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-The Project Gutenberg EBook of Romans et contes, by Théophile Gautier
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Romans et contes
-
-Author: Théophile Gautier
-
-Release Date: April 2, 2016 [EBook #51632]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROMANS ET CONTES ***
-
-
-
-
-Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/American Libraries.)
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- NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:
-
-—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
- corrigées.
-
-—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.
-
-—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
- a^{bc}.
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-
- THÉOPHILE GAUTIER
-
- ROMANS
- ET CONTES
-
- PARIS
- CHARPENTIER ET C^{IE}, LIBRAIRES-ÉDITEURS
- 28, QUAI DU LOUVRE
-
- 1872
-
- Tous droits réservés
-
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-
-ROMANS ET CONTES
-
-
-
-
- OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
-
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-
- PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D’ERFURTH, 1.
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- ROMANS ET CONTES
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-AVATAR
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-I
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-Personne ne pouvait rien comprendre à la maladie qui minait lentement
-Octave de Saville. Il ne gardait pas le lit et menait son train de vie
-ordinaire; jamais une plainte ne sortait de ses lèvres, et cependant il
-dépérissait à vue d’œil. Interrogé par les médecins que le forçaient à
-consulter la sollicitude de ses parents et de ses amis, il n’accusait
-aucune souffrance précise, et la science ne découvrait en lui nul
-symptôme alarmant: sa poitrine auscultée rendait un son favorable,
-et à peine si l’oreille appliquée sur son cœur y surprenait quelque
-battement trop lent ou trop précipité; il ne toussait pas, n’avait pas
-la fièvre, mais la vie se retirait de lui et fuyait par une de ces
-fentes invisibles dont l’homme est plein, au dire de Térence.
-
-Quelquefois une bizarre syncope le faisait pâlir et froidir comme un
-marbre. Pendant une ou deux minutes on eût pu le croire mort; puis
-le balancier, arrêté par un doigt mystérieux, n’étant plus retenu,
-reprenait son mouvement, et Octave paraissait se réveiller d’un songe.
-On l’avait envoyé aux eaux; mais les nymphes thermales ne purent rien
-pour lui. Un voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat. Ce
-beau soleil si vanté lui avait semblé noir comme celui de la gravure
-d’Albert Durer; la chauve-souris qui porte écrit dans son aile ce
-mot, _melancholia_, fouettait cet azur étincelant de ses membranes
-poussiéreuses et voletait entre la lumière et lui; il s’était senti
-glacé sur le quai de la Mergellina, où les lazzaroni demi-nus se
-cuisent et donnent à leur peau une patine de bronze.
-
-Il était donc revenu à son petit appartement de la rue Saint-Lazare et
-avait repris en apparence ses habitudes anciennes.
-
-Cet appartement était aussi confortablement meublé que peut l’être une
-garçonnière. Mais comme un intérieur prend à la longue la physionomie
-et peut-être la pensée de celui qui l’habite, le logis d’Octave s’était
-peu à peu attristé; le damas des rideaux avait pâli et ne laissait
-plus filtrer qu’une lumière grise. Les grands bouquets de pivoine se
-flétrissaient sur le fond moins blanc du tapis; l’or des bordures
-encadrant quelques aquarelles et quelques esquisses de maîtres avait
-lentement rougi sous une implacable poussière; le feu découragé
-s’éteignait et fumait au milieu des cendres. La vieille pendule de
-Boule incrustée de cuivre et d’écaille verte retenait le bruit de son
-tic-tac, et le timbre des heures ennuyées parlait bas comme on fait
-dans une chambre de malade; les portes retombaient silencieuses, et
-les pas des rares visiteurs s’amortissaient sur la moquette; le rire
-s’arrêtait de lui-même en pénétrant dans ces chambres mornes, froides
-et obscures, où cependant rien ne manquait du luxe moderne. Jean, le
-domestique d’Octave, s’y glissait comme une ombre, un plumeau sous
-le bras, un plateau sur la main, car, impressionné à son insu de
-la mélancolie du lieu, il avait fini par perdre sa loquacité.—Aux
-murailles pendaient en trophée des gants de boxe, des masques et des
-fleurets; mais il était facile de voir qu’on n’y avait pas touché
-depuis longtemps; des livres pris et jetés insouciamment traînaient
-sur tous les meubles, comme si Octave eût voulu, par cette lecture
-machinale, endormir une idée fixe. Une lettre commencée, dont le papier
-avait jauni, semblait attendre depuis des mois qu’on l’achevât, et
-s’étalait comme un muet reproche au milieu du bureau. Quoique habité,
-l’appartement paraissait désert. La vie en était absente, et en y
-entrant on recevait à la figure cette bouffée d’air froid qui sort des
-tombeaux quand on les ouvre.
-
-Dans cette lugubre demeure où jamais une femme n’aventurait le bout de
-sa bottine, Octave se trouvait plus à l’aise que partout ailleurs,—ce
-silence, cette tristesse et cet abandon lui convenaient; le joyeux
-tumulte de la vie l’effarouchait, quoiqu’il fît parfois des efforts
-pour s’y mêler; mais il revenait plus sombre des mascarades, des
-parties ou des soupers où ses amis l’entraînaient; aussi ne luttait-il
-plus contre cette douleur mystérieuse, et laissait-il aller les jours
-avec l’indifférence d’un homme qui ne compte pas sur le lendemain.
-Il ne formait aucun projet, ne croyant plus à l’avenir, et il avait
-tacitement envoyé à Dieu sa démission de la vie, attendant qu’il
-l’acceptât. Pourtant, si vous vous imaginiez une figure amaigrie et
-creusée, un teint terreux, des membres exténués, un grand ravage
-extérieur, vous vous tromperiez; tout au plus apercevrait-on quelques
-meurtrissures de bistre sous les paupières, quelques nuances orangées
-autour de l’orbite, quelque attendrissement aux tempes sillonnées de
-veines bleuâtres. Seulement l’étincelle de l’âme ne brillait pas dans
-l’œil, dont la volonté, l’espérance et le désir s’étaient envolés.
-Ce regard mort dans ce jeune visage formait un contraste étrange, et
-produisait un effet plus pénible que le masque décharné, aux yeux
-allumés de fièvre, de la maladie ordinaire.
-
-Octave avait été, avant de languir de la sorte, ce qu’on nomme un
-joli garçon, et il l’était encore: d’épais cheveux noirs, aux boucles
-abondantes, se massaient, soyeux et lustrés, de chaque côté de ses
-tempes; ses yeux longs, veloutés, d’un bleu nocturne, frangés de cils
-recourbés, s’allumaient parfois d’une étincelle humide; dans le repos,
-et lorsque nulle passion ne les animait, ils se faisaient remarquer
-par cette quiétude sereine qu’ont les yeux des Orientaux, lorsqu’à
-la porte d’un café de Smyrne ou de Constantinople ils font le kief
-après avoir fumé leur narguilhé. Son teint n’avait jamais été coloré,
-et ressemblait à ces teints méridionaux d’un blanc olivâtre qui ne
-produisent tout leur effet qu’aux lumières; sa main était fine et
-délicate, son pied étroit et cambré. Il se mettait bien, sans précéder
-la mode ni la suivre en retardataire, et savait à merveille faire
-valoir ses avantages naturels. Quoiqu’il n’eût aucune prétention de
-dandy ou de gentleman rider, s’il se fût présenté au Jockey-Club, il
-n’eût pas été refusé.
-
-Comment se faisait-il que, jeune, beau, riche, avec tant de raisons
-d’être heureux, un jeune homme se consumât si misérablement? Vous
-allez dire qu’Octave était blasé, que les romans à la mode du jour lui
-avaient gâté la cervelle de leurs idées malsaines, qu’il ne croyait à
-rien, que de sa jeunesse et de sa fortune gaspillées en folles orgies
-il ne lui restait que des dettes;—toutes ces suppositions manquent
-de vérité.—Ayant fort peu usé des plaisirs, Octave ne pouvait en
-être dégoûté; il n’était ni splénétique, ni romanesque, ni athée, ni
-libertin, ni dissipateur; sa vie avait été jusqu’alors mêlée d’études
-et de distractions comme celle des autres jeunes gens; il s’asseyait
-le matin au cours de la Sorbonne, et le soir il se plantait sur
-l’escalier de l’Opéra pour voir s’écouler la cascade des toilettes.
-On ne lui connaissait ni fille de marbre ni duchesse, et il dépensait
-son revenu sans faire mordre ses fantaisies au capital,—son notaire
-l’estimait;—c’était donc un personnage tout uni, incapable de se jeter
-au glacier de Manfred ou d’allumer le réchaud d’Escousse. Quant à la
-cause de l’état singulier où il se trouvait et qui mettait en défaut la
-science de la faculté, nous n’osons l’avouer, tellement la chose est
-invraisemblable à Paris, au dix-neuvième siècle, et nous laissons le
-soin de la dire à notre héros lui-même.
-
-Comme les médecins ordinaires n’entendaient rien à cette maladie
-étrange, car on n’a pas encore disséqué d’âme aux amphithéâtres
-d’anatomie, on eut recours en dernier lieu à un docteur singulier,
-revenu des Indes après un long séjour, et qui passait pour opérer des
-cures merveilleuses.
-
-Octave, pressentant une perspicacité supérieure et capable de pénétrer
-son secret, semblait redouter la visite du docteur, et ce ne fut que
-sur les instances réitérées de sa mère qu’il consentit à recevoir M.
-Balthazar Cherbonneau.
-
-Quand le docteur entra, Octave était à demi couché sur un divan: un
-coussin étayait sa tête, un autre lui soutenait le coude, un troisième
-lui couvrait les pieds; une gandoura l’enveloppait de ses plis souples
-et moelleux; il lisait ou plutôt il tenait un livre, car ses yeux
-arrêtés sur une page ne regardaient pas. Sa figure était pâle, mais,
-comme nous l’avons dit, ne présentait pas d’altération bien sensible.
-Une observation superficielle n’aurait pas cru au danger chez ce jeune
-malade, dont le guéridon supportait une boîte à cigares au lieu des
-fioles, des lochs, des potions, des tisanes, et autres pharmacopées
-de rigueur en pareil cas. Ses traits purs, quoiqu’un peu fatigués,
-n’avaient presque rien perdu de leur grâce, et, sauf l’atonie profonde
-et l’incurable désespérance de l’œil, Octave eût semblé jouir d’une
-santé normale.
-
-Quelque indifférent que fût Octave, l’aspect bizarre du docteur le
-frappa. M. Balthazar Cherbonneau avait l’air d’une figure échappée d’un
-conte fantastique d’Hoffmann et se promenant dans la réalité stupéfaite
-de voir cette création falote. Sa face extrêmement basanée était comme
-dévorée par un crâne énorme que la chute des cheveux faisait paraître
-plus vaste encore. Ce crâne nu, poli comme de l’ivoire, avait gardé ses
-teintes blanches, tandis que le masque, exposé aux rayons du soleil,
-s’était revêtu, grâce aux superpositions des couches du hâle, d’un ton
-de vieux chêne ou de portrait enfumé. Les méplats, les cavités et les
-saillies des os s’y accentuaient si vigoureusement, que le peu de chair
-qui les recouvrait ressemblait, avec ses mille rides fripées, à une
-peau mouillée appliquée sur une tête de mort. Les rares poils gris qui
-flânaient encore sur l’occiput, massés en trois maigres mèches dont
-deux se dressaient au-dessus des oreilles et dont la troisième partait
-de la nuque pour mourir à la naissance du front, faisaient regretter
-l’usage de l’antique perruque à marteaux ou de la moderne tignasse de
-chiendent, et couronnaient d’une façon grotesque cette physionomie de
-casse-noisettes. Mais ce qui occupait invinciblement chez le docteur,
-c’étaient les yeux; au milieu de ce visage tanné par l’âge, calciné
-à des cieux incandescents, usé dans l’étude, où les fatigues de la
-science et de la vie s’écrivaient en sillages profonds, en pattes
-d’oie rayonnantes, en plis plus pressés que les feuillets d’un livre,
-étincelaient deux prunelles d’un bleu de turquoise, d’une limpidité,
-d’une fraîcheur et d’une jeunesse inconcevables. Ces étoiles bleues
-brillaient au fond d’orbites brunes et de membranes concentriques
-dont les cercles fauves rappelaient vaguement les plumes disposées en
-auréole autour de la prunelle nyctalope des hiboux. On eût dit que,
-par quelque sorcellerie apprise des brahmes et des pandits, le docteur
-avait volé des yeux d’enfant et se les était ajustés dans sa face de
-cadavre. Chez le vieillard, le regard marquait vingt ans; chez le jeune
-homme, il en marquait soixante.
-
-Le costume était le costume classique du médecin: habit et pantalon
-de drap noir, gilet de soie de même couleur, et sur la chemise un
-gros diamant, présent de quelque rajah ou de quelque nabab. Mais
-ces vêtements flottaient comme s’ils eussent été accrochés à un
-portemanteau, et dessinaient des plis perpendiculaires que les
-fémurs et les tibias du docteur cassaient en angles aigus lorsqu’il
-s’asseyait. Pour produire cette maigreur phénoménale, le dévorant
-soleil de l’Inde n’avait pas suffi. Sans doute Balthazar Cherbonneau
-s’était soumis, dans quelque but d’initiation, aux longs jeûnes des
-fakirs et tenu sur la peau de gazelle auprès des yoghis entre les
-quatre réchauds ardents; mais cette déperdition de substance n’accusait
-aucun affaiblissement. Des ligaments solides et tendus sur les mains
-comme les cordes sur le manche d’un violon reliaient entre eux les
-osselets décharnés des phalanges et les faisaient mouvoir sans trop de
-grincements.
-
-Le docteur s’assit sur le siége qu’Octave lui désignait de la main à
-côté du divan, en faisant des coudes comme un mètre qu’on reploie et
-avec des mouvements qui indiquaient l’habitude invétérée de s’accroupir
-sur des nattes. Ainsi placé, M. Cherbonneau tournait le dos à la
-lumière, qui éclairait en plein le visage de son malade, situation
-favorable à l’examen et que prennent volontiers les observateurs,
-plus curieux de voir que d’être vus. Quoique la figure du docteur fût
-baignée d’ombre et que le haut de son crâne, luisant et arrondi comme
-un gigantesque œuf d’autruche, accrochât seul au passage un rayon
-du jour, Octave distinguait la scintillation des étranges prunelles
-bleues qui semblaient douées d’une lueur propre comme les corps
-phosphorescents: il en jaillissait un rayon aigu et clair que le jeune
-malade recevait en pleine poitrine avec cette sensation de picotement
-et de chaleur produite par l’émétique.
-
-«Eh bien, monsieur, dit le docteur après un moment de silence pendant
-lequel il parut résumer les indices reconnus dans son inspection
-rapide, je vois déjà qu’il ne s’agit pas avec vous d’un cas de
-pathologie vulgaire; vous n’avez aucune de ces maladies cataloguées,
-à symptômes bien connus, que le médecin guérit ou empire; et quand
-j’aurai causé quelques minutes, je ne vous demanderai pas du papier
-pour y tracer une anodine formule du _Codex_ au bas de laquelle
-j’apposerai une signature hiéroglyphique et que votre valet de chambre
-portera au pharmacien du coin.»
-
-Octave sourit faiblement, comme pour remercier M. Cherbonneau de lui
-épargner d’inutiles et fastidieux remèdes.
-
-«Mais, continua le docteur, ne vous réjouissez pas si vite; de ce
-que vous n’avez ni hypertrophie du cœur, ni tubercules au poumon, ni
-ramollissement de la moelle épinière, ni épanchement séreux au cerveau,
-ni fièvre typhoïde ou nerveuse, il ne s’ensuit pas que vous soyez en
-bonne santé. Donnez-moi votre main.»
-
-Croyant que M. Cherbonneau allait lui tâter le pouls et s’attendant
-à lui voir tirer sa montre à secondes, Octave retroussa la manche de
-sa gandoura, mit son poignet à découvert et le tendit machinalement
-au docteur. Sans chercher du pouce cette pulsation rapide ou lente
-qui indique si l’horloge de la vie est détraquée chez l’homme,
-M. Cherbonneau prit dans sa patte brune, dont les doigts osseux
-ressemblaient à des pinces de crabe, la main fluette, veinée et moite
-du jeune homme; il la palpa, la pétrit, la malaxa en quelque sorte
-comme pour se mettre en communication magnétique avec son sujet.
-Octave, bien qu’il fût sceptique en médecine, ne pouvait s’empêcher
-d’éprouver une certaine émotion anxieuse, car il lui semblait que le
-docteur lui soutirait l’âme par cette pression, et le sang avait tout à
-fait abandonné ses pommettes.
-
-«Cher monsieur Octave, dit le médecin en laissant aller la main du
-jeune homme, votre situation est plus grave que vous ne pensez,
-et la science, telle du moins que la pratique la vieille routine
-européenne, n’y peut rien: vous n’avez plus la volonté de vivre,
-et votre âme se détache insensiblement de votre corps; il n’y a
-chez vous ni hypocondrie, ni lypémanie, ni tendance mélancolique au
-suicide.—Non!—cas rare et curieux, vous pourriez, si je ne m’y
-opposais, mourir sans aucune lésion intérieure ou externe appréciable.
-Il était temps de m’appeler, car l’esprit ne tient plus à la chair que
-par un fil; mais nous allons y faire un bon nœud.» Et le docteur se
-frotta joyeusement les mains en grimaçant un sourire qui détermina un
-remous de rides dans les mille plis de sa figure.
-
-«Monsieur Cherbonneau, je ne sais si vous me guérirez, et, après tout,
-je n’en ai nulle envie, mais je dois avouer que vous avez pénétré du
-premier coup la cause de l’état mystérieux où je me trouve. Il me
-semble que mon corps est devenu perméable, et laisse échapper mon moi
-comme un crible l’eau par ses trous. Je me sens fondre dans le grand
-tout, et j’ai peine à me distinguer du milieu où je plonge. La vie
-dont j’accomplis, autant que possible, la pantomime habituelle, pour
-ne pas chagriner mes parents et mes amis, me paraît si loin de moi,
-qu’il y a des instants où je me crois déjà sorti de la sphère humaine:
-je vais et je viens par les motifs qui me déterminaient autrefois, et
-dont l’impulsion mécanique dure encore, mais sans participer à ce que
-je fais. Je me mets à table aux heures ordinaires, et je parais manger
-et boire, quoique je ne sente aucun goût aux plats les plus épicés et
-aux vins les plus forts: la lumière du soleil me semble pâle comme
-celle de la lune, et les bougies ont des flammes noires. J’ai froid aux
-plus chauds jours de l’été; parfois il se fait en moi un grand silence
-comme si mon cœur ne battait plus et que les rouages intérieurs fussent
-arrêtés par une cause inconnue. La mort ne doit pas être différente de
-cet état si elle est appréciable pour les défunts.
-
-—Vous avez, reprit le docteur, une impossibilité de vivre chronique,
-maladie toute morale et plus fréquente qu’on ne pense. La pensée est
-une force qui peut tuer comme l’acide prussique, comme l’étincelle de
-la bouteille de Leyde, quoique la trace de ses ravages ne soit pas
-saisissable aux faibles moyens d’analyse dont la science vulgaire
-dispose. Quel chagrin a enfoncé son bec crochu dans votre foie? Du
-haut de quelle ambition secrète êtes-vous retombé brisé et moulu?
-Quel désespoir amer ruminez-vous dans l’immobilité? Est-ce la soif du
-pouvoir qui vous tourmente? Avez-vous renoncé volontairement à un but
-placé hors de la portée humaine?—Vous êtes bien jeune pour cela.—Une
-femme vous a-t-elle trompé?
-
-—Non, docteur, répondit Octave, je n’ai pas même eu ce bonheur.
-
-—Et cependant, reprit M. Balthazar Cherbonneau, je lis dans vos yeux
-ternes, dans l’habitude découragée de votre corps, dans le timbre sourd
-de votre voix, le titre d’une pièce de Shakspeare aussi nettement que
-s’il était estampé en lettres d’or sur le dos d’une reliure de maroquin.
-
-—Et quelle est cette pièce que je traduis sans le savoir? dit Octave,
-dont la curiosité s’éveillait malgré lui.
-
-—_Love’s labour’s lost_, continua le docteur avec une pureté d’accent
-qui trahissait un long séjour dans les possessions anglaises de l’Inde.
-
-—Cela veut dire, si je ne me trompe, _peines d’amour perdues_.
-
-—Précisément.»
-
-Octave ne répondit pas; une légère rougeur colora ses joues, et,
-pour se donner une contenance, il se mit à jouer avec le gland de sa
-cordelière: le docteur avait reployé une de ses jambes sur l’autre,
-ce qui produisait l’effet des os en sautoir gravés sur les tombes, et
-se tenait le pied avec la main à la mode orientale. Ses yeux bleus se
-plongeaient dans les yeux d’Octave et les interrogeaient d’un regard
-impérieux et doux.
-
-«Allons, dit M. Balthazar Cherbonneau, ouvrez-vous à moi, je suis le
-médecin des âmes, vous êtes mon malade, et, comme le prêtre catholique
-à son pénitent, je vous demande une confession complète, et vous
-pourrez la faire sans vous mettre à genou.
-
-—A quoi bon? En supposant que vous ayez deviné juste, vous raconter
-mes douleurs ne les soulagerait pas. Je n’ai pas le chagrin
-bavard,—aucun pouvoir humain, même le vôtre, ne saurait me guérir.
-
-—Peut-être,» fit le docteur en s’établissant plus carrément dans son
-fauteuil, comme quelqu’un qui se dispose à écouter une confidence d’une
-certaine longueur.
-
-«Je ne veux pas, reprit Octave, que vous m’accusiez d’un entêtement
-puéril, et vous laisser, par mon mutisme, un moyen de vous laver les
-mains de mon trépas; mais, puisque vous y tenez, je vais vous raconter
-mon histoire;—vous en avez deviné le fond, je ne vous disputerai pas
-les détails. Ne vous attendez à rien de singulier ou de romanesque.
-C’est une aventure très-simple, très-commune, très-usée; mais, comme
-dit la chanson de Henri Heine, celui à qui elle arrive la trouve
-toujours nouvelle, et il en a le cœur brisé. En vérité, j’ai honte de
-dire quelque chose de si vulgaire à un homme qui a vécu dans les pays
-les plus fabuleux et les plus chimériques.
-
-—N’ayez aucune crainte; il n’y a plus que le commun qui soit
-extraordinaire pour moi, dit le docteur en souriant.
-
-—Eh bien, docteur, je me meurs d’amour.»
-
-
-II
-
-«Je me trouvais à Florence vers la fin de l’été, en 184..., la plus
-belle saison pour voir Florence. J’avais du temps, de l’argent, de
-bonnes lettres de recommandation, et alors j’étais un jeune homme de
-belle humeur, ne demandant pas mieux que de s’amuser. Je m’installai
-sur le Long-Arno, je louai une calèche et je me laissai aller à cette
-douce vie florentine qui a tant de charme pour l’étranger. Le matin,
-j’allais visiter quelque église, quelque palais ou quelque galerie
-tout à mon aise, sans me presser, ne voulant pas me donner cette
-indigestion de chefs-d’œuvre qui, en Italie, fait venir aux touristes
-trop hâtifs la nausée de l’art; tantôt je regardais les portes de
-bronze du baptistère, tantôt le Persée de Benvenuto sous la loggia
-dei Lanzi, le portrait de la Fornarina aux Offices, ou bien encore la
-Vénus de Canova au palais Pitti, mais jamais plus d’un objet à la fois.
-Puis je déjeunais au café Doney, d’une tasse de café à la glace, je
-fumais quelques cigares, parcourais les journaux, et, la boutonnière
-fleurie de gré ou de force par ces jolies bouquetières coiffées de
-grands chapeaux de paille qui stationnent devant le café, je rentrais
-chez moi faire la sieste; à trois heures, la calèche venait me prendre
-et me transportait aux _Cascines_. Les Cascines sont à Florence ce
-que le bois de Boulogne est à Paris, avec cette différence que tout le
-monde s’y connaît, et que le rond-point forme un salon en plein air, où
-les fauteuils sont remplacés par des voitures, arrêtées et rangées en
-demi-cercle. Les femmes, en grande toilette, à demi couchées sur les
-coussins, reçoivent les visites des amants et des attentifs, des dandys
-et des attachés de légation, qui se tiennent debout et chapeau bas
-sur le marchepied.—Mais vous savez cela tout aussi bien que moi.—Là
-se forment les projets pour la soirée, s’assignent les rendez-vous,
-se donnent les réponses, s’acceptent les invitations; c’est comme
-une Bourse du plaisir qui se tient de trois heures à cinq heures, à
-l’ombre de beaux arbres, sous le ciel le plus doux du monde. Il est
-obligatoire, pour tout être un peu bien situé, de faire chaque jour
-une apparition aux Cascines. Je n’avais garde d’y manquer, et le soir,
-après dîner, j’allais dans quelques salons, ou à la Pergola, lorsque la
-cantatrice en valait la peine.
-
-«Je passai ainsi un des plus heureux mois de ma vie; mais ce bonheur
-ne devait pas durer. Une magnifique calèche fit un jour son début aux
-Cascines. Ce superbe produit de la carrosserie de Vienne, chef-d’œuvre
-de Laurenzi, miroité d’un vernis étincelant, historié d’un blason
-presque royal, était attelé de la plus belle paire de chevaux qui ait
-jamais piaffé à Hyde-Park ou à Saint-James au Drawing-Room de la reine
-Victoria, et mené à la Daumont de la façon la plus correcte par un
-tout jeune jockey en culotte de peau blanche et en casaque verte; les
-cuivres des harnais, les boîtes des roues, les poignées des portières
-brillaient comme de l’or et lançaient des éclairs au soleil; tous les
-regards suivaient ce splendide équipage qui, après avoir décrit sur le
-sable une courbe aussi régulière que si elle eût été tracée au compas,
-alla se ranger auprès des voitures. La calèche n’était pas vide, comme
-vous le pensez bien; mais dans la rapidité du mouvement on n’avait pu
-distinguer qu’un bout de bottine allongé sur le coussin du devant, un
-large pli de châle et le disque d’une ombrelle frangée de soie blanche.
-L’ombrelle se referma et l’on vit resplendir une femme d’une beauté
-incomparable. J’étais à cheval et je pus m’approcher assez pour ne
-perdre aucun détail de ce chef-d’œuvre humain. L’étrangère portait une
-robe de ce vert d’eau glacé d’argent qui fait paraître noire comme une
-taupe toute femme dont le teint n’est pas irréprochable,—une insolence
-de blonde sûre d’elle-même.—Un grand crêpe de Chine blanc, tout bossué
-de broderies de la même couleur, l’enveloppait de sa draperie souple
-et fripée à petits plis, comme une tunique de Phidias. Le visage avait
-pour auréole un chapeau de la plus fine paille de Florence, fleuri
-de myosotis et de délicates plantes aquatiques aux étroites feuilles
-glauques; pour tout bijou, un lézard d’or constellé de turquoises
-cerclait le bras qui tenait le manche d’ivoire de l’ombrelle.
-
-«Pardonnez, cher docteur, cette description de journal de mode à un
-amant pour qui ces menus souvenirs prennent une importance énorme.
-D’épais bandeaux blonds crespelés, dont les annelures formaient comme
-des vagues de lumière, descendaient en nappes opulentes des deux côtés
-de son front plus blanc et plus pur que la neige vierge tombée dans
-la nuit sur le plus haut sommet d’une Alpe; des cils longs et déliés
-comme ces fils d’or que les miniaturistes du moyen âge font rayonner
-autour des têtes de leurs anges, voilaient à demi ses prunelles d’un
-bleu vert pareil à ces lueurs qui traversent les glaciers par certains
-effets de soleil; sa bouche, divinement dessinée, présentait ces
-teintes pourprées qui lavent les valves des conques de Vénus, et ses
-joues ressemblaient à de timides roses blanches que ferait rougir
-l’aveu du rossignol ou le baiser du papillon; aucun pinceau humain
-ne saurait rendre ce teint d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une
-transparence immatérielles, dont les couleurs ne paraissaient pas dues
-au sang grossier qui enlumine nos fibres; les premières rougeurs de
-l’aurore sur la cime des sierras-nevadas, le ton carné de quelques
-camellias blancs, à l’onglet de leurs pétales, le marbre de Paros,
-entrevu à travers un voile de gaze rose, peuvent seuls en donner une
-idée lointaine. Ce qu’on apercevait du col entre les brides du chapeau
-et le haut du châle étincelait d’une blancheur irisée, au bord des
-contours, de vagues reflets d’opale. Cette tête éclatante ne saisissait
-pas d’abord par le dessin, mais bien par le coloris, comme les belles
-productions de l’école vénitienne, quoique ses traits fussent aussi
-purs et aussi délicats que ceux des profils antiques découpés dans
-l’agate des camées.
-
-«Comme Roméo oublie Rosalinde à l’aspect de Juliette, à l’apparition
-de cette beauté suprême j’oubliai mes amours d’autrefois. Les pages de
-mon cœur redevinrent blanches: tout nom, tout souvenir en disparurent.
-Je ne comprenais pas comment j’avais pu trouver quelque attrait dans
-ces liaisons vulgaires que peu de jeunes gens évitent, et je me les
-reprochai comme de coupables infidélités. Une vie nouvelle data pour
-moi de cette fatale rencontre.
-
-«La calèche quitta les Cascines et reprit le chemin de la ville,
-emportant l’éblouissante vision; je mis mon cheval auprès de celui d’un
-jeune Russe très-aimable, grand coureur d’eaux, répandu dans tous les
-salons cosmopolites d’Europe, et qui connaissait à fond le personnel
-voyageur de la haute vie; j’amenai la conversation sur l’étrangère, et
-j’appris que c’était la comtesse Prascovie Labinska, une Lithuanienne
-de naissance illustre et de grande fortune, dont le mari faisait depuis
-deux ans la guerre du Caucase.
-
-«Il est inutile de vous dire quelles diplomaties je mis en œuvre pour
-être reçu chez la comtesse que l’absence du comte rendait très-réservée
-à l’endroit des présentations; enfin, je fus admis;—deux princesses
-douairières et quatre baronnes hors d’âge répondaient de moi sur leur
-antique vertu.
-
-«La comtesse Labinska avait loué une villa magnifique, ayant appartenu
-jadis aux Salviati, à une demi-lieue de Florence, et en quelques jours
-elle avait su installer tout le confortable moderne dans l’antique
-manoir, sans en troubler en rien la beauté sévère et l’élégance
-sérieuse. De grandes portières armoriées s’agrafaient heureusement
-aux arcades ogivales; des fauteuils et des meubles de forme ancienne
-s’harmonisaient avec les murailles couvertes de boiseries brunes ou de
-fresques d’un ton amorti et passé comme celui des vieilles tapisseries;
-aucune couleur trop neuve, aucun or trop brillant n’agaçait l’œil, et
-le présent ne dissonait pas au milieu du passé.—La comtesse avait
-l’air si naturellement châtelaine, que le vieux palais semblait bâti
-exprès pour elle.
-
-«Si j’avais été séduit par la radieuse beauté de la comtesse, je le
-fus bien davantage encore au bout de quelques visites par son esprit
-si rare, si fin, si étendu; quand elle parlait sur quelque sujet
-intéressant, l’âme lui venait à la peau, pour ainsi dire, et se faisait
-visible. Sa blancheur s’illuminait comme l’albâtre d’une lampe d’un
-rayon intérieur: il y avait dans son teint de ces scintillations
-phosphorescentes, de ces tremblements lumineux dont parle Dante
-lorsqu’il peint les splendeurs du paradis; on eût dit un ange se
-détachant en clair sur un soleil. Je restais ébloui, extatique et
-stupide. Abîmé dans la contemplation de sa beauté, ravi aux sons de
-sa voix céleste qui faisait de chaque idiome une musique ineffable,
-lorsqu’il me fallait absolument répondre, je balbutiais quelques
-mots incohérents qui devaient lui donner la plus pauvre idée de mon
-intelligence, quelquefois même un imperceptible sourire d’une ironie
-amicale passait comme une lueur rose sur ses lèvres charmantes à
-certaines phrases, qui dénotaient, de ma part, un trouble profond ou
-une incurable sottise.
-
-«Je ne lui avais encore rien dit de mon amour; devant elle j’étais sans
-pensée, sans force, sans courage; mon cœur battait comme s’il voulait
-sortir de ma poitrine et s’élancer sur les genoux de sa souveraine.
-Vingt fois j’avais résolu de m’expliquer, mais une insurmontable
-timidité me retenait; le moindre air froid ou réservé de la comtesse me
-causait des transes mortelles, et comparables à celles du condamné qui,
-la tête sur le billot, attend que l’éclair de la hache lui traverse
-le cou. Des contractions nerveuses m’étranglaient, des sueurs glacées
-baignaient mon corps. Je rougissais, je pâlissais et je sortais sans
-avoir rien dit, ayant peine à trouver la porte et chancelant comme un
-homme ivre sur les marches du perron.
-
-«Lorsque j’étais dehors, mes facultés me revenaient et je lançais au
-vent les dithyrambes les plus enflammés. J’adressais à l’idole absente
-mille déclarations d’une éloquence irrésistible. J’égalais dans ces
-apostrophes muettes les grands poëtes de l’amour.—Le Cantique des
-cantiques de Salomon avec son vertigineux parfum oriental et son
-lyrisme halluciné de haschich, les sonnets de Pétrarque avec leurs
-subtilités platoniques et leurs délicatesses éthérées, l’Intermezzo de
-Henri Heine avec sa sensibilité nerveuse et délirante n’approchent pas
-de ces effusions d’âme intarissables où s’épuisait ma vie. Au bout de
-chacun de ces monologues, il me semblait que la comtesse vaincue devait
-descendre du ciel sur mon cœur, et plus d’une fois je me croisai les
-bras sur ma poitrine, pensant les renfermer sur elle.
-
-«J’étais si complétement possédé que je passais des heures à
-murmurer en façon de litanies d’amour ces deux mots:—Prascovie
-Labinska,—trouvant un charme indéfinissable dans ces syllabes tantôt
-égrenées lentement comme des perles, tantôt dites avec la volubilité
-fiévreuse du dévot que sa prière même exalte. D’autres fois, je traçais
-le nom adoré sur les plus belles feuilles de vélin, en y apportant
-des recherches calligraphiques des manuscrits du moyen âge, rehauts
-d’or, fleurons d’azur, ramages de sinople. J’usais à ce labeur d’une
-minutie passionnée et d’une perfection puérile les longues heures qui
-séparaient mes visites à la comtesse. Je ne pouvais lire ni m’occuper
-de quoi que ce fût. Rien ne m’intéressait hors de Prascovie, et je ne
-décachetais même pas les lettres qui me venaient de France. A plusieurs
-reprises je fis des efforts pour sortir de cet état; j’essayai de
-me rappeler les axiomes de séduction acceptés par les jeunes gens,
-les stratagèmes qu’emploient les Valmont du café de Paris et les don
-Juan du Jockey-Club; mais à l’exécution le cœur me manquait, et je
-regrettais de ne pas avoir, comme le Julien Sorel de Stendhal, un
-paquet d’épîtres progressives à copier pour les envoyer à la comtesse.
-Je me contentais d’aimer, me donnant tout entier sans rien demander en
-retour, sans espérance même lointaine, car mes rêves les plus audacieux
-osaient à peine effleurer de leurs lèvres le bout des doigts rosés
-de Prascovie. Au quinzième siècle, le jeune novice le front sur les
-marches de l’autel, le chevalier agenouillé dans sa roide armure, ne
-devaient pas avoir pour la madone une adoration plus prosternée.»
-
-M. Balthazar Cherbonneau avait écouté Octave avec une attention
-profonde, car pour lui le récit du jeune homme n’était pas seulement
-une histoire romanesque, et il se dit comme à lui-même pendant une
-pause du narrateur: «Oui, voilà bien le diagnostic de l’amour-passion,
-une maladie curieuse et que je n’ai rencontrée qu’une fois,—à
-Chandernagor,—chez une jeune paria éprise d’un brahme; elle en mourut,
-la pauvre fille, mais c’était une sauvage; vous, monsieur Octave, vous
-êtes un civilisé, et nous vous guérirons.» Sa parenthèse fermée, il fit
-signe de la main à M. de Saville de continuer; et, reployant sa jambe
-sur la cuisse comme la patte articulée d’une sauterelle, de manière
-à faire soutenir son menton par son genou, il s’établit dans cette
-position impossible pour tout autre, mais qui semblait spécialement
-commode pour lui.
-
-«Je ne veux pas vous ennuyer du détail de mon martyre secret, continua
-Octave; j’arrive à une scène décisive. Un jour, ne pouvant plus modérer
-mon impérieux désir de voir la comtesse, je devançai l’heure de ma
-visite accoutumée; il faisait un temps orageux et lourd. Je ne trouvai
-pas madame Labinska au salon. Elle s’était établie sous un portique
-soutenu de sveltes colonnes, ouvrant sur une terrasse par laquelle
-on descendait au jardin; elle avait fait apporter là son piano, un
-canapé et des chaises de jonc; des jardinières, comblées de fleurs
-splendides—nulle part elles ne sont si fraîches ni si odorantes qu’à
-Florence—remplissaient les entre-colonnements, et imprégnaient de leur
-parfum les rares bouffées de brise qui venaient de l’Apennin. Devant
-soi, par l’ouverture des arcades, l’on apercevait les ifs et les buis
-taillés du jardin, d’où s’élançaient quelques cyprès centenaires, et
-que peuplaient des marbres mythologiques dans le goût tourmenté de
-Baccio Bandinelli ou de l’Ammanato. Au fond, au-dessus de la silhouette
-de Florence, s’arrondissait le dôme de Santa Maria del Fiore et
-jaillissait le beffroi carré du Palazzo Vecchio.
-
-«La comtesse était seule, à demi couchée sur le canapé de jonc; jamais
-elle ne m’avait paru si belle; son corps nonchalant, alangui par la
-chaleur, baignait comme celui d’une nymphe marine dans l’écume blanche
-d’un ample peignoir de mousseline des Indes que bordait du haut en
-bas une garniture bouillonnée comme la frange d’argent d’une vague;
-une broche en acier niellé du Khorassan fermait à la poitrine cette
-robe aussi légère que la draperie qui voltige autour de la Victoire
-rattachant sa sandale. Des manches ouvertes à partir de la saignée,
-comme les pistils du calice d’une fleur, sortaient ses bras d’un ton
-plus pur que celui de l’albâtre où les statuaires florentins taillent
-des copies de statues antiques; un large ruban noir noué à la ceinture,
-et dont les bouts retombaient, tranchait vigoureusement sur toute cette
-blancheur. Ce que ce contraste de nuances attribuées au deuil aurait
-pu avoir de triste, était égayé par le bec d’une petite pantoufle
-circassienne sans quartier en maroquin bleu, gaufrée d’arabesques
-jaunes, qui pointait sous le dernier pli de la mousseline.
-
-«Les cheveux blonds de la comtesse, dont les bandeaux bouffants, comme
-s’ils eussent été soulevés par un souffle, découvraient son front pur,
-et ses tempes transparentes formaient comme un nimbe, où la lumière
-pétillait en étincelles d’or.
-
-«Près d’elle, sur une chaise, palpitait au vent un grand chapeau de
-paille de riz, orné de longs rubans noirs pareils à celui de la robe,
-et gisait une paire de gants de Suède qui n’avaient pas été mis. A
-mon aspect, Prascovie ferma le livre qu’elle lisait—les poésies de
-Mickiewicz—et me fit un petit signe de tête bienveillant; elle était
-seule,—circonstance favorable et rare.—Je m’assis en face d’elle
-sur le siége qu’elle me désigna. Un de ces silences, pénibles quand
-ils se prolongent, régna quelques minutes entre nous. Je ne trouvais
-à mon service aucune de ces banalités de la conversation; ma tête
-s’embarrassait, des vagues de flammes me montaient du cœur aux yeux, et
-mon amour me criait: «Ne perds pas cette occasion suprême.»
-
-«J’ignore ce que j’eusse fait, si la comtesse, devinant la cause de
-mon trouble, ne se fût redressée à demi en tendant vers moi sa belle
-main, comme pour me fermer la bouche.
-
-«—Ne dites pas un mot, Octave; vous m’aimez, je le sais, je le sens,
-je le crois; je ne vous en veux point, car l’amour est involontaire.
-D’autres femmes plus sévères se montreraient offensées; moi, je vous
-plains, car je ne puis vous aimer, et c’est une tristesse pour moi
-d’être votre malheur.—Je regrette que vous m’ayez rencontrée, et
-maudis le caprice qui m’a fait quitter Venise pour Florence. J’espérais
-d’abord que ma froideur persistante vous lasserait et vous éloignerait;
-mais le vrai amour, dont je vois tous les signes dans vos yeux, ne se
-rebute de rien. Que ma douceur ne fasse naître en vous aucune illusion,
-aucun rêve, et ne prenez pas ma pitié pour un encouragement. Un ange
-au bouclier de diamant, à l’épée flamboyante, me garde contre toute
-séduction, mieux que la religion, mieux que le devoir, mieux que la
-vertu;—et cet ange, c’est mon amour:—j’adore le comte Labinski. J’ai
-le bonheur d’avoir trouvé la passion dans le mariage.»
-
-«Un flot de larmes jaillit de mes paupières à cet aveu si franc, si
-loyal et si noblement pudique, et je sentis en moi se briser le ressort
-de ma vie.
-
-«Prascovie, émue, se leva, et, par un mouvement de gracieuse pitié
-féminine, passa son mouchoir de batiste sur mes yeux:
-
-«—Allons, ne pleurez pas, me dit-elle, je vous le défends. Tâchez
-de penser à autre chose, imaginez que je suis partie à tout jamais,
-que je suis morte; oubliez-moi. Voyagez, travaillez, faites du bien,
-mêlez-vous activement à la vie humaine; consolez-vous dans un art ou un
-amour...»
-
-«Je fis un geste de dénégation.
-
-«—Croyez-vous souffrir moins en continuant à me voir? reprit la
-comtesse; venez, je vous recevrai toujours. Dieu dit qu’il faut
-pardonner à ses ennemis; pourquoi traiterait-on plus mal ceux qui
-nous aiment? Cependant l’absence me paraît un remède plus sûr.—Dans
-deux ans nous pourrons nous serrer la main sans péril,—pour vous,»
-ajouta-t-elle en essayant de sourire.
-
-«Le lendemain je quittai Florence; mais ni l’étude, ni les voyages, ni
-le temps, n’ont diminué ma souffrance, et je me sens mourir: ne m’en
-empêchez pas, docteur!
-
-—Avez-vous revu la comtesse Prascovie Labinska?» dit le docteur, dont
-les yeux bleus scintillaient bizarrement.
-
-«Non, répondit Octave, mais elle est à Paris.» Et il tendit à M.
-Balthazar Cherbonneau une carte gravée sur laquelle on lisait:
-
-«La comtesse Prascovie Labinska est chez elle le jeudi.»
-
-
-III
-
-Parmi les promeneurs assez rares alors qui suivaient aux Champs-Élysées
-l’avenue Gabriel, à partir de l’ambassade ottomane jusqu’à l’Élysée
-Bourbon, préférant au tourbillon poussiéreux et à l’élégant fracas de
-la grande chaussée l’isolement, le silence et la calme fraîcheur de
-cette route bordée d’arbres d’un côté et de l’autre de jardins, il en
-est peu qui ne se fussent arrêtés, tout rêveurs et avec un sentiment
-d’admiration mêlé d’envie, devant une poétique et mystérieuse retraite,
-où, chose rare, la richesse semblait loger le bonheur.
-
-A qui n’est-il pas arrivé de suspendre sa marche à la grille d’un
-parc, de regarder longtemps la blanche villa à travers les massifs de
-verdure, et de s’éloigner le cœur gros, comme si le rêve de sa vie
-était caché derrière ces murailles? Au contraire, d’autres habitations,
-vues ainsi du dehors, vous inspirent une tristesse indéfinissable;
-l’ennui, l’abandon, la désespérance glacent la façade de leurs teintes
-grises et jaunissent les cimes à demi chauves des arbres; les statues
-ont des lèpres de mousse, les fleurs s’étiolent, l’eau des bassins
-verdit, les mauvaises herbes envahissent les sentiers malgré le
-racloir; les oiseaux, s’il y en a, se taisent.
-
-Les jardins en contre-bas de l’allée en étaient séparés par
-un saut-de-loup et se prolongeaient en bandes plus ou moins
-larges jusqu’aux hôtels, dont la façade donnait sur la rue du
-Faubourg-Saint-Honoré. Celui dont nous parlons se terminait au fossé
-par un remblai que soutenait un mur de grosses roches choisies pour
-l’irrégularité curieuse de leurs formes, et qui, se relevant de chaque
-côté en manière de coulisses, encadraient de leurs aspérités rugueuses
-et de leurs masses sombres le frais et vert paysage resserré entre
-elles.
-
-Dans les anfractuosités de ces roches, le cactier raquette,
-l’asclépiade incarnate, le millepertuis, la saxifrage, le cymbalaire,
-la joubarbe, la lychnide des Alpes, le lierre d’Irlande trouvaient
-assez de terre végétale pour nourrir leurs racines et découpaient leurs
-verdures variées sur le fond vigoureux de la pierre;—un peintre n’eût
-pas disposé, au premier plan de son tableau, un meilleur repoussoir.
-
-Les murailles latérales qui fermaient ce paradis terrestre
-disparaissaient sous un rideau de plantes grimpantes, aristoloches,
-grenadilles bleues, campanules, chèvre-feuille, gypsophiles, glycines
-de Chine, périplocas de Grèce dont les griffes, les vrilles et les
-tiges s’enlaçaient à un treillis vert, car le bonheur lui-même ne veut
-pas être emprisonné; et grâce à cette disposition le jardin ressemblait
-à une clairière dans une forêt plutôt qu’à un parterre assez étroit
-circonscrit par les clôtures de la civilisation.
-
-Un peu en arrière des masses de rocaille, étaient groupés quelques
-bouquets d’arbres au port élégant, à la frondaison vigoureuse dont les
-feuillages contrastaient pittoresquement: vernis du Japon, tuyas du
-Canada, planes de Virginie, frênes verts, saules blancs, micocouliers
-de Provence, que dominaient deux ou trois mélèzes. Au delà des arbres
-s’étalait un gazon de ray-grass, dont pas une pointe d’herbe ne
-dépassait l’autre, un gazon plus fin, plus soyeux que le velours
-d’un manteau de reine, de cet idéal vert d’émeraude qu’on n’obtient
-qu’en Angleterre devant le perron des manoirs féodaux, moelleux tapis
-naturels que l’œil aime à caresser et que le pas craint de fouler,
-moquette végétale où, le jour, peuvent seuls se rouler au soleil la
-gazelle familière avec le jeune baby ducal dans sa robe de dentelles,
-et, la nuit, glisser au clair de lune quelque Titania du West-End la
-main enlacée à celle d’un Oberon porté sur le livre du peerage et du
-baronetage.
-
-Une allée de sable tamisé au crible, de peur qu’une valve de conque
-ou qu’un angle de silex ne blessât les pieds aristocratiques qui y
-laissaient leur délicate empreinte, circulait comme un ruban jaune
-autour de cette nappe verte, courte et drue, que le rouleau égalisait,
-et dont la pluie factice de l’arrosoir entretenait la fraîcheur humide,
-même aux jours les plus desséchants de l’été.
-
-Au bout de la pièce de gazon éclatait, à l’époque où se passe cette
-histoire, un vrai feu d’artifice fleuri tiré par un massif de
-géraniums, dont les étoiles écarlates flambaient sur le fond brun d’une
-terre de bruyère.
-
-L’élégante façade de l’hôtel terminait la perspective; de sveltes
-colonnes d’ordre ionique soutenant l’attique surmonté à chaque angle
-d’un gracieux groupe de marbre, lui donnaient l’apparence d’un temple
-grec transporté là par le caprice d’un millionnaire, et corrigeaient,
-en éveillant une idée de poésie et d’art, tout ce que ce luxe aurait
-pu avoir de trop fastueux; dans les entre-colonnements, des stores
-rayés de larges bandes roses et presque toujours baissés abritaient
-et dessinaient les fenêtres, qui s’ouvraient de plein pied sous le
-portique comme des portes de glace.
-
-Lorsque le ciel fantasque de Paris daignait étendre un pan d’azur
-derrière ce palazzino, les lignes s’en dessinaient si heureusement
-entre les touffes de verdure, qu’on pouvait les prendre pour le
-pied-à-terre de la Reine des fées, ou pour un tableau de Baron agrandi.
-
-De chaque côté de l’hôtel s’avançaient dans le jardin deux serres
-formant ailes, dont les parois de cristal se diamentaient au soleil
-entre leurs nervures dorées, et faisaient à une foule de plantes
-exotiques les plus rares et les plus précieuses l’illusion de leur
-climat natal.
-
-Si quelque poëte matineux eût passé avenue Gabriel aux premières
-rougeurs de l’aurore, il eût entendu le rossignol achever les derniers
-trilles de son nocturne, et vu le merle se promener en pantoufles
-jaunes dans l’allée du jardin comme un oiseau qui est chez lui; mais la
-nuit, après que les roulements des voitures revenant de l’Opéra se sont
-éteints au milieu du silence de la vie endormie, ce même poëte aurait
-vaguement distingué une ombre blanche au bras d’un beau jeune homme, et
-serait remonté dans sa mansarde solitaire l’âme triste jusqu’à la mort.
-
-C’était là qu’habitaient depuis quelque temps—le lecteur l’a sans
-doute déjà deviné—la comtesse Prascovie Labinska et son mari le comte
-Olaf Labinski, revenu de la guerre du Caucase après une glorieuse
-campagne, où, s’il ne s’était pas battu corps à corps avec le mystique
-et insaisissable Schamyl, certainement il avait eu affaire aux plus
-fanatiquement dévoués des Mourides de l’illustre scheyck. Il avait
-évité les balles comme les braves les évitent, en se précipitant
-au-devant d’elles, et les damas courbes des sauvages guerriers
-s’étaient brisés sur sa poitrine sans l’entamer. Le courage est une
-cuirasse sans défaut. Le comte Labinski possédait cette valeur folle
-des races slaves, qui aiment le péril pour le péril, et auxquelles peut
-s’appliquer encore ce refrain d’un vieux chant scandinave: «Ils tuent,
-meurent et rient!»
-
-Avec quelle ivresse s’étaient retrouvés ces deux époux, pour qui le
-mariage n’était que la passion permise par Dieu et par les hommes,
-Thomas Moore pourrait seul le dire en style d’_Amour des Anges_! Il
-faudrait que chaque goutte d’encre se transformât dans notre plume
-en goutte de lumière, et que chaque mot s’évaporât sur le papier en
-jetant une flamme et un parfum comme un grain d’encens. Comment peindre
-ces deux âmes fondues en une seule et pareilles à deux larmes de
-rosée qui, glissant sur un pétale de lis, se rencontrent, se mêlent,
-s’absorbent l’une l’autre et ne font plus qu’une perle unique? Le
-bonheur est une chose si rare en ce monde, que l’homme n’a pas songé
-à inventer des paroles pour le rendre, tandis que le vocabulaire des
-souffrances morales et physiques remplit d’innombrables colonnes dans
-le dictionnaire de toutes les langues.
-
-Olaf et Prascovie s’étaient aimés tout enfants; jamais leur cœur
-n’avait battu qu’à un seul nom; ils savaient presque dès le berceau
-qu’ils s’appartiendraient, et le reste du monde n’existait pas pour
-eux; on eût dit que les morceaux de l’androgyne de Platon, qui se
-cherchent en vain depuis le divorce primitif, s’étaient retrouvés
-et réunis en eux; ils formaient cette dualité dans l’unité, qui est
-l’harmonie complète, et, côte à côte, ils marchaient, ou plutôt ils
-volaient à travers la vie d’un essor égal, soutenu, planant comme
-deux colombes que le même désir appelle, pour nous servir de la belle
-expression de Dante.
-
-Afin que rien ne troublât cette félicité, une fortune immense
-l’entourait comme d’une atmosphère d’or. Dès que ce couple radieux
-paraissait, la misère consolée quittait ses haillons, les larmes se
-séchaient; car Olaf et Prascovie avaient le noble égoïsme du bonheur,
-et ils ne pouvaient souffrir une douleur dans leur rayonnement.
-
-Depuis que le polythéisme a emporté avec lui ces jeunes dieux, ces
-génies souriants, ces éphèbes célestes aux formes d’une perfection
-si absolue, d’un rhythme si harmonieux, d’un idéal si pur, et que la
-Grèce antique ne chante plus l’hymne de la beauté en strophes de Paros,
-l’homme a cruellement abusé de la permission qu’on lui a donnée d’être
-laid, et, quoique fait à l’image de Dieu, le représente assez mal. Mais
-le comte Labinski n’avait pas profité de cette licence; l’ovale un peu
-allongé de sa figure, son nez mince, d’une coupe hardie et fine, sa
-lèvre fermement dessinée, qu’accentuait une moustache blonde aiguisée
-à ses pointes, son menton relevé et frappé d’une fossette, ses yeux
-noirs, singularité piquante, étrangeté gracieuse, lui donnaient l’air
-d’un de ces anges guerriers, saint Michel ou Raphaël, qui combattent le
-démon, revêtus d’armures d’or. Il eût été trop beau sans l’éclair mâle
-de ses sombres prunelles et la couche hâlée que le soleil d’Asie avait
-déposée sur ses traits.
-
-Le comte était de taille moyenne, mince, svelte, nerveux, cachant
-des muscles d’acier sous une apparente délicatesse; et lorsque dans
-quelque bal d’ambassade, il revêtait son costume de magnat, tout
-chamarré d’or, tout étoilé de diamants, tout brodé de perles, il
-passait parmi les groupes comme une apparition étincelante, excitant la
-jalousie des hommes et l’amour des femmes, que Prascovie lui rendait
-indifférentes.—Nous n’ajoutons pas que le comte possédait les dons de
-l’esprit comme ceux du corps; les fées bienveillantes l’avaient doué à
-son berceau, et la méchante sorcière qui gâte tout s’était montrée de
-bonne humeur ce jour-là.
-
-Vous comprenez qu’avec un tel rival, Octave de Saville avait peu de
-chance, et qu’il faisait bien de se laisser tranquillement mourir
-sur les coussins de son divan, malgré l’espoir qu’essayait de lui
-remettre au cœur le fantastique docteur Balthazar Cherbonneau.—Oublier
-Prascovie eût été le seul moyen, mais c’était la chose impossible; la
-revoir, à quoi bon? Octave sentait que la résolution de la jeune femme
-ne faiblirait jamais dans son implacabilité douce, dans sa froideur
-compatissante. Il avait peur que ses blessures non cicatrisées ne se
-rouvrissent et ne saignassent devant celle qui l’avait tué innocemment,
-et il ne voulait pas l’accuser, la douce meurtrière aimée!
-
-
-IV
-
-Deux ans s’étaient écoulés depuis le jour où la comtesse Labinska
-avait arrêté sur les lèvres d’Octave la déclaration d’amour qu’elle
-ne devait pas entendre; Octave, tombé du haut de son rêve, s’était
-éloigné, ayant au foie le bec d’un chagrin noir, et n’avait pas donné
-de ses nouvelles à Prascovie. L’unique mot qu’il eût pu lui écrire
-était le seul défendu. Mais plus d’une fois la pensée de la comtesse
-effrayée de ce silence s’était reportée avec mélancolie sur son pauvre
-adorateur:—l’avait-il oubliée? Dans sa divine absence de coquetterie,
-elle le souhaitait sans le croire, car l’inextinguible flamme de la
-passion illuminait les yeux d’Octave, et la comtesse n’avait pu s’y
-méprendre. L’amour et les dieux se reconnaissent au regard: cette
-idée traversait comme un petit nuage le limpide azur de son bonheur,
-et lui inspirait la légère tristesse des anges qui, dans le ciel,
-se souviennent de la terre; son âme charmante souffrait de savoir
-là-bas quelqu’un malheureux à cause d’elle; mais que peut l’étoile
-d’or scintillante au haut du firmament pour le pâtre obscur qui lève
-vers elle des bras éperdus? Aux temps mythologiques, Phœbé descendit
-bien des cieux en rayons d’argent sur le sommeil d’Endymion; mais elle
-n’était pas mariée à un comte polonais.
-
-Dès son arrivée à Paris, la comtesse Labinska avait envoyé à Octave
-cette invitation banale que le docteur Balthazar Cherbonneau tournait
-distraitement entre ses doigts, et en ne le voyant pas venir,
-quoiqu’elle l’eût voulu, elle s’était dit avec un mouvement de joie
-involontaire: «Il m’aime toujours!» C’était cependant une femme
-d’une angélique pureté et chaste comme la neige du dernier sommet de
-l’Himalaya.
-
-Mais Dieu lui-même, au fond de son infini, n’a pour se distraire de
-l’ennui des éternités que le plaisir d’entendre battre pour lui le cœur
-d’une pauvre petite créature périssable sur un chétif globe, perdu dans
-l’immensité. Prascovie n’était pas plus sévère que Dieu, et le comte
-Olaf n’eût pu blâmer cette délicate volupté d’âme.
-
-«Votre récit, que j’ai écouté attentivement, dit le docteur à Octave,
-me prouve que tout espoir de votre part serait chimérique. Jamais la
-comtesse ne partagera votre amour.
-
-—Vous voyez-bien, monsieur Cherbonneau, que j’avais raison de ne pas
-chercher à retenir ma vie qui s’en va.
-
-—J’ai dit qu’il n’y avait pas d’espoir avec les moyens ordinaires,
-continua le docteur; mais il existe des puissances occultes que
-méconnaît la science moderne, et dont la tradition s’est conservée dans
-ces pays étranges nommés barbares par une civilisation ignorante. Là,
-aux premiers jours du monde, le genre humain, en contact immédiat avec
-les forces vives de la nature, savait des secrets qu’on croit perdus,
-et que n’ont point emportés dans leurs migrations les tribus qui,
-plus tard, ont formé les peuples. Ces secrets furent transmis d’abord
-d’initié à initié, dans les profondeurs mystérieuses des temples,
-écrits ensuite en idiomes sacrés incompréhensibles au vulgaire,
-sculptés en panneaux d’hiéroglyphes le long des parois cryptiques
-d’Ellora; vous trouverez encore sur les croupes du mont Mérou, d’où
-s’échappe le Gange, au bas de l’escalier de marbre blanc de Bénarès la
-ville sainte, au fond des pagodes en ruines de Ceylan, quelques brahmes
-centenaires épelant des manuscrits inconnus, quelques yoghis occupés à
-redire l’ineffable monosyllabe _om_ sans s’apercevoir que les oiseaux
-du ciel nichent dans leur chevelure; quelques fakirs dont les épaules
-portent les cicatrices des crochets de fer de Jaggernat, qui les
-possèdent ces arcanes perdus et en obtiennent des résultats merveilleux
-lorsqu’ils daignent s’en servir.—Notre Europe, tout absorbée par les
-intérêts matériels, ne se doute pas du degré de spiritualisme où sont
-arrivés les pénitents de l’Inde: des jeûnes absolus, des contemplations
-effrayantes de fixité, des postures impossibles gardées pendant des
-années entières, atténuent si bien leurs corps, que vous diriez, à les
-voir accroupis sous un soleil de plomb, entre des brasiers ardents,
-laissant leurs ongles grandis leur percer la paume des mains, des
-momies égyptiennes retirées de leur caisse et ployées en des attitudes
-de singe; leur enveloppe humaine n’est plus qu’une chrysalide, que
-l’âme, papillon immortel, peut quitter ou reprendre à volonté. Tandis
-que leur maigre dépouille reste là, inerte, horrible à voir, comme
-une larve nocturne surprise par le jour, leur esprit, libre de tous
-liens, s’élance, sur les ailes de l’hallucination, à des hauteurs
-incalculables, dans les mondes surnaturels. Ils ont des visions et
-des rêves étranges; ils suivent d’extase en extase les ondulations
-que font les âges disparus sur l’océan de l’éternité; ils parcourent
-l’infini en tous sens, assistent à la création des univers, à la
-genèse des dieux et à leurs métamorphoses; la mémoire leur revient des
-sciences englouties par les cataclysmes plutoniens et diluviens, des
-rapports oubliés de l’homme et des éléments. Dans cet état bizarre,
-ils marmottent des mots appartenant à des langues qu’aucun peuple ne
-parle plus depuis des milliers d’années sur la surface du globe, ils
-retrouvent le verbe primordial, le verbe qui a fait jaillir la lumière
-des antiques ténèbres: on les prend pour des fous; ce sont presque des
-dieux!»
-
-Ce préambule singulier surexcitait au dernier point l’attention
-d’Octave, qui, ne sachant où M. Balthazar Cherbonneau voulait en venir,
-fixait sur lui des yeux étonnés et petillants d’interrogations: il ne
-devinait pas quel rapport pouvaient offrir les pénitents de l’Inde avec
-son amour pour la comtesse Prascovie Labinska.
-
-Le docteur, devinant la pensée d’Octave, lui fit un signe de main
-comme pour prévenir ses questions, et lui dit: «Patience, mon cher
-malade; vous allez comprendre tout à l’heure que je ne me livre pas à
-une digression inutile.—Las d’avoir interrogé avec le scalpel, sur le
-marbre des amphithéâtres, des cadavres qui ne me répondaient pas et ne
-me laissaient voir que la mort quand je cherchais la vie, je formai le
-projet—un projet aussi hardi que celui de Prométhée escaladant le ciel
-pour y ravir le feu—d’atteindre et de surprendre l’âme, de l’analyser
-et de la disséquer pour ainsi dire; j’abandonnai l’effet pour la
-cause, et pris en dédain profond la science matérialiste dont le
-néant m’était prouvé. Agir sur ces formes vagues, sur ces assemblages
-fortuits de molécules aussitôt dissous, me semblait la fonction d’un
-empirisme grossier. J’essayai par le magnétisme de relâcher les
-liens qui enchaînent l’esprit à son enveloppe; j’eus bientôt dépassé
-Mesmer, Deslon, Maxwel, Puységur, Deleuze et les plus habiles, dans
-des expériences vraiment prodigieuses, mais qui ne me contentaient pas
-encore: catalepsie, somnambulisme, vue à distance, lucidité extatique,
-je produisis à volonté tous ces effets inexplicables pour la foule,
-simples et compréhensibles pour moi.—Je remontai plus haut: des
-ravissements de Cardan et de saint Thomas d’Aquin je passai aux crises
-nerveuses des Pythies; je découvris les arcanes des Époptes grecs et
-des Nebiim hébreux; je m’initiai rétrospectivement aux mystères de
-Trophonius et d’Esculape, reconnaissant toujours dans les merveilles
-qu’on en raconte une concentration ou une expansion de l’âme provoquée
-soit par le geste, soit par le regard, soit par la parole, soit par
-la volonté ou tout autre agent inconnu.—Je refis un à un tous les
-miracles d’Apollonius de Thyane.—Pourtant mon rêve scientifique
-n’était pas accompli; l’âme m’échappait toujours; je la pressentais,
-je l’entendais, j’avais de l’action sur elle; j’engourdissais ou
-j’excitais ses facultés; mais entre elle et moi il y avait un voile
-de chair que je pouvais écarter sans qu’elle s’envolât; j’étais comme
-l’oiseleur qui tient un oiseau sous un filet qu’il n’ose relever, de
-peur de voir sa proie ailée se perdre dans le ciel.
-
-«Je partis pour l’Inde, espérant trouver le mot de l’énigme dans ce
-pays de l’antique sagesse. J’appris le sanscrit et le prâcrit, les
-idiomes savants et vulgaires: je pus converser avec les pandits et les
-brahmes. Je traversai les jungles où rauque le tigre aplati sur ses
-pattes; je longeai les étangs sacrés qu’écaille le dos des crocodiles;
-je franchis des forêts impénétrables barricadées de lianes, faisant
-envoler des nuées de chauves-souris et de singes, me trouvant face à
-face avec l’éléphant au détour du sentier frayé par les bêtes fauves
-pour arriver à la cabane de quelque yoghi célèbre en communication avec
-les Mounis, et je m’assis des jours entiers près de lui, partageant
-sa peau de gazelle, pour noter les vagues incantations que murmurait
-l’extase sur ses lèvres noires et fendillées. Je saisis de la sorte des
-mots tout-puissants, des formules évocatrices, des syllabes du Verbe
-créateur.
-
-«J’étudiai les sculptures symboliques dans les chambres intérieures
-des pagodes que n’a vues nul œil profane et où une robe de brahme me
-permettait de pénétrer; je lus bien des mystères cosmogoniques, bien
-des légendes de civilisations disparues; je découvris le sens des
-emblèmes que tiennent dans leurs mains multiples ces dieux hybrides
-et touffus comme la nature de l’Inde; je méditai sur le cercle de
-Brahma, le lotus de Wishnou, le cobra capello de Shiva, le dieu bleu.
-Ganésa, déroulant sa trompe de pachyderme et clignant ses petits yeux
-frangés de longs cils, semblait sourire à mes efforts et encourager
-mes recherches. Toutes ces figures monstrueuses me disaient dans leur
-langue de pierre: «Nous ne sommes que des formes, c’est l’esprit qui
-agite la masse.»
-
-«Un prêtre du temple de Tirounamalay, à qui je fis part de l’idée
-qui me préoccupait, m’indiqua, comme parvenu au plus haut degré
-de sublimité, un pénitent qui habitait une des grottes de l’île
-d’Éléphanta. Je le trouvai, adossé au mur de la caverne, enveloppé d’un
-bout de sparterie, les genoux au menton, les doigts croisés sur les
-jambes, dans un état d’immobilité absolue; ses prunelles retournées
-ne laissaient voir que le blanc, ses lèvres bridaient sur ses dents
-déchaussées; sa peau, tannée par une incroyable maigreur, adhérait aux
-pommettes; ses cheveux, rejetés en arrière, pendaient par mèches roides
-comme des filaments de plantes du sourcil d’une roche; sa barbe s’était
-divisée en deux flots qui touchaient presque terre, et ses ongles se
-recourbaient en serres d’aigle.
-
-«Le soleil l’avait desséché et noirci de façon à donner à sa peau
-d’Indien, naturellement brune, l’apparence du basalte; ainsi posé, il
-ressemblait de forme et de couleur à un vase canopique. Au premier
-aspect, je le crus mort. Je secouai ses bras comme ankylosés par une
-roideur cataleptique, je lui criai à l’oreille de ma voix la plus forte
-les paroles sacramentelles qui devaient me révéler à lui comme initié;
-il ne tressaillit pas, ses paupières restèrent immobiles.—J’allais
-m’éloigner, désespérant d’en tirer quelque chose, lorsque j’entendis
-un petillement singulier; une étincelle bleuâtre passa devant mes
-yeux avec la fulgurante rapidité d’une lueur électrique, voltigea une
-seconde sur les lèvres entr’ouvertes du pénitent, et disparut.
-
-«Brahma-Logum (c’était le nom du saint personnage) sembla se réveiller
-d’une léthargie: ses prunelles reprirent leur place; il me regarda avec
-un regard humain et répondit à mes questions. «Eh bien, tes désirs sont
-satisfaits: tu as vu une âme. Je suis parvenu à détacher la mienne de
-mon corps quand il me plaît;—elle en sort, elle y rentre comme une
-abeille lumineuse, perceptible aux yeux seuls des adeptes. J’ai tant
-jeûné, tant prié, tant médité, je me suis macéré si rigoureusement, que
-j’ai pu dénouer les liens terrestres qui l’enchaînent, et que Wishnou,
-le dieu aux dix incarnations, m’a révélé le mot mystérieux qui la guide
-dans ses Avatars à travers les formes différentes.—Si, après avoir
-fait les gestes consacrés, je prononçais ce mot, ton âme s’envolerait
-pour animer l’homme ou la bête que je lui désignerais. Je te lègue ce
-secret, que je possède seul maintenant au monde. Je suis bien aise que
-tu sois venu, car il me tarde de me fondre dans le sein de l’incréé,
-comme une goutte d’eau dans la mer.—Et le pénitent me chuchota d’une
-voix faible comme le dernier râle d’un mourant, et pourtant distincte,
-quelques syllabes qui me firent passer sur le dos ce petit frisson dont
-parle Job.
-
-—Que voulez-vous dire, docteur? s’écria Octave; je n’ose sonder
-l’effrayante profondeur de votre pensée.
-
-—Je veux dire, répondit tranquillement M. Balthazar Cherbonneau, que
-je n’ai pas oublié la formule magique de mon ami Brahma-Logum, et que
-la comtesse Prascovie serait bien fine si elle reconnaissait l’âme
-d’Octave de Saville dans le corps d’Olaf Labinski.»
-
-
-V
-
-La réputation du docteur Balthazar Cherbonneau comme médecin et comme
-thaumaturge commençait à se répandre dans Paris; ses bizarreries,
-affectées ou vraies, l’avaient mis à la mode. Mais, loin de chercher
-à se faire, comme on dit, une clientèle, il s’efforçait de rebuter
-les malades en leur fermant sa porte ou en leur ordonnant des
-prescriptions étranges, des régimes impossibles. Il n’acceptait
-que des cas désespérés, renvoyant à ses confrères avec un dédain
-superbe les vulgaires fluxions de poitrine, les banales entérites,
-les bourgeoises fièvres typhoïdes, et dans ces occasions suprêmes
-il obtenait des guérisons vraiment inconcevables. Debout à côté du
-lit, il faisait des gestes magiques sur une tasse d’eau, et des corps
-déjà roides et froids, tout prêts pour le cercueil, après avoir avalé
-quelques gouttes de ce breuvage en desserrant des mâchoires crispées
-par l’agonie, reprenaient la souplesse de la vie, les couleurs de la
-santé, et se redressaient sur leur séant, promenant autour d’eux des
-regards accoutumés déjà aux ombres du tombeau. Aussi l’appelait-on le
-médecin des morts ou le résurrectionniste. Encore ne consentait-il pas
-toujours à opérer ces cures, et souvent refusait-il des sommes énormes
-de la part de riches moribonds. Pour qu’il se décidât à entrer en
-lutte avec la destruction, il fallait qu’il fût touché de la douleur
-d’une mère implorant le salut d’un enfant unique, du désespoir d’un
-amant demandant la grâce d’une maîtresse adorée, ou qu’il jugeât la
-vie menacée utile à la poésie, à la science et au progrès du genre
-humain. Il sauva de la sorte un charmant baby dont le croup serrait la
-gorge avec ses doigts de fer, une délicieuse jeune fille phthisique au
-dernier degré, un poëte en proie au _delirium tremens_, un inventeur
-attaqué d’une congestion cérébrale et qui allait enfouir le secret
-de sa découverte sous quelques pelletées de terre. Autrement il
-disait qu’on ne devait pas contrarier la nature, que certaines morts
-avaient leur raison d’être, et qu’on risquait, en les empêchant, de
-déranger quelque chose dans l’ordre universel. Vous voyez bien que M.
-Balthazar Cherbonneau était le docteur le plus paradoxal du monde,
-et qu’il avait rapporté de l’Inde une excentricité complète; mais sa
-renommée de magnétiseur l’emportait encore sur sa gloire de médecin;
-il avait donné devant un petit nombre d’élus quelques séances dont on
-racontait des merveilles à troubler toutes les notions du possible ou
-de l’impossible, et qui dépassaient les prodiges de Cagliostro.
-
-Le docteur habitait le rez-de-chaussée d’un vieil hôtel de la rue du
-Regard, un appartement en enfilade comme on les faisait jadis, et dont
-les hautes fenêtres ouvraient sur un jardin planté de grands arbres
-au tronc noir, au grêle feuillage vert. Quoiqu’on fût en été, de
-puissants calorifères soufflaient par leurs bouches grillées de laiton
-des trombes d’air brûlant dans les vastes salles, et en maintenaient
-la température à trente-cinq ou quarante degrés de chaleur, car M.
-Balthazar Cherbonneau, habitué au climat incendiaire de l’Inde,
-grelottait à nos pâles soleils, comme ce voyageur qui, revenu des
-sources du Nil Bleu, dans l’Afrique centrale, tremblait de froid au
-Caire, et il ne sortait jamais qu’en voiture fermée, frileusement
-emmaillotté d’une pelisse de renard bleu de Sibérie, et les pieds posés
-sur un manchon de fer-blanc rempli d’eau bouillante.
-
-Il n’y avait d’autres meubles dans ces salles que des divans bas en
-étoffes malabares historiées d’éléphants chimériques et d’oiseaux
-fabuleux, des étagères découpées, coloriées et dorées avec une
-naïveté barbare par les naturels de Ceylan, des vases du Japon
-pleins de fleurs exotiques; et sur le plancher s’étalait, d’un bout
-à l’autre de l’appartement, un de ces tapis funèbres à ramages noirs
-et blancs que tissent pour pénitence les Thuggs en prison, et dont
-la trame semble faite avec le chanvre de leurs cordes d’étrangleurs;
-quelques idoles indoues, de marbre ou de bronze, aux longs yeux en
-amande, au nez cerclé d’anneaux, aux lèvres épaisses et souriantes,
-aux colliers de perles descendant jusqu’au nombril, aux attributs
-singuliers et mystérieux, croisaient leurs jambes sur des piédouches
-dans les encoignures;—le long des murailles étaient appendues des
-miniatures gouachées, œuvre de quelque peintre de Calcutta ou de
-Lucknow, qui représentaient les neuf _Avatars_ déjà accomplis de
-Wishnou, en poisson, en tortue, en cochon, en lion à tête humaine, en
-nain brahmine, en Rama, en héros combattant le géant aux mille bras
-Cartasuciriargunen, en Kitsna, l’enfant miraculeux dans lequel des
-rêveurs voient un Christ indien; en Bouddha, adorateur du grand dieu
-Mahadevi; et, enfin, le montraient endormi, au milieu de la mer lactée,
-sur la couleuvre aux cinq têtes recourbées en dais, attendant l’heure
-de prendre, pour dernière incarnation, la forme de ce cheval blanc ailé
-qui, en laissant retomber son sabot sur l’univers, doit amener la fin
-du monde.
-
-Dans la salle du fond, chauffée plus fortement encore que les autres,
-se tenait M. Balthazar Cherbonneau, entouré de livres sanscrits tracés
-au poinçon sur de minces lames de bois percées d’un trou et réunies
-par un cordon de manière à ressembler plus à des persiennes qu’à
-des volumes comme les entend la librairie européenne. Une machine
-électrique, avec ses bouteilles remplies de feuilles d’or et ses
-disques de verre tournés par des manivelles, élevait sa silhouette
-inquiétante et compliquée au milieu de la chambre, à côté d’un baquet
-mesmérique où plongeait une lance de métal et d’où rayonnaient de
-nombreuses tiges de fer. M. Cherbonneau n’était rien moins que
-charlatan et ne cherchait pas la mise en scène, mais cependant il
-était difficile de pénétrer dans cette retraite bizarre sans éprouver
-un peu de l’impression que devaient causer autrefois les laboratoires
-d’alchimie.
-
-Le comte Olaf Labinski avait entendu parler des miracles réalisés par
-le docteur, et sa curiosité demi-crédule s’était allumée. Les races
-slaves ont un penchant naturel au merveilleux, que ne corrige pas
-toujours l’éducation la plus soignée, et d’ailleurs des témoins dignes
-de foi qui avaient assisté à ces séances en disaient de ces choses
-qu’on ne peut croire sans les avoir vues, quelque confiance qu’on ait
-dans le narrateur. Il alla donc visiter le thaumaturge.
-
-Lorsque le comte Labinski entra chez le docteur Balthazar Cherbonneau,
-il se sentit comme entouré d’une vague flamme; tout son sang afflua
-vers sa tête, les veines des tempes lui sifflèrent; l’extrême chaleur
-qui régnait dans l’appartement le suffoquait; les lampes où brûlaient
-des huiles aromatiques, les larges fleurs de Java balançant leurs
-énormes calices comme des encensoirs l’enivraient de leurs émanations
-vertigineuses et de leurs parfums asphyxiants. Il fit quelques pas en
-chancelant vers M. Cherbonneau, qui se tenait accroupi sur son divan,
-dans une de ces étranges poses de fakir ou de sannyâsi, dont le prince
-Soltikoff a si pittoresquement illustré son voyage de l’Inde. On eût
-dit, à le voir dessinant les angles de ses articulations sous les plis
-de ses vêtements, une araignée humaine pelotonnée au milieu de sa toile
-et se tenant immobile devant sa proie. A l’apparition du comte, ses
-prunelles de turquoise s’illuminèrent de lueurs phosphorescentes au
-centre de leur orbite dorée du bistre de l’hépatite, et s’éteignirent
-aussitôt comme recouvertes par une taie volontaire. Le docteur étendit
-la main vers Olaf, dont il comprit le malaise, et en deux ou trois
-passes l’entoura d’une atmosphère de printemps, lui créant un frais
-paradis dans cet enfer de chaleur.
-
-«Vous trouvez-vous mieux à présent? Vos poumons, habitués aux brises de
-la Baltique qui arrivent toutes froides encore de s’être roulées sur
-les neiges centenaires du pôle, devaient haleter comme des soufflets de
-forge à cet air brûlant, où cependant je grelotte, moi, cuit, recuit et
-comme calciné aux fournaises du soleil.»
-
-Le comte Olaf Labinski fit un signe pour témoigner qu’il ne souffrait
-plus de la haute température de l’appartement.
-
-«Eh bien, dit le docteur avec un accent de bonhomie, vous avez entendu
-parler sans doute de mes tours de passe-passe, et vous voulez avoir un
-échantillon de mon savoir-faire; oh! je suis plus fort que Comus, Comte
-ou Bosco.
-
-—Ma curiosité n’est pas si frivole, répondit le comte, et j’ai plus de
-respect pour un des princes de la science.
-
-—Je ne suis pas un savant dans l’acception qu’on donne à ce mot; mais
-au contraire, en étudiant certaines choses que la science dédaigne,
-je me suis rendu maître de forces occultes inemployées, et je produis
-des effets qui semblent merveilleux, quoique naturels. A force de la
-guetter, j’ai quelquefois surpris l’âme,—elle m’a fait des confidences
-dont j’ai profité et dit des mots que j’ai retenus. L’esprit est tout,
-la matière n’existe qu’en apparence; l’univers n’est peut-être qu’un
-rêve de Dieu ou qu’une irradiation du Verbe dans l’immensité. Je
-chiffonne à mon gré la guenille du corps, j’arrête ou je précipite la
-vie, je déplace les sens, je supprime l’espace, j’anéantis la douleur
-sans avoir besoin de chloroforme, d’éther ou de toute autre drogue
-anesthésique. Armé de la volonté, cette électricité intellectuelle,
-je vivifie ou je foudroie. Rien n’est plus opaque pour mes yeux; mon
-regard traverse tout; je vois distinctement les rayons de la pensée,
-et comme on projette les spectres solaires sur un écran, je peux les
-faire passer par mon prisme invisible et les forcer à se réfléchir sur
-la toile blanche de mon cerveau. Mais tout cela est peu de chose à côté
-des prodiges qu’accomplissent certains yoghis de l’Inde, arrivés au
-plus sublime degré d’ascétisme. Nous autres Européens, nous sommes trop
-légers, trop distraits, trop futiles, trop amoureux de notre prison
-d’argile pour y ouvrir de bien larges fenêtres sur l’éternité et sur
-l’infini. Cependant j’ai obtenu quelques résultats assez étranges, et
-vous allez en juger, dit le docteur Balthazar Cherbonneau en faisant
-glisser sur leur tringle les anneaux d’une lourde portière qui masquait
-une sorte d’alcôve pratiquée dans le fond de la salle.»
-
-A la clarté d’une flamme d’esprit-de-vin qui oscillait sur un trépied
-de bronze, le comte Olaf Labinski aperçut un spectacle effrayant qui le
-fit frissonner malgré sa bravoure. Une table de marbre noir supportait
-le corps d’un jeune homme nu jusqu’à la ceinture et gardant une
-immobilité cadavérique; de son torse hérissé de flèches comme celui de
-saint Sébastien, il ne coulait pas une goutte de sang; on l’eût pris
-pour une image de martyr coloriée, où l’on aurait oublié de teindre de
-cinabre les lèvres des blessures.
-
-«Cet étrange médecin, dit en lui-même Olaf, est peut-être un adorateur
-de Shiva, et il aura sacrifié cette victime à son idole.»
-
-«Oh! il ne souffre pas du tout; piquez-le sans crainte, pas un muscle
-de sa face ne bougera;» et le docteur lui enlevait les flèches du
-corps, comme l’on retire les épingles d’une pelote.
-
-Quelques mouvements rapides de mains dégagèrent le patient du réseau
-d’effluves qui l’emprisonnait, et il s’éveilla le sourire de l’extase
-sur les lèvres comme sortant d’un rêve bienheureux. M. Balthazar
-Cherbonneau le congédia du geste, et il se retira par une petite porte
-coupée dans la boiserie dont l’alcôve était revêtue.
-
-«J’aurais pu lui couper une jambe ou un bras sans qu’il s’en aperçût,
-dit le docteur en plissant ses rides en façon de sourire; je ne l’ai
-pas fait parce que je ne crée pas encore, et que l’homme, inférieur
-au lézard en cela, n’a pas une séve assez puissante pour reformer
-les membres qu’on lui retranche. Mais si je ne crée pas, en revanche
-je rajeunis. Et il enleva le voile qui recouvrait une femme âgée
-magnétiquement endormie sur un fauteuil, non loin de la table de marbre
-noir; ses traits, qui avaient pu être beaux, étaient flétris, et les
-ravages du temps se lisaient sur les contours amaigris de ses bras,
-de ses épaules et de sa poitrine. Le docteur fixa sur elle pendant
-quelques minutes, avec une intensité opiniâtre, les regards de ses
-prunelles bleues; les lignes altérées se raffermirent, le galbe du
-sein reprit sa pureté virginale, une chair blanche et satinée remplit
-les maigreurs du col; les joues s’arrondirent et se veloutèrent comme
-des pêches de toute la fraîcheur de la jeunesse; les yeux s’ouvrirent
-scintillants dans un fluide vivace; le masque de vieillesse, enlevé
-comme par magie, laissait voir la belle jeune femme disparue depuis
-longtemps.
-
-«Croyez-vous que la fontaine de Jouvence ait versé quelque part
-ses eaux miraculeuses? dit le docteur au comte stupéfait de cette
-transformation. Je le crois, moi, car l’homme n’invente rien, et chacun
-de ses rêves est une divination ou un souvenir.—Mais abandonnons cette
-forme un instant repétrie par ma volonté, et consultons cette jeune
-fille qui dort tranquillement dans ce coin. Interrogez-la, elle en
-sait plus long que les pythies et les sibylles. Vous pouvez l’envoyer
-dans un de vos sept châteaux de Bohême, lui demander ce que renferme
-le plus secret de vos tiroirs, elle vous le dira, car il ne faudra pas
-à son âme plus d’une seconde pour faire le voyage; chose, après tout,
-peu surprenante, puisque l’électricité parcourt soixante-dix mille
-lieues dans le même espace de temps, et l’électricité est à la pensée
-ce qu’est le fiacre au wagon. Donnez-lui la main pour vous mettre en
-rapport avec elle; vous n’aurez pas besoin de formuler votre question,
-elle la lira dans votre esprit.»
-
-La jeune fille, d’une voix atone comme celle d’une ombre, répondit à
-l’interrogation mentale du comte:
-
-«Dans le coffret de cèdre il y a un morceau de terre saupoudrée de
-sable fin sur lequel se voit l’empreinte d’un petit pied.»
-
-—A-t-elle deviné juste?» dit le docteur négligemment et comme sûr de
-l’infaillibilité de sa somnambule.
-
-Une éclatante rougeur couvrit les joues du comte. Il avait en effet,
-au premier temps de leurs amours, enlevé dans une allée d’un parc
-l’empreinte d’un pas de Prascovie, et il la gardait comme une relique
-au fond d’une boîte incrustée de nacre et d’argent, du plus précieux
-travail, dont il portait la clef microscopique suspendue à son cou par
-un jaseron de Venise.
-
-M. Balthazar Cherbonneau, qui était un homme de bonne compagnie, voyant
-l’embarras du comte, n’insista pas et le conduisit à une table sur
-laquelle était posée une eau aussi claire que le diamant.
-
-«Vous avez sans doute entendu parler du miroir magique où
-Méphistophélès fait voir à Faust l’image d’Hélène; sans avoir un pied
-de cheval dans mon bas de soie et deux plumes de coq à mon chapeau, je
-puis vous régaler de cet innocent prodige. Penchez-vous sur cette coupe
-et pensez fixement à la personne que vous désirez faire apparaître;
-vivante ou morte, lointaine ou rapprochée, elle viendra à votre appel,
-du bout du monde ou des profondeurs de l’histoire.»
-
-Le comte s’inclina sur la coupe, dont l’eau se troubla bientôt sous son
-regard et prit des teintes opalines, comme si l’on y eût versé une
-goutte d’essence; un cercle irisé des couleurs du prisme couronna les
-bords du vase, encadrant le tableau qui s’ébauchait déjà sous le nuage
-blanchâtre.
-
-Le brouillard se dissipa.—Une jeune femme en peignoir de dentelles,
-aux yeux vert de mer, aux cheveux d’or crespelés, laissant errer comme
-des papillons blancs ses belles mains distraites sur l’ivoire du
-clavier, se dessina ainsi que sous une glace au fond de l’eau redevenue
-transparente, avec une perfection si merveilleuse qu’elle eût fait
-mourir tous les peintres de désespoir:—c’était Prascovie Labinska,
-qui, sans le savoir, obéissait à l’évocation passionnée du comte.
-
-«Et maintenant passons à quelque chose de plus curieux,» dit le docteur
-en prenant la main du comte et en la posant sur une des tiges de fer du
-baquet mesmérique. Olaf n’eut pas plutôt touché le métal chargé d’un
-magnétisme fulgurant, qu’il tomba comme foudroyé.
-
-Le docteur le prit dans ses bras, l’enleva comme une plume, le posa sur
-un divan, sonna, et dit au domestique qui parut au seuil de la porte:
-
-«Allez chercher M. Octave de Saville.»
-
-
-VI
-
-Le roulement d’un coupé se fit entendre dans la cour silencieuse de
-l’hôtel, et presque aussitôt Octave se présenta devant le docteur;
-il resta stupéfait lorsque M. Cherbonneau lui montra le comte Olaf
-Labinski étendu sur un divan avec les apparences de la mort. Il crut
-d’abord à un assassinat et resta quelques instants muet d’horreur;
-mais, après un examen plus attentif, il s’aperçut qu’une respiration
-presque imperceptible abaissait et soulevait la poitrine du jeune
-dormeur.
-
-«Voilà, dit le docteur, votre déguisement tout préparé; il est un peu
-plus difficile à mettre qu’un domino loué chez Babin; mais Roméo, en
-montant au balcon de Vérone, ne s’inquiète pas du danger qu’il y a de
-se casser le cou; il sait que Juliette l’attend là-haut dans la chambre
-sous ses voiles de nuit; et la comtesse Prascovie Labinska vaut bien la
-fille des Capulets.»
-
-Octave, troublé par l’étrangeté de la situation, ne répondait rien; il
-regardait toujours le comte, dont la tête légèrement rejetée en arrière
-posait sur un coussin, et qui ressemblait à ces effigies de chevaliers
-couchés au-dessus de leurs tombeaux dans les cloîtres gothiques, ayant
-sous leur nuque roidie un oreiller de marbre sculpté. Cette belle et
-noble figure qu’il allait déposséder de son âme lui inspirait malgré
-lui quelques remords.
-
-Le docteur prit la rêverie d’Octave pour de l’hésitation: un vague
-sourire de dédain erra sur le pli de ses lèvres, et il lui dit:
-
-«Si vous n’êtes pas décidé, je puis réveiller le comte, qui s’en
-retournera comme il est venu, émerveillé de mon pouvoir magnétique;
-mais, pensez-y bien, une telle occasion peut ne jamais se retrouver.
-Pourtant, quelque intérêt que je porte à votre amour, quelque désir que
-j’aie de faire une expérience qui n’a jamais été tentée en Europe, je
-ne dois pas vous cacher que cet échange d’âmes a ses périls. Frappez
-votre poitrine, interrogez votre cœur. Risquez-vous franchement votre
-vie sur cette carte suprême? L’amour est fort comme la mort, dit la
-Bible.
-
-—Je suis prêt, répondit simplement Octave.
-
-—Bien, jeune homme, s’écria le docteur en frottant ses mains brunes
-et sèches avec une rapidité extraordinaire, comme s’il eût voulu
-allumer du feu à la manière des sauvages.—Cette passion qui ne recule
-devant rien me plaît. Il n’y a que deux choses au monde: la passion et
-la volonté. Si vous n’êtes pas heureux, ce ne sera certes pas de ma
-faute. Ah! mon vieux Brahma-Logum, tu vas voir du fond du ciel d’Indra
-où les apsaras t’entourent de leurs chœurs voluptueux, si j’ai oublié
-la formule irrésistible que tu m’as râlée à l’oreille en abandonnant
-ta carcasse momifiée. Les mots et les gestes, j’ai tout retenu.—A
-l’œuvre! à l’œuvre! Nous allons faire dans notre chaudron une
-étrange cuisine, comme les sorcières de Macbeth, mais sans l’ignoble
-sorcellerie du Nord.—Placez-vous devant moi, assis dans ce fauteuil;
-abandonnez-vous en toute confiance à mon pouvoir. Bien! les yeux sur
-les yeux, les mains contre les mains.—Déjà le charme agit. Les notions
-de temps et d’espace se perdent, la conscience du moi s’efface, les
-paupières s’abaissent; les muscles, ne recevant plus d’ordres du
-cerveau, se détendent; la pensée s’assoupit, tous les fils délicats
-qui retiennent l’âme au corps sont dénoués. Brahma, dans l’œuf d’or où
-il rêva dix mille ans, n’était pas plus séparé des choses extérieures;
-saturons-le d’effluves, baignons-le de rayons.»
-
-Le docteur, tout en marmottant ces phrases entrecoupées, ne
-discontinuait pas un seul instant ses passes: de ses mains tendues
-jaillissaient des jets lumineux qui allaient frapper le front ou
-le cœur du patient, autour duquel se formait peu à peu une sorte
-d’atmosphère visible, phosphorescente comme une auréole.
-
-«Très-bien! fit M. Balthazar Cherbonneau, s’applaudissant lui-même
-de son ouvrage. Le voilà comme je le veux. Voyons, voyons, qu’est-ce
-qui résiste encore par là? s’écria-t-il après une pause, comme s’il
-lisait à travers le crâne d’Octave le dernier effort de la personnalité
-près de s’anéantir. Quelle est cette idée mutine qui, chassée des
-circonvolutions de la cervelle, tâche de se soustraire à mon influence
-en se pelotonnant sur la monade primitive, sur le point central de la
-vie? Je saurai bien la rattraper et la mater.»
-
-Pour vaincre cette involontaire rébellion, le docteur rechargea plus
-puissamment encore la batterie magnétique de son regard, et atteignit
-la pensée en révolte entre la base du cervelet et l’insertion de la
-moelle épinière, le sanctuaire le plus caché, le tabernacle le plus
-mystérieux de l’âme. Son triomphe était complet.
-
-Alors il se prépara avec une solennité majestueuse à l’expérience
-inouïe qu’il allait tenter; il se revêtit comme un mage d’une robe
-de lin, il lava ses mains dans une eau parfumée, il tira de diverses
-boîtes des poudres dont il se fit aux joues et au front des tatouages
-hiératiques; il ceignit son bras du cordon des brahmes, lut deux ou
-trois Slocas des poëmes sacrés, et n’omit aucun des rites minutieux
-recommandés par le sannyâsi des grottes d’Elephanta.
-
-Ces cérémonies terminées, il ouvrit toutes grandes les bouches de
-chaleur, et bientôt la salle fut remplie d’une atmosphère embrasée
-qui eût fait se pâmer les tigres dans les jungles, se craqueler leur
-cuirasse de vase sur le cuir rugueux des buffles, et s’épanouir avec
-une détonation la large fleur de l’aloès.
-
-«Il ne faut pas que ces deux étincelles du feu divin, qui vont se
-trouver nues tout à l’heure et dépouillées pendant quelques secondes
-de leur enveloppe mortelle, pâlissent ou s’éteignent dans notre air
-glacial,» dit le docteur en regardant le thermomètre, qui marquait
-alors 120 degrés Fahrenheit.
-
-Le docteur Balthazar Cherbonneau, entre ces deux corps inertes, avait
-l’air, dans ses blancs vêtements, du sacrificateur d’une de ces
-religions sanguinaires qui jetaient des cadavres d’hommes sur l’autel
-de leurs dieux. Il rappelait ce prêtre de Vitziliputzili, la farouche
-idole mexicaine dont parle Henri Heine dans une de ses ballades, mais
-ses intentions étaient à coup sûr plus pacifiques.
-
-Il s’approcha du comte Olaf Labinski toujours immobile, et prononça
-l’ineffable syllabe, qu’il alla rapidement répéter sur Octave
-profondément endormi. La figure ordinairement bizarre de M. Cherbonneau
-avait pris en ce moment une majesté singulière; la grandeur du
-pouvoir dont il disposait ennoblissait ses traits désordonnés, et si
-quelqu’un l’eût vu accomplissant ces rites mystérieux avec une gravité
-sacerdotale, il n’eût pas reconnu en lui le docteur hoffmanique qui
-appelait, en le défiant, le crayon de la caricature.
-
-Il se passa alors des choses bien étranges: Octave de Saville et
-le comte Olaf Labinski parurent agités simultanément comme d’une
-convulsion d’agonie, leur visage se décomposa, une légère écume
-leur monta aux lèvres; la pâleur de la mort décolora leur peau;
-cependant deux petites lueurs bleuâtres et tremblotantes scintillaient
-incertaines au-dessus de leurs têtes.
-
-A un geste fulgurant du docteur qui semblait leur tracer leur route
-dans l’air, les deux points phosphoriques se mirent en mouvement,
-et, laissant derrière eux un sillage de lumière, se rendirent à leur
-demeure nouvelle: l’âme d’Octave occupa le corps du comte Labinski,
-l’âme du comte celui d’Octave: l’avatar était accompli.
-
-Une légère rougeur des pommettes indiquait que la vie venait de rentrer
-dans ces argiles humaines restées sans âme pendant quelques secondes,
-et dont l’Ange noir eût fait sa proie sans la puissance du docteur.
-
-La joie du triomphe faisait flamboyer les prunelles bleues de
-Cherbonneau, qui se disait en marchant à grands pas dans la chambre:
-«Que les médecins les plus vantés en fassent autant, eux si fiers
-de raccommoder tant bien que mal l’horloge humaine lorsqu’elle se
-détraque: Hippocrate, Galien, Paracelse, Van Helmont, Boerhaave,
-Tronchin, Hahnemann, Rasori, le moindre fakir indien, accroupi sur
-l’escalier d’une pagode, en sait mille fois plus long que vous!
-Qu’importe le cadavre quand on commande à l’esprit!»
-
-En finissant sa période, le docteur Balthazar Cherbonneau fit
-plusieurs cabrioles d’exultation, et dansa comme les montagnes dans le
-Sir-Hasirim du roi Salomon; il faillit même tomber sur le nez, s’étant
-pris le pied aux plis de sa robe brahminique, petit accident qui le
-rappela à lui-même et lui rendit tout son sang-froid.
-
-«Réveillons nos dormeurs,» dit M. Cherbonneau après avoir essuyé les
-raies de poudre colorées dont il s’était strié la figure et dépouillé
-son costume de brahme,—et, se plaçant devant le corps du comte
-Labinski habité par l’âme d’Octave, il fit les passes nécessaires pour
-le tirer de l’état somnambulique, secouant à chaque geste ses doigts
-chargés du fluide qu’il enlevait.
-
-Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski (désormais nous le
-désignerons de la sorte pour la clarté du récit) se redressa sur son
-séant, passa ses mains sur ses yeux et promena autour de lui un regard
-étonné que la conscience du moi n’illuminait pas encore. Quand la
-perception nette des objets lui fut revenue, la première chose qu’il
-aperçut, ce fut sa forme placée en dehors de lui sur un divan. Il se
-voyait! non pas réfléchi par un miroir, mais en réalité. Il poussa un
-cri,—ce cri ne résonna pas avec le timbre de sa voix et lui causa une
-sorte d’épouvante;—l’échange d’âmes ayant eu lieu pendant le sommeil
-magnétique, il n’en avait pas gardé mémoire et éprouvait un malaise
-singulier. Sa pensée, servie par de nouveaux organes, était comme un
-ouvrier à qui l’on a retiré ses outils habituels pour lui en donner
-d’autres. Psyché dépaysée battait de ses ailes inquiètes la voûte de
-ce crâne inconnu, et se perdait dans les méandres de cette cervelle où
-restaient encore quelques traces d’idées étrangères.
-
-«Eh bien, dit le docteur lorsqu’il eut suffisamment joui de la surprise
-d’Octave-Labinski, que vous semble de votre nouvelle habitation? Votre
-âme se trouve-t-elle bien installée dans le corps de ce charmant
-cavalier, hetmann, hospodar ou magnat, mari de la plus belle femme du
-monde? Vous n’avez plus envie de vous laisser mourir comme c’était
-votre projet la première fois que je vous ai vu dans votre triste
-appartement de la rue Saint-Lazare, maintenant que les portes de
-l’hôtel Labinski vous sont toutes grandes ouvertes et que vous n’avez
-plus peur que Prascovie ne vous mette la main devant la bouche,
-comme à la villa Salviati, lorsque vous voudrez lui parler d’amour!
-Vous voyez bien que le vieux Balthazar Cherbonneau, avec sa figure de
-macaque, qu’il ne tiendrait qu’à lui de changer pour une autre, possède
-encore dans son sac à malices d’assez bonnes recettes.
-
-—Docteur, répondit Octave-Labinski, vous avez le pouvoir d’un Dieu,
-ou, tout au moins, d’un démon.
-
-—Oh! oh! n’ayez pas peur, il n’y a pas la moindre diablerie là dedans.
-Votre salut ne périclite pas: je ne vais pas vous faire signer un pacte
-avec un parafe rouge. Rien n’est plus simple que ce qui vient de se
-passer. Le Verbe qui a créé la lumière peut bien déplacer une âme. Si
-les hommes voulaient écouter Dieu à travers le temps et l’infini, ils
-en feraient, ma foi, bien d’autres.
-
-—Par quelle reconnaissance, par quel dévouement reconnaître cet
-inestimable service?
-
-—Vous ne me devez rien; vous m’intéressiez, et pour un vieux Lascar
-comme moi, tanné à tous les soleils, bronzé à tous les événements,
-une émotion est une chose rare. Vous m’avez révélé l’amour, et vous
-savez que nous autres rêveurs un peu alchimistes, un peu magiciens,
-un peu philosophes, nous cherchons tous plus ou moins l’absolu. Mais
-levez-vous donc, remuez-vous, marchez, et voyez si votre peau neuve ne
-vous gêne pas aux entournures.»
-
-Octave-Labinski obéit au docteur et fit quelques tours par la chambre;
-il était déjà moins embarrassé; quoique habité par une autre âme, le
-corps du comte conservait l’impulsion de ses anciennes habitudes, et
-l’hôte récent se confia à ces souvenirs physiques, car il lui importait
-de prendre la démarche, l’allure, le geste du propriétaire expulsé.
-
-«Si je n’avais opéré moi-même tout à l’heure le déménagement de vos
-âmes, je croirais, dit en riant le docteur Balthazar Cherbonneau,
-qu’il ne s’est rien passé que d’ordinaire pendant cette soirée, et
-je vous prendrais pour le véritable, légitime et authentique comte
-lithuanien Olaf de Labinski, dont le moi sommeille encore là-bas dans
-la chrysalide que vous avez dédaigneusement laissée. Mais minuit va
-sonner bientôt; partez pour que Prascovie ne vous gronde pas et ne vous
-accuse pas de lui préférer le lansquenet ou le baccarat. Il ne faut
-pas commencer votre vie d’époux par une querelle, ce serait de mauvais
-augure. Pendant ce temps, je m’occuperai de réveiller votre ancienne
-enveloppe avec toutes les précautions et les égards qu’elle mérite.»
-
-Reconnaissant la justesse des observations du docteur, Octave-Labinski
-se hâta de sortir. Au bas du perron piaffaient d’impatience les
-magnifiques chevaux bais du comte, qui, en mâchant leurs mors, avaient
-devant eux couvert le pavé d’écume.—Au bruit de pas du jeune homme, un
-superbe chasseur vert, de la race perdue des heyduques, se précipita
-vers le marchepied, qu’il abattit avec fracas. Octave, qui s’était
-d’abord dirigé machinalement vers son modeste brougham, s’installa
-dans le haut et splendide coupé, et dit au chasseur, qui jeta le mot au
-cocher: «A l’hôtel!» La portière à peine fermée, les chevaux partirent
-en faisant des courbettes, et le digne successeur des Almanzor et
-des Azolan se suspendit aux larges cordons de passementerie avec une
-prestesse que n’aurait pas laissé supposer sa grande taille.
-
-Pour des chevaux de cette allure la course n’est pas longue de la rue
-du Regard au faubourg Saint-Honoré; l’espace fut dévoré en quelques
-minutes, et le cocher cria de sa voix de Stentor: La porte!
-
-Les deux immenses battants, poussés par le suisse, livrèrent passage à
-la voiture, qui tourna dans une grande cour sablée et vint s’arrêter
-avec une précision remarquable sous une marquise rayée de blanc et de
-rose.
-
-La cour, qu’Octave-Labinski détailla avec cette rapidité de vision
-que l’âme acquiert en certaines occasions solennelles, était vaste,
-entourée de bâtiments symétriques, éclairée par des lampadaires de
-bronze dont le gaz dardait ses langues blanches dans des fanaux de
-cristal semblables à ceux qui ornaient autrefois le Bucentaure, et
-sentait le palais plus que l’hôtel; des caisses d’orangers dignes de
-la terrasse de Versailles étaient posées de distance en distance sur
-la marge d’asphalte qui encadrait comme une bordure le tapis de sable
-formant le milieu.
-
-Le pauvre amoureux transformé, en mettant le pied sur le seuil, fut
-obligé de s’arrêter quelques secondes et de poser sa main sur son cœur
-pour en comprimer les battements. Il avait bien le corps du comte Olaf
-Labinski, mais il n’en possédait que l’apparence physique; toutes les
-notions que contenait cette cervelle s’étaient enfuies avec l’âme du
-premier propriétaire,—la maison qui désormais devait être la sienne
-lui était inconnue, il en ignorait les dispositions intérieures;—un
-escalier se présentait devant lui, il le suivit à tout hasard, sauf à
-mettre son erreur sur le compte d’une distraction.
-
-Les marches de pierre poncée éclataient de blancheur et faisaient
-ressortir le rouge opulent de la large bande de moquette retenue par
-des baguettes de cuivre doré qui dessinait au pied son moelleux chemin;
-des jardinières remplies des plus belles fleurs exotiques montaient
-chaque degré avec vous.
-
-Une immense lanterne découpée et fenestrée, suspendue à un gros câble
-de soie pourpre orné de houppes et de nœuds, faisait courir des
-frissons d’or sur les murs revêtus d’un stuc blanc et poli comme le
-marbre, et projetait une masse de lumière sur une répétition de la
-main de l’auteur, d’un des plus célèbres groupes de Canova, _l’Amour
-embrassant Psyché_.
-
-Le palier de l’étage unique était pavé de mosaïques d’un précieux
-travail, et aux parois, des cordes de soie suspendaient quatre
-tableaux de Paris Bordone, de Bonifazzio, de Palma le Vieux et de Paul
-Véronèse, dont le style architectural et pompeux s’harmonisait avec la
-magnificence de l’escalier.
-
-Sur ce palier s’ouvrait une haute porte de serge relevée de clous
-dorés; Octave-Labinski la poussa et se trouva dans une vaste
-antichambre où sommeillaient quelques laquais en grande tenue, qui,
-à son approche, se levèrent comme poussés par des ressorts et se
-rangèrent le long des murs avec l’impassibilité d’esclaves orientaux.
-
-Il continua sa route. Un salon blanc et or, où il n’y avait personne,
-suivait l’antichambre. Octave tira une sonnette. Une femme de chambre
-parut.
-
-«Madame peut-elle me recevoir?
-
-—Madame la comtesse est en train de se déshabiller, mais tout à
-l’heure elle sera visible.»
-
-
-VII
-
-Resté seul avec le corps d’Octave de Saville, habité par l’âme du
-comte Olaf Labinski, le docteur Balthazar Cherbonneau se mit en devoir
-de rendre cette forme inerte à la vie ordinaire. Au bout de quelques
-passes Olaf-de Saville (qu’on nous permette de réunir ces deux noms
-pour désigner un personnage double) sortit comme un fantôme des limbes
-du profond sommeil, ou plutôt de la catalepsie qui l’enchaînait,
-immobile et roide, sur l’angle du divan; il se leva avec un mouvement
-automatique que la volonté ne dirigeait pas encore, et chancelant sous
-un vertige mal dissipé. Les objets vacillaient autour de lui, les
-incarnations de Wishnou dansaient la sarabande le long des murailles,
-le docteur Cherbonneau lui apparaissait sous la figure du sannyâsi
-d’Elephanta, agitant ses bras comme des ailerons d’oiseau et roulant
-ses prunelles bleues dans des orbes de rides brunes, pareils à des
-cercles de besicles;—les spectacles étranges auxquels il avait assisté
-avant de tomber dans l’anéantissement magnétique réagissaient sur sa
-raison, et il ne se reprenait que lentement à la réalité: il était
-comme un dormeur réveillé brusquement d’un cauchemar, qui prend encore
-pour des spectres ses vêtements épars sur les meubles, avec de vagues
-formes humaines, et pour des yeux flamboyants de cyclope les patères de
-cuivre des rideaux, simplement illuminées par le reflet de la veilleuse.
-
-Peu à peu cette fantasmagorie s’évapora; tout revint à son aspect
-naturel; M. Balthazar Cherbonneau ne fut plus un pénitent de l’Inde,
-mais un simple docteur en médecine, qui adressait à son client un
-sourire d’une bonhomie banale.
-
-«Monsieur le comte est-il satisfait des quelques expériences que j’ai
-eu l’honneur de faire devant lui? disait-il avec un ton d’obséquieuse
-humilité où l’on aurait pu démêler une légère nuance d’ironie;—j’ose
-espérer qu’il ne regrettera pas trop sa soirée et qu’il partira
-convaincu que tout ce qu’on raconte sur le magnétisme n’est pas fable
-et jonglerie, comme le prétend la science officielle.»
-
-Olaf-de Saville répondit par un signe de tête en manière
-d’assentiment, et sortit de l’appartement accompagné du docteur
-Cherbonneau, qui lui faisait de profonds saluts à chaque porte.
-
-Le brougham s’avança en rasant les marches, et l’âme du mari de la
-comtesse Labinska y monta avec le corps d’Octave de Saville sans trop
-se rendre compte que ce n’était là ni sa livrée ni sa voiture.
-
-Le cocher demanda où monsieur allait.
-
-«Chez moi,» répondit Olaf-de Saville, confusément étonné de ne pas
-reconnaître la voix du chasseur vert qui, ordinairement, lui adressait
-cette question avec un accent hongrois des plus prononcés. Le brougham
-où il se trouvait était tapissé de damas bleu foncé; un satin bouton
-d’or capitonnait son coupé, et le comte s’étonnait de cette différence
-tout en l’acceptant comme on fait dans le rêve où les objets habituels
-se présentent sous des aspects tout autres sans pourtant cesser d’être
-reconnaissables; il se sentait aussi plus petit que de coutume; en
-outre, il lui semblait être venu en habit chez le docteur, et, sans
-se souvenir d’avoir changé de vêtement, il se voyait habillé d’un
-paletot d’été en étoffe légère qui n’avait jamais fait partie de sa
-garde-robe; son esprit éprouvait une gêne inconnue, et ses pensées, le
-matin si lucides, se débrouillaient péniblement. Attribuant cet état
-singulier aux scènes étranges de la soirée, il ne s’en occupa plus,
-il appuya sa tête à l’angle de la voiture, et se laissa aller à une
-rêverie flottante, à une vague somnolence qui n’était ni la veille ni
-le sommeil.
-
-Le brusque arrêt du cheval et la voix du cocher criant «La porte!» le
-rappelèrent à lui; il baissa la glace, mit la tête dehors et vit à la
-clarté du réverbère une rue inconnue, une maison qui n’était pas la
-sienne.
-
-«Où diable me mènes-tu, animal? s’écria-t-il; sommes-nous donc faubourg
-Saint-Honoré, hôtel Labinski?
-
-—Pardon, monsieur; je n’avais pas compris,» grommela le cocher en
-faisant prendre à sa bête la direction indiquée.
-
-Pendant le trajet, le comte transfiguré se fit plusieurs questions
-auxquelles il ne pouvait répondre. Comment sa voiture était-elle
-partie sans lui, puisqu’il avait donné ordre qu’on l’attendît? Comment
-se trouvait-il lui-même dans la voiture d’un autre? Il supposa qu’un
-léger mouvement de fièvre troublait la netteté de ses perceptions, ou
-que peut-être le docteur thaumaturge, pour frapper plus vivement sa
-crédulité, lui avait fait respirer pendant son sommeil quelque flacon
-de haschich ou de toute autre drogue hallucinatrice dont une nuit de
-repos dissiperait les illusions.
-
-La voiture arriva à l’hôtel Labinski; le suisse, interpellé, refusa
-d’ouvrir la porte, disant qu’il n’y avait pas de réception ce soir-là,
-que monsieur était rentré depuis plus d’une heure et madame retirée
-dans ses appartements.
-
-«Drôle, es-tu ivre ou fou? dit Olaf-de Saville en repoussant le colosse
-qui se dressait gigantesquement sur le seuil de la porte entre-bâillée,
-comme une de ces statues en bronze qui, dans les contes arabes
-défendent aux chevaliers errants l’accès des châteaux enchantés.
-
-«Ivre ou fou vous-même, mon petit monsieur,» répliqua le suisse, qui,
-de cramoisi qu’il était naturellement, devint bleu de colère.
-
-—Misérable! rugit Olaf-de Saville, si je ne me respectais...
-
-—Taisez-vous ou je vais vous casser sur mon genou et jeter vos
-morceaux sur le trottoir, répliqua le géant en ouvrant une main plus
-large et plus grande que la colossale main de plâtre exposée chez le
-gantier de la rue Richelieu; il ne faut pas faire le méchant avec moi,
-mon petit jeune homme parce qu’on a bu une ou deux bouteilles de vin de
-Champagne de trop.»
-
-Olaf-de Saville, exaspéré, repoussa le suisse si rudement, qu’il
-pénétra sous le porche. Quelques valets qui n’étaient pas couchés
-encore accoururent au bruit de l’altercation.
-
-«Je te chasse, bête brute, brigand, scélérat! je ne veux pas même que
-tu passes la nuit à l’hôtel; sauve-toi, ou je te tue comme un chien
-enragé. Ne me fais pas verser l’ignoble sang d’un laquais.»
-
-Et le comte, dépossédé de son corps, s’élançait les yeux injectés de
-rouge, l’écume aux lèvres, les poings crispés, vers l’énorme suisse,
-qui, rassemblant les deux mains de son agresseur dans une des siennes,
-les y maintint presque écrasées par l’étau de ses gros doigts courts,
-charnus et noueux comme ceux d’un tortionnaire du moyen âge.
-
-«Voyons, du calme, disait le géant, assez bonasse au fond, qui ne
-redoutait plus rien de son adversaire et lui imprimait quelques
-saccades pour le tenir en respect.—Y a-t-il du bon sens de se mettre
-dans des états pareils quand on est vêtu en homme du monde, et de venir
-ensuite comme un perturbateur faire des tapages nocturnes dans les
-maisons respectables? On doit des égards au vin, et il doit être fameux
-celui qui vous a si bien grisé! c’est pourquoi je ne vous assomme pas,
-et je me contenterai de vous poser délicatement dans la rue, où la
-patrouille vous ramassera si vous continuez vos esclandres;—un petit
-air de violon vous rafraîchira les idées.
-
-—Infâmes, s’écria Olaf-de Saville en interpellant les laquais, vous
-laissez insulter par cette abjecte canaille votre maître, le noble
-comte Labinski!»
-
-A ce nom, la valetaille poussa d’un commun accord une immense huée;
-un éclat de rire énorme, homérique, convulsif, souleva toutes ces
-poitrines chamarrées de galons: «Ce petit monsieur qui se croit le
-comte Labinski! ha! ha! hi! hi! l’idée est bonne!»
-
-Une sueur glacée mouilla les tempes d’Olaf-de Saville. Une pensée aiguë
-lui traversa la cervelle comme une lame d’acier, et il sentit se figer
-la moelle de ses os. Smarra lui avait-il mis son genou sur la poitrine
-ou vivait-il de la vie réelle? Sa raison avait-elle sombré dans l’océan
-sans fond du magnétisme, ou était-il le jouet de quelque machination
-diabolique?—Aucun de ses laquais si tremblants, si soumis, si
-prosternés devant lui, ne le reconnaissait. Lui avait-on changé son
-corps comme son vêtement et sa voiture?
-
-«Pour que vous soyez bien sûr de n’être pas le comte de Labinski, dit
-un des plus insolents de la bande, regardez là-bas, le voilà lui-même
-qui descend le perron, attiré par le bruit de votre algarade.»
-
-Le captif du suisse tourna les yeux vers le fond de la cour, et vit
-debout sous l’auvent de la marquise un jeune homme de taille élégante
-et svelte, à figure ovale, aux yeux noirs, au nez aquilin, à la
-moustache fine, qui n’était autre que lui-même, ou son spectre modelé
-par le diable, avec une ressemblance à faire illusion.
-
-Le suisse lâcha les mains qu’il tenait prisonnières. Les valets se
-rangèrent respectueusement contre la muraille, le regard baissé, les
-mains pendantes, dans une immobilité absolue, comme les icoglans à à
-l’approche du padischa; ils rendaient à ce fantôme les honneurs qu’ils
-refusaient au comte véritable.
-
-L’époux de Prascovie, quoique intrépide comme un Slave, c’est tout
-dire, ressentit un effroi indicible à l’approche de ce Ménechme, qui,
-plus terrible que celui du théâtre, se mêlait à la vie positive et
-rendait son jumeau méconnaissable.
-
-Une ancienne légende de famille lui revint en mémoire et augmenta
-encore sa terreur. Chaque fois qu’un Labinski devait mourir, il en
-était averti par l’apparition d’un fantôme absolument pareil à lui.
-Parmi les nations du Nord, voir son double, même en rêve, a toujours
-passé pour un présage fatal, et l’intrépide guerrier du Caucase,
-à l’aspect de cette vision extérieure de son moi, fut saisi d’une
-insurmontable horreur superstitieuse; lui qui eût plongé son bras dans
-la gueule des canons prêts à tirer, il recula devant lui-même.
-
-Octave-Labinski s’avança vers son ancienne forme, où se débattait,
-s’indignait et frissonnait l’âme du comte, et lui dit d’un ton de
-politesse hautaine et glaciale:
-
-«Monsieur, cessez de vous compromettre avec ces valets. M. le comte de
-Labinski, si vous voulez lui parler, est visible de midi à deux heures.
-Madame la comtesse reçoit le jeudi les personnes qui ont eu l’honneur
-de lui être présentées.»
-
-Cette phrase débitée lentement et en donnant de la valeur à chaque
-syllabe, le faux comte se retira d’un pas tranquille, et les portes se
-refermèrent sur lui.
-
-On porta dans la voiture Olaf-de Saville évanoui. Lorsqu’il reprit ses
-sens, il était couché sur un lit qui n’avait pas la forme du sien, dans
-une chambre où il ne se rappelait pas être jamais entré; près de lui se
-tenait un domestique étranger qui lui soulevait la tête et lui faisait
-respirer un flacon d’éther.
-
-«Monsieur se sent-il mieux? demanda Jean au comte, qu’il prenait pour
-son maître.
-
-—Oui, répondit Olaf-de Saville; ce n’était qu’une faiblesse passagère.
-
-—Puis-je me retirer ou faut-il que je veille, monsieur?
-
-—Non, laissez-moi seul; mais, avant de vous retirer, allumez les
-torchères près de la glace.
-
-—Monsieur n’a pas peur que cette vive clarté ne l’empêche de dormir?
-
-—Nullement; d’ailleurs je n’ai pas sommeil encore.
-
-—Je ne me coucherai pas, et si monsieur a besoin de quelque chose,
-j’accourrai au premier coup de sonnette,» dit Jean, intérieurement
-alarmé de la pâleur et des traits décomposés du comte.
-
-Lorsque Jean se fut retiré après avoir allumé les bougies, le comte
-s’élança vers la glace, et, dans le cristal profond et pur où tremblait
-la scintillation des lumières, il vit une tête jeune, douce et triste,
-aux abondants cheveux noirs, aux prunelles d’un azur sombre, aux joues
-pâles, duvetée d’une barbe soyeuse et brune, une tête qui n’était pas
-la sienne, et qui du fond du miroir le regardait avec un air surpris.
-Il s’efforça d’abord de croire qu’un mauvais plaisant encadrait son
-masque dans la bordure incrustée de cuivre et de burgau de la glace
-à biseaux vénitiens. Il passa la main derrière; il ne sentit que les
-planches du parquet; il n’y avait personne.
-
-Ses mains, qu’il tâta, étaient plus maigres, plus longues, plus
-veinées; au doigt annulaire saillait en bosse une grosse bague d’or
-avec un chaton d’aventurine sur laquelle un blason était gravé,—un écu
-fascé de gueules et d’argent, et pour timbre un tortil de baron. Cet
-anneau n’avait jamais appartenu au comte, qui portait d’or à l’aigle
-de sable essorant, becqué, patté et onglé de même; le tout surmonté
-de la couronne à perles. Il fouilla ses poches, il y trouva un petit
-portefeuille contenant des cartes de visite avec ce nom: «Octave de
-Saville.»
-
-Le rire des laquais à l’hôtel Labinski, l’apparition de son double, la
-physionomie inconnue substituée à sa réflexion dans le miroir pouvaient
-être, à la rigueur, les illusions d’un cerveau malade; mais ces habits
-différents, cet anneau qu’il ôtait de son doigt, étaient des preuves
-matérielles, palpables, des témoignages impossibles à récuser. Une
-métamorphose complète s’était opérée en lui à son insu, un magicien, à
-coup sûr, un démon peut-être, lui avait volé sa forme, sa noblesse, son
-nom, toute sa personnalité, en ne lui laissant que son âme sans moyens
-de la manifester.
-
-Les historiens fantastiques de Pierre Schlemil et de la Nuit de
-saint Sylvestre lui revinrent en mémoire; mais les personnages de
-Lamotte-Fouqué et d’Hoffmann n’avaient perdu, l’un que son ombre,
-l’autre que son reflet; et si cette privation bizarre d’une projection
-que tout le monde possède inspirait des soupçons inquiétants, personne
-du moins ne leur niait qu’ils ne fussent eux-mêmes.
-
-Sa position, à lui, était bien autrement désastreuse: il ne pouvait
-réclamer son titre de comte Labinski avec la forme dans laquelle il
-se trouvait emprisonné. Il passerait aux yeux de tout le monde pour
-un impudent imposteur, ou tout au moins pour un fou. Sa femme même
-le méconnaîtrait affublé de cette apparence mensongère.—Comment
-prouver son identité? Certes, il y avait mille circonstances intimes,
-mille détails mystérieux inconnus de toute autre personne, qui,
-rappelés à Prascovie, lui feraient reconnaître l’âme de son mari sous
-ce déguisement; mais que vaudrait cette conviction isolée, au cas
-où il l’obtiendrait, contre l’unanimité de l’opinion? Il était bien
-réellement et bien absolument dépossédé de son moi. Autre anxiété: Sa
-transformation se bornait-elle au changement extérieur de la taille
-et des traits, ou habitait-il en réalité le corps d’un autre? En ce
-cas, qu’avait-on fait du sien? Un puits de chaux l’avait-il consumé
-ou était-il devenu la propriété d’un hardi voleur? Le double aperçu à
-l’hôtel Labinski pouvait être un spectre, une vision, mais aussi un
-être physique, vivant, installé dans cette peau que lui aurait dérobée,
-avec une habileté infernale, ce médecin à figure de fakir.
-
-Une idée affreuse lui mordit le cœur de ses crochets de vipère: «Mais
-ce comte de Labinski fictif, pétri dans ma forme par les mains du
-démon, ce vampire qui habite maintenant mon hôtel, à qui mes valets
-obéissent contre moi, peut-être à cette heure met-il son pied fourchu
-sur le seuil de cette chambre où je n’ai jamais pénétré que le cœur
-ému comme le premier soir, et Prascovie lui sourit-elle doucement et
-penche-t-elle avec une rougeur divine sa tête charmante sur cette
-épaule parafée de la griffe du diable, prenant pour moi cette larve
-menteuse, ce brucolaque, cette empouse, ce hideux fils de la nuit et
-de l’enfer. Si je courais à l’hôtel, si j’y mettais le feu pour crier,
-dans les flammes, à Prascovie: On te trompe, ce n’est pas Olaf ton
-bien-aimé que tu tiens sur ton cœur! Tu vas commettre innocemment un
-crime abominable et dont mon âme désespérée se souviendra encore quand
-les éternités se seront fatigué les mains à retourner leurs sabliers!»
-
-Des vagues enflammées affluaient au cerveau du comte, il poussait
-des cris de rage inarticulés, se mordait les poings, tournait dans
-la chambre comme une bête fauve. La folie allait submerger l’obscure
-conscience qu’il lui restait de lui-même; il courut à la toilette
-d’Octave, remplit une cuvette d’eau et y plongea sa tête, qui sortit
-fumante de ce bain glacé.
-
-Le sang-froid lui revint. Il se dit que le temps du magisme et de la
-sorcellerie était passé; que la mort seule déliait l’âme du corps;
-qu’on n’escamotait pas de la sorte, au milieu de Paris, un comte
-polonais accrédité de plusieurs millions chez Rothschild, allié aux
-plus grandes familles, mari aimé d’une femme à la mode, décoré de
-l’ordre de Saint-André de première classe, et que tout cela n’était
-sans doute qu’une plaisanterie d’assez mauvais goût de M. Balthazar
-Cherbonneau, qui s’expliquerait le plus naturellement du monde, comme
-les épouvantails des romans d’Anne Radcliffe.
-
-Comme il était brisé de fatigue, il se jeta sur le lit d’Octave et
-s’endormit d’un sommeil lourd, opaque, semblable à la mort, qui durait
-encore lorsque Jean, croyant son maître éveillé, vint poser sur la
-table les lettres et les journaux.
-
-
-VIII
-
-Le comte ouvrit les yeux, et promena autour de lui un regard
-investigateur; il vit une chambre à coucher confortable, mais simple;
-un tapis ocellé, imitant la peau de léopard, couvrait le plancher; des
-rideaux de tapisserie, que Jean venait d’entr’ouvrir, pendaient aux
-fenêtres et masquaient les portes; les murs étaient tendus d’un papier
-velouté vert uni, simulant le drap. Une pendule formée d’un bloc de
-marbre noir, au cadran de platine, surmontée de la statuette en argent
-oxydé de la Diane de Gabies, réduite par Barbedienne, et accompagnée
-de deux coupes antiques, aussi en argent, décorait la cheminée en
-marbre blanc à veines bleuâtres; le miroir de Venise où le comte avait
-découvert la veille qu’il ne possédait plus sa figure habituelle, et un
-portrait de femme âgée, peint par Flandrin, sans doute celui de la mère
-d’Octave, étaient les seuls ornements de cette pièce, un peu triste et
-sévère; un divan, un fauteuil à la Voltaire placé près de la cheminée,
-une table à tiroirs, couverte de papiers et de livres, composaient un
-ameublement commode, mais qui ne rappelait en rien les somptuosités de
-l’hôtel Labinski.
-
-«Monsieur se lève-t-il?» dit Jean de cette voix ménagée qu’il s’était
-faite pendant la maladie d’Octave, et en présentant au comte la chemise
-de couleur, le pantalon de flanelle à pied et la gandoura d’Alger,
-vêtements du matin de son maître. Quoiqu’il répugnât au comte de mettre
-les habits d’un étranger, à moins de rester nu il lui fallait accepter
-ceux que lui présentait Jean, et il posa ses pieds sur la peau d’ours
-soyeuse et noire qui servait de descente de lit.
-
-Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître concevoir le
-moindre doute sur l’identité du faux Octave de Saville qu’il aidait à
-s’habiller, lui dit: «A quelle heure monsieur désire-t-il déjeuner?»
-
-«A l’heure ordinaire,» répondit le comte, qui, afin de ne pas
-éprouver d’empêchement dans les démarches qu’il comptait faire pour
-recouvrer sa personnalité, avait résolu d’accepter extérieurement son
-incompréhensible transformation.
-
-Jean se retira, et Olaf-de Saville ouvrit les deux lettres qui
-avaient été apportées avec les journaux, espérant y trouver quelques
-renseignements; la première contenait des reproches amicaux, et se
-plaignait de bonnes relations de camaraderie interrompues sans motif;
-un nom inconnu pour lui la signait. La seconde était du notaire
-d’Octave, et le pressait de venir toucher un quartier de rente échu
-depuis longtemps, ou du moins d’assigner un emploi à ces capitaux qui
-restaient improductifs.
-
-«Ah çà, il paraît, se dit le comte, que l’Octave de Saville dont
-j’occupe la peau bien contre mon gré existe réellement; ce n’est point
-un être fantastique, un personnage d’Achim d’Arnim ou de Clément
-Brentano: il a un appartement, des amis, un notaire, des rentes à
-émarger, tout ce qui constitue l’état civil d’un gentleman. Il me
-semble bien cependant, que je suis le comte Olaf Labinski.»
-
-Un coup d’œil jeté sur le miroir le convainquit que cette opinion ne
-serait partagée de personne; à la pure clarté du jour, aux douteuses
-lueurs des bougies, le reflet était identique.
-
-En continuant la visite domiciliaire, il ouvrit les tiroirs de la
-table: dans l’un il trouva des titres de propriété, deux billets de
-mille francs et cinquante louis, qu’il s’appropria sans scrupule pour
-les besoins de la campagne qu’il allait commencer, et dans l’autre un
-portefeuille en cuir de Russie fermé par une serrure à secret.
-
-Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert, qui s’élança dans la
-chambre avec la familiarité d’un ancien ami, sans attendre que le
-domestique vînt lui rendre la réponse du maître.
-
-«Bonjour, Octave, dit le nouveau venu, beau jeune homme à l’air cordial
-et franc; que fais-tu, que deviens-tu, es-tu mort ou vivant? On ne
-te voit nulle part; on t’écrit, tu ne réponds pas.—Je devrais te
-bouder, mais, ma foi, je n’ai pas d’amour-propre en affection, et je
-viens te serrer la main.—Que diable! on ne peut pas laisser mourir de
-mélancolie son camarade de collége au fond de cet appartement lugubre
-comme la cellule de Charles-Quint au monastère de Yuste. Tu te figures
-que tu es malade, tu t’ennuies, voilà tout; mais je te forcerai à te
-distraire, et je vais t’emmener d’autorité à un joyeux déjeuner où
-Gustave Raimbaud enterre sa liberté de garçon.»
-
-En débitant cette tirade d’un ton moitié fâché, moitié comique, il
-secouait vigoureusement à la manière anglaise la main du comte qu’il
-avait prise.
-
-«Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans l’esprit de son rôle,
-je suis plus souffrant aujourd’hui que d’ordinaire; je ne me sens pas
-en train; je vous attristerais et vous gênerais.
-
-—En effet, tu es bien pâle et tu as l’air fatigué; à une occasion
-meilleure! Je me sauve, car je suis en retard de trois douzaines
-d’huîtres vertes et d’une bouteille de vin de Sauterne, dit Alfred en
-se dirigeant vers la porte: Raimbaud sera fâché de ne pas te voir.»
-
-Cette visite augmenta la tristesse du comte.—Jean le prenait pour
-son maître, Alfred pour son ami. Une dernière épreuve lui manquait.
-La porte s’ouvrit; une dame dont les bandeaux étaient entremêlés de
-fils d’argent, et qui ressemblait d’une manière frappante au portrait
-suspendu à la muraille, entra dans la chambre, s’assit sur le divan, et
-dit au comte:
-
-«Comment vas-tu, mon pauvre Octave? Jean m’a dit que tu étais rentré
-tard hier, et dans un état de faiblesse alarmante; ménage-toi bien, mon
-cher fils, car tu sais combien je t’aime, malgré le chagrin que me
-cause cette inexplicable tristesse dont tu n’as jamais voulu me confier
-le secret.
-
-—Ne craignez rien, ma mère, cela n’a rien de grave, répondit Olaf de
-Saville; je suis beaucoup mieux aujourd’hui.»
-
-Madame de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne voulant pas gêner
-son fils, qu’elle savait ne pas aimer à être troublé longtemps dans sa
-solitude.
-
-«Me voilà bien définitivement Octave de Saville, s’écria le comte
-lorsque la vieille dame fut partie; sa mère me reconnaît et ne devine
-pas une âme étrangère sous l’épiderme de son fils. Je suis donc à
-jamais peut-être claquemuré dans cette enveloppe; quelle étrange prison
-pour un esprit que le corps d’un autre! Il est dur pourtant de renoncer
-à être le comte Olaf Labinski, de perdre son blason, sa femme, sa
-fortune, et de se voir réduit à une chétive existence bourgeoise. Oh!
-je la déchirerai, pour en sortir, cette peau de Nessus qui s’attache
-à mon moi, et je ne la rendrai qu’en pièces à son premier possesseur.
-Si je retournais à l’hôtel! Non!—Je ferais un scandale inutile, et le
-Suisse me jetterait à la porte, car je n’ai plus de vigueur dans cette
-robe de chambre de malade; voyons, cherchons, car il faut que je sache
-un peu la vie de cet Octave de Saville qui est moi maintenant. Et il
-essaya d’ouvrir le portefeuille. Le ressort touché par hasard céda, et
-le comte tira, des poches de cuir, d’abord plusieurs papiers, noircis
-d’une écriture serrée et fine, ensuite un carré de vélin;—sur le
-carré de vélin une main peu habile, mais fidèle, avait dessiné, avec
-la mémoire du cœur et la ressemblance que n’atteignent pas toujours
-les grands artistes, un portrait au crayon de la comtesse Prascovie
-Labinska, qu’il était impossible de ne pas reconnaître du premier coup
-d’œil.
-
-Le comte demeura stupéfait de cette découverte. A la surprise succéda
-un furieux mouvement de jalousie; comment le portrait de la comtesse se
-trouvait-il dans le portefeuille secret de ce jeune homme inconnu, d’où
-lui venait-il, qui l’avait fait, qui l’avait donné? Cette Prascovie si
-religieusement adorée serait-elle descendue de son ciel d’amour dans
-une intrigue vulgaire? Quelle raillerie infernale l’incarnait, lui,
-le mari, dans le corps de l’amant de cette femme, jusque-là crue si
-pure?—Après avoir été l’époux, il allait être le galant! Sarcastique
-métamorphose, renversement de position à devenir fou, il pourrait se
-tromper lui-même, être à la fois Clitandre et Georges Dandin!
-
-Toutes ces idées bourdonnaient tumultueusement dans son crâne; il
-sentait sa raison près de s’échapper, et il fit, pour reprendre un
-peu de calme, un effort suprême de volonté. Sans écouter Jean qui
-l’avertissait que le déjeuner était servi, il continua avec une
-trépidation nerveuse l’examen du portefeuille mystérieux.
-
-Les feuillets composaient une espèce de journal psychologique,
-abandonné et repris à diverses époques; en voici quelques fragments,
-dévorés par le comte avec une curiosité anxieuse:
-
-«Jamais elle ne m’aimera, jamais, jamais! J’ai lu dans ses yeux si
-doux ce mot si cruel, que Dante n’en a pas trouvé de plus dur pour
-l’inscrire sur les portes de bronze de la Cité Dolente: «Perdez
-tout espoir.» Qu’ai-je fait à Dieu pour être damné vivant? Demain,
-après-demain, toujours, ce sera la même chose! Les astres peuvent
-entre-croiser leurs orbes, les étoiles en conjonction former des nœuds,
-rien dans mon sort ne changera. D’un mot, elle a dissipé le rêve; d’un
-geste, brisé l’aile à la chimère. Les combinaisons fabuleuses des
-impossibilités ne m’offrent aucune chance; les chiffres, rejetés un
-milliard de fois dans la roue de la fortune, n’en sortiraient pas,—il
-n’y a pas de numéro gagnant pour moi!»
-
-«Malheureux que je suis! je sais que le paradis m’est fermé et je reste
-stupidement assis au seuil, le dos appuyé à la porte, qui ne doit pas
-s’ouvrir, et je pleure en silence, sans secousses, sans efforts, comme
-si mes yeux étaient des sources d’eau vive. Je n’ai pas le courage
-de me lever et de m’enfoncer au désert immense ou dans la Babel
-tumultueuse des hommes.»
-
-«Quelquefois, quand, la nuit, je ne puis dormir, je pense à
-Prascovie;—si je dors, j’en rêve;—oh! qu’elle était belle ce jour-là,
-dans le jardin de la villa Salviati, à Florence!—Cette robe blanche et
-ces rubans noirs,—c’était charmant et funèbre! Le blanc pour elle, le
-noir pour moi!—Quelquefois les rubans, remués par la brise, formaient
-une croix sur ce fond d’éclatante blancheur; un esprit invisible
-disait tout bas la messe de mort de mon cœur.»
-
-«Si quelque catastrophe inouïe mettait sur mon front la couronne des
-empereurs et des califes, si la terre saignait pour moi ses veines
-d’or, si les mines de diamant de Golconde et de Visapour me laissaient
-fouiller dans leurs gangues étincelantes, si la lyre de Byron résonnait
-sous mes doigts, si les plus parfaits chefs-d’œuvre de l’art antique et
-moderne me prêtaient leurs beautés, si je découvrais un monde, eh bien,
-je n’en serais pas plus avancé pour cela!»
-
-«A quoi tient la destinée! j’avais envie d’aller à Constantinople,
-je ne l’aurais pas rencontrée; je reste à Florence, je la vois et je
-meurs.»
-
-«Je me serais bien tué; mais elle respire dans cet air où nous vivons,
-et peut-être ma lèvre avide aspirera-t-elle—ô bonheur ineffable!—une
-effluve lointaine de ce souffle embaumé; et puis l’on assignerait à mon
-âme coupable une planète d’exil, et je n’aurais pas la chance de me
-faire aimer d’elle dans l’autre vie.—Être encore séparés là-bas, elle
-au paradis, moi en enfer: pensée accablante!»
-
-«Pourquoi faut-il que j’aime précisément la seule femme qui ne peut
-m’aimer! d’autres qu’on dit belles, qui étaient libres, me souriaient
-de leur sourire le plus tendre et semblaient appeler un aveu qui ne
-venait pas. Oh! qu’il est heureux, lui! Quelle sublime vie antérieure
-Dieu récompense-t-il en lui par le don magnifique de cet amour?»
-
-...Il était inutile d’en lire davantage. Le soupçon que le comte avait
-pu concevoir à l’aspect du portrait de Prascovie s’était évanoui dès
-les premières lignes de ces tristes confidences. Il comprit que l’image
-chérie, recommencée mille fois, avait été caressée loin du modèle avec
-cette patience infatigable de l’amour malheureux, et que c’était la
-madone d’une petite chapelle mystique, devant laquelle s’agenouillait
-l’adoration sans espoir.
-
-«Mais si cet Octave avait fait un pacte avec le diable pour me dérober
-mon corps et surprendre sous ma forme l’amour de Prascovie!»
-
-L’invraisemblance, au dix-neuvième siècle, d’une pareille supposition,
-la fit bientôt abandonner au comte, qu’elle avait cependant étrangement
-troublé.
-
-Souriant lui-même de sa crédulité, il mangea, refroidi, le déjeuner
-servi par Jean, s’habilla et demanda la voiture. Lorsqu’on eut attelé,
-il se fit conduire chez le docteur Balthazar Cherbonneau; il traversa
-ces salles où la veille il était entré s’appelant encore le comte
-Olaf Labinski, et d’où il était sorti salué par tout le monde du nom
-d’Octave de Saville. Le docteur était assis, comme à son ordinaire,
-sur le divan de la pièce du fond, tenant son pied dans sa main, et
-paraissait plongé dans une méditation profonde.
-
-Au bruit des pas du comte, le docteur releva la tête.
-
-«Ah! c’est vous, mon cher Octave; j’allais passer chez vous; mais c’est
-bon signe quand le malade vient voir le médecin.
-
-—Toujours Octave! dit le comte, je crois que j’en deviendrai fou de
-rage!» Puis, se croisant les bras, il se plaça devant le docteur, et,
-le regardant avec une fixité terrible:
-
-«Vous savez bien, monsieur Balthazar Cherbonneau, que je ne suis pas
-Octave, mais le comte Olaf Labinski, puisque hier soir vous m’avez, ici
-même, volé ma peau au moyen de vos sorcelleries exotiques.»
-
-A ces mots, le docteur partit d’un énorme éclat de rire, se renversa
-sur ses coussins, et se mit les poings au côté pour contenir les
-convulsions de sa gaieté.
-
-«Modérez, docteur, cette joie intempestive dont vous pourriez vous
-repentir. Je parle sérieusement.
-
-—Tant pis, tant pis! cela prouve que l’anesthésie et l’hypocondrie
-pour laquelle je vous soignais se tournent en démence. Il faudra
-changer le régime, voilà tout.
-
-—Je ne sais à quoi tient, docteur du diable, que je ne vous étrangle
-de mes mains,» cria le comte en s’avançant vers Cherbonneau.
-
-Le docteur sourit de la menace du comte, qu’il toucha du bout d’une
-petite baguette d’acier.—Olaf-de Saville reçut une commotion terrible
-et crut qu’il avait le bras cassé.
-
-«Oh! nous avons les moyens de réduire les malades lorsqu’ils se
-regimbent, dit-il en laissant tomber sur lui ce regard froid comme une
-douche, qui dompte les fous et fait s’aplatir les lions sur le ventre.
-Retournez chez vous, prenez un bain, cette surexcitation se calmera.»
-
-Olaf-de Saville, étourdi par la secousse électrique, sortit de chez le
-docteur Cherbonneau plus incertain et plus troublé que jamais. Il se
-fit conduire à Passy chez le docteur B***, pour le consulter.
-
-«Je suis, dit-il au médecin célèbre, en proie à une hallucination
-bizarre; lorsque je me regarde dans une glace, ma figure ne m’apparaît
-pas avec ses traits habituels; la forme des objets qui m’entourent est
-changée; je ne reconnais ni les murs ni les meubles de ma chambre; il
-me semble que je suis une autre personne que moi-même.
-
-—Sous quel aspect vous voyez-vous? demanda le médecin; l’erreur peut
-venir des yeux ou du cerveau.
-
-—Je me vois des cheveux noirs, des yeux bleu foncé, un visage pâle
-encadré de barbe.
-
-—Un signalement de passe-port ne serait pas plus exact: il n’y a chez
-vous ni hallucination intellectuelle, ni perversion de la vue. Vous
-êtes, en effet, tel que vous dites.
-
-—Mais non! J’ai réellement les cheveux blonds, les yeux noirs, le
-teint hâlé et une moustache effilée à la hongroise.
-
-—Ici, répondit le médecin, commence une légère altération des facultés
-intellectuelles.
-
-—Pourtant, docteur, je ne suis nullement fou.
-
-—Sans doute. Il n’y a que les sages qui viennent chez moi tout
-seuls. Un peu de fatigue, quelque excès d’étude ou de plaisir aura
-causé ce trouble. Vous vous trompez; la vision est réelle, l’idée est
-chimérique: au lieu d’être un blond qui se voit brun, vous êtes un brun
-qui se croit blond.
-
-—Pourtant je suis sûr d’être le comte Olaf de Labinski, et tout le
-monde depuis hier m’appelle Octave de Saville.
-
-—C’est précisément ce que je disais, répondit le docteur. Vous êtes
-M. de Saville et vous vous imaginez être M. le comte Labinski, que je
-me souviens d’avoir vu, et qui, en effet, est blond.—Cela explique
-parfaitement comment vous vous trouvez une autre figure dans le miroir;
-cette figure, qui est la vôtre, ne répond point à votre idée intérieure
-et vous surprend.—Réfléchissez à ceci, que tout le monde vous nomme
-M. de Saville et par conséquent ne partage pas votre croyance. Venez
-passer une quinzaine de jours ici: les bains, le repos, les promenades
-sous les grands arbres dissiperont cette influence fâcheuse.»
-
-Le comte baissa la tête et promit de revenir. Il ne savait plus que
-croire. Il retourna à l’appartement de la rue Saint-Lazare, et vit par
-hasard sur la table la carte d’invitation de la comtesse Labinska,
-qu’Octave avait montrée à M. Cherbonneau.
-
-«Avec ce talisman, s’écria-t-il, demain je pourrai la voir!»
-
-
-IX
-
-Lorsque les valets eurent porté à sa voiture le vrai comte Labinski
-chassé de son paradis terrestre par le faux ange gardien debout sur le
-seuil, l’Octave transfiguré rentra dans le petit salon blanc et or pour
-attendre le loisir de la comtesse.
-
-Appuyé contre le marbre blanc de la cheminée dont l’âtre était rempli
-de fleurs, il se voyait répété au fond de la glace placée en symétrie
-sur la console à pieds tarabiscotés et dorés. Quoiqu’il fût dans
-le secret de sa métamorphose, ou, pour parler plus exactement, de
-sa transposition, il avait peine à se persuader que cette image si
-différente de la sienne fût le double de sa propre figure, et il ne
-pouvait détacher ses yeux de ce fantôme étranger qui était cependant
-devenu lui. Il se regardait et voyait un autre. Involontairement
-il cherchait si le comte Olaf n’était pas accoudé près de lui à la
-tablette de la cheminée projetant sa réflexion au miroir; mais il était
-bien seul; le docteur Cherbonneau avait fait les choses en conscience.
-
-Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski ne songea plus au
-merveilleux avatar qui avait fait passer son âme dans le corps de
-l’époux de Prascovie; ses pensées prirent un cours plus conforme
-à sa situation. Cet événement incroyable, en dehors de toutes les
-possibilités, et que l’espérance la plus chimérique n’eût pas osé
-rêver en son délire, était arrivé! Il allait se trouver en présence
-de la belle créature adorée, et elle ne le repousserait pas! La seule
-combinaison qui pût concilier son bonheur avec l’immaculée vertu de la
-comtesse s’était réalisée!
-
-Près de ce moment suprême, son âme éprouvait des transes et des
-anxiétés affreuses: les timidités du véritable amour la faisaient
-défaillir comme si elle habitait encore la forme dédaignée d’Octave de
-Saville.
-
-L’entrée de la femme de chambre mit fin à ce tumulte de pensées qui se
-combattaient. A son approche il ne put maîtriser un soubresaut nerveux,
-et tout son sang afflua vers son cœur lorsqu’elle lui dit:
-
-«Madame la comtesse peut à présent recevoir monsieur.»
-
-Octave-Labinski suivit la femme de chambre, car il ne connaissait
-pas les êtres de l’hôtel, et ne voulait pas trahir son ignorance par
-l’incertitude de sa démarche.
-
-La femme de chambre l’introduisit dans une pièce assez vaste, un
-cabinet de toilette orné de toutes les recherches du luxe le plus
-délicat. Une suite d’armoires d’un bois précieux, sculptées par
-Knecht et Lienhart, et dont les battants étaient séparés par des
-colonnes torses autour desquelles s’enroulaient en spirales de
-légères brindilles de convolvulus aux feuilles en cœur et aux fleurs
-en clochettes découpées avec un art infini, formait une espèce de
-boiserie architecturale, un portique d’ordre capricieux d’une élégance
-rare et d’une exécution achevée; dans ces armoires étaient serrés
-les robes de velours et de moire, les cachemires, les mantelets,
-les dentelles, les pelisses de martre-zibeline, de renard bleu, les
-chapeaux aux milles formes, tout l’attirail de la jolie femme.
-
-En face se répétait le même motif, avec cette différence que les
-panneaux pleins étaient remplacés par des glaces jouant sur des
-charnières comme des feuilles de paravent, de façon à ce que l’on pût
-s’y voir de face, de profil, par derrière, et juger de l’effet d’un
-corsage ou d’une coiffure.
-
-Sur la troisième face régnait une longue toilette plaquée
-d’albâtre-onyx, où des robinets d’argent dégorgeaient l’eau chaude et
-froide dans d’immenses jattes du Japon enchâssées par des découpures
-circulaires du même métal; des flacons en cristal de Bohême, qui,
-aux feux des bougies, étincelaient comme des diamants et des rubis,
-contenaient les essences et les parfums.
-
-Les murailles et le plafond étaient capitonnés de satin vert d’eau,
-comme l’intérieur d’un écrin. Un épais tapis de Smyrne, aux teintes
-moelleusement assorties, ouatait le plancher.
-
-Au milieu de la chambre, sur un socle de velours vert, était posé un
-grand coffre de forme bizarre, en acier de Khorassan ciselé, niellé
-et ramagé d’arabesques d’une complication à faire trouver simples les
-ornements de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra. L’art oriental
-semblait avoir dit son dernier mot dans ce travail merveilleux, auquel
-les doigts de fée des Péris avaient dû prendre part. C’était dans ce
-coffre que la comtesse Prascovie Labinska enfermait ses parures, des
-joyaux dignes d’une reine, et qu’elle ne mettait que fort rarement,
-trouvant avec raison qu’ils ne valaient pas la place qu’ils couvraient.
-Elle était trop belle pour avoir besoin d’être riche: son instinct de
-femme le lui disait. Aussi ne leur faisait-elle voir les lumières que
-dans les occasions solennelles où le faste héréditaire de l’antique
-maison Labinski devait paraître avec toute sa splendeur. Jamais
-diamants ne furent moins occupés.
-
-Près de la fenêtre, dont les amples rideaux retombaient en plis
-puissants, devant une toilette à la duchesse, en face d’un miroir que
-lui penchaient deux anges sculptés par mademoiselle de Fauveau avec
-cette élégance longue et fluette qui caractérise son talent, illuminée
-de la lumière blanche de deux torchères à six bougies, se tenait assise
-la comtesse Prascovie Labinska, radieuse de fraîcheur et de beauté.
-Un bournous de Tunis d’une finesse idéale, rubané de raies bleues et
-blanches alternativement opaques et transparentes, l’enveloppait comme
-un nuage souple; la légère étoffe avait glissé sur le tissu satiné des
-épaules et laissait voir la naissance et les attaches d’un col qui eût
-fait paraître gris le col de neige du cygne. Dans l’interstice des plis
-bouillonnaient les dentelles d’un peignoir de batiste, parure nocturne
-que ne retenait aucune ceinture; les cheveux de la comtesse étaient
-défaits et s’allongeaient derrière elle en nappes opulentes comme le
-manteau d’une impératrice.—Certes, les torsades d’or fluide dont la
-Vénus Aphrodite exprimait des perles, agenouillée dans sa conque de
-nacre, lorsqu’elle sortit comme une fleur des mers de l’azur ionien,
-étaient moins blondes, moins épaisses, moins lourdes! Mêlez l’ambre du
-Titien et l’argent de Paul Véronèse avec le vernis d’or de Rembrandt;
-faites passer le soleil à travers la topaze, et vous n’obtiendrez pas
-encore le ton merveilleux de cette opulente chevelure, qui semblait
-envoyer la lumière au lieu de la recevoir, et qui eût mérité mieux
-que celle de Bérénice de flamboyer, constellation nouvelle, parmi
-les anciens astres! Deux femmes la divisaient, la polissaient, la
-crespelaient et l’arrangeaient en boucles soigneusement massées pour
-que le contact de l’oreiller ne la froissât pas.
-
-Pendant cette opération délicate, la comtesse faisait danser au bout de
-son pied une babouche de velours blanc brodée de canetille d’or, petite
-à rendre jalouses les khanouns et les odalisques du Padischa. Parfois,
-rejetant les plis soyeux du bournous, elle découvrait son bras blanc,
-et repoussait de la main quelques cheveux échappés, avec un mouvement
-d’une grâce mutine.
-
-Ainsi abandonnée dans sa pose nonchalante, elle rappelait ces sveltes
-figures de toilettes grecques qui ornent les vases antiques et dont
-aucun artiste n’a pu retrouver le pur et suave contour, la beauté
-jeune et légère; elle était mille fois plus séduisante encore que dans
-le jardin de la villa Salviati à Florence; et si Octave n’avait pas
-été déjà fou d’amour, il le serait infailliblement devenu; mais, par
-bonheur, on ne peut rien ajouter à l’infini.
-
-Octave-Labinski sentit à cet aspect, comme s’il eût vu le spectacle le
-plus terrible, ses genoux s’entre-choquer et se dérober sous lui. Sa
-bouche se sécha, et l’angoisse lui étreignit la gorge comme la main
-d’un Thugg; des flammes rouges tourbillonnèrent autour de ses yeux.
-Cette beauté le médusait.
-
-Il fit un effort de courage, se disant que ces manières effarées et
-stupides, convenables à un amant repoussé, seraient parfaitement
-ridicules de la part d’un mari, quelque épris qu’il pût être encore de
-sa femme, et il marcha assez résolûment vers la comtesse.
-
-«Ah! c’est vous, Olaf! comme vous rentrez tard ce soir!» dit la
-comtesse sans se retourner, car sa tête était maintenue par les longues
-nattes que tressaient ses femmes, et la dégageant des plis du bournous,
-elle lui tendit une de ses belles mains.
-
-Octave-Labinski saisit cette main plus douce et plus fraîche qu’une
-fleur, la porta à ses lèvres et y imprima un long, un ardent
-baiser,—toute son âme se concentrait sur cette petite place.
-
-Nous ne savons quelle délicatesse de sensitive, quel instinct de pudeur
-divine, quelle intuition irraisonnée du cœur avertit la comtesse: mais
-un nuage rose couvrit subitement sa figure, son col et ses bras, qui
-prirent cette teinte dont se colore sur les hautes montagnes la neige
-vierge surprise par le premier baiser du soleil. Elle tressaillit et
-dégagea lentement sa main, demi-fâchée, demi-honteuse; les lèvres
-d’Octave lui avaient produit comme une impression de fer rouge.
-Cependant elle se remit bientôt et sourit de son enfantillage.
-
-«Vous ne me répondez pas, cher Olaf; savez-vous qu’il y a plus de six
-heures que je ne vous ai vu; vous me négligez, dit-elle d’un ton de
-reproche; autrefois vous ne m’auriez pas abandonnée ainsi toute une
-longue soirée. Avez-vous pensé à moi seulement?
-
-—Toujours, répondit Octave-Labinski.
-
-—Oh! non, pas toujours; je sens quand vous pensez à moi, même de loin.
-Ce soir, par exemple, j’étais seule, assise à mon piano, jouant un
-morceau de Weber et berçant mon ennui de musique; votre âme a voltigé
-quelques minutes autour de moi dans le tourbillon sonore des notes;
-puis elle s’est envolée je ne sais où sur le dernier accord, et n’est
-pas revenue. Ne mentez pas, je suis sûre de ce que je dis.»
-
-Prascovie, en effet, ne se trompait pas; c’était le moment où chez le
-docteur Balthazar Cherbonneau le comte Olaf Labinski se penchait sur
-le verre d’eau magique, évoquant une image adorée de toute la force
-d’une pensée fixe. A dater de là, le comte, submergé dans l’océan sans
-fond du sommeil magnétique, n’avait plus eu ni idée, ni sentiment, ni
-volition.
-
-Les femmes, ayant achevé la toilette nocturne de la comtesse, se
-retirèrent; Octave-Labinski restait toujours debout, suivant Prascovie
-d’un regard enflammé.—Gênée et brûlée par ce regard, la comtesse
-s’enveloppa de son bournous comme la Polymnie de sa draperie. Sa tête
-seule apparaissait au-dessus des plis blancs et bleus, inquiète, mais
-charmante.
-
-Bien qu’aucune pénétration humaine n’eût pu deviner le mystérieux
-déplacement d’âmes opéré par le docteur Cherbonneau au moyen de la
-formule du Sannyâsi Brahmah-Logum, Prascovie ne reconnaissait pas,
-dans les yeux d’Octave-Labinski, l’expression ordinaire des yeux
-d’Olaf, celle d’un amour pur, calme, égal, éternel comme l’amour des
-anges;—une passion terrestre incendiait ce regard, qui la troublait
-et la faisait rougir.—Elle ne se rendait pas compte de ce qui s’était
-passé, mais il s’était passé quelque chose. Mille suppositions étranges
-lui traversèrent la pensée: n’était-elle plus pour Olaf qu’une femme
-vulgaire, désirée pour sa beauté comme une courtisane? l’accord
-sublime de leurs âmes avait-il été rompu par quelque dissonance
-qu’elle ignorait? Olaf en aimait-il une autre? les corruptions de
-Paris avaient-elles souillé ce chaste cœur? Elle se posa rapidement
-ces questions sans pouvoir y répondre d’une manière satisfaisante, et
-se dit qu’elle était folle; mais, au fond, elle sentait qu’elle avait
-raison. Une terreur secrète l’envahissait comme si elle eût été en
-présence d’un danger inconnu, mais deviné par cette seconde vue de
-l’âme, à laquelle on a toujours tort de ne pas obéir.
-
-Elle se leva agitée et nerveuse et se dirigea vers la porte de sa
-chambre à coucher. Le faux comte l’accompagna, un bras sur la taille,
-comme Othello reconduit Desdemone à chaque sortie dans la pièce de
-Shakspeare; mais quand elle fut sur le seuil, elle se retourna,
-s’arrêta un instant, blanche et froide comme une statue, jeta un coup
-d’œil effrayé au jeune homme, entra, ferma la porte vivement et poussa
-le verrou.
-
-«Le regard d’Octave!» s’écria-t-elle en tombant à demi évanouie sur une
-causeuse. Quand elle eut repris ses sens, elle se dit: «Mais comment
-se fait-il que ce regard, dont je n’ai jamais oublié l’expression,
-étincelle ce soir dans les yeux d’Olaf? Comment en ai-je vu la flamme
-sombre et désespérée luire à travers les prunelles de mon mari? Octave
-est-il mort? Est-ce son âme qui a brillé un instant devant moi comme
-pour me dire adieu avant de quitter cette terre! Olaf! Olaf! si je
-me suis trompée, si j’ai cédé follement à de vaines terreurs, tu me
-pardonneras; mais si je t’avais accueilli ce soir, j’aurais cru me
-donner à un autre.»
-
-La comtesse s’assura que le verrou était bien poussé, alluma la lampe
-suspendue au plafond, se blottit dans son lit comme un enfant peureux
-avec un sentiment d’angoisse indéfinissable, et ne s’endormit que vers
-le matin: des rêves incohérents et bizarres tourmentèrent son sommeil
-agité.—Des yeux ardents—les yeux d’Octave—se fixaient sur elle du
-fond d’un brouillard et lui lançaient des jets de feu, pendant qu’au
-pied de son lit une figure noire et sillonnée de rides se tenait
-accroupie, marmottant des syllabes d’une langue inconnue; le comte Olaf
-parut aussi dans ce rêve absurde, mais revêtu d’une forme qui n’était
-pas la sienne.
-
-Nous n’essayerons pas de peindre le désappointement d’Octave lorsqu’il
-se trouva en face d’une porte fermée et qu’il entendit le grincement
-intérieur du verrou. Sa suprême espérance s’écroulait. Eh quoi! il
-avait eu recours à des moyens terribles, étranges; il s’était livré à
-un magicien, peut-être à un démon, en risquant sa vie dans ce monde
-et son âme dans l’autre pour conquérir une femme qui lui échappait,
-quoique livrée à lui sans défense par les sorcelleries de l’Inde.
-Repoussé comme amant, il l’était encore comme mari; l’invincible pureté
-de Prascovie déjouait les machinations les plus infernales. Sur le
-seuil de la chambre à coucher elle lui était apparue comme un ange
-blanc de Swedenborg foudroyant le mauvais esprit.
-
-Il ne pouvait rester toute la nuit dans cette situation ridicule; il
-chercha l’appartement du comte, et au bout d’une enfilade de pièces
-il en vit une où s’élevait un lit aux colonnes d’ébène, aux rideaux
-de tapisserie, où parmi les ramages et les arabesques étaient brodés
-des blasons. Des panoplies d’armes orientales, des cuirasses et des
-casques de chevaliers atteints par le reflet d’une lampe, jetaient des
-lueurs vagues dans l’ombre; un cuir de Bohême gaufré d’or miroitait
-sur les murs. Trois ou quatre grands fauteuils sculptés, un bahut tout
-historié de figurines complétaient cet ameublement d’un goût féodal, et
-qui n’eût pas été déplacé dans la grande salle d’un manoir gothique;
-ce n’était pas de la part du comte frivole imitation de la mode, mais
-pieux souvenir. Cette chambre reproduisait exactement celle qu’il
-habitait chez sa mère, et quoiqu’on l’eût souvent raillé—sur ce décor
-de cinquième acte—il avait toujours refusé d’en changer le style.
-
-Octave-Labinski, épuisé de fatigues et d’émotions, se jeta sur le
-lit et s’endormit en maudissant le docteur Balthazar Cherbonneau.
-Heureusement, le jour lui apporta des idées plus riantes; il se promit
-de se conduire désormais d’une façon plus modérée, d’éteindre son
-regard, et de prendre les manières d’un mari; aidé par le valet de
-chambre du comte, il fit une toilette sérieuse et se rendit d’un pas
-tranquille dans la salle à manger, où madame la comtesse l’attendait
-pour déjeuner.
-
-
-X
-
-Octave-Labinski descendit sur les pas du valet de chambre, car il
-ignorait où se trouvait la salle à manger dans cette maison dont il
-paraissait le maître; la salle à manger était une vaste pièce au
-rez-de-chaussée donnant sur la cour, d’un style noble et sévère, qui
-tenait à la fois du manoir et de l’abbaye:—des boiseries de chêne
-brun d’un ton chaud et riche, divisées en panneaux et en compartiments
-symétriques, montaient jusqu’au plafond, où des poutres en saillie et
-sculptées formaient des caissons hexagones coloriés en bleu et ornés
-de légères arabesques d’or; dans les panneaux longs de la boiserie,
-Philippe Rousseau avait peint les quatre saisons symbolisées, non pas
-par des figures mythologiques, mais par des trophées de nature morte
-composés de productions se rapportant à chaque époque de l’année; des
-Chasses de Jadin faisaient pendant aux natures mortes de Ph. Rousseau,
-et au-dessus de chaque peinture rayonnait, comme un disque de bouclier,
-un immense plat de Bernard Palissy ou de Léonard de Limoges, de
-porcelaine du Japon, de majolique ou de poterie arabe, au vernis irisé
-par toutes les couleurs du prisme; des massacres de cerfs, des cornes
-d’aurochs alternaient avec les faïences, et, aux deux bouts de la salle
-de grands dressoirs, hauts comme des retables d’églises espagnoles,
-élevaient leur architecture ouvragée et sculptée d’ornements à
-rivaliser avec les plus beaux ouvrages de Berruguete, de Cornejo
-Duque et de Verbruggen; sur leurs rayons à crémaillère brillaient
-confusément l’antique argenterie de la famille des Labinski, des
-aiguières aux anses chimériques, des salières à la vieille mode, des
-hanaps, des coupes, des pièces de surtout contournées par la bizarre
-fantaisie allemande, et dignes de tenir leur place dans le trésor de
-la Voûte-Verte de Dresde. En face des argenteries antiques étincelaient
-les produits merveilleux de l’orfévrerie moderne, les chefs-d’œuvre de
-Wagner, de Duponchel, de Rudolphi, de Froment-Meurice; thés en vermeil
-à figurines de Feuchère et de Vechte, plateaux niellés, seaux à vin de
-Champagne aux anses de pampre, aux bacchanales en bas-relief; réchauds
-élégants comme des trépieds de Pompéi: sans parler des cristaux de
-Bohême, des verreries de Venise, des services en vieux Saxe et en vieux
-Sèvres.
-
-Des chaises de chêne garnies de maroquin vert étaient rangées le long
-des murs, et sur la table aux pieds sculptés en serre d’aigle, tombait
-du plafond une lumière égale et pure tamisée par les verres blancs
-dépolis garnissant le caisson central laissé vide.—Une transparente
-guirlande de vigne encadrait ce panneau laiteux de ses feuillages verts.
-
-Sur la table, servie à la russe, les fruits entourés d’un cordon de
-violettes étaient déjà posés, et les mets attendaient le couteau des
-convives sous leurs cloches de métal poli, luisantes comme des casques
-d’émirs; un samovar de Moscou lançait en sifflant son jet de vapeur;
-deux valets, en culotte courte et en cravate blanche, se tenaient
-immobiles et silencieux derrière les deux fauteuils, placés en face
-l’un de l’autre, pareils à deux statues de la domesticité.
-
-Octave s’assimila tous ces détails d’un coup d’œil rapide pour n’être
-pas involontairement préoccupé par la nouveauté d’objets qui auraient
-dû lui être familiers.
-
-Un glissement léger sur les dalles, un froufrou de taffetas lui
-fit retourner la tête. C’était la comtesse Prascovie Labinska qui
-approchait et qui s’assit après lui avoir fait un petit signe amical.
-
-Elle portait un peignoir de soie quadrillée vert et blanc, garni d’une
-ruche de même étoffe découpée en dents de loup; ses cheveux massés en
-épais bandeaux sur les tempes, et roulés à la naissance de la nuque
-en une torsade d’or semblable à la volute d’un chapiteau ionien, lui
-composaient une coiffure aussi simple que noble, et à laquelle un
-statuaire grec n’eût rien voulu changer; son teint de rose carnée était
-un peu pâli par l’émotion de la veille et le sommeil agité de la nuit;
-une imperceptible auréole nacrée entourait ses yeux ordinairement si
-calmes et si purs; elle avait l’air fatigué et languissant; mais, ainsi
-attendrie, sa beauté n’en était que plus pénétrante, elle prenait
-quelque chose d’humain; la déesse se faisait femme; l’ange, reployant
-ses ailes, cessait de planer.
-
-Plus prudent cette fois, Octave voila la flamme de ses yeux et masqua
-sa muette extase d’un air indifférent.
-
-La comtesse allongea son petit pied chaussé d’une pantoufle en peau
-mordorée, dans la laine soyeuse du tapis-gazon placé sous la table
-pour neutraliser le froid contact de la mosaïque de marbre blanc et
-de brocatelle de Vérone qui pavait la salle à manger, fit un léger
-mouvement d’épaules comme glacée par un dernier frisson de fièvre, et,
-fixant ses beaux yeux d’un bleu polaire sur le convive qu’elle prenait
-pour son mari, car le jour avait fait évanouir les pressentiments, les
-terreurs et les fantômes nocturnes, elle lui dit d’une voix harmonieuse
-et tendre, pleine de chastes câlineries, une phrase en polonais!!! Avec
-le comte elle se servait souvent de la chère langue maternelle aux
-moments de douceur et d’intimité, surtout en présence des domestiques
-français, à qui cet idiome était inconnu.
-
-Le Parisien Octave savait le latin, l’italien, l’espagnol, quelques
-mots d’anglais; mais, comme tous les Gallo-Romains, il ignorait
-entièrement les langues slaves.—Les chevaux de frise de consonnes
-qui défendent les rares voyelles du polonais lui en eussent interdit
-l’approche quand bien même il eût voulu s’y frotter.—A Florence, la
-comtesse lui avait toujours parlé français ou italien, et la pensée
-d’apprendre l’idiome dans lequel Mickiewicz a presque égalé Byron ne
-lui était pas venue. On ne songe jamais à tout!
-
-A l’audition de cette phrase il se passa dans la cervelle du comte,
-habitée par le _moi_ d’Octave, un très-singulier phénomène: les
-sons étrangers au Parisien suivant les replis d’une oreille slave,
-arrivèrent à l’endroit habituel où l’âme d’Olaf les accueillait pour
-les traduire en pensées, et y évoquèrent une sorte de mémoire physique;
-leur sens apparut confusément à Octave; des mots enfouis dans les
-circonvolutions cérébrales, au fond des tiroirs secrets du souvenir,
-se présentèrent en bourdonnant, tout prêts à la réplique; mais ces
-réminiscences vagues, n’étant pas mises en communication avec l’esprit,
-se dissipèrent bientôt, et tout redevint opaque. L’embarras du pauvre
-amant était affreux; il n’avait pas songé à ces complications en
-gantant la peau du comte Olaf Labinski, et il comprit qu’en volant la
-forme d’un autre on s’exposait à de rudes déconvenues.
-
-Prascovie, étonnée du silence d’Octave, et croyant que, distrait par
-quelque rêverie, il ne l’avait pas entendue, répéta sa phrase lentement
-et d’une voix plus haute.
-
-S’il entendait mieux le son des mots, le faux comte n’en comprenait
-pas davantage la signification; il faisait des efforts désespérés pour
-deviner de quoi il pouvait s’agir; mais pour qui ne les sait pas, les
-compactes langues du Nord n’ont aucune transparence, et si un Français
-peut soupçonner ce que dit une Italienne, il sera comme sourd en
-écoutant parler une Polonaise.—Malgré lui, une rougeur ardente couvrit
-ses joues; il se mordit les lèvres, et, pour se donner une contenance,
-découpa rageusement le morceau placé sur son assiette.
-
-«On dirait en vérité, mon cher seigneur, dit la comtesse, cette fois,
-en français, que vous ne m’entendez pas, ou que vous ne me comprenez
-point...
-
-—En effet, balbutia Octave-Labinski, ne sachant trop ce qu’il
-disait... cette diable de langue est si difficile!
-
-—Difficile! oui, peut-être pour des étrangers, mais pour celui qui
-l’a bégayée sur les genoux de sa mère, elle jaillit des lèvres comme le
-souffle de la vie, comme l’effluve même de la pensée.
-
-—Oui, sans doute, mais il y a des moments où il me semble que je ne la
-sais plus.
-
-—Que contez-vous là, Olaf? quoi! vous l’auriez oubliée, la langue
-de vos aïeux, la langue de la sainte patrie, la langue qui vous fait
-reconnaître vos frères parmi les hommes, et, ajouta-t-elle plus bas, la
-langue dans laquelle vous m’avez dit la première fois que vous m’aimiez!
-
-—L’habitude de me servir d’un autre idiome...» hasarda Octave-Labinski
-à bout de raisons.
-
-«Olaf, répliqua la comtesse d’un ton de reproche, je vois que Paris
-vous a gâté; j’avais raison de ne pas vouloir y venir. Qui m’eût dit
-que lorsque le noble comte Labinski retournerait dans ses terres, il ne
-saurait plus répondre aux félicitations de ses vassaux?»
-
-Le charmant visage de Prascovie prit une expression douloureuse; pour
-la première fois la tristesse jeta son ombre sur ce front pur comme
-celui d’un ange; ce singulier oubli la froissait au plus tendre de
-l’âme, et lui paraissait presque une trahison.
-
-Le reste du déjeuner se passa silencieusement: Prascovie boudait
-celui qu’elle prenait pour le comte. Octave était au supplice, car
-il craignait d’autres questions qu’il eût été forcé de laisser sans
-réponse.
-
-La comtesse se leva et rentra dans ses appartements.
-
-Octave, resté seul, jouait avec le manche d’un couteau qu’il avait
-envie de se planter au cœur, car sa position était intolérable: il
-avait compté sur une surprise, et maintenant il se trouvait engagé dans
-les méandres sans issue pour lui d’une existence qu’il ne connaissait
-pas: en prenant son corps au comte Olaf Labinski, il eût fallu lui
-dérober aussi ses notions antérieures, les langues qu’il possédait, ses
-souvenirs d’enfance, les mille détails intimes qui composent le _moi_
-d’un homme, les rapports liant son existence aux autres existences: et
-pour cela tout le savoir du docteur Balthazar Cherbonneau n’eût pas
-suffi. Quelle rage! être dans ce paradis dont il osait à peine regarder
-le seuil de loin; habiter sous le même toit que Prascovie, la voir, lui
-parler, baiser sa belle main avec les lèvres mêmes de son mari, et ne
-pouvoir tromper sa pudeur céleste, et se trahir à chaque instant par
-quelque inexplicable stupidité! «Il était écrit là-haut que Prascovie
-ne m’aimerait jamais! Pourtant j’ai fait le plus grand sacrifice auquel
-puisse descendre l’orgueil humain: j’ai renoncé à mon _moi_ et consenti
-à profiter sous une forme étrangère de caresses destinées à un autre!»
-
-Il en était là de son monologue quand un groom s’inclina devant lui
-avec tous les signes du plus profond respect, en lui demandant quel
-cheval il monterait aujourd’hui...
-
-Voyant qu’il ne répondait pas, le groom se hasarda, tout effrayé d’une
-telle hardiesse, à murmurer:
-
-«Vultur ou Rustem? ils ne sont pas sortis depuis huit jours.
-
-—Rustem,» répondit Octave-Labinski, comme il eût dit Vultur, mais le
-dernier nom s’était accroché à son esprit distrait.
-
-Il s’habilla de cheval et partit pour le bois de Boulogne, voulant
-faire prendre un bain d’air à son exaltation nerveuse.
-
-Rustem, bête magnifique de la race Nedji, qui portait sur son poitrail,
-dans un sachet oriental de velours brodé d’or, ses titres de noblesse
-remontant aux premières années de l’hégire, n’avait pas besoin d’être
-excité. Il semblait comprendre la pensée de celui qui le montait, et
-dès qu’il eut quitté le pavé et pris la terre, il partit comme une
-flèche sans qu’Octave lui fît sentir l’éperon. Après deux heures d’une
-course furieuse, le cavalier et la bête rentrèrent à l’hôtel, l’un
-calmé, l’autre fumant et les naseaux rouges.
-
-Le comte supposé entra chez la comtesse, qu’il trouva dans son
-salon, vêtue d’une robe de taffetas blanc à volants étagés jusqu’à
-la ceinture, un nœud de rubans au coin de l’oreille, car c’était
-précisément le jeudi,—le jour où elle restait chez elle et recevait
-ses visites.
-
-«Eh bien, lui dit-elle avec un gracieux sourire, car la bouderie ne
-pouvait rester longtemps sur ses belles lèvres, avez-vous rattrapé
-votre mémoire en courant dans les allées du bois?
-
-—Mon Dieu, non, ma chère, répondit Octave Labinski; mais il faut que
-je vous fasse une confidence.
-
-—Ne connais-je pas d’avance toutes vos pensées? ne sommes-nous plus
-transparents l’un pour l’autre?
-
-—Hier, je suis allé chez ce médecin dont on parle tant.
-
-—Oui, le docteur Balthazar Cherbonneau, qui a fait un long séjour
-aux Indes et a, dit-on, appris des brahmes une foule de secrets plus
-merveilleux les uns que les autres.—Vous vouliez même m’emmener;
-mais je ne suis pas curieuse,—car je sais que vous m’aimez, et cette
-science me suffit.
-
-—Il a fait devant moi des expériences si étranges, opéré de tels
-prodiges, que j’en ai l’esprit troublé encore. Cet homme bizarre,
-qui dispose d’un pouvoir irrésistible, m’a plongé dans un sommeil
-magnétique si profond, qu’à mon réveil je ne me suis plus trouvé les
-mêmes facultés: j’avais perdu la mémoire de bien des choses; le passé
-flottait dans un brouillard confus: seul, mon amour pour vous était
-demeuré intact.
-
-—Vous avez eu tort, Olaf, de vous soumettre à l’influence de ce
-docteur. Dieu, qui a créé l’âme, a le droit d’y toucher; mais l’homme,
-en l’essayant, commet une action impie, dit d’un ton grave la comtesse
-Prascovie Labinska.—J’espère que vous n’y retournerez plus, et que,
-lorsque je vous dirai quelque chose d’aimable—en polonais,—vous me
-comprendrez comme autrefois.»
-
-Octave, pendant sa promenade à cheval, avait imaginé cette excuse de
-magnétisme pour pallier les bévues qu’il ne pouvait manquer d’entasser
-dans son existence nouvelle; mais il n’était pas au bout de ses
-peines.—Un domestique, ouvrant le battant de la porte, annonça un
-visiteur.
-
-«M. Octave de Saville.»
-
-Quoiqu’il dût s’attendre un jour ou l’autre à cette rencontre, le
-véritable Octave pâlit à ces simples mots comme si la trompette du
-jugement dernier lui eût brusquement éclaté à l’oreille. Il eut besoin
-de faire appel à tout son courage et de se dire qu’il avait l’avantage
-de la situation pour ne pas chanceler; instinctivement il enfonça ses
-doigts dans le dos d’une causeuse, et réussit ainsi à se maintenir
-debout avec une apparence ferme et tranquille.
-
-Le comte Olaf, revêtu de l’apparence d’Octave, s’avança vers la
-comtesse qu’il salua profondément.
-
-«M. le comte Labinski... M. Octave de Saville...» fit la comtesse
-Labinska en présentant les gentilshommes l’un à l’autre.
-
-Les deux hommes se saluèrent froidement en se lançant des regards
-fauves à travers le masque de marbre de la politesse mondaine, qui
-recouvre parfois tant d’atroces passions.
-
-«Vous m’avez tenu rigueur depuis Florence, monsieur Octave, dit la
-comtesse d’une voix amicale et familière, et j’avais peur de quitter
-Paris sans vous voir.—Vous étiez plus assidu à la villa Salviati, et
-vous comptiez alors parmi mes fidèles.
-
-—Madame, répondit d’un ton contraint le faux Octave, j’ai voyagé, j’ai
-été souffrant, malade même, et, en recevant votre gracieuse invitation,
-je me suis demandé si j’en profiterais, car il ne faut pas être égoïste
-et abuser de l’indulgence qu’on veut bien avoir pour un ennuyeux.
-
-—Ennuyé peut-être; ennuyeux, non, répliqua la comtesse; vous avez
-toujours été mélancolique,—mais un de vos poëtes ne dit-il pas de la
-mélancolie:
-
- Après l’oisiveté, c’est le meilleur des maux.
-
-—C’est un bruit que font courir les gens heureux pour se dispenser de
-plaindre ceux qui souffrent, dit Olaf-de Saville.»
-
-La comtesse jeta un regard d’une ineffable douceur sur le comte,
-enfermé dans la forme d’Octave, comme pour lui demander pardon de
-l’amour qu’elle lui avait involontairement inspiré.
-
-«Vous me croyez plus frivole que je ne suis; toute douleur vraie a
-ma pitié, et, si je ne puis la soulager, j’y sais compatir.—Je vous
-aurais voulu heureux, cher monsieur Octave; mais pourquoi vous êtes
-vous cloîtré dans votre tristesse, refusant obstinément la vie qui
-venait à vous avec ses bonheurs, ses enchantements et ses devoirs?
-Pourquoi avez-vous refusé l’amitié que je vous offrais?»
-
-Ces phrases si simples et si franches impressionnaient diversement
-les deux auditeurs.—Octave y entendait la confirmation de la sentence
-prononcée au jardin Salviati, par cette belle bouche que jamais ne
-souilla le mensonge; Olaf y puisait une preuve de plus de l’inaltérable
-vertu de la femme, qui ne pouvait succomber que par un artifice
-diabolique. Aussi une rage subite s’empara de lui en voyant son spectre
-animé par une autre âme installé dans sa propre maison, et il s’élança
-à la gorge du faux comte.
-
-«Voleur, brigand, scélérat, rends-moi ma peau!»
-
-A cette action si extraordinaire, la comtesse se pendit à la sonnette,
-des laquais emportèrent le comte.
-
-«Ce pauvre Octave est devenu fou!» dit Prascovie pendant qu’on emmenait
-Olaf, qui se débattait vainement.
-
-«Oui, répondit le véritable Octave, fou d’amour! Comtesse, vous êtes
-décidément trop belle!»
-
-
-XI
-
-Deux heures après cette scène, le faux comte reçut du vrai une lettre
-fermée avec le cachet d’Octave de Saville,—le malheureux dépossédé
-n’en avait pas d’autres à sa disposition. Cela produisit un effet
-bizarre à l’usurpateur de l’entité d’Olaf Labinski de décacheter une
-missive scellée de ses armes, mais tout devait être singulier dans
-cette position anormale.
-
-La lettre contenait les lignes suivantes, tracées d’une main contrainte
-et d’une écriture qui semblait contrefaite, car Olaf n’avait pas
-l’habitude d’écrire avec les doigts d’Octave:
-
-«Lue par tout autre que par vous, cette lettre paraîtrait datée des
-Petites-Maisons, mais vous me comprendrez. Un concours inexplicable
-de circonstances fatales, qui ne se sont peut-être jamais produites
-depuis que la terre tourne autour du soleil, me force à une action que
-nul homme n’a faite. Je m’écris à moi-même et mets sur cette adresse
-un nom qui est le mien, un nom que vous m’avez volé avec ma personne.
-De quelles machinations ténébreuses suis-je victime, dans quel cercle
-d’illusions infernales ai-je mis le pied, je l’ignore;—vous le savez,
-sans doute. Ce secret, si vous n’êtes point un lâche, le canon de mon
-pistolet ou la pointe de mon épée vous le demandera sur un terrain où
-tout homme honorable ou infâme répond aux questions qu’on lui pose; il
-faut que demain l’un de nous ait cessé de voir la lumière du ciel. Ce
-large univers est maintenant trop étroit pour nous deux:—je tuerai
-mon corps habité par votre esprit imposteur ou vous tuerez le vôtre,
-où mon âme s’indigne d’être emprisonnée.—N’essayez pas de me faire
-passer pour fou,—j’aurai le courage d’être raisonnable, et, partout
-où je vous rencontrerai, je vous insulterai avec une politesse de
-gentilhomme, avec un sang-froid de diplomate; les moustaches de M.
-le comte Olaf Labinski peuvent déplaire à M. Octave de Saville, et
-tous les jours on se marche sur le pied à la sortie de l’Opéra, mais
-j’espère que mes phrases, bien qu’obscures, n’auront aucune ambiguïté
-pour vous, et que mes témoins s’entendront parfaitement avec les vôtres
-pour l’heure, le lieu et les conditions du combat.»
-
-Cette lettre jeta Octave dans une grande perplexité. Il ne pouvait
-refuser le cartel du comte, et cependant il lui répugnait de se
-battre avec lui-même, car il avait gardé pour son ancienne enveloppe
-une certaine tendresse. L’idée d’être obligé à ce combat par quelque
-outrage éclatant le fit se décider pour l’acceptation, quoique, à la
-rigueur, il pût mettre à son adversaire la camisole de force de la
-folie et lui arrêter ainsi le bras, mais ce moyen violent répugnait
-à sa délicatesse. Si, entraîné par une passion inéluctable, il avait
-commis un acte répréhensible et caché l’amant sous le masque de l’époux
-pour triompher d’une vertu au-dessus de toutes les séductions, il
-n’était pas pourtant un homme sans honneur et sans courage; ce parti
-extrême, il ne l’avait d’ailleurs pris qu’après trois ans de luttes et
-de souffrances, au moment où sa vie, consumée par l’amour, allait lui
-échapper. Il ne connaissait pas le comte; il n’était pas son ami; il ne
-lui devait rien, et il avait profité du moyen hasardeux que lui offrait
-le docteur Balthazar Cherbonneau.
-
-Où prendre des témoins? sans doute parmi les amis du comte; mais
-Octave, depuis un jour qu’il habitait l’hôtel, n’avait pu se lier avec
-eux.
-
-Sur la cheminée s’arrondissaient deux coupes de céladon craquelé, dont
-les anses étaient formées par des dragons d’or. L’une contenait des
-bagues, des épingles, des cachets et autres menus bijoux;—l’autre des
-cartes de visite où, sous des couronnes de duc, de marquis, de comte,
-en gothique, en ronde, en anglaise, étaient inscrits par des graveurs
-habiles une foule de noms polonais, russes, hongrois, allemands,
-italiens, espagnols, attestant l’existence voyageuse du comte, qui
-avait des amis dans tous les pays.
-
-Octave en prit deux au hasard: le comte Zamoieczki et le marquis de
-Sepulveda.—Il ordonna d’atteler et se fit conduire chez eux. Il les
-trouva l’un et l’autre. Ils ne parurent pas surpris de la requête de
-celui qu’ils prenaient pour le comte Olaf Labinski.—Totalement dénués
-de la sensibilité des témoins bourgeois, ils ne demandèrent pas si
-l’affaire pouvait s’arranger et gardèrent un silence de bon goût sur le
-motif de la querelle, en parfaits gentilshommes qu’ils étaient.
-
-De son côté, le comte véritable, ou, si vous l’aimez mieux, le faux
-Octave, était en proie à un embarras pareil; il se souvint d’Alfred
-Humbert et de Gustave Raimbault, au déjeuner duquel il avait refusé
-d’assister, et il les décida à le servir en cette rencontre.—Les deux
-jeunes gens marquèrent quelque étonnement de voir engager dans un duel
-leur ami, qui depuis un an n’avait presque pas quitté sa chambre,
-et dont ils savaient l’humeur plus pacifique que batailleuse; mais,
-lorsqu’il leur eut dit qu’il s’agissait d’un combat à mort pour un
-motif qui ne devait pas être révélé, ils ne firent plus d’objections et
-se rendirent à l’hôtel Labinski.
-
-Les conditions furent bientôt réglées. Une pièce d’or jetée en l’air
-décida de l’arme, les adversaires ayant déclaré que l’épée ou le
-pistolet leur convenait également. On devait se rendre au bois de
-Boulogne à six heures du matin dans l’avenue des Poteaux, près de ce
-toit de chaume soutenu par des piliers rustiques, à cette place libre
-d’arbres où le sable tassé présente une arène propre à ces sortes de
-combats.
-
-Lorsque tout fut convenu, il était près de minuit, et Octave se dirigea
-vers la porte de l’appartement de Prascovie. Le verrou était tiré comme
-la veille, et la voix moqueuse de la comtesse lui jeta cette raillerie
-à travers la porte:
-
-«Revenez quand vous saurez le polonais, je suis trop patriote pour
-recevoir un étranger chez moi.»
-
-Le matin, le docteur Cherbonneau, qu’Octave avait prévenu, arriva
-portant une trousse d’instruments de chirurgie et un paquet de
-bandelettes.—Ils montèrent ensemble en voiture. MM. Zamoieczki et de
-Sepulveda suivaient dans leur coupé.
-
-«Eh bien, mon cher Octave, dit le docteur, l’aventure tourne donc déjà
-au tragique? J’aurais dû laisser dormir le comte dans votre corps une
-huitaine de jours sur mon divan. J’ai prolongé au delà de cette limite
-des sommeils magnétiques. Mais on a beau avoir étudié la sagesse chez
-les brahmes, les pandits et les sanniâsys de l’Inde, on oublie toujours
-quelque chose, et il se trouve des imperfections au plan le mieux
-combiné. Mais comment la comtesse Prascovie a-t-elle accueilli son
-amoureux de Florence ainsi déguisé?
-
-—Je crois, répondit Octave, qu’elle m’a reconnu malgré ma
-métamorphose, ou bien c’est son ange gardien qui lui a soufflé à
-l’oreille de se méfier de moi; je l’ai trouvée aussi chaste, aussi
-froide, aussi pure que la neige du pôle. Sous une forme aimée, son âme
-exquise devinait sans doute une âme étrangère.—Je vous disais bien
-que vous ne pouviez rien pour moi; je suis plus malheureux encore que
-lorsque vous m’avez fait votre première visite.
