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-Project Gutenberg's L'enfant chargé de chaînes, by François Mauriac
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: L'enfant chargé de chaînes
-
-Author: François Mauriac
-
-Release Date: May 23, 2016 [EBook #52145]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT CHARGÉ DE CHAÎNES ***
-
-
-
-
-Produced by Winston Smith. Images provided by the Internet Archive.
-
-
-
-
-
- FRANÇOIS MAURIAC
-
-
- L'Enfant chargé
- de chaînes
-
- [Illustration]
-
-
- ÉDITÉ AVEC UN BOIS GRAVÉ
- DE PIERRE LISSAC
- CHEZ BERNARD GRASSET
-
-
-
- 5e Edition
-
-
-
-
-
- L'Enfant chargé de chaînes
-
-
-
- FRANÇOIS MAURIAC
-
- L'ENFANT
- CHARGÉ DE CHAÎNES
-
-
- PARIS
- BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
- 61, RUE DES SAINTS-PÈRES, 61
-
- 1913
-
- Tous droits de reproduction, de traduction et
- d'adaptation réservés pour tous pays.
-
- _Copyright by Bernard Grasset 1913_
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
-
-_13 exemplaires sur Hollande Van Gelder numérotés de 1 à 13_
-
-
-L'ENFANT CHARGÉ DE CHAINES
-
-
-I
-
-Jean-Paul a loué, rue de Bellechasse, un petit appartement au
-cinquième. Les fenêtres s'ouvrent sur un paysage de toits. Son père lui
-a envoyé les vieux meubles qu'on avait abandonnés dans des greniers,
-à la campagne; ils ont vu l'étroite existence des grands-parents,
-et, vieux serviteurs retrouvés, connaissent bien ce jeune homme qui
-heurtait jadis contre leurs angles son front d'enfant. Voici une
-pendule dont le timbre, la nuit, éveillait Jean-Paul, dans le sommeil
-de la chambre et dans le silence terrible de la campagne...
-
-Jean-Paul s'occupe humblement des menus travaux que lui imposent les
-cours de Sorbonne, et publie dans d'obscures revues des vers dont il ne
-sait trop que penser.
-
-Il y a sur son bureau une photographie où sourit, d'un sourire las
-et déjà souffrant, la mère qu'il n'a pas connue. Son père, Bertrand
-Johanet, habite en Guyenne une métairie entourée de landes. Il est
-l'homme de ce pays qui tue le plus de bécasses dans les mois d'hiver,
-et qui, en août, quand des forêts de pins flambent sous le soleil, fait
-signe aux paysans d'allumer le contre-feu.
-
-Il ne connaît pas son fils et Jean-Paul ne connaît pas cet homme
-hâlé, hirsute, mal tenu, qui est son père et il se demande parfois:
-«Comment suis-je sorti de lui? A mon âge, il n'avait d'autre joie que
-de partir dès l'aube, en char à bancs, avec les amis joyeux, et les
-chiens en boule au fond de la voiture... J'ai vingt ans et le plaisir
-qui m'aide à vivre est de confronter mon âme et celle que révèlent mes
-livres les plus aimés. J'ai besoin souvent qu'une musique exprime la
-sentimentalité banale de ma jeunesse et ma joie est aussi de voleter
-autour de la première âme venue comme les papillons de nuit autour de
-la lampe, quand, aux soirs d'été, la salle à manger s'ouvre sur le
-jardin...»
-
-
-II
-
-Ce jour-là, Jean-Paul regarda sa chambre, et connut qu'elle était
-laide. Dans la claire après-midi, les reproductions des tableaux de
-Carrière et de Maurice Denis luisaient comme des chromos. La statuette
-de Tanagra, simili-terre-cuite, s'écaillait aux angles. Parmi ces
-vulgarités, Jean-Paul sentit monter en lui comme un flot d'eau trouble,
-un écœurement infini; cherchant les causes d'une telle détresse, il
-songea que sa médiocrité s'était révélée dans une conversation avec un
-ami plus instruit, et qu'un universitaire, en l'interrogeant, l'avait
-humilié devant six tables de cuistres.
-
-Il n'avait donc pas cette consolation de donner à sa mélancolie une
-raison supérieure: elle résultait de causes infimes; alors il composa
-un sonnet que d'abord il jugea louable, mais dont la banalité le
-stupéfia, quand il le relut.
-
-Cinq heures sonnèrent à Saint-François-Xavier. Il décida d'errer au
-hasard dans les rues. En descendant l'escalier, il murmurait: «Je ne
-fais rien ... je vais échouer à la licence ... pourtant si demain
-je me traçais un plan d'études...» Il avait constaté maintes fois
-que ce projet de plan d'études infailliblement le tranquillisait...
-Jean-Paul suivit la rue de Rennes, dont il haïssait les petits
-magasins aux étalages débordant sur le trottoir, et les tailleurs
-pour ecclésiastiques. Les vitraux du café Lavenue flambaient.
-Jean-Paul résolut de se réfugier là, de s'abêtir sur des journaux
-illustrés. Comme il s'installait devant une demi-tasse de chocolat, on
-l'interpella:
-
---Bonjour, mon vieux...
-
-Il se retourna. Louis Fauveau, un petit être nul qu'il connaissait, lui
-tendait sa main molle et toujours humide.
-
-Jean-Paul se réjouit dans son cœur de ce qu'il allait pouvoir discourir
-avec «Lulu», comme on appelait au collège le petit être nul, et
-l'écouta quelques instants: «--Je suis vanné, mon cher... Des soirées
-et encore des soirées ... et puis une petite amie que j'ai...»
-
-Il fit de cette petite amie une description minutieuse et choquante.
-
-Jean-Paul s'étonna de considérer ce garçon avec une sourde colère et
-un peu d'envie. Il ne souffre jamais, se disait-il; le monde, l'amour,
-les courses, le tennis, le golf, les cartes, chacun de ces jeux lui est
-une raison suffisante de vivre. Il n'en use pas d'ailleurs pour «se
-divertir», comme l'imaginait Pascal. Il n'a pas à se divertir d'une
-inquiétude qui jamais ne l'effleura.
-
-Jean-Paul contemplait ce visage plombé, que l'usage du monocle figeait
-dans une sotte grimace, son air de lassitude satisfaite. Il songea
-qu'un exercice apaisant serait de le casser à coups de poing. Mais il
-ne pouvait qu'être insolent avec discrétion et n'y manqua pas.
-
---Je m'étonne, dit-il, que tu ne te lasses pas d'un plaisir si
-médiocre...
-
---Médiocre? Ah! mon vieux, que ne connais-tu Liane!
-
---Si je «faisais la fête», comme vous dites, je m'efforcerais
-d'atteindre au prodige, et ce serait mon excuse; je réaliserais «les
-somptuosités persanes et papales», dont parle Verlaine. Je serais
-l'un des satans adolescents qu'il évoque dans un palais soie et or, à
-Ecbatane ... et je révélerais au monde ébloui des voluptés inconnues.
-
---Tu te moques de moi, dit Lulu.
-
-Dès le collège, Jean-Paul le déroutait. Avec ce camarade trop subtil,
-un problème toujours l'obsédait: «Dois-je faire semblant de comprendre
-ou, à tout hasard, d'être vexé?» Ce jour-là, il se souvint à propos
-d'un rendez-vous, serra la main de Jean-Paul et quitta la place.
-
-
-Jean-Paul, seul de nouveau, goûta la joie de n'être plus énervé. Les
-trottoirs luisaient. Une paix triste flottait sur la chaussée; la
-mélancolie de Jean-Paul s'épura. Il en oublia les causes infimes. Il
-sentit douloureusement l'inutilité de sa vie. Il avait quelquefois
-ébauché le geste de Rastignac, et jeté vers la grande ville son «à nous
-deux». Mais les petits échecs, les lassitudes, les dégoûts l'avaient
-rejeté dans la chambre, où dès lors il se tapit loin de la rue, avec
-des livres.
-
-«A ces livres, se disait Jean-Paul, je dois peut-être mes tristesses.
-Il ne faut pas entrevoir les paradis lointains qu'on est trop médiocre
-pour atteindre... Pourtant, que devenir, si je ne lis pas...?»
-
-Chaque année, quand juillet pesait lourdement sur la ville, et qu'aux
-bancs des jardins publics, le soir, des faces luisantes somnolaient,
-Jean-Paul, à qui son père avait abandonné la fortune maternelle--quinze
-mille francs de rentes--voyageait à grands frais.
-
-Mais les paysages nouveaux qu'il traversa ne lui furent pas une
-consolation.
-
-«Le petit monde que je porte en moi demeure partout le même, se
-disait-il; d'ailleurs toutes les villes se ressemblent: des trams
-électriques entre des vitrines de magasins. On a beaucoup trop parlé
-de celles qui ont, comme Venise, la prétention d'échapper au type
-commun... J'y recueille des impressions qui sont des réminiscences de
-d'Annunzio, de Barrès, d'Henri de Régnier...»
-
-Jean-Paul avait toujours mieux aimé se terrer, dans l'automne pluvieux,
-au fond des landes qui avaient servi de décor à ses jeux d'enfant. Son
-père n'osait boire devant lui que deux verres d'armagnac, lui parlait
-du cours de la résine, s'embarquait dans des récits de chasse, au long
-desquels Jean-Paul avait des loisirs pour penser à autre chose. Et les
-cabanes perdues, où, en octobre, on guette les palombes afin de les
-prendre dans des filets, étaient pour le jeune homme de mélancoliques
-retraites.
-
-
-«Faut-il rentrer? se demanda Jean-Paul, ou chercher des camarades?»
-
-Il fut au moment d'aller rue du Luxembourg, dans un cercle d'étudiants
-où il avait en réserve quelques amis sachant écouter, sourire, et se
-laisser convaincre. Jean-Paul aime les regarder vivre. Il donne des
-conseils. Il dirige. Il les détourne de la tentation en leur racontant
-ses propres luttes intérieures et comment, parfois, il succomba. Comme
-Jean-Paul ne pense pas que son histoire authentique offre quelque
-agrément, il la recompose avec beaucoup d'art à l'usage de ses petits
-amis... Cependant qu'au café voisin un violoniste fait vibrer ces
-jeunes âmes pensives, Jean-Paul leur parle à mots couverts des fêtes
-qu'il fréquentait avant sa conversion--et, pour les décrire, il se
-rappelle les fantaisies de des Esseintes. Il leur dit enfin cette
-conversion, utilisant pour son récit une certaine _Nuit de Pascal_
-qu'il composa jadis, et que ses maîtres louèrent fort.
-
-Dans ce milieu de jeunes catholiques, Jean-Paul est devenu théologien.
-Il pimente ses discours d'un grain de modernisme, s'exalte sur
-l'immanence et la révélation intérieure, absorbe, vingt minutes avant
-le dîner, un court résumé de la philosophie kantienne qui lui permet
-de démontrer au dessert que saint Thomas ne suffit plus. Il parle avec
-ironie de l'encyclique _Pascendi_, des Jésuites, du cardinal secrétaire
-d'État, déclare qu'il est l'heure de revenir à la grande tradition
-mystique, s'attendrit sur saint François d'Assise ... puis, suivi d'une
-petite cohorte d'admirateurs, va excursionner sur la rive droite et
-échouer dans les promenoirs d'un music-hall.
-
-Mais ce petit jeu n'amuse plus Jean-Paul. A la société de ces âmes
-puériles et douces, il préfère aujourd'hui l'isolement.
-
-
-Jean-Paul se retrouva dans sa chambre, avec le crépuscule. Une cendre
-fine s'épandait sur les toits. Il demeura près du feu, sans lampe,
-cherchant au lointain de son passé une vague histoire d'amour, ou
-quelque amitié, afin qu'avec ce souvenir il adoucît un tel isolement.
-Pourquoi revit-il alors ses quatorze ans, la classe de troisième, sa
-dernière année d'enfant? Chaque dimanche, Jean-Paul faisait sortir un
-petit pensionnaire dont le cœur abandonné ne vivait que de lui et le
-soir on les ramenait en voiture, au collège.
-
-Jean-Paul se souvient de ces fins de dimanche, à Bordeaux, de la
-poussière dorée dans le soleil couchant, de la foule se traînant sur
-les trottoirs...
-
-«Est-ce là toute ma vie sentimentale?» se demanda le jeune homme.
-
-Il alluma la lampe, regarda dans la glace son long corps d'adolescent
-grandi trop vite, ses yeux bruns et tristes; il sourit, et à
-mi-voix dit le nom de celle qu'il n'aimait pas, mais dont l'amour
-l'enveloppait: Marthe...
-
-Cette jeune cousine, Marthe Balzon habite rue Garancière, avec son
-père, Jules Balzon, professeur de rhétorique au Lycée Montaigne.
-Malgré sa fortune, qui est considérable, M. Balzon demeure attaché
-à l'Université, car il a le goût d'instruire la jeunesse et il lui
-importe peu de n'avancer pas. En Gironde, la propriété des Balzon,
-Castelnau, est voisine de Johanet. Marthe et Jean-Paul s'y retrouvent
-chaque année.
-
-Leurs mères furent élevées ensemble, au Sacré-Cœur de Bordeaux. Le
-mariage ne diminua pas la tendre amitié qui, sous les platanes du
-couvent, faisait se promener les deux jeunes filles un peu à l'écart
-de leurs compagnes... Dans l'ennui des grandes vacances, elles
-abandonnaient leurs enfants à la même bonne anglaise, et, réfugiées
-dans l'ombre fraîche d'un vieux salon campagnard, se lisaient à tour de
-rôle _Indiana_. En 1893, l'été fut accablant sur ces landes de Guyenne,
-où les eaux sont dangereuses. Le même mois, une épidémie de fièvres
-emporta les deux amies...
-
-Jean-Paul considéra un instant la photographie de sa mère, ce sourire
-triste, flottant sur des traits adorés, et songeant qu'il irait voir
-Marthe après dîner, goûta, par avance, la joie d'effleurer avec ses
-lèvres un fin visage devenu tout pâle...
-
-
-III
-
-Marthe s'avança, portant haut la lampe...
-
---C'est toi, Jean-Paul? Monsieur mon cousin, vos visites se font
-rares...
-
-Elle lui prit la main, et ils entrèrent dans l'étroite chambre que
-Jean-Paul connaissait bien.
-
-Le lit de cuivre occupait un angle, sous une housse de vieux camaïeu.
-Il y avait au mur le crucifix et de petites statues soigneusement
-peinturlurées: saint Joseph, chauve, avec un toupet de cheveux marron,
-la Vierge, le Sacré-Cœur bien peigné, en tunique nougat rose. Sur
-les planches d'une étagère, étaient rangées les reliures bleu tendre
-et rouge sombre des _Imitations_, des _Manuels du chrétien_, des
-_Paillettes d'or_ et autres éditions pieuses dont la première feuille
-porte cette inscription: _En souvenir d'un beau jour_; sur la cheminée,
-des petits enfants nus, des jeunes filles souriaient, comme on sourit
-au photographe.
-
---Le jeu de massacre est encore là? dit Jean-Paul en montrant les
-statues de la petite chapelle, qui toujours l'avaient exaspéré.
-
---Mais, Jean-Paul, ce sont des souvenirs...
-
---Ils ridiculisent la religion. Rappelle-toi ce que dit Huysmans...
-
---Je ne sais pas... Je n'ai pas lu...
-
---Tu n'as rien lu! murmura Jean-Paul, dédaigneux...
-
---Et toi, tu as trop lu...
-
-Elle avait repris sa broderie anglaise. La lampe allumait sur le dé
-d'or une petite flamme. Marthe leva vers Jean-Paul ses yeux clairs, et,
-craignant de l'avoir vexé, lui sourit. Jean-Paul considéra la bouche
-lasse, aux coins un peu tombants, les trop minces épaules, les cheveux
-fauves et lourds et le désir lui vint de poser son front, comme il
-l'avait fait un soir, sur cette robe sombre...
-
---Pourquoi ai-je trop lu, Marthe?
-
---Parce que cela te rend malheureux, mon petit cousin ... toutes tes
-mélancolies, tes complications, à quoi je ne comprends rien, je sais où
-tu les prends, va...
-
---N'essaie pas de comprendre...
-
---Oh! je sais bien que tu es plus instruit que moi, plus intelligent.
-Il me semble pourtant que tu es dupe de tes lectures, tu crois trop que
-c'est arrivé...
-
---Tu es sotte...
-
---Je ne suis pas une intellectuelle, c'est sûr ... cela m'amuse de
-lire, cependant... Mais lorsque c'est fini, je n'y pense plus. Je ne
-mêle pas cela à ma vie. Zette, une petite cousine qui a douze ans, me
-demande toujours des livres de Zénaïde Fleuriot, des livres qui font
-pleurer, «parce que j'aime pleurer», me dit-elle. Seulement ensuite,
-elle essuie ses yeux et joue à la poupée. C'est ce qu'il faut faire...
-
-Jean-Paul se leva...
-
---Tu ne me comprendras jamais, murmura-t-il.
-
-Elle le regarda, les yeux brouillés, les deux mains croisées sur la
-robe sombre, et ils parlèrent de choses indifférentes: son père était
-sorti, elle devait aller en matinée, à la Comédie-Française...
-
-
-IV
-
-Jean-Paul entra dans la chapelle des Carmes. La messe de huit heures
-était dite, et les personnes qui avaient communié demeuraient
-prosternées dans l'ombre. Jean-Paul savait que Marthe venait souvent
-à cette messe et il ne s'avoua pas que c'était elle qu'il y venait
-chercher.
-
-Mais ne la voyant pas d'abord, il se sentit triste et, agenouillé, la
-front dans les mains, il murmurait:
-
---Mon Dieu, vous savez bien que je ne l'aime pas... Jamais le désir ne
-m'a effleuré de vivre avec elle toujours; jamais je n'ai été ému de
-poser sur son front mes lèvres.
-
-A ce moment, il la vit qui s'avançait, grave, un peu pâle, le regard
-encore lointain, à peine réveillée de l'extase. Il la rejoignit à la
-porte.
-
---Papa m'a donné rendez-vous au Luxembourg, lui dit-elle, viens avec
-moi.
-
-Ils entrèrent dans le jardin déjà feuillu, où des oiseaux et des
-enfants poussaient des cris. Des cerceaux s'égarèrent dans leurs
-jambes. Ils se taisaient, elle grave toujours, lui ému un peu et
-curieux de son émotion. Il regarda Marthe encore: elle n'éveillait en
-lui aucun désir. Le simple chapeau de paille faisait sur son visage
-une ombre mouvante. Elle acheta le petit pain habituel à une vieille
-marchande qui l'entretint un instant de ses rhumatismes.
-
---Tiens mon missel, dit-elle à Jean-Paul, et lentement elle se mit à
-manger, par menus morceaux,
-
---Pourquoi me regardes-tu, Jean-Paul?
-
---Je ne sais... J'aime cette robe simple, j'aime «ton air d'être
-ailleurs» de jeune fille qui va aux messes matinales et que le jeûne
-pâlit...
-
---Casse-cou! Littérature! Mon petit cousin...
-
---C'est vrai, Marthe, il n'y a en moi que de la littérature...
-
-Et Jean-Paul dit, à mi-voix, pour lui-même: «Qui m'en délivrera?»
-
-Alors il sourit, ayant conscience d'être ridicule et de son romantisme
-désuet. Un vers de Jammes vint à ses lèvres:
-
- Le jeune homme des temps anciens que je suis...
-
---Voilà papa, dit Marthe.
-
-M. Jules Balzon s'avançait, traînant les pieds, menu dans sa lourde
-pelisse, soigneusement boutonnée malgré la tiédeur de ce nouveau
-printemps. Il souriait aux deux jeunes gens et mille plis fripaient sa
-figure couperosée.
-
---Mes petits enfants, vous m'accompagnez jusqu'à la maison?
-
---Tu ne veux pas te promener, père?
-
---Non, j'ai des copies à corriger. Jean-Paul, sais-tu qu'un de mes
-élèves, dans toutes ses dissertations, et quel que soit le sujet,
-s'amuse à citer de ton Barrès? Il a quinze ans! Comme c'est humiliant
-pour moi, qui n'y ai jamais rien compris!
-
---Oh! mon oncle, vous voulez rire...
-
---Non, non. J'ai lu _le Jardin de Bérénice_; l'auteur explique ce qu'il
-veut dire dans des avant-propos, des notes et des préfaces, mais je ne
-comprends pas quand même...
-
-Jean-Paul se garda bien de défendre le maître qu'il aimait. Son vieux
-cousin n'avait jamais eu de goût que pour les ouvrages d'un renanisme
-facile. Il lui importait peu que la substance en fût médiocre: l'œuvre
-d'Anatole France le contentait parfaitement. Et Jean-Paul s'exaspéra
-souvent de l'entendre disserter à la manière de l'insupportable
-Bergeret.
-
-Pour changer de conversation, le jeune homme questionna M. Balzon sur
-Lucile de Chateaubriand. Depuis des années, le professeur s'occupait
-amoureusement d'un travail où revivait la mystérieuse et triste jeune
-fille.
-
-Mais Marthe, dont l'esprit était ailleurs, demanda soudain:
-
---Jean-Paul, iras-tu demain goûter chez Mme des Onges?
-
-Il sentit dans la voix un peu basse et voilée de Marthe une anxiété qui
-l'amusa.
-
---Je ne sais, j'y meurs d'ennui...
-
-Elle insista:
-
---Il faut venir, Jean-Paul, on m'a présenté hier, chez les
-Burand-Martin, un garçon bizarre, mal habillé, que sa mère oblige
-à traîner dans les salons. Il t'a connu au collège et s'appelle,
-je crois, Vincent Hiéron... C'est une occasion de le revoir... Te
-souviens-tu de lui?
-
---Je me souviens ... murmura Jean-Paul.
-
-Il allait revoir Vincent. Il y eut dans son cœur un tumulte de joie.
-
-A cet ami, sous les platanes du collège, il avait confié ses premières
-mélancolies. Jean-Paul évoqua, dans un visage creusé, des yeux d'ardeur
-et de passion. Quelle âme fiévreuse habitait ce corps trop frêle!
-Plus tard, Vincent avait semblé fuir Jean-Paul dont le dilettantisme
-l'exaspérait. Il serait mort de ne pas croire. Un frénétique besoin
-d'affirmer le possédait.
-
-Jean-Paul le savait engagé dans une entreprise de démocratie chrétienne
-dont il ne connaissait presque rien. Le dimanche, sur le péristyle de
-Saint-François-Xavier, il avait remarqué cependant des jeunes gens
-pâles et doux, cravatés d'une lavallière noire, de classe indécise, et
-qui offraient poliment une feuille hebdomadaire: _Amour et Foi_.
-
-«Il veut me revoir!» pensa le jeune homme. Et soudain, il sentit en lui
-la joie de sa vingtième année.
-
-Il s'arrêta devant le vieil hôtel que les Balzon habitaient rue
-Garancière.
-
---Jean-Paul, dit le professeur, n'oublie pas que nous comptons sur toi
-pour les vacances de Pâques.
-
-Et comme il prenait congé, la jeune fille répéta:
-
---Nous comptons sur toi...
-
-
-Jean-Paul traversa la place Saint-Sulpice où jouaient les enfants du
-catéchisme. Un corbillard de pauvre, contre le trottoir, attendait.
-Des écoliers riaient et se bousculaient autour du kiosque à journaux.
-Jean-Paul songeait à ce vieux domaine de Castelnau, dans la lande,
-qu'une lieue séparait de celui de son père et où il fut un petit garçon
-trop nerveux. Marthe se cachait derrière les arbres, s'amusait à lui
-faire peur, puis l'embrassait avec emportement...
-
-Il revit l'obscure maison de campagne, aux murs énormes, si fraîche
-dans les lourds étés, il évoqua le fruitier, sa bonne odeur de placard
-et de coing où il goûtait avec Marthe à quatre heures et essuyait à
-son tablier des doigts gluants de confiture, le grand salon, dont une
-poutre transversale soutenait le plafond, la Cérès de la pendule, les
-petits «poufs» second empire, recouverts de soie noire et piqués de
-boutons jaunes, l'album à photographies, où des messieurs et des dames
-souriaient qu'on ne connaissait plus--les hautes lampes à huile... Et
-il évoqua aussi le parc, l'allée herbeuse où, enfants, ils s'arrêtaient
-«pour écouter le silence», disait Marthe... Alors le vent faisait un
-bruit monotone et doux dans les pins ondulants...
-
-«O mon enfance, se disait Jean-Paul, c'est vers vous toujours que je
-reviens--c'est vous que je veux retrouver dans la maison de campagne
-trop grande. Il y avait des chambres qu'on n'ouvrait jamais et, sur
-les cheminées, des coquillages rapportés de voyage par des personnes
-mortes. Je me souviens que Marthe les appuyait contre mon oreille et me
-disait: «Entends le bruit de la mer...»
-
-L'ascenseur s'arrêtait à son étage.
-
-Jean-Paul travailla jusqu'à l'heure où, devant sa fenêtre ouverte
-au tiède crépuscule, il regarda le jour mourir et les souvenirs
-s'éveiller. Il songeait: que m'est-il arrivé d'heureux aujourd'hui?
-Alors il sourit, à cause de Vincent Hiéron qu'il devait voir le
-lendemain et évoqua la cour du collège où son ami était déjà un enfant
-pâle et tourmenté qu'on punissait parce qu'il ne jouait pas.
-
-
-V
-
-Des messieurs en redingote, mornes et résignés, encombraient les
-passages, et vainement la maîtresse de la maison les suppliait de
-s'asseoir: héroïquement, ils voulaient rester debout, cependant que,
-devant la cheminée, des poètes se succédaient, il y en avait de très
-vieux, qui, malgré la couperose de leurs joues et leur ventre ridicule,
-clamaient passionnément des vers d'amour. Jean-Paul éprouvait à leur
-endroit quelque pitié. Mais les jeunes, avec leurs faces amères et
-défiantes, l'exaspéraient--ceux surtout qui portaient des cheveux longs
-et des cravates à triple tour, ceux qui écrivaient eux-mêmes leurs
-noms sur les carnets des journaliste?... De toute cette littérature,
-une impression de médiocrité, de pauvreté se dégageait, dont chacun,
-semblait-il, avait conscience: quand le poète regagnait sa place,
-serrant des mains, opposant un sourire d'ineffable satisfaction
-aux _très bien, très bien_ des confrères, un silence terrible
-s'établissait... On parlait bas ... les plus bornés éprouvaient un
-malaise qu'ils ne s'expliquaient pas; les gens ironiques entourés
-de poètes, ou de parents et d'amis de poètes, ne savaient que faire
-de leur ironie; les violents se mouraient d'indignation rentrée--et
-les dilettantes, pour qui la bêtise humaine constitue un spectacle
-plaisant, demeuraient, eux aussi, atterrés devant cet excès de ridicule.
-
-Dans la cohue, Jean-Paul essayait vainement de reconnaître Vincent
-Hiéron. Excédé, il se réfugia au petit salon, jusqu'où n'arrivaient pas
-les clameurs des poètes...
-
-Une seule lampe y mettait son âme recueillie. On sentait que les
-maîtres de maison devaient passer là leur soirée: les fauteuils étaient
-affaissés, une boîte à ouvrage accrochait de la lumière... Jean-Paul,
-un peu gêné de violer cette intimité, fut sensible à tant de bonne paix
-et de recueillement. Il demanda pardon à ces choses qui lui étaient
-étrangères, mais qui avaient l'air si doux, et s'assit. On n'avait
-pas fermé les contrevents de la porte-fenêtre. L'arbre du jardin se
-détachait sur un morceau de ciel encore pâle.
-
-Un couple entra. Jean-Paul, dont la vue était basse, devina seulement
-la présence de Marthe. Il ne voyait que sa silhouette, ses cheveux
-fauves et lumineux, sa poitrine irréelle ... et comme toujours, il la
-jugea peu désirable. Elle se retourna:
-
---Jean-Paul, tu es là?... Faut-il, monsieur, dit-elle en souriant au
-jeune homme qui raccompagnait, que je vous présente un ancien ami?
-
-Le jeune homme entra dans le rayonnement de la lampe. Et Jean-Paul
-murmura le nom de son ami d'enfance:
-
---Vincent...
-
-
-Comme il avait peu changé! Jean-Paul reconnut l'orgueil douloureux
-de ce visage et tout ce corps chétif secoué par une âme violente,
-insatisfaite... Il se rappela les prétentions exaspérées du collégien,
-ses mépris sifflants. Le regard seul était plus calme; on y voyait la
-paix de ceux qui vivent face à face avec leur Dieu.
-
-Jean Paul répétait:
-
---Te voilà ... c'est toi...
-
---Je t'avais reconnu déjà en entrant dans le salon, Jean-Paul. Et
-d'abord, sois assuré que je ne suis au milieu de ces imbéciles que pour
-obéir à ma mère. Mais j'aurai vingt et un ans dans un mois. Je serai
-délivré!
-
---Pourquoi, Vincent, n'es-tu pas venu vers moi, puisque tu m'as reconnu?
-
-... A ce moment, Jean-Paul regarda Marthe. Elle comprit et s'éloigna,
-triste--se sentant si peu de chose aux yeux du bien-aimé, dès qu'un ami
-ou même un simple camarade était là.
-
---Je me suis au contraire dissimulé, pour te mieux observer, disait
-Vincent.
-
-Il considéra un instant Jean-Paul, et ajouta:
-
---Ah! oui, tu es resté le même ... il m'a suffi de te voir aller et
-venir dans ce salon, de groupe en groupe, comme jadis en récréation ...
-il m'a suffi de voir ta démarche hésitante et ta solitude, et quand on
-lisait certaines inepties, j'ai bien reconnu la façon dont s'abaissent
-les coins de ta bouche...
-
-Ils revinrent ensemble. Jean-Paul parlait, parlait, cédant au besoin de
-livrer son âme à l'ami retrouvé. Il disait sa tristesse incurable, sa
-débile volonté, combien la vie lui apparaissait médiocre...
-
---Tu me disais les mêmes choses au collège, Jean-Paul, et tu me les
-rediras jusqu'à l'heure où tu sauras ce que veut dire _se renoncer_.
-
---Je ne le peux pas. Je ne m'appartiens plus ... déjà au collège, tu me
-jugeais «livresque», je me souviens.
-
---L'amour des livres, Jean-Paul, c'est encore l'amour de toi-même, car
-tu ne lis que ceux où tu te retrouves. Mais l'homme n'est à lui-même
-qu'un bien petit dieu. Tu ne vis pas, parce que tu es ton prisonnier.
-Il faut se renoncer pour vivre...
-
-Il avait ce ton de prédicant qu'affectent les jeunes hommes inquiets de
-problèmes sociaux et religieux.
-
---Je ne peux pas ... je ne peux pas...
-
---J'ai prié pour toi, Jean-Paul, même quand tu me croyais loin... Je
-prierai jusqu'à l'heure où tu seras enfin délivré de toi-même ... où tu
-te seras donné à Dieu et à Dieu dans les hommes.
-
-Jean-Paul ne sourit pas d'une telle éloquence, car il avait, au
-collège, entendu cette même voix. Le désir lui vint d'être seul pour
-pleurer.
-
-Ils se turent, séparés à chaque instant par l'ignoble cohue du
-boulevard Saint-Michel.--Ah! comme Jean-Paul les exécrait ces faces
-d'étudiants exténués, couvertes souvent de boutons, fendues par des
-rires.
-
-Les deux jeunes gens s'arrêtèrent devant la maison où Vincent habitait,
-rue des Écoles.
-
---Connais-tu l'union _Amour et Foi_, Jean-Paul? demanda brusquement
-Vincent.
-
---Oui, de nom. J'ai vu souvent des affiches rouges ... et j'ai même
-assisté à une conférence de Jérôme Servet qui la dirige, n'est-ce pas?
-
---C'est cela. D'ailleurs nous en parlerons.
-
-Ils fixèrent un rendez-vous pour le lendemain.
-
-Les enfants quittaient le Luxembourg où des couples s'attardaient
-encore. Jean-Paul demeura seul dans le jour mourant. Comme l'âme de son
-ami était loin de la sienne!
-
-«Il ne revient vers moi que pour me sauver, se dit-il. Ah! que
-m'importe d'être sauvé par lui, si j'en veux être aimé...? Et puis
-mon cœur est las de ces conversions que suit l'inévitable reniement.
-Après une crise religieuse, j'eus le sentiment toujours que dans ces
-colloques passionnés de mon âme avec Dieu, relus aux heures de dégoût,
-je fis moi-même tous les frais: les demandes et les réponses n'y sont
-que de moi. Mais trop faible est ma pauvre voix pour tenir longtemps
-les deux rôles...»
-
-Jean-Paul songea qu'il s'était livré sans arrière-pensée à l'ami
-presque toujours silencieux...
-
-«Comme il m'observait!» se dit-il.
-
-Un autobus monstrueux remplit à ce moment la rue des Saint-Pères d'un
-fracas de ferrailles. Jean-Paul ferma les yeux.
