -—Hélas! non. Mes pierreries, mes anneaux, mes bourses d’or et -d’argent, tout m’a été volé, répondit la princesse Hermonthis avec un -soupir. - -—Princesse, m’écriai-je alors, je n’ai jamais retenu injustement le -pied de personne: bien que vous n’ayez pas les cinq louis qu’il m’a -coûté, je vous le rends de bonne grâce; je serais désespéré de rendre -boiteuse une aussi aimable personne que la princesse Hermonthis.» - -Je débitai ce discours d’un ton régence et troubadour qui dut -surprendre la belle Égyptienne. - -Elle tourna vers moi un regard chargé de reconnaissance, et ses yeux -s’illuminèrent de lueurs bleuâtres. - -Elle prit son pied, qui, cette fois, se laissa faire, comme une femme -qui va mettre son brodequin, et l’ajusta à sa jambe avec beaucoup -d’adresse. - -Cette opération terminée, elle fit deux ou trois pas dans la chambre, -comme pour s’assurer qu’elle n’était réellement plus boiteuse. - -«Ah! comme mon père va être content, lui qui était si désolé de ma -mutilation, et qui avait, dès le jour de ma naissance, mis un peuple -tout entier à l’ouvrage pour me creuser un tombeau si profond qu’il pût -me conserver intacte jusqu’au jour suprême où les âmes doivent être -pesées dans les balances de l’Amenthi. - -«Venez avec moi chez mon père, il vous recevra bien, vous m’avez rendu -mon pied.» - -Je trouvai cette proposition toute naturelle; j’endossai une robe de -chambre à grands ramages, qui me donnait un air très-pharaonesque; je -chaussai à la hâte des babouches turques, et je dis à la princesse -Hermonthis que j’étais prêt à la suivre. - -Hermonthis, avant de partir, détacha de son col la petite figurine de -pâte verte et la posa sur les feuilles éparses qui couvraient la table. - -«Il est bien juste, dit-elle en souriant, que je remplace votre -serre-papier.» - -Elle me tendit sa main, qui était douce et froide comme une peau de -couleuvre, et nous partîmes. - -Nous filâmes pendant quelque temps avec la rapidité de la flèche dans -un milieu fluide et grisâtre, où des silhouettes à peine ébauchées -passaient à droite et à gauche. - -Un instant, nous ne vîmes que l’eau et le ciel. - -Quelques minutes après, des obélisques commencèrent à pointer, des -pylônes, des rampes côtoyées de sphynx se dessinèrent à l’horizon. - -Nous étions arrivés. - -La princesse me conduisit devant une montagne de granit rose, où se -trouvait une ouverture étroite et basse qu’il eût été difficile de -distinguer des fissures de la pierre si deux stèles bariolées de -sculptures ne l’eussent fait reconnaître. - -Hermonthis alluma une torche et se mit à marcher devant moi. - -C’étaient des corridors taillés dans le roc vif; les murs, couverts -de panneaux d’hiéroglyphes et de processions allégoriques, avaient -dû occuper des milliers de bras pendant, des milliers d’années; ces -corridors, d’une longueur interminable, aboutissaient à des chambres -carrées, au milieu desquelles étaient pratiqués des puits, où nous -descendions au moyen de crampons ou d’escaliers en spirale; ces puits -nous conduisaient dans d’autres chambres, d’où partaient d’autres -corridors également bigarrés d’éperviers, de serpents roulés en cercle, -de tau, de pedum, de bari mystiques, prodigieux travail que nul œil -vivant ne devait voir, interminables légendes de granit que les morts -avaient seuls le temps de lire pendant l’éternité. - -Enfin, nous débouchâmes dans une salle si vaste, si énorme, si -démesurée, que l’on ne pouvait en apercevoir les bornes; à perte de -vue s’étendaient des files de colonnes monstrueuses entre lesquelles -tremblotaient de livides étoiles de lumière jaune: ces points brillants -révélaient des profondeurs incalculables. - -La princesse Hermonthis me tenait toujours par la main et saluait -gracieusement les momies de sa connaissance. - -Mes yeux s’accoutumaient à ce demi-jour crépusculaire, et commençaient -à discerner les objets. - -Je vis, assis sur des trônes, les rois des races souterraines: -c’étaient de grands vieillards secs, ridés, parcheminés, noirs de -naphte et de bitume, coiffés de pschents d’or, bardés de pectoraux et -de hausse-cols, constellés de pierreries avec des yeux d’une fixité -de sphinx et de longues barbes blanchies par la neige des siècles: -derrière eux, leurs peuples embaumés se tenaient debout dans les -poses roides et contraintes de l’art égyptien, gardant éternellement -l’attitude prescrite par le codex hiératique; derrière les peuples -miaulaient, battaient de l’aile et ricanaient les chats, les ibis et -les crocodiles contemporains, rendus plus monstrueux encore par leur -emmaillotage de bandelettes. - -Tous les Pharaons étaient là, Chéops, Chephrenès, Psammetichus, -Sésostris, Amenoteph; tous les noirs dominateurs des pyramides et -des syringes; sur une estrade plus élevée siégeaient le roi Chronos -et Xixouthros, qui fut contemporain du déluge, et Tubal Caïn, qui le -précéda. - -La barbe du roi Xixouthros avait tellement poussé qu’elle avait déjà -fait sept fois le tour de la table de granit sur laquelle il s’appuyait -tout rêveur et tout somnolent. - -Plus loin, dans une vapeur poussiéreuse, à travers le brouillard des -éternités, je distinguais vaguement les soixante-douze rois préadamites -avec leurs soixante-douze peuples à jamais disparus. - -Après m’avoir laissé quelques minutes pour jouir de ce spectacle -vertigineux, la princesse Hermonthis me présenta au Pharaon son père, -qui me fit un signe de tête fort majestueux. - -«J’ai retrouvé mon pied! j’ai retrouvé mon pied! criait la princesse en -frappant ses petites mains l’une contre l’autre avec tous les signes -d’une joie folle, c’est monsieur qui me l’a rendu.» - -Les races de Kemé, les races de Nahasi, toutes les nations noires, -bronzées, cuivrées, répétaient en chœur: - -«La princesse Hermonthis a retrouvé son pied!» - -Xixouthros lui-même s’en émut: - -Il souleva sa paupière appesantie, passa ses doigts dans sa moustache, -et laissa tomber sur moi son regard chargé de siècles. - -«Par Oms, chien des enfers, et par Tmeï, fille du Soleil et de la -Vérité, voilà un brave et digne garçon, dit le Pharaon en étendant vers -moi son sceptre terminé par une fleur de lotus. - -«Que veux-tu pour ta récompense?» - -Fort de cette audace que donnent les rêves, où rien ne paraît -impossible, je lui demandai la main d’Hermonthis: la main pour le pied -me paraissait une récompense antithétique d’assez bon goût. - -Le Pharaon ouvrit tout grands ses yeux de verre, surpris de ma -plaisanterie et de ma demande. - -«De quel pays es-tu et quel est ton âge? - -—Je suis Français, et j’ai vingt-sept ans, vénérable Pharaon. - -—Vingt-sept ans! et il veut épouser la princesse Hermonthis, qui a -trente siècles! s’écrièrent à la fois tous les trônes et tous les -cercles des nations.» - -Hermonthis seule ne parut pas trouver ma requête inconvenante. - -«Si tu avais seulement deux mille ans, reprit le vieux roi, je -t’accorderais bien volontiers la princesse; mais la disproportion est -trop forte, et puis il faut à nos filles des maris qui durent, vous ne -savez plus vous conserver: les derniers qu’on a apportés il y a quinze -siècles à peine, ne sont plus qu’une pincée de cendre; regarde, ma -chair est dure comme du basalte, mes os sont des barres d’acier. - -«J’assisterai au dernier jour du monde avec le corps et la figure que -j’avais de mon vivant; ma fille Hermonthis durera plus qu’une statue de -bronze. - -«Alors le vent aura dispersé le dernier grain de ta poussière, et Isis -elle-même, qui sut retrouver les morceaux d’Osiris, serait embarrassée -de recomposer ton être. - -«Regarde comme je suis vigoureux encore et comme mes bras tiennent -bien,» dit-il en me secouant la main à l’anglaise, de manière à me -couper les doigts avec mes bagues. - -Il me serra si fort que je m’éveillai, et j’aperçus mon ami Alfred qui -me tirait par le bras et me secouait pour me faire lever. - -«Ah çà! enragé dormeur, faudra-t-il te faire porter au milieu de la rue -et te tirer un feu d’artifice aux oreilles? - -«Il est plus de midi, tu ne te rappelles donc pas que tu m’avais promis -de venir me prendre pour aller voir les tableaux espagnols de M. Aguado? - -—Mon Dieu! je n’y pensais plus, répondis-je en m’habillant; nous -allons y aller: j’ai la permission ici sur mon bureau.» - -Je m’avançai effectivement pour la prendre; mais jugez de mon -étonnement lorsqu’à la place du pied de momie que j’avais acheté la -veille, je vis la petite figurine de pâte verte mise à sa place par la -princesse Hermonthis! - - - - -LA PIPE D’OPIUM - - -L’autre jour, je trouvai mon ami Alphonse Karr assis sur son divan, -avec une bougie allumée, quoiqu’il fît grand jour, et tenant à la main -un tuyau de bois de cerisier muni d’un champignon de porcelaine sur -lequel il faisait dégoutter une espèce de pâte brune assez semblable -à de la cire à cacheter; cette pâte flambait et grésillait dans la -cheminée du champignon, et il aspirait par une petite embouchure -d’ambre jaune la fumée qui se répandait ensuite dans la chambre avec -une vague odeur de parfum oriental. - -Je pris, sans rien dire, l’appareil des mains de mon ami, et je -m’ajustai à l’un des bouts; après quelques gorgées, j’éprouvai un -espèce d’étourdissement qui n’était pas sans charmes et ressemblait -assez aux sensations de la première ivresse. - -Étant de feuilleton ce jour-là, et n’ayant pas le loisir d’être gris, -j’accrochai la pipe à un clou et nous descendîmes dans le jardin, dire -bonjour aux dahlias et jouer un peu avec Schutz, heureux animal qui n’a -d’autre fonction que d’être noir sur un tapis de vert gazon. - -Je rentrai chez moi, je dînai, et j’allai au théâtre subir je ne sais -quelle pièce, puis je revins me coucher, car il faut bien en arriver -là, et faire, par cette mort de quelques heures, l’apprentissage de la -mort définitive. - -L’opium que j’avais fumé, loin de produire l’effet somnolent que j’en -attendais, me jetait en des agitations nerveuses comme du café violent, -et je tournais dans mon lit en façon de carpe sur le gril ou de -poulet à la broche, avec un perpétuel roulis de couvertures, au grand -mécontentement de mon chat roulé en boule sur le coin de mon édredon. - -Enfin, le sommeil longtemps imploré ensabla mes prunelles de sa -poussière d’or, mes yeux devinrent chauds et lourds, je m’endormis. - -Après une ou deux heures complétement immobiles et noires, j’eus un -rêve. - -—Le voici: - -Je me retrouvai chez mon ami Alphonse Karr,—comme le matin, dans la -réalité; il était assis sur son divan de lampas jaune, avec sa pipe et -sa bougie allumée; seulement le soleil ne faisait pas voltiger sur les -murs, comme des papillons aux mille couleurs, les reflets bleus, verts -et rouges des vitraux. - -Je pris la pipe de ses mains, ainsi que je l’avais fait quelques -heures auparavant, et je me mis à aspirer lentement la fumée enivrante. - -Une mollesse pleine de béatitude ne tarda pas à s’emparer de moi, et je -sentis le même étourdissement que j’avais éprouvé en fumant la vraie -pipe. - -Jusque-là mon rêve se tenait dans les plus exactes limites du monde -habitable, et répétait, comme un miroir, les actions de ma journée. - -J’étais pelotonné dans un tas de coussins, et je renversais -paresseusement ma tête en arrière pour suivre en l’air les spirales -bleuâtres, qui se fondaient en brume d’ouate, après avoir tourbillonné -quelques minutes. - -Mes yeux se portaient naturellement sur le plafond, qui est d’un noir -d’ébène, avec des arabesques d’or. - -A force de le regarder avec cette attention extatique qui précède les -visions, il me parut bleu, mais d’un bleu dur, comme un des pans du -manteau de la nuit. - -«Vous avez donc fait repeindre votre plafond en bleu, dis-je à Karr, -qui, toujours impassible et silencieux, avait embouché une autre pipe, -et rendait plus de fumée qu’un tuyau de poêle en hiver, ou qu’un bateau -à vapeur dans une saison quelconque. - -—Nullement, mon fils, répondit-il en mettant son nez hors du nuage, -mais vous m’avez furieusement la mine de vous être à vous-même peint -l’estomac en rouge, au moyen d’un bordeaux plus ou moins _Laffitte_. - -—Hélas! que ne dites-vous la vérité; mais je n’ai bu qu’un misérable -verre d’eau sucrée, où toutes les fourmis de la terre étaient venues se -désaltérer, une école de natation d’insectes. - -—Le plafond s’ennuyait apparemment d’être noir, il s’est mis en -bleu; après les femmes, je ne connais rien de plus capricieux que les -plafonds; c’est une fantaisie de plafond, voilà tout, rien n’est plus -ordinaire.» - -Cela dit, Karr rentra son nez dans le nuage de fumée, avec la mine -satisfaite de quelqu’un qui a donné une explication limpide et -lumineuse. - -Cependant je n’étais qu’à moitié convaincu, et j’avais de la peine -à croire les plafonds aussi fantastiques que cela, et je continuais -à regarder celui que j’avais au-dessus de ma tête, non sans quelque -sentiment d’inquiétude. - -Il bleuissait, il bleuissait comme la mer à l’horizon, et les étoiles -commençaient à y ouvrir leurs paupières aux cils d’or; ces cils, -d’une extrême ténuité, s’allongeaient jusque dans la chambre qu’ils -remplissaient de gerbes prismatiques. - -Quelques lignes noires rayaient cette surface d’azur, et je reconnus -bientôt que c’étaient les poutres des étages supérieurs de la maison -devenue transparente. - -Malgré la facilité que l’on a en rêve d’admettre comme naturelles -les choses les plus bizarres, tout ceci commençait à me paraître un -peu louche et suspect, et je pensai que si mon camarade Esquiros -_le Magicien_ était là, il me donnerait des explications plus -satisfaisantes que celle de mon ami Alphonse Karr. - -Comme si cette pensée eût eu la puissance d’évocation, Esquiros se -présenta soudain devant nous, à peu près comme le barbet de Faust qui -sort de derrière le poêle. - -Il avait le visage fort animé et l’air triomphant, et il disait, en se -frottant les mains: - -«Je vois aux antipodes, et j’ai trouvé la Mandragore qui parle.» - -Cette apparition me surprit, et je dis à Karr: - -«O Karr! concevez-vous qu’Esquiros, qui n’était pas là tout à l’heure, -soit entré sans qu’on ait ouvert la porte? - -—Rien n’est plus simple, répondit Karr. L’on entre par les portes -fermées, c’est l’usage; il n’y a que les gens mal élevés qui passent -par les portes ouvertes. Vous savez bien qu’on dit comme injure: Grand -enfonceur de portes ouvertes.» - -Je ne trouvai aucune objection à faire contre un raisonnement si sensé, -et je restai convaincu qu’en effet la présence d’Esquiros n’avait rien -que de fort explicable et de très-légal en soi-même. - -Cependant il me regardait d’un air étrange, et ses yeux -s’agrandissaient d’une façon démesurée; ils étaient ardents et ronds -comme des boucliers chauffés dans une fournaise, et son corps se -dissipait et se noyait dans l’ombre, de sorte que je ne voyais plus de -lui que ses deux prunelles flamboyantes et rayonnantes. - -Des réseaux de feu et des torrents d’effluves magnétiques papillotaient -et tourbillonnaient autour de moi, s’enlaçant toujours plus -inextricablement et se resserrant toujours; des fils étincelants -aboutissaient à chacun de mes pores, et s’implantaient dans ma peau -à peu près comme les cheveux dans la tête. J’étais dans un état de -somnambulisme complet. - -Je vis alors des petits flocons blancs qui traversaient l’espace bleu -du plafond comme des touffes de laine emportées par le vent, ou comme -un collier de colombe qui s’égrène dans l’air. - -Je cherchais vainement à deviner ce que c’était, quand une voix basse -et brève me chuchota à l’oreille, avec un accent étrange:—_Ce sont des -esprits!!!_ Les écailles de mes yeux tombèrent; les vapeurs blanches -prirent des formes plus précises, et j’aperçus distinctement une longue -file de figures voilées qui suivaient la corniche, de droite à gauche, -avec un mouvement d’ascension très-prononcé, comme si un souffle -impérieux les soulevait et leur servait d’aile. - -A l’angle de la chambre, sur la moulure du plafond, se tenait assise -une forme de jeune fille enveloppée dans une large draperie de -mousseline. - -Ses pieds, entièrement nus, pendaient nonchalamment croisés l’un -sur l’autre; ils étaient, du reste, charmants, d’une petitesse et -d’une transparence qui me firent penser à ces beaux pieds de jaspe -qui sortent si blancs et si purs de la jupe de marbre noir de l’Isis -antique du Musée. - -Les autres fantômes lui frappaient sur l’épaule en passant, et lui -disaient: - -«Nous allons dans les étoiles, viens donc avec nous.» - -L’ombre au pied d’albâtre leur répondait: - -«Non! je ne veux pas aller dans les étoiles; je voudrais vivre six mois -encore.» - -Toute la file passa, et l’ombre resta seule, balançant ses jolis petits -pieds, et frappant le mur de son talon nuancé d’une teinte rose, pâle -et tendre comme le cœur d’une clochette sauvage; quoique sa figure -fût voilée, je la sentais jeune, adorable et charmante, et mon âme -s’élançait de son côté, les bras tendus, les ailes ouvertes. - -L’ombre comprit mon trouble par intention ou sympathie, et dit d’une -voix douce et cristalline comme un harmonica: - -«Si tu as le courage d’aller embrasser sur la bouche celle qui fut moi, -et dont le corps est couché dans la ville noire, je vivrai six mois -encore, et ma seconde vie sera pour toi. - -Je me levai, et me fis cette question: - -A savoir, si je n’étais pas le jouet de quelque illusion, et si tout ce -qui se passait n’était pas un rêve. - -C’était une dernière lueur de la lampe de la raison éteinte par le -sommeil. - -Je demandai à mes deux amis ce qu’ils pensaient de tout cela. - -L’imperturbable Karr prétendit que l’aventure était commune; qu’il en -avait eu plusieurs du même genre, et que j’étais d’une grande naïveté -de m’étonner de si peu. - -Esquiros expliqua tout au moyen du magnétisme. - -«Allons, c’est bien, je vais y aller; mais je suis en pantoufles..... - -—Cela ne fait rien, dit Esquiros, je _pressens_ une voiture à la -porte.» - -Je sortis, et je vis, en effet, un cabriolet à deux chevaux qui -semblait attendre. Je montai dedans. - -Il n’y avait pas de cocher.—Les chevaux se conduisaient eux-mêmes; ils -étaient tout noirs, et galoppaient si furieusement, que leurs croupes -s’abaissaient et se levaient comme des vagues, et que des pluies -d’étincelles petillaient derrière eux. - -Ils prirent d’abord la rue de La-Tour-d’Auvergne, puis la rue -Bellefonds, puis la rue Lafayette, et, à partir de là, d’autres rues -dont je ne sais pas les noms. - -A mesure que la voiture allait, les objets prenaient autour de moi des -formes étranges: c’étaient des maisons rechignées, accroupies au bord -du chemin comme de vieilles filandières, des clôtures en planches, des -réverbères qui avaient l’air de gibets à s’y méprendre; bientôt les -maisons disparurent tout à fait, et la voiture roulait dans la rase -campagne. - -Nous filions à travers une plaine morne et sombre;—le ciel était -très-bas, couleur de plomb, et une interminable procession de petits -arbres fluets courait, en sens inverses de la voiture, des deux côtés -du chemin; l’on eût dit une armée de manches à balai en déroute. - -Rien n’était sinistre comme cette immensité grisâtre que la grêle -silhouette des arbres rayait de hachures noires:—pas une étoile -ne brillait, aucune paillette de lumière n’écaillait la profondeur -blafarde de cette demi-obscurité. - -Enfin, nous arrivâmes à une ville, à moi inconnue, dont les maisons -d’une architecture singulière, vaguement entrevue dans les ténèbres, -me parurent d’une petitesse à ne pouvoir être habitées;—la voiture, -quoique beaucoup plus large que les rues qu’elle traversait, -n’éprouvait aucun retard; les maisons se rangeaient à droite et à -gauche comme des passants effrayés, et laissaient le chemin libre. - -Après plusieurs détours, je sentis la voiture fondre sous moi, et les -chevaux s’évanouirent en vapeurs; j’étais arrivé. - -Une lumière rougeâtre filtrait à travers les interstices d’une porte -de bronze qui n’était pas fermée; je la poussai, et je me trouvai dans -une salle basse dallée de marbre blanc et noir et voûtée en pierre; une -lampe antique, posée sur un socle de brèche violette éclairait d’une -lueur blafarde une figure couchée, que je pris d’abord pour une statue -comme celles qui dorment les mains jointes, un lévrier aux pieds, dans -les cathédrales gothiques; mais je reconnus bientôt que c’était une -femme réelle. - -Elle était d’une pâleur exsangue, et que je ne saurais mieux comparer -qu’au ton de la cire vierge jaunie, ses mains mates et blanches comme -des hosties, se croisaient sur son cœur; ses yeux étaient fermés, et -leurs cils s’allongeaient jusqu’au milieu des joues; tout en elle était -mort: la bouche seule, fraîche comme une grenade en fleur, étincelait -d’une vie riche et pourprée, et souriant à demi comme dans un rêve -heureux. - -Je me penchai vers elle, je posai ma bouche sur la sienne, et je lui -donnai le baiser qui devait la faire revivre. - -Ses lèvres humides et tièdes, comme si le souffle venait à peine de les -abandonner, palpitèrent sous les miennes, et me rendirent mon baiser -avec une ardeur et une vivacité incroyables. - -Il y a ici une lacune dans mon rêve, et je ne sais comment je revins -de la ville noire; probablement à cheval sur un nuage ou sur une -chauve-souris gigantesque.—Mais je me souviens parfaitement que je me -trouvai avec Karr dans une maison qui n’est ni la sienne ni la mienne, -ni aucune de celles que je connais. - -Cependant tous les détails intérieurs, tout l’aménagement m’étaient -extrêmement familiers; je vois nettement la cheminée dans le goût de -Louis XVI, le paravent à ramages, la lampe à garde-vue vert et les -étagères pleines de livres aux angles de la cheminée. - -J’occupais une profonde bergère à oreillettes, et Karr, les deux talons -appuyés sur le chambranle, assis sur les épaules et presque sur la -tête, écoutait d’un air piteux et résigné le récit de mon expédition -que je regardais moi-même un rêve. - -Tout à coup un violent coup de sonnette se fit entendre, et l’on vint -m’annoncer qu’une _dame_ désirait _me_ parler. - -«Faites entrer la _dame_, répondis-je, un peu ému et pressentant ce qui -allait arriver.» - -Une femme vêtue de blanc, et les épaules couvertes d’un mantelet noir, -entra d’un pas léger, et vint se placer dans la pénombre lumineuse -projetée par la lampe. - -Par un phénomène très-singulier, je vis passer sur sa figure trois -physionomies différentes: elle ressembla un instant à Malibran, puis à -M..., puis à celle qui disait aussi qu’elle ne voulait pas mourir, et -dont le dernier mot fut: «Donnez-moi un bouquet de violettes.» - -Mais ces ressemblances se dissipèrent bientôt comme une ombre sur un -miroir, les traits du visage prirent de la fixité et se condensèrent, -et je _reconnus_ la morte que j’avais embrassée dans la ville noire. - -Sa mise était extrêmement simple, et elle n’avait d’autre ornement -qu’un cercle d’or dans ses cheveux, d’un brun foncé, et tombant en -grappes d’ébène le long de ses joues unies et veloutées. - -Deux petites taches roses empourpraient le haut de ses pommettes, et -ses yeux brillaient comme des globes d’argent brunis; elle avait, du -reste, une beauté de camée antique, et la blonde transparence de ses -chairs ajoutait encore à la ressemblance. - -Elle se tenait debout devant moi, et me pria, demande assez bizarre, de -lui dire son nom. - -Je lui répondis sans hésiter qu’elle se nommait _Carlotta_, ce qui -était vrai; ensuite elle me raconta qu’elle avait été chanteuse, -et qu’elle était morte si jeune, qu’elle ignorait les plaisirs de -l’existence, et qu’avant d’aller s’enfoncer pour toujours dans -l’immobile éternité, elle voulait jouir de la beauté du monde, -s’enivrer de toutes les voluptés et se plonger dans l’océan des joies -terrestres; qu’elle se sentait une soif inextinguible de vie et d’amour. - -Et, en disant tout cela avec une éloquence d’expression et une poésie -qu’il n’est pas en mon pouvoir de rendre, elle nouait ses bras en -écharpe autour de mon cou, et entrelaçait ses mains fluettes dans les -boucles de mes cheveux. - -Elle parlait en vers d’une beauté merveilleuse, où n’atteindraient pas -les plus grands poëtes éveillés, et quand le vers ne suffisait plus -pour rendre sa pensée, elle lui ajoutait les ailes de la musique, et -c’était des roulades, des colliers de notes plus pures que des perles -parfaites, des tenues de voix, des sons filés bien au-dessus des -limites humaines, tout ce que l’âme et l’esprit peuvent rêver de plus -tendre, de plus adorablement coquet, de plus amoureux, de plus ardent, -de plus ineffable. - -«Vivre six mois, six mois encore, était le refrain de toutes ses -cantilènes.» - -Je voyais très-clairement ce qu’elle allait dire, avant que la pensée -arrivât de sa tête ou de son cœur jusque sur ses lèvres, et j’achevais -moi-même le vers ou le chant commencés; j’avais pour elle la même -transparence, et elle lisait en moi couramment. - -Je ne sais pas où se seraient arrêtées ces extases que ne modérait -plus la présence de Karr, lorsque je sentis quelque chose de velu et -de rude qui me passait sur la figure; j’ouvris les yeux, et je vis mon -chat qui frottait sa moustache à la mienne en manière de congratulation -matinale, car l’aube tamisait à travers les rideaux une lumière -vacillante. - -C’est ainsi que finit mon rêve d’opium, qui ne me laissa d’autre -trace qu’une vague mélancolie, suite ordinaire de ces sortes -d’hallucinations. - - - - -LE CLUB DES HACHICHINS - - -I - -L’HÔTEL PIMODAN. - -Un soir de décembre, obéissant à une convocation mystérieuse, rédigée -en termes énigmatiques compris des affiliés, inintelligibles pour -d’autres, j’arrivai dans un quartier lointain, espèce d’oasis de -solitude au milieu de Paris, que le fleuve, en l’entourant de ses deux -bras, semble défendre contre les empiétements de la civilisation, car -c’était dans une vieille maison de l’île Saint-Louis, l’hôtel Pimodan, -bâti par Lauzun, que le club bizarre dont je faisais partie depuis peu -tenait ses séances mensuelles, où j’allais assister pour la première -fois. - -Quoiqu’il fût à peine six heures, la nuit était noire. - -Un brouillard, rendu plus épais encore par le voisinage de la Seine, -estompait tous les objets de sa ouate déchirée et trouée, de loin -en loin, par les auréoles rougeâtres des lanternes et les filets de -lumière échappés des fenêtres éclairées. - -Le pavé, inondé de pluie, miroitait sous les réverbères comme une eau -qui réflète une illumination; une bise âcre, chargée de particules -glacées, vous fouettait la figure, et ses sifflements gutturaux -faisaient le dessus d’une symphonie dont les flots gonflés se brisant -aux arches des ponts formaient la basse: il ne manquait à cette soirée -aucune des rudes poésies de l’hiver. - -Il était difficile, le long de ce quai désert, dans cette masse de -bâtiments sombres, de distinguer la maison que je cherchais; cependant -mon cocher, en se dressant sur son siége parvint à lire sur une plaque -de marbre le nom à moitié dédoré de l’ancien hôtel, lieu de réunion des -adeptes. - -Je soulevai le marteau sculpté, l’usage des sonnettes à bouton de -cuivre n’ayant pas encore pénétré dans ces pays reculés, et j’entendis -plusieurs fois le cordon grincer sans succès; enfin, cédant à une -traction plus vigoureuse, le vieux pène rouillé s’ouvrit, et la porte -aux ais massifs put tourner sur ses gonds. - -Derrière une vitre d’une transparence jaunâtre apparut, à mon entrée, -la tête d’une vieille portière ébauchée par le tremblotement d’une -chandelle, un tableau de Skalken tout fait.—La tête me fit une grimace -singulière, et un doigt maigre, s’allongeant hors de la loge, m’indiqua -le chemin. - -Autant que je pouvais le distinguer, à la pâle lueur qui tombe -toujours, même du ciel le plus obscur, la cour que je traversais était -entourée de bâtiments d’architecture ancienne à pignons aigus; je me -sentais les pieds mouillés comme si j’eusse marché dans une prairie, -car l’interstice des pavés était rempli d’herbe. - -Les hautes fenêtres à carreaux étroits de l’escalier, flamboyant sur -la façade sombre, me servaient de guide et ne me permettaient pas de -m’égarer. - -Le perron franchi, je me trouvai au bas d’un de ces immenses escaliers -comme on les construisait du temps de Louis XIV, et dans lesquels une -maison moderne danserait à l’aise.—Une chimère égyptienne dans le -goût de Lebrun, chevauchée par un Amour, allongeait ses pattes sur un -piédestal et tenait une bougie dans ses griffes recourbées en bobèche. - -La pente des degrés était douce; les repos et les paliers bien -distribués attestaient le génie du vieil architecte et la vie grandiose -des siècles écoulés;—en montant cette rampe admirable, vêtu de mon -mince frac noir, je sentais que je faisais tache dans l’ensemble et que -j’usurpais un droit qui n’était pas le mien; l’escalier de service eût -été assez bon pour moi. - -Des tableaux, la plupart sans cadres, copies des chefs-d’œuvre de -l’école italienne et de l’école espagnole, tapissaient les murs, et -tout en haut, dans l’ombre, se dessinait vaguement un grand plafond -mythologique peint à fresque. - -J’arrivai à l’étage désigné. - -Un tambour de velours d’Utrecht, écrasé et miroité, dont les galons -jaunis et les clous bossués racontaient les longs services, me fit -reconnaître la porte. - -Je sonnai; l’on m’ouvrit avec les précautions d’usage, et je me trouvai -dans une grande salle éclairée à son extrémité par quelques lampes. En -entrant là, on faisait un pas de deux siècles en arrière. Le temps, qui -passe si vite, semblait n’avoir pas coulé sur cette maison, et, comme -une pendule qu’on a oublié de remonter, son aiguille marquait toujours -la même date. - -Les murs, boisés de menuiseries peintes en blanc, étaient couverts à -moitié de toiles rembrunies ayant le cachet de l’époque; sur le poêle -gigantesque se dressait une statue qu’on eût pu croire dérobée aux -charmilles de Versailles. Au plafond, arrondi en coupole, se tordait -une allégorie strapassée, dans le goût de Lemoine, et qui était -peut-être de lui. - -Je m’avançai vers la partie lumineuse de la salle où s’agitaient -autour d’une table plusieurs formes humaines, et dès que la clarté, en -m’atteignant, m’eut fait reconnaître, un vigoureux hurra ébranla les -profondeurs sonores du vieil édifice. - -«C’est lui! c’est lui! crièrent en même temps plusieurs voix; qu’on lui -donne sa part!» - -Le docteur était debout près d’un buffet sur lequel se trouvait un -plateau chargé de petites soucoupes de porcelaine du Japon. Un morceau -de pâte ou confiture verdâtre, gros à peu près comme le pouce, était -tiré par lui au moyen d’une spatule d’un vase de cristal, et posé, à -côté d’une cuillère de vermeil, sur chaque soucoupe. - -La figure du docteur rayonnait d’enthousiasme; ses yeux étincelaient, -ses pommettes se pourpraient de rougeurs, les veines de ses tempes se -dessinaient en saillie, ses narines dilatées aspiraient l’air avec -force. - -«Ceci vous sera défalqué sur votre portion de paradis,» me dit-il en me -tendant la dose qui me revenait. - -Chacun ayant mangé sa part, l’on servit du café à la manière arabe, -c’est-à-dire avec le marc et sans sucre. - -Puis l’on se mit à table. - -Cette interversion dans les habitudes culinaires a sans doute surpris -le lecteur; en effet, il n’est guère d’usage de prendre le café avant -la soupe, et ce n’est en général qu’au dessert que se mangent les -confitures. La chose assurément mérite explication. - - -II - -PARENTHÈSE - -Il existait jadis en Orient un ordre de sectaires redoutables commandé -par un cheik qui prenait le titre de Vieux de la Montagne, ou prince -des Assassins. - -Ce Vieux de la Montagne était obéi sans réplique; les Assassins ses -sujets marchaient avec un dévouement absolu à l’exécution de ses -ordres, quels qu’ils fussent; aucun danger ne les arrêtait, même la -mort la plus certaine. Sur un signe de leur chef, ils se précipitaient -du haut d’une tour, ils allaient poignarder un souverain dans son -palais, au milieu de ses gardes. - -Par quels artifices le Vieux de la Montagne obtenait-il une abnégation -si complète? - -Au moyen d’une drogue merveilleuse dont il possédait la recette, et qui -a la propriété de procurer des hallucinations éblouissantes. - -Ceux qui en avaient pris trouvaient, au réveil de leur ivresse, la -vie réelle si triste et si décolorée, qu’ils en faisaient avec joie -le sacrifice pour rentrer au paradis de leurs rêves; car tout homme -tué en accomplissant les ordres du cheik allait au ciel de droit, ou, -s’il échappait, était admis de nouveau à jouir des félicités de la -mystérieuse composition. - -Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous faire une distribution -était précisément la même que le Vieux de la Montagne ingérait jadis -à ses fanatiques sans qu’ils s’en aperçussent, en leur faisant croire -qu’il tenait à sa disposition le ciel de Mahomet et les houris de trois -nuances,—c’est-à-dire du _hachich_, d’où vient _hachichin_, mangeur de -_hachich_, racine du mot _assassin_, dont l’acception féroce s’explique -parfaitement par les habitudes sanguinaires des affidés du Vieux de la -Montagne. - -Assurément, les gens qui m’avaient vu partir de chez moi à l’heure où -les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que -j’allasse à l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il en -fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, -de moyen d’excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés -à l’assassinat. Rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n’eût pu me -faire soupçonner de cet excès d’orientalisme; j’avais plutôt l’air d’un -neveu qui va dîner chez sa vieille tante que d’un croyant sur le point -de goûter les joies du ciel de Mohammed en compagnie de douze Arabes on -ne peut plus Français. - -Avant cette révélation, on vous aurait dit qu’il existait à Paris en -1845, à cette époque d’agiotage et de chemins de fer, un ordre des -hachichins dont M. de Hammer n’a pas écrit l’histoire, vous ne l’auriez -pas cru, et cependant rien n’eût été plus vrai,—selon l’habitude des -choses invraisemblables. - - -III - -AGAPE. - -Le repas était servi d’une manière bizarre et dans toute sorte de -vaisselles extravagantes et pittoresques. - -De grands verres de Venise, traversés de spirales laiteuses, des -vidrecomes allemands historiés de blasons, de légendes, des cruches -flamandes en grès émaillé, des flacons à col grêle, encore entourés de -leurs nattes de roseaux, remplaçaient les verres, les bouteilles et les -carafes. - -La porcelaine opaque de Louis Lebœuf et la faïence anglaise à fleurs, -ornement des tables bourgeoises, brillaient par leur absence; aucune -assiette n’était pareille, mais chacune avait son mérite particulier; -la Chine, le Japon, la Saxe, comptaient là des échantillons de leurs -plus belles pâtes et de leurs plus riches couleurs: le tout un peu -écorné, un peu fêlé, mais d’un goût exquis. - -Les plats étaient, pour la plupart, des émaux de Bernard de Palissy, -ou des faïences de Limoges, et quelquefois le couteau du découpeur -rencontrait, sous les mets réels, un reptile, une grenouille ou un -oiseau en relief. L’anguille mangeable mêlait ses replis à ceux de la -couleuvre moulée. - -Un honnête philistin eût éprouvé quelque frayeur à la vue de ces -convives chevelus, barbus, moustachus, ou tondus d’une façon -singulière, brandissant des dagues du seizième siècle, des kriss -malais, des navajas, et courbés sur des nourritures auxquelles les -reflets des lampes vacillantes prêtaient des apparences suspectes. - -Le dîner tirait à sa fin, déjà quelques-uns des plus fervents adeptes -ressentaient les effets de la pâte verte: j’avais, pour ma part, -éprouvé une transposition complète de goût. L’eau que je buvais me -semblait avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande se changeait -dans ma bouche en framboise, et réciproquement. Je n’aurais pas -discerné une côtelette d’une pêche. - -Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux; ils -ouvraient de grandes prunelles de chat-huant; leur nez s’allongeait -en proboscide; leur bouche s’étendait en ouverture de grelot. Leurs -figures se nuançaient de teintes surnaturelles. - -L’un d’eux, face pâle dans une barbe noire, riait aux éclats d’un -spectacle invisible; l’autre faisait d’incroyables efforts pour porter -son verre à ses lèvres, et ses contorsions pour y arriver excitaient -des huées étourdissantes. - -Celui-ci, agité de mouvements nerveux, tournait ses pouces avec une -incroyable agilité; celui-là, renversé sur le dos de sa chaise, les -yeux vagues, les bras morts, se laissait couler en voluptueux dans la -mer sans fond de l’anéantissement. - -Moi, accoudé sur la table, je considérais tout cela à la clarté d’un -reste de raison qui s’en allait et revenait par instants comme une -veilleuse près de s’éteindre. De sourdes chaleurs me parcouraient les -membres, et la folie, comme une vague qui écume sur une roche et se -retire pour s’élancer de nouveau, atteignait et quittait ma cervelle, -qu’elle finit par envahir tout à fait. - -L’hallucination, cet hôte étrange, s’était installée chez moi. - -«Au salon, au salon! cria un des convives; n’entendez-vous pas ces -chœurs célestes? Les musiciens sont au pupitre depuis longtemps.» - -En effet, une harmonie délicieuse nous arrivait par bouffées à travers -le tumulte de la conversation. - - -IV - -UN MONSIEUR QUI N’ÉTAIT PAS INVITÉ. - -Le salon est une énorme pièce aux lambris sculptés et dorés, au plafond -peint, aux frises ornées de satyres poursuivant des nymphes dans les -roseaux, à la vaste cheminée de marbre de couleur, aux amples rideaux -de brocatelle, où respire le luxe des temps écoulés. - -Des meubles de tapisserie, canapés, fauteuils et bergères, d’une -largeur à permettre aux jupes des duchesses et des marquises de -s’étaler à l’aise, reçurent les hachichins dans leurs bras moelleux et -toujours ouverts. - -Une chauffeuse, à l’angle de la cheminée, me faisait des avances, je -m’y établis, et m’abandonnai sans résistance aux effets de la drogue -fantastique. - -Au bout de quelques minutes, mes compagnons, les uns après les -autres, disparurent, ne laissant d’autre vestige que leur ombre sur -la muraille, qui l’eut bientôt absorbée;—ainsi les taches brunes que -l’eau fait sur le sable s’évanouissent en séchant. - -Et depuis ce temps, comme je n’eus plus la conscience de ce qu’ils -faisaient, il faudra vous contenter pour cette fois du récit de mes -simples impressions personnelles. - -La solitude régna dans le salon, étoilé seulement de quelques -clartés douteuses; puis, tout à coup, il me passa un éclair rouge -sous les paupières, une innombrable quantité de bougies s’allumèrent -d’elles-mêmes, et je me sentis baigné par une lumière tiède et -blonde. L’endroit où je me trouvais était bien le même, mais avec la -différence de l’ébauche au tableau; tout était plus grand, plus riche, -plus splendide. La réalité ne servait que de point de départ aux -magnificences de l’hallucination. - -Je ne voyais encore personne, et pourtant je devinais la présence d’une -multitude. - -J’entendais des frôlements d’étoffes, des craquements d’escarpins, des -voix qui chuchotaient, susurraient, blésaient et zezayaient, des éclats -de rire étouffés, des bruits de pieds de fauteuil et de table. On -tracassait les porcelaines, on ouvrait et l’on refermait les portes; il -se passait quelque chose d’inaccoutumé. - -Un personnage énigmatique m’apparut soudainement. - -Par où était-il entré? je l’ignore; pourtant sa vue ne me causa -aucune frayeur: il avait un nez recourbé en bec d’oiseau, des yeux -verts entourés de trois cercles bruns, qu’il essuyait fréquemment -avec un immense mouchoir; une haute cravate blanche empesée, dans le -nœud de laquelle était passée une carte de visite où se lisaient -écrits ces mois:—_Daucus-Carota, du Pot d’or_,—étranglait son col -mince, et faisait déborder la peau de ses joues en plis rougeâtres; -un habit noir à basques carrées, d’où pendaient des grappes de -breloques, emprisonnait son corps bombé en poitrine de chapon. Quant -à ses jambes, je dois avouer qu’elles étaient faites d’une racine de -mandragore, bifurquée, noire, rugueuse, pleine de nœuds et de verrues, -qui paraissait avoir été arrachée de frais, car des parcelles de -terre adhéraient encore aux filaments. Ces jambes frétillaient et se -tortillaient avec une activité extraordinaire, et, quand le petit -torse qu’elles soutenaient fut tout à fait vis-à-vis de moi, l’étrange -personnage éclata en sanglots, et, s’essuyant les yeux à tour de bras, -me dit de la voix la plus dolente: - -«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!» - -Et des larmes grosses comme des pois roulaient sur les ailes de son nez. - -«De rire... de rire...» répétèrent comme un écho des chœurs de voix -discordantes et nasillardes. - - -V - -FANTASIA. - -Je regardai alors au plafond, et j’aperçus une foule de têtes sans -corps comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si -comiques, des physionomies si joviales et si profondément heureuses, -que je ne pouvais m’empêcher de partager leur hilarité.—Leurs yeux -se plissaient, leurs bouches s’élargissaient, et leurs narines se -dilataient; c’étaient des grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces -masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en sens inverse, -ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux. - -Peu à peu le salon s’était rempli de figures extraordinaires, comme on -n’en trouve que dans les eaux fortes de Callot et dans les aquatintes -de Goya: un pêle-mêle d’oripeaux et de haillons caractéristiques, de -formes humaines et bestiales; en toute autre occasion, j’eusse été -peut-être inquiet d’une pareille compagnie, mais il n’y avait rien de -menaçant dans ces monstruosités. C’était la malice, et non la férocité -qui faisait petiller ces prunelles. La bonne humeur seule découvrait -ces crocs désordonnés et ces incisives pointues. - -Comme si j’avais été le roi de la fête, chaque figure venait tour à -tour dans le cercle lumineux dont j’occupais le centre, avec un air -de componction grotesque, me marmotter à l’oreille des plaisanteries -dont je ne puis me rappeler une seule, mais qui, sur le moment, me -paraissaient prodigieusement spirituelles, et m’inspiraient la gaieté -la plus folle. - -A chaque nouvelle apparition, un rire homérique, olympien, immense, -étourdissant, et qui semblait résonner dans l’infini, éclatait autour -de moi avec des mugissements de tonnerre. - -Des voix tour à tour glapissantes ou caverneuses criaient: - -«Non, c’est trop drôle; en voilà assez! Mon Dieu, mon Dieu, que je -m’amuse! De plus fort en plus fort! - -—Finissez! je n’en puis plus... Ho! ho! hu! hu! hi! hi! Quelle bonne -farce! Quel beau calembour! - -—Arrêtez! j’étouffe! j’étrangle! Ne me regardez pas comme cela... ou -faites-moi cercler, je vais éclater...» - -Malgré ces protestations moitié bouffonnes, moitié suppliantes, la -formidable hilarité allait toujours croissant, le vacarme augmentait -d’intensité, les planchers et les murailles de la maison se soulevaient -et palpitaient comme un diaphragme humain, secoués par ce rire -frénétique, irrésistible, implacable. - -Bientôt, au lieu de venir se présenter à moi un à un, les fantômes -grotesques m’assaillirent en masse, secouant leurs longues manches de -pierrot, trébuchant dans les plis de leur souquenille de magicien, -écrasant leur nez de carton dans des chocs ridicules, faisant voler -en nuage la poudre de leur perruque, et chantant faux des chansons -extravagantes sur des rimes impossibles. - -Tous les types inventés par la verve moqueuse des peuples et des -artistes se trouvaient réunis là, mais décuplés, centuplés de -puissance. C’était une cohue étrange: le pulcinella napolitain tapait -familièrement sur la bosse du punch anglais; l’arlequin de Bergame -frottait son museau noir au masque enfariné du paillasse de France, -qui poussait des cris affreux; le docteur bolonais jetait du tabac dans -les yeux du père Cassandre; Tartaglia galopait à cheval sur un clown, -et Gilles donnait du pied au derrière à don Spavento; Karagheuz, armé -de son bâton obscène, se battait en duel avec un bouffon Osque. - -Plus loin se démenaient confusément les fantaisies des songes -drolatiques, créations hybrides, mélange informe de l’homme, de la bête -et de l’ustensile, moines ayant des roues pour pieds et des marmites -pour ventre, guerriers bardés de vaisselle brandissant des sabres de -bois dans des serres d’oiseau, hommes d’État mus par des engrenages -de tourne-broche, rois plongés à mi-corps dans des échauguettes en -poivrière, alchimistes à la tête arrangée en soufflet, aux membres -contournés en alambics, ribaudes faites d’une agrégation de citrouilles -à renflements bizarres, tout ce que peut tracer dans la fièvre chaude -du crayon un cynique à qui l’ivresse pousse le coude. - -Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela sautait, cela -grognait, cela sifflait, comme dit Goethe dans la nuit du Walpurgis. - -Pour me soustraire à l’empressement outré de ces baroques personnages, -je me réfugiai dans un angle obscur, d’où je pus les voir se livrant -à des danses telles que n’en connut jamais la Renaissance au temps -de Chicard, ou l’Opéra sous le règne de Musard, le roi du quadrille -échevelé. Ces danseurs, mille fois supérieurs à Molière, à Rabelais, à -Swift et à Voltaire, écrivaient, avec un entrechat ou un balancé, des -comédies si profondément philosophiques, des satires d’une si haute -portée et d’un sel si piquant, que j’étais obligé de me tenir les côtes -dans mon coin. - -Daucus-Carota exécutait, tout en s’essuyant les yeux, des pirouettes et -des cabrioles inconcevables, surtout pour un homme qui avait des jambes -en racine de mandragore, et répétait d’un ton burlesquement piteux: - -«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!» - -O vous qui avez admiré la sublime stupidité d’Odry, la niaiserie -enrouée d’Alcide Tousez, la bêtise pleine d’aplomb d’Arnal, les -grimaces de macaque de Ravel, et qui croyez savoir ce que c’est qu’un -masque comique, si vous aviez assisté à ce bal de _Gustave_ évoqué par -le hachich, vous conviendriez que les farceurs les plus désopilants de -nos petits théâtres sont bons à sculpter aux angles d’un catafalque ou -d’un tombeau! - -Que de faces bizarrement convulsées! que d’yeux clignotants et -petillants de sarcasmes sous leur membrane d’oiseau! quels rictus de -tirelire! quelles bouches en coups de hache! quels nez facétieusement -dodécaèdres! quels abdomens gros de moqueries pantagruéliques! - -Comme à travers tout ce fourmillement de cauchemar sans angoisse se -dessinaient par éclairs des ressemblances soudaines et d’un effet -irrésistible, des caricatures à rendre jaloux Daumier et Gavarni, des -fantaisies à faire pâmer d’aise les merveilleux artistes chinois, les -Phidias du poussah et du magot! - -Toutes les visions n’étaient pas cependant monstrueuses ou burlesques; -la grâce se montrait aussi dans ce carnaval de formes: près de la -cheminée, une petite tête aux joues de pêche se roulait sur ses cheveux -blonds, montrant dans un interminable accès de gaieté trente-deux -petites dents grosses comme des grains de riz, et poussant un éclat de -rire aigu, vibrant, argentin, prolongé, brodé de trilles et de points -d’orgues, qui me traversait le tympan, et, par un magnétisme nerveux, -me forçait à commettre une foule d’extravagances. - -La frénésie joyeuse était à son plus haut point; on n’entendait plus -que des soupirs convulsifs, des gloussements inarticulés. Le rire avait -perdu son timbre et tournait au grognement, le spasme succédait au -plaisir; le refrain de Daucus-Carota allait devenir vrai. - -Déjà plusieurs hachichins anéantis avaient roulé à terre avec cette -molle lourdeur de l’ivresse qui rend les chutes peu dangereuses; des -exclamations telles que celles-ci: «—Mon Dieu, que je suis heureux! -quelle félicité! je nage dans l’extase! je suis en paradis! je plonge -dans des abîmes de délices!» se croisaient, se confondaient, se -couvraient. - -Des cris rauques jaillissaient des poitrines oppressées; les bras se -tendaient éperdument vers quelque vision fugitive; les talons et les -nuques tambourinaient sur le plancher. Il était temps de jeter une -goutte d’eau froide sur cette vapeur brûlante, ou la chaudière eût -éclaté. - -L’enveloppe humaine, qui a si peu de force pour le plaisir, et qui en a -tant pour la douleur, n’aurait pu supporter une plus haute pression de -bonheur. - -Un des membres du club, qui n’avait pas pris part à la voluptueuse -intoxication afin de surveiller la fantasia et d’empêcher de passer par -les fenêtres ceux d’entre nous qui se seraient cru des ailes, se leva, -ouvrit la caisse du piano et s’assit. Ses deux mains, tombant ensemble, -s’enfoncèrent dans l’ivoire du clavier, et un glorieux accord résonnant -avec force fit taire toutes les rumeurs et changea la direction de -l’ivresse. - - -VI - -KIEF. - -Le thème attaqué était, je crois, l’air d’Agathe dans le _Freischütz_; -cette mélodie céleste eut bientôt dissipé, comme un souffle qui balaye -des nuées difformes, les visions ridicules dont j’étais obsédé. Les -larves grimaçantes se retirèrent en rampant sous les fauteuils, où -elles se cachèrent entre les plis des rideaux en poussant de petits -soupirs étouffés, et de nouveau il me sembla que j’étais seul dans le -salon. - -L’orgue colossal de Fribourg ne produit pas, à coup sûr, une masse de -sonorité plus grande que le piano touché par le _voyant_ (on appelle -ainsi l’adepte sobre). Les notes vibraient avec tant de puissance, -qu’elles m’entraient dans la poitrine comme des flèches lumineuses; -bientôt l’air joué me parut sortir de moi-même; mes doigts s’agitaient -sur un clavier absent; les sons en jaillissaient bleus et rouges, en -étincelles électriques; l’âme de Weber s’était incarnée en moi. - -Le morceau achevé, je continuai par des improvisations intérieures, -dans le goût du maître allemand, qui me causaient des ravissements -ineffables; quel dommage qu’une sténographie magique n’ait pu -recueillir ces mélodies inspirées, entendues de moi seul, et que je -n’hésite pas, c’est bien modeste de ma part, à mettre au-dessus des -chefs-d’œuvre de Rossini, de Meyerbeer, de Félicien David. - -O Pillet! ô Vatel! un des trente opéras que je fis en dix minutes vous -enrichirait en six mois. - -A la gaieté un peu convulsive du commencement avait succédé un -bien-être indéfinissable, un calme sans bornes. - -J’étais dans cette période bienheureuse du hachich que les Orientaux -appellent le _kief_. Je ne sentais plus mon corps; les liens de la -matière et de l’esprit étaient déliés; je me mouvais par ma seule -volonté dans un milieu qui n’offrait pas de résistance. - -C’est ainsi, je l’imagine, que doivent agir les âmes dans le monde -aromal où nous irons après notre mort. - -Une vapeur bleuâtre, un jour élyséen, un reflet de grotte azurine, -formaient dans la chambre une atmosphère où je voyais vaguement -trembler des contours indécis; cette atmosphère, à la fois fraîche et -tiède, humide et parfumée, m’enveloppait, comme l’eau d’un bain, dans -un baiser d’une douceur énervante; si je voulais changer de place, -l’air caressant faisait autour de moi mille remous voluptueux; une -langueur délicieuse s’emparait de mes sens et me renversait sur le -sofa, où je m’affaissais comme un vêtement qu’on abandonne. - -Je compris alors le plaisir qu’éprouvent, suivant leur degré de -perfection, les esprits et les anges en traversant les éthers et les -cieux, et à quoi l’éternité pouvait s’occuper dans les paradis. - -Rien de matériel ne se mêlait à cette extase; aucun désir terrestre -n’en altérait la pureté. D’ailleurs, l’amour lui-même n’aurait pu -l’augmenter, Roméo hachichin eût oublié Juliette. La pauvre enfant, -se penchant dans les jasmins, eût tendu en vain du haut du balcon, à -travers la nuit, ses beaux bras d’albâtre, Roméo serait resté au bas de -l’échelle de soie, et, quoique je sois éperdument amoureux de l’ange de -jeunesse et de beauté créé par Shakspeare, je dois convenir que la plus -belle fille de Vérone, pour un hachichin, ne vaut pas la peine de se -déranger. - -Aussi je regardais d’un œil paisible, bien que charmé, la guirlande -de femmes idéalement belles qui couronnaient la frise de leur divine -nudité; je voyais luire des épaules de satin, étinceler des seins -d’argent, plafonner de petits pieds à plantes roses, onduler des -hanches opulentes, sans éprouver la moindre tentation. Les spectres -charmants qui troublaient saint Antoine n’eussent eu aucun pouvoir sur -moi. - -Par un prodige bizarre, au bout de quelques minutes de contemplation, -je me fondais dans l’objet fixé, et je devenais moi-même cet objet. - -Ainsi je m’étais transformé en nymphe Syrinx, parce que la fresque -représentait en effet la fille du Ladon poursuivie par Pan. - -J’éprouvais toutes les terreurs de la pauvre fugitive, et je cherchais -à me cacher derrière des roseaux fantastiques, pour éviter le monstre à -pieds de bouc. - - -VII - -LE KIEF TOURNE AU CAUCHEMAR. - -Pendant mon extase, Daucus-Carota était rentré. - - -Assis comme un tailleur ou comme un pacha sur ses racines proprement -tortillées, il attachait sur moi des yeux flamboyants; son bec claquait -d’une façon si sardonique, un tel air de triomphe railleur éclatait -dans toute sa petite personne contrefaite, que je frissonnai malgré -moi. - -Devinant ma frayeur, il redoublait de contorsions et de grimaces, et -se rapprochait en sautillant comme un faucheux blessé ou comme un -cul-de-jatte dans sa gamelle. - -Alors je sentis un souffle froid à mon oreille, et une voix dont -l’accent m’était bien connu, quoique je ne pusse définir à qui elle -appartenait, me dit: - -«Ce misérable Daucus-Carota, qui a vendu ses jambes pour boire, t’a -escamoté la tête, et mis à la place, non pas une tête d’âne comme Puck -à Bottom, mais une tête d’éléphant!» - -Singulièrement intrigué, j’allai droit à la glace, et je vis que -l’avertissement n’était pas faux. - -On m’aurait pris pour une idole indoue ou javanaise: mon front s’était -haussé, mon nez, allongé en trompe, se recourbait sur ma poitrine, mes -oreilles balayaient mes épaules, et, pour surcroît de désagrément, -j’étais couleur d’indigo, comme Shiva, le dieu bleu. - -Exaspéré de fureur, je me mis à poursuivre Daucus-Carota, qui sautait -et glapissait, et donnait tous les signes d’une terreur extrême; je -parvins à l’attraper, et je le cognai si violemment sur le bord de la -table, qu’il finit par me rendre ma tête, qu’il avait enveloppée dans -son mouchoir. - -Content de cette victoire, j’allai reprendre ma place sur le canapé; -mais la même petite voix inconnue me dit: - -«Prends garde à toi, tu es entouré d’ennemis; les puissances invisibles -cherchent à t’attirer et à te retenir. Tu es prisonnier ici: essaye de -sortir, et tu verras.» - -Un voile se déchira dans mon esprit, et il devint clair pour moi -que les membres du club n’étaient autres que des cabalistes et des -magiciens qui voulaient m’entraîner à ma perte. - - -VIII - -TREAD-MILL. - -Je me levai avec beaucoup de peine et me dirigeai vers la porte du -salon, que je n’atteignis qu’au bout d’un temps considérable, une -puissance inconnue me forçant de reculer d’un pas sur trois. A mon -calcul, je mis dix ans à faire ce trajet. - -Daucus-Carota me suivait en ricanant et marmottait d’un air de fausse -commisération: - -«S’il marche de ce train-là, quand il arrivera, il sera vieux.» - -J’étais cependant parvenu à gagner la pièce voisine dont les -dimensions me parurent changées et méconnaissables. Elle s’allongeait, -s’allongeait... indéfiniment. La lumière, qui scintillait à son -extrémité, semblait aussi éloignée qu’une étoile fixe. - -Le découragement me prit, et j’allais m’arrêter, lorsque la petite voix -me dit, en m’effleurant presque de ses lèvres: - -«Courage! elle t’attend à onze heures.» - -Faisant un appel désespéré aux forces de mon âme, je réussis, par une -énorme projection de volonté, à soulever mes pieds qui s’agrafaient au -sol et qu’il me fallait déraciner comme des troncs d’arbres. Le monstre -aux jambes de mandragore m’escortait en parodiant mes efforts et en -chantant sur un ton de traînante psalmodie: - -«Le marbre gagne! le marbre gagne!» - -En effet, je sentais mes extrémités se pétrifier, et le marbre -m’envelopper jusqu’aux hanches comme la Daphné des Tuileries; j’étais -statue jusqu’à mi-corps, ainsi que ces princes enchantés des _Mille -et une Nuits_. Mes talons durcis résonnaient formidablement sur le -plancher: j’aurais pu jouer le Commandeur dans _Don Juan_. - -Cependant j’étais arrivé sur le palier de l’escalier que j’essayai de -descendre; il était à demi éclairé et prenait à travers mon rêve des -proportions cyclopéennes et gigantesques. Ses deux bouts noyés d’ombre -me semblaient plonger dans le ciel et dans l’enfer, deux gouffres; en -levant la tête, j’apercevais indistinctement, dans une perspective -prodigieuse, des superpositions de paliers innombrables, des rampes -à gravir comme pour arriver au sommet de la tour de Lylacq; en la -baissant, je pressentais des abîmes de degrés, des tourbillons de -spirales, des éblouissements de circonvolutions. - -«Cet escalier doit percer la terre de part en part, me dis-je en -continuant ma marche machinale. Je parviendrai au bas le lendemain du -jugement dernier.» - -Les figures des tableaux me regardaient d’un air de pitié, -quelques-unes s’agitaient avec des contorsions pénibles, comme des -muets qui voudraient donner un avis important dans une occasion -suprême. On eût dit qu’elles voulaient m’avertir d’un piége à éviter, -mais une force inerte et morne m’entraînait; les marches étaient molles -et s’enfonçaient sous moi, ainsi que les échelles mystérieuses dans -les épreuves de franc-maçonnerie. Les pierres gluantes et flasques -s’affaissaient comme des ventres de crapauds; de nouveaux paliers, de -nouveaux degrés, se présentaient sans cesse à mes pas résignés, ceux -que j’avais franchis se replaçaient d’eux-mêmes devant moi. - -Ce manége dura mille ans, à mon compte. - -Enfin j’arrivai au vestibule, où m’attendait une autre persécution non -moins terrible. - -La chimère tenant une bougie dans ses pattes, que j’avais remarquée en -entrant, me barrait le passage avec des intentions évidemment hostiles; -ses yeux verdâtres petillaient d’ironie, sa bouche sournoise riait -méchamment; elle s’avançait vers moi presque à plat ventre, traînant -dans la poussière son caparaçon de bronze, mais ce n’était pas par -soumission; des frémissements féroces agitaient sa croupe de lionne, -et Daucus-Carota l’excitait comme on fait d’un chien qu’on veut faire -battre: - -«Mords-le! mords-le! de la viande de marbre pour une bouche d’airain, -c’est un fier régal.» - -Sans me laisser effrayer par cette horrible bête, je passai outre. -Une bouffée d’air froid vint me frapper la figure, et le ciel nocturne -nettoyé de nuages m’apparut tout à coup. Un semis d’étoiles poudrait -d’or les veines de ce grand bloc de lapis-lazuli. - -J’étais dans la cour. - -Pour vous rendre l’effet que me produisit cette sombre architecture, -il me faudrait la pointe dont Piranèse rayait le vernis noir de -ses cuivres merveilleux: la cour avait pris les proportions du -Champ-de-Mars, et s’était en quelques heures bordée d’édifices géants -qui découpaient sur l’horizon une dentelure d’aiguilles, de coupoles, -de tours, de pignons, de pyramides, dignes de Rome et de Babylone. - -Ma surprise était extrême, je n’avais jamais soupçonné l’île -Saint-Louis de contenir tant de magnificences monumentales, qui -d’ailleurs eussent couvert vingt fois sa superficie réelle, et je ne -songeais pas sans appréhension au pouvoir des magiciens qui avaient pu, -dans une soirée, élever de semblables constructions. - -«Tu es le jouet de vaines illusions; cette cour est très-petite, -murmura la voix; elle a vingt-sept pas de long sur vingt-cinq de large. - -—Oui, oui, grommela l’avorton bifurqué, des pas de bottes de sept -lieues. Jamais tu n’arriveras à onze heures; voilà quinze cents ans -que tu es parti. Une moitié de tes cheveux est déjà grise... Retourne -là-haut, c’est le plus sage.» - -Comme je n’obéissais pas, l’odieux monstre m’entortilla dans les -réseaux de ses jambes, et, s’aidant de ses mains comme de crampons, me -remorqua malgré ma résistance, me fit remonter l’escalier où j’avais -éprouvé tant d’angoisses, et me réinstalla, à mon grand désespoir, dans -le salon d’où je m’étais si péniblement échappé. - -Alors le vertige s’empara complétement de moi; je devins fou, délirant. - -Daucus-Carota faisait des cabrioles jusqu’au plafond en me disant: - -«Imbécile, je t’ai rendu ta tête, mais, auparavant, j’avais enlevé la -cervelle avec une cuiller.» - -J’éprouvai une affreuse tristesse, car, en portant la main à mon crâne, -je le trouvai ouvert, et je perdis connaissance. - - -IX - -NE CROYEZ PAS AUX CHRONOMÈTRES. - -En revenant à moi, je vis la chambre pleine de gens vêtus de noir, qui -s’abordaient d’un air triste et se serraient la main avec un cordialité -mélancolique, comme des personnes affligées d’une douleur commune. - -Ils disaient: - -«Le Temps est mort; désormais il n’y aura plus ni années, ni mois, ni -heures; le Temps est mort, et nous allons à son convoi. - -—Il est vrai qu’il était bien vieux, mais je ne m’attendais pas à -cet événement; il se portait à merveille pour son âge, ajouta une des -personnes en deuil que je reconnus pour un peintre de mes amis. - -—L’éternité était usée, il faut bien faire une fin, reprit un autre. - -—Grand Dieu! m’écriai-je frappé d’une idée subite, s’il n’y a plus de -temps, quand pourra-t-il être onze heures?... - -—Jamais... cria d’une voix tonnante Daucus-Carota, en me jetant son -nez à la figure, et en se montrant à moi sous son véritable aspect... -Jamais... il sera toujours neuf heures un quart... L’aiguille restera -sur la minute où le temps a cessé d’être, et tu auras pour supplice -de venir regarder l’aiguille immobile, et de retourner t’asseoir pour -recommencer encore, et cela jusqu’à ce que tu marches sur l’os de tes -talons.» - -Une force supérieure m’entraînait, et j’exécutai quatre ou cinq cents -fois le voyage, interrogeant le cadran avec une inquiétude horrible. - -Daucus-Carota s’était assis à califourchon sur la pendule et me faisait -d’épouvantables grimaces. - -L’aiguille ne bougeait pas. - -«Misérable! tu as arrêté le balancier, m’écriai-je ivre de rage. - -—Non pas, il va et vient comme à l’ordinaire...; mais les soleils -tomberont en poussière avant que cette flèche d’acier ait avancé d’un -millionième de millimètre. - -—Allons, je vois qu’il faut conjurer les mauvais esprits, la chose -tourne au spleen, dit le _voyant_, faisons un peu de musique. La harpe -de David sera remplacée cette fois par un piano d’Erard.» - -Et, se plaçant sur le tabouret, il joua des mélodies d’un mouvement vif -et d’un caractère gai... - -Cela paraissait beaucoup contrarier l’homme-mandragore, qui -s’amoindrissait, s’aplatissait, se décolorait et poussait des -gémissements inarticulés; enfin il perdit toute apparence humaine, et -roula sur le parquet sous la forme d’un salsifis à deux pivots. - -Le charme était rompu. - -«Alleluia! le Temps est ressuscité, crièrent des voix enfantines et -joyeuses; va voir la pendule maintenant!» - -L’aiguille marquait onze heures. - -«Monsieur, votre voiture est en bas,» me dit le domestique. - -Le rêve était fini. - -Les hachichins s’en allèrent chacun de leur côté, comme les officiers -après le convoi de Malbrouck. - -Moi, je descendis d’un pas léger cet escalier qui m’avait causé tant -de tortures, et quelques instants après j’étais dans ma chambre en -pleine réalité; les dernières vapeurs soulevées par le hachich avaient -disparu. - -Ma raison était revenue, ou du moins ce que j’appelle ainsi, faute -d’autre terme. - -Ma lucidité aurait été jusqu’à rendre compte d’une pantomime ou d’un -vaudeville, ou à faire des vers rimants de trois lettres. - - - FIN. - - - - - TABLE - - - AVATAR 1 - - JETTATURA 137 - - ARRIA MARCELLA 271 - - LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT 317 - - LE PAVILLON SUR L’EAU 353 - - L’ENFANT AUX SOULIERS DE PAIN 371 - - LE CHEVALIER DOUBLE 383 - - LE PIED DE MOMIE 397 - - LA PIPE D’OPIUM 415 - - LE CLUB DES HACHICHINS 429 - - - PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D’ERFURTH, 1. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Romans et contes, by Théophile Gautier - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROMANS ET CONTES *** - -***** This file should be named 51632-0.txt or 51632-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/6/3/51632/ - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Romans et contes - -Author: Théophile Gautier - -Release Date: April 2, 2016 [EBook #51632] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROMANS ET CONTES *** - - - - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - - - - - - -</pre> - -<div class="limit"> - -<div class="chapter"> -<div class="transnote p4"> -<p class="pc large">NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:</p> -<p class="ptn">—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p> -<p class="ptn">—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.</p> -<p class="ptn">—La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur; -l’image a été placée dans le domaine public.</p> -</div> -<hr class="chap" /> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_i" id="Page_i">[i]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<p class="pc4 large">THÉOPHILE GAUTIER</p> - -<hr class="d1" /> - -<h1 class="p2"><span class="elarge">ROMANS</span><br /> -<span class="reduct">ET CONTES</span></h1> - -<hr class="d1" /> - -<p class="pc4 large">PARIS</p> -<p class="pc1 mid"><span class="smcap">CHARPENTIER ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS</span></p> -<p class="pc">28, QUAI DU LOUVRE</p> -<hr class="d2" /> -<p class="pc lmid">1872</p> - -<p class="pc2 reduct">Tous droits réservés</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_ii" id="Page_ii">[ii]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_iii" id="Page_iii">[iii]</a></span></p> - -<p class="pc4 elarge">ROMANS ET CONTES</p> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_iv" id="Page_iv">[iv]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<p class="pc4 mid">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p> -<p class="pc1">DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br /> -à 3 fr. 50 chaque volume</p> - -<table id="tad" summary="adv"> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">PREMIÈRES POÉSIES</span> (Albertus.—La Comédie de la mort, etc.)</td> - <td class="tdr2">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">MADEMOISELLE DE MAUPIN</span> </td> - <td class="tdr2">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">LE ROMAN DE LA MOMIE.</span> Nouvelle édition</td> - <td class="tdr2">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">LE CAPITAINE FRACASSE</span> </td> - <td class="tdr2">2 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">SPIRITE</span>, nouvelle fantastique</td> - <td class="tdr2">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">VOYAGE EN ESPAGNE</span> (Tras los montes)</td> - <td class="tdr2">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">VOYAGE EN RUSSIE</span></td> - <td class="tdr2">2 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">NOUVELLES.</span> (La Morte amoureuse.—Fortunio, etc.)</td> - <td class="tdr2">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">TABLEAUX DE SIÉGE.</span> Paris, 1870-1871</td> - <td class="tdr2">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">ÉMAUX ET CAMÉES.</span> Édition définitive, ornée d’une eau-forte par <i>J. Jacquemart</i></td> - <td class="tdr2">1 vol.</td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">THÉATRE.</span>—Mystère, Comédies et Ballets</td> - <td class="tdr2">1 vol.</td> - </tr> - -</table> - -<hr class="d3" /> - -<p class="pc reduct">PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D’ERFURTH, 1.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[1]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<p class="pc4 elarge">ROMANS ET CONTES</p> - -<hr class="d4" /> - -<h2 class="p4">AVATAR</h2> - -<h3>I</h3> - -<p class="p2">Personne ne pouvait rien comprendre à la maladie -qui minait lentement Octave de Saville. Il ne -gardait pas le lit et menait son train de vie ordinaire; -jamais une plainte ne sortait de ses lèvres, et -cependant il dépérissait à vue d’œil. Interrogé par -les médecins que le forçaient à consulter la sollicitude -de ses parents et de ses amis, il n’accusait aucune -souffrance précise, et la science ne découvrait -en lui nul symptôme alarmant: sa poitrine auscultée -rendait un son favorable, et à peine si l’oreille appliquée -sur son cœur y surprenait quelque battement -trop lent ou trop précipité; il ne toussait pas, -n’avait pas la fièvre, mais la vie se retirait de lui et -fuyait par une de ces fentes invisibles dont l’homme -est plein, au dire de Térence.</p> - -<p>Quelquefois une bizarre syncope le faisait pâlir et<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[2]</a></span> -froidir comme un marbre. Pendant une ou deux minutes -on eût pu le croire mort; puis le balancier, -arrêté par un doigt mystérieux, n’étant plus retenu, -reprenait son mouvement, et Octave paraissait se réveiller -d’un songe. On l’avait envoyé aux eaux; mais -les nymphes thermales ne purent rien pour lui. Un -voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat. -Ce beau soleil si vanté lui avait semblé noir -comme celui de la gravure d’Albert Durer; la chauve-souris -qui porte écrit dans son aile ce mot, <i>melancholia</i>, -fouettait cet azur étincelant de ses membranes -poussiéreuses et voletait entre la lumière et -lui; il s’était senti glacé sur le quai de la Mergellina, -où les lazzaroni demi-nus se cuisent et donnent -à leur peau une patine de bronze.</p> - -<p>Il était donc revenu à son petit appartement de la -rue Saint-Lazare et avait repris en apparence ses -habitudes anciennes.</p> - -<p>Cet appartement était aussi confortablement meublé -que peut l’être une garçonnière. Mais comme -un intérieur prend à la longue la physionomie et -peut-être la pensée de celui qui l’habite, le logis -d’Octave s’était peu à peu attristé; le damas des -rideaux avait pâli et ne laissait plus filtrer qu’une -lumière grise. Les grands bouquets de pivoine se -flétrissaient sur le fond moins blanc du tapis; l’or -des bordures encadrant quelques aquarelles et quelques -esquisses de maîtres avait lentement rougi sous -une implacable poussière; le feu découragé s’éteignait -et fumait au milieu des cendres. La vieille pendule<span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[3]</a></span> -de Boule incrustée de cuivre et d’écaille verte -retenait le bruit de son tic-tac, et le timbre des -heures ennuyées parlait bas comme on fait dans une -chambre de malade; les portes retombaient silencieuses, -et les pas des rares visiteurs s’amortissaient -sur la moquette; le rire s’arrêtait de lui-même en -pénétrant dans ces chambres mornes, froides et obscures, -où cependant rien ne manquait du luxe moderne. -Jean, le domestique d’Octave, s’y glissait -comme une ombre, un plumeau sous le bras, un -plateau sur la main, car, impressionné à son insu -de la mélancolie du lieu, il avait fini par perdre sa -loquacité.—Aux murailles pendaient en trophée -des gants de boxe, des masques et des fleurets; mais -il était facile de voir qu’on n’y avait pas touché depuis -longtemps; des livres pris et jetés insouciamment -traînaient sur tous les meubles, comme si Octave -eût voulu, par cette lecture machinale, endormir -une idée fixe. Une lettre commencée, dont le papier -avait jauni, semblait attendre depuis des mois qu’on -l’achevât, et s’étalait comme un muet reproche au -milieu du bureau. Quoique habité, l’appartement paraissait -désert. La vie en était absente, et en y entrant -on recevait à la figure cette bouffée d’air froid -qui sort des tombeaux quand on les ouvre.</p> - -<p>Dans cette lugubre demeure où jamais une femme -n’aventurait le bout de sa bottine, Octave se trouvait -plus à l’aise que partout ailleurs,—ce silence, -cette tristesse et cet abandon lui convenaient; le -joyeux tumulte de la vie l’effarouchait, quoiqu’il fît<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[4]</a></span> -parfois des efforts pour s’y mêler; mais il revenait -plus sombre des mascarades, des parties ou -des soupers où ses amis l’entraînaient; aussi ne luttait-il -plus contre cette douleur mystérieuse, et laissait-il -aller les jours avec l’indifférence d’un homme -qui ne compte pas sur le lendemain. Il ne formait -aucun projet, ne croyant plus à l’avenir, et il avait -tacitement envoyé à Dieu sa démission de la vie, -attendant qu’il l’acceptât. Pourtant, si vous vous -imaginiez une figure amaigrie et creusée, un teint -terreux, des membres exténués, un grand ravage -extérieur, vous vous tromperiez; tout au plus apercevrait-on -quelques meurtrissures de bistre sous les -paupières, quelques nuances orangées autour de -l’orbite, quelque attendrissement aux tempes sillonnées -de veines bleuâtres. Seulement l’étincelle de -l’âme ne brillait pas dans l’œil, dont la volonté, l’espérance -et le désir s’étaient envolés. Ce regard mort -dans ce jeune visage formait un contraste étrange, -et produisait un effet plus pénible que le masque décharné, -aux yeux allumés de fièvre, de la maladie -ordinaire.</p> - -<p>Octave avait été, avant de languir de la sorte, ce -qu’on nomme un joli garçon, et il l’était encore: -d’épais cheveux noirs, aux boucles abondantes, se -massaient, soyeux et lustrés, de chaque côté de ses -tempes; ses yeux longs, veloutés, d’un bleu nocturne, -frangés de cils recourbés, s’allumaient parfois d’une -étincelle humide; dans le repos, et lorsque nulle -passion ne les animait, ils se faisaient remarquer<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[5]</a></span> -par cette quiétude sereine qu’ont les yeux des Orientaux, -lorsqu’à la porte d’un café de Smyrne ou de -Constantinople ils font le kief après avoir fumé leur -narguilhé. Son teint n’avait jamais été coloré, et -ressemblait à ces teints méridionaux d’un blanc olivâtre -qui ne produisent tout leur effet qu’aux lumières; -sa main était fine et délicate, son pied étroit -et cambré. Il se mettait bien, sans précéder la mode -ni la suivre en retardataire, et savait à merveille -faire valoir ses avantages naturels. Quoiqu’il n’eût -aucune prétention de dandy ou de gentleman rider, -s’il se fût présenté au Jockey-Club, il n’eût pas été -refusé.</p> - -<p>Comment se faisait-il que, jeune, beau, riche, -avec tant de raisons d’être heureux, un jeune homme -se consumât si misérablement? Vous allez dire qu’Octave -était blasé, que les romans à la mode du jour -lui avaient gâté la cervelle de leurs idées malsaines, -qu’il ne croyait à rien, que de sa jeunesse et de sa -fortune gaspillées en folles orgies il ne lui restait -que des dettes;—toutes ces suppositions manquent -de vérité.—Ayant fort peu usé des plaisirs, Octave -ne pouvait en être dégoûté; il n’était ni splénétique, -ni romanesque, ni athée, ni libertin, ni dissipateur; -sa vie avait été jusqu’alors mêlée d’études et de distractions -comme celle des autres jeunes gens; il s’asseyait -le matin au cours de la Sorbonne, et le soir il -se plantait sur l’escalier de l’Opéra pour voir s’écouler -la cascade des toilettes. On ne lui connaissait ni -fille de marbre ni duchesse, et il dépensait son revenu<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[6]</a></span> -sans faire mordre ses fantaisies au capital,—son -notaire l’estimait;—c’était donc un personnage -tout uni, incapable de se jeter au glacier de Manfred -ou d’allumer le réchaud d’Escousse. Quant à la cause -de l’état singulier où il se trouvait et qui mettait en -défaut la science de la faculté, nous n’osons l’avouer, -tellement la chose est invraisemblable à Paris, au -dix-neuvième siècle, et nous laissons le soin de la -dire à notre héros lui-même.</p> - -<p>Comme les médecins ordinaires n’entendaient rien -à cette maladie étrange, car on n’a pas encore disséqué -d’âme aux amphithéâtres d’anatomie, on eut -recours en dernier lieu à un docteur singulier, revenu -des Indes après un long séjour, et qui passait -pour opérer des cures merveilleuses.</p> - -<p>Octave, pressentant une perspicacité supérieure et -capable de pénétrer son secret, semblait redouter -la visite du docteur, et ce ne fut que sur les instances -réitérées de sa mère qu’il consentit à recevoir -M. Balthazar Cherbonneau.</p> - -<p>Quand le docteur entra, Octave était à demi couché -sur un divan: un coussin étayait sa tête, un -autre lui soutenait le coude, un troisième lui couvrait -les pieds; une gandoura l’enveloppait de ses -plis souples et moelleux; il lisait ou plutôt il tenait -un livre, car ses yeux arrêtés sur une page ne regardaient -pas. Sa figure était pâle, mais, comme -nous l’avons dit, ne présentait pas d’altération bien -sensible. Une observation superficielle n’aurait pas -cru au danger chez ce jeune malade, dont le guéridon<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[7]</a></span> -supportait une boîte à cigares au lieu des fioles, -des lochs, des potions, des tisanes, et autres pharmacopées -de rigueur en pareil cas. Ses traits purs, quoiqu’un -peu fatigués, n’avaient presque rien perdu de -leur grâce, et, sauf l’atonie profonde et l’incurable -désespérance de l’œil, Octave eût semblé jouir d’une -santé normale.</p> - -<p>Quelque indifférent que fût Octave, l’aspect bizarre -du docteur le frappa. M. Balthazar Cherbonneau avait -l’air d’une figure échappée d’un conte fantastique -d’Hoffmann et se promenant dans la réalité stupéfaite -de voir cette création falote. Sa face extrêmement -basanée était comme dévorée par un crâne énorme -que la chute des cheveux faisait paraître plus vaste -encore. Ce crâne nu, poli comme de l’ivoire, avait -gardé ses teintes blanches, tandis que le masque, -exposé aux rayons du soleil, s’était revêtu, grâce aux -superpositions des couches du hâle, d’un ton de -vieux chêne ou de portrait enfumé. Les méplats, les -cavités et les saillies des os s’y accentuaient si vigoureusement, -que le peu de chair qui les recouvrait -ressemblait, avec ses mille rides fripées, à une peau -mouillée appliquée sur une tête de mort. Les rares -poils gris qui flânaient encore sur l’occiput, massés -en trois maigres mèches dont deux se dressaient au-dessus -des oreilles et dont la troisième partait de la -nuque pour mourir à la naissance du front, faisaient -regretter l’usage de l’antique perruque à marteaux -ou de la moderne tignasse de chiendent, et couronnaient -d’une façon grotesque cette physionomie de<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[8]</a></span> -casse-noisettes. Mais ce qui occupait invinciblement -chez le docteur, c’étaient les yeux; au milieu de ce -visage tanné par l’âge, calciné à des cieux incandescents, -usé dans l’étude, où les fatigues de la -science et de la vie s’écrivaient en sillages profonds, -en pattes d’oie rayonnantes, en plis plus pressés que -les feuillets d’un livre, étincelaient deux prunelles -d’un bleu de turquoise, d’une limpidité, d’une fraîcheur -et d’une jeunesse inconcevables. Ces étoiles -bleues brillaient au fond d’orbites brunes et de membranes -concentriques dont les cercles fauves rappelaient -vaguement les plumes disposées en auréole -autour de la prunelle nyctalope des hiboux. On eût -dit que, par quelque sorcellerie apprise des brahmes -et des pandits, le docteur avait volé des yeux -d’enfant et se les était ajustés dans sa face de cadavre. -Chez le vieillard, le regard marquait vingt -ans; chez le jeune homme, il en marquait soixante.</p> - -<p>Le costume était le costume classique du médecin: -habit et pantalon de drap noir, gilet de soie -de même couleur, et sur la chemise un gros diamant, -présent de quelque rajah ou de quelque nabab. -Mais ces vêtements flottaient comme s’ils -eussent été accrochés à un portemanteau, et dessinaient -des plis perpendiculaires que les fémurs et -les tibias du docteur cassaient en angles aigus lorsqu’il -s’asseyait. Pour produire cette maigreur phénoménale, -le dévorant soleil de l’Inde n’avait pas suffi. -Sans doute Balthazar Cherbonneau s’était soumis, -dans quelque but d’initiation, aux longs jeûnes des<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[9]</a></span> -fakirs et tenu sur la peau de gazelle auprès des yoghis -entre les quatre réchauds ardents; mais cette -déperdition de substance n’accusait aucun affaiblissement. -Des ligaments solides et tendus sur les mains -comme les cordes sur le manche d’un violon reliaient -entre eux les osselets décharnés des phalanges -et les faisaient mouvoir sans trop de grincements.</p> - -<p>Le docteur s’assit sur le siége qu’Octave lui désignait -de la main à côté du divan, en faisant des -coudes comme un mètre qu’on reploie et avec des -mouvements qui indiquaient l’habitude invétérée de -s’accroupir sur des nattes. Ainsi placé, M. Cherbonneau -tournait le dos à la lumière, qui éclairait -en plein le visage de son malade, situation favorable -à l’examen et que prennent volontiers les observateurs, -plus curieux de voir que d’être vus. Quoique -la figure du docteur fût baignée d’ombre et que le -haut de son crâne, luisant et arrondi comme un gigantesque -œuf d’autruche, accrochât seul au passage -un rayon du jour, Octave distinguait la scintillation -des étranges prunelles bleues qui semblaient -douées d’une lueur propre comme les corps phosphorescents: -il en jaillissait un rayon aigu et clair -que le jeune malade recevait en pleine poitrine avec -cette sensation de picotement et de chaleur produite -par l’émétique.</p> - -<p>«Eh bien, monsieur, dit le docteur après un -moment de silence pendant lequel il parut résumer -les indices reconnus dans son inspection rapide, je<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[10]</a></span> -vois déjà qu’il ne s’agit pas avec vous d’un cas de pathologie -vulgaire; vous n’avez aucune de ces maladies -cataloguées, à symptômes bien connus, que le -médecin guérit ou empire; et quand j’aurai causé -quelques minutes, je ne vous demanderai pas du papier -pour y tracer une anodine formule du <i>Codex</i> au -bas de laquelle j’apposerai une signature hiéroglyphique -et que votre valet de chambre portera au -pharmacien du coin.»</p> - -<p>Octave sourit faiblement, comme pour remercier -M. Cherbonneau de lui épargner d’inutiles et fastidieux -remèdes.</p> - -<p>«Mais, continua le docteur, ne vous réjouissez -pas si vite; de ce que vous n’avez ni hypertrophie -du cœur, ni tubercules au poumon, ni ramollissement -de la moelle épinière, ni épanchement -séreux au cerveau, ni fièvre typhoïde ou nerveuse, -il ne s’ensuit pas que vous soyez en bonne santé. -Donnez-moi votre main.»</p> - -<p>Croyant que M. Cherbonneau allait lui tâter le -pouls et s’attendant à lui voir tirer sa montre à secondes, -Octave retroussa la manche de sa gandoura, -mit son poignet à découvert et le tendit machinalement -au docteur. Sans chercher du pouce cette pulsation -rapide ou lente qui indique si l’horloge de la -vie est détraquée chez l’homme, M. Cherbonneau -prit dans sa patte brune, dont les doigts osseux ressemblaient -à des pinces de crabe, la main fluette, -veinée et moite du jeune homme; il la palpa, la pétrit, -la malaxa en quelque sorte comme pour se<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[11]</a></span> -mettre en communication magnétique avec son sujet. -Octave, bien qu’il fût sceptique en médecine, ne -pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine émotion -anxieuse, car il lui semblait que le docteur lui soutirait -l’âme par cette pression, et le sang avait tout à -fait abandonné ses pommettes.</p> - -<p>«Cher monsieur Octave, dit le médecin en laissant -aller la main du jeune homme, votre situation -est plus grave que vous ne pensez, et la science, -telle du moins que la pratique la vieille routine européenne, -n’y peut rien: vous n’avez plus la volonté -de vivre, et votre âme se détache insensiblement de -votre corps; il n’y a chez vous ni hypocondrie, ni lypémanie, -ni tendance mélancolique au suicide.—Non!—cas -rare et curieux, vous pourriez, si je ne -m’y opposais, mourir sans aucune lésion intérieure -ou externe appréciable. Il était temps de m’appeler, -car l’esprit ne tient plus à la chair que par un fil; -mais nous allons y faire un bon nœud.» Et le docteur -se frotta joyeusement les mains en grimaçant un -sourire qui détermina un remous de rides dans les -mille plis de sa figure.</p> - -<p>«Monsieur Cherbonneau, je ne sais si vous me -guérirez, et, après tout, je n’en ai nulle envie, mais -je dois avouer que vous avez pénétré du premier coup -la cause de l’état mystérieux où je me trouve. Il me -semble que mon corps est devenu perméable, et -laisse échapper mon moi comme un crible l’eau par -ses trous. Je me sens fondre dans le grand tout, et -j’ai peine à me distinguer du milieu où je plonge.<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[12]</a></span> -La vie dont j’accomplis, autant que possible, la pantomime -habituelle, pour ne pas chagriner mes parents -et mes amis, me paraît si loin de moi, qu’il -y a des instants où je me crois déjà sorti de la sphère -humaine: je vais et je viens par les motifs qui me -déterminaient autrefois, et dont l’impulsion mécanique -dure encore, mais sans participer à ce que je -fais. Je me mets à table aux heures ordinaires, et je -parais manger et boire, quoique je ne sente aucun -goût aux plats les plus épicés et aux vins les plus -forts: la lumière du soleil me semble pâle comme -celle de la lune, et les bougies ont des flammes -noires. J’ai froid aux plus chauds jours de l’été; parfois -il se fait en moi un grand silence comme si mon -cœur ne battait plus et que les rouages intérieurs -fussent arrêtés par une cause inconnue. La mort ne -doit pas être différente de cet état si elle est appréciable -pour les défunts.</p> - -<p>—Vous avez, reprit le docteur, une impossibilité -de vivre chronique, maladie toute morale et plus -fréquente qu’on ne pense. La pensée est une force -qui peut tuer comme l’acide prussique, comme l’étincelle -de la bouteille de Leyde, quoique la trace de -ses ravages ne soit pas saisissable aux faibles moyens -d’analyse dont la science vulgaire dispose. Quel chagrin -a enfoncé son bec crochu dans votre foie? Du -haut de quelle ambition secrète êtes-vous retombé -brisé et moulu? Quel désespoir amer ruminez-vous -dans l’immobilité? Est-ce la soif du pouvoir qui vous -tourmente? Avez-vous renoncé volontairement à un<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[13]</a></span> -but placé hors de la portée humaine?—Vous êtes -bien jeune pour cela.—Une femme vous a-t-elle -trompé?</p> - -<p>—Non, docteur, répondit Octave, je n’ai pas -même eu ce bonheur.</p> - -<p>—Et cependant, reprit M. Balthazar Cherbonneau, -je lis dans vos yeux ternes, dans l’habitude -découragée de votre corps, dans le timbre sourd de -votre voix, le titre d’une pièce de Shakspeare aussi -nettement que s’il était estampé en lettres d’or sur -le dos d’une reliure de maroquin.</p> - -<p>—Et quelle est cette pièce que je traduis sans le -savoir? dit Octave, dont la curiosité s’éveillait malgré -lui.</p> - -<p>—<i>Love’s labour’s lost</i>, continua le docteur avec -une pureté d’accent qui trahissait un long séjour -dans les possessions anglaises de l’Inde.</p> - -<p>—Cela veut dire, si je ne me trompe, <i>peines -d’amour perdues</i>.</p> - -<p>—Précisément.»</p> - -<p>Octave ne répondit pas; une légère rougeur colora -ses joues, et, pour se donner une contenance, il -se mit à jouer avec le gland de sa cordelière: le docteur -avait reployé une de ses jambes sur l’autre, ce -qui produisait l’effet des os en sautoir gravés sur les -tombes, et se tenait le pied avec la main à la mode -orientale. Ses yeux bleus se plongeaient dans les yeux -d’Octave et les interrogeaient d’un regard impérieux -et doux.</p> - -<p>«Allons, dit M. Balthazar Cherbonneau, ouvrez-vous<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[14]</a></span> -à moi, je suis le médecin des âmes, vous -êtes mon malade, et, comme le prêtre catholique à -son pénitent, je vous demande une confession complète, -et vous pourrez la faire sans vous mettre à -genou.</p> - -<p>—A quoi bon? En supposant que vous ayez deviné -juste, vous raconter mes douleurs ne les soulagerait -pas. Je n’ai pas le chagrin bavard,—aucun pouvoir -humain, même le vôtre, ne saurait me guérir.</p> - -<p>—Peut-être,» fit le docteur en s’établissant plus -carrément dans son fauteuil, comme quelqu’un qui -se dispose à écouter une confidence d’une certaine -longueur.</p> - -<p>«Je ne veux pas, reprit Octave, que vous m’accusiez -d’un entêtement puéril, et vous laisser, par -mon mutisme, un moyen de vous laver les mains -de mon trépas; mais, puisque vous y tenez, je vais -vous raconter mon histoire;—vous en avez deviné -le fond, je ne vous disputerai pas les détails. Ne -vous attendez à rien de singulier ou de romanesque. -C’est une aventure très-simple, très-commune, très-usée; -mais, comme dit la chanson de Henri Heine, -celui à qui elle arrive la trouve toujours nouvelle, et -il en a le cœur brisé. En vérité, j’ai honte de dire quelque -chose de si vulgaire à un homme qui a vécu dans -les pays les plus fabuleux et les plus chimériques.</p> - -<p>—N’ayez aucune crainte; il n’y a plus que le -commun qui soit extraordinaire pour moi, dit le -docteur en souriant.</p> - -<p>—Eh bien, docteur, je me meurs d’amour.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[15]</a></span></p> - -<h3 class="p4">II</h3> - -<p class="p2">«Je me trouvais à Florence vers la fin de l’été, en -184..., la plus belle saison pour voir Florence. J’avais -du temps, de l’argent, de bonnes lettres de recommandation, -et alors j’étais un jeune homme de belle -humeur, ne demandant pas mieux que de s’amuser. -Je m’installai sur le Long-Arno, je louai une calèche -et je me laissai aller à cette douce vie florentine qui a -tant de charme pour l’étranger. Le matin, j’allais visiter -quelque église, quelque palais ou quelque galerie -tout à mon aise, sans me presser, ne voulant pas me -donner cette indigestion de chefs-d’œuvre qui, en Italie, -fait venir aux touristes trop hâtifs la nausée de -l’art; tantôt je regardais les portes de bronze du baptistère, -tantôt le Persée de Benvenuto sous la loggia -dei Lanzi, le portrait de la Fornarina aux Offices, ou -bien encore la Vénus de Canova au palais Pitti, mais -jamais plus d’un objet à la fois. Puis je déjeunais au -café Doney, d’une tasse de café à la glace, je fumais -quelques cigares, parcourais les journaux, et, la boutonnière -fleurie de gré ou de force par ces jolies bouquetières -coiffées de grands chapeaux de paille qui stationnent -devant le café, je rentrais chez moi faire la -sieste; à trois heures, la calèche venait me prendre et -me transportait aux <i>Cascines</i>. Les Cascines sont à Florence<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[16]</a></span> -ce que le bois de Boulogne est à Paris, avec -cette différence que tout le monde s’y connaît, et -que le rond-point forme un salon en plein air, où les -fauteuils sont remplacés par des voitures, arrêtées et -rangées en demi-cercle. Les femmes, en grande toilette, -à demi couchées sur les coussins, reçoivent -les visites des amants et des attentifs, des dandys et -des attachés de légation, qui se tiennent debout et -chapeau bas sur le marchepied.—Mais vous savez -cela tout aussi bien que moi.—Là se forment les -projets pour la soirée, s’assignent les rendez-vous, -se donnent les réponses, s’acceptent les invitations; -c’est comme une Bourse du plaisir qui se tient de -trois heures à cinq heures, à l’ombre de beaux arbres, -sous le ciel le plus doux du monde. Il est obligatoire, -pour tout être un peu bien situé, de faire -chaque jour une apparition aux Cascines. Je n’avais -garde d’y manquer, et le soir, après dîner, j’allais -dans quelques salons, ou à la Pergola, lorsque la -cantatrice en valait la peine.</p> - -<p>«Je passai ainsi un des plus heureux mois de ma -vie; mais ce bonheur ne devait pas durer. Une magnifique -calèche fit un jour son début aux Cascines. -Ce superbe produit de la carrosserie de Vienne, chef-d’œuvre -de Laurenzi, miroité d’un vernis étincelant, -historié d’un blason presque royal, était attelé de la -plus belle paire de chevaux qui ait jamais piaffé à -Hyde-Park ou à Saint-James au Drawing-Room de la -reine Victoria, et mené à la Daumont de la façon la -plus correcte par un tout jeune jockey en culotte de<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[17]</a></span> -peau blanche et en casaque verte; les cuivres des -harnais, les boîtes des roues, les poignées des portières -brillaient comme de l’or et lançaient des éclairs -au soleil; tous les regards suivaient ce splendide -équipage qui, après avoir décrit sur le sable une -courbe aussi régulière que si elle eût été tracée au -compas, alla se ranger auprès des voitures. La calèche -n’était pas vide, comme vous le pensez bien; -mais dans la rapidité du mouvement on n’avait pu -distinguer qu’un bout de bottine allongé sur le coussin -du devant, un large pli de châle et le disque -d’une ombrelle frangée de soie blanche. L’ombrelle -se referma et l’on vit resplendir une femme d’une -beauté incomparable. J’étais à cheval et je pus m’approcher -assez pour ne perdre aucun détail de ce -chef-d’œuvre humain. L’étrangère portait une robe -de ce vert d’eau glacé d’argent qui fait paraître noire -comme une taupe toute femme dont le teint n’est -pas irréprochable,—une insolence de blonde sûre -d’elle-même.—Un grand crêpe de Chine blanc, -tout bossué de broderies de la même couleur, l’enveloppait -de sa draperie souple et fripée à petits -plis, comme une tunique de Phidias. Le visage avait -pour auréole un chapeau de la plus fine paille de -Florence, fleuri de myosotis et de délicates plantes -aquatiques aux étroites feuilles glauques; pour tout -bijou, un lézard d’or constellé de turquoises cerclait -le bras qui tenait le manche d’ivoire de l’ombrelle.</p> - -<p>«Pardonnez, cher docteur, cette description de -journal de mode à un amant pour qui ces menus<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[18]</a></span> -souvenirs prennent une importance énorme. D’épais -bandeaux blonds crespelés, dont les annelures -formaient comme des vagues de lumière, descendaient -en nappes opulentes des deux côtés de son -front plus blanc et plus pur que la neige vierge tombée -dans la nuit sur le plus haut sommet d’une -Alpe; des cils longs et déliés comme ces fils d’or -que les miniaturistes du moyen âge font rayonner -autour des têtes de leurs anges, voilaient à demi ses -prunelles d’un bleu vert pareil à ces lueurs qui traversent -les glaciers par certains effets de soleil; sa -bouche, divinement dessinée, présentait ces teintes -pourprées qui lavent les valves des conques de Vénus, -et ses joues ressemblaient à de timides roses blanches -que ferait rougir l’aveu du rossignol ou le baiser -du papillon; aucun pinceau humain ne saurait rendre -ce teint d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une -transparence immatérielles, dont les couleurs ne paraissaient -pas dues au sang grossier qui enlumine -nos fibres; les premières rougeurs de l’aurore sur la -cime des sierras-nevadas, le ton carné de quelques -camellias blancs, à l’onglet de leurs pétales, le -marbre de Paros, entrevu à travers un voile de gaze -rose, peuvent seuls en donner une idée lointaine. Ce -qu’on apercevait du col entre les brides du chapeau -et le haut du châle étincelait d’une blancheur irisée, -au bord des contours, de vagues reflets d’opale. Cette -tête éclatante ne saisissait pas d’abord par le dessin, -mais bien par le coloris, comme les belles productions -de l’école vénitienne, quoique ses traits fussent<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[19]</a></span> -aussi purs et aussi délicats que ceux des profils -antiques découpés dans l’agate des camées.