-
-—Qui pourrait assigner une borne aux facultés de l’âme, dit le docteur
-Balthazar Cherbonneau d’un air pensif, surtout lorsqu’elle n’est
-altérée par aucune pensée terrestre, souillée par aucun limon humain,
-et se maintient telle qu’elle est sortie des mains du Créateur dans la
-lumière, la contemplation de l’amour?—Oui, vous avez raison, elle vous
-a reconnu; son angélique pudeur a frissonné sous le regard du désir et,
-par instinct, s’est voilée de ses ailes blanches. Je vous plains, mon
-pauvre Octave! votre mal est en effet irrémédiable.—Si nous étions au
-moyen âge, je vous dirais: Entrez dans un cloître.
-
-—J’y ai souvent pensé,» répondit Octave.
-
-On était arrivé.—Le coupé du faux Octave stationnait déjà à l’endroit
-désigné.
-
-Le bois présentait à cette heure matinale un aspect véritablement
-pittoresque que la fashion lui fait perdre dans la journée: l’on
-était à ce point de l’été où le soleil n’a pas encore eu le temps
-d’assombrir le vert du feuillage; des teintes fraîches, transparentes,
-lavées par la rosée de la nuit, nuançaient les massifs, et il s’en
-dégageait un parfum de jeune végétation. Les arbres, à cet endroit,
-sont particulièrement beaux, soit qu’ils aient rencontré un terrain
-plus favorable, soit qu’ils survivent seuls d’une plantation ancienne,
-leurs troncs vigoureux, plaqués de mousse ou satinés d’une écorce
-d’argent, s’agrafent au sol par des racines noueuses, projettent des
-branches aux coudes bizarres, et pourraient servir de modèles aux
-études des peintres et des décorateurs qui vont bien loin en chercher
-de moins remarquables. Quelques oiseaux que les bruits du jour font
-taire pépiaient gaiement sous la feuillée; un lapin furtif traversait
-en trois bonds le sable de l’allée et courait se cacher dans l’herbe,
-effrayé du bruit des roues.
-
-Ces poésies de la nature surprise en déshabillé occupaient peu, comme
-vous le pensez, les deux adversaires et leurs témoins.
-
-La vue du docteur Cherbonneau fit une impression désagréable sur le
-comte Olaf Labinski; mais il se remit bien vite.
-
-L’on mesura les épées, l’on assigna les places aux combattants, qui,
-après avoir mis habit bas, tombèrent en garde pointe contre pointe.
-
-Les témoins crièrent: «Allez!»
-
-Dans tout duel, quel que soit l’acharnement des adversaires, il y a un
-moment d’immobilité solennelle; chaque combattant étudie son ennemi
-en silence et fait son plan, méditant l’attaque et se préparant à la
-riposte; puis les épées se cherchent, s’agacent, se tâtent pour ainsi
-dire sans se quitter: cela dure quelques secondes, qui paraissent des
-minutes, des heures, à l’anxiété des assistants.
-
-Ici, les conditions du duel, en apparence ordinaires pour les
-spectateurs, étaient si étranges pour les combattants, qu’ils restèrent
-ainsi en garde plus longtemps que de coutume. En effet, chacun avait
-devant soi son propre corps et devait enfoncer l’acier dans une chair
-qui lui appartenait encore la veille.—Le combat se compliquait d’une
-sorte de suicide non prévue, et, quoique braves tous deux, Octave et le
-comte éprouvaient une instinctive horreur à se trouver l’épée à la main
-en face de leurs fantômes et prêts à fondre sur eux-mêmes.
-
-Les témoins impatientés allaient crier encore une fois: «Messieurs,
-mais allez donc!» lorsque les fers se froissèrent enfin sur leurs
-carres.
-
-Quelques attaques furent parées avec prestesse de part et d’autre.
-
-Le comte, grâce à son éducation militaire, était un habile tireur; il
-avait moucheté le plastron des maîtres les plus célèbres; mais, s’il
-possédait toujours la théorie, il n’avait plus pour l’exécution ce
-bras nerveux habitué à tailler des croupières aux Mourides de Schamyl;
-c’était le faible poignet d’Octave qui tenait son épée.
-
-Au contraire, Octave, dans le corps du comte, se trouvait une vigueur
-inconnue, et, quoique moins savant, il écartait toujours de sa poitrine
-le fer qui la cherchait.
-
-Vainement Olaf s’efforçait d’atteindre son adversaire et risquait des
-bottes hasardeuses. Octave, plus froid et plus ferme, déjouait toutes
-les feintes.
-
-La colère commençait à s’emparer du comte, dont le jeu devenait nerveux
-et désordonné. Quitte à rester Octave de Saville, il voulait tuer ce
-corps imposteur qui pouvait tromper Prascovie, pensée qui le jetait en
-d’inexprimables rages.
-
-Au risque de se faire transpercer, il essaya un coup droit pour
-arriver, à travers son propre corps, à l’âme et à la vie de son rival;
-mais l’épée d’Octave se lia autour de la sienne avec un mouvement si
-preste, si sec, si irrésistible, que le fer, arraché de son poing,
-jaillit en l’air et alla tomber quelques pas plus loin.
-
-La vie d’Olaf était à la discrétion d’Octave: il n’avait qu’à se fendre
-pour le percer de part en part.—La figure du comte se crispa, non
-qu’il eût peur de la mort, mais il pensait qu’il allait laisser sa
-femme à ce voleur de corps, que rien désormais ne pourrait démasquer.
-
-Octave, loin de profiter de son avantage, jeta son épée, et, faisant
-signe aux témoins de ne pas intervenir, marcha vers le comte stupéfait,
-qu’il prit par le bras et qu’il entraîna dans l’épaisseur du bois.
-
-«Que me voulez-vous? dit le comte. Pourquoi ne pas me tuer lorsque vous
-pouvez le faire? Pourquoi ne pas continuer le combat, après m’avoir
-laissé reprendre mon épée, s’il vous répugnait de frapper un homme sans
-armes? Vous savez bien que le soleil ne doit pas projeter ensemble nos
-deux ombres sur le sable, et qu’il faut que la terre absorbe l’un de
-nous.
-
-—Écoutez-moi patiemment, répondit Octave. Votre bonheur est entre mes
-mains. Je puis garder toujours ce corps où je loge aujourd’hui et qui
-vous appartient en propriété légitime: je me plais à le reconnaître
-maintenant qu’il n’y a pas de témoins près de nous, et que les oiseaux
-seuls, qui n’iront pas le redire, peuvent nous entendre; si nous
-recommençons le duel, je vous tuerai. Le comte Olaf Labinski, que
-je représente du moins mal que je peux, est plus fort à l’escrime
-qu’Octave de Saville, dont vous avez maintenant la figure, et que je
-serai forcé, bien à regret, de supprimer; et cette mort, quoique non
-réelle, puisque mon âme y survivrait, désolerait ma mère.»
-
-Le comte, reconnaissant la vérité de ces observations, garda un silence
-qui ressemblait à une sorte d’acquiescement.
-
-«Jamais, continua Octave, vous ne parviendrez, si je m’y oppose, à
-vous réintégrer dans votre individualité; vous voyez à quoi ont abouti
-vos deux essais. D’autres tentatives vous feraient prendre pour un
-monomane. Personne ne croira un mot de vos allégations, et, lorsque
-vous prétendrez être le comte Olaf Labinski, tout le monde vous
-éclatera de rire au nez, comme vous avez déjà pu vous en convaincre. On
-vous enfermera, et vous passerez le reste de votre vie à protester sous
-les douches que vous êtes effectivement l’époux de la belle comtesse
-Prascovie Labinska. Les âmes compatissantes diront en vous entendant:
-Ce pauvre Octave! Vous serez méconnu comme le Chabert de Balzac, qui
-voulait prouver qu’il n’était pas mort.»
-
-Cela était si mathématiquement vrai, que le comte abattu laissa tomber
-sa tête sur sa poitrine.
-
-«Puisque vous êtes pour le moment Octave de Saville, vous avez sans
-doute fouillé ses tiroirs, feuilleté ses papiers; et vous n’ignorez
-pas qu’il nourrit depuis trois ans pour la comtesse Prascovie Labinska
-un amour éperdu, sans espoir, qu’il a vainement tenté de s’arracher du
-cœur et qui ne s’en ira qu’avec sa vie, s’il ne le suit pas encore dans
-la tombe.
-
-—Oui, je le sais, fit le comte en se mordant les lèvres.
-
-—Eh bien, pour parvenir à elle j’ai employé un moyen horrible,
-effrayant, et qu’une passion délirante pouvait seule risquer; le
-docteur Cherbonneau a tenté pour moi une œuvre à faire reculer les
-thaumaturges de tous les pays et de tous les siècles. Après nous avoir
-tous deux plongés dans le sommeil, il a fait magnétiquement changer nos
-âmes d’enveloppe. Miracle inutile! Je vais vous rendre votre corps:
-Prascovie ne m’aime pas! Dans la forme de l’époux elle a reconnu l’âme
-de l’amant; son regard s’est glacé sur le seuil de la chambre conjugale
-comme au jardin de la villa Salviati.»
-
-Un chagrin si vrai se trahissait dans l’accent d’Octave, que le comte
-ajouta foi à ses paroles.
-
-«Je suis un amoureux, ajouta Octave en souriant, et non pas un voleur;
-et, puisque le seul bien que j’aie désiré sur cette terre ne peut
-m’appartenir, je ne vois pas pourquoi je garderai vos titres, vos
-châteaux, vos terres, votre argent, vos chevaux, vos armes.—Allons,
-donnez-moi le bras, ayons l’air réconciliés, remercions nos témoins,
-prenons avec nous le docteur Cherbonneau, et retournons au laboratoire
-magique d’où nous sommes sortis transfigurés; le vieux brahme saura
-bien défaire ce qu’il a fait.»
-
-«Messieurs, dit Octave, soutenant pour quelques minutes encore le
-rôle du comte Olaf Labinski, nous avons échangé, mon adversaire et
-moi, des explications confidentielles qui rendent la continuation du
-combat inutile. Rien n’éclaircit les idées entre honnêtes gens comme de
-froisser un peu le fer.»
-
-MM. Zamoieczki et Sepulveda remontèrent dans leur voiture. Alfred
-Humbert et Gustave Raimbaud regagnèrent leur coupé.—Le comte Olaf
-Labinski, Octave de Saville et le docteur Balthazar se dirigèrent grand
-train vers la rue du Regard.
-
-
-XII
-
-Pendant le trajet du bois de Boulogne à la rue du Regard, Octave de
-Saville dit au docteur Cherbonneau:
-
-«Mon cher docteur, je vais mettre encore une fois votre science à
-l’épreuve: il faut réintégrer nos âmes chacune dans son domicile
-habituel.—Cela ne doit pas vous être difficile; j’espère que M. le
-comte Labinski ne vous en voudra pas pour lui avoir fait changer un
-palais contre une chaumière et loger quelques heures sa personnalité
-brillante dans mon pauvre individu. Vous possédez d’ailleurs une
-puissance à ne craindre aucune vengeance.»
-
-Après avoir fait un signe d’acquiescement, le docteur Balthazar
-Cherbonneau dit: «L’opération sera beaucoup plus simple cette
-fois-ci que l’autre; les imperceptibles filaments qui retiennent
-l’âme au corps ont été brisés récemment chez vous et n’ont pas eu
-le temps de se renouer, et vos volontés ne feront pas cet obstacle
-qu’oppose au magnétiseur la résistance instinctive du magnétisé. M.
-le comte pardonnera sans doute à un vieux savant comme moi de n’avoir
-pu résister au plaisir de pratiquer une expérience pour laquelle
-on ne trouve pas beaucoup de sujets, puisque cette tentative n’a
-servi d’ailleurs qu’à confirmer avec éclat une vertu qui pousse la
-délicatesse jusqu’à la divination, et triomphe là où toute autre eût
-succombé. Vous regarderez, si vous voulez, comme un rêve bizarre cette
-transformation passagère, et peut-être plus tard ne serez-vous pas
-fâché d’avoir éprouvé cette sensation étrange que très-peu d’hommes
-ont connue, celle d’avoir habité deux corps.—La métempsychose n’est
-pas une doctrine nouvelle; mais, avant de transmigrer dans une autre
-existence, les âmes boivent la coupe d’oubli, et tout le monde ne peut
-pas, comme Pythagore, se souvenir d’avoir assisté à la guerre de Troie.
-
-—Le bienfait de me réinstaller dans mon individualité, répondit
-poliment le comte, équivaut au désagrément d’en avoir été exproprié,
-cela soit dit sans aucune mauvaise intention pour M. Octave de Saville
-que je suis encore et que je vais cesser d’être.»
-
-Octave sourit avec les lèvres du comte Labinski à cette phrase, qui
-n’arrivait à son adresse qu’à travers une enveloppe étrangère, et le
-silence s’établit entre ces trois personnages, à qui leur situation
-anormale rendait toute conversation difficile.
-
-Le pauvre Octave songeait à son espoir évanoui, et ses pensées
-n’étaient pas, il faut l’avouer, précisément couleur de rose. Comme
-tous les amants rebutés, il se demandait encore pourquoi il n’était
-pas aimé—comme si l’amour avait un pourquoi! la seule raison qu’on en
-puisse donner est le _parce que_, réponse logique dans son laconisme
-entêté, que les femmes opposent à toutes les questions embarrassantes.
-Cependant il se reconnaissait vaincu et sentait que le ressort de la
-vie, retendu chez lui un instant par le docteur Cherbonneau, était de
-nouveau brisé et bruissait dans son cœur comme celui d’une montre qu’on
-a laissée tomber à terre. Octave n’aurait pas voulu causer à sa mère
-le chagrin de son suicide, et il cherchait un endroit où s’éteindre
-silencieusement de son chagrin inconnu sous le nom scientifique d’une
-maladie plausible. S’il eût été peintre, poëte ou musicien, il aurait
-cristallisé sa douleur en chefs-d’œuvre, et Prascovie vêtue de blanc,
-couronnée d’étoiles, pareille à la Béatrice de Dante, aurait plané
-sur son inspiration comme un ange lumineux; mais, nous l’avons dit
-en commençant cette histoire, bien qu’instruit et distingué, Octave
-n’était pas un de ces esprits d’élite qui impriment sur ce monde la
-trace de leur passage. Ame obscurément sublime, il ne savait qu’aimer
-et mourir.
-
-La voiture entra dans la cour du vieil hôtel de la rue du Regard, cour
-au pavé serti d’herbe verte où les pas des visiteurs avaient frayé un
-chemin et que les hautes murailles grises des constructions inondaient
-d’ombres froides comme celles qui tombent des arcades d’un cloître:
-le Silence et l’Immobilité veillaient sur le seuil comme deux statues
-invisibles pour protéger la méditation du savant.
-
-Octave et le comte descendirent, et le docteur franchit le marchepied
-d’un pas plus leste qu’on n’aurait pu l’attendre de son âge et sans
-s’appuyer au bras que le valet de pied lui présentait avec cette
-politesse que les laquais de grande maison affectent pour les personnes
-faibles ou âgées.
-
-Dès que les doubles portes se furent refermées sur eux, Olaf et Octave
-se sentirent enveloppés par cette chaude atmosphère qui rappelait au
-docteur celle de l’Inde et où seulement il pouvait respirer à l’aise,
-mais qui suffoquait presque les gens qui n’avaient pas été comme lui
-torréfiés trente ans aux soleils tropicaux. Les incarnations de Wishnou
-grimaçaient toujours dans leurs cadres, plus bizarres au jour qu’à
-la lumière; Shiva, le dieu bleu, ricanait sur son socle, et Dourga,
-mordant sa lèvre calleuse de ses dents de sanglier, semblait agiter
-son chapelet de crânes. Le logis gardait son impression mystérieuse et
-magique.
-
-Le docteur Balthazar Cherbonneau conduisit ses deux sujets dans la
-pièce où s’était opérée la première transformation; il fit tourner le
-disque de verre de la machine électrique, agita les tiges de fer du
-baquet mesmérien, ouvrit les bouches de chaleur de façon à faire monter
-rapidement la température, lut deux ou trois lignes sur des papyrus
-si anciens qu’ils ressemblaient à de vieilles écorces prêtes à tomber
-en poussière, et, lorsque quelques minutes furent écoulées, il dit à
-Octave et au comte:
-
-«Messieurs, je suis à vous; voulez-vous que nous commencions?»
-
-Pendant que le docteur se livrait à ces préparatifs, des réflexions
-inquiétantes passaient par la tête du comte.
-
-«Lorsque je serai endormi, que va faire de mon âme ce vieux magicien
-à figure de macaque qui pourrait bien être le diable en personne?—La
-restituera-t-il à mon corps ou l’emportera-t-il en enfer avec lui?
-Cet échange qui doit me rendre mon bien n’est-il qu’un nouveau piége,
-une combinaison machiavélique pour quelque sorcellerie dont le but
-m’échappe? Pourtant, ma position ne saurait guère empirer. Octave
-possède mon corps, et, comme il le disait très-bien ce matin, en le
-réclamant sous ma figure actuelle je me ferais enfermer comme fou.
-S’il avait voulu se débarrasser définitivement de moi, il n’avait
-qu’à pousser la pointe de son épée; j’étais désarmé, à sa merci; la
-justice des hommes n’avait rien à y voir; les formes du duel étaient
-parfaitement régulières et tout s’était passé selon l’usage.—Allons!
-pensons à Prascovie, et pas de terreur enfantine! Essayons du seul
-moyen qui me reste de la reconquérir!»
-
-Et il prit comme Octave la tige de fer que le docteur Balthazar
-Cherbonneau lui présentait.
-
-Fulgurés par les conducteurs de métal chargés à outrance de
-fluide magnétique, les deux jeunes gens tombèrent bientôt dans un
-anéantissement si profond qu’il eût ressemblé à la mort pour toute
-personne non prévenue: le docteur fit les passes, accomplit les
-rites, prononça les syllabes comme la première fois, et bientôt deux
-petites étincelles apparurent au-dessus d’Octave et du comte avec un
-tremblement lumineux; le docteur reconduisit à sa demeure primitive
-l’âme du comte Olaf Labinski, qui suivit d’un vol empressé le geste du
-magnétiseur.
-
-Pendant ce temps, l’âme d’Octave s’éloignait lentement du corps d’Olaf,
-et, au lieu de rejoindre le sien, s’élevait, s’élevait comme toute
-joyeuse d’être libre, et ne paraissait pas se soucier de rentrer dans
-sa prison. Le docteur se sentit pris de pitié pour cette Psyché qui
-palpitait des ailes, et se demanda si c’était un bienfait de la ramener
-vers cette vallée de misère. Pendant cette minute d’hésitation, l’âme
-montait toujours. Se rappelant son rôle, M. Cherbonneau répéta de
-l’accent le plus impérieux l’irrésistible monosyllabe et fit une passe
-fulgurante de volonté; la petite lueur tremblotante était déjà hors du
-cercle d’attraction, et, traversant la vitre supérieure de la croisée,
-elle disparut.
-
-Le docteur cessa des efforts qu’il savait superflus et réveilla le
-comte, qui, en se voyant dans un miroir avec ses traits habituels,
-poussa un cri de joie, jeta un coup d’œil sur le corps toujours
-immobile d’Octave comme pour se prouver qu’il était bien définitivement
-débarrassé de cette enveloppe, et s’élança dehors, après avoir salué de
-la main M. Balthazar Cherbonneau.
-
-Quelques instants après, le roulement sourd d’une voiture sous la voûte
-se fit entendre, et le docteur Balthazar Cherbonneau resta seul face à
-face avec le cadavre d’Octave de Saville.
-
-«Par la trompe de Ganésa! s’écria l’élève du brahme d’Elephanta
-lorsque le comte fut parti, voilà une fâcheuse affaire; j’ai ouvert
-la porte de la cage, l’oiseau s’est envolé, et le voilà déjà hors de
-la sphère de ce monde, si loin que le sannyâsi Brahma-Logum lui-même
-ne le rattraperait pas; je reste avec un corps sur les bras. Je puis
-bien le dissoudre dans un bain corrosif si énergique qu’il n’en
-resterait pas un atome appréciable, ou en faire en quelques heures une
-momie de Pharaon pareille à celles qu’enferment ces boîtes bariolées
-d’hiéroglyphes; mais on commencerait des enquêtes, on fouillerait mon
-logis, on ouvrirait mes caisses, on me ferait subir toutes sortes
-d’interrogatoires ennuyeux...»
-
-Ici, une idée lumineuse traversa l’esprit du docteur; il saisit une
-plume et traça rapidement quelques lignes sur une feuille de papier
-qu’il serra dans le tiroir de sa table.
-
-Le papier contenait ces mots:
-
-«N’ayant ni parents, ni collatéraux, je lègue tous mes biens à M.
-Octave de Saville, pour qui j’ai une affection particulière,—à la
-charge de payer un legs de cent mille francs à l’hôpital brahminique
-de Ceylan, pour les animaux vieux, fatigués ou malades, de servir
-douze cents francs de rente viagère à mon domestique indien et à mon
-domestique anglais, et de remettre à la bibliothèque Mazarine le
-manuscrit des lois de Manou.»
-
-Ce testament fait à un mort par un vivant n’est pas une des choses les
-moins bizarres de ce conte invraisemblable et pourtant réel; mais cette
-singularité va s’expliquer sur-le-champ.
-
-Le docteur toucha le corps d’Octave de Saville, que la chaleur de
-la vie n’avait pas encore abandonné, regarda dans la glace son
-visage ridé, tanné et rugueux comme une peau de chagrin, d’un air
-singulièrement dédaigneux, et faisant sur lui le geste avec lequel on
-jette un vieil habit lorsque le tailleur vous en apporte un neuf, il
-murmura la formule du sannyâsi Brahma-Logum.
-
-Aussitôt le corps du docteur Balthazar Cherbonneau roula comme foudroyé
-sur le tapis, et celui d’Octave de Saville se redressa fort, alerte et
-vivace.
-
-Octave-Cherbonneau se tint debout quelques minutes devant cette
-dépouille maigre, osseuse et livide qui, n’étant plus soutenue par
-l’âme puissante qui la vivifiait tout à l’heure, offrit presque
-aussitôt les signes de la plus extrême sénilité, et prit rapidement une
-apparence cadavéreuse.
-
-«Adieu, pauvre lambeau humain, misérable guenille percée au coude,
-élimée sur toutes les coutures, que j’ai traînée soixante-dix ans dans
-les cinq parties du monde! tu m’as fait un assez bon service, et je
-ne te quitte pas sans quelque regret. On s’habitue l’un et l’autre à
-vivre si longtemps ensemble! mais avec cette jeune enveloppe, que ma
-science aura bientôt rendue robuste, je pourrai étudier, travailler,
-lire encore quelques mots du grand livre, sans que la mort le ferme au
-paragraphe le plus intéressant en disant: «C’est assez!»
-
-Cette oraison funèbre adressée à lui-même, Octave-Cherbonneau sortit
-d’un pas tranquille pour aller prendre possession de sa nouvelle
-existence.
-
-Le comte Olaf Labinski était retourné à son hôtel et avait fait
-demander tout de suite si la comtesse pouvait le recevoir.
-
-Il la trouva assise sur un banc de mousse, dans la serre, dont les
-panneaux de cristal relevés à demi laissaient passer un air tiède
-et lumineux, au milieu d’une véritable forêt vierge de plantes
-exotiques et tropicales; elle lisait Novalis, un des auteurs les plus
-subtils, les plus raréfiés, les plus immatériels qu’ait produits
-le spiritualisme allemand; la comtesse n’aimait pas les livres qui
-peignent la vie avec des couleurs réelles et fortes,—et la vie
-lui paraissait un peu grossière à force d’avoir vécu dans un monde
-d’élégance, d’amour et de poésie.
-
-Elle jeta son livre et leva lentement les yeux vers le comte. Elle
-craignait de rencontrer encore dans les prunelles noires de son mari
-ce regard ardent, orageux, chargé de pensées mystérieuses, qui l’avait
-si péniblement troublée et qui lui semblait—appréhension folle, idée
-extravagante,—le regard d’un autre!
-
-Dans les yeux d’Olaf éclatait une joie sereine, brûlait d’un feu égal
-un amour chaste et pur; l’âme étrangère qui avait changé l’expression
-de ses traits s’était envolée pour toujours: Prascovie reconnut
-aussitôt son Olaf adoré, et une rapide rougeur de plaisir nuança
-ses joues transparentes.—Quoiqu’elle ignorât les transformations
-opérées par le docteur Cherbonneau, sa délicatesse de sensitive avait
-pressenti tous ces changements sans pourtant qu’elle s’en rendît
-compte.
-
-«Que lisiez-vous là, chère Prascovie? dit Olaf en ramassant sur la
-mousse le livre relié de maroquin bleu.—Ah! l’histoire de Henri
-d’Ofterdingen,—c’est le même volume que je suis allé vous chercher à
-franc étrier à Mohilev,—un jour que vous aviez manifesté à table le
-désir de l’avoir. A minuit il était sur votre guéridon, à côté de votre
-lampe; mais aussi Ralph en est resté poussif!
-
-—Et je vous ai dit que jamais plus je ne manifesterais la moindre
-fantaisie devant vous. Vous êtes du caractère de ce grand d’Espagne
-qui priait sa maîtresse de ne pas regarder les étoiles, puisqu’il ne
-pouvait les lui donner.
-
-—Si tu en regardais une, répondit le comte, j’essayerais de monter au
-ciel et de l’aller demander à Dieu.»
-
-Tout en écoutant son mari, la comtesse repoussait une mèche révoltée de
-ses bandeaux qui scintillait comme une flamme dans un rayon d’or. Ce
-mouvement avait fait glisser sa manche et mis à nu son beau bras que
-cerclait au poignet le lézard constellé de turquoises qu’elle portait
-le jour de cette apparition aux Cascines, si fatale pour Octave.
-
-«Quelle peur, dit le comte, vous a causée jadis ce pauvre petit lézard
-que j’ai tué d’un coup de badine lorsque, pour la première fois, vous
-êtes descendue au jardin sur mes instantes prières! Je le fis mouler en
-or et orner de quelques pierres; mais, même à l’état de bijou, il vous
-semblait toujours effrayant, et ce n’est qu’au bout d’un certain temps
-que vous vous décidâtes à le porter.
-
-—Oh! j’y suis habituée tout à fait maintenant, et c’est de mes joyaux
-celui que je préfère, car il me rappelle un bien cher souvenir.
-
-—Oui, reprit le comte; ce jour-là, nous convînmes que, le lendemain,
-je vous ferais demander officiellement en mariage à votre tante.»
-
-La comtesse, qui retrouvait le regard, l’accent du vrai Olaf, se leva,
-rassurée d’ailleurs par ces détails intimes, lui sourit, lui prit
-le bras et fit avec lui quelques tours dans la serre, arrachant au
-passage, de sa main restée libre, quelques fleurs dont elle mordait
-les pétales de ses lèvres fraîches, comme cette Vénus de Schiavone qui
-mange des roses.
-
-«Puisque vous avez si bonne mémoire aujourd’hui, dit-elle en jetant la
-fleur qu’elle coupait de ses dents de perle, vous devez avoir retrouvé
-l’usage de votre langue maternelle... que vous ne saviez plus hier.
-
-—Oh! répondit le comte en polonais, c’est celle que mon âme parlera
-dans le ciel pour te dire que je t’aime, si les âmes gardent au paradis
-un langage humain.»
-
-Prascovie, tout en marchant, inclina doucement sa tête sur l’épaule
-d’Olaf.
-
-«Cher cœur, murmura-t-elle, vous voilà tel que je vous aime. Hier vous
-me faisiez peur, et je vous ai fui comme un étranger.»
-
-Le lendemain, Octave de Saville, animé par l’esprit du vieux docteur,
-reçut une lettre liserée de noir, qui le priait d’assister aux service,
-convoi et enterrement de M. Balthazar Cherbonneau.
-
-Le docteur, revêtu de sa nouvelle apparence, suivit son ancienne
-dépouille au cimetière, se vit enterrer, écouta d’un air de componction
-fort bien joué les discours que l’on prononça sur sa fosse, et dans
-lesquels on déplorait la perte irréparable que venait de faire la
-science; puis il retourna rue Saint-Lazare, et attendit l’ouverture du
-testament qu’il avait écrit en sa faveur.
-
-Ce jour-là on lut aux _faits divers_ dans les journaux du soir:
-
-«M. le docteur Balthazar Cherbonneau, connu par le long séjour qu’il
-a fait aux Indes, ses connaissances philologiques et ses cures
-merveilleuses, a été trouvé mort, hier, dans son cabinet de travail.
-L’examen minutieux du corps éloigne entièrement l’idée d’un crime.
-M. Cherbonneau a sans doute succombé à des fatigues intellectuelles
-excessives ou péri dans quelque expérience audacieuse. On dit qu’un
-testament olographe découvert dans le bureau du docteur lègue à la
-bibliothèque Mazarine des manuscrits extrêmement précieux, et nomme
-pour son héritier un jeune homme appartenant à une famille distinguée,
-M. O. de S.»
-
-
-
-
-JETTATURA
-
-
-I
-
-_Le Léopold_, superbe bateau à vapeur toscan qui fait le trajet de
-Marseille à Naples, venait de doubler la pointe de Procida. Les
-passagers étaient tous sur le pont, guéris du mal de mer par l’aspect
-de la terre, plus efficace que les bonbons de Malte et autres recettes
-employées en pareil cas.
-
-Sur le tillac, dans l’enceinte réservée aux premières places, se
-tenaient des Anglais tâchant de se séparer les uns des autres le
-plus possible et de tracer autour d’eux un cercle de démarcation
-infranchissable; leurs figures splénétiques étaient soigneusement
-rasées, leurs cravates ne faisaient pas un faux pli, leurs cols de
-chemise roides et blancs ressemblaient à des angles de papier Bristol;
-des gants de peau de Suède tout frais recouvraient leurs mains, et le
-vernis de lord Elliot miroitait sur leurs chaussures neuves. On eût dit
-qu’ils sortaient d’un des compartiments de leurs nécessaires; dans leur
-tenue correcte, aucun des petits désordres de toilette, conséquence
-ordinaire du voyage. Il y avait là des lords, des membres de la chambre
-des Communes, des marchands de la Cité, des tailleurs de Regent’s
-street et des couteliers de Sheffields tous convenables, tous graves,
-tous immobiles, tous ennuyés. Les femmes ne manquaient pas non plus,
-car les Anglaises ne sont pas sédentaires comme les femmes des autres
-pays, et profitent du plus léger prétexte pour quitter leur île. Auprès
-des ladies et des mistresses, beautés à leur automne, vergetées des
-couleurs de la couperose, rayonnaient, sous leur voile de gaze bleue,
-de jeunes misses au tein pétri de crème et de fraises, aux brillantes
-spirales de cheveux blonds, aux dents longues et blanches rappelant
-les types affectionnés par les keepsakes, et justifiant les gravures
-d’outre-Manche du reproche de mensonge qu’on leur adresse souvent. Ces
-charmantes personnes modulaient, chacune de son côté, avec le plus
-délicieux accent britannique, la phrase sacramentelle: «_Vedi Napoli
-e poi mori_,» consultaient leur Guide de voyage ou prenaient note de
-leurs impressions sur leur carnet, sans faire la moindre attention aux
-œillades à la don Juan de quelques fats parisiens qui rôdaient autour
-d’elles, pendant que les mamans irritées murmuraient à demi-voix contre
-l’impropriété française.
-
-Sur la limite du quartier aristocratique se promenaient, fumant des
-cigares, trois ou quatre jeunes gens qu’à leur chapeau de paille ou de
-feutre gris, à leurs paletots-sacs constellés de larges boutons de
-corne, à leur vaste pantalon de coutil, il était facile de reconnaître
-pour des artistes, indication que confirmaient d’ailleurs leurs
-moustaches à la Van Dyck, leurs cheveux bouclés à la Rubens ou coupés
-en brosse à la Paul Véronèse; ils tâchaient, mais dans un tout autre
-but que les dandies, de saisir quelques profils de ces beautés que
-leur peu de fortune les empêchait d’approcher de plus près, et cette
-préoccupation les distrayait un peu du magnifique panorama étalé devant
-leurs yeux.
-
-A la pointe du navire, appuyés au bastingage ou assis sur des paquets
-de cordages enroulés, étaient groupés les pauvres gens des troisièmes
-places, achevant les provisions que les nausées leur avaient fait
-garder intactes, et n’ayant pas un regard pour le plus admirable
-spectacle du monde, car le sentiment de la nature est le privilége des
-esprits cultivés, que les nécessités matérielles de la vie n’absorbent
-pas entièrement.
-
-Il faisait beau; les vagues bleues se déroulaient à larges plis, ayant
-à peine la force d’effacer le sillage du bâtiment; la fumée du tuyau,
-qui formait les nuages de ce ciel splendide, s’en allait lentement en
-légers flocons d’ouate, et les palettes des roues se démenant dans une
-poussière diamantée où le soleil suspendait des iris, brassaient l’eau
-avec une activité joyeuse, comme si elles eussent eu la conscience de
-la proximité du port.
-
-Cette longue ligne de collines qui, de Pausilippe au Vésuve, dessine
-le golfe merveilleux au fond duquel Naples se repose comme une nymphe
-marine se séchant sur la rive après le bain, commençait à prononcer ses
-ondulations violettes, et se détachait en traits plus fermes de l’azur
-éclatant du ciel; déjà quelques points de blancheur, piquant le fond
-plus sombre des terres, trahissaient la présence des villas répandues
-dans la campagne. Des voiles de bateaux pêcheurs rentrant au port
-glissaient sur le bleu uni comme des plumes de cygne promenées par la
-brise, et montraient l’activité humaine sur la majestueuse solitude de
-la mer.
-
-Après quelques tours de roue, le château Saint-Elme et le couvent
-Saint-Martin se profilèrent d’une façon distincte au sommet de la
-montagne où Naples s’adosse, par-dessus les dômes des églises, les
-terrasses des hôtels, les toits des maisons, les façades des palais,
-et les verdures des jardins encore vaguement ébauchés dans une vapeur
-lumineuse.—Bientôt le château de l’Œuf, accroupi sur son écueil lavé
-d’écume, sembla s’avancer vers le bateau à vapeur, et le môle avec son
-phare s’allongea comme un bras tenant un flambeau.
-
-A l’extrémité de la baie, le Vésuve, plus rapproché, changea les
-teintes bleuâtres dont l’éloignement le revêtait pour des tons plus
-vigoureux et plus solides; ses flancs se sillonnèrent de ravines et de
-coulées de laves refroidies, et de son cône tronqué comme des trous
-d’une cassolette, sortirent très-visiblement de petits jets de fumée
-blanche qu’un souffle de vent faisait trembler.
-
-On distinguait nettement Chiatamone, Pizzo Falcone, le quai de
-Santa Lucia, tout bordé d’hôtels, le Palazzo Reale avec ses rangées
-de balcons, le Palazzo Nuovo flanqué de ses tours à moucharabys,
-l’Arsenal, et les vaisseaux de toutes nations, entremêlant leurs mâts
-et leurs espars comme les arbres d’un bois dépouillé de feuilles,
-lorsque sortit de sa cabine un passager qui ne s’était pas fait voir
-de toute la traversée, soit que le mal de mer l’eût retenu dans son
-cadre, soit que par sauvagerie il n’eût pas voulu se mêler au reste des
-voyageurs, ou bien que ce spectacle, nouveau pour la plupart, lui fût
-dès longtemps familier et ne lui offrît plus d’intérêt.
-
-C’était un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, ou du moins
-auquel on était tenté d’attribuer cet âge au premier abord, car
-lorsqu’on le regardait avec attention on le trouvait ou plus jeune ou
-plus vieux, tant sa physionomie énigmatique mélangeait la fraîcheur et
-la fatigue. Ses cheveux d’un blond obscur tiraient sur cette nuance que
-les Anglais appellent _auburn_, et s’incendiaient au soleil de reflets
-cuivrés et métalliques, tandis que dans l’ombre ils paraissaient
-presque noirs; son profil offrait des lignes purement accusées, un
-front dont un phrénologue eût admiré les protubérances, un nez d’une
-noble courbe aquiline, des lèvres bien coupées, et un menton dont la
-rondeur puissante faisait penser aux médailles antiques; et cependant
-tous ces traits, beaux en eux-mêmes, ne composaient point un ensemble
-agréable. Il leur manquait cette mystérieuse harmonie qui adoucit
-les contours et les fond les uns dans les autres. La légende parle
-d’un peintre italien qui, voulant représenter l’archange rebelle,
-lui composa un masque de beautés disparates, et arriva ainsi à un
-effet de terreur bien plus grand qu’au moyen des cornes, des sourcils
-circonflexes et de la bouche en rictus. Le visage de l’étranger
-produisait une impression de ce genre. Ses yeux surtout étaient
-extraordinaires; les cils noirs qui les bordaient contrastaient
-avec la couleur gris pâle des prunelles et le ton châtain brûlé des
-cheveux. Le peu d’épaisseur des os du nez les faisait paraître plus
-rapprochés que les mesures des principes de dessin ne le permettent,
-et, quant à leur expression, elle était vraiment indéfinissable.
-Lorsqu’ils ne s’arrêtaient sur rien, une vague mélancolie, une
-tendresse languissante s’y peignaient dans une lueur humide; s’ils
-se fixaient sur quelque personne ou quelque objet, les sourcils se
-rapprochaient, se crispaient, et modelaient une ride perpendiculaire
-dans la peau du front: les prunelles, de grises devenaient vertes, se
-tigraient de points noirs, se striaient de fibrilles jaunes; le regard
-en jaillissait aigu, presque blessant; puis tout reprenait sa placidité
-première, et le personnage à tournure méphistophélique redevenait un
-jeune homme du monde,—membre du Jockey-Club, si vous voulez,—allant
-passer la saison à Naples, et satisfait de mettre le pied sur un pavé
-de lave moins mobile que le pont du _Léopold_.
-
-Sa tenue était élégante sans attirer l’œil par aucun détail voyant:
-une redingote bleu foncé, une cravate noire à pois dont le nœud
-n’avait rien d’apprêté ni de négligé non plus, un gilet de même dessin
-que la cravate, un pantalon gris clair, tombant sur une botte fine,
-composaient sa toilette; la chaîne qui retenait sa montre était d’or
-tout uni, et un cordon de soie plate suspendait son pince-nez; sa
-main bien gantée agitait une petite canne mince en cep de vigne tordu
-terminé par un écusson d’argent.
-
-Il fit quelques pas sur le pont, laissant errer vaguement son regard
-vers la rive qui se rapprochait et sur laquelle on voyait rouler les
-voitures, fourmiller la population et stationner ces groupes d’oisifs
-pour qui l’arrivée d’une diligence ou d’un bateau à vapeur est un
-spectacle toujours intéressant et toujours neuf quoiqu’ils l’aient
-contemplé mille fois.
-
-Déjà se détachait du quai une escadrille de canots, de chaloupes,
-qui se préparaient à l’assaut du _Léopold_, chargés d’un équipage
-de garçons d’hôtel, de domestiques de place, de facchini et autres
-canailles variées habituées à considérer l’étranger comme une proie;
-chaque barque faisait force de rames pour arriver la première, et
-les mariniers échangeaient, selon la coutume, des injures, des
-vociférations capables d’effrayer des gens peu au fait des mœurs de la
-basse classe napolitaine.
-
-Le jeune homme aux cheveux _auburn_ avait, pour mieux saisir les
-détails du point de vue qui se déroulait devant lui, posé son lorgnon
-double sur son nez; mais son attention, détournée du spectacle
-sublime de la baie par le concert de criailleries qui s’élevait
-de la flottille, se concentra sur les canots; sans doute le bruit
-l’importunait, car ses sourcils se contractèrent, la ride de son front
-se creusa, et le gris de ses prunelles prit une teinte jaune.
-
-Une vague inattendue, venue du large et courant sur la mer, ourlée
-d’une frange d’écume, passa sous le bateau à vapeur, qu’elle souleva
-et laissa retomber lourdement, se brisa sur le quai en millions de
-paillettes, mouilla les promeneurs tout surpris de cette douche
-subite, et fit, par la violence de son ressac, s’entre-choquer si
-rudement les embarcations, que trois ou quatre facchini tombèrent à
-l’eau. L’accident n’était pas grave, car ces drôles nagent tous comme
-des poissons ou des dieux marins, et quelques secondes après ils
-reparurent, les cheveux collés aux tempes, crachant l’eau amère par la
-bouche et les narines, et aussi étonnés, à coup sûr, de ce plongeon,
-que put l’être Télémaque, fils d’Ulysse, lorsque Minerve, sous la
-figure du sage Mentor, le lança du haut d’une roche à la mer pour
-l’arracher à l’amour d’Eucharis.
-
-Derrière le voyageur bizarre, à distance respectueuse, restait debout,
-auprès d’un entassement de malles, un petit groom, espèce de vieillard
-de quinze ans, gnome en livrée, ressemblant à ces nains que la patience
-chinoise élève dans des potiches pour les empêcher de grandir; sa face
-plate, où le nez faisait à peine saillie, semblait avoir été comprimée
-dès l’enfance, et ses yeux à fleur de tête avaient cette douceur que
-certains naturalistes trouvent à ceux du crapaud. Aucune gibbosité
-n’arrondissait ses épaules ni ne bombait sa poitrine; cependant il
-faisait naître l’idée d’un bossu, quoiqu’on eût vainement cherché
-sa bosse. En somme, c’était un groom très-convenable, qui eût pu se
-présenter sans entraînement aux races d’Ascott ou aux courses de
-Chantilly; tout gentlemen-rider l’eût accepté sur sa mauvaise mine. Il
-était déplaisant, mais irréprochable en son genre, comme son maître.
-
-L’on débarqua; les porteurs, après des échanges d’injures plus
-qu’homériques, se divisèrent les étrangers et les bagages, et prirent
-le chemin des différents hôtels dont Naples est abondamment pourvu.
-
-Le voyageur au lorgnon et son groom se dirigèrent vers l’hôtel de Rome,
-suivis d’une nombreuse phalange de robustes facchini qui faisaient
-semblant de suer et de haleter sous le poids d’un carton à chapeau
-ou d’une légère boîte, dans l’espoir naïf d’un plus large pourboire,
-tandis que quatre ou cinq de leurs camarades, mettant en relief des
-muscles aussi puissants que ceux de l’Hercule qu’on admire au Studj,
-poussaient une charrette à bras où ballottaient deux malles de grandeur
-médiocre et de pesanteur modérée.
-
-Quand on fut arrivé aux portes de l’hôtel et que le _padron di casa_
-eut désigné au nouveau survenant l’appartement qu’il devait occuper,
-les porteurs, bien qu’ils eussent reçu environ le triple du prix de
-leur course, se livrèrent à des gesticulations effrénées et à des
-discours où les formules suppliantes se mêlaient aux menaces dans
-la proportion la plus comique; ils parlaient tous à la fois avec une
-volubilité effrayante, réclamant un surcroît de paye, et jurant leurs
-grands dieux qu’ils n’avaient pas été suffisamment récompensés de leur
-fatigue.—Paddy, resté seul pour leur tenir tête, car son maître, sans
-s’inquiéter de ce tapage, avait déjà gravi l’escalier, ressemblait à
-un singe entouré par une meute de dogues: il essaya, pour calmer cet
-ouragan de bruit, un petit bout de harangue dans sa langue maternelle,
-c’est-à-dire en anglais. La harangue obtint peu de succès. Alors,
-fermant les poings et ramenant ses bras à la hauteur de sa poitrine, il
-prit une pose de boxe très-correcte à la grande hilarité des facchini,
-et d’un coup droit digne d’Adams ou de Tom Cribbs et porté au creux de
-l’estomac, il envoya le géant de la bande rouler les quatre fers en
-l’air sur les dalles de lave du pavé.
-
-Cet exploit mit en fuite la troupe; le colosse se releva lourdement,
-tout brisé de sa chute; et sans chercher à tirer vengeance de Paddy,
-il s’en alla frottant de sa main, avec force contorsions, l’empreinte
-bleuâtre qui commençait à iriser sa peau, persuadé qu’un démon devait
-être caché sous la jaquette de ce macaque, bon tout au plus à faire
-de l’équitation sur le dos d’un chien, et qu’il aurait cru pouvoir
-renverser d’un souffle.
-
-L’étranger, ayant fait appeler le _padron di casa_ lui demanda si
-une lettre à l’adresse de M. Paul d’Aspremont n’avait pas été remise
-à l’hôtel de Rome; l’hôtelier répondit qu’une lettre portant cette
-suscription attendait, en effet, depuis une semaine, dans le casier
-des correspondances, et il s’empressa de l’aller chercher.
-
-La lettre, enfermée dans une épaisse enveloppe de papier cream-lead
-azuré et vergé, scellée d’un cachet de cire aventurine, était écrite de
-ce caractère penché aux pleins anguleux, aux déliés cursifs, qui dénote
-une haute éducation aristocratique, et que possèdent, un peu trop
-uniformément peut-être, les jeunes Anglaises de bonne famille.
-
-Voici ce que contenait ce pli, ouvert par M. d’Aspremont avec une hâte
-qui n’avait peut-être pas la seule curiosité pour motif:
-
- «Mon cher monsieur Paul,
-
- «Nous sommes arrivés à Naples depuis deux mois. Pendant le voyage fait
- à petites journées mon oncle s’est plaint amèrement de la chaleur, des
- moustiques, du vin, du beurre, des lits; il jurait qu’il faut être
- véritablement fou pour quitter un confortable cottage, à quelques
- milles de Londres, et se promener sur des routes poussiéreuses bordées
- d’auberges détestables, où d’honnêtes chiens anglais ne voudraient
- pas passer une nuit; mais tout en grognant il m’accompagnait, et je
- l’aurais mené au bout du monde; il ne se porte pas plus mal et moi je
- me porte mieux.—Nous sommes installés sur le bord de la mer, dans
- une maison blanchie à la chaux et enfouie dans une sorte de forêt
- vierge d’orangers, de citronniers, de myrtes, de lauriers-roses et
- autres végétations exotiques.—Du haut de la terrasse on jouit d’une
- vue merveilleuse, et vous y trouverez tous les soirs une tasse de thé
- ou une limonade à la neige, à votre choix. Mon oncle, que vous avez
- fasciné, je ne sais pas comment, sera enchanté de vous serrer la main.
- Est-il nécessaire d’ajouter que votre servante n’en sera pas fâchée
- non plus, quoique vous lui ayez coupé les doigts avec votre bague, en
- lui disant adieu sur la jetée de Folkestone.
-
- «ALICIA W.»
-
-
-II
-
-Paul d’Aspremont, après s’être fait servir à dîner dans sa chambre,
-demanda une calèche. Il y en a toujours qui stationnent autour des
-grands hôtels, n’attendant que la fantaisie des voyageurs; le désir de
-Paul fut donc accompli sur-le-champ. Les chevaux de louage napolitains
-sont maigres à faire paraître Rossinante surchargé d’embonpoint; leurs
-têtes décharnées, leurs côtes apparentes comme des cercles de tonneaux,
-leur échine saillante toujours écorchée, semblent implorer à titre de
-bienfait le couteau de l’équarrisseur, car donner de la nourriture
-aux animaux est regardé comme un soin superflu par l’insouciance
-méridionale; les harnais, rompus la plupart du temps, ont des
-suppléments de corde, et quand le cocher a rassemblé ses guides et fait
-clapper sa langue pour décider le départ, on croirait que les chevaux
-vont s’évanouir et la voiture se dissiper en fumée comme le carrosse
-de Cendrillon lorsqu’elle revient du bal passé minuit, malgré l’ordre
-de la fée. Il n’en est rien cependant; les rosses se roidissent sur
-leurs jambes et, après quelques titubations, prennent un galop qu’elles
-ne quittent plus: le cocher leur communique son ardeur, et la mèche
-de son fouet sait faire jaillir la dernière étincelle de vie cachée
-dans ces carcasses. Cela piaffe, agite la tête, se donne des airs
-fringants, écarquille l’œil, élargit la narine, et soutient une allure
-que n’égaleraient pas les plus rapides trotteurs anglais. Comment ce
-phénomène s’accomplit-il, et quelle puissance fait courir ventre à
-terre des bêtes mortes? C’est ce que nous n’expliquerons pas. Toujours
-est-il que ce miracle a lieu journellement à Naples et que personne
-n’en témoigne de surprise.
-
-La calèche de M. Paul d’Aspremont volait à travers la foule compacte,
-rasant les boutiques d’acquajoli aux guirlandes de citrons, les
-cuisines de fritures ou de macaronis en plein vent, les étalages de
-fruits de mer et les tas de pastèques disposés sur la voie publique
-comme les boulets dans les parcs d’artillerie. A peine si les lazzaroni
-couchés le long des murs, enveloppés de leurs cabans, daignaient
-retirer leurs jambes pour les soustraire à l’atteinte des attelages; de
-temps à autre, un corricolo, filant entre ses grandes roues écarlates,
-passait encombré d’un monde de moines, de nourrices, de facchini et de
-polissons, à côté de la calèche dont il frisait l’essieu au milieu
-d’un nuage de poussière et de bruit. Les corricoli sont proscrits
-maintenant, et il est défendu d’en créer de nouveaux; mais on peut
-ajouter une caisse neuve à de vieilles roues, ou des roues neuves à une
-vieille caisse; moyen ingénieux qui permet à ces bizarres véhicules de
-durer longtemps encore à la grande satisfaction des amateurs de couleur
-locale.
-
-Notre voyageur ne prêtait qu’une attention fort distraite à ce
-spectacle animé et pittoresque qui eût certes absorbé un touriste
-n’ayant pas trouvé à l’hôtel de Rome un billet à son adresse, signé
-ALICIA W.
-
-Il regardait vaguement la mer limpide et bleue, où se distinguaient,
-dans une lumière brillante, et nuancées par le lointain de teintes
-d’améthyste et de saphir, les belles îles semées en éventail à l’entrée
-du golfe, Capri, Ischia, Nisida, Procida, dont les noms harmonieux
-résonnent comme des dactyles grecs, mais son âme n’était pas là;
-elle volait à tire-d’aile du côté de Sorrente, vers la petite maison
-blanche enfouie dans la verdure dont parlait la lettre d’Alicia. En
-ce moment la figure de M. d’Aspremont n’avait pas cette expression
-indéfinissablement déplaisante qui la caractérisait quand une joie
-intérieure n’en harmonisait pas les perfections disparates: elle était
-vraiment belle et sympathique, pour nous servir d’un mot cher aux
-Italiens; l’arc de ses sourcils était détendu; les coins de sa bouche
-ne s’abaissaient pas dédaigneusement, et une lueur tendre illuminait
-ses yeux calmes:—on eût parfaitement compris en le voyant alors
-les sentiments que semblaient indiquer à son endroit les phrases
-demi-tendres, demi-moqueuses écrites sur le papier cream-lead. Son
-originalité soutenue de beaucoup de distinction ne devait pas déplaire
-à une jeune miss, librement élevée à la manière anglaise par un vieil
-oncle très-indulgent.
-
-Au train dont le cocher poussait ses bêtes, l’on eût bientôt dépassé
-Chiaja, la Marinella, et la calèche roula dans la campagne sur cette
-route remplacée aujourd’hui par un chemin de fer. Une poussière noire,
-pareille à du charbon pilé, donne un aspect plutonique à toute cette
-plage que recouvre un ciel étincelant et que lèche une mer du plus
-suave azur; c’est la suie du Vésuve tamisée par le vent qui saupoudre
-cette rive, et fait ressembler les maisons de Portici et de Torre del
-Greco à des usines de Birmingham. M. d’Aspremont ne s’occupa nullement
-du contraste de la terre d’ébène et du ciel de saphir, il lui tardait
-d’être arrivé. Les plus beaux chemins sont longs lorsque miss Alicia
-vous attend au bout, et qu’on lui a dit adieu il y a six mois sur la
-jetée de Folkestone: le ciel et la mer de Naples y perdent leur magie.
-
-La calèche quitta la route, prit un chemin de traverse, et s’arrêta
-devant une porte formée de deux piliers de briques blanchies,
-surmontées d’urnes de terre rouge, où des aloès épanouissaient leurs
-feuilles pareilles à des lames de fer blanc et pointues comme des
-poignards. Une claire-voie peinte en vert servait de fermeture. La
-muraille était remplacée par une haie de cactus, dont les pousses
-faisaient des coudes difformes et entremêlaient inextricablement leurs
-raquettes épineuses.
-
-Au-dessus de la haie, trois ou quatre énormes figuiers étalaient par
-masses compactes leurs larges feuilles d’un vert métallique avec une
-vigueur de végétation tout africaine; un grand pin parasol balançait
-son ombelle, et c’est à peine si, à travers les interstices de ces
-frondaisons luxuriantes, l’œil pouvait démêler la façade de la maison
-brillant par plaques blanches derrière ce rideau touffu.
-
-Une servante basanée, aux cheveux crépus, et si épais que le peigne s’y
-serait brisé, accourut au bruit de la voiture, ouvrit la claire-voie,
-et, précédant M. d’Aspremont dans une allée de lauriers-roses dont les
-branches lui caressaient la joue avec leurs fleurs, elle le conduisit
-à la terrasse où miss Alicia Ward prenait le thé en compagnie de son
-oncle.
-
-Par un caprice très-convenable chez une jeune fille blasée sur tous les
-conforts et toutes les élégances, et peut-être aussi pour contrarier
-son oncle, dont elle raillait les goûts bourgeois, miss Alicia avait
-choisi, de préférence à des logis civilisés, cette villa, dont les
-maîtres voyageaient, et qui était restée plusieurs années sans
-habitants. Elle trouvait dans ce jardin abandonné, et presque revenu
-à l’état de nature, une poésie sauvage qui lui plaisait; sous l’actif
-climat de Naples, tout avait poussé avec une activité prodigieuse.
-Orangers, myrtes, grenadiers, limons, s’en étaient donné à cœur joie,
-et les branches, n’ayant plus à craindre la serpette de l’émondeur,
-se donnaient la main d’un bout de l’allée à l’autre, ou pénétraient
-familièrement dans les chambres par quelque vitre brisée.—Ce n’était
-pas, comme dans le Nord, la tristesse d’une maison déserte, mais la
-gaieté folle et la pétulance heureuse de la nature du Midi livrée à
-elle-même; en l’absence du maître, les végétaux exubérants se donnaient
-le plaisir d’une débauche de feuilles, de fleurs, de fruits et de
-parfums; ils reprenaient la place que l’homme leur dispute.
-
-Lorsque le commodore—c’est ainsi qu’Alicia appelait familièrement
-son oncle—vit ce fourré impénétrable et à travers lequel on n’aurait
-pu s’avancer qu’à l’aide d’un sabre d’abatage, comme dans les forêts
-d’Amérique, il jeta les hauts cris et prétendit que sa nièce était
-décidément folle. Mais Alicia lui promit gravement de faire pratiquer
-de la porte d’entrée au salon et du salon à la terrasse un passage
-suffisant pour un tonneau de malvoisie—seule concession qu’elle
-pouvait accorder au positivisme avunculaire.—Le commodore se résigna,
-car il ne savait pas résister à sa nièce, et en ce moment, assis
-vis-à-vis d’elle sur la terrasse, il buvait à petits coups, sous
-prétexte de thé, une grande tasse de rhum.
-
-Cette terrasse, qui avait principalement séduit la jeune miss, était
-en effet fort pittoresque, et mérite une description particulière, car
-Paul d’Aspremont y reviendra souvent, et il faut peindre le décor des
-scènes que l’on raconte.
-
-On montait à cette terrasse, dont les pans à pic dominaient un chemin
-creux, par un escalier de larges dalles disjointes où prospéraient de
-vivaces herbes sauvages. Quatre colonnes frustes, tirées de quelque
-ruine antique et dont les chapiteaux perdus avaient été remplacés
-par des dés de pierre, soutenaient un treillage de perches enlacées
-et plafonnées de vigne. Des garde-fous tombaient en nappes et en
-guirlandes les lambruches et les plantes pariétaires. Au pied des murs,
-le figuier d’Inde, l’aloès, l’arbousier poussaient dans un désordre
-charmant, et au delà d’un bois que dépassait un palmier et trois pins
-d’Italie, la vue s’étendait sur des ondulations de terrain semées de
-blanches villas, s’arrêtait sur la silhouette violâtre du Vésuve, ou se
-perdait sur l’immensité bleue de la mer.
-
-Lorsque M. Paul d’Aspremont parut au sommet de l’escalier, Alicia se
-leva, poussa un petit cri de joie et fit quelques pas à sa rencontre.
-Paul lui prit la main à l’anglaise, mais la jeune fille éleva cette
-main prisonnière à la hauteur des lèvres de son ami avec un mouvement
-plein de gentillesse enfantine et de coquetterie ingénue.
-
-Le commodore essaya de se dresser sur ses jambes un peu goutteuses,
-et il y parvint après quelques grimaces de douleur qui contrastaient
-comiquement avec l’air de jubilation épanoui sur sa large face; il
-s’approcha d’un pas assez alerte pour lui du charmant groupe des
-deux jeunes gens, et tenailla la main de Paul de manière à lui mouler
-les doigts en creux les uns contre les autres, ce qui est la suprême
-expression de la vieille cordialité britannique.
-
-Miss Alicia Ward appartenait à cette variété d’Anglaises brunes
-qui réalisent un idéal dont les conditions semblent se contrarier:
-c’est-à-dire une peau d’une blancheur éblouissante à rendre jaune le
-lait, la neige, le lis, l’albâtre, la cire vierge, et tout ce qui sert
-aux poëtes à faire des comparaisons blanches; des lèvres de cerise, et
-des cheveux aussi noirs que la nuit sur les ailes du corbeau. L’effet
-de cette opposition est irrésistible et produit une beauté à part
-dont on ne saurait trouver l’équivalent ailleurs.—Peut-être quelques
-Circassiennes élevées dès l’enfance au sérail offrent-t-elles ce teint
-miraculeux, mais il faut nous en fier là-dessus aux exagérations de la
-poésie orientale et aux gouaches de Léwis représentant les harems du
-Caire. Alicia était assurément le type le plus parfait de ce genre de
-beauté.
-
-L’ovale allongé de sa tête, son teint d’une incomparable pureté, son
-nez fin, mince, transparent, ses yeux d’un bleu sombre frangés de
-longs cils qui palpitaient sur ses joues rosées comme des papillons
-noirs lorsqu’elle abaissait ses paupières, ses lèvres colorées d’une
-pourpre éclatante, ses cheveux tombant en volutes brillantes comme
-des rubans de satin de chaque côté de ses joues et de son col de
-cygne, témoignaient en faveur de ces romanesques figures de femmes
-de Maclise, qui, à l’Exposition universelle, semblaient de charmantes
-impostures.
-
-Alicia portait une robe de grenadine à volants festonnés et brodés
-de palmettes rouges, qui s’accordaient à merveille avec les tresses
-de corail à petits grains composant sa coiffure, son collier et
-ses bracelets; cinq pampilles suspendues à une perle de corail à
-facettes tremblaient au lobe de ses oreilles petites et délicatement
-enroulées.—Si vous blâmez cet abus du corail, songez que nous sommes
-à Naples, et que les pêcheurs sortent tout exprès de la mer pour vous
-présenter ces branches que l’air rougit.
-
-Nous vous devons, après le portrait de miss Alicia Ward, ne fût-ce que
-pour faire opposition, tout au moins une caricature du commodore à la
-manière de Hogarth.
-
-Le commodore, âgé de quelque soixante ans, présentait cette
-particularité d’avoir la face d’un cramoisi uniformément enflammé,
-sur lequel tranchaient des sourcils blancs et des favoris de même
-couleur, et taillés en côtelettes, ce qui le rendait pareil à un
-vieux Peau Rouge qui se serait tatoué avec de la craie. Les coups de
-soleil, inséparables d’un voyage d’Italie, avaient ajouté quelques
-couches de plus à cette ardente coloration, et le commodore faisait
-involontairement penser à une grosse praline entourée de coton. Il
-était habillé des pieds à la tête, veste, gilet, pantalon et guêtres,
-d’une étoffe vigogne d’un gris vineux, et que le tailleur avait dû
-affirmer, sur son honneur, être la nuance la plus à la mode et la
-mieux portée, en quoi peut-être ne mentait-il pas. Malgré ce teint
-enluminé et ce vêtement grotesque, le commodore n’avait nullement l’air
-commun. Sa propreté rigoureuse, sa tenue irréprochable et ses grandes
-manières indiquaient le parfait gentleman, quoiqu’il eût plus d’un
-rapport extérieur avec les Anglais de vaudeville comme les parodient
-Hoffmann ou Levassor. Son caractère, c’était d’adorer sa nièce et de
-boire beaucoup de porto et de rhum de la Jamaïque pour entretenir
-l’humide radical, d’après la méthode du caporal Trimm.
-
-«Voyez comme je me porte bien maintenant et comme je suis belle!
-Regardez mes couleurs; je n’en ai pas encore autant que mon oncle; cela
-ne viendra pas, il faut l’espérer.—Pourtant ici j’ai du rose, du vrai
-rose, dit Alicia en passant sur sa joue son doigt effilé terminé par un
-ongle luisant comme l’agate; j’ai engraissé aussi, et l’on ne sent plus
-ces pauvres petites salières qui me faisaient tant de peine lorsque
-j’allais au bal. Dites, faut-il être coquette pour se priver pendant
-trois mois de la compagnie de son fiancé, afin qu’après l’absence il
-vous retrouve fraîche et superbe!»
-
-Et en débitant cette tirade du ton enjoué et sautillant qui lui était
-familier, Alicia se tenait debout devant Paul comme pour provoquer et
-défier son examen.
-
-«N’est-ce pas, ajouta le commodore, qu’elle est robuste à présent et
-superbe comme ces filles de Procida qui portent des amphores grecques
-sur la tête?
-
-—Assurément, commodore, répondit Paul; miss Alicia n’est pas devenue
-plus belle, c’était impossible, mais elle est visiblement en meilleure
-santé que lorsque, par coquetterie, à ce qu’elle prétend, elle m’a
-imposé cette pénible séparation.»
-
-Et son regard s’arrêtait avec une fixité étrange sur la jeune fille
-posée devant lui.
-
-Soudain les jolies couleurs roses qu’elle se vantait d’avoir conquises
-disparurent des joues d’Alicia, comme la rougeur du soir quitte les
-joues de neige de la montagne quand le soleil s’enfonce à l’horizon;
-toute tremblante, elle porta la main à son cœur; sa bouche charmante et
-pâlie se contracta.
-
-Paul alarmé se leva, ainsi que le commodore; les vives couleurs
-d’Alicia avaient reparu; elle souriait avec un peu d’effort.
-
-«Je vous ai promis une tasse de thé ou un sorbet; quoique Anglaise, je
-vous conseille le sorbet. La neige vaut mieux que l’eau chaude, dans ce
-pays voisin de l’Afrique, et où le sirocco arrive en droite ligne.»
-
-Tous les trois prirent place autour de la table de pierre, sous le
-plafond des pampres; le soleil s’était plongé dans la mer, et le jour
-bleu qu’on appelle la nuit à Naples succédait au jour jaune. La lune
-semait des pièces d’argent sur la terrasse, par les déchiquetures
-du feuillage;—la mer bruissait sur la rive comme un baiser, et
-l’on entendait au loin le frisson de cuivre des tambours de basque
-accompagnant les tarentelles...
-
-Il fallut se quitter;—Vicè, la fauve servante à chevelure crépue,
-vint avec un falot pour reconduire Paul à travers les dédales du
-jardin. Pendant qu’elle servait les sorbets et l’eau de neige, elle
-avait attaché sur le nouveau venu un regard mélangé de curiosité et de
-crainte. Sans doute, le résultat de l’examen n’avait pas été favorable
-pour Paul, car le front de Vicè, jaune déjà comme un cigare, s’était
-rembruni encore, et, tout en accompagnant l’étranger, elle dirigeait
-contre lui, de façon à ce qu’il ne pût l’apercevoir, le petit doigt et
-l’index de sa main, tandis que les deux autres doigts, repliés sous la
-paume, se joignaient au pouce comme pour former un signe cabalistique.
-
-
-III
-
-L’ami d’Alicia revint à l’hôtel de Rome par le le même chemin: la
-beauté de la soirée était incomparable; une lune pure et brillante
-versait sur l’eau d’un azur diaphane une longue traînée de paillettes
-d’argent dont le fourmillement perpétuel, causé par le clapotis des
-vagues, multipliait l’éclat. Au large, les barques de pêcheur, portant
-à la proue un fanal de fer rempli d’étoupes enflammées, piquaient la
-mer d’étoiles rouges et traînaient après elles des sillages écarlates;
-la fumée du Vésuve, blanche le jour, s’était changée en colonne
-lumineuse et jetait aussi son reflet sur le golfe. En ce moment la baie
-présentait cet aspect invraisemblable pour des yeux septentrionaux et
-que lui donnent ces gouaches italiennes encadrées de noir, si répandues
-il y a quelques années, et plus fidèles qu’on ne pense dans leur
-exagération crue.
-
-Quelques lazzaroni noctambules vaguaient encore sur la rive, émus, sans
-le savoir, de ce spectacle magique, et plongeaient leurs grands yeux
-noirs dans l’étendue bleuâtre. D’autres, assis sur le bordage d’une
-barque échouée, chantaient l’air de _Lucie_ ou la romance populaire
-alors en vogue: «_Ti voglio ben’ assai_,» d’une voix qu’auraient enviée
-bien des ténors payés cent mille francs. Naples se couche tard, comme
-toutes les villes méridionales; cependant les fenêtres s’éteignaient
-peu à peu, et les seuls bureaux de loterie, avec leurs guirlandes de
-papier de couleur, leurs numéros favoris et leur éclairage scintillant,
-étaient ouverts encore, prêts à recevoir l’argent des joueurs
-capricieux que la fantaisie de mettre quelques carlins ou quelques
-ducats sur un chiffre rêvé pouvait prendre en rentrant chez eux.
-
-Paul se mit au lit, tira sur lui les rideaux de gaze du moustiquaire,
-et ne tarda pas à s’endormir. Ainsi que cela arrive aux voyageurs après
-une traversée, sa couche, quoique immobile, lui semblait tanguer et
-rouler, comme si l’hôtel de Rome eût été le _Léopold_. Cette impression
-lui fit rêver qu’il était encore en mer et qu’il voyait, sur le môle,
-Alicia très-pâle, à côté de son oncle cramoisi, et qui lui faisait
-signe de la main de ne pas aborder; le visage de la jeune fille
-exprimait une douleur profonde, et en le repoussant elle paraissait
-obéir contre son gré à une fatalité impérieuse.
-
-Ce songe, qui prenait d’images toutes récentes une réalité extrême,
-chagrina le dormeur au point de l’éveiller, et il fut heureux de se
-retrouver dans sa chambre où tremblottait, avec un reflet d’opale, une
-veilleuse illuminant une petite tour de porcelaine qu’assiégeaient
-les moustiques en bourdonnant. Pour ne pas retomber sous le coup de
-ce rêve pénible, Paul lutta contre le sommeil et se mit à penser aux
-commencements de sa liaison avec miss Alicia, reprenant une à une
-toutes ces scènes puérilement charmantes d’un premier amour.
-
-Il revit la maison de briques roses, tapissée d’églantiers et de
-chèvrefeuilles, qu’habitait à Richmond miss Alicia avec son oncle,
-et où l’avait introduit, à son premier voyage en Angleterre, une de
-ces lettres de recommandation dont l’effet se borne ordinairement à
-une invitation à dîner. Il se rappela la robe blanche de mousseline
-des Indes, ornée d’un simple ruban, qu’Alicia, sortie la veille de
-pension, portait ce jour-là, et la branche de jasmin qui roulait dans
-la cascade de ses cheveux comme une fleur de la couronne d’Ophélie,
-emportée par le courant, et ses yeux d’un bleu de velours, et sa bouche
-un peu entr’ouverte, laissant entrevoir de petites dents de nacre et
-son col frêle qui s’allongeait comme celui d’un oiseau attentif, et
-ses rougeurs soudaines lorsque le regard du jeune gentleman français
-rencontrait le sien.
-
-Le parloir à boiseries brunes, à tentures de drap vert, orné de
-gravures de chasse au renard et de steeple-chases coloriés des tons
-tranchants de l’enluminure anglaise, se reproduisait dans son cerveau
-comme dans une chambre noire. Le piano allongeait sa rangée de touches
-pareilles à des dents de douairière. La cheminée, festonnée d’une
-brindille de lierre d’Irlande, faisait luire sa coquille de fonte
-frottée de mine de plomb; les fauteuils de chêne à pieds tournés
-ouvraient leurs bras garnis de maroquin, le tapis étalait ses rosaces,
-et miss Alicia, tremblante comme la feuille, chantait de la voix la
-plus adorablement fausse du monde la romance d’_Anna Bolena_ «_deh,
-non voler costringere_» que Paul, non moins ému, accompagnait à
-contre-temps, tandis que le commodore, assoupi par une digestion
-laborieuse et plus cramoisi encore que de coutume, laissait glisser à
-terre un colossal exemplaire du _Times_ avec supplément.
-
-Puis la scène changeait: Paul, devenu plus intime, avait été prié
-par le commodore de passer quelques jours à son cottage dans le
-Lincolnshire...... Un ancien château féodal, à tours crénelées, à
-fenêtres gothiques, à demi enveloppé par un immense lierre, mais
-arrangé intérieurement avec tout le confortable moderne, s’élevait au
-bout d’une pelouse dont le ray-grass, soigneusement arrosé et foulé,
-était uni comme du velours; une allée de sable jaune s’arrondissait
-autour du gazon et servait de manége à miss Alicia, montée sur un de
-ces ponies d’Écosse à crinière échevelée qu’aime à peindre sir Edward
-Landseer, et auxquels il donne un regard presque humain. Paul, sur un
-cheval bai-cerise que lui avait prêté le commodore, accompagnait miss
-Ward dans sa promenade circulaire, car le médecin, qui l’avait trouvée
-un peu faible de poitrine, lui ordonnait l’exercice.
-
-Une autre fois un léger canot glissait sur l’étang, déplaçant les lis
-d’eau et faisant envoler le martin-pêcheur sous le feuillage argenté
-des saules. C’était Alicia qui ramait et Paul qui tenait le gouvernail;
-qu’elle était jolie dans l’auréole d’or que dessinait autour de sa
-tête son chapeau de paille traversé par un rayon de soleil! elle se
-renversait en arrière pour tirer l’aviron; le bout verni de sa bottine
-grise s’appuyait à la planche du banc; miss Ward n’avait pas un de
-ces pieds andalous tout courts et ronds comme des fers à repasser que
-l’on admire en Espagne, mais sa cheville était fine, son cou-de-pied
-bien cambré, et la semelle de son brodequin, un peu longue peut-être,
-n’avait pas deux doigts de large.
-
-Le commodore restait _attaché_ au rivage, non à cause de sa _grandeur_,
-mais de son poids qui eût fait sombrer la frêle embarcation; il
-attendait sa nièce au débarcadère, et lui jetait avec un soin maternel
-un mantelet sur les épaules, de peur qu’elle ne se refroidît,—puis
-la barque rattachée à son piquet, on revenait _luncher_ au château.
-C’était plaisir de voir comme Alicia, qui ordinairement mangeait aussi
-peu qu’un oiseau, coupait à l’emporte-pièce de ses dents perlées une
-rose tranche de jambon d’York mince comme une feuille de papier, et
-grignotait un petit pain sans en laisser une miette pour les poissons
-dorés du bassin.
-
-Les jours heureux passent si vite! De semaine en semaine Paul retardait
-son départ, et les belles masses de verdure du parc commençaient à
-revêtir des teintes safranées; des fumées blanches s’élevaient le matin
-de l’étang. Malgré le râteau sans cesse promené du jardinier, les
-feuilles mortes jonchaient le sable de l’allée; des millions de petites
-perles gelées scintillaient sur le gazon vert du boulingrin, et le soir
-on voyait les pies sautiller en se querellant à travers le sommet des
-arbres chauves.
-
-Alicia pâlissait sous le regard inquiet de Paul et ne conservait
-de coloré que deux petites taches roses au sommet des pommettes.
-Souvent elle avait froid, et le feu le plus vif de charbon de terre
-ne la réchauffait pas. Le docteur avait paru soucieux, et sa dernière
-ordonnance prescrivait à miss Ward de passer l’hiver à Pise et le
-printemps à Naples.
-
-Des affaires de famille avaient rappelé Paul en France; Alicia et le
-commodore devaient partir pour l’Italie, et la séparation s’était faite
-à Folkestone. Aucune parole n’avait été prononcée, mais miss Ward
-regardait Paul comme son fiancé, et le commodore avait serré la main
-au jeune homme d’une façon significative: on n’écrase ainsi que les
-doigts d’un gendre.
-
-Paul, ajourné à six mois, aussi longs que six siècles pour son
-impatience, avait eu le bonheur de trouver Alicia guérie de sa langueur
-et rayonnante de santé. Ce qui restait encore de l’enfant dans la
-jeune fille avait disparu; et il pensait avec ivresse que le commodore
-n’aurait aucune objection à faire lorsqu’il lui demanderait sa nièce en
-mariage.
-
-Bercé par ces riantes images, il s’endormit et ne s’éveilla qu’au
-jour. Naples commençait déjà son vacarme; les vendeurs d’eau glacée
-criaient leur marchandise; les rôtisseurs tendaient aux passants
-leurs viandes enfilées dans une perche: penchées à leurs fenêtres les
-ménagères paresseuses descendaient au bout d’une ficelle les paniers de
-provisions qu’elles remontaient chargés de tomates, de poissons et de
-grands quartiers de citrouille. Les écrivains publics, en habit noir
-râpé et la plume derrière l’oreille, s’asseyaient à leurs échoppes;
-les changeurs disposaient en piles, sur leurs petites tables, les
-grani, les carlins et les ducats; les cochers faisaient galoper leurs
-haridelles quêtant les pratiques matinales, et les cloches de tous les
-campaniles carillonnaient joyeusement l’_Angelus_.
-
-Notre voyageur, enveloppé de sa robe de chambre, s’accouda au balcon;
-de la fenêtre on apercevait Santa-Lucia, le fort de l’Œuf, et une
-immense étendue de mer jusqu’au Vésuve et au promontoire bleu où
-blanchissaient les vastes casini de Castellamare et où pointaient au
-loin les villas de Sorrente.
-
-Le ciel était pur, seulement un léger nuage blanc s’avançait sur la
-ville, poussé par une brise nonchalante. Paul fixa sur lui ce regard
-étrange que nous avons déjà remarqué; ses sourcils se froncèrent.
-D’autres vapeurs se joignirent au flocon unique, et bientôt un
-rideau épais de nuées étendit ses plis noirs au-dessus du château de
-Saint-Elme. De larges gouttes tombèrent sur le pavé de lave, et en
-quelques minutes se changèrent en une de ces pluies diluviennes qui
-font des rues de Naples autant de torrents et entraînent les chiens et
-même les ânes dans les égouts. La foule surprise se dispersa, cherchant
-des abris; les boutiques en plein vent déménagèrent à la hâte, non sans
-perdre une partie de leurs denrées, et la pluie, maîtresse du champ de
-bataille, courut en bouffées blanches sur le quai désert de Santa-Lucia.
-
-Le facchino gigantesque à qui Paddy avait appliqué un si beau coup
-de poing, appuyé contre un mur sous un balcon dont la saillie le
-protégeait un peu, ne s’était pas laissé emporter par la déroute
-générale, et il regardait d’un œil profondément méditatif la fenêtre où
-s’était accoudé M. Paul d’Aspremont.
-
-Son monologue intérieur se résuma dans cette phrase, qu’il grommela
-d’un air irrité:
-
-«Le capitaine du _Léopold_ aurait bien fait de flanquer ce _forestier_
-à la mer;» et, passant sa main par l’interstice de sa grosse chemise
-de toile, il toucha le paquet d’amulettes suspendu à son col par un
-cordon.
-
-
-IV
-
-Le beau temps ne tarda pas à se rétablir, un vif rayon de soleil sécha
-en quelques minutes les dernières larmes de l’ondée, et la foule
-recommença à fourmiller joyeusement sur le quai. Mais Timberio, le
-portefaix, n’en parut pas moins garder son idée à l’endroit du jeune
-étranger français, et prudemment il transporta ses pénates hors de la
-vue des fenêtres de l’hôtel: quelques lazzaroni de sa connaissance
-lui témoignèrent leur surprise de ce qu’il abandonnait une station
-excellente pour en choisir une beaucoup moins favorable.
-
-«Je la donne à qui veut la prendre, répondit-il en hochant la tête d’un
-air mystérieux; on sait ce qu’on sait.»
-
-Paul déjeuna dans sa chambre, car soit timidité, soit dédain, il
-n’aimait pas à se trouver en public; puis il s’habilla, et pour
-attendre l’heure convenable de se rendre chez miss Ward, il visita le
-musée des Studj: il admira d’un œil distrait la précieuse collection
-de vases campaniens, les bronzes retirés des fouilles de Pompeï, le
-casque grec d’airain vert-de-grisé contenant encore la tête du soldat
-qui le portait, le morceau de boue durcie conservant comme un moule
-l’empreinte d’un charmant torse de jeune femme surprise par l’éruption
-dans la maison de campagne d’Arrius Diomedès, l’Hercule Farnèse et
-sa prodigieuse musculature, la Flore, la Minerve archaïque, les deux
-Balbus, et la magnifique statue d’Aristide, le morceau le plus parfait
-peut-être que l’antiquité nous ait laissé. Mais un amoureux n’est pas
-un appréciateur bien enthousiaste des monuments de l’art; pour lui le
-moindre profil de la tête adorée vaut tous les marbres grecs ou romains.
-
-Étant parvenu à user tant bien que mal deux ou trois heures aux Studj,
-il s’élança dans sa calèche et se dirigea vers la maison de campagne où
-demeurait miss Ward. Le cocher, avec cette intelligence des passions
-qui caractérise les natures méridionales, poussait à outrance ses
-haridelles, et bientôt la voiture s’arrêta devant les piliers surmontés
-de vases de plantes grasses que nous avons déjà décrits. La même
-servante vint entr’ouvrir la claire-voie; ses cheveux s’entortillaient
-toujours en boucles indomptables; elle n’avait comme la première fois,
-pour tout costume qu’une chemise de grosse toile brodée aux manches
-et au col d’agréments en fil de couleur et qu’un jupon en étoffe
-épaisse et bariolée transversalement, comme en portent les femmes de
-Procida; ses jambes, nous devons l’avouer, étaient dénuées de bas,
-et elle posait à nu sur la poussière des pieds qu’eût admirés un
-sculpteur. Seulement un cordon noir soutenait sur sa poitrine un paquet
-de petites breloques de forme singulière en corne et en corail, sur
-lequel, à la visible satisfaction de Vicè, se fixa le regard de Paul.
-
-Miss Alicia était sur la terrasse, le lieu de la maison où elle se
-tenait de préférence. Un hamac indien de coton rouge et blanc, orné
-de plumes d’oiseau, accroché à deux des colonnes qui supportaient
-le plafond de pampres, balançait la nonchalance de la jeune fille,
-enveloppée d’un léger peignoir de soie écrue de la Chine, dont elle
-fripait impitoyablement les garnitures tuyautées. Ses pieds dont on
-apercevait la pointe à travers les mailles du hamac, étaient chaussés
-de pantoufles en fibres d’aloès, et ses beaux bras nus se recroisaient
-au-dessus de sa tête, dans l’attitude de la Cléopâtre antique, car,
-bien qu’on ne fût qu’au commencement de mai, il faisait déjà une
-chaleur extrême, et des milliers de cigales grinçaient en chœur sous
-les buissons d’alentour.
-
-Le commodore, en costume de planteur et assis sur un fauteuil de jonc,
-tirait à temps égaux la corde qui mettait le hamac en mouvement.
-
-Un troisième personnage complétait le groupe: c’était le comte
-d’Altavilla, jeune élégant Napolitain dont la présence amena sur le
-front de Paul cette contraction qui donnait à sa physionomie une
-expression de méchanceté diabolique.
-
-Le comte était, en effet, un de ces hommes qu’on ne voit pas volontiers
-auprès d’une femme qu’on aime. Sa haute taille avait des proportions
-parfaites; des cheveux noirs comme le jais, massés par des touffes
-abondantes, accompagnaient son front uni et bien coupé; une étincelle
-du soleil de Naples scintillait dans ses yeux, et ses dents larges et
-fortes, mais pures comme des perles, paraissaient encore avoir plus
-d’éclat à cause du rouge vif de ses lèvres et de la nuance olivâtre
-de son teint. La seule critique qu’un goût méticuleux eût pu formuler
-contre le comte, c’est qu’il était trop beau.
-
-Quant à ses habits, Altavilla les faisait venir de Londres, et le dandy
-le plus sévère eût approuvé sa tenue. Il n’y avait d’italien dans toute
-sa toilette que des boutons de chemise d’un trop grand prix. Là le
-goût bien naturel de l’enfant du Midi pour les joyaux se trahissait.
-Peut-être aussi que partout ailleurs qu’à Naples on eût remarqué comme
-d’un goût médiocre le faisceau de branches de corail bifurquées, de
-mains de lave de Vésuve aux doigts repliés ou brandissant un poignard,
-de chiens alongés sur leurs pattes, de cornes blanches et noires, et
-autres menus objets analogues qu’un anneau commun suspendait à la
-chaîne de sa montre; mais un tour de promenade dans la rue de Tolède
-ou à la Villa Reale eût suffi pour démontrer que le comte n’avait rien
-d’excentrique en portant à son gilet ces breloques bizarres.
-
-Lorsque Paul d’Aspremont se présenta, le comte, sur l’instante prière
-de miss Ward, chantait une de ces délicieuses mélodies populaires
-napolitaines, sans nom d’auteur, et dont une seule, recueillie par un
-musicien, suffirait à faire la fortune d’un opéra.—A ceux qui ne les
-ont pas entendues, sur la rive de Chiaja ou sur le môle, de la bouche
-d’un lazzaronne, d’un pêcheur ou d’une trovatelle, les charmantes
-romances de Gordigiani en pourront donner une idée. Cela est fait d’un
-soupir de brise, d’un rayon de lune, d’un parfum d’oranger et d’un
-battement de cœur.
-
-Alicia, avec sa jolie voix anglaise un peu fausse, suivait le motif
-qu’elle voulait retenir, et elle fit, tout en continuant, un petit
-signe amical à Paul, qui la regardait d’un air assez peu aimable,
-froissé de la présence de ce beau jeune homme.
-
-Une des cordes du hamac se rompit, et miss Ward glissa à terre, mais
-sans se faire mal; six mains se tendirent vers elle simultanément.
-La jeune fille était déjà debout, toute rose de pudeur, car il est
-_improper_ de tomber devant des hommes. Cependant, pas un des chastes
-plis de sa robe ne s’était dérangé.
-
-«J’avais pourtant essayé ces cordes moi-même, dit le commodore, et miss
-Ward ne pèse guère plus qu’un colibri.»
-
-Le comte d’Altavilla hocha la tête d’un air mystérieux: en lui-même
-évidemment il expliquait la rupture de la corde par une tout autre
-raison que celle de la pesanteur; mais, en homme bien élevé, il garda
-le silence, et se contenta d’agiter la grappe de breloques de son gilet.
-
-Comme tous les hommes qui deviennent maussades et farouches lorsqu’ils
-se trouvent en présence d’un rival qu’ils jugent redoutable, au lieu
-de redoubler de grâce et d’amabilité, Paul d’Aspremont, quoiqu’il
-eût l’usage du monde, ne parvint pas à cacher sa mauvaise humeur; il
-ne répondait que par monosyllabes, laissait tomber la conversation,
-et en se dirigeant vers Altavilla, son regard prenait son expression
-sinistre; les fibrilles jaunes se tortillaient sous la transparence
-grise de ses prunelles comme des serpents d’eau dans le fond d’une
-source.
-
-Toutes les fois que Paul le regardait ainsi, le comte, par un geste en
-apparence machinal, arrachait une fleur d’une jardinière placée près de
-lui et la jetait de façon à couper l’effluve de l’œillade irritée.
-
-«Qu’avez-vous donc à fourrager ainsi ma jardinière? s’écria miss Alicia
-Ward, qui s’aperçut de ce manége. Que vous ont fait mes fleurs pour les
-décapiter?
-
-—Oh! rien, miss; c’est un tic involontaire, répondit Altavilla en
-coupant de l’ongle une rose superbe qu’il envoya rejoindre les autres.
-
-—Vous m’agacez horriblement, dit Alicia; et sans le savoir vous
-choquez une de mes manies. Je n’ai jamais cueilli une fleur. Un bouquet
-m’inspire une sorte d’épouvante: ce sont des fleurs mortes, des
-cadavres de roses, de verveines ou de pervenches, dont le parfum a pour
-moi quelque chose de sépulcral.
-
-—Pour expier les meurtres que je viens de commettre, dit le comte
-Altavilla en s’inclinant, je vous enverrai cent corbeilles de fleurs
-vivantes.»
-
-Paul s’était levé, et d’un air contraint tortillait le bord de son
-chapeau comme minutant une sortie.
-
-«Quoi! vous partez déjà? dit miss Ward.
-
-—J’ai des lettres à écrire, des lettres importantes.
-
-—Oh! le vilain mot que vous venez de prononcer là! dit la jeune fille
-avec une petite moue; est-ce qu’il y a des lettres importantes quand ce
-n’est pas à moi que vous écrivez?
-
-—Restez donc, Paul, dit le commodore; j’avais arrangé dans ma tête
-un plan de soirée, sauf l’approbation de ma nièce: nous serions allés
-d’abord boire un verre d’eau de la fontaine de Santa-Lucia, qui sent
-les œufs gâtés, mais qui donne l’appétit; nous aurions mangé une ou
-deux douzaines d’huîtres, blanches et rouges, à la poissonnerie, dîné
-sous une treille dans quelque osteria bien napolitaine, bu du falerne
-et du lacryma-christi, et terminé le divertissement par une visite
-au seigneur Pulcinella. Le comte nous eût expliqué les finesses du
-dialecte.»
-
-Ce plan parut peu séduire M. d’Aspremont, et il se retira après avoir
-salué froidement.
-
-Altavilla resta encore quelques instants; et comme miss Ward, fâchée du
-départ de Paul, n’entra pas dans l’idée du commodore, il prit congé.
-
-Deux heures après, miss Alicia recevait une immense quantité de pots
-de fleurs, des plus rares, et, ce qui la surprit davantage, une
-monstrueuse paire de cornes de bœuf de Sicile, transparentes comme le
-jaspe, polies comme l’agate, qui mesuraient bien trois pieds de long et
-se terminaient par de menaçantes pointes noires. Une magnifique monture
-de bronze doré permettait de poser les cornes, le piton en l’air, sur
-une cheminée, une console ou une corniche.
-
-Vicè, qui avait aidé les porteurs à déballer fleurs et cornes, parut
-comprendre la portée de ce cadeau bizarre.
-
-Elle plaça bien en évidence, sur la table de pierre, les superbes
-croissants, qu’on aurait pu croire arrachés au front du taureau divin
-qui portait Europe, et dit: «Nous voilà maintenant en bon état de
-défense.
-
-—Que voulez-vous dire, Vicè? demanda miss Ward.
-
-—Rien... sinon que le signor français a de bien singuliers yeux.»
-
-
-V
-
-L’heure des repas était passée depuis longtemps, et les feux de charbon
-qui pendant le jour changeaient en cratère du Vésuve la cuisine de
-l’hôtel de Rome, s’éteignaient lentement en braise sous les étouffoirs
-de tôle; les casseroles avaient repris leur place à leurs clous
-respectifs et brillaient en rang comme les boucliers sur le bordage
-d’une trirème antique;—une lampe de cuivre jaune, semblable à celles
-qu’on retire des fouilles de Pompeï et suspendue par une triple
-chaînette à la maîtresse poutre du plafond, éclairait de ses trois
-mèches plongeant naïvement dans l’huile le centre de la vaste cuisine
-dont les angles restaient baignés d’ombre.
-
-Les rayons lumineux tombant de haut modelaient avec des jeux d’ombre
-et de clair très-pittoresques un groupe de figures caractéristiques
-réunies autour de l’épaisse table de bois, toute hachée et sillonnée
-de coups de tranche-lard, qui occupait le milieu de cette grande salle
-dont la fumée des préparations culinaires avait glacé les parois
-de ce bitume si cher aux peintres de l’école de Caravage. Certes,
-l’Espagnolet ou Salvator Rosa, dans leur robuste amour du vrai,
-n’eussent pas dédaigné les modèles rassemblés là par le hasard, où,
-pour parler plus exactement, par une habitude de tous les soirs.
-
-Il y avait d’abord le chef Virgilio Falsacappa, personnage fort
-important, d’une stature colossale et d’un embonpoint formidable,
-qui aurait pu passer pour un des convives de Vitellius si, au lieu
-d’une veste de basin blanc, il eût porté une toge romaine bordée de
-pourpre: ses traits prodigieusement accentués formaient comme une
-espèce de caricature sérieuse de certains types des médailles antiques;
-d’épais sourcils noirs saillants d’un demi-pouce couronnaient ses
-yeux, coupés comme ceux des masques de théâtre; un énorme nez jetait
-son ombre sur une large bouche qui semblait garnie de trois rangs
-de dents comme la gueule du requin. Un fanon puissant comme celui du
-taureau Farnèse unissait le menton, frappé d’une fossette à y fourrer
-le poing, à un col d’une vigueur athlétique tout sillonné de veines et
-de muscles. Deux touffes de favoris, dont chacun eût pu fournir une
-barbe raisonnable à un sapeur, encadraient cette large face martelée
-de tons violents: des cheveux noirs frisés, luisants, où se mêlaient
-quelques fils argentés, se tordaient sur son crâne en petites mèches
-courtes, et sa nuque plissée de trois boursouflures transversales
-débordait du collet de sa veste; aux lobes de ses oreilles, relevées
-par les apophyses de mâchoires capables de broyer un bœuf dans une
-journée, brillaient des boucles d’argent grandes comme le disque de la
-lune; tel était maître Virgilio Falsacappa, que son tablier retroussé
-sur la hanche et son couteau plongé dans une gaîne de bois faisaient
-ressembler à un victimaire plus qu’à un cuisinier.
-
-Ensuite apparaissait Timberio le portefaix, que la gymnastique de sa
-profession et la sobriété de son régime, consistant en une poignée
-de macaroni demi-cru et saupoudré de cacio-cavallo, une tranche de
-pastèque et un verre d’eau à la neige, maintenait dans un état de
-maigreur relative, et qui, bien nourri, eût certes atteint l’embonpoint
-de Falsacappa, tant sa robuste charpente paraissait faite pour
-supporter un poids énorme de chair. Il n’avait d’autre costume qu’un
-caleçon, un long gilet d’étoffe brune et un grossier caban jeté sur
-l’épaule.
-
-Appuyé sur le bord de la table, Scazziga, le cocher de la calèche
-de louage dont se servait M. Paul d’Aspremont, présentait aussi une
-physionomie frappante; ses traits irréguliers et spirituels étaient
-empreints d’une astuce naïve; un sourire de commande errait sur ses
-lèvres moqueuses, et l’on voyait à l’aménité de ses manières qu’il
-vivait en relation perpétuelle avec les gens comme il faut; ses habits
-achetés à la friperie simulaient une espèce de livrée dont il n’était
-pas médiocrement fier, et qui, dans son idée, mettait une grande
-distance sociale entre lui et le sauvage Timberio; sa conversation
-s’émaillait de mots anglais et français qui ne cadraient pas toujours
-heureusement avec le sens de ce qu’il voulait dire, mais qui n’en
-excitaient pas moins l’admiration des filles de cuisine et des
-marmitons, étonnés de tant de science.
-
-Un peu en arrière se tenaient deux jeunes servantes dont les traits
-rappelaient avec moins de noblesse, sans doute, ce type si connu
-des monnaies syracusaines: front bas, nez tout d’une pièce avec le
-front, lèvres un peu épaisses, menton empâté et fort; des bandeaux de
-cheveux d’un noir bleuâtre allaient se rejoindre derrière leur tête
-à un pesant chignon traversé d’épingles terminées par des boules de
-corail; des colliers de même matière cerclaient à triple rang leurs
-cols de cariatide, dont l’usage de porter les fardeaux sur la tête
-avait renforcé les muscles.—Des dandies eussent à coup sûr méprisé
-ces pauvres filles qui conservaient pur de mélange le sang des belles
-races de la grande Grèce; mais tout artiste, à leur aspect, eût tiré
-son carnet de croquis et taillé son crayon.
-
-Avez-vous vu à la galerie du maréchal Soult le tableau de Murillo où
-des chérubins font la cuisine? Si vous l’avez vu, cela nous dispensera
-de peindre ici les têtes des trois ou quatre marmitons bouclés et
-frisés qui complétaient le groupe.
-
-Le conciliabule traitait une question grave. Il s’agissait de M. Paul
-d’Aspremont, le voyageur français arrivé par le dernier vapeur: la
-cuisine se mêlait de juger l’appartement.
-
-Timberio le portefaix avait la parole, et il faisait des pauses entre
-chacune de ses phrases, comme un acteur en vogue, pour laisser à son
-auditoire le temps d’en bien saisir toute la portée, d’y donner son
-assentiment ou d’élever des objections.
-
-«Suivez bien mon raisonnement, disait l’orateur; _le Léopold_, est un
-honnête bateau à vapeur toscan, contre lequel il n’y a rien à objecter,
-sinon qu’il transporte trop d’hérétiques anglais...
-
-—Les hérétiques anglais payent bien, interrompit Scazziga, rendu plus
-tolérant par les pourboires.
-
-—Sans doute; c’est bien le moins que lorsqu’un hérétique fait
-travailler un chrétien, il le récompense généreusement, afin de
-diminuer l’humiliation.
-
-—Je ne suis pas humilié de conduire un _forestier_ dans ma voiture;
-je ne fais pas, comme toi, métier de bête de somme, Timberio.
-
-—Est-ce que je ne suis pas baptisé aussi bien que toi? répliqua le
-portefaix en fronçant le sourcil et en fermant les poings.
-
-—Laissez parler Timberio, s’écria en chœur l’assemblée, qui craignait
-de voir cette dissertation intéressante tourner en dispute.
-
-—Vous m’accorderez, reprit l’orateur calmé, qu’il faisait un temps
-superbe lorsque _le Léopold_ est entré dans le port?
-
-—On vous l’accorde, Timberio, fit le chef avec une majesté
-condescendante.
-
-—La mer était unie comme une glace, continua le facchino, et pourtant
-une vague énorme a secoué si rudement la barque de Gennaro qu’il est
-tombé à l’eau avec deux ou trois de ses camarades.—Est-ce naturel?
-Gennaro a le pied marin cependant, et il danserait la tarentelle sans
-balancier sur une vergue.
-
-—Il avait peut-être bu un fiasque d’Asprino de trop, objecta Scazziga,
-le rationaliste de l’assemblée.
-
-—Pas même un verre de limonade, poursuivit Timberio; mais il y avait
-à bord du bateau à vapeur un monsieur qui le regardait d’une certaine
-manière,—vous m’entendez!
-
-—Oh! parfaitement, répondit le chœur en allongeant avec un ensemble
-admirable l’index et le petit doigt.
-
-—Et ce monsieur, dit Timberio, n’était autre que M. Paul d’Aspremont.
-
-—Celui qui loge au numéro 3, demanda le chef, et à qui j’envoie son
-dîner sur un plateau?
-
-—Précisément, répondit la plus jeune et la plus jolie des servantes;
-je n’ai jamais vu de voyageur plus sauvage, plus désagréable et plus
-dédaigneux; il ne m’a adressé ni un regard, ni une parole, et pourtant
-je vaux un compliment, disent tous ces messieurs.
-
-—Vous valez mieux que cela, Gelsomina, ma belle, dit galamment
-Timberio; mais c’est un bonheur pour vous que cet étranger ne vous ait
-pas remarquée.
-
-—Tu es aussi par trop superstitieux, objecta le sceptique Scazziga,
-que ses relations avec les étrangers avaient rendu légèrement
-voltairien.
-
-—A force de fréquenter les hérétiques tu finiras par ne plus même
-croire à saint Janvier.
-
-—Si Gennaro s’est laissé tomber à la mer, ce n’est pas une raison,
-continua Scazziga qui défendait sa pratique, pour que M. Paul
-d’Aspremont ait l’influence que tu lui attribues.
-
-—Il te faut d’autres preuves: ce matin je l’ai vu à la fenêtre,
-l’œil fixé sur un nuage pas plus gros que la plume qui s’échappe d’un
-oreiller décousu, et aussitôt des vapeurs noires se sont assemblées, et
-il est tombé une pluie si forte que les chiens pouvaient boire debout.»
-
-Scazziga n’était pas convaincu et hochait la tête d’un air de doute.
-
-«Le groom ne vaut d’ailleurs pas mieux que le maître, continua
-Timberio, et il faut que ce singe botté ait des intelligences avec
-le diable pour m’avoir jeté par terre, moi qui le tuerais d’une
-chiquenaude.
-
-—Je suis de l’avis de Timberio, dit majestueusement le chef de
-cuisine; l’étranger mange peu; il a renvoyé les zuchettes farcies,
-la friture de poulet et le macaroni aux tomates que j’avais pourtant
-apprêtés de ma propre main! Quelque secret étrange se cache sous cette
-sobriété. Pourquoi un homme riche se priverait-il de mets savoureux et
-ne prendrait-il qu’un potage aux œufs et une tranche de viande froide?
-
-—Il a les cheveux roux, dit Gelsomina en passant les doigts dans la
-noire forêt de ses bandeaux.
-
-—Et les yeux un peu saillants, continua Pepina, l’autre servante.
-
-—Très-rapprochés du nez, appuya Timberio.
-
-—Et la ride qui se forme entre ses sourcils se creuse en fer à cheval,
-dit en terminant l’instruction le formidable Virgilio Falsacappa; donc
-il est...
-
-—Ne prononcez pas le mot, c’est inutile, cria le chœur moins Scazziga,
-toujours incrédule; nous nous tiendrons sur nos gardes.
-
-—Quand je pense que la police me tourmenterait, dit Timberio, si par
-hasard je lui laissais tomber une malle de trois cents livres sur la
-tête, à ce _forestier_ de malheur!
-
-—Scazziga est bien hardi de le conduire, dit Gelsomina.
-
-—Je suis sur mon siége, il ne me voit que le dos, et ses regards ne
-peuvent faire avec les miens l’angle voulu. D’ailleurs, je m’en moque.
-
-—Vous n’avez pas de religion, Scazziga, dit le colossal Palforio, le
-cuisinier à formes herculéennes; vous finirez mal.»
-
-Pendant que l’on dissertait de la sorte sur son compte à la cuisine de
-l’hôtel de Rome, Paul, que la présence du comte d’Altavilla chez miss
-Ward avait mis de mauvaise humeur, était allé se promener à la villa
-Reale; et plus d’une fois la ride de son front se creusa, et ses yeux
-prirent leur regard fixe. Il crut voir Alicia passer en calèche avec le
-comte et le commodore, et il se précipita vers la portière en posant
-son lorgnon sur son nez pour être sûr qu’il ne se trompait pas: ce
-n’était pas Alicia, mais une femme qui lui ressemblait un peu de loin.
-Seulement, les chevaux de la calèche, effrayés sans doute du mouvement
-brusque de Paul, s’emportèrent.
-
-Paul prit une glace au café de l’Europe sur le largo du palais:
-quelques personnes l’examinèrent avec attention, et changèrent de place
-en faisant un geste singulier.
-
-Il entra au théâtre de Pulcinella, où l’on donnait un spectacle
-_tutto da ridere_. L’acteur se troubla au milieu de son improvisation
-bouffonne et resta court; il se remit pourtant; mais au beau milieu
-d’un lazzi, son nez de carton noir se détacha, et il ne put venir à
-bout de le rajuster, et comme pour s’excuser, d’un signe rapide il
-expliqua la cause de ses mésaventures, car le regard de Paul, arrêté
-sur lui, lui ôtait tous ses moyens.
-
-Les spectateurs voisins de Paul s’éclipsèrent un à un; M. d’Aspremont
-se leva pour sortir, ne se rendant pas compte de l’effet bizarre qu’il
-produisait, et dans le couloir il entendait prononcer à voix basse ce
-mot étrange et dénué de sens pour lui: un jettatore! un jettatore!
-
-
-VI
-
-Le lendemain de l’envoi des cornes, le comte Altavilla fit une visite
-à miss Ward. La jeune Anglaise prenait le thé en compagnie de son
-oncle, exactement comme si elle eût été à Ramsgate dans une maison
-de briques jaunes, et non à Naples sur une terrasse blanchie à la
-chaux et entourée de figuiers, de cactus et d’aloès; car un des
-signes caractéristiques de la race saxonne est la persistance de ses
-habitudes, quelque contraires qu’elles soient au climat. Le commodore
-rayonnait: au moyen de morceaux de glace fabriquée chimiquement avec un
-appareil, car on n’apporte que de la neige des montagnes qui s’élève
-derrière Castellamare, il était parvenu à maintenir son beurre à l’état
-solide, et il en étalait une couche avec une satisfaction visible sur
-une tranche de pain coupée en sandwich.
-
-Après ces quelques mots vagues qui précèdent toute conversation et
-ressemblent aux préludes par lesquels les pianistes tâtent leur clavier
-avant de commencer leur morceau, Alicia, abandonnant tout à coup les
-lieux communs d’usage, s’adressa brusquement au jeune comte napolitain:
-
-«Que signifie ce bizarre cadeau de cornes dont vous avez accompagné vos
-fleurs? Ma servante Vicè m’a dit que c’était un préservatif contre le
-_fascino_; voilà tout ce que j’ai pu tirer d’elle.
-
-—Vicè a raison, répondit le comte Altavilla en s’inclinant.
-
-—Mais qu’est-ce que le _fascino_? poursuivit la jeune miss; je ne suis
-pas au courant de vos superstitions... africaines, car cela doit se
-rapporter sans doute à quelque croyance populaire.
-
-—Le _fascino_ est l’influence pernicieuse qu’exerce la personne douée,
-ou plutôt affligée du mauvais œil.
-
-—Je fais semblant de vous comprendre, de peur de vous donner une
-idée défavorable de mon intelligence si j’avoue que le sens de vos
-paroles m’échappe, dit miss Alicia Ward; vous m’expliquez l’inconnu par
-l’inconnu: _mauvais œil_ traduit fort mal, pour moi, _fascino_; comme
-le personnage de la comédie je sais le latin, mais faites comme si je
-ne le savais pas.
-
-—Je vais m’expliquer avec toute la clarté possible, répondit
-Altavilla; seulement, dans votre dédain britannique, n’allez pas me
-prendre pour un sauvage et vous demander si mes habits ne cachent pas
-une peau tatouée de rouge et de bleu. Je suis un homme civilisé; j’ai
-été élevé à Paris, je parle anglais et français; j’ai lu Voltaire; je
-crois aux machines à vapeur, aux chemins de fer, aux deux chambres
-comme Stendhal; je mange le macaroni avec une fourchette;—je porte le
-matin des gants de Suède, l’après-midi des gants de couleur, le soir
-des gants paille.»
-
-L’attention du commodore, qui beurrait sa deuxième tartine, fut attirée
-par ce début étrange, et il resta le couteau à la main, fixant sur
-Altavilla ses prunelles d’un bleu polaire, dont la nuance formait un
-bizarre contraste avec son teint rouge-brique.
-
-«Voilà des titres rassurants, fit miss Alicia Ward avec un sourire;
-et après cela je serais bien défiante si je vous soupçonnais de
-_barbarie_. Mais ce que vous avez à me dire est donc bien terrible ou
-bien absurde, que vous prenez tant de circonlocutions pour arriver au
-fait?
-
-—Oui, bien terrible, bien absurde et même bien ridicule, ce qui est
-pire, continua le comte; si j’étais à Londres ou à Paris, peut-être en
-rirais-je avec vous, mais ici, à Naples...
-
-—Vous garderez votre sérieux; n’est-ce pas cela que vous voulez dire?
-
-—Précisément.
-
-—Arrivons au _fascino_, dit miss Ward, que la gravité d’Altavilla
-impressionnait malgré elle.
-
-—Cette croyance remonte à la plus haute antiquité. Il y est fait
-allusion dans la Bible. Virgile en parle d’un ton convaincu; les
-amulettes de bronze trouvées à Pompeïa, à Herculanum, à Stabies, les
-signes préservatifs dessinés sur les murs des maisons déblayées,
-montrent combien cette superstition était jadis répandue (Altavilla
-souligna le mot _superstition_ avec une intention maligne). L’Orient
-tout entier y ajoute foi encore aujourd’hui. Des mains rouges ou
-vertes sont appliquées de chaque côté de l’une des maisons mauresques
-pour détourner la mauvaise influence. On voit une main sculptée sur
-le claveau de la porte du Jugement à l’Alhambra; ce qui prouve que
-ce _préjugé_ est du moins fort ancien s’il n’est pas fondé. Quand
-des millions d’hommes ont pendant des milliers d’années partagé une
-opinion, il est probable que cette opinion si généralement reçue
-s’appuyait sur des faits positifs, sur une longue suite d’observations
-justifiées par l’événement... J’ai peine à croire, quelque idée
-avantageuse que j’aie de moi-même, que tant de personnes, dont
-plusieurs à coup sûr étaient illustres, éclairées et savantes, se
-soient trompées grossièrement dans une chose où seul je verrais clair...
-
-—Votre raisonnement est facile à rétorquer, interrompit miss Alicia
-Ward: le polythéisme n’a-t-il pas été la religion d’Hésiode, d’Homère,
-d’Aristote, de Platon, de Socrate même, qui a sacrifié un coq à
-Esculape, et d’une foule d’autres personnages d’un génie incontestable?
-
-—Sans doute, mais il n’y a plus personne aujourd’hui qui sacrifie des
-bœufs à Jupiter.
-
-—Il vaut bien mieux en faire des beefsteaks et des rumpsteaks, dit
-sentencieusement le commodore, que l’usage de brûler les cuisses
-grasses des victimes sur les charbons avait toujours choqué dans Homère.
-
-—On n’offre plus de colombes à Vénus, ni de paons à Junon, ni de boucs
-à Bacchus; le christianisme a remplacé ces rêves de marbre blanc dont
-la Grèce avait peuplé son Olympe; la vérité a fait évanouir l’erreur,
-et une infinité de gens redoutent encore les effets du _fascino_, ou,
-pour lui donner son nom populaire, de la _jettatura_.
-
-—Que le peuple ignorant s’inquiète de pareilles influences, je le
-conçois, dit miss Ward; mais qu’un homme de votre naissance et de votre
-éducation partage cette croyance, voilà ce qui m’étonne.
-
-—Plus d’un qui fait l’esprit fort, répondit le comte, suspend à sa
-fenêtre une corne, cloue un massacre au-dessus de sa porte, et ne
-marche que couvert d’amulettes; moi, je suis franc, et j’avoue sans
-honte que lorsque je rencontre un _jettatore_, je prends volontiers
-l’autre côté de la rue, et que si je ne puis éviter son regard, je
-le conjure de mon mieux par le geste consacré. Je n’y mets pas plus
-de façon qu’un lazzarone, et je m’en trouve bien. Des mésaventures
-nombreuses m’ont appris à ne pas dédaigner ces précautions.»
-
-Miss Alicia Ward était une protestante, élevée avec une grande liberté
-d’esprit philosophique, qui n’admettait rien qu’après examen, et dont
-la raison droite répugnait à tout ce qui ne pouvait s’expliquer
-mathématiquement. Les discours du comte la surprenaient. Elle voulut
-d’abord n’y voir qu’un simple jeu d’esprit; mais le ton calme et
-convaincu d’Altavilla lui fit changer d’idée sans la persuader en
-aucune façon.
-
-«Je vous accorde, dit-elle, que ce préjugé existe, qu’il est fort
-répandu, que vous êtes sincère dans votre crainte du mauvais œil, et
-ne cherchez pas à vous jouer de la simplicité d’une pauvre étrangère;
-mais donnez-moi quelque raison physique de cette idée superstitieuse,
-car, dussiez-vous me juger comme un être entièrement dénué de poésie,
-je suis très-incrédule: le fantastique, le mystérieux, l’occulte,
-l’inexplicable ont fort peu de prise sur moi.
-
-—Vous ne nierez pas, miss Alicia, reprit le comte, la puissance de
-l’œil humain; la lumière du ciel s’y combine avec le reflet de l’âme;
-la prunelle est une lentille qui concentre les rayons de la vie, et
-l’électricité intellectuelle jaillit par cette étroite ouverture: le
-regard d’une femme ne traverse-t-il pas le cœur le plus dur? Le regard
-d’un héros n’aimante-t-il pas toute une armée? Le regard du médecin ne
-dompte-t-il pas le fou comme une douche froide? Le regard d’une mère ne
-fait-il pas reculer les lions?
-
-—Vous plaidez votre cause avec éloquence, répondit miss Ward, en
-secouant sa jolie tête; pardonnez-moi s’il me reste des doutes.
-
-—Et l’oiseau qui, palpitant d’horreur et poussant des cris
-lamentables, descend du haut d’un arbre, d’où il pourrait s’envoler,
-pour se jeter dans la gueule du serpent qui le fascine, obéit-il à un
-préjugé? a-t-il entendu dans les nids des commères emplumées raconter
-des histoires de jettatura?—Beaucoup d’effets n’ont-ils pas eu lieu
-par des causes inappréciables pour nos organes? Les miasmes de la
-fièvre paludéenne, de la peste, du choléra, sont-ils visibles? Nul
-œil n’aperçoit le fluide électrique sur la broche du paratonnerre, et
-pourtant la foudre est soutirée! Qu’y a-t-il d’absurde à supposer qu’il
-se dégage de ce disque noir, bleu ou gris, un rayon propice ou fatal?
-Pourquoi cette effluve ne serait-elle pas heureuse ou malheureuse
-d’après le mode d’émission et l’angle sous lequel l’objet la reçoit?
-
-—Il me semble, dit le commodore, que la théorie du comte a quelque
-chose de spécieux; je n’ai jamais pu, moi, regarder les yeux d’or d’un
-crapaud sans me sentir à l’estomac une chaleur intolérable, comme si
-j’avais pris de l’émétique; et pourtant le pauvre reptile avait plus de
-raison de craindre que moi qui pouvais l’écraser d’un coup de talon.
-
-—Ah! mon oncle! si vous vous mettez avec M. d’Altavilla, fit miss
-Ward, je vais être battue. Je ne suis pas de force à lutter. Quoique
-j’eusse peut-être bien des choses à objecter contre cette électricité
-oculaire dont aucun physicien n’a parlé, je veux bien admettre son
-existence pour un instant, mais quelle efficacité peuvent avoir pour
-se préserver de leurs funestes effets les immenses cornes dont vous
-m’avez gratifiée?
-
-—De même que le paratonnerre avec sa pointe soutire la foudre,
-répondit Altavilla, ainsi les pitons aigus de ces cornes sur lesquelles
-se fixe le regard du jettatore détournent le fluide malfaisant et le
-dépouillent de sa dangereuse électricité. Les doigts tendus en avant et
-les amulettes de corail rendent le même service.
-
-—Tout ce que vous me contez là est bien fou, monsieur le comte, reprit
-miss Ward; et voici ce que j’y crois comprendre: selon vous, je serais
-sous le coup du fascino d’un jettatore bien dangereux; et vous m’avez
-envoyé des cornes comme moyens de défense?
-
-—Je le crains, miss Alicia, répondit le comte avec un ton de
-conviction profonde.
-
-—Il ferait beau voir, s’écria le commodore, qu’un de ces drôles à
-l’œil louche essayât de fasciner ma nièce! Quoique j’aie dépassé la
-soixantaine, je n’ai pas encore oublié mes leçons de boxe.»
-
-Et il fermait son poing en serrant le pouce contre les doigts pliés.
-
-«Deux doigts suffisent, milord, dit Altavilla en faisant prendre
-à la main du commodore la position voulue. Le plus ordinairement
-la jettatura est involontaire; elle s’exerce à l’insu de ceux qui
-possèdent ce don fatal, et souvent même, lorsque les jettatori arrivent
-à la conscience de leur funeste pouvoir, ils en déplorent les effets
-plus que personne; il faut donc les éviter et non les maltraiter.
-D’ailleurs, avec les cornes, les doigts en pointe, les branches de
-corail bifurquées, on peut neutraliser ou du moins atténuer leur
-influence.
-
-—En vérité, c’est fort étrange, dit le commodore, que le sang-froid
-d’Altavilla impressionnait malgré lui.
-
-—Je ne me savais pas si fort obsédée par les jettatori; je ne quitte
-guère cette terrasse, si ce n’est pour aller faire, le soir, un tour
-en calèche le long de la villa Reale, avec mon oncle, et je n’ai rien
-remarqué qui pût donner lieu à votre supposition, dit la jeune fille
-dont la curiosité s’éveillait, quoique son incrédulité fût toujours la
-même. Sur qui se portent vos soupçons?
-
-—Ce ne sont pas des soupçons, miss Ward; ma certitude est complète,
-répondit le jeune comte napolitain.
-
-—De grâce, révélez-nous le nom de cet être fatal?» dit miss Ward avec
-une légère nuance de moquerie.
-
-Altavilla garda le silence.
-
-«Il est bon de savoir de qui l’on doit se défier,» ajouta le commodore.
-
-Le jeune comte napolitain parut se recueillir;—puis il se leva,
-s’arrêta devant l’oncle de miss Ward, lui fit un salut respectueux et
-lui dit:
-
-«Milord Ward, je vous demande la main de votre nièce.»
-
-A cette phrase inattendue, Alicia devint toute rose, et le commodore
-passa du rouge à l’écarlate.
-
-Certes, le comte Altavilla pouvait prétendre à la main de miss Ward;
-il appartenait à une des plus anciennes et plus nobles familles de
-Naples; il était beau, jeune, riche, très-bien en cour, parfaitement
-élevé, d’une élégance irréprochable; sa demande, en elle-même, n’avait
-donc rien de choquant; mais elle venait d’une manière si soudaine, si
-étrange; elle ressortait si peu de la conversation entamée, que la
-stupéfaction de l’oncle et de la nièce était tout à fait convenable.
-Aussi Altavilla n’en parut-il ni surpris ni découragé, et attendit-il
-la réponse de pied ferme.
-
-«Mon cher comte, dit enfin le commodore, un peu remis de son trouble,
-votre proposition m’étonne—autant qu’elle m’honore.—En vérité, je ne
-sais que vous répondre; je n’ai pas consulté ma nièce.—On parlait de
-fascino, de jettatura, de cornes, d’amulettes, de mains ouvertes ou
-fermées, de toutes sortes de choses qui n’ont aucun rapport au mariage,
-et puis voilà que vous me demandez la main d’Alicia!—Cela ne se suit
-pas du tout, et vous ne m’en voudrez pas si je n’ai pas des idées bien
-nettes à ce sujet. Cette union serait à coup sûr très-convenable, mais
-je croyais que ma nièce avait d’autres intentions. Il est vrai qu’un
-vieux loup de mer comme moi ne lit pas bien couramment dans le cœur des
-jeunes filles...»
-
-Alicia, voyant son oncle s’embrouiller, profita du temps d’arrêt qu’il
-prit après sa dernière phrase pour faire cesser une scène qui devenait
-gênante, et dit au Napolitain:
-
-«Comte, lorsqu’un galant homme demande loyalement la main d’une honnête
-jeune fille, il n’y a pas lieu pour elle de s’offenser, mais elle a
-droit d’être étonnée de la forme bizarre donnée à cette demande. Je
-vous priais de me dire le nom du prétendu jettatore dont l’influence
-peut, selon vous, m’être nuisible, et vous faites brusquement à mon
-oncle une proposition dont je ne démêle pas le motif.
-
-—C’est, répondit Altavilla, qu’un gentilhomme ne se fait pas
-volontiers dénonciateur, et qu’un mari seul peut défendre sa femme.
-Mais prenez quelques jours pour réfléchir. Jusque-là, les cornes
-exposées d’une façon bien visible suffiront, je l’espère, à vous
-garantir de tout événement fâcheux.»
-
-Cela dit, le comte se leva et sortit après avoir salué profondément.
-
-Vicè, la fauve servante aux cheveux crépus, qui venait pour emporter
-la théière et les tasses, avait, en montant lentement l’escalier de
-la terrasse, entendu la fin de la conversation; elle nourrissait
-contre Paul d’Aspremont toute l’aversion qu’une paysanne des Abruzzes
-apprivoisée à peine par deux ou trois ans de domesticité, peut avoir
-à l’endroit d’un _forestiere_ soupçonné de jettature; elle trouvait
-d’ailleurs le comte Altavilla superbe, et ne concevait pas que miss
-Ward pût lui préférer un jeune homme chétif et pâle dont elle, Vicè,
-n’eût pas voulu, quand même il n’aurait pas eu le fascino. Aussi,
-n’appréciant pas la délicatesse de procédé du comte, et désirant
-soustraire sa maîtresse, qu’elle aimait, à une nuisible influence, Vicè
-se pencha vers l’oreille de miss Ward et lui dit:
-
-«Le nom que vous cache le comte Altavilla, je le sais, moi.
-
-—Je vous défends de me le dire, Vicè, si vous tenez à mes bonnes
-grâces, répondit Alicia. Vraiment toutes ces superstitions sont
-honteuses, et je les braverai en fille chrétienne qui ne craint que
-Dieu.»
-
-
-VII
-
-«Jettatore! jettatore! Ces mots s’adressaient bien à moi, se disait
-Paul d’Aspremont en rentrant à l’hôtel; j’ignore ce qu’ils signifient,
-mais ils doivent assurément renfermer un sens injurieux ou moqueur.
-Qu’ai-je dans ma personne de singulier, d’insolite ou de ridicule pour
-attirer ainsi l’attention d’une manière défavorable? Il me semble,
-quoique l’on soit assez mauvais juge de soi-même, que je ne suis ni
-beau, ni laid, ni grand, ni petit, ni maigre, ni gros, et que je puis
-passer inaperçu dans la foule. Ma mise n’a rien d’excentrique; je ne
-suis pas coiffé d’un turban illuminé de bougies comme M. Jourdain dans
-la cérémonie du _Bourgeois gentilhomme_; je ne porte pas une veste
-brodée d’un soleil d’or dans le dos; un nègre ne me précède pas jouant
-des timbales; mon individualité parfaitement inconnue, du reste, à
-Naples, se dérobe sous le vêtement uniforme, domino de la civilisation
-moderne, et je suis dans tout pareil aux élégants qui se promènent rue
-de Tolède ou au largo du Palais, sauf un peu moins de cravate, un peu
-moins d’épingle, un peu moins de chemise brodée, un peu moins de gilet,
-un peu moins de chaînes d’or et beaucoup moins de frisure.
-
-—Peut-être ne suis-je pas assez frisé!—Demain je me ferai donner un
-coup de fer par le coiffeur de l’hôtel. Cependant l’on a ici l’habitude
-de voir des étrangers, et quelques imperceptibles différences de
-toilette ne suffisent pas à justifier le mot mystérieux et le geste
-bizarre que ma présence provoque. J’ai remarqué, d’ailleurs, une
-expression d’antipathie et d’effroi dans les yeux des gens qui
-s’écartaient de mon chemin. Que puis-je avoir fait à ces gens que je
-rencontre pour la première fois? Un voyageur, ombre qui passe pour
-ne plus revenir, n’excite partout que l’indifférence, à moins qu’il
-n’arrive de quelque région éloignée et ne soit l’échantillon d’une
-race inconnue: mais les paquebots jettent toutes les semaines sur le
-môle des milliers de touristes dont je ne diffère en rien. Qui s’en
-inquiète, excepté les facchini, les hôteliers et les domestiques de
-place? Je n’ai pas tué mon frère, puisque je n’en avais pas, et je
-ne dois pas être marqué par Dieu du signe de Caïn, et pourtant les
-hommes se troublent et s’éloignent à mon aspect: à Paris, à Londres,
-à Vienne, dans toutes les villes que j’ai habitées, je ne me suis
-jamais aperçu que je produisisse un effet semblable; l’on m’a trouvé
-quelquefois fier, dédaigneux, sauvage; l’on m’a dit que j’affectais
-le _sneer_ anglais, que j’imitais lord Byron, mais j’ai reçu partout
-l’accueil dû à un gentleman, et mes avances, quoique rares, n’en
-étaient que mieux appréciées. Une traversée de trois jours de Marseille
-à Naples ne peut pas m’avoir changé à ce point d’être devenu odieux ou
-grotesque, moi que plus d’une femme a distingué et qui ai su toucher
-le cœur de miss Alicia Ward, une délicieuse jeune fille, une créature
-céleste, un ange de Thomas Moore!
-
-Ces réflexions, raisonnables assurément, calmèrent un peu Paul
-d’Aspremont, et il se persuada qu’il avait attaché à la mimique
-exagérée des Napolitains, le peuple le plus gesticulateur du monde, un
-sens dont elle était dénuée.
-
-Il était tard.—Tous les voyageurs, à l’exception de Paul, avaient
-regagné leurs chambres respectives; Gelsomina, l’une des servantes
-dont nous avons esquissé la physionomie dans le conciliabule tenu à
-la cuisine sous la présidence de Virgilio Falsacappa, attendait que
-Paul fût rentré pour mettre les barres de clôture à la porte. Nanella,
-l’autre fille, dont c’était le tour de veiller, avait prié sa compagne
-plus hardie de tenir sa place, ne voulant pas se rencontrer avec le
-_forestiere_ soupçonné de jettature; aussi Gelsomina était-elle sous
-les armes: un énorme paquet d’amulettes se hérissait sur sa poitrine,
-et cinq petites cornes de corail tremblaient au lieu de pampilles à
-la perle taillée de ses boucles d’oreilles; sa main, repliée d’avance,
-tendait l’index et le petit doigt avec une correction que le révérend
-curé Andréa de Jorio, auteur de la _Mimica degli antichi investigata
-nel gestire napoletano_ eût assurément approuvée.
-
-La brave Gelsomina, dissimulant sa main derrière un pli de sa jupe
-présenta le flambeau à M. d’Aspremont, et dirigea sur lui un regard
-aigu, persistant, presque provocateur, d’une expression si singulière,
-que le jeune homme en baissa les yeux; circonstance qui parut faire
-beaucoup de plaisir à cette belle fille.
-
-A la voir immobile et droite, allongeant le flambeau avec un geste
-de statue, le profil découpé par une ligne lumineuse, l’œil fixe et
-flamboyant, on eût dit la Némésis antique cherchant à déconcerter un
-coupable.
-
-Lorsque le voyageur eut monté l’escalier et que le bruit de ses pas
-se fut éteint dans le silence, Gelsomina releva la tête d’un air de
-triomphe, et dit: «Je lui ai joliment fait rentrer son regard dans la
-prunelle, à ce vilain monsieur, que saint Janvier confonde; je suis
-sûre qu’il ne m’arrivera rien de fâcheux.»
-
-Paul dormit mal et d’un sommeil agité; il fut tourmenté par toutes
-sortes de rêves bizarres se rapportant aux idées qui avaient
-préoccupé sa veille: il se voyait entouré de figures grimaçantes
-et monstrueuses, exprimant la haine, la colère et la peur; puis
-les figures s’évanouissaient; des doigts longs, maigres, osseux,
-à phalanges noueuses, sortant de l’ombre et rougis d’une clarté
-infernale, le menaçaient en faisant des signes cabalistiques; les
-ongles de ces doigts, se recourbant en griffes de tigre, en serres de
-vautour, s’approchaient de plus en plus de son visage et semblaient
-chercher à lui vider l’orbite des yeux. Par un effort suprême, il
-parvint à écarter ces mains, voltigeant sur des ailes de chauve-souris;
-mais aux mains crochues succédèrent des massacres de bœufs, de buffles
-et de cerfs, crânes blanchis animés d’une vie morte, qui l’assaillaient
-de leurs cornes et de leurs ramures et le forçaient à se jeter à la
-mer, où il se déchirait le corps sur une forêt de corail aux branches
-pointues ou bifurquées;—une vague le rapportait à la côte, moulu,
-brisé, à demi mort; et, comme le don Juan de lord Byron, il entrevoyait
-à travers son évanouissement une tête charmante qui se penchait vers
-lui;—ce n’était pas Haydée, mais Alicia, plus belle encore que l’être
-imaginaire créé par le poëte. La jeune fille faisait de vains efforts
-pour tirer sur le sable le corps que la mer voulait reprendre, et
-demandait à Vicè, la fauve servante, une aide que celle-ci lui refusait
-en riant d’un rire féroce: les bras d’Alicia se fatiguaient, et Paul
-retombait au gouffre.
-
-Ces fantasmagories confusément effrayantes, vaguement horribles, et
-d’autres plus insaisissables encore rappelant les fantômes informes
-ébauchés dans l’ombre opaque des aquatintes de Goya torturèrent le
-dormeur jusqu’aux premières lueurs du matin; son âme, affranchie par
-l’anéantissement du corps, semblait deviner ce que sa pensée éveillée
-ne pouvait comprendre, et tâchait de traduire ses pressentiments en
-image dans la chambre noire du rêve.
-
-Paul se leva brisé, inquiet, comme mis sur la trace d’un malheur caché
-par ces cauchemars dont il craignait de sonder le mystère; il tournait
-autour du fatal secret, fermant les yeux pour ne pas voir et les
-oreilles pour ne pas entendre; jamais il n’avait été plus triste; il
-doutait même d’Alicia; l’air de fatuité heureuse du comte napolitain,
-la complaisance avec laquelle la jeune fille l’écoutait, la mine
-approbative du commodore, tout cela lui revenait en mémoire enjolivé de
-mille détails cruels, lui noyait le cœur d’amertume et ajoutait encore
-à sa mélancolie.
-
-La lumière a ce privilége de dissiper le malaise causé par les
-visions nocturnes. Smarra, offusqué, s’enfuit en agitant ses ailes
-membraneuses, lorsque le jour tire ses flèches d’or dans la chambre par
-l’interstice des rideaux.—Le soleil brillait d’un éclat joyeux, le
-ciel était pur, et sur le bleu de la mer scintillaient des millions de
-paillettes: peu à peu Paul se rasséréna; il oublia ses rêves fâcheux et
-les impressions bizarres de la veille, ou, s’il y pensait, c’était pour
-s’accuser d’extravagance.
-
-Il alla faire un tour à Chiaja pour s’amuser du spectacle de la
-pétulance napolitaine; les marchands criaient leurs denrées sur des
-mélopées bizarres en dialecte populaire, inintelligible pour lui qui ne
-savait que l’italien, avec des gestes désordonnés et une furie d’action
-inconnue dans le Nord; mais toutes les fois qu’il s’arrêtait près
-d’une boutique, le marchand prenait un air alarmé, murmurait quelque
-imprécation à mi-voix, et faisait le geste d’allonger les doigts comme
-s’il eût voulu le poignarder de l’auriculaire et de l’index; les
-commères, plus hardies, l’accablaient d’injures et lui montraient le
-poing.
-
-
-VIII
-
-M. d’Aspremont crut, en s’entendant injurier par la populace de Chiaja,
-qu’il était l’objet de ces litanies grossièrement burlesques dont les
-marchands de poisson régalent les gens bien mis qui traversent le
-marché; mais une répulsion si vive, un effroi si vrai se peignaient
-dans tous les yeux, qu’il fut bien forcé de renoncer à cette
-interprétation; le mot _jettatore_, qui avait déjà frappé ses oreilles
-au théâtre de San Carlino, fut encore prononcé, et avec une expression
-menaçante cette fois; il s’éloigna donc à pas lents, ne fixant plus
-sur rien ce regard, cause de tant de trouble. En longeant les maisons
-pour se soustraire à l’attention publique, Paul arriva à un étalage
-de bouquiniste; il s’y arrêta, remua et ouvrit quelques livres, en
-manière de contenance: il tournait ainsi le dos aux passants, et
-sa figure à demi cachée par les feuillets évitait toute occasion
-d’insulte. Il avait bien pensé un instant à charger cette canaille
-à coups de canne; la vague terreur superstitieuse qui commençait à
-s’emparer de lui l’en avait empêché. Il se souvint qu’ayant une fois
-frappé un cocher insolent d’une légère badine, il l’avait attrapé à la
-tempe et tué sur le coup, meurtre involontaire dont il ne s’était pas
-consolé. Après avoir pris et reposé plusieurs volumes dans leur case,
-il tomba sur le traité de la _jettatura_ du signor Niccolo Valetta; ce
-titre rayonna à ses yeux en caractères de flamme, et le livre lui parut
-placé là par la main de la fatalité; il jeta au bouquiniste, qui le
-regardait d’un air narquois, en faisant brimbaler deux ou trois cornes
-noires mêlées aux breloques de sa montre, les six ou huit carlins,
-prix du volume, et courut à l’hôtel s’enfermer dans sa chambre pour
-commencer cette lecture qui devait éclaircir et fixer les doutes dont
-il était obsédé depuis son séjour à Naples.
-
-Le bouquin du signor Valetta est aussi répandu à Naples que les
-_Secrets du grand Albert_, l’_Etteila_ ou la _Clef des songes_ peuvent
-l’être à Paris. Valetta définit la jettature, enseigne à quelles
-marques on peut la reconnaître, par quels moyens on s’en préserve;
-il divise les jettatori en plusieurs classes, d’après leur degré de
-malfaisance, et agite toutes les questions qui se rattachent à cette
-grave matière.
-
-S’il eût trouvé ce livre à Paris, d’Aspremont l’eût feuilleté
-distraitement comme un vieil almanach farci d’histoires ridicules,
-et eût ri du sérieux avec lequel l’auteur traite ces billevesées;
-dans la disposition d’esprit où il était, hors de son milieu naturel,
-préparé à la crédulité par une foule de petits incidents, il le lut
-avec un secrète horreur, comme un profane épelant sur un grimoire des
-évocations d’esprits et des formules de cabale. Quoiqu’il n’eût pas
-cherché à les pénétrer, les secrets de l’enfer se révélaient à lui; il
-ne pouvait plus s’empêcher de les savoir, et il avait maintenant la
-conscience de son pouvoir fatal: il était jettatore! Il fallait bien en
-convenir vis-à-vis de lui-même: tous les signes distinctifs décrits par
-Valetta, il les possédait.
-
-Quelquefois il arrive qu’un homme qui jusque-là s’était cru doué
-d’une santé parfaite, ouvre par hasard ou par distraction un livre de
-médecine, et, en lisant la description pathologique d’une maladie, s’en
-reconnaisse atteint; éclairé par une lueur fatale, il sent à chaque
-symptôme rapporté tressaillir douloureusement en lui quelque organe
-obscur, quelque fibre cachée dont le jeu lui échappait, et il pâlit en
-comprenant si prochaine une mort qu’il croyait bien éloignée.—Paul
-éprouva un effet analogue.
-
-Il se mit devant une glace et se regarda avec une intensité effrayante:
-cette perfection disparate, composée de beautés qui ne se trouvent
-pas ordinairement ensemble, le faisait plus que jamais ressembler
-à l’archange déchu, et rayonnait sinistrement dans le fond noir du
-miroir; les fibrilles de ses prunelles se tordaient comme des vipères
-convulsives; ses sourcils vibraient pareils à l’arc d’où vient de
-s’échapper la flèche mortelle; la ride blanche de son front faisait
-penser à la cicatrice d’un coup de foudre, et dans ses cheveux
-rutilants paraissaient flamber des flammes infernales; la pâleur
-marmoréenne de la peau donnait encore plus de relief à chaque trait de
-cette physionomie vraiment terrible.
-
-Paul se fit peur à lui-même: il lui semblait que les effluves de ses
-yeux, renvoyées par le miroir, lui revenaient en dards empoisonnés:
-figurez-vous Méduse regardant sa tête horrible et charmante dans le
-fauve reflet d’un bouclier d’airain.
-
-L’on nous objectera peut-être qu’il est difficile de croire qu’un jeune
-homme du monde, imbu de la science moderne, ayant vécu au milieu du
-scepticisme de la civilisation, ait pu prendre au sérieux un préjugé
-populaire, et s’imaginer être doué fatalement d’une malfaisance
-mystérieuse. Mais nous répondrons qu’il y a un magnétisme irrésistible
-dans la pensée générale, qui vous pénètre malgré vous, et contre lequel
-une volonté unique ne lutte pas toujours efficacement: tel arrive
-à Naples se moquant de la jettature, qui finit par se hérisser de
-précautions cornues et fuir avec terreur tout individu à l’œil suspect.
-Paul d’Aspremont se trouvait dans une position encore plus grave:—il
-avait lui-même le fascino,—et chacun l’évitait, ou faisait en sa
-présence les signes préservatifs recommandés par le signor Valetta.
-Quoique sa raison se révoltât contre une pareille appréciation, il ne
-pouvait s’empêcher de reconnaître qu’il présentait tous les indices
-dénonciateurs de la jettature.—L’esprit humain, même le plus éclairé,
-garde toujours un coin sombre, où s’accroupissent les hideuses chimères
-de la crédulité, où s’accrochent les chauves-souris de la superstition.
-La vie ordinaire elle-même est si pleine de problèmes insolubles, que
-l’impossible y devient probable. On peut croire ou nier tout: à un
-certain point de vue, le rêve existe autant que la réalité.
-
-Paul se sentit pénétré d’une immense tristesse.—Il était un
-monstre!—Bien que doué des instincts les plus affectueux et de la
-nature la plus bienveillante, il portait le malheur avec lui;—son
-regard, involontairement chargé de venin, nuisait à ceux sur qui il
-s’arrêtait, quoique dans une intention sympathique. Il avait l’affreux
-privilége de réunir, de concentrer, de distiller les miasmes morbides,
-les électricités dangereuses, les influences fatales de l’atmosphère,
-pour les darder autour de lui. Plusieurs circonstances de sa vie,
-qui jusque-là lui avaient semblé obscures et dont il avait vaguement
-accusé le hasard, s’éclairaient maintenant d’un jour livide: il se
-rappelait toutes sortes de mésaventures énigmatiques, de malheurs
-inexpliqués, de catastrophes sans motifs dont il tenait à présent le
-mot; des concordances bizarres s’établissaient dans son esprit et le
-confirmaient dans la triste opinion qu’il avait prise de lui-même.
-
-Il remonta sa vie année par année; il se rappela sa mère morte
-en lui donnant le jour, la fin malheureuse de ses petits amis de
-collége, dont le plus cher s’était tué en tombant d’un arbre, sur
-lequel lui, Paul, le regardait grimper; cette partie de canot si
-joyeusement commencée avec deux camarades, et d’où il était revenu
-seul, après des efforts inouïs pour arracher des herbes les corps
-des pauvres enfants noyés par le chavirement de la barque; l’assaut
-d’armes où son fleuret, brisé près du bouton et transformé ainsi en
-épée, avait blessé si dangereusement son adversaire,—un jeune homme
-qu’il aimait beaucoup:—à coup sûr, tout cela pouvait s’expliquer
-rationnellement, et Paul l’avait fait ainsi jusqu’alors; pourtant,
-ce qu’il y avait d’accidentel et de fortuit dans ces événements lui
-paraissait dépendre d’une autre cause depuis qu’il connaissait le livre
-de Valetta:—l’influence fatale, le fascino, la jettatura—devaient
-réclamer leur part de ces catastrophes. Une telle continuité de
-malheurs autour du même personnage n’était pas _naturelle_.
-
-Une autre circonstance plus récente lui revint en mémoire, avec tous
-ses détails horribles, et ne contribua pas peu à l’affermir dans sa
-désolante croyance.
-
-A Londres, il allait souvent au théâtre de la Reine, où la grâce
-d’une jeune danseuse anglaise l’avait particulièrement frappé. Sans
-en être plus épris qu’on ne l’est d’une gracieuse figure de tableau
-ou de gravure, il la suivait du regard parmi ses compagnes du corps
-de ballet, à travers le tourbillon des manœuvres chorégraphiques;
-il aimait ce visage doux et mélancolique, cette pâleur délicate que
-ne rougissait jamais l’animation de la danse, ces beaux cheveux d’un
-blond soyeux et lustré, couronnés, suivant le rôle, d’étoiles ou de
-fleurs, ce long regard perdu dans l’espace, ces épaules d’une chasteté
-virginale frissonnant sous la lorgnette, ces jambes qui soulevaient à
-regret leurs nuages de gaze et luisaient sous la soie comme le marbre
-d’une statue antique; chaque fois qu’elle passait devant la rampe, il
-la saluait de quelque petit signe d’admiration furtif, ou s’armait de
-son lorgnon pour la mieux voir.
-
-Un soir, la danseuse, emportée par le vol circulaire d’une valse, rasa
-de plus près cette étincelante ligne de feu qui sépare au théâtre
-le monde idéal du monde réel; ses légères draperies de sylphide
-palpitaient comme des ailes de colombe prêtes à prendre l’essor. Un
-bec de gaz tira sa langue bleue et blanche, et atteignit l’étoffe
-aérienne. En un moment la flamme environna la jeune fille, qui dansa
-quelques secondes comme un feu follet au milieu d’une lueur rouge, et
-se jeta vers la coulisse, éperdue, folle de terreur, dévorée vive par
-ses vêtements incendiés.—Paul avait été très-douloureusement ému de ce
-malheur, dont parlèrent tous les journaux du temps, où l’on pourrait
-retrouver le nom de la victime, si l’on était curieux de le savoir.
-Mais son chagrin n’était pas mélangé de remords. Il ne s’attribuait
-aucune part dans l’accident qu’il déplorait plus que personne.
-
-Maintenant il était persuadé que son obstination à la poursuivre du
-regard n’avait pas été étrangère à la mort de cette charmante créature.
-Il se considérait comme son assassin; il avait horreur de lui-même et
-aurait voulu n’être jamais né.
-
-A cette prostration succéda une réaction violente; il se mit à rire
-d’un rire nerveux, jeta au diable le livre de Valetta et s’écria:
-«Vraiment je deviens imbécile ou fou! Il faut que le soleil de Naples
-m’ait tapé sur la tête. Que diraient mes amis du club s’ils apprenaient
-que j’ai sérieusement agité dans ma conscience cette belle question—à
-savoir, si je suis ou non—jettatore!
-
-Paddy frappa discrètement à la porte.—Paul ouvrit, et le groom,
-formaliste dans son service, lui présenta sur le cuir verni de sa
-casquette, en s’excusant de ne pas avoir de plateau d’argent, une
-lettre de la part de miss Alicia.
-
-M. d’Aspremont rompit le cachet et lut ce qui suit:
-
-«Est-ce que vous me boudez, Paul?—Vous n’êtes pas venu hier soir,
-et votre sorbet au citron s’est fondu mélancoliquement sur la
-table. Jusqu’à neuf heures j’ai eu l’oreille aux aguets, cherchant
-à distinguer le bruit des roues de votre voiture à travers le chant
-obstiné des grillons et les ronflements des tambours de basque; alors
-il a fallu perdre tout espoir, et j’ai querellé le commodore. Admirez
-comme les femmes sont justes!—Pulcinella avec son nez noir, don
-Limon et donna Pangrazia ont donc bien du charme pour vous? car je
-sais par ma police que vous avez passé votre soirée à San-Carlino.
-De ces prétendues lettres importantes, vous n’en avez pas écrit une
-seule. Pourquoi ne pas avouer tout bonnement et tout bêtement que vous
-êtes jaloux du comte Altavilla? Je vous croyais plus orgueilleux,
-et cette modestie de votre part me touche.—N’ayez aucune crainte,
-M. d’Altavilla est trop beau, et je n’ai pas le goût des Apollons
-à breloques. Je devrais afficher à votre endroit un mépris superbe
-et vous dire que je ne me suis pas aperçue de votre absence; mais
-la vérité est que j’ai trouvé le temps fort long, que j’étais de
-très-mauvaise humeur, très-nerveuse, et que j’ai manqué de battre Vicè
-qui riait comme une folle—je ne sais pourquoi, par exemple. A. W.»
-
-Cette lettre enjouée et moqueuse ramena tout à fait les idées de Paul
-aux sentiments de la vie réelle. Il s’habilla, ordonna de faire avancer
-la voiture, et bientôt le voltairien Scazziga fit claquer son fouet
-incrédule aux oreilles de ses bêtes qui se lancèrent au galop sur le
-pavé de lave, à travers la foule toujours compacte sur le quai de
-Santa-Lucia.
-
-«Scazziga, quelle mouche vous pique? vous allez causer quelque
-malheur!» s’écria M. d’Aspremont. Le cocher se retourna vivement pour
-répondre, et le regard irrité de Paul l’atteignit en plein visage.—Une
-pierre qu’il n’avait pas vue souleva une des roues de devant, et il
-tomba de son siége par la violence du heurt, mais sans lâcher ses
-rênes.—Agile comme un singe, il remonta d’un saut à sa place, ayant
-au front une bosse grosse comme un œuf de poule.
-
-«Du diable si je me retourne maintenant quand tu me
-parleras!—grommela-t-il entre ses dents. Timberio, Falsacappa et
-Gelsomina avaient raison,—c’est un jettatore! Demain, j’achèterai une
-paire de cornes. Si ça ne peut pas faire de bien, ça ne peut pas faire
-de mal.»
-
-Ce petit incident fut désagréable à Paul; il le ramenait dans le cercle
-magique dont il voulait sortir: une pierre se trouve tous les jours
-sous la roue d’une voiture, un cocher maladroit se laisse choir de son
-siége—rien n’est plus simple et plus vulgaire. Cependant l’_effet_
-avait suivi la _cause_ de si près, la chute de Scazziga coïncidait si
-justement avec le _regard_ qu’il lui avait lancé, que ses appréhensions
-lui revinrent:
-
-«J’ai bien envie, se dit-il, de quitter dès demain ce pays extravagant,
-où je sens ma cervelle ballotter dans mon crâne comme une noisette
-sèche dans sa coquille. Mais si je confiais mes craintes à miss Ward,
-elle en rirait, et le climat de Naples est favorable à sa santé.—Sa
-santé! mais elle se portait bien avant de me connaître! Jamais ce nid
-de cygnes balancé sur les eaux, qu’on nomme l’Angleterre, n’avait
-produit une enfant plus blanche et plus rose! La vie éclatait dans
-ses yeux pleins de lumière, s’épanouissait sur ses joues fraîches et
-satinées; un sang riche et pur courait en veines bleues sous sa peau
-transparente; on sentait à travers sa beauté une force gracieuse!
-Comme sous mon regard elle a pâli, maigri, changé! comme ses mains
-délicates devenaient fluettes! Comme ses yeux si vifs s’entouraient
-de pénombres attendries! On eût dit que la consomption lui posait ses
-doigts osseux sur l’épaule.—En mon absence, elle a bien vite repris
-ses vives couleurs; le souffle joue librement dans sa poitrine que le
-médecin interrogeait avec crainte; délivrée de mon influence funeste,
-elle vivrait de longs jours.—N’est-ce pas moi qui la tue?—L’autre
-soir, n’a-t-elle pas éprouvé, pendant que j’étais là, une souffrance si
-aiguë, que ses joues se sont décolorées comme au souffle froid de la
-mort?—Ne lui fais-je pas la jettatura sans le vouloir?—Mais peut-être
-aussi n’y a-t-il là rien que de naturel.—Beaucoup de jeunes Anglaises
-ont des prédispositions aux maladies de poitrine.»
-
-Ces pensées occupèrent Paul d’Aspremont pendant la route. Lorsqu’il se
-présenta sur la terrasse, séjour habituel de miss Ward et du commodore,
-les immenses cornes des bœufs de Sicile, présent du comte d’Altavilla,
-recourbaient leurs croissants jaspés à l’endroit le plus en vue. Voyant
-que Paul les remarquait, le commodore devint bleu: ce qui était sa
-manière de rougir, car, moins délicat que sa nièce, il avait reçu les
-confidences de Vicè...
-
-Alicia, avec un geste de parfait dédain, fit signe à la servante
-d’emporter les cornes et fixa sur Paul son bel œil plein d’amour, de
-courage et de foi.
-
-«Laissez-les à leur place, dit Paul à Vicè; elles sont fort belles.»
-
-
-IX
-
-L’observation de Paul sur les cornes données par le comte Altavilla
-parut faire plaisir au commodore; Vicè sourit, montrant sa denture dont
-les canines séparées et pointues brillaient d’une blancheur féroce;
-Alicia, d’un coup de paupière rapide, sembla poser à son ami une
-question qui resta sans réponse.
-
-Un silence gênant s’établit.
-
-Les premières minutes d’une visite même cordiale, familière, attendue
-et renouvelée tous les jours, sont ordinairement embarrassées. Pendant
-l’absence, n’eût-elle duré que quelques heures, il s’est reformé autour
-de chacun une atmosphère invisible contre laquelle se brise l’effusion.
-C’est comme une glace parfaitement transparente qui laisse apercevoir
-le paysage et que ne traverserait pas le vol d’une mouche. Il n’y a
-rien en apparence, et pourtant on sent l’obstacle.
-
-Une arrière-pensée dissimulée par un grand usage du monde préoccupait
-en même temps les trois personnages de ce groupe habituellement plus à
-son aise. Le commodore tournait ses pouces avec un mouvement machinal;
-d’Aspremont regardait obstinément les pointes noires et polies des
-cornes qu’il avait défendu à Vicè d’emporter, comme un naturaliste
-cherchant à classer, d’après un fragment, une espèce inconnue; Alicia
-passait son doigt dans la rosette du large ruban qui ceignait son
-peignoir de mousseline, faisant mine d’en resserrer le nœud.
-
-Ce fut miss Ward qui rompit la glace la première, avec cette liberté
-enjouée des jeunes filles anglaises, si modestes et si réservées,
-cependant, après le mariage.
-
-«Vraiment, Paul, vous n’êtes guère aimable depuis quelque temps. Votre
-galanterie est-elle une plante de serre froide qui ne peut s’épanouir
-qu’en Angleterre, et dont la haute température de ce climat gêne le
-développement? Comme vous étiez attentif, empressé, toujours aux petits
-soins, dans notre cottage du Lincolnshire! Vous m’abordiez la bouche en
-cœur, la main sur la poitrine, irréprochablement frisé, prêt à mettre
-un genou en terre devant l’idole de votre âme;—tel, enfin, qu’on
-représente les amoureux sur les vignettes de roman.
-
-—Je vous aime toujours, Alicia, répondit d’Aspremont d’une voix
-profonde, mais sans quitter des yeux les cornes suspendues à l’une des
-colonnes antiques qui soutenaient le plafond de pampres.
-
-—Vous dites cela d’un ton si lugubre, qu’il faudrait être bien
-coquette pour le croire, continua miss Ward;—j’imagine que ce qui
-vous plaisait en moi, c’était mon teint pâle, ma diaphanéité, ma grâce
-ossianesque et vaporeuse; mon état de souffrance me donnait un certain
-charme romantique que j’ai perdu.
-
-—Alicia! jamais vous ne fûtes plus belle.
-
-—Des mots, des mots, des mots, comme dit Shakspeare. Je suis si belle
-que vous ne daignez pas me regarder.»
-
-En effet, les yeux de M. d’Aspremont ne s’étaient pas dirigés une seule
-fois vers la jeune fille.
-
-«Allons, fit-elle avec un grand soupir comiquement exagéré, je vois
-que je suis devenue une grosse et forte paysanne, bien fraîche, bien
-colorée, bien rougeaude, sans la moindre distinction, incapable de
-figurer au bal d’Almacks, ou dans un livre de beautés, séparée d’un
-sonnet admiratif par une feuille de papier de soie.
-
-—Miss Ward, vous prenez plaisir à vous calomnier, dit Paul les
-paupières baissées.
-
-—Vous feriez mieux de m’avouer franchement que je suis
-affreuse.—C’est votre faute aussi, commodore; avec vos ailes de
-poulet, vos noix de côtelettes, vos filets de bœuf, vos petits verres
-de vin des Canaries, vos promenades à cheval, vos bains de mer, vos
-exercices gymnastiques, vous m’avez fabriqué cette fatale santé
-bourgeoise qui dissipe les illusions poétiques de M. d’Aspremont.
-
-—Vous tourmentez M. d’Aspremont et vous vous moquez de moi, dit
-le commodore interpellé; mais, certainement, le filet de bœuf est
-substantiel et le vin des Canaries n’a jamais nui à personne.
-
-—Quel désappointement, mon pauvre Paul! quitter une nixe, un elfe, une
-willis, et retrouver ce que les médecins et les parents appellent une
-jeune personne bien constituée!—Mais écoutez-moi, puisque vous n’avez
-plus le courage de m’envisager, et frémissez d’horreur.—Je pèse sept
-onces de plus qu’à mon départ d’Angleterre.
-
-—Huit onces! interrompit avec orgueil le commodore, qui soignait
-Alicia comme eût pu le faire la mère la plus tendre.
-
-—Est-ce huit onces précisément? Oncle terrible, vous voulez donc
-désenchanter à tout jamais M. d’Aspremont?» fit Alicia en affectant un
-découragement moqueur.
-
-Pendant que la jeune fille le provoquait par ces coquetteries, qu’elle
-ne se fût pas permises, même envers son fiancé, sans de graves motifs,
-M. d’Aspremont, en proie à son idée fixe et ne voulant pas nuire à miss
-Ward par son regard fatal, attachait ses yeux aux cornes talismaniques
-ou les laissait errer vaguement sur l’immense étendue bleue qu’on
-découvre du haut de la terrasse.
-
-Il se demandait s’il n’était pas de son devoir de fuir Alicia, dût-il
-passer pour un homme sans foi et sans honneur, et d’aller finir sa vie
-dans quelque île déserte où, du moins, sa jettature s’éteindrait faute
-d’un regard humain pour l’absorber.
-
-«Je vois, dit Alicia continuant sa plaisanterie, ce qui vous rend si
-sombre et si sérieux; l’époque de notre mariage est fixée à un mois; et
-vous reculez à l’idée de devenir le mari d’une pauvre campagnarde qui
-n’a plus la moindre élégance. Je vous rends votre parole: vous pourrez
-épouser mon amie miss Sarah Templeton, qui mange des pickles et boit du
-vinaigre pour être mince!»
-
-Cette imagination la fit rire de ce rire argentin et clair de la
-jeunesse. Le commodore et Paul s’associèrent franchement à son hilarité.
-
-Quand la dernière fusée de sa gaieté nerveuse se fut éteinte, elle
-vint à d’Aspremont, le prit par la main, le conduisit au piano placé à
-l’angle de la terrasse, et lui dit en ouvrant un cahier de musique sur
-le pupitre:
-
-«Mon ami, vous n’êtes pas en train de causer aujourd’hui et, «ce
-qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante;» vous allez donc
-faire votre partie dans ce duettino, dont l’accompagnement n’est pas
-difficile; ce ne sont presque que des accords plaqués.»
-
-Paul s’assit sur le tabouret, miss Alicia se mit debout près de lui,
-de manière à pouvoir suivre le chant sur la partition. Le commodore
-renversa sa tête, allongea ses jambes et prit une pose de béatitude
-anticipée, car il avait des prétentions au dilettantisme et affirmait
-adorer la musique; mais dès la sixième mesure il s’endormait du sommeil
-des justes; sommeil qu’il s’obstinait, malgré les railleries de sa
-nièce, à appeler une extase,—quoiqu’il lui arrivât quelquefois de
-ronfler, symptôme médiocrement extatique.
-
-Le duettino était une vive et légère mélodie, dans le goût de Cimarosa,
-sur des paroles de Métastase, et que nous ne saurions mieux définir
-qu’en la comparant à un papillon traversant à plusieurs reprises un
-rayon de soleil.
-
-La musique a le pouvoir de chasser les mauvais esprits: au bout de
-quelques phrases, Paul ne pensait plus aux doigts conjurateurs, aux
-cornes magiques, aux amulettes de corail; il avait oublié le terrible
-bouquin du signor Valetta et toutes les rêveries de la jettatura.
-Son âme montait gaiement, avec la voix d’Alicia, dans un air pur et
-lumineux.
-
-Les cigales faisaient silence comme pour écouter, et la brise de mer
-qui venait de se lever emportait les notes avec les pétales des fleurs
-tombées des vases sur le rebord de la terrasse.
-
-«Mon oncle dort comme les sept dormants dans leur grotte. S’il n’était
-pas coutumier du fait, il y aurait de quoi froisser notre amour-propre
-de virtuoses, dit Alicia en refermant le cahier. Pendant qu’il repose,
-voulez-vous faire un tour de jardin avec moi, Paul? je ne vous ai pas
-encore montré mon paradis.»
-
-Et elle prit à un clou planté dans l’une des colonnes, où il était
-suspendu par des brides, un large chapeau de paille de Florence.
-
-Alicia professait en fait d’horticulture les principes les plus
-bizarres; elle ne voulait pas qu’on cueillît les fleurs ni qu’on
-taillât les branches; et ce qui l’avait charmée dans la villa, c’était,
-comme nous l’avons dit, l’état sauvagement inculte du jardin.
-
-Les deux jeunes gens se frayaient une route au milieu des massifs
-qui se rejoignaient aussitôt après leur passage. Alicia marchait
-devant et riait de voir Paul cinglé derrière elle par les branches
-de lauriers-roses qu’elle déplaçait. A peine avait-elle fait une
-vingtaine de pas, que la main verte d’un rameau, comme pour faire
-une espièglerie végétale, saisit et retint son chapeau de paille en
-l’élevant si haut, que Paul ne put le reprendre.
-
-Heureusement, le feuillage était touffu, et le soleil jetait à peine
-quelques sequins d’or sur le sable à travers les interstices des
-ramures.
-
-«Voici ma retraite favorite,» dit Alicia, en désignant à Paul un
-fragment de roche aux cassures pittoresques, que protégeait un fouillis
-d’orangers, de cédrats, de lentisques et de myrtes.
-
-Elle s’assit dans une anfractuosité taillée en forme de siége, et fit
-signe à Paul de s’agenouiller devant elle sur l’épaisse mousse sèche
-qui tapissait le pied de la roche.
-
-«Mettez vos deux mains dans les miennes et regardez-moi bien en face.
-Dans un mois, je serai votre femme. Pourquoi vos yeux évitent-ils les
-miens?»
-
-En effet, Paul, revenu à ses rêveries de jettature, détournait la vue.
-
-«Craignez-vous d’y lire une pensée contraire ou coupable? Vous savez
-que mon âme est à vous depuis le jour où vous avez apporté à mon
-oncle la lettre de recommandation dans le parloir de Richmond. Je
-suis de la race de ces Anglaises tendres, romanesques et fières, qui
-prennent en une minute un amour qui dure toute la vie—plus que la vie
-peut-être,—et qui sait aimer sait mourir. Plongez vos regards dans
-les miens, je le veux; n’essayez pas de baisser la paupière, ne vous
-détournez pas, ou je penserai qu’un gentleman qui ne doit craindre
-que Dieu se laisse effrayer par de viles superstitions. Fixez sur moi
-cet œil que vous croyez si terrible et qui m’est si doux, car j’y
-vois votre amour, et jugez si vous me trouvez assez jolie encore pour
-me mener, quand nous serons mariés, promener à Hyde-Park en calèche
-découverte.
-
-Paul, éperdu, fixait sur Alicia un long regard plein de passion
-et d’enthousiasme.—Tout à coup la jeune fille pâlit; une douleur
-lancinante lui traversa le cœur comme un fer de flèche: il sembla que
-quelque fibre se rompait dans sa poitrine, et elle porta vivement
-son mouchoir à ses lèvres. Une goutte rouge tacha la fine batiste,
-qu’Alicia replia d’un geste rapide.
-
-«Oh! merci, Paul; vous m’avez rendue bien heureuse, car je croyais que
-vous ne m’aimiez plus!»
-
-
-X
-
-Le mouvement d’Alicia pour cacher son mouchoir n’avait pu être si
-prompt que M. d’Aspremont ne l’aperçût; une pâleur affreuse couvrit les
-traits de Paul, car une preuve irrécusable de son fatal pouvoir venait
-de lui être donnée, et les idées les plus sinistres lui traversaient
-la cervelle; la pensée du suicide se présenta même à lui; n’était-il
-pas de son devoir de supprimer comme un être malfaisant et d’anéantir
-ainsi la cause involontaire de tant de malheurs? Il eût accepté pour
-son compte les épreuves les plus dures et porté courageusement le poids
-de la vie; mais donner la mort à ce qu’il aimait le mieux au monde,
-n’était-ce pas aussi par trop horrible?
-
-L’héroïque jeune fille avait dominé la sensation de douleur, suite du
-regard de Paul, et qui coïncidait si étrangement avec les avis du comte
-Altavilla.—Un esprit moins ferme eût pu se frapper de ce résultat,
-sinon surnaturel, du moins difficilement explicable; mais, nous l’avons
-dit, l’âme d’Alicia était religieuse et non superstitieuse. Sa foi
-inébranlable en ce qu’il faut croire rejetait comme des contes de
-nourrice toutes ces histoires d’influences mystérieuses, et se riait
-des préjugés populaires les plus profondément enracinés.—D’ailleurs,
-eût-elle admis la jettature comme réelle, en eût-elle reconnu chez
-Paul les signes évidents, son cœur tendre et fier n’aurait pas hésité
-une seconde.—Paul n’avait commis aucune action où la susceptibilité
-la plus délicate pût trouver à reprendre, et miss Ward eût préféré
-tomber morte sous ce regard, prétendu si funeste, à reculer devant un
-amour accepté par elle avec le consentement de son oncle et que devait
-couronner bientôt le mariage. Miss Alicia Ward ressemblait un peu à ces
-héroïnes de Shakspeare chastement hardies, virginalement résolues, dont
-l’amour subit n’en est pas moins pur et fidèle, et qu’une seule minute
-lie pour toujours; sa main avait pressé celle de Paul, et nul homme
-au monde ne devait plus l’enfermer dans ses doigts. Elle regardait sa
-vie comme enchaînée, et sa pudeur se fût révoltée à l’idée seule d’un
-autre hymen.
-
-Elle montra donc une gaieté réelle ou si bien jouée, qu’elle eût
-trompé l’observateur le plus fin, et, relevant Paul, toujours à
-genoux à ses pieds, elle le promena à travers les allées obstruées
-de fleurs et de plantes de son jardin inculte, jusqu’à une place où
-la végétation, en s’écartant, laissait apercevoir la mer comme un
-rêve bleu d’infini.—Cette sérénité lumineuse dispersa les pensées
-sombres de Paul: Alicia s’appuyait sur le bras du jeune homme avec un
-abandon confiant, comme si déjà elle eût été sa femme. Par cette pure
-et muette caresse, insignifiante de la part de toute autre, décisive
-de la sienne, elle se donnait à lui plus formellement encore, le
-rassurant contre ses terreurs, et lui faisant comprendre combien peu
-la touchaient les dangers dont on la menaçait. Quoiqu’elle eût imposé
-silence d’abord à Vicè, ensuite à son oncle, et que le comte Altavilla
-n’eût nommé personne, tout en recommandant de se préserver d’une
-influence mauvaise, elle avait vite compris qu’il s’agissait de Paul
-d’Aspremont; les obscurs discours du beau Napolitain ne pouvaient faire
-allusion qu’au jeune Français. Elle avait vu aussi que Paul, cédant
-au préjugé si répandu à Naples, qui fait un jettatore de tout homme
-d’une physionomie un peu singulière, se croyait, par une inconcevable
-faiblesse d’esprit, atteint du fascino, et détournait d’elle ses yeux
-pleins d’amour, de peur de lui nuire par un regard; pour combattre ce
-commencement d’idée fixe, elle avait provoqué la scène que nous venons
-de décrire, et dont le résultat contrariait l’intention, car il ancra
-Paul plus que jamais dans sa fatale monomanie.
-
-Les deux amants regagnèrent la terrasse, où le commodore, continuant
-à subir l’effet de la musique, dormait encore mélodieusement sur son
-fauteuil de bambou.—Paul prit congé, et miss Ward, parodiant le geste
-d’adieu napolitain, lui envoya du bout des doigts un imperceptible
-baiser en disant: «A demain, Paul, n’est-ce pas?» d’une voix toute
-chargée de suaves caresses.
-
-Alicia était en ce moment d’une beauté radieuse, alarmante, presque
-surnaturelle, qui frappa son oncle réveillé en sursaut par la sortie de
-Paul.—Le blanc de ses yeux prenait des tons d’argent bruni et faisait
-étinceler les prunelles comme des étoiles d’un noir lumineux; ses joues
-se nuançaient aux pommettes d’un rose idéal, d’une pureté et d’une
-ardeur célestes, qu’aucun peintre ne posséda jamais sur sa palette; ses
-tempes, d’une transparence d’agate, se veinaient d’un réseau de petits
-filets bleus, et toute sa chair semblait pénétrée de rayons; on eût dit
-que l’âme lui venait à la peau.
-
-«Comme vous êtes belle aujourd’hui, Alicia! dit le commodore.
-
-—Vous me gâtez, mon oncle; et si je ne suis pas la plus orgueilleuse
-petite fille des trois royaumes, ce n’est pas votre faute.
-Heureusement, je ne crois pas aux flatteries, même désintéressées.
-
-—Belle, dangereusement belle, continua en lui-même le commodore; elle
-me rappelle, trait pour trait, sa mère, la pauvre Nancy, qui mourut
-à dix-neuf ans. De tels anges ne peuvent rester sur terre: il semble
-qu’un souffle les soulève et que des ailes invisibles palpitent à leurs
-épaules; c’est trop blanc, trop rose, trop pur, trop parfait; il manque
-à ces corps éthérés le sang rouge et grossier de la vie. Dieu, qui les
-prête au monde pour quelques jours, se hâte de les reprendre. Cet éclat
-suprême m’attriste comme un adieu.
-
-—Eh bien, mon oncle, puisque je suis si jolie, reprit miss Ward, qui
-voyait le front du commodore s’assombrir, c’est le moment de me marier:
-le voile et la couronne m’iront bien.
-
-—Vous marier! êtes-vous donc si pressée de quitter votre vieux
-peau-rouge d’oncle, Alicia?
-
-—Je ne vous quitterai pas pour cela; n’est-il pas convenu avec M.
-d’Aspremont que nous demeurerons ensemble? Vous savez bien que je ne
-puis vivre sans vous.
-
-—M. d’Aspremont! M. d’Aspremont!... La noce n’est pas encore faite.
-
-—N’a-t-il pas votre parole... et la mienne?—Sir Joshua Ward n’y a
-jamais manqué.
-
-—Il a ma parole, c’est incontestable, répondit le commodore évidemment
-embarrassé.
-
-—Le terme de six mois que vous avez fixé n’est-il pas écoulé... depuis
-quelques jours? dit Alicia, dont les joues pudiques rosirent encore
-davantage, car cet entretien, nécessaire au point où en étaient les
-choses, effarouchait sa délicatesse de sensitive.
-
-—Ah! tu as compté les mois, petite fille; fiez-vous donc à ces mines
-discrètes!
-
-—J’aime M. d’Aspremont, répondit gravement la jeune fille.
-
-—Voilà l’enclouure, fit sir Joshua Ward, qui, tout imbu des idées de
-Vicè et d’Altavilla, se souciait médiocrement d’avoir pour gendre un
-jettatore.—Que n’en aimes-tu un autre!
-
-—Je n’ai pas deux cœurs, dit Alicia; je n’aurai qu’un amour, dussé-je,
-comme ma mère, mourir à dix-neuf ans.
-
-—Mourir! ne dites pas de ces vilains mots, je vous en supplie, s’écria
-le commodore.
-
-—Avez-vous quelque reproche à faire à M. d’Aspremont?
-
-—Aucun, assurément.
-
-—A-t-il forfait à l’honneur de quelque manière que ce soit? S’est-il
-montré une fois lâche, vil, menteur ou perfide? Jamais a-t-il insulté
-une femme ou reculé devant un homme? Son blason est-il terni de quelque
-souillure secrète? Une jeune fille, en prenant son bras pour paraître
-dans le monde, a-t-elle à rougir ou à baisser les yeux?
-
-—M. Paul d’Aspremont est un parfait gentleman, il n’y a rien à dire
-sur sa respectabilité.
-
-—Croyez, mon oncle, que si un tel motif existait, je renoncerais à
-M. d’Aspremont sur l’heure, et m’ensevelirais dans quelque retraite
-inaccessible; mais nulle autre raison, entendez-vous, nulle autre ne
-me fera manquer à une promesse sacrée,» dit miss Alicia Ward d’un ton
-ferme et doux.
-
-Le commodore tournait ses pouces, mouvement habituel chez lui lorsqu’il
-ne savait que répondre, et qui lui servait de contenance.
-
-«Pourquoi montrez-vous maintenant tant de froideur à Paul? continua
-miss Ward. Autrefois vous aviez tant d’affection pour lui; vous ne
-pouviez vous en passer dans notre cottage du Lincolnshire, et vous
-disiez, en lui serrant la main à lui couper les doigts, que c’était un
-digne garçon, à qui vous confieriez volontiers le bonheur d’une jeune
-fille.
-
-—Oui, certes, je l’aimais, ce bon Paul, dit le commodore qu’émouvaient
-ces souvenirs rappelés à propos; mais ce qui est obscur dans les
-brouillards de l’Angleterre devient clair au soleil de Naples...
-
-—Que voulez-vous dire? fit d’une voix tremblante Alicia abandonnée
-subitement par ses vives couleurs, et devenue blanche comme une statue
-d’albâtre sur un tombeau.
-
-—Que ton Paul est un jettatore.
-
-—Comment! vous! mon oncle; vous, sir Joshua Ward, un gentilhomme, un
-chrétien, un sujet de Sa Majesté Britannique, un ancien officier de la
-marine anglaise, un être éclairé et civilisé, que l’on consulterait sur
-toutes choses, vous qui avez l’instruction et la sagesse, qui lisez
-chaque soir la Bible et l’Évangile, vous ne craignez pas d’accuser Paul
-de jettature! Oh! je n’attendais pas cela de vous!
-
-—Ma chère Alicia, répondit le commodore, je suis peut-être tout ce
-que vous dites là lorsqu’il ne s’agit pas de vous, mais lorsqu’un
-danger, même imaginaire, vous menace, je deviens plus superstitieux
-qu’un paysan des Abruzzes, qu’un lazzarone du Môle, qu’un ostricajo
-de Chiaja, qu’une servante de la Terre de Labour ou même qu’un comte
-napolitain. Paul peut bien me dévisager tant qu’il voudra avec ses yeux
-dont le rayon visuel se croise, je resterai aussi calme que devant la
-pointe d’une épée ou le canon d’un pistolet. Le fascino ne mordra pas
-sur ma peau tannée, hâlée et rougie par tous les soleils de l’univers.
-Je ne suis crédule que pour vous, chère nièce, et j’avoue que je sens
-une sueur froide me baigner les tempes quand le regard de ce malheureux
-garçon se pose sur vous. Il n’a pas d’intentions mauvaises, je le sais,
-et il vous aime plus que sa vie; mais il me semble que, sous cette
-influence, vos traits s’altèrent, vos couleurs disparaissent, et que
-vous tâchez de dissimuler une souffrance aiguë; et alors il me prend de
-furieuses envies de lui crever les yeux, à votre M. Paul d’Aspremont,
-avec la pointe des cornes données par Altavilla.
-
-—Pauvre cher oncle, dit Alicia attendrie par la chaleureuse explosion
-du commandeur; nos existences sont dans les mains de Dieu: il ne
-meurt pas un prince sur son lit de parade, ni un passereau des toits
-sous sa tuile, que son heure ne soit marquée là-haut; le fascino n’y
-fait rien, et c’est une impiété de croire qu’un regard plus ou moins
-oblique puisse avoir une influence. Voyons, n’oncle, continua-t-elle
-en prenant le terme d’affection familière du fou dans _le Roi Lear_,
-vous ne parliez pas sérieusement tout à l’heure; votre affection pour
-moi troublait votre jugement toujours si droit. N’est-ce pas, vous
-n’oseriez lui dire, à M. Paul d’Aspremont, que vous lui retirez la main
-de votre nièce, mise par vous dans la sienne, et que vous n’en voulez
-plus pour gendre, sous le beau prétexte qu’il est—jettatore!
-
-—Par Joshua! mon patron, qui arrêta le soleil, s’écria le commodore,
-je ne le lui mâcherai pas, à ce joli M. Paul. Cela m’est bien égal
-d’être ridicule, absurde, déloyal même, quand il y va de votre santé,
-de votre vie peut-être! J’étais engagé avec un homme, et non avec un
-fascinateur. J’ai promis; eh bien, je fausse ma promesse, voilà tout;
-s’il n’est pas content, je lui rendrai raison.»
-
-Et le commodore, exaspéré, fit le geste de se fendre, sans faire la
-moindre attention à la goutte qui lui mordait les doigts du pied.
-
-«Sir Joshua Ward, vous ne ferez pas cela,» dit Alicia avec une dignité
-calme.
-
-Le commodore se laissa tomber tout essoufflé dans son fauteuil de
-bambou et garda le silence.
-
-«Eh bien, mon oncle, quand même cette accusation odieuse et stupide
-serait vraie, faudra-t-il pour cela repousser M. d’Aspremont et lui
-faire un crime d’un malheur? N’avez-vous pas reconnu que le mal qu’il
-pouvait produire ne dépendait pas de sa volonté, et que jamais âme ne
-fut plus aimante, plus généreuse et plus noble?
-
-—On n’épouse pas les vampires, quelque bonnes que soient leurs
-intentions, répondit le commodore.
-
-—Mais tout cela est chimère, extravagance, superstition; ce qu’il y a
-de vrai, malheureusement, c’est que Paul s’est frappé de ces folies,
-qu’il a prises au sérieux; il est effrayé, halluciné; il croit à son
-pouvoir fatal, il a peur de lui-même, et chaque petit accident qu’il
-ne remarquait pas autrefois, et dont aujourd’hui il s’imagine être la
-cause, confirme en lui cette conviction. N’est-ce pas à moi, qui suis
-sa femme devant Dieu, et qui le serai bientôt devant les hommes,—bénie
-par vous, mon cher oncle,—de calmer cette imagination surexcitée, de
-chasser ces vains fantômes, de rassurer, par ma sécurité apparente et
-réelle, cette anxiété hagarde, sœur de la monomanie, et de sauver, au
-moyen du bonheur, cette belle âme troublée, cet esprit charmant en
-péril?
-
-—Vous avez toujours raison, miss Ward, dit le commodore; et moi, que
-vous appelez sage, je ne suis qu’un vieux fou. Je crois que cette Vicè
-est sorcière; elle m’avait tourné la tête avec toutes ses histoires.
-Quant au comte Altavilla, ses cornes et sa bimbeloterie cabalistique me
-semblent à présent assez ridicules. Sans doute, c’était un stratagème
-imaginé pour faire éconduire Paul et t’épouser lui-même.
-
-—Il se peut que le comte Altavilla soit de bonne foi, dit miss Ward
-en souriant;—tout à l’heure vous étiez encore de son avis sur la
-jettature.
-
-—N’abusez pas de vos avantages, miss Alicia; d’ailleurs je ne suis
-pas encore si bien revenu de mon erreur que je n’y puisse retomber.
-Le meilleur serait de quitter Naples par le premier départ de bateau
-à vapeur, et de retourner tout tranquillement en Angleterre. Quand
-Paul ne verra plus les cornes de bœuf, les massacres de cerf, les
-doigts allongés en pointe, les amulettes de corail et tous ces
-engins diaboliques, son imagination se tranquillisera, et moi-même
-j’oublierai ces sornettes qui ont failli me faire fausser ma parole et
-commettre une action indigne d’un galant homme.—Vous épouserez Paul,
-puisque c’est convenu. Vous me garderez le parloir et la chambre du
-rez-de-chaussée dans la maison de Richmond, la tourelle octogone au
-castel de Lincolnshire, et nous vivrons heureux ensemble. Si votre
-santé exige un air plus chaud, nous louerons une maison de campagne aux
-environs de Tours, ou bien encore à Cannes, où lord Brougham possède
-une belle propriété, et où ces damnables superstitions de jettature
-sont inconnues, Dieu merci.—Que dites-vous de mon projet, Alicia?
-
-—Vous n’avez pas besoin de mon approbation, ne suis-je pas la plus
-obéissante des nièces?
-
-—Oui, lorsque je fais ce que vous voulez, petite masque,» dit en
-souriant le commodore qui se leva pour regagner sa chambre.
-
-Alicia resta quelques minutes encore sur la terrasse; mais, soit
-que cette scène eût déterminé chez elle quelque excitation fébrile,
-soit que Paul exerçât réellement sur la jeune fille l’influence que
-redoutait le commodore, la brise tiède, en passant sur ses épaules
-protégées d’une simple gaze, lui causa une impression glaciale, et le
-soir, se sentant mal à l’aise, elle pria Vicè d’étendre sur ses pieds
-froids et blancs comme le marbre une de ces couvertures arlequinées
-qu’on fabrique à Venise.
-
-Cependant les lucioles scintillaient dans le gazon, les grillons
-chantaient, et la lune large et jaune montait au ciel dans une brume de
-chaleur.
-
-
-XI
-
-Le lendemain de cette scène, Alicia, dont la nuit n’avait pas été
-bonne, effleura à peine des lèvres le breuvage que lui offrait Vicè
-tous les matins, et le reposa languissamment sur le guéridon près de
-son lit. Elle n’éprouvait précisément aucune douleur, mais elle se
-sentait brisée; c’était plutôt une difficulté de vivre qu’une maladie,
-et elle eût été embarrassée d’en accuser les symptômes à un médecin.
-Elle demanda un miroir à Vicè, car une jeune fille s’inquiète plutôt
-de l’altération que la souffrance peut apporter à sa beauté que de la
-souffrance elle-même. Elle était d’une blancheur extrême; seulement
-deux petites taches semblables à deux feuilles de rose du Bengale
-tombées sur une coupe de lait nageaient sur sa pâleur. Ses yeux
-brillaient d’un éclat insolite, allumés par les dernières flammes de la
-fièvre; mais le cerise de ses lèvres était beaucoup moins vif, et pour
-y faire revenir la couleur, elle les mordit de ses petites dents de
-nacre.
-
-Elle se leva, s’enveloppa d’une robe de chambre en cachemire blanc,
-tourna une écharpe de gaze autour de sa tête,—car, malgré la chaleur
-qui faisait crier les cigales, elle était encore un peu frileuse,—et
-se rendit sur la terrasse à l’heure accoutumée, pour ne pas éveiller la
-sollicitude toujours aux aguets du commodore. Elle toucha du bout des
-lèvres au déjeuner, bien qu’elle n’eût pas faim, mais le moindre indice
-de malaise n’eût pas manqué d’être attribué à l’influence de Paul par
-sir Joshua Ward, et c’est ce qu’Alicia voulait éviter avant toute chose.
-
-Puis, sous prétexte que l’éclatante lumière du jour la fatiguait, elle
-se retira dans sa chambre, non sans avoir reitéré plusieurs fois au
-commodore, soupçonneux en pareille matière, l’assurance qu’elle se
-portait à ravir.
-
-«A ravir... j’en doute, se dit le commodore à lui-même lorsque sa nièce
-s’en fut allée.—Elle avait des tons nacrés près de l’œil, de petites
-couleurs vives au haut des joues,—juste comme sa pauvre mère, qui,
-elle aussi, prétendait ne s’être jamais mieux portée.—Que faire? Lui
-ôter Paul, ce serait la tuer d’une autre manière; laissons agir la
-nature. Alicia est si jeune! Oui, mais c’est aux plus jeunes et aux
-plus belles que la vieille Mob en veut; elle est jalouse comme une
-femme. Si je faisais venir un docteur? mais que peut la médecine sur
-un ange! Pourtant tous les symptômes fâcheux avaient disparu... Ah!
-si c’était toi, damné Paul, dont le souffle fit pencher cette fleur
-divine, je t’étranglerais de mes propres mains. Nancy ne subissait le
-regard d’aucun jettatore, et elle est morte.—Si Alicia mourait! Non,
-cela n’est pas possible. Je n’ai rien fait à Dieu pour qu’il me réserve
-cette affreuse douleur. Quand cela arrivera, il y aura longtemps que
-je dormirai sous ma pierre avec le _Sacred to the memory of sir Joshua
-Ward_, à l’ombre de mon clocher natal. C’est elle qui viendra pleurer
-et prier sur la pierre grise pour le vieux commodore... Je ne sais ce
-que j’ai, mais je suis mélancolique et funèbre en diable ce matin!»
-
-Pour dissiper ces idées noires, le commodore ajouta un peu de rhum
-de la Jamaïque au thé refroidi dans sa tasse, et se fit apporter son
-hooka, distraction innocente qu’il ne se permettait qu’en l’absence
-d’Alicia, dont la délicatesse eût pu être offusquée même par cette
-fumée légère mêlée de parfums.
-
-Il avait déjà fait bouillonner l’eau aromatisée du récipient et chassé
-devant lui quelques nuages bleuâtres, lorsque Vicè parut annonçant le
-comte Altavilla.
-
-«Sir Joshua, dit le comte après les premières civilités, avez-vous
-réfléchi à la demande que je vous ai faite l’autre jour?
-
-—J’y ai réfléchi, reprit le commodore; mais, vous le savez, M. Paul
-d’Aspremont a ma parole.
-
-—Sans doute; pourtant il y a des cas où une parole se retire; par
-exemple, lorsque l’homme à qui on l’a donnée, pour une raison ou pour
-une autre, n’est pas tel qu’on le croyait d’abord.
-
-—Comte, parlez plus clairement.
-
-—Il me répugne de charger un rival; mais, d’après la conversation que
-nous avons eue ensemble, vous devez me comprendre. Si vous rejetiez M.
-Paul d’Aspremont, m’accepteriez-vous pour gendre?
-
-—Moi, certainement; mais il n’est pas aussi sûr que miss Ward
-s’arrangeât de cette substitution.—Elle est entêtée de ce Paul, et
-c’est un peu ma faute, car moi-même je favorisais ce garçon avant
-toutes ces sottes histoires.—Pardon, comte, de l’épithète, mais j’ai
-vraiment la cervelle à l’envers.
-
-—Voulez-vous que votre nièce meure? dit Altavilla d’un ton ému et
-grave.
-
-—Tête et sang! ma nièce mourir!» s’écria le commodore en bondissant de
-son fauteuil et en rejetant le tuyau de maroquin de son hooka.
-
-Quand on attaquait cette corde chez sir Joshua Ward, elle vibrait
-toujours.
-
-«Ma nièce est-elle donc dangereusement malade?
-
-—Ne vous alarmez pas si vite, milord; miss Alicia peut vivre, et même
-très-longtemps.
-
-—A la bonne heure! vous m’aviez bouleversé.
-
-—Mais à une condition, continua le comte Altavilla: c’est qu’elle ne
-voie plus M. Paul d’Aspremont.
-
-—Ah! voila la jettature qui revient sur l’eau! Par malheur, miss Ward
-n’y croit pas.
-
-—Écoutez-moi, dit posément le comte Altavilla.—Lorsque j’ai rencontré
-pour la première fois miss Alicia au bal chez le prince de Syracuse,
-et que j’ai conçu pour elle une passion aussi respectueuse qu’ardente,
-c’est de la santé étincelante, de la joie d’existence, de la fleur de
-vie qui éclataient dans toute sa personne que je fus d’abord frappé.
-Sa beauté en devenait lumineuse et nageait comme dans une atmosphère
-de bien-être.—Cette phosphorescence la faisait briller comme une
-étoile; elle éteignait Anglaises, Russes, Italiennes, et je ne vis
-plus qu’elle.—A la distinction britannique elle joignait la grâce
-pure et forte des anciennes déesses; excusez cette mythologie chez le
-descendant d’une colonie grecque.
-
-—C’est vrai qu’elle était superbe! Miss Edwina O’Herty, lady
-Eleonor Lilly, mistress Jane Strangford, la princesse Véra Fédorowna
-Bariatinski faillirent en avoir la jaunisse de dépit, dit le commodore
-enchanté.
-
-—Et maintenant ne remarquez-vous pas que sa beauté a pris quelque
-chose de languissant, que ses traits s’atténuent en délicatesses
-morbides, que les veines de ses mains se dessinent plus bleues qu’il
-ne faudrait, que sa voix a des sons d’harmonica d’une vibration
-inquiétante et d’un charme douloureux? L’élément terrestre s’efface
-et laisse dominer l’élément angélique. Miss Alicia devient d’une
-perfection éthérée que, dussiez-vous me trouver matériel, je n’aime
-pas voir aux filles de ce globe.»
-
-Ce que disait le comte répondait si bien aux préoccupations secrètes de
-sir Joshua Ward, qu’il resta quelques minutes silencieux et comme perdu
-dans une rêverie profonde.
-
-«Tout cela est vrai; bien que parfois je cherche à me faire illusion,
-je ne puis en disconvenir.
-
-—Je n’ai pas fini, dit le comte; la santé de miss Alicia avant
-l’arrivée de M. d’Aspremont en Angleterre avait-elle fait naître des
-inquiétudes?
-
-—Jamais: c’était la plus fraîche et la plus rieuse enfant des trois
-royaumes.
-
-—La présence de M. d’Aspremont coïncide, comme vous le voyez, avec les
-périodes maladives qui altèrent la précieuse santé de miss Ward. Je ne
-vous demande pas, à vous, homme du Nord, d’ajouter une foi implicite
-à une croyance, à un préjugé, à une superstition, si vous voulez, de
-nos contrées méridionales, mais convenez cependant que ces faits sont
-étranges et méritent toute votre attention...
-
-—Alicia ne peut-elle être malade..... naturellement? dit le commodore,
-ébranlé par les raisonnements captieux d’Altavilla, mais que retenait
-une sorte de honte anglaise d’adopter la croyance populaire napolitaine.
-
-—Miss Ward n’est pas malade; elle subit une sorte d’empoisonnement par
-le regard, et si M. d’Aspremont n’est pas jettatore, au moins il est
-funeste.
-
-—Qu’y puis-je faire? elle aime Paul, se rit de la jettature et prétend
-qu’on ne peut donner une pareille raison à un homme d’honneur pour le
-refuser.
-
-—Je n’ai pas le droit de m’occuper de votre nièce, je ne suis
-ni son frère, ni son parent, ni son fiancé; mais si j’obtenais
-votre aveu, peut-être tenterais-je un effort pour l’arracher à
-cette influence fatale. Oh! ne craignez rien; je ne commettrai pas
-d’extravagance;—quoique jeune, je sais qu’il ne faut pas faire
-de bruit autour de la réputation d’une jeune fille;—seulement
-permettez-moi de me taire sur mon plan. Ayez assez de confiance en
-ma loyauté pour croire qu’il ne renferme rien que l’honneur le plus
-délicat ne puisse avouer.
-
-—Vous aimez donc bien ma nièce? dit le commodore.
-
-—Oui, puisque je l’aime sans espoir; mais m’accordez-vous la licence
-d’agir?
-
-—Vous êtes un terrible homme, comte Altavilla; eh bien! tâchez de
-sauver Alicia à votre manière, je ne le trouverai pas mauvais, et même
-je le trouverai fort bon.»
-
-Le comte se leva, salua, regagna sa voiture et dit au cocher de le
-conduire à l’hôtel de Rome.
-
-Paul, les coudes sur la table, la tête dans ses mains, était plongé
-dans les plus douloureuses réflexions; il avait vu les deux ou trois
-gouttelettes rouges sur le mouchoir d’Alicia, et, toujours infatué de
-son idée fixe, il se reprochait son amour meurtrier; il se blâmait
-d’accepter le dévouement de cette belle jeune fille décidée à mourir
-pour lui, et se demandait par quel sacrifice surhumain il pourrait
-payer cette sublime abnégation.