-
-
-VI
-
-Vincent Hiéron, le regard perdu, suivait la rue Barbet-de-Jouy. Des
-serviteurs, graves et bien nourris, s'employaient à faire luire le
-cuivre des sonnettes. Deux dames vêtues de noir, un lourd missel dans
-la main, gardaient encore sur leur visage poli et blanc un reflet
-de joie et d'extase mystique--et souriaient, songeant peut-être au
-chocolat et au pain grillé qu'on mange plus tard, avec plus d'appétit,
-les matins de communion... Un coupé profond et bas attendait devant
-une porte cochère et le jeune valet de pied, encore congestionné par
-le sommeil, les lèvres luisantes d'un déjeuner à la fourchette, eut un
-regard de mépris pour Vincent, dont le pardessus fatigué et la cravate
-lavallière, sans doute, ne lui agréaient point...
-
-Mais Vincent était insensible à cette atmosphère de luxe paisible,
-catholique et fermé. Rue de Babylone, il franchit le seuil d'une maison
-neuve, surchargée de motifs ornementaux selon le goût des entrepreneurs
-modernes. Sur le balcon, au premier, on lisait en lettres énormes:
-_Amour et Foi_. Des jeunes gens entraient et sortaient avec des airs
-affairés de fourmis. Vincent Hiéron traversa le vestibule tapissé
-d'affiches rouges et de proclamations. Des adolescents lui prirent
-la main au passage. Quelques-uns l'appelèrent par son petit nom. Ils
-mirent dans ce «Vincent» une tendresse à la fois respectueuse et
-familière.
-
-Mais il les salua d'un geste bref et s'engagea dans l'escalier. Sur
-le premier palier, il souleva une portière. La pièce était basse et
-sans fenêtre. Un poing de bronze, qui semblait jaillir du mur, tenait
-un flambeau d'où tombait la lumière électrique. Contre la tapisserie
-de soie feuille-morte, le masque de Pascal se détachait au-dessous
-d'un étroit christ janséniste. Vincent souleva encore une portière et
-pénétra dans le bureau où Jérôme l'attendait.
-
-
-Il était seul, debout, le front collé contre la vitre, les poings
-enfoncés dans les poches d'un veston déformé et taché. Ceux qui
-l'aimaient ne voyaient pas sa cravate mal nouée, ses cheveux en
-désordre, cette bouche commune dans la face lourde, le cou énorme, les
-joues flasques et toujours mal rasées; ils ne voyaient que ses yeux
-admirables, un regard perdu, un regard qui atteignait les âmes et de
-belles mains longues et fines qui, dans un geste habituel, allaient
-sans cesse vers les mains de l'homme à conquérir, et, crispées, les
-retenaient d'une étreinte impérieuse... Il se retourna et sourit.
-
---Tu viens, mon Vincent, au moment où je suis triste, où je désirais ta
-présence.
-
-Vincent rougit de plaisir ... il était de ceux que cette voix émouvait
-chaque jour comme une joie nouvelle...
-
---Vraiment, je ne te gêne pas? Tu ne travaillais pas?
-
---Non, mon petit, je suis las... Si tu savais...
-
-Il s'assit devant son bureau, les bras pendants...
-
---Mauvaises nouvelles de Rome?
-
---Plutôt ... une lettre ambiguë, comme ils savent en écrire là-bas,
-des louanges mesurées, des réticences, des menaces déguisées sous
-une bénédiction. Mais je sais que Mgr Bonaud, qui interdit à ses
-séminaristes et à ses prêtres de suivre nos congrès et de lire nos
-journaux, a été approuvé. Son exemple sera suivi. Plusieurs élèves du
-grand séminaire m'ont écrit des lettres désespérées...
-
---C'est là ta revanche, Jérôme. L'évêque leur impose une discipline
-extérieure, mais qu'importe, si leurs âmes lui échappent, si elles te
-sont à jamais passionnément soumises?
-
-Jérôme sourit.
-
---Tu dis là des choses terribles, mon petit Vincent.
-
---Ah! Jérôme, oublions toutes ces politiques, toutes ces odieuses
-roueries. C'était si beau autrefois, quand le monde nous ignorait,
-cette vie d'enthousiasme et de ferveur. On allait, tu te souviens,
-dans des banlieues... On entrait chez des marchands de vin. Il y avait
-une conférence dans l'arrière-boutique. Tu parlais; on t'interrompait
-d'abord avec des farces ignobles, de gros rires. Peu à peu ces pauvres
-âmes s'éveillaient; une gravité inconnue apparaissait au fond des
-regards et tu pouvais alors parler du Christ.
-
---Je me souviens... Je me souviens.
-
---Ah! Jérôme, ces retours dans la nuit, l'hiver, un masque de pluie sur
-la figure ou dans les tièdes printemps, les yeux au ciel qui charriait
-des astres entre les bords rapprochés des toits...
-
---Je me souviens, Vincent.
-
---Et Montmartre, Montmartre ... tu te les rappelles les montées
-silencieuses vers la basilique, le soir? Des femmes et de jeunes
-hommes passaient en chantant des refrains. Les vitres des cabarets
-s'embrasaient. Les ailes illuminées du Moulin Rouge tournoyaient
-au-dessus de toutes ces ignominies... Nous entrions dans la basilique.
-Et la veillée commençait, exténuante et délicieuse. D'heure en heure,
-nous allions à la sacristie nous reposer. Tu nous lisais _le Mystère
-de Jésus_... Quelle foi nous avions dans notre cause! Comme notre âme
-était ardente en nous! Je croyais bien, à cette heure-là, que nous
-allions rendre la France à Jésus-Christ...
-
-Jérôme, d'un geste, protesta.
-
---Mais mon petit, rien n'est changé, rien...
-
---Tout est changé, Jérôme; nous sommes une puissance, nous avons des
-journaux au service d'un programme politique. Nos chefs spirituels nous
-suspectent. Nos amis de la première heure nous abandonnent...
-
---Ils nous trahissent.
-
---Ils ne nous comprennent plus.
-
-Nous ne leur parlons plus la même langue.
-
-Vincent s'interrompit, stupéfait de son audace.
-
---Ah lassez, mon petit, cria le maître impérieux et cassant, ou je
-croirais que tu veux les rejoindre.
-
---Moi, t'abandonner, Jérôme, y penses-tu? Ne sais-tu pas que je suis à
-toi et à jamais?
-
-Le maître lui prit les mains et le regarda fixement.
-
---Oui, je sais que tu es un fidèle et que je peux m'appuyer sur toi...
-
-Brusquement il changea de conversation:
-
---Et ce Jean-Paul Johanet, cet ami qu'on pourrait utiliser au journal,
-tu l'as vu?
-
---Oui, il sera dune conquête facile; saturé de littérature, il
-analyse solitairement, au long des après-midi, sa petite âme vaine et
-compliquée.
-
---C'est l'heure où il faut prendre les âmes, observa Jérôme. Elles ne
-résistent plus, on les tient.
-
---Mais il faut agir avec prudence, dit Vincent. Jean-Paul résistera,
-ayant quelque personnalité.
-
-Le maître parut soucieux.
-
---Tant pis: je veux autour de moi des tempéraments qui me servent, non
-des personnalités qui me résistent... A bientôt, mon vieux. Si tu vois
-quelqu'un à ma porte, dis-lui que je ne reçois plus.
-
-Vincent prit congé. Sous le masque de Pascal, un adolescent attendait.
-
---Jérôme est fatigué et ne peut recevoir, dit Vincent, très doucement.
-
-Une douleur passa dans les yeux meurtris du jeune homme. Il avait
-goûté la joie d'être pendant quelques jours le disciple préféré... Il
-s'effaça devant Vincent, le front dur, sans même saluer.
-
-«Ah! pauvre petit! songeait Vincent dans l'escalier, pourquoi m'en
-vouloir? Ne serai-je pas un jour comme toi?... Mais il y a quelqu'un
-qui est plus grand que cet homme, et pour qui je me suis moins sacrifié
-et Celui-là m'aimera éternellement.»
-
-Alors Vincent, élevant son esprit vers le seul maître qui ne déçoive
-pas, dans la rue bruyante et claire, au milieu de la cohue, murmurait:
-«Il pensait à moi dans son agonie; Il a versé telle goutte de sang,
-pour moi...»
-
-Jérôme pourtant, quand il fut seul, baissa les stores, se mit à
-genoux sur le tapis et, la tête dans ses mains, pria. Les souvenirs
-s'éveillaient en lui, évoqués par Vincent. Il eut peur: comme les temps
-lui semblaient loin, où il allait, suivi de quelques adolescents, à la
-recherche du Royaume de Dieu et de sa justice!...
-
-Aujourd'hui, de tous côtés, il subit des attaques. Et les pires
-injures, les plus basses calomnies lui viennent de chrétiens baptisés
-comme lui et professant la même foi; les hommes l'ont abandonné. Ils le
-laissent seul en face de son idéal, entouré seulement d'une jeunesse
-trop passionnée, de qui les adorations lui sont des causes d'orgueil...
-
-Il se mit donc à genoux et pria. Dès le collège, Jérôme s'était dégagé
-de toutes les formules. Il parlait à Dieu comme un ami parle à son ami.
-Mais il avait trop de lecture et offrait souvent au Père Céleste, en
-guise d'oraison, des réminiscences d'Ibsen et de Tolstoï. Souvent même,
-au milieu d'une prière, il se sentait bouleversé par un cri qui lui
-montait aux lèvres; il le notait alors, et ce cri répété à la fin d'une
-conférence, avec le frémissement de voix voulu, touchait une âme...
-
---Est-il vrai, Père, que je ne cherche plus votre Royaume? Est-ce
-uniquement pour ma gloire que je fais rêver, s'exalter, souffrir tant
-de jeunes cœurs?
-
-Le mépris qu'il sentit en lui à l'endroit des honneurs humains le
-rassura.
-
---Comme au premier jour, Seigneur, murmura-t-il, votre présence en moi
-me remplit d'un amour assez grand pour transformer le monde, susciter
-_dès ici-bas_ le Royaume de justice, afin que votre volonté soit faite
-_sur la terre_, comme au ciel.
-
-C'est la bonne nouvelle que je veux annoncer à cette foule dont Vous
-eûtes pitié et à qui des méchants ont fait croire que votre Évangile,
-votre Église condamnent leurs espoirs d'une cité plus juste et plus
-fraternelle...
-
-Travailler pour moi? Père, vous savez que je n'ai rien désiré au monde
-que l'amour. Mais depuis longtemps je me résigne à être de ceux que
-Vous avez exilés de l'amour humain. Ces pauvres petits qui m'aiment ne
-me sont rien, rien que des âmes à jeter dans le courant qui mène à Vous.
-
-Il se releva, considéra les photographies qui couvraient les murs et
-reconnut quelques-uns de ces regards, de ces sourires. Tel jeune homme
-l'avait accompagné un soir, sur la route baignée de lune, après une
-conférence dans cette petite ville dont Jérôme a oublié le nom. Ils
-revinrent lentement, à pied, vers la maison de campagne où on lui avait
-préparé une chambre.
-
-Le jeune homme--de qui l'adolescence avait été solitaire dans l'étroite
-sous-préfecture--tremblait de joie en présence de cette grande âme
-venue de si loin, pour lui porter les paroles qui font vivre. Jérôme
-se souvient de la conférence: une bataille où il avait dompté, rendu
-silencieuse la foule grondante... Mais pourquoi se rappelle-t-il le
-retour dans la campagne endormie? Une lumière surnaturelle élargissait
-les labours, à l'infini. Une métairie, où le chien de garde aboya,
-semblait dormir au ras de terre, serrant autour d'elle les étables et
-le jardin...
-
-Jérôme s'appuyait sur ce petit inconnu que l'émotion d'une telle
-«marche à l'étoile» élevait au-dessus de lui-même. Sa présence alors
-suffisait à remplir le cœur du Maître... Que ne peut-on voir, à
-certaines heures, dans le plus humble regard? Tel être stupide et morne
-fut sublime une fois dans sa vie: le soir où Jérôme lui parla...
-
-Beaucoup d'autres avaient écrit sur leur photographie: _A Jérôme--A mon
-unique ami--A celui qui m'a révélé la vérité_.--Pauvres visages dont le
-sourire n'éveillait aucun souvenir dans son cœur!
-
-Jérôme Servet sentit en lui cette exaltation d'où peut naître un
-chef-d'œuvre. Il sonna. Le secrétaire parut. Jérôme commença de dicter.
-
-
-VII
-
-Dans les allées du Luxembourg, les bonnes réunissent pour le départ
-les pelles, les seaux, les cordes à sauter. Autour du bassin, sur les
-terrasses, des petits garçons et des petites filles se poursuivent
-encore avec des cris d'oiseaux.
-
-Jean-Paul va doucement, cherchant les allées solitaires. Il se forge
-un idéal de vie grave et sérieuse, une vie toute pleine de religion et
-d'inquiétudes d'ordre social. Une chanson accompagne, en sourdine, sa
-rêverie; quoiqu'elle chante dans son cœur, il l'entend distincte et
-comme éparse dans l'air. C'est la chanson du pauvre Verlaine assagi:
-
- Elle dit la voix reconnue
- Que la bonté c'est notre vie,
- Que de la haine et de l'envie
- Rien ne reste, la mort venue...
-
-Il hâte un peu le pas... L'heure est proche, où Vincent viendra,
-comme chaque soir, lui parler de la Cause. Aux brusques menaces, aux
-supplications de son ami, il trouve une volupté singulière. Déjà un
-espoir se lève et rayonne sur son cœur dévasté: abandonner tous les
-orgueils, toutes les inquiétudes, toutes les complications de la
-vie--être fervent aux messes du matin, pendant la semaine--communier
-passionnément au milieu des plus humbles femmes--puis se joindre à
-d'autres jeunes gens austères et purs, vivre dans leur atmosphère de
-piété, d'amitié grave, d'apostolat discret ... tels sont les vœux que
-Jean-Paul découvre en lui...
-
-Une prière s'exhale de son âme pacifiée. Il quitte le jardin et, dans
-la douceur de la nuit commençante, entre à Saint-Sulpice. La chapelle
-de la Vierge est presque déserte: à peine quelques ombres qui sont des
-tristesses, des pauvretés, d'humbles misères agenouillées. Jean-Paul
-unit tendrement sa peine à toutes ces peines inconnues. Il dit:
-
---Mon Dieu qui m'avez donné la grâce de comprendre vos soirs et de
-pleurer devant leur mystère, vous savez de quels rêves je les ai
-peuplés. Vous Vous êtes plu, cependant, à ne jamais troubler ma vie.
-Vous m'avez ménagé, dans une chambre paisible, en la compagnie des
-livres, une calme existence. Mon Seigneur et mon Dieu, que puis-je dire
-pour ma défense...? Je trouve cela, qu'il me sera beaucoup pardonné à
-cause que je n'ai pas beaucoup aimé: il y a entre votre Justice et moi
-toutes les larmes de mon adolescence.
-
-Dans les pires égarements, quelque chose en moi a toujours crié vers
-Vous. O mon Dieu, que ces heures me soient comptées où je Vous ai aimé
-à l'ombre des chapelles...
-
-Dans la rue, parmi la foule qui allait, lasse et joyeuse, à cause de
-la nuit proche où l'on peut aimer et dormir, l'exaltation de Jean-Paul
-s'apaisa. Il songeait à ce congrès d'_Amour et Foi_ qui avait lieu à
-Bordeaux. Il pourrait s'y arrêter quelques semaines avant d'aller finir
-à Johanet les vacances de Pâques. Conversant avec lui-même, Jean-Paul
-murmurait:
-
---Je sais que Jérôme Servet est un ingénieux conquérant d'âmes... ah!
-qu'il prenne la mienne avec ses lassitudes et ses dégoûts; qu'il les
-tue dans l'enthousiasme et dans l'amour de l'idéal inconnu... Comme
-joyeusement je sacrifierais cette liberté qui ne m'a valu encore que
-des larmes!
-
-Ne vaut-il pas mieux devenir l'esclave d'un Dieu, d'un maître, d'une
-doctrine que demeurer l'enfant libre, mais solitaire et las, et qui, à
-certaines heures, voudrait bien mourir...? Vincent me dit qu'à l'union
-_Amour et Foi_ je trouverais des frères humbles et bons. Ils sauraient
-me faire partager les espoirs dont ils vivent.
-
-Ainsi, docilement, le jeune homme baisse la tête pour recevoir le
-joug. Mais l'idéal vers quoi il marche lui demeure inconnu; il va en
-quelque sorte à reculons, les yeux levés sur les vieux dégoûts, sur les
-écœurements quotidiens. Il court à ce qui est peut-être la vérité, non
-parce que c'est la Vérité mais pour se libérer des mornes tristesses
-qui le tuent...
-
-
-VIII
-
-Quelques heures plus tard, Jean-Paul s'habille pour le bal. Vincent,
-dans un fauteuil, le supplie d'assister au congrès d'_Amour et Foi_.
-Mais Jean-Paul, décidé à se laisser convaincre, s'amuse d'abord à dire
-non...
-
---J'ai si peu de foi, Vincent, et je n'ai pas d'amour. Je ne crois
-guère qu'à la vanité de l'effort et de ce que tu appelles l'action
-sociale...
-
-Vincent se lève, exaspéré.
-
---Nous ne sommes pas des isolés, mon pauvre ami. La plus humble de nos
-actions ne saurait être indifférente au tout...
-
---Mais la plus importante ne se répercute que si près de nous! répond
-Jean-Paul. Dieu lui-même--s'il est vrai qu'il se fit homme--n'a pu
-révéler sa vérité qu'à quelques millions d'âmes et la foule immense des
-vivants ne l'a pas connu...
-
---Il s'est révélé dans tous les cœurs; à la révélation intérieure aucun
-homme n'a échappé...
-
---Avec cette belle discussion, mon cher, je vais arriver chez les des
-Onge au moment du cotillon.
-
---On s'en va. Mais je compte sur toi dimanche, à la réunion publique
-du congrès de Bordeaux ... puisque tu dois traverser cette ville pour
-aller à Johanet. Pars trois semaines plus tôt, c'est très simple.
-
---Et mon travail?
-
---Emporte des livres.
-
---Je réfléchirai.
-
-Jean-Paul, maintenant, est seul et se préoccupe de sa toilette. La
-chambre est très éclairée. Au pied du lit, les escarpins mettent deux
-étincelles. La chemise au plastron glacé est luisante sur un fauteuil.
-
-Dans la voiture, Jean-Paul, gêné par ses gants blancs, songe avec
-terreur qu'il n'a pas préparé la monnaie pour le cocher. Il fouille sa
-bourse sous le regard inquiet de l'homme.
-
---Une pièce de 0 fr. 50, peut-être de 10 francs roule dans le
-ruisseau...
-
-
-Le dos appuyé contre une porte, Jean-Paul regarde tournoyer les petits
-nuages de tulle sur quoi se penchent, solennelles et bêtes, les figures
-toutes figées dans le même sourire.
-
---Tu ne danses pas, Jean-Paul?
-
-Marthe est devant lui, souriante et frêle. Un mince tissu bleu pastel
-la moule et se rétrécit dans le bas, au point qu'on se demande comment
-elle va danser. Elle semble à Jean-Paul une très fine petite fille en
-chemise de nuit. Et cependant qu'ils échangent des mots insignifiants,
-le jeune homme songe qu'il n'aurait qu'à vouloir pour posséder
-légitimement dans un grand lit ces formes ébauchées. Ils causent. Un
-peu de valenciennes paraît dans l'entre-bâillement du corsage. Mais ce
-qui séduit Jean-Paul c'est, derrière l'oreille, l'arc délicieux que
-dessinent les cheveux.
-
---Marthe, je vais te quitter...
-
---Tu pars?
-
-Le visage de la jeune fille s'empourpra.
-
---Je vais à Bordeaux avec Vincent. De là, je te rejoindrai dans un mois
-à la campagne.
-
---Je vois, dit Marthe rassurée, que M. Hiéron te fait du bien...
-
-Jean-Paul protesta:
-
---Je ne suis pas encore de l'union _Amour et Foi_...
-
---Oh! l'amour et toi...--et elle eut un pauvre sourire.
-
---Que veux-tu dire, Marthe?--interrogea-t-il, l'air crispé.
-
-Mais soudain les yeux pâles de Marthe se troublèrent; elle regarda le
-lustre, pour empêcher ses larmes de couler. Elle passa et repassa sur
-son visage une touffe de roses.
-
-Jean-Paul se sentit triste infiniment, au bord de cette petite âme
-douce qui l'aimait et comme un boston préludait, il saisit la taille de
-la jeune fille et tourbillonna sans penser à rien...
-
-
-IX
-
-Huit jours après, dans une chambre de l'Hôtel de France, à Bordeaux,
-Jean-Paul, à la fenêtre, évoque ces heures de délicieux énervement. Il
-s'est livré lui-même à la folle émotion des réunions publiques, il a
-crié, il a tressailli quand les sauvages couplets de _l'Internationale_
-ont fait, comme un vent de tempête, se baisser les têtes craintives et
-s'arrondir les douillettes ecclésiastiques. Il a voulu pleurer, quand,
-à cette foule silencieuse enfin et conquise, Jérôme Servet jeta les
-mots de Miséricorde et d'Amour...
-
-Jean-Paul s'abandonnait à la volupté d'être une petite âme
-déraisonnable et fanatisée, cependant que Jérôme disait la force
-mystérieuse que le fidèle puise dans l'Eucharistie et qui rend
-possibles tous les héroïsmes et tous les martyres...
-
-Jean-Paul évoque surtout cette réunion intime, à six heures, le
-soir où, d'une voix brisée de lassitude et d'émotion, d'une voix
-spiritualisée, Jérôme leur parla.
-
-C'était dans une classe d'école libre. Tout le crépuscule entrait
-par la fenêtre avec le chant des oiseaux. Jérôme leur parla... Que
-disait-il? Jean-Paul ne sait plus. Une émotion extraordinaire le
-bouleversait. Ce fut l'éblouissement de la Vérité découverte: «Joie ...
-joie ... pleurs de joie...»
-
---Il se souvient qu'il a pleuré silencieusement dans un coin de la
-salle et que Jérôme répétait la parole de Pascal dans son _Mystère de
-Jésus_: «Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde--il ne faut pas
-dormir pendant ce temps-là...» Il se rappelle avoir tressailli quand
-Jérôme les a suppliés d'élargir leur pauvre vie, de la rendre infinie,
-en la rattachant à une cause infinie...
-
-Puis les camarades, un à un, s'en allèrent. Il ne resta plus dans la
-petite cour de récréation, où le jour mourait, où l'unique platane
-bruissait de cris d'oiseaux, que Jérôme, Vincent et Jean-Paul...
-
-Jérôme a mis ses deux mains sur les épaules du jeune homme, il l'a
-regardé dans les yeux, avec une douceur et une force infinies, et lui a
-demandé d'une tremblante voix:
-
---Tu donnes tout à la cause, tout?
-
-Alors Jean-Paul a répété, des lèvres et du cœur, ce dernier cri du
-_Mystère de Jésus_:
-
---Mon Dieu, je vous donne tout.
-
-Et Jérôme l'a serré contre sa poitrine en disant:
-
---Tu t'es donné, Jean-Paul, tu ne t'appartiens plus. Vis pour les âmes
-désormais.
-
-«Vivre pour les âmes, se donner aux âmes»: telle est la vie nouvelle
-qui s'offre à lui--route si simple et si claire dans un matin d'été, où
-s'avance en chantant le cœur des pèlerins... «Vivre pour les âmes! se
-donner aux âmes!» Jean-Paul redit encore ces mots libérateurs...
-
-«Je suis délivré, songe-t-il, et c'est vraiment _ma nuit_»; toute la
-volonté qu'il croyait morte fermente en lui et son âme est à la fois
-paisible et passionnée, comme le soir de sa première communion.
-
-On frappe à la porte. Jean-Paul s'effare de voir entrer M. Balzon et
-Marthe, en tenue de voyage.
-
---Il paraît que tu n'as pas arrêté nos chambres?
-
-Jean-Paul regarde les yeux ronds du vieux monsieur, son crâne luisant
-piqué de mille gouttelettes...
-
-Jean-Paul a oublié, il oublie toutes les commissions ... on lui avait
-pourtant recommandé vingt fois... M. Balzon, qui hait l'insécurité et
-les surprises de la vie, ne cache pas son dépit.
-
---L'hôtel est plein et nous ne partons pour la campagne que dans deux
-jours... Sais-tu comment j'appelle ton étourderie, Jean-Paul? De
-l'égoïsme, tout simplement.
-
-Le vieux monsieur va à la recherche de ses bagages et de deux chambres.
-On entend dans les couloirs sa voix aiguë.
-
---J'avais d'autres soucis que ceux-là, dit Jean-Paul à Marthe, quand
-ils furent seuls. J'ai vécu deux jours d'enthousiasme et de joie...
-
-Marthe le loue de devenir un «homme d'action».
-
---Tu me raconteras tes impressions après-demain, à Castelnau.
-
---Il n'est plus question de cela, Marthe. Je n'irai vous y rejoindre
-que dans trois semaines. Il faut que je reste à Bordeaux avec Vincent
-Hiéron. Nous allons organiser un groupe _Amour et Foi_.
-
---Tant pis ... tant pis...
-
-La jeune fille ne peut que répéter ces mots machinalement.
-
-Mais M. Balzon revient, frais, souriant: il a trouvé deux chambres,
-on y a installé les bagages... Il faut le mettre au courant. Le vieux
-monsieur se désole pour la forme et se réjouit, au fond, d'avoir sa
-fille à lui seul...
-
---Tu ne t'ennuieras pas à Bordeaux, Jean-Paul. J'y ai vécu dix ans:
-c'est une aimable ville. Les plus grandes curiosités de l'endroit
-sont les marchands de vin. Cette profession confère ici une façon de
-noblesse. On les voit de cinq à sept, sur le Cours de l'intendance et
-les Allées de Tourny, se lancer des regards de côté et faire semblant
-de ne pas se voir...
-
-Marthe, avant de se déshabiller, s'accoude à la fenêtre. Des
-flonflons d'orchestre montent d'un café voisin. C'est une tiède
-nuit, et si claire que la jeune fille voit, à l'extrémité de la rue
-Esprit-des-Lois, les vergues noires des navires... Elle pense au cœur
-inaccessible du bien-aimé... Hélas! Elle avait espéré s'en approcher
-un peu au long de ces vacances... Il faut renoncer à tout espoir. Son
-rêve est humble cependant. Elle ne veut que se dévouer, se donner tout
-entière, servir sans autre salaire que pouvoir servir encore... Elle ne
-demande pas d'être aimée: ce serait trop de joie--un excès de joie qui
-la tuerait, songe-t-elle...
-
-Marthe sent qu'elle va pleurer. Sa gorge se serre ... et soudain les
-larmes et les sanglots éclatent comme une pluie d'orage.
-
-
-X
-
-Dans une petite salle très éclairée, une assistance chuchotante et
-inattentive de jeunes gens écoutent la conférence de Jean-Paul--en
-écoliers qui n'attachent aucune importance à ce que peut dire le pion.
-Il y a là deux ou trois jeunes hommes de qui l'adolescence soignée
-trahit l'éducation congréganiste, puis des apprentis bien tenus,
-dont les mains gercées aux ongles noirs témoignent seules qu'ils ne
-fréquentent pas la faculté de droit; un garçon coiffeur aux cheveux
-luisants de tous les fonds de pots du patron, les bons ouvriers
-canalisés vers l'union _Amour et Foi_, par les patronages.
-
-«De même que le servage succéda à l'esclavage, pour être lui-même
-remplacé par le salariat moderne ... de même, camarades, nous devons
-croire que le patronat n'est pas éternel...»
-
-Jean-Paul dévide, sans presque y songer, le rouleau des vieilles
-formules démocratiques. Ses regards errent distraitement sur cet
-auditoire qui s'ennuie.
-
-Pourtant il distingue dans un coin deux yeux bruns attentifs, une
-figure terne qu'attriste la bouche lasse, un grand front déjà ridé ...
-et Jean-Paul après ce pauvre visage, remarque le torse musclé dans
-le tricot marron et il voit encore les grosses mains aux gerçures
-terreuses, des mains dont l'enfant ne sait que faire, des mains qui ne
-savent pas être inoccupées...
-
-Jean-Paul, pour réveiller son auditoire, fait, aux dépens des
-bourgeois, une plaisanterie qui lui est familière ... et voici que la
-bouche du petit ouvrier sourit, d'un sourire très jeune, qui montre
-les dents abîmées... Jean-Paul devine cette âme attentive. Il parle
-maintenant d'une voix émue et contenue, et regarde là-bas s'illuminer
-les yeux bruns, ces yeux dont jaillit comme une lumière très lointaine
-entre les paupières malades.
-
-Alors, citant les émouvantes phrases de Lacordaire et de Montalembert,
-il dit les joies pures de l'amitié et qu'il n'existe plus de barrière
-entre les apprentis et les étudiants. Il montre les âmes diverses,
-unies en une foi commune; il le dit et sans doute est-il à cet instant
-tout à fait convaincu; désormais l'auditoire s'intéresse passionnément.
-
-«Nous aurons, camarades, l'âme d'un ami pour nous consoler aux heures
-désenchantées. Nous vivrons des heures de joie infiniment douces que
-les autres hommes ne connaissent pas...»
-
-Celui qui parlait ainsi, n'était-ce pas ce Jean-Paul, petit bourgeois
-sensuel et sec, que choquait la moindre vulgarité et que la plus
-excusable inélégance indisposait? Pourtant au long de ces quinze jours,
-il avait souvent éprouvé un vertige devant l'abîme qu'il sentait se
-creuser entre lui et ses camarades, même ceux de sa classe qui aimaient
-le peuple autrement que par littérature, et le soir, après s'être
-exaspéré dans un cercle d'études, que de fois il s'était réfugié dans
-sa chambre, ayant en lui le désir violent de se désencanailler! Il
-revêtait alors un pyjama aux teintes fondues, et aiguisait son dégoût,
-en lisant les vers crispés de Jules Laforgue...
-
-Au fond de la salle, le petit ouvrier écoutait avidement comme s'il
-avait conscience que Jean-Paul s'émouvait pour lui seul.
-
-Ce fut en effet vers lui qu'après la conférence Jean-Paul se dirigea.
-Il s'appelait Georges Élie et travaillait dans la menuiserie. Au
-«patro» l'abbé lui avait parlé de l'union _Amour et Foi_. Alors il
-était allé à la conférence de Jérôme Servet, qui l'avait, disait-il,
-«emballé».
-
---Je l'ai trouvé épatant, épatant...
-
-On sentait l'effort douloureux que Georges Élie faisait pour réunir les
-quelques mots usuels de son vocabulaire.
-
-Jean-Paul regardait ce visage exténué cette apparence de force
-physique et pourtant d'épuisement qu'ont les pauvres corps d'enfants
-qui travaillent trop jeunes. Devant ces yeux inquiets et tristes, une
-grande pitié l'envahissait. Il oublia que ses pitiés s'usaient vite et
-lui parla d'une voix basse. Il lui parla de la «Cause», de la grande
-révolution morale que Jérôme Servet voulait accomplir dans l'âme
-prolétarienne.
-
-Il lui dit qu'ils étaient frères maintenant, que rien ne les
-séparerait, puisqu'ils communiaient dans une même foi, dans un même
-amour...
-
-Georges Élie écoutait. Une émotion ardente et douce lui donnait envie
-de pleurer.
-
---Alors, vous voulez être mon ami?
-
---Mais oui, je veux bien, dit Jean-Paul.
-
-Ah! s'il avait su tout ce que l'enfant mettait dans ce mot d'amitié!
-S'il avait su qu'il y avait là tous les besoins d'affection d'un jeune
-être brutalisé, toutes les faims d'une tendresse chaque jour refoulée!
-
-En revenant dans les rues de Bordeaux, vides à dix heures, ils
-purent causer. L'apprenti livra à Jean-Paul sa petite âme sensible
-et scrupuleuse de séminariste manqué, il lui dit son isolement à
-l'atelier--les grossières moqueries qu'il devait subir... Jean-Paul
-l'écoutait, un peu distrait, souriant parfois du savoureux accent local
-d'Élie.
-
-A la porte de l'hôtel il fallut se quitter. Jean-Paul eut un frisson de
-peur, lorsque l'enfant lui dit avec emphase:
-
---Hein? c'est entre nous à la vie, à la mort, mon vieux...
-
-Le jeune bourgeois songea un instant à détruire l'illusion de ce pauvre
-petit qu'il trouvait déjà laid et commun ... qu'il n'aimerait jamais,
-qu'il n'était pas digne d'aimer, qu'il ferait souffrir. Mais il prit
-conscience de sa vocation d'apôtre. Jérôme Servet l'avait dit: Il faut
-se donner aux âmes--aux plus obscures--aux dernières.
-
-Et conscient de son mensonge qu'il croyait héroïque, Jean-Paul lui
-répondit:
-
---Oui, mon petit, à la vie, à la mort...