</p> - -<p>«Comme Roméo oublie Rosalinde à l’aspect de -Juliette, à l’apparition de cette beauté suprême j’oubliai -mes amours d’autrefois. Les pages de mon cœur -redevinrent blanches: tout nom, tout souvenir en -disparurent. Je ne comprenais pas comment j’avais -pu trouver quelque attrait dans ces liaisons vulgaires -que peu de jeunes gens évitent, et je me les reprochai -comme de coupables infidélités. Une vie nouvelle -data pour moi de cette fatale rencontre.</p> - -<p>«La calèche quitta les Cascines et reprit le chemin -de la ville, emportant l’éblouissante vision; je mis -mon cheval auprès de celui d’un jeune Russe très-aimable, -grand coureur d’eaux, répandu dans tous -les salons cosmopolites d’Europe, et qui connaissait -à fond le personnel voyageur de la haute vie; j’amenai -la conversation sur l’étrangère, et j’appris que -c’était la comtesse Prascovie Labinska, une Lithuanienne -de naissance illustre et de grande fortune, -dont le mari faisait depuis deux ans la guerre du -Caucase.</p> - -<p>«Il est inutile de vous dire quelles diplomaties je -mis en œuvre pour être reçu chez la comtesse que -l’absence du comte rendait très-réservée à l’endroit -des présentations; enfin, je fus admis;—deux princesses -douairières et quatre baronnes hors d’âge répondaient -de moi sur leur antique vertu.</p> - -<p>«La comtesse Labinska avait loué une villa magnifique, -ayant appartenu jadis aux Salviati, à une demi-lieue<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[20]</a></span> -de Florence, et en quelques jours elle avait su -installer tout le confortable moderne dans l’antique -manoir, sans en troubler en rien la beauté sévère et -l’élégance sérieuse. De grandes portières armoriées -s’agrafaient heureusement aux arcades ogivales; des -fauteuils et des meubles de forme ancienne s’harmonisaient -avec les murailles couvertes de boiseries -brunes ou de fresques d’un ton amorti et passé -comme celui des vieilles tapisseries; aucune couleur -trop neuve, aucun or trop brillant n’agaçait l’œil, et -le présent ne dissonait pas au milieu du passé.—La -comtesse avait l’air si naturellement châtelaine, que -le vieux palais semblait bâti exprès pour elle.</p> - -<p>«Si j’avais été séduit par la radieuse beauté de la -comtesse, je le fus bien davantage encore au bout -de quelques visites par son esprit si rare, si fin, si -étendu; quand elle parlait sur quelque sujet intéressant, -l’âme lui venait à la peau, pour ainsi dire, et -se faisait visible. Sa blancheur s’illuminait comme -l’albâtre d’une lampe d’un rayon intérieur: il y avait -dans son teint de ces scintillations phosphorescentes, -de ces tremblements lumineux dont parle Dante lorsqu’il -peint les splendeurs du paradis; on eût dit un -ange se détachant en clair sur un soleil. Je restais -ébloui, extatique et stupide. Abîmé dans la contemplation -de sa beauté, ravi aux sons de sa voix céleste -qui faisait de chaque idiome une musique ineffable, -lorsqu’il me fallait absolument répondre, je balbutiais -quelques mots incohérents qui devaient lui -donner la plus pauvre idée de mon intelligence, quelquefois<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[21]</a></span> -même un imperceptible sourire d’une ironie -amicale passait comme une lueur rose sur ses lèvres -charmantes à certaines phrases, qui dénotaient, de -ma part, un trouble profond ou une incurable sottise.</p> - -<p>«Je ne lui avais encore rien dit de mon amour; -devant elle j’étais sans pensée, sans force, sans courage; -mon cœur battait comme s’il voulait sortir de -ma poitrine et s’élancer sur les genoux de sa souveraine. -Vingt fois j’avais résolu de m’expliquer, mais -une insurmontable timidité me retenait; le moindre -air froid ou réservé de la comtesse me causait des -transes mortelles, et comparables à celles du condamné -qui, la tête sur le billot, attend que l’éclair -de la hache lui traverse le cou. Des contractions nerveuses -m’étranglaient, des sueurs glacées baignaient -mon corps. Je rougissais, je pâlissais et je sortais -sans avoir rien dit, ayant peine à trouver la porte et -chancelant comme un homme ivre sur les marches -du perron.</p> - -<p>«Lorsque j’étais dehors, mes facultés me revenaient -et je lançais au vent les dithyrambes les plus -enflammés. J’adressais à l’idole absente mille déclarations -d’une éloquence irrésistible. J’égalais dans ces -apostrophes muettes les grands poëtes de l’amour.—Le -Cantique des cantiques de Salomon avec son vertigineux -parfum oriental et son lyrisme halluciné de -haschich, les sonnets de Pétrarque avec leurs subtilités -platoniques et leurs délicatesses éthérées, l’Intermezzo -de Henri Heine avec sa sensibilité nerveuse<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[22]</a></span> -et délirante n’approchent pas de ces effusions d’âme -intarissables où s’épuisait ma vie. Au bout de chacun -de ces monologues, il me semblait que la comtesse -vaincue devait descendre du ciel sur mon cœur, et -plus d’une fois je me croisai les bras sur ma poitrine, -pensant les renfermer sur elle.</p> - -<p>«J’étais si complétement possédé que je passais des -heures à murmurer en façon de litanies d’amour ces -deux mots:—Prascovie Labinska,—trouvant un -charme indéfinissable dans ces syllabes tantôt égrenées -lentement comme des perles, tantôt dites avec -la volubilité fiévreuse du dévot que sa prière même -exalte. D’autres fois, je traçais le nom adoré sur les -plus belles feuilles de vélin, en y apportant des recherches -calligraphiques des manuscrits du moyen -âge, rehauts d’or, fleurons d’azur, ramages de sinople. -J’usais à ce labeur d’une minutie passionnée -et d’une perfection puérile les longues heures qui -séparaient mes visites à la comtesse. Je ne pouvais -lire ni m’occuper de quoi que ce fût. Rien ne m’intéressait -hors de Prascovie, et je ne décachetais même -pas les lettres qui me venaient de France. A plusieurs -reprises je fis des efforts pour sortir de cet état; j’essayai -de me rappeler les axiomes de séduction acceptés -par les jeunes gens, les stratagèmes qu’emploient -les Valmont du café de Paris et les don Juan -du Jockey-Club; mais à l’exécution le cœur me manquait, -et je regrettais de ne pas avoir, comme le Julien -Sorel de Stendhal, un paquet d’épîtres progressives -à copier pour les envoyer à la comtesse. Je me<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[23]</a></span> -contentais d’aimer, me donnant tout entier sans rien -demander en retour, sans espérance même lointaine, -car mes rêves les plus audacieux osaient à peine effleurer -de leurs lèvres le bout des doigts rosés de -Prascovie. Au quinzième siècle, le jeune novice le -front sur les marches de l’autel, le chevalier agenouillé -dans sa roide armure, ne devaient pas avoir -pour la madone une adoration plus prosternée.»</p> - -<p>M. Balthazar Cherbonneau avait écouté Octave avec -une attention profonde, car pour lui le récit du jeune -homme n’était pas seulement une histoire romanesque, -et il se dit comme à lui-même pendant une -pause du narrateur: «Oui, voilà bien le diagnostic -de l’amour-passion, une maladie curieuse et que je -n’ai rencontrée qu’une fois,—à Chandernagor,—chez -une jeune paria éprise d’un brahme; elle en -mourut, la pauvre fille, mais c’était une sauvage; -vous, monsieur Octave, vous êtes un civilisé, et nous -vous guérirons.» Sa parenthèse fermée, il fit signe de -la main à M. de Saville de continuer; et, reployant -sa jambe sur la cuisse comme la patte articulée -d’une sauterelle, de manière à faire soutenir son -menton par son genou, il s’établit dans cette position -impossible pour tout autre, mais qui semblait -spécialement commode pour lui.</p> - -<p>«Je ne veux pas vous ennuyer du détail de mon -martyre secret, continua Octave; j’arrive à une -scène décisive. Un jour, ne pouvant plus modérer -mon impérieux désir de voir la comtesse, je devançai -l’heure de ma visite accoutumée; il faisait un temps<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[24]</a></span> -orageux et lourd. Je ne trouvai pas madame Labinska -au salon. Elle s’était établie sous un portique soutenu -de sveltes colonnes, ouvrant sur une terrasse -par laquelle on descendait au jardin; elle avait fait -apporter là son piano, un canapé et des chaises de -jonc; des jardinières, comblées de fleurs splendides—nulle -part elles ne sont si fraîches ni si odorantes -qu’à Florence—remplissaient les entre-colonnements, -et imprégnaient de leur parfum les rares -bouffées de brise qui venaient de l’Apennin. Devant -soi, par l’ouverture des arcades, l’on apercevait les -ifs et les buis taillés du jardin, d’où s’élançaient -quelques cyprès centenaires, et que peuplaient des -marbres mythologiques dans le goût tourmenté de -Baccio Bandinelli ou de l’Ammanato. Au fond, au-dessus -de la silhouette de Florence, s’arrondissait le -dôme de Santa Maria del Fiore et jaillissait le beffroi -carré du Palazzo Vecchio.</p> - -<p>«La comtesse était seule, à demi couchée sur le -canapé de jonc; jamais elle ne m’avait paru si belle; -son corps nonchalant, alangui par la chaleur, baignait -comme celui d’une nymphe marine dans l’écume -blanche d’un ample peignoir de mousseline des -Indes que bordait du haut en bas une garniture bouillonnée -comme la frange d’argent d’une vague; une -broche en acier niellé du Khorassan fermait à la poitrine -cette robe aussi légère que la draperie qui voltige -autour de la Victoire rattachant sa sandale. Des -manches ouvertes à partir de la saignée, comme les -pistils du calice d’une fleur, sortaient ses bras d’un<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[25]</a></span> -ton plus pur que celui de l’albâtre où les statuaires -florentins taillent des copies de statues antiques; un -large ruban noir noué à la ceinture, et dont les bouts -retombaient, tranchait vigoureusement sur toute -cette blancheur. Ce que ce contraste de nuances attribuées -au deuil aurait pu avoir de triste, était égayé -par le bec d’une petite pantoufle circassienne sans -quartier en maroquin bleu, gaufrée d’arabesques jaunes, -qui pointait sous le dernier pli de la mousseline.</p> - -<p>«Les cheveux blonds de la comtesse, dont les bandeaux -bouffants, comme s’ils eussent été soulevés par -un souffle, découvraient son front pur, et ses tempes -transparentes formaient comme un nimbe, où la lumière -pétillait en étincelles d’or.</p> - -<p>«Près d’elle, sur une chaise, palpitait au vent un -grand chapeau de paille de riz, orné de longs rubans -noirs pareils à celui de la robe, et gisait une paire -de gants de Suède qui n’avaient pas été mis. A mon -aspect, Prascovie ferma le livre qu’elle lisait—les -poésies de Mickiewicz—et me fit un petit signe de -tête bienveillant; elle était seule,—circonstance favorable -et rare.—Je m’assis en face d’elle sur le siége -qu’elle me désigna. Un de ces silences, pénibles quand -ils se prolongent, régna quelques minutes entre nous. -Je ne trouvais à mon service aucune de ces banalités -de la conversation; ma tête s’embarrassait, des vagues -de flammes me montaient du cœur aux yeux, -et mon amour me criait: «Ne perds pas cette occasion -suprême.»</p> - -<p>«J’ignore ce que j’eusse fait, si la comtesse, devinant<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[26]</a></span> -la cause de mon trouble, ne se fût redressée à -demi en tendant vers moi sa belle main, comme pour -me fermer la bouche.</p> - -<p>«—Ne dites pas un mot, Octave; vous m’aimez, -je le sais, je le sens, je le crois; je ne vous en veux -point, car l’amour est involontaire. D’autres femmes -plus sévères se montreraient offensées; moi, je vous -plains, car je ne puis vous aimer, et c’est une tristesse -pour moi d’être votre malheur.—Je regrette -que vous m’ayez rencontrée, et maudis le caprice qui -m’a fait quitter Venise pour Florence. J’espérais d’abord -que ma froideur persistante vous lasserait et -vous éloignerait; mais le vrai amour, dont je vois -tous les signes dans vos yeux, ne se rebute de rien. -Que ma douceur ne fasse naître en vous aucune illusion, -aucun rêve, et ne prenez pas ma pitié pour un -encouragement. Un ange au bouclier de diamant, à -l’épée flamboyante, me garde contre toute séduction, -mieux que la religion, mieux que le devoir, mieux -que la vertu;—et cet ange, c’est mon amour:—j’adore -le comte Labinski. J’ai le bonheur d’avoir trouvé -la passion dans le mariage.»</p> - -<p>«Un flot de larmes jaillit de mes paupières à cet -aveu si franc, si loyal et si noblement pudique, et je -sentis en moi se briser le ressort de ma vie.</p> - -<p>«Prascovie, émue, se leva, et, par un mouvement -de gracieuse pitié féminine, passa son mouchoir de -batiste sur mes yeux:</p> - -<p>«—Allons, ne pleurez pas, me dit-elle, je vous le -défends. Tâchez de penser à autre chose, imaginez<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[27]</a></span> -que je suis partie à tout jamais, que je suis morte; -oubliez-moi. Voyagez, travaillez, faites du bien, mêlez-vous -activement à la vie humaine; consolez-vous -dans un art ou un amour...»</p> - -<p>«Je fis un geste de dénégation.</p> - -<p>«—Croyez-vous souffrir moins en continuant à me -voir? reprit la comtesse; venez, je vous recevrai toujours. -Dieu dit qu’il faut pardonner à ses ennemis; -pourquoi traiterait-on plus mal ceux qui nous aiment? -Cependant l’absence me paraît un remède -plus sûr.—Dans deux ans nous pourrons nous serrer -la main sans péril,—pour vous,» ajouta-t-elle -en essayant de sourire.</p> - -<p>«Le lendemain je quittai Florence; mais ni l’étude, -ni les voyages, ni le temps, n’ont diminué ma souffrance, -et je me sens mourir: ne m’en empêchez pas, -docteur!</p> - -<p>—Avez-vous revu la comtesse Prascovie Labinska?» -dit le docteur, dont les yeux bleus scintillaient bizarrement.</p> - -<p>«Non, répondit Octave, mais elle est à Paris.» -Et il tendit à M. Balthazar Cherbonneau une carte -gravée sur laquelle on lisait:</p> - -<p>«La comtesse Prascovie Labinska est chez elle le -jeudi.»</p> - -<h3 class="p4">III</h3> - -<p class="p2">Parmi les promeneurs assez rares alors qui suivaient -aux Champs-Élysées l’avenue Gabriel, à partir<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[28]</a></span> -de l’ambassade ottomane jusqu’à l’Élysée Bourbon, -préférant au tourbillon poussiéreux et à l’élégant -fracas de la grande chaussée l’isolement, le silence -et la calme fraîcheur de cette route bordée d’arbres -d’un côté et de l’autre de jardins, il en est peu qui -ne se fussent arrêtés, tout rêveurs et avec un sentiment -d’admiration mêlé d’envie, devant une poétique -et mystérieuse retraite, où, chose rare, la richesse -semblait loger le bonheur.</p> - -<p>A qui n’est-il pas arrivé de suspendre sa marche à -la grille d’un parc, de regarder longtemps la blanche -villa à travers les massifs de verdure, et de s’éloigner -le cœur gros, comme si le rêve de sa vie était caché -derrière ces murailles? Au contraire, d’autres habitations, -vues ainsi du dehors, vous inspirent une tristesse -indéfinissable; l’ennui, l’abandon, la désespérance -glacent la façade de leurs teintes grises et jaunissent -les cimes à demi chauves des arbres; les -statues ont des lèpres de mousse, les fleurs s’étiolent, -l’eau des bassins verdit, les mauvaises herbes -envahissent les sentiers malgré le racloir; les oiseaux, -s’il y en a, se taisent.</p> - -<p>Les jardins en contre-bas de l’allée en étaient séparés -par un saut-de-loup et se prolongeaient en -bandes plus ou moins larges jusqu’aux hôtels, dont -la façade donnait sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré. -Celui dont nous parlons se terminait au fossé -par un remblai que soutenait un mur de grosses -roches choisies pour l’irrégularité curieuse de leurs -formes, et qui, se relevant de chaque côté en manière<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[29]</a></span> -de coulisses, encadraient de leurs aspérités rugueuses -et de leurs masses sombres le frais et vert paysage -resserré entre elles.</p> - -<p>Dans les anfractuosités de ces roches, le cactier -raquette, l’asclépiade incarnate, le millepertuis, la -saxifrage, le cymbalaire, la joubarbe, la lychnide des -Alpes, le lierre d’Irlande trouvaient assez de terre -végétale pour nourrir leurs racines et découpaient -leurs verdures variées sur le fond vigoureux de la -pierre;—un peintre n’eût pas disposé, au premier -plan de son tableau, un meilleur repoussoir.</p> - -<p>Les murailles latérales qui fermaient ce paradis -terrestre disparaissaient sous un rideau de plantes -grimpantes, aristoloches, grenadilles bleues, campanules, -chèvre-feuille, gypsophiles, glycines de Chine, -périplocas de Grèce dont les griffes, les vrilles et les -tiges s’enlaçaient à un treillis vert, car le bonheur -lui-même ne veut pas être emprisonné; et grâce à -cette disposition le jardin ressemblait à une clairière -dans une forêt plutôt qu’à un parterre assez étroit -circonscrit par les clôtures de la civilisation.</p> - -<p>Un peu en arrière des masses de rocaille, étaient -groupés quelques bouquets d’arbres au port élégant, -à la frondaison vigoureuse dont les feuillages contrastaient -pittoresquement: vernis du Japon, tuyas -du Canada, planes de Virginie, frênes verts, saules -blancs, micocouliers de Provence, que dominaient -deux ou trois mélèzes. Au delà des arbres s’étalait un -gazon de ray-grass, dont pas une pointe d’herbe ne -dépassait l’autre, un gazon plus fin, plus soyeux que<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[30]</a></span> -le velours d’un manteau de reine, de cet idéal vert -d’émeraude qu’on n’obtient qu’en Angleterre devant -le perron des manoirs féodaux, moelleux tapis naturels -que l’œil aime à caresser et que le pas craint de -fouler, moquette végétale où, le jour, peuvent seuls -se rouler au soleil la gazelle familière avec le jeune -baby ducal dans sa robe de dentelles, et, la nuit, -glisser au clair de lune quelque Titania du West-End -la main enlacée à celle d’un Oberon porté sur le livre -du peerage et du baronetage.</p> - -<p>Une allée de sable tamisé au crible, de peur -qu’une valve de conque ou qu’un angle de silex ne -blessât les pieds aristocratiques qui y laissaient leur -délicate empreinte, circulait comme un ruban jaune -autour de cette nappe verte, courte et drue, que le -rouleau égalisait, et dont la pluie factice de l’arrosoir -entretenait la fraîcheur humide, même aux -jours les plus desséchants de l’été.</p> - -<p>Au bout de la pièce de gazon éclatait, à l’époque -où se passe cette histoire, un vrai feu d’artifice fleuri -tiré par un massif de géraniums, dont les étoiles -écarlates flambaient sur le fond brun d’une terre -de bruyère.</p> - -<p>L’élégante façade de l’hôtel terminait la perspective; -de sveltes colonnes d’ordre ionique soutenant -l’attique surmonté à chaque angle d’un gracieux -groupe de marbre, lui donnaient l’apparence d’un -temple grec transporté là par le caprice d’un millionnaire, -et corrigeaient, en éveillant une idée de -poésie et d’art, tout ce que ce luxe aurait pu avoir<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[31]</a></span> -de trop fastueux; dans les entre-colonnements, des -stores rayés de larges bandes roses et presque toujours -baissés abritaient et dessinaient les fenêtres, -qui s’ouvraient de plein pied sous le portique comme -des portes de glace.</p> - -<p>Lorsque le ciel fantasque de Paris daignait étendre -un pan d’azur derrière ce palazzino, les lignes s’en -dessinaient si heureusement entre les touffes de verdure, -qu’on pouvait les prendre pour le pied-à-terre -de la Reine des fées, ou pour un tableau de Baron -agrandi.</p> - -<p>De chaque côté de l’hôtel s’avançaient dans le jardin -deux serres formant ailes, dont les parois de -cristal se diamentaient au soleil entre leurs nervures -dorées, et faisaient à une foule de plantes exotiques -les plus rares et les plus précieuses l’illusion de leur -climat natal.</p> - -<p>Si quelque poëte matineux eût passé avenue Gabriel -aux premières rougeurs de l’aurore, il eût entendu -le rossignol achever les derniers trilles de son -nocturne, et vu le merle se promener en pantoufles -jaunes dans l’allée du jardin comme un oiseau qui -est chez lui; mais la nuit, après que les roulements -des voitures revenant de l’Opéra se sont éteints au -milieu du silence de la vie endormie, ce même poëte -aurait vaguement distingué une ombre blanche au -bras d’un beau jeune homme, et serait remonté dans -sa mansarde solitaire l’âme triste jusqu’à la mort.</p> - -<p>C’était là qu’habitaient depuis quelque temps—le -lecteur l’a sans doute déjà deviné—la comtesse Prascovie<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[32]</a></span> -Labinska et son mari le comte Olaf Labinski, -revenu de la guerre du Caucase après une glorieuse -campagne, où, s’il ne s’était pas battu corps à corps -avec le mystique et insaisissable Schamyl, certainement -il avait eu affaire aux plus fanatiquement dévoués -des Mourides de l’illustre scheyck. Il avait évité -les balles comme les braves les évitent, en se précipitant -au-devant d’elles, et les damas courbes des sauvages -guerriers s’étaient brisés sur sa poitrine sans -l’entamer. Le courage est une cuirasse sans défaut. -Le comte Labinski possédait cette valeur folle des -races slaves, qui aiment le péril pour le péril, et auxquelles -peut s’appliquer encore ce refrain d’un vieux -chant scandinave: «Ils tuent, meurent et rient!»</p> - -<p>Avec quelle ivresse s’étaient retrouvés ces deux -époux, pour qui le mariage n’était que la passion -permise par Dieu et par les hommes, Thomas Moore -pourrait seul le dire en style d’<i>Amour des Anges</i>! Il -faudrait que chaque goutte d’encre se transformât -dans notre plume en goutte de lumière, et que chaque -mot s’évaporât sur le papier en jetant une flamme -et un parfum comme un grain d’encens. Comment -peindre ces deux âmes fondues en une seule et pareilles -à deux larmes de rosée qui, glissant sur un -pétale de lis, se rencontrent, se mêlent, s’absorbent -l’une l’autre et ne font plus qu’une perle unique? -Le bonheur est une chose si rare en ce monde, que -l’homme n’a pas songé à inventer des paroles pour -le rendre, tandis que le vocabulaire des souffrances -morales et physiques remplit d’innombrables colonnes<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[33]</a></span> -dans le dictionnaire de toutes les langues.</p> - -<p>Olaf et Prascovie s’étaient aimés tout enfants; jamais -leur cœur n’avait battu qu’à un seul nom; ils -savaient presque dès le berceau qu’ils s’appartiendraient, -et le reste du monde n’existait pas pour -eux; on eût dit que les morceaux de l’androgyne de -Platon, qui se cherchent en vain depuis le divorce -primitif, s’étaient retrouvés et réunis en eux; ils formaient -cette dualité dans l’unité, qui est l’harmonie -complète, et, côte à côte, ils marchaient, ou plutôt -ils volaient à travers la vie d’un essor égal, soutenu, -planant comme deux colombes que le même désir -appelle, pour nous servir de la belle expression de -Dante.</p> - -<p>Afin que rien ne troublât cette félicité, une fortune -immense l’entourait comme d’une atmosphère -d’or. Dès que ce couple radieux paraissait, la misère -consolée quittait ses haillons, les larmes se séchaient; -car Olaf et Prascovie avaient le noble égoïsme du -bonheur, et ils ne pouvaient souffrir une douleur -dans leur rayonnement.</p> - -<p>Depuis que le polythéisme a emporté avec lui ces -jeunes dieux, ces génies souriants, ces éphèbes -célestes aux formes d’une perfection si absolue, d’un -rhythme si harmonieux, d’un idéal si pur, et que la -Grèce antique ne chante plus l’hymne de la beauté -en strophes de Paros, l’homme a cruellement abusé -de la permission qu’on lui a donnée d’être laid, et, -quoique fait à l’image de Dieu, le représente assez -mal. Mais le comte Labinski n’avait pas profité de<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[34]</a></span> -cette licence; l’ovale un peu allongé de sa figure, -son nez mince, d’une coupe hardie et fine, sa lèvre -fermement dessinée, qu’accentuait une moustache -blonde aiguisée à ses pointes, son menton relevé et -frappé d’une fossette, ses yeux noirs, singularité piquante, -étrangeté gracieuse, lui donnaient l’air d’un -de ces anges guerriers, saint Michel ou Raphaël, qui -combattent le démon, revêtus d’armures d’or. Il eût -été trop beau sans l’éclair mâle de ses sombres prunelles -et la couche hâlée que le soleil d’Asie avait -déposée sur ses traits.</p> - -<p>Le comte était de taille moyenne, mince, svelte, -nerveux, cachant des muscles d’acier sous une apparente -délicatesse; et lorsque dans quelque bal d’ambassade, -il revêtait son costume de magnat, tout -chamarré d’or, tout étoilé de diamants, tout brodé -de perles, il passait parmi les groupes comme une apparition -étincelante, excitant la jalousie des hommes -et l’amour des femmes, que Prascovie lui rendait -indifférentes.—Nous n’ajoutons pas que le comte -possédait les dons de l’esprit comme ceux du corps; -les fées bienveillantes l’avaient doué à son berceau, -et la méchante sorcière qui gâte tout s’était montrée -de bonne humeur ce jour-là.</p> - -<p>Vous comprenez qu’avec un tel rival, Octave de -Saville avait peu de chance, et qu’il faisait bien de -se laisser tranquillement mourir sur les coussins de -son divan, malgré l’espoir qu’essayait de lui remettre -au cœur le fantastique docteur Balthazar Cherbonneau.—Oublier -Prascovie eût été le seul moyen,<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[35]</a></span> -mais c’était la chose impossible; la revoir, à quoi -bon? Octave sentait que la résolution de la jeune -femme ne faiblirait jamais dans son implacabilité -douce, dans sa froideur compatissante. Il avait peur -que ses blessures non cicatrisées ne se rouvrissent -et ne saignassent devant celle qui l’avait tué innocemment, -et il ne voulait pas l’accuser, la douce -meurtrière aimée!</p> - -<h3 class="p4">IV</h3> - -<p class="p2">Deux ans s’étaient écoulés depuis le jour où la -comtesse Labinska avait arrêté sur les lèvres d’Octave -la déclaration d’amour qu’elle ne devait pas entendre; -Octave, tombé du haut de son rêve, s’était éloigné, -ayant au foie le bec d’un chagrin noir, et n’avait -pas donné de ses nouvelles à Prascovie. L’unique -mot qu’il eût pu lui écrire était le seul défendu. Mais -plus d’une fois la pensée de la comtesse effrayée de -ce silence s’était reportée avec mélancolie sur son -pauvre adorateur:—l’avait-il oubliée? Dans sa divine -absence de coquetterie, elle le souhaitait sans le -croire, car l’inextinguible flamme de la passion illuminait -les yeux d’Octave, et la comtesse n’avait pu -s’y méprendre. L’amour et les dieux se reconnaissent -au regard: cette idée traversait comme un petit -nuage le limpide azur de son bonheur, et lui inspirait -la légère tristesse des anges qui, dans le ciel, se -souviennent de la terre; son âme charmante souffrait<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[36]</a></span> -de savoir là-bas quelqu’un malheureux à cause d’elle; -mais que peut l’étoile d’or scintillante au haut du -firmament pour le pâtre obscur qui lève vers elle des -bras éperdus? Aux temps mythologiques, Phœbé descendit -bien des cieux en rayons d’argent sur le sommeil -d’Endymion; mais elle n’était pas mariée à un -comte polonais.</p> - -<p>Dès son arrivée à Paris, la comtesse Labinska avait -envoyé à Octave cette invitation banale que le docteur -Balthazar Cherbonneau tournait distraitement -entre ses doigts, et en ne le voyant pas venir, quoiqu’elle -l’eût voulu, elle s’était dit avec un mouvement -de joie involontaire: «Il m’aime toujours!» -C’était cependant une femme d’une angélique pureté -et chaste comme la neige du dernier sommet de -l’Himalaya.</p> - -<p>Mais Dieu lui-même, au fond de son infini, n’a -pour se distraire de l’ennui des éternités que le plaisir -d’entendre battre pour lui le cœur d’une pauvre -petite créature périssable sur un chétif globe, perdu -dans l’immensité. Prascovie n’était pas plus sévère -que Dieu, et le comte Olaf n’eût pu blâmer cette délicate -volupté d’âme.</p> - -<p>«Votre récit, que j’ai écouté attentivement, dit le -docteur à Octave, me prouve que tout espoir de votre -part serait chimérique. Jamais la comtesse ne partagera -votre amour.</p> - -<p>—Vous voyez-bien, monsieur Cherbonneau, que -j’avais raison de ne pas chercher à retenir ma vie -qui s’en va.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[37]</a></span></p> - -<p>—J’ai dit qu’il n’y avait pas d’espoir avec les -moyens ordinaires, continua le docteur; mais il existe -des puissances occultes que méconnaît la science moderne, -et dont la tradition s’est conservée dans ces -pays étranges nommés barbares par une civilisation -ignorante. Là, aux premiers jours du monde, le genre -humain, en contact immédiat avec les forces vives -de la nature, savait des secrets qu’on croit perdus, -et que n’ont point emportés dans leurs migrations -les tribus qui, plus tard, ont formé les peuples. Ces -secrets furent transmis d’abord d’initié à initié, dans -les profondeurs mystérieuses des temples, écrits ensuite -en idiomes sacrés incompréhensibles au vulgaire, -sculptés en panneaux d’hiéroglyphes le long -des parois cryptiques d’Ellora; vous trouverez encore -sur les croupes du mont Mérou, d’où s’échappe le -Gange, au bas de l’escalier de marbre blanc de Bénarès -la ville sainte, au fond des pagodes en ruines -de Ceylan, quelques brahmes centenaires épelant des -manuscrits inconnus, quelques yoghis occupés à redire -l’ineffable monosyllabe <i>om</i> sans s’apercevoir que -les oiseaux du ciel nichent dans leur chevelure; quelques -fakirs dont les épaules portent les cicatrices des -crochets de fer de Jaggernat, qui les possèdent ces -arcanes perdus et en obtiennent des résultats merveilleux -lorsqu’ils daignent s’en servir.—Notre Europe, -tout absorbée par les intérêts matériels, ne se -doute pas du degré de spiritualisme où sont arrivés -les pénitents de l’Inde: des jeûnes absolus, des contemplations -effrayantes de fixité, des postures impossibles<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[38]</a></span> -gardées pendant des années entières, atténuent -si bien leurs corps, que vous diriez, à les voir accroupis -sous un soleil de plomb, entre des brasiers ardents, -laissant leurs ongles grandis leur percer la -paume des mains, des momies égyptiennes retirées -de leur caisse et ployées en des attitudes de singe; -leur enveloppe humaine n’est plus qu’une chrysalide, -que l’âme, papillon immortel, peut quitter ou reprendre -à volonté. Tandis que leur maigre dépouille -reste là, inerte, horrible à voir, comme une larve -nocturne surprise par le jour, leur esprit, libre de -tous liens, s’élance, sur les ailes de l’hallucination, -à des hauteurs incalculables, dans les mondes surnaturels. -Ils ont des visions et des rêves étranges; ils -suivent d’extase en extase les ondulations que font -les âges disparus sur l’océan de l’éternité; ils parcourent -l’infini en tous sens, assistent à la création -des univers, à la genèse des dieux et à leurs métamorphoses; -la mémoire leur revient des sciences -englouties par les cataclysmes plutoniens et diluviens, -des rapports oubliés de l’homme et des éléments. -Dans cet état bizarre, ils marmottent des mots -appartenant à des langues qu’aucun peuple ne parle -plus depuis des milliers d’années sur la surface du -globe, ils retrouvent le verbe primordial, le verbe qui -a fait jaillir la lumière des antiques ténèbres: on les -prend pour des fous; ce sont presque des dieux!»</p> - -<p>Ce préambule singulier surexcitait au dernier point -l’attention d’Octave, qui, ne sachant où M. Balthazar -Cherbonneau voulait en venir, fixait sur lui des yeux<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[39]</a></span> -étonnés et petillants d’interrogations: il ne devinait -pas quel rapport pouvaient offrir les pénitents de l’Inde -avec son amour pour la comtesse Prascovie Labinska.</p> - -<p>Le docteur, devinant la pensée d’Octave, lui fit un -signe de main comme pour prévenir ses questions, -et lui dit: «Patience, mon cher malade; vous allez -comprendre tout à l’heure que je ne me livre pas à -une digression inutile.—Las d’avoir interrogé avec -le scalpel, sur le marbre des amphithéâtres, des cadavres -qui ne me répondaient pas et ne me laissaient -voir que la mort quand je cherchais la vie, je formai -le projet—un projet aussi hardi que celui de Prométhée -escaladant le ciel pour y ravir le feu—d’atteindre -et de surprendre l’âme, de l’analyser et de -la disséquer pour ainsi dire; j’abandonnai l’effet -pour la cause, et pris en dédain profond la science matérialiste -dont le néant m’était prouvé. Agir sur ces -formes vagues, sur ces assemblages fortuits de molécules -aussitôt dissous, me semblait la fonction d’un -empirisme grossier. J’essayai par le magnétisme de -relâcher les liens qui enchaînent l’esprit à son enveloppe; -j’eus bientôt dépassé Mesmer, Deslon, Maxwel, -Puységur, Deleuze et les plus habiles, dans des -expériences vraiment prodigieuses, mais qui ne me -contentaient pas encore: catalepsie, somnambulisme, -vue à distance, lucidité extatique, je produisis -à volonté tous ces effets inexplicables pour la foule, -simples et compréhensibles pour moi.—Je remontai -plus haut: des ravissements de Cardan et de saint -Thomas d’Aquin je passai aux crises nerveuses des<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[40]</a></span> -Pythies; je découvris les arcanes des Époptes grecs -et des Nebiim hébreux; je m’initiai rétrospectivement -aux mystères de Trophonius et d’Esculape, -reconnaissant toujours dans les merveilles qu’on en -raconte une concentration ou une expansion de l’âme -provoquée soit par le geste, soit par le regard, soit -par la parole, soit par la volonté ou tout autre agent -inconnu.—Je refis un à un tous les miracles d’Apollonius -de Thyane.—Pourtant mon rêve scientifique -n’était pas accompli; l’âme m’échappait toujours; je -la pressentais, je l’entendais, j’avais de l’action sur -elle; j’engourdissais ou j’excitais ses facultés; mais -entre elle et moi il y avait un voile de chair que je -pouvais écarter sans qu’elle s’envolât; j’étais comme -l’oiseleur qui tient un oiseau sous un filet qu’il n’ose -relever, de peur de voir sa proie ailée se perdre dans -le ciel.</p> - -<p>«Je partis pour l’Inde, espérant trouver le mot de -l’énigme dans ce pays de l’antique sagesse. J’appris -le sanscrit et le prâcrit, les idiomes savants et vulgaires: -je pus converser avec les pandits et les brahmes. -Je traversai les jungles où rauque le tigre -aplati sur ses pattes; je longeai les étangs sacrés -qu’écaille le dos des crocodiles; je franchis des forêts -impénétrables barricadées de lianes, faisant -envoler des nuées de chauves-souris et de singes, me -trouvant face à face avec l’éléphant au détour du -sentier frayé par les bêtes fauves pour arriver à la -cabane de quelque yoghi célèbre en communication -avec les Mounis, et je m’assis des jours entiers près<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[41]</a></span> -de lui, partageant sa peau de gazelle, pour noter les -vagues incantations que murmurait l’extase sur ses -lèvres noires et fendillées. Je saisis de la sorte des -mots tout-puissants, des formules évocatrices, des -syllabes du Verbe créateur.</p> - -<p>«J’étudiai les sculptures symboliques dans les -chambres intérieures des pagodes que n’a vues nul -œil profane et où une robe de brahme me permettait -de pénétrer; je lus bien des mystères cosmogoniques, -bien des légendes de civilisations disparues; -je découvris le sens des emblèmes que tiennent dans -leurs mains multiples ces dieux hybrides et touffus -comme la nature de l’Inde; je méditai sur le cercle -de Brahma, le lotus de Wishnou, le cobra capello de -Shiva, le dieu bleu. Ganésa, déroulant sa trompe de -pachyderme et clignant ses petits yeux frangés de -longs cils, semblait sourire à mes efforts et encourager -mes recherches. Toutes ces figures monstrueuses -me disaient dans leur langue de pierre: «Nous -ne sommes que des formes, c’est l’esprit qui agite la -masse.»</p> - -<p>«Un prêtre du temple de Tirounamalay, à qui je fis -part de l’idée qui me préoccupait, m’indiqua, comme -parvenu au plus haut degré de sublimité, un pénitent -qui habitait une des grottes de l’île d’Éléphanta. Je -le trouvai, adossé au mur de la caverne, enveloppé -d’un bout de sparterie, les genoux au menton, les -doigts croisés sur les jambes, dans un état d’immobilité -absolue; ses prunelles retournées ne laissaient -voir que le blanc, ses lèvres bridaient sur ses dents<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[42]</a></span> -déchaussées; sa peau, tannée par une incroyable -maigreur, adhérait aux pommettes; ses cheveux, -rejetés en arrière, pendaient par mèches roides -comme des filaments de plantes du sourcil d’une -roche; sa barbe s’était divisée en deux flots qui touchaient -presque terre, et ses ongles se recourbaient -en serres d’aigle.</p> - -<p>«Le soleil l’avait desséché et noirci de façon à -donner à sa peau d’Indien, naturellement brune, -l’apparence du basalte; ainsi posé, il ressemblait de -forme et de couleur à un vase canopique. Au premier -aspect, je le crus mort. Je secouai ses bras -comme ankylosés par une roideur cataleptique, je -lui criai à l’oreille de ma voix la plus forte les paroles -sacramentelles qui devaient me révéler à lui -comme initié; il ne tressaillit pas, ses paupières restèrent -immobiles.—J’allais m’éloigner, désespérant -d’en tirer quelque chose, lorsque j’entendis un -petillement singulier; une étincelle bleuâtre passa -devant mes yeux avec la fulgurante rapidité d’une -lueur électrique, voltigea une seconde sur les lèvres -entr’ouvertes du pénitent, et disparut.</p> - -<p>«Brahma-Logum (c’était le nom du saint personnage) -sembla se réveiller d’une léthargie: ses prunelles -reprirent leur place; il me regarda avec un -regard humain et répondit à mes questions. «Eh -bien, tes désirs sont satisfaits: tu as vu une âme. Je -suis parvenu à détacher la mienne de mon corps -quand il me plaît;—elle en sort, elle y rentre -comme une abeille lumineuse, perceptible aux yeux<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[43]</a></span> -seuls des adeptes. J’ai tant jeûné, tant prié, tant médité, -je me suis macéré si rigoureusement, que j’ai -pu dénouer les liens terrestres qui l’enchaînent, et -que Wishnou, le dieu aux dix incarnations, m’a révélé -le mot mystérieux qui la guide dans ses Avatars -à travers les formes différentes.—Si, après avoir -fait les gestes consacrés, je prononçais ce mot, ton -âme s’envolerait pour animer l’homme ou la bête -que je lui désignerais. Je te lègue ce secret, que je -possède seul maintenant au monde. Je suis bien aise -que tu sois venu, car il me tarde de me fondre dans -le sein de l’incréé, comme une goutte d’eau dans la -mer.—Et le pénitent me chuchota d’une voix faible -comme le dernier râle d’un mourant, et pourtant -distincte, quelques syllabes qui me firent passer sur -le dos ce petit frisson dont parle Job.</p> - -<p>—Que voulez-vous dire, docteur? s’écria Octave; -je n’ose sonder l’effrayante profondeur de votre -pensée.</p> - -<p>—Je veux dire, répondit tranquillement M. Balthazar -Cherbonneau, que je n’ai pas oublié la formule -magique de mon ami Brahma-Logum, et que -la comtesse Prascovie serait bien fine si elle reconnaissait -l’âme d’Octave de Saville dans le corps d’Olaf -Labinski.»</p> - -<h3 class="p4">V</h3> - -<p class="p2">La réputation du docteur Balthazar Cherbonneau -comme médecin et comme thaumaturge commençait<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[44]</a></span> -à se répandre dans Paris; ses bizarreries, affectées -ou vraies, l’avaient mis à la mode. Mais, loin de -chercher à se faire, comme on dit, une clientèle, il -s’efforçait de rebuter les malades en leur fermant -sa porte ou en leur ordonnant des prescriptions -étranges, des régimes impossibles. Il n’acceptait que -des cas désespérés, renvoyant à ses confrères avec -un dédain superbe les vulgaires fluxions de poitrine, -les banales entérites, les bourgeoises fièvres typhoïdes, -et dans ces occasions suprêmes il obtenait des -guérisons vraiment inconcevables. Debout à côté du -lit, il faisait des gestes magiques sur une tasse d’eau, -et des corps déjà roides et froids, tout prêts pour le -cercueil, après avoir avalé quelques gouttes de ce -breuvage en desserrant des mâchoires crispées par -l’agonie, reprenaient la souplesse de la vie, les couleurs -de la santé, et se redressaient sur leur séant, -promenant autour d’eux des regards accoutumés -déjà aux ombres du tombeau. Aussi l’appelait-on le -médecin des morts ou le résurrectionniste. Encore -ne consentait-il pas toujours à opérer ces cures, et -souvent refusait-il des sommes énormes de la part -de riches moribonds. Pour qu’il se décidât à entrer -en lutte avec la destruction, il fallait qu’il fût touché -de la douleur d’une mère implorant le salut d’un -enfant unique, du désespoir d’un amant demandant -la grâce d’une maîtresse adorée, ou qu’il jugeât la -vie menacée utile à la poésie, à la science et au progrès -du genre humain. Il sauva de la sorte un charmant -baby dont le croup serrait la gorge avec ses<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[45]</a></span> -doigts de fer, une délicieuse jeune fille phthisique -au dernier degré, un poëte en proie au <i>delirium -tremens</i>, un inventeur attaqué d’une congestion cérébrale -et qui allait enfouir le secret de sa découverte -sous quelques pelletées de terre. Autrement il -disait qu’on ne devait pas contrarier la nature, que -certaines morts avaient leur raison d’être, et qu’on -risquait, en les empêchant, de déranger quelque -chose dans l’ordre universel. Vous voyez bien que -M. Balthazar Cherbonneau était le docteur le plus -paradoxal du monde, et qu’il avait rapporté de l’Inde -une excentricité complète; mais sa renommée de -magnétiseur l’emportait encore sur sa gloire de médecin; -il avait donné devant un petit nombre d’élus -quelques séances dont on racontait des merveilles à -troubler toutes les notions du possible ou de l’impossible, -et qui dépassaient les prodiges de Cagliostro.</p> - -<p>Le docteur habitait le rez-de-chaussée d’un vieil -hôtel de la rue du Regard, un appartement en enfilade -comme on les faisait jadis, et dont les hautes -fenêtres ouvraient sur un jardin planté de grands -arbres au tronc noir, au grêle feuillage vert. Quoiqu’on -fût en été, de puissants calorifères soufflaient -par leurs bouches grillées de laiton des trombes -d’air brûlant dans les vastes salles, et en maintenaient -la température à trente-cinq ou quarante degrés -de chaleur, car M. Balthazar Cherbonneau, -habitué au climat incendiaire de l’Inde, grelottait à -nos pâles soleils, comme ce voyageur qui, revenu des<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[46]</a></span> -sources du Nil Bleu, dans l’Afrique centrale, tremblait -de froid au Caire, et il ne sortait jamais qu’en -voiture fermée, frileusement emmaillotté d’une pelisse -de renard bleu de Sibérie, et les pieds posés sur -un manchon de fer-blanc rempli d’eau bouillante.</p> - -<p>Il n’y avait d’autres meubles dans ces salles que -des divans bas en étoffes malabares historiées d’éléphants -chimériques et d’oiseaux fabuleux, des -étagères découpées, coloriées et dorées avec une -naïveté barbare par les naturels de Ceylan, des vases -du Japon pleins de fleurs exotiques; et sur le -plancher s’étalait, d’un bout à l’autre de l’appartement, -un de ces tapis funèbres à ramages noirs et -blancs que tissent pour pénitence les Thuggs en prison, -et dont la trame semble faite avec le chanvre -de leurs cordes d’étrangleurs; quelques idoles indoues, -de marbre ou de bronze, aux longs yeux en -amande, au nez cerclé d’anneaux, aux lèvres épaisses -et souriantes, aux colliers de perles descendant jusqu’au -nombril, aux attributs singuliers et mystérieux, -croisaient leurs jambes sur des piédouches -dans les encoignures;—le long des murailles -étaient appendues des miniatures gouachées, œuvre -de quelque peintre de Calcutta ou de Lucknow, qui -représentaient les neuf <i>Avatars</i> déjà accomplis de -Wishnou, en poisson, en tortue, en cochon, en lion -à tête humaine, en nain brahmine, en Rama, en -héros combattant le géant aux mille bras Cartasuciriargunen, -en Kitsna, l’enfant miraculeux dans lequel -des rêveurs voient un Christ indien; en Bouddha,<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[47]</a></span> -adorateur du grand dieu Mahadevi; et, enfin, le montraient -endormi, au milieu de la mer lactée, sur la -couleuvre aux cinq têtes recourbées en dais, attendant -l’heure de prendre, pour dernière incarnation, -la forme de ce cheval blanc ailé qui, en laissant retomber -son sabot sur l’univers, doit amener la fin du -monde.</p> - -<p>Dans la salle du fond, chauffée plus fortement encore -que les autres, se tenait M. Balthazar Cherbonneau, -entouré de livres sanscrits tracés au poinçon -sur de minces lames de bois percées d’un trou et -réunies par un cordon de manière à ressembler plus -à des persiennes qu’à des volumes comme les entend -la librairie européenne. Une machine électrique, -avec ses bouteilles remplies de feuilles d’or et -ses disques de verre tournés par des manivelles, élevait -sa silhouette inquiétante et compliquée au milieu -de la chambre, à côté d’un baquet mesmérique -où plongeait une lance de métal et d’où rayonnaient -de nombreuses tiges de fer. M. Cherbonneau n’était -rien moins que charlatan et ne cherchait pas la mise -en scène, mais cependant il était difficile de pénétrer -dans cette retraite bizarre sans éprouver un peu de -l’impression que devaient causer autrefois les laboratoires -d’alchimie.</p> - -<p>Le comte Olaf Labinski avait entendu parler des -miracles réalisés par le docteur, et sa curiosité demi-crédule -s’était allumée. Les races slaves ont un penchant -naturel au merveilleux, que ne corrige pas -toujours l’éducation la plus soignée, et d’ailleurs<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[48]</a></span> -des témoins dignes de foi qui avaient assisté à ces -séances en disaient de ces choses qu’on ne peut croire -sans les avoir vues, quelque confiance qu’on ait dans -le narrateur. Il alla donc visiter le thaumaturge.</p> - -<p>Lorsque le comte Labinski entra chez le docteur -Balthazar Cherbonneau, il se sentit comme entouré -d’une vague flamme; tout son sang afflua vers sa -tête, les veines des tempes lui sifflèrent; l’extrême -chaleur qui régnait dans l’appartement le suffoquait; -les lampes où brûlaient des huiles aromatiques, -les larges fleurs de Java balançant leurs énormes -calices comme des encensoirs l’enivraient de -leurs émanations vertigineuses et de leurs parfums -asphyxiants. Il fit quelques pas en chancelant vers -M. Cherbonneau, qui se tenait accroupi sur son divan, -dans une de ces étranges poses de fakir ou de -sannyâsi, dont le prince Soltikoff a si pittoresquement -illustré son voyage de l’Inde. On eût dit, à le -voir dessinant les angles de ses articulations sous les -plis de ses vêtements, une araignée humaine pelotonnée -au milieu de sa toile et se tenant immobile -devant sa proie. A l’apparition du comte, ses prunelles -de turquoise s’illuminèrent de lueurs phosphorescentes -au centre de leur orbite dorée du bistre -de l’hépatite, et s’éteignirent aussitôt comme recouvertes -par une taie volontaire. Le docteur étendit la -main vers Olaf, dont il comprit le malaise, et en deux -ou trois passes l’entoura d’une atmosphère de printemps, -lui créant un frais paradis dans cet enfer de -chaleur.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[49]</a></span></p> - -<p>«Vous trouvez-vous mieux à présent? Vos poumons, -habitués aux brises de la Baltique qui arrivent -toutes froides encore de s’être roulées sur les -neiges centenaires du pôle, devaient haleter comme -des soufflets de forge à cet air brûlant, où cependant -je grelotte, moi, cuit, recuit et comme calciné aux -fournaises du soleil.»</p> - -<p>Le comte Olaf Labinski fit un signe pour témoigner -qu’il ne souffrait plus de la haute température de -l’appartement.</p> - -<p>«Eh bien, dit le docteur avec un accent de bonhomie, -vous avez entendu parler sans doute de mes -tours de passe-passe, et vous voulez avoir un échantillon -de mon savoir-faire; oh! je suis plus fort que -Comus, Comte ou Bosco.</p> - -<p>—Ma curiosité n’est pas si frivole, répondit le -comte, et j’ai plus de respect pour un des princes de -la science.</p> - -<p>—Je ne suis pas un savant dans l’acception qu’on -donne à ce mot; mais au contraire, en étudiant certaines -choses que la science dédaigne, je me suis -rendu maître de forces occultes inemployées, et je -produis des effets qui semblent merveilleux, quoique -naturels. A force de la guetter, j’ai quelquefois surpris -l’âme,—elle m’a fait des confidences dont j’ai -profité et dit des mots que j’ai retenus. L’esprit est -tout, la matière n’existe qu’en apparence; l’univers -n’est peut-être qu’un rêve de Dieu ou qu’une irradiation -du Verbe dans l’immensité. Je chiffonne à mon -gré la guenille du corps, j’arrête ou je précipite la<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[50]</a></span> -vie, je déplace les sens, je supprime l’espace, j’anéantis -la douleur sans avoir besoin de chloroforme, -d’éther ou de toute autre drogue anesthésique. Armé -de la volonté, cette électricité intellectuelle, je vivifie -ou je foudroie. Rien n’est plus opaque pour -mes yeux; mon regard traverse tout; je vois distinctement -les rayons de la pensée, et comme on projette -les spectres solaires sur un écran, je peux les -faire passer par mon prisme invisible et les forcer à -se réfléchir sur la toile blanche de mon cerveau. -Mais tout cela est peu de chose à côté des prodiges -qu’accomplissent certains yoghis de l’Inde, arrivés au -plus sublime degré d’ascétisme. Nous autres Européens, -nous sommes trop légers, trop distraits, trop -futiles, trop amoureux de notre prison d’argile pour -y ouvrir de bien larges fenêtres sur l’éternité et sur -l’infini. Cependant j’ai obtenu quelques résultats assez -étranges, et vous allez en juger, dit le docteur Balthazar -Cherbonneau en faisant glisser sur leur tringle -les anneaux d’une lourde portière qui masquait une -sorte d’alcôve pratiquée dans le fond de la salle.»</p> - -<p>A la clarté d’une flamme d’esprit-de-vin qui oscillait -sur un trépied de bronze, le comte Olaf Labinski -aperçut un spectacle effrayant qui le fit frissonner -malgré sa bravoure. Une table de marbre noir supportait -le corps d’un jeune homme nu jusqu’à la -ceinture et gardant une immobilité cadavérique; de -son torse hérissé de flèches comme celui de saint -Sébastien, il ne coulait pas une goutte de sang; on -l’eût pris pour une image de martyr coloriée, où l’on<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[51]</a></span> -aurait oublié de teindre de cinabre les lèvres des -blessures.</p> - -<p>«Cet étrange médecin, dit en lui-même Olaf, est -peut-être un adorateur de Shiva, et il aura sacrifié -cette victime à son idole.»</p> - -<p>«Oh! il ne souffre pas du tout; piquez-le sans -crainte, pas un muscle de sa face ne bougera;» et -le docteur lui enlevait les flèches du corps, comme -l’on retire les épingles d’une pelote.</p> - -<p>Quelques mouvements rapides de mains dégagèrent -le patient du réseau d’effluves qui l’emprisonnait, -et il s’éveilla le sourire de l’extase sur les lèvres -comme sortant d’un rêve bienheureux. M. Balthazar -Cherbonneau le congédia du geste, et il se retira par -une petite porte coupée dans la boiserie dont l’alcôve -était revêtue.</p> - -<p>«J’aurais pu lui couper une jambe ou un bras -sans qu’il s’en aperçût, dit le docteur en plissant ses -rides en façon de sourire; je ne l’ai pas fait parce -que je ne crée pas encore, et que l’homme, inférieur -au lézard en cela, n’a pas une séve assez puissante -pour reformer les membres qu’on lui retranche. -Mais si je ne crée pas, en revanche je rajeunis. Et il -enleva le voile qui recouvrait une femme âgée magnétiquement -endormie sur un fauteuil, non loin de -la table de marbre noir; ses traits, qui avaient pu -être beaux, étaient flétris, et les ravages du temps se -lisaient sur les contours amaigris de ses bras, de ses -épaules et de sa poitrine. Le docteur fixa sur elle -pendant quelques minutes, avec une intensité opiniâtre,<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[52]</a></span> -les regards de ses prunelles bleues; les lignes -altérées se raffermirent, le galbe du sein reprit sa -pureté virginale, une chair blanche et satinée remplit -les maigreurs du col; les joues s’arrondirent et -se veloutèrent comme des pêches de toute la fraîcheur -de la jeunesse; les yeux s’ouvrirent scintillants -dans un fluide vivace; le masque de vieillesse, -enlevé comme par magie, laissait voir la belle jeune -femme disparue depuis longtemps.</p> - -<p>«Croyez-vous que la fontaine de Jouvence ait versé -quelque part ses eaux miraculeuses? dit le docteur -au comte stupéfait de cette transformation. Je le -crois, moi, car l’homme n’invente rien, et chacun -de ses rêves est une divination ou un souvenir.—Mais -abandonnons cette forme un instant repétrie -par ma volonté, et consultons cette jeune fille qui -dort tranquillement dans ce coin. Interrogez-la, elle -en sait plus long que les pythies et les sibylles. Vous -pouvez l’envoyer dans un de vos sept châteaux de -Bohême, lui demander ce que renferme le plus secret -de vos tiroirs, elle vous le dira, car il ne faudra -pas à son âme plus d’une seconde pour faire le -voyage; chose, après tout, peu surprenante, puisque -l’électricité parcourt soixante-dix mille lieues -dans le même espace de temps, et l’électricité est à -la pensée ce qu’est le fiacre au wagon. Donnez-lui la -main pour vous mettre en rapport avec elle; vous -n’aurez pas besoin de formuler votre question, elle -la lira dans votre esprit.»</p> - -<p>La jeune fille, d’une voix atone comme celle d’une<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[53]</a></span> -ombre, répondit à l’interrogation mentale du comte:</p> - -<p>«Dans le coffret de cèdre il y a un morceau de -terre saupoudrée de sable fin sur lequel se voit l’empreinte -d’un petit pied.»</p> - -<p>—A-t-elle deviné juste?» dit le docteur négligemment -et comme sûr de l’infaillibilité de sa somnambule.</p> - -<p>Une éclatante rougeur couvrit les joues du comte. -Il avait en effet, au premier temps de leurs amours, -enlevé dans une allée d’un parc l’empreinte d’un pas -de Prascovie, et il la gardait comme une relique au -fond d’une boîte incrustée de nacre et d’argent, du -plus précieux travail, dont il portait la clef microscopique -suspendue à son cou par un jaseron de Venise.</p> - -<p>M. Balthazar Cherbonneau, qui était un homme -de bonne compagnie, voyant l’embarras du comte, -n’insista pas et le conduisit à une table sur laquelle -était posée une eau aussi claire que le diamant.</p> - -<p>«Vous avez sans doute entendu parler du miroir -magique où Méphistophélès fait voir à Faust l’image -d’Hélène; sans avoir un pied de cheval dans mon bas -de soie et deux plumes de coq à mon chapeau, je -puis vous régaler de cet innocent prodige. Penchez-vous -sur cette coupe et pensez fixement à la personne -que vous désirez faire apparaître; vivante ou -morte, lointaine ou rapprochée, elle viendra à votre -appel, du bout du monde ou des profondeurs de -l’histoire.»</p> - -<p>Le comte s’inclina sur la coupe, dont l’eau se troubla -bientôt sous son regard et prit des teintes opalines,<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[54]</a></span> -comme si l’on y eût versé une goutte d’essence; -un cercle irisé des couleurs du prisme couronna les -bords du vase, encadrant le tableau qui s’ébauchait -déjà sous le nuage blanchâtre.</p> - -<p>Le brouillard se dissipa.—Une jeune femme en -peignoir de dentelles, aux yeux vert de mer, aux -cheveux d’or crespelés, laissant errer comme des -papillons blancs ses belles mains distraites sur l’ivoire -du clavier, se dessina ainsi que sous une glace au -fond de l’eau redevenue transparente, avec une perfection -si merveilleuse qu’elle eût fait mourir tous -les peintres de désespoir:—c’était Prascovie Labinska, -qui, sans le savoir, obéissait à l’évocation -passionnée du comte.</p> - -<p>«Et maintenant passons à quelque chose de plus -curieux,» dit le docteur en prenant la main du comte -et en la posant sur une des tiges de fer du baquet -mesmérique. Olaf n’eut pas plutôt touché le métal -chargé d’un magnétisme fulgurant, qu’il tomba -comme foudroyé.</p> - -<p>Le docteur le prit dans ses bras, l’enleva comme -une plume, le posa sur un divan, sonna, et dit au -domestique qui parut au seuil de la porte:</p> - -<p>«Allez chercher M. Octave de Saville.»</p> - -<h3 class="p4">VI</h3> - -<p class="p2">Le roulement d’un coupé se fit entendre dans la -cour silencieuse de l’hôtel, et presque aussitôt Octave<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[55]</a></span> -se présenta devant le docteur; il resta stupéfait lorsque -M. Cherbonneau lui montra le comte Olaf Labinski -étendu sur un divan avec les apparences de la -mort. Il crut d’abord à un assassinat et resta quelques -instants muet d’horreur; mais, après un examen -plus attentif, il s’aperçut qu’une respiration -presque imperceptible abaissait et soulevait la poitrine -du jeune dormeur.</p> - -<p>«Voilà, dit le docteur, votre déguisement tout -préparé; il est un peu plus difficile à mettre qu’un -domino loué chez Babin; mais Roméo, en montant -au balcon de Vérone, ne s’inquiète pas du danger -qu’il y a de se casser le cou; il sait que Juliette l’attend -là-haut dans la chambre sous ses voiles de nuit; -et la comtesse Prascovie Labinska vaut bien la fille -des Capulets.»</p> - -<p>Octave, troublé par l’étrangeté de la situation, ne -répondait rien; il regardait toujours le comte, dont -la tête légèrement rejetée en arrière posait sur un -coussin, et qui ressemblait à ces effigies de chevaliers -couchés au-dessus de leurs tombeaux dans les -cloîtres gothiques, ayant sous leur nuque roidie un -oreiller de marbre sculpté. Cette belle et noble figure -qu’il allait déposséder de son âme lui inspirait -malgré lui quelques remords.</p> - -<p>Le docteur prit la rêverie d’Octave pour de l’hésitation: -un vague sourire de dédain erra sur le pli -de ses lèvres, et il lui dit:</p> - -<p>«Si vous n’êtes pas décidé, je puis réveiller le -comte, qui s’en retournera comme il est venu, émerveillé<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[56]</a></span> -de mon pouvoir magnétique; mais, pensez-y -bien, une telle occasion peut ne jamais se retrouver. -Pourtant, quelque intérêt que je porte à votre amour, -quelque désir que j’aie de faire une expérience qui -n’a jamais été tentée en Europe, je ne dois pas vous -cacher que cet échange d’âmes a ses périls. Frappez -votre poitrine, interrogez votre cœur. Risquez-vous -franchement votre vie sur cette carte suprême? L’amour -est fort comme la mort, dit la Bible.</p> - -<p>—Je suis prêt, répondit simplement Octave.</p> - -<p>—Bien, jeune homme, s’écria le docteur en frottant -ses mains brunes et sèches avec une rapidité -extraordinaire, comme s’il eût voulu allumer du feu -à la manière des sauvages.—Cette passion qui ne -recule devant rien me plaît. Il n’y a que deux choses -au monde: la passion et la volonté. Si vous n’êtes -pas heureux, ce ne sera certes pas de ma faute. Ah! -mon vieux Brahma-Logum, tu vas voir du fond du -ciel d’Indra où les apsaras t’entourent de leurs chœurs -voluptueux, si j’ai oublié la formule irrésistible que -tu m’as râlée à l’oreille en abandonnant ta carcasse -momifiée. Les mots et les gestes, j’ai tout retenu.—A -l’œuvre! à l’œuvre! Nous allons faire dans notre -chaudron une étrange cuisine, comme les sorcières -de Macbeth, mais sans l’ignoble sorcellerie du Nord.—Placez-vous -devant moi, assis dans ce fauteuil; -abandonnez-vous en toute confiance à mon pouvoir. -Bien! les yeux sur les yeux, les mains contre les mains.—Déjà -le charme agit. Les notions de temps et d’espace -se perdent, la conscience du moi s’efface, les<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[57]</a></span> -paupières s’abaissent; les muscles, ne recevant plus -d’ordres du cerveau, se détendent; la pensée s’assoupit, -tous les fils délicats qui retiennent l’âme au -corps sont dénoués. Brahma, dans l’œuf d’or où il -rêva dix mille ans, n’était pas plus séparé des choses -extérieures; saturons-le d’effluves, baignons-le de -rayons.»</p> - -<p>Le docteur, tout en marmottant ces phrases entrecoupées, -ne discontinuait pas un seul instant ses -passes: de ses mains tendues jaillissaient des jets -lumineux qui allaient frapper le front ou le cœur du -patient, autour duquel se formait peu à peu une -sorte d’atmosphère visible, phosphorescente comme -une auréole.</p> - -<p>«Très-bien! fit M. Balthazar Cherbonneau, s’applaudissant -lui-même de son ouvrage. Le voilà -comme je le veux. Voyons, voyons, qu’est-ce qui -résiste encore par là? s’écria-t-il après une pause, -comme s’il lisait à travers le crâne d’Octave le dernier -effort de la personnalité près de s’anéantir. -Quelle est cette idée mutine qui, chassée des circonvolutions -de la cervelle, tâche de se soustraire à mon -influence en se pelotonnant sur la monade primitive, -sur le point central de la vie? Je saurai bien la rattraper -et la mater.»</p> - -<p>Pour vaincre cette involontaire rébellion, le docteur -rechargea plus puissamment encore la batterie -magnétique de son regard, et atteignit la pensée en -révolte entre la base du cervelet et l’insertion de la -moelle épinière, le sanctuaire le plus caché, le tabernacle<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[58]</a></span> -le plus mystérieux de l’âme. Son triomphe -était complet.</p> - -<p>Alors il se prépara avec une solennité majestueuse -à l’expérience inouïe qu’il allait tenter; il se revêtit -comme un mage d’une robe de lin, il lava ses mains -dans une eau parfumée, il tira de diverses boîtes des -poudres dont il se fit aux joues et au front des tatouages -hiératiques; il ceignit son bras du cordon -des brahmes, lut deux ou trois Slocas des poëmes -sacrés, et n’omit aucun des rites minutieux recommandés -par le sannyâsi des grottes d’Elephanta.</p> - -<p>Ces cérémonies terminées, il ouvrit toutes grandes -les bouches de chaleur, et bientôt la salle fut remplie -d’une atmosphère embrasée qui eût fait se pâmer -les tigres dans les jungles, se craqueler leur cuirasse -de vase sur le cuir rugueux des buffles, et s’épanouir -avec une détonation la large fleur de l’aloès.</p> - -<p>«Il ne faut pas que ces deux étincelles du feu -divin, qui vont se trouver nues tout à l’heure et dépouillées -pendant quelques secondes de leur enveloppe -mortelle, pâlissent ou s’éteignent dans notre -air glacial,» dit le docteur en regardant le thermomètre, -qui marquait alors 120 degrés Fahrenheit.</p> - -<p>Le docteur Balthazar Cherbonneau, entre ces deux -corps inertes, avait l’air, dans ses blancs vêtements, -du sacrificateur d’une de ces religions sanguinaires -qui jetaient des cadavres d’hommes sur l’autel de -leurs dieux. Il rappelait ce prêtre de Vitziliputzili, la -farouche idole mexicaine dont parle Henri Heine dans<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[59]</a></span> -une de ses ballades, mais ses intentions étaient à -coup sûr plus pacifiques.</p> - -<p>Il s’approcha du comte Olaf Labinski toujours immobile, -et prononça l’ineffable syllabe, qu’il alla rapidement -répéter sur Octave profondément endormi. -La figure ordinairement bizarre de M. Cherbonneau -avait pris en ce moment une majesté singulière; la -grandeur du pouvoir dont il disposait ennoblissait -ses traits désordonnés, et si quelqu’un l’eût vu accomplissant -ces rites mystérieux avec une gravité -sacerdotale, il n’eût pas reconnu en lui le docteur -hoffmanique qui appelait, en le défiant, le crayon de -la caricature.</p> - -<p>Il se passa alors des choses bien étranges: Octave -de Saville et le comte Olaf Labinski parurent agités -simultanément comme d’une convulsion d’agonie, -leur visage se décomposa, une légère écume leur -monta aux lèvres; la pâleur de la mort décolora leur -peau; cependant deux petites lueurs bleuâtres et -tremblotantes scintillaient incertaines au-dessus de -leurs têtes.</p> - -<p>A un geste fulgurant du docteur qui semblait leur -tracer leur route dans l’air, les deux points phosphoriques -se mirent en mouvement, et, laissant derrière -eux un sillage de lumière, se rendirent à leur demeure -nouvelle: l’âme d’Octave occupa le corps du -comte Labinski, l’âme du comte celui d’Octave: l’avatar -était accompli.</p> - -<p>Une légère rougeur des pommettes indiquait que -la vie venait de rentrer dans ces argiles humaines<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[60]</a></span> -restées sans âme pendant quelques secondes, et -dont l’Ange noir eût fait sa proie sans la puissance -du docteur.</p> - -<p>La joie du triomphe faisait flamboyer les prunelles -bleues de Cherbonneau, qui se disait en marchant à -grands pas dans la chambre: «Que les médecins les -plus vantés en fassent autant, eux si fiers de raccommoder -tant bien que mal l’horloge humaine lorsqu’elle -se détraque: Hippocrate, Galien, Paracelse, -Van Helmont, Boerhaave, Tronchin, Hahnemann, -Rasori, le moindre fakir indien, accroupi sur l’escalier -d’une pagode, en sait mille fois plus long que -vous! Qu’importe le cadavre quand on commande à -l’esprit!»</p> - -<p>En finissant sa période, le docteur Balthazar Cherbonneau -fit plusieurs cabrioles d’exultation, et dansa -comme les montagnes dans le Sir-Hasirim du roi -Salomon; il faillit même tomber sur le nez, s’étant -pris le pied aux plis de sa robe brahminique, petit -accident qui le rappela à lui-même et lui rendit tout -son sang-froid.</p> - -<p>«Réveillons nos dormeurs,» dit M. Cherbonneau -après avoir essuyé les raies de poudre colorées dont -il s’était strié la figure et dépouillé son costume de -brahme,—et, se plaçant devant le corps du comte -Labinski habité par l’âme d’Octave, il fit les passes -nécessaires pour le tirer de l’état somnambulique, -secouant à chaque geste ses doigts chargés du fluide -qu’il enlevait.</p> - -<p>Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[61]</a></span> -(désormais nous le désignerons de la sorte pour la -clarté du récit) se redressa sur son séant, passa ses -mains sur ses yeux et promena autour de lui un regard -étonné que la conscience du moi n’illuminait -pas encore. Quand la perception nette des objets lui -fut revenue, la première chose qu’il aperçut, ce fut -sa forme placée en dehors de lui sur un divan. Il se -voyait! non pas réfléchi par un miroir, mais en réalité. -Il poussa un cri,—ce cri ne résonna pas avec -le timbre de sa voix et lui causa une sorte d’épouvante;—l’échange -d’âmes ayant eu lieu pendant le -sommeil magnétique, il n’en avait pas gardé mémoire -et éprouvait un malaise singulier. Sa pensée, -servie par de nouveaux organes, était comme un -ouvrier à qui l’on a retiré ses outils habituels pour -lui en donner d’autres. Psyché dépaysée battait de -ses ailes inquiètes la voûte de ce crâne inconnu, et -se perdait dans les méandres de cette cervelle où restaient -encore quelques traces d’idées étrangères.</p> - -<p>«Eh bien, dit le docteur lorsqu’il eut suffisamment -joui de la surprise d’Octave-Labinski, que vous -semble de votre nouvelle habitation? Votre âme se -trouve-t-elle bien installée dans le corps de ce charmant -cavalier, hetmann, hospodar ou magnat, mari -de la plus belle femme du monde? Vous n’avez plus -envie de vous laisser mourir comme c’était votre -projet la première fois que je vous ai vu dans votre -triste appartement de la rue Saint-Lazare, maintenant -que les portes de l’hôtel Labinski vous sont -toutes grandes ouvertes et que vous n’avez plus peur<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[62]</a></span> -que Prascovie ne vous mette la main devant la bouche, -comme à la villa Salviati, lorsque vous voudrez -lui parler d’amour! Vous voyez bien que le vieux -Balthazar Cherbonneau, avec sa figure de macaque, -qu’il ne tiendrait qu’à lui de changer pour une -autre, possède encore dans son sac à malices d’assez -bonnes recettes.</p> - -<p>—Docteur, répondit Octave-Labinski, vous avez -le pouvoir d’un Dieu, ou, tout au moins, d’un -démon.</p> - -<p>—Oh! oh! n’ayez pas peur, il n’y a pas la moindre -diablerie là dedans. Votre salut ne périclite pas: -je ne vais pas vous faire signer un pacte avec un parafe -rouge. Rien n’est plus simple que ce qui vient -de se passer. Le Verbe qui a créé la lumière peut -bien déplacer une âme. Si les hommes voulaient -écouter Dieu à travers le temps et l’infini, ils en feraient, -ma foi, bien d’autres.</p> - -<p>—Par quelle reconnaissance, par quel dévouement -reconnaître cet inestimable service?</p> - -<p>—Vous ne me devez rien; vous m’intéressiez, et -pour un vieux Lascar comme moi, tanné à tous les -soleils, bronzé à tous les événements, une émotion -est une chose rare. Vous m’avez révélé l’amour, et -vous savez que nous autres rêveurs un peu alchimistes, -un peu magiciens, un peu philosophes, nous -cherchons tous plus ou moins l’absolu. Mais levez-vous -donc, remuez-vous, marchez, et voyez si votre -peau neuve ne vous gêne pas aux entournures.»</p> - -<p>Octave-Labinski obéit au docteur et fit quelques<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[63]</a></span> -tours par la chambre; il était déjà moins embarrassé; -quoique habité par une autre âme, le corps du -comte conservait l’impulsion de ses anciennes habitudes, -et l’hôte récent se confia à ces souvenirs physiques, -car il lui importait de prendre la démarche, -l’allure, le geste du propriétaire expulsé.</p> - -<p>«Si je n’avais opéré moi-même tout à l’heure le -déménagement de vos âmes, je croirais, dit en riant -le docteur Balthazar Cherbonneau, qu’il ne s’est rien -passé que d’ordinaire pendant cette soirée, et je vous -prendrais pour le véritable, légitime et authentique -comte lithuanien Olaf de Labinski, dont le moi sommeille -encore là-bas dans la chrysalide que vous avez -dédaigneusement laissée. Mais minuit va sonner bientôt; -partez pour que Prascovie ne vous gronde pas et -ne vous accuse pas de lui préférer le lansquenet ou -le baccarat. Il ne faut pas commencer votre vie d’époux -par une querelle, ce serait de mauvais augure. -Pendant ce temps, je m’occuperai de réveiller votre -ancienne enveloppe avec toutes les précautions et les -égards qu’elle mérite.»</p> - -<p>Reconnaissant la justesse des observations du docteur, -Octave-Labinski se hâta de sortir. Au bas du -perron piaffaient d’impatience les magnifiques chevaux -bais du comte, qui, en mâchant leurs mors, -avaient devant eux couvert le pavé d’écume.—Au -bruit de pas du jeune homme, un superbe chasseur -vert, de la race perdue des heyduques, se précipita -vers le marchepied, qu’il abattit avec fracas. Octave, -qui s’était d’abord dirigé machinalement vers son<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[64]</a></span> -modeste brougham, s’installa dans le haut et splendide -coupé, et dit au chasseur, qui jeta le mot au -cocher: «A l’hôtel!» La portière à peine fermée, les -chevaux partirent en faisant des courbettes, et le digne -successeur des Almanzor et des Azolan se suspendit -aux larges cordons de passementerie avec une -prestesse que n’aurait pas laissé supposer sa grande -taille.</p> - -<p>Pour des chevaux de cette allure la course n’est -pas longue de la rue du Regard au faubourg Saint-Honoré; -l’espace fut dévoré en quelques minutes, et -le cocher cria de sa voix de Stentor: La porte!</p> - -<p>Les deux immenses battants, poussés par le suisse, -livrèrent passage à la voiture, qui tourna dans une -grande cour sablée et vint s’arrêter avec une précision -remarquable sous une marquise rayée de blanc -et de rose.</p> - -<p>La cour, qu’Octave-Labinski détailla avec cette rapidité -de vision que l’âme acquiert en certaines occasions -solennelles, était vaste, entourée de bâtiments -symétriques, éclairée par des lampadaires de bronze -dont le gaz dardait ses langues blanches dans des -fanaux de cristal semblables à ceux qui ornaient autrefois -le Bucentaure, et sentait le palais plus que -l’hôtel; des caisses d’orangers dignes de la terrasse -de Versailles étaient posées de distance en distance -sur la marge d’asphalte qui encadrait comme une -bordure le tapis de sable formant le milieu.</p> - -<p>Le pauvre amoureux transformé, en mettant le -pied sur le seuil, fut obligé de s’arrêter quelques secondes<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[65]</a></span> -et de poser sa main sur son cœur pour en -comprimer les battements. Il avait bien le corps du -comte Olaf Labinski, mais il n’en possédait que l’apparence -physique; toutes les notions que contenait -cette cervelle s’étaient enfuies avec l’âme du premier -propriétaire,—la maison qui désormais devait être -la sienne lui était inconnue, il en ignorait les dispositions -intérieures;—un escalier se présentait devant -lui, il le suivit à tout hasard, sauf à mettre son -erreur sur le compte d’une distraction.</p> - -<p>Les marches de pierre poncée éclataient de blancheur -et faisaient ressortir le rouge opulent de la -large bande de moquette retenue par des baguettes -de cuivre doré qui dessinait au pied son moelleux -chemin; des jardinières remplies des plus belles -fleurs exotiques montaient chaque degré avec vous.</p> - -<p>Une immense lanterne découpée et fenestrée, suspendue -à un gros câble de soie pourpre orné de -houppes et de nœuds, faisait courir des frissons d’or -sur les murs revêtus d’un stuc blanc et poli comme -le marbre, et projetait une masse de lumière sur -une répétition de la main de l’auteur, d’un des plus -célèbres groupes de Canova, <i>l’Amour embrassant -Psyché</i>.</p> - -<p>Le palier de l’étage unique était pavé de mosaïques -d’un précieux travail, et aux parois, des cordes de -soie suspendaient quatre tableaux de Paris Bordone, -de Bonifazzio, de Palma le Vieux et de Paul Véronèse, -dont le style architectural et pompeux s’harmonisait -avec la magnificence de l’escalier.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[66]</a></span></p> - -<p>Sur ce palier s’ouvrait une haute porte de serge -relevée de clous dorés; Octave-Labinski la poussa et -se trouva dans une vaste antichambre où sommeillaient -quelques laquais en grande tenue, qui, à son -approche, se levèrent comme poussés par des ressorts -et se rangèrent le long des murs avec l’impassibilité -d’esclaves orientaux.</p> - -<p>Il continua sa route. Un salon blanc et or, où il n’y -avait personne, suivait l’antichambre. Octave tira une -sonnette. Une femme de chambre parut.</p> - -<p>«Madame peut-elle me recevoir?</p> - -<p>—Madame la comtesse est en train de se déshabiller, -mais tout à l’heure elle sera visible.»</p> - -<h3 class="p4">VII</h3> - -<p class="p2">Resté seul avec le corps d’Octave de Saville, habité -par l’âme du comte Olaf Labinski, le docteur Balthazar -Cherbonneau se mit en devoir de rendre cette -forme inerte à la vie ordinaire. Au bout de quelques -passes Olaf-de Saville (qu’on nous permette de réunir -ces deux noms pour désigner un personnage -double) sortit comme un fantôme des limbes du -profond sommeil, ou plutôt de la catalepsie qui l’enchaînait, -immobile et roide, sur l’angle du divan; il -se leva avec un mouvement automatique que la volonté -ne dirigeait pas encore, et chancelant sous un -vertige mal dissipé. Les objets vacillaient autour de<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[67]</a></span> -lui, les incarnations de Wishnou dansaient la sarabande -le long des murailles, le docteur Cherbonneau -lui apparaissait sous la figure du sannyâsi d’Elephanta, -agitant ses bras comme des ailerons d’oiseau -et roulant ses prunelles bleues dans des orbes -de rides brunes, pareils à des cercles de besicles;—les -spectacles étranges auxquels il avait assisté avant -de tomber dans l’anéantissement magnétique réagissaient -sur sa raison, et il ne se reprenait que lentement -à la réalité: il était comme un dormeur réveillé -brusquement d’un cauchemar, qui prend -encore pour des spectres ses vêtements épars sur -les meubles, avec de vagues formes humaines, et -pour des yeux flamboyants de cyclope les patères -de cuivre des rideaux, simplement illuminées par -le reflet de la veilleuse.</p> - -<p>Peu à peu cette fantasmagorie s’évapora; tout revint -à son aspect naturel; M. Balthazar Cherbonneau -ne fut plus un pénitent de l’Inde, mais un simple -docteur en médecine, qui adressait à son client -un sourire d’une bonhomie banale.</p> - -<p>«Monsieur le comte est-il satisfait des quelques -expériences que j’ai eu l’honneur de faire devant -lui? disait-il avec un ton d’obséquieuse humilité où -l’on aurait pu démêler une légère nuance d’ironie;—j’ose -espérer qu’il ne regrettera pas trop sa soirée -et qu’il partira convaincu que tout ce qu’on raconte -sur le magnétisme n’est pas fable et jonglerie, comme -le prétend la science officielle.»</p> - -<p>Olaf-de Saville répondit par un signe de tête en<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[68]</a></span> -manière d’assentiment, et sortit de l’appartement -accompagné du docteur Cherbonneau, qui lui faisait -de profonds saluts à chaque porte.</p> - -<p>Le brougham s’avança en rasant les marches, et -l’âme du mari de la comtesse Labinska y monta avec -le corps d’Octave de Saville sans trop se rendre -compte que ce n’était là ni sa livrée ni sa voiture.</p> - -<p>Le cocher demanda où monsieur allait.</p> - -<p>«Chez moi,» répondit Olaf-de Saville, confusément -étonné de ne pas reconnaître la voix du chasseur -vert qui, ordinairement, lui adressait cette -question avec un accent hongrois des plus prononcés. -Le brougham où il se trouvait était tapissé de damas -bleu foncé; un satin bouton d’or capitonnait son -coupé, et le comte s’étonnait de cette différence tout -en l’acceptant comme on fait dans le rêve où les -objets habituels se présentent sous des aspects tout -autres sans pourtant cesser d’être reconnaissables; -il se sentait aussi plus petit que de coutume; en -outre, il lui semblait être venu en habit chez le docteur, -et, sans se souvenir d’avoir changé de vêtement, -il se voyait habillé d’un paletot d’été en étoffe -légère qui n’avait jamais fait partie de sa garde-robe; -son esprit éprouvait une gêne inconnue, et ses pensées, -le matin si lucides, se débrouillaient péniblement. -Attribuant cet état singulier aux scènes étranges -de la soirée, il ne s’en occupa plus, il appuya sa -tête à l’angle de la voiture, et se laissa aller à une -rêverie flottante, à une vague somnolence qui n’était -ni la veille ni le sommeil.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[69]</a></span></p> - -<p>Le brusque arrêt du cheval et la voix du cocher -criant «La porte!» le rappelèrent à lui; il baissa la -glace, mit la tête dehors et vit à la clarté du réverbère -une rue inconnue, une maison qui n’était pas la sienne.</p> - -<p>«Où diable me mènes-tu, animal? s’écria-t-il; -sommes-nous donc faubourg Saint-Honoré, hôtel -Labinski?</p> - -<p>—Pardon, monsieur; je n’avais pas compris,» -grommela le cocher en faisant prendre à sa bête la -direction indiquée.</p> - -<p>Pendant le trajet, le comte transfiguré se fit plusieurs -questions auxquelles il ne pouvait répondre. -Comment sa voiture était-elle partie sans lui, puisqu’il -avait donné ordre qu’on l’attendît? Comment -se trouvait-il lui-même dans la voiture d’un autre? -Il supposa qu’un léger mouvement de fièvre troublait -la netteté de ses perceptions, ou que peut-être le -docteur thaumaturge, pour frapper plus vivement -sa crédulité, lui avait fait respirer pendant son sommeil -quelque flacon de haschich ou de toute autre -drogue hallucinatrice dont une nuit de repos dissiperait -les illusions.</p> - -<p>La voiture arriva à l’hôtel Labinski; le suisse, interpellé, -refusa d’ouvrir la porte, disant qu’il n’y -avait pas de réception ce soir-là, que monsieur était -rentré depuis plus d’une heure et madame retirée -dans ses appartements.</p> - -<p>«Drôle, es-tu ivre ou fou? dit Olaf-de Saville en -repoussant le colosse qui se dressait gigantesquement -sur le seuil de la porte entre-bâillée, comme<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[70]</a></span> -une de ces statues en bronze qui, dans les contes -arabes défendent aux chevaliers errants l’accès des -châteaux enchantés.</p> - -<p>«Ivre ou fou vous-même, mon petit monsieur,» -répliqua le suisse, qui, de cramoisi qu’il était naturellement, -devint bleu de colère.</p> - -<p>—Misérable! rugit Olaf-de Saville, si je ne me respectais...</p> - -<p>—Taisez-vous ou je vais vous casser sur mon genou -et jeter vos morceaux sur le trottoir, répliqua le géant -en ouvrant une main plus large et plus grande que la -colossale main de plâtre exposée chez le gantier de la -rue Richelieu; il ne faut pas faire le méchant avec -moi, mon petit jeune homme parce qu’on a bu une -ou deux bouteilles de vin de Champagne de trop.»</p> - -<p>Olaf-de Saville, exaspéré, repoussa le suisse si rudement, -qu’il pénétra sous le porche. Quelques valets -qui n’étaient pas couchés encore accoururent au -bruit de l’altercation.</p> - -<p>«Je te chasse, bête brute, brigand, scélérat! je -ne veux pas même que tu passes la nuit à l’hôtel; -sauve-toi, ou je te tue comme un chien enragé. Ne -me fais pas verser l’ignoble sang d’un laquais.»</p> - -<p>Et le comte, dépossédé de son corps, s’élançait les -yeux injectés de rouge, l’écume aux lèvres, les -poings crispés, vers l’énorme suisse, qui, rassemblant -les deux mains de son agresseur dans une des -siennes, les y maintint presque écrasées par l’étau -de ses gros doigts courts, charnus et noueux comme -ceux d’un tortionnaire du moyen âge.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[71]</a></span></p> - -<p>«Voyons, du calme, disait le géant, assez bonasse -au fond, qui ne redoutait plus rien de son adversaire -et lui imprimait quelques saccades pour le tenir en -respect.—Y a-t-il du bon sens de se mettre dans -des états pareils quand on est vêtu en homme du -monde, et de venir ensuite comme un perturbateur -faire des tapages nocturnes dans les maisons respectables? -On doit des égards au vin, et il doit être fameux -celui qui vous a si bien grisé! c’est pourquoi -je ne vous assomme pas, et je me contenterai de -vous poser délicatement dans la rue, où la patrouille -vous ramassera si vous continuez vos esclandres;—un -petit air de violon vous rafraîchira les idées.</p> - -<p>—Infâmes, s’écria Olaf-de Saville en interpellant -les laquais, vous laissez insulter par cette abjecte -canaille votre maître, le noble comte Labinski!»</p> - -<p>A ce nom, la valetaille poussa d’un commun accord -une immense huée; un éclat de rire énorme, -homérique, convulsif, souleva toutes ces poitrines -chamarrées de galons: «Ce petit monsieur qui se -croit le comte Labinski! ha! ha! hi! hi! l’idée est -bonne!»</p> - -<p>Une sueur glacée mouilla les tempes d’Olaf-de -Saville. Une pensée aiguë lui traversa la cervelle -comme une lame d’acier, et il sentit se figer la moelle -de ses os. Smarra lui avait-il mis son genou sur la -poitrine ou vivait-il de la vie réelle? Sa raison avait-elle -sombré dans l’océan sans fond du magnétisme, -ou était-il le jouet de quelque machination diabolique?—Aucun -de ses laquais si tremblants, si soumis,<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[72]</a></span> -si prosternés devant lui, ne le reconnaissait. -Lui avait-on changé son corps comme son vêtement -et sa voiture?</p> - -<p>«Pour que vous soyez bien sûr de n’être pas le -comte de Labinski, dit un des plus insolents de la -bande, regardez là-bas, le voilà lui-même qui descend -le perron, attiré par le bruit de votre algarade.»</p> - -<p>Le captif du suisse tourna les yeux vers le fond de -la cour, et vit debout sous l’auvent de la marquise un -jeune homme de taille élégante et svelte, à figure -ovale, aux yeux noirs, au nez aquilin, à la moustache -fine, qui n’était autre que lui-même, ou son -spectre modelé par le diable, avec une ressemblance -à faire illusion.</p> - -<p>Le suisse lâcha les mains qu’il tenait prisonnières. -Les valets se rangèrent respectueusement contre la -muraille, le regard baissé, les mains pendantes, -dans une immobilité absolue, comme les icoglans à -à l’approche du padischa; ils rendaient à ce fantôme -les honneurs qu’ils refusaient au comte véritable.</p> - -<p>L’époux de Prascovie, quoique intrépide comme -un Slave, c’est tout dire, ressentit un effroi indicible -à l’approche de ce Ménechme, qui, plus terrible que -celui du théâtre, se mêlait à la vie positive et rendait -son jumeau méconnaissable.</p> - -<p>Une ancienne légende de famille lui revint en mémoire -et augmenta encore sa terreur. Chaque fois -qu’un Labinski devait mourir, il en était averti par -l’apparition d’un fantôme absolument pareil à lui.<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[73]</a></span> -Parmi les nations du Nord, voir son double, même -en rêve, a toujours passé pour un présage fatal, et -l’intrépide guerrier du Caucase, à l’aspect de cette -vision extérieure de son moi, fut saisi d’une insurmontable -horreur superstitieuse; lui qui eût plongé -son bras dans la gueule des canons prêts à tirer, il -recula devant lui-même.</p> - -<p>Octave-Labinski s’avança vers son ancienne forme, -où se débattait, s’indignait et frissonnait l’âme du -comte, et lui dit d’un ton de politesse hautaine et -glaciale:</p> - -<p>«Monsieur, cessez de vous compromettre avec ces -valets. M. le comte de Labinski, si vous voulez lui -parler, est visible de midi à deux heures. Madame -la comtesse reçoit le jeudi les personnes qui ont eu -l’honneur de lui être présentées.»</p> - -<p>Cette phrase débitée lentement et en donnant de -la valeur à chaque syllabe, le faux comte se retira -d’un pas tranquille, et les portes se refermèrent sur -lui.</p> - -<p>On porta dans la voiture Olaf-de Saville évanoui. -Lorsqu’il reprit ses sens, il était couché sur un lit qui -n’avait pas la forme du sien, dans une chambre où -il ne se rappelait pas être jamais entré; près de lui -se tenait un domestique étranger qui lui soulevait la -tête et lui faisait respirer un flacon d’éther.</p> - -<p>«Monsieur se sent-il mieux? demanda Jean au -comte, qu’il prenait pour son maître.</p> - -<p>—Oui, répondit Olaf-de Saville; ce n’était qu’une -faiblesse passagère.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[74]</a></span></p> - -<p>—Puis-je me retirer ou faut-il que je veille, monsieur?</p> - -<p>—Non, laissez-moi seul; mais, avant de vous retirer, -allumez les torchères près de la glace.</p> - -<p>—Monsieur n’a pas peur que cette vive clarté ne -l’empêche de dormir?</p> - -<p>—Nullement; d’ailleurs je n’ai pas sommeil encore.</p> - -<p>—Je ne me coucherai pas, et si monsieur a besoin -de quelque chose, j’accourrai au premier coup -de sonnette,» dit Jean, intérieurement alarmé de la -pâleur et des traits décomposés du comte.</p> - -<p>Lorsque Jean se fut retiré après avoir allumé les -bougies, le comte s’élança vers la glace, et, dans le -cristal profond et pur où tremblait la scintillation -des lumières, il vit une tête jeune, douce et triste, -aux abondants cheveux noirs, aux prunelles d’un -azur sombre, aux joues pâles, duvetée d’une barbe -soyeuse et brune, une tête qui n’était pas la sienne, -et qui du fond du miroir le regardait avec un air -surpris. Il s’efforça d’abord de croire qu’un mauvais -plaisant encadrait son masque dans la bordure incrustée -de cuivre et de burgau de la glace à biseaux -vénitiens. Il passa la main derrière; il ne sentit que -les planches du parquet; il n’y avait personne.</p> - -<p>Ses mains, qu’il tâta, étaient plus maigres, plus -longues, plus veinées; au doigt annulaire saillait en -bosse une grosse bague d’or avec un chaton d’aventurine -sur laquelle un blason était gravé,—un écu -fascé de gueules et d’argent, et pour timbre un tortil<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[75]</a></span> -de baron. Cet anneau n’avait jamais appartenu au -comte, qui portait d’or à l’aigle de sable essorant, -becqué, patté et onglé de même; le tout surmonté -de la couronne à perles. Il fouilla ses poches, il y -trouva un petit portefeuille contenant des cartes de -visite avec ce nom: «Octave de Saville.»</p> - -<p>Le rire des laquais à l’hôtel Labinski, l’apparition -de son double, la physionomie inconnue substituée -à sa réflexion dans le miroir pouvaient être, à la rigueur, -les illusions d’un cerveau malade; mais ces -habits différents, cet anneau qu’il ôtait de son doigt, -étaient des preuves matérielles, palpables, des témoignages -impossibles à récuser. Une métamorphose -complète s’était opérée en lui à son insu, un magicien, -à coup sûr, un démon peut-être, lui avait volé -sa forme, sa noblesse, son nom, toute sa personnalité, -en ne lui laissant que son âme sans moyens de la -manifester.</p> - -<p>Les historiens fantastiques de Pierre Schlemil et de -la Nuit de saint Sylvestre lui revinrent en mémoire; -mais les personnages de Lamotte-Fouqué et d’Hoffmann -n’avaient perdu, l’un que son ombre, l’autre -que son reflet; et si cette privation bizarre d’une -projection que tout le monde possède inspirait des -soupçons inquiétants, personne du moins ne leur -niait qu’ils ne fussent eux-mêmes.</p> - -<p>Sa position, à lui, était bien autrement désastreuse: -il ne pouvait réclamer son titre de comte Labinski -avec la forme dans laquelle il se trouvait emprisonné. -Il passerait aux yeux de tout le monde pour un impudent<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[76]</a></span> -imposteur, ou tout au moins pour un fou. -Sa femme même le méconnaîtrait affublé de cette -apparence mensongère.—Comment prouver son -identité? Certes, il y avait mille circonstances intimes, -mille détails mystérieux inconnus de toute -autre personne, qui, rappelés à Prascovie, lui feraient -reconnaître l’âme de son mari sous ce déguisement; -mais que vaudrait cette conviction isolée, au cas où -il l’obtiendrait, contre l’unanimité de l’opinion? Il -était bien réellement et bien absolument dépossédé -de son moi. Autre anxiété: Sa transformation se bornait-elle -au changement extérieur de la taille et des -traits, ou habitait-il en réalité le corps d’un autre? -En ce cas, qu’avait-on fait du sien? Un puits de chaux -l’avait-il consumé ou était-il devenu la propriété d’un -hardi voleur? Le double aperçu à l’hôtel Labinski -pouvait être un spectre, une vision, mais aussi un -être physique, vivant, installé dans cette peau que -lui aurait dérobée, avec une habileté infernale, ce -médecin à figure de fakir.</p> - -<p>Une idée affreuse lui mordit le cœur de ses crochets -de vipère: «Mais ce comte de Labinski fictif, -pétri dans ma forme par les mains du démon, ce -vampire qui habite maintenant mon hôtel, à qui mes -valets obéissent contre moi, peut-être à cette heure -met-il son pied fourchu sur le seuil de cette chambre -où je n’ai jamais pénétré que le cœur ému comme -le premier soir, et Prascovie lui sourit-elle doucement -et penche-t-elle avec une rougeur divine sa tête -charmante sur cette épaule parafée de la griffe du<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[77]</a></span> -diable, prenant pour moi cette larve menteuse, ce -brucolaque, cette empouse, ce hideux fils de la nuit -et de l’enfer. Si je courais à l’hôtel, si j’y mettais le -feu pour crier, dans les flammes, à Prascovie: On te -trompe, ce n’est pas Olaf ton bien-aimé que tu tiens -sur ton cœur! Tu vas commettre innocemment un -crime abominable et dont mon âme désespérée se -souviendra encore quand les éternités se seront fatigué -les mains à retourner leurs sabliers!»</p> - -<p>Des vagues enflammées affluaient au cerveau du -comte, il poussait des cris de rage inarticulés, se -mordait les poings, tournait dans la chambre comme -une bête fauve. La folie allait submerger l’obscure -conscience qu’il lui restait de lui-même; il courut à la -toilette d’Octave, remplit une cuvette d’eau et y plongea -sa tête, qui sortit fumante de ce bain glacé.</p> - -<p>Le sang-froid lui revint. Il se dit que le temps du -magisme et de la sorcellerie était passé; que la mort -seule déliait l’âme du corps; qu’on n’escamotait pas -de la sorte, au milieu de Paris, un comte polonais -accrédité de plusieurs millions chez Rothschild, allié -aux plus grandes familles, mari aimé d’une femme -à la mode, décoré de l’ordre de Saint-André de première -classe, et que tout cela n’était sans doute -qu’une plaisanterie d’assez mauvais goût de M. Balthazar -Cherbonneau, qui s’expliquerait le plus naturellement -du monde, comme les épouvantails des -romans d’Anne Radcliffe.</p> - -<p>Comme il était brisé de fatigue, il se jeta sur le -lit d’Octave et s’endormit d’un sommeil lourd, opaque,<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[78]</a></span> -semblable à la mort, qui durait encore lorsque -Jean, croyant son maître éveillé, vint poser sur la -table les lettres et les journaux.</p> - -<h3 class="p4">VIII</h3> - -<p class="p2">Le comte ouvrit les yeux, et promena autour de -lui un regard investigateur; il vit une chambre à -coucher confortable, mais simple; un tapis ocellé, -imitant la peau de léopard, couvrait le plancher; des -rideaux de tapisserie, que Jean venait d’entr’ouvrir, -pendaient aux fenêtres et masquaient les portes; les -murs étaient tendus d’un papier velouté vert uni, -simulant le drap. Une pendule formée d’un bloc de -marbre noir, au cadran de platine, surmontée de la -statuette en argent oxydé de la Diane de Gabies, réduite -par Barbedienne, et accompagnée de deux -coupes antiques, aussi en argent, décorait la cheminée -en marbre blanc à veines bleuâtres; le miroir -de Venise où le comte avait découvert la veille qu’il -ne possédait plus sa figure habituelle, et un portrait -de femme âgée, peint par Flandrin, sans doute celui -de la mère d’Octave, étaient les seuls ornements de -cette pièce, un peu triste et sévère; un divan, un -fauteuil à la Voltaire placé près de la cheminée, une -table à tiroirs, couverte de papiers et de livres, composaient -un ameublement commode, mais qui ne -rappelait en rien les somptuosités de l’hôtel Labinski.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[79]</a></span></p> - -<p>«Monsieur se lève-t-il?» dit Jean de cette voix -ménagée qu’il s’était faite pendant la maladie d’Octave, -et en présentant au comte la chemise de couleur, -le pantalon de flanelle à pied et la gandoura -d’Alger, vêtements du matin de son maître. Quoiqu’il -répugnât au comte de mettre les habits d’un -étranger, à moins de rester nu il lui fallait accepter -ceux que lui présentait Jean, et il posa ses pieds sur -la peau d’ours soyeuse et noire qui servait de descente -de lit.</p> - -<p>Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître -concevoir le moindre doute sur l’identité du -faux Octave de Saville qu’il aidait à s’habiller, lui -dit: «A quelle heure monsieur désire-t-il déjeuner?»</p> - -<p>«A l’heure ordinaire,» répondit le comte, qui, -afin de ne pas éprouver d’empêchement dans les -démarches qu’il comptait faire pour recouvrer sa -personnalité, avait résolu d’accepter extérieurement -son incompréhensible transformation.</p> - -<p>Jean se retira, et Olaf-de Saville ouvrit les deux -lettres qui avaient été apportées avec les journaux, -espérant y trouver quelques renseignements; la première -contenait des reproches amicaux, et se plaignait -de bonnes relations de camaraderie interrompues -sans motif; un nom inconnu pour lui la signait. -La seconde était du notaire d’Octave, et le pressait -de venir toucher un quartier de rente échu depuis -longtemps, ou du moins d’assigner un emploi à ces -capitaux qui restaient improductifs.