-
-Paddy, le jockey-gnôme, interrompit cette méditation en apportant la
-carte du comte Altavilla.
-
-«Le comte Altavilla! que peut-il me vouloir? fit Paul excessivement
-surpris. Faites-le entrer.»
-
-Lorsque le Napolitain parut sur le seuil de la porte, M. d’Aspremont
-avait déjà posé sur son étonnement ce masque d’indifférence glaciale
-qui sert aux gens du monde à cacher leurs impressions.
-
-Avec une politesse froide il désigna un fauteuil au comte, s’assit
-lui-même, et attendit en silence, les yeux fixés sur le visiteur.
-
-«Monsieur, commença le comte en jouant avec les breloques de sa montre,
-ce que j’ai à vous dire est si étrange, si déplacé, si inconvenant, que
-vous auriez le droit de me jeter par la fenêtre.—Épargnez-moi cette
-brutalité, car je suis prêt à vous rendre raison en galant homme.
-
-—J’écoute, monsieur, sauf à profiter plus tard de l’offre que vous
-me faites, si vos discours ne me conviennent pas, répondit Paul, sans
-qu’un muscle de sa figure bougeât.
-
-—Vous êtes jettatore!»
-
-A ces mots, une pâleur verte envahit subitement la face de M.
-d’Aspremont, une auréole rouge cercla ses yeux; ses sourcils se
-rapprochèrent, la ride de son front se creusa, et de ses prunelles
-jaillirent comme des lueurs sulfureures; il se souleva à demi,
-déchirant de ses mains crispées les bras d’acajou du fauteuil. Ce
-fut si terrible, qu’Altavilla, tout brave qu’il était, saisit une
-des petites branches de corail bifurquées suspendues à la chaîne
-de sa montre, et en dirigea instinctivement les pointes vers son
-interlocuteur.
-
-Par un effort suprême de volonté, M. d’Aspremont se rassit et dit:
-«Vous aviez raison, monsieur; telle est, en effet, la récompense que
-mériterait une pareille insulte; mais j’aurai la patience d’attendre
-une autre réparation.
-
-—Croyez, continua le comte, que je n’ai pas fait à un gentleman cet
-affront, qui ne peut se laver qu’avec du sang, sans les plus graves
-motifs. J’aime miss Alicia Ward.
-
-—Que m’importe?
-
-—Cela vous importe, en effet, fort peu, car vous êtes aimé; mais moi,
-don Felipe Altavilla, je vous défends de voir miss Alicia Ward.
-
-—Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous.
-
-—Je le sais, répondit le comte napolitain; aussi je n’espère pas que
-vous m’obéissiez.
-
-—Alors quel est le motif qui vous fait agir? dit Paul.
-
-—J’ai la conviction que le fascino dont malheureusement vous êtes
-doué influe d’une manière fatale sur miss Alicia Ward. C’est là une
-idée absurde, un préjugé digne du moyen âge, qui doit vous paraître
-profondément ridicule; je ne discuterai pas là-dessus avec vous. Vos
-yeux se portent vers miss Ward et lui lancent malgré vous ce regard
-funeste qui la fera mourir. Je n’ai aucun autre moyen d’empêcher ce
-triste résultat que de vous chercher une querelle d’Allemand. Au
-seizième siècle, je vous aurais fait tuer par quelqu’un de mes paysans
-de la montagne; mais aujourd’hui ces mœurs ne sont plus de mise. J’ai
-bien pensé à vous prier de retourner en France; c’était trop naïf:
-vous auriez ri de ce rival qui vous eût dit de vous en aller et de le
-laisser seul auprès de votre fiancée sous prétexte de jettature.»
-
-Pendant que le comte Altavilla parlait, Paul d’Aspremont se sentait
-pénétré d’une secrète horreur; il était donc, lui chrétien, en proie
-aux puissances de l’enfer, et le mauvais ange regardait par ses
-prunelles! il semait les catastrophes, son amour donnait la mort! Un
-instant sa raison tourbillonna dans son cerveau, et la folie battit de
-ses ailes les parois intérieures de son crâne.
-
-«Comte, sur l’honneur, pensez-vous ce que vous dites? s’écria
-d’Aspremont après quelques minutes d’une rêverie que le Napolitain
-respecta.
-
-—Sur l’honneur, je le pense.
-
-—Oh! alors ce serait donc vrai! dit Paul à demi-voix: je suis donc un
-assassin, un démon, un vampire! je tue cet être céleste, je désespère
-ce vieillard!» Et il fut sur le point de promettre au comte de ne pas
-revoir Alicia; mais le respect humain et la jalousie qui s’éveillaient
-dans son cœur retinrent ses paroles sur ses lèvres.
-
-«Comte, je ne vous cache point que je vais de ce pas chez miss Ward.
-
-—Je ne vous prendrai pas au collet pour vous en empêcher; vous m’avez
-tout à l’heure épargné les voies de fait, j’en suis reconnaissant; mais
-je serai charmé de vous voir demain, à six heures dans les ruines de
-Pompeï, à la salle des thermes, par exemple; on y est fort bien. Quelle
-arme préférez-vous? Vous êtes l’offensé: épée, sabre ou pistolet?
-
-—Nous nous battrons au couteau et les yeux bandés, séparés par
-un mouchoir dont nous tiendrons chacun un bout. Il faut égaliser
-les chances: je suis jettatore; je n’aurais qu’à vous tuer en vous
-regardant, monsieur le comte!»
-
-Paul d’Aspremont partit d’un éclat de rire strident, poussa une porte
-et disparut.
-
-
-XII
-
-Alicia s’était établie dans une salle basse de la maison, dont les murs
-étaient ornés de ces paysages à fresques qui, en Italie, remplacent les
-papiers. Des nattes de paille de Manille couvraient le plancher. Une
-table sur laquelle était jeté un bout de tapis turc et que jonchaient
-les poésies de Coleridge, de Shelley, de Tennyson et de Longfellow, un
-miroir à cadre antique et quelques chaises de canne composaient tout
-l’ameublement; des stores de jonc de la Chine historiés de pagodes, de
-rochers, de saules, de grues et de dragons, ajustés aux ouvertures et
-relevés à demi, tamisaient une lumière douce; une branche d’oranger,
-toute chargée de fleurs que les fruits, en se nouant faisaient tomber,
-pénétrait familièrement dans la chambre et s’étendait comme une
-guirlande au-dessus de la tête d’Alicia, en secouant sur elle sa neige
-parfumée.
-
-La jeune fille, toujours un peu souffrante, était couchée sur un
-étroit canapé près de la fenêtre; deux ou trois coussins du Maroc la
-soulevaient à demi; la couverture vénitienne enveloppait chastement ses
-pieds; arrangée ainsi, elle pouvait recevoir Paul sans enfreindre les
-lois de la pudeur anglaise.
-
-Le livre commencé avait glissé à terre de la main distraite d’Alicia;
-ses prunelles nageaient vaguement sous leurs longs cils et semblaient
-regarder au delà du monde; elle éprouvait cette lassitude presque
-voluptueuse qui suit les accès de fièvre, et toute son occupation était
-de mâcher les fleurs de l’oranger qu’elle ramassait sur sa couverture
-et dont le parfum amer lui plaisait. N’y a-t-il pas une Vénus mâchant
-des roses, du Schiavone? Quel gracieux pendant un artiste moderne eût
-pu faire au tableau du vieux Vénitien en représentant Alicia mordillant
-des fleurs d’oranger!
-
-Elle pensait à M. d’Aspremont et se demandait si vraiment elle vivrait
-assez pour être sa femme; non quelle ajoutât foi à l’influence de la
-jettature, mais elle se sentait envahie malgré elle de pressentiments
-funèbres: la nuit même, elle avait fait un rêve dont l’impression ne
-s’était pas dissipée au réveil.
-
-Dans son rêve, elle était couchée, mais éveillée, et dirigeait ses
-yeux vers la porte de sa chambre, pressentant que _quelqu’un_ allait
-apparaître.—Après deux ou trois minutes d’attente anxieuse, elle
-avait vu se dessiner sur le fond sombre qu’encadrait le chambranle de
-la porte une forme svelte et blanche, qui, d’abord transparente et
-laissant, comme un léger brouillard, apercevoir les objets à travers
-elle, avait pris plus de consistance en avançant vers le lit.
-
-L’ombre était vêtue d’une robe de mousseline dont les plis traînaient
-à terre; de longues spirales de cheveux noirs, à moitié détordues,
-pleuraient le long de son visage pâle, marqué de deux petites taches
-roses aux pommettes; la chair du col et de la poitrine était si blanche
-qu’elle se confondait avec la robe, et qu’on n’eût pu dire où finissait
-la peau et où commençait l’étoffe; un imperceptible jaseron de Venise
-cerclait le col mince d’une étroite ligne d’or; la main fluette et
-veinée de bleu tenait une fleur—une rose-thé—dont les pétales se
-détachaient et tombaient à terre comme des larmes.
-
-Alicia ne connaissait pas sa mère, morte un an après lui avoir donné
-le jour; mais bien souvent elle s’était tenue en contemplation devant
-une miniature dont les couleurs presque évanouies, montrant le ton
-jaune d’ivoire et pâles comme le souvenir des morts, faisaient songer
-au portrait d’une ombre plutôt qu’à celui d’une vivante, et elle
-comprit que cette femme qui entrait ainsi dans la chambre était Nancy
-Ward,—sa mère.—La robe blanche, le jaseron, la fleur à la main, les
-cheveux noirs, les joues marbrées de rose, rien n’y manquait,—c’était
-bien la miniature agrandie, développée, se mouvant avec toute la
-réalité du rêve.
-
-Une tendresse mélée de terreur faisait palpiter le sein d’Alicia.
-Elle voulait tendre ses bras à l’ombre, mais ses bras, lourds comme
-du marbre, ne pouvaient se détacher de la couche sur laquelle ils
-reposaient. Elle essayait de parler, mais sa langue ne bégayait que des
-syllabes confuses.
-
-Nancy, après avoir posé la rose-thé sur le guéridon, s’agenouilla près
-du lit et mit sa tête contre la poitrine d’Alicia, écoutant le souffle
-des poumons, comptant les battements du cœur; la joue froide de l’ombre
-causait à la jeune fille, épouvantée de cette auscultation silencieuse,
-la sensation d’un morceau de glace.
-
-L’apparition se releva, jeta un regard douloureux sur la jeune fille,
-et, comptant les feuilles de la rose dont quelques pétales encore
-s’étaient séparés, elle dit: «Il n’y en a plus qu’une.»
-
-Puis le sommeil avait interposé sa gaze noire entre l’ombre et la
-dormeuse, et tout s’était confondu dans la nuit.
-
-L’âme de sa mère venait-elle l’avertir et la chercher? Que signifiait
-cette phrase mystérieuse tombée de la bouche de l’ombre:—«Il n’y en
-a plus qu’une?»—Cette pâle rose effeuillée était-elle le symbole de
-sa vie? Ce rêve étrange avec ses terreurs gracieuses et son charme
-effrayant, ce spectre charmant drapé de mousseline et comptant des
-pétales de fleurs préoccupaient l’imagination de la jeune fille, un
-nuage de mélancolie flottait sur son beau front, et d’indéfinissables
-pressentiments l’effleuraient de leurs ailes noires.
-
-Cette branche d’oranger qui secouait sur elle ses fleurs n’avait-elle
-pas aussi un sens funèbre? les petites étoiles virginales ne devaient
-donc pas s’épanouir sous son voile de mariée? Attristée et pensive,
-Alicia retira de ses lèvres la fleur qu’elle mordait; la fleur était
-jaune et flétrie déjà...
-
-L’heure de la visite de M. d’Aspremont approchait. Miss Ward fit un
-effort sur elle-même, rasséréna son visage, tourna du doigt les boucles
-de ses cheveux, rajusta les plis froissés de son écharpe de gaze, et
-reprit en main son livre pour se donner une contenance.
-
-Paul entra, et miss Ward le reçut d’un air enjoué, ne voulant pas qu’il
-s’alarmât de la trouver couchée, car il n’eût pas manqué de se croire
-la cause de sa maladie. La scène qu’il venait d’avoir avec le comte
-Altavilla donnait à Paul une physionomie irritée et farouche qui fit
-faire à Vicè le signe conjurateur, mais le sourire affectueux d’Alicia
-eut bientôt dissipé le nuage.
-
-«Vous n’êtes pas malade sérieusement, je l’espère, dit-il à miss Ward
-en s’asseyant près d’elle.
-
-—Oh! ce n’est rien, un peu de fatigue seulement: il a fait siroco
-hier, et ce vent d’Afrique m’accable: mais vous verrez comme je me
-porterai bien dans notre cottage du Lincolnshire! Maintenant que je
-suis forte, nous ramerons chacun notre tour sur l’étang!»
-
-En disant ces mots, elle ne put comprimer tout à fait une petite toux
-convulsive.
-
-M. d’Aspremont pâlit et détourna les yeux.
-
-Le silence régna quelques minutes dans la chambre.
-
-«Paul, je ne vous ai jamais rien donné, reprit Alicia en ôtant de son
-doigt déjà maigri une bague d’or toute simple; prenez cet anneau, et
-portez-le en souvenir de moi; vous pourrez peut-être le mettre, car
-vous avez une main de femme;—adieu! je me sens lasse et je voudrais
-essayer de dormir; venez me voir demain.»
-
-Paul se retira navré; les efforts d’Alicia pour cacher sa souffrance
-avaient été inutiles; il aimait éperdument miss Ward, et il la tuait!
-cette bague qu’elle venait de lui donner, n’était-ce pas un anneau de
-fiançailles pour l’autre vie?
-
-Il errait sur le rivage à demi fou, rêvant de fuir, de s’aller jeter
-dans un couvent de trappistes et d’y attendre la mort assis sur son
-cercueil, sans jamais relever le capuchon de son froc. Il se trouvait
-ingrat et lâche de ne pas sacrifier son amour et d’abuser ainsi de
-l’héroïsme d’Alicia: car elle n’ignorait rien, elle savait qu’il
-n’était qu’un jettatore, comme l’affirmait le comte Altavilla, et,
-prise d’une angélique pitié, elle ne le repoussait pas!
-
-«Oui, se disait-il, ce Napolitain, ce beau comte qu’elle dédaigne, est
-véritablement amoureux. Sa passion fait honte à la mienne: pour sauver
-Alicia, il n’a pas craint de m’attaquer, de me provoquer, moi, un
-jettatore, c’est-à-dire, dans ses idées, un être aussi redoutable qu’un
-démon. Tout en me parlant, il jouait avec ses amulettes, et le regard
-de ce duelliste célèbre qui a couché trois hommes sur le carreau, se
-baissait devant le mien!»
-
-Rentré à l’hôtel de Rome, Paul écrivit quelques lettres, fit un
-testament par lequel il laissait à miss Alicia Ward tout ce qu’il
-possédait, sauf un legs pour Paddy, et prit les dispositions
-indispensables à un galant homme qui doit avoir un duel à mort le
-lendemain.
-
-Il ouvrit les boîtes de palissandre où ses armes étaient renfermées
-dans les compartiments garnis de serge verte, remua épées, pistolets,
-couteaux de chasse, et trouva enfin deux stylets corses parfaitement
-pareils qu’il avait achetés pour en faire don à des amis.
-
-C’étaient deux lames de pur acier, épaisses près du manche, tranchantes
-des deux côtés vers la pointe, damasquinées, curieusement terribles et
-montées avec soin. Paul choisit aussi trois foulards et fit du tout un
-paquet.
-
-Puis il prévint Scazziga de se tenir prêt de grand matin pour une
-excursion dans la campagne.
-
-«Oh! dit-il, en se jetant tout habillé sur son lit, Dieu fasse que
-ce combat me soit fatal! Si j’avais le bonheur d’être tué,—Alicia
-vivrait!»
-
-
-XIII
-
-Pompeï, la ville morte, ne s’éveille pas le matin comme les cités
-vivantes, et quoiqu’elle ait rejeté à demi le drap de cendre qui la
-couvrait depuis tant de siècles, même quand la nuit s’efface, elle
-reste endormie sur sa couche funèbre.
-
-Les touristes de toutes nations qui la visitent pendant le jour sont
-à cette heure encore étendus dans leur lit, tout moulus des fatigues
-de leurs excursions, et l’aurore, en se levant sur les décombres de la
-ville-momie, n’y éclaire pas un seul visage humain. Les lézards seuls,
-en frétillant de la queue, rampent le long des murs, filent sur les
-mosaïques disjointes, sans s’inquiéter du _cave canem_ inscrit au seuil
-des maisons désertes, et saluent joyeusement les premiers rayons du
-soleil. Ce sont les habitants qui ont succédé aux citoyens antiques, et
-il semble que Pompeï n’ait été exhumée que pour eux.
-
-C’est un spectacle étrange de voir à la lueur azurée et rose du matin
-ce cadavre de ville saisie au milieu de ses plaisirs, de ses travaux
-et de sa civilisation, et qui n’a pas subi la dissolution lente des
-ruines ordinaires; on croit involontairement que les propriétaires de
-ces maisons conservées dans leurs moindres détails vont sortir de
-leurs demeures avec leurs habits grecs ou romains; les chars, dont
-on aperçoit les ornières sur les dalles, se remettre à rouler; les
-buveurs entrer dans ces thermopoles où la marque des tasses est encore
-empreinte sur le marbre du comptoir.—On marche comme dans un rêve
-au milieu du passé; on lit en lettres rouges, à l’angle des rues,
-l’affiche du spectacle du jour!—seulement le jour est passé depuis
-plus de dix-sept siècles.—Aux clartés naissantes de l’aube, les
-danseuses peintes sur les murs semblent agiter leurs crotales, et du
-bout de leur pied blanc soulever comme une écume rose le bord de leur
-draperie, croyant sans doute que les lampadaires se rallument pour les
-orgies du triclinium; les Vénus, les Satyres, les figures héroïques ou
-grotesques, animées d’un rayon, essayent de remplacer les habitants
-disparus, et de faire à la cité morte une population peinte. Les ombres
-colorées tremblent le long des parois, et l’esprit peut quelques
-minutes se prêter à l’illusion d’une fantasmagorie antique. Mais ce
-jour-là, au grand effroi des lézards, la sérénité matinale de Pompeï
-fut troublée par un visiteur étrange: une voiture s’arrêta à l’entrée
-de la voie des Tombeaux; Paul en descendit et se dirigea à pied vers le
-lieu du rendez-vous.
-
-Il était en avance, et, bien qu’il dût être préoccupé d’autre chose
-que d’archéologie, il ne pouvait s’empêcher, tout en marchant, de
-remarquer mille petits détails qu’il n’eût peut-être pas aperçus dans
-une situation habituelle. Les sens que ne surveille plus l’âme, et
-qui s’exercent alors pour leur compte, ont quelquefois une lucidité
-singulière. Des condamnés à mort, en allant au supplice, distinguent
-une petite fleur entre les fentes du pavé, un numéro au bouton d’un
-uniforme, une faute d’orthographe sur une enseigne, ou toute autre
-circonstance puérile qui prend pour eux une importance énorme.—M.
-d’Aspremont passa devant la villa de Diomède, le sépulcre de Mammia,
-les hémicycles funéraires, la porte antique de la cité, les maisons
-et les boutiques qui bordent la voie Consulaire, presque sans y jeter
-les yeux, et pourtant des images colorées et vives de ces monuments
-arrivaient à son cerveau avec une netteté parfaite; il voyait tout,
-et les colonnes cannelées enduites à mi-hauteur de stuc rouge ou
-jaune, et les peintures à fresque, et les inscriptions tracées sur
-les murailles; une annonce de location à la rubrique s’était même
-écrite si profondément dans sa mémoire, que ses lèvres en répétaient
-machinalement les mots latins sans y attacher aucune espèce de sens.
-
-Était-ce donc la pensée du combat qui absorbait Paul à ce point?
-Nullement, il n’y songeait même pas; son esprit était ailleurs:—Dans
-le parloir de Richmond. Il tendait au commodore sa lettre de
-recommandation, et miss Ward le regardait à la dérobée; elle avait une
-robe blanche, et des fleurs de jasmin étoilaient ses cheveux. Qu’elle
-était jeune, belle et vivace... alors!
-
-Les bains antiques sont au bout de la voie Consulaire, près de la rue
-de la Fortune; M. d’Aspremont n’eut pas de peine à les trouver. Il
-entra dans la salle voûtée qu’entoure une rangée de niches formées par
-des atlas de terre cuite, supportant une architrave ornée d’enfants et
-de feuillages. Les revêtements de marbre, les mosaïques, les trépieds
-de bronze ont disparu. Il ne reste plus de l’ancienne splendeur que les
-atlas d’argile et des murailles nues comme celles d’un tombeau; un jour
-vague provenant d’une petite fenêtre ronde qui découpe en disque le
-bleu du ciel, glisse en tremblant sur les dalles rompues du pavé.
-
-C’était là que les femmes de Pompeï venaient, après le bain, sécher
-leurs beaux corps humides, rajuster leurs coiffures, reprendre leurs
-tuniques et se sourire dans le cuivre bruni des miroirs. Une scène d’un
-genre bien différent allait s’y passer, et le sang devait couler sur le
-sol où ruisselaient jadis les parfums.
-
-Quelques instants après, le comte Altavilla parut: il tenait à la main
-une boîte à pistolets, et sous le bras deux épées, car il ne pouvait
-croire que les conditions proposées par M. Paul d’Aspremont fussent
-sérieuses; il n’y avait vu qu’une raillerie méphistophélique, un
-sarcasme infernal.
-
-«Pourquoi faire ces pistolets et ces épées, comte? dit Paul en voyant
-cette panoplie; n’étions-nous pas convenus d’un autre mode de combat?
-
-—Sans doute; mais je pensais que vous changeriez peut-être d’avis; on
-ne s’est jamais battu de cette façon.
-
-—Notre adresse fût-elle égale, ma position me donne sur vous trop
-d’avantages, répondit Paul avec un sourire amer; je n’en veux pas
-abuser. Voilà des stylets que j’ai apportés; examinez-les; ils
-sont parfaitement pareils; voici des foulards pour nous bander les
-yeux.—Voyez, ils sont épais, et _mon regard_ n’en pourra percer le
-tissu.»
-
-Le comte Altavilla fit un signe d’acquiescement.
-
-«Nous n’avons pas de témoins, dit Paul, et l’un de nous ne doit pas
-sortir vivant de cette cave. Écrivons chacun un billet attestant la
-loyauté du combat; le vainqueur le placera sur la poitrine du mort.
-
-—Bonne précaution!» répondit avec un sourire le Napolitain en traçant
-quelques lignes sur une feuille du carnet de Paul qui remplit à son
-tour la même formalité.
-
-Cela fait, les adversaires mirent bas leurs habits, se bandèrent
-les yeux, s’armèrent de leurs stylets, et saisirent chacun par une
-extrémité le mouchoir, trait d’union terrible entre leurs haines.
-
-—Êtes-vous prêt? dit M. d’Aspremont au comte Altavilla.
-
-—Oui,» répondit le Napolitain d’une voix parfaitement calme.
-
-Don Felipe Altavilla était d’une bravoure éprouvée, il ne redoutait au
-monde que la jettature, et ce combat aveugle, qui eût fait frissonner
-tout autre d’épouvante, ne lui causait pas le moindre trouble; il ne
-faisait ainsi que jouer sa vie à pile ou face, et n’avait pas le
-désagrément de voir l’œil fauve de son adversaire darder sur lui son
-regard jaune.
-
-Les deux combattants brandirent leurs couteaux, et le mouchoir qui les
-reliait l’un à l’autre dans ces épaisses ténèbres se tendit fortement.
-Par un mouvement instinctif, Paul et le comte avaient rejeté leur torse
-en arrière, seule parade possible dans cet étrange duel; leurs bras
-retombèrent sans avoir atteint autre chose que le vide.
-
-Cette lutte obscure, où chacun pressentait la mort sans la voir
-venir, avait un caractère horrible. Farouches et silencieux, les
-deux adversaires reculaient, tournaient, sautaient, se heurtaient
-quelquefois, manquant ou dépassant le but; on n’entendait que le
-trépignement de leurs pieds et le souffle haletant de leurs poitrines.
-
-Une fois Altavilla sentit la pointe de son stylet rencontrer quelque
-chose; il s’arrêta croyant avoir tué son rival, et attendit la chute du
-corps:—il n’avait frappé que la muraille!
-
-«Pardieu! je croyais bien vous avoir percé de part en part, dit-il en
-se remettant en garde.
-
-—Ne parlez pas, dit Paul, votre voix me guide.»
-
-Et le combat recommença.
-
-Tout à coup les deux adversaires se sentirent détachés.—Un coup du
-stylet de Paul avait tranché le foulard.
-
-«Trêve! cria le Napolitain; nous ne nous tenons plus, le mouchoir est
-coupé.
-
-—Qu’importe! continuons,» dit Paul.
-
-Un silence morne s’établit. En loyaux ennemis, ni M. d’Aspremont ni le
-comte ne voulaient profiter des indications données par leur échange de
-paroles.—Ils firent quelques pas pour se dérouter, et se remirent à se
-chercher dans l’ombre.
-
-Le pied de M. d’Aspremont déplaça une petite pierre; ce léger choc
-révéla au Napolitain, agitant son couteau au hasard, dans quel sens il
-devait marcher. Se ramassant sur ses jarrets pour avoir plus d’élan,
-Altavilla s’élança d’un bond de tigre et rencontra le stylet de M.
-d’Aspremont.
-
-Paul toucha la pointe de son arme et la sentit mouillée... des pas
-incertains résonnèrent lourdement sur les dalles; un soupir oppressé se
-fit entendre et un corps tomba tout d’une pièce à terre.
-
-Pénétré d’horreur, Paul abattit le bandeau qui lui couvrait les yeux,
-et il vit le comte Altavilla pâle, immobile, étendu sur le dos et la
-chemise tachée à l’endroit du cœur d’une large plaque rouge.
-
-Le beau Napolitain était mort!
-
-M. d’Aspremont mit sur la poitrine d’Altavilla le billet qui attestait
-la loyauté du duel, et sortit des bains antiques plus pâle au grand
-jour qu’au clair de lune le criminel que Prud’hon fait poursuivre par
-les Erynnis vengeresses.
-
-
-XIV
-
-Vers deux heures de l’après-midi, une bande de touristes anglais,
-guidée par un cicerone, visitait les ruines de Pompeï; la tribu
-insulaire, composée du père, de la mère, de trois grandes filles,
-de deux petits garçons et d’un cousin, avait déjà parcouru d’un œil
-glauque et froid, où se lisait ce profond ennui qui caractérise la race
-britannique, l’amphithéâtre, le théâtre de tragédie et de chant, si
-curieusement juxtaposés; le quartier militaire, crayonné de caricatures
-par l’oisiveté du corps de garde; le Forum, surpris au milieu d’une
-réparation, la basilique, les temples de Vénus et de Jupiter, le
-Panthéon et les boutiques qui les bordent. Tous suivaient en silence
-dans leur _Murray_ les explications bavardes du cicerone et jetaient
-à peine un regard sur les colonnes, les fragments de statues, les
-mosaïques, les fresques et les inscriptions.
-
-Ils arrivèrent enfin aux bains antiques, découverts en 1824, comme le
-guide le leur faisait remarquer. «Ici étaient les étuves, là le four à
-chauffer l’eau, plus loin la salle à température modérée;» ces détails
-donnés en patois napolitain mélangé de quelques désinences anglaises
-paraissaient intéresser médiocrement les visiteurs, qui déjà opéraient
-une volte-face pour se retirer, lorsque miss Ethelwina, l’aînée des
-demoiselles, jeune personne aux cheveux blonds filasse, et à la peau
-truitée de taches de rousseur, fit deux pas en arrière, d’un air moitié
-choqué, moitié effrayé, et s’écria: «Un homme!
-
-—Ce sera sans doute quelque ouvrier des fouilles à qui l’endroit
-aura paru propice pour faire la sieste; il y a sous cette voûte de la
-fraîcheur et de l’ombre: n’ayez aucune crainte, mademoiselle, dit le
-guide en poussant du pied le corps étendu à terre. Holà! réveille-toi,
-fainéant, et laisse passer Leurs Seigneuries.»
-
-Le prétendu dormeur ne bougea pas.
-
-«Ce n’est pas un homme endormi, c’est un mort,» dit un des jeunes
-garçons, qui, vu sa petite taille, démêlait mieux dans l’ombre l’aspect
-du cadavre.
-
-Le cicerone se baissa sur le corps et se releva brusquement, les traits
-bouleversés.
-
-«Un homme assassiné! s’écria-t-il.
-
-—Oh! c’est vraiment désagréable de se trouver en présence de tels
-objets; écartez-vous, Ethelwina, Kitty, Bess, dit mistress Bracebridge,
-il ne convient pas à de jeunes personnes bien élevées de regarder un
-spectacle si impropre. Il n’y a donc pas de police dans ce pays-ci! Le
-coroner aurait dû relever le corps.
-
-«Un papier! fit laconiquement le cousin, roide, long et embarrassé de
-sa personne comme le laird de Dumbidike de _la Prison d’Édimbourg_.
-
-—En effet, dit le guide en prenant le billet placé sur la poitrine
-d’Altavilla, un papier avec quelques lignes d’écriture.
-
-—Lisez, dirent en chœur les insulaires, dont la curiosité était
-surexcitée.
-
- «Qu’on ne recherche ni n’inquiète personne pour ma mort. Si l’on
- trouve ce billet sur ma blessure, j’aurai succombé dans un duel loyal.
-
- «_Signé_ FELIPE, comte D’ALTAVILLA.»
-
-—C’était un homme comme il faut; quel dommage! soupira mistress
-Bracebridge, que la qualité de comte du mort impressionnait.
-
-—Et un joli garçon, murmura tout bas Ethelwina, la demoiselle aux
-taches de rousseur.
-
-—Tu ne te plaindras plus, dit Bess à Kitty, du manque d’imprévu
-dans les voyages: nous n’avons pas, il est vrai, été arrêtés par des
-brigands sur la route de Terracine à Fondi; mais un jeune seigneur
-percé d’un coup de stylet dans les ruines de Pompeï, voilà une
-aventure. Il y a sans doute là-dessous une rivalité d’amour;—au moins
-nous aurons quelque chose d’italien, de pittoresque et de romantique à
-raconter à nos amies. Je ferai de la scène un dessin sur mon album, et
-tu joindras au croquis des stances mystérieuses dans le goût de Byron.
-
-—C’est égal, fit le guide, le coup est bien donné, de bas en haut,
-dans toutes les règles; il n’y a rien à dire.»
-
-Telle fut l’oraison funèbre du comte Altavilla.
-
-Quelques ouvriers, prévenus par le cicerone, allèrent chercher la
-justice, et le corps du pauvre Altavilla fut reporté à son château,
-près de Salerne.
-
-Quant à M. d’Aspremont, il avait regagné sa voiture, les yeux ouverts
-comme un somnambule et ne voyant rien. On eût dit une statue qui
-marchait. Quoiqu’il eût éprouvé à la vue du cadavre cette horreur
-religieuse qu’inspire la mort, il ne se sentait pas coupable, et le
-remords n’entrait pour rien dans son désespoir. Provoqué de manière à
-ne pouvoir refuser, il n’avait accepté ce duel qu’avec l’espérance d’y
-laisser une vie désormais odieuse. Doué d’un regard funeste, il avait
-voulu un combat aveugle pour que la fatalité seule fût responsable.
-Sa main même n’avait pas frappé; son ennemi s’était enferré! Il
-plaignait le comte Altavilla comme s’il eût été étranger à sa mort.
-«C’est mon stylet qui l’a tué, se disait-il, mais si je l’avais regardé
-dans un bal, un lustre se fût détaché du plafond et lui eût fendu la
-tête. Je suis innocent comme la foudre, comme l’avalanche, comme le
-mancenillier, comme toutes les forces destructives et inconscientes.
-Jamais ma volonté ne fut malfaisante, mon cœur n’est qu’amour et
-bienveillance, mais je sais que je suis nuisible. Le tonnerre ne sait
-pas qu’il tue; moi, homme, créature intelligente, n’ai-je pas un devoir
-sévère à remplir vis-à-vis de moi-même? je dois me citer à mon propre
-tribunal et m’interroger. Puis-je rester sur cette terre où je ne cause
-que des malheurs? Dieu me damnerait-il si je me tuais par amour pour
-mes semblables? Question terrible et profonde que je n’ose résoudre;
-il me semble que, dans la position où je suis, la mort volontaire est
-excusable. Mais si je me trompais? pendant l’éternité, je serais privé
-de la vue d’Alicia, qu’alors je pourrais regarder sans lui nuire, car
-les yeux de l’âme n’ont pas le fascino.—C’est une chance que je ne
-veux pas courir.»
-
-Une idée subite traversa le cerveau du malheureux jettatore et
-interrompit son monologue intérieur. Ses traits se détendirent; la
-sérénité immuable qui suit les grandes résolutions dérida son front
-pâle: il avait pris un parti suprême.
-
-«Soyez condamnés, mes yeux, puisque vous êtes meurtriers; mais, avant
-de vous fermer pour toujours, saturez-vous de lumière, contemplez le
-soleil, le ciel bleu, la mer immense, les chaînes azurées de montagnes,
-les arbres verdoyants, les horizons indéfinis, les colonnades des
-palais, la cabane du pêcheur, les îles lointaines du golfe, la voile
-blanche rasant l’abîme, le Vésuve, avec son aigrette de fumée;
-regardez, pour vous en souvenir, tous ces aspects charmants que vous
-ne verrez plus; étudiez chaque forme et chaque couleur, donnez-vous
-une dernière fête. Pour aujourd’hui, funestes ou non, vous pouvez vous
-arrêter sur tout; enivrez-vous du splendide spectacle de la création!
-Allez, voyez, promenez-vous. Le rideau va tomber entre vous et le décor
-de l’univers!»
-
-La voiture, en ce moment, longeait le rivage; la baie radieuse
-étincelait, le ciel semblait taillé dans un seul saphir; une splendeur
-de beauté revêtait toutes choses.
-
-Paul dit à Scazziga d’arrêter; il descendit, s’assit sur une roche
-et regarda longtemps, longtemps, longtemps, comme s’il eût voulu
-accaparer l’infini. Ses yeux se noyaient dans l’espace et la lumière,
-se renversaient comme en extase, s’imprégnaient de lueurs, s’imbibaient
-de soleil! La nuit qui allait suivre ne devait pas avoir d’aurore pour
-lui.
-
-S’arrachant à cette contemplation silencieuse, M. d’Aspremont remonta
-en voiture et se rendit chez miss Alicia Ward.
-
-Elle était, comme la veille, allongée sur son étroit canapé, dans la
-salle basse que nous avons déjà décrite. Paul se plaça en face d’elle,
-et cette fois ne tint pas ses yeux baissés vers la terre, ainsi qu’il
-le faisait depuis qu’il avait acquis la conscience de sa jettature.
-
-La beauté si parfaite d’Alicia se spiritualisait par la souffrance:
-la femme avait presque disparu pour faire place à l’ange: ses chairs
-étaient transparentes, éthérées, lumineuses; on apercevait l’âme à
-travers comme une lueur dans une lampe d’albâtre. Ses yeux avaient
-l’infini du ciel et la scintillation de l’étoile; à peine si la vie
-mettait sa signature rouge dans l’incarnat de ses lèvres.
-
-Un sourire divin illumina sa bouche, comme un rayon de soleil éclairant
-une rose, lorsqu’elle vit les regards de son fiancé l’envelopper d’une
-longue caresse. Elle crut que Paul avait enfin chassé ses funestes
-idées de jettature et lui revenait heureux et confiant comme aux
-premiers jours, et elle tendit à M. d’Aspremont, qui la garda, sa
-petite main pâle et fluette.
-
-«Je ne vous fais donc plus peur? dit-elle avec une douce moquerie à
-Paul qui tenait toujours les yeux fixés sur elle.
-
-—Oh! laissez-moi vous regarder, répondit M. d’Aspremont d’un ton de
-voix singulier en s’agenouillant près du canapé; laissez-moi m’enivrer
-de cette beauté ineffable!» et il contemplait avidement les cheveux
-lustrés et noirs d’Alicia, son beau front pur comme un marbre grec, ses
-yeux d’un bleu noir comme l’azur d’une belle nuit, son nez d’une coupe
-si fine, sa bouche dont un sourire languissant montrait à demi les
-perles, son col de cygne onduleux et flexible, et semblait noter chaque
-trait, chaque détail, chaque perfection comme un peintre qui voudrait
-faire un portrait de mémoire; il se rassasiait de l’aspect adoré, il se
-faisait une provision de souvenirs, arrêtant les profils, repassant les
-contours.
-
-Sous ce regard ardent, Alicia, fascinée et charmée, éprouvait une
-sensation voluptueusement douloureuse, agréablement mortelle; sa vie
-s’exaltait et s’évanouissait; elle rougissait et pâlissait, devenait
-froide, puis brûlante.—Une minute de plus, et l’âme l’eût quittée.
-
-Elle mit sa main sur les yeux de Paul, mais les regards du jeune
-homme traversaient comme une flamme les doigts transparents et frêles
-d’Alicia.
-
-«Maintenant mes yeux peuvent s’éteindre, je la verrai toujours dans mon
-cœur,» dit Paul en se relevant.
-
-Le soir, après avoir assisté au coucher du soleil,—le dernier qu’il
-dût contempler,—M. d’Aspremont, en rentrant à l’hôtel de Rome, se fit
-apporter un réchaud et du charbon.
-
-«Veut-il s’asphyxier? dit en lui-même Vergilio Falsacappa en remettant
-à Paddy ce qu’il lui demandait de la part de son maître; c’est ce
-qu’il pourrait faire de mieux, ce maudit jettatore!»
-
-Le fiancé d’Alicia ouvrit la fenêtre, contrairement à la conjecture de
-Falsacappa, alluma les charbons, y plongea la lame d’un poignard et
-attendit que le fer devînt rouge.
-
-La mince lame, parmi les braises incandescentes, arriva bientôt au
-rouge blanc; Paul, comme pour prendre congé de lui-même, s’accouda
-sur la cheminée en face d’un grand miroir où se projetait la clarté
-d’un flambeau à plusieurs bougies; il regarda cette espèce de spectre
-qui était lui, cette enveloppe de sa pensée qu’il ne devait plus
-apercevoir, avec une curiosité mélancolique: «Adieu, fantôme pâle que
-je promène depuis tant d’années à travers la vie, forme manquée et
-sinistre où la beauté se mêle à l’horreur, argile scellée au front
-d’un cachet fatal, masque convulsé d’une âme douce et tendre! tu vas
-disparaître à jamais pour moi: vivant, je te plonge dans les ténèbres
-éternelles, et bientôt je t’aurai oublié comme le rêve d’une nuit
-d’orage. Tu auras beau dire, misérable corps, à ma volonté inflexible:
-«Hubert, Hubert, mes pauvres yeux!» tu ne l’attendriras point. Allons,
-à l’œuvre, victime et bourreau!» Et il s’éloigna de la cheminée pour
-s’asseoir sur le bord de son lit.
-
-Il aviva de son souffle les charbons du réchaud posé sur un guéridon
-voisin, et saisit par le manche la lame d’où s’échappaient en pétillant
-de blanches étincelles.
-
-A ce moment suprême, quelle que fût sa résolution, M. d’Aspremont
-sentit comme une défaillance: une sueur froide baigna ses tempes; mais
-il domina bien vite cette hésitation purement physique et approcha de
-ses yeux le fer brûlant.
-
-Une douleur aiguë, lancinante, intolérable, faillit lui arracher un
-cri; il lui sembla que deux jets de plomb fondu lui pénétraient par les
-prunelles jusqu’au fond du crâne; il laissa échapper le poignard, qui
-roula par terre et fit une marque brune sur le parquet.
-
-Une ombre épaisse, opaque, auprès de laquelle la nuit la plus sombre
-est un jour splendide, l’encapuchonnait de son voile noir; il tourna la
-tête vers la cheminée sur laquelle devaient brûler encore les bougies;
-il ne vit que des ténèbres denses, impénétrables, où ne tremblaient
-même pas ces vagues lueurs que les voyants perçoivent encore, les
-paupières fermées, lorsqu’ils sont en face d’une lumière.—Le sacrifice
-était consommé!
-
-«Maintenant, dit Paul, noble et charmante créature, je pourrai devenir
-ton mari sans être un assassin. Tu ne dépériras plus héroïquement
-sous mon regard funeste: tu reprendras ta belle santé; hélas! je ne
-t’apercevrai plus, mais ton image céleste rayonnera d’un éclat immortel
-dans mon souvenir; je te verrai avec l’œil de l’âme, j’entendrai
-ta voix plus harmonieuse que la plus suave musique, je sentirai
-l’air déplacé par les mouvements, je saisirai le frisson soyeux de
-ta robe, l’imperceptible craquement de ton brodequin, j’aspirerai
-le parfum léger qui émane de toi et te fait comme une atmosphère.
-Quelquefois tu laisseras ta main entre les miennes pour me convaincre
-de ta présence, tu daigneras guider ton pauvre aveugle lorsque son
-pied hésitera sur son chemin obscur; tu lui liras les poëtes, tu lui
-raconteras les tableaux et les statues. Par ta parole, tu lui rendras
-l’univers évanoui; tu seras sa seule pensée, son seul rêve; privé de
-la distraction des choses et de l’éblouissement de la lumière, son âme
-volera vers toi d’une aile infatigable!
-
-«Je ne regrette rien, puisque tu es sauvée: qu’ai-je perdu, en effet?
-le spectacle monotone des saisons et des jours, la vue des décorations
-plus ou moins pittoresques où se déroulent les cent actes divers de la
-triste comédie humaine.—La terre, le ciel, les eaux, les montagnes,
-les arbres, les fleurs: vaines apparences, redites fastidieuses, formes
-toujours les mêmes! Quand on a l’amour, on possède le vrai soleil, la
-clarté qui ne s’éteint pas!»
-
-Ainsi parlait, dans son monologue intérieur, le malheureux Paul
-d’Aspremont, tout enfiévré d’une exaltation lyrique où se mêlait
-parfois le délire de la souffrance.
-
-Peu à peu ses douleurs s’apaisèrent; il tomba dans ce sommeil noir,
-frère de la mort et consolateur comme elle.
-
-Le jour, en pénétrant dans la chambre, ne le réveilla pas.—Midi et
-minuit devaient désormais, pour lui, avoir la même couleur; mais les
-cloches tintant l’_Angelus_ à joyeuses volées bourdonnaient vaguement
-à travers son sommeil, et, peu à peu devenant plus distinctes, le
-tirèrent de son assoupissement.
-
-Il souleva ses paupières, et, avant que son âme endormie encore se fût
-souvenue, il eut une sensation horrible. Ses yeux s’ouvraient sur le
-vide, sur le noir, sur le néant, comme si, enterré vivant, il se fût
-réveillé de léthargie dans un cercueil; mais il se remit bien vite.
-N’en serait-il pas toujours ainsi? ne devait-il point passer, chaque
-matin, des ténèbres du sommeil aux ténèbres de la veille?
-
-Il chercha à tâtons le cordon de la sonnette.
-
-Paddy accourut.
-
-Comme il manifestait son étonnement de voir son maître se lever avec
-les mouvements incertains d’un aveugle:
-
-«J’ai commis l’imprudence de dormir la fenêtre ouverte, lui dit Paul,
-pour couper court à toute explication, et je crois que j’ai attrapé une
-goutte sereine, mais cela se passera; conduis-moi à mon fauteuil et
-mets près de moi un verre d’eau fraîche.»
-
-Paddy, qui avait une discrétion tout anglaise, ne fit aucune remarque,
-exécuta les ordres de son maître et se retira.
-
-Resté seul, Paul trempa son mouchoir dans l’eau froide, et le tint sur
-ses yeux pour amortir l’ardeur causée par la brûlure.
-
-Laissons M. d’Aspremont dans son immobilité douloureuse et
-occupons-nous un peu des autres personnages de notre histoire.
-
-La nouvelle de la mort étrange du comte Altavilla s’était promptement
-répandue dans Naples et servait de thème à mille conjectures plus
-extravagantes les unes que les autres. L’habileté du comte à l’escrime
-était célèbre; Altavilla passait pour un des meilleurs tireurs de
-cette école napolitaine si redoutable sur le terrain; il avait tué
-trois hommes et en avait blessé grièvement cinq ou six. Sa renommée
-était si bien établie en ce genre, qu’il ne se battait plus. Les
-duellistes les plus sur la hanche le saluaient poliment et, les
-eût-il regardés de travers, évitaient de lui marcher sur le pied. Si
-quelqu’un de ces rodomonts eût tué Altavilla, il n’eût pas manqué de
-se faire honneur d’une telle victoire. Restait la supposition d’un
-assassinat, qu’écartait le billet trouvé sur la poitrine du mort. On
-contesta d’abord l’authenticité de l’écriture; mais la main du comte
-fut reconnue par des personnes qui avaient reçu de lui plus de cent
-lettres. La circonstance des yeux bandés, car le cadavre portait encore
-un foulard noué autour de la tête, semblait toujours inexplicable. On
-retrouva, outre le stylet planté dans la poitrine du comte, un second
-stylet échappé sans doute de sa main défaillante: mais si le combat
-avait eu lieu au couteau, pourquoi ces épées et ces pistolets qu’on
-reconnut pour avoir appartenu au comte, dont le cocher déclara qu’il
-avait amené son maître à Pompeï, avec ordre de s’en retourner si au
-bout d’une heure il ne reparaissait pas?
-
-C’était à s’y perdre.
-
-Le bruit de cette mort arriva bientôt aux oreilles de Vicè, qui en
-instruisit sir Joshua Ward. Le commodore, à qui revint tout de suite en
-mémoire l’entretien mystérieux qu’Altavilla avait eu avec lui au sujet
-d’Alicia, entrevit confusément quelque tentative ténébreuse, quelque
-lutte horrible et désespérée où M. d’Aspremont devait se trouver mêlé
-volontairement ou involontairement. Quant à Vicè, elle n’hésitait pas
-à attribuer la mort du beau comte au vilain jettatore, et en cela
-sa haine la servait comme une seconde vue. Cependant M. d’Aspremont
-avait fait sa visite à miss Ward à l’heure accoutumée, et rien dans sa
-contenance ne trahissait l’émotion d’un drame terrible, il paraissait
-même plus calme qu’à l’ordinaire.
-
-Cette mort fut cachée à miss Ward, dont l’état devenait inquiétant,
-sans que le médecin anglais appelé par sir Joshua pût constater de
-maladie bien caractérisée: c’était comme une sorte d’évanouissement
-de la vie, de palpitation de l’âme battant des ailes pour prendre
-son vol, de suffocation d’oiseau sous la machine pneumatique, plutôt
-qu’un mal réel, possible à traiter par les moyens ordinaires. On eût
-dit un ange retenu sur terre et ayant la nostalgie du ciel; la beauté
-d’Alicia était si suave, si délicate, si diaphane, si immatérielle, que
-la grossière atmosphère humaine ne devait plus être respirable pour
-elle; on se la figurait planant dans la lumière d’or du Paradis, et le
-petit oreiller de dentelles qui soutenait sa tête rayonnait comme une
-auréole. Elle ressemblait, sur son lit, à cette mignonne Vierge de
-Schoorel, le plus fin joyau de la couronne de l’art gothique.
-
-M. d’Aspremont ne vint pas ce jour-là: pour cacher son sacrifice, il ne
-voulait pas paraître les paupières rougies, se réservant d’attribuer sa
-brusque cécité à une tout autre cause.
-
-Le lendemain, ne sentant plus de douleur, il monta dans sa calèche,
-guidé par son groom Paddy.
-
-La voiture s’arrêta comme d’habitude à la porte en claire-voie.
-L’aveugle volontaire la poussa, et, sondant le terrain du pied,
-s’engagea dans l’allée connue. Vicè n’était pas accourue selon sa
-coutume au bruit de la sonnette mise en mouvement par le ressort de
-la porte; aucun de ces mille petits bruits joyeux qui sont comme la
-respiration d’une maison vivante ne parvenait à l’oreille attentive de
-Paul; un silence morne, profond, effrayant, régnait dans l’habitation,
-que l’on eût pu croire abandonnée. Ce silence qui eût été sinistre,
-même pour un homme clairvoyant, devenait plus lugubre encore dans les
-ténèbres qui enveloppaient le nouvel aveugle.
-
-Les branches qu’il ne distinguait plus semblaient vouloir le retenir
-comme des bras suppliants et l’empêcher d’aller plus loin. Les lauriers
-lui barraient le passage; les rosiers s’accrochaient à ses habits, les
-lianes le prenaient aux jambes, le jardin lui disait dans sa langue
-muette: «Malheureux! que viens-tu faire ici, ne force pas les obstacles
-que je t’oppose, va-t’en!» Mais Paul n’écoutait pas, et tourmenté de
-pressentiments terribles, se roulait dans le feuillage, repoussait les
-masses de verdure, brisait les rameaux et avançait toujours du côté de
-la maison.
-
-Déchiré et meurtri par les branches irritées, il arriva enfin au bout
-de l’allée. Une bouffée d’air libre le frappa au visage, et il continua
-sa route les mains tendues en avant.
-
-Il rencontra le mur et trouva la porte en tâtonnant.
-
-Il entra; nulle voix amicale ne lui donna la bienvenue. N’entendant
-aucun son qui pût le guider, il resta quelques minutes hésitant sur le
-seuil. Une senteur d’éther, une exhalaison d’aromates, une odeur de
-cire en combustion, tous les vagues parfums des chambres mortuaires
-saisirent l’odorat de l’aveugle pantelant d’épouvante; une idée
-affreuse se présenta à son esprit, et il pénétra dans la chambre.
-
-Après quelques pas, il heurta quelque chose qui tomba avec grand bruit;
-il se baissa et reconnut au toucher que c’était un chandelier de métal
-pareil aux flambeaux d’église et portant un long cierge.
-
-Éperdu, il poursuivit sa route à travers l’obscurité. Il lui sembla
-entendre une voix qui murmurait tout bas des prières; il fit un pas
-encore, et ses mains rencontrèrent le bord d’un lit; il se pencha, et
-ses doigts tremblants effleurèrent d’abord un corps immobile et droit
-sous une fine tunique; puis une couronne de roses et un visage pur et
-froid comme le marbre.
-
-C’était Alicia allongée sur sa couche funèbre.
-
-«Morte! s’écria Paul avec un râle étranglé! morte! et c’est moi qui
-l’ai tuée!»
-
-Le commodore, glacé d’horreur, avait vu ce fantôme aux yeux éteints
-entrer en chancelant, errer au hasard et se heurter au lit de mort de
-sa nièce: il avait tout compris. La grandeur de ce sacrifice inutile
-fit jaillir deux larmes des yeux rougis du vieillard, qui croyait bien
-ne plus pouvoir pleurer.
-
-Paul se précipita à genoux près du lit et couvrit de baisers la main
-glacée d’Alicia; les sanglots secouaient son corps par saccades
-convulsives. Sa douleur attendrit même la féroce Vicè, qui se tenait
-silencieuse et sombre contre la muraille, veillant le dernier sommeil
-de sa maîtresse.
-
-Quand ces adieux muets furent terminés, M. d’Aspremont se releva et
-se dirigea vers la porte, roide, tout d’une pièce, comme un automate
-mû par des ressorts; ses yeux ouverts et fixes, aux prunelles atones,
-avaient une expression surnaturelle; quoique aveugles, on aurait dit
-qu’ils voyaient. Il traversa le jardin d’un pas lourd comme celui
-des apparitions de marbre, sortit dans la campagne et marcha devant
-lui, dérangeant les pierres du pied, trébuchant quelquefois, prêtant
-l’oreille comme pour saisir un bruit dans le lointain, mais avançant
-toujours.
-
-La grande voix de la mer résonnait de plus en plus distincte; les
-vagues, soulevées par un vent d’orage, se brisaient sur la rive avec
-des sanglots immenses, expression de douleurs inconnues, et gonflaient,
-sous les plis de l’écume, leurs poitrines désespérées; des millions
-de larmes amères ruisselaient sur les roches, et les goëlands inquiets
-poussaient des cris plaintifs.
-
-Paul arriva bientôt au bord d’une roche qui surplombait. Le fracas des
-flots, la pluie salée que la rafale arrachait aux vagues et lui jetait
-au visage auraient dû l’avertir du danger; il n’en tint aucun compte;
-un sourire étrange crispa ses lèvres pâles, et il continua sa marche
-sinistre, quoique sentant le vide sous son pied suspendu.
-
-Il tomba; une vague monstrueuse le saisit, le tordit quelques instants
-dans sa volute et l’engloutit.
-
-La tempête éclata alors avec furie: les lames assaillirent la plage
-en files pressées, comme des guerriers montant à l’assaut, et lançant
-à cinquante pieds en l’air des fumées d’écume; les nuages noirs se
-lézardèrent comme des murailles d’enfer, laissant apercevoir par leurs
-fissures l’ardente fournaise des éclairs; des lueurs sulfureuses,
-aveuglantes, illuminèrent l’étendue; le sommet du Vésuve rougit, et un
-panache de vapeur sombre, que le vent rabattait, ondula au front du
-volcan. Les barques amarrées se choquèrent avec des bruits lugubres,
-et les cordages trop tendus se plaignirent douloureusement. Bientôt la
-pluie tomba en faisant siffler ses hachures comme des flèches,—on eût
-dit que le chaos voulait reprendre la nature et en confondre de nouveau
-les éléments.
-
-Le corps de M. Paul d’Aspremont ne fut jamais retrouvé, quelques
-recherches que fît faire le commodore.
-
-Un cercueil de bois d’ébène à fermoirs et à poignées d’argent, doublé
-de satin capitonné, et tel enfin que celui dont miss Clarisse Harlowe
-recommande les détails avec une grâce si touchante «à monsieur le
-menuisier,» fut embarqué à bord d’un yacht par les soins du commodore,
-et placé dans la sépulture de famille du cottage du Lincolnshire. Il
-contenait la dépouille terrestre d’Alicia Ward, belle jusque dans la
-mort.
-
-Quant au commodore, un changement remarquable s’est opéré dans sa
-personne. Son glorieux embonpoint a disparu. Il ne met plus de rhum
-dans son thé, mange du bout des dents, dit à peine deux paroles en
-un jour, le contraste de ses favoris blancs et de sa face cramoisie
-n’existe plus,—le commodore est devenu pâle!
-
-
-
-
-ARRIA MARCELLA
-
-SOUVENIR DE POMPEÏ
-
-
-Trois jeunes gens, trois amis qui avaient fait ensemble le voyage
-d’Italie, visitaient l’année dernière le musée des Studj, à Naples, où
-l’on a réuni les différents objets antiques exhumés des fouilles de
-Pompeï et d’Herculanum.
-
-Ils s’étaient répandus à travers les salles et regardaient les
-mosaïques, les bronzes, les fresques détachés des murs de la ville
-morte, selon que leur caprice les éparpillait, et quand l’un d’eux
-avait fait une rencontre curieuse, il appelait ses compagnons avec des
-cris de joie, au grand scandale des Anglais taciturnes et des bourgeois
-posés occupés à feuilleter leur livret.
-
-Mais le plus jeune des trois, arrêté devant une vitrine, paraissait
-ne pas entendre les exclamations de ses camarades, absorbé qu’il
-était dans une contemplation profonde. Ce qu’il examinait avec tant
-d’attention, c’était un morceau de cendre noire coagulée portant une
-empreinte creuse: on eût dit un fragment de moule de statue, brisé
-par la fonte; l’œil exercé d’un artiste y eût aisément reconnu la
-coupe d’un sein admirable et d’un flanc aussi pur de style que celui
-d’une statue grecque. L’on sait, et le moindre guide du voyageur vous
-l’indique, que cette lave, refroidie autour du corps d’une femme, en a
-gardé le contour charmant. Grâce au caprice de l’éruption qui a détruit
-quatre villes, cette noble forme, tombée en poussière depuis deux
-mille ans bientôt, est parvenue jusqu’à nous; la rondeur d’une gorge a
-traversé les siècles lorsque tant d’empires disparus n’ont pas laissé
-de trace! Ce cachet de beauté, posé par le hasard sur la scorie d’un
-volcan, ne s’est pas effacé.
-
-Voyant qu’il s’obstinait dans sa contemplation, les deux amis
-d’Octavien revinrent vers lui, et Max, en le touchant à l’épaule, le
-fit tressaillir comme un homme surpris dans son secret. Évidemment
-Octavien n’avait entendu venir ni Max ni Fabio.
-
-«Allons, Octavien, dit Max, ne t’arrête pas ainsi des heures entières
-à chaque armoire, ou nous allons manquer l’heure du chemin de fer, et
-nous ne verrons pas Pompeï aujourd’hui.
-
-—Que regarde donc le camarade?» ajouta Fabio, qui s’était rapproché.
-Ah! l’empreinte trouvée dans la maison d’Arrius Diomèdes. Et il jeta
-sur Octavien un coup d’œil rapide et singulier.
-
-Octavien rougit faiblement, prit le bras de Max, et la visite s’acheva
-sans autre incident. En sortant des Studj, les trois amis montèrent
-dans un corricolo et se firent mener à la station du chemin de fer. Le
-corricolo, avec ses grandes roues rouges, son strapontin constellé de
-clous de cuivre, son cheval maigre et plein de feu, harnaché comme une
-mule d’Espagne, courant au galop sur les larges dalles de lave, est
-trop connu pour qu’il soit besoin d’en faire la description ici, et
-d’ailleurs nous n’écrivons pas des impressions de voyage sur Naples,
-mais le simple récit d’une aventure bizarre et peu croyable, quoique
-vraie.
-
-Le chemin de fer par lequel on va à Pompeï longe presque toujours la
-mer, dont les longues volutes d’écume viennent se dérouler sur un sable
-noirâtre qui ressemble à du charbon tamisé. Ce rivage, en effet, est
-formé de coulées de lave et de cendres volcaniques, et produit, par son
-ton foncé, un contraste avec le bleu du ciel et le bleu de l’eau; parmi
-tout cet éclat, la terre seule semble retenir l’ombre.
-
-Les villages que l’on traverse ou que l’on côtoie, Portici, rendu
-célèbre par l’opéra de M. Auber, Resina, Torre del Greco, Torre
-dell’Annunziata, dont on aperçoit en passant les maisons à arcades et
-les toits en terrasses, ont, malgré l’intensité du soleil et le lait de
-chaux méridional, quelque chose de plutonien et de ferrugineux comme
-Manchester et Birmingham; la poussière y est noire, une suie impalpable
-s’y accroche à tout; on sent que la grande forge du Vésuve halète et
-fume à deux pas de là.
-
-Les trois amis descendirent à la station de Pompeï, en riant entre
-eux du mélange d’antique et de moderne que présentent naturellement à
-l’esprit ces mots: _Station de Pompeï_. Une ville gréco-romaine et un
-débarcadère de railway!
-
-Ils traversèrent le champ planté de cotonniers, sur lequel voltigeaient
-quelques bourres blanches, qui sépare le chemin de fer de l’emplacement
-de la ville déterrée, et prirent un guide à l’osteria bâtie en dehors
-des anciens remparts, ou, pour parler plus correctement, un guide les
-prit. Calamité qu’il est difficile de conjurer en Italie.
-
-Il faisait une de ces heureuses journées si communes à Naples, où par
-l’éclat du soleil et la transparence de l’air les objets prennent des
-couleurs qui semblent fabuleuses dans le Nord, et paraissent appartenir
-plutôt au monde du rêve qu’à celui de la réalité. Quiconque a vu une
-fois cette lumière d’or et d’azur en emporte au fond de sa brume une
-incurable nostalgie.
-
-La ville ressuscitée ayant secoué un coin de son linceul de cendre,
-ressortait avec ses mille détails sous un jour aveuglant. Le Vésuve
-découpait dans le fond son cône sillonné de stries de laves bleues,
-roses, violettes, mordorées par le soleil. Un léger brouillard presque
-imperceptible dans la lumière, encapuchonnait la crête écimée de
-la montagne; au premier abord, on eût pu le prendre pour un de ces
-nuages qui, même par les temps les plus sereins, estompent le front
-des pics élevés. En y regardant de plus près, on voyait de minces
-filets de vapeur blanche sortir du haut du mont comme des trous
-d’une cassolette, et se réunir ensuite en vapeur légère. Le volcan,
-d’humeur débonnaire ce jour-là, fumait tout tranquillement sa pipe,
-et sans l’exemple de Pompeï ensevelie à ses pieds, on ne l’aurait pas
-cru d’un caractère plus féroce que Montmartre; de l’autre côté, de
-belles collines aux lignes ondulées et voluptueuses comme des hanches
-de femme, arrêtaient l’horizon; et plus loin la mer, qui autrefois
-apportait les birèmes et les trirèmes sous les remparts de la ville,
-tirait sa placide barre d’azur.
-
-L’aspect de Pompeï est des plus surprenants; ce brusque saut de
-dix-neuf siècles en arrière étonne même les natures les plus prosaïques
-et les moins compréhensives, deux pas vous mènent de la vie antique
-à la vie moderne, et du christianisme au paganisme; aussi, lorsque
-les trois amis virent ces rues où les formes d’une existence évanouie
-sont conservées intactes, éprouvèrent-ils, quelque préparés qu’ils y
-fussent par les livres et les dessins, une impression aussi étrange
-que profonde. Octavien surtout semblait frappé de stupeur et suivait
-machinalement le guide d’un pas de somnambule, sans écouter la
-nomenclature monotone et apprise par cœur que ce faquin débitait comme
-une leçon.
-
-Il regardait d’un œil effaré ces ornières de char creusées dans
-le pavage cyclopéen des rues et qui paraissent dater d’hier tant
-l’empreinte en est fraîche; ces inscriptions tracées en lettres rouges,
-d’un pinceau cursif, sur les parois des murailles: affiches de
-spectacle, demandes de location, formules votives, enseignes, annonces
-de toutes sortes, curieuses comme le serait dans deux mille ans, pour
-les peuples inconnus de l’avenir, un pan de mur de Paris retrouvé
-avec ses affiches et ses placards; ces maisons aux toits effondrés
-laissant pénétrer d’un coup d’œil tous ces mystères d’intérieur, tous
-ces détails domestiques que négligent les historiens et dont les
-civilisations emportent le secret avec elles; ces fontaines à peine
-taries, ce forum surpris au milieu d’une réparation par la catastrophe,
-et dont les colonnes, les architraves toutes taillées, toutes
-sculptées, attendent dans leur pureté d’arête qu’on les mette en place;
-ces temples voués à des dieux passés à l’état mythologique et qui alors
-n’avaient pas un athée; ces boutiques où ne manque que le marchand; ces
-cabarets où se voit encore sur le marbre la tache circulaire laissée
-par la tasse des buveurs; cette caserne aux colonnes peintes d’ocre et
-de minium que les soldats ont égratignée de caricatures de combattants,
-et ces doubles théâtres de drame et de chant juxtaposés, qui pourraient
-reprendre leurs représentations, si la troupe qui les desservait,
-réduite à l’état d’argile, n’était pas occupée, peut-être, à luter le
-bondon d’un tonneau de bière ou à boucher une fente de mur, comme la
-poussière d’Alexandre et de César, selon la mélancolique réflexion
-d’Hamlet.
-
-Fabio monta sur le thymelé du théâtre tragique tandis que Octavien et
-Max grimpaient jusqu’en haut des gradins, et là il se mit à débiter
-avec force gestes les morceaux de poésie qui lui venaient à la tête,
-au grand effroi des lézards, qui se dispersaient en frétillant de
-la queue et en se tapissant dans les fentes des assises ruinées; et
-quoique les vases d’airain ou de terre, destinés à répercuter les sons,
-n’existassent plus, sa voix n’en résonnait pas moins pleine et vibrante.
-
-Le guide les conduisit ensuite à travers les cultures qui recouvrent
-les portions de Pompeï encore ensevelies, à l’amphithéâtre, situé à
-l’autre extrémité de la ville. Ils marchèrent sous ces arbres dont les
-racines plongent dans les toits des édifices enterrés, en disjoignent
-les tuiles, en fendent les plafonds, en disloquent les colonnes, et
-passèrent par ces champs où de vulgaires légumes fructifient sur des
-merveilles d’art, matérielles images de l’oubli que le temps déploie
-sur les plus belles choses.
-
-L’amphithéâtre ne les surprit pas. Ils avaient vu celui de Vérone,
-plus vaste et aussi bien conservé, et ils connaissaient la disposition
-de ces arènes antiques aussi familièrement que celle des places de
-taureaux en Espagne, qui leur ressemblent beaucoup, moins la solidité
-de la construction et la beauté des matériaux.
-
-Ils revinrent donc sur leurs pas, gagnèrent par un chemin de traverse
-de la rue de la Fortune, écoutant d’une oreille distraite le cicerone,
-qui en passant devant chaque maison la nommait du nom qui lui a
-été donné lors de sa découverte, d’après quelque particularité
-caractéristique:—la maison du Taureau de bronze, la maison du Faune,
-la maison du Vaisseau, le temple de la Fortune, la maison de Méléagre,
-la taverne de la Fortune à l’angle de la rue Consulaire, l’académie
-de Musique, le Four banal, la Pharmacie, la boutique du Chirurgien,
-la Douane, l’habitation des Vestales, l’auberge d’Albinus, les
-Thermopoles, et ainsi de suite jusqu’à la porte qui conduit à la voie
-des Tombeaux.
-
-Cette porte en briques, recouverte de statues, et dont les ornements
-ont disparu, offre dans son arcade intérieure deux profondes rainures
-destinées à laisser glisser une herse, comme un donjon du moyen âge à
-qui l’on aurait cru ce genre de défense particulier.
-
-«Qui aurait soupçonné, dit Max à ses amis, Pompeï, la ville
-gréco-latine, d’une fermeture aussi romantiquement gothique? Vous
-figurez-vous un chevalier romain attardé, sonnant du cor devant cette
-porte pour se faire lever la herse, comme un page du quinzième siècle?
-
-—Rien n’est nouveau sous le soleil, répondit Fabio, et cet aphorisme
-lui-même n’est pas neuf, puisqu’il a été formulé par Salomon.
-
-—Peut-être y a-t-il du nouveau sous la lune! continua Octavien en
-souriant avec une ironie mélancolique.
-
-—Mon cher Octavien, dit Max, qui pendant cette petite conversation
-s’était arrêté devant une inscription tracée à la rubrique sur la
-muraille extérieure, veux-tu voir des combats de gladiateurs?—Voici
-les affiches:—Combat et chasse pour le 5 des nones d’avril,—les mâts
-seront dressés,—vingt paires de gladiateurs lutteront aux nones,—et
-si tu crains pour la fraîcheur de ton teint, rassure-toi, on tendra les
-voiles;—à moins que tu ne préfères te rendre à l’amphithéâtre de bonne
-heure, ceux-ci se couperont la gorge le matin—_matutini erunt_; on
-n’est pas plus complaisant.»
-
-En devisant de la sorte, les trois amis suivaient cette voie bordée de
-sépulcres qui, dans nos sentiments modernes, serait une lugubre avenue
-pour une ville, mais qui n’offrait pas les mêmes significations tristes
-pour les anciens, dont les tombeaux, au lieu d’un cadavre horrible, ne
-contenaient qu’une pincée de cendres, idée abstraite de la mort. L’art
-embellissait ces dernières demeures, et, comme dit Gœthe, le païen
-décorait des images de la vie les sarcophages et les urnes.
-
-C’est ce qui faisait sans doute que Max et Fabio visitaient, avec
-une curiosité allègre et une joyeuse plénitude d’existence qu’ils
-n’auraient pas eues dans un cimetière chrétien, ces monuments funèbres
-si gaiement dorés par le soleil et qui, placés sur le bord du chemin,
-semblent se rattacher encore à la vie et n’inspirent aucune de ces
-froides répulsions, aucune de ces terreurs fantastiques que font
-éprouver nos sépultures lugubres. Ils s’arrêtèrent devant le tombeau
-de Mammia, la prêtresse publique, près duquel est poussé un arbre, un
-cyprès ou un peuplier; ils s’assirent dans l’hémicycle du triclinium
-des repas funéraires, riant comme des héritiers; ils lurent avec
-force lazzi les épitaphes de Nevoleja, de Labeon et de la famille
-Arria, suivis d’Octavien, qui semblait plus touché que ses insouciants
-compagnons du sort de ces trépassés de deux mille ans.
-
-Ils arrivèrent ainsi à la villa d’Arrius Diomèdes, une des habitations
-les plus considérables de Pompeï. On y monte par des degrés de briques,
-et lorsqu’on a dépassé la porte flanquée de deux petites colonnes
-latérales, on se trouve dans une cour semblable au _patio_ qui fait
-le centre des maisons espagnoles et moresques et que les anciens
-appelaient _impluvium_ ou _cavædium_; quatorze colonnes de briques
-recouvertes de stuc forment, des quatre côtés, un portique ou péristyle
-couvert, semblable au cloître des couvents, et sous lequel on pouvait
-circuler sans craindre la pluie. Le pavé de cette cour est une mosaïque
-de briques et de marbre blanc, d’un effet doux et tendre à l’œil.
-Dans le milieu, un bassin de marbre quadrilatère, qui existe encore,
-recevait les eaux pluviales qui dégouttaient du toit du portique.—Cela
-produit un singulier effet d’entrer ainsi dans la vie antique et de
-fouler avec des bottes vernies des marbres usés par les sandales et les
-cothurnes des contemporains d’Auguste et de Tibère.
-
-Le cicerone les promena dans l’exèdre ou salon d’été, ouvert du côté
-de la mer pour en aspirer les fraîches brises. C’était là qu’on
-recevait et qu’on faisait la sieste pendant les heures brûlantes, quand
-soufflait ce grand zéphyr africain chargé de langueurs et d’orages.
-Il les fit entrer dans la basilique, longue galerie à jour qui donne
-de la lumière aux appartements et où les visiteurs et les clients
-attendaient que le nomenclateur les appelât; il les conduisit ensuite
-sur la terrasse de marbre blanc d’où la vue s’étend sur les jardins
-verts et sur la mer bleue; puis il leur fit voir le nymphæum ou salle
-de bains, avec ses murailles peintes en jaune, ses colonnes de stuc,
-son pavé de mosaïque et sa cuve de marbre qui reçut tant de corps
-charmants évanouis comme des ombres;—le cubiculum, où flottèrent tant
-de rêves venus de la porte d’ivoire, et dont les alcôves pratiquées
-dans le mur étaient fermées par un conopeum ou rideau dont les anneaux
-de bronze gisent encore à terre, le tétrastyle ou salle de récréation,
-la chapelle des dieux lares, le cabinet des archives, la bibliothèque,
-le musée des tableaux, le gynécée ou appartement des femmes, composé
-de petites chambres en partie ruinées, dont les parois conservent des
-traces de peintures et d’arabesques comme des joues dont on a mal
-essuyé le fard.
-
-Cette inspection terminée, ils descendirent à l’étage inférieur, car
-le sol est beaucoup plus bas du côté du jardin que du côté de la voie
-des Tombeaux, ils traversèrent huit salles peintes en rouge antique,
-dont l’une est creusée de niches architecturales, comme on en voit au
-vestibule de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra, et ils arrivèrent
-enfin à une espèce de cave ou de cellier dont la destination était
-clairement indiquée par huit amphores d’argile dressées contre le mur
-et qui avaient dû être parfumées de vin de Crète, de Falerne et de
-Massique comme des odes d’Horace.
-
-Un vif rayon de jour passait par un étroit soupirail obstrué d’orties,
-dont il changeait les feuilles traversées de lumières en émeraudes et
-en topazes, et ce gai détail naturel souriait à propos à travers la
-tristesse du lieu.
-
-«C’est ici, dit le cicerone de sa voix nonchalante, dont le ton
-s’accordait à peine avec le sens des paroles, que l’on trouva, parmi
-dix-sept squelettes, celui de la dame dont l’empreinte se voit au musée
-de Naples. Elle avait des anneaux d’or, et les lambeaux de sa fine
-tunique adhéraient encore aux cendres tassées qui ont gardé sa forme.»
-
-Les phrases banales du guide causèrent une vive émotion à Octavien.
-Il se fit montrer l’endroit exact où ces restes précieux avaient été
-découverts, et s’il n’eût été contenu par la présence de ses amis, il
-se serait livré à quelque lyrisme extravagant; sa poitrine se gonflait,
-ses yeux se trempaient de furtives moiteurs: cette catastrophe, effacée
-par vingt siècles d’oubli, le touchait comme un malheur tout récent;
-la mort d’une maîtresse ou d’un ami ne l’eût pas affligé davantage, et
-une larme en retard de deux mille ans tomba, pendant que Max et Fabio
-avaient le dos tourné, sur la place où cette femme, pour laquelle il se
-sentait pris d’un amour rétrospectif, avait péri étouffée par la cendre
-chaude du volcan.
-
-«Assez d’archéologie comme cela! s’écria Fabio; nous ne voulons pas
-écrire une dissertation sur une cruche ou une tuile du temps de Jules
-César pour devenir membre d’une académie de province, ces souvenirs
-classiques me creusent l’estomac. Allons dîner, si toutefois la chose
-est possible, dans cette osteria pittoresque, où j’ai peur qu’on ne
-nous serve que des beefsteaks fossiles et des œufs frais pondus avant
-la mort de Pline.
-
-—Je ne dirai pas comme Boileau:
-
- Un sot, quelquefois, ouvre un avis important,
-
-fit Max en riant, ce serait malhonnête; mais cette idée a du bon.
-Il eût été pourtant plus joli de festiner ici, dans un triclinium
-quelconque, couchés à l’antique, servis par des esclaves, en manière
-de Lucullus ou de Trimalcion. Il est vrai que je ne vois pas beaucoup
-d’huîtres du lac Lucrin; les turbots et les rougets de l’Adriatique
-sont absents; le sanglier d’Apulie manque sur le marché; les pains
-et les gâteaux au miel figurent au musée de Naples aussi durs que
-des pierres à côté de leurs moules vert-de-grisés; le macaroni cru,
-saupoudré de caccia-cavallo, et quoiqu’il soit détestable, vaut encore
-mieux que le néant. Qu’en pense le cher Octavien?»
-
-Octavien, qui regrettait fort de ne pas s’être trouvé à Pompeï le jour
-de l’éruption du Vésuve pour sauver la dame aux anneaux d’or et mériter
-ainsi son amour, n’avait pas entendu une phrase de cette conversation
-gastronomique. Les deux derniers mots prononcés par Max le frappèrent
-seuls, et comme il n’avait pas envie d’entamer une discussion, il fit,
-à tout hasard, un signe d’assentiment, et le groupe amical reprit, en
-côtoyant les remparts, le chemin de l’hôtellerie.
-
-L’on dressa la table sous l’espèce de porche ouvert qui sert de
-vestibule à l’osteria, et dont les murailles, crépies à la chaux,
-étaient décorées de quelques croûtes qualifiées par l’hôte: Salvator
-Rosa, Espagnolet, cavalier Massimo et autres noms célèbres de l’école
-napolitaine, qu’il se crut obligé d’exalter.
-
-«Hôte vénérable, dit Fabio, ne déployez pas votre éloquence en pure
-perte. Nous ne sommes pas des Anglais, et nous préférons les jeunes
-filles aux vieilles toiles. Envoyez-nous plutôt la liste de vos vins
-par cette belle brune, aux yeux de velours, que j’ai aperçue dans
-l’escalier.»
-
-Le palforio, comprenant que ses hôtes n’appartenaient pas au genre
-mystifiable des philistins et des bourgeois, cessa de vanter sa galerie
-pour glorifier sa cave. D’abord, il avait tous les vins des meilleurs
-crus: Château-Margaux, grand-Laffite retour des Indes, Sillery de
-Moët, Hochmeyer, Scarlat-wine, Porto et porter, ale et gingerbeer,
-Lacryma-Christi blanc et rouge, Capri et Falerne.
-
-«Quoi! tu as du vin de Falerne, animal, et tu le mets à la fin de ta
-nomenclature; tu nous fais subir une litanie œnologique insupportable,
-dit Max en sautant à la gorge de l’hôtelier avec un mouvement de
-fureur comique; mais tu n’as donc pas le sentiment de la couleur
-locale? tu es donc indigne de vivre dans ce voisinage antique? Est-il
-bon au moins ton Falerne? a-t-il été mis en amphore sous le consul
-Plancus?—_consule Planco_.
-
-—Je ne connais pas le consul Plancus, et mon vin n’est pas mis en
-amphore, mais il est vieux et coûte 10 carlins la bouteille,» répondit
-l’hôte.
-
-Le jour était tombé et la nuit était venue, nuit sereine et
-transparente, plus claire, à coup sûr, que le plein midi de Londres;
-la terre avait des tons d’azur et le ciel des reflets d’argent d’une
-douceur inimaginable; l’air était si tranquille que la flamme des
-bougies posées sur la table n’oscillait même pas.
-
-Un jeune garçon jouant de la flûte s’approcha de la table et se tint
-debout, fixant ses yeux sur les trois convives, dans une attitude
-de bas-relief, et soufflant dans son instrument aux sons doux et
-mélodieux, quelqu’une de ces cantilènes populaires en mode mineur dont
-le charme est pénétrant.
-
-Peut-être ce garçon descendait en droite ligne du flûteur qui précédait
-Duilius.
-
-«Notre repas s’arrange d’une façon assez antique, il ne nous manque que
-des danseuses gaditanes et des couronnes de lierre, dit Fabio en se
-versant une large rasade de vin de Falerne.
-
-—Je me sens en veine de faire des citations latines comme un
-feuilleton des _Débats_; il me revient des strophes d’ode, ajouta Max.
-
-—Garde-les pour toi, s’écrièrent Octavien et Fabio, justement alarmés;
-rien n’est indigeste comme le latin à table.»
-
-La conversation entre jeunes gens qui, le cigare à la bouche, le coude
-sur la table, regardent un certain nombre de flacons vidés, surtout
-lorsque le vin est capiteux, ne tarde pas à tourner sur les femmes.
-Chacun exposa son système, dont voici à peu près le résumé.
-
-Fabio ne faisait cas que de la beauté et de la jeunesse. Voluptueux
-et positif, il ne se payait pas d’illusions et n’avait en amour aucun
-préjugé. Une paysanne lui plaisait autant qu’une duchesse, pourvu
-qu’elle fût belle; le corps le touchait plus que la robe; il riait
-beaucoup de certains de ses amis amoureux de quelques mètres de soie
-et de dentelles, et disait qu’il serait plus logique d’être épris d’un
-étalage de marchand de nouveautés. Ces opinions, fort raisonnables
-au fond, et qu’il ne cachait pas, le faisaient passer pour un homme
-excentrique.
-
-Max, moins artiste que Fabio, n’aimait, lui, que les entreprises
-difficiles, que les intrigues compliquées; il cherchait des résistances
-à vaincre, des vertus à séduire, et conduisait l’amour comme une partie
-d’échecs, avec des coups médités longtemps, des effets suspendus,
-des surprises et des stratagèmes dignes de Polybe. Dans un salon, la
-femme qui paraissait avoir le moins de sympathie à son endroit, était
-celle qu’il choisissait pour but de ses attaques; la faire passer
-de l’aversion à l’amour par des transitions habiles, était pour lui
-un plaisir délicieux; s’imposer aux âmes qui le repoussaient, mater
-les volontés rebelles à son ascendant, lui semblait le plus doux des
-triomphes. Comme certains chasseurs qui courent les champs, les bois
-et les plaines par la pluie, le soleil et la neige, avec des fatigues
-excessives et une ardeur que rien ne rebute, pour un maigre gibier
-que les trois quarts du temps ils dédaignent de manger, Max, la proie
-atteinte, ne s’en souciait plus, et se remettait en quête presque
-aussitôt.
-
-Pour Octavien, il avouait que la réalité ne le séduisait guère, non
-qu’il fît des rêves de collégien tout pétris de lis et de roses comme
-un madrigal de Demoustier, mais il y avait autour de toute beauté trop
-de détails prosaïques et rebutants; trop de pères radoteurs et décorés;
-de mères coquettes, portant des fleurs naturelles dans de faux cheveux;
-de cousins rougeauds et méditant des déclarations; de tantes ridicules,
-amoureuses de petits chiens. Une gravure à l’aqua-tinte, d’après Horace
-Vernet ou Delaroche, accrochée dans la chambre d’une femme, suffisait
-pour arrêter chez lui une passion naissante. Plus poétique encore
-qu’amoureux, il demandait une terrasse de l’Isola-Bella, sur le lac
-Majeur, par un beau clair de lune, pour encadrer un rendez-vous. Il eût
-voulu enlever son amour du milieu de la vie commune et en transporter
-la scène dans les étoiles. Aussi s’était-il épris tour à tour d’une
-passion impossible et folle pour tous les grands types féminins
-conservés par l’art ou l’histoire. Comme Faust, il avait aimé Hélène,
-et il aurait voulu que les ondulations des siècles apportassent jusqu’à
-lui une de ces sublimes personnifications des désirs et des rêves
-humains, dont la forme, invisible pour les yeux vulgaires, subsiste
-toujours dans l’espace et le temps. Il s’était composé un sérail idéal
-avec Sémiramis, Aspasie, Cléopâtre, Diane de Poitiers, Jeanne d’Aragon.
-Quelquefois aussi il aimait des statues, et un jour, en passant au
-Musée devant la Vénus de Milo, il s’était écrié: «Oh! qui te rendra
-les bras pour m’écraser contre ton sein de marbre!» A Rome, la vue
-d’une épaisse chevelure nattée exhumée d’un tombeau antique l’avait
-jeté dans un bizarre délire; il avait essayé, au moyen de deux ou trois
-de ces cheveux obtenus d’un gardien séduit à prix d’or, et remis à
-une somnambule d’une grande puissance, d’évoquer l’ombre et la forme
-de cette morte; mais le fluide conducteur s’était évaporé après tant
-d’années, et l’apparition n’avait pu sortir de la nuit éternelle.
-
-Comme Fabio l’avait deviné devant la vitrine des Studj, l’empreinte
-recueillie dans la cave de la villa d’Arrius Diomèdes excitait chez
-Octavien des élans insensés vers un idéal rétrospectif; il tentait de
-sortir du temps et de la vie, et de transposer son âme au siècle de
-Titus.
-
-Max et Fabio se retirèrent dans leur chambre, et, la tête un peu
-alourdie par les classiques fumées du Falerne, ne tardèrent pas à
-s’endormir. Octavien, qui avait souvent laissé son verre plein devant
-lui, ne voulant pas troubler par une ivresse grossière l’ivresse
-poétique qui bouillonnait dans son cerveau, sentit à l’agitation de ses
-nerfs que le sommeil ne lui viendrait pas, et sortit de l’osteria à
-pas lents pour rafraîchir son front et calmer sa pensée à l’air de la
-nuit.
-
-Ses pieds, sans qu’il en eût conscience, le portèrent à l’entrée par
-laquelle on pénètre dans la ville morte, il déplaça la barre de bois
-qui la ferme et s’engagea au hasard dans les décombres.
-
-La lune illuminait de sa lueur blanche les maisons pâles, divisant les
-rues en deux tranches de lumière argentée et d’ombre bleuâtre. Ce jour
-nocturne, avec ses teintes ménagées, dissimulait la dégradation des
-édifices. L’on ne remarquait pas, comme à la clarté crue du soleil,
-les colonnes tronquées, les façades sillonnées de lézardes, les toits
-effondrés par l’éruption; les parties absentes se complétaient par la
-demi-teinte, et un rayon brusque, comme une touche de sentiment dans
-l’esquisse d’un tableau, indiquait tout un ensemble écroulé. Les génies
-taciturnes de la nuit semblaient avoir réparé la cité fossile pour
-quelque représentation d’une vie fantastique.
-
-Quelquefois même Octavien crut voir se glisser de vagues formes
-humaines dans l’ombre; mais elles s’évanouissaient dès qu’elles
-atteignaient la portion éclairée. De sourds chuchotements, une rumeur
-indéfinie, voltigeaient dans le silence. Notre promeneur les attribua
-d’abord à quelque papillonnement de ses yeux, à quelque bourdonnement
-de ses oreilles,—ce pouvait être aussi un jeu d’optique, un soupir de
-la brise marine, ou la fuite à travers les orties d’un lézard ou d’une
-couleuvre, car tout vit dans la nature, même la mort, tout bruit, même
-le silence. Cependant il éprouvait une espèce d’angoisse involontaire,
-un léger frisson, qui pouvait être causé par l’air froid de la nuit, et
-faisait frémir sa peau. Il retourna deux ou trois fois la tête; il ne
-se sentait plus seul comme tout à l’heure dans la ville déserte. Ses
-camarades avaient-ils eu la même idée que lui, et le cherchaient-ils
-à travers ces ruines? Ces formes entrevues, ces bruits indistincts de
-pas, était-ce Max et Fabio marchant et causant, et disparus à l’angle
-d’un carrefour? Cette explication toute naturelle, Octavien comprenait
-à son trouble qu’elle n’était pas vraie, et les raisonnements qu’il
-faisait là-dessus à part lui ne le convainquaient pas. La solitude et
-l’ombre s’étaient peuplées d’êtres invisibles qu’il dérangeait; il
-tombait au milieu d’un mystère, et l’on semblait attendre qu’il fût
-parti pour commencer. Telles étaient les idées extravagantes qui lui
-traversaient la cervelle et qui prenaient beaucoup de vraisemblance de
-l’heure, du lieu et de mille détails alarmants que comprendront ceux
-qui se sont trouvés de nuit dans quelque vaste ruine.
-
-En passant devant une maison qu’il avait remarquée pendant le jour et
-sur laquelle la lune donnait en plein, il vit, dans un état d’intégrité
-parfaite, un portique dont il avait cherché à rétablir l’ordonnance:
-quatre colonnes d’ordre dorique cannelées jusqu’à mi-hauteur, et le
-fût enveloppé comme d’une draperie pourpre d’une teinte de minium,
-soutenaient une cimaise coloriée d’ornements polychromes, que le
-décorateur semblait avoir achevée hier; sur la paroi latérale de la
-porte un molosse de Laconie, exécuté à l’encaustique et accompagné
-de l’inscription sacramentelle: _Cave canem_, aboyait à la lune et
-aux visiteurs avec une fureur peinte. Sur le seuil de mosaïque le mot
-_Have_, en lettres osques et latines, saluait les hôtes de ses syllabes
-amicales. Les murs extérieurs, teints d’ocre et de rubrique, n’avaient
-pas une crevasse. La maison s’était exhaussée d’un étage, et le toit de
-tuiles dentelé d’un acrotère de bronze, projetait son profil intact sur
-le bleu léger du ciel où pâlissaient quelques étoiles.
-
-Cette restauration étrange, faite de l’après-midi au soir par un
-architecte inconnu, tourmentait beaucoup Octavien, sûr d’avoir vu
-cette maison le jour même dans un fâcheux état de ruine. Le mystérieux
-reconstructeur avait travaillé bien vite, car les habitations voisines
-avaient le même aspect récent et neuf; tous les piliers étaient coiffés
-de leurs chapiteaux; pas une pierre, pas une brique, pas une pellicule
-de stuc, pas une écaille de peinture ne manquaient aux parois luisantes
-des façades, et par l’interstice des péristyles on entrevoyait, autour
-du bassin de marbre du cavædium, des lauriers roses et blancs, des
-myrtes et des grenadiers. Tous les historiens s’étaient trompés;
-l’éruption n’avait pas eu lieu, ou bien l’aiguille du temps avait
-reculé de vingt heures séculaires sur le cadran de l’éternité.
-
-Octavien, surpris au dernier point, se demanda s’il dormait tout debout
-et marchait dans un rêve. Il s’interrogea sérieusement pour savoir si
-la folie ne faisait pas danser devant lui ses hallucinations; mais il
-fut obligé de reconnaître qu’il n’était ni endormi ni fou.
-
-Un changement singulier avait eu lieu dans l’atmosphère; de vagues
-teintes roses se mêlaient, par dégradations violettes, aux lueurs
-azurées de la lune; le ciel s’éclaircissait sur les bords; on eût dit
-que le jour allait paraître. Octavien tira sa montre; elle marquait
-minuit. Craignant qu’elle ne fût arrêtée, il poussa le ressort de la
-répétition; la sonnerie tinta douze fois; il était bien minuit, et
-cependant la clarté allait toujours augmentant, la lune se fondait dans
-l’azur de plus en plus lumineux; le soleil se levait.
-
-Alors Octavien, en qui toutes les idées de temps se brouillaient, put
-se convaincre qu’il se promenait non dans une Pompeï morte, froid
-cadavre de ville qu’on a tiré à demi de son linceul, mais dans une
-Pompeï vivante, jeune, intacte, sur laquelle n’avaient pas coulé les
-torrents de boue brûlante du Vésuve.
-
-Un prodige inconcevable le reportait, lui, Français du dix-neuvième
-siècle, au temps de Titus, non en esprit, mais en réalité, ou faisait
-revenir à lui, du fond du passé, une ville détruite avec ses habitants
-disparus; car un homme vêtu à l’antique venait de sortir d’une maison
-voisine.
-
-Cet homme portait les cheveux courts et la barbe rasée, une tunique
-de couleur brune et un manteau grisâtre, dont les bouts étaient
-retroussés de manière à ne pas gêner sa marche; il allait d’un pas
-rapide, presque cursif, et passa à côté d’Octavien sans le voir. Un
-panier de sparterie pendait à son bras, et il se dirigeait vers le
-Forum Nundinarium;—c’était un esclave, un Davus quelconque allant au
-marché; il n’y avait pas à s’y tromper.
-
-Des bruits de roues se firent entendre, et un char antique, traîné
-par des bœufs blancs et chargé de légumes, s’engagea dans la rue. A
-côté de l’attelage marchait un bouvier aux jambes nues et brûlées par
-le soleil, aux pieds chaussés de sandales, et vêtu d’une espèce de
-chemise de toile bouffant à la ceinture; un chapeau de paille conique,
-rejeté derrière le dos et retenu au col par la mentonnière, laissait
-voir sa tête d’un type inconnu aujourd’hui, son front bas traversé de
-dures nodosités, ses cheveux crépus et noirs, son nez droit, ses yeux
-tranquilles comme ceux de ses bœufs, et son cou d’Hercule campagnard.
-Il touchait gravement ses bêtes de l’aiguillon, avec une pose de statue
-à faire tomber Ingres en extase.
-
-Le bouvier aperçut Octavien et parut surpris, mais il continua sa
-route; une fois il retourna la tête, ne trouvant pas sans doute
-d’explication à l’aspect de ce personnage étrange pour lui, mais
-laissant, dans sa placide stupidité rustique, le mot de l’énigme à de
-plus habiles.
-
-Des paysans campaniens parurent aussi, poussant devant eux des ânes
-chargés d’outres de vin, et faisant tinter des sonnettes d’airain; leur
-physionomie différait de celle des paysans d’aujourd’hui comme une
-médaille diffère d’un sou.
-
-La ville se peuplait graduellement comme un de ces tableaux de diorama,
-d’abord déserts, et qu’un changement d’éclairage anime de personnages
-invisibles jusque-là.
-
-Les sentiments qu’éprouvait Octavien avaient changé de nature. Tout
-à l’heure, dans l’ombre trompeuse de la nuit, il était en proie à
-ce malaise dont les plus braves ne se défendent pas, au milieu de
-circonstances inquiétantes et fantastiques que la raison ne peut
-expliquer. Sa vague terreur s’était changée en stupéfaction profonde;
-il ne pouvait douter, à la netteté de leurs perceptions, du témoignage
-de ses sens, et cependant ce qu’il voyait était parfaitement
-incroyable.—Mal convaincu encore, il cherchait par la constatation
-de petits détails réels à se prouver qu’il n’était pas le jouet d’une
-hallucination.—Ce n’étaient pas des fantômes qui défilaient sous ses
-yeux, car la vive lumière du soleil les illuminait avec une réalité
-irrécusable, et leurs ombres allongées par le matin se projetaient
-sur les trottoirs et les murailles.—Ne comprenant rien à ce qui lui
-arrivait, Octavien, ravi au fond de voir un de ses rêves les plus
-chers accompli, ne résista plus à son aventure, il se laissa faire à
-toutes ces merveilles, sans prétendre s’en rendre compte; il se dit que
-puisque en vertu d’un pouvoir mystérieux il lui était donné de vivre
-quelques heures dans un siècle disparu, il ne perdrait pas son temps à
-chercher la solution d’un problème incompréhensible, et il continua
-bravement sa route, en regardant à droite et à gauche ce spectacle
-si vieux et si nouveau pour lui. Mais à quelle époque de la vie de
-Pompeï était-il transporté? Une inscription d’édilité, gravée sur une
-muraille, lui apprit, par le nom des personnages publics, qu’on était
-au commencement du règne de Titus,—soit en l’an 79 de notre ère.—Une
-idée subite traversa l’âme d’Octavien; la femme dont il avait admiré
-l’empreinte au musée de Naples devait être vivante, puisque l’éruption
-du Vésuve dans laquelle elle avait péri eut lieu le 24 août de cette
-même année; il pouvait donc la retrouver, la voir, lui parler... Le
-désir fou qu’il avait ressenti à l’aspect de cette cendre moulée sur
-des contours divins allait peut-être se satisfaire, car rien ne devait
-être impossible à un amour qui avait eu la force de faire reculer le
-temps, et passer deux fois la même heure dans le sablier de l’éternité.
-
-Pendant qu’Octavien se livrait à ces réflexions, de belles jeunes
-filles se rendaient aux fontaines, soutenant du bout de leurs doigts
-blancs des urnes en équilibre sur leur tête; des patriciens en toges
-blanches bordées de bandes de pourpre, suivis de leur cortége de
-clients, se dirigeaient vers le forum. Les acheteurs se pressaient
-autour des boutiques, toutes désignées par des enseignes sculptées et
-peintes, et rappelant par leur petitesse et leur forme les boutiques
-moresques d’Alger; au-dessus de la plupart de ces échoppes, un
-glorieux phallus de terre cuite colorié et l’inscription _hic habitat
-felicitas_, témoignaient de précautions superstitieuses contre le
-mauvais œil; Octavien remarqua même une boutique d’amulettes dont
-l’étalage était chargé de cornes, de branches de corail bifurquées,
-et de petits Priapes en or, comme on en trouve encore à Naples
-aujourd’hui, pour se préserver de la jettature, et il se dit qu’une
-superstition durait plus qu’une religion.
-
-En suivant le trottoir qui borde chaque rue de Pompeï, et enlève ainsi
-aux Anglais la confortabilité de cette invention, Octavien se trouva
-face à face avec un beau jeune homme, de son âge à peu près, vêtu d’une
-tunique couleur de safran, et drapé d’un manteau de fine laine blanche,
-souple comme du cachemire. La vue d’Octavien, coiffé de l’affreux
-chapeau moderne, sanglé dans une mesquine redingote noire, les jambes
-emprisonnées dans un pantalon, les pieds pincés par des bottes
-luisantes, parut surprendre le jeune Pompeïen, comme nous étonnerait,
-sur le boulevard de Gand, un Ioway ou un Botocudo avec ses plumes,
-ses colliers de griffes d’ours et ses tatouages baroques. Cependant,
-comme c’était un jeune homme bien élevé, il n’éclata pas de rire au
-nez d’Octavien, et prenant en pitié ce pauvre barbare égaré dans cette
-ville græco-romaine, il lui dit d’une voix accentuée et douce:
-
-—_Advena, salve._
-
-Rien n’était plus naturel qu’un habitant de Pompeï, sous le règne du
-divin empereur Titus, très-puissant et très-auguste, s’exprimât en
-latin, et pourtant Octavien tressaillit en entendant cette langue
-morte dans une bouche vivante. C’est alors qu’il se félicita d’avoir
-été fort en thème, et remporté des prix au concours général. Le latin
-enseigné par l’Université lui servit en cette occasion unique, et
-rappelant en lui ses souvenirs de classe, il répondit au salut du
-Pompeïen en style de _De viris illustribus_ et de _Selectæ è profanis_,
-d’une façon suffisamment intelligible, mais avec un accent parisien qui
-fit sourire le jeune homme.
-
-«Il te sera peut-être plus facile de parler grec, dit le Pompeïen; je
-sais aussi cette langue, car j’ai fait mes études à Athènes.
-
-—Je sais encore moins de grec que de latin, répondit Octavien; je suis
-du pays des Gaulois, de Paris, de Lutèce.
-
-—Je connais ce pays. Mon aïeul a fait la guerre dans les Gaules sous
-le grand Jules César. Mais quel étrange costume portes-tu? Les Gaulois
-que j’ai vus à Rome n’étaient pas habillés ainsi.»
-
-Octavien entreprit de faire comprendre au jeune Pompeïen que vingt
-siècles s’étaient écoulés depuis la conquête de la Gaule par Jules
-César, et que la mode avait pu changer; mais il y perdit son latin, et
-à vrai dire ce n’était pas grand’chose.
-
-«Je me nomme Rufus Holconius, et ma maison est la tienne, dit le jeune
-homme; à moins que tu ne préfères la liberté de la taverne: on est
-bien à l’auberge d’Albinus, près de la porte du faubourg d’Augustus
-Felix, et à l’hôtellerie de Sarinus, fils de Publius, près de la
-deuxième tour; mais si tu veux, je te servirai de guide dans cette
-ville inconnue pour toi;—tu me plais, jeune barbare, quoique tu aies
-essayé de te jouer de ma crédulité en prétendant que l’empereur Titus,
-qui règne aujourd’hui, était mort depuis deux mille ans, et que le
-Nazaréen, dont les infâmes sectateurs, enduits de poix, ont éclairé
-les jardins de Néron, trône seul en maître dans le ciel désert, d’où
-les grands dieux sont tombés.—Par Pollux! ajouta-t-il en jetant les
-yeux sur une inscription rouge tracée à l’angle d’une rue, tu arrives
-à propos, l’on donne _la Casina de Plaute_, récemment remise au
-théâtre; c’est une curieuse et bouffonne comédie qui t’amusera, n’en
-comprendrais-tu que la pantomime. Suis-moi, c’est bientôt l’heure; je
-te ferai placer au banc des hôtes et des étrangers.»
-
-Et Rufus Holconius se dirigea du côté du petit théâtre comique que les
-trois amis avaient visité dans la journée.
-
-Le Français et le citoyen de Pompeï prirent les rues de la Fontaine
-d’Abondance, des Théâtres, longèrent le collége et le temple d’Isis,
-l’atelier du statuaire, et entrèrent dans l’Odéon ou théâtre comique
-par un vomitoire latéral. Grâce à la recommandation d’Holconius,
-Octavien fut placé près du proscenium, un endroit qui répondrait à nos
-baignoires d’avant-scène. Tous les regards se tournèrent aussitôt vers
-lui avec une curiosité bienveillante et un léger susurrement courut
-dans l’amphithéâtre.
-
-La pièce n’était pas encore commencée; Octavien en profita pour
-regarder la salle. Les gradins demi circulaires, terminés de chaque
-côté par une magnifique patte de lion sculptée en lave du Vésuve,
-partaient en s’élargissant d’un espace vide correspondant à notre
-parterre, mais beaucoup plus restreint, et pavé d’une mosaïque de
-marbres grecs; un gradin plus large formait, de distance en distance,
-une zone distinctive, et quatre escaliers correspondant aux vomitoires
-et montant de la base au sommet de l’amphithéâtre, le divisaient en
-cinq coins plus larges du haut que du bas. Les spectateurs, munis
-de leurs billets, consistant en petites lames d’ivoire où étaient
-désignés, par leurs numéros d’ordre, la travée, le coin et le gradin,
-avec le titre de la pièce représentée et le nom de son auteur,
-arrivaient aisément à leurs places. Les magistrats, les nobles, les
-hommes mariés, les jeunes gens, les soldats, dont on voyait luire les
-casques de bronze, occupaient des rangs séparés.—C’était un spectacle
-admirable que ces belles toges et ces larges manteaux blancs bien
-drapés, s’étalant sur les premiers gradins et contrastant avec les
-parures variées des femmes, placées au-dessus, et les capes grises
-des gens du peuple, relégués aux bancs supérieurs, près des colonnes
-qui supportent le toit, et qui laissaient apercevoir, par leurs
-interstices, un ciel d’un bleu intense comme le champ d’azur d’une
-panathénée;—une fine pluie d’eau, aromatisée de safran, tombait des
-frises en gouttelettes imperceptibles, et parfumait l’air qu’elle
-rafraîchissait. Octavien pensa aux émanations fétides qui vicient
-l’atmosphère de nos théâtres, si incommodes qu’on peut les considérer
-comme des lieux de torture, et il trouva que la civilisation n’avait
-pas beaucoup marché.
-
-Le rideau, soutenu par une poutre transversale, s’abîma dans les
-profondeurs de l’orchestre, les musiciens s’installèrent dans leur
-tribune, et le Prologue parut vêtu grotesquement et la tête coiffée
-d’un masque difforme, adapté comme un casque.
-
-Le Prologue, après avoir salué l’assistance et demandé les
-applaudissements, commença une argumentation bouffonne. «Les vieilles
-pièces, disait-il, étaient comme le vin qui gagne avec les années,
-et _la Casina_, chère aux vieillards, ne devait pas moins l’être
-aux jeunes gens; tous pouvaient y prendre plaisir: les uns parce
-qu’ils la connaissaient, les autres parce qu’ils ne la connaissaient
-pas. La pièce avait été, du reste, remise avec soin, et il fallait
-l’écouter l’âme libre de tout souci, sans penser à ses dettes, ni à ses
-créanciers, car on n’arrête pas au théâtre; c’était un jour heureux,
-il faisait beau, et les alcyons planaient sur le forum.» Puis il fit
-une analyse de la comédie que les acteurs allaient représenter, avec
-un détail qui prouve que la surprise entrait pour peu de chose dans
-le plaisir que les anciens prenaient au théâtre; il raconta comment
-le vieillard Stalino, amoureux de sa belle esclave Casina, veut la
-marier à son fermier Olympio, époux complaisant qu’il remplacera
-dans la nuit des noces; et comment Lycostrata, la femme de Stalino,
-pour contrecarrer la luxure de son vicieux mari, veut unir Casina à
-l’écuyer Chalinus, dans l’idée de favoriser les amours de son fils;
-enfin la manière dont Stalino, mystifié, prend un jeune esclave déguisé
-pour Casina, qui, reconnue libre et de naissance ingénue, épouse le
-jeune maître, qu’elle aime et dont elle est aimée.
-
-Le jeune Français regardait distraitement les acteurs, avec leurs
-masques aux bouches de bronze, s’évertuer sur la scène; les esclaves
-couraient çà et là pour simuler l’empressement; le vieillard hochait la
-tête et tendait ses mains tremblantes; la matrone, le verbe haut, l’air
-revêche et dédaigneux, se carrait dans son importance et querellait
-son mari, au grand amusement de la salle.—Tous ces personnages
-entraient et sortaient par trois portes pratiquées dans le mur de fond
-et communiquant au foyer des acteurs.—La maison de Stalino occupait
-un coin du théâtre, et celle de son vieil ami Alcésimus lui faisait
-face. Ces décorations, quoique très-bien peintes, étaient plutôt
-représentatives de l’idée d’un lieu que du lieu lui-même, comme les
-coulisses vagues du théâtre classique.
-
-Quand la pompe nuptiale conduisant la fausse Casina fit son entrée sur
-la scène, un immense éclat de rire, comme celui qu’Homère attribue aux
-dieux, circula sur tous les bancs de l’amphithéâtre, et des tonnerres
-d’applaudissements firent vibrer les échos de l’enceinte; mais Octavien
-n’écoutait plus et ne regardait plus.
-
-Dans la travée des femmes, il venait d’apercevoir une créature d’une
-beauté merveilleuse. A dater de ce moment, les charmants visages qui
-avaient attiré son œil s’éclipsèrent comme les étoiles devant Phœbé;
-tout s’évanouit, tout disparut comme dans un songe; un brouillard
-estompa les gradins fourmillants de monde, et la voix criarde des
-acteurs semblait se perdre dans un éloignement infini.
-
-Il avait reçu au cœur comme une commotion électrique, et il lui
-semblait qu’il jaillissait des étincelles de sa poitrine lorsque le
-regard de cette femme se tournait vers lui.
-
-Elle était brune et pâle; ses cheveux ondés et crespelés, noirs comme
-ceux de la Nuit, se relevaient légèrement vers les tempes à la mode
-grecque, et dans son visage d’un ton mat brillaient des yeux sombres et
-doux, chargés d’une indéfinissable expression de tristesse voluptueuse
-et d’ennui passionné; sa bouche, dédaigneusement arquée à ses coins,
-protestait par l’ardeur vivace de sa pourpre enflammée contre la
-blancheur tranquille du masque; son col présentait ces belles lignes
-pures qu’on ne retrouve à présent que dans les statues. Ses bras
-étaient nus jusqu’à l’épaule, et de la pointe de ses seins orgueilleux,
-soulevant sa tunique d’un rose mauve, partaient deux plis qu’on aurait
-pu croire fouillés dans le marbre par Phidias ou Cléomène.
-
-La vue de cette gorge d’un contour si correct, d’une coupe si pure,
-troubla magnétiquement Octavien; il lui sembla que ces rondeurs
-s’adaptaient parfaitement à l’empreinte en creux du musée de Naples,
-qui l’avait jeté dans une si ardente rêverie, et une voix lui cria au
-fond du cœur que cette femme était bien la femme étouffée par la cendre
-du Vésuve à la villa d’Arrius Diomèdes. Par quel prodige la voyait-il
-vivante, assistant à la représentation de la Casina de Plaute? Il ne
-chercha pas à se l’expliquer; d’ailleurs, comment était-il là lui-même?
-Il accepta sa présence comme dans le rêve on admet l’intervention
-de personnes mortes depuis longtemps et qui agissent pourtant avec
-les apparences de la vie; d’ailleurs son émotion ne lui permettait
-aucun raisonnement. Pour lui, la roue du temps était sortie de son
-ornière, et son désir vainqueur choisissait sa place parmi les siècles
-écoulés! Il se trouvait face à face avec sa chimère, une des plus
-insaisissables, une chimère rétrospective. Sa vie se remplissait d’un
-seul coup.
-
-En regardant cette tête si calme et si passionnée, si froide et si
-ardente, si morte et si vivace, il comprit qu’il avait devant lui son
-premier et son dernier amour, sa coupe d’ivresse suprême; il sentit
-s’évanouir comme des ombres légères les souvenirs de toutes les femmes
-qu’il avait cru aimer, et son âme redevenir vierge de toute émotion
-antérieure. Le passé disparut.
-
-Cependant la belle Pompéïenne, le menton appuyé sur la paume de la
-main, lançait sur Octavien, tout en ayant l’air de s’occuper de la
-scène, le regard velouté de ses yeux nocturnes, et ce regard lui
-arrivait lourd et brûlant comme un jet de plomb fondu. Puis elle se
-pencha vers l’oreille d’une fille assise à son côté.
-
-La représentation s’acheva; la foule s’écoula par les vomitoires.
-Octavien, dédaignant les bons offices de son guide Holconius, s’élança
-par la première sortie qui s’offrit à ses pas. A peine eut-il atteint
-la porte, qu’une main se posa sur son bras, et qu’une voix féminine lui
-dit d’un ton bas, mais de manière à ce qu’il ne perdît pas un mot:
-
-«Je suis Tyché Novoleja, commise aux plaisirs d’Arria Marcella, fille
-d’Arrius Diomèdes. Ma maîtresse vous aime, suivez-moi.»
-
-Arria Marcella venait de monter dans sa litière portée par quatre forts
-esclaves syriens nus jusqu’à la ceinture, et faisant miroiter au soleil
-leurs torses de bronze. Le rideau de la litière s’entr’ouvrit, et une
-main pâle, étoilée de bagues, fit un signe amical à Octavien, comme
-pour confirmer les paroles de la suivante. Le pli de pourpre retomba,
-et la litière s’éloigna au pas cadencé des esclaves.
-
-Tyché fit passer Octavien par des chemins détournés, coupant les rues
-en posant légèrement le pied sur les pierres espacées qui relient
-les trottoirs et entre lesquelles roulent les roues des chars, et
-se dirigeant à travers le dédale avec la précision que donne la
-familiarité d’une ville. Octavien remarqua qu’il franchissait des
-quartiers de Pompeï que les fouilles n’ont pas découverts, et qui
-lui étaient en conséquence complétement inconnus. Cette circonstance
-étrange parmi tant d’autres ne l’étonna pas. Il était décidé à ne
-s’étonner de rien. Dans toute cette fantasmagorie archaïque, qui eût
-fait devenir un antiquaire fou de bonheur, il ne voyait plus que l’œil
-noir et profond d’Arria Marcella et cette gorge superbe victorieuse des
-siècles, et que la destruction même a voulu conserver.
-
-Ils arrivèrent à une porte dérobée, qui s’ouvrit et se ferma aussitôt,
-et Octavien se trouva dans une cour entourée de colonnes de marbre grec
-d’ordre ionique peintes jusqu’à moitié de leur hauteur, d’un jaune
-vif, et le chapiteau relevé d’ornements rouges et bleus; une guirlande
-d’aristoloche suspendait ses larges feuilles vertes en forme de cœur
-aux saillies de l’architecture comme une arabesque naturelle, et près
-d’un bassin encadré de plantes, un flammant rose se tenait debout sur
-une patte, fleur de plume parmi les fleurs végétales.
-
-Des panneaux de fresque représentant des architectures capricieuses
-ou des paysages de fantaisie décoraient les murailles. Octavien vit
-tous ces détails d’un coup d’œil rapide, car Tyché le remit aux mains
-des esclaves baigneurs qui firent subir à son impatience toutes les
-recherches des thermes antiques. Après avoir passé par les différents
-degrés de chaleur vaporisée, supporté le râcloir du strigillaire,
-senti ruisseler sur lui les cosmétiques et les huiles parfumées, il
-fut revêtu d’une tunique blanche, et retrouva à l’autre porte Tyché,
-qui lui prit la main et le conduisit dans une autre salle extrêmement
-ornée.
-
-Sur le plafond étaient peints, avec une pureté de dessin, un éclat de
-coloris et une liberté de touche qui sentaient le grand maître et non
-plus le simple décorateur à l’adresse vulgaire, Mars, Vénus et l’Amour;
-une frise composée de cerfs, de lièvres et d’oiseaux se jouant parmi
-les feuillages régnait au-dessus d’un revêtement de marbre cipolin;
-la mosaïque du pavé, travail merveilleux dû peut-être à Sosimus de
-Pergame, représentait des reliefs de festin exécutés avec un art qui
-faisait illusion.
-
-Au fond de la salle, sur un biclinium ou lit à deux places, était
-accoudée Arria Marcella dans une pose voluptueuse et sereine qui
-rappelait la femme couchée de Phidias sur le fronton du Parthénon; ses
-chaussures, brodées de perles, gisaient au bas du lit, et son beau pied
-nu, plus pur et plus blanc que le marbre, s’allongeait au bout d’une
-légère couverture de byssus jetée sur elle.
-
-Deux boucles d’oreilles faites en forme de balance et portant des
-perles sur chaque plateau tremblaient dans la lumière au long de ses
-joues pâles; un collier de boules d’or, soutenant des grains allongés
-en poire, circulait sur sa poitrine laissée à demi découverte par le
-pli négligé d’un peplum de couleur paille bordé d’une grecque noire;
-une bandelette noir et or passait et luisait par place dans ses cheveux
-d’ébène, car elle avait changé de costume en revenant du théâtre; et
-autour de son bras, comme l’aspic autour du bras de Cléopâtre, un
-serpent d’or, aux yeux de pierreries, s’enroulait à plusieurs reprises
-et cherchait à se mordre la queue.
-
-Une petite table à pieds de griffons, incrustée de nacre, d’argent
-et d’ivoire, était dressée près du lit à deux places, chargée de
-différents mets servis dans des plats d’argent et d’or ou de terre
-émaillée de peintures précieuses. On y voyait un oiseau du Phase couché
-dans ses plumes, et divers fruits que leurs saisons empêchent de se
-rencontrer ensemble.
-
-Tout paraissait indiquer qu’on attendait un hôte; des fleurs fraîches
-jonchaient le sol, et les amphores de vin étaient plongées dans des
-urnes pleines de neige.
-
-Arria Marcella fit signe à Octavien de s’étendre à côté d’elle sur le
-biclinium et de prendre part au repas;—le jeune homme, à demi-fou de
-surprise et d’amour, prit au hasard quelques bouchées sur les plats
-que lui tendaient de petits esclaves asiatiques aux cheveux frisés, à
-la courte tunique. Arria ne mangeait pas, mais elle portait souvent
-à ses lèvres un vase myrrhin aux teintes opalines rempli d’un vin
-d’une pourpre sombre comme du sang figé; à mesure qu’elle buvait,
-une imperceptible vapeur rose montait à ses joues pâles, de son cœur
-qui n’avait pas battu depuis tant d’années; cependant son bras nu,
-qu’Octavien effleura en soulevant sa coupe, était froid comme la peau
-d’un serpent ou le marbre d’une tombe.
-
-«Oh! lorsque tu t’es arrêté aux Studj à contempler le morceau de boue
-durcie qui conserve ma forme, dit Arria Marcella en tournant son long
-regard humide vers Octavien, et que ta pensée s’est élancée ardemment
-vers moi, mon âme l’a senti dans ce monde où je flotte invisible pour
-les yeux grossiers; la croyance fait le dieu, et l’amour fait la femme.
-On n’est véritablement morte que quand on n’est plus aimée; ton désir
-m’a rendu la vie, la puissante évocation de ton cœur a supprimé les
-distances qui nous séparaient.»
-
-L’idée d’évocation amoureuse qu’exprimait la jeune femme, rentrait dans
-les croyances philosophiques d’Octavien, croyances que nous ne sommes
-pas loin de partager.
-
-En effet, rien ne meurt, tout existe toujours; nulle force ne peut
-anéantir ce qui fut une fois. Toute action, toute parole, toute forme,
-toute pensée tombée dans l’océan universel des choses y produit des
-cercles qui vont s’élargissant jusqu’aux confins de l’éternité. La
-figuration matérielle ne disparaît que pour les regards vulgaires,
-et les spectres qui s’en détachent peuplent l’infini. Pâris continue
-d’enlever Hélène dans une région inconnue de l’espace. La galère de
-Cléopâtre gonfle ses voiles de soie sur l’azur d’un Cydnus idéal.
-Quelques esprits passionnés et puissants ont pu amener à eux des
-siècles écoulés en apparence, et faire revivre des personnages morts
-pour tous. Faust a eu pour maîtresse la fille de Tyndare, et l’a
-conduite à son château gothique, du fond des abîmes mystérieux de
-l’Hadès. Octavien venait de vivre un jour sous le règne de Titus et de
-se faire aimer d’Arria Marcella, fille d’Arrius Diomèdes, couchée en
-ce moment près de lui sur un lit antique dans une ville détruite pour
-tout le monde.
-
-«A mon dégoût des autres femmes, répondit Octavien, à la rêverie
-invincible qui m’entraînait vers ses types radieux au fond des siècles
-comme des étoiles provocatrices, je comprenais que je n’aimerais jamais
-que hors du temps et de l’espace. C’était toi que j’attendais, et ce
-frêle vestige conservé par la curiosité des hommes m’a par son secret
-magnétisme mis en rapport avec ton âme. Je ne sais si tu es un rêve
-ou une réalité, un fantôme ou une femme, si comme Ixion je serre un
-nuage sur ma poitrine abusée, si je suis le jouet d’un vil prestige de
-sorcellerie, mais ce que je sais bien, c’est que tu seras mon premier
-et mon dernier amour.
-
-—Qu’Éros, fils d’Aphrodite, entende ta promesse, dit Arria Marcella
-en inclinant sa tête sur l’épaule de son amant qui la souleva avec une
-étreinte passionnée. Oh! serre-moi sur ta jeune poitrine, enveloppe-moi
-de ta tiède haleine, j’ai froid d’être restée si longtemps sans amour.»
-Et contre son cœur Octavien sentait s’élever et s’abaisser ce beau
-sein, dont le matin même il admirait le moule à travers la vitre d’une
-armoire de musée; la fraîcheur de cette belle chair le pénétrait à
-travers sa tunique et le faisait brûler. La bandelette or et noir
-s’était détachée de la tête d’Arria passionnément renversée, et ses
-cheveux se répandaient comme un fleuve noir sur l’oreiller bleu.
-
-Les esclaves avaient emporté la table. On n’entendit plus qu’un bruit
-confus de baisers et de soupirs. Les cailles familières, insouciantes
-de cette scène amoureuse, picoraient, sur le pavé mosaïque les miettes
-du festin en poussant de petits cris.
-
-Tout à coup les anneaux d’airain de la portière qui fermait la chambre
-glissèrent sur leur tringle, et un vieillard d’aspect sévère et drapé
-dans un ample manteau brun parut sur le seuil. Sa barbe grise était
-séparée en deux pointes comme celle des Nazaréens, son visage semblait
-sillonné par la fatigue des macérations: une petite croix de bois
-noir pendait à son col et ne laissait aucun doute sur sa croyance: il
-appartenait à la secte, toute récente alors, des disciples du Christ.
-
-A son aspect, Arria Marcella, éperdue de confusion, cacha sa figure
-sous un pli de son manteau, comme un oiseau qui met la tête sous
-son aile en face d’un ennemi qu’il ne peut éviter, pour s’épargner
-au moins l’horreur de le voir; tandis qu’Octavien, appuyé sur son
-coude, regardait avec fixité le personnage fâcheux qui entrait ainsi
-brusquement dans son bonheur.
-
-«Arria, Arria, dit le personnage austère d’un ton de reproche, le temps
-de ta vie n’a-t-il pas suffi à tes déportements, et faut-il que tes
-infâmes amours empiètent sur les siècles qui ne t’appartiennent pas?
-Ne peux-tu laisser les vivants dans leur sphère, ta cendre n’est donc
-pas encore refroidie depuis le jour où tu mourus sans repentir sous
-la pluie de feu du volcan? Deux mille ans de mort ne t’ont donc pas
-calmée, et tes bras voraces attirent sur ta poitrine de marbre, vide
-de cœur, les pauvres insensés enivrés par tes philtres.
-
-—Arrius, grâce, mon père, ne m’accablez pas, au nom de cette religion
-morose qui ne fut jamais la mienne; moi, je crois à nos anciens
-dieux qui aimaient la vie, la jeunesse, la beauté, le plaisir; ne me
-replongez pas dans le pâle néant. Laissez-moi jouir de cette existence
-que l’amour m’a rendue.
-
-—Tais-toi, impie, ne me parle pas de tes dieux qui sont des démons.
-Laisse aller cet homme enchaîné par tes impures séductions; ne l’attire
-plus hors du cercle de sa vie que Dieu a mesurée; retourne dans les
-limbes du paganisme avec tes amants asiatiques, romains ou grecs.
-Jeune chrétien, abandonne cette larve qui te semblerait plus hideuse
-qu’Empouse et Phorkyas, si tu la pouvais voir telle qu’elle est.»
-
-Octavien, pâle, glacé d’horreur, voulut parler; mais sa voix resta
-attachée à son gosier, selon l’expression virgilienne.
-
-«M’obéiras-tu, Arria? s’écria impérieusement le grand vieillard.
-
-—Non, jamais,» répondit Arria, les yeux étincelants, les narines
-dilatées, les lèvres frémissantes, en entourant le corps d’Octavien
-de ses beaux bras de statue, froids, durs et rigides comme le marbre.
-Sa beauté furieuse, exaspérée par la lutte, rayonnait avec un éclat
-surnaturel à ce moment suprême, comme pour laisser à son jeune amant un
-inéluctable souvenir.
-
-«Allons, malheureuse, reprit le vieillard, il faut employer les
-grands moyens, et rendre ton néant palpable et visible à cet enfant
-fasciné,» et il prononça d’une voix pleine de commandement une formule
-d’exorcisme qui fit tomber des joues d’Arria les teintes pourprées que
-le vin noir du vase myrrhin y avait fait monter.
-
-En ce moment, la cloche lointaine d’un des villages qui bordent la mer
-ou des hameaux perdus dans les plis de la montagne fit entendre les
-premières volées de la Salutation angélique.
-
-A ce son, un soupir d’agonie sortit de la poitrine brisée de la jeune
-femme. Octavien sentit se desserrer les bras qui l’entouraient; les
-draperies qui la couvraient se replièrent sur elles-mêmes, comme si les
-contours qui les soutenaient se fussent affaissés, et le malheureux
-promeneur nocturne ne vit plus à côté de lui, sur le lit du festin,
-qu’une pincée de cendres mêlée de quelques ossements calcinés parmi
-lesquels brillaient des bracelets et des bijoux d’or, et que des restes
-informes, tels qu’on les dut découvrir en déblayant la maison d’Arrius
-Diomèdes.
-
-Il poussa un cri terrible et perdit connaissance.
-
-Le vieillard avait disparu. Le soleil se levait, et la salle ornée tout
-à l’heure avec tant d’éclat n’était plus qu’une ruine démantelée.
-
-Après avoir dormi d’un sommeil appesanti par les libations de la
-veille, Max et Fabio se réveillèrent en sursaut, et leur premier soin
-fut d’appeler leur compagnon, dont la chambre était voisine de la
-leur, par un de ces cris de ralliement burlesques dont on convient
-quelquefois en voyage; Octavien ne répondit pas, pour de bonnes
-raisons. Fabio et Max, ne recevant pas de réponse, entrèrent dans la
-chambre de leur ami, et virent que le lit n’avait pas été défait.
-
-«Il se sera endormi sur quelque chaise, dit Fabio, sans pouvoir
-gagner sa couchette; car il n’a pas la tête forte, ce cher Octavien;
-et il sera sorti de bonne heure pour dissiper les fumées du vin à la
-fraîcheur matinale.
-
-—Pourtant il n’avait guère bu, ajouta Max par manière de réflexion.
-Tout ceci me semble assez étrange. Allons à sa recherche.»
-
-Les deux amis, aidés du cicerone, parcoururent toutes les rues,
-carrefours, places et ruelles de Pompeï, entrèrent dans toutes les
-maisons curieuses où ils supposèrent qu’Octavien pouvait être occupé à
-copier une peinture ou à relever une inscription, et finirent par le
-trouver évanoui sur la mosaïque disjointe d’une petite chambre à demi
-écroulée. Ils eurent beaucoup de peine à le faire revenir à lui, et
-quand il eut repris connaissance, il ne donna pas d’autre explication,
-sinon qu’il avait eu la fantaisie de voir Pompeï au clair de la lune,
-et qu’il avait été pris d’une syncope qui, sans doute, n’aurait pas de
-suite.
-
-La petite bande retourna à Naples par le chemin de fer, comme elle
-était venue, et le soir, dans leur loge, à San Carlo, Max et Fabio
-regardaient à grand renfort de jumelles sautiller dans un ballet, sur
-les traces d’Amalia Ferraris, la danseuse alors en vogue, un essaim
-de nymphes culottées, sous leurs jupes de gaze, d’un affreux caleçon
-vert monstre qui les faisait ressembler à des grenouilles piquées de la
-tarentule. Octavien, pâle, les yeux troubles, le maintien accablé, ne
-paraissait pas se douter de ce qui se passait sur la scène, tant, après
-les merveilleuses aventures de la nuit, il avait peine à reprendre le
-sentiment de la vie réelle.
-
-A dater de cette visite à Pompeï, Octavien fut en proie à une
-mélancolie morne, que la bonne humeur et les plaisanteries de ses
-compagnons aggravaient plutôt qu’ils ne le soulageaient; l’image
-d’Arria Marcella le poursuivait toujours, et le triste dénoûment de sa
-bonne fortune fantastique n’en détruisait pas le charme.
-
-N’y pouvant plus tenir, il retourna secrètement à Pompeï et se promena,
-comme la première fois, dans les ruines, au clair de lune, le cœur
-palpitant d’un espoir insensé, mais l’hallucination ne se renouvela
-pas; il ne vit que des lézards fuyant sur les pierres; il n’entendit
-que des piaulements d’oiseaux de nuit effrayés; il ne rencontra plus
-son ami Rufus Holconius; Tyché ne vint pas lui mettre sa main fluette
-sur le bras; Arria Marcella resta obstinément dans la poussière.
-
-En désespoir de cause, Octavien s’est marié dernièrement à une jeune
-et charmante Anglaise, qui est folle de lui. Il est parfait pour
-sa femme; cependant Ellen, avec cet instinct du cœur que rien ne
-trompe, sent que son mari est amoureux d’une autre; mais de qui? C’est
-ce que l’espionnage le plus actif n’a pu lui apprendre. Octavien
-n’entretient pas de danseuse; dans le monde, il n’adresse aux femmes
-que des galanteries banales; il a même répondu très-froidement aux
-avances marquées d’une princesse russe, célèbre par sa beauté et sa
-coquetterie. Un tiroir secret, ouvert pendant l’absence de son mari,
-n’a fourni aucune preuve d’infidélité aux soupçons d’Ellen. Mais
-comment pourrait-elle s’aviser d’être jalouse de Marcella, fille
-d’Arrius Diomèdes, affranchi de Tibère?
-
-
-
-
-LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT
-
-
-J’avais fait défendre ma porte ce jour-là; ayant pris dès le matin la
-résolution formelle de ne rien faire, je ne voulais pas être dérangé
-dans cette importante occupation. Sûr de n’être inquiété par aucun
-fâcheux (ils ne sont pas tous dans la comédie de Molière), j’avais pris
-toutes mes mesures pour savourer à mon aise ma volupté favorite.
-
-Un grand feu brillait dans ma cheminée, les rideaux fermés tamisaient
-un jour discret et nonchalant, une demi-douzaine de carreaux jonchaient
-le tapis, et, doucement étendu devant l’âtre à la distance d’un rôti
-à la broche, je faisais danser au bout de mon pied une large babouche
-marocaine d’un jaune oriental et d’une forme bizarre; mon chat était
-couché sur ma manche, comme celui du prophète Mahomet, et je n’aurais
-pas changé ma position pour tout l’or du monde.
-
-Mes regards distraits, déjà noyés par cette délicieuse somnolence qui
-suit la suspension volontaire de la pensée, erraient, sans trop les
-voir, de la charmante esquisse de _la Madeleine au désert_ de Camille
-Roqueplan au sévère dessin à la plume d’Aligny et au grand paysage
-des quatre inséparables, Feuchères, Séchan, Diéterle et Despléchins,
-richesse et gloire de mon logis de poëte; le sentiment de la vie
-réelle m’abandonnait peu à peu, et j’étais enfoncé bien avant sous les
-ondes insondables de cette _mer d’anéantissement_ où tant de rêveurs
-orientaux ont laissé leur raison, déjà ébranlée par le hatschich et
-l’opium.
-
-Le silence le plus profond régnait dans la chambre; j’avais arrêté la
-pendule pour ne pas entendre le tic-tac du balancier, ce battement de
-pouls de l’éternité; car je ne puis souffrir, lorsque je suis oisif,
-l’activité bête et fiévreuse de ce disque de cuivre jaune qui va d’un
-coin à l’autre de sa cage et marche toujours sans faire un pas.
-
-Tout à coup, et kling et klang, un coup de sonnette vif, nerveux,
-insupportablement argentin, éclate et tombe dans ma tranquillité comme
-une goutte de plomb fondu qui s’enfoncerait en grésillant dans un lac
-endormi; sans penser à mon chat, pelotonné en boule sur ma manche, je
-me redressai en tressaillant et sautai sur mes pieds comme lancé par
-un ressort, envoyant à tous les diables l’imbécile concierge qui avait
-laissé passer quelqu’un malgré la consigne formelle; puis je me rassis.
-A peine remis de la secousse nerveuse, j’assurai les coussins sous mes
-bras et j’attendis l’événement de pied ferme.
-
-La porte du salon s’entr’ouvrit et je vis paraître d’abord la tête
-laineuse d’Adolfo-Francesco Pergialla, espèce de brigand abyssin au
-service duquel j’étais alors, sous prétexte d’avoir un domestique
-nègre. Ses yeux blancs étincelaient, son nez épaté se dilatait
-prodigieusement, ses grosses lèvres, épanouies en un large sourire
-qu’il s’efforçait de rendre malicieux, laissaient voir ses dents de
-chien de Terre-Neuve, il crevait d’envie de parler dans sa peau noire,
-et faisait toutes les contorsions possibles pour attirer mon attention.
-
-«Eh bien! Francesco, qu’y a-t-il? Quand vous tourneriez pendant une
-heure vos yeux d’émail comme ce nègre de bronze qui avait une horloge
-dans le ventre, en serais-je plus instruit? Voilà assez de pantomime,
-tâchez de me dire, dans un idiome quelconque, ce dont il s’agit, et
-quelle est la personne qui vient me relancer jusqu’au fond de ma
-paresse.»
-
-Il faut vous dire qu’Adolfo-Francesco Pergialla-Abdallah-Ben-Mohammed,
-Abyssin de naissance, autrefois mahométan, chrétien pour le
-quart d’heure, savait toutes les langues et n’en parlait aucune
-intelligiblement; il commençait en français, continuait en italien,
-et finissait en turc ou en arabe, surtout dans les conversations
-embarrassantes pour lui, lorsqu’il s’agissait de bouteilles de
-vin de Bordeaux, de liqueurs des îles ou de friandises disparues
-prématurément. Par bonheur, j’ai des amis polyglottes: nous le
-chassions d’abord de l’Europe; après avoir épuisé l’italien,
-l’espagnol et l’allemand, il se sauvait à Constantinople, dans le turc,
-où Alfred le pourchassait vivement: se voyant traqué, il sautait à
-Alger, où Eugène lui marchait sur les talons en le suivant à travers
-tous les dialectes de haut et bas arabe; arrivé là, il se réfugiait
-dans le bambara, le galla et autres dialectes de l’intérieur de
-l’Afrique, où d’Abadie, Combes et Tamisier pouvaient seuls le forcer.
-Cette fois, il me répondit résolûment en un espagnol médiocre, mais
-fort clair:
-
-«_Una mujer muy bonita con su hermana quien quiere hablar á usted._
-
-—Fais-les entrer si elles sont jeunes et jolies; autrement, dis que je
-suis en affaires.»
-
-Le drôle, qui s’y connaissait, disparut quelques secondes et revint
-bientôt suivi de deux femmes enveloppées dans de grands bournous
-blancs, dont les capuchons étaient rabattus.
-
-Je présentai le plus galamment du monde deux fauteuils à ces dames;
-mais, avisant les piles de carreaux, elles me firent un signe de la
-main qu’elles me remerciaient, et, se débarrassant de leurs bournous,
-elles s’assirent en croisant leurs jambes à la mode orientale.
-
-Celle qui était assise en face de moi, sous le rayon du soleil qui
-pénétrait à travers l’interstice des rideaux, pouvait avoir vingt ans;
-l’autre, beaucoup moins jolie, paraissait un peu plus âgée; ne nous
-occupons que de la plus jolie.
-
-Elle était richement habillée à la mode turque; une veste de velours
-vert, surchargée d’ornements, serrait sa taille d’abeille; sa
-chemisette de gaze rayée, retenue au col par deux boutons de diamant,
-était échancrée de manière à laisser voir une poitrine blanche et bien
-formée; un mouchoir de satin blanc, étoilé et constellé de paillettes,
-lui servait de ceinture. Des pantalons larges et bouffants lui
-descendaient jusqu’aux genoux; des jambières à l’albanaise en velours
-brodé garnissaient ses jambes fines et délicates aux jolis pieds nus
-enfermés dans de petites pantoufles de maroquin gaufré, piqué, colorié
-et cousu de fils d’or; un caftan orange, broché de fleurs d’argent,
-un fez écarlate enjolivé d’une longue houppe de soie, complétaient
-cette parure assez bizarre pour rendre des visites à Paris en cette
-malheureuse année 1842.
-
-Quant à sa figure, elle avait cette beauté régulière de la race
-turque: dans son teint, d’un blanc mat semblable à du marbre dépoli,
-s’épanouissaient mystérieusement, comme deux fleurs noires, ces beaux
-yeux orientaux si clairs et si profonds sous leurs longues paupières
-teintes de henné. Elle regardait d’un air inquiet et semblait
-embarrassée; par contenance, elle tenait un de ses pieds dans une de
-ses mains, et de l’autre jouait avec le bout d’une de ses tresses,
-toute chargée de sequins percés par le milieu, de rubans et de bouquets
-de perles.
-
-L’autre, vêtue à peu près de même, mais moins richement, se tenait
-également dans le silence et l’immobilité. Me reportant par la pensée
-à l’apparition des bayadères à Paris, j’imaginai que c’était quelque
-almée du Caire, quelque connaissance égyptienne de mon ami Dauzats,
-qui, encouragée par l’accueil que j’avais fait à la belle Amany et
-à ses brunes compagnes, Sandiroun et Rangoun, venait implorer ma
-protection de feuilletoniste.
-
-«Mesdames, que puis-je faire pour vous?» leur dis-je en portant
-mes mains à mes oreilles de manière à produire un salamalec assez
-satisfaisant.
-
-La belle Turque leva les yeux au plafond, les ramena vers le tapis,
-regarda sa sœur d’un air profondément méditatif. Elle ne comprenait pas
-un mot de français.
-
-«Holà, Francesco! maroufle, butor, belître, ici, singe manqué, sers-moi
-à quelque chose au moins une fois dans ta vie.»
-
-Francesco s’approcha d’un air important et solennel.
-
-«Puisque tu parles si mal français, tu dois parler fort bien arabe, et
-tu vas jouer le rôle de drogman entre ces dames et moi. Je t’élève à la
-dignité d’interprète; demande d’abord à ces deux belles étrangères qui
-elles sont, d’où elles viennent et ce qu’elles veulent.»
-
-Sans reproduire les différentes grimaces dudit Francesco, je
-rapporterai la conversation comme si elle avait eu lieu en français.
-
-«Monsieur, dit la belle Turque par l’organe du nègre, quoique vous
-soyez littérateur, vous devez avoir lu les _Mille et une Nuits_, contes
-arabes, traduits ou à peu près par ce bon M. Galland, et le nom de
-Scheherazade ne vous est pas inconnu?
-
-—La belle Scheherazade, femme de cet ingénieux sultan Schahriar, qui,
-pour éviter d’être trompé, épousait une femme le soir et la faisait
-étrangler le matin? Je la connais parfaitement.
-
-—Eh bien! je suis la sultane Scheherazade, et voilà ma bonne sœur
-Dinarzarde, qui n’a jamais manqué de me dire toutes les nuits: «Ma
-sœur, devant qu’il fasse jour, contez-nous donc, si vous ne dormez pas,
-un de ces beaux contes que vous savez.»
-
-—Enchanté de vous voir, quoique la visite soit un peu fantastique;
-mais qui me procure cet insigne honneur de recevoir chez moi, pauvre
-poëte, la sultane Scheherazade et sa sœur Dinarzarde?
-
-—A force de conter, je suis arrivée au bout de mon rouleau; j’ai dit
-tout ce que je savais. J’ai épuisé le monde de la féerie; les goules,
-les djinns, les magiciens et les magiciennes m’ont été d’un grand
-secours, mais tout s’use, même l’impossible; le très-glorieux sultan,
-ombre du padischa, lumière des lumières, lune et soleil de l’Empire
-du milieu, commence à bâiller terriblement et tourmente la poignée de
-son sabre; ce matin, j’ai raconté ma dernière histoire, et mon sublime
-seigneur a daigné ne pas me faire couper la tête encore; au moyen du
-tapis magique des quatre Facardins, je suis venue ici en toute hâte
-chercher un conte, une histoire, une nouvelle, car il faut que demain
-matin, à l’appel accoutumé de ma sœur Dinarzarde, je dise quelque
-chose au grand Schahriar, l’arbitre de mes destinées; cet imbécile de
-Galland a trompé l’univers en affirmant qu’après la mille et unième
-nuit le sultan, rassasié d’histoires, m’avait fait grâce; cela n’est
-pas vrai: il est plus affamé de contes que jamais, et sa curiosité
-seule peut faire contre-poids à sa cruauté.
-
-—Votre sultan Schahriar, ma pauvre Scheherazade, ressemble
-terriblement à notre public; si nous cessons un jour de l’amuser, il
-ne nous coupe pas la tête, il nous oublie, ce qui n’est guère moins
-féroce. Votre sort me touche, mais qu’y puis-je faire?
-
-—Vous devez avoir quelque feuilleton, quelque nouvelle en
-portefeuille, donnez-le-moi.
-
-—Que demandez-vous, charmante sultane? je n’ai rien de fait, je ne
-travaille que par la plus extrême famine, car, ainsi que l’a dit
-Perse, _fames facit poetridas picas_. J’ai encore de quoi dîner trois
-jours; allez trouver Karr, si vous pouvez parvenir à lui à travers
-les essaims des guêpes qui bruissent et battent de l’aile autour de
-sa porte et contre ses vitres; il a le cœur plein de délicieux romans
-d’amour, qu’il vous dira entre une leçon de boxe et une fanfare de
-cor de chasse; attendez Jules Janin au détour de quelque colonne de
-feuilleton, et, tout en marchant, il vous improvisera une histoire
-comme jamais le sultan Schahriar n’en a entendu.»
-
-La pauvre Scheherazade leva vers le plafond ses longues paupières
-teintes de henné avec un regard si doux, si lustré, si onctueux et
-si suppliant, que je me sentis attendri et que je pris une grande
-résolution.
-
-«J’avais une espèce de sujet dont je voulais faire un feuilleton; je
-vais vous le dicter, vous le traduirez en arabe en y ajoutant les
-broderies, les fleurs et les perles de poésie qui lui manquent; le
-titre est déjà tout trouvé, nous appellerons notre conte _la Mille et
-deuxième Nuit_.»
-
-Scheherazade prit un carré de papier et se mit à écrire de droite à
-gauche, à la mode orientale, avec une grande vélocité. Il n’y avait pas
-de temps à perdre: il fallait qu’elle fût le soir même dans la capitale
-du royaume de Samarcande.
-
- * * * * *
-
-Il y avait une fois dans la ville du Caire un jeune homme nommé
-Mahmoud-Ben-Ahmed, qui demeurait sur la place de l’Esbekick.
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-Son père et sa mère étaient morts depuis quelques années en lui
-laissant une fortune médiocre, mais suffisante pour qu’il pût vivre
-sans avoir recours au travail de ses mains: d’autres auraient essayé
-de charger un vaisseau de marchandises ou de joindre quelques chameaux
-chargés d’étoffes précieuses à la caravane qui va de Bagdad à la
-Mecque; mais Mahmoud-Ben-Ahmed préférait vivre tranquille, et ses
-plaisirs consistaient à fumer du tombeki dans son narguilhé, en prenant
-des sorbets et en mangeant des confitures sèches de Damas.
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-Quoiqu’il fût bien fait de sa personne, de visage régulier et de mine
-agréable, il ne cherchait pas les aventures, et avait répondu plusieurs
-fois aux personnes qui le pressaient de se marier et lui proposaient
-des partis riches et convenables, qu’il n’était pas encore temps et
-qu’il ne se sentait nullement d’humeur à prendre femme.
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-Mahmoud-Ben-Ahmed avait reçu une bonne éducation: il lisait couramment
-dans les livres les plus anciens, possédait une belle écriture, savait
-par cœur les versets du Coran, les remarques des commentateurs, et
-eût récité sans se tromper d’un vers les Moallakats des fameux poëtes
-affichés aux portes des mosquées; il était un peu poëte lui-même et
-composait volontiers des vers assonants et rimés, qu’il déclamait sur
-des airs de sa façon avec beaucoup de grâce et de charme.
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-A force de fumer son narguilhé et de rêver à la fraîcheur du soir sur
-les dalles de marbre de sa terrasse, la tête de Mahmoud-Ben-Ahmed
-s’était un peu exaltée: il avait formé le projet d’être l’amant
-d’une péri ou tout au moins d’une princesse du sang royal. Voilà le
-motif secret qui lui faisait recevoir avec tant d’indifférence les
-propositions de mariage et refuser les offres des marchands d’esclaves.
-La seule compagnie qu’il pût supporter était celle de son cousin
-Abdul-Malek, jeune homme doux et timide qui semblait partager la
-modestie de ses goûts.
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-Un jour, Mahmoud-Ben-Ahmed se rendait au bazar pour acheter quelques
-flacons d’atar-gull et autres drogueries de Constantinople, dont il
-avait besoin. Il rencontra, dans une rue fort étroite, une litière
-fermée par des rideaux de velours incarnadin, portée par deux mules
-blanches et précédée de zebeks et de chiaoux richement costumés. Il
-se rangea contre le mur pour laisser passer le cortége; mais il ne
-put le faire si précipitamment qu’il n’eût le temps de voir, par
-l’interstice des courtines, qu’une folle bouffée d’air souleva, une
-fort belle dame assise sur des coussins de brocart d’or. La dame,
-se fiant sur l’épaisseur des rideaux et se croyant à l’abri de tout
-regard téméraire, avait relevé son voile à cause de la chaleur. Ce ne
-fut qu’un éclair; cependant cela suffit pour faire tourner la tête
-du pauvre Mahmoud-Ben-Ahmed: la dame avait le teint d’une blancheur
-éblouissante, des sourcils que l’on eût pu croire tracés au pinceau,
-une bouche de grenade, qui en s’entr’ouvrant laissait voir une double
-file de perles d’Orient plus fines et plus limpides que celles qui
-forment les bracelets et le collier de la sultane favorite, un air
-agréable et fier, et dans toute sa personne je ne sais quoi de noble et
-de royal.
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-Mahmoud-Ben-Ahmed, comme ébloui de tant de perfections, resta longtemps
-immobile à la même place, et, oubliant qu’il était sorti pour faire des
-emplettes, il retourna chez lui les mains vides, emportant dans son
-cœur la radieuse vision.
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-Toute la nuit il ne songea qu’à la belle inconnue, et dès qu’il fut
-levé il se mit à composer en son honneur une longue pièce de poésie,
-où les comparaisons les plus fleuries et les plus galantes étaient
-prodiguées.
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-Ne sachant que faire, sa pièce achevée et transcrite sur une belle
-feuille de papyrus avec de belles majuscules en encre rouge et des
-fleurons dorés, il la mit dans sa manche et sortit pour montrer ce
-morceau à son ami Abdul, pour lequel il n’avait aucune pensée secrète.
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-En se rendant à la maison d’Abdul, il passa devant le bazar et entra
-dans la boutique du marchand de parfums pour prendre les flacons
-d’atar-gull. Il y trouva une belle dame enveloppée d’un long voile
-blanc qui ne laissait découvert que l’œil gauche. Mahmoud-Ben-Ahmed,
-sur ce seul œil gauche, reconnut incontinent la belle dame du
-palanquin. Son émotion fut si forte, qu’il fut obligé de s’adosser à la
-muraille.
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-La dame au voile blanc s’aperçut du trouble de Mahmoud-Ben-Ahmed,
-et lui demanda obligeamment ce qu’il avait et si, par hasard, il se
-trouvait incommodé.
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-Le marchand, la dame et Mahmoud-Ben-Ahmed passèrent dans
-l’arrière-boutique. Un petit nègre apporta sur un plateau un verre
-d’eau de neige, dont Mahmoud-Ben-Ahmed but quelques gorgées.
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-«Pourquoi donc ma vue vous a-t-elle causé une si vive impression?»
-dit la dame d’un ton de voix fort doux et où perçait un intérêt assez
-tendre.
-
-Mahmoud-Ben-Ahmed lui raconta comment il l’avait vue près de la mosquée
-du sultan Hassan à l’instant où les rideaux de sa litière s’étaient un
-peu écartés, et que depuis cet instant il se mourait d’amour pour elle.
-
-«Vraiment, dit la dame, votre passion est née si subitement que cela?
-je ne croyais pas que l’amour vînt si vite. Je suis effectivement la
-femme que vous avez rencontrée hier; je me rendais au bain dans ma
-litière, et comme la chaleur était étouffante, j’avais relevé mon
-voile. Mais vous m’avez mal vue, et je ne suis pas si belle que vous le
-dites.»
-
-En disant ces mots, elle écarta son voile et découvrit un visage
-radieux de beauté, et si parfait, que l’envie n’aurait pu y trouver le
-moindre défaut.
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-Vous pouvez juger quels furent les transports de Mahmoud-Ben-Ahmed à
-une telle faveur; il se répandit en compliments qui avaient le mérite,
-bien rare pour des compliments, d’être parfaitement sincères et de
-n’avoir rien d’exagéré. Comme il parlait avec beaucoup de feu et de
-véhémence, le papier sur lequel ses vers étaient transcrits s’échappa
-de sa manche et roula sur le plancher.
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-«Quel est ce papier? dit la dame; l’écriture m’en paraît fort belle et
-annonce une main exercée.
-
-—C’est, répondit le jeune homme en rougissant beaucoup, une pièce de
-vers que j’ai composée cette nuit, ne pouvant dormir. J’ai tâché d’y
-célébrer vos perfections; mais la copie est bien loin de l’original, et
-mes vers n’ont point les brillants qu’il faut pour célébrer ceux de vos
-yeux.»
-
-La jeune dame lut ces vers attentivement, et dit en les mettant dans sa
-ceinture:
-
-«Quoiqu’ils contiennent beaucoup de flatteries, ils ne sont vraiment
-pas mal tournés.»
-
-Puis elle ajusta son voile et sortit de la boutique en laissant tomber
-avec un accent qui pénétra le cœur de Mahmoud-Ben-Ahmed:
-
-«Je viens quelquefois, au retour du bain, acheter des essences et des
-boîtes de parfumerie chez Bedredin.»
-
-Le marchand félicita Mahmoud-Ben-Ahmed de sa bonne fortune, et,
-l’emmenant tout au fond de sa boutique, il lui dit bien bas à l’oreille:
-
-«Cette jeune dame n’est autre que la princesse Ayesha, fille du calife.»
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-Mahmoud-Ben-Ahmed rentra chez lui tout étourdi de son bonheur et
-n’osant y croire. Cependant, quelque modeste qu’il fût, il ne pouvait
-se dissimuler que la princesse Ayesha ne l’eût regardé d’un œil
-favorable. Le hasard, ce grand entremetteur, avait été au delà de ses
-plus audacieuses espérances. Combien il se félicita alors de ne pas
-avoir cédé aux suggestions de ses amis qui l’engageaient à prendre
-femme, et aux portraits séduisants que lui faisaient les vieilles des
-jeunes filles à marier qui ont toujours, comme chacun le sait, des yeux
-de gazelle, une figure de pleine lune, des cheveux plus longs que la
-queue d’Al Borack, la jument du Prophète, une bouche de jaspe rouge,
-avec une haleine d’ambre gris, et mille autres perfections qui tombent
-avec le haick et le voile nuptial: comme il fut heureux de se sentir
-dégagé de tout lien vulgaire, et libre de s’abandonner tout entier à sa
-nouvelle passion!
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-Il eut beau s’agiter et se tourner sur son divan, il ne put
-s’endormir; l’image de la princesse Ayesha, étincelante comme un oiseau
-de flamme sur un fond de soleil couchant, passait et repassait devant
-ses yeux. Ne pouvant trouver de repos, il monta dans un de ses cabinets
-de bois de cèdre merveilleusement découpé que l’on applique, dans
-les villes d’Orient, aux murailles extérieures des maisons, afin d’y
-profiter de la fraîcheur et du courant d’air qu’une rue ne peut manquer
-de former; le sommeil ne lui vint pas encore, car le sommeil est comme
-le bonheur, il fuit quand on le cherche; et, pour calmer ses esprits
-par le spectacle d’une nuit sereine, il se rendit avec son narguilhé
-sur la plus haute terrasse de son habitation.
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-L’air frais de la nuit, la beauté du ciel plus pailleté d’or qu’une
-robe de péri et dans lequel la lune faisait voir ses joues d’argent,
-comme une sultane pâle d’amour qui se penche aux treillis de son
-kiosque, firent du bien à Mahmoud-Ben-Ahmed, car il était poëte, et ne
-pouvait rester insensible au magnifique spectacle qui s’offrait à sa
-vue.
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-De cette hauteur, la ville du Caire se déployait devant lui comme un
-de ces plans en relief où les giaours retracent leurs villes fortes.
-Les terrasses ornées de pots de plantes grasses, et bariolées de tapis;
-les places où miroitait l’eau du Nil, car on était à l’époque de
-l’inondation; les jardins d’où jaillissaient des groupes de palmiers,
-des touffes de caroubiers ou de nopals; les îles de maisons coupées
-de rues étroites; les coupoles d’étain des mosquées; les minarets
-frêles et découpés à jour comme un hochet d’ivoire; les angles obscurs
-ou lumineux des palais formaient un coup d’œil arrangé à souhait pour
-le plaisir des yeux. Tout au fond, les sables cendrés de la plaine
-confondaient leurs teintes avec les couleurs laiteuses du firmament,
-et les trois pyramides de Giseh, vaguement ébauchées par un rayon
-bleuâtre, dessinaient au bord de l’horizon leur gigantesque triangle de
-pierre.
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-Assis sur une pile de carreaux et le corps enveloppé par les
-circonvolutions élastiques du tuyau de son narguilhé, Mahmoud-Ben-Ahmed
-tâchait de démêler dans la transparente obscurité la forme lointaine du
-palais où dormait la belle Ayesha. Un silence profond régnait sur ce
-tableau qu’on aurait pu croire peint, car aucun souffle, aucun murmure
-n’y révélaient la présence d’un être vivant: le seul bruit appréciable
-était celui que faisait la fumée du narguilhé de Mahmoud-Ben-Ahmed
-en traversant la boule de cristal de roche remplie d’eau destinée à
-refroidir ses blanches bouffées. Tout d’un coup, un cri aigu éclata au
-milieu de ce calme, un cri de détresse suprême, comme doit en pousser,
-au bord de la source, l’antilope qui sent se poser sur son cou la
-griffe d’un lion, ou s’engloutir sa tête dans la gueule d’un crocodile.
-Mahmoud-Ben-Ahmed, effrayé par ce cri d’agonie et de désespoir, se
-leva d’un seul bond et posa instinctivement la main sur le pommeau de
-son yatagan dont il fit jouer la lame pour s’assurer qu’elle ne tenait
-pas au fourreau; puis il se pencha du côté d’où le bruit avait semblé
-partir.
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-Il démêla fort loin dans l’ombre un groupe étrange, mystérieux,
-composé d’une figure blanche poursuivie par une meute de figures
-noires, bizarres et monstrueuses, aux gestes frénétiques, aux allures
-désordonnées. L’ombre blanche semblait voltiger sur la cime des
-maisons, et l’intervalle qui la séparait de ses persécuteurs était
-si peu considérable, qu’il était à craindre qu’elle ne fût bientôt
-prise si sa course se prolongeait, et qu’aucun événement ne vînt à son
-secours. Mahmoud-Ben-Ahmed crut d’abord que c’était une péri ayant aux
-trousses un essaim de goules mâchant de la chair de mort dans leurs
-incisives démesurées, ou de djinns aux ailes flasques, membraneuses,
-armées d’ongles comme celles des chauves-souris, et, tirant de sa poche
-son comboloio de graines d’aloès jaspées, il se mit à réciter, comme
-préservatif, les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah. Il n’était pas au
-vingtième, qu’il s’arrêta. Ce n’était pas une péri, un être surnaturel
-qui fuyait ainsi en sautant d’une terrasse à l’autre et en franchissant
-les rues de quatre ou cinq pieds de large qui coupent le bloc compacte
-des villes orientales, mais bien une femme; les djinns n’étaient que
-des zebecks, des chiaoux et des eunuques acharnés à sa poursuite.
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-Deux ou trois terrasses et une rue séparaient encore la fugitive de la
-plate-forme où se tenait Mahmoud-Ben-Ahmed, mais ses forces semblaient
-la trahir; elle retourna convulsivement la tête sur l’épaule, et, comme
-un cheval épuisé dont l’éperon ouvre le flanc, voyant si près d’elle
-le groupe hideux qui la poursuivait, elle mit la rue entre elle et ses
-ennemis d’un bond désespéré.
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-Elle frôla dans son élan Mahmoud-Ben-Ahmed qu’elle n’aperçut pas, car
-la lune s’était voilée, et courut à l’extrémité de la terrasse qui
-donnait de ce côté-là sur une seconde rue plus large que la première.
-Désespérant de la pouvoir sauter, elle eut l’air de chercher des yeux
-quelque coin où se blottir, et, avisant un grand vase de marbre, elle
-se cacha dedans comme le génie qui rentre dans la coupe d’un lis.
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-La troupe furibonde envahit la terrasse avec l’impétuosité d’un vol
-de démons. Leurs faces cuivrées ou noires à longues moustaches, ou
-hideusement imberbes, leurs yeux étincelants, leurs mains crispées
-agitant des damas et des kandjars, la fureur empreinte sur leurs
-physionomies basses et féroces, causèrent un mouvement d’effroi à
-Mahmoud-Ben-Ahmed, quoiqu’il fût brave de sa personne et habile au
-maniement des armes. Ils parcoururent de l’œil la terrasse vide, et n’y
-voyant pas la fugitive, ils pensèrent sans doute qu’elle avait franchi
-la seconde rue, et ils continuèrent leur poursuite sans faire autrement
-attention à Mahmoud-Ben-Ahmed.
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-Quand le cliquetis de leurs armes et le bruit de leurs babouches sur
-les dalles des terrasses se fut éteint dans l’éloignement, la fugitive
-commença à lever par-dessus les bords du vase sa jolie tête pâle, et
-promena autour d’elle des regards d’antilope effrayée, puis elle
-sortit ses épaules et se mit debout, charmant pistil de cette grande
-fleur de marbre; n’apercevant plus que Mahmoud-Ben-Ahmed qui lui
-souriait et lui faisait signe qu’elle n’avait rien à craindre, elle
-s’élança hors du vase et vint vers le jeune homme avec une attitude
-humble et des bras suppliants.
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-«Par grâce, par pitié, seigneur, sauvez-moi, cachez-moi dans le coin
-le plus obscur de votre maison, dérobez-moi à ces démons qui me
-poursuivent.»
-
-Mahmoud-Ben-Ahmed la prit par la main, la conduisit à l’escalier de la
-terrasse dont il ferma la trappe avec soin, et la mena dans sa chambre.
-Quand il eut allumé la lampe, il vit que la fugitive était jeune, il
-l’avait déjà deviné au timbre argentin de sa voix, et fort jolie, ce
-qui ne l’étonna pas; car à la lueur des étoiles, il avait distingué sa
-taille élégante. Elle paraissait avoir quinze ans tout au plus. Son
-extrême pâleur faisait ressortir ses grands yeux noirs en amande, dont
-les coins se prolongeaient jusqu’aux tempes; son nez mince et délicat
-donnait beaucoup de noblesse à son profil, qui aurait pu faire envie
-aux plus belles filles de Chio ou de Chypre, et rivaliser avec la
-beauté de marbre des idoles adorées par les vieux païens grecs. Son cou
-était charmant et d’une blancheur parfaite; seulement, sur sa nuque,
-on voyait une légère raie de pourpre mince comme un cheveu ou comme le
-plus délié fil de soie, quelques petites gouttelettes de sang sortaient
-de cette ligne rouge. Ses vêtements étaient simples et se composaient
-d’une veste passementée de soie, de pantalons de mousseline et d’une
-ceinture bariolée; sa poitrine se levait et s’abaissait sous sa tunique
-de gaze rayée, car elle était encore hors d’haleine et à peine remise
-de son effroi.
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-Lorsqu’elle fut un peu reposée et rassurée, elle s’agenouilla devant
-Mahmoud-Ben-Ahmed et lui raconta son histoire en fort bons termes:
-«J’étais esclave dans le sérail du riche Abu-Becker, et j’ai commis
-la faute de remettre à la sultane favorite un sélam ou lettre de
-fleurs envoyée par un jeune émir de la plus belle mine avec qui elle
-entretenait un commerce amoureux. Abu-Becker, ayant surpris le sélam,
-est entré dans une fureur horrible, a fait enfermer sa sultane favorite
-dans un sac de cuir avec deux chats, l’a fait jeter à l’eau et m’a
-condamnée à avoir la tête tranchée. Le Kislar-agassi fut chargé de
-cette exécution; mais, profitant de l’effroi et du désordre qu’avait
-causé dans le sérail le châtiment terrible infligé à la pauvre
-Nourmahal, et trouvant ouverte la trappe de la terrasse, je me sauvai.
-Ma fuite fut aperçue, et bientôt les eunuques noirs, les zebecs et les
-Albanais au service de mon maître se mirent à ma poursuite. L’un d’eux,
-Mesrour, dont j’ai toujours repoussé les prétentions, m’a talonné de
-si près avec son damas brandi, qu’il a bien manqué de m’atteindre;
-une fois même j’ai senti le fil de son sabre effleurer ma peau, et
-c’est alors que j’ai poussé ce cri terrible que vous avez dû entendre,
-car je vous avoue que j’ai cru que ma dernière heure était arrivée;
-mais Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète; l’ange Asraël n’était
-pas encore prêt à m’emporter vers le pont d’Alsirat. Maintenant je
-n’ai plus d’espoir qu’en vous. Abu-Becker est puissant, il me fera
-chercher, et s’il peut me reprendre, Mesrour aurait cette fois la main
-plus sûre, et son damas ne se contenterait pas de m’effleurer le cou,
-dit-elle en souriant, et en passant la main sur l’imperceptible raie
-rose tracée par le sabre du zebec. Acceptez-moi pour votre esclave, je
-vous consacrerai une vie que je vous dois. Vous trouverez toujours mon
-épaule pour appuyer votre coude, et ma chevelure pour essuyer la poudre
-de vos sandales.»
-
-Mahmoud-Ben-Ahmed était fort compatissant de sa nature, comme tous
-les gens qui ont étudié les lettres et la poésie. Leila, tel était le
-nom de l’esclave fugitive, s’exprimait en termes choisis; elle était
-jeune, belle, et n’eût-elle été rien de tout cela, l’humanité eût
-défendu de la renvoyer. Mahmoud-Ben-Ahmed montra à la jeune esclave
-un tapis de Perse, des carreaux de soie dans l’angle de la chambre,
-et sur le rebord de l’estrade une petite collation de dattes, de
-cédrats confits et de conserves de roses de Constantinople, à laquelle,
-distrait par ses pensées, il n’avait pas touché lui-même, et de plus,
-deux pots à rafraîchir l’eau, en terre poreuse de Thèbes, posés dans
-des soucoupes de porcelaine du Japon et couverts d’une transpiration
-perlée. Ayant ainsi provisoirement installée Leila, il remonta sur sa
-terrasse pour achever son narguillé et trouver la dernière assonance
-du ghazel qu’il composait en l’honneur de la princesse Ayesha, ghazel
-où les lis d’Iran, les fleurs du Gulistan, les étoiles et toutes les
-constellations célestes se disputaient pour entrer.
-
-Le lendemain, Mahmoud-Ben-Ahmed, dès que le jour parut, fit cette
-réflexion qu’il n’avait pas de sachet de benjoin, qu’il manquait
-de civette, et que la bourse de soie brochée d’or et constellée de
-paillettes, où il serrait son latakié, était éraillée et demandait à
-être remplacée par une autre plus riche et de meilleur goût. Ayant à
-peine pris le temps de faire ses ablutions et de réciter sa prière en
-se tournant du côté de l’orient, il sortit de sa maison après avoir
-recopié sa poésie et l’avoir mise dans sa manche comme la première
-fois, non pas dans l’intention de la montrer à son ami Abdul, mais
-pour la remettre à la princesse Ayesha en personne, dans le cas où il
-la rencontrerait au bazar, dans la boutique de Bedredin. Le muezzin,
-perché sur le balcon du minaret, annonçait seulement la cinquième
-heure, il n’y avait dans les rues que les fellahs, poussant devant eux
-leurs ânes chargés de pastèques, de régimes de dattes, de poules liées
-par les pattes, et de moitiés de moutons qu’ils portaient au marché.
-Il fut dans le quartier où était situé le palais d’Ayesha, mais il ne
-vit rien que des murailles crénelées et blanchies à la chaux. Rien ne
-paraissait aux trois ou quatre petites fenêtres obstruées de treillis
-de bois à mailles étroites, qui permettaient aux gens de la maison de
-voir ce qui se passait dans la rue, mais ne laissaient aucun espoir
-aux regards indiscrets et aux curieux du dehors. Les palais orientaux,
-à l’envers des palais du Franguistan, réservent leurs magnificences
-pour l’intérieur et tournent, pour ainsi dire, le dos au passant.
-Mahmoud-Ben-Ahmed ne retira donc pas grand fruit de ses investigations.
-Il vit entrer et sortir deux ou trois esclaves noirs, richement
-habillés, et dont la mine insolente et fière prouvait la conscience
-d’appartenir à une maison considérable et à une personne de la plus
-haute qualité. Notre amoureux, en regardant ces épaisses murailles,
-fit de vains efforts pour découvrir de quel côté se trouvaient les
-appartements d’Ayesha. Il ne put y parvenir: la grande porte, formée
-par un arc découpé en cœur, était murée au fond, ne donnait accès dans
-la cour que par une porte latérale, et ne permettait pas au regard d’y
-pénétrer. Mahmoud-Ben-Ahmed fut obligé de se retirer sans avoir fait
-aucune découverte; l’heure s’avançait et il aurait pu être remarqué.
-Il se rendit donc chez Bedredin, auquel il fit, pour se le rendre
-favorable, des emplettes assez considérables d’objets dont il n’avait
-aucun besoin. Il s’assit dans la boutique, questionna le marchand,
-s’enquit de son commerce, s’il s’était heureusement défait des soieries
-et des tapis apportés par la dernière caravane d’Alep, si ses vaisseaux
-étaient arrivés au port sans avaries; bref, il fit toutes les lâchetés
-habituelles aux amoureux; il espérait toujours voir paraître Ayesha;
-mais il fut trompé dans son attente: elle ne vint pas ce jour-là. Il
-s’en retourna chez lui, le cœur gros, l’appelant déjà cruelle et
-perfide, comme si effectivement elle lui eût promis de se trouver chez
-Bedredin et qu’elle lui eût manqué de parole.
-
-En rentrant dans sa chambre, il mit ses babouches dans la niche de
-marbre sculpté, creusée à côté de la porte pour cet usage; il ôta le
-caftan d’étoffe précieuse qu’il avait endossé dans l’idée de rehausser
-sa bonne mine et de paraître avec tous ses avantages aux yeux d’Ayesha,
-et s’étendit sur son divan dans un affaissement voisin du désespoir.
-Il lui semblait que tout était perdu, que le monde allait finir, et
-il se plaignait amèrement de la fatalité; le tout, pour ne pas avoir
-rencontré, ainsi qu’il l’espérait, une femme qu’il ne connaissait pas
-deux jours auparavant.
-
-Comme il avait fermé les yeux de son corps pour mieux voir le rêve de
-son âme, il sentit un vent léger lui rafraîchir le front; il souleva
-ses paupières, et vit, assise à côté de lui, par terre, Leila qui
-agitait un de ces petits pavillons d’écorce de palmier, qui servent, en
-Orient, d’éventail et de chasse-mouche. Il l’avait complétement oubliée.
-
-«Qu’avez-vous, mon cher seigneur? dit-elle d’une voix perlée et
-mélodieuse comme de la musique. Vous ne paraissez pas jouir de votre
-tranquillité d’esprit; quelque souci vous tourmente. S’il était au
-pouvoir de votre esclave de dissiper ce nuage de tristesse qui voile
-votre front, elle s’estimerait la plus heureuse femme du monde, et ne
-porterait pas envie à la sultane Ayesha elle-même, quelque belle et
-quelque riche qu’elle soit.»
-
-Ce nom fit tressaillir Mahmoud-Ben-Ahmed sur son divan, comme un malade
-dont on touche la plaie par hasard; il se souleva un peu et jeta un
-regard inquisiteur sur Leila, dont la physionomie était la plus calme
-du monde et n’exprimait rien autre chose qu’une tendre sollicitude.
-Il rougit cependant comme s’il avait été surpris dans le secret de
-sa passion. Leila, sans faire attention à cette rougeur délatrice et
-significative, continua à offrir ses consolations à son nouveau maître:
-
-«Que puis-je faire pour éloigner de votre esprit les sombres idées qui
-l’obsèdent? un peu de musique dissiperait peut-être cette mélancolie.
-Une vieille esclave qui avait été odalisque de l’ancien sultan m’a
-appris les secrets de la composition; je puis improviser des vers et
-m’accompagner de la guzla.»
-
-En disant ces mots, elle détacha du mur la guzla au ventre de
-citronnier, côtelé d’ivoire, au manche incrusté de nacre, de burgau
-et d’ébène, et joua d’abord avec une rare perfection la tarabuca et
-quelques autres airs arabes.
-
-La justesse de la voix et la douceur de la musique eussent, en toute
-autre occasion, réjoui Mahmoud-Ben-Ahmed, qui était fort sensible aux
-agréments des vers et de l’harmonie; mais il avait le cerveau et le
-cœur si préoccupés de la dame qu’il avait vue chez Bedredin, qu’il ne
-fit aucune attention aux chansons de Leila.
-
-Le lendemain, plus heureux que la veille, il rencontra Ayesha dans
-la boutique de Bedredin. Vous décrire sa joie serait une entreprise
-impossible; ceux qui ont été amoureux peuvent seuls la comprendre.
-Il resta un moment sans voix, sans haleine, un nuage dans les yeux.
-Ayesha, qui vit son émotion, lui en sut gré et lui adressa la parole
-avec beaucoup d’affabilité; car rien ne flatte les personnes de haute
-naissance comme le trouble qu’elles inspirent. Mahmoud-Ben-Ahmed,
-revenu à lui, fit tous ses efforts pour être agréable, et comme il
-était jeune, de belle apparence, qu’il avait étudié la poésie et
-s’exprimait dans les termes les plus élégants, il crut s’apercevoir
-qu’il ne déplaisait point, et il s’enhardit à demander un rendez-vous à
-la princesse dans un lieu plus propice et plus sûr que la boutique de
-Bedredin.
-
-«Je sais, lui dit-il, que je suis tout au plus bon pour être la
-poussière de votre chemin, que la distance de vous à moi ne pourrait
-être parcourue en mille ans par un cheval de la race du prophète
-toujours lancé au galop; mais l’amour rend audacieux, et la chenille
-éprise de la rose ne saurait s’empêcher d’avouer son amour.»
-
-Ayesha écoula tout cela sans le moindre signe de courroux, et, fixant
-sur Mahmoud-Ben-Ahmed des yeux chargés de langueur, elle lui dit:
-
-«Trouvez-vous demain à l’heure de la prière dans la mosquée du sultan
-Hassan, sous la troisième lampe; vous y rencontrerez un esclave noir
-vêtu de damas jaune. Il marchera devant vous, et vous le suivrez.»
-
-Cela dit, elle ramena son voile sur sa figure et sortit.
-
-Notre amoureux n’eut garde de manquer au rendez-vous: il se planta sous
-la troisième lampe, n’osant s’en écarter de peur de ne pas être trouvé
-par l’esclave noir, qui n’était pas encore à son poste. Il est vrai que
-Mahmoud-Ben-Ahmed avait devancé de deux heures le moment indiqué. Enfin
-il vit paraître le nègre vêtu de damas jaune; il vint droit au pilier
-contre lequel Mahmoud-Ben-Ahmed se tenait debout. L’esclave l’ayant
-regardé attentivement, lui fit un signe imperceptible pour l’engager
-à le suivre. Ils sortirent tous deux de la mosquée. Le noir marchait
-d’un pas rapide, et fit faire à Mahmoud-Ben-Ahmed une infinité de
-détours à travers l’écheveau embrouillé et compliqué des rues du Caire.
-Notre jeune homme une fois voulut adresser la parole à son guide; mais
-celui-ci, ouvrant sa large bouche meublée de dents aiguës et blanches,
-lui fit voir que sa langue avait été coupée jusqu’aux racines. Ainsi il
-lui eût été difficile de commettre des indiscrétions.
-
-Enfin ils arrivèrent dans un endroit de la ville tout à fait désert
-et que Mahmoud-Ben-Ahmed ne connaissait pas, quoiqu’il fût natif du
-Caire et qu’il crût en connaître tous les quartiers: le muet s’arrêta
-devant un mur blanchi à la chaux, où il n’y avait pas apparence de
-porte. Il compta six pas à partir de l’angle du mur, et chercha avec
-beaucoup d’attention un ressort sans doute caché dans l’interstice des
-pierres. L’ayant trouvé, il pressa la détente, une colonne tourna
-sur elle-même, et laissa voir un passage sombre, étroit, ou le muet
-s’engagea, suivi de Mahmoud-Ben-Ahmed. Ils descendirent d’abord plus de
-cent marches, et suivirent ensuite un corridor obscur d’une longueur
-interminable. Mahmoud-Ben-Ahmed, en tâtant les murs, reconnut qu’ils
-étaient de roche vive, sculptés d’hiéroglyphes en creux et comprit
-qu’il était dans les couloirs souterrains d’une ancienne nécropole
-égyptienne, dont on avait profité pour établir cette issue secrète. Au
-bout du corridor, dans un grand éloignement, scintillaient quelques
-lueurs de jour bleuâtre. Ce jour passait à travers des dentelles d’une
-sculpture évidée faisant partie de la salle où le corridor aboutissait.
-Le muet poussa un autre ressort, et Mahmoud-Ben-Ahmed se trouva dans
-une salle dallée de marbre blanc, avec un bassin et un jet d’eau au
-milieu, des colonnes d’albâtre, des murs revêtus de mosaïques de verre,
-de sentences du Coran entremêlées de fleurs et d’ornements, et couverte
-par une voûte sculptée, fouillée, travaillée comme l’intérieur d’une
-ruche ou d’une grotte à stalactites; d’énormes pivoines écarlates
-posées dans d’énormes vases mauresques de porcelaine blanche et bleue
-complétaient la décoration. Sur une estrade garnie de coussins, espèce
-d’alcôve pratiquée dans l’épaisseur du mur, était assise la princesse
-Ayesha, sans voile, radieuse, et surpassant en beauté les houris du
-quatrième ciel.
-
-«Eh bien! Mahmoud-Ben-Ahmed, avez-vous fait d’autres vers en mon
-honneur?» lui dit-elle du ton le plus gracieux en lui faisant signe de
-s’asseoir.
-
-Mahmoud-Ben-Ahmed se jeta aux genoux d’Ayesha et tira son papyrus de
-sa manche, et lui récita son ghazel du ton le plus passionné; c’était
-vraiment un remarquable morceau de poésie. Pendant qu’il lisait, les
-joues de la princesse s’éclairaient et se coloraient comme une lampe
-d’albâtre que l’on vient d’allumer. Ses yeux étoilaient et lançaient
-des rayons d’une clarté extraordinaire, son corps devenait comme
-transparent, sur ses épaules frémissantes s’ébauchaient vaguement des
-ailes de papillon. Malheureusement Mahmoud-Ben-Ahmed, trop occupé de la
-lecture de sa pièce de vers, ne leva pas les yeux et ne s’aperçut pas
-de la métamorphose qui s’était opérée. Quand il eut achevé, il n’avait
-plus devant lui que la princesse Ayesha qui le regardait en souriant
-d’un air ironique.
-
-Comme tous les poëtes, trop occupés de leurs propres créations,
-Mahmoud-Ben-Ahmed avait oublié que les plus beaux vers ne valent pas
-une parole sincère, un regard illuminé par la clarté de l’amour.—Les
-péris sont comme les femmes, il faut les deviner et les prendre
-juste au moment où elles vont remonter aux cieux pour n’en plus
-descendre.—L’occasion doit être saisie par la boucle de cheveux qui
-lui pend sur le front, et les esprits de l’air par leurs ailes. C’est
-ainsi qu’on peut s’en rendre maître.
-
-«Vraiment, Mahmoud-Ben-Ahmed, vous avez un talent de poëte des plus
-rares, et vos vers méritent d’être affichés à la porte des mosquées,
-écrits en lettres d’or, à côté des plus célèbres productions de
-Ferdoussi, de Saâdi et d’Ibnn-Ben-Omaz. C’est dommage qu’absorbé par la
-perfection de vos rimes allitérées, vous ne m’avez pas regardée tout
-à l’heure, vous auriez vu... ce que vous ne reverrez peut-être jamais
-plus. Votre vœu le plus cher s’est accompli devant vous sans que vous
-vous en soyez aperçu. Adieu, Mahmoud-Ben-Ahmed, qui ne vouliez aimer
-qu’une péri.»
-
-Là-dessus Ayesha se leva d’un air tout à fait majestueux, souleva une
-portière de brocart d’or et disparut.
-
-Le muet vint reprendre Mahmoud-Ben-Ahmed, et le reconduisit par le
-même chemin jusqu’à l’endroit où il l’avait pris. Mahmoud-Ben-Ahmed,
-affligé et surpris d’avoir été ainsi congédié, ne savait que penser
-et se perdait dans ses réflexions, sans pouvoir trouver de motif à la
-brusque sortie de la princesse: il finit par l’attribuer à un caprice
-de femme qui changerait à la première occasion; mais il eut beau
-aller chez Bedredin acheter du benjoin et des peaux de civette, il ne
-rencontra plus la princesse Ayesha; il fit un nombre infini de stations
-près du troisième pilier de la mosquée du sultan Hassan, il ne vit plus
-reparaître le noir vêtu de damas jaune, ce qui le jeta dans une noire
-et profonde mélancolie.
-
-Leila s’ingéniait à mille inventions pour le distraire: elle lui jouait
-de la guzla; elle lui récitait des histoires merveilleuses; ornait
-sa chambre de bouquets dont les couleurs étaient si bien mariées
-et diversifiées, que la vue en était aussi réjouie que l’odorat;
-quelquefois même elle dansait devant lui avec autant de souplesse et
-de grâce que l’almée la plus habile; tout autre que Mahmoud-Ben-Ahmed
-eût été touché de tant de prévenances et d’attentions; mais il avait la
-tête ailleurs, et le désir de retrouver Ayesha ne lui laissait aucun
-repos. Il avait été bien souvent errer à l’entour du palais de la
-princesse; mais il n’avait jamais pu l’apercevoir; rien ne se montrait
-derrière les treillis exactement fermés; le palais était comme un
-tombeau.
-
-Son ami Abdul-Maleck, alarmé de son état, venait le visiter souvent
-et ne pouvait s’empêcher de remarquer les grâces et la beauté de
-Leila, qui égalaient pour le moins celles de la princesse Ayesha,
-si même elles ne les dépassaient, et s’étonnait de l’aveuglement de
-Mahmoud-Ben-Ahmed; et s’il n’eût craint de violer les saintes lois
-de l’amitié, il eût pris volontiers la jeune esclave pour femme.
-Cependant, sans rien perdre de sa beauté, Leila devenait chaque jour
-plus pâle; ses grands yeux s’alanguissaient; les rougeurs de l’aurore
-faisaient place sur ses joues aux pâleurs du clair de lune. Un jour
-Mahmoud-Ben-Ahmed s’aperçut qu’elle avait pleuré, et lui en demanda la
-cause:
-
-«O mon cher seigneur, je n’oserais jamais vous la dire: moi, pauvre
-esclave recueillie par pitié, je vous aime; mais que suis-je à vos
-yeux? je sais que vous avez formé le vœu de n’aimer qu’une péri ou
-qu’une sultane: d’autres se contenteraient d’être aimés sincèrement
-par un cœur jeune et pur et ne s’inquiéteraient pas de la fille du
-calife ou de la reine des génies: regardez-moi, j’ai eu quinze ans
-hier, je suis peut-être aussi belle que cette Ayesha dont vous parlez
-tout haut en rêvant; il est vrai qu’on ne voit pas briller sur mon
-front l’escarboucle magique, ou l’aigrette de plume de héron; je ne
-marche pas accompagnée de soldats aux mousquets incrustés d’argent et
-de corail. Mais cependant je sais chanter, improviser sur la guzla, je
-danse comme Emineh elle-même, je suis pour vous comme une sœur dévouée;
-que faut-il donc pour toucher votre cœur?»
-
-Mahmoud-Ben-Ahmed, en entendant ainsi parler Leila, sentait son cœur
-se troubler; cependant il ne disait rien et semblait en proie à une
-profonde méditation. Deux résolutions contraires se disputaient son
-âme: d’une part, il lui en coûtait de renoncer à son rêve favori; de
-l’autre, il se disait qu’il serait bien fou de s’attacher à une femme
-qui s’était jouée de lui et l’avait quitté avec des paroles railleuses,
-lorsqu’il avait dans sa maison, en jeunesse et en beauté, au moins
-l’équivalent de ce qu’il perdait.
-
-Leila, comme attendant son arrêt, se tenait agenouillée, et deux larmes
-coulaient silencieusement sur la figure pâle de la pauvre enfant.
-
-«Ah! pourquoi le sabre de Mesrour n’a-t-il pas achevé ce qu’il avait
-commencé! dit-elle en portant la main à son cou frêle et blanc.»
-
-Touché de cet accent de douleur, Mahmoud-Ben-Ahmed releva la jeune
-esclave et déposa un baiser sur son front.
-
-Leila redressa la tête comme une colombe caressée, et, se posant devant
-Mahmoud-Ben-Ahmed, lui prit les mains, et lui dit:
-
-«Regardez-moi bien attentivement; ne trouvez-vous pas que je ressemble
-fort à quelqu’un de votre connaissance?»
-
-Mahmoud-Ben-Ahmed ne put retenir un cri de surprise:
-
-«C’est la même figure, les mêmes yeux, tous les traits en un mot de la
-princesse Ayesha. Comment se fait-il que je n’aie pas remarqué cette
-ressemblance plus tôt?
-
-—Vous n’aviez jusqu’à présent laissé tomber sur votre pauvre esclave
-qu’un regard fort distrait, répondit Leila d’un ton de douce raillerie.
-
-—La princesse Ayesha elle-même m’enverrait maintenant son noir à la
-robe de damas jaune, avec le sélam d’amour, que je refuserais de le
-suivre.
-
-—Bien vrai? dit Leila d’une voix plus mélodieuse que celle de Bulbul
-faisant ses aveux à la rose bien-aimée. Cependant, il ne faudrait pas
-trop mépriser cette pauvre Ayesha, qui me ressemble tant.»
-
-Pour toute réponse, Mahmoud-Ben-Ahmed pressa la jeune esclave sur son
-cœur. Mais quel fut son étonnement lorsqu’il vit la figure de Leila
-s’illuminer, l’escarboucle magique s’allumer sur son front, et des
-ailes, semées d’yeux de paon, se développer sur ses charmantes épaules!
-Leila était une péri!
-
-«Je ne suis, mon cher Mahmoud-Ben-Ahmed, ni la princesse Ayesha, ni
-Leila l’esclave. Mon véritable nom est Boudroulboudour. Je suis péri
-du premier ordre, comme vous pouvez le voir par mon escarboucle et par
-mes ailes. Un soir, passant dans l’air à côté de votre terrasse, je
-vous entendis émettre le vœu d’être aimé d’une péri. Cette ambition
-me plut; les mortels ignorants, grossiers et perdus dans les plaisirs
-terrestres, ne songent pas à de si rares voluptés. J’ai voulu vous
-éprouver, et j’ai pris le déguisement d’Ayesha et de Leila pour
-voir si vous sauriez me reconnaître et m’aimer sous cette enveloppe
-humaine.—Votre cœur a été plus clairvoyant que votre esprit, et vous
-avez eu plus de bonté que d’orgueil. Le dévouement de l’esclave vous
-l’a fait préférer à la sultane; c’était là que je vous attendais. Un
-moment séduite par la beauté de vos vers, j’ai été sur le point de me
-trahir; mais j’avais peur que vous ne fussiez qu’un poëte amoureux
-seulement de votre imagination et de vos rimes, et je me suis retirée,
-affectant un dédain superbe. Vous avez voulu épouser Leila l’esclave,
-Boudroulboudour la péri se charge de la remplacer. Je serai Leila pour
-tous, et péri pour vous seul; car je veux votre bonheur, et le monde ne
-vous pardonnerait pas de jouir d’une félicité supérieure à la sienne.
-Toute fée que je sois, c’est tout au plus si je pourrais vous défendre
-contre l’envie et la méchanceté des hommes.»
-
-Ces conditions furent acceptées avec transport par Mahmoud-Ben-Ahmed,
-et les noces furent faites comme s’il eût épousé réellement la petite
-Leila.
-
- * * * * *
-
-Telle est en substance l’histoire que je dictai à Scheherazade par
-l’entremise de Francesco.
-
-«Comment a-t-il trouvé votre conte arabe, et qu’est devenue
-Scheherazade?
-
-—Je ne l’ai plus vue depuis.»
-
-Je pense que Schahriar, mécontent de cette histoire, aura fait
-définitivement couper la tête à la pauvre sultane.
-
-Des amis, qui reviennent de Bagdad, m’ont dit avoir vu, assise sur
-les marches d’une mosquée, une femme dont la folie était de se croire
-Dinarzarde des _Mille et une Nuits_, et qui répétait sans cesse cette
-phrase:
-
-«Ma sœur, contez-nous une de ces belles histoires que vous savez si
-bien conter.»
-
-Elle attendait quelques minutes, prêtant l’oreille avec beaucoup
-d’attention, et comme personne ne lui répondait, elle se mettait à
-pleurer, puis essuyait ses larmes avec un mouchoir brodé d’or et tout
-constellé de taches de sang.
-
-
-
-
-LE PAVILLON SUR L’EAU
-
-
-Dans la province de Canton, à quelque _li_ de la ville, demeuraient
-porte à porte deux riches Chinois retirés des affaires; à quelle
-époque, c’est ce qu’il importe peu de savoir, les contes n’ont
-pas besoin d’une chronologie bien précise. L’un de ces Chinois
-s’appelait Tou, et l’autre Kouan; Tou avait occupé de hautes fonctions
-scientifiques. Il était _hanlin_ et lettré de la Chambre de jaspe;
-Kouan, dans des emplois moins relevés, avait su amasser de la fortune
-et de la considération.
-
-Tou et Kouan, que reliait une parenté éloignée, s’étaient aimés
-autrefois. Plus jeunes, ils se plaisaient à se réunir avec quelques-uns
-de leurs anciens condisciples, et, pendant les soirées d’automne,
-ils faisaient voltiger le pinceau chargé de noir sur le treillis du
-papier à fleurs, et célébraient par des improvisations la beauté des
-reines-marguerites tout en buvant de petites tasses de vin; mais leurs
-deux caractères, qui ne présentaient d’abord que des différences
-presque insensibles, devinrent, avec le temps, tout à fait opposés.
-Telle une branche d’amandier qui se bifurque et dont les baguettes,
-rapprochées par le bas, s’écartent complétement au sommet, de sorte que
-l’une répand son parfum amer dans le jardin, tandis que l’autre secoue
-sa neige de fleurs en dehors de la muraille.
-
-D’année en année, Tou prenait de la gravité; son ventre s’arrondissait
-majestueusement, son triple menton s’étageait d’un air solennel, il ne
-faisait plus que des distiques moraux bons à suspendre aux poteaux des
-pavillons.
-
-Kouan, au contraire, semblait se regaillardir avec l’âge, il chantait
-plus joyeusement que jamais le vin, les fleurs et les hirondelles. Son
-esprit, débarrassé de soins vulgaires, était vif et alerte comme celui
-d’un jeune homme, et quand le mot qu’il fallait enchâsser dans un vers
-avait été donné, sa main n’hésitait pas un seul instant.