-
-
-XI
-
-Vers six heures, à la sortie de l'atelier, Georges Élie s'accoutuma
-d'accompagner Jean-Paul dans ses promenades. Les premiers jours, il
-heurtait la porte timidement, et demandait avec insistance: «Je ne
-vous ennuie pas?» Mais Jean-Paul mettait tant de bonne grâce et de
-simplicité à le questionner sur sa journée, il trouvait un tel plaisir
-à éblouir cette petite âme obscure, que l'enfant montra chaque jour
-un peu plus de confiance. Il se persuada que ses visites plaisaient à
-Jean-Paul, dans le même moment où le jeune bourgeois commença d'en être
-excédé.
-
-Il est vrai que d'abord elles l'amusèrent. A l'heure où les Bordelais
-encombrent les trottoirs du Cours de l'Intendance et des Allées
-de Tourny, il jugeait plaisant de se montrer avec un apprenti en
-casquette, aux poignets rouges et aux grosses mains. Dans le crépuscule
-clair, à travers la foule des promeneurs bien habillés et lents, qui
-semblaient piétiner sur place et lui faisaient regretter la cohue
-affairée de Paris, il allait avec Georges Élie et lui répondait
-distraitement, amusé de l'effet produit.
-
-Mais après quelques jours, il sentit qu'on s'accoutumait à les voir;
-et surtout les conversations avec Georges Élie lui parurent dénuées et
-vides. Les deux jeunes gens ne pouvaient s'entretenir que de l'union
-_Amour et Foi_ et les mêmes considérations revenaient sans cesse. En
-somme, Jean-Paul ne se plaisait qu'aux discussions littéraires où l'on
-peut citer des vers de Jammes et de la comtesse de Noailles, des mots
-somptueux de Chateaubriand ou de Barrès. Il avait aussi le goût des
-images imprévues qui, à Paris, faisaient rire ses amis et que Georges
-ne comprenait pas. Et comme le jeune bourgeois excellait à peindre
-les ridicules des gens, ce lui était une souffrance de ne pouvoir
-qu'admirer, devant le jeune ouvrier, les premiers grands rôles de
-l'union _Amour et Foi_...
-
-Jean-Paul s'efforça vainement d'aimer les histoires d'atelier et de
-patronage que lui racontait son compagnon. L'enfant l'ennuyait, comme
-l'ennuyaient ses amis, même les plus intelligents, lorsqu'ils étaient
-au régiment: enfermés dans une caserne, ils prétendaient intéresser le
-monde entier à la bienveillance de leur capitaine ou à la grossièreté
-de leur sergent. Ainsi Georges Élie parlait inlassablement des humbles
-comparses de sa vie sans horizon.
-
-
-XII
-
-Jean-Paul, seul dans sa chambre d'hôtel, éprouve à lire _le Prix de la
-Vie_, d'Ollé-Laprune, un ennui terrible et qu'il ne s'avoue pas.
-
-La fenêtre est ouverte sur un ciel de juin, à cinq heures, un ciel pâle
-et comme lavé--un ciel strié par les vols des martinets.--Une odeur de
-campagne flotte sur la ville et il y a dans le vent des éclats atténués
-de fanfare.
-
-Jean-Paul est sensible à cette joie du nouvel été et un vers lui
-revient de Francis Jammes:
-
- ... Quand, aux dimanches soirs,
- La grand'ville éclatait de légères fanfares...
-
-Il cherche des yeux le livre du poète. Mais les éditions du _Mercure de
-France_ n'envahissent pas sa table comme autrefois. Des brochures les
-ont remplacées, où un abbé instruit démontre que l'inquisition et la
-Saint-Barthélemy ne sont pas imputables à l'Église.
-
-Voici un mois que Jean-Paul s'est donné tout entier _à la cause_ et les
-petits démocrates admirent sa parole diserte, sa froideur, et tout ce
-qui en lui trahit le grand bourgeois--malgré la vareuse et la cravate
-lavallière...
-
-Mais dans cette transparence de crépuscule, Jean-Paul éprouve le besoin
-d'évoquer sa vie passée. Aujourd'hui, il surveille jusqu'à ses rêves,
-pour demeurer chaste absolument--et voici que ce soir le souvenir
-l'obsède d'anciennes joies, un désir se réveille de voluptés jamais
-oubliées...
-
-Vincent Hiéron ouvrit doucement la porte.
-
---Tu ne viens pas voir les camarades, Jean-Paul?
-
-Le jeune homme ne quitta même pas son fauteuil.
-
---Non, dit-il, ce soir, je me sens fatigué. Mon âme a comme une fissure
-par où s'échappe, goutte à goutte, l'enthousiasme.
-
---Quel romantique tu fais! Mon pauvre Jean-Paul ... cela va finir avec
-le crépuscule...
-
---Quelque chose ne meurt pas, Vincent, c'est notre passé, mon passé
-dont je suis obsédé...
-
---Tu ne le regrettes pas?
-
---Qui sait? dit Jean-Paul, si je ne les regrette pas, ces après-midi
-dans les bibliothèques, le front penché sur des livres que je ne
-lisais pas ... ces rêveries au coin de mon feu, dans le gris de cinq
-heures--alors que je n'avais pas même assez de volonté pour allumer une
-lampe...
-
---Tu étais absurde, Jean-Paul...
-
---Et mes promenades sans but dans l'indifférence des rues quand
-mon imagination créait, pour m'amuser, de merveilleuses légendes?
-J'y jouais le rôle d'auteur acclamé ou de génial musicien, ou bien
-j'évoquais le profil d'une femme amoureuse et compatissante ... je me
-voyais l'attendant sur un banc, les soirs de juin. Elle venait. Je
-la regardais marcher sur l'allée à pas pressés.--Et le flou de son
-visage sous le tulle de la voilette, et ses yeux illuminés à ma vue,
-et un serrement de sa main dégantée, inondaient mon cœur d'une joie
-infinie... La vision s'effaçait ... je sentais plus douloureusement ma
-présente solitude, je rentrais chez moi et je faisais des vers...
-
---Si puérilement tristes ... dit Vincent, tu me les lisais quelquefois.
-Certains sont encore dans ma mémoire--et il murmura:
-
- Je vois dans chaque nuit, celle du bien-aimé,
- Celle qui mènera vers mon cœur étonné
- L'ami pour qui s'amasse en moi comme un automne
- D'amitiés mortes et d'amours abandonnés...
-
-Vincent et Jean-Paul restèrent silencieux, un instant, au bord du
-passé... Vincent passa la main sur son front.
-
---Ces souvenirs sont malsains, dit-il, viens-tu? Nous sommes très en
-retard.
-
---Pas ce soir, je me sens fatigué...
-
---Ah! je le connais ton mal, répondit Vincent un peu énervé et qui
-ne se pardonnait pas son émotion, ni d'avoir récité les vers de
-Jean-Paul,--c'est le mal du siècle, le mal de René! Jusqu'à quand ce
-vieux débris romantique nous va-t-il encombrer?
-
---Aussi longtemps, dit Jean-Paul rêveusement, que l'idéalisme de
-l'adolescence se heurtera à la brutalité, à la médiocrité de la vie...
-
-
-Le domestique annonça:
-
---M. Élie demande à voir Monsieur...
-
---Encore lui! murmura Jean-Paul. Dites que je suis sorti.
-
---Mais ... j'ai dit que Monsieur était là...
-
---Faites-le donc monter, s'écria Vincent Hiéron, et se tournant vers
-Jean-Paul:
-
---Quelle mouche te pique? tu vas te faire détester.
-
---Qu'importe. Il m'assomme. Je le trouve dans mon antichambre le
-matin quand je sors, le soir quand je rentre--et j'ai une lettre
-l'après-midi. Il veut s'entretenir avec moi _de la cause_, il m'accable
-de son amitié...
-
---Tu es fou, mon pauvre Jean-Paul. Oublies-tu le désintéressement de
-Jérôme et des camarades étudiants? Tu ne cherchais donc que le plaisir
-dans le commerce des âmes!
-
-«Hélas! je commence à le croire... Enfin, ce petit-là m'exaspère et
-je le lui fais sentir, mais il revient toujours comme un chien fidèle
-qu'on jette vainement à l'eau...
-
-A ce moment, Élie entra. Il tenait avec embarras un étonnant chapeau
-de feutre bossué et verdâtre... Il s'avançait, craintif, honteux,
-et il avait en effet ce regard tendre et mouillé des chiens qui se
-savent importuns--et qui reviennent pourtant... Vincent Hiéron, qui
-pressentait l'orage, lui serra la main, et s'esquiva.
-
---Je suis occupé, ce soir, très occupé, mon petit...
-
-Et sans un mot de plus, Jean-Paul s'ingéniait à couper les feuilles de
-_la Porte Étroite_ d'André Gide.
-
---Alors je m'en vais, dit Élie, qui ne voulait pas comprendre, et d'une
-voix étranglée, il ajouta:
-
---Quand pourrai-je te revoir?
-
-Jean-Paul s'exaspéra qu'il ne comprît pas, et songeant que son devoir
-était enfin de le désabuser, il murmura, d'une voix très douce, les
-mots qui semblaient plus cruels encore:
-
---Nous nous voyons presque chaque soir au local d'_Amour et Foi_.
-Est-il nécessaire de se rencontrer ailleurs? J'ai besoin, pour
-travailler, de tout le temps que je ne donne pas à la cause...
-
-Avant qu'il eût fini sa phrase, Élie, d'un geste rageur, se couvrit, et
-tira derrière lui la porte si violemment que des photographies, placées
-dans la rainure de la glace, au-dessus de la cheminée, tombèrent.
-
-La nuit vint; Jean-Paul s'accouda à la fenêtre et regarda le ciel que
-rayait un dernier vol d'hirondelles. La cloche d'un couvent tintait.
-Une voisine injuriait son enfant. Jean-Paul sentit que la détresse
-ancienne envahissait son cœur comme les grandes marées qui, à époque
-fixe, remontent.
-
-
-XIII
-
-Désormais les camarades s'écartèrent de Jean-Paul. On ne l'appelait
-plus que le bourgeois ou l'intellectuel. Il attacha soudain un immense
-prix à la bonne éducation: «Elle peut tenir lieu à peu près de tout»,
-se disait-il... Un soir, au local d'_Amour et Foi_, un ouvrier
-typographe, qui se piquait de littérature, commenta avec de lourdes
-injures _l'Étape_. Jean-Paul souriait--d'un sourire amer que les
-camarades connaissaient déjà. Souvent, à propos d'un article de Jérôme,
-d'une conférence, il leur avait révélé, par ses ironies, ce qu'est
-l'esprit critique.
-
-Mais à l'union _Amour et Foi_ il est infiniment dangereux de posséder
-le sens du ridicule: on le lui fit bien voir.
-
---Vous n'applaudissez pas, monsieur? demanda avec affectation Georges
-Élie.
-
-Le mépris de Jean-Paul avait blessé ce jeune cœur ombrageux d'une
-inguérissable blessure. La haine était désormais vivante en cette
-âme étroite qu'un seul amour eût remplie pour la vie... Elle rendait
-méconnaissable le timide petit garçon du patronage...
-
---Il y a des choses que les bourgeois ne comprendront jamais, dit-il à
-haute voix, quand la conférence fut terminée.
-
---Et je me demande même ce qu'ils viennent faire ici, les bourgeois?
-ajouta l'orateur, qui, intimidé par Jean-Paul, avait écourté sa
-conférence.
-
-Des regards curieux se dirigeaient vers le jeune homme, un peu pâle--de
-cette pâleur qui faisait dire à Marthe, quand ils étaient enfants: _tu
-rages_. Il continua de sourire, sachant que ce sourire était fait à
-souhait pour exaspérer les camarades.
-
---Les bourgeois viennent vous instruire, dit-il sur un ton d'une
-douceur perfide. Ils ont plus de mérite que vous en venant ici, car ils
-renoncent à de plus grandes joies...
-
-Il y eut des protestations violentes. D'autres jeunes hommes s'étaient
-rapprochés pour écouter la discussion.
-
-Le regard de Jean-Paul allait plus haut que ces visages tournés vers
-lui. Il distinguait, à travers la fumée des pipes, le rouge violent
-des affiches, un portrait de Léon XIII bénissant. Jean-Paul évoquait
-derrière ces murailles l'espace libre, la nuit claire et froide, la
-solitude introublée.
-
---Vous avez, plus que nous, besoin d'être instruits, dit Georges Élie,
-vous avez tout à apprendre de nous, tout--vous, les inutiles...
-
---Comme vous avez gardé vos préjugés de caste! répondit amèrement
-Jean-Paul.
-
-Et soudain, il eut, pour la première fois, conscience que cette
-doctrine ne vivait pas en lui: pauvres formules qu'il avait acceptées
-sans examen, elles seules n'auraient pu l'attirer vers ces jeunes
-hommes ... et il se dit en lui-même:
-
-«Je cherchais ma joie...»
-
-A ce moment, Vincent Hiéron entra. On le redoutait sans l'aimer. Il
-y eut un silence gênant. Puis des groupes se formèrent. Jean-Paul,
-hâtivement, serra la main de son ami, et sortit. Dans ce soir, il
-sentit sa gorge se contracter, comme lorsque, petit enfant, il
-s'efforçait de ne pas pleurer.
-
-Devant les portes, des boutiquiers et des concierges causaient. Des
-petites filles sautaient à la corde. Place Pey-Berland, Jean-Paul vit
-que les vitraux de la cathédrale s'illuminaient... «C'est le dernier
-jour du mois de Marie», se dit-il, et il entra.
-
-La vierge illuminée était parmi les lys comme un lys vivant. Des
-pauvres femmes, des enfants émerveillés étaient à genoux contre la
-grille du chœur, et les puériles voix--dont le timbre céleste va
-bientôt se briser--redisaient les vieux cantiques si lourds d'extase
-et d'anciennes ferveurs... Jean-Paul, dans une chapelle latérale,
-s'abandonna enfin, et pleura, pleura et ses mains mouillées de larmes
-avaient la même odeur que lorsqu'à six ans il pleurait dans la chambre
-silencieuse, où une mère ne l'avait jamais endormi sur ses genoux.
-
-
-Jean-Paul revint à l'hôtel et, étendu sur une chaise longue, chercha
-avec méthode les causes de cette morne lassitude... Au long d'une
-jeunesse isolée, calme, où il ne se passe rien, le jeune homme s'est
-habitué à se regarder lui-même vivre.
-
---Mon enthousiasme au dernier congrès d'_Amour et Foi_, songe-t-il,
-n'était-ce pas, au fond, la joie de découvrir un sens à ma vie?
-N'était-ce pas un épanouissement de ma personnalité, où s'est complu
-l'orgueil qui me tourmente?--J'étais alors si malheureux! Mon chagrin
-ne venait pas des conditions matérielles de la vie--sauf peut-être
-des langueurs d'estomac, qui nous inclinent à la tristesse. Mais je
-connaissais ma médiocrité; encore aujourd'hui je sens douloureusement
-tout ce que je ne suis pas. Et du peu que je suis il m'arrive souvent
-de douter... Avant que je rencontre l'union _Amour et Foi_ je ne
-jouissais même plus de ma misère, comme aux lointains crépuscules de
-mon adolescence, en retrouvant son reflet dans la littérature. Et
-pourtant ce passé, ce triste et morne passé, voici qu'il me reprend ce
-soir: je suis vraiment son prisonnier. Il revêt d'inexprimable poésie
-mes pauvres joies d'autrefois. Il me décourage avec le souvenir pesant
-des vieilles fautes. C'est lui qui m'arrête sur la voie austère, où
-hier encore j'avançais si joyeusement--trop joyeusement, hélas!--car
-même ce soir, j'aurais, il me semble, quelque plaisir à me mêler aux
-camarades. Mais est-ce la joie du disciple qui a fait un peu de bien
-aux âmes rencontrées?
-
-Ce soir, je vois que je trouve mon compte à cet apostolat et qu'en
-réalité il m'amuse infiniment.
-
-A l'union _Amour et Foi_, l'amateur d'âmes que je fus toujours traversa
-des pays encore ignorés de lui. Il se pencha avec délices sur les
-étangs trouvés au hasard de la route, et d'où s'élève quelquefois une
-voix mystérieuse et tendre... Telle âme, à qui je supposais me dévouer,
-n'a jamais servi qu'à enrichir ma collection.
-
-Pourtant comme j'ai cru vous aimer, et comme je vous aime vraiment,
-visages mornes des apprentis, à l'expression douloureuse et tendue,
-particulière aux illettrés qui écoutent une conférence... Comme je vous
-porte gravées au plus profond de mon âme, figures ternes qu'attriste
-une bouche tombante et lasse, pauvres grosses mains, aux gerçures
-terreuses, aux ongles noirs sur le pantalon bleu!
-
-Mais, hélas! je suis prisonnier, comme autrefois.--Je n'ai pas su me
-délivrer de moi-même pour me donner à vous.
-
-Voici que le passé trouble reflue en moi. Je retrouve la vieille
-compagne des mauvais jours, ma médiocrité égoïste et jalouse. Tout ce
-que j'ai rêvé, au temps des illusions, cette loi du devoir, à quoi ma
-volonté décida de se plier--mon Dieu, tout cela va-t-il sombrer?
-
-
-XIV
-
-Les camarades entouraient le lit de Jérôme qui devait regagner Paris
-dans la journée. Traversant Bordeaux après un pèlerinage à Lourdes,
-il avait fait la veille une conférence publique. Vincent Hiéron, à
-genoux sur le tapis, ramassait pieusement le linge du grand homme, les
-flanelles humides encore d'une généreuse sueur; le maître lui avait
-enseigné que la plus humble besogne est magnifique, si on l'accomplit
-pour _la cause_...
-
-Les autres, dévotement, contemplaient leur idole. Sans doute, il eût
-semblé laid--de cette laideur sale qu'on voit à tout homme à son
-réveil, lorsque ce n'est plus un adolescent. Mais ses yeux avaient
-la même flamme, les mêmes lointains de tendresse et de rêve--une
-invincible attirance; et dans le sourire, dans le geste des bras
-repliés sous la tête, une grâce d'adolescence persistait, malgré la
-trentaine proche. Il semble que le temps veuille effleurer à peine ceux
-qui ont gardé la foi, l'espérance, l'amour de leur vingtième année. Des
-poètes chargés d'ans ne portent-ils pas, au fond des yeux, toute leur
-jeunesse frappée d'éternité...?
-
---Comment t'appelles-tu, toi? demanda-t-il à un gros garçon qui
-attachait sur lui des yeux mouillés de bon chien.
-
---Marteau.
-
---Marteau? Quel aimable nom, et comme il te convient!
-
-Et il lui passa sa main sur le dos.
-
-Un homme qui fait profession d'apôtre échappe à toutes les conventions.
-Jérôme s'arrogeait le droit de n'être pas poli. Nul ne lui en tenait
-rigueur. Inconsciemment, ces jeunes gens avaient subi l'influence du
-nietzschéisme grossier dont le monde aujourd'hui s'accommode. Le Maître
-leur était une manière de surhomme. D'ailleurs, ils disaient ingénument
-d'eux-mêmes: _nous sommes l'élite_.
-
-Jérôme trempait du pain grillé dans son chocolat.
-
---Georges Élie est-il ici? demanda-t-il.
-
-Le jeune homme s'avança rouge, la tête basse.
-
---C'est toi qui m'as envoyé cette lettre à Lourdes, à propos de
-Jean-Paul Johanet? Je me suis renseigné. Tu as eu raison de m'avertir.
-Il critique mes articles, étale des préjugés bourgeois et la plus sotte
-ironie.
-
-Et le maître s'adressant à tous, ajouta d'une voix grave:
-
---Écoutez bien, mes amis. Il y a parmi vous un intellectuel poseur, un
-dilettante qui vous perdra, si vous lui laissez la moindre influence:
-c'est ce Johanet.
-
---Un bourgeois! murmura Georges Élie.
-
---Mes petits enfants, reprit Jérôme, il convient que, même éloigné,
-je sois présent au fond de chacun de vos cœurs. Il faut qu'il n'y ait
-dans ce petit troupeau aucune volonté hostile à la mienne. Mes petits
-enfants, vous m'êtes fidèles, je le sais--mais pas tous...
-
-Était-ce consciemment qu'il parlait le langage du Christ? Nul n'y
-songea. D'ailleurs, la rencontre de Jérôme Servet n'avait-elle pas été,
-pour beaucoup de ces âmes, la rencontre même de Dieu? Il y avait sur
-son visage une angoisse indicible.
-
---Écoutez; il faut pour le petit groupe bordelais que ce Johanet s'en
-aille, il le faut. Ce malheureux va venir. Accusez-le devant moi. Ne
-vous inquiétez pas si je lui parle avec douceur. Il importe que je ne
-montre aucune violence...
-
-Jérôme ne voulait pas diminuer son prestige par d'infimes querelles. Et
-peut-être souhaitait-il aussi que cette pauvre âme le quittât sans trop
-de haine...
-
-Mais Vincent, qui bouclait des valises, se releva tout rouge.
-
---Oh! Jérôme, pourquoi cette mise en scène?
-
-Le Maître le considéra un instant avec un peu de mépris, et allait
-répondre, quand on heurta à la porte. Jean-Paul entra.
-
-
-XV
-
-Deux heures après, dans sa chambre, Jean-Paul laissait tomber les
-stores. Les camarades l'avaient injurié avec une grossièreté inouïe. Le
-Maître l'avait stupéfait par sa naïve perfidie. Mais que lui importait
-au fond? Le jeune homme ne se révolte pas contre Jérôme Servet; il
-pardonne tout à ce conquérant magnifique des âmes. Ce qu'à cette heure
-il revoit, c'est Vincent Hiéron tambourinant, avec ses doigts, contre
-la vitre, gardant un silence lâche...
-
-Jean-Paul essuya ses yeux et se recueillit. Les pauvres bruits de la
-vie quotidienne vinrent mourir dans la chambre où il étouffait. Des
-portes se fermaient, un enfant s'appliquait à des gammes. Personne au
-monde ne songeait à sa peine. Dans cette journée pesante et molle, il
-se sentit seul, seul à jamais, sans but, sans foi, sans amour...
-
-Il appela des souvenirs à son secours. Mais d'abord le passé lui parut
-vide aussi, et le sourire étroit de Marthe, qu'il y voyait, ne le
-consola pas. Il éprouva comme un vertige devant l'abîme de sa solitude
-et désira mourir.
-
-Il y avait sur la table une croix de métal. Vainement Jean-Paul essaya
-de prier. Par une habitude ancienne d'écolier il ouvrit l'Évangile au
-hasard--et lut un passage sans aucun lien avec sa situation présente. A
-ce petit fait, il attacha une importance extraordinaire, et, regardant
-la croix, le petit livre, il murmura: «Serait-ce une immense duperie?»
-
-Ce blasphème suscita dans son cœur une protestation passionnée. Il eut
-conscience qu'au moindre appel Celui qu'il trahissait à chaque minute
-de sa vie lui aurait ouvert les bras. Il fut tenté de s'agenouiller, de
-s'abandonner à l'Être Infini dont l'amour lui demeurait une certitude
-ineffable, plus forte que tous ses doutes et toutes ses négations.
-
-Mais Jean-Paul souhaitait ne pas voir et ne pas entendre. Et parce
-qu'elle dédaignait d'être consolée, le Consolateur s'éloigna de cette
-âme qui ne voulait pas de miséricorde.
-
-Des sonneries de tram électrique vibraient incessamment dans le silence
-de la rue provinciale. Chaque objet de cette chambre d'hôtel paraissait
-à Jean-Paul étranger et hostile. Puis ce fut le crépuscule. Une sirène
-pleurait à travers les brumes du port.
-
-Le jeune homme allumait sans cesse de fines cigarettes à bout d'or. Des
-lacs de fumées demeuraient immobiles et la même odeur flotta qu'à la
-campagne, le soir, quand les paysans font brûler des herbes...
-
-Une tristesse paisible, un calme désespéré régnaient sur le cœur de
-Jean-Paul. Il voyait en face de lui la porte, dont les peintures
-étaient de trois tons différents; il se souvint d'un jour où Georges
-Élie la ferma si brusquement.
-
---Pauvre petit, murmura-t-il, comment t'en voudrais-je d'avoir souhaité
-mettre l'infini dans une amitié--moi qui, au collège, ai connu des
-soirs pesants et lents à mourir, où l'on pleure sans cause, où le
-cœur s'éveille? Comme toi, je tournais vers un ami choisi entre tous
-l'inapaisable désir de m'attacher qui venait de naître en moi, pour ne
-plus mourir.
-
-Jean-Paul se rappelle que, le samedi soir, après la confession, ils
-pouvaient se rejoindre dans la cour solitaire. Des moineaux piaillaient
-autour des miettes du goûter. Et sur le gravier luisaient les papiers
-argentés qui enveloppent les rais de chocolat.
-
-Dans la pure ignorance de leur cœur, ils s'exaltaient avec des mots
-candides et passionnés: «Nous ferons demain la communion l'un pour
-l'autre,» disait Jean-Paul. Ils échangeaient des gravures.
-
-L'été, lorsque les derniers externes étaient partis, les pensionnaires
-avaient une récréation, avant la prière du soir. L'ami de Jean-Paul
-lui disait: «Montre-moi l'Arcture. Je ne peux jamais voir la petite
-Ourse... N'est-ce pas Cassiopée?» Il voulait être missionnaire et
-lisait les _Annales de la propagation de la foi:_ «Nous irons dans des
-pirogues, sur les grands lacs...--Mais non, disait Jean-Paul, je dois
-être un grand poète, publier un livre comme _le Génie du Christianisme_
-qui convertira la France et puis, je veux me marier, avoir des
-enfants...» Alors son ami répondait en rougissant beaucoup: «Ne tenons
-pas de conversations légères...»
-
-Lentement la vision disparut... Jean-Paul prit conscience brusquement
-du pauvre cœur dévasté qu'il portait en lui, ce soir. Mais n'est-ce pas
-à ces heures-là que le passé chante indéfiniment comme les flots d'une
-mer calme? Le cœur vaincu et qui ne voit plus à son horizon aucune
-lumière revient vers les plages délaissées, où, un à un, comme des
-étoiles au crépuscule, les souvenirs se lèvent et luisent.
-
-D'ailleurs, dans la maison silencieuse, on joue, au piano, une musique
-à peine distincte. Elle vient en aide à Jean-Paul. Les cheveux soyeux
-du petit garçon, son profil mince, s'évanouissent et c'est Marthe
-qu'il revoit en catogan, si frêle et si fine. A cette époque, le petit
-Jean-Paul n'avait pas encore ces soucis d'analyse, cet esprit critique
-toujours en éveil, qui tue en lui tous les amours, toutes les amitiés.
-
-Pendant les chaudes grandes vacances, il répondit à peine aux lettres
-tristes de son ami. On jouait «par camp» au croquet avec Marthe et
-deux autres jeunes filles. Les vêpres tintaient dans les brûlantes
-après-midi de dimanche, on se disputait... Les bordures d'arbres
-faisaient, au ras des prairies, de grandes ombres veloutées...
-
-Il se souvient d'une des jeunes filles qu'il aima presque à la fin
-de ces vacances, et qui est morte depuis. Elle apprit à Jean-Paul le
-tennis. Il se plaisait à jouer devant elles en fines chemises molles,
-les poignets relevés... Elle lui disait: «Vous avez des bras de
-fille...--Et vous, de garçon,», répondait Jean-Paul, honteux d'être
-toujours battu. Il la revoit en costume de piqué blanc, musclée et
-svelte. Il entend ses éclats de rire, ses mots à double sens, très
-perfides, ou très naïfs, qui le faisaient rougir, l'obsédaient et, la
-nuit, l'empêchaient de dormir...
-
-Il y a deux ans, Jean-Paul a revu pour la dernière fois la joueuse
-de tennis: on avait tiré sur le perron son étroit lit de fer, et
-pourtant elle respirait à peine. Ses cheveux étaient collés sur son
-front terreux. Son père disait: «Éloignez-vous un peu, vous aller la
-«frapper». Elle vous suivait longtemps d'un regard ... qui _savait_,
-peut-être?
-
-Jean-Paul se rappelle que la mère, dans le vestibule, l'embrassa en
-pleurant et lui dit: «elle vous aimait bien...»
-
-Elle est devenue vieille, tout à coup, cette dame si imposante et si
-bonne que Jean-Paul imagine encore, les jours de grandes fêtes, dans
-l'église du village où sa magnifique voix de contralto faisait rire
-les paysans. Mais Jean-Paul pleurait quand elle chantait l'_Adieu_ de
-Schubert...
-
-La musique s'est tue. Les visions s'effacent. Pures tendresses de
-l'adolescence, qui désormais pourra vous réveiller? Jean-Paul, dans ce
-soir de détresse, porte en lui le même désir d'aimer inapaisable. Mais
-quel visage, quel cœur résisteraient à sa cruelle clairvoyance? Il ne
-peut plus aimer. Jamais il n'en a tant souffert que ce soir où tous ses
-appuis sont brisés... Une formule l'obsède: sans amour, sous le ciel
-vide. De gros rires d'hommes, des rires plus aigus de femmes montent du
-trottoir, et Jean-Paul se dit avec une amère ironie:
-
-«Il reste le plaisir...»
-
-
-XVI
-
-Il y a, dans la fraîche maison de Castelnau, un petit réduit où
-l'arrière-grand'mère de Marthe passait autrefois des journées.
-
-Sur la grisaille des murs on voit de galantes gravures, dont M. Jules
-Balzon dit: «Il paraît qu'elles ont de la valeur.» La profonde causeuse
-de la vieille dame est encore là et des bergers sourient à leurs
-bergères dans le rose fané des camaïeus. Un petit meuble contient des
-livres ... les vers de Musset avec les _Comédies et proverbes_, les
-poèmes de Mme Ackerman, une curieuse édition originale, _les Pleurs_,
-de Marceline Desbordes-Valmore, _Atala_ et _René_. La bonne dame, qui
-un demi-siècle plus tôt vivait dans cette province, dut verser bien des
-larmes sur ces feuilles passionnées.
-
-Sa raisonnable petite-fille, qui s'était gardée jusqu'alors de les
-lire, les découvrit enfin--et avec cette magnifique littérature
-exaspéra son pauvre amour.
-
-Puis, quand elle entendait sur le perron les pas traînants de son père,
-elle laissait vite le livre, se mettait au piano et chantait pour elle
-seule les _Amours du poète_...
-
-Un jour, pendant le déjeuner, une lettre arriva de Bordeaux. M. Balzon
-regarda l'enveloppe et dit: «C'est l'écriture de Jean-Paul» et tandis
-que Marthe, le cœur battant, fermait les yeux, il s'appliqua sans hâte
-à réunir au bout de sa fourchette un morceau de filet, un peu de gras,
-une parcelle de pomme de terre--laissant le tout s'imprégner de jus...
-
---Lisez donc, père, s'écria Marthe exaspérée.
-
-M. Balzon coupa proprement l'enveloppe avec son couteau à dessert.
-
---Jean-Paul arrive demain, il s'arrêtera un jour ici avant d'aller chez
-son père; tu auras un plus aimable compagnon que moi... Et il ajouta:
-«Tu vas voir qu'il passera à Castelnau toutes ses journées; tant mieux
-d'ailleurs; c'est un jeune homme avec qui j'aime assez causer. Je crois
-qu'il s'intéresse à mon travail sur Lucile de Chateaubriand. Mais je
-l'ennuie...»
-
-Marthe protesta.
-
---Si, si... Nous avons chacun une culture très différente. Il méprise
-tout ce que j'aime; Sully-Prudhomme lui paraît négligeable, François
-Coppée le fait rire. Il crie au génie devant des œuvres à quoi je ne
-comprends rien, me cite des noms que j'ignorais: Jammes, Claudel, André
-Gide... Il s'exalte à propos de Barrès ... au fond, il me juge tel
-qu'une vieille bête.
-
---Mais non, papa, je vous assure ... et Marthe joyeusement embrasse le
-vieux monsieur.
-
-
-XVII
-
-Et voici qu'elle marche dans le crépuscule à côté du bien-aimé et lui
-demande doucement:
-
---De quoi te faut-il consoler?
-
-Jean-Paul s'émeut de cette bonne volonté.
-
---Asseyons-nous sur ce banc, Marthe, on est bien pour causer...
-
-Le banc s'appuyait au chêne qu'on appelait «le gros chêne», malgré que
-d'autres le fussent plus que lui; les taillis s'arrêtaient brusquement
-sur des prairies trop vertes et qu'on devinait mouillées. A six heures,
-déjà des vapeurs les noyaient; on avait coupé les aulnes qui le long du
-ruisseau charmèrent l'adolescence de Jean-Paul. Mais ils repoussaient
-hâtivement, traversant les prés d'une ligne feuillue où l'eau,
-invisible, chantait.
-
---Marthe, j'ai essayé de me délivrer de moi-même--j'ai voulu me
-renoncer... Mais que peut un tel effort, sinon nous révéler notre
-impuissance?
-
-Marthe, je ne fus jamais plus mon prisonnier que dans ces exercices
-d'apostolat où Vincent et Jérôme Servet me convièrent. Ah! les
-pauvres âmes, à qui notre prétention est de faire du bien! Nous les
-embellissons passagèrement, comme ces jolis jardins d'exposition qui ne
-durent que quelques jours...