</p> - -<p>«Ah çà, il paraît, se dit le comte, que l’Octave de<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[80]</a></span> -Saville dont j’occupe la peau bien contre mon gré -existe réellement; ce n’est point un être fantastique, -un personnage d’Achim d’Arnim ou de Clément -Brentano: il a un appartement, des amis, un notaire, -des rentes à émarger, tout ce qui constitue l’état -civil d’un gentleman. Il me semble bien cependant, -que je suis le comte Olaf Labinski.»</p> - -<p>Un coup d’œil jeté sur le miroir le convainquit -que cette opinion ne serait partagée de personne; à -la pure clarté du jour, aux douteuses lueurs des bougies, -le reflet était identique.</p> - -<p>En continuant la visite domiciliaire, il ouvrit les -tiroirs de la table: dans l’un il trouva des titres de -propriété, deux billets de mille francs et cinquante -louis, qu’il s’appropria sans scrupule pour les besoins -de la campagne qu’il allait commencer, et dans -l’autre un portefeuille en cuir de Russie fermé par -une serrure à secret.</p> - -<p>Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert, -qui s’élança dans la chambre avec la familiarité d’un -ancien ami, sans attendre que le domestique vînt lui -rendre la réponse du maître.</p> - -<p>«Bonjour, Octave, dit le nouveau venu, beau -jeune homme à l’air cordial et franc; que fais-tu, -que deviens-tu, es-tu mort ou vivant? On ne te voit -nulle part; on t’écrit, tu ne réponds pas.—Je devrais -te bouder, mais, ma foi, je n’ai pas d’amour-propre -en affection, et je viens te serrer la main.—Que -diable! on ne peut pas laisser mourir de mélancolie -son camarade de collége au fond de cet appartement<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[81]</a></span> -lugubre comme la cellule de Charles-Quint -au monastère de Yuste. Tu te figures que tu es malade, -tu t’ennuies, voilà tout; mais je te forcerai à -te distraire, et je vais t’emmener d’autorité à un -joyeux déjeuner où Gustave Raimbaud enterre sa -liberté de garçon.»</p> - -<p>En débitant cette tirade d’un ton moitié fâché, -moitié comique, il secouait vigoureusement à la -manière anglaise la main du comte qu’il avait prise.</p> - -<p>«Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans -l’esprit de son rôle, je suis plus souffrant aujourd’hui -que d’ordinaire; je ne me sens pas en train; je -vous attristerais et vous gênerais.</p> - -<p>—En effet, tu es bien pâle et tu as l’air fatigué; -à une occasion meilleure! Je me sauve, car je suis -en retard de trois douzaines d’huîtres vertes et d’une -bouteille de vin de Sauterne, dit Alfred en se dirigeant -vers la porte: Raimbaud sera fâché de ne pas te voir.»</p> - -<p>Cette visite augmenta la tristesse du comte.—Jean -le prenait pour son maître, Alfred pour son -ami. Une dernière épreuve lui manquait. La porte -s’ouvrit; une dame dont les bandeaux étaient entremêlés -de fils d’argent, et qui ressemblait d’une manière -frappante au portrait suspendu à la muraille, -entra dans la chambre, s’assit sur le divan, et dit -au comte:</p> - -<p>«Comment vas-tu, mon pauvre Octave? Jean m’a -dit que tu étais rentré tard hier, et dans un état de -faiblesse alarmante; ménage-toi bien, mon cher -fils, car tu sais combien je t’aime, malgré le chagrin<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[82]</a></span> -que me cause cette inexplicable tristesse dont tu n’as -jamais voulu me confier le secret.</p> - -<p>—Ne craignez rien, ma mère, cela n’a rien de -grave, répondit Olaf de Saville; je suis beaucoup -mieux aujourd’hui.»</p> - -<p>Madame de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne -voulant pas gêner son fils, qu’elle savait ne pas aimer -à être troublé longtemps dans sa solitude.</p> - -<p>«Me voilà bien définitivement Octave de Saville, -s’écria le comte lorsque la vieille dame fut partie; -sa mère me reconnaît et ne devine pas une âme -étrangère sous l’épiderme de son fils. Je suis donc à -jamais peut-être claquemuré dans cette enveloppe; -quelle étrange prison pour un esprit que le corps -d’un autre! Il est dur pourtant de renoncer à être le -comte Olaf Labinski, de perdre son blason, sa femme, -sa fortune, et de se voir réduit à une chétive existence -bourgeoise. Oh! je la déchirerai, pour en sortir, -cette peau de Nessus qui s’attache à mon moi, et -je ne la rendrai qu’en pièces à son premier possesseur. -Si je retournais à l’hôtel! Non!—Je ferais un -scandale inutile, et le Suisse me jetterait à la porte, -car je n’ai plus de vigueur dans cette robe de chambre -de malade; voyons, cherchons, car il faut que je -sache un peu la vie de cet Octave de Saville qui est -moi maintenant. Et il essaya d’ouvrir le portefeuille. -Le ressort touché par hasard céda, et le comte tira, -des poches de cuir, d’abord plusieurs papiers, noircis -d’une écriture serrée et fine, ensuite un carré de -vélin;—sur le carré de vélin une main peu habile,<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[83]</a></span> -mais fidèle, avait dessiné, avec la mémoire du cœur -et la ressemblance que n’atteignent pas toujours les -grands artistes, un portrait au crayon de la comtesse -Prascovie Labinska, qu’il était impossible de ne pas -reconnaître du premier coup d’œil.</p> - -<p>Le comte demeura stupéfait de cette découverte. -A la surprise succéda un furieux mouvement de jalousie; -comment le portrait de la comtesse se trouvait-il -dans le portefeuille secret de ce jeune homme -inconnu, d’où lui venait-il, qui l’avait fait, qui l’avait -donné? Cette Prascovie si religieusement adorée -serait-elle descendue de son ciel d’amour dans une -intrigue vulgaire? Quelle raillerie infernale l’incarnait, -lui, le mari, dans le corps de l’amant de cette -femme, jusque-là crue si pure?—Après avoir été -l’époux, il allait être le galant! Sarcastique métamorphose, -renversement de position à devenir fou, -il pourrait se tromper lui-même, être à la fois Clitandre -et Georges Dandin!</p> - -<p>Toutes ces idées bourdonnaient tumultueusement -dans son crâne; il sentait sa raison près de s’échapper, -et il fit, pour reprendre un peu de calme, un -effort suprême de volonté. Sans écouter Jean qui -l’avertissait que le déjeuner était servi, il continua -avec une trépidation nerveuse l’examen du portefeuille -mystérieux.</p> - -<p>Les feuillets composaient une espèce de journal -psychologique, abandonné et repris à diverses époques; -en voici quelques fragments, dévorés par le -comte avec une curiosité anxieuse:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[84]</a></span></p> - -<p>«Jamais elle ne m’aimera, jamais, jamais! J’ai -lu dans ses yeux si doux ce mot si cruel, que Dante -n’en a pas trouvé de plus dur pour l’inscrire sur les -portes de bronze de la Cité Dolente: «Perdez tout -espoir.» Qu’ai-je fait à Dieu pour être damné vivant? -Demain, après-demain, toujours, ce sera la -même chose! Les astres peuvent entre-croiser leurs -orbes, les étoiles en conjonction former des nœuds, -rien dans mon sort ne changera. D’un mot, elle a -dissipé le rêve; d’un geste, brisé l’aile à la chimère. -Les combinaisons fabuleuses des impossibilités ne -m’offrent aucune chance; les chiffres, rejetés un -milliard de fois dans la roue de la fortune, n’en sortiraient -pas,—il n’y a pas de numéro gagnant pour -moi!»</p> - -<p>«Malheureux que je suis! je sais que le paradis -m’est fermé et je reste stupidement assis au seuil, le -dos appuyé à la porte, qui ne doit pas s’ouvrir, et je -pleure en silence, sans secousses, sans efforts, comme -si mes yeux étaient des sources d’eau vive. Je n’ai -pas le courage de me lever et de m’enfoncer au désert -immense ou dans la Babel tumultueuse des -hommes.»</p> - -<p>«Quelquefois, quand, la nuit, je ne puis dormir, -je pense à Prascovie;—si je dors, j’en rêve;—oh! -qu’elle était belle ce jour-là, dans le jardin de la -villa Salviati, à Florence!—Cette robe blanche et -ces rubans noirs,—c’était charmant et funèbre! -Le blanc pour elle, le noir pour moi!—Quelquefois -les rubans, remués par la brise, formaient une<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[85]</a></span> -croix sur ce fond d’éclatante blancheur; un esprit -invisible disait tout bas la messe de mort de mon -cœur.»</p> - -<p>«Si quelque catastrophe inouïe mettait sur mon -front la couronne des empereurs et des califes, si la -terre saignait pour moi ses veines d’or, si les mines -de diamant de Golconde et de Visapour me laissaient -fouiller dans leurs gangues étincelantes, si la lyre de -Byron résonnait sous mes doigts, si les plus parfaits -chefs-d’œuvre de l’art antique et moderne me prêtaient -leurs beautés, si je découvrais un monde, eh -bien, je n’en serais pas plus avancé pour cela!»</p> - -<p>«A quoi tient la destinée! j’avais envie d’aller à -Constantinople, je ne l’aurais pas rencontrée; je reste -à Florence, je la vois et je meurs.»</p> - -<p>«Je me serais bien tué; mais elle respire dans cet -air où nous vivons, et peut-être ma lèvre avide aspirera-t-elle—ô -bonheur ineffable!—une effluve -lointaine de ce souffle embaumé; et puis l’on assignerait -à mon âme coupable une planète d’exil, et je -n’aurais pas la chance de me faire aimer d’elle dans -l’autre vie.—Être encore séparés là-bas, elle au -paradis, moi en enfer: pensée accablante!»</p> - -<p>«Pourquoi faut-il que j’aime précisément la seule -femme qui ne peut m’aimer! d’autres qu’on dit -belles, qui étaient libres, me souriaient de leur sourire -le plus tendre et semblaient appeler un aveu qui -ne venait pas. Oh! qu’il est heureux, lui! Quelle sublime -vie antérieure Dieu récompense-t-il en lui par -le don magnifique de cet amour?»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[86]</a></span></p> - -<p>...Il était inutile d’en lire davantage. Le soupçon -que le comte avait pu concevoir à l’aspect du portrait -de Prascovie s’était évanoui dès les premières lignes -de ces tristes confidences. Il comprit que l’image -chérie, recommencée mille fois, avait été caressée -loin du modèle avec cette patience infatigable de -l’amour malheureux, et que c’était la madone d’une -petite chapelle mystique, devant laquelle s’agenouillait -l’adoration sans espoir.</p> - -<p>«Mais si cet Octave avait fait un pacte avec le -diable pour me dérober mon corps et surprendre -sous ma forme l’amour de Prascovie!»</p> - -<p>L’invraisemblance, au dix-neuvième siècle, d’une -pareille supposition, la fit bientôt abandonner au -comte, qu’elle avait cependant étrangement troublé.</p> - -<p>Souriant lui-même de sa crédulité, il mangea, -refroidi, le déjeuner servi par Jean, s’habilla et demanda -la voiture. Lorsqu’on eut attelé, il se fit conduire -chez le docteur Balthazar Cherbonneau; il traversa -ces salles où la veille il était entré s’appelant -encore le comte Olaf Labinski, et d’où il était sorti -salué par tout le monde du nom d’Octave de Saville. -Le docteur était assis, comme à son ordinaire, sur le -divan de la pièce du fond, tenant son pied dans sa -main, et paraissait plongé dans une méditation profonde.</p> - -<p>Au bruit des pas du comte, le docteur releva la tête.</p> - -<p>«Ah! c’est vous, mon cher Octave; j’allais passer -chez vous; mais c’est bon signe quand le malade -vient voir le médecin.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[87]</a></span></p> - -<p>—Toujours Octave! dit le comte, je crois que j’en -deviendrai fou de rage!» Puis, se croisant les bras, -il se plaça devant le docteur, et, le regardant avec -une fixité terrible:</p> - -<p>«Vous savez bien, monsieur Balthazar Cherbonneau, -que je ne suis pas Octave, mais le comte Olaf -Labinski, puisque hier soir vous m’avez, ici même, -volé ma peau au moyen de vos sorcelleries exotiques.»</p> - -<p>A ces mots, le docteur partit d’un énorme éclat de -rire, se renversa sur ses coussins, et se mit les -poings au côté pour contenir les convulsions de sa -gaieté.</p> - -<p>«Modérez, docteur, cette joie intempestive dont -vous pourriez vous repentir. Je parle sérieusement.</p> - -<p>—Tant pis, tant pis! cela prouve que l’anesthésie -et l’hypocondrie pour laquelle je vous soignais se -tournent en démence. Il faudra changer le régime, -voilà tout.</p> - -<p>—Je ne sais à quoi tient, docteur du diable, que -je ne vous étrangle de mes mains,» cria le comte -en s’avançant vers Cherbonneau.</p> - -<p>Le docteur sourit de la menace du comte, qu’il -toucha du bout d’une petite baguette d’acier.—Olaf-de -Saville reçut une commotion terrible et crut qu’il -avait le bras cassé.</p> - -<p>«Oh! nous avons les moyens de réduire les malades -lorsqu’ils se regimbent, dit-il en laissant tomber -sur lui ce regard froid comme une douche, qui -dompte les fous et fait s’aplatir les lions sur le ventre.<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[88]</a></span> -Retournez chez vous, prenez un bain, cette surexcitation -se calmera.»</p> - -<p>Olaf-de Saville, étourdi par la secousse électrique, -sortit de chez le docteur Cherbonneau plus incertain -et plus troublé que jamais. Il se fit conduire à -Passy chez le docteur B***, pour le consulter.</p> - -<p>«Je suis, dit-il au médecin célèbre, en proie à -une hallucination bizarre; lorsque je me regarde -dans une glace, ma figure ne m’apparaît pas avec -ses traits habituels; la forme des objets qui m’entourent -est changée; je ne reconnais ni les murs ni -les meubles de ma chambre; il me semble que je -suis une autre personne que moi-même.</p> - -<p>—Sous quel aspect vous voyez-vous? demanda le -médecin; l’erreur peut venir des yeux ou du cerveau.</p> - -<p>—Je me vois des cheveux noirs, des yeux bleu -foncé, un visage pâle encadré de barbe.</p> - -<p>—Un signalement de passe-port ne serait pas plus -exact: il n’y a chez vous ni hallucination intellectuelle, -ni perversion de la vue. Vous êtes, en effet, -tel que vous dites.</p> - -<p>—Mais non! J’ai réellement les cheveux blonds, -les yeux noirs, le teint hâlé et une moustache effilée -à la hongroise.</p> - -<p>—Ici, répondit le médecin, commence une légère -altération des facultés intellectuelles.</p> - -<p>—Pourtant, docteur, je ne suis nullement fou.</p> - -<p>—Sans doute. Il n’y a que les sages qui viennent -chez moi tout seuls. Un peu de fatigue, quelque excès<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[89]</a></span> -d’étude ou de plaisir aura causé ce trouble. Vous -vous trompez; la vision est réelle, l’idée est chimérique: -au lieu d’être un blond qui se voit brun, -vous êtes un brun qui se croit blond.</p> - -<p>—Pourtant je suis sûr d’être le comte Olaf de Labinski, -et tout le monde depuis hier m’appelle Octave -de Saville.</p> - -<p>—C’est précisément ce que je disais, répondit le -docteur. Vous êtes M. de Saville et vous vous imaginez -être M. le comte Labinski, que je me souviens d’avoir -vu, et qui, en effet, est blond.—Cela explique -parfaitement comment vous vous trouvez une autre -figure dans le miroir; cette figure, qui est la vôtre, -ne répond point à votre idée intérieure et vous surprend.—Réfléchissez -à ceci, que tout le monde -vous nomme M. de Saville et par conséquent ne partage -pas votre croyance. Venez passer une quinzaine -de jours ici: les bains, le repos, les promenades -sous les grands arbres dissiperont cette influence -fâcheuse.»</p> - -<p>Le comte baissa la tête et promit de revenir. Il ne -savait plus que croire. Il retourna à l’appartement -de la rue Saint-Lazare, et vit par hasard sur la -table la carte d’invitation de la comtesse Labinska, -qu’Octave avait montrée à M. Cherbonneau.</p> - -<p>«Avec ce talisman, s’écria-t-il, demain je pourrai -la voir!»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[90]</a></span></p> - -<h3 class="p4">IX</h3> - -<p class="p2">Lorsque les valets eurent porté à sa voiture le vrai -comte Labinski chassé de son paradis terrestre par le -faux ange gardien debout sur le seuil, l’Octave transfiguré -rentra dans le petit salon blanc et or pour attendre -le loisir de la comtesse.</p> - -<p>Appuyé contre le marbre blanc de la cheminée -dont l’âtre était rempli de fleurs, il se voyait répété -au fond de la glace placée en symétrie sur la console -à pieds tarabiscotés et dorés. Quoiqu’il fût dans le -secret de sa métamorphose, ou, pour parler plus -exactement, de sa transposition, il avait peine à se -persuader que cette image si différente de la sienne -fût le double de sa propre figure, et il ne pouvait détacher -ses yeux de ce fantôme étranger qui était cependant -devenu lui. Il se regardait et voyait un autre. -Involontairement il cherchait si le comte Olaf n’était -pas accoudé près de lui à la tablette de la cheminée -projetant sa réflexion au miroir; mais il était bien -seul; le docteur Cherbonneau avait fait les choses -en conscience.</p> - -<p>Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski ne -songea plus au merveilleux avatar qui avait fait passer -son âme dans le corps de l’époux de Prascovie; -ses pensées prirent un cours plus conforme à sa situation. -Cet événement incroyable, en dehors de -toutes les possibilités, et que l’espérance la plus chimérique<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[91]</a></span> -n’eût pas osé rêver en son délire, était arrivé! -Il allait se trouver en présence de la belle créature -adorée, et elle ne le repousserait pas! La seule -combinaison qui pût concilier son bonheur avec l’immaculée -vertu de la comtesse s’était réalisée!</p> - -<p>Près de ce moment suprême, son âme éprouvait -des transes et des anxiétés affreuses: les timidités -du véritable amour la faisaient défaillir comme si -elle habitait encore la forme dédaignée d’Octave de -Saville.</p> - -<p>L’entrée de la femme de chambre mit fin à ce tumulte -de pensées qui se combattaient. A son approche -il ne put maîtriser un soubresaut nerveux, et -tout son sang afflua vers son cœur lorsqu’elle lui -dit:</p> - -<p>«Madame la comtesse peut à présent recevoir monsieur.»</p> - -<p>Octave-Labinski suivit la femme de chambre, car -il ne connaissait pas les êtres de l’hôtel, et ne voulait -pas trahir son ignorance par l’incertitude de sa -démarche.</p> - -<p>La femme de chambre l’introduisit dans une pièce -assez vaste, un cabinet de toilette orné de toutes les -recherches du luxe le plus délicat. Une suite d’armoires -d’un bois précieux, sculptées par Knecht et -Lienhart, et dont les battants étaient séparés par des -colonnes torses autour desquelles s’enroulaient en -spirales de légères brindilles de convolvulus aux -feuilles en cœur et aux fleurs en clochettes découpées -avec un art infini, formait une espèce de boiserie<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[92]</a></span> -architecturale, un portique d’ordre capricieux -d’une élégance rare et d’une exécution achevée; -dans ces armoires étaient serrés les robes de velours -et de moire, les cachemires, les mantelets, les dentelles, -les pelisses de martre-zibeline, de renard -bleu, les chapeaux aux milles formes, tout l’attirail -de la jolie femme.</p> - -<p>En face se répétait le même motif, avec cette différence -que les panneaux pleins étaient remplacés -par des glaces jouant sur des charnières comme des -feuilles de paravent, de façon à ce que l’on pût s’y -voir de face, de profil, par derrière, et juger de -l’effet d’un corsage ou d’une coiffure.</p> - -<p>Sur la troisième face régnait une longue toilette -plaquée d’albâtre-onyx, où des robinets d’argent -dégorgeaient l’eau chaude et froide dans d’immenses -jattes du Japon enchâssées par des découpures circulaires -du même métal; des flacons en cristal de -Bohême, qui, aux feux des bougies, étincelaient -comme des diamants et des rubis, contenaient les essences -et les parfums.</p> - -<p>Les murailles et le plafond étaient capitonnés de -satin vert d’eau, comme l’intérieur d’un écrin. Un -épais tapis de Smyrne, aux teintes moelleusement -assorties, ouatait le plancher.</p> - -<p>Au milieu de la chambre, sur un socle de velours -vert, était posé un grand coffre de forme bizarre, en -acier de Khorassan ciselé, niellé et ramagé d’arabesques -d’une complication à faire trouver simples -les ornements de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra.<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[93]</a></span> -L’art oriental semblait avoir dit son dernier -mot dans ce travail merveilleux, auquel les doigts de -fée des Péris avaient dû prendre part. C’était dans -ce coffre que la comtesse Prascovie Labinska enfermait -ses parures, des joyaux dignes d’une reine, et -qu’elle ne mettait que fort rarement, trouvant avec -raison qu’ils ne valaient pas la place qu’ils couvraient. -Elle était trop belle pour avoir besoin d’être -riche: son instinct de femme le lui disait. Aussi ne -leur faisait-elle voir les lumières que dans les occasions -solennelles où le faste héréditaire de l’antique -maison Labinski devait paraître avec toute sa splendeur. -Jamais diamants ne furent moins occupés.</p> - -<p>Près de la fenêtre, dont les amples rideaux retombaient -en plis puissants, devant une toilette à la duchesse, -en face d’un miroir que lui penchaient deux -anges sculptés par mademoiselle de Fauveau avec -cette élégance longue et fluette qui caractérise son -talent, illuminée de la lumière blanche de deux torchères -à six bougies, se tenait assise la comtesse -Prascovie Labinska, radieuse de fraîcheur et de -beauté. Un bournous de Tunis d’une finesse idéale, -rubané de raies bleues et blanches alternativement -opaques et transparentes, l’enveloppait comme un -nuage souple; la légère étoffe avait glissé sur le tissu -satiné des épaules et laissait voir la naissance et les -attaches d’un col qui eût fait paraître gris le col de -neige du cygne. Dans l’interstice des plis bouillonnaient -les dentelles d’un peignoir de batiste, parure -nocturne que ne retenait aucune ceinture; les cheveux<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[94]</a></span> -de la comtesse étaient défaits et s’allongeaient -derrière elle en nappes opulentes comme le manteau -d’une impératrice.—Certes, les torsades d’or fluide -dont la Vénus Aphrodite exprimait des perles, agenouillée -dans sa conque de nacre, lorsqu’elle sortit -comme une fleur des mers de l’azur ionien, étaient -moins blondes, moins épaisses, moins lourdes! Mêlez -l’ambre du Titien et l’argent de Paul Véronèse -avec le vernis d’or de Rembrandt; faites passer le -soleil à travers la topaze, et vous n’obtiendrez pas -encore le ton merveilleux de cette opulente chevelure, -qui semblait envoyer la lumière au lieu de la -recevoir, et qui eût mérité mieux que celle de Bérénice -de flamboyer, constellation nouvelle, parmi les -anciens astres! Deux femmes la divisaient, la polissaient, -la crespelaient et l’arrangeaient en boucles -soigneusement massées pour que le contact de l’oreiller -ne la froissât pas.</p> - -<p>Pendant cette opération délicate, la comtesse faisait -danser au bout de son pied une babouche de -velours blanc brodée de canetille d’or, petite à rendre -jalouses les khanouns et les odalisques du Padischa. -Parfois, rejetant les plis soyeux du bournous, elle découvrait -son bras blanc, et repoussait de la main -quelques cheveux échappés, avec un mouvement -d’une grâce mutine.</p> - -<p>Ainsi abandonnée dans sa pose nonchalante, elle -rappelait ces sveltes figures de toilettes grecques qui -ornent les vases antiques et dont aucun artiste n’a pu -retrouver le pur et suave contour, la beauté jeune<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[95]</a></span> -et légère; elle était mille fois plus séduisante encore -que dans le jardin de la villa Salviati à Florence; -et si Octave n’avait pas été déjà fou d’amour, il le -serait infailliblement devenu; mais, par bonheur, -on ne peut rien ajouter à l’infini.</p> - -<p>Octave-Labinski sentit à cet aspect, comme s’il eût -vu le spectacle le plus terrible, ses genoux s’entre-choquer -et se dérober sous lui. Sa bouche se sécha, -et l’angoisse lui étreignit la gorge comme la main -d’un Thugg; des flammes rouges tourbillonnèrent -autour de ses yeux. Cette beauté le médusait.</p> - -<p>Il fit un effort de courage, se disant que ces manières -effarées et stupides, convenables à un amant -repoussé, seraient parfaitement ridicules de la part -d’un mari, quelque épris qu’il pût être encore de sa -femme, et il marcha assez résolûment vers la comtesse.</p> - -<p>«Ah! c’est vous, Olaf! comme vous rentrez tard -ce soir!» dit la comtesse sans se retourner, car sa -tête était maintenue par les longues nattes que tressaient -ses femmes, et la dégageant des plis du bournous, -elle lui tendit une de ses belles mains.</p> - -<p>Octave-Labinski saisit cette main plus douce et -plus fraîche qu’une fleur, la porta à ses lèvres et y -imprima un long, un ardent baiser,—toute son âme -se concentrait sur cette petite place.</p> - -<p>Nous ne savons quelle délicatesse de sensitive, -quel instinct de pudeur divine, quelle intuition irraisonnée -du cœur avertit la comtesse: mais un -nuage rose couvrit subitement sa figure, son col et<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[96]</a></span> -ses bras, qui prirent cette teinte dont se colore sur -les hautes montagnes la neige vierge surprise par le -premier baiser du soleil. Elle tressaillit et dégagea -lentement sa main, demi-fâchée, demi-honteuse; les -lèvres d’Octave lui avaient produit comme une impression -de fer rouge. Cependant elle se remit bientôt -et sourit de son enfantillage.</p> - -<p>«Vous ne me répondez pas, cher Olaf; savez-vous -qu’il y a plus de six heures que je ne vous ai vu; -vous me négligez, dit-elle d’un ton de reproche; autrefois -vous ne m’auriez pas abandonnée ainsi toute -une longue soirée. Avez-vous pensé à moi seulement?</p> - -<p>—Toujours, répondit Octave-Labinski.</p> - -<p>—Oh! non, pas toujours; je sens quand vous pensez -à moi, même de loin. Ce soir, par exemple, j’étais -seule, assise à mon piano, jouant un morceau de -Weber et berçant mon ennui de musique; votre âme -a voltigé quelques minutes autour de moi dans le -tourbillon sonore des notes; puis elle s’est envolée -je ne sais où sur le dernier accord, et n’est pas revenue. -Ne mentez pas, je suis sûre de ce que je dis.»</p> - -<p>Prascovie, en effet, ne se trompait pas; c’était le -moment où chez le docteur Balthazar Cherbonneau -le comte Olaf Labinski se penchait sur le verre d’eau -magique, évoquant une image adorée de toute la -force d’une pensée fixe. A dater de là, le comte, submergé -dans l’océan sans fond du sommeil magnétique, -n’avait plus eu ni idée, ni sentiment, ni volition.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[97]</a></span></p> - -<p>Les femmes, ayant achevé la toilette nocturne de -la comtesse, se retirèrent; Octave-Labinski restait -toujours debout, suivant Prascovie d’un regard enflammé.—Gênée -et brûlée par ce regard, la comtesse -s’enveloppa de son bournous comme la Polymnie -de sa draperie. Sa tête seule apparaissait au-dessus -des plis blancs et bleus, inquiète, mais charmante.</p> - -<p>Bien qu’aucune pénétration humaine n’eût pu deviner -le mystérieux déplacement d’âmes opéré par -le docteur Cherbonneau au moyen de la formule du -Sannyâsi Brahmah-Logum, Prascovie ne reconnaissait -pas, dans les yeux d’Octave-Labinski, l’expression -ordinaire des yeux d’Olaf, celle d’un amour pur, -calme, égal, éternel comme l’amour des anges;—une -passion terrestre incendiait ce regard, qui la -troublait et la faisait rougir.—Elle ne se rendait -pas compte de ce qui s’était passé, mais il s’était -passé quelque chose. Mille suppositions étranges lui -traversèrent la pensée: n’était-elle plus pour Olaf -qu’une femme vulgaire, désirée pour sa beauté -comme une courtisane? l’accord sublime de leurs -âmes avait-il été rompu par quelque dissonance -qu’elle ignorait? Olaf en aimait-il une autre? les -corruptions de Paris avaient-elles souillé ce chaste -cœur? Elle se posa rapidement ces questions sans -pouvoir y répondre d’une manière satisfaisante, et -se dit qu’elle était folle; mais, au fond, elle sentait -qu’elle avait raison. Une terreur secrète l’envahissait -comme si elle eût été en présence d’un danger -inconnu, mais deviné par cette seconde vue de<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[98]</a></span> -l’âme, à laquelle on a toujours tort de ne pas obéir.</p> - -<p>Elle se leva agitée et nerveuse et se dirigea vers -la porte de sa chambre à coucher. Le faux comte -l’accompagna, un bras sur la taille, comme Othello -reconduit Desdemone à chaque sortie dans la pièce -de Shakspeare; mais quand elle fut sur le seuil, elle -se retourna, s’arrêta un instant, blanche et froide -comme une statue, jeta un coup d’œil effrayé au -jeune homme, entra, ferma la porte vivement et -poussa le verrou.</p> - -<p>«Le regard d’Octave!» s’écria-t-elle en tombant -à demi évanouie sur une causeuse. Quand elle eut -repris ses sens, elle se dit: «Mais comment se fait-il -que ce regard, dont je n’ai jamais oublié l’expression, -étincelle ce soir dans les yeux d’Olaf? Comment -en ai-je vu la flamme sombre et désespérée luire à -travers les prunelles de mon mari? Octave est-il mort? -Est-ce son âme qui a brillé un instant devant moi -comme pour me dire adieu avant de quitter cette -terre! Olaf! Olaf! si je me suis trompée, si j’ai cédé -follement à de vaines terreurs, tu me pardonneras; -mais si je t’avais accueilli ce soir, j’aurais cru me -donner à un autre.»</p> - -<p>La comtesse s’assura que le verrou était bien -poussé, alluma la lampe suspendue au plafond, se -blottit dans son lit comme un enfant peureux avec -un sentiment d’angoisse indéfinissable, et ne s’endormit -que vers le matin: des rêves incohérents et -bizarres tourmentèrent son sommeil agité.—Des -yeux ardents—les yeux d’Octave—se fixaient sur<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[99]</a></span> -elle du fond d’un brouillard et lui lançaient des jets -de feu, pendant qu’au pied de son lit une figure -noire et sillonnée de rides se tenait accroupie, marmottant -des syllabes d’une langue inconnue; le -comte Olaf parut aussi dans ce rêve absurde, mais -revêtu d’une forme qui n’était pas la sienne.</p> - -<p>Nous n’essayerons pas de peindre le désappointement -d’Octave lorsqu’il se trouva en face d’une porte -fermée et qu’il entendit le grincement intérieur du -verrou. Sa suprême espérance s’écroulait. Eh quoi! -il avait eu recours à des moyens terribles, étranges; -il s’était livré à un magicien, peut-être à un démon, -en risquant sa vie dans ce monde et son âme dans -l’autre pour conquérir une femme qui lui échappait, -quoique livrée à lui sans défense par les sorcelleries -de l’Inde. Repoussé comme amant, il l’était -encore comme mari; l’invincible pureté de Prascovie -déjouait les machinations les plus infernales. -Sur le seuil de la chambre à coucher elle lui était -apparue comme un ange blanc de Swedenborg -foudroyant le mauvais esprit.</p> - -<p>Il ne pouvait rester toute la nuit dans cette situation -ridicule; il chercha l’appartement du comte, et -au bout d’une enfilade de pièces il en vit une où -s’élevait un lit aux colonnes d’ébène, aux rideaux -de tapisserie, où parmi les ramages et les arabesques -étaient brodés des blasons. Des panoplies d’armes -orientales, des cuirasses et des casques de chevaliers -atteints par le reflet d’une lampe, jetaient des lueurs -vagues dans l’ombre; un cuir de Bohême gaufré<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[100]</a></span> -d’or miroitait sur les murs. Trois ou quatre grands -fauteuils sculptés, un bahut tout historié de figurines -complétaient cet ameublement d’un goût féodal, et -qui n’eût pas été déplacé dans la grande salle d’un -manoir gothique; ce n’était pas de la part du comte -frivole imitation de la mode, mais pieux souvenir. -Cette chambre reproduisait exactement celle qu’il -habitait chez sa mère, et quoiqu’on l’eût souvent -raillé—sur ce décor de cinquième acte—il avait -toujours refusé d’en changer le style.</p> - -<p>Octave-Labinski, épuisé de fatigues et d’émotions, -se jeta sur le lit et s’endormit en maudissant le docteur -Balthazar Cherbonneau. Heureusement, le jour -lui apporta des idées plus riantes; il se promit de se -conduire désormais d’une façon plus modérée, d’éteindre -son regard, et de prendre les manières d’un -mari; aidé par le valet de chambre du comte, il fit -une toilette sérieuse et se rendit d’un pas tranquille -dans la salle à manger, où madame la comtesse l’attendait -pour déjeuner.</p> - -<h3 class="p4">X</h3> - -<p class="p2">Octave-Labinski descendit sur les pas du valet de -chambre, car il ignorait où se trouvait la salle à -manger dans cette maison dont il paraissait le maître; -la salle à manger était une vaste pièce au rez-de-chaussée -donnant sur la cour, d’un style noble et<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[101]</a></span> -sévère, qui tenait à la fois du manoir et de l’abbaye:—des -boiseries de chêne brun d’un ton chaud et -riche, divisées en panneaux et en compartiments symétriques, -montaient jusqu’au plafond, où des poutres -en saillie et sculptées formaient des caissons -hexagones coloriés en bleu et ornés de légères arabesques -d’or; dans les panneaux longs de la boiserie, -Philippe Rousseau avait peint les quatre saisons symbolisées, -non pas par des figures mythologiques, mais -par des trophées de nature morte composés de productions -se rapportant à chaque époque de l’année; -des Chasses de Jadin faisaient pendant aux natures -mortes de Ph. Rousseau, et au-dessus de chaque -peinture rayonnait, comme un disque de bouclier, -un immense plat de Bernard Palissy ou de Léonard -de Limoges, de porcelaine du Japon, de majolique -ou de poterie arabe, au vernis irisé par toutes les -couleurs du prisme; des massacres de cerfs, des cornes -d’aurochs alternaient avec les faïences, et, aux -deux bouts de la salle de grands dressoirs, hauts -comme des retables d’églises espagnoles, élevaient -leur architecture ouvragée et sculptée d’ornements -à rivaliser avec les plus beaux ouvrages de Berruguete, -de Cornejo Duque et de Verbruggen; sur -leurs rayons à crémaillère brillaient confusément -l’antique argenterie de la famille des Labinski, des -aiguières aux anses chimériques, des salières à la -vieille mode, des hanaps, des coupes, des pièces de -surtout contournées par la bizarre fantaisie allemande, -et dignes de tenir leur place dans le trésor<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[102]</a></span> -de la Voûte-Verte de Dresde. En face des argenteries -antiques étincelaient les produits merveilleux de l’orfévrerie -moderne, les chefs-d’œuvre de Wagner, de -Duponchel, de Rudolphi, de Froment-Meurice; thés en -vermeil à figurines de Feuchère et de Vechte, plateaux -niellés, seaux à vin de Champagne aux anses -de pampre, aux bacchanales en bas-relief; réchauds -élégants comme des trépieds de Pompéi: sans parler -des cristaux de Bohême, des verreries de Venise, -des services en vieux Saxe et en vieux Sèvres.</p> - -<p>Des chaises de chêne garnies de maroquin vert -étaient rangées le long des murs, et sur la table aux -pieds sculptés en serre d’aigle, tombait du plafond -une lumière égale et pure tamisée par les verres -blancs dépolis garnissant le caisson central laissé -vide.—Une transparente guirlande de vigne encadrait -ce panneau laiteux de ses feuillages verts.</p> - -<p>Sur la table, servie à la russe, les fruits entourés -d’un cordon de violettes étaient déjà posés, et les -mets attendaient le couteau des convives sous leurs -cloches de métal poli, luisantes comme des casques -d’émirs; un samovar de Moscou lançait en sifflant -son jet de vapeur; deux valets, en culotte courte et -en cravate blanche, se tenaient immobiles et silencieux -derrière les deux fauteuils, placés en face l’un -de l’autre, pareils à deux statues de la domesticité.</p> - -<p>Octave s’assimila tous ces détails d’un coup d’œil -rapide pour n’être pas involontairement préoccupé -par la nouveauté d’objets qui auraient dû lui être -familiers.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[103]</a></span></p> - -<p>Un glissement léger sur les dalles, un froufrou de -taffetas lui fit retourner la tête. C’était la comtesse -Prascovie Labinska qui approchait et qui s’assit après -lui avoir fait un petit signe amical.</p> - -<p>Elle portait un peignoir de soie quadrillée vert et -blanc, garni d’une ruche de même étoffe découpée -en dents de loup; ses cheveux massés en épais bandeaux -sur les tempes, et roulés à la naissance de la -nuque en une torsade d’or semblable à la volute d’un -chapiteau ionien, lui composaient une coiffure aussi -simple que noble, et à laquelle un statuaire grec -n’eût rien voulu changer; son teint de rose carnée -était un peu pâli par l’émotion de la veille et le sommeil -agité de la nuit; une imperceptible auréole nacrée -entourait ses yeux ordinairement si calmes et -si purs; elle avait l’air fatigué et languissant; mais, -ainsi attendrie, sa beauté n’en était que plus pénétrante, -elle prenait quelque chose d’humain; la -déesse se faisait femme; l’ange, reployant ses ailes, -cessait de planer.</p> - -<p>Plus prudent cette fois, Octave voila la flamme de -ses yeux et masqua sa muette extase d’un air indifférent.</p> - -<p>La comtesse allongea son petit pied chaussé d’une -pantoufle en peau mordorée, dans la laine soyeuse du -tapis-gazon placé sous la table pour neutraliser le -froid contact de la mosaïque de marbre blanc et de -brocatelle de Vérone qui pavait la salle à manger, fit -un léger mouvement d’épaules comme glacée par -un dernier frisson de fièvre, et, fixant ses beaux yeux<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[104]</a></span> -d’un bleu polaire sur le convive qu’elle prenait pour -son mari, car le jour avait fait évanouir les pressentiments, -les terreurs et les fantômes nocturnes, elle -lui dit d’une voix harmonieuse et tendre, pleine de -chastes câlineries, une phrase en polonais!!! Avec le -comte elle se servait souvent de la chère langue maternelle -aux moments de douceur et d’intimité, surtout -en présence des domestiques français, à qui cet -idiome était inconnu.</p> - -<p>Le Parisien Octave savait le latin, l’italien, l’espagnol, -quelques mots d’anglais; mais, comme tous -les Gallo-Romains, il ignorait entièrement les langues -slaves.—Les chevaux de frise de consonnes qui défendent -les rares voyelles du polonais lui en eussent -interdit l’approche quand bien même il eût voulu s’y -frotter.—A Florence, la comtesse lui avait toujours -parlé français ou italien, et la pensée d’apprendre -l’idiome dans lequel Mickiewicz a presque égalé -Byron ne lui était pas venue. On ne songe jamais à -tout!</p> - -<p>A l’audition de cette phrase il se passa dans la cervelle -du comte, habitée par le <i>moi</i> d’Octave, un -très-singulier phénomène: les sons étrangers au -Parisien suivant les replis d’une oreille slave, arrivèrent -à l’endroit habituel où l’âme d’Olaf les accueillait -pour les traduire en pensées, et y évoquèrent -une sorte de mémoire physique; leur sens apparut -confusément à Octave; des mots enfouis dans les circonvolutions -cérébrales, au fond des tiroirs secrets -du souvenir, se présentèrent en bourdonnant, tout<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[105]</a></span> -prêts à la réplique; mais ces réminiscences vagues, -n’étant pas mises en communication avec l’esprit, -se dissipèrent bientôt, et tout redevint opaque. L’embarras -du pauvre amant était affreux; il n’avait pas -songé à ces complications en gantant la peau du -comte Olaf Labinski, et il comprit qu’en volant la -forme d’un autre on s’exposait à de rudes déconvenues.</p> - -<p>Prascovie, étonnée du silence d’Octave, et croyant -que, distrait par quelque rêverie, il ne l’avait pas -entendue, répéta sa phrase lentement et d’une voix -plus haute.</p> - -<p>S’il entendait mieux le son des mots, le faux comte -n’en comprenait pas davantage la signification; il -faisait des efforts désespérés pour deviner de quoi il -pouvait s’agir; mais pour qui ne les sait pas, les -compactes langues du Nord n’ont aucune transparence, -et si un Français peut soupçonner ce que dit -une Italienne, il sera comme sourd en écoutant parler -une Polonaise.—Malgré lui, une rougeur ardente -couvrit ses joues; il se mordit les lèvres, et, -pour se donner une contenance, découpa rageusement -le morceau placé sur son assiette.</p> - -<p>«On dirait en vérité, mon cher seigneur, dit la -comtesse, cette fois, en français, que vous ne m’entendez -pas, ou que vous ne me comprenez point...</p> - -<p>—En effet, balbutia Octave-Labinski, ne sachant -trop ce qu’il disait... cette diable de langue est si -difficile!</p> - -<p>—Difficile! oui, peut-être pour des étrangers,<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[106]</a></span> -mais pour celui qui l’a bégayée sur les genoux de -sa mère, elle jaillit des lèvres comme le souffle de la -vie, comme l’effluve même de la pensée.</p> - -<p>—Oui, sans doute, mais il y a des moments où il -me semble que je ne la sais plus.</p> - -<p>—Que contez-vous là, Olaf? quoi! vous l’auriez oubliée, -la langue de vos aïeux, la langue de la sainte -patrie, la langue qui vous fait reconnaître vos frères -parmi les hommes, et, ajouta-t-elle plus bas, la langue -dans laquelle vous m’avez dit la première fois -que vous m’aimiez!</p> - -<p>—L’habitude de me servir d’un autre idiome...» -hasarda Octave-Labinski à bout de raisons.</p> - -<p>«Olaf, répliqua la comtesse d’un ton de reproche, -je vois que Paris vous a gâté; j’avais raison de ne -pas vouloir y venir. Qui m’eût dit que lorsque le -noble comte Labinski retournerait dans ses terres, il -ne saurait plus répondre aux félicitations de ses -vassaux?»</p> - -<p>Le charmant visage de Prascovie prit une expression -douloureuse; pour la première fois la tristesse -jeta son ombre sur ce front pur comme celui -d’un ange; ce singulier oubli la froissait au plus -tendre de l’âme, et lui paraissait presque une trahison.</p> - -<p>Le reste du déjeuner se passa silencieusement: -Prascovie boudait celui qu’elle prenait pour le -comte. Octave était au supplice, car il craignait -d’autres questions qu’il eût été forcé de laisser sans -réponse.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[107]</a></span></p> - -<p>La comtesse se leva et rentra dans ses appartements.</p> - -<p>Octave, resté seul, jouait avec le manche d’un -couteau qu’il avait envie de se planter au cœur, car -sa position était intolérable: il avait compté sur une -surprise, et maintenant il se trouvait engagé dans -les méandres sans issue pour lui d’une existence -qu’il ne connaissait pas: en prenant son corps au -comte Olaf Labinski, il eût fallu lui dérober aussi -ses notions antérieures, les langues qu’il possédait, -ses souvenirs d’enfance, les mille détails intimes qui -composent le <i>moi</i> d’un homme, les rapports liant -son existence aux autres existences: et pour cela -tout le savoir du docteur Balthazar Cherbonneau -n’eût pas suffi. Quelle rage! être dans ce paradis -dont il osait à peine regarder le seuil de loin; habiter -sous le même toit que Prascovie, la voir, lui parler, -baiser sa belle main avec les lèvres mêmes de -son mari, et ne pouvoir tromper sa pudeur céleste, -et se trahir à chaque instant par quelque inexplicable -stupidité! «Il était écrit là-haut que Prascovie ne -m’aimerait jamais! Pourtant j’ai fait le plus grand -sacrifice auquel puisse descendre l’orgueil humain: -j’ai renoncé à mon <i>moi</i> et consenti à profiter sous -une forme étrangère de caresses destinées à un -autre!»</p> - -<p>Il en était là de son monologue quand un groom -s’inclina devant lui avec tous les signes du plus profond -respect, en lui demandant quel cheval il monterait -aujourd’hui...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[108]</a></span></p> - -<p>Voyant qu’il ne répondait pas, le groom se hasarda, -tout effrayé d’une telle hardiesse, à murmurer:</p> - -<p>«Vultur ou Rustem? ils ne sont pas sortis depuis -huit jours.</p> - -<p>—Rustem,» répondit Octave-Labinski, comme il -eût dit Vultur, mais le dernier nom s’était accroché -à son esprit distrait.</p> - -<p>Il s’habilla de cheval et partit pour le bois de Boulogne, -voulant faire prendre un bain d’air à son -exaltation nerveuse.</p> - -<p>Rustem, bête magnifique de la race Nedji, qui -portait sur son poitrail, dans un sachet oriental de -velours brodé d’or, ses titres de noblesse remontant -aux premières années de l’hégire, n’avait pas besoin -d’être excité. Il semblait comprendre la pensée de -celui qui le montait, et dès qu’il eut quitté le pavé -et pris la terre, il partit comme une flèche sans -qu’Octave lui fît sentir l’éperon. Après deux heures -d’une course furieuse, le cavalier et la bête rentrèrent -à l’hôtel, l’un calmé, l’autre fumant et les naseaux -rouges.</p> - -<p>Le comte supposé entra chez la comtesse, qu’il -trouva dans son salon, vêtue d’une robe de taffetas -blanc à volants étagés jusqu’à la ceinture, un nœud -de rubans au coin de l’oreille, car c’était précisément -le jeudi,—le jour où elle restait chez elle et -recevait ses visites.</p> - -<p>«Eh bien, lui dit-elle avec un gracieux sourire, -car la bouderie ne pouvait rester longtemps sur ses<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[109]</a></span> -belles lèvres, avez-vous rattrapé votre mémoire en -courant dans les allées du bois?</p> - -<p>—Mon Dieu, non, ma chère, répondit Octave -Labinski; mais il faut que je vous fasse une confidence.</p> - -<p>—Ne connais-je pas d’avance toutes vos pensées? -ne sommes-nous plus transparents l’un pour -l’autre?</p> - -<p>—Hier, je suis allé chez ce médecin dont on parle -tant.</p> - -<p>—Oui, le docteur Balthazar Cherbonneau, qui a -fait un long séjour aux Indes et a, dit-on, appris -des brahmes une foule de secrets plus merveilleux -les uns que les autres.—Vous vouliez même m’emmener; -mais je ne suis pas curieuse,—car je sais -que vous m’aimez, et cette science me suffit.</p> - -<p>—Il a fait devant moi des expériences si étranges, -opéré de tels prodiges, que j’en ai l’esprit troublé -encore. Cet homme bizarre, qui dispose d’un pouvoir -irrésistible, m’a plongé dans un sommeil magnétique -si profond, qu’à mon réveil je ne me suis plus trouvé -les mêmes facultés: j’avais perdu la mémoire de -bien des choses; le passé flottait dans un brouillard -confus: seul, mon amour pour vous était demeuré -intact.</p> - -<p>—Vous avez eu tort, Olaf, de vous soumettre à -l’influence de ce docteur. Dieu, qui a créé l’âme, a -le droit d’y toucher; mais l’homme, en l’essayant, -commet une action impie, dit d’un ton grave la -comtesse Prascovie Labinska.—J’espère que vous<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[110]</a></span> -n’y retournerez plus, et que, lorsque je vous dirai -quelque chose d’aimable—en polonais,—vous me -comprendrez comme autrefois.»</p> - -<p>Octave, pendant sa promenade à cheval, avait imaginé -cette excuse de magnétisme pour pallier les -bévues qu’il ne pouvait manquer d’entasser dans son -existence nouvelle; mais il n’était pas au bout de -ses peines.—Un domestique, ouvrant le battant de -la porte, annonça un visiteur.</p> - -<p>«M. Octave de Saville.»</p> - -<p>Quoiqu’il dût s’attendre un jour ou l’autre à cette -rencontre, le véritable Octave pâlit à ces simples -mots comme si la trompette du jugement dernier -lui eût brusquement éclaté à l’oreille. Il eut besoin -de faire appel à tout son courage et de se dire qu’il -avait l’avantage de la situation pour ne pas chanceler; -instinctivement il enfonça ses doigts dans le -dos d’une causeuse, et réussit ainsi à se maintenir -debout avec une apparence ferme et tranquille.</p> - -<p>Le comte Olaf, revêtu de l’apparence d’Octave, -s’avança vers la comtesse qu’il salua profondément.</p> - -<p>«M. le comte Labinski... M. Octave de Saville...» -fit la comtesse Labinska en présentant les gentilshommes -l’un à l’autre.</p> - -<p>Les deux hommes se saluèrent froidement en se -lançant des regards fauves à travers le masque de -marbre de la politesse mondaine, qui recouvre parfois -tant d’atroces passions.</p> - -<p>«Vous m’avez tenu rigueur depuis Florence, monsieur -Octave, dit la comtesse d’une voix amicale et<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[111]</a></span> -familière, et j’avais peur de quitter Paris sans vous -voir.—Vous étiez plus assidu à la villa Salviati, et -vous comptiez alors parmi mes fidèles.</p> - -<p>—Madame, répondit d’un ton contraint le faux -Octave, j’ai voyagé, j’ai été souffrant, malade même, -et, en recevant votre gracieuse invitation, je me suis -demandé si j’en profiterais, car il ne faut pas être -égoïste et abuser de l’indulgence qu’on veut bien -avoir pour un ennuyeux.</p> - -<p>—Ennuyé peut-être; ennuyeux, non, répliqua la -comtesse; vous avez toujours été mélancolique,—mais -un de vos poëtes ne dit-il pas de la mélancolie:</p> - -<p class="pp6 p1">Après l’oisiveté, c’est le meilleur des maux.</p> - -<p class="p1">—C’est un bruit que font courir les gens heureux -pour se dispenser de plaindre ceux qui souffrent, dit -Olaf-de Saville.»</p> - -<p>La comtesse jeta un regard d’une ineffable douceur -sur le comte, enfermé dans la forme d’Octave, comme -pour lui demander pardon de l’amour qu’elle lui -avait involontairement inspiré.</p> - -<p>«Vous me croyez plus frivole que je ne suis; toute -douleur vraie a ma pitié, et, si je ne puis la soulager, -j’y sais compatir.—Je vous aurais voulu heureux, -cher monsieur Octave; mais pourquoi vous êtes vous -cloîtré dans votre tristesse, refusant obstinément la -vie qui venait à vous avec ses bonheurs, ses enchantements -et ses devoirs? Pourquoi avez-vous refusé -l’amitié que je vous offrais?»</p> - -<p>Ces phrases si simples et si franches impressionnaient<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[112]</a></span> -diversement les deux auditeurs.—Octave y -entendait la confirmation de la sentence prononcée -au jardin Salviati, par cette belle bouche que jamais -ne souilla le mensonge; Olaf y puisait une preuve -de plus de l’inaltérable vertu de la femme, qui ne -pouvait succomber que par un artifice diabolique. -Aussi une rage subite s’empara de lui en voyant son -spectre animé par une autre âme installé dans sa -propre maison, et il s’élança à la gorge du faux -comte.</p> - -<p>«Voleur, brigand, scélérat, rends-moi ma peau!»</p> - -<p>A cette action si extraordinaire, la comtesse se -pendit à la sonnette, des laquais emportèrent le -comte.</p> - -<p>«Ce pauvre Octave est devenu fou!» dit Prascovie -pendant qu’on emmenait Olaf, qui se débattait vainement.</p> - -<p>«Oui, répondit le véritable Octave, fou d’amour! -Comtesse, vous êtes décidément trop belle!»</p> - -<h3 class="p4">XI</h3> - -<p class="p2">Deux heures après cette scène, le faux comte reçut -du vrai une lettre fermée avec le cachet d’Octave de -Saville,—le malheureux dépossédé n’en avait pas -d’autres à sa disposition. Cela produisit un effet bizarre -à l’usurpateur de l’entité d’Olaf Labinski de -décacheter une missive scellée de ses armes, mais<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[113]</a></span> -tout devait être singulier dans cette position anormale.</p> - -<p>La lettre contenait les lignes suivantes, tracées -d’une main contrainte et d’une écriture qui semblait -contrefaite, car Olaf n’avait pas l’habitude d’écrire -avec les doigts d’Octave:</p> - -<p>«Lue par tout autre que par vous, cette lettre paraîtrait -datée des Petites-Maisons, mais vous me -comprendrez. Un concours inexplicable de circonstances -fatales, qui ne se sont peut-être jamais produites -depuis que la terre tourne autour du soleil, -me force à une action que nul homme n’a faite. Je -m’écris à moi-même et mets sur cette adresse un -nom qui est le mien, un nom que vous m’avez volé -avec ma personne. De quelles machinations ténébreuses -suis-je victime, dans quel cercle d’illusions -infernales ai-je mis le pied, je l’ignore;—vous le savez, -sans doute. Ce secret, si vous n’êtes point un -lâche, le canon de mon pistolet ou la pointe de mon -épée vous le demandera sur un terrain où tout -homme honorable ou infâme répond aux questions -qu’on lui pose; il faut que demain l’un de nous ait -cessé de voir la lumière du ciel. Ce large univers est -maintenant trop étroit pour nous deux:—je tuerai -mon corps habité par votre esprit imposteur ou vous -tuerez le vôtre, où mon âme s’indigne d’être emprisonnée.—N’essayez -pas de me faire passer pour fou,—j’aurai -le courage d’être raisonnable, et, partout -où je vous rencontrerai, je vous insulterai avec une -politesse de gentilhomme, avec un sang-froid de diplomate;<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[114]</a></span> -les moustaches de M. le comte Olaf Labinski -peuvent déplaire à M. Octave de Saville, et -tous les jours on se marche sur le pied à la sortie de -l’Opéra, mais j’espère que mes phrases, bien qu’obscures, -n’auront aucune ambiguïté pour vous, et que -mes témoins s’entendront parfaitement avec les vôtres -pour l’heure, le lieu et les conditions du combat.»</p> - -<p>Cette lettre jeta Octave dans une grande perplexité. -Il ne pouvait refuser le cartel du comte, et cependant -il lui répugnait de se battre avec lui-même, car il -avait gardé pour son ancienne enveloppe une certaine -tendresse. L’idée d’être obligé à ce combat par quelque -outrage éclatant le fit se décider pour l’acceptation, -quoique, à la rigueur, il pût mettre à son -adversaire la camisole de force de la folie et lui arrêter -ainsi le bras, mais ce moyen violent répugnait -à sa délicatesse. Si, entraîné par une passion inéluctable, -il avait commis un acte répréhensible et caché -l’amant sous le masque de l’époux pour triompher -d’une vertu au-dessus de toutes les séductions, il -n’était pas pourtant un homme sans honneur et sans -courage; ce parti extrême, il ne l’avait d’ailleurs pris -qu’après trois ans de luttes et de souffrances, au -moment où sa vie, consumée par l’amour, allait lui -échapper. Il ne connaissait pas le comte; il n’était -pas son ami; il ne lui devait rien, et il avait profité -du moyen hasardeux que lui offrait le docteur Balthazar -Cherbonneau.</p> - -<p>Où prendre des témoins? sans doute parmi les<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[115]</a></span> -amis du comte; mais Octave, depuis un jour qu’il -habitait l’hôtel, n’avait pu se lier avec eux.</p> - -<p>Sur la cheminée s’arrondissaient deux coupes de -céladon craquelé, dont les anses étaient formées par -des dragons d’or. L’une contenait des bagues, des -épingles, des cachets et autres menus bijoux;—l’autre -des cartes de visite où, sous des couronnes de -duc, de marquis, de comte, en gothique, en ronde, -en anglaise, étaient inscrits par des graveurs habiles -une foule de noms polonais, russes, hongrois, allemands, -italiens, espagnols, attestant l’existence voyageuse -du comte, qui avait des amis dans tous les -pays.</p> - -<p>Octave en prit deux au hasard: le comte Zamoieczki -et le marquis de Sepulveda.—Il ordonna -d’atteler et se fit conduire chez eux. Il les trouva l’un -et l’autre. Ils ne parurent pas surpris de la requête -de celui qu’ils prenaient pour le comte Olaf Labinski.—Totalement -dénués de la sensibilité des témoins -bourgeois, ils ne demandèrent pas si l’affaire pouvait -s’arranger et gardèrent un silence de bon goût -sur le motif de la querelle, en parfaits gentilshommes -qu’ils étaient.</p> - -<p>De son côté, le comte véritable, ou, si vous l’aimez -mieux, le faux Octave, était en proie à un embarras -pareil; il se souvint d’Alfred Humbert et de Gustave -Raimbault, au déjeuner duquel il avait refusé d’assister, -et il les décida à le servir en cette rencontre.—Les -deux jeunes gens marquèrent quelque étonnement -de voir engager dans un duel leur ami, qui<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[116]</a></span> -depuis un an n’avait presque pas quitté sa chambre, -et dont ils savaient l’humeur plus pacifique que batailleuse; -mais, lorsqu’il leur eut dit qu’il s’agissait -d’un combat à mort pour un motif qui ne devait pas -être révélé, ils ne firent plus d’objections et se rendirent -à l’hôtel Labinski.</p> - -<p>Les conditions furent bientôt réglées. Une pièce -d’or jetée en l’air décida de l’arme, les adversaires -ayant déclaré que l’épée ou le pistolet leur convenait -également. On devait se rendre au bois de Boulogne -à six heures du matin dans l’avenue des Poteaux, -près de ce toit de chaume soutenu par des piliers -rustiques, à cette place libre d’arbres où le sable -tassé présente une arène propre à ces sortes de combats.</p> - -<p>Lorsque tout fut convenu, il était près de minuit, -et Octave se dirigea vers la porte de l’appartement -de Prascovie. Le verrou était tiré comme la veille, -et la voix moqueuse de la comtesse lui jeta cette raillerie -à travers la porte:</p> - -<p>«Revenez quand vous saurez le polonais, je suis -trop patriote pour recevoir un étranger chez moi.»</p> - -<p>Le matin, le docteur Cherbonneau, qu’Octave avait -prévenu, arriva portant une trousse d’instruments -de chirurgie et un paquet de bandelettes.—Ils -montèrent ensemble en voiture. MM. Zamoieczki -et de Sepulveda suivaient dans leur coupé.</p> - -<p>«Eh bien, mon cher Octave, dit le docteur, l’aventure -tourne donc déjà au tragique? J’aurais dû -laisser dormir le comte dans votre corps une huitaine<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[117]</a></span> -de jours sur mon divan. J’ai prolongé au delà -de cette limite des sommeils magnétiques. Mais on -a beau avoir étudié la sagesse chez les brahmes, les -pandits et les sanniâsys de l’Inde, on oublie toujours -quelque chose, et il se trouve des imperfections au -plan le mieux combiné. Mais comment la comtesse -Prascovie a-t-elle accueilli son amoureux de Florence -ainsi déguisé?</p> - -<p>—Je crois, répondit Octave, qu’elle m’a reconnu -malgré ma métamorphose, ou bien c’est son ange -gardien qui lui a soufflé à l’oreille de se méfier de -moi; je l’ai trouvée aussi chaste, aussi froide, aussi -pure que la neige du pôle. Sous une forme aimée, -son âme exquise devinait sans doute une âme étrangère.—Je -vous disais bien que vous ne pouviez rien -pour moi; je suis plus malheureux encore que lorsque -vous m’avez fait votre première visite.</p> - -<p>—Qui pourrait assigner une borne aux facultés de -l’âme, dit le docteur Balthazar Cherbonneau d’un -air pensif, surtout lorsqu’elle n’est altérée par aucune -pensée terrestre, souillée par aucun limon humain, -et se maintient telle qu’elle est sortie des -mains du Créateur dans la lumière, la contemplation -de l’amour?—Oui, vous avez raison, elle vous a -reconnu; son angélique pudeur a frissonné sous le -regard du désir et, par instinct, s’est voilée de ses ailes -blanches. Je vous plains, mon pauvre Octave! votre -mal est en effet irrémédiable.—Si nous étions au -moyen âge, je vous dirais: Entrez dans un cloître.</p> - -<p>—J’y ai souvent pensé,» répondit Octave.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[118]</a></span></p> - -<p>On était arrivé.—Le coupé du faux Octave stationnait -déjà à l’endroit désigné.</p> - -<p>Le bois présentait à cette heure matinale un aspect -véritablement pittoresque que la fashion lui fait -perdre dans la journée: l’on était à ce point de l’été -où le soleil n’a pas encore eu le temps d’assombrir -le vert du feuillage; des teintes fraîches, transparentes, -lavées par la rosée de la nuit, nuançaient les -massifs, et il s’en dégageait un parfum de jeune végétation. -Les arbres, à cet endroit, sont particulièrement -beaux, soit qu’ils aient rencontré un terrain -plus favorable, soit qu’ils survivent seuls d’une plantation -ancienne, leurs troncs vigoureux, plaqués de -mousse ou satinés d’une écorce d’argent, s’agrafent -au sol par des racines noueuses, projettent des branches -aux coudes bizarres, et pourraient servir de -modèles aux études des peintres et des décorateurs -qui vont bien loin en chercher de moins remarquables. -Quelques oiseaux que les bruits du jour font -taire pépiaient gaiement sous la feuillée; un lapin -furtif traversait en trois bonds le sable de l’allée et -courait se cacher dans l’herbe, effrayé du bruit des -roues.</p> - -<p>Ces poésies de la nature surprise en déshabillé occupaient -peu, comme vous le pensez, les deux adversaires -et leurs témoins.</p> - -<p>La vue du docteur Cherbonneau fit une impression -désagréable sur le comte Olaf Labinski; mais il se -remit bien vite.</p> - -<p>L’on mesura les épées, l’on assigna les places aux<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[119]</a></span> -combattants, qui, après avoir mis habit bas, tombèrent -en garde pointe contre pointe.</p> - -<p>Les témoins crièrent: «Allez!»</p> - -<p>Dans tout duel, quel que soit l’acharnement des -adversaires, il y a un moment d’immobilité solennelle; -chaque combattant étudie son ennemi en silence -et fait son plan, méditant l’attaque et se préparant -à la riposte; puis les épées se cherchent, -s’agacent, se tâtent pour ainsi dire sans se quitter: -cela dure quelques secondes, qui paraissent des minutes, -des heures, à l’anxiété des assistants.</p> - -<p>Ici, les conditions du duel, en apparence ordinaires -pour les spectateurs, étaient si étranges pour -les combattants, qu’ils restèrent ainsi en garde plus -longtemps que de coutume. En effet, chacun avait -devant soi son propre corps et devait enfoncer l’acier -dans une chair qui lui appartenait encore la veille.—Le -combat se compliquait d’une sorte de suicide -non prévue, et, quoique braves tous deux, Octave et -le comte éprouvaient une instinctive horreur à se -trouver l’épée à la main en face de leurs fantômes et -prêts à fondre sur eux-mêmes.</p> - -<p>Les témoins impatientés allaient crier encore une -fois: «Messieurs, mais allez donc!» lorsque les fers -se froissèrent enfin sur leurs carres.</p> - -<p>Quelques attaques furent parées avec prestesse de -part et d’autre.</p> - -<p>Le comte, grâce à son éducation militaire, était -un habile tireur; il avait moucheté le plastron des -maîtres les plus célèbres; mais, s’il possédait toujours<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[120]</a></span> -la théorie, il n’avait plus pour l’exécution ce -bras nerveux habitué à tailler des croupières aux -Mourides de Schamyl; c’était le faible poignet d’Octave -qui tenait son épée.</p> - -<p>Au contraire, Octave, dans le corps du comte, se -trouvait une vigueur inconnue, et, quoique moins -savant, il écartait toujours de sa poitrine le fer qui -la cherchait.</p> - -<p>Vainement Olaf s’efforçait d’atteindre son adversaire -et risquait des bottes hasardeuses. Octave, plus -froid et plus ferme, déjouait toutes les feintes.</p> - -<p>La colère commençait à s’emparer du comte, dont -le jeu devenait nerveux et désordonné. Quitte à rester -Octave de Saville, il voulait tuer ce corps imposteur -qui pouvait tromper Prascovie, pensée qui le -jetait en d’inexprimables rages.</p> - -<p>Au risque de se faire transpercer, il essaya un -coup droit pour arriver, à travers son propre corps, -à l’âme et à la vie de son rival; mais l’épée d’Octave -se lia autour de la sienne avec un mouvement si -preste, si sec, si irrésistible, que le fer, arraché de -son poing, jaillit en l’air et alla tomber quelques pas -plus loin.</p> - -<p>La vie d’Olaf était à la discrétion d’Octave: il -n’avait qu’à se fendre pour le percer de part en part.—La -figure du comte se crispa, non qu’il eût peur -de la mort, mais il pensait qu’il allait laisser sa -femme à ce voleur de corps, que rien désormais ne -pourrait démasquer.</p> - -<p>Octave, loin de profiter de son avantage, jeta son<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[121]</a></span> -épée, et, faisant signe aux témoins de ne pas intervenir, -marcha vers le comte stupéfait, qu’il prit -par le bras et qu’il entraîna dans l’épaisseur du -bois.</p> - -<p>«Que me voulez-vous? dit le comte. Pourquoi ne -pas me tuer lorsque vous pouvez le faire? Pourquoi -ne pas continuer le combat, après m’avoir laissé reprendre -mon épée, s’il vous répugnait de frapper un -homme sans armes? Vous savez bien que le soleil ne -doit pas projeter ensemble nos deux ombres sur le -sable, et qu’il faut que la terre absorbe l’un de -nous.</p> - -<p>—Écoutez-moi patiemment, répondit Octave. Votre -bonheur est entre mes mains. Je puis garder -toujours ce corps où je loge aujourd’hui et qui vous -appartient en propriété légitime: je me plais à le -reconnaître maintenant qu’il n’y a pas de témoins -près de nous, et que les oiseaux seuls, qui n’iront -pas le redire, peuvent nous entendre; si nous recommençons -le duel, je vous tuerai. Le comte Olaf Labinski, -que je représente du moins mal que je peux, -est plus fort à l’escrime qu’Octave de Saville, dont -vous avez maintenant la figure, et que je serai forcé, -bien à regret, de supprimer; et cette mort, quoique -non réelle, puisque mon âme y survivrait, désolerait -ma mère.»</p> - -<p>Le comte, reconnaissant la vérité de ces observations, -garda un silence qui ressemblait à une sorte -d’acquiescement.</p> - -<p>«Jamais, continua Octave, vous ne parviendrez,<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[122]</a></span> -si je m’y oppose, à vous réintégrer dans votre individualité; -vous voyez à quoi ont abouti vos deux -essais. D’autres tentatives vous feraient prendre pour -un monomane. Personne ne croira un mot de vos -allégations, et, lorsque vous prétendrez être le comte -Olaf Labinski, tout le monde vous éclatera de rire au -nez, comme vous avez déjà pu vous en convaincre. -On vous enfermera, et vous passerez le reste de votre -vie à protester sous les douches que vous êtes effectivement -l’époux de la belle comtesse Prascovie Labinska. -Les âmes compatissantes diront en vous entendant: -Ce pauvre Octave! Vous serez méconnu -comme le Chabert de Balzac, qui voulait prouver -qu’il n’était pas mort.»</p> - -<p>Cela était si mathématiquement vrai, que le comte -abattu laissa tomber sa tête sur sa poitrine.</p> - -<p>«Puisque vous êtes pour le moment Octave de -Saville, vous avez sans doute fouillé ses tiroirs, feuilleté -ses papiers; et vous n’ignorez pas qu’il nourrit -depuis trois ans pour la comtesse Prascovie Labinska -un amour éperdu, sans espoir, qu’il a vainement -tenté de s’arracher du cœur et qui ne s’en ira qu’avec -sa vie, s’il ne le suit pas encore dans la tombe.</p> - -<p>—Oui, je le sais, fit le comte en se mordant les -lèvres.</p> - -<p>—Eh bien, pour parvenir à elle j’ai employé un -moyen horrible, effrayant, et qu’une passion délirante -pouvait seule risquer; le docteur Cherbonneau -a tenté pour moi une œuvre à faire reculer les thaumaturges -de tous les pays et de tous les siècles. Après<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[123]</a></span> -nous avoir tous deux plongés dans le sommeil, il a -fait magnétiquement changer nos âmes d’enveloppe. -Miracle inutile! Je vais vous rendre votre corps: -Prascovie ne m’aime pas! Dans la forme de l’époux -elle a reconnu l’âme de l’amant; son regard s’est -glacé sur le seuil de la chambre conjugale comme -au jardin de la villa Salviati.»</p> - -<p>Un chagrin si vrai se trahissait dans l’accent d’Octave, -que le comte ajouta foi à ses paroles.</p> - -<p>«Je suis un amoureux, ajouta Octave en souriant, -et non pas un voleur; et, puisque le seul bien que -j’aie désiré sur cette terre ne peut m’appartenir, je -ne vois pas pourquoi je garderai vos titres, vos châteaux, -vos terres, votre argent, vos chevaux, vos armes.—Allons, -donnez-moi le bras, ayons l’air réconciliés, -remercions nos témoins, prenons avec nous -le docteur Cherbonneau, et retournons au laboratoire -magique d’où nous sommes sortis transfigurés; le -vieux brahme saura bien défaire ce qu’il a fait.»</p> - -<p>«Messieurs, dit Octave, soutenant pour quelques -minutes encore le rôle du comte Olaf Labinski, nous -avons échangé, mon adversaire et moi, des explications -confidentielles qui rendent la continuation du -combat inutile. Rien n’éclaircit les idées entre honnêtes -gens comme de froisser un peu le fer.»</p> - -<p>MM. Zamoieczki et Sepulveda remontèrent dans -leur voiture. Alfred Humbert et Gustave Raimbaud -regagnèrent leur coupé.—Le comte Olaf Labinski, -Octave de Saville et le docteur Balthazar se dirigèrent -grand train vers la rue du Regard.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[124]</a></span></p> - -<h3 class="p4">XII</h3> - -<p class="p2">Pendant le trajet du bois de Boulogne à la rue du -Regard, Octave de Saville dit au docteur Cherbonneau:</p> - -<p>«Mon cher docteur, je vais mettre encore une fois -votre science à l’épreuve: il faut réintégrer nos -âmes chacune dans son domicile habituel.—Cela ne -doit pas vous être difficile; j’espère que M. le comte -Labinski ne vous en voudra pas pour lui avoir fait -changer un palais contre une chaumière et loger -quelques heures sa personnalité brillante dans mon -pauvre individu. Vous possédez d’ailleurs une puissance -à ne craindre aucune vengeance.»</p> - -<p>Après avoir fait un signe d’acquiescement, le docteur -Balthazar Cherbonneau dit: «L’opération sera -beaucoup plus simple cette fois-ci que l’autre; les -imperceptibles filaments qui retiennent l’âme au corps -ont été brisés récemment chez vous et n’ont pas eu -le temps de se renouer, et vos volontés ne feront pas -cet obstacle qu’oppose au magnétiseur la résistance -instinctive du magnétisé. M. le comte pardonnera -sans doute à un vieux savant comme moi de n’avoir -pu résister au plaisir de pratiquer une expérience -pour laquelle on ne trouve pas beaucoup de sujets, -puisque cette tentative n’a servi d’ailleurs qu’à confirmer -avec éclat une vertu qui pousse la délicatesse<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[125]</a></span> -jusqu’à la divination, et triomphe là où toute autre -eût succombé. Vous regarderez, si vous voulez, -comme un rêve bizarre cette transformation passagère, -et peut-être plus tard ne serez-vous pas fâché -d’avoir éprouvé cette sensation étrange que très-peu -d’hommes ont connue, celle d’avoir habité deux -corps.—La métempsychose n’est pas une doctrine -nouvelle; mais, avant de transmigrer dans une autre -existence, les âmes boivent la coupe d’oubli, et tout -le monde ne peut pas, comme Pythagore, se souvenir -d’avoir assisté à la guerre de Troie.</p> - -<p>—Le bienfait de me réinstaller dans mon individualité, -répondit poliment le comte, équivaut au -désagrément d’en avoir été exproprié, cela soit dit -sans aucune mauvaise intention pour M. Octave de -Saville que je suis encore et que je vais cesser d’être.»</p> - -<p>Octave sourit avec les lèvres du comte Labinski à -cette phrase, qui n’arrivait à son adresse qu’à travers -une enveloppe étrangère, et le silence s’établit -entre ces trois personnages, à qui leur situation -anormale rendait toute conversation difficile.</p> - -<p>Le pauvre Octave songeait à son espoir évanoui, -et ses pensées n’étaient pas, il faut l’avouer, précisément -couleur de rose. Comme tous les amants rebutés, -il se demandait encore pourquoi il n’était pas -aimé—comme si l’amour avait un pourquoi! la -seule raison qu’on en puisse donner est le <i>parce -que</i>, réponse logique dans son laconisme entêté, que -les femmes opposent à toutes les questions embarrassantes. -Cependant il se reconnaissait vaincu et<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[126]</a></span> -sentait que le ressort de la vie, retendu chez lui un -instant par le docteur Cherbonneau, était de nouveau -brisé et bruissait dans son cœur comme celui d’une -montre qu’on a laissée tomber à terre. Octave n’aurait -pas voulu causer à sa mère le chagrin de son -suicide, et il cherchait un endroit où s’éteindre silencieusement -de son chagrin inconnu sous le nom -scientifique d’une maladie plausible. S’il eût été -peintre, poëte ou musicien, il aurait cristallisé sa -douleur en chefs-d’œuvre, et Prascovie vêtue de -blanc, couronnée d’étoiles, pareille à la Béatrice de -Dante, aurait plané sur son inspiration comme un -ange lumineux; mais, nous l’avons dit en commençant -cette histoire, bien qu’instruit et distingué, -Octave n’était pas un de ces esprits d’élite qui impriment -sur ce monde la trace de leur passage. Ame -obscurément sublime, il ne savait qu’aimer et mourir.</p> - -<p>La voiture entra dans la cour du vieil hôtel de la -rue du Regard, cour au pavé serti d’herbe verte où -les pas des visiteurs avaient frayé un chemin et que -les hautes murailles grises des constructions inondaient -d’ombres froides comme celles qui tombent -des arcades d’un cloître: le Silence et l’Immobilité -veillaient sur le seuil comme deux statues invisibles -pour protéger la méditation du savant.</p> - -<p>Octave et le comte descendirent, et le docteur -franchit le marchepied d’un pas plus leste qu’on -n’aurait pu l’attendre de son âge et sans s’appuyer -au bras que le valet de pied lui présentait avec cette<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[127]</a></span> -politesse que les laquais de grande maison affectent -pour les personnes faibles ou âgées.</p> - -<p>Dès que les doubles portes se furent refermées -sur eux, Olaf et Octave se sentirent enveloppés par -cette chaude atmosphère qui rappelait au docteur -celle de l’Inde et où seulement il pouvait respirer à -l’aise, mais qui suffoquait presque les gens qui -n’avaient pas été comme lui torréfiés trente ans aux -soleils tropicaux. Les incarnations de Wishnou grimaçaient -toujours dans leurs cadres, plus bizarres au -jour qu’à la lumière; Shiva, le dieu bleu, ricanait -sur son socle, et Dourga, mordant sa lèvre calleuse -de ses dents de sanglier, semblait agiter son chapelet -de crânes. Le logis gardait son impression mystérieuse -et magique.</p> - -<p>Le docteur Balthazar Cherbonneau conduisit ses -deux sujets dans la pièce où s’était opérée la première -transformation; il fit tourner le disque de -verre de la machine électrique, agita les tiges de fer -du baquet mesmérien, ouvrit les bouches de chaleur -de façon à faire monter rapidement la température, -lut deux ou trois lignes sur des papyrus si anciens -qu’ils ressemblaient à de vieilles écorces prêtes à -tomber en poussière, et, lorsque quelques minutes -furent écoulées, il dit à Octave et au comte:</p> - -<p>«Messieurs, je suis à vous; voulez-vous que nous -commencions?»</p> - -<p>Pendant que le docteur se livrait à ces préparatifs, -des réflexions inquiétantes passaient par la tête du -comte.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[128]</a></span></p> - -<p>«Lorsque je serai endormi, que va faire de mon -âme ce vieux magicien à figure de macaque qui -pourrait bien être le diable en personne?—La restituera-t-il -à mon corps ou l’emportera-t-il en enfer -avec lui? Cet échange qui doit me rendre mon bien -n’est-il qu’un nouveau piége, une combinaison machiavélique -pour quelque sorcellerie dont le but -m’échappe? Pourtant, ma position ne saurait guère -empirer. Octave possède mon corps, et, comme il le -disait très-bien ce matin, en le réclamant sous ma -figure actuelle je me ferais enfermer comme fou. -S’il avait voulu se débarrasser définitivement de moi, -il n’avait qu’à pousser la pointe de son épée; j’étais -désarmé, à sa merci; la justice des hommes n’avait -rien à y voir; les formes du duel étaient parfaitement -régulières et tout s’était passé selon l’usage.—Allons! -pensons à Prascovie, et pas de terreur enfantine! -Essayons du seul moyen qui me reste de la -reconquérir!»</p> - -<p>Et il prit comme Octave la tige de fer que le docteur -Balthazar Cherbonneau lui présentait.</p> - -<p>Fulgurés par les conducteurs de métal chargés à -outrance de fluide magnétique, les deux jeunes gens -tombèrent bientôt dans un anéantissement si profond -qu’il eût ressemblé à la mort pour toute personne -non prévenue: le docteur fit les passes, accomplit les -rites, prononça les syllabes comme la première fois, -et bientôt deux petites étincelles apparurent au-dessus -d’Octave et du comte avec un tremblement lumineux; -le docteur reconduisit à sa demeure primitive<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[129]</a></span> -l’âme du comte Olaf Labinski, qui suivit d’un -vol empressé le geste du magnétiseur.</p> - -<p>Pendant ce temps, l’âme d’Octave s’éloignait lentement -du corps d’Olaf, et, au lieu de rejoindre le -sien, s’élevait, s’élevait comme toute joyeuse d’être -libre, et ne paraissait pas se soucier de rentrer dans -sa prison. Le docteur se sentit pris de pitié pour cette -Psyché qui palpitait des ailes, et se demanda si c’était -un bienfait de la ramener vers cette vallée de misère. -Pendant cette minute d’hésitation, l’âme montait -toujours. Se rappelant son rôle, M. Cherbonneau -répéta de l’accent le plus impérieux l’irrésistible monosyllabe -et fit une passe fulgurante de volonté; la -petite lueur tremblotante était déjà hors du cercle -d’attraction, et, traversant la vitre supérieure de la -croisée, elle disparut.</p> - -<p>Le docteur cessa des efforts qu’il savait superflus et -réveilla le comte, qui, en se voyant dans un miroir -avec ses traits habituels, poussa un cri de joie, jeta -un coup d’œil sur le corps toujours immobile d’Octave -comme pour se prouver qu’il était bien définitivement -débarrassé de cette enveloppe, et s’élança -dehors, après avoir salué de la main M. Balthazar -Cherbonneau.</p> - -<p>Quelques instants après, le roulement sourd d’une -voiture sous la voûte se fit entendre, et le docteur -Balthazar Cherbonneau resta seul face à face avec le -cadavre d’Octave de Saville.</p> - -<p>«Par la trompe de Ganésa! s’écria l’élève du -brahme d’Elephanta lorsque le comte fut parti, voilà<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[130]</a></span> -une fâcheuse affaire; j’ai ouvert la porte de la cage, -l’oiseau s’est envolé, et le voilà déjà hors de la sphère -de ce monde, si loin que le sannyâsi Brahma-Logum -lui-même ne le rattraperait pas; je reste avec un -corps sur les bras. Je puis bien le dissoudre dans un -bain corrosif si énergique qu’il n’en resterait pas un -atome appréciable, ou en faire en quelques heures -une momie de Pharaon pareille à celles qu’enferment -ces boîtes bariolées d’hiéroglyphes; mais on commencerait -des enquêtes, on fouillerait mon logis, on -ouvrirait mes caisses, on me ferait subir toutes sortes -d’interrogatoires ennuyeux...»</p> - -<p>Ici, une idée lumineuse traversa l’esprit du docteur; -il saisit une plume et traça rapidement quelques -lignes sur une feuille de papier qu’il serra dans -le tiroir de sa table.</p> - -<p>Le papier contenait ces mots:</p> - -<p>«N’ayant ni parents, ni collatéraux, je lègue tous -mes biens à M. Octave de Saville, pour qui j’ai une -affection particulière,—à la charge de payer un legs -de cent mille francs à l’hôpital brahminique de Ceylan, -pour les animaux vieux, fatigués ou malades, de -servir douze cents francs de rente viagère à mon domestique -indien et à mon domestique anglais, et de -remettre à la bibliothèque Mazarine le manuscrit -des lois de Manou.»</p> - -<p>Ce testament fait à un mort par un vivant n’est -pas une des choses les moins bizarres de ce conte -invraisemblable et pourtant réel; mais cette singularité -va s’expliquer sur-le-champ.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[131]</a></span></p> - -<p>Le docteur toucha le corps d’Octave de Saville, que -la chaleur de la vie n’avait pas encore abandonné, -regarda dans la glace son visage ridé, tanné et rugueux -comme une peau de chagrin, d’un air singulièrement -dédaigneux, et faisant sur lui le geste avec -lequel on jette un vieil habit lorsque le tailleur vous -en apporte un neuf, il murmura la formule du sannyâsi -Brahma-Logum.</p> - -<p>Aussitôt le corps du docteur Balthazar Cherbonneau -roula comme foudroyé sur le tapis, et celui -d’Octave de Saville se redressa fort, alerte et vivace.</p> - -<p>Octave-Cherbonneau se tint debout quelques minutes -devant cette dépouille maigre, osseuse et livide -qui, n’étant plus soutenue par l’âme puissante qui -la vivifiait tout à l’heure, offrit presque aussitôt les -signes de la plus extrême sénilité, et prit rapidement -une apparence cadavéreuse.</p> - -<p>«Adieu, pauvre lambeau humain, misérable guenille -percée au coude, élimée sur toutes les coutures, -que j’ai traînée soixante-dix ans dans les cinq parties -du monde! tu m’as fait un assez bon service, et je -ne te quitte pas sans quelque regret. On s’habitue -l’un et l’autre à vivre si longtemps ensemble! mais -avec cette jeune enveloppe, que ma science aura -bientôt rendue robuste, je pourrai étudier, travailler, -lire encore quelques mots du grand livre, sans que -la mort le ferme au paragraphe le plus intéressant -en disant: «C’est assez!»</p> - -<p>Cette oraison funèbre adressée à lui-même, Octave-Cherbonneau -sortit d’un pas tranquille pour<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[132]</a></span> -aller prendre possession de sa nouvelle existence.</p> - -<p>Le comte Olaf Labinski était retourné à son hôtel -et avait fait demander tout de suite si la comtesse -pouvait le recevoir.</p> - -<p>Il la trouva assise sur un banc de mousse, dans la -serre, dont les panneaux de cristal relevés à demi -laissaient passer un air tiède et lumineux, au milieu -d’une véritable forêt vierge de plantes exotiques et -tropicales; elle lisait Novalis, un des auteurs les plus -subtils, les plus raréfiés, les plus immatériels qu’ait -produits le spiritualisme allemand; la comtesse n’aimait -pas les livres qui peignent la vie avec des couleurs -réelles et fortes,—et la vie lui paraissait un -peu grossière à force d’avoir vécu dans un monde -d’élégance, d’amour et de poésie.</p> - -<p>Elle jeta son livre et leva lentement les yeux vers -le comte. Elle craignait de rencontrer encore dans -les prunelles noires de son mari ce regard ardent, -orageux, chargé de pensées mystérieuses, qui l’avait -si péniblement troublée et qui lui semblait—appréhension -folle, idée extravagante,—le regard -d’un autre!</p> - -<p>Dans les yeux d’Olaf éclatait une joie sereine, brûlait -d’un feu égal un amour chaste et pur; l’âme -étrangère qui avait changé l’expression de ses traits -s’était envolée pour toujours: Prascovie reconnut -aussitôt son Olaf adoré, et une rapide rougeur de -plaisir nuança ses joues transparentes.—Quoiqu’elle -ignorât les transformations opérées par le docteur -Cherbonneau, sa délicatesse de sensitive avait pressenti<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[133]</a></span> -tous ces changements sans pourtant qu’elle s’en -rendît compte.</p> - -<p>«Que lisiez-vous là, chère Prascovie? dit Olaf en -ramassant sur la mousse le livre relié de maroquin -bleu.—Ah! l’histoire de Henri d’Ofterdingen,—c’est -le même volume que je suis allé vous chercher -à franc étrier à Mohilev,—un jour que vous aviez -manifesté à table le désir de l’avoir. A minuit il était -sur votre guéridon, à côté de votre lampe; mais -aussi Ralph en est resté poussif!</p> - -<p>—Et je vous ai dit que jamais plus je ne manifesterais -la moindre fantaisie devant vous. Vous êtes du -caractère de ce grand d’Espagne qui priait sa maîtresse -de ne pas regarder les étoiles, puisqu’il ne -pouvait les lui donner.</p> - -<p>—Si tu en regardais une, répondit le comte, j’essayerais -de monter au ciel et de l’aller demander à -Dieu.»</p> - -<p>Tout en écoutant son mari, la comtesse repoussait -une mèche révoltée de ses bandeaux qui scintillait -comme une flamme dans un rayon d’or. Ce -mouvement avait fait glisser sa manche et mis à nu -son beau bras que cerclait au poignet le lézard constellé -de turquoises qu’elle portait le jour de cette -apparition aux Cascines, si fatale pour Octave.</p> - -<p>«Quelle peur, dit le comte, vous a causée jadis ce -pauvre petit lézard que j’ai tué d’un coup de badine -lorsque, pour la première fois, vous êtes descendue -au jardin sur mes instantes prières! Je le fis mouler -en or et orner de quelques pierres; mais, même à<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[134]</a></span> -l’état de bijou, il vous semblait toujours effrayant, et -ce n’est qu’au bout d’un certain temps que vous -vous décidâtes à le porter.</p> - -<p>—Oh! j’y suis habituée tout à fait maintenant, et -c’est de mes joyaux celui que je préfère, car il me -rappelle un bien cher souvenir.</p> - -<p>—Oui, reprit le comte; ce jour-là, nous convînmes -que, le lendemain, je vous ferais demander officiellement -en mariage à votre tante.»</p> - -<p>La comtesse, qui retrouvait le regard, l’accent du -vrai Olaf, se leva, rassurée d’ailleurs par ces détails -intimes, lui sourit, lui prit le bras et fit avec lui -quelques tours dans la serre, arrachant au passage, -de sa main restée libre, quelques fleurs dont elle -mordait les pétales de ses lèvres fraîches, comme -cette Vénus de Schiavone qui mange des roses.</p> - -<p>«Puisque vous avez si bonne mémoire aujourd’hui, -dit-elle en jetant la fleur qu’elle coupait de ses dents -de perle, vous devez avoir retrouvé l’usage de votre -langue maternelle... que vous ne saviez plus hier.</p> - -<p>—Oh! répondit le comte en polonais, c’est celle -que mon âme parlera dans le ciel pour te dire que -je t’aime, si les âmes gardent au paradis un langage -humain.»</p> - -<p>Prascovie, tout en marchant, inclina doucement -sa tête sur l’épaule d’Olaf.</p> - -<p>«Cher cœur, murmura-t-elle, vous voilà tel que -je vous aime. Hier vous me faisiez peur, et je vous ai -fui comme un étranger.»</p> - -<p>Le lendemain, Octave de Saville, animé par l’esprit<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[135]</a></span> -du vieux docteur, reçut une lettre liserée de noir, -qui le priait d’assister aux service, convoi et enterrement -de M. Balthazar Cherbonneau.</p> - -<p>Le docteur, revêtu de sa nouvelle apparence, suivit -son ancienne dépouille au cimetière, se vit enterrer, -écouta d’un air de componction fort bien joué les -discours que l’on prononça sur sa fosse, et dans lesquels -on déplorait la perte irréparable que venait de -faire la science; puis il retourna rue Saint-Lazare, et -attendit l’ouverture du testament qu’il avait écrit en -sa faveur.</p> - -<p>Ce jour-là on lut aux <i>faits divers</i> dans les journaux -du soir:</p> - -<p>«M. le docteur Balthazar Cherbonneau, connu par -le long séjour qu’il a fait aux Indes, ses connaissances -philologiques et ses cures merveilleuses, a été trouvé -mort, hier, dans son cabinet de travail. L’examen -minutieux du corps éloigne entièrement l’idée d’un -crime. M. Cherbonneau a sans doute succombé à des -fatigues intellectuelles excessives ou péri dans quelque -expérience audacieuse. On dit qu’un testament -olographe découvert dans le bureau du docteur lègue -à la bibliothèque Mazarine des manuscrits extrêmement -précieux, et nomme pour son héritier un -jeune homme appartenant à une famille distinguée, -M. O. de S.»</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[136]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[137]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">JETTATURA</h2> - -<h3 class="p4">I</h3> - -<p class="p2"><i>Le Léopold</i>, superbe bateau à vapeur toscan qui -fait le trajet de Marseille à Naples, venait de doubler -la pointe de Procida. Les passagers étaient tous sur -le pont, guéris du mal de mer par l’aspect de la -terre, plus efficace que les bonbons de Malte et -autres recettes employées en pareil cas.</p> - -<p>Sur le tillac, dans l’enceinte réservée aux premières -places, se tenaient des Anglais tâchant de se -séparer les uns des autres le plus possible et de tracer -autour d’eux un cercle de démarcation infranchissable; -leurs figures splénétiques étaient soigneusement -rasées, leurs cravates ne faisaient pas un faux -pli, leurs cols de chemise roides et blancs ressemblaient -à des angles de papier Bristol; des gants de -peau de Suède tout frais recouvraient leurs mains, -et le vernis de lord Elliot miroitait sur leurs chaussures -neuves. On eût dit qu’ils sortaient d’un des -compartiments de leurs nécessaires; dans leur tenue<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[138]</a></span> -correcte, aucun des petits désordres de toilette, conséquence -ordinaire du voyage. Il y avait là des lords, -des membres de la chambre des Communes, des -marchands de la Cité, des tailleurs de Regent’s street -et des couteliers de Sheffields tous convenables, tous -graves, tous immobiles, tous ennuyés. Les femmes -ne manquaient pas non plus, car les Anglaises ne -sont pas sédentaires comme les femmes des autres -pays, et profitent du plus léger prétexte pour quitter -leur île. Auprès des ladies et des mistresses, beautés -à leur automne, vergetées des couleurs de la couperose, -rayonnaient, sous leur voile de gaze bleue, de -jeunes misses au tein pétri de crème et de fraises, -aux brillantes spirales de cheveux blonds, aux dents -longues et blanches rappelant les types affectionnés -par les keepsakes, et justifiant les gravures d’outre-Manche -du reproche de mensonge qu’on leur adresse -souvent. Ces charmantes personnes modulaient, chacune -de son côté, avec le plus délicieux accent britannique, -la phrase sacramentelle: «<i>Vedi Napoli e -poi mori</i>,» consultaient leur Guide de voyage ou prenaient -note de leurs impressions sur leur carnet, -sans faire la moindre attention aux œillades à la -don Juan de quelques fats parisiens qui rôdaient autour -d’elles, pendant que les mamans irritées murmuraient -à demi-voix contre l’impropriété française.</p> - -<p>Sur la limite du quartier aristocratique se promenaient, -fumant des cigares, trois ou quatre jeunes -gens qu’à leur chapeau de paille ou de feutre gris, -à leurs paletots-sacs constellés de larges boutons de<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[139]</a></span> -corne, à leur vaste pantalon de coutil, il était facile -de reconnaître pour des artistes, indication que confirmaient -d’ailleurs leurs moustaches à la Van Dyck, -leurs cheveux bouclés à la Rubens ou coupés en -brosse à la Paul Véronèse; ils tâchaient, mais dans -un tout autre but que les dandies, de saisir quelques -profils de ces beautés que leur peu de fortune les empêchait -d’approcher de plus près, et cette préoccupation -les distrayait un peu du magnifique panorama -étalé devant leurs yeux.</p> - -<p>A la pointe du navire, appuyés au bastingage ou -assis sur des paquets de cordages enroulés, étaient -groupés les pauvres gens des troisièmes places, achevant -les provisions que les nausées leur avaient fait -garder intactes, et n’ayant pas un regard pour le -plus admirable spectacle du monde, car le sentiment -de la nature est le privilége des esprits cultivés, que -les nécessités matérielles de la vie n’absorbent pas -entièrement.</p> - -<p>Il faisait beau; les vagues bleues se déroulaient à -larges plis, ayant à peine la force d’effacer le sillage -du bâtiment; la fumée du tuyau, qui formait les -nuages de ce ciel splendide, s’en allait lentement en -légers flocons d’ouate, et les palettes des roues se -démenant dans une poussière diamantée où le soleil -suspendait des iris, brassaient l’eau avec une -activité joyeuse, comme si elles eussent eu la conscience -de la proximité du port.</p> - -<p>Cette longue ligne de collines qui, de Pausilippe -au Vésuve, dessine le golfe merveilleux au fond duquel<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[140]</a></span> -Naples se repose comme une nymphe marine -se séchant sur la rive après le bain, commençait -à prononcer ses ondulations violettes, et se détachait -en traits plus fermes de l’azur éclatant du ciel; déjà -quelques points de blancheur, piquant le fond plus -sombre des terres, trahissaient la présence des villas -répandues dans la campagne. Des voiles de bateaux -pêcheurs rentrant au port glissaient sur le bleu -uni comme des plumes de cygne promenées par la -brise, et montraient l’activité humaine sur la majestueuse -solitude de la mer.</p> - -<p>Après quelques tours de roue, le château Saint-Elme -et le couvent Saint-Martin se profilèrent d’une -façon distincte au sommet de la montagne où Naples -s’adosse, par-dessus les dômes des églises, les terrasses -des hôtels, les toits des maisons, les façades -des palais, et les verdures des jardins encore vaguement -ébauchés dans une vapeur lumineuse.—Bientôt -le château de l’Œuf, accroupi sur son écueil lavé -d’écume, sembla s’avancer vers le bateau à vapeur, -et le môle avec son phare s’allongea comme un bras -tenant un flambeau.</p> - -<p>A l’extrémité de la baie, le Vésuve, plus rapproché, -changea les teintes bleuâtres dont l’éloignement le -revêtait pour des tons plus vigoureux et plus solides; -ses flancs se sillonnèrent de ravines et de coulées de -laves refroidies, et de son cône tronqué comme des -trous d’une cassolette, sortirent très-visiblement -de petits jets de fumée blanche qu’un souffle de vent -faisait trembler.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[141]</a></span></p> - -<p>On distinguait nettement Chiatamone, Pizzo Falcone, -le quai de Santa Lucia, tout bordé d’hôtels, le -Palazzo Reale avec ses rangées de balcons, le Palazzo -Nuovo flanqué de ses tours à moucharabys, l’Arsenal, -et les vaisseaux de toutes nations, entremêlant leurs -mâts et leurs espars comme les arbres d’un bois dépouillé -de feuilles, lorsque sortit de sa cabine un passager -qui ne s’était pas fait voir de toute la traversée, -soit que le mal de mer l’eût retenu dans son cadre, -soit que par sauvagerie il n’eût pas voulu se mêler -au reste des voyageurs, ou bien que ce spectacle, -nouveau pour la plupart, lui fût dès longtemps familier -et ne lui offrît plus d’intérêt.</p> - -<p>C’était un jeune homme de vingt-six à vingt-huit -ans, ou du moins auquel on était tenté d’attribuer -cet âge au premier abord, car lorsqu’on le -regardait avec attention on le trouvait ou plus jeune -ou plus vieux, tant sa physionomie énigmatique mélangeait -la fraîcheur et la fatigue. Ses cheveux d’un -blond obscur tiraient sur cette nuance que les Anglais -appellent <i>auburn</i>, et s’incendiaient au soleil de reflets -cuivrés et métalliques, tandis que dans l’ombre -ils paraissaient presque noirs; son profil offrait des -lignes purement accusées, un front dont un phrénologue -eût admiré les protubérances, un nez d’une -noble courbe aquiline, des lèvres bien coupées, et un -menton dont la rondeur puissante faisait penser aux -médailles antiques; et cependant tous ces traits, -beaux en eux-mêmes, ne composaient point un ensemble -agréable. Il leur manquait cette mystérieuse<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[142]</a></span> -harmonie qui adoucit les contours et les fond les uns -dans les autres. La légende parle d’un peintre italien -qui, voulant représenter l’archange rebelle, lui composa -un masque de beautés disparates, et arriva -ainsi à un effet de terreur bien plus grand qu’au -moyen des cornes, des sourcils circonflexes et de la -bouche en rictus. Le visage de l’étranger produisait -une impression de ce genre. Ses yeux surtout étaient -extraordinaires; les cils noirs qui les bordaient contrastaient -avec la couleur gris pâle des prunelles et -le ton châtain brûlé des cheveux. Le peu d’épaisseur -des os du nez les faisait paraître plus rapprochés -que les mesures des principes de dessin ne le permettent, -et, quant à leur expression, elle était vraiment -indéfinissable. Lorsqu’ils ne s’arrêtaient sur -rien, une vague mélancolie, une tendresse languissante -s’y peignaient dans une lueur humide; s’ils se -fixaient sur quelque personne ou quelque objet, les -sourcils se rapprochaient, se crispaient, et modelaient -une ride perpendiculaire dans la peau du -front: les prunelles, de grises devenaient vertes, se -tigraient de points noirs, se striaient de fibrilles jaunes; -le regard en jaillissait aigu, presque blessant; -puis tout reprenait sa placidité première, et le personnage -à tournure méphistophélique redevenait un -jeune homme du monde,—membre du Jockey-Club, -si vous voulez,—allant passer la saison à -Naples, et satisfait de mettre le pied sur un pavé de -lave moins mobile que le pont du <i>Léopold</i>.</p> - -<p>Sa tenue était élégante sans attirer l’œil par aucun<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[143]</a></span> -détail voyant: une redingote bleu foncé, une cravate -noire à pois dont le nœud n’avait rien d’apprêté ni -de négligé non plus, un gilet de même dessin que la -cravate, un pantalon gris clair, tombant sur une -botte fine, composaient sa toilette; la chaîne qui retenait -sa montre était d’or tout uni, et un cordon de -soie plate suspendait son pince-nez; sa main bien -gantée agitait une petite canne mince en cep de vigne -tordu terminé par un écusson d’argent.