-
-Peu à peu les deux amis s’étaient pris d’animosité l’un contre l’autre.
-Ils ne pouvaient plus se parler sans s’égratigner de paroles piquantes,
-et ils étaient, comme deux haies de ronces, hérissés d’épines et de
-griffes. Les choses en vinrent au point qu’ils n’eurent plus aucun
-rapport ensemble et firent pendre, chacun de son côté, à la façade
-de leurs maisons, une tablette portant la défense formelle qu’aucun
-des habitants du logis voisin, sous quelque prétexte que ce fût, en
-franchît jamais le seuil.
-
-Ils auraient bien voulu pouvoir déraciner leurs maisons et les planter
-ailleurs; malheureusement cela n’était pas possible. Tou essaya même
-de vendre sa propriété; mais il n’en put trouver un prix raisonnable,
-et d’ailleurs il en coûte toujours de quitter les lambris sculptés,
-les tables polies, les fenêtres transparentes, les treillis dorés, les
-siéges de bambou, les vases de porcelaine, les cabinets de laque rouge
-ou noire, les cartouches d’anciens poëmes, qu’on a pris tant de peine
-à disposer; il est dur de céder à d’autres le jardin qu’on a planté
-soi-même de saules, de pêchers et de pruniers, où l’on a vu, chaque
-printemps, s’épanouir la jolie fleur de meï: chacun de ces objets
-attache le cœur de l’homme avec un fil plus ténu que la soie, mais
-aussi difficile à rompre qu’une chaîne de fer.
-
-A l’époque où Tou et Kouan étaient amis, ils avaient fait élever dans
-leur jardin chacun un pavillon, sur le bord d’une pièce d’eau commune
-aux deux propriétés: c’était un plaisir pour eux de s’envoyer du haut
-du balcon des salutations familières et de fumer la goutte d’opium
-enflammé sur le champignon de porcelaine en échangeant des bouffées
-bienveillantes; mais, depuis leurs dissensions, ils avaient fait bâtir
-un mur qui séparait l’étang en deux portions égales; seulement, comme
-la profondeur du bassin était grande, le mur s’appuyait sur des pilotis
-formant des espèces d’arcades basses, dont les baies laissaient passer
-les eaux sur lesquelles s’allongeaient les reflets du pavillon opposé.
-
-Ces pavillons comptaient trois étages avec des terrasses en retraite.
-Les toits, retroussés et courbés aux angles en pointes de sabot,
-étaient couverts de tuiles rondes et brillantes semblables aux écailles
-qui papelonnent le ventre des carpes; sur chaque arête se profilaient
-des dentelures en forme de feuillages et de dragons. Des piliers de
-vernis rouge, réunis par une frise découpée à jour, comme la feuille
-d’ivoire d’un éventail, soutenaient cette toiture élégante. Leurs fûts
-reposaient sur un petit mur bas, plaqué de carreaux de porcelaine
-disposés avec une agréable symétrie, et bordé d’un garde-fou d’un
-dessin bizarre, de manière à former devant le corps de logis une
-galerie ouverte.
-
-Cette disposition se répétait à chaque étage, non sans quelques
-variantes: ici les carreaux de porcelaine étaient remplacés par des
-bas-reliefs représentant divers sujets de la vie champêtre; un lacis
-de branches curieusement difformes et faisant des coudes inattendus,
-se substituait au balcon; des poteaux, peints de couleurs vives,
-servaient de piédestaux à des chimères verruqueuses, à des monstres
-fantastiques, produit de toutes les impossibilités soudées ensemble.
-L’édifice se terminait par une corniche évidée et dorée, garnie d’une
-balustrade de bambous aux nœuds égaux, ornée à chaque compartiment
-d’une boule de métal. L’intérieur n’était pas moins somptueux: aux
-parois des murailles, des vers de Tou-chi et de Li-tai-pe étaient
-écrits d’une main agile par lignes perpendiculaires, en caractères d’or
-sur fond de laque. Des feuilles de talc laissaient filtrer à travers
-les fenêtres un jour laiteux et couleur d’opale, et sur leur rebord,
-des pots de pivoine, d’orchis, de primevères de la Chine, d’érythrine
-à fleurs blanches, placés avec art, réjouissaient les yeux par leurs
-nuances délicates. Des carreaux, d’une soie magnifiquement ramagée,
-étaient disposés dans les coins de chaque chambre; et sur les tables,
-qui renvoyaient des reflets comme un miroir, on trouvait toujours des
-cure-dents, des éventails, des pipes d’ébène, des pierres de porphyre,
-des pinceaux, et tout ce qui est nécessaire pour écrire.
-
-Des rochers artificiels, dans l’interstice desquels des saules, des
-noyers plongeaient leurs racines, servaient du côté de la terre de base
-à ces jolies constructions; du côté de l’eau, elles portaient sur des
-poteaux de bois indestructible.
-
-C’était en réalité un coup d’œil charmant de voir le saule précipiter
-du haut de ces roches vers la surface de l’eau ses filaments d’or et
-ses houppes de soie, et les couleurs brillantes des pavillons reluire
-dans un cadre de feuillages bigarrés.
-
-Sous le cristal de l’onde folâtraient par bandes des poissons d’azur
-écaillés d’or; des flottes de jolis canards à cols d’émeraude
-manœuvraient en tous sens, et les larges feuilles du nymphœa-nélumbo
-s’étalaient paresseusement sous la transparence diamantée de ce petit
-lac alimenté par une source vive.
-
-Excepté vers le milieu, où le fond était formé d’un sable argenté d’une
-finesse extraordinaire, et où les bouillons de la source qui sourdait
-n’eussent pas permis à la végétation aquatique d’implanter ses
-fibrilles, tout le reste de l’étang était tapissé du plus beau velours
-vert qu’on puisse imaginer, par des nappes de cresson vivace.
-
-Sans cette vilaine muraille élevée par l’inimitié réciproque des deux
-voisins, il n’y eût pas eu assurément, dans toute l’étendue de l’Empire
-du milieu, qui, comme on le sait, occupe plus des trois quarts du
-monde, un jardin plus pittoresque et plus délicieux; chacun eût agrandi
-sa propriété de la vue de celle de l’autre; car l’homme ici-bas ne peut
-prendre des objets que l’apparence.
-
-Telle qu’elle était cependant, un sage n’eût pas souhaité, pour
-terminer sa vie dans la contemplation de la nature et les amusements de
-la poésie, une retraite plus fraîche et plus propice.
-
-Tou et Kouan avaient gagné à leur mésintelligence une muraille pour
-toute perspective, et s’étaient privés réciproquement de la vue des
-charmants pavillons; mais ils se consolaient par l’idée d’avoir fait
-tort chacun à son voisin.
-
-Cet état de choses régnait déjà depuis quelques années: les orties et
-les mauvaises herbes avaient envahi les sentiers qui conduisaient d’une
-maison à l’autre. Les branches d’arbustes épineux s’entrecroisaient,
-comme si elles eussent voulu intercepter toute communication; on eût
-dit que les plantes comprenaient les dissensions qui divisaient les
-deux anciens amis, et y prenaient part en tâchant de les séparer encore
-davantage.
-
-Pendant ce temps, les femmes de Tou et de Kouan avaient chacune donné
-le jour à un enfant. Madame Tou était mère d’une charmante fille, et
-madame Kouan, d’un garçon le plus joli du monde. Cet heureux événement,
-qui avait mis la joie dans les deux maisons, était ignoré de part
-et d’autre; car, bien que leurs propriétés se touchassent, les deux
-Chinois vivaient aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils eussent été
-séparés par le fleuve Jaune ou la grande muraille; les connaissances
-communes évitaient toute allusion à la maison voisine, et les
-serviteurs, s’ils se rencontraient par hasard, avaient ordre de ne se
-point parler sous peine du fouet et de la _cangue_.
-
-Le garçon s’appelait Tchin-Sing, et la fille, Ju-Kiouan, c’est-à-dire,
-la perle et le jaspe; leur parfaite beauté justifiait le choix de ces
-noms. Dès qu’ils furent un peu grandelets, la muraille, qui coupait
-l’étang en deux et bornait désagréablement la vue de ce côté, attira
-leur attention, et ils demandèrent à leurs parents ce qu’il y avait
-derrière cette clôture si singulièrement posée au milieu d’une pièce
-d’eau, et à qui appartenaient les grands arbres dont on apercevait la
-cime.
-
-On leur répondait que c’était l’habitation de gens bizarres, quinteux,
-revêches et de tout point insociables, et que cette clôture avait été
-faite pour se défendre de si méchants voisins.
-
-Cette explication avait suffi à ces enfants; ils s’étaient accoutumés à
-la muraille et n’y prenaient plus garde.
-
-Ju-Kiouan croissait en grâces et en perfections, elle était habile à
-tous les travaux de son sexe, elle maniait l’aiguille avec une adresse
-incomparable.
-
-Les papillons quelle brodait sur le satin semblaient vivre et battre
-des ailes, vous eussiez juré entendre le chant des oiseaux qu’elle
-fixait au canevas; plus d’un nez abusé se colla sur ses tapisseries
-pour respirer le parfum des fleurs qu’elle y semait. Les talents
-de Ju-Kiouan ne se bornaient pas là, elle savait par cœur le livre
-des Odes et les cinq règles de conduite; jamais main plus légère ne
-jeta sur le papier de soie des caractères plus hardis et plus nets.
-Les dragons ne sont pas plus rapides dans leur vol, que son poignet
-lorsqu’il fait pleuvoir la pluie noire du pinceau. Elle connaissait
-tous les modes de poésies, le _Tardif_, le _Hâté_, l’_Élevé_ et le
-_Rentrant_, et composait des pièces pleines de mérite sur les sujets
-qui doivent naturellement frapper une jeune fille, sur le retour des
-hirondelles, les saules printaniers, les reines-marguerites et autres
-objets analogues. Plus d’un lettré qui se croit digne d’enfourcher le
-cheval d’or n’eût pas improvisé avec autant de facilité.
-
-Tchin-Sing n’avait pas moins profité de ses études, son nom se trouvait
-être des premiers sur la liste des examens. Quoiqu’il fût bien jeune,
-il eût pu se coiffer du bonnet noir, et déjà toutes les mères pensaient
-qu’un garçon si avancé dans les sciences ferait un excellent gendre
-et parviendrait bientôt aux plus hautes dignités littéraires; mais
-Tchin-Sing répondait d’un air enjoué aux négociateurs qu’on lui
-envoyait, qu’il était trop tôt, et qu’il désirait jouir encore quelque
-temps de sa liberté. Il refusa successivement Hon-Giu, Lo-Men-Gli,
-Oma, Po-Fo et autres jeunes personnes fort distinguées. Jamais, sans
-excepter le beau Fan-Gan, dont les dames remplissaient la voiture
-d’oranges et de sucreries, lorsqu’il revenait de tirer de l’arc, jeune
-homme ne fut plus choyé et ne reçut plus d’avances; mais son cœur
-paraissait insensible à l’amour, non par froideur, car à mille détails
-on pouvait deviner que Tchin-Sing avait l’âme tendre; on eût dit qu’il
-se souvenait d’une image connue dans une existence antérieure, et
-qu’il espérait retrouver dans celle-ci. On avait beau lui vanter les
-sourcils de feuille de saule, les pieds imperceptibles, et la taille
-de libellule des beautés qu’on lui proposait, il écoutait d’un air
-distrait et comme pensant à tout autre chose.
-
-De son côté, Ju-Kiouan ne se montrait pas moins difficile: elle
-éconduisait tous les prétendants. Celui-ci saluait sans grâce, celui-là
-n’était pas soigneux sur ses habits; l’un avait une écriture lourde et
-commune, l’autre ne savait pas le livre des vers, ou s’était trompé
-sur la rime; bref, ils avaient tous un défaut quelconque. Ju-Kiouan en
-traçait des portraits si comiques, que ses parents finissaient par en
-rire eux-mêmes, et mettaient à la porte, le plus poliment du monde, le
-pauvre aspirant qui croyait déjà poser le pied sur le seuil du pavillon
-oriental.
-
-A la fin, les parents des deux enfants s’alarmèrent de leur
-persistance à repousser tous les partis qu’on leur présentait. Madame
-Tou et madame Kouan, préoccupées sans doute de ces idées de mariage,
-continuaient dans leurs rêves de nuit leurs pensées de jour. Un des
-songes qu’elles firent les frappa particulièrement. Madame Kouan rêva
-qu’elle voyait sur la poitrine de son fils Tchin-Sing une pierre de
-jaspe si merveilleusement polie, qu’elle jetait des rayons comme une
-escarboucle; de son côté, madame Tou rêva que sa fille portait au
-cou une perle du plus bel orient et d’une valeur inestimable. Quelle
-signification pouvaient avoir ces deux songes? Celui de madame Kouan
-présageait-il à Tchin-Sing les honneurs de l’Académie impériale, et
-celui de madame Tou voulait-il dire que Ju-Kiouan trouverait quelque
-trésor enfoui dans le jardin ou sous une brique de l’âtre? Une telle
-explication n’avait rien de déraisonnable, et plus d’un s’en fût
-contenté; mais les bonnes dames virent dans ce songe des allusions à
-des mariages extrêmement avantageux que devaient bientôt conclure leurs
-enfants. Malheureusement Tchin-Sing et Ju-Kiouan persistaient plus que
-jamais dans leur résolution, et démentaient la prophétie.
-
-Kouan et Tou, quoiqu’ils n’eussent rien rêvé, s’étonnaient d’une
-pareille opiniâtreté, le mariage étant d’ordinaire une cérémonie pour
-laquelle les jeunes gens ne montrent pas une aversion si soutenue; ils
-s’imaginèrent que cette résistance venait peut-être d’une inclination
-préconçue; mais Tchin-Sing ne faisait la cour à aucune jeune fille, et
-nul jeune homme ne se promenait le long des treillis de Ju-Kiouan.
-Quelques jours d’observation suffirent pour en convaincre les deux
-familles. Madame Tou et madame Kouan crurent plus que jamais aux
-grandes destinées présagées par le rêve.
-
-Les deux femmes allèrent, chacune de son côté, consulter le bonze du
-temple de Fô, un bel édifice aux toits découpés, aux fenêtres rondes,
-tour reluisant d’or et de vernis, plaqué de tablettes votives, orné de
-mâts d’où flottent des bannières de soie historiées de chimères et de
-dragons, ombragé d’arbres millénaires et d’une grosseur monstrueuse.
-Après avoir brûlé du papier doré et des parfums devant l’idole, le
-bonze répondit à madame Tou qu’il fallait le jaspe à la perle, et à
-madame Kouan qu’il fallait la perle au jaspe: que leur union seule
-pourrait terminer toutes les difficultés. Peu satisfaites de cette
-réponse ambiguë, les deux femmes revinrent chez elles, sans s’être vues
-au temple, par un chemin différent; leur perplexité était encore plus
-grande qu’auparavant.
-
-Or, il arriva qu’un jour Ju-Kiouan était accoudée à la balustrade du
-pavillon champêtre, précisément à l’heure où Tchin-Sing en faisait
-autant de son côté.
-
-Le temps était beau, aucun nuage ne voilait le ciel; il ne faisait
-pas assez de vent pour agiter une feuille de tremble, pas une ride
-ne moirait la surface de l’étang, plus uni qu’un miroir. A peine si,
-dans ses jeux, quelque carpe faisant la cabriole, venait y tracer un
-cercle bientôt évanoui; les arbres de la rive s’y réfléchissaient si
-exactement que l’on hésitait entre l’image et la réalité; on eût dit
-une forêt plantée la tête en bas, et soudant ses racines aux racines
-d’une forêt identique; un bois qui se serait noyé pour un chagrin
-d’amour; les poissons avaient l’air de nager dans le feuillage et les
-oiseaux de voler dans l’eau. Ju-Kiouan s’amusait à considérer cette
-transparence merveilleuse, lorsque, jetant les yeux sur la portion de
-l’étang qui avoisinait le mur de séparation, elle aperçut le reflet
-du pavillon opposé qui s’étendait jusque-là en glissant par-dessous
-l’arche.
-
-Elle n’avait jamais fait attention à ce jeu d’optique, qui la surprit
-et l’intéressa. Elle distinguait les piliers rouges, les frises
-découpées, les pots de reines-marguerites, les girouettes dorées, et
-si la réfraction ne les eût renversées, elle aurait lu les sentences
-inscrites sur les tablettes. Mais ce qui l’étonna au plus haut degré,
-ce fut de voir penchée sur la rampe du balcon, dans une position
-pareille à la sienne, une figure qui lui ressemblait d’une telle
-façon, que si elle ne fût pas venue de l’autre côté du bassin, elle
-l’eût prise pour elle-même: c’était l’ombre de Tchin-Sing, et si l’on
-trouve étrange qu’un garçon puisse être pris pour une demoiselle,
-nous répondrons que Tchin-Sing, à cause de la chaleur, avait ôté son
-bonnet de licencié, qu’il était extrêmement jeune et n’avait pas encore
-de barbe; ses traits délicats, son teint uni et ses yeux brillants
-pouvaient facilement prêter à l’illusion, qui, du reste, ne dura guère.
-Ju-Kiouan, aux mouvements de son cœur, reconnut bien vite que ce
-n’était point une jeune fille dont l’eau répétait l’image.
-
-Jusque-là, elle avait cru que la terre ne renfermait pas l’être créé
-pour elle, et bien souvent elle avait souhaité d’avoir à sa disposition
-un des chevaux de Fargana, qui font mille lieues par jour pour le
-chercher dans les espaces imaginaires. Elle s’imaginait qu’elle était
-dépareillée en ce monde, et qu’elle ne connaîtrait jamais la douceur
-de l’union des sarcelles. Jamais, se disait-elle, je ne consacrerai
-la lentille d’eau et l’alisma sur l’autel des ancêtres, et j’entrerai
-seule parmi les mûriers et les ormes.
-
-En voyant cette ombre dans l’eau, elle comprit que sa beauté avait une
-sœur ou plutôt un frère. Loin d’en être fâchée, elle se trouva tout
-heureuse; l’orgueil de se croire unique céda bien vite à l’amour, car
-dès cet instant, le cœur de Ju-Kiouan fut lié à jamais; un seul coup
-d’œil échangé, non pas même directement, mais par simple réflexion,
-suffit pour cela. Qu’on n’accuse pas là-dessus Ju-Kiouan de frivolité;
-devenir amoureuse d’un jeune homme sur son reflet..., n’est-ce pas une
-folie? Mais à moins d’une longue fréquentation qui permette d’étudier
-les caractères, que voit-on de plus dans les hommes? un aspect purement
-extérieur, pareil à celui donné par un miroir; et n’est-ce pas le
-propre des jeunes filles de juger de l’âme d’un futur mari par l’émail
-de ses dents et la coupe de ses ongles?
-
-Tchin-Sing avait aussi aperçu cette beauté merveilleuse: Est-ce un
-rêve que je fais tout éveillé, s’écria-t-il? Cette charmante figure
-qui scintille sous le cristal de l’eau doit être formée des rayons
-argentés de la lune par une nuit de printemps et du plus subtil arome
-des fleurs; quoique je ne l’aie jamais vue, je la reconnais, c’est bien
-elle dont l’image est gravée dans mon âme, la belle inconnue à qui
-j’adresse mes distiques et mes quatrains.
-
-Tchin-Sing en était là de son monologue, lorsqu’il entendit la voix de
-son père qui l’appelait.
-
-«Mon fils, lui dit-il, c’est un parti très-riche et très-convenable que
-l’on te propose par l’organe de Wing, mon ami. C’est une fille qui a
-du sang impérial dans les veines, dont la beauté est célèbre, et qui
-possède toutes les qualités propres à rendre un mari heureux.»
-
-Tchin-Sing, tout préoccupé de l’aventure du pavillon, et brûlant
-d’amour pour l’image entrevue dans l’eau, refusa nettement. Son père,
-outré de colère, s’emporta et lui fit les menaces les plus violentes.
-
-«Mauvais sujet, s’écriait le vieillard, si tu persistes dans ton
-entêtement, je prierai le magistrat qu’il te fasse enfermer dans cette
-forteresse occupée par les barbares d’Europe, d’où l’on ne découvre que
-des roches battues par la mer, des montagnes coiffées de nuages, et
-des eaux noires sillonnées par ces monstrueuses inventions des mauvais
-génies, qui marchent avec des roues et vomissent une fumée fétide. Là,
-tu auras le temps de réfléchir et de t’amender!»
-
-Ces menaces n’effrayèrent pas beaucoup Tchin-Sing, qui répondit qu’il
-accepterait la première épouse qu’on lui présenterait pourvu que ce ne
-fût pas celle-là.
-
-Le lendemain, à la même heure, il se rendit au pavillon champêtre, et,
-comme la veille, se pencha en dehors de la balustrade.
-
-Au bout de quelques minutes, il vit s’allonger sur l’eau le reflet de
-Ju-Kiouan comme un bouquet de fleurs submergées.
-
-Le jeune homme posa la main sur son cœur, mit des baisers au bout de
-ses doigts et les envoya au reflet avec un geste plein de grâce et de
-passion.
-
-Un sourire joyeux s’épanouit comme un bouton de grenade dans la
-transparence de l’eau et prouva à Tchin-Sing qu’il n’était pas
-désagréable à la belle inconnue; mais comme on ne peut pas avoir de
-bien longues conversations avec un reflet dont on ne peut pas voir le
-corps, il fit signe qu’il allait écrire, et rentra dans l’intérieur du
-pavillon. Au bout de quelques instants il sortit tenant un carré de
-papier argenté et coloré, sur lequel il avait improvisé une déclaration
-d’amour en vers de sept syllabes. Il roula sa pièce de vers, l’enferma
-dans le calice d’une fleur et enveloppa le tout d’une large feuille de
-nénuphar qu’il posa délicatement sur l’eau.
-
-Une légère brise, qui s’éleva fort à propos, poussa la déclaration
-vers une des baies de la muraille, de sorte que Ju-Kiouan n’eut qu’à
-se baisser pour la recueillir. De peur d’être surprise, elle se retira
-dans la plus reculée de ses chambres, et lut avec un plaisir infini les
-expressions d’amour et les métaphores dont Tchin-Sing s’était servi;
-outre la joie de se savoir aimée, elle éprouvait la satisfaction de
-l’être par un homme de mérite, car la beauté de l’écriture, le choix
-des mots, l’exactitude des rimes, l’éclat des images prouvaient une
-éducation brillante: ce qui la frappa surtout, c’était le nom de
-Tchin-Sing. Elle avait trop souvent entendu sa mère parler du rêve
-de la perle pour n’être pas frappée de cette coïncidence; aussi ne
-douta-t-elle pas un instant que Tchin-Sing ne fût l’époux que le ciel
-lui destinait.
-
-Le jour suivant, comme la brise avait changé, Ju-Kiouan envoya par le
-même moyen, vers le pavillon opposé, une réponse en vers, où, malgré
-toute la modestie naturelle à une jeune fille, il était facile de voir
-qu’elle partageait l’amour de Tchin-Sing.
-
-En lisant la signature du billet, Tchin-Sing ne put retenir une
-exclamation de surprise: «Le Jaspe!» N’est-ce pas la pierre précieuse
-que ma mère voyait en songe étinceler sur ma poitrine comme une
-escarboucle!... Décidément il faut que je me présente dans cette
-maison; car c’est là qu’habite l’épouse prophétisée par les esprits
-nocturnes.—Comme il allait sortir, il se souvint des dissensions qui
-divisaient les deux propriétaires, et des prohibitions inscrites sur la
-tablette; et ne sachant quel parti prendre, il conta toute l’histoire
-à madame Kouan. Ju-Kiouan, de son côté, avait tout dit à madame Tou.
-Ces noms de perle et de jaspe parurent décisifs aux deux matrones, qui
-retournèrent au temple de Fô consulter le bonze.
-
-Le bonze répondit que telle était, en effet, la signification du rêve,
-et que ne pas s’y conformer serait encourir la colère céleste. Touché
-des instances des deux mères, et aussi par quelques légers présents
-qu’elles lui firent, il se chargea des démarches auprès de Tou et de
-Kouan, et les entortilla si bien, qu’ils ne purent se dédire lorsqu’il
-découvrit la vraie origine des époux. En se revoyant après un si long
-temps, les deux anciens amis s’étonnèrent d’avoir pu se séparer pour
-des causes si frivoles, et sentirent combien ils s’étaient privés l’un
-et l’autre. Les noces se firent; la Perle et le Jaspe purent enfin se
-parler autrement que par l’intermédiaire d’un reflet.—En furent-ils
-plus heureux, c’est ce que nous n’oserions affirmer; car le bonheur
-n’est souvent qu’une ombre dans l’eau.
-
-
-
-
-L’ENFANT AUX SOULIERS DE PAIN
-
-
-Écoutez cette histoire que les grand’mères d’Allemagne content à leurs
-petits enfants,—l’Allemagne, un beau pays de légendes et de rêveries,
-où le clair de lune, jouant sur les brumes du vieux Rhin, crée mille
-visions fantastiques.
-
-Une pauvre femme habitait seule, à l’extrémité du village, une humble
-maisonnette: le logis était assez misérable et ne contenait que les
-meubles les plus indispensables.
-
-Un vieux lit à colonnes torses où pendaient des rideaux de serge
-jaunie, une huche pour mettre le pain, un coffre de noyer luisant de
-propreté, mais dont de nombreuses piqûres de vers, rebouchées avec de
-la cire, annonçaient les longs services, un fauteuil de tapisserie aux
-couleurs passées et qu’avait usé la tête branlante de l’aïeule, un
-rouet poli par le travail: c’était tout.
-
-Nous allions oublier un berceau d’enfant, tout neuf, bien
-douillettement garni, et recouvert d’une jolie courte-pointe à ramages,
-piquée par une aiguille infatigable, celle d’une mère ornant la crèche
-de son petit Jésus.
-
-Toute la richesse de la pauvre maison était concentrée là.
-
-L’enfant d’un bourgmestre ou d’un conseiller aulique n’eût pas été plus
-moelleusement couché. Sainte prodigalité, douce folie de la mère, qui
-se prive de tout pour faire un peu de luxe, au sein de sa misère, à son
-cher nourrisson!
-
-Ce berceau donnait un air de fête au mince taudis; la nature, qui est
-compatissante aux malheureux, égayait la nudité de cette chaumine par
-des touffes de joubarbes et des mousses de velours. De bonnes plantes,
-pleines de pitié, tout en ayant l’air de parasites, bouchaient à propos
-les trous du toit qu’elles rendaient splendide comme une corbeille, et
-empêchaient la pluie de tomber sur le berceau; les pigeons s’abattaient
-sur la fenêtre et roucoulaient jusqu’à ce que l’enfant fût endormi.
-
-Un petit oiseau auquel le jeune Hanz avait donné une miette de pain
-l’hiver, quand la neige blanchissait la terre, avait, au printemps,
-laissé choir une graine de son bec au pied de la muraille, et il en
-était sorti un beau liseron qui, s’accrochant aux pierres avec ses
-griffes vertes, était entré dans la chambre par un carreau brisé, et
-couronnait de sa guirlande le berceau de l’enfant, de sorte qu’au
-matin, les yeux bleus de Hanz et les clochettes bleues du liseron
-s’éveillaient en même temps, et se regardaient d’un air d’intelligence.
-
-Ce logis était donc pauvre, mais non pas triste.
-
-La mère de Hanz, dont le mari était mort bien loin à la guerre, vivait,
-tant bien que mal, de quelques légumes du jardin, et du produit de son
-rouet: bien peu de chose, mais Hanz ne manquait de rien, c’était assez.
-
-Certes c’était une femme pieuse et croyante que la mère de Hanz. Elle
-priait, travaillait et pratiquait la vertu; mais elle commit une faute:
-elle se regarda avec trop de complaisance et s’enorgueillit trop dans
-son fils.
-
-Il arrive quelquefois que les mères, voyant ces beaux enfants vermeils,
-aux mains trouées de fossettes, à la peau blanche, aux talons roses,
-s’imaginent qu’ils sont à elles pour toujours; mais Dieu ne donne rien,
-il prête seulement; et, comme un créancier oublié, il vient parfois
-redemander subitement son dû.
-
-Parce que ce frais bouton était sorti de sa tige, la mère de Hanz crut
-qu’elle l’avait fait naître; et Dieu, qui, du fond de son paradis aux
-voûtes d’azur étoilées d’or, observe tout ce qui se passe sur terre,
-et entend du bout de l’infini le bruit que fait le brin d’herbe en
-poussant, ne vit pas cela avec plaisir.
-
-Il vit aussi que Hanz était gourmand et sa mère trop indulgente à sa
-gourmandise; souvent ce mauvais enfant pleurait lorsqu’il fallait,
-après le raisin ou la pomme, manger le pain, objet de l’envie de tant
-de malheureux, et la mère le laissait jeter le morceau commencé, ou
-l’achevait elle-même.
-
-Or, il advint que Hanz tomba malade: la fièvre le brûlait, sa
-respiration sifflait dans son gosier étranglé; il avait le croup, une
-terrible maladie qui a fait rougir les yeux de bien des mères et de
-bien des pères.
-
-La pauvre femme, à ce spectacle, sentit une douleur horrible.
-
-Sans doute vous avez vu dans quelque église l’image de Notre-Dame,
-vêtue de deuil et debout sous la croix, avec sa poitrine ouverte et
-son cœur ensanglanté, où plongent sept glaives d’argent, trois d’un
-côté, quatre de l’autre. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’agonie plus
-affreuse que celle d’une mère qui voit mourir son enfant.
-
-Et pourtant la sainte Vierge croyait à la divinité de Jésus et savait
-que son fils ressusciterait.
-
-Or, la mère de Hanz n’avait pas cet espoir.
-
-Pendant les derniers jours de la maladie de Hanz, tout en le veillant,
-la mère, machinalement, continuait à filer, et le bourdonnement du
-rouet se mêlait au râle du petit moribond.
-
-Si des riches trouvent étrange qu’une mère file près du lit de mort de
-son enfant, c’est qu’ils ne savent pas ce que la pauvreté renferme de
-tortures pour l’âme; hélas! elle ne brise pas seulement le corps, elle
-brise aussi le cœur.
-
-Ce qu’elle filait ainsi, c’était le fil pour le linceul de son petit
-Hanz; elle ne voulait pas qu’une toile qui eût servi enveloppât ce
-cher corps, et comme elle n’avait pas d’argent, elle faisait ronfler
-son rouet avec une funèbre activité; mais elle ne passait pas le fil
-sur sa lèvre comme d’habitude: il lui tombait assez de pleurs des yeux
-pour le mouiller.
-
-A la fin du sixième jour, Hanz expira. Soit hasard, soit sympathie, la
-guirlande de liseron qui caressait son berceau languit, se fana, se
-dessécha, et laissa tomber sa dernière fleur crispée sur le lit.
-
-Quand la mère fut bien convaincue que le souffle s’était envolé à tout
-jamais de ses lèvres où les violettes de la mort avaient remplacé les
-roses de la vie, elle recouvrit, avec le bord du drap, cette tête trop
-chère, prit son paquet de fil sous son bras, et se dirigea vers la
-maison du tisserand.
-
-«Tisserand, lui dit-elle, voici du fil bien égal, très-fin et sans
-nœuds: l’araignée n’en file pas de plus délié entre les solives du
-plafond; que votre navette aille et vienne; de ce fil il me faut faire
-une aune de toile aussi douce que de la toile de Frise et de Hollande.»
-
-Le tisserand prit l’écheveau, disposa la chaîne, et la navette
-affairée, tirant le fil après elle, se mit à courir çà et là.
-
-Le peigne raffermissait la trame, et la toile s’avançait sur le
-métier sans inégalité, sans rupture, aussi fine que la chemise d’une
-archiduchesse ou le linge dont le prêtre essuie le calice à l’autel.
-
-Quand le fil fut tout employé, le tisserand rendit la toile à la pauvre
-mère et lui dit, car il avait tout compris à l’air fixement désespéré
-de la malheureuse:
-
-«Le fils de l’Empereur, qui est mort, l’année dernière, en nourrice,
-n’est pas enveloppé dans son petit cercueil d’ébène, à clous d’argent,
-d’une toile plus moelleuse et plus fine.»
-
-Ayant plié la toile, la mère tira de son doigt amaigri un mince anneau
-d’or tout usé par le frottement:
-
-«Bon tisserand, dit-elle, prenez cet anneau, mon anneau de mariage, le
-seul or que j’aie jamais possédé.»
-
-Le brave homme de tisserand ne voulait pas le prendre; mais elle lui
-dit:
-
-«Je n’ai pas besoin de bague là où je vais; car, je le sens, les petits
-bras de Hanz me tirent en terre.»
-
-Elle alla ensuite chez le charpentier, et lui dit:
-
-«Maître, prenez de bon cœur de chêne qui ne se pourrisse pas et que les
-vers ne puissent piquer; taillez-y cinq planches et deux planchettes,
-et faites-en une bière de cette mesure.»
-
-Le charpentier prit la scie et le rabot, ajusta les ais, frappa, avec
-son maillet, sur les clous le plus doucement possible, pour ne pas
-faire entrer les pointes de fer dans le cœur de la pauvre femme plus
-avant que dans le bois.
-
-Quand l’ouvrage fut fini, on aurait dit, tant il était soigné et bien
-fait, une boîte à mettre des bijoux et des dentelles.
-
-«Charpentier, qui avez fait un si beau cercueil à mon petit Hanz, je
-vous donne ma maison au bout du village, et le petit jardin qui est
-derrière, et le puits avec sa vigne.—Vous n’attendrez pas longtemps.»
-
-Avec le linceul et le cercueil qu’elle tenait sous son bras, tant il
-était petit, elle s’en allait par les rues du village, et les enfants,
-qui ne savent ce que c’est que la mort, disaient:
-
-«Voyez comme la mère de Hanz lui porte une belle boîte de joujoux de
-Nuremberg; sans doute une ville avec ses maisons de bois peintes et
-vernissées, son clocher entouré d’une feuille de plomb, son beffroi et
-sa tour crénélée, et les arbres des promenades, tout frisés et tout
-verts, ou bien un joli violon avec ses chevilles sculptées au manche et
-son archet en crin de cheval.—Oh! que n’avons-nous une boîte pareille!»
-
-Et les mères, en pâlissant, les embrassaient et les faisaient taire:
-
-«Imprudents que vous êtes, ne dites pas cela; ne la souhaitez pas la
-boîte à joujoux, la boîte à violon que l’on porte sous le bras en
-pleurant; vous l’aurez assez tôt, pauvres petits!»
-
-Quand la mère de Hanz fut rentrée, elle prit le cadavre mignon et
-encore joli de son fils, et se mit à lui faire cette dernière toilette
-qu’il faut bien soigner, car elle doit durer l’éternité.
-
-Elle le revêtit de ses habits du dimanche, de sa robe de soie et de sa
-pelisse à fourrures, pour qu’il n’eût pas froid dans l’endroit humide
-où il allait. Elle plaça à côté de lui la poupée aux yeux d’émail qu’il
-aimait tant qu’il la faisait coucher dans son berceau.
-
-Mais, au moment de rabattre le linceul sur le corps à qui elle avait
-donné mille fois le dernier baiser, elle s’aperçut qu’elle avait oublié
-de mettre à l’enfant mort ses jolis petits souliers rouges.
-
-Elle les chercha dans la chambre, car cela lui faisait de la peine de
-voir nus ces pieds autrefois si tièdes et si vermeils, maintenant si
-glacés et si pâles; mais, pendant son absence, les rats ayant trouvé
-les souliers sous le lit, faute de meilleure nourriture, avaient
-grignoté, rongé et déchiqueté la peau.
-
-Ce fut un grand chagrin pour la pauvre mère que son Hanz s’en allât
-dans l’autre monde les pieds nus; alors que le cœur n’est plus qu’une
-plaie, il suffit de le toucher pour le faire saigner.
-
-Elle pleura devant ces souliers: de cet œil enflammé et tari une larme
-put jaillir encore.
-
-Comment pourrait-elle avoir des souliers pour Hanz, elle avait donné sa
-bague et sa maison? telle était la pensée qui la tourmentait. A force
-de rêver, il lui vint une idée.
-
-Dans la huche restait une miche tout entière, car, depuis longtemps, la
-malheureuse, nourrie par son chagrin, ne mangeait plus.
-
-Elle fendit cette miche, se souvenant qu’autrefois, avec la mie, elle
-avait fait, pour amuser Hanz, des pigeons, des canards, des poules, des
-sabots, des barques et autres puérilités.
-
-Plaçant la mie dans le creux de sa main, et la pétrissant avec son
-pouce en l’humectant de ses larmes, elle fit une paire de petits
-souliers de pain dont elle chaussa les pieds froids et bleuâtres
-de l’enfant mort, et, le cœur soulagé, elle rabattit le linceul et
-ferma la bière.—Pendant qu’elle pétrissait la mie, un pauvre s’était
-présenté sur le seuil, timide, demandant du pain; mais de la main elle
-lui avait fait signe de s’éloigner.
-
-Le fossoyeur vint prendre la boîte, et l’enfouit dans un coin du
-cimetière sous une touffe de rosiers blancs: l’air était doux, il ne
-pleuvait pas, et la terre n’était pas mouillée; ce fut une consolation
-pour la mère, qui pensa que son pauvre petit Hanz ne passerait pas trop
-mal sa première nuit de tombeau.
-
-Revenue dans sa maison solitaire, elle plaça le berceau de Hanz à côté
-de son lit, se coucha et s’endormit.
-
-La nature brisée succombait.
-
-En dormant, elle eut un rêve, ou, du moins, elle crut que c’était un
-rêve.
-
-Hanz lui apparut, vêtu, comme dans sa bière, de sa robe des dimanches,
-de sa pelisse à fourrure de cygne, ayant à la main sa poupée aux yeux
-d’émail, et aux pieds ses souliers de pain.
-
-Il semblait triste.
-
-Il n’avait pas cette auréole que la mort doit donner aux petits
-innocents; car si l’on met un enfant dans la terre, il en sort un ange.
-
-Les roses du Paradis ne fleurissaient pas sur ses joues pâles, fardées
-en blanc par la mort; des larmes tombaient de ses cils blonds, et de
-gros soupirs gonflaient sa petite poitrine.
-
-La vision disparut, et la mère s’éveilla baignée de sueur, ravie
-d’avoir vu son fils, effrayée de l’avoir revu si triste; mais elle
-se rassura en se disant: Pauvre Hanz! même en Paradis, il ne peut
-m’oublier.
-
-La nuit suivante, l’apparition se renouvela: Hanz était encore plus
-triste et plus pâle.
-
-Sa mère, lui tendant les bras, lui dit:
-
-«Cher enfant, console-toi, et ne t’ennuie pas au Ciel, je vais te
-rejoindre.»
-
-La troisième nuit, Hanz revint encore; il gémissait et pleurait plus
-que les autres fois, et il disparut en joignant ses petites mains: il
-n’avait plus sa poupée, mais il avait toujours ses souliers de pain.
-
-La mère inquiète alla consulter un vénérable prêtre qui lui dit:
-
-«Je veillerai près de vous cette nuit, et j’interrogerai le petit
-spectre; il me répondra; je sais les mots qu’il faut dire aux esprits
-innocents ou coupables.»
-
-Hanz parut à l’heure ordinaire, et le prêtre le somma, avec les mots
-consacrés, de dire ce qui le tourmentait dans l’autre monde.
-
-«Ce sont les souliers de pain qui font mon tourment et m’empêchent de
-monter l’escalier de diamant du Paradis; ils sont plus lourds à mes
-pieds que des bottes de postillon, et je ne puis dépasser les deux
-ou trois premières marches, et cela me cause une grande peine, car
-je vois là-haut une nuée de beaux chérubins avec des ailes roses qui
-m’appellent pour jouer et me montrent des joujoux d’argent et d’or.
-
-Ayant dit ces mots, il disparut.
-
-Le saint prêtre, à qui la mère de Hanz avait fait sa confession, lui
-dit:
-
-«Vous avez commis une grande faute, vous avez profané le pain
-quotidien, le pain sacré, le pain du bon Dieu, le pain que
-Jésus-Christ, à son dernier repas, a choisi pour représenter son corps,
-et, après en avoir refusé une tranche au pauvre qui s’est présenté sur
-votre seuil, vous en avez pétri des souliers pour votre Hanz.
-
-«Il faut ouvrir la bière, retirer les souliers de pain des pieds de
-l’enfant et les brûler dans le feu qui purifie tout.»
-
-Accompagné du fossoyeur et de la mère, le prêtre se rendit au
-cimetière: en quatre coups de bêche on mit le cercueil à nu, on
-l’ouvrit.
-
-Hanz était couché dedans, tel que sa mère l’y avait posé, mais sa
-figure avait une expression de douleur.
-
-Le saint prêtre ôta délicatement des talons du jeune mort les souliers
-de pain, et les brûla lui-même à la flamme d’un cierge en récitant une
-prière.
-
-Lorsque la nuit vint, Hanz apparut à sa mère une dernière fois, mais
-joyeux, rose, content, avec deux petits chérubins dont il s’était
-déjà fait des amis; il avait des ailes de lumière et un bourrelet de
-diamants.
-
-«Oh! ma mère, quelle joie, quelle félicité, et comme ils sont beaux les
-jardins du Paradis! On y joue éternellement, et le bon Dieu ne gronde
-jamais.»
-
-Le lendemain, la mère revit son fils, non pas sur terre, mais au ciel;
-car elle mourut dans la journée, le front penché sur le berceau vide.
-
-
-
-
-LE CHEVALIER DOUBLE
-
-
-Qui rend donc la blonde Edwige si triste? que fait-elle assise à
-l’écart, le menton dans sa main et le coude au genou, plus morne que le
-désespoir, plus pâle que la statue d’albâtre qui pleure sur un tombeau?
-
-Du coin de sa paupière une grosse larme roule sur le duvet de sa joue,
-une seule, mais qui ne tarit jamais; comme cette goutte d’eau qui
-suinte des voûtes du rocher et qui à la longue use le granit, cette
-seule larme, en tombant sans relâche de ses yeux sur son cœur, l’a
-percé et traversé à jour.
-
-Edwige, blonde Edwige, ne croyez-vous plus à Jésus-Christ le doux
-Sauveur? doutez-vous de l’indulgence de la très-sainte Vierge Marie?
-Pourquoi portez-vous sans cesse à votre flanc vos petites mains
-diaphanes, amaigries et fluettes comme celles des Elfes et des Willis?
-Vous allez être mère; c’était votre plus cher vœu; votre noble époux,
-le comte Lodbrog, a promis un autel d’argent massif, un ciboire d’or
-fin à l’église de Saint-Euthbert si vous lui donniez un fils.
-
-Hélas! hélas! la pauvre Edwige a le cœur percé des sept glaives de la
-douleur; un terrible secret pèse sur son âme. Il y a quelques mois,
-un étranger est venu au château; il faisait un terrible temps cette
-nuit-là: les tours tremblaient dans leur charpente, les girouettes
-piaulaient, le feu rampait dans la cheminée, et le vent frappait à la
-vitre comme un importun qui veut entrer.
-
-L’étranger était beau comme un ange, mais comme un ange tombé; il
-souriait doucement et regardait doucement, et pourtant ce regard et ce
-sourire vous glaçaient de terreur et vous inspiraient l’effroi qu’on
-éprouve en se penchant sur un abîme. Une grâce scélérate, une langueur
-perfide comme celle du tigre qui guette sa proie, accompagnaient tous
-ses mouvements; il charmait à la façon du serpent qui fascine l’oiseau.
-
-Cet étranger était un maître chanteur; son teint bruni montrait qu’il
-avait vu d’autres cieux; il disait venir du fond de la fond de la
-Bohême, et demandait l’hospitalité pour cette nuit-là seulement.
-
-Il resta cette nuit, et encore d’autres jours et encore d’autres nuits,
-car la tempête ne pouvait s’apaiser, et le vieux château s’agitait
-sur ses fondements comme si la rafale eût voulu le déraciner et faire
-tomber sa couronne de créneaux dans les eaux écumeuses du torrent.
-
-Pour charmer le temps, il chantait d’étranges poésies qui troublaient
-le cœur et donnaient des idées furieuses; tout le temps qu’il chantait,
-un corbeau noir vernissé, luisant comme le jais, se tenait sur son
-épaule; il battait la mesure avec son bec d’ébène, et semblait
-applaudir en secouant ses ailes.—Edwige pâlissait, pâlissait comme les
-lis du clair de lune; Edwige rougissait, rougissait comme les roses
-de l’aurore, et se laissait aller en arrière dans son grand fauteuil,
-languissante, à demi morte, enivrée comme si elle avait respiré le
-parfum fatal de ces fleurs qui font mourir.
-
-Enfin le maître chanteur put partir; un petit sourire bleu venait de
-dérider la face du ciel. Depuis ce jour, Edwige, la blonde Edwige ne
-fait que pleurer dans l’angle de la fenêtre.
-
-Edwige est mère; elle a un bel enfant tout blanc et tout vermeil.—Le
-vieux comte Lodbrog a commandé au fondeur l’autel d’argent massif, et
-il a donné mille pièces d’or à l’orfévre dans une bourse de peau de
-renne pour fabriquer le ciboire; il sera large et lourd, et tiendra une
-grande mesure de vin. Le prêtre qui le videra pourra dire qu’il est un
-bon buveur.
-
-L’enfant est tout blanc et tout vermeil, mais il a le regard noir de
-l’étranger: sa mère l’a bien vu. Ah! pauvre Edwige! pourquoi avez-vous
-tant regardé l’étranger avec sa harpe et son corbeau?...
-
-Le chapelain ondoie l’enfant;—on lui donne le nom d’Oluf, un bien beau
-nom!—Le mire monte sur la plus haute tour pour lui tirer l’horoscope.
-
-Le temps était clair et froid: comme une mâchoire de loup cervier aux
-dents aiguës et blanches, une découpure de montagnes couvertes de
-neiges mordait le bord de la robe du ciel; les étoiles larges et pâles
-brillaient dans la crudité bleue de la nuit comme des soleils d’argent.
-
-Le mire prend la hauteur, remarque l’année, le jour et la minute;
-il fait de longs calculs en encre rouge sur un long parchemin tout
-constellé de signes cabalistiques; il rentre dans son cabinet, et
-remonte sur la plate-forme, il ne s’est pourtant pas trompé dans ses
-supputations, son thème de nativité est juste comme un trébuchet à
-peser les pierres fines; cependant il recommence: il n’a pas fait
-d’erreur.
-
-Le petit comte Oluf a une étoile double, une verte et une rouge, verte
-comme l’espérance, rouge comme l’enfer; l’une favorable, l’autre
-désastreuse. Cela s’est-il jamais vu qu’un enfant ait une étoile double?
-
-Avec un air grave et compassé le mire rentre dans la chambre de
-l’accouchée et dit, en passant sa main osseuse dans les flots de sa
-grande barbe de mage:
-
-«Comtesse Edwige, et vous, comte Lodbrog, deux influences ont
-présidé à la naissance d’Oluf, votre précieux fils: l’une bonne,
-l’autre mauvaise; c’est pourquoi il a une étoile verte et une étoile
-rouge. Il est soumis à un double ascendant; il sera très-heureux ou
-très-malheureux, je ne sais lequel; peut-être tous les deux à la fois.»
-
-Le comte Lodbrog répondit au mire: «L’étoile verte l’emportera.» Mais
-Edwige craignait dans son cœur de mère que ce ne fût la rouge. Elle
-remit son menton dans sa main, son coude sur son genou, et recommença
-à pleurer dans le coin de la fenêtre. Après avoir allaité son enfant,
-son unique occupation était de regarder à travers la vitre la neige
-descendre en flocons drus et pressés, comme si l’on eût plumé là-haut
-les ailes blanches de tous les anges et de tous les chérubins.
-
-De temps en temps un corbeau passait devant la vitre, croassant et
-secouant cette poussière argentée. Cela faisait penser Edwige au
-corbeau singulier qui se tenait toujours sur l’épaule de l’étranger au
-doux regard du tigre, au charmant sourire de vipère.
-
-Et ses larmes tombaient plus vite de ses yeux sur son cœur, sur son
-cœur percé à jour.
-
-Le jeune Oluf est un enfant bien étrange: on dirait qu’il y a dans sa
-petite peau blanche et vermeille deux enfants d’un caractère différent;
-un jour il est bon comme un ange, un autre jour il est méchant comme
-un diable, il mord le sein de sa mère, et déchire à coup d’ongles le
-visage de sa gouvernante.
-
-Le vieux comte Lodbrog, souriant dans sa moustache grise, dit qu’Oluf
-fera un bon soldat et qu’il a l’humeur belliqueuse. Le fait est qu’Oluf
-est un petit drôle insupportable: tantôt il pleure, tantôt il rit;
-il est capricieux comme la lune, fantasque comme une femme; il va,
-vient, s’arrête tout à coup sans motif apparent, abandonne ce qu’il
-avait entrepris et fait succéder à la turbulence la plus inquiète
-l’immobilité la plus absolue; quoiqu’il soit seul, il paraît converser
-avec un interlocuteur invisible! Quand on lui demande la cause de
-toutes ces agitations, il dit que l’étoile rouge le tourmente.
-
-Oluf a bientôt quinze ans. Son caractère devient de plus en plus
-inexplicable; sa physionomie, quoique parfaitement belle, est d’une
-expression embarrassante; il est blond comme sa mère, avec tous les
-traits de la race du Nord; mais sous son front blanc comme la neige que
-n’a rayée encore ni le patin du chasseur ni maculée le pied de l’ours,
-et qui est bien le front de la race antique des Lodbrog, scintille
-entre deux paupières orangées un œil aux longs cils noirs, un œil de
-jais illuminé des fauves ardeurs de la passion italienne, un regard
-velouté, cruel et doucereux comme celui du maître chanteur de Bohême.
-
-Comme les mois s’envolent, et plus vite encore les années! Edwige
-repose maintenant sous les arches ténébreuses du caveau des Lodbrog, à
-côté du vieux comte, souriant, dans son cercueil, de ne pas voir son
-nom périr. Elle était déjà si pâle que la mort ne l’a pas beaucoup
-changée. Sur son tombeau il y a une belle statue couchée, les mains
-jointes, et les pieds sur une levrette de marbre, fidèle compagnie des
-trépassés. Ce qu’a dit Edwige à sa dernière heure, nul ne le sait, mais
-le prêtre qui la confessait est devenu plus pâle encore que la mourante.
-
-Oluf, le fils brun et blond d’Edwige la désolée, a vingt ans
-aujourd’hui. Il est très-adroit à tous les exercices, nul ne tire
-mieux l’arc que lui; il refend la flèche qui vient de se planter en
-tremblant dans le cœur du but; sans mors ni éperon il dompte les
-chevaux les plus sauvages.
-
-Il n’a jamais impunément regardé une femme ou une jeune fille; mais
-aucune de celles qui l’ont aimé n’a été heureuse. L’inégalité fatale de
-son caractère s’oppose à toute réalisation de bonheur entre une femme
-et lui. Une seule de ses moitiés ressent de la passion, l’autre éprouve
-de la haine; tantôt l’étoile verte l’emporte, tantôt l’étoile rouge. Un
-jour il vous dit: «O blanches vierges du Nord, étincelantes et pures
-comme les glaces du pôle; prunelles de clair de lune; joues nuancées
-des fraîcheurs de l’aurore boréale!» Et l’autre jour il s’écriait: «O
-filles d’Italie, dorées par le soleil et blondes comme l’orange! cœurs
-de flamme dans des poitrines de bronze!» Ce qu’il y a de plus triste,
-c’est qu’il est sincère dans les deux exclamations.
-
-Hélas! pauvres désolées, tristes ombres plaintives, vous ne l’accusez
-même pas, car vous savez qu’il est plus malheureux que vous; son
-cœur est un terrain sans cesse foulé par les pieds de deux lutteurs
-inconnus, dont chacun, comme dans le combat de Jacob et de l’Ange,
-cherche à dessécher le jarret de son adversaire.
-
-Si l’on allait au cimetière, sous les larges feuilles veloutées du
-verbascum aux profondes découpures, sous l’asphodèle aux rameaux d’un
-vert malsain, dans la folle avoine et les orties, l’on trouverait plus
-d’une pierre abandonnée où la rosée du matin répand seule ses larmes.
-Mina, Dora, Thécla! la terre est-elle bien lourde à vos seins délicats
-et à vos corps charmants?
-
-Un jour Oluf appelle Dietrich, son fidèle écuyer; il lui dit de seller
-son cheval.
-
-«Maître, regardez comme la neige tombe, comme le vent siffle et fait
-ployer jusqu’à terre la cime des sapins; n’entendez-vous pas dans le
-lointain hurler les loups maigres et bramer ainsi que des âmes en peine
-les rennes à l’agonie?
-
-—Dietrich, mon fidèle écuyer, je secouerai la neige comme on fait d’un
-duvet qui s’attache au manteau; je passerai sous l’arceau des sapins
-en inclinant un peu l’aigrette de mon casque. Quant aux loups, leurs
-griffes s’émousseront sur cette bonne armure, et du bout de mon épée
-fouillant la glace, je découvrirai au pauvre renne, qui geint et pleure
-à chaudes larmes, la mousse fraîche et fleurie qu’il ne peut atteindre.»
-
-Le comte Oluf de Lodbrog, car tel est son titre depuis que le vieux
-comte est mort, part sur son bon cheval, accompagné de ses deux chiens
-géants, Murg et Fenris, car le jeune seigneur aux paupières couleur
-d’orange a un rendez-vous, et déjà peut-être, du haut de la petite
-tourelle aiguë en forme de poivrière se penche sur le balcon sculpté,
-malgré le froid et la bise, la jeune fille inquiète, cherchant à
-démêler dans la blancheur de la plaine le panache du chevalier.
-
-Oluf, sur son grand cheval à formes d’éléphant, dont il laboure les
-flancs à coups d’éperon, s’avance dans la campagne; il traverse le lac,
-dont le froid n’a fait qu’un seul bloc de glace, où les poissons sont
-enchâssés, les nageoires étendues, comme des pétrifications dans la
-pâte du marbre; les quatre fers du cheval, armés de crochets, mordent
-solidement la dure surface; un brouillard, produit par sa sueur et sa
-respiration, l’enveloppe et le suit; on dirait qu’il galope dans un
-nuage; les deux chiens, Murg et Fenris, soufflent, de chaque côté de
-leur maître, par leurs naseaux sanglants, de longs jets de fumée comme
-des animaux fabuleux.
-
-Voici le bois de sapins; pareils à des spectres, ils étendent leurs
-bras appesantis chargés de nappes blanches; le poids de la neige courbe
-les plus jeunes et les plus flexibles: on dirait une suite d’arceaux
-d’argent. La noire terreur habite dans cette forêt, où les rochers
-affectent des formes monstrueuses, où chaque arbre, avec ses racines,
-semble couver à ses pieds un nid de dragons engourdis. Mais Oluf ne
-connaît pas la terreur.
-
-Le chemin se resserre de plus en plus, les sapins croisent
-inextricablement leurs branches lamentables; à peine de rares
-éclaircies permettent-elles de voir la chaîne de collines neigeuses qui
-se détachent en blanches ondulations sur le ciel noir et terne.
-
-Heureusement Mopse est un vigoureux coursier qui porterait sans plier
-Odin le gigantesque; nul obstacle ne l’arrête; il saute par-dessus
-les rochers, il enjambe les fondrières, et de temps en temps il
-arrache aux cailloux que son sabot heurte sous la neige une aigrette
-d’étincelles aussitôt éteintes.
-
-«Allons, Mopse, courage! tu n’as plus à traverser que la petite plaine
-et le bois de bouleaux; une jolie main caressera ton col satiné, et
-dans une écurie bien chaude tu mangeras de l’orge mondée et de l’avoine
-à pleine mesure.»
-
-Quel charmant spectacle que le bois de bouleaux! toutes les branches
-sont ouatées d’une peluche de givre, les plus petites brindilles se
-dessinent en blanc sur l’obscurité de l’atmosphère: on dirait une
-immense corbeille de filigrane, un madrépore d’argent, une grotte avec
-tous ses stalactites; les ramifications et les fleurs bizarres dont la
-gelée étame les vitres n’offrent pas des dessins plus compliqués et
-plus variés.
-
-«Seigneur Oluf, que vous avez tardé! j’avais peur que l’ours de la
-montagne vous eût barré le chemin ou que les elfes vous eussent
-invité à danser, dit la jeune châtelaine en faisant asseoir Oluf sur
-le fauteuil de chêne dans l’intérieur de la cheminée. Mais pourquoi
-êtes-vous venu au rendez-vous d’amour avec un compagnon? Aviez-vous
-donc peur de passer tout seul par la forêt?
-
-—De quel compagnon voulez-vous parler, fleur de mon âme? dit Oluf
-très-surpris à la jeune châtelaine.
-
-—Du chevalier à l’étoile rouge que vous menez toujours avec vous.
-Celui qui est né d’un regard du chanteur bohémien, l’esprit funeste
-qui vous possède; défaites-vous du chevalier à l’étoile rouge, ou je
-n’écouterai jamais vos propos d’amour; je ne puis être la femme de
-deux hommes a la fois.»
-
-Oluf eut beau faire et beau dire, il ne put seulement parvenir à baiser
-le petit doigt rose de la main de Brenda; il s’en alla fort mécontent
-et résolu à combattre le chevalier à l’étoile rouge s’il pouvait le
-rencontrer.
-
-Malgré l’accueil sévère de Brenda, Oluf reprit le lendemain la route du
-château à tourelles en forme de poivrière: les amoureux ne se rebutent
-pas aisément.
-
-Tout en cheminant il se disait: «Brenda sans doute est folle; et que
-veut-elle dire avec son chevalier à l’étoile rouge?»
-
-La tempête était des plus violentes; la neige tourbillonnait et
-permettait à peine de distinguer la terre du ciel. Une spirale de
-corbeaux, malgré les abois de Fenris et de Murg, qui sautaient en l’air
-pour les saisir, tournoyait sinistrement au-dessus du panache d’Oluf. A
-leur tête était le corbeau luisant comme le jais qui battait la mesure
-sur l’épaule du chanteur bohémien.
-
-Fenris et Murg s’arrêtent subitement: leurs naseaux mobiles hument
-l’air avec inquiétude; ils subodorent la présence d’un ennemi.—Ce
-n’est point un loup ni un renard; un loup et un renard ne seraient
-qu’une bouchée pour ces braves chiens.
-
-Un bruit de pas se fait entendre, et bientôt paraît au détour du chemin
-un chevalier monté sur un cheval de grande taille et suivi de deux
-chiens énormes.
-
-Vous l’auriez pris pour Oluf. Il était armé exactement de même, avec
-un surcot historié du même blason; seulement il portait sur son casque
-une plume rouge au lieu d’une verte. La route était si étroite qu’il
-fallait que l’un des deux chevaliers reculât.
-
-«Seigneur Oluf, reculez-vous pour que je passe, dit le chevalier à la
-visière baissée. Le voyage que je fais est un long voyage; on m’attend,
-il faut que j’arrive.
-
-—Par la moustache de mon père, c’est vous qui reculerez. Je vais à un
-rendez-vous d’amour, et les amoureux sont pressés,» répondit Oluf en
-portant la main sur la garde de son épée.
-
-L’inconnu tira la sienne, et le combat commença. Les épées, en tombant
-sur les mailles d’acier, en faisaient jaillir des gerbes d’étincelles
-petillantes; bientôt, quoique d’une trempe supérieure, elles furent
-ébréchées comme des scies. On eût pris les combattants, à travers la
-fumée de leurs chevaux et la brume de leur respiration haletante, pour
-deux noirs forgerons acharnés sur un fer rouge. Les chevaux, animés de
-la même rage que leurs maîtres, mordaient à belles dents leurs cous
-veineux, et s’enlevaient des lambeaux de poitrail; ils s’agitaient avec
-des soubresauts furieux, se dressaient sur leurs pieds de derrière, et
-se servant de leurs sabots comme de poings fermés, ils se portaient des
-coups terribles pendant que leurs cavaliers se martelaient affreusement
-par-dessus leurs têtes; les chiens n’étaient qu’une morsure et qu’un
-hurlement.
-
-Les gouttes de sang suintant à travers les écailles imbriquées des
-armures et tombant toutes tièdes sur la neige, y faisaient de petits
-trous roses. Au bout de peu d’instants l’on aurait dit un crible, tant
-les gouttes tombaient fréquentes et pressées. Les deux chevaliers
-étaient blessés.
-
-Chose étrange, Oluf sentait les coups qu’il portait au chevalier
-inconnu; il souffrait des blessures qu’il faisait et de celles qu’il
-recevait: il avait éprouvé un grand froid dans la poitrine, comme d’un
-fer qui entrerait et chercherait le cœur, et pourtant sa cuirasse
-n’était pas faussée à l’endroit du cœur: sa seule blessure était un
-coup dans les chairs au bras droit. Singulier duel, où le vainqueur
-souffrait autant que le vaincu, où donner et recevoir était une chose
-indifférente.
-
-Ramassant ses forces, Oluf fit voler d’un revers le terrible heaume de
-son adversaire.—O terreur! que vit le fils d’Edwige et de Lodbrog? il
-se vit lui-même devant lui: un miroir eût été moins exact. Il s’était
-battu avec son propre spectre, avec le chevalier à l’étoile rouge; le
-spectre jeta un grand cri et disparut.
-
-La spirale de corbeaux remonta dans le ciel et le brave Oluf continua
-son chemin; en revenant le soir à son château, il portait en croupe
-la jeune châtelaine, qui cette fois avait bien voulu l’écouter. Le
-chevalier à l’étoile rouge n’étant plus là, elle s’était décidée à
-laisser tomber de ses lèvres de rose, sur le cœur d’Oluf, cet aveu qui
-coûte tant à la pudeur. La nuit était claire et bleue, Oluf leva la
-tête pour chercher sa double étoile et la faire voir à sa fiancée: il
-n’y avait plus que la verte, la rouge avait disparu.
-
-En entrant, Brenda, tout heureuse de ce prodige qu’elle attribuait à
-l’amour, fit remarquer au jeune Oluf que le jais de ses yeux s’était
-changé en azur, signe de réconciliation céleste.—Le vieux Lodbrog en
-sourit d’aise sous sa moustache blanche au fond de son tombeau; car, à
-vrai dire, quoiqu’il n’en eût rien témoigné, les yeux d’Oluf l’avaient
-quelquefois fait réfléchir.—L’ombre d’Edwige est toute joyeuse, car
-l’enfant du noble seigneur Lodbrog a enfin vaincu l’influence maligne
-de l’œil orange, du corbeau noir et de l’étoile rouge: l’homme a
-terrassé l’incube.
-
-Cette histoire montre comme un seul moment d’oubli, un regard même
-innocent, peuvent avoir d’influence.
-
-Jeunes femmes, ne jetez jamais les yeux sur les maîtres chanteurs de
-Bohême, qui récitent des poésies enivrantes et diaboliques. Vous,
-jeunes filles, ne vous fiez qu’à l’étoile verte; et vous qui avez le
-malheur d’être double, combattez bravement, quand même vous devriez
-frapper sur vous et vous blesser de votre propre épée, l’adversaire
-intérieur, le méchant chevalier.
-
-Si vous demandez qui nous a apporté cette légende de Norwége, c’est
-un cygne; un bel oiseau au bec jaune, qui a traversé le Fiord, moitié
-nageant, moitié volant.
-
-
-
-
-LE PIED DE MOMIE
-
-
-J’étais entré par désœuvrement chez un de ces marchands de curiosités
-dits marchands de bric-à-brac dans l’argot parisien, si parfaitement
-inintelligible pour le reste de la France.
-
-Vous avez sans doute jeté l’œil, à travers le carreau, dans
-quelques-unes de ces boutiques devenues si nombreuses depuis qu’il
-est de mode d’acheter des meubles anciens, et que le moindre agent de
-change se croit obligé d’avoir sa _chambre moyen âge_.
-
-C’est quelque chose qui tient à la fois de la boutique du ferrailleur,
-du magasin du tapissier, du laboratoire de l’alchimiste et de l’atelier
-du peintre; dans ces antres mystérieux où les volets filtrent un
-prudent demi-jour, ce qu’il y a de plus notoirement ancien, c’est la
-poussière; les toiles d’araignées y sont plus authentiques que les
-guipures, et le vieux poirier y est plus jeune que l’acajou arrivé hier
-d’Amérique.
-
-Le magasin de mon marchand de bric-à-brac était un véritable
-Capharnaüm; tous les siècles et tous les pays semblaient s’y être
-donné rendez-vous; une lampe étrusque de terre rouge posait sur une
-armoire de Boule, aux panneaux d’ébène sévèrement rayés de filaments
-de cuivre; une duchesse du temps de Louis XV allongeait nonchalamment
-ses pieds de biche sous une épaisse table du règne de Louis XIII,
-aux lourdes spirales de bois de chêne, aux sculptures entremêlées de
-feuillages et de chimères.
-
-Une armure damasquinée de Milan faisait miroiter dans un coin le ventre
-rubané de sa cuirasse; des amours et des nymphes de biscuit, des magots
-de la Chine, des cornets de céladon et de craquelé, des tasses de Saxe
-et de vieux Sèvres encombraient les étagères et les encoignures.
-
-Sur les tablettes denticulées des dressoirs, rayonnaient d’immenses
-plats du Japon, aux dessins rouges et bleus, relevés de hachures
-d’or côte à côte avec des émaux de Bernard Palissy, représentant des
-couleuvres, des grenouilles et des lézards en relief.
-
-Des armoires éventrées s’échappaient des cascades de lampas glacé
-d’argent, des flots de brocatelle criblée de grains lumineux par un
-oblique rayon de soleil; des portraits de toutes les époques souriaient
-à travers leur vernis jaune dans des cadres plus ou moins fanés.
-
-Le marchand me suivait avec précaution dans le tortueux passage
-pratiqué entre les piles de meubles, abattant de la main l’essor
-hasardeux des basques de mon habit, surveillant mes coudes avec
-l’attention inquiète de l’antiquaire et de l’usurier.
-
-C’était une singulière figure que celle du marchand: un crâne immense,
-poli comme un genou, entouré d’une maigre auréole de cheveux blancs
-que faisait ressortir plus vivement le ton saumon-clair de la peau,
-lui donnait un faux air de bonhomie patriarcale, corrigée, du reste,
-par le scintillement de deux petits yeux jaunes qui tremblotaient dans
-leur orbite comme deux louis d’or sur du vif-argent. La courbure du nez
-avait une silhouette aquiline qui rappelait le type oriental ou juif.
-Ses mains, maigres, fluettes, veinées, pleines de nerfs en saillie
-comme les cordes d’un manche à violon, onglées de griffes semblables à
-celles qui terminent les ailes membraneuses des chauves-souris, avaient
-un mouvement d’oscillation sénile, inquiétant à voir; mais ces mains
-agitées de tics fiévreux devenaient plus fermes que des tenailles
-d’acier ou des pinces de homard dès qu’elles soulevaient quelque objet
-précieux, une coupe d’onyx, un verre de Venise ou un plateau de cristal
-de Bohême; ce vieux drôle avait un air si profondément rabbinique et
-cabalistique qu’on l’eût brûlé sur la mine, il y a trois siècles.
-
-«Ne m’achèterez-vous rien aujourd’hui, monsieur? Voilà un kriss
-malais dont la lame ondule comme une flamme; regardez ces rainures
-pour égoutter le sang, ces dentelures pratiquées en sens inverse pour
-arracher les entrailles en retirant le poignard; c’est une arme féroce,
-d’un beau caractère et qui ferait très-bien dans votre trophée; cette
-épée à deux mains est très-belle, elle est de Josepe de la Hera, et
-cette cauchelimarde à coquille fenestrée, quel superbe travail!
-
-—Non, j’ai assez d’armes et d’instruments de carnage; je voudrais
-une figurine, un objet quelconque qui pût me servir de serre-papier,
-car je ne puis souffrir tous ces bronzes de pacotille que vendent les
-papetiers, et qu’on retrouve invariablement sur tous les bureaux.»
-
-Le vieux gnome, furetant dans ses vieilleries, étala devant moi des
-bronzes antiques ou soi-disant tels, des morceaux de malachite, de
-petites idoles indoues ou chinoises, espèce de poussahs de jade,
-incarnation de Brahma ou de Wishnou merveilleusement propre à cet
-usage, assez peu divin, de tenir en place des journaux et des lettres.
-
-J’hésitais entre un dragon de porcelaine tout constellé de verrues, la
-gueule ornée de crocs et de barbelures, et un petit fétiche mexicain
-fort abominable, représentant au naturel le dieu Witziliputzili, quand
-j’aperçus un pied charmant que je pris d’abord pour un fragment de
-Vénus antique.
-
-Il avait ces belles teintes fauves et rousses qui donnent au
-bronze florentin cet aspect chaud et vivace, si préférable au ton
-vert-de-grisé des bronzes ordinaires qu’on prendrait volontiers pour
-des statues en putréfaction: des luisants satinés frissonnaient sur ses
-formes rondes et polies par les baisers amoureux de vingt siècles; car
-ce devait être un airain de Corinthe, un ouvrage du meilleur temps,
-peut-être une fonte de Lysippe!
-
-«Ce pied fera mon affaire, dis-je au marchand, qui me regarda d’un air
-ironique et sournois en me tendant l’objet demandé pour que je pusse
-l’examiner plus à mon aise.»
-
-Je fus surpris de sa légèreté; ce n’était pas un pied de métal, mais
-bien un pied de chair, un pied embaumé, un pied de momie: en regardant
-de près, l’on pouvait distinguer le grain de la peau et la gauffrure
-presque imperceptible imprimée par la trame des bandelettes. Les doigts
-étaient fins, délicats, terminés par des ongles parfaits, purs et
-transparents comme des agathes; le pouce, un peu séparé, contrariait
-heureusement le plan des autres doigts à la manière antique, et lui
-donnait une attitude dégagée, une sveltesse de pied d’oiseau; la
-plante, à peine rayée de quelques hachures invisibles, montrait qu’elle
-n’avait jamais touché la terre, et ne s’était trouvée en contact
-qu’avec les plus fines nattes de roseaux du Nil et les plus moelleux
-tapis de peaux de panthères.
-
-«Ha! ha! vous voulez le pied de la princesse Hermonthis, dit le
-marchand avec un ricanement étrange, en fixant sur moi ses yeux
-de hibou: ha! ha! ha! pour un serre-papier! idée originale, idée
-d’artiste; qui aurait dit au vieux Pharaon que le pied de sa fille
-adorée servirait de serre-papier l’aurait bien surpris, lorsqu’il
-faisait creuser une montagne de granit pour y mettre le triple cercueil
-peint et doré, tout couvert d’hiéroglyphes avec de belles peintures du
-jugement des âmes, ajouta à demi-voix et comme se parlant à lui-même
-le petit marchand singulier.
-
-—Combien me vendrez-vous ce fragment de momie?
-
-—Ah! le plus cher que je pourrai, car c’est un morceau superbe; si
-j’avais le pendant, vous ne l’auriez pas à moins de cinq cents francs:
-la fille d’un Pharaon, rien n’est plus rare.
-
-—Assurément cela n’est pas commun; mais enfin combien en voulez-vous?
-D’abord je vous avertis d’une chose, c’est que je ne possède pour
-trésor que cinq louis;—j’achèterai tout ce qui coûtera cinq louis,
-mais rien de plus.
-
-«Vous scruteriez les arrière-poches de mes gilets, et mes tiroirs les
-plus intimes, que vous n’y trouveriez pas seulement un misérable tigre
-à cinq griffes.
-
-—Cinq louis le pied de la princesse Hermonthis, c’est bien peu,
-très-peu en vérité, un pied authentique, dit le marchand en hochant la
-tête et en imprimant à ses prunelles un mouvement rotatoire.
-
-«Allons, prenez-le, et je vous donne l’enveloppe par dessus le marché,
-ajouta-t-il en le roulant dans un vieux lambeau de damas très-beau,
-damas véritable, damas des Indes, qui n’a jamais été reteint; c’est
-fort, c’est moelleux,» marmottait-il en promenant ses doigts sur le
-tissu éraillé par un reste d’habitude commerciale qui lui faisait
-vanter un objet de si peu de valeur qu’il le jugeait lui-même digne
-d’être donné.
-
-Il coula les pièces d’or dans une espèce d’aumônière moyen âge pendant
-à sa ceinture, en répétant:
-
-«Le pied de la princesse Hermonthis servir de serre-papier!»
-
-Puis, arrêtant sur moi ses prunelles phosphoriques, il me dit avec une
-voix stridente comme le miaulement d’un chat qui vient d’avaler une
-arête:
-
-«Le vieux Pharaon ne sera pas content, il aimait sa fille, ce cher
-homme.
-
-—Vous en parlez comme si vous étiez son contemporain; quoique vieux,
-vous ne remontez cependant pas aux pyramides d’Égypte, lui répondis-je
-en riant du seuil de la boutique.»
-
-Je rentrai chez moi fort content de mon acquisition.
-
-Pour la mettre tout de suite à profit, je posai le pied de la divine
-princesse Hermonthis sur une liasse de papier, ébauche de vers,
-mosaïque indéchiffrable de ratures: articles commencés, lettres
-oubliées et mises à la poste dans le tiroir, erreur qui arrive souvent
-aux gens distraits; l’effet était charmant, bizarre et romantique.
-
-Très-satisfait de cet embellissement, je descendis dans la rue, et
-j’allai me promener avec la gravité convenable et la fierté d’un homme
-qui a sur tous les passants qu’il coudoie l’avantage ineffable de
-posséder un morceau de la princesse Hermonthis, fille de Pharaon.
-
-Je trouvai souverainement ridicules tous ceux qui ne possédaient pas,
-comme moi, un serre-papier aussi notoirement égyptien; et la vraie
-occupation d’un homme sensé me paraissait d’avoir un pied de momie sur
-son bureau.
-
-Heureusement la rencontre de quelques amis vint me distraire de mon
-engouement de récent acquéreur; je m’en allai dîner avec eux, car il
-m’eût été difficile de dîner avec moi.
-
-Quand je revins le soir, le cerveau marbré de quelques veines de
-gris de perle, une vague bouffée de parfum oriental me chatouilla
-délicatement l’appareil olfactif; la chaleur de la chambre avait
-attiédi le natrum, le bitume et la myrrhe dans lesquels les
-_paraschites_ inciseurs de cadavres avaient baigné le corps de la
-princesse; c’était un parfum doux quoique pénétrant, un parfum que
-quatre mille ans n’avaient pu faire évaporer.
-
-Le rêve de l’Égypte était l’éternité: ses odeurs ont la solidité du
-granit, et durent autant.
-
-Je bus bientôt à pleines gorgées dans la coupe noire du sommeil;
-pendant une heure ou deux tout resta opaque, l’oubli et le néant
-m’inondaient de leurs vagues sombres.
-
-Cependant mon obscurité intellectuelle s’éclaira, les songes
-commencèrent à m’effleurer de leur vol silencieux.
-
-Les yeux de mon âme s’ouvrirent, et je vis ma chambre telle qu’elle
-était effectivement: j’aurais pu me croire éveillé, mais une vague
-perception me disait que je dormais et qu’il allait se passer quelque
-chose de bizarre.
-
-L’odeur de la myrrhe avait augmenté d’intensité, et je sentais un léger
-mal de tête que j’attribuais fort raisonnablement à quelques verres
-de vin de Champagne que nous avions bus aux dieux inconnus et à nos
-succès futurs.
-
-Je regardais dans ma chambre avec un sentiment d’attente que rien ne
-justifiait; les meubles étaient parfaitement en place, la lampe brûlait
-sur la console, doucement estampée par la blancheur laiteuse de son
-globe de cristal dépoli; les aquarelles miroitaient sous leur verre de
-Bohême; les rideaux pendaient languissamment: tout avait l’air endormi
-et tranquille.
-
-Cependant, au bout de quelques instants, cet intérieur si calme parut
-se troubler, les boiseries craquaient furtivement; la bûche enfouie
-sous la cendre lançait tout à coup un jet de gaz bleu, et les disques
-des patères semblaient des yeux de métal attentifs comme moi aux choses
-qui allaient se passer.
-
-Ma vue se porta par hasard vers la table sur laquelle j’avais posé le
-pied de la princesse Hermonthis.
-
-Au lieu d’être immobile comme il convient à un pied embaumé depuis
-quatre mille ans, il s’agitait, se contractait et sautillait sur les
-papiers comme une grenouille effarée: on l’aurait cru en contact avec
-une pile voltaïque; j’entendais fort distinctement le bruit sec que
-produisait son petit talon, dur comme un sabot de gazelle.
-
-J’étais assez mécontent de mon acquisition, aimant les serre-papiers
-sédentaires et trouvant peu naturel de voir les pieds se promener sans
-jambes, et je commençais à éprouver quelque chose qui ressemblait fort
-à de la frayeur.
-
-Tout à coup je vis remuer le pli d’un de mes rideaux, et j’entendis un
-piétinement comme d’une personne qui sauterait à cloche-pied. Je dois
-avouer que j’eus chaud et froid alternativement; que je sentis un vent
-inconnu me souffler dans le dos, et que mes cheveux firent sauter, en
-se redressant, ma coiffure de nuit à deux ou trois pas.
-
-Les rideaux s’entr’ouvrirent, et je vis s’avancer la figure la plus
-étrange qu’on puisse imaginer.
-
-C’était une jeune fille, café au lait très-foncé, comme la bayadère
-Amani, d’une beauté parfaite et rappelant le type égyptien le plus pur;
-elle avait des yeux taillés en amande avec des coins relevés et des
-sourcils tellement noirs qu’ils paraissaient bleus, son nez était d’une
-coupe délicate, presque grecque pour la finesse, et l’on aurait pu la
-prendre pour une statue de bronze de Corinthe, si la proéminence des
-pommettes et l’épanouissement un peu africain de la bouche n’eussent
-fait reconnaître, à n’en pas douter, la race hiéroglyphique des bords
-du Nil.
-
-Ses bras minces et tournés en fuseau, comme ceux des très-jeunes
-filles, étaient cerclés d’espèces d’emprises de métal et de tours
-de verroterie; ses cheveux étaient nattés en cordelettes, et sur sa
-poitrine pendait une idole en pâte verte que son fouet à sept branches
-faisait reconnaître pour l’Isis, conductrice des âmes; une plaque d’or
-scintillait à son front, et quelques traces de fard perçaient sous les
-teintes de cuivre de ses joues.
-
-Quant à son costume il était très-étrange.
-
-Figurez-vous un pagne de bandelettes chamarrées d’hiéroglyphes noirs
-et rouges, empesés de bitume et qui semblaient appartenir à une momie
-fraîchement démaillottée.
-
-Par un de ces sauts de pensée si fréquents dans les rêves, j’entendis
-la voix fausse et enrouée du marchand de bric-à-brac, qui répétait,
-comme un refrain monotone, la phrase qu’il avait dite dans sa boutique
-avec une intonation si énigmatique:
-
-«Le vieux Pharaon ne sera pas content; il aimait beaucoup sa fille, ce
-cher homme.»
-
-Particularité étrange et qui ne me rassura guère, l’apparition n’avait
-qu’un seul pied, l’autre jambe était rompue à la cheville.
-
-Elle se dirigea vers la table où le pied de momie s’agitait et
-frétillait avec un redoublement de vitesse. Arrivée là, elle s’appuya
-sur le rebord, et je vis une larme germer et perler dans ses yeux.
-
-Quoiqu’elle ne parlât pas, je discernais clairement sa pensée: elle
-regardait le pied, car c’était bien le sien, avec une expression de
-tristesse coquette d’une grâce infinie; mais le pied sautait et courait
-çà et là comme s’il eût été poussé par des ressorts d’acier.
-
-Deux ou trois fois elle étendit sa main pour le saisir, mais elle n’y
-réussit pas.
-
-Alors il s’établit entre la princesse Hermonthis et son pied, qui
-paraissait doué d’une vie à part, un dialogue très-bizarre dans un
-cophte très-ancien, tel qu’on pouvait le parler, il y a une trentaine
-de siècles, dans les syringes du pays de Ser: heureusement que cette
-nuit-là je savais le cophte en perfection.
-
-La princesse Hermonthis disait d’un ton de voix doux et vibrant comme
-une clochette de cristal:
-
-«Eh bien! mon cher petit pied, vous me fuyez toujours, j’avais pourtant
-bien soin de vous. Je vous baignais d’eau parfumée, dans un bassin
-d’albâtre; je polissais votre talon avec la pierre-ponce trempée
-d’huile de palmes, vos ongles étaient coupés avec des pinces d’or et
-polis avec de la dent d’hippopotame; j’avais soin de choisir pour
-vous des thabebs brodés et peints à pointes recourbées, qui faisaient
-l’envie de toutes les jeunes filles de l’Égypte; vous aviez à votre
-orteil des bagues représentant le scarabée sacré, et vous portiez un
-des corps les plus légers que puisse souhaiter un pied paresseux.»
-
-Le pied répondit d’un ton boudeur et chagrin:
-
-«Vous savez bien que je ne m’appartiens plus, j’ai été acheté et
-payé; le vieux marchand savait bien ce qu’il faisait, il vous en veut
-toujours d’avoir refusé de l’épouser: c’est un tour qu’il vous a joué.
-
-«L’Arabe qui a forcé votre cercueil royal dans le puits souterrain de
-la nécropole de Thèbes était envoyé par lui, il voulait vous empêcher
-d’aller à la réunion des peuples ténébreux, dans les cités inférieures.
-Avez-vous cinq pièces d’or pour me racheter?
-
-—Hélas! non. Mes pierreries, mes anneaux, mes bourses d’or et
-d’argent, tout m’a été volé, répondit la princesse Hermonthis avec un
-soupir.
-
-—Princesse, m’écriai-je alors, je n’ai jamais retenu injustement le
-pied de personne: bien que vous n’ayez pas les cinq louis qu’il m’a
-coûté, je vous le rends de bonne grâce; je serais désespéré de rendre
-boiteuse une aussi aimable personne que la princesse Hermonthis.»
-
-Je débitai ce discours d’un ton régence et troubadour qui dut
-surprendre la belle Égyptienne.
-
-Elle tourna vers moi un regard chargé de reconnaissance, et ses yeux
-s’illuminèrent de lueurs bleuâtres.
-
-Elle prit son pied, qui, cette fois, se laissa faire, comme une femme
-qui va mettre son brodequin, et l’ajusta à sa jambe avec beaucoup
-d’adresse.
-
-Cette opération terminée, elle fit deux ou trois pas dans la chambre,
-comme pour s’assurer qu’elle n’était réellement plus boiteuse.
-
-«Ah! comme mon père va être content, lui qui était si désolé de ma
-mutilation, et qui avait, dès le jour de ma naissance, mis un peuple
-tout entier à l’ouvrage pour me creuser un tombeau si profond qu’il pût
-me conserver intacte jusqu’au jour suprême où les âmes doivent être
-pesées dans les balances de l’Amenthi.
-
-«Venez avec moi chez mon père, il vous recevra bien, vous m’avez rendu
-mon pied.»
-
-Je trouvai cette proposition toute naturelle; j’endossai une robe de
-chambre à grands ramages, qui me donnait un air très-pharaonesque; je
-chaussai à la hâte des babouches turques, et je dis à la princesse
-Hermonthis que j’étais prêt à la suivre.
-
-Hermonthis, avant de partir, détacha de son col la petite figurine de
-pâte verte et la posa sur les feuilles éparses qui couvraient la table.
-
-«Il est bien juste, dit-elle en souriant, que je remplace votre
-serre-papier.»
-
-Elle me tendit sa main, qui était douce et froide comme une peau de
-couleuvre, et nous partîmes.
-
-Nous filâmes pendant quelque temps avec la rapidité de la flèche dans
-un milieu fluide et grisâtre, où des silhouettes à peine ébauchées
-passaient à droite et à gauche.
-
-Un instant, nous ne vîmes que l’eau et le ciel.
-
-Quelques minutes après, des obélisques commencèrent à pointer, des
-pylônes, des rampes côtoyées de sphynx se dessinèrent à l’horizon.
-
-Nous étions arrivés.
-
-La princesse me conduisit devant une montagne de granit rose, où se
-trouvait une ouverture étroite et basse qu’il eût été difficile de
-distinguer des fissures de la pierre si deux stèles bariolées de
-sculptures ne l’eussent fait reconnaître.
-
-Hermonthis alluma une torche et se mit à marcher devant moi.
-
-C’étaient des corridors taillés dans le roc vif; les murs, couverts
-de panneaux d’hiéroglyphes et de processions allégoriques, avaient
-dû occuper des milliers de bras pendant, des milliers d’années; ces
-corridors, d’une longueur interminable, aboutissaient à des chambres
-carrées, au milieu desquelles étaient pratiqués des puits, où nous
-descendions au moyen de crampons ou d’escaliers en spirale; ces puits
-nous conduisaient dans d’autres chambres, d’où partaient d’autres
-corridors également bigarrés d’éperviers, de serpents roulés en cercle,
-de tau, de pedum, de bari mystiques, prodigieux travail que nul œil
-vivant ne devait voir, interminables légendes de granit que les morts
-avaient seuls le temps de lire pendant l’éternité.
-
-Enfin, nous débouchâmes dans une salle si vaste, si énorme, si
-démesurée, que l’on ne pouvait en apercevoir les bornes; à perte de
-vue s’étendaient des files de colonnes monstrueuses entre lesquelles
-tremblotaient de livides étoiles de lumière jaune: ces points brillants
-révélaient des profondeurs incalculables.
-
-La princesse Hermonthis me tenait toujours par la main et saluait
-gracieusement les momies de sa connaissance.
-
-Mes yeux s’accoutumaient à ce demi-jour crépusculaire, et commençaient
-à discerner les objets.
-
-Je vis, assis sur des trônes, les rois des races souterraines:
-c’étaient de grands vieillards secs, ridés, parcheminés, noirs de
-naphte et de bitume, coiffés de pschents d’or, bardés de pectoraux et
-de hausse-cols, constellés de pierreries avec des yeux d’une fixité
-de sphinx et de longues barbes blanchies par la neige des siècles:
-derrière eux, leurs peuples embaumés se tenaient debout dans les
-poses roides et contraintes de l’art égyptien, gardant éternellement
-l’attitude prescrite par le codex hiératique; derrière les peuples
-miaulaient, battaient de l’aile et ricanaient les chats, les ibis et
-les crocodiles contemporains, rendus plus monstrueux encore par leur
-emmaillotage de bandelettes.
-
-Tous les Pharaons étaient là, Chéops, Chephrenès, Psammetichus,
-Sésostris, Amenoteph; tous les noirs dominateurs des pyramides et
-des syringes; sur une estrade plus élevée siégeaient le roi Chronos
-et Xixouthros, qui fut contemporain du déluge, et Tubal Caïn, qui le
-précéda.
-
-La barbe du roi Xixouthros avait tellement poussé qu’elle avait déjà
-fait sept fois le tour de la table de granit sur laquelle il s’appuyait
-tout rêveur et tout somnolent.
-
-Plus loin, dans une vapeur poussiéreuse, à travers le brouillard des
-éternités, je distinguais vaguement les soixante-douze rois préadamites
-avec leurs soixante-douze peuples à jamais disparus.
-
-Après m’avoir laissé quelques minutes pour jouir de ce spectacle
-vertigineux, la princesse Hermonthis me présenta au Pharaon son père,
-qui me fit un signe de tête fort majestueux.
-
-«J’ai retrouvé mon pied! j’ai retrouvé mon pied! criait la princesse en
-frappant ses petites mains l’une contre l’autre avec tous les signes
-d’une joie folle, c’est monsieur qui me l’a rendu.»
-
-Les races de Kemé, les races de Nahasi, toutes les nations noires,
-bronzées, cuivrées, répétaient en chœur:
-
-«La princesse Hermonthis a retrouvé son pied!»
-
-Xixouthros lui-même s’en émut:
-
-Il souleva sa paupière appesantie, passa ses doigts dans sa moustache,
-et laissa tomber sur moi son regard chargé de siècles.
-
-«Par Oms, chien des enfers, et par Tmeï, fille du Soleil et de la
-Vérité, voilà un brave et digne garçon, dit le Pharaon en étendant vers
-moi son sceptre terminé par une fleur de lotus.
-
-«Que veux-tu pour ta récompense?»
-
-Fort de cette audace que donnent les rêves, où rien ne paraît
-impossible, je lui demandai la main d’Hermonthis: la main pour le pied
-me paraissait une récompense antithétique d’assez bon goût.
-
-Le Pharaon ouvrit tout grands ses yeux de verre, surpris de ma
-plaisanterie et de ma demande.
-
-«De quel pays es-tu et quel est ton âge?
-
-—Je suis Français, et j’ai vingt-sept ans, vénérable Pharaon.
-
-—Vingt-sept ans! et il veut épouser la princesse Hermonthis, qui a
-trente siècles! s’écrièrent à la fois tous les trônes et tous les
-cercles des nations.»
-
-Hermonthis seule ne parut pas trouver ma requête inconvenante.
-
-«Si tu avais seulement deux mille ans, reprit le vieux roi, je
-t’accorderais bien volontiers la princesse; mais la disproportion est
-trop forte, et puis il faut à nos filles des maris qui durent, vous ne
-savez plus vous conserver: les derniers qu’on a apportés il y a quinze
-siècles à peine, ne sont plus qu’une pincée de cendre; regarde, ma
-chair est dure comme du basalte, mes os sont des barres d’acier.
-
-«J’assisterai au dernier jour du monde avec le corps et la figure que
-j’avais de mon vivant; ma fille Hermonthis durera plus qu’une statue de
-bronze.
-
-«Alors le vent aura dispersé le dernier grain de ta poussière, et Isis
-elle-même, qui sut retrouver les morceaux d’Osiris, serait embarrassée
-de recomposer ton être.
-
-«Regarde comme je suis vigoureux encore et comme mes bras tiennent
-bien,» dit-il en me secouant la main à l’anglaise, de manière à me
-couper les doigts avec mes bagues.
-
-Il me serra si fort que je m’éveillai, et j’aperçus mon ami Alfred qui
-me tirait par le bras et me secouait pour me faire lever.
-
-«Ah çà! enragé dormeur, faudra-t-il te faire porter au milieu de la rue
-et te tirer un feu d’artifice aux oreilles?
-
-«Il est plus de midi, tu ne te rappelles donc pas que tu m’avais promis
-de venir me prendre pour aller voir les tableaux espagnols de M. Aguado?
-
-—Mon Dieu! je n’y pensais plus, répondis-je en m’habillant; nous
-allons y aller: j’ai la permission ici sur mon bureau.»
-
-Je m’avançai effectivement pour la prendre; mais jugez de mon
-étonnement lorsqu’à la place du pied de momie que j’avais acheté la
-veille, je vis la petite figurine de pâte verte mise à sa place par la
-princesse Hermonthis!
-
-
-
-
-LA PIPE D’OPIUM
-
-
-L’autre jour, je trouvai mon ami Alphonse Karr assis sur son divan,
-avec une bougie allumée, quoiqu’il fît grand jour, et tenant à la main
-un tuyau de bois de cerisier muni d’un champignon de porcelaine sur
-lequel il faisait dégoutter une espèce de pâte brune assez semblable
-à de la cire à cacheter; cette pâte flambait et grésillait dans la
-cheminée du champignon, et il aspirait par une petite embouchure
-d’ambre jaune la fumée qui se répandait ensuite dans la chambre avec
-une vague odeur de parfum oriental.
-
-Je pris, sans rien dire, l’appareil des mains de mon ami, et je
-m’ajustai à l’un des bouts; après quelques gorgées, j’éprouvai un
-espèce d’étourdissement qui n’était pas sans charmes et ressemblait
-assez aux sensations de la première ivresse.
-
-Étant de feuilleton ce jour-là, et n’ayant pas le loisir d’être gris,
-j’accrochai la pipe à un clou et nous descendîmes dans le jardin, dire
-bonjour aux dahlias et jouer un peu avec Schutz, heureux animal qui n’a
-d’autre fonction que d’être noir sur un tapis de vert gazon.
-
-Je rentrai chez moi, je dînai, et j’allai au théâtre subir je ne sais
-quelle pièce, puis je revins me coucher, car il faut bien en arriver
-là, et faire, par cette mort de quelques heures, l’apprentissage de la
-mort définitive.
-
-L’opium que j’avais fumé, loin de produire l’effet somnolent que j’en
-attendais, me jetait en des agitations nerveuses comme du café violent,
-et je tournais dans mon lit en façon de carpe sur le gril ou de
-poulet à la broche, avec un perpétuel roulis de couvertures, au grand
-mécontentement de mon chat roulé en boule sur le coin de mon édredon.
-
-Enfin, le sommeil longtemps imploré ensabla mes prunelles de sa
-poussière d’or, mes yeux devinrent chauds et lourds, je m’endormis.
-
-Après une ou deux heures complétement immobiles et noires, j’eus un
-rêve.
-
-—Le voici:
-
-Je me retrouvai chez mon ami Alphonse Karr,—comme le matin, dans la
-réalité; il était assis sur son divan de lampas jaune, avec sa pipe et
-sa bougie allumée; seulement le soleil ne faisait pas voltiger sur les
-murs, comme des papillons aux mille couleurs, les reflets bleus, verts
-et rouges des vitraux.
-
-Je pris la pipe de ses mains, ainsi que je l’avais fait quelques
-heures auparavant, et je me mis à aspirer lentement la fumée enivrante.
-
-Une mollesse pleine de béatitude ne tarda pas à s’emparer de moi, et je
-sentis le même étourdissement que j’avais éprouvé en fumant la vraie
-pipe.
-
-Jusque-là mon rêve se tenait dans les plus exactes limites du monde
-habitable, et répétait, comme un miroir, les actions de ma journée.
-
-J’étais pelotonné dans un tas de coussins, et je renversais
-paresseusement ma tête en arrière pour suivre en l’air les spirales
-bleuâtres, qui se fondaient en brume d’ouate, après avoir tourbillonné
-quelques minutes.
-
-Mes yeux se portaient naturellement sur le plafond, qui est d’un noir
-d’ébène, avec des arabesques d’or.
-
-A force de le regarder avec cette attention extatique qui précède les
-visions, il me parut bleu, mais d’un bleu dur, comme un des pans du
-manteau de la nuit.
-
-«Vous avez donc fait repeindre votre plafond en bleu, dis-je à Karr,
-qui, toujours impassible et silencieux, avait embouché une autre pipe,
-et rendait plus de fumée qu’un tuyau de poêle en hiver, ou qu’un bateau
-à vapeur dans une saison quelconque.
-
-—Nullement, mon fils, répondit-il en mettant son nez hors du nuage,
-mais vous m’avez furieusement la mine de vous être à vous-même peint
-l’estomac en rouge, au moyen d’un bordeaux plus ou moins _Laffitte_.
-
-—Hélas! que ne dites-vous la vérité; mais je n’ai bu qu’un misérable
-verre d’eau sucrée, où toutes les fourmis de la terre étaient venues se
-désaltérer, une école de natation d’insectes.
-
-—Le plafond s’ennuyait apparemment d’être noir, il s’est mis en
-bleu; après les femmes, je ne connais rien de plus capricieux que les
-plafonds; c’est une fantaisie de plafond, voilà tout, rien n’est plus
-ordinaire.»
-
-Cela dit, Karr rentra son nez dans le nuage de fumée, avec la mine
-satisfaite de quelqu’un qui a donné une explication limpide et
-lumineuse.
-
-Cependant je n’étais qu’à moitié convaincu, et j’avais de la peine
-à croire les plafonds aussi fantastiques que cela, et je continuais
-à regarder celui que j’avais au-dessus de ma tête, non sans quelque
-sentiment d’inquiétude.
-
-Il bleuissait, il bleuissait comme la mer à l’horizon, et les étoiles
-commençaient à y ouvrir leurs paupières aux cils d’or; ces cils,
-d’une extrême ténuité, s’allongeaient jusque dans la chambre qu’ils
-remplissaient de gerbes prismatiques.
-
-Quelques lignes noires rayaient cette surface d’azur, et je reconnus
-bientôt que c’étaient les poutres des étages supérieurs de la maison
-devenue transparente.
-
-Malgré la facilité que l’on a en rêve d’admettre comme naturelles
-les choses les plus bizarres, tout ceci commençait à me paraître un
-peu louche et suspect, et je pensai que si mon camarade Esquiros
-_le Magicien_ était là, il me donnerait des explications plus
-satisfaisantes que celle de mon ami Alphonse Karr.
-
-Comme si cette pensée eût eu la puissance d’évocation, Esquiros se
-présenta soudain devant nous, à peu près comme le barbet de Faust qui
-sort de derrière le poêle.
-
-Il avait le visage fort animé et l’air triomphant, et il disait, en se
-frottant les mains:
-
-«Je vois aux antipodes, et j’ai trouvé la Mandragore qui parle.»
-
-Cette apparition me surprit, et je dis à Karr:
-
-«O Karr! concevez-vous qu’Esquiros, qui n’était pas là tout à l’heure,
-soit entré sans qu’on ait ouvert la porte?
-
-—Rien n’est plus simple, répondit Karr. L’on entre par les portes
-fermées, c’est l’usage; il n’y a que les gens mal élevés qui passent
-par les portes ouvertes. Vous savez bien qu’on dit comme injure: Grand
-enfonceur de portes ouvertes.»
-
-Je ne trouvai aucune objection à faire contre un raisonnement si sensé,
-et je restai convaincu qu’en effet la présence d’Esquiros n’avait rien
-que de fort explicable et de très-légal en soi-même.
-
-Cependant il me regardait d’un air étrange, et ses yeux
-s’agrandissaient d’une façon démesurée; ils étaient ardents et ronds
-comme des boucliers chauffés dans une fournaise, et son corps se
-dissipait et se noyait dans l’ombre, de sorte que je ne voyais plus de
-lui que ses deux prunelles flamboyantes et rayonnantes.
-
-Des réseaux de feu et des torrents d’effluves magnétiques papillotaient
-et tourbillonnaient autour de moi, s’enlaçant toujours plus
-inextricablement et se resserrant toujours; des fils étincelants
-aboutissaient à chacun de mes pores, et s’implantaient dans ma peau
-à peu près comme les cheveux dans la tête. J’étais dans un état de
-somnambulisme complet.
-
-Je vis alors des petits flocons blancs qui traversaient l’espace bleu
-du plafond comme des touffes de laine emportées par le vent, ou comme
-un collier de colombe qui s’égrène dans l’air.
-
-Je cherchais vainement à deviner ce que c’était, quand une voix basse
-et brève me chuchota à l’oreille, avec un accent étrange:—_Ce sont des
-esprits!!!_ Les écailles de mes yeux tombèrent; les vapeurs blanches
-prirent des formes plus précises, et j’aperçus distinctement une longue
-file de figures voilées qui suivaient la corniche, de droite à gauche,
-avec un mouvement d’ascension très-prononcé, comme si un souffle
-impérieux les soulevait et leur servait d’aile.
-
-A l’angle de la chambre, sur la moulure du plafond, se tenait assise
-une forme de jeune fille enveloppée dans une large draperie de
-mousseline.
-
-Ses pieds, entièrement nus, pendaient nonchalamment croisés l’un
-sur l’autre; ils étaient, du reste, charmants, d’une petitesse et
-d’une transparence qui me firent penser à ces beaux pieds de jaspe
-qui sortent si blancs et si purs de la jupe de marbre noir de l’Isis
-antique du Musée.
-
-Les autres fantômes lui frappaient sur l’épaule en passant, et lui
-disaient:
-
-«Nous allons dans les étoiles, viens donc avec nous.»
-
-L’ombre au pied d’albâtre leur répondait:
-
-«Non! je ne veux pas aller dans les étoiles; je voudrais vivre six mois
-encore.»
-
-Toute la file passa, et l’ombre resta seule, balançant ses jolis petits
-pieds, et frappant le mur de son talon nuancé d’une teinte rose, pâle
-et tendre comme le cœur d’une clochette sauvage; quoique sa figure
-fût voilée, je la sentais jeune, adorable et charmante, et mon âme
-s’élançait de son côté, les bras tendus, les ailes ouvertes.
-
-L’ombre comprit mon trouble par intention ou sympathie, et dit d’une
-voix douce et cristalline comme un harmonica:
-
-«Si tu as le courage d’aller embrasser sur la bouche celle qui fut moi,
-et dont le corps est couché dans la ville noire, je vivrai six mois
-encore, et ma seconde vie sera pour toi.
-
-Je me levai, et me fis cette question:
-
-A savoir, si je n’étais pas le jouet de quelque illusion, et si tout ce
-qui se passait n’était pas un rêve.
-
-C’était une dernière lueur de la lampe de la raison éteinte par le
-sommeil.
-
-Je demandai à mes deux amis ce qu’ils pensaient de tout cela.
-
-L’imperturbable Karr prétendit que l’aventure était commune; qu’il en
-avait eu plusieurs du même genre, et que j’étais d’une grande naïveté
-de m’étonner de si peu.
-
-Esquiros expliqua tout au moyen du magnétisme.
-
-«Allons, c’est bien, je vais y aller; mais je suis en pantoufles.....
-
-—Cela ne fait rien, dit Esquiros, je _pressens_ une voiture à la
-porte.»
-
-Je sortis, et je vis, en effet, un cabriolet à deux chevaux qui
-semblait attendre. Je montai dedans.
-
-Il n’y avait pas de cocher.—Les chevaux se conduisaient eux-mêmes; ils
-étaient tout noirs, et galoppaient si furieusement, que leurs croupes
-s’abaissaient et se levaient comme des vagues, et que des pluies
-d’étincelles petillaient derrière eux.
-
-Ils prirent d’abord la rue de La-Tour-d’Auvergne, puis la rue
-Bellefonds, puis la rue Lafayette, et, à partir de là, d’autres rues
-dont je ne sais pas les noms.
-
-A mesure que la voiture allait, les objets prenaient autour de moi des
-formes étranges: c’étaient des maisons rechignées, accroupies au bord
-du chemin comme de vieilles filandières, des clôtures en planches, des
-réverbères qui avaient l’air de gibets à s’y méprendre; bientôt les
-maisons disparurent tout à fait, et la voiture roulait dans la rase
-campagne.
-
-Nous filions à travers une plaine morne et sombre;—le ciel était
-très-bas, couleur de plomb, et une interminable procession de petits
-arbres fluets courait, en sens inverses de la voiture, des deux côtés
-du chemin; l’on eût dit une armée de manches à balai en déroute.
-
-Rien n’était sinistre comme cette immensité grisâtre que la grêle
-silhouette des arbres rayait de hachures noires:—pas une étoile
-ne brillait, aucune paillette de lumière n’écaillait la profondeur
-blafarde de cette demi-obscurité.
-
-Enfin, nous arrivâmes à une ville, à moi inconnue, dont les maisons
-d’une architecture singulière, vaguement entrevue dans les ténèbres,
-me parurent d’une petitesse à ne pouvoir être habitées;—la voiture,
-quoique beaucoup plus large que les rues qu’elle traversait,
-n’éprouvait aucun retard; les maisons se rangeaient à droite et à
-gauche comme des passants effrayés, et laissaient le chemin libre.
-
-Après plusieurs détours, je sentis la voiture fondre sous moi, et les
-chevaux s’évanouirent en vapeurs; j’étais arrivé.
-
-Une lumière rougeâtre filtrait à travers les interstices d’une porte
-de bronze qui n’était pas fermée; je la poussai, et je me trouvai dans
-une salle basse dallée de marbre blanc et noir et voûtée en pierre; une
-lampe antique, posée sur un socle de brèche violette éclairait d’une
-lueur blafarde une figure couchée, que je pris d’abord pour une statue
-comme celles qui dorment les mains jointes, un lévrier aux pieds, dans
-les cathédrales gothiques; mais je reconnus bientôt que c’était une
-femme réelle.
-
-Elle était d’une pâleur exsangue, et que je ne saurais mieux comparer
-qu’au ton de la cire vierge jaunie, ses mains mates et blanches comme
-des hosties, se croisaient sur son cœur; ses yeux étaient fermés, et
-leurs cils s’allongeaient jusqu’au milieu des joues; tout en elle était
-mort: la bouche seule, fraîche comme une grenade en fleur, étincelait
-d’une vie riche et pourprée, et souriant à demi comme dans un rêve
-heureux.
-
-Je me penchai vers elle, je posai ma bouche sur la sienne, et je lui
-donnai le baiser qui devait la faire revivre.
-
-Ses lèvres humides et tièdes, comme si le souffle venait à peine de les
-abandonner, palpitèrent sous les miennes, et me rendirent mon baiser
-avec une ardeur et une vivacité incroyables.
-
-Il y a ici une lacune dans mon rêve, et je ne sais comment je revins
-de la ville noire; probablement à cheval sur un nuage ou sur une
-chauve-souris gigantesque.—Mais je me souviens parfaitement que je me
-trouvai avec Karr dans une maison qui n’est ni la sienne ni la mienne,
-ni aucune de celles que je connais.
-
-Cependant tous les détails intérieurs, tout l’aménagement m’étaient
-extrêmement familiers; je vois nettement la cheminée dans le goût de
-Louis XVI, le paravent à ramages, la lampe à garde-vue vert et les
-étagères pleines de livres aux angles de la cheminée.
-
-J’occupais une profonde bergère à oreillettes, et Karr, les deux talons
-appuyés sur le chambranle, assis sur les épaules et presque sur la
-tête, écoutait d’un air piteux et résigné le récit de mon expédition
-que je regardais moi-même un rêve.
-
-Tout à coup un violent coup de sonnette se fit entendre, et l’on vint
-m’annoncer qu’une _dame_ désirait _me_ parler.
-
-«Faites entrer la _dame_, répondis-je, un peu ému et pressentant ce qui
-allait arriver.»
-
-Une femme vêtue de blanc, et les épaules couvertes d’un mantelet noir,
-entra d’un pas léger, et vint se placer dans la pénombre lumineuse
-projetée par la lampe.
-
-Par un phénomène très-singulier, je vis passer sur sa figure trois
-physionomies différentes: elle ressembla un instant à Malibran, puis à
-M..., puis à celle qui disait aussi qu’elle ne voulait pas mourir, et
-dont le dernier mot fut: «Donnez-moi un bouquet de violettes.»
-
-Mais ces ressemblances se dissipèrent bientôt comme une ombre sur un
-miroir, les traits du visage prirent de la fixité et se condensèrent,
-et je _reconnus_ la morte que j’avais embrassée dans la ville noire.
-
-Sa mise était extrêmement simple, et elle n’avait d’autre ornement
-qu’un cercle d’or dans ses cheveux, d’un brun foncé, et tombant en
-grappes d’ébène le long de ses joues unies et veloutées.
-
-Deux petites taches roses empourpraient le haut de ses pommettes, et
-ses yeux brillaient comme des globes d’argent brunis; elle avait, du
-reste, une beauté de camée antique, et la blonde transparence de ses
-chairs ajoutait encore à la ressemblance.
-
-Elle se tenait debout devant moi, et me pria, demande assez bizarre, de
-lui dire son nom.
-
-Je lui répondis sans hésiter qu’elle se nommait _Carlotta_, ce qui
-était vrai; ensuite elle me raconta qu’elle avait été chanteuse,
-et qu’elle était morte si jeune, qu’elle ignorait les plaisirs de
-l’existence, et qu’avant d’aller s’enfoncer pour toujours dans
-l’immobile éternité, elle voulait jouir de la beauté du monde,
-s’enivrer de toutes les voluptés et se plonger dans l’océan des joies
-terrestres; qu’elle se sentait une soif inextinguible de vie et d’amour.
-
-Et, en disant tout cela avec une éloquence d’expression et une poésie
-qu’il n’est pas en mon pouvoir de rendre, elle nouait ses bras en
-écharpe autour de mon cou, et entrelaçait ses mains fluettes dans les
-boucles de mes cheveux.
-
-Elle parlait en vers d’une beauté merveilleuse, où n’atteindraient pas
-les plus grands poëtes éveillés, et quand le vers ne suffisait plus
-pour rendre sa pensée, elle lui ajoutait les ailes de la musique, et
-c’était des roulades, des colliers de notes plus pures que des perles
-parfaites, des tenues de voix, des sons filés bien au-dessus des
-limites humaines, tout ce que l’âme et l’esprit peuvent rêver de plus
-tendre, de plus adorablement coquet, de plus amoureux, de plus ardent,
-de plus ineffable.
-
-«Vivre six mois, six mois encore, était le refrain de toutes ses
-cantilènes.»
-
-Je voyais très-clairement ce qu’elle allait dire, avant que la pensée
-arrivât de sa tête ou de son cœur jusque sur ses lèvres, et j’achevais
-moi-même le vers ou le chant commencés; j’avais pour elle la même
-transparence, et elle lisait en moi couramment.
-
-Je ne sais pas où se seraient arrêtées ces extases que ne modérait
-plus la présence de Karr, lorsque je sentis quelque chose de velu et
-de rude qui me passait sur la figure; j’ouvris les yeux, et je vis mon
-chat qui frottait sa moustache à la mienne en manière de congratulation
-matinale, car l’aube tamisait à travers les rideaux une lumière
-vacillante.
-
-C’est ainsi que finit mon rêve d’opium, qui ne me laissa d’autre
-trace qu’une vague mélancolie, suite ordinaire de ces sortes
-d’hallucinations.
-
-
-
-
-LE CLUB DES HACHICHINS
-
-
-I
-
-L’HÔTEL PIMODAN.
-
-Un soir de décembre, obéissant à une convocation mystérieuse, rédigée
-en termes énigmatiques compris des affiliés, inintelligibles pour
-d’autres, j’arrivai dans un quartier lointain, espèce d’oasis de
-solitude au milieu de Paris, que le fleuve, en l’entourant de ses deux
-bras, semble défendre contre les empiétements de la civilisation, car
-c’était dans une vieille maison de l’île Saint-Louis, l’hôtel Pimodan,
-bâti par Lauzun, que le club bizarre dont je faisais partie depuis peu
-tenait ses séances mensuelles, où j’allais assister pour la première
-fois.
-
-Quoiqu’il fût à peine six heures, la nuit était noire.
-
-Un brouillard, rendu plus épais encore par le voisinage de la Seine,
-estompait tous les objets de sa ouate déchirée et trouée, de loin
-en loin, par les auréoles rougeâtres des lanternes et les filets de
-lumière échappés des fenêtres éclairées.
-
-Le pavé, inondé de pluie, miroitait sous les réverbères comme une eau
-qui réflète une illumination; une bise âcre, chargée de particules
-glacées, vous fouettait la figure, et ses sifflements gutturaux
-faisaient le dessus d’une symphonie dont les flots gonflés se brisant
-aux arches des ponts formaient la basse: il ne manquait à cette soirée
-aucune des rudes poésies de l’hiver.
-
-Il était difficile, le long de ce quai désert, dans cette masse de
-bâtiments sombres, de distinguer la maison que je cherchais; cependant
-mon cocher, en se dressant sur son siége parvint à lire sur une plaque
-de marbre le nom à moitié dédoré de l’ancien hôtel, lieu de réunion des
-adeptes.
-
-Je soulevai le marteau sculpté, l’usage des sonnettes à bouton de
-cuivre n’ayant pas encore pénétré dans ces pays reculés, et j’entendis
-plusieurs fois le cordon grincer sans succès; enfin, cédant à une
-traction plus vigoureuse, le vieux pène rouillé s’ouvrit, et la porte
-aux ais massifs put tourner sur ses gonds.
-
-Derrière une vitre d’une transparence jaunâtre apparut, à mon entrée,
-la tête d’une vieille portière ébauchée par le tremblotement d’une
-chandelle, un tableau de Skalken tout fait.—La tête me fit une grimace
-singulière, et un doigt maigre, s’allongeant hors de la loge, m’indiqua
-le chemin.
-
-Autant que je pouvais le distinguer, à la pâle lueur qui tombe
-toujours, même du ciel le plus obscur, la cour que je traversais était
-entourée de bâtiments d’architecture ancienne à pignons aigus; je me
-sentais les pieds mouillés comme si j’eusse marché dans une prairie,
-car l’interstice des pavés était rempli d’herbe.
-
-Les hautes fenêtres à carreaux étroits de l’escalier, flamboyant sur
-la façade sombre, me servaient de guide et ne me permettaient pas de
-m’égarer.
-
-Le perron franchi, je me trouvai au bas d’un de ces immenses escaliers
-comme on les construisait du temps de Louis XIV, et dans lesquels une
-maison moderne danserait à l’aise.—Une chimère égyptienne dans le
-goût de Lebrun, chevauchée par un Amour, allongeait ses pattes sur un
-piédestal et tenait une bougie dans ses griffes recourbées en bobèche.
-
-La pente des degrés était douce; les repos et les paliers bien
-distribués attestaient le génie du vieil architecte et la vie grandiose
-des siècles écoulés;—en montant cette rampe admirable, vêtu de mon
-mince frac noir, je sentais que je faisais tache dans l’ensemble et que
-j’usurpais un droit qui n’était pas le mien; l’escalier de service eût
-été assez bon pour moi.
-
-Des tableaux, la plupart sans cadres, copies des chefs-d’œuvre de
-l’école italienne et de l’école espagnole, tapissaient les murs, et
-tout en haut, dans l’ombre, se dessinait vaguement un grand plafond
-mythologique peint à fresque.
-
-J’arrivai à l’étage désigné.
-
-Un tambour de velours d’Utrecht, écrasé et miroité, dont les galons
-jaunis et les clous bossués racontaient les longs services, me fit
-reconnaître la porte.
-
-Je sonnai; l’on m’ouvrit avec les précautions d’usage, et je me trouvai
-dans une grande salle éclairée à son extrémité par quelques lampes. En
-entrant là, on faisait un pas de deux siècles en arrière. Le temps, qui
-passe si vite, semblait n’avoir pas coulé sur cette maison, et, comme
-une pendule qu’on a oublié de remonter, son aiguille marquait toujours
-la même date.
-
-Les murs, boisés de menuiseries peintes en blanc, étaient couverts à
-moitié de toiles rembrunies ayant le cachet de l’époque; sur le poêle
-gigantesque se dressait une statue qu’on eût pu croire dérobée aux
-charmilles de Versailles. Au plafond, arrondi en coupole, se tordait
-une allégorie strapassée, dans le goût de Lemoine, et qui était
-peut-être de lui.
-
-Je m’avançai vers la partie lumineuse de la salle où s’agitaient
-autour d’une table plusieurs formes humaines, et dès que la clarté, en
-m’atteignant, m’eut fait reconnaître, un vigoureux hurra ébranla les
-profondeurs sonores du vieil édifice.
-
-«C’est lui! c’est lui! crièrent en même temps plusieurs voix; qu’on lui
-donne sa part!»
-
-Le docteur était debout près d’un buffet sur lequel se trouvait un
-plateau chargé de petites soucoupes de porcelaine du Japon. Un morceau
-de pâte ou confiture verdâtre, gros à peu près comme le pouce, était
-tiré par lui au moyen d’une spatule d’un vase de cristal, et posé, à
-côté d’une cuillère de vermeil, sur chaque soucoupe.
-
-La figure du docteur rayonnait d’enthousiasme; ses yeux étincelaient,
-ses pommettes se pourpraient de rougeurs, les veines de ses tempes se
-dessinaient en saillie, ses narines dilatées aspiraient l’air avec
-force.
-
-«Ceci vous sera défalqué sur votre portion de paradis,» me dit-il en me
-tendant la dose qui me revenait.
-
-Chacun ayant mangé sa part, l’on servit du café à la manière arabe,
-c’est-à-dire avec le marc et sans sucre.
-
-Puis l’on se mit à table.
-
-Cette interversion dans les habitudes culinaires a sans doute surpris
-le lecteur; en effet, il n’est guère d’usage de prendre le café avant
-la soupe, et ce n’est en général qu’au dessert que se mangent les
-confitures. La chose assurément mérite explication.
-
-
-II
-
-PARENTHÈSE
-
-Il existait jadis en Orient un ordre de sectaires redoutables commandé
-par un cheik qui prenait le titre de Vieux de la Montagne, ou prince
-des Assassins.
-
-Ce Vieux de la Montagne était obéi sans réplique; les Assassins ses
-sujets marchaient avec un dévouement absolu à l’exécution de ses
-ordres, quels qu’ils fussent; aucun danger ne les arrêtait, même la
-mort la plus certaine. Sur un signe de leur chef, ils se précipitaient
-du haut d’une tour, ils allaient poignarder un souverain dans son
-palais, au milieu de ses gardes.
-
-Par quels artifices le Vieux de la Montagne obtenait-il une abnégation
-si complète?
-
-Au moyen d’une drogue merveilleuse dont il possédait la recette, et qui
-a la propriété de procurer des hallucinations éblouissantes.
-
-Ceux qui en avaient pris trouvaient, au réveil de leur ivresse, la
-vie réelle si triste et si décolorée, qu’ils en faisaient avec joie
-le sacrifice pour rentrer au paradis de leurs rêves; car tout homme
-tué en accomplissant les ordres du cheik allait au ciel de droit, ou,
-s’il échappait, était admis de nouveau à jouir des félicités de la
-mystérieuse composition.
-
-Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous faire une distribution
-était précisément la même que le Vieux de la Montagne ingérait jadis
-à ses fanatiques sans qu’ils s’en aperçussent, en leur faisant croire
-qu’il tenait à sa disposition le ciel de Mahomet et les houris de trois
-nuances,—c’est-à-dire du _hachich_, d’où vient _hachichin_, mangeur de
-_hachich_, racine du mot _assassin_, dont l’acception féroce s’explique
-parfaitement par les habitudes sanguinaires des affidés du Vieux de la
-Montagne.
-
-Assurément, les gens qui m’avaient vu partir de chez moi à l’heure où
-les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que
-j’allasse à l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il en
-fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles,
-de moyen d’excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés
-à l’assassinat. Rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n’eût pu me
-faire soupçonner de cet excès d’orientalisme; j’avais plutôt l’air d’un
-neveu qui va dîner chez sa vieille tante que d’un croyant sur le point
-de goûter les joies du ciel de Mohammed en compagnie de douze Arabes on
-ne peut plus Français.
-
-Avant cette révélation, on vous aurait dit qu’il existait à Paris en
-1845, à cette époque d’agiotage et de chemins de fer, un ordre des
-hachichins dont M. de Hammer n’a pas écrit l’histoire, vous ne l’auriez
-pas cru, et cependant rien n’eût été plus vrai,—selon l’habitude des
-choses invraisemblables.
-
-
-III
-
-AGAPE.
-
-Le repas était servi d’une manière bizarre et dans toute sorte de
-vaisselles extravagantes et pittoresques.
-
-De grands verres de Venise, traversés de spirales laiteuses, des
-vidrecomes allemands historiés de blasons, de légendes, des cruches
-flamandes en grès émaillé, des flacons à col grêle, encore entourés de
-leurs nattes de roseaux, remplaçaient les verres, les bouteilles et les
-carafes.
-
-La porcelaine opaque de Louis Lebœuf et la faïence anglaise à fleurs,
-ornement des tables bourgeoises, brillaient par leur absence; aucune
-assiette n’était pareille, mais chacune avait son mérite particulier;
-la Chine, le Japon, la Saxe, comptaient là des échantillons de leurs
-plus belles pâtes et de leurs plus riches couleurs: le tout un peu
-écorné, un peu fêlé, mais d’un goût exquis.
-
-Les plats étaient, pour la plupart, des émaux de Bernard de Palissy,
-ou des faïences de Limoges, et quelquefois le couteau du découpeur
-rencontrait, sous les mets réels, un reptile, une grenouille ou un
-oiseau en relief. L’anguille mangeable mêlait ses replis à ceux de la
-couleuvre moulée.
-
-Un honnête philistin eût éprouvé quelque frayeur à la vue de ces
-convives chevelus, barbus, moustachus, ou tondus d’une façon
-singulière, brandissant des dagues du seizième siècle, des kriss
-malais, des navajas, et courbés sur des nourritures auxquelles les
-reflets des lampes vacillantes prêtaient des apparences suspectes.
-
-Le dîner tirait à sa fin, déjà quelques-uns des plus fervents adeptes
-ressentaient les effets de la pâte verte: j’avais, pour ma part,
-éprouvé une transposition complète de goût. L’eau que je buvais me
-semblait avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande se changeait
-dans ma bouche en framboise, et réciproquement. Je n’aurais pas
-discerné une côtelette d’une pêche.
-
-Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux; ils
-ouvraient de grandes prunelles de chat-huant; leur nez s’allongeait
-en proboscide; leur bouche s’étendait en ouverture de grelot. Leurs
-figures se nuançaient de teintes surnaturelles.
-
-L’un d’eux, face pâle dans une barbe noire, riait aux éclats d’un
-spectacle invisible; l’autre faisait d’incroyables efforts pour porter
-son verre à ses lèvres, et ses contorsions pour y arriver excitaient
-des huées étourdissantes.
-
-Celui-ci, agité de mouvements nerveux, tournait ses pouces avec une
-incroyable agilité; celui-là, renversé sur le dos de sa chaise, les
-yeux vagues, les bras morts, se laissait couler en voluptueux dans la
-mer sans fond de l’anéantissement.
-
-Moi, accoudé sur la table, je considérais tout cela à la clarté d’un
-reste de raison qui s’en allait et revenait par instants comme une
-veilleuse près de s’éteindre. De sourdes chaleurs me parcouraient les
-membres, et la folie, comme une vague qui écume sur une roche et se
-retire pour s’élancer de nouveau, atteignait et quittait ma cervelle,
-qu’elle finit par envahir tout à fait.
-
-L’hallucination, cet hôte étrange, s’était installée chez moi.
-
-«Au salon, au salon! cria un des convives; n’entendez-vous pas ces
-chœurs célestes? Les musiciens sont au pupitre depuis longtemps.»
-
-En effet, une harmonie délicieuse nous arrivait par bouffées à travers
-le tumulte de la conversation.
-
-
-IV
-
-UN MONSIEUR QUI N’ÉTAIT PAS INVITÉ.
-
-Le salon est une énorme pièce aux lambris sculptés et dorés, au plafond
-peint, aux frises ornées de satyres poursuivant des nymphes dans les
-roseaux, à la vaste cheminée de marbre de couleur, aux amples rideaux
-de brocatelle, où respire le luxe des temps écoulés.
-
-Des meubles de tapisserie, canapés, fauteuils et bergères, d’une
-largeur à permettre aux jupes des duchesses et des marquises de
-s’étaler à l’aise, reçurent les hachichins dans leurs bras moelleux et
-toujours ouverts.
-
-Une chauffeuse, à l’angle de la cheminée, me faisait des avances, je
-m’y établis, et m’abandonnai sans résistance aux effets de la drogue
-fantastique.
-
-Au bout de quelques minutes, mes compagnons, les uns après les
-autres, disparurent, ne laissant d’autre vestige que leur ombre sur
-la muraille, qui l’eut bientôt absorbée;—ainsi les taches brunes que
-l’eau fait sur le sable s’évanouissent en séchant.
-
-Et depuis ce temps, comme je n’eus plus la conscience de ce qu’ils
-faisaient, il faudra vous contenter pour cette fois du récit de mes
-simples impressions personnelles.
-
-La solitude régna dans le salon, étoilé seulement de quelques
-clartés douteuses; puis, tout à coup, il me passa un éclair rouge
-sous les paupières, une innombrable quantité de bougies s’allumèrent
-d’elles-mêmes, et je me sentis baigné par une lumière tiède et
-blonde. L’endroit où je me trouvais était bien le même, mais avec la
-différence de l’ébauche au tableau; tout était plus grand, plus riche,
-plus splendide. La réalité ne servait que de point de départ aux
-magnificences de l’hallucination.
-
-Je ne voyais encore personne, et pourtant je devinais la présence d’une
-multitude.
-
-J’entendais des frôlements d’étoffes, des craquements d’escarpins, des
-voix qui chuchotaient, susurraient, blésaient et zezayaient, des éclats
-de rire étouffés, des bruits de pieds de fauteuil et de table. On
-tracassait les porcelaines, on ouvrait et l’on refermait les portes; il
-se passait quelque chose d’inaccoutumé.
-
-Un personnage énigmatique m’apparut soudainement.
-
-Par où était-il entré? je l’ignore; pourtant sa vue ne me causa
-aucune frayeur: il avait un nez recourbé en bec d’oiseau, des yeux
-verts entourés de trois cercles bruns, qu’il essuyait fréquemment
-avec un immense mouchoir; une haute cravate blanche empesée, dans le
-nœud de laquelle était passée une carte de visite où se lisaient
-écrits ces mois:—_Daucus-Carota, du Pot d’or_,—étranglait son col
-mince, et faisait déborder la peau de ses joues en plis rougeâtres;
-un habit noir à basques carrées, d’où pendaient des grappes de
-breloques, emprisonnait son corps bombé en poitrine de chapon. Quant
-à ses jambes, je dois avouer qu’elles étaient faites d’une racine de
-mandragore, bifurquée, noire, rugueuse, pleine de nœuds et de verrues,
-qui paraissait avoir été arrachée de frais, car des parcelles de
-terre adhéraient encore aux filaments. Ces jambes frétillaient et se
-tortillaient avec une activité extraordinaire, et, quand le petit
-torse qu’elles soutenaient fut tout à fait vis-à-vis de moi, l’étrange
-personnage éclata en sanglots, et, s’essuyant les yeux à tour de bras,
-me dit de la voix la plus dolente:
-
-«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!»
-
-Et des larmes grosses comme des pois roulaient sur les ailes de son nez.
-
-«De rire... de rire...» répétèrent comme un écho des chœurs de voix
-discordantes et nasillardes.
-
-
-V
-
-FANTASIA.
-
-Je regardai alors au plafond, et j’aperçus une foule de têtes sans
-corps comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si
-comiques, des physionomies si joviales et si profondément heureuses,
-que je ne pouvais m’empêcher de partager leur hilarité.—Leurs yeux
-se plissaient, leurs bouches s’élargissaient, et leurs narines se
-dilataient; c’étaient des grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces
-masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en sens inverse,
-ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux.
-
-Peu à peu le salon s’était rempli de figures extraordinaires, comme on
-n’en trouve que dans les eaux fortes de Callot et dans les aquatintes
-de Goya: un pêle-mêle d’oripeaux et de haillons caractéristiques, de
-formes humaines et bestiales; en toute autre occasion, j’eusse été
-peut-être inquiet d’une pareille compagnie, mais il n’y avait rien de
-menaçant dans ces monstruosités. C’était la malice, et non la férocité
-qui faisait petiller ces prunelles. La bonne humeur seule découvrait
-ces crocs désordonnés et ces incisives pointues.
-
-Comme si j’avais été le roi de la fête, chaque figure venait tour à
-tour dans le cercle lumineux dont j’occupais le centre, avec un air
-de componction grotesque, me marmotter à l’oreille des plaisanteries
-dont je ne puis me rappeler une seule, mais qui, sur le moment, me
-paraissaient prodigieusement spirituelles, et m’inspiraient la gaieté
-la plus folle.
-
-A chaque nouvelle apparition, un rire homérique, olympien, immense,
-étourdissant, et qui semblait résonner dans l’infini, éclatait autour
-de moi avec des mugissements de tonnerre.
-
-Des voix tour à tour glapissantes ou caverneuses criaient:
-
-«Non, c’est trop drôle; en voilà assez! Mon Dieu, mon Dieu, que je
-m’amuse! De plus fort en plus fort!
-
-—Finissez! je n’en puis plus... Ho! ho! hu! hu! hi! hi! Quelle bonne
-farce! Quel beau calembour!
-
-—Arrêtez! j’étouffe! j’étrangle! Ne me regardez pas comme cela... ou
-faites-moi cercler, je vais éclater...»
-
-Malgré ces protestations moitié bouffonnes, moitié suppliantes, la
-formidable hilarité allait toujours croissant, le vacarme augmentait
-d’intensité, les planchers et les murailles de la maison se soulevaient
-et palpitaient comme un diaphragme humain, secoués par ce rire
-frénétique, irrésistible, implacable.
-
-Bientôt, au lieu de venir se présenter à moi un à un, les fantômes
-grotesques m’assaillirent en masse, secouant leurs longues manches de
-pierrot, trébuchant dans les plis de leur souquenille de magicien,
-écrasant leur nez de carton dans des chocs ridicules, faisant voler
-en nuage la poudre de leur perruque, et chantant faux des chansons
-extravagantes sur des rimes impossibles.
-
-Tous les types inventés par la verve moqueuse des peuples et des
-artistes se trouvaient réunis là, mais décuplés, centuplés de
-puissance. C’était une cohue étrange: le pulcinella napolitain tapait
-familièrement sur la bosse du punch anglais; l’arlequin de Bergame
-frottait son museau noir au masque enfariné du paillasse de France,
-qui poussait des cris affreux; le docteur bolonais jetait du tabac dans
-les yeux du père Cassandre; Tartaglia galopait à cheval sur un clown,
-et Gilles donnait du pied au derrière à don Spavento; Karagheuz, armé
-de son bâton obscène, se battait en duel avec un bouffon Osque.
-
-Plus loin se démenaient confusément les fantaisies des songes
-drolatiques, créations hybrides, mélange informe de l’homme, de la bête
-et de l’ustensile, moines ayant des roues pour pieds et des marmites
-pour ventre, guerriers bardés de vaisselle brandissant des sabres de
-bois dans des serres d’oiseau, hommes d’État mus par des engrenages
-de tourne-broche, rois plongés à mi-corps dans des échauguettes en
-poivrière, alchimistes à la tête arrangée en soufflet, aux membres
-contournés en alambics, ribaudes faites d’une agrégation de citrouilles
-à renflements bizarres, tout ce que peut tracer dans la fièvre chaude
-du crayon un cynique à qui l’ivresse pousse le coude.
-
-Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela sautait, cela
-grognait, cela sifflait, comme dit Goethe dans la nuit du Walpurgis.
-
-Pour me soustraire à l’empressement outré de ces baroques personnages,
-je me réfugiai dans un angle obscur, d’où je pus les voir se livrant
-à des danses telles que n’en connut jamais la Renaissance au temps
-de Chicard, ou l’Opéra sous le règne de Musard, le roi du quadrille
-échevelé. Ces danseurs, mille fois supérieurs à Molière, à Rabelais, à
-Swift et à Voltaire, écrivaient, avec un entrechat ou un balancé, des
-comédies si profondément philosophiques, des satires d’une si haute
-portée et d’un sel si piquant, que j’étais obligé de me tenir les côtes
-dans mon coin.
-
-Daucus-Carota exécutait, tout en s’essuyant les yeux, des pirouettes et
-des cabrioles inconcevables, surtout pour un homme qui avait des jambes
-en racine de mandragore, et répétait d’un ton burlesquement piteux:
-
-«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!»
-
-O vous qui avez admiré la sublime stupidité d’Odry, la niaiserie
-enrouée d’Alcide Tousez, la bêtise pleine d’aplomb d’Arnal, les
-grimaces de macaque de Ravel, et qui croyez savoir ce que c’est qu’un
-masque comique, si vous aviez assisté à ce bal de _Gustave_ évoqué par
-le hachich, vous conviendriez que les farceurs les plus désopilants de
-nos petits théâtres sont bons à sculpter aux angles d’un catafalque ou
-d’un tombeau!
-
-Que de faces bizarrement convulsées! que d’yeux clignotants et
-petillants de sarcasmes sous leur membrane d’oiseau! quels rictus de
-tirelire! quelles bouches en coups de hache! quels nez facétieusement
-dodécaèdres! quels abdomens gros de moqueries pantagruéliques!
-
-Comme à travers tout ce fourmillement de cauchemar sans angoisse se
-dessinaient par éclairs des ressemblances soudaines et d’un effet
-irrésistible, des caricatures à rendre jaloux Daumier et Gavarni, des
-fantaisies à faire pâmer d’aise les merveilleux artistes chinois, les
-Phidias du poussah et du magot!
-
-Toutes les visions n’étaient pas cependant monstrueuses ou burlesques;
-la grâce se montrait aussi dans ce carnaval de formes: près de la
-cheminée, une petite tête aux joues de pêche se roulait sur ses cheveux
-blonds, montrant dans un interminable accès de gaieté trente-deux
-petites dents grosses comme des grains de riz, et poussant un éclat de
-rire aigu, vibrant, argentin, prolongé, brodé de trilles et de points
-d’orgues, qui me traversait le tympan, et, par un magnétisme nerveux,
-me forçait à commettre une foule d’extravagances.
-
-La frénésie joyeuse était à son plus haut point; on n’entendait plus
-que des soupirs convulsifs, des gloussements inarticulés. Le rire avait
-perdu son timbre et tournait au grognement, le spasme succédait au
-plaisir; le refrain de Daucus-Carota allait devenir vrai.
-
-Déjà plusieurs hachichins anéantis avaient roulé à terre avec cette
-molle lourdeur de l’ivresse qui rend les chutes peu dangereuses; des
-exclamations telles que celles-ci: «—Mon Dieu, que je suis heureux!
-quelle félicité! je nage dans l’extase! je suis en paradis! je plonge
-dans des abîmes de délices!» se croisaient, se confondaient, se
-couvraient.
-
-Des cris rauques jaillissaient des poitrines oppressées; les bras se
-tendaient éperdument vers quelque vision fugitive; les talons et les
-nuques tambourinaient sur le plancher. Il était temps de jeter une
-goutte d’eau froide sur cette vapeur brûlante, ou la chaudière eût
-éclaté.
-
-L’enveloppe humaine, qui a si peu de force pour le plaisir, et qui en a
-tant pour la douleur, n’aurait pu supporter une plus haute pression de
-bonheur.
-
-Un des membres du club, qui n’avait pas pris part à la voluptueuse
-intoxication afin de surveiller la fantasia et d’empêcher de passer par
-les fenêtres ceux d’entre nous qui se seraient cru des ailes, se leva,
-ouvrit la caisse du piano et s’assit. Ses deux mains, tombant ensemble,
-s’enfoncèrent dans l’ivoire du clavier, et un glorieux accord résonnant
-avec force fit taire toutes les rumeurs et changea la direction de
-l’ivresse.
-
-
-VI
-
-KIEF.
-
-Le thème attaqué était, je crois, l’air d’Agathe dans le _Freischütz_;
-cette mélodie céleste eut bientôt dissipé, comme un souffle qui balaye
-des nuées difformes, les visions ridicules dont j’étais obsédé. Les
-larves grimaçantes se retirèrent en rampant sous les fauteuils, où
-elles se cachèrent entre les plis des rideaux en poussant de petits
-soupirs étouffés, et de nouveau il me sembla que j’étais seul dans le
-salon.
-
-L’orgue colossal de Fribourg ne produit pas, à coup sûr, une masse de
-sonorité plus grande que le piano touché par le _voyant_ (on appelle
-ainsi l’adepte sobre). Les notes vibraient avec tant de puissance,
-qu’elles m’entraient dans la poitrine comme des flèches lumineuses;
-bientôt l’air joué me parut sortir de moi-même; mes doigts s’agitaient
-sur un clavier absent; les sons en jaillissaient bleus et rouges, en
-étincelles électriques; l’âme de Weber s’était incarnée en moi.
-
-Le morceau achevé, je continuai par des improvisations intérieures,
-dans le goût du maître allemand, qui me causaient des ravissements
-ineffables; quel dommage qu’une sténographie magique n’ait pu
-recueillir ces mélodies inspirées, entendues de moi seul, et que je
-n’hésite pas, c’est bien modeste de ma part, à mettre au-dessus des
-chefs-d’œuvre de Rossini, de Meyerbeer, de Félicien David.
-
-O Pillet! ô Vatel! un des trente opéras que je fis en dix minutes vous
-enrichirait en six mois.
-
-A la gaieté un peu convulsive du commencement avait succédé un
-bien-être indéfinissable, un calme sans bornes.
-
-J’étais dans cette période bienheureuse du hachich que les Orientaux
-appellent le _kief_. Je ne sentais plus mon corps; les liens de la
-matière et de l’esprit étaient déliés; je me mouvais par ma seule
-volonté dans un milieu qui n’offrait pas de résistance.
-
-C’est ainsi, je l’imagine, que doivent agir les âmes dans le monde
-aromal où nous irons après notre mort.
-
-Une vapeur bleuâtre, un jour élyséen, un reflet de grotte azurine,
-formaient dans la chambre une atmosphère où je voyais vaguement
-trembler des contours indécis; cette atmosphère, à la fois fraîche et
-tiède, humide et parfumée, m’enveloppait, comme l’eau d’un bain, dans
-un baiser d’une douceur énervante; si je voulais changer de place,
-l’air caressant faisait autour de moi mille remous voluptueux; une
-langueur délicieuse s’emparait de mes sens et me renversait sur le
-sofa, où je m’affaissais comme un vêtement qu’on abandonne.
-
-Je compris alors le plaisir qu’éprouvent, suivant leur degré de
-perfection, les esprits et les anges en traversant les éthers et les
-cieux, et à quoi l’éternité pouvait s’occuper dans les paradis.
-
-Rien de matériel ne se mêlait à cette extase; aucun désir terrestre
-n’en altérait la pureté. D’ailleurs, l’amour lui-même n’aurait pu
-l’augmenter, Roméo hachichin eût oublié Juliette. La pauvre enfant,
-se penchant dans les jasmins, eût tendu en vain du haut du balcon, à
-travers la nuit, ses beaux bras d’albâtre, Roméo serait resté au bas de
-l’échelle de soie, et, quoique je sois éperdument amoureux de l’ange de
-jeunesse et de beauté créé par Shakspeare, je dois convenir que la plus
-belle fille de Vérone, pour un hachichin, ne vaut pas la peine de se
-déranger.
-
-Aussi je regardais d’un œil paisible, bien que charmé, la guirlande
-de femmes idéalement belles qui couronnaient la frise de leur divine
-nudité; je voyais luire des épaules de satin, étinceler des seins
-d’argent, plafonner de petits pieds à plantes roses, onduler des
-hanches opulentes, sans éprouver la moindre tentation. Les spectres
-charmants qui troublaient saint Antoine n’eussent eu aucun pouvoir sur
-moi.
-
-Par un prodige bizarre, au bout de quelques minutes de contemplation,
-je me fondais dans l’objet fixé, et je devenais moi-même cet objet.
-
-Ainsi je m’étais transformé en nymphe Syrinx, parce que la fresque
-représentait en effet la fille du Ladon poursuivie par Pan.
-
-J’éprouvais toutes les terreurs de la pauvre fugitive, et je cherchais
-à me cacher derrière des roseaux fantastiques, pour éviter le monstre à
-pieds de bouc.
-
-
-VII
-
-LE KIEF TOURNE AU CAUCHEMAR.
-
-Pendant mon extase, Daucus-Carota était rentré.
-
-
-Assis comme un tailleur ou comme un pacha sur ses racines proprement
-tortillées, il attachait sur moi des yeux flamboyants; son bec claquait
-d’une façon si sardonique, un tel air de triomphe railleur éclatait
-dans toute sa petite personne contrefaite, que je frissonnai malgré
-moi.
-
-Devinant ma frayeur, il redoublait de contorsions et de grimaces, et
-se rapprochait en sautillant comme un faucheux blessé ou comme un
-cul-de-jatte dans sa gamelle.
-
-Alors je sentis un souffle froid à mon oreille, et une voix dont
-l’accent m’était bien connu, quoique je ne pusse définir à qui elle
-appartenait, me dit:
-
-«Ce misérable Daucus-Carota, qui a vendu ses jambes pour boire, t’a
-escamoté la tête, et mis à la place, non pas une tête d’âne comme Puck
-à Bottom, mais une tête d’éléphant!»
-
-Singulièrement intrigué, j’allai droit à la glace, et je vis que
-l’avertissement n’était pas faux.
-
-On m’aurait pris pour une idole indoue ou javanaise: mon front s’était
-haussé, mon nez, allongé en trompe, se recourbait sur ma poitrine, mes
-oreilles balayaient mes épaules, et, pour surcroît de désagrément,
-j’étais couleur d’indigo, comme Shiva, le dieu bleu.
-
-Exaspéré de fureur, je me mis à poursuivre Daucus-Carota, qui sautait
-et glapissait, et donnait tous les signes d’une terreur extrême; je
-parvins à l’attraper, et je le cognai si violemment sur le bord de la
-table, qu’il finit par me rendre ma tête, qu’il avait enveloppée dans
-son mouchoir.
-
-Content de cette victoire, j’allai reprendre ma place sur le canapé;
-mais la même petite voix inconnue me dit:
-
-«Prends garde à toi, tu es entouré d’ennemis; les puissances invisibles
-cherchent à t’attirer et à te retenir. Tu es prisonnier ici: essaye de
-sortir, et tu verras.»
-
-Un voile se déchira dans mon esprit, et il devint clair pour moi
-que les membres du club n’étaient autres que des cabalistes et des
-magiciens qui voulaient m’entraîner à ma perte.
-
-
-VIII
-
-TREAD-MILL.
-
-Je me levai avec beaucoup de peine et me dirigeai vers la porte du
-salon, que je n’atteignis qu’au bout d’un temps considérable, une
-puissance inconnue me forçant de reculer d’un pas sur trois. A mon
-calcul, je mis dix ans à faire ce trajet.
-
-Daucus-Carota me suivait en ricanant et marmottait d’un air de fausse
-commisération:
-
-«S’il marche de ce train-là, quand il arrivera, il sera vieux.»
-
-J’étais cependant parvenu à gagner la pièce voisine dont les
-dimensions me parurent changées et méconnaissables. Elle s’allongeait,
-s’allongeait... indéfiniment. La lumière, qui scintillait à son
-extrémité, semblait aussi éloignée qu’une étoile fixe.
-
-Le découragement me prit, et j’allais m’arrêter, lorsque la petite voix
-me dit, en m’effleurant presque de ses lèvres:
-
-«Courage! elle t’attend à onze heures.»
-
-Faisant un appel désespéré aux forces de mon âme, je réussis, par une
-énorme projection de volonté, à soulever mes pieds qui s’agrafaient au
-sol et qu’il me fallait déraciner comme des troncs d’arbres. Le monstre
-aux jambes de mandragore m’escortait en parodiant mes efforts et en
-chantant sur un ton de traînante psalmodie:
-
-«Le marbre gagne! le marbre gagne!»
-
-En effet, je sentais mes extrémités se pétrifier, et le marbre
-m’envelopper jusqu’aux hanches comme la Daphné des Tuileries; j’étais
-statue jusqu’à mi-corps, ainsi que ces princes enchantés des _Mille
-et une Nuits_. Mes talons durcis résonnaient formidablement sur le
-plancher: j’aurais pu jouer le Commandeur dans _Don Juan_.
-
-Cependant j’étais arrivé sur le palier de l’escalier que j’essayai de
-descendre; il était à demi éclairé et prenait à travers mon rêve des
-proportions cyclopéennes et gigantesques. Ses deux bouts noyés d’ombre
-me semblaient plonger dans le ciel et dans l’enfer, deux gouffres; en
-levant la tête, j’apercevais indistinctement, dans une perspective
-prodigieuse, des superpositions de paliers innombrables, des rampes
-à gravir comme pour arriver au sommet de la tour de Lylacq; en la
-baissant, je pressentais des abîmes de degrés, des tourbillons de
-spirales, des éblouissements de circonvolutions.
-
-«Cet escalier doit percer la terre de part en part, me dis-je en
-continuant ma marche machinale. Je parviendrai au bas le lendemain du
-jugement dernier.»
-
-Les figures des tableaux me regardaient d’un air de pitié,
-quelques-unes s’agitaient avec des contorsions pénibles, comme des
-muets qui voudraient donner un avis important dans une occasion
-suprême. On eût dit qu’elles voulaient m’avertir d’un piége à éviter,
-mais une force inerte et morne m’entraînait; les marches étaient molles
-et s’enfonçaient sous moi, ainsi que les échelles mystérieuses dans
-les épreuves de franc-maçonnerie. Les pierres gluantes et flasques
-s’affaissaient comme des ventres de crapauds; de nouveaux paliers, de
-nouveaux degrés, se présentaient sans cesse à mes pas résignés, ceux
-que j’avais franchis se replaçaient d’eux-mêmes devant moi.
-
-Ce manége dura mille ans, à mon compte.
-
-Enfin j’arrivai au vestibule, où m’attendait une autre persécution non
-moins terrible.
-
-La chimère tenant une bougie dans ses pattes, que j’avais remarquée en
-entrant, me barrait le passage avec des intentions évidemment hostiles;
-ses yeux verdâtres petillaient d’ironie, sa bouche sournoise riait
-méchamment; elle s’avançait vers moi presque à plat ventre, traînant
-dans la poussière son caparaçon de bronze, mais ce n’était pas par
-soumission; des frémissements féroces agitaient sa croupe de lionne,
-et Daucus-Carota l’excitait comme on fait d’un chien qu’on veut faire
-battre:
-
-«Mords-le! mords-le! de la viande de marbre pour une bouche d’airain,
-c’est un fier régal.»
-
-Sans me laisser effrayer par cette horrible bête, je passai outre.
-Une bouffée d’air froid vint me frapper la figure, et le ciel nocturne
-nettoyé de nuages m’apparut tout à coup. Un semis d’étoiles poudrait
-d’or les veines de ce grand bloc de lapis-lazuli.
-
-J’étais dans la cour.
-
-Pour vous rendre l’effet que me produisit cette sombre architecture,
-il me faudrait la pointe dont Piranèse rayait le vernis noir de
-ses cuivres merveilleux: la cour avait pris les proportions du
-Champ-de-Mars, et s’était en quelques heures bordée d’édifices géants
-qui découpaient sur l’horizon une dentelure d’aiguilles, de coupoles,
-de tours, de pignons, de pyramides, dignes de Rome et de Babylone.
-
-Ma surprise était extrême, je n’avais jamais soupçonné l’île
-Saint-Louis de contenir tant de magnificences monumentales, qui
-d’ailleurs eussent couvert vingt fois sa superficie réelle, et je ne
-songeais pas sans appréhension au pouvoir des magiciens qui avaient pu,
-dans une soirée, élever de semblables constructions.
-
-«Tu es le jouet de vaines illusions; cette cour est très-petite,
-murmura la voix; elle a vingt-sept pas de long sur vingt-cinq de large.
-
-—Oui, oui, grommela l’avorton bifurqué, des pas de bottes de sept
-lieues. Jamais tu n’arriveras à onze heures; voilà quinze cents ans
-que tu es parti. Une moitié de tes cheveux est déjà grise... Retourne
-là-haut, c’est le plus sage.»
-
-Comme je n’obéissais pas, l’odieux monstre m’entortilla dans les
-réseaux de ses jambes, et, s’aidant de ses mains comme de crampons, me
-remorqua malgré ma résistance, me fit remonter l’escalier où j’avais
-éprouvé tant d’angoisses, et me réinstalla, à mon grand désespoir, dans
-le salon d’où je m’étais si péniblement échappé.
-
-Alors le vertige s’empara complétement de moi; je devins fou, délirant.
-
-Daucus-Carota faisait des cabrioles jusqu’au plafond en me disant:
-
-«Imbécile, je t’ai rendu ta tête, mais, auparavant, j’avais enlevé la
-cervelle avec une cuiller.»
-
-J’éprouvai une affreuse tristesse, car, en portant la main à mon crâne,
-je le trouvai ouvert, et je perdis connaissance.
-
-
-IX
-
-NE CROYEZ PAS AUX CHRONOMÈTRES.
-
-En revenant à moi, je vis la chambre pleine de gens vêtus de noir, qui
-s’abordaient d’un air triste et se serraient la main avec un cordialité
-mélancolique, comme des personnes affligées d’une douleur commune.
-
-Ils disaient:
-
-«Le Temps est mort; désormais il n’y aura plus ni années, ni mois, ni
-heures; le Temps est mort, et nous allons à son convoi.
-
-—Il est vrai qu’il était bien vieux, mais je ne m’attendais pas à
-cet événement; il se portait à merveille pour son âge, ajouta une des
-personnes en deuil que je reconnus pour un peintre de mes amis.
-
-—L’éternité était usée, il faut bien faire une fin, reprit un autre.
-
-—Grand Dieu! m’écriai-je frappé d’une idée subite, s’il n’y a plus de
-temps, quand pourra-t-il être onze heures?...
-
-—Jamais... cria d’une voix tonnante Daucus-Carota, en me jetant son
-nez à la figure, et en se montrant à moi sous son véritable aspect...
-Jamais... il sera toujours neuf heures un quart... L’aiguille restera
-sur la minute où le temps a cessé d’être, et tu auras pour supplice
-de venir regarder l’aiguille immobile, et de retourner t’asseoir pour
-recommencer encore, et cela jusqu’à ce que tu marches sur l’os de tes
-talons.»
-
-Une force supérieure m’entraînait, et j’exécutai quatre ou cinq cents
-fois le voyage, interrogeant le cadran avec une inquiétude horrible.
-
-Daucus-Carota s’était assis à califourchon sur la pendule et me faisait
-d’épouvantables grimaces.
-
-L’aiguille ne bougeait pas.
-
-«Misérable! tu as arrêté le balancier, m’écriai-je ivre de rage.
-
-—Non pas, il va et vient comme à l’ordinaire...; mais les soleils
-tomberont en poussière avant que cette flèche d’acier ait avancé d’un
-millionième de millimètre.
-
-—Allons, je vois qu’il faut conjurer les mauvais esprits, la chose
-tourne au spleen, dit le _voyant_, faisons un peu de musique. La harpe
-de David sera remplacée cette fois par un piano d’Erard.»
-
-Et, se plaçant sur le tabouret, il joua des mélodies d’un mouvement vif
-et d’un caractère gai...
-
-Cela paraissait beaucoup contrarier l’homme-mandragore, qui
-s’amoindrissait, s’aplatissait, se décolorait et poussait des
-gémissements inarticulés; enfin il perdit toute apparence humaine, et
-roula sur le parquet sous la forme d’un salsifis à deux pivots.
-
-Le charme était rompu.
-
-«Alleluia! le Temps est ressuscité, crièrent des voix enfantines et
-joyeuses; va voir la pendule maintenant!»
-
-L’aiguille marquait onze heures.
-
-«Monsieur, votre voiture est en bas,» me dit le domestique.
-
-Le rêve était fini.
-
-Les hachichins s’en allèrent chacun de leur côté, comme les officiers
-après le convoi de Malbrouck.
-
-Moi, je descendis d’un pas léger cet escalier qui m’avait causé tant
-de tortures, et quelques instants après j’étais dans ma chambre en
-pleine réalité; les dernières vapeurs soulevées par le hachich avaient
-disparu.
-
-Ma raison était revenue, ou du moins ce que j’appelle ainsi, faute
-d’autre terme.
-
-Ma lucidité aurait été jusqu’à rendre compte d’une pantomime ou d’un
-vaudeville, ou à faire des vers rimants de trois lettres.
-
-
- FIN.
-
-
-
-
- TABLE
-
-
- AVATAR 1
-
- JETTATURA 137
-
- ARRIA MARCELLA 271
-
- LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT 317
-
- LE PAVILLON SUR L’EAU 353
-
- L’ENFANT AUX SOULIERS DE PAIN 371
-
- LE CHEVALIER DOUBLE 383
-
- LE PIED DE MOMIE 397
-
- LA PIPE D’OPIUM 415
-
- LE CLUB DES HACHICHINS 429
-
-
- PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D’ERFURTH, 1.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Romans et contes, by Théophile Gautier
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROMANS ET CONTES ***
-
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-The Project Gutenberg EBook of Romans et contes, by Théophile Gautier
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-
-Title: Romans et contes
-
-Author: Théophile Gautier
-
-Release Date: April 2, 2016 [EBook #51632]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROMANS ET CONTES ***
-
-
-
-
-Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
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-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="limit">
-
-<div class="chapter">
-<div class="transnote p4">
-<p class="pc large">NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:</p>
-<p class="ptn">&mdash;Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p>
-<p class="ptn">&mdash;On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.</p>
-<p class="ptn">&mdash;La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur;
-l’image a été placée dans le domaine public.</p>
-</div>
-<hr class="chap" />
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_i" id="Page_i">[i]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<p class="pc4 large">THÉOPHILE GAUTIER</p>
-
-<hr class="d1" />
-
-<h1 class="p2"><span class="elarge">ROMANS</span><br />
-<span class="reduct">ET CONTES</span></h1>
-
-<hr class="d1" />
-
-<p class="pc4 large">PARIS</p>
-<p class="pc1 mid"><span class="smcap">CHARPENTIER ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS</span></p>
-<p class="pc">28, QUAI DU LOUVRE</p>
-<hr class="d2" />
-<p class="pc lmid">1872</p>
-
-<p class="pc2 reduct">Tous droits réservés</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_ii" id="Page_ii">[ii]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_iii" id="Page_iii">[iii]</a></span></p>
-
-<p class="pc4 elarge">ROMANS ET CONTES</p>
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_iv" id="Page_iv">[iv]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<p class="pc4 mid">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p>
-<p class="pc1">DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br />
-à 3 fr. 50 chaque volume</p>
-
-<table id="tad" summary="adv">
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">PREMIÈRES POÉSIES</span> (Albertus.&mdash;La Comédie de la mort, etc.)</td>
- <td class="tdr2">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">MADEMOISELLE DE MAUPIN</span> </td>
- <td class="tdr2">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">LE ROMAN DE LA MOMIE.</span> Nouvelle édition</td>
- <td class="tdr2">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">LE CAPITAINE FRACASSE</span> </td>
- <td class="tdr2">2 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">SPIRITE</span>, nouvelle fantastique</td>
- <td class="tdr2">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">VOYAGE EN ESPAGNE</span> (Tras los montes)</td>
- <td class="tdr2">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">VOYAGE EN RUSSIE</span></td>
- <td class="tdr2">2 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">NOUVELLES.</span> (La Morte amoureuse.&mdash;Fortunio, etc.)</td>
- <td class="tdr2">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">TABLEAUX DE SIÉGE.</span> Paris, 1870-1871</td>
- <td class="tdr2">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">ÉMAUX ET CAMÉES.</span> Édition définitive, ornée d’une eau-forte par <i>J. Jacquemart</i></td>
- <td class="tdr2">1 vol.</td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">THÉATRE.</span>&mdash;Mystère, Comédies et Ballets</td>
- <td class="tdr2">1 vol.</td>
- </tr>
-
-</table>
-
-<hr class="d3" />
-
-<p class="pc reduct">PARIS.&mdash;IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D’ERFURTH, 1.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[1]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<p class="pc4 elarge">ROMANS ET CONTES</p>
-
-<hr class="d4" />
-
-<h2 class="p4">AVATAR</h2>
-
-<h3>I</h3>
-
-<p class="p2">Personne ne pouvait rien comprendre à la maladie
-qui minait lentement Octave de Saville. Il ne
-gardait pas le lit et menait son train de vie ordinaire;
-jamais une plainte ne sortait de ses lèvres, et
-cependant il dépérissait à vue d’œil. Interrogé par
-les médecins que le forçaient à consulter la sollicitude
-de ses parents et de ses amis, il n’accusait aucune
-souffrance précise, et la science ne découvrait
-en lui nul symptôme alarmant: sa poitrine auscultée
-rendait un son favorable, et à peine si l’oreille appliquée
-sur son cœur y surprenait quelque battement
-trop lent ou trop précipité; il ne toussait pas,
-n’avait pas la fièvre, mais la vie se retirait de lui et
-fuyait par une de ces fentes invisibles dont l’homme
-est plein, au dire de Térence.</p>
-
-<p>Quelquefois une bizarre syncope le faisait pâlir et<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[2]</a></span>
-froidir comme un marbre. Pendant une ou deux minutes
-on eût pu le croire mort; puis le balancier,
-arrêté par un doigt mystérieux, n’étant plus retenu,
-reprenait son mouvement, et Octave paraissait se réveiller
-d’un songe. On l’avait envoyé aux eaux; mais
-les nymphes thermales ne purent rien pour lui. Un
-voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat.
-Ce beau soleil si vanté lui avait semblé noir
-comme celui de la gravure d’Albert Durer; la chauve-souris
-qui porte écrit dans son aile ce mot, <i>melancholia</i>,
-fouettait cet azur étincelant de ses membranes
-poussiéreuses et voletait entre la lumière et
-lui; il s’était senti glacé sur le quai de la Mergellina,
-où les lazzaroni demi-nus se cuisent et donnent
-à leur peau une patine de bronze.</p>
-
-<p>Il était donc revenu à son petit appartement de la
-rue Saint-Lazare et avait repris en apparence ses
-habitudes anciennes.</p>
-
-<p>Cet appartement était aussi confortablement meublé
-que peut l’être une garçonnière. Mais comme
-un intérieur prend à la longue la physionomie et
-peut-être la pensée de celui qui l’habite, le logis
-d’Octave s’était peu à peu attristé; le damas des
-rideaux avait pâli et ne laissait plus filtrer qu’une
-lumière grise. Les grands bouquets de pivoine se
-flétrissaient sur le fond moins blanc du tapis; l’or
-des bordures encadrant quelques aquarelles et quelques
-esquisses de maîtres avait lentement rougi sous
-une implacable poussière; le feu découragé s’éteignait
-et fumait au milieu des cendres. La vieille pendule<span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[3]</a></span>
-de Boule incrustée de cuivre et d’écaille verte
-retenait le bruit de son tic-tac, et le timbre des
-heures ennuyées parlait bas comme on fait dans une
-chambre de malade; les portes retombaient silencieuses,
-et les pas des rares visiteurs s’amortissaient
-sur la moquette; le rire s’arrêtait de lui-même en
-pénétrant dans ces chambres mornes, froides et obscures,
-où cependant rien ne manquait du luxe moderne.
-Jean, le domestique d’Octave, s’y glissait
-comme une ombre, un plumeau sous le bras, un
-plateau sur la main, car, impressionné à son insu
-de la mélancolie du lieu, il avait fini par perdre sa
-loquacité.&mdash;Aux murailles pendaient en trophée
-des gants de boxe, des masques et des fleurets; mais
-il était facile de voir qu’on n’y avait pas touché depuis
-longtemps; des livres pris et jetés insouciamment
-traînaient sur tous les meubles, comme si Octave
-eût voulu, par cette lecture machinale, endormir
-une idée fixe. Une lettre commencée, dont le papier
-avait jauni, semblait attendre depuis des mois qu’on
-l’achevât, et s’étalait comme un muet reproche au
-milieu du bureau. Quoique habité, l’appartement paraissait
-désert. La vie en était absente, et en y entrant
-on recevait à la figure cette bouffée d’air froid
-qui sort des tombeaux quand on les ouvre.</p>
-
-<p>Dans cette lugubre demeure où jamais une femme
-n’aventurait le bout de sa bottine, Octave se trouvait
-plus à l’aise que partout ailleurs,&mdash;ce silence,
-cette tristesse et cet abandon lui convenaient; le
-joyeux tumulte de la vie l’effarouchait, quoiqu’il fît<span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[4]</a></span>
-parfois des efforts pour s’y mêler; mais il revenait
-plus sombre des mascarades, des parties ou
-des soupers où ses amis l’entraînaient; aussi ne luttait-il
-plus contre cette douleur mystérieuse, et laissait-il
-aller les jours avec l’indifférence d’un homme
-qui ne compte pas sur le lendemain. Il ne formait
-aucun projet, ne croyant plus à l’avenir, et il avait
-tacitement envoyé à Dieu sa démission de la vie,
-attendant qu’il l’acceptât. Pourtant, si vous vous
-imaginiez une figure amaigrie et creusée, un teint
-terreux, des membres exténués, un grand ravage
-extérieur, vous vous tromperiez; tout au plus apercevrait-on
-quelques meurtrissures de bistre sous les
-paupières, quelques nuances orangées autour de
-l’orbite, quelque attendrissement aux tempes sillonnées
-de veines bleuâtres. Seulement l’étincelle de
-l’âme ne brillait pas dans l’œil, dont la volonté, l’espérance
-et le désir s’étaient envolés. Ce regard mort
-dans ce jeune visage formait un contraste étrange,
-et produisait un effet plus pénible que le masque décharné,
-aux yeux allumés de fièvre, de la maladie
-ordinaire.</p>
-
-<p>Octave avait été, avant de languir de la sorte, ce
-qu’on nomme un joli garçon, et il l’était encore:
-d’épais cheveux noirs, aux boucles abondantes, se
-massaient, soyeux et lustrés, de chaque côté de ses
-tempes; ses yeux longs, veloutés, d’un bleu nocturne,
-frangés de cils recourbés, s’allumaient parfois d’une
-étincelle humide; dans le repos, et lorsque nulle
-passion ne les animait, ils se faisaient remarquer<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[5]</a></span>
-par cette quiétude sereine qu’ont les yeux des Orientaux,
-lorsqu’à la porte d’un café de Smyrne ou de
-Constantinople ils font le kief après avoir fumé leur
-narguilhé. Son teint n’avait jamais été coloré, et
-ressemblait à ces teints méridionaux d’un blanc olivâtre
-qui ne produisent tout leur effet qu’aux lumières;
-sa main était fine et délicate, son pied étroit
-et cambré. Il se mettait bien, sans précéder la mode
-ni la suivre en retardataire, et savait à merveille
-faire valoir ses avantages naturels. Quoiqu’il n’eût
-aucune prétention de dandy ou de gentleman rider,
-s’il se fût présenté au Jockey-Club, il n’eût pas été
-refusé.</p>
-
-<p>Comment se faisait-il que, jeune, beau, riche,
-avec tant de raisons d’être heureux, un jeune homme
-se consumât si misérablement? Vous allez dire qu’Octave
-était blasé, que les romans à la mode du jour
-lui avaient gâté la cervelle de leurs idées malsaines,
-qu’il ne croyait à rien, que de sa jeunesse et de sa
-fortune gaspillées en folles orgies il ne lui restait
-que des dettes;&mdash;toutes ces suppositions manquent
-de vérité.&mdash;Ayant fort peu usé des plaisirs, Octave
-ne pouvait en être dégoûté; il n’était ni splénétique,
-ni romanesque, ni athée, ni libertin, ni dissipateur;
-sa vie avait été jusqu’alors mêlée d’études et de distractions
-comme celle des autres jeunes gens; il s’asseyait
-le matin au cours de la Sorbonne, et le soir il
-se plantait sur l’escalier de l’Opéra pour voir s’écouler
-la cascade des toilettes. On ne lui connaissait ni
-fille de marbre ni duchesse, et il dépensait son revenu<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[6]</a></span>
-sans faire mordre ses fantaisies au capital,&mdash;son
-notaire l’estimait;&mdash;c’était donc un personnage
-tout uni, incapable de se jeter au glacier de Manfred
-ou d’allumer le réchaud d’Escousse. Quant à la cause
-de l’état singulier où il se trouvait et qui mettait en
-défaut la science de la faculté, nous n’osons l’avouer,
-tellement la chose est invraisemblable à Paris, au
-dix-neuvième siècle, et nous laissons le soin de la
-dire à notre héros lui-même.</p>
-
-<p>Comme les médecins ordinaires n’entendaient rien
-à cette maladie étrange, car on n’a pas encore disséqué
-d’âme aux amphithéâtres d’anatomie, on eut
-recours en dernier lieu à un docteur singulier, revenu
-des Indes après un long séjour, et qui passait
-pour opérer des cures merveilleuses.</p>
-
-<p>Octave, pressentant une perspicacité supérieure et
-capable de pénétrer son secret, semblait redouter
-la visite du docteur, et ce ne fut que sur les instances
-réitérées de sa mère qu’il consentit à recevoir
-M. Balthazar Cherbonneau.</p>
-
-<p>Quand le docteur entra, Octave était à demi couché
-sur un divan: un coussin étayait sa tête, un
-autre lui soutenait le coude, un troisième lui couvrait
-les pieds; une gandoura l’enveloppait de ses
-plis souples et moelleux; il lisait ou plutôt il tenait
-un livre, car ses yeux arrêtés sur une page ne regardaient
-pas. Sa figure était pâle, mais, comme
-nous l’avons dit, ne présentait pas d’altération bien
-sensible. Une observation superficielle n’aurait pas
-cru au danger chez ce jeune malade, dont le guéridon<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[7]</a></span>
-supportait une boîte à cigares au lieu des fioles,
-des lochs, des potions, des tisanes, et autres pharmacopées
-de rigueur en pareil cas. Ses traits purs, quoiqu’un
-peu fatigués, n’avaient presque rien perdu de
-leur grâce, et, sauf l’atonie profonde et l’incurable
-désespérance de l’œil, Octave eût semblé jouir d’une
-santé normale.</p>
-
-<p>Quelque indifférent que fût Octave, l’aspect bizarre
-du docteur le frappa. M. Balthazar Cherbonneau avait
-l’air d’une figure échappée d’un conte fantastique
-d’Hoffmann et se promenant dans la réalité stupéfaite
-de voir cette création falote. Sa face extrêmement
-basanée était comme dévorée par un crâne énorme
-que la chute des cheveux faisait paraître plus vaste
-encore. Ce crâne nu, poli comme de l’ivoire, avait
-gardé ses teintes blanches, tandis que le masque,
-exposé aux rayons du soleil, s’était revêtu, grâce aux
-superpositions des couches du hâle, d’un ton de
-vieux chêne ou de portrait enfumé. Les méplats, les
-cavités et les saillies des os s’y accentuaient si vigoureusement,
-que le peu de chair qui les recouvrait
-ressemblait, avec ses mille rides fripées, à une peau
-mouillée appliquée sur une tête de mort. Les rares
-poils gris qui flânaient encore sur l’occiput, massés
-en trois maigres mèches dont deux se dressaient au-dessus
-des oreilles et dont la troisième partait de la
-nuque pour mourir à la naissance du front, faisaient
-regretter l’usage de l’antique perruque à marteaux
-ou de la moderne tignasse de chiendent, et couronnaient
-d’une façon grotesque cette physionomie de<span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[8]</a></span>
-casse-noisettes. Mais ce qui occupait invinciblement
-chez le docteur, c’étaient les yeux; au milieu de ce
-visage tanné par l’âge, calciné à des cieux incandescents,
-usé dans l’étude, où les fatigues de la
-science et de la vie s’écrivaient en sillages profonds,
-en pattes d’oie rayonnantes, en plis plus pressés que
-les feuillets d’un livre, étincelaient deux prunelles
-d’un bleu de turquoise, d’une limpidité, d’une fraîcheur
-et d’une jeunesse inconcevables. Ces étoiles
-bleues brillaient au fond d’orbites brunes et de membranes
-concentriques dont les cercles fauves rappelaient
-vaguement les plumes disposées en auréole
-autour de la prunelle nyctalope des hiboux. On eût
-dit que, par quelque sorcellerie apprise des brahmes
-et des pandits, le docteur avait volé des yeux
-d’enfant et se les était ajustés dans sa face de cadavre.
-Chez le vieillard, le regard marquait vingt
-ans; chez le jeune homme, il en marquait soixante.</p>
-
-<p>Le costume était le costume classique du médecin:
-habit et pantalon de drap noir, gilet de soie
-de même couleur, et sur la chemise un gros diamant,
-présent de quelque rajah ou de quelque nabab.
-Mais ces vêtements flottaient comme s’ils
-eussent été accrochés à un portemanteau, et dessinaient
-des plis perpendiculaires que les fémurs et
-les tibias du docteur cassaient en angles aigus lorsqu’il
-s’asseyait. Pour produire cette maigreur phénoménale,
-le dévorant soleil de l’Inde n’avait pas suffi.
-Sans doute Balthazar Cherbonneau s’était soumis,
-dans quelque but d’initiation, aux longs jeûnes des<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[9]</a></span>
-fakirs et tenu sur la peau de gazelle auprès des yoghis
-entre les quatre réchauds ardents; mais cette
-déperdition de substance n’accusait aucun affaiblissement.
-Des ligaments solides et tendus sur les mains
-comme les cordes sur le manche d’un violon reliaient
-entre eux les osselets décharnés des phalanges
-et les faisaient mouvoir sans trop de grincements.</p>
-
-<p>Le docteur s’assit sur le siége qu’Octave lui désignait
-de la main à côté du divan, en faisant des
-coudes comme un mètre qu’on reploie et avec des
-mouvements qui indiquaient l’habitude invétérée de
-s’accroupir sur des nattes. Ainsi placé, M. Cherbonneau
-tournait le dos à la lumière, qui éclairait
-en plein le visage de son malade, situation favorable
-à l’examen et que prennent volontiers les observateurs,
-plus curieux de voir que d’être vus. Quoique
-la figure du docteur fût baignée d’ombre et que le
-haut de son crâne, luisant et arrondi comme un gigantesque
-œuf d’autruche, accrochât seul au passage
-un rayon du jour, Octave distinguait la scintillation
-des étranges prunelles bleues qui semblaient
-douées d’une lueur propre comme les corps phosphorescents:
-il en jaillissait un rayon aigu et clair
-que le jeune malade recevait en pleine poitrine avec
-cette sensation de picotement et de chaleur produite
-par l’émétique.</p>
-
-<p>«Eh bien, monsieur, dit le docteur après un
-moment de silence pendant lequel il parut résumer
-les indices reconnus dans son inspection rapide, je<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[10]</a></span>
-vois déjà qu’il ne s’agit pas avec vous d’un cas de pathologie
-vulgaire; vous n’avez aucune de ces maladies
-cataloguées, à symptômes bien connus, que le
-médecin guérit ou empire; et quand j’aurai causé
-quelques minutes, je ne vous demanderai pas du papier
-pour y tracer une anodine formule du <i>Codex</i> au
-bas de laquelle j’apposerai une signature hiéroglyphique
-et que votre valet de chambre portera au
-pharmacien du coin.»</p>
-
-<p>Octave sourit faiblement, comme pour remercier
-M. Cherbonneau de lui épargner d’inutiles et fastidieux
-remèdes.</p>
-
-<p>«Mais, continua le docteur, ne vous réjouissez
-pas si vite; de ce que vous n’avez ni hypertrophie
-du cœur, ni tubercules au poumon, ni ramollissement
-de la moelle épinière, ni épanchement
-séreux au cerveau, ni fièvre typhoïde ou nerveuse,
-il ne s’ensuit pas que vous soyez en bonne santé.
-Donnez-moi votre main.»</p>
-
-<p>Croyant que M. Cherbonneau allait lui tâter le
-pouls et s’attendant à lui voir tirer sa montre à secondes,
-Octave retroussa la manche de sa gandoura,
-mit son poignet à découvert et le tendit machinalement
-au docteur. Sans chercher du pouce cette pulsation
-rapide ou lente qui indique si l’horloge de la
-vie est détraquée chez l’homme, M. Cherbonneau
-prit dans sa patte brune, dont les doigts osseux ressemblaient
-à des pinces de crabe, la main fluette,
-veinée et moite du jeune homme; il la palpa, la pétrit,
-la malaxa en quelque sorte comme pour se<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[11]</a></span>
-mettre en communication magnétique avec son sujet.
-Octave, bien qu’il fût sceptique en médecine, ne
-pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine émotion
-anxieuse, car il lui semblait que le docteur lui soutirait
-l’âme par cette pression, et le sang avait tout à
-fait abandonné ses pommettes.</p>
-
-<p>«Cher monsieur Octave, dit le médecin en laissant
-aller la main du jeune homme, votre situation
-est plus grave que vous ne pensez, et la science,
-telle du moins que la pratique la vieille routine européenne,
-n’y peut rien: vous n’avez plus la volonté
-de vivre, et votre âme se détache insensiblement de
-votre corps; il n’y a chez vous ni hypocondrie, ni lypémanie,
-ni tendance mélancolique au suicide.&mdash;Non!&mdash;cas
-rare et curieux, vous pourriez, si je ne
-m’y opposais, mourir sans aucune lésion intérieure
-ou externe appréciable. Il était temps de m’appeler,
-car l’esprit ne tient plus à la chair que par un fil;
-mais nous allons y faire un bon nœud.» Et le docteur
-se frotta joyeusement les mains en grimaçant un
-sourire qui détermina un remous de rides dans les
-mille plis de sa figure.</p>
-
-<p>«Monsieur Cherbonneau, je ne sais si vous me
-guérirez, et, après tout, je n’en ai nulle envie, mais
-je dois avouer que vous avez pénétré du premier coup
-la cause de l’état mystérieux où je me trouve. Il me
-semble que mon corps est devenu perméable, et
-laisse échapper mon moi comme un crible l’eau par
-ses trous. Je me sens fondre dans le grand tout, et
-j’ai peine à me distinguer du milieu où je plonge.<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[12]</a></span>
-La vie dont j’accomplis, autant que possible, la pantomime
-habituelle, pour ne pas chagriner mes parents
-et mes amis, me paraît si loin de moi, qu’il
-y a des instants où je me crois déjà sorti de la sphère
-humaine: je vais et je viens par les motifs qui me
-déterminaient autrefois, et dont l’impulsion mécanique
-dure encore, mais sans participer à ce que je
-fais. Je me mets à table aux heures ordinaires, et je
-parais manger et boire, quoique je ne sente aucun
-goût aux plats les plus épicés et aux vins les plus
-forts: la lumière du soleil me semble pâle comme
-celle de la lune, et les bougies ont des flammes
-noires. J’ai froid aux plus chauds jours de l’été; parfois
-il se fait en moi un grand silence comme si mon
-cœur ne battait plus et que les rouages intérieurs
-fussent arrêtés par une cause inconnue. La mort ne
-doit pas être différente de cet état si elle est appréciable
-pour les défunts.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez, reprit le docteur, une impossibilité
-de vivre chronique, maladie toute morale et plus
-fréquente qu’on ne pense. La pensée est une force
-qui peut tuer comme l’acide prussique, comme l’étincelle
-de la bouteille de Leyde, quoique la trace de
-ses ravages ne soit pas saisissable aux faibles moyens
-d’analyse dont la science vulgaire dispose. Quel chagrin
-a enfoncé son bec crochu dans votre foie? Du
-haut de quelle ambition secrète êtes-vous retombé
-brisé et moulu? Quel désespoir amer ruminez-vous
-dans l’immobilité? Est-ce la soif du pouvoir qui vous
-tourmente? Avez-vous renoncé volontairement à un<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[13]</a></span>
-but placé hors de la portée humaine?&mdash;Vous êtes
-bien jeune pour cela.&mdash;Une femme vous a-t-elle
-trompé?</p>
-
-<p>&mdash;Non, docteur, répondit Octave, je n’ai pas
-même eu ce bonheur.</p>
-
-<p>&mdash;Et cependant, reprit M. Balthazar Cherbonneau,
-je lis dans vos yeux ternes, dans l’habitude
-découragée de votre corps, dans le timbre sourd de
-votre voix, le titre d’une pièce de Shakspeare aussi
-nettement que s’il était estampé en lettres d’or sur
-le dos d’une reliure de maroquin.</p>
-
-<p>&mdash;Et quelle est cette pièce que je traduis sans le
-savoir? dit Octave, dont la curiosité s’éveillait malgré
-lui.</p>
-
-<p>&mdash;<i>Love’s labour’s lost</i>, continua le docteur avec
-une pureté d’accent qui trahissait un long séjour
-dans les possessions anglaises de l’Inde.</p>
-
-<p>&mdash;Cela veut dire, si je ne me trompe, <i>peines
-d’amour perdues</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Précisément.»</p>
-
-<p>Octave ne répondit pas; une légère rougeur colora
-ses joues, et, pour se donner une contenance, il
-se mit à jouer avec le gland de sa cordelière: le docteur
-avait reployé une de ses jambes sur l’autre, ce
-qui produisait l’effet des os en sautoir gravés sur les
-tombes, et se tenait le pied avec la main à la mode
-orientale. Ses yeux bleus se plongeaient dans les yeux
-d’Octave et les interrogeaient d’un regard impérieux
-et doux.</p>
-
-<p>«Allons, dit M. Balthazar Cherbonneau, ouvrez-vous<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[14]</a></span>
-à moi, je suis le médecin des âmes, vous
-êtes mon malade, et, comme le prêtre catholique à
-son pénitent, je vous demande une confession complète,
-et vous pourrez la faire sans vous mettre à
-genou.</p>
-
-<p>&mdash;A quoi bon? En supposant que vous ayez deviné
-juste, vous raconter mes douleurs ne les soulagerait
-pas. Je n’ai pas le chagrin bavard,&mdash;aucun pouvoir
-humain, même le vôtre, ne saurait me guérir.</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être,» fit le docteur en s’établissant plus
-carrément dans son fauteuil, comme quelqu’un qui
-se dispose à écouter une confidence d’une certaine
-longueur.</p>
-
-<p>«Je ne veux pas, reprit Octave, que vous m’accusiez
-d’un entêtement puéril, et vous laisser, par
-mon mutisme, un moyen de vous laver les mains
-de mon trépas; mais, puisque vous y tenez, je vais
-vous raconter mon histoire;&mdash;vous en avez deviné
-le fond, je ne vous disputerai pas les détails. Ne
-vous attendez à rien de singulier ou de romanesque.
-C’est une aventure très-simple, très-commune, très-usée;
-mais, comme dit la chanson de Henri Heine,
-celui à qui elle arrive la trouve toujours nouvelle, et
-il en a le cœur brisé. En vérité, j’ai honte de dire quelque
-chose de si vulgaire à un homme qui a vécu dans
-les pays les plus fabuleux et les plus chimériques.</p>
-
-<p>&mdash;N’ayez aucune crainte; il n’y a plus que le
-commun qui soit extraordinaire pour moi, dit le
-docteur en souriant.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, docteur, je me meurs d’amour.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[15]</a></span></p>
-
-<h3 class="p4">II</h3>
-
-<p class="p2">«Je me trouvais à Florence vers la fin de l’été, en
-184..., la plus belle saison pour voir Florence. J’avais
-du temps, de l’argent, de bonnes lettres de recommandation,
-et alors j’étais un jeune homme de belle
-humeur, ne demandant pas mieux que de s’amuser.
-Je m’installai sur le Long-Arno, je louai une calèche
-et je me laissai aller à cette douce vie florentine qui a
-tant de charme pour l’étranger. Le matin, j’allais visiter
-quelque église, quelque palais ou quelque galerie
-tout à mon aise, sans me presser, ne voulant pas me
-donner cette indigestion de chefs-d’œuvre qui, en Italie,
-fait venir aux touristes trop hâtifs la nausée de
-l’art; tantôt je regardais les portes de bronze du baptistère,
-tantôt le Persée de Benvenuto sous la loggia
-dei Lanzi, le portrait de la Fornarina aux Offices, ou
-bien encore la Vénus de Canova au palais Pitti, mais
-jamais plus d’un objet à la fois. Puis je déjeunais au
-café Doney, d’une tasse de café à la glace, je fumais
-quelques cigares, parcourais les journaux, et, la boutonnière
-fleurie de gré ou de force par ces jolies bouquetières
-coiffées de grands chapeaux de paille qui stationnent
-devant le café, je rentrais chez moi faire la
-sieste; à trois heures, la calèche venait me prendre et
-me transportait aux <i>Cascines</i>. Les Cascines sont à Florence<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[16]</a></span>
-ce que le bois de Boulogne est à Paris, avec
-cette différence que tout le monde s’y connaît, et
-que le rond-point forme un salon en plein air, où les
-fauteuils sont remplacés par des voitures, arrêtées et
-rangées en demi-cercle. Les femmes, en grande toilette,
-à demi couchées sur les coussins, reçoivent
-les visites des amants et des attentifs, des dandys et
-des attachés de légation, qui se tiennent debout et
-chapeau bas sur le marchepied.&mdash;Mais vous savez
-cela tout aussi bien que moi.&mdash;Là se forment les
-projets pour la soirée, s’assignent les rendez-vous,
-se donnent les réponses, s’acceptent les invitations;
-c’est comme une Bourse du plaisir qui se tient de
-trois heures à cinq heures, à l’ombre de beaux arbres,
-sous le ciel le plus doux du monde. Il est obligatoire,
-pour tout être un peu bien situé, de faire
-chaque jour une apparition aux Cascines. Je n’avais
-garde d’y manquer, et le soir, après dîner, j’allais
-dans quelques salons, ou à la Pergola, lorsque la
-cantatrice en valait la peine.</p>
-
-<p>«Je passai ainsi un des plus heureux mois de ma
-vie; mais ce bonheur ne devait pas durer. Une magnifique
-calèche fit un jour son début aux Cascines.