-
-Lorsqu'un jeune homme en voit un autre qui le veut sauver, avec quelle
-terreur il devrait s'en garer!
-
---Tu n'as pas aimé les âmes pour elles-mêmes, Jean-Paul...
-
---Mais peut-on aimer les âmes autrement que pour soi? dit le jeune
-homme. Celles à qui l'on s'attache en se disant: «Jésus lui-même eut
-un disciple préféré» sont destinées à la mort lente d'une amitié--soit
-que, hâtant le dénouement, on les abandonne comme un vêtement usé--soit
-qu'on y mêle un peu de pitié et c'est alors le mensonge des tendres
-gestes qui n'ont plus de sens... Ah! quelle agonie!
-
-Marthe se leva.
-
---Il fait froid, dit-elle.
-
-Les jeunes gens marchèrent dans l'allée du «tour du parc» où la robe de
-Marthe était la seule tache claire; et Jean-Paul se disait: «Pourquoi
-parler à celle qui ne comprend pas?...» Mais la jeune fille murmura
-soudain une phrase qui prouva qu'elle fut attentive:
-
---Ton cœur est aussi fermé à l'amitié qu'il l'est à l'amour!
-
---C'est vrai, Marthe,--et sais-tu ce qu'est l'amour?
-
-Elle dit, d'une voix qu'elle voulait rendre indifférente:
-
---Oui, Jean-Paul, je le sais.
-
-Il n'osa répondre, et il fauchait avec sa canne les tiges longues des
-fougères...
-
-Une sirène d'automobile déchira l'air. Les jeunes gens revinrent à
-la hâte. M. Bertrand Johanet, le père de Jean-Paul, énorme dans ses
-fourrures, embrassa le jeune homme avec une tendresse timide:
-
---Je n'ai pu attendre jusqu'à demain, Jean-Paul...
-
-Sa barbe, épaisse et mal soignée, ne laissait voir que peu des joues
-brûlées par le soleil et le grand air... Le nez, rouge et gonflé,
-éclatait comme une braise dans la figure commune. Le poil jaillissait
-en touffes des oreilles... Le gros homme était gêné devant ce fils trop
-délicat comme autrefois devant la jeune femme qui vécut et mourut à ses
-côtés, fidèle, silencieuse, résignée...
-
-Le dîner fut long et copieux. Jules Balzon adorait son cousin. Ils
-avaient de communs souvenirs d'enfance que le professeur évoquait
-avec assez de verve... Le père de Jean-Paul riait bruyamment, se
-congestionnait et quand son fils lui offrait un peu d'eau, reculait le
-verre en disant:
-
---Tu es trop généreux.
-
-
-XVIII
-
-Au long de ces journées brûlantes et vides, Jean-Paul s'étonna
-d'oublier sa peine, il ne pensa plus. Il prit conscience de sa
-jeunesse: dans le désarroi de toute vie intérieure, la possibilité
-lui apparut soudain d'une vie uniquement physique, dont des caresses
-seraient les joies.
-
-Hier encore, il méprisait les jeunes hommes qu'on voit, l'air faraud,
-d'une élégance excessive, inquiets d'attirer les regards des femmes...
-Aujourd'hui, il songe que cette façon d'exister est la seule peut-être
-qui s'offre à lui ... et s'excuse de vouloir faire la bête, à cause
-qu'il voulut trop faire l'ange. Après les rancunes et les trahisons qui
-l'ont fait pleurer, c'est dans son cœur un tel soulèvement d'obscures
-tendresses qu'il voudrait les voir cristalliser autour des premiers
-jolis yeux venus--de la première petite âme qui lui semblera précieuse
-en un corps harmonieux.
-
-«Je fus jusqu'à ce jour, songe-t-il, l'artisan de ma peine... Depuis
-mes quinze ans, la vie n'a été pour moi qu'une lutte passionnée contre
-la solitude--lutte où toujours je fus vaincu. Ah! que ne ferais-je pas
-si j'avais le cœur enfin libéré de tous les dégoûts de l'isolement?...
-D'ailleurs, je ne veux plus qu'être heureux simplement, par la
-tendresse, comme les autres hommes.
-
-Marthe, à ses côtés, n'est plus la «jeune fille», la pure et douce
-Raison.
-
-Elle aussi, après avoir trop lu dans le vieux salon de l'aïeule,
-s'énerve et s'attendrit... Quand ils se couchent sur le sable chaud du
-talus à deux heures, et s'enveloppent de soleil, elle ne s'inquiète
-guère que Jean-Paul approche son visage du sien et s'amuse à lui
-chatouiller avec une paille le front, les yeux, les lèvres--pour savoir
-«qui elle aime le mieux». Il lui semble que Jean-Paul la regarde avec
-plus de tendresse; à songer qu'il va peut-être l'aimer, elle se sent
-défaillante de joie. Comment saurait-elle que le désir n'est pas
-l'amour?
-
-Si Jean-Paul ne l'aime pas, il est vrai qu'il s'étonne d'être ému,
-quand dans ses siestes, elle s'étend près de lui, les mains nouées sous
-la nuque, découvrant, aux côtés de son corsage, le linge odorant qu'un
-peu de sueur tache.
-
-Mais l'imprudente enfant ne surveille plus ses paroles et cependant
-que Jean-Paul somnole, elle égrène de vains propos, de menues bêtises.
-Jean-Paul écoute à peine et se dit quelquefois: «Elle a, comme les
-autres jeunes filles, une pauvre petite âme ménagère.»
-
-
-Au crépuscule, dans les fins d'orage et des fraîcheurs de pluie
-tombée; Jean-Paul faisait seul «la promenade du soleil couchant»: ils
-appelaient ainsi la longue avenue qui va parmi les landes, vers l'ouest.
-
-Comme il se sentait misérable, alors! Il songeait à un enfant de
-dix-huit ans rencontré un soir chez quelque ami et qui buvait de
-l'absinthe parce qu'il avait lu que c'est un poison. Et cet enfant lui
-disait: «Quand on a trouvé la dernière sensation qui puisse donner une
-joie, il faut mourir.» La musique, son unique bonheur, l'attirait aux
-dernières limites du désespoir--éveillait en lui un désir plus aigu de
-fermer pour toujours les yeux...
-
-Ah! se disait Jean-Paul, que répondre à cette jeune âme dévastée? Que
-sont, en dehors de Dieu, tous les petits dieux dont on s'embarrasse: la
-tradition, la famille, la race, les morts...?
-
-
-Chaque soir, l'automobile ramène Jean-Paul chez son père. Il trouve
-une joie à se sentir emporté dans la nuit sur les routes solitaires.
-Des métairies accroupies fument doucement. Une lumière tremble dans
-l'encadrement d'une fenêtre. Le clair de lune baigne l'humble toit
-penché, le four à pain, l'étable, le puits... Un coq se réveille
-parfois et, trompé par le ciel lumineux, chante.--Et Jean-Paul se
-rappelle cette même route à cette même heure, quand, petit garçon aux
-yeux pleins de sommeil, il rêvassait dans la Victoria... Comme ce soir
-la lune le poursuivait d'arbre en arbre jusqu'à la maison; le ciel,
-liquide et clair, coulait entre les tiges noires des grands pins. «A
-cet endroit, lui disait son père, ta grand'mère fut poursuivie par les
-loups.» Il reconnaît les parfums entêtants des acacias, le tiède relent
-des étables...
-
-Jean-Paul évoque «la vie de Paris» que désespérément il veut mener. Il
-est stupéfait de découvrir en son cœur la sourde volonté de s'avilir...
-
-L'automobile grince sur le gravier de l'allée. La lampe de la salle à
-billard éclaire brutalement le perron, où, dans un fauteuil d'osier, M.
-Bertrand Johanet fume sa pipe...
-
-Il convient que le père et le fils restent quelques instants ensemble.
-M. Johanet énonce des faits précis: on lui offre tel prix du bois
-d'Ousilanne; son berger du Prat n'est pas content des soixante francs
-qu'il reçoit annuellement ... les idées mauvaises envahissent les
-campagnes.
-
-La cuisinière Martine lui apporte son «grog»--il y ajoute du rhum.
-
---Tu n'en prends pas, Jean-Paul? Rien n'est meilleur pour l'estomac...
-Ah! «mon drôle», j'oubliais, il y a une lettre pour toi...
-
-Il annonce cela, joyeusement: cette bienheureuse lettre va le dispenser
-de causer. Et de nouveau, il fume, il boit, comme, à deux cents mètres
-de là, ses bœufs paisibles ruminent...
-
-Jean-Paul reconnaît l'écriture de Vincent Hiéron. Il lit:
-
-«Pardonne-moi de t'avoir fait souffrir ... je croyais te sacrifier _à
-la cause_ ... il m'apparaît aujourd'hui que je fus vainement cruel...
-Mais je te sais d'âme si douce et si peu rancunière que, dans ma grande
-peine, je pense à toi: depuis ton départ, Jérôme Servet me suspecte. Il
-écoute contre moi de faux rapports. Le petit Georges Élie, que Jérôme
-amène à Paris pour l'employer au journal _Amour et foi_--(il déracine
-sans scrupule une foule de pauvres âmes provinciales)--le petit Georges
-Élie m'a dit l'autre soir: «ton règne est passé». Ah! quelle tristesse
-de voir l'union _Amour et foi_ devenir une cour pleine d'intrigues, de
-jalousies, de cabales... Mais il n'y a dans mon cœur, Jean-Paul, aucun
-ressentiment contre cet homme car il m'a enfanté à la vraie vie.»
-
-
-XIX
-
-La lampe que Jean-Paul vient d'allumer attire les papillons de nuit.
-Il considère un instant, par la fenêtre, un carré de ciel nocturne,
-laiteux, sans reflet, comme une opale quand elle meurt. Les étoiles
-qu'il n'avait pas vues d'abord jaillissent de l'infini et devant ces
-innombrables regards, le cri de Jules Laforgue lui monte aux lèvres:
-_étoiles, vous êtes à faire peur_... Puis, Jean-Paul relit une fois
-encore la lettre de son ami et lui répond:
-
-«Je me retrouve dans ma chambre d'enfant--une chambre adoucie et comme
-ennoblie par le soir qui enveloppe ses banalités et ses laideurs. La
-lampe éclaire intimement. Il me semble entendre, dans le corridor,
-jouer le petit garçon que je fus. Mon cher Vincent, ne regrette rien:
-de moi-même, j'aurais quitté l'Union _Amour et foi_.
-
-«J'ai cru pouvoir y anéantir le passé. Mais je l'ai retrouvé, le
-Jean-Paul d'autrefois, incapable de partager les enthousiasmes que
-vous lui voulûtes imposer... Que veux-tu? certains naissent avec le
-tourment de faire du bien à leurs frères--d'autres avec le goût de
-délicieusement s'intéresser aux âmes... Les premiers ont la mentalité
-héroïque; les autres doivent renoncer à tout apostolat--comme je m'y
-résous...
-
-«Est-ce ma faute si les hommes sont sur la terre pour mes délices et
-non pour mon tourment?
-
-«Malgré tout, l'Union _Amour et foi_ a comme rafraîchi mon âme, qui
-a, autant qu'autrefois, confiance dans les vieilles formules de sa
-prière du soir ... elle est demeurée une âme «liturgique»... Chacune
-des grandes fêtes religieuses l'élève au-dessus de l'abîme où gisent
-ses pauvres désirs et ses mauvais rêves... A ces dates-là, une bonté
-invisible et fidèle se penche sur ma destinée. Une foule d'aspirations
-confuses, que je croyais mortes depuis longtemps, font en moi un
-bruissement de ruche.--Peut-être vais-je demeurer un jour sous
-l'influence de ce mystère adorable?
-
-«A cette heure, mon ami, je retrouve seulement les années grises de mon
-adolescence. Je suis sans but, sans joie et sans grande souffrance.
-Dans une acceptation humble de la vie, je me résigne à causer
-inlassablement avec la fidèle médiocrité qui me suit pas à pas...
-
-«Pourquoi essayerais-je de me refaire une vie intellectuelle? Cet
-effort, que souvent j'ai tenté, est demeuré stérile. Car il ne résulte
-pas d'un besoin profond de mon âme: ce n'est pas une féconde inquiétude
-qui me jette à la recherche de la vérité. Hélas! est-ce même une
-intelligente curiosité? J'y découvre plutôt le désir de hausser mon
-pauvre entendement au niveau de celui de tel camarade mieux doué...
-
-«Ah! je vois clairement ma médiocrité. Mais qu'elle me coûte cher,
-cette supériorité que j'ai sur le troupeau! Tous les livres que je lis,
-toutes les musiques et tous les tableaux qui m'émeuvent sont autant de
-rappels brutaux à mon universelle incompétence.
-
-«Je m'intéresse aux âmes ... mais les âmes plaisantes se font rares.
-La plupart m'apparaissent comme les insignifiantes silhouettes qui
-s'agitent sur une scène de music-hall, en faisant se taire l'orchestre,
-pour qu'on comprenne que c'est difficile... Je suis un collectionneur
-exigeant et qu'embarrasse l'esprit critique. Mais si cet esprit
-critique est suffisant pour gâter l'univers où je me crispe, il est
-trop faible pour étouffer cette pauvre voix qui déjà pleurait en moi,
-au collège, dans le jour tombant des récréations de quatre heures:
-
-«A l'instant où l'on a, comme moi, perdu sa raison d'exister, la vie
-devient une chose très compliquée--surtout si l'on est sans goût pour
-les _divertissements_. Ni les cartes, ni le billard, ni le tennis ne me
-peuvent secourir. J'apprécie les choses sucrées et quelques lectures,
-mais mon estomac est victime du premier de ces goûts--et j'ai lu et
-relu tout ce dont je suis capable de m'émouvoir encore.
-
-«Je n'ai plus d'amis... Que sont devenus ceux que j'aimais autrefois
-au temps de mon adolescence amère et passionnée? Aujourd'hui ceux que
-je croise sur mon chemin passent au large, à cause qu'ils ont peur de
-mon sourire... Mais dans cette âme qui se confie à toi, Vincent, notre
-amitié demeure toujours vivante au milieu des rêves abandonnés et des
-illusions mortes.»
-
-Jean-Paul s'arrêta d'écrire. L'herbe mouillée des jardins endormis,
-les acacias neigeux, les roses du balcon, les résines de la forêt
-composaient un parfum inouï et si troublant qu'il ferma les yeux. «Ce
-n'est pas vrai, Vincent, dit-il, je ne me confie pas--et tu ne sais
-pas tout. Tu ne sais pas mon désespoir ni vers quelles joies je tends
-désormais les mains.»
-
-
-XX
-
-Les vacances finissaient. Les grands vents d'équinoxe se lamentaient à
-travers les pins indéfiniment et sur les vagues fauves des fougères.
-Les premiers vols des ramiers précurseurs des palombes rayaient le ciel
-pâle.
-
-Sur les champs dénudés, c'était l'époque des semailles et les
-tournoiements d'alouettes. Jean-Paul s'attardait dans ces brumes
-reconnues: un fantôme le retenait au seuil des troubles expériences
-qu'il voulait tenter...
-
-Tu vins vers lui, petit garçon pâle qu'il avait été dans des années
-déjà lointaines. Tu levas vers lui tes yeux candides qui ne reflétèrent
-jamais que le ciel. Tu joignis tes mains d'écolier, tes mains brunes,
-un peu tachées d'encre, et peut-être lui dis-tu ces vieux cantiques
-des veilles de quinze août, chantés jadis avec Marthe, devant le
-ciel nocturne, à l'époque des étoiles filantes... _Dieu de paix
-et d'amour, lumière de lumière_. Ta grand'mère vivait encore dans
-ce temps-là--vieille dame un peu forte et qui était une personne
-pieuse--tu t'agenouillais près d'elle, petit garçon. Les perles de
-jais qui ornaient son corsage te meurtrissaient le front. Un camée
-d'améthyste ornait son cou et tu pensais de ce précieux et antique
-bijou qu'il avait l'air d'être bon à manger... Puis tu demandais pardon
-au bon Dieu de cette distraction. Tes yeux se levaient vers les mondes
-multipliés. Tu songeais que le créateur de cet univers descendrait le
-lendemain matin dans ton cœur d'enfant et cela te paraissait divinement
-naturel. Et comme tu avais encore ta voix de soprano, petit soliste
-du collège, tu chantais avec Marthe les cantiques de votre première
-communion, ceux que vous ne pouviez entendre sans pleurer: _Tabernacle
-redoutable_... _Le ciel a visité la terre_...
-
-Jean-Paul veut fuir ces souvenirs redoutés et adorés. Mais ils le
-surprennent à chaque heure de la journée. Les angelus ont la même
-voix qu'au temps de son enfance, dans des crépuscules pareils... Les
-dernières langueurs de septembre finissant éveillent chez le jeune
-homme comme chez l'enfant l'angoisse de la rentrée--l'effroi au seuil
-de la vie inconnue...
-
-
-XXI
-
-Jean-Paul débarque au quai d'Orsay. Il y a, dans la rue, sous un ciel
-lourd et mou, l'effarement habituel de la rentrée. Le jeune homme
-s'aperçoit que Paris est plongé dans la nuit: les ouvriers électriciens
-sont en grève. Jean-Paul les remercie dans son cœur de ce que, par eux,
-la ville s'harmonise avec son présent état d'âme.
-
-Une foule de lanternes vénitiennes dansent, éclairant des figures de
-bas en haut, verdissant des mentons et des lèvres. Jean-Paul, dans sa
-voiture, songe qu'il devra renouer avec Lulu, cette plate nullité qu'il
-avait un jour stupéfait de sa grandiloquence. «Ce me sera, songe-t-il,
-un merveilleux professeur d'abrutissement;--par cet imbécile,
-j'atteindrai à m'avilir.»
-
- * * * * *
-
-Dans une salle étroite et basse, des tziganes jouent frénétiquement une
-musique sauvage. Des messieurs en habit poussent des cris, cependant
-qu'un danseur, plus apache que nature, s'applique à la valse chaloupée
-et fait le moulinet avec le corps inerte et souple de la danseuse...
-
-Quatre garçons se précipitent sur Jean-Paul et sur Lulu, les
-dépouillent de leurs pelisses et leur montrent une carte où la plus
-infâme tisane est cotée un louis.
-
---Tu payes le champagne, dis?
-
-Une dame est devant eux, et leur sourit une affreuse gentillesse.
-Jean-Paul regarde le monstre et n'est pas fasciné. Un vers de La
-Fontaine, lui revient à propos:
-
- --Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez...
-
---Tu vas te faire injurier, dit Lulu.
-
-Mais la bête s'éloigne, jette à droite et à gauche des regards de louve
-affamée...
-
---Je trouve des vers idoines aux situations les plus saugrenues,
-constate Jean-Paul, satisfait.
-
-Il a bu deux coupes de Mumm. Il se veut sublime.
-
---Pourquoi tous ces gens hurlent-ils?
-
---Parce que cela les amuse.
-
---Non, Lulu... Parce qu'ils ont peur du silence... Il y aurait là un
-joli développement à faire--oui, de jolies variations ... comme dans
-_le Trésor des humbles_, de Maeterlinck.
-
---Tu es un peu saoul, mon vieux Jean-Paul.
-
---Non, mais je suis content ... je suis content.
-
-... Et aussitôt, il se sentit triste...
-
-Comme tout cela est ignoble, Lulu! Quelle musique! Dire qu'avec les
-mêmes notes, Wagner...
-
---Assez, assez, crie Lulu. Ne fais pas de philosophie; ce n'est pas
-l'endroit... Tiens, regarde cette femme, la seconde à droite, gentille,
-hein?
-
---Tu as raison, mon petit Lulu, tout cela n'est pas si laid... Il y
-aurait un joli tableau impressionniste à faire. Dans cette face de
-femelle que l'on devine hâve de faim sous le maquillage, vois ces yeux
-surnaturels qui flambent...
-
---Les tziganes sont excellents, ici, dit Lulu satisfait.
-
---Oui, j'aime cette musique de nègres en folie. Elle empêche de penser.
-Et que venons-nous chercher ici, Lulu, sinon un petit suicide? La
-douceur de quitter, pendant quelques heures, la vie?...
-
-Ils demandèrent d'autre champagne. A ce moment toutes les voix
-hurlèrent un refrain inouï, dont ils ne comprirent que les premiers
-mots: _Caroline... Caroline..._
-
---Qu'est-ce que tu regardes, Jean-Paul?
-
---Je regarde, je regarde le petit chasseur, là-bas, près de la porte.
-Il a douze ans. Il voit, avec un air sérieux et presque dédaigneux, ces
-grandes personnes qui crient et qui trépignent...
-
-Et Jean-Paul murmura:
-
---Va-t-il au catéchisme et fait-il sa prière?
-
---Assez, dit Lulu.
-
-Mais Jean-Paul, le regard inspiré, les yeux au plafond, déclamait:
-
- --Très sérieux, vêtu de livrée amarante,
- Un enfant de douze ans porte les vestiaires,
- Le seul grave parmi tous les hommes qui chantent...
- Va-t-il au catéchisme et fait-il sa prière?
-
-Ils rentrèrent à l'aube. On voyait, dans le jour terne, des équipes de
-balayeurs sordides longer les murs. Des lourdes voitures de maraîchers
-passaient. Au coin d'une rue, des hommes, dans une échoppe, mangeaient
-la soupe. Il y avait des groupes immobiles autour d'un brasero; de
-grosses mains tendues étaient éclairées par le foyer...
-
-Jean-Paul évoqua tous ceux qui se levaient à cette même heure, dans une
-chambre froide.
-
---Il y a, dit-il, de pauvres servantes qui s'habillent à la hâte pour
-assister à la messe de cinq heures.
-
-Ils passèrent la Seine, qui roulait des eaux jaunes sous le ciel
-terreux.
-
---Accompagne-moi, Lulu, supplia Jean-Paul.
-
---Ah non ... il est temps de dormir...
-
-Jean-Paul n'insista pas. Il regarda Lulu, livide, les yeux cerclés de
-marron, une petite ride noire au coin des lèvres, son grand corps serré
-dans la pelisse et penché en avant...
-
-Il se retrouva seul dans la rue et s'appliqua obstinément à ne pas
-penser...
-
-
-XXII
-
-Jean-Paul dîne ce soir chez Weber avec Lulu et l'amie de Lulu, une
-grande fille, nommée Lucile, osseuse, «chevaline», mais riche de
-dix années d'expérience. Jean-Paul est bien novice, et les discours
-de cette femme le font rougir, à cause du garçon. Il essaye de rire
-bravement à tant d'ignobles propos et comme elle exige des confidences
-d'amour, le jeune homme prend un air mystérieux et entendu... Mais la
-dame l'assiège de questions. Il finit par avouer piteusement qu'il n'a
-pas de maîtresse... Cela paraît comique à la dame, qui se livre aux
-plus vilaines suppositions...
-
-Alors, malgré la douceur du cigare Henry Clay, malgré le large pied
-de la dame qui écrase ses escarpins, et l'air: _Ah! l'effet que c'te
-musique me fait..._ vomi par un orchestre tzigane, Jean-Paul est au
-moment de se lever, de fuir et, ressuscité par la bise glacée, d'aller
-à Montmartre, de se mêler aux groupes silencieux qui, dans la grande
-basilique, prient jusqu'au matin pour expier tous les crimes de la
-nuit...
-
-Mais il reste là et il écoute même curieusement la femme qui lui dit:
-
---J'ai une sœur, mon cher, vingt ans..., je te présenterai Liette...
-
-
-Jean-Paul a la terreur de ces retours, la nuit, alors que, dans une
-solitude infinie, il se sent brutalement jeté en face de sa destinée.
-Sur le pont des Saints-Pères, il hâte le pas à cause de l'eau noire, où
-les reflets des réverbères tremblent--et parce qu'il est terrifié _du
-vertige de sa jeunesse sur la mort._
-
-Avant de s'endormir, il lit une pauvre lettre de Marthe: «... Tu ne
-viens plus, mon petit cousin, et je suis triste. Si tu me voyais,
-tu me trouverais changée. J'aime à présent les livres que tu aimes,
-Jean-Paul. Je ne t'énerverais plus avec mon éternelle broderie
-anglaise. Il y a, dans mon cœur, une peine toujours en éveil, et
-j'essaye de l'endormir en lui disant les vers qu'autrefois tu me
-récitais... Mais elle demeure en moi plus vivante--et tout m'ennuie qui
-n'est pas mon cher souci. Je ne sais plus prier, Jean-Paul. Je me mets
-à genoux, la tête dans les mains et les douces formules s'arrêtent sur
-mes lèvres, comme les airs de cette boîte à musique, déjà si vieille
-quand nous étions petits, et dont tu goûtais la mélancolie.
-
-«On me fait voir à des médecins parce que je ne mange pas, et que je
-suis pâle: la glace reflète un pauvre visage blême et tiré. L'idée que
-je ne suis plus jolie me console un peu de ton absence.
-
-«Je passe mes journées à attendre le soir. On parle, au cours de
-dessin, de ma neurasthénie, parce que je ne fais plus de visite et que
-je ne suis jamais chez moi, quand on vient me voir. Mais ta visite me
-ferait du bien, Jean-Paul. J'ose te le dire, sachant que, la lettre
-envoyée, je pleurerai de rage et d'orgueil, je mordrai mon oreiller...
-
-«Comme la vie était calme et simple autrefois! Mes journées de jeune
-fille si doucement réglées! De fins travaux d'aiguille, quelques
-charités, un peu de musique, le commerce reposant des petites amies,
-les chuchotements et les bons rires autour des tables à thé, quand un
-jeune homme entrait au salon...
-
-«Ce qui me tue aujourd'hui était déjà en moi, Jean-Paul. Mais le
-bonheur paraissait tout simple... Je croyais l'entendre venir...»
-
-Jean-Paul déchira la lettre, s'étonnant de n'être guère ému, seulement
-un peu énervé.-- «N'aurais-je pas de cœur?» se dit-il... Mais il songea
-que les gens nous exaspèrent toujours qui osent nous aimer plus que
-nous ne les aimons-- «D'ailleurs, elle possède son amour, et moi je
-n'ai même pas cela: une pauvre tendresse rebutée ... ah! petite fille,
-que je vous envie de m'aimer.»
-
-Puis il essaya d'imaginer cette Liette de qui l'amie de Lulu lui avait
-parlé.
-
-
-XXIII
-
-Vincent Hiéron a quitté la rue où une morne foule peine obscurément
-dans la boue glacée. Depuis qu'il ne fréquente plus Jérôme Servet, la
-chambre de Jean-Paul est son seul refuge.
-
---Ce matin, j'ai voulu parler à Jérôme, dit-il. Il m'a fait faire
-antichambre et ne m'a pas reçu. Dieu merci, j'ai pu l'entrevoir quand
-il sortait. Il me jeta un «bonjour, toi!» dont je dus me contenter.
-
-... Jean-Paul songe à la Liette qu'il a vue, cette nuit ... petite
-bête si vivante et dont encore il sent le parfum. Il ne veut plus
-penser qu'à elle et déplore que Vincent le vienne troubler dans ses
-délectations moroses...
-
---Il faut respecter ton ancienne idole, Vincent.
-
---Hélas! il ne me reste plus qu'à la rouler «dans ce lambeau de pourpre
-où dorment les dieux morts».
-
-Jean-Paul ne put s'empêcher de sourire: Vincent Hiéron citait des
-phrases de Renan.
-
---Ah! Jean-Paul, ajouta le jeune homme, pardonne-moi de te dire cela...
-Quoi qu'il fasse désormais, Jérôme n'en est pas moins le maître à qui
-je dois la part de mon âme, la meilleure... Combien seront sauvés parce
-qu'un jour il a traversé leur vie...
-
-Jean-Paul ne répond pas. Passionnément, il désire être seul et le
-départ de son ami le comble de joie: il va pouvoir enfin écrire sa
-lettre à Liette. Il attend cette minute comme un vieil abonné de
-l'Opéra-Comique attend «l'air de la lettre» dans _Manon_ ou dans
-_Werther_.
-
-Car Jean-Paul fabrique son amour avec des souvenirs littéraires. Cette
-passion artificielle lui sert à composer des sonnets, à s'attarder en
-de jolies missives. La pauvre enfant a des maladresses qui dérangent
-les agréments dont l'imagination de son ami l'a revêtue. Elle a une
-rivale redoutable qui est la Liette imaginaire, la «Liette en soi» à
-qui Jean-Paul rêve tendrement dans la chambre solitaire.
-
-Cette Liette-là est un peu philosophe, comme Ninon de Lenclos; elle a
-les grâces flexibles et les scrupules des héroïnes de race qui hantent
-l'esprit de Paul Bourget, elle est encore un petit animal, dépositaire
-des mélancolies de sa race: la pliante et trouble Bérénice.
-
-Liette a du moins, sur sa rivale, l'avantage de posséder un corps
-souple et musclé--des jambes minces et enveloppantes comme des lierres.
-
-Jean-Paul s'effraye de ne pas l'aimer. «J'ai vingt-trois ans,
-songe-t-il, et je n'ai jamais rien éprouvé qui fût de l'amour. Il
-semble que mon cœur possède également le désir et l'incapacité
-d'aimer...
-
-«Et cependant, lorsque je me suis résigné à vivre comme les autres
-hommes, à rechercher les mêmes joies, n'était-ce pas à l'amour que je
-songeais? Puis-je me contenter de menus plaisirs physiques?»
-
-Des images s'éveillaient en lui qui l'obligèrent à se voiler la face
-dans un geste de dégoût.
-
-Une horloge sonna quatre heures. La vitre ruisselait comme un visage
-plein de larmes et déjà on voyait des lampes s'allumer. «Mon Dieu, mon
-Dieu, murmura-t-il, vous m'avez exilé, même de l'amour humain...»
-
-
-XXIV
-
-Liette doit aux bontés de Jean-Paul un joli «quatrième» à Passy, une
-femme de chambre et une cuisinière. Ces deux subalternes occupent dans
-sa vie une place essentielle. Jean-Paul est tenu au courant de leurs
-faits et gestes, n'ignore rien des dernières insolences de «cette
-fille» ni de ce qu'on apprit sur son compte chez le crémier.
-
-Même chez la discrète Marthe, Jean-Paul avait remarqué ce goût des
-femmes pour les histoires d'office et d'antichambre: rien ne les
-intéresse au monde que leurs servantes.
-
-Mais plus encore que la conversation de Liette, Jean-Paul redoutait les
-«parties» avec Lulu et son amie et quelques compagnons de _plaisir_
-dans les lieux de _plaisir_, cabarets _artistiques_, restaurants de
-nuit où l'on compose de la joie avec du champagne, beaucoup de lumière
-électrique, des tziganes, et la valse chaloupée. Au long de ces mornes
-soirées, Jean-Paul évoquait les douces et graves soirées d'autrefois.
-
-Les soirées d'autrefois! Jean-Paul revit le cercle intime de quelques
-amis--alors que, malgré l'heure avancée, nul ne pouvait quitter le
-tiède petit bureau--l'étroite lueur de la lampe ... chacun prenait dans
-la bibliothèque de Jean-Paul le livre le plus aimé, et lisait à son
-tour.
-
-Une élégie de Francis Jammes contenait toute la tristesse des vieux
-domaines abandonnés où passent les dolentes ombres d'anciennes
-jeunes filles, élevées au Sacré-Cœur. Elle évoquait d'obscurs salons
-campagnards, d'où l'on entend l'herbe vibrer, dans l'accablement des
-siestes.
-
-_L'Invitation au voyage_, de Baudelaire, faisait frémir ces jeunes âmes
-captives, au seuil d'une pure et passionnée adolescence.
-
-Un autre--ah! comme Jean-Paul entendait, à ces heures ignobles, sa
-voix!--un autre murmurait l'ineffable musique de Verlaine: «Souvenir,
-souvenir que me veux-tu?...» Et toutes les mystiques ardeurs de
-_Sagesse_ venaient mourir dans cette voix. Et quand les âmes
-atteignaient enfin ces sommets, où toute parole semblerait vide, l'un
-d'eux se mettait au piano. Quelle douleur, pour Jean-Paul, d'évoquer,
-parmi les obscènes frénésies d'un orchestre tzigane, le large
-apaisement de la _Sonate au clair de lune!..._
-
-Quelquefois les compagnons de plaisir se mêlaient d'être sérieux. On
-imposait silence aux femmes. On atteignait «à causer aviation».--Un
-monsieur ne voulait que des monoplans. Un autre avait du goût pour les
-biplans. On démontrait l'infériorité de la race allemande en se basant
-sur les échecs de Zeppelin. Un soir, on traita même des questions de
-sociologie.
-
-Lulu, qui avait bu pour quatre-vingts francs d'extra-dry dans sa
-soirée, disait: «Si les ouvriers mettaient de côté, au lieu de dépenser
-leur argent au cabaret...»
-
-Pourquoi Jean-Paul se rappela-t-il alors un certain soir, à Bordeaux,
-où il errait avec Vincent Hiéron dans les allées du jardin public? Une
-musique jouait la marche du Tannhaüser; au centre d'une grande ville,
-cette odeur d'herbe fauchée enivrait et les effluves des tilleuls
-paraissaient avoir la mortelle douceur des fleurs monstrueuses qui
-endorment et qui tuent....