</p> - -<p>Il fit quelques pas sur le pont, laissant errer vaguement -son regard vers la rive qui se rapprochait et -sur laquelle on voyait rouler les voitures, fourmiller -la population et stationner ces groupes d’oisifs pour -qui l’arrivée d’une diligence ou d’un bateau à vapeur -est un spectacle toujours intéressant et toujours neuf -quoiqu’ils l’aient contemplé mille fois.</p> - -<p>Déjà se détachait du quai une escadrille de canots, -de chaloupes, qui se préparaient à l’assaut du <i>Léopold</i>, -chargés d’un équipage de garçons d’hôtel, de -domestiques de place, de facchini et autres canailles -variées habituées à considérer l’étranger comme une -proie; chaque barque faisait force de rames pour arriver -la première, et les mariniers échangeaient, -selon la coutume, des injures, des vociférations capables -d’effrayer des gens peu au fait des mœurs de -la basse classe napolitaine.</p> - -<p>Le jeune homme aux cheveux <i>auburn</i> avait, pour -mieux saisir les détails du point de vue qui se déroulait -devant lui, posé son lorgnon double sur son -nez; mais son attention, détournée du spectacle sublime<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[144]</a></span> -de la baie par le concert de criailleries qui -s’élevait de la flottille, se concentra sur les canots; -sans doute le bruit l’importunait, car ses sourcils se -contractèrent, la ride de son front se creusa, et le -gris de ses prunelles prit une teinte jaune.</p> - -<p>Une vague inattendue, venue du large et courant -sur la mer, ourlée d’une frange d’écume, passa sous -le bateau à vapeur, qu’elle souleva et laissa retomber -lourdement, se brisa sur le quai en millions de -paillettes, mouilla les promeneurs tout surpris de -cette douche subite, et fit, par la violence de son -ressac, s’entre-choquer si rudement les embarcations, -que trois ou quatre facchini tombèrent à -l’eau. L’accident n’était pas grave, car ces drôles -nagent tous comme des poissons ou des dieux marins, -et quelques secondes après ils reparurent, les -cheveux collés aux tempes, crachant l’eau amère par -la bouche et les narines, et aussi étonnés, à coup -sûr, de ce plongeon, que put l’être Télémaque, fils -d’Ulysse, lorsque Minerve, sous la figure du sage -Mentor, le lança du haut d’une roche à la mer pour -l’arracher à l’amour d’Eucharis.</p> - -<p>Derrière le voyageur bizarre, à distance respectueuse, -restait debout, auprès d’un entassement de -malles, un petit groom, espèce de vieillard de quinze -ans, gnome en livrée, ressemblant à ces nains que -la patience chinoise élève dans des potiches pour les -empêcher de grandir; sa face plate, où le nez faisait -à peine saillie, semblait avoir été comprimée dès l’enfance, -et ses yeux à fleur de tête avaient cette douceur<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[145]</a></span> -que certains naturalistes trouvent à ceux du -crapaud. Aucune gibbosité n’arrondissait ses épaules -ni ne bombait sa poitrine; cependant il faisait naître -l’idée d’un bossu, quoiqu’on eût vainement cherché -sa bosse. En somme, c’était un groom très-convenable, -qui eût pu se présenter sans entraînement aux -races d’Ascott ou aux courses de Chantilly; tout gentlemen-rider -l’eût accepté sur sa mauvaise mine. Il -était déplaisant, mais irréprochable en son genre, -comme son maître.</p> - -<p>L’on débarqua; les porteurs, après des échanges -d’injures plus qu’homériques, se divisèrent les étrangers -et les bagages, et prirent le chemin des différents -hôtels dont Naples est abondamment pourvu.</p> - -<p>Le voyageur au lorgnon et son groom se dirigèrent -vers l’hôtel de Rome, suivis d’une nombreuse -phalange de robustes facchini qui faisaient semblant -de suer et de haleter sous le poids d’un carton à chapeau -ou d’une légère boîte, dans l’espoir naïf d’un plus -large pourboire, tandis que quatre ou cinq de leurs -camarades, mettant en relief des muscles aussi puissants -que ceux de l’Hercule qu’on admire au Studj, -poussaient une charrette à bras où ballottaient deux -malles de grandeur médiocre et de pesanteur modérée.</p> - -<p>Quand on fut arrivé aux portes de l’hôtel et que le -<i>padron di casa</i> eut désigné au nouveau survenant l’appartement -qu’il devait occuper, les porteurs, bien -qu’ils eussent reçu environ le triple du prix de leur -course, se livrèrent à des gesticulations effrénées et à -des discours où les formules suppliantes se mêlaient<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[146]</a></span> -aux menaces dans la proportion la plus comique; ils -parlaient tous à la fois avec une volubilité effrayante, -réclamant un surcroît de paye, et jurant leurs grands -dieux qu’ils n’avaient pas été suffisamment récompensés -de leur fatigue.—Paddy, resté seul pour -leur tenir tête, car son maître, sans s’inquiéter de -ce tapage, avait déjà gravi l’escalier, ressemblait à un -singe entouré par une meute de dogues: il essaya, -pour calmer cet ouragan de bruit, un petit bout de -harangue dans sa langue maternelle, c’est-à-dire en -anglais. La harangue obtint peu de succès. Alors, fermant -les poings et ramenant ses bras à la hauteur de -sa poitrine, il prit une pose de boxe très-correcte à -la grande hilarité des facchini, et d’un coup droit -digne d’Adams ou de Tom Cribbs et porté au creux -de l’estomac, il envoya le géant de la bande rouler -les quatre fers en l’air sur les dalles de lave du pavé.</p> - -<p>Cet exploit mit en fuite la troupe; le colosse se releva -lourdement, tout brisé de sa chute; et sans chercher -à tirer vengeance de Paddy, il s’en alla frottant -de sa main, avec force contorsions, l’empreinte bleuâtre -qui commençait à iriser sa peau, persuadé qu’un -démon devait être caché sous la jaquette de ce macaque, -bon tout au plus à faire de l’équitation sur le -dos d’un chien, et qu’il aurait cru pouvoir renverser -d’un souffle.</p> - -<p>L’étranger, ayant fait appeler le <i>padron di casa</i> -lui demanda si une lettre à l’adresse de M. Paul d’Aspremont -n’avait pas été remise à l’hôtel de Rome; -l’hôtelier répondit qu’une lettre portant cette suscription<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[147]</a></span> -attendait, en effet, depuis une semaine, dans -le casier des correspondances, et il s’empressa de -l’aller chercher.</p> - -<p>La lettre, enfermée dans une épaisse enveloppe de -papier cream-lead azuré et vergé, scellée d’un cachet -de cire aventurine, était écrite de ce caractère penché -aux pleins anguleux, aux déliés cursifs, qui dénote -une haute éducation aristocratique, et que possèdent, -un peu trop uniformément peut-être, les jeunes -Anglaises de bonne famille.</p> - -<p>Voici ce que contenait ce pli, ouvert par M. d’Aspremont -avec une hâte qui n’avait peut-être pas la -seule curiosité pour motif:</p> - -<p class="pi4 p1">«Mon cher monsieur Paul,</p> - -<p class="p1">«Nous sommes arrivés à Naples depuis deux -mois. Pendant le voyage fait à petites journées mon -oncle s’est plaint amèrement de la chaleur, des moustiques, -du vin, du beurre, des lits; il jurait qu’il -faut être véritablement fou pour quitter un confortable -cottage, à quelques milles de Londres, et se promener -sur des routes poussiéreuses bordées d’auberges -détestables, où d’honnêtes chiens anglais ne -voudraient pas passer une nuit; mais tout en grognant -il m’accompagnait, et je l’aurais mené au bout du -monde; il ne se porte pas plus mal et moi je me porte -mieux.—Nous sommes installés sur le bord de la -mer, dans une maison blanchie à la chaux et enfouie -dans une sorte de forêt vierge d’orangers, de citronniers, -de myrtes, de lauriers-roses et autres végétations<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[148]</a></span> -exotiques.—Du haut de la terrasse on jouit -d’une vue merveilleuse, et vous y trouverez tous les -soirs une tasse de thé ou une limonade à la neige, à -votre choix. Mon oncle, que vous avez fasciné, je ne -sais pas comment, sera enchanté de vous serrer la -main. Est-il nécessaire d’ajouter que votre servante -n’en sera pas fâchée non plus, quoique vous lui -ayez coupé les doigts avec votre bague, en lui disant -adieu sur la jetée de Folkestone.</p> - -<p class="pr4">«<span class="smcap">Alicia W.</span>»</p> - -<h3 class="p4">II</h3> - -<p class="p2">Paul d’Aspremont, après s’être fait servir à dîner -dans sa chambre, demanda une calèche. Il y en a -toujours qui stationnent autour des grands hôtels, -n’attendant que la fantaisie des voyageurs; le désir -de Paul fut donc accompli sur-le-champ. Les chevaux -de louage napolitains sont maigres à faire paraître -Rossinante surchargé d’embonpoint; leurs têtes décharnées, -leurs côtes apparentes comme des cercles -de tonneaux, leur échine saillante toujours écorchée, -semblent implorer à titre de bienfait le couteau de -l’équarrisseur, car donner de la nourriture aux animaux -est regardé comme un soin superflu par l’insouciance -méridionale; les harnais, rompus la plupart -du temps, ont des suppléments de corde, et -quand le cocher a rassemblé ses guides et fait clapper<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[149]</a></span> -sa langue pour décider le départ, on croirait que les -chevaux vont s’évanouir et la voiture se dissiper en -fumée comme le carrosse de Cendrillon lorsqu’elle -revient du bal passé minuit, malgré l’ordre de la fée. -Il n’en est rien cependant; les rosses se roidissent -sur leurs jambes et, après quelques titubations, -prennent un galop qu’elles ne quittent plus: le cocher -leur communique son ardeur, et la mèche de -son fouet sait faire jaillir la dernière étincelle de vie -cachée dans ces carcasses. Cela piaffe, agite la tête, -se donne des airs fringants, écarquille l’œil, élargit -la narine, et soutient une allure que n’égaleraient -pas les plus rapides trotteurs anglais. Comment ce -phénomène s’accomplit-il, et quelle puissance fait -courir ventre à terre des bêtes mortes? C’est ce que -nous n’expliquerons pas. Toujours est-il que ce miracle -a lieu journellement à Naples et que personne -n’en témoigne de surprise.</p> - -<p>La calèche de M. Paul d’Aspremont volait à travers -la foule compacte, rasant les boutiques d’acquajoli -aux guirlandes de citrons, les cuisines de fritures ou -de macaronis en plein vent, les étalages de fruits de -mer et les tas de pastèques disposés sur la voie publique -comme les boulets dans les parcs d’artillerie. -A peine si les lazzaroni couchés le long des murs, enveloppés -de leurs cabans, daignaient retirer leurs -jambes pour les soustraire à l’atteinte des attelages; -de temps à autre, un corricolo, filant entre ses grandes -roues écarlates, passait encombré d’un monde -de moines, de nourrices, de facchini et de polissons,<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[150]</a></span> -à côté de la calèche dont il frisait l’essieu au milieu -d’un nuage de poussière et de bruit. Les corricoli -sont proscrits maintenant, et il est défendu d’en -créer de nouveaux; mais on peut ajouter une caisse -neuve à de vieilles roues, ou des roues neuves à une -vieille caisse; moyen ingénieux qui permet à ces bizarres -véhicules de durer longtemps encore à la -grande satisfaction des amateurs de couleur locale.</p> - -<p>Notre voyageur ne prêtait qu’une attention fort -distraite à ce spectacle animé et pittoresque qui eût -certes absorbé un touriste n’ayant pas trouvé à l’hôtel -de Rome un billet à son adresse, signé <span class="smcap">Alicia W.</span></p> - -<p>Il regardait vaguement la mer limpide et bleue, -où se distinguaient, dans une lumière brillante, et -nuancées par le lointain de teintes d’améthyste et de -saphir, les belles îles semées en éventail à l’entrée -du golfe, Capri, Ischia, Nisida, Procida, dont les -noms harmonieux résonnent comme des dactyles -grecs, mais son âme n’était pas là; elle volait à tire-d’aile -du côté de Sorrente, vers la petite maison -blanche enfouie dans la verdure dont parlait la lettre -d’Alicia. En ce moment la figure de M. d’Aspremont -n’avait pas cette expression indéfinissablement déplaisante -qui la caractérisait quand une joie intérieure -n’en harmonisait pas les perfections disparates: -elle était vraiment belle et sympathique, pour -nous servir d’un mot cher aux Italiens; l’arc de ses -sourcils était détendu; les coins de sa bouche ne -s’abaissaient pas dédaigneusement, et une lueur -tendre illuminait ses yeux calmes:—on eût parfaitement<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[151]</a></span> -compris en le voyant alors les sentiments -que semblaient indiquer à son endroit les phrases -demi-tendres, demi-moqueuses écrites sur le papier -cream-lead. Son originalité soutenue de beaucoup -de distinction ne devait pas déplaire à une jeune -miss, librement élevée à la manière anglaise par un -vieil oncle très-indulgent.</p> - -<p>Au train dont le cocher poussait ses bêtes, l’on -eût bientôt dépassé Chiaja, la Marinella, et la calèche -roula dans la campagne sur cette route remplacée -aujourd’hui par un chemin de fer. Une poussière -noire, pareille à du charbon pilé, donne un aspect -plutonique à toute cette plage que recouvre un ciel -étincelant et que lèche une mer du plus suave azur; -c’est la suie du Vésuve tamisée par le vent qui saupoudre -cette rive, et fait ressembler les maisons de -Portici et de Torre del Greco à des usines de Birmingham. -M. d’Aspremont ne s’occupa nullement du -contraste de la terre d’ébène et du ciel de saphir, il -lui tardait d’être arrivé. Les plus beaux chemins sont -longs lorsque miss Alicia vous attend au bout, et qu’on -lui a dit adieu il y a six mois sur la jetée de Folkestone: -le ciel et la mer de Naples y perdent leur -magie.</p> - -<p>La calèche quitta la route, prit un chemin de traverse, -et s’arrêta devant une porte formée de deux -piliers de briques blanchies, surmontées d’urnes de -terre rouge, où des aloès épanouissaient leurs feuilles -pareilles à des lames de fer blanc et pointues comme -des poignards. Une claire-voie peinte en vert servait<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[152]</a></span> -de fermeture. La muraille était remplacée par une -haie de cactus, dont les pousses faisaient des coudes -difformes et entremêlaient inextricablement leurs -raquettes épineuses.</p> - -<p>Au-dessus de la haie, trois ou quatre énormes figuiers -étalaient par masses compactes leurs larges -feuilles d’un vert métallique avec une vigueur de -végétation tout africaine; un grand pin parasol balançait -son ombelle, et c’est à peine si, à travers les -interstices de ces frondaisons luxuriantes, l’œil pouvait -démêler la façade de la maison brillant par plaques -blanches derrière ce rideau touffu.</p> - -<p>Une servante basanée, aux cheveux crépus, et si -épais que le peigne s’y serait brisé, accourut au bruit -de la voiture, ouvrit la claire-voie, et, précédant -M. d’Aspremont dans une allée de lauriers-roses dont -les branches lui caressaient la joue avec leurs fleurs, -elle le conduisit à la terrasse où miss Alicia Ward -prenait le thé en compagnie de son oncle.</p> - -<p>Par un caprice très-convenable chez une jeune -fille blasée sur tous les conforts et toutes les élégances, -et peut-être aussi pour contrarier son oncle, -dont elle raillait les goûts bourgeois, miss Alicia -avait choisi, de préférence à des logis civilisés, cette -villa, dont les maîtres voyageaient, et qui était restée -plusieurs années sans habitants. Elle trouvait -dans ce jardin abandonné, et presque revenu à l’état -de nature, une poésie sauvage qui lui plaisait; sous -l’actif climat de Naples, tout avait poussé avec une -activité prodigieuse. Orangers, myrtes, grenadiers,<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[153]</a></span> -limons, s’en étaient donné à cœur joie, et les branches, -n’ayant plus à craindre la serpette de l’émondeur, -se donnaient la main d’un bout de l’allée à -l’autre, ou pénétraient familièrement dans les chambres -par quelque vitre brisée.—Ce n’était pas, -comme dans le Nord, la tristesse d’une maison déserte, -mais la gaieté folle et la pétulance heureuse -de la nature du Midi livrée à elle-même; en l’absence -du maître, les végétaux exubérants se donnaient le -plaisir d’une débauche de feuilles, de fleurs, de fruits -et de parfums; ils reprenaient la place que l’homme -leur dispute.</p> - -<p>Lorsque le commodore—c’est ainsi qu’Alicia appelait -familièrement son oncle—vit ce fourré impénétrable -et à travers lequel on n’aurait pu s’avancer -qu’à l’aide d’un sabre d’abatage, comme dans les -forêts d’Amérique, il jeta les hauts cris et prétendit -que sa nièce était décidément folle. Mais Alicia lui -promit gravement de faire pratiquer de la porte -d’entrée au salon et du salon à la terrasse un passage -suffisant pour un tonneau de malvoisie—seule -concession qu’elle pouvait accorder au positivisme -avunculaire.—Le commodore se résigna, car il ne -savait pas résister à sa nièce, et en ce moment, -assis vis-à-vis d’elle sur la terrasse, il buvait à petits -coups, sous prétexte de thé, une grande tasse de -rhum.</p> - -<p>Cette terrasse, qui avait principalement séduit la -jeune miss, était en effet fort pittoresque, et mérite -une description particulière, car Paul d’Aspremont<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[154]</a></span> -y reviendra souvent, et il faut peindre le décor des -scènes que l’on raconte.</p> - -<p>On montait à cette terrasse, dont les pans à pic -dominaient un chemin creux, par un escalier de larges -dalles disjointes où prospéraient de vivaces herbes -sauvages. Quatre colonnes frustes, tirées de quelque -ruine antique et dont les chapiteaux perdus avaient -été remplacés par des dés de pierre, soutenaient un -treillage de perches enlacées et plafonnées de vigne. -Des garde-fous tombaient en nappes et en guirlandes -les lambruches et les plantes pariétaires. Au pied des -murs, le figuier d’Inde, l’aloès, l’arbousier poussaient -dans un désordre charmant, et au delà d’un bois que -dépassait un palmier et trois pins d’Italie, la vue -s’étendait sur des ondulations de terrain semées de -blanches villas, s’arrêtait sur la silhouette violâtre -du Vésuve, ou se perdait sur l’immensité bleue de -la mer.</p> - -<p>Lorsque M. Paul d’Aspremont parut au sommet de -l’escalier, Alicia se leva, poussa un petit cri de joie -et fit quelques pas à sa rencontre. Paul lui prit la -main à l’anglaise, mais la jeune fille éleva cette main -prisonnière à la hauteur des lèvres de son ami avec -un mouvement plein de gentillesse enfantine et de -coquetterie ingénue.</p> - -<p>Le commodore essaya de se dresser sur ses jambes -un peu goutteuses, et il y parvint après quelques -grimaces de douleur qui contrastaient comiquement -avec l’air de jubilation épanoui sur sa large face; il -s’approcha d’un pas assez alerte pour lui du charmant<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[155]</a></span> -groupe des deux jeunes gens, et tenailla la -main de Paul de manière à lui mouler les doigts -en creux les uns contre les autres, ce qui est la -suprême expression de la vieille cordialité britannique.</p> - -<p>Miss Alicia Ward appartenait à cette variété d’Anglaises -brunes qui réalisent un idéal dont les conditions -semblent se contrarier: c’est-à-dire une peau -d’une blancheur éblouissante à rendre jaune le lait, -la neige, le lis, l’albâtre, la cire vierge, et tout ce qui -sert aux poëtes à faire des comparaisons blanches; -des lèvres de cerise, et des cheveux aussi noirs que -la nuit sur les ailes du corbeau. L’effet de cette opposition -est irrésistible et produit une beauté à part -dont on ne saurait trouver l’équivalent ailleurs.—Peut-être -quelques Circassiennes élevées dès l’enfance -au sérail offrent-t-elles ce teint miraculeux, mais il -faut nous en fier là-dessus aux exagérations de la -poésie orientale et aux gouaches de Léwis représentant -les harems du Caire. Alicia était assurément le -type le plus parfait de ce genre de beauté.</p> - -<p>L’ovale allongé de sa tête, son teint d’une incomparable -pureté, son nez fin, mince, transparent, ses -yeux d’un bleu sombre frangés de longs cils qui -palpitaient sur ses joues rosées comme des papillons -noirs lorsqu’elle abaissait ses paupières, ses lèvres -colorées d’une pourpre éclatante, ses cheveux tombant -en volutes brillantes comme des rubans de satin -de chaque côté de ses joues et de son col de cygne, -témoignaient en faveur de ces romanesques figures<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[156]</a></span> -de femmes de Maclise, qui, à l’Exposition universelle, -semblaient de charmantes impostures.</p> - -<p>Alicia portait une robe de grenadine à volants festonnés -et brodés de palmettes rouges, qui s’accordaient -à merveille avec les tresses de corail à petits -grains composant sa coiffure, son collier et ses bracelets; -cinq pampilles suspendues à une perle de corail -à facettes tremblaient au lobe de ses oreilles -petites et délicatement enroulées.—Si vous blâmez -cet abus du corail, songez que nous sommes à Naples, -et que les pêcheurs sortent tout exprès de la -mer pour vous présenter ces branches que l’air -rougit.</p> - -<p>Nous vous devons, après le portrait de miss Alicia -Ward, ne fût-ce que pour faire opposition, tout -au moins une caricature du commodore à la manière -de Hogarth.</p> - -<p>Le commodore, âgé de quelque soixante ans, présentait -cette particularité d’avoir la face d’un cramoisi -uniformément enflammé, sur lequel tranchaient des -sourcils blancs et des favoris de même couleur, et -taillés en côtelettes, ce qui le rendait pareil à un -vieux Peau Rouge qui se serait tatoué avec de la craie. -Les coups de soleil, inséparables d’un voyage d’Italie, -avaient ajouté quelques couches de plus à cette ardente -coloration, et le commodore faisait involontairement -penser à une grosse praline entourée de -coton. Il était habillé des pieds à la tête, veste, gilet, -pantalon et guêtres, d’une étoffe vigogne d’un -gris vineux, et que le tailleur avait dû affirmer, sur<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[157]</a></span> -son honneur, être la nuance la plus à la mode et la -mieux portée, en quoi peut-être ne mentait-il pas. -Malgré ce teint enluminé et ce vêtement grotesque, -le commodore n’avait nullement l’air commun. Sa -propreté rigoureuse, sa tenue irréprochable et ses -grandes manières indiquaient le parfait gentleman, -quoiqu’il eût plus d’un rapport extérieur avec les -Anglais de vaudeville comme les parodient Hoffmann -ou Levassor. Son caractère, c’était d’adorer sa nièce -et de boire beaucoup de porto et de rhum de la Jamaïque -pour entretenir l’humide radical, d’après la -méthode du caporal Trimm.</p> - -<p>«Voyez comme je me porte bien maintenant et -comme je suis belle! Regardez mes couleurs; je n’en -ai pas encore autant que mon oncle; cela ne viendra -pas, il faut l’espérer.—Pourtant ici j’ai du rose, du -vrai rose, dit Alicia en passant sur sa joue son doigt -effilé terminé par un ongle luisant comme l’agate; -j’ai engraissé aussi, et l’on ne sent plus ces pauvres -petites salières qui me faisaient tant de peine lorsque -j’allais au bal. Dites, faut-il être coquette pour se priver -pendant trois mois de la compagnie de son fiancé, -afin qu’après l’absence il vous retrouve fraîche et -superbe!»</p> - -<p>Et en débitant cette tirade du ton enjoué et sautillant -qui lui était familier, Alicia se tenait debout -devant Paul comme pour provoquer et défier son -examen.</p> - -<p>«N’est-ce pas, ajouta le commodore, qu’elle est -robuste à présent et superbe comme ces filles de<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[158]</a></span> -Procida qui portent des amphores grecques sur la -tête?</p> - -<p>—Assurément, commodore, répondit Paul; miss -Alicia n’est pas devenue plus belle, c’était impossible, -mais elle est visiblement en meilleure santé que -lorsque, par coquetterie, à ce qu’elle prétend, elle -m’a imposé cette pénible séparation.»</p> - -<p>Et son regard s’arrêtait avec une fixité étrange sur -la jeune fille posée devant lui.</p> - -<p>Soudain les jolies couleurs roses qu’elle se vantait -d’avoir conquises disparurent des joues d’Alicia, -comme la rougeur du soir quitte les joues de neige -de la montagne quand le soleil s’enfonce à l’horizon; -toute tremblante, elle porta la main à son cœur; sa -bouche charmante et pâlie se contracta.</p> - -<p>Paul alarmé se leva, ainsi que le commodore; les -vives couleurs d’Alicia avaient reparu; elle souriait -avec un peu d’effort.</p> - -<p>«Je vous ai promis une tasse de thé ou un sorbet; -quoique Anglaise, je vous conseille le sorbet. La -neige vaut mieux que l’eau chaude, dans ce pays -voisin de l’Afrique, et où le sirocco arrive en droite -ligne.»</p> - -<p>Tous les trois prirent place autour de la table de -pierre, sous le plafond des pampres; le soleil s’était -plongé dans la mer, et le jour bleu qu’on appelle la -nuit à Naples succédait au jour jaune. La lune semait -des pièces d’argent sur la terrasse, par les déchiquetures -du feuillage;—la mer bruissait sur la -rive comme un baiser, et l’on entendait au loin le<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[159]</a></span> -frisson de cuivre des tambours de basque accompagnant -les tarentelles...</p> - -<p>Il fallut se quitter;—Vicè, la fauve servante à -chevelure crépue, vint avec un falot pour reconduire -Paul à travers les dédales du jardin. Pendant qu’elle -servait les sorbets et l’eau de neige, elle avait attaché -sur le nouveau venu un regard mélangé de curiosité -et de crainte. Sans doute, le résultat de l’examen -n’avait pas été favorable pour Paul, car le front -de Vicè, jaune déjà comme un cigare, s’était rembruni -encore, et, tout en accompagnant l’étranger, elle -dirigeait contre lui, de façon à ce qu’il ne pût l’apercevoir, -le petit doigt et l’index de sa main, tandis que -les deux autres doigts, repliés sous la paume, se -joignaient au pouce comme pour former un signe -cabalistique.</p> - -<h3 class="p4">III</h3> - -<p class="p2">L’ami d’Alicia revint à l’hôtel de Rome par le -le même chemin: la beauté de la soirée était incomparable; -une lune pure et brillante versait sur -l’eau d’un azur diaphane une longue traînée de paillettes -d’argent dont le fourmillement perpétuel, causé -par le clapotis des vagues, multipliait l’éclat. Au -large, les barques de pêcheur, portant à la proue un -fanal de fer rempli d’étoupes enflammées, piquaient -la mer d’étoiles rouges et traînaient après elles des<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[160]</a></span> -sillages écarlates; la fumée du Vésuve, blanche le -jour, s’était changée en colonne lumineuse et jetait -aussi son reflet sur le golfe. En ce moment la baie -présentait cet aspect invraisemblable pour des yeux -septentrionaux et que lui donnent ces gouaches italiennes -encadrées de noir, si répandues il y a quelques -années, et plus fidèles qu’on ne pense dans leur -exagération crue.</p> - -<p>Quelques lazzaroni noctambules vaguaient encore -sur la rive, émus, sans le savoir, de ce spectacle magique, -et plongeaient leurs grands yeux noirs dans -l’étendue bleuâtre. D’autres, assis sur le bordage -d’une barque échouée, chantaient l’air de <i>Lucie</i> ou -la romance populaire alors en vogue: «<i>Ti voglio ben’ -assai</i>,» d’une voix qu’auraient enviée bien des ténors -payés cent mille francs. Naples se couche tard, -comme toutes les villes méridionales; cependant les -fenêtres s’éteignaient peu à peu, et les seuls bureaux -de loterie, avec leurs guirlandes de papier de couleur, -leurs numéros favoris et leur éclairage scintillant, -étaient ouverts encore, prêts à recevoir l’argent -des joueurs capricieux que la fantaisie de mettre -quelques carlins ou quelques ducats sur un chiffre -rêvé pouvait prendre en rentrant chez eux.</p> - -<p>Paul se mit au lit, tira sur lui les rideaux de gaze -du moustiquaire, et ne tarda pas à s’endormir. Ainsi -que cela arrive aux voyageurs après une traversée, -sa couche, quoique immobile, lui semblait tanguer -et rouler, comme si l’hôtel de Rome eût été le <i>Léopold</i>. -Cette impression lui fit rêver qu’il était encore<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[161]</a></span> -en mer et qu’il voyait, sur le môle, Alicia très-pâle, -à côté de son oncle cramoisi, et qui lui faisait signe -de la main de ne pas aborder; le visage de la jeune -fille exprimait une douleur profonde, et en le repoussant -elle paraissait obéir contre son gré à une -fatalité impérieuse.</p> - -<p>Ce songe, qui prenait d’images toutes récentes une -réalité extrême, chagrina le dormeur au point de l’éveiller, -et il fut heureux de se retrouver dans sa -chambre où tremblottait, avec un reflet d’opale, une -veilleuse illuminant une petite tour de porcelaine -qu’assiégeaient les moustiques en bourdonnant. Pour -ne pas retomber sous le coup de ce rêve pénible, -Paul lutta contre le sommeil et se mit à penser aux -commencements de sa liaison avec miss Alicia, reprenant -une à une toutes ces scènes puérilement -charmantes d’un premier amour.</p> - -<p>Il revit la maison de briques roses, tapissée d’églantiers -et de chèvrefeuilles, qu’habitait à Richmond -miss Alicia avec son oncle, et où l’avait introduit, -à son premier voyage en Angleterre, une de -ces lettres de recommandation dont l’effet se borne -ordinairement à une invitation à dîner. Il se rappela -la robe blanche de mousseline des Indes, ornée d’un -simple ruban, qu’Alicia, sortie la veille de pension, -portait ce jour-là, et la branche de jasmin qui roulait -dans la cascade de ses cheveux comme une fleur -de la couronne d’Ophélie, emportée par le courant, -et ses yeux d’un bleu de velours, et sa bouche un -peu entr’ouverte, laissant entrevoir de petites dents<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[162]</a></span> -de nacre et son col frêle qui s’allongeait comme celui -d’un oiseau attentif, et ses rougeurs soudaines -lorsque le regard du jeune gentleman français rencontrait -le sien.</p> - -<p>Le parloir à boiseries brunes, à tentures de drap -vert, orné de gravures de chasse au renard et de -steeple-chases coloriés des tons tranchants de l’enluminure -anglaise, se reproduisait dans son cerveau -comme dans une chambre noire. Le piano allongeait -sa rangée de touches pareilles à des dents de douairière. -La cheminée, festonnée d’une brindille de -lierre d’Irlande, faisait luire sa coquille de fonte frottée -de mine de plomb; les fauteuils de chêne à pieds -tournés ouvraient leurs bras garnis de maroquin, le -tapis étalait ses rosaces, et miss Alicia, tremblante -comme la feuille, chantait de la voix la plus adorablement -fausse du monde la romance d’<i>Anna Bolena</i> -«<i>deh, non voler costringere</i>» que Paul, non moins -ému, accompagnait à contre-temps, tandis que le -commodore, assoupi par une digestion laborieuse et -plus cramoisi encore que de coutume, laissait glisser -à terre un colossal exemplaire du <i>Times</i> avec supplément.</p> - -<p>Puis la scène changeait: Paul, devenu plus intime, -avait été prié par le commodore de passer -quelques jours à son cottage dans le Lincolnshire...... -Un ancien château féodal, à tours crénelées, à fenêtres -gothiques, à demi enveloppé par un immense -lierre, mais arrangé intérieurement avec tout le confortable -moderne, s’élevait au bout d’une pelouse<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[163]</a></span> -dont le ray-grass, soigneusement arrosé et foulé, -était uni comme du velours; une allée de sable jaune -s’arrondissait autour du gazon et servait de manége -à miss Alicia, montée sur un de ces ponies d’Écosse -à crinière échevelée qu’aime à peindre sir Edward -Landseer, et auxquels il donne un regard presque -humain. Paul, sur un cheval bai-cerise que lui avait -prêté le commodore, accompagnait miss Ward dans -sa promenade circulaire, car le médecin, qui l’avait -trouvée un peu faible de poitrine, lui ordonnait -l’exercice.</p> - -<p>Une autre fois un léger canot glissait sur l’étang, -déplaçant les lis d’eau et faisant envoler le martin-pêcheur -sous le feuillage argenté des saules. C’était -Alicia qui ramait et Paul qui tenait le gouvernail; -qu’elle était jolie dans l’auréole d’or que dessinait autour -de sa tête son chapeau de paille traversé par un -rayon de soleil! elle se renversait en arrière pour tirer -l’aviron; le bout verni de sa bottine grise s’appuyait à -la planche du banc; miss Ward n’avait pas un de ces -pieds andalous tout courts et ronds comme des fers -à repasser que l’on admire en Espagne, mais sa cheville -était fine, son cou-de-pied bien cambré, et la -semelle de son brodequin, un peu longue peut-être, -n’avait pas deux doigts de large.</p> - -<p>Le commodore restait <i>attaché</i> au rivage, non à -cause de sa <i>grandeur</i>, mais de son poids qui eût fait -sombrer la frêle embarcation; il attendait sa nièce -au débarcadère, et lui jetait avec un soin maternel un -mantelet sur les épaules, de peur qu’elle ne se refroidît,—puis<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[164]</a></span> -la barque rattachée à son piquet, on -revenait <i>luncher</i> au château. C’était plaisir de voir -comme Alicia, qui ordinairement mangeait aussi peu -qu’un oiseau, coupait à l’emporte-pièce de ses dents -perlées une rose tranche de jambon d’York mince -comme une feuille de papier, et grignotait un petit -pain sans en laisser une miette pour les poissons -dorés du bassin.</p> - -<p>Les jours heureux passent si vite! De semaine en -semaine Paul retardait son départ, et les belles masses -de verdure du parc commençaient à revêtir des -teintes safranées; des fumées blanches s’élevaient le -matin de l’étang. Malgré le râteau sans cesse promené -du jardinier, les feuilles mortes jonchaient le -sable de l’allée; des millions de petites perles gelées -scintillaient sur le gazon vert du boulingrin, et le -soir on voyait les pies sautiller en se querellant à travers -le sommet des arbres chauves.</p> - -<p>Alicia pâlissait sous le regard inquiet de Paul -et ne conservait de coloré que deux petites taches -roses au sommet des pommettes. Souvent elle avait -froid, et le feu le plus vif de charbon de terre ne la -réchauffait pas. Le docteur avait paru soucieux, et -sa dernière ordonnance prescrivait à miss Ward de -passer l’hiver à Pise et le printemps à Naples.</p> - -<p>Des affaires de famille avaient rappelé Paul en -France; Alicia et le commodore devaient partir pour -l’Italie, et la séparation s’était faite à Folkestone. -Aucune parole n’avait été prononcée, mais miss -Ward regardait Paul comme son fiancé, et le commodore<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[165]</a></span> -avait serré la main au jeune homme d’une façon -significative: on n’écrase ainsi que les doigts -d’un gendre.</p> - -<p>Paul, ajourné à six mois, aussi longs que six siècles -pour son impatience, avait eu le bonheur de -trouver Alicia guérie de sa langueur et rayonnante -de santé. Ce qui restait encore de l’enfant dans la -jeune fille avait disparu; et il pensait avec ivresse -que le commodore n’aurait aucune objection à faire -lorsqu’il lui demanderait sa nièce en mariage.</p> - -<p>Bercé par ces riantes images, il s’endormit et ne -s’éveilla qu’au jour. Naples commençait déjà son vacarme; -les vendeurs d’eau glacée criaient leur marchandise; -les rôtisseurs tendaient aux passants leurs -viandes enfilées dans une perche: penchées à leurs -fenêtres les ménagères paresseuses descendaient au -bout d’une ficelle les paniers de provisions qu’elles remontaient -chargés de tomates, de poissons et de -grands quartiers de citrouille. Les écrivains publics, -en habit noir râpé et la plume derrière l’oreille, -s’asseyaient à leurs échoppes; les changeurs disposaient -en piles, sur leurs petites tables, les grani, -les carlins et les ducats; les cochers faisaient galoper -leurs haridelles quêtant les pratiques matinales, -et les cloches de tous les campaniles carillonnaient -joyeusement l’<i>Angelus</i>.</p> - -<p>Notre voyageur, enveloppé de sa robe de chambre, -s’accouda au balcon; de la fenêtre on apercevait -Santa-Lucia, le fort de l’Œuf, et une immense étendue -de mer jusqu’au Vésuve et au promontoire bleu<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[166]</a></span> -où blanchissaient les vastes casini de Castellamare et -où pointaient au loin les villas de Sorrente.</p> - -<p>Le ciel était pur, seulement un léger nuage blanc -s’avançait sur la ville, poussé par une brise nonchalante. -Paul fixa sur lui ce regard étrange que nous -avons déjà remarqué; ses sourcils se froncèrent. -D’autres vapeurs se joignirent au flocon unique, et -bientôt un rideau épais de nuées étendit ses plis -noirs au-dessus du château de Saint-Elme. De larges -gouttes tombèrent sur le pavé de lave, et en -quelques minutes se changèrent en une de ces pluies -diluviennes qui font des rues de Naples autant de -torrents et entraînent les chiens et même les ânes -dans les égouts. La foule surprise se dispersa, cherchant -des abris; les boutiques en plein vent déménagèrent -à la hâte, non sans perdre une partie de leurs -denrées, et la pluie, maîtresse du champ de bataille, -courut en bouffées blanches sur le quai désert de -Santa-Lucia.</p> - -<p>Le facchino gigantesque à qui Paddy avait appliqué -un si beau coup de poing, appuyé contre un -mur sous un balcon dont la saillie le protégeait un -peu, ne s’était pas laissé emporter par la déroute -générale, et il regardait d’un œil profondément méditatif -la fenêtre où s’était accoudé M. Paul d’Aspremont.</p> - -<p>Son monologue intérieur se résuma dans cette -phrase, qu’il grommela d’un air irrité:</p> - -<p>«Le capitaine du <i>Léopold</i> aurait bien fait de flanquer -ce <i>forestier</i> à la mer;» et, passant sa main par<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[167]</a></span> -l’interstice de sa grosse chemise de toile, il toucha -le paquet d’amulettes suspendu à son col par un -cordon.</p> - -<h3 class="p4">IV</h3> - -<p class="p2">Le beau temps ne tarda pas à se rétablir, un vif -rayon de soleil sécha en quelques minutes les dernières -larmes de l’ondée, et la foule recommença à -fourmiller joyeusement sur le quai. Mais Timberio, -le portefaix, n’en parut pas moins garder son idée à -l’endroit du jeune étranger français, et prudemment -il transporta ses pénates hors de la vue des fenêtres -de l’hôtel: quelques lazzaroni de sa connaissance -lui témoignèrent leur surprise de ce qu’il -abandonnait une station excellente pour en choisir -une beaucoup moins favorable.</p> - -<p>«Je la donne à qui veut la prendre, répondit-il -en hochant la tête d’un air mystérieux; on sait ce -qu’on sait.»</p> - -<p>Paul déjeuna dans sa chambre, car soit timidité, -soit dédain, il n’aimait pas à se trouver en public; -puis il s’habilla, et pour attendre l’heure convenable -de se rendre chez miss Ward, il visita le musée -des Studj: il admira d’un œil distrait la précieuse -collection de vases campaniens, les bronzes retirés -des fouilles de Pompeï, le casque grec d’airain vert-de-grisé -contenant encore la tête du soldat qui le<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[168]</a></span> -portait, le morceau de boue durcie conservant comme -un moule l’empreinte d’un charmant torse de jeune -femme surprise par l’éruption dans la maison de -campagne d’Arrius Diomedès, l’Hercule Farnèse et -sa prodigieuse musculature, la Flore, la Minerve archaïque, -les deux Balbus, et la magnifique statue -d’Aristide, le morceau le plus parfait peut-être que -l’antiquité nous ait laissé. Mais un amoureux n’est -pas un appréciateur bien enthousiaste des monuments -de l’art; pour lui le moindre profil de la tête -adorée vaut tous les marbres grecs ou romains.</p> - -<p>Étant parvenu à user tant bien que mal deux ou -trois heures aux Studj, il s’élança dans sa calèche et -se dirigea vers la maison de campagne où demeurait -miss Ward. Le cocher, avec cette intelligence -des passions qui caractérise les natures méridionales, -poussait à outrance ses haridelles, et bientôt la voiture -s’arrêta devant les piliers surmontés de vases de -plantes grasses que nous avons déjà décrits. La même -servante vint entr’ouvrir la claire-voie; ses cheveux -s’entortillaient toujours en boucles indomptables; -elle n’avait comme la première fois, pour tout costume -qu’une chemise de grosse toile brodée aux -manches et au col d’agréments en fil de couleur et -qu’un jupon en étoffe épaisse et bariolée transversalement, -comme en portent les femmes de Procida; -ses jambes, nous devons l’avouer, étaient dénuées -de bas, et elle posait à nu sur la poussière des pieds -qu’eût admirés un sculpteur. Seulement un cordon -noir soutenait sur sa poitrine un paquet de petites<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[169]</a></span> -breloques de forme singulière en corne et en corail, -sur lequel, à la visible satisfaction de Vicè, se fixa le -regard de Paul.</p> - -<p>Miss Alicia était sur la terrasse, le lieu de la maison -où elle se tenait de préférence. Un hamac indien de -coton rouge et blanc, orné de plumes d’oiseau, accroché -à deux des colonnes qui supportaient le plafond -de pampres, balançait la nonchalance de la jeune -fille, enveloppée d’un léger peignoir de soie écrue de -la Chine, dont elle fripait impitoyablement les garnitures -tuyautées. Ses pieds dont on apercevait la -pointe à travers les mailles du hamac, étaient chaussés -de pantoufles en fibres d’aloès, et ses beaux bras -nus se recroisaient au-dessus de sa tête, dans l’attitude -de la Cléopâtre antique, car, bien qu’on ne fût -qu’au commencement de mai, il faisait déjà une -chaleur extrême, et des milliers de cigales grinçaient -en chœur sous les buissons d’alentour.</p> - -<p>Le commodore, en costume de planteur et assis -sur un fauteuil de jonc, tirait à temps égaux la corde -qui mettait le hamac en mouvement.</p> - -<p>Un troisième personnage complétait le groupe: -c’était le comte d’Altavilla, jeune élégant Napolitain -dont la présence amena sur le front de Paul cette -contraction qui donnait à sa physionomie une expression -de méchanceté diabolique.</p> - -<p>Le comte était, en effet, un de ces hommes qu’on -ne voit pas volontiers auprès d’une femme qu’on -aime. Sa haute taille avait des proportions parfaites; -des cheveux noirs comme le jais, massés par des<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[170]</a></span> -touffes abondantes, accompagnaient son front uni et -bien coupé; une étincelle du soleil de Naples scintillait -dans ses yeux, et ses dents larges et fortes, mais -pures comme des perles, paraissaient encore avoir -plus d’éclat à cause du rouge vif de ses lèvres et de la -nuance olivâtre de son teint. La seule critique qu’un -goût méticuleux eût pu formuler contre le comte, -c’est qu’il était trop beau.</p> - -<p>Quant à ses habits, Altavilla les faisait venir de -Londres, et le dandy le plus sévère eût approuvé sa -tenue. Il n’y avait d’italien dans toute sa toilette que -des boutons de chemise d’un trop grand prix. Là le -goût bien naturel de l’enfant du Midi pour les joyaux -se trahissait. Peut-être aussi que partout ailleurs -qu’à Naples on eût remarqué comme d’un goût médiocre -le faisceau de branches de corail bifurquées, -de mains de lave de Vésuve aux doigts repliés ou -brandissant un poignard, de chiens alongés sur leurs -pattes, de cornes blanches et noires, et autres menus -objets analogues qu’un anneau commun suspendait -à la chaîne de sa montre; mais un tour de promenade -dans la rue de Tolède ou à la Villa Reale eût -suffi pour démontrer que le comte n’avait rien d’excentrique -en portant à son gilet ces breloques bizarres.</p> - -<p>Lorsque Paul d’Aspremont se présenta, le comte, -sur l’instante prière de miss Ward, chantait une de -ces délicieuses mélodies populaires napolitaines, -sans nom d’auteur, et dont une seule, recueillie par -un musicien, suffirait à faire la fortune d’un opéra.—A<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[171]</a></span> -ceux qui ne les ont pas entendues, sur la rive -de Chiaja ou sur le môle, de la bouche d’un lazzaronne, -d’un pêcheur ou d’une trovatelle, les charmantes -romances de Gordigiani en pourront donner -une idée. Cela est fait d’un soupir de brise, d’un -rayon de lune, d’un parfum d’oranger et d’un battement -de cœur.</p> - -<p>Alicia, avec sa jolie voix anglaise un peu fausse, -suivait le motif qu’elle voulait retenir, et elle fit, tout -en continuant, un petit signe amical à Paul, qui la -regardait d’un air assez peu aimable, froissé de la -présence de ce beau jeune homme.</p> - -<p>Une des cordes du hamac se rompit, et miss Ward -glissa à terre, mais sans se faire mal; six mains se -tendirent vers elle simultanément. La jeune fille était -déjà debout, toute rose de pudeur, car il est <i>improper</i> -de tomber devant des hommes. Cependant, pas un -des chastes plis de sa robe ne s’était dérangé.</p> - -<p>«J’avais pourtant essayé ces cordes moi-même, -dit le commodore, et miss Ward ne pèse guère plus -qu’un colibri.»</p> - -<p>Le comte d’Altavilla hocha la tête d’un air mystérieux: -en lui-même évidemment il expliquait la rupture -de la corde par une tout autre raison que celle -de la pesanteur; mais, en homme bien élevé, il garda -le silence, et se contenta d’agiter la grappe de breloques -de son gilet.</p> - -<p>Comme tous les hommes qui deviennent maussades -et farouches lorsqu’ils se trouvent en présence d’un -rival qu’ils jugent redoutable, au lieu de redoubler<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[172]</a></span> -de grâce et d’amabilité, Paul d’Aspremont, quoiqu’il -eût l’usage du monde, ne parvint pas à cacher sa -mauvaise humeur; il ne répondait que par monosyllabes, -laissait tomber la conversation, et en se -dirigeant vers Altavilla, son regard prenait son expression -sinistre; les fibrilles jaunes se tortillaient -sous la transparence grise de ses prunelles comme -des serpents d’eau dans le fond d’une source.</p> - -<p>Toutes les fois que Paul le regardait ainsi, le -comte, par un geste en apparence machinal, arrachait -une fleur d’une jardinière placée près de lui -et la jetait de façon à couper l’effluve de l’œillade -irritée.</p> - -<p>«Qu’avez-vous donc à fourrager ainsi ma jardinière? -s’écria miss Alicia Ward, qui s’aperçut de ce -manége. Que vous ont fait mes fleurs pour les décapiter?</p> - -<p>—Oh! rien, miss; c’est un tic involontaire, répondit -Altavilla en coupant de l’ongle une rose superbe -qu’il envoya rejoindre les autres.</p> - -<p>—Vous m’agacez horriblement, dit Alicia; et sans -le savoir vous choquez une de mes manies. Je n’ai -jamais cueilli une fleur. Un bouquet m’inspire une -sorte d’épouvante: ce sont des fleurs mortes, des -cadavres de roses, de verveines ou de pervenches, -dont le parfum a pour moi quelque chose de sépulcral.</p> - -<p>—Pour expier les meurtres que je viens de commettre, -dit le comte Altavilla en s’inclinant, je vous -enverrai cent corbeilles de fleurs vivantes.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[173]</a></span></p> - -<p>Paul s’était levé, et d’un air contraint tortillait le -bord de son chapeau comme minutant une sortie.</p> - -<p>«Quoi! vous partez déjà? dit miss Ward.</p> - -<p>—J’ai des lettres à écrire, des lettres importantes.</p> - -<p>—Oh! le vilain mot que vous venez de prononcer -là! dit la jeune fille avec une petite moue; est-ce -qu’il y a des lettres importantes quand ce n’est pas à -moi que vous écrivez?</p> - -<p>—Restez donc, Paul, dit le commodore; j’avais -arrangé dans ma tête un plan de soirée, sauf l’approbation -de ma nièce: nous serions allés d’abord -boire un verre d’eau de la fontaine de Santa-Lucia, -qui sent les œufs gâtés, mais qui donne l’appétit; -nous aurions mangé une ou deux douzaines d’huîtres, -blanches et rouges, à la poissonnerie, dîné sous -une treille dans quelque osteria bien napolitaine, -bu du falerne et du lacryma-christi, et terminé le -divertissement par une visite au seigneur Pulcinella. -Le comte nous eût expliqué les finesses du dialecte.»</p> - -<p>Ce plan parut peu séduire M. d’Aspremont, et il -se retira après avoir salué froidement.</p> - -<p>Altavilla resta encore quelques instants; et comme -miss Ward, fâchée du départ de Paul, n’entra pas -dans l’idée du commodore, il prit congé.</p> - -<p>Deux heures après, miss Alicia recevait une immense -quantité de pots de fleurs, des plus rares, et, -ce qui la surprit davantage, une monstrueuse paire -de cornes de bœuf de Sicile, transparentes comme le<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[174]</a></span> -jaspe, polies comme l’agate, qui mesuraient bien -trois pieds de long et se terminaient par de menaçantes -pointes noires. Une magnifique monture de -bronze doré permettait de poser les cornes, le piton -en l’air, sur une cheminée, une console ou une -corniche.</p> - -<p>Vicè, qui avait aidé les porteurs à déballer fleurs -et cornes, parut comprendre la portée de ce cadeau -bizarre.</p> - -<p>Elle plaça bien en évidence, sur la table de pierre, -les superbes croissants, qu’on aurait pu croire arrachés -au front du taureau divin qui portait Europe, -et dit: «Nous voilà maintenant en bon état -de défense.</p> - -<p>—Que voulez-vous dire, Vicè? demanda miss -Ward.</p> - -<p>—Rien... sinon que le signor français a de bien -singuliers yeux.»</p> - -<h3 class="p4">V</h3> - -<p class="p2">L’heure des repas était passée depuis longtemps, -et les feux de charbon qui pendant le jour changeaient -en cratère du Vésuve la cuisine de l’hôtel de -Rome, s’éteignaient lentement en braise sous les -étouffoirs de tôle; les casseroles avaient repris leur -place à leurs clous respectifs et brillaient en rang -comme les boucliers sur le bordage d’une trirème<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[175]</a></span> -antique;—une lampe de cuivre jaune, semblable à -celles qu’on retire des fouilles de Pompeï et suspendue -par une triple chaînette à la maîtresse poutre -du plafond, éclairait de ses trois mèches plongeant -naïvement dans l’huile le centre de la vaste cuisine -dont les angles restaient baignés d’ombre.</p> - -<p>Les rayons lumineux tombant de haut modelaient -avec des jeux d’ombre et de clair très-pittoresques -un groupe de figures caractéristiques réunies autour -de l’épaisse table de bois, toute hachée et sillonnée -de coups de tranche-lard, qui occupait le -milieu de cette grande salle dont la fumée des préparations -culinaires avait glacé les parois de ce bitume -si cher aux peintres de l’école de Caravage. -Certes, l’Espagnolet ou Salvator Rosa, dans leur robuste -amour du vrai, n’eussent pas dédaigné les -modèles rassemblés là par le hasard, où, pour -parler plus exactement, par une habitude de tous -les soirs.</p> - -<p>Il y avait d’abord le chef Virgilio Falsacappa, personnage -fort important, d’une stature colossale et -d’un embonpoint formidable, qui aurait pu passer -pour un des convives de Vitellius si, au lieu d’une -veste de basin blanc, il eût porté une toge romaine -bordée de pourpre: ses traits prodigieusement accentués -formaient comme une espèce de caricature -sérieuse de certains types des médailles antiques; -d’épais sourcils noirs saillants d’un demi-pouce -couronnaient ses yeux, coupés comme ceux des -masques de théâtre; un énorme nez jetait son ombre<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[176]</a></span> -sur une large bouche qui semblait garnie de -trois rangs de dents comme la gueule du requin. -Un fanon puissant comme celui du taureau Farnèse -unissait le menton, frappé d’une fossette à y fourrer -le poing, à un col d’une vigueur athlétique tout -sillonné de veines et de muscles. Deux touffes de favoris, -dont chacun eût pu fournir une barbe raisonnable -à un sapeur, encadraient cette large face martelée -de tons violents: des cheveux noirs frisés, -luisants, où se mêlaient quelques fils argentés, se -tordaient sur son crâne en petites mèches courtes, -et sa nuque plissée de trois boursouflures transversales -débordait du collet de sa veste; aux lobes de -ses oreilles, relevées par les apophyses de mâchoires -capables de broyer un bœuf dans une journée, brillaient -des boucles d’argent grandes comme le disque -de la lune; tel était maître Virgilio Falsacappa, que -son tablier retroussé sur la hanche et son couteau -plongé dans une gaîne de bois faisaient ressembler -à un victimaire plus qu’à un cuisinier.</p> - -<p>Ensuite apparaissait Timberio le portefaix, que la -gymnastique de sa profession et la sobriété de son -régime, consistant en une poignée de macaroni demi-cru -et saupoudré de cacio-cavallo, une tranche de -pastèque et un verre d’eau à la neige, maintenait -dans un état de maigreur relative, et qui, bien -nourri, eût certes atteint l’embonpoint de Falsacappa, -tant sa robuste charpente paraissait faite -pour supporter un poids énorme de chair. Il n’avait -d’autre costume qu’un caleçon, un long gilet<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[177]</a></span> -d’étoffe brune et un grossier caban jeté sur l’épaule.</p> - -<p>Appuyé sur le bord de la table, Scazziga, le cocher -de la calèche de louage dont se servait M. Paul d’Aspremont, -présentait aussi une physionomie frappante; -ses traits irréguliers et spirituels étaient empreints -d’une astuce naïve; un sourire de commande -errait sur ses lèvres moqueuses, et l’on voyait à l’aménité -de ses manières qu’il vivait en relation perpétuelle -avec les gens comme il faut; ses habits -achetés à la friperie simulaient une espèce de livrée -dont il n’était pas médiocrement fier, et qui, dans -son idée, mettait une grande distance sociale entre -lui et le sauvage Timberio; sa conversation s’émaillait -de mots anglais et français qui ne cadraient pas toujours -heureusement avec le sens de ce qu’il voulait -dire, mais qui n’en excitaient pas moins l’admiration -des filles de cuisine et des marmitons, étonnés de -tant de science.</p> - -<p>Un peu en arrière se tenaient deux jeunes servantes -dont les traits rappelaient avec moins de noblesse, -sans doute, ce type si connu des monnaies syracusaines: -front bas, nez tout d’une pièce avec le -front, lèvres un peu épaisses, menton empâté et fort; -des bandeaux de cheveux d’un noir bleuâtre allaient -se rejoindre derrière leur tête à un pesant chignon -traversé d’épingles terminées par des boules de corail; -des colliers de même matière cerclaient à triple -rang leurs cols de cariatide, dont l’usage de -porter les fardeaux sur la tête avait renforcé les -muscles.—Des dandies eussent à coup sûr méprisé<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[178]</a></span> -ces pauvres filles qui conservaient pur de mélange le -sang des belles races de la grande Grèce; mais tout -artiste, à leur aspect, eût tiré son carnet de croquis -et taillé son crayon.</p> - -<p>Avez-vous vu à la galerie du maréchal Soult le tableau -de Murillo où des chérubins font la cuisine? Si -vous l’avez vu, cela nous dispensera de peindre ici -les têtes des trois ou quatre marmitons bouclés et -frisés qui complétaient le groupe.</p> - -<p>Le conciliabule traitait une question grave. Il s’agissait -de M. Paul d’Aspremont, le voyageur français -arrivé par le dernier vapeur: la cuisine se mêlait de -juger l’appartement.</p> - -<p>Timberio le portefaix avait la parole, et il faisait -des pauses entre chacune de ses phrases, comme un -acteur en vogue, pour laisser à son auditoire le temps -d’en bien saisir toute la portée, d’y donner son assentiment -ou d’élever des objections.</p> - -<p>«Suivez bien mon raisonnement, disait l’orateur; -<i>le Léopold</i>, est un honnête bateau à vapeur toscan, -contre lequel il n’y a rien à objecter, sinon qu’il -transporte trop d’hérétiques anglais...</p> - -<p>—Les hérétiques anglais payent bien, interrompit -Scazziga, rendu plus tolérant par les pourboires.</p> - -<p>—Sans doute; c’est bien le moins que lorsqu’un -hérétique fait travailler un chrétien, il le récompense -généreusement, afin de diminuer l’humiliation.</p> - -<p>—Je ne suis pas humilié de conduire un <i>forestier</i><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[179]</a></span> -dans ma voiture; je ne fais pas, comme toi, métier -de bête de somme, Timberio.</p> - -<p>—Est-ce que je ne suis pas baptisé aussi bien que -toi? répliqua le portefaix en fronçant le sourcil et en -fermant les poings.</p> - -<p>—Laissez parler Timberio, s’écria en chœur l’assemblée, -qui craignait de voir cette dissertation intéressante -tourner en dispute.</p> - -<p>—Vous m’accorderez, reprit l’orateur calmé, -qu’il faisait un temps superbe lorsque <i>le Léopold</i> est -entré dans le port?</p> - -<p>—On vous l’accorde, Timberio, fit le chef avec -une majesté condescendante.</p> - -<p>—La mer était unie comme une glace, continua -le facchino, et pourtant une vague énorme a secoué -si rudement la barque de Gennaro qu’il est tombé à -l’eau avec deux ou trois de ses camarades.—Est-ce -naturel? Gennaro a le pied marin cependant, et il -danserait la tarentelle sans balancier sur une vergue.</p> - -<p>—Il avait peut-être bu un fiasque d’Asprino de -trop, objecta Scazziga, le rationaliste de l’assemblée.</p> - -<p>—Pas même un verre de limonade, poursuivit -Timberio; mais il y avait à bord du bateau à vapeur -un monsieur qui le regardait d’une certaine manière,—vous -m’entendez!</p> - -<p>—Oh! parfaitement, répondit le chœur en allongeant -avec un ensemble admirable l’index et le petit -doigt.</p> - -<p>—Et ce monsieur, dit Timberio, n’était autre que -M. Paul d’Aspremont.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[180]</a></span></p> - -<p>—Celui qui loge au numéro 3, demanda le chef, -et à qui j’envoie son dîner sur un plateau?</p> - -<p>—Précisément, répondit la plus jeune et la plus -jolie des servantes; je n’ai jamais vu de voyageur -plus sauvage, plus désagréable et plus dédaigneux; -il ne m’a adressé ni un regard, ni une parole, et -pourtant je vaux un compliment, disent tous ces -messieurs.</p> - -<p>—Vous valez mieux que cela, Gelsomina, ma -belle, dit galamment Timberio; mais c’est un bonheur -pour vous que cet étranger ne vous ait pas remarquée.</p> - -<p>—Tu es aussi par trop superstitieux, objecta le -sceptique Scazziga, que ses relations avec les étrangers -avaient rendu légèrement voltairien.</p> - -<p>—A force de fréquenter les hérétiques tu finiras -par ne plus même croire à saint Janvier.</p> - -<p>—Si Gennaro s’est laissé tomber à la mer, ce -n’est pas une raison, continua Scazziga qui défendait -sa pratique, pour que M. Paul d’Aspremont ait -l’influence que tu lui attribues.</p> - -<p>—Il te faut d’autres preuves: ce matin je l’ai vu -à la fenêtre, l’œil fixé sur un nuage pas plus gros -que la plume qui s’échappe d’un oreiller décousu, et -aussitôt des vapeurs noires se sont assemblées, et il -est tombé une pluie si forte que les chiens pouvaient -boire debout.»</p> - -<p>Scazziga n’était pas convaincu et hochait la tête -d’un air de doute.</p> - -<p>«Le groom ne vaut d’ailleurs pas mieux que le<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[181]</a></span> -maître, continua Timberio, et il faut que ce singe -botté ait des intelligences avec le diable pour m’avoir -jeté par terre, moi qui le tuerais d’une chiquenaude.</p> - -<p>—Je suis de l’avis de Timberio, dit majestueusement -le chef de cuisine; l’étranger mange peu; il a -renvoyé les zuchettes farcies, la friture de poulet et -le macaroni aux tomates que j’avais pourtant apprêtés -de ma propre main! Quelque secret étrange se -cache sous cette sobriété. Pourquoi un homme riche -se priverait-il de mets savoureux et ne prendrait-il -qu’un potage aux œufs et une tranche de viande -froide?</p> - -<p>—Il a les cheveux roux, dit Gelsomina en passant -les doigts dans la noire forêt de ses bandeaux.</p> - -<p>—Et les yeux un peu saillants, continua Pepina, -l’autre servante.</p> - -<p>—Très-rapprochés du nez, appuya Timberio.</p> - -<p>—Et la ride qui se forme entre ses sourcils se -creuse en fer à cheval, dit en terminant l’instruction -le formidable Virgilio Falsacappa; donc il est...</p> - -<p>—Ne prononcez pas le mot, c’est inutile, cria le -chœur moins Scazziga, toujours incrédule; nous -nous tiendrons sur nos gardes.</p> - -<p>—Quand je pense que la police me tourmenterait, -dit Timberio, si par hasard je lui laissais tomber -une malle de trois cents livres sur la tête, à ce <i>forestier</i> -de malheur!</p> - -<p>—Scazziga est bien hardi de le conduire, dit Gelsomina.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[182]</a></span></p> - -<p>—Je suis sur mon siége, il ne me voit que le dos, -et ses regards ne peuvent faire avec les miens l’angle -voulu. D’ailleurs, je m’en moque.</p> - -<p>—Vous n’avez pas de religion, Scazziga, dit le colossal -Palforio, le cuisinier à formes herculéennes; -vous finirez mal.»</p> - -<p>Pendant que l’on dissertait de la sorte sur son -compte à la cuisine de l’hôtel de Rome, Paul, que la -présence du comte d’Altavilla chez miss Ward avait -mis de mauvaise humeur, était allé se promener à la -villa Reale; et plus d’une fois la ride de son front se -creusa, et ses yeux prirent leur regard fixe. Il crut -voir Alicia passer en calèche avec le comte et le commodore, -et il se précipita vers la portière en posant -son lorgnon sur son nez pour être sûr qu’il ne se -trompait pas: ce n’était pas Alicia, mais une femme -qui lui ressemblait un peu de loin. Seulement, les -chevaux de la calèche, effrayés sans doute du mouvement -brusque de Paul, s’emportèrent.</p> - -<p>Paul prit une glace au café de l’Europe sur le largo -du palais: quelques personnes l’examinèrent avec -attention, et changèrent de place en faisant un geste -singulier.</p> - -<p>Il entra au théâtre de Pulcinella, où l’on donnait -un spectacle <i>tutto da ridere</i>. L’acteur se troubla au -milieu de son improvisation bouffonne et resta court; -il se remit pourtant; mais au beau milieu d’un lazzi, -son nez de carton noir se détacha, et il ne put venir -à bout de le rajuster, et comme pour s’excuser, d’un -signe rapide il expliqua la cause de ses mésaventures,<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[183]</a></span> -car le regard de Paul, arrêté sur lui, lui ôtait -tous ses moyens.</p> - -<p>Les spectateurs voisins de Paul s’éclipsèrent un à -un; M. d’Aspremont se leva pour sortir, ne se rendant -pas compte de l’effet bizarre qu’il produisait, et dans -le couloir il entendait prononcer à voix basse ce mot -étrange et dénué de sens pour lui: un jettatore! un -jettatore!</p> - -<h3 class="p4">VI</h3> - -<p class="p2">Le lendemain de l’envoi des cornes, le comte Altavilla -fit une visite à miss Ward. La jeune Anglaise -prenait le thé en compagnie de son oncle, exactement -comme si elle eût été à Ramsgate dans une -maison de briques jaunes, et non à Naples sur une -terrasse blanchie à la chaux et entourée de figuiers, -de cactus et d’aloès; car un des signes caractéristiques -de la race saxonne est la persistance de ses -habitudes, quelque contraires qu’elles soient au climat. -Le commodore rayonnait: au moyen de morceaux -de glace fabriquée chimiquement avec un -appareil, car on n’apporte que de la neige des montagnes -qui s’élève derrière Castellamare, il était parvenu -à maintenir son beurre à l’état solide, et il en -étalait une couche avec une satisfaction visible sur -une tranche de pain coupée en sandwich.</p> - -<p>Après ces quelques mots vagues qui précèdent<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[184]</a></span> -toute conversation et ressemblent aux préludes par -lesquels les pianistes tâtent leur clavier avant de -commencer leur morceau, Alicia, abandonnant tout -à coup les lieux communs d’usage, s’adressa brusquement -au jeune comte napolitain:</p> - -<p>«Que signifie ce bizarre cadeau de cornes dont -vous avez accompagné vos fleurs? Ma servante Vicè -m’a dit que c’était un préservatif contre le <i>fascino</i>; -voilà tout ce que j’ai pu tirer d’elle.</p> - -<p>—Vicè a raison, répondit le comte Altavilla en -s’inclinant.</p> - -<p>—Mais qu’est-ce que le <i>fascino</i>? poursuivit la jeune -miss; je ne suis pas au courant de vos superstitions... -africaines, car cela doit se rapporter sans -doute à quelque croyance populaire.</p> - -<p>—Le <i>fascino</i> est l’influence pernicieuse qu’exerce -la personne douée, ou plutôt affligée du mauvais -œil.</p> - -<p>—Je fais semblant de vous comprendre, de peur -de vous donner une idée défavorable de mon intelligence -si j’avoue que le sens de vos paroles m’échappe, -dit miss Alicia Ward; vous m’expliquez -l’inconnu par l’inconnu: <i>mauvais œil</i> traduit fort -mal, pour moi, <i>fascino</i>; comme le personnage de la -comédie je sais le latin, mais faites comme si je ne le -savais pas.</p> - -<p>—Je vais m’expliquer avec toute la clarté possible, -répondit Altavilla; seulement, dans votre dédain -britannique, n’allez pas me prendre pour un -sauvage et vous demander si mes habits ne cachent<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[185]</a></span> -pas une peau tatouée de rouge et de bleu. Je suis -un homme civilisé; j’ai été élevé à Paris, je parle -anglais et français; j’ai lu Voltaire; je crois aux machines -à vapeur, aux chemins de fer, aux deux -chambres comme Stendhal; je mange le macaroni -avec une fourchette;—je porte le matin des gants -de Suède, l’après-midi des gants de couleur, le soir -des gants paille.»</p> - -<p>L’attention du commodore, qui beurrait sa deuxième -tartine, fut attirée par ce début étrange, et il resta -le couteau à la main, fixant sur Altavilla ses prunelles -d’un bleu polaire, dont la nuance formait un bizarre -contraste avec son teint rouge-brique.</p> - -<p>«Voilà des titres rassurants, fit miss Alicia Ward -avec un sourire; et après cela je serais bien défiante -si je vous soupçonnais de <i>barbarie</i>. Mais ce que vous -avez à me dire est donc bien terrible ou bien absurde, -que vous prenez tant de circonlocutions pour arriver -au fait?</p> - -<p>—Oui, bien terrible, bien absurde et même bien -ridicule, ce qui est pire, continua le comte; si j’étais -à Londres ou à Paris, peut-être en rirais-je avec vous, -mais ici, à Naples...</p> - -<p>—Vous garderez votre sérieux; n’est-ce pas cela -que vous voulez dire?</p> - -<p>—Précisément.</p> - -<p>—Arrivons au <i>fascino</i>, dit miss Ward, que la -gravité d’Altavilla impressionnait malgré elle.</p> - -<p>—Cette croyance remonte à la plus haute antiquité. -Il y est fait allusion dans la Bible. Virgile en<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[186]</a></span> -parle d’un ton convaincu; les amulettes de bronze -trouvées à Pompeïa, à Herculanum, à Stabies, les -signes préservatifs dessinés sur les murs des maisons -déblayées, montrent combien cette superstition était -jadis répandue (Altavilla souligna le mot <i>superstition</i> -avec une intention maligne). L’Orient tout entier y -ajoute foi encore aujourd’hui. Des mains rouges ou -vertes sont appliquées de chaque côté de l’une des -maisons mauresques pour détourner la mauvaise -influence. On voit une main sculptée sur le claveau -de la porte du Jugement à l’Alhambra; ce qui prouve -que ce <i>préjugé</i> est du moins fort ancien s’il n’est pas -fondé. Quand des millions d’hommes ont pendant -des milliers d’années partagé une opinion, il est probable -que cette opinion si généralement reçue s’appuyait -sur des faits positifs, sur une longue suite -d’observations justifiées par l’événement... J’ai peine -à croire, quelque idée avantageuse que j’aie de moi-même, -que tant de personnes, dont plusieurs à coup -sûr étaient illustres, éclairées et savantes, se soient -trompées grossièrement dans une chose où seul je -verrais clair...</p> - -<p>—Votre raisonnement est facile à rétorquer, interrompit -miss Alicia Ward: le polythéisme n’a-t-il -pas été la religion d’Hésiode, d’Homère, d’Aristote, -de Platon, de Socrate même, qui a sacrifié un coq à -Esculape, et d’une foule d’autres personnages d’un -génie incontestable?</p> - -<p>—Sans doute, mais il n’y a plus personne aujourd’hui -qui sacrifie des bœufs à Jupiter.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[187]</a></span></p> - -<p>—Il vaut bien mieux en faire des beefsteaks et -des rumpsteaks, dit sentencieusement le commodore, -que l’usage de brûler les cuisses grasses des victimes -sur les charbons avait toujours choqué dans Homère.</p> - -<p>—On n’offre plus de colombes à Vénus, ni de -paons à Junon, ni de boucs à Bacchus; le christianisme -a remplacé ces rêves de marbre blanc dont la -Grèce avait peuplé son Olympe; la vérité a fait évanouir -l’erreur, et une infinité de gens redoutent -encore les effets du <i>fascino</i>, ou, pour lui donner son -nom populaire, de la <i>jettatura</i>.</p> - -<p>—Que le peuple ignorant s’inquiète de pareilles -influences, je le conçois, dit miss Ward; mais qu’un -homme de votre naissance et de votre éducation partage -cette croyance, voilà ce qui m’étonne.</p> - -<p>—Plus d’un qui fait l’esprit fort, répondit le -comte, suspend à sa fenêtre une corne, cloue un -massacre au-dessus de sa porte, et ne marche que -couvert d’amulettes; moi, je suis franc, et j’avoue -sans honte que lorsque je rencontre un <i>jettatore</i>, je -prends volontiers l’autre côté de la rue, et que si je -ne puis éviter son regard, je le conjure de mon mieux -par le geste consacré. Je n’y mets pas plus de façon -qu’un lazzarone, et je m’en trouve bien. Des mésaventures -nombreuses m’ont appris à ne pas dédaigner -ces précautions.»</p> - -<p>Miss Alicia Ward était une protestante, élevée -avec une grande liberté d’esprit philosophique, qui -n’admettait rien qu’après examen, et dont la raison -droite répugnait à tout ce qui ne pouvait s’expliquer<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[188]</a></span> -mathématiquement. Les discours du comte la -surprenaient. Elle voulut d’abord n’y voir qu’un -simple jeu d’esprit; mais le ton calme et convaincu -d’Altavilla lui fit changer d’idée sans la persuader en -aucune façon.</p> - -<p>«Je vous accorde, dit-elle, que ce préjugé existe, -qu’il est fort répandu, que vous êtes sincère dans -votre crainte du mauvais œil, et ne cherchez pas à -vous jouer de la simplicité d’une pauvre étrangère; -mais donnez-moi quelque raison physique de cette -idée superstitieuse, car, dussiez-vous me juger -comme un être entièrement dénué de poésie, je suis -très-incrédule: le fantastique, le mystérieux, l’occulte, -l’inexplicable ont fort peu de prise sur moi.</p> - -<p>—Vous ne nierez pas, miss Alicia, reprit le -comte, la puissance de l’œil humain; la lumière -du ciel s’y combine avec le reflet de l’âme; la prunelle -est une lentille qui concentre les rayons de -la vie, et l’électricité intellectuelle jaillit par cette -étroite ouverture: le regard d’une femme ne traverse-t-il -pas le cœur le plus dur? Le regard d’un -héros n’aimante-t-il pas toute une armée? Le regard -du médecin ne dompte-t-il pas le fou comme une -douche froide? Le regard d’une mère ne fait-il pas -reculer les lions?</p> - -<p>—Vous plaidez votre cause avec éloquence, répondit -miss Ward, en secouant sa jolie tête; pardonnez-moi -s’il me reste des doutes.</p> - -<p>—Et l’oiseau qui, palpitant d’horreur et poussant -des cris lamentables, descend du haut d’un arbre,<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[189]</a></span> -d’où il pourrait s’envoler, pour se jeter dans la -gueule du serpent qui le fascine, obéit-il à un préjugé? -a-t-il entendu dans les nids des commères -emplumées raconter des histoires de jettatura?—Beaucoup -d’effets n’ont-ils pas eu lieu par des causes -inappréciables pour nos organes? Les miasmes de -la fièvre paludéenne, de la peste, du choléra, sont-ils -visibles? Nul œil n’aperçoit le fluide électrique -sur la broche du paratonnerre, et pourtant la foudre -est soutirée! Qu’y a-t-il d’absurde à supposer qu’il -se dégage de ce disque noir, bleu ou gris, un -rayon propice ou fatal? Pourquoi cette effluve ne -serait-elle pas heureuse ou malheureuse d’après le -mode d’émission et l’angle sous lequel l’objet la -reçoit?</p> - -<p>—Il me semble, dit le commodore, que la théorie -du comte a quelque chose de spécieux; je n’ai -jamais pu, moi, regarder les yeux d’or d’un crapaud -sans me sentir à l’estomac une chaleur intolérable, -comme si j’avais pris de l’émétique; et -pourtant le pauvre reptile avait plus de raison de -craindre que moi qui pouvais l’écraser d’un coup -de talon.</p> - -<p>—Ah! mon oncle! si vous vous mettez avec -M. d’Altavilla, fit miss Ward, je vais être battue. Je ne -suis pas de force à lutter. Quoique j’eusse peut-être -bien des choses à objecter contre cette électricité -oculaire dont aucun physicien n’a parlé, je veux -bien admettre son existence pour un instant, mais -quelle efficacité peuvent avoir pour se préserver de<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[190]</a></span> -leurs funestes effets les immenses cornes dont vous -m’avez gratifiée?</p> - -<p>—De même que le paratonnerre avec sa pointe -soutire la foudre, répondit Altavilla, ainsi les pitons -aigus de ces cornes sur lesquelles se fixe le regard -du jettatore détournent le fluide malfaisant et le dépouillent -de sa dangereuse électricité. Les doigts -tendus en avant et les amulettes de corail rendent le -même service.</p> - -<p>—Tout ce que vous me contez là est bien fou, -monsieur le comte, reprit miss Ward; et voici ce -que j’y crois comprendre: selon vous, je serais sous -le coup du fascino d’un jettatore bien dangereux; et -vous m’avez envoyé des cornes comme moyens de -défense?</p> - -<p>—Je le crains, miss Alicia, répondit le comte -avec un ton de conviction profonde.</p> - -<p>—Il ferait beau voir, s’écria le commodore, -qu’un de ces drôles à l’œil louche essayât de fasciner -ma nièce! Quoique j’aie dépassé la soixantaine, -je n’ai pas encore oublié mes leçons de -boxe.»</p> - -<p>Et il fermait son poing en serrant le pouce contre -les doigts pliés.</p> - -<p>«Deux doigts suffisent, milord, dit Altavilla en -faisant prendre à la main du commodore la position -voulue. Le plus ordinairement la jettatura est involontaire; -elle s’exerce à l’insu de ceux qui possèdent -ce don fatal, et souvent même, lorsque les jettatori -arrivent à la conscience de leur funeste pouvoir, ils<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[191]</a></span> -en déplorent les effets plus que personne; il faut -donc les éviter et non les maltraiter. D’ailleurs, avec -les cornes, les doigts en pointe, les branches de corail -bifurquées, on peut neutraliser ou du moins atténuer -leur influence.</p> - -<p>—En vérité, c’est fort étrange, dit le commodore, -que le sang-froid d’Altavilla impressionnait -malgré lui.</p> - -<p>—Je ne me savais pas si fort obsédée par les -jettatori; je ne quitte guère cette terrasse, si ce n’est -pour aller faire, le soir, un tour en calèche le long -de la villa Reale, avec mon oncle, et je n’ai rien remarqué -qui pût donner lieu à votre supposition, dit -la jeune fille dont la curiosité s’éveillait, quoique -son incrédulité fût toujours la même. Sur qui se -portent vos soupçons?</p> - -<p>—Ce ne sont pas des soupçons, miss Ward; ma -certitude est complète, répondit le jeune comte napolitain.</p> - -<p>—De grâce, révélez-nous le nom de cet être fatal?» -dit miss Ward avec une légère nuance de -moquerie.</p> - -<p>Altavilla garda le silence.</p> - -<p>«Il est bon de savoir de qui l’on doit se défier,» -ajouta le commodore.</p> - -<p>Le jeune comte napolitain parut se recueillir;—puis -il se leva, s’arrêta devant l’oncle de miss Ward, -lui fit un salut respectueux et lui dit:</p> - -<p>«Milord Ward, je vous demande la main de votre -nièce.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[192]</a></span></p> - -<p>A cette phrase inattendue, Alicia devint toute rose, -et le commodore passa du rouge à l’écarlate.</p> - -<p>Certes, le comte Altavilla pouvait prétendre à la -main de miss Ward; il appartenait à une des plus -anciennes et plus nobles familles de Naples; il était -beau, jeune, riche, très-bien en cour, parfaitement -élevé, d’une élégance irréprochable; sa demande, -en elle-même, n’avait donc rien de choquant; mais -elle venait d’une manière si soudaine, si étrange; -elle ressortait si peu de la conversation entamée, -que la stupéfaction de l’oncle et de la nièce était -tout à fait convenable. Aussi Altavilla n’en parut-il -ni surpris ni découragé, et attendit-il la réponse -de pied ferme.</p> - -<p>«Mon cher comte, dit enfin le commodore, un peu -remis de son trouble, votre proposition m’étonne—autant -qu’elle m’honore.—En vérité, je ne sais que -vous répondre; je n’ai pas consulté ma nièce.—On -parlait de fascino, de jettatura, de cornes, d’amulettes, -de mains ouvertes ou fermées, de toutes sortes -de choses qui n’ont aucun rapport au mariage, et -puis voilà que vous me demandez la main d’Alicia!—Cela -ne se suit pas du tout, et vous ne m’en voudrez -pas si je n’ai pas des idées bien nettes à ce sujet. -Cette union serait à coup sûr très-convenable, mais -je croyais que ma nièce avait d’autres intentions. Il -est vrai qu’un vieux loup de mer comme moi ne lit -pas bien couramment dans le cœur des jeunes -filles...»</p> - -<p>Alicia, voyant son oncle s’embrouiller, profita du<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[193]</a></span> -temps d’arrêt qu’il prit après sa dernière phrase -pour faire cesser une scène qui devenait gênante, et -dit au Napolitain:</p> - -<p>«Comte, lorsqu’un galant homme demande loyalement -la main d’une honnête jeune fille, il n’y a -pas lieu pour elle de s’offenser, mais elle a droit -d’être étonnée de la forme bizarre donnée à cette -demande. Je vous priais de me dire le nom du prétendu -jettatore dont l’influence peut, selon vous, -m’être nuisible, et vous faites brusquement à mon -oncle une proposition dont je ne démêle pas le -motif.</p> - -<p>—C’est, répondit Altavilla, qu’un gentilhomme -ne se fait pas volontiers dénonciateur, et qu’un mari -seul peut défendre sa femme. Mais prenez quelques -jours pour réfléchir. Jusque-là, les cornes exposées -d’une façon bien visible suffiront, je l’espère, -à vous garantir de tout événement fâcheux.»</p> - -<p>Cela dit, le comte se leva et sortit après avoir salué -profondément.</p> - -<p>Vicè, la fauve servante aux cheveux crépus, qui -venait pour emporter la théière et les tasses, avait, -en montant lentement l’escalier de la terrasse, entendu -la fin de la conversation; elle nourrissait contre -Paul d’Aspremont toute l’aversion qu’une paysanne -des Abruzzes apprivoisée à peine par deux ou trois -ans de domesticité, peut avoir à l’endroit d’un <i>forestiere</i> -soupçonné de jettature; elle trouvait d’ailleurs -le comte Altavilla superbe, et ne concevait pas que -miss Ward pût lui préférer un jeune homme chétif<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[194]</a></span> -et pâle dont elle, Vicè, n’eût pas voulu, quand même -il n’aurait pas eu le fascino. Aussi, n’appréciant pas -la délicatesse de procédé du comte, et désirant soustraire -sa maîtresse, qu’elle aimait, à une nuisible -influence, Vicè se pencha vers l’oreille de miss Ward -et lui dit:</p> - -<p>«Le nom que vous cache le comte Altavilla, je le -sais, moi.</p> - -<p>—Je vous défends de me le dire, Vicè, si vous -tenez à mes bonnes grâces, répondit Alicia. Vraiment -toutes ces superstitions sont honteuses, et je les -braverai en fille chrétienne qui ne craint que Dieu.»</p> - -<h3 class="p4">VII</h3> - -<p class="p2">«Jettatore! jettatore! Ces mots s’adressaient bien -à moi, se disait Paul d’Aspremont en rentrant à -l’hôtel; j’ignore ce qu’ils signifient, mais ils doivent -assurément renfermer un sens injurieux ou moqueur. -Qu’ai-je dans ma personne de singulier, d’insolite -ou de ridicule pour attirer ainsi l’attention -d’une manière défavorable? Il me semble, quoique -l’on soit assez mauvais juge de soi-même, que je ne -suis ni beau, ni laid, ni grand, ni petit, ni maigre, -ni gros, et que je puis passer inaperçu dans la foule. -Ma mise n’a rien d’excentrique; je ne suis pas coiffé -d’un turban illuminé de bougies comme M. Jourdain -dans la cérémonie du <i>Bourgeois gentilhomme</i>; -je ne porte pas une veste brodée d’un soleil d’or dans<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[195]</a></span> -le dos; un nègre ne me précède pas jouant des timbales; -mon individualité parfaitement inconnue, du -reste, à Naples, se dérobe sous le vêtement uniforme, -domino de la civilisation moderne, et je suis dans -tout pareil aux élégants qui se promènent rue de Tolède -ou au largo du Palais, sauf un peu moins de -cravate, un peu moins d’épingle, un peu moins de -chemise brodée, un peu moins de gilet, un peu -moins de chaînes d’or et beaucoup moins de frisure.</p> - -<p>—Peut-être ne suis-je pas assez frisé!—Demain -je me ferai donner un coup de fer par le coiffeur de -l’hôtel. Cependant l’on a ici l’habitude de voir des -étrangers, et quelques imperceptibles différences de -toilette ne suffisent pas à justifier le mot mystérieux -et le geste bizarre que ma présence provoque. J’ai -remarqué, d’ailleurs, une expression d’antipathie et -d’effroi dans les yeux des gens qui s’écartaient de -mon chemin. Que puis-je avoir fait à ces gens que je -rencontre pour la première fois? Un voyageur, ombre -qui passe pour ne plus revenir, n’excite partout que -l’indifférence, à moins qu’il n’arrive de quelque région -éloignée et ne soit l’échantillon d’une race inconnue: -mais les paquebots jettent toutes les semaines -sur le môle des milliers de touristes dont je -ne diffère en rien. Qui s’en inquiète, excepté les facchini, -les hôteliers et les domestiques de place? Je -n’ai pas tué mon frère, puisque je n’en avais pas, et -je ne dois pas être marqué par Dieu du signe de -Caïn, et pourtant les hommes se troublent et s’éloignent -à mon aspect: à Paris, à Londres, à Vienne,<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[196]</a></span> -dans toutes les villes que j’ai habitées, je ne me suis -jamais aperçu que je produisisse un effet semblable; -l’on m’a trouvé quelquefois fier, dédaigneux, sauvage; -l’on m’a dit que j’affectais le <i>sneer</i> anglais, -que j’imitais lord Byron, mais j’ai reçu partout l’accueil -dû à un gentleman, et mes avances, quoique -rares, n’en étaient que mieux appréciées. Une traversée -de trois jours de Marseille à Naples ne peut pas -m’avoir changé à ce point d’être devenu odieux ou -grotesque, moi que plus d’une femme a distingué et -qui ai su toucher le cœur de miss Alicia Ward, une -délicieuse jeune fille, une créature céleste, un ange -de Thomas Moore!</p> - -<p>Ces réflexions, raisonnables assurément, calmèrent -un peu Paul d’Aspremont, et il se persuada -qu’il avait attaché à la mimique exagérée des Napolitains, -le peuple le plus gesticulateur du monde, un -sens dont elle était dénuée.</p> - -<p>Il était tard.—Tous les voyageurs, à l’exception -de Paul, avaient regagné leurs chambres respectives; -Gelsomina, l’une des servantes dont nous avons esquissé -la physionomie dans le conciliabule tenu à la -cuisine sous la présidence de Virgilio Falsacappa, -attendait que Paul fût rentré pour mettre les barres -de clôture à la porte. Nanella, l’autre fille, dont -c’était le tour de veiller, avait prié sa compagne plus -hardie de tenir sa place, ne voulant pas se rencontrer -avec le <i>forestiere</i> soupçonné de jettature; aussi -Gelsomina était-elle sous les armes: un énorme paquet -d’amulettes se hérissait sur sa poitrine, et cinq<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[197]</a></span> -petites cornes de corail tremblaient au lieu de pampilles -à la perle taillée de ses boucles d’oreilles; sa -main, repliée d’avance, tendait l’index et le petit -doigt avec une correction que le révérend curé Andréa -de Jorio, auteur de la <i>Mimica degli antichi investigata -nel gestire napoletano</i> eût assurément approuvée.</p> - -<p>La brave Gelsomina, dissimulant sa main derrière -un pli de sa jupe présenta le flambeau à M. d’Aspremont, -et dirigea sur lui un regard aigu, persistant, -presque provocateur, d’une expression si singulière, -que le jeune homme en baissa les yeux; circonstance -qui parut faire beaucoup de plaisir à cette belle -fille.</p> - -<p>A la voir immobile et droite, allongeant le flambeau -avec un geste de statue, le profil découpé par -une ligne lumineuse, l’œil fixe et flamboyant, on -eût dit la Némésis antique cherchant à déconcerter -un coupable.</p> - -<p>Lorsque le voyageur eut monté l’escalier et que le -bruit de ses pas se fut éteint dans le silence, Gelsomina -releva la tête d’un air de triomphe, et dit: -«Je lui ai joliment fait rentrer son regard dans la -prunelle, à ce vilain monsieur, que saint Janvier -confonde; je suis sûre qu’il ne m’arrivera rien de -fâcheux.»</p> - -<p>Paul dormit mal et d’un sommeil agité; il fut -tourmenté par toutes sortes de rêves bizarres se -rapportant aux idées qui avaient préoccupé sa veille: -il se voyait entouré de figures grimaçantes et monstrueuses,<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[198]</a></span> -exprimant la haine, la colère et la peur; -puis les figures s’évanouissaient; des doigts longs, -maigres, osseux, à phalanges noueuses, sortant de -l’ombre et rougis d’une clarté infernale, le menaçaient -en faisant des signes cabalistiques; les ongles -de ces doigts, se recourbant en griffes de tigre, -en serres de vautour, s’approchaient de plus en -plus de son visage et semblaient chercher à lui -vider l’orbite des yeux. Par un effort suprême, il -parvint à écarter ces mains, voltigeant sur des ailes -de chauve-souris; mais aux mains crochues succédèrent -des massacres de bœufs, de buffles et de cerfs, -crânes blanchis animés d’une vie morte, qui l’assaillaient -de leurs cornes et de leurs ramures et le -forçaient à se jeter à la mer, où il se déchirait le -corps sur une forêt de corail aux branches pointues -ou bifurquées;—une vague le rapportait à la côte, -moulu, brisé, à demi mort; et, comme le don Juan -de lord Byron, il entrevoyait à travers son évanouissement -une tête charmante qui se penchait vers lui;—ce -n’était pas Haydée, mais Alicia, plus belle encore -que l’être imaginaire créé par le poëte. La jeune -fille faisait de vains efforts pour tirer sur le sable le -corps que la mer voulait reprendre, et demandait à -Vicè, la fauve servante, une aide que celle-ci lui refusait -en riant d’un rire féroce: les bras d’Alicia se fatiguaient, -et Paul retombait au gouffre.</p> - -<p>Ces fantasmagories confusément effrayantes, vaguement -horribles, et d’autres plus insaisissables -encore rappelant les fantômes informes ébauchés<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[199]</a></span> -dans l’ombre opaque des aquatintes de Goya torturèrent -le dormeur jusqu’aux premières lueurs du -matin; son âme, affranchie par l’anéantissement du -corps, semblait deviner ce que sa pensée éveillée ne -pouvait comprendre, et tâchait de traduire ses -pressentiments en image dans la chambre noire du -rêve.</p> - -<p>Paul se leva brisé, inquiet, comme mis sur la -trace d’un malheur caché par ces cauchemars dont -il craignait de sonder le mystère; il tournait autour -du fatal secret, fermant les yeux pour ne pas voir et -les oreilles pour ne pas entendre; jamais il n’avait -été plus triste; il doutait même d’Alicia; l’air de fatuité -heureuse du comte napolitain, la complaisance -avec laquelle la jeune fille l’écoutait, la mine approbative -du commodore, tout cela lui revenait en mémoire -enjolivé de mille détails cruels, lui noyait le -cœur d’amertume et ajoutait encore à sa mélancolie.</p> - -<p>La lumière a ce privilége de dissiper le malaise -causé par les visions nocturnes. Smarra, offusqué, -s’enfuit en agitant ses ailes membraneuses, lorsque -le jour tire ses flèches d’or dans la chambre par l’interstice -des rideaux.—Le soleil brillait d’un éclat -joyeux, le ciel était pur, et sur le bleu de la mer -scintillaient des millions de paillettes: peu à peu -Paul se rasséréna; il oublia ses rêves fâcheux et les -impressions bizarres de la veille, ou, s’il y pensait, -c’était pour s’accuser d’extravagance.</p> - -<p>Il alla faire un tour à Chiaja pour s’amuser du -spectacle de la pétulance napolitaine; les marchands<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[200]</a></span> -criaient leurs denrées sur des mélopées bizarres en -dialecte populaire, inintelligible pour lui qui ne savait -que l’italien, avec des gestes désordonnés et une -furie d’action inconnue dans le Nord; mais toutes les -fois qu’il s’arrêtait près d’une boutique, le marchand -prenait un air alarmé, murmurait quelque imprécation -à mi-voix, et faisait le geste d’allonger les -doigts comme s’il eût voulu le poignarder de l’auriculaire -et de l’index; les commères, plus hardies, -l’accablaient d’injures et lui montraient le -poing.</p> - -<h3 class="p4">VIII</h3> - -<p class="p2">M. d’Aspremont crut, en s’entendant injurier par -la populace de Chiaja, qu’il était l’objet de ces litanies -grossièrement burlesques dont les marchands -de poisson régalent les gens bien mis qui traversent -le marché; mais une répulsion si vive, un effroi si -vrai se peignaient dans tous les yeux, qu’il fut bien -forcé de renoncer à cette interprétation; le mot <i>jettatore</i>, -qui avait déjà frappé ses oreilles au théâtre de -San Carlino, fut encore prononcé, et avec une expression -menaçante cette fois; il s’éloigna donc à pas -lents, ne fixant plus sur rien ce regard, cause de tant -de trouble. En longeant les maisons pour se soustraire -à l’attention publique, Paul arriva à un étalage -de bouquiniste; il s’y arrêta, remua et ouvrit quelques<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[201]</a></span> -livres, en manière de contenance: il tournait -ainsi le dos aux passants, et sa figure à demi cachée -par les feuillets évitait toute occasion d’insulte. Il -avait bien pensé un instant à charger cette canaille -à coups de canne; la vague terreur superstitieuse -qui commençait à s’emparer de lui l’en avait empêché. -Il se souvint qu’ayant une fois frappé un cocher -insolent d’une légère badine, il l’avait attrapé à la -tempe et tué sur le coup, meurtre involontaire dont -il ne s’était pas consolé. Après avoir pris et reposé -plusieurs volumes dans leur case, il tomba sur le -traité de la <i>jettatura</i> du signor Niccolo Valetta; ce -titre rayonna à ses yeux en caractères de flamme, et -le livre lui parut placé là par la main de la fatalité; -il jeta au bouquiniste, qui le regardait d’un air narquois, -en faisant brimbaler deux ou trois cornes -noires mêlées aux breloques de sa montre, les six ou -huit carlins, prix du volume, et courut à l’hôtel s’enfermer -dans sa chambre pour commencer cette lecture -qui devait éclaircir et fixer les doutes dont il -était obsédé depuis son séjour à Naples.</p> - -<p>Le bouquin du signor Valetta est aussi répandu à -Naples que les <i>Secrets du grand Albert</i>, l’<i>Etteila</i> ou la -<i>Clef des songes</i> peuvent l’être à Paris. Valetta définit -la jettature, enseigne à quelles marques on peut la -reconnaître, par quels moyens on s’en préserve; il -divise les jettatori en plusieurs classes, d’après leur -degré de malfaisance, et agite toutes les questions -qui se rattachent à cette grave matière.</p> - -<p>S’il eût trouvé ce livre à Paris, d’Aspremont l’eût<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[202]</a></span> -feuilleté distraitement comme un vieil almanach farci -d’histoires ridicules, et eût ri du sérieux avec lequel -l’auteur traite ces billevesées; dans la disposition -d’esprit où il était, hors de son milieu naturel, préparé -à la crédulité par une foule de petits incidents, -il le lut avec un secrète horreur, comme un profane -épelant sur un grimoire des évocations d’esprits et -des formules de cabale. Quoiqu’il n’eût pas cherché -à les pénétrer, les secrets de l’enfer se révélaient à -lui; il ne pouvait plus s’empêcher de les savoir, et il -avait maintenant la conscience de son pouvoir fatal: -il était jettatore! Il fallait bien en convenir vis-à-vis -de lui-même: tous les signes distinctifs décrits par -Valetta, il les possédait.</p> - -<p>Quelquefois il arrive qu’un homme qui jusque-là -s’était cru doué d’une santé parfaite, ouvre par hasard -ou par distraction un livre de médecine, et, en -lisant la description pathologique d’une maladie, s’en -reconnaisse atteint; éclairé par une lueur fatale, il -sent à chaque symptôme rapporté tressaillir douloureusement -en lui quelque organe obscur, quelque -fibre cachée dont le jeu lui échappait, et il pâlit en -comprenant si prochaine une mort qu’il croyait bien -éloignée.—Paul éprouva un effet analogue.</p> - -<p>Il se mit devant une glace et se regarda avec une -intensité effrayante: cette perfection disparate, composée -de beautés qui ne se trouvent pas ordinairement -ensemble, le faisait plus que jamais ressembler -à l’archange déchu, et rayonnait sinistrement dans -le fond noir du miroir; les fibrilles de ses prunelles<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[203]</a></span> -se tordaient comme des vipères convulsives; ses sourcils -vibraient pareils à l’arc d’où vient de s’échapper -la flèche mortelle; la ride blanche de son front faisait -penser à la cicatrice d’un coup de foudre, et -dans ses cheveux rutilants paraissaient flamber des -flammes infernales; la pâleur marmoréenne de la -peau donnait encore plus de relief à chaque trait de -cette physionomie vraiment terrible.</p> - -<p>Paul se fit peur à lui-même: il lui semblait que les -effluves de ses yeux, renvoyées par le miroir, lui revenaient -en dards empoisonnés: figurez-vous Méduse -regardant sa tête horrible et charmante dans le fauve -reflet d’un bouclier d’airain.</p> - -<p>L’on nous objectera peut-être qu’il est difficile de -croire qu’un jeune homme du monde, imbu de la -science moderne, ayant vécu au milieu du scepticisme -de la civilisation, ait pu prendre au sérieux un -préjugé populaire, et s’imaginer être doué fatalement -d’une malfaisance mystérieuse. Mais nous répondrons -qu’il y a un magnétisme irrésistible dans -la pensée générale, qui vous pénètre malgré vous, et -contre lequel une volonté unique ne lutte pas toujours -efficacement: tel arrive à Naples se moquant -de la jettature, qui finit par se hérisser de précautions -cornues et fuir avec terreur tout individu à -l’œil suspect. Paul d’Aspremont se trouvait dans une -position encore plus grave:—il avait lui-même le -fascino,—et chacun l’évitait, ou faisait en sa présence -les signes préservatifs recommandés par le signor -Valetta. Quoique sa raison se révoltât contre<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[204]</a></span> -une pareille appréciation, il ne pouvait s’empêcher -de reconnaître qu’il présentait tous les indices dénonciateurs -de la jettature.—L’esprit humain, -même le plus éclairé, garde toujours un coin sombre, -où s’accroupissent les hideuses chimères de la -crédulité, où s’accrochent les chauves-souris de la -superstition. La vie ordinaire elle-même est si pleine -de problèmes insolubles, que l’impossible y devient -probable. On peut croire ou nier tout: à un certain -point de vue, le rêve existe autant que la réalité.</p> - -<p>Paul se sentit pénétré d’une immense tristesse.—Il -était un monstre!—Bien que doué des instincts -les plus affectueux et de la nature la plus bienveillante, -il portait le malheur avec lui;—son regard, -involontairement chargé de venin, nuisait à ceux sur -qui il s’arrêtait, quoique dans une intention sympathique. -Il avait l’affreux privilége de réunir, de -concentrer, de distiller les miasmes morbides, les -électricités dangereuses, les influences fatales de -l’atmosphère, pour les darder autour de lui. Plusieurs -circonstances de sa vie, qui jusque-là lui -avaient semblé obscures et dont il avait vaguement -accusé le hasard, s’éclairaient maintenant d’un jour -livide: il se rappelait toutes sortes de mésaventures -énigmatiques, de malheurs inexpliqués, de -catastrophes sans motifs dont il tenait à présent -le mot; des concordances bizarres s’établissaient -dans son esprit et le confirmaient dans la triste opinion -qu’il avait prise de lui-même.