-Ce superbe produit de la carrosserie de Vienne, chef-d’œuvre
-de Laurenzi, miroité d’un vernis étincelant,
-historié d’un blason presque royal, était attelé de la
-plus belle paire de chevaux qui ait jamais piaffé à
-Hyde-Park ou à Saint-James au Drawing-Room de la
-reine Victoria, et mené à la Daumont de la façon la
-plus correcte par un tout jeune jockey en culotte de<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[17]</a></span>
-peau blanche et en casaque verte; les cuivres des
-harnais, les boîtes des roues, les poignées des portières
-brillaient comme de l’or et lançaient des éclairs
-au soleil; tous les regards suivaient ce splendide
-équipage qui, après avoir décrit sur le sable une
-courbe aussi régulière que si elle eût été tracée au
-compas, alla se ranger auprès des voitures. La calèche
-n’était pas vide, comme vous le pensez bien;
-mais dans la rapidité du mouvement on n’avait pu
-distinguer qu’un bout de bottine allongé sur le coussin
-du devant, un large pli de châle et le disque
-d’une ombrelle frangée de soie blanche. L’ombrelle
-se referma et l’on vit resplendir une femme d’une
-beauté incomparable. J’étais à cheval et je pus m’approcher
-assez pour ne perdre aucun détail de ce
-chef-d’œuvre humain. L’étrangère portait une robe
-de ce vert d’eau glacé d’argent qui fait paraître noire
-comme une taupe toute femme dont le teint n’est
-pas irréprochable,&mdash;une insolence de blonde sûre
-d’elle-même.&mdash;Un grand crêpe de Chine blanc,
-tout bossué de broderies de la même couleur, l’enveloppait
-de sa draperie souple et fripée à petits
-plis, comme une tunique de Phidias. Le visage avait
-pour auréole un chapeau de la plus fine paille de
-Florence, fleuri de myosotis et de délicates plantes
-aquatiques aux étroites feuilles glauques; pour tout
-bijou, un lézard d’or constellé de turquoises cerclait
-le bras qui tenait le manche d’ivoire de l’ombrelle.</p>
-
-<p>«Pardonnez, cher docteur, cette description de
-journal de mode à un amant pour qui ces menus<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[18]</a></span>
-souvenirs prennent une importance énorme. D’épais
-bandeaux blonds crespelés, dont les annelures
-formaient comme des vagues de lumière, descendaient
-en nappes opulentes des deux côtés de son
-front plus blanc et plus pur que la neige vierge tombée
-dans la nuit sur le plus haut sommet d’une
-Alpe; des cils longs et déliés comme ces fils d’or
-que les miniaturistes du moyen âge font rayonner
-autour des têtes de leurs anges, voilaient à demi ses
-prunelles d’un bleu vert pareil à ces lueurs qui traversent
-les glaciers par certains effets de soleil; sa
-bouche, divinement dessinée, présentait ces teintes
-pourprées qui lavent les valves des conques de Vénus,
-et ses joues ressemblaient à de timides roses blanches
-que ferait rougir l’aveu du rossignol ou le baiser
-du papillon; aucun pinceau humain ne saurait rendre
-ce teint d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une
-transparence immatérielles, dont les couleurs ne paraissaient
-pas dues au sang grossier qui enlumine
-nos fibres; les premières rougeurs de l’aurore sur la
-cime des sierras-nevadas, le ton carné de quelques
-camellias blancs, à l’onglet de leurs pétales, le
-marbre de Paros, entrevu à travers un voile de gaze
-rose, peuvent seuls en donner une idée lointaine. Ce
-qu’on apercevait du col entre les brides du chapeau
-et le haut du châle étincelait d’une blancheur irisée,
-au bord des contours, de vagues reflets d’opale. Cette
-tête éclatante ne saisissait pas d’abord par le dessin,
-mais bien par le coloris, comme les belles productions
-de l’école vénitienne, quoique ses traits fussent<span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[19]</a></span>
-aussi purs et aussi délicats que ceux des profils
-antiques découpés dans l’agate des camées.</p>
-
-<p>«Comme Roméo oublie Rosalinde à l’aspect de
-Juliette, à l’apparition de cette beauté suprême j’oubliai
-mes amours d’autrefois. Les pages de mon cœur
-redevinrent blanches: tout nom, tout souvenir en
-disparurent. Je ne comprenais pas comment j’avais
-pu trouver quelque attrait dans ces liaisons vulgaires
-que peu de jeunes gens évitent, et je me les reprochai
-comme de coupables infidélités. Une vie nouvelle
-data pour moi de cette fatale rencontre.</p>
-
-<p>«La calèche quitta les Cascines et reprit le chemin
-de la ville, emportant l’éblouissante vision; je mis
-mon cheval auprès de celui d’un jeune Russe très-aimable,
-grand coureur d’eaux, répandu dans tous
-les salons cosmopolites d’Europe, et qui connaissait
-à fond le personnel voyageur de la haute vie; j’amenai
-la conversation sur l’étrangère, et j’appris que
-c’était la comtesse Prascovie Labinska, une Lithuanienne
-de naissance illustre et de grande fortune,
-dont le mari faisait depuis deux ans la guerre du
-Caucase.</p>
-
-<p>«Il est inutile de vous dire quelles diplomaties je
-mis en œuvre pour être reçu chez la comtesse que
-l’absence du comte rendait très-réservée à l’endroit
-des présentations; enfin, je fus admis;&mdash;deux princesses
-douairières et quatre baronnes hors d’âge répondaient
-de moi sur leur antique vertu.</p>
-
-<p>«La comtesse Labinska avait loué une villa magnifique,
-ayant appartenu jadis aux Salviati, à une demi-lieue<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[20]</a></span>
-de Florence, et en quelques jours elle avait su
-installer tout le confortable moderne dans l’antique
-manoir, sans en troubler en rien la beauté sévère et
-l’élégance sérieuse. De grandes portières armoriées
-s’agrafaient heureusement aux arcades ogivales; des
-fauteuils et des meubles de forme ancienne s’harmonisaient
-avec les murailles couvertes de boiseries
-brunes ou de fresques d’un ton amorti et passé
-comme celui des vieilles tapisseries; aucune couleur
-trop neuve, aucun or trop brillant n’agaçait l’œil, et
-le présent ne dissonait pas au milieu du passé.&mdash;La
-comtesse avait l’air si naturellement châtelaine, que
-le vieux palais semblait bâti exprès pour elle.</p>
-
-<p>«Si j’avais été séduit par la radieuse beauté de la
-comtesse, je le fus bien davantage encore au bout
-de quelques visites par son esprit si rare, si fin, si
-étendu; quand elle parlait sur quelque sujet intéressant,
-l’âme lui venait à la peau, pour ainsi dire, et
-se faisait visible. Sa blancheur s’illuminait comme
-l’albâtre d’une lampe d’un rayon intérieur: il y avait
-dans son teint de ces scintillations phosphorescentes,
-de ces tremblements lumineux dont parle Dante lorsqu’il
-peint les splendeurs du paradis; on eût dit un
-ange se détachant en clair sur un soleil. Je restais
-ébloui, extatique et stupide. Abîmé dans la contemplation
-de sa beauté, ravi aux sons de sa voix céleste
-qui faisait de chaque idiome une musique ineffable,
-lorsqu’il me fallait absolument répondre, je balbutiais
-quelques mots incohérents qui devaient lui
-donner la plus pauvre idée de mon intelligence, quelquefois<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[21]</a></span>
-même un imperceptible sourire d’une ironie
-amicale passait comme une lueur rose sur ses lèvres
-charmantes à certaines phrases, qui dénotaient, de
-ma part, un trouble profond ou une incurable sottise.</p>
-
-<p>«Je ne lui avais encore rien dit de mon amour;
-devant elle j’étais sans pensée, sans force, sans courage;
-mon cœur battait comme s’il voulait sortir de
-ma poitrine et s’élancer sur les genoux de sa souveraine.
-Vingt fois j’avais résolu de m’expliquer, mais
-une insurmontable timidité me retenait; le moindre
-air froid ou réservé de la comtesse me causait des
-transes mortelles, et comparables à celles du condamné
-qui, la tête sur le billot, attend que l’éclair
-de la hache lui traverse le cou. Des contractions nerveuses
-m’étranglaient, des sueurs glacées baignaient
-mon corps. Je rougissais, je pâlissais et je sortais
-sans avoir rien dit, ayant peine à trouver la porte et
-chancelant comme un homme ivre sur les marches
-du perron.</p>
-
-<p>«Lorsque j’étais dehors, mes facultés me revenaient
-et je lançais au vent les dithyrambes les plus
-enflammés. J’adressais à l’idole absente mille déclarations
-d’une éloquence irrésistible. J’égalais dans ces
-apostrophes muettes les grands poëtes de l’amour.&mdash;Le
-Cantique des cantiques de Salomon avec son vertigineux
-parfum oriental et son lyrisme halluciné de
-haschich, les sonnets de Pétrarque avec leurs subtilités
-platoniques et leurs délicatesses éthérées, l’Intermezzo
-de Henri Heine avec sa sensibilité nerveuse<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[22]</a></span>
-et délirante n’approchent pas de ces effusions d’âme
-intarissables où s’épuisait ma vie. Au bout de chacun
-de ces monologues, il me semblait que la comtesse
-vaincue devait descendre du ciel sur mon cœur, et
-plus d’une fois je me croisai les bras sur ma poitrine,
-pensant les renfermer sur elle.</p>
-
-<p>«J’étais si complétement possédé que je passais des
-heures à murmurer en façon de litanies d’amour ces
-deux mots:&mdash;Prascovie Labinska,&mdash;trouvant un
-charme indéfinissable dans ces syllabes tantôt égrenées
-lentement comme des perles, tantôt dites avec
-la volubilité fiévreuse du dévot que sa prière même
-exalte. D’autres fois, je traçais le nom adoré sur les
-plus belles feuilles de vélin, en y apportant des recherches
-calligraphiques des manuscrits du moyen
-âge, rehauts d’or, fleurons d’azur, ramages de sinople.
-J’usais à ce labeur d’une minutie passionnée
-et d’une perfection puérile les longues heures qui
-séparaient mes visites à la comtesse. Je ne pouvais
-lire ni m’occuper de quoi que ce fût. Rien ne m’intéressait
-hors de Prascovie, et je ne décachetais même
-pas les lettres qui me venaient de France. A plusieurs
-reprises je fis des efforts pour sortir de cet état; j’essayai
-de me rappeler les axiomes de séduction acceptés
-par les jeunes gens, les stratagèmes qu’emploient
-les Valmont du café de Paris et les don Juan
-du Jockey-Club; mais à l’exécution le cœur me manquait,
-et je regrettais de ne pas avoir, comme le Julien
-Sorel de Stendhal, un paquet d’épîtres progressives
-à copier pour les envoyer à la comtesse. Je me<span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[23]</a></span>
-contentais d’aimer, me donnant tout entier sans rien
-demander en retour, sans espérance même lointaine,
-car mes rêves les plus audacieux osaient à peine effleurer
-de leurs lèvres le bout des doigts rosés de
-Prascovie. Au quinzième siècle, le jeune novice le
-front sur les marches de l’autel, le chevalier agenouillé
-dans sa roide armure, ne devaient pas avoir
-pour la madone une adoration plus prosternée.»</p>
-
-<p>M. Balthazar Cherbonneau avait écouté Octave avec
-une attention profonde, car pour lui le récit du jeune
-homme n’était pas seulement une histoire romanesque,
-et il se dit comme à lui-même pendant une
-pause du narrateur: «Oui, voilà bien le diagnostic
-de l’amour-passion, une maladie curieuse et que je
-n’ai rencontrée qu’une fois,&mdash;à Chandernagor,&mdash;chez
-une jeune paria éprise d’un brahme; elle en
-mourut, la pauvre fille, mais c’était une sauvage;
-vous, monsieur Octave, vous êtes un civilisé, et nous
-vous guérirons.» Sa parenthèse fermée, il fit signe de
-la main à M. de Saville de continuer; et, reployant
-sa jambe sur la cuisse comme la patte articulée
-d’une sauterelle, de manière à faire soutenir son
-menton par son genou, il s’établit dans cette position
-impossible pour tout autre, mais qui semblait
-spécialement commode pour lui.</p>
-
-<p>«Je ne veux pas vous ennuyer du détail de mon
-martyre secret, continua Octave; j’arrive à une
-scène décisive. Un jour, ne pouvant plus modérer
-mon impérieux désir de voir la comtesse, je devançai
-l’heure de ma visite accoutumée; il faisait un temps<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[24]</a></span>
-orageux et lourd. Je ne trouvai pas madame Labinska
-au salon. Elle s’était établie sous un portique soutenu
-de sveltes colonnes, ouvrant sur une terrasse
-par laquelle on descendait au jardin; elle avait fait
-apporter là son piano, un canapé et des chaises de
-jonc; des jardinières, comblées de fleurs splendides&mdash;nulle
-part elles ne sont si fraîches ni si odorantes
-qu’à Florence&mdash;remplissaient les entre-colonnements,
-et imprégnaient de leur parfum les rares
-bouffées de brise qui venaient de l’Apennin. Devant
-soi, par l’ouverture des arcades, l’on apercevait les
-ifs et les buis taillés du jardin, d’où s’élançaient
-quelques cyprès centenaires, et que peuplaient des
-marbres mythologiques dans le goût tourmenté de
-Baccio Bandinelli ou de l’Ammanato. Au fond, au-dessus
-de la silhouette de Florence, s’arrondissait le
-dôme de Santa Maria del Fiore et jaillissait le beffroi
-carré du Palazzo Vecchio.</p>
-
-<p>«La comtesse était seule, à demi couchée sur le
-canapé de jonc; jamais elle ne m’avait paru si belle;
-son corps nonchalant, alangui par la chaleur, baignait
-comme celui d’une nymphe marine dans l’écume
-blanche d’un ample peignoir de mousseline des
-Indes que bordait du haut en bas une garniture bouillonnée
-comme la frange d’argent d’une vague; une
-broche en acier niellé du Khorassan fermait à la poitrine
-cette robe aussi légère que la draperie qui voltige
-autour de la Victoire rattachant sa sandale. Des
-manches ouvertes à partir de la saignée, comme les
-pistils du calice d’une fleur, sortaient ses bras d’un<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[25]</a></span>
-ton plus pur que celui de l’albâtre où les statuaires
-florentins taillent des copies de statues antiques; un
-large ruban noir noué à la ceinture, et dont les bouts
-retombaient, tranchait vigoureusement sur toute
-cette blancheur. Ce que ce contraste de nuances attribuées
-au deuil aurait pu avoir de triste, était égayé
-par le bec d’une petite pantoufle circassienne sans
-quartier en maroquin bleu, gaufrée d’arabesques jaunes,
-qui pointait sous le dernier pli de la mousseline.</p>
-
-<p>«Les cheveux blonds de la comtesse, dont les bandeaux
-bouffants, comme s’ils eussent été soulevés par
-un souffle, découvraient son front pur, et ses tempes
-transparentes formaient comme un nimbe, où la lumière
-pétillait en étincelles d’or.</p>
-
-<p>«Près d’elle, sur une chaise, palpitait au vent un
-grand chapeau de paille de riz, orné de longs rubans
-noirs pareils à celui de la robe, et gisait une paire
-de gants de Suède qui n’avaient pas été mis. A mon
-aspect, Prascovie ferma le livre qu’elle lisait&mdash;les
-poésies de Mickiewicz&mdash;et me fit un petit signe de
-tête bienveillant; elle était seule,&mdash;circonstance favorable
-et rare.&mdash;Je m’assis en face d’elle sur le siége
-qu’elle me désigna. Un de ces silences, pénibles quand
-ils se prolongent, régna quelques minutes entre nous.
-Je ne trouvais à mon service aucune de ces banalités
-de la conversation; ma tête s’embarrassait, des vagues
-de flammes me montaient du cœur aux yeux,
-et mon amour me criait: «Ne perds pas cette occasion
-suprême.»</p>
-
-<p>«J’ignore ce que j’eusse fait, si la comtesse, devinant<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[26]</a></span>
-la cause de mon trouble, ne se fût redressée à
-demi en tendant vers moi sa belle main, comme pour
-me fermer la bouche.</p>
-
-<p>«&mdash;Ne dites pas un mot, Octave; vous m’aimez,
-je le sais, je le sens, je le crois; je ne vous en veux
-point, car l’amour est involontaire. D’autres femmes
-plus sévères se montreraient offensées; moi, je vous
-plains, car je ne puis vous aimer, et c’est une tristesse
-pour moi d’être votre malheur.&mdash;Je regrette
-que vous m’ayez rencontrée, et maudis le caprice qui
-m’a fait quitter Venise pour Florence. J’espérais d’abord
-que ma froideur persistante vous lasserait et
-vous éloignerait; mais le vrai amour, dont je vois
-tous les signes dans vos yeux, ne se rebute de rien.
-Que ma douceur ne fasse naître en vous aucune illusion,
-aucun rêve, et ne prenez pas ma pitié pour un
-encouragement. Un ange au bouclier de diamant, à
-l’épée flamboyante, me garde contre toute séduction,
-mieux que la religion, mieux que le devoir, mieux
-que la vertu;&mdash;et cet ange, c’est mon amour:&mdash;j’adore
-le comte Labinski. J’ai le bonheur d’avoir trouvé
-la passion dans le mariage.»</p>
-
-<p>«Un flot de larmes jaillit de mes paupières à cet
-aveu si franc, si loyal et si noblement pudique, et je
-sentis en moi se briser le ressort de ma vie.</p>
-
-<p>«Prascovie, émue, se leva, et, par un mouvement
-de gracieuse pitié féminine, passa son mouchoir de
-batiste sur mes yeux:</p>
-
-<p>«&mdash;Allons, ne pleurez pas, me dit-elle, je vous le
-défends. Tâchez de penser à autre chose, imaginez<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[27]</a></span>
-que je suis partie à tout jamais, que je suis morte;
-oubliez-moi. Voyagez, travaillez, faites du bien, mêlez-vous
-activement à la vie humaine; consolez-vous
-dans un art ou un amour...»</p>
-
-<p>«Je fis un geste de dénégation.</p>
-
-<p>«&mdash;Croyez-vous souffrir moins en continuant à me
-voir? reprit la comtesse; venez, je vous recevrai toujours.
-Dieu dit qu’il faut pardonner à ses ennemis;
-pourquoi traiterait-on plus mal ceux qui nous aiment?
-Cependant l’absence me paraît un remède
-plus sûr.&mdash;Dans deux ans nous pourrons nous serrer
-la main sans péril,&mdash;pour vous,» ajouta-t-elle
-en essayant de sourire.</p>
-
-<p>«Le lendemain je quittai Florence; mais ni l’étude,
-ni les voyages, ni le temps, n’ont diminué ma souffrance,
-et je me sens mourir: ne m’en empêchez pas,
-docteur!</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous revu la comtesse Prascovie Labinska?»
-dit le docteur, dont les yeux bleus scintillaient bizarrement.</p>
-
-<p>«Non, répondit Octave, mais elle est à Paris.»
-Et il tendit à M. Balthazar Cherbonneau une carte
-gravée sur laquelle on lisait:</p>
-
-<p>«La comtesse Prascovie Labinska est chez elle le
-jeudi.»</p>
-
-<h3 class="p4">III</h3>
-
-<p class="p2">Parmi les promeneurs assez rares alors qui suivaient
-aux Champs-Élysées l’avenue Gabriel, à partir<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[28]</a></span>
-de l’ambassade ottomane jusqu’à l’Élysée Bourbon,
-préférant au tourbillon poussiéreux et à l’élégant
-fracas de la grande chaussée l’isolement, le silence
-et la calme fraîcheur de cette route bordée d’arbres
-d’un côté et de l’autre de jardins, il en est peu qui
-ne se fussent arrêtés, tout rêveurs et avec un sentiment
-d’admiration mêlé d’envie, devant une poétique
-et mystérieuse retraite, où, chose rare, la richesse
-semblait loger le bonheur.</p>
-
-<p>A qui n’est-il pas arrivé de suspendre sa marche à
-la grille d’un parc, de regarder longtemps la blanche
-villa à travers les massifs de verdure, et de s’éloigner
-le cœur gros, comme si le rêve de sa vie était caché
-derrière ces murailles? Au contraire, d’autres habitations,
-vues ainsi du dehors, vous inspirent une tristesse
-indéfinissable; l’ennui, l’abandon, la désespérance
-glacent la façade de leurs teintes grises et jaunissent
-les cimes à demi chauves des arbres; les
-statues ont des lèpres de mousse, les fleurs s’étiolent,
-l’eau des bassins verdit, les mauvaises herbes
-envahissent les sentiers malgré le racloir; les oiseaux,
-s’il y en a, se taisent.</p>
-
-<p>Les jardins en contre-bas de l’allée en étaient séparés
-par un saut-de-loup et se prolongeaient en
-bandes plus ou moins larges jusqu’aux hôtels, dont
-la façade donnait sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré.
-Celui dont nous parlons se terminait au fossé
-par un remblai que soutenait un mur de grosses
-roches choisies pour l’irrégularité curieuse de leurs
-formes, et qui, se relevant de chaque côté en manière<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[29]</a></span>
-de coulisses, encadraient de leurs aspérités rugueuses
-et de leurs masses sombres le frais et vert paysage
-resserré entre elles.</p>
-
-<p>Dans les anfractuosités de ces roches, le cactier
-raquette, l’asclépiade incarnate, le millepertuis, la
-saxifrage, le cymbalaire, la joubarbe, la lychnide des
-Alpes, le lierre d’Irlande trouvaient assez de terre
-végétale pour nourrir leurs racines et découpaient
-leurs verdures variées sur le fond vigoureux de la
-pierre;&mdash;un peintre n’eût pas disposé, au premier
-plan de son tableau, un meilleur repoussoir.</p>
-
-<p>Les murailles latérales qui fermaient ce paradis
-terrestre disparaissaient sous un rideau de plantes
-grimpantes, aristoloches, grenadilles bleues, campanules,
-chèvre-feuille, gypsophiles, glycines de Chine,
-périplocas de Grèce dont les griffes, les vrilles et les
-tiges s’enlaçaient à un treillis vert, car le bonheur
-lui-même ne veut pas être emprisonné; et grâce à
-cette disposition le jardin ressemblait à une clairière
-dans une forêt plutôt qu’à un parterre assez étroit
-circonscrit par les clôtures de la civilisation.</p>
-
-<p>Un peu en arrière des masses de rocaille, étaient
-groupés quelques bouquets d’arbres au port élégant,
-à la frondaison vigoureuse dont les feuillages contrastaient
-pittoresquement: vernis du Japon, tuyas
-du Canada, planes de Virginie, frênes verts, saules
-blancs, micocouliers de Provence, que dominaient
-deux ou trois mélèzes. Au delà des arbres s’étalait un
-gazon de ray-grass, dont pas une pointe d’herbe ne
-dépassait l’autre, un gazon plus fin, plus soyeux que<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[30]</a></span>
-le velours d’un manteau de reine, de cet idéal vert
-d’émeraude qu’on n’obtient qu’en Angleterre devant
-le perron des manoirs féodaux, moelleux tapis naturels
-que l’œil aime à caresser et que le pas craint de
-fouler, moquette végétale où, le jour, peuvent seuls
-se rouler au soleil la gazelle familière avec le jeune
-baby ducal dans sa robe de dentelles, et, la nuit,
-glisser au clair de lune quelque Titania du West-End
-la main enlacée à celle d’un Oberon porté sur le livre
-du peerage et du baronetage.</p>
-
-<p>Une allée de sable tamisé au crible, de peur
-qu’une valve de conque ou qu’un angle de silex ne
-blessât les pieds aristocratiques qui y laissaient leur
-délicate empreinte, circulait comme un ruban jaune
-autour de cette nappe verte, courte et drue, que le
-rouleau égalisait, et dont la pluie factice de l’arrosoir
-entretenait la fraîcheur humide, même aux
-jours les plus desséchants de l’été.</p>
-
-<p>Au bout de la pièce de gazon éclatait, à l’époque
-où se passe cette histoire, un vrai feu d’artifice fleuri
-tiré par un massif de géraniums, dont les étoiles
-écarlates flambaient sur le fond brun d’une terre
-de bruyère.</p>
-
-<p>L’élégante façade de l’hôtel terminait la perspective;
-de sveltes colonnes d’ordre ionique soutenant
-l’attique surmonté à chaque angle d’un gracieux
-groupe de marbre, lui donnaient l’apparence d’un
-temple grec transporté là par le caprice d’un millionnaire,
-et corrigeaient, en éveillant une idée de
-poésie et d’art, tout ce que ce luxe aurait pu avoir<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[31]</a></span>
-de trop fastueux; dans les entre-colonnements, des
-stores rayés de larges bandes roses et presque toujours
-baissés abritaient et dessinaient les fenêtres,
-qui s’ouvraient de plein pied sous le portique comme
-des portes de glace.</p>
-
-<p>Lorsque le ciel fantasque de Paris daignait étendre
-un pan d’azur derrière ce palazzino, les lignes s’en
-dessinaient si heureusement entre les touffes de verdure,
-qu’on pouvait les prendre pour le pied-à-terre
-de la Reine des fées, ou pour un tableau de Baron
-agrandi.</p>
-
-<p>De chaque côté de l’hôtel s’avançaient dans le jardin
-deux serres formant ailes, dont les parois de
-cristal se diamentaient au soleil entre leurs nervures
-dorées, et faisaient à une foule de plantes exotiques
-les plus rares et les plus précieuses l’illusion de leur
-climat natal.</p>
-
-<p>Si quelque poëte matineux eût passé avenue Gabriel
-aux premières rougeurs de l’aurore, il eût entendu
-le rossignol achever les derniers trilles de son
-nocturne, et vu le merle se promener en pantoufles
-jaunes dans l’allée du jardin comme un oiseau qui
-est chez lui; mais la nuit, après que les roulements
-des voitures revenant de l’Opéra se sont éteints au
-milieu du silence de la vie endormie, ce même poëte
-aurait vaguement distingué une ombre blanche au
-bras d’un beau jeune homme, et serait remonté dans
-sa mansarde solitaire l’âme triste jusqu’à la mort.</p>
-
-<p>C’était là qu’habitaient depuis quelque temps&mdash;le
-lecteur l’a sans doute déjà deviné&mdash;la comtesse Prascovie<span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[32]</a></span>
-Labinska et son mari le comte Olaf Labinski,
-revenu de la guerre du Caucase après une glorieuse
-campagne, où, s’il ne s’était pas battu corps à corps
-avec le mystique et insaisissable Schamyl, certainement
-il avait eu affaire aux plus fanatiquement dévoués
-des Mourides de l’illustre scheyck. Il avait évité
-les balles comme les braves les évitent, en se précipitant
-au-devant d’elles, et les damas courbes des sauvages
-guerriers s’étaient brisés sur sa poitrine sans
-l’entamer. Le courage est une cuirasse sans défaut.
-Le comte Labinski possédait cette valeur folle des
-races slaves, qui aiment le péril pour le péril, et auxquelles
-peut s’appliquer encore ce refrain d’un vieux
-chant scandinave: «Ils tuent, meurent et rient!»</p>
-
-<p>Avec quelle ivresse s’étaient retrouvés ces deux
-époux, pour qui le mariage n’était que la passion
-permise par Dieu et par les hommes, Thomas Moore
-pourrait seul le dire en style d’<i>Amour des Anges</i>! Il
-faudrait que chaque goutte d’encre se transformât
-dans notre plume en goutte de lumière, et que chaque
-mot s’évaporât sur le papier en jetant une flamme
-et un parfum comme un grain d’encens. Comment
-peindre ces deux âmes fondues en une seule et pareilles
-à deux larmes de rosée qui, glissant sur un
-pétale de lis, se rencontrent, se mêlent, s’absorbent
-l’une l’autre et ne font plus qu’une perle unique?
-Le bonheur est une chose si rare en ce monde, que
-l’homme n’a pas songé à inventer des paroles pour
-le rendre, tandis que le vocabulaire des souffrances
-morales et physiques remplit d’innombrables colonnes<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[33]</a></span>
-dans le dictionnaire de toutes les langues.</p>
-
-<p>Olaf et Prascovie s’étaient aimés tout enfants; jamais
-leur cœur n’avait battu qu’à un seul nom; ils
-savaient presque dès le berceau qu’ils s’appartiendraient,
-et le reste du monde n’existait pas pour
-eux; on eût dit que les morceaux de l’androgyne de
-Platon, qui se cherchent en vain depuis le divorce
-primitif, s’étaient retrouvés et réunis en eux; ils formaient
-cette dualité dans l’unité, qui est l’harmonie
-complète, et, côte à côte, ils marchaient, ou plutôt
-ils volaient à travers la vie d’un essor égal, soutenu,
-planant comme deux colombes que le même désir
-appelle, pour nous servir de la belle expression de
-Dante.</p>
-
-<p>Afin que rien ne troublât cette félicité, une fortune
-immense l’entourait comme d’une atmosphère
-d’or. Dès que ce couple radieux paraissait, la misère
-consolée quittait ses haillons, les larmes se séchaient;
-car Olaf et Prascovie avaient le noble égoïsme du
-bonheur, et ils ne pouvaient souffrir une douleur
-dans leur rayonnement.</p>
-
-<p>Depuis que le polythéisme a emporté avec lui ces
-jeunes dieux, ces génies souriants, ces éphèbes
-célestes aux formes d’une perfection si absolue, d’un
-rhythme si harmonieux, d’un idéal si pur, et que la
-Grèce antique ne chante plus l’hymne de la beauté
-en strophes de Paros, l’homme a cruellement abusé
-de la permission qu’on lui a donnée d’être laid, et,
-quoique fait à l’image de Dieu, le représente assez
-mal. Mais le comte Labinski n’avait pas profité de<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[34]</a></span>
-cette licence; l’ovale un peu allongé de sa figure,
-son nez mince, d’une coupe hardie et fine, sa lèvre
-fermement dessinée, qu’accentuait une moustache
-blonde aiguisée à ses pointes, son menton relevé et
-frappé d’une fossette, ses yeux noirs, singularité piquante,
-étrangeté gracieuse, lui donnaient l’air d’un
-de ces anges guerriers, saint Michel ou Raphaël, qui
-combattent le démon, revêtus d’armures d’or. Il eût
-été trop beau sans l’éclair mâle de ses sombres prunelles
-et la couche hâlée que le soleil d’Asie avait
-déposée sur ses traits.</p>
-
-<p>Le comte était de taille moyenne, mince, svelte,
-nerveux, cachant des muscles d’acier sous une apparente
-délicatesse; et lorsque dans quelque bal d’ambassade,
-il revêtait son costume de magnat, tout
-chamarré d’or, tout étoilé de diamants, tout brodé
-de perles, il passait parmi les groupes comme une apparition
-étincelante, excitant la jalousie des hommes
-et l’amour des femmes, que Prascovie lui rendait
-indifférentes.&mdash;Nous n’ajoutons pas que le comte
-possédait les dons de l’esprit comme ceux du corps;
-les fées bienveillantes l’avaient doué à son berceau,
-et la méchante sorcière qui gâte tout s’était montrée
-de bonne humeur ce jour-là.</p>
-
-<p>Vous comprenez qu’avec un tel rival, Octave de
-Saville avait peu de chance, et qu’il faisait bien de
-se laisser tranquillement mourir sur les coussins de
-son divan, malgré l’espoir qu’essayait de lui remettre
-au cœur le fantastique docteur Balthazar Cherbonneau.&mdash;Oublier
-Prascovie eût été le seul moyen,<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[35]</a></span>
-mais c’était la chose impossible; la revoir, à quoi
-bon? Octave sentait que la résolution de la jeune
-femme ne faiblirait jamais dans son implacabilité
-douce, dans sa froideur compatissante. Il avait peur
-que ses blessures non cicatrisées ne se rouvrissent
-et ne saignassent devant celle qui l’avait tué innocemment,
-et il ne voulait pas l’accuser, la douce
-meurtrière aimée!</p>
-
-<h3 class="p4">IV</h3>
-
-<p class="p2">Deux ans s’étaient écoulés depuis le jour où la
-comtesse Labinska avait arrêté sur les lèvres d’Octave
-la déclaration d’amour qu’elle ne devait pas entendre;
-Octave, tombé du haut de son rêve, s’était éloigné,
-ayant au foie le bec d’un chagrin noir, et n’avait
-pas donné de ses nouvelles à Prascovie. L’unique
-mot qu’il eût pu lui écrire était le seul défendu. Mais
-plus d’une fois la pensée de la comtesse effrayée de
-ce silence s’était reportée avec mélancolie sur son
-pauvre adorateur:&mdash;l’avait-il oubliée? Dans sa divine
-absence de coquetterie, elle le souhaitait sans le
-croire, car l’inextinguible flamme de la passion illuminait
-les yeux d’Octave, et la comtesse n’avait pu
-s’y méprendre. L’amour et les dieux se reconnaissent
-au regard: cette idée traversait comme un petit
-nuage le limpide azur de son bonheur, et lui inspirait
-la légère tristesse des anges qui, dans le ciel, se
-souviennent de la terre; son âme charmante souffrait<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[36]</a></span>
-de savoir là-bas quelqu’un malheureux à cause d’elle;
-mais que peut l’étoile d’or scintillante au haut du
-firmament pour le pâtre obscur qui lève vers elle des
-bras éperdus? Aux temps mythologiques, Phœbé descendit
-bien des cieux en rayons d’argent sur le sommeil
-d’Endymion; mais elle n’était pas mariée à un
-comte polonais.</p>
-
-<p>Dès son arrivée à Paris, la comtesse Labinska avait
-envoyé à Octave cette invitation banale que le docteur
-Balthazar Cherbonneau tournait distraitement
-entre ses doigts, et en ne le voyant pas venir, quoiqu’elle
-l’eût voulu, elle s’était dit avec un mouvement
-de joie involontaire: «Il m’aime toujours!»
-C’était cependant une femme d’une angélique pureté
-et chaste comme la neige du dernier sommet de
-l’Himalaya.</p>
-
-<p>Mais Dieu lui-même, au fond de son infini, n’a
-pour se distraire de l’ennui des éternités que le plaisir
-d’entendre battre pour lui le cœur d’une pauvre
-petite créature périssable sur un chétif globe, perdu
-dans l’immensité. Prascovie n’était pas plus sévère
-que Dieu, et le comte Olaf n’eût pu blâmer cette délicate
-volupté d’âme.</p>
-
-<p>«Votre récit, que j’ai écouté attentivement, dit le
-docteur à Octave, me prouve que tout espoir de votre
-part serait chimérique. Jamais la comtesse ne partagera
-votre amour.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez-bien, monsieur Cherbonneau, que
-j’avais raison de ne pas chercher à retenir ma vie
-qui s’en va.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[37]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;J’ai dit qu’il n’y avait pas d’espoir avec les
-moyens ordinaires, continua le docteur; mais il existe
-des puissances occultes que méconnaît la science moderne,
-et dont la tradition s’est conservée dans ces
-pays étranges nommés barbares par une civilisation
-ignorante. Là, aux premiers jours du monde, le genre
-humain, en contact immédiat avec les forces vives
-de la nature, savait des secrets qu’on croit perdus,
-et que n’ont point emportés dans leurs migrations
-les tribus qui, plus tard, ont formé les peuples. Ces
-secrets furent transmis d’abord d’initié à initié, dans
-les profondeurs mystérieuses des temples, écrits ensuite
-en idiomes sacrés incompréhensibles au vulgaire,
-sculptés en panneaux d’hiéroglyphes le long
-des parois cryptiques d’Ellora; vous trouverez encore
-sur les croupes du mont Mérou, d’où s’échappe le
-Gange, au bas de l’escalier de marbre blanc de Bénarès
-la ville sainte, au fond des pagodes en ruines
-de Ceylan, quelques brahmes centenaires épelant des
-manuscrits inconnus, quelques yoghis occupés à redire
-l’ineffable monosyllabe <i>om</i> sans s’apercevoir que
-les oiseaux du ciel nichent dans leur chevelure; quelques
-fakirs dont les épaules portent les cicatrices des
-crochets de fer de Jaggernat, qui les possèdent ces
-arcanes perdus et en obtiennent des résultats merveilleux
-lorsqu’ils daignent s’en servir.&mdash;Notre Europe,
-tout absorbée par les intérêts matériels, ne se
-doute pas du degré de spiritualisme où sont arrivés
-les pénitents de l’Inde: des jeûnes absolus, des contemplations
-effrayantes de fixité, des postures impossibles<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[38]</a></span>
-gardées pendant des années entières, atténuent
-si bien leurs corps, que vous diriez, à les voir accroupis
-sous un soleil de plomb, entre des brasiers ardents,
-laissant leurs ongles grandis leur percer la
-paume des mains, des momies égyptiennes retirées
-de leur caisse et ployées en des attitudes de singe;
-leur enveloppe humaine n’est plus qu’une chrysalide,
-que l’âme, papillon immortel, peut quitter ou reprendre
-à volonté. Tandis que leur maigre dépouille
-reste là, inerte, horrible à voir, comme une larve
-nocturne surprise par le jour, leur esprit, libre de
-tous liens, s’élance, sur les ailes de l’hallucination,
-à des hauteurs incalculables, dans les mondes surnaturels.
-Ils ont des visions et des rêves étranges; ils
-suivent d’extase en extase les ondulations que font
-les âges disparus sur l’océan de l’éternité; ils parcourent
-l’infini en tous sens, assistent à la création
-des univers, à la genèse des dieux et à leurs métamorphoses;
-la mémoire leur revient des sciences
-englouties par les cataclysmes plutoniens et diluviens,
-des rapports oubliés de l’homme et des éléments.
-Dans cet état bizarre, ils marmottent des mots
-appartenant à des langues qu’aucun peuple ne parle
-plus depuis des milliers d’années sur la surface du
-globe, ils retrouvent le verbe primordial, le verbe qui
-a fait jaillir la lumière des antiques ténèbres: on les
-prend pour des fous; ce sont presque des dieux!»</p>
-
-<p>Ce préambule singulier surexcitait au dernier point
-l’attention d’Octave, qui, ne sachant où M. Balthazar
-Cherbonneau voulait en venir, fixait sur lui des yeux<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[39]</a></span>
-étonnés et petillants d’interrogations: il ne devinait
-pas quel rapport pouvaient offrir les pénitents de l’Inde
-avec son amour pour la comtesse Prascovie Labinska.</p>
-
-<p>Le docteur, devinant la pensée d’Octave, lui fit un
-signe de main comme pour prévenir ses questions,
-et lui dit: «Patience, mon cher malade; vous allez
-comprendre tout à l’heure que je ne me livre pas à
-une digression inutile.&mdash;Las d’avoir interrogé avec
-le scalpel, sur le marbre des amphithéâtres, des cadavres
-qui ne me répondaient pas et ne me laissaient
-voir que la mort quand je cherchais la vie, je formai
-le projet&mdash;un projet aussi hardi que celui de Prométhée
-escaladant le ciel pour y ravir le feu&mdash;d’atteindre
-et de surprendre l’âme, de l’analyser et de
-la disséquer pour ainsi dire; j’abandonnai l’effet
-pour la cause, et pris en dédain profond la science matérialiste
-dont le néant m’était prouvé. Agir sur ces
-formes vagues, sur ces assemblages fortuits de molécules
-aussitôt dissous, me semblait la fonction d’un
-empirisme grossier. J’essayai par le magnétisme de
-relâcher les liens qui enchaînent l’esprit à son enveloppe;
-j’eus bientôt dépassé Mesmer, Deslon, Maxwel,
-Puységur, Deleuze et les plus habiles, dans des
-expériences vraiment prodigieuses, mais qui ne me
-contentaient pas encore: catalepsie, somnambulisme,
-vue à distance, lucidité extatique, je produisis
-à volonté tous ces effets inexplicables pour la foule,
-simples et compréhensibles pour moi.&mdash;Je remontai
-plus haut: des ravissements de Cardan et de saint
-Thomas d’Aquin je passai aux crises nerveuses des<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[40]</a></span>
-Pythies; je découvris les arcanes des Époptes grecs
-et des Nebiim hébreux; je m’initiai rétrospectivement
-aux mystères de Trophonius et d’Esculape,
-reconnaissant toujours dans les merveilles qu’on en
-raconte une concentration ou une expansion de l’âme
-provoquée soit par le geste, soit par le regard, soit
-par la parole, soit par la volonté ou tout autre agent
-inconnu.&mdash;Je refis un à un tous les miracles d’Apollonius
-de Thyane.&mdash;Pourtant mon rêve scientifique
-n’était pas accompli; l’âme m’échappait toujours; je
-la pressentais, je l’entendais, j’avais de l’action sur
-elle; j’engourdissais ou j’excitais ses facultés; mais
-entre elle et moi il y avait un voile de chair que je
-pouvais écarter sans qu’elle s’envolât; j’étais comme
-l’oiseleur qui tient un oiseau sous un filet qu’il n’ose
-relever, de peur de voir sa proie ailée se perdre dans
-le ciel.</p>
-
-<p>«Je partis pour l’Inde, espérant trouver le mot de
-l’énigme dans ce pays de l’antique sagesse. J’appris
-le sanscrit et le prâcrit, les idiomes savants et vulgaires:
-je pus converser avec les pandits et les brahmes.
-Je traversai les jungles où rauque le tigre
-aplati sur ses pattes; je longeai les étangs sacrés
-qu’écaille le dos des crocodiles; je franchis des forêts
-impénétrables barricadées de lianes, faisant
-envoler des nuées de chauves-souris et de singes, me
-trouvant face à face avec l’éléphant au détour du
-sentier frayé par les bêtes fauves pour arriver à la
-cabane de quelque yoghi célèbre en communication
-avec les Mounis, et je m’assis des jours entiers près<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[41]</a></span>
-de lui, partageant sa peau de gazelle, pour noter les
-vagues incantations que murmurait l’extase sur ses
-lèvres noires et fendillées. Je saisis de la sorte des
-mots tout-puissants, des formules évocatrices, des
-syllabes du Verbe créateur.</p>
-
-<p>«J’étudiai les sculptures symboliques dans les
-chambres intérieures des pagodes que n’a vues nul
-œil profane et où une robe de brahme me permettait
-de pénétrer; je lus bien des mystères cosmogoniques,
-bien des légendes de civilisations disparues;
-je découvris le sens des emblèmes que tiennent dans
-leurs mains multiples ces dieux hybrides et touffus
-comme la nature de l’Inde; je méditai sur le cercle
-de Brahma, le lotus de Wishnou, le cobra capello de
-Shiva, le dieu bleu. Ganésa, déroulant sa trompe de
-pachyderme et clignant ses petits yeux frangés de
-longs cils, semblait sourire à mes efforts et encourager
-mes recherches. Toutes ces figures monstrueuses
-me disaient dans leur langue de pierre: «Nous
-ne sommes que des formes, c’est l’esprit qui agite la
-masse.»</p>
-
-<p>«Un prêtre du temple de Tirounamalay, à qui je fis
-part de l’idée qui me préoccupait, m’indiqua, comme
-parvenu au plus haut degré de sublimité, un pénitent
-qui habitait une des grottes de l’île d’Éléphanta. Je
-le trouvai, adossé au mur de la caverne, enveloppé
-d’un bout de sparterie, les genoux au menton, les
-doigts croisés sur les jambes, dans un état d’immobilité
-absolue; ses prunelles retournées ne laissaient
-voir que le blanc, ses lèvres bridaient sur ses dents<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[42]</a></span>
-déchaussées; sa peau, tannée par une incroyable
-maigreur, adhérait aux pommettes; ses cheveux,
-rejetés en arrière, pendaient par mèches roides
-comme des filaments de plantes du sourcil d’une
-roche; sa barbe s’était divisée en deux flots qui touchaient
-presque terre, et ses ongles se recourbaient
-en serres d’aigle.</p>
-
-<p>«Le soleil l’avait desséché et noirci de façon à
-donner à sa peau d’Indien, naturellement brune,
-l’apparence du basalte; ainsi posé, il ressemblait de
-forme et de couleur à un vase canopique. Au premier
-aspect, je le crus mort. Je secouai ses bras
-comme ankylosés par une roideur cataleptique, je
-lui criai à l’oreille de ma voix la plus forte les paroles
-sacramentelles qui devaient me révéler à lui
-comme initié; il ne tressaillit pas, ses paupières restèrent
-immobiles.&mdash;J’allais m’éloigner, désespérant
-d’en tirer quelque chose, lorsque j’entendis un
-petillement singulier; une étincelle bleuâtre passa
-devant mes yeux avec la fulgurante rapidité d’une
-lueur électrique, voltigea une seconde sur les lèvres
-entr’ouvertes du pénitent, et disparut.</p>
-
-<p>«Brahma-Logum (c’était le nom du saint personnage)
-sembla se réveiller d’une léthargie: ses prunelles
-reprirent leur place; il me regarda avec un
-regard humain et répondit à mes questions. «Eh
-bien, tes désirs sont satisfaits: tu as vu une âme. Je
-suis parvenu à détacher la mienne de mon corps
-quand il me plaît;&mdash;elle en sort, elle y rentre
-comme une abeille lumineuse, perceptible aux yeux<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[43]</a></span>
-seuls des adeptes. J’ai tant jeûné, tant prié, tant médité,
-je me suis macéré si rigoureusement, que j’ai
-pu dénouer les liens terrestres qui l’enchaînent, et
-que Wishnou, le dieu aux dix incarnations, m’a révélé
-le mot mystérieux qui la guide dans ses Avatars
-à travers les formes différentes.&mdash;Si, après avoir
-fait les gestes consacrés, je prononçais ce mot, ton
-âme s’envolerait pour animer l’homme ou la bête
-que je lui désignerais. Je te lègue ce secret, que je
-possède seul maintenant au monde. Je suis bien aise
-que tu sois venu, car il me tarde de me fondre dans
-le sein de l’incréé, comme une goutte d’eau dans la
-mer.&mdash;Et le pénitent me chuchota d’une voix faible
-comme le dernier râle d’un mourant, et pourtant
-distincte, quelques syllabes qui me firent passer sur
-le dos ce petit frisson dont parle Job.</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous dire, docteur? s’écria Octave;
-je n’ose sonder l’effrayante profondeur de votre
-pensée.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux dire, répondit tranquillement M. Balthazar
-Cherbonneau, que je n’ai pas oublié la formule
-magique de mon ami Brahma-Logum, et que
-la comtesse Prascovie serait bien fine si elle reconnaissait
-l’âme d’Octave de Saville dans le corps d’Olaf
-Labinski.»</p>
-
-<h3 class="p4">V</h3>
-
-<p class="p2">La réputation du docteur Balthazar Cherbonneau
-comme médecin et comme thaumaturge commençait<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[44]</a></span>
-à se répandre dans Paris; ses bizarreries, affectées
-ou vraies, l’avaient mis à la mode. Mais, loin de
-chercher à se faire, comme on dit, une clientèle, il
-s’efforçait de rebuter les malades en leur fermant
-sa porte ou en leur ordonnant des prescriptions
-étranges, des régimes impossibles. Il n’acceptait que
-des cas désespérés, renvoyant à ses confrères avec
-un dédain superbe les vulgaires fluxions de poitrine,
-les banales entérites, les bourgeoises fièvres typhoïdes,
-et dans ces occasions suprêmes il obtenait des
-guérisons vraiment inconcevables. Debout à côté du
-lit, il faisait des gestes magiques sur une tasse d’eau,
-et des corps déjà roides et froids, tout prêts pour le
-cercueil, après avoir avalé quelques gouttes de ce
-breuvage en desserrant des mâchoires crispées par
-l’agonie, reprenaient la souplesse de la vie, les couleurs
-de la santé, et se redressaient sur leur séant,
-promenant autour d’eux des regards accoutumés
-déjà aux ombres du tombeau. Aussi l’appelait-on le
-médecin des morts ou le résurrectionniste. Encore
-ne consentait-il pas toujours à opérer ces cures, et
-souvent refusait-il des sommes énormes de la part
-de riches moribonds. Pour qu’il se décidât à entrer
-en lutte avec la destruction, il fallait qu’il fût touché
-de la douleur d’une mère implorant le salut d’un
-enfant unique, du désespoir d’un amant demandant
-la grâce d’une maîtresse adorée, ou qu’il jugeât la
-vie menacée utile à la poésie, à la science et au progrès
-du genre humain. Il sauva de la sorte un charmant
-baby dont le croup serrait la gorge avec ses<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[45]</a></span>
-doigts de fer, une délicieuse jeune fille phthisique
-au dernier degré, un poëte en proie au <i>delirium
-tremens</i>, un inventeur attaqué d’une congestion cérébrale
-et qui allait enfouir le secret de sa découverte
-sous quelques pelletées de terre. Autrement il
-disait qu’on ne devait pas contrarier la nature, que
-certaines morts avaient leur raison d’être, et qu’on
-risquait, en les empêchant, de déranger quelque
-chose dans l’ordre universel. Vous voyez bien que
-M. Balthazar Cherbonneau était le docteur le plus
-paradoxal du monde, et qu’il avait rapporté de l’Inde
-une excentricité complète; mais sa renommée de
-magnétiseur l’emportait encore sur sa gloire de médecin;
-il avait donné devant un petit nombre d’élus
-quelques séances dont on racontait des merveilles à
-troubler toutes les notions du possible ou de l’impossible,
-et qui dépassaient les prodiges de Cagliostro.</p>
-
-<p>Le docteur habitait le rez-de-chaussée d’un vieil
-hôtel de la rue du Regard, un appartement en enfilade
-comme on les faisait jadis, et dont les hautes
-fenêtres ouvraient sur un jardin planté de grands
-arbres au tronc noir, au grêle feuillage vert. Quoiqu’on
-fût en été, de puissants calorifères soufflaient
-par leurs bouches grillées de laiton des trombes
-d’air brûlant dans les vastes salles, et en maintenaient
-la température à trente-cinq ou quarante degrés
-de chaleur, car M. Balthazar Cherbonneau,
-habitué au climat incendiaire de l’Inde, grelottait à
-nos pâles soleils, comme ce voyageur qui, revenu des<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[46]</a></span>
-sources du Nil Bleu, dans l’Afrique centrale, tremblait
-de froid au Caire, et il ne sortait jamais qu’en
-voiture fermée, frileusement emmaillotté d’une pelisse
-de renard bleu de Sibérie, et les pieds posés sur
-un manchon de fer-blanc rempli d’eau bouillante.</p>
-
-<p>Il n’y avait d’autres meubles dans ces salles que
-des divans bas en étoffes malabares historiées d’éléphants
-chimériques et d’oiseaux fabuleux, des
-étagères découpées, coloriées et dorées avec une
-naïveté barbare par les naturels de Ceylan, des vases
-du Japon pleins de fleurs exotiques; et sur le
-plancher s’étalait, d’un bout à l’autre de l’appartement,
-un de ces tapis funèbres à ramages noirs et
-blancs que tissent pour pénitence les Thuggs en prison,
-et dont la trame semble faite avec le chanvre
-de leurs cordes d’étrangleurs; quelques idoles indoues,
-de marbre ou de bronze, aux longs yeux en
-amande, au nez cerclé d’anneaux, aux lèvres épaisses
-et souriantes, aux colliers de perles descendant jusqu’au
-nombril, aux attributs singuliers et mystérieux,
-croisaient leurs jambes sur des piédouches
-dans les encoignures;&mdash;le long des murailles
-étaient appendues des miniatures gouachées, œuvre
-de quelque peintre de Calcutta ou de Lucknow, qui
-représentaient les neuf <i>Avatars</i> déjà accomplis de
-Wishnou, en poisson, en tortue, en cochon, en lion
-à tête humaine, en nain brahmine, en Rama, en
-héros combattant le géant aux mille bras Cartasuciriargunen,
-en Kitsna, l’enfant miraculeux dans lequel
-des rêveurs voient un Christ indien; en Bouddha,<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[47]</a></span>
-adorateur du grand dieu Mahadevi; et, enfin, le montraient
-endormi, au milieu de la mer lactée, sur la
-couleuvre aux cinq têtes recourbées en dais, attendant
-l’heure de prendre, pour dernière incarnation,
-la forme de ce cheval blanc ailé qui, en laissant retomber
-son sabot sur l’univers, doit amener la fin du
-monde.</p>
-
-<p>Dans la salle du fond, chauffée plus fortement encore
-que les autres, se tenait M. Balthazar Cherbonneau,
-entouré de livres sanscrits tracés au poinçon
-sur de minces lames de bois percées d’un trou et
-réunies par un cordon de manière à ressembler plus
-à des persiennes qu’à des volumes comme les entend
-la librairie européenne. Une machine électrique,
-avec ses bouteilles remplies de feuilles d’or et
-ses disques de verre tournés par des manivelles, élevait
-sa silhouette inquiétante et compliquée au milieu
-de la chambre, à côté d’un baquet mesmérique
-où plongeait une lance de métal et d’où rayonnaient
-de nombreuses tiges de fer. M. Cherbonneau n’était
-rien moins que charlatan et ne cherchait pas la mise
-en scène, mais cependant il était difficile de pénétrer
-dans cette retraite bizarre sans éprouver un peu de
-l’impression que devaient causer autrefois les laboratoires
-d’alchimie.</p>
-
-<p>Le comte Olaf Labinski avait entendu parler des
-miracles réalisés par le docteur, et sa curiosité demi-crédule
-s’était allumée. Les races slaves ont un penchant
-naturel au merveilleux, que ne corrige pas
-toujours l’éducation la plus soignée, et d’ailleurs<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[48]</a></span>
-des témoins dignes de foi qui avaient assisté à ces
-séances en disaient de ces choses qu’on ne peut croire
-sans les avoir vues, quelque confiance qu’on ait dans
-le narrateur. Il alla donc visiter le thaumaturge.</p>
-
-<p>Lorsque le comte Labinski entra chez le docteur
-Balthazar Cherbonneau, il se sentit comme entouré
-d’une vague flamme; tout son sang afflua vers sa
-tête, les veines des tempes lui sifflèrent; l’extrême
-chaleur qui régnait dans l’appartement le suffoquait;
-les lampes où brûlaient des huiles aromatiques,
-les larges fleurs de Java balançant leurs énormes
-calices comme des encensoirs l’enivraient de
-leurs émanations vertigineuses et de leurs parfums
-asphyxiants. Il fit quelques pas en chancelant vers
-M. Cherbonneau, qui se tenait accroupi sur son divan,
-dans une de ces étranges poses de fakir ou de
-sannyâsi, dont le prince Soltikoff a si pittoresquement
-illustré son voyage de l’Inde. On eût dit, à le
-voir dessinant les angles de ses articulations sous les
-plis de ses vêtements, une araignée humaine pelotonnée
-au milieu de sa toile et se tenant immobile
-devant sa proie. A l’apparition du comte, ses prunelles
-de turquoise s’illuminèrent de lueurs phosphorescentes
-au centre de leur orbite dorée du bistre
-de l’hépatite, et s’éteignirent aussitôt comme recouvertes
-par une taie volontaire. Le docteur étendit la
-main vers Olaf, dont il comprit le malaise, et en deux
-ou trois passes l’entoura d’une atmosphère de printemps,
-lui créant un frais paradis dans cet enfer de
-chaleur.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[49]</a></span></p>
-
-<p>«Vous trouvez-vous mieux à présent? Vos poumons,
-habitués aux brises de la Baltique qui arrivent
-toutes froides encore de s’être roulées sur les
-neiges centenaires du pôle, devaient haleter comme
-des soufflets de forge à cet air brûlant, où cependant
-je grelotte, moi, cuit, recuit et comme calciné aux
-fournaises du soleil.»</p>
-
-<p>Le comte Olaf Labinski fit un signe pour témoigner
-qu’il ne souffrait plus de la haute température de
-l’appartement.</p>
-
-<p>«Eh bien, dit le docteur avec un accent de bonhomie,
-vous avez entendu parler sans doute de mes
-tours de passe-passe, et vous voulez avoir un échantillon
-de mon savoir-faire; oh! je suis plus fort que
-Comus, Comte ou Bosco.</p>
-
-<p>&mdash;Ma curiosité n’est pas si frivole, répondit le
-comte, et j’ai plus de respect pour un des princes de
-la science.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas un savant dans l’acception qu’on
-donne à ce mot; mais au contraire, en étudiant certaines
-choses que la science dédaigne, je me suis
-rendu maître de forces occultes inemployées, et je
-produis des effets qui semblent merveilleux, quoique
-naturels. A force de la guetter, j’ai quelquefois surpris
-l’âme,&mdash;elle m’a fait des confidences dont j’ai
-profité et dit des mots que j’ai retenus. L’esprit est
-tout, la matière n’existe qu’en apparence; l’univers
-n’est peut-être qu’un rêve de Dieu ou qu’une irradiation
-du Verbe dans l’immensité. Je chiffonne à mon
-gré la guenille du corps, j’arrête ou je précipite la<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[50]</a></span>
-vie, je déplace les sens, je supprime l’espace, j’anéantis
-la douleur sans avoir besoin de chloroforme,
-d’éther ou de toute autre drogue anesthésique. Armé
-de la volonté, cette électricité intellectuelle, je vivifie
-ou je foudroie. Rien n’est plus opaque pour
-mes yeux; mon regard traverse tout; je vois distinctement
-les rayons de la pensée, et comme on projette
-les spectres solaires sur un écran, je peux les
-faire passer par mon prisme invisible et les forcer à
-se réfléchir sur la toile blanche de mon cerveau.
-Mais tout cela est peu de chose à côté des prodiges
-qu’accomplissent certains yoghis de l’Inde, arrivés au
-plus sublime degré d’ascétisme. Nous autres Européens,
-nous sommes trop légers, trop distraits, trop
-futiles, trop amoureux de notre prison d’argile pour
-y ouvrir de bien larges fenêtres sur l’éternité et sur
-l’infini. Cependant j’ai obtenu quelques résultats assez
-étranges, et vous allez en juger, dit le docteur Balthazar
-Cherbonneau en faisant glisser sur leur tringle
-les anneaux d’une lourde portière qui masquait une
-sorte d’alcôve pratiquée dans le fond de la salle.»</p>
-
-<p>A la clarté d’une flamme d’esprit-de-vin qui oscillait
-sur un trépied de bronze, le comte Olaf Labinski
-aperçut un spectacle effrayant qui le fit frissonner
-malgré sa bravoure. Une table de marbre noir supportait
-le corps d’un jeune homme nu jusqu’à la
-ceinture et gardant une immobilité cadavérique; de
-son torse hérissé de flèches comme celui de saint
-Sébastien, il ne coulait pas une goutte de sang; on
-l’eût pris pour une image de martyr coloriée, où l’on<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[51]</a></span>
-aurait oublié de teindre de cinabre les lèvres des
-blessures.</p>
-
-<p>«Cet étrange médecin, dit en lui-même Olaf, est
-peut-être un adorateur de Shiva, et il aura sacrifié
-cette victime à son idole.»</p>
-
-<p>«Oh! il ne souffre pas du tout; piquez-le sans
-crainte, pas un muscle de sa face ne bougera;» et
-le docteur lui enlevait les flèches du corps, comme
-l’on retire les épingles d’une pelote.</p>
-
-<p>Quelques mouvements rapides de mains dégagèrent
-le patient du réseau d’effluves qui l’emprisonnait,
-et il s’éveilla le sourire de l’extase sur les lèvres
-comme sortant d’un rêve bienheureux. M. Balthazar
-Cherbonneau le congédia du geste, et il se retira par
-une petite porte coupée dans la boiserie dont l’alcôve
-était revêtue.</p>
-
-<p>«J’aurais pu lui couper une jambe ou un bras
-sans qu’il s’en aperçût, dit le docteur en plissant ses
-rides en façon de sourire; je ne l’ai pas fait parce
-que je ne crée pas encore, et que l’homme, inférieur
-au lézard en cela, n’a pas une séve assez puissante
-pour reformer les membres qu’on lui retranche.
-Mais si je ne crée pas, en revanche je rajeunis. Et il
-enleva le voile qui recouvrait une femme âgée magnétiquement
-endormie sur un fauteuil, non loin de
-la table de marbre noir; ses traits, qui avaient pu
-être beaux, étaient flétris, et les ravages du temps se
-lisaient sur les contours amaigris de ses bras, de ses
-épaules et de sa poitrine. Le docteur fixa sur elle
-pendant quelques minutes, avec une intensité opiniâtre,<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[52]</a></span>
-les regards de ses prunelles bleues; les lignes
-altérées se raffermirent, le galbe du sein reprit sa
-pureté virginale, une chair blanche et satinée remplit
-les maigreurs du col; les joues s’arrondirent et
-se veloutèrent comme des pêches de toute la fraîcheur
-de la jeunesse; les yeux s’ouvrirent scintillants
-dans un fluide vivace; le masque de vieillesse,
-enlevé comme par magie, laissait voir la belle jeune
-femme disparue depuis longtemps.</p>
-
-<p>«Croyez-vous que la fontaine de Jouvence ait versé
-quelque part ses eaux miraculeuses? dit le docteur
-au comte stupéfait de cette transformation. Je le
-crois, moi, car l’homme n’invente rien, et chacun
-de ses rêves est une divination ou un souvenir.&mdash;Mais
-abandonnons cette forme un instant repétrie
-par ma volonté, et consultons cette jeune fille qui
-dort tranquillement dans ce coin. Interrogez-la, elle
-en sait plus long que les pythies et les sibylles. Vous
-pouvez l’envoyer dans un de vos sept châteaux de
-Bohême, lui demander ce que renferme le plus secret
-de vos tiroirs, elle vous le dira, car il ne faudra
-pas à son âme plus d’une seconde pour faire le
-voyage; chose, après tout, peu surprenante, puisque
-l’électricité parcourt soixante-dix mille lieues
-dans le même espace de temps, et l’électricité est à
-la pensée ce qu’est le fiacre au wagon. Donnez-lui la
-main pour vous mettre en rapport avec elle; vous
-n’aurez pas besoin de formuler votre question, elle
-la lira dans votre esprit.»</p>
-
-<p>La jeune fille, d’une voix atone comme celle d’une<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[53]</a></span>
-ombre, répondit à l’interrogation mentale du comte:</p>
-
-<p>«Dans le coffret de cèdre il y a un morceau de
-terre saupoudrée de sable fin sur lequel se voit l’empreinte
-d’un petit pied.»</p>
-
-<p>&mdash;A-t-elle deviné juste?» dit le docteur négligemment
-et comme sûr de l’infaillibilité de sa somnambule.</p>
-
-<p>Une éclatante rougeur couvrit les joues du comte.
-Il avait en effet, au premier temps de leurs amours,
-enlevé dans une allée d’un parc l’empreinte d’un pas
-de Prascovie, et il la gardait comme une relique au
-fond d’une boîte incrustée de nacre et d’argent, du
-plus précieux travail, dont il portait la clef microscopique
-suspendue à son cou par un jaseron de Venise.</p>
-
-<p>M. Balthazar Cherbonneau, qui était un homme
-de bonne compagnie, voyant l’embarras du comte,
-n’insista pas et le conduisit à une table sur laquelle
-était posée une eau aussi claire que le diamant.</p>
-
-<p>«Vous avez sans doute entendu parler du miroir
-magique où Méphistophélès fait voir à Faust l’image
-d’Hélène; sans avoir un pied de cheval dans mon bas
-de soie et deux plumes de coq à mon chapeau, je
-puis vous régaler de cet innocent prodige. Penchez-vous
-sur cette coupe et pensez fixement à la personne
-que vous désirez faire apparaître; vivante ou
-morte, lointaine ou rapprochée, elle viendra à votre
-appel, du bout du monde ou des profondeurs de
-l’histoire.»</p>
-
-<p>Le comte s’inclina sur la coupe, dont l’eau se troubla
-bientôt sous son regard et prit des teintes opalines,<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[54]</a></span>
-comme si l’on y eût versé une goutte d’essence;
-un cercle irisé des couleurs du prisme couronna les
-bords du vase, encadrant le tableau qui s’ébauchait
-déjà sous le nuage blanchâtre.</p>
-
-<p>Le brouillard se dissipa.&mdash;Une jeune femme en
-peignoir de dentelles, aux yeux vert de mer, aux
-cheveux d’or crespelés, laissant errer comme des
-papillons blancs ses belles mains distraites sur l’ivoire
-du clavier, se dessina ainsi que sous une glace au
-fond de l’eau redevenue transparente, avec une perfection
-si merveilleuse qu’elle eût fait mourir tous
-les peintres de désespoir:&mdash;c’était Prascovie Labinska,
-qui, sans le savoir, obéissait à l’évocation
-passionnée du comte.</p>
-
-<p>«Et maintenant passons à quelque chose de plus
-curieux,» dit le docteur en prenant la main du comte
-et en la posant sur une des tiges de fer du baquet
-mesmérique. Olaf n’eut pas plutôt touché le métal
-chargé d’un magnétisme fulgurant, qu’il tomba
-comme foudroyé.</p>
-
-<p>Le docteur le prit dans ses bras, l’enleva comme
-une plume, le posa sur un divan, sonna, et dit au
-domestique qui parut au seuil de la porte:</p>
-
-<p>«Allez chercher M. Octave de Saville.»</p>
-
-<h3 class="p4">VI</h3>
-
-<p class="p2">Le roulement d’un coupé se fit entendre dans la
-cour silencieuse de l’hôtel, et presque aussitôt Octave<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[55]</a></span>
-se présenta devant le docteur; il resta stupéfait lorsque
-M. Cherbonneau lui montra le comte Olaf Labinski
-étendu sur un divan avec les apparences de la
-mort. Il crut d’abord à un assassinat et resta quelques
-instants muet d’horreur; mais, après un examen
-plus attentif, il s’aperçut qu’une respiration
-presque imperceptible abaissait et soulevait la poitrine
-du jeune dormeur.</p>
-
-<p>«Voilà, dit le docteur, votre déguisement tout
-préparé; il est un peu plus difficile à mettre qu’un
-domino loué chez Babin; mais Roméo, en montant
-au balcon de Vérone, ne s’inquiète pas du danger
-qu’il y a de se casser le cou; il sait que Juliette l’attend
-là-haut dans la chambre sous ses voiles de nuit;
-et la comtesse Prascovie Labinska vaut bien la fille
-des Capulets.»</p>
-
-<p>Octave, troublé par l’étrangeté de la situation, ne
-répondait rien; il regardait toujours le comte, dont
-la tête légèrement rejetée en arrière posait sur un
-coussin, et qui ressemblait à ces effigies de chevaliers
-couchés au-dessus de leurs tombeaux dans les
-cloîtres gothiques, ayant sous leur nuque roidie un
-oreiller de marbre sculpté. Cette belle et noble figure
-qu’il allait déposséder de son âme lui inspirait
-malgré lui quelques remords.</p>
-
-<p>Le docteur prit la rêverie d’Octave pour de l’hésitation:
-un vague sourire de dédain erra sur le pli
-de ses lèvres, et il lui dit:</p>
-
-<p>«Si vous n’êtes pas décidé, je puis réveiller le
-comte, qui s’en retournera comme il est venu, émerveillé<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[56]</a></span>
-de mon pouvoir magnétique; mais, pensez-y
-bien, une telle occasion peut ne jamais se retrouver.
-Pourtant, quelque intérêt que je porte à votre amour,
-quelque désir que j’aie de faire une expérience qui
-n’a jamais été tentée en Europe, je ne dois pas vous
-cacher que cet échange d’âmes a ses périls. Frappez
-votre poitrine, interrogez votre cœur. Risquez-vous
-franchement votre vie sur cette carte suprême? L’amour
-est fort comme la mort, dit la Bible.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis prêt, répondit simplement Octave.</p>
-
-<p>&mdash;Bien, jeune homme, s’écria le docteur en frottant
-ses mains brunes et sèches avec une rapidité
-extraordinaire, comme s’il eût voulu allumer du feu
-à la manière des sauvages.&mdash;Cette passion qui ne
-recule devant rien me plaît. Il n’y a que deux choses
-au monde: la passion et la volonté. Si vous n’êtes
-pas heureux, ce ne sera certes pas de ma faute. Ah!
-mon vieux Brahma-Logum, tu vas voir du fond du
-ciel d’Indra où les apsaras t’entourent de leurs chœurs
-voluptueux, si j’ai oublié la formule irrésistible que
-tu m’as râlée à l’oreille en abandonnant ta carcasse
-momifiée. Les mots et les gestes, j’ai tout retenu.&mdash;A
-l’œuvre! à l’œuvre! Nous allons faire dans notre
-chaudron une étrange cuisine, comme les sorcières
-de Macbeth, mais sans l’ignoble sorcellerie du Nord.&mdash;Placez-vous
-devant moi, assis dans ce fauteuil;
-abandonnez-vous en toute confiance à mon pouvoir.
-Bien! les yeux sur les yeux, les mains contre les mains.&mdash;Déjà
-le charme agit. Les notions de temps et d’espace
-se perdent, la conscience du moi s’efface, les<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[57]</a></span>
-paupières s’abaissent; les muscles, ne recevant plus
-d’ordres du cerveau, se détendent; la pensée s’assoupit,
-tous les fils délicats qui retiennent l’âme au
-corps sont dénoués. Brahma, dans l’œuf d’or où il
-rêva dix mille ans, n’était pas plus séparé des choses
-extérieures; saturons-le d’effluves, baignons-le de
-rayons.»</p>
-
-<p>Le docteur, tout en marmottant ces phrases entrecoupées,
-ne discontinuait pas un seul instant ses
-passes: de ses mains tendues jaillissaient des jets
-lumineux qui allaient frapper le front ou le cœur du
-patient, autour duquel se formait peu à peu une
-sorte d’atmosphère visible, phosphorescente comme
-une auréole.</p>
-
-<p>«Très-bien! fit M. Balthazar Cherbonneau, s’applaudissant
-lui-même de son ouvrage. Le voilà
-comme je le veux. Voyons, voyons, qu’est-ce qui
-résiste encore par là? s’écria-t-il après une pause,
-comme s’il lisait à travers le crâne d’Octave le dernier
-effort de la personnalité près de s’anéantir.
-Quelle est cette idée mutine qui, chassée des circonvolutions
-de la cervelle, tâche de se soustraire à mon
-influence en se pelotonnant sur la monade primitive,
-sur le point central de la vie? Je saurai bien la rattraper
-et la mater.»</p>
-
-<p>Pour vaincre cette involontaire rébellion, le docteur
-rechargea plus puissamment encore la batterie
-magnétique de son regard, et atteignit la pensée en
-révolte entre la base du cervelet et l’insertion de la
-moelle épinière, le sanctuaire le plus caché, le tabernacle<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[58]</a></span>
-le plus mystérieux de l’âme. Son triomphe
-était complet.</p>
-
-<p>Alors il se prépara avec une solennité majestueuse
-à l’expérience inouïe qu’il allait tenter; il se revêtit
-comme un mage d’une robe de lin, il lava ses mains
-dans une eau parfumée, il tira de diverses boîtes des
-poudres dont il se fit aux joues et au front des tatouages
-hiératiques; il ceignit son bras du cordon
-des brahmes, lut deux ou trois Slocas des poëmes
-sacrés, et n’omit aucun des rites minutieux recommandés
-par le sannyâsi des grottes d’Elephanta.</p>
-
-<p>Ces cérémonies terminées, il ouvrit toutes grandes
-les bouches de chaleur, et bientôt la salle fut remplie
-d’une atmosphère embrasée qui eût fait se pâmer
-les tigres dans les jungles, se craqueler leur cuirasse
-de vase sur le cuir rugueux des buffles, et s’épanouir
-avec une détonation la large fleur de l’aloès.</p>
-
-<p>«Il ne faut pas que ces deux étincelles du feu
-divin, qui vont se trouver nues tout à l’heure et dépouillées
-pendant quelques secondes de leur enveloppe
-mortelle, pâlissent ou s’éteignent dans notre
-air glacial,» dit le docteur en regardant le thermomètre,
-qui marquait alors 120 degrés Fahrenheit.</p>
-
-<p>Le docteur Balthazar Cherbonneau, entre ces deux
-corps inertes, avait l’air, dans ses blancs vêtements,
-du sacrificateur d’une de ces religions sanguinaires
-qui jetaient des cadavres d’hommes sur l’autel de
-leurs dieux. Il rappelait ce prêtre de Vitziliputzili, la
-farouche idole mexicaine dont parle Henri Heine dans<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[59]</a></span>
-une de ses ballades, mais ses intentions étaient à
-coup sûr plus pacifiques.</p>
-
-<p>Il s’approcha du comte Olaf Labinski toujours immobile,
-et prononça l’ineffable syllabe, qu’il alla rapidement
-répéter sur Octave profondément endormi.
-La figure ordinairement bizarre de M. Cherbonneau
-avait pris en ce moment une majesté singulière; la
-grandeur du pouvoir dont il disposait ennoblissait
-ses traits désordonnés, et si quelqu’un l’eût vu accomplissant
-ces rites mystérieux avec une gravité
-sacerdotale, il n’eût pas reconnu en lui le docteur
-hoffmanique qui appelait, en le défiant, le crayon de
-la caricature.</p>
-
-<p>Il se passa alors des choses bien étranges: Octave
-de Saville et le comte Olaf Labinski parurent agités
-simultanément comme d’une convulsion d’agonie,
-leur visage se décomposa, une légère écume leur
-monta aux lèvres; la pâleur de la mort décolora leur
-peau; cependant deux petites lueurs bleuâtres et
-tremblotantes scintillaient incertaines au-dessus de
-leurs têtes.</p>
-
-<p>A un geste fulgurant du docteur qui semblait leur
-tracer leur route dans l’air, les deux points phosphoriques
-se mirent en mouvement, et, laissant derrière
-eux un sillage de lumière, se rendirent à leur demeure
-nouvelle: l’âme d’Octave occupa le corps du
-comte Labinski, l’âme du comte celui d’Octave: l’avatar
-était accompli.</p>
-
-<p>Une légère rougeur des pommettes indiquait que
-la vie venait de rentrer dans ces argiles humaines<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[60]</a></span>
-restées sans âme pendant quelques secondes, et
-dont l’Ange noir eût fait sa proie sans la puissance
-du docteur.</p>
-
-<p>La joie du triomphe faisait flamboyer les prunelles
-bleues de Cherbonneau, qui se disait en marchant à
-grands pas dans la chambre: «Que les médecins les
-plus vantés en fassent autant, eux si fiers de raccommoder
-tant bien que mal l’horloge humaine lorsqu’elle
-se détraque: Hippocrate, Galien, Paracelse,
-Van Helmont, Boerhaave, Tronchin, Hahnemann,
-Rasori, le moindre fakir indien, accroupi sur l’escalier
-d’une pagode, en sait mille fois plus long que
-vous! Qu’importe le cadavre quand on commande à
-l’esprit!»</p>
-
-<p>En finissant sa période, le docteur Balthazar Cherbonneau
-fit plusieurs cabrioles d’exultation, et dansa
-comme les montagnes dans le Sir-Hasirim du roi
-Salomon; il faillit même tomber sur le nez, s’étant
-pris le pied aux plis de sa robe brahminique, petit
-accident qui le rappela à lui-même et lui rendit tout
-son sang-froid.</p>
-
-<p>«Réveillons nos dormeurs,» dit M. Cherbonneau
-après avoir essuyé les raies de poudre colorées dont
-il s’était strié la figure et dépouillé son costume de
-brahme,&mdash;et, se plaçant devant le corps du comte
-Labinski habité par l’âme d’Octave, il fit les passes
-nécessaires pour le tirer de l’état somnambulique,
-secouant à chaque geste ses doigts chargés du fluide
-qu’il enlevait.</p>
-
-<p>Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[61]</a></span>
-(désormais nous le désignerons de la sorte pour la
-clarté du récit) se redressa sur son séant, passa ses
-mains sur ses yeux et promena autour de lui un regard
-étonné que la conscience du moi n’illuminait
-pas encore. Quand la perception nette des objets lui
-fut revenue, la première chose qu’il aperçut, ce fut
-sa forme placée en dehors de lui sur un divan. Il se
-voyait! non pas réfléchi par un miroir, mais en réalité.
-Il poussa un cri,&mdash;ce cri ne résonna pas avec
-le timbre de sa voix et lui causa une sorte d’épouvante;&mdash;l’échange
-d’âmes ayant eu lieu pendant le
-sommeil magnétique, il n’en avait pas gardé mémoire
-et éprouvait un malaise singulier. Sa pensée,
-servie par de nouveaux organes, était comme un
-ouvrier à qui l’on a retiré ses outils habituels pour
-lui en donner d’autres. Psyché dépaysée battait de
-ses ailes inquiètes la voûte de ce crâne inconnu, et
-se perdait dans les méandres de cette cervelle où restaient
-encore quelques traces d’idées étrangères.</p>
-
-<p>«Eh bien, dit le docteur lorsqu’il eut suffisamment
-joui de la surprise d’Octave-Labinski, que vous
-semble de votre nouvelle habitation? Votre âme se
-trouve-t-elle bien installée dans le corps de ce charmant
-cavalier, hetmann, hospodar ou magnat, mari
-de la plus belle femme du monde? Vous n’avez plus
-envie de vous laisser mourir comme c’était votre
-projet la première fois que je vous ai vu dans votre
-triste appartement de la rue Saint-Lazare, maintenant
-que les portes de l’hôtel Labinski vous sont
-toutes grandes ouvertes et que vous n’avez plus peur<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[62]</a></span>
-que Prascovie ne vous mette la main devant la bouche,
-comme à la villa Salviati, lorsque vous voudrez
-lui parler d’amour! Vous voyez bien que le vieux
-Balthazar Cherbonneau, avec sa figure de macaque,
-qu’il ne tiendrait qu’à lui de changer pour une
-autre, possède encore dans son sac à malices d’assez
-bonnes recettes.</p>
-
-<p>&mdash;Docteur, répondit Octave-Labinski, vous avez
-le pouvoir d’un Dieu, ou, tout au moins, d’un
-démon.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! oh! n’ayez pas peur, il n’y a pas la moindre
-diablerie là dedans. Votre salut ne périclite pas:
-je ne vais pas vous faire signer un pacte avec un parafe
-rouge. Rien n’est plus simple que ce qui vient
-de se passer. Le Verbe qui a créé la lumière peut
-bien déplacer une âme. Si les hommes voulaient
-écouter Dieu à travers le temps et l’infini, ils en feraient,
-ma foi, bien d’autres.</p>
-
-<p>&mdash;Par quelle reconnaissance, par quel dévouement
-reconnaître cet inestimable service?</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne me devez rien; vous m’intéressiez, et
-pour un vieux Lascar comme moi, tanné à tous les
-soleils, bronzé à tous les événements, une émotion
-est une chose rare. Vous m’avez révélé l’amour, et
-vous savez que nous autres rêveurs un peu alchimistes,
-un peu magiciens, un peu philosophes, nous
-cherchons tous plus ou moins l’absolu. Mais levez-vous
-donc, remuez-vous, marchez, et voyez si votre
-peau neuve ne vous gêne pas aux entournures.»</p>
-
-<p>Octave-Labinski obéit au docteur et fit quelques<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[63]</a></span>
-tours par la chambre; il était déjà moins embarrassé;
-quoique habité par une autre âme, le corps du
-comte conservait l’impulsion de ses anciennes habitudes,
-et l’hôte récent se confia à ces souvenirs physiques,
-car il lui importait de prendre la démarche,
-l’allure, le geste du propriétaire expulsé.</p>
-
-<p>«Si je n’avais opéré moi-même tout à l’heure le
-déménagement de vos âmes, je croirais, dit en riant
-le docteur Balthazar Cherbonneau, qu’il ne s’est rien
-passé que d’ordinaire pendant cette soirée, et je vous
-prendrais pour le véritable, légitime et authentique
-comte lithuanien Olaf de Labinski, dont le moi sommeille
-encore là-bas dans la chrysalide que vous avez
-dédaigneusement laissée. Mais minuit va sonner bientôt;
-partez pour que Prascovie ne vous gronde pas et
-ne vous accuse pas de lui préférer le lansquenet ou
-le baccarat. Il ne faut pas commencer votre vie d’époux
-par une querelle, ce serait de mauvais augure.
-Pendant ce temps, je m’occuperai de réveiller votre
-ancienne enveloppe avec toutes les précautions et les
-égards qu’elle mérite.»</p>
-
-<p>Reconnaissant la justesse des observations du docteur,
-Octave-Labinski se hâta de sortir. Au bas du
-perron piaffaient d’impatience les magnifiques chevaux
-bais du comte, qui, en mâchant leurs mors,
-avaient devant eux couvert le pavé d’écume.&mdash;Au
-bruit de pas du jeune homme, un superbe chasseur
-vert, de la race perdue des heyduques, se précipita
-vers le marchepied, qu’il abattit avec fracas. Octave,
-qui s’était d’abord dirigé machinalement vers son<span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[64]</a></span>
-modeste brougham, s’installa dans le haut et splendide
-coupé, et dit au chasseur, qui jeta le mot au
-cocher: «A l’hôtel!» La portière à peine fermée, les
-chevaux partirent en faisant des courbettes, et le digne
-successeur des Almanzor et des Azolan se suspendit
-aux larges cordons de passementerie avec une
-prestesse que n’aurait pas laissé supposer sa grande
-taille.</p>
-
-<p>Pour des chevaux de cette allure la course n’est
-pas longue de la rue du Regard au faubourg Saint-Honoré;
-l’espace fut dévoré en quelques minutes, et
-le cocher cria de sa voix de Stentor: La porte!</p>
-
-<p>Les deux immenses battants, poussés par le suisse,
-livrèrent passage à la voiture, qui tourna dans une
-grande cour sablée et vint s’arrêter avec une précision
-remarquable sous une marquise rayée de blanc
-et de rose.</p>
-
-<p>La cour, qu’Octave-Labinski détailla avec cette rapidité
-de vision que l’âme acquiert en certaines occasions
-solennelles, était vaste, entourée de bâtiments
-symétriques, éclairée par des lampadaires de bronze
-dont le gaz dardait ses langues blanches dans des
-fanaux de cristal semblables à ceux qui ornaient autrefois
-le Bucentaure, et sentait le palais plus que
-l’hôtel; des caisses d’orangers dignes de la terrasse
-de Versailles étaient posées de distance en distance
-sur la marge d’asphalte qui encadrait comme une
-bordure le tapis de sable formant le milieu.</p>
-
-<p>Le pauvre amoureux transformé, en mettant le
-pied sur le seuil, fut obligé de s’arrêter quelques secondes<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[65]</a></span>
-et de poser sa main sur son cœur pour en
-comprimer les battements. Il avait bien le corps du
-comte Olaf Labinski, mais il n’en possédait que l’apparence
-physique; toutes les notions que contenait
-cette cervelle s’étaient enfuies avec l’âme du premier
-propriétaire,&mdash;la maison qui désormais devait être
-la sienne lui était inconnue, il en ignorait les dispositions
-intérieures;&mdash;un escalier se présentait devant
-lui, il le suivit à tout hasard, sauf à mettre son
-erreur sur le compte d’une distraction.</p>
-
-<p>Les marches de pierre poncée éclataient de blancheur
-et faisaient ressortir le rouge opulent de la
-large bande de moquette retenue par des baguettes
-de cuivre doré qui dessinait au pied son moelleux
-chemin; des jardinières remplies des plus belles
-fleurs exotiques montaient chaque degré avec vous.</p>
-
-<p>Une immense lanterne découpée et fenestrée, suspendue
-à un gros câble de soie pourpre orné de
-houppes et de nœuds, faisait courir des frissons d’or
-sur les murs revêtus d’un stuc blanc et poli comme
-le marbre, et projetait une masse de lumière sur
-une répétition de la main de l’auteur, d’un des plus
-célèbres groupes de Canova, <i>l’Amour embrassant
-Psyché</i>.</p>
-
-<p>Le palier de l’étage unique était pavé de mosaïques
-d’un précieux travail, et aux parois, des cordes de
-soie suspendaient quatre tableaux de Paris Bordone,
-de Bonifazzio, de Palma le Vieux et de Paul Véronèse,
-dont le style architectural et pompeux s’harmonisait
-avec la magnificence de l’escalier.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[66]</a></span></p>
-
-<p>Sur ce palier s’ouvrait une haute porte de serge
-relevée de clous dorés; Octave-Labinski la poussa et
-se trouva dans une vaste antichambre où sommeillaient
-quelques laquais en grande tenue, qui, à son
-approche, se levèrent comme poussés par des ressorts
-et se rangèrent le long des murs avec l’impassibilité
-d’esclaves orientaux.</p>
-
-<p>Il continua sa route. Un salon blanc et or, où il n’y
-avait personne, suivait l’antichambre. Octave tira une
-sonnette. Une femme de chambre parut.</p>
-
-<p>«Madame peut-elle me recevoir?</p>
-
-<p>&mdash;Madame la comtesse est en train de se déshabiller,
-mais tout à l’heure elle sera visible.»</p>
-
-<h3 class="p4">VII</h3>
-
-<p class="p2">Resté seul avec le corps d’Octave de Saville, habité
-par l’âme du comte Olaf Labinski, le docteur Balthazar
-Cherbonneau se mit en devoir de rendre cette
-forme inerte à la vie ordinaire. Au bout de quelques
-passes Olaf-de Saville (qu’on nous permette de réunir
-ces deux noms pour désigner un personnage
-double) sortit comme un fantôme des limbes du
-profond sommeil, ou plutôt de la catalepsie qui l’enchaînait,
-immobile et roide, sur l’angle du divan; il
-se leva avec un mouvement automatique que la volonté
-ne dirigeait pas encore, et chancelant sous un
-vertige mal dissipé. Les objets vacillaient autour de<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[67]</a></span>
-lui, les incarnations de Wishnou dansaient la sarabande
-le long des murailles, le docteur Cherbonneau
-lui apparaissait sous la figure du sannyâsi d’Elephanta,
-agitant ses bras comme des ailerons d’oiseau
-et roulant ses prunelles bleues dans des orbes
-de rides brunes, pareils à des cercles de besicles;&mdash;les
-spectacles étranges auxquels il avait assisté avant
-de tomber dans l’anéantissement magnétique réagissaient
-sur sa raison, et il ne se reprenait que lentement
-à la réalité: il était comme un dormeur réveillé
-brusquement d’un cauchemar, qui prend
-encore pour des spectres ses vêtements épars sur
-les meubles, avec de vagues formes humaines, et
-pour des yeux flamboyants de cyclope les patères
-de cuivre des rideaux, simplement illuminées par
-le reflet de la veilleuse.</p>
-
-<p>Peu à peu cette fantasmagorie s’évapora; tout revint
-à son aspect naturel; M. Balthazar Cherbonneau
-ne fut plus un pénitent de l’Inde, mais un simple
-docteur en médecine, qui adressait à son client
-un sourire d’une bonhomie banale.</p>
-
-<p>«Monsieur le comte est-il satisfait des quelques
-expériences que j’ai eu l’honneur de faire devant
-lui? disait-il avec un ton d’obséquieuse humilité où
-l’on aurait pu démêler une légère nuance d’ironie;&mdash;j’ose
-espérer qu’il ne regrettera pas trop sa soirée
-et qu’il partira convaincu que tout ce qu’on raconte
-sur le magnétisme n’est pas fable et jonglerie, comme
-le prétend la science officielle.»</p>
-
-<p>Olaf-de Saville répondit par un signe de tête en<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[68]</a></span>
-manière d’assentiment, et sortit de l’appartement
-accompagné du docteur Cherbonneau, qui lui faisait
-de profonds saluts à chaque porte.</p>
-
-<p>Le brougham s’avança en rasant les marches, et
-l’âme du mari de la comtesse Labinska y monta avec
-le corps d’Octave de Saville sans trop se rendre
-compte que ce n’était là ni sa livrée ni sa voiture.</p>
-
-<p>Le cocher demanda où monsieur allait.</p>
-
-<p>«Chez moi,» répondit Olaf-de Saville, confusément
-étonné de ne pas reconnaître la voix du chasseur
-vert qui, ordinairement, lui adressait cette
-question avec un accent hongrois des plus prononcés.
-Le brougham où il se trouvait était tapissé de damas
-bleu foncé; un satin bouton d’or capitonnait son
-coupé, et le comte s’étonnait de cette différence tout
-en l’acceptant comme on fait dans le rêve où les
-objets habituels se présentent sous des aspects tout
-autres sans pourtant cesser d’être reconnaissables;
-il se sentait aussi plus petit que de coutume; en
-outre, il lui semblait être venu en habit chez le docteur,
-et, sans se souvenir d’avoir changé de vêtement,
-il se voyait habillé d’un paletot d’été en étoffe
-légère qui n’avait jamais fait partie de sa garde-robe;
-son esprit éprouvait une gêne inconnue, et ses pensées,
-le matin si lucides, se débrouillaient péniblement.
-Attribuant cet état singulier aux scènes étranges
-de la soirée, il ne s’en occupa plus, il appuya sa
-tête à l’angle de la voiture, et se laissa aller à une
-rêverie flottante, à une vague somnolence qui n’était
-ni la veille ni le sommeil.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[69]</a></span></p>
-
-<p>Le brusque arrêt du cheval et la voix du cocher
-criant «La porte!» le rappelèrent à lui; il baissa la
-glace, mit la tête dehors et vit à la clarté du réverbère
-une rue inconnue, une maison qui n’était pas la sienne.</p>
-
-<p>«Où diable me mènes-tu, animal? s’écria-t-il;
-sommes-nous donc faubourg Saint-Honoré, hôtel
-Labinski?</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, monsieur; je n’avais pas compris,»
-grommela le cocher en faisant prendre à sa bête la
-direction indiquée.</p>
-
-<p>Pendant le trajet, le comte transfiguré se fit plusieurs
-questions auxquelles il ne pouvait répondre.
-Comment sa voiture était-elle partie sans lui, puisqu’il
-avait donné ordre qu’on l’attendît? Comment
-se trouvait-il lui-même dans la voiture d’un autre?
-Il supposa qu’un léger mouvement de fièvre troublait
-la netteté de ses perceptions, ou que peut-être le
-docteur thaumaturge, pour frapper plus vivement
-sa crédulité, lui avait fait respirer pendant son sommeil
-quelque flacon de haschich ou de toute autre
-drogue hallucinatrice dont une nuit de repos dissiperait
-les illusions.</p>
-
-<p>La voiture arriva à l’hôtel Labinski; le suisse, interpellé,
-refusa d’ouvrir la porte, disant qu’il n’y
-avait pas de réception ce soir-là, que monsieur était
-rentré depuis plus d’une heure et madame retirée
-dans ses appartements.</p>
-
-<p>«Drôle, es-tu ivre ou fou? dit Olaf-de Saville en
-repoussant le colosse qui se dressait gigantesquement
-sur le seuil de la porte entre-bâillée, comme<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[70]</a></span>
-une de ces statues en bronze qui, dans les contes
-arabes défendent aux chevaliers errants l’accès des
-châteaux enchantés.</p>
-
-<p>«Ivre ou fou vous-même, mon petit monsieur,»
-répliqua le suisse, qui, de cramoisi qu’il était naturellement,
-devint bleu de colère.</p>
-
-<p>&mdash;Misérable! rugit Olaf-de Saville, si je ne me respectais...</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous ou je vais vous casser sur mon genou
-et jeter vos morceaux sur le trottoir, répliqua le géant
-en ouvrant une main plus large et plus grande que la
-colossale main de plâtre exposée chez le gantier de la
-rue Richelieu; il ne faut pas faire le méchant avec
-moi, mon petit jeune homme parce qu’on a bu une
-ou deux bouteilles de vin de Champagne de trop.»</p>
-
-<p>Olaf-de Saville, exaspéré, repoussa le suisse si rudement,
-qu’il pénétra sous le porche. Quelques valets
-qui n’étaient pas couchés encore accoururent au
-bruit de l’altercation.</p>
-
-<p>«Je te chasse, bête brute, brigand, scélérat! je
-ne veux pas même que tu passes la nuit à l’hôtel;
-sauve-toi, ou je te tue comme un chien enragé. Ne
-me fais pas verser l’ignoble sang d’un laquais.»</p>
-
-<p>Et le comte, dépossédé de son corps, s’élançait les
-yeux injectés de rouge, l’écume aux lèvres, les
-poings crispés, vers l’énorme suisse, qui, rassemblant
-les deux mains de son agresseur dans une des
-siennes, les y maintint presque écrasées par l’étau
-de ses gros doigts courts, charnus et noueux comme
-ceux d’un tortionnaire du moyen âge.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[71]</a></span></p>
-
-<p>«Voyons, du calme, disait le géant, assez bonasse
-au fond, qui ne redoutait plus rien de son adversaire
-et lui imprimait quelques saccades pour le tenir en
-respect.&mdash;Y a-t-il du bon sens de se mettre dans
-des états pareils quand on est vêtu en homme du
-monde, et de venir ensuite comme un perturbateur
-faire des tapages nocturnes dans les maisons respectables?
-On doit des égards au vin, et il doit être fameux
-celui qui vous a si bien grisé! c’est pourquoi
-je ne vous assomme pas, et je me contenterai de
-vous poser délicatement dans la rue, où la patrouille
-vous ramassera si vous continuez vos esclandres;&mdash;un
-petit air de violon vous rafraîchira les idées.</p>
-
-<p>&mdash;Infâmes, s’écria Olaf-de Saville en interpellant
-les laquais, vous laissez insulter par cette abjecte
-canaille votre maître, le noble comte Labinski!»</p>
-
-<p>A ce nom, la valetaille poussa d’un commun accord
-une immense huée; un éclat de rire énorme,
-homérique, convulsif, souleva toutes ces poitrines
-chamarrées de galons: «Ce petit monsieur qui se
-croit le comte Labinski! ha! ha! hi! hi! l’idée est
-bonne!»</p>
-
-<p>Une sueur glacée mouilla les tempes d’Olaf-de
-Saville. Une pensée aiguë lui traversa la cervelle
-comme une lame d’acier, et il sentit se figer la moelle
-de ses os. Smarra lui avait-il mis son genou sur la
-poitrine ou vivait-il de la vie réelle? Sa raison avait-elle
-sombré dans l’océan sans fond du magnétisme,
-ou était-il le jouet de quelque machination diabolique?&mdash;Aucun
-de ses laquais si tremblants, si soumis,<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[72]</a></span>
-si prosternés devant lui, ne le reconnaissait.
-Lui avait-on changé son corps comme son vêtement
-et sa voiture?</p>
-
-<p>«Pour que vous soyez bien sûr de n’être pas le
-comte de Labinski, dit un des plus insolents de la
-bande, regardez là-bas, le voilà lui-même qui descend
-le perron, attiré par le bruit de votre algarade.»</p>
-
-<p>Le captif du suisse tourna les yeux vers le fond de
-la cour, et vit debout sous l’auvent de la marquise un
-jeune homme de taille élégante et svelte, à figure
-ovale, aux yeux noirs, au nez aquilin, à la moustache
-fine, qui n’était autre que lui-même, ou son
-spectre modelé par le diable, avec une ressemblance
-à faire illusion.</p>
-
-<p>Le suisse lâcha les mains qu’il tenait prisonnières.
-Les valets se rangèrent respectueusement contre la
-muraille, le regard baissé, les mains pendantes,
-dans une immobilité absolue, comme les icoglans à
-à l’approche du padischa; ils rendaient à ce fantôme
-les honneurs qu’ils refusaient au comte véritable.</p>
-
-<p>L’époux de Prascovie, quoique intrépide comme
-un Slave, c’est tout dire, ressentit un effroi indicible
-à l’approche de ce Ménechme, qui, plus terrible que
-celui du théâtre, se mêlait à la vie positive et rendait
-son jumeau méconnaissable.</p>
-
-<p>Une ancienne légende de famille lui revint en mémoire
-et augmenta encore sa terreur. Chaque fois
-qu’un Labinski devait mourir, il en était averti par
-l’apparition d’un fantôme absolument pareil à lui.<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[73]</a></span>
-Parmi les nations du Nord, voir son double, même
-en rêve, a toujours passé pour un présage fatal, et
-l’intrépide guerrier du Caucase, à l’aspect de cette
-vision extérieure de son moi, fut saisi d’une insurmontable
-horreur superstitieuse; lui qui eût plongé
-son bras dans la gueule des canons prêts à tirer, il
-recula devant lui-même.</p>
-
-<p>Octave-Labinski s’avança vers son ancienne forme,
-où se débattait, s’indignait et frissonnait l’âme du
-comte, et lui dit d’un ton de politesse hautaine et
-glaciale:</p>
-
-<p>«Monsieur, cessez de vous compromettre avec ces
-valets. M. le comte de Labinski, si vous voulez lui
-parler, est visible de midi à deux heures. Madame
-la comtesse reçoit le jeudi les personnes qui ont eu
-l’honneur de lui être présentées.»</p>
-
-<p>Cette phrase débitée lentement et en donnant de
-la valeur à chaque syllabe, le faux comte se retira
-d’un pas tranquille, et les portes se refermèrent sur
-lui.</p>
-
-<p>On porta dans la voiture Olaf-de Saville évanoui.
-Lorsqu’il reprit ses sens, il était couché sur un lit qui
-n’avait pas la forme du sien, dans une chambre où
-il ne se rappelait pas être jamais entré; près de lui
-se tenait un domestique étranger qui lui soulevait la
-tête et lui faisait respirer un flacon d’éther.</p>
-
-<p>«Monsieur se sent-il mieux? demanda Jean au
-comte, qu’il prenait pour son maître.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, répondit Olaf-de Saville; ce n’était qu’une
-faiblesse passagère.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[74]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Puis-je me retirer ou faut-il que je veille, monsieur?</p>
-
-<p>&mdash;Non, laissez-moi seul; mais, avant de vous retirer,
-allumez les torchères près de la glace.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur n’a pas peur que cette vive clarté ne
-l’empêche de dormir?</p>
-
-<p>&mdash;Nullement; d’ailleurs je n’ai pas sommeil encore.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne me coucherai pas, et si monsieur a besoin
-de quelque chose, j’accourrai au premier coup
-de sonnette,» dit Jean, intérieurement alarmé de la
-pâleur et des traits décomposés du comte.</p>
-
-<p>Lorsque Jean se fut retiré après avoir allumé les
-bougies, le comte s’élança vers la glace, et, dans le
-cristal profond et pur où tremblait la scintillation
-des lumières, il vit une tête jeune, douce et triste,
-aux abondants cheveux noirs, aux prunelles d’un
-azur sombre, aux joues pâles, duvetée d’une barbe
-soyeuse et brune, une tête qui n’était pas la sienne,
-et qui du fond du miroir le regardait avec un air
-surpris. Il s’efforça d’abord de croire qu’un mauvais
-plaisant encadrait son masque dans la bordure incrustée
-de cuivre et de burgau de la glace à biseaux
-vénitiens. Il passa la main derrière; il ne sentit que
-les planches du parquet; il n’y avait personne.</p>
-
-<p>Ses mains, qu’il tâta, étaient plus maigres, plus
-longues, plus veinées; au doigt annulaire saillait en
-bosse une grosse bague d’or avec un chaton d’aventurine
-sur laquelle un blason était gravé,&mdash;un écu
-fascé de gueules et d’argent, et pour timbre un tortil<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[75]</a></span>
-de baron. Cet anneau n’avait jamais appartenu au
-comte, qui portait d’or à l’aigle de sable essorant,
-becqué, patté et onglé de même; le tout surmonté
-de la couronne à perles. Il fouilla ses poches, il y
-trouva un petit portefeuille contenant des cartes de
-visite avec ce nom: «Octave de Saville.»</p>
-
-<p>Le rire des laquais à l’hôtel Labinski, l’apparition
-de son double, la physionomie inconnue substituée
-à sa réflexion dans le miroir pouvaient être, à la rigueur,
-les illusions d’un cerveau malade; mais ces
-habits différents, cet anneau qu’il ôtait de son doigt,
-étaient des preuves matérielles, palpables, des témoignages
-impossibles à récuser. Une métamorphose
-complète s’était opérée en lui à son insu, un magicien,
-à coup sûr, un démon peut-être, lui avait volé
-sa forme, sa noblesse, son nom, toute sa personnalité,
-en ne lui laissant que son âme sans moyens de la
-manifester.</p>
-
-<p>Les historiens fantastiques de Pierre Schlemil et de
-la Nuit de saint Sylvestre lui revinrent en mémoire;
-mais les personnages de Lamotte-Fouqué et d’Hoffmann
-n’avaient perdu, l’un que son ombre, l’autre
-que son reflet; et si cette privation bizarre d’une
-projection que tout le monde possède inspirait des
-soupçons inquiétants, personne du moins ne leur
-niait qu’ils ne fussent eux-mêmes.</p>
-
-<p>Sa position, à lui, était bien autrement désastreuse:
-il ne pouvait réclamer son titre de comte Labinski
-avec la forme dans laquelle il se trouvait emprisonné.
-Il passerait aux yeux de tout le monde pour un impudent<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[76]</a></span>
-imposteur, ou tout au moins pour un fou.
-Sa femme même le méconnaîtrait affublé de cette
-apparence mensongère.&mdash;Comment prouver son
-identité? Certes, il y avait mille circonstances intimes,
-mille détails mystérieux inconnus de toute
-autre personne, qui, rappelés à Prascovie, lui feraient
-reconnaître l’âme de son mari sous ce déguisement;
-mais que vaudrait cette conviction isolée, au cas où
-il l’obtiendrait, contre l’unanimité de l’opinion? Il
-était bien réellement et bien absolument dépossédé
-de son moi. Autre anxiété: Sa transformation se bornait-elle
-au changement extérieur de la taille et des
-traits, ou habitait-il en réalité le corps d’un autre?
-En ce cas, qu’avait-on fait du sien? Un puits de chaux
-l’avait-il consumé ou était-il devenu la propriété d’un
-hardi voleur? Le double aperçu à l’hôtel Labinski
-pouvait être un spectre, une vision, mais aussi un
-être physique, vivant, installé dans cette peau que
-lui aurait dérobée, avec une habileté infernale, ce
-médecin à figure de fakir.</p>
-
-<p>Une idée affreuse lui mordit le cœur de ses crochets
-de vipère: «Mais ce comte de Labinski fictif,
-pétri dans ma forme par les mains du démon, ce
-vampire qui habite maintenant mon hôtel, à qui mes
-valets obéissent contre moi, peut-être à cette heure
-met-il son pied fourchu sur le seuil de cette chambre
-où je n’ai jamais pénétré que le cœur ému comme
-le premier soir, et Prascovie lui sourit-elle doucement
-et penche-t-elle avec une rougeur divine sa tête
-charmante sur cette épaule parafée de la griffe du<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[77]</a></span>
-diable, prenant pour moi cette larve menteuse, ce
-brucolaque, cette empouse, ce hideux fils de la nuit
-et de l’enfer. Si je courais à l’hôtel, si j’y mettais le
-feu pour crier, dans les flammes, à Prascovie: On te
-trompe, ce n’est pas Olaf ton bien-aimé que tu tiens
-sur ton cœur! Tu vas commettre innocemment un
-crime abominable et dont mon âme désespérée se
-souviendra encore quand les éternités se seront fatigué
-les mains à retourner leurs sabliers!»</p>
-
-<p>Des vagues enflammées affluaient au cerveau du
-comte, il poussait des cris de rage inarticulés, se
-mordait les poings, tournait dans la chambre comme
-une bête fauve. La folie allait submerger l’obscure
-conscience qu’il lui restait de lui-même; il courut à la
-toilette d’Octave, remplit une cuvette d’eau et y plongea
-sa tête, qui sortit fumante de ce bain glacé.</p>
-
-<p>Le sang-froid lui revint. Il se dit que le temps du
-magisme et de la sorcellerie était passé; que la mort
-seule déliait l’âme du corps; qu’on n’escamotait pas
-de la sorte, au milieu de Paris, un comte polonais
-accrédité de plusieurs millions chez Rothschild, allié
-aux plus grandes familles, mari aimé d’une femme
-à la mode, décoré de l’ordre de Saint-André de première
-classe, et que tout cela n’était sans doute
-qu’une plaisanterie d’assez mauvais goût de M. Balthazar
-Cherbonneau, qui s’expliquerait le plus naturellement
-du monde, comme les épouvantails des
-romans d’Anne Radcliffe.</p>
-
-<p>Comme il était brisé de fatigue, il se jeta sur le
-lit d’Octave et s’endormit d’un sommeil lourd, opaque,<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[78]</a></span>
-semblable à la mort, qui durait encore lorsque
-Jean, croyant son maître éveillé, vint poser sur la
-table les lettres et les journaux.</p>
-
-<h3 class="p4">VIII</h3>
-
-<p class="p2">Le comte ouvrit les yeux, et promena autour de
-lui un regard investigateur; il vit une chambre à
-coucher confortable, mais simple; un tapis ocellé,
-imitant la peau de léopard, couvrait le plancher; des
-rideaux de tapisserie, que Jean venait d’entr’ouvrir,
-pendaient aux fenêtres et masquaient les portes; les
-murs étaient tendus d’un papier velouté vert uni,
-simulant le drap. Une pendule formée d’un bloc de
-marbre noir, au cadran de platine, surmontée de la
-statuette en argent oxydé de la Diane de Gabies, réduite
-par Barbedienne, et accompagnée de deux
-coupes antiques, aussi en argent, décorait la cheminée
-en marbre blanc à veines bleuâtres; le miroir
-de Venise où le comte avait découvert la veille qu’il
-ne possédait plus sa figure habituelle, et un portrait
-de femme âgée, peint par Flandrin, sans doute celui
-de la mère d’Octave, étaient les seuls ornements de
-cette pièce, un peu triste et sévère; un divan, un
-fauteuil à la Voltaire placé près de la cheminée, une
-table à tiroirs, couverte de papiers et de livres, composaient
-un ameublement commode, mais qui ne
-rappelait en rien les somptuosités de l’hôtel Labinski.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[79]</a></span></p>
-
-<p>«Monsieur se lève-t-il?» dit Jean de cette voix
-ménagée qu’il s’était faite pendant la maladie d’Octave,
-et en présentant au comte la chemise de couleur,
-le pantalon de flanelle à pied et la gandoura
-d’Alger, vêtements du matin de son maître. Quoiqu’il
-répugnât au comte de mettre les habits d’un
-étranger, à moins de rester nu il lui fallait accepter
-ceux que lui présentait Jean, et il posa ses pieds sur
-la peau d’ours soyeuse et noire qui servait de descente
-de lit.</p>
-
-<p>Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître
-concevoir le moindre doute sur l’identité du
-faux Octave de Saville qu’il aidait à s’habiller, lui
-dit: «A quelle heure monsieur désire-t-il déjeuner?»</p>
-
-<p>«A l’heure ordinaire,» répondit le comte, qui,
-afin de ne pas éprouver d’empêchement dans les
-démarches qu’il comptait faire pour recouvrer sa
-personnalité, avait résolu d’accepter extérieurement
-son incompréhensible transformation.</p>
-
-<p>Jean se retira, et Olaf-de Saville ouvrit les deux
-lettres qui avaient été apportées avec les journaux,
-espérant y trouver quelques renseignements; la première
-contenait des reproches amicaux, et se plaignait
-de bonnes relations de camaraderie interrompues
-sans motif; un nom inconnu pour lui la signait.
-La seconde était du notaire d’Octave, et le pressait
-de venir toucher un quartier de rente échu depuis
-longtemps, ou du moins d’assigner un emploi à ces
-capitaux qui restaient improductifs.</p>
-
-<p>«Ah çà, il paraît, se dit le comte, que l’Octave de<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[80]</a></span>
-Saville dont j’occupe la peau bien contre mon gré
-existe réellement; ce n’est point un être fantastique,
-un personnage d’Achim d’Arnim ou de Clément
-Brentano: il a un appartement, des amis, un notaire,
-des rentes à émarger, tout ce qui constitue l’état
-civil d’un gentleman. Il me semble bien cependant,
-que je suis le comte Olaf Labinski.»</p>
-
-<p>Un coup d’œil jeté sur le miroir le convainquit
-que cette opinion ne serait partagée de personne; à
-la pure clarté du jour, aux douteuses lueurs des bougies,
-le reflet était identique.</p>
-
-<p>En continuant la visite domiciliaire, il ouvrit les
-tiroirs de la table: dans l’un il trouva des titres de
-propriété, deux billets de mille francs et cinquante
-louis, qu’il s’appropria sans scrupule pour les besoins
-de la campagne qu’il allait commencer, et dans
-l’autre un portefeuille en cuir de Russie fermé par
-une serrure à secret.</p>
-
-<p>Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert,
-qui s’élança dans la chambre avec la familiarité d’un
-ancien ami, sans attendre que le domestique vînt lui
-rendre la réponse du maître.</p>
-
-<p>«Bonjour, Octave, dit le nouveau venu, beau
-jeune homme à l’air cordial et franc; que fais-tu,
-que deviens-tu, es-tu mort ou vivant? On ne te voit
-nulle part; on t’écrit, tu ne réponds pas.&mdash;Je devrais
-te bouder, mais, ma foi, je n’ai pas d’amour-propre
-en affection, et je viens te serrer la main.&mdash;Que
-diable! on ne peut pas laisser mourir de mélancolie
-son camarade de collége au fond de cet appartement<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[81]</a></span>
-lugubre comme la cellule de Charles-Quint
-au monastère de Yuste. Tu te figures que tu es malade,
-tu t’ennuies, voilà tout; mais je te forcerai à
-te distraire, et je vais t’emmener d’autorité à un
-joyeux déjeuner où Gustave Raimbaud enterre sa
-liberté de garçon.»</p>
-
-<p>En débitant cette tirade d’un ton moitié fâché,
-moitié comique, il secouait vigoureusement à la
-manière anglaise la main du comte qu’il avait prise.</p>
-
-<p>«Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans
-l’esprit de son rôle, je suis plus souffrant aujourd’hui
-que d’ordinaire; je ne me sens pas en train; je
-vous attristerais et vous gênerais.</p>
-
-<p>&mdash;En effet, tu es bien pâle et tu as l’air fatigué;
-à une occasion meilleure! Je me sauve, car je suis
-en retard de trois douzaines d’huîtres vertes et d’une
-bouteille de vin de Sauterne, dit Alfred en se dirigeant
-vers la porte: Raimbaud sera fâché de ne pas te voir.»</p>
-
-<p>Cette visite augmenta la tristesse du comte.&mdash;Jean
-le prenait pour son maître, Alfred pour son
-ami. Une dernière épreuve lui manquait. La porte
-s’ouvrit; une dame dont les bandeaux étaient entremêlés
-de fils d’argent, et qui ressemblait d’une manière
-frappante au portrait suspendu à la muraille,
-entra dans la chambre, s’assit sur le divan, et dit
-au comte:</p>
-
-<p>«Comment vas-tu, mon pauvre Octave? Jean m’a
-dit que tu étais rentré tard hier, et dans un état de
-faiblesse alarmante; ménage-toi bien, mon cher
-fils, car tu sais combien je t’aime, malgré le chagrin<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[82]</a></span>
-que me cause cette inexplicable tristesse dont tu n’as
-jamais voulu me confier le secret.</p>
-
-<p>&mdash;Ne craignez rien, ma mère, cela n’a rien de
-grave, répondit Olaf de Saville; je suis beaucoup
-mieux aujourd’hui.»</p>
-
-<p>Madame de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne
-voulant pas gêner son fils, qu’elle savait ne pas aimer
-à être troublé longtemps dans sa solitude.</p>
-
-<p>«Me voilà bien définitivement Octave de Saville,
-s’écria le comte lorsque la vieille dame fut partie;
-sa mère me reconnaît et ne devine pas une âme
-étrangère sous l’épiderme de son fils. Je suis donc à
-jamais peut-être claquemuré dans cette enveloppe;
-quelle étrange prison pour un esprit que le corps
-d’un autre! Il est dur pourtant de renoncer à être le
-comte Olaf Labinski, de perdre son blason, sa femme,
-sa fortune, et de se voir réduit à une chétive existence
-bourgeoise. Oh! je la déchirerai, pour en sortir,
-cette peau de Nessus qui s’attache à mon moi, et
-je ne la rendrai qu’en pièces à son premier possesseur.
-Si je retournais à l’hôtel! Non!&mdash;Je ferais un
-scandale inutile, et le Suisse me jetterait à la porte,
-car je n’ai plus de vigueur dans cette robe de chambre
-de malade; voyons, cherchons, car il faut que je
-sache un peu la vie de cet Octave de Saville qui est
-moi maintenant. Et il essaya d’ouvrir le portefeuille.
-Le ressort touché par hasard céda, et le comte tira,
-des poches de cuir, d’abord plusieurs papiers, noircis
-d’une écriture serrée et fine, ensuite un carré de
-vélin;&mdash;sur le carré de vélin une main peu habile,<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[83]</a></span>
-mais fidèle, avait dessiné, avec la mémoire du cœur
-et la ressemblance que n’atteignent pas toujours les
-grands artistes, un portrait au crayon de la comtesse
-Prascovie Labinska, qu’il était impossible de ne pas
-reconnaître du premier coup d’œil.</p>
-
-<p>Le comte demeura stupéfait de cette découverte.
-A la surprise succéda un furieux mouvement de jalousie;
-comment le portrait de la comtesse se trouvait-il
-dans le portefeuille secret de ce jeune homme
-inconnu, d’où lui venait-il, qui l’avait fait, qui l’avait
-donné? Cette Prascovie si religieusement adorée
-serait-elle descendue de son ciel d’amour dans une
-intrigue vulgaire? Quelle raillerie infernale l’incarnait,
-lui, le mari, dans le corps de l’amant de cette
-femme, jusque-là crue si pure?&mdash;Après avoir été
-l’époux, il allait être le galant! Sarcastique métamorphose,
-renversement de position à devenir fou,
-il pourrait se tromper lui-même, être à la fois Clitandre
-et Georges Dandin!</p>
-
-<p>Toutes ces idées bourdonnaient tumultueusement
-dans son crâne; il sentait sa raison près de s’échapper,
-et il fit, pour reprendre un peu de calme, un
-effort suprême de volonté. Sans écouter Jean qui
-l’avertissait que le déjeuner était servi, il continua
-avec une trépidation nerveuse l’examen du portefeuille
-mystérieux.</p>
-
-<p>Les feuillets composaient une espèce de journal
-psychologique, abandonné et repris à diverses époques;
-en voici quelques fragments, dévorés par le
-comte avec une curiosité anxieuse:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[84]</a></span></p>
-
-<p>«Jamais elle ne m’aimera, jamais, jamais! J’ai
-lu dans ses yeux si doux ce mot si cruel, que Dante
-n’en a pas trouvé de plus dur pour l’inscrire sur les
-portes de bronze de la Cité Dolente: «Perdez tout
-espoir.» Qu’ai-je fait à Dieu pour être damné vivant?
-Demain, après-demain, toujours, ce sera la
-même chose! Les astres peuvent entre-croiser leurs
-orbes, les étoiles en conjonction former des nœuds,
-rien dans mon sort ne changera. D’un mot, elle a
-dissipé le rêve; d’un geste, brisé l’aile à la chimère.
-Les combinaisons fabuleuses des impossibilités ne
-m’offrent aucune chance; les chiffres, rejetés un
-milliard de fois dans la roue de la fortune, n’en sortiraient
-pas,&mdash;il n’y a pas de numéro gagnant pour
-moi!»</p>
-
-<p>«Malheureux que je suis! je sais que le paradis
-m’est fermé et je reste stupidement assis au seuil, le
-dos appuyé à la porte, qui ne doit pas s’ouvrir, et je
-pleure en silence, sans secousses, sans efforts, comme
-si mes yeux étaient des sources d’eau vive. Je n’ai
-pas le courage de me lever et de m’enfoncer au désert
-immense ou dans la Babel tumultueuse des
-hommes.»</p>
-
-<p>«Quelquefois, quand, la nuit, je ne puis dormir,
-je pense à Prascovie;&mdash;si je dors, j’en rêve;&mdash;oh!
-qu’elle était belle ce jour-là, dans le jardin de la
-villa Salviati, à Florence!&mdash;Cette robe blanche et
-ces rubans noirs,&mdash;c’était charmant et funèbre!
-Le blanc pour elle, le noir pour moi!&mdash;Quelquefois
-les rubans, remués par la brise, formaient une<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[85]</a></span>
-croix sur ce fond d’éclatante blancheur; un esprit
-invisible disait tout bas la messe de mort de mon
-cœur.»</p>
-
-<p>«Si quelque catastrophe inouïe mettait sur mon
-front la couronne des empereurs et des califes, si la
-terre saignait pour moi ses veines d’or, si les mines
-de diamant de Golconde et de Visapour me laissaient
-fouiller dans leurs gangues étincelantes, si la lyre de
-Byron résonnait sous mes doigts, si les plus parfaits
-chefs-d’œuvre de l’art antique et moderne me prêtaient
-leurs beautés, si je découvrais un monde, eh
-bien, je n’en serais pas plus avancé pour cela!»</p>
-
-<p>«A quoi tient la destinée! j’avais envie d’aller à
-Constantinople, je ne l’aurais pas rencontrée; je reste
-à Florence, je la vois et je meurs.»</p>
-
-<p>«Je me serais bien tué; mais elle respire dans cet
-air où nous vivons, et peut-être ma lèvre avide aspirera-t-elle&mdash;ô
-bonheur ineffable!&mdash;une effluve
-lointaine de ce souffle embaumé; et puis l’on assignerait
-à mon âme coupable une planète d’exil, et je
-n’aurais pas la chance de me faire aimer d’elle dans
-l’autre vie.&mdash;Être encore séparés là-bas, elle au
-paradis, moi en enfer: pensée accablante!»</p>
-
-<p>«Pourquoi faut-il que j’aime précisément la seule
-femme qui ne peut m’aimer! d’autres qu’on dit
-belles, qui étaient libres, me souriaient de leur sourire
-le plus tendre et semblaient appeler un aveu qui
-ne venait pas. Oh! qu’il est heureux, lui! Quelle sublime
-vie antérieure Dieu récompense-t-il en lui par
-le don magnifique de cet amour?»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[86]</a></span></p>
-
-<p>...Il était inutile d’en lire davantage. Le soupçon
-que le comte avait pu concevoir à l’aspect du portrait
-de Prascovie s’était évanoui dès les premières lignes
-de ces tristes confidences. Il comprit que l’image
-chérie, recommencée mille fois, avait été caressée
-loin du modèle avec cette patience infatigable de
-l’amour malheureux, et que c’était la madone d’une
-petite chapelle mystique, devant laquelle s’agenouillait
-l’adoration sans espoir.</p>
-
-<p>«Mais si cet Octave avait fait un pacte avec le
-diable pour me dérober mon corps et surprendre
-sous ma forme l’amour de Prascovie!»</p>
-
-<p>L’invraisemblance, au dix-neuvième siècle, d’une
-pareille supposition, la fit bientôt abandonner au
-comte, qu’elle avait cependant étrangement troublé.</p>
-
-<p>Souriant lui-même de sa crédulité, il mangea,
-refroidi, le déjeuner servi par Jean, s’habilla et demanda
-la voiture. Lorsqu’on eut attelé, il se fit conduire
-chez le docteur Balthazar Cherbonneau; il traversa
-ces salles où la veille il était entré s’appelant
-encore le comte Olaf Labinski, et d’où il était sorti
-salué par tout le monde du nom d’Octave de Saville.
-Le docteur était assis, comme à son ordinaire, sur le
-divan de la pièce du fond, tenant son pied dans sa
-main, et paraissait plongé dans une méditation profonde.</p>
-
-<p>Au bruit des pas du comte, le docteur releva la tête.</p>
-
-<p>«Ah! c’est vous, mon cher Octave; j’allais passer
-chez vous; mais c’est bon signe quand le malade
-vient voir le médecin.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[87]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Toujours Octave! dit le comte, je crois que j’en
-deviendrai fou de rage!» Puis, se croisant les bras,
-il se plaça devant le docteur, et, le regardant avec
-une fixité terrible:</p>
-
-<p>«Vous savez bien, monsieur Balthazar Cherbonneau,
-que je ne suis pas Octave, mais le comte Olaf
-Labinski, puisque hier soir vous m’avez, ici même,
-volé ma peau au moyen de vos sorcelleries exotiques.»</p>
-
-<p>A ces mots, le docteur partit d’un énorme éclat de
-rire, se renversa sur ses coussins, et se mit les
-poings au côté pour contenir les convulsions de sa
-gaieté.</p>
-
-<p>«Modérez, docteur, cette joie intempestive dont
-vous pourriez vous repentir. Je parle sérieusement.</p>
-
-<p>&mdash;Tant pis, tant pis! cela prouve que l’anesthésie
-et l’hypocondrie pour laquelle je vous soignais se
-tournent en démence. Il faudra changer le régime,
-voilà tout.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais à quoi tient, docteur du diable, que
-je ne vous étrangle de mes mains,» cria le comte
-en s’avançant vers Cherbonneau.</p>
-
-<p>Le docteur sourit de la menace du comte, qu’il
-toucha du bout d’une petite baguette d’acier.&mdash;Olaf-de
-Saville reçut une commotion terrible et crut qu’il
-avait le bras cassé.</p>
-
-<p>«Oh! nous avons les moyens de réduire les malades
-lorsqu’ils se regimbent, dit-il en laissant tomber
-sur lui ce regard froid comme une douche, qui
-dompte les fous et fait s’aplatir les lions sur le ventre.<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[88]</a></span>
-Retournez chez vous, prenez un bain, cette surexcitation
-se calmera.»</p>
-
-<p>Olaf-de Saville, étourdi par la secousse électrique,
-sortit de chez le docteur Cherbonneau plus incertain
-et plus troublé que jamais. Il se fit conduire à
-Passy chez le docteur B***, pour le consulter.</p>
-
-<p>«Je suis, dit-il au médecin célèbre, en proie à
-une hallucination bizarre; lorsque je me regarde
-dans une glace, ma figure ne m’apparaît pas avec
-ses traits habituels; la forme des objets qui m’entourent
-est changée; je ne reconnais ni les murs ni
-les meubles de ma chambre; il me semble que je
-suis une autre personne que moi-même.</p>
-
-<p>&mdash;Sous quel aspect vous voyez-vous? demanda le
-médecin; l’erreur peut venir des yeux ou du cerveau.</p>
-
-<p>&mdash;Je me vois des cheveux noirs, des yeux bleu
-foncé, un visage pâle encadré de barbe.</p>
-
-<p>&mdash;Un signalement de passe-port ne serait pas plus
-exact: il n’y a chez vous ni hallucination intellectuelle,
-ni perversion de la vue. Vous êtes, en effet,
-tel que vous dites.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non! J’ai réellement les cheveux blonds,
-les yeux noirs, le teint hâlé et une moustache effilée
-à la hongroise.</p>
-
-<p>&mdash;Ici, répondit le médecin, commence une légère
-altération des facultés intellectuelles.</p>
-
-<p>&mdash;Pourtant, docteur, je ne suis nullement fou.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute. Il n’y a que les sages qui viennent
-chez moi tout seuls. Un peu de fatigue, quelque excès<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[89]</a></span>
-d’étude ou de plaisir aura causé ce trouble. Vous
-vous trompez; la vision est réelle, l’idée est chimérique:
-au lieu d’être un blond qui se voit brun,
-vous êtes un brun qui se croit blond.</p>
-
-<p>&mdash;Pourtant je suis sûr d’être le comte Olaf de Labinski,
-et tout le monde depuis hier m’appelle Octave
-de Saville.</p>
-
-<p>&mdash;C’est précisément ce que je disais, répondit le
-docteur. Vous êtes M. de Saville et vous vous imaginez
-être M. le comte Labinski, que je me souviens d’avoir
-vu, et qui, en effet, est blond.&mdash;Cela explique
-parfaitement comment vous vous trouvez une autre
-figure dans le miroir; cette figure, qui est la vôtre,
-ne répond point à votre idée intérieure et vous surprend.&mdash;Réfléchissez
-à ceci, que tout le monde
-vous nomme M. de Saville et par conséquent ne partage
-pas votre croyance. Venez passer une quinzaine
-de jours ici: les bains, le repos, les promenades
-sous les grands arbres dissiperont cette influence
-fâcheuse.»</p>
-
-<p>Le comte baissa la tête et promit de revenir. Il ne
-savait plus que croire. Il retourna à l’appartement
-de la rue Saint-Lazare, et vit par hasard sur la
-table la carte d’invitation de la comtesse Labinska,
-qu’Octave avait montrée à M. Cherbonneau.</p>
-
-<p>«Avec ce talisman, s’écria-t-il, demain je pourrai
-la voir!»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[90]</a></span></p>
-
-<h3 class="p4">IX</h3>
-
-<p class="p2">Lorsque les valets eurent porté à sa voiture le vrai
-comte Labinski chassé de son paradis terrestre par le
-faux ange gardien debout sur le seuil, l’Octave transfiguré
-rentra dans le petit salon blanc et or pour attendre
-le loisir de la comtesse.</p>
-
-<p>Appuyé contre le marbre blanc de la cheminée
-dont l’âtre était rempli de fleurs, il se voyait répété
-au fond de la glace placée en symétrie sur la console
-à pieds tarabiscotés et dorés. Quoiqu’il fût dans le
-secret de sa métamorphose, ou, pour parler plus
-exactement, de sa transposition, il avait peine à se
-persuader que cette image si différente de la sienne
-fût le double de sa propre figure, et il ne pouvait détacher
-ses yeux de ce fantôme étranger qui était cependant
-devenu lui. Il se regardait et voyait un autre.
-Involontairement il cherchait si le comte Olaf n’était
-pas accoudé près de lui à la tablette de la cheminée
-projetant sa réflexion au miroir; mais il était bien
-seul; le docteur Cherbonneau avait fait les choses
-en conscience.</p>
-
-<p>Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski ne
-songea plus au merveilleux avatar qui avait fait passer
-son âme dans le corps de l’époux de Prascovie;
-ses pensées prirent un cours plus conforme à sa situation.
-Cet événement incroyable, en dehors de
-toutes les possibilités, et que l’espérance la plus chimérique<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[91]</a></span>
-n’eût pas osé rêver en son délire, était arrivé!
-Il allait se trouver en présence de la belle créature
-adorée, et elle ne le repousserait pas! La seule
-combinaison qui pût concilier son bonheur avec l’immaculée
-vertu de la comtesse s’était réalisée!</p>
-
-<p>Près de ce moment suprême, son âme éprouvait
-des transes et des anxiétés affreuses: les timidités
-du véritable amour la faisaient défaillir comme si
-elle habitait encore la forme dédaignée d’Octave de
-Saville.</p>
-
-<p>L’entrée de la femme de chambre mit fin à ce tumulte
-de pensées qui se combattaient. A son approche
-il ne put maîtriser un soubresaut nerveux, et
-tout son sang afflua vers son cœur lorsqu’elle lui
-dit:</p>
-
-<p>«Madame la comtesse peut à présent recevoir monsieur.»</p>
-
-<p>Octave-Labinski suivit la femme de chambre, car
-il ne connaissait pas les êtres de l’hôtel, et ne voulait
-pas trahir son ignorance par l’incertitude de sa
-démarche.</p>
-
-<p>La femme de chambre l’introduisit dans une pièce
-assez vaste, un cabinet de toilette orné de toutes les
-recherches du luxe le plus délicat. Une suite d’armoires
-d’un bois précieux, sculptées par Knecht et
-Lienhart, et dont les battants étaient séparés par des
-colonnes torses autour desquelles s’enroulaient en
-spirales de légères brindilles de convolvulus aux
-feuilles en cœur et aux fleurs en clochettes découpées
-avec un art infini, formait une espèce de boiserie<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[92]</a></span>
-architecturale, un portique d’ordre capricieux
-d’une élégance rare et d’une exécution achevée;
-dans ces armoires étaient serrés les robes de velours
-et de moire, les cachemires, les mantelets, les dentelles,
-les pelisses de martre-zibeline, de renard
-bleu, les chapeaux aux milles formes, tout l’attirail
-de la jolie femme.</p>
-
-<p>En face se répétait le même motif, avec cette différence
-que les panneaux pleins étaient remplacés
-par des glaces jouant sur des charnières comme des
-feuilles de paravent, de façon à ce que l’on pût s’y
-voir de face, de profil, par derrière, et juger de
-l’effet d’un corsage ou d’une coiffure.</p>
-
-<p>Sur la troisième face régnait une longue toilette
-plaquée d’albâtre-onyx, où des robinets d’argent
-dégorgeaient l’eau chaude et froide dans d’immenses
-jattes du Japon enchâssées par des découpures circulaires
-du même métal; des flacons en cristal de
-Bohême, qui, aux feux des bougies, étincelaient
-comme des diamants et des rubis, contenaient les essences
-et les parfums.</p>
-
-<p>Les murailles et le plafond étaient capitonnés de
-satin vert d’eau, comme l’intérieur d’un écrin. Un
-épais tapis de Smyrne, aux teintes moelleusement
-assorties, ouatait le plancher.</p>
-
-<p>Au milieu de la chambre, sur un socle de velours
-vert, était posé un grand coffre de forme bizarre, en
-acier de Khorassan ciselé, niellé et ramagé d’arabesques
-d’une complication à faire trouver simples
-les ornements de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra.<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[93]</a></span>
-L’art oriental semblait avoir dit son dernier
-mot dans ce travail merveilleux, auquel les doigts de
-fée des Péris avaient dû prendre part. C’était dans
-ce coffre que la comtesse Prascovie Labinska enfermait
-ses parures, des joyaux dignes d’une reine, et
-qu’elle ne mettait que fort rarement, trouvant avec
-raison qu’ils ne valaient pas la place qu’ils couvraient.
-Elle était trop belle pour avoir besoin d’être
-riche: son instinct de femme le lui disait. Aussi ne
-leur faisait-elle voir les lumières que dans les occasions
-solennelles où le faste héréditaire de l’antique
-maison Labinski devait paraître avec toute sa splendeur.
-Jamais diamants ne furent moins occupés.</p>
-
-<p>Près de la fenêtre, dont les amples rideaux retombaient
-en plis puissants, devant une toilette à la duchesse,
-en face d’un miroir que lui penchaient deux
-anges sculptés par mademoiselle de Fauveau avec
-cette élégance longue et fluette qui caractérise son
-talent, illuminée de la lumière blanche de deux torchères
-à six bougies, se tenait assise la comtesse
-Prascovie Labinska, radieuse de fraîcheur et de
-beauté. Un bournous de Tunis d’une finesse idéale,
-rubané de raies bleues et blanches alternativement
-opaques et transparentes, l’enveloppait comme un
-nuage souple; la légère étoffe avait glissé sur le tissu
-satiné des épaules et laissait voir la naissance et les
-attaches d’un col qui eût fait paraître gris le col de
-neige du cygne. Dans l’interstice des plis bouillonnaient
-les dentelles d’un peignoir de batiste, parure
-nocturne que ne retenait aucune ceinture; les cheveux<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[94]</a></span>
-de la comtesse étaient défaits et s’allongeaient
-derrière elle en nappes opulentes comme le manteau
-d’une impératrice.&mdash;Certes, les torsades d’or fluide
-dont la Vénus Aphrodite exprimait des perles, agenouillée
-dans sa conque de nacre, lorsqu’elle sortit
-comme une fleur des mers de l’azur ionien, étaient
-moins blondes, moins épaisses, moins lourdes! Mêlez
-l’ambre du Titien et l’argent de Paul Véronèse
-avec le vernis d’or de Rembrandt; faites passer le
-soleil à travers la topaze, et vous n’obtiendrez pas
-encore le ton merveilleux de cette opulente chevelure,
-qui semblait envoyer la lumière au lieu de la
-recevoir, et qui eût mérité mieux que celle de Bérénice
-de flamboyer, constellation nouvelle, parmi les
-anciens astres! Deux femmes la divisaient, la polissaient,
-la crespelaient et l’arrangeaient en boucles
-soigneusement massées pour que le contact de l’oreiller
-ne la froissât pas.</p>
-
-<p>Pendant cette opération délicate, la comtesse faisait
-danser au bout de son pied une babouche de
-velours blanc brodée de canetille d’or, petite à rendre
-jalouses les khanouns et les odalisques du Padischa.
-Parfois, rejetant les plis soyeux du bournous, elle découvrait
-son bras blanc, et repoussait de la main
-quelques cheveux échappés, avec un mouvement
-d’une grâce mutine.</p>
-
-<p>Ainsi abandonnée dans sa pose nonchalante, elle
-rappelait ces sveltes figures de toilettes grecques qui
-ornent les vases antiques et dont aucun artiste n’a pu
-retrouver le pur et suave contour, la beauté jeune<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[95]</a></span>
-et légère; elle était mille fois plus séduisante encore
-que dans le jardin de la villa Salviati à Florence;
-et si Octave n’avait pas été déjà fou d’amour, il le
-serait infailliblement devenu; mais, par bonheur,
-on ne peut rien ajouter à l’infini.</p>
-
-<p>Octave-Labinski sentit à cet aspect, comme s’il eût
-vu le spectacle le plus terrible, ses genoux s’entre-choquer
-et se dérober sous lui. Sa bouche se sécha,
-et l’angoisse lui étreignit la gorge comme la main
-d’un Thugg; des flammes rouges tourbillonnèrent
-autour de ses yeux. Cette beauté le médusait.</p>
-
-<p>Il fit un effort de courage, se disant que ces manières
-effarées et stupides, convenables à un amant
-repoussé, seraient parfaitement ridicules de la part
-d’un mari, quelque épris qu’il pût être encore de sa
-femme, et il marcha assez résolûment vers la comtesse.</p>
-
-<p>«Ah! c’est vous, Olaf! comme vous rentrez tard
-ce soir!» dit la comtesse sans se retourner, car sa
-tête était maintenue par les longues nattes que tressaient
-ses femmes, et la dégageant des plis du bournous,
-elle lui tendit une de ses belles mains.</p>
-
-<p>Octave-Labinski saisit cette main plus douce et
-plus fraîche qu’une fleur, la porta à ses lèvres et y
-imprima un long, un ardent baiser,&mdash;toute son âme
-se concentrait sur cette petite place.</p>
-
-<p>Nous ne savons quelle délicatesse de sensitive,
-quel instinct de pudeur divine, quelle intuition irraisonnée
-du cœur avertit la comtesse: mais un
-nuage rose couvrit subitement sa figure, son col et<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[96]</a></span>
-ses bras, qui prirent cette teinte dont se colore sur
-les hautes montagnes la neige vierge surprise par le
-premier baiser du soleil. Elle tressaillit et dégagea
-lentement sa main, demi-fâchée, demi-honteuse; les
-lèvres d’Octave lui avaient produit comme une impression
-de fer rouge. Cependant elle se remit bientôt
-et sourit de son enfantillage.</p>
-
-<p>«Vous ne me répondez pas, cher Olaf; savez-vous
-qu’il y a plus de six heures que je ne vous ai vu;
-vous me négligez, dit-elle d’un ton de reproche; autrefois
-vous ne m’auriez pas abandonnée ainsi toute
-une longue soirée. Avez-vous pensé à moi seulement?</p>
-
-<p>&mdash;Toujours, répondit Octave-Labinski.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! non, pas toujours; je sens quand vous pensez
-à moi, même de loin. Ce soir, par exemple, j’étais
-seule, assise à mon piano, jouant un morceau de
-Weber et berçant mon ennui de musique; votre âme
-a voltigé quelques minutes autour de moi dans le
-tourbillon sonore des notes; puis elle s’est envolée
-je ne sais où sur le dernier accord, et n’est pas revenue.
-Ne mentez pas, je suis sûre de ce que je dis.»</p>
-
-<p>Prascovie, en effet, ne se trompait pas; c’était le
-moment où chez le docteur Balthazar Cherbonneau
-le comte Olaf Labinski se penchait sur le verre d’eau
-magique, évoquant une image adorée de toute la
-force d’une pensée fixe. A dater de là, le comte, submergé
-dans l’océan sans fond du sommeil magnétique,
-n’avait plus eu ni idée, ni sentiment, ni volition.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[97]</a></span></p>
-
-<p>Les femmes, ayant achevé la toilette nocturne de
-la comtesse, se retirèrent; Octave-Labinski restait
-toujours debout, suivant Prascovie d’un regard enflammé.&mdash;Gênée
-et brûlée par ce regard, la comtesse
-s’enveloppa de son bournous comme la Polymnie
-de sa draperie. Sa tête seule apparaissait au-dessus
-des plis blancs et bleus, inquiète, mais charmante.</p>
-
-<p>Bien qu’aucune pénétration humaine n’eût pu deviner
-le mystérieux déplacement d’âmes opéré par
-le docteur Cherbonneau au moyen de la formule du
-Sannyâsi Brahmah-Logum, Prascovie ne reconnaissait
-pas, dans les yeux d’Octave-Labinski, l’expression
-ordinaire des yeux d’Olaf, celle d’un amour pur,
-calme, égal, éternel comme l’amour des anges;&mdash;une
-passion terrestre incendiait ce regard, qui la
-troublait et la faisait rougir.&mdash;Elle ne se rendait
-pas compte de ce qui s’était passé, mais il s’était
-passé quelque chose. Mille suppositions étranges lui
-traversèrent la pensée: n’était-elle plus pour Olaf
-qu’une femme vulgaire, désirée pour sa beauté
-comme une courtisane? l’accord sublime de leurs
-âmes avait-il été rompu par quelque dissonance
-qu’elle ignorait? Olaf en aimait-il une autre? les
-corruptions de Paris avaient-elles souillé ce chaste
-cœur? Elle se posa rapidement ces questions sans
-pouvoir y répondre d’une manière satisfaisante, et
-se dit qu’elle était folle; mais, au fond, elle sentait
-qu’elle avait raison. Une terreur secrète l’envahissait
-comme si elle eût été en présence d’un danger
-inconnu, mais deviné par cette seconde vue de<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[98]</a></span>
-l’âme, à laquelle on a toujours tort de ne pas obéir.</p>
-
-<p>Elle se leva agitée et nerveuse et se dirigea vers
-la porte de sa chambre à coucher. Le faux comte
-l’accompagna, un bras sur la taille, comme Othello
-reconduit Desdemone à chaque sortie dans la pièce
-de Shakspeare; mais quand elle fut sur le seuil, elle
-se retourna, s’arrêta un instant, blanche et froide
-comme une statue, jeta un coup d’œil effrayé au
-jeune homme, entra, ferma la porte vivement et
-poussa le verrou.</p>
-
-<p>«Le regard d’Octave!» s’écria-t-elle en tombant
-à demi évanouie sur une causeuse. Quand elle eut
-repris ses sens, elle se dit: «Mais comment se fait-il
-que ce regard, dont je n’ai jamais oublié l’expression,
-étincelle ce soir dans les yeux d’Olaf? Comment
-en ai-je vu la flamme sombre et désespérée luire à
-travers les prunelles de mon mari? Octave est-il mort?
-Est-ce son âme qui a brillé un instant devant moi
-comme pour me dire adieu avant de quitter cette
-terre! Olaf! Olaf! si je me suis trompée, si j’ai cédé
-follement à de vaines terreurs, tu me pardonneras;
-mais si je t’avais accueilli ce soir, j’aurais cru me
-donner à un autre.»</p>
-
-<p>La comtesse s’assura que le verrou était bien
-poussé, alluma la lampe suspendue au plafond, se
-blottit dans son lit comme un enfant peureux avec
-un sentiment d’angoisse indéfinissable, et ne s’endormit
-que vers le matin: des rêves incohérents et
-bizarres tourmentèrent son sommeil agité.&mdash;Des
-yeux ardents&mdash;les yeux d’Octave&mdash;se fixaient sur<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[99]</a></span>
-elle du fond d’un brouillard et lui lançaient des jets
-de feu, pendant qu’au pied de son lit une figure
-noire et sillonnée de rides se tenait accroupie, marmottant
-des syllabes d’une langue inconnue; le
-comte Olaf parut aussi dans ce rêve absurde, mais
-revêtu d’une forme qui n’était pas la sienne.</p>
-
-<p>Nous n’essayerons pas de peindre le désappointement
-d’Octave lorsqu’il se trouva en face d’une porte
-fermée et qu’il entendit le grincement intérieur du
-verrou. Sa suprême espérance s’écroulait. Eh quoi!
-il avait eu recours à des moyens terribles, étranges;
-il s’était livré à un magicien, peut-être à un démon,
-en risquant sa vie dans ce monde et son âme dans
-l’autre pour conquérir une femme qui lui échappait,
-quoique livrée à lui sans défense par les sorcelleries
-de l’Inde. Repoussé comme amant, il l’était
-encore comme mari; l’invincible pureté de Prascovie
-déjouait les machinations les plus infernales.
-Sur le seuil de la chambre à coucher elle lui était
-apparue comme un ange blanc de Swedenborg
-foudroyant le mauvais esprit.</p>
-
-<p>Il ne pouvait rester toute la nuit dans cette situation
-ridicule; il chercha l’appartement du comte, et
-au bout d’une enfilade de pièces il en vit une où
-s’élevait un lit aux colonnes d’ébène, aux rideaux
-de tapisserie, où parmi les ramages et les arabesques
-étaient brodés des blasons. Des panoplies d’armes
-orientales, des cuirasses et des casques de chevaliers
-atteints par le reflet d’une lampe, jetaient des lueurs
-vagues dans l’ombre; un cuir de Bohême gaufré<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[100]</a></span>
-d’or miroitait sur les murs. Trois ou quatre grands
-fauteuils sculptés, un bahut tout historié de figurines
-complétaient cet ameublement d’un goût féodal, et
-qui n’eût pas été déplacé dans la grande salle d’un
-manoir gothique; ce n’était pas de la part du comte
-frivole imitation de la mode, mais pieux souvenir.
-Cette chambre reproduisait exactement celle qu’il
-habitait chez sa mère, et quoiqu’on l’eût souvent
-raillé&mdash;sur ce décor de cinquième acte&mdash;il avait
-toujours refusé d’en changer le style.</p>
-
-<p>Octave-Labinski, épuisé de fatigues et d’émotions,
-se jeta sur le lit et s’endormit en maudissant le docteur
-Balthazar Cherbonneau. Heureusement, le jour
-lui apporta des idées plus riantes; il se promit de se
-conduire désormais d’une façon plus modérée, d’éteindre
-son regard, et de prendre les manières d’un
-mari; aidé par le valet de chambre du comte, il fit
-une toilette sérieuse et se rendit d’un pas tranquille
-dans la salle à manger, où madame la comtesse l’attendait
-pour déjeuner.</p>
-
-<h3 class="p4">X</h3>
-
-<p class="p2">Octave-Labinski descendit sur les pas du valet de
-chambre, car il ignorait où se trouvait la salle à
-manger dans cette maison dont il paraissait le maître;
-la salle à manger était une vaste pièce au rez-de-chaussée
-donnant sur la cour, d’un style noble et<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[101]</a></span>
-sévère, qui tenait à la fois du manoir et de l’abbaye:&mdash;des
-boiseries de chêne brun d’un ton chaud et
-riche, divisées en panneaux et en compartiments symétriques,
-montaient jusqu’au plafond, où des poutres
-en saillie et sculptées formaient des caissons
-hexagones coloriés en bleu et ornés de légères arabesques
-d’or; dans les panneaux longs de la boiserie,
-Philippe Rousseau avait peint les quatre saisons symbolisées,
-non pas par des figures mythologiques, mais
-par des trophées de nature morte composés de productions
-se rapportant à chaque époque de l’année;
-des Chasses de Jadin faisaient pendant aux natures
-mortes de Ph. Rousseau, et au-dessus de chaque
-peinture rayonnait, comme un disque de bouclier,
-un immense plat de Bernard Palissy ou de Léonard
-de Limoges, de porcelaine du Japon, de majolique
-ou de poterie arabe, au vernis irisé par toutes les
-couleurs du prisme; des massacres de cerfs, des cornes
-d’aurochs alternaient avec les faïences, et, aux
-deux bouts de la salle de grands dressoirs, hauts
-comme des retables d’églises espagnoles, élevaient
-leur architecture ouvragée et sculptée d’ornements
-à rivaliser avec les plus beaux ouvrages de Berruguete,
-de Cornejo Duque et de Verbruggen; sur
-leurs rayons à crémaillère brillaient confusément
-l’antique argenterie de la famille des Labinski, des
-aiguières aux anses chimériques, des salières à la
-vieille mode, des hanaps, des coupes, des pièces de
-surtout contournées par la bizarre fantaisie allemande,
-et dignes de tenir leur place dans le trésor<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[102]</a></span>
-de la Voûte-Verte de Dresde. En face des argenteries
-antiques étincelaient les produits merveilleux de l’orfévrerie
-moderne, les chefs-d’œuvre de Wagner, de
-Duponchel, de Rudolphi, de Froment-Meurice; thés en
-vermeil à figurines de Feuchère et de Vechte, plateaux
-niellés, seaux à vin de Champagne aux anses
-de pampre, aux bacchanales en bas-relief; réchauds
-élégants comme des trépieds de Pompéi: sans parler
-des cristaux de Bohême, des verreries de Venise,
-des services en vieux Saxe et en vieux Sèvres.</p>
-
-<p>Des chaises de chêne garnies de maroquin vert
-étaient rangées le long des murs, et sur la table aux
-pieds sculptés en serre d’aigle, tombait du plafond
-une lumière égale et pure tamisée par les verres
-blancs dépolis garnissant le caisson central laissé
-vide.&mdash;Une transparente guirlande de vigne encadrait
-ce panneau laiteux de ses feuillages verts.</p>
-
-<p>Sur la table, servie à la russe, les fruits entourés
-d’un cordon de violettes étaient déjà posés, et les
-mets attendaient le couteau des convives sous leurs
-cloches de métal poli, luisantes comme des casques
-d’émirs; un samovar de Moscou lançait en sifflant
-son jet de vapeur; deux valets, en culotte courte et
-en cravate blanche, se tenaient immobiles et silencieux
-derrière les deux fauteuils, placés en face l’un
-de l’autre, pareils à deux statues de la domesticité.</p>
-
-<p>Octave s’assimila tous ces détails d’un coup d’œil
-rapide pour n’être pas involontairement préoccupé
-par la nouveauté d’objets qui auraient dû lui être
-familiers.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[103]</a></span></p>
-
-<p>Un glissement léger sur les dalles, un froufrou de
-taffetas lui fit retourner la tête. C’était la comtesse
-Prascovie Labinska qui approchait et qui s’assit après
-lui avoir fait un petit signe amical.</p>
-
-<p>Elle portait un peignoir de soie quadrillée vert et
-blanc, garni d’une ruche de même étoffe découpée
-en dents de loup; ses cheveux massés en épais bandeaux
-sur les tempes, et roulés à la naissance de la
-nuque en une torsade d’or semblable à la volute d’un
-chapiteau ionien, lui composaient une coiffure aussi
-simple que noble, et à laquelle un statuaire grec
-n’eût rien voulu changer; son teint de rose carnée
-était un peu pâli par l’émotion de la veille et le sommeil
-agité de la nuit; une imperceptible auréole nacrée
-entourait ses yeux ordinairement si calmes et
-si purs; elle avait l’air fatigué et languissant; mais,
-ainsi attendrie, sa beauté n’en était que plus pénétrante,
-elle prenait quelque chose d’humain; la
-déesse se faisait femme; l’ange, reployant ses ailes,
-cessait de planer.</p>
-
-<p>Plus prudent cette fois, Octave voila la flamme de
-ses yeux et masqua sa muette extase d’un air indifférent.</p>
-
-<p>La comtesse allongea son petit pied chaussé d’une
-pantoufle en peau mordorée, dans la laine soyeuse du
-tapis-gazon placé sous la table pour neutraliser le
-froid contact de la mosaïque de marbre blanc et de
-brocatelle de Vérone qui pavait la salle à manger, fit
-un léger mouvement d’épaules comme glacée par
-un dernier frisson de fièvre, et, fixant ses beaux yeux<span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[104]</a></span>
-d’un bleu polaire sur le convive qu’elle prenait pour
-son mari, car le jour avait fait évanouir les pressentiments,
-les terreurs et les fantômes nocturnes, elle
-lui dit d’une voix harmonieuse et tendre, pleine de
-chastes câlineries, une phrase en polonais!!! Avec le
-comte elle se servait souvent de la chère langue maternelle
-aux moments de douceur et d’intimité, surtout
-en présence des domestiques français, à qui cet
-idiome était inconnu.</p>
-
-<p>Le Parisien Octave savait le latin, l’italien, l’espagnol,
-quelques mots d’anglais; mais, comme tous
-les Gallo-Romains, il ignorait entièrement les langues
-slaves.&mdash;Les chevaux de frise de consonnes qui défendent
-les rares voyelles du polonais lui en eussent
-interdit l’approche quand bien même il eût voulu s’y
-frotter.&mdash;A Florence, la comtesse lui avait toujours
-parlé français ou italien, et la pensée d’apprendre
-l’idiome dans lequel Mickiewicz a presque égalé
-Byron ne lui était pas venue. On ne songe jamais à
-tout!</p>
-
-<p>A l’audition de cette phrase il se passa dans la cervelle
-du comte, habitée par le <i>moi</i> d’Octave, un
-très-singulier phénomène: les sons étrangers au
-Parisien suivant les replis d’une oreille slave, arrivèrent
-à l’endroit habituel où l’âme d’Olaf les accueillait
-pour les traduire en pensées, et y évoquèrent
-une sorte de mémoire physique; leur sens apparut
-confusément à Octave; des mots enfouis dans les circonvolutions
-cérébrales, au fond des tiroirs secrets
-du souvenir, se présentèrent en bourdonnant, tout<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[105]</a></span>
-prêts à la réplique; mais ces réminiscences vagues,
-n’étant pas mises en communication avec l’esprit,
-se dissipèrent bientôt, et tout redevint opaque. L’embarras
-du pauvre amant était affreux; il n’avait pas
-songé à ces complications en gantant la peau du
-comte Olaf Labinski, et il comprit qu’en volant la
-forme d’un autre on s’exposait à de rudes déconvenues.</p>
-
-<p>Prascovie, étonnée du silence d’Octave, et croyant
-que, distrait par quelque rêverie, il ne l’avait pas
-entendue, répéta sa phrase lentement et d’une voix
-plus haute.</p>
-
-<p>S’il entendait mieux le son des mots, le faux comte
-n’en comprenait pas davantage la signification; il
-faisait des efforts désespérés pour deviner de quoi il
-pouvait s’agir; mais pour qui ne les sait pas, les
-compactes langues du Nord n’ont aucune transparence,
-et si un Français peut soupçonner ce que dit
-une Italienne, il sera comme sourd en écoutant parler
-une Polonaise.&mdash;Malgré lui, une rougeur ardente
-couvrit ses joues; il se mordit les lèvres, et,
-pour se donner une contenance, découpa rageusement
-le morceau placé sur son assiette.</p>
-
-<p>«On dirait en vérité, mon cher seigneur, dit la
-comtesse, cette fois, en français, que vous ne m’entendez
-pas, ou que vous ne me comprenez point...</p>
-
-<p>&mdash;En effet, balbutia Octave-Labinski, ne sachant
-trop ce qu’il disait... cette diable de langue est si
-difficile!</p>
-
-<p>&mdash;Difficile! oui, peut-être pour des étrangers,<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[106]</a></span>
-mais pour celui qui l’a bégayée sur les genoux de
-sa mère, elle jaillit des lèvres comme le souffle de la
-vie, comme l’effluve même de la pensée.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, sans doute, mais il y a des moments où il
-me semble que je ne la sais plus.</p>
-
-<p>&mdash;Que contez-vous là, Olaf? quoi! vous l’auriez oubliée,
-la langue de vos aïeux, la langue de la sainte
-patrie, la langue qui vous fait reconnaître vos frères
-parmi les hommes, et, ajouta-t-elle plus bas, la langue
-dans laquelle vous m’avez dit la première fois
-que vous m’aimiez!</p>
-
-<p>&mdash;L’habitude de me servir d’un autre idiome...»
-hasarda Octave-Labinski à bout de raisons.</p>
-
-<p>«Olaf, répliqua la comtesse d’un ton de reproche,
-je vois que Paris vous a gâté; j’avais raison de ne
-pas vouloir y venir. Qui m’eût dit que lorsque le
-noble comte Labinski retournerait dans ses terres, il
-ne saurait plus répondre aux félicitations de ses
-vassaux?»</p>
-
-<p>Le charmant visage de Prascovie prit une expression
-douloureuse; pour la première fois la tristesse
-jeta son ombre sur ce front pur comme celui
-d’un ange; ce singulier oubli la froissait au plus
-tendre de l’âme, et lui paraissait presque une trahison.</p>
-
-<p>Le reste du déjeuner se passa silencieusement:
-Prascovie boudait celui qu’elle prenait pour le
-comte. Octave était au supplice, car il craignait
-d’autres questions qu’il eût été forcé de laisser sans
-réponse.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[107]</a></span></p>
-
-<p>La comtesse se leva et rentra dans ses appartements.</p>
-
-<p>Octave, resté seul, jouait avec le manche d’un
-couteau qu’il avait envie de se planter au cœur, car
-sa position était intolérable: il avait compté sur une
-surprise, et maintenant il se trouvait engagé dans
-les méandres sans issue pour lui d’une existence
-qu’il ne connaissait pas: en prenant son corps au
-comte Olaf Labinski, il eût fallu lui dérober aussi
-ses notions antérieures, les langues qu’il possédait,
-ses souvenirs d’enfance, les mille détails intimes qui
-composent le <i>moi</i> d’un homme, les rapports liant
-son existence aux autres existences: et pour cela
-tout le savoir du docteur Balthazar Cherbonneau
-n’eût pas suffi. Quelle rage! être dans ce paradis
-dont il osait à peine regarder le seuil de loin; habiter
-sous le même toit que Prascovie, la voir, lui parler,
-baiser sa belle main avec les lèvres mêmes de
-son mari, et ne pouvoir tromper sa pudeur céleste,
-et se trahir à chaque instant par quelque inexplicable
-stupidité! «Il était écrit là-haut que Prascovie ne
-m’aimerait jamais! Pourtant j’ai fait le plus grand
-sacrifice auquel puisse descendre l’orgueil humain:
-j’ai renoncé à mon <i>moi</i> et consenti à profiter sous
-une forme étrangère de caresses destinées à un
-autre!»</p>
-
-<p>Il en était là de son monologue quand un groom
-s’inclina devant lui avec tous les signes du plus profond
-respect, en lui demandant quel cheval il monterait
-aujourd’hui...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[108]</a></span></p>
-
-<p>Voyant qu’il ne répondait pas, le groom se hasarda,
-tout effrayé d’une telle hardiesse, à murmurer:</p>
-
-<p>«Vultur ou Rustem? ils ne sont pas sortis depuis
-huit jours.</p>
-
-<p>&mdash;Rustem,» répondit Octave-Labinski, comme il
-eût dit Vultur, mais le dernier nom s’était accroché
-à son esprit distrait.</p>
-
-<p>Il s’habilla de cheval et partit pour le bois de Boulogne,
-voulant faire prendre un bain d’air à son
-exaltation nerveuse.</p>
-
-<p>Rustem, bête magnifique de la race Nedji, qui
-portait sur son poitrail, dans un sachet oriental de
-velours brodé d’or, ses titres de noblesse remontant
-aux premières années de l’hégire, n’avait pas besoin
-d’être excité. Il semblait comprendre la pensée de
-celui qui le montait, et dès qu’il eut quitté le pavé
-et pris la terre, il partit comme une flèche sans
-qu’Octave lui fît sentir l’éperon. Après deux heures
-d’une course furieuse, le cavalier et la bête rentrèrent
-à l’hôtel, l’un calmé, l’autre fumant et les naseaux
-rouges.</p>
-
-<p>Le comte supposé entra chez la comtesse, qu’il
-trouva dans son salon, vêtue d’une robe de taffetas
-blanc à volants étagés jusqu’à la ceinture, un nœud
-de rubans au coin de l’oreille, car c’était précisément
-le jeudi,&mdash;le jour où elle restait chez elle et
-recevait ses visites.</p>
-
-<p>«Eh bien, lui dit-elle avec un gracieux sourire,
-car la bouderie ne pouvait rester longtemps sur ses<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[109]</a></span>
-belles lèvres, avez-vous rattrapé votre mémoire en
-courant dans les allées du bois?</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, non, ma chère, répondit Octave
-Labinski; mais il faut que je vous fasse une confidence.</p>
-
-<p>&mdash;Ne connais-je pas d’avance toutes vos pensées?
-ne sommes-nous plus transparents l’un pour
-l’autre?</p>
-
-<p>&mdash;Hier, je suis allé chez ce médecin dont on parle
-tant.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, le docteur Balthazar Cherbonneau, qui a
-fait un long séjour aux Indes et a, dit-on, appris
-des brahmes une foule de secrets plus merveilleux
-les uns que les autres.&mdash;Vous vouliez même m’emmener;
-mais je ne suis pas curieuse,&mdash;car je sais
-que vous m’aimez, et cette science me suffit.</p>
-
-<p>&mdash;Il a fait devant moi des expériences si étranges,
-opéré de tels prodiges, que j’en ai l’esprit troublé
-encore. Cet homme bizarre, qui dispose d’un pouvoir
-irrésistible, m’a plongé dans un sommeil magnétique
-si profond, qu’à mon réveil je ne me suis plus trouvé
-les mêmes facultés: j’avais perdu la mémoire de
-bien des choses; le passé flottait dans un brouillard
-confus: seul, mon amour pour vous était demeuré
-intact.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez eu tort, Olaf, de vous soumettre à
-l’influence de ce docteur. Dieu, qui a créé l’âme, a
-le droit d’y toucher; mais l’homme, en l’essayant,
-commet une action impie, dit d’un ton grave la
-comtesse Prascovie Labinska.&mdash;J’espère que vous<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[110]</a></span>
-n’y retournerez plus, et que, lorsque je vous dirai
-quelque chose d’aimable&mdash;en polonais,&mdash;vous me
-comprendrez comme autrefois.»</p>
-
-<p>Octave, pendant sa promenade à cheval, avait imaginé
-cette excuse de magnétisme pour pallier les
-bévues qu’il ne pouvait manquer d’entasser dans son
-existence nouvelle; mais il n’était pas au bout de
-ses peines.&mdash;Un domestique, ouvrant le battant de
-la porte, annonça un visiteur.</p>
-
-<p>«M. Octave de Saville.»</p>
-
-<p>Quoiqu’il dût s’attendre un jour ou l’autre à cette
-rencontre, le véritable Octave pâlit à ces simples
-mots comme si la trompette du jugement dernier
-lui eût brusquement éclaté à l’oreille. Il eut besoin
-de faire appel à tout son courage et de se dire qu’il
-avait l’avantage de la situation pour ne pas chanceler;
-instinctivement il enfonça ses doigts dans le
-dos d’une causeuse, et réussit ainsi à se maintenir
-debout avec une apparence ferme et tranquille.</p>
-
-<p>Le comte Olaf, revêtu de l’apparence d’Octave,
-s’avança vers la comtesse qu’il salua profondément.</p>
-
-<p>«M. le comte Labinski... M. Octave de Saville...»
-fit la comtesse Labinska en présentant les gentilshommes
-l’un à l’autre.</p>
-
-<p>Les deux hommes se saluèrent froidement en se
-lançant des regards fauves à travers le masque de
-marbre de la politesse mondaine, qui recouvre parfois
-tant d’atroces passions.</p>
-
-<p>«Vous m’avez tenu rigueur depuis Florence, monsieur
-Octave, dit la comtesse d’une voix amicale et<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[111]</a></span>
-familière, et j’avais peur de quitter Paris sans vous
-voir.&mdash;Vous étiez plus assidu à la villa Salviati, et
-vous comptiez alors parmi mes fidèles.</p>
-
-<p>&mdash;Madame, répondit d’un ton contraint le faux
-Octave, j’ai voyagé, j’ai été souffrant, malade même,
-et, en recevant votre gracieuse invitation, je me suis
-demandé si j’en profiterais, car il ne faut pas être
-égoïste et abuser de l’indulgence qu’on veut bien
-avoir pour un ennuyeux.</p>
-
-<p>&mdash;Ennuyé peut-être; ennuyeux, non, répliqua la
-comtesse; vous avez toujours été mélancolique,&mdash;mais
-un de vos poëtes ne dit-il pas de la mélancolie:</p>
-
-<p class="pp6 p1">Après l’oisiveté, c’est le meilleur des maux.</p>
-
-<p class="p1">&mdash;C’est un bruit que font courir les gens heureux
-pour se dispenser de plaindre ceux qui souffrent, dit
-Olaf-de Saville.»</p>
-
-<p>La comtesse jeta un regard d’une ineffable douceur
-sur le comte, enfermé dans la forme d’Octave, comme
-pour lui demander pardon de l’amour qu’elle lui
-avait involontairement inspiré.</p>
-
-<p>«Vous me croyez plus frivole que je ne suis; toute
-douleur vraie a ma pitié, et, si je ne puis la soulager,
-j’y sais compatir.&mdash;Je vous aurais voulu heureux,
-cher monsieur Octave; mais pourquoi vous êtes vous
-cloîtré dans votre tristesse, refusant obstinément la
-vie qui venait à vous avec ses bonheurs, ses enchantements
-et ses devoirs? Pourquoi avez-vous refusé
-l’amitié que je vous offrais?»</p>
-
-<p>Ces phrases si simples et si franches impressionnaient<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[112]</a></span>
-diversement les deux auditeurs.&mdash;Octave y
-entendait la confirmation de la sentence prononcée
-au jardin Salviati, par cette belle bouche que jamais
-ne souilla le mensonge; Olaf y puisait une preuve
-de plus de l’inaltérable vertu de la femme, qui ne
-pouvait succomber que par un artifice diabolique.
-Aussi une rage subite s’empara de lui en voyant son
-spectre animé par une autre âme installé dans sa
-propre maison, et il s’élança à la gorge du faux
-comte.</p>
-
-<p>«Voleur, brigand, scélérat, rends-moi ma peau!»</p>
-
-<p>A cette action si extraordinaire, la comtesse se
-pendit à la sonnette, des laquais emportèrent le
-comte.</p>
-
-<p>«Ce pauvre Octave est devenu fou!» dit Prascovie
-pendant qu’on emmenait Olaf, qui se débattait vainement.</p>
-
-<p>«Oui, répondit le véritable Octave, fou d’amour!
-Comtesse, vous êtes décidément trop belle!»</p>
-
-<h3 class="p4">XI</h3>
-
-<p class="p2">Deux heures après cette scène, le faux comte reçut
-du vrai une lettre fermée avec le cachet d’Octave de
-Saville,&mdash;le malheureux dépossédé n’en avait pas
-d’autres à sa disposition. Cela produisit un effet bizarre
-à l’usurpateur de l’entité d’Olaf Labinski de
-décacheter une missive scellée de ses armes, mais<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[113]</a></span>
-tout devait être singulier dans cette position anormale.</p>
-
-<p>La lettre contenait les lignes suivantes, tracées
-d’une main contrainte et d’une écriture qui semblait
-contrefaite, car Olaf n’avait pas l’habitude d’écrire
-avec les doigts d’Octave:</p>
-
-<p>«Lue par tout autre que par vous, cette lettre paraîtrait
-datée des Petites-Maisons, mais vous me
-comprendrez. Un concours inexplicable de circonstances
-fatales, qui ne se sont peut-être jamais produites
-depuis que la terre tourne autour du soleil,
-me force à une action que nul homme n’a faite. Je
-m’écris à moi-même et mets sur cette adresse un
-nom qui est le mien, un nom que vous m’avez volé
-avec ma personne. De quelles machinations ténébreuses
-suis-je victime, dans quel cercle d’illusions
-infernales ai-je mis le pied, je l’ignore;&mdash;vous le savez,
-sans doute. Ce secret, si vous n’êtes point un
-lâche, le canon de mon pistolet ou la pointe de mon
-épée vous le demandera sur un terrain où tout
-homme honorable ou infâme répond aux questions
-qu’on lui pose; il faut que demain l’un de nous ait
-cessé de voir la lumière du ciel. Ce large univers est
-maintenant trop étroit pour nous deux:&mdash;je tuerai
-mon corps habité par votre esprit imposteur ou vous
-tuerez le vôtre, où mon âme s’indigne d’être emprisonnée.&mdash;N’essayez
-pas de me faire passer pour fou,&mdash;j’aurai
-le courage d’être raisonnable, et, partout
-où je vous rencontrerai, je vous insulterai avec une
-politesse de gentilhomme, avec un sang-froid de diplomate;<span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[114]</a></span>
-les moustaches de M. le comte Olaf Labinski
-peuvent déplaire à M. Octave de Saville, et
-tous les jours on se marche sur le pied à la sortie de
-l’Opéra, mais j’espère que mes phrases, bien qu’obscures,
-n’auront aucune ambiguïté pour vous, et que
-mes témoins s’entendront parfaitement avec les vôtres
-pour l’heure, le lieu et les conditions du combat.»</p>
-
-<p>Cette lettre jeta Octave dans une grande perplexité.
-Il ne pouvait refuser le cartel du comte, et cependant
-il lui répugnait de se battre avec lui-même, car il
-avait gardé pour son ancienne enveloppe une certaine
-tendresse. L’idée d’être obligé à ce combat par quelque
-outrage éclatant le fit se décider pour l’acceptation,
-quoique, à la rigueur, il pût mettre à son
-adversaire la camisole de force de la folie et lui arrêter
-ainsi le bras, mais ce moyen violent répugnait
-à sa délicatesse. Si, entraîné par une passion inéluctable,
-il avait commis un acte répréhensible et caché
-l’amant sous le masque de l’époux pour triompher
-d’une vertu au-dessus de toutes les séductions, il
-n’était pas pourtant un homme sans honneur et sans
-courage; ce parti extrême, il ne l’avait d’ailleurs pris
-qu’après trois ans de luttes et de souffrances, au
-moment où sa vie, consumée par l’amour, allait lui
-échapper. Il ne connaissait pas le comte; il n’était
-pas son ami; il ne lui devait rien, et il avait profité
-du moyen hasardeux que lui offrait le docteur Balthazar
-Cherbonneau.</p>
-
-<p>Où prendre des témoins? sans doute parmi les<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[115]</a></span>
-amis du comte; mais Octave, depuis un jour qu’il
-habitait l’hôtel, n’avait pu se lier avec eux.</p>
-
-<p>Sur la cheminée s’arrondissaient deux coupes de
-céladon craquelé, dont les anses étaient formées par
-des dragons d’or. L’une contenait des bagues, des
-épingles, des cachets et autres menus bijoux;&mdash;l’autre
-des cartes de visite où, sous des couronnes de
-duc, de marquis, de comte, en gothique, en ronde,
-en anglaise, étaient inscrits par des graveurs habiles
-une foule de noms polonais, russes, hongrois, allemands,
-italiens, espagnols, attestant l’existence voyageuse
-du comte, qui avait des amis dans tous les
-pays.</p>
-
-<p>Octave en prit deux au hasard: le comte Zamoieczki
-et le marquis de Sepulveda.&mdash;Il ordonna
-d’atteler et se fit conduire chez eux. Il les trouva l’un
-et l’autre. Ils ne parurent pas surpris de la requête
-de celui qu’ils prenaient pour le comte Olaf Labinski.&mdash;Totalement
-dénués de la sensibilité des témoins
-bourgeois, ils ne demandèrent pas si l’affaire pouvait
-s’arranger et gardèrent un silence de bon goût
-sur le motif de la querelle, en parfaits gentilshommes
-qu’ils étaient.</p>
-
-<p>De son côté, le comte véritable, ou, si vous l’aimez
-mieux, le faux Octave, était en proie à un embarras
-pareil; il se souvint d’Alfred Humbert et de Gustave
-Raimbault, au déjeuner duquel il avait refusé d’assister,
-et il les décida à le servir en cette rencontre.&mdash;Les
-deux jeunes gens marquèrent quelque étonnement
-de voir engager dans un duel leur ami, qui<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[116]</a></span>
-depuis un an n’avait presque pas quitté sa chambre,
-et dont ils savaient l’humeur plus pacifique que batailleuse;
-mais, lorsqu’il leur eut dit qu’il s’agissait
-d’un combat à mort pour un motif qui ne devait pas
-être révélé, ils ne firent plus d’objections et se rendirent
-à l’hôtel Labinski.</p>
-
-<p>Les conditions furent bientôt réglées. Une pièce
-d’or jetée en l’air décida de l’arme, les adversaires
-ayant déclaré que l’épée ou le pistolet leur convenait
-également. On devait se rendre au bois de Boulogne
-à six heures du matin dans l’avenue des Poteaux,
-près de ce toit de chaume soutenu par des piliers
-rustiques, à cette place libre d’arbres où le sable
-tassé présente une arène propre à ces sortes de combats.</p>
-
-<p>Lorsque tout fut convenu, il était près de minuit,
-et Octave se dirigea vers la porte de l’appartement
-de Prascovie. Le verrou était tiré comme la veille,
-et la voix moqueuse de la comtesse lui jeta cette raillerie
-à travers la porte:</p>
-
-<p>«Revenez quand vous saurez le polonais, je suis
-trop patriote pour recevoir un étranger chez moi.»</p>
-
-<p>Le matin, le docteur Cherbonneau, qu’Octave avait
-prévenu, arriva portant une trousse d’instruments
-de chirurgie et un paquet de bandelettes.&mdash;Ils
-montèrent ensemble en voiture. MM. Zamoieczki
-et de Sepulveda suivaient dans leur coupé.</p>
-
-<p>«Eh bien, mon cher Octave, dit le docteur, l’aventure
-tourne donc déjà au tragique? J’aurais dû
-laisser dormir le comte dans votre corps une huitaine<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[117]</a></span>
-de jours sur mon divan. J’ai prolongé au delà
-de cette limite des sommeils magnétiques. Mais on
-a beau avoir étudié la sagesse chez les brahmes, les
-pandits et les sanniâsys de l’Inde, on oublie toujours
-quelque chose, et il se trouve des imperfections au
-plan le mieux combiné. Mais comment la comtesse
-Prascovie a-t-elle accueilli son amoureux de Florence
-ainsi déguisé?</p>
-
-<p>&mdash;Je crois, répondit Octave, qu’elle m’a reconnu
-malgré ma métamorphose, ou bien c’est son ange
-gardien qui lui a soufflé à l’oreille de se méfier de
-moi; je l’ai trouvée aussi chaste, aussi froide, aussi
-pure que la neige du pôle. Sous une forme aimée,
-son âme exquise devinait sans doute une âme étrangère.&mdash;Je
-vous disais bien que vous ne pouviez rien
-pour moi; je suis plus malheureux encore que lorsque
-vous m’avez fait votre première visite.</p>
-
-<p>&mdash;Qui pourrait assigner une borne aux facultés de
-l’âme, dit le docteur Balthazar Cherbonneau d’un
-air pensif, surtout lorsqu’elle n’est altérée par aucune
-pensée terrestre, souillée par aucun limon humain,
-et se maintient telle qu’elle est sortie des
-mains du Créateur dans la lumière, la contemplation
-de l’amour?&mdash;Oui, vous avez raison, elle vous a
-reconnu; son angélique pudeur a frissonné sous le
-regard du désir et, par instinct, s’est voilée de ses ailes
-blanches. Je vous plains, mon pauvre Octave! votre
-mal est en effet irrémédiable.&mdash;Si nous étions au
-moyen âge, je vous dirais: Entrez dans un cloître.</p>
-
-<p>&mdash;J’y ai souvent pensé,» répondit Octave.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[118]</a></span></p>
-
-<p>On était arrivé.&mdash;Le coupé du faux Octave stationnait
-déjà à l’endroit désigné.</p>
-
-<p>Le bois présentait à cette heure matinale un aspect
-véritablement pittoresque que la fashion lui fait
-perdre dans la journée: l’on était à ce point de l’été
-où le soleil n’a pas encore eu le temps d’assombrir
-le vert du feuillage; des teintes fraîches, transparentes,
-lavées par la rosée de la nuit, nuançaient les
-massifs, et il s’en dégageait un parfum de jeune végétation.
-Les arbres, à cet endroit, sont particulièrement
-beaux, soit qu’ils aient rencontré un terrain
-plus favorable, soit qu’ils survivent seuls d’une plantation
-ancienne, leurs troncs vigoureux, plaqués de
-mousse ou satinés d’une écorce d’argent, s’agrafent
-au sol par des racines noueuses, projettent des branches
-aux coudes bizarres, et pourraient servir de
-modèles aux études des peintres et des décorateurs
-qui vont bien loin en chercher de moins remarquables.
-Quelques oiseaux que les bruits du jour font
-taire pépiaient gaiement sous la feuillée; un lapin
-furtif traversait en trois bonds le sable de l’allée et
-courait se cacher dans l’herbe, effrayé du bruit des
-roues.</p>
-
-<p>Ces poésies de la nature surprise en déshabillé occupaient
-peu, comme vous le pensez, les deux adversaires
-et leurs témoins.</p>
-
-<p>La vue du docteur Cherbonneau fit une impression
-désagréable sur le comte Olaf Labinski; mais il se
-remit bien vite.</p>
-
-<p>L’on mesura les épées, l’on assigna les places aux<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[119]</a></span>
-combattants, qui, après avoir mis habit bas, tombèrent
-en garde pointe contre pointe.</p>
-
-<p>Les témoins crièrent: «Allez!»</p>
-
-<p>Dans tout duel, quel que soit l’acharnement des
-adversaires, il y a un moment d’immobilité solennelle;
-chaque combattant étudie son ennemi en silence
-et fait son plan, méditant l’attaque et se préparant
-à la riposte; puis les épées se cherchent,
-s’agacent, se tâtent pour ainsi dire sans se quitter:
-cela dure quelques secondes, qui paraissent des minutes,
-des heures, à l’anxiété des assistants.</p>
-
-<p>Ici, les conditions du duel, en apparence ordinaires
-pour les spectateurs, étaient si étranges pour
-les combattants, qu’ils restèrent ainsi en garde plus
-longtemps que de coutume. En effet, chacun avait
-devant soi son propre corps et devait enfoncer l’acier
-dans une chair qui lui appartenait encore la veille.&mdash;Le
-combat se compliquait d’une sorte de suicide
-non prévue, et, quoique braves tous deux, Octave et
-le comte éprouvaient une instinctive horreur à se
-trouver l’épée à la main en face de leurs fantômes et
-prêts à fondre sur eux-mêmes.</p>
-
-<p>Les témoins impatientés allaient crier encore une
-fois: «Messieurs, mais allez donc!» lorsque les fers
-se froissèrent enfin sur leurs carres.</p>
-
-<p>Quelques attaques furent parées avec prestesse de
-part et d’autre.</p>
-
-<p>Le comte, grâce à son éducation militaire, était
-un habile tireur; il avait moucheté le plastron des
-maîtres les plus célèbres; mais, s’il possédait toujours<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[120]</a></span>
-la théorie, il n’avait plus pour l’exécution ce
-bras nerveux habitué à tailler des croupières aux
-Mourides de Schamyl; c’était le faible poignet d’Octave
-qui tenait son épée.</p>
-
-<p>Au contraire, Octave, dans le corps du comte, se
-trouvait une vigueur inconnue, et, quoique moins
-savant, il écartait toujours de sa poitrine le fer qui
-la cherchait.</p>
-
-<p>Vainement Olaf s’efforçait d’atteindre son adversaire
-et risquait des bottes hasardeuses. Octave, plus
-froid et plus ferme, déjouait toutes les feintes.</p>
-
-<p>La colère commençait à s’emparer du comte, dont
-le jeu devenait nerveux et désordonné. Quitte à rester
-Octave de Saville, il voulait tuer ce corps imposteur
-qui pouvait tromper Prascovie, pensée qui le
-jetait en d’inexprimables rages.</p>
-
-<p>Au risque de se faire transpercer, il essaya un
-coup droit pour arriver, à travers son propre corps,
-à l’âme et à la vie de son rival; mais l’épée d’Octave
-se lia autour de la sienne avec un mouvement si
-preste, si sec, si irrésistible, que le fer, arraché de
-son poing, jaillit en l’air et alla tomber quelques pas
-plus loin.</p>
-
-<p>La vie d’Olaf était à la discrétion d’Octave: il
-n’avait qu’à se fendre pour le percer de part en part.&mdash;La
-figure du comte se crispa, non qu’il eût peur
-de la mort, mais il pensait qu’il allait laisser sa
-femme à ce voleur de corps, que rien désormais ne
-pourrait démasquer.</p>
-
-<p>Octave, loin de profiter de son avantage, jeta son<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[121]</a></span>
-épée, et, faisant signe aux témoins de ne pas intervenir,
-marcha vers le comte stupéfait, qu’il prit
-par le bras et qu’il entraîna dans l’épaisseur du
-bois.</p>
-
-<p>«Que me voulez-vous? dit le comte. Pourquoi ne
-pas me tuer lorsque vous pouvez le faire? Pourquoi
-ne pas continuer le combat, après m’avoir laissé reprendre
-mon épée, s’il vous répugnait de frapper un
-homme sans armes? Vous savez bien que le soleil ne
-doit pas projeter ensemble nos deux ombres sur le
-sable, et qu’il faut que la terre absorbe l’un de
-nous.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez-moi patiemment, répondit Octave. Votre
-bonheur est entre mes mains. Je puis garder
-toujours ce corps où je loge aujourd’hui et qui vous
-appartient en propriété légitime: je me plais à le
-reconnaître maintenant qu’il n’y a pas de témoins
-près de nous, et que les oiseaux seuls, qui n’iront
-pas le redire, peuvent nous entendre; si nous recommençons
-le duel, je vous tuerai. Le comte Olaf Labinski,
-que je représente du moins mal que je peux,
-est plus fort à l’escrime qu’Octave de Saville, dont
-vous avez maintenant la figure, et que je serai forcé,
-bien à regret, de supprimer; et cette mort, quoique
-non réelle, puisque mon âme y survivrait, désolerait
-ma mère.»</p>
-
-<p>Le comte, reconnaissant la vérité de ces observations,
-garda un silence qui ressemblait à une sorte
-d’acquiescement.</p>
-
-<p>«Jamais, continua Octave, vous ne parviendrez,<span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[122]</a></span>
-si je m’y oppose, à vous réintégrer dans votre individualité;
-vous voyez à quoi ont abouti vos deux
-essais. D’autres tentatives vous feraient prendre pour
-un monomane. Personne ne croira un mot de vos
-allégations, et, lorsque vous prétendrez être le comte
-Olaf Labinski, tout le monde vous éclatera de rire au
-nez, comme vous avez déjà pu vous en convaincre.
-On vous enfermera, et vous passerez le reste de votre
-vie à protester sous les douches que vous êtes effectivement
-l’époux de la belle comtesse Prascovie Labinska.
-Les âmes compatissantes diront en vous entendant:
-Ce pauvre Octave! Vous serez méconnu
-comme le Chabert de Balzac, qui voulait prouver
-qu’il n’était pas mort.»</p>
-
-<p>Cela était si mathématiquement vrai, que le comte
-abattu laissa tomber sa tête sur sa poitrine.</p>
-
-<p>«Puisque vous êtes pour le moment Octave de
-Saville, vous avez sans doute fouillé ses tiroirs, feuilleté
-ses papiers; et vous n’ignorez pas qu’il nourrit
-depuis trois ans pour la comtesse Prascovie Labinska
-un amour éperdu, sans espoir, qu’il a vainement
-tenté de s’arracher du cœur et qui ne s’en ira qu’avec
-sa vie, s’il ne le suit pas encore dans la tombe.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je le sais, fit le comte en se mordant les
-lèvres.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, pour parvenir à elle j’ai employé un
-moyen horrible, effrayant, et qu’une passion délirante
-pouvait seule risquer; le docteur Cherbonneau
-a tenté pour moi une œuvre à faire reculer les thaumaturges
-de tous les pays et de tous les siècles. Après<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[123]</a></span>
-nous avoir tous deux plongés dans le sommeil, il a
-fait magnétiquement changer nos âmes d’enveloppe.
-Miracle inutile! Je vais vous rendre votre corps:
-Prascovie ne m’aime pas! Dans la forme de l’époux
-elle a reconnu l’âme de l’amant; son regard s’est
-glacé sur le seuil de la chambre conjugale comme
-au jardin de la villa Salviati.»</p>
-
-<p>Un chagrin si vrai se trahissait dans l’accent d’Octave,
-que le comte ajouta foi à ses paroles.</p>
-
-<p>«Je suis un amoureux, ajouta Octave en souriant,
-et non pas un voleur; et, puisque le seul bien que
-j’aie désiré sur cette terre ne peut m’appartenir, je
-ne vois pas pourquoi je garderai vos titres, vos châteaux,
-vos terres, votre argent, vos chevaux, vos armes.&mdash;Allons,
-donnez-moi le bras, ayons l’air réconciliés,
-remercions nos témoins, prenons avec nous
-le docteur Cherbonneau, et retournons au laboratoire
-magique d’où nous sommes sortis transfigurés; le
-vieux brahme saura bien défaire ce qu’il a fait.»</p>
-
-<p>«Messieurs, dit Octave, soutenant pour quelques
-minutes encore le rôle du comte Olaf Labinski, nous
-avons échangé, mon adversaire et moi, des explications
-confidentielles qui rendent la continuation du
-combat inutile. Rien n’éclaircit les idées entre honnêtes
-gens comme de froisser un peu le fer.»</p>
-
-<p>MM. Zamoieczki et Sepulveda remontèrent dans
-leur voiture. Alfred Humbert et Gustave Raimbaud
-regagnèrent leur coupé.&mdash;Le comte Olaf Labinski,
-Octave de Saville et le docteur Balthazar se dirigèrent
-grand train vers la rue du Regard.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[124]</a></span></p>
-
-<h3 class="p4">XII</h3>
-
-<p class="p2">Pendant le trajet du bois de Boulogne à la rue du
-Regard, Octave de Saville dit au docteur Cherbonneau:</p>
-
-<p>«Mon cher docteur, je vais mettre encore une fois
-votre science à l’épreuve: il faut réintégrer nos
-âmes chacune dans son domicile habituel.&mdash;Cela ne
-doit pas vous être difficile; j’espère que M. le comte
-Labinski ne vous en voudra pas pour lui avoir fait
-changer un palais contre une chaumière et loger
-quelques heures sa personnalité brillante dans mon
-pauvre individu. Vous possédez d’ailleurs une puissance
-à ne craindre aucune vengeance.»</p>
-
-<p>Après avoir fait un signe d’acquiescement, le docteur
-Balthazar Cherbonneau dit: «L’opération sera
-beaucoup plus simple cette fois-ci que l’autre; les
-imperceptibles filaments qui retiennent l’âme au corps
-ont été brisés récemment chez vous et n’ont pas eu
-le temps de se renouer, et vos volontés ne feront pas
-cet obstacle qu’oppose au magnétiseur la résistance
-instinctive du magnétisé. M. le comte pardonnera
-sans doute à un vieux savant comme moi de n’avoir
-pu résister au plaisir de pratiquer une expérience
-pour laquelle on ne trouve pas beaucoup de sujets,
-puisque cette tentative n’a servi d’ailleurs qu’à confirmer
-avec éclat une vertu qui pousse la délicatesse<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[125]</a></span>
-jusqu’à la divination, et triomphe là où toute autre
-eût succombé. Vous regarderez, si vous voulez,
-comme un rêve bizarre cette transformation passagère,
-et peut-être plus tard ne serez-vous pas fâché
-d’avoir éprouvé cette sensation étrange que très-peu
-d’hommes ont connue, celle d’avoir habité deux
-corps.&mdash;La métempsychose n’est pas une doctrine
-nouvelle; mais, avant de transmigrer dans une autre
-existence, les âmes boivent la coupe d’oubli, et tout
-le monde ne peut pas, comme Pythagore, se souvenir
-d’avoir assisté à la guerre de Troie.</p>
-
-<p>&mdash;Le bienfait de me réinstaller dans mon individualité,
-répondit poliment le comte, équivaut au
-désagrément d’en avoir été exproprié, cela soit dit
-sans aucune mauvaise intention pour M. Octave de
-Saville que je suis encore et que je vais cesser d’être.»</p>
-
-<p>Octave sourit avec les lèvres du comte Labinski à
-cette phrase, qui n’arrivait à son adresse qu’à travers
-une enveloppe étrangère, et le silence s’établit
-entre ces trois personnages, à qui leur situation
-anormale rendait toute conversation difficile.</p>
-
-<p>Le pauvre Octave songeait à son espoir évanoui,
-et ses pensées n’étaient pas, il faut l’avouer, précisément
-couleur de rose. Comme tous les amants rebutés,
-il se demandait encore pourquoi il n’était pas
-aimé&mdash;comme si l’amour avait un pourquoi! la
-seule raison qu’on en puisse donner est le <i>parce
-que</i>, réponse logique dans son laconisme entêté, que
-les femmes opposent à toutes les questions embarrassantes.
-Cependant il se reconnaissait vaincu et<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[126]</a></span>
-sentait que le ressort de la vie, retendu chez lui un
-instant par le docteur Cherbonneau, était de nouveau
-brisé et bruissait dans son cœur comme celui d’une
-montre qu’on a laissée tomber à terre. Octave n’aurait
-pas voulu causer à sa mère le chagrin de son
-suicide, et il cherchait un endroit où s’éteindre silencieusement
-de son chagrin inconnu sous le nom
-scientifique d’une maladie plausible. S’il eût été
-peintre, poëte ou musicien, il aurait cristallisé sa
-douleur en chefs-d’œuvre, et Prascovie vêtue de
-blanc, couronnée d’étoiles, pareille à la Béatrice de
-Dante, aurait plané sur son inspiration comme un
-ange lumineux; mais, nous l’avons dit en commençant
-cette histoire, bien qu’instruit et distingué,
-Octave n’était pas un de ces esprits d’élite qui impriment
-sur ce monde la trace de leur passage. Ame
-obscurément sublime, il ne savait qu’aimer et mourir.</p>
-
-<p>La voiture entra dans la cour du vieil hôtel de la
-rue du Regard, cour au pavé serti d’herbe verte où
-les pas des visiteurs avaient frayé un chemin et que
-les hautes murailles grises des constructions inondaient
-d’ombres froides comme celles qui tombent
-des arcades d’un cloître: le Silence et l’Immobilité
-veillaient sur le seuil comme deux statues invisibles
-pour protéger la méditation du savant.</p>
-
-<p>Octave et le comte descendirent, et le docteur
-franchit le marchepied d’un pas plus leste qu’on
-n’aurait pu l’attendre de son âge et sans s’appuyer
-au bras que le valet de pied lui présentait avec cette<span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[127]</a></span>
-politesse que les laquais de grande maison affectent
-pour les personnes faibles ou âgées.</p>
-
-<p>Dès que les doubles portes se furent refermées
-sur eux, Olaf et Octave se sentirent enveloppés par
-cette chaude atmosphère qui rappelait au docteur
-celle de l’Inde et où seulement il pouvait respirer à
-l’aise, mais qui suffoquait presque les gens qui
-n’avaient pas été comme lui torréfiés trente ans aux
-soleils tropicaux. Les incarnations de Wishnou grimaçaient
-toujours dans leurs cadres, plus bizarres au
-jour qu’à la lumière; Shiva, le dieu bleu, ricanait
-sur son socle, et Dourga, mordant sa lèvre calleuse
-de ses dents de sanglier, semblait agiter son chapelet
-de crânes. Le logis gardait son impression mystérieuse
-et magique.</p>
-
-<p>Le docteur Balthazar Cherbonneau conduisit ses
-deux sujets dans la pièce où s’était opérée la première
-transformation; il fit tourner le disque de
-verre de la machine électrique, agita les tiges de fer
-du baquet mesmérien, ouvrit les bouches de chaleur
-de façon à faire monter rapidement la température,
-lut deux ou trois lignes sur des papyrus si anciens
-qu’ils ressemblaient à de vieilles écorces prêtes à
-tomber en poussière, et, lorsque quelques minutes
-furent écoulées, il dit à Octave et au comte:</p>
-
-<p>«Messieurs, je suis à vous; voulez-vous que nous
-commencions?»</p>
-
-<p>Pendant que le docteur se livrait à ces préparatifs,
-des réflexions inquiétantes passaient par la tête du
-comte.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[128]</a></span></p>
-
-<p>«Lorsque je serai endormi, que va faire de mon
-âme ce vieux magicien à figure de macaque qui
-pourrait bien être le diable en personne?&mdash;La restituera-t-il
-à mon corps ou l’emportera-t-il en enfer
-avec lui? Cet échange qui doit me rendre mon bien
-n’est-il qu’un nouveau piége, une combinaison machiavélique
-pour quelque sorcellerie dont le but
-m’échappe? Pourtant, ma position ne saurait guère
-empirer. Octave possède mon corps, et, comme il le
-disait très-bien ce matin, en le réclamant sous ma
-figure actuelle je me ferais enfermer comme fou.