-
-Dans l'infâme tumulte d'un restaurant de nuit montmartrois, Jean-Paul
-évoque cette soirée d'exaltation sur les calmes allées d'un jardin
-public, en province... Il entend Vincent lui donner ce détail précis:
-«Dans le Nord, Jean-Paul, un ouvrier, père de quatre enfants, est
-inscrit d'office au bureau de bienfaisance!»
-
-Jean-Paul regarde autour de lui ces faces bestiales--sur la table, le
-poing rouge de Liette, une main qui n'est soignée que depuis peu de
-temps... Du moins ne profanera-t-il pas son désespoir, le seul orgueil
-qui lui reste, dans ce bouge, parmi ces bêtes ... alors il boit une
-coupe de vin de Champagne et Liette dit:
-
---Jean-Paul commence à être gai...
-
-Il est gai, en effet. Il rythme avec ses deux poings la valse
-chaloupée...
-
-
-XXV
-
-Jean-Paul s'accoude un instant au parapet du pont des Saints-Pères
-comme appelé par l'eau noire, où s'étirent les reflets tremblants des
-réverbères. D'un geste habituel, il promène sur son visage des doigts
-qui fleurent encore le musc et le tabac d'Orient.
-
-La sensualité de Liette ne lui est plus qu'une fatigue--un indicible
-dégoût. Il n'est que temps de la fuir. Mais dès lors que lui reste-t-il?
-
-Trois heures sonnent. Paris semble déserté subitement, après un grand
-désastre. Jean-Paul est seul. Que fera-t-il demain? Il ne voit pas
-d'occupation précise à quoi s'employer.--Ah! dormir ... dormir d'un
-sommeil indéfini...--Penché sur la mouvante obscurité du fleuve, il ose
-dire le mot: mourir. Terrifié, il s'éloigna du parapet.
-
-Dans la nuit, il monta son escalier, lentement, ayant peur de retrouver
-sa chambre solitaire et froide ... ou peut-être indifférent à tout,
-n'éprouvant même plus ce vague désir d'arriver qui toujours fait hâter
-le pas... Et une telle fatigue l'écrasait qu'au deuxième étage il dut
-s'arrêter et appuyer contre son cœur ses deux mains.
-
-Il se demandait: «Pourquoi ai-je peur de la mort?--Ce n'est pas la
-petite angoisse du dernier hoquet qui me fait reculer. Est-ce de Dieu
-que j'ai peur?»
-
-Et ce seul mot, prononcé avec ironie, le bouleversa. Il répéta: «Est-ce
-de Vous, mon Dieu, que j'ai peur?»
-
-Il sentit sourdre à ses yeux la source des pleurs. Il crut découvrir en
-lui une présence infinie et que Celui qu'il avait cru très loin, jamais
-n'avait été aussi près ... le salut était là, dans le réveil de sa
-sensibilité religieuse.
-
-S'y abandonna-t-il adroitement, avec cette faculté qu'il eut toujours
-de composer ses émotions, de se duper en demeurant sincère? Mais non,
-à cette heure-là, de toutes les pauvres roueries apprises dans les
-livres, rien ne subsistait.
-
-«Quand vous croyez être loin de moi, c'est alors souvent que je suis
-le plus près de vous.» De ce mot si chargé d'amour, Jean-Paul perçut
-le retentissement à travers le silence de son cœur. Action mystérieuse
-de la grâce! Au long de sa pauvre existence tourmentée, que de fois
-le jeune homme avait senti Dieu s'abattre soudain sur son âme comme
-sur une proie! Que de fois cette foudroyante bonté, au seuil des pires
-infamies, l'avait cloué sur place! Un instant, il demeura immobile,
-haletant, tel qu'un homme qui vient d'échapper à un immense péril...
-
-Il se mit à genoux. Sur la table, entre les piles de livres, un
-petit Christ de métal luisait--un affreux objet, cadeau de première
-communion--mais que Jean-Paul vénérait parce qu'il avait connu, dans
-les soirs fiévreux, les larmes et les baisers de son adolescence.
-
---Mon Dieu, murmura-t-il, pour que je vous retrouve, il a fallu que
-tous mes appuis fussent brisés. Après avoir franchi vainement le seuil
-des pires joies, ce cœur misérable s'abîme en vous ... car il ne me
-reste rien, si ce n'est Vous vers qui, ce soir, l'instinct du salut
-vient de me jeter, si souillé, mais tout en larmes...»
-
-A ce degré d'émotion, Jean-Paul ne forçait pas sa voix. Toute son
-enfance chrétienne se remit à chanter. Il pleurait et balbutiait des
-mots sans suite.
-
---O ma douleur dont je voulais mourir, vous serez la raison même de ma
-vie... Ivresse de plus souffrir pour aimer plus encore...--O larmes
-qui laverez mon cœur et ma face souillés et toutes les âmes que j'ai
-souillées--ô blessures, ô meurtrissures qui me ferez semblable à mon
-Dieu... Isolement du cœur dont je mourais, silence effrayant de ma
-solitude qui m'avez permis d'entendre l'appel passionné de mon Sauveur,
-comme je vous bénis à cette heure, et comment faire pour vous garder?»
-
-Il ouvrit la fenêtre. Un groupe d'hommes passa. Ils criaient un
-refrain obscène que Jean-Paul reconnut. Il se souvint que ses doigts
-sentaient encore le musc et le tabac d'Orient. «Le plaisir, le plaisir,
-murmura-t-il; des musiques atroces, des femmes peintes, malades,
-bestiales, de l'alcool et de la fumée, de mornes étreintes--pour cela,
-Vous abandonner, Vous renier, Vous crucifier...»
-
-Une cloche tinta dans le ciel déjà plus pâle.
-
---Je pense à vous, sixième petit vicaire d'une paroisse, à Paris, qui
-allez dire ce matin une messe pour les servantes, enfants de Marie, qui
-traverserez de suffocantes chambres de malades, qui vous épuiserez,
-l'après-midi, dans un bruyant et grossier patronage de garçons, qui
-resterez après cinq heures au confessionnal dans l'haleine des vieilles
-femmes et qui, lorsque vous reviendrez au crépuscule, exténué, triste,
-seul, recevrez en plein visage l'injure ignoble d'un ouvrier...»
-
-La cloche ne tintait plus. Jean-Paul se recueillit, présent de cœur à
-cette messe de l'aube.
-
---O petit prêtre, songeait-il, ô petit prêtre sur qui saint François
-d'Assise s'attendrissait, lorsque la nuit vous mouillez les pieds
-blessés du Sauveur de larmes que le monde ignore, Dieu pardonne à
-cause de vous les plaintes lâches, les larmes inutiles des voluptueux
-comme moi... De toutes vos obscures douleurs vous alimentez le plus
-magnifique amour...»
-
-
-Le petit jour livide et le vent plus froid entrèrent dans la chambre.
-Jean-Paul ferma la fenêtre. Son enthousiasme peu à peu tombait. Mais
-il atteignait encore à s'exalter, disant dans son cœur: «Mon Dieu,
-voudriez-vous que je revête la soutane élimée, luisante, pauvre,
-de ceux qu'on voit s'épuiser à votre service dans des faubourgs?
-Voudriez-vous que, dans une trappe, je m'immole silencieusement pour
-les péchés du monde--pour les miens?»
-
-Jean-Paul s'arrêta. Il n'éprouvait plus d'émotion mais seulement
-une grande lassitude. Le sommeil ne venait pas. «Je me lèverai,
-songea-t-il, et j'irai vers mon Père; parce que ma ferveur est tombée,
-je dois me consacrer à des pratiques pieuses, «incliner l'automate» et
-Dieu me parlera...»
-
-Un regard, un sourire flottèrent dans sa mémoire. Celle qui l'aimait
-d'un amour si timide, si lointain, si humble, celle qui ne demandait
-rien que de le servir, celle de qui la douce raison lui fut souvent une
-lumière, Marthe, passa et repassa dans les songes qui bercèrent son
-demi-sommeil.--«Triste âme, se dit-il, moins bonne de m'avoir aimé...
-Quelle pauvre lettre fiévreuse elle m'écrivit. De toute la littérature,
-si méprisée jadis, cette petite fille attise son amour...--Je ne laisse
-derrière moi que des ruines...» Marthe, Georges Élie, ces deux noms
-l'obsédaient. Il voyait ces deux visages qu'il avait faits douloureux,
-ces yeux noyés de pleurs à cause de lui.
-
-«J'ai joué avec leurs âmes! J'ai joué avec leurs âmes! Seigneur, c'est
-le crime que vous ne pardonnez pas...» Il se rappela cette parole du
-Sermon sur la montagne: _Si vous aimez ceux qui vous aiment_ quel gré
-vous en saura-t-on? _Car les païens aussi aiment ceux qui les aiment._
-
-«Seigneur, de cela même je n'ai pas été capable. Je n'ai pas aimé
-ceux qui m'aimaient...» Jean-Paul pleurait doucement, la tête dans
-son oreiller. L'orage crevait sur la terre aride et sèche. Un désir
-passionné de se donner, d'aimer sans espoir de retour le posséda.
-
-Sept heures sonnèrent. Il se leva à la hâte et courut à
-Saint-François-Xavier. Dans la nuit d'un confessionnal, il jeta toutes
-ses faiblesses. Il heurta le bois vernis de son front pénitent. Il se
-releva plus calme--à peine troublé de délicats scrupules, à cause de
-péchés mal précisés. De vieilles femmes à bonnet noir se groupaient
-autour d'un autel où la messe commençait; des servantes disaient
-goulûment leur chapelet, des dames au visage blanc uni, reposé,
-tiraient d'un geste lent leurs gants de filoselle. Sordide et grise,
-une loueuse de chaises se détacha d'un pilier et la monnaie de billon
-tinta...
-
-
-XXVI
-
-M. Bertrand Johanet attend comme une de ses grandes joies quotidiennes
-le bol de café au lait, le pain noir beurré et salé. L'averse ruisselle
-contre les vitres; les arbres sont dans la brume des silhouettes à
-peine indiquées. Martine va et vient, effarée, à travers la cuisine.
-Un foulard noir cache ses cheveux. Elle n'a plus de dents; un petit
-nez busqué entre deux yeux ronds lui donne l'air des vieilles poules.
-Elle répand une odeur fade, l'odeur qu'ont les assiettes où l'on
-a mangé des œufs et du poisson. Elle est fière d'être née sur la
-propriété, et vénère M. Johanet parce qu'il est riche. Martine sait
-qu'une table abondamment servie est le signe extérieur de la richesse:
-elle se souvient de l'année et du jour où ses poulets de grains ne
-furent pas assez cuits, où elle oublia de flamber ses palombes. «Comme
-vous devez aimer ces landes où vous avez toujours vécu», lui disait
-Marthe quelquefois. «Que oui! répondait-elle, surtout que le bois,
-aujourd'hui, vaut tant d'argent...»
-
-Une chienne et deux chiens dorment en rond, aussi près que possible du
-feu. Il y a sur la table une bécasse que M. Johanet vient de tuer. Il
-raconte sa chasse, lentement, avec des détails:
-
---... Je vois mon Stop qui tient l'arrêt ... dans l'allée qui longe
-l'ancien marais, à l'endroit où il y a beaucoup d'ajoncs. Je m'avance.
-J'entends: vrr... J'épaule. Vlan! Ça y était--tu n'écoutes pas!
-
---J'ai autre chose à faire, gronda Martine--M. Balzon et Mlle Marthe
-vont arriver...
-
-Elle porte le bol de café au lait fumant--presque une soupière.--Et,
-afin qu'il ne fasse pas «un rond» sur la table, elle le pose
-soigneusement sur le calendrier de l'année dernière. Car M. Bertrand
-Johanet, qui a cinquante mille francs de rentes et qui est généreux,
-eut toujours le souci de ne rien perdre... Il coupe ses tartines en
-menus morceaux dont il remplit le bol. Autrefois, Marthe et Jean-Paul
-aimaient beaucoup regarder le gros homme déjeunant. Des stalactites de
-café étaient suspendues à sa moustache et sa barbe...
-
-Quelle idée, pour des Parisiens, de venir passer ici les jours de l'an!
-dit Martine.
-
---Il paraît que Marthe s'anémie. Le médecin veut l'aérer. Ici c'est
-plus abrité qu'à Castelnau,
-
---Ce qu'il faut à cette jeunesse, déclare sentencieusement Martine,
-c'est un mari.
-
-Elle surveille ses casseroles et son rôti. Il y a pour déjeuner de la
-«tranche hachée», un gigot, un lièvre, de la purée de bécasses.
-
---On pourrait ajouter le pâté de foie ... propose M. Johanet...
-J'entends l'auto. Les voilà...
-
-
-Débarrassée de ses fourrures, Marthe se rapproche frileusement du feu...
-
---Tu as besoin d'engraisser, ma petite, dit M. Johanet, et Martine
-ajoute:
-
---Les yeux lui mangent la figure.
-
-Il est vrai que ses yeux clairs s'étaient élargis. Ses cheveux fauves
-pesaient lourdement sur la nuque...
-
---Je perds mes bagues, dit-elle... Son anneau de première communion
-était devenu trop large...
-
-Elle gagna sa chambre. M. Johanet s'installa avec son cousin au fumoir.
-
-L'odeur fade y régnait d'anciennes fumeries de--cigare froid... Il y
-avait aux murs les photographies agrandies par Nadar des parents de
-M. Johanet et une carte en relief de la France par le géographe de S.
-M. l'empereur. Là, M. Johanet recevait ses métayers, écoutait leurs
-doléances et, pour leur faire plaisir, les payait avec des écus de cinq
-francs.
-
---Trouves-tu Marthe changée? demanda le professeur.
-
-M. Johanet appuya le pouce sur la cendre de sa pipe et murmura d'un air
-gêné.
-
---Tu sais ce que dit Martine? Il lui faudrait un mari à cette petite...
-
-M. Balzon rougit.
-
---Je ne demanderais pas mieux, Bertrand...
-
-Les deux cousins se regardèrent en souriant.
-
---Nous avons la même idée, Jules...
-
---Ce serait un joli couple, dit M. Balzon... Ils auraient leur million
-pour entrer en ménage.
-
-M. Johanet parut soucieux.
-
---J'ignore les projets de Jean-Paul... Ah! c'est un enfant très
-aimable, très poli. Mais il a lu des livres. C'est un savant, un
-poète... Mon fils m'intimide comme un étranger.
-
---C'est triste! murmura le professeur.
-
-Le père de Jean-Paul eut le geste résigné des paysans pour dire: Que
-veux-tu? C'est comme ça... Les jeunes et les vieux ne se comprennent
-jamais...
-
-Il se leva pesamment, et, le dos arrondi, se dirigea vers le bureau et
-prit une photographie qu'il contempla silencieusement.
-
---Vois-tu, Jean-Paul est tout le portrait de sa mère. Je n'ai pas su le
-comprendre, lui non plus...
-
-La photographie tremblait dans ses grosses mains velues...
-
-Il ajouta d'une voix assourdie:
-
---Ça n'empêche pas d'aimer...
-
-M. Balzon, les coudes appuyés sur ses cuisses maigres, tisonnait.--Il
-revoyait les deux jeunes femmes dans le parc, lisant à haute voix les
-comédies de Musset et les romans de George Sand. Quand le professeur
-rentrait à Paris, elles s'écrivaient chaque jour... M. Balzon se
-rappela un soir où sa femme l'avait surpris lisant une lettre de
-l'amie... Elle s'était indignée avec des phrases de théâtre...
-
---Tâche de connaître les projets de Jean-Paul, dit-il... De mon côté,
-je parlerai à Marthe.
-
---Nous aurons des petits-enfants, Jules. Je leur donnerai leur premier
-fusil.
-
-
-XXVII
-
-Marthe rêve dans la grande chambre où Martine l'a laissée. Il y a sur
-la table un verre d'eau, d'une étonnante couleur rose. «Il est en sucre
-d'œuf de Pâques», affirmait Jean-Paul autrefois. La tapisserie a de
-petits bouquets. Le camaïeu du grand lit «à Lange» fait flotter dans
-la pièce l'odeur qu'ont certaines chambres de paysans. Le trumeau de
-la glace représente un moulin avec des canards, une femme qui fait la
-lessive. Un paysan conduit deux grands bœufs roux... Pour Marthe et
-Jean-Paul, ces personnages vivaient autrefois d'une vie mystérieuse.
-Les deux enfants avaient donné un nom à chacun d'eux. Marthe se
-souvient qu'ils appelaient le paysan et sa femme «M. et Mme Colorado».
-Dieu sait pourquoi?
-
-Dans la lumière terne de cette chambre demeurée la même, la jeune
-fille, malgré ses vingt ans, a le sentiment terrible des années
-révolues, de la course à l'abîme--de ce que chaque minute tue en nous...
-
-Son père lui a parlé de Jean-Paul. Elle ne s'est pas trahie. Elle a
-même supplié qu'on ne lui écrivît pas... L'incertitude lui paraît plus
-douce qui laisse un peu de place à l'espoir. Mais si Jean-Paul répond
-«non», où trouvera-t-elle la force de vivre?
-
-Et voici qu'une grande lâcheté l'envahit. Elle voudrait mourir avant
-de connaître son sort... Elle ouvre la fenêtre. Comme la nuit sur ses
-épaules est glacée! Le silence est tel que la jeune fille entend l'eau
-qui court invisible sur le sable et sur les longues mousses. L'air
-froid fait comme une brûlure dans sa poitrine.
-
-Les jours passent. Il faut vivre. Il faudra rentrer à Paris. Marthe
-comprend qu'on ne sort pas de la vie comme d'une chambre où l'on
-s'ennuie. L'image de Jean-Paul demeure en elle cependant. Mais les
-traits s'effacent, les yeux s'éteignent, elle ne le voit plus ... même
-en baissant les paupières, en abandonnant son ouvrage sur les genoux...
-La douleur ne se réveille et ne la mord que lorsque M. Balzon lui parle
-d'un jeune homme sérieux, de famille honorable et riche, qui sollicite
-l'honneur de l'épouser ... alors elle se réfugie dans sa chambre, elle
-tourne la clef, se jette sur le lit, s'abandonne à sa douleur comme à
-une volupté.
-
-M. Balzon se résigne à ne pas voir sa fille le quitter. De nouveau
-une paix triste habite la chambre de Marthe... Il y a des coussins
-à broder pour une vente, le catéchisme qu'il faut apprendre à deux
-petits garçons, il y a la musique: la _Sonate au clair de lune_, la
-_pathétique_, l'_appassionnata_ et cette _Chanson triste_ et cette
-_Invitation au voyage_, de Duparc, que Jean-Paul ne se lassait jamais
-d'entendre, il y a des petites amies qu'elle aime comme la seule chose
-au monde quelle puisse aimer--et surtout la chapelle de la vierge,
-le soir, le tabernacle, où tout l'amour de ce pauvre cœur déferle...
-Marthe n'attend plus rien. Elle vit.
-
-
-XXVIII
-
-Jean-Paul, qui autrefois s'émouvait si fort lorsqu'on sonnait à
-sa porte, Jean-Paul, qui vivait toujours dans l'attente d'un ami,
-aujourd'hui s'enivre de solitude.
-
-Il fuit avec terreur les lieux et les visages qui lui rappellent sa
-vie passée. Il fait de grands détours pour éviter certaines rues. On
-le voit brusquement revenir sur ses pas lorsque de loin lui sourit une
-face connue--ou qu'un chapeau cloche entrevu ressemble à celui qui
-ombrageait les yeux troubles de Liette.
-
-Seul, Vincent Hiéron est reçu avec joie dans le petit cinquième. Comme
-tous ceux qui traversèrent l'Union _Amour et foi_, ce jeune homme a des
-besoins d'apostolat. Pour les satisfaire, le jour de sa majorité, il
-a quitté une mère trop frivole, en se basant sur un texte d'Évangile:
-_Celui qui aimera son père ou sa mère plus que moi..._ Il est ainsi
-délivré de la vaine existence de salon à quoi on le condamnait
-sottement.
-
-Vincent Hiéron vit de journalisme et d'un héritage. Sa chambre--vaste
-cellule froide et carrelée--se trouve rue des Réservoirs, à Versailles,
-dans le vieil hôtel qu'habita La Bruyère. Il s'est lié avec le
-troisième vicaire et s'occupe obscurément du patronage: les vastes
-espoirs de l'Union _Amour et foi_ ne le soutiennent plus. Atteindre
-les âmes une à une, tel est le but qu'il se propose. Pour l'instant,
-celle de Jean-Paul l'inquiète. Le jeune homme continue d'«incliner
-l'automate», selon ses avis. Mais aucune ferveur, aucune joie ne le
-soulèvent.
-
-Les deux amis eurent l'inspiration de faire une retraite aux environs
-de Paris chez les Jésuites, avec d'anciens élèves de Vaugirard: un
-aigre printemps teintait de violet le jardin trop soigné où d'affreuses
-statues du Sacré-Cœur, de la Vierge et des innombrables saints jésuites
-se craquelaient à chaque tournant.
-
-Mais comme Jean-Paul aimait la bénédiction de chaque soir!... De toute
-cette jeunesse prosternée, montent l'_O Salutaris_, le _Tantum ergo_,
-qu'il n'entend jamais sans se rappeler le collège clair et la chapelle
-odorante. Un jeune homme balance l'encensoir dont la fumée noie l'autel
-où des flammes de bougie sont immobiles...
-
-Puis devant cette Présence infinie on récite simplement la prière du
-soir. Jean-Paul écoute chacune de ces formules qui viennent du lointain
-de son enfance: _Dans l'incertitude où je suis si la mort ne me
-surprendra pas cette nuit, je vous recommande mon âme, ô mon Dieu..._
-Comme son cœur d'enfant se serrait jadis devant le mystère de la mort,
-ainsi évoquée!
-
-_Maison d'Or, Arche d'alliance, Porte du ciel, Étoile du matin,_ pures
-invocations d'une âme en état de grâce, qui montaient vers les pieds
-fleuris de roses et le sourire de la Vierge, une voix d'adolescent
-les redit aujourd'hui. Jean-Paul se rappelle ses somnolences au long
-des premières oraisons, sa joie quand il se réveillait après les
-litanies--les quelques secondes silencieuses pendant lesquelles on
-faisait semblant d'examiner sa conscience...
-
-Comme Jean-Paul disait à Vincent ses impressions, celui-ci s'indigna
-avec une éloquence de prédicant.
-
---Des émotions les plus pures, Jean-Paul, tu fais de la volupté. Ah!
-dilettante qui ne veux pas choisir! Tu as voulu vivre mille vies, ne
-négliger aucune source d'enthousiasme et d'exaltation. Catholique, tu
-es arrivé au milieu d'une société paienne et, t'asseyant au banquet où
-l'on goûte les voluptés du monde, tu as prétendu garder, cependant,
-l'héritage sacré de ton enfance chrétienne... _Mais on ne peut servir
-deux maîtres_, n'est-ce pas cette vérité qui te meurtrit aujourd'hui?
-Tu ne peux lui échapper, elle te tient prisonnier...
-
-Le premier soir, dans sa cellule, Jean-Paul se disait:
-
-«Résigne-toi à n'être pas du monde, à ce que le monde ne te connaisse
-pas ... tu as choisi.»
-
-Alors il ouvrit la fenêtre. Paris dormait au loin dans ses fumées. De
-la maison voisine s'élevait une voix de contralto. Jean-Paul reconnut
-les _Plaintes de la jeune fille_, de Schubert. Et il songea à Marthe et
-que le devoir est sans doute la chose du monde la plus ordinaire, la
-plus simple--la plus banale.
-
-Pendant trois jours, le prédicateur empêcha Jean-Paul de se recueillir.
-Du moins, dans ce printemps lumineux et dépouillé, goûta-t-il la
-douceur de penser à Marthe, à cet amour lointain dont il sentait son
-cœur enveloppé. Il écrivit chaque jour une lettre que la jeune fille
-recevait avec un tremblement de joie. Jean-Paul n'était pas insensible
-à cette joie qu'il donnait. Il se plaisait à évoquer Marthe, vers midi,
-quêtant au portail l'arrivée du facteur: «Elle reconnaît mon écriture
-... elle met la lettre dans son corsage, et pendant le déjeuner, ses
-doigts à travers la mousseline appuient sur l'enveloppe qu'elle n'a pas
-encore ouverte...»
-
-Jean-Paul s'applique d'abord à ne lui pas parler d'amour et raconte
-simplement sa vie: «Le prédicateur a des accents si ridiculement
-ampoulés qu'il ne saurait émouvoir. De plus, il retape un vieux
-panégyrique de Jeanne d'Arc qui a déjà servi--et nous le débite en
-tranches. Le site est fait à souhait pour qu'on y prenne son mal en
-patience: un très petit jardin mais dont les allées s'enchevêtrent
-et, à l'horizon, Paris couché dans ses fumées. La forêt est toute
-proche, chantante et fleurissante, et les visages graves de ces jeunes
-gens sont plaisants à considérer. D'ailleurs, si le prédicateur est
-médiocre, il y a beaucoup de silence et de vraie solitude... Les repas
-sont une distraction, la seule de la journée. Ces Jésuites cuisinent
-proprement. Mais ils nous fortifient d'indigestes viandes, nous
-échauffent de sauces, et méprisent leurs frères les légumes...»
-
-Le troisième jour, la Providence voulut que l'incommodité d'un rhume
-de cerveau empêchât le prédicateur de continuer ses instructions. Il
-fut remplacé par un Père dont l'éloquence dépouillée et simple toucha
-profondément ces jeunes âmes attentives. Les lettres de Jean-Paul
-devinrent graves:
-
-«Ma chère petite amie, l'étonnante expérience que ces journées
-vécues dans le silence d'une maison étrangère avec seulement, par
-intervalles, une voix de prêtre qui brutalement me jette en face de
-ma destinée!--Tout bruit cessant, comme une vallée où le brouillard
-se déchire, l'âme se dégage peu à peu et les actes accomplis émergent
-des profondeurs. Toute la misère se découvre, que je portais en
-moi partout, sans inquiétude. Ah! ce n'est pas trop d'un Dieu pour
-nous racheter, car, malgré nos larmes, les actes commis ne peuvent
-pas ne pas l'avoir été, et leurs conséquences néfastes s'enchaînent
-logiquement ... contre elles, que ferons-nous? Seul, Dieu peut
-intervenir. A cause de cela, prions plus longtemps.»
-
-Chaque jour, Jean-Paul apprit à se connaître mieux et il eut peur de
-lui-même. Il écrivait:
-
-«Marthe, j'ai eu cette fausse justice de Pilate, dont il est parlé dans
-Pascal. Je ne me suis pas déclaré contre Dieu, mais les incrédules,
-voyant des chrétiens tels que moi, ont pu avoir une médiocre idée
-de cette religion qui produit de si misérables disciples! Je n'ai
-jamais pratiqué d'autre doctrine que celle du paganisme. Riche, je
-fus le mauvais riche, vivant loin de ses frères, au milieu d'un
-luxe abondant et facile. Intelligent, je me suis appliqué aux seuls
-travaux me plaisant, avec nul autre souci que de m'y plaire. Ami,
-je n'ai considéré mes amis que pour ma joie: ce furent des objets à
-mon usage--ces âmes immortelles que j'aurais pu sauver! Ainsi ma vie
-n'est qu'une hypocrisie soutenue. Car j'ai même évité la punition qui
-s'attache au péché: le mépris. Je suis estimé, peut-être imité, admiré,
-aimé! Je poursuis une œuvre de mort en moi, autour de moi. Et seule,
-telle petite âme me juge, dans le désarroi de sa conscience, d'après le
-mal que mon passage a laissé en elle...»
-
-Puis cette terreur s'apaisa: Jean-Paul, au milieu des parterres
-éclatants de jacinthes, connut cette paix que le Maître promet à ceux
-qui l'aiment: «Marthe, cela devient une douceur, ce règlement qui,
-heure par heure, m'assujettit à quelque méditation, ce mécanisme qui
-fatalement me mène de bonnes œuvres en œuvres pies...»
-
-Jean-Paul s'étonnait du plaisir qu'il trouvait dans cette
-correspondance. Il se surprit, un soir, embrassant la photographie de
-Marthe. A genoux devant la fenêtre ouverte qui découpait un pan du ciel
-où le clair de lune ruisselait, il se sentit, en dépit de sa misère, un
-enfant privilégié et connut que pour lui, la grâce divine prenait la
-forme d'un amour humain.
-
-
-XXIX
-
-Dans le merveilleux printemps, il alla vivre à Versailles, chez Vincent
-Hiéron.
-
-Dès le matin, il gagnait seul le grand Trianon. Débarrassé enfin de ses
-portes-fenêtres et de ses volets, le péristyle attendait, semblait-il,
-les apprêts de quelque noble fête. Jean-Paul évoquait dans ce cadre et
-cette lumière les brocarts somptueux des maîtres vénitiens; sur les
-marches, les joueurs d'instruments, les grands lévriers, des pages
-accroupis jetant les dés.
-
-Il imagine l'un d'eux appuyé contre une colonne, le regard tourné vers
-le jardin. C'est en vain que, dans leurs voiles mystérieux, des femmes
-dansent, et que son ami le plus aimé lui tend sa coupe, et lui montre,
-à ses côtés, une place vide. L'enfant juge médiocres ces magnifiques
-plaisirs; las des sentiments les plus tendres, il rêve d'autres joies,
-d'un autre amour...
-
-Ainsi Jean-Paul se plaît à s'évoquer lui-même. Il erre dans les allées
-symétriques. De vieux lilas de Virginie, aux troncs noueux, sont aux
-coins des pelouses, comme des encensoirs immobiles. Jean-Paul écrase
-sur son visage leurs lourdes grappes violettes. Il s'accoude, le soir,
-à la terrasse qui domine le grand canal. Nul promeneur à ces heures-là
-qu'un jardinier silencieux. La vie gronde au loin pour qu'on ait la
-joie d'en être délivré. Des parfums mêlés saturent l'air. Un invisible
-ramier roucoule doucement au fond de l'obscur feuillage. Un peu de lune
-pâle est dans l'azur. Voici, entre les arbustes taillés, le précieux
-salon à musique. Jean-Paul s'avance parmi les buis odorants et les
-rosiers. Il craint de penser à Marie-Antoinette, aux vers douceâtres
-d'Albert Samain. Il veut oublier que Bonaparte traîna là ses bottes.
-
-Marthe le pressa de venir à Castelnau. «Je ne sais, lui écrivait-elle,
-à qui confier ma joie. Père vit avec Lucile de Chateaubriand et, s'il
-me voit fiévreuse, m'incite à chercher la sérénité dans la compagnie
-des héros. Il a placé sur ma table la vie de Beethoven, celle de
-Michel-Ange par Romain Rolland, un _Lord Byron_. Mais je m'intéresse
-trop moi-même pour m'exalter avec des passions éteintes. Les miennes me
-suffisent et, couchée dans l'herbe déjà épaisse, je songe indéfiniment
-à nous...»
-
-Jean-Paul se félicita de ce qu'il éprouvait un très vif désir de
-retrouver Marthe.
-
-Ils connurent de nouveau les grandes vacances solitaires et brûlantes,
-les siestes côte à côte dans les lourdes chaleurs, la monotonie
-des journées, rompue quelquefois par les tocsins haletants qui se
-répandaient de village en village. Ils aimaient l'âcre odeur de résine
-brûlée; à travers les pins, le ciel apparaissait fumeux et rouge.
-
-Au crépuscule, les deux jeunes gens s'étonnaient de retrouver en eux
-toutes les émotions de l'enfance. La veille du quinze août, leurs voix
-s'unirent pour le même cantique passionné et vieillot qui déjà les
-avait émus, à l'époque de leur première communion; ils cherchaient et
-découvraient la même étoile dans les mêmes cimes onduleuse des pins.
-
-Un soir, Jean-Paul, feuilletant _la Vie de Lord Byron_, répétait à
-Marthe ce cri de l'Anglais: «_Une des sensations les plus douloureuses
-et les plus pénibles de ma vie, fut de sentir que je n'étais plus un
-enfant..._»
-
---Ah! Marthe, je me retrouve là tout entier...
-
-Ils ne s'abandonnaient plus au trouble voluptueux des dernières
-vacances. S'ils trouvaient encore leur joie aux longues paresses sur
-le sable brûlant des talus, une lecture à haute voix les détournait
-de s'approcher trop l'un de l'autre et de se complaire à de dangereux
-vertiges. Jean-Paul d'ailleurs se maintenait dans une grande ferveur
-religieuse. Il fit pleurer la jeunes fille sur des pages brûlantes
-et douces de Lacordaire et d'Henri Perreyve. Marthe avait l'allure
-plus vive qu'autrefois. Elle changea sa coiffure et ses yeux ombragés
-souriaient à Jean-Paul; elle eut des gestes, une façon de gaminerie
-qu'il se rappelait lui avoir connus quand elle était petite fille...