</p> - -<p>Il remonta sa vie année par année; il se rappela sa<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[205]</a></span> -mère morte en lui donnant le jour, la fin malheureuse -de ses petits amis de collége, dont le plus cher -s’était tué en tombant d’un arbre, sur lequel lui, -Paul, le regardait grimper; cette partie de canot si -joyeusement commencée avec deux camarades, et -d’où il était revenu seul, après des efforts inouïs -pour arracher des herbes les corps des pauvres enfants -noyés par le chavirement de la barque; l’assaut -d’armes où son fleuret, brisé près du bouton et transformé -ainsi en épée, avait blessé si dangereusement -son adversaire,—un jeune homme qu’il aimait beaucoup:—à -coup sûr, tout cela pouvait s’expliquer -rationnellement, et Paul l’avait fait ainsi jusqu’alors; -pourtant, ce qu’il y avait d’accidentel et de fortuit -dans ces événements lui paraissait dépendre d’une -autre cause depuis qu’il connaissait le livre de Valetta:—l’influence -fatale, le fascino, la jettatura—devaient -réclamer leur part de ces catastrophes. Une -telle continuité de malheurs autour du même personnage -n’était pas <i>naturelle</i>.</p> - -<p>Une autre circonstance plus récente lui revint -en mémoire, avec tous ses détails horribles, et ne -contribua pas peu à l’affermir dans sa désolante -croyance.</p> - -<p>A Londres, il allait souvent au théâtre de la Reine, -où la grâce d’une jeune danseuse anglaise l’avait particulièrement -frappé. Sans en être plus épris qu’on -ne l’est d’une gracieuse figure de tableau ou de gravure, -il la suivait du regard parmi ses compagnes du -corps de ballet, à travers le tourbillon des manœuvres<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[206]</a></span> -chorégraphiques; il aimait ce visage doux et -mélancolique, cette pâleur délicate que ne rougissait -jamais l’animation de la danse, ces beaux cheveux -d’un blond soyeux et lustré, couronnés, suivant le -rôle, d’étoiles ou de fleurs, ce long regard perdu dans -l’espace, ces épaules d’une chasteté virginale frissonnant -sous la lorgnette, ces jambes qui soulevaient -à regret leurs nuages de gaze et luisaient sous la soie -comme le marbre d’une statue antique; chaque fois -qu’elle passait devant la rampe, il la saluait de quelque -petit signe d’admiration furtif, ou s’armait de -son lorgnon pour la mieux voir.</p> - -<p>Un soir, la danseuse, emportée par le vol circulaire -d’une valse, rasa de plus près cette étincelante -ligne de feu qui sépare au théâtre le monde idéal du -monde réel; ses légères draperies de sylphide palpitaient -comme des ailes de colombe prêtes à prendre -l’essor. Un bec de gaz tira sa langue bleue et -blanche, et atteignit l’étoffe aérienne. En un moment -la flamme environna la jeune fille, qui dansa quelques -secondes comme un feu follet au milieu d’une -lueur rouge, et se jeta vers la coulisse, éperdue, folle -de terreur, dévorée vive par ses vêtements incendiés.—Paul -avait été très-douloureusement ému de ce -malheur, dont parlèrent tous les journaux du temps, -où l’on pourrait retrouver le nom de la victime, si -l’on était curieux de le savoir. Mais son chagrin n’était -pas mélangé de remords. Il ne s’attribuait aucune -part dans l’accident qu’il déplorait plus que -personne.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[207]</a></span></p> - -<p>Maintenant il était persuadé que son obstination à -la poursuivre du regard n’avait pas été étrangère à -la mort de cette charmante créature. Il se considérait -comme son assassin; il avait horreur de lui-même et -aurait voulu n’être jamais né.</p> - -<p>A cette prostration succéda une réaction violente; -il se mit à rire d’un rire nerveux, jeta au diable le -livre de Valetta et s’écria: «Vraiment je deviens imbécile -ou fou! Il faut que le soleil de Naples m’ait -tapé sur la tête. Que diraient mes amis du club s’ils -apprenaient que j’ai sérieusement agité dans ma -conscience cette belle question—à savoir, si je suis -ou non—jettatore!</p> - -<p>Paddy frappa discrètement à la porte.—Paul -ouvrit, et le groom, formaliste dans son service, lui -présenta sur le cuir verni de sa casquette, en s’excusant -de ne pas avoir de plateau d’argent, une lettre -de la part de miss Alicia.</p> - -<p>M. d’Aspremont rompit le cachet et lut ce qui -suit:</p> - -<p>«Est-ce que vous me boudez, Paul?—Vous n’êtes -pas venu hier soir, et votre sorbet au citron s’est -fondu mélancoliquement sur la table. Jusqu’à neuf -heures j’ai eu l’oreille aux aguets, cherchant à distinguer -le bruit des roues de votre voiture à travers -le chant obstiné des grillons et les ronflements des -tambours de basque; alors il a fallu perdre tout espoir, -et j’ai querellé le commodore. Admirez comme -les femmes sont justes!—Pulcinella avec son nez -noir, don Limon et donna Pangrazia ont donc bien du<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[208]</a></span> -charme pour vous? car je sais par ma police que -vous avez passé votre soirée à San-Carlino. De ces prétendues -lettres importantes, vous n’en avez pas écrit -une seule. Pourquoi ne pas avouer tout bonnement -et tout bêtement que vous êtes jaloux du comte Altavilla? -Je vous croyais plus orgueilleux, et cette -modestie de votre part me touche.—N’ayez aucune -crainte, M. d’Altavilla est trop beau, et je n’ai pas le -goût des Apollons à breloques. Je devrais afficher à -votre endroit un mépris superbe et vous dire que je -ne me suis pas aperçue de votre absence; mais la -vérité est que j’ai trouvé le temps fort long, que j’étais -de très-mauvaise humeur, très-nerveuse, et que -j’ai manqué de battre Vicè qui riait comme une folle—je -ne sais pourquoi, par exemple. A. W.»</p> - -<p>Cette lettre enjouée et moqueuse ramena tout à -fait les idées de Paul aux sentiments de la vie réelle. -Il s’habilla, ordonna de faire avancer la voiture, et -bientôt le voltairien Scazziga fit claquer son fouet incrédule -aux oreilles de ses bêtes qui se lancèrent au -galop sur le pavé de lave, à travers la foule toujours -compacte sur le quai de Santa-Lucia.</p> - -<p>«Scazziga, quelle mouche vous pique? vous allez -causer quelque malheur!» s’écria M. d’Aspremont. -Le cocher se retourna vivement pour répondre, et le -regard irrité de Paul l’atteignit en plein visage.—Une -pierre qu’il n’avait pas vue souleva une des roues -de devant, et il tomba de son siége par la violence du -heurt, mais sans lâcher ses rênes.—Agile comme -un singe, il remonta d’un saut à sa place, ayant<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[209]</a></span> -au front une bosse grosse comme un œuf de poule.</p> - -<p>«Du diable si je me retourne maintenant quand -tu me parleras!—grommela-t-il entre ses dents. -Timberio, Falsacappa et Gelsomina avaient raison,—c’est -un jettatore! Demain, j’achèterai une paire de -cornes. Si ça ne peut pas faire de bien, ça ne peut -pas faire de mal.»</p> - -<p>Ce petit incident fut désagréable à Paul; il le ramenait -dans le cercle magique dont il voulait sortir: -une pierre se trouve tous les jours sous la roue -d’une voiture, un cocher maladroit se laisse choir -de son siége—rien n’est plus simple et plus vulgaire. -Cependant l’<i>effet</i> avait suivi la <i>cause</i> de si près, -la chute de Scazziga coïncidait si justement avec le -<i>regard</i> qu’il lui avait lancé, que ses appréhensions -lui revinrent:</p> - -<p>«J’ai bien envie, se dit-il, de quitter dès demain -ce pays extravagant, où je sens ma cervelle ballotter -dans mon crâne comme une noisette sèche dans sa -coquille. Mais si je confiais mes craintes à miss Ward, -elle en rirait, et le climat de Naples est favorable à -sa santé.—Sa santé! mais elle se portait bien -avant de me connaître! Jamais ce nid de cygnes balancé -sur les eaux, qu’on nomme l’Angleterre, n’avait -produit une enfant plus blanche et plus rose! -La vie éclatait dans ses yeux pleins de lumière, s’épanouissait -sur ses joues fraîches et satinées; un -sang riche et pur courait en veines bleues sous sa -peau transparente; on sentait à travers sa beauté -une force gracieuse! Comme sous mon regard elle a<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[210]</a></span> -pâli, maigri, changé! comme ses mains délicates -devenaient fluettes! Comme ses yeux si vifs s’entouraient -de pénombres attendries! On eût dit que la -consomption lui posait ses doigts osseux sur l’épaule.—En -mon absence, elle a bien vite repris ses vives -couleurs; le souffle joue librement dans sa poitrine -que le médecin interrogeait avec crainte; délivrée -de mon influence funeste, elle vivrait de longs jours.—N’est-ce -pas moi qui la tue?—L’autre soir, n’a-t-elle -pas éprouvé, pendant que j’étais là, une souffrance -si aiguë, que ses joues se sont décolorées -comme au souffle froid de la mort?—Ne lui fais-je -pas la jettatura sans le vouloir?—Mais peut-être -aussi n’y a-t-il là rien que de naturel.—Beaucoup -de jeunes Anglaises ont des prédispositions aux maladies -de poitrine.»</p> - -<p>Ces pensées occupèrent Paul d’Aspremont pendant -la route. Lorsqu’il se présenta sur la terrasse, séjour -habituel de miss Ward et du commodore, les immenses -cornes des bœufs de Sicile, présent du comte -d’Altavilla, recourbaient leurs croissants jaspés à l’endroit -le plus en vue. Voyant que Paul les remarquait, -le commodore devint bleu: ce qui était sa manière -de rougir, car, moins délicat que sa nièce, il avait -reçu les confidences de Vicè...</p> - -<p>Alicia, avec un geste de parfait dédain, fit signe à -la servante d’emporter les cornes et fixa sur Paul -son bel œil plein d’amour, de courage et de foi.</p> - -<p>«Laissez-les à leur place, dit Paul à Vicè; elles -sont fort belles.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[211]</a></span></p> - -<h3 class="p4">IX</h3> - -<p class="p2">L’observation de Paul sur les cornes données par -le comte Altavilla parut faire plaisir au commodore; -Vicè sourit, montrant sa denture dont les canines -séparées et pointues brillaient d’une blancheur féroce; -Alicia, d’un coup de paupière rapide, sembla -poser à son ami une question qui resta sans réponse.</p> - -<p>Un silence gênant s’établit.</p> - -<p>Les premières minutes d’une visite même cordiale, -familière, attendue et renouvelée tous les -jours, sont ordinairement embarrassées. Pendant -l’absence, n’eût-elle duré que quelques heures, il -s’est reformé autour de chacun une atmosphère invisible -contre laquelle se brise l’effusion. C’est -comme une glace parfaitement transparente qui -laisse apercevoir le paysage et que ne traverserait -pas le vol d’une mouche. Il n’y a rien en apparence, -et pourtant on sent l’obstacle.</p> - -<p>Une arrière-pensée dissimulée par un grand usage -du monde préoccupait en même temps les trois personnages -de ce groupe habituellement plus à son -aise. Le commodore tournait ses pouces avec un -mouvement machinal; d’Aspremont regardait obstinément -les pointes noires et polies des cornes qu’il -avait défendu à Vicè d’emporter, comme un naturaliste -cherchant à classer, d’après un fragment, une -espèce inconnue; Alicia passait son doigt dans la<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[212]</a></span> -rosette du large ruban qui ceignait son peignoir de -mousseline, faisant mine d’en resserrer le nœud.</p> - -<p>Ce fut miss Ward qui rompit la glace la première, -avec cette liberté enjouée des jeunes filles anglaises, -si modestes et si réservées, cependant, après le mariage.</p> - -<p>«Vraiment, Paul, vous n’êtes guère aimable depuis -quelque temps. Votre galanterie est-elle une -plante de serre froide qui ne peut s’épanouir qu’en -Angleterre, et dont la haute température de ce climat -gêne le développement? Comme vous étiez attentif, -empressé, toujours aux petits soins, dans notre cottage -du Lincolnshire! Vous m’abordiez la bouche en -cœur, la main sur la poitrine, irréprochablement -frisé, prêt à mettre un genou en terre devant l’idole -de votre âme;—tel, enfin, qu’on représente les -amoureux sur les vignettes de roman.</p> - -<p>—Je vous aime toujours, Alicia, répondit d’Aspremont -d’une voix profonde, mais sans quitter des -yeux les cornes suspendues à l’une des colonnes antiques -qui soutenaient le plafond de pampres.</p> - -<p>—Vous dites cela d’un ton si lugubre, qu’il faudrait -être bien coquette pour le croire, continua miss -Ward;—j’imagine que ce qui vous plaisait en moi, -c’était mon teint pâle, ma diaphanéité, ma grâce -ossianesque et vaporeuse; mon état de souffrance -me donnait un certain charme romantique que j’ai -perdu.</p> - -<p>—Alicia! jamais vous ne fûtes plus belle.</p> - -<p>—Des mots, des mots, des mots, comme dit Shakspeare.<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[213]</a></span> -Je suis si belle que vous ne daignez pas me -regarder.»</p> - -<p>En effet, les yeux de M. d’Aspremont ne s’étaient -pas dirigés une seule fois vers la jeune fille.</p> - -<p>«Allons, fit-elle avec un grand soupir comiquement -exagéré, je vois que je suis devenue une grosse -et forte paysanne, bien fraîche, bien colorée, bien -rougeaude, sans la moindre distinction, incapable de -figurer au bal d’Almacks, ou dans un livre de beautés, -séparée d’un sonnet admiratif par une feuille de -papier de soie.</p> - -<p>—Miss Ward, vous prenez plaisir à vous calomnier, -dit Paul les paupières baissées.</p> - -<p>—Vous feriez mieux de m’avouer franchement -que je suis affreuse.—C’est votre faute aussi, commodore; -avec vos ailes de poulet, vos noix de côtelettes, -vos filets de bœuf, vos petits verres de vin des -Canaries, vos promenades à cheval, vos bains de mer, -vos exercices gymnastiques, vous m’avez fabriqué -cette fatale santé bourgeoise qui dissipe les illusions -poétiques de M. d’Aspremont.</p> - -<p>—Vous tourmentez M. d’Aspremont et vous vous -moquez de moi, dit le commodore interpellé; mais, -certainement, le filet de bœuf est substantiel et le vin -des Canaries n’a jamais nui à personne.</p> - -<p>—Quel désappointement, mon pauvre Paul! -quitter une nixe, un elfe, une willis, et retrouver ce -que les médecins et les parents appellent une jeune -personne bien constituée!—Mais écoutez-moi, -puisque vous n’avez plus le courage de m’envisager,<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[214]</a></span> -et frémissez d’horreur.—Je pèse sept onces de plus -qu’à mon départ d’Angleterre.</p> - -<p>—Huit onces! interrompit avec orgueil le commodore, -qui soignait Alicia comme eût pu le faire -la mère la plus tendre.</p> - -<p>—Est-ce huit onces précisément? Oncle terrible, -vous voulez donc désenchanter à tout jamais M. d’Aspremont?» -fit Alicia en affectant un découragement -moqueur.</p> - -<p>Pendant que la jeune fille le provoquait par ces -coquetteries, qu’elle ne se fût pas permises, même -envers son fiancé, sans de graves motifs, M. d’Aspremont, -en proie à son idée fixe et ne voulant pas -nuire à miss Ward par son regard fatal, attachait ses -yeux aux cornes talismaniques ou les laissait errer -vaguement sur l’immense étendue bleue qu’on découvre -du haut de la terrasse.</p> - -<p>Il se demandait s’il n’était pas de son devoir de -fuir Alicia, dût-il passer pour un homme sans foi et -sans honneur, et d’aller finir sa vie dans quelque île -déserte où, du moins, sa jettature s’éteindrait faute -d’un regard humain pour l’absorber.</p> - -<p>«Je vois, dit Alicia continuant sa plaisanterie, ce -qui vous rend si sombre et si sérieux; l’époque de -notre mariage est fixée à un mois; et vous reculez à -l’idée de devenir le mari d’une pauvre campagnarde -qui n’a plus la moindre élégance. Je vous rends votre -parole: vous pourrez épouser mon amie miss -Sarah Templeton, qui mange des pickles et boit du -vinaigre pour être mince!»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[215]</a></span></p> - -<p>Cette imagination la fit rire de ce rire argentin et -clair de la jeunesse. Le commodore et Paul s’associèrent -franchement à son hilarité.</p> - -<p>Quand la dernière fusée de sa gaieté nerveuse se -fut éteinte, elle vint à d’Aspremont, le prit par la -main, le conduisit au piano placé à l’angle de la terrasse, -et lui dit en ouvrant un cahier de musique sur -le pupitre:</p> - -<p>«Mon ami, vous n’êtes pas en train de causer aujourd’hui -et, «ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, -on le chante;» vous allez donc faire votre partie -dans ce duettino, dont l’accompagnement n’est pas -difficile; ce ne sont presque que des accords plaqués.»</p> - -<p>Paul s’assit sur le tabouret, miss Alicia se mit -debout près de lui, de manière à pouvoir suivre le -chant sur la partition. Le commodore renversa sa -tête, allongea ses jambes et prit une pose de béatitude -anticipée, car il avait des prétentions au dilettantisme -et affirmait adorer la musique; mais dès la -sixième mesure il s’endormait du sommeil des justes; -sommeil qu’il s’obstinait, malgré les railleries -de sa nièce, à appeler une extase,—quoiqu’il lui arrivât -quelquefois de ronfler, symptôme médiocrement -extatique.</p> - -<p>Le duettino était une vive et légère mélodie, dans -le goût de Cimarosa, sur des paroles de Métastase, et -que nous ne saurions mieux définir qu’en la comparant -à un papillon traversant à plusieurs reprises un -rayon de soleil.</p> - -<p>La musique a le pouvoir de chasser les mauvais<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[216]</a></span> -esprits: au bout de quelques phrases, Paul ne pensait -plus aux doigts conjurateurs, aux cornes magiques, -aux amulettes de corail; il avait oublié le terrible -bouquin du signor Valetta et toutes les rêveries -de la jettatura. Son âme montait gaiement, avec la -voix d’Alicia, dans un air pur et lumineux.</p> - -<p>Les cigales faisaient silence comme pour écouter, -et la brise de mer qui venait de se lever emportait les -notes avec les pétales des fleurs tombées des vases -sur le rebord de la terrasse.</p> - -<p>«Mon oncle dort comme les sept dormants dans -leur grotte. S’il n’était pas coutumier du fait, il y -aurait de quoi froisser notre amour-propre de virtuoses, -dit Alicia en refermant le cahier. Pendant qu’il -repose, voulez-vous faire un tour de jardin avec moi, -Paul? je ne vous ai pas encore montré mon paradis.»</p> - -<p>Et elle prit à un clou planté dans l’une des colonnes, -où il était suspendu par des brides, un large -chapeau de paille de Florence.</p> - -<p>Alicia professait en fait d’horticulture les principes -les plus bizarres; elle ne voulait pas qu’on cueillît -les fleurs ni qu’on taillât les branches; et ce qui -l’avait charmée dans la villa, c’était, comme nous -l’avons dit, l’état sauvagement inculte du jardin.</p> - -<p>Les deux jeunes gens se frayaient une route au milieu -des massifs qui se rejoignaient aussitôt après leur -passage. Alicia marchait devant et riait de voir Paul -cinglé derrière elle par les branches de lauriers-roses -qu’elle déplaçait. A peine avait-elle fait une -vingtaine de pas, que la main verte d’un rameau,<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[217]</a></span> -comme pour faire une espièglerie végétale, saisit et -retint son chapeau de paille en l’élevant si haut, que -Paul ne put le reprendre.</p> - -<p>Heureusement, le feuillage était touffu, et le soleil -jetait à peine quelques sequins d’or sur le sable à -travers les interstices des ramures.</p> - -<p>«Voici ma retraite favorite,» dit Alicia, en désignant -à Paul un fragment de roche aux cassures pittoresques, -que protégeait un fouillis d’orangers, de -cédrats, de lentisques et de myrtes.</p> - -<p>Elle s’assit dans une anfractuosité taillée en forme -de siége, et fit signe à Paul de s’agenouiller devant -elle sur l’épaisse mousse sèche qui tapissait le pied -de la roche.</p> - -<p>«Mettez vos deux mains dans les miennes et regardez-moi -bien en face. Dans un mois, je serai -votre femme. Pourquoi vos yeux évitent-ils les -miens?»</p> - -<p>En effet, Paul, revenu à ses rêveries de jettature, -détournait la vue.</p> - -<p>«Craignez-vous d’y lire une pensée contraire ou -coupable? Vous savez que mon âme est à vous depuis -le jour où vous avez apporté à mon oncle la lettre de -recommandation dans le parloir de Richmond. Je -suis de la race de ces Anglaises tendres, romanesques -et fières, qui prennent en une minute un amour qui -dure toute la vie—plus que la vie peut-être,—et -qui sait aimer sait mourir. Plongez vos regards dans -les miens, je le veux; n’essayez pas de baisser la paupière, -ne vous détournez pas, ou je penserai qu’un<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[218]</a></span> -gentleman qui ne doit craindre que Dieu se laisse effrayer -par de viles superstitions. Fixez sur moi cet -œil que vous croyez si terrible et qui m’est si doux, -car j’y vois votre amour, et jugez si vous me trouvez -assez jolie encore pour me mener, quand nous serons -mariés, promener à Hyde-Park en calèche découverte.</p> - -<p>Paul, éperdu, fixait sur Alicia un long regard -plein de passion et d’enthousiasme.—Tout à coup la -jeune fille pâlit; une douleur lancinante lui traversa -le cœur comme un fer de flèche: il sembla que -quelque fibre se rompait dans sa poitrine, et elle -porta vivement son mouchoir à ses lèvres. Une goutte -rouge tacha la fine batiste, qu’Alicia replia d’un geste -rapide.</p> - -<p>«Oh! merci, Paul; vous m’avez rendue bien heureuse, -car je croyais que vous ne m’aimiez plus!»</p> - -<h3 class="p4">X</h3> - -<p class="p2">Le mouvement d’Alicia pour cacher son mouchoir -n’avait pu être si prompt que M. d’Aspremont ne l’aperçût; -une pâleur affreuse couvrit les traits de -Paul, car une preuve irrécusable de son fatal pouvoir -venait de lui être donnée, et les idées les plus -sinistres lui traversaient la cervelle; la pensée du -suicide se présenta même à lui; n’était-il pas de son -devoir de supprimer comme un être malfaisant et -d’anéantir ainsi la cause involontaire de tant de malheurs?<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[219]</a></span> -Il eût accepté pour son compte les épreuves -les plus dures et porté courageusement le poids de la -vie; mais donner la mort à ce qu’il aimait le mieux -au monde, n’était-ce pas aussi par trop horrible?</p> - -<p>L’héroïque jeune fille avait dominé la sensation de -douleur, suite du regard de Paul, et qui coïncidait si -étrangement avec les avis du comte Altavilla.—Un -esprit moins ferme eût pu se frapper de ce résultat, -sinon surnaturel, du moins difficilement explicable; -mais, nous l’avons dit, l’âme d’Alicia était religieuse -et non superstitieuse. Sa foi inébranlable en ce qu’il -faut croire rejetait comme des contes de nourrice -toutes ces histoires d’influences mystérieuses, et se -riait des préjugés populaires les plus profondément -enracinés.—D’ailleurs, eût-elle admis la jettature -comme réelle, en eût-elle reconnu chez Paul -les signes évidents, son cœur tendre et fier n’aurait -pas hésité une seconde.—Paul n’avait commis aucune -action où la susceptibilité la plus délicate pût -trouver à reprendre, et miss Ward eût préféré tomber -morte sous ce regard, prétendu si funeste, à reculer -devant un amour accepté par elle avec le consentement -de son oncle et que devait couronner -bientôt le mariage. Miss Alicia Ward ressemblait un -peu à ces héroïnes de Shakspeare chastement hardies, -virginalement résolues, dont l’amour subit n’en -est pas moins pur et fidèle, et qu’une seule minute -lie pour toujours; sa main avait pressé celle de Paul, -et nul homme au monde ne devait plus l’enfermer -dans ses doigts. Elle regardait sa vie comme enchaînée,<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[220]</a></span> -et sa pudeur se fût révoltée à l’idée seule d’un -autre hymen.</p> - -<p>Elle montra donc une gaieté réelle ou si bien -jouée, qu’elle eût trompé l’observateur le plus fin, et, -relevant Paul, toujours à genoux à ses pieds, elle le -promena à travers les allées obstruées de fleurs et de -plantes de son jardin inculte, jusqu’à une place où la -végétation, en s’écartant, laissait apercevoir la mer -comme un rêve bleu d’infini.—Cette sérénité lumineuse -dispersa les pensées sombres de Paul: Alicia -s’appuyait sur le bras du jeune homme avec un abandon -confiant, comme si déjà elle eût été sa femme. -Par cette pure et muette caresse, insignifiante de la -part de toute autre, décisive de la sienne, elle se donnait -à lui plus formellement encore, le rassurant -contre ses terreurs, et lui faisant comprendre combien -peu la touchaient les dangers dont on la menaçait. -Quoiqu’elle eût imposé silence d’abord à Vicè, ensuite -à son oncle, et que le comte Altavilla n’eût -nommé personne, tout en recommandant de se préserver -d’une influence mauvaise, elle avait vite compris -qu’il s’agissait de Paul d’Aspremont; les obscurs -discours du beau Napolitain ne pouvaient faire allusion -qu’au jeune Français. Elle avait vu aussi que -Paul, cédant au préjugé si répandu à Naples, qui fait -un jettatore de tout homme d’une physionomie un -peu singulière, se croyait, par une inconcevable faiblesse -d’esprit, atteint du fascino, et détournait d’elle -ses yeux pleins d’amour, de peur de lui nuire par un -regard; pour combattre ce commencement d’idée<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[221]</a></span> -fixe, elle avait provoqué la scène que nous venons de -décrire, et dont le résultat contrariait l’intention, -car il ancra Paul plus que jamais dans sa fatale monomanie.</p> - -<p>Les deux amants regagnèrent la terrasse, où le -commodore, continuant à subir l’effet de la musique, -dormait encore mélodieusement sur son fauteuil de -bambou.—Paul prit congé, et miss Ward, parodiant -le geste d’adieu napolitain, lui envoya du bout des -doigts un imperceptible baiser en disant: «A demain, -Paul, n’est-ce pas?» d’une voix toute chargée de -suaves caresses.</p> - -<p>Alicia était en ce moment d’une beauté radieuse, -alarmante, presque surnaturelle, qui frappa son -oncle réveillé en sursaut par la sortie de Paul.—Le -blanc de ses yeux prenait des tons d’argent bruni et -faisait étinceler les prunelles comme des étoiles d’un -noir lumineux; ses joues se nuançaient aux pommettes -d’un rose idéal, d’une pureté et d’une ardeur -célestes, qu’aucun peintre ne posséda jamais sur sa -palette; ses tempes, d’une transparence d’agate, se -veinaient d’un réseau de petits filets bleus, et toute -sa chair semblait pénétrée de rayons; on eût dit que -l’âme lui venait à la peau.</p> - -<p>«Comme vous êtes belle aujourd’hui, Alicia! dit -le commodore.</p> - -<p>—Vous me gâtez, mon oncle; et si je ne suis pas -la plus orgueilleuse petite fille des trois royaumes, ce -n’est pas votre faute. Heureusement, je ne crois pas -aux flatteries, même désintéressées.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[222]</a></span></p> - -<p>—Belle, dangereusement belle, continua en lui-même -le commodore; elle me rappelle, trait pour -trait, sa mère, la pauvre Nancy, qui mourut à dix-neuf -ans. De tels anges ne peuvent rester sur terre: -il semble qu’un souffle les soulève et que des ailes -invisibles palpitent à leurs épaules; c’est trop blanc, -trop rose, trop pur, trop parfait; il manque à ces -corps éthérés le sang rouge et grossier de la vie. -Dieu, qui les prête au monde pour quelques jours, -se hâte de les reprendre. Cet éclat suprême m’attriste -comme un adieu.</p> - -<p>—Eh bien, mon oncle, puisque je suis si jolie, -reprit miss Ward, qui voyait le front du commodore -s’assombrir, c’est le moment de me marier: le voile -et la couronne m’iront bien.</p> - -<p>—Vous marier! êtes-vous donc si pressée de quitter -votre vieux peau-rouge d’oncle, Alicia?</p> - -<p>—Je ne vous quitterai pas pour cela; n’est-il pas -convenu avec M. d’Aspremont que nous demeurerons -ensemble? Vous savez bien que je ne puis vivre sans -vous.</p> - -<p>—M. d’Aspremont! M. d’Aspremont!... La noce -n’est pas encore faite.</p> - -<p>—N’a-t-il pas votre parole... et la mienne?—Sir -Joshua Ward n’y a jamais manqué.</p> - -<p>—Il a ma parole, c’est incontestable, répondit le -commodore évidemment embarrassé.</p> - -<p>—Le terme de six mois que vous avez fixé n’est-il -pas écoulé... depuis quelques jours? dit Alicia, dont -les joues pudiques rosirent encore davantage, car<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[223]</a></span> -cet entretien, nécessaire au point où en étaient les -choses, effarouchait sa délicatesse de sensitive.</p> - -<p>—Ah! tu as compté les mois, petite fille; fiez-vous -donc à ces mines discrètes!</p> - -<p>—J’aime M. d’Aspremont, répondit gravement la -jeune fille.</p> - -<p>—Voilà l’enclouure, fit sir Joshua Ward, qui, tout -imbu des idées de Vicè et d’Altavilla, se souciait médiocrement -d’avoir pour gendre un jettatore.—Que -n’en aimes-tu un autre!</p> - -<p>—Je n’ai pas deux cœurs, dit Alicia; je n’aurai -qu’un amour, dussé-je, comme ma mère, mourir à -dix-neuf ans.</p> - -<p>—Mourir! ne dites pas de ces vilains mots, je vous -en supplie, s’écria le commodore.</p> - -<p>—Avez-vous quelque reproche à faire à M. d’Aspremont?</p> - -<p>—Aucun, assurément.</p> - -<p>—A-t-il forfait à l’honneur de quelque manière -que ce soit? S’est-il montré une fois lâche, vil, menteur -ou perfide? Jamais a-t-il insulté une femme ou -reculé devant un homme? Son blason est-il terni de -quelque souillure secrète? Une jeune fille, en prenant -son bras pour paraître dans le monde, a-t-elle à rougir -ou à baisser les yeux?</p> - -<p>—M. Paul d’Aspremont est un parfait gentleman, -il n’y a rien à dire sur sa respectabilité.</p> - -<p>—Croyez, mon oncle, que si un tel motif existait, -je renoncerais à M. d’Aspremont sur l’heure, et m’ensevelirais -dans quelque retraite inaccessible; mais<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[224]</a></span> -nulle autre raison, entendez-vous, nulle autre ne me -fera manquer à une promesse sacrée,» dit miss Alicia -Ward d’un ton ferme et doux.</p> - -<p>Le commodore tournait ses pouces, mouvement -habituel chez lui lorsqu’il ne savait que répondre, et -qui lui servait de contenance.</p> - -<p>«Pourquoi montrez-vous maintenant tant de froideur -à Paul? continua miss Ward. Autrefois vous -aviez tant d’affection pour lui; vous ne pouviez vous -en passer dans notre cottage du Lincolnshire, et vous -disiez, en lui serrant la main à lui couper les doigts, -que c’était un digne garçon, à qui vous confieriez -volontiers le bonheur d’une jeune fille.</p> - -<p>—Oui, certes, je l’aimais, ce bon Paul, dit le -commodore qu’émouvaient ces souvenirs rappelés à -propos; mais ce qui est obscur dans les brouillards -de l’Angleterre devient clair au soleil de Naples...</p> - -<p>—Que voulez-vous dire? fit d’une voix tremblante -Alicia abandonnée subitement par ses vives couleurs, -et devenue blanche comme une statue d’albâtre sur -un tombeau.</p> - -<p>—Que ton Paul est un jettatore.</p> - -<p>—Comment! vous! mon oncle; vous, sir Joshua -Ward, un gentilhomme, un chrétien, un sujet de Sa -Majesté Britannique, un ancien officier de la marine -anglaise, un être éclairé et civilisé, que l’on consulterait -sur toutes choses, vous qui avez l’instruction -et la sagesse, qui lisez chaque soir la Bible et l’Évangile, -vous ne craignez pas d’accuser Paul de jettature! -Oh! je n’attendais pas cela de vous!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[225]</a></span></p> - -<p>—Ma chère Alicia, répondit le commodore, je suis -peut-être tout ce que vous dites là lorsqu’il ne s’agit -pas de vous, mais lorsqu’un danger, même imaginaire, -vous menace, je deviens plus superstitieux -qu’un paysan des Abruzzes, qu’un lazzarone du Môle, -qu’un ostricajo de Chiaja, qu’une servante de la Terre -de Labour ou même qu’un comte napolitain. Paul -peut bien me dévisager tant qu’il voudra avec ses -yeux dont le rayon visuel se croise, je resterai aussi -calme que devant la pointe d’une épée ou le canon -d’un pistolet. Le fascino ne mordra pas sur ma peau -tannée, hâlée et rougie par tous les soleils de l’univers. -Je ne suis crédule que pour vous, chère nièce, -et j’avoue que je sens une sueur froide me baigner -les tempes quand le regard de ce malheureux garçon -se pose sur vous. Il n’a pas d’intentions mauvaises, -je le sais, et il vous aime plus que sa vie; mais -il me semble que, sous cette influence, vos traits -s’altèrent, vos couleurs disparaissent, et que vous -tâchez de dissimuler une souffrance aiguë; et alors il -me prend de furieuses envies de lui crever les yeux, -à votre M. Paul d’Aspremont, avec la pointe des -cornes données par Altavilla.</p> - -<p>—Pauvre cher oncle, dit Alicia attendrie par la -chaleureuse explosion du commandeur; nos existences -sont dans les mains de Dieu: il ne meurt pas -un prince sur son lit de parade, ni un passereau des -toits sous sa tuile, que son heure ne soit marquée -là-haut; le fascino n’y fait rien, et c’est une impiété -de croire qu’un regard plus ou moins oblique<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[226]</a></span> -puisse avoir une influence. Voyons, n’oncle, continua-t-elle -en prenant le terme d’affection familière -du fou dans <i>le Roi Lear</i>, vous ne parliez pas sérieusement -tout à l’heure; votre affection pour moi -troublait votre jugement toujours si droit. N’est-ce -pas, vous n’oseriez lui dire, à M. Paul d’Aspremont, -que vous lui retirez la main de votre nièce, -mise par vous dans la sienne, et que vous n’en voulez -plus pour gendre, sous le beau prétexte qu’il est—jettatore!</p> - -<p>—Par Joshua! mon patron, qui arrêta le soleil, -s’écria le commodore, je ne le lui mâcherai pas, à ce -joli M. Paul. Cela m’est bien égal d’être ridicule, absurde, -déloyal même, quand il y va de votre santé, -de votre vie peut-être! J’étais engagé avec un homme, -et non avec un fascinateur. J’ai promis; eh bien, je -fausse ma promesse, voilà tout; s’il n’est pas content, -je lui rendrai raison.»</p> - -<p>Et le commodore, exaspéré, fit le geste de se fendre, -sans faire la moindre attention à la goutte qui -lui mordait les doigts du pied.</p> - -<p>«Sir Joshua Ward, vous ne ferez pas cela,» dit -Alicia avec une dignité calme.</p> - -<p>Le commodore se laissa tomber tout essoufflé dans -son fauteuil de bambou et garda le silence.</p> - -<p>«Eh bien, mon oncle, quand même cette accusation -odieuse et stupide serait vraie, faudra-t-il pour -cela repousser M. d’Aspremont et lui faire un crime -d’un malheur? N’avez-vous pas reconnu que le mal -qu’il pouvait produire ne dépendait pas de sa volonté,<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[227]</a></span> -et que jamais âme ne fut plus aimante, plus généreuse -et plus noble?</p> - -<p>—On n’épouse pas les vampires, quelque bonnes -que soient leurs intentions, répondit le commodore.</p> - -<p>—Mais tout cela est chimère, extravagance, superstition; -ce qu’il y a de vrai, malheureusement, -c’est que Paul s’est frappé de ces folies, qu’il a prises -au sérieux; il est effrayé, halluciné; il croit à son -pouvoir fatal, il a peur de lui-même, et chaque petit -accident qu’il ne remarquait pas autrefois, et dont -aujourd’hui il s’imagine être la cause, confirme en -lui cette conviction. N’est-ce pas à moi, qui suis sa -femme devant Dieu, et qui le serai bientôt devant les -hommes,—bénie par vous, mon cher oncle,—de -calmer cette imagination surexcitée, de chasser ces -vains fantômes, de rassurer, par ma sécurité apparente -et réelle, cette anxiété hagarde, sœur de la -monomanie, et de sauver, au moyen du bonheur, -cette belle âme troublée, cet esprit charmant en -péril?</p> - -<p>—Vous avez toujours raison, miss Ward, dit le -commodore; et moi, que vous appelez sage, je ne -suis qu’un vieux fou. Je crois que cette Vicè est sorcière; -elle m’avait tourné la tête avec toutes ses histoires. -Quant au comte Altavilla, ses cornes et sa -bimbeloterie cabalistique me semblent à présent -assez ridicules. Sans doute, c’était un stratagème -imaginé pour faire éconduire Paul et t’épouser lui-même.</p> - -<p>—Il se peut que le comte Altavilla soit de bonne<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[228]</a></span> -foi, dit miss Ward en souriant;—tout à l’heure -vous étiez encore de son avis sur la jettature.</p> - -<p>—N’abusez pas de vos avantages, miss Alicia; -d’ailleurs je ne suis pas encore si bien revenu de -mon erreur que je n’y puisse retomber. Le meilleur -serait de quitter Naples par le premier départ de -bateau à vapeur, et de retourner tout tranquillement -en Angleterre. Quand Paul ne verra plus les cornes -de bœuf, les massacres de cerf, les doigts allongés en -pointe, les amulettes de corail et tous ces engins -diaboliques, son imagination se tranquillisera, et -moi-même j’oublierai ces sornettes qui ont failli me -faire fausser ma parole et commettre une action indigne -d’un galant homme.—Vous épouserez Paul, -puisque c’est convenu. Vous me garderez le parloir -et la chambre du rez-de-chaussée dans la maison de -Richmond, la tourelle octogone au castel de Lincolnshire, -et nous vivrons heureux ensemble. Si -votre santé exige un air plus chaud, nous louerons -une maison de campagne aux environs de Tours, ou -bien encore à Cannes, où lord Brougham possède -une belle propriété, et où ces damnables superstitions -de jettature sont inconnues, Dieu merci.—Que -dites-vous de mon projet, Alicia?</p> - -<p>—Vous n’avez pas besoin de mon approbation, -ne suis-je pas la plus obéissante des nièces?</p> - -<p>—Oui, lorsque je fais ce que vous voulez, petite -masque,» dit en souriant le commodore qui se leva -pour regagner sa chambre.</p> - -<p>Alicia resta quelques minutes encore sur la terrasse;<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[229]</a></span> -mais, soit que cette scène eût déterminé chez -elle quelque excitation fébrile, soit que Paul exerçât -réellement sur la jeune fille l’influence que redoutait -le commodore, la brise tiède, en passant sur ses -épaules protégées d’une simple gaze, lui causa une -impression glaciale, et le soir, se sentant mal à l’aise, -elle pria Vicè d’étendre sur ses pieds froids et blancs -comme le marbre une de ces couvertures arlequinées -qu’on fabrique à Venise.</p> - -<p>Cependant les lucioles scintillaient dans le gazon, -les grillons chantaient, et la lune large et jaune -montait au ciel dans une brume de chaleur.</p> - -<h3 class="p4">XI</h3> - -<p class="p2">Le lendemain de cette scène, Alicia, dont la nuit -n’avait pas été bonne, effleura à peine des lèvres le -breuvage que lui offrait Vicè tous les matins, et le -reposa languissamment sur le guéridon près de son -lit. Elle n’éprouvait précisément aucune douleur, -mais elle se sentait brisée; c’était plutôt une difficulté -de vivre qu’une maladie, et elle eût été embarrassée -d’en accuser les symptômes à un médecin. -Elle demanda un miroir à Vicè, car une jeune fille -s’inquiète plutôt de l’altération que la souffrance -peut apporter à sa beauté que de la souffrance elle-même. -Elle était d’une blancheur extrême; seulement -deux petites taches semblables à deux feuilles -de rose du Bengale tombées sur une coupe de lait<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[230]</a></span> -nageaient sur sa pâleur. Ses yeux brillaient d’un -éclat insolite, allumés par les dernières flammes de -la fièvre; mais le cerise de ses lèvres était beaucoup -moins vif, et pour y faire revenir la couleur, elle les -mordit de ses petites dents de nacre.</p> - -<p>Elle se leva, s’enveloppa d’une robe de chambre -en cachemire blanc, tourna une écharpe de gaze autour -de sa tête,—car, malgré la chaleur qui faisait -crier les cigales, elle était encore un peu frileuse,—et -se rendit sur la terrasse à l’heure accoutumée, pour -ne pas éveiller la sollicitude toujours aux aguets du -commodore. Elle toucha du bout des lèvres au déjeuner, -bien qu’elle n’eût pas faim, mais le moindre indice -de malaise n’eût pas manqué d’être attribué à -l’influence de Paul par sir Joshua Ward, et c’est ce -qu’Alicia voulait éviter avant toute chose.</p> - -<p>Puis, sous prétexte que l’éclatante lumière du -jour la fatiguait, elle se retira dans sa chambre, non -sans avoir reitéré plusieurs fois au commodore, -soupçonneux en pareille matière, l’assurance qu’elle -se portait à ravir.</p> - -<p>«A ravir... j’en doute, se dit le commodore à lui-même -lorsque sa nièce s’en fut allée.—Elle avait -des tons nacrés près de l’œil, de petites couleurs -vives au haut des joues,—juste comme sa pauvre -mère, qui, elle aussi, prétendait ne s’être jamais -mieux portée.—Que faire? Lui ôter Paul, ce serait -la tuer d’une autre manière; laissons agir la nature. -Alicia est si jeune! Oui, mais c’est aux plus jeunes -et aux plus belles que la vieille Mob en veut; elle est<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[231]</a></span> -jalouse comme une femme. Si je faisais venir un -docteur? mais que peut la médecine sur un ange! -Pourtant tous les symptômes fâcheux avaient disparu... -Ah! si c’était toi, damné Paul, dont le souffle -fit pencher cette fleur divine, je t’étranglerais de -mes propres mains. Nancy ne subissait le regard -d’aucun jettatore, et elle est morte.—Si Alicia -mourait! Non, cela n’est pas possible. Je n’ai rien -fait à Dieu pour qu’il me réserve cette affreuse douleur. -Quand cela arrivera, il y aura longtemps que -je dormirai sous ma pierre avec le <i>Sacred to the memory -of sir Joshua Ward</i>, à l’ombre de mon clocher -natal. C’est elle qui viendra pleurer et prier sur la -pierre grise pour le vieux commodore... Je ne sais -ce que j’ai, mais je suis mélancolique et funèbre en -diable ce matin!»</p> - -<p>Pour dissiper ces idées noires, le commodore -ajouta un peu de rhum de la Jamaïque au thé refroidi -dans sa tasse, et se fit apporter son hooka, -distraction innocente qu’il ne se permettait qu’en -l’absence d’Alicia, dont la délicatesse eût pu être -offusquée même par cette fumée légère mêlée de -parfums.</p> - -<p>Il avait déjà fait bouillonner l’eau aromatisée du -récipient et chassé devant lui quelques nuages -bleuâtres, lorsque Vicè parut annonçant le comte -Altavilla.</p> - -<p>«Sir Joshua, dit le comte après les premières -civilités, avez-vous réfléchi à la demande que je vous -ai faite l’autre jour?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[232]</a></span></p> - -<p>—J’y ai réfléchi, reprit le commodore; mais, -vous le savez, M. Paul d’Aspremont a ma parole.</p> - -<p>—Sans doute; pourtant il y a des cas où une parole -se retire; par exemple, lorsque l’homme à qui on l’a -donnée, pour une raison ou pour une autre, n’est -pas tel qu’on le croyait d’abord.</p> - -<p>—Comte, parlez plus clairement.</p> - -<p>—Il me répugne de charger un rival; mais, d’après -la conversation que nous avons eue ensemble, -vous devez me comprendre. Si vous rejetiez M. Paul -d’Aspremont, m’accepteriez-vous pour gendre?</p> - -<p>—Moi, certainement; mais il n’est pas aussi sûr -que miss Ward s’arrangeât de cette substitution.—Elle -est entêtée de ce Paul, et c’est un peu ma faute, -car moi-même je favorisais ce garçon avant toutes ces -sottes histoires.—Pardon, comte, de l’épithète, -mais j’ai vraiment la cervelle à l’envers.</p> - -<p>—Voulez-vous que votre nièce meure? dit Altavilla -d’un ton ému et grave.</p> - -<p>—Tête et sang! ma nièce mourir!» s’écria le -commodore en bondissant de son fauteuil et en rejetant -le tuyau de maroquin de son hooka.</p> - -<p>Quand on attaquait cette corde chez sir Joshua -Ward, elle vibrait toujours.</p> - -<p>«Ma nièce est-elle donc dangereusement malade?</p> - -<p>—Ne vous alarmez pas si vite, milord; miss Alicia -peut vivre, et même très-longtemps.</p> - -<p>—A la bonne heure! vous m’aviez bouleversé.</p> - -<p>—Mais à une condition, continua le comte Altavilla:<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[233]</a></span> -c’est qu’elle ne voie plus M. Paul d’Aspremont.</p> - -<p>—Ah! voila la jettature qui revient sur l’eau! Par -malheur, miss Ward n’y croit pas.</p> - -<p>—Écoutez-moi, dit posément le comte Altavilla.—Lorsque -j’ai rencontré pour la première fois miss -Alicia au bal chez le prince de Syracuse, et que j’ai -conçu pour elle une passion aussi respectueuse qu’ardente, -c’est de la santé étincelante, de la joie d’existence, -de la fleur de vie qui éclataient dans toute sa -personne que je fus d’abord frappé. Sa beauté en -devenait lumineuse et nageait comme dans une atmosphère -de bien-être.—Cette phosphorescence la -faisait briller comme une étoile; elle éteignait Anglaises, -Russes, Italiennes, et je ne vis plus qu’elle.—A -la distinction britannique elle joignait la grâce -pure et forte des anciennes déesses; excusez cette -mythologie chez le descendant d’une colonie grecque.</p> - -<p>—C’est vrai qu’elle était superbe! Miss Edwina -O’Herty, lady Eleonor Lilly, mistress Jane Strangford, -la princesse Véra Fédorowna Bariatinski faillirent en -avoir la jaunisse de dépit, dit le commodore enchanté.</p> - -<p>—Et maintenant ne remarquez-vous pas que sa -beauté a pris quelque chose de languissant, que ses -traits s’atténuent en délicatesses morbides, que les -veines de ses mains se dessinent plus bleues qu’il ne -faudrait, que sa voix a des sons d’harmonica d’une -vibration inquiétante et d’un charme douloureux? -L’élément terrestre s’efface et laisse dominer l’élément -angélique. Miss Alicia devient d’une perfection<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[234]</a></span> -éthérée que, dussiez-vous me trouver matériel, je -n’aime pas voir aux filles de ce globe.»</p> - -<p>Ce que disait le comte répondait si bien aux préoccupations -secrètes de sir Joshua Ward, qu’il resta -quelques minutes silencieux et comme perdu dans -une rêverie profonde.</p> - -<p>«Tout cela est vrai; bien que parfois je cherche à -me faire illusion, je ne puis en disconvenir.</p> - -<p>—Je n’ai pas fini, dit le comte; la santé de miss -Alicia avant l’arrivée de M. d’Aspremont en Angleterre -avait-elle fait naître des inquiétudes?</p> - -<p>—Jamais: c’était la plus fraîche et la plus rieuse -enfant des trois royaumes.</p> - -<p>—La présence de M. d’Aspremont coïncide, -comme vous le voyez, avec les périodes maladives -qui altèrent la précieuse santé de miss Ward. Je -ne vous demande pas, à vous, homme du Nord, d’ajouter -une foi implicite à une croyance, à un préjugé, -à une superstition, si vous voulez, de nos contrées -méridionales, mais convenez cependant que -ces faits sont étranges et méritent toute votre attention...</p> - -<p>—Alicia ne peut-elle être malade..... naturellement? -dit le commodore, ébranlé par les raisonnements -captieux d’Altavilla, mais que retenait une -sorte de honte anglaise d’adopter la croyance populaire -napolitaine.</p> - -<p>—Miss Ward n’est pas malade; elle subit une -sorte d’empoisonnement par le regard, et si M. d’Aspremont -n’est pas jettatore, au moins il est funeste.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[235]</a></span></p> - -<p>—Qu’y puis-je faire? elle aime Paul, se rit de la -jettature et prétend qu’on ne peut donner une pareille -raison à un homme d’honneur pour le refuser.</p> - -<p>—Je n’ai pas le droit de m’occuper de votre nièce, -je ne suis ni son frère, ni son parent, ni son fiancé; -mais si j’obtenais votre aveu, peut-être tenterais-je -un effort pour l’arracher à cette influence fatale. Oh! -ne craignez rien; je ne commettrai pas d’extravagance;—quoique -jeune, je sais qu’il ne faut pas -faire de bruit autour de la réputation d’une jeune -fille;—seulement permettez-moi de me taire sur -mon plan. Ayez assez de confiance en ma loyauté -pour croire qu’il ne renferme rien que l’honneur le -plus délicat ne puisse avouer.</p> - -<p>—Vous aimez donc bien ma nièce? dit le commodore.</p> - -<p>—Oui, puisque je l’aime sans espoir; mais m’accordez-vous -la licence d’agir?</p> - -<p>—Vous êtes un terrible homme, comte Altavilla; -eh bien! tâchez de sauver Alicia à votre manière, -je ne le trouverai pas mauvais, et même je le trouverai -fort bon.»</p> - -<p>Le comte se leva, salua, regagna sa voiture et dit -au cocher de le conduire à l’hôtel de Rome.</p> - -<p>Paul, les coudes sur la table, la tête dans ses -mains, était plongé dans les plus douloureuses réflexions; -il avait vu les deux ou trois gouttelettes -rouges sur le mouchoir d’Alicia, et, toujours infatué -de son idée fixe, il se reprochait son amour meurtrier; -il se blâmait d’accepter le dévouement de cette<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[236]</a></span> -belle jeune fille décidée à mourir pour lui, et se -demandait par quel sacrifice surhumain il pourrait -payer cette sublime abnégation.</p> - -<p>Paddy, le jockey-gnôme, interrompit cette méditation -en apportant la carte du comte Altavilla.</p> - -<p>«Le comte Altavilla! que peut-il me vouloir? fit -Paul excessivement surpris. Faites-le entrer.»</p> - -<p>Lorsque le Napolitain parut sur le seuil de la porte, -M. d’Aspremont avait déjà posé sur son étonnement -ce masque d’indifférence glaciale qui sert aux gens -du monde à cacher leurs impressions.</p> - -<p>Avec une politesse froide il désigna un fauteuil au -comte, s’assit lui-même, et attendit en silence, les -yeux fixés sur le visiteur.</p> - -<p>«Monsieur, commença le comte en jouant avec les -breloques de sa montre, ce que j’ai à vous dire est -si étrange, si déplacé, si inconvenant, que vous auriez -le droit de me jeter par la fenêtre.—Épargnez-moi -cette brutalité, car je suis prêt à vous rendre -raison en galant homme.</p> - -<p>—J’écoute, monsieur, sauf à profiter plus tard de -l’offre que vous me faites, si vos discours ne me conviennent -pas, répondit Paul, sans qu’un muscle de sa -figure bougeât.</p> - -<p>—Vous êtes jettatore!»</p> - -<p>A ces mots, une pâleur verte envahit subitement -la face de M. d’Aspremont, une auréole rouge cercla -ses yeux; ses sourcils se rapprochèrent, la ride de son -front se creusa, et de ses prunelles jaillirent comme -des lueurs sulfureures; il se souleva à demi, déchirant<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[237]</a></span> -de ses mains crispées les bras d’acajou du -fauteuil. Ce fut si terrible, qu’Altavilla, tout brave -qu’il était, saisit une des petites branches de corail -bifurquées suspendues à la chaîne de sa montre, et -en dirigea instinctivement les pointes vers son interlocuteur.</p> - -<p>Par un effort suprême de volonté, M. d’Aspremont -se rassit et dit: «Vous aviez raison, monsieur; telle -est, en effet, la récompense que mériterait une pareille -insulte; mais j’aurai la patience d’attendre une -autre réparation.</p> - -<p>—Croyez, continua le comte, que je n’ai pas fait -à un gentleman cet affront, qui ne peut se laver -qu’avec du sang, sans les plus graves motifs. J’aime -miss Alicia Ward.</p> - -<p>—Que m’importe?</p> - -<p>—Cela vous importe, en effet, fort peu, car vous -êtes aimé; mais moi, don Felipe Altavilla, je vous -défends de voir miss Alicia Ward.</p> - -<p>—Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous.</p> - -<p>—Je le sais, répondit le comte napolitain; aussi -je n’espère pas que vous m’obéissiez.</p> - -<p>—Alors quel est le motif qui vous fait agir? dit -Paul.</p> - -<p>—J’ai la conviction que le fascino dont malheureusement -vous êtes doué influe d’une manière fatale -sur miss Alicia Ward. C’est là une idée absurde, un -préjugé digne du moyen âge, qui doit vous paraître -profondément ridicule; je ne discuterai pas là-dessus -avec vous. Vos yeux se portent vers miss Ward et lui<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[238]</a></span> -lancent malgré vous ce regard funeste qui la fera -mourir. Je n’ai aucun autre moyen d’empêcher ce -triste résultat que de vous chercher une querelle -d’Allemand. Au seizième siècle, je vous aurais fait -tuer par quelqu’un de mes paysans de la montagne; -mais aujourd’hui ces mœurs ne sont plus -de mise. J’ai bien pensé à vous prier de retourner -en France; c’était trop naïf: vous auriez ri de ce -rival qui vous eût dit de vous en aller et de le laisser -seul auprès de votre fiancée sous prétexte de jettature.»</p> - -<p>Pendant que le comte Altavilla parlait, Paul d’Aspremont -se sentait pénétré d’une secrète horreur; il -était donc, lui chrétien, en proie aux puissances de -l’enfer, et le mauvais ange regardait par ses prunelles! -il semait les catastrophes, son amour donnait -la mort! Un instant sa raison tourbillonna dans son -cerveau, et la folie battit de ses ailes les parois intérieures -de son crâne.</p> - -<p>«Comte, sur l’honneur, pensez-vous ce que vous -dites? s’écria d’Aspremont après quelques minutes -d’une rêverie que le Napolitain respecta.</p> - -<p>—Sur l’honneur, je le pense.</p> - -<p>—Oh! alors ce serait donc vrai! dit Paul à demi-voix: -je suis donc un assassin, un démon, un vampire! -je tue cet être céleste, je désespère ce vieillard!» -Et il fut sur le point de promettre au comte -de ne pas revoir Alicia; mais le respect humain et -la jalousie qui s’éveillaient dans son cœur retinrent -ses paroles sur ses lèvres.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[239]</a></span></p> - -<p>«Comte, je ne vous cache point que je vais de ce -pas chez miss Ward.</p> - -<p>—Je ne vous prendrai pas au collet pour vous en -empêcher; vous m’avez tout à l’heure épargné les -voies de fait, j’en suis reconnaissant; mais je serai -charmé de vous voir demain, à six heures dans les ruines -de Pompeï, à la salle des thermes, par exemple; -on y est fort bien. Quelle arme préférez-vous? Vous -êtes l’offensé: épée, sabre ou pistolet?</p> - -<p>—Nous nous battrons au couteau et les yeux bandés, -séparés par un mouchoir dont nous tiendrons -chacun un bout. Il faut égaliser les chances: je suis -jettatore; je n’aurais qu’à vous tuer en vous regardant, -monsieur le comte!»</p> - -<p>Paul d’Aspremont partit d’un éclat de rire strident, -poussa une porte et disparut.</p> - -<h3 class="p4">XII</h3> - -<p class="p2">Alicia s’était établie dans une salle basse de la -maison, dont les murs étaient ornés de ces paysages -à fresques qui, en Italie, remplacent les papiers. -Des nattes de paille de Manille couvraient le plancher. -Une table sur laquelle était jeté un bout de tapis turc -et que jonchaient les poésies de Coleridge, de Shelley, -de Tennyson et de Longfellow, un miroir à cadre -antique et quelques chaises de canne composaient tout -l’ameublement; des stores de jonc de la Chine historiés<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[240]</a></span> -de pagodes, de rochers, de saules, de grues et -de dragons, ajustés aux ouvertures et relevés à demi, -tamisaient une lumière douce; une branche d’oranger, -toute chargée de fleurs que les fruits, en se -nouant faisaient tomber, pénétrait familièrement -dans la chambre et s’étendait comme une guirlande -au-dessus de la tête d’Alicia, en secouant sur elle sa -neige parfumée.</p> - -<p>La jeune fille, toujours un peu souffrante, était -couchée sur un étroit canapé près de la fenêtre; deux -ou trois coussins du Maroc la soulevaient à demi; la -couverture vénitienne enveloppait chastement ses -pieds; arrangée ainsi, elle pouvait recevoir Paul sans -enfreindre les lois de la pudeur anglaise.</p> - -<p>Le livre commencé avait glissé à terre de la main -distraite d’Alicia; ses prunelles nageaient vaguement -sous leurs longs cils et semblaient regarder au delà -du monde; elle éprouvait cette lassitude presque -voluptueuse qui suit les accès de fièvre, et toute son -occupation était de mâcher les fleurs de l’oranger -qu’elle ramassait sur sa couverture et dont le parfum -amer lui plaisait. N’y a-t-il pas une Vénus mâchant -des roses, du Schiavone? Quel gracieux pendant un -artiste moderne eût pu faire au tableau du vieux Vénitien -en représentant Alicia mordillant des fleurs -d’oranger!</p> - -<p>Elle pensait à M. d’Aspremont et se demandait si -vraiment elle vivrait assez pour être sa femme; non -quelle ajoutât foi à l’influence de la jettature, mais -elle se sentait envahie malgré elle de pressentiments<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[241]</a></span> -funèbres: la nuit même, elle avait fait un rêve dont -l’impression ne s’était pas dissipée au réveil.</p> - -<p>Dans son rêve, elle était couchée, mais éveillée, et -dirigeait ses yeux vers la porte de sa chambre, pressentant -que <i>quelqu’un</i> allait apparaître.—Après deux -ou trois minutes d’attente anxieuse, elle avait vu se -dessiner sur le fond sombre qu’encadrait le chambranle -de la porte une forme svelte et blanche, qui, -d’abord transparente et laissant, comme un léger -brouillard, apercevoir les objets à travers elle, avait -pris plus de consistance en avançant vers le lit.</p> - -<p>L’ombre était vêtue d’une robe de mousseline dont -les plis traînaient à terre; de longues spirales de -cheveux noirs, à moitié détordues, pleuraient le -long de son visage pâle, marqué de deux petites -taches roses aux pommettes; la chair du col et de la -poitrine était si blanche qu’elle se confondait avec -la robe, et qu’on n’eût pu dire où finissait la peau -et où commençait l’étoffe; un imperceptible jaseron -de Venise cerclait le col mince d’une étroite ligne -d’or; la main fluette et veinée de bleu tenait une -fleur—une rose-thé—dont les pétales se détachaient -et tombaient à terre comme des larmes.</p> - -<p>Alicia ne connaissait pas sa mère, morte un an -après lui avoir donné le jour; mais bien souvent elle -s’était tenue en contemplation devant une miniature -dont les couleurs presque évanouies, montrant le -ton jaune d’ivoire et pâles comme le souvenir des -morts, faisaient songer au portrait d’une ombre plutôt -qu’à celui d’une vivante, et elle comprit que cette<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[242]</a></span> -femme qui entrait ainsi dans la chambre était Nancy -Ward,—sa mère.—La robe blanche, le jaseron, la -fleur à la main, les cheveux noirs, les joues marbrées -de rose, rien n’y manquait,—c’était bien la -miniature agrandie, développée, se mouvant avec -toute la réalité du rêve.</p> - -<p>Une tendresse mélée de terreur faisait palpiter le -sein d’Alicia. Elle voulait tendre ses bras à l’ombre, -mais ses bras, lourds comme du marbre, ne pouvaient -se détacher de la couche sur laquelle ils reposaient. -Elle essayait de parler, mais sa langue ne bégayait -que des syllabes confuses.</p> - -<p>Nancy, après avoir posé la rose-thé sur le guéridon, -s’agenouilla près du lit et mit sa tête contre la -poitrine d’Alicia, écoutant le souffle des poumons, -comptant les battements du cœur; la joue froide de -l’ombre causait à la jeune fille, épouvantée de cette -auscultation silencieuse, la sensation d’un morceau -de glace.</p> - -<p>L’apparition se releva, jeta un regard douloureux -sur la jeune fille, et, comptant les feuilles de la rose -dont quelques pétales encore s’étaient séparés, elle -dit: «Il n’y en a plus qu’une.»</p> - -<p>Puis le sommeil avait interposé sa gaze noire entre -l’ombre et la dormeuse, et tout s’était confondu dans -la nuit.</p> - -<p>L’âme de sa mère venait-elle l’avertir et la chercher? -Que signifiait cette phrase mystérieuse tombée -de la bouche de l’ombre:—«Il n’y en a plus -qu’une?»—Cette pâle rose effeuillée était-elle le<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[243]</a></span> -symbole de sa vie? Ce rêve étrange avec ses terreurs -gracieuses et son charme effrayant, ce spectre charmant -drapé de mousseline et comptant des pétales -de fleurs préoccupaient l’imagination de la jeune fille, -un nuage de mélancolie flottait sur son beau front, -et d’indéfinissables pressentiments l’effleuraient de -leurs ailes noires.</p> - -<p>Cette branche d’oranger qui secouait sur elle ses -fleurs n’avait-elle pas aussi un sens funèbre? les petites -étoiles virginales ne devaient donc pas s’épanouir -sous son voile de mariée? Attristée et pensive, -Alicia retira de ses lèvres la fleur qu’elle mordait; la -fleur était jaune et flétrie déjà...</p> - -<p>L’heure de la visite de M. d’Aspremont approchait. -Miss Ward fit un effort sur elle-même, rasséréna son -visage, tourna du doigt les boucles de ses cheveux, -rajusta les plis froissés de son écharpe de gaze, et reprit -en main son livre pour se donner une contenance.</p> - -<p>Paul entra, et miss Ward le reçut d’un air enjoué, -ne voulant pas qu’il s’alarmât de la trouver couchée, -car il n’eût pas manqué de se croire la cause de sa -maladie. La scène qu’il venait d’avoir avec le comte -Altavilla donnait à Paul une physionomie irritée et farouche -qui fit faire à Vicè le signe conjurateur, mais -le sourire affectueux d’Alicia eut bientôt dissipé le -nuage.</p> - -<p>«Vous n’êtes pas malade sérieusement, je l’espère, -dit-il à miss Ward en s’asseyant près d’elle.</p> - -<p>—Oh! ce n’est rien, un peu de fatigue seulement:<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[244]</a></span> -il a fait siroco hier, et ce vent d’Afrique m’accable: -mais vous verrez comme je me porterai bien dans -notre cottage du Lincolnshire! Maintenant que je suis -forte, nous ramerons chacun notre tour sur l’étang!»</p> - -<p>En disant ces mots, elle ne put comprimer tout à -fait une petite toux convulsive.</p> - -<p>M. d’Aspremont pâlit et détourna les yeux.</p> - -<p>Le silence régna quelques minutes dans la chambre.</p> - -<p>«Paul, je ne vous ai jamais rien donné, reprit Alicia -en ôtant de son doigt déjà maigri une bague d’or -toute simple; prenez cet anneau, et portez-le en souvenir -de moi; vous pourrez peut-être le mettre, car -vous avez une main de femme;—adieu! je me sens -lasse et je voudrais essayer de dormir; venez me voir -demain.»</p> - -<p>Paul se retira navré; les efforts d’Alicia pour cacher -sa souffrance avaient été inutiles; il aimait éperdument -miss Ward, et il la tuait! cette bague qu’elle -venait de lui donner, n’était-ce pas un anneau de -fiançailles pour l’autre vie?</p> - -<p>Il errait sur le rivage à demi fou, rêvant de fuir, -de s’aller jeter dans un couvent de trappistes et d’y -attendre la mort assis sur son cercueil, sans jamais -relever le capuchon de son froc. Il se trouvait ingrat -et lâche de ne pas sacrifier son amour et d’abuser -ainsi de l’héroïsme d’Alicia: car elle n’ignorait rien, -elle savait qu’il n’était qu’un jettatore, comme l’affirmait -le comte Altavilla, et, prise d’une angélique -pitié, elle ne le repoussait pas!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[245]</a></span></p> - -<p>«Oui, se disait-il, ce Napolitain, ce beau comte -qu’elle dédaigne, est véritablement amoureux. Sa -passion fait honte à la mienne: pour sauver Alicia, -il n’a pas craint de m’attaquer, de me provoquer, -moi, un jettatore, c’est-à-dire, dans ses -idées, un être aussi redoutable qu’un démon. -Tout en me parlant, il jouait avec ses amulettes, -et le regard de ce duelliste célèbre qui a couché -trois hommes sur le carreau, se baissait devant le -mien!»</p> - -<p>Rentré à l’hôtel de Rome, Paul écrivit quelques -lettres, fit un testament par lequel il laissait à miss -Alicia Ward tout ce qu’il possédait, sauf un legs -pour Paddy, et prit les dispositions indispensables à -un galant homme qui doit avoir un duel à mort le -lendemain.</p> - -<p>Il ouvrit les boîtes de palissandre où ses armes -étaient renfermées dans les compartiments garnis -de serge verte, remua épées, pistolets, couteaux de -chasse, et trouva enfin deux stylets corses parfaitement -pareils qu’il avait achetés pour en faire don à -des amis.</p> - -<p>C’étaient deux lames de pur acier, épaisses près -du manche, tranchantes des deux côtés vers la pointe, -damasquinées, curieusement terribles et montées -avec soin. Paul choisit aussi trois foulards et fit du -tout un paquet.</p> - -<p>Puis il prévint Scazziga de se tenir prêt de grand -matin pour une excursion dans la campagne.</p> - -<p>«Oh! dit-il, en se jetant tout habillé sur son lit,<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[246]</a></span> -Dieu fasse que ce combat me soit fatal! Si j’avais le -bonheur d’être tué,—Alicia vivrait!»</p> - -<h3 class="p4">XIII</h3> - -<p class="p2">Pompeï, la ville morte, ne s’éveille pas le matin -comme les cités vivantes, et quoiqu’elle ait rejeté à -demi le drap de cendre qui la couvrait depuis tant -de siècles, même quand la nuit s’efface, elle reste endormie -sur sa couche funèbre.</p> - -<p>Les touristes de toutes nations qui la visitent pendant -le jour sont à cette heure encore étendus dans -leur lit, tout moulus des fatigues de leurs excursions, -et l’aurore, en se levant sur les décombres de -la ville-momie, n’y éclaire pas un seul visage humain. -Les lézards seuls, en frétillant de la queue, -rampent le long des murs, filent sur les mosaïques -disjointes, sans s’inquiéter du <i>cave canem</i> inscrit au -seuil des maisons désertes, et saluent joyeusement -les premiers rayons du soleil. Ce sont les habitants -qui ont succédé aux citoyens antiques, et il semble -que Pompeï n’ait été exhumée que pour eux.</p> - -<p>C’est un spectacle étrange de voir à la lueur azurée -et rose du matin ce cadavre de ville saisie au milieu -de ses plaisirs, de ses travaux et de sa civilisation, -et qui n’a pas subi la dissolution lente des ruines -ordinaires; on croit involontairement que les propriétaires -de ces maisons conservées dans leurs<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[247]</a></span> -moindres détails vont sortir de leurs demeures avec -leurs habits grecs ou romains; les chars, dont on -aperçoit les ornières sur les dalles, se remettre à -rouler; les buveurs entrer dans ces thermopoles où -la marque des tasses est encore empreinte sur le -marbre du comptoir.—On marche comme dans un -rêve au milieu du passé; on lit en lettres rouges, à -l’angle des rues, l’affiche du spectacle du jour!—seulement -le jour est passé depuis plus de dix-sept -siècles.—Aux clartés naissantes de l’aube, les danseuses -peintes sur les murs semblent agiter leurs -crotales, et du bout de leur pied blanc soulever -comme une écume rose le bord de leur draperie, -croyant sans doute que les lampadaires se rallument -pour les orgies du triclinium; les Vénus, les Satyres, -les figures héroïques ou grotesques, animées d’un -rayon, essayent de remplacer les habitants disparus, -et de faire à la cité morte une population peinte. Les -ombres colorées tremblent le long des parois, et -l’esprit peut quelques minutes se prêter à l’illusion -d’une fantasmagorie antique. Mais ce jour-là, au -grand effroi des lézards, la sérénité matinale de Pompeï -fut troublée par un visiteur étrange: une voiture -s’arrêta à l’entrée de la voie des Tombeaux; Paul -en descendit et se dirigea à pied vers le lieu du -rendez-vous.</p> - -<p>Il était en avance, et, bien qu’il dût être préoccupé -d’autre chose que d’archéologie, il ne pouvait -s’empêcher, tout en marchant, de remarquer mille -petits détails qu’il n’eût peut-être pas aperçus dans<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[248]</a></span> -une situation habituelle. Les sens que ne surveille -plus l’âme, et qui s’exercent alors pour leur compte, -ont quelquefois une lucidité singulière. Des condamnés -à mort, en allant au supplice, distinguent une -petite fleur entre les fentes du pavé, un numéro au -bouton d’un uniforme, une faute d’orthographe sur -une enseigne, ou toute autre circonstance puérile qui -prend pour eux une importance énorme.—M. d’Aspremont -passa devant la villa de Diomède, le sépulcre -de Mammia, les hémicycles funéraires, la porte -antique de la cité, les maisons et les boutiques qui -bordent la voie Consulaire, presque sans y jeter les -yeux, et pourtant des images colorées et vives de ces -monuments arrivaient à son cerveau avec une netteté -parfaite; il voyait tout, et les colonnes cannelées enduites -à mi-hauteur de stuc rouge ou jaune, et les -peintures à fresque, et les inscriptions tracées sur -les murailles; une annonce de location à la rubrique -s’était même écrite si profondément dans sa mémoire, -que ses lèvres en répétaient machinalement -les mots latins sans y attacher aucune espèce de -sens.</p> - -<p>Était-ce donc la pensée du combat qui absorbait -Paul à ce point? Nullement, il n’y songeait même -pas; son esprit était ailleurs:—Dans le parloir de -Richmond. Il tendait au commodore sa lettre de -recommandation, et miss Ward le regardait à la dérobée; -elle avait une robe blanche, et des fleurs de -jasmin étoilaient ses cheveux. Qu’elle était jeune, -belle et vivace... alors!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[249]</a></span></p> - -<p>Les bains antiques sont au bout de la voie Consulaire, -près de la rue de la Fortune; M. d’Aspremont -n’eut pas de peine à les trouver. Il entra dans la salle -voûtée qu’entoure une rangée de niches formées par -des atlas de terre cuite, supportant une architrave -ornée d’enfants et de feuillages. Les revêtements de -marbre, les mosaïques, les trépieds de bronze ont -disparu. Il ne reste plus de l’ancienne splendeur que -les atlas d’argile et des murailles nues comme celles -d’un tombeau; un jour vague provenant d’une petite -fenêtre ronde qui découpe en disque le bleu du -ciel, glisse en tremblant sur les dalles rompues du -pavé.</p> - -<p>C’était là que les femmes de Pompeï venaient, -après le bain, sécher leurs beaux corps humides, -rajuster leurs coiffures, reprendre leurs tuniques et -se sourire dans le cuivre bruni des miroirs. Une -scène d’un genre bien différent allait s’y passer, et -le sang devait couler sur le sol où ruisselaient jadis -les parfums.</p> - -<p>Quelques instants après, le comte Altavilla parut: -il tenait à la main une boîte à pistolets, et sous le bras -deux épées, car il ne pouvait croire que les conditions -proposées par M. Paul d’Aspremont fussent sérieuses; -il n’y avait vu qu’une raillerie méphistophélique, -un sarcasme infernal.</p> - -<p>«Pourquoi faire ces pistolets et ces épées, comte? -dit Paul en voyant cette panoplie; n’étions-nous pas -convenus d’un autre mode de combat?</p> - -<p>—Sans doute; mais je pensais que vous changeriez<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[250]</a></span> -peut-être d’avis; on ne s’est jamais battu de cette façon.</p> - -<p>—Notre adresse fût-elle égale, ma position me -donne sur vous trop d’avantages, répondit Paul avec -un sourire amer; je n’en veux pas abuser. Voilà des -stylets que j’ai apportés; examinez-les; ils sont parfaitement -pareils; voici des foulards pour nous bander -les yeux.—Voyez, ils sont épais, et <i>mon regard</i> -n’en pourra percer le tissu.»</p> - -<p>Le comte Altavilla fit un signe d’acquiescement.</p> - -<p>«Nous n’avons pas de témoins, dit Paul, et l’un -de nous ne doit pas sortir vivant de cette cave. Écrivons -chacun un billet attestant la loyauté du combat; -le vainqueur le placera sur la poitrine du mort.</p> - -<p>—Bonne précaution!» répondit avec un sourire -le Napolitain en traçant quelques lignes sur une -feuille du carnet de Paul qui remplit à son tour la -même formalité.</p> - -<p>Cela fait, les adversaires mirent bas leurs habits, -se bandèrent les yeux, s’armèrent de leurs stylets, et -saisirent chacun par une extrémité le mouchoir, trait -d’union terrible entre leurs haines.</p> - -<p>—Êtes-vous prêt? dit M. d’Aspremont au comte -Altavilla.</p> - -<p>—Oui,» répondit le Napolitain d’une voix parfaitement -calme.</p> - -<p>Don Felipe Altavilla était d’une bravoure éprouvée, -il ne redoutait au monde que la jettature, et ce combat -aveugle, qui eût fait frissonner tout autre d’épouvante, -ne lui causait pas le moindre trouble; il ne -faisait ainsi que jouer sa vie à pile ou face, et n’avait<span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[251]</a></span> -pas le désagrément de voir l’œil fauve de son adversaire -darder sur lui son regard jaune.</p> - -<p>Les deux combattants brandirent leurs couteaux, -et le mouchoir qui les reliait l’un à l’autre dans ces -épaisses ténèbres se tendit fortement. Par un mouvement -instinctif, Paul et le comte avaient rejeté leur -torse en arrière, seule parade possible dans cet -étrange duel; leurs bras retombèrent sans avoir atteint -autre chose que le vide.</p> - -<p>Cette lutte obscure, où chacun pressentait la mort -sans la voir venir, avait un caractère horrible. Farouches -et silencieux, les deux adversaires reculaient, -tournaient, sautaient, se heurtaient quelquefois, -manquant ou dépassant le but; on n’entendait -que le trépignement de leurs pieds et le souffle haletant -de leurs poitrines.</p> - -<p>Une fois Altavilla sentit la pointe de son stylet -rencontrer quelque chose; il s’arrêta croyant avoir -tué son rival, et attendit la chute du corps:—il -n’avait frappé que la muraille!</p> - -<p>«Pardieu! je croyais bien vous avoir percé de part -en part, dit-il en se remettant en garde.</p> - -<p>—Ne parlez pas, dit Paul, votre voix me guide.»</p> - -<p>Et le combat recommença.</p> - -<p>Tout à coup les deux adversaires se sentirent détachés.—Un -coup du stylet de Paul avait tranché le -foulard.</p> - -<p>«Trêve! cria le Napolitain; nous ne nous tenons -plus, le mouchoir est coupé.</p> - -<p>—Qu’importe! continuons,» dit Paul.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[252]</a></span></p> - -<p>Un silence morne s’établit. En loyaux ennemis, ni -M. d’Aspremont ni le comte ne voulaient profiter des -indications données par leur échange de paroles.—Ils -firent quelques pas pour se dérouter, et se remirent -à se chercher dans l’ombre.</p> - -<p>Le pied de M. d’Aspremont déplaça une petite -pierre; ce léger choc révéla au Napolitain, agitant -son couteau au hasard, dans quel sens il devait marcher. -Se ramassant sur ses jarrets pour avoir plus -d’élan, Altavilla s’élança d’un bond de tigre et rencontra -le stylet de M. d’Aspremont.</p> - -<p>Paul toucha la pointe de son arme et la sentit -mouillée... des pas incertains résonnèrent lourdement -sur les dalles; un soupir oppressé se fit entendre -et un corps tomba tout d’une pièce à terre.</p> - -<p>Pénétré d’horreur, Paul abattit le bandeau qui lui -couvrait les yeux, et il vit le comte Altavilla pâle, -immobile, étendu sur le dos et la chemise tachée à -l’endroit du cœur d’une large plaque rouge.</p> - -<p>Le beau Napolitain était mort!</p> - -<p>M. d’Aspremont mit sur la poitrine d’Altavilla le -billet qui attestait la loyauté du duel, et sortit des -bains antiques plus pâle au grand jour qu’au clair de -lune le criminel que Prud’hon fait poursuivre par les -Erynnis vengeresses.</p> - -<h3 class="p4">XIV</h3> - -<p class="p2">Vers deux heures de l’après-midi, une bande de -touristes anglais, guidée par un cicerone, visitait les<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[253]</a></span> -ruines de Pompeï; la tribu insulaire, composée du -père, de la mère, de trois grandes filles, de deux petits -garçons et d’un cousin, avait déjà parcouru d’un -œil glauque et froid, où se lisait ce profond ennui -qui caractérise la race britannique, l’amphithéâtre, -le théâtre de tragédie et de chant, si curieusement -juxtaposés; le quartier militaire, crayonné de caricatures -par l’oisiveté du corps de garde; le Forum, -surpris au milieu d’une réparation, la basilique, les -temples de Vénus et de Jupiter, le Panthéon et les -boutiques qui les bordent. Tous suivaient en silence -dans leur <i>Murray</i> les explications bavardes du cicerone -et jetaient à peine un regard sur les colonnes, les -fragments de statues, les mosaïques, les fresques et -les inscriptions.</p> - -<p>Ils arrivèrent enfin aux bains antiques, découverts -en 1824, comme le guide le leur faisait remarquer. -«Ici étaient les étuves, là le four à chauffer l’eau, -plus loin la salle à température modérée;» ces détails -donnés en patois napolitain mélangé de quelques -désinences anglaises paraissaient intéresser médiocrement -les visiteurs, qui déjà opéraient une -volte-face pour se retirer, lorsque miss Ethelwina, -l’aînée des demoiselles, jeune personne aux cheveux -blonds filasse, et à la peau truitée de taches de rousseur, -fit deux pas en arrière, d’un air moitié choqué, -moitié effrayé, et s’écria: «Un homme!</p> - -<p>—Ce sera sans doute quelque ouvrier des fouilles -à qui l’endroit aura paru propice pour faire la sieste; -il y a sous cette voûte de la fraîcheur et de l’ombre:<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[254]</a></span> -n’ayez aucune crainte, mademoiselle, dit le guide en -poussant du pied le corps étendu à terre. Holà! -réveille-toi, fainéant, et laisse passer Leurs Seigneuries.»</p> - -<p>Le prétendu dormeur ne bougea pas.</p> - -<p>«Ce n’est pas un homme endormi, c’est un mort,» -dit un des jeunes garçons, qui, vu sa petite taille, -démêlait mieux dans l’ombre l’aspect du cadavre.</p> - -<p>Le cicerone se baissa sur le corps et se releva -brusquement, les traits bouleversés.</p> - -<p>«Un homme assassiné! s’écria-t-il.</p> - -<p>—Oh! c’est vraiment désagréable de se trouver -en présence de tels objets; écartez-vous, Ethelwina, -Kitty, Bess, dit mistress Bracebridge, il ne convient -pas à de jeunes personnes bien élevées de regarder -un spectacle si impropre. Il n’y a donc pas de police -dans ce pays-ci! Le coroner aurait dû relever le corps.</p> - -<p>«Un papier! fit laconiquement le cousin, roide, -long et embarrassé de sa personne comme le laird -de Dumbidike de <i>la Prison d’Édimbourg</i>.</p> - -<p>—En effet, dit le guide en prenant le billet placé -sur la poitrine d’Altavilla, un papier avec quelques -lignes d’écriture.</p> - -<p>—Lisez, dirent en chœur les insulaires, dont la -curiosité était surexcitée.</p> - - -<p class="p1">«Qu’on ne recherche ni n’inquiète personne pour -ma mort. Si l’on trouve ce billet sur ma blessure, -j’aurai succombé dans un duel loyal.</p> - -<p class="pr4">«<i>Signé</i> <span class="smcap">Felipe</span>, comte <span class="smcap">d’Altavilla</span>.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[255]</a></span></p> - -<p class="p1">—C’était un homme comme il faut; quel dommage! -soupira mistress Bracebridge, que la qualité -de comte du mort impressionnait.</p> - -<p>—Et un joli garçon, murmura tout bas Ethelwina, -la demoiselle aux taches de rousseur.</p> - -<p>—Tu ne te plaindras plus, dit Bess à Kitty, du -manque d’imprévu dans les voyages: nous n’avons -pas, il est vrai, été arrêtés par des brigands sur la -route de Terracine à Fondi; mais un jeune seigneur -percé d’un coup de stylet dans les ruines de Pompeï, -voilà une aventure. Il y a sans doute là-dessous une -rivalité d’amour;—au moins nous aurons quelque -chose d’italien, de pittoresque et de romantique à -raconter à nos amies. Je ferai de la scène un dessin -sur mon album, et tu joindras au croquis des stances -mystérieuses dans le goût de Byron.</p> - -<p>—C’est égal, fit le guide, le coup est bien donné, -de bas en haut, dans toutes les règles; il n’y a rien -à dire.»</p> - -<p>Telle fut l’oraison funèbre du comte Altavilla.</p> - -<p>Quelques ouvriers, prévenus par le cicerone, allèrent -chercher la justice, et le corps du pauvre Altavilla -fut reporté à son château, près de Salerne.</p> - -<p>Quant à M. d’Aspremont, il avait regagné sa voiture, -les yeux ouverts comme un somnambule et ne -voyant rien. On eût dit une statue qui marchait. -Quoiqu’il eût éprouvé à la vue du cadavre cette horreur -religieuse qu’inspire la mort, il ne se sentait -pas coupable, et le remords n’entrait pour rien dans -son désespoir. Provoqué de manière à ne pouvoir refuser,<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[256]</a></span> -il n’avait accepté ce duel qu’avec l’espérance -d’y laisser une vie désormais odieuse. Doué d’un regard -funeste, il avait voulu un combat aveugle pour -que la fatalité seule fût responsable. Sa main même -n’avait pas frappé; son ennemi s’était enferré! Il -plaignait le comte Altavilla comme s’il eût été étranger -à sa mort. «C’est mon stylet qui l’a tué, se disait-il, -mais si je l’avais regardé dans un bal, un lustre -se fût détaché du plafond et lui eût fendu la tête. Je -suis innocent comme la foudre, comme l’avalanche, -comme le mancenillier, comme toutes les forces destructives -et inconscientes. Jamais ma volonté ne fut -malfaisante, mon cœur n’est qu’amour et bienveillance, -mais je sais que je suis nuisible. Le tonnerre -ne sait pas qu’il tue; moi, homme, créature intelligente, -n’ai-je pas un devoir sévère à remplir vis-à-vis -de moi-même? je dois me citer à mon propre tribunal -et m’interroger. Puis-je rester sur cette terre où je -ne cause que des malheurs? Dieu me damnerait-il si -je me tuais par amour pour mes semblables? Question -terrible et profonde que je n’ose résoudre; il me -semble que, dans la position où je suis, la mort volontaire -est excusable. Mais si je me trompais? pendant -l’éternité, je serais privé de la vue d’Alicia, -qu’alors je pourrais regarder sans lui nuire, car les -yeux de l’âme n’ont pas le fascino.—C’est une -chance que je ne veux pas courir.»</p> - -<p>Une idée subite traversa le cerveau du malheureux -jettatore et interrompit son monologue intérieur. -Ses traits se détendirent; la sérénité immuable qui<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[257]</a></span> -suit les grandes résolutions dérida son front pâle: -il avait pris un parti suprême.</p> - -<p>«Soyez condamnés, mes yeux, puisque vous êtes -meurtriers; mais, avant de vous fermer pour toujours, -saturez-vous de lumière, contemplez le soleil, -le ciel bleu, la mer immense, les chaînes azurées de -montagnes, les arbres verdoyants, les horizons indéfinis, -les colonnades des palais, la cabane du pêcheur, -les îles lointaines du golfe, la voile blanche rasant -l’abîme, le Vésuve, avec son aigrette de fumée; regardez, -pour vous en souvenir, tous ces aspects charmants -que vous ne verrez plus; étudiez chaque forme -et chaque couleur, donnez-vous une dernière fête. -Pour aujourd’hui, funestes ou non, vous pouvez vous -arrêter sur tout; enivrez-vous du splendide spectacle -de la création! Allez, voyez, promenez-vous. Le rideau -va tomber entre vous et le décor de l’univers!»</p> - -<p>La voiture, en ce moment, longeait le rivage; la -baie radieuse étincelait, le ciel semblait taillé dans -un seul saphir; une splendeur de beauté revêtait -toutes choses.</p> - -<p>Paul dit à Scazziga d’arrêter; il descendit, s’assit -sur une roche et regarda longtemps, longtemps, -longtemps, comme s’il eût voulu accaparer l’infini. -Ses yeux se noyaient dans l’espace et la lumière, se -renversaient comme en extase, s’imprégnaient de -lueurs, s’imbibaient de soleil! La nuit qui allait -suivre ne devait pas avoir d’aurore pour lui.</p> - -<p>S’arrachant à cette contemplation silencieuse,<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[258]</a></span> -M. d’Aspremont remonta en voiture et se rendit chez -miss Alicia Ward.</p> - -<p>Elle était, comme la veille, allongée sur son étroit -canapé, dans la salle basse que nous avons déjà décrite. -Paul se plaça en face d’elle, et cette fois ne tint -pas ses yeux baissés vers la terre, ainsi qu’il le faisait -depuis qu’il avait acquis la conscience de sa jettature.</p> - -<p>La beauté si parfaite d’Alicia se spiritualisait par -la souffrance: la femme avait presque disparu pour -faire place à l’ange: ses chairs étaient transparentes, -éthérées, lumineuses; on apercevait l’âme à travers -comme une lueur dans une lampe d’albâtre. Ses yeux -avaient l’infini du ciel et la scintillation de l’étoile; -à peine si la vie mettait sa signature rouge dans l’incarnat -de ses lèvres.</p> - -<p>Un sourire divin illumina sa bouche, comme un -rayon de soleil éclairant une rose, lorsqu’elle vit les -regards de son fiancé l’envelopper d’une longue caresse. -Elle crut que Paul avait enfin chassé ses funestes -idées de jettature et lui revenait heureux et -confiant comme aux premiers jours, et elle tendit à -M. d’Aspremont, qui la garda, sa petite main pâle -et fluette.</p> - -<p>«Je ne vous fais donc plus peur? dit-elle avec une -douce moquerie à Paul qui tenait toujours les yeux -fixés sur elle.</p> - -<p>—Oh! laissez-moi vous regarder, répondit -M. d’Aspremont d’un ton de voix singulier en s’agenouillant -près du canapé; laissez-moi m’enivrer de<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[259]</a></span> -cette beauté ineffable!» et il contemplait avidement -les cheveux lustrés et noirs d’Alicia, son beau -front pur comme un marbre grec, ses yeux d’un -bleu noir comme l’azur d’une belle nuit, son nez -d’une coupe si fine, sa bouche dont un sourire languissant -montrait à demi les perles, son col de cygne -onduleux et flexible, et semblait noter chaque trait, -chaque détail, chaque perfection comme un peintre -qui voudrait faire un portrait de mémoire; il se rassasiait -de l’aspect adoré, il se faisait une provision -de souvenirs, arrêtant les profils, repassant les contours.</p> - -<p>Sous ce regard ardent, Alicia, fascinée et charmée, -éprouvait une sensation voluptueusement douloureuse, -agréablement mortelle; sa vie s’exaltait et -s’évanouissait; elle rougissait et pâlissait, devenait -froide, puis brûlante.—Une minute de plus, et -l’âme l’eût quittée.</p> - -<p>Elle mit sa main sur les yeux de Paul, mais les -regards du jeune homme traversaient comme une -flamme les doigts transparents et frêles d’Alicia.</p> - -<p>«Maintenant mes yeux peuvent s’éteindre, je la -verrai toujours dans mon cœur,» dit Paul en se relevant.</p> - -<p>Le soir, après avoir assisté au coucher du soleil,—le -dernier qu’il dût contempler,—M. d’Aspremont, -en rentrant à l’hôtel de Rome, se fit apporter -un réchaud et du charbon.</p> - -<p>«Veut-il s’asphyxier? dit en lui-même Vergilio -Falsacappa en remettant à Paddy ce qu’il lui demandait<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[260]</a></span> -de la part de son maître; c’est ce qu’il pourrait -faire de mieux, ce maudit jettatore!»</p> - -<p>Le fiancé d’Alicia ouvrit la fenêtre, contrairement -à la conjecture de Falsacappa, alluma les charbons, -y plongea la lame d’un poignard et attendit que le -fer devînt rouge.</p> - -<p>La mince lame, parmi les braises incandescentes, -arriva bientôt au rouge blanc; Paul, comme pour -prendre congé de lui-même, s’accouda sur la cheminée -en face d’un grand miroir où se projetait la -clarté d’un flambeau à plusieurs bougies; il regarda -cette espèce de spectre qui était lui, cette enveloppe -de sa pensée qu’il ne devait plus apercevoir, avec -une curiosité mélancolique: «Adieu, fantôme pâle -que je promène depuis tant d’années à travers la vie, -forme manquée et sinistre où la beauté se mêle à -l’horreur, argile scellée au front d’un cachet fatal, -masque convulsé d’une âme douce et tendre! tu vas -disparaître à jamais pour moi: vivant, je te plonge -dans les ténèbres éternelles, et bientôt je t’aurai oublié -comme le rêve d’une nuit d’orage. Tu auras -beau dire, misérable corps, à ma volonté inflexible: -«Hubert, Hubert, mes pauvres yeux!» tu ne l’attendriras -point. Allons, à l’œuvre, victime et bourreau!» -Et il s’éloigna de la cheminée pour s’asseoir -sur le bord de son lit.</p> - -<p>Il aviva de son souffle les charbons du réchaud -posé sur un guéridon voisin, et saisit par le manche -la lame d’où s’échappaient en pétillant de blanches -étincelles.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[261]</a></span></p> - -<p>A ce moment suprême, quelle que fût sa résolution, -M. d’Aspremont sentit comme une défaillance: -une sueur froide baigna ses tempes; mais il domina -bien vite cette hésitation purement physique et approcha -de ses yeux le fer brûlant.</p> - -<p>Une douleur aiguë, lancinante, intolérable, faillit -lui arracher un cri; il lui sembla que deux jets de -plomb fondu lui pénétraient par les prunelles jusqu’au -fond du crâne; il laissa échapper le poignard, -qui roula par terre et fit une marque brune sur le -parquet.</p> - -<p>Une ombre épaisse, opaque, auprès de laquelle la -nuit la plus sombre est un jour splendide, l’encapuchonnait -de son voile noir; il tourna la tête vers la -cheminée sur laquelle devaient brûler encore les -bougies; il ne vit que des ténèbres denses, impénétrables, -où ne tremblaient même pas ces vagues -lueurs que les voyants perçoivent encore, les paupières -fermées, lorsqu’ils sont en face d’une lumière.—Le -sacrifice était consommé!</p> - -<p>«Maintenant, dit Paul, noble et charmante créature, -je pourrai devenir ton mari sans être un assassin. -Tu ne dépériras plus héroïquement sous mon -regard funeste: tu reprendras ta belle santé; hélas! -je ne t’apercevrai plus, mais ton image céleste rayonnera -d’un éclat immortel dans mon souvenir; je te -verrai avec l’œil de l’âme, j’entendrai ta voix plus -harmonieuse que la plus suave musique, je sentirai -l’air déplacé par les mouvements, je saisirai le frisson -soyeux de ta robe, l’imperceptible craquement<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[262]</a></span> -de ton brodequin, j’aspirerai le parfum léger qui -émane de toi et te fait comme une atmosphère. Quelquefois -tu laisseras ta main entre les miennes pour -me convaincre de ta présence, tu daigneras guider -ton pauvre aveugle lorsque son pied hésitera sur son -chemin obscur; tu lui liras les poëtes, tu lui raconteras -les tableaux et les statues. Par ta parole, tu -lui rendras l’univers évanoui; tu seras sa seule -pensée, son seul rêve; privé de la distraction des -choses et de l’éblouissement de la lumière, son âme -volera vers toi d’une aile infatigable!</p> - -<p>«Je ne regrette rien, puisque tu es sauvée: qu’ai-je -perdu, en effet? le spectacle monotone des saisons -et des jours, la vue des décorations plus ou moins -pittoresques où se déroulent les cent actes divers de -la triste comédie humaine.—La terre, le ciel, les -eaux, les montagnes, les arbres, les fleurs: vaines -apparences, redites fastidieuses, formes toujours les -mêmes! Quand on a l’amour, on possède le vrai soleil, -la clarté qui ne s’éteint pas!»</p> - -<p>Ainsi parlait, dans son monologue intérieur, le -malheureux Paul d’Aspremont, tout enfiévré d’une -exaltation lyrique où se mêlait parfois le délire de la -souffrance.</p> - -<p>Peu à peu ses douleurs s’apaisèrent; il tomba -dans ce sommeil noir, frère de la mort et consolateur -comme elle.</p> - -<p>Le jour, en pénétrant dans la chambre, ne le réveilla -pas.—Midi et minuit devaient désormais, -pour lui, avoir la même couleur; mais les cloches<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[263]</a></span> -tintant l’<i>Angelus</i> à joyeuses volées bourdonnaient vaguement -à travers son sommeil, et, peu à peu devenant -plus distinctes, le tirèrent de son assoupissement.</p> - -<p>Il souleva ses paupières, et, avant que son âme -endormie encore se fût souvenue, il eut une sensation -horrible. Ses yeux s’ouvraient sur le vide, sur le noir, -sur le néant, comme si, enterré vivant, il se fût réveillé -de léthargie dans un cercueil; mais il se remit -bien vite. N’en serait-il pas toujours ainsi? ne devait-il -point passer, chaque matin, des ténèbres du sommeil -aux ténèbres de la veille?</p> - -<p>Il chercha à tâtons le cordon de la sonnette.</p> - -<p>Paddy accourut.</p> - -<p>Comme il manifestait son étonnement de voir son -maître se lever avec les mouvements incertains d’un -aveugle:</p> - -<p>«J’ai commis l’imprudence de dormir la fenêtre -ouverte, lui dit Paul, pour couper court à toute explication, -et je crois que j’ai attrapé une goutte sereine, -mais cela se passera; conduis-moi à mon fauteuil et -mets près de moi un verre d’eau fraîche.»</p> - -<p>Paddy, qui avait une discrétion tout anglaise, ne -fit aucune remarque, exécuta les ordres de son maître -et se retira.</p> - -<p>Resté seul, Paul trempa son mouchoir dans l’eau -froide, et le tint sur ses yeux pour amortir l’ardeur -causée par la brûlure.</p> - -<p>Laissons M. d’Aspremont dans son immobilité douloureuse -et occupons-nous un peu des autres personnages -de notre histoire.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[264]</a></span></p> - -<p>La nouvelle de la mort étrange du comte Altavilla -s’était promptement répandue dans Naples et servait -de thème à mille conjectures plus extravagantes les -unes que les autres. L’habileté du comte à l’escrime -était célèbre; Altavilla passait pour un des meilleurs -tireurs de cette école napolitaine si redoutable sur -le terrain; il avait tué trois hommes et en avait blessé -grièvement cinq ou six. Sa renommée était si bien -établie en ce genre, qu’il ne se battait plus. Les duellistes -les plus sur la hanche le saluaient poliment et, -les eût-il regardés de travers, évitaient de lui marcher -sur le pied. Si quelqu’un de ces rodomonts eût -tué Altavilla, il n’eût pas manqué de se faire honneur -d’une telle victoire. Restait la supposition d’un assassinat, -qu’écartait le billet trouvé sur la poitrine du -mort. On contesta d’abord l’authenticité de l’écriture; -mais la main du comte fut reconnue par des personnes -qui avaient reçu de lui plus de cent lettres. -La circonstance des yeux bandés, car le cadavre portait -encore un foulard noué autour de la tête, semblait -toujours inexplicable. On retrouva, outre le -stylet planté dans la poitrine du comte, un second -stylet échappé sans doute de sa main défaillante: -mais si le combat avait eu lieu au couteau, pourquoi -ces épées et ces pistolets qu’on reconnut pour avoir -appartenu au comte, dont le cocher déclara qu’il avait -amené son maître à Pompeï, avec ordre de s’en retourner -si au bout d’une heure il ne reparaissait -pas?</p> - -<p>C’était à s’y perdre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[265]</a></span></p> - -<p>Le bruit de cette mort arriva bientôt aux oreilles -de Vicè, qui en instruisit sir Joshua Ward. Le commodore, -à qui revint tout de suite en mémoire l’entretien -mystérieux qu’Altavilla avait eu avec lui au -sujet d’Alicia, entrevit confusément quelque tentative -ténébreuse, quelque lutte horrible et désespérée -où M. d’Aspremont devait se trouver mêlé volontairement -ou involontairement. Quant à Vicè, elle n’hésitait -pas à attribuer la mort du beau comte au vilain -jettatore, et en cela sa haine la servait comme une -seconde vue. Cependant M. d’Aspremont avait fait sa -visite à miss Ward à l’heure accoutumée, et rien -dans sa contenance ne trahissait l’émotion d’un -drame terrible, il paraissait même plus calme qu’à -l’ordinaire.</p> - -<p>Cette mort fut cachée à miss Ward, dont l’état -devenait inquiétant, sans que le médecin anglais -appelé par sir Joshua pût constater de maladie bien -caractérisée: c’était comme une sorte d’évanouissement -de la vie, de palpitation de l’âme battant des -ailes pour prendre son vol, de suffocation d’oiseau -sous la machine pneumatique, plutôt qu’un mal réel, -possible à traiter par les moyens ordinaires. On eût -dit un ange retenu sur terre et ayant la nostalgie du -ciel; la beauté d’Alicia était si suave, si délicate, si -diaphane, si immatérielle, que la grossière atmosphère -humaine ne devait plus être respirable pour -elle; on se la figurait planant dans la lumière d’or du -Paradis, et le petit oreiller de dentelles qui soutenait -sa tête rayonnait comme une auréole. Elle ressemblait,<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[266]</a></span> -sur son lit, à cette mignonne Vierge de Schoorel, -le plus fin joyau de la couronne de l’art gothique.</p> - -<p>M. d’Aspremont ne vint pas ce jour-là: pour cacher -son sacrifice, il ne voulait pas paraître les paupières -rougies, se réservant d’attribuer sa brusque cécité à -une tout autre cause.</p> - -<p>Le lendemain, ne sentant plus de douleur, il monta -dans sa calèche, guidé par son groom Paddy.</p> - -<p>La voiture s’arrêta comme d’habitude à la porte -en claire-voie. L’aveugle volontaire la poussa, et, -sondant le terrain du pied, s’engagea dans l’allée -connue. Vicè n’était pas accourue selon sa coutume -au bruit de la sonnette mise en mouvement par le -ressort de la porte; aucun de ces mille petits bruits -joyeux qui sont comme la respiration d’une maison -vivante ne parvenait à l’oreille attentive de Paul; un -silence morne, profond, effrayant, régnait dans l’habitation, -que l’on eût pu croire abandonnée. Ce silence -qui eût été sinistre, même pour un homme -clairvoyant, devenait plus lugubre encore dans les -ténèbres qui enveloppaient le nouvel aveugle.