-S’il avait voulu se débarrasser définitivement de moi,
-il n’avait qu’à pousser la pointe de son épée; j’étais
-désarmé, à sa merci; la justice des hommes n’avait
-rien à y voir; les formes du duel étaient parfaitement
-régulières et tout s’était passé selon l’usage.&mdash;Allons!
-pensons à Prascovie, et pas de terreur enfantine!
-Essayons du seul moyen qui me reste de la
-reconquérir!»</p>
-
-<p>Et il prit comme Octave la tige de fer que le docteur
-Balthazar Cherbonneau lui présentait.</p>
-
-<p>Fulgurés par les conducteurs de métal chargés à
-outrance de fluide magnétique, les deux jeunes gens
-tombèrent bientôt dans un anéantissement si profond
-qu’il eût ressemblé à la mort pour toute personne
-non prévenue: le docteur fit les passes, accomplit les
-rites, prononça les syllabes comme la première fois,
-et bientôt deux petites étincelles apparurent au-dessus
-d’Octave et du comte avec un tremblement lumineux;
-le docteur reconduisit à sa demeure primitive<span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[129]</a></span>
-l’âme du comte Olaf Labinski, qui suivit d’un
-vol empressé le geste du magnétiseur.</p>
-
-<p>Pendant ce temps, l’âme d’Octave s’éloignait lentement
-du corps d’Olaf, et, au lieu de rejoindre le
-sien, s’élevait, s’élevait comme toute joyeuse d’être
-libre, et ne paraissait pas se soucier de rentrer dans
-sa prison. Le docteur se sentit pris de pitié pour cette
-Psyché qui palpitait des ailes, et se demanda si c’était
-un bienfait de la ramener vers cette vallée de misère.
-Pendant cette minute d’hésitation, l’âme montait
-toujours. Se rappelant son rôle, M. Cherbonneau
-répéta de l’accent le plus impérieux l’irrésistible monosyllabe
-et fit une passe fulgurante de volonté; la
-petite lueur tremblotante était déjà hors du cercle
-d’attraction, et, traversant la vitre supérieure de la
-croisée, elle disparut.</p>
-
-<p>Le docteur cessa des efforts qu’il savait superflus et
-réveilla le comte, qui, en se voyant dans un miroir
-avec ses traits habituels, poussa un cri de joie, jeta
-un coup d’œil sur le corps toujours immobile d’Octave
-comme pour se prouver qu’il était bien définitivement
-débarrassé de cette enveloppe, et s’élança
-dehors, après avoir salué de la main M. Balthazar
-Cherbonneau.</p>
-
-<p>Quelques instants après, le roulement sourd d’une
-voiture sous la voûte se fit entendre, et le docteur
-Balthazar Cherbonneau resta seul face à face avec le
-cadavre d’Octave de Saville.</p>
-
-<p>«Par la trompe de Ganésa! s’écria l’élève du
-brahme d’Elephanta lorsque le comte fut parti, voilà<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[130]</a></span>
-une fâcheuse affaire; j’ai ouvert la porte de la cage,
-l’oiseau s’est envolé, et le voilà déjà hors de la sphère
-de ce monde, si loin que le sannyâsi Brahma-Logum
-lui-même ne le rattraperait pas; je reste avec un
-corps sur les bras. Je puis bien le dissoudre dans un
-bain corrosif si énergique qu’il n’en resterait pas un
-atome appréciable, ou en faire en quelques heures
-une momie de Pharaon pareille à celles qu’enferment
-ces boîtes bariolées d’hiéroglyphes; mais on commencerait
-des enquêtes, on fouillerait mon logis, on
-ouvrirait mes caisses, on me ferait subir toutes sortes
-d’interrogatoires ennuyeux...»</p>
-
-<p>Ici, une idée lumineuse traversa l’esprit du docteur;
-il saisit une plume et traça rapidement quelques
-lignes sur une feuille de papier qu’il serra dans
-le tiroir de sa table.</p>
-
-<p>Le papier contenait ces mots:</p>
-
-<p>«N’ayant ni parents, ni collatéraux, je lègue tous
-mes biens à M. Octave de Saville, pour qui j’ai une
-affection particulière,&mdash;à la charge de payer un legs
-de cent mille francs à l’hôpital brahminique de Ceylan,
-pour les animaux vieux, fatigués ou malades, de
-servir douze cents francs de rente viagère à mon domestique
-indien et à mon domestique anglais, et de
-remettre à la bibliothèque Mazarine le manuscrit
-des lois de Manou.»</p>
-
-<p>Ce testament fait à un mort par un vivant n’est
-pas une des choses les moins bizarres de ce conte
-invraisemblable et pourtant réel; mais cette singularité
-va s’expliquer sur-le-champ.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[131]</a></span></p>
-
-<p>Le docteur toucha le corps d’Octave de Saville, que
-la chaleur de la vie n’avait pas encore abandonné,
-regarda dans la glace son visage ridé, tanné et rugueux
-comme une peau de chagrin, d’un air singulièrement
-dédaigneux, et faisant sur lui le geste avec
-lequel on jette un vieil habit lorsque le tailleur vous
-en apporte un neuf, il murmura la formule du sannyâsi
-Brahma-Logum.</p>
-
-<p>Aussitôt le corps du docteur Balthazar Cherbonneau
-roula comme foudroyé sur le tapis, et celui
-d’Octave de Saville se redressa fort, alerte et vivace.</p>
-
-<p>Octave-Cherbonneau se tint debout quelques minutes
-devant cette dépouille maigre, osseuse et livide
-qui, n’étant plus soutenue par l’âme puissante qui
-la vivifiait tout à l’heure, offrit presque aussitôt les
-signes de la plus extrême sénilité, et prit rapidement
-une apparence cadavéreuse.</p>
-
-<p>«Adieu, pauvre lambeau humain, misérable guenille
-percée au coude, élimée sur toutes les coutures,
-que j’ai traînée soixante-dix ans dans les cinq parties
-du monde! tu m’as fait un assez bon service, et je
-ne te quitte pas sans quelque regret. On s’habitue
-l’un et l’autre à vivre si longtemps ensemble! mais
-avec cette jeune enveloppe, que ma science aura
-bientôt rendue robuste, je pourrai étudier, travailler,
-lire encore quelques mots du grand livre, sans que
-la mort le ferme au paragraphe le plus intéressant
-en disant: «C’est assez!»</p>
-
-<p>Cette oraison funèbre adressée à lui-même, Octave-Cherbonneau
-sortit d’un pas tranquille pour<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[132]</a></span>
-aller prendre possession de sa nouvelle existence.</p>
-
-<p>Le comte Olaf Labinski était retourné à son hôtel
-et avait fait demander tout de suite si la comtesse
-pouvait le recevoir.</p>
-
-<p>Il la trouva assise sur un banc de mousse, dans la
-serre, dont les panneaux de cristal relevés à demi
-laissaient passer un air tiède et lumineux, au milieu
-d’une véritable forêt vierge de plantes exotiques et
-tropicales; elle lisait Novalis, un des auteurs les plus
-subtils, les plus raréfiés, les plus immatériels qu’ait
-produits le spiritualisme allemand; la comtesse n’aimait
-pas les livres qui peignent la vie avec des couleurs
-réelles et fortes,&mdash;et la vie lui paraissait un
-peu grossière à force d’avoir vécu dans un monde
-d’élégance, d’amour et de poésie.</p>
-
-<p>Elle jeta son livre et leva lentement les yeux vers
-le comte. Elle craignait de rencontrer encore dans
-les prunelles noires de son mari ce regard ardent,
-orageux, chargé de pensées mystérieuses, qui l’avait
-si péniblement troublée et qui lui semblait&mdash;appréhension
-folle, idée extravagante,&mdash;le regard
-d’un autre!</p>
-
-<p>Dans les yeux d’Olaf éclatait une joie sereine, brûlait
-d’un feu égal un amour chaste et pur; l’âme
-étrangère qui avait changé l’expression de ses traits
-s’était envolée pour toujours: Prascovie reconnut
-aussitôt son Olaf adoré, et une rapide rougeur de
-plaisir nuança ses joues transparentes.&mdash;Quoiqu’elle
-ignorât les transformations opérées par le docteur
-Cherbonneau, sa délicatesse de sensitive avait pressenti<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[133]</a></span>
-tous ces changements sans pourtant qu’elle s’en
-rendît compte.</p>
-
-<p>«Que lisiez-vous là, chère Prascovie? dit Olaf en
-ramassant sur la mousse le livre relié de maroquin
-bleu.&mdash;Ah! l’histoire de Henri d’Ofterdingen,&mdash;c’est
-le même volume que je suis allé vous chercher
-à franc étrier à Mohilev,&mdash;un jour que vous aviez
-manifesté à table le désir de l’avoir. A minuit il était
-sur votre guéridon, à côté de votre lampe; mais
-aussi Ralph en est resté poussif!</p>
-
-<p>&mdash;Et je vous ai dit que jamais plus je ne manifesterais
-la moindre fantaisie devant vous. Vous êtes du
-caractère de ce grand d’Espagne qui priait sa maîtresse
-de ne pas regarder les étoiles, puisqu’il ne
-pouvait les lui donner.</p>
-
-<p>&mdash;Si tu en regardais une, répondit le comte, j’essayerais
-de monter au ciel et de l’aller demander à
-Dieu.»</p>
-
-<p>Tout en écoutant son mari, la comtesse repoussait
-une mèche révoltée de ses bandeaux qui scintillait
-comme une flamme dans un rayon d’or. Ce
-mouvement avait fait glisser sa manche et mis à nu
-son beau bras que cerclait au poignet le lézard constellé
-de turquoises qu’elle portait le jour de cette
-apparition aux Cascines, si fatale pour Octave.</p>
-
-<p>«Quelle peur, dit le comte, vous a causée jadis ce
-pauvre petit lézard que j’ai tué d’un coup de badine
-lorsque, pour la première fois, vous êtes descendue
-au jardin sur mes instantes prières! Je le fis mouler
-en or et orner de quelques pierres; mais, même à<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[134]</a></span>
-l’état de bijou, il vous semblait toujours effrayant, et
-ce n’est qu’au bout d’un certain temps que vous
-vous décidâtes à le porter.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! j’y suis habituée tout à fait maintenant, et
-c’est de mes joyaux celui que je préfère, car il me
-rappelle un bien cher souvenir.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, reprit le comte; ce jour-là, nous convînmes
-que, le lendemain, je vous ferais demander officiellement
-en mariage à votre tante.»</p>
-
-<p>La comtesse, qui retrouvait le regard, l’accent du
-vrai Olaf, se leva, rassurée d’ailleurs par ces détails
-intimes, lui sourit, lui prit le bras et fit avec lui
-quelques tours dans la serre, arrachant au passage,
-de sa main restée libre, quelques fleurs dont elle
-mordait les pétales de ses lèvres fraîches, comme
-cette Vénus de Schiavone qui mange des roses.</p>
-
-<p>«Puisque vous avez si bonne mémoire aujourd’hui,
-dit-elle en jetant la fleur qu’elle coupait de ses dents
-de perle, vous devez avoir retrouvé l’usage de votre
-langue maternelle... que vous ne saviez plus hier.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! répondit le comte en polonais, c’est celle
-que mon âme parlera dans le ciel pour te dire que
-je t’aime, si les âmes gardent au paradis un langage
-humain.»</p>
-
-<p>Prascovie, tout en marchant, inclina doucement
-sa tête sur l’épaule d’Olaf.</p>
-
-<p>«Cher cœur, murmura-t-elle, vous voilà tel que
-je vous aime. Hier vous me faisiez peur, et je vous ai
-fui comme un étranger.»</p>
-
-<p>Le lendemain, Octave de Saville, animé par l’esprit<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[135]</a></span>
-du vieux docteur, reçut une lettre liserée de noir,
-qui le priait d’assister aux service, convoi et enterrement
-de M. Balthazar Cherbonneau.</p>
-
-<p>Le docteur, revêtu de sa nouvelle apparence, suivit
-son ancienne dépouille au cimetière, se vit enterrer,
-écouta d’un air de componction fort bien joué les
-discours que l’on prononça sur sa fosse, et dans lesquels
-on déplorait la perte irréparable que venait de
-faire la science; puis il retourna rue Saint-Lazare, et
-attendit l’ouverture du testament qu’il avait écrit en
-sa faveur.</p>
-
-<p>Ce jour-là on lut aux <i>faits divers</i> dans les journaux
-du soir:</p>
-
-<p>«M. le docteur Balthazar Cherbonneau, connu par
-le long séjour qu’il a fait aux Indes, ses connaissances
-philologiques et ses cures merveilleuses, a été trouvé
-mort, hier, dans son cabinet de travail. L’examen
-minutieux du corps éloigne entièrement l’idée d’un
-crime. M. Cherbonneau a sans doute succombé à des
-fatigues intellectuelles excessives ou péri dans quelque
-expérience audacieuse. On dit qu’un testament
-olographe découvert dans le bureau du docteur lègue
-à la bibliothèque Mazarine des manuscrits extrêmement
-précieux, et nomme pour son héritier un
-jeune homme appartenant à une famille distinguée,
-M. O. de S.»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[136]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[137]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">JETTATURA</h2>
-
-<h3 class="p4">I</h3>
-
-<p class="p2"><i>Le Léopold</i>, superbe bateau à vapeur toscan qui
-fait le trajet de Marseille à Naples, venait de doubler
-la pointe de Procida. Les passagers étaient tous sur
-le pont, guéris du mal de mer par l’aspect de la
-terre, plus efficace que les bonbons de Malte et
-autres recettes employées en pareil cas.</p>
-
-<p>Sur le tillac, dans l’enceinte réservée aux premières
-places, se tenaient des Anglais tâchant de se
-séparer les uns des autres le plus possible et de tracer
-autour d’eux un cercle de démarcation infranchissable;
-leurs figures splénétiques étaient soigneusement
-rasées, leurs cravates ne faisaient pas un faux
-pli, leurs cols de chemise roides et blancs ressemblaient
-à des angles de papier Bristol; des gants de
-peau de Suède tout frais recouvraient leurs mains,
-et le vernis de lord Elliot miroitait sur leurs chaussures
-neuves. On eût dit qu’ils sortaient d’un des
-compartiments de leurs nécessaires; dans leur tenue<span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[138]</a></span>
-correcte, aucun des petits désordres de toilette, conséquence
-ordinaire du voyage. Il y avait là des lords,
-des membres de la chambre des Communes, des
-marchands de la Cité, des tailleurs de Regent’s street
-et des couteliers de Sheffields tous convenables, tous
-graves, tous immobiles, tous ennuyés. Les femmes
-ne manquaient pas non plus, car les Anglaises ne
-sont pas sédentaires comme les femmes des autres
-pays, et profitent du plus léger prétexte pour quitter
-leur île. Auprès des ladies et des mistresses, beautés
-à leur automne, vergetées des couleurs de la couperose,
-rayonnaient, sous leur voile de gaze bleue, de
-jeunes misses au tein pétri de crème et de fraises,
-aux brillantes spirales de cheveux blonds, aux dents
-longues et blanches rappelant les types affectionnés
-par les keepsakes, et justifiant les gravures d’outre-Manche
-du reproche de mensonge qu’on leur adresse
-souvent. Ces charmantes personnes modulaient, chacune
-de son côté, avec le plus délicieux accent britannique,
-la phrase sacramentelle: «<i>Vedi Napoli e
-poi mori</i>,» consultaient leur Guide de voyage ou prenaient
-note de leurs impressions sur leur carnet,
-sans faire la moindre attention aux œillades à la
-don Juan de quelques fats parisiens qui rôdaient autour
-d’elles, pendant que les mamans irritées murmuraient
-à demi-voix contre l’impropriété française.</p>
-
-<p>Sur la limite du quartier aristocratique se promenaient,
-fumant des cigares, trois ou quatre jeunes
-gens qu’à leur chapeau de paille ou de feutre gris,
-à leurs paletots-sacs constellés de larges boutons de<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[139]</a></span>
-corne, à leur vaste pantalon de coutil, il était facile
-de reconnaître pour des artistes, indication que confirmaient
-d’ailleurs leurs moustaches à la Van Dyck,
-leurs cheveux bouclés à la Rubens ou coupés en
-brosse à la Paul Véronèse; ils tâchaient, mais dans
-un tout autre but que les dandies, de saisir quelques
-profils de ces beautés que leur peu de fortune les empêchait
-d’approcher de plus près, et cette préoccupation
-les distrayait un peu du magnifique panorama
-étalé devant leurs yeux.</p>
-
-<p>A la pointe du navire, appuyés au bastingage ou
-assis sur des paquets de cordages enroulés, étaient
-groupés les pauvres gens des troisièmes places, achevant
-les provisions que les nausées leur avaient fait
-garder intactes, et n’ayant pas un regard pour le
-plus admirable spectacle du monde, car le sentiment
-de la nature est le privilége des esprits cultivés, que
-les nécessités matérielles de la vie n’absorbent pas
-entièrement.</p>
-
-<p>Il faisait beau; les vagues bleues se déroulaient à
-larges plis, ayant à peine la force d’effacer le sillage
-du bâtiment; la fumée du tuyau, qui formait les
-nuages de ce ciel splendide, s’en allait lentement en
-légers flocons d’ouate, et les palettes des roues se
-démenant dans une poussière diamantée où le soleil
-suspendait des iris, brassaient l’eau avec une
-activité joyeuse, comme si elles eussent eu la conscience
-de la proximité du port.</p>
-
-<p>Cette longue ligne de collines qui, de Pausilippe
-au Vésuve, dessine le golfe merveilleux au fond duquel<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[140]</a></span>
-Naples se repose comme une nymphe marine
-se séchant sur la rive après le bain, commençait
-à prononcer ses ondulations violettes, et se détachait
-en traits plus fermes de l’azur éclatant du ciel; déjà
-quelques points de blancheur, piquant le fond plus
-sombre des terres, trahissaient la présence des villas
-répandues dans la campagne. Des voiles de bateaux
-pêcheurs rentrant au port glissaient sur le bleu
-uni comme des plumes de cygne promenées par la
-brise, et montraient l’activité humaine sur la majestueuse
-solitude de la mer.</p>
-
-<p>Après quelques tours de roue, le château Saint-Elme
-et le couvent Saint-Martin se profilèrent d’une
-façon distincte au sommet de la montagne où Naples
-s’adosse, par-dessus les dômes des églises, les terrasses
-des hôtels, les toits des maisons, les façades
-des palais, et les verdures des jardins encore vaguement
-ébauchés dans une vapeur lumineuse.&mdash;Bientôt
-le château de l’Œuf, accroupi sur son écueil lavé
-d’écume, sembla s’avancer vers le bateau à vapeur,
-et le môle avec son phare s’allongea comme un bras
-tenant un flambeau.</p>
-
-<p>A l’extrémité de la baie, le Vésuve, plus rapproché,
-changea les teintes bleuâtres dont l’éloignement le
-revêtait pour des tons plus vigoureux et plus solides;
-ses flancs se sillonnèrent de ravines et de coulées de
-laves refroidies, et de son cône tronqué comme des
-trous d’une cassolette, sortirent très-visiblement
-de petits jets de fumée blanche qu’un souffle de vent
-faisait trembler.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[141]</a></span></p>
-
-<p>On distinguait nettement Chiatamone, Pizzo Falcone,
-le quai de Santa Lucia, tout bordé d’hôtels, le
-Palazzo Reale avec ses rangées de balcons, le Palazzo
-Nuovo flanqué de ses tours à moucharabys, l’Arsenal,
-et les vaisseaux de toutes nations, entremêlant leurs
-mâts et leurs espars comme les arbres d’un bois dépouillé
-de feuilles, lorsque sortit de sa cabine un passager
-qui ne s’était pas fait voir de toute la traversée,
-soit que le mal de mer l’eût retenu dans son cadre,
-soit que par sauvagerie il n’eût pas voulu se mêler
-au reste des voyageurs, ou bien que ce spectacle,
-nouveau pour la plupart, lui fût dès longtemps familier
-et ne lui offrît plus d’intérêt.</p>
-
-<p>C’était un jeune homme de vingt-six à vingt-huit
-ans, ou du moins auquel on était tenté d’attribuer
-cet âge au premier abord, car lorsqu’on le
-regardait avec attention on le trouvait ou plus jeune
-ou plus vieux, tant sa physionomie énigmatique mélangeait
-la fraîcheur et la fatigue. Ses cheveux d’un
-blond obscur tiraient sur cette nuance que les Anglais
-appellent <i>auburn</i>, et s’incendiaient au soleil de reflets
-cuivrés et métalliques, tandis que dans l’ombre
-ils paraissaient presque noirs; son profil offrait des
-lignes purement accusées, un front dont un phrénologue
-eût admiré les protubérances, un nez d’une
-noble courbe aquiline, des lèvres bien coupées, et un
-menton dont la rondeur puissante faisait penser aux
-médailles antiques; et cependant tous ces traits,
-beaux en eux-mêmes, ne composaient point un ensemble
-agréable. Il leur manquait cette mystérieuse<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[142]</a></span>
-harmonie qui adoucit les contours et les fond les uns
-dans les autres. La légende parle d’un peintre italien
-qui, voulant représenter l’archange rebelle, lui composa
-un masque de beautés disparates, et arriva
-ainsi à un effet de terreur bien plus grand qu’au
-moyen des cornes, des sourcils circonflexes et de la
-bouche en rictus. Le visage de l’étranger produisait
-une impression de ce genre. Ses yeux surtout étaient
-extraordinaires; les cils noirs qui les bordaient contrastaient
-avec la couleur gris pâle des prunelles et
-le ton châtain brûlé des cheveux. Le peu d’épaisseur
-des os du nez les faisait paraître plus rapprochés
-que les mesures des principes de dessin ne le permettent,
-et, quant à leur expression, elle était vraiment
-indéfinissable. Lorsqu’ils ne s’arrêtaient sur
-rien, une vague mélancolie, une tendresse languissante
-s’y peignaient dans une lueur humide; s’ils se
-fixaient sur quelque personne ou quelque objet, les
-sourcils se rapprochaient, se crispaient, et modelaient
-une ride perpendiculaire dans la peau du
-front: les prunelles, de grises devenaient vertes, se
-tigraient de points noirs, se striaient de fibrilles jaunes;
-le regard en jaillissait aigu, presque blessant;
-puis tout reprenait sa placidité première, et le personnage
-à tournure méphistophélique redevenait un
-jeune homme du monde,&mdash;membre du Jockey-Club,
-si vous voulez,&mdash;allant passer la saison à
-Naples, et satisfait de mettre le pied sur un pavé de
-lave moins mobile que le pont du <i>Léopold</i>.</p>
-
-<p>Sa tenue était élégante sans attirer l’œil par aucun<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[143]</a></span>
-détail voyant: une redingote bleu foncé, une cravate
-noire à pois dont le nœud n’avait rien d’apprêté ni
-de négligé non plus, un gilet de même dessin que la
-cravate, un pantalon gris clair, tombant sur une
-botte fine, composaient sa toilette; la chaîne qui retenait
-sa montre était d’or tout uni, et un cordon de
-soie plate suspendait son pince-nez; sa main bien
-gantée agitait une petite canne mince en cep de vigne
-tordu terminé par un écusson d’argent.</p>
-
-<p>Il fit quelques pas sur le pont, laissant errer vaguement
-son regard vers la rive qui se rapprochait et
-sur laquelle on voyait rouler les voitures, fourmiller
-la population et stationner ces groupes d’oisifs pour
-qui l’arrivée d’une diligence ou d’un bateau à vapeur
-est un spectacle toujours intéressant et toujours neuf
-quoiqu’ils l’aient contemplé mille fois.</p>
-
-<p>Déjà se détachait du quai une escadrille de canots,
-de chaloupes, qui se préparaient à l’assaut du <i>Léopold</i>,
-chargés d’un équipage de garçons d’hôtel, de
-domestiques de place, de facchini et autres canailles
-variées habituées à considérer l’étranger comme une
-proie; chaque barque faisait force de rames pour arriver
-la première, et les mariniers échangeaient,
-selon la coutume, des injures, des vociférations capables
-d’effrayer des gens peu au fait des mœurs de
-la basse classe napolitaine.</p>
-
-<p>Le jeune homme aux cheveux <i>auburn</i> avait, pour
-mieux saisir les détails du point de vue qui se déroulait
-devant lui, posé son lorgnon double sur son
-nez; mais son attention, détournée du spectacle sublime<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[144]</a></span>
-de la baie par le concert de criailleries qui
-s’élevait de la flottille, se concentra sur les canots;
-sans doute le bruit l’importunait, car ses sourcils se
-contractèrent, la ride de son front se creusa, et le
-gris de ses prunelles prit une teinte jaune.</p>
-
-<p>Une vague inattendue, venue du large et courant
-sur la mer, ourlée d’une frange d’écume, passa sous
-le bateau à vapeur, qu’elle souleva et laissa retomber
-lourdement, se brisa sur le quai en millions de
-paillettes, mouilla les promeneurs tout surpris de
-cette douche subite, et fit, par la violence de son
-ressac, s’entre-choquer si rudement les embarcations,
-que trois ou quatre facchini tombèrent à
-l’eau. L’accident n’était pas grave, car ces drôles
-nagent tous comme des poissons ou des dieux marins,
-et quelques secondes après ils reparurent, les
-cheveux collés aux tempes, crachant l’eau amère par
-la bouche et les narines, et aussi étonnés, à coup
-sûr, de ce plongeon, que put l’être Télémaque, fils
-d’Ulysse, lorsque Minerve, sous la figure du sage
-Mentor, le lança du haut d’une roche à la mer pour
-l’arracher à l’amour d’Eucharis.</p>
-
-<p>Derrière le voyageur bizarre, à distance respectueuse,
-restait debout, auprès d’un entassement de
-malles, un petit groom, espèce de vieillard de quinze
-ans, gnome en livrée, ressemblant à ces nains que
-la patience chinoise élève dans des potiches pour les
-empêcher de grandir; sa face plate, où le nez faisait
-à peine saillie, semblait avoir été comprimée dès l’enfance,
-et ses yeux à fleur de tête avaient cette douceur<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[145]</a></span>
-que certains naturalistes trouvent à ceux du
-crapaud. Aucune gibbosité n’arrondissait ses épaules
-ni ne bombait sa poitrine; cependant il faisait naître
-l’idée d’un bossu, quoiqu’on eût vainement cherché
-sa bosse. En somme, c’était un groom très-convenable,
-qui eût pu se présenter sans entraînement aux
-races d’Ascott ou aux courses de Chantilly; tout gentlemen-rider
-l’eût accepté sur sa mauvaise mine. Il
-était déplaisant, mais irréprochable en son genre,
-comme son maître.</p>
-
-<p>L’on débarqua; les porteurs, après des échanges
-d’injures plus qu’homériques, se divisèrent les étrangers
-et les bagages, et prirent le chemin des différents
-hôtels dont Naples est abondamment pourvu.</p>
-
-<p>Le voyageur au lorgnon et son groom se dirigèrent
-vers l’hôtel de Rome, suivis d’une nombreuse
-phalange de robustes facchini qui faisaient semblant
-de suer et de haleter sous le poids d’un carton à chapeau
-ou d’une légère boîte, dans l’espoir naïf d’un plus
-large pourboire, tandis que quatre ou cinq de leurs
-camarades, mettant en relief des muscles aussi puissants
-que ceux de l’Hercule qu’on admire au Studj,
-poussaient une charrette à bras où ballottaient deux
-malles de grandeur médiocre et de pesanteur modérée.</p>
-
-<p>Quand on fut arrivé aux portes de l’hôtel et que le
-<i>padron di casa</i> eut désigné au nouveau survenant l’appartement
-qu’il devait occuper, les porteurs, bien
-qu’ils eussent reçu environ le triple du prix de leur
-course, se livrèrent à des gesticulations effrénées et à
-des discours où les formules suppliantes se mêlaient<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[146]</a></span>
-aux menaces dans la proportion la plus comique; ils
-parlaient tous à la fois avec une volubilité effrayante,
-réclamant un surcroît de paye, et jurant leurs grands
-dieux qu’ils n’avaient pas été suffisamment récompensés
-de leur fatigue.&mdash;Paddy, resté seul pour
-leur tenir tête, car son maître, sans s’inquiéter de
-ce tapage, avait déjà gravi l’escalier, ressemblait à un
-singe entouré par une meute de dogues: il essaya,
-pour calmer cet ouragan de bruit, un petit bout de
-harangue dans sa langue maternelle, c’est-à-dire en
-anglais. La harangue obtint peu de succès. Alors, fermant
-les poings et ramenant ses bras à la hauteur de
-sa poitrine, il prit une pose de boxe très-correcte à
-la grande hilarité des facchini, et d’un coup droit
-digne d’Adams ou de Tom Cribbs et porté au creux
-de l’estomac, il envoya le géant de la bande rouler
-les quatre fers en l’air sur les dalles de lave du pavé.</p>
-
-<p>Cet exploit mit en fuite la troupe; le colosse se releva
-lourdement, tout brisé de sa chute; et sans chercher
-à tirer vengeance de Paddy, il s’en alla frottant
-de sa main, avec force contorsions, l’empreinte bleuâtre
-qui commençait à iriser sa peau, persuadé qu’un
-démon devait être caché sous la jaquette de ce macaque,
-bon tout au plus à faire de l’équitation sur le
-dos d’un chien, et qu’il aurait cru pouvoir renverser
-d’un souffle.</p>
-
-<p>L’étranger, ayant fait appeler le <i>padron di casa</i>
-lui demanda si une lettre à l’adresse de M. Paul d’Aspremont
-n’avait pas été remise à l’hôtel de Rome;
-l’hôtelier répondit qu’une lettre portant cette suscription<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[147]</a></span>
-attendait, en effet, depuis une semaine, dans
-le casier des correspondances, et il s’empressa de
-l’aller chercher.</p>
-
-<p>La lettre, enfermée dans une épaisse enveloppe de
-papier cream-lead azuré et vergé, scellée d’un cachet
-de cire aventurine, était écrite de ce caractère penché
-aux pleins anguleux, aux déliés cursifs, qui dénote
-une haute éducation aristocratique, et que possèdent,
-un peu trop uniformément peut-être, les jeunes
-Anglaises de bonne famille.</p>
-
-<p>Voici ce que contenait ce pli, ouvert par M. d’Aspremont
-avec une hâte qui n’avait peut-être pas la
-seule curiosité pour motif:</p>
-
-<p class="pi4 p1">«Mon cher monsieur Paul,</p>
-
-<p class="p1">«Nous sommes arrivés à Naples depuis deux
-mois. Pendant le voyage fait à petites journées mon
-oncle s’est plaint amèrement de la chaleur, des moustiques,
-du vin, du beurre, des lits; il jurait qu’il
-faut être véritablement fou pour quitter un confortable
-cottage, à quelques milles de Londres, et se promener
-sur des routes poussiéreuses bordées d’auberges
-détestables, où d’honnêtes chiens anglais ne
-voudraient pas passer une nuit; mais tout en grognant
-il m’accompagnait, et je l’aurais mené au bout du
-monde; il ne se porte pas plus mal et moi je me porte
-mieux.&mdash;Nous sommes installés sur le bord de la
-mer, dans une maison blanchie à la chaux et enfouie
-dans une sorte de forêt vierge d’orangers, de citronniers,
-de myrtes, de lauriers-roses et autres végétations<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[148]</a></span>
-exotiques.&mdash;Du haut de la terrasse on jouit
-d’une vue merveilleuse, et vous y trouverez tous les
-soirs une tasse de thé ou une limonade à la neige, à
-votre choix. Mon oncle, que vous avez fasciné, je ne
-sais pas comment, sera enchanté de vous serrer la
-main. Est-il nécessaire d’ajouter que votre servante
-n’en sera pas fâchée non plus, quoique vous lui
-ayez coupé les doigts avec votre bague, en lui disant
-adieu sur la jetée de Folkestone.</p>
-
-<p class="pr4">«<span class="smcap">Alicia W.</span>»</p>
-
-<h3 class="p4">II</h3>
-
-<p class="p2">Paul d’Aspremont, après s’être fait servir à dîner
-dans sa chambre, demanda une calèche. Il y en a
-toujours qui stationnent autour des grands hôtels,
-n’attendant que la fantaisie des voyageurs; le désir
-de Paul fut donc accompli sur-le-champ. Les chevaux
-de louage napolitains sont maigres à faire paraître
-Rossinante surchargé d’embonpoint; leurs têtes décharnées,
-leurs côtes apparentes comme des cercles
-de tonneaux, leur échine saillante toujours écorchée,
-semblent implorer à titre de bienfait le couteau de
-l’équarrisseur, car donner de la nourriture aux animaux
-est regardé comme un soin superflu par l’insouciance
-méridionale; les harnais, rompus la plupart
-du temps, ont des suppléments de corde, et
-quand le cocher a rassemblé ses guides et fait clapper<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[149]</a></span>
-sa langue pour décider le départ, on croirait que les
-chevaux vont s’évanouir et la voiture se dissiper en
-fumée comme le carrosse de Cendrillon lorsqu’elle
-revient du bal passé minuit, malgré l’ordre de la fée.
-Il n’en est rien cependant; les rosses se roidissent
-sur leurs jambes et, après quelques titubations,
-prennent un galop qu’elles ne quittent plus: le cocher
-leur communique son ardeur, et la mèche de
-son fouet sait faire jaillir la dernière étincelle de vie
-cachée dans ces carcasses. Cela piaffe, agite la tête,
-se donne des airs fringants, écarquille l’œil, élargit
-la narine, et soutient une allure que n’égaleraient
-pas les plus rapides trotteurs anglais. Comment ce
-phénomène s’accomplit-il, et quelle puissance fait
-courir ventre à terre des bêtes mortes? C’est ce que
-nous n’expliquerons pas. Toujours est-il que ce miracle
-a lieu journellement à Naples et que personne
-n’en témoigne de surprise.</p>
-
-<p>La calèche de M. Paul d’Aspremont volait à travers
-la foule compacte, rasant les boutiques d’acquajoli
-aux guirlandes de citrons, les cuisines de fritures ou
-de macaronis en plein vent, les étalages de fruits de
-mer et les tas de pastèques disposés sur la voie publique
-comme les boulets dans les parcs d’artillerie.
-A peine si les lazzaroni couchés le long des murs, enveloppés
-de leurs cabans, daignaient retirer leurs
-jambes pour les soustraire à l’atteinte des attelages;
-de temps à autre, un corricolo, filant entre ses grandes
-roues écarlates, passait encombré d’un monde
-de moines, de nourrices, de facchini et de polissons,<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[150]</a></span>
-à côté de la calèche dont il frisait l’essieu au milieu
-d’un nuage de poussière et de bruit. Les corricoli
-sont proscrits maintenant, et il est défendu d’en
-créer de nouveaux; mais on peut ajouter une caisse
-neuve à de vieilles roues, ou des roues neuves à une
-vieille caisse; moyen ingénieux qui permet à ces bizarres
-véhicules de durer longtemps encore à la
-grande satisfaction des amateurs de couleur locale.</p>
-
-<p>Notre voyageur ne prêtait qu’une attention fort
-distraite à ce spectacle animé et pittoresque qui eût
-certes absorbé un touriste n’ayant pas trouvé à l’hôtel
-de Rome un billet à son adresse, signé <span class="smcap">Alicia W.</span></p>
-
-<p>Il regardait vaguement la mer limpide et bleue,
-où se distinguaient, dans une lumière brillante, et
-nuancées par le lointain de teintes d’améthyste et de
-saphir, les belles îles semées en éventail à l’entrée
-du golfe, Capri, Ischia, Nisida, Procida, dont les
-noms harmonieux résonnent comme des dactyles
-grecs, mais son âme n’était pas là; elle volait à tire-d’aile
-du côté de Sorrente, vers la petite maison
-blanche enfouie dans la verdure dont parlait la lettre
-d’Alicia. En ce moment la figure de M. d’Aspremont
-n’avait pas cette expression indéfinissablement déplaisante
-qui la caractérisait quand une joie intérieure
-n’en harmonisait pas les perfections disparates:
-elle était vraiment belle et sympathique, pour
-nous servir d’un mot cher aux Italiens; l’arc de ses
-sourcils était détendu; les coins de sa bouche ne
-s’abaissaient pas dédaigneusement, et une lueur
-tendre illuminait ses yeux calmes:&mdash;on eût parfaitement<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[151]</a></span>
-compris en le voyant alors les sentiments
-que semblaient indiquer à son endroit les phrases
-demi-tendres, demi-moqueuses écrites sur le papier
-cream-lead. Son originalité soutenue de beaucoup
-de distinction ne devait pas déplaire à une jeune
-miss, librement élevée à la manière anglaise par un
-vieil oncle très-indulgent.</p>
-
-<p>Au train dont le cocher poussait ses bêtes, l’on
-eût bientôt dépassé Chiaja, la Marinella, et la calèche
-roula dans la campagne sur cette route remplacée
-aujourd’hui par un chemin de fer. Une poussière
-noire, pareille à du charbon pilé, donne un aspect
-plutonique à toute cette plage que recouvre un ciel
-étincelant et que lèche une mer du plus suave azur;
-c’est la suie du Vésuve tamisée par le vent qui saupoudre
-cette rive, et fait ressembler les maisons de
-Portici et de Torre del Greco à des usines de Birmingham.
-M. d’Aspremont ne s’occupa nullement du
-contraste de la terre d’ébène et du ciel de saphir, il
-lui tardait d’être arrivé. Les plus beaux chemins sont
-longs lorsque miss Alicia vous attend au bout, et qu’on
-lui a dit adieu il y a six mois sur la jetée de Folkestone:
-le ciel et la mer de Naples y perdent leur
-magie.</p>
-
-<p>La calèche quitta la route, prit un chemin de traverse,
-et s’arrêta devant une porte formée de deux
-piliers de briques blanchies, surmontées d’urnes de
-terre rouge, où des aloès épanouissaient leurs feuilles
-pareilles à des lames de fer blanc et pointues comme
-des poignards. Une claire-voie peinte en vert servait<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[152]</a></span>
-de fermeture. La muraille était remplacée par une
-haie de cactus, dont les pousses faisaient des coudes
-difformes et entremêlaient inextricablement leurs
-raquettes épineuses.</p>
-
-<p>Au-dessus de la haie, trois ou quatre énormes figuiers
-étalaient par masses compactes leurs larges
-feuilles d’un vert métallique avec une vigueur de
-végétation tout africaine; un grand pin parasol balançait
-son ombelle, et c’est à peine si, à travers les
-interstices de ces frondaisons luxuriantes, l’œil pouvait
-démêler la façade de la maison brillant par plaques
-blanches derrière ce rideau touffu.</p>
-
-<p>Une servante basanée, aux cheveux crépus, et si
-épais que le peigne s’y serait brisé, accourut au bruit
-de la voiture, ouvrit la claire-voie, et, précédant
-M. d’Aspremont dans une allée de lauriers-roses dont
-les branches lui caressaient la joue avec leurs fleurs,
-elle le conduisit à la terrasse où miss Alicia Ward
-prenait le thé en compagnie de son oncle.</p>
-
-<p>Par un caprice très-convenable chez une jeune
-fille blasée sur tous les conforts et toutes les élégances,
-et peut-être aussi pour contrarier son oncle,
-dont elle raillait les goûts bourgeois, miss Alicia
-avait choisi, de préférence à des logis civilisés, cette
-villa, dont les maîtres voyageaient, et qui était restée
-plusieurs années sans habitants. Elle trouvait
-dans ce jardin abandonné, et presque revenu à l’état
-de nature, une poésie sauvage qui lui plaisait; sous
-l’actif climat de Naples, tout avait poussé avec une
-activité prodigieuse. Orangers, myrtes, grenadiers,<span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[153]</a></span>
-limons, s’en étaient donné à cœur joie, et les branches,
-n’ayant plus à craindre la serpette de l’émondeur,
-se donnaient la main d’un bout de l’allée à
-l’autre, ou pénétraient familièrement dans les chambres
-par quelque vitre brisée.&mdash;Ce n’était pas,
-comme dans le Nord, la tristesse d’une maison déserte,
-mais la gaieté folle et la pétulance heureuse
-de la nature du Midi livrée à elle-même; en l’absence
-du maître, les végétaux exubérants se donnaient le
-plaisir d’une débauche de feuilles, de fleurs, de fruits
-et de parfums; ils reprenaient la place que l’homme
-leur dispute.</p>
-
-<p>Lorsque le commodore&mdash;c’est ainsi qu’Alicia appelait
-familièrement son oncle&mdash;vit ce fourré impénétrable
-et à travers lequel on n’aurait pu s’avancer
-qu’à l’aide d’un sabre d’abatage, comme dans les
-forêts d’Amérique, il jeta les hauts cris et prétendit
-que sa nièce était décidément folle. Mais Alicia lui
-promit gravement de faire pratiquer de la porte
-d’entrée au salon et du salon à la terrasse un passage
-suffisant pour un tonneau de malvoisie&mdash;seule
-concession qu’elle pouvait accorder au positivisme
-avunculaire.&mdash;Le commodore se résigna, car il ne
-savait pas résister à sa nièce, et en ce moment,
-assis vis-à-vis d’elle sur la terrasse, il buvait à petits
-coups, sous prétexte de thé, une grande tasse de
-rhum.</p>
-
-<p>Cette terrasse, qui avait principalement séduit la
-jeune miss, était en effet fort pittoresque, et mérite
-une description particulière, car Paul d’Aspremont<span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[154]</a></span>
-y reviendra souvent, et il faut peindre le décor des
-scènes que l’on raconte.</p>
-
-<p>On montait à cette terrasse, dont les pans à pic
-dominaient un chemin creux, par un escalier de larges
-dalles disjointes où prospéraient de vivaces herbes
-sauvages. Quatre colonnes frustes, tirées de quelque
-ruine antique et dont les chapiteaux perdus avaient
-été remplacés par des dés de pierre, soutenaient un
-treillage de perches enlacées et plafonnées de vigne.
-Des garde-fous tombaient en nappes et en guirlandes
-les lambruches et les plantes pariétaires. Au pied des
-murs, le figuier d’Inde, l’aloès, l’arbousier poussaient
-dans un désordre charmant, et au delà d’un bois que
-dépassait un palmier et trois pins d’Italie, la vue
-s’étendait sur des ondulations de terrain semées de
-blanches villas, s’arrêtait sur la silhouette violâtre
-du Vésuve, ou se perdait sur l’immensité bleue de
-la mer.</p>
-
-<p>Lorsque M. Paul d’Aspremont parut au sommet de
-l’escalier, Alicia se leva, poussa un petit cri de joie
-et fit quelques pas à sa rencontre. Paul lui prit la
-main à l’anglaise, mais la jeune fille éleva cette main
-prisonnière à la hauteur des lèvres de son ami avec
-un mouvement plein de gentillesse enfantine et de
-coquetterie ingénue.</p>
-
-<p>Le commodore essaya de se dresser sur ses jambes
-un peu goutteuses, et il y parvint après quelques
-grimaces de douleur qui contrastaient comiquement
-avec l’air de jubilation épanoui sur sa large face; il
-s’approcha d’un pas assez alerte pour lui du charmant<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[155]</a></span>
-groupe des deux jeunes gens, et tenailla la
-main de Paul de manière à lui mouler les doigts
-en creux les uns contre les autres, ce qui est la
-suprême expression de la vieille cordialité britannique.</p>
-
-<p>Miss Alicia Ward appartenait à cette variété d’Anglaises
-brunes qui réalisent un idéal dont les conditions
-semblent se contrarier: c’est-à-dire une peau
-d’une blancheur éblouissante à rendre jaune le lait,
-la neige, le lis, l’albâtre, la cire vierge, et tout ce qui
-sert aux poëtes à faire des comparaisons blanches;
-des lèvres de cerise, et des cheveux aussi noirs que
-la nuit sur les ailes du corbeau. L’effet de cette opposition
-est irrésistible et produit une beauté à part
-dont on ne saurait trouver l’équivalent ailleurs.&mdash;Peut-être
-quelques Circassiennes élevées dès l’enfance
-au sérail offrent-t-elles ce teint miraculeux, mais il
-faut nous en fier là-dessus aux exagérations de la
-poésie orientale et aux gouaches de Léwis représentant
-les harems du Caire. Alicia était assurément le
-type le plus parfait de ce genre de beauté.</p>
-
-<p>L’ovale allongé de sa tête, son teint d’une incomparable
-pureté, son nez fin, mince, transparent, ses
-yeux d’un bleu sombre frangés de longs cils qui
-palpitaient sur ses joues rosées comme des papillons
-noirs lorsqu’elle abaissait ses paupières, ses lèvres
-colorées d’une pourpre éclatante, ses cheveux tombant
-en volutes brillantes comme des rubans de satin
-de chaque côté de ses joues et de son col de cygne,
-témoignaient en faveur de ces romanesques figures<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[156]</a></span>
-de femmes de Maclise, qui, à l’Exposition universelle,
-semblaient de charmantes impostures.</p>
-
-<p>Alicia portait une robe de grenadine à volants festonnés
-et brodés de palmettes rouges, qui s’accordaient
-à merveille avec les tresses de corail à petits
-grains composant sa coiffure, son collier et ses bracelets;
-cinq pampilles suspendues à une perle de corail
-à facettes tremblaient au lobe de ses oreilles
-petites et délicatement enroulées.&mdash;Si vous blâmez
-cet abus du corail, songez que nous sommes à Naples,
-et que les pêcheurs sortent tout exprès de la
-mer pour vous présenter ces branches que l’air
-rougit.</p>
-
-<p>Nous vous devons, après le portrait de miss Alicia
-Ward, ne fût-ce que pour faire opposition, tout
-au moins une caricature du commodore à la manière
-de Hogarth.</p>
-
-<p>Le commodore, âgé de quelque soixante ans, présentait
-cette particularité d’avoir la face d’un cramoisi
-uniformément enflammé, sur lequel tranchaient des
-sourcils blancs et des favoris de même couleur, et
-taillés en côtelettes, ce qui le rendait pareil à un
-vieux Peau Rouge qui se serait tatoué avec de la craie.
-Les coups de soleil, inséparables d’un voyage d’Italie,
-avaient ajouté quelques couches de plus à cette ardente
-coloration, et le commodore faisait involontairement
-penser à une grosse praline entourée de
-coton. Il était habillé des pieds à la tête, veste, gilet,
-pantalon et guêtres, d’une étoffe vigogne d’un
-gris vineux, et que le tailleur avait dû affirmer, sur<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[157]</a></span>
-son honneur, être la nuance la plus à la mode et la
-mieux portée, en quoi peut-être ne mentait-il pas.
-Malgré ce teint enluminé et ce vêtement grotesque,
-le commodore n’avait nullement l’air commun. Sa
-propreté rigoureuse, sa tenue irréprochable et ses
-grandes manières indiquaient le parfait gentleman,
-quoiqu’il eût plus d’un rapport extérieur avec les
-Anglais de vaudeville comme les parodient Hoffmann
-ou Levassor. Son caractère, c’était d’adorer sa nièce
-et de boire beaucoup de porto et de rhum de la Jamaïque
-pour entretenir l’humide radical, d’après la
-méthode du caporal Trimm.</p>
-
-<p>«Voyez comme je me porte bien maintenant et
-comme je suis belle! Regardez mes couleurs; je n’en
-ai pas encore autant que mon oncle; cela ne viendra
-pas, il faut l’espérer.&mdash;Pourtant ici j’ai du rose, du
-vrai rose, dit Alicia en passant sur sa joue son doigt
-effilé terminé par un ongle luisant comme l’agate;
-j’ai engraissé aussi, et l’on ne sent plus ces pauvres
-petites salières qui me faisaient tant de peine lorsque
-j’allais au bal. Dites, faut-il être coquette pour se priver
-pendant trois mois de la compagnie de son fiancé,
-afin qu’après l’absence il vous retrouve fraîche et
-superbe!»</p>
-
-<p>Et en débitant cette tirade du ton enjoué et sautillant
-qui lui était familier, Alicia se tenait debout
-devant Paul comme pour provoquer et défier son
-examen.</p>
-
-<p>«N’est-ce pas, ajouta le commodore, qu’elle est
-robuste à présent et superbe comme ces filles de<span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[158]</a></span>
-Procida qui portent des amphores grecques sur la
-tête?</p>
-
-<p>&mdash;Assurément, commodore, répondit Paul; miss
-Alicia n’est pas devenue plus belle, c’était impossible,
-mais elle est visiblement en meilleure santé que
-lorsque, par coquetterie, à ce qu’elle prétend, elle
-m’a imposé cette pénible séparation.»</p>
-
-<p>Et son regard s’arrêtait avec une fixité étrange sur
-la jeune fille posée devant lui.</p>
-
-<p>Soudain les jolies couleurs roses qu’elle se vantait
-d’avoir conquises disparurent des joues d’Alicia,
-comme la rougeur du soir quitte les joues de neige
-de la montagne quand le soleil s’enfonce à l’horizon;
-toute tremblante, elle porta la main à son cœur; sa
-bouche charmante et pâlie se contracta.</p>
-
-<p>Paul alarmé se leva, ainsi que le commodore; les
-vives couleurs d’Alicia avaient reparu; elle souriait
-avec un peu d’effort.</p>
-
-<p>«Je vous ai promis une tasse de thé ou un sorbet;
-quoique Anglaise, je vous conseille le sorbet. La
-neige vaut mieux que l’eau chaude, dans ce pays
-voisin de l’Afrique, et où le sirocco arrive en droite
-ligne.»</p>
-
-<p>Tous les trois prirent place autour de la table de
-pierre, sous le plafond des pampres; le soleil s’était
-plongé dans la mer, et le jour bleu qu’on appelle la
-nuit à Naples succédait au jour jaune. La lune semait
-des pièces d’argent sur la terrasse, par les déchiquetures
-du feuillage;&mdash;la mer bruissait sur la
-rive comme un baiser, et l’on entendait au loin le<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[159]</a></span>
-frisson de cuivre des tambours de basque accompagnant
-les tarentelles...</p>
-
-<p>Il fallut se quitter;&mdash;Vicè, la fauve servante à
-chevelure crépue, vint avec un falot pour reconduire
-Paul à travers les dédales du jardin. Pendant qu’elle
-servait les sorbets et l’eau de neige, elle avait attaché
-sur le nouveau venu un regard mélangé de curiosité
-et de crainte. Sans doute, le résultat de l’examen
-n’avait pas été favorable pour Paul, car le front
-de Vicè, jaune déjà comme un cigare, s’était rembruni
-encore, et, tout en accompagnant l’étranger, elle
-dirigeait contre lui, de façon à ce qu’il ne pût l’apercevoir,
-le petit doigt et l’index de sa main, tandis que
-les deux autres doigts, repliés sous la paume, se
-joignaient au pouce comme pour former un signe
-cabalistique.</p>
-
-<h3 class="p4">III</h3>
-
-<p class="p2">L’ami d’Alicia revint à l’hôtel de Rome par le
-le même chemin: la beauté de la soirée était incomparable;
-une lune pure et brillante versait sur
-l’eau d’un azur diaphane une longue traînée de paillettes
-d’argent dont le fourmillement perpétuel, causé
-par le clapotis des vagues, multipliait l’éclat. Au
-large, les barques de pêcheur, portant à la proue un
-fanal de fer rempli d’étoupes enflammées, piquaient
-la mer d’étoiles rouges et traînaient après elles des<span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[160]</a></span>
-sillages écarlates; la fumée du Vésuve, blanche le
-jour, s’était changée en colonne lumineuse et jetait
-aussi son reflet sur le golfe. En ce moment la baie
-présentait cet aspect invraisemblable pour des yeux
-septentrionaux et que lui donnent ces gouaches italiennes
-encadrées de noir, si répandues il y a quelques
-années, et plus fidèles qu’on ne pense dans leur
-exagération crue.</p>
-
-<p>Quelques lazzaroni noctambules vaguaient encore
-sur la rive, émus, sans le savoir, de ce spectacle magique,
-et plongeaient leurs grands yeux noirs dans
-l’étendue bleuâtre. D’autres, assis sur le bordage
-d’une barque échouée, chantaient l’air de <i>Lucie</i> ou
-la romance populaire alors en vogue: «<i>Ti voglio ben’
-assai</i>,» d’une voix qu’auraient enviée bien des ténors
-payés cent mille francs. Naples se couche tard,
-comme toutes les villes méridionales; cependant les
-fenêtres s’éteignaient peu à peu, et les seuls bureaux
-de loterie, avec leurs guirlandes de papier de couleur,
-leurs numéros favoris et leur éclairage scintillant,
-étaient ouverts encore, prêts à recevoir l’argent
-des joueurs capricieux que la fantaisie de mettre
-quelques carlins ou quelques ducats sur un chiffre
-rêvé pouvait prendre en rentrant chez eux.</p>
-
-<p>Paul se mit au lit, tira sur lui les rideaux de gaze
-du moustiquaire, et ne tarda pas à s’endormir. Ainsi
-que cela arrive aux voyageurs après une traversée,
-sa couche, quoique immobile, lui semblait tanguer
-et rouler, comme si l’hôtel de Rome eût été le <i>Léopold</i>.
-Cette impression lui fit rêver qu’il était encore<span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[161]</a></span>
-en mer et qu’il voyait, sur le môle, Alicia très-pâle,
-à côté de son oncle cramoisi, et qui lui faisait signe
-de la main de ne pas aborder; le visage de la jeune
-fille exprimait une douleur profonde, et en le repoussant
-elle paraissait obéir contre son gré à une
-fatalité impérieuse.</p>
-
-<p>Ce songe, qui prenait d’images toutes récentes une
-réalité extrême, chagrina le dormeur au point de l’éveiller,
-et il fut heureux de se retrouver dans sa
-chambre où tremblottait, avec un reflet d’opale, une
-veilleuse illuminant une petite tour de porcelaine
-qu’assiégeaient les moustiques en bourdonnant. Pour
-ne pas retomber sous le coup de ce rêve pénible,
-Paul lutta contre le sommeil et se mit à penser aux
-commencements de sa liaison avec miss Alicia, reprenant
-une à une toutes ces scènes puérilement
-charmantes d’un premier amour.</p>
-
-<p>Il revit la maison de briques roses, tapissée d’églantiers
-et de chèvrefeuilles, qu’habitait à Richmond
-miss Alicia avec son oncle, et où l’avait introduit,
-à son premier voyage en Angleterre, une de
-ces lettres de recommandation dont l’effet se borne
-ordinairement à une invitation à dîner. Il se rappela
-la robe blanche de mousseline des Indes, ornée d’un
-simple ruban, qu’Alicia, sortie la veille de pension,
-portait ce jour-là, et la branche de jasmin qui roulait
-dans la cascade de ses cheveux comme une fleur
-de la couronne d’Ophélie, emportée par le courant,
-et ses yeux d’un bleu de velours, et sa bouche un
-peu entr’ouverte, laissant entrevoir de petites dents<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[162]</a></span>
-de nacre et son col frêle qui s’allongeait comme celui
-d’un oiseau attentif, et ses rougeurs soudaines
-lorsque le regard du jeune gentleman français rencontrait
-le sien.</p>
-
-<p>Le parloir à boiseries brunes, à tentures de drap
-vert, orné de gravures de chasse au renard et de
-steeple-chases coloriés des tons tranchants de l’enluminure
-anglaise, se reproduisait dans son cerveau
-comme dans une chambre noire. Le piano allongeait
-sa rangée de touches pareilles à des dents de douairière.
-La cheminée, festonnée d’une brindille de
-lierre d’Irlande, faisait luire sa coquille de fonte frottée
-de mine de plomb; les fauteuils de chêne à pieds
-tournés ouvraient leurs bras garnis de maroquin, le
-tapis étalait ses rosaces, et miss Alicia, tremblante
-comme la feuille, chantait de la voix la plus adorablement
-fausse du monde la romance d’<i>Anna Bolena</i>
-«<i>deh, non voler costringere</i>» que Paul, non moins
-ému, accompagnait à contre-temps, tandis que le
-commodore, assoupi par une digestion laborieuse et
-plus cramoisi encore que de coutume, laissait glisser
-à terre un colossal exemplaire du <i>Times</i> avec supplément.</p>
-
-<p>Puis la scène changeait: Paul, devenu plus intime,
-avait été prié par le commodore de passer
-quelques jours à son cottage dans le Lincolnshire......
-Un ancien château féodal, à tours crénelées, à fenêtres
-gothiques, à demi enveloppé par un immense
-lierre, mais arrangé intérieurement avec tout le confortable
-moderne, s’élevait au bout d’une pelouse<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[163]</a></span>
-dont le ray-grass, soigneusement arrosé et foulé,
-était uni comme du velours; une allée de sable jaune
-s’arrondissait autour du gazon et servait de manége
-à miss Alicia, montée sur un de ces ponies d’Écosse
-à crinière échevelée qu’aime à peindre sir Edward
-Landseer, et auxquels il donne un regard presque
-humain. Paul, sur un cheval bai-cerise que lui avait
-prêté le commodore, accompagnait miss Ward dans
-sa promenade circulaire, car le médecin, qui l’avait
-trouvée un peu faible de poitrine, lui ordonnait
-l’exercice.</p>
-
-<p>Une autre fois un léger canot glissait sur l’étang,
-déplaçant les lis d’eau et faisant envoler le martin-pêcheur
-sous le feuillage argenté des saules. C’était
-Alicia qui ramait et Paul qui tenait le gouvernail;
-qu’elle était jolie dans l’auréole d’or que dessinait autour
-de sa tête son chapeau de paille traversé par un
-rayon de soleil! elle se renversait en arrière pour tirer
-l’aviron; le bout verni de sa bottine grise s’appuyait à
-la planche du banc; miss Ward n’avait pas un de ces
-pieds andalous tout courts et ronds comme des fers
-à repasser que l’on admire en Espagne, mais sa cheville
-était fine, son cou-de-pied bien cambré, et la
-semelle de son brodequin, un peu longue peut-être,
-n’avait pas deux doigts de large.</p>
-
-<p>Le commodore restait <i>attaché</i> au rivage, non à
-cause de sa <i>grandeur</i>, mais de son poids qui eût fait
-sombrer la frêle embarcation; il attendait sa nièce
-au débarcadère, et lui jetait avec un soin maternel un
-mantelet sur les épaules, de peur qu’elle ne se refroidît,&mdash;puis<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[164]</a></span>
-la barque rattachée à son piquet, on
-revenait <i>luncher</i> au château. C’était plaisir de voir
-comme Alicia, qui ordinairement mangeait aussi peu
-qu’un oiseau, coupait à l’emporte-pièce de ses dents
-perlées une rose tranche de jambon d’York mince
-comme une feuille de papier, et grignotait un petit
-pain sans en laisser une miette pour les poissons
-dorés du bassin.</p>
-
-<p>Les jours heureux passent si vite! De semaine en
-semaine Paul retardait son départ, et les belles masses
-de verdure du parc commençaient à revêtir des
-teintes safranées; des fumées blanches s’élevaient le
-matin de l’étang. Malgré le râteau sans cesse promené
-du jardinier, les feuilles mortes jonchaient le
-sable de l’allée; des millions de petites perles gelées
-scintillaient sur le gazon vert du boulingrin, et le
-soir on voyait les pies sautiller en se querellant à travers
-le sommet des arbres chauves.</p>
-
-<p>Alicia pâlissait sous le regard inquiet de Paul
-et ne conservait de coloré que deux petites taches
-roses au sommet des pommettes. Souvent elle avait
-froid, et le feu le plus vif de charbon de terre ne la
-réchauffait pas. Le docteur avait paru soucieux, et
-sa dernière ordonnance prescrivait à miss Ward de
-passer l’hiver à Pise et le printemps à Naples.</p>
-
-<p>Des affaires de famille avaient rappelé Paul en
-France; Alicia et le commodore devaient partir pour
-l’Italie, et la séparation s’était faite à Folkestone.
-Aucune parole n’avait été prononcée, mais miss
-Ward regardait Paul comme son fiancé, et le commodore<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[165]</a></span>
-avait serré la main au jeune homme d’une façon
-significative: on n’écrase ainsi que les doigts
-d’un gendre.</p>
-
-<p>Paul, ajourné à six mois, aussi longs que six siècles
-pour son impatience, avait eu le bonheur de
-trouver Alicia guérie de sa langueur et rayonnante
-de santé. Ce qui restait encore de l’enfant dans la
-jeune fille avait disparu; et il pensait avec ivresse
-que le commodore n’aurait aucune objection à faire
-lorsqu’il lui demanderait sa nièce en mariage.</p>
-
-<p>Bercé par ces riantes images, il s’endormit et ne
-s’éveilla qu’au jour. Naples commençait déjà son vacarme;
-les vendeurs d’eau glacée criaient leur marchandise;
-les rôtisseurs tendaient aux passants leurs
-viandes enfilées dans une perche: penchées à leurs
-fenêtres les ménagères paresseuses descendaient au
-bout d’une ficelle les paniers de provisions qu’elles remontaient
-chargés de tomates, de poissons et de
-grands quartiers de citrouille. Les écrivains publics,
-en habit noir râpé et la plume derrière l’oreille,
-s’asseyaient à leurs échoppes; les changeurs disposaient
-en piles, sur leurs petites tables, les grani,
-les carlins et les ducats; les cochers faisaient galoper
-leurs haridelles quêtant les pratiques matinales,
-et les cloches de tous les campaniles carillonnaient
-joyeusement l’<i>Angelus</i>.</p>
-
-<p>Notre voyageur, enveloppé de sa robe de chambre,
-s’accouda au balcon; de la fenêtre on apercevait
-Santa-Lucia, le fort de l’Œuf, et une immense étendue
-de mer jusqu’au Vésuve et au promontoire bleu<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[166]</a></span>
-où blanchissaient les vastes casini de Castellamare et
-où pointaient au loin les villas de Sorrente.</p>
-
-<p>Le ciel était pur, seulement un léger nuage blanc
-s’avançait sur la ville, poussé par une brise nonchalante.
-Paul fixa sur lui ce regard étrange que nous
-avons déjà remarqué; ses sourcils se froncèrent.
-D’autres vapeurs se joignirent au flocon unique, et
-bientôt un rideau épais de nuées étendit ses plis
-noirs au-dessus du château de Saint-Elme. De larges
-gouttes tombèrent sur le pavé de lave, et en
-quelques minutes se changèrent en une de ces pluies
-diluviennes qui font des rues de Naples autant de
-torrents et entraînent les chiens et même les ânes
-dans les égouts. La foule surprise se dispersa, cherchant
-des abris; les boutiques en plein vent déménagèrent
-à la hâte, non sans perdre une partie de leurs
-denrées, et la pluie, maîtresse du champ de bataille,
-courut en bouffées blanches sur le quai désert de
-Santa-Lucia.</p>
-
-<p>Le facchino gigantesque à qui Paddy avait appliqué
-un si beau coup de poing, appuyé contre un
-mur sous un balcon dont la saillie le protégeait un
-peu, ne s’était pas laissé emporter par la déroute
-générale, et il regardait d’un œil profondément méditatif
-la fenêtre où s’était accoudé M. Paul d’Aspremont.</p>
-
-<p>Son monologue intérieur se résuma dans cette
-phrase, qu’il grommela d’un air irrité:</p>
-
-<p>«Le capitaine du <i>Léopold</i> aurait bien fait de flanquer
-ce <i>forestier</i> à la mer;» et, passant sa main par<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[167]</a></span>
-l’interstice de sa grosse chemise de toile, il toucha
-le paquet d’amulettes suspendu à son col par un
-cordon.</p>
-
-<h3 class="p4">IV</h3>
-
-<p class="p2">Le beau temps ne tarda pas à se rétablir, un vif
-rayon de soleil sécha en quelques minutes les dernières
-larmes de l’ondée, et la foule recommença à
-fourmiller joyeusement sur le quai. Mais Timberio,
-le portefaix, n’en parut pas moins garder son idée à
-l’endroit du jeune étranger français, et prudemment
-il transporta ses pénates hors de la vue des fenêtres
-de l’hôtel: quelques lazzaroni de sa connaissance
-lui témoignèrent leur surprise de ce qu’il
-abandonnait une station excellente pour en choisir
-une beaucoup moins favorable.</p>
-
-<p>«Je la donne à qui veut la prendre, répondit-il
-en hochant la tête d’un air mystérieux; on sait ce
-qu’on sait.»</p>
-
-<p>Paul déjeuna dans sa chambre, car soit timidité,
-soit dédain, il n’aimait pas à se trouver en public;
-puis il s’habilla, et pour attendre l’heure convenable
-de se rendre chez miss Ward, il visita le musée
-des Studj: il admira d’un œil distrait la précieuse
-collection de vases campaniens, les bronzes retirés
-des fouilles de Pompeï, le casque grec d’airain vert-de-grisé
-contenant encore la tête du soldat qui le<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[168]</a></span>
-portait, le morceau de boue durcie conservant comme
-un moule l’empreinte d’un charmant torse de jeune
-femme surprise par l’éruption dans la maison de
-campagne d’Arrius Diomedès, l’Hercule Farnèse et
-sa prodigieuse musculature, la Flore, la Minerve archaïque,
-les deux Balbus, et la magnifique statue
-d’Aristide, le morceau le plus parfait peut-être que
-l’antiquité nous ait laissé. Mais un amoureux n’est
-pas un appréciateur bien enthousiaste des monuments
-de l’art; pour lui le moindre profil de la tête
-adorée vaut tous les marbres grecs ou romains.</p>
-
-<p>Étant parvenu à user tant bien que mal deux ou
-trois heures aux Studj, il s’élança dans sa calèche et
-se dirigea vers la maison de campagne où demeurait
-miss Ward. Le cocher, avec cette intelligence
-des passions qui caractérise les natures méridionales,
-poussait à outrance ses haridelles, et bientôt la voiture
-s’arrêta devant les piliers surmontés de vases de
-plantes grasses que nous avons déjà décrits. La même
-servante vint entr’ouvrir la claire-voie; ses cheveux
-s’entortillaient toujours en boucles indomptables;
-elle n’avait comme la première fois, pour tout costume
-qu’une chemise de grosse toile brodée aux
-manches et au col d’agréments en fil de couleur et
-qu’un jupon en étoffe épaisse et bariolée transversalement,
-comme en portent les femmes de Procida;
-ses jambes, nous devons l’avouer, étaient dénuées
-de bas, et elle posait à nu sur la poussière des pieds
-qu’eût admirés un sculpteur. Seulement un cordon
-noir soutenait sur sa poitrine un paquet de petites<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[169]</a></span>
-breloques de forme singulière en corne et en corail,
-sur lequel, à la visible satisfaction de Vicè, se fixa le
-regard de Paul.</p>
-
-<p>Miss Alicia était sur la terrasse, le lieu de la maison
-où elle se tenait de préférence. Un hamac indien de
-coton rouge et blanc, orné de plumes d’oiseau, accroché
-à deux des colonnes qui supportaient le plafond
-de pampres, balançait la nonchalance de la jeune
-fille, enveloppée d’un léger peignoir de soie écrue de
-la Chine, dont elle fripait impitoyablement les garnitures
-tuyautées. Ses pieds dont on apercevait la
-pointe à travers les mailles du hamac, étaient chaussés
-de pantoufles en fibres d’aloès, et ses beaux bras
-nus se recroisaient au-dessus de sa tête, dans l’attitude
-de la Cléopâtre antique, car, bien qu’on ne fût
-qu’au commencement de mai, il faisait déjà une
-chaleur extrême, et des milliers de cigales grinçaient
-en chœur sous les buissons d’alentour.</p>
-
-<p>Le commodore, en costume de planteur et assis
-sur un fauteuil de jonc, tirait à temps égaux la corde
-qui mettait le hamac en mouvement.</p>
-
-<p>Un troisième personnage complétait le groupe:
-c’était le comte d’Altavilla, jeune élégant Napolitain
-dont la présence amena sur le front de Paul cette
-contraction qui donnait à sa physionomie une expression
-de méchanceté diabolique.</p>
-
-<p>Le comte était, en effet, un de ces hommes qu’on
-ne voit pas volontiers auprès d’une femme qu’on
-aime. Sa haute taille avait des proportions parfaites;
-des cheveux noirs comme le jais, massés par des<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[170]</a></span>
-touffes abondantes, accompagnaient son front uni et
-bien coupé; une étincelle du soleil de Naples scintillait
-dans ses yeux, et ses dents larges et fortes, mais
-pures comme des perles, paraissaient encore avoir
-plus d’éclat à cause du rouge vif de ses lèvres et de la
-nuance olivâtre de son teint. La seule critique qu’un
-goût méticuleux eût pu formuler contre le comte,
-c’est qu’il était trop beau.</p>
-
-<p>Quant à ses habits, Altavilla les faisait venir de
-Londres, et le dandy le plus sévère eût approuvé sa
-tenue. Il n’y avait d’italien dans toute sa toilette que
-des boutons de chemise d’un trop grand prix. Là le
-goût bien naturel de l’enfant du Midi pour les joyaux
-se trahissait. Peut-être aussi que partout ailleurs
-qu’à Naples on eût remarqué comme d’un goût médiocre
-le faisceau de branches de corail bifurquées,
-de mains de lave de Vésuve aux doigts repliés ou
-brandissant un poignard, de chiens alongés sur leurs
-pattes, de cornes blanches et noires, et autres menus
-objets analogues qu’un anneau commun suspendait
-à la chaîne de sa montre; mais un tour de promenade
-dans la rue de Tolède ou à la Villa Reale eût
-suffi pour démontrer que le comte n’avait rien d’excentrique
-en portant à son gilet ces breloques bizarres.</p>
-
-<p>Lorsque Paul d’Aspremont se présenta, le comte,
-sur l’instante prière de miss Ward, chantait une de
-ces délicieuses mélodies populaires napolitaines,
-sans nom d’auteur, et dont une seule, recueillie par
-un musicien, suffirait à faire la fortune d’un opéra.&mdash;A<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[171]</a></span>
-ceux qui ne les ont pas entendues, sur la rive
-de Chiaja ou sur le môle, de la bouche d’un lazzaronne,
-d’un pêcheur ou d’une trovatelle, les charmantes
-romances de Gordigiani en pourront donner
-une idée. Cela est fait d’un soupir de brise, d’un
-rayon de lune, d’un parfum d’oranger et d’un battement
-de cœur.</p>
-
-<p>Alicia, avec sa jolie voix anglaise un peu fausse,
-suivait le motif qu’elle voulait retenir, et elle fit, tout
-en continuant, un petit signe amical à Paul, qui la
-regardait d’un air assez peu aimable, froissé de la
-présence de ce beau jeune homme.</p>
-
-<p>Une des cordes du hamac se rompit, et miss Ward
-glissa à terre, mais sans se faire mal; six mains se
-tendirent vers elle simultanément. La jeune fille était
-déjà debout, toute rose de pudeur, car il est <i>improper</i>
-de tomber devant des hommes. Cependant, pas un
-des chastes plis de sa robe ne s’était dérangé.</p>
-
-<p>«J’avais pourtant essayé ces cordes moi-même,
-dit le commodore, et miss Ward ne pèse guère plus
-qu’un colibri.»</p>
-
-<p>Le comte d’Altavilla hocha la tête d’un air mystérieux:
-en lui-même évidemment il expliquait la rupture
-de la corde par une tout autre raison que celle
-de la pesanteur; mais, en homme bien élevé, il garda
-le silence, et se contenta d’agiter la grappe de breloques
-de son gilet.</p>
-
-<p>Comme tous les hommes qui deviennent maussades
-et farouches lorsqu’ils se trouvent en présence d’un
-rival qu’ils jugent redoutable, au lieu de redoubler<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[172]</a></span>
-de grâce et d’amabilité, Paul d’Aspremont, quoiqu’il
-eût l’usage du monde, ne parvint pas à cacher sa
-mauvaise humeur; il ne répondait que par monosyllabes,
-laissait tomber la conversation, et en se
-dirigeant vers Altavilla, son regard prenait son expression
-sinistre; les fibrilles jaunes se tortillaient
-sous la transparence grise de ses prunelles comme
-des serpents d’eau dans le fond d’une source.</p>
-
-<p>Toutes les fois que Paul le regardait ainsi, le
-comte, par un geste en apparence machinal, arrachait
-une fleur d’une jardinière placée près de lui
-et la jetait de façon à couper l’effluve de l’œillade
-irritée.</p>
-
-<p>«Qu’avez-vous donc à fourrager ainsi ma jardinière?
-s’écria miss Alicia Ward, qui s’aperçut de ce
-manége. Que vous ont fait mes fleurs pour les décapiter?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! rien, miss; c’est un tic involontaire, répondit
-Altavilla en coupant de l’ongle une rose superbe
-qu’il envoya rejoindre les autres.</p>
-
-<p>&mdash;Vous m’agacez horriblement, dit Alicia; et sans
-le savoir vous choquez une de mes manies. Je n’ai
-jamais cueilli une fleur. Un bouquet m’inspire une
-sorte d’épouvante: ce sont des fleurs mortes, des
-cadavres de roses, de verveines ou de pervenches,
-dont le parfum a pour moi quelque chose de sépulcral.</p>
-
-<p>&mdash;Pour expier les meurtres que je viens de commettre,
-dit le comte Altavilla en s’inclinant, je vous
-enverrai cent corbeilles de fleurs vivantes.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[173]</a></span></p>
-
-<p>Paul s’était levé, et d’un air contraint tortillait le
-bord de son chapeau comme minutant une sortie.</p>
-
-<p>«Quoi! vous partez déjà? dit miss Ward.</p>
-
-<p>&mdash;J’ai des lettres à écrire, des lettres importantes.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! le vilain mot que vous venez de prononcer
-là! dit la jeune fille avec une petite moue; est-ce
-qu’il y a des lettres importantes quand ce n’est pas à
-moi que vous écrivez?</p>
-
-<p>&mdash;Restez donc, Paul, dit le commodore; j’avais
-arrangé dans ma tête un plan de soirée, sauf l’approbation
-de ma nièce: nous serions allés d’abord
-boire un verre d’eau de la fontaine de Santa-Lucia,
-qui sent les œufs gâtés, mais qui donne l’appétit;
-nous aurions mangé une ou deux douzaines d’huîtres,
-blanches et rouges, à la poissonnerie, dîné sous
-une treille dans quelque osteria bien napolitaine,
-bu du falerne et du lacryma-christi, et terminé le
-divertissement par une visite au seigneur Pulcinella.
-Le comte nous eût expliqué les finesses du dialecte.»</p>
-
-<p>Ce plan parut peu séduire M. d’Aspremont, et il
-se retira après avoir salué froidement.</p>
-
-<p>Altavilla resta encore quelques instants; et comme
-miss Ward, fâchée du départ de Paul, n’entra pas
-dans l’idée du commodore, il prit congé.</p>
-
-<p>Deux heures après, miss Alicia recevait une immense
-quantité de pots de fleurs, des plus rares, et,
-ce qui la surprit davantage, une monstrueuse paire
-de cornes de bœuf de Sicile, transparentes comme le<span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[174]</a></span>
-jaspe, polies comme l’agate, qui mesuraient bien
-trois pieds de long et se terminaient par de menaçantes
-pointes noires. Une magnifique monture de
-bronze doré permettait de poser les cornes, le piton
-en l’air, sur une cheminée, une console ou une
-corniche.</p>
-
-<p>Vicè, qui avait aidé les porteurs à déballer fleurs
-et cornes, parut comprendre la portée de ce cadeau
-bizarre.</p>
-
-<p>Elle plaça bien en évidence, sur la table de pierre,
-les superbes croissants, qu’on aurait pu croire arrachés
-au front du taureau divin qui portait Europe,
-et dit: «Nous voilà maintenant en bon état
-de défense.</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous dire, Vicè? demanda miss
-Ward.</p>
-
-<p>&mdash;Rien... sinon que le signor français a de bien
-singuliers yeux.»</p>
-
-<h3 class="p4">V</h3>
-
-<p class="p2">L’heure des repas était passée depuis longtemps,
-et les feux de charbon qui pendant le jour changeaient
-en cratère du Vésuve la cuisine de l’hôtel de
-Rome, s’éteignaient lentement en braise sous les
-étouffoirs de tôle; les casseroles avaient repris leur
-place à leurs clous respectifs et brillaient en rang
-comme les boucliers sur le bordage d’une trirème<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[175]</a></span>
-antique;&mdash;une lampe de cuivre jaune, semblable à
-celles qu’on retire des fouilles de Pompeï et suspendue
-par une triple chaînette à la maîtresse poutre
-du plafond, éclairait de ses trois mèches plongeant
-naïvement dans l’huile le centre de la vaste cuisine
-dont les angles restaient baignés d’ombre.</p>
-
-<p>Les rayons lumineux tombant de haut modelaient
-avec des jeux d’ombre et de clair très-pittoresques
-un groupe de figures caractéristiques réunies autour
-de l’épaisse table de bois, toute hachée et sillonnée
-de coups de tranche-lard, qui occupait le
-milieu de cette grande salle dont la fumée des préparations
-culinaires avait glacé les parois de ce bitume
-si cher aux peintres de l’école de Caravage.
-Certes, l’Espagnolet ou Salvator Rosa, dans leur robuste
-amour du vrai, n’eussent pas dédaigné les
-modèles rassemblés là par le hasard, où, pour
-parler plus exactement, par une habitude de tous
-les soirs.</p>
-
-<p>Il y avait d’abord le chef Virgilio Falsacappa, personnage
-fort important, d’une stature colossale et
-d’un embonpoint formidable, qui aurait pu passer
-pour un des convives de Vitellius si, au lieu d’une
-veste de basin blanc, il eût porté une toge romaine
-bordée de pourpre: ses traits prodigieusement accentués
-formaient comme une espèce de caricature
-sérieuse de certains types des médailles antiques;
-d’épais sourcils noirs saillants d’un demi-pouce
-couronnaient ses yeux, coupés comme ceux des
-masques de théâtre; un énorme nez jetait son ombre<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[176]</a></span>
-sur une large bouche qui semblait garnie de
-trois rangs de dents comme la gueule du requin.
-Un fanon puissant comme celui du taureau Farnèse
-unissait le menton, frappé d’une fossette à y fourrer
-le poing, à un col d’une vigueur athlétique tout
-sillonné de veines et de muscles. Deux touffes de favoris,
-dont chacun eût pu fournir une barbe raisonnable
-à un sapeur, encadraient cette large face martelée
-de tons violents: des cheveux noirs frisés,
-luisants, où se mêlaient quelques fils argentés, se
-tordaient sur son crâne en petites mèches courtes,
-et sa nuque plissée de trois boursouflures transversales
-débordait du collet de sa veste; aux lobes de
-ses oreilles, relevées par les apophyses de mâchoires
-capables de broyer un bœuf dans une journée, brillaient
-des boucles d’argent grandes comme le disque
-de la lune; tel était maître Virgilio Falsacappa, que
-son tablier retroussé sur la hanche et son couteau
-plongé dans une gaîne de bois faisaient ressembler
-à un victimaire plus qu’à un cuisinier.</p>
-
-<p>Ensuite apparaissait Timberio le portefaix, que la
-gymnastique de sa profession et la sobriété de son
-régime, consistant en une poignée de macaroni demi-cru
-et saupoudré de cacio-cavallo, une tranche de
-pastèque et un verre d’eau à la neige, maintenait
-dans un état de maigreur relative, et qui, bien
-nourri, eût certes atteint l’embonpoint de Falsacappa,
-tant sa robuste charpente paraissait faite
-pour supporter un poids énorme de chair. Il n’avait
-d’autre costume qu’un caleçon, un long gilet<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[177]</a></span>
-d’étoffe brune et un grossier caban jeté sur l’épaule.</p>
-
-<p>Appuyé sur le bord de la table, Scazziga, le cocher
-de la calèche de louage dont se servait M. Paul d’Aspremont,
-présentait aussi une physionomie frappante;
-ses traits irréguliers et spirituels étaient empreints
-d’une astuce naïve; un sourire de commande
-errait sur ses lèvres moqueuses, et l’on voyait à l’aménité
-de ses manières qu’il vivait en relation perpétuelle
-avec les gens comme il faut; ses habits
-achetés à la friperie simulaient une espèce de livrée
-dont il n’était pas médiocrement fier, et qui, dans
-son idée, mettait une grande distance sociale entre
-lui et le sauvage Timberio; sa conversation s’émaillait
-de mots anglais et français qui ne cadraient pas toujours
-heureusement avec le sens de ce qu’il voulait
-dire, mais qui n’en excitaient pas moins l’admiration
-des filles de cuisine et des marmitons, étonnés de
-tant de science.</p>
-
-<p>Un peu en arrière se tenaient deux jeunes servantes
-dont les traits rappelaient avec moins de noblesse,
-sans doute, ce type si connu des monnaies syracusaines:
-front bas, nez tout d’une pièce avec le
-front, lèvres un peu épaisses, menton empâté et fort;
-des bandeaux de cheveux d’un noir bleuâtre allaient
-se rejoindre derrière leur tête à un pesant chignon
-traversé d’épingles terminées par des boules de corail;
-des colliers de même matière cerclaient à triple
-rang leurs cols de cariatide, dont l’usage de
-porter les fardeaux sur la tête avait renforcé les
-muscles.&mdash;Des dandies eussent à coup sûr méprisé<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[178]</a></span>
-ces pauvres filles qui conservaient pur de mélange le
-sang des belles races de la grande Grèce; mais tout
-artiste, à leur aspect, eût tiré son carnet de croquis
-et taillé son crayon.</p>
-
-<p>Avez-vous vu à la galerie du maréchal Soult le tableau
-de Murillo où des chérubins font la cuisine? Si
-vous l’avez vu, cela nous dispensera de peindre ici
-les têtes des trois ou quatre marmitons bouclés et
-frisés qui complétaient le groupe.</p>
-
-<p>Le conciliabule traitait une question grave. Il s’agissait
-de M. Paul d’Aspremont, le voyageur français
-arrivé par le dernier vapeur: la cuisine se mêlait de
-juger l’appartement.</p>
-
-<p>Timberio le portefaix avait la parole, et il faisait
-des pauses entre chacune de ses phrases, comme un
-acteur en vogue, pour laisser à son auditoire le temps
-d’en bien saisir toute la portée, d’y donner son assentiment
-ou d’élever des objections.</p>
-
-<p>«Suivez bien mon raisonnement, disait l’orateur;
-<i>le Léopold</i>, est un honnête bateau à vapeur toscan,
-contre lequel il n’y a rien à objecter, sinon qu’il
-transporte trop d’hérétiques anglais...</p>
-
-<p>&mdash;Les hérétiques anglais payent bien, interrompit
-Scazziga, rendu plus tolérant par les pourboires.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute; c’est bien le moins que lorsqu’un
-hérétique fait travailler un chrétien, il le récompense
-généreusement, afin de diminuer l’humiliation.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas humilié de conduire un <i>forestier</i><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[179]</a></span>
-dans ma voiture; je ne fais pas, comme toi, métier
-de bête de somme, Timberio.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que je ne suis pas baptisé aussi bien que
-toi? répliqua le portefaix en fronçant le sourcil et en
-fermant les poings.</p>
-
-<p>&mdash;Laissez parler Timberio, s’écria en chœur l’assemblée,
-qui craignait de voir cette dissertation intéressante
-tourner en dispute.</p>
-
-<p>&mdash;Vous m’accorderez, reprit l’orateur calmé,
-qu’il faisait un temps superbe lorsque <i>le Léopold</i> est
-entré dans le port?</p>
-
-<p>&mdash;On vous l’accorde, Timberio, fit le chef avec
-une majesté condescendante.</p>
-
-<p>&mdash;La mer était unie comme une glace, continua
-le facchino, et pourtant une vague énorme a secoué
-si rudement la barque de Gennaro qu’il est tombé à
-l’eau avec deux ou trois de ses camarades.&mdash;Est-ce
-naturel? Gennaro a le pied marin cependant, et il
-danserait la tarentelle sans balancier sur une vergue.</p>
-
-<p>&mdash;Il avait peut-être bu un fiasque d’Asprino de
-trop, objecta Scazziga, le rationaliste de l’assemblée.</p>
-
-<p>&mdash;Pas même un verre de limonade, poursuivit
-Timberio; mais il y avait à bord du bateau à vapeur
-un monsieur qui le regardait d’une certaine manière,&mdash;vous
-m’entendez!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! parfaitement, répondit le chœur en allongeant
-avec un ensemble admirable l’index et le petit
-doigt.</p>
-
-<p>&mdash;Et ce monsieur, dit Timberio, n’était autre que
-M. Paul d’Aspremont.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[180]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Celui qui loge au numéro 3, demanda le chef,
-et à qui j’envoie son dîner sur un plateau?</p>
-
-<p>&mdash;Précisément, répondit la plus jeune et la plus
-jolie des servantes; je n’ai jamais vu de voyageur
-plus sauvage, plus désagréable et plus dédaigneux;
-il ne m’a adressé ni un regard, ni une parole, et
-pourtant je vaux un compliment, disent tous ces
-messieurs.</p>
-
-<p>&mdash;Vous valez mieux que cela, Gelsomina, ma
-belle, dit galamment Timberio; mais c’est un bonheur
-pour vous que cet étranger ne vous ait pas remarquée.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es aussi par trop superstitieux, objecta le
-sceptique Scazziga, que ses relations avec les étrangers
-avaient rendu légèrement voltairien.</p>
-
-<p>&mdash;A force de fréquenter les hérétiques tu finiras
-par ne plus même croire à saint Janvier.</p>
-
-<p>&mdash;Si Gennaro s’est laissé tomber à la mer, ce
-n’est pas une raison, continua Scazziga qui défendait
-sa pratique, pour que M. Paul d’Aspremont ait
-l’influence que tu lui attribues.</p>
-
-<p>&mdash;Il te faut d’autres preuves: ce matin je l’ai vu
-à la fenêtre, l’œil fixé sur un nuage pas plus gros
-que la plume qui s’échappe d’un oreiller décousu, et
-aussitôt des vapeurs noires se sont assemblées, et il
-est tombé une pluie si forte que les chiens pouvaient
-boire debout.»</p>
-
-<p>Scazziga n’était pas convaincu et hochait la tête
-d’un air de doute.</p>
-
-<p>«Le groom ne vaut d’ailleurs pas mieux que le<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[181]</a></span>
-maître, continua Timberio, et il faut que ce singe
-botté ait des intelligences avec le diable pour m’avoir
-jeté par terre, moi qui le tuerais d’une chiquenaude.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis de l’avis de Timberio, dit majestueusement
-le chef de cuisine; l’étranger mange peu; il a
-renvoyé les zuchettes farcies, la friture de poulet et
-le macaroni aux tomates que j’avais pourtant apprêtés
-de ma propre main! Quelque secret étrange se
-cache sous cette sobriété. Pourquoi un homme riche
-se priverait-il de mets savoureux et ne prendrait-il
-qu’un potage aux œufs et une tranche de viande
-froide?</p>
-
-<p>&mdash;Il a les cheveux roux, dit Gelsomina en passant
-les doigts dans la noire forêt de ses bandeaux.</p>
-
-<p>&mdash;Et les yeux un peu saillants, continua Pepina,
-l’autre servante.</p>
-
-<p>&mdash;Très-rapprochés du nez, appuya Timberio.</p>
-
-<p>&mdash;Et la ride qui se forme entre ses sourcils se
-creuse en fer à cheval, dit en terminant l’instruction
-le formidable Virgilio Falsacappa; donc il est...</p>
-
-<p>&mdash;Ne prononcez pas le mot, c’est inutile, cria le
-chœur moins Scazziga, toujours incrédule; nous
-nous tiendrons sur nos gardes.</p>
-
-<p>&mdash;Quand je pense que la police me tourmenterait,
-dit Timberio, si par hasard je lui laissais tomber
-une malle de trois cents livres sur la tête, à ce <i>forestier</i>
-de malheur!</p>
-
-<p>&mdash;Scazziga est bien hardi de le conduire, dit Gelsomina.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[182]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Je suis sur mon siége, il ne me voit que le dos,
-et ses regards ne peuvent faire avec les miens l’angle
-voulu. D’ailleurs, je m’en moque.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n’avez pas de religion, Scazziga, dit le colossal
-Palforio, le cuisinier à formes herculéennes;
-vous finirez mal.»</p>
-
-<p>Pendant que l’on dissertait de la sorte sur son
-compte à la cuisine de l’hôtel de Rome, Paul, que la
-présence du comte d’Altavilla chez miss Ward avait
-mis de mauvaise humeur, était allé se promener à la
-villa Reale; et plus d’une fois la ride de son front se
-creusa, et ses yeux prirent leur regard fixe. Il crut
-voir Alicia passer en calèche avec le comte et le commodore,
-et il se précipita vers la portière en posant
-son lorgnon sur son nez pour être sûr qu’il ne se
-trompait pas: ce n’était pas Alicia, mais une femme
-qui lui ressemblait un peu de loin. Seulement, les
-chevaux de la calèche, effrayés sans doute du mouvement
-brusque de Paul, s’emportèrent.</p>
-
-<p>Paul prit une glace au café de l’Europe sur le largo
-du palais: quelques personnes l’examinèrent avec
-attention, et changèrent de place en faisant un geste
-singulier.</p>
-
-<p>Il entra au théâtre de Pulcinella, où l’on donnait
-un spectacle <i>tutto da ridere</i>. L’acteur se troubla au
-milieu de son improvisation bouffonne et resta court;
-il se remit pourtant; mais au beau milieu d’un lazzi,
-son nez de carton noir se détacha, et il ne put venir
-à bout de le rajuster, et comme pour s’excuser, d’un
-signe rapide il expliqua la cause de ses mésaventures,<span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[183]</a></span>
-car le regard de Paul, arrêté sur lui, lui ôtait
-tous ses moyens.</p>
-
-<p>Les spectateurs voisins de Paul s’éclipsèrent un à
-un; M. d’Aspremont se leva pour sortir, ne se rendant
-pas compte de l’effet bizarre qu’il produisait, et dans
-le couloir il entendait prononcer à voix basse ce mot
-étrange et dénué de sens pour lui: un jettatore! un
-jettatore!</p>
-
-<h3 class="p4">VI</h3>
-
-<p class="p2">Le lendemain de l’envoi des cornes, le comte Altavilla
-fit une visite à miss Ward. La jeune Anglaise
-prenait le thé en compagnie de son oncle, exactement
-comme si elle eût été à Ramsgate dans une
-maison de briques jaunes, et non à Naples sur une
-terrasse blanchie à la chaux et entourée de figuiers,
-de cactus et d’aloès; car un des signes caractéristiques
-de la race saxonne est la persistance de ses
-habitudes, quelque contraires qu’elles soient au climat.
-Le commodore rayonnait: au moyen de morceaux
-de glace fabriquée chimiquement avec un
-appareil, car on n’apporte que de la neige des montagnes
-qui s’élève derrière Castellamare, il était parvenu
-à maintenir son beurre à l’état solide, et il en
-étalait une couche avec une satisfaction visible sur
-une tranche de pain coupée en sandwich.</p>
-
-<p>Après ces quelques mots vagues qui précèdent<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[184]</a></span>
-toute conversation et ressemblent aux préludes par
-lesquels les pianistes tâtent leur clavier avant de
-commencer leur morceau, Alicia, abandonnant tout
-à coup les lieux communs d’usage, s’adressa brusquement
-au jeune comte napolitain:</p>
-
-<p>«Que signifie ce bizarre cadeau de cornes dont
-vous avez accompagné vos fleurs? Ma servante Vicè
-m’a dit que c’était un préservatif contre le <i>fascino</i>;
-voilà tout ce que j’ai pu tirer d’elle.</p>
-
-<p>&mdash;Vicè a raison, répondit le comte Altavilla en
-s’inclinant.</p>
-
-<p>&mdash;Mais qu’est-ce que le <i>fascino</i>? poursuivit la jeune
-miss; je ne suis pas au courant de vos superstitions...
-africaines, car cela doit se rapporter sans
-doute à quelque croyance populaire.</p>
-
-<p>&mdash;Le <i>fascino</i> est l’influence pernicieuse qu’exerce
-la personne douée, ou plutôt affligée du mauvais
-œil.</p>
-
-<p>&mdash;Je fais semblant de vous comprendre, de peur
-de vous donner une idée défavorable de mon intelligence
-si j’avoue que le sens de vos paroles m’échappe,
-dit miss Alicia Ward; vous m’expliquez
-l’inconnu par l’inconnu: <i>mauvais œil</i> traduit fort
-mal, pour moi, <i>fascino</i>; comme le personnage de la
-comédie je sais le latin, mais faites comme si je ne le
-savais pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais m’expliquer avec toute la clarté possible,
-répondit Altavilla; seulement, dans votre dédain
-britannique, n’allez pas me prendre pour un
-sauvage et vous demander si mes habits ne cachent<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[185]</a></span>
-pas une peau tatouée de rouge et de bleu. Je suis
-un homme civilisé; j’ai été élevé à Paris, je parle
-anglais et français; j’ai lu Voltaire; je crois aux machines
-à vapeur, aux chemins de fer, aux deux
-chambres comme Stendhal; je mange le macaroni
-avec une fourchette;&mdash;je porte le matin des gants
-de Suède, l’après-midi des gants de couleur, le soir
-des gants paille.»</p>
-
-<p>L’attention du commodore, qui beurrait sa deuxième
-tartine, fut attirée par ce début étrange, et il resta
-le couteau à la main, fixant sur Altavilla ses prunelles
-d’un bleu polaire, dont la nuance formait un bizarre
-contraste avec son teint rouge-brique.</p>
-
-<p>«Voilà des titres rassurants, fit miss Alicia Ward
-avec un sourire; et après cela je serais bien défiante
-si je vous soupçonnais de <i>barbarie</i>. Mais ce que vous
-avez à me dire est donc bien terrible ou bien absurde,
-que vous prenez tant de circonlocutions pour arriver
-au fait?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, bien terrible, bien absurde et même bien
-ridicule, ce qui est pire, continua le comte; si j’étais
-à Londres ou à Paris, peut-être en rirais-je avec vous,
-mais ici, à Naples...</p>
-
-<p>&mdash;Vous garderez votre sérieux; n’est-ce pas cela
-que vous voulez dire?</p>
-
-<p>&mdash;Précisément.</p>
-
-<p>&mdash;Arrivons au <i>fascino</i>, dit miss Ward, que la
-gravité d’Altavilla impressionnait malgré elle.</p>
-
-<p>&mdash;Cette croyance remonte à la plus haute antiquité.
-Il y est fait allusion dans la Bible. Virgile en<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[186]</a></span>
-parle d’un ton convaincu; les amulettes de bronze
-trouvées à Pompeïa, à Herculanum, à Stabies, les
-signes préservatifs dessinés sur les murs des maisons
-déblayées, montrent combien cette superstition était
-jadis répandue (Altavilla souligna le mot <i>superstition</i>
-avec une intention maligne). L’Orient tout entier y
-ajoute foi encore aujourd’hui. Des mains rouges ou
-vertes sont appliquées de chaque côté de l’une des
-maisons mauresques pour détourner la mauvaise
-influence. On voit une main sculptée sur le claveau
-de la porte du Jugement à l’Alhambra; ce qui prouve
-que ce <i>préjugé</i> est du moins fort ancien s’il n’est pas
-fondé. Quand des millions d’hommes ont pendant
-des milliers d’années partagé une opinion, il est probable
-que cette opinion si généralement reçue s’appuyait
-sur des faits positifs, sur une longue suite
-d’observations justifiées par l’événement... J’ai peine
-à croire, quelque idée avantageuse que j’aie de moi-même,
-que tant de personnes, dont plusieurs à coup
-sûr étaient illustres, éclairées et savantes, se soient
-trompées grossièrement dans une chose où seul je
-verrais clair...</p>
-
-<p>&mdash;Votre raisonnement est facile à rétorquer, interrompit
-miss Alicia Ward: le polythéisme n’a-t-il
-pas été la religion d’Hésiode, d’Homère, d’Aristote,
-de Platon, de Socrate même, qui a sacrifié un coq à
-Esculape, et d’une foule d’autres personnages d’un
-génie incontestable?</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute, mais il n’y a plus personne aujourd’hui
-qui sacrifie des bœufs à Jupiter.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[187]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Il vaut bien mieux en faire des beefsteaks et
-des rumpsteaks, dit sentencieusement le commodore,
-que l’usage de brûler les cuisses grasses des victimes
-sur les charbons avait toujours choqué dans Homère.</p>
-
-<p>&mdash;On n’offre plus de colombes à Vénus, ni de
-paons à Junon, ni de boucs à Bacchus; le christianisme
-a remplacé ces rêves de marbre blanc dont la
-Grèce avait peuplé son Olympe; la vérité a fait évanouir
-l’erreur, et une infinité de gens redoutent
-encore les effets du <i>fascino</i>, ou, pour lui donner son
-nom populaire, de la <i>jettatura</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Que le peuple ignorant s’inquiète de pareilles
-influences, je le conçois, dit miss Ward; mais qu’un
-homme de votre naissance et de votre éducation partage
-cette croyance, voilà ce qui m’étonne.</p>
-
-<p>&mdash;Plus d’un qui fait l’esprit fort, répondit le
-comte, suspend à sa fenêtre une corne, cloue un
-massacre au-dessus de sa porte, et ne marche que
-couvert d’amulettes; moi, je suis franc, et j’avoue
-sans honte que lorsque je rencontre un <i>jettatore</i>, je
-prends volontiers l’autre côté de la rue, et que si je
-ne puis éviter son regard, je le conjure de mon mieux
-par le geste consacré. Je n’y mets pas plus de façon
-qu’un lazzarone, et je m’en trouve bien. Des mésaventures
-nombreuses m’ont appris à ne pas dédaigner
-ces précautions.»</p>
-
-<p>Miss Alicia Ward était une protestante, élevée
-avec une grande liberté d’esprit philosophique, qui
-n’admettait rien qu’après examen, et dont la raison
-droite répugnait à tout ce qui ne pouvait s’expliquer<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[188]</a></span>
-mathématiquement. Les discours du comte la
-surprenaient. Elle voulut d’abord n’y voir qu’un
-simple jeu d’esprit; mais le ton calme et convaincu
-d’Altavilla lui fit changer d’idée sans la persuader en
-aucune façon.</p>
-
-<p>«Je vous accorde, dit-elle, que ce préjugé existe,
-qu’il est fort répandu, que vous êtes sincère dans
-votre crainte du mauvais œil, et ne cherchez pas à
-vous jouer de la simplicité d’une pauvre étrangère;
-mais donnez-moi quelque raison physique de cette
-idée superstitieuse, car, dussiez-vous me juger
-comme un être entièrement dénué de poésie, je suis
-très-incrédule: le fantastique, le mystérieux, l’occulte,
-l’inexplicable ont fort peu de prise sur moi.</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne nierez pas, miss Alicia, reprit le
-comte, la puissance de l’œil humain; la lumière
-du ciel s’y combine avec le reflet de l’âme; la prunelle
-est une lentille qui concentre les rayons de
-la vie, et l’électricité intellectuelle jaillit par cette
-étroite ouverture: le regard d’une femme ne traverse-t-il
-pas le cœur le plus dur? Le regard d’un
-héros n’aimante-t-il pas toute une armée? Le regard
-du médecin ne dompte-t-il pas le fou comme une
-douche froide? Le regard d’une mère ne fait-il pas
-reculer les lions?</p>
-
-<p>&mdash;Vous plaidez votre cause avec éloquence, répondit
-miss Ward, en secouant sa jolie tête; pardonnez-moi
-s’il me reste des doutes.</p>
-
-<p>&mdash;Et l’oiseau qui, palpitant d’horreur et poussant
-des cris lamentables, descend du haut d’un arbre,<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[189]</a></span>
-d’où il pourrait s’envoler, pour se jeter dans la
-gueule du serpent qui le fascine, obéit-il à un préjugé?
-a-t-il entendu dans les nids des commères
-emplumées raconter des histoires de jettatura?&mdash;Beaucoup
-d’effets n’ont-ils pas eu lieu par des causes
-inappréciables pour nos organes? Les miasmes de
-la fièvre paludéenne, de la peste, du choléra, sont-ils
-visibles? Nul œil n’aperçoit le fluide électrique
-sur la broche du paratonnerre, et pourtant la foudre
-est soutirée! Qu’y a-t-il d’absurde à supposer qu’il
-se dégage de ce disque noir, bleu ou gris, un
-rayon propice ou fatal? Pourquoi cette effluve ne
-serait-elle pas heureuse ou malheureuse d’après le
-mode d’émission et l’angle sous lequel l’objet la
-reçoit?</p>
-
-<p>&mdash;Il me semble, dit le commodore, que la théorie
-du comte a quelque chose de spécieux; je n’ai
-jamais pu, moi, regarder les yeux d’or d’un crapaud
-sans me sentir à l’estomac une chaleur intolérable,
-comme si j’avais pris de l’émétique; et
-pourtant le pauvre reptile avait plus de raison de
-craindre que moi qui pouvais l’écraser d’un coup
-de talon.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon oncle! si vous vous mettez avec
-M. d’Altavilla, fit miss Ward, je vais être battue. Je ne
-suis pas de force à lutter. Quoique j’eusse peut-être
-bien des choses à objecter contre cette électricité
-oculaire dont aucun physicien n’a parlé, je veux
-bien admettre son existence pour un instant, mais
-quelle efficacité peuvent avoir pour se préserver de<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[190]</a></span>
-leurs funestes effets les immenses cornes dont vous
-m’avez gratifiée?</p>
-
-<p>&mdash;De même que le paratonnerre avec sa pointe
-soutire la foudre, répondit Altavilla, ainsi les pitons
-aigus de ces cornes sur lesquelles se fixe le regard
-du jettatore détournent le fluide malfaisant et le dépouillent
-de sa dangereuse électricité. Les doigts
-tendus en avant et les amulettes de corail rendent le
-même service.</p>
-
-<p>&mdash;Tout ce que vous me contez là est bien fou,
-monsieur le comte, reprit miss Ward; et voici ce
-que j’y crois comprendre: selon vous, je serais sous
-le coup du fascino d’un jettatore bien dangereux; et
-vous m’avez envoyé des cornes comme moyens de
-défense?</p>
-
-<p>&mdash;Je le crains, miss Alicia, répondit le comte
-avec un ton de conviction profonde.</p>
-
-<p>&mdash;Il ferait beau voir, s’écria le commodore,
-qu’un de ces drôles à l’œil louche essayât de fasciner
-ma nièce! Quoique j’aie dépassé la soixantaine,
-je n’ai pas encore oublié mes leçons de
-boxe.»</p>
-
-<p>Et il fermait son poing en serrant le pouce contre
-les doigts pliés.</p>
-
-<p>«Deux doigts suffisent, milord, dit Altavilla en
-faisant prendre à la main du commodore la position
-voulue. Le plus ordinairement la jettatura est involontaire;
-elle s’exerce à l’insu de ceux qui possèdent
-ce don fatal, et souvent même, lorsque les jettatori
-arrivent à la conscience de leur funeste pouvoir, ils<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[191]</a></span>
-en déplorent les effets plus que personne; il faut
-donc les éviter et non les maltraiter. D’ailleurs, avec
-les cornes, les doigts en pointe, les branches de corail
-bifurquées, on peut neutraliser ou du moins atténuer
-leur influence.</p>
-
-<p>&mdash;En vérité, c’est fort étrange, dit le commodore,
-que le sang-froid d’Altavilla impressionnait
-malgré lui.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne me savais pas si fort obsédée par les
-jettatori; je ne quitte guère cette terrasse, si ce n’est
-pour aller faire, le soir, un tour en calèche le long
-de la villa Reale, avec mon oncle, et je n’ai rien remarqué
-qui pût donner lieu à votre supposition, dit
-la jeune fille dont la curiosité s’éveillait, quoique
-son incrédulité fût toujours la même. Sur qui se
-portent vos soupçons?</p>
-
-<p>&mdash;Ce ne sont pas des soupçons, miss Ward; ma
-certitude est complète, répondit le jeune comte napolitain.</p>
-
-<p>&mdash;De grâce, révélez-nous le nom de cet être fatal?»
-dit miss Ward avec une légère nuance de
-moquerie.</p>
-
-<p>Altavilla garda le silence.</p>
-
-<p>«Il est bon de savoir de qui l’on doit se défier,»
-ajouta le commodore.</p>
-
-<p>Le jeune comte napolitain parut se recueillir;&mdash;puis
-il se leva, s’arrêta devant l’oncle de miss Ward,
-lui fit un salut respectueux et lui dit:</p>
-
-<p>«Milord Ward, je vous demande la main de votre
-nièce.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[192]</a></span></p>
-
-<p>A cette phrase inattendue, Alicia devint toute rose,
-et le commodore passa du rouge à l’écarlate.</p>
-
-<p>Certes, le comte Altavilla pouvait prétendre à la
-main de miss Ward; il appartenait à une des plus
-anciennes et plus nobles familles de Naples; il était
-beau, jeune, riche, très-bien en cour, parfaitement
-élevé, d’une élégance irréprochable; sa demande,
-en elle-même, n’avait donc rien de choquant; mais
-elle venait d’une manière si soudaine, si étrange;
-elle ressortait si peu de la conversation entamée,
-que la stupéfaction de l’oncle et de la nièce était
-tout à fait convenable. Aussi Altavilla n’en parut-il
-ni surpris ni découragé, et attendit-il la réponse
-de pied ferme.</p>
-
-<p>«Mon cher comte, dit enfin le commodore, un peu
-remis de son trouble, votre proposition m’étonne&mdash;autant
-qu’elle m’honore.&mdash;En vérité, je ne sais que
-vous répondre; je n’ai pas consulté ma nièce.&mdash;On
-parlait de fascino, de jettatura, de cornes, d’amulettes,
-de mains ouvertes ou fermées, de toutes sortes
-de choses qui n’ont aucun rapport au mariage, et
-puis voilà que vous me demandez la main d’Alicia!&mdash;Cela
-ne se suit pas du tout, et vous ne m’en voudrez
-pas si je n’ai pas des idées bien nettes à ce sujet.
-Cette union serait à coup sûr très-convenable, mais
-je croyais que ma nièce avait d’autres intentions. Il
-est vrai qu’un vieux loup de mer comme moi ne lit
-pas bien couramment dans le cœur des jeunes
-filles...»</p>
-
-<p>Alicia, voyant son oncle s’embrouiller, profita du<span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[193]</a></span>
-temps d’arrêt qu’il prit après sa dernière phrase
-pour faire cesser une scène qui devenait gênante, et
-dit au Napolitain:</p>
-
-<p>«Comte, lorsqu’un galant homme demande loyalement
-la main d’une honnête jeune fille, il n’y a
-pas lieu pour elle de s’offenser, mais elle a droit
-d’être étonnée de la forme bizarre donnée à cette
-demande. Je vous priais de me dire le nom du prétendu
-jettatore dont l’influence peut, selon vous,
-m’être nuisible, et vous faites brusquement à mon
-oncle une proposition dont je ne démêle pas le
-motif.</p>
-
-<p>&mdash;C’est, répondit Altavilla, qu’un gentilhomme
-ne se fait pas volontiers dénonciateur, et qu’un mari
-seul peut défendre sa femme. Mais prenez quelques
-jours pour réfléchir. Jusque-là, les cornes exposées
-d’une façon bien visible suffiront, je l’espère,
-à vous garantir de tout événement fâcheux.»</p>
-
-<p>Cela dit, le comte se leva et sortit après avoir salué
-profondément.</p>
-
-<p>Vicè, la fauve servante aux cheveux crépus, qui
-venait pour emporter la théière et les tasses, avait,
-en montant lentement l’escalier de la terrasse, entendu
-la fin de la conversation; elle nourrissait contre
-Paul d’Aspremont toute l’aversion qu’une paysanne
-des Abruzzes apprivoisée à peine par deux ou trois
-ans de domesticité, peut avoir à l’endroit d’un <i>forestiere</i>
-soupçonné de jettature; elle trouvait d’ailleurs
-le comte Altavilla superbe, et ne concevait pas que
-miss Ward pût lui préférer un jeune homme chétif<span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[194]</a></span>
-et pâle dont elle, Vicè, n’eût pas voulu, quand même
-il n’aurait pas eu le fascino. Aussi, n’appréciant pas
-la délicatesse de procédé du comte, et désirant soustraire
-sa maîtresse, qu’elle aimait, à une nuisible
-influence, Vicè se pencha vers l’oreille de miss Ward
-et lui dit:</p>
-
-<p>«Le nom que vous cache le comte Altavilla, je le
-sais, moi.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous défends de me le dire, Vicè, si vous
-tenez à mes bonnes grâces, répondit Alicia. Vraiment
-toutes ces superstitions sont honteuses, et je les
-braverai en fille chrétienne qui ne craint que Dieu.»</p>
-
-<h3 class="p4">VII</h3>
-
-<p class="p2">«Jettatore! jettatore! Ces mots s’adressaient bien
-à moi, se disait Paul d’Aspremont en rentrant à
-l’hôtel; j’ignore ce qu’ils signifient, mais ils doivent
-assurément renfermer un sens injurieux ou moqueur.
-Qu’ai-je dans ma personne de singulier, d’insolite
-ou de ridicule pour attirer ainsi l’attention
-d’une manière défavorable? Il me semble, quoique
-l’on soit assez mauvais juge de soi-même, que je ne
-suis ni beau, ni laid, ni grand, ni petit, ni maigre,
-ni gros, et que je puis passer inaperçu dans la foule.
-Ma mise n’a rien d’excentrique; je ne suis pas coiffé
-d’un turban illuminé de bougies comme M. Jourdain
-dans la cérémonie du <i>Bourgeois gentilhomme</i>;
-je ne porte pas une veste brodée d’un soleil d’or dans<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[195]</a></span>
-le dos; un nègre ne me précède pas jouant des timbales;
-mon individualité parfaitement inconnue, du
-reste, à Naples, se dérobe sous le vêtement uniforme,
-domino de la civilisation moderne, et je suis dans
-tout pareil aux élégants qui se promènent rue de Tolède
-ou au largo du Palais, sauf un peu moins de
-cravate, un peu moins d’épingle, un peu moins de
-chemise brodée, un peu moins de gilet, un peu
-moins de chaînes d’or et beaucoup moins de frisure.</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être ne suis-je pas assez frisé!&mdash;Demain
-je me ferai donner un coup de fer par le coiffeur de
-l’hôtel. Cependant l’on a ici l’habitude de voir des
-étrangers, et quelques imperceptibles différences de
-toilette ne suffisent pas à justifier le mot mystérieux
-et le geste bizarre que ma présence provoque. J’ai
-remarqué, d’ailleurs, une expression d’antipathie et
-d’effroi dans les yeux des gens qui s’écartaient de
-mon chemin. Que puis-je avoir fait à ces gens que je
-rencontre pour la première fois? Un voyageur, ombre
-qui passe pour ne plus revenir, n’excite partout que
-l’indifférence, à moins qu’il n’arrive de quelque région
-éloignée et ne soit l’échantillon d’une race inconnue:
-mais les paquebots jettent toutes les semaines
-sur le môle des milliers de touristes dont je
-ne diffère en rien. Qui s’en inquiète, excepté les facchini,
-les hôteliers et les domestiques de place? Je
-n’ai pas tué mon frère, puisque je n’en avais pas, et
-je ne dois pas être marqué par Dieu du signe de
-Caïn, et pourtant les hommes se troublent et s’éloignent
-à mon aspect: à Paris, à Londres, à Vienne,<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[196]</a></span>
-dans toutes les villes que j’ai habitées, je ne me suis
-jamais aperçu que je produisisse un effet semblable;
-l’on m’a trouvé quelquefois fier, dédaigneux, sauvage;
-l’on m’a dit que j’affectais le <i>sneer</i> anglais,
-que j’imitais lord Byron, mais j’ai reçu partout l’accueil
-dû à un gentleman, et mes avances, quoique
-rares, n’en étaient que mieux appréciées. Une traversée
-de trois jours de Marseille à Naples ne peut pas
-m’avoir changé à ce point d’être devenu odieux ou
-grotesque, moi que plus d’une femme a distingué et
-qui ai su toucher le cœur de miss Alicia Ward, une
-délicieuse jeune fille, une créature céleste, un ange
-de Thomas Moore!</p>
-
-<p>Ces réflexions, raisonnables assurément, calmèrent
-un peu Paul d’Aspremont, et il se persuada
-qu’il avait attaché à la mimique exagérée des Napolitains,
-le peuple le plus gesticulateur du monde, un
-sens dont elle était dénuée.</p>
-
-<p>Il était tard.&mdash;Tous les voyageurs, à l’exception
-de Paul, avaient regagné leurs chambres respectives;
-Gelsomina, l’une des servantes dont nous avons esquissé
-la physionomie dans le conciliabule tenu à la
-cuisine sous la présidence de Virgilio Falsacappa,
-attendait que Paul fût rentré pour mettre les barres
-de clôture à la porte. Nanella, l’autre fille, dont
-c’était le tour de veiller, avait prié sa compagne plus
-hardie de tenir sa place, ne voulant pas se rencontrer
-avec le <i>forestiere</i> soupçonné de jettature; aussi
-Gelsomina était-elle sous les armes: un énorme paquet
-d’amulettes se hérissait sur sa poitrine, et cinq<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[197]</a></span>
-petites cornes de corail tremblaient au lieu de pampilles
-à la perle taillée de ses boucles d’oreilles; sa
-main, repliée d’avance, tendait l’index et le petit
-doigt avec une correction que le révérend curé Andréa
-de Jorio, auteur de la <i>Mimica degli antichi investigata
-nel gestire napoletano</i> eût assurément approuvée.</p>
-
-<p>La brave Gelsomina, dissimulant sa main derrière
-un pli de sa jupe présenta le flambeau à M. d’Aspremont,
-et dirigea sur lui un regard aigu, persistant,
-presque provocateur, d’une expression si singulière,
-que le jeune homme en baissa les yeux; circonstance
-qui parut faire beaucoup de plaisir à cette belle
-fille.</p>
-
-<p>A la voir immobile et droite, allongeant le flambeau
-avec un geste de statue, le profil découpé par
-une ligne lumineuse, l’œil fixe et flamboyant, on
-eût dit la Némésis antique cherchant à déconcerter
-un coupable.</p>
-
-<p>Lorsque le voyageur eut monté l’escalier et que le
-bruit de ses pas se fut éteint dans le silence, Gelsomina
-releva la tête d’un air de triomphe, et dit:
-«Je lui ai joliment fait rentrer son regard dans la
-prunelle, à ce vilain monsieur, que saint Janvier
-confonde; je suis sûre qu’il ne m’arrivera rien de
-fâcheux.»</p>
-
-<p>Paul dormit mal et d’un sommeil agité; il fut
-tourmenté par toutes sortes de rêves bizarres se
-rapportant aux idées qui avaient préoccupé sa veille:
-il se voyait entouré de figures grimaçantes et monstrueuses,<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[198]</a></span>
-exprimant la haine, la colère et la peur;
-puis les figures s’évanouissaient; des doigts longs,
-maigres, osseux, à phalanges noueuses, sortant de
-l’ombre et rougis d’une clarté infernale, le menaçaient
-en faisant des signes cabalistiques; les ongles
-de ces doigts, se recourbant en griffes de tigre,
-en serres de vautour, s’approchaient de plus en
-plus de son visage et semblaient chercher à lui
-vider l’orbite des yeux. Par un effort suprême, il
-parvint à écarter ces mains, voltigeant sur des ailes
-de chauve-souris; mais aux mains crochues succédèrent
-des massacres de bœufs, de buffles et de cerfs,
-crânes blanchis animés d’une vie morte, qui l’assaillaient
-de leurs cornes et de leurs ramures et le
-forçaient à se jeter à la mer, où il se déchirait le
-corps sur une forêt de corail aux branches pointues
-ou bifurquées;&mdash;une vague le rapportait à la côte,
-moulu, brisé, à demi mort; et, comme le don Juan
-de lord Byron, il entrevoyait à travers son évanouissement
-une tête charmante qui se penchait vers lui;&mdash;ce
-n’était pas Haydée, mais Alicia, plus belle encore
-que l’être imaginaire créé par le poëte. La jeune
-fille faisait de vains efforts pour tirer sur le sable le
-corps que la mer voulait reprendre, et demandait à
-Vicè, la fauve servante, une aide que celle-ci lui refusait
-en riant d’un rire féroce: les bras d’Alicia se fatiguaient,
-et Paul retombait au gouffre.</p>
-
-<p>Ces fantasmagories confusément effrayantes, vaguement
-horribles, et d’autres plus insaisissables
-encore rappelant les fantômes informes ébauchés<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[199]</a></span>
-dans l’ombre opaque des aquatintes de Goya torturèrent
-le dormeur jusqu’aux premières lueurs du
-matin; son âme, affranchie par l’anéantissement du
-corps, semblait deviner ce que sa pensée éveillée ne
-pouvait comprendre, et tâchait de traduire ses
-pressentiments en image dans la chambre noire du
-rêve.</p>
-
-<p>Paul se leva brisé, inquiet, comme mis sur la
-trace d’un malheur caché par ces cauchemars dont
-il craignait de sonder le mystère; il tournait autour
-du fatal secret, fermant les yeux pour ne pas voir et
-les oreilles pour ne pas entendre; jamais il n’avait
-été plus triste; il doutait même d’Alicia; l’air de fatuité
-heureuse du comte napolitain, la complaisance
-avec laquelle la jeune fille l’écoutait, la mine approbative
-du commodore, tout cela lui revenait en mémoire
-enjolivé de mille détails cruels, lui noyait le
-cœur d’amertume et ajoutait encore à sa mélancolie.</p>
-
-<p>La lumière a ce privilége de dissiper le malaise
-causé par les visions nocturnes. Smarra, offusqué,
-s’enfuit en agitant ses ailes membraneuses, lorsque
-le jour tire ses flèches d’or dans la chambre par l’interstice
-des rideaux.&mdash;Le soleil brillait d’un éclat
-joyeux, le ciel était pur, et sur le bleu de la mer
-scintillaient des millions de paillettes: peu à peu
-Paul se rasséréna; il oublia ses rêves fâcheux et les
-impressions bizarres de la veille, ou, s’il y pensait,
-c’était pour s’accuser d’extravagance.</p>
-
-<p>Il alla faire un tour à Chiaja pour s’amuser du
-spectacle de la pétulance napolitaine; les marchands<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[200]</a></span>
-criaient leurs denrées sur des mélopées bizarres en
-dialecte populaire, inintelligible pour lui qui ne savait
-que l’italien, avec des gestes désordonnés et une
-furie d’action inconnue dans le Nord; mais toutes les
-fois qu’il s’arrêtait près d’une boutique, le marchand
-prenait un air alarmé, murmurait quelque imprécation
-à mi-voix, et faisait le geste d’allonger les
-doigts comme s’il eût voulu le poignarder de l’auriculaire
-et de l’index; les commères, plus hardies,
-l’accablaient d’injures et lui montraient le
-poing.</p>
-
-<h3 class="p4">VIII</h3>
-
-<p class="p2">M. d’Aspremont crut, en s’entendant injurier par
-la populace de Chiaja, qu’il était l’objet de ces litanies
-grossièrement burlesques dont les marchands
-de poisson régalent les gens bien mis qui traversent
-le marché; mais une répulsion si vive, un effroi si
-vrai se peignaient dans tous les yeux, qu’il fut bien
-forcé de renoncer à cette interprétation; le mot <i>jettatore</i>,
-qui avait déjà frappé ses oreilles au théâtre de
-San Carlino, fut encore prononcé, et avec une expression
-menaçante cette fois; il s’éloigna donc à pas
-lents, ne fixant plus sur rien ce regard, cause de tant
-de trouble. En longeant les maisons pour se soustraire
-à l’attention publique, Paul arriva à un étalage
-de bouquiniste; il s’y arrêta, remua et ouvrit quelques<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[201]</a></span>
-livres, en manière de contenance: il tournait
-ainsi le dos aux passants, et sa figure à demi cachée
-par les feuillets évitait toute occasion d’insulte. Il
-avait bien pensé un instant à charger cette canaille
-à coups de canne; la vague terreur superstitieuse
-qui commençait à s’emparer de lui l’en avait empêché.
-Il se souvint qu’ayant une fois frappé un cocher
-insolent d’une légère badine, il l’avait attrapé à la
-tempe et tué sur le coup, meurtre involontaire dont
-il ne s’était pas consolé. Après avoir pris et reposé
-plusieurs volumes dans leur case, il tomba sur le
-traité de la <i>jettatura</i> du signor Niccolo Valetta; ce
-titre rayonna à ses yeux en caractères de flamme, et
-le livre lui parut placé là par la main de la fatalité;
-il jeta au bouquiniste, qui le regardait d’un air narquois,
-en faisant brimbaler deux ou trois cornes
-noires mêlées aux breloques de sa montre, les six ou
-huit carlins, prix du volume, et courut à l’hôtel s’enfermer
-dans sa chambre pour commencer cette lecture
-qui devait éclaircir et fixer les doutes dont il
-était obsédé depuis son séjour à Naples.</p>
-
-<p>Le bouquin du signor Valetta est aussi répandu à
-Naples que les <i>Secrets du grand Albert</i>, l’<i>Etteila</i> ou la
-<i>Clef des songes</i> peuvent l’être à Paris. Valetta définit
-la jettature, enseigne à quelles marques on peut la
-reconnaître, par quels moyens on s’en préserve; il
-divise les jettatori en plusieurs classes, d’après leur
-degré de malfaisance, et agite toutes les questions
-qui se rattachent à cette grave matière.</p>
-
-<p>S’il eût trouvé ce livre à Paris, d’Aspremont l’eût<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[202]</a></span>
-feuilleté distraitement comme un vieil almanach farci
-d’histoires ridicules, et eût ri du sérieux avec lequel
-l’auteur traite ces billevesées; dans la disposition
-d’esprit où il était, hors de son milieu naturel, préparé
-à la crédulité par une foule de petits incidents,
-il le lut avec un secrète horreur, comme un profane
-épelant sur un grimoire des évocations d’esprits et
-des formules de cabale. Quoiqu’il n’eût pas cherché
-à les pénétrer, les secrets de l’enfer se révélaient à
-lui; il ne pouvait plus s’empêcher de les savoir, et il
-avait maintenant la conscience de son pouvoir fatal:
-il était jettatore! Il fallait bien en convenir vis-à-vis
-de lui-même: tous les signes distinctifs décrits par
-Valetta, il les possédait.</p>
-
-<p>Quelquefois il arrive qu’un homme qui jusque-là
-s’était cru doué d’une santé parfaite, ouvre par hasard
-ou par distraction un livre de médecine, et, en
-lisant la description pathologique d’une maladie, s’en
-reconnaisse atteint; éclairé par une lueur fatale, il
-sent à chaque symptôme rapporté tressaillir douloureusement
-en lui quelque organe obscur, quelque
-fibre cachée dont le jeu lui échappait, et il pâlit en
-comprenant si prochaine une mort qu’il croyait bien
-éloignée.&mdash;Paul éprouva un effet analogue.</p>
-
-<p>Il se mit devant une glace et se regarda avec une
-intensité effrayante: cette perfection disparate, composée
-de beautés qui ne se trouvent pas ordinairement
-ensemble, le faisait plus que jamais ressembler
-à l’archange déchu, et rayonnait sinistrement dans
-le fond noir du miroir; les fibrilles de ses prunelles<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[203]</a></span>
-se tordaient comme des vipères convulsives; ses sourcils
-vibraient pareils à l’arc d’où vient de s’échapper
-la flèche mortelle; la ride blanche de son front faisait
-penser à la cicatrice d’un coup de foudre, et
-dans ses cheveux rutilants paraissaient flamber des
-flammes infernales; la pâleur marmoréenne de la
-peau donnait encore plus de relief à chaque trait de
-cette physionomie vraiment terrible.</p>
-
-<p>Paul se fit peur à lui-même: il lui semblait que les
-effluves de ses yeux, renvoyées par le miroir, lui revenaient
-en dards empoisonnés: figurez-vous Méduse
-regardant sa tête horrible et charmante dans le fauve
-reflet d’un bouclier d’airain.</p>
-
-<p>L’on nous objectera peut-être qu’il est difficile de
-croire qu’un jeune homme du monde, imbu de la
-science moderne, ayant vécu au milieu du scepticisme
-de la civilisation, ait pu prendre au sérieux un
-préjugé populaire, et s’imaginer être doué fatalement
-d’une malfaisance mystérieuse. Mais nous répondrons
-qu’il y a un magnétisme irrésistible dans
-la pensée générale, qui vous pénètre malgré vous, et
-contre lequel une volonté unique ne lutte pas toujours
-efficacement: tel arrive à Naples se moquant
-de la jettature, qui finit par se hérisser de précautions
-cornues et fuir avec terreur tout individu à
-l’œil suspect. Paul d’Aspremont se trouvait dans une
-position encore plus grave:&mdash;il avait lui-même le
-fascino,&mdash;et chacun l’évitait, ou faisait en sa présence
-les signes préservatifs recommandés par le signor
-Valetta. Quoique sa raison se révoltât contre<span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[204]</a></span>
-une pareille appréciation, il ne pouvait s’empêcher
-de reconnaître qu’il présentait tous les indices dénonciateurs
-de la jettature.&mdash;L’esprit humain,
-même le plus éclairé, garde toujours un coin sombre,
-où s’accroupissent les hideuses chimères de la
-crédulité, où s’accrochent les chauves-souris de la
-superstition. La vie ordinaire elle-même est si pleine
-de problèmes insolubles, que l’impossible y devient
-probable. On peut croire ou nier tout: à un certain
-point de vue, le rêve existe autant que la réalité.</p>
-
-<p>Paul se sentit pénétré d’une immense tristesse.&mdash;Il
-était un monstre!&mdash;Bien que doué des instincts
-les plus affectueux et de la nature la plus bienveillante,
-il portait le malheur avec lui;&mdash;son regard,
-involontairement chargé de venin, nuisait à ceux sur
-qui il s’arrêtait, quoique dans une intention sympathique.
-Il avait l’affreux privilége de réunir, de
-concentrer, de distiller les miasmes morbides, les
-électricités dangereuses, les influences fatales de
-l’atmosphère, pour les darder autour de lui. Plusieurs
-circonstances de sa vie, qui jusque-là lui
-avaient semblé obscures et dont il avait vaguement
-accusé le hasard, s’éclairaient maintenant d’un jour
-livide: il se rappelait toutes sortes de mésaventures
-énigmatiques, de malheurs inexpliqués, de
-catastrophes sans motifs dont il tenait à présent
-le mot; des concordances bizarres s’établissaient
-dans son esprit et le confirmaient dans la triste opinion
-qu’il avait prise de lui-même.</p>
-
-<p>Il remonta sa vie année par année; il se rappela sa<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[205]</a></span>
-mère morte en lui donnant le jour, la fin malheureuse
-de ses petits amis de collége, dont le plus cher
-s’était tué en tombant d’un arbre, sur lequel lui,
-Paul, le regardait grimper; cette partie de canot si
-joyeusement commencée avec deux camarades, et
-d’où il était revenu seul, après des efforts inouïs
-pour arracher des herbes les corps des pauvres enfants
-noyés par le chavirement de la barque; l’assaut
-d’armes où son fleuret, brisé près du bouton et transformé
-ainsi en épée, avait blessé si dangereusement
-son adversaire,&mdash;un jeune homme qu’il aimait beaucoup:&mdash;à
-coup sûr, tout cela pouvait s’expliquer
-rationnellement, et Paul l’avait fait ainsi jusqu’alors;
-pourtant, ce qu’il y avait d’accidentel et de fortuit
-dans ces événements lui paraissait dépendre d’une
-autre cause depuis qu’il connaissait le livre de Valetta:&mdash;l’influence
-fatale, le fascino, la jettatura&mdash;devaient
-réclamer leur part de ces catastrophes. Une
-telle continuité de malheurs autour du même personnage
-n’était pas <i>naturelle</i>.</p>
-
-<p>Une autre circonstance plus récente lui revint
-en mémoire, avec tous ses détails horribles, et ne
-contribua pas peu à l’affermir dans sa désolante
-croyance.</p>
-
-<p>A Londres, il allait souvent au théâtre de la Reine,
-où la grâce d’une jeune danseuse anglaise l’avait particulièrement
-frappé. Sans en être plus épris qu’on
-ne l’est d’une gracieuse figure de tableau ou de gravure,
-il la suivait du regard parmi ses compagnes du
-corps de ballet, à travers le tourbillon des manœuvres<span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[206]</a></span>
-chorégraphiques; il aimait ce visage doux et
-mélancolique, cette pâleur délicate que ne rougissait
-jamais l’animation de la danse, ces beaux cheveux
-d’un blond soyeux et lustré, couronnés, suivant le
-rôle, d’étoiles ou de fleurs, ce long regard perdu dans
-l’espace, ces épaules d’une chasteté virginale frissonnant
-sous la lorgnette, ces jambes qui soulevaient
-à regret leurs nuages de gaze et luisaient sous la soie
-comme le marbre d’une statue antique; chaque fois
-qu’elle passait devant la rampe, il la saluait de quelque
-petit signe d’admiration furtif, ou s’armait de
-son lorgnon pour la mieux voir.</p>
-
-<p>Un soir, la danseuse, emportée par le vol circulaire
-d’une valse, rasa de plus près cette étincelante
-ligne de feu qui sépare au théâtre le monde idéal du
-monde réel; ses légères draperies de sylphide palpitaient
-comme des ailes de colombe prêtes à prendre
-l’essor. Un bec de gaz tira sa langue bleue et
-blanche, et atteignit l’étoffe aérienne. En un moment
-la flamme environna la jeune fille, qui dansa quelques
-secondes comme un feu follet au milieu d’une
-lueur rouge, et se jeta vers la coulisse, éperdue, folle
-de terreur, dévorée vive par ses vêtements incendiés.&mdash;Paul
-avait été très-douloureusement ému de ce
-malheur, dont parlèrent tous les journaux du temps,
-où l’on pourrait retrouver le nom de la victime, si
-l’on était curieux de le savoir. Mais son chagrin n’était
-pas mélangé de remords. Il ne s’attribuait aucune
-part dans l’accident qu’il déplorait plus que
-personne.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[207]</a></span></p>
-
-<p>Maintenant il était persuadé que son obstination à
-la poursuivre du regard n’avait pas été étrangère à
-la mort de cette charmante créature. Il se considérait
-comme son assassin; il avait horreur de lui-même et
-aurait voulu n’être jamais né.</p>
-
-<p>A cette prostration succéda une réaction violente;
-il se mit à rire d’un rire nerveux, jeta au diable le
-livre de Valetta et s’écria: «Vraiment je deviens imbécile
-ou fou! Il faut que le soleil de Naples m’ait
-tapé sur la tête. Que diraient mes amis du club s’ils
-apprenaient que j’ai sérieusement agité dans ma
-conscience cette belle question&mdash;à savoir, si je suis
-ou non&mdash;jettatore!</p>
-
-<p>Paddy frappa discrètement à la porte.&mdash;Paul
-ouvrit, et le groom, formaliste dans son service, lui
-présenta sur le cuir verni de sa casquette, en s’excusant
-de ne pas avoir de plateau d’argent, une lettre
-de la part de miss Alicia.</p>
-
-<p>M. d’Aspremont rompit le cachet et lut ce qui
-suit:</p>
-
-<p>«Est-ce que vous me boudez, Paul?&mdash;Vous n’êtes
-pas venu hier soir, et votre sorbet au citron s’est
-fondu mélancoliquement sur la table. Jusqu’à neuf
-heures j’ai eu l’oreille aux aguets, cherchant à distinguer
-le bruit des roues de votre voiture à travers
-le chant obstiné des grillons et les ronflements des
-tambours de basque; alors il a fallu perdre tout espoir,
-et j’ai querellé le commodore. Admirez comme
-les femmes sont justes!&mdash;Pulcinella avec son nez
-noir, don Limon et donna Pangrazia ont donc bien du<span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[208]</a></span>
-charme pour vous? car je sais par ma police que
-vous avez passé votre soirée à San-Carlino. De ces prétendues
-lettres importantes, vous n’en avez pas écrit
-une seule. Pourquoi ne pas avouer tout bonnement
-et tout bêtement que vous êtes jaloux du comte Altavilla?
-Je vous croyais plus orgueilleux, et cette
-modestie de votre part me touche.&mdash;N’ayez aucune
-crainte, M. d’Altavilla est trop beau, et je n’ai pas le
-goût des Apollons à breloques. Je devrais afficher à
-votre endroit un mépris superbe et vous dire que je
-ne me suis pas aperçue de votre absence; mais la
-vérité est que j’ai trouvé le temps fort long, que j’étais
-de très-mauvaise humeur, très-nerveuse, et que
-j’ai manqué de battre Vicè qui riait comme une folle&mdash;je
-ne sais pourquoi, par exemple. A. W.»</p>
-
-<p>Cette lettre enjouée et moqueuse ramena tout à
-fait les idées de Paul aux sentiments de la vie réelle.
-Il s’habilla, ordonna de faire avancer la voiture, et
-bientôt le voltairien Scazziga fit claquer son fouet incrédule
-aux oreilles de ses bêtes qui se lancèrent au
-galop sur le pavé de lave, à travers la foule toujours
-compacte sur le quai de Santa-Lucia.</p>
-
-<p>«Scazziga, quelle mouche vous pique? vous allez
-causer quelque malheur!» s’écria M. d’Aspremont.
-Le cocher se retourna vivement pour répondre, et le
-regard irrité de Paul l’atteignit en plein visage.&mdash;Une
-pierre qu’il n’avait pas vue souleva une des roues
-de devant, et il tomba de son siége par la violence du
-heurt, mais sans lâcher ses rênes.&mdash;Agile comme
-un singe, il remonta d’un saut à sa place, ayant<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[209]</a></span>
-au front une bosse grosse comme un œuf de poule.</p>
-
-<p>«Du diable si je me retourne maintenant quand
-tu me parleras!&mdash;grommela-t-il entre ses dents.
-Timberio, Falsacappa et Gelsomina avaient raison,&mdash;c’est
-un jettatore! Demain, j’achèterai une paire de
-cornes. Si ça ne peut pas faire de bien, ça ne peut
-pas faire de mal.»</p>
-
-<p>Ce petit incident fut désagréable à Paul; il le ramenait
-dans le cercle magique dont il voulait sortir:
-une pierre se trouve tous les jours sous la roue
-d’une voiture, un cocher maladroit se laisse choir
-de son siége&mdash;rien n’est plus simple et plus vulgaire.
-Cependant l’<i>effet</i> avait suivi la <i>cause</i> de si près,
-la chute de Scazziga coïncidait si justement avec le
-<i>regard</i> qu’il lui avait lancé, que ses appréhensions
-lui revinrent:</p>
-
-<p>«J’ai bien envie, se dit-il, de quitter dès demain
-ce pays extravagant, où je sens ma cervelle ballotter
-dans mon crâne comme une noisette sèche dans sa
-coquille. Mais si je confiais mes craintes à miss Ward,
-elle en rirait, et le climat de Naples est favorable à
-sa santé.&mdash;Sa santé! mais elle se portait bien
-avant de me connaître! Jamais ce nid de cygnes balancé
-sur les eaux, qu’on nomme l’Angleterre, n’avait
-produit une enfant plus blanche et plus rose!
-La vie éclatait dans ses yeux pleins de lumière, s’épanouissait
-sur ses joues fraîches et satinées; un
-sang riche et pur courait en veines bleues sous sa
-peau transparente; on sentait à travers sa beauté
-une force gracieuse! Comme sous mon regard elle a<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[210]</a></span>
-pâli, maigri, changé! comme ses mains délicates
-devenaient fluettes! Comme ses yeux si vifs s’entouraient
-de pénombres attendries! On eût dit que la
-consomption lui posait ses doigts osseux sur l’épaule.&mdash;En
-mon absence, elle a bien vite repris ses vives
-couleurs; le souffle joue librement dans sa poitrine
-que le médecin interrogeait avec crainte; délivrée
-de mon influence funeste, elle vivrait de longs jours.&mdash;N’est-ce
-pas moi qui la tue?&mdash;L’autre soir, n’a-t-elle
-pas éprouvé, pendant que j’étais là, une souffrance
-si aiguë, que ses joues se sont décolorées
-comme au souffle froid de la mort?&mdash;Ne lui fais-je
-pas la jettatura sans le vouloir?&mdash;Mais peut-être
-aussi n’y a-t-il là rien que de naturel.&mdash;Beaucoup
-de jeunes Anglaises ont des prédispositions aux maladies
-de poitrine.»</p>
-
-<p>Ces pensées occupèrent Paul d’Aspremont pendant
-la route. Lorsqu’il se présenta sur la terrasse, séjour
-habituel de miss Ward et du commodore, les immenses
-cornes des bœufs de Sicile, présent du comte
-d’Altavilla, recourbaient leurs croissants jaspés à l’endroit
-le plus en vue. Voyant que Paul les remarquait,
-le commodore devint bleu: ce qui était sa manière
-de rougir, car, moins délicat que sa nièce, il avait
-reçu les confidences de Vicè...</p>
-
-<p>Alicia, avec un geste de parfait dédain, fit signe à
-la servante d’emporter les cornes et fixa sur Paul
-son bel œil plein d’amour, de courage et de foi.</p>
-
-<p>«Laissez-les à leur place, dit Paul à Vicè; elles
-sont fort belles.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[211]</a></span></p>
-
-<h3 class="p4">IX</h3>
-
-<p class="p2">L’observation de Paul sur les cornes données par
-le comte Altavilla parut faire plaisir au commodore;
-Vicè sourit, montrant sa denture dont les canines
-séparées et pointues brillaient d’une blancheur féroce;
-Alicia, d’un coup de paupière rapide, sembla
-poser à son ami une question qui resta sans réponse.</p>
-
-<p>Un silence gênant s’établit.</p>
-
-<p>Les premières minutes d’une visite même cordiale,
-familière, attendue et renouvelée tous les
-jours, sont ordinairement embarrassées. Pendant
-l’absence, n’eût-elle duré que quelques heures, il
-s’est reformé autour de chacun une atmosphère invisible
-contre laquelle se brise l’effusion. C’est
-comme une glace parfaitement transparente qui
-laisse apercevoir le paysage et que ne traverserait
-pas le vol d’une mouche. Il n’y a rien en apparence,
-et pourtant on sent l’obstacle.</p>
-
-<p>Une arrière-pensée dissimulée par un grand usage
-du monde préoccupait en même temps les trois personnages
-de ce groupe habituellement plus à son
-aise. Le commodore tournait ses pouces avec un
-mouvement machinal; d’Aspremont regardait obstinément
-les pointes noires et polies des cornes qu’il
-avait défendu à Vicè d’emporter, comme un naturaliste
-cherchant à classer, d’après un fragment, une
-espèce inconnue; Alicia passait son doigt dans la<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[212]</a></span>
-rosette du large ruban qui ceignait son peignoir de
-mousseline, faisant mine d’en resserrer le nœud.</p>
-
-<p>Ce fut miss Ward qui rompit la glace la première,
-avec cette liberté enjouée des jeunes filles anglaises,
-si modestes et si réservées, cependant, après le mariage.</p>
-
-<p>«Vraiment, Paul, vous n’êtes guère aimable depuis
-quelque temps. Votre galanterie est-elle une
-plante de serre froide qui ne peut s’épanouir qu’en
-Angleterre, et dont la haute température de ce climat
-gêne le développement? Comme vous étiez attentif,
-empressé, toujours aux petits soins, dans notre cottage
-du Lincolnshire! Vous m’abordiez la bouche en
-cœur, la main sur la poitrine, irréprochablement
-frisé, prêt à mettre un genou en terre devant l’idole
-de votre âme;&mdash;tel, enfin, qu’on représente les
-amoureux sur les vignettes de roman.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous aime toujours, Alicia, répondit d’Aspremont
-d’une voix profonde, mais sans quitter des
-yeux les cornes suspendues à l’une des colonnes antiques
-qui soutenaient le plafond de pampres.</p>
-
-<p>&mdash;Vous dites cela d’un ton si lugubre, qu’il faudrait
-être bien coquette pour le croire, continua miss
-Ward;&mdash;j’imagine que ce qui vous plaisait en moi,
-c’était mon teint pâle, ma diaphanéité, ma grâce
-ossianesque et vaporeuse; mon état de souffrance
-me donnait un certain charme romantique que j’ai
-perdu.</p>
-
-<p>&mdash;Alicia! jamais vous ne fûtes plus belle.</p>
-
-<p>&mdash;Des mots, des mots, des mots, comme dit Shakspeare.<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[213]</a></span>
-Je suis si belle que vous ne daignez pas me
-regarder.»</p>
-
-<p>En effet, les yeux de M. d’Aspremont ne s’étaient
-pas dirigés une seule fois vers la jeune fille.</p>
-
-<p>«Allons, fit-elle avec un grand soupir comiquement
-exagéré, je vois que je suis devenue une grosse
-et forte paysanne, bien fraîche, bien colorée, bien
-rougeaude, sans la moindre distinction, incapable de
-figurer au bal d’Almacks, ou dans un livre de beautés,
-séparée d’un sonnet admiratif par une feuille de
-papier de soie.</p>
-
-<p>&mdash;Miss Ward, vous prenez plaisir à vous calomnier,
-dit Paul les paupières baissées.</p>
-
-<p>&mdash;Vous feriez mieux de m’avouer franchement
-que je suis affreuse.&mdash;C’est votre faute aussi, commodore;
-avec vos ailes de poulet, vos noix de côtelettes,
-vos filets de bœuf, vos petits verres de vin des
-Canaries, vos promenades à cheval, vos bains de mer,
-vos exercices gymnastiques, vous m’avez fabriqué
-cette fatale santé bourgeoise qui dissipe les illusions
-poétiques de M. d’Aspremont.</p>
-
-<p>&mdash;Vous tourmentez M. d’Aspremont et vous vous
-moquez de moi, dit le commodore interpellé; mais,
-certainement, le filet de bœuf est substantiel et le vin
-des Canaries n’a jamais nui à personne.</p>
-
-<p>&mdash;Quel désappointement, mon pauvre Paul!
-quitter une nixe, un elfe, une willis, et retrouver ce
-que les médecins et les parents appellent une jeune
-personne bien constituée!&mdash;Mais écoutez-moi,
-puisque vous n’avez plus le courage de m’envisager,<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[214]</a></span>
-et frémissez d’horreur.&mdash;Je pèse sept onces de plus
-qu’à mon départ d’Angleterre.</p>
-
-<p>&mdash;Huit onces! interrompit avec orgueil le commodore,
-qui soignait Alicia comme eût pu le faire
-la mère la plus tendre.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce huit onces précisément? Oncle terrible,
-vous voulez donc désenchanter à tout jamais M. d’Aspremont?»
-fit Alicia en affectant un découragement
-moqueur.</p>
-
-<p>Pendant que la jeune fille le provoquait par ces
-coquetteries, qu’elle ne se fût pas permises, même
-envers son fiancé, sans de graves motifs, M. d’Aspremont,
-en proie à son idée fixe et ne voulant pas
-nuire à miss Ward par son regard fatal, attachait ses
-yeux aux cornes talismaniques ou les laissait errer
-vaguement sur l’immense étendue bleue qu’on découvre
-du haut de la terrasse.</p>
-
-<p>Il se demandait s’il n’était pas de son devoir de
-fuir Alicia, dût-il passer pour un homme sans foi et
-sans honneur, et d’aller finir sa vie dans quelque île
-déserte où, du moins, sa jettature s’éteindrait faute
-d’un regard humain pour l’absorber.</p>
-
-<p>«Je vois, dit Alicia continuant sa plaisanterie, ce
-qui vous rend si sombre et si sérieux; l’époque de
-notre mariage est fixée à un mois; et vous reculez à
-l’idée de devenir le mari d’une pauvre campagnarde
-qui n’a plus la moindre élégance. Je vous rends votre
-parole: vous pourrez épouser mon amie miss
-Sarah Templeton, qui mange des pickles et boit du
-vinaigre pour être mince!»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[215]</a></span></p>
-
-<p>Cette imagination la fit rire de ce rire argentin et
-clair de la jeunesse. Le commodore et Paul s’associèrent
-franchement à son hilarité.</p>
-
-<p>Quand la dernière fusée de sa gaieté nerveuse se
-fut éteinte, elle vint à d’Aspremont, le prit par la
-main, le conduisit au piano placé à l’angle de la terrasse,
-et lui dit en ouvrant un cahier de musique sur
-le pupitre:</p>
-
-<p>«Mon ami, vous n’êtes pas en train de causer aujourd’hui
-et, «ce qui ne vaut pas la peine d’être dit,
-on le chante;» vous allez donc faire votre partie
-dans ce duettino, dont l’accompagnement n’est pas
-difficile; ce ne sont presque que des accords plaqués.»</p>
-
-<p>Paul s’assit sur le tabouret, miss Alicia se mit
-debout près de lui, de manière à pouvoir suivre le
-chant sur la partition. Le commodore renversa sa
-tête, allongea ses jambes et prit une pose de béatitude
-anticipée, car il avait des prétentions au dilettantisme
-et affirmait adorer la musique; mais dès la
-sixième mesure il s’endormait du sommeil des justes;
-sommeil qu’il s’obstinait, malgré les railleries
-de sa nièce, à appeler une extase,&mdash;quoiqu’il lui arrivât
-quelquefois de ronfler, symptôme médiocrement
-extatique.</p>
-
-<p>Le duettino était une vive et légère mélodie, dans
-le goût de Cimarosa, sur des paroles de Métastase, et
-que nous ne saurions mieux définir qu’en la comparant
-à un papillon traversant à plusieurs reprises un
-rayon de soleil.</p>
-
-<p>La musique a le pouvoir de chasser les mauvais<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[216]</a></span>
-esprits: au bout de quelques phrases, Paul ne pensait
-plus aux doigts conjurateurs, aux cornes magiques,
-aux amulettes de corail; il avait oublié le terrible
-bouquin du signor Valetta et toutes les rêveries
-de la jettatura. Son âme montait gaiement, avec la
-voix d’Alicia, dans un air pur et lumineux.</p>
-
-<p>Les cigales faisaient silence comme pour écouter,
-et la brise de mer qui venait de se lever emportait les
-notes avec les pétales des fleurs tombées des vases
-sur le rebord de la terrasse.</p>
-
-<p>«Mon oncle dort comme les sept dormants dans
-leur grotte. S’il n’était pas coutumier du fait, il y
-aurait de quoi froisser notre amour-propre de virtuoses,
-dit Alicia en refermant le cahier. Pendant qu’il
-repose, voulez-vous faire un tour de jardin avec moi,
-Paul? je ne vous ai pas encore montré mon paradis.»</p>
-
-<p>Et elle prit à un clou planté dans l’une des colonnes,
-où il était suspendu par des brides, un large
-chapeau de paille de Florence.</p>
-
-<p>Alicia professait en fait d’horticulture les principes
-les plus bizarres; elle ne voulait pas qu’on cueillît
-les fleurs ni qu’on taillât les branches; et ce qui
-l’avait charmée dans la villa, c’était, comme nous
-l’avons dit, l’état sauvagement inculte du jardin.</p>
-
-<p>Les deux jeunes gens se frayaient une route au milieu
-des massifs qui se rejoignaient aussitôt après leur
-passage. Alicia marchait devant et riait de voir Paul
-cinglé derrière elle par les branches de lauriers-roses
-qu’elle déplaçait. A peine avait-elle fait une
-vingtaine de pas, que la main verte d’un rameau,<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[217]</a></span>
-comme pour faire une espièglerie végétale, saisit et
-retint son chapeau de paille en l’élevant si haut, que
-Paul ne put le reprendre.</p>
-
-<p>Heureusement, le feuillage était touffu, et le soleil
-jetait à peine quelques sequins d’or sur le sable à
-travers les interstices des ramures.</p>
-
-<p>«Voici ma retraite favorite,» dit Alicia, en désignant
-à Paul un fragment de roche aux cassures pittoresques,
-que protégeait un fouillis d’orangers, de
-cédrats, de lentisques et de myrtes.</p>
-
-<p>Elle s’assit dans une anfractuosité taillée en forme
-de siége, et fit signe à Paul de s’agenouiller devant
-elle sur l’épaisse mousse sèche qui tapissait le pied
-de la roche.</p>
-
-<p>«Mettez vos deux mains dans les miennes et regardez-moi
-bien en face. Dans un mois, je serai
-votre femme. Pourquoi vos yeux évitent-ils les
-miens?»</p>
-
-<p>En effet, Paul, revenu à ses rêveries de jettature,
-détournait la vue.</p>
-
-<p>«Craignez-vous d’y lire une pensée contraire ou
-coupable? Vous savez que mon âme est à vous depuis
-le jour où vous avez apporté à mon oncle la lettre de
-recommandation dans le parloir de Richmond. Je
-suis de la race de ces Anglaises tendres, romanesques
-et fières, qui prennent en une minute un amour qui
-dure toute la vie&mdash;plus que la vie peut-être,&mdash;et
-qui sait aimer sait mourir. Plongez vos regards dans
-les miens, je le veux; n’essayez pas de baisser la paupière,
-ne vous détournez pas, ou je penserai qu’un<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[218]</a></span>
-gentleman qui ne doit craindre que Dieu se laisse effrayer
-par de viles superstitions. Fixez sur moi cet
-œil que vous croyez si terrible et qui m’est si doux,
-car j’y vois votre amour, et jugez si vous me trouvez
-assez jolie encore pour me mener, quand nous serons
-mariés, promener à Hyde-Park en calèche découverte.</p>
-
-<p>Paul, éperdu, fixait sur Alicia un long regard
-plein de passion et d’enthousiasme.&mdash;Tout à coup la
-jeune fille pâlit; une douleur lancinante lui traversa
-le cœur comme un fer de flèche: il sembla que
-quelque fibre se rompait dans sa poitrine, et elle
-porta vivement son mouchoir à ses lèvres. Une goutte
-rouge tacha la fine batiste, qu’Alicia replia d’un geste
-rapide.</p>
-
-<p>«Oh! merci, Paul; vous m’avez rendue bien heureuse,
-car je croyais que vous ne m’aimiez plus!»</p>
-
-<h3 class="p4">X</h3>
-
-<p class="p2">Le mouvement d’Alicia pour cacher son mouchoir
-n’avait pu être si prompt que M. d’Aspremont ne l’aperçût;
-une pâleur affreuse couvrit les traits de
-Paul, car une preuve irrécusable de son fatal pouvoir
-venait de lui être donnée, et les idées les plus
-sinistres lui traversaient la cervelle; la pensée du
-suicide se présenta même à lui; n’était-il pas de son
-devoir de supprimer comme un être malfaisant et
-d’anéantir ainsi la cause involontaire de tant de malheurs?<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[219]</a></span>
-Il eût accepté pour son compte les épreuves
-les plus dures et porté courageusement le poids de la
-vie; mais donner la mort à ce qu’il aimait le mieux
-au monde, n’était-ce pas aussi par trop horrible?</p>
-
-<p>L’héroïque jeune fille avait dominé la sensation de
-douleur, suite du regard de Paul, et qui coïncidait si
-étrangement avec les avis du comte Altavilla.&mdash;Un
-esprit moins ferme eût pu se frapper de ce résultat,
-sinon surnaturel, du moins difficilement explicable;
-mais, nous l’avons dit, l’âme d’Alicia était religieuse
-et non superstitieuse. Sa foi inébranlable en ce qu’il
-faut croire rejetait comme des contes de nourrice
-toutes ces histoires d’influences mystérieuses, et se
-riait des préjugés populaires les plus profondément
-enracinés.&mdash;D’ailleurs, eût-elle admis la jettature
-comme réelle, en eût-elle reconnu chez Paul
-les signes évidents, son cœur tendre et fier n’aurait
-pas hésité une seconde.&mdash;Paul n’avait commis aucune
-action où la susceptibilité la plus délicate pût
-trouver à reprendre, et miss Ward eût préféré tomber
-morte sous ce regard, prétendu si funeste, à reculer
-devant un amour accepté par elle avec le consentement
-de son oncle et que devait couronner
-bientôt le mariage. Miss Alicia Ward ressemblait un
-peu à ces héroïnes de Shakspeare chastement hardies,
-virginalement résolues, dont l’amour subit n’en
-est pas moins pur et fidèle, et qu’une seule minute
-lie pour toujours; sa main avait pressé celle de Paul,
-et nul homme au monde ne devait plus l’enfermer
-dans ses doigts. Elle regardait sa vie comme enchaînée,<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[220]</a></span>
-et sa pudeur se fût révoltée à l’idée seule d’un
-autre hymen.</p>
-
-<p>Elle montra donc une gaieté réelle ou si bien
-jouée, qu’elle eût trompé l’observateur le plus fin, et,
-relevant Paul, toujours à genoux à ses pieds, elle le
-promena à travers les allées obstruées de fleurs et de
-plantes de son jardin inculte, jusqu’à une place où la
-végétation, en s’écartant, laissait apercevoir la mer
-comme un rêve bleu d’infini.&mdash;Cette sérénité lumineuse
-dispersa les pensées sombres de Paul: Alicia
-s’appuyait sur le bras du jeune homme avec un abandon
-confiant, comme si déjà elle eût été sa femme.
-Par cette pure et muette caresse, insignifiante de la
-part de toute autre, décisive de la sienne, elle se donnait
-à lui plus formellement encore, le rassurant
-contre ses terreurs, et lui faisant comprendre combien
-peu la touchaient les dangers dont on la menaçait.
-Quoiqu’elle eût imposé silence d’abord à Vicè, ensuite
-à son oncle, et que le comte Altavilla n’eût
-nommé personne, tout en recommandant de se préserver
-d’une influence mauvaise, elle avait vite compris
-qu’il s’agissait de Paul d’Aspremont; les obscurs
-discours du beau Napolitain ne pouvaient faire allusion
-qu’au jeune Français. Elle avait vu aussi que
-Paul, cédant au préjugé si répandu à Naples, qui fait
-un jettatore de tout homme d’une physionomie un
-peu singulière, se croyait, par une inconcevable faiblesse
-d’esprit, atteint du fascino, et détournait d’elle
-ses yeux pleins d’amour, de peur de lui nuire par un
-regard; pour combattre ce commencement d’idée<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[221]</a></span>
-fixe, elle avait provoqué la scène que nous venons de
-décrire, et dont le résultat contrariait l’intention,
-car il ancra Paul plus que jamais dans sa fatale monomanie.</p>
-
-<p>Les deux amants regagnèrent la terrasse, où le
-commodore, continuant à subir l’effet de la musique,
-dormait encore mélodieusement sur son fauteuil de
-bambou.&mdash;Paul prit congé, et miss Ward, parodiant
-le geste d’adieu napolitain, lui envoya du bout des
-doigts un imperceptible baiser en disant: «A demain,
-Paul, n’est-ce pas?» d’une voix toute chargée de
-suaves caresses.</p>
-
-<p>Alicia était en ce moment d’une beauté radieuse,
-alarmante, presque surnaturelle, qui frappa son
-oncle réveillé en sursaut par la sortie de Paul.&mdash;Le
-blanc de ses yeux prenait des tons d’argent bruni et
-faisait étinceler les prunelles comme des étoiles d’un
-noir lumineux; ses joues se nuançaient aux pommettes
-d’un rose idéal, d’une pureté et d’une ardeur
-célestes, qu’aucun peintre ne posséda jamais sur sa
-palette; ses tempes, d’une transparence d’agate, se
-veinaient d’un réseau de petits filets bleus, et toute
-sa chair semblait pénétrée de rayons; on eût dit que
-l’âme lui venait à la peau.</p>
-
-<p>«Comme vous êtes belle aujourd’hui, Alicia! dit
-le commodore.</p>
-
-<p>&mdash;Vous me gâtez, mon oncle; et si je ne suis pas
-la plus orgueilleuse petite fille des trois royaumes, ce
-n’est pas votre faute. Heureusement, je ne crois pas
-aux flatteries, même désintéressées.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[222]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Belle, dangereusement belle, continua en lui-même
-le commodore; elle me rappelle, trait pour
-trait, sa mère, la pauvre Nancy, qui mourut à dix-neuf
-ans. De tels anges ne peuvent rester sur terre:
-il semble qu’un souffle les soulève et que des ailes
-invisibles palpitent à leurs épaules; c’est trop blanc,
-trop rose, trop pur, trop parfait; il manque à ces
-corps éthérés le sang rouge et grossier de la vie.
-Dieu, qui les prête au monde pour quelques jours,
-se hâte de les reprendre. Cet éclat suprême m’attriste
-comme un adieu.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, mon oncle, puisque je suis si jolie,
-reprit miss Ward, qui voyait le front du commodore
-s’assombrir, c’est le moment de me marier: le voile
-et la couronne m’iront bien.</p>
-
-<p>&mdash;Vous marier! êtes-vous donc si pressée de quitter
-votre vieux peau-rouge d’oncle, Alicia?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous quitterai pas pour cela; n’est-il pas
-convenu avec M. d’Aspremont que nous demeurerons
-ensemble? Vous savez bien que je ne puis vivre sans
-vous.</p>
-
-<p>&mdash;M. d’Aspremont! M. d’Aspremont!... La noce
-n’est pas encore faite.</p>
-
-<p>&mdash;N’a-t-il pas votre parole... et la mienne?&mdash;Sir
-Joshua Ward n’y a jamais manqué.</p>
-
-<p>&mdash;Il a ma parole, c’est incontestable, répondit le
-commodore évidemment embarrassé.</p>
-
-<p>&mdash;Le terme de six mois que vous avez fixé n’est-il
-pas écoulé... depuis quelques jours? dit Alicia, dont
-les joues pudiques rosirent encore davantage, car<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[223]</a></span>
-cet entretien, nécessaire au point où en étaient les
-choses, effarouchait sa délicatesse de sensitive.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tu as compté les mois, petite fille; fiez-vous
-donc à ces mines discrètes!</p>
-
-<p>&mdash;J’aime M. d’Aspremont, répondit gravement la
-jeune fille.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà l’enclouure, fit sir Joshua Ward, qui, tout
-imbu des idées de Vicè et d’Altavilla, se souciait médiocrement
-d’avoir pour gendre un jettatore.&mdash;Que
-n’en aimes-tu un autre!</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ai pas deux cœurs, dit Alicia; je n’aurai
-qu’un amour, dussé-je, comme ma mère, mourir à
-dix-neuf ans.</p>
-
-<p>&mdash;Mourir! ne dites pas de ces vilains mots, je vous
-en supplie, s’écria le commodore.</p>
-
-<p>&mdash;Avez-vous quelque reproche à faire à M. d’Aspremont?</p>
-
-<p>&mdash;Aucun, assurément.</p>
-
-<p>&mdash;A-t-il forfait à l’honneur de quelque manière
-que ce soit? S’est-il montré une fois lâche, vil, menteur
-ou perfide? Jamais a-t-il insulté une femme ou
-reculé devant un homme? Son blason est-il terni de
-quelque souillure secrète? Une jeune fille, en prenant
-son bras pour paraître dans le monde, a-t-elle à rougir
-ou à baisser les yeux?</p>
-
-<p>&mdash;M. Paul d’Aspremont est un parfait gentleman,
-il n’y a rien à dire sur sa respectabilité.</p>
-
-<p>&mdash;Croyez, mon oncle, que si un tel motif existait,
-je renoncerais à M. d’Aspremont sur l’heure, et m’ensevelirais
-dans quelque retraite inaccessible; mais<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[224]</a></span>
-nulle autre raison, entendez-vous, nulle autre ne me
-fera manquer à une promesse sacrée,» dit miss Alicia
-Ward d’un ton ferme et doux.</p>
-
-<p>Le commodore tournait ses pouces, mouvement
-habituel chez lui lorsqu’il ne savait que répondre, et
-qui lui servait de contenance.</p>
-
-<p>«Pourquoi montrez-vous maintenant tant de froideur
-à Paul? continua miss Ward. Autrefois vous
-aviez tant d’affection pour lui; vous ne pouviez vous
-en passer dans notre cottage du Lincolnshire, et vous
-disiez, en lui serrant la main à lui couper les doigts,
-que c’était un digne garçon, à qui vous confieriez
-volontiers le bonheur d’une jeune fille.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, certes, je l’aimais, ce bon Paul, dit le
-commodore qu’émouvaient ces souvenirs rappelés à
-propos; mais ce qui est obscur dans les brouillards
-de l’Angleterre devient clair au soleil de Naples...</p>
-
-<p>&mdash;Que voulez-vous dire? fit d’une voix tremblante
-Alicia abandonnée subitement par ses vives couleurs,
-et devenue blanche comme une statue d’albâtre sur
-un tombeau.</p>
-
-<p>&mdash;Que ton Paul est un jettatore.</p>
-
-<p>&mdash;Comment! vous! mon oncle; vous, sir Joshua
-Ward, un gentilhomme, un chrétien, un sujet de Sa
-Majesté Britannique, un ancien officier de la marine
-anglaise, un être éclairé et civilisé, que l’on consulterait
-sur toutes choses, vous qui avez l’instruction
-et la sagesse, qui lisez chaque soir la Bible et l’Évangile,
-vous ne craignez pas d’accuser Paul de jettature!
-Oh! je n’attendais pas cela de vous!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[225]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Ma chère Alicia, répondit le commodore, je suis
-peut-être tout ce que vous dites là lorsqu’il ne s’agit
-pas de vous, mais lorsqu’un danger, même imaginaire,
-vous menace, je deviens plus superstitieux
-qu’un paysan des Abruzzes, qu’un lazzarone du Môle,
-qu’un ostricajo de Chiaja, qu’une servante de la Terre
-de Labour ou même qu’un comte napolitain. Paul
-peut bien me dévisager tant qu’il voudra avec ses
-yeux dont le rayon visuel se croise, je resterai aussi
-calme que devant la pointe d’une épée ou le canon
-d’un pistolet. Le fascino ne mordra pas sur ma peau
-tannée, hâlée et rougie par tous les soleils de l’univers.
-Je ne suis crédule que pour vous, chère nièce,
-et j’avoue que je sens une sueur froide me baigner
-les tempes quand le regard de ce malheureux garçon
-se pose sur vous. Il n’a pas d’intentions mauvaises,
-je le sais, et il vous aime plus que sa vie; mais
-il me semble que, sous cette influence, vos traits
-s’altèrent, vos couleurs disparaissent, et que vous
-tâchez de dissimuler une souffrance aiguë; et alors il
-me prend de furieuses envies de lui crever les yeux,
-à votre M. Paul d’Aspremont, avec la pointe des
-cornes données par Altavilla.</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre cher oncle, dit Alicia attendrie par la
-chaleureuse explosion du commandeur; nos existences
-sont dans les mains de Dieu: il ne meurt pas
-un prince sur son lit de parade, ni un passereau des
-toits sous sa tuile, que son heure ne soit marquée
-là-haut; le fascino n’y fait rien, et c’est une impiété
-de croire qu’un regard plus ou moins oblique<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[226]</a></span>
-puisse avoir une influence. Voyons, n’oncle, continua-t-elle
-en prenant le terme d’affection familière
-du fou dans <i>le Roi Lear</i>, vous ne parliez pas sérieusement
-tout à l’heure; votre affection pour moi
-troublait votre jugement toujours si droit. N’est-ce
-pas, vous n’oseriez lui dire, à M. Paul d’Aspremont,
-que vous lui retirez la main de votre nièce,
-mise par vous dans la sienne, et que vous n’en voulez
-plus pour gendre, sous le beau prétexte qu’il est&mdash;jettatore!</p>
-
-<p>&mdash;Par Joshua! mon patron, qui arrêta le soleil,
-s’écria le commodore, je ne le lui mâcherai pas, à ce
-joli M. Paul. Cela m’est bien égal d’être ridicule, absurde,
-déloyal même, quand il y va de votre santé,
-de votre vie peut-être! J’étais engagé avec un homme,
-et non avec un fascinateur. J’ai promis; eh bien, je
-fausse ma promesse, voilà tout; s’il n’est pas content,
-je lui rendrai raison.»</p>
-
-<p>Et le commodore, exaspéré, fit le geste de se fendre,
-sans faire la moindre attention à la goutte qui
-lui mordait les doigts du pied.</p>
-
-<p>«Sir Joshua Ward, vous ne ferez pas cela,» dit
-Alicia avec une dignité calme.</p>
-
-<p>Le commodore se laissa tomber tout essoufflé dans
-son fauteuil de bambou et garda le silence.</p>
-
-<p>«Eh bien, mon oncle, quand même cette accusation
-odieuse et stupide serait vraie, faudra-t-il pour
-cela repousser M. d’Aspremont et lui faire un crime
-d’un malheur? N’avez-vous pas reconnu que le mal
-qu’il pouvait produire ne dépendait pas de sa volonté,<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[227]</a></span>
-et que jamais âme ne fut plus aimante, plus généreuse
-et plus noble?</p>
-
-<p>&mdash;On n’épouse pas les vampires, quelque bonnes
-que soient leurs intentions, répondit le commodore.</p>
-
-<p>&mdash;Mais tout cela est chimère, extravagance, superstition;
-ce qu’il y a de vrai, malheureusement,
-c’est que Paul s’est frappé de ces folies, qu’il a prises
-au sérieux; il est effrayé, halluciné; il croit à son
-pouvoir fatal, il a peur de lui-même, et chaque petit
-accident qu’il ne remarquait pas autrefois, et dont
-aujourd’hui il s’imagine être la cause, confirme en
-lui cette conviction. N’est-ce pas à moi, qui suis sa
-femme devant Dieu, et qui le serai bientôt devant les
-hommes,&mdash;bénie par vous, mon cher oncle,&mdash;de
-calmer cette imagination surexcitée, de chasser ces
-vains fantômes, de rassurer, par ma sécurité apparente
-et réelle, cette anxiété hagarde, sœur de la
-monomanie, et de sauver, au moyen du bonheur,
-cette belle âme troublée, cet esprit charmant en
-péril?</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez toujours raison, miss Ward, dit le
-commodore; et moi, que vous appelez sage, je ne
-suis qu’un vieux fou. Je crois que cette Vicè est sorcière;
-elle m’avait tourné la tête avec toutes ses histoires.
-Quant au comte Altavilla, ses cornes et sa
-bimbeloterie cabalistique me semblent à présent
-assez ridicules. Sans doute, c’était un stratagème
-imaginé pour faire éconduire Paul et t’épouser lui-même.</p>
-
-<p>&mdash;Il se peut que le comte Altavilla soit de bonne<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[228]</a></span>
-foi, dit miss Ward en souriant;&mdash;tout à l’heure
-vous étiez encore de son avis sur la jettature.</p>
-
-<p>&mdash;N’abusez pas de vos avantages, miss Alicia;
-d’ailleurs je ne suis pas encore si bien revenu de
-mon erreur que je n’y puisse retomber. Le meilleur
-serait de quitter Naples par le premier départ de
-bateau à vapeur, et de retourner tout tranquillement
-en Angleterre. Quand Paul ne verra plus les cornes
-de bœuf, les massacres de cerf, les doigts allongés en
-pointe, les amulettes de corail et tous ces engins
-diaboliques, son imagination se tranquillisera, et
-moi-même j’oublierai ces sornettes qui ont failli me
-faire fausser ma parole et commettre une action indigne
-d’un galant homme.&mdash;Vous épouserez Paul,
-puisque c’est convenu. Vous me garderez le parloir
-et la chambre du rez-de-chaussée dans la maison de
-Richmond, la tourelle octogone au castel de Lincolnshire,
-et nous vivrons heureux ensemble. Si
-votre santé exige un air plus chaud, nous louerons
-une maison de campagne aux environs de Tours, ou
-bien encore à Cannes, où lord Brougham possède
-une belle propriété, et où ces damnables superstitions
-de jettature sont inconnues, Dieu merci.&mdash;Que
-dites-vous de mon projet, Alicia?</p>
-
-<p>&mdash;Vous n’avez pas besoin de mon approbation,
-ne suis-je pas la plus obéissante des nièces?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, lorsque je fais ce que vous voulez, petite
-masque,» dit en souriant le commodore qui se leva
-pour regagner sa chambre.</p>
-
-<p>Alicia resta quelques minutes encore sur la terrasse;<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[229]</a></span>
-mais, soit que cette scène eût déterminé chez
-elle quelque excitation fébrile, soit que Paul exerçât
-réellement sur la jeune fille l’influence que redoutait
-le commodore, la brise tiède, en passant sur ses
-épaules protégées d’une simple gaze, lui causa une
-impression glaciale, et le soir, se sentant mal à l’aise,
-elle pria Vicè d’étendre sur ses pieds froids et blancs
-comme le marbre une de ces couvertures arlequinées
-qu’on fabrique à Venise.</p>
-
-<p>Cependant les lucioles scintillaient dans le gazon,
-les grillons chantaient, et la lune large et jaune
-montait au ciel dans une brume de chaleur.</p>
-
-<h3 class="p4">XI</h3>
-
-<p class="p2">Le lendemain de cette scène, Alicia, dont la nuit
-n’avait pas été bonne, effleura à peine des lèvres le
-breuvage que lui offrait Vicè tous les matins, et le
-reposa languissamment sur le guéridon près de son
-lit. Elle n’éprouvait précisément aucune douleur,
-mais elle se sentait brisée; c’était plutôt une difficulté
-de vivre qu’une maladie, et elle eût été embarrassée
-d’en accuser les symptômes à un médecin.
-Elle demanda un miroir à Vicè, car une jeune fille
-s’inquiète plutôt de l’altération que la souffrance
-peut apporter à sa beauté que de la souffrance elle-même.
-Elle était d’une blancheur extrême; seulement
-deux petites taches semblables à deux feuilles
-de rose du Bengale tombées sur une coupe de lait<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[230]</a></span>
-nageaient sur sa pâleur. Ses yeux brillaient d’un
-éclat insolite, allumés par les dernières flammes de
-la fièvre; mais le cerise de ses lèvres était beaucoup
-moins vif, et pour y faire revenir la couleur, elle les
-mordit de ses petites dents de nacre.</p>
-
-<p>Elle se leva, s’enveloppa d’une robe de chambre
-en cachemire blanc, tourna une écharpe de gaze autour
-de sa tête,&mdash;car, malgré la chaleur qui faisait
-crier les cigales, elle était encore un peu frileuse,&mdash;et
-se rendit sur la terrasse à l’heure accoutumée, pour
-ne pas éveiller la sollicitude toujours aux aguets du
-commodore. Elle toucha du bout des lèvres au déjeuner,
-bien qu’elle n’eût pas faim, mais le moindre indice
-de malaise n’eût pas manqué d’être attribué à
-l’influence de Paul par sir Joshua Ward, et c’est ce
-qu’Alicia voulait éviter avant toute chose.</p>
-
-<p>Puis, sous prétexte que l’éclatante lumière du
-jour la fatiguait, elle se retira dans sa chambre, non
-sans avoir reitéré plusieurs fois au commodore,
-soupçonneux en pareille matière, l’assurance qu’elle
-se portait à ravir.</p>
-
-<p>«A ravir... j’en doute, se dit le commodore à lui-même
-lorsque sa nièce s’en fut allée.&mdash;Elle avait
-des tons nacrés près de l’œil, de petites couleurs
-vives au haut des joues,&mdash;juste comme sa pauvre
-mère, qui, elle aussi, prétendait ne s’être jamais
-mieux portée.&mdash;Que faire? Lui ôter Paul, ce serait
-la tuer d’une autre manière; laissons agir la nature.
-Alicia est si jeune! Oui, mais c’est aux plus jeunes
-et aux plus belles que la vieille Mob en veut; elle est<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[231]</a></span>
-jalouse comme une femme. Si je faisais venir un
-docteur? mais que peut la médecine sur un ange!
-Pourtant tous les symptômes fâcheux avaient disparu...
-Ah! si c’était toi, damné Paul, dont le souffle
-fit pencher cette fleur divine, je t’étranglerais de
-mes propres mains. Nancy ne subissait le regard
-d’aucun jettatore, et elle est morte.&mdash;Si Alicia
-mourait! Non, cela n’est pas possible. Je n’ai rien
-fait à Dieu pour qu’il me réserve cette affreuse douleur.
-Quand cela arrivera, il y aura longtemps que
-je dormirai sous ma pierre avec le <i>Sacred to the memory
-of sir Joshua Ward</i>, à l’ombre de mon clocher
-natal. C’est elle qui viendra pleurer et prier sur la
-pierre grise pour le vieux commodore... Je ne sais
-ce que j’ai, mais je suis mélancolique et funèbre en
-diable ce matin!»</p>
-
-<p>Pour dissiper ces idées noires, le commodore
-ajouta un peu de rhum de la Jamaïque au thé refroidi
-dans sa tasse, et se fit apporter son hooka,
-distraction innocente qu’il ne se permettait qu’en
-l’absence d’Alicia, dont la délicatesse eût pu être
-offusquée même par cette fumée légère mêlée de
-parfums.</p>
-
-<p>Il avait déjà fait bouillonner l’eau aromatisée du
-récipient et chassé devant lui quelques nuages
-bleuâtres, lorsque Vicè parut annonçant le comte
-Altavilla.</p>
-
-<p>«Sir Joshua, dit le comte après les premières
-civilités, avez-vous réfléchi à la demande que je vous
-ai faite l’autre jour?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[232]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;J’y ai réfléchi, reprit le commodore; mais,
-vous le savez, M. Paul d’Aspremont a ma parole.</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute; pourtant il y a des cas où une parole
-se retire; par exemple, lorsque l’homme à qui on l’a
-donnée, pour une raison ou pour une autre, n’est
-pas tel qu’on le croyait d’abord.</p>
-
-<p>&mdash;Comte, parlez plus clairement.</p>
-
-<p>&mdash;Il me répugne de charger un rival; mais, d’après
-la conversation que nous avons eue ensemble,
-vous devez me comprendre. Si vous rejetiez M. Paul
-d’Aspremont, m’accepteriez-vous pour gendre?</p>
-
-<p>&mdash;Moi, certainement; mais il n’est pas aussi sûr
-que miss Ward s’arrangeât de cette substitution.&mdash;Elle
-est entêtée de ce Paul, et c’est un peu ma faute,
-car moi-même je favorisais ce garçon avant toutes ces
-sottes histoires.&mdash;Pardon, comte, de l’épithète,
-mais j’ai vraiment la cervelle à l’envers.</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous que votre nièce meure? dit Altavilla
-d’un ton ému et grave.</p>
-
-<p>&mdash;Tête et sang! ma nièce mourir!» s’écria le
-commodore en bondissant de son fauteuil et en rejetant
-le tuyau de maroquin de son hooka.</p>
-
-<p>Quand on attaquait cette corde chez sir Joshua
-Ward, elle vibrait toujours.</p>
-
-<p>«Ma nièce est-elle donc dangereusement malade?</p>
-
-<p>&mdash;Ne vous alarmez pas si vite, milord; miss Alicia
-peut vivre, et même très-longtemps.</p>
-
-<p>&mdash;A la bonne heure! vous m’aviez bouleversé.</p>
-
-<p>&mdash;Mais à une condition, continua le comte Altavilla:<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[233]</a></span>
-c’est qu’elle ne voie plus M. Paul d’Aspremont.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! voila la jettature qui revient sur l’eau! Par
-malheur, miss Ward n’y croit pas.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez-moi, dit posément le comte Altavilla.&mdash;Lorsque
-j’ai rencontré pour la première fois miss
-Alicia au bal chez le prince de Syracuse, et que j’ai
-conçu pour elle une passion aussi respectueuse qu’ardente,
-c’est de la santé étincelante, de la joie d’existence,
-de la fleur de vie qui éclataient dans toute sa
-personne que je fus d’abord frappé. Sa beauté en
-devenait lumineuse et nageait comme dans une atmosphère
-de bien-être.&mdash;Cette phosphorescence la
-faisait briller comme une étoile; elle éteignait Anglaises,
-Russes, Italiennes, et je ne vis plus qu’elle.&mdash;A
-la distinction britannique elle joignait la grâce
-pure et forte des anciennes déesses; excusez cette
-mythologie chez le descendant d’une colonie grecque.</p>
-
-<p>&mdash;C’est vrai qu’elle était superbe! Miss Edwina
-O’Herty, lady Eleonor Lilly, mistress Jane Strangford,
-la princesse Véra Fédorowna Bariatinski faillirent en
-avoir la jaunisse de dépit, dit le commodore enchanté.</p>
-
-<p>&mdash;Et maintenant ne remarquez-vous pas que sa
-beauté a pris quelque chose de languissant, que ses
-traits s’atténuent en délicatesses morbides, que les
-veines de ses mains se dessinent plus bleues qu’il ne
-faudrait, que sa voix a des sons d’harmonica d’une
-vibration inquiétante et d’un charme douloureux?
-L’élément terrestre s’efface et laisse dominer l’élément
-angélique. Miss Alicia devient d’une perfection<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[234]</a></span>
-éthérée que, dussiez-vous me trouver matériel, je
-n’aime pas voir aux filles de ce globe.»</p>
-
-<p>Ce que disait le comte répondait si bien aux préoccupations
-secrètes de sir Joshua Ward, qu’il resta
-quelques minutes silencieux et comme perdu dans
-une rêverie profonde.</p>
-
-<p>«Tout cela est vrai; bien que parfois je cherche à
-me faire illusion, je ne puis en disconvenir.</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ai pas fini, dit le comte; la santé de miss
-Alicia avant l’arrivée de M. d’Aspremont en Angleterre
-avait-elle fait naître des inquiétudes?</p>
-
-<p>&mdash;Jamais: c’était la plus fraîche et la plus rieuse
-enfant des trois royaumes.</p>
-
-<p>&mdash;La présence de M. d’Aspremont coïncide,
-comme vous le voyez, avec les périodes maladives
-qui altèrent la précieuse santé de miss Ward. Je
-ne vous demande pas, à vous, homme du Nord, d’ajouter
-une foi implicite à une croyance, à un préjugé,
-à une superstition, si vous voulez, de nos contrées
-méridionales, mais convenez cependant que
-ces faits sont étranges et méritent toute votre attention...</p>
-
-<p>&mdash;Alicia ne peut-elle être malade..... naturellement?
-dit le commodore, ébranlé par les raisonnements
-captieux d’Altavilla, mais que retenait une
-sorte de honte anglaise d’adopter la croyance populaire
-napolitaine.</p>
-
-<p>&mdash;Miss Ward n’est pas malade; elle subit une
-sorte d’empoisonnement par le regard, et si M. d’Aspremont
-n’est pas jettatore, au moins il est funeste.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[235]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Qu’y puis-je faire? elle aime Paul, se rit de la
-jettature et prétend qu’on ne peut donner une pareille
-raison à un homme d’honneur pour le refuser.</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ai pas le droit de m’occuper de votre nièce,
-je ne suis ni son frère, ni son parent, ni son fiancé;
-mais si j’obtenais votre aveu, peut-être tenterais-je
-un effort pour l’arracher à cette influence fatale. Oh!
-ne craignez rien; je ne commettrai pas d’extravagance;&mdash;quoique
-jeune, je sais qu’il ne faut pas
-faire de bruit autour de la réputation d’une jeune
-fille;&mdash;seulement permettez-moi de me taire sur
-mon plan. Ayez assez de confiance en ma loyauté
-pour croire qu’il ne renferme rien que l’honneur le
-plus délicat ne puisse avouer.</p>
-
-<p>&mdash;Vous aimez donc bien ma nièce? dit le commodore.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, puisque je l’aime sans espoir; mais m’accordez-vous
-la licence d’agir?</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes un terrible homme, comte Altavilla;
-eh bien! tâchez de sauver Alicia à votre manière,
-je ne le trouverai pas mauvais, et même je le trouverai
-fort bon.»</p>
-
-<p>Le comte se leva, salua, regagna sa voiture et dit
-au cocher de le conduire à l’hôtel de Rome.</p>
-
-<p>Paul, les coudes sur la table, la tête dans ses
-mains, était plongé dans les plus douloureuses réflexions;
-il avait vu les deux ou trois gouttelettes
-rouges sur le mouchoir d’Alicia, et, toujours infatué
-de son idée fixe, il se reprochait son amour meurtrier;
-il se blâmait d’accepter le dévouement de cette<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[236]</a></span>
-belle jeune fille décidée à mourir pour lui, et se
-demandait par quel sacrifice surhumain il pourrait
-payer cette sublime abnégation.</p>
-
-<p>Paddy, le jockey-gnôme, interrompit cette méditation
-en apportant la carte du comte Altavilla.</p>
-
-<p>«Le comte Altavilla! que peut-il me vouloir? fit
-Paul excessivement surpris. Faites-le entrer.»</p>
-
-<p>Lorsque le Napolitain parut sur le seuil de la porte,
-M. d’Aspremont avait déjà posé sur son étonnement
-ce masque d’indifférence glaciale qui sert aux gens
-du monde à cacher leurs impressions.</p>
-
-<p>Avec une politesse froide il désigna un fauteuil au
-comte, s’assit lui-même, et attendit en silence, les
-yeux fixés sur le visiteur.</p>
-
-<p>«Monsieur, commença le comte en jouant avec les
-breloques de sa montre, ce que j’ai à vous dire est
-si étrange, si déplacé, si inconvenant, que vous auriez
-le droit de me jeter par la fenêtre.&mdash;Épargnez-moi
-cette brutalité, car je suis prêt à vous rendre
-raison en galant homme.</p>
-
-<p>&mdash;J’écoute, monsieur, sauf à profiter plus tard de
-l’offre que vous me faites, si vos discours ne me conviennent
-pas, répondit Paul, sans qu’un muscle de sa
-figure bougeât.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes jettatore!»</p>
-
-<p>A ces mots, une pâleur verte envahit subitement
-la face de M. d’Aspremont, une auréole rouge cercla
-ses yeux; ses sourcils se rapprochèrent, la ride de son
-front se creusa, et de ses prunelles jaillirent comme
-des lueurs sulfureures; il se souleva à demi, déchirant<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[237]</a></span>
-de ses mains crispées les bras d’acajou du
-fauteuil. Ce fut si terrible, qu’Altavilla, tout brave
-qu’il était, saisit une des petites branches de corail
-bifurquées suspendues à la chaîne de sa montre, et
-en dirigea instinctivement les pointes vers son interlocuteur.</p>
-
-<p>Par un effort suprême de volonté, M. d’Aspremont
-se rassit et dit: «Vous aviez raison, monsieur; telle
-est, en effet, la récompense que mériterait une pareille
-insulte; mais j’aurai la patience d’attendre une
-autre réparation.</p>
-
-<p>&mdash;Croyez, continua le comte, que je n’ai pas fait
-à un gentleman cet affront, qui ne peut se laver
-qu’avec du sang, sans les plus graves motifs. J’aime
-miss Alicia Ward.</p>
-
-<p>&mdash;Que m’importe?</p>
-
-<p>&mdash;Cela vous importe, en effet, fort peu, car vous
-êtes aimé; mais moi, don Felipe Altavilla, je vous
-défends de voir miss Alicia Ward.</p>
-
-<p>&mdash;Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous.</p>
-
-<p>&mdash;Je le sais, répondit le comte napolitain; aussi
-je n’espère pas que vous m’obéissiez.</p>
-
-<p>&mdash;Alors quel est le motif qui vous fait agir? dit
-Paul.</p>
-
-<p>&mdash;J’ai la conviction que le fascino dont malheureusement
-vous êtes doué influe d’une manière fatale
-sur miss Alicia Ward. C’est là une idée absurde, un
-préjugé digne du moyen âge, qui doit vous paraître
-profondément ridicule; je ne discuterai pas là-dessus
-avec vous. Vos yeux se portent vers miss Ward et lui<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[238]</a></span>
-lancent malgré vous ce regard funeste qui la fera
-mourir. Je n’ai aucun autre moyen d’empêcher ce
-triste résultat que de vous chercher une querelle
-d’Allemand. Au seizième siècle, je vous aurais fait
-tuer par quelqu’un de mes paysans de la montagne;
-mais aujourd’hui ces mœurs ne sont plus
-de mise. J’ai bien pensé à vous prier de retourner
-en France; c’était trop naïf: vous auriez ri de ce
-rival qui vous eût dit de vous en aller et de le laisser
-seul auprès de votre fiancée sous prétexte de jettature.»</p>
-
-<p>Pendant que le comte Altavilla parlait, Paul d’Aspremont
-se sentait pénétré d’une secrète horreur; il
-était donc, lui chrétien, en proie aux puissances de
-l’enfer, et le mauvais ange regardait par ses prunelles!