-
-Un soir, Marthe au piano chantait _l'Invitation au voyage_, de
-Duparc. Jean-Paul dans un fauteuil fermait les yeux. Après le dernier
-accord, la jeune fille demeura immobile en face du clavier, les mains
-pendantes. Ils entendirent au loin le cri guttural d'un berger et
-le piétinement plus pressé des brebis. L'herbe vibrait encore, mais
-un vent plus doux gonflait les tentures de la fenêtre. Le jardinier
-ratissait l'allée. Il s'interrompit pour dire à M. Balzon qui passait:
-«Il a dû pleuvoir quelque part et le vent ne vient plus d'Espagne...
-On entend les cloches de Saint-Léger: nous sommes au beau.» Jean-Paul
-regardait cette ombre assise, cette nuque penchée, ces deux mains
-grises dans le crépuscule qui déjà noyait le salon. Il sentit son cœur
-lourd d'une tendresse calme. Il se leva, cherchant quelle joie il
-pourrait donner à cette enfant bien-aimée. Alors il s'approcha d'elle,
-se mit à genoux, saisit une main qui s'abandonna, l'appuya contre
-ses lèvres. Marthe ne bougeait pas. Elle rejeta seulement la tête en
-arrière, peut-être afin d'empêcher les larmes de couler. Jean-Paul se
-pencha encore jusqu'à poser son front sur la sombre robe de la jeune
-fille.
-
-Puis il entendit M. Balzon qui demandait la lampe. Alors il sortit.
-La nuit venait. Le jardinier arrosait les massifs de géraniums et les
-œillets de Chine. Une odeur poivrée emplissait l'air, mêlée au parfum
-de la terre chaude et mouillée.
-
-Jean-Paul gagna la route de Johanet. Des hommes passèrent, la veste
-sur l'épaule, et lui souhaitèrent gravement bonsoir, une charrette
-s'éloignait, avec des cahottements espacés et sourds.
-
-
-Octobre vint. M. Johanet prépara sa chasse à la palombe. Chaque matin,
-Jean-Paul l'entendait, interrogeant, de sa fenêtre, le jardinier:
-
---Passat paloumbes?
-
-Le jeune homme songeait à l'avenir. Avant d'épouser Marthe, ne
-devait-il pas essayer de faire un peu de bien à ceux qu'il avait
-scandalisés? Une lettre de Vincent Hiéron lui avait appris que Georges
-Élie était malade, qu'il souffrait seul, dans une pauvre chambre au
-fond du quartier de Plaisance.
-
---J'irai le voir, se dit Jean-Paul, je le soignerai, je le sauverai.
-
-La veille du départ, il fit une dernière fois avec Marthe la promenade
-du soleil couchant ... aucun mot ne fut prononcé. Mais, avec une
-certitude ineffable, ils se sentaient unis pour la vie et au delà...
-Le soir était tout vibrant d'appels de bergers, d'abois de chiens, de
-rires. Dans les champs dénudés les bœufs étaient immobiles, et sur les
-charrettes, des garçons et des filles, hâtivement déchargeaient le
-fumier... Le vent sentait l'étable, l'herbe brûlée--mais l'odeur s'y
-mêlait déjà de bois humide et de marais, qu'on respire l'hiver dans
-les landes inondées où l'on chasse les bécasses. Des voix lointaines
-s'élevèrent qui criaient: «Seméro! Seméro!...» Dans la campagne,
-d'autres voix leur répondirent et de tous les champs où les paysans
-travaillaient encore, de tous les seuils où ceux qui étaient rentrés
-attendaient, sous la treille, l'heure de la soupe, le même cri jaillit,
-ce cri qui annonce aux chasseurs le passage d'un vol: «Seméro! Seméro!»
-
-Jean-Paul et Marthe levèrent les yeux au ciel, où le croissant de la
-lune était encore pâle.
-
---Les premières palombes... dit Marthe.
-
-
-XXX
-
-Jean-Paul s'enfonça dans les brumes du quartier de Plaisance. De
-vieilles femmes, chassées par les sergents de ville, tiraient des
-charrettes sans pouvoir s'arrêter. Un homme offrait des cartes postales
-dans un parapluie ouvert. Une odeur de graisse, de crêpes et de
-beignets emplissait la rue--et Jean-Paul reconnut cette senteur de
-foire: il évoqua les dimanches d'émerveillements et de migraine autour
-des baraques, sur la place des Quinconces, à Bordeaux...
-
-Rue Perceval, il entra dans une maison de pauvres. Le concierge lui
-cria: «Georges Élie? Au cinquième, porte à gauche.» L'escalier n'était
-pas éclairé. Jean-Paul dut tenir une rampe gluante. Il se trompa de
-palier. Une mince petite fille aux cheveux jaunes parut sur le seuil et
-lui demanda:
-
---Êtes-vous le monsieur de Saint-Vincent de Paul? Vous voulez voir
-Georges Élie?... Connais pas... C'est peut-être le jeune homme d'en
-haut...
-
-Jean-Paul monta un étage encore et tira un cordon. Il entendit tousser,
-puis un bruit de chaise remuée, un pas traînant ... il vit enfin
-Georges Élie, une lampe à la main, essayant de reconnaître le visiteur.
-L'ouvrier était en chemise, les pieds nus dans des savates. Des cheveux
-en désordre couvraient à demi son front jaune et ridé.
-
---C'est toi? C'est toi? murmura-t-il, stupéfait--que me veux-tu?
-
---J'ai besoin de te parler, Georges. Mais recouche-toi d'abord; je sais
-que tu es malade...
-
-Georges Élie ferma la porte et se glissa frileusement sous des draps
-gris.--Un feu de charbon brûlait dans la grille. A travers la vitre de
-l'unique fenêtre s'étendait le brouillard infini des grandes ville, que
-déchirait au loin l'éclairage violent d'une fabrique. Il y avait sur la
-table le portrait d'une paysanne au foulard gascon, qui devait être la
-mère de Georges et un portrait de Jérôme Servet. La tapisserie tachée
-était, par endroits, recouverte avec des affiches et des proclamations
-d'_Amour et foi_. Près du lit, sous le crucifix, Jean-Paul remarqua une
-vue du port de Bordeaux.
-
---Que me veux-tu? demanda encore l'ouvrier, rudement...
-
---Mais, Georges, il est naturel que je vienne voir un ami malade...
-
---Oui, je suis malade... Alors, avec une délicatesse de bourgeois, tu
-veux me donner la joie d'une visite?...
-
-Dérouté par cette ironie, Jean-Paul gardait le silence.
-
---Hé bien, je me serais passé de visite! Je n'ai pas besoin de
-pitié!... Ta présence me rappelle des heures trop dures!...
-
-Et d'une voix plus sourde l'ouvrier ajouta:
-
---Ah! que je t'ai haï!
-
---Je l'ai mérité, Georges. Oui, je je ne suis qu'un enfant égoïste et
-cruel. Mais tu vois, dès que je t'ai su malade, je suis venu ... parce
-que tu es toujours mon ami...
-
-Jean-Paul parlait avec cette tendresse un peu timide, ce savant abandon
-où il excellait. Son attitude penchée était celle qu'il utilisait
-autrefois dans ses essais de conquête
-
---Non, tu n'es plus mon ami...
-
-Jean-Paul crut sentir moins de colère dans la voix de l'apprenti; mais
-il eut la maladresse d'ajouter:
-
---Je ne me pardonne pas de t'avoir fait souffrir.
-
-Georges se redressa brusquement:
-
---Crois-tu donc que je tienne à toi? Je ne demandais pas mieux que de
-ne plus te voir! Monsieur s'imagine qu'on ne peut se passer de lui...»
-
-Il se tourna du côté du mur et ne parla plus. Jean-Paul voulut prendre
-sa main brûlante. Brusquement le malade la retira.
-
-La lampe filait et dessinait au plafond de la mansarde un cercle
-noirâtre. Jean-Paul baissa la mèche. Une averse ruisselait contre
-les vitres, et le vent d'équinoxe refoulait la fumée. Le jeune homme
-s'accroupit devant la grille, arrangea le feu. Puis d'une voix timide
-il demanda: «Tu n'as besoin de rien?»
-
-Et, comme le malade ne répondait pas, il lui dit: «Adieu, Georges!» et
-sortit.
-
-Dans l'escalier noir, où régnait une odeur mêlée et fade, il essaya de
-ne pas respirer et, le cœur plein de nuit, il songeait: «On ne peut
-anéantir le passé. Je n'ai pu guérir cette âme du mal que je lui ai
-fait...»
-
-Il se retrouva dans la petite rue misérable dont les maisons disaient
-de pauvres existences, des luttes sans merci contre la faim, la
-maladie... «Je devrais tout donner, se dit Jean-Paul. Je n'ai plus le
-droit d'être heureux, selon le monde...» Il pensait à saint François, à
-l'attrait du petit frère d'Assise pour la dame Pauvreté...
-
---Serai-je capable de distribuer mes biens aux pauvres?
-
-Jean-Paul s'interrogea, et connut qu'il aimait passionnément la vie
-luxueuse et ornée...
-
-La cohue de la rue de la Gaîté l'entraîna. Les lumières violentes
-des théâtres du quartier, des établissements de cinématographes,
-éclairaient les faces pâles des voyous, de minces figures d'enfants
-maladifs...
-
-Alors Jean-Paul sentit le désir de fuir ce quartier infâme où le
-crépuscule même était sans beauté, de revêtir son smoking et d'aller
-dîner avec un ami de mise soignée, dans un restaurant coûteux où les
-musiques tziganes sont frénétiques et tristes; et, comme toute émotion
-chez lui suscitait un souvenir littéraire, il renia momentanément ses
-dieux; Charles Louis Philippe, Francis Jammes...
-
-Puis, il ralentit le pas; découragé, triste, il pensa que Saint-Sulpice
-était encore ouvert, qu'il y avait une place pour sa misère parmi
-toutes les misères agenouillées dans la chapelle de la Vierge.
-
-A genoux sur le prie-Dieu, la tête dans les mains, il murmurait:
-«Seigneur, après tant d'efforts et de larmes, pourquoi suis-je resté
-l'enfant chargé de chaînes? Ce soir, j'ai vu se lever vers moi les yeux
-à jamais troublés d'une âme, qui sera moins bonne de m'avoir connu...
-
-«O terreur, terreur que l'acte accompli soit irréparable! La haine
-de ce visage d'apprenti me l'a révélé: mes plus honteuses actions
-demeurent autour de moi. Elles me pressent comme une escorte. Je suis
-leur prisonnier.
-
-«Ne souhaité-je pas à l'instant de vous fuir, ô mon Dieu? Je prévois en
-tremblant la succession de mes jours, tant d'après-midi pesants, tant
-de soirs complices, où l'assaut sera renouvelé, inlassablement, contre
-mon rêve d'une vie priante et agenouillée.»
-
-Mais lorsqu'un peu plus tard Jean-Paul eut allumé la lampe, il appuya
-son front contre la vitre où un peu de jour se mourait. Il songea à
-Marthe et se dit: «J'ai la grande force de son amour...» Alors il
-chercha sa photographie et les dernières lettres qu'elle avait écrites.
-Il contempla ces quelques feuilles couvertes d'une grande écriture
-pointue et le portrait où la jeune fille obligeait à sourire son étroit
-visage.
-
-Alors Jean-Paul se dit: «Le jour où ma pensée s'attacha à Marthe avec
-un tendre et obstiné souci, ce jour-là j'ai commencé à me délivrer de
-moi-même.»--Et dans le petit bureau glacé, où la servante n'avait pas
-encore allumé le premier feu de la saison, Jean-Paul ne voulut plus
-songer qu'au sourire de Marthe flottant autour de lui, aux fleurs
-renouvelées dans les vases--aux rires et aux larmes sous le tulle d'un
-berceau...
-
-
-XXXI
-
-A cette même heure, Marthe, vous étiez assise sur votre lit, dans une
-grande chambre de campagne. La lampe à huile, dont vous ne songiez pas
-à remonter la mèche, faisait luire l'acajou des meubles. Une pluie
-d'automne ruisselait doucement contre les vitres. Vous entendiez dans
-le grand silence des landes, les cahots d'une charrette, l'aboiement
-d'un chien de garde et, plus rapprochés, les pas traînants de votre
-père, qui lisait en se promenant dans la salle de billard où restaient
-accrochés les chapeaux de soleil des grandes vacances.
-
-Sur la cheminée, dans la lumière de la lampe, vous aviez laissé aussi
-les dernières lettres de Jean-Paul. Leurs mots tendres et passionnés
-avaient réveillé en vous la joie que vous n'attendiez plus--une
-joie qui se renouvelait à toutes les minutes de votre vie--qui vous
-obligeait à demeurer tard sans dormir afin de vivre plus longtemps avec
-elle--une joie qui, la nuit, vous réveillait, et qu'au matin, vous
-retrouviez encore si aiguë que vous vous demandiez un instant si ce
-n'était pas votre ancienne peine...
-
-Non, la vieille peine s'est éloignée Mais vous savez qu'autour de votre
-cœur elle rôde et qu'elle y veut rentrer. Vous savez que le bien-aimé
-demeure malgré tout un enfant chargé de chaînes et qu'il n'est pas
-encore délivré...
-
-Marthe, vous souriez bravement à toutes les trahisons possibles;
-d'avance, vous les absolvez; votre minutieux amour prévoit, comme sa
-future vengeance, des redoublements de tendresse--et la sérénité des
-pardons silencieux.
-
-1909-1912
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's L'enfant chargé de chaînes, by François Mauriac
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT CHARGÉ DE CHAÎNES ***
-
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- The Project Gutenberg eBook of L'Enfant chargé de chaînes, by François Mauriac.
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-<pre>
-
-Project Gutenberg's L'enfant chargé de chaînes, by François Mauriac
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: L'enfant chargé de chaînes
-
-Author: François Mauriac
-
-Release Date: May 23, 2016 [EBook #52145]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT CHARGÉ DE CHAÎNES ***
-
-
-
-
-Produced by Winston Smith. Images provided by the Internet Archive.
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="cover">
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-</div>
-
-
-
-<p class="author">FRANÇOIS MAURIAC</p>
-
-<h1>L'ENFANT<br />
-<span style="font-size: 80%">CHARGÉ DE CHAÎNES</span></h1>
-
-
-<p class="editor">PARIS<br />
-BERNARD GRASSET, ÉDITEUR<br />
-<span style="font-size: 80%">61, RUE DES SAINTS-PÈRES, 61</span></p>
-
-<p class="edition">1913</p>
-
-<p class="center">Tous droits de reproduction, de traduction et<br />
-d'adaptation réservés pour tous pays.<br /><br />
-
-<i>Copyright by Bernard Grasset 1913</i><br />
-</p>
-
-<hr class="r5" />
-
-<p class="center">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:</p>
-
-<p class="center"><i>13 exemplaires sur Hollande Van Gelder
-numérotés de 1 à 13</i></p>
-
-<hr class="full" />
-
-<h2>L'ENFANT
-CHARGÉ DE CHAINES</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Jean-Paul a loué, rue de Bellechasse,
-un petit appartement au cinquième.
-Les fenêtres s'ouvrent sur un
-paysage de toits. Son père lui a envoyé
-les vieux meubles qu'on avait
-abandonnés dans des greniers, à la
-campagne; ils ont vu l'étroite existence
-des grands-parents, et, vieux
-serviteurs retrouvés, connaissent bien
-ce jeune homme qui heurtait jadis
-contre leurs angles son front d'enfant.
-Voici une pendule dont le timbre,
-la nuit, éveillait Jean-Paul,
-dans le sommeil de la chambre et
-dans le silence terrible de la campagne...</p>
-
-<p>Jean-Paul s'occupe humblement
-des menus travaux que lui imposent
-les cours de Sorbonne, et publie dans
-d'obscures revues des vers dont il ne
-sait trop que penser.</p>
-
-<p>Il y a sur son bureau une photographie
-où sourit, d'un sourire las et
-déjà souffrant, la mère qu'il n'a pas
-connue. Son père, Bertrand Johanet,
-habite en Guyenne une métairie entourée
-de landes. Il est l'homme de
-ce pays qui tue le plus de bécasses
-dans les mois d'hiver, et qui, en août,
-quand des forêts de pins flambent
-sous le soleil, fait signe aux paysans
-d'allumer le contre-feu.</p>
-
-<p>Il ne connaît pas son fils et Jean-Paul
-ne connaît pas cet homme hâlé,
-hirsute, mal tenu, qui est son père
-et il se demande parfois: «Comment
-suis-je sorti de lui? A mon âge, il
-n'avait d'autre joie que de partir dès
-l'aube, en char à bancs, avec les amis
-joyeux, et les chiens en boule au fond
-de la voiture... J'ai vingt ans et le plaisir
-qui m'aide à vivre est de confronter
-mon âme et celle que révèlent mes
-livres les plus aimés. J'ai besoin souvent
-qu'une musique exprime la sentimentalité
-banale de ma jeunesse
-et ma joie est aussi de voleter autour
-de la première âme venue comme
-les papillons de nuit autour de la
-lampe, quand, aux soirs d'été, la
-salle à manger s'ouvre sur le jardin...»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Ce jour-là, Jean-Paul regarda sa
-chambre, et connut qu'elle était laide.
-Dans la claire après-midi, les reproductions
-des tableaux de Carrière et
-de Maurice Denis luisaient comme
-des chromos. La statuette de Tanagra,
-simili-terre-cuite, s'écaillait aux
-angles. Parmi ces vulgarités, Jean-Paul
-sentit monter en lui comme un
-flot d'eau trouble, un écœurement infini;
-cherchant les causes d'une telle
-détresse, il songea que sa médiocrité
-s'était révélée dans une conversation
-avec un ami plus instruit, et qu'un
-universitaire, en l'interrogeant, l'avait
-humilié devant six tables de cuistres.</p>
-
-<p>Il n'avait donc pas cette consolation
-de donner à sa mélancolie une raison
-supérieure: elle résultait de causes
-infimes; alors il composa un sonnet
-que d'abord il jugea louable, mais
-dont la banalité le stupéfia, quand il
-le relut.</p>
-
-<p>Cinq heures sonnèrent à Saint-François-Xavier.
-Il décida d'errer au
-hasard dans les rues. En descendant
-l'escalier, il murmurait: «Je ne fais
-rien ... je vais échouer à la licence ...
-pourtant si demain je me traçais un
-plan d'études...» Il avait constaté
-maintes fois que ce projet de plan
-d'études infailliblement le tranquillisait...
-Jean-Paul suivit la rue de
-Rennes, dont il haïssait les petits
-magasins aux étalages débordant sur
-le trottoir, et les tailleurs pour ecclésiastiques.
-Les vitraux du café Lavenue
-flambaient. Jean-Paul résolut de
-se réfugier là, de s'abêtir sur des
-journaux illustrés. Comme il s'installait
-devant une demi-tasse de chocolat,
-on l'interpella:</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, mon vieux...</p>
-
-<p>Il se retourna. Louis Fauveau, un
-petit être nul qu'il connaissait, lui tendait
-sa main molle et toujours humide.</p>
-
-<p>Jean-Paul se réjouit dans son cœur
-de ce qu'il allait pouvoir discourir
-avec «Lulu», comme on appelait
-au collège le petit être nul, et l'écouta
-quelques instants: «&mdash;Je suis vanné,
-mon cher... Des soirées et encore des
-soirées ... et puis une petite amie que
-j'ai...»</p>
-
-<p>Il fit de cette petite amie une description
-minutieuse et choquante.</p>
-
-<p>Jean-Paul s'étonna de considérer
-ce garçon avec une sourde colère et
-un peu d'envie. Il ne souffre jamais,
-se disait-il; le monde, l'amour, les
-courses, le tennis, le golf, les cartes,
-chacun de ces jeux lui est une raison
-suffisante de vivre. Il n'en use pas
-d'ailleurs pour «se divertir», comme
-l'imaginait Pascal. Il n'a pas à se divertir
-d'une inquiétude qui jamais ne
-l'effleura.</p>
-
-<p>Jean-Paul contemplait ce visage
-plombé, que l'usage du monocle figeait
-dans une sotte grimace, son air
-de lassitude satisfaite. Il songea qu'un
-exercice apaisant serait de le casser à
-coups de poing. Mais il ne pouvait
-qu'être insolent avec discrétion et n'y
-manqua pas.</p>
-
-<p>&mdash;Je m'étonne, dit-il, que tu ne te
-lasses pas d'un plaisir si médiocre...</p>
-
-<p>&mdash;Médiocre? Ah! mon vieux, que
-ne connais-tu Liane!</p>
-
-<p>&mdash;Si je «faisais la fête», comme
-vous dites, je m'efforcerais d'atteindre
-au prodige, et ce serait mon
-excuse; je réaliserais «les somptuosités
-persanes et papales», dont parle
-Verlaine. Je serais l'un des satans
-adolescents qu'il évoque dans un palais
-soie et or, à Ecbatane ... et je
-révélerais au monde ébloui des voluptés
-inconnues.</p>
-
-<p>&mdash;Tu te moques de moi, dit
-Lulu.</p>
-
-<p>Dès le collège, Jean-Paul le déroutait.
-Avec ce camarade trop subtil,
-un problème toujours l'obsédait:
-«Dois-je faire semblant de comprendre
-ou, à tout hasard, d'être vexé?»
-Ce jour-là, il se souvint à propos d'un
-rendez-vous, serra la main de Jean-Paul
-et quitta la place.</p>
-
-<p class="p2">Jean-Paul, seul de nouveau, goûta
-la joie de n'être plus énervé. Les trottoirs
-luisaient. Une paix triste flottait
-sur la chaussée; la mélancolie de Jean-Paul
-s'épura. Il en oublia les causes
-infimes. Il sentit douloureusement
-l'inutilité de sa vie. Il avait quelquefois
-ébauché le geste de Rastignac,
-et jeté vers la grande ville son «à nous
-deux». Mais les petits échecs, les
-lassitudes, les dégoûts l'avaient rejeté
-dans la chambre, où dès lors il se tapit
-loin de la rue, avec des livres.</p>
-
-<p>«A ces livres, se disait Jean-Paul,
-je dois peut-être mes tristesses. Il ne
-faut pas entrevoir les paradis lointains
-qu'on est trop médiocre pour
-atteindre... Pourtant, que devenir, si
-je ne lis pas...?»</p>
-
-<p>Chaque année, quand juillet pesait
-lourdement sur la ville, et qu'aux
-bancs des jardins publics, le soir, des
-faces luisantes somnolaient, Jean-Paul,
-à qui son père avait abandonné
-la fortune maternelle&mdash;quinze mille
-francs de rentes&mdash;voyageait à grands
-frais.</p>
-
-<p>Mais les paysages nouveaux qu'il
-traversa ne lui furent pas une consolation.</p>
-
-<p>«Le petit monde que je porte en
-moi demeure partout le même, se
-disait-il; d'ailleurs toutes les villes
-se ressemblent: des trams électriques
-entre des vitrines de magasins.
-On a beaucoup trop parlé de celles
-qui ont, comme Venise, la prétention
-d'échapper au type commun... J'y
-recueille des impressions qui sont
-des réminiscences de d'Annunzio, de
-Barrès, d'Henri de Régnier...»</p>
-
-<p>Jean-Paul avait toujours mieux
-aimé se terrer, dans l'automne pluvieux,
-au fond des landes qui avaient
-servi de décor à ses jeux d'enfant.
-Son père n'osait boire devant lui que
-deux verres d'armagnac, lui parlait
-du cours de la résine, s'embarquait
-dans des récits de chasse, au long
-desquels Jean-Paul avait des loisirs
-pour penser à autre chose. Et
-les cabanes perdues, où, en octobre,
-on guette les palombes afin de les
-prendre dans des filets, étaient pour
-le jeune homme de mélancoliques retraites.</p>
-
-<p class="p2">«Faut-il rentrer? se demanda Jean-Paul,
-ou chercher des camarades?»</p>
-
-<p>Il fut au moment d'aller rue du
-Luxembourg, dans un cercle d'étudiants
-où il avait en réserve quelques
-amis sachant écouter, sourire, et se
-laisser convaincre. Jean-Paul aime
-les regarder vivre. Il donne des conseils.
-Il dirige. Il les détourne de la
-tentation en leur racontant ses propres
-luttes intérieures et comment,
-parfois, il succomba. Comme Jean-Paul
-ne pense pas que son histoire
-authentique offre quelque agrément,
-il la recompose avec beaucoup d'art
-à l'usage de ses petits amis... Cependant
-qu'au café voisin un violoniste
-fait vibrer ces jeunes âmes pensives,
-Jean-Paul leur parle à mots
-couverts des fêtes qu'il fréquentait
-avant sa conversion&mdash;et, pour les
-décrire, il se rappelle les fantaisies de
-des Esseintes. Il leur dit enfin cette
-conversion, utilisant pour son récit
-une certaine <i>Nuit de Pascal</i>
-qu'il composa jadis, et que ses maîtres
-louèrent fort.</p>
-
-<p>Dans ce milieu de jeunes catholiques,
-Jean-Paul est devenu théologien.
-Il pimente ses discours d'un
-grain de modernisme, s'exalte sur
-l'immanence et la révélation intérieure,
-absorbe, vingt minutes avant
-le dîner, un court résumé de la philosophie
-kantienne qui lui permet
-de démontrer au dessert que saint
-Thomas ne suffit plus. Il parle
-avec ironie de l'encyclique <i>Pascendi</i>,
-des Jésuites, du cardinal secrétaire
-d'État, déclare qu'il est l'heure de
-revenir à la grande tradition mystique,
-s'attendrit sur saint François
-d'Assise ... puis, suivi d'une petite
-cohorte d'admirateurs, va excursionner
-sur la rive droite et échouer
-dans les promenoirs d'un music-hall.</p>
-
-<p>Mais ce petit jeu n'amuse plus Jean-Paul.
-A la société de ces âmes
-puériles et douces, il préfère aujourd'hui
-l'isolement.</p>
-
-<p class="p2">Jean-Paul se retrouva dans sa
-chambre, avec le crépuscule. Une
-cendre fine s'épandait sur les toits.
-Il demeura près du feu, sans lampe,
-cherchant au lointain de son passé
-une vague histoire d'amour, ou quelque
-amitié, afin qu'avec ce souvenir
-il adoucît un tel isolement. Pourquoi
-revit-il alors ses quatorze ans, la
-classe de troisième, sa dernière année
-d'enfant? Chaque dimanche, Jean-Paul
-faisait sortir un petit pensionnaire
-dont le cœur abandonné ne vivait
-que de lui et le soir on les
-ramenait en voiture, au collège.</p>
-
-<p>Jean-Paul se souvient de ces fins
-de dimanche, à Bordeaux, de la poussière
-dorée dans le soleil couchant,
-de la foule se traînant sur les trottoirs...</p>
-
-<p>«Est-ce là toute ma vie sentimentale?»
-se demanda le jeune homme.</p>
-
-<p>Il alluma la lampe, regarda dans
-la glace son long corps d'adolescent
-grandi trop vite, ses yeux bruns et
-tristes; il sourit, et à mi-voix dit le
-nom de celle qu'il n'aimait pas, mais
-dont l'amour l'enveloppait: Marthe...</p>
-
-<p>Cette jeune cousine, Marthe Balzon
-habite rue Garancière, avec son
-père, Jules Balzon, professeur de rhétorique
-au Lycée Montaigne. Malgré
-sa fortune, qui est considérable,
-M. Balzon demeure attaché à l'Université,
-car il a le goût d'instruire la
-jeunesse et il lui importe peu de
-n'avancer pas. En Gironde, la propriété
-des Balzon, Castelnau, est
-voisine de Johanet. Marthe et Jean-Paul
-s'y retrouvent chaque année.</p>
-
-<p>Leurs mères furent élevées ensemble,
-au Sacré-Cœur de Bordeaux.
-Le mariage ne diminua pas la tendre
-amitié qui, sous les platanes du couvent,
-faisait se promener les deux
-jeunes filles un peu à l'écart de leurs
-compagnes... Dans l'ennui des grandes
-vacances, elles abandonnaient
-leurs enfants à la même bonne anglaise,
-et, réfugiées dans l'ombre
-fraîche d'un vieux salon campagnard,
-se lisaient à tour de rôle <i>Indiana</i>.
-En 1893, l'été fut accablant sur ces
-landes de Guyenne, où les eaux sont
-dangereuses. Le même mois, une épidémie
-de fièvres emporta les deux
-amies...</p>
-
-<p>Jean-Paul considéra un instant la
-photographie de sa mère, ce sourire
-triste, flottant sur des traits adorés,
-et songeant qu'il irait voir Marthe
-après dîner, goûta, par avance, la joie
-d'effleurer avec ses lèvres un fin visage
-devenu tout pâle...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Marthe s'avança, portant haut la
-lampe...</p>
-
-<p>&mdash;C'est toi, Jean-Paul? Monsieur
-mon cousin, vos visites se font
-rares...</p>
-
-<p>Elle lui prit la main, et ils entrèrent
-dans l'étroite chambre que Jean-Paul
-connaissait bien.</p>
-
-<p>Le lit de cuivre occupait un angle,
-sous une housse de vieux camaïeu.
-Il y avait au mur le crucifix et de petites
-statues soigneusement peinturlurées:
-saint Joseph, chauve, avec
-un toupet de cheveux marron, la
-Vierge, le Sacré-Cœur bien peigné,
-en tunique nougat rose. Sur les planches
-d'une étagère, étaient rangées les
-reliures bleu tendre et rouge sombre
-des <i>Imitations</i>, des <i>Manuels du chrétien</i>,
-des <i>Paillettes d'or</i> et autres éditions
-pieuses dont la première feuille
-porte cette inscription: <i>En souvenir
-d'un beau jour</i>; sur la cheminée, des
-petits enfants nus, des jeunes filles
-souriaient, comme on sourit au photographe.</p>
-
-<p>&mdash;Le jeu de massacre est encore
-là? dit Jean-Paul en montrant les
-statues de la petite chapelle, qui
-toujours l'avaient exaspéré.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, Jean-Paul, ce sont des
-souvenirs...</p>
-
-<p>&mdash;Ils ridiculisent la religion. Rappelle-toi
-ce que dit Huysmans...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas... Je n'ai pas lu...</p>
-
-<p>&mdash;Tu n'as rien lu! murmura Jean-Paul,
-dédaigneux...</p>
-
-<p>&mdash;Et toi, tu as trop lu...</p>
-
-<p>Elle avait repris sa broderie anglaise.
-La lampe allumait sur le dé d'or
-une petite flamme. Marthe leva vers
-Jean-Paul ses yeux clairs, et, craignant
-de l'avoir vexé, lui sourit. Jean-Paul
-considéra la bouche lasse, aux
-coins un peu tombants, les trop minces
-épaules, les cheveux fauves et
-lourds et le désir lui vint de poser
-son front, comme il l'avait fait un soir,
-sur cette robe sombre...</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi ai-je trop lu, Marthe?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que cela te rend malheureux,
-mon petit cousin ... toutes tes
-mélancolies, tes complications, à quoi
-je ne comprends rien, je sais où tu
-les prends, va...</p>
-
-<p>&mdash;N'essaie pas de comprendre...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! je sais bien que tu es plus
-instruit que moi, plus intelligent. Il
-me semble pourtant que tu es dupe
-de tes lectures, tu crois trop que c'est
-arrivé...</p>
-
-<p>&mdash;Tu es sotte...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas une intellectuelle,
-c'est sûr ... cela m'amuse de lire, cependant...
-Mais lorsque c'est fini, je
-n'y pense plus. Je ne mêle pas cela
-à ma vie. Zette, une petite cousine
-qui a douze ans, me demande toujours
-des livres de Zénaïde Fleuriot,
-des livres qui font pleurer, «parce
-que j'aime pleurer», me dit-elle. Seulement
-ensuite, elle essuie ses yeux et
-joue à la poupée. C'est ce qu'il faut
-faire...</p>
-
-<p>Jean-Paul se leva...</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne me comprendras jamais,
-murmura-t-il.</p>
-
-<p>Elle le regarda, les yeux brouillés,
-les deux mains croisées sur la robe
-sombre, et ils parlèrent de choses
-indifférentes: son père était sorti,
-elle devait aller en matinée, à la Comédie-Française...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Jean-Paul entra dans la chapelle
-des Carmes. La messe de huit heures
-était dite, et les personnes qui avaient
-communié demeuraient prosternées
-dans l'ombre. Jean-Paul savait que
-Marthe venait souvent à cette messe
-et il ne s'avoua pas que c'était elle
-qu'il y venait chercher.</p>
-
-<p>Mais ne la voyant pas d'abord, il
-se sentit triste et, agenouillé, la
-front dans les mains, il murmurait:</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, vous savez bien que
-je ne l'aime pas... Jamais le désir
-ne m'a effleuré de vivre avec elle toujours;
-jamais je n'ai été ému de poser
-sur son front mes lèvres.</p>
-
-<p>A ce moment, il la vit qui s'avançait,
-grave, un peu pâle, le regard
-encore lointain, à peine réveillée de
-l'extase. Il la rejoignit à la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Papa m'a donné rendez-vous
-au Luxembourg, lui dit-elle, viens
-avec moi.</p>
-
-<p>Ils entrèrent dans le jardin déjà
-feuillu, où des oiseaux et des enfants
-poussaient des cris. Des cerceaux
-s'égarèrent dans leurs jambes. Ils se
-taisaient, elle grave toujours, lui ému
-un peu et curieux de son émotion. Il
-regarda Marthe encore: elle n'éveillait
-en lui aucun désir. Le simple
-chapeau de paille faisait sur son
-visage une ombre mouvante. Elle
-acheta le petit pain habituel à une
-vieille marchande qui l'entretint un
-instant de ses rhumatismes.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens mon missel, dit-elle à
-Jean-Paul, et lentement elle se mit à
-manger, par menus morceaux,</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi me regardes-tu, Jean-Paul?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais... J'aime cette robe
-simple, j'aime «ton air d'être ailleurs»
-de jeune fille qui va aux messes matinales
-et que le jeûne pâlit...</p>
-
-<p>&mdash;Casse-cou! Littérature! Mon
-petit cousin...</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai, Marthe, il n'y a en
-moi que de la littérature...</p>
-
-<p>Et Jean-Paul dit, à mi-voix, pour
-lui-même: «Qui m'en délivrera?»</p>
-
-<p>Alors il sourit, ayant conscience
-d'être ridicule et de son romantisme
-désuet. Un vers de Jammes vint à
-ses lèvres:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Le jeune homme des temps anciens que je suis...<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>&mdash;Voilà papa, dit Marthe.</p>
-
-<p>M. Jules Balzon s'avançait, traînant
-les pieds, menu dans sa lourde
-pelisse, soigneusement boutonnée
-malgré la tiédeur de ce nouveau printemps.