</p> - -<p>Les branches qu’il ne distinguait plus semblaient -vouloir le retenir comme des bras suppliants et l’empêcher -d’aller plus loin. Les lauriers lui barraient le -passage; les rosiers s’accrochaient à ses habits, les -lianes le prenaient aux jambes, le jardin lui disait -dans sa langue muette: «Malheureux! que viens-tu -faire ici, ne force pas les obstacles que je t’oppose, -va-t’en!» Mais Paul n’écoutait pas, et tourmenté de<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[267]</a></span> -pressentiments terribles, se roulait dans le feuillage, -repoussait les masses de verdure, brisait les rameaux -et avançait toujours du côté de la maison.</p> - -<p>Déchiré et meurtri par les branches irritées, il arriva -enfin au bout de l’allée. Une bouffée d’air libre -le frappa au visage, et il continua sa route les mains -tendues en avant.</p> - -<p>Il rencontra le mur et trouva la porte en tâtonnant.</p> - -<p>Il entra; nulle voix amicale ne lui donna la bienvenue. -N’entendant aucun son qui pût le guider, il -resta quelques minutes hésitant sur le seuil. Une -senteur d’éther, une exhalaison d’aromates, une -odeur de cire en combustion, tous les vagues parfums -des chambres mortuaires saisirent l’odorat de -l’aveugle pantelant d’épouvante; une idée affreuse -se présenta à son esprit, et il pénétra dans la -chambre.</p> - -<p>Après quelques pas, il heurta quelque chose qui -tomba avec grand bruit; il se baissa et reconnut au -toucher que c’était un chandelier de métal pareil -aux flambeaux d’église et portant un long cierge.</p> - -<p>Éperdu, il poursuivit sa route à travers l’obscurité. -Il lui sembla entendre une voix qui murmurait tout -bas des prières; il fit un pas encore, et ses mains -rencontrèrent le bord d’un lit; il se pencha, et ses -doigts tremblants effleurèrent d’abord un corps immobile -et droit sous une fine tunique; puis une couronne -de roses et un visage pur et froid comme le -marbre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[268]</a></span></p> - -<p>C’était Alicia allongée sur sa couche funèbre.</p> - -<p>«Morte! s’écria Paul avec un râle étranglé! -morte! et c’est moi qui l’ai tuée!»</p> - -<p>Le commodore, glacé d’horreur, avait vu ce fantôme -aux yeux éteints entrer en chancelant, errer au -hasard et se heurter au lit de mort de sa nièce: il -avait tout compris. La grandeur de ce sacrifice inutile -fit jaillir deux larmes des yeux rougis du vieillard, -qui croyait bien ne plus pouvoir pleurer.</p> - -<p>Paul se précipita à genoux près du lit et couvrit de -baisers la main glacée d’Alicia; les sanglots secouaient -son corps par saccades convulsives. Sa douleur -attendrit même la féroce Vicè, qui se tenait -silencieuse et sombre contre la muraille, veillant le -dernier sommeil de sa maîtresse.</p> - -<p>Quand ces adieux muets furent terminés, M. d’Aspremont -se releva et se dirigea vers la porte, roide, -tout d’une pièce, comme un automate mû par des -ressorts; ses yeux ouverts et fixes, aux prunelles -atones, avaient une expression surnaturelle; quoique -aveugles, on aurait dit qu’ils voyaient. Il traversa le -jardin d’un pas lourd comme celui des apparitions -de marbre, sortit dans la campagne et marcha devant -lui, dérangeant les pierres du pied, trébuchant quelquefois, -prêtant l’oreille comme pour saisir un bruit -dans le lointain, mais avançant toujours.</p> - -<p>La grande voix de la mer résonnait de plus en plus -distincte; les vagues, soulevées par un vent d’orage, -se brisaient sur la rive avec des sanglots immenses, -expression de douleurs inconnues, et gonflaient, sous<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[269]</a></span> -les plis de l’écume, leurs poitrines désespérées; des -millions de larmes amères ruisselaient sur les roches, -et les goëlands inquiets poussaient des cris -plaintifs.</p> - -<p>Paul arriva bientôt au bord d’une roche qui surplombait. -Le fracas des flots, la pluie salée que la rafale -arrachait aux vagues et lui jetait au visage auraient -dû l’avertir du danger; il n’en tint aucun -compte; un sourire étrange crispa ses lèvres pâles, -et il continua sa marche sinistre, quoique sentant le -vide sous son pied suspendu.</p> - -<p>Il tomba; une vague monstrueuse le saisit, le -tordit quelques instants dans sa volute et l’engloutit.</p> - -<p>La tempête éclata alors avec furie: les lames assaillirent -la plage en files pressées, comme des guerriers -montant à l’assaut, et lançant à cinquante pieds -en l’air des fumées d’écume; les nuages noirs se lézardèrent -comme des murailles d’enfer, laissant apercevoir -par leurs fissures l’ardente fournaise des -éclairs; des lueurs sulfureuses, aveuglantes, illuminèrent -l’étendue; le sommet du Vésuve rougit, et un -panache de vapeur sombre, que le vent rabattait, ondula -au front du volcan. Les barques amarrées se choquèrent -avec des bruits lugubres, et les cordages trop -tendus se plaignirent douloureusement. Bientôt la -pluie tomba en faisant siffler ses hachures comme -des flèches,—on eût dit que le chaos voulait reprendre -la nature et en confondre de nouveau les -éléments.</p> - -<p>Le corps de M. Paul d’Aspremont ne fut jamais<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[270]</a></span> -retrouvé, quelques recherches que fît faire le commodore.</p> - -<p>Un cercueil de bois d’ébène à fermoirs et à poignées -d’argent, doublé de satin capitonné, et tel enfin que -celui dont miss Clarisse Harlowe recommande les détails -avec une grâce si touchante «à monsieur le menuisier,» -fut embarqué à bord d’un yacht par les -soins du commodore, et placé dans la sépulture de -famille du cottage du Lincolnshire. Il contenait la dépouille -terrestre d’Alicia Ward, belle jusque dans la -mort.</p> - -<p>Quant au commodore, un changement remarquable -s’est opéré dans sa personne. Son glorieux -embonpoint a disparu. Il ne met plus de rhum dans -son thé, mange du bout des dents, dit à peine deux -paroles en un jour, le contraste de ses favoris blancs -et de sa face cramoisie n’existe plus,—le commodore -est devenu pâle!</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[271]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">ARRIA MARCELLA</h2> - -<p class="pc2 lmid">SOUVENIR DE POMPEÏ</p> - -<p class="p2">Trois jeunes gens, trois amis qui avaient fait ensemble -le voyage d’Italie, visitaient l’année dernière -le musée des Studj, à Naples, où l’on a réuni les -différents objets antiques exhumés des fouilles de -Pompeï et d’Herculanum.</p> - -<p>Ils s’étaient répandus à travers les salles et regardaient -les mosaïques, les bronzes, les fresques -détachés des murs de la ville morte, selon que leur -caprice les éparpillait, et quand l’un d’eux avait -fait une rencontre curieuse, il appelait ses compagnons -avec des cris de joie, au grand scandale des -Anglais taciturnes et des bourgeois posés occupés à -feuilleter leur livret.</p> - -<p>Mais le plus jeune des trois, arrêté devant une vitrine, -paraissait ne pas entendre les exclamations -de ses camarades, absorbé qu’il était dans une contemplation -profonde. Ce qu’il examinait avec tant<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[272]</a></span> -d’attention, c’était un morceau de cendre noire coagulée -portant une empreinte creuse: on eût dit un -fragment de moule de statue, brisé par la fonte; l’œil -exercé d’un artiste y eût aisément reconnu la coupe -d’un sein admirable et d’un flanc aussi pur de style -que celui d’une statue grecque. L’on sait, et le moindre -guide du voyageur vous l’indique, que cette lave, -refroidie autour du corps d’une femme, en a gardé -le contour charmant. Grâce au caprice de l’éruption -qui a détruit quatre villes, cette noble forme, tombée -en poussière depuis deux mille ans bientôt, est parvenue -jusqu’à nous; la rondeur d’une gorge a traversé -les siècles lorsque tant d’empires disparus n’ont -pas laissé de trace! Ce cachet de beauté, posé par le -hasard sur la scorie d’un volcan, ne s’est pas effacé.</p> - -<p>Voyant qu’il s’obstinait dans sa contemplation, les -deux amis d’Octavien revinrent vers lui, et Max, en le -touchant à l’épaule, le fit tressaillir comme un -homme surpris dans son secret. Évidemment Octavien -n’avait entendu venir ni Max ni Fabio.</p> - -<p>«Allons, Octavien, dit Max, ne t’arrête pas ainsi -des heures entières à chaque armoire, ou nous allons -manquer l’heure du chemin de fer, et nous ne verrons -pas Pompeï aujourd’hui.</p> - -<p>—Que regarde donc le camarade?» ajouta Fabio, -qui s’était rapproché. Ah! l’empreinte trouvée dans -la maison d’Arrius Diomèdes. Et il jeta sur Octavien -un coup d’œil rapide et singulier.</p> - -<p>Octavien rougit faiblement, prit le bras de Max, -et la visite s’acheva sans autre incident. En sortant<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[273]</a></span> -des Studj, les trois amis montèrent dans un corricolo -et se firent mener à la station du chemin de fer. -Le corricolo, avec ses grandes roues rouges, son -strapontin constellé de clous de cuivre, son cheval -maigre et plein de feu, harnaché comme une mule -d’Espagne, courant au galop sur les larges dalles de -lave, est trop connu pour qu’il soit besoin d’en faire -la description ici, et d’ailleurs nous n’écrivons pas -des impressions de voyage sur Naples, mais le simple -récit d’une aventure bizarre et peu croyable, quoique -vraie.</p> - -<p>Le chemin de fer par lequel on va à Pompeï longe -presque toujours la mer, dont les longues volutes -d’écume viennent se dérouler sur un sable noirâtre -qui ressemble à du charbon tamisé. Ce rivage, en -effet, est formé de coulées de lave et de cendres volcaniques, -et produit, par son ton foncé, un contraste -avec le bleu du ciel et le bleu de l’eau; parmi tout -cet éclat, la terre seule semble retenir l’ombre.</p> - -<p>Les villages que l’on traverse ou que l’on côtoie, -Portici, rendu célèbre par l’opéra de M. Auber, Resina, -Torre del Greco, Torre dell’Annunziata, dont -on aperçoit en passant les maisons à arcades et les -toits en terrasses, ont, malgré l’intensité du soleil et -le lait de chaux méridional, quelque chose de plutonien -et de ferrugineux comme Manchester et Birmingham; -la poussière y est noire, une suie impalpable -s’y accroche à tout; on sent que la grande -forge du Vésuve halète et fume à deux pas de là.</p> - -<p>Les trois amis descendirent à la station de Pompeï,<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[274]</a></span> -en riant entre eux du mélange d’antique et de moderne -que présentent naturellement à l’esprit ces -mots: <i>Station de Pompeï</i>. Une ville gréco-romaine -et un débarcadère de railway!</p> - -<p>Ils traversèrent le champ planté de cotonniers, sur -lequel voltigeaient quelques bourres blanches, qui -sépare le chemin de fer de l’emplacement de la ville -déterrée, et prirent un guide à l’osteria bâtie en -dehors des anciens remparts, ou, pour parler plus -correctement, un guide les prit. Calamité qu’il est -difficile de conjurer en Italie.</p> - -<p>Il faisait une de ces heureuses journées si communes -à Naples, où par l’éclat du soleil et la transparence -de l’air les objets prennent des couleurs qui -semblent fabuleuses dans le Nord, et paraissent appartenir -plutôt au monde du rêve qu’à celui de la -réalité. Quiconque a vu une fois cette lumière d’or -et d’azur en emporte au fond de sa brume une incurable -nostalgie.</p> - -<p>La ville ressuscitée ayant secoué un coin de son -linceul de cendre, ressortait avec ses mille détails -sous un jour aveuglant. Le Vésuve découpait dans le -fond son cône sillonné de stries de laves bleues, roses, -violettes, mordorées par le soleil. Un léger brouillard -presque imperceptible dans la lumière, encapuchonnait -la crête écimée de la montagne; au premier -abord, on eût pu le prendre pour un de ces nuages -qui, même par les temps les plus sereins, estompent -le front des pics élevés. En y regardant de plus près, -on voyait de minces filets de vapeur blanche sortir<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[275]</a></span> -du haut du mont comme des trous d’une cassolette, -et se réunir ensuite en vapeur légère. Le volcan, -d’humeur débonnaire ce jour-là, fumait tout tranquillement -sa pipe, et sans l’exemple de Pompeï -ensevelie à ses pieds, on ne l’aurait pas cru d’un -caractère plus féroce que Montmartre; de l’autre -côté, de belles collines aux lignes ondulées et voluptueuses -comme des hanches de femme, arrêtaient -l’horizon; et plus loin la mer, qui autrefois apportait -les birèmes et les trirèmes sous les remparts de la -ville, tirait sa placide barre d’azur.</p> - -<p>L’aspect de Pompeï est des plus surprenants; ce -brusque saut de dix-neuf siècles en arrière étonne -même les natures les plus prosaïques et les moins -compréhensives, deux pas vous mènent de la vie -antique à la vie moderne, et du christianisme au paganisme; -aussi, lorsque les trois amis virent ces rues -où les formes d’une existence évanouie sont conservées -intactes, éprouvèrent-ils, quelque préparés qu’ils -y fussent par les livres et les dessins, une impression -aussi étrange que profonde. Octavien surtout semblait -frappé de stupeur et suivait machinalement le -guide d’un pas de somnambule, sans écouter la nomenclature -monotone et apprise par cœur que ce -faquin débitait comme une leçon.</p> - -<p>Il regardait d’un œil effaré ces ornières de char -creusées dans le pavage cyclopéen des rues et qui -paraissent dater d’hier tant l’empreinte en est fraîche; -ces inscriptions tracées en lettres rouges, d’un -pinceau cursif, sur les parois des murailles: affiches<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[276]</a></span> -de spectacle, demandes de location, formules votives, -enseignes, annonces de toutes sortes, curieuses -comme le serait dans deux mille ans, pour les peuples -inconnus de l’avenir, un pan de mur de Paris -retrouvé avec ses affiches et ses placards; ces maisons -aux toits effondrés laissant pénétrer d’un coup -d’œil tous ces mystères d’intérieur, tous ces détails -domestiques que négligent les historiens et dont les -civilisations emportent le secret avec elles; ces fontaines -à peine taries, ce forum surpris au milieu -d’une réparation par la catastrophe, et dont les colonnes, -les architraves toutes taillées, toutes sculptées, -attendent dans leur pureté d’arête qu’on les mette -en place; ces temples voués à des dieux passés à l’état -mythologique et qui alors n’avaient pas un athée; ces -boutiques où ne manque que le marchand; ces cabarets -où se voit encore sur le marbre la tache circulaire -laissée par la tasse des buveurs; cette caserne -aux colonnes peintes d’ocre et de minium que les -soldats ont égratignée de caricatures de combattants, -et ces doubles théâtres de drame et de chant juxtaposés, -qui pourraient reprendre leurs représentations, -si la troupe qui les desservait, réduite à l’état -d’argile, n’était pas occupée, peut-être, à luter le bondon -d’un tonneau de bière ou à boucher une fente de -mur, comme la poussière d’Alexandre et de César, -selon la mélancolique réflexion d’Hamlet.</p> - -<p>Fabio monta sur le thymelé du théâtre tragique -tandis que Octavien et Max grimpaient jusqu’en haut -des gradins, et là il se mit à débiter avec force gestes<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[277]</a></span> -les morceaux de poésie qui lui venaient à la tête, au -grand effroi des lézards, qui se dispersaient en frétillant -de la queue et en se tapissant dans les fentes -des assises ruinées; et quoique les vases d’airain ou -de terre, destinés à répercuter les sons, n’existassent -plus, sa voix n’en résonnait pas moins pleine et vibrante.</p> - -<p>Le guide les conduisit ensuite à travers les cultures -qui recouvrent les portions de Pompeï encore -ensevelies, à l’amphithéâtre, situé à l’autre extrémité -de la ville. Ils marchèrent sous ces arbres dont les -racines plongent dans les toits des édifices enterrés, -en disjoignent les tuiles, en fendent les plafonds, en -disloquent les colonnes, et passèrent par ces champs -où de vulgaires légumes fructifient sur des merveilles -d’art, matérielles images de l’oubli que le -temps déploie sur les plus belles choses.</p> - -<p>L’amphithéâtre ne les surprit pas. Ils avaient vu -celui de Vérone, plus vaste et aussi bien conservé, -et ils connaissaient la disposition de ces arènes antiques -aussi familièrement que celle des places de taureaux -en Espagne, qui leur ressemblent beaucoup, -moins la solidité de la construction et la beauté des -matériaux.</p> - -<p>Ils revinrent donc sur leurs pas, gagnèrent par -un chemin de traverse de la rue de la Fortune, écoutant -d’une oreille distraite le cicerone, qui en passant -devant chaque maison la nommait du nom qui lui a -été donné lors de sa découverte, d’après quelque -particularité caractéristique:—la maison du Taureau<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[278]</a></span> -de bronze, la maison du Faune, la maison -du Vaisseau, le temple de la Fortune, la maison -de Méléagre, la taverne de la Fortune à l’angle de -la rue Consulaire, l’académie de Musique, le Four -banal, la Pharmacie, la boutique du Chirurgien, la -Douane, l’habitation des Vestales, l’auberge d’Albinus, -les Thermopoles, et ainsi de suite jusqu’à la -porte qui conduit à la voie des Tombeaux.</p> - -<p>Cette porte en briques, recouverte de statues, et -dont les ornements ont disparu, offre dans son arcade -intérieure deux profondes rainures destinées à -laisser glisser une herse, comme un donjon du moyen -âge à qui l’on aurait cru ce genre de défense particulier.</p> - -<p>«Qui aurait soupçonné, dit Max à ses amis, -Pompeï, la ville gréco-latine, d’une fermeture -aussi romantiquement gothique? Vous figurez-vous -un chevalier romain attardé, sonnant du cor devant -cette porte pour se faire lever la herse, comme un -page du quinzième siècle?</p> - -<p>—Rien n’est nouveau sous le soleil, répondit -Fabio, et cet aphorisme lui-même n’est pas neuf, -puisqu’il a été formulé par Salomon.</p> - -<p>—Peut-être y a-t-il du nouveau sous la lune! continua -Octavien en souriant avec une ironie mélancolique.</p> - -<p>—Mon cher Octavien, dit Max, qui pendant cette -petite conversation s’était arrêté devant une inscription -tracée à la rubrique sur la muraille extérieure, -veux-tu voir des combats de gladiateurs?—Voici les<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[279]</a></span> -affiches:—Combat et chasse pour le 5 des nones -d’avril,—les mâts seront dressés,—vingt paires -de gladiateurs lutteront aux nones,—et si tu crains -pour la fraîcheur de ton teint, rassure-toi, on tendra -les voiles;—à moins que tu ne préfères te rendre à -l’amphithéâtre de bonne heure, ceux-ci se couperont -la gorge le matin—<i>matutini erunt</i>; on n’est pas plus -complaisant.»</p> - -<p>En devisant de la sorte, les trois amis suivaient -cette voie bordée de sépulcres qui, dans nos sentiments -modernes, serait une lugubre avenue pour -une ville, mais qui n’offrait pas les mêmes significations -tristes pour les anciens, dont les tombeaux, -au lieu d’un cadavre horrible, ne contenaient qu’une -pincée de cendres, idée abstraite de la mort. L’art -embellissait ces dernières demeures, et, comme dit -Gœthe, le païen décorait des images de la vie les -sarcophages et les urnes.</p> - -<p>C’est ce qui faisait sans doute que Max et Fabio -visitaient, avec une curiosité allègre et une joyeuse -plénitude d’existence qu’ils n’auraient pas eues dans -un cimetière chrétien, ces monuments funèbres si -gaiement dorés par le soleil et qui, placés sur le bord -du chemin, semblent se rattacher encore à la vie et -n’inspirent aucune de ces froides répulsions, aucune -de ces terreurs fantastiques que font éprouver nos -sépultures lugubres. Ils s’arrêtèrent devant le tombeau -de Mammia, la prêtresse publique, près duquel -est poussé un arbre, un cyprès ou un peuplier; ils -s’assirent dans l’hémicycle du triclinium des repas<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[280]</a></span> -funéraires, riant comme des héritiers; ils lurent -avec force lazzi les épitaphes de Nevoleja, de Labeon -et de la famille Arria, suivis d’Octavien, qui semblait -plus touché que ses insouciants compagnons du sort -de ces trépassés de deux mille ans.</p> - -<p>Ils arrivèrent ainsi à la villa d’Arrius Diomèdes, -une des habitations les plus considérables de Pompeï. -On y monte par des degrés de briques, et lorsqu’on -a dépassé la porte flanquée de deux petites colonnes -latérales, on se trouve dans une cour semblable au -<i>patio</i> qui fait le centre des maisons espagnoles et moresques -et que les anciens appelaient <i>impluvium</i> ou -<i>cavædium</i>; quatorze colonnes de briques recouvertes -de stuc forment, des quatre côtés, un portique ou -péristyle couvert, semblable au cloître des couvents, -et sous lequel on pouvait circuler sans craindre la -pluie. Le pavé de cette cour est une mosaïque de briques -et de marbre blanc, d’un effet doux et tendre à -l’œil. Dans le milieu, un bassin de marbre quadrilatère, -qui existe encore, recevait les eaux pluviales -qui dégouttaient du toit du portique.—Cela produit -un singulier effet d’entrer ainsi dans la vie antique -et de fouler avec des bottes vernies des marbres usés -par les sandales et les cothurnes des contemporains -d’Auguste et de Tibère.</p> - -<p>Le cicerone les promena dans l’exèdre ou salon -d’été, ouvert du côté de la mer pour en aspirer les -fraîches brises. C’était là qu’on recevait et qu’on faisait -la sieste pendant les heures brûlantes, quand -soufflait ce grand zéphyr africain chargé de langueurs<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[281]</a></span> -et d’orages. Il les fit entrer dans la basilique, -longue galerie à jour qui donne de la lumière aux -appartements et où les visiteurs et les clients attendaient -que le nomenclateur les appelât; il les conduisit -ensuite sur la terrasse de marbre blanc d’où -la vue s’étend sur les jardins verts et sur la mer -bleue; puis il leur fit voir le nymphæum ou salle de -bains, avec ses murailles peintes en jaune, ses colonnes -de stuc, son pavé de mosaïque et sa cuve de -marbre qui reçut tant de corps charmants évanouis -comme des ombres;—le cubiculum, où flottèrent -tant de rêves venus de la porte d’ivoire, et dont les -alcôves pratiquées dans le mur étaient fermées par -un conopeum ou rideau dont les anneaux de bronze -gisent encore à terre, le tétrastyle ou salle de récréation, -la chapelle des dieux lares, le cabinet des archives, -la bibliothèque, le musée des tableaux, le -gynécée ou appartement des femmes, composé de -petites chambres en partie ruinées, dont les parois -conservent des traces de peintures et d’arabesques -comme des joues dont on a mal essuyé le fard.</p> - -<p>Cette inspection terminée, ils descendirent à l’étage -inférieur, car le sol est beaucoup plus bas du -côté du jardin que du côté de la voie des Tombeaux, -ils traversèrent huit salles peintes en rouge antique, -dont l’une est creusée de niches architecturales, -comme on en voit au vestibule de la salle des Ambassadeurs -à l’Alhambra, et ils arrivèrent enfin à -une espèce de cave ou de cellier dont la destination -était clairement indiquée par huit amphores d’argile<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[282]</a></span> -dressées contre le mur et qui avaient dû être parfumées -de vin de Crète, de Falerne et de Massique -comme des odes d’Horace.</p> - -<p>Un vif rayon de jour passait par un étroit soupirail -obstrué d’orties, dont il changeait les feuilles traversées -de lumières en émeraudes et en topazes, et -ce gai détail naturel souriait à propos à travers la -tristesse du lieu.</p> - -<p>«C’est ici, dit le cicerone de sa voix nonchalante, -dont le ton s’accordait à peine avec le sens des paroles, -que l’on trouva, parmi dix-sept squelettes, -celui de la dame dont l’empreinte se voit au musée -de Naples. Elle avait des anneaux d’or, et les lambeaux -de sa fine tunique adhéraient encore aux cendres -tassées qui ont gardé sa forme.»</p> - -<p>Les phrases banales du guide causèrent une vive -émotion à Octavien. Il se fit montrer l’endroit exact -où ces restes précieux avaient été découverts, et s’il -n’eût été contenu par la présence de ses amis, il se -serait livré à quelque lyrisme extravagant; sa poitrine -se gonflait, ses yeux se trempaient de furtives -moiteurs: cette catastrophe, effacée par vingt siècles -d’oubli, le touchait comme un malheur tout récent; -la mort d’une maîtresse ou d’un ami ne l’eût pas -affligé davantage, et une larme en retard de deux -mille ans tomba, pendant que Max et Fabio avaient -le dos tourné, sur la place où cette femme, pour -laquelle il se sentait pris d’un amour rétrospectif, -avait péri étouffée par la cendre chaude du volcan.</p> - -<p>«Assez d’archéologie comme cela! s’écria Fabio;<span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[283]</a></span> -nous ne voulons pas écrire une dissertation sur une -cruche ou une tuile du temps de Jules César pour -devenir membre d’une académie de province, ces -souvenirs classiques me creusent l’estomac. Allons -dîner, si toutefois la chose est possible, dans cette -osteria pittoresque, où j’ai peur qu’on ne nous serve -que des beefsteaks fossiles et des œufs frais pondus -avant la mort de Pline.</p> - -<p>—Je ne dirai pas comme Boileau:</p> - -<p class="pp6 p1">Un sot, quelquefois, ouvre un avis important,</p> - -<p class="pn1">fit Max en riant, ce serait malhonnête; mais cette -idée a du bon. Il eût été pourtant plus joli de festiner -ici, dans un triclinium quelconque, couchés à -l’antique, servis par des esclaves, en manière de Lucullus -ou de Trimalcion. Il est vrai que je ne vois -pas beaucoup d’huîtres du lac Lucrin; les turbots -et les rougets de l’Adriatique sont absents; le sanglier -d’Apulie manque sur le marché; les pains et les -gâteaux au miel figurent au musée de Naples aussi -durs que des pierres à côté de leurs moules vert-de-grisés; -le macaroni cru, saupoudré de caccia-cavallo, -et quoiqu’il soit détestable, vaut encore mieux que -le néant. Qu’en pense le cher Octavien?»</p> - -<p>Octavien, qui regrettait fort de ne pas s’être trouvé -à Pompeï le jour de l’éruption du Vésuve pour sauver -la dame aux anneaux d’or et mériter ainsi son amour, -n’avait pas entendu une phrase de cette conversation -gastronomique. Les deux derniers mots prononcés par -Max le frappèrent seuls, et comme il n’avait pas<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[284]</a></span> -envie d’entamer une discussion, il fit, à tout hasard, -un signe d’assentiment, et le groupe amical reprit, -en côtoyant les remparts, le chemin de l’hôtellerie.</p> - -<p>L’on dressa la table sous l’espèce de porche ouvert -qui sert de vestibule à l’osteria, et dont les murailles, -crépies à la chaux, étaient décorées de quelques -croûtes qualifiées par l’hôte: Salvator Rosa, Espagnolet, -cavalier Massimo et autres noms célèbres -de l’école napolitaine, qu’il se crut obligé d’exalter.</p> - -<p>«Hôte vénérable, dit Fabio, ne déployez pas votre -éloquence en pure perte. Nous ne sommes pas des -Anglais, et nous préférons les jeunes filles aux vieilles -toiles. Envoyez-nous plutôt la liste de vos vins par -cette belle brune, aux yeux de velours, que j’ai aperçue -dans l’escalier.»</p> - -<p>Le palforio, comprenant que ses hôtes n’appartenaient -pas au genre mystifiable des philistins et des -bourgeois, cessa de vanter sa galerie pour glorifier -sa cave. D’abord, il avait tous les vins des meilleurs -crus: Château-Margaux, grand-Laffite retour des Indes, -Sillery de Moët, Hochmeyer, Scarlat-wine, Porto -et porter, ale et gingerbeer, Lacryma-Christi blanc et -rouge, Capri et Falerne.</p> - -<p>«Quoi! tu as du vin de Falerne, animal, et tu le -mets à la fin de ta nomenclature; tu nous fais subir -une litanie œnologique insupportable, dit Max en -sautant à la gorge de l’hôtelier avec un mouvement -de fureur comique; mais tu n’as donc pas le sentiment -de la couleur locale? tu es donc indigne de -vivre dans ce voisinage antique? Est-il bon au moins<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[285]</a></span> -ton Falerne? a-t-il été mis en amphore sous le consul -Plancus?—<i>consule Planco</i>.</p> - -<p>—Je ne connais pas le consul Plancus, et mon -vin n’est pas mis en amphore, mais il est vieux et -coûte 10 carlins la bouteille,» répondit l’hôte.</p> - -<p>Le jour était tombé et la nuit était venue, nuit sereine -et transparente, plus claire, à coup sûr, que le -plein midi de Londres; la terre avait des tons d’azur -et le ciel des reflets d’argent d’une douceur inimaginable; -l’air était si tranquille que la flamme des -bougies posées sur la table n’oscillait même pas.</p> - -<p>Un jeune garçon jouant de la flûte s’approcha de -la table et se tint debout, fixant ses yeux sur les trois -convives, dans une attitude de bas-relief, et soufflant -dans son instrument aux sons doux et mélodieux, -quelqu’une de ces cantilènes populaires en mode mineur -dont le charme est pénétrant.</p> - -<p>Peut-être ce garçon descendait en droite ligne du -flûteur qui précédait Duilius.</p> - -<p>«Notre repas s’arrange d’une façon assez antique, -il ne nous manque que des danseuses gaditanes et -des couronnes de lierre, dit Fabio en se versant une -large rasade de vin de Falerne.</p> - -<p>—Je me sens en veine de faire des citations latines -comme un feuilleton des <i>Débats</i>; il me revient -des strophes d’ode, ajouta Max.</p> - -<p>—Garde-les pour toi, s’écrièrent Octavien et Fabio, -justement alarmés; rien n’est indigeste comme -le latin à table.»</p> - -<p>La conversation entre jeunes gens qui, le cigare à<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[286]</a></span> -la bouche, le coude sur la table, regardent un certain -nombre de flacons vidés, surtout lorsque le vin -est capiteux, ne tarde pas à tourner sur les femmes. -Chacun exposa son système, dont voici à peu près le -résumé.</p> - -<p>Fabio ne faisait cas que de la beauté et de la jeunesse. -Voluptueux et positif, il ne se payait pas d’illusions -et n’avait en amour aucun préjugé. Une paysanne -lui plaisait autant qu’une duchesse, pourvu -qu’elle fût belle; le corps le touchait plus que la -robe; il riait beaucoup de certains de ses amis amoureux -de quelques mètres de soie et de dentelles, et -disait qu’il serait plus logique d’être épris d’un étalage -de marchand de nouveautés. Ces opinions, fort -raisonnables au fond, et qu’il ne cachait pas, le faisaient -passer pour un homme excentrique.</p> - -<p>Max, moins artiste que Fabio, n’aimait, lui, que -les entreprises difficiles, que les intrigues compliquées; -il cherchait des résistances à vaincre, des vertus -à séduire, et conduisait l’amour comme une -partie d’échecs, avec des coups médités longtemps, -des effets suspendus, des surprises et des stratagèmes -dignes de Polybe. Dans un salon, la femme -qui paraissait avoir le moins de sympathie à son -endroit, était celle qu’il choisissait pour but de ses -attaques; la faire passer de l’aversion à l’amour par -des transitions habiles, était pour lui un plaisir délicieux; -s’imposer aux âmes qui le repoussaient, -mater les volontés rebelles à son ascendant, lui semblait -le plus doux des triomphes. Comme certains<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[287]</a></span> -chasseurs qui courent les champs, les bois et les -plaines par la pluie, le soleil et la neige, avec des -fatigues excessives et une ardeur que rien ne rebute, -pour un maigre gibier que les trois quarts du temps -ils dédaignent de manger, Max, la proie atteinte, ne -s’en souciait plus, et se remettait en quête presque -aussitôt.</p> - -<p>Pour Octavien, il avouait que la réalité ne le séduisait -guère, non qu’il fît des rêves de collégien tout -pétris de lis et de roses comme un madrigal de Demoustier, -mais il y avait autour de toute beauté trop -de détails prosaïques et rebutants; trop de pères radoteurs -et décorés; de mères coquettes, portant des -fleurs naturelles dans de faux cheveux; de cousins -rougeauds et méditant des déclarations; de tantes -ridicules, amoureuses de petits chiens. Une gravure -à l’aqua-tinte, d’après Horace Vernet ou Delaroche, -accrochée dans la chambre d’une femme, suffisait -pour arrêter chez lui une passion naissante. Plus -poétique encore qu’amoureux, il demandait une terrasse -de l’Isola-Bella, sur le lac Majeur, par un beau -clair de lune, pour encadrer un rendez-vous. Il eût -voulu enlever son amour du milieu de la vie commune -et en transporter la scène dans les étoiles. -Aussi s’était-il épris tour à tour d’une passion impossible -et folle pour tous les grands types féminins -conservés par l’art ou l’histoire. Comme Faust, il -avait aimé Hélène, et il aurait voulu que les ondulations -des siècles apportassent jusqu’à lui une de ces -sublimes personnifications des désirs et des rêves<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[288]</a></span> -humains, dont la forme, invisible pour les yeux vulgaires, -subsiste toujours dans l’espace et le temps. -Il s’était composé un sérail idéal avec Sémiramis, -Aspasie, Cléopâtre, Diane de Poitiers, Jeanne d’Aragon. -Quelquefois aussi il aimait des statues, et un -jour, en passant au Musée devant la Vénus de Milo, -il s’était écrié: «Oh! qui te rendra les bras pour -m’écraser contre ton sein de marbre!» A Rome, la -vue d’une épaisse chevelure nattée exhumée d’un -tombeau antique l’avait jeté dans un bizarre délire; -il avait essayé, au moyen de deux ou trois de ces cheveux -obtenus d’un gardien séduit à prix d’or, et remis -à une somnambule d’une grande puissance, -d’évoquer l’ombre et la forme de cette morte; mais -le fluide conducteur s’était évaporé après tant d’années, -et l’apparition n’avait pu sortir de la nuit éternelle.</p> - -<p>Comme Fabio l’avait deviné devant la vitrine des -Studj, l’empreinte recueillie dans la cave de la villa -d’Arrius Diomèdes excitait chez Octavien des élans -insensés vers un idéal rétrospectif; il tentait de sortir -du temps et de la vie, et de transposer son âme -au siècle de Titus.</p> - -<p>Max et Fabio se retirèrent dans leur chambre, et, -la tête un peu alourdie par les classiques fumées du -Falerne, ne tardèrent pas à s’endormir. Octavien, -qui avait souvent laissé son verre plein devant lui, -ne voulant pas troubler par une ivresse grossière -l’ivresse poétique qui bouillonnait dans son cerveau, -sentit à l’agitation de ses nerfs que le sommeil ne<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[289]</a></span> -lui viendrait pas, et sortit de l’osteria à pas lents -pour rafraîchir son front et calmer sa pensée à l’air -de la nuit.</p> - -<p>Ses pieds, sans qu’il en eût conscience, le portèrent -à l’entrée par laquelle on pénètre dans la ville -morte, il déplaça la barre de bois qui la ferme et -s’engagea au hasard dans les décombres.</p> - -<p>La lune illuminait de sa lueur blanche les maisons -pâles, divisant les rues en deux tranches de lumière -argentée et d’ombre bleuâtre. Ce jour nocturne, avec -ses teintes ménagées, dissimulait la dégradation des -édifices. L’on ne remarquait pas, comme à la clarté -crue du soleil, les colonnes tronquées, les façades -sillonnées de lézardes, les toits effondrés par l’éruption; -les parties absentes se complétaient par la -demi-teinte, et un rayon brusque, comme une touche -de sentiment dans l’esquisse d’un tableau, indiquait -tout un ensemble écroulé. Les génies taciturnes de -la nuit semblaient avoir réparé la cité fossile pour -quelque représentation d’une vie fantastique.</p> - -<p>Quelquefois même Octavien crut voir se glisser de -vagues formes humaines dans l’ombre; mais elles s’évanouissaient -dès qu’elles atteignaient la portion éclairée. -De sourds chuchotements, une rumeur indéfinie, -voltigeaient dans le silence. Notre promeneur les -attribua d’abord à quelque papillonnement de ses -yeux, à quelque bourdonnement de ses oreilles,—ce -pouvait être aussi un jeu d’optique, un soupir de -la brise marine, ou la fuite à travers les orties d’un -lézard ou d’une couleuvre, car tout vit dans la nature,<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[290]</a></span> -même la mort, tout bruit, même le silence. -Cependant il éprouvait une espèce d’angoisse involontaire, -un léger frisson, qui pouvait être causé par -l’air froid de la nuit, et faisait frémir sa peau. Il retourna -deux ou trois fois la tête; il ne se sentait plus -seul comme tout à l’heure dans la ville déserte. Ses -camarades avaient-ils eu la même idée que lui, et le -cherchaient-ils à travers ces ruines? Ces formes entrevues, -ces bruits indistincts de pas, était-ce Max -et Fabio marchant et causant, et disparus à l’angle -d’un carrefour? Cette explication toute naturelle, -Octavien comprenait à son trouble qu’elle n’était pas -vraie, et les raisonnements qu’il faisait là-dessus à -part lui ne le convainquaient pas. La solitude et l’ombre -s’étaient peuplées d’êtres invisibles qu’il dérangeait; -il tombait au milieu d’un mystère, et l’on -semblait attendre qu’il fût parti pour commencer. -Telles étaient les idées extravagantes qui lui traversaient -la cervelle et qui prenaient beaucoup de vraisemblance -de l’heure, du lieu et de mille détails -alarmants que comprendront ceux qui se sont trouvés -de nuit dans quelque vaste ruine.</p> - -<p>En passant devant une maison qu’il avait remarquée -pendant le jour et sur laquelle la lune donnait -en plein, il vit, dans un état d’intégrité parfaite, un -portique dont il avait cherché à rétablir l’ordonnance: -quatre colonnes d’ordre dorique cannelées -jusqu’à mi-hauteur, et le fût enveloppé comme d’une -draperie pourpre d’une teinte de minium, soutenaient -une cimaise coloriée d’ornements polychromes,<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[291]</a></span> -que le décorateur semblait avoir achevée hier; -sur la paroi latérale de la porte un molosse de Laconie, -exécuté à l’encaustique et accompagné de l’inscription -sacramentelle: <i>Cave canem</i>, aboyait à la lune et -aux visiteurs avec une fureur peinte. Sur le seuil de -mosaïque le mot <i>Have</i>, en lettres osques et latines, -saluait les hôtes de ses syllabes amicales. Les murs -extérieurs, teints d’ocre et de rubrique, n’avaient pas -une crevasse. La maison s’était exhaussée d’un étage, -et le toit de tuiles dentelé d’un acrotère de bronze, -projetait son profil intact sur le bleu léger du ciel où -pâlissaient quelques étoiles.</p> - -<p>Cette restauration étrange, faite de l’après-midi -au soir par un architecte inconnu, tourmentait beaucoup -Octavien, sûr d’avoir vu cette maison le jour -même dans un fâcheux état de ruine. Le mystérieux -reconstructeur avait travaillé bien vite, car les habitations -voisines avaient le même aspect récent et -neuf; tous les piliers étaient coiffés de leurs chapiteaux; -pas une pierre, pas une brique, pas une pellicule -de stuc, pas une écaille de peinture ne manquaient -aux parois luisantes des façades, et par -l’interstice des péristyles on entrevoyait, autour du -bassin de marbre du cavædium, des lauriers roses et -blancs, des myrtes et des grenadiers. Tous les historiens -s’étaient trompés; l’éruption n’avait pas eu -lieu, ou bien l’aiguille du temps avait reculé de vingt -heures séculaires sur le cadran de l’éternité.</p> - -<p>Octavien, surpris au dernier point, se demanda -s’il dormait tout debout et marchait dans un rêve. Il<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[292]</a></span> -s’interrogea sérieusement pour savoir si la folie ne -faisait pas danser devant lui ses hallucinations; mais -il fut obligé de reconnaître qu’il n’était ni endormi -ni fou.</p> - -<p>Un changement singulier avait eu lieu dans l’atmosphère; -de vagues teintes roses se mêlaient, par -dégradations violettes, aux lueurs azurées de la lune; -le ciel s’éclaircissait sur les bords; on eût dit que le -jour allait paraître. Octavien tira sa montre; elle -marquait minuit. Craignant qu’elle ne fût arrêtée, -il poussa le ressort de la répétition; la sonnerie tinta -douze fois; il était bien minuit, et cependant la -clarté allait toujours augmentant, la lune se fondait -dans l’azur de plus en plus lumineux; le soleil se -levait.</p> - -<p>Alors Octavien, en qui toutes les idées de temps se -brouillaient, put se convaincre qu’il se promenait -non dans une Pompeï morte, froid cadavre de ville -qu’on a tiré à demi de son linceul, mais dans -une Pompeï vivante, jeune, intacte, sur laquelle -n’avaient pas coulé les torrents de boue brûlante du -Vésuve.</p> - -<p>Un prodige inconcevable le reportait, lui, Français -du dix-neuvième siècle, au temps de Titus, non en -esprit, mais en réalité, ou faisait revenir à lui, du -fond du passé, une ville détruite avec ses habitants -disparus; car un homme vêtu à l’antique venait de -sortir d’une maison voisine.</p> - -<p>Cet homme portait les cheveux courts et la barbe -rasée, une tunique de couleur brune et un manteau<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[293]</a></span> -grisâtre, dont les bouts étaient retroussés de manière -à ne pas gêner sa marche; il allait d’un pas rapide, -presque cursif, et passa à côté d’Octavien sans le -voir. Un panier de sparterie pendait à son bras, et il -se dirigeait vers le Forum Nundinarium;—c’était -un esclave, un Davus quelconque allant au marché; -il n’y avait pas à s’y tromper.</p> - -<p>Des bruits de roues se firent entendre, et un char -antique, traîné par des bœufs blancs et chargé de -légumes, s’engagea dans la rue. A côté de l’attelage -marchait un bouvier aux jambes nues et brûlées par -le soleil, aux pieds chaussés de sandales, et vêtu -d’une espèce de chemise de toile bouffant à la ceinture; -un chapeau de paille conique, rejeté derrière -le dos et retenu au col par la mentonnière, laissait -voir sa tête d’un type inconnu aujourd’hui, son front -bas traversé de dures nodosités, ses cheveux crépus -et noirs, son nez droit, ses yeux tranquilles comme -ceux de ses bœufs, et son cou d’Hercule campagnard. -Il touchait gravement ses bêtes de l’aiguillon, avec -une pose de statue à faire tomber Ingres en extase.</p> - -<p>Le bouvier aperçut Octavien et parut surpris, mais -il continua sa route; une fois il retourna la tête, ne -trouvant pas sans doute d’explication à l’aspect de -ce personnage étrange pour lui, mais laissant, dans -sa placide stupidité rustique, le mot de l’énigme à -de plus habiles.</p> - -<p>Des paysans campaniens parurent aussi, poussant -devant eux des ânes chargés d’outres de vin, et faisant -tinter des sonnettes d’airain; leur physionomie<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[294]</a></span> -différait de celle des paysans d’aujourd’hui comme -une médaille diffère d’un sou.</p> - -<p>La ville se peuplait graduellement comme un de -ces tableaux de diorama, d’abord déserts, et qu’un -changement d’éclairage anime de personnages invisibles -jusque-là.</p> - -<p>Les sentiments qu’éprouvait Octavien avaient changé -de nature. Tout à l’heure, dans l’ombre trompeuse -de la nuit, il était en proie à ce malaise dont les plus -braves ne se défendent pas, au milieu de circonstances -inquiétantes et fantastiques que la raison ne peut -expliquer. Sa vague terreur s’était changée en stupéfaction -profonde; il ne pouvait douter, à la netteté -de leurs perceptions, du témoignage de ses sens, et -cependant ce qu’il voyait était parfaitement incroyable.—Mal -convaincu encore, il cherchait par la -constatation de petits détails réels à se prouver qu’il -n’était pas le jouet d’une hallucination.—Ce n’étaient -pas des fantômes qui défilaient sous ses yeux, -car la vive lumière du soleil les illuminait avec une -réalité irrécusable, et leurs ombres allongées par le -matin se projetaient sur les trottoirs et les murailles.—Ne -comprenant rien à ce qui lui arrivait, Octavien, -ravi au fond de voir un de ses rêves les plus -chers accompli, ne résista plus à son aventure, il se -laissa faire à toutes ces merveilles, sans prétendre -s’en rendre compte; il se dit que puisque en vertu -d’un pouvoir mystérieux il lui était donné de vivre -quelques heures dans un siècle disparu, il ne perdrait -pas son temps à chercher la solution d’un problème<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[295]</a></span> -incompréhensible, et il continua bravement sa -route, en regardant à droite et à gauche ce spectacle -si vieux et si nouveau pour lui. Mais à quelle époque -de la vie de Pompeï était-il transporté? Une inscription -d’édilité, gravée sur une muraille, lui apprit, -par le nom des personnages publics, qu’on était au -commencement du règne de Titus,—soit en l’an 79 -de notre ère.—Une idée subite traversa l’âme -d’Octavien; la femme dont il avait admiré l’empreinte -au musée de Naples devait être vivante, puisque -l’éruption du Vésuve dans laquelle elle avait péri -eut lieu le 24 août de cette même année; il pouvait -donc la retrouver, la voir, lui parler... Le désir fou -qu’il avait ressenti à l’aspect de cette cendre moulée -sur des contours divins allait peut-être se satisfaire, -car rien ne devait être impossible à un amour qui -avait eu la force de faire reculer le temps, et passer -deux fois la même heure dans le sablier de l’éternité.</p> - -<p>Pendant qu’Octavien se livrait à ces réflexions, de -belles jeunes filles se rendaient aux fontaines, soutenant -du bout de leurs doigts blancs des urnes en -équilibre sur leur tête; des patriciens en toges blanches -bordées de bandes de pourpre, suivis de leur -cortége de clients, se dirigeaient vers le forum. Les -acheteurs se pressaient autour des boutiques, toutes -désignées par des enseignes sculptées et peintes, et -rappelant par leur petitesse et leur forme les boutiques -moresques d’Alger; au-dessus de la plupart de -ces échoppes, un glorieux phallus de terre cuite -colorié et l’inscription <i>hic habitat felicitas</i>, témoignaient<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[296]</a></span> -de précautions superstitieuses contre le -mauvais œil; Octavien remarqua même une boutique -d’amulettes dont l’étalage était chargé de cornes, -de branches de corail bifurquées, et de petits Priapes -en or, comme on en trouve encore à Naples aujourd’hui, -pour se préserver de la jettature, et il se dit -qu’une superstition durait plus qu’une religion.</p> - -<p>En suivant le trottoir qui borde chaque rue de -Pompeï, et enlève ainsi aux Anglais la confortabilité -de cette invention, Octavien se trouva face à face -avec un beau jeune homme, de son âge à peu près, -vêtu d’une tunique couleur de safran, et drapé d’un -manteau de fine laine blanche, souple comme du -cachemire. La vue d’Octavien, coiffé de l’affreux chapeau -moderne, sanglé dans une mesquine redingote -noire, les jambes emprisonnées dans un pantalon, -les pieds pincés par des bottes luisantes, parut surprendre -le jeune Pompeïen, comme nous étonnerait, -sur le boulevard de Gand, un Ioway ou un Botocudo -avec ses plumes, ses colliers de griffes d’ours et ses -tatouages baroques. Cependant, comme c’était un -jeune homme bien élevé, il n’éclata pas de rire au -nez d’Octavien, et prenant en pitié ce pauvre barbare -égaré dans cette ville græco-romaine, il lui dit d’une -voix accentuée et douce:</p> - -<p>—<i>Advena, salve.</i></p> - -<p>Rien n’était plus naturel qu’un habitant de Pompeï, -sous le règne du divin empereur Titus, très-puissant -et très-auguste, s’exprimât en latin, et pourtant Octavien -tressaillit en entendant cette langue morte dans<span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[297]</a></span> -une bouche vivante. C’est alors qu’il se félicita d’avoir -été fort en thème, et remporté des prix au concours -général. Le latin enseigné par l’Université lui -servit en cette occasion unique, et rappelant en lui -ses souvenirs de classe, il répondit au salut du Pompeïen -en style de <i>De viris illustribus</i> et de <i>Selectæ è -profanis</i>, d’une façon suffisamment intelligible, mais -avec un accent parisien qui fit sourire le jeune -homme.</p> - -<p>«Il te sera peut-être plus facile de parler grec, -dit le Pompeïen; je sais aussi cette langue, car j’ai -fait mes études à Athènes.</p> - -<p>—Je sais encore moins de grec que de latin, répondit -Octavien; je suis du pays des Gaulois, de -Paris, de Lutèce.</p> - -<p>—Je connais ce pays. Mon aïeul a fait la guerre -dans les Gaules sous le grand Jules César. Mais quel -étrange costume portes-tu? Les Gaulois que j’ai vus -à Rome n’étaient pas habillés ainsi.»</p> - -<p>Octavien entreprit de faire comprendre au jeune -Pompeïen que vingt siècles s’étaient écoulés depuis -la conquête de la Gaule par Jules César, et que la -mode avait pu changer; mais il y perdit son latin, et -à vrai dire ce n’était pas grand’chose.</p> - -<p>«Je me nomme Rufus Holconius, et ma maison -est la tienne, dit le jeune homme; à moins que tu ne -préfères la liberté de la taverne: on est bien à l’auberge -d’Albinus, près de la porte du faubourg d’Augustus -Felix, et à l’hôtellerie de Sarinus, fils de Publius, -près de la deuxième tour; mais si tu veux, je<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[298]</a></span> -te servirai de guide dans cette ville inconnue pour -toi;—tu me plais, jeune barbare, quoique tu aies -essayé de te jouer de ma crédulité en prétendant -que l’empereur Titus, qui règne aujourd’hui, était -mort depuis deux mille ans, et que le Nazaréen, dont -les infâmes sectateurs, enduits de poix, ont éclairé -les jardins de Néron, trône seul en maître dans le -ciel désert, d’où les grands dieux sont tombés.—Par -Pollux! ajouta-t-il en jetant les yeux sur une -inscription rouge tracée à l’angle d’une rue, tu arrives -à propos, l’on donne <i>la Casina de Plaute</i>, récemment -remise au théâtre; c’est une curieuse et bouffonne -comédie qui t’amusera, n’en comprendrais-tu -que la pantomime. Suis-moi, c’est bientôt l’heure; -je te ferai placer au banc des hôtes et des étrangers.»</p> - -<p>Et Rufus Holconius se dirigea du côté du petit -théâtre comique que les trois amis avaient visité -dans la journée.</p> - -<p>Le Français et le citoyen de Pompeï prirent les -rues de la Fontaine d’Abondance, des Théâtres, longèrent -le collége et le temple d’Isis, l’atelier du -statuaire, et entrèrent dans l’Odéon ou théâtre comique -par un vomitoire latéral. Grâce à la recommandation -d’Holconius, Octavien fut placé près du -proscenium, un endroit qui répondrait à nos baignoires -d’avant-scène. Tous les regards se tournèrent -aussitôt vers lui avec une curiosité bienveillante et -un léger susurrement courut dans l’amphithéâtre.</p> - -<p>La pièce n’était pas encore commencée; Octavien<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[299]</a></span> -en profita pour regarder la salle. Les gradins demi circulaires, -terminés de chaque côté par une magnifique -patte de lion sculptée en lave du Vésuve, partaient -en s’élargissant d’un espace vide correspondant -à notre parterre, mais beaucoup plus restreint, et -pavé d’une mosaïque de marbres grecs; un gradin -plus large formait, de distance en distance, une zone -distinctive, et quatre escaliers correspondant aux -vomitoires et montant de la base au sommet de l’amphithéâtre, -le divisaient en cinq coins plus larges du -haut que du bas. Les spectateurs, munis de leurs -billets, consistant en petites lames d’ivoire où étaient -désignés, par leurs numéros d’ordre, la travée, le -coin et le gradin, avec le titre de la pièce représentée -et le nom de son auteur, arrivaient aisément à leurs -places. Les magistrats, les nobles, les hommes mariés, -les jeunes gens, les soldats, dont on voyait luire -les casques de bronze, occupaient des rangs séparés.—C’était -un spectacle admirable que ces belles toges -et ces larges manteaux blancs bien drapés, s’étalant -sur les premiers gradins et contrastant avec les parures -variées des femmes, placées au-dessus, et les -capes grises des gens du peuple, relégués aux bancs -supérieurs, près des colonnes qui supportent le toit, -et qui laissaient apercevoir, par leurs interstices, un -ciel d’un bleu intense comme le champ d’azur d’une -panathénée;—une fine pluie d’eau, aromatisée de -safran, tombait des frises en gouttelettes imperceptibles, -et parfumait l’air qu’elle rafraîchissait. Octavien -pensa aux émanations fétides qui vicient l’atmosphère<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[300]</a></span> -de nos théâtres, si incommodes qu’on peut les -considérer comme des lieux de torture, et il trouva -que la civilisation n’avait pas beaucoup marché.</p> - -<p>Le rideau, soutenu par une poutre transversale, -s’abîma dans les profondeurs de l’orchestre, les musiciens -s’installèrent dans leur tribune, et le Prologue -parut vêtu grotesquement et la tête coiffée d’un -masque difforme, adapté comme un casque.</p> - -<p>Le Prologue, après avoir salué l’assistance et demandé -les applaudissements, commença une argumentation -bouffonne. «Les vieilles pièces, disait-il, -étaient comme le vin qui gagne avec les années, et -<i>la Casina</i>, chère aux vieillards, ne devait pas moins -l’être aux jeunes gens; tous pouvaient y prendre -plaisir: les uns parce qu’ils la connaissaient, les -autres parce qu’ils ne la connaissaient pas. La pièce -avait été, du reste, remise avec soin, et il fallait -l’écouter l’âme libre de tout souci, sans penser à -ses dettes, ni à ses créanciers, car on n’arrête pas -au théâtre; c’était un jour heureux, il faisait beau, -et les alcyons planaient sur le forum.» Puis il fit -une analyse de la comédie que les acteurs allaient -représenter, avec un détail qui prouve que la surprise -entrait pour peu de chose dans le plaisir que -les anciens prenaient au théâtre; il raconta comment -le vieillard Stalino, amoureux de sa belle esclave -Casina, veut la marier à son fermier Olympio, époux -complaisant qu’il remplacera dans la nuit des noces; -et comment Lycostrata, la femme de Stalino, pour -contrecarrer la luxure de son vicieux mari, veut unir<span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[301]</a></span> -Casina à l’écuyer Chalinus, dans l’idée de favoriser -les amours de son fils; enfin la manière dont Stalino, -mystifié, prend un jeune esclave déguisé pour -Casina, qui, reconnue libre et de naissance ingénue, -épouse le jeune maître, qu’elle aime et dont elle est -aimée.</p> - -<p>Le jeune Français regardait distraitement les acteurs, -avec leurs masques aux bouches de bronze, -s’évertuer sur la scène; les esclaves couraient çà et -là pour simuler l’empressement; le vieillard hochait -la tête et tendait ses mains tremblantes; la matrone, -le verbe haut, l’air revêche et dédaigneux, se carrait -dans son importance et querellait son mari, au grand -amusement de la salle.—Tous ces personnages entraient -et sortaient par trois portes pratiquées dans -le mur de fond et communiquant au foyer des acteurs.—La -maison de Stalino occupait un coin du -théâtre, et celle de son vieil ami Alcésimus lui faisait -face. Ces décorations, quoique très-bien peintes, -étaient plutôt représentatives de l’idée d’un lieu que -du lieu lui-même, comme les coulisses vagues du -théâtre classique.</p> - -<p>Quand la pompe nuptiale conduisant la fausse Casina -fit son entrée sur la scène, un immense éclat de -rire, comme celui qu’Homère attribue aux dieux, circula -sur tous les bancs de l’amphithéâtre, et des -tonnerres d’applaudissements firent vibrer les échos -de l’enceinte; mais Octavien n’écoutait plus et ne regardait -plus.</p> - -<p>Dans la travée des femmes, il venait d’apercevoir<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[302]</a></span> -une créature d’une beauté merveilleuse. A dater de -ce moment, les charmants visages qui avaient attiré -son œil s’éclipsèrent comme les étoiles devant -Phœbé; tout s’évanouit, tout disparut comme dans -un songe; un brouillard estompa les gradins fourmillants -de monde, et la voix criarde des acteurs -semblait se perdre dans un éloignement infini.</p> - -<p>Il avait reçu au cœur comme une commotion électrique, -et il lui semblait qu’il jaillissait des étincelles -de sa poitrine lorsque le regard de cette femme se -tournait vers lui.</p> - -<p>Elle était brune et pâle; ses cheveux ondés et crespelés, -noirs comme ceux de la Nuit, se relevaient -légèrement vers les tempes à la mode grecque, et -dans son visage d’un ton mat brillaient des yeux -sombres et doux, chargés d’une indéfinissable expression -de tristesse voluptueuse et d’ennui passionné; -sa bouche, dédaigneusement arquée à ses coins, protestait -par l’ardeur vivace de sa pourpre enflammée -contre la blancheur tranquille du masque; son col -présentait ces belles lignes pures qu’on ne retrouve -à présent que dans les statues. Ses bras étaient nus -jusqu’à l’épaule, et de la pointe de ses seins orgueilleux, -soulevant sa tunique d’un rose mauve, partaient -deux plis qu’on aurait pu croire fouillés dans -le marbre par Phidias ou Cléomène.</p> - -<p>La vue de cette gorge d’un contour si correct, -d’une coupe si pure, troubla magnétiquement Octavien; -il lui sembla que ces rondeurs s’adaptaient -parfaitement à l’empreinte en creux du musée de<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[303]</a></span> -Naples, qui l’avait jeté dans une si ardente rêverie, -et une voix lui cria au fond du cœur que cette femme -était bien la femme étouffée par la cendre du Vésuve -à la villa d’Arrius Diomèdes. Par quel prodige la -voyait-il vivante, assistant à la représentation de la -Casina de Plaute? Il ne chercha pas à se l’expliquer; -d’ailleurs, comment était-il là lui-même? Il accepta -sa présence comme dans le rêve on admet l’intervention -de personnes mortes depuis longtemps et qui -agissent pourtant avec les apparences de la vie; -d’ailleurs son émotion ne lui permettait aucun raisonnement. -Pour lui, la roue du temps était sortie -de son ornière, et son désir vainqueur choisissait sa -place parmi les siècles écoulés! Il se trouvait face à -face avec sa chimère, une des plus insaisissables, -une chimère rétrospective. Sa vie se remplissait d’un -seul coup.</p> - -<p>En regardant cette tête si calme et si passionnée, -si froide et si ardente, si morte et si vivace, il comprit -qu’il avait devant lui son premier et son dernier -amour, sa coupe d’ivresse suprême; il sentit s’évanouir -comme des ombres légères les souvenirs de -toutes les femmes qu’il avait cru aimer, et son âme -redevenir vierge de toute émotion antérieure. Le -passé disparut.</p> - -<p>Cependant la belle Pompéïenne, le menton appuyé -sur la paume de la main, lançait sur Octavien, tout -en ayant l’air de s’occuper de la scène, le regard velouté -de ses yeux nocturnes, et ce regard lui arrivait -lourd et brûlant comme un jet de plomb fondu. Puis<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[304]</a></span> -elle se pencha vers l’oreille d’une fille assise à son -côté.</p> - -<p>La représentation s’acheva; la foule s’écoula par -les vomitoires. Octavien, dédaignant les bons offices -de son guide Holconius, s’élança par la première -sortie qui s’offrit à ses pas. A peine eut-il atteint la -porte, qu’une main se posa sur son bras, et qu’une -voix féminine lui dit d’un ton bas, mais de manière -à ce qu’il ne perdît pas un mot:</p> - -<p>«Je suis Tyché Novoleja, commise aux plaisirs -d’Arria Marcella, fille d’Arrius Diomèdes. Ma maîtresse -vous aime, suivez-moi.»</p> - -<p>Arria Marcella venait de monter dans sa litière -portée par quatre forts esclaves syriens nus jusqu’à -la ceinture, et faisant miroiter au soleil leurs torses -de bronze. Le rideau de la litière s’entr’ouvrit, et une -main pâle, étoilée de bagues, fit un signe amical à -Octavien, comme pour confirmer les paroles de la -suivante. Le pli de pourpre retomba, et la litière s’éloigna -au pas cadencé des esclaves.</p> - -<p>Tyché fit passer Octavien par des chemins détournés, -coupant les rues en posant légèrement le -pied sur les pierres espacées qui relient les trottoirs -et entre lesquelles roulent les roues des chars, et se -dirigeant à travers le dédale avec la précision que -donne la familiarité d’une ville. Octavien remarqua -qu’il franchissait des quartiers de Pompeï que les -fouilles n’ont pas découverts, et qui lui étaient en -conséquence complétement inconnus. Cette circonstance -étrange parmi tant d’autres ne l’étonna pas.<span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">[305]</a></span> -Il était décidé à ne s’étonner de rien. Dans toute -cette fantasmagorie archaïque, qui eût fait devenir -un antiquaire fou de bonheur, il ne voyait plus que -l’œil noir et profond d’Arria Marcella et cette gorge -superbe victorieuse des siècles, et que la destruction -même a voulu conserver.</p> - -<p>Ils arrivèrent à une porte dérobée, qui s’ouvrit et -se ferma aussitôt, et Octavien se trouva dans une cour -entourée de colonnes de marbre grec d’ordre ionique -peintes jusqu’à moitié de leur hauteur, d’un jaune -vif, et le chapiteau relevé d’ornements rouges et -bleus; une guirlande d’aristoloche suspendait ses -larges feuilles vertes en forme de cœur aux saillies -de l’architecture comme une arabesque naturelle, et -près d’un bassin encadré de plantes, un flammant rose -se tenait debout sur une patte, fleur de plume parmi -les fleurs végétales.</p> - -<p>Des panneaux de fresque représentant des architectures -capricieuses ou des paysages de fantaisie -décoraient les murailles. Octavien vit tous ces détails -d’un coup d’œil rapide, car Tyché le remit aux -mains des esclaves baigneurs qui firent subir à son -impatience toutes les recherches des thermes antiques. -Après avoir passé par les différents degrés de -chaleur vaporisée, supporté le râcloir du strigillaire, -senti ruisseler sur lui les cosmétiques et les huiles -parfumées, il fut revêtu d’une tunique blanche, et -retrouva à l’autre porte Tyché, qui lui prit la main -et le conduisit dans une autre salle extrêmement -ornée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">[306]</a></span></p> - -<p>Sur le plafond étaient peints, avec une pureté de -dessin, un éclat de coloris et une liberté de touche qui -sentaient le grand maître et non plus le simple décorateur -à l’adresse vulgaire, Mars, Vénus et l’Amour; -une frise composée de cerfs, de lièvres et -d’oiseaux se jouant parmi les feuillages régnait au-dessus -d’un revêtement de marbre cipolin; la mosaïque -du pavé, travail merveilleux dû peut-être à -Sosimus de Pergame, représentait des reliefs de festin -exécutés avec un art qui faisait illusion.</p> - -<p>Au fond de la salle, sur un biclinium ou lit à deux -places, était accoudée Arria Marcella dans une pose -voluptueuse et sereine qui rappelait la femme couchée -de Phidias sur le fronton du Parthénon; ses -chaussures, brodées de perles, gisaient au bas du -lit, et son beau pied nu, plus pur et plus blanc que -le marbre, s’allongeait au bout d’une légère couverture -de byssus jetée sur elle.</p> - -<p>Deux boucles d’oreilles faites en forme de balance -et portant des perles sur chaque plateau tremblaient -dans la lumière au long de ses joues pâles; un collier -de boules d’or, soutenant des grains allongés en -poire, circulait sur sa poitrine laissée à demi découverte -par le pli négligé d’un peplum de couleur -paille bordé d’une grecque noire; une bandelette -noir et or passait et luisait par place dans ses cheveux -d’ébène, car elle avait changé de costume en -revenant du théâtre; et autour de son bras, comme -l’aspic autour du bras de Cléopâtre, un serpent -d’or, aux yeux de pierreries, s’enroulait à plusieurs<span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">[307]</a></span> -reprises et cherchait à se mordre la queue.</p> - -<p>Une petite table à pieds de griffons, incrustée de -nacre, d’argent et d’ivoire, était dressée près du lit -à deux places, chargée de différents mets servis dans -des plats d’argent et d’or ou de terre émaillée de -peintures précieuses. On y voyait un oiseau du Phase -couché dans ses plumes, et divers fruits que leurs -saisons empêchent de se rencontrer ensemble.</p> - -<p>Tout paraissait indiquer qu’on attendait un hôte; -des fleurs fraîches jonchaient le sol, et les amphores -de vin étaient plongées dans des urnes pleines de -neige.</p> - -<p>Arria Marcella fit signe à Octavien de s’étendre à -côté d’elle sur le biclinium et de prendre part au -repas;—le jeune homme, à demi-fou de surprise -et d’amour, prit au hasard quelques bouchées sur -les plats que lui tendaient de petits esclaves asiatiques -aux cheveux frisés, à la courte tunique. Arria -ne mangeait pas, mais elle portait souvent à ses -lèvres un vase myrrhin aux teintes opalines rempli -d’un vin d’une pourpre sombre comme du sang figé; -à mesure qu’elle buvait, une imperceptible vapeur -rose montait à ses joues pâles, de son cœur qui n’avait -pas battu depuis tant d’années; cependant son -bras nu, qu’Octavien effleura en soulevant sa coupe, -était froid comme la peau d’un serpent ou le marbre -d’une tombe.</p> - -<p>«Oh! lorsque tu t’es arrêté aux Studj à contempler -le morceau de boue durcie qui conserve ma -forme, dit Arria Marcella en tournant son long regard<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">[308]</a></span> -humide vers Octavien, et que ta pensée s’est -élancée ardemment vers moi, mon âme l’a senti -dans ce monde où je flotte invisible pour les yeux -grossiers; la croyance fait le dieu, et l’amour fait la -femme. On n’est véritablement morte que quand on -n’est plus aimée; ton désir m’a rendu la vie, la puissante -évocation de ton cœur a supprimé les distances -qui nous séparaient.»</p> - -<p>L’idée d’évocation amoureuse qu’exprimait la -jeune femme, rentrait dans les croyances philosophiques -d’Octavien, croyances que nous ne sommes -pas loin de partager.</p> - -<p>En effet, rien ne meurt, tout existe toujours; nulle -force ne peut anéantir ce qui fut une fois. Toute -action, toute parole, toute forme, toute pensée -tombée dans l’océan universel des choses y produit -des cercles qui vont s’élargissant jusqu’aux confins -de l’éternité. La figuration matérielle ne disparaît -que pour les regards vulgaires, et les spectres qui s’en -détachent peuplent l’infini. Pâris continue d’enlever -Hélène dans une région inconnue de l’espace. La -galère de Cléopâtre gonfle ses voiles de soie sur l’azur -d’un Cydnus idéal. Quelques esprits passionnés et -puissants ont pu amener à eux des siècles écoulés -en apparence, et faire revivre des personnages morts -pour tous. Faust a eu pour maîtresse la fille de Tyndare, -et l’a conduite à son château gothique, du fond -des abîmes mystérieux de l’Hadès. Octavien venait de -vivre un jour sous le règne de Titus et de se faire -aimer d’Arria Marcella, fille d’Arrius Diomèdes, couchée<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">[309]</a></span> -en ce moment près de lui sur un lit antique -dans une ville détruite pour tout le monde.</p> - -<p>«A mon dégoût des autres femmes, répondit Octavien, -à la rêverie invincible qui m’entraînait vers -ses types radieux au fond des siècles comme des -étoiles provocatrices, je comprenais que je n’aimerais -jamais que hors du temps et de l’espace. C’était toi -que j’attendais, et ce frêle vestige conservé par la -curiosité des hommes m’a par son secret magnétisme -mis en rapport avec ton âme. Je ne sais si tu es un -rêve ou une réalité, un fantôme ou une femme, si -comme Ixion je serre un nuage sur ma poitrine -abusée, si je suis le jouet d’un vil prestige de sorcellerie, -mais ce que je sais bien, c’est que tu seras -mon premier et mon dernier amour.</p> - -<p>—Qu’Éros, fils d’Aphrodite, entende ta promesse, -dit Arria Marcella en inclinant sa tête sur l’épaule -de son amant qui la souleva avec une étreinte passionnée. -Oh! serre-moi sur ta jeune poitrine, enveloppe-moi -de ta tiède haleine, j’ai froid d’être restée -si longtemps sans amour.» Et contre son cœur -Octavien sentait s’élever et s’abaisser ce beau sein, -dont le matin même il admirait le moule à travers -la vitre d’une armoire de musée; la fraîcheur de cette -belle chair le pénétrait à travers sa tunique et le faisait -brûler. La bandelette or et noir s’était détachée -de la tête d’Arria passionnément renversée, et ses -cheveux se répandaient comme un fleuve noir sur -l’oreiller bleu.</p> - -<p>Les esclaves avaient emporté la table. On n’entendit<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">[310]</a></span> -plus qu’un bruit confus de baisers et de soupirs. -Les cailles familières, insouciantes de cette -scène amoureuse, picoraient, sur le pavé mosaïque -les miettes du festin en poussant de petits cris.</p> - -<p>Tout à coup les anneaux d’airain de la portière -qui fermait la chambre glissèrent sur leur tringle, -et un vieillard d’aspect sévère et drapé dans un -ample manteau brun parut sur le seuil. Sa barbe -grise était séparée en deux pointes comme celle des -Nazaréens, son visage semblait sillonné par la fatigue -des macérations: une petite croix de bois noir pendait -à son col et ne laissait aucun doute sur sa -croyance: il appartenait à la secte, toute récente -alors, des disciples du Christ.</p> - -<p>A son aspect, Arria Marcella, éperdue de confusion, -cacha sa figure sous un pli de son manteau, comme -un oiseau qui met la tête sous son aile en face d’un -ennemi qu’il ne peut éviter, pour s’épargner au -moins l’horreur de le voir; tandis qu’Octavien, appuyé -sur son coude, regardait avec fixité le personnage -fâcheux qui entrait ainsi brusquement dans -son bonheur.</p> - -<p>«Arria, Arria, dit le personnage austère d’un ton -de reproche, le temps de ta vie n’a-t-il pas suffi à tes -déportements, et faut-il que tes infâmes amours empiètent -sur les siècles qui ne t’appartiennent pas? Ne -peux-tu laisser les vivants dans leur sphère, ta cendre -n’est donc pas encore refroidie depuis le jour où -tu mourus sans repentir sous la pluie de feu du volcan? -Deux mille ans de mort ne t’ont donc pas calmée, et<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">[311]</a></span> -tes bras voraces attirent sur ta poitrine de marbre, -vide de cœur, les pauvres insensés enivrés par tes -philtres.</p> - -<p>—Arrius, grâce, mon père, ne m’accablez pas, -au nom de cette religion morose qui ne fut jamais -la mienne; moi, je crois à nos anciens dieux qui -aimaient la vie, la jeunesse, la beauté, le plaisir; -ne me replongez pas dans le pâle néant. Laissez-moi -jouir de cette existence que l’amour m’a rendue.</p> - -<p>—Tais-toi, impie, ne me parle pas de tes dieux -qui sont des démons. Laisse aller cet homme enchaîné -par tes impures séductions; ne l’attire plus -hors du cercle de sa vie que Dieu a mesurée; retourne -dans les limbes du paganisme avec tes amants -asiatiques, romains ou grecs. Jeune chrétien, abandonne -cette larve qui te semblerait plus hideuse -qu’Empouse et Phorkyas, si tu la pouvais voir telle -qu’elle est.»</p> - -<p>Octavien, pâle, glacé d’horreur, voulut parler; mais -sa voix resta attachée à son gosier, selon l’expression -virgilienne.</p> - -<p>«M’obéiras-tu, Arria? s’écria impérieusement le -grand vieillard.</p> - -<p>—Non, jamais,» répondit Arria, les yeux étincelants, -les narines dilatées, les lèvres frémissantes, en -entourant le corps d’Octavien de ses beaux bras de -statue, froids, durs et rigides comme le marbre. Sa -beauté furieuse, exaspérée par la lutte, rayonnait avec -un éclat surnaturel à ce moment suprême, comme -pour laisser à son jeune amant un inéluctable souvenir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">[312]</a></span></p> - -<p>«Allons, malheureuse, reprit le vieillard, il faut -employer les grands moyens, et rendre ton néant -palpable et visible à cet enfant fasciné,» et il prononça -d’une voix pleine de commandement une formule -d’exorcisme qui fit tomber des joues d’Arria les teintes -pourprées que le vin noir du vase myrrhin y avait -fait monter.</p> - -<p>En ce moment, la cloche lointaine d’un des villages -qui bordent la mer ou des hameaux perdus dans -les plis de la montagne fit entendre les premières -volées de la Salutation angélique.</p> - -<p>A ce son, un soupir d’agonie sortit de la poitrine -brisée de la jeune femme. Octavien sentit se desserrer -les bras qui l’entouraient; les draperies qui la -couvraient se replièrent sur elles-mêmes, comme si -les contours qui les soutenaient se fussent affaissés, -et le malheureux promeneur nocturne ne vit plus à -côté de lui, sur le lit du festin, qu’une pincée de -cendres mêlée de quelques ossements calcinés -parmi lesquels brillaient des bracelets et des bijoux -d’or, et que des restes informes, tels qu’on les dut -découvrir en déblayant la maison d’Arrius Diomèdes.</p> - -<p>Il poussa un cri terrible et perdit connaissance.</p> - -<p>Le vieillard avait disparu. Le soleil se levait, et la -salle ornée tout à l’heure avec tant d’éclat n’était plus -qu’une ruine démantelée.</p> - -<p>Après avoir dormi d’un sommeil appesanti par les -libations de la veille, Max et Fabio se réveillèrent en -sursaut, et leur premier soin fut d’appeler leur -compagnon, dont la chambre était voisine de la leur,<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">[313]</a></span> -par un de ces cris de ralliement burlesques dont on -convient quelquefois en voyage; Octavien ne répondit -pas, pour de bonnes raisons. Fabio et Max, -ne recevant pas de réponse, entrèrent dans la chambre -de leur ami, et virent que le lit n’avait pas été -défait.</p> - -<p>«Il se sera endormi sur quelque chaise, dit Fabio, -sans pouvoir gagner sa couchette; car il n’a pas la -tête forte, ce cher Octavien; et il sera sorti de bonne -heure pour dissiper les fumées du vin à la fraîcheur -matinale.</p> - -<p>—Pourtant il n’avait guère bu, ajouta Max par -manière de réflexion. Tout ceci me semble assez -étrange. Allons à sa recherche.»</p> - -<p>Les deux amis, aidés du cicerone, parcoururent -toutes les rues, carrefours, places et ruelles de Pompeï, -entrèrent dans toutes les maisons curieuses où -ils supposèrent qu’Octavien pouvait être occupé à -copier une peinture ou à relever une inscription, et -finirent par le trouver évanoui sur la mosaïque disjointe -d’une petite chambre à demi écroulée. Ils -eurent beaucoup de peine à le faire revenir à lui, et -quand il eut repris connaissance, il ne donna pas -d’autre explication, sinon qu’il avait eu la fantaisie -de voir Pompeï au clair de la lune, et qu’il avait -été pris d’une syncope qui, sans doute, n’aurait pas -de suite.</p> - -<p>La petite bande retourna à Naples par le chemin -de fer, comme elle était venue, et le soir, dans leur -loge, à San Carlo, Max et Fabio regardaient à grand<span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">[314]</a></span> -renfort de jumelles sautiller dans un ballet, sur les -traces d’Amalia Ferraris, la danseuse alors en vogue, -un essaim de nymphes culottées, sous leurs jupes de -gaze, d’un affreux caleçon vert monstre qui les faisait -ressembler à des grenouilles piquées de la tarentule. -Octavien, pâle, les yeux troubles, le maintien -accablé, ne paraissait pas se douter de ce qui se passait -sur la scène, tant, après les merveilleuses aventures -de la nuit, il avait peine à reprendre le sentiment -de la vie réelle.</p> - -<p>A dater de cette visite à Pompeï, Octavien fut en -proie à une mélancolie morne, que la bonne humeur -et les plaisanteries de ses compagnons aggravaient -plutôt qu’ils ne le soulageaient; l’image d’Arria Marcella -le poursuivait toujours, et le triste dénoûment -de sa bonne fortune fantastique n’en détruisait pas -le charme.</p> - -<p>N’y pouvant plus tenir, il retourna secrètement à -Pompeï et se promena, comme la première fois, dans -les ruines, au clair de lune, le cœur palpitant d’un -espoir insensé, mais l’hallucination ne se renouvela -pas; il ne vit que des lézards fuyant sur les pierres; -il n’entendit que des piaulements d’oiseaux de nuit -effrayés; il ne rencontra plus son ami Rufus Holconius; -Tyché ne vint pas lui mettre sa main fluette sur -le bras; Arria Marcella resta obstinément dans la -poussière.</p> - -<p>En désespoir de cause, Octavien s’est marié dernièrement -à une jeune et charmante Anglaise, qui -est folle de lui. Il est parfait pour sa femme; cependant<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">[315]</a></span> -Ellen, avec cet instinct du cœur que rien ne -trompe, sent que son mari est amoureux d’une autre; -mais de qui? C’est ce que l’espionnage le plus actif -n’a pu lui apprendre. Octavien n’entretient pas de -danseuse; dans le monde, il n’adresse aux femmes -que des galanteries banales; il a même répondu -très-froidement aux avances marquées d’une princesse -russe, célèbre par sa beauté et sa coquetterie. -Un tiroir secret, ouvert pendant l’absence de son -mari, n’a fourni aucune preuve d’infidélité aux soupçons -d’Ellen. Mais comment pourrait-elle s’aviser -d’être jalouse de Marcella, fille d’Arrius Diomèdes, -affranchi de Tibère?</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">[316]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">[317]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT</h2> - -<p class="p2">J’avais fait défendre ma porte ce jour-là; ayant -pris dès le matin la résolution formelle de ne rien -faire, je ne voulais pas être dérangé dans cette importante -occupation. Sûr de n’être inquiété par aucun -fâcheux (ils ne sont pas tous dans la comédie de -Molière), j’avais pris toutes mes mesures pour savourer -à mon aise ma volupté favorite.</p> - -<p>Un grand feu brillait dans ma cheminée, les rideaux -fermés tamisaient un jour discret et nonchalant, -une demi-douzaine de carreaux jonchaient le -tapis, et, doucement étendu devant l’âtre à la distance -d’un rôti à la broche, je faisais danser au bout -de mon pied une large babouche marocaine d’un -jaune oriental et d’une forme bizarre; mon chat était -couché sur ma manche, comme celui du prophète -Mahomet, et je n’aurais pas changé ma position pour -tout l’or du monde.</p> - -<p>Mes regards distraits, déjà noyés par cette délicieuse<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">[318]</a></span> -somnolence qui suit la suspension volontaire -de la pensée, erraient, sans trop les voir, de la charmante -esquisse de <i>la Madeleine au désert</i> de Camille -Roqueplan au sévère dessin à la plume d’Aligny et -au grand paysage des quatre inséparables, Feuchères, -Séchan, Diéterle et Despléchins, richesse et gloire de -mon logis de poëte; le sentiment de la vie réelle -m’abandonnait peu à peu, et j’étais enfoncé bien -avant sous les ondes insondables de cette <i>mer d’anéantissement</i> -où tant de rêveurs orientaux ont laissé leur -raison, déjà ébranlée par le hatschich et l’opium.</p> - -<p>Le silence le plus profond régnait dans la chambre; -j’avais arrêté la pendule pour ne pas entendre -le tic-tac du balancier, ce battement de pouls de l’éternité; -car je ne puis souffrir, lorsque je suis oisif, -l’activité bête et fiévreuse de ce disque de cuivre -jaune qui va d’un coin à l’autre de sa cage et marche -toujours sans faire un pas.</p> - -<p>Tout à coup, et kling et klang, un coup de sonnette -vif, nerveux, insupportablement argentin, -éclate et tombe dans ma tranquillité comme une -goutte de plomb fondu qui s’enfoncerait en grésillant -dans un lac endormi; sans penser à mon chat, -pelotonné en boule sur ma manche, je me redressai -en tressaillant et sautai sur mes pieds comme lancé -par un ressort, envoyant à tous les diables l’imbécile -concierge qui avait laissé passer quelqu’un malgré -la consigne formelle; puis je me rassis. A peine remis -de la secousse nerveuse, j’assurai les coussins -sous mes bras et j’attendis l’événement de pied ferme.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">[319]</a></span></p> - -<p>La porte du salon s’entr’ouvrit et je vis paraître -d’abord la tête laineuse d’Adolfo-Francesco Pergialla, -espèce de brigand abyssin au service duquel j’étais -alors, sous prétexte d’avoir un domestique nègre. -Ses yeux blancs étincelaient, son nez épaté se dilatait -prodigieusement, ses grosses lèvres, épanouies -en un large sourire qu’il s’efforçait de rendre malicieux, -laissaient voir ses dents de chien de Terre-Neuve, -il crevait d’envie de parler dans sa peau noire, -et faisait toutes les contorsions possibles pour attirer -mon attention.</p> - -<p>«Eh bien! Francesco, qu’y a-t-il? Quand vous -tourneriez pendant une heure vos yeux d’émail -comme ce nègre de bronze qui avait une horloge -dans le ventre, en serais-je plus instruit? Voilà assez -de pantomime, tâchez de me dire, dans un idiome -quelconque, ce dont il s’agit, et quelle est la personne -qui vient me relancer jusqu’au fond de ma -paresse.»</p> - -<p>Il faut vous dire qu’Adolfo-Francesco Pergialla-Abdallah-Ben-Mohammed, -Abyssin de naissance, autrefois -mahométan, chrétien pour le quart d’heure, -savait toutes les langues et n’en parlait aucune intelligiblement; -il commençait en français, continuait -en italien, et finissait en turc ou en arabe, surtout -dans les conversations embarrassantes pour lui, lorsqu’il -s’agissait de bouteilles de vin de Bordeaux, de -liqueurs des îles ou de friandises disparues prématurément. -Par bonheur, j’ai des amis polyglottes: -nous le chassions d’abord de l’Europe; après avoir<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">[320]</a></span> -épuisé l’italien, l’espagnol et l’allemand, il se sauvait -à Constantinople, dans le turc, où Alfred le pourchassait -vivement: se voyant traqué, il sautait à -Alger, où Eugène lui marchait sur les talons en le -suivant à travers tous les dialectes de haut et bas -arabe; arrivé là, il se réfugiait dans le bambara, le -galla et autres dialectes de l’intérieur de l’Afrique, -où d’Abadie, Combes et Tamisier pouvaient seuls le -forcer. Cette fois, il me répondit résolûment en un -espagnol médiocre, mais fort clair:</p> - -<p>«<i>Una mujer muy bonita con su hermana quien -quiere hablar á usted.</i></p> - -<p>—Fais-les entrer si elles sont jeunes et jolies; -autrement, dis que je suis en affaires.»</p> - -<p>Le drôle, qui s’y connaissait, disparut quelques -secondes et revint bientôt suivi de deux femmes enveloppées -dans de grands bournous blancs, dont les -capuchons étaient rabattus.</p> - -<p>Je présentai le plus galamment du monde deux -fauteuils à ces dames; mais, avisant les piles de carreaux, -elles me firent un signe de la main qu’elles -me remerciaient, et, se débarrassant de leurs bournous, -elles s’assirent en croisant leurs jambes à la -mode orientale.</p> - -<p>Celle qui était assise en face de moi, sous le rayon -du soleil qui pénétrait à travers l’interstice des rideaux, -pouvait avoir vingt ans; l’autre, beaucoup -moins jolie, paraissait un peu plus âgée; ne nous occupons -que de la plus jolie.</p> - -<p>Elle était richement habillée à la mode turque;<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">[321]</a></span> -une veste de velours vert, surchargée d’ornements, -serrait sa taille d’abeille; sa chemisette de gaze -rayée, retenue au col par deux boutons de diamant, -était échancrée de manière à laisser voir une -poitrine blanche et bien formée; un mouchoir de -satin blanc, étoilé et constellé de paillettes, lui servait -de ceinture. Des pantalons larges et bouffants -lui descendaient jusqu’aux genoux; des jambières à -l’albanaise en velours brodé garnissaient ses jambes -fines et délicates aux jolis pieds nus enfermés dans -de petites pantoufles de maroquin gaufré, piqué, colorié -et cousu de fils d’or; un caftan orange, broché -de fleurs d’argent, un fez écarlate enjolivé d’une -longue houppe de soie, complétaient cette parure -assez bizarre pour rendre des visites à Paris en cette -malheureuse année 1842.</p> - -<p>Quant à sa figure, elle avait cette beauté régulière -de la race turque: dans son teint, d’un blanc mat -semblable à du marbre dépoli, s’épanouissaient -mystérieusement, comme deux fleurs noires, ces -beaux yeux orientaux si clairs et si profonds sous -leurs longues paupières teintes de henné. Elle regardait -d’un air inquiet et semblait embarrassée; par -contenance, elle tenait un de ses pieds dans une de -ses mains, et de l’autre jouait avec le bout d’une de -ses tresses, toute chargée de sequins percés par le -milieu, de rubans et de bouquets de perles.</p> - -<p>L’autre, vêtue à peu près de même, mais moins -richement, se tenait également dans le silence et -l’immobilité. Me reportant par la pensée à l’apparition<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">[322]</a></span> -des bayadères à Paris, j’imaginai que c’était -quelque almée du Caire, quelque connaissance égyptienne -de mon ami Dauzats, qui, encouragée par -l’accueil que j’avais fait à la belle Amany et à ses -brunes compagnes, Sandiroun et Rangoun, venait -implorer ma protection de feuilletoniste.</p> - -<p>«Mesdames, que puis-je faire pour vous?» leur dis-je -en portant mes mains à mes oreilles de manière à -produire un salamalec assez satisfaisant.</p> - -<p>La belle Turque leva les yeux au plafond, les ramena -vers le tapis, regarda sa sœur d’un air profondément -méditatif. Elle ne comprenait pas un mot de -français.</p> - -<p>«Holà, Francesco! maroufle, butor, belître, ici, -singe manqué, sers-moi à quelque chose au moins -une fois dans ta vie.»</p> - -<p>Francesco s’approcha d’un air important et solennel.</p> - -<p>«Puisque tu parles si mal français, tu dois parler -fort bien arabe, et tu vas jouer le rôle de drogman -entre ces dames et moi. Je t’élève à la dignité d’interprète; -demande d’abord à ces deux belles étrangères -qui elles sont, d’où elles viennent et ce qu’elles -veulent.»</p> - -<p>Sans reproduire les différentes grimaces dudit -Francesco, je rapporterai la conversation comme si -elle avait eu lieu en français.</p> - -<p>«Monsieur, dit la belle Turque par l’organe du -nègre, quoique vous soyez littérateur, vous devez -avoir lu les <i>Mille et une Nuits</i>, contes arabes, traduits<span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">[323]</a></span> -ou à peu près par ce bon M. Galland, et le nom de -Scheherazade ne vous est pas inconnu?</p> - -<p>—La belle Scheherazade, femme de cet ingénieux -sultan Schahriar, qui, pour éviter d’être trompé, -épousait une femme le soir et la faisait étrangler le -matin? Je la connais parfaitement.</p> - -<p>—Eh bien! je suis la sultane Scheherazade, et -voilà ma bonne sœur Dinarzarde, qui n’a jamais manqué -de me dire toutes les nuits: «Ma sœur, devant -qu’il fasse jour, contez-nous donc, si vous ne dormez -pas, un de ces beaux contes que vous savez.»</p> - -<p>—Enchanté de vous voir, quoique la visite soit un -peu fantastique; mais qui me procure cet insigne -honneur de recevoir chez moi, pauvre poëte, la sultane -Scheherazade et sa sœur Dinarzarde?</p> - -<p>—A force de conter, je suis arrivée au bout de -mon rouleau; j’ai dit tout ce que je savais. J’ai épuisé -le monde de la féerie; les goules, les djinns, les magiciens -et les magiciennes m’ont été d’un grand secours, -mais tout s’use, même l’impossible; le très-glorieux -sultan, ombre du padischa, lumière des -lumières, lune et soleil de l’Empire du milieu, commence -à bâiller terriblement et tourmente la poignée -de son sabre; ce matin, j’ai raconté ma dernière -histoire, et mon sublime seigneur a daigné ne pas -me faire couper la tête encore; au moyen du tapis -magique des quatre Facardins, je suis venue ici en -toute hâte chercher un conte, une histoire, une nouvelle, -car il faut que demain matin, à l’appel accoutumé -de ma sœur Dinarzarde, je dise quelque chose<span class="pagenum"><a name="Page_324" id="Page_324">[324]</a></span> -au grand Schahriar, l’arbitre de mes destinées; cet -imbécile de Galland a trompé l’univers en affirmant -qu’après la mille et unième nuit le sultan, rassasié -d’histoires, m’avait fait grâce; cela n’est pas vrai: il -est plus affamé de contes que jamais, et sa curiosité -seule peut faire contre-poids à sa cruauté.</p> - -<p>—Votre sultan Schahriar, ma pauvre Scheherazade, -ressemble terriblement à notre public; si nous cessons -un jour de l’amuser, il ne nous coupe pas la -tête, il nous oublie, ce qui n’est guère moins féroce. -Votre sort me touche, mais qu’y puis-je faire?</p> - -<p>—Vous devez avoir quelque feuilleton, quelque -nouvelle en portefeuille, donnez-le-moi.</p> - -<p>—Que demandez-vous, charmante sultane? je n’ai -rien de fait, je ne travaille que par la plus extrême -famine, car, ainsi que l’a dit Perse, <i>fames facit poetridas -picas</i>. J’ai encore de quoi dîner trois jours; -allez trouver Karr, si vous pouvez parvenir à lui à -travers les essaims des guêpes qui bruissent et battent -de l’aile autour de sa porte et contre ses vitres; -il a le cœur plein de délicieux romans d’amour, qu’il -vous dira entre une leçon de boxe et une fanfare de -cor de chasse; attendez Jules Janin au détour de quelque -colonne de feuilleton, et, tout en marchant, il -vous improvisera une histoire comme jamais le sultan -Schahriar n’en a entendu.»</p> - -<p>La pauvre Scheherazade leva vers le plafond ses -longues paupières teintes de henné avec un regard si -doux, si lustré, si onctueux et si suppliant, que je me -sentis attendri et que je pris une grande résolution.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_325" id="Page_325">[325]</a></span></p> - -<p>«J’avais une espèce de sujet dont je voulais faire -un feuilleton; je vais vous le dicter, vous le traduirez -en arabe en y ajoutant les broderies, les fleurs et les -perles de poésie qui lui manquent; le titre est déjà -tout trouvé, nous appellerons notre conte <i>la Mille et -deuxième Nuit</i>.»</p> - -<p>Scheherazade prit un carré de papier et se mit à -écrire de droite à gauche, à la mode orientale, avec -une grande vélocité. Il n’y avait pas de temps à perdre: -il fallait qu’elle fût le soir même dans la capitale -du royaume de Samarcande.</p> - -<p class="p2">Il y avait une fois dans la ville du Caire un jeune -homme nommé Mahmoud-Ben-Ahmed, qui demeurait -sur la place de l’Esbekick.</p> - -<p>Son père et sa mère étaient morts depuis quelques -années en lui laissant une fortune médiocre, -mais suffisante pour qu’il pût vivre sans avoir recours -au travail de ses mains: d’autres auraient essayé de -charger un vaisseau de marchandises ou de joindre -quelques chameaux chargés d’étoffes précieuses à la -caravane qui va de Bagdad à la Mecque; mais Mahmoud-Ben-Ahmed -préférait vivre tranquille, et ses -plaisirs consistaient à fumer du tombeki dans son -narguilhé, en prenant des sorbets et en mangeant -des confitures sèches de Damas.</p> - -<p>Quoiqu’il fût bien fait de sa personne, de visage -régulier et de mine agréable, il ne cherchait pas les -aventures, et avait répondu plusieurs fois aux personnes<span class="pagenum"><a name="Page_326" id="Page_326">[326]</a></span> -qui le pressaient de se marier et lui proposaient -des partis riches et convenables, qu’il n’était -pas encore temps et qu’il ne se sentait nullement -d’humeur à prendre femme.</p> - -<p>Mahmoud-Ben-Ahmed avait reçu une bonne éducation: -il lisait couramment dans les livres les plus -anciens, possédait une belle écriture, savait par -cœur les versets du Coran, les remarques des commentateurs, -et eût récité sans se tromper d’un vers -les Moallakats des fameux poëtes affichés aux portes -des mosquées; il était un peu poëte lui-même et -composait volontiers des vers assonants et rimés, -qu’il déclamait sur des airs de sa façon avec beaucoup -de grâce et de charme.</p> - -<p>A force de fumer son narguilhé et de rêver à la -fraîcheur du soir sur les dalles de marbre de sa terrasse, -la tête de Mahmoud-Ben-Ahmed s’était un peu -exaltée: il avait formé le projet d’être l’amant d’une -péri ou tout au moins d’une princesse du sang royal. -Voilà le motif secret qui lui faisait recevoir avec tant -d’indifférence les propositions de mariage et refuser -les offres des marchands d’esclaves. La seule compagnie -qu’il pût supporter était celle de son cousin Abdul-Malek, -jeune homme doux et timide qui semblait -partager la modestie de ses goûts.</p> - -<p>Un jour, Mahmoud-Ben-Ahmed se rendait au -bazar pour acheter quelques flacons d’atar-gull et -autres drogueries de Constantinople, dont il avait -besoin. Il rencontra, dans une rue fort étroite, une -litière fermée par des rideaux de velours incarnadin,<span class="pagenum"><a name="Page_327" id="Page_327">[327]</a></span> -portée par deux mules blanches et précédée de zebeks -et de chiaoux richement costumés. Il se rangea contre -le mur pour laisser passer le cortége; mais il ne -put le faire si précipitamment qu’il n’eût le temps de -voir, par l’interstice des courtines, qu’une folle bouffée -d’air souleva, une fort belle dame assise sur des -coussins de brocart d’or. La dame, se fiant sur l’épaisseur -des rideaux et se croyant à l’abri de tout -regard téméraire, avait relevé son voile à cause de la -chaleur. Ce ne fut qu’un éclair; cependant cela suffit -pour faire tourner la tête du pauvre Mahmoud-Ben-Ahmed: -la dame avait le teint d’une blancheur -éblouissante, des sourcils que l’on eût pu croire tracés -au pinceau, une bouche de grenade, qui en s’entr’ouvrant -laissait voir une double file de perles -d’Orient plus fines et plus limpides que celles qui -forment les bracelets et le collier de la sultane favorite, -un air agréable et fier, et dans toute sa personne -je ne sais quoi de noble et de royal.</p> - -<p>Mahmoud-Ben-Ahmed, comme ébloui de tant -de perfections, resta longtemps immobile à la même -place, et, oubliant qu’il était sorti pour faire des -emplettes, il retourna chez lui les mains vides, -emportant dans son cœur la radieuse vision.</p> - -<p>Toute la nuit il ne songea qu’à la belle inconnue, -et dès qu’il fut levé il se mit à composer en son honneur -une longue pièce de poésie, où les comparaisons -les plus fleuries et les plus galantes étaient prodiguées.</p> - -<p>Ne sachant que faire, sa pièce achevée et transcrite<span class="pagenum"><a name="Page_328" id="Page_328">[328]</a></span> -sur une belle feuille de papyrus avec de belles -majuscules en encre rouge et des fleurons dorés, il -la mit dans sa manche et sortit pour montrer ce -morceau à son ami Abdul, pour lequel il n’avait aucune -pensée secrète.</p> - -<p>En se rendant à la maison d’Abdul, il passa devant -le bazar et entra dans la boutique du marchand -de parfums pour prendre les flacons d’atar-gull. Il y -trouva une belle dame enveloppée d’un long voile -blanc qui ne laissait découvert que l’œil gauche. -Mahmoud-Ben-Ahmed, sur ce seul œil gauche, reconnut -incontinent la belle dame du palanquin. Son -émotion fut si forte, qu’il fut obligé de s’adosser à la -muraille.</p> - -<p>La dame au voile blanc s’aperçut du trouble de -Mahmoud-Ben-Ahmed, et lui demanda obligeamment -ce qu’il avait et si, par hasard, il se trouvait incommodé.</p> - -<p>Le marchand, la dame et Mahmoud-Ben-Ahmed -passèrent dans l’arrière-boutique. Un petit nègre -apporta sur un plateau un verre d’eau de neige, -dont Mahmoud-Ben-Ahmed but quelques gorgées.</p> - -<p>«Pourquoi donc ma vue vous a-t-elle causé une si -vive impression?» dit la dame d’un ton de voix fort -doux et où perçait un intérêt assez tendre.</p> - -<p>Mahmoud-Ben-Ahmed lui raconta comment il l’avait -vue près de la mosquée du sultan Hassan à l’instant -où les rideaux de sa litière s’étaient un peu -écartés, et que depuis cet instant il se mourait d’amour -pour elle.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_329" id="Page_329">[329]</a></span></p> - -<p>«Vraiment, dit la dame, votre passion est née si -subitement que cela? je ne croyais pas que l’amour -vînt si vite. Je suis effectivement la femme que vous -avez rencontrée hier; je me rendais au bain dans -ma litière, et comme la chaleur était étouffante, j’avais -relevé mon voile. Mais vous m’avez mal vue, et -je ne suis pas si belle que vous le dites.»</p> - -<p>En disant ces mots, elle écarta son voile et découvrit -un visage radieux de beauté, et si parfait, que -l’envie n’aurait pu y trouver le moindre défaut.</p> - -<p>Vous pouvez juger quels furent les transports de -Mahmoud-Ben-Ahmed à une telle faveur; il se répandit -en compliments qui avaient le mérite, bien -rare pour des compliments, d’être parfaitement sincères -et de n’avoir rien d’exagéré. Comme il parlait -avec beaucoup de feu et de véhémence, le papier sur -lequel ses vers étaient transcrits s’échappa de sa -manche et roula sur le plancher.</p> - -<p>«Quel est ce papier? dit la dame; l’écriture m’en -paraît fort belle et annonce une main exercée.