-il semait les catastrophes, son amour donnait
-la mort! Un instant sa raison tourbillonna dans son
-cerveau, et la folie battit de ses ailes les parois intérieures
-de son crâne.</p>
-
-<p>«Comte, sur l’honneur, pensez-vous ce que vous
-dites? s’écria d’Aspremont après quelques minutes
-d’une rêverie que le Napolitain respecta.</p>
-
-<p>&mdash;Sur l’honneur, je le pense.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! alors ce serait donc vrai! dit Paul à demi-voix:
-je suis donc un assassin, un démon, un vampire!
-je tue cet être céleste, je désespère ce vieillard!»
-Et il fut sur le point de promettre au comte
-de ne pas revoir Alicia; mais le respect humain et
-la jalousie qui s’éveillaient dans son cœur retinrent
-ses paroles sur ses lèvres.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[239]</a></span></p>
-
-<p>«Comte, je ne vous cache point que je vais de ce
-pas chez miss Ward.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous prendrai pas au collet pour vous en
-empêcher; vous m’avez tout à l’heure épargné les
-voies de fait, j’en suis reconnaissant; mais je serai
-charmé de vous voir demain, à six heures dans les ruines
-de Pompeï, à la salle des thermes, par exemple;
-on y est fort bien. Quelle arme préférez-vous? Vous
-êtes l’offensé: épée, sabre ou pistolet?</p>
-
-<p>&mdash;Nous nous battrons au couteau et les yeux bandés,
-séparés par un mouchoir dont nous tiendrons
-chacun un bout. Il faut égaliser les chances: je suis
-jettatore; je n’aurais qu’à vous tuer en vous regardant,
-monsieur le comte!»</p>
-
-<p>Paul d’Aspremont partit d’un éclat de rire strident,
-poussa une porte et disparut.</p>
-
-<h3 class="p4">XII</h3>
-
-<p class="p2">Alicia s’était établie dans une salle basse de la
-maison, dont les murs étaient ornés de ces paysages
-à fresques qui, en Italie, remplacent les papiers.
-Des nattes de paille de Manille couvraient le plancher.
-Une table sur laquelle était jeté un bout de tapis turc
-et que jonchaient les poésies de Coleridge, de Shelley,
-de Tennyson et de Longfellow, un miroir à cadre
-antique et quelques chaises de canne composaient tout
-l’ameublement; des stores de jonc de la Chine historiés<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[240]</a></span>
-de pagodes, de rochers, de saules, de grues et
-de dragons, ajustés aux ouvertures et relevés à demi,
-tamisaient une lumière douce; une branche d’oranger,
-toute chargée de fleurs que les fruits, en se
-nouant faisaient tomber, pénétrait familièrement
-dans la chambre et s’étendait comme une guirlande
-au-dessus de la tête d’Alicia, en secouant sur elle sa
-neige parfumée.</p>
-
-<p>La jeune fille, toujours un peu souffrante, était
-couchée sur un étroit canapé près de la fenêtre; deux
-ou trois coussins du Maroc la soulevaient à demi; la
-couverture vénitienne enveloppait chastement ses
-pieds; arrangée ainsi, elle pouvait recevoir Paul sans
-enfreindre les lois de la pudeur anglaise.</p>
-
-<p>Le livre commencé avait glissé à terre de la main
-distraite d’Alicia; ses prunelles nageaient vaguement
-sous leurs longs cils et semblaient regarder au delà
-du monde; elle éprouvait cette lassitude presque
-voluptueuse qui suit les accès de fièvre, et toute son
-occupation était de mâcher les fleurs de l’oranger
-qu’elle ramassait sur sa couverture et dont le parfum
-amer lui plaisait. N’y a-t-il pas une Vénus mâchant
-des roses, du Schiavone? Quel gracieux pendant un
-artiste moderne eût pu faire au tableau du vieux Vénitien
-en représentant Alicia mordillant des fleurs
-d’oranger!</p>
-
-<p>Elle pensait à M. d’Aspremont et se demandait si
-vraiment elle vivrait assez pour être sa femme; non
-quelle ajoutât foi à l’influence de la jettature, mais
-elle se sentait envahie malgré elle de pressentiments<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[241]</a></span>
-funèbres: la nuit même, elle avait fait un rêve dont
-l’impression ne s’était pas dissipée au réveil.</p>
-
-<p>Dans son rêve, elle était couchée, mais éveillée, et
-dirigeait ses yeux vers la porte de sa chambre, pressentant
-que <i>quelqu’un</i> allait apparaître.&mdash;Après deux
-ou trois minutes d’attente anxieuse, elle avait vu se
-dessiner sur le fond sombre qu’encadrait le chambranle
-de la porte une forme svelte et blanche, qui,
-d’abord transparente et laissant, comme un léger
-brouillard, apercevoir les objets à travers elle, avait
-pris plus de consistance en avançant vers le lit.</p>
-
-<p>L’ombre était vêtue d’une robe de mousseline dont
-les plis traînaient à terre; de longues spirales de
-cheveux noirs, à moitié détordues, pleuraient le
-long de son visage pâle, marqué de deux petites
-taches roses aux pommettes; la chair du col et de la
-poitrine était si blanche qu’elle se confondait avec
-la robe, et qu’on n’eût pu dire où finissait la peau
-et où commençait l’étoffe; un imperceptible jaseron
-de Venise cerclait le col mince d’une étroite ligne
-d’or; la main fluette et veinée de bleu tenait une
-fleur&mdash;une rose-thé&mdash;dont les pétales se détachaient
-et tombaient à terre comme des larmes.</p>
-
-<p>Alicia ne connaissait pas sa mère, morte un an
-après lui avoir donné le jour; mais bien souvent elle
-s’était tenue en contemplation devant une miniature
-dont les couleurs presque évanouies, montrant le
-ton jaune d’ivoire et pâles comme le souvenir des
-morts, faisaient songer au portrait d’une ombre plutôt
-qu’à celui d’une vivante, et elle comprit que cette<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[242]</a></span>
-femme qui entrait ainsi dans la chambre était Nancy
-Ward,&mdash;sa mère.&mdash;La robe blanche, le jaseron, la
-fleur à la main, les cheveux noirs, les joues marbrées
-de rose, rien n’y manquait,&mdash;c’était bien la
-miniature agrandie, développée, se mouvant avec
-toute la réalité du rêve.</p>
-
-<p>Une tendresse mélée de terreur faisait palpiter le
-sein d’Alicia. Elle voulait tendre ses bras à l’ombre,
-mais ses bras, lourds comme du marbre, ne pouvaient
-se détacher de la couche sur laquelle ils reposaient.
-Elle essayait de parler, mais sa langue ne bégayait
-que des syllabes confuses.</p>
-
-<p>Nancy, après avoir posé la rose-thé sur le guéridon,
-s’agenouilla près du lit et mit sa tête contre la
-poitrine d’Alicia, écoutant le souffle des poumons,
-comptant les battements du cœur; la joue froide de
-l’ombre causait à la jeune fille, épouvantée de cette
-auscultation silencieuse, la sensation d’un morceau
-de glace.</p>
-
-<p>L’apparition se releva, jeta un regard douloureux
-sur la jeune fille, et, comptant les feuilles de la rose
-dont quelques pétales encore s’étaient séparés, elle
-dit: «Il n’y en a plus qu’une.»</p>
-
-<p>Puis le sommeil avait interposé sa gaze noire entre
-l’ombre et la dormeuse, et tout s’était confondu dans
-la nuit.</p>
-
-<p>L’âme de sa mère venait-elle l’avertir et la chercher?
-Que signifiait cette phrase mystérieuse tombée
-de la bouche de l’ombre:&mdash;«Il n’y en a plus
-qu’une?»&mdash;Cette pâle rose effeuillée était-elle le<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[243]</a></span>
-symbole de sa vie? Ce rêve étrange avec ses terreurs
-gracieuses et son charme effrayant, ce spectre charmant
-drapé de mousseline et comptant des pétales
-de fleurs préoccupaient l’imagination de la jeune fille,
-un nuage de mélancolie flottait sur son beau front,
-et d’indéfinissables pressentiments l’effleuraient de
-leurs ailes noires.</p>
-
-<p>Cette branche d’oranger qui secouait sur elle ses
-fleurs n’avait-elle pas aussi un sens funèbre? les petites
-étoiles virginales ne devaient donc pas s’épanouir
-sous son voile de mariée? Attristée et pensive,
-Alicia retira de ses lèvres la fleur qu’elle mordait; la
-fleur était jaune et flétrie déjà...</p>
-
-<p>L’heure de la visite de M. d’Aspremont approchait.
-Miss Ward fit un effort sur elle-même, rasséréna son
-visage, tourna du doigt les boucles de ses cheveux,
-rajusta les plis froissés de son écharpe de gaze, et reprit
-en main son livre pour se donner une contenance.</p>
-
-<p>Paul entra, et miss Ward le reçut d’un air enjoué,
-ne voulant pas qu’il s’alarmât de la trouver couchée,
-car il n’eût pas manqué de se croire la cause de sa
-maladie. La scène qu’il venait d’avoir avec le comte
-Altavilla donnait à Paul une physionomie irritée et farouche
-qui fit faire à Vicè le signe conjurateur, mais
-le sourire affectueux d’Alicia eut bientôt dissipé le
-nuage.</p>
-
-<p>«Vous n’êtes pas malade sérieusement, je l’espère,
-dit-il à miss Ward en s’asseyant près d’elle.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! ce n’est rien, un peu de fatigue seulement:<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[244]</a></span>
-il a fait siroco hier, et ce vent d’Afrique m’accable:
-mais vous verrez comme je me porterai bien dans
-notre cottage du Lincolnshire! Maintenant que je suis
-forte, nous ramerons chacun notre tour sur l’étang!»</p>
-
-<p>En disant ces mots, elle ne put comprimer tout à
-fait une petite toux convulsive.</p>
-
-<p>M. d’Aspremont pâlit et détourna les yeux.</p>
-
-<p>Le silence régna quelques minutes dans la chambre.</p>
-
-<p>«Paul, je ne vous ai jamais rien donné, reprit Alicia
-en ôtant de son doigt déjà maigri une bague d’or
-toute simple; prenez cet anneau, et portez-le en souvenir
-de moi; vous pourrez peut-être le mettre, car
-vous avez une main de femme;&mdash;adieu! je me sens
-lasse et je voudrais essayer de dormir; venez me voir
-demain.»</p>
-
-<p>Paul se retira navré; les efforts d’Alicia pour cacher
-sa souffrance avaient été inutiles; il aimait éperdument
-miss Ward, et il la tuait! cette bague qu’elle
-venait de lui donner, n’était-ce pas un anneau de
-fiançailles pour l’autre vie?</p>
-
-<p>Il errait sur le rivage à demi fou, rêvant de fuir,
-de s’aller jeter dans un couvent de trappistes et d’y
-attendre la mort assis sur son cercueil, sans jamais
-relever le capuchon de son froc. Il se trouvait ingrat
-et lâche de ne pas sacrifier son amour et d’abuser
-ainsi de l’héroïsme d’Alicia: car elle n’ignorait rien,
-elle savait qu’il n’était qu’un jettatore, comme l’affirmait
-le comte Altavilla, et, prise d’une angélique
-pitié, elle ne le repoussait pas!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[245]</a></span></p>
-
-<p>«Oui, se disait-il, ce Napolitain, ce beau comte
-qu’elle dédaigne, est véritablement amoureux. Sa
-passion fait honte à la mienne: pour sauver Alicia,
-il n’a pas craint de m’attaquer, de me provoquer,
-moi, un jettatore, c’est-à-dire, dans ses
-idées, un être aussi redoutable qu’un démon.
-Tout en me parlant, il jouait avec ses amulettes,
-et le regard de ce duelliste célèbre qui a couché
-trois hommes sur le carreau, se baissait devant le
-mien!»</p>
-
-<p>Rentré à l’hôtel de Rome, Paul écrivit quelques
-lettres, fit un testament par lequel il laissait à miss
-Alicia Ward tout ce qu’il possédait, sauf un legs
-pour Paddy, et prit les dispositions indispensables à
-un galant homme qui doit avoir un duel à mort le
-lendemain.</p>
-
-<p>Il ouvrit les boîtes de palissandre où ses armes
-étaient renfermées dans les compartiments garnis
-de serge verte, remua épées, pistolets, couteaux de
-chasse, et trouva enfin deux stylets corses parfaitement
-pareils qu’il avait achetés pour en faire don à
-des amis.</p>
-
-<p>C’étaient deux lames de pur acier, épaisses près
-du manche, tranchantes des deux côtés vers la pointe,
-damasquinées, curieusement terribles et montées
-avec soin. Paul choisit aussi trois foulards et fit du
-tout un paquet.</p>
-
-<p>Puis il prévint Scazziga de se tenir prêt de grand
-matin pour une excursion dans la campagne.</p>
-
-<p>«Oh! dit-il, en se jetant tout habillé sur son lit,<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[246]</a></span>
-Dieu fasse que ce combat me soit fatal! Si j’avais le
-bonheur d’être tué,&mdash;Alicia vivrait!»</p>
-
-<h3 class="p4">XIII</h3>
-
-<p class="p2">Pompeï, la ville morte, ne s’éveille pas le matin
-comme les cités vivantes, et quoiqu’elle ait rejeté à
-demi le drap de cendre qui la couvrait depuis tant
-de siècles, même quand la nuit s’efface, elle reste endormie
-sur sa couche funèbre.</p>
-
-<p>Les touristes de toutes nations qui la visitent pendant
-le jour sont à cette heure encore étendus dans
-leur lit, tout moulus des fatigues de leurs excursions,
-et l’aurore, en se levant sur les décombres de
-la ville-momie, n’y éclaire pas un seul visage humain.
-Les lézards seuls, en frétillant de la queue,
-rampent le long des murs, filent sur les mosaïques
-disjointes, sans s’inquiéter du <i>cave canem</i> inscrit au
-seuil des maisons désertes, et saluent joyeusement
-les premiers rayons du soleil. Ce sont les habitants
-qui ont succédé aux citoyens antiques, et il semble
-que Pompeï n’ait été exhumée que pour eux.</p>
-
-<p>C’est un spectacle étrange de voir à la lueur azurée
-et rose du matin ce cadavre de ville saisie au milieu
-de ses plaisirs, de ses travaux et de sa civilisation,
-et qui n’a pas subi la dissolution lente des ruines
-ordinaires; on croit involontairement que les propriétaires
-de ces maisons conservées dans leurs<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[247]</a></span>
-moindres détails vont sortir de leurs demeures avec
-leurs habits grecs ou romains; les chars, dont on
-aperçoit les ornières sur les dalles, se remettre à
-rouler; les buveurs entrer dans ces thermopoles où
-la marque des tasses est encore empreinte sur le
-marbre du comptoir.&mdash;On marche comme dans un
-rêve au milieu du passé; on lit en lettres rouges, à
-l’angle des rues, l’affiche du spectacle du jour!&mdash;seulement
-le jour est passé depuis plus de dix-sept
-siècles.&mdash;Aux clartés naissantes de l’aube, les danseuses
-peintes sur les murs semblent agiter leurs
-crotales, et du bout de leur pied blanc soulever
-comme une écume rose le bord de leur draperie,
-croyant sans doute que les lampadaires se rallument
-pour les orgies du triclinium; les Vénus, les Satyres,
-les figures héroïques ou grotesques, animées d’un
-rayon, essayent de remplacer les habitants disparus,
-et de faire à la cité morte une population peinte. Les
-ombres colorées tremblent le long des parois, et
-l’esprit peut quelques minutes se prêter à l’illusion
-d’une fantasmagorie antique. Mais ce jour-là, au
-grand effroi des lézards, la sérénité matinale de Pompeï
-fut troublée par un visiteur étrange: une voiture
-s’arrêta à l’entrée de la voie des Tombeaux; Paul
-en descendit et se dirigea à pied vers le lieu du
-rendez-vous.</p>
-
-<p>Il était en avance, et, bien qu’il dût être préoccupé
-d’autre chose que d’archéologie, il ne pouvait
-s’empêcher, tout en marchant, de remarquer mille
-petits détails qu’il n’eût peut-être pas aperçus dans<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[248]</a></span>
-une situation habituelle. Les sens que ne surveille
-plus l’âme, et qui s’exercent alors pour leur compte,
-ont quelquefois une lucidité singulière. Des condamnés
-à mort, en allant au supplice, distinguent une
-petite fleur entre les fentes du pavé, un numéro au
-bouton d’un uniforme, une faute d’orthographe sur
-une enseigne, ou toute autre circonstance puérile qui
-prend pour eux une importance énorme.&mdash;M. d’Aspremont
-passa devant la villa de Diomède, le sépulcre
-de Mammia, les hémicycles funéraires, la porte
-antique de la cité, les maisons et les boutiques qui
-bordent la voie Consulaire, presque sans y jeter les
-yeux, et pourtant des images colorées et vives de ces
-monuments arrivaient à son cerveau avec une netteté
-parfaite; il voyait tout, et les colonnes cannelées enduites
-à mi-hauteur de stuc rouge ou jaune, et les
-peintures à fresque, et les inscriptions tracées sur
-les murailles; une annonce de location à la rubrique
-s’était même écrite si profondément dans sa mémoire,
-que ses lèvres en répétaient machinalement
-les mots latins sans y attacher aucune espèce de
-sens.</p>
-
-<p>Était-ce donc la pensée du combat qui absorbait
-Paul à ce point? Nullement, il n’y songeait même
-pas; son esprit était ailleurs:&mdash;Dans le parloir de
-Richmond. Il tendait au commodore sa lettre de
-recommandation, et miss Ward le regardait à la dérobée;
-elle avait une robe blanche, et des fleurs de
-jasmin étoilaient ses cheveux. Qu’elle était jeune,
-belle et vivace... alors!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[249]</a></span></p>
-
-<p>Les bains antiques sont au bout de la voie Consulaire,
-près de la rue de la Fortune; M. d’Aspremont
-n’eut pas de peine à les trouver. Il entra dans la salle
-voûtée qu’entoure une rangée de niches formées par
-des atlas de terre cuite, supportant une architrave
-ornée d’enfants et de feuillages. Les revêtements de
-marbre, les mosaïques, les trépieds de bronze ont
-disparu. Il ne reste plus de l’ancienne splendeur que
-les atlas d’argile et des murailles nues comme celles
-d’un tombeau; un jour vague provenant d’une petite
-fenêtre ronde qui découpe en disque le bleu du
-ciel, glisse en tremblant sur les dalles rompues du
-pavé.</p>
-
-<p>C’était là que les femmes de Pompeï venaient,
-après le bain, sécher leurs beaux corps humides,
-rajuster leurs coiffures, reprendre leurs tuniques et
-se sourire dans le cuivre bruni des miroirs. Une
-scène d’un genre bien différent allait s’y passer, et
-le sang devait couler sur le sol où ruisselaient jadis
-les parfums.</p>
-
-<p>Quelques instants après, le comte Altavilla parut:
-il tenait à la main une boîte à pistolets, et sous le bras
-deux épées, car il ne pouvait croire que les conditions
-proposées par M. Paul d’Aspremont fussent sérieuses;
-il n’y avait vu qu’une raillerie méphistophélique,
-un sarcasme infernal.</p>
-
-<p>«Pourquoi faire ces pistolets et ces épées, comte?
-dit Paul en voyant cette panoplie; n’étions-nous pas
-convenus d’un autre mode de combat?</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute; mais je pensais que vous changeriez<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[250]</a></span>
-peut-être d’avis; on ne s’est jamais battu de cette façon.</p>
-
-<p>&mdash;Notre adresse fût-elle égale, ma position me
-donne sur vous trop d’avantages, répondit Paul avec
-un sourire amer; je n’en veux pas abuser. Voilà des
-stylets que j’ai apportés; examinez-les; ils sont parfaitement
-pareils; voici des foulards pour nous bander
-les yeux.&mdash;Voyez, ils sont épais, et <i>mon regard</i>
-n’en pourra percer le tissu.»</p>
-
-<p>Le comte Altavilla fit un signe d’acquiescement.</p>
-
-<p>«Nous n’avons pas de témoins, dit Paul, et l’un
-de nous ne doit pas sortir vivant de cette cave. Écrivons
-chacun un billet attestant la loyauté du combat;
-le vainqueur le placera sur la poitrine du mort.</p>
-
-<p>&mdash;Bonne précaution!» répondit avec un sourire
-le Napolitain en traçant quelques lignes sur une
-feuille du carnet de Paul qui remplit à son tour la
-même formalité.</p>
-
-<p>Cela fait, les adversaires mirent bas leurs habits,
-se bandèrent les yeux, s’armèrent de leurs stylets, et
-saisirent chacun par une extrémité le mouchoir, trait
-d’union terrible entre leurs haines.</p>
-
-<p>&mdash;Êtes-vous prêt? dit M. d’Aspremont au comte
-Altavilla.</p>
-
-<p>&mdash;Oui,» répondit le Napolitain d’une voix parfaitement
-calme.</p>
-
-<p>Don Felipe Altavilla était d’une bravoure éprouvée,
-il ne redoutait au monde que la jettature, et ce combat
-aveugle, qui eût fait frissonner tout autre d’épouvante,
-ne lui causait pas le moindre trouble; il ne
-faisait ainsi que jouer sa vie à pile ou face, et n’avait<span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[251]</a></span>
-pas le désagrément de voir l’œil fauve de son adversaire
-darder sur lui son regard jaune.</p>
-
-<p>Les deux combattants brandirent leurs couteaux,
-et le mouchoir qui les reliait l’un à l’autre dans ces
-épaisses ténèbres se tendit fortement. Par un mouvement
-instinctif, Paul et le comte avaient rejeté leur
-torse en arrière, seule parade possible dans cet
-étrange duel; leurs bras retombèrent sans avoir atteint
-autre chose que le vide.</p>
-
-<p>Cette lutte obscure, où chacun pressentait la mort
-sans la voir venir, avait un caractère horrible. Farouches
-et silencieux, les deux adversaires reculaient,
-tournaient, sautaient, se heurtaient quelquefois,
-manquant ou dépassant le but; on n’entendait
-que le trépignement de leurs pieds et le souffle haletant
-de leurs poitrines.</p>
-
-<p>Une fois Altavilla sentit la pointe de son stylet
-rencontrer quelque chose; il s’arrêta croyant avoir
-tué son rival, et attendit la chute du corps:&mdash;il
-n’avait frappé que la muraille!</p>
-
-<p>«Pardieu! je croyais bien vous avoir percé de part
-en part, dit-il en se remettant en garde.</p>
-
-<p>&mdash;Ne parlez pas, dit Paul, votre voix me guide.»</p>
-
-<p>Et le combat recommença.</p>
-
-<p>Tout à coup les deux adversaires se sentirent détachés.&mdash;Un
-coup du stylet de Paul avait tranché le
-foulard.</p>
-
-<p>«Trêve! cria le Napolitain; nous ne nous tenons
-plus, le mouchoir est coupé.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’importe! continuons,» dit Paul.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[252]</a></span></p>
-
-<p>Un silence morne s’établit. En loyaux ennemis, ni
-M. d’Aspremont ni le comte ne voulaient profiter des
-indications données par leur échange de paroles.&mdash;Ils
-firent quelques pas pour se dérouter, et se remirent
-à se chercher dans l’ombre.</p>
-
-<p>Le pied de M. d’Aspremont déplaça une petite
-pierre; ce léger choc révéla au Napolitain, agitant
-son couteau au hasard, dans quel sens il devait marcher.
-Se ramassant sur ses jarrets pour avoir plus
-d’élan, Altavilla s’élança d’un bond de tigre et rencontra
-le stylet de M. d’Aspremont.</p>
-
-<p>Paul toucha la pointe de son arme et la sentit
-mouillée... des pas incertains résonnèrent lourdement
-sur les dalles; un soupir oppressé se fit entendre
-et un corps tomba tout d’une pièce à terre.</p>
-
-<p>Pénétré d’horreur, Paul abattit le bandeau qui lui
-couvrait les yeux, et il vit le comte Altavilla pâle,
-immobile, étendu sur le dos et la chemise tachée à
-l’endroit du cœur d’une large plaque rouge.</p>
-
-<p>Le beau Napolitain était mort!</p>
-
-<p>M. d’Aspremont mit sur la poitrine d’Altavilla le
-billet qui attestait la loyauté du duel, et sortit des
-bains antiques plus pâle au grand jour qu’au clair de
-lune le criminel que Prud’hon fait poursuivre par les
-Erynnis vengeresses.</p>
-
-<h3 class="p4">XIV</h3>
-
-<p class="p2">Vers deux heures de l’après-midi, une bande de
-touristes anglais, guidée par un cicerone, visitait les<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[253]</a></span>
-ruines de Pompeï; la tribu insulaire, composée du
-père, de la mère, de trois grandes filles, de deux petits
-garçons et d’un cousin, avait déjà parcouru d’un
-œil glauque et froid, où se lisait ce profond ennui
-qui caractérise la race britannique, l’amphithéâtre,
-le théâtre de tragédie et de chant, si curieusement
-juxtaposés; le quartier militaire, crayonné de caricatures
-par l’oisiveté du corps de garde; le Forum,
-surpris au milieu d’une réparation, la basilique, les
-temples de Vénus et de Jupiter, le Panthéon et les
-boutiques qui les bordent. Tous suivaient en silence
-dans leur <i>Murray</i> les explications bavardes du cicerone
-et jetaient à peine un regard sur les colonnes, les
-fragments de statues, les mosaïques, les fresques et
-les inscriptions.</p>
-
-<p>Ils arrivèrent enfin aux bains antiques, découverts
-en 1824, comme le guide le leur faisait remarquer.
-«Ici étaient les étuves, là le four à chauffer l’eau,
-plus loin la salle à température modérée;» ces détails
-donnés en patois napolitain mélangé de quelques
-désinences anglaises paraissaient intéresser médiocrement
-les visiteurs, qui déjà opéraient une
-volte-face pour se retirer, lorsque miss Ethelwina,
-l’aînée des demoiselles, jeune personne aux cheveux
-blonds filasse, et à la peau truitée de taches de rousseur,
-fit deux pas en arrière, d’un air moitié choqué,
-moitié effrayé, et s’écria: «Un homme!</p>
-
-<p>&mdash;Ce sera sans doute quelque ouvrier des fouilles
-à qui l’endroit aura paru propice pour faire la sieste;
-il y a sous cette voûte de la fraîcheur et de l’ombre:<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[254]</a></span>
-n’ayez aucune crainte, mademoiselle, dit le guide en
-poussant du pied le corps étendu à terre. Holà!
-réveille-toi, fainéant, et laisse passer Leurs Seigneuries.»</p>
-
-<p>Le prétendu dormeur ne bougea pas.</p>
-
-<p>«Ce n’est pas un homme endormi, c’est un mort,»
-dit un des jeunes garçons, qui, vu sa petite taille,
-démêlait mieux dans l’ombre l’aspect du cadavre.</p>
-
-<p>Le cicerone se baissa sur le corps et se releva
-brusquement, les traits bouleversés.</p>
-
-<p>«Un homme assassiné! s’écria-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! c’est vraiment désagréable de se trouver
-en présence de tels objets; écartez-vous, Ethelwina,
-Kitty, Bess, dit mistress Bracebridge, il ne convient
-pas à de jeunes personnes bien élevées de regarder
-un spectacle si impropre. Il n’y a donc pas de police
-dans ce pays-ci! Le coroner aurait dû relever le corps.</p>
-
-<p>«Un papier! fit laconiquement le cousin, roide,
-long et embarrassé de sa personne comme le laird
-de Dumbidike de <i>la Prison d’Édimbourg</i>.</p>
-
-<p>&mdash;En effet, dit le guide en prenant le billet placé
-sur la poitrine d’Altavilla, un papier avec quelques
-lignes d’écriture.</p>
-
-<p>&mdash;Lisez, dirent en chœur les insulaires, dont la
-curiosité était surexcitée.</p>
-
-
-<p class="p1">«Qu’on ne recherche ni n’inquiète personne pour
-ma mort. Si l’on trouve ce billet sur ma blessure,
-j’aurai succombé dans un duel loyal.</p>
-
-<p class="pr4">«<i>Signé</i> <span class="smcap">Felipe</span>, comte <span class="smcap">d’Altavilla</span>.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[255]</a></span></p>
-
-<p class="p1">&mdash;C’était un homme comme il faut; quel dommage!
-soupira mistress Bracebridge, que la qualité
-de comte du mort impressionnait.</p>
-
-<p>&mdash;Et un joli garçon, murmura tout bas Ethelwina,
-la demoiselle aux taches de rousseur.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne te plaindras plus, dit Bess à Kitty, du
-manque d’imprévu dans les voyages: nous n’avons
-pas, il est vrai, été arrêtés par des brigands sur la
-route de Terracine à Fondi; mais un jeune seigneur
-percé d’un coup de stylet dans les ruines de Pompeï,
-voilà une aventure. Il y a sans doute là-dessous une
-rivalité d’amour;&mdash;au moins nous aurons quelque
-chose d’italien, de pittoresque et de romantique à
-raconter à nos amies. Je ferai de la scène un dessin
-sur mon album, et tu joindras au croquis des stances
-mystérieuses dans le goût de Byron.</p>
-
-<p>&mdash;C’est égal, fit le guide, le coup est bien donné,
-de bas en haut, dans toutes les règles; il n’y a rien
-à dire.»</p>
-
-<p>Telle fut l’oraison funèbre du comte Altavilla.</p>
-
-<p>Quelques ouvriers, prévenus par le cicerone, allèrent
-chercher la justice, et le corps du pauvre Altavilla
-fut reporté à son château, près de Salerne.</p>
-
-<p>Quant à M. d’Aspremont, il avait regagné sa voiture,
-les yeux ouverts comme un somnambule et ne
-voyant rien. On eût dit une statue qui marchait.
-Quoiqu’il eût éprouvé à la vue du cadavre cette horreur
-religieuse qu’inspire la mort, il ne se sentait
-pas coupable, et le remords n’entrait pour rien dans
-son désespoir. Provoqué de manière à ne pouvoir refuser,<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[256]</a></span>
-il n’avait accepté ce duel qu’avec l’espérance
-d’y laisser une vie désormais odieuse. Doué d’un regard
-funeste, il avait voulu un combat aveugle pour
-que la fatalité seule fût responsable. Sa main même
-n’avait pas frappé; son ennemi s’était enferré! Il
-plaignait le comte Altavilla comme s’il eût été étranger
-à sa mort. «C’est mon stylet qui l’a tué, se disait-il,
-mais si je l’avais regardé dans un bal, un lustre
-se fût détaché du plafond et lui eût fendu la tête. Je
-suis innocent comme la foudre, comme l’avalanche,
-comme le mancenillier, comme toutes les forces destructives
-et inconscientes. Jamais ma volonté ne fut
-malfaisante, mon cœur n’est qu’amour et bienveillance,
-mais je sais que je suis nuisible. Le tonnerre
-ne sait pas qu’il tue; moi, homme, créature intelligente,
-n’ai-je pas un devoir sévère à remplir vis-à-vis
-de moi-même? je dois me citer à mon propre tribunal
-et m’interroger. Puis-je rester sur cette terre où je
-ne cause que des malheurs? Dieu me damnerait-il si
-je me tuais par amour pour mes semblables? Question
-terrible et profonde que je n’ose résoudre; il me
-semble que, dans la position où je suis, la mort volontaire
-est excusable. Mais si je me trompais? pendant
-l’éternité, je serais privé de la vue d’Alicia,
-qu’alors je pourrais regarder sans lui nuire, car les
-yeux de l’âme n’ont pas le fascino.&mdash;C’est une
-chance que je ne veux pas courir.»</p>
-
-<p>Une idée subite traversa le cerveau du malheureux
-jettatore et interrompit son monologue intérieur.
-Ses traits se détendirent; la sérénité immuable qui<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[257]</a></span>
-suit les grandes résolutions dérida son front pâle:
-il avait pris un parti suprême.</p>
-
-<p>«Soyez condamnés, mes yeux, puisque vous êtes
-meurtriers; mais, avant de vous fermer pour toujours,
-saturez-vous de lumière, contemplez le soleil,
-le ciel bleu, la mer immense, les chaînes azurées de
-montagnes, les arbres verdoyants, les horizons indéfinis,
-les colonnades des palais, la cabane du pêcheur,
-les îles lointaines du golfe, la voile blanche rasant
-l’abîme, le Vésuve, avec son aigrette de fumée; regardez,
-pour vous en souvenir, tous ces aspects charmants
-que vous ne verrez plus; étudiez chaque forme
-et chaque couleur, donnez-vous une dernière fête.
-Pour aujourd’hui, funestes ou non, vous pouvez vous
-arrêter sur tout; enivrez-vous du splendide spectacle
-de la création! Allez, voyez, promenez-vous. Le rideau
-va tomber entre vous et le décor de l’univers!»</p>
-
-<p>La voiture, en ce moment, longeait le rivage; la
-baie radieuse étincelait, le ciel semblait taillé dans
-un seul saphir; une splendeur de beauté revêtait
-toutes choses.</p>
-
-<p>Paul dit à Scazziga d’arrêter; il descendit, s’assit
-sur une roche et regarda longtemps, longtemps,
-longtemps, comme s’il eût voulu accaparer l’infini.
-Ses yeux se noyaient dans l’espace et la lumière, se
-renversaient comme en extase, s’imprégnaient de
-lueurs, s’imbibaient de soleil! La nuit qui allait
-suivre ne devait pas avoir d’aurore pour lui.</p>
-
-<p>S’arrachant à cette contemplation silencieuse,<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[258]</a></span>
-M. d’Aspremont remonta en voiture et se rendit chez
-miss Alicia Ward.</p>
-
-<p>Elle était, comme la veille, allongée sur son étroit
-canapé, dans la salle basse que nous avons déjà décrite.
-Paul se plaça en face d’elle, et cette fois ne tint
-pas ses yeux baissés vers la terre, ainsi qu’il le faisait
-depuis qu’il avait acquis la conscience de sa jettature.</p>
-
-<p>La beauté si parfaite d’Alicia se spiritualisait par
-la souffrance: la femme avait presque disparu pour
-faire place à l’ange: ses chairs étaient transparentes,
-éthérées, lumineuses; on apercevait l’âme à travers
-comme une lueur dans une lampe d’albâtre. Ses yeux
-avaient l’infini du ciel et la scintillation de l’étoile;
-à peine si la vie mettait sa signature rouge dans l’incarnat
-de ses lèvres.</p>
-
-<p>Un sourire divin illumina sa bouche, comme un
-rayon de soleil éclairant une rose, lorsqu’elle vit les
-regards de son fiancé l’envelopper d’une longue caresse.
-Elle crut que Paul avait enfin chassé ses funestes
-idées de jettature et lui revenait heureux et
-confiant comme aux premiers jours, et elle tendit à
-M. d’Aspremont, qui la garda, sa petite main pâle
-et fluette.</p>
-
-<p>«Je ne vous fais donc plus peur? dit-elle avec une
-douce moquerie à Paul qui tenait toujours les yeux
-fixés sur elle.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! laissez-moi vous regarder, répondit
-M. d’Aspremont d’un ton de voix singulier en s’agenouillant
-près du canapé; laissez-moi m’enivrer de<span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[259]</a></span>
-cette beauté ineffable!» et il contemplait avidement
-les cheveux lustrés et noirs d’Alicia, son beau
-front pur comme un marbre grec, ses yeux d’un
-bleu noir comme l’azur d’une belle nuit, son nez
-d’une coupe si fine, sa bouche dont un sourire languissant
-montrait à demi les perles, son col de cygne
-onduleux et flexible, et semblait noter chaque trait,
-chaque détail, chaque perfection comme un peintre
-qui voudrait faire un portrait de mémoire; il se rassasiait
-de l’aspect adoré, il se faisait une provision
-de souvenirs, arrêtant les profils, repassant les contours.</p>
-
-<p>Sous ce regard ardent, Alicia, fascinée et charmée,
-éprouvait une sensation voluptueusement douloureuse,
-agréablement mortelle; sa vie s’exaltait et
-s’évanouissait; elle rougissait et pâlissait, devenait
-froide, puis brûlante.&mdash;Une minute de plus, et
-l’âme l’eût quittée.</p>
-
-<p>Elle mit sa main sur les yeux de Paul, mais les
-regards du jeune homme traversaient comme une
-flamme les doigts transparents et frêles d’Alicia.</p>
-
-<p>«Maintenant mes yeux peuvent s’éteindre, je la
-verrai toujours dans mon cœur,» dit Paul en se relevant.</p>
-
-<p>Le soir, après avoir assisté au coucher du soleil,&mdash;le
-dernier qu’il dût contempler,&mdash;M. d’Aspremont,
-en rentrant à l’hôtel de Rome, se fit apporter
-un réchaud et du charbon.</p>
-
-<p>«Veut-il s’asphyxier? dit en lui-même Vergilio
-Falsacappa en remettant à Paddy ce qu’il lui demandait<span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[260]</a></span>
-de la part de son maître; c’est ce qu’il pourrait
-faire de mieux, ce maudit jettatore!»</p>
-
-<p>Le fiancé d’Alicia ouvrit la fenêtre, contrairement
-à la conjecture de Falsacappa, alluma les charbons,
-y plongea la lame d’un poignard et attendit que le
-fer devînt rouge.</p>
-
-<p>La mince lame, parmi les braises incandescentes,
-arriva bientôt au rouge blanc; Paul, comme pour
-prendre congé de lui-même, s’accouda sur la cheminée
-en face d’un grand miroir où se projetait la
-clarté d’un flambeau à plusieurs bougies; il regarda
-cette espèce de spectre qui était lui, cette enveloppe
-de sa pensée qu’il ne devait plus apercevoir, avec
-une curiosité mélancolique: «Adieu, fantôme pâle
-que je promène depuis tant d’années à travers la vie,
-forme manquée et sinistre où la beauté se mêle à
-l’horreur, argile scellée au front d’un cachet fatal,
-masque convulsé d’une âme douce et tendre! tu vas
-disparaître à jamais pour moi: vivant, je te plonge
-dans les ténèbres éternelles, et bientôt je t’aurai oublié
-comme le rêve d’une nuit d’orage. Tu auras
-beau dire, misérable corps, à ma volonté inflexible:
-«Hubert, Hubert, mes pauvres yeux!» tu ne l’attendriras
-point. Allons, à l’œuvre, victime et bourreau!»
-Et il s’éloigna de la cheminée pour s’asseoir
-sur le bord de son lit.</p>
-
-<p>Il aviva de son souffle les charbons du réchaud
-posé sur un guéridon voisin, et saisit par le manche
-la lame d’où s’échappaient en pétillant de blanches
-étincelles.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[261]</a></span></p>
-
-<p>A ce moment suprême, quelle que fût sa résolution,
-M. d’Aspremont sentit comme une défaillance:
-une sueur froide baigna ses tempes; mais il domina
-bien vite cette hésitation purement physique et approcha
-de ses yeux le fer brûlant.</p>
-
-<p>Une douleur aiguë, lancinante, intolérable, faillit
-lui arracher un cri; il lui sembla que deux jets de
-plomb fondu lui pénétraient par les prunelles jusqu’au
-fond du crâne; il laissa échapper le poignard,
-qui roula par terre et fit une marque brune sur le
-parquet.</p>
-
-<p>Une ombre épaisse, opaque, auprès de laquelle la
-nuit la plus sombre est un jour splendide, l’encapuchonnait
-de son voile noir; il tourna la tête vers la
-cheminée sur laquelle devaient brûler encore les
-bougies; il ne vit que des ténèbres denses, impénétrables,
-où ne tremblaient même pas ces vagues
-lueurs que les voyants perçoivent encore, les paupières
-fermées, lorsqu’ils sont en face d’une lumière.&mdash;Le
-sacrifice était consommé!</p>
-
-<p>«Maintenant, dit Paul, noble et charmante créature,
-je pourrai devenir ton mari sans être un assassin.
-Tu ne dépériras plus héroïquement sous mon
-regard funeste: tu reprendras ta belle santé; hélas!
-je ne t’apercevrai plus, mais ton image céleste rayonnera
-d’un éclat immortel dans mon souvenir; je te
-verrai avec l’œil de l’âme, j’entendrai ta voix plus
-harmonieuse que la plus suave musique, je sentirai
-l’air déplacé par les mouvements, je saisirai le frisson
-soyeux de ta robe, l’imperceptible craquement<span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[262]</a></span>
-de ton brodequin, j’aspirerai le parfum léger qui
-émane de toi et te fait comme une atmosphère. Quelquefois
-tu laisseras ta main entre les miennes pour
-me convaincre de ta présence, tu daigneras guider
-ton pauvre aveugle lorsque son pied hésitera sur son
-chemin obscur; tu lui liras les poëtes, tu lui raconteras
-les tableaux et les statues. Par ta parole, tu
-lui rendras l’univers évanoui; tu seras sa seule
-pensée, son seul rêve; privé de la distraction des
-choses et de l’éblouissement de la lumière, son âme
-volera vers toi d’une aile infatigable!</p>
-
-<p>«Je ne regrette rien, puisque tu es sauvée: qu’ai-je
-perdu, en effet? le spectacle monotone des saisons
-et des jours, la vue des décorations plus ou moins
-pittoresques où se déroulent les cent actes divers de
-la triste comédie humaine.&mdash;La terre, le ciel, les
-eaux, les montagnes, les arbres, les fleurs: vaines
-apparences, redites fastidieuses, formes toujours les
-mêmes! Quand on a l’amour, on possède le vrai soleil,
-la clarté qui ne s’éteint pas!»</p>
-
-<p>Ainsi parlait, dans son monologue intérieur, le
-malheureux Paul d’Aspremont, tout enfiévré d’une
-exaltation lyrique où se mêlait parfois le délire de la
-souffrance.</p>
-
-<p>Peu à peu ses douleurs s’apaisèrent; il tomba
-dans ce sommeil noir, frère de la mort et consolateur
-comme elle.</p>
-
-<p>Le jour, en pénétrant dans la chambre, ne le réveilla
-pas.&mdash;Midi et minuit devaient désormais,
-pour lui, avoir la même couleur; mais les cloches<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[263]</a></span>
-tintant l’<i>Angelus</i> à joyeuses volées bourdonnaient vaguement
-à travers son sommeil, et, peu à peu devenant
-plus distinctes, le tirèrent de son assoupissement.</p>
-
-<p>Il souleva ses paupières, et, avant que son âme
-endormie encore se fût souvenue, il eut une sensation
-horrible. Ses yeux s’ouvraient sur le vide, sur le noir,
-sur le néant, comme si, enterré vivant, il se fût réveillé
-de léthargie dans un cercueil; mais il se remit
-bien vite. N’en serait-il pas toujours ainsi? ne devait-il
-point passer, chaque matin, des ténèbres du sommeil
-aux ténèbres de la veille?</p>
-
-<p>Il chercha à tâtons le cordon de la sonnette.</p>
-
-<p>Paddy accourut.</p>
-
-<p>Comme il manifestait son étonnement de voir son
-maître se lever avec les mouvements incertains d’un
-aveugle:</p>
-
-<p>«J’ai commis l’imprudence de dormir la fenêtre
-ouverte, lui dit Paul, pour couper court à toute explication,
-et je crois que j’ai attrapé une goutte sereine,
-mais cela se passera; conduis-moi à mon fauteuil et
-mets près de moi un verre d’eau fraîche.»</p>
-
-<p>Paddy, qui avait une discrétion tout anglaise, ne
-fit aucune remarque, exécuta les ordres de son maître
-et se retira.</p>
-
-<p>Resté seul, Paul trempa son mouchoir dans l’eau
-froide, et le tint sur ses yeux pour amortir l’ardeur
-causée par la brûlure.</p>
-
-<p>Laissons M. d’Aspremont dans son immobilité douloureuse
-et occupons-nous un peu des autres personnages
-de notre histoire.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[264]</a></span></p>
-
-<p>La nouvelle de la mort étrange du comte Altavilla
-s’était promptement répandue dans Naples et servait
-de thème à mille conjectures plus extravagantes les
-unes que les autres. L’habileté du comte à l’escrime
-était célèbre; Altavilla passait pour un des meilleurs
-tireurs de cette école napolitaine si redoutable sur
-le terrain; il avait tué trois hommes et en avait blessé
-grièvement cinq ou six. Sa renommée était si bien
-établie en ce genre, qu’il ne se battait plus. Les duellistes
-les plus sur la hanche le saluaient poliment et,
-les eût-il regardés de travers, évitaient de lui marcher
-sur le pied. Si quelqu’un de ces rodomonts eût
-tué Altavilla, il n’eût pas manqué de se faire honneur
-d’une telle victoire. Restait la supposition d’un assassinat,
-qu’écartait le billet trouvé sur la poitrine du
-mort. On contesta d’abord l’authenticité de l’écriture;
-mais la main du comte fut reconnue par des personnes
-qui avaient reçu de lui plus de cent lettres.
-La circonstance des yeux bandés, car le cadavre portait
-encore un foulard noué autour de la tête, semblait
-toujours inexplicable. On retrouva, outre le
-stylet planté dans la poitrine du comte, un second
-stylet échappé sans doute de sa main défaillante:
-mais si le combat avait eu lieu au couteau, pourquoi
-ces épées et ces pistolets qu’on reconnut pour avoir
-appartenu au comte, dont le cocher déclara qu’il avait
-amené son maître à Pompeï, avec ordre de s’en retourner
-si au bout d’une heure il ne reparaissait
-pas?</p>
-
-<p>C’était à s’y perdre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[265]</a></span></p>
-
-<p>Le bruit de cette mort arriva bientôt aux oreilles
-de Vicè, qui en instruisit sir Joshua Ward. Le commodore,
-à qui revint tout de suite en mémoire l’entretien
-mystérieux qu’Altavilla avait eu avec lui au
-sujet d’Alicia, entrevit confusément quelque tentative
-ténébreuse, quelque lutte horrible et désespérée
-où M. d’Aspremont devait se trouver mêlé volontairement
-ou involontairement. Quant à Vicè, elle n’hésitait
-pas à attribuer la mort du beau comte au vilain
-jettatore, et en cela sa haine la servait comme une
-seconde vue. Cependant M. d’Aspremont avait fait sa
-visite à miss Ward à l’heure accoutumée, et rien
-dans sa contenance ne trahissait l’émotion d’un
-drame terrible, il paraissait même plus calme qu’à
-l’ordinaire.</p>
-
-<p>Cette mort fut cachée à miss Ward, dont l’état
-devenait inquiétant, sans que le médecin anglais
-appelé par sir Joshua pût constater de maladie bien
-caractérisée: c’était comme une sorte d’évanouissement
-de la vie, de palpitation de l’âme battant des
-ailes pour prendre son vol, de suffocation d’oiseau
-sous la machine pneumatique, plutôt qu’un mal réel,
-possible à traiter par les moyens ordinaires. On eût
-dit un ange retenu sur terre et ayant la nostalgie du
-ciel; la beauté d’Alicia était si suave, si délicate, si
-diaphane, si immatérielle, que la grossière atmosphère
-humaine ne devait plus être respirable pour
-elle; on se la figurait planant dans la lumière d’or du
-Paradis, et le petit oreiller de dentelles qui soutenait
-sa tête rayonnait comme une auréole. Elle ressemblait,<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[266]</a></span>
-sur son lit, à cette mignonne Vierge de Schoorel,
-le plus fin joyau de la couronne de l’art gothique.</p>
-
-<p>M. d’Aspremont ne vint pas ce jour-là: pour cacher
-son sacrifice, il ne voulait pas paraître les paupières
-rougies, se réservant d’attribuer sa brusque cécité à
-une tout autre cause.</p>
-
-<p>Le lendemain, ne sentant plus de douleur, il monta
-dans sa calèche, guidé par son groom Paddy.</p>
-
-<p>La voiture s’arrêta comme d’habitude à la porte
-en claire-voie. L’aveugle volontaire la poussa, et,
-sondant le terrain du pied, s’engagea dans l’allée
-connue. Vicè n’était pas accourue selon sa coutume
-au bruit de la sonnette mise en mouvement par le
-ressort de la porte; aucun de ces mille petits bruits
-joyeux qui sont comme la respiration d’une maison
-vivante ne parvenait à l’oreille attentive de Paul; un
-silence morne, profond, effrayant, régnait dans l’habitation,
-que l’on eût pu croire abandonnée. Ce silence
-qui eût été sinistre, même pour un homme
-clairvoyant, devenait plus lugubre encore dans les
-ténèbres qui enveloppaient le nouvel aveugle.</p>
-
-<p>Les branches qu’il ne distinguait plus semblaient
-vouloir le retenir comme des bras suppliants et l’empêcher
-d’aller plus loin. Les lauriers lui barraient le
-passage; les rosiers s’accrochaient à ses habits, les
-lianes le prenaient aux jambes, le jardin lui disait
-dans sa langue muette: «Malheureux! que viens-tu
-faire ici, ne force pas les obstacles que je t’oppose,
-va-t’en!» Mais Paul n’écoutait pas, et tourmenté de<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[267]</a></span>
-pressentiments terribles, se roulait dans le feuillage,
-repoussait les masses de verdure, brisait les rameaux
-et avançait toujours du côté de la maison.</p>
-
-<p>Déchiré et meurtri par les branches irritées, il arriva
-enfin au bout de l’allée. Une bouffée d’air libre
-le frappa au visage, et il continua sa route les mains
-tendues en avant.</p>
-
-<p>Il rencontra le mur et trouva la porte en tâtonnant.</p>
-
-<p>Il entra; nulle voix amicale ne lui donna la bienvenue.
-N’entendant aucun son qui pût le guider, il
-resta quelques minutes hésitant sur le seuil. Une
-senteur d’éther, une exhalaison d’aromates, une
-odeur de cire en combustion, tous les vagues parfums
-des chambres mortuaires saisirent l’odorat de
-l’aveugle pantelant d’épouvante; une idée affreuse
-se présenta à son esprit, et il pénétra dans la
-chambre.</p>
-
-<p>Après quelques pas, il heurta quelque chose qui
-tomba avec grand bruit; il se baissa et reconnut au
-toucher que c’était un chandelier de métal pareil
-aux flambeaux d’église et portant un long cierge.</p>
-
-<p>Éperdu, il poursuivit sa route à travers l’obscurité.
-Il lui sembla entendre une voix qui murmurait tout
-bas des prières; il fit un pas encore, et ses mains
-rencontrèrent le bord d’un lit; il se pencha, et ses
-doigts tremblants effleurèrent d’abord un corps immobile
-et droit sous une fine tunique; puis une couronne
-de roses et un visage pur et froid comme le
-marbre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[268]</a></span></p>
-
-<p>C’était Alicia allongée sur sa couche funèbre.</p>
-
-<p>«Morte! s’écria Paul avec un râle étranglé!
-morte! et c’est moi qui l’ai tuée!»</p>
-
-<p>Le commodore, glacé d’horreur, avait vu ce fantôme
-aux yeux éteints entrer en chancelant, errer au
-hasard et se heurter au lit de mort de sa nièce: il
-avait tout compris. La grandeur de ce sacrifice inutile
-fit jaillir deux larmes des yeux rougis du vieillard,
-qui croyait bien ne plus pouvoir pleurer.</p>
-
-<p>Paul se précipita à genoux près du lit et couvrit de
-baisers la main glacée d’Alicia; les sanglots secouaient
-son corps par saccades convulsives. Sa douleur
-attendrit même la féroce Vicè, qui se tenait
-silencieuse et sombre contre la muraille, veillant le
-dernier sommeil de sa maîtresse.</p>
-
-<p>Quand ces adieux muets furent terminés, M. d’Aspremont
-se releva et se dirigea vers la porte, roide,
-tout d’une pièce, comme un automate mû par des
-ressorts; ses yeux ouverts et fixes, aux prunelles
-atones, avaient une expression surnaturelle; quoique
-aveugles, on aurait dit qu’ils voyaient. Il traversa le
-jardin d’un pas lourd comme celui des apparitions
-de marbre, sortit dans la campagne et marcha devant
-lui, dérangeant les pierres du pied, trébuchant quelquefois,
-prêtant l’oreille comme pour saisir un bruit
-dans le lointain, mais avançant toujours.</p>
-
-<p>La grande voix de la mer résonnait de plus en plus
-distincte; les vagues, soulevées par un vent d’orage,
-se brisaient sur la rive avec des sanglots immenses,
-expression de douleurs inconnues, et gonflaient, sous<span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[269]</a></span>
-les plis de l’écume, leurs poitrines désespérées; des
-millions de larmes amères ruisselaient sur les roches,
-et les goëlands inquiets poussaient des cris
-plaintifs.</p>
-
-<p>Paul arriva bientôt au bord d’une roche qui surplombait.
-Le fracas des flots, la pluie salée que la rafale
-arrachait aux vagues et lui jetait au visage auraient
-dû l’avertir du danger; il n’en tint aucun
-compte; un sourire étrange crispa ses lèvres pâles,
-et il continua sa marche sinistre, quoique sentant le
-vide sous son pied suspendu.</p>
-
-<p>Il tomba; une vague monstrueuse le saisit, le
-tordit quelques instants dans sa volute et l’engloutit.</p>
-
-<p>La tempête éclata alors avec furie: les lames assaillirent
-la plage en files pressées, comme des guerriers
-montant à l’assaut, et lançant à cinquante pieds
-en l’air des fumées d’écume; les nuages noirs se lézardèrent
-comme des murailles d’enfer, laissant apercevoir
-par leurs fissures l’ardente fournaise des
-éclairs; des lueurs sulfureuses, aveuglantes, illuminèrent
-l’étendue; le sommet du Vésuve rougit, et un
-panache de vapeur sombre, que le vent rabattait, ondula
-au front du volcan. Les barques amarrées se choquèrent
-avec des bruits lugubres, et les cordages trop
-tendus se plaignirent douloureusement. Bientôt la
-pluie tomba en faisant siffler ses hachures comme
-des flèches,&mdash;on eût dit que le chaos voulait reprendre
-la nature et en confondre de nouveau les
-éléments.</p>
-
-<p>Le corps de M. Paul d’Aspremont ne fut jamais<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[270]</a></span>
-retrouvé, quelques recherches que fît faire le commodore.</p>
-
-<p>Un cercueil de bois d’ébène à fermoirs et à poignées
-d’argent, doublé de satin capitonné, et tel enfin que
-celui dont miss Clarisse Harlowe recommande les détails
-avec une grâce si touchante «à monsieur le menuisier,»
-fut embarqué à bord d’un yacht par les
-soins du commodore, et placé dans la sépulture de
-famille du cottage du Lincolnshire. Il contenait la dépouille
-terrestre d’Alicia Ward, belle jusque dans la
-mort.</p>
-
-<p>Quant au commodore, un changement remarquable
-s’est opéré dans sa personne. Son glorieux
-embonpoint a disparu. Il ne met plus de rhum dans
-son thé, mange du bout des dents, dit à peine deux
-paroles en un jour, le contraste de ses favoris blancs
-et de sa face cramoisie n’existe plus,&mdash;le commodore
-est devenu pâle!</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[271]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">ARRIA MARCELLA</h2>
-
-<p class="pc2 lmid">SOUVENIR DE POMPEÏ</p>
-
-<p class="p2">Trois jeunes gens, trois amis qui avaient fait ensemble
-le voyage d’Italie, visitaient l’année dernière
-le musée des Studj, à Naples, où l’on a réuni les
-différents objets antiques exhumés des fouilles de
-Pompeï et d’Herculanum.</p>
-
-<p>Ils s’étaient répandus à travers les salles et regardaient
-les mosaïques, les bronzes, les fresques
-détachés des murs de la ville morte, selon que leur
-caprice les éparpillait, et quand l’un d’eux avait
-fait une rencontre curieuse, il appelait ses compagnons
-avec des cris de joie, au grand scandale des
-Anglais taciturnes et des bourgeois posés occupés à
-feuilleter leur livret.</p>
-
-<p>Mais le plus jeune des trois, arrêté devant une vitrine,
-paraissait ne pas entendre les exclamations
-de ses camarades, absorbé qu’il était dans une contemplation
-profonde. Ce qu’il examinait avec tant<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[272]</a></span>
-d’attention, c’était un morceau de cendre noire coagulée
-portant une empreinte creuse: on eût dit un
-fragment de moule de statue, brisé par la fonte; l’œil
-exercé d’un artiste y eût aisément reconnu la coupe
-d’un sein admirable et d’un flanc aussi pur de style
-que celui d’une statue grecque. L’on sait, et le moindre
-guide du voyageur vous l’indique, que cette lave,
-refroidie autour du corps d’une femme, en a gardé
-le contour charmant. Grâce au caprice de l’éruption
-qui a détruit quatre villes, cette noble forme, tombée
-en poussière depuis deux mille ans bientôt, est parvenue
-jusqu’à nous; la rondeur d’une gorge a traversé
-les siècles lorsque tant d’empires disparus n’ont
-pas laissé de trace! Ce cachet de beauté, posé par le
-hasard sur la scorie d’un volcan, ne s’est pas effacé.</p>
-
-<p>Voyant qu’il s’obstinait dans sa contemplation, les
-deux amis d’Octavien revinrent vers lui, et Max, en le
-touchant à l’épaule, le fit tressaillir comme un
-homme surpris dans son secret. Évidemment Octavien
-n’avait entendu venir ni Max ni Fabio.</p>
-
-<p>«Allons, Octavien, dit Max, ne t’arrête pas ainsi
-des heures entières à chaque armoire, ou nous allons
-manquer l’heure du chemin de fer, et nous ne verrons
-pas Pompeï aujourd’hui.</p>
-
-<p>&mdash;Que regarde donc le camarade?» ajouta Fabio,
-qui s’était rapproché. Ah! l’empreinte trouvée dans
-la maison d’Arrius Diomèdes. Et il jeta sur Octavien
-un coup d’œil rapide et singulier.</p>
-
-<p>Octavien rougit faiblement, prit le bras de Max,
-et la visite s’acheva sans autre incident. En sortant<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[273]</a></span>
-des Studj, les trois amis montèrent dans un corricolo
-et se firent mener à la station du chemin de fer.
-Le corricolo, avec ses grandes roues rouges, son
-strapontin constellé de clous de cuivre, son cheval
-maigre et plein de feu, harnaché comme une mule
-d’Espagne, courant au galop sur les larges dalles de
-lave, est trop connu pour qu’il soit besoin d’en faire
-la description ici, et d’ailleurs nous n’écrivons pas
-des impressions de voyage sur Naples, mais le simple
-récit d’une aventure bizarre et peu croyable, quoique
-vraie.</p>
-
-<p>Le chemin de fer par lequel on va à Pompeï longe
-presque toujours la mer, dont les longues volutes
-d’écume viennent se dérouler sur un sable noirâtre
-qui ressemble à du charbon tamisé. Ce rivage, en
-effet, est formé de coulées de lave et de cendres volcaniques,
-et produit, par son ton foncé, un contraste
-avec le bleu du ciel et le bleu de l’eau; parmi tout
-cet éclat, la terre seule semble retenir l’ombre.</p>
-
-<p>Les villages que l’on traverse ou que l’on côtoie,
-Portici, rendu célèbre par l’opéra de M. Auber, Resina,
-Torre del Greco, Torre dell’Annunziata, dont
-on aperçoit en passant les maisons à arcades et les
-toits en terrasses, ont, malgré l’intensité du soleil et
-le lait de chaux méridional, quelque chose de plutonien
-et de ferrugineux comme Manchester et Birmingham;
-la poussière y est noire, une suie impalpable
-s’y accroche à tout; on sent que la grande
-forge du Vésuve halète et fume à deux pas de là.</p>
-
-<p>Les trois amis descendirent à la station de Pompeï,<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[274]</a></span>
-en riant entre eux du mélange d’antique et de moderne
-que présentent naturellement à l’esprit ces
-mots: <i>Station de Pompeï</i>. Une ville gréco-romaine
-et un débarcadère de railway!</p>
-
-<p>Ils traversèrent le champ planté de cotonniers, sur
-lequel voltigeaient quelques bourres blanches, qui
-sépare le chemin de fer de l’emplacement de la ville
-déterrée, et prirent un guide à l’osteria bâtie en
-dehors des anciens remparts, ou, pour parler plus
-correctement, un guide les prit. Calamité qu’il est
-difficile de conjurer en Italie.</p>
-
-<p>Il faisait une de ces heureuses journées si communes
-à Naples, où par l’éclat du soleil et la transparence
-de l’air les objets prennent des couleurs qui
-semblent fabuleuses dans le Nord, et paraissent appartenir
-plutôt au monde du rêve qu’à celui de la
-réalité. Quiconque a vu une fois cette lumière d’or
-et d’azur en emporte au fond de sa brume une incurable
-nostalgie.</p>
-
-<p>La ville ressuscitée ayant secoué un coin de son
-linceul de cendre, ressortait avec ses mille détails
-sous un jour aveuglant. Le Vésuve découpait dans le
-fond son cône sillonné de stries de laves bleues, roses,
-violettes, mordorées par le soleil. Un léger brouillard
-presque imperceptible dans la lumière, encapuchonnait
-la crête écimée de la montagne; au premier
-abord, on eût pu le prendre pour un de ces nuages
-qui, même par les temps les plus sereins, estompent
-le front des pics élevés. En y regardant de plus près,
-on voyait de minces filets de vapeur blanche sortir<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[275]</a></span>
-du haut du mont comme des trous d’une cassolette,
-et se réunir ensuite en vapeur légère. Le volcan,
-d’humeur débonnaire ce jour-là, fumait tout tranquillement
-sa pipe, et sans l’exemple de Pompeï
-ensevelie à ses pieds, on ne l’aurait pas cru d’un
-caractère plus féroce que Montmartre; de l’autre
-côté, de belles collines aux lignes ondulées et voluptueuses
-comme des hanches de femme, arrêtaient
-l’horizon; et plus loin la mer, qui autrefois apportait
-les birèmes et les trirèmes sous les remparts de la
-ville, tirait sa placide barre d’azur.</p>
-
-<p>L’aspect de Pompeï est des plus surprenants; ce
-brusque saut de dix-neuf siècles en arrière étonne
-même les natures les plus prosaïques et les moins
-compréhensives, deux pas vous mènent de la vie
-antique à la vie moderne, et du christianisme au paganisme;
-aussi, lorsque les trois amis virent ces rues
-où les formes d’une existence évanouie sont conservées
-intactes, éprouvèrent-ils, quelque préparés qu’ils
-y fussent par les livres et les dessins, une impression
-aussi étrange que profonde. Octavien surtout semblait
-frappé de stupeur et suivait machinalement le
-guide d’un pas de somnambule, sans écouter la nomenclature
-monotone et apprise par cœur que ce
-faquin débitait comme une leçon.</p>
-
-<p>Il regardait d’un œil effaré ces ornières de char
-creusées dans le pavage cyclopéen des rues et qui
-paraissent dater d’hier tant l’empreinte en est fraîche;
-ces inscriptions tracées en lettres rouges, d’un
-pinceau cursif, sur les parois des murailles: affiches<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[276]</a></span>
-de spectacle, demandes de location, formules votives,
-enseignes, annonces de toutes sortes, curieuses
-comme le serait dans deux mille ans, pour les peuples
-inconnus de l’avenir, un pan de mur de Paris
-retrouvé avec ses affiches et ses placards; ces maisons
-aux toits effondrés laissant pénétrer d’un coup
-d’œil tous ces mystères d’intérieur, tous ces détails
-domestiques que négligent les historiens et dont les
-civilisations emportent le secret avec elles; ces fontaines
-à peine taries, ce forum surpris au milieu
-d’une réparation par la catastrophe, et dont les colonnes,
-les architraves toutes taillées, toutes sculptées,
-attendent dans leur pureté d’arête qu’on les mette
-en place; ces temples voués à des dieux passés à l’état
-mythologique et qui alors n’avaient pas un athée; ces
-boutiques où ne manque que le marchand; ces cabarets
-où se voit encore sur le marbre la tache circulaire
-laissée par la tasse des buveurs; cette caserne
-aux colonnes peintes d’ocre et de minium que les
-soldats ont égratignée de caricatures de combattants,
-et ces doubles théâtres de drame et de chant juxtaposés,
-qui pourraient reprendre leurs représentations,
-si la troupe qui les desservait, réduite à l’état
-d’argile, n’était pas occupée, peut-être, à luter le bondon
-d’un tonneau de bière ou à boucher une fente de
-mur, comme la poussière d’Alexandre et de César,
-selon la mélancolique réflexion d’Hamlet.</p>
-
-<p>Fabio monta sur le thymelé du théâtre tragique
-tandis que Octavien et Max grimpaient jusqu’en haut
-des gradins, et là il se mit à débiter avec force gestes<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[277]</a></span>
-les morceaux de poésie qui lui venaient à la tête, au
-grand effroi des lézards, qui se dispersaient en frétillant
-de la queue et en se tapissant dans les fentes
-des assises ruinées; et quoique les vases d’airain ou
-de terre, destinés à répercuter les sons, n’existassent
-plus, sa voix n’en résonnait pas moins pleine et vibrante.</p>
-
-<p>Le guide les conduisit ensuite à travers les cultures
-qui recouvrent les portions de Pompeï encore
-ensevelies, à l’amphithéâtre, situé à l’autre extrémité
-de la ville. Ils marchèrent sous ces arbres dont les
-racines plongent dans les toits des édifices enterrés,
-en disjoignent les tuiles, en fendent les plafonds, en
-disloquent les colonnes, et passèrent par ces champs
-où de vulgaires légumes fructifient sur des merveilles
-d’art, matérielles images de l’oubli que le
-temps déploie sur les plus belles choses.</p>
-
-<p>L’amphithéâtre ne les surprit pas. Ils avaient vu
-celui de Vérone, plus vaste et aussi bien conservé,
-et ils connaissaient la disposition de ces arènes antiques
-aussi familièrement que celle des places de taureaux
-en Espagne, qui leur ressemblent beaucoup,
-moins la solidité de la construction et la beauté des
-matériaux.</p>
-
-<p>Ils revinrent donc sur leurs pas, gagnèrent par
-un chemin de traverse de la rue de la Fortune, écoutant
-d’une oreille distraite le cicerone, qui en passant
-devant chaque maison la nommait du nom qui lui a
-été donné lors de sa découverte, d’après quelque
-particularité caractéristique:&mdash;la maison du Taureau<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[278]</a></span>
-de bronze, la maison du Faune, la maison
-du Vaisseau, le temple de la Fortune, la maison
-de Méléagre, la taverne de la Fortune à l’angle de
-la rue Consulaire, l’académie de Musique, le Four
-banal, la Pharmacie, la boutique du Chirurgien, la
-Douane, l’habitation des Vestales, l’auberge d’Albinus,
-les Thermopoles, et ainsi de suite jusqu’à la
-porte qui conduit à la voie des Tombeaux.</p>
-
-<p>Cette porte en briques, recouverte de statues, et
-dont les ornements ont disparu, offre dans son arcade
-intérieure deux profondes rainures destinées à
-laisser glisser une herse, comme un donjon du moyen
-âge à qui l’on aurait cru ce genre de défense particulier.</p>
-
-<p>«Qui aurait soupçonné, dit Max à ses amis,
-Pompeï, la ville gréco-latine, d’une fermeture
-aussi romantiquement gothique? Vous figurez-vous
-un chevalier romain attardé, sonnant du cor devant
-cette porte pour se faire lever la herse, comme un
-page du quinzième siècle?</p>
-
-<p>&mdash;Rien n’est nouveau sous le soleil, répondit
-Fabio, et cet aphorisme lui-même n’est pas neuf,
-puisqu’il a été formulé par Salomon.</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être y a-t-il du nouveau sous la lune! continua
-Octavien en souriant avec une ironie mélancolique.</p>
-
-<p>&mdash;Mon cher Octavien, dit Max, qui pendant cette
-petite conversation s’était arrêté devant une inscription
-tracée à la rubrique sur la muraille extérieure,
-veux-tu voir des combats de gladiateurs?&mdash;Voici les<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[279]</a></span>
-affiches:&mdash;Combat et chasse pour le 5 des nones
-d’avril,&mdash;les mâts seront dressés,&mdash;vingt paires
-de gladiateurs lutteront aux nones,&mdash;et si tu crains
-pour la fraîcheur de ton teint, rassure-toi, on tendra
-les voiles;&mdash;à moins que tu ne préfères te rendre à
-l’amphithéâtre de bonne heure, ceux-ci se couperont
-la gorge le matin&mdash;<i>matutini erunt</i>; on n’est pas plus
-complaisant.»</p>
-
-<p>En devisant de la sorte, les trois amis suivaient
-cette voie bordée de sépulcres qui, dans nos sentiments
-modernes, serait une lugubre avenue pour
-une ville, mais qui n’offrait pas les mêmes significations
-tristes pour les anciens, dont les tombeaux,
-au lieu d’un cadavre horrible, ne contenaient qu’une
-pincée de cendres, idée abstraite de la mort. L’art
-embellissait ces dernières demeures, et, comme dit
-Gœthe, le païen décorait des images de la vie les
-sarcophages et les urnes.</p>
-
-<p>C’est ce qui faisait sans doute que Max et Fabio
-visitaient, avec une curiosité allègre et une joyeuse
-plénitude d’existence qu’ils n’auraient pas eues dans
-un cimetière chrétien, ces monuments funèbres si
-gaiement dorés par le soleil et qui, placés sur le bord
-du chemin, semblent se rattacher encore à la vie et
-n’inspirent aucune de ces froides répulsions, aucune
-de ces terreurs fantastiques que font éprouver nos
-sépultures lugubres. Ils s’arrêtèrent devant le tombeau
-de Mammia, la prêtresse publique, près duquel
-est poussé un arbre, un cyprès ou un peuplier; ils
-s’assirent dans l’hémicycle du triclinium des repas<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[280]</a></span>
-funéraires, riant comme des héritiers; ils lurent
-avec force lazzi les épitaphes de Nevoleja, de Labeon
-et de la famille Arria, suivis d’Octavien, qui semblait
-plus touché que ses insouciants compagnons du sort
-de ces trépassés de deux mille ans.</p>
-
-<p>Ils arrivèrent ainsi à la villa d’Arrius Diomèdes,
-une des habitations les plus considérables de Pompeï.
-On y monte par des degrés de briques, et lorsqu’on
-a dépassé la porte flanquée de deux petites colonnes
-latérales, on se trouve dans une cour semblable au
-<i>patio</i> qui fait le centre des maisons espagnoles et moresques
-et que les anciens appelaient <i>impluvium</i> ou
-<i>cavædium</i>; quatorze colonnes de briques recouvertes
-de stuc forment, des quatre côtés, un portique ou
-péristyle couvert, semblable au cloître des couvents,
-et sous lequel on pouvait circuler sans craindre la
-pluie. Le pavé de cette cour est une mosaïque de briques
-et de marbre blanc, d’un effet doux et tendre à
-l’œil. Dans le milieu, un bassin de marbre quadrilatère,
-qui existe encore, recevait les eaux pluviales
-qui dégouttaient du toit du portique.&mdash;Cela produit
-un singulier effet d’entrer ainsi dans la vie antique
-et de fouler avec des bottes vernies des marbres usés
-par les sandales et les cothurnes des contemporains
-d’Auguste et de Tibère.</p>
-
-<p>Le cicerone les promena dans l’exèdre ou salon
-d’été, ouvert du côté de la mer pour en aspirer les
-fraîches brises. C’était là qu’on recevait et qu’on faisait
-la sieste pendant les heures brûlantes, quand
-soufflait ce grand zéphyr africain chargé de langueurs<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[281]</a></span>
-et d’orages. Il les fit entrer dans la basilique,
-longue galerie à jour qui donne de la lumière aux
-appartements et où les visiteurs et les clients attendaient
-que le nomenclateur les appelât; il les conduisit
-ensuite sur la terrasse de marbre blanc d’où
-la vue s’étend sur les jardins verts et sur la mer
-bleue; puis il leur fit voir le nymphæum ou salle de
-bains, avec ses murailles peintes en jaune, ses colonnes
-de stuc, son pavé de mosaïque et sa cuve de
-marbre qui reçut tant de corps charmants évanouis
-comme des ombres;&mdash;le cubiculum, où flottèrent
-tant de rêves venus de la porte d’ivoire, et dont les
-alcôves pratiquées dans le mur étaient fermées par
-un conopeum ou rideau dont les anneaux de bronze
-gisent encore à terre, le tétrastyle ou salle de récréation,
-la chapelle des dieux lares, le cabinet des archives,
-la bibliothèque, le musée des tableaux, le
-gynécée ou appartement des femmes, composé de
-petites chambres en partie ruinées, dont les parois
-conservent des traces de peintures et d’arabesques
-comme des joues dont on a mal essuyé le fard.</p>
-
-<p>Cette inspection terminée, ils descendirent à l’étage
-inférieur, car le sol est beaucoup plus bas du
-côté du jardin que du côté de la voie des Tombeaux,
-ils traversèrent huit salles peintes en rouge antique,
-dont l’une est creusée de niches architecturales,
-comme on en voit au vestibule de la salle des Ambassadeurs
-à l’Alhambra, et ils arrivèrent enfin à
-une espèce de cave ou de cellier dont la destination
-était clairement indiquée par huit amphores d’argile<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[282]</a></span>
-dressées contre le mur et qui avaient dû être parfumées
-de vin de Crète, de Falerne et de Massique
-comme des odes d’Horace.</p>
-
-<p>Un vif rayon de jour passait par un étroit soupirail
-obstrué d’orties, dont il changeait les feuilles traversées
-de lumières en émeraudes et en topazes, et
-ce gai détail naturel souriait à propos à travers la
-tristesse du lieu.</p>
-
-<p>«C’est ici, dit le cicerone de sa voix nonchalante,
-dont le ton s’accordait à peine avec le sens des paroles,
-que l’on trouva, parmi dix-sept squelettes,
-celui de la dame dont l’empreinte se voit au musée
-de Naples. Elle avait des anneaux d’or, et les lambeaux
-de sa fine tunique adhéraient encore aux cendres
-tassées qui ont gardé sa forme.»</p>
-
-<p>Les phrases banales du guide causèrent une vive
-émotion à Octavien. Il se fit montrer l’endroit exact
-où ces restes précieux avaient été découverts, et s’il
-n’eût été contenu par la présence de ses amis, il se
-serait livré à quelque lyrisme extravagant; sa poitrine
-se gonflait, ses yeux se trempaient de furtives
-moiteurs: cette catastrophe, effacée par vingt siècles
-d’oubli, le touchait comme un malheur tout récent;
-la mort d’une maîtresse ou d’un ami ne l’eût pas
-affligé davantage, et une larme en retard de deux
-mille ans tomba, pendant que Max et Fabio avaient
-le dos tourné, sur la place où cette femme, pour
-laquelle il se sentait pris d’un amour rétrospectif,
-avait péri étouffée par la cendre chaude du volcan.</p>
-
-<p>«Assez d’archéologie comme cela! s’écria Fabio;<span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[283]</a></span>
-nous ne voulons pas écrire une dissertation sur une
-cruche ou une tuile du temps de Jules César pour
-devenir membre d’une académie de province, ces
-souvenirs classiques me creusent l’estomac. Allons
-dîner, si toutefois la chose est possible, dans cette
-osteria pittoresque, où j’ai peur qu’on ne nous serve
-que des beefsteaks fossiles et des œufs frais pondus
-avant la mort de Pline.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne dirai pas comme Boileau:</p>
-
-<p class="pp6 p1">Un sot, quelquefois, ouvre un avis important,</p>
-
-<p class="pn1">fit Max en riant, ce serait malhonnête; mais cette
-idée a du bon. Il eût été pourtant plus joli de festiner
-ici, dans un triclinium quelconque, couchés à
-l’antique, servis par des esclaves, en manière de Lucullus
-ou de Trimalcion. Il est vrai que je ne vois
-pas beaucoup d’huîtres du lac Lucrin; les turbots
-et les rougets de l’Adriatique sont absents; le sanglier
-d’Apulie manque sur le marché; les pains et les
-gâteaux au miel figurent au musée de Naples aussi
-durs que des pierres à côté de leurs moules vert-de-grisés;
-le macaroni cru, saupoudré de caccia-cavallo,
-et quoiqu’il soit détestable, vaut encore mieux que
-le néant. Qu’en pense le cher Octavien?»</p>
-
-<p>Octavien, qui regrettait fort de ne pas s’être trouvé
-à Pompeï le jour de l’éruption du Vésuve pour sauver
-la dame aux anneaux d’or et mériter ainsi son amour,
-n’avait pas entendu une phrase de cette conversation
-gastronomique. Les deux derniers mots prononcés par
-Max le frappèrent seuls, et comme il n’avait pas<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[284]</a></span>
-envie d’entamer une discussion, il fit, à tout hasard,
-un signe d’assentiment, et le groupe amical reprit,
-en côtoyant les remparts, le chemin de l’hôtellerie.</p>
-
-<p>L’on dressa la table sous l’espèce de porche ouvert
-qui sert de vestibule à l’osteria, et dont les murailles,
-crépies à la chaux, étaient décorées de quelques
-croûtes qualifiées par l’hôte: Salvator Rosa, Espagnolet,
-cavalier Massimo et autres noms célèbres
-de l’école napolitaine, qu’il se crut obligé d’exalter.</p>
-
-<p>«Hôte vénérable, dit Fabio, ne déployez pas votre
-éloquence en pure perte. Nous ne sommes pas des
-Anglais, et nous préférons les jeunes filles aux vieilles
-toiles. Envoyez-nous plutôt la liste de vos vins par
-cette belle brune, aux yeux de velours, que j’ai aperçue
-dans l’escalier.»</p>
-
-<p>Le palforio, comprenant que ses hôtes n’appartenaient
-pas au genre mystifiable des philistins et des
-bourgeois, cessa de vanter sa galerie pour glorifier
-sa cave. D’abord, il avait tous les vins des meilleurs
-crus: Château-Margaux, grand-Laffite retour des Indes,
-Sillery de Moët, Hochmeyer, Scarlat-wine, Porto
-et porter, ale et gingerbeer, Lacryma-Christi blanc et
-rouge, Capri et Falerne.</p>
-
-<p>«Quoi! tu as du vin de Falerne, animal, et tu le
-mets à la fin de ta nomenclature; tu nous fais subir
-une litanie œnologique insupportable, dit Max en
-sautant à la gorge de l’hôtelier avec un mouvement
-de fureur comique; mais tu n’as donc pas le sentiment
-de la couleur locale? tu es donc indigne de
-vivre dans ce voisinage antique? Est-il bon au moins<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[285]</a></span>
-ton Falerne? a-t-il été mis en amphore sous le consul
-Plancus?&mdash;<i>consule Planco</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne connais pas le consul Plancus, et mon
-vin n’est pas mis en amphore, mais il est vieux et
-coûte 10 carlins la bouteille,» répondit l’hôte.</p>
-
-<p>Le jour était tombé et la nuit était venue, nuit sereine
-et transparente, plus claire, à coup sûr, que le
-plein midi de Londres; la terre avait des tons d’azur
-et le ciel des reflets d’argent d’une douceur inimaginable;
-l’air était si tranquille que la flamme des
-bougies posées sur la table n’oscillait même pas.</p>
-
-<p>Un jeune garçon jouant de la flûte s’approcha de
-la table et se tint debout, fixant ses yeux sur les trois
-convives, dans une attitude de bas-relief, et soufflant
-dans son instrument aux sons doux et mélodieux,
-quelqu’une de ces cantilènes populaires en mode mineur
-dont le charme est pénétrant.</p>
-
-<p>Peut-être ce garçon descendait en droite ligne du
-flûteur qui précédait Duilius.</p>
-
-<p>«Notre repas s’arrange d’une façon assez antique,
-il ne nous manque que des danseuses gaditanes et
-des couronnes de lierre, dit Fabio en se versant une
-large rasade de vin de Falerne.</p>
-
-<p>&mdash;Je me sens en veine de faire des citations latines
-comme un feuilleton des <i>Débats</i>; il me revient
-des strophes d’ode, ajouta Max.</p>
-
-<p>&mdash;Garde-les pour toi, s’écrièrent Octavien et Fabio,
-justement alarmés; rien n’est indigeste comme
-le latin à table.»</p>
-
-<p>La conversation entre jeunes gens qui, le cigare à<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[286]</a></span>
-la bouche, le coude sur la table, regardent un certain
-nombre de flacons vidés, surtout lorsque le vin
-est capiteux, ne tarde pas à tourner sur les femmes.
-Chacun exposa son système, dont voici à peu près le
-résumé.</p>
-
-<p>Fabio ne faisait cas que de la beauté et de la jeunesse.
-Voluptueux et positif, il ne se payait pas d’illusions
-et n’avait en amour aucun préjugé. Une paysanne
-lui plaisait autant qu’une duchesse, pourvu
-qu’elle fût belle; le corps le touchait plus que la
-robe; il riait beaucoup de certains de ses amis amoureux
-de quelques mètres de soie et de dentelles, et
-disait qu’il serait plus logique d’être épris d’un étalage
-de marchand de nouveautés. Ces opinions, fort
-raisonnables au fond, et qu’il ne cachait pas, le faisaient
-passer pour un homme excentrique.</p>
-
-<p>Max, moins artiste que Fabio, n’aimait, lui, que
-les entreprises difficiles, que les intrigues compliquées;
-il cherchait des résistances à vaincre, des vertus
-à séduire, et conduisait l’amour comme une
-partie d’échecs, avec des coups médités longtemps,
-des effets suspendus, des surprises et des stratagèmes
-dignes de Polybe. Dans un salon, la femme
-qui paraissait avoir le moins de sympathie à son
-endroit, était celle qu’il choisissait pour but de ses
-attaques; la faire passer de l’aversion à l’amour par
-des transitions habiles, était pour lui un plaisir délicieux;
-s’imposer aux âmes qui le repoussaient,
-mater les volontés rebelles à son ascendant, lui semblait
-le plus doux des triomphes. Comme certains<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[287]</a></span>
-chasseurs qui courent les champs, les bois et les
-plaines par la pluie, le soleil et la neige, avec des
-fatigues excessives et une ardeur que rien ne rebute,
-pour un maigre gibier que les trois quarts du temps
-ils dédaignent de manger, Max, la proie atteinte, ne
-s’en souciait plus, et se remettait en quête presque
-aussitôt.</p>
-
-<p>Pour Octavien, il avouait que la réalité ne le séduisait
-guère, non qu’il fît des rêves de collégien tout
-pétris de lis et de roses comme un madrigal de Demoustier,
-mais il y avait autour de toute beauté trop
-de détails prosaïques et rebutants; trop de pères radoteurs
-et décorés; de mères coquettes, portant des
-fleurs naturelles dans de faux cheveux; de cousins
-rougeauds et méditant des déclarations; de tantes
-ridicules, amoureuses de petits chiens. Une gravure
-à l’aqua-tinte, d’après Horace Vernet ou Delaroche,
-accrochée dans la chambre d’une femme, suffisait
-pour arrêter chez lui une passion naissante. Plus
-poétique encore qu’amoureux, il demandait une terrasse
-de l’Isola-Bella, sur le lac Majeur, par un beau
-clair de lune, pour encadrer un rendez-vous. Il eût
-voulu enlever son amour du milieu de la vie commune
-et en transporter la scène dans les étoiles.
-Aussi s’était-il épris tour à tour d’une passion impossible
-et folle pour tous les grands types féminins
-conservés par l’art ou l’histoire. Comme Faust, il
-avait aimé Hélène, et il aurait voulu que les ondulations
-des siècles apportassent jusqu’à lui une de ces
-sublimes personnifications des désirs et des rêves<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[288]</a></span>
-humains, dont la forme, invisible pour les yeux vulgaires,
-subsiste toujours dans l’espace et le temps.
-Il s’était composé un sérail idéal avec Sémiramis,
-Aspasie, Cléopâtre, Diane de Poitiers, Jeanne d’Aragon.
-Quelquefois aussi il aimait des statues, et un
-jour, en passant au Musée devant la Vénus de Milo,
-il s’était écrié: «Oh! qui te rendra les bras pour
-m’écraser contre ton sein de marbre!» A Rome, la
-vue d’une épaisse chevelure nattée exhumée d’un
-tombeau antique l’avait jeté dans un bizarre délire;
-il avait essayé, au moyen de deux ou trois de ces cheveux
-obtenus d’un gardien séduit à prix d’or, et remis
-à une somnambule d’une grande puissance,
-d’évoquer l’ombre et la forme de cette morte; mais
-le fluide conducteur s’était évaporé après tant d’années,
-et l’apparition n’avait pu sortir de la nuit éternelle.</p>
-
-<p>Comme Fabio l’avait deviné devant la vitrine des
-Studj, l’empreinte recueillie dans la cave de la villa
-d’Arrius Diomèdes excitait chez Octavien des élans
-insensés vers un idéal rétrospectif; il tentait de sortir
-du temps et de la vie, et de transposer son âme
-au siècle de Titus.</p>
-
-<p>Max et Fabio se retirèrent dans leur chambre, et,
-la tête un peu alourdie par les classiques fumées du
-Falerne, ne tardèrent pas à s’endormir. Octavien,
-qui avait souvent laissé son verre plein devant lui,
-ne voulant pas troubler par une ivresse grossière
-l’ivresse poétique qui bouillonnait dans son cerveau,
-sentit à l’agitation de ses nerfs que le sommeil ne<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[289]</a></span>
-lui viendrait pas, et sortit de l’osteria à pas lents
-pour rafraîchir son front et calmer sa pensée à l’air
-de la nuit.</p>
-
-<p>Ses pieds, sans qu’il en eût conscience, le portèrent
-à l’entrée par laquelle on pénètre dans la ville
-morte, il déplaça la barre de bois qui la ferme et
-s’engagea au hasard dans les décombres.</p>
-
-<p>La lune illuminait de sa lueur blanche les maisons
-pâles, divisant les rues en deux tranches de lumière
-argentée et d’ombre bleuâtre. Ce jour nocturne, avec
-ses teintes ménagées, dissimulait la dégradation des
-édifices. L’on ne remarquait pas, comme à la clarté
-crue du soleil, les colonnes tronquées, les façades
-sillonnées de lézardes, les toits effondrés par l’éruption;
-les parties absentes se complétaient par la
-demi-teinte, et un rayon brusque, comme une touche
-de sentiment dans l’esquisse d’un tableau, indiquait
-tout un ensemble écroulé. Les génies taciturnes de
-la nuit semblaient avoir réparé la cité fossile pour
-quelque représentation d’une vie fantastique.</p>
-
-<p>Quelquefois même Octavien crut voir se glisser de
-vagues formes humaines dans l’ombre; mais elles s’évanouissaient
-dès qu’elles atteignaient la portion éclairée.
-De sourds chuchotements, une rumeur indéfinie,
-voltigeaient dans le silence. Notre promeneur les
-attribua d’abord à quelque papillonnement de ses
-yeux, à quelque bourdonnement de ses oreilles,&mdash;ce
-pouvait être aussi un jeu d’optique, un soupir de
-la brise marine, ou la fuite à travers les orties d’un
-lézard ou d’une couleuvre, car tout vit dans la nature,<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[290]</a></span>
-même la mort, tout bruit, même le silence.
-Cependant il éprouvait une espèce d’angoisse involontaire,
-un léger frisson, qui pouvait être causé par
-l’air froid de la nuit, et faisait frémir sa peau. Il retourna
-deux ou trois fois la tête; il ne se sentait plus
-seul comme tout à l’heure dans la ville déserte. Ses
-camarades avaient-ils eu la même idée que lui, et le
-cherchaient-ils à travers ces ruines? Ces formes entrevues,
-ces bruits indistincts de pas, était-ce Max
-et Fabio marchant et causant, et disparus à l’angle
-d’un carrefour? Cette explication toute naturelle,
-Octavien comprenait à son trouble qu’elle n’était pas
-vraie, et les raisonnements qu’il faisait là-dessus à
-part lui ne le convainquaient pas. La solitude et l’ombre
-s’étaient peuplées d’êtres invisibles qu’il dérangeait;
-il tombait au milieu d’un mystère, et l’on
-semblait attendre qu’il fût parti pour commencer.
-Telles étaient les idées extravagantes qui lui traversaient
-la cervelle et qui prenaient beaucoup de vraisemblance
-de l’heure, du lieu et de mille détails
-alarmants que comprendront ceux qui se sont trouvés
-de nuit dans quelque vaste ruine.</p>
-
-<p>En passant devant une maison qu’il avait remarquée
-pendant le jour et sur laquelle la lune donnait
-en plein, il vit, dans un état d’intégrité parfaite, un
-portique dont il avait cherché à rétablir l’ordonnance:
-quatre colonnes d’ordre dorique cannelées
-jusqu’à mi-hauteur, et le fût enveloppé comme d’une
-draperie pourpre d’une teinte de minium, soutenaient
-une cimaise coloriée d’ornements polychromes,<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[291]</a></span>
-que le décorateur semblait avoir achevée hier;
-sur la paroi latérale de la porte un molosse de Laconie,
-exécuté à l’encaustique et accompagné de l’inscription
-sacramentelle: <i>Cave canem</i>, aboyait à la lune et
-aux visiteurs avec une fureur peinte. Sur le seuil de
-mosaïque le mot <i>Have</i>, en lettres osques et latines,
-saluait les hôtes de ses syllabes amicales. Les murs
-extérieurs, teints d’ocre et de rubrique, n’avaient pas
-une crevasse. La maison s’était exhaussée d’un étage,
-et le toit de tuiles dentelé d’un acrotère de bronze,
-projetait son profil intact sur le bleu léger du ciel où
-pâlissaient quelques étoiles.</p>
-
-<p>Cette restauration étrange, faite de l’après-midi
-au soir par un architecte inconnu, tourmentait beaucoup
-Octavien, sûr d’avoir vu cette maison le jour
-même dans un fâcheux état de ruine. Le mystérieux
-reconstructeur avait travaillé bien vite, car les habitations
-voisines avaient le même aspect récent et
-neuf; tous les piliers étaient coiffés de leurs chapiteaux;
-pas une pierre, pas une brique, pas une pellicule
-de stuc, pas une écaille de peinture ne manquaient
-aux parois luisantes des façades, et par
-l’interstice des péristyles on entrevoyait, autour du
-bassin de marbre du cavædium, des lauriers roses et
-blancs, des myrtes et des grenadiers. Tous les historiens
-s’étaient trompés; l’éruption n’avait pas eu
-lieu, ou bien l’aiguille du temps avait reculé de vingt
-heures séculaires sur le cadran de l’éternité.</p>
-
-<p>Octavien, surpris au dernier point, se demanda
-s’il dormait tout debout et marchait dans un rêve. Il<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[292]</a></span>
-s’interrogea sérieusement pour savoir si la folie ne
-faisait pas danser devant lui ses hallucinations; mais
-il fut obligé de reconnaître qu’il n’était ni endormi
-ni fou.</p>
-
-<p>Un changement singulier avait eu lieu dans l’atmosphère;
-de vagues teintes roses se mêlaient, par
-dégradations violettes, aux lueurs azurées de la lune;
-le ciel s’éclaircissait sur les bords; on eût dit que le
-jour allait paraître. Octavien tira sa montre; elle
-marquait minuit. Craignant qu’elle ne fût arrêtée,
-il poussa le ressort de la répétition; la sonnerie tinta
-douze fois; il était bien minuit, et cependant la
-clarté allait toujours augmentant, la lune se fondait
-dans l’azur de plus en plus lumineux; le soleil se
-levait.</p>
-
-<p>Alors Octavien, en qui toutes les idées de temps se
-brouillaient, put se convaincre qu’il se promenait
-non dans une Pompeï morte, froid cadavre de ville
-qu’on a tiré à demi de son linceul, mais dans
-une Pompeï vivante, jeune, intacte, sur laquelle
-n’avaient pas coulé les torrents de boue brûlante du
-Vésuve.</p>
-
-<p>Un prodige inconcevable le reportait, lui, Français
-du dix-neuvième siècle, au temps de Titus, non en
-esprit, mais en réalité, ou faisait revenir à lui, du
-fond du passé, une ville détruite avec ses habitants
-disparus; car un homme vêtu à l’antique venait de
-sortir d’une maison voisine.</p>
-
-<p>Cet homme portait les cheveux courts et la barbe
-rasée, une tunique de couleur brune et un manteau<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[293]</a></span>
-grisâtre, dont les bouts étaient retroussés de manière
-à ne pas gêner sa marche; il allait d’un pas rapide,
-presque cursif, et passa à côté d’Octavien sans le
-voir. Un panier de sparterie pendait à son bras, et il
-se dirigeait vers le Forum Nundinarium;&mdash;c’était
-un esclave, un Davus quelconque allant au marché;
-il n’y avait pas à s’y tromper.</p>
-
-<p>Des bruits de roues se firent entendre, et un char
-antique, traîné par des bœufs blancs et chargé de
-légumes, s’engagea dans la rue. A côté de l’attelage
-marchait un bouvier aux jambes nues et brûlées par
-le soleil, aux pieds chaussés de sandales, et vêtu
-d’une espèce de chemise de toile bouffant à la ceinture;
-un chapeau de paille conique, rejeté derrière
-le dos et retenu au col par la mentonnière, laissait
-voir sa tête d’un type inconnu aujourd’hui, son front
-bas traversé de dures nodosités, ses cheveux crépus
-et noirs, son nez droit, ses yeux tranquilles comme
-ceux de ses bœufs, et son cou d’Hercule campagnard.
-Il touchait gravement ses bêtes de l’aiguillon, avec
-une pose de statue à faire tomber Ingres en extase.</p>
-
-<p>Le bouvier aperçut Octavien et parut surpris, mais
-il continua sa route; une fois il retourna la tête, ne
-trouvant pas sans doute d’explication à l’aspect de
-ce personnage étrange pour lui, mais laissant, dans
-sa placide stupidité rustique, le mot de l’énigme à
-de plus habiles.</p>
-
-<p>Des paysans campaniens parurent aussi, poussant
-devant eux des ânes chargés d’outres de vin, et faisant
-tinter des sonnettes d’airain; leur physionomie<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[294]</a></span>
-différait de celle des paysans d’aujourd’hui comme
-une médaille diffère d’un sou.</p>
-
-<p>La ville se peuplait graduellement comme un de
-ces tableaux de diorama, d’abord déserts, et qu’un
-changement d’éclairage anime de personnages invisibles
-jusque-là.</p>
-
-<p>Les sentiments qu’éprouvait Octavien avaient changé
-de nature. Tout à l’heure, dans l’ombre trompeuse
-de la nuit, il était en proie à ce malaise dont les plus
-braves ne se défendent pas, au milieu de circonstances
-inquiétantes et fantastiques que la raison ne peut
-expliquer. Sa vague terreur s’était changée en stupéfaction
-profonde; il ne pouvait douter, à la netteté
-de leurs perceptions, du témoignage de ses sens, et
-cependant ce qu’il voyait était parfaitement incroyable.&mdash;Mal
-convaincu encore, il cherchait par la
-constatation de petits détails réels à se prouver qu’il
-n’était pas le jouet d’une hallucination.&mdash;Ce n’étaient
-pas des fantômes qui défilaient sous ses yeux,
-car la vive lumière du soleil les illuminait avec une
-réalité irrécusable, et leurs ombres allongées par le
-matin se projetaient sur les trottoirs et les murailles.&mdash;Ne
-comprenant rien à ce qui lui arrivait, Octavien,
-ravi au fond de voir un de ses rêves les plus
-chers accompli, ne résista plus à son aventure, il se
-laissa faire à toutes ces merveilles, sans prétendre
-s’en rendre compte; il se dit que puisque en vertu
-d’un pouvoir mystérieux il lui était donné de vivre
-quelques heures dans un siècle disparu, il ne perdrait
-pas son temps à chercher la solution d’un problème<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[295]</a></span>
-incompréhensible, et il continua bravement sa
-route, en regardant à droite et à gauche ce spectacle
-si vieux et si nouveau pour lui. Mais à quelle époque
-de la vie de Pompeï était-il transporté? Une inscription
-d’édilité, gravée sur une muraille, lui apprit,
-par le nom des personnages publics, qu’on était au
-commencement du règne de Titus,&mdash;soit en l’an 79
-de notre ère.&mdash;Une idée subite traversa l’âme
-d’Octavien; la femme dont il avait admiré l’empreinte
-au musée de Naples devait être vivante, puisque
-l’éruption du Vésuve dans laquelle elle avait péri
-eut lieu le 24 août de cette même année; il pouvait
-donc la retrouver, la voir, lui parler... Le désir fou
-qu’il avait ressenti à l’aspect de cette cendre moulée
-sur des contours divins allait peut-être se satisfaire,
-car rien ne devait être impossible à un amour qui
-avait eu la force de faire reculer le temps, et passer
-deux fois la même heure dans le sablier de l’éternité.</p>
-
-<p>Pendant qu’Octavien se livrait à ces réflexions, de
-belles jeunes filles se rendaient aux fontaines, soutenant
-du bout de leurs doigts blancs des urnes en
-équilibre sur leur tête; des patriciens en toges blanches
-bordées de bandes de pourpre, suivis de leur
-cortége de clients, se dirigeaient vers le forum. Les
-acheteurs se pressaient autour des boutiques, toutes
-désignées par des enseignes sculptées et peintes, et
-rappelant par leur petitesse et leur forme les boutiques
-moresques d’Alger; au-dessus de la plupart de
-ces échoppes, un glorieux phallus de terre cuite
-colorié et l’inscription <i>hic habitat felicitas</i>, témoignaient<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[296]</a></span>
-de précautions superstitieuses contre le
-mauvais œil; Octavien remarqua même une boutique
-d’amulettes dont l’étalage était chargé de cornes,
-de branches de corail bifurquées, et de petits Priapes
-en or, comme on en trouve encore à Naples aujourd’hui,
-pour se préserver de la jettature, et il se dit
-qu’une superstition durait plus qu’une religion.</p>
-
-<p>En suivant le trottoir qui borde chaque rue de
-Pompeï, et enlève ainsi aux Anglais la confortabilité
-de cette invention, Octavien se trouva face à face
-avec un beau jeune homme, de son âge à peu près,
-vêtu d’une tunique couleur de safran, et drapé d’un
-manteau de fine laine blanche, souple comme du
-cachemire. La vue d’Octavien, coiffé de l’affreux chapeau
-moderne, sanglé dans une mesquine redingote
-noire, les jambes emprisonnées dans un pantalon,
-les pieds pincés par des bottes luisantes, parut surprendre
-le jeune Pompeïen, comme nous étonnerait,
-sur le boulevard de Gand, un Ioway ou un Botocudo
-avec ses plumes, ses colliers de griffes d’ours et ses
-tatouages baroques. Cependant, comme c’était un
-jeune homme bien élevé, il n’éclata pas de rire au
-nez d’Octavien, et prenant en pitié ce pauvre barbare
-égaré dans cette ville græco-romaine, il lui dit d’une
-voix accentuée et douce:</p>
-
-<p>&mdash;<i>Advena, salve.</i></p>
-
-<p>Rien n’était plus naturel qu’un habitant de Pompeï,
-sous le règne du divin empereur Titus, très-puissant
-et très-auguste, s’exprimât en latin, et pourtant Octavien
-tressaillit en entendant cette langue morte dans<span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[297]</a></span>
-une bouche vivante. C’est alors qu’il se félicita d’avoir
-été fort en thème, et remporté des prix au concours
-général. Le latin enseigné par l’Université lui
-servit en cette occasion unique, et rappelant en lui
-ses souvenirs de classe, il répondit au salut du Pompeïen
-en style de <i>De viris illustribus</i> et de <i>Selectæ è
-profanis</i>, d’une façon suffisamment intelligible, mais
-avec un accent parisien qui fit sourire le jeune
-homme.</p>
-
-<p>«Il te sera peut-être plus facile de parler grec,
-dit le Pompeïen; je sais aussi cette langue, car j’ai
-fait mes études à Athènes.</p>
-
-<p>&mdash;Je sais encore moins de grec que de latin, répondit
-Octavien; je suis du pays des Gaulois, de
-Paris, de Lutèce.</p>
-
-<p>&mdash;Je connais ce pays. Mon aïeul a fait la guerre
-dans les Gaules sous le grand Jules César. Mais quel
-étrange costume portes-tu? Les Gaulois que j’ai vus
-à Rome n’étaient pas habillés ainsi.»</p>
-
-<p>Octavien entreprit de faire comprendre au jeune
-Pompeïen que vingt siècles s’étaient écoulés depuis
-la conquête de la Gaule par Jules César, et que la
-mode avait pu changer; mais il y perdit son latin, et
-à vrai dire ce n’était pas grand’chose.</p>
-
-<p>«Je me nomme Rufus Holconius, et ma maison
-est la tienne, dit le jeune homme; à moins que tu ne
-préfères la liberté de la taverne: on est bien à l’auberge
-d’Albinus, près de la porte du faubourg d’Augustus
-Felix, et à l’hôtellerie de Sarinus, fils de Publius,
-près de la deuxième tour; mais si tu veux, je<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[298]</a></span>
-te servirai de guide dans cette ville inconnue pour
-toi;&mdash;tu me plais, jeune barbare, quoique tu aies
-essayé de te jouer de ma crédulité en prétendant
-que l’empereur Titus, qui règne aujourd’hui, était
-mort depuis deux mille ans, et que le Nazaréen, dont
-les infâmes sectateurs, enduits de poix, ont éclairé
-les jardins de Néron, trône seul en maître dans le
-ciel désert, d’où les grands dieux sont tombés.&mdash;Par
-Pollux! ajouta-t-il en jetant les yeux sur une
-inscription rouge tracée à l’angle d’une rue, tu arrives
-à propos, l’on donne <i>la Casina de Plaute</i>, récemment
-remise au théâtre; c’est une curieuse et bouffonne
-comédie qui t’amusera, n’en comprendrais-tu
-que la pantomime. Suis-moi, c’est bientôt l’heure;
-je te ferai placer au banc des hôtes et des étrangers.»</p>
-
-<p>Et Rufus Holconius se dirigea du côté du petit
-théâtre comique que les trois amis avaient visité
-dans la journée.</p>
-
-<p>Le Français et le citoyen de Pompeï prirent les
-rues de la Fontaine d’Abondance, des Théâtres, longèrent
-le collége et le temple d’Isis, l’atelier du
-statuaire, et entrèrent dans l’Odéon ou théâtre comique
-par un vomitoire latéral. Grâce à la recommandation
-d’Holconius, Octavien fut placé près du
-proscenium, un endroit qui répondrait à nos baignoires
-d’avant-scène. Tous les regards se tournèrent
-aussitôt vers lui avec une curiosité bienveillante et
-un léger susurrement courut dans l’amphithéâtre.</p>
-
-<p>La pièce n’était pas encore commencée; Octavien<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[299]</a></span>
-en profita pour regarder la salle. Les gradins demi circulaires,
-terminés de chaque côté par une magnifique
-patte de lion sculptée en lave du Vésuve, partaient
-en s’élargissant d’un espace vide correspondant
-à notre parterre, mais beaucoup plus restreint, et
-pavé d’une mosaïque de marbres grecs; un gradin
-plus large formait, de distance en distance, une zone
-distinctive, et quatre escaliers correspondant aux
-vomitoires et montant de la base au sommet de l’amphithéâtre,
-le divisaient en cinq coins plus larges du
-haut que du bas. Les spectateurs, munis de leurs
-billets, consistant en petites lames d’ivoire où étaient
-désignés, par leurs numéros d’ordre, la travée, le
-coin et le gradin, avec le titre de la pièce représentée
-et le nom de son auteur, arrivaient aisément à leurs
-places. Les magistrats, les nobles, les hommes mariés,
-les jeunes gens, les soldats, dont on voyait luire
-les casques de bronze, occupaient des rangs séparés.&mdash;C’était
-un spectacle admirable que ces belles toges
-et ces larges manteaux blancs bien drapés, s’étalant
-sur les premiers gradins et contrastant avec les parures
-variées des femmes, placées au-dessus, et les
-capes grises des gens du peuple, relégués aux bancs
-supérieurs, près des colonnes qui supportent le toit,
-et qui laissaient apercevoir, par leurs interstices, un
-ciel d’un bleu intense comme le champ d’azur d’une
-panathénée;&mdash;une fine pluie d’eau, aromatisée de
-safran, tombait des frises en gouttelettes imperceptibles,
-et parfumait l’air qu’elle rafraîchissait. Octavien
-pensa aux émanations fétides qui vicient l’atmosphère<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[300]</a></span>
-de nos théâtres, si incommodes qu’on peut les
-considérer comme des lieux de torture, et il trouva
-que la civilisation n’avait pas beaucoup marché.</p>
-
-<p>Le rideau, soutenu par une poutre transversale,
-s’abîma dans les profondeurs de l’orchestre, les musiciens
-s’installèrent dans leur tribune, et le Prologue
-parut vêtu grotesquement et la tête coiffée d’un
-masque difforme, adapté comme un casque.</p>
-
-<p>Le Prologue, après avoir salué l’assistance et demandé
-les applaudissements, commença une argumentation
-bouffonne. «Les vieilles pièces, disait-il,
-étaient comme le vin qui gagne avec les années, et
-<i>la Casina</i>, chère aux vieillards, ne devait pas moins
-l’être aux jeunes gens; tous pouvaient y prendre
-plaisir: les uns parce qu’ils la connaissaient, les
-autres parce qu’ils ne la connaissaient pas. La pièce
-avait été, du reste, remise avec soin, et il fallait
-l’écouter l’âme libre de tout souci, sans penser à
-ses dettes, ni à ses créanciers, car on n’arrête pas
-au théâtre; c’était un jour heureux, il faisait beau,
-et les alcyons planaient sur le forum.» Puis il fit
-une analyse de la comédie que les acteurs allaient
-représenter, avec un détail qui prouve que la surprise
-entrait pour peu de chose dans le plaisir que
-les anciens prenaient au théâtre; il raconta comment
-le vieillard Stalino, amoureux de sa belle esclave
-Casina, veut la marier à son fermier Olympio, époux
-complaisant qu’il remplacera dans la nuit des noces;
-et comment Lycostrata, la femme de Stalino, pour
-contrecarrer la luxure de son vicieux mari, veut unir<span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[301]</a></span>
-Casina à l’écuyer Chalinus, dans l’idée de favoriser
-les amours de son fils; enfin la manière dont Stalino,
-mystifié, prend un jeune esclave déguisé pour
-Casina, qui, reconnue libre et de naissance ingénue,
-épouse le jeune maître, qu’elle aime et dont elle est
-aimée.</p>
-
-<p>Le jeune Français regardait distraitement les acteurs,
-avec leurs masques aux bouches de bronze,
-s’évertuer sur la scène; les esclaves couraient çà et
-là pour simuler l’empressement; le vieillard hochait
-la tête et tendait ses mains tremblantes; la matrone,
-le verbe haut, l’air revêche et dédaigneux, se carrait
-dans son importance et querellait son mari, au grand
-amusement de la salle.&mdash;Tous ces personnages entraient
-et sortaient par trois portes pratiquées dans
-le mur de fond et communiquant au foyer des acteurs.&mdash;La
-maison de Stalino occupait un coin du
-théâtre, et celle de son vieil ami Alcésimus lui faisait
-face. Ces décorations, quoique très-bien peintes,
-étaient plutôt représentatives de l’idée d’un lieu que
-du lieu lui-même, comme les coulisses vagues du
-théâtre classique.</p>
-
-<p>Quand la pompe nuptiale conduisant la fausse Casina
-fit son entrée sur la scène, un immense éclat de
-rire, comme celui qu’Homère attribue aux dieux, circula
-sur tous les bancs de l’amphithéâtre, et des
-tonnerres d’applaudissements firent vibrer les échos
-de l’enceinte; mais Octavien n’écoutait plus et ne regardait
-plus.</p>
-
-<p>Dans la travée des femmes, il venait d’apercevoir<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[302]</a></span>
-une créature d’une beauté merveilleuse. A dater de
-ce moment, les charmants visages qui avaient attiré
-son œil s’éclipsèrent comme les étoiles devant
-Phœbé; tout s’évanouit, tout disparut comme dans
-un songe; un brouillard estompa les gradins fourmillants
-de monde, et la voix criarde des acteurs
-semblait se perdre dans un éloignement infini.</p>
-
-<p>Il avait reçu au cœur comme une commotion électrique,
-et il lui semblait qu’il jaillissait des étincelles
-de sa poitrine lorsque le regard de cette femme se
-tournait vers lui.</p>
-
-<p>Elle était brune et pâle; ses cheveux ondés et crespelés,
-noirs comme ceux de la Nuit, se relevaient
-légèrement vers les tempes à la mode grecque, et
-dans son visage d’un ton mat brillaient des yeux
-sombres et doux, chargés d’une indéfinissable expression
-de tristesse voluptueuse et d’ennui passionné;
-sa bouche, dédaigneusement arquée à ses coins, protestait
-par l’ardeur vivace de sa pourpre enflammée
-contre la blancheur tranquille du masque; son col
-présentait ces belles lignes pures qu’on ne retrouve
-à présent que dans les statues. Ses bras étaient nus
-jusqu’à l’épaule, et de la pointe de ses seins orgueilleux,
-soulevant sa tunique d’un rose mauve, partaient
-deux plis qu’on aurait pu croire fouillés dans
-le marbre par Phidias ou Cléomène.</p>
-
-<p>La vue de cette gorge d’un contour si correct,
-d’une coupe si pure, troubla magnétiquement Octavien;
-il lui sembla que ces rondeurs s’adaptaient
-parfaitement à l’empreinte en creux du musée de<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[303]</a></span>
-Naples, qui l’avait jeté dans une si ardente rêverie,
-et une voix lui cria au fond du cœur que cette femme
-était bien la femme étouffée par la cendre du Vésuve
-à la villa d’Arrius Diomèdes. Par quel prodige la
-voyait-il vivante, assistant à la représentation de la
-Casina de Plaute? Il ne chercha pas à se l’expliquer;
-d’ailleurs, comment était-il là lui-même? Il accepta
-sa présence comme dans le rêve on admet l’intervention
-de personnes mortes depuis longtemps et qui
-agissent pourtant avec les apparences de la vie;
-d’ailleurs son émotion ne lui permettait aucun raisonnement.
-Pour lui, la roue du temps était sortie
-de son ornière, et son désir vainqueur choisissait sa
-place parmi les siècles écoulés! Il se trouvait face à
-face avec sa chimère, une des plus insaisissables,
-une chimère rétrospective. Sa vie se remplissait d’un
-seul coup.</p>
-
-<p>En regardant cette tête si calme et si passionnée,
-si froide et si ardente, si morte et si vivace, il comprit
-qu’il avait devant lui son premier et son dernier
-amour, sa coupe d’ivresse suprême; il sentit s’évanouir
-comme des ombres légères les souvenirs de
-toutes les femmes qu’il avait cru aimer, et son âme
-redevenir vierge de toute émotion antérieure. Le
-passé disparut.</p>
-
-<p>Cependant la belle Pompéïenne, le menton appuyé
-sur la paume de la main, lançait sur Octavien, tout
-en ayant l’air de s’occuper de la scène, le regard velouté
-de ses yeux nocturnes, et ce regard lui arrivait
-lourd et brûlant comme un jet de plomb fondu. Puis<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[304]</a></span>
-elle se pencha vers l’oreille d’une fille assise à son
-côté.</p>
-
-<p>La représentation s’acheva; la foule s’écoula par
-les vomitoires. Octavien, dédaignant les bons offices
-de son guide Holconius, s’élança par la première
-sortie qui s’offrit à ses pas. A peine eut-il atteint la
-porte, qu’une main se posa sur son bras, et qu’une
-voix féminine lui dit d’un ton bas, mais de manière
-à ce qu’il ne perdît pas un mot:</p>
-
-<p>«Je suis Tyché Novoleja, commise aux plaisirs
-d’Arria Marcella, fille d’Arrius Diomèdes. Ma maîtresse
-vous aime, suivez-moi.»</p>
-
-<p>Arria Marcella venait de monter dans sa litière
-portée par quatre forts esclaves syriens nus jusqu’à
-la ceinture, et faisant miroiter au soleil leurs torses
-de bronze. Le rideau de la litière s’entr’ouvrit, et une
-main pâle, étoilée de bagues, fit un signe amical à
-Octavien, comme pour confirmer les paroles de la
-suivante. Le pli de pourpre retomba, et la litière s’éloigna
-au pas cadencé des esclaves.</p>
-
-<p>Tyché fit passer Octavien par des chemins détournés,
-coupant les rues en posant légèrement le
-pied sur les pierres espacées qui relient les trottoirs
-et entre lesquelles roulent les roues des chars, et se
-dirigeant à travers le dédale avec la précision que
-donne la familiarité d’une ville. Octavien remarqua
-qu’il franchissait des quartiers de Pompeï que les
-fouilles n’ont pas découverts, et qui lui étaient en
-conséquence complétement inconnus. Cette circonstance
-étrange parmi tant d’autres ne l’étonna pas.<span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">[305]</a></span>
-Il était décidé à ne s’étonner de rien. Dans toute
-cette fantasmagorie archaïque, qui eût fait devenir
-un antiquaire fou de bonheur, il ne voyait plus que
-l’œil noir et profond d’Arria Marcella et cette gorge
-superbe victorieuse des siècles, et que la destruction
-même a voulu conserver.</p>
-
-<p>Ils arrivèrent à une porte dérobée, qui s’ouvrit et
-se ferma aussitôt, et Octavien se trouva dans une cour
-entourée de colonnes de marbre grec d’ordre ionique
-peintes jusqu’à moitié de leur hauteur, d’un jaune
-vif, et le chapiteau relevé d’ornements rouges et
-bleus; une guirlande d’aristoloche suspendait ses
-larges feuilles vertes en forme de cœur aux saillies
-de l’architecture comme une arabesque naturelle, et
-près d’un bassin encadré de plantes, un flammant rose
-se tenait debout sur une patte, fleur de plume parmi
-les fleurs végétales.</p>
-
-<p>Des panneaux de fresque représentant des architectures
-capricieuses ou des paysages de fantaisie
-décoraient les murailles. Octavien vit tous ces détails
-d’un coup d’œil rapide, car Tyché le remit aux
-mains des esclaves baigneurs qui firent subir à son
-impatience toutes les recherches des thermes antiques.
-Après avoir passé par les différents degrés de
-chaleur vaporisée, supporté le râcloir du strigillaire,
-senti ruisseler sur lui les cosmétiques et les huiles
-parfumées, il fut revêtu d’une tunique blanche, et
-retrouva à l’autre porte Tyché, qui lui prit la main
-et le conduisit dans une autre salle extrêmement
-ornée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">[306]</a></span></p>
-
-<p>Sur le plafond étaient peints, avec une pureté de
-dessin, un éclat de coloris et une liberté de touche qui
-sentaient le grand maître et non plus le simple décorateur
-à l’adresse vulgaire, Mars, Vénus et l’Amour;
-une frise composée de cerfs, de lièvres et
-d’oiseaux se jouant parmi les feuillages régnait au-dessus
-d’un revêtement de marbre cipolin; la mosaïque
-du pavé, travail merveilleux dû peut-être à
-Sosimus de Pergame, représentait des reliefs de festin
-exécutés avec un art qui faisait illusion.</p>
-
-<p>Au fond de la salle, sur un biclinium ou lit à deux
-places, était accoudée Arria Marcella dans une pose
-voluptueuse et sereine qui rappelait la femme couchée
-de Phidias sur le fronton du Parthénon; ses
-chaussures, brodées de perles, gisaient au bas du
-lit, et son beau pied nu, plus pur et plus blanc que
-le marbre, s’allongeait au bout d’une légère couverture
-de byssus jetée sur elle.</p>
-
-<p>Deux boucles d’oreilles faites en forme de balance
-et portant des perles sur chaque plateau tremblaient
-dans la lumière au long de ses joues pâles; un collier
-de boules d’or, soutenant des grains allongés en
-poire, circulait sur sa poitrine laissée à demi découverte
-par le pli négligé d’un peplum de couleur
-paille bordé d’une grecque noire; une bandelette
-noir et or passait et luisait par place dans ses cheveux
-d’ébène, car elle avait changé de costume en
-revenant du théâtre; et autour de son bras, comme
-l’aspic autour du bras de Cléopâtre, un serpent
-d’or, aux yeux de pierreries, s’enroulait à plusieurs<span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">[307]</a></span>
-reprises et cherchait à se mordre la queue.</p>
-
-<p>Une petite table à pieds de griffons, incrustée de
-nacre, d’argent et d’ivoire, était dressée près du lit
-à deux places, chargée de différents mets servis dans
-des plats d’argent et d’or ou de terre émaillée de
-peintures précieuses. On y voyait un oiseau du Phase
-couché dans ses plumes, et divers fruits que leurs
-saisons empêchent de se rencontrer ensemble.</p>
-
-<p>Tout paraissait indiquer qu’on attendait un hôte;
-des fleurs fraîches jonchaient le sol, et les amphores
-de vin étaient plongées dans des urnes pleines de
-neige.</p>
-
-<p>Arria Marcella fit signe à Octavien de s’étendre à
-côté d’elle sur le biclinium et de prendre part au
-repas;&mdash;le jeune homme, à demi-fou de surprise
-et d’amour, prit au hasard quelques bouchées sur
-les plats que lui tendaient de petits esclaves asiatiques
-aux cheveux frisés, à la courte tunique. Arria
-ne mangeait pas, mais elle portait souvent à ses
-lèvres un vase myrrhin aux teintes opalines rempli
-d’un vin d’une pourpre sombre comme du sang figé;
-à mesure qu’elle buvait, une imperceptible vapeur
-rose montait à ses joues pâles, de son cœur qui n’avait
-pas battu depuis tant d’années; cependant son
-bras nu, qu’Octavien effleura en soulevant sa coupe,
-était froid comme la peau d’un serpent ou le marbre
-d’une tombe.</p>
-
-<p>«Oh! lorsque tu t’es arrêté aux Studj à contempler
-le morceau de boue durcie qui conserve ma
-forme, dit Arria Marcella en tournant son long regard<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">[308]</a></span>
-humide vers Octavien, et que ta pensée s’est
-élancée ardemment vers moi, mon âme l’a senti
-dans ce monde où je flotte invisible pour les yeux
-grossiers; la croyance fait le dieu, et l’amour fait la
-femme. On n’est véritablement morte que quand on
-n’est plus aimée; ton désir m’a rendu la vie, la puissante
-évocation de ton cœur a supprimé les distances
-qui nous séparaient.»</p>
-
-<p>L’idée d’évocation amoureuse qu’exprimait la
-jeune femme, rentrait dans les croyances philosophiques
-d’Octavien, croyances que nous ne sommes
-pas loin de partager.</p>
-
-<p>En effet, rien ne meurt, tout existe toujours; nulle
-force ne peut anéantir ce qui fut une fois. Toute
-action, toute parole, toute forme, toute pensée
-tombée dans l’océan universel des choses y produit
-des cercles qui vont s’élargissant jusqu’aux confins
-de l’éternité. La figuration matérielle ne disparaît
-que pour les regards vulgaires, et les spectres qui s’en
-détachent peuplent l’infini. Pâris continue d’enlever
-Hélène dans une région inconnue de l’espace. La
-galère de Cléopâtre gonfle ses voiles de soie sur l’azur
-d’un Cydnus idéal. Quelques esprits passionnés et
-puissants ont pu amener à eux des siècles écoulés
-en apparence, et faire revivre des personnages morts
-pour tous. Faust a eu pour maîtresse la fille de Tyndare,
-et l’a conduite à son château gothique, du fond
-des abîmes mystérieux de l’Hadès. Octavien venait de
-vivre un jour sous le règne de Titus et de se faire
-aimer d’Arria Marcella, fille d’Arrius Diomèdes, couchée<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">[309]</a></span>
-en ce moment près de lui sur un lit antique
-dans une ville détruite pour tout le monde.</p>
-
-<p>«A mon dégoût des autres femmes, répondit Octavien,
-à la rêverie invincible qui m’entraînait vers
-ses types radieux au fond des siècles comme des
-étoiles provocatrices, je comprenais que je n’aimerais
-jamais que hors du temps et de l’espace. C’était toi
-que j’attendais, et ce frêle vestige conservé par la
-curiosité des hommes m’a par son secret magnétisme
-mis en rapport avec ton âme. Je ne sais si tu es un
-rêve ou une réalité, un fantôme ou une femme, si
-comme Ixion je serre un nuage sur ma poitrine
-abusée, si je suis le jouet d’un vil prestige de sorcellerie,
-mais ce que je sais bien, c’est que tu seras
-mon premier et mon dernier amour.</p>
-
-<p>&mdash;Qu’Éros, fils d’Aphrodite, entende ta promesse,
-dit Arria Marcella en inclinant sa tête sur l’épaule
-de son amant qui la souleva avec une étreinte passionnée.
-Oh! serre-moi sur ta jeune poitrine, enveloppe-moi
-de ta tiède haleine, j’ai froid d’être restée
-si longtemps sans amour.» Et contre son cœur
-Octavien sentait s’élever et s’abaisser ce beau sein,
-dont le matin même il admirait le moule à travers
-la vitre d’une armoire de musée; la fraîcheur de cette
-belle chair le pénétrait à travers sa tunique et le faisait
-brûler. La bandelette or et noir s’était détachée
-de la tête d’Arria passionnément renversée, et ses
-cheveux se répandaient comme un fleuve noir sur
-l’oreiller bleu.</p>
-
-<p>Les esclaves avaient emporté la table. On n’entendit<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">[310]</a></span>
-plus qu’un bruit confus de baisers et de soupirs.
-Les cailles familières, insouciantes de cette
-scène amoureuse, picoraient, sur le pavé mosaïque
-les miettes du festin en poussant de petits cris.</p>
-
-<p>Tout à coup les anneaux d’airain de la portière
-qui fermait la chambre glissèrent sur leur tringle,
-et un vieillard d’aspect sévère et drapé dans un
-ample manteau brun parut sur le seuil. Sa barbe
-grise était séparée en deux pointes comme celle des
-Nazaréens, son visage semblait sillonné par la fatigue
-des macérations: une petite croix de bois noir pendait
-à son col et ne laissait aucun doute sur sa
-croyance: il appartenait à la secte, toute récente
-alors, des disciples du Christ.</p>
-
-<p>A son aspect, Arria Marcella, éperdue de confusion,
-cacha sa figure sous un pli de son manteau, comme
-un oiseau qui met la tête sous son aile en face d’un
-ennemi qu’il ne peut éviter, pour s’épargner au
-moins l’horreur de le voir; tandis qu’Octavien, appuyé
-sur son coude, regardait avec fixité le personnage
-fâcheux qui entrait ainsi brusquement dans
-son bonheur.</p>
-
-<p>«Arria, Arria, dit le personnage austère d’un ton
-de reproche, le temps de ta vie n’a-t-il pas suffi à tes
-déportements, et faut-il que tes infâmes amours empiètent
-sur les siècles qui ne t’appartiennent pas? Ne
-peux-tu laisser les vivants dans leur sphère, ta cendre
-n’est donc pas encore refroidie depuis le jour où
-tu mourus sans repentir sous la pluie de feu du volcan?
-Deux mille ans de mort ne t’ont donc pas calmée, et<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">[311]</a></span>
-tes bras voraces attirent sur ta poitrine de marbre,
-vide de cœur, les pauvres insensés enivrés par tes
-philtres.</p>
-
-<p>&mdash;Arrius, grâce, mon père, ne m’accablez pas,
-au nom de cette religion morose qui ne fut jamais
-la mienne; moi, je crois à nos anciens dieux qui
-aimaient la vie, la jeunesse, la beauté, le plaisir;
-ne me replongez pas dans le pâle néant. Laissez-moi
-jouir de cette existence que l’amour m’a rendue.</p>
-
-<p>&mdash;Tais-toi, impie, ne me parle pas de tes dieux
-qui sont des démons. Laisse aller cet homme enchaîné
-par tes impures séductions; ne l’attire plus
-hors du cercle de sa vie que Dieu a mesurée; retourne
-dans les limbes du paganisme avec tes amants
-asiatiques, romains ou grecs. Jeune chrétien, abandonne
-cette larve qui te semblerait plus hideuse
-qu’Empouse et Phorkyas, si tu la pouvais voir telle
-qu’elle est.»</p>
-
-<p>Octavien, pâle, glacé d’horreur, voulut parler; mais
-sa voix resta attachée à son gosier, selon l’expression
-virgilienne.</p>
-
-<p>«M’obéiras-tu, Arria? s’écria impérieusement le
-grand vieillard.</p>
-
-<p>&mdash;Non, jamais,» répondit Arria, les yeux étincelants,
-les narines dilatées, les lèvres frémissantes, en
-entourant le corps d’Octavien de ses beaux bras de
-statue, froids, durs et rigides comme le marbre. Sa
-beauté furieuse, exaspérée par la lutte, rayonnait avec
-un éclat surnaturel à ce moment suprême, comme
-pour laisser à son jeune amant un inéluctable souvenir.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">[312]</a></span></p>
-
-<p>«Allons, malheureuse, reprit le vieillard, il faut
-employer les grands moyens, et rendre ton néant
-palpable et visible à cet enfant fasciné,» et il prononça
-d’une voix pleine de commandement une formule
-d’exorcisme qui fit tomber des joues d’Arria les teintes
-pourprées que le vin noir du vase myrrhin y avait
-fait monter.</p>
-
-<p>En ce moment, la cloche lointaine d’un des villages
-qui bordent la mer ou des hameaux perdus dans
-les plis de la montagne fit entendre les premières
-volées de la Salutation angélique.</p>
-
-<p>A ce son, un soupir d’agonie sortit de la poitrine
-brisée de la jeune femme. Octavien sentit se desserrer
-les bras qui l’entouraient; les draperies qui la
-couvraient se replièrent sur elles-mêmes, comme si
-les contours qui les soutenaient se fussent affaissés,
-et le malheureux promeneur nocturne ne vit plus à
-côté de lui, sur le lit du festin, qu’une pincée de
-cendres mêlée de quelques ossements calcinés
-parmi lesquels brillaient des bracelets et des bijoux
-d’or, et que des restes informes, tels qu’on les dut
-découvrir en déblayant la maison d’Arrius Diomèdes.</p>
-
-<p>Il poussa un cri terrible et perdit connaissance.</p>
-
-<p>Le vieillard avait disparu. Le soleil se levait, et la
-salle ornée tout à l’heure avec tant d’éclat n’était plus
-qu’une ruine démantelée.</p>
-
-<p>Après avoir dormi d’un sommeil appesanti par les
-libations de la veille, Max et Fabio se réveillèrent en
-sursaut, et leur premier soin fut d’appeler leur
-compagnon, dont la chambre était voisine de la leur,<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">[313]</a></span>
-par un de ces cris de ralliement burlesques dont on
-convient quelquefois en voyage; Octavien ne répondit
-pas, pour de bonnes raisons. Fabio et Max,
-ne recevant pas de réponse, entrèrent dans la chambre
-de leur ami, et virent que le lit n’avait pas été
-défait.</p>
-
-<p>«Il se sera endormi sur quelque chaise, dit Fabio,
-sans pouvoir gagner sa couchette; car il n’a pas la
-tête forte, ce cher Octavien; et il sera sorti de bonne
-heure pour dissiper les fumées du vin à la fraîcheur
-matinale.</p>
-
-<p>&mdash;Pourtant il n’avait guère bu, ajouta Max par
-manière de réflexion. Tout ceci me semble assez
-étrange. Allons à sa recherche.»</p>
-
-<p>Les deux amis, aidés du cicerone, parcoururent
-toutes les rues, carrefours, places et ruelles de Pompeï,
-entrèrent dans toutes les maisons curieuses où
-ils supposèrent qu’Octavien pouvait être occupé à
-copier une peinture ou à relever une inscription, et
-finirent par le trouver évanoui sur la mosaïque disjointe
-d’une petite chambre à demi écroulée. Ils
-eurent beaucoup de peine à le faire revenir à lui, et
-quand il eut repris connaissance, il ne donna pas
-d’autre explication, sinon qu’il avait eu la fantaisie
-de voir Pompeï au clair de la lune, et qu’il avait
-été pris d’une syncope qui, sans doute, n’aurait pas
-de suite.</p>
-
-<p>La petite bande retourna à Naples par le chemin
-de fer, comme elle était venue, et le soir, dans leur
-loge, à San Carlo, Max et Fabio regardaient à grand<span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">[314]</a></span>
-renfort de jumelles sautiller dans un ballet, sur les
-traces d’Amalia Ferraris, la danseuse alors en vogue,
-un essaim de nymphes culottées, sous leurs jupes de
-gaze, d’un affreux caleçon vert monstre qui les faisait
-ressembler à des grenouilles piquées de la tarentule.
-Octavien, pâle, les yeux troubles, le maintien
-accablé, ne paraissait pas se douter de ce qui se passait
-sur la scène, tant, après les merveilleuses aventures
-de la nuit, il avait peine à reprendre le sentiment
-de la vie réelle.</p>
-
-<p>A dater de cette visite à Pompeï, Octavien fut en
-proie à une mélancolie morne, que la bonne humeur
-et les plaisanteries de ses compagnons aggravaient
-plutôt qu’ils ne le soulageaient; l’image d’Arria Marcella
-le poursuivait toujours, et le triste dénoûment
-de sa bonne fortune fantastique n’en détruisait pas
-le charme.</p>
-
-<p>N’y pouvant plus tenir, il retourna secrètement à
-Pompeï et se promena, comme la première fois, dans
-les ruines, au clair de lune, le cœur palpitant d’un
-espoir insensé, mais l’hallucination ne se renouvela
-pas; il ne vit que des lézards fuyant sur les pierres;
-il n’entendit que des piaulements d’oiseaux de nuit
-effrayés; il ne rencontra plus son ami Rufus Holconius;
-Tyché ne vint pas lui mettre sa main fluette sur
-le bras; Arria Marcella resta obstinément dans la
-poussière.</p>
-
-<p>En désespoir de cause, Octavien s’est marié dernièrement
-à une jeune et charmante Anglaise, qui
-est folle de lui. Il est parfait pour sa femme; cependant<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">[315]</a></span>
-Ellen, avec cet instinct du cœur que rien ne
-trompe, sent que son mari est amoureux d’une autre;
-mais de qui? C’est ce que l’espionnage le plus actif
-n’a pu lui apprendre. Octavien n’entretient pas de
-danseuse; dans le monde, il n’adresse aux femmes
-que des galanteries banales; il a même répondu
-très-froidement aux avances marquées d’une princesse
-russe, célèbre par sa beauté et sa coquetterie.
-Un tiroir secret, ouvert pendant l’absence de son
-mari, n’a fourni aucune preuve d’infidélité aux soupçons
-d’Ellen. Mais comment pourrait-elle s’aviser
-d’être jalouse de Marcella, fille d’Arrius Diomèdes,
-affranchi de Tibère?</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">[316]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">[317]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT</h2>
-
-<p class="p2">J’avais fait défendre ma porte ce jour-là; ayant
-pris dès le matin la résolution formelle de ne rien
-faire, je ne voulais pas être dérangé dans cette importante
-occupation. Sûr de n’être inquiété par aucun
-fâcheux (ils ne sont pas tous dans la comédie de
-Molière), j’avais pris toutes mes mesures pour savourer
-à mon aise ma volupté favorite.</p>
-
-<p>Un grand feu brillait dans ma cheminée, les rideaux
-fermés tamisaient un jour discret et nonchalant,
-une demi-douzaine de carreaux jonchaient le
-tapis, et, doucement étendu devant l’âtre à la distance
-d’un rôti à la broche, je faisais danser au bout
-de mon pied une large babouche marocaine d’un
-jaune oriental et d’une forme bizarre; mon chat était
-couché sur ma manche, comme celui du prophète
-Mahomet, et je n’aurais pas changé ma position pour
-tout l’or du monde.</p>
-
-<p>Mes regards distraits, déjà noyés par cette délicieuse<span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">[318]</a></span>
-somnolence qui suit la suspension volontaire
-de la pensée, erraient, sans trop les voir, de la charmante
-esquisse de <i>la Madeleine au désert</i> de Camille
-Roqueplan au sévère dessin à la plume d’Aligny et
-au grand paysage des quatre inséparables, Feuchères,
-Séchan, Diéterle et Despléchins, richesse et gloire de
-mon logis de poëte; le sentiment de la vie réelle
-m’abandonnait peu à peu, et j’étais enfoncé bien
-avant sous les ondes insondables de cette <i>mer d’anéantissement</i>
-où tant de rêveurs orientaux ont laissé leur
-raison, déjà ébranlée par le hatschich et l’opium.</p>
-
-<p>Le silence le plus profond régnait dans la chambre;
-j’avais arrêté la pendule pour ne pas entendre
-le tic-tac du balancier, ce battement de pouls de l’éternité;
-car je ne puis souffrir, lorsque je suis oisif,
-l’activité bête et fiévreuse de ce disque de cuivre
-jaune qui va d’un coin à l’autre de sa cage et marche
-toujours sans faire un pas.</p>
-
-<p>Tout à coup, et kling et klang, un coup de sonnette
-vif, nerveux, insupportablement argentin,
-éclate et tombe dans ma tranquillité comme une
-goutte de plomb fondu qui s’enfoncerait en grésillant
-dans un lac endormi; sans penser à mon chat,
-pelotonné en boule sur ma manche, je me redressai
-en tressaillant et sautai sur mes pieds comme lancé
-par un ressort, envoyant à tous les diables l’imbécile
-concierge qui avait laissé passer quelqu’un malgré
-la consigne formelle; puis je me rassis. A peine remis
-de la secousse nerveuse, j’assurai les coussins
-sous mes bras et j’attendis l’événement de pied ferme.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">[319]</a></span></p>
-
-<p>La porte du salon s’entr’ouvrit et je vis paraître
-d’abord la tête laineuse d’Adolfo-Francesco Pergialla,
-espèce de brigand abyssin au service duquel j’étais
-alors, sous prétexte d’avoir un domestique nègre.
-Ses yeux blancs étincelaient, son nez épaté se dilatait
-prodigieusement, ses grosses lèvres, épanouies
-en un large sourire qu’il s’efforçait de rendre malicieux,
-laissaient voir ses dents de chien de Terre-Neuve,
-il crevait d’envie de parler dans sa peau noire,
-et faisait toutes les contorsions possibles pour attirer
-mon attention.</p>
-
-<p>«Eh bien! Francesco, qu’y a-t-il? Quand vous
-tourneriez pendant une heure vos yeux d’émail
-comme ce nègre de bronze qui avait une horloge
-dans le ventre, en serais-je plus instruit? Voilà assez
-de pantomime, tâchez de me dire, dans un idiome
-quelconque, ce dont il s’agit, et quelle est la personne
-qui vient me relancer jusqu’au fond de ma
-paresse.»</p>
-
-<p>Il faut vous dire qu’Adolfo-Francesco Pergialla-Abdallah-Ben-Mohammed,
-Abyssin de naissance, autrefois
-mahométan, chrétien pour le quart d’heure,
-savait toutes les langues et n’en parlait aucune intelligiblement;
-il commençait en français, continuait
-en italien, et finissait en turc ou en arabe, surtout
-dans les conversations embarrassantes pour lui, lorsqu’il
-s’agissait de bouteilles de vin de Bordeaux, de
-liqueurs des îles ou de friandises disparues prématurément.
-Par bonheur, j’ai des amis polyglottes:
-nous le chassions d’abord de l’Europe; après avoir<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">[320]</a></span>
-épuisé l’italien, l’espagnol et l’allemand, il se sauvait
-à Constantinople, dans le turc, où Alfred le pourchassait
-vivement: se voyant traqué, il sautait à
-Alger, où Eugène lui marchait sur les talons en le
-suivant à travers tous les dialectes de haut et bas
-arabe; arrivé là, il se réfugiait dans le bambara, le
-galla et autres dialectes de l’intérieur de l’Afrique,
-où d’Abadie, Combes et Tamisier pouvaient seuls le
-forcer. Cette fois, il me répondit résolûment en un
-espagnol médiocre, mais fort clair:</p>
-
-<p>«<i>Una mujer muy bonita con su hermana quien
-quiere hablar á usted.</i></p>
-
-<p>&mdash;Fais-les entrer si elles sont jeunes et jolies;
-autrement, dis que je suis en affaires.»</p>
-
-<p>Le drôle, qui s’y connaissait, disparut quelques
-secondes et revint bientôt suivi de deux femmes enveloppées
-dans de grands bournous blancs, dont les
-capuchons étaient rabattus.</p>
-
-<p>Je présentai le plus galamment du monde deux
-fauteuils à ces dames; mais, avisant les piles de carreaux,
-elles me firent un signe de la main qu’elles
-me remerciaient, et, se débarrassant de leurs bournous,
-elles s’assirent en croisant leurs jambes à la
-mode orientale.</p>
-
-<p>Celle qui était assise en face de moi, sous le rayon
-du soleil qui pénétrait à travers l’interstice des rideaux,
-pouvait avoir vingt ans; l’autre, beaucoup
-moins jolie, paraissait un peu plus âgée; ne nous occupons
-que de la plus jolie.</p>
-
-<p>Elle était richement habillée à la mode turque;<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">[321]</a></span>
-une veste de velours vert, surchargée d’ornements,
-serrait sa taille d’abeille; sa chemisette de gaze
-rayée, retenue au col par deux boutons de diamant,
-était échancrée de manière à laisser voir une
-poitrine blanche et bien formée; un mouchoir de
-satin blanc, étoilé et constellé de paillettes, lui servait
-de ceinture. Des pantalons larges et bouffants
-lui descendaient jusqu’aux genoux; des jambières à
-l’albanaise en velours brodé garnissaient ses jambes
-fines et délicates aux jolis pieds nus enfermés dans
-de petites pantoufles de maroquin gaufré, piqué, colorié
-et cousu de fils d’or; un caftan orange, broché
-de fleurs d’argent, un fez écarlate enjolivé d’une
-longue houppe de soie, complétaient cette parure
-assez bizarre pour rendre des visites à Paris en cette
-malheureuse année 1842.</p>
-
-<p>Quant à sa figure, elle avait cette beauté régulière
-de la race turque: dans son teint, d’un blanc mat
-semblable à du marbre dépoli, s’épanouissaient
-mystérieusement, comme deux fleurs noires, ces
-beaux yeux orientaux si clairs et si profonds sous
-leurs longues paupières teintes de henné. Elle regardait
-d’un air inquiet et semblait embarrassée; par
-contenance, elle tenait un de ses pieds dans une de
-ses mains, et de l’autre jouait avec le bout d’une de
-ses tresses, toute chargée de sequins percés par le
-milieu, de rubans et de bouquets de perles.</p>
-
-<p>L’autre, vêtue à peu près de même, mais moins
-richement, se tenait également dans le silence et
-l’immobilité. Me reportant par la pensée à l’apparition<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">[322]</a></span>
-des bayadères à Paris, j’imaginai que c’était
-quelque almée du Caire, quelque connaissance égyptienne
-de mon ami Dauzats, qui, encouragée par
-l’accueil que j’avais fait à la belle Amany et à ses
-brunes compagnes, Sandiroun et Rangoun, venait
-implorer ma protection de feuilletoniste.</p>
-
-<p>«Mesdames, que puis-je faire pour vous?» leur dis-je
-en portant mes mains à mes oreilles de manière à
-produire un salamalec assez satisfaisant.</p>
-
-<p>La belle Turque leva les yeux au plafond, les ramena
-vers le tapis, regarda sa sœur d’un air profondément
-méditatif. Elle ne comprenait pas un mot de
-français.</p>
-
-<p>«Holà, Francesco! maroufle, butor, belître, ici,
-singe manqué, sers-moi à quelque chose au moins
-une fois dans ta vie.»</p>
-
-<p>Francesco s’approcha d’un air important et solennel.</p>
-
-<p>«Puisque tu parles si mal français, tu dois parler
-fort bien arabe, et tu vas jouer le rôle de drogman
-entre ces dames et moi. Je t’élève à la dignité d’interprète;
-demande d’abord à ces deux belles étrangères
-qui elles sont, d’où elles viennent et ce qu’elles
-veulent.»</p>
-
-<p>Sans reproduire les différentes grimaces dudit
-Francesco, je rapporterai la conversation comme si
-elle avait eu lieu en français.</p>
-
-<p>«Monsieur, dit la belle Turque par l’organe du
-nègre, quoique vous soyez littérateur, vous devez
-avoir lu les <i>Mille et une Nuits</i>, contes arabes, traduits<span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">[323]</a></span>
-ou à peu près par ce bon M. Galland, et le nom de
-Scheherazade ne vous est pas inconnu?</p>
-
-<p>&mdash;La belle Scheherazade, femme de cet ingénieux
-sultan Schahriar, qui, pour éviter d’être trompé,
-épousait une femme le soir et la faisait étrangler le
-matin? Je la connais parfaitement.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! je suis la sultane Scheherazade, et
-voilà ma bonne sœur Dinarzarde, qui n’a jamais manqué
-de me dire toutes les nuits: «Ma sœur, devant
-qu’il fasse jour, contez-nous donc, si vous ne dormez
-pas, un de ces beaux contes que vous savez.»</p>
-
-<p>&mdash;Enchanté de vous voir, quoique la visite soit un
-peu fantastique; mais qui me procure cet insigne
-honneur de recevoir chez moi, pauvre poëte, la sultane
-Scheherazade et sa sœur Dinarzarde?</p>
-
-<p>&mdash;A force de conter, je suis arrivée au bout de
-mon rouleau; j’ai dit tout ce que je savais. J’ai épuisé
-le monde de la féerie; les goules, les djinns, les magiciens
-et les magiciennes m’ont été d’un grand secours,
-mais tout s’use, même l’impossible; le très-glorieux
-sultan, ombre du padischa, lumière des
-lumières, lune et soleil de l’Empire du milieu, commence
-à bâiller terriblement et tourmente la poignée
-de son sabre; ce matin, j’ai raconté ma dernière
-histoire, et mon sublime seigneur a daigné ne pas
-me faire couper la tête encore; au moyen du tapis
-magique des quatre Facardins, je suis venue ici en
-toute hâte chercher un conte, une histoire, une nouvelle,
-car il faut que demain matin, à l’appel accoutumé
-de ma sœur Dinarzarde, je dise quelque chose<span class="pagenum"><a name="Page_324" id="Page_324">[324]</a></span>
-au grand Schahriar, l’arbitre de mes destinées; cet
-imbécile de Galland a trompé l’univers en affirmant
-qu’après la mille et unième nuit le sultan, rassasié
-d’histoires, m’avait fait grâce; cela n’est pas vrai: il
-est plus affamé de contes que jamais, et sa curiosité
-seule peut faire contre-poids à sa cruauté.</p>
-
-<p>&mdash;Votre sultan Schahriar, ma pauvre Scheherazade,
-ressemble terriblement à notre public; si nous cessons
-un jour de l’amuser, il ne nous coupe pas la
-tête, il nous oublie, ce qui n’est guère moins féroce.
-Votre sort me touche, mais qu’y puis-je faire?</p>
-
-<p>&mdash;Vous devez avoir quelque feuilleton, quelque
-nouvelle en portefeuille, donnez-le-moi.</p>
-
-<p>&mdash;Que demandez-vous, charmante sultane? je n’ai
-rien de fait, je ne travaille que par la plus extrême
-famine, car, ainsi que l’a dit Perse, <i>fames facit poetridas
-picas</i>. J’ai encore de quoi dîner trois jours;
-allez trouver Karr, si vous pouvez parvenir à lui à
-travers les essaims des guêpes qui bruissent et battent
-de l’aile autour de sa porte et contre ses vitres;
-il a le cœur plein de délicieux romans d’amour, qu’il
-vous dira entre une leçon de boxe et une fanfare de
-cor de chasse; attendez Jules Janin au détour de quelque
-colonne de feuilleton, et, tout en marchant, il
-vous improvisera une histoire comme jamais le sultan
-Schahriar n’en a entendu.»</p>
-
-<p>La pauvre Scheherazade leva vers le plafond ses
-longues paupières teintes de henné avec un regard si
-doux, si lustré, si onctueux et si suppliant, que je me
-sentis attendri et que je pris une grande résolution.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_325" id="Page_325">[325]</a></span></p>
-
-<p>«J’avais une espèce de sujet dont je voulais faire
-un feuilleton; je vais vous le dicter, vous le traduirez
-en arabe en y ajoutant les broderies, les fleurs et les
-perles de poésie qui lui manquent; le titre est déjà
-tout trouvé, nous appellerons notre conte <i>la Mille et
-deuxième Nuit</i>.»</p>
-
-<p>Scheherazade prit un carré de papier et se mit à
-écrire de droite à gauche, à la mode orientale, avec
-une grande vélocité. Il n’y avait pas de temps à perdre:
-il fallait qu’elle fût le soir même dans la capitale
-du royaume de Samarcande.</p>
-
-<p class="p2">Il y avait une fois dans la ville du Caire un jeune
-homme nommé Mahmoud-Ben-Ahmed, qui demeurait
-sur la place de l’Esbekick.</p>
-
-<p>Son père et sa mère étaient morts depuis quelques
-années en lui laissant une fortune médiocre,
-mais suffisante pour qu’il pût vivre sans avoir recours
-au travail de ses mains: d’autres auraient essayé de
-charger un vaisseau de marchandises ou de joindre
-quelques chameaux chargés d’étoffes précieuses à la
-caravane qui va de Bagdad à la Mecque; mais Mahmoud-Ben-Ahmed
-préférait vivre tranquille, et ses
-plaisirs consistaient à fumer du tombeki dans son
-narguilhé, en prenant des sorbets et en mangeant
-des confitures sèches de Damas.</p>
-
-<p>Quoiqu’il fût bien fait de sa personne, de visage
-régulier et de mine agréable, il ne cherchait pas les
-aventures, et avait répondu plusieurs fois aux personnes<span class="pagenum"><a name="Page_326" id="Page_326">[326]</a></span>
-qui le pressaient de se marier et lui proposaient
-des partis riches et convenables, qu’il n’était
-pas encore temps et qu’il ne se sentait nullement
-d’humeur à prendre femme.</p>
-
-<p>Mahmoud-Ben-Ahmed avait reçu une bonne éducation:
-il lisait couramment dans les livres les plus
-anciens, possédait une belle écriture, savait par
-cœur les versets du Coran, les remarques des commentateurs,
-et eût récité sans se tromper d’un vers
-les Moallakats des fameux poëtes affichés aux portes
-des mosquées; il était un peu poëte lui-même et
-composait volontiers des vers assonants et rimés,
-qu’il déclamait sur des airs de sa façon avec beaucoup
-de grâce et de charme.</p>
-
-<p>A force de fumer son narguilhé et de rêver à la
-fraîcheur du soir sur les dalles de marbre de sa terrasse,
-la tête de Mahmoud-Ben-Ahmed s’était un peu
-exaltée: il avait formé le projet d’être l’amant d’une
-péri ou tout au moins d’une princesse du sang royal.
-Voilà le motif secret qui lui faisait recevoir avec tant
-d’indifférence les propositions de mariage et refuser
-les offres des marchands d’esclaves. La seule compagnie
-qu’il pût supporter était celle de son cousin Abdul-Malek,
-jeune homme doux et timide qui semblait
-partager la modestie de ses goûts.</p>
-
-<p>Un jour, Mahmoud-Ben-Ahmed se rendait au
-bazar pour acheter quelques flacons d’atar-gull et
-autres drogueries de Constantinople, dont il avait
-besoin. Il rencontra, dans une rue fort étroite, une
-litière fermée par des rideaux de velours incarnadin,<span class="pagenum"><a name="Page_327" id="Page_327">[327]</a></span>
-portée par deux mules blanches et précédée de zebeks
-et de chiaoux richement costumés. Il se rangea contre
-le mur pour laisser passer le cortége; mais il ne
-put le faire si précipitamment qu’il n’eût le temps de
-voir, par l’interstice des courtines, qu’une folle bouffée
-d’air souleva, une fort belle dame assise sur des
-coussins de brocart d’or. La dame, se fiant sur l’épaisseur
-des rideaux et se croyant à l’abri de tout
-regard téméraire, avait relevé son voile à cause de la
-chaleur. Ce ne fut qu’un éclair; cependant cela suffit
-pour faire tourner la tête du pauvre Mahmoud-Ben-Ahmed:
-la dame avait le teint d’une blancheur
-éblouissante, des sourcils que l’on eût pu croire tracés
-au pinceau, une bouche de grenade, qui en s’entr’ouvrant
-laissait voir une double file de perles
-d’Orient plus fines et plus limpides que celles qui
-forment les bracelets et le collier de la sultane favorite,
-un air agréable et fier, et dans toute sa personne
-je ne sais quoi de noble et de royal.</p>
-
-<p>Mahmoud-Ben-Ahmed, comme ébloui de tant
-de perfections, resta longtemps immobile à la même
-place, et, oubliant qu’il était sorti pour faire des
-emplettes, il retourna chez lui les mains vides,
-emportant dans son cœur la radieuse vision.</p>
-
-<p>Toute la nuit il ne songea qu’à la belle inconnue,
-et dès qu’il fut levé il se mit à composer en son honneur
-une longue pièce de poésie, où les comparaisons
-les plus fleuries et les plus galantes étaient prodiguées.</p>
-
-<p>Ne sachant que faire, sa pièce achevée et transcrite<span class="pagenum"><a name="Page_328" id="Page_328">[328]</a></span>
-sur une belle feuille de papyrus avec de belles
-majuscules en encre rouge et des fleurons dorés, il
-la mit dans sa manche et sortit pour montrer ce
-morceau à son ami Abdul, pour lequel il n’avait aucune
-pensée secrète.</p>
-
-<p>En se rendant à la maison d’Abdul, il passa devant
-le bazar et entra dans la boutique du marchand
-de parfums pour prendre les flacons d’atar-gull. Il y
-trouva une belle dame enveloppée d’un long voile
-blanc qui ne laissait découvert que l’œil gauche.
-Mahmoud-Ben-Ahmed, sur ce seul œil gauche, reconnut
-incontinent la belle dame du palanquin. Son
-émotion fut si forte, qu’il fut obligé de s’adosser à la
-muraille.</p>
-
-<p>La dame au voile blanc s’aperçut du trouble de
-Mahmoud-Ben-Ahmed, et lui demanda obligeamment
-ce qu’il avait et si, par hasard, il se trouvait incommodé.</p>
-
-<p>Le marchand, la dame et Mahmoud-Ben-Ahmed
-passèrent dans l’arrière-boutique. Un petit nègre
-apporta sur un plateau un verre d’eau de neige,
-dont Mahmoud-Ben-Ahmed but quelques gorgées.</p>
-
-<p>«Pourquoi donc ma vue vous a-t-elle causé une si
-vive impression?» dit la dame d’un ton de voix fort
-doux et où perçait un intérêt assez tendre.</p>
-
-<p>Mahmoud-Ben-Ahmed lui raconta comment il l’avait
-vue près de la mosquée du sultan Hassan à l’instant
-où les rideaux de sa litière s’étaient un peu
-écartés, et que depuis cet instant il se mourait d’amour
-pour elle.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_329" id="Page_329">[329]</a></span></p>
-
-<p>«Vraiment, dit la dame, votre passion est née si
-subitement que cela? je ne croyais pas que l’amour
-vînt si vite. Je suis effectivement la femme que vous
-avez rencontrée hier; je me rendais au bain dans
-ma litière, et comme la chaleur était étouffante, j’avais
-relevé mon voile. Mais vous m’avez mal vue, et
-je ne suis pas si belle que vous le dites.»</p>
-
-<p>En disant ces mots, elle écarta son voile et découvrit
-un visage radieux de beauté, et si parfait, que
-l’envie n’aurait pu y trouver le moindre défaut.</p>
-
-<p>Vous pouvez juger quels furent les transports de
-Mahmoud-Ben-Ahmed à une telle faveur; il se répandit
-en compliments qui avaient le mérite, bien
-rare pour des compliments, d’être parfaitement sincères
-et de n’avoir rien d’exagéré. Comme il parlait
-avec beaucoup de feu et de véhémence, le papier sur
-lequel ses vers étaient transcrits s’échappa de sa
-manche et roula sur le plancher.</p>
-
-<p>«Quel est ce papier? dit la dame; l’écriture m’en
-paraît fort belle et annonce une main exercée.</p>
-
-<p>&mdash;C’est, répondit le jeune homme en rougissant
-beaucoup, une pièce de vers que j’ai composée cette
-nuit, ne pouvant dormir. J’ai tâché d’y célébrer vos
-perfections; mais la copie est bien loin de l’original,
-et mes vers n’ont point les brillants qu’il faut pour
-célébrer ceux de vos yeux.»</p>
-
-<p>La jeune dame lut ces vers attentivement, et dit
-en les mettant dans sa ceinture:</p>
-
-<p>«Quoiqu’ils contiennent beaucoup de flatteries,
-ils ne sont vraiment pas mal tournés.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_330" id="Page_330">[330]</a></span></p>
-
-<p>Puis elle ajusta son voile et sortit de la boutique
-en laissant tomber avec un accent qui pénétra le
-cœur de Mahmoud-Ben-Ahmed:</p>
-
-<p>«Je viens quelquefois, au retour du bain, acheter
-des essences et des boîtes de parfumerie chez Bedredin.»</p>
-
-<p>Le marchand félicita Mahmoud-Ben-Ahmed de sa
-bonne fortune, et, l’emmenant tout au fond de sa
-boutique, il lui dit bien bas à l’oreille:</p>
-
-<p>«Cette jeune dame n’est autre que la princesse
-Ayesha, fille du calife.»</p>
-
-<p>Mahmoud-Ben-Ahmed rentra chez lui tout étourdi
-de son bonheur et n’osant y croire. Cependant, quelque
-modeste qu’il fût, il ne pouvait se dissimuler
-que la princesse Ayesha ne l’eût regardé d’un œil
-favorable. Le hasard, ce grand entremetteur, avait
-été au delà de ses plus audacieuses espérances. Combien
-il se félicita alors de ne pas avoir cédé aux suggestions
-de ses amis qui l’engageaient à prendre
-femme, et aux portraits séduisants que lui faisaient
-les vieilles des jeunes filles à marier qui ont toujours,
-comme chacun le sait, des yeux de gazelle, une figure
-de pleine lune, des cheveux plus longs que la queue
-d’Al Borack, la jument du Prophète, une bouche de
-jaspe rouge, avec une haleine d’ambre gris, et mille
-autres perfections qui tombent avec le haick et le
-voile nuptial: comme il fut heureux de se sentir
-dégagé de tout lien vulgaire, et libre de s’abandonner
-tout entier à sa nouvelle passion!</p>
-
-<p>Il eut beau s’agiter et se tourner sur son divan, il<span class="pagenum"><a name="Page_331" id="Page_331">[331]</a></span>
-ne put s’endormir; l’image de la princesse Ayesha,
-étincelante comme un oiseau de flamme sur un fond
-de soleil couchant, passait et repassait devant ses
-yeux. Ne pouvant trouver de repos, il monta dans
-un de ses cabinets de bois de cèdre merveilleusement
-découpé que l’on applique, dans les villes d’Orient,
-aux murailles extérieures des maisons, afin d’y profiter
-de la fraîcheur et du courant d’air qu’une rue
-ne peut manquer de former; le sommeil ne lui vint
-pas encore, car le sommeil est comme le bonheur,
-il fuit quand on le cherche; et, pour calmer ses esprits
-par le spectacle d’une nuit sereine, il se rendit
-avec son narguilhé sur la plus haute terrasse de son
-habitation.</p>
-
-<p>L’air frais de la nuit, la beauté du ciel plus pailleté
-d’or qu’une robe de péri et dans lequel la lune
-faisait voir ses joues d’argent, comme une sultane
-pâle d’amour qui se penche aux treillis de son kiosque,
-firent du bien à Mahmoud-Ben-Ahmed, car il était
-poëte, et ne pouvait rester insensible au magnifique
-spectacle qui s’offrait à sa vue.</p>
-
-<p>De cette hauteur, la ville du Caire se déployait
-devant lui comme un de ces plans en relief où les
-giaours retracent leurs villes fortes. Les terrasses
-ornées de pots de plantes grasses, et bariolées de
-tapis; les places où miroitait l’eau du Nil, car on
-était à l’époque de l’inondation; les jardins d’où
-jaillissaient des groupes de palmiers, des touffes de
-caroubiers ou de nopals; les îles de maisons coupées
-de rues étroites; les coupoles d’étain des mosquées;<span class="pagenum"><a name="Page_332" id="Page_332">[332]</a></span>
-les minarets frêles et découpés à jour comme un
-hochet d’ivoire; les angles obscurs ou lumineux des
-palais formaient un coup d’œil arrangé à souhait
-pour le plaisir des yeux. Tout au fond, les sables
-cendrés de la plaine confondaient leurs teintes avec
-les couleurs laiteuses du firmament, et les trois pyramides
-de Giseh, vaguement ébauchées par un rayon
-bleuâtre, dessinaient au bord de l’horizon leur gigantesque
-triangle de pierre.</p>
-
-<p>Assis sur une pile de carreaux et le corps enveloppé
-par les circonvolutions élastiques du tuyau de
-son narguilhé, Mahmoud-Ben-Ahmed tâchait de démêler
-dans la transparente obscurité la forme lointaine
-du palais où dormait la belle Ayesha. Un silence
-profond régnait sur ce tableau qu’on aurait pu croire
-peint, car aucun souffle, aucun murmure n’y révélaient
-la présence d’un être vivant: le seul bruit
-appréciable était celui que faisait la fumée du narguilhé
-de Mahmoud-Ben-Ahmed en traversant la boule
-de cristal de roche remplie d’eau destinée à refroidir
-ses blanches bouffées. Tout d’un coup, un cri aigu
-éclata au milieu de ce calme, un cri de détresse
-suprême, comme doit en pousser, au bord de la
-source, l’antilope qui sent se poser sur son cou la
-griffe d’un lion, ou s’engloutir sa tête dans la gueule
-d’un crocodile. Mahmoud-Ben-Ahmed, effrayé par
-ce cri d’agonie et de désespoir, se leva d’un seul
-bond et posa instinctivement la main sur le pommeau
-de son yatagan dont il fit jouer la lame pour
-s’assurer qu’elle ne tenait pas au fourreau; puis il<span class="pagenum"><a name="Page_333" id="Page_333">[333]</a></span>
-se pencha du côté d’où le bruit avait semblé partir.</p>
-
-<p>Il démêla fort loin dans l’ombre un groupe étrange,
-mystérieux, composé d’une figure blanche poursuivie
-par une meute de figures noires, bizarres et monstrueuses,
-aux gestes frénétiques, aux allures désordonnées.
-L’ombre blanche semblait voltiger sur la
-cime des maisons, et l’intervalle qui la séparait de
-ses persécuteurs était si peu considérable, qu’il était
-à craindre qu’elle ne fût bientôt prise si sa course
-se prolongeait, et qu’aucun événement ne vînt à son
-secours. Mahmoud-Ben-Ahmed crut d’abord que
-c’était une péri ayant aux trousses un essaim de
-goules mâchant de la chair de mort dans leurs incisives
-démesurées, ou de djinns aux ailes flasques,
-membraneuses, armées d’ongles comme celles des
-chauves-souris, et, tirant de sa poche son comboloio
-de graines d’aloès jaspées, il se mit à réciter, comme
-préservatif, les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah.
-Il n’était pas au vingtième, qu’il s’arrêta. Ce n’était
-pas une péri, un être surnaturel qui fuyait ainsi en
-sautant d’une terrasse à l’autre et en franchissant
-les rues de quatre ou cinq pieds de large qui coupent
-le bloc compacte des villes orientales, mais bien une
-femme; les djinns n’étaient que des zebecks, des
-chiaoux et des eunuques acharnés à sa poursuite.</p>
-
-<p>Deux ou trois terrasses et une rue séparaient encore
-la fugitive de la plate-forme où se tenait Mahmoud-Ben-Ahmed,
-mais ses forces semblaient la
-trahir; elle retourna convulsivement la tête sur l’épaule,
-et, comme un cheval épuisé dont l’éperon<span class="pagenum"><a name="Page_334" id="Page_334">[334]</a></span>
-ouvre le flanc, voyant si près d’elle le groupe hideux
-qui la poursuivait, elle mit la rue entre elle et
-ses ennemis d’un bond désespéré.</p>
-
-<p>Elle frôla dans son élan Mahmoud-Ben-Ahmed
-qu’elle n’aperçut pas, car la lune s’était voilée, et
-courut à l’extrémité de la terrasse qui donnait de ce
-côté-là sur une seconde rue plus large que la première.
-Désespérant de la pouvoir sauter, elle eut
-l’air de chercher des yeux quelque coin où se blottir,
-et, avisant un grand vase de marbre, elle se cacha
-dedans comme le génie qui rentre dans la coupe
-d’un lis.</p>
-
-<p>La troupe furibonde envahit la terrasse avec l’impétuosité
-d’un vol de démons. Leurs faces cuivrées
-ou noires à longues moustaches, ou hideusement imberbes,
-leurs yeux étincelants, leurs mains crispées
-agitant des damas et des kandjars, la fureur empreinte
-sur leurs physionomies basses et féroces,
-causèrent un mouvement d’effroi à Mahmoud-Ben-Ahmed,
-quoiqu’il fût brave de sa personne et habile
-au maniement des armes. Ils parcoururent de l’œil
-la terrasse vide, et n’y voyant pas la fugitive, ils pensèrent
-sans doute qu’elle avait franchi la seconde
-rue, et ils continuèrent leur poursuite sans faire autrement
-attention à Mahmoud-Ben-Ahmed.</p>
-
-<p>Quand le cliquetis de leurs armes et le bruit de
-leurs babouches sur les dalles des terrasses se fut
-éteint dans l’éloignement, la fugitive commença à
-lever par-dessus les bords du vase sa jolie tête pâle,
-et promena autour d’elle des regards d’antilope effrayée,<span class="pagenum"><a name="Page_335" id="Page_335">[335]</a></span>
-puis elle sortit ses épaules et se mit debout,
-charmant pistil de cette grande fleur de marbre;
-n’apercevant plus que Mahmoud-Ben-Ahmed qui lui
-souriait et lui faisait signe qu’elle n’avait rien à
-craindre, elle s’élança hors du vase et vint vers le
-jeune homme avec une attitude humble et des bras
-suppliants.</p>
-
-<p>«Par grâce, par pitié, seigneur, sauvez-moi, cachez-moi
-dans le coin le plus obscur de votre maison,
-dérobez-moi à ces démons qui me poursuivent.»</p>
-
-<p>Mahmoud-Ben-Ahmed la prit par la main, la conduisit
-à l’escalier de la terrasse dont il ferma la
-trappe avec soin, et la mena dans sa chambre.
-Quand il eut allumé la lampe, il vit que la fugitive
-était jeune, il l’avait déjà deviné au timbre argentin
-de sa voix, et fort jolie, ce qui ne l’étonna pas; car
-à la lueur des étoiles, il avait distingué sa taille élégante.
-Elle paraissait avoir quinze ans tout au plus.
-Son extrême pâleur faisait ressortir ses grands yeux
-noirs en amande, dont les coins se prolongeaient jusqu’aux
-tempes; son nez mince et délicat donnait
-beaucoup de noblesse à son profil, qui aurait pu faire
-envie aux plus belles filles de Chio ou de Chypre, et
-rivaliser avec la beauté de marbre des idoles adorées
-par les vieux païens grecs. Son cou était charmant
-et d’une blancheur parfaite; seulement, sur sa nuque,
-on voyait une légère raie de pourpre mince comme
-un cheveu ou comme le plus délié fil de soie, quelques
-petites gouttelettes de sang sortaient de cette
-ligne rouge. Ses vêtements étaient simples et se composaient<span class="pagenum"><a name="Page_336" id="Page_336">[336]</a></span>
-d’une veste passementée de soie, de pantalons
-de mousseline et d’une ceinture bariolée; sa
-poitrine se levait et s’abaissait sous sa tunique de
-gaze rayée, car elle était encore hors d’haleine et à
-peine remise de son effroi.</p>
-
-<p>Lorsqu’elle fut un peu reposée et rassurée, elle
-s’agenouilla devant Mahmoud-Ben-Ahmed et lui raconta
-son histoire en fort bons termes: «J’étais esclave
-dans le sérail du riche Abu-Becker, et j’ai commis
-la faute de remettre à la sultane favorite un sélam
-ou lettre de fleurs envoyée par un jeune émir de la
-plus belle mine avec qui elle entretenait un commerce
-amoureux. Abu-Becker, ayant surpris le sélam,
-est entré dans une fureur horrible, a fait enfermer
-sa sultane favorite dans un sac de cuir avec
-deux chats, l’a fait jeter à l’eau et m’a condamnée à
-avoir la tête tranchée. Le Kislar-agassi fut chargé de
-cette exécution; mais, profitant de l’effroi et du désordre
-qu’avait causé dans le sérail le châtiment terrible
-infligé à la pauvre Nourmahal, et trouvant ouverte
-la trappe de la terrasse, je me sauvai. Ma fuite
-fut aperçue, et bientôt les eunuques noirs, les zebecs
-et les Albanais au service de mon maître se mirent
-à ma poursuite. L’un d’eux, Mesrour, dont j’ai toujours
-repoussé les prétentions, m’a talonné de si près
-avec son damas brandi, qu’il a bien manqué de m’atteindre;
-une fois même j’ai senti le fil de son sabre
-effleurer ma peau, et c’est alors que j’ai poussé ce
-cri terrible que vous avez dû entendre, car je vous
-avoue que j’ai cru que ma dernière heure était arrivée;<span class="pagenum"><a name="Page_337" id="Page_337">[337]</a></span>
-mais Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète;
-l’ange Asraël n’était pas encore prêt à m’emporter
-vers le pont d’Alsirat. Maintenant je n’ai plus
-d’espoir qu’en vous. Abu-Becker est puissant, il me
-fera chercher, et s’il peut me reprendre, Mesrour
-aurait cette fois la main plus sûre, et son damas ne
-se contenterait pas de m’effleurer le cou, dit-elle en
-souriant, et en passant la main sur l’imperceptible
-raie rose tracée par le sabre du zebec. Acceptez-moi
-pour votre esclave, je vous consacrerai une vie que
-je vous dois. Vous trouverez toujours mon épaule
-pour appuyer votre coude, et ma chevelure pour essuyer
-la poudre de vos sandales.»</p>
-
-<p>Mahmoud-Ben-Ahmed était fort compatissant de sa
-nature, comme tous les gens qui ont étudié les lettres
-et la poésie. Leila, tel était le nom de l’esclave
-fugitive, s’exprimait en termes choisis; elle était
-jeune, belle, et n’eût-elle été rien de tout cela, l’humanité
-eût défendu de la renvoyer. Mahmoud-Ben-Ahmed
-montra à la jeune esclave un tapis de Perse,
-des carreaux de soie dans l’angle de la chambre, et
-sur le rebord de l’estrade une petite collation de
-dattes, de cédrats confits et de conserves de roses de
-Constantinople, à laquelle, distrait par ses pensées,
-il n’avait pas touché lui-même, et de plus, deux pots
-à rafraîchir l’eau, en terre poreuse de Thèbes, posés
-dans des soucoupes de porcelaine du Japon et couverts
-d’une transpiration perlée. Ayant ainsi provisoirement
-installée Leila, il remonta sur sa terrasse
-pour achever son narguillé et trouver la dernière assonance<span class="pagenum"><a name="Page_338" id="Page_338">[338]</a></span>
-du ghazel qu’il composait en l’honneur de
-la princesse Ayesha, ghazel où les lis d’Iran, les
-fleurs du Gulistan, les étoiles et toutes les constellations
-célestes se disputaient pour entrer.</p>
-
-<p>Le lendemain, Mahmoud-Ben-Ahmed, dès que
-le jour parut, fit cette réflexion qu’il n’avait pas de
-sachet de benjoin, qu’il manquait de civette, et que
-la bourse de soie brochée d’or et constellée de paillettes,
-où il serrait son latakié, était éraillée et demandait
-à être remplacée par une autre plus riche
-et de meilleur goût. Ayant à peine pris le temps de
-faire ses ablutions et de réciter sa prière en se tournant
-du côté de l’orient, il sortit de sa maison après
-avoir recopié sa poésie et l’avoir mise dans sa
-manche comme la première fois, non pas dans
-l’intention de la montrer à son ami Abdul, mais pour
-la remettre à la princesse Ayesha en personne, dans
-le cas où il la rencontrerait au bazar, dans la boutique
-de Bedredin. Le muezzin, perché sur le balcon
-du minaret, annonçait seulement la cinquième heure,
-il n’y avait dans les rues que les fellahs, poussant
-devant eux leurs ânes chargés de pastèques, de régimes
-de dattes, de poules liées par les pattes, et de
-moitiés de moutons qu’ils portaient au marché. Il
-fut dans le quartier où était situé le palais d’Ayesha,
-mais il ne vit rien que des murailles crénelées et
-blanchies à la chaux. Rien ne paraissait aux trois ou
-quatre petites fenêtres obstruées de treillis de bois à
-mailles étroites, qui permettaient aux gens de la
-maison de voir ce qui se passait dans la rue, mais<span class="pagenum"><a name="Page_339" id="Page_339">[339]</a></span>
-ne laissaient aucun espoir aux regards indiscrets et
-aux curieux du dehors. Les palais orientaux, à l’envers
-des palais du Franguistan, réservent leurs magnificences
-pour l’intérieur et tournent, pour ainsi
-dire, le dos au passant. Mahmoud-Ben-Ahmed ne retira
-donc pas grand fruit de ses investigations. Il vit
-entrer et sortir deux ou trois esclaves noirs, richement
-habillés, et dont la mine insolente et fière prouvait
-la conscience d’appartenir à une maison considérable
-et à une personne de la plus haute qualité.
-Notre amoureux, en regardant ces épaisses murailles,
-fit de vains efforts pour découvrir de quel côté
-se trouvaient les appartements d’Ayesha. Il ne put y
-parvenir: la grande porte, formée par un arc découpé
-en cœur, était murée au fond, ne donnait accès
-dans la cour que par une porte latérale, et ne
-permettait pas au regard d’y pénétrer. Mahmoud-Ben-Ahmed
-fut obligé de se retirer sans avoir fait
-aucune découverte; l’heure s’avançait et il aurait pu
-être remarqué. Il se rendit donc chez Bedredin, auquel
-il fit, pour se le rendre favorable, des emplettes assez
-considérables d’objets dont il n’avait aucun besoin.
-Il s’assit dans la boutique, questionna le marchand,
-s’enquit de son commerce, s’il s’était heureusement
-défait des soieries et des tapis apportés par la dernière
-caravane d’Alep, si ses vaisseaux étaient arrivés
-au port sans avaries; bref, il fit toutes les lâchetés
-habituelles aux amoureux; il espérait toujours
-voir paraître Ayesha; mais il fut trompé dans son
-attente: elle ne vint pas ce jour-là. Il s’en retourna<span class="pagenum"><a name="Page_340" id="Page_340">[340]</a></span>
-chez lui, le cœur gros, l’appelant déjà cruelle et perfide,
-comme si effectivement elle lui eût promis de
-se trouver chez Bedredin et qu’elle lui eût manqué
-de parole.</p>
-
-<p>En rentrant dans sa chambre, il mit ses babouches
-dans la niche de marbre sculpté, creusée à côté
-de la porte pour cet usage; il ôta le caftan d’étoffe
-précieuse qu’il avait endossé dans l’idée de rehausser
-sa bonne mine et de paraître avec tous ses avantages
-aux yeux d’Ayesha, et s’étendit sur son divan dans
-un affaissement voisin du désespoir. Il lui semblait
-que tout était perdu, que le monde allait finir, et il
-se plaignait amèrement de la fatalité; le tout, pour
-ne pas avoir rencontré, ainsi qu’il l’espérait, une
-femme qu’il ne connaissait pas deux jours auparavant.</p>
-
-<p>Comme il avait fermé les yeux de son corps pour
-mieux voir le rêve de son âme, il sentit un vent léger
-lui rafraîchir le front; il souleva ses paupières, et
-vit, assise à côté de lui, par terre, Leila qui agitait
-un de ces petits pavillons d’écorce de palmier, qui
-servent, en Orient, d’éventail et de chasse-mouche.
-Il l’avait complétement oubliée.</p>
-
-<p>«Qu’avez-vous, mon cher seigneur? dit-elle d’une
-voix perlée et mélodieuse comme de la musique.
-Vous ne paraissez pas jouir de votre tranquillité d’esprit;
-quelque souci vous tourmente. S’il était au
-pouvoir de votre esclave de dissiper ce nuage de tristesse
-qui voile votre front, elle s’estimerait la plus
-heureuse femme du monde, et ne porterait pas envie<span class="pagenum"><a name="Page_341" id="Page_341">[341]</a></span>
-à la sultane Ayesha elle-même, quelque belle et
-quelque riche qu’elle soit.»</p>
-
-<p>Ce nom fit tressaillir Mahmoud-Ben-Ahmed sur son
-divan, comme un malade dont on touche la plaie par
-hasard; il se souleva un peu et jeta un regard inquisiteur
-sur Leila, dont la physionomie était la
-plus calme du monde et n’exprimait rien autre chose
-qu’une tendre sollicitude. Il rougit cependant comme
-s’il avait été surpris dans le secret de sa passion.
-Leila, sans faire attention à cette rougeur délatrice
-et significative, continua à offrir ses consolations à
-son nouveau maître:</p>
-
-<p>«Que puis-je faire pour éloigner de votre esprit
-les sombres idées qui l’obsèdent? un peu de musique
-dissiperait peut-être cette mélancolie. Une vieille esclave
-qui avait été odalisque de l’ancien sultan m’a
-appris les secrets de la composition; je puis improviser
-des vers et m’accompagner de la guzla.»</p>
-
-<p>En disant ces mots, elle détacha du mur la guzla
-au ventre de citronnier, côtelé d’ivoire, au manche
-incrusté de nacre, de burgau et d’ébène, et joua d’abord
-avec une rare perfection la tarabuca et quelques
-autres airs arabes.</p>
-
-<p>La justesse de la voix et la douceur de la musique
-eussent, en toute autre occasion, réjoui Mahmoud-Ben-Ahmed,
-qui était fort sensible aux agréments
-des vers et de l’harmonie; mais il avait le cerveau et
-le cœur si préoccupés de la dame qu’il avait vue chez
-Bedredin, qu’il ne fit aucune attention aux chansons
-de Leila.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_342" id="Page_342">[342]</a></span></p>
-
-<p>Le lendemain, plus heureux que la veille, il rencontra
-Ayesha dans la boutique de Bedredin. Vous
-décrire sa joie serait une entreprise impossible; ceux
-qui ont été amoureux peuvent seuls la comprendre.
-Il resta un moment sans voix, sans haleine, un nuage
-dans les yeux. Ayesha, qui vit son émotion, lui en
-sut gré et lui adressa la parole avec beaucoup d’affabilité;
-car rien ne flatte les personnes de haute naissance
-comme le trouble qu’elles inspirent. Mahmoud-Ben-Ahmed,
-revenu à lui, fit tous ses efforts
-pour être agréable, et comme il était jeune, de belle
-apparence, qu’il avait étudié la poésie et s’exprimait
-dans les termes les plus élégants, il crut s’apercevoir
-qu’il ne déplaisait point, et il s’enhardit à demander
-un rendez-vous à la princesse dans un lieu
-plus propice et plus sûr que la boutique de Bedredin.</p>
-
-<p>«Je sais, lui dit-il, que je suis tout au plus bon
-pour être la poussière de votre chemin, que la distance
-de vous à moi ne pourrait être parcourue en
-mille ans par un cheval de la race du prophète toujours
-lancé au galop; mais l’amour rend audacieux,
-et la chenille éprise de la rose ne saurait s’empêcher
-d’avouer son amour.»</p>
-
-<p>Ayesha écoula tout cela sans le moindre signe de
-courroux, et, fixant sur Mahmoud-Ben-Ahmed des
-yeux chargés de langueur, elle lui dit:</p>
-
-<p>«Trouvez-vous demain à l’heure de la prière dans
-la mosquée du sultan Hassan, sous la troisième lampe;
-vous y rencontrerez un esclave noir vêtu de damas
-jaune. Il marchera devant vous, et vous le suivrez.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_343" id="Page_343">[343]</a></span></p>
-
-<p>Cela dit, elle ramena son voile sur sa figure et
-sortit.</p>
-
-<p>Notre amoureux n’eut garde de manquer au rendez-vous:
-il se planta sous la troisième lampe, n’osant
-s’en écarter de peur de ne pas être trouvé par
-l’esclave noir, qui n’était pas encore à son poste. Il
-est vrai que Mahmoud-Ben-Ahmed avait devancé de
-deux heures le moment indiqué. Enfin il vit paraître
-le nègre vêtu de damas jaune; il vint droit au pilier
-contre lequel Mahmoud-Ben-Ahmed se tenait debout.
-L’esclave l’ayant regardé attentivement, lui fit un
-signe imperceptible pour l’engager à le suivre. Ils
-sortirent tous deux de la mosquée. Le noir marchait
-d’un pas rapide, et fit faire à Mahmoud-Ben-Ahmed
-une infinité de détours à travers l’écheveau embrouillé
-et compliqué des rues du Caire. Notre jeune
-homme une fois voulut adresser la parole à son
-guide; mais celui-ci, ouvrant sa large bouche meublée
-de dents aiguës et blanches, lui fit voir que sa
-langue avait été coupée jusqu’aux racines. Ainsi il
-lui eût été difficile de commettre des indiscrétions.</p>
-
-<p>Enfin ils arrivèrent dans un endroit de la ville
-tout à fait désert et que Mahmoud-Ben-Ahmed ne
-connaissait pas, quoiqu’il fût natif du Caire et qu’il
-crût en connaître tous les quartiers: le muet s’arrêta
-devant un mur blanchi à la chaux, où il n’y
-avait pas apparence de porte. Il compta six pas à
-partir de l’angle du mur, et chercha avec beaucoup
-d’attention un ressort sans doute caché dans l’interstice
-des pierres. L’ayant trouvé, il pressa la détente,<span class="pagenum"><a name="Page_344" id="Page_344">[344]</a></span>
-une colonne tourna sur elle-même, et laissa voir un
-passage sombre, étroit, ou le muet s’engagea, suivi
-de Mahmoud-Ben-Ahmed. Ils descendirent d’abord
-plus de cent marches, et suivirent ensuite un corridor
-obscur d’une longueur interminable. Mahmoud-Ben-Ahmed,
-en tâtant les murs, reconnut
-qu’ils étaient de roche vive, sculptés d’hiéroglyphes
-en creux et comprit qu’il était dans les couloirs souterrains
-d’une ancienne nécropole égyptienne, dont
-on avait profité pour établir cette issue secrète. Au
-bout du corridor, dans un grand éloignement, scintillaient
-quelques lueurs de jour bleuâtre. Ce jour
-passait à travers des dentelles d’une sculpture évidée
-faisant partie de la salle où le corridor aboutissait.
-Le muet poussa un autre ressort, et Mahmoud-Ben-Ahmed
-se trouva dans une salle dallée de marbre
-blanc, avec un bassin et un jet d’eau au milieu, des
-colonnes d’albâtre, des murs revêtus de mosaïques
-de verre, de sentences du Coran entremêlées de
-fleurs et d’ornements, et couverte par une voûte
-sculptée, fouillée, travaillée comme l’intérieur d’une
-ruche ou d’une grotte à stalactites; d’énormes pivoines
-écarlates posées dans d’énormes vases mauresques
-de porcelaine blanche et bleue complétaient
-la décoration. Sur une estrade garnie de coussins,
-espèce d’alcôve pratiquée dans l’épaisseur du mur,
-était assise la princesse Ayesha, sans voile, radieuse,
-et surpassant en beauté les houris du quatrième ciel.</p>
-
-<p>«Eh bien! Mahmoud-Ben-Ahmed, avez-vous fait
-d’autres vers en mon honneur?» lui dit-elle du ton<span class="pagenum"><a name="Page_345" id="Page_345">[345]</a></span>
-le plus gracieux en lui faisant signe de s’asseoir.</p>
-
-<p>Mahmoud-Ben-Ahmed se jeta aux genoux d’Ayesha
-et tira son papyrus de sa manche, et lui récita son
-ghazel du ton le plus passionné; c’était vraiment un
-remarquable morceau de poésie. Pendant qu’il lisait,
-les joues de la princesse s’éclairaient et se coloraient
-comme une lampe d’albâtre que l’on vient d’allumer.
-Ses yeux étoilaient et lançaient des rayons d’une
-clarté extraordinaire, son corps devenait comme
-transparent, sur ses épaules frémissantes s’ébauchaient
-vaguement des ailes de papillon. Malheureusement
-Mahmoud-Ben-Ahmed, trop occupé de la lecture
-de sa pièce de vers, ne leva pas les yeux et ne
-s’aperçut pas de la métamorphose qui s’était opérée.