-Il souriait aux deux jeunes
-gens et mille plis fripaient sa figure
-couperosée.</p>
-
-<p>&mdash;Mes petits enfants, vous m'accompagnez
-jusqu'à la maison?</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne veux pas te promener,
-père?</p>
-
-<p>&mdash;Non, j'ai des copies à corriger.
-Jean-Paul, sais-tu qu'un de mes élèves,
-dans toutes ses dissertations, et
-quel que soit le sujet, s'amuse à citer
-de ton Barrès? Il a quinze ans!
-Comme c'est humiliant pour moi,
-qui n'y ai jamais rien compris!</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon oncle, vous voulez
-rire...</p>
-
-<p>&mdash;Non, non. J'ai lu <i>le Jardin de
-Bérénice</i>; l'auteur explique ce qu'il
-veut dire dans des avant-propos, des
-notes et des préfaces, mais je ne comprends
-pas quand même...</p>
-
-<p>Jean-Paul se garda bien de défendre
-le maître qu'il aimait. Son
-vieux cousin n'avait jamais eu de goût
-que pour les ouvrages d'un renanisme
-facile. Il lui importait peu que la
-substance en fût médiocre: l'œuvre
-d'Anatole France le contentait parfaitement.
-Et Jean-Paul s'exaspéra
-souvent de l'entendre disserter à la
-manière de l'insupportable Bergeret.</p>
-
-<p>Pour changer de conversation, le
-jeune homme questionna M. Balzon
-sur Lucile de Chateaubriand. Depuis
-des années, le professeur s'occupait
-amoureusement d'un travail où revivait
-la mystérieuse et triste jeune
-fille.</p>
-
-<p>Mais Marthe, dont l'esprit était
-ailleurs, demanda soudain:</p>
-
-<p>&mdash;Jean-Paul, iras-tu demain goûter
-chez Mme des Onges?</p>
-
-<p>Il sentit dans la voix un peu basse
-et voilée de Marthe une anxiété qui
-l'amusa.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais, j'y meurs d'ennui...</p>
-
-<p>Elle insista:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut venir, Jean-Paul, on m'a
-présenté hier, chez les Burand-Martin,
-un garçon bizarre, mal habillé,
-que sa mère oblige à traîner dans
-les salons. Il t'a connu au collège et
-s'appelle, je crois, Vincent Hiéron...
-C'est une occasion de le revoir... Te
-souviens-tu de lui?</p>
-
-<p>&mdash;Je me souviens ... murmura Jean-Paul.</p>
-
-<p>Il allait revoir Vincent. Il y eut
-dans son cœur un tumulte de joie.</p>
-
-<p>A cet ami, sous les platanes du
-collège, il avait confié ses premières
-mélancolies. Jean-Paul évoqua, dans
-un visage creusé, des yeux d'ardeur
-et de passion. Quelle âme fiévreuse
-habitait ce corps trop frêle! Plus
-tard, Vincent avait semblé fuir Jean-Paul
-dont le dilettantisme l'exaspérait.
-Il serait mort de ne pas croire.
-Un frénétique besoin d'affirmer le
-possédait.</p>
-
-<p>Jean-Paul le savait engagé dans
-une entreprise de démocratie chrétienne
-dont il ne connaissait presque
-rien. Le dimanche, sur le péristyle
-de Saint-François-Xavier, il avait remarqué
-cependant des jeunes gens
-pâles et doux, cravatés d'une lavallière
-noire, de classe indécise, et qui
-offraient poliment une feuille hebdomadaire:
-<i>Amour et Foi</i>.</p>
-
-<p>«Il veut me revoir!» pensa le
-jeune homme. Et soudain, il sentit
-en lui la joie de sa vingtième année.</p>
-
-<p>Il s'arrêta devant le vieil hôtel que
-les Balzon habitaient rue Garancière.</p>
-
-<p>&mdash;Jean-Paul, dit le professeur,
-n'oublie pas que nous comptons sur
-toi pour les vacances de Pâques.</p>
-
-<p>Et comme il prenait congé, la jeune
-fille répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Nous comptons sur toi...</p>
-
-<p class="p2">Jean-Paul traversa la place Saint-Sulpice
-où jouaient les enfants du
-catéchisme. Un corbillard de pauvre,
-contre le trottoir, attendait. Des écoliers
-riaient et se bousculaient autour
-du kiosque à journaux. Jean-Paul
-songeait à ce vieux domaine de Castelnau,
-dans la lande, qu'une lieue
-séparait de celui de son père et où
-il fut un petit garçon trop nerveux.
-Marthe se cachait derrière les arbres,
-s'amusait à lui faire peur, puis l'embrassait
-avec emportement...</p>
-
-<p>Il revit l'obscure maison de campagne,
-aux murs énormes, si fraîche
-dans les lourds étés, il évoqua le
-fruitier, sa bonne odeur de placard et
-de coing où il goûtait avec Marthe à
-quatre heures et essuyait à son tablier
-des doigts gluants de confiture,
-le grand salon, dont une poutre
-transversale soutenait le plafond, la
-Cérès de la pendule, les petits «poufs»
-second empire, recouverts de soie
-noire et piqués de boutons jaunes,
-l'album à photographies, où des messieurs
-et des dames souriaient qu'on
-ne connaissait plus&mdash;les hautes
-lampes à huile... Et il évoqua aussi le
-parc, l'allée herbeuse où, enfants, ils
-s'arrêtaient «pour écouter le silence»,
-disait Marthe... Alors le vent faisait
-un bruit monotone et doux dans les
-pins ondulants...</p>
-
-<p>«O mon enfance, se disait Jean-Paul,
-c'est vers vous toujours que je
-reviens&mdash;c'est vous que je veux retrouver
-dans la maison de campagne
-trop grande. Il y avait des chambres
-qu'on n'ouvrait jamais et, sur les cheminées,
-des coquillages rapportés de
-voyage par des personnes mortes. Je
-me souviens que Marthe les appuyait
-contre mon oreille et me disait:
-«Entends le bruit de la mer...»</p>
-
-<p>L'ascenseur s'arrêtait à son étage.</p>
-
-<p>Jean-Paul travailla jusqu'à l'heure
-où, devant sa fenêtre ouverte au tiède
-crépuscule, il regarda le jour mourir
-et les souvenirs s'éveiller. Il songeait:
-que m'est-il arrivé d'heureux aujourd'hui?
-Alors il sourit, à cause de
-Vincent Hiéron qu'il devait voir le
-lendemain et évoqua la cour du collège
-où son ami était déjà un enfant
-pâle et tourmenté qu'on punissait
-parce qu'il ne jouait pas.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>V</h3>
-
-<p>Des messieurs en redingote, mornes
-et résignés, encombraient les passages,
-et vainement la maîtresse de
-la maison les suppliait de s'asseoir:
-héroïquement, ils voulaient rester debout,
-cependant que, devant la cheminée,
-des poètes se succédaient, il
-y en avait de très vieux, qui, malgré
-la couperose de leurs joues et leur
-ventre ridicule, clamaient passionnément
-des vers d'amour. Jean-Paul
-éprouvait à leur endroit quelque pitié.
-Mais les jeunes, avec leurs faces
-amères et défiantes, l'exaspéraient&mdash;ceux
-surtout qui portaient des cheveux
-longs et des cravates à triple tour,
-ceux qui écrivaient eux-mêmes leurs
-noms sur les carnets des journaliste?...
-De toute cette littérature, une
-impression de médiocrité, de pauvreté
-se dégageait, dont chacun, semblait-il,
-avait conscience: quand le poète
-regagnait sa place, serrant des mains,
-opposant un sourire d'ineffable satisfaction
-aux <i>très bien, très bien</i>
-des confrères, un silence terrible
-s'établissait... On parlait bas ... les
-plus bornés éprouvaient un malaise
-qu'ils ne s'expliquaient pas; les
-gens ironiques entourés de poètes,
-ou de parents et d'amis de poètes, ne
-savaient que faire de leur ironie;
-les violents se mouraient d'indignation
-rentrée&mdash;et les dilettantes, pour
-qui la bêtise humaine constitue un
-spectacle plaisant, demeuraient, eux
-aussi, atterrés devant cet excès de
-ridicule.</p>
-
-<p>Dans la cohue, Jean-Paul essayait
-vainement de reconnaître Vincent Hiéron.
-Excédé, il se réfugia au petit
-salon, jusqu'où n'arrivaient pas les
-clameurs des poètes...</p>
-
-<p>Une seule lampe y mettait son âme
-recueillie. On sentait que les maîtres
-de maison devaient passer là leur
-soirée: les fauteuils étaient affaissés,
-une boîte à ouvrage accrochait de la
-lumière... Jean-Paul, un peu gêné
-de violer cette intimité, fut sensible
-à tant de bonne paix et de recueillement.
-Il demanda pardon à ces choses
-qui lui étaient étrangères, mais qui
-avaient l'air si doux, et s'assit. On
-n'avait pas fermé les contrevents de
-la porte-fenêtre. L'arbre du jardin se
-détachait sur un morceau de ciel encore
-pâle.</p>
-
-<p>Un couple entra. Jean-Paul, dont
-la vue était basse, devina seulement
-la présence de Marthe. Il ne voyait
-que sa silhouette, ses cheveux fauves
-et lumineux, sa poitrine irréelle ... et
-comme toujours, il la jugea peu désirable.
-Elle se retourna:</p>
-
-<p>&mdash;Jean-Paul, tu es là?... Faut-il,
-monsieur, dit-elle en souriant au
-jeune homme qui raccompagnait,
-que je vous présente un ancien ami?</p>
-
-<p>Le jeune homme entra dans le
-rayonnement de la lampe. Et Jean-Paul
-murmura le nom de son ami
-d'enfance:</p>
-
-<p>&mdash;Vincent...</p>
-
-<p class="p2">Comme il avait peu changé! Jean-Paul
-reconnut l'orgueil douloureux
-de ce visage et tout ce corps chétif
-secoué par une âme violente, insatisfaite...
-Il se rappela les prétentions
-exaspérées du collégien, ses mépris
-sifflants. Le regard seul était plus
-calme; on y voyait la paix de ceux
-qui vivent face à face avec leur Dieu.</p>
-
-<p>Jean Paul répétait:</p>
-
-<p>&mdash;Te voilà ... c'est toi...</p>
-
-<p>&mdash;Je t'avais reconnu déjà en entrant
-dans le salon, Jean-Paul. Et
-d'abord, sois assuré que je ne suis
-au milieu de ces imbéciles que pour
-obéir à ma mère. Mais j'aurai vingt et
-un ans dans un mois. Je serai délivré!</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi, Vincent, n'es-tu pas
-venu vers moi, puisque tu m'as reconnu?</p>
-
-<p>... A ce moment, Jean-Paul regarda
-Marthe. Elle comprit et s'éloigna,
-triste&mdash;se sentant si peu de chose
-aux yeux du bien-aimé, dès qu'un
-ami ou même un simple camarade
-était là.</p>
-
-<p>&mdash;Je me suis au contraire dissimulé,
-pour te mieux observer, disait
-Vincent.</p>
-
-<p>Il considéra un instant Jean-Paul,
-et ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! oui, tu es resté le même ...
-il m'a suffi de te voir aller et venir
-dans ce salon, de groupe en groupe,
-comme jadis en récréation ... il m'a
-suffi de voir ta démarche hésitante et
-ta solitude, et quand on lisait certaines
-inepties, j'ai bien reconnu la
-façon dont s'abaissent les coins de ta
-bouche...</p>
-
-<p>Ils revinrent ensemble. Jean-Paul
-parlait, parlait, cédant au besoin de
-livrer son âme à l'ami retrouvé. Il
-disait sa tristesse incurable, sa débile
-volonté, combien la vie lui apparaissait
-médiocre...</p>
-
-<p>&mdash;Tu me disais les mêmes choses
-au collège, Jean-Paul, et tu me les
-rediras jusqu'à l'heure où tu sauras ce
-que veut dire <i>se renoncer</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne le peux pas. Je ne m'appartiens
-plus ... déjà au collège, tu me
-jugeais «livresque», je me souviens.</p>
-
-<p>&mdash;L'amour des livres, Jean-Paul,
-c'est encore l'amour de toi-même, car
-tu ne lis que ceux où tu te retrouves.
-Mais l'homme n'est à lui-même qu'un
-bien petit dieu. Tu ne vis pas, parce
-que tu es ton prisonnier. Il faut se
-renoncer pour vivre...</p>
-
-<p>Il avait ce ton de prédicant qu'affectent
-les jeunes hommes inquiets
-de problèmes sociaux et religieux.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne peux pas ... je ne peux
-pas...</p>
-
-<p>&mdash;J'ai prié pour toi, Jean-Paul,
-même quand tu me croyais loin...
-Je prierai jusqu'à l'heure où tu seras
-enfin délivré de toi-même ... où
-tu te seras donné à Dieu et à Dieu
-dans les hommes.</p>
-
-<p>Jean-Paul ne sourit pas d'une telle
-éloquence, car il avait, au collège,
-entendu cette même voix. Le désir lui
-vint d'être seul pour pleurer.</p>
-
-<p>Ils se turent, séparés à chaque instant
-par l'ignoble cohue du boulevard
-Saint-Michel.&mdash;Ah! comme Jean-Paul
-les exécrait ces faces d'étudiants
-exténués, couvertes souvent de boutons,
-fendues par des rires.</p>
-
-<p>Les deux jeunes gens s'arrêtèrent
-devant la maison où Vincent habitait,
-rue des Écoles.</p>
-
-<p>&mdash;Connais-tu l'union <i>Amour et
-Foi</i>, Jean-Paul? demanda brusquement
-Vincent.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, de nom. J'ai vu souvent
-des affiches rouges ... et j'ai même
-assisté à une conférence de Jérôme
-Servet qui la dirige, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;C'est cela. D'ailleurs nous en
-parlerons.</p>
-
-<p>Ils fixèrent un rendez-vous pour
-le lendemain.</p>
-
-<p>Les enfants quittaient le Luxembourg
-où des couples s'attardaient
-encore. Jean-Paul demeura seul dans
-le jour mourant. Comme l'âme de
-son ami était loin de la sienne!</p>
-
-<p>«Il ne revient vers moi que pour
-me sauver, se dit-il. Ah! que m'importe
-d'être sauvé par lui, si j'en
-veux être aimé...? Et puis mon cœur
-est las de ces conversions que suit
-l'inévitable reniement. Après une
-crise religieuse, j'eus le sentiment
-toujours que dans ces colloques passionnés
-de mon âme avec Dieu, relus
-aux heures de dégoût, je fis moi-même
-tous les frais: les demandes et
-les réponses n'y sont que de moi.
-Mais trop faible est ma pauvre voix
-pour tenir longtemps les deux rôles...»</p>
-
-<p>Jean-Paul songea qu'il s'était livré
-sans arrière-pensée à l'ami presque
-toujours silencieux...</p>
-
-<p>«Comme il m'observait!» se dit-il.</p>
-
-<p>Un autobus monstrueux remplit à
-ce moment la rue des Saint-Pères
-d'un fracas de ferrailles. Jean-Paul
-ferma les yeux.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>VI</h3>
-
-<p>Vincent Hiéron, le regard perdu,
-suivait la rue Barbet-de-Jouy. Des
-serviteurs, graves et bien nourris,
-s'employaient à faire luire le cuivre
-des sonnettes. Deux dames vêtues de
-noir, un lourd missel dans la main,
-gardaient encore sur leur visage poli
-et blanc un reflet de joie et d'extase
-mystique&mdash;et souriaient, songeant
-peut-être au chocolat et au pain grillé
-qu'on mange plus tard, avec plus
-d'appétit, les matins de communion...
-Un coupé profond et bas attendait
-devant une porte cochère et le
-jeune valet de pied, encore congestionné
-par le sommeil, les lèvres luisantes
-d'un déjeuner à la fourchette,
-eut un regard de mépris pour Vincent,
-dont le pardessus fatigué et la
-cravate lavallière, sans doute, ne lui
-agréaient point...</p>
-
-<p>Mais Vincent était insensible à
-cette atmosphère de luxe paisible,
-catholique et fermé. Rue de Babylone,
-il franchit le seuil d'une maison
-neuve, surchargée de motifs ornementaux
-selon le goût des entrepreneurs
-modernes. Sur le balcon, au
-premier, on lisait en lettres énormes:
-<i>Amour et Foi</i>. Des jeunes gens
-entraient et sortaient avec des airs
-affairés de fourmis. Vincent Hiéron
-traversa le vestibule tapissé d'affiches
-rouges et de proclamations. Des
-adolescents lui prirent la main au
-passage. Quelques-uns l'appelèrent
-par son petit nom. Ils mirent dans
-ce «Vincent» une tendresse à la fois
-respectueuse et familière.</p>
-
-<p>Mais il les salua d'un geste bref
-et s'engagea dans l'escalier. Sur le
-premier palier, il souleva une portière.
-La pièce était basse et sans
-fenêtre. Un poing de bronze, qui
-semblait jaillir du mur, tenait un
-flambeau d'où tombait la lumière
-électrique. Contre la tapisserie de
-soie feuille-morte, le masque de
-Pascal se détachait au-dessous d'un
-étroit christ janséniste. Vincent souleva
-encore une portière et pénétra
-dans le bureau où Jérôme l'attendait.</p>
-
-<p class="p2">Il était seul, debout, le front collé
-contre la vitre, les poings enfoncés
-dans les poches d'un veston déformé
-et taché. Ceux qui l'aimaient ne
-voyaient pas sa cravate mal nouée,
-ses cheveux en désordre, cette bouche
-commune dans la face lourde, le cou
-énorme, les joues flasques et toujours
-mal rasées; ils ne voyaient que ses
-yeux admirables, un regard perdu,
-un regard qui atteignait les âmes
-et de belles mains longues et fines
-qui, dans un geste habituel, allaient
-sans cesse vers les mains de l'homme
-à conquérir, et, crispées, les retenaient
-d'une étreinte impérieuse... Il
-se retourna et sourit.</p>
-
-<p>&mdash;Tu viens, mon Vincent, au
-moment où je suis triste, où je désirais
-ta présence.</p>
-
-<p>Vincent rougit de plaisir ... il était
-de ceux que cette voix émouvait
-chaque jour comme une joie nouvelle...</p>
-
-<p>&mdash;Vraiment, je ne te gêne pas?
-Tu ne travaillais pas?</p>
-
-<p>&mdash;Non, mon petit, je suis las... Si
-tu savais...</p>
-
-<p>Il s'assit devant son bureau, les
-bras pendants...</p>
-
-<p>&mdash;Mauvaises nouvelles de Rome?</p>
-
-<p>&mdash;Plutôt ... une lettre ambiguë,
-comme ils savent en écrire là-bas,
-des louanges mesurées, des réticences,
-des menaces déguisées sous
-une bénédiction. Mais je sais que
-Mgr Bonaud, qui interdit à ses séminaristes
-et à ses prêtres de suivre
-nos congrès et de lire nos journaux,
-a été approuvé. Son exemple sera
-suivi. Plusieurs élèves du grand séminaire
-m'ont écrit des lettres désespérées...</p>
-
-<p>&mdash;C'est là ta revanche, Jérôme.
-L'évêque leur impose une discipline
-extérieure, mais qu'importe, si leurs
-âmes lui échappent, si elles te sont à
-jamais passionnément soumises?</p>
-
-<p>Jérôme sourit.</p>
-
-<p>&mdash;Tu dis là des choses terribles,
-mon petit Vincent.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Jérôme, oublions toutes
-ces politiques, toutes ces odieuses
-roueries. C'était si beau autrefois,
-quand le monde nous ignorait, cette
-vie d'enthousiasme et de ferveur.
-On allait, tu te souviens, dans
-des banlieues... On entrait chez
-des marchands de vin. Il y avait
-une conférence dans l'arrière-boutique.
-Tu parlais; on t'interrompait
-d'abord avec des farces ignobles,
-de gros rires. Peu à peu ces pauvres
-âmes s'éveillaient; une gravité
-inconnue apparaissait au fond des
-regards et tu pouvais alors parler du
-Christ.</p>
-
-<p>&mdash;Je me souviens... Je me souviens.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Jérôme, ces retours dans
-la nuit, l'hiver, un masque de pluie
-sur la figure ou dans les tièdes
-printemps, les yeux au ciel qui charriait
-des astres entre les bords rapprochés
-des toits...</p>
-
-<p>&mdash;Je me souviens, Vincent.</p>
-
-<p>&mdash;Et Montmartre, Montmartre ...
-tu te les rappelles les montées silencieuses
-vers la basilique, le soir? Des
-femmes et de jeunes hommes passaient
-en chantant des refrains. Les
-vitres des cabarets s'embrasaient. Les
-ailes illuminées du Moulin Rouge
-tournoyaient au-dessus de toutes ces
-ignominies... Nous entrions dans la
-basilique. Et la veillée commençait,
-exténuante et délicieuse. D'heure en
-heure, nous allions à la sacristie nous
-reposer. Tu nous lisais <i>le Mystère de
-Jésus</i>... Quelle foi nous avions dans
-notre cause! Comme notre âme était
-ardente en nous! Je croyais bien, à
-cette heure-là, que nous allions rendre
-la France à Jésus-Christ...</p>
-
-<p>Jérôme, d'un geste, protesta.</p>
-
-<p>&mdash;Mais mon petit, rien n'est changé,
-rien...</p>
-
-<p>&mdash;Tout est changé, Jérôme; nous
-sommes une puissance, nous avons
-des journaux au service d'un programme
-politique. Nos chefs spirituels
-nous suspectent. Nos amis
-de la première heure nous abandonnent...</p>
-
-<p>&mdash;Ils nous trahissent.</p>
-
-<p>&mdash;Ils ne nous comprennent plus.</p>
-
-<p>Nous ne leur parlons plus la même
-langue.</p>
-
-<p>Vincent s'interrompit, stupéfait de
-son audace.</p>
-
-<p>&mdash;Ah lassez, mon petit, cria le
-maître impérieux et cassant, ou je
-croirais que tu veux les rejoindre.</p>
-
-<p>&mdash;Moi, t'abandonner, Jérôme, y
-penses-tu? Ne sais-tu pas que je suis
-à toi et à jamais?</p>
-
-<p>Le maître lui prit les mains et le
-regarda fixement.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je sais que tu es un fidèle
-et que je peux m'appuyer sur toi...</p>
-
-<p>Brusquement il changea de conversation:</p>
-
-<p>&mdash;Et ce Jean-Paul Johanet, cet
-ami qu'on pourrait utiliser au journal,
-tu l'as vu?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, il sera dune conquête
-facile; saturé de littérature, il analyse
-solitairement, au long des après-midi,
-sa petite âme vaine et compliquée.</p>
-
-<p>&mdash;C'est l'heure où il faut prendre
-les âmes, observa Jérôme. Elles ne
-résistent plus, on les tient.</p>
-
-<p>&mdash;Mais il faut agir avec prudence,
-dit Vincent. Jean-Paul résistera,
-ayant quelque personnalité.</p>
-
-<p>Le maître parut soucieux.</p>
-
-<p>&mdash;Tant pis: je veux autour de
-moi des tempéraments qui me servent,
-non des personnalités qui me résistent...
-A bientôt, mon vieux. Si tu
-vois quelqu'un à ma porte, dis-lui
-que je ne reçois plus.</p>
-
-<p>Vincent prit congé. Sous le masque
-de Pascal, un adolescent attendait.</p>
-
-<p>&mdash;Jérôme est fatigué et ne peut
-recevoir, dit Vincent, très doucement.</p>
-
-<p>Une douleur passa dans les yeux
-meurtris du jeune homme. Il avait
-goûté la joie d'être pendant quelques
-jours le disciple préféré... Il s'effaça
-devant Vincent, le front dur, sans
-même saluer.</p>
-
-<p>«Ah! pauvre petit! songeait Vincent
-dans l'escalier, pourquoi m'en
-vouloir? Ne serai-je pas un jour
-comme toi?... Mais il y a quelqu'un
-qui est plus grand que cet homme,
-et pour qui je me suis moins sacrifié
-et Celui-là m'aimera éternellement.»</p>
-
-<p>Alors Vincent, élevant son esprit
-vers le seul maître qui ne déçoive
-pas, dans la rue bruyante et claire, au
-milieu de la cohue, murmurait: «Il
-pensait à moi dans son agonie; Il
-a versé telle goutte de sang, pour
-moi...»</p>
-
-<p>Jérôme pourtant, quand il fut seul,
-baissa les stores, se mit à genoux
-sur le tapis et, la tête dans ses mains,
-pria. Les souvenirs s'éveillaient en
-lui, évoqués par Vincent. Il eut peur:
-comme les temps lui semblaient loin,
-où il allait, suivi de quelques adolescents,
-à la recherche du Royaume
-de Dieu et de sa justice!...</p>
-
-<p>Aujourd'hui, de tous côtés, il subit
-des attaques. Et les pires injures,
-les plus basses calomnies lui viennent
-de chrétiens baptisés comme lui et
-professant la même foi; les hommes
-l'ont abandonné. Ils le laissent seul
-en face de son idéal, entouré seulement
-d'une jeunesse trop passionnée,
-de qui les adorations lui sont
-des causes d'orgueil...</p>
-
-<p>Il se mit donc à genoux et pria.
-Dès le collège, Jérôme s'était dégagé
-de toutes les formules. Il parlait à
-Dieu comme un ami parle à son ami.
-Mais il avait trop de lecture et offrait
-souvent au Père Céleste, en guise
-d'oraison, des réminiscences d'Ibsen
-et de Tolstoï. Souvent même, au
-milieu d'une prière, il se sentait bouleversé
-par un cri qui lui montait aux
-lèvres; il le notait alors, et ce cri
-répété à la fin d'une conférence, avec
-le frémissement de voix voulu, touchait
-une âme...</p>
-
-<p>&mdash;Est-il vrai, Père, que je ne
-cherche plus votre Royaume? Est-ce
-uniquement pour ma gloire que je
-fais rêver, s'exalter, souffrir tant de
-jeunes cœurs?</p>
-
-<p>Le mépris qu'il sentit en lui à l'endroit
-des honneurs humains le rassura.</p>
-
-<p>&mdash;Comme au premier jour, Seigneur,
-murmura-t-il, votre présence
-en moi me remplit d'un amour assez
-grand pour transformer le monde,
-susciter <i>dès ici-bas</i> le Royaume de
-justice, afin que votre volonté soit
-faite <i>sur la terre</i>, comme au ciel.</p>
-
-<p>C'est la bonne nouvelle que je
-veux annoncer à cette foule dont
-Vous eûtes pitié et à qui des méchants
-ont fait croire que votre Évangile,
-votre Église condamnent leurs
-espoirs d'une cité plus juste et plus
-fraternelle...</p>
-
-<p>Travailler pour moi? Père, vous
-savez que je n'ai rien désiré au monde
-que l'amour. Mais depuis longtemps
-je me résigne à être de ceux que
-Vous avez exilés de l'amour humain.
-Ces pauvres petits qui m'aiment ne
-me sont rien, rien que des âmes à
-jeter dans le courant qui mène à
-Vous.</p>
-
-<p>Il se releva, considéra les photographies
-qui couvraient les murs et
-reconnut quelques-uns de ces regards,
-de ces sourires. Tel jeune homme
-l'avait accompagné un soir, sur la
-route baignée de lune, après une conférence
-dans cette petite ville dont
-Jérôme a oublié le nom. Ils revinrent
-lentement, à pied, vers la maison de
-campagne où on lui avait préparé
-une chambre.</p>
-
-<p>Le jeune homme&mdash;de qui l'adolescence
-avait été solitaire dans l'étroite
-sous-préfecture&mdash;tremblait de joie
-en présence de cette grande âme
-venue de si loin, pour lui porter les
-paroles qui font vivre. Jérôme se souvient
-de la conférence: une bataille
-où il avait dompté, rendu silencieuse
-la foule grondante... Mais pourquoi
-se rappelle-t-il le retour dans la campagne
-endormie? Une lumière surnaturelle
-élargissait les labours, à
-l'infini. Une métairie, où le chien de
-garde aboya, semblait dormir au ras
-de terre, serrant autour d'elle les étables
-et le jardin...</p>
-
-<p>Jérôme s'appuyait sur ce petit inconnu
-que l'émotion d'une telle «marche
-à l'étoile» élevait au-dessus de
-lui-même. Sa présence alors suffisait
-à remplir le cœur du Maître... Que
-ne peut-on voir, à certaines heures,
-dans le plus humble regard? Tel être
-stupide et morne fut sublime une fois
-dans sa vie: le soir où Jérôme lui
-parla...</p>
-
-<p>Beaucoup d'autres avaient écrit sur
-leur photographie: <i>A Jérôme&mdash;A
-mon unique ami&mdash;A celui qui m'a
-révélé la vérité</i>.&mdash;Pauvres visages
-dont le sourire n'éveillait aucun souvenir
-dans son cœur!</p>
-
-<p>Jérôme Servet sentit en lui cette
-exaltation d'où peut naître un chef-d'œuvre.
-Il sonna. Le secrétaire parut.
-Jérôme commença de dicter.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>VII</h3>
-
-<p>Dans les allées du Luxembourg,
-les bonnes réunissent pour le départ
-les pelles, les seaux, les cordes à
-sauter. Autour du bassin, sur les
-terrasses, des petits garçons et des
-petites filles se poursuivent encore
-avec des cris d'oiseaux.</p>
-
-<p>Jean-Paul va doucement, cherchant
-les allées solitaires. Il se forge un
-idéal de vie grave et sérieuse, une
-vie toute pleine de religion et d'inquiétudes
-d'ordre social. Une chanson
-accompagne, en sourdine, sa rêverie;
-quoiqu'elle chante dans son
-cœur, il l'entend distincte et comme
-éparse dans l'air. C'est la chanson
-du pauvre Verlaine assagi:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Elle dit la voix reconnue<br /></span>
-<span class="i0">Que la bonté c'est notre vie,<br /></span>
-<span class="i0">Que de la haine et de l'envie<br /></span>
-<span class="i0">Rien ne reste, la mort venue...<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>Il hâte un peu le pas... L'heure est
-proche, où Vincent viendra, comme
-chaque soir, lui parler de la Cause.
-Aux brusques menaces, aux supplications
-de son ami, il trouve une volupté
-singulière. Déjà un espoir se
-lève et rayonne sur son cœur dévasté:
-abandonner tous les orgueils,
-toutes les inquiétudes, toutes les complications
-de la vie&mdash;être fervent aux
-messes du matin, pendant la semaine&mdash;communier
-passionnément au milieu
-des plus humbles femmes&mdash;puis
-se joindre à d'autres jeunes gens
-austères et purs, vivre dans leur atmosphère
-de piété, d'amitié grave,
-d'apostolat discret ... tels sont les
-vœux que Jean-Paul découvre en lui...</p>
-
-<p>Une prière s'exhale de son âme pacifiée.
-Il quitte le jardin et, dans la
-douceur de la nuit commençante,
-entre à Saint-Sulpice. La chapelle
-de la Vierge est presque déserte: à
-peine quelques ombres qui sont des
-tristesses, des pauvretés, d'humbles
-misères agenouillées. Jean-Paul unit
-tendrement sa peine à toutes ces
-peines inconnues. Il dit:</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu qui m'avez donné la
-grâce de comprendre vos soirs et de
-pleurer devant leur mystère, vous savez
-de quels rêves je les ai peuplés.