</p> - -<p>—C’est, répondit le jeune homme en rougissant -beaucoup, une pièce de vers que j’ai composée cette -nuit, ne pouvant dormir. J’ai tâché d’y célébrer vos -perfections; mais la copie est bien loin de l’original, -et mes vers n’ont point les brillants qu’il faut pour -célébrer ceux de vos yeux.»</p> - -<p>La jeune dame lut ces vers attentivement, et dit -en les mettant dans sa ceinture:</p> - -<p>«Quoiqu’ils contiennent beaucoup de flatteries, -ils ne sont vraiment pas mal tournés.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_330" id="Page_330">[330]</a></span></p> - -<p>Puis elle ajusta son voile et sortit de la boutique -en laissant tomber avec un accent qui pénétra le -cœur de Mahmoud-Ben-Ahmed:</p> - -<p>«Je viens quelquefois, au retour du bain, acheter -des essences et des boîtes de parfumerie chez Bedredin.»</p> - -<p>Le marchand félicita Mahmoud-Ben-Ahmed de sa -bonne fortune, et, l’emmenant tout au fond de sa -boutique, il lui dit bien bas à l’oreille:</p> - -<p>«Cette jeune dame n’est autre que la princesse -Ayesha, fille du calife.»</p> - -<p>Mahmoud-Ben-Ahmed rentra chez lui tout étourdi -de son bonheur et n’osant y croire. Cependant, quelque -modeste qu’il fût, il ne pouvait se dissimuler -que la princesse Ayesha ne l’eût regardé d’un œil -favorable. Le hasard, ce grand entremetteur, avait -été au delà de ses plus audacieuses espérances. Combien -il se félicita alors de ne pas avoir cédé aux suggestions -de ses amis qui l’engageaient à prendre -femme, et aux portraits séduisants que lui faisaient -les vieilles des jeunes filles à marier qui ont toujours, -comme chacun le sait, des yeux de gazelle, une figure -de pleine lune, des cheveux plus longs que la queue -d’Al Borack, la jument du Prophète, une bouche de -jaspe rouge, avec une haleine d’ambre gris, et mille -autres perfections qui tombent avec le haick et le -voile nuptial: comme il fut heureux de se sentir -dégagé de tout lien vulgaire, et libre de s’abandonner -tout entier à sa nouvelle passion!</p> - -<p>Il eut beau s’agiter et se tourner sur son divan, il<span class="pagenum"><a name="Page_331" id="Page_331">[331]</a></span> -ne put s’endormir; l’image de la princesse Ayesha, -étincelante comme un oiseau de flamme sur un fond -de soleil couchant, passait et repassait devant ses -yeux. Ne pouvant trouver de repos, il monta dans -un de ses cabinets de bois de cèdre merveilleusement -découpé que l’on applique, dans les villes d’Orient, -aux murailles extérieures des maisons, afin d’y profiter -de la fraîcheur et du courant d’air qu’une rue -ne peut manquer de former; le sommeil ne lui vint -pas encore, car le sommeil est comme le bonheur, -il fuit quand on le cherche; et, pour calmer ses esprits -par le spectacle d’une nuit sereine, il se rendit -avec son narguilhé sur la plus haute terrasse de son -habitation.</p> - -<p>L’air frais de la nuit, la beauté du ciel plus pailleté -d’or qu’une robe de péri et dans lequel la lune -faisait voir ses joues d’argent, comme une sultane -pâle d’amour qui se penche aux treillis de son kiosque, -firent du bien à Mahmoud-Ben-Ahmed, car il était -poëte, et ne pouvait rester insensible au magnifique -spectacle qui s’offrait à sa vue.</p> - -<p>De cette hauteur, la ville du Caire se déployait -devant lui comme un de ces plans en relief où les -giaours retracent leurs villes fortes. Les terrasses -ornées de pots de plantes grasses, et bariolées de -tapis; les places où miroitait l’eau du Nil, car on -était à l’époque de l’inondation; les jardins d’où -jaillissaient des groupes de palmiers, des touffes de -caroubiers ou de nopals; les îles de maisons coupées -de rues étroites; les coupoles d’étain des mosquées;<span class="pagenum"><a name="Page_332" id="Page_332">[332]</a></span> -les minarets frêles et découpés à jour comme un -hochet d’ivoire; les angles obscurs ou lumineux des -palais formaient un coup d’œil arrangé à souhait -pour le plaisir des yeux. Tout au fond, les sables -cendrés de la plaine confondaient leurs teintes avec -les couleurs laiteuses du firmament, et les trois pyramides -de Giseh, vaguement ébauchées par un rayon -bleuâtre, dessinaient au bord de l’horizon leur gigantesque -triangle de pierre.</p> - -<p>Assis sur une pile de carreaux et le corps enveloppé -par les circonvolutions élastiques du tuyau de -son narguilhé, Mahmoud-Ben-Ahmed tâchait de démêler -dans la transparente obscurité la forme lointaine -du palais où dormait la belle Ayesha. Un silence -profond régnait sur ce tableau qu’on aurait pu croire -peint, car aucun souffle, aucun murmure n’y révélaient -la présence d’un être vivant: le seul bruit -appréciable était celui que faisait la fumée du narguilhé -de Mahmoud-Ben-Ahmed en traversant la boule -de cristal de roche remplie d’eau destinée à refroidir -ses blanches bouffées. Tout d’un coup, un cri aigu -éclata au milieu de ce calme, un cri de détresse -suprême, comme doit en pousser, au bord de la -source, l’antilope qui sent se poser sur son cou la -griffe d’un lion, ou s’engloutir sa tête dans la gueule -d’un crocodile. Mahmoud-Ben-Ahmed, effrayé par -ce cri d’agonie et de désespoir, se leva d’un seul -bond et posa instinctivement la main sur le pommeau -de son yatagan dont il fit jouer la lame pour -s’assurer qu’elle ne tenait pas au fourreau; puis il<span class="pagenum"><a name="Page_333" id="Page_333">[333]</a></span> -se pencha du côté d’où le bruit avait semblé partir.</p> - -<p>Il démêla fort loin dans l’ombre un groupe étrange, -mystérieux, composé d’une figure blanche poursuivie -par une meute de figures noires, bizarres et monstrueuses, -aux gestes frénétiques, aux allures désordonnées. -L’ombre blanche semblait voltiger sur la -cime des maisons, et l’intervalle qui la séparait de -ses persécuteurs était si peu considérable, qu’il était -à craindre qu’elle ne fût bientôt prise si sa course -se prolongeait, et qu’aucun événement ne vînt à son -secours. Mahmoud-Ben-Ahmed crut d’abord que -c’était une péri ayant aux trousses un essaim de -goules mâchant de la chair de mort dans leurs incisives -démesurées, ou de djinns aux ailes flasques, -membraneuses, armées d’ongles comme celles des -chauves-souris, et, tirant de sa poche son comboloio -de graines d’aloès jaspées, il se mit à réciter, comme -préservatif, les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah. -Il n’était pas au vingtième, qu’il s’arrêta. Ce n’était -pas une péri, un être surnaturel qui fuyait ainsi en -sautant d’une terrasse à l’autre et en franchissant -les rues de quatre ou cinq pieds de large qui coupent -le bloc compacte des villes orientales, mais bien une -femme; les djinns n’étaient que des zebecks, des -chiaoux et des eunuques acharnés à sa poursuite.</p> - -<p>Deux ou trois terrasses et une rue séparaient encore -la fugitive de la plate-forme où se tenait Mahmoud-Ben-Ahmed, -mais ses forces semblaient la -trahir; elle retourna convulsivement la tête sur l’épaule, -et, comme un cheval épuisé dont l’éperon<span class="pagenum"><a name="Page_334" id="Page_334">[334]</a></span> -ouvre le flanc, voyant si près d’elle le groupe hideux -qui la poursuivait, elle mit la rue entre elle et -ses ennemis d’un bond désespéré.</p> - -<p>Elle frôla dans son élan Mahmoud-Ben-Ahmed -qu’elle n’aperçut pas, car la lune s’était voilée, et -courut à l’extrémité de la terrasse qui donnait de ce -côté-là sur une seconde rue plus large que la première. -Désespérant de la pouvoir sauter, elle eut -l’air de chercher des yeux quelque coin où se blottir, -et, avisant un grand vase de marbre, elle se cacha -dedans comme le génie qui rentre dans la coupe -d’un lis.</p> - -<p>La troupe furibonde envahit la terrasse avec l’impétuosité -d’un vol de démons. Leurs faces cuivrées -ou noires à longues moustaches, ou hideusement imberbes, -leurs yeux étincelants, leurs mains crispées -agitant des damas et des kandjars, la fureur empreinte -sur leurs physionomies basses et féroces, -causèrent un mouvement d’effroi à Mahmoud-Ben-Ahmed, -quoiqu’il fût brave de sa personne et habile -au maniement des armes. Ils parcoururent de l’œil -la terrasse vide, et n’y voyant pas la fugitive, ils pensèrent -sans doute qu’elle avait franchi la seconde -rue, et ils continuèrent leur poursuite sans faire autrement -attention à Mahmoud-Ben-Ahmed.</p> - -<p>Quand le cliquetis de leurs armes et le bruit de -leurs babouches sur les dalles des terrasses se fut -éteint dans l’éloignement, la fugitive commença à -lever par-dessus les bords du vase sa jolie tête pâle, -et promena autour d’elle des regards d’antilope effrayée,<span class="pagenum"><a name="Page_335" id="Page_335">[335]</a></span> -puis elle sortit ses épaules et se mit debout, -charmant pistil de cette grande fleur de marbre; -n’apercevant plus que Mahmoud-Ben-Ahmed qui lui -souriait et lui faisait signe qu’elle n’avait rien à -craindre, elle s’élança hors du vase et vint vers le -jeune homme avec une attitude humble et des bras -suppliants.</p> - -<p>«Par grâce, par pitié, seigneur, sauvez-moi, cachez-moi -dans le coin le plus obscur de votre maison, -dérobez-moi à ces démons qui me poursuivent.»</p> - -<p>Mahmoud-Ben-Ahmed la prit par la main, la conduisit -à l’escalier de la terrasse dont il ferma la -trappe avec soin, et la mena dans sa chambre. -Quand il eut allumé la lampe, il vit que la fugitive -était jeune, il l’avait déjà deviné au timbre argentin -de sa voix, et fort jolie, ce qui ne l’étonna pas; car -à la lueur des étoiles, il avait distingué sa taille élégante. -Elle paraissait avoir quinze ans tout au plus. -Son extrême pâleur faisait ressortir ses grands yeux -noirs en amande, dont les coins se prolongeaient jusqu’aux -tempes; son nez mince et délicat donnait -beaucoup de noblesse à son profil, qui aurait pu faire -envie aux plus belles filles de Chio ou de Chypre, et -rivaliser avec la beauté de marbre des idoles adorées -par les vieux païens grecs. Son cou était charmant -et d’une blancheur parfaite; seulement, sur sa nuque, -on voyait une légère raie de pourpre mince comme -un cheveu ou comme le plus délié fil de soie, quelques -petites gouttelettes de sang sortaient de cette -ligne rouge. Ses vêtements étaient simples et se composaient<span class="pagenum"><a name="Page_336" id="Page_336">[336]</a></span> -d’une veste passementée de soie, de pantalons -de mousseline et d’une ceinture bariolée; sa -poitrine se levait et s’abaissait sous sa tunique de -gaze rayée, car elle était encore hors d’haleine et à -peine remise de son effroi.</p> - -<p>Lorsqu’elle fut un peu reposée et rassurée, elle -s’agenouilla devant Mahmoud-Ben-Ahmed et lui raconta -son histoire en fort bons termes: «J’étais esclave -dans le sérail du riche Abu-Becker, et j’ai commis -la faute de remettre à la sultane favorite un sélam -ou lettre de fleurs envoyée par un jeune émir de la -plus belle mine avec qui elle entretenait un commerce -amoureux. Abu-Becker, ayant surpris le sélam, -est entré dans une fureur horrible, a fait enfermer -sa sultane favorite dans un sac de cuir avec -deux chats, l’a fait jeter à l’eau et m’a condamnée à -avoir la tête tranchée. Le Kislar-agassi fut chargé de -cette exécution; mais, profitant de l’effroi et du désordre -qu’avait causé dans le sérail le châtiment terrible -infligé à la pauvre Nourmahal, et trouvant ouverte -la trappe de la terrasse, je me sauvai. Ma fuite -fut aperçue, et bientôt les eunuques noirs, les zebecs -et les Albanais au service de mon maître se mirent -à ma poursuite. L’un d’eux, Mesrour, dont j’ai toujours -repoussé les prétentions, m’a talonné de si près -avec son damas brandi, qu’il a bien manqué de m’atteindre; -une fois même j’ai senti le fil de son sabre -effleurer ma peau, et c’est alors que j’ai poussé ce -cri terrible que vous avez dû entendre, car je vous -avoue que j’ai cru que ma dernière heure était arrivée;<span class="pagenum"><a name="Page_337" id="Page_337">[337]</a></span> -mais Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète; -l’ange Asraël n’était pas encore prêt à m’emporter -vers le pont d’Alsirat. Maintenant je n’ai plus -d’espoir qu’en vous. Abu-Becker est puissant, il me -fera chercher, et s’il peut me reprendre, Mesrour -aurait cette fois la main plus sûre, et son damas ne -se contenterait pas de m’effleurer le cou, dit-elle en -souriant, et en passant la main sur l’imperceptible -raie rose tracée par le sabre du zebec. Acceptez-moi -pour votre esclave, je vous consacrerai une vie que -je vous dois. Vous trouverez toujours mon épaule -pour appuyer votre coude, et ma chevelure pour essuyer -la poudre de vos sandales.»</p> - -<p>Mahmoud-Ben-Ahmed était fort compatissant de sa -nature, comme tous les gens qui ont étudié les lettres -et la poésie. Leila, tel était le nom de l’esclave -fugitive, s’exprimait en termes choisis; elle était -jeune, belle, et n’eût-elle été rien de tout cela, l’humanité -eût défendu de la renvoyer. Mahmoud-Ben-Ahmed -montra à la jeune esclave un tapis de Perse, -des carreaux de soie dans l’angle de la chambre, et -sur le rebord de l’estrade une petite collation de -dattes, de cédrats confits et de conserves de roses de -Constantinople, à laquelle, distrait par ses pensées, -il n’avait pas touché lui-même, et de plus, deux pots -à rafraîchir l’eau, en terre poreuse de Thèbes, posés -dans des soucoupes de porcelaine du Japon et couverts -d’une transpiration perlée. Ayant ainsi provisoirement -installée Leila, il remonta sur sa terrasse -pour achever son narguillé et trouver la dernière assonance<span class="pagenum"><a name="Page_338" id="Page_338">[338]</a></span> -du ghazel qu’il composait en l’honneur de -la princesse Ayesha, ghazel où les lis d’Iran, les -fleurs du Gulistan, les étoiles et toutes les constellations -célestes se disputaient pour entrer.</p> - -<p>Le lendemain, Mahmoud-Ben-Ahmed, dès que -le jour parut, fit cette réflexion qu’il n’avait pas de -sachet de benjoin, qu’il manquait de civette, et que -la bourse de soie brochée d’or et constellée de paillettes, -où il serrait son latakié, était éraillée et demandait -à être remplacée par une autre plus riche -et de meilleur goût. Ayant à peine pris le temps de -faire ses ablutions et de réciter sa prière en se tournant -du côté de l’orient, il sortit de sa maison après -avoir recopié sa poésie et l’avoir mise dans sa -manche comme la première fois, non pas dans -l’intention de la montrer à son ami Abdul, mais pour -la remettre à la princesse Ayesha en personne, dans -le cas où il la rencontrerait au bazar, dans la boutique -de Bedredin. Le muezzin, perché sur le balcon -du minaret, annonçait seulement la cinquième heure, -il n’y avait dans les rues que les fellahs, poussant -devant eux leurs ânes chargés de pastèques, de régimes -de dattes, de poules liées par les pattes, et de -moitiés de moutons qu’ils portaient au marché. Il -fut dans le quartier où était situé le palais d’Ayesha, -mais il ne vit rien que des murailles crénelées et -blanchies à la chaux. Rien ne paraissait aux trois ou -quatre petites fenêtres obstruées de treillis de bois à -mailles étroites, qui permettaient aux gens de la -maison de voir ce qui se passait dans la rue, mais<span class="pagenum"><a name="Page_339" id="Page_339">[339]</a></span> -ne laissaient aucun espoir aux regards indiscrets et -aux curieux du dehors. Les palais orientaux, à l’envers -des palais du Franguistan, réservent leurs magnificences -pour l’intérieur et tournent, pour ainsi -dire, le dos au passant. Mahmoud-Ben-Ahmed ne retira -donc pas grand fruit de ses investigations. Il vit -entrer et sortir deux ou trois esclaves noirs, richement -habillés, et dont la mine insolente et fière prouvait -la conscience d’appartenir à une maison considérable -et à une personne de la plus haute qualité. -Notre amoureux, en regardant ces épaisses murailles, -fit de vains efforts pour découvrir de quel côté -se trouvaient les appartements d’Ayesha. Il ne put y -parvenir: la grande porte, formée par un arc découpé -en cœur, était murée au fond, ne donnait accès -dans la cour que par une porte latérale, et ne -permettait pas au regard d’y pénétrer. Mahmoud-Ben-Ahmed -fut obligé de se retirer sans avoir fait -aucune découverte; l’heure s’avançait et il aurait pu -être remarqué. Il se rendit donc chez Bedredin, auquel -il fit, pour se le rendre favorable, des emplettes assez -considérables d’objets dont il n’avait aucun besoin. -Il s’assit dans la boutique, questionna le marchand, -s’enquit de son commerce, s’il s’était heureusement -défait des soieries et des tapis apportés par la dernière -caravane d’Alep, si ses vaisseaux étaient arrivés -au port sans avaries; bref, il fit toutes les lâchetés -habituelles aux amoureux; il espérait toujours -voir paraître Ayesha; mais il fut trompé dans son -attente: elle ne vint pas ce jour-là. Il s’en retourna<span class="pagenum"><a name="Page_340" id="Page_340">[340]</a></span> -chez lui, le cœur gros, l’appelant déjà cruelle et perfide, -comme si effectivement elle lui eût promis de -se trouver chez Bedredin et qu’elle lui eût manqué -de parole.</p> - -<p>En rentrant dans sa chambre, il mit ses babouches -dans la niche de marbre sculpté, creusée à côté -de la porte pour cet usage; il ôta le caftan d’étoffe -précieuse qu’il avait endossé dans l’idée de rehausser -sa bonne mine et de paraître avec tous ses avantages -aux yeux d’Ayesha, et s’étendit sur son divan dans -un affaissement voisin du désespoir. Il lui semblait -que tout était perdu, que le monde allait finir, et il -se plaignait amèrement de la fatalité; le tout, pour -ne pas avoir rencontré, ainsi qu’il l’espérait, une -femme qu’il ne connaissait pas deux jours auparavant.</p> - -<p>Comme il avait fermé les yeux de son corps pour -mieux voir le rêve de son âme, il sentit un vent léger -lui rafraîchir le front; il souleva ses paupières, et -vit, assise à côté de lui, par terre, Leila qui agitait -un de ces petits pavillons d’écorce de palmier, qui -servent, en Orient, d’éventail et de chasse-mouche. -Il l’avait complétement oubliée.</p> - -<p>«Qu’avez-vous, mon cher seigneur? dit-elle d’une -voix perlée et mélodieuse comme de la musique. -Vous ne paraissez pas jouir de votre tranquillité d’esprit; -quelque souci vous tourmente. S’il était au -pouvoir de votre esclave de dissiper ce nuage de tristesse -qui voile votre front, elle s’estimerait la plus -heureuse femme du monde, et ne porterait pas envie<span class="pagenum"><a name="Page_341" id="Page_341">[341]</a></span> -à la sultane Ayesha elle-même, quelque belle et -quelque riche qu’elle soit.»</p> - -<p>Ce nom fit tressaillir Mahmoud-Ben-Ahmed sur son -divan, comme un malade dont on touche la plaie par -hasard; il se souleva un peu et jeta un regard inquisiteur -sur Leila, dont la physionomie était la -plus calme du monde et n’exprimait rien autre chose -qu’une tendre sollicitude. Il rougit cependant comme -s’il avait été surpris dans le secret de sa passion. -Leila, sans faire attention à cette rougeur délatrice -et significative, continua à offrir ses consolations à -son nouveau maître:</p> - -<p>«Que puis-je faire pour éloigner de votre esprit -les sombres idées qui l’obsèdent? un peu de musique -dissiperait peut-être cette mélancolie. Une vieille esclave -qui avait été odalisque de l’ancien sultan m’a -appris les secrets de la composition; je puis improviser -des vers et m’accompagner de la guzla.»</p> - -<p>En disant ces mots, elle détacha du mur la guzla -au ventre de citronnier, côtelé d’ivoire, au manche -incrusté de nacre, de burgau et d’ébène, et joua d’abord -avec une rare perfection la tarabuca et quelques -autres airs arabes.</p> - -<p>La justesse de la voix et la douceur de la musique -eussent, en toute autre occasion, réjoui Mahmoud-Ben-Ahmed, -qui était fort sensible aux agréments -des vers et de l’harmonie; mais il avait le cerveau et -le cœur si préoccupés de la dame qu’il avait vue chez -Bedredin, qu’il ne fit aucune attention aux chansons -de Leila.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_342" id="Page_342">[342]</a></span></p> - -<p>Le lendemain, plus heureux que la veille, il rencontra -Ayesha dans la boutique de Bedredin. Vous -décrire sa joie serait une entreprise impossible; ceux -qui ont été amoureux peuvent seuls la comprendre. -Il resta un moment sans voix, sans haleine, un nuage -dans les yeux. Ayesha, qui vit son émotion, lui en -sut gré et lui adressa la parole avec beaucoup d’affabilité; -car rien ne flatte les personnes de haute naissance -comme le trouble qu’elles inspirent. Mahmoud-Ben-Ahmed, -revenu à lui, fit tous ses efforts -pour être agréable, et comme il était jeune, de belle -apparence, qu’il avait étudié la poésie et s’exprimait -dans les termes les plus élégants, il crut s’apercevoir -qu’il ne déplaisait point, et il s’enhardit à demander -un rendez-vous à la princesse dans un lieu -plus propice et plus sûr que la boutique de Bedredin.</p> - -<p>«Je sais, lui dit-il, que je suis tout au plus bon -pour être la poussière de votre chemin, que la distance -de vous à moi ne pourrait être parcourue en -mille ans par un cheval de la race du prophète toujours -lancé au galop; mais l’amour rend audacieux, -et la chenille éprise de la rose ne saurait s’empêcher -d’avouer son amour.»</p> - -<p>Ayesha écoula tout cela sans le moindre signe de -courroux, et, fixant sur Mahmoud-Ben-Ahmed des -yeux chargés de langueur, elle lui dit:</p> - -<p>«Trouvez-vous demain à l’heure de la prière dans -la mosquée du sultan Hassan, sous la troisième lampe; -vous y rencontrerez un esclave noir vêtu de damas -jaune. Il marchera devant vous, et vous le suivrez.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_343" id="Page_343">[343]</a></span></p> - -<p>Cela dit, elle ramena son voile sur sa figure et -sortit.</p> - -<p>Notre amoureux n’eut garde de manquer au rendez-vous: -il se planta sous la troisième lampe, n’osant -s’en écarter de peur de ne pas être trouvé par -l’esclave noir, qui n’était pas encore à son poste. Il -est vrai que Mahmoud-Ben-Ahmed avait devancé de -deux heures le moment indiqué. Enfin il vit paraître -le nègre vêtu de damas jaune; il vint droit au pilier -contre lequel Mahmoud-Ben-Ahmed se tenait debout. -L’esclave l’ayant regardé attentivement, lui fit un -signe imperceptible pour l’engager à le suivre. Ils -sortirent tous deux de la mosquée. Le noir marchait -d’un pas rapide, et fit faire à Mahmoud-Ben-Ahmed -une infinité de détours à travers l’écheveau embrouillé -et compliqué des rues du Caire. Notre jeune -homme une fois voulut adresser la parole à son -guide; mais celui-ci, ouvrant sa large bouche meublée -de dents aiguës et blanches, lui fit voir que sa -langue avait été coupée jusqu’aux racines. Ainsi il -lui eût été difficile de commettre des indiscrétions.</p> - -<p>Enfin ils arrivèrent dans un endroit de la ville -tout à fait désert et que Mahmoud-Ben-Ahmed ne -connaissait pas, quoiqu’il fût natif du Caire et qu’il -crût en connaître tous les quartiers: le muet s’arrêta -devant un mur blanchi à la chaux, où il n’y -avait pas apparence de porte. Il compta six pas à -partir de l’angle du mur, et chercha avec beaucoup -d’attention un ressort sans doute caché dans l’interstice -des pierres. L’ayant trouvé, il pressa la détente,<span class="pagenum"><a name="Page_344" id="Page_344">[344]</a></span> -une colonne tourna sur elle-même, et laissa voir un -passage sombre, étroit, ou le muet s’engagea, suivi -de Mahmoud-Ben-Ahmed. Ils descendirent d’abord -plus de cent marches, et suivirent ensuite un corridor -obscur d’une longueur interminable. Mahmoud-Ben-Ahmed, -en tâtant les murs, reconnut -qu’ils étaient de roche vive, sculptés d’hiéroglyphes -en creux et comprit qu’il était dans les couloirs souterrains -d’une ancienne nécropole égyptienne, dont -on avait profité pour établir cette issue secrète. Au -bout du corridor, dans un grand éloignement, scintillaient -quelques lueurs de jour bleuâtre. Ce jour -passait à travers des dentelles d’une sculpture évidée -faisant partie de la salle où le corridor aboutissait. -Le muet poussa un autre ressort, et Mahmoud-Ben-Ahmed -se trouva dans une salle dallée de marbre -blanc, avec un bassin et un jet d’eau au milieu, des -colonnes d’albâtre, des murs revêtus de mosaïques -de verre, de sentences du Coran entremêlées de -fleurs et d’ornements, et couverte par une voûte -sculptée, fouillée, travaillée comme l’intérieur d’une -ruche ou d’une grotte à stalactites; d’énormes pivoines -écarlates posées dans d’énormes vases mauresques -de porcelaine blanche et bleue complétaient -la décoration. Sur une estrade garnie de coussins, -espèce d’alcôve pratiquée dans l’épaisseur du mur, -était assise la princesse Ayesha, sans voile, radieuse, -et surpassant en beauté les houris du quatrième ciel.</p> - -<p>«Eh bien! Mahmoud-Ben-Ahmed, avez-vous fait -d’autres vers en mon honneur?» lui dit-elle du ton<span class="pagenum"><a name="Page_345" id="Page_345">[345]</a></span> -le plus gracieux en lui faisant signe de s’asseoir.</p> - -<p>Mahmoud-Ben-Ahmed se jeta aux genoux d’Ayesha -et tira son papyrus de sa manche, et lui récita son -ghazel du ton le plus passionné; c’était vraiment un -remarquable morceau de poésie. Pendant qu’il lisait, -les joues de la princesse s’éclairaient et se coloraient -comme une lampe d’albâtre que l’on vient d’allumer. -Ses yeux étoilaient et lançaient des rayons d’une -clarté extraordinaire, son corps devenait comme -transparent, sur ses épaules frémissantes s’ébauchaient -vaguement des ailes de papillon. Malheureusement -Mahmoud-Ben-Ahmed, trop occupé de la lecture -de sa pièce de vers, ne leva pas les yeux et ne -s’aperçut pas de la métamorphose qui s’était opérée. -Quand il eut achevé, il n’avait plus devant lui que -la princesse Ayesha qui le regardait en souriant d’un -air ironique.</p> - -<p>Comme tous les poëtes, trop occupés de leurs propres -créations, Mahmoud-Ben-Ahmed avait oublié -que les plus beaux vers ne valent pas une parole -sincère, un regard illuminé par la clarté de l’amour.—Les -péris sont comme les femmes, il faut les deviner -et les prendre juste au moment où elles vont -remonter aux cieux pour n’en plus descendre.—L’occasion -doit être saisie par la boucle de cheveux -qui lui pend sur le front, et les esprits de l’air -par leurs ailes. C’est ainsi qu’on peut s’en rendre -maître.</p> - -<p>«Vraiment, Mahmoud-Ben-Ahmed, vous avez un -talent de poëte des plus rares, et vos vers méritent<span class="pagenum"><a name="Page_346" id="Page_346">[346]</a></span> -d’être affichés à la porte des mosquées, écrits en -lettres d’or, à côté des plus célèbres productions de -Ferdoussi, de Saâdi et d’Ibnn-Ben-Omaz. C’est dommage -qu’absorbé par la perfection de vos rimes allitérées, -vous ne m’avez pas regardée tout à l’heure, -vous auriez vu... ce que vous ne reverrez peut-être jamais -plus. Votre vœu le plus cher s’est accompli devant -vous sans que vous vous en soyez aperçu. Adieu, -Mahmoud-Ben-Ahmed, qui ne vouliez aimer qu’une -péri.»</p> - -<p>Là-dessus Ayesha se leva d’un air tout à fait majestueux, -souleva une portière de brocart d’or et disparut.</p> - -<p>Le muet vint reprendre Mahmoud-Ben-Ahmed, -et le reconduisit par le même chemin jusqu’à -l’endroit où il l’avait pris. Mahmoud-Ben-Ahmed, -affligé et surpris d’avoir été ainsi congédié, ne savait -que penser et se perdait dans ses réflexions, sans -pouvoir trouver de motif à la brusque sortie de la -princesse: il finit par l’attribuer à un caprice de -femme qui changerait à la première occasion; mais -il eut beau aller chez Bedredin acheter du benjoin -et des peaux de civette, il ne rencontra plus la princesse -Ayesha; il fit un nombre infini de stations près -du troisième pilier de la mosquée du sultan Hassan, -il ne vit plus reparaître le noir vêtu de damas jaune, -ce qui le jeta dans une noire et profonde mélancolie.</p> - -<p>Leila s’ingéniait à mille inventions pour le distraire: -elle lui jouait de la guzla; elle lui récitait des -histoires merveilleuses; ornait sa chambre de bouquets<span class="pagenum"><a name="Page_347" id="Page_347">[347]</a></span> -dont les couleurs étaient si bien mariées et diversifiées, -que la vue en était aussi réjouie que l’odorat; -quelquefois même elle dansait devant lui -avec autant de souplesse et de grâce que l’almée la -plus habile; tout autre que Mahmoud-Ben-Ahmed -eût été touché de tant de prévenances et d’attentions; -mais il avait la tête ailleurs, et le désir de retrouver -Ayesha ne lui laissait aucun repos. Il avait été bien -souvent errer à l’entour du palais de la princesse; -mais il n’avait jamais pu l’apercevoir; rien ne se -montrait derrière les treillis exactement fermés; -le palais était comme un tombeau.</p> - -<p>Son ami Abdul-Maleck, alarmé de son état, venait -le visiter souvent et ne pouvait s’empêcher de remarquer -les grâces et la beauté de Leila, qui égalaient -pour le moins celles de la princesse Ayesha, si même -elles ne les dépassaient, et s’étonnait de l’aveuglement -de Mahmoud-Ben-Ahmed; et s’il n’eût craint -de violer les saintes lois de l’amitié, il eût pris volontiers -la jeune esclave pour femme. Cependant, sans -rien perdre de sa beauté, Leila devenait chaque jour -plus pâle; ses grands yeux s’alanguissaient; les rougeurs -de l’aurore faisaient place sur ses joues aux -pâleurs du clair de lune. Un jour Mahmoud-Ben-Ahmed -s’aperçut qu’elle avait pleuré, et lui en demanda -la cause:</p> - -<p>«O mon cher seigneur, je n’oserais jamais vous la -dire: moi, pauvre esclave recueillie par pitié, je vous -aime; mais que suis-je à vos yeux? je sais que vous -avez formé le vœu de n’aimer qu’une péri ou qu’une<span class="pagenum"><a name="Page_348" id="Page_348">[348]</a></span> -sultane: d’autres se contenteraient d’être aimés sincèrement -par un cœur jeune et pur et ne s’inquiéteraient -pas de la fille du calife ou de la reine des -génies: regardez-moi, j’ai eu quinze ans hier, je suis -peut-être aussi belle que cette Ayesha dont vous parlez -tout haut en rêvant; il est vrai qu’on ne voit pas -briller sur mon front l’escarboucle magique, ou l’aigrette -de plume de héron; je ne marche pas accompagnée -de soldats aux mousquets incrustés d’argent -et de corail. Mais cependant je sais chanter, improviser -sur la guzla, je danse comme Emineh elle-même, -je suis pour vous comme une sœur dévouée; -que faut-il donc pour toucher votre cœur?»</p> - -<p>Mahmoud-Ben-Ahmed, en entendant ainsi parler -Leila, sentait son cœur se troubler; cependant il ne -disait rien et semblait en proie à une profonde méditation. -Deux résolutions contraires se disputaient -son âme: d’une part, il lui en coûtait de renoncer à -son rêve favori; de l’autre, il se disait qu’il serait -bien fou de s’attacher à une femme qui s’était jouée -de lui et l’avait quitté avec des paroles railleuses, -lorsqu’il avait dans sa maison, en jeunesse et en -beauté, au moins l’équivalent de ce qu’il perdait.</p> - -<p>Leila, comme attendant son arrêt, se tenait agenouillée, -et deux larmes coulaient silencieusement -sur la figure pâle de la pauvre enfant.</p> - -<p>«Ah! pourquoi le sabre de Mesrour n’a-t-il pas -achevé ce qu’il avait commencé! dit-elle en portant -la main à son cou frêle et blanc.»</p> - -<p>Touché de cet accent de douleur, Mahmoud-Ben-Ahmed<span class="pagenum"><a name="Page_349" id="Page_349">[349]</a></span> -releva la jeune esclave et déposa un baiser -sur son front.</p> - -<p>Leila redressa la tête comme une colombe caressée, -et, se posant devant Mahmoud-Ben-Ahmed, -lui prit les mains, et lui dit:</p> - -<p>«Regardez-moi bien attentivement; ne trouvez-vous -pas que je ressemble fort à quelqu’un de votre -connaissance?»</p> - -<p>Mahmoud-Ben-Ahmed ne put retenir un cri de surprise:</p> - -<p>«C’est la même figure, les mêmes yeux, tous les -traits en un mot de la princesse Ayesha. Comment -se fait-il que je n’aie pas remarqué cette ressemblance -plus tôt?</p> - -<p>—Vous n’aviez jusqu’à présent laissé tomber sur -votre pauvre esclave qu’un regard fort distrait, répondit -Leila d’un ton de douce raillerie.</p> - -<p>—La princesse Ayesha elle-même m’enverrait -maintenant son noir à la robe de damas jaune, avec -le sélam d’amour, que je refuserais de le suivre.</p> - -<p>—Bien vrai? dit Leila d’une voix plus mélodieuse -que celle de Bulbul faisant ses aveux à la rose bien-aimée. -Cependant, il ne faudrait pas trop mépriser -cette pauvre Ayesha, qui me ressemble tant.»</p> - -<p>Pour toute réponse, Mahmoud-Ben-Ahmed pressa -la jeune esclave sur son cœur. Mais quel fut son étonnement -lorsqu’il vit la figure de Leila s’illuminer, -l’escarboucle magique s’allumer sur son front, et des -ailes, semées d’yeux de paon, se développer sur ses -charmantes épaules! Leila était une péri!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_350" id="Page_350">[350]</a></span></p> - -<p>«Je ne suis, mon cher Mahmoud-Ben-Ahmed, ni -la princesse Ayesha, ni Leila l’esclave. Mon véritable -nom est Boudroulboudour. Je suis péri du premier -ordre, comme vous pouvez le voir par mon escarboucle -et par mes ailes. Un soir, passant dans l’air -à côté de votre terrasse, je vous entendis émettre le -vœu d’être aimé d’une péri. Cette ambition me plut; -les mortels ignorants, grossiers et perdus dans les -plaisirs terrestres, ne songent pas à de si rares voluptés. -J’ai voulu vous éprouver, et j’ai pris le déguisement -d’Ayesha et de Leila pour voir si vous sauriez -me reconnaître et m’aimer sous cette enveloppe humaine.—Votre -cœur a été plus clairvoyant que votre -esprit, et vous avez eu plus de bonté que d’orgueil. -Le dévouement de l’esclave vous l’a fait préférer à la -sultane; c’était là que je vous attendais. Un moment -séduite par la beauté de vos vers, j’ai été sur le point -de me trahir; mais j’avais peur que vous ne fussiez -qu’un poëte amoureux seulement de votre imagination -et de vos rimes, et je me suis retirée, affectant -un dédain superbe. Vous avez voulu épouser Leila -l’esclave, Boudroulboudour la péri se charge de la -remplacer. Je serai Leila pour tous, et péri pour vous -seul; car je veux votre bonheur, et le monde ne vous -pardonnerait pas de jouir d’une félicité supérieure à -la sienne. Toute fée que je sois, c’est tout au plus si -je pourrais vous défendre contre l’envie et la méchanceté -des hommes.»</p> - -<p>Ces conditions furent acceptées avec transport par -Mahmoud-Ben-Ahmed, et les noces furent faites<span class="pagenum"><a name="Page_351" id="Page_351">[351]</a></span> -comme s’il eût épousé réellement la petite Leila.</p> - -<p class="p2">Telle est en substance l’histoire que je dictai à -Scheherazade par l’entremise de Francesco.</p> - -<p>«Comment a-t-il trouvé votre conte arabe, et qu’est -devenue Scheherazade?</p> - -<p>—Je ne l’ai plus vue depuis.»</p> - -<p>Je pense que Schahriar, mécontent de cette histoire, -aura fait définitivement couper la tête à la -pauvre sultane.</p> - -<p>Des amis, qui reviennent de Bagdad, m’ont dit -avoir vu, assise sur les marches d’une mosquée, une -femme dont la folie était de se croire Dinarzarde des -<i>Mille et une Nuits</i>, et qui répétait sans cesse cette -phrase:</p> - -<p>«Ma sœur, contez-nous une de ces belles histoires -que vous savez si bien conter.»</p> - -<p>Elle attendait quelques minutes, prêtant l’oreille -avec beaucoup d’attention, et comme personne ne -lui répondait, elle se mettait à pleurer, puis essuyait -ses larmes avec un mouchoir brodé d’or et tout constellé -de taches de sang.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_352" id="Page_352">[352]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_353" id="Page_353">[353]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">LE PAVILLON SUR L’EAU</h2> - -<p class="p2">Dans la province de Canton, à quelque <i>li</i> de la -ville, demeuraient porte à porte deux riches Chinois -retirés des affaires; à quelle époque, c’est ce qu’il -importe peu de savoir, les contes n’ont pas besoin -d’une chronologie bien précise. L’un de ces Chinois -s’appelait Tou, et l’autre Kouan; Tou avait occupé de -hautes fonctions scientifiques. Il était <i>hanlin</i> et lettré -de la Chambre de jaspe; Kouan, dans des emplois -moins relevés, avait su amasser de la fortune et de -la considération.</p> - -<p>Tou et Kouan, que reliait une parenté éloignée, -s’étaient aimés autrefois. Plus jeunes, ils se plaisaient -à se réunir avec quelques-uns de leurs anciens -condisciples, et, pendant les soirées d’automne, ils -faisaient voltiger le pinceau chargé de noir sur le -treillis du papier à fleurs, et célébraient par des improvisations -la beauté des reines-marguerites tout en -buvant de petites tasses de vin; mais leurs deux caractères, -qui ne présentaient d’abord que des différences<span class="pagenum"><a name="Page_354" id="Page_354">[354]</a></span> -presque insensibles, devinrent, avec le temps, -tout à fait opposés. Telle une branche d’amandier -qui se bifurque et dont les baguettes, rapprochées -par le bas, s’écartent complétement au sommet, de -sorte que l’une répand son parfum amer dans le jardin, -tandis que l’autre secoue sa neige de fleurs en -dehors de la muraille.</p> - -<p>D’année en année, Tou prenait de la gravité; son -ventre s’arrondissait majestueusement, son triple -menton s’étageait d’un air solennel, il ne faisait plus -que des distiques moraux bons à suspendre aux poteaux -des pavillons.</p> - -<p>Kouan, au contraire, semblait se regaillardir avec -l’âge, il chantait plus joyeusement que jamais le vin, -les fleurs et les hirondelles. Son esprit, débarrassé -de soins vulgaires, était vif et alerte comme celui -d’un jeune homme, et quand le mot qu’il fallait enchâsser -dans un vers avait été donné, sa main n’hésitait -pas un seul instant.</p> - -<p>Peu à peu les deux amis s’étaient pris d’animosité -l’un contre l’autre. Ils ne pouvaient plus se parler -sans s’égratigner de paroles piquantes, et ils étaient, -comme deux haies de ronces, hérissés d’épines et de -griffes. Les choses en vinrent au point qu’ils n’eurent -plus aucun rapport ensemble et firent pendre, -chacun de son côté, à la façade de leurs maisons, -une tablette portant la défense formelle qu’aucun des -habitants du logis voisin, sous quelque prétexte que -ce fût, en franchît jamais le seuil.</p> - -<p>Ils auraient bien voulu pouvoir déraciner leurs<span class="pagenum"><a name="Page_355" id="Page_355">[355]</a></span> -maisons et les planter ailleurs; malheureusement -cela n’était pas possible. Tou essaya même de vendre -sa propriété; mais il n’en put trouver un prix raisonnable, -et d’ailleurs il en coûte toujours de quitter -les lambris sculptés, les tables polies, les fenêtres -transparentes, les treillis dorés, les siéges de bambou, -les vases de porcelaine, les cabinets de laque -rouge ou noire, les cartouches d’anciens poëmes, -qu’on a pris tant de peine à disposer; il est dur de -céder à d’autres le jardin qu’on a planté soi-même -de saules, de pêchers et de pruniers, où l’on a vu, -chaque printemps, s’épanouir la jolie fleur de meï: -chacun de ces objets attache le cœur de l’homme -avec un fil plus ténu que la soie, mais aussi difficile -à rompre qu’une chaîne de fer.</p> - -<p>A l’époque où Tou et Kouan étaient amis, ils avaient -fait élever dans leur jardin chacun un pavillon, sur -le bord d’une pièce d’eau commune aux deux propriétés: -c’était un plaisir pour eux de s’envoyer du -haut du balcon des salutations familières et de fumer -la goutte d’opium enflammé sur le champignon de -porcelaine en échangeant des bouffées bienveillantes; -mais, depuis leurs dissensions, ils avaient fait bâtir -un mur qui séparait l’étang en deux portions égales; -seulement, comme la profondeur du bassin était -grande, le mur s’appuyait sur des pilotis formant -des espèces d’arcades basses, dont les baies laissaient -passer les eaux sur lesquelles s’allongeaient les reflets -du pavillon opposé.</p> - -<p>Ces pavillons comptaient trois étages avec des terrasses<span class="pagenum"><a name="Page_356" id="Page_356">[356]</a></span> -en retraite. Les toits, retroussés et courbés -aux angles en pointes de sabot, étaient couverts de -tuiles rondes et brillantes semblables aux écailles -qui papelonnent le ventre des carpes; sur chaque -arête se profilaient des dentelures en forme de feuillages -et de dragons. Des piliers de vernis rouge, réunis -par une frise découpée à jour, comme la feuille -d’ivoire d’un éventail, soutenaient cette toiture élégante. -Leurs fûts reposaient sur un petit mur bas, -plaqué de carreaux de porcelaine disposés avec une -agréable symétrie, et bordé d’un garde-fou d’un -dessin bizarre, de manière à former devant le corps -de logis une galerie ouverte.</p> - -<p>Cette disposition se répétait à chaque étage, non -sans quelques variantes: ici les carreaux de porcelaine -étaient remplacés par des bas-reliefs représentant -divers sujets de la vie champêtre; un lacis de -branches curieusement difformes et faisant des coudes -inattendus, se substituait au balcon; des poteaux, -peints de couleurs vives, servaient de piédestaux à -des chimères verruqueuses, à des monstres fantastiques, -produit de toutes les impossibilités soudées -ensemble. L’édifice se terminait par une corniche -évidée et dorée, garnie d’une balustrade de bambous -aux nœuds égaux, ornée à chaque compartiment -d’une boule de métal. L’intérieur n’était pas -moins somptueux: aux parois des murailles, des -vers de Tou-chi et de Li-tai-pe étaient écrits d’une -main agile par lignes perpendiculaires, en caractères -d’or sur fond de laque. Des feuilles de talc laissaient<span class="pagenum"><a name="Page_357" id="Page_357">[357]</a></span> -filtrer à travers les fenêtres un jour laiteux et couleur -d’opale, et sur leur rebord, des pots de pivoine, -d’orchis, de primevères de la Chine, d’érythrine à -fleurs blanches, placés avec art, réjouissaient les -yeux par leurs nuances délicates. Des carreaux, -d’une soie magnifiquement ramagée, étaient disposés -dans les coins de chaque chambre; et sur les tables, -qui renvoyaient des reflets comme un miroir, -on trouvait toujours des cure-dents, des éventails, -des pipes d’ébène, des pierres de porphyre, des pinceaux, -et tout ce qui est nécessaire pour écrire.</p> - -<p>Des rochers artificiels, dans l’interstice desquels -des saules, des noyers plongeaient leurs racines, servaient -du côté de la terre de base à ces jolies constructions; -du côté de l’eau, elles portaient sur des -poteaux de bois indestructible.</p> - -<p>C’était en réalité un coup d’œil charmant de voir -le saule précipiter du haut de ces roches vers la surface -de l’eau ses filaments d’or et ses houppes de soie, -et les couleurs brillantes des pavillons reluire dans -un cadre de feuillages bigarrés.</p> - -<p>Sous le cristal de l’onde folâtraient par bandes -des poissons d’azur écaillés d’or; des flottes de jolis -canards à cols d’émeraude manœuvraient en tous -sens, et les larges feuilles du nymphœa-nélumbo -s’étalaient paresseusement sous la transparence diamantée -de ce petit lac alimenté par une source vive.</p> - -<p>Excepté vers le milieu, où le fond était formé d’un -sable argenté d’une finesse extraordinaire, et où les -bouillons de la source qui sourdait n’eussent pas<span class="pagenum"><a name="Page_358" id="Page_358">[358]</a></span> -permis à la végétation aquatique d’implanter ses -fibrilles, tout le reste de l’étang était tapissé du plus -beau velours vert qu’on puisse imaginer, par des -nappes de cresson vivace.</p> - -<p>Sans cette vilaine muraille élevée par l’inimitié -réciproque des deux voisins, il n’y eût pas eu assurément, -dans toute l’étendue de l’Empire du milieu, -qui, comme on le sait, occupe plus des trois quarts -du monde, un jardin plus pittoresque et plus délicieux; -chacun eût agrandi sa propriété de la vue de -celle de l’autre; car l’homme ici-bas ne peut prendre -des objets que l’apparence.</p> - -<p>Telle qu’elle était cependant, un sage n’eût pas -souhaité, pour terminer sa vie dans la contemplation -de la nature et les amusements de la poésie, une retraite -plus fraîche et plus propice.</p> - -<p>Tou et Kouan avaient gagné à leur mésintelligence -une muraille pour toute perspective, et s’étaient -privés réciproquement de la vue des charmants pavillons; -mais ils se consolaient par l’idée d’avoir fait -tort chacun à son voisin.</p> - -<p>Cet état de choses régnait déjà depuis quelques -années: les orties et les mauvaises herbes avaient -envahi les sentiers qui conduisaient d’une maison à -l’autre. Les branches d’arbustes épineux s’entrecroisaient, -comme si elles eussent voulu intercepter -toute communication; on eût dit que les plantes -comprenaient les dissensions qui divisaient les deux -anciens amis, et y prenaient part en tâchant de les -séparer encore davantage.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_359" id="Page_359">[359]</a></span></p> - -<p>Pendant ce temps, les femmes de Tou et de Kouan -avaient chacune donné le jour à un enfant. Madame -Tou était mère d’une charmante fille, et madame -Kouan, d’un garçon le plus joli du monde. Cet -heureux événement, qui avait mis la joie dans les deux -maisons, était ignoré de part et d’autre; car, bien que -leurs propriétés se touchassent, les deux Chinois vivaient -aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils eussent -été séparés par le fleuve Jaune ou la grande muraille; -les connaissances communes évitaient toute allusion -à la maison voisine, et les serviteurs, s’ils se rencontraient -par hasard, avaient ordre de ne se point -parler sous peine du fouet et de la <i>cangue</i>.</p> - -<p>Le garçon s’appelait Tchin-Sing, et la fille, Ju-Kiouan, -c’est-à-dire, la perle et le jaspe; leur parfaite -beauté justifiait le choix de ces noms. Dès qu’ils -furent un peu grandelets, la muraille, qui coupait -l’étang en deux et bornait désagréablement la vue -de ce côté, attira leur attention, et ils demandèrent -à leurs parents ce qu’il y avait derrière cette clôture -si singulièrement posée au milieu d’une pièce d’eau, -et à qui appartenaient les grands arbres dont on -apercevait la cime.</p> - -<p>On leur répondait que c’était l’habitation de gens -bizarres, quinteux, revêches et de tout point insociables, -et que cette clôture avait été faite pour se -défendre de si méchants voisins.</p> - -<p>Cette explication avait suffi à ces enfants; ils -s’étaient accoutumés à la muraille et n’y prenaient -plus garde.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_360" id="Page_360">[360]</a></span></p> - -<p>Ju-Kiouan croissait en grâces et en perfections, -elle était habile à tous les travaux de son sexe, elle -maniait l’aiguille avec une adresse incomparable.</p> - -<p>Les papillons quelle brodait sur le satin semblaient -vivre et battre des ailes, vous eussiez juré -entendre le chant des oiseaux qu’elle fixait au canevas; -plus d’un nez abusé se colla sur ses tapisseries -pour respirer le parfum des fleurs qu’elle y -semait. Les talents de Ju-Kiouan ne se bornaient -pas là, elle savait par cœur le livre des Odes et les -cinq règles de conduite; jamais main plus légère ne -jeta sur le papier de soie des caractères plus hardis -et plus nets. Les dragons ne sont pas plus rapides -dans leur vol, que son poignet lorsqu’il fait pleuvoir -la pluie noire du pinceau. Elle connaissait tous les -modes de poésies, le <i>Tardif</i>, le <i>Hâté</i>, l’<i>Élevé</i> et le -<i>Rentrant</i>, et composait des pièces pleines de mérite -sur les sujets qui doivent naturellement frapper une -jeune fille, sur le retour des hirondelles, les saules -printaniers, les reines-marguerites et autres objets -analogues. Plus d’un lettré qui se croit digne d’enfourcher -le cheval d’or n’eût pas improvisé avec autant -de facilité.</p> - -<p>Tchin-Sing n’avait pas moins profité de ses études, -son nom se trouvait être des premiers sur la liste des -examens. Quoiqu’il fût bien jeune, il eût pu se coiffer -du bonnet noir, et déjà toutes les mères pensaient -qu’un garçon si avancé dans les sciences ferait un -excellent gendre et parviendrait bientôt aux plus -hautes dignités littéraires; mais Tchin-Sing répondait<span class="pagenum"><a name="Page_361" id="Page_361">[361]</a></span> -d’un air enjoué aux négociateurs qu’on lui envoyait, -qu’il était trop tôt, et qu’il désirait jouir -encore quelque temps de sa liberté. Il refusa successivement -Hon-Giu, Lo-Men-Gli, Oma, Po-Fo et autres -jeunes personnes fort distinguées. Jamais, sans -excepter le beau Fan-Gan, dont les dames remplissaient -la voiture d’oranges et de sucreries, lorsqu’il -revenait de tirer de l’arc, jeune homme ne fut plus -choyé et ne reçut plus d’avances; mais son cœur paraissait -insensible à l’amour, non par froideur, car -à mille détails on pouvait deviner que Tchin-Sing -avait l’âme tendre; on eût dit qu’il se souvenait d’une -image connue dans une existence antérieure, et qu’il -espérait retrouver dans celle-ci. On avait beau lui -vanter les sourcils de feuille de saule, les pieds imperceptibles, -et la taille de libellule des beautés qu’on -lui proposait, il écoutait d’un air distrait et comme -pensant à tout autre chose.</p> - -<p>De son côté, Ju-Kiouan ne se montrait pas moins -difficile: elle éconduisait tous les prétendants. Celui-ci -saluait sans grâce, celui-là n’était pas soigneux -sur ses habits; l’un avait une écriture lourde et -commune, l’autre ne savait pas le livre des vers, ou -s’était trompé sur la rime; bref, ils avaient tous un -défaut quelconque. Ju-Kiouan en traçait des portraits -si comiques, que ses parents finissaient par en rire -eux-mêmes, et mettaient à la porte, le plus poliment -du monde, le pauvre aspirant qui croyait déjà poser -le pied sur le seuil du pavillon oriental.</p> - -<p>A la fin, les parents des deux enfants s’alarmèrent<span class="pagenum"><a name="Page_362" id="Page_362">[362]</a></span> -de leur persistance à repousser tous les partis qu’on -leur présentait. Madame Tou et madame Kouan, préoccupées -sans doute de ces idées de mariage, continuaient -dans leurs rêves de nuit leurs pensées de -jour. Un des songes qu’elles firent les frappa particulièrement. -Madame Kouan rêva qu’elle voyait sur -la poitrine de son fils Tchin-Sing une pierre de jaspe -si merveilleusement polie, qu’elle jetait des rayons -comme une escarboucle; de son côté, madame Tou -rêva que sa fille portait au cou une perle du plus bel -orient et d’une valeur inestimable. Quelle signification -pouvaient avoir ces deux songes? Celui de madame -Kouan présageait-il à Tchin-Sing les honneurs -de l’Académie impériale, et celui de madame Tou -voulait-il dire que Ju-Kiouan trouverait quelque -trésor enfoui dans le jardin ou sous une brique de -l’âtre? Une telle explication n’avait rien de déraisonnable, -et plus d’un s’en fût contenté; mais les bonnes -dames virent dans ce songe des allusions à des mariages -extrêmement avantageux que devaient bientôt -conclure leurs enfants. Malheureusement Tchin-Sing -et Ju-Kiouan persistaient plus que jamais dans -leur résolution, et démentaient la prophétie.</p> - -<p>Kouan et Tou, quoiqu’ils n’eussent rien rêvé, s’étonnaient -d’une pareille opiniâtreté, le mariage étant -d’ordinaire une cérémonie pour laquelle les jeunes -gens ne montrent pas une aversion si soutenue; ils -s’imaginèrent que cette résistance venait peut-être -d’une inclination préconçue; mais Tchin-Sing ne faisait -la cour à aucune jeune fille, et nul jeune homme<span class="pagenum"><a name="Page_363" id="Page_363">[363]</a></span> -ne se promenait le long des treillis de Ju-Kiouan. -Quelques jours d’observation suffirent pour en convaincre -les deux familles. Madame Tou et madame -Kouan crurent plus que jamais aux grandes destinées -présagées par le rêve.</p> - -<p>Les deux femmes allèrent, chacune de son côté, -consulter le bonze du temple de Fô, un bel édifice -aux toits découpés, aux fenêtres rondes, tour reluisant -d’or et de vernis, plaqué de tablettes votives, -orné de mâts d’où flottent des bannières de soie historiées -de chimères et de dragons, ombragé d’arbres -millénaires et d’une grosseur monstrueuse. Après -avoir brûlé du papier doré et des parfums devant -l’idole, le bonze répondit à madame Tou qu’il fallait -le jaspe à la perle, et à madame Kouan qu’il fallait -la perle au jaspe: que leur union seule pourrait terminer -toutes les difficultés. Peu satisfaites de cette -réponse ambiguë, les deux femmes revinrent chez -elles, sans s’être vues au temple, par un chemin -différent; leur perplexité était encore plus grande -qu’auparavant.</p> - -<p>Or, il arriva qu’un jour Ju-Kiouan était accoudée -à la balustrade du pavillon champêtre, précisément -à l’heure où Tchin-Sing en faisait autant de son -côté.</p> - -<p>Le temps était beau, aucun nuage ne voilait le -ciel; il ne faisait pas assez de vent pour agiter une -feuille de tremble, pas une ride ne moirait la surface -de l’étang, plus uni qu’un miroir. A peine si, dans -ses jeux, quelque carpe faisant la cabriole, venait y<span class="pagenum"><a name="Page_364" id="Page_364">[364]</a></span> -tracer un cercle bientôt évanoui; les arbres de la -rive s’y réfléchissaient si exactement que l’on hésitait -entre l’image et la réalité; on eût dit une forêt -plantée la tête en bas, et soudant ses racines aux -racines d’une forêt identique; un bois qui se serait -noyé pour un chagrin d’amour; les poissons avaient -l’air de nager dans le feuillage et les oiseaux de voler -dans l’eau. Ju-Kiouan s’amusait à considérer cette -transparence merveilleuse, lorsque, jetant les yeux -sur la portion de l’étang qui avoisinait le mur de -séparation, elle aperçut le reflet du pavillon opposé -qui s’étendait jusque-là en glissant par-dessous -l’arche.</p> - -<p>Elle n’avait jamais fait attention à ce jeu d’optique, -qui la surprit et l’intéressa. Elle distinguait les -piliers rouges, les frises découpées, les pots de reines-marguerites, -les girouettes dorées, et si la réfraction -ne les eût renversées, elle aurait lu les sentences -inscrites sur les tablettes. Mais ce qui l’étonna -au plus haut degré, ce fut de voir penchée -sur la rampe du balcon, dans une position pareille -à la sienne, une figure qui lui ressemblait d’une -telle façon, que si elle ne fût pas venue de l’autre -côté du bassin, elle l’eût prise pour elle-même: c’était -l’ombre de Tchin-Sing, et si l’on trouve étrange -qu’un garçon puisse être pris pour une demoiselle, -nous répondrons que Tchin-Sing, à cause de la chaleur, -avait ôté son bonnet de licencié, qu’il était extrêmement -jeune et n’avait pas encore de barbe; ses -traits délicats, son teint uni et ses yeux brillants<span class="pagenum"><a name="Page_365" id="Page_365">[365]</a></span> -pouvaient facilement prêter à l’illusion, qui, du -reste, ne dura guère. Ju-Kiouan, aux mouvements -de son cœur, reconnut bien vite que ce n’était point -une jeune fille dont l’eau répétait l’image.</p> - -<p>Jusque-là, elle avait cru que la terre ne renfermait -pas l’être créé pour elle, et bien souvent elle avait -souhaité d’avoir à sa disposition un des chevaux de -Fargana, qui font mille lieues par jour pour le chercher -dans les espaces imaginaires. Elle s’imaginait -qu’elle était dépareillée en ce monde, et qu’elle ne -connaîtrait jamais la douceur de l’union des sarcelles. -Jamais, se disait-elle, je ne consacrerai la lentille -d’eau et l’alisma sur l’autel des ancêtres, et -j’entrerai seule parmi les mûriers et les ormes.</p> - -<p>En voyant cette ombre dans l’eau, elle comprit -que sa beauté avait une sœur ou plutôt un frère. -Loin d’en être fâchée, elle se trouva tout heureuse; -l’orgueil de se croire unique céda bien vite à l’amour, -car dès cet instant, le cœur de Ju-Kiouan fut -lié à jamais; un seul coup d’œil échangé, non pas -même directement, mais par simple réflexion, suffit -pour cela. Qu’on n’accuse pas là-dessus Ju-Kiouan -de frivolité; devenir amoureuse d’un jeune homme -sur son reflet..., n’est-ce pas une folie? Mais à moins -d’une longue fréquentation qui permette d’étudier -les caractères, que voit-on de plus dans les hommes? -un aspect purement extérieur, pareil à celui donné -par un miroir; et n’est-ce pas le propre des jeunes -filles de juger de l’âme d’un futur mari par l’émail de -ses dents et la coupe de ses ongles?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_366" id="Page_366">[366]</a></span></p> - -<p>Tchin-Sing avait aussi aperçu cette beauté merveilleuse: -Est-ce un rêve que je fais tout éveillé, -s’écria-t-il? Cette charmante figure qui scintille sous -le cristal de l’eau doit être formée des rayons argentés -de la lune par une nuit de printemps et du -plus subtil arome des fleurs; quoique je ne l’aie jamais -vue, je la reconnais, c’est bien elle dont l’image -est gravée dans mon âme, la belle inconnue à qui -j’adresse mes distiques et mes quatrains.</p> - -<p>Tchin-Sing en était là de son monologue, lorsqu’il -entendit la voix de son père qui l’appelait.</p> - -<p>«Mon fils, lui dit-il, c’est un parti très-riche et -très-convenable que l’on te propose par l’organe de -Wing, mon ami. C’est une fille qui a du sang impérial -dans les veines, dont la beauté est célèbre, et -qui possède toutes les qualités propres à rendre un -mari heureux.»</p> - -<p>Tchin-Sing, tout préoccupé de l’aventure du pavillon, -et brûlant d’amour pour l’image entrevue -dans l’eau, refusa nettement. Son père, outré de colère, -s’emporta et lui fit les menaces les plus violentes.</p> - -<p>«Mauvais sujet, s’écriait le vieillard, si tu persistes -dans ton entêtement, je prierai le magistrat qu’il te -fasse enfermer dans cette forteresse occupée par les -barbares d’Europe, d’où l’on ne découvre que des -roches battues par la mer, des montagnes coiffées -de nuages, et des eaux noires sillonnées par ces -monstrueuses inventions des mauvais génies, qui -marchent avec des roues et vomissent une fumée<span class="pagenum"><a name="Page_367" id="Page_367">[367]</a></span> -fétide. Là, tu auras le temps de réfléchir et de t’amender!»</p> - -<p>Ces menaces n’effrayèrent pas beaucoup Tchin-Sing, -qui répondit qu’il accepterait la première -épouse qu’on lui présenterait pourvu que ce ne fût -pas celle-là.</p> - -<p>Le lendemain, à la même heure, il se rendit au -pavillon champêtre, et, comme la veille, se pencha -en dehors de la balustrade.</p> - -<p>Au bout de quelques minutes, il vit s’allonger sur -l’eau le reflet de Ju-Kiouan comme un bouquet de -fleurs submergées.</p> - -<p>Le jeune homme posa la main sur son cœur, mit -des baisers au bout de ses doigts et les envoya au -reflet avec un geste plein de grâce et de passion.</p> - -<p>Un sourire joyeux s’épanouit comme un bouton -de grenade dans la transparence de l’eau et prouva -à Tchin-Sing qu’il n’était pas désagréable à la belle -inconnue; mais comme on ne peut pas avoir de bien -longues conversations avec un reflet dont on ne peut -pas voir le corps, il fit signe qu’il allait écrire, et -rentra dans l’intérieur du pavillon. Au bout de quelques -instants il sortit tenant un carré de papier argenté -et coloré, sur lequel il avait improvisé une déclaration -d’amour en vers de sept syllabes. Il roula -sa pièce de vers, l’enferma dans le calice d’une fleur -et enveloppa le tout d’une large feuille de nénuphar -qu’il posa délicatement sur l’eau.</p> - -<p>Une légère brise, qui s’éleva fort à propos, poussa -la déclaration vers une des baies de la muraille, de<span class="pagenum"><a name="Page_368" id="Page_368">[368]</a></span> -sorte que Ju-Kiouan n’eut qu’à se baisser pour la recueillir. -De peur d’être surprise, elle se retira dans -la plus reculée de ses chambres, et lut avec un plaisir -infini les expressions d’amour et les métaphores dont -Tchin-Sing s’était servi; outre la joie de se savoir aimée, -elle éprouvait la satisfaction de l’être par un -homme de mérite, car la beauté de l’écriture, le -choix des mots, l’exactitude des rimes, l’éclat des -images prouvaient une éducation brillante: ce qui -la frappa surtout, c’était le nom de Tchin-Sing. Elle -avait trop souvent entendu sa mère parler du rêve -de la perle pour n’être pas frappée de cette coïncidence; -aussi ne douta-t-elle pas un instant que -Tchin-Sing ne fût l’époux que le ciel lui destinait.</p> - -<p>Le jour suivant, comme la brise avait changé, Ju-Kiouan -envoya par le même moyen, vers le pavillon -opposé, une réponse en vers, où, malgré toute la -modestie naturelle à une jeune fille, il était facile de -voir qu’elle partageait l’amour de Tchin-Sing.</p> - -<p>En lisant la signature du billet, Tchin-Sing ne put -retenir une exclamation de surprise: «Le Jaspe!» -N’est-ce pas la pierre précieuse que ma mère voyait -en songe étinceler sur ma poitrine comme une escarboucle!... -Décidément il faut que je me présente -dans cette maison; car c’est là qu’habite l’épouse -prophétisée par les esprits nocturnes.—Comme il -allait sortir, il se souvint des dissensions qui divisaient -les deux propriétaires, et des prohibitions inscrites -sur la tablette; et ne sachant quel parti prendre, -il conta toute l’histoire à madame Kouan. Ju-Kiouan,<span class="pagenum"><a name="Page_369" id="Page_369">[369]</a></span> -de son côté, avait tout dit à madame Tou. -Ces noms de perle et de jaspe parurent décisifs aux -deux matrones, qui retournèrent au temple de Fô -consulter le bonze.</p> - -<p>Le bonze répondit que telle était, en effet, la signification -du rêve, et que ne pas s’y conformer serait -encourir la colère céleste. Touché des instances des -deux mères, et aussi par quelques légers présents -qu’elles lui firent, il se chargea des démarches auprès -de Tou et de Kouan, et les entortilla si bien, qu’ils -ne purent se dédire lorsqu’il découvrit la vraie origine -des époux. En se revoyant après un si long -temps, les deux anciens amis s’étonnèrent d’avoir pu -se séparer pour des causes si frivoles, et sentirent -combien ils s’étaient privés l’un et l’autre. Les noces -se firent; la Perle et le Jaspe purent enfin se parler -autrement que par l’intermédiaire d’un reflet.—En -furent-ils plus heureux, c’est ce que nous n’oserions -affirmer; car le bonheur n’est souvent qu’une -ombre dans l’eau.</p> -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_370" id="Page_370">[370]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_371" id="Page_371">[371]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">L’ENFANT AUX SOULIERS DE PAIN</h2> - -<p class="p2">Écoutez cette histoire que les grand’mères d’Allemagne -content à leurs petits enfants,—l’Allemagne, -un beau pays de légendes et de rêveries, où le clair -de lune, jouant sur les brumes du vieux Rhin, crée -mille visions fantastiques.</p> - -<p>Une pauvre femme habitait seule, à l’extrémité du -village, une humble maisonnette: le logis était assez -misérable et ne contenait que les meubles les plus -indispensables.</p> - -<p>Un vieux lit à colonnes torses où pendaient des rideaux -de serge jaunie, une huche pour mettre le -pain, un coffre de noyer luisant de propreté, mais -dont de nombreuses piqûres de vers, rebouchées -avec de la cire, annonçaient les longs services, un -fauteuil de tapisserie aux couleurs passées et qu’avait -usé la tête branlante de l’aïeule, un rouet poli -par le travail: c’était tout.</p> - -<p>Nous allions oublier un berceau d’enfant, tout<span class="pagenum"><a name="Page_372" id="Page_372">[372]</a></span> -neuf, bien douillettement garni, et recouvert d’une -jolie courte-pointe à ramages, piquée par une aiguille -infatigable, celle d’une mère ornant la crèche -de son petit Jésus.</p> - -<p>Toute la richesse de la pauvre maison était concentrée -là.</p> - -<p>L’enfant d’un bourgmestre ou d’un conseiller aulique -n’eût pas été plus moelleusement couché. -Sainte prodigalité, douce folie de la mère, qui se -prive de tout pour faire un peu de luxe, au sein de -sa misère, à son cher nourrisson!</p> - -<p>Ce berceau donnait un air de fête au mince taudis; -la nature, qui est compatissante aux malheureux, -égayait la nudité de cette chaumine par des touffes -de joubarbes et des mousses de velours. De bonnes -plantes, pleines de pitié, tout en ayant l’air de parasites, -bouchaient à propos les trous du toit qu’elles -rendaient splendide comme une corbeille, et empêchaient -la pluie de tomber sur le berceau; les pigeons -s’abattaient sur la fenêtre et roucoulaient jusqu’à ce -que l’enfant fût endormi.</p> - -<p>Un petit oiseau auquel le jeune Hanz avait donné -une miette de pain l’hiver, quand la neige blanchissait -la terre, avait, au printemps, laissé choir une -graine de son bec au pied de la muraille, et il en -était sorti un beau liseron qui, s’accrochant aux -pierres avec ses griffes vertes, était entré dans la -chambre par un carreau brisé, et couronnait de sa -guirlande le berceau de l’enfant, de sorte qu’au matin, -les yeux bleus de Hanz et les clochettes bleues<span class="pagenum"><a name="Page_373" id="Page_373">[373]</a></span> -du liseron s’éveillaient en même temps, et se regardaient -d’un air d’intelligence.</p> - -<p>Ce logis était donc pauvre, mais non pas triste.</p> - -<p>La mère de Hanz, dont le mari était mort bien loin -à la guerre, vivait, tant bien que mal, de quelques -légumes du jardin, et du produit de son rouet: bien -peu de chose, mais Hanz ne manquait de rien, c’était -assez.</p> - -<p>Certes c’était une femme pieuse et croyante que la -mère de Hanz. Elle priait, travaillait et pratiquait la -vertu; mais elle commit une faute: elle se regarda -avec trop de complaisance et s’enorgueillit trop dans -son fils.</p> - -<p>Il arrive quelquefois que les mères, voyant ces -beaux enfants vermeils, aux mains trouées de fossettes, -à la peau blanche, aux talons roses, s’imaginent -qu’ils sont à elles pour toujours; mais Dieu -ne donne rien, il prête seulement; et, comme un -créancier oublié, il vient parfois redemander subitement -son dû.</p> - -<p>Parce que ce frais bouton était sorti de sa tige, la -mère de Hanz crut qu’elle l’avait fait naître; et Dieu, -qui, du fond de son paradis aux voûtes d’azur étoilées -d’or, observe tout ce qui se passe sur terre, et -entend du bout de l’infini le bruit que fait le brin -d’herbe en poussant, ne vit pas cela avec plaisir.</p> - -<p>Il vit aussi que Hanz était gourmand et sa mère -trop indulgente à sa gourmandise; souvent ce mauvais -enfant pleurait lorsqu’il fallait, après le raisin -ou la pomme, manger le pain, objet de l’envie de<span class="pagenum"><a name="Page_374" id="Page_374">[374]</a></span> -tant de malheureux, et la mère le laissait jeter le -morceau commencé, ou l’achevait elle-même.</p> - -<p>Or, il advint que Hanz tomba malade: la fièvre -le brûlait, sa respiration sifflait dans son gosier étranglé; -il avait le croup, une terrible maladie qui a fait -rougir les yeux de bien des mères et de bien des -pères.</p> - -<p>La pauvre femme, à ce spectacle, sentit une douleur -horrible.</p> - -<p>Sans doute vous avez vu dans quelque église -l’image de Notre-Dame, vêtue de deuil et debout -sous la croix, avec sa poitrine ouverte et son cœur -ensanglanté, où plongent sept glaives d’argent, trois -d’un côté, quatre de l’autre. Cela veut dire qu’il n’y -a pas d’agonie plus affreuse que celle d’une mère qui -voit mourir son enfant.</p> - -<p>Et pourtant la sainte Vierge croyait à la divinité -de Jésus et savait que son fils ressusciterait.</p> - -<p>Or, la mère de Hanz n’avait pas cet espoir.</p> - -<p>Pendant les derniers jours de la maladie de Hanz, -tout en le veillant, la mère, machinalement, continuait -à filer, et le bourdonnement du rouet se mêlait -au râle du petit moribond.</p> - -<p>Si des riches trouvent étrange qu’une mère file -près du lit de mort de son enfant, c’est qu’ils ne -savent pas ce que la pauvreté renferme de tortures -pour l’âme; hélas! elle ne brise pas seulement le -corps, elle brise aussi le cœur.</p> - -<p>Ce qu’elle filait ainsi, c’était le fil pour le linceul -de son petit Hanz; elle ne voulait pas qu’une toile<span class="pagenum"><a name="Page_375" id="Page_375">[375]</a></span> -qui eût servi enveloppât ce cher corps, et comme -elle n’avait pas d’argent, elle faisait ronfler son rouet -avec une funèbre activité; mais elle ne passait pas -le fil sur sa lèvre comme d’habitude: il lui tombait -assez de pleurs des yeux pour le mouiller.</p> - -<p>A la fin du sixième jour, Hanz expira. Soit hasard, -soit sympathie, la guirlande de liseron qui caressait -son berceau languit, se fana, se dessécha, et laissa -tomber sa dernière fleur crispée sur le lit.</p> - -<p>Quand la mère fut bien convaincue que le souffle -s’était envolé à tout jamais de ses lèvres où les violettes -de la mort avaient remplacé les roses de la vie, -elle recouvrit, avec le bord du drap, cette tête trop -chère, prit son paquet de fil sous son bras, et se dirigea -vers la maison du tisserand.</p> - -<p>«Tisserand, lui dit-elle, voici du fil bien égal, très-fin -et sans nœuds: l’araignée n’en file pas de plus -délié entre les solives du plafond; que votre navette -aille et vienne; de ce fil il me faut faire une aune de -toile aussi douce que de la toile de Frise et de Hollande.»</p> - -<p>Le tisserand prit l’écheveau, disposa la chaîne, et -la navette affairée, tirant le fil après elle, se mit à -courir çà et là.</p> - -<p>Le peigne raffermissait la trame, et la toile s’avançait -sur le métier sans inégalité, sans rupture, aussi -fine que la chemise d’une archiduchesse ou le linge -dont le prêtre essuie le calice à l’autel.</p> - -<p>Quand le fil fut tout employé, le tisserand rendit -la toile à la pauvre mère et lui dit, car il avait tout<span class="pagenum"><a name="Page_376" id="Page_376">[376]</a></span> -compris à l’air fixement désespéré de la malheureuse:</p> - -<p>«Le fils de l’Empereur, qui est mort, l’année dernière, -en nourrice, n’est pas enveloppé dans son petit -cercueil d’ébène, à clous d’argent, d’une toile plus -moelleuse et plus fine.»</p> - -<p>Ayant plié la toile, la mère tira de son doigt amaigri -un mince anneau d’or tout usé par le frottement:</p> - -<p>«Bon tisserand, dit-elle, prenez cet anneau, mon -anneau de mariage, le seul or que j’aie jamais possédé.»</p> - -<p>Le brave homme de tisserand ne voulait pas le -prendre; mais elle lui dit:</p> - -<p>«Je n’ai pas besoin de bague là où je vais; car, -je le sens, les petits bras de Hanz me tirent en -terre.»</p> - -<p>Elle alla ensuite chez le charpentier, et lui dit:</p> - -<p>«Maître, prenez de bon cœur de chêne qui ne se -pourrisse pas et que les vers ne puissent piquer; -taillez-y cinq planches et deux planchettes, et faites-en -une bière de cette mesure.»</p> - -<p>Le charpentier prit la scie et le rabot, ajusta les -ais, frappa, avec son maillet, sur les clous le plus -doucement possible, pour ne pas faire entrer les -pointes de fer dans le cœur de la pauvre femme plus -avant que dans le bois.</p> - -<p>Quand l’ouvrage fut fini, on aurait dit, tant il était -soigné et bien fait, une boîte à mettre des bijoux et -des dentelles.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_377" id="Page_377">[377]</a></span></p> - -<p>«Charpentier, qui avez fait un si beau cercueil à -mon petit Hanz, je vous donne ma maison au bout -du village, et le petit jardin qui est derrière, et le -puits avec sa vigne.—Vous n’attendrez pas longtemps.»</p> - -<p>Avec le linceul et le cercueil qu’elle tenait sous -son bras, tant il était petit, elle s’en allait par les -rues du village, et les enfants, qui ne savent ce que -c’est que la mort, disaient:</p> - -<p>«Voyez comme la mère de Hanz lui porte une belle -boîte de joujoux de Nuremberg; sans doute une -ville avec ses maisons de bois peintes et vernissées, -son clocher entouré d’une feuille de plomb, son beffroi -et sa tour crénélée, et les arbres des promenades, -tout frisés et tout verts, ou bien un joli violon -avec ses chevilles sculptées au manche et son archet -en crin de cheval.—Oh! que n’avons-nous une boîte -pareille!»</p> - -<p>Et les mères, en pâlissant, les embrassaient et les -faisaient taire:</p> - -<p>«Imprudents que vous êtes, ne dites pas cela; ne -la souhaitez pas la boîte à joujoux, la boîte à violon -que l’on porte sous le bras en pleurant; vous l’aurez -assez tôt, pauvres petits!»</p> - -<p>Quand la mère de Hanz fut rentrée, elle prit le cadavre -mignon et encore joli de son fils, et se mit à -lui faire cette dernière toilette qu’il faut bien soigner, -car elle doit durer l’éternité.</p> - -<p>Elle le revêtit de ses habits du dimanche, de sa -robe de soie et de sa pelisse à fourrures, pour qu’il<span class="pagenum"><a name="Page_378" id="Page_378">[378]</a></span> -n’eût pas froid dans l’endroit humide où il allait. Elle -plaça à côté de lui la poupée aux yeux d’émail qu’il -aimait tant qu’il la faisait coucher dans son berceau.</p> - -<p>Mais, au moment de rabattre le linceul sur le corps -à qui elle avait donné mille fois le dernier baiser, elle -s’aperçut qu’elle avait oublié de mettre à l’enfant -mort ses jolis petits souliers rouges.</p> - -<p>Elle les chercha dans la chambre, car cela lui faisait -de la peine de voir nus ces pieds autrefois si tièdes -et si vermeils, maintenant si glacés et si pâles; -mais, pendant son absence, les rats ayant trouvé les -souliers sous le lit, faute de meilleure nourriture, -avaient grignoté, rongé et déchiqueté la peau.</p> - -<p>Ce fut un grand chagrin pour la pauvre mère que -son Hanz s’en allât dans l’autre monde les pieds nus; -alors que le cœur n’est plus qu’une plaie, il suffit de -le toucher pour le faire saigner.</p> - -<p>Elle pleura devant ces souliers: de cet œil enflammé -et tari une larme put jaillir encore.</p> - -<p>Comment pourrait-elle avoir des souliers pour -Hanz, elle avait donné sa bague et sa maison? telle -était la pensée qui la tourmentait. A force de rêver, -il lui vint une idée.</p> - -<p>Dans la huche restait une miche tout entière, car, -depuis longtemps, la malheureuse, nourrie par son -chagrin, ne mangeait plus.</p> - -<p>Elle fendit cette miche, se souvenant qu’autrefois, -avec la mie, elle avait fait, pour amuser Hanz, des -pigeons, des canards, des poules, des sabots, des -barques et autres puérilités.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_379" id="Page_379">[379]</a></span></p> - -<p>Plaçant la mie dans le creux de sa main, et la pétrissant -avec son pouce en l’humectant de ses larmes, -elle fit une paire de petits souliers de pain dont -elle chaussa les pieds froids et bleuâtres de l’enfant -mort, et, le cœur soulagé, elle rabattit le linceul et -ferma la bière.—Pendant qu’elle pétrissait la mie, -un pauvre s’était présenté sur le seuil, timide, demandant -du pain; mais de la main elle lui avait fait -signe de s’éloigner.</p> - -<p>Le fossoyeur vint prendre la boîte, et l’enfouit dans -un coin du cimetière sous une touffe de rosiers -blancs: l’air était doux, il ne pleuvait pas, et la -terre n’était pas mouillée; ce fut une consolation -pour la mère, qui pensa que son pauvre petit Hanz -ne passerait pas trop mal sa première nuit de tombeau.</p> - -<p>Revenue dans sa maison solitaire, elle plaça le -berceau de Hanz à côté de son lit, se coucha et s’endormit.</p> - -<p>La nature brisée succombait.</p> - -<p>En dormant, elle eut un rêve, ou, du moins, elle -crut que c’était un rêve.</p> - -<p>Hanz lui apparut, vêtu, comme dans sa bière, de -sa robe des dimanches, de sa pelisse à fourrure de -cygne, ayant à la main sa poupée aux yeux d’émail, -et aux pieds ses souliers de pain.</p> - -<p>Il semblait triste.</p> - -<p>Il n’avait pas cette auréole que la mort doit donner -aux petits innocents; car si l’on met un enfant dans -la terre, il en sort un ange.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_380" id="Page_380">[380]</a></span></p> - -<p>Les roses du Paradis ne fleurissaient pas sur ses -joues pâles, fardées en blanc par la mort; des larmes -tombaient de ses cils blonds, et de gros soupirs -gonflaient sa petite poitrine.</p> - -<p>La vision disparut, et la mère s’éveilla baignée de -sueur, ravie d’avoir vu son fils, effrayée de l’avoir -revu si triste; mais elle se rassura en se disant: -Pauvre Hanz! même en Paradis, il ne peut m’oublier.</p> - -<p>La nuit suivante, l’apparition se renouvela: Hanz -était encore plus triste et plus pâle.</p> - -<p>Sa mère, lui tendant les bras, lui dit:</p> - -<p>«Cher enfant, console-toi, et ne t’ennuie pas au -Ciel, je vais te rejoindre.»</p> - -<p>La troisième nuit, Hanz revint encore; il gémissait -et pleurait plus que les autres fois, et il disparut en -joignant ses petites mains: il n’avait plus sa poupée, -mais il avait toujours ses souliers de pain.</p> - -<p>La mère inquiète alla consulter un vénérable prêtre -qui lui dit:</p> - -<p>«Je veillerai près de vous cette nuit, et j’interrogerai -le petit spectre; il me répondra; je sais les -mots qu’il faut dire aux esprits innocents ou coupables.»</p> - -<p>Hanz parut à l’heure ordinaire, et le prêtre le -somma, avec les mots consacrés, de dire ce qui le -tourmentait dans l’autre monde.</p> - -<p>«Ce sont les souliers de pain qui font mon tourment -et m’empêchent de monter l’escalier de diamant -du Paradis; ils sont plus lourds à mes pieds<span class="pagenum"><a name="Page_381" id="Page_381">[381]</a></span> -que des bottes de postillon, et je ne puis dépasser les -deux ou trois premières marches, et cela me cause -une grande peine, car je vois là-haut une nuée de -beaux chérubins avec des ailes roses qui m’appellent -pour jouer et me montrent des joujoux d’argent -et d’or.</p> - -<p>Ayant dit ces mots, il disparut.</p> - -<p>Le saint prêtre, à qui la mère de Hanz avait fait -sa confession, lui dit:</p> - -<p>«Vous avez commis une grande faute, vous avez -profané le pain quotidien, le pain sacré, le pain du -bon Dieu, le pain que Jésus-Christ, à son dernier -repas, a choisi pour représenter son corps, et, après -en avoir refusé une tranche au pauvre qui s’est présenté -sur votre seuil, vous en avez pétri des souliers -pour votre Hanz.</p> - -<p>«Il faut ouvrir la bière, retirer les souliers de -pain des pieds de l’enfant et les brûler dans le feu -qui purifie tout.»</p> - -<p>Accompagné du fossoyeur et de la mère, le prêtre -se rendit au cimetière: en quatre coups de bêche on -mit le cercueil à nu, on l’ouvrit.</p> - -<p>Hanz était couché dedans, tel que sa mère l’y avait -posé, mais sa figure avait une expression de douleur.</p> - -<p>Le saint prêtre ôta délicatement des talons du -jeune mort les souliers de pain, et les brûla lui-même -à la flamme d’un cierge en récitant une prière.</p> - -<p>Lorsque la nuit vint, Hanz apparut à sa mère une -dernière fois, mais joyeux, rose, content, avec deux -petits chérubins dont il s’était déjà fait des amis; il<span class="pagenum"><a name="Page_382" id="Page_382">[382]</a></span> -avait des ailes de lumière et un bourrelet de diamants.</p> - -<p>«Oh! ma mère, quelle joie, quelle félicité, et -comme ils sont beaux les jardins du Paradis! On y -joue éternellement, et le bon Dieu ne gronde jamais.»</p> - -<p>Le lendemain, la mère revit son fils, non pas sur -terre, mais au ciel; car elle mourut dans la journée, -le front penché sur le berceau vide.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_383" id="Page_383">[383]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">LE CHEVALIER DOUBLE</h2> - -<p class="p2">Qui rend donc la blonde Edwige si triste? que -fait-elle assise à l’écart, le menton dans sa main et le -coude au genou, plus morne que le désespoir, plus -pâle que la statue d’albâtre qui pleure sur un tombeau?</p> - -<p>Du coin de sa paupière une grosse larme roule sur -le duvet de sa joue, une seule, mais qui ne tarit -jamais; comme cette goutte d’eau qui suinte des -voûtes du rocher et qui à la longue use le granit, -cette seule larme, en tombant sans relâche de ses -yeux sur son cœur, l’a percé et traversé à jour.</p> - -<p>Edwige, blonde Edwige, ne croyez-vous plus à -Jésus-Christ le doux Sauveur? doutez-vous de l’indulgence -de la très-sainte Vierge Marie? Pourquoi -portez-vous sans cesse à votre flanc vos petites mains -diaphanes, amaigries et fluettes comme celles des -Elfes et des Willis? Vous allez être mère; c’était votre -plus cher vœu; votre noble époux, le comte Lodbrog,<span class="pagenum"><a name="Page_384" id="Page_384">[384]</a></span> -a promis un autel d’argent massif, un ciboire d’or -fin à l’église de Saint-Euthbert si vous lui donniez un -fils.</p> - -<p>Hélas! hélas! la pauvre Edwige a le cœur percé -des sept glaives de la douleur; un terrible secret pèse -sur son âme. Il y a quelques mois, un étranger est -venu au château; il faisait un terrible temps cette -nuit-là: les tours tremblaient dans leur charpente, -les girouettes piaulaient, le feu rampait dans la cheminée, -et le vent frappait à la vitre comme un importun -qui veut entrer.</p> - -<p>L’étranger était beau comme un ange, mais comme -un ange tombé; il souriait doucement et regardait -doucement, et pourtant ce regard et ce sourire vous -glaçaient de terreur et vous inspiraient l’effroi qu’on -éprouve en se penchant sur un abîme. Une grâce -scélérate, une langueur perfide comme celle du tigre -qui guette sa proie, accompagnaient tous ses mouvements; -il charmait à la façon du serpent qui fascine -l’oiseau.</p> - -<p>Cet étranger était un maître chanteur; son teint -bruni montrait qu’il avait vu d’autres cieux; il disait -venir du fond de la fond de la Bohême, et demandait -l’hospitalité pour cette nuit-là seulement.</p> - -<p>Il resta cette nuit, et encore d’autres jours et encore -d’autres nuits, car la tempête ne pouvait s’apaiser, -et le vieux château s’agitait sur ses fondements -comme si la rafale eût voulu le déraciner et faire -tomber sa couronne de créneaux dans les eaux écumeuses -du torrent.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_385" id="Page_385">[385]</a></span></p> - -<p>Pour charmer le temps, il chantait d’étranges -poésies qui troublaient le cœur et donnaient des idées -furieuses; tout le temps qu’il chantait, un corbeau -noir vernissé, luisant comme le jais, se tenait sur -son épaule; il battait la mesure avec son bec d’ébène, -et semblait applaudir en secouant ses ailes.—Edwige -pâlissait, pâlissait comme les lis du clair de -lune; Edwige rougissait, rougissait comme les roses -de l’aurore, et se laissait aller en arrière dans son -grand fauteuil, languissante, à demi morte, enivrée -comme si elle avait respiré le parfum fatal de ces -fleurs qui font mourir.</p> - -<p>Enfin le maître chanteur put partir; un petit sourire -bleu venait de dérider la face du ciel. Depuis ce -jour, Edwige, la blonde Edwige ne fait que pleurer -dans l’angle de la fenêtre.</p> - -<p>Edwige est mère; elle a un bel enfant tout blanc -et tout vermeil.—Le vieux comte Lodbrog a commandé -au fondeur l’autel d’argent massif, et il a -donné mille pièces d’or à l’orfévre dans une bourse -de peau de renne pour fabriquer le ciboire; il sera -large et lourd, et tiendra une grande mesure de -vin. Le prêtre qui le videra pourra dire qu’il est un -bon buveur.</p> - -<p>L’enfant est tout blanc et tout vermeil, mais il a le -regard noir de l’étranger: sa mère l’a bien vu. Ah! -pauvre Edwige! pourquoi avez-vous tant regardé -l’étranger avec sa harpe et son corbeau?...</p> - -<p>Le chapelain ondoie l’enfant;—on lui donne le -nom d’Oluf, un bien beau nom!—Le mire monte<span class="pagenum"><a name="Page_386" id="Page_386">[386]</a></span> -sur la plus haute tour pour lui tirer l’horoscope.</p> - -<p>Le temps était clair et froid: comme une mâchoire -de loup cervier aux dents aiguës et blanches, une -découpure de montagnes couvertes de neiges mordait -le bord de la robe du ciel; les étoiles larges et -pâles brillaient dans la crudité bleue de la nuit -comme des soleils d’argent.</p> - -<p>Le mire prend la hauteur, remarque l’année, le -jour et la minute; il fait de longs calculs en encre -rouge sur un long parchemin tout constellé de signes -cabalistiques; il rentre dans son cabinet, et remonte -sur la plate-forme, il ne s’est pourtant pas -trompé dans ses supputations, son thème de nativité -est juste comme un trébuchet à peser les pierres -fines; cependant il recommence: il n’a pas fait d’erreur.</p> - -<p>Le petit comte Oluf a une étoile double, une verte et -une rouge, verte comme l’espérance, rouge comme -l’enfer; l’une favorable, l’autre désastreuse. Cela -s’est-il jamais vu qu’un enfant ait une étoile double?</p> - -<p>Avec un air grave et compassé le mire rentre dans -la chambre de l’accouchée et dit, en passant sa main -osseuse dans les flots de sa grande barbe de mage:</p> - -<p>«Comtesse Edwige, et vous, comte Lodbrog, deux -influences ont présidé à la naissance d’Oluf, votre -précieux fils: l’une bonne, l’autre mauvaise; c’est -pourquoi il a une étoile verte et une étoile rouge. Il -est soumis à un double ascendant; il sera très-heureux -ou très-malheureux, je ne sais lequel; peut-être tous -les deux à la fois.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_387" id="Page_387">[387]</a></span></p> - -<p>Le comte Lodbrog répondit au mire: «L’étoile -verte l’emportera.» Mais Edwige craignait dans -son cœur de mère que ce ne fût la rouge. Elle remit -son menton dans sa main, son coude sur son -genou, et recommença à pleurer dans le coin de la -fenêtre. Après avoir allaité son enfant, son unique -occupation était de regarder à travers la vitre la neige -descendre en flocons drus et pressés, comme si l’on -eût plumé là-haut les ailes blanches de tous les anges -et de tous les chérubins.</p> - -<p>De temps en temps un corbeau passait devant la -vitre, croassant et secouant cette poussière argentée. -Cela faisait penser Edwige au corbeau singulier qui -se tenait toujours sur l’épaule de l’étranger au doux -regard du tigre, au charmant sourire de vipère.</p> - -<p>Et ses larmes tombaient plus vite de ses yeux sur -son cœur, sur son cœur percé à jour.</p> - -<p>Le jeune Oluf est un enfant bien étrange: on dirait -qu’il y a dans sa petite peau blanche et vermeille -deux enfants d’un caractère différent; un jour il est -bon comme un ange, un autre jour il est méchant -comme un diable, il mord le sein de sa mère, et déchire -à coup d’ongles le visage de sa gouvernante.</p> - -<p>Le vieux comte Lodbrog, souriant dans sa moustache -grise, dit qu’Oluf fera un bon soldat et qu’il a -l’humeur belliqueuse. Le fait est qu’Oluf est un petit -drôle insupportable: tantôt il pleure, tantôt il rit; il -est capricieux comme la lune, fantasque comme une -femme; il va, vient, s’arrête tout à coup sans motif -apparent, abandonne ce qu’il avait entrepris et fait<span class="pagenum"><a name="Page_388" id="Page_388">[388]</a></span> -succéder à la turbulence la plus inquiète l’immobilité -la plus absolue; quoiqu’il soit seul, il paraît converser -avec un interlocuteur invisible! Quand on lui -demande la cause de toutes ces agitations, il dit que -l’étoile rouge le tourmente.</p> - -<p>Oluf a bientôt quinze ans. Son caractère devient de -plus en plus inexplicable; sa physionomie, quoique -parfaitement belle, est d’une expression embarrassante; -il est blond comme sa mère, avec tous les traits -de la race du Nord; mais sous son front blanc comme -la neige que n’a rayée encore ni le patin du chasseur -ni maculée le pied de l’ours, et qui est bien le -front de la race antique des Lodbrog, scintille entre -deux paupières orangées un œil aux longs cils noirs, -un œil de jais illuminé des fauves ardeurs de la passion -italienne, un regard velouté, cruel et doucereux -comme celui du maître chanteur de Bohême.</p> - -<p>Comme les mois s’envolent, et plus vite encore les -années! Edwige repose maintenant sous les arches -ténébreuses du caveau des Lodbrog, à côté du vieux -comte, souriant, dans son cercueil, de ne pas voir -son nom périr. Elle était déjà si pâle que la mort ne -l’a pas beaucoup changée. Sur son tombeau il y a -une belle statue couchée, les mains jointes, et les -pieds sur une levrette de marbre, fidèle compagnie -des trépassés. Ce qu’a dit Edwige à sa dernière heure, -nul ne le sait, mais le prêtre qui la confessait est -devenu plus pâle encore que la mourante.</p> - -<p>Oluf, le fils brun et blond d’Edwige la désolée, a -vingt ans aujourd’hui. Il est très-adroit à tous les<span class="pagenum"><a name="Page_389" id="Page_389">[389]</a></span> -exercices, nul ne tire mieux l’arc que lui; il refend -la flèche qui vient de se planter en tremblant dans le -cœur du but; sans mors ni éperon il dompte les chevaux -les plus sauvages.</p> - -<p>Il n’a jamais impunément regardé une femme ou -une jeune fille; mais aucune de celles qui l’ont aimé -n’a été heureuse. L’inégalité fatale de son caractère -s’oppose à toute réalisation de bonheur entre une -femme et lui. Une seule de ses moitiés ressent de la -passion, l’autre éprouve de la haine; tantôt l’étoile -verte l’emporte, tantôt l’étoile rouge. Un jour il vous -dit: «O blanches vierges du Nord, étincelantes et -pures comme les glaces du pôle; prunelles de clair -de lune; joues nuancées des fraîcheurs de l’aurore -boréale!» Et l’autre jour il s’écriait: «O filles d’Italie, -dorées par le soleil et blondes comme l’orange! -cœurs de flamme dans des poitrines de bronze!» -Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’il est sincère dans -les deux exclamations.</p> - -<p>Hélas! pauvres désolées, tristes ombres plaintives, -vous ne l’accusez même pas, car vous savez qu’il est -plus malheureux que vous; son cœur est un terrain -sans cesse foulé par les pieds de deux lutteurs inconnus, -dont chacun, comme dans le combat de -Jacob et de l’Ange, cherche à dessécher le jarret -de son adversaire.</p> - -<p>Si l’on allait au cimetière, sous les larges feuilles -veloutées du verbascum aux profondes découpures, -sous l’asphodèle aux rameaux d’un vert malsain, -dans la folle avoine et les orties, l’on trouverait plus<span class="pagenum"><a name="Page_390" id="Page_390">[390]</a></span> -d’une pierre abandonnée où la rosée du matin répand -seule ses larmes. Mina, Dora, Thécla! la terre -est-elle bien lourde à vos seins délicats et à vos corps -charmants?</p> - -<p>Un jour Oluf appelle Dietrich, son fidèle écuyer; il -lui dit de seller son cheval.</p> - -<p>«Maître, regardez comme la neige tombe, comme -le vent siffle et fait ployer jusqu’à terre la cime des -sapins; n’entendez-vous pas dans le lointain hurler -les loups maigres et bramer ainsi que des âmes en -peine les rennes à l’agonie?</p> - -<p>—Dietrich, mon fidèle écuyer, je secouerai la neige -comme on fait d’un duvet qui s’attache au manteau; -je passerai sous l’arceau des sapins en inclinant un -peu l’aigrette de mon casque. Quant aux loups, leurs -griffes s’émousseront sur cette bonne armure, et du -bout de mon épée fouillant la glace, je découvrirai au -pauvre renne, qui geint et pleure à chaudes larmes, -la mousse fraîche et fleurie qu’il ne peut atteindre.»</p> - -<p>Le comte Oluf de Lodbrog, car tel est son titre depuis -que le vieux comte est mort, part sur son bon -cheval, accompagné de ses deux chiens géants, Murg -et Fenris, car le jeune seigneur aux paupières couleur -d’orange a un rendez-vous, et déjà peut-être, -du haut de la petite tourelle aiguë en forme de poivrière -se penche sur le balcon sculpté, malgré le -froid et la bise, la jeune fille inquiète, cherchant à -démêler dans la blancheur de la plaine le panache -du chevalier.</p> - -<p>Oluf, sur son grand cheval à formes d’éléphant,<span class="pagenum"><a name="Page_391" id="Page_391">[391]</a></span> -dont il laboure les flancs à coups d’éperon, s’avance -dans la campagne; il traverse le lac, dont le froid n’a -fait qu’un seul bloc de glace, où les poissons sont enchâssés, -les nageoires étendues, comme des pétrifications -dans la pâte du marbre; les quatre fers du -cheval, armés de crochets, mordent solidement la -dure surface; un brouillard, produit par sa sueur et -sa respiration, l’enveloppe et le suit; on dirait qu’il -galope dans un nuage; les deux chiens, Murg et -Fenris, soufflent, de chaque côté de leur maître, par -leurs naseaux sanglants, de longs jets de fumée -comme des animaux fabuleux.</p> - -<p>Voici le bois de sapins; pareils à des spectres, ils -étendent leurs bras appesantis chargés de nappes -blanches; le poids de la neige courbe les plus jeunes -et les plus flexibles: on dirait une suite d’arceaux -d’argent. La noire terreur habite dans cette forêt, où -les rochers affectent des formes monstrueuses, où -chaque arbre, avec ses racines, semble couver à ses -pieds un nid de dragons engourdis. Mais Oluf ne connaît -pas la terreur.</p> - -<p>Le chemin se resserre de plus en plus, les sapins -croisent inextricablement leurs branches lamentables; -à peine de rares éclaircies permettent-elles de -voir la chaîne de collines neigeuses qui se détachent -en blanches ondulations sur le ciel noir et terne.</p> - -<p>Heureusement Mopse est un vigoureux coursier -qui porterait sans plier Odin le gigantesque; nul -obstacle ne l’arrête; il saute par-dessus les rochers, -il enjambe les fondrières, et de temps en temps il<span class="pagenum"><a name="Page_392" id="Page_392">[392]</a></span> -arrache aux cailloux que son sabot heurte sous la -neige une aigrette d’étincelles aussitôt éteintes.</p> - -<p>«Allons, Mopse, courage! tu n’as plus à traverser -que la petite plaine et le bois de bouleaux; une jolie -main caressera ton col satiné, et dans une écurie -bien chaude tu mangeras de l’orge mondée et de -l’avoine à pleine mesure.»</p> - -<p>Quel charmant spectacle que le bois de bouleaux! -toutes les branches sont ouatées d’une peluche de -givre, les plus petites brindilles se dessinent en blanc -sur l’obscurité de l’atmosphère: on dirait une immense -corbeille de filigrane, un madrépore d’argent, -une grotte avec tous ses stalactites; les ramifications -et les fleurs bizarres dont la gelée étame les vitres -n’offrent pas des dessins plus compliqués et plus -variés.</p> - -<p>«Seigneur Oluf, que vous avez tardé! j’avais peur -que l’ours de la montagne vous eût barré le chemin -ou que les elfes vous eussent invité à danser, dit la -jeune châtelaine en faisant asseoir Oluf sur le fauteuil -de chêne dans l’intérieur de la cheminée. Mais -pourquoi êtes-vous venu au rendez-vous d’amour -avec un compagnon? Aviez-vous donc peur de passer -tout seul par la forêt?</p> - -<p>—De quel compagnon voulez-vous parler, fleur de -mon âme? dit Oluf très-surpris à la jeune châtelaine.</p> - -<p>—Du chevalier à l’étoile rouge que vous menez -toujours avec vous. Celui qui est né d’un regard du -chanteur bohémien, l’esprit funeste qui vous possède; -défaites-vous du chevalier à l’étoile rouge, ou je n’écouterai<span class="pagenum"><a name="Page_393" id="Page_393">[393]</a></span> -jamais vos propos d’amour; je ne puis être -la femme de deux hommes a la fois.»</p> - -<p>Oluf eut beau faire et beau dire, il ne put seulement -parvenir à baiser le petit doigt rose de la main -de Brenda; il s’en alla fort mécontent et résolu à -combattre le chevalier à l’étoile rouge s’il pouvait le -rencontrer.</p> - -<p>Malgré l’accueil sévère de Brenda, Oluf reprit le -lendemain la route du château à tourelles en forme de -poivrière: les amoureux ne se rebutent pas aisément.</p> - -<p>Tout en cheminant il se disait: «Brenda sans doute -est folle; et que veut-elle dire avec son chevalier à -l’étoile rouge?»</p> - -<p>La tempête était des plus violentes; la neige tourbillonnait -et permettait à peine de distinguer la -terre du ciel. Une spirale de corbeaux, malgré les -abois de Fenris et de Murg, qui sautaient en l’air -pour les saisir, tournoyait sinistrement au-dessus du -panache d’Oluf. A leur tête était le corbeau luisant -comme le jais qui battait la mesure sur l’épaule du -chanteur bohémien.</p> - -<p>Fenris et Murg s’arrêtent subitement: leurs naseaux -mobiles hument l’air avec inquiétude; ils -subodorent la présence d’un ennemi.—Ce n’est point -un loup ni un renard; un loup et un renard ne seraient -qu’une bouchée pour ces braves chiens.</p> - -<p>Un bruit de pas se fait entendre, et bientôt paraît -au détour du chemin un chevalier monté sur un cheval -de grande taille et suivi de deux chiens énormes.</p> - -<p>Vous l’auriez pris pour Oluf. Il était armé exactement<span class="pagenum"><a name="Page_394" id="Page_394">[394]</a></span> -de même, avec un surcot historié du même blason; -seulement il portait sur son casque une plume -rouge au lieu d’une verte. La route était si étroite -qu’il fallait que l’un des deux chevaliers reculât.