-Quand il eut achevé, il n’avait plus devant lui que
-la princesse Ayesha qui le regardait en souriant d’un
-air ironique.</p>
-
-<p>Comme tous les poëtes, trop occupés de leurs propres
-créations, Mahmoud-Ben-Ahmed avait oublié
-que les plus beaux vers ne valent pas une parole
-sincère, un regard illuminé par la clarté de l’amour.&mdash;Les
-péris sont comme les femmes, il faut les deviner
-et les prendre juste au moment où elles vont
-remonter aux cieux pour n’en plus descendre.&mdash;L’occasion
-doit être saisie par la boucle de cheveux
-qui lui pend sur le front, et les esprits de l’air
-par leurs ailes. C’est ainsi qu’on peut s’en rendre
-maître.</p>
-
-<p>«Vraiment, Mahmoud-Ben-Ahmed, vous avez un
-talent de poëte des plus rares, et vos vers méritent<span class="pagenum"><a name="Page_346" id="Page_346">[346]</a></span>
-d’être affichés à la porte des mosquées, écrits en
-lettres d’or, à côté des plus célèbres productions de
-Ferdoussi, de Saâdi et d’Ibnn-Ben-Omaz. C’est dommage
-qu’absorbé par la perfection de vos rimes allitérées,
-vous ne m’avez pas regardée tout à l’heure,
-vous auriez vu... ce que vous ne reverrez peut-être jamais
-plus. Votre vœu le plus cher s’est accompli devant
-vous sans que vous vous en soyez aperçu. Adieu,
-Mahmoud-Ben-Ahmed, qui ne vouliez aimer qu’une
-péri.»</p>
-
-<p>Là-dessus Ayesha se leva d’un air tout à fait majestueux,
-souleva une portière de brocart d’or et disparut.</p>
-
-<p>Le muet vint reprendre Mahmoud-Ben-Ahmed,
-et le reconduisit par le même chemin jusqu’à
-l’endroit où il l’avait pris. Mahmoud-Ben-Ahmed,
-affligé et surpris d’avoir été ainsi congédié, ne savait
-que penser et se perdait dans ses réflexions, sans
-pouvoir trouver de motif à la brusque sortie de la
-princesse: il finit par l’attribuer à un caprice de
-femme qui changerait à la première occasion; mais
-il eut beau aller chez Bedredin acheter du benjoin
-et des peaux de civette, il ne rencontra plus la princesse
-Ayesha; il fit un nombre infini de stations près
-du troisième pilier de la mosquée du sultan Hassan,
-il ne vit plus reparaître le noir vêtu de damas jaune,
-ce qui le jeta dans une noire et profonde mélancolie.</p>
-
-<p>Leila s’ingéniait à mille inventions pour le distraire:
-elle lui jouait de la guzla; elle lui récitait des
-histoires merveilleuses; ornait sa chambre de bouquets<span class="pagenum"><a name="Page_347" id="Page_347">[347]</a></span>
-dont les couleurs étaient si bien mariées et diversifiées,
-que la vue en était aussi réjouie que l’odorat;
-quelquefois même elle dansait devant lui
-avec autant de souplesse et de grâce que l’almée la
-plus habile; tout autre que Mahmoud-Ben-Ahmed
-eût été touché de tant de prévenances et d’attentions;
-mais il avait la tête ailleurs, et le désir de retrouver
-Ayesha ne lui laissait aucun repos. Il avait été bien
-souvent errer à l’entour du palais de la princesse;
-mais il n’avait jamais pu l’apercevoir; rien ne se
-montrait derrière les treillis exactement fermés;
-le palais était comme un tombeau.</p>
-
-<p>Son ami Abdul-Maleck, alarmé de son état, venait
-le visiter souvent et ne pouvait s’empêcher de remarquer
-les grâces et la beauté de Leila, qui égalaient
-pour le moins celles de la princesse Ayesha, si même
-elles ne les dépassaient, et s’étonnait de l’aveuglement
-de Mahmoud-Ben-Ahmed; et s’il n’eût craint
-de violer les saintes lois de l’amitié, il eût pris volontiers
-la jeune esclave pour femme. Cependant, sans
-rien perdre de sa beauté, Leila devenait chaque jour
-plus pâle; ses grands yeux s’alanguissaient; les rougeurs
-de l’aurore faisaient place sur ses joues aux
-pâleurs du clair de lune. Un jour Mahmoud-Ben-Ahmed
-s’aperçut qu’elle avait pleuré, et lui en demanda
-la cause:</p>
-
-<p>«O mon cher seigneur, je n’oserais jamais vous la
-dire: moi, pauvre esclave recueillie par pitié, je vous
-aime; mais que suis-je à vos yeux? je sais que vous
-avez formé le vœu de n’aimer qu’une péri ou qu’une<span class="pagenum"><a name="Page_348" id="Page_348">[348]</a></span>
-sultane: d’autres se contenteraient d’être aimés sincèrement
-par un cœur jeune et pur et ne s’inquiéteraient
-pas de la fille du calife ou de la reine des
-génies: regardez-moi, j’ai eu quinze ans hier, je suis
-peut-être aussi belle que cette Ayesha dont vous parlez
-tout haut en rêvant; il est vrai qu’on ne voit pas
-briller sur mon front l’escarboucle magique, ou l’aigrette
-de plume de héron; je ne marche pas accompagnée
-de soldats aux mousquets incrustés d’argent
-et de corail. Mais cependant je sais chanter, improviser
-sur la guzla, je danse comme Emineh elle-même,
-je suis pour vous comme une sœur dévouée;
-que faut-il donc pour toucher votre cœur?»</p>
-
-<p>Mahmoud-Ben-Ahmed, en entendant ainsi parler
-Leila, sentait son cœur se troubler; cependant il ne
-disait rien et semblait en proie à une profonde méditation.
-Deux résolutions contraires se disputaient
-son âme: d’une part, il lui en coûtait de renoncer à
-son rêve favori; de l’autre, il se disait qu’il serait
-bien fou de s’attacher à une femme qui s’était jouée
-de lui et l’avait quitté avec des paroles railleuses,
-lorsqu’il avait dans sa maison, en jeunesse et en
-beauté, au moins l’équivalent de ce qu’il perdait.</p>
-
-<p>Leila, comme attendant son arrêt, se tenait agenouillée,
-et deux larmes coulaient silencieusement
-sur la figure pâle de la pauvre enfant.</p>
-
-<p>«Ah! pourquoi le sabre de Mesrour n’a-t-il pas
-achevé ce qu’il avait commencé! dit-elle en portant
-la main à son cou frêle et blanc.»</p>
-
-<p>Touché de cet accent de douleur, Mahmoud-Ben-Ahmed<span class="pagenum"><a name="Page_349" id="Page_349">[349]</a></span>
-releva la jeune esclave et déposa un baiser
-sur son front.</p>
-
-<p>Leila redressa la tête comme une colombe caressée,
-et, se posant devant Mahmoud-Ben-Ahmed,
-lui prit les mains, et lui dit:</p>
-
-<p>«Regardez-moi bien attentivement; ne trouvez-vous
-pas que je ressemble fort à quelqu’un de votre
-connaissance?»</p>
-
-<p>Mahmoud-Ben-Ahmed ne put retenir un cri de surprise:</p>
-
-<p>«C’est la même figure, les mêmes yeux, tous les
-traits en un mot de la princesse Ayesha. Comment
-se fait-il que je n’aie pas remarqué cette ressemblance
-plus tôt?</p>
-
-<p>&mdash;Vous n’aviez jusqu’à présent laissé tomber sur
-votre pauvre esclave qu’un regard fort distrait, répondit
-Leila d’un ton de douce raillerie.</p>
-
-<p>&mdash;La princesse Ayesha elle-même m’enverrait
-maintenant son noir à la robe de damas jaune, avec
-le sélam d’amour, que je refuserais de le suivre.</p>
-
-<p>&mdash;Bien vrai? dit Leila d’une voix plus mélodieuse
-que celle de Bulbul faisant ses aveux à la rose bien-aimée.
-Cependant, il ne faudrait pas trop mépriser
-cette pauvre Ayesha, qui me ressemble tant.»</p>
-
-<p>Pour toute réponse, Mahmoud-Ben-Ahmed pressa
-la jeune esclave sur son cœur. Mais quel fut son étonnement
-lorsqu’il vit la figure de Leila s’illuminer,
-l’escarboucle magique s’allumer sur son front, et des
-ailes, semées d’yeux de paon, se développer sur ses
-charmantes épaules! Leila était une péri!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_350" id="Page_350">[350]</a></span></p>
-
-<p>«Je ne suis, mon cher Mahmoud-Ben-Ahmed, ni
-la princesse Ayesha, ni Leila l’esclave. Mon véritable
-nom est Boudroulboudour. Je suis péri du premier
-ordre, comme vous pouvez le voir par mon escarboucle
-et par mes ailes. Un soir, passant dans l’air
-à côté de votre terrasse, je vous entendis émettre le
-vœu d’être aimé d’une péri. Cette ambition me plut;
-les mortels ignorants, grossiers et perdus dans les
-plaisirs terrestres, ne songent pas à de si rares voluptés.
-J’ai voulu vous éprouver, et j’ai pris le déguisement
-d’Ayesha et de Leila pour voir si vous sauriez
-me reconnaître et m’aimer sous cette enveloppe humaine.&mdash;Votre
-cœur a été plus clairvoyant que votre
-esprit, et vous avez eu plus de bonté que d’orgueil.
-Le dévouement de l’esclave vous l’a fait préférer à la
-sultane; c’était là que je vous attendais. Un moment
-séduite par la beauté de vos vers, j’ai été sur le point
-de me trahir; mais j’avais peur que vous ne fussiez
-qu’un poëte amoureux seulement de votre imagination
-et de vos rimes, et je me suis retirée, affectant
-un dédain superbe. Vous avez voulu épouser Leila
-l’esclave, Boudroulboudour la péri se charge de la
-remplacer. Je serai Leila pour tous, et péri pour vous
-seul; car je veux votre bonheur, et le monde ne vous
-pardonnerait pas de jouir d’une félicité supérieure à
-la sienne. Toute fée que je sois, c’est tout au plus si
-je pourrais vous défendre contre l’envie et la méchanceté
-des hommes.»</p>
-
-<p>Ces conditions furent acceptées avec transport par
-Mahmoud-Ben-Ahmed, et les noces furent faites<span class="pagenum"><a name="Page_351" id="Page_351">[351]</a></span>
-comme s’il eût épousé réellement la petite Leila.</p>
-
-<p class="p2">Telle est en substance l’histoire que je dictai à
-Scheherazade par l’entremise de Francesco.</p>
-
-<p>«Comment a-t-il trouvé votre conte arabe, et qu’est
-devenue Scheherazade?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne l’ai plus vue depuis.»</p>
-
-<p>Je pense que Schahriar, mécontent de cette histoire,
-aura fait définitivement couper la tête à la
-pauvre sultane.</p>
-
-<p>Des amis, qui reviennent de Bagdad, m’ont dit
-avoir vu, assise sur les marches d’une mosquée, une
-femme dont la folie était de se croire Dinarzarde des
-<i>Mille et une Nuits</i>, et qui répétait sans cesse cette
-phrase:</p>
-
-<p>«Ma sœur, contez-nous une de ces belles histoires
-que vous savez si bien conter.»</p>
-
-<p>Elle attendait quelques minutes, prêtant l’oreille
-avec beaucoup d’attention, et comme personne ne
-lui répondait, elle se mettait à pleurer, puis essuyait
-ses larmes avec un mouchoir brodé d’or et tout constellé
-de taches de sang.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_352" id="Page_352">[352]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_353" id="Page_353">[353]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">LE PAVILLON SUR L’EAU</h2>
-
-<p class="p2">Dans la province de Canton, à quelque <i>li</i> de la
-ville, demeuraient porte à porte deux riches Chinois
-retirés des affaires; à quelle époque, c’est ce qu’il
-importe peu de savoir, les contes n’ont pas besoin
-d’une chronologie bien précise. L’un de ces Chinois
-s’appelait Tou, et l’autre Kouan; Tou avait occupé de
-hautes fonctions scientifiques. Il était <i>hanlin</i> et lettré
-de la Chambre de jaspe; Kouan, dans des emplois
-moins relevés, avait su amasser de la fortune et de
-la considération.</p>
-
-<p>Tou et Kouan, que reliait une parenté éloignée,
-s’étaient aimés autrefois. Plus jeunes, ils se plaisaient
-à se réunir avec quelques-uns de leurs anciens
-condisciples, et, pendant les soirées d’automne, ils
-faisaient voltiger le pinceau chargé de noir sur le
-treillis du papier à fleurs, et célébraient par des improvisations
-la beauté des reines-marguerites tout en
-buvant de petites tasses de vin; mais leurs deux caractères,
-qui ne présentaient d’abord que des différences<span class="pagenum"><a name="Page_354" id="Page_354">[354]</a></span>
-presque insensibles, devinrent, avec le temps,
-tout à fait opposés. Telle une branche d’amandier
-qui se bifurque et dont les baguettes, rapprochées
-par le bas, s’écartent complétement au sommet, de
-sorte que l’une répand son parfum amer dans le jardin,
-tandis que l’autre secoue sa neige de fleurs en
-dehors de la muraille.</p>
-
-<p>D’année en année, Tou prenait de la gravité; son
-ventre s’arrondissait majestueusement, son triple
-menton s’étageait d’un air solennel, il ne faisait plus
-que des distiques moraux bons à suspendre aux poteaux
-des pavillons.</p>
-
-<p>Kouan, au contraire, semblait se regaillardir avec
-l’âge, il chantait plus joyeusement que jamais le vin,
-les fleurs et les hirondelles. Son esprit, débarrassé
-de soins vulgaires, était vif et alerte comme celui
-d’un jeune homme, et quand le mot qu’il fallait enchâsser
-dans un vers avait été donné, sa main n’hésitait
-pas un seul instant.</p>
-
-<p>Peu à peu les deux amis s’étaient pris d’animosité
-l’un contre l’autre. Ils ne pouvaient plus se parler
-sans s’égratigner de paroles piquantes, et ils étaient,
-comme deux haies de ronces, hérissés d’épines et de
-griffes. Les choses en vinrent au point qu’ils n’eurent
-plus aucun rapport ensemble et firent pendre,
-chacun de son côté, à la façade de leurs maisons,
-une tablette portant la défense formelle qu’aucun des
-habitants du logis voisin, sous quelque prétexte que
-ce fût, en franchît jamais le seuil.</p>
-
-<p>Ils auraient bien voulu pouvoir déraciner leurs<span class="pagenum"><a name="Page_355" id="Page_355">[355]</a></span>
-maisons et les planter ailleurs; malheureusement
-cela n’était pas possible. Tou essaya même de vendre
-sa propriété; mais il n’en put trouver un prix raisonnable,
-et d’ailleurs il en coûte toujours de quitter
-les lambris sculptés, les tables polies, les fenêtres
-transparentes, les treillis dorés, les siéges de bambou,
-les vases de porcelaine, les cabinets de laque
-rouge ou noire, les cartouches d’anciens poëmes,
-qu’on a pris tant de peine à disposer; il est dur de
-céder à d’autres le jardin qu’on a planté soi-même
-de saules, de pêchers et de pruniers, où l’on a vu,
-chaque printemps, s’épanouir la jolie fleur de meï:
-chacun de ces objets attache le cœur de l’homme
-avec un fil plus ténu que la soie, mais aussi difficile
-à rompre qu’une chaîne de fer.</p>
-
-<p>A l’époque où Tou et Kouan étaient amis, ils avaient
-fait élever dans leur jardin chacun un pavillon, sur
-le bord d’une pièce d’eau commune aux deux propriétés:
-c’était un plaisir pour eux de s’envoyer du
-haut du balcon des salutations familières et de fumer
-la goutte d’opium enflammé sur le champignon de
-porcelaine en échangeant des bouffées bienveillantes;
-mais, depuis leurs dissensions, ils avaient fait bâtir
-un mur qui séparait l’étang en deux portions égales;
-seulement, comme la profondeur du bassin était
-grande, le mur s’appuyait sur des pilotis formant
-des espèces d’arcades basses, dont les baies laissaient
-passer les eaux sur lesquelles s’allongeaient les reflets
-du pavillon opposé.</p>
-
-<p>Ces pavillons comptaient trois étages avec des terrasses<span class="pagenum"><a name="Page_356" id="Page_356">[356]</a></span>
-en retraite. Les toits, retroussés et courbés
-aux angles en pointes de sabot, étaient couverts de
-tuiles rondes et brillantes semblables aux écailles
-qui papelonnent le ventre des carpes; sur chaque
-arête se profilaient des dentelures en forme de feuillages
-et de dragons. Des piliers de vernis rouge, réunis
-par une frise découpée à jour, comme la feuille
-d’ivoire d’un éventail, soutenaient cette toiture élégante.
-Leurs fûts reposaient sur un petit mur bas,
-plaqué de carreaux de porcelaine disposés avec une
-agréable symétrie, et bordé d’un garde-fou d’un
-dessin bizarre, de manière à former devant le corps
-de logis une galerie ouverte.</p>
-
-<p>Cette disposition se répétait à chaque étage, non
-sans quelques variantes: ici les carreaux de porcelaine
-étaient remplacés par des bas-reliefs représentant
-divers sujets de la vie champêtre; un lacis de
-branches curieusement difformes et faisant des coudes
-inattendus, se substituait au balcon; des poteaux,
-peints de couleurs vives, servaient de piédestaux à
-des chimères verruqueuses, à des monstres fantastiques,
-produit de toutes les impossibilités soudées
-ensemble. L’édifice se terminait par une corniche
-évidée et dorée, garnie d’une balustrade de bambous
-aux nœuds égaux, ornée à chaque compartiment
-d’une boule de métal. L’intérieur n’était pas
-moins somptueux: aux parois des murailles, des
-vers de Tou-chi et de Li-tai-pe étaient écrits d’une
-main agile par lignes perpendiculaires, en caractères
-d’or sur fond de laque. Des feuilles de talc laissaient<span class="pagenum"><a name="Page_357" id="Page_357">[357]</a></span>
-filtrer à travers les fenêtres un jour laiteux et couleur
-d’opale, et sur leur rebord, des pots de pivoine,
-d’orchis, de primevères de la Chine, d’érythrine à
-fleurs blanches, placés avec art, réjouissaient les
-yeux par leurs nuances délicates. Des carreaux,
-d’une soie magnifiquement ramagée, étaient disposés
-dans les coins de chaque chambre; et sur les tables,
-qui renvoyaient des reflets comme un miroir,
-on trouvait toujours des cure-dents, des éventails,
-des pipes d’ébène, des pierres de porphyre, des pinceaux,
-et tout ce qui est nécessaire pour écrire.</p>
-
-<p>Des rochers artificiels, dans l’interstice desquels
-des saules, des noyers plongeaient leurs racines, servaient
-du côté de la terre de base à ces jolies constructions;
-du côté de l’eau, elles portaient sur des
-poteaux de bois indestructible.</p>
-
-<p>C’était en réalité un coup d’œil charmant de voir
-le saule précipiter du haut de ces roches vers la surface
-de l’eau ses filaments d’or et ses houppes de soie,
-et les couleurs brillantes des pavillons reluire dans
-un cadre de feuillages bigarrés.</p>
-
-<p>Sous le cristal de l’onde folâtraient par bandes
-des poissons d’azur écaillés d’or; des flottes de jolis
-canards à cols d’émeraude manœuvraient en tous
-sens, et les larges feuilles du nymphœa-nélumbo
-s’étalaient paresseusement sous la transparence diamantée
-de ce petit lac alimenté par une source vive.</p>
-
-<p>Excepté vers le milieu, où le fond était formé d’un
-sable argenté d’une finesse extraordinaire, et où les
-bouillons de la source qui sourdait n’eussent pas<span class="pagenum"><a name="Page_358" id="Page_358">[358]</a></span>
-permis à la végétation aquatique d’implanter ses
-fibrilles, tout le reste de l’étang était tapissé du plus
-beau velours vert qu’on puisse imaginer, par des
-nappes de cresson vivace.</p>
-
-<p>Sans cette vilaine muraille élevée par l’inimitié
-réciproque des deux voisins, il n’y eût pas eu assurément,
-dans toute l’étendue de l’Empire du milieu,
-qui, comme on le sait, occupe plus des trois quarts
-du monde, un jardin plus pittoresque et plus délicieux;
-chacun eût agrandi sa propriété de la vue de
-celle de l’autre; car l’homme ici-bas ne peut prendre
-des objets que l’apparence.</p>
-
-<p>Telle qu’elle était cependant, un sage n’eût pas
-souhaité, pour terminer sa vie dans la contemplation
-de la nature et les amusements de la poésie, une retraite
-plus fraîche et plus propice.</p>
-
-<p>Tou et Kouan avaient gagné à leur mésintelligence
-une muraille pour toute perspective, et s’étaient
-privés réciproquement de la vue des charmants pavillons;
-mais ils se consolaient par l’idée d’avoir fait
-tort chacun à son voisin.</p>
-
-<p>Cet état de choses régnait déjà depuis quelques
-années: les orties et les mauvaises herbes avaient
-envahi les sentiers qui conduisaient d’une maison à
-l’autre. Les branches d’arbustes épineux s’entrecroisaient,
-comme si elles eussent voulu intercepter
-toute communication; on eût dit que les plantes
-comprenaient les dissensions qui divisaient les deux
-anciens amis, et y prenaient part en tâchant de les
-séparer encore davantage.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_359" id="Page_359">[359]</a></span></p>
-
-<p>Pendant ce temps, les femmes de Tou et de Kouan
-avaient chacune donné le jour à un enfant. Madame
-Tou était mère d’une charmante fille, et madame
-Kouan, d’un garçon le plus joli du monde. Cet
-heureux événement, qui avait mis la joie dans les deux
-maisons, était ignoré de part et d’autre; car, bien que
-leurs propriétés se touchassent, les deux Chinois vivaient
-aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils eussent
-été séparés par le fleuve Jaune ou la grande muraille;
-les connaissances communes évitaient toute allusion
-à la maison voisine, et les serviteurs, s’ils se rencontraient
-par hasard, avaient ordre de ne se point
-parler sous peine du fouet et de la <i>cangue</i>.</p>
-
-<p>Le garçon s’appelait Tchin-Sing, et la fille, Ju-Kiouan,
-c’est-à-dire, la perle et le jaspe; leur parfaite
-beauté justifiait le choix de ces noms. Dès qu’ils
-furent un peu grandelets, la muraille, qui coupait
-l’étang en deux et bornait désagréablement la vue
-de ce côté, attira leur attention, et ils demandèrent
-à leurs parents ce qu’il y avait derrière cette clôture
-si singulièrement posée au milieu d’une pièce d’eau,
-et à qui appartenaient les grands arbres dont on
-apercevait la cime.</p>
-
-<p>On leur répondait que c’était l’habitation de gens
-bizarres, quinteux, revêches et de tout point insociables,
-et que cette clôture avait été faite pour se
-défendre de si méchants voisins.</p>
-
-<p>Cette explication avait suffi à ces enfants; ils
-s’étaient accoutumés à la muraille et n’y prenaient
-plus garde.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_360" id="Page_360">[360]</a></span></p>
-
-<p>Ju-Kiouan croissait en grâces et en perfections,
-elle était habile à tous les travaux de son sexe, elle
-maniait l’aiguille avec une adresse incomparable.</p>
-
-<p>Les papillons quelle brodait sur le satin semblaient
-vivre et battre des ailes, vous eussiez juré
-entendre le chant des oiseaux qu’elle fixait au canevas;
-plus d’un nez abusé se colla sur ses tapisseries
-pour respirer le parfum des fleurs qu’elle y
-semait. Les talents de Ju-Kiouan ne se bornaient
-pas là, elle savait par cœur le livre des Odes et les
-cinq règles de conduite; jamais main plus légère ne
-jeta sur le papier de soie des caractères plus hardis
-et plus nets. Les dragons ne sont pas plus rapides
-dans leur vol, que son poignet lorsqu’il fait pleuvoir
-la pluie noire du pinceau. Elle connaissait tous les
-modes de poésies, le <i>Tardif</i>, le <i>Hâté</i>, l’<i>Élevé</i> et le
-<i>Rentrant</i>, et composait des pièces pleines de mérite
-sur les sujets qui doivent naturellement frapper une
-jeune fille, sur le retour des hirondelles, les saules
-printaniers, les reines-marguerites et autres objets
-analogues. Plus d’un lettré qui se croit digne d’enfourcher
-le cheval d’or n’eût pas improvisé avec autant
-de facilité.</p>
-
-<p>Tchin-Sing n’avait pas moins profité de ses études,
-son nom se trouvait être des premiers sur la liste des
-examens. Quoiqu’il fût bien jeune, il eût pu se coiffer
-du bonnet noir, et déjà toutes les mères pensaient
-qu’un garçon si avancé dans les sciences ferait un
-excellent gendre et parviendrait bientôt aux plus
-hautes dignités littéraires; mais Tchin-Sing répondait<span class="pagenum"><a name="Page_361" id="Page_361">[361]</a></span>
-d’un air enjoué aux négociateurs qu’on lui envoyait,
-qu’il était trop tôt, et qu’il désirait jouir
-encore quelque temps de sa liberté. Il refusa successivement
-Hon-Giu, Lo-Men-Gli, Oma, Po-Fo et autres
-jeunes personnes fort distinguées. Jamais, sans
-excepter le beau Fan-Gan, dont les dames remplissaient
-la voiture d’oranges et de sucreries, lorsqu’il
-revenait de tirer de l’arc, jeune homme ne fut plus
-choyé et ne reçut plus d’avances; mais son cœur paraissait
-insensible à l’amour, non par froideur, car
-à mille détails on pouvait deviner que Tchin-Sing
-avait l’âme tendre; on eût dit qu’il se souvenait d’une
-image connue dans une existence antérieure, et qu’il
-espérait retrouver dans celle-ci. On avait beau lui
-vanter les sourcils de feuille de saule, les pieds imperceptibles,
-et la taille de libellule des beautés qu’on
-lui proposait, il écoutait d’un air distrait et comme
-pensant à tout autre chose.</p>
-
-<p>De son côté, Ju-Kiouan ne se montrait pas moins
-difficile: elle éconduisait tous les prétendants. Celui-ci
-saluait sans grâce, celui-là n’était pas soigneux
-sur ses habits; l’un avait une écriture lourde et
-commune, l’autre ne savait pas le livre des vers, ou
-s’était trompé sur la rime; bref, ils avaient tous un
-défaut quelconque. Ju-Kiouan en traçait des portraits
-si comiques, que ses parents finissaient par en rire
-eux-mêmes, et mettaient à la porte, le plus poliment
-du monde, le pauvre aspirant qui croyait déjà poser
-le pied sur le seuil du pavillon oriental.</p>
-
-<p>A la fin, les parents des deux enfants s’alarmèrent<span class="pagenum"><a name="Page_362" id="Page_362">[362]</a></span>
-de leur persistance à repousser tous les partis qu’on
-leur présentait. Madame Tou et madame Kouan, préoccupées
-sans doute de ces idées de mariage, continuaient
-dans leurs rêves de nuit leurs pensées de
-jour. Un des songes qu’elles firent les frappa particulièrement.
-Madame Kouan rêva qu’elle voyait sur
-la poitrine de son fils Tchin-Sing une pierre de jaspe
-si merveilleusement polie, qu’elle jetait des rayons
-comme une escarboucle; de son côté, madame Tou
-rêva que sa fille portait au cou une perle du plus bel
-orient et d’une valeur inestimable. Quelle signification
-pouvaient avoir ces deux songes? Celui de madame
-Kouan présageait-il à Tchin-Sing les honneurs
-de l’Académie impériale, et celui de madame Tou
-voulait-il dire que Ju-Kiouan trouverait quelque
-trésor enfoui dans le jardin ou sous une brique de
-l’âtre? Une telle explication n’avait rien de déraisonnable,
-et plus d’un s’en fût contenté; mais les bonnes
-dames virent dans ce songe des allusions à des mariages
-extrêmement avantageux que devaient bientôt
-conclure leurs enfants. Malheureusement Tchin-Sing
-et Ju-Kiouan persistaient plus que jamais dans
-leur résolution, et démentaient la prophétie.</p>
-
-<p>Kouan et Tou, quoiqu’ils n’eussent rien rêvé, s’étonnaient
-d’une pareille opiniâtreté, le mariage étant
-d’ordinaire une cérémonie pour laquelle les jeunes
-gens ne montrent pas une aversion si soutenue; ils
-s’imaginèrent que cette résistance venait peut-être
-d’une inclination préconçue; mais Tchin-Sing ne faisait
-la cour à aucune jeune fille, et nul jeune homme<span class="pagenum"><a name="Page_363" id="Page_363">[363]</a></span>
-ne se promenait le long des treillis de Ju-Kiouan.
-Quelques jours d’observation suffirent pour en convaincre
-les deux familles. Madame Tou et madame
-Kouan crurent plus que jamais aux grandes destinées
-présagées par le rêve.</p>
-
-<p>Les deux femmes allèrent, chacune de son côté,
-consulter le bonze du temple de Fô, un bel édifice
-aux toits découpés, aux fenêtres rondes, tour reluisant
-d’or et de vernis, plaqué de tablettes votives,
-orné de mâts d’où flottent des bannières de soie historiées
-de chimères et de dragons, ombragé d’arbres
-millénaires et d’une grosseur monstrueuse. Après
-avoir brûlé du papier doré et des parfums devant
-l’idole, le bonze répondit à madame Tou qu’il fallait
-le jaspe à la perle, et à madame Kouan qu’il fallait
-la perle au jaspe: que leur union seule pourrait terminer
-toutes les difficultés. Peu satisfaites de cette
-réponse ambiguë, les deux femmes revinrent chez
-elles, sans s’être vues au temple, par un chemin
-différent; leur perplexité était encore plus grande
-qu’auparavant.</p>
-
-<p>Or, il arriva qu’un jour Ju-Kiouan était accoudée
-à la balustrade du pavillon champêtre, précisément
-à l’heure où Tchin-Sing en faisait autant de son
-côté.</p>
-
-<p>Le temps était beau, aucun nuage ne voilait le
-ciel; il ne faisait pas assez de vent pour agiter une
-feuille de tremble, pas une ride ne moirait la surface
-de l’étang, plus uni qu’un miroir. A peine si, dans
-ses jeux, quelque carpe faisant la cabriole, venait y<span class="pagenum"><a name="Page_364" id="Page_364">[364]</a></span>
-tracer un cercle bientôt évanoui; les arbres de la
-rive s’y réfléchissaient si exactement que l’on hésitait
-entre l’image et la réalité; on eût dit une forêt
-plantée la tête en bas, et soudant ses racines aux
-racines d’une forêt identique; un bois qui se serait
-noyé pour un chagrin d’amour; les poissons avaient
-l’air de nager dans le feuillage et les oiseaux de voler
-dans l’eau. Ju-Kiouan s’amusait à considérer cette
-transparence merveilleuse, lorsque, jetant les yeux
-sur la portion de l’étang qui avoisinait le mur de
-séparation, elle aperçut le reflet du pavillon opposé
-qui s’étendait jusque-là en glissant par-dessous
-l’arche.</p>
-
-<p>Elle n’avait jamais fait attention à ce jeu d’optique,
-qui la surprit et l’intéressa. Elle distinguait les
-piliers rouges, les frises découpées, les pots de reines-marguerites,
-les girouettes dorées, et si la réfraction
-ne les eût renversées, elle aurait lu les sentences
-inscrites sur les tablettes. Mais ce qui l’étonna
-au plus haut degré, ce fut de voir penchée
-sur la rampe du balcon, dans une position pareille
-à la sienne, une figure qui lui ressemblait d’une
-telle façon, que si elle ne fût pas venue de l’autre
-côté du bassin, elle l’eût prise pour elle-même: c’était
-l’ombre de Tchin-Sing, et si l’on trouve étrange
-qu’un garçon puisse être pris pour une demoiselle,
-nous répondrons que Tchin-Sing, à cause de la chaleur,
-avait ôté son bonnet de licencié, qu’il était extrêmement
-jeune et n’avait pas encore de barbe; ses
-traits délicats, son teint uni et ses yeux brillants<span class="pagenum"><a name="Page_365" id="Page_365">[365]</a></span>
-pouvaient facilement prêter à l’illusion, qui, du
-reste, ne dura guère. Ju-Kiouan, aux mouvements
-de son cœur, reconnut bien vite que ce n’était point
-une jeune fille dont l’eau répétait l’image.</p>
-
-<p>Jusque-là, elle avait cru que la terre ne renfermait
-pas l’être créé pour elle, et bien souvent elle avait
-souhaité d’avoir à sa disposition un des chevaux de
-Fargana, qui font mille lieues par jour pour le chercher
-dans les espaces imaginaires. Elle s’imaginait
-qu’elle était dépareillée en ce monde, et qu’elle ne
-connaîtrait jamais la douceur de l’union des sarcelles.
-Jamais, se disait-elle, je ne consacrerai la lentille
-d’eau et l’alisma sur l’autel des ancêtres, et
-j’entrerai seule parmi les mûriers et les ormes.</p>
-
-<p>En voyant cette ombre dans l’eau, elle comprit
-que sa beauté avait une sœur ou plutôt un frère.
-Loin d’en être fâchée, elle se trouva tout heureuse;
-l’orgueil de se croire unique céda bien vite à l’amour,
-car dès cet instant, le cœur de Ju-Kiouan fut
-lié à jamais; un seul coup d’œil échangé, non pas
-même directement, mais par simple réflexion, suffit
-pour cela. Qu’on n’accuse pas là-dessus Ju-Kiouan
-de frivolité; devenir amoureuse d’un jeune homme
-sur son reflet..., n’est-ce pas une folie? Mais à moins
-d’une longue fréquentation qui permette d’étudier
-les caractères, que voit-on de plus dans les hommes?
-un aspect purement extérieur, pareil à celui donné
-par un miroir; et n’est-ce pas le propre des jeunes
-filles de juger de l’âme d’un futur mari par l’émail de
-ses dents et la coupe de ses ongles?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_366" id="Page_366">[366]</a></span></p>
-
-<p>Tchin-Sing avait aussi aperçu cette beauté merveilleuse:
-Est-ce un rêve que je fais tout éveillé,
-s’écria-t-il? Cette charmante figure qui scintille sous
-le cristal de l’eau doit être formée des rayons argentés
-de la lune par une nuit de printemps et du
-plus subtil arome des fleurs; quoique je ne l’aie jamais
-vue, je la reconnais, c’est bien elle dont l’image
-est gravée dans mon âme, la belle inconnue à qui
-j’adresse mes distiques et mes quatrains.</p>
-
-<p>Tchin-Sing en était là de son monologue, lorsqu’il
-entendit la voix de son père qui l’appelait.</p>
-
-<p>«Mon fils, lui dit-il, c’est un parti très-riche et
-très-convenable que l’on te propose par l’organe de
-Wing, mon ami. C’est une fille qui a du sang impérial
-dans les veines, dont la beauté est célèbre, et
-qui possède toutes les qualités propres à rendre un
-mari heureux.»</p>
-
-<p>Tchin-Sing, tout préoccupé de l’aventure du pavillon,
-et brûlant d’amour pour l’image entrevue
-dans l’eau, refusa nettement. Son père, outré de colère,
-s’emporta et lui fit les menaces les plus violentes.</p>
-
-<p>«Mauvais sujet, s’écriait le vieillard, si tu persistes
-dans ton entêtement, je prierai le magistrat qu’il te
-fasse enfermer dans cette forteresse occupée par les
-barbares d’Europe, d’où l’on ne découvre que des
-roches battues par la mer, des montagnes coiffées
-de nuages, et des eaux noires sillonnées par ces
-monstrueuses inventions des mauvais génies, qui
-marchent avec des roues et vomissent une fumée<span class="pagenum"><a name="Page_367" id="Page_367">[367]</a></span>
-fétide. Là, tu auras le temps de réfléchir et de t’amender!»</p>
-
-<p>Ces menaces n’effrayèrent pas beaucoup Tchin-Sing,
-qui répondit qu’il accepterait la première
-épouse qu’on lui présenterait pourvu que ce ne fût
-pas celle-là.</p>
-
-<p>Le lendemain, à la même heure, il se rendit au
-pavillon champêtre, et, comme la veille, se pencha
-en dehors de la balustrade.</p>
-
-<p>Au bout de quelques minutes, il vit s’allonger sur
-l’eau le reflet de Ju-Kiouan comme un bouquet de
-fleurs submergées.</p>
-
-<p>Le jeune homme posa la main sur son cœur, mit
-des baisers au bout de ses doigts et les envoya au
-reflet avec un geste plein de grâce et de passion.</p>
-
-<p>Un sourire joyeux s’épanouit comme un bouton
-de grenade dans la transparence de l’eau et prouva
-à Tchin-Sing qu’il n’était pas désagréable à la belle
-inconnue; mais comme on ne peut pas avoir de bien
-longues conversations avec un reflet dont on ne peut
-pas voir le corps, il fit signe qu’il allait écrire, et
-rentra dans l’intérieur du pavillon. Au bout de quelques
-instants il sortit tenant un carré de papier argenté
-et coloré, sur lequel il avait improvisé une déclaration
-d’amour en vers de sept syllabes. Il roula
-sa pièce de vers, l’enferma dans le calice d’une fleur
-et enveloppa le tout d’une large feuille de nénuphar
-qu’il posa délicatement sur l’eau.</p>
-
-<p>Une légère brise, qui s’éleva fort à propos, poussa
-la déclaration vers une des baies de la muraille, de<span class="pagenum"><a name="Page_368" id="Page_368">[368]</a></span>
-sorte que Ju-Kiouan n’eut qu’à se baisser pour la recueillir.
-De peur d’être surprise, elle se retira dans
-la plus reculée de ses chambres, et lut avec un plaisir
-infini les expressions d’amour et les métaphores dont
-Tchin-Sing s’était servi; outre la joie de se savoir aimée,
-elle éprouvait la satisfaction de l’être par un
-homme de mérite, car la beauté de l’écriture, le
-choix des mots, l’exactitude des rimes, l’éclat des
-images prouvaient une éducation brillante: ce qui
-la frappa surtout, c’était le nom de Tchin-Sing. Elle
-avait trop souvent entendu sa mère parler du rêve
-de la perle pour n’être pas frappée de cette coïncidence;
-aussi ne douta-t-elle pas un instant que
-Tchin-Sing ne fût l’époux que le ciel lui destinait.</p>
-
-<p>Le jour suivant, comme la brise avait changé, Ju-Kiouan
-envoya par le même moyen, vers le pavillon
-opposé, une réponse en vers, où, malgré toute la
-modestie naturelle à une jeune fille, il était facile de
-voir qu’elle partageait l’amour de Tchin-Sing.</p>
-
-<p>En lisant la signature du billet, Tchin-Sing ne put
-retenir une exclamation de surprise: «Le Jaspe!»
-N’est-ce pas la pierre précieuse que ma mère voyait
-en songe étinceler sur ma poitrine comme une escarboucle!...
-Décidément il faut que je me présente
-dans cette maison; car c’est là qu’habite l’épouse
-prophétisée par les esprits nocturnes.&mdash;Comme il
-allait sortir, il se souvint des dissensions qui divisaient
-les deux propriétaires, et des prohibitions inscrites
-sur la tablette; et ne sachant quel parti prendre,
-il conta toute l’histoire à madame Kouan. Ju-Kiouan,<span class="pagenum"><a name="Page_369" id="Page_369">[369]</a></span>
-de son côté, avait tout dit à madame Tou.
-Ces noms de perle et de jaspe parurent décisifs aux
-deux matrones, qui retournèrent au temple de Fô
-consulter le bonze.</p>
-
-<p>Le bonze répondit que telle était, en effet, la signification
-du rêve, et que ne pas s’y conformer serait
-encourir la colère céleste. Touché des instances des
-deux mères, et aussi par quelques légers présents
-qu’elles lui firent, il se chargea des démarches auprès
-de Tou et de Kouan, et les entortilla si bien, qu’ils
-ne purent se dédire lorsqu’il découvrit la vraie origine
-des époux. En se revoyant après un si long
-temps, les deux anciens amis s’étonnèrent d’avoir pu
-se séparer pour des causes si frivoles, et sentirent
-combien ils s’étaient privés l’un et l’autre. Les noces
-se firent; la Perle et le Jaspe purent enfin se parler
-autrement que par l’intermédiaire d’un reflet.&mdash;En
-furent-ils plus heureux, c’est ce que nous n’oserions
-affirmer; car le bonheur n’est souvent qu’une
-ombre dans l’eau.</p>
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_370" id="Page_370">[370]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_371" id="Page_371">[371]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">L’ENFANT AUX SOULIERS DE PAIN</h2>
-
-<p class="p2">Écoutez cette histoire que les grand’mères d’Allemagne
-content à leurs petits enfants,&mdash;l’Allemagne,
-un beau pays de légendes et de rêveries, où le clair
-de lune, jouant sur les brumes du vieux Rhin, crée
-mille visions fantastiques.</p>
-
-<p>Une pauvre femme habitait seule, à l’extrémité du
-village, une humble maisonnette: le logis était assez
-misérable et ne contenait que les meubles les plus
-indispensables.</p>
-
-<p>Un vieux lit à colonnes torses où pendaient des rideaux
-de serge jaunie, une huche pour mettre le
-pain, un coffre de noyer luisant de propreté, mais
-dont de nombreuses piqûres de vers, rebouchées
-avec de la cire, annonçaient les longs services, un
-fauteuil de tapisserie aux couleurs passées et qu’avait
-usé la tête branlante de l’aïeule, un rouet poli
-par le travail: c’était tout.</p>
-
-<p>Nous allions oublier un berceau d’enfant, tout<span class="pagenum"><a name="Page_372" id="Page_372">[372]</a></span>
-neuf, bien douillettement garni, et recouvert d’une
-jolie courte-pointe à ramages, piquée par une aiguille
-infatigable, celle d’une mère ornant la crèche
-de son petit Jésus.</p>
-
-<p>Toute la richesse de la pauvre maison était concentrée
-là.</p>
-
-<p>L’enfant d’un bourgmestre ou d’un conseiller aulique
-n’eût pas été plus moelleusement couché.
-Sainte prodigalité, douce folie de la mère, qui se
-prive de tout pour faire un peu de luxe, au sein de
-sa misère, à son cher nourrisson!</p>
-
-<p>Ce berceau donnait un air de fête au mince taudis;
-la nature, qui est compatissante aux malheureux,
-égayait la nudité de cette chaumine par des touffes
-de joubarbes et des mousses de velours. De bonnes
-plantes, pleines de pitié, tout en ayant l’air de parasites,
-bouchaient à propos les trous du toit qu’elles
-rendaient splendide comme une corbeille, et empêchaient
-la pluie de tomber sur le berceau; les pigeons
-s’abattaient sur la fenêtre et roucoulaient jusqu’à ce
-que l’enfant fût endormi.</p>
-
-<p>Un petit oiseau auquel le jeune Hanz avait donné
-une miette de pain l’hiver, quand la neige blanchissait
-la terre, avait, au printemps, laissé choir une
-graine de son bec au pied de la muraille, et il en
-était sorti un beau liseron qui, s’accrochant aux
-pierres avec ses griffes vertes, était entré dans la
-chambre par un carreau brisé, et couronnait de sa
-guirlande le berceau de l’enfant, de sorte qu’au matin,
-les yeux bleus de Hanz et les clochettes bleues<span class="pagenum"><a name="Page_373" id="Page_373">[373]</a></span>
-du liseron s’éveillaient en même temps, et se regardaient
-d’un air d’intelligence.</p>
-
-<p>Ce logis était donc pauvre, mais non pas triste.</p>
-
-<p>La mère de Hanz, dont le mari était mort bien loin
-à la guerre, vivait, tant bien que mal, de quelques
-légumes du jardin, et du produit de son rouet: bien
-peu de chose, mais Hanz ne manquait de rien, c’était
-assez.</p>
-
-<p>Certes c’était une femme pieuse et croyante que la
-mère de Hanz. Elle priait, travaillait et pratiquait la
-vertu; mais elle commit une faute: elle se regarda
-avec trop de complaisance et s’enorgueillit trop dans
-son fils.</p>
-
-<p>Il arrive quelquefois que les mères, voyant ces
-beaux enfants vermeils, aux mains trouées de fossettes,
-à la peau blanche, aux talons roses, s’imaginent
-qu’ils sont à elles pour toujours; mais Dieu
-ne donne rien, il prête seulement; et, comme un
-créancier oublié, il vient parfois redemander subitement
-son dû.</p>
-
-<p>Parce que ce frais bouton était sorti de sa tige, la
-mère de Hanz crut qu’elle l’avait fait naître; et Dieu,
-qui, du fond de son paradis aux voûtes d’azur étoilées
-d’or, observe tout ce qui se passe sur terre, et
-entend du bout de l’infini le bruit que fait le brin
-d’herbe en poussant, ne vit pas cela avec plaisir.</p>
-
-<p>Il vit aussi que Hanz était gourmand et sa mère
-trop indulgente à sa gourmandise; souvent ce mauvais
-enfant pleurait lorsqu’il fallait, après le raisin
-ou la pomme, manger le pain, objet de l’envie de<span class="pagenum"><a name="Page_374" id="Page_374">[374]</a></span>
-tant de malheureux, et la mère le laissait jeter le
-morceau commencé, ou l’achevait elle-même.</p>
-
-<p>Or, il advint que Hanz tomba malade: la fièvre
-le brûlait, sa respiration sifflait dans son gosier étranglé;
-il avait le croup, une terrible maladie qui a fait
-rougir les yeux de bien des mères et de bien des
-pères.</p>
-
-<p>La pauvre femme, à ce spectacle, sentit une douleur
-horrible.</p>
-
-<p>Sans doute vous avez vu dans quelque église
-l’image de Notre-Dame, vêtue de deuil et debout
-sous la croix, avec sa poitrine ouverte et son cœur
-ensanglanté, où plongent sept glaives d’argent, trois
-d’un côté, quatre de l’autre. Cela veut dire qu’il n’y
-a pas d’agonie plus affreuse que celle d’une mère qui
-voit mourir son enfant.</p>
-
-<p>Et pourtant la sainte Vierge croyait à la divinité
-de Jésus et savait que son fils ressusciterait.</p>
-
-<p>Or, la mère de Hanz n’avait pas cet espoir.</p>
-
-<p>Pendant les derniers jours de la maladie de Hanz,
-tout en le veillant, la mère, machinalement, continuait
-à filer, et le bourdonnement du rouet se mêlait
-au râle du petit moribond.</p>
-
-<p>Si des riches trouvent étrange qu’une mère file
-près du lit de mort de son enfant, c’est qu’ils ne
-savent pas ce que la pauvreté renferme de tortures
-pour l’âme; hélas! elle ne brise pas seulement le
-corps, elle brise aussi le cœur.</p>
-
-<p>Ce qu’elle filait ainsi, c’était le fil pour le linceul
-de son petit Hanz; elle ne voulait pas qu’une toile<span class="pagenum"><a name="Page_375" id="Page_375">[375]</a></span>
-qui eût servi enveloppât ce cher corps, et comme
-elle n’avait pas d’argent, elle faisait ronfler son rouet
-avec une funèbre activité; mais elle ne passait pas
-le fil sur sa lèvre comme d’habitude: il lui tombait
-assez de pleurs des yeux pour le mouiller.</p>
-
-<p>A la fin du sixième jour, Hanz expira. Soit hasard,
-soit sympathie, la guirlande de liseron qui caressait
-son berceau languit, se fana, se dessécha, et laissa
-tomber sa dernière fleur crispée sur le lit.</p>
-
-<p>Quand la mère fut bien convaincue que le souffle
-s’était envolé à tout jamais de ses lèvres où les violettes
-de la mort avaient remplacé les roses de la vie,
-elle recouvrit, avec le bord du drap, cette tête trop
-chère, prit son paquet de fil sous son bras, et se dirigea
-vers la maison du tisserand.</p>
-
-<p>«Tisserand, lui dit-elle, voici du fil bien égal, très-fin
-et sans nœuds: l’araignée n’en file pas de plus
-délié entre les solives du plafond; que votre navette
-aille et vienne; de ce fil il me faut faire une aune de
-toile aussi douce que de la toile de Frise et de Hollande.»</p>
-
-<p>Le tisserand prit l’écheveau, disposa la chaîne, et
-la navette affairée, tirant le fil après elle, se mit à
-courir çà et là.</p>
-
-<p>Le peigne raffermissait la trame, et la toile s’avançait
-sur le métier sans inégalité, sans rupture, aussi
-fine que la chemise d’une archiduchesse ou le linge
-dont le prêtre essuie le calice à l’autel.</p>
-
-<p>Quand le fil fut tout employé, le tisserand rendit
-la toile à la pauvre mère et lui dit, car il avait tout<span class="pagenum"><a name="Page_376" id="Page_376">[376]</a></span>
-compris à l’air fixement désespéré de la malheureuse:</p>
-
-<p>«Le fils de l’Empereur, qui est mort, l’année dernière,
-en nourrice, n’est pas enveloppé dans son petit
-cercueil d’ébène, à clous d’argent, d’une toile plus
-moelleuse et plus fine.»</p>
-
-<p>Ayant plié la toile, la mère tira de son doigt amaigri
-un mince anneau d’or tout usé par le frottement:</p>
-
-<p>«Bon tisserand, dit-elle, prenez cet anneau, mon
-anneau de mariage, le seul or que j’aie jamais possédé.»</p>
-
-<p>Le brave homme de tisserand ne voulait pas le
-prendre; mais elle lui dit:</p>
-
-<p>«Je n’ai pas besoin de bague là où je vais; car,
-je le sens, les petits bras de Hanz me tirent en
-terre.»</p>
-
-<p>Elle alla ensuite chez le charpentier, et lui dit:</p>
-
-<p>«Maître, prenez de bon cœur de chêne qui ne se
-pourrisse pas et que les vers ne puissent piquer;
-taillez-y cinq planches et deux planchettes, et faites-en
-une bière de cette mesure.»</p>
-
-<p>Le charpentier prit la scie et le rabot, ajusta les
-ais, frappa, avec son maillet, sur les clous le plus
-doucement possible, pour ne pas faire entrer les
-pointes de fer dans le cœur de la pauvre femme plus
-avant que dans le bois.</p>
-
-<p>Quand l’ouvrage fut fini, on aurait dit, tant il était
-soigné et bien fait, une boîte à mettre des bijoux et
-des dentelles.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_377" id="Page_377">[377]</a></span></p>
-
-<p>«Charpentier, qui avez fait un si beau cercueil à
-mon petit Hanz, je vous donne ma maison au bout
-du village, et le petit jardin qui est derrière, et le
-puits avec sa vigne.&mdash;Vous n’attendrez pas longtemps.»</p>
-
-<p>Avec le linceul et le cercueil qu’elle tenait sous
-son bras, tant il était petit, elle s’en allait par les
-rues du village, et les enfants, qui ne savent ce que
-c’est que la mort, disaient:</p>
-
-<p>«Voyez comme la mère de Hanz lui porte une belle
-boîte de joujoux de Nuremberg; sans doute une
-ville avec ses maisons de bois peintes et vernissées,
-son clocher entouré d’une feuille de plomb, son beffroi
-et sa tour crénélée, et les arbres des promenades,
-tout frisés et tout verts, ou bien un joli violon
-avec ses chevilles sculptées au manche et son archet
-en crin de cheval.&mdash;Oh! que n’avons-nous une boîte
-pareille!»</p>
-
-<p>Et les mères, en pâlissant, les embrassaient et les
-faisaient taire:</p>
-
-<p>«Imprudents que vous êtes, ne dites pas cela; ne
-la souhaitez pas la boîte à joujoux, la boîte à violon
-que l’on porte sous le bras en pleurant; vous l’aurez
-assez tôt, pauvres petits!»</p>
-
-<p>Quand la mère de Hanz fut rentrée, elle prit le cadavre
-mignon et encore joli de son fils, et se mit à
-lui faire cette dernière toilette qu’il faut bien soigner,
-car elle doit durer l’éternité.</p>
-
-<p>Elle le revêtit de ses habits du dimanche, de sa
-robe de soie et de sa pelisse à fourrures, pour qu’il<span class="pagenum"><a name="Page_378" id="Page_378">[378]</a></span>
-n’eût pas froid dans l’endroit humide où il allait. Elle
-plaça à côté de lui la poupée aux yeux d’émail qu’il
-aimait tant qu’il la faisait coucher dans son berceau.</p>
-
-<p>Mais, au moment de rabattre le linceul sur le corps
-à qui elle avait donné mille fois le dernier baiser, elle
-s’aperçut qu’elle avait oublié de mettre à l’enfant
-mort ses jolis petits souliers rouges.</p>
-
-<p>Elle les chercha dans la chambre, car cela lui faisait
-de la peine de voir nus ces pieds autrefois si tièdes
-et si vermeils, maintenant si glacés et si pâles;
-mais, pendant son absence, les rats ayant trouvé les
-souliers sous le lit, faute de meilleure nourriture,
-avaient grignoté, rongé et déchiqueté la peau.</p>
-
-<p>Ce fut un grand chagrin pour la pauvre mère que
-son Hanz s’en allât dans l’autre monde les pieds nus;
-alors que le cœur n’est plus qu’une plaie, il suffit de
-le toucher pour le faire saigner.</p>
-
-<p>Elle pleura devant ces souliers: de cet œil enflammé
-et tari une larme put jaillir encore.</p>
-
-<p>Comment pourrait-elle avoir des souliers pour
-Hanz, elle avait donné sa bague et sa maison? telle
-était la pensée qui la tourmentait. A force de rêver,
-il lui vint une idée.</p>
-
-<p>Dans la huche restait une miche tout entière, car,
-depuis longtemps, la malheureuse, nourrie par son
-chagrin, ne mangeait plus.</p>
-
-<p>Elle fendit cette miche, se souvenant qu’autrefois,
-avec la mie, elle avait fait, pour amuser Hanz, des
-pigeons, des canards, des poules, des sabots, des
-barques et autres puérilités.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_379" id="Page_379">[379]</a></span></p>
-
-<p>Plaçant la mie dans le creux de sa main, et la pétrissant
-avec son pouce en l’humectant de ses larmes,
-elle fit une paire de petits souliers de pain dont
-elle chaussa les pieds froids et bleuâtres de l’enfant
-mort, et, le cœur soulagé, elle rabattit le linceul et
-ferma la bière.&mdash;Pendant qu’elle pétrissait la mie,
-un pauvre s’était présenté sur le seuil, timide, demandant
-du pain; mais de la main elle lui avait fait
-signe de s’éloigner.</p>
-
-<p>Le fossoyeur vint prendre la boîte, et l’enfouit dans
-un coin du cimetière sous une touffe de rosiers
-blancs: l’air était doux, il ne pleuvait pas, et la
-terre n’était pas mouillée; ce fut une consolation
-pour la mère, qui pensa que son pauvre petit Hanz
-ne passerait pas trop mal sa première nuit de tombeau.</p>
-
-<p>Revenue dans sa maison solitaire, elle plaça le
-berceau de Hanz à côté de son lit, se coucha et s’endormit.</p>
-
-<p>La nature brisée succombait.</p>
-
-<p>En dormant, elle eut un rêve, ou, du moins, elle
-crut que c’était un rêve.</p>
-
-<p>Hanz lui apparut, vêtu, comme dans sa bière, de
-sa robe des dimanches, de sa pelisse à fourrure de
-cygne, ayant à la main sa poupée aux yeux d’émail,
-et aux pieds ses souliers de pain.</p>
-
-<p>Il semblait triste.</p>
-
-<p>Il n’avait pas cette auréole que la mort doit donner
-aux petits innocents; car si l’on met un enfant dans
-la terre, il en sort un ange.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_380" id="Page_380">[380]</a></span></p>
-
-<p>Les roses du Paradis ne fleurissaient pas sur ses
-joues pâles, fardées en blanc par la mort; des larmes
-tombaient de ses cils blonds, et de gros soupirs
-gonflaient sa petite poitrine.</p>
-
-<p>La vision disparut, et la mère s’éveilla baignée de
-sueur, ravie d’avoir vu son fils, effrayée de l’avoir
-revu si triste; mais elle se rassura en se disant:
-Pauvre Hanz! même en Paradis, il ne peut m’oublier.</p>
-
-<p>La nuit suivante, l’apparition se renouvela: Hanz
-était encore plus triste et plus pâle.</p>
-
-<p>Sa mère, lui tendant les bras, lui dit:</p>
-
-<p>«Cher enfant, console-toi, et ne t’ennuie pas au
-Ciel, je vais te rejoindre.»</p>
-
-<p>La troisième nuit, Hanz revint encore; il gémissait
-et pleurait plus que les autres fois, et il disparut en
-joignant ses petites mains: il n’avait plus sa poupée,
-mais il avait toujours ses souliers de pain.</p>
-
-<p>La mère inquiète alla consulter un vénérable prêtre
-qui lui dit:</p>
-
-<p>«Je veillerai près de vous cette nuit, et j’interrogerai
-le petit spectre; il me répondra; je sais les
-mots qu’il faut dire aux esprits innocents ou coupables.»</p>
-
-<p>Hanz parut à l’heure ordinaire, et le prêtre le
-somma, avec les mots consacrés, de dire ce qui le
-tourmentait dans l’autre monde.</p>
-
-<p>«Ce sont les souliers de pain qui font mon tourment
-et m’empêchent de monter l’escalier de diamant
-du Paradis; ils sont plus lourds à mes pieds<span class="pagenum"><a name="Page_381" id="Page_381">[381]</a></span>
-que des bottes de postillon, et je ne puis dépasser les
-deux ou trois premières marches, et cela me cause
-une grande peine, car je vois là-haut une nuée de
-beaux chérubins avec des ailes roses qui m’appellent
-pour jouer et me montrent des joujoux d’argent
-et d’or.</p>
-
-<p>Ayant dit ces mots, il disparut.</p>
-
-<p>Le saint prêtre, à qui la mère de Hanz avait fait
-sa confession, lui dit:</p>
-
-<p>«Vous avez commis une grande faute, vous avez
-profané le pain quotidien, le pain sacré, le pain du
-bon Dieu, le pain que Jésus-Christ, à son dernier
-repas, a choisi pour représenter son corps, et, après
-en avoir refusé une tranche au pauvre qui s’est présenté
-sur votre seuil, vous en avez pétri des souliers
-pour votre Hanz.</p>
-
-<p>«Il faut ouvrir la bière, retirer les souliers de
-pain des pieds de l’enfant et les brûler dans le feu
-qui purifie tout.»</p>
-
-<p>Accompagné du fossoyeur et de la mère, le prêtre
-se rendit au cimetière: en quatre coups de bêche on
-mit le cercueil à nu, on l’ouvrit.</p>
-
-<p>Hanz était couché dedans, tel que sa mère l’y avait
-posé, mais sa figure avait une expression de douleur.</p>
-
-<p>Le saint prêtre ôta délicatement des talons du
-jeune mort les souliers de pain, et les brûla lui-même
-à la flamme d’un cierge en récitant une prière.</p>
-
-<p>Lorsque la nuit vint, Hanz apparut à sa mère une
-dernière fois, mais joyeux, rose, content, avec deux
-petits chérubins dont il s’était déjà fait des amis; il<span class="pagenum"><a name="Page_382" id="Page_382">[382]</a></span>
-avait des ailes de lumière et un bourrelet de diamants.</p>
-
-<p>«Oh! ma mère, quelle joie, quelle félicité, et
-comme ils sont beaux les jardins du Paradis! On y
-joue éternellement, et le bon Dieu ne gronde jamais.»</p>
-
-<p>Le lendemain, la mère revit son fils, non pas sur
-terre, mais au ciel; car elle mourut dans la journée,
-le front penché sur le berceau vide.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_383" id="Page_383">[383]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">LE CHEVALIER DOUBLE</h2>
-
-<p class="p2">Qui rend donc la blonde Edwige si triste? que
-fait-elle assise à l’écart, le menton dans sa main et le
-coude au genou, plus morne que le désespoir, plus
-pâle que la statue d’albâtre qui pleure sur un tombeau?</p>
-
-<p>Du coin de sa paupière une grosse larme roule sur
-le duvet de sa joue, une seule, mais qui ne tarit
-jamais; comme cette goutte d’eau qui suinte des
-voûtes du rocher et qui à la longue use le granit,
-cette seule larme, en tombant sans relâche de ses
-yeux sur son cœur, l’a percé et traversé à jour.</p>
-
-<p>Edwige, blonde Edwige, ne croyez-vous plus à
-Jésus-Christ le doux Sauveur? doutez-vous de l’indulgence
-de la très-sainte Vierge Marie? Pourquoi
-portez-vous sans cesse à votre flanc vos petites mains
-diaphanes, amaigries et fluettes comme celles des
-Elfes et des Willis? Vous allez être mère; c’était votre
-plus cher vœu; votre noble époux, le comte Lodbrog,<span class="pagenum"><a name="Page_384" id="Page_384">[384]</a></span>
-a promis un autel d’argent massif, un ciboire d’or
-fin à l’église de Saint-Euthbert si vous lui donniez un
-fils.</p>
-
-<p>Hélas! hélas! la pauvre Edwige a le cœur percé
-des sept glaives de la douleur; un terrible secret pèse
-sur son âme. Il y a quelques mois, un étranger est
-venu au château; il faisait un terrible temps cette
-nuit-là: les tours tremblaient dans leur charpente,
-les girouettes piaulaient, le feu rampait dans la cheminée,
-et le vent frappait à la vitre comme un importun
-qui veut entrer.</p>
-
-<p>L’étranger était beau comme un ange, mais comme
-un ange tombé; il souriait doucement et regardait
-doucement, et pourtant ce regard et ce sourire vous
-glaçaient de terreur et vous inspiraient l’effroi qu’on
-éprouve en se penchant sur un abîme. Une grâce
-scélérate, une langueur perfide comme celle du tigre
-qui guette sa proie, accompagnaient tous ses mouvements;
-il charmait à la façon du serpent qui fascine
-l’oiseau.</p>
-
-<p>Cet étranger était un maître chanteur; son teint
-bruni montrait qu’il avait vu d’autres cieux; il disait
-venir du fond de la fond de la Bohême, et demandait
-l’hospitalité pour cette nuit-là seulement.</p>
-
-<p>Il resta cette nuit, et encore d’autres jours et encore
-d’autres nuits, car la tempête ne pouvait s’apaiser,
-et le vieux château s’agitait sur ses fondements
-comme si la rafale eût voulu le déraciner et faire
-tomber sa couronne de créneaux dans les eaux écumeuses
-du torrent.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_385" id="Page_385">[385]</a></span></p>
-
-<p>Pour charmer le temps, il chantait d’étranges
-poésies qui troublaient le cœur et donnaient des idées
-furieuses; tout le temps qu’il chantait, un corbeau
-noir vernissé, luisant comme le jais, se tenait sur
-son épaule; il battait la mesure avec son bec d’ébène,
-et semblait applaudir en secouant ses ailes.&mdash;Edwige
-pâlissait, pâlissait comme les lis du clair de
-lune; Edwige rougissait, rougissait comme les roses
-de l’aurore, et se laissait aller en arrière dans son
-grand fauteuil, languissante, à demi morte, enivrée
-comme si elle avait respiré le parfum fatal de ces
-fleurs qui font mourir.</p>
-
-<p>Enfin le maître chanteur put partir; un petit sourire
-bleu venait de dérider la face du ciel. Depuis ce
-jour, Edwige, la blonde Edwige ne fait que pleurer
-dans l’angle de la fenêtre.</p>
-
-<p>Edwige est mère; elle a un bel enfant tout blanc
-et tout vermeil.&mdash;Le vieux comte Lodbrog a commandé
-au fondeur l’autel d’argent massif, et il a
-donné mille pièces d’or à l’orfévre dans une bourse
-de peau de renne pour fabriquer le ciboire; il sera
-large et lourd, et tiendra une grande mesure de
-vin. Le prêtre qui le videra pourra dire qu’il est un
-bon buveur.</p>
-
-<p>L’enfant est tout blanc et tout vermeil, mais il a le
-regard noir de l’étranger: sa mère l’a bien vu. Ah!
-pauvre Edwige! pourquoi avez-vous tant regardé
-l’étranger avec sa harpe et son corbeau?...</p>
-
-<p>Le chapelain ondoie l’enfant;&mdash;on lui donne le
-nom d’Oluf, un bien beau nom!&mdash;Le mire monte<span class="pagenum"><a name="Page_386" id="Page_386">[386]</a></span>
-sur la plus haute tour pour lui tirer l’horoscope.</p>
-
-<p>Le temps était clair et froid: comme une mâchoire
-de loup cervier aux dents aiguës et blanches, une
-découpure de montagnes couvertes de neiges mordait
-le bord de la robe du ciel; les étoiles larges et
-pâles brillaient dans la crudité bleue de la nuit
-comme des soleils d’argent.</p>
-
-<p>Le mire prend la hauteur, remarque l’année, le
-jour et la minute; il fait de longs calculs en encre
-rouge sur un long parchemin tout constellé de signes
-cabalistiques; il rentre dans son cabinet, et remonte
-sur la plate-forme, il ne s’est pourtant pas
-trompé dans ses supputations, son thème de nativité
-est juste comme un trébuchet à peser les pierres
-fines; cependant il recommence: il n’a pas fait d’erreur.</p>
-
-<p>Le petit comte Oluf a une étoile double, une verte et
-une rouge, verte comme l’espérance, rouge comme
-l’enfer; l’une favorable, l’autre désastreuse. Cela
-s’est-il jamais vu qu’un enfant ait une étoile double?</p>
-
-<p>Avec un air grave et compassé le mire rentre dans
-la chambre de l’accouchée et dit, en passant sa main
-osseuse dans les flots de sa grande barbe de mage:</p>
-
-<p>«Comtesse Edwige, et vous, comte Lodbrog, deux
-influences ont présidé à la naissance d’Oluf, votre
-précieux fils: l’une bonne, l’autre mauvaise; c’est
-pourquoi il a une étoile verte et une étoile rouge. Il
-est soumis à un double ascendant; il sera très-heureux
-ou très-malheureux, je ne sais lequel; peut-être tous
-les deux à la fois.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_387" id="Page_387">[387]</a></span></p>
-
-<p>Le comte Lodbrog répondit au mire: «L’étoile
-verte l’emportera.» Mais Edwige craignait dans
-son cœur de mère que ce ne fût la rouge. Elle remit
-son menton dans sa main, son coude sur son
-genou, et recommença à pleurer dans le coin de la
-fenêtre. Après avoir allaité son enfant, son unique
-occupation était de regarder à travers la vitre la neige
-descendre en flocons drus et pressés, comme si l’on
-eût plumé là-haut les ailes blanches de tous les anges
-et de tous les chérubins.</p>
-
-<p>De temps en temps un corbeau passait devant la
-vitre, croassant et secouant cette poussière argentée.
-Cela faisait penser Edwige au corbeau singulier qui
-se tenait toujours sur l’épaule de l’étranger au doux
-regard du tigre, au charmant sourire de vipère.</p>
-
-<p>Et ses larmes tombaient plus vite de ses yeux sur
-son cœur, sur son cœur percé à jour.</p>
-
-<p>Le jeune Oluf est un enfant bien étrange: on dirait
-qu’il y a dans sa petite peau blanche et vermeille
-deux enfants d’un caractère différent; un jour il est
-bon comme un ange, un autre jour il est méchant
-comme un diable, il mord le sein de sa mère, et déchire
-à coup d’ongles le visage de sa gouvernante.</p>
-
-<p>Le vieux comte Lodbrog, souriant dans sa moustache
-grise, dit qu’Oluf fera un bon soldat et qu’il a
-l’humeur belliqueuse. Le fait est qu’Oluf est un petit
-drôle insupportable: tantôt il pleure, tantôt il rit; il
-est capricieux comme la lune, fantasque comme une
-femme; il va, vient, s’arrête tout à coup sans motif
-apparent, abandonne ce qu’il avait entrepris et fait<span class="pagenum"><a name="Page_388" id="Page_388">[388]</a></span>
-succéder à la turbulence la plus inquiète l’immobilité
-la plus absolue; quoiqu’il soit seul, il paraît converser
-avec un interlocuteur invisible! Quand on lui
-demande la cause de toutes ces agitations, il dit que
-l’étoile rouge le tourmente.</p>
-
-<p>Oluf a bientôt quinze ans. Son caractère devient de
-plus en plus inexplicable; sa physionomie, quoique
-parfaitement belle, est d’une expression embarrassante;
-il est blond comme sa mère, avec tous les traits
-de la race du Nord; mais sous son front blanc comme
-la neige que n’a rayée encore ni le patin du chasseur
-ni maculée le pied de l’ours, et qui est bien le
-front de la race antique des Lodbrog, scintille entre
-deux paupières orangées un œil aux longs cils noirs,
-un œil de jais illuminé des fauves ardeurs de la passion
-italienne, un regard velouté, cruel et doucereux
-comme celui du maître chanteur de Bohême.</p>
-
-<p>Comme les mois s’envolent, et plus vite encore les
-années! Edwige repose maintenant sous les arches
-ténébreuses du caveau des Lodbrog, à côté du vieux
-comte, souriant, dans son cercueil, de ne pas voir
-son nom périr. Elle était déjà si pâle que la mort ne
-l’a pas beaucoup changée. Sur son tombeau il y a
-une belle statue couchée, les mains jointes, et les
-pieds sur une levrette de marbre, fidèle compagnie
-des trépassés. Ce qu’a dit Edwige à sa dernière heure,
-nul ne le sait, mais le prêtre qui la confessait est
-devenu plus pâle encore que la mourante.</p>
-
-<p>Oluf, le fils brun et blond d’Edwige la désolée, a
-vingt ans aujourd’hui. Il est très-adroit à tous les<span class="pagenum"><a name="Page_389" id="Page_389">[389]</a></span>
-exercices, nul ne tire mieux l’arc que lui; il refend
-la flèche qui vient de se planter en tremblant dans le
-cœur du but; sans mors ni éperon il dompte les chevaux
-les plus sauvages.</p>
-
-<p>Il n’a jamais impunément regardé une femme ou
-une jeune fille; mais aucune de celles qui l’ont aimé
-n’a été heureuse. L’inégalité fatale de son caractère
-s’oppose à toute réalisation de bonheur entre une
-femme et lui. Une seule de ses moitiés ressent de la
-passion, l’autre éprouve de la haine; tantôt l’étoile
-verte l’emporte, tantôt l’étoile rouge. Un jour il vous
-dit: «O blanches vierges du Nord, étincelantes et
-pures comme les glaces du pôle; prunelles de clair
-de lune; joues nuancées des fraîcheurs de l’aurore
-boréale!» Et l’autre jour il s’écriait: «O filles d’Italie,
-dorées par le soleil et blondes comme l’orange!
-cœurs de flamme dans des poitrines de bronze!»
-Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’il est sincère dans
-les deux exclamations.</p>
-
-<p>Hélas! pauvres désolées, tristes ombres plaintives,
-vous ne l’accusez même pas, car vous savez qu’il est
-plus malheureux que vous; son cœur est un terrain
-sans cesse foulé par les pieds de deux lutteurs inconnus,
-dont chacun, comme dans le combat de
-Jacob et de l’Ange, cherche à dessécher le jarret
-de son adversaire.</p>
-
-<p>Si l’on allait au cimetière, sous les larges feuilles
-veloutées du verbascum aux profondes découpures,
-sous l’asphodèle aux rameaux d’un vert malsain,
-dans la folle avoine et les orties, l’on trouverait plus<span class="pagenum"><a name="Page_390" id="Page_390">[390]</a></span>
-d’une pierre abandonnée où la rosée du matin répand
-seule ses larmes. Mina, Dora, Thécla! la terre
-est-elle bien lourde à vos seins délicats et à vos corps
-charmants?</p>
-
-<p>Un jour Oluf appelle Dietrich, son fidèle écuyer; il
-lui dit de seller son cheval.</p>
-
-<p>«Maître, regardez comme la neige tombe, comme
-le vent siffle et fait ployer jusqu’à terre la cime des
-sapins; n’entendez-vous pas dans le lointain hurler
-les loups maigres et bramer ainsi que des âmes en
-peine les rennes à l’agonie?</p>
-
-<p>&mdash;Dietrich, mon fidèle écuyer, je secouerai la neige
-comme on fait d’un duvet qui s’attache au manteau;
-je passerai sous l’arceau des sapins en inclinant un
-peu l’aigrette de mon casque. Quant aux loups, leurs
-griffes s’émousseront sur cette bonne armure, et du
-bout de mon épée fouillant la glace, je découvrirai au
-pauvre renne, qui geint et pleure à chaudes larmes,
-la mousse fraîche et fleurie qu’il ne peut atteindre.»</p>
-
-<p>Le comte Oluf de Lodbrog, car tel est son titre depuis
-que le vieux comte est mort, part sur son bon
-cheval, accompagné de ses deux chiens géants, Murg
-et Fenris, car le jeune seigneur aux paupières couleur
-d’orange a un rendez-vous, et déjà peut-être,
-du haut de la petite tourelle aiguë en forme de poivrière
-se penche sur le balcon sculpté, malgré le
-froid et la bise, la jeune fille inquiète, cherchant à
-démêler dans la blancheur de la plaine le panache
-du chevalier.</p>
-
-<p>Oluf, sur son grand cheval à formes d’éléphant,<span class="pagenum"><a name="Page_391" id="Page_391">[391]</a></span>
-dont il laboure les flancs à coups d’éperon, s’avance
-dans la campagne; il traverse le lac, dont le froid n’a
-fait qu’un seul bloc de glace, où les poissons sont enchâssés,
-les nageoires étendues, comme des pétrifications
-dans la pâte du marbre; les quatre fers du
-cheval, armés de crochets, mordent solidement la
-dure surface; un brouillard, produit par sa sueur et
-sa respiration, l’enveloppe et le suit; on dirait qu’il
-galope dans un nuage; les deux chiens, Murg et
-Fenris, soufflent, de chaque côté de leur maître, par
-leurs naseaux sanglants, de longs jets de fumée
-comme des animaux fabuleux.</p>
-
-<p>Voici le bois de sapins; pareils à des spectres, ils
-étendent leurs bras appesantis chargés de nappes
-blanches; le poids de la neige courbe les plus jeunes
-et les plus flexibles: on dirait une suite d’arceaux
-d’argent. La noire terreur habite dans cette forêt, où
-les rochers affectent des formes monstrueuses, où
-chaque arbre, avec ses racines, semble couver à ses
-pieds un nid de dragons engourdis. Mais Oluf ne connaît
-pas la terreur.</p>
-
-<p>Le chemin se resserre de plus en plus, les sapins
-croisent inextricablement leurs branches lamentables;
-à peine de rares éclaircies permettent-elles de
-voir la chaîne de collines neigeuses qui se détachent
-en blanches ondulations sur le ciel noir et terne.</p>
-
-<p>Heureusement Mopse est un vigoureux coursier
-qui porterait sans plier Odin le gigantesque; nul
-obstacle ne l’arrête; il saute par-dessus les rochers,
-il enjambe les fondrières, et de temps en temps il<span class="pagenum"><a name="Page_392" id="Page_392">[392]</a></span>
-arrache aux cailloux que son sabot heurte sous la
-neige une aigrette d’étincelles aussitôt éteintes.</p>
-
-<p>«Allons, Mopse, courage! tu n’as plus à traverser
-que la petite plaine et le bois de bouleaux; une jolie
-main caressera ton col satiné, et dans une écurie
-bien chaude tu mangeras de l’orge mondée et de
-l’avoine à pleine mesure.»</p>
-
-<p>Quel charmant spectacle que le bois de bouleaux!
-toutes les branches sont ouatées d’une peluche de
-givre, les plus petites brindilles se dessinent en blanc
-sur l’obscurité de l’atmosphère: on dirait une immense
-corbeille de filigrane, un madrépore d’argent,
-une grotte avec tous ses stalactites; les ramifications
-et les fleurs bizarres dont la gelée étame les vitres
-n’offrent pas des dessins plus compliqués et plus
-variés.</p>
-
-<p>«Seigneur Oluf, que vous avez tardé! j’avais peur
-que l’ours de la montagne vous eût barré le chemin
-ou que les elfes vous eussent invité à danser, dit la
-jeune châtelaine en faisant asseoir Oluf sur le fauteuil
-de chêne dans l’intérieur de la cheminée. Mais
-pourquoi êtes-vous venu au rendez-vous d’amour
-avec un compagnon? Aviez-vous donc peur de passer
-tout seul par la forêt?</p>
-
-<p>&mdash;De quel compagnon voulez-vous parler, fleur de
-mon âme? dit Oluf très-surpris à la jeune châtelaine.</p>
-
-<p>&mdash;Du chevalier à l’étoile rouge que vous menez
-toujours avec vous. Celui qui est né d’un regard du
-chanteur bohémien, l’esprit funeste qui vous possède;
-défaites-vous du chevalier à l’étoile rouge, ou je n’écouterai<span class="pagenum"><a name="Page_393" id="Page_393">[393]</a></span>
-jamais vos propos d’amour; je ne puis être
-la femme de deux hommes a la fois.»</p>
-
-<p>Oluf eut beau faire et beau dire, il ne put seulement
-parvenir à baiser le petit doigt rose de la main
-de Brenda; il s’en alla fort mécontent et résolu à
-combattre le chevalier à l’étoile rouge s’il pouvait le
-rencontrer.</p>
-
-<p>Malgré l’accueil sévère de Brenda, Oluf reprit le
-lendemain la route du château à tourelles en forme de
-poivrière: les amoureux ne se rebutent pas aisément.</p>
-
-<p>Tout en cheminant il se disait: «Brenda sans doute
-est folle; et que veut-elle dire avec son chevalier à
-l’étoile rouge?»</p>
-
-<p>La tempête était des plus violentes; la neige tourbillonnait
-et permettait à peine de distinguer la
-terre du ciel. Une spirale de corbeaux, malgré les
-abois de Fenris et de Murg, qui sautaient en l’air
-pour les saisir, tournoyait sinistrement au-dessus du
-panache d’Oluf. A leur tête était le corbeau luisant
-comme le jais qui battait la mesure sur l’épaule du
-chanteur bohémien.</p>
-
-<p>Fenris et Murg s’arrêtent subitement: leurs naseaux
-mobiles hument l’air avec inquiétude; ils
-subodorent la présence d’un ennemi.&mdash;Ce n’est point
-un loup ni un renard; un loup et un renard ne seraient
-qu’une bouchée pour ces braves chiens.</p>
-
-<p>Un bruit de pas se fait entendre, et bientôt paraît
-au détour du chemin un chevalier monté sur un cheval
-de grande taille et suivi de deux chiens énormes.</p>
-
-<p>Vous l’auriez pris pour Oluf. Il était armé exactement<span class="pagenum"><a name="Page_394" id="Page_394">[394]</a></span>
-de même, avec un surcot historié du même blason;
-seulement il portait sur son casque une plume
-rouge au lieu d’une verte. La route était si étroite
-qu’il fallait que l’un des deux chevaliers reculât.</p>
-
-<p>«Seigneur Oluf, reculez-vous pour que je passe,
-dit le chevalier à la visière baissée. Le voyage que
-je fais est un long voyage; on m’attend, il faut que
-j’arrive.</p>
-
-<p>&mdash;Par la moustache de mon père, c’est vous qui
-reculerez. Je vais à un rendez-vous d’amour, et les
-amoureux sont pressés,» répondit Oluf en portant la
-main sur la garde de son épée.</p>
-
-<p>L’inconnu tira la sienne, et le combat commença.
-Les épées, en tombant sur les mailles d’acier, en faisaient
-jaillir des gerbes d’étincelles petillantes; bientôt,
-quoique d’une trempe supérieure, elles furent
-ébréchées comme des scies. On eût pris les combattants,
-à travers la fumée de leurs chevaux et la
-brume de leur respiration haletante, pour deux noirs
-forgerons acharnés sur un fer rouge. Les chevaux,
-animés de la même rage que leurs maîtres, mordaient
-à belles dents leurs cous veineux, et s’enlevaient
-des lambeaux de poitrail; ils s’agitaient avec
-des soubresauts furieux, se dressaient sur leurs pieds
-de derrière, et se servant de leurs sabots comme de
-poings fermés, ils se portaient des coups terribles
-pendant que leurs cavaliers se martelaient affreusement
-par-dessus leurs têtes; les chiens n’étaient
-qu’une morsure et qu’un hurlement.</p>
-
-<p>Les gouttes de sang suintant à travers les écailles<span class="pagenum"><a name="Page_395" id="Page_395">[395]</a></span>
-imbriquées des armures et tombant toutes tièdes
-sur la neige, y faisaient de petits trous roses. Au
-bout de peu d’instants l’on aurait dit un crible, tant
-les gouttes tombaient fréquentes et pressées. Les
-deux chevaliers étaient blessés.</p>
-
-<p>Chose étrange, Oluf sentait les coups qu’il portait
-au chevalier inconnu; il souffrait des blessures qu’il
-faisait et de celles qu’il recevait: il avait éprouvé un
-grand froid dans la poitrine, comme d’un fer qui
-entrerait et chercherait le cœur, et pourtant sa cuirasse
-n’était pas faussée à l’endroit du cœur: sa
-seule blessure était un coup dans les chairs au bras
-droit. Singulier duel, où le vainqueur souffrait autant
-que le vaincu, où donner et recevoir était une chose
-indifférente.</p>
-
-<p>Ramassant ses forces, Oluf fit voler d’un revers le
-terrible heaume de son adversaire.&mdash;O terreur!
-que vit le fils d’Edwige et de Lodbrog? il se vit lui-même
-devant lui: un miroir eût été moins exact. Il
-s’était battu avec son propre spectre, avec le chevalier
-à l’étoile rouge; le spectre jeta un grand cri et
-disparut.</p>
-
-<p>La spirale de corbeaux remonta dans le ciel et le
-brave Oluf continua son chemin; en revenant le soir
-à son château, il portait en croupe la jeune châtelaine,
-qui cette fois avait bien voulu l’écouter. Le
-chevalier à l’étoile rouge n’étant plus là, elle s’était
-décidée à laisser tomber de ses lèvres de rose, sur le
-cœur d’Oluf, cet aveu qui coûte tant à la pudeur. La
-nuit était claire et bleue, Oluf leva la tête pour chercher<span class="pagenum"><a name="Page_396" id="Page_396">[396]</a></span>
-sa double étoile et la faire voir à sa fiancée: il
-n’y avait plus que la verte, la rouge avait disparu.</p>
-
-<p>En entrant, Brenda, tout heureuse de ce prodige
-qu’elle attribuait à l’amour, fit remarquer au jeune
-Oluf que le jais de ses yeux s’était changé en azur,
-signe de réconciliation céleste.&mdash;Le vieux Lodbrog
-en sourit d’aise sous sa moustache blanche au fond
-de son tombeau; car, à vrai dire, quoiqu’il n’en eût
-rien témoigné, les yeux d’Oluf l’avaient quelquefois
-fait réfléchir.&mdash;L’ombre d’Edwige est toute joyeuse,
-car l’enfant du noble seigneur Lodbrog a enfin vaincu
-l’influence maligne de l’œil orange, du corbeau noir
-et de l’étoile rouge: l’homme a terrassé l’incube.</p>
-
-<p>Cette histoire montre comme un seul moment
-d’oubli, un regard même innocent, peuvent avoir
-d’influence.</p>
-
-<p>Jeunes femmes, ne jetez jamais les yeux sur les
-maîtres chanteurs de Bohême, qui récitent des poésies
-enivrantes et diaboliques. Vous, jeunes filles, ne
-vous fiez qu’à l’étoile verte; et vous qui avez le malheur
-d’être double, combattez bravement, quand
-même vous devriez frapper sur vous et vous blesser
-de votre propre épée, l’adversaire intérieur, le méchant
-chevalier.</p>
-
-<p>Si vous demandez qui nous a apporté cette légende
-de Norwége, c’est un cygne; un bel oiseau au bec
-jaune, qui a traversé le Fiord, moitié nageant, moitié
-volant.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_397" id="Page_397">[397]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">LE PIED DE MOMIE</h2>
-
-<p class="p2">J’étais entré par désœuvrement chez un de ces
-marchands de curiosités dits marchands de bric-à-brac
-dans l’argot parisien, si parfaitement inintelligible
-pour le reste de la France.</p>
-
-<p>Vous avez sans doute jeté l’œil, à travers le carreau,
-dans quelques-unes de ces boutiques devenues
-si nombreuses depuis qu’il est de mode d’acheter
-des meubles anciens, et que le moindre agent de
-change se croit obligé d’avoir sa <i>chambre moyen âge</i>.</p>
-
-<p>C’est quelque chose qui tient à la fois de la boutique
-du ferrailleur, du magasin du tapissier, du
-laboratoire de l’alchimiste et de l’atelier du peintre;
-dans ces antres mystérieux où les volets filtrent un
-prudent demi-jour, ce qu’il y a de plus notoirement
-ancien, c’est la poussière; les toiles d’araignées y
-sont plus authentiques que les guipures, et le vieux
-poirier y est plus jeune que l’acajou arrivé hier
-d’Amérique.</p>
-
-<p>Le magasin de mon marchand de bric-à-brac était
-un véritable Capharnaüm; tous les siècles et tous les<span class="pagenum"><a name="Page_398" id="Page_398">[398]</a></span>
-pays semblaient s’y être donné rendez-vous; une
-lampe étrusque de terre rouge posait sur une armoire
-de Boule, aux panneaux d’ébène sévèrement
-rayés de filaments de cuivre; une duchesse du temps
-de Louis XV allongeait nonchalamment ses pieds de
-biche sous une épaisse table du règne de Louis XIII,
-aux lourdes spirales de bois de chêne, aux sculptures
-entremêlées de feuillages et de chimères.</p>
-
-<p>Une armure damasquinée de Milan faisait miroiter
-dans un coin le ventre rubané de sa cuirasse; des
-amours et des nymphes de biscuit, des magots de la
-Chine, des cornets de céladon et de craquelé, des
-tasses de Saxe et de vieux Sèvres encombraient les
-étagères et les encoignures.</p>
-
-<p>Sur les tablettes denticulées des dressoirs, rayonnaient
-d’immenses plats du Japon, aux dessins rouges
-et bleus, relevés de hachures d’or côte à côte avec
-des émaux de Bernard Palissy, représentant des couleuvres,
-des grenouilles et des lézards en relief.</p>
-
-<p>Des armoires éventrées s’échappaient des cascades
-de lampas glacé d’argent, des flots de brocatelle criblée
-de grains lumineux par un oblique rayon de
-soleil; des portraits de toutes les époques souriaient
-à travers leur vernis jaune dans des cadres plus ou
-moins fanés.</p>
-
-<p>Le marchand me suivait avec précaution dans le
-tortueux passage pratiqué entre les piles de meubles,
-abattant de la main l’essor hasardeux des basques de
-mon habit, surveillant mes coudes avec l’attention
-inquiète de l’antiquaire et de l’usurier.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_399" id="Page_399">[399]</a></span></p>
-
-<p>C’était une singulière figure que celle du marchand:
-un crâne immense, poli comme un genou,
-entouré d’une maigre auréole de cheveux blancs que
-faisait ressortir plus vivement le ton saumon-clair
-de la peau, lui donnait un faux air de bonhomie patriarcale,
-corrigée, du reste, par le scintillement de
-deux petits yeux jaunes qui tremblotaient dans leur
-orbite comme deux louis d’or sur du vif-argent. La
-courbure du nez avait une silhouette aquiline qui
-rappelait le type oriental ou juif. Ses mains, maigres,
-fluettes, veinées, pleines de nerfs en saillie comme
-les cordes d’un manche à violon, onglées de griffes
-semblables à celles qui terminent les ailes membraneuses
-des chauves-souris, avaient un mouvement
-d’oscillation sénile, inquiétant à voir; mais ces mains
-agitées de tics fiévreux devenaient plus fermes que
-des tenailles d’acier ou des pinces de homard dès
-qu’elles soulevaient quelque objet précieux, une
-coupe d’onyx, un verre de Venise ou un plateau de
-cristal de Bohême; ce vieux drôle avait un air si
-profondément rabbinique et cabalistique qu’on l’eût
-brûlé sur la mine, il y a trois siècles.</p>
-
-<p>«Ne m’achèterez-vous rien aujourd’hui, monsieur?
-Voilà un kriss malais dont la lame ondule comme
-une flamme; regardez ces rainures pour égoutter le
-sang, ces dentelures pratiquées en sens inverse pour
-arracher les entrailles en retirant le poignard; c’est
-une arme féroce, d’un beau caractère et qui ferait
-très-bien dans votre trophée; cette épée à deux
-mains est très-belle, elle est de Josepe de la Hera, et<span class="pagenum"><a name="Page_400" id="Page_400">[400]</a></span>
-cette cauchelimarde à coquille fenestrée, quel superbe
-travail!</p>
-
-<p>&mdash;Non, j’ai assez d’armes et d’instruments de
-carnage; je voudrais une figurine, un objet quelconque
-qui pût me servir de serre-papier, car je ne
-puis souffrir tous ces bronzes de pacotille que vendent
-les papetiers, et qu’on retrouve invariablement sur
-tous les bureaux.»</p>
-
-<p>Le vieux gnome, furetant dans ses vieilleries, étala
-devant moi des bronzes antiques ou soi-disant tels,
-des morceaux de malachite, de petites idoles indoues
-ou chinoises, espèce de poussahs de jade, incarnation
-de Brahma ou de Wishnou merveilleusement
-propre à cet usage, assez peu divin, de tenir en place
-des journaux et des lettres.</p>
-
-<p>J’hésitais entre un dragon de porcelaine tout constellé
-de verrues, la gueule ornée de crocs et de
-barbelures, et un petit fétiche mexicain fort abominable,
-représentant au naturel le dieu Witziliputzili,
-quand j’aperçus un pied charmant que je pris d’abord
-pour un fragment de Vénus antique.</p>
-
-<p>Il avait ces belles teintes fauves et rousses qui
-donnent au bronze florentin cet aspect chaud et vivace,
-si préférable au ton vert-de-grisé des bronzes
-ordinaires qu’on prendrait volontiers pour des statues
-en putréfaction: des luisants satinés frissonnaient
-sur ses formes rondes et polies par les baisers
-amoureux de vingt siècles; car ce devait être un airain
-de Corinthe, un ouvrage du meilleur temps,
-peut-être une fonte de Lysippe!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_401" id="Page_401">[401]</a></span></p>
-
-<p>«Ce pied fera mon affaire, dis-je au marchand,
-qui me regarda d’un air ironique et sournois en me
-tendant l’objet demandé pour que je pusse l’examiner
-plus à mon aise.»</p>
-
-<p>Je fus surpris de sa légèreté; ce n’était pas un pied
-de métal, mais bien un pied de chair, un pied embaumé,
-un pied de momie: en regardant de près,
-l’on pouvait distinguer le grain de la peau et la gauffrure
-presque imperceptible imprimée par la trame
-des bandelettes. Les doigts étaient fins, délicats, terminés
-par des ongles parfaits, purs et transparents
-comme des agathes; le pouce, un peu séparé, contrariait
-heureusement le plan des autres doigts à la
-manière antique, et lui donnait une attitude dégagée,
-une sveltesse de pied d’oiseau; la plante, à peine
-rayée de quelques hachures invisibles, montrait
-qu’elle n’avait jamais touché la terre, et ne s’était
-trouvée en contact qu’avec les plus fines nattes de
-roseaux du Nil et les plus moelleux tapis de peaux
-de panthères.</p>
-
-<p>«Ha! ha! vous voulez le pied de la princesse Hermonthis,
-dit le marchand avec un ricanement étrange,
-en fixant sur moi ses yeux de hibou: ha! ha! ha!
-pour un serre-papier! idée originale, idée d’artiste;
-qui aurait dit au vieux Pharaon que le pied de sa
-fille adorée servirait de serre-papier l’aurait bien
-surpris, lorsqu’il faisait creuser une montagne de
-granit pour y mettre le triple cercueil peint et doré,
-tout couvert d’hiéroglyphes avec de belles peintures
-du jugement des âmes, ajouta à demi-voix et comme<span class="pagenum"><a name="Page_402" id="Page_402">[402]</a></span>
-se parlant à lui-même le petit marchand singulier.</p>
-
-<p>&mdash;Combien me vendrez-vous ce fragment de momie?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! le plus cher que je pourrai, car c’est un
-morceau superbe; si j’avais le pendant, vous ne l’auriez
-pas à moins de cinq cents francs: la fille d’un
-Pharaon, rien n’est plus rare.</p>
-
-<p>&mdash;Assurément cela n’est pas commun; mais enfin
-combien en voulez-vous? D’abord je vous avertis
-d’une chose, c’est que je ne possède pour trésor que
-cinq louis;&mdash;j’achèterai tout ce qui coûtera cinq
-louis, mais rien de plus.</p>
-
-<p>«Vous scruteriez les arrière-poches de mes gilets,
-et mes tiroirs les plus intimes, que vous n’y trouveriez
-pas seulement un misérable tigre à cinq griffes.</p>
-
-<p>&mdash;Cinq louis le pied de la princesse Hermonthis,
-c’est bien peu, très-peu en vérité, un pied authentique,
-dit le marchand en hochant la tête et en imprimant
-à ses prunelles un mouvement rotatoire.</p>
-
-<p>«Allons, prenez-le, et je vous donne l’enveloppe
-par dessus le marché, ajouta-t-il en le roulant dans
-un vieux lambeau de damas très-beau, damas véritable,
-damas des Indes, qui n’a jamais été reteint;
-c’est fort, c’est moelleux,» marmottait-il en promenant
-ses doigts sur le tissu éraillé par un reste d’habitude
-commerciale qui lui faisait vanter un objet de
-si peu de valeur qu’il le jugeait lui-même digne
-d’être donné.</p>
-
-<p>Il coula les pièces d’or dans une espèce d’aumônière
-moyen âge pendant à sa ceinture, en répétant:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_403" id="Page_403">[403]</a></span></p>
-
-<p>«Le pied de la princesse Hermonthis servir de
-serre-papier!»</p>
-
-<p>Puis, arrêtant sur moi ses prunelles phosphoriques,
-il me dit avec une voix stridente comme le
-miaulement d’un chat qui vient d’avaler une arête:</p>
-
-<p>«Le vieux Pharaon ne sera pas content, il aimait
-sa fille, ce cher homme.</p>
-
-<p>&mdash;Vous en parlez comme si vous étiez son contemporain;
-quoique vieux, vous ne remontez cependant
-pas aux pyramides d’Égypte, lui répondis-je en riant
-du seuil de la boutique.»</p>
-
-<p>Je rentrai chez moi fort content de mon acquisition.</p>
-
-<p>Pour la mettre tout de suite à profit, je posai le
-pied de la divine princesse Hermonthis sur une liasse
-de papier, ébauche de vers, mosaïque indéchiffrable
-de ratures: articles commencés, lettres oubliées et
-mises à la poste dans le tiroir, erreur qui arrive souvent
-aux gens distraits; l’effet était charmant, bizarre
-et romantique.</p>
-
-<p>Très-satisfait de cet embellissement, je descendis
-dans la rue, et j’allai me promener avec la gravité
-convenable et la fierté d’un homme qui a sur tous les
-passants qu’il coudoie l’avantage ineffable de posséder
-un morceau de la princesse Hermonthis, fille de
-Pharaon.</p>
-
-<p>Je trouvai souverainement ridicules tous ceux qui
-ne possédaient pas, comme moi, un serre-papier
-aussi notoirement égyptien; et la vraie occupation
-d’un homme sensé me paraissait d’avoir un pied de
-momie sur son bureau.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_404" id="Page_404">[404]</a></span></p>
-
-<p>Heureusement la rencontre de quelques amis vint
-me distraire de mon engouement de récent acquéreur;
-je m’en allai dîner avec eux, car il m’eût
-été difficile de dîner avec moi.</p>
-
-<p>Quand je revins le soir, le cerveau marbré de quelques
-veines de gris de perle, une vague bouffée de
-parfum oriental me chatouilla délicatement l’appareil
-olfactif; la chaleur de la chambre avait attiédi
-le natrum, le bitume et la myrrhe dans lesquels les
-<i>paraschites</i> inciseurs de cadavres avaient baigné le
-corps de la princesse; c’était un parfum doux quoique
-pénétrant, un parfum que quatre mille ans n’avaient
-pu faire évaporer.</p>
-
-<p>Le rêve de l’Égypte était l’éternité: ses odeurs ont
-la solidité du granit, et durent autant.</p>
-
-<p>Je bus bientôt à pleines gorgées dans la coupe
-noire du sommeil; pendant une heure ou deux tout
-resta opaque, l’oubli et le néant m’inondaient de
-leurs vagues sombres.</p>
-
-<p>Cependant mon obscurité intellectuelle s’éclaira,
-les songes commencèrent à m’effleurer de leur vol
-silencieux.</p>
-
-<p>Les yeux de mon âme s’ouvrirent, et je vis ma
-chambre telle qu’elle était effectivement: j’aurais pu
-me croire éveillé, mais une vague perception me
-disait que je dormais et qu’il allait se passer quelque
-chose de bizarre.</p>
-
-<p>L’odeur de la myrrhe avait augmenté d’intensité,
-et je sentais un léger mal de tête que j’attribuais fort
-raisonnablement à quelques verres de vin de Champagne<span class="pagenum"><a name="Page_405" id="Page_405">[405]</a></span>
-que nous avions bus aux dieux inconnus et
-à nos succès futurs.</p>
-
-<p>Je regardais dans ma chambre avec un sentiment
-d’attente que rien ne justifiait; les meubles étaient
-parfaitement en place, la lampe brûlait sur la console,
-doucement estampée par la blancheur laiteuse
-de son globe de cristal dépoli; les aquarelles miroitaient
-sous leur verre de Bohême; les rideaux pendaient
-languissamment: tout avait l’air endormi et
-tranquille.</p>
-
-<p>Cependant, au bout de quelques instants, cet intérieur
-si calme parut se troubler, les boiseries craquaient
-furtivement; la bûche enfouie sous la cendre
-lançait tout à coup un jet de gaz bleu, et les disques
-des patères semblaient des yeux de métal attentifs
-comme moi aux choses qui allaient se passer.</p>
-
-<p>Ma vue se porta par hasard vers la table sur laquelle
-j’avais posé le pied de la princesse Hermonthis.</p>
-
-<p>Au lieu d’être immobile comme il convient à un
-pied embaumé depuis quatre mille ans, il s’agitait,
-se contractait et sautillait sur les papiers comme
-une grenouille effarée: on l’aurait cru en contact
-avec une pile voltaïque; j’entendais fort distinctement
-le bruit sec que produisait son petit talon, dur
-comme un sabot de gazelle.</p>
-
-<p>J’étais assez mécontent de mon acquisition, aimant
-les serre-papiers sédentaires et trouvant peu naturel
-de voir les pieds se promener sans jambes, et
-je commençais à éprouver quelque chose qui ressemblait
-fort à de la frayeur.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_406" id="Page_406">[406]</a></span></p>
-
-<p>Tout à coup je vis remuer le pli d’un de mes rideaux,
-et j’entendis un piétinement comme d’une
-personne qui sauterait à cloche-pied. Je dois avouer
-que j’eus chaud et froid alternativement; que je
-sentis un vent inconnu me souffler dans le dos, et
-que mes cheveux firent sauter, en se redressant, ma
-coiffure de nuit à deux ou trois pas.</p>
-
-<p>Les rideaux s’entr’ouvrirent, et je vis s’avancer la
-figure la plus étrange qu’on puisse imaginer.</p>
-
-<p>C’était une jeune fille, café au lait très-foncé,
-comme la bayadère Amani, d’une beauté parfaite et
-rappelant le type égyptien le plus pur; elle avait des
-yeux taillés en amande avec des coins relevés et des
-sourcils tellement noirs qu’ils paraissaient bleus, son
-nez était d’une coupe délicate, presque grecque pour
-la finesse, et l’on aurait pu la prendre pour une
-statue de bronze de Corinthe, si la proéminence des
-pommettes et l’épanouissement un peu africain de la
-bouche n’eussent fait reconnaître, à n’en pas douter,
-la race hiéroglyphique des bords du Nil.</p>
-
-<p>Ses bras minces et tournés en fuseau, comme ceux
-des très-jeunes filles, étaient cerclés d’espèces d’emprises
-de métal et de tours de verroterie; ses cheveux
-étaient nattés en cordelettes, et sur sa poitrine
-pendait une idole en pâte verte que son fouet à sept
-branches faisait reconnaître pour l’Isis, conductrice
-des âmes; une plaque d’or scintillait à son front, et
-quelques traces de fard perçaient sous les teintes de
-cuivre de ses joues.</p>
-
-<p>Quant à son costume il était très-étrange.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_407" id="Page_407">[407]</a></span></p>
-
-<p>Figurez-vous un pagne de bandelettes chamarrées
-d’hiéroglyphes noirs et rouges, empesés de bitume
-et qui semblaient appartenir à une momie fraîchement
-démaillottée.</p>
-
-<p>Par un de ces sauts de pensée si fréquents dans les
-rêves, j’entendis la voix fausse et enrouée du marchand
-de bric-à-brac, qui répétait, comme un refrain
-monotone, la phrase qu’il avait dite dans sa boutique
-avec une intonation si énigmatique:</p>
-
-<p>«Le vieux Pharaon ne sera pas content; il aimait
-beaucoup sa fille, ce cher homme.»</p>
-
-<p>Particularité étrange et qui ne me rassura guère,
-l’apparition n’avait qu’un seul pied, l’autre jambe
-était rompue à la cheville.</p>
-
-<p>Elle se dirigea vers la table où le pied de momie
-s’agitait et frétillait avec un redoublement de vitesse.
-Arrivée là, elle s’appuya sur le rebord, et je vis une
-larme germer et perler dans ses yeux.</p>
-
-<p>Quoiqu’elle ne parlât pas, je discernais clairement
-sa pensée: elle regardait le pied, car c’était bien le
-sien, avec une expression de tristesse coquette d’une
-grâce infinie; mais le pied sautait et courait çà et là
-comme s’il eût été poussé par des ressorts d’acier.</p>
-
-<p>Deux ou trois fois elle étendit sa main pour le
-saisir, mais elle n’y réussit pas.</p>
-
-<p>Alors il s’établit entre la princesse Hermonthis et
-son pied, qui paraissait doué d’une vie à part, un
-dialogue très-bizarre dans un cophte très-ancien, tel
-qu’on pouvait le parler, il y a une trentaine de siècles,
-dans les syringes du pays de Ser: heureusement<span class="pagenum"><a name="Page_408" id="Page_408">[408]</a></span>
-que cette nuit-là je savais le cophte en perfection.</p>
-
-<p>La princesse Hermonthis disait d’un ton de voix
-doux et vibrant comme une clochette de cristal:</p>
-
-<p>«Eh bien! mon cher petit pied, vous me fuyez
-toujours, j’avais pourtant bien soin de vous. Je vous
-baignais d’eau parfumée, dans un bassin d’albâtre;
-je polissais votre talon avec la pierre-ponce trempée
-d’huile de palmes, vos ongles étaient coupés avec des
-pinces d’or et polis avec de la dent d’hippopotame;
-j’avais soin de choisir pour vous des thabebs brodés
-et peints à pointes recourbées, qui faisaient l’envie
-de toutes les jeunes filles de l’Égypte; vous aviez à
-votre orteil des bagues représentant le scarabée sacré,
-et vous portiez un des corps les plus légers que
-puisse souhaiter un pied paresseux.»</p>
-
-<p>Le pied répondit d’un ton boudeur et chagrin:</p>
-
-<p>«Vous savez bien que je ne m’appartiens plus,
-j’ai été acheté et payé; le vieux marchand savait bien
-ce qu’il faisait, il vous en veut toujours d’avoir refusé
-de l’épouser: c’est un tour qu’il vous a joué.</p>
-
-<p>«L’Arabe qui a forcé votre cercueil royal dans le
-puits souterrain de la nécropole de Thèbes était envoyé
-par lui, il voulait vous empêcher d’aller à la
-réunion des peuples ténébreux, dans les cités inférieures.
-Avez-vous cinq pièces d’or pour me racheter?</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! non. Mes pierreries, mes anneaux, mes
-bourses d’or et d’argent, tout m’a été volé, répondit
-la princesse Hermonthis avec un soupir.</p>
-
-<p>&mdash;Princesse, m’écriai-je alors, je n’ai jamais retenu
-injustement le pied de personne: bien que vous<span class="pagenum"><a name="Page_409" id="Page_409">[409]</a></span>
-n’ayez pas les cinq louis qu’il m’a coûté, je vous le
-rends de bonne grâce; je serais désespéré de rendre
-boiteuse une aussi aimable personne que la princesse
-Hermonthis.»</p>
-
-<p>Je débitai ce discours d’un ton régence et troubadour
-qui dut surprendre la belle Égyptienne.</p>
-
-<p>Elle tourna vers moi un regard chargé de reconnaissance,
-et ses yeux s’illuminèrent de lueurs
-bleuâtres.</p>
-
-<p>Elle prit son pied, qui, cette fois, se laissa faire,
-comme une femme qui va mettre son brodequin, et
-l’ajusta à sa jambe avec beaucoup d’adresse.</p>
-
-<p>Cette opération terminée, elle fit deux ou trois pas
-dans la chambre, comme pour s’assurer qu’elle n’était
-réellement plus boiteuse.</p>
-
-<p>«Ah! comme mon père va être content, lui qui
-était si désolé de ma mutilation, et qui avait, dès le
-jour de ma naissance, mis un peuple tout entier à
-l’ouvrage pour me creuser un tombeau si profond
-qu’il pût me conserver intacte jusqu’au jour suprême
-où les âmes doivent être pesées dans les balances de
-l’Amenthi.</p>
-
-<p>«Venez avec moi chez mon père, il vous recevra
-bien, vous m’avez rendu mon pied.»</p>
-
-<p>Je trouvai cette proposition toute naturelle; j’endossai
-une robe de chambre à grands ramages, qui
-me donnait un air très-pharaonesque; je chaussai à
-la hâte des babouches turques, et je dis à la princesse
-Hermonthis que j’étais prêt à la suivre.</p>
-
-<p>Hermonthis, avant de partir, détacha de son col la<span class="pagenum"><a name="Page_410" id="Page_410">[410]</a></span>
-petite figurine de pâte verte et la posa sur les feuilles
-éparses qui couvraient la table.</p>
-
-<p>«Il est bien juste, dit-elle en souriant, que je remplace
-votre serre-papier.»</p>
-
-<p>Elle me tendit sa main, qui était douce et froide
-comme une peau de couleuvre, et nous partîmes.</p>
-
-<p>Nous filâmes pendant quelque temps avec la rapidité
-de la flèche dans un milieu fluide et grisâtre,
-où des silhouettes à peine ébauchées passaient à droite
-et à gauche.</p>
-
-<p>Un instant, nous ne vîmes que l’eau et le ciel.</p>
-
-<p>Quelques minutes après, des obélisques commencèrent
-à pointer, des pylônes, des rampes côtoyées
-de sphynx se dessinèrent à l’horizon.</p>
-
-<p>Nous étions arrivés.</p>
-
-<p>La princesse me conduisit devant une montagne
-de granit rose, où se trouvait une ouverture étroite
-et basse qu’il eût été difficile de distinguer des fissures
-de la pierre si deux stèles bariolées de sculptures
-ne l’eussent fait reconnaître.</p>
-
-<p>Hermonthis alluma une torche et se mit à marcher
-devant moi.</p>
-
-<p>C’étaient des corridors taillés dans le roc vif; les
-murs, couverts de panneaux d’hiéroglyphes et de
-processions allégoriques, avaient dû occuper des milliers
-de bras pendant, des milliers d’années; ces corridors,
-d’une longueur interminable, aboutissaient
-à des chambres carrées, au milieu desquelles étaient
-pratiqués des puits, où nous descendions au moyen
-de crampons ou d’escaliers en spirale; ces puits nous<span class="pagenum"><a name="Page_411" id="Page_411">[411]</a></span>
-conduisaient dans d’autres chambres, d’où partaient
-d’autres corridors également bigarrés d’éperviers,
-de serpents roulés en cercle, de tau, de pedum, de
-bari mystiques, prodigieux travail que nul œil vivant
-ne devait voir, interminables légendes de granit que
-les morts avaient seuls le temps de lire pendant l’éternité.</p>
-
-<p>Enfin, nous débouchâmes dans une salle si vaste,
-si énorme, si démesurée, que l’on ne pouvait en
-apercevoir les bornes; à perte de vue s’étendaient
-des files de colonnes monstrueuses entre lesquelles
-tremblotaient de livides étoiles de lumière jaune:
-ces points brillants révélaient des profondeurs incalculables.</p>
-
-<p>La princesse Hermonthis me tenait toujours par la
-main et saluait gracieusement les momies de sa connaissance.</p>
-
-<p>Mes yeux s’accoutumaient à ce demi-jour crépusculaire,
-et commençaient à discerner les objets.</p>
-
-<p>Je vis, assis sur des trônes, les rois des races
-souterraines: c’étaient de grands vieillards secs,
-ridés, parcheminés, noirs de naphte et de bitume,
-coiffés de pschents d’or, bardés de pectoraux et de
-hausse-cols, constellés de pierreries avec des yeux
-d’une fixité de sphinx et de longues barbes blanchies
-par la neige des siècles: derrière eux, leurs peuples
-embaumés se tenaient debout dans les poses roides
-et contraintes de l’art égyptien, gardant éternellement
-l’attitude prescrite par le codex hiératique; derrière
-les peuples miaulaient, battaient de l’aile et<span class="pagenum"><a name="Page_412" id="Page_412">[412]</a></span>
-ricanaient les chats, les ibis et les crocodiles contemporains,
-rendus plus monstrueux encore par leur
-emmaillotage de bandelettes.</p>
-
-<p>Tous les Pharaons étaient là, Chéops, Chephrenès,
-Psammetichus, Sésostris, Amenoteph; tous les noirs
-dominateurs des pyramides et des syringes; sur une
-estrade plus élevée siégeaient le roi Chronos et Xixouthros,
-qui fut contemporain du déluge, et Tubal Caïn,
-qui le précéda.</p>
-
-<p>La barbe du roi Xixouthros avait tellement poussé
-qu’elle avait déjà fait sept fois le tour de la table de
-granit sur laquelle il s’appuyait tout rêveur et tout
-somnolent.</p>
-
-<p>Plus loin, dans une vapeur poussiéreuse, à travers
-le brouillard des éternités, je distinguais vaguement
-les soixante-douze rois préadamites avec leurs soixante-douze
-peuples à jamais disparus.</p>
-
-<p>Après m’avoir laissé quelques minutes pour jouir
-de ce spectacle vertigineux, la princesse Hermonthis
-me présenta au Pharaon son père, qui me fit un signe
-de tête fort majestueux.</p>
-
-<p>«J’ai retrouvé mon pied! j’ai retrouvé mon pied!
-criait la princesse en frappant ses petites mains l’une
-contre l’autre avec tous les signes d’une joie folle,
-c’est monsieur qui me l’a rendu.»</p>
-
-<p>Les races de Kemé, les races de Nahasi, toutes les
-nations noires, bronzées, cuivrées, répétaient en
-chœur:</p>
-
-<p>«La princesse Hermonthis a retrouvé son pied!»</p>
-
-<p>Xixouthros lui-même s’en émut:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_413" id="Page_413">[413]</a></span></p>
-
-<p>Il souleva sa paupière appesantie, passa ses doigts
-dans sa moustache, et laissa tomber sur moi son regard
-chargé de siècles.</p>
-
-<p>«Par Oms, chien des enfers, et par Tmeï, fille du
-Soleil et de la Vérité, voilà un brave et digne garçon,
-dit le Pharaon en étendant vers moi son sceptre terminé
-par une fleur de lotus.</p>
-
-<p>«Que veux-tu pour ta récompense?»</p>
-
-<p>Fort de cette audace que donnent les rêves, où
-rien ne paraît impossible, je lui demandai la main
-d’Hermonthis: la main pour le pied me paraissait
-une récompense antithétique d’assez bon goût.</p>
-
-<p>Le Pharaon ouvrit tout grands ses yeux de verre,
-surpris de ma plaisanterie et de ma demande.</p>
-
-<p>«De quel pays es-tu et quel est ton âge?</p>
-
-<p>&mdash;Je suis Français, et j’ai vingt-sept ans, vénérable
-Pharaon.</p>
-
-<p>&mdash;Vingt-sept ans! et il veut épouser la princesse
-Hermonthis, qui a trente siècles! s’écrièrent à la fois
-tous les trônes et tous les cercles des nations.»</p>
-
-<p>Hermonthis seule ne parut pas trouver ma requête
-inconvenante.</p>
-
-<p>«Si tu avais seulement deux mille ans, reprit le
-vieux roi, je t’accorderais bien volontiers la princesse;
-mais la disproportion est trop forte, et puis il faut
-à nos filles des maris qui durent, vous ne savez plus
-vous conserver: les derniers qu’on a apportés il y a
-quinze siècles à peine, ne sont plus qu’une pincée de
-cendre; regarde, ma chair est dure comme du basalte,
-mes os sont des barres d’acier.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_414" id="Page_414">[414]</a></span></p>
-
-<p>«J’assisterai au dernier jour du monde avec le
-corps et la figure que j’avais de mon vivant; ma fille
-Hermonthis durera plus qu’une statue de bronze.</p>
-
-<p>«Alors le vent aura dispersé le dernier grain de
-ta poussière, et Isis elle-même, qui sut retrouver les
-morceaux d’Osiris, serait embarrassée de recomposer
-ton être.</p>
-
-<p>«Regarde comme je suis vigoureux encore et
-comme mes bras tiennent bien,» dit-il en me secouant
-la main à l’anglaise, de manière à me couper
-les doigts avec mes bagues.</p>
-
-<p>Il me serra si fort que je m’éveillai, et j’aperçus
-mon ami Alfred qui me tirait par le bras et me secouait
-pour me faire lever.</p>
-
-<p>«Ah çà! enragé dormeur, faudra-t-il te faire porter
-au milieu de la rue et te tirer un feu d’artifice aux
-oreilles?</p>
-
-<p>«Il est plus de midi, tu ne te rappelles donc pas
-que tu m’avais promis de venir me prendre pour aller
-voir les tableaux espagnols de M. Aguado?</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! je n’y pensais plus, répondis-je en
-m’habillant; nous allons y aller: j’ai la permission
-ici sur mon bureau.»</p>
-
-<p>Je m’avançai effectivement pour la prendre; mais
-jugez de mon étonnement lorsqu’à la place du pied
-de momie que j’avais acheté la veille, je vis la petite
-figurine de pâte verte mise à sa place par la princesse
-Hermonthis!</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_415" id="Page_415">[415]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">LA PIPE D’OPIUM</h2>
-
-<p class="p2">L’autre jour, je trouvai mon ami Alphonse Karr
-assis sur son divan, avec une bougie allumée, quoiqu’il
-fît grand jour, et tenant à la main un tuyau de
-bois de cerisier muni d’un champignon de porcelaine
-sur lequel il faisait dégoutter une espèce de pâte
-brune assez semblable à de la cire à cacheter; cette
-pâte flambait et grésillait dans la cheminée du champignon,
-et il aspirait par une petite embouchure
-d’ambre jaune la fumée qui se répandait ensuite
-dans la chambre avec une vague odeur de parfum
-oriental.</p>
-
-<p>Je pris, sans rien dire, l’appareil des mains de mon
-ami, et je m’ajustai à l’un des bouts; après quelques
-gorgées, j’éprouvai un espèce d’étourdissement qui
-n’était pas sans charmes et ressemblait assez aux
-sensations de la première ivresse.</p>
-
-<p>Étant de feuilleton ce jour-là, et n’ayant pas le<span class="pagenum"><a name="Page_416" id="Page_416">[416]</a></span>
-loisir d’être gris, j’accrochai la pipe à un clou et nous
-descendîmes dans le jardin, dire bonjour aux dahlias
-et jouer un peu avec Schutz, heureux animal qui
-n’a d’autre fonction que d’être noir sur un tapis de
-vert gazon.</p>
-
-<p>Je rentrai chez moi, je dînai, et j’allai au théâtre
-subir je ne sais quelle pièce, puis je revins me coucher,
-car il faut bien en arriver là, et faire, par
-cette mort de quelques heures, l’apprentissage de la
-mort définitive.</p>
-
-<p>L’opium que j’avais fumé, loin de produire l’effet
-somnolent que j’en attendais, me jetait en des agitations
-nerveuses comme du café violent, et je tournais
-dans mon lit en façon de carpe sur le gril ou de
-poulet à la broche, avec un perpétuel roulis de couvertures,
-au grand mécontentement de mon chat
-roulé en boule sur le coin de mon édredon.</p>
-
-<p>Enfin, le sommeil longtemps imploré ensabla mes
-prunelles de sa poussière d’or, mes yeux devinrent
-chauds et lourds, je m’endormis.</p>
-
-<p>Après une ou deux heures complétement immobiles
-et noires, j’eus un rêve.</p>
-
-<p>&mdash;Le voici:</p>
-
-<p>Je me retrouvai chez mon ami Alphonse Karr,&mdash;comme
-le matin, dans la réalité; il était assis sur
-son divan de lampas jaune, avec sa pipe et sa bougie
-allumée; seulement le soleil ne faisait pas voltiger
-sur les murs, comme des papillons aux mille couleurs,
-les reflets bleus, verts et rouges des vitraux.</p>
-
-<p>Je pris la pipe de ses mains, ainsi que je l’avais<span class="pagenum"><a name="Page_417" id="Page_417">[417]</a></span>
-fait quelques heures auparavant, et je me mis à aspirer
-lentement la fumée enivrante.</p>
-
-<p>Une mollesse pleine de béatitude ne tarda pas à
-s’emparer de moi, et je sentis le même étourdissement
-que j’avais éprouvé en fumant la vraie pipe.</p>
-
-<p>Jusque-là mon rêve se tenait dans les plus exactes
-limites du monde habitable, et répétait, comme un
-miroir, les actions de ma journée.</p>
-
-<p>J’étais pelotonné dans un tas de coussins, et je
-renversais paresseusement ma tête en arrière pour
-suivre en l’air les spirales bleuâtres, qui se fondaient
-en brume d’ouate, après avoir tourbillonné quelques
-minutes.</p>
-
-<p>Mes yeux se portaient naturellement sur le plafond,
-qui est d’un noir d’ébène, avec des arabesques
-d’or.</p>
-
-<p>A force de le regarder avec cette attention extatique
-qui précède les visions, il me parut bleu, mais d’un
-bleu dur, comme un des pans du manteau de la
-nuit.</p>
-
-<p>«Vous avez donc fait repeindre votre plafond en
-bleu, dis-je à Karr, qui, toujours impassible et silencieux,
-avait embouché une autre pipe, et rendait
-plus de fumée qu’un tuyau de poêle en hiver, ou
-qu’un bateau à vapeur dans une saison quelconque.</p>
-
-<p>&mdash;Nullement, mon fils, répondit-il en mettant son
-nez hors du nuage, mais vous m’avez furieusement
-la mine de vous être à vous-même peint l’estomac
-en rouge, au moyen d’un bordeaux plus ou moins
-<i>Laffitte</i>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_418" id="Page_418">[418]</a></span></p>
-
-<p>&mdash;Hélas! que ne dites-vous la vérité; mais je n’ai
-bu qu’un misérable verre d’eau sucrée, où toutes les
-fourmis de la terre étaient venues se désaltérer, une
-école de natation d’insectes.</p>
-
-<p>&mdash;Le plafond s’ennuyait apparemment d’être noir,
-il s’est mis en bleu; après les femmes, je ne connais
-rien de plus capricieux que les plafonds; c’est une
-fantaisie de plafond, voilà tout, rien n’est plus ordinaire.»</p>
-
-<p>Cela dit, Karr rentra son nez dans le nuage de fumée,
-avec la mine satisfaite de quelqu’un qui a
-donné une explication limpide et lumineuse.</p>
-
-<p>Cependant je n’étais qu’à moitié convaincu, et
-j’avais de la peine à croire les plafonds aussi fantastiques
-que cela, et je continuais à regarder celui
-que j’avais au-dessus de ma tête, non sans quelque
-sentiment d’inquiétude.</p>
-
-<p>Il bleuissait, il bleuissait comme la mer à l’horizon,
-et les étoiles commençaient à y ouvrir leurs
-paupières aux cils d’or; ces cils, d’une extrême ténuité,
-s’allongeaient jusque dans la chambre qu’ils
-remplissaient de gerbes prismatiques.</p>
-
-<p>Quelques lignes noires rayaient cette surface
-d’azur, et je reconnus bientôt que c’étaient les
-poutres des étages supérieurs de la maison devenue
-transparente.</p>
-
-<p>Malgré la facilité que l’on a en rêve d’admettre
-comme naturelles les choses les plus bizarres, tout
-ceci commençait à me paraître un peu louche et suspect,
-et je pensai que si mon camarade Esquiros <i>le<span class="pagenum"><a name="Page_419" id="Page_419">[419]</a></span>
-Magicien</i> était là, il me donnerait des explications plus
-satisfaisantes que celle de mon ami Alphonse Karr.</p>
-
-<p>Comme si cette pensée eût eu la puissance d’évocation,
-Esquiros se présenta soudain devant nous, à
-peu près comme le barbet de Faust qui sort de derrière
-le poêle.</p>
-
-<p>Il avait le visage fort animé et l’air triomphant,
-et il disait, en se frottant les mains:</p>
-
-<p>«Je vois aux antipodes, et j’ai trouvé la Mandragore
-qui parle.»</p>
-
-<p>Cette apparition me surprit, et je dis à Karr:</p>
-
-<p>«O Karr! concevez-vous qu’Esquiros, qui n’était
-pas là tout à l’heure, soit entré sans qu’on ait ouvert
-la porte?</p>
-
-<p>&mdash;Rien n’est plus simple, répondit Karr. L’on
-entre par les portes fermées, c’est l’usage; il n’y a
-que les gens mal élevés qui passent par les portes
-ouvertes. Vous savez bien qu’on dit comme injure:
-Grand enfonceur de portes ouvertes.»</p>
-
-<p>Je ne trouvai aucune objection à faire contre un
-raisonnement si sensé, et je restai convaincu qu’en
-effet la présence d’Esquiros n’avait rien que de fort
-explicable et de très-légal en soi-même.</p>
-
-<p>Cependant il me regardait d’un air étrange, et ses
-yeux s’agrandissaient d’une façon démesurée; ils
-étaient ardents et ronds comme des boucliers chauffés
-dans une fournaise, et son corps se dissipait et
-se noyait dans l’ombre, de sorte que je ne voyais
-plus de lui que ses deux prunelles flamboyantes et
-rayonnantes.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_420" id="Page_420">[420]</a></span></p>
-
-<p>Des réseaux de feu et des torrents d’effluves magnétiques
-papillotaient et tourbillonnaient autour
-de moi, s’enlaçant toujours plus inextricablement et
-se resserrant toujours; des fils étincelants aboutissaient
-à chacun de mes pores, et s’implantaient dans
-ma peau à peu près comme les cheveux dans la tête.
-J’étais dans un état de somnambulisme complet.</p>
-
-<p>Je vis alors des petits flocons blancs qui traversaient
-l’espace bleu du plafond comme des touffes
-de laine emportées par le vent, ou comme un collier
-de colombe qui s’égrène dans l’air.</p>
-
-<p>Je cherchais vainement à deviner ce que c’était,
-quand une voix basse et brève me chuchota à
-l’oreille, avec un accent étrange:&mdash;<i>Ce sont des
-esprits!!!</i> Les écailles de mes yeux tombèrent; les
-vapeurs blanches prirent des formes plus précises,
-et j’aperçus distinctement une longue file de figures
-voilées qui suivaient la corniche, de droite à gauche,
-avec un mouvement d’ascension très-prononcé,
-comme si un souffle impérieux les soulevait et leur
-servait d’aile.</p>
-
-<p>A l’angle de la chambre, sur la moulure du plafond,
-se tenait assise une forme de jeune fille enveloppée
-dans une large draperie de mousseline.</p>
-
-<p>Ses pieds, entièrement nus, pendaient nonchalamment
-croisés l’un sur l’autre; ils étaient, du
-reste, charmants, d’une petitesse et d’une transparence
-qui me firent penser à ces beaux pieds de
-jaspe qui sortent si blancs et si purs de la jupe de
-marbre noir de l’Isis antique du Musée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_421" id="Page_421">[421]</a></span></p>
-
-<p>Les autres fantômes lui frappaient sur l’épaule en
-passant, et lui disaient:</p>
-
-<p>«Nous allons dans les étoiles, viens donc avec
-nous.»</p>
-
-<p>L’ombre au pied d’albâtre leur répondait:</p>
-
-<p>«Non! je ne veux pas aller dans les étoiles; je
-voudrais vivre six mois encore.»</p>
-
-<p>Toute la file passa, et l’ombre resta seule, balançant
-ses jolis petits pieds, et frappant le mur de son
-talon nuancé d’une teinte rose, pâle et tendre
-comme le cœur d’une clochette sauvage; quoique sa
-figure fût voilée, je la sentais jeune, adorable et
-charmante, et mon âme s’élançait de son côté, les
-bras tendus, les ailes ouvertes.</p>
-
-<p>L’ombre comprit mon trouble par intention ou
-sympathie, et dit d’une voix douce et cristalline
-comme un harmonica:</p>
-
-<p>«Si tu as le courage d’aller embrasser sur la
-bouche celle qui fut moi, et dont le corps est couché
-dans la ville noire, je vivrai six mois encore, et ma
-seconde vie sera pour toi.</p>
-
-<p>Je me levai, et me fis cette question:</p>
-
-<p>A savoir, si je n’étais pas le jouet de quelque illusion,
-et si tout ce qui se passait n’était pas un rêve.</p>
-
-<p>C’était une dernière lueur de la lampe de la raison
-éteinte par le sommeil.</p>
-
-<p>Je demandai à mes deux amis ce qu’ils pensaient
-de tout cela.</p>
-
-<p>L’imperturbable Karr prétendit que l’aventure
-était commune; qu’il en avait eu plusieurs du même<span class="pagenum"><a name="Page_422" id="Page_422">[422]</a></span>
-genre, et que j’étais d’une grande naïveté de m’étonner
-de si peu.</p>
-
-<p>Esquiros expliqua tout au moyen du magnétisme.</p>
-
-<p>«Allons, c’est bien, je vais y aller; mais je suis
-en pantoufles.....</p>
-
-<p>&mdash;Cela ne fait rien, dit Esquiros, je <i>pressens</i> une
-voiture à la porte.»</p>
-
-<p>Je sortis, et je vis, en effet, un cabriolet à deux
-chevaux qui semblait attendre. Je montai dedans.</p>
-
-<p>Il n’y avait pas de cocher.&mdash;Les chevaux se conduisaient
-eux-mêmes; ils étaient tout noirs, et galoppaient
-si furieusement, que leurs croupes s’abaissaient
-et se levaient comme des vagues, et que des
-pluies d’étincelles petillaient derrière eux.</p>
-
-<p>Ils prirent d’abord la rue de La-Tour-d’Auvergne,
-puis la rue Bellefonds, puis la rue Lafayette, et, à partir
-de là, d’autres rues dont je ne sais pas les noms.</p>
-
-<p>A mesure que la voiture allait, les objets prenaient
-autour de moi des formes étranges: c’étaient des
-maisons rechignées, accroupies au bord du chemin
-comme de vieilles filandières, des clôtures en planches,
-des réverbères qui avaient l’air de gibets à s’y
-méprendre; bientôt les maisons disparurent tout à
-fait, et la voiture roulait dans la rase campagne.</p>
-
-<p>Nous filions à travers une plaine morne et sombre;&mdash;le
-ciel était très-bas, couleur de plomb, et une
-interminable procession de petits arbres fluets courait,
-en sens inverses de la voiture, des deux côtés
-du chemin; l’on eût dit une armée de manches à
-balai en déroute.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_423" id="Page_423">[423]</a></span></p>
-
-<p>Rien n’était sinistre comme cette immensité grisâtre
-que la grêle silhouette des arbres rayait de
-hachures noires:&mdash;pas une étoile ne brillait, aucune
-paillette de lumière n’écaillait la profondeur
-blafarde de cette demi-obscurité.</p>
-
-<p>Enfin, nous arrivâmes à une ville, à moi inconnue,
-dont les maisons d’une architecture singulière, vaguement
-entrevue dans les ténèbres, me parurent
-d’une petitesse à ne pouvoir être habitées;&mdash;la voiture,
-quoique beaucoup plus large que les rues
-qu’elle traversait, n’éprouvait aucun retard; les
-maisons se rangeaient à droite et à gauche comme
-des passants effrayés, et laissaient le chemin libre.</p>
-
-<p>Après plusieurs détours, je sentis la voiture fondre
-sous moi, et les chevaux s’évanouirent en vapeurs;
-j’étais arrivé.</p>
-
-<p>Une lumière rougeâtre filtrait à travers les interstices
-d’une porte de bronze qui n’était pas fermée;
-je la poussai, et je me trouvai dans une salle basse
-dallée de marbre blanc et noir et voûtée en pierre;
-une lampe antique, posée sur un socle de brèche violette
-éclairait d’une lueur blafarde une figure couchée,
-que je pris d’abord pour une statue comme
-celles qui dorment les mains jointes, un lévrier aux
-pieds, dans les cathédrales gothiques; mais je reconnus
-bientôt que c’était une femme réelle.</p>
-
-<p>Elle était d’une pâleur exsangue, et que je ne saurais
-mieux comparer qu’au ton de la cire vierge
-jaunie, ses mains mates et blanches comme des hosties,
-se croisaient sur son cœur; ses yeux étaient<span class="pagenum"><a name="Page_424" id="Page_424">[424]</a></span>
-fermés, et leurs cils s’allongeaient jusqu’au milieu
-des joues; tout en elle était mort: la bouche seule,
-fraîche comme une grenade en fleur, étincelait
-d’une vie riche et pourprée, et souriant à demi comme
-dans un rêve heureux.</p>
-
-<p>Je me penchai vers elle, je posai ma bouche sur la
-sienne, et je lui donnai le baiser qui devait la faire
-revivre.</p>
-
-<p>Ses lèvres humides et tièdes, comme si le souffle
-venait à peine de les abandonner, palpitèrent sous
-les miennes, et me rendirent mon baiser avec une
-ardeur et une vivacité incroyables.</p>
-
-<p>Il y a ici une lacune dans mon rêve, et je ne sais
-comment je revins de la ville noire; probablement à
-cheval sur un nuage ou sur une chauve-souris gigantesque.&mdash;Mais
-je me souviens parfaitement que
-je me trouvai avec Karr dans une maison qui n’est
-ni la sienne ni la mienne, ni aucune de celles que je
-connais.</p>
-
-<p>Cependant tous les détails intérieurs, tout l’aménagement
-m’étaient extrêmement familiers; je vois
-nettement la cheminée dans le goût de Louis XVI, le
-paravent à ramages, la lampe à garde-vue vert et
-les étagères pleines de livres aux angles de la cheminée.</p>
-
-<p>J’occupais une profonde bergère à oreillettes, et
-Karr, les deux talons appuyés sur le chambranle, assis
-sur les épaules et presque sur la tête, écoutait
-d’un air piteux et résigné le récit de mon expédition
-que je regardais moi-même un rêve.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_425" id="Page_425">[425]</a></span></p>
-
-<p>Tout à coup un violent coup de sonnette se fit entendre,
-et l’on vint m’annoncer qu’une <i>dame</i> désirait
-<i>me</i> parler.</p>
-
-<p>«Faites entrer la <i>dame</i>, répondis-je, un peu ému
-et pressentant ce qui allait arriver.»</p>
-
-<p>Une femme vêtue de blanc, et les épaules couvertes
-d’un mantelet noir, entra d’un pas léger, et vint
-se placer dans la pénombre lumineuse projetée par
-la lampe.</p>
-
-<p>Par un phénomène très-singulier, je vis passer sur
-sa figure trois physionomies différentes: elle ressembla
-un instant à Malibran, puis à M..., puis à celle
-qui disait aussi qu’elle ne voulait pas mourir, et dont
-le dernier mot fut: «Donnez-moi un bouquet de violettes.»</p>
-
-<p>Mais ces ressemblances se dissipèrent bientôt comme
-une ombre sur un miroir, les traits du visage prirent
-de la fixité et se condensèrent, et je <i>reconnus</i> la morte
-que j’avais embrassée dans la ville noire.</p>
-
-<p>Sa mise était extrêmement simple, et elle n’avait
-d’autre ornement qu’un cercle d’or dans ses cheveux,
-d’un brun foncé, et tombant en grappes d’ébène le
-long de ses joues unies et veloutées.</p>
-
-<p>Deux petites taches roses empourpraient le haut
-de ses pommettes, et ses yeux brillaient comme des
-globes d’argent brunis; elle avait, du reste, une
-beauté de camée antique, et la blonde transparence
-de ses chairs ajoutait encore à la ressemblance.</p>
-
-<p>Elle se tenait debout devant moi, et me pria,
-demande assez bizarre, de lui dire son nom.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_426" id="Page_426">[426]</a></span></p>
-
-<p>Je lui répondis sans hésiter qu’elle se nommait
-<i>Carlotta</i>, ce qui était vrai; ensuite elle me raconta
-qu’elle avait été chanteuse, et qu’elle était morte si
-jeune, qu’elle ignorait les plaisirs de l’existence, et
-qu’avant d’aller s’enfoncer pour toujours dans l’immobile
-éternité, elle voulait jouir de la beauté du
-monde, s’enivrer de toutes les voluptés et se plonger
-dans l’océan des joies terrestres; qu’elle se sentait
-une soif inextinguible de vie et d’amour.</p>
-
-<p>Et, en disant tout cela avec une éloquence d’expression
-et une poésie qu’il n’est pas en mon pouvoir
-de rendre, elle nouait ses bras en écharpe autour de
-mon cou, et entrelaçait ses mains fluettes dans les
-boucles de mes cheveux.</p>
-
-<p>Elle parlait en vers d’une beauté merveilleuse, où
-n’atteindraient pas les plus grands poëtes éveillés, et
-quand le vers ne suffisait plus pour rendre sa pensée,
-elle lui ajoutait les ailes de la musique, et c’était des
-roulades, des colliers de notes plus pures que des
-perles parfaites, des tenues de voix, des sons filés
-bien au-dessus des limites humaines, tout ce que
-l’âme et l’esprit peuvent rêver de plus tendre, de plus
-adorablement coquet, de plus amoureux, de plus
-ardent, de plus ineffable.</p>
-
-<p>«Vivre six mois, six mois encore, était le refrain
-de toutes ses cantilènes.»</p>
-
-<p>Je voyais très-clairement ce qu’elle allait dire,
-avant que la pensée arrivât de sa tête ou de son cœur
-jusque sur ses lèvres, et j’achevais moi-même le vers
-ou le chant commencés; j’avais pour elle la même<span class="pagenum"><a name="Page_427" id="Page_427">[427]</a></span>
-transparence, et elle lisait en moi couramment.</p>
-
-<p>Je ne sais pas où se seraient arrêtées ces extases
-que ne modérait plus la présence de Karr, lorsque
-je sentis quelque chose de velu et de rude qui me
-passait sur la figure; j’ouvris les yeux, et je vis mon
-chat qui frottait sa moustache à la mienne en manière
-de congratulation matinale, car l’aube tamisait
-à travers les rideaux une lumière vacillante.</p>
-
-<p>C’est ainsi que finit mon rêve d’opium, qui ne me
-laissa d’autre trace qu’une vague mélancolie, suite
-ordinaire de ces sortes d’hallucinations.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_428" id="Page_428">[428]</a></span></p>
-<p>&nbsp;</p>
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_429" id="Page_429">[429]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">LE CLUB DES HACHICHINS</h2>
-
-<h3 class="p2">I</h3>
-
-<p class="pc2 lmid">L’HÔTEL PIMODAN.</p>
-
-<p class="p2">Un soir de décembre, obéissant à une convocation
-mystérieuse, rédigée en termes énigmatiques compris
-des affiliés, inintelligibles pour d’autres, j’arrivai
-dans un quartier lointain, espèce d’oasis de solitude
-au milieu de Paris, que le fleuve, en l’entourant
-de ses deux bras, semble défendre contre les empiétements
-de la civilisation, car c’était dans une vieille
-maison de l’île Saint-Louis, l’hôtel Pimodan, bâti
-par Lauzun, que le club bizarre dont je faisais partie
-depuis peu tenait ses séances mensuelles, où j’allais
-assister pour la première fois.</p>
-
-<p>Quoiqu’il fût à peine six heures, la nuit était noire.</p>
-
-<p>Un brouillard, rendu plus épais encore par le
-voisinage de la Seine, estompait tous les objets de sa<span class="pagenum"><a name="Page_430" id="Page_430">[430]</a></span>
-ouate déchirée et trouée, de loin en loin, par les
-auréoles rougeâtres des lanternes et les filets de lumière
-échappés des fenêtres éclairées.</p>
-
-<p>Le pavé, inondé de pluie, miroitait sous les réverbères
-comme une eau qui réflète une illumination;
-une bise âcre, chargée de particules glacées, vous
-fouettait la figure, et ses sifflements gutturaux faisaient
-le dessus d’une symphonie dont les flots gonflés
-se brisant aux arches des ponts formaient la
-basse: il ne manquait à cette soirée aucune des rudes
-poésies de l’hiver.</p>
-
-<p>Il était difficile, le long de ce quai désert, dans
-cette masse de bâtiments sombres, de distinguer la
-maison que je cherchais; cependant mon cocher, en
-se dressant sur son siége parvint à lire sur une plaque
-de marbre le nom à moitié dédoré de l’ancien
-hôtel, lieu de réunion des adeptes.</p>
-
-<p>Je soulevai le marteau sculpté, l’usage des sonnettes
-à bouton de cuivre n’ayant pas encore pénétré
-dans ces pays reculés, et j’entendis plusieurs fois le
-cordon grincer sans succès; enfin, cédant à une
-traction plus vigoureuse, le vieux pène rouillé s’ouvrit,
-et la porte aux ais massifs put tourner sur ses
-gonds.</p>
-
-<p>Derrière une vitre d’une transparence jaunâtre
-apparut, à mon entrée, la tête d’une vieille portière
-ébauchée par le tremblotement d’une chandelle, un
-tableau de Skalken tout fait.&mdash;La tête me fit une
-grimace singulière, et un doigt maigre, s’allongeant
-hors de la loge, m’indiqua le chemin.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_431" id="Page_431">[431]</a></span></p>
-
-<p>Autant que je pouvais le distinguer, à la pâle lueur
-qui tombe toujours, même du ciel le plus obscur, la
-cour que je traversais était entourée de bâtiments d’architecture
-ancienne à pignons aigus; je me sentais
-les pieds mouillés comme si j’eusse marché dans une
-prairie, car l’interstice des pavés était rempli d’herbe.</p>
-
-<p>Les hautes fenêtres à carreaux étroits de l’escalier,
-flamboyant sur la façade sombre, me servaient de
-guide et ne me permettaient pas de m’égarer.</p>
-
-<p>Le perron franchi, je me trouvai au bas d’un de
-ces immenses escaliers comme on les construisait du
-temps de Louis XIV, et dans lesquels une maison moderne
-danserait à l’aise.&mdash;Une chimère égyptienne
-dans le goût de Lebrun, chevauchée par un Amour,
-allongeait ses pattes sur un piédestal et tenait une
-bougie dans ses griffes recourbées en bobèche.</p>
-
-<p>La pente des degrés était douce; les repos et les
-paliers bien distribués attestaient le génie du vieil
-architecte et la vie grandiose des siècles écoulés;&mdash;en
-montant cette rampe admirable, vêtu de mon
-mince frac noir, je sentais que je faisais tache dans
-l’ensemble et que j’usurpais un droit qui n’était
-pas le mien; l’escalier de service eût été assez bon
-pour moi.</p>
-
-<p>Des tableaux, la plupart sans cadres, copies des
-chefs-d’œuvre de l’école italienne et de l’école espagnole,
-tapissaient les murs, et tout en haut, dans
-l’ombre, se dessinait vaguement un grand plafond
-mythologique peint à fresque.</p>
-
-<p>J’arrivai à l’étage désigné.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_432" id="Page_432">[432]</a></span></p>
-
-<p>Un tambour de velours d’Utrecht, écrasé et miroité,
-dont les galons jaunis et les clous bossués
-racontaient les longs services, me fit reconnaître la
-porte.</p>
-
-<p>Je sonnai; l’on m’ouvrit avec les précautions d’usage,
-et je me trouvai dans une grande salle éclairée
-à son extrémité par quelques lampes. En entrant là,
-on faisait un pas de deux siècles en arrière. Le temps,
-qui passe si vite, semblait n’avoir pas coulé sur cette
-maison, et, comme une pendule qu’on a oublié de
-remonter, son aiguille marquait toujours la même
-date.</p>
-
-<p>Les murs, boisés de menuiseries peintes en blanc,
-étaient couverts à moitié de toiles rembrunies ayant
-le cachet de l’époque; sur le poêle gigantesque se
-dressait une statue qu’on eût pu croire dérobée aux
-charmilles de Versailles. Au plafond, arrondi en coupole,
-se tordait une allégorie strapassée, dans le goût
-de Lemoine, et qui était peut-être de lui.</p>
-
-<p>Je m’avançai vers la partie lumineuse de la salle
-où s’agitaient autour d’une table plusieurs formes
-humaines, et dès que la clarté, en m’atteignant,
-m’eut fait reconnaître, un vigoureux hurra ébranla
-les profondeurs sonores du vieil édifice.</p>
-
-<p>«C’est lui! c’est lui! crièrent en même temps plusieurs
-voix; qu’on lui donne sa part!»</p>
-
-<p>Le docteur était debout près d’un buffet sur lequel
-se trouvait un plateau chargé de petites soucoupes
-de porcelaine du Japon. Un morceau de pâte ou confiture
-verdâtre, gros à peu près comme le pouce,<span class="pagenum"><a name="Page_433" id="Page_433">[433]</a></span>
-était tiré par lui au moyen d’une spatule d’un vase
-de cristal, et posé, à côté d’une cuillère de vermeil,
-sur chaque soucoupe.</p>
-
-<p>La figure du docteur rayonnait d’enthousiasme;
-ses yeux étincelaient, ses pommettes se pourpraient
-de rougeurs, les veines de ses tempes se dessinaient
-en saillie, ses narines dilatées aspiraient l’air avec
-force.</p>
-
-<p>«Ceci vous sera défalqué sur votre portion de
-paradis,» me dit-il en me tendant la dose qui me revenait.</p>
-
-<p>Chacun ayant mangé sa part, l’on servit du café
-à la manière arabe, c’est-à-dire avec le marc et sans
-sucre.</p>
-
-<p>Puis l’on se mit à table.</p>
-
-<p>Cette interversion dans les habitudes culinaires a
-sans doute surpris le lecteur; en effet, il n’est guère
-d’usage de prendre le café avant la soupe, et ce n’est
-en général qu’au dessert que se mangent les confitures.
-La chose assurément mérite explication.</p>
-
-<h3 class="p4">II</h3>
-
-<p class="pc2 lmid">PARENTHÈSE</p>
-
-<p class="p2">Il existait jadis en Orient un ordre de sectaires
-redoutables commandé par un cheik qui prenait le
-titre de Vieux de la Montagne, ou prince des Assassins.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_434" id="Page_434">[434]</a></span></p>
-
-<p>Ce Vieux de la Montagne était obéi sans réplique;
-les Assassins ses sujets marchaient avec un dévouement
-absolu à l’exécution de ses ordres, quels qu’ils
-fussent; aucun danger ne les arrêtait, même la mort
-la plus certaine. Sur un signe de leur chef, ils se
-précipitaient du haut d’une tour, ils allaient poignarder
-un souverain dans son palais, au milieu de
-ses gardes.</p>
-
-<p>Par quels artifices le Vieux de la Montagne obtenait-il
-une abnégation si complète?</p>
-
-<p>Au moyen d’une drogue merveilleuse dont il possédait
-la recette, et qui a la propriété de procurer
-des hallucinations éblouissantes.</p>
-
-<p>Ceux qui en avaient pris trouvaient, au réveil de
-leur ivresse, la vie réelle si triste et si décolorée,
-qu’ils en faisaient avec joie le sacrifice pour rentrer
-au paradis de leurs rêves; car tout homme tué en
-accomplissant les ordres du cheik allait au ciel de
-droit, ou, s’il échappait, était admis de nouveau à
-jouir des félicités de la mystérieuse composition.</p>
-
-<p>Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous
-faire une distribution était précisément la même que
-le Vieux de la Montagne ingérait jadis à ses fanatiques
-sans qu’ils s’en aperçussent, en leur faisant croire
-qu’il tenait à sa disposition le ciel de Mahomet et les
-houris de trois nuances,&mdash;c’est-à-dire du <i>hachich</i>,
-d’où vient <i>hachichin</i>, mangeur de <i>hachich</i>, racine du
-mot <i>assassin</i>, dont l’acception féroce s’explique parfaitement
-par les habitudes sanguinaires des affidés
-du Vieux de la Montagne.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_435" id="Page_435">[435]</a></span></p>
-
-<p>Assurément, les gens qui m’avaient vu partir de
-chez moi à l’heure où les simples mortels prennent
-leur nourriture ne se doutaient pas que j’allasse à
-l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il
-en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y
-a plusieurs siècles, de moyen d’excitation à un cheik
-imposteur pour pousser des illuminés à l’assassinat.
-Rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n’eût
-pu me faire soupçonner de cet excès d’orientalisme;
-j’avais plutôt l’air d’un neveu qui va dîner chez sa
-vieille tante que d’un croyant sur le point de goûter
-les joies du ciel de Mohammed en compagnie de douze
-Arabes on ne peut plus Français.</p>
-
-<p>Avant cette révélation, on vous aurait dit qu’il
-existait à Paris en 1845, à cette époque d’agiotage et
-de chemins de fer, un ordre des hachichins dont
-M. de Hammer n’a pas écrit l’histoire, vous ne l’auriez
-pas cru, et cependant rien n’eût été plus vrai,&mdash;selon
-l’habitude des choses invraisemblables.</p>
-
-<h3 class="p4">III</h3>
-
-<p class="pc1 lmid">AGAPE.</p>
-
-<p class="p2">Le repas était servi d’une manière bizarre et dans
-toute sorte de vaisselles extravagantes et pittoresques.</p>
-
-<p>De grands verres de Venise, traversés de spirales
-laiteuses, des vidrecomes allemands historiés de blasons,<span class="pagenum"><a name="Page_436" id="Page_436">[436]</a></span>
-de légendes, des cruches flamandes en grès
-émaillé, des flacons à col grêle, encore entourés de
-leurs nattes de roseaux, remplaçaient les verres, les
-bouteilles et les carafes.</p>
-
-<p>La porcelaine opaque de Louis Lebœuf et la faïence
-anglaise à fleurs, ornement des tables bourgeoises,
-brillaient par leur absence; aucune assiette n’était
-pareille, mais chacune avait son mérite particulier;
-la Chine, le Japon, la Saxe, comptaient là des échantillons
-de leurs plus belles pâtes et de leurs plus riches
-couleurs: le tout un peu écorné, un peu fêlé,
-mais d’un goût exquis.</p>
-
-<p>Les plats étaient, pour la plupart, des émaux de
-Bernard de Palissy, ou des faïences de Limoges, et
-quelquefois le couteau du découpeur rencontrait,
-sous les mets réels, un reptile, une grenouille ou un
-oiseau en relief. L’anguille mangeable mêlait ses
-replis à ceux de la couleuvre moulée.</p>
-
-<p>Un honnête philistin eût éprouvé quelque frayeur
-à la vue de ces convives chevelus, barbus, moustachus,
-ou tondus d’une façon singulière, brandissant
-des dagues du seizième siècle, des kriss malais, des
-navajas, et courbés sur des nourritures auxquelles
-les reflets des lampes vacillantes prêtaient des apparences
-suspectes.</p>
-
-<p>Le dîner tirait à sa fin, déjà quelques-uns des plus
-fervents adeptes ressentaient les effets de la pâte
-verte: j’avais, pour ma part, éprouvé une transposition
-complète de goût. L’eau que je buvais me semblait
-avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande<span class="pagenum"><a name="Page_437" id="Page_437">[437]</a></span>
-se changeait dans ma bouche en framboise, et réciproquement.
-Je n’aurais pas discerné une côtelette
-d’une pêche.</p>
-
-<p>Mes voisins commençaient à me paraître un peu
-originaux; ils ouvraient de grandes prunelles de
-chat-huant; leur nez s’allongeait en proboscide;
-leur bouche s’étendait en ouverture de grelot.
-Leurs figures se nuançaient de teintes surnaturelles.</p>
-
-<p>L’un d’eux, face pâle dans une barbe noire, riait
-aux éclats d’un spectacle invisible; l’autre faisait d’incroyables
-efforts pour porter son verre à ses lèvres,
-et ses contorsions pour y arriver excitaient des huées
-étourdissantes.</p>
-
-<p>Celui-ci, agité de mouvements nerveux, tournait
-ses pouces avec une incroyable agilité; celui-là, renversé
-sur le dos de sa chaise, les yeux vagues, les
-bras morts, se laissait couler en voluptueux dans la
-mer sans fond de l’anéantissement.</p>
-
-<p>Moi, accoudé sur la table, je considérais tout cela
-à la clarté d’un reste de raison qui s’en allait et revenait
-par instants comme une veilleuse près de s’éteindre.
-De sourdes chaleurs me parcouraient les
-membres, et la folie, comme une vague qui écume
-sur une roche et se retire pour s’élancer de nouveau,
-atteignait et quittait ma cervelle, qu’elle finit par envahir
-tout à fait.</p>
-
-<p>L’hallucination, cet hôte étrange, s’était installée
-chez moi.</p>
-
-<p>«Au salon, au salon! cria un des convives; n’entendez-vous<span class="pagenum"><a name="Page_438" id="Page_438">[438]</a></span>
-pas ces chœurs célestes? Les musiciens
-sont au pupitre depuis longtemps.»</p>
-
-<p>En effet, une harmonie délicieuse nous arrivait
-par bouffées à travers le tumulte de la conversation.</p>
-
-<h3 class="p4">IV</h3>
-
-<p class="pc1 lmid">UN MONSIEUR QUI N’ÉTAIT PAS INVITÉ.</p>
-
-<p class="p2">Le salon est une énorme pièce aux lambris sculptés
-et dorés, au plafond peint, aux frises ornées de
-satyres poursuivant des nymphes dans les roseaux, à
-la vaste cheminée de marbre de couleur, aux amples
-rideaux de brocatelle, où respire le luxe des temps
-écoulés.</p>
-
-<p>Des meubles de tapisserie, canapés, fauteuils et
-bergères, d’une largeur à permettre aux jupes des
-duchesses et des marquises de s’étaler à l’aise, reçurent
-les hachichins dans leurs bras moelleux et
-toujours ouverts.</p>
-
-<p>Une chauffeuse, à l’angle de la cheminée, me
-faisait des avances, je m’y établis, et m’abandonnai
-sans résistance aux effets de la drogue fantastique.</p>
-
-<p>Au bout de quelques minutes, mes compagnons,
-les uns après les autres, disparurent, ne laissant
-d’autre vestige que leur ombre sur la muraille, qui
-l’eut bientôt absorbée;&mdash;ainsi les taches brunes
-que l’eau fait sur le sable s’évanouissent en séchant.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_439" id="Page_439">[439]</a></span></p>
-
-<p>Et depuis ce temps, comme je n’eus plus la conscience
-de ce qu’ils faisaient, il faudra vous contenter
-pour cette fois du récit de mes simples impressions
-personnelles.</p>
-
-<p>La solitude régna dans le salon, étoilé seulement
-de quelques clartés douteuses; puis, tout à coup, il
-me passa un éclair rouge sous les paupières, une innombrable
-quantité de bougies s’allumèrent d’elles-mêmes,
-et je me sentis baigné par une lumière tiède
-et blonde. L’endroit où je me trouvais était bien le
-même, mais avec la différence de l’ébauche au tableau;
-tout était plus grand, plus riche, plus splendide.
-La réalité ne servait que de point de départ aux
-magnificences de l’hallucination.</p>
-
-<p>Je ne voyais encore personne, et pourtant je devinais
-la présence d’une multitude.</p>
-
-<p>J’entendais des frôlements d’étoffes, des craquements
-d’escarpins, des voix qui chuchotaient, susurraient,
-blésaient et zezayaient, des éclats de rire
-étouffés, des bruits de pieds de fauteuil et de table. On
-tracassait les porcelaines, on ouvrait et l’on refermait
-les portes; il se passait quelque chose d’inaccoutumé.</p>
-
-<p>Un personnage énigmatique m’apparut soudainement.</p>
-
-<p>Par où était-il entré? je l’ignore; pourtant sa vue
-ne me causa aucune frayeur: il avait un nez recourbé
-en bec d’oiseau, des yeux verts entourés de trois cercles
-bruns, qu’il essuyait fréquemment avec un immense
-mouchoir; une haute cravate blanche empesée,
-dans le nœud de laquelle était passée une carte de<span class="pagenum"><a name="Page_440" id="Page_440">[440]</a></span>
-visite où se lisaient écrits ces mois:&mdash;<i>Daucus-Carota,
-du Pot d’or</i>,&mdash;étranglait son col mince, et faisait
-déborder la peau de ses joues en plis rougeâtres; un
-habit noir à basques carrées, d’où pendaient des
-grappes de breloques, emprisonnait son corps bombé
-en poitrine de chapon. Quant à ses jambes, je dois
-avouer qu’elles étaient faites d’une racine de mandragore,
-bifurquée, noire, rugueuse, pleine de nœuds
-et de verrues, qui paraissait avoir été arrachée de
-frais, car des parcelles de terre adhéraient encore aux
-filaments. Ces jambes frétillaient et se tortillaient
-avec une activité extraordinaire, et, quand le petit
-torse qu’elles soutenaient fut tout à fait vis-à-vis
-de moi, l’étrange personnage éclata en sanglots, et,
-s’essuyant les yeux à tour de bras, me dit de la voix
-la plus dolente:</p>
-
-<p>«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!»</p>
-
-<p>Et des larmes grosses comme des pois roulaient
-sur les ailes de son nez.</p>
-
-<p>«De rire... de rire...» répétèrent comme un écho
-des chœurs de voix discordantes et nasillardes.</p>
-
-<h3 class="p4">V</h3>
-
-<p class="pc1 lmid">FANTASIA.</p>
-
-<p class="p2">Je regardai alors au plafond, et j’aperçus une foule
-de têtes sans corps comme celles des chérubins, qui
-avaient des expressions si comiques, des physionomies<span class="pagenum"><a name="Page_441" id="Page_441">[441]</a></span>
-si joviales et si profondément heureuses, que
-je ne pouvais m’empêcher de partager leur hilarité.&mdash;Leurs
-yeux se plissaient, leurs bouches s’élargissaient,
-et leurs narines se dilataient; c’étaient des
-grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces masques
-bouffons se mouvaient dans des zones tournant
-en sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant
-et vertigineux.</p>
-
-<p>Peu à peu le salon s’était rempli de figures extraordinaires,
-comme on n’en trouve que dans les eaux
-fortes de Callot et dans les aquatintes de Goya: un
-pêle-mêle d’oripeaux et de haillons caractéristiques,
-de formes humaines et bestiales; en toute autre occasion,
-j’eusse été peut-être inquiet d’une pareille
-compagnie, mais il n’y avait rien de menaçant dans
-ces monstruosités. C’était la malice, et non la férocité
-qui faisait petiller ces prunelles. La bonne humeur
-seule découvrait ces crocs désordonnés et ces incisives
-pointues.</p>
-
-<p>Comme si j’avais été le roi de la fête, chaque figure
-venait tour à tour dans le cercle lumineux dont j’occupais
-le centre, avec un air de componction grotesque,
-me marmotter à l’oreille des plaisanteries
-dont je ne puis me rappeler une seule, mais qui, sur
-le moment, me paraissaient prodigieusement spirituelles,
-et m’inspiraient la gaieté la plus folle.</p>
-
-<p>A chaque nouvelle apparition, un rire homérique,
-olympien, immense, étourdissant, et qui semblait
-résonner dans l’infini, éclatait autour de moi avec des
-mugissements de tonnerre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_442" id="Page_442">[442]</a></span></p>
-
-<p>Des voix tour à tour glapissantes ou caverneuses
-criaient:</p>
-
-<p>«Non, c’est trop drôle; en voilà assez! Mon Dieu,
-mon Dieu, que je m’amuse! De plus fort en plus
-fort!</p>
-
-<p>&mdash;Finissez! je n’en puis plus... Ho! ho! hu! hu!
-hi! hi! Quelle bonne farce! Quel beau calembour!</p>
-
-<p>&mdash;Arrêtez! j’étouffe! j’étrangle! Ne me regardez
-pas comme cela... ou faites-moi cercler, je vais
-éclater...»</p>
-
-<p>Malgré ces protestations moitié bouffonnes, moitié
-suppliantes, la formidable hilarité allait toujours
-croissant, le vacarme augmentait d’intensité, les
-planchers et les murailles de la maison se soulevaient
-et palpitaient comme un diaphragme humain, secoués
-par ce rire frénétique, irrésistible, implacable.</p>
-
-<p>Bientôt, au lieu de venir se présenter à moi un à
-un, les fantômes grotesques m’assaillirent en masse,
-secouant leurs longues manches de pierrot, trébuchant
-dans les plis de leur souquenille de magicien,
-écrasant leur nez de carton dans des chocs ridicules,
-faisant voler en nuage la poudre de leur perruque,
-et chantant faux des chansons extravagantes sur des
-rimes impossibles.</p>
-
-<p>Tous les types inventés par la verve moqueuse
-des peuples et des artistes se trouvaient réunis là,
-mais décuplés, centuplés de puissance. C’était une
-cohue étrange: le pulcinella napolitain tapait familièrement
-sur la bosse du punch anglais; l’arlequin
-de Bergame frottait son museau noir au masque enfariné<span class="pagenum"><a name="Page_443" id="Page_443">[443]</a></span>
-du paillasse de France, qui poussait des cris
-affreux; le docteur bolonais jetait du tabac dans les
-yeux du père Cassandre; Tartaglia galopait à cheval
-sur un clown, et Gilles donnait du pied au derrière
-à don Spavento; Karagheuz, armé de son bâton
-obscène, se battait en duel avec un bouffon Osque.</p>
-
-<p>Plus loin se démenaient confusément les fantaisies
-des songes drolatiques, créations hybrides, mélange
-informe de l’homme, de la bête et de l’ustensile,
-moines ayant des roues pour pieds et des marmites
-pour ventre, guerriers bardés de vaisselle brandissant
-des sabres de bois dans des serres d’oiseau,
-hommes d’État mus par des engrenages de tourne-broche,
-rois plongés à mi-corps dans des échauguettes
-en poivrière, alchimistes à la tête arrangée en
-soufflet, aux membres contournés en alambics, ribaudes
-faites d’une agrégation de citrouilles à renflements
-bizarres, tout ce que peut tracer dans la
-fièvre chaude du crayon un cynique à qui l’ivresse
-pousse le coude.</p>
-
-<p>Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela
-sautait, cela grognait, cela sifflait, comme dit Goethe
-dans la nuit du Walpurgis.</p>
-
-<p>Pour me soustraire à l’empressement outré de ces
-baroques personnages, je me réfugiai dans un angle
-obscur, d’où je pus les voir se livrant à des danses
-telles que n’en connut jamais la Renaissance au
-temps de Chicard, ou l’Opéra sous le règne de Musard,
-le roi du quadrille échevelé. Ces danseurs,
-mille fois supérieurs à Molière, à Rabelais, à Swift et<span class="pagenum"><a name="Page_444" id="Page_444">[444]</a></span>
-à Voltaire, écrivaient, avec un entrechat ou un balancé,
-des comédies si profondément philosophiques,
-des satires d’une si haute portée et d’un sel si piquant,
-que j’étais obligé de me tenir les côtes dans
-mon coin.</p>
-
-<p>Daucus-Carota exécutait, tout en s’essuyant les
-yeux, des pirouettes et des cabrioles inconcevables,
-surtout pour un homme qui avait des jambes en racine
-de mandragore, et répétait d’un ton burlesquement
-piteux:</p>
-
-<p>«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!»</p>
-
-<p>O vous qui avez admiré la sublime stupidité d’Odry,
-la niaiserie enrouée d’Alcide Tousez, la bêtise pleine
-d’aplomb d’Arnal, les grimaces de macaque de Ravel,
-et qui croyez savoir ce que c’est qu’un masque
-comique, si vous aviez assisté à ce bal de <i>Gustave</i>
-évoqué par le hachich, vous conviendriez que les
-farceurs les plus désopilants de nos petits théâtres
-sont bons à sculpter aux angles d’un catafalque ou
-d’un tombeau!</p>
-
-<p>Que de faces bizarrement convulsées! que d’yeux
-clignotants et petillants de sarcasmes sous leur membrane
-d’oiseau! quels rictus de tirelire! quelles bouches
-en coups de hache! quels nez facétieusement
-dodécaèdres! quels abdomens gros de moqueries
-pantagruéliques!</p>
-
-<p>Comme à travers tout ce fourmillement de cauchemar
-sans angoisse se dessinaient par éclairs des
-ressemblances soudaines et d’un effet irrésistible,
-des caricatures à rendre jaloux Daumier et Gavarni,<span class="pagenum"><a name="Page_445" id="Page_445">[445]</a></span>
-des fantaisies à faire pâmer d’aise les merveilleux
-artistes chinois, les Phidias du poussah et du magot!</p>
-
-<p>Toutes les visions n’étaient pas cependant monstrueuses
-ou burlesques; la grâce se montrait aussi
-dans ce carnaval de formes: près de la cheminée,
-une petite tête aux joues de pêche se roulait sur ses
-cheveux blonds, montrant dans un interminable
-accès de gaieté trente-deux petites dents grosses
-comme des grains de riz, et poussant un éclat de rire
-aigu, vibrant, argentin, prolongé, brodé de trilles et
-de points d’orgues, qui me traversait le tympan, et,
-par un magnétisme nerveux, me forçait à commettre
-une foule d’extravagances.</p>
-
-<p>La frénésie joyeuse était à son plus haut point; on
-n’entendait plus que des soupirs convulsifs, des
-gloussements inarticulés. Le rire avait perdu son
-timbre et tournait au grognement, le spasme succédait
-au plaisir; le refrain de Daucus-Carota allait devenir
-vrai.</p>
-
-<p>Déjà plusieurs hachichins anéantis avaient roulé
-à terre avec cette molle lourdeur de l’ivresse qui
-rend les chutes peu dangereuses; des exclamations
-telles que celles-ci: «&mdash;Mon Dieu, que je suis heureux!
-quelle félicité! je nage dans l’extase! je suis
-en paradis! je plonge dans des abîmes de délices!»
-se croisaient, se confondaient, se couvraient.</p>
-
-<p>Des cris rauques jaillissaient des poitrines oppressées;
-les bras se tendaient éperdument vers quelque
-vision fugitive; les talons et les nuques tambourinaient
-sur le plancher. Il était temps de jeter une<span class="pagenum"><a name="Page_446" id="Page_446">[446]</a></span>
-goutte d’eau froide sur cette vapeur brûlante, ou la
-chaudière eût éclaté.</p>
-
-<p>L’enveloppe humaine, qui a si peu de force pour
-le plaisir, et qui en a tant pour la douleur, n’aurait
-pu supporter une plus haute pression de bonheur.</p>
-
-<p>Un des membres du club, qui n’avait pas pris part
-à la voluptueuse intoxication afin de surveiller la
-fantasia et d’empêcher de passer par les fenêtres ceux
-d’entre nous qui se seraient cru des ailes, se leva,
-ouvrit la caisse du piano et s’assit. Ses deux mains,
-tombant ensemble, s’enfoncèrent dans l’ivoire du
-clavier, et un glorieux accord résonnant avec force
-fit taire toutes les rumeurs et changea la direction
-de l’ivresse.</p>
-
-<h3 class="p4">VI</h3>
-
-<p class="pc1 lmid ">KIEF.</p>
-
-<p class="p2">Le thème attaqué était, je crois, l’air d’Agathe dans
-le <i>Freischütz</i>; cette mélodie céleste eut bientôt dissipé,
-comme un souffle qui balaye des nuées difformes,
-les visions ridicules dont j’étais obsédé. Les
-larves grimaçantes se retirèrent en rampant sous les
-fauteuils, où elles se cachèrent entre les plis des
-rideaux en poussant de petits soupirs étouffés, et de
-nouveau il me sembla que j’étais seul dans le salon.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_447" id="Page_447">[447]</a></span></p>
-
-<p>L’orgue colossal de Fribourg ne produit pas, à
-coup sûr, une masse de sonorité plus grande que le
-piano touché par le <i>voyant</i> (on appelle ainsi l’adepte
-sobre). Les notes vibraient avec tant de puissance,
-qu’elles m’entraient dans la poitrine comme des flèches
-lumineuses; bientôt l’air joué me parut sortir
-de moi-même; mes doigts s’agitaient sur un clavier
-absent; les sons en jaillissaient bleus et rouges, en
-étincelles électriques; l’âme de Weber s’était incarnée
-en moi.</p>
-
-<p>Le morceau achevé, je continuai par des improvisations
-intérieures, dans le goût du maître allemand,
-qui me causaient des ravissements ineffables; quel
-dommage qu’une sténographie magique n’ait pu recueillir
-ces mélodies inspirées, entendues de moi
-seul, et que je n’hésite pas, c’est bien modeste de
-ma part, à mettre au-dessus des chefs-d’œuvre de
-Rossini, de Meyerbeer, de Félicien David.</p>
-
-<p>O Pillet! ô Vatel! un des trente opéras que je fis
-en dix minutes vous enrichirait en six mois.</p>
-
-<p>A la gaieté un peu convulsive du commencement
-avait succédé un bien-être indéfinissable, un calme
-sans bornes.</p>
-
-<p>J’étais dans cette période bienheureuse du hachich
-que les Orientaux appellent le <i>kief</i>. Je ne sentais plus
-mon corps; les liens de la matière et de l’esprit
-étaient déliés; je me mouvais par ma seule volonté
-dans un milieu qui n’offrait pas de résistance.</p>
-
-<p>C’est ainsi, je l’imagine, que doivent agir les âmes
-dans le monde aromal où nous irons après notre mort.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_448" id="Page_448">[448]</a></span></p>
-
-<p>Une vapeur bleuâtre, un jour élyséen, un reflet de
-grotte azurine, formaient dans la chambre une atmosphère
-où je voyais vaguement trembler des contours
-indécis; cette atmosphère, à la fois fraîche et tiède, humide
-et parfumée, m’enveloppait, comme l’eau d’un
-bain, dans un baiser d’une douceur énervante; si je
-voulais changer de place, l’air caressant faisait autour
-de moi mille remous voluptueux; une langueur
-délicieuse s’emparait de mes sens et me renversait
-sur le sofa, où je m’affaissais comme un vêtement
-qu’on abandonne.</p>
-
-<p>Je compris alors le plaisir qu’éprouvent, suivant
-leur degré de perfection, les esprits et les anges en
-traversant les éthers et les cieux, et à quoi l’éternité
-pouvait s’occuper dans les paradis.</p>
-
-<p>Rien de matériel ne se mêlait à cette extase; aucun
-désir terrestre n’en altérait la pureté. D’ailleurs,
-l’amour lui-même n’aurait pu l’augmenter, Roméo
-hachichin eût oublié Juliette. La pauvre enfant, se
-penchant dans les jasmins, eût tendu en vain du
-haut du balcon, à travers la nuit, ses beaux bras d’albâtre,
-Roméo serait resté au bas de l’échelle de soie,
-et, quoique je sois éperdument amoureux de l’ange
-de jeunesse et de beauté créé par Shakspeare, je dois
-convenir que la plus belle fille de Vérone, pour un
-hachichin, ne vaut pas la peine de se déranger.</p>
-
-<p>Aussi je regardais d’un œil paisible, bien que
-charmé, la guirlande de femmes idéalement belles
-qui couronnaient la frise de leur divine nudité; je
-voyais luire des épaules de satin, étinceler des seins<span class="pagenum"><a name="Page_449" id="Page_449">[449]</a></span>
-d’argent, plafonner de petits pieds à plantes roses,
-onduler des hanches opulentes, sans éprouver la
-moindre tentation. Les spectres charmants qui troublaient
-saint Antoine n’eussent eu aucun pouvoir
-sur moi.</p>
-
-<p>Par un prodige bizarre, au bout de quelques minutes
-de contemplation, je me fondais dans l’objet
-fixé, et je devenais moi-même cet objet.</p>
-
-<p>Ainsi je m’étais transformé en nymphe Syrinx,
-parce que la fresque représentait en effet la fille du
-Ladon poursuivie par Pan.</p>
-
-<p>J’éprouvais toutes les terreurs de la pauvre fugitive,
-et je cherchais à me cacher derrière des roseaux
-fantastiques, pour éviter le monstre à pieds
-de bouc.</p>
-
-<h3 class="p4">VII</h3>
-
-<p class="pc1 lmid">LE KIEF TOURNE AU CAUCHEMAR.</p>
-
-<p class="p2">Pendant mon extase, Daucus-Carota était rentré.</p>
-
-<p>Assis comme un tailleur ou comme un pacha sur
-ses racines proprement tortillées, il attachait sur moi
-des yeux flamboyants; son bec claquait d’une façon
-si sardonique, un tel air de triomphe railleur éclatait
-dans toute sa petite personne contrefaite, que je
-frissonnai malgré moi.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_450" id="Page_450">[450]</a></span></p>
-
-<p>Devinant ma frayeur, il redoublait de contorsions
-et de grimaces, et se rapprochait en sautillant comme
-un faucheux blessé ou comme un cul-de-jatte dans sa
-gamelle.</p>
-
-<p>Alors je sentis un souffle froid à mon oreille, et
-une voix dont l’accent m’était bien connu, quoique
-je ne pusse définir à qui elle appartenait, me dit:</p>
-
-<p>«Ce misérable Daucus-Carota, qui a vendu ses
-jambes pour boire, t’a escamoté la tête, et mis à
-la place, non pas une tête d’âne comme Puck à
-Bottom, mais une tête d’éléphant!»</p>
-
-<p>Singulièrement intrigué, j’allai droit à la glace, et
-je vis que l’avertissement n’était pas faux.</p>
-
-<p>On m’aurait pris pour une idole indoue ou javanaise:
-mon front s’était haussé, mon nez, allongé en
-trompe, se recourbait sur ma poitrine, mes oreilles
-balayaient mes épaules, et, pour surcroît de désagrément,
-j’étais couleur d’indigo, comme Shiva, le
-dieu bleu.</p>
-
-<p>Exaspéré de fureur, je me mis à poursuivre Daucus-Carota,
-qui sautait et glapissait, et donnait tous
-les signes d’une terreur extrême; je parvins à l’attraper,
-et je le cognai si violemment sur le bord
-de la table, qu’il finit par me rendre ma tête, qu’il
-avait enveloppée dans son mouchoir.</p>
-
-<p>Content de cette victoire, j’allai reprendre ma
-place sur le canapé; mais la même petite voix inconnue
-me dit:</p>
-
-<p>«Prends garde à toi, tu es entouré d’ennemis; les
-puissances invisibles cherchent à t’attirer et à te retenir.<span class="pagenum"><a name="Page_451" id="Page_451">[451]</a></span>
-Tu es prisonnier ici: essaye de sortir, et tu
-verras.»</p>
-
-<p>Un voile se déchira dans mon esprit, et il devint
-clair pour moi que les membres du club n’étaient
-autres que des cabalistes et des magiciens qui voulaient
-m’entraîner à ma perte.</p>
-
-<h3 class="p4">VIII</h3>
-
-<p class="pc1 lmid">TREAD-MILL.</p>
-
-<p class="p2">Je me levai avec beaucoup de peine et me dirigeai
-vers la porte du salon, que je n’atteignis qu’au bout
-d’un temps considérable, une puissance inconnue
-me forçant de reculer d’un pas sur trois. A mon calcul,
-je mis dix ans à faire ce trajet.</p>
-
-<p>Daucus-Carota me suivait en ricanant et marmottait
-d’un air de fausse commisération:</p>
-
-<p>«S’il marche de ce train-là, quand il arrivera, il
-sera vieux.»</p>
-
-<p>J’étais cependant parvenu à gagner la pièce voisine
-dont les dimensions me parurent changées et méconnaissables.
-Elle s’allongeait, s’allongeait... indéfiniment.
-La lumière, qui scintillait à son extrémité,
-semblait aussi éloignée qu’une étoile fixe.</p>
-
-<p>Le découragement me prit, et j’allais m’arrêter,
-lorsque la petite voix me dit, en m’effleurant presque
-de ses lèvres:</p>
-
-<p>«Courage! elle t’attend à onze heures.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_452" id="Page_452">[452]</a></span></p>
-
-<p>Faisant un appel désespéré aux forces de mon
-âme, je réussis, par une énorme projection de volonté,
-à soulever mes pieds qui s’agrafaient au sol
-et qu’il me fallait déraciner comme des troncs d’arbres.
-Le monstre aux jambes de mandragore m’escortait
-en parodiant mes efforts et en chantant sur
-un ton de traînante psalmodie:</p>
-
-<p>«Le marbre gagne! le marbre gagne!»</p>
-
-<p>En effet, je sentais mes extrémités se pétrifier, et
-le marbre m’envelopper jusqu’aux hanches comme la
-Daphné des Tuileries; j’étais statue jusqu’à mi-corps,
-ainsi que ces princes enchantés des <i>Mille et une Nuits</i>.
-Mes talons durcis résonnaient formidablement sur
-le plancher: j’aurais pu jouer le Commandeur dans
-<i>Don Juan</i>.</p>
-
-<p>Cependant j’étais arrivé sur le palier de l’escalier
-que j’essayai de descendre; il était à demi éclairé et
-prenait à travers mon rêve des proportions cyclopéennes
-et gigantesques. Ses deux bouts noyés d’ombre
-me semblaient plonger dans le ciel et dans l’enfer,
-deux gouffres; en levant la tête, j’apercevais
-indistinctement, dans une perspective prodigieuse,
-des superpositions de paliers innombrables, des
-rampes à gravir comme pour arriver au sommet de
-la tour de Lylacq; en la baissant, je pressentais des
-abîmes de degrés, des tourbillons de spirales, des
-éblouissements de circonvolutions.</p>
-
-<p>«Cet escalier doit percer la terre de part en part,
-me dis-je en continuant ma marche machinale. Je parviendrai
-au bas le lendemain du jugement dernier.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_453" id="Page_453">[453]</a></span></p>
-
-<p>Les figures des tableaux me regardaient d’un air
-de pitié, quelques-unes s’agitaient avec des contorsions
-pénibles, comme des muets qui voudraient
-donner un avis important dans une occasion suprême.
-On eût dit qu’elles voulaient m’avertir d’un
-piége à éviter, mais une force inerte et morne m’entraînait;
-les marches étaient molles et s’enfonçaient
-sous moi, ainsi que les échelles mystérieuses dans
-les épreuves de franc-maçonnerie. Les pierres
-gluantes et flasques s’affaissaient comme des ventres
-de crapauds; de nouveaux paliers, de nouveaux degrés,
-se présentaient sans cesse à mes pas résignés,
-ceux que j’avais franchis se replaçaient d’eux-mêmes
-devant moi.</p>
-
-<p>Ce manége dura mille ans, à mon compte.</p>
-
-<p>Enfin j’arrivai au vestibule, où m’attendait une
-autre persécution non moins terrible.</p>
-
-<p>La chimère tenant une bougie dans ses pattes, que
-j’avais remarquée en entrant, me barrait le passage
-avec des intentions évidemment hostiles; ses yeux
-verdâtres petillaient d’ironie, sa bouche sournoise
-riait méchamment; elle s’avançait vers moi presque
-à plat ventre, traînant dans la poussière son caparaçon
-de bronze, mais ce n’était pas par soumission;
-des frémissements féroces agitaient sa croupe de
-lionne, et Daucus-Carota l’excitait comme on fait
-d’un chien qu’on veut faire battre:</p>
-
-<p>«Mords-le! mords-le! de la viande de marbre
-pour une bouche d’airain, c’est un fier régal.»</p>
-
-<p>Sans me laisser effrayer par cette horrible bête, je<span class="pagenum"><a name="Page_454" id="Page_454">[454]</a></span>
-passai outre. Une bouffée d’air froid vint me frapper
-la figure, et le ciel nocturne nettoyé de nuages m’apparut
-tout à coup. Un semis d’étoiles poudrait d’or
-les veines de ce grand bloc de lapis-lazuli.</p>
-
-<p>J’étais dans la cour.</p>
-
-<p>Pour vous rendre l’effet que me produisit cette
-sombre architecture, il me faudrait la pointe dont
-Piranèse rayait le vernis noir de ses cuivres merveilleux:
-la cour avait pris les proportions du Champ-de-Mars,
-et s’était en quelques heures bordée d’édifices
-géants qui découpaient sur l’horizon une dentelure
-d’aiguilles, de coupoles, de tours, de pignons,
-de pyramides, dignes de Rome et de Babylone.</p>
-
-<p>Ma surprise était extrême, je n’avais jamais soupçonné
-l’île Saint-Louis de contenir tant de magnificences
-monumentales, qui d’ailleurs eussent couvert
-vingt fois sa superficie réelle, et je ne songeais pas
-sans appréhension au pouvoir des magiciens qui
-avaient pu, dans une soirée, élever de semblables
-constructions.</p>
-
-<p>«Tu es le jouet de vaines illusions; cette cour est
-très-petite, murmura la voix; elle a vingt-sept pas
-de long sur vingt-cinq de large.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, grommela l’avorton bifurqué, des pas
-de bottes de sept lieues. Jamais tu n’arriveras à onze
-heures; voilà quinze cents ans que tu es parti. Une
-moitié de tes cheveux est déjà grise... Retourne là-haut,
-c’est le plus sage.»</p>
-
-<p>Comme je n’obéissais pas, l’odieux monstre m’entortilla
-dans les réseaux de ses jambes, et, s’aidant<span class="pagenum"><a name="Page_455" id="Page_455">[455]</a></span>
-de ses mains comme de crampons, me remorqua
-malgré ma résistance, me fit remonter l’escalier où
-j’avais éprouvé tant d’angoisses, et me réinstalla, à
-mon grand désespoir, dans le salon d’où je m’étais
-si péniblement échappé.</p>
-
-<p>Alors le vertige s’empara complétement de moi;
-je devins fou, délirant.</p>
-
-<p>Daucus-Carota faisait des cabrioles jusqu’au plafond
-en me disant:</p>
-
-<p>«Imbécile, je t’ai rendu ta tête, mais, auparavant,
-j’avais enlevé la cervelle avec une cuiller.»</p>
-
-<p>J’éprouvai une affreuse tristesse, car, en portant
-la main à mon crâne, je le trouvai ouvert, et je perdis
-connaissance.</p>
-
-<h3 class="p4">IX</h3>
-
-<p class="pc1 lmid">NE CROYEZ PAS AUX CHRONOMÈTRES.</p>
-
-<p class="p2">En revenant à moi, je vis la chambre pleine de
-gens vêtus de noir, qui s’abordaient d’un air triste
-et se serraient la main avec un cordialité mélancolique,
-comme des personnes affligées d’une douleur
-commune.</p>
-
-<p>Ils disaient:</p>
-
-<p>«Le Temps est mort; désormais il n’y aura plus<span class="pagenum"><a name="Page_456" id="Page_456">[456]</a></span>
-ni années, ni mois, ni heures; le Temps est mort, et
-nous allons à son convoi.</p>
-
-<p>&mdash;Il est vrai qu’il était bien vieux, mais je ne
-m’attendais pas à cet événement; il se portait à merveille
-pour son âge, ajouta une des personnes en
-deuil que je reconnus pour un peintre de mes amis.</p>
-
-<p>&mdash;L’éternité était usée, il faut bien faire une fin,
-reprit un autre.</p>
-
-<p>&mdash;Grand Dieu! m’écriai-je frappé d’une idée subite,
-s’il n’y a plus de temps, quand pourra-t-il être
-onze heures?...</p>
-
-<p>&mdash;Jamais... cria d’une voix tonnante Daucus-Carota,
-en me jetant son nez à la figure, et en se montrant
-à moi sous son véritable aspect... Jamais... il sera
-toujours neuf heures un quart... L’aiguille restera
-sur la minute où le temps a cessé d’être, et tu auras
-pour supplice de venir regarder l’aiguille immobile,
-et de retourner t’asseoir pour recommencer encore,
-et cela jusqu’à ce que tu marches sur l’os de tes
-talons.»</p>
-
-<p>Une force supérieure m’entraînait, et j’exécutai
-quatre ou cinq cents fois le voyage, interrogeant le
-cadran avec une inquiétude horrible.</p>
-
-<p>Daucus-Carota s’était assis à califourchon sur la
-pendule et me faisait d’épouvantables grimaces.</p>
-
-<p>L’aiguille ne bougeait pas.</p>
-
-<p>«Misérable! tu as arrêté le balancier, m’écriai-je
-ivre de rage.</p>
-
-<p>&mdash;Non pas, il va et vient comme à l’ordinaire...;<span class="pagenum"><a name="Page_457" id="Page_457">[457]</a></span>
-mais les soleils tomberont en poussière avant que
-cette flèche d’acier ait avancé d’un millionième de
-millimètre.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, je vois qu’il faut conjurer les mauvais
-esprits, la chose tourne au spleen, dit le <i>voyant</i>, faisons
-un peu de musique. La harpe de David sera remplacée
-cette fois par un piano d’Erard.»</p>
-
-<p>Et, se plaçant sur le tabouret, il joua des mélodies
-d’un mouvement vif et d’un caractère gai...</p>
-
-<p>Cela paraissait beaucoup contrarier l’homme-mandragore,
-qui s’amoindrissait, s’aplatissait, se décolorait
-et poussait des gémissements inarticulés; enfin
-il perdit toute apparence humaine, et roula sur le
-parquet sous la forme d’un salsifis à deux pivots.</p>
-
-<p>Le charme était rompu.</p>
-
-<p>«Alleluia! le Temps est ressuscité, crièrent des
-voix enfantines et joyeuses; va voir la pendule maintenant!»</p>
-
-<p>L’aiguille marquait onze heures.</p>
-
-<p>«Monsieur, votre voiture est en bas,» me dit le
-domestique.</p>
-
-<p>Le rêve était fini.</p>
-
-<p>Les hachichins s’en allèrent chacun de leur côté,
-comme les officiers après le convoi de Malbrouck.</p>
-
-<p>Moi, je descendis d’un pas léger cet escalier qui
-m’avait causé tant de tortures, et quelques instants
-après j’étais dans ma chambre en pleine réalité; les
-dernières vapeurs soulevées par le hachich avaient
-disparu.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_458" id="Page_458">[458]</a></span></p>
-
-<p>Ma raison était revenue, ou du moins ce que j’appelle
-ainsi, faute d’autre terme.</p>
-
-<p>Ma lucidité aurait été jusqu’à rendre compte d’une
-pantomime ou d’un vaudeville, ou à faire des vers
-rimants de trois lettres.</p>
-
-<p class="pc4 mid">FIN.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_459" id="Page_459">[459]</a></span></p>
-
-<div class="chapter">
-
-<h2 class="p4">TABLE</h2>
-
-<table id="toc" summary="cont">
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">Avatar</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_1">1</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">Jettatura</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_137">137</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">Arria Marcella</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_271">271</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">La Mille et deuxième nuit</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_317">317</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">Le Pavillon sur l’eau</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_353">353</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">L’Enfant aux souliers de pain</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_371">371</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">Le Chevalier double</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_383">383</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">Le Pied de momie</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_397">397</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">La Pipe d’opium</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_415">415</a></td>
- </tr>
-
- <tr>
- <td class="tdl1"><span class="smcap">Le club des Hachichins</span></td>
- <td class="tdr2"><a href="#Page_429">429</a></td>
- </tr>
-
-</table>
-
-<hr class="d3" />
-
-<p class="pc reduct"><span class="smcap">Paris.&mdash;imp. simon raçon et comp., rue d’erfurth</span>, 1.</p>
-</div>
-
-</div>
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Romans et contes, by Théophile Gautier
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ROMANS ET CONTES ***
-
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