</p> - -<p>«Seigneur Oluf, reculez-vous pour que je passe, -dit le chevalier à la visière baissée. Le voyage que -je fais est un long voyage; on m’attend, il faut que -j’arrive.</p> - -<p>—Par la moustache de mon père, c’est vous qui -reculerez. Je vais à un rendez-vous d’amour, et les -amoureux sont pressés,» répondit Oluf en portant la -main sur la garde de son épée.</p> - -<p>L’inconnu tira la sienne, et le combat commença. -Les épées, en tombant sur les mailles d’acier, en faisaient -jaillir des gerbes d’étincelles petillantes; bientôt, -quoique d’une trempe supérieure, elles furent -ébréchées comme des scies. On eût pris les combattants, -à travers la fumée de leurs chevaux et la -brume de leur respiration haletante, pour deux noirs -forgerons acharnés sur un fer rouge. Les chevaux, -animés de la même rage que leurs maîtres, mordaient -à belles dents leurs cous veineux, et s’enlevaient -des lambeaux de poitrail; ils s’agitaient avec -des soubresauts furieux, se dressaient sur leurs pieds -de derrière, et se servant de leurs sabots comme de -poings fermés, ils se portaient des coups terribles -pendant que leurs cavaliers se martelaient affreusement -par-dessus leurs têtes; les chiens n’étaient -qu’une morsure et qu’un hurlement.</p> - -<p>Les gouttes de sang suintant à travers les écailles<span class="pagenum"><a name="Page_395" id="Page_395">[395]</a></span> -imbriquées des armures et tombant toutes tièdes -sur la neige, y faisaient de petits trous roses. Au -bout de peu d’instants l’on aurait dit un crible, tant -les gouttes tombaient fréquentes et pressées. Les -deux chevaliers étaient blessés.</p> - -<p>Chose étrange, Oluf sentait les coups qu’il portait -au chevalier inconnu; il souffrait des blessures qu’il -faisait et de celles qu’il recevait: il avait éprouvé un -grand froid dans la poitrine, comme d’un fer qui -entrerait et chercherait le cœur, et pourtant sa cuirasse -n’était pas faussée à l’endroit du cœur: sa -seule blessure était un coup dans les chairs au bras -droit. Singulier duel, où le vainqueur souffrait autant -que le vaincu, où donner et recevoir était une chose -indifférente.</p> - -<p>Ramassant ses forces, Oluf fit voler d’un revers le -terrible heaume de son adversaire.—O terreur! -que vit le fils d’Edwige et de Lodbrog? il se vit lui-même -devant lui: un miroir eût été moins exact. Il -s’était battu avec son propre spectre, avec le chevalier -à l’étoile rouge; le spectre jeta un grand cri et -disparut.</p> - -<p>La spirale de corbeaux remonta dans le ciel et le -brave Oluf continua son chemin; en revenant le soir -à son château, il portait en croupe la jeune châtelaine, -qui cette fois avait bien voulu l’écouter. Le -chevalier à l’étoile rouge n’étant plus là, elle s’était -décidée à laisser tomber de ses lèvres de rose, sur le -cœur d’Oluf, cet aveu qui coûte tant à la pudeur. La -nuit était claire et bleue, Oluf leva la tête pour chercher<span class="pagenum"><a name="Page_396" id="Page_396">[396]</a></span> -sa double étoile et la faire voir à sa fiancée: il -n’y avait plus que la verte, la rouge avait disparu.</p> - -<p>En entrant, Brenda, tout heureuse de ce prodige -qu’elle attribuait à l’amour, fit remarquer au jeune -Oluf que le jais de ses yeux s’était changé en azur, -signe de réconciliation céleste.—Le vieux Lodbrog -en sourit d’aise sous sa moustache blanche au fond -de son tombeau; car, à vrai dire, quoiqu’il n’en eût -rien témoigné, les yeux d’Oluf l’avaient quelquefois -fait réfléchir.—L’ombre d’Edwige est toute joyeuse, -car l’enfant du noble seigneur Lodbrog a enfin vaincu -l’influence maligne de l’œil orange, du corbeau noir -et de l’étoile rouge: l’homme a terrassé l’incube.</p> - -<p>Cette histoire montre comme un seul moment -d’oubli, un regard même innocent, peuvent avoir -d’influence.</p> - -<p>Jeunes femmes, ne jetez jamais les yeux sur les -maîtres chanteurs de Bohême, qui récitent des poésies -enivrantes et diaboliques. Vous, jeunes filles, ne -vous fiez qu’à l’étoile verte; et vous qui avez le malheur -d’être double, combattez bravement, quand -même vous devriez frapper sur vous et vous blesser -de votre propre épée, l’adversaire intérieur, le méchant -chevalier.</p> - -<p>Si vous demandez qui nous a apporté cette légende -de Norwége, c’est un cygne; un bel oiseau au bec -jaune, qui a traversé le Fiord, moitié nageant, moitié -volant.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_397" id="Page_397">[397]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">LE PIED DE MOMIE</h2> - -<p class="p2">J’étais entré par désœuvrement chez un de ces -marchands de curiosités dits marchands de bric-à-brac -dans l’argot parisien, si parfaitement inintelligible -pour le reste de la France.</p> - -<p>Vous avez sans doute jeté l’œil, à travers le carreau, -dans quelques-unes de ces boutiques devenues -si nombreuses depuis qu’il est de mode d’acheter -des meubles anciens, et que le moindre agent de -change se croit obligé d’avoir sa <i>chambre moyen âge</i>.</p> - -<p>C’est quelque chose qui tient à la fois de la boutique -du ferrailleur, du magasin du tapissier, du -laboratoire de l’alchimiste et de l’atelier du peintre; -dans ces antres mystérieux où les volets filtrent un -prudent demi-jour, ce qu’il y a de plus notoirement -ancien, c’est la poussière; les toiles d’araignées y -sont plus authentiques que les guipures, et le vieux -poirier y est plus jeune que l’acajou arrivé hier -d’Amérique.</p> - -<p>Le magasin de mon marchand de bric-à-brac était -un véritable Capharnaüm; tous les siècles et tous les<span class="pagenum"><a name="Page_398" id="Page_398">[398]</a></span> -pays semblaient s’y être donné rendez-vous; une -lampe étrusque de terre rouge posait sur une armoire -de Boule, aux panneaux d’ébène sévèrement -rayés de filaments de cuivre; une duchesse du temps -de Louis XV allongeait nonchalamment ses pieds de -biche sous une épaisse table du règne de Louis XIII, -aux lourdes spirales de bois de chêne, aux sculptures -entremêlées de feuillages et de chimères.</p> - -<p>Une armure damasquinée de Milan faisait miroiter -dans un coin le ventre rubané de sa cuirasse; des -amours et des nymphes de biscuit, des magots de la -Chine, des cornets de céladon et de craquelé, des -tasses de Saxe et de vieux Sèvres encombraient les -étagères et les encoignures.</p> - -<p>Sur les tablettes denticulées des dressoirs, rayonnaient -d’immenses plats du Japon, aux dessins rouges -et bleus, relevés de hachures d’or côte à côte avec -des émaux de Bernard Palissy, représentant des couleuvres, -des grenouilles et des lézards en relief.</p> - -<p>Des armoires éventrées s’échappaient des cascades -de lampas glacé d’argent, des flots de brocatelle criblée -de grains lumineux par un oblique rayon de -soleil; des portraits de toutes les époques souriaient -à travers leur vernis jaune dans des cadres plus ou -moins fanés.</p> - -<p>Le marchand me suivait avec précaution dans le -tortueux passage pratiqué entre les piles de meubles, -abattant de la main l’essor hasardeux des basques de -mon habit, surveillant mes coudes avec l’attention -inquiète de l’antiquaire et de l’usurier.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_399" id="Page_399">[399]</a></span></p> - -<p>C’était une singulière figure que celle du marchand: -un crâne immense, poli comme un genou, -entouré d’une maigre auréole de cheveux blancs que -faisait ressortir plus vivement le ton saumon-clair -de la peau, lui donnait un faux air de bonhomie patriarcale, -corrigée, du reste, par le scintillement de -deux petits yeux jaunes qui tremblotaient dans leur -orbite comme deux louis d’or sur du vif-argent. La -courbure du nez avait une silhouette aquiline qui -rappelait le type oriental ou juif. Ses mains, maigres, -fluettes, veinées, pleines de nerfs en saillie comme -les cordes d’un manche à violon, onglées de griffes -semblables à celles qui terminent les ailes membraneuses -des chauves-souris, avaient un mouvement -d’oscillation sénile, inquiétant à voir; mais ces mains -agitées de tics fiévreux devenaient plus fermes que -des tenailles d’acier ou des pinces de homard dès -qu’elles soulevaient quelque objet précieux, une -coupe d’onyx, un verre de Venise ou un plateau de -cristal de Bohême; ce vieux drôle avait un air si -profondément rabbinique et cabalistique qu’on l’eût -brûlé sur la mine, il y a trois siècles.</p> - -<p>«Ne m’achèterez-vous rien aujourd’hui, monsieur? -Voilà un kriss malais dont la lame ondule comme -une flamme; regardez ces rainures pour égoutter le -sang, ces dentelures pratiquées en sens inverse pour -arracher les entrailles en retirant le poignard; c’est -une arme féroce, d’un beau caractère et qui ferait -très-bien dans votre trophée; cette épée à deux -mains est très-belle, elle est de Josepe de la Hera, et<span class="pagenum"><a name="Page_400" id="Page_400">[400]</a></span> -cette cauchelimarde à coquille fenestrée, quel superbe -travail!</p> - -<p>—Non, j’ai assez d’armes et d’instruments de -carnage; je voudrais une figurine, un objet quelconque -qui pût me servir de serre-papier, car je ne -puis souffrir tous ces bronzes de pacotille que vendent -les papetiers, et qu’on retrouve invariablement sur -tous les bureaux.»</p> - -<p>Le vieux gnome, furetant dans ses vieilleries, étala -devant moi des bronzes antiques ou soi-disant tels, -des morceaux de malachite, de petites idoles indoues -ou chinoises, espèce de poussahs de jade, incarnation -de Brahma ou de Wishnou merveilleusement -propre à cet usage, assez peu divin, de tenir en place -des journaux et des lettres.</p> - -<p>J’hésitais entre un dragon de porcelaine tout constellé -de verrues, la gueule ornée de crocs et de -barbelures, et un petit fétiche mexicain fort abominable, -représentant au naturel le dieu Witziliputzili, -quand j’aperçus un pied charmant que je pris d’abord -pour un fragment de Vénus antique.</p> - -<p>Il avait ces belles teintes fauves et rousses qui -donnent au bronze florentin cet aspect chaud et vivace, -si préférable au ton vert-de-grisé des bronzes -ordinaires qu’on prendrait volontiers pour des statues -en putréfaction: des luisants satinés frissonnaient -sur ses formes rondes et polies par les baisers -amoureux de vingt siècles; car ce devait être un airain -de Corinthe, un ouvrage du meilleur temps, -peut-être une fonte de Lysippe!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_401" id="Page_401">[401]</a></span></p> - -<p>«Ce pied fera mon affaire, dis-je au marchand, -qui me regarda d’un air ironique et sournois en me -tendant l’objet demandé pour que je pusse l’examiner -plus à mon aise.»</p> - -<p>Je fus surpris de sa légèreté; ce n’était pas un pied -de métal, mais bien un pied de chair, un pied embaumé, -un pied de momie: en regardant de près, -l’on pouvait distinguer le grain de la peau et la gauffrure -presque imperceptible imprimée par la trame -des bandelettes. Les doigts étaient fins, délicats, terminés -par des ongles parfaits, purs et transparents -comme des agathes; le pouce, un peu séparé, contrariait -heureusement le plan des autres doigts à la -manière antique, et lui donnait une attitude dégagée, -une sveltesse de pied d’oiseau; la plante, à peine -rayée de quelques hachures invisibles, montrait -qu’elle n’avait jamais touché la terre, et ne s’était -trouvée en contact qu’avec les plus fines nattes de -roseaux du Nil et les plus moelleux tapis de peaux -de panthères.</p> - -<p>«Ha! ha! vous voulez le pied de la princesse Hermonthis, -dit le marchand avec un ricanement étrange, -en fixant sur moi ses yeux de hibou: ha! ha! ha! -pour un serre-papier! idée originale, idée d’artiste; -qui aurait dit au vieux Pharaon que le pied de sa -fille adorée servirait de serre-papier l’aurait bien -surpris, lorsqu’il faisait creuser une montagne de -granit pour y mettre le triple cercueil peint et doré, -tout couvert d’hiéroglyphes avec de belles peintures -du jugement des âmes, ajouta à demi-voix et comme<span class="pagenum"><a name="Page_402" id="Page_402">[402]</a></span> -se parlant à lui-même le petit marchand singulier.</p> - -<p>—Combien me vendrez-vous ce fragment de momie?</p> - -<p>—Ah! le plus cher que je pourrai, car c’est un -morceau superbe; si j’avais le pendant, vous ne l’auriez -pas à moins de cinq cents francs: la fille d’un -Pharaon, rien n’est plus rare.</p> - -<p>—Assurément cela n’est pas commun; mais enfin -combien en voulez-vous? D’abord je vous avertis -d’une chose, c’est que je ne possède pour trésor que -cinq louis;—j’achèterai tout ce qui coûtera cinq -louis, mais rien de plus.</p> - -<p>«Vous scruteriez les arrière-poches de mes gilets, -et mes tiroirs les plus intimes, que vous n’y trouveriez -pas seulement un misérable tigre à cinq griffes.</p> - -<p>—Cinq louis le pied de la princesse Hermonthis, -c’est bien peu, très-peu en vérité, un pied authentique, -dit le marchand en hochant la tête et en imprimant -à ses prunelles un mouvement rotatoire.</p> - -<p>«Allons, prenez-le, et je vous donne l’enveloppe -par dessus le marché, ajouta-t-il en le roulant dans -un vieux lambeau de damas très-beau, damas véritable, -damas des Indes, qui n’a jamais été reteint; -c’est fort, c’est moelleux,» marmottait-il en promenant -ses doigts sur le tissu éraillé par un reste d’habitude -commerciale qui lui faisait vanter un objet de -si peu de valeur qu’il le jugeait lui-même digne -d’être donné.</p> - -<p>Il coula les pièces d’or dans une espèce d’aumônière -moyen âge pendant à sa ceinture, en répétant:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_403" id="Page_403">[403]</a></span></p> - -<p>«Le pied de la princesse Hermonthis servir de -serre-papier!»</p> - -<p>Puis, arrêtant sur moi ses prunelles phosphoriques, -il me dit avec une voix stridente comme le -miaulement d’un chat qui vient d’avaler une arête:</p> - -<p>«Le vieux Pharaon ne sera pas content, il aimait -sa fille, ce cher homme.</p> - -<p>—Vous en parlez comme si vous étiez son contemporain; -quoique vieux, vous ne remontez cependant -pas aux pyramides d’Égypte, lui répondis-je en riant -du seuil de la boutique.»</p> - -<p>Je rentrai chez moi fort content de mon acquisition.</p> - -<p>Pour la mettre tout de suite à profit, je posai le -pied de la divine princesse Hermonthis sur une liasse -de papier, ébauche de vers, mosaïque indéchiffrable -de ratures: articles commencés, lettres oubliées et -mises à la poste dans le tiroir, erreur qui arrive souvent -aux gens distraits; l’effet était charmant, bizarre -et romantique.</p> - -<p>Très-satisfait de cet embellissement, je descendis -dans la rue, et j’allai me promener avec la gravité -convenable et la fierté d’un homme qui a sur tous les -passants qu’il coudoie l’avantage ineffable de posséder -un morceau de la princesse Hermonthis, fille de -Pharaon.</p> - -<p>Je trouvai souverainement ridicules tous ceux qui -ne possédaient pas, comme moi, un serre-papier -aussi notoirement égyptien; et la vraie occupation -d’un homme sensé me paraissait d’avoir un pied de -momie sur son bureau.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_404" id="Page_404">[404]</a></span></p> - -<p>Heureusement la rencontre de quelques amis vint -me distraire de mon engouement de récent acquéreur; -je m’en allai dîner avec eux, car il m’eût -été difficile de dîner avec moi.</p> - -<p>Quand je revins le soir, le cerveau marbré de quelques -veines de gris de perle, une vague bouffée de -parfum oriental me chatouilla délicatement l’appareil -olfactif; la chaleur de la chambre avait attiédi -le natrum, le bitume et la myrrhe dans lesquels les -<i>paraschites</i> inciseurs de cadavres avaient baigné le -corps de la princesse; c’était un parfum doux quoique -pénétrant, un parfum que quatre mille ans n’avaient -pu faire évaporer.</p> - -<p>Le rêve de l’Égypte était l’éternité: ses odeurs ont -la solidité du granit, et durent autant.</p> - -<p>Je bus bientôt à pleines gorgées dans la coupe -noire du sommeil; pendant une heure ou deux tout -resta opaque, l’oubli et le néant m’inondaient de -leurs vagues sombres.</p> - -<p>Cependant mon obscurité intellectuelle s’éclaira, -les songes commencèrent à m’effleurer de leur vol -silencieux.</p> - -<p>Les yeux de mon âme s’ouvrirent, et je vis ma -chambre telle qu’elle était effectivement: j’aurais pu -me croire éveillé, mais une vague perception me -disait que je dormais et qu’il allait se passer quelque -chose de bizarre.</p> - -<p>L’odeur de la myrrhe avait augmenté d’intensité, -et je sentais un léger mal de tête que j’attribuais fort -raisonnablement à quelques verres de vin de Champagne<span class="pagenum"><a name="Page_405" id="Page_405">[405]</a></span> -que nous avions bus aux dieux inconnus et -à nos succès futurs.</p> - -<p>Je regardais dans ma chambre avec un sentiment -d’attente que rien ne justifiait; les meubles étaient -parfaitement en place, la lampe brûlait sur la console, -doucement estampée par la blancheur laiteuse -de son globe de cristal dépoli; les aquarelles miroitaient -sous leur verre de Bohême; les rideaux pendaient -languissamment: tout avait l’air endormi et -tranquille.</p> - -<p>Cependant, au bout de quelques instants, cet intérieur -si calme parut se troubler, les boiseries craquaient -furtivement; la bûche enfouie sous la cendre -lançait tout à coup un jet de gaz bleu, et les disques -des patères semblaient des yeux de métal attentifs -comme moi aux choses qui allaient se passer.</p> - -<p>Ma vue se porta par hasard vers la table sur laquelle -j’avais posé le pied de la princesse Hermonthis.</p> - -<p>Au lieu d’être immobile comme il convient à un -pied embaumé depuis quatre mille ans, il s’agitait, -se contractait et sautillait sur les papiers comme -une grenouille effarée: on l’aurait cru en contact -avec une pile voltaïque; j’entendais fort distinctement -le bruit sec que produisait son petit talon, dur -comme un sabot de gazelle.</p> - -<p>J’étais assez mécontent de mon acquisition, aimant -les serre-papiers sédentaires et trouvant peu naturel -de voir les pieds se promener sans jambes, et -je commençais à éprouver quelque chose qui ressemblait -fort à de la frayeur.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_406" id="Page_406">[406]</a></span></p> - -<p>Tout à coup je vis remuer le pli d’un de mes rideaux, -et j’entendis un piétinement comme d’une -personne qui sauterait à cloche-pied. Je dois avouer -que j’eus chaud et froid alternativement; que je -sentis un vent inconnu me souffler dans le dos, et -que mes cheveux firent sauter, en se redressant, ma -coiffure de nuit à deux ou trois pas.</p> - -<p>Les rideaux s’entr’ouvrirent, et je vis s’avancer la -figure la plus étrange qu’on puisse imaginer.</p> - -<p>C’était une jeune fille, café au lait très-foncé, -comme la bayadère Amani, d’une beauté parfaite et -rappelant le type égyptien le plus pur; elle avait des -yeux taillés en amande avec des coins relevés et des -sourcils tellement noirs qu’ils paraissaient bleus, son -nez était d’une coupe délicate, presque grecque pour -la finesse, et l’on aurait pu la prendre pour une -statue de bronze de Corinthe, si la proéminence des -pommettes et l’épanouissement un peu africain de la -bouche n’eussent fait reconnaître, à n’en pas douter, -la race hiéroglyphique des bords du Nil.</p> - -<p>Ses bras minces et tournés en fuseau, comme ceux -des très-jeunes filles, étaient cerclés d’espèces d’emprises -de métal et de tours de verroterie; ses cheveux -étaient nattés en cordelettes, et sur sa poitrine -pendait une idole en pâte verte que son fouet à sept -branches faisait reconnaître pour l’Isis, conductrice -des âmes; une plaque d’or scintillait à son front, et -quelques traces de fard perçaient sous les teintes de -cuivre de ses joues.</p> - -<p>Quant à son costume il était très-étrange.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_407" id="Page_407">[407]</a></span></p> - -<p>Figurez-vous un pagne de bandelettes chamarrées -d’hiéroglyphes noirs et rouges, empesés de bitume -et qui semblaient appartenir à une momie fraîchement -démaillottée.</p> - -<p>Par un de ces sauts de pensée si fréquents dans les -rêves, j’entendis la voix fausse et enrouée du marchand -de bric-à-brac, qui répétait, comme un refrain -monotone, la phrase qu’il avait dite dans sa boutique -avec une intonation si énigmatique:</p> - -<p>«Le vieux Pharaon ne sera pas content; il aimait -beaucoup sa fille, ce cher homme.»</p> - -<p>Particularité étrange et qui ne me rassura guère, -l’apparition n’avait qu’un seul pied, l’autre jambe -était rompue à la cheville.</p> - -<p>Elle se dirigea vers la table où le pied de momie -s’agitait et frétillait avec un redoublement de vitesse. -Arrivée là, elle s’appuya sur le rebord, et je vis une -larme germer et perler dans ses yeux.</p> - -<p>Quoiqu’elle ne parlât pas, je discernais clairement -sa pensée: elle regardait le pied, car c’était bien le -sien, avec une expression de tristesse coquette d’une -grâce infinie; mais le pied sautait et courait çà et là -comme s’il eût été poussé par des ressorts d’acier.</p> - -<p>Deux ou trois fois elle étendit sa main pour le -saisir, mais elle n’y réussit pas.</p> - -<p>Alors il s’établit entre la princesse Hermonthis et -son pied, qui paraissait doué d’une vie à part, un -dialogue très-bizarre dans un cophte très-ancien, tel -qu’on pouvait le parler, il y a une trentaine de siècles, -dans les syringes du pays de Ser: heureusement<span class="pagenum"><a name="Page_408" id="Page_408">[408]</a></span> -que cette nuit-là je savais le cophte en perfection.</p> - -<p>La princesse Hermonthis disait d’un ton de voix -doux et vibrant comme une clochette de cristal:</p> - -<p>«Eh bien! mon cher petit pied, vous me fuyez -toujours, j’avais pourtant bien soin de vous. Je vous -baignais d’eau parfumée, dans un bassin d’albâtre; -je polissais votre talon avec la pierre-ponce trempée -d’huile de palmes, vos ongles étaient coupés avec des -pinces d’or et polis avec de la dent d’hippopotame; -j’avais soin de choisir pour vous des thabebs brodés -et peints à pointes recourbées, qui faisaient l’envie -de toutes les jeunes filles de l’Égypte; vous aviez à -votre orteil des bagues représentant le scarabée sacré, -et vous portiez un des corps les plus légers que -puisse souhaiter un pied paresseux.»</p> - -<p>Le pied répondit d’un ton boudeur et chagrin:</p> - -<p>«Vous savez bien que je ne m’appartiens plus, -j’ai été acheté et payé; le vieux marchand savait bien -ce qu’il faisait, il vous en veut toujours d’avoir refusé -de l’épouser: c’est un tour qu’il vous a joué.</p> - -<p>«L’Arabe qui a forcé votre cercueil royal dans le -puits souterrain de la nécropole de Thèbes était envoyé -par lui, il voulait vous empêcher d’aller à la -réunion des peuples ténébreux, dans les cités inférieures. -Avez-vous cinq pièces d’or pour me racheter?</p> - -<p>—Hélas! non. Mes pierreries, mes anneaux, mes -bourses d’or et d’argent, tout m’a été volé, répondit -la princesse Hermonthis avec un soupir.</p> - -<p>—Princesse, m’écriai-je alors, je n’ai jamais retenu -injustement le pied de personne: bien que vous<span class="pagenum"><a name="Page_409" id="Page_409">[409]</a></span> -n’ayez pas les cinq louis qu’il m’a coûté, je vous le -rends de bonne grâce; je serais désespéré de rendre -boiteuse une aussi aimable personne que la princesse -Hermonthis.»</p> - -<p>Je débitai ce discours d’un ton régence et troubadour -qui dut surprendre la belle Égyptienne.</p> - -<p>Elle tourna vers moi un regard chargé de reconnaissance, -et ses yeux s’illuminèrent de lueurs -bleuâtres.</p> - -<p>Elle prit son pied, qui, cette fois, se laissa faire, -comme une femme qui va mettre son brodequin, et -l’ajusta à sa jambe avec beaucoup d’adresse.</p> - -<p>Cette opération terminée, elle fit deux ou trois pas -dans la chambre, comme pour s’assurer qu’elle n’était -réellement plus boiteuse.</p> - -<p>«Ah! comme mon père va être content, lui qui -était si désolé de ma mutilation, et qui avait, dès le -jour de ma naissance, mis un peuple tout entier à -l’ouvrage pour me creuser un tombeau si profond -qu’il pût me conserver intacte jusqu’au jour suprême -où les âmes doivent être pesées dans les balances de -l’Amenthi.</p> - -<p>«Venez avec moi chez mon père, il vous recevra -bien, vous m’avez rendu mon pied.»</p> - -<p>Je trouvai cette proposition toute naturelle; j’endossai -une robe de chambre à grands ramages, qui -me donnait un air très-pharaonesque; je chaussai à -la hâte des babouches turques, et je dis à la princesse -Hermonthis que j’étais prêt à la suivre.</p> - -<p>Hermonthis, avant de partir, détacha de son col la<span class="pagenum"><a name="Page_410" id="Page_410">[410]</a></span> -petite figurine de pâte verte et la posa sur les feuilles -éparses qui couvraient la table.</p> - -<p>«Il est bien juste, dit-elle en souriant, que je remplace -votre serre-papier.»</p> - -<p>Elle me tendit sa main, qui était douce et froide -comme une peau de couleuvre, et nous partîmes.</p> - -<p>Nous filâmes pendant quelque temps avec la rapidité -de la flèche dans un milieu fluide et grisâtre, -où des silhouettes à peine ébauchées passaient à droite -et à gauche.</p> - -<p>Un instant, nous ne vîmes que l’eau et le ciel.</p> - -<p>Quelques minutes après, des obélisques commencèrent -à pointer, des pylônes, des rampes côtoyées -de sphynx se dessinèrent à l’horizon.</p> - -<p>Nous étions arrivés.</p> - -<p>La princesse me conduisit devant une montagne -de granit rose, où se trouvait une ouverture étroite -et basse qu’il eût été difficile de distinguer des fissures -de la pierre si deux stèles bariolées de sculptures -ne l’eussent fait reconnaître.</p> - -<p>Hermonthis alluma une torche et se mit à marcher -devant moi.</p> - -<p>C’étaient des corridors taillés dans le roc vif; les -murs, couverts de panneaux d’hiéroglyphes et de -processions allégoriques, avaient dû occuper des milliers -de bras pendant, des milliers d’années; ces corridors, -d’une longueur interminable, aboutissaient -à des chambres carrées, au milieu desquelles étaient -pratiqués des puits, où nous descendions au moyen -de crampons ou d’escaliers en spirale; ces puits nous<span class="pagenum"><a name="Page_411" id="Page_411">[411]</a></span> -conduisaient dans d’autres chambres, d’où partaient -d’autres corridors également bigarrés d’éperviers, -de serpents roulés en cercle, de tau, de pedum, de -bari mystiques, prodigieux travail que nul œil vivant -ne devait voir, interminables légendes de granit que -les morts avaient seuls le temps de lire pendant l’éternité.</p> - -<p>Enfin, nous débouchâmes dans une salle si vaste, -si énorme, si démesurée, que l’on ne pouvait en -apercevoir les bornes; à perte de vue s’étendaient -des files de colonnes monstrueuses entre lesquelles -tremblotaient de livides étoiles de lumière jaune: -ces points brillants révélaient des profondeurs incalculables.</p> - -<p>La princesse Hermonthis me tenait toujours par la -main et saluait gracieusement les momies de sa connaissance.</p> - -<p>Mes yeux s’accoutumaient à ce demi-jour crépusculaire, -et commençaient à discerner les objets.</p> - -<p>Je vis, assis sur des trônes, les rois des races -souterraines: c’étaient de grands vieillards secs, -ridés, parcheminés, noirs de naphte et de bitume, -coiffés de pschents d’or, bardés de pectoraux et de -hausse-cols, constellés de pierreries avec des yeux -d’une fixité de sphinx et de longues barbes blanchies -par la neige des siècles: derrière eux, leurs peuples -embaumés se tenaient debout dans les poses roides -et contraintes de l’art égyptien, gardant éternellement -l’attitude prescrite par le codex hiératique; derrière -les peuples miaulaient, battaient de l’aile et<span class="pagenum"><a name="Page_412" id="Page_412">[412]</a></span> -ricanaient les chats, les ibis et les crocodiles contemporains, -rendus plus monstrueux encore par leur -emmaillotage de bandelettes.</p> - -<p>Tous les Pharaons étaient là, Chéops, Chephrenès, -Psammetichus, Sésostris, Amenoteph; tous les noirs -dominateurs des pyramides et des syringes; sur une -estrade plus élevée siégeaient le roi Chronos et Xixouthros, -qui fut contemporain du déluge, et Tubal Caïn, -qui le précéda.</p> - -<p>La barbe du roi Xixouthros avait tellement poussé -qu’elle avait déjà fait sept fois le tour de la table de -granit sur laquelle il s’appuyait tout rêveur et tout -somnolent.</p> - -<p>Plus loin, dans une vapeur poussiéreuse, à travers -le brouillard des éternités, je distinguais vaguement -les soixante-douze rois préadamites avec leurs soixante-douze -peuples à jamais disparus.</p> - -<p>Après m’avoir laissé quelques minutes pour jouir -de ce spectacle vertigineux, la princesse Hermonthis -me présenta au Pharaon son père, qui me fit un signe -de tête fort majestueux.</p> - -<p>«J’ai retrouvé mon pied! j’ai retrouvé mon pied! -criait la princesse en frappant ses petites mains l’une -contre l’autre avec tous les signes d’une joie folle, -c’est monsieur qui me l’a rendu.»</p> - -<p>Les races de Kemé, les races de Nahasi, toutes les -nations noires, bronzées, cuivrées, répétaient en -chœur:</p> - -<p>«La princesse Hermonthis a retrouvé son pied!»</p> - -<p>Xixouthros lui-même s’en émut:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_413" id="Page_413">[413]</a></span></p> - -<p>Il souleva sa paupière appesantie, passa ses doigts -dans sa moustache, et laissa tomber sur moi son regard -chargé de siècles.</p> - -<p>«Par Oms, chien des enfers, et par Tmeï, fille du -Soleil et de la Vérité, voilà un brave et digne garçon, -dit le Pharaon en étendant vers moi son sceptre terminé -par une fleur de lotus.</p> - -<p>«Que veux-tu pour ta récompense?»</p> - -<p>Fort de cette audace que donnent les rêves, où -rien ne paraît impossible, je lui demandai la main -d’Hermonthis: la main pour le pied me paraissait -une récompense antithétique d’assez bon goût.</p> - -<p>Le Pharaon ouvrit tout grands ses yeux de verre, -surpris de ma plaisanterie et de ma demande.</p> - -<p>«De quel pays es-tu et quel est ton âge?</p> - -<p>—Je suis Français, et j’ai vingt-sept ans, vénérable -Pharaon.</p> - -<p>—Vingt-sept ans! et il veut épouser la princesse -Hermonthis, qui a trente siècles! s’écrièrent à la fois -tous les trônes et tous les cercles des nations.»</p> - -<p>Hermonthis seule ne parut pas trouver ma requête -inconvenante.</p> - -<p>«Si tu avais seulement deux mille ans, reprit le -vieux roi, je t’accorderais bien volontiers la princesse; -mais la disproportion est trop forte, et puis il faut -à nos filles des maris qui durent, vous ne savez plus -vous conserver: les derniers qu’on a apportés il y a -quinze siècles à peine, ne sont plus qu’une pincée de -cendre; regarde, ma chair est dure comme du basalte, -mes os sont des barres d’acier.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_414" id="Page_414">[414]</a></span></p> - -<p>«J’assisterai au dernier jour du monde avec le -corps et la figure que j’avais de mon vivant; ma fille -Hermonthis durera plus qu’une statue de bronze.</p> - -<p>«Alors le vent aura dispersé le dernier grain de -ta poussière, et Isis elle-même, qui sut retrouver les -morceaux d’Osiris, serait embarrassée de recomposer -ton être.</p> - -<p>«Regarde comme je suis vigoureux encore et -comme mes bras tiennent bien,» dit-il en me secouant -la main à l’anglaise, de manière à me couper -les doigts avec mes bagues.</p> - -<p>Il me serra si fort que je m’éveillai, et j’aperçus -mon ami Alfred qui me tirait par le bras et me secouait -pour me faire lever.</p> - -<p>«Ah çà! enragé dormeur, faudra-t-il te faire porter -au milieu de la rue et te tirer un feu d’artifice aux -oreilles?</p> - -<p>«Il est plus de midi, tu ne te rappelles donc pas -que tu m’avais promis de venir me prendre pour aller -voir les tableaux espagnols de M. Aguado?</p> - -<p>—Mon Dieu! je n’y pensais plus, répondis-je en -m’habillant; nous allons y aller: j’ai la permission -ici sur mon bureau.»</p> - -<p>Je m’avançai effectivement pour la prendre; mais -jugez de mon étonnement lorsqu’à la place du pied -de momie que j’avais acheté la veille, je vis la petite -figurine de pâte verte mise à sa place par la princesse -Hermonthis!</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_415" id="Page_415">[415]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">LA PIPE D’OPIUM</h2> - -<p class="p2">L’autre jour, je trouvai mon ami Alphonse Karr -assis sur son divan, avec une bougie allumée, quoiqu’il -fît grand jour, et tenant à la main un tuyau de -bois de cerisier muni d’un champignon de porcelaine -sur lequel il faisait dégoutter une espèce de pâte -brune assez semblable à de la cire à cacheter; cette -pâte flambait et grésillait dans la cheminée du champignon, -et il aspirait par une petite embouchure -d’ambre jaune la fumée qui se répandait ensuite -dans la chambre avec une vague odeur de parfum -oriental.</p> - -<p>Je pris, sans rien dire, l’appareil des mains de mon -ami, et je m’ajustai à l’un des bouts; après quelques -gorgées, j’éprouvai un espèce d’étourdissement qui -n’était pas sans charmes et ressemblait assez aux -sensations de la première ivresse.</p> - -<p>Étant de feuilleton ce jour-là, et n’ayant pas le<span class="pagenum"><a name="Page_416" id="Page_416">[416]</a></span> -loisir d’être gris, j’accrochai la pipe à un clou et nous -descendîmes dans le jardin, dire bonjour aux dahlias -et jouer un peu avec Schutz, heureux animal qui -n’a d’autre fonction que d’être noir sur un tapis de -vert gazon.</p> - -<p>Je rentrai chez moi, je dînai, et j’allai au théâtre -subir je ne sais quelle pièce, puis je revins me coucher, -car il faut bien en arriver là, et faire, par -cette mort de quelques heures, l’apprentissage de la -mort définitive.</p> - -<p>L’opium que j’avais fumé, loin de produire l’effet -somnolent que j’en attendais, me jetait en des agitations -nerveuses comme du café violent, et je tournais -dans mon lit en façon de carpe sur le gril ou de -poulet à la broche, avec un perpétuel roulis de couvertures, -au grand mécontentement de mon chat -roulé en boule sur le coin de mon édredon.</p> - -<p>Enfin, le sommeil longtemps imploré ensabla mes -prunelles de sa poussière d’or, mes yeux devinrent -chauds et lourds, je m’endormis.</p> - -<p>Après une ou deux heures complétement immobiles -et noires, j’eus un rêve.</p> - -<p>—Le voici:</p> - -<p>Je me retrouvai chez mon ami Alphonse Karr,—comme -le matin, dans la réalité; il était assis sur -son divan de lampas jaune, avec sa pipe et sa bougie -allumée; seulement le soleil ne faisait pas voltiger -sur les murs, comme des papillons aux mille couleurs, -les reflets bleus, verts et rouges des vitraux.</p> - -<p>Je pris la pipe de ses mains, ainsi que je l’avais<span class="pagenum"><a name="Page_417" id="Page_417">[417]</a></span> -fait quelques heures auparavant, et je me mis à aspirer -lentement la fumée enivrante.</p> - -<p>Une mollesse pleine de béatitude ne tarda pas à -s’emparer de moi, et je sentis le même étourdissement -que j’avais éprouvé en fumant la vraie pipe.</p> - -<p>Jusque-là mon rêve se tenait dans les plus exactes -limites du monde habitable, et répétait, comme un -miroir, les actions de ma journée.</p> - -<p>J’étais pelotonné dans un tas de coussins, et je -renversais paresseusement ma tête en arrière pour -suivre en l’air les spirales bleuâtres, qui se fondaient -en brume d’ouate, après avoir tourbillonné quelques -minutes.</p> - -<p>Mes yeux se portaient naturellement sur le plafond, -qui est d’un noir d’ébène, avec des arabesques -d’or.</p> - -<p>A force de le regarder avec cette attention extatique -qui précède les visions, il me parut bleu, mais d’un -bleu dur, comme un des pans du manteau de la -nuit.</p> - -<p>«Vous avez donc fait repeindre votre plafond en -bleu, dis-je à Karr, qui, toujours impassible et silencieux, -avait embouché une autre pipe, et rendait -plus de fumée qu’un tuyau de poêle en hiver, ou -qu’un bateau à vapeur dans une saison quelconque.</p> - -<p>—Nullement, mon fils, répondit-il en mettant son -nez hors du nuage, mais vous m’avez furieusement -la mine de vous être à vous-même peint l’estomac -en rouge, au moyen d’un bordeaux plus ou moins -<i>Laffitte</i>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_418" id="Page_418">[418]</a></span></p> - -<p>—Hélas! que ne dites-vous la vérité; mais je n’ai -bu qu’un misérable verre d’eau sucrée, où toutes les -fourmis de la terre étaient venues se désaltérer, une -école de natation d’insectes.</p> - -<p>—Le plafond s’ennuyait apparemment d’être noir, -il s’est mis en bleu; après les femmes, je ne connais -rien de plus capricieux que les plafonds; c’est une -fantaisie de plafond, voilà tout, rien n’est plus ordinaire.»</p> - -<p>Cela dit, Karr rentra son nez dans le nuage de fumée, -avec la mine satisfaite de quelqu’un qui a -donné une explication limpide et lumineuse.</p> - -<p>Cependant je n’étais qu’à moitié convaincu, et -j’avais de la peine à croire les plafonds aussi fantastiques -que cela, et je continuais à regarder celui -que j’avais au-dessus de ma tête, non sans quelque -sentiment d’inquiétude.</p> - -<p>Il bleuissait, il bleuissait comme la mer à l’horizon, -et les étoiles commençaient à y ouvrir leurs -paupières aux cils d’or; ces cils, d’une extrême ténuité, -s’allongeaient jusque dans la chambre qu’ils -remplissaient de gerbes prismatiques.</p> - -<p>Quelques lignes noires rayaient cette surface -d’azur, et je reconnus bientôt que c’étaient les -poutres des étages supérieurs de la maison devenue -transparente.</p> - -<p>Malgré la facilité que l’on a en rêve d’admettre -comme naturelles les choses les plus bizarres, tout -ceci commençait à me paraître un peu louche et suspect, -et je pensai que si mon camarade Esquiros <i>le<span class="pagenum"><a name="Page_419" id="Page_419">[419]</a></span> -Magicien</i> était là, il me donnerait des explications plus -satisfaisantes que celle de mon ami Alphonse Karr.</p> - -<p>Comme si cette pensée eût eu la puissance d’évocation, -Esquiros se présenta soudain devant nous, à -peu près comme le barbet de Faust qui sort de derrière -le poêle.</p> - -<p>Il avait le visage fort animé et l’air triomphant, -et il disait, en se frottant les mains:</p> - -<p>«Je vois aux antipodes, et j’ai trouvé la Mandragore -qui parle.»</p> - -<p>Cette apparition me surprit, et je dis à Karr:</p> - -<p>«O Karr! concevez-vous qu’Esquiros, qui n’était -pas là tout à l’heure, soit entré sans qu’on ait ouvert -la porte?</p> - -<p>—Rien n’est plus simple, répondit Karr. L’on -entre par les portes fermées, c’est l’usage; il n’y a -que les gens mal élevés qui passent par les portes -ouvertes. Vous savez bien qu’on dit comme injure: -Grand enfonceur de portes ouvertes.»</p> - -<p>Je ne trouvai aucune objection à faire contre un -raisonnement si sensé, et je restai convaincu qu’en -effet la présence d’Esquiros n’avait rien que de fort -explicable et de très-légal en soi-même.</p> - -<p>Cependant il me regardait d’un air étrange, et ses -yeux s’agrandissaient d’une façon démesurée; ils -étaient ardents et ronds comme des boucliers chauffés -dans une fournaise, et son corps se dissipait et -se noyait dans l’ombre, de sorte que je ne voyais -plus de lui que ses deux prunelles flamboyantes et -rayonnantes.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_420" id="Page_420">[420]</a></span></p> - -<p>Des réseaux de feu et des torrents d’effluves magnétiques -papillotaient et tourbillonnaient autour -de moi, s’enlaçant toujours plus inextricablement et -se resserrant toujours; des fils étincelants aboutissaient -à chacun de mes pores, et s’implantaient dans -ma peau à peu près comme les cheveux dans la tête. -J’étais dans un état de somnambulisme complet.</p> - -<p>Je vis alors des petits flocons blancs qui traversaient -l’espace bleu du plafond comme des touffes -de laine emportées par le vent, ou comme un collier -de colombe qui s’égrène dans l’air.</p> - -<p>Je cherchais vainement à deviner ce que c’était, -quand une voix basse et brève me chuchota à -l’oreille, avec un accent étrange:—<i>Ce sont des -esprits!!!</i> Les écailles de mes yeux tombèrent; les -vapeurs blanches prirent des formes plus précises, -et j’aperçus distinctement une longue file de figures -voilées qui suivaient la corniche, de droite à gauche, -avec un mouvement d’ascension très-prononcé, -comme si un souffle impérieux les soulevait et leur -servait d’aile.</p> - -<p>A l’angle de la chambre, sur la moulure du plafond, -se tenait assise une forme de jeune fille enveloppée -dans une large draperie de mousseline.</p> - -<p>Ses pieds, entièrement nus, pendaient nonchalamment -croisés l’un sur l’autre; ils étaient, du -reste, charmants, d’une petitesse et d’une transparence -qui me firent penser à ces beaux pieds de -jaspe qui sortent si blancs et si purs de la jupe de -marbre noir de l’Isis antique du Musée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_421" id="Page_421">[421]</a></span></p> - -<p>Les autres fantômes lui frappaient sur l’épaule en -passant, et lui disaient:</p> - -<p>«Nous allons dans les étoiles, viens donc avec -nous.»</p> - -<p>L’ombre au pied d’albâtre leur répondait:</p> - -<p>«Non! je ne veux pas aller dans les étoiles; je -voudrais vivre six mois encore.»</p> - -<p>Toute la file passa, et l’ombre resta seule, balançant -ses jolis petits pieds, et frappant le mur de son -talon nuancé d’une teinte rose, pâle et tendre -comme le cœur d’une clochette sauvage; quoique sa -figure fût voilée, je la sentais jeune, adorable et -charmante, et mon âme s’élançait de son côté, les -bras tendus, les ailes ouvertes.</p> - -<p>L’ombre comprit mon trouble par intention ou -sympathie, et dit d’une voix douce et cristalline -comme un harmonica:</p> - -<p>«Si tu as le courage d’aller embrasser sur la -bouche celle qui fut moi, et dont le corps est couché -dans la ville noire, je vivrai six mois encore, et ma -seconde vie sera pour toi.</p> - -<p>Je me levai, et me fis cette question:</p> - -<p>A savoir, si je n’étais pas le jouet de quelque illusion, -et si tout ce qui se passait n’était pas un rêve.</p> - -<p>C’était une dernière lueur de la lampe de la raison -éteinte par le sommeil.</p> - -<p>Je demandai à mes deux amis ce qu’ils pensaient -de tout cela.</p> - -<p>L’imperturbable Karr prétendit que l’aventure -était commune; qu’il en avait eu plusieurs du même<span class="pagenum"><a name="Page_422" id="Page_422">[422]</a></span> -genre, et que j’étais d’une grande naïveté de m’étonner -de si peu.</p> - -<p>Esquiros expliqua tout au moyen du magnétisme.</p> - -<p>«Allons, c’est bien, je vais y aller; mais je suis -en pantoufles.....</p> - -<p>—Cela ne fait rien, dit Esquiros, je <i>pressens</i> une -voiture à la porte.»</p> - -<p>Je sortis, et je vis, en effet, un cabriolet à deux -chevaux qui semblait attendre. Je montai dedans.</p> - -<p>Il n’y avait pas de cocher.—Les chevaux se conduisaient -eux-mêmes; ils étaient tout noirs, et galoppaient -si furieusement, que leurs croupes s’abaissaient -et se levaient comme des vagues, et que des -pluies d’étincelles petillaient derrière eux.</p> - -<p>Ils prirent d’abord la rue de La-Tour-d’Auvergne, -puis la rue Bellefonds, puis la rue Lafayette, et, à partir -de là, d’autres rues dont je ne sais pas les noms.</p> - -<p>A mesure que la voiture allait, les objets prenaient -autour de moi des formes étranges: c’étaient des -maisons rechignées, accroupies au bord du chemin -comme de vieilles filandières, des clôtures en planches, -des réverbères qui avaient l’air de gibets à s’y -méprendre; bientôt les maisons disparurent tout à -fait, et la voiture roulait dans la rase campagne.</p> - -<p>Nous filions à travers une plaine morne et sombre;—le -ciel était très-bas, couleur de plomb, et une -interminable procession de petits arbres fluets courait, -en sens inverses de la voiture, des deux côtés -du chemin; l’on eût dit une armée de manches à -balai en déroute.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_423" id="Page_423">[423]</a></span></p> - -<p>Rien n’était sinistre comme cette immensité grisâtre -que la grêle silhouette des arbres rayait de -hachures noires:—pas une étoile ne brillait, aucune -paillette de lumière n’écaillait la profondeur -blafarde de cette demi-obscurité.</p> - -<p>Enfin, nous arrivâmes à une ville, à moi inconnue, -dont les maisons d’une architecture singulière, vaguement -entrevue dans les ténèbres, me parurent -d’une petitesse à ne pouvoir être habitées;—la voiture, -quoique beaucoup plus large que les rues -qu’elle traversait, n’éprouvait aucun retard; les -maisons se rangeaient à droite et à gauche comme -des passants effrayés, et laissaient le chemin libre.</p> - -<p>Après plusieurs détours, je sentis la voiture fondre -sous moi, et les chevaux s’évanouirent en vapeurs; -j’étais arrivé.</p> - -<p>Une lumière rougeâtre filtrait à travers les interstices -d’une porte de bronze qui n’était pas fermée; -je la poussai, et je me trouvai dans une salle basse -dallée de marbre blanc et noir et voûtée en pierre; -une lampe antique, posée sur un socle de brèche violette -éclairait d’une lueur blafarde une figure couchée, -que je pris d’abord pour une statue comme -celles qui dorment les mains jointes, un lévrier aux -pieds, dans les cathédrales gothiques; mais je reconnus -bientôt que c’était une femme réelle.</p> - -<p>Elle était d’une pâleur exsangue, et que je ne saurais -mieux comparer qu’au ton de la cire vierge -jaunie, ses mains mates et blanches comme des hosties, -se croisaient sur son cœur; ses yeux étaient<span class="pagenum"><a name="Page_424" id="Page_424">[424]</a></span> -fermés, et leurs cils s’allongeaient jusqu’au milieu -des joues; tout en elle était mort: la bouche seule, -fraîche comme une grenade en fleur, étincelait -d’une vie riche et pourprée, et souriant à demi comme -dans un rêve heureux.</p> - -<p>Je me penchai vers elle, je posai ma bouche sur la -sienne, et je lui donnai le baiser qui devait la faire -revivre.</p> - -<p>Ses lèvres humides et tièdes, comme si le souffle -venait à peine de les abandonner, palpitèrent sous -les miennes, et me rendirent mon baiser avec une -ardeur et une vivacité incroyables.</p> - -<p>Il y a ici une lacune dans mon rêve, et je ne sais -comment je revins de la ville noire; probablement à -cheval sur un nuage ou sur une chauve-souris gigantesque.—Mais -je me souviens parfaitement que -je me trouvai avec Karr dans une maison qui n’est -ni la sienne ni la mienne, ni aucune de celles que je -connais.</p> - -<p>Cependant tous les détails intérieurs, tout l’aménagement -m’étaient extrêmement familiers; je vois -nettement la cheminée dans le goût de Louis XVI, le -paravent à ramages, la lampe à garde-vue vert et -les étagères pleines de livres aux angles de la cheminée.</p> - -<p>J’occupais une profonde bergère à oreillettes, et -Karr, les deux talons appuyés sur le chambranle, assis -sur les épaules et presque sur la tête, écoutait -d’un air piteux et résigné le récit de mon expédition -que je regardais moi-même un rêve.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_425" id="Page_425">[425]</a></span></p> - -<p>Tout à coup un violent coup de sonnette se fit entendre, -et l’on vint m’annoncer qu’une <i>dame</i> désirait -<i>me</i> parler.</p> - -<p>«Faites entrer la <i>dame</i>, répondis-je, un peu ému -et pressentant ce qui allait arriver.»</p> - -<p>Une femme vêtue de blanc, et les épaules couvertes -d’un mantelet noir, entra d’un pas léger, et vint -se placer dans la pénombre lumineuse projetée par -la lampe.</p> - -<p>Par un phénomène très-singulier, je vis passer sur -sa figure trois physionomies différentes: elle ressembla -un instant à Malibran, puis à M..., puis à celle -qui disait aussi qu’elle ne voulait pas mourir, et dont -le dernier mot fut: «Donnez-moi un bouquet de violettes.»</p> - -<p>Mais ces ressemblances se dissipèrent bientôt comme -une ombre sur un miroir, les traits du visage prirent -de la fixité et se condensèrent, et je <i>reconnus</i> la morte -que j’avais embrassée dans la ville noire.</p> - -<p>Sa mise était extrêmement simple, et elle n’avait -d’autre ornement qu’un cercle d’or dans ses cheveux, -d’un brun foncé, et tombant en grappes d’ébène le -long de ses joues unies et veloutées.</p> - -<p>Deux petites taches roses empourpraient le haut -de ses pommettes, et ses yeux brillaient comme des -globes d’argent brunis; elle avait, du reste, une -beauté de camée antique, et la blonde transparence -de ses chairs ajoutait encore à la ressemblance.</p> - -<p>Elle se tenait debout devant moi, et me pria, -demande assez bizarre, de lui dire son nom.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_426" id="Page_426">[426]</a></span></p> - -<p>Je lui répondis sans hésiter qu’elle se nommait -<i>Carlotta</i>, ce qui était vrai; ensuite elle me raconta -qu’elle avait été chanteuse, et qu’elle était morte si -jeune, qu’elle ignorait les plaisirs de l’existence, et -qu’avant d’aller s’enfoncer pour toujours dans l’immobile -éternité, elle voulait jouir de la beauté du -monde, s’enivrer de toutes les voluptés et se plonger -dans l’océan des joies terrestres; qu’elle se sentait -une soif inextinguible de vie et d’amour.</p> - -<p>Et, en disant tout cela avec une éloquence d’expression -et une poésie qu’il n’est pas en mon pouvoir -de rendre, elle nouait ses bras en écharpe autour de -mon cou, et entrelaçait ses mains fluettes dans les -boucles de mes cheveux.</p> - -<p>Elle parlait en vers d’une beauté merveilleuse, où -n’atteindraient pas les plus grands poëtes éveillés, et -quand le vers ne suffisait plus pour rendre sa pensée, -elle lui ajoutait les ailes de la musique, et c’était des -roulades, des colliers de notes plus pures que des -perles parfaites, des tenues de voix, des sons filés -bien au-dessus des limites humaines, tout ce que -l’âme et l’esprit peuvent rêver de plus tendre, de plus -adorablement coquet, de plus amoureux, de plus -ardent, de plus ineffable.</p> - -<p>«Vivre six mois, six mois encore, était le refrain -de toutes ses cantilènes.»</p> - -<p>Je voyais très-clairement ce qu’elle allait dire, -avant que la pensée arrivât de sa tête ou de son cœur -jusque sur ses lèvres, et j’achevais moi-même le vers -ou le chant commencés; j’avais pour elle la même<span class="pagenum"><a name="Page_427" id="Page_427">[427]</a></span> -transparence, et elle lisait en moi couramment.</p> - -<p>Je ne sais pas où se seraient arrêtées ces extases -que ne modérait plus la présence de Karr, lorsque -je sentis quelque chose de velu et de rude qui me -passait sur la figure; j’ouvris les yeux, et je vis mon -chat qui frottait sa moustache à la mienne en manière -de congratulation matinale, car l’aube tamisait -à travers les rideaux une lumière vacillante.</p> - -<p>C’est ainsi que finit mon rêve d’opium, qui ne me -laissa d’autre trace qu’une vague mélancolie, suite -ordinaire de ces sortes d’hallucinations.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_428" id="Page_428">[428]</a></span></p> -<p> </p> -<p><span class="pagenum"><a name="Page_429" id="Page_429">[429]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">LE CLUB DES HACHICHINS</h2> - -<h3 class="p2">I</h3> - -<p class="pc2 lmid">L’HÔTEL PIMODAN.</p> - -<p class="p2">Un soir de décembre, obéissant à une convocation -mystérieuse, rédigée en termes énigmatiques compris -des affiliés, inintelligibles pour d’autres, j’arrivai -dans un quartier lointain, espèce d’oasis de solitude -au milieu de Paris, que le fleuve, en l’entourant -de ses deux bras, semble défendre contre les empiétements -de la civilisation, car c’était dans une vieille -maison de l’île Saint-Louis, l’hôtel Pimodan, bâti -par Lauzun, que le club bizarre dont je faisais partie -depuis peu tenait ses séances mensuelles, où j’allais -assister pour la première fois.</p> - -<p>Quoiqu’il fût à peine six heures, la nuit était noire.</p> - -<p>Un brouillard, rendu plus épais encore par le -voisinage de la Seine, estompait tous les objets de sa<span class="pagenum"><a name="Page_430" id="Page_430">[430]</a></span> -ouate déchirée et trouée, de loin en loin, par les -auréoles rougeâtres des lanternes et les filets de lumière -échappés des fenêtres éclairées.</p> - -<p>Le pavé, inondé de pluie, miroitait sous les réverbères -comme une eau qui réflète une illumination; -une bise âcre, chargée de particules glacées, vous -fouettait la figure, et ses sifflements gutturaux faisaient -le dessus d’une symphonie dont les flots gonflés -se brisant aux arches des ponts formaient la -basse: il ne manquait à cette soirée aucune des rudes -poésies de l’hiver.</p> - -<p>Il était difficile, le long de ce quai désert, dans -cette masse de bâtiments sombres, de distinguer la -maison que je cherchais; cependant mon cocher, en -se dressant sur son siége parvint à lire sur une plaque -de marbre le nom à moitié dédoré de l’ancien -hôtel, lieu de réunion des adeptes.</p> - -<p>Je soulevai le marteau sculpté, l’usage des sonnettes -à bouton de cuivre n’ayant pas encore pénétré -dans ces pays reculés, et j’entendis plusieurs fois le -cordon grincer sans succès; enfin, cédant à une -traction plus vigoureuse, le vieux pène rouillé s’ouvrit, -et la porte aux ais massifs put tourner sur ses -gonds.</p> - -<p>Derrière une vitre d’une transparence jaunâtre -apparut, à mon entrée, la tête d’une vieille portière -ébauchée par le tremblotement d’une chandelle, un -tableau de Skalken tout fait.—La tête me fit une -grimace singulière, et un doigt maigre, s’allongeant -hors de la loge, m’indiqua le chemin.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_431" id="Page_431">[431]</a></span></p> - -<p>Autant que je pouvais le distinguer, à la pâle lueur -qui tombe toujours, même du ciel le plus obscur, la -cour que je traversais était entourée de bâtiments d’architecture -ancienne à pignons aigus; je me sentais -les pieds mouillés comme si j’eusse marché dans une -prairie, car l’interstice des pavés était rempli d’herbe.</p> - -<p>Les hautes fenêtres à carreaux étroits de l’escalier, -flamboyant sur la façade sombre, me servaient de -guide et ne me permettaient pas de m’égarer.</p> - -<p>Le perron franchi, je me trouvai au bas d’un de -ces immenses escaliers comme on les construisait du -temps de Louis XIV, et dans lesquels une maison moderne -danserait à l’aise.—Une chimère égyptienne -dans le goût de Lebrun, chevauchée par un Amour, -allongeait ses pattes sur un piédestal et tenait une -bougie dans ses griffes recourbées en bobèche.</p> - -<p>La pente des degrés était douce; les repos et les -paliers bien distribués attestaient le génie du vieil -architecte et la vie grandiose des siècles écoulés;—en -montant cette rampe admirable, vêtu de mon -mince frac noir, je sentais que je faisais tache dans -l’ensemble et que j’usurpais un droit qui n’était -pas le mien; l’escalier de service eût été assez bon -pour moi.</p> - -<p>Des tableaux, la plupart sans cadres, copies des -chefs-d’œuvre de l’école italienne et de l’école espagnole, -tapissaient les murs, et tout en haut, dans -l’ombre, se dessinait vaguement un grand plafond -mythologique peint à fresque.</p> - -<p>J’arrivai à l’étage désigné.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_432" id="Page_432">[432]</a></span></p> - -<p>Un tambour de velours d’Utrecht, écrasé et miroité, -dont les galons jaunis et les clous bossués -racontaient les longs services, me fit reconnaître la -porte.</p> - -<p>Je sonnai; l’on m’ouvrit avec les précautions d’usage, -et je me trouvai dans une grande salle éclairée -à son extrémité par quelques lampes. En entrant là, -on faisait un pas de deux siècles en arrière. Le temps, -qui passe si vite, semblait n’avoir pas coulé sur cette -maison, et, comme une pendule qu’on a oublié de -remonter, son aiguille marquait toujours la même -date.</p> - -<p>Les murs, boisés de menuiseries peintes en blanc, -étaient couverts à moitié de toiles rembrunies ayant -le cachet de l’époque; sur le poêle gigantesque se -dressait une statue qu’on eût pu croire dérobée aux -charmilles de Versailles. Au plafond, arrondi en coupole, -se tordait une allégorie strapassée, dans le goût -de Lemoine, et qui était peut-être de lui.</p> - -<p>Je m’avançai vers la partie lumineuse de la salle -où s’agitaient autour d’une table plusieurs formes -humaines, et dès que la clarté, en m’atteignant, -m’eut fait reconnaître, un vigoureux hurra ébranla -les profondeurs sonores du vieil édifice.</p> - -<p>«C’est lui! c’est lui! crièrent en même temps plusieurs -voix; qu’on lui donne sa part!»</p> - -<p>Le docteur était debout près d’un buffet sur lequel -se trouvait un plateau chargé de petites soucoupes -de porcelaine du Japon. Un morceau de pâte ou confiture -verdâtre, gros à peu près comme le pouce,<span class="pagenum"><a name="Page_433" id="Page_433">[433]</a></span> -était tiré par lui au moyen d’une spatule d’un vase -de cristal, et posé, à côté d’une cuillère de vermeil, -sur chaque soucoupe.</p> - -<p>La figure du docteur rayonnait d’enthousiasme; -ses yeux étincelaient, ses pommettes se pourpraient -de rougeurs, les veines de ses tempes se dessinaient -en saillie, ses narines dilatées aspiraient l’air avec -force.</p> - -<p>«Ceci vous sera défalqué sur votre portion de -paradis,» me dit-il en me tendant la dose qui me revenait.</p> - -<p>Chacun ayant mangé sa part, l’on servit du café -à la manière arabe, c’est-à-dire avec le marc et sans -sucre.</p> - -<p>Puis l’on se mit à table.</p> - -<p>Cette interversion dans les habitudes culinaires a -sans doute surpris le lecteur; en effet, il n’est guère -d’usage de prendre le café avant la soupe, et ce n’est -en général qu’au dessert que se mangent les confitures. -La chose assurément mérite explication.</p> - -<h3 class="p4">II</h3> - -<p class="pc2 lmid">PARENTHÈSE</p> - -<p class="p2">Il existait jadis en Orient un ordre de sectaires -redoutables commandé par un cheik qui prenait le -titre de Vieux de la Montagne, ou prince des Assassins.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_434" id="Page_434">[434]</a></span></p> - -<p>Ce Vieux de la Montagne était obéi sans réplique; -les Assassins ses sujets marchaient avec un dévouement -absolu à l’exécution de ses ordres, quels qu’ils -fussent; aucun danger ne les arrêtait, même la mort -la plus certaine. Sur un signe de leur chef, ils se -précipitaient du haut d’une tour, ils allaient poignarder -un souverain dans son palais, au milieu de -ses gardes.</p> - -<p>Par quels artifices le Vieux de la Montagne obtenait-il -une abnégation si complète?</p> - -<p>Au moyen d’une drogue merveilleuse dont il possédait -la recette, et qui a la propriété de procurer -des hallucinations éblouissantes.</p> - -<p>Ceux qui en avaient pris trouvaient, au réveil de -leur ivresse, la vie réelle si triste et si décolorée, -qu’ils en faisaient avec joie le sacrifice pour rentrer -au paradis de leurs rêves; car tout homme tué en -accomplissant les ordres du cheik allait au ciel de -droit, ou, s’il échappait, était admis de nouveau à -jouir des félicités de la mystérieuse composition.</p> - -<p>Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous -faire une distribution était précisément la même que -le Vieux de la Montagne ingérait jadis à ses fanatiques -sans qu’ils s’en aperçussent, en leur faisant croire -qu’il tenait à sa disposition le ciel de Mahomet et les -houris de trois nuances,—c’est-à-dire du <i>hachich</i>, -d’où vient <i>hachichin</i>, mangeur de <i>hachich</i>, racine du -mot <i>assassin</i>, dont l’acception féroce s’explique parfaitement -par les habitudes sanguinaires des affidés -du Vieux de la Montagne.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_435" id="Page_435">[435]</a></span></p> - -<p>Assurément, les gens qui m’avaient vu partir de -chez moi à l’heure où les simples mortels prennent -leur nourriture ne se doutaient pas que j’allasse à -l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il -en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y -a plusieurs siècles, de moyen d’excitation à un cheik -imposteur pour pousser des illuminés à l’assassinat. -Rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n’eût -pu me faire soupçonner de cet excès d’orientalisme; -j’avais plutôt l’air d’un neveu qui va dîner chez sa -vieille tante que d’un croyant sur le point de goûter -les joies du ciel de Mohammed en compagnie de douze -Arabes on ne peut plus Français.</p> - -<p>Avant cette révélation, on vous aurait dit qu’il -existait à Paris en 1845, à cette époque d’agiotage et -de chemins de fer, un ordre des hachichins dont -M. de Hammer n’a pas écrit l’histoire, vous ne l’auriez -pas cru, et cependant rien n’eût été plus vrai,—selon -l’habitude des choses invraisemblables.</p> - -<h3 class="p4">III</h3> - -<p class="pc1 lmid">AGAPE.</p> - -<p class="p2">Le repas était servi d’une manière bizarre et dans -toute sorte de vaisselles extravagantes et pittoresques.</p> - -<p>De grands verres de Venise, traversés de spirales -laiteuses, des vidrecomes allemands historiés de blasons,<span class="pagenum"><a name="Page_436" id="Page_436">[436]</a></span> -de légendes, des cruches flamandes en grès -émaillé, des flacons à col grêle, encore entourés de -leurs nattes de roseaux, remplaçaient les verres, les -bouteilles et les carafes.</p> - -<p>La porcelaine opaque de Louis Lebœuf et la faïence -anglaise à fleurs, ornement des tables bourgeoises, -brillaient par leur absence; aucune assiette n’était -pareille, mais chacune avait son mérite particulier; -la Chine, le Japon, la Saxe, comptaient là des échantillons -de leurs plus belles pâtes et de leurs plus riches -couleurs: le tout un peu écorné, un peu fêlé, -mais d’un goût exquis.</p> - -<p>Les plats étaient, pour la plupart, des émaux de -Bernard de Palissy, ou des faïences de Limoges, et -quelquefois le couteau du découpeur rencontrait, -sous les mets réels, un reptile, une grenouille ou un -oiseau en relief. L’anguille mangeable mêlait ses -replis à ceux de la couleuvre moulée.</p> - -<p>Un honnête philistin eût éprouvé quelque frayeur -à la vue de ces convives chevelus, barbus, moustachus, -ou tondus d’une façon singulière, brandissant -des dagues du seizième siècle, des kriss malais, des -navajas, et courbés sur des nourritures auxquelles -les reflets des lampes vacillantes prêtaient des apparences -suspectes.</p> - -<p>Le dîner tirait à sa fin, déjà quelques-uns des plus -fervents adeptes ressentaient les effets de la pâte -verte: j’avais, pour ma part, éprouvé une transposition -complète de goût. L’eau que je buvais me semblait -avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande<span class="pagenum"><a name="Page_437" id="Page_437">[437]</a></span> -se changeait dans ma bouche en framboise, et réciproquement. -Je n’aurais pas discerné une côtelette -d’une pêche.</p> - -<p>Mes voisins commençaient à me paraître un peu -originaux; ils ouvraient de grandes prunelles de -chat-huant; leur nez s’allongeait en proboscide; -leur bouche s’étendait en ouverture de grelot. -Leurs figures se nuançaient de teintes surnaturelles.</p> - -<p>L’un d’eux, face pâle dans une barbe noire, riait -aux éclats d’un spectacle invisible; l’autre faisait d’incroyables -efforts pour porter son verre à ses lèvres, -et ses contorsions pour y arriver excitaient des huées -étourdissantes.</p> - -<p>Celui-ci, agité de mouvements nerveux, tournait -ses pouces avec une incroyable agilité; celui-là, renversé -sur le dos de sa chaise, les yeux vagues, les -bras morts, se laissait couler en voluptueux dans la -mer sans fond de l’anéantissement.</p> - -<p>Moi, accoudé sur la table, je considérais tout cela -à la clarté d’un reste de raison qui s’en allait et revenait -par instants comme une veilleuse près de s’éteindre. -De sourdes chaleurs me parcouraient les -membres, et la folie, comme une vague qui écume -sur une roche et se retire pour s’élancer de nouveau, -atteignait et quittait ma cervelle, qu’elle finit par envahir -tout à fait.</p> - -<p>L’hallucination, cet hôte étrange, s’était installée -chez moi.</p> - -<p>«Au salon, au salon! cria un des convives; n’entendez-vous<span class="pagenum"><a name="Page_438" id="Page_438">[438]</a></span> -pas ces chœurs célestes? Les musiciens -sont au pupitre depuis longtemps.»</p> - -<p>En effet, une harmonie délicieuse nous arrivait -par bouffées à travers le tumulte de la conversation.</p> - -<h3 class="p4">IV</h3> - -<p class="pc1 lmid">UN MONSIEUR QUI N’ÉTAIT PAS INVITÉ.</p> - -<p class="p2">Le salon est une énorme pièce aux lambris sculptés -et dorés, au plafond peint, aux frises ornées de -satyres poursuivant des nymphes dans les roseaux, à -la vaste cheminée de marbre de couleur, aux amples -rideaux de brocatelle, où respire le luxe des temps -écoulés.</p> - -<p>Des meubles de tapisserie, canapés, fauteuils et -bergères, d’une largeur à permettre aux jupes des -duchesses et des marquises de s’étaler à l’aise, reçurent -les hachichins dans leurs bras moelleux et -toujours ouverts.</p> - -<p>Une chauffeuse, à l’angle de la cheminée, me -faisait des avances, je m’y établis, et m’abandonnai -sans résistance aux effets de la drogue fantastique.</p> - -<p>Au bout de quelques minutes, mes compagnons, -les uns après les autres, disparurent, ne laissant -d’autre vestige que leur ombre sur la muraille, qui -l’eut bientôt absorbée;—ainsi les taches brunes -que l’eau fait sur le sable s’évanouissent en séchant.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_439" id="Page_439">[439]</a></span></p> - -<p>Et depuis ce temps, comme je n’eus plus la conscience -de ce qu’ils faisaient, il faudra vous contenter -pour cette fois du récit de mes simples impressions -personnelles.</p> - -<p>La solitude régna dans le salon, étoilé seulement -de quelques clartés douteuses; puis, tout à coup, il -me passa un éclair rouge sous les paupières, une innombrable -quantité de bougies s’allumèrent d’elles-mêmes, -et je me sentis baigné par une lumière tiède -et blonde. L’endroit où je me trouvais était bien le -même, mais avec la différence de l’ébauche au tableau; -tout était plus grand, plus riche, plus splendide. -La réalité ne servait que de point de départ aux -magnificences de l’hallucination.</p> - -<p>Je ne voyais encore personne, et pourtant je devinais -la présence d’une multitude.</p> - -<p>J’entendais des frôlements d’étoffes, des craquements -d’escarpins, des voix qui chuchotaient, susurraient, -blésaient et zezayaient, des éclats de rire -étouffés, des bruits de pieds de fauteuil et de table. On -tracassait les porcelaines, on ouvrait et l’on refermait -les portes; il se passait quelque chose d’inaccoutumé.</p> - -<p>Un personnage énigmatique m’apparut soudainement.</p> - -<p>Par où était-il entré? je l’ignore; pourtant sa vue -ne me causa aucune frayeur: il avait un nez recourbé -en bec d’oiseau, des yeux verts entourés de trois cercles -bruns, qu’il essuyait fréquemment avec un immense -mouchoir; une haute cravate blanche empesée, -dans le nœud de laquelle était passée une carte de<span class="pagenum"><a name="Page_440" id="Page_440">[440]</a></span> -visite où se lisaient écrits ces mois:—<i>Daucus-Carota, -du Pot d’or</i>,—étranglait son col mince, et faisait -déborder la peau de ses joues en plis rougeâtres; un -habit noir à basques carrées, d’où pendaient des -grappes de breloques, emprisonnait son corps bombé -en poitrine de chapon. Quant à ses jambes, je dois -avouer qu’elles étaient faites d’une racine de mandragore, -bifurquée, noire, rugueuse, pleine de nœuds -et de verrues, qui paraissait avoir été arrachée de -frais, car des parcelles de terre adhéraient encore aux -filaments. Ces jambes frétillaient et se tortillaient -avec une activité extraordinaire, et, quand le petit -torse qu’elles soutenaient fut tout à fait vis-à-vis -de moi, l’étrange personnage éclata en sanglots, et, -s’essuyant les yeux à tour de bras, me dit de la voix -la plus dolente:</p> - -<p>«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!»</p> - -<p>Et des larmes grosses comme des pois roulaient -sur les ailes de son nez.</p> - -<p>«De rire... de rire...» répétèrent comme un écho -des chœurs de voix discordantes et nasillardes.</p> - -<h3 class="p4">V</h3> - -<p class="pc1 lmid">FANTASIA.</p> - -<p class="p2">Je regardai alors au plafond, et j’aperçus une foule -de têtes sans corps comme celles des chérubins, qui -avaient des expressions si comiques, des physionomies<span class="pagenum"><a name="Page_441" id="Page_441">[441]</a></span> -si joviales et si profondément heureuses, que -je ne pouvais m’empêcher de partager leur hilarité.—Leurs -yeux se plissaient, leurs bouches s’élargissaient, -et leurs narines se dilataient; c’étaient des -grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces masques -bouffons se mouvaient dans des zones tournant -en sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant -et vertigineux.</p> - -<p>Peu à peu le salon s’était rempli de figures extraordinaires, -comme on n’en trouve que dans les eaux -fortes de Callot et dans les aquatintes de Goya: un -pêle-mêle d’oripeaux et de haillons caractéristiques, -de formes humaines et bestiales; en toute autre occasion, -j’eusse été peut-être inquiet d’une pareille -compagnie, mais il n’y avait rien de menaçant dans -ces monstruosités. C’était la malice, et non la férocité -qui faisait petiller ces prunelles. La bonne humeur -seule découvrait ces crocs désordonnés et ces incisives -pointues.</p> - -<p>Comme si j’avais été le roi de la fête, chaque figure -venait tour à tour dans le cercle lumineux dont j’occupais -le centre, avec un air de componction grotesque, -me marmotter à l’oreille des plaisanteries -dont je ne puis me rappeler une seule, mais qui, sur -le moment, me paraissaient prodigieusement spirituelles, -et m’inspiraient la gaieté la plus folle.</p> - -<p>A chaque nouvelle apparition, un rire homérique, -olympien, immense, étourdissant, et qui semblait -résonner dans l’infini, éclatait autour de moi avec des -mugissements de tonnerre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_442" id="Page_442">[442]</a></span></p> - -<p>Des voix tour à tour glapissantes ou caverneuses -criaient:</p> - -<p>«Non, c’est trop drôle; en voilà assez! Mon Dieu, -mon Dieu, que je m’amuse! De plus fort en plus -fort!</p> - -<p>—Finissez! je n’en puis plus... Ho! ho! hu! hu! -hi! hi! Quelle bonne farce! Quel beau calembour!</p> - -<p>—Arrêtez! j’étouffe! j’étrangle! Ne me regardez -pas comme cela... ou faites-moi cercler, je vais -éclater...»</p> - -<p>Malgré ces protestations moitié bouffonnes, moitié -suppliantes, la formidable hilarité allait toujours -croissant, le vacarme augmentait d’intensité, les -planchers et les murailles de la maison se soulevaient -et palpitaient comme un diaphragme humain, secoués -par ce rire frénétique, irrésistible, implacable.</p> - -<p>Bientôt, au lieu de venir se présenter à moi un à -un, les fantômes grotesques m’assaillirent en masse, -secouant leurs longues manches de pierrot, trébuchant -dans les plis de leur souquenille de magicien, -écrasant leur nez de carton dans des chocs ridicules, -faisant voler en nuage la poudre de leur perruque, -et chantant faux des chansons extravagantes sur des -rimes impossibles.</p> - -<p>Tous les types inventés par la verve moqueuse -des peuples et des artistes se trouvaient réunis là, -mais décuplés, centuplés de puissance. C’était une -cohue étrange: le pulcinella napolitain tapait familièrement -sur la bosse du punch anglais; l’arlequin -de Bergame frottait son museau noir au masque enfariné<span class="pagenum"><a name="Page_443" id="Page_443">[443]</a></span> -du paillasse de France, qui poussait des cris -affreux; le docteur bolonais jetait du tabac dans les -yeux du père Cassandre; Tartaglia galopait à cheval -sur un clown, et Gilles donnait du pied au derrière -à don Spavento; Karagheuz, armé de son bâton -obscène, se battait en duel avec un bouffon Osque.</p> - -<p>Plus loin se démenaient confusément les fantaisies -des songes drolatiques, créations hybrides, mélange -informe de l’homme, de la bête et de l’ustensile, -moines ayant des roues pour pieds et des marmites -pour ventre, guerriers bardés de vaisselle brandissant -des sabres de bois dans des serres d’oiseau, -hommes d’État mus par des engrenages de tourne-broche, -rois plongés à mi-corps dans des échauguettes -en poivrière, alchimistes à la tête arrangée en -soufflet, aux membres contournés en alambics, ribaudes -faites d’une agrégation de citrouilles à renflements -bizarres, tout ce que peut tracer dans la -fièvre chaude du crayon un cynique à qui l’ivresse -pousse le coude.</p> - -<p>Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela -sautait, cela grognait, cela sifflait, comme dit Goethe -dans la nuit du Walpurgis.</p> - -<p>Pour me soustraire à l’empressement outré de ces -baroques personnages, je me réfugiai dans un angle -obscur, d’où je pus les voir se livrant à des danses -telles que n’en connut jamais la Renaissance au -temps de Chicard, ou l’Opéra sous le règne de Musard, -le roi du quadrille échevelé. Ces danseurs, -mille fois supérieurs à Molière, à Rabelais, à Swift et<span class="pagenum"><a name="Page_444" id="Page_444">[444]</a></span> -à Voltaire, écrivaient, avec un entrechat ou un balancé, -des comédies si profondément philosophiques, -des satires d’une si haute portée et d’un sel si piquant, -que j’étais obligé de me tenir les côtes dans -mon coin.</p> - -<p>Daucus-Carota exécutait, tout en s’essuyant les -yeux, des pirouettes et des cabrioles inconcevables, -surtout pour un homme qui avait des jambes en racine -de mandragore, et répétait d’un ton burlesquement -piteux:</p> - -<p>«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!»</p> - -<p>O vous qui avez admiré la sublime stupidité d’Odry, -la niaiserie enrouée d’Alcide Tousez, la bêtise pleine -d’aplomb d’Arnal, les grimaces de macaque de Ravel, -et qui croyez savoir ce que c’est qu’un masque -comique, si vous aviez assisté à ce bal de <i>Gustave</i> -évoqué par le hachich, vous conviendriez que les -farceurs les plus désopilants de nos petits théâtres -sont bons à sculpter aux angles d’un catafalque ou -d’un tombeau!</p> - -<p>Que de faces bizarrement convulsées! que d’yeux -clignotants et petillants de sarcasmes sous leur membrane -d’oiseau! quels rictus de tirelire! quelles bouches -en coups de hache! quels nez facétieusement -dodécaèdres! quels abdomens gros de moqueries -pantagruéliques!</p> - -<p>Comme à travers tout ce fourmillement de cauchemar -sans angoisse se dessinaient par éclairs des -ressemblances soudaines et d’un effet irrésistible, -des caricatures à rendre jaloux Daumier et Gavarni,<span class="pagenum"><a name="Page_445" id="Page_445">[445]</a></span> -des fantaisies à faire pâmer d’aise les merveilleux -artistes chinois, les Phidias du poussah et du magot!</p> - -<p>Toutes les visions n’étaient pas cependant monstrueuses -ou burlesques; la grâce se montrait aussi -dans ce carnaval de formes: près de la cheminée, -une petite tête aux joues de pêche se roulait sur ses -cheveux blonds, montrant dans un interminable -accès de gaieté trente-deux petites dents grosses -comme des grains de riz, et poussant un éclat de rire -aigu, vibrant, argentin, prolongé, brodé de trilles et -de points d’orgues, qui me traversait le tympan, et, -par un magnétisme nerveux, me forçait à commettre -une foule d’extravagances.</p> - -<p>La frénésie joyeuse était à son plus haut point; on -n’entendait plus que des soupirs convulsifs, des -gloussements inarticulés. Le rire avait perdu son -timbre et tournait au grognement, le spasme succédait -au plaisir; le refrain de Daucus-Carota allait devenir -vrai.</p> - -<p>Déjà plusieurs hachichins anéantis avaient roulé -à terre avec cette molle lourdeur de l’ivresse qui -rend les chutes peu dangereuses; des exclamations -telles que celles-ci: «—Mon Dieu, que je suis heureux! -quelle félicité! je nage dans l’extase! je suis -en paradis! je plonge dans des abîmes de délices!» -se croisaient, se confondaient, se couvraient.</p> - -<p>Des cris rauques jaillissaient des poitrines oppressées; -les bras se tendaient éperdument vers quelque -vision fugitive; les talons et les nuques tambourinaient -sur le plancher. Il était temps de jeter une<span class="pagenum"><a name="Page_446" id="Page_446">[446]</a></span> -goutte d’eau froide sur cette vapeur brûlante, ou la -chaudière eût éclaté.</p> - -<p>L’enveloppe humaine, qui a si peu de force pour -le plaisir, et qui en a tant pour la douleur, n’aurait -pu supporter une plus haute pression de bonheur.</p> - -<p>Un des membres du club, qui n’avait pas pris part -à la voluptueuse intoxication afin de surveiller la -fantasia et d’empêcher de passer par les fenêtres ceux -d’entre nous qui se seraient cru des ailes, se leva, -ouvrit la caisse du piano et s’assit. Ses deux mains, -tombant ensemble, s’enfoncèrent dans l’ivoire du -clavier, et un glorieux accord résonnant avec force -fit taire toutes les rumeurs et changea la direction -de l’ivresse.</p> - -<h3 class="p4">VI</h3> - -<p class="pc1 lmid ">KIEF.</p> - -<p class="p2">Le thème attaqué était, je crois, l’air d’Agathe dans -le <i>Freischütz</i>; cette mélodie céleste eut bientôt dissipé, -comme un souffle qui balaye des nuées difformes, -les visions ridicules dont j’étais obsédé. Les -larves grimaçantes se retirèrent en rampant sous les -fauteuils, où elles se cachèrent entre les plis des -rideaux en poussant de petits soupirs étouffés, et de -nouveau il me sembla que j’étais seul dans le salon.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_447" id="Page_447">[447]</a></span></p> - -<p>L’orgue colossal de Fribourg ne produit pas, à -coup sûr, une masse de sonorité plus grande que le -piano touché par le <i>voyant</i> (on appelle ainsi l’adepte -sobre). Les notes vibraient avec tant de puissance, -qu’elles m’entraient dans la poitrine comme des flèches -lumineuses; bientôt l’air joué me parut sortir -de moi-même; mes doigts s’agitaient sur un clavier -absent; les sons en jaillissaient bleus et rouges, en -étincelles électriques; l’âme de Weber s’était incarnée -en moi.</p> - -<p>Le morceau achevé, je continuai par des improvisations -intérieures, dans le goût du maître allemand, -qui me causaient des ravissements ineffables; quel -dommage qu’une sténographie magique n’ait pu recueillir -ces mélodies inspirées, entendues de moi -seul, et que je n’hésite pas, c’est bien modeste de -ma part, à mettre au-dessus des chefs-d’œuvre de -Rossini, de Meyerbeer, de Félicien David.</p> - -<p>O Pillet! ô Vatel! un des trente opéras que je fis -en dix minutes vous enrichirait en six mois.</p> - -<p>A la gaieté un peu convulsive du commencement -avait succédé un bien-être indéfinissable, un calme -sans bornes.</p> - -<p>J’étais dans cette période bienheureuse du hachich -que les Orientaux appellent le <i>kief</i>. Je ne sentais plus -mon corps; les liens de la matière et de l’esprit -étaient déliés; je me mouvais par ma seule volonté -dans un milieu qui n’offrait pas de résistance.</p> - -<p>C’est ainsi, je l’imagine, que doivent agir les âmes -dans le monde aromal où nous irons après notre mort.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_448" id="Page_448">[448]</a></span></p> - -<p>Une vapeur bleuâtre, un jour élyséen, un reflet de -grotte azurine, formaient dans la chambre une atmosphère -où je voyais vaguement trembler des contours -indécis; cette atmosphère, à la fois fraîche et tiède, humide -et parfumée, m’enveloppait, comme l’eau d’un -bain, dans un baiser d’une douceur énervante; si je -voulais changer de place, l’air caressant faisait autour -de moi mille remous voluptueux; une langueur -délicieuse s’emparait de mes sens et me renversait -sur le sofa, où je m’affaissais comme un vêtement -qu’on abandonne.</p> - -<p>Je compris alors le plaisir qu’éprouvent, suivant -leur degré de perfection, les esprits et les anges en -traversant les éthers et les cieux, et à quoi l’éternité -pouvait s’occuper dans les paradis.</p> - -<p>Rien de matériel ne se mêlait à cette extase; aucun -désir terrestre n’en altérait la pureté. D’ailleurs, -l’amour lui-même n’aurait pu l’augmenter, Roméo -hachichin eût oublié Juliette. La pauvre enfant, se -penchant dans les jasmins, eût tendu en vain du -haut du balcon, à travers la nuit, ses beaux bras d’albâtre, -Roméo serait resté au bas de l’échelle de soie, -et, quoique je sois éperdument amoureux de l’ange -de jeunesse et de beauté créé par Shakspeare, je dois -convenir que la plus belle fille de Vérone, pour un -hachichin, ne vaut pas la peine de se déranger.</p> - -<p>Aussi je regardais d’un œil paisible, bien que -charmé, la guirlande de femmes idéalement belles -qui couronnaient la frise de leur divine nudité; je -voyais luire des épaules de satin, étinceler des seins<span class="pagenum"><a name="Page_449" id="Page_449">[449]</a></span> -d’argent, plafonner de petits pieds à plantes roses, -onduler des hanches opulentes, sans éprouver la -moindre tentation. Les spectres charmants qui troublaient -saint Antoine n’eussent eu aucun pouvoir -sur moi.</p> - -<p>Par un prodige bizarre, au bout de quelques minutes -de contemplation, je me fondais dans l’objet -fixé, et je devenais moi-même cet objet.</p> - -<p>Ainsi je m’étais transformé en nymphe Syrinx, -parce que la fresque représentait en effet la fille du -Ladon poursuivie par Pan.</p> - -<p>J’éprouvais toutes les terreurs de la pauvre fugitive, -et je cherchais à me cacher derrière des roseaux -fantastiques, pour éviter le monstre à pieds -de bouc.</p> - -<h3 class="p4">VII</h3> - -<p class="pc1 lmid">LE KIEF TOURNE AU CAUCHEMAR.</p> - -<p class="p2">Pendant mon extase, Daucus-Carota était rentré.</p> - -<p>Assis comme un tailleur ou comme un pacha sur -ses racines proprement tortillées, il attachait sur moi -des yeux flamboyants; son bec claquait d’une façon -si sardonique, un tel air de triomphe railleur éclatait -dans toute sa petite personne contrefaite, que je -frissonnai malgré moi.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_450" id="Page_450">[450]</a></span></p> - -<p>Devinant ma frayeur, il redoublait de contorsions -et de grimaces, et se rapprochait en sautillant comme -un faucheux blessé ou comme un cul-de-jatte dans sa -gamelle.</p> - -<p>Alors je sentis un souffle froid à mon oreille, et -une voix dont l’accent m’était bien connu, quoique -je ne pusse définir à qui elle appartenait, me dit:</p> - -<p>«Ce misérable Daucus-Carota, qui a vendu ses -jambes pour boire, t’a escamoté la tête, et mis à -la place, non pas une tête d’âne comme Puck à -Bottom, mais une tête d’éléphant!»</p> - -<p>Singulièrement intrigué, j’allai droit à la glace, et -je vis que l’avertissement n’était pas faux.</p> - -<p>On m’aurait pris pour une idole indoue ou javanaise: -mon front s’était haussé, mon nez, allongé en -trompe, se recourbait sur ma poitrine, mes oreilles -balayaient mes épaules, et, pour surcroît de désagrément, -j’étais couleur d’indigo, comme Shiva, le -dieu bleu.</p> - -<p>Exaspéré de fureur, je me mis à poursuivre Daucus-Carota, -qui sautait et glapissait, et donnait tous -les signes d’une terreur extrême; je parvins à l’attraper, -et je le cognai si violemment sur le bord -de la table, qu’il finit par me rendre ma tête, qu’il -avait enveloppée dans son mouchoir.</p> - -<p>Content de cette victoire, j’allai reprendre ma -place sur le canapé; mais la même petite voix inconnue -me dit:</p> - -<p>«Prends garde à toi, tu es entouré d’ennemis; les -puissances invisibles cherchent à t’attirer et à te retenir.<span class="pagenum"><a name="Page_451" id="Page_451">[451]</a></span> -Tu es prisonnier ici: essaye de sortir, et tu -verras.»</p> - -<p>Un voile se déchira dans mon esprit, et il devint -clair pour moi que les membres du club n’étaient -autres que des cabalistes et des magiciens qui voulaient -m’entraîner à ma perte.</p> - -<h3 class="p4">VIII</h3> - -<p class="pc1 lmid">TREAD-MILL.</p> - -<p class="p2">Je me levai avec beaucoup de peine et me dirigeai -vers la porte du salon, que je n’atteignis qu’au bout -d’un temps considérable, une puissance inconnue -me forçant de reculer d’un pas sur trois. A mon calcul, -je mis dix ans à faire ce trajet.</p> - -<p>Daucus-Carota me suivait en ricanant et marmottait -d’un air de fausse commisération:</p> - -<p>«S’il marche de ce train-là, quand il arrivera, il -sera vieux.»</p> - -<p>J’étais cependant parvenu à gagner la pièce voisine -dont les dimensions me parurent changées et méconnaissables. -Elle s’allongeait, s’allongeait... indéfiniment. -La lumière, qui scintillait à son extrémité, -semblait aussi éloignée qu’une étoile fixe.</p> - -<p>Le découragement me prit, et j’allais m’arrêter, -lorsque la petite voix me dit, en m’effleurant presque -de ses lèvres:</p> - -<p>«Courage! elle t’attend à onze heures.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_452" id="Page_452">[452]</a></span></p> - -<p>Faisant un appel désespéré aux forces de mon -âme, je réussis, par une énorme projection de volonté, -à soulever mes pieds qui s’agrafaient au sol -et qu’il me fallait déraciner comme des troncs d’arbres. -Le monstre aux jambes de mandragore m’escortait -en parodiant mes efforts et en chantant sur -un ton de traînante psalmodie:</p> - -<p>«Le marbre gagne! le marbre gagne!»</p> - -<p>En effet, je sentais mes extrémités se pétrifier, et -le marbre m’envelopper jusqu’aux hanches comme la -Daphné des Tuileries; j’étais statue jusqu’à mi-corps, -ainsi que ces princes enchantés des <i>Mille et une Nuits</i>. -Mes talons durcis résonnaient formidablement sur -le plancher: j’aurais pu jouer le Commandeur dans -<i>Don Juan</i>.</p> - -<p>Cependant j’étais arrivé sur le palier de l’escalier -que j’essayai de descendre; il était à demi éclairé et -prenait à travers mon rêve des proportions cyclopéennes -et gigantesques. Ses deux bouts noyés d’ombre -me semblaient plonger dans le ciel et dans l’enfer, -deux gouffres; en levant la tête, j’apercevais -indistinctement, dans une perspective prodigieuse, -des superpositions de paliers innombrables, des -rampes à gravir comme pour arriver au sommet de -la tour de Lylacq; en la baissant, je pressentais des -abîmes de degrés, des tourbillons de spirales, des -éblouissements de circonvolutions.</p> - -<p>«Cet escalier doit percer la terre de part en part, -me dis-je en continuant ma marche machinale. Je parviendrai -au bas le lendemain du jugement dernier.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_453" id="Page_453">[453]</a></span></p> - -<p>Les figures des tableaux me regardaient d’un air -de pitié, quelques-unes s’agitaient avec des contorsions -pénibles, comme des muets qui voudraient -donner un avis important dans une occasion suprême. -On eût dit qu’elles voulaient m’avertir d’un -piége à éviter, mais une force inerte et morne m’entraînait; -les marches étaient molles et s’enfonçaient -sous moi, ainsi que les échelles mystérieuses dans -les épreuves de franc-maçonnerie. Les pierres -gluantes et flasques s’affaissaient comme des ventres -de crapauds; de nouveaux paliers, de nouveaux degrés, -se présentaient sans cesse à mes pas résignés, -ceux que j’avais franchis se replaçaient d’eux-mêmes -devant moi.</p> - -<p>Ce manége dura mille ans, à mon compte.</p> - -<p>Enfin j’arrivai au vestibule, où m’attendait une -autre persécution non moins terrible.</p> - -<p>La chimère tenant une bougie dans ses pattes, que -j’avais remarquée en entrant, me barrait le passage -avec des intentions évidemment hostiles; ses yeux -verdâtres petillaient d’ironie, sa bouche sournoise -riait méchamment; elle s’avançait vers moi presque -à plat ventre, traînant dans la poussière son caparaçon -de bronze, mais ce n’était pas par soumission; -des frémissements féroces agitaient sa croupe de -lionne, et Daucus-Carota l’excitait comme on fait -d’un chien qu’on veut faire battre:</p> - -<p>«Mords-le! mords-le! de la viande de marbre -pour une bouche d’airain, c’est un fier régal.»</p> - -<p>Sans me laisser effrayer par cette horrible bête, je<span class="pagenum"><a name="Page_454" id="Page_454">[454]</a></span> -passai outre. Une bouffée d’air froid vint me frapper -la figure, et le ciel nocturne nettoyé de nuages m’apparut -tout à coup. Un semis d’étoiles poudrait d’or -les veines de ce grand bloc de lapis-lazuli.</p> - -<p>J’étais dans la cour.</p> - -<p>Pour vous rendre l’effet que me produisit cette -sombre architecture, il me faudrait la pointe dont -Piranèse rayait le vernis noir de ses cuivres merveilleux: -la cour avait pris les proportions du Champ-de-Mars, -et s’était en quelques heures bordée d’édifices -géants qui découpaient sur l’horizon une dentelure -d’aiguilles, de coupoles, de tours, de pignons, -de pyramides, dignes de Rome et de Babylone.</p> - -<p>Ma surprise était extrême, je n’avais jamais soupçonné -l’île Saint-Louis de contenir tant de magnificences -monumentales, qui d’ailleurs eussent couvert -vingt fois sa superficie réelle, et je ne songeais pas -sans appréhension au pouvoir des magiciens qui -avaient pu, dans une soirée, élever de semblables -constructions.</p> - -<p>«Tu es le jouet de vaines illusions; cette cour est -très-petite, murmura la voix; elle a vingt-sept pas -de long sur vingt-cinq de large.</p> - -<p>—Oui, oui, grommela l’avorton bifurqué, des pas -de bottes de sept lieues. Jamais tu n’arriveras à onze -heures; voilà quinze cents ans que tu es parti. Une -moitié de tes cheveux est déjà grise... Retourne là-haut, -c’est le plus sage.»</p> - -<p>Comme je n’obéissais pas, l’odieux monstre m’entortilla -dans les réseaux de ses jambes, et, s’aidant<span class="pagenum"><a name="Page_455" id="Page_455">[455]</a></span> -de ses mains comme de crampons, me remorqua -malgré ma résistance, me fit remonter l’escalier où -j’avais éprouvé tant d’angoisses, et me réinstalla, à -mon grand désespoir, dans le salon d’où je m’étais -si péniblement échappé.</p> - -<p>Alors le vertige s’empara complétement de moi; -je devins fou, délirant.</p> - -<p>Daucus-Carota faisait des cabrioles jusqu’au plafond -en me disant:</p> - -<p>«Imbécile, je t’ai rendu ta tête, mais, auparavant, -j’avais enlevé la cervelle avec une cuiller.»</p> - -<p>J’éprouvai une affreuse tristesse, car, en portant -la main à mon crâne, je le trouvai ouvert, et je perdis -connaissance.</p> - -<h3 class="p4">IX</h3> - -<p class="pc1 lmid">NE CROYEZ PAS AUX CHRONOMÈTRES.</p> - -<p class="p2">En revenant à moi, je vis la chambre pleine de -gens vêtus de noir, qui s’abordaient d’un air triste -et se serraient la main avec un cordialité mélancolique, -comme des personnes affligées d’une douleur -commune.</p> - -<p>Ils disaient:</p> - -<p>«Le Temps est mort; désormais il n’y aura plus<span class="pagenum"><a name="Page_456" id="Page_456">[456]</a></span> -ni années, ni mois, ni heures; le Temps est mort, et -nous allons à son convoi.</p> - -<p>—Il est vrai qu’il était bien vieux, mais je ne -m’attendais pas à cet événement; il se portait à merveille -pour son âge, ajouta une des personnes en -deuil que je reconnus pour un peintre de mes amis.</p> - -<p>—L’éternité était usée, il faut bien faire une fin, -reprit un autre.</p> - -<p>—Grand Dieu! m’écriai-je frappé d’une idée subite, -s’il n’y a plus de temps, quand pourra-t-il être -onze heures?...</p> - -<p>—Jamais... cria d’une voix tonnante Daucus-Carota, -en me jetant son nez à la figure, et en se montrant -à moi sous son véritable aspect... Jamais... il sera -toujours neuf heures un quart... L’aiguille restera -sur la minute où le temps a cessé d’être, et tu auras -pour supplice de venir regarder l’aiguille immobile, -et de retourner t’asseoir pour recommencer encore, -et cela jusqu’à ce que tu marches sur l’os de tes -talons.»</p> - -<p>Une force supérieure m’entraînait, et j’exécutai -quatre ou cinq cents fois le voyage, interrogeant le -cadran avec une inquiétude horrible.</p> - -<p>Daucus-Carota s’était assis à califourchon sur la -pendule et me faisait d’épouvantables grimaces.</p> - -<p>L’aiguille ne bougeait pas.</p> - -<p>«Misérable! tu as arrêté le balancier, m’écriai-je -ivre de rage.</p> - -<p>—Non pas, il va et vient comme à l’ordinaire...;<span class="pagenum"><a name="Page_457" id="Page_457">[457]</a></span> -mais les soleils tomberont en poussière avant que -cette flèche d’acier ait avancé d’un millionième de -millimètre.</p> - -<p>—Allons, je vois qu’il faut conjurer les mauvais -esprits, la chose tourne au spleen, dit le <i>voyant</i>, faisons -un peu de musique. La harpe de David sera remplacée -cette fois par un piano d’Erard.»</p> - -<p>Et, se plaçant sur le tabouret, il joua des mélodies -d’un mouvement vif et d’un caractère gai...</p> - -<p>Cela paraissait beaucoup contrarier l’homme-mandragore, -qui s’amoindrissait, s’aplatissait, se décolorait -et poussait des gémissements inarticulés; enfin -il perdit toute apparence humaine, et roula sur le -parquet sous la forme d’un salsifis à deux pivots.</p> - -<p>Le charme était rompu.</p> - -<p>«Alleluia! le Temps est ressuscité, crièrent des -voix enfantines et joyeuses; va voir la pendule maintenant!»</p> - -<p>L’aiguille marquait onze heures.</p> - -<p>«Monsieur, votre voiture est en bas,» me dit le -domestique.</p> - -<p>Le rêve était fini.</p> - -<p>Les hachichins s’en allèrent chacun de leur côté, -comme les officiers après le convoi de Malbrouck.</p> - -<p>Moi, je descendis d’un pas léger cet escalier qui -m’avait causé tant de tortures, et quelques instants -après j’étais dans ma chambre en pleine réalité; les -dernières vapeurs soulevées par le hachich avaient -disparu.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_458" id="Page_458">[458]</a></span></p> - -<p>Ma raison était revenue, ou du moins ce que j’appelle -ainsi, faute d’autre terme.</p> - -<p>Ma lucidité aurait été jusqu’à rendre compte d’une -pantomime ou d’un vaudeville, ou à faire des vers -rimants de trois lettres.</p> - -<p class="pc4 mid">FIN.</p> - -<hr class="chap" /> - -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_459" id="Page_459">[459]</a></span></p> - -<div class="chapter"> - -<h2 class="p4">TABLE</h2> - -<table id="toc" summary="cont"> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">Avatar</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_1">1</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">Jettatura</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_137">137</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">Arria Marcella</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_271">271</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">La Mille et deuxième nuit</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_317">317</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">Le Pavillon sur l’eau</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_353">353</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">L’Enfant aux souliers de pain</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_371">371</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">Le Chevalier double</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_383">383</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">Le Pied de momie</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_397">397</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">La Pipe d’opium</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_415">415</a></td> - </tr> - - <tr> - <td class="tdl1"><span class="smcap">Le club des Hachichins</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#Page_429">429</a></td> - </tr> - -</table> - -<hr class="d3" /> - -<p class="pc reduct"><span class="smcap">Paris.—imp. simon raçon et comp., rue d’erfurth</span>, 1.</p> -</div> - -</div> - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Romans et contes, by Théophile Gautier - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROMANS ET CONTES *** - -***** This file should be named 51632-h.htm or 51632-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/6/3/51632/ - -Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/American Libraries.) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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