-Vous Vous êtes plu, cependant, à
-ne jamais troubler ma vie. Vous
-m'avez ménagé, dans une chambre
-paisible, en la compagnie des livres,
-une calme existence. Mon Seigneur
-et mon Dieu, que puis-je dire pour
-ma défense...? Je trouve cela, qu'il
-me sera beaucoup pardonné à cause
-que je n'ai pas beaucoup aimé: il y a
-entre votre Justice et moi toutes les
-larmes de mon adolescence.</p>
-
-<p>Dans les pires égarements, quelque
-chose en moi a toujours crié vers
-Vous. O mon Dieu, que ces heures
-me soient comptées où je Vous ai
-aimé à l'ombre des chapelles...</p>
-
-<p>Dans la rue, parmi la foule qui allait,
-lasse et joyeuse, à cause de la
-nuit proche où l'on peut aimer et
-dormir, l'exaltation de Jean-Paul
-s'apaisa. Il songeait à ce congrès
-d'<i>Amour et Foi</i> qui avait lieu à Bordeaux.
-Il pourrait s'y arrêter quelques
-semaines avant d'aller finir à Johanet
-les vacances de Pâques. Conversant
-avec lui-même, Jean-Paul murmurait:</p>
-
-<p>&mdash;Je sais que Jérôme Servet est
-un ingénieux conquérant d'âmes...
-ah! qu'il prenne la mienne avec ses
-lassitudes et ses dégoûts; qu'il les tue
-dans l'enthousiasme et dans l'amour
-de l'idéal inconnu... Comme joyeusement
-je sacrifierais cette liberté qui
-ne m'a valu encore que des larmes!</p>
-
-<p>Ne vaut-il pas mieux devenir l'esclave
-d'un Dieu, d'un maître, d'une
-doctrine que demeurer l'enfant libre,
-mais solitaire et las, et qui, à certaines
-heures, voudrait bien mourir...?
-Vincent me dit qu'à l'union
-<i>Amour et Foi</i> je trouverais des frères
-humbles et bons. Ils sauraient me faire
-partager les espoirs dont ils vivent.</p>
-
-<p>Ainsi, docilement, le jeune homme
-baisse la tête pour recevoir le joug.
-Mais l'idéal vers quoi il marche lui
-demeure inconnu; il va en quelque
-sorte à reculons, les yeux levés sur
-les vieux dégoûts, sur les écœurements
-quotidiens. Il court à ce qui
-est peut-être la vérité, non parce que
-c'est la Vérité mais pour se libérer
-des mornes tristesses qui le tuent...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>VIII</h3>
-
-<p>Quelques heures plus tard, Jean-Paul
-s'habille pour le bal. Vincent,
-dans un fauteuil, le supplie d'assister
-au congrès d'<i>Amour et Foi</i>. Mais
-Jean-Paul, décidé à se laisser convaincre,
-s'amuse d'abord à dire non...</p>
-
-<p>&mdash;J'ai si peu de foi, Vincent, et je
-n'ai pas d'amour. Je ne crois guère
-qu'à la vanité de l'effort et de ce que
-tu appelles l'action sociale...</p>
-
-<p>Vincent se lève, exaspéré.</p>
-
-<p>&mdash;Nous ne sommes pas des isolés,
-mon pauvre ami. La plus humble
-de nos actions ne saurait être indifférente
-au tout...</p>
-
-<p>&mdash;Mais la plus importante ne se
-répercute que si près de nous! répond
-Jean-Paul. Dieu lui-même&mdash;s'il
-est vrai qu'il se fit homme&mdash;n'a
-pu révéler sa vérité qu'à quelques
-millions d'âmes et la foule immense
-des vivants ne l'a pas connu...</p>
-
-<p>&mdash;Il s'est révélé dans tous les
-cœurs; à la révélation intérieure aucun
-homme n'a échappé...</p>
-
-<p>&mdash;Avec cette belle discussion, mon
-cher, je vais arriver chez les des
-Onge au moment du cotillon.</p>
-
-<p>&mdash;On s'en va. Mais je compte sur
-toi dimanche, à la réunion publique
-du congrès de Bordeaux ... puisque
-tu dois traverser cette ville pour
-aller à Johanet. Pars trois semaines
-plus tôt, c'est très simple.</p>
-
-<p>&mdash;Et mon travail?</p>
-
-<p>&mdash;Emporte des livres.</p>
-
-<p>&mdash;Je réfléchirai.</p>
-
-<p>Jean-Paul, maintenant, est seul
-et se préoccupe de sa toilette. La
-chambre est très éclairée. Au pied du
-lit, les escarpins mettent deux étincelles.
-La chemise au plastron glacé
-est luisante sur un fauteuil.</p>
-
-<p>Dans la voiture, Jean-Paul, gêné
-par ses gants blancs, songe avec terreur
-qu'il n'a pas préparé la monnaie
-pour le cocher. Il fouille sa bourse
-sous le regard inquiet de l'homme.</p>
-
-<p>&mdash;Une pièce de 0 fr. 50, peut-être
-de 10 francs roule dans le ruisseau...</p>
-
-<p class="p2">Le dos appuyé contre une porte,
-Jean-Paul regarde tournoyer les petits
-nuages de tulle sur quoi se penchent,
-solennelles et bêtes, les figures
-toutes figées dans le même sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne danses pas, Jean-Paul?</p>
-
-<p>Marthe est devant lui, souriante et
-frêle. Un mince tissu bleu pastel la
-moule et se rétrécit dans le bas, au
-point qu'on se demande comment elle
-va danser. Elle semble à Jean-Paul
-une très fine petite fille en chemise de
-nuit. Et cependant qu'ils échangent
-des mots insignifiants, le jeune homme
-songe qu'il n'aurait qu'à vouloir pour
-posséder légitimement dans un grand
-lit ces formes ébauchées. Ils causent.
-Un peu de valenciennes paraît dans
-l'entre-bâillement du corsage. Mais
-ce qui séduit Jean-Paul c'est, derrière
-l'oreille, l'arc délicieux que dessinent
-les cheveux.</p>
-
-<p>&mdash;Marthe, je vais te quitter...</p>
-
-<p>&mdash;Tu pars?</p>
-
-<p>Le visage de la jeune fille s'empourpra.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais à Bordeaux avec Vincent.
-De là, je te rejoindrai dans un
-mois à la campagne.</p>
-
-<p>&mdash;Je vois, dit Marthe rassurée,
-que M. Hiéron te fait du bien...</p>
-
-<p>Jean-Paul protesta:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas encore de l'union
-<i>Amour et Foi</i>...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! l'amour et toi...&mdash;et elle
-eut un pauvre sourire.</p>
-
-<p>&mdash;Que veux-tu dire, Marthe?&mdash;interrogea-t-il,
-l'air crispé.</p>
-
-<p>Mais soudain les yeux pâles de
-Marthe se troublèrent; elle regarda
-le lustre, pour empêcher ses larmes
-de couler. Elle passa et repassa sur
-son visage une touffe de roses.</p>
-
-<p>Jean-Paul se sentit triste infiniment,
-au bord de cette petite âme
-douce qui l'aimait et comme un boston
-préludait, il saisit la taille de la
-jeune fille et tourbillonna sans penser
-à rien...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>IX</h3>
-
-<p>Huit jours après, dans une chambre
-de l'Hôtel de France, à Bordeaux,
-Jean-Paul, à la fenêtre, évoque ces
-heures de délicieux énervement. Il
-s'est livré lui-même à la folle émotion
-des réunions publiques, il a crié, il
-a tressailli quand les sauvages couplets
-de <i>l'Internationale</i> ont fait,
-comme un vent de tempête, se baisser
-les têtes craintives et s'arrondir
-les douillettes ecclésiastiques. Il a
-voulu pleurer, quand, à cette foule
-silencieuse enfin et conquise, Jérôme
-Servet jeta les mots de Miséricorde
-et d'Amour...</p>
-
-<p>Jean-Paul s'abandonnait à la volupté
-d'être une petite âme déraisonnable
-et fanatisée, cependant que
-Jérôme disait la force mystérieuse que
-le fidèle puise dans l'Eucharistie et
-qui rend possibles tous les héroïsmes
-et tous les martyres...</p>
-
-<p>Jean-Paul évoque surtout cette
-réunion intime, à six heures, le soir
-où, d'une voix brisée de lassitude et
-d'émotion, d'une voix spiritualisée,
-Jérôme leur parla.</p>
-
-<p>C'était dans une classe d'école
-libre. Tout le crépuscule entrait par
-la fenêtre avec le chant des oiseaux.
-Jérôme leur parla... Que disait-il?
-Jean-Paul ne sait plus. Une émotion
-extraordinaire le bouleversait. Ce fut
-l'éblouissement de la Vérité découverte:
-«Joie ... joie ... pleurs de joie...»</p>
-
-<p>&mdash;Il se souvient qu'il a pleuré silencieusement
-dans un coin de la salle
-et que Jérôme répétait la parole de
-Pascal dans son <i>Mystère de Jésus</i>:
-«Jésus sera en agonie jusqu'à la fin
-du monde&mdash;il ne faut pas dormir
-pendant ce temps-là...» Il se rappelle
-avoir tressailli quand Jérôme les a
-suppliés d'élargir leur pauvre vie,
-de la rendre infinie, en la rattachant
-à une cause infinie...</p>
-
-<p>Puis les camarades, un à un, s'en
-allèrent. Il ne resta plus dans la petite
-cour de récréation, où le jour mourait,
-où l'unique platane bruissait de
-cris d'oiseaux, que Jérôme, Vincent et
-Jean-Paul...</p>
-
-<p>Jérôme a mis ses deux mains sur
-les épaules du jeune homme, il l'a
-regardé dans les yeux, avec une douceur
-et une force infinies, et lui a demandé
-d'une tremblante voix:</p>
-
-<p>&mdash;Tu donnes tout à la cause,
-tout?</p>
-
-<p>Alors Jean-Paul a répété, des lèvres
-et du cœur, ce dernier cri du <i>Mystère
-de Jésus</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, je vous donne tout.</p>
-
-<p>Et Jérôme l'a serré contre sa poitrine
-en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Tu t'es donné, Jean-Paul, tu
-ne t'appartiens plus. Vis pour les
-âmes désormais.</p>
-
-<p>«Vivre pour les âmes, se donner
-aux âmes»: telle est la vie nouvelle
-qui s'offre à lui&mdash;route si simple et
-si claire dans un matin d'été, où
-s'avance en chantant le cœur des pèlerins...
-«Vivre pour les âmes! se
-donner aux âmes!» Jean-Paul redit
-encore ces mots libérateurs...</p>
-
-<p>«Je suis délivré, songe-t-il, et c'est
-vraiment <i>ma nuit</i>»; toute la volonté
-qu'il croyait morte fermente en lui et
-son âme est à la fois paisible et passionnée,
-comme le soir de sa première
-communion.</p>
-
-<p>On frappe à la porte. Jean-Paul
-s'effare de voir entrer M. Balzon et
-Marthe, en tenue de voyage.</p>
-
-<p>&mdash;Il paraît que tu n'as pas arrêté
-nos chambres?</p>
-
-<p>Jean-Paul regarde les yeux ronds
-du vieux monsieur, son crâne luisant
-piqué de mille gouttelettes...</p>
-
-<p>Jean-Paul a oublié, il oublie toutes
-les commissions ... on lui avait pourtant
-recommandé vingt fois... M. Balzon,
-qui hait l'insécurité et les surprises
-de la vie, ne cache pas son
-dépit.</p>
-
-<p>&mdash;L'hôtel est plein et nous ne
-partons pour la campagne que dans
-deux jours... Sais-tu comment j'appelle
-ton étourderie, Jean-Paul? De
-l'égoïsme, tout simplement.</p>
-
-<p>Le vieux monsieur va à la recherche
-de ses bagages et de deux
-chambres. On entend dans les couloirs
-sa voix aiguë.</p>
-
-<p>&mdash;J'avais d'autres soucis que ceux-là,
-dit Jean-Paul à Marthe, quand ils
-furent seuls. J'ai vécu deux jours
-d'enthousiasme et de joie...</p>
-
-<p>Marthe le loue de devenir un
-«homme d'action».</p>
-
-<p>&mdash;Tu me raconteras tes impressions
-après-demain, à Castelnau.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'est plus question de cela,
-Marthe. Je n'irai vous y rejoindre
-que dans trois semaines. Il faut que
-je reste à Bordeaux avec Vincent Hiéron.
-Nous allons organiser un groupe
-<i>Amour et Foi</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Tant pis ... tant pis...</p>
-
-<p>La jeune fille ne peut que répéter
-ces mots machinalement.</p>
-
-<p>Mais M. Balzon revient, frais,
-souriant: il a trouvé deux chambres,
-on y a installé les bagages... Il faut
-le mettre au courant. Le vieux monsieur
-se désole pour la forme et se
-réjouit, au fond, d'avoir sa fille à lui
-seul...</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne t'ennuieras pas à Bordeaux,
-Jean-Paul. J'y ai vécu dix ans:
-c'est une aimable ville. Les plus
-grandes curiosités de l'endroit sont
-les marchands de vin. Cette profession
-confère ici une façon de noblesse. On
-les voit de cinq à sept, sur le Cours
-de l'intendance et les Allées de
-Tourny, se lancer des regards de côté
-et faire semblant de ne pas se voir...</p>
-
-<p>Marthe, avant de se déshabiller,
-s'accoude à la fenêtre. Des flonflons
-d'orchestre montent d'un café voisin.
-C'est une tiède nuit, et si claire que
-la jeune fille voit, à l'extrémité de la
-rue Esprit-des-Lois, les vergues
-noires des navires... Elle pense au
-cœur inaccessible du bien-aimé...
-Hélas! Elle avait espéré s'en approcher
-un peu au long de ces vacances...
-Il faut renoncer à tout espoir. Son
-rêve est humble cependant. Elle ne
-veut que se dévouer, se donner tout
-entière, servir sans autre salaire que
-pouvoir servir encore... Elle ne demande
-pas d'être aimée: ce serait
-trop de joie&mdash;un excès de joie qui la
-tuerait, songe-t-elle...</p>
-
-<p>Marthe sent qu'elle va pleurer. Sa
-gorge se serre ... et soudain les larmes
-et les sanglots éclatent comme une
-pluie d'orage.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>X</h3>
-
-<p>Dans une petite salle très éclairée,
-une assistance chuchotante et inattentive
-de jeunes gens écoutent la conférence
-de Jean-Paul&mdash;en écoliers
-qui n'attachent aucune importance
-à ce que peut dire le pion. Il y a
-là deux ou trois jeunes hommes de
-qui l'adolescence soignée trahit l'éducation
-congréganiste, puis des apprentis
-bien tenus, dont les mains
-gercées aux ongles noirs témoignent
-seules qu'ils ne fréquentent pas la
-faculté de droit; un garçon coiffeur
-aux cheveux luisants de tous les fonds
-de pots du patron, les bons ouvriers
-canalisés vers l'union <i>Amour et Foi</i>,
-par les patronages.</p>
-
-<p>«De même que le servage succéda
-à l'esclavage, pour être lui-même
-remplacé par le salariat moderne ...
-de même, camarades, nous devons
-croire que le patronat n'est pas éternel...»</p>
-
-<p>Jean-Paul dévide, sans presque
-y songer, le rouleau des vieilles formules
-démocratiques. Ses regards
-errent distraitement sur cet auditoire
-qui s'ennuie.</p>
-
-<p>Pourtant il distingue dans un coin
-deux yeux bruns attentifs, une figure
-terne qu'attriste la bouche lasse, un
-grand front déjà ridé ... et Jean-Paul
-après ce pauvre visage, remarque le
-torse musclé dans le tricot marron
-et il voit encore les grosses mains
-aux gerçures terreuses, des mains
-dont l'enfant ne sait que faire, des
-mains qui ne savent pas être inoccupées...</p>
-
-<p>Jean-Paul, pour réveiller son auditoire,
-fait, aux dépens des bourgeois,
-une plaisanterie qui lui est familière ...
-et voici que la bouche du petit ouvrier
-sourit, d'un sourire très jeune,
-qui montre les dents abîmées... Jean-Paul
-devine cette âme attentive. Il
-parle maintenant d'une voix émue et
-contenue, et regarde là-bas s'illuminer
-les yeux bruns, ces yeux dont jaillit
-comme une lumière très lointaine
-entre les paupières malades.</p>
-
-<p>Alors, citant les émouvantes
-phrases de Lacordaire et de Montalembert,
-il dit les joies pures de
-l'amitié et qu'il n'existe plus de barrière
-entre les apprentis et les étudiants.
-Il montre les âmes diverses,
-unies en une foi commune; il le dit
-et sans doute est-il à cet instant tout
-à fait convaincu; désormais l'auditoire
-s'intéresse passionnément.</p>
-
-<p>«Nous aurons, camarades, l'âme
-d'un ami pour nous consoler aux
-heures désenchantées. Nous vivrons
-des heures de joie infiniment douces
-que les autres hommes ne connaissent
-pas...»</p>
-
-<p>Celui qui parlait ainsi, n'était-ce
-pas ce Jean-Paul, petit bourgeois
-sensuel et sec, que choquait la moindre
-vulgarité et que la plus excusable
-inélégance indisposait? Pourtant au
-long de ces quinze jours, il avait
-souvent éprouvé un vertige devant
-l'abîme qu'il sentait se creuser entre
-lui et ses camarades, même ceux de
-sa classe qui aimaient le peuple autrement
-que par littérature, et le soir,
-après s'être exaspéré dans un cercle
-d'études, que de fois il s'était réfugié
-dans sa chambre, ayant en lui le désir
-violent de se désencanailler! Il revêtait
-alors un pyjama aux teintes fondues,
-et aiguisait son dégoût, en
-lisant les vers crispés de Jules Laforgue...</p>
-
-<p>Au fond de la salle, le petit ouvrier
-écoutait avidement comme s'il avait
-conscience que Jean-Paul s'émouvait
-pour lui seul.</p>
-
-<p>Ce fut en effet vers lui qu'après la
-conférence Jean-Paul se dirigea. Il
-s'appelait Georges Élie et travaillait
-dans la menuiserie. Au «patro»
-l'abbé lui avait parlé de l'union
-<i>Amour et Foi</i>. Alors il était allé à la
-conférence de Jérôme Servet, qui
-l'avait, disait-il, «emballé».</p>
-
-<p>&mdash;Je l'ai trouvé épatant, épatant...</p>
-
-<p>On sentait l'effort douloureux que
-Georges Élie faisait pour réunir les
-quelques mots usuels de son vocabulaire.</p>
-
-<p>Jean-Paul regardait ce visage exténué
-cette apparence de force physique
-et pourtant d'épuisement qu'ont
-les pauvres corps d'enfants qui travaillent
-trop jeunes. Devant ces yeux
-inquiets et tristes, une grande pitié
-l'envahissait. Il oublia que ses pitiés
-s'usaient vite et lui parla d'une voix
-basse. Il lui parla de la «Cause»,
-de la grande révolution morale que
-Jérôme Servet voulait accomplir dans
-l'âme prolétarienne.</p>
-
-<p>Il lui dit qu'ils étaient frères maintenant,
-que rien ne les séparerait,
-puisqu'ils communiaient dans une
-même foi, dans un même amour...</p>
-
-<p>Georges Élie écoutait. Une émotion
-ardente et douce lui donnait
-envie de pleurer.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, vous voulez être mon
-ami?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, je veux bien, dit Jean-Paul.</p>
-
-<p>Ah! s'il avait su tout ce que l'enfant
-mettait dans ce mot d'amitié!
-S'il avait su qu'il y avait là tous les
-besoins d'affection d'un jeune être
-brutalisé, toutes les faims d'une tendresse
-chaque jour refoulée!</p>
-
-<p>En revenant dans les rues de Bordeaux,
-vides à dix heures, ils purent
-causer. L'apprenti livra à Jean-Paul
-sa petite âme sensible et scrupuleuse
-de séminariste manqué, il lui dit
-son isolement à l'atelier&mdash;les grossières
-moqueries qu'il devait subir...
-Jean-Paul l'écoutait, un peu distrait,
-souriant parfois du savoureux accent
-local d'Élie.</p>
-
-<p>A la porte de l'hôtel il fallut se
-quitter. Jean-Paul eut un frisson de
-peur, lorsque l'enfant lui dit avec
-emphase:</p>
-
-<p>&mdash;Hein? c'est entre nous à la vie,
-à la mort, mon vieux...</p>
-
-<p>Le jeune bourgeois songea un instant
-à détruire l'illusion de ce pauvre
-petit qu'il trouvait déjà laid et commun ...
-qu'il n'aimerait jamais, qu'il
-n'était pas digne d'aimer, qu'il ferait
-souffrir. Mais il prit conscience de sa
-vocation d'apôtre. Jérôme Servet
-l'avait dit: Il faut se donner aux âmes&mdash;aux
-plus obscures&mdash;aux dernières.</p>
-
-<p>Et conscient de son mensonge qu'il
-croyait héroïque, Jean-Paul lui répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon petit, à la vie, à la
-mort...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XI</h3>
-
-<p>Vers six heures, à la sortie de l'atelier,
-Georges Élie s'accoutuma d'accompagner
-Jean-Paul dans ses promenades.
-Les premiers jours, il
-heurtait la porte timidement, et demandait
-avec insistance: «Je ne vous
-ennuie pas?» Mais Jean-Paul mettait
-tant de bonne grâce et de simplicité
-à le questionner sur sa journée,
-il trouvait un tel plaisir à éblouir
-cette petite âme obscure, que l'enfant
-montra chaque jour un peu plus
-de confiance. Il se persuada que ses
-visites plaisaient à Jean-Paul, dans
-le même moment où le jeune bourgeois
-commença d'en être excédé.</p>
-
-<p>Il est vrai que d'abord elles l'amusèrent.
-A l'heure où les Bordelais
-encombrent les trottoirs du Cours de
-l'Intendance et des Allées de Tourny,
-il jugeait plaisant de se montrer avec
-un apprenti en casquette, aux poignets
-rouges et aux grosses mains.
-Dans le crépuscule clair, à travers la
-foule des promeneurs bien habillés et
-lents, qui semblaient piétiner sur
-place et lui faisaient regretter la cohue
-affairée de Paris, il allait avec Georges
-Élie et lui répondait distraitement,
-amusé de l'effet produit.</p>
-
-<p>Mais après quelques jours, il sentit
-qu'on s'accoutumait à les voir; et
-surtout les conversations avec Georges
-Élie lui parurent dénuées et
-vides. Les deux jeunes gens ne pouvaient
-s'entretenir que de l'union
-<i>Amour et Foi</i> et les mêmes considérations
-revenaient sans cesse. En
-somme, Jean-Paul ne se plaisait
-qu'aux discussions littéraires où l'on
-peut citer des vers de Jammes et de
-la comtesse de Noailles, des mots
-somptueux de Chateaubriand ou de
-Barrès. Il avait aussi le goût des
-images imprévues qui, à Paris, faisaient
-rire ses amis et que Georges
-ne comprenait pas. Et comme le
-jeune bourgeois excellait à peindre
-les ridicules des gens, ce lui était une
-souffrance de ne pouvoir qu'admirer,
-devant le jeune ouvrier, les premiers
-grands rôles de l'union <i>Amour et
-Foi</i>...</p>
-
-<p>Jean-Paul s'efforça vainement d'aimer
-les histoires d'atelier et de patronage
-que lui racontait son compagnon.
-L'enfant l'ennuyait, comme
-l'ennuyaient ses amis, même les plus
-intelligents, lorsqu'ils étaient au régiment:
-enfermés dans une caserne, ils
-prétendaient intéresser le monde entier
-à la bienveillance de leur capitaine
-ou à la grossièreté de leur sergent.
-Ainsi Georges Élie parlait
-inlassablement des humbles comparses
-de sa vie sans horizon.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XII</h3>
-
-<p>Jean-Paul, seul dans sa chambre
-d'hôtel, éprouve à lire <i>le Prix de la
-Vie</i>, d'Ollé-Laprune, un ennui terrible
-et qu'il ne s'avoue pas.</p>
-
-<p>La fenêtre est ouverte sur un ciel
-de juin, à cinq heures, un ciel pâle et
-comme lavé&mdash;un ciel strié par les
-vols des martinets.&mdash;Une odeur de
-campagne flotte sur la ville et il y a
-dans le vent des éclats atténués de
-fanfare.</p>
-
-<p>Jean-Paul est sensible à cette joie
-du nouvel été et un vers lui revient de
-Francis Jammes:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i15">... Quand, aux dimanches soirs,<br /></span>
-<span class="i0">La grand'ville éclatait de légères fanfares...<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>Il cherche des yeux le livre du poète.
-Mais les éditions du <i>Mercure de
-France</i> n'envahissent pas sa table
-comme autrefois. Des brochures les
-ont remplacées, où un abbé instruit
-démontre que l'inquisition et la Saint-Barthélemy
-ne sont pas imputables à
-l'Église.</p>
-
-<p>Voici un mois que Jean-Paul s'est
-donné tout entier <i>à la cause</i> et les
-petits démocrates admirent sa parole
-diserte, sa froideur, et tout ce qui
-en lui trahit le grand bourgeois&mdash;malgré
-la vareuse et la cravate lavallière...</p>
-
-<p>Mais dans cette transparence de
-crépuscule, Jean-Paul éprouve le besoin
-d'évoquer sa vie passée. Aujourd'hui,
-il surveille jusqu'à ses
-rêves, pour demeurer chaste absolument&mdash;et
-voici que ce soir le souvenir
-l'obsède d'anciennes joies, un
-désir se réveille de voluptés jamais
-oubliées...</p>
-
-<p>Vincent Hiéron ouvrit doucement
-la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne viens pas voir les camarades,
-Jean-Paul?</p>
-
-<p>Le jeune homme ne quitta même
-pas son fauteuil.</p>
-
-<p>&mdash;Non, dit-il, ce soir, je me sens
-fatigué. Mon âme a comme une fissure
-par où s'échappe, goutte à goutte,
-l'enthousiasme.</p>
-
-<p>&mdash;Quel romantique tu fais! Mon
-pauvre Jean-Paul ... cela va finir avec
-le crépuscule...</p>
-
-<p>&mdash;Quelque chose ne meurt pas,
-Vincent, c'est notre passé, mon passé
-dont je suis obsédé...</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne le regrettes pas?</p>
-
-<p>&mdash;Qui sait? dit Jean-Paul, si je
-ne les regrette pas, ces après-midi
-dans les bibliothèques, le front penché
-sur des livres que je ne lisais pas ...
-ces rêveries au coin de mon feu, dans
-le gris de cinq heures&mdash;alors que
-je n'avais pas même assez de volonté
-pour allumer une lampe...</p>
-
-<p>&mdash;Tu étais absurde, Jean-Paul...</p>
-
-<p>&mdash;Et mes promenades sans but
-dans l'indifférence des rues quand
-mon imagination créait, pour m'amuser,
-de merveilleuses légendes? J'y
-jouais le rôle d'auteur acclamé ou de
-génial musicien, ou bien j'évoquais
-le profil d'une femme amoureuse et
-compatissante ... je me voyais l'attendant
-sur un banc, les soirs de juin.
-Elle venait. Je la regardais marcher
-sur l'allée à pas pressés.&mdash;Et le
-flou de son visage sous le tulle de la
-voilette, et ses yeux illuminés à ma
-vue, et un serrement de sa main dégantée,
-inondaient mon cœur d'une
-joie infinie... La vision s'effaçait ... je
-sentais plus douloureusement ma présente
-solitude, je rentrais chez moi
-et je faisais des vers...</p>
-
-<p>&mdash;Si puérilement tristes ... dit Vincent,
-tu me les lisais quelquefois.
-Certains sont encore dans ma mémoire&mdash;et
-il murmura:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Je vois dans chaque nuit, celle du bien-aimé,<br /></span>
-<span class="i0">Celle qui mènera vers mon cœur étonné<br /></span>
-<span class="i0">L'ami pour qui s'amasse en moi comme un automne<br /></span>
-<span class="i0">D'amitiés mortes et d'amours abandonnés...<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>Vincent et Jean-Paul restèrent silencieux,
-un instant, au bord du
-passé... Vincent passa la main sur
-son front.</p>
-
-<p>&mdash;Ces souvenirs sont malsains,
-dit-il, viens-tu? Nous sommes très en
-retard.</p>
-
-<p>&mdash;Pas ce soir, je me sens fatigué...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! je le connais ton mal, répondit
-Vincent un peu énervé et qui
-ne se pardonnait pas son émotion, ni
-d'avoir récité les vers de Jean-Paul,&mdash;c'est
-le mal du siècle, le mal de
-René! Jusqu'à quand ce vieux débris
-romantique nous va-t-il encombrer?</p>
-
-<p>&mdash;Aussi longtemps, dit Jean-Paul
-rêveusement, que l'idéalisme de l'adolescence
-se heurtera à la brutalité, à
-la médiocrité de la vie...</p>
-
-<p class="p2">Le domestique annonça:</p>
-
-<p>&mdash;M. Élie demande à voir Monsieur...</p>
-
-<p>&mdash;Encore lui! murmura Jean-Paul.
-Dites que je suis sorti.</p>
-
-<p>&mdash;Mais ... j'ai dit que Monsieur
-était là...</p>
-
-<p>&mdash;Faites-le donc monter, s'écria
-Vincent Hiéron, et se tournant vers
-Jean-Paul:</p>
-
-<p>&mdash;Quelle mouche te pique? tu vas
-te faire détester.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'importe. Il m'assomme. Je
-le trouve dans mon antichambre le
-matin quand je sors, le soir quand je
-rentre&mdash;et j'ai une lettre l'après-midi.
-Il veut s'entretenir avec moi <i>de
-la cause</i>, il m'accable de son amitié...</p>
-
-<p>&mdash;Tu es fou, mon pauvre Jean-Paul.
-Oublies-tu le désintéressement
-de Jérôme et des camarades étudiants?
-Tu ne cherchais donc que le
-plaisir dans le commerce des âmes!</p>
-
-<p>«Hélas! je commence à le
-croire... Enfin, ce petit-là m'exaspère
-et je le lui fais sentir, mais il revient
-toujours comme un chien fidèle qu'on
-jette vainement à l'eau...</p>
-
-<p>A ce moment, Élie entra. Il tenait
-avec embarras un étonnant chapeau
-de feutre bossué et verdâtre... Il
-s'avançait, craintif, honteux, et il
-avait en effet ce regard tendre et
-mouillé des chiens qui se savent
-importuns&mdash;et qui reviennent pourtant...
-Vincent Hiéron, qui pressentait
-l'orage, lui serra la main, et s'esquiva.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis occupé, ce soir, très
-occupé, mon petit...</p>
-
-<p>Et sans un mot de plus, Jean-Paul
-s'ingéniait à couper les feuilles de
-<i>la Porte Étroite</i> d'André Gide.</p>
-
-<p>&mdash;Alors je m'en vais, dit Élie, qui
-ne voulait pas comprendre, et d'une
-voix étranglée, il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Quand pourrai-je te revoir?</p>
-
-<p>Jean-Paul s'exaspéra qu'il ne comprît
-pas, et songeant que son devoir
-était enfin de le désabuser, il
-murmura, d'une voix très douce, les
-mots qui semblaient plus cruels encore:</p>
-
-<p>&mdash;Nous nous voyons presque chaque
-soir au local d'<i>Amour et Foi</i>.
-Est-il nécessaire de se rencontrer ailleurs?
-J'ai besoin, pour travailler, de
-tout le temps que je ne donne pas à
-la cause...</p>
-
-<p>Avant qu'il eût fini sa phrase, Élie,
-d'un geste rageur, se couvrit, et tira
-derrière lui la porte si violemment
-que des photographies, placées dans
-la rainure de la glace, au-dessus de
-la cheminée, tombèrent.</p>
-
-<p>La nuit vint; Jean-Paul s'accouda
-à la fenêtre et regarda le ciel que
-rayait un dernier vol d'hirondelles.
-La cloche d'un couvent tintait. Une
-voisine injuriait son enfant. Jean-Paul
-sentit que la détresse ancienne
-envahissait son cœur comme les
-grandes marées qui, à époque fixe,
-remontent.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XIII</h3>
-
-<p>Désormais les camarades s'écartèrent
-de Jean-Paul. On ne l'appelait
-plus que le bourgeois ou l'intellectuel.
-Il attacha soudain un immense prix
-à la bonne éducation: «Elle peut
-tenir lieu à peu près de tout», se disait-il...
-Un soir, au local d'<i>Amour
-et Foi</i>, un ouvrier typographe, qui se
-piquait de littérature, commenta avec
-de lourdes injures <i>l'Étape</i>. Jean-Paul
-souriait&mdash;d'un sourire amer que les
-camarades connaissaient déjà. Souvent,
-à propos d'un article de Jérôme,
-d'une conférence, il leur avait révélé,
-par ses ironies, ce qu'est l'esprit critique.</p>
-
-<p>Mais à l'union <i>Amour et Foi</i> il est
-infiniment dangereux de posséder le
-sens du ridicule: on le lui fit bien
-voir.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'applaudissez pas, monsieur?
-demanda avec affectation
-Georges Élie.</p>
-
-<p>Le mépris de Jean-Paul avait blessé
-ce jeune cœur ombrageux d'une inguérissable
-blessure. La haine était
-désormais vivante en cette âme étroite
-qu'un seul amour eût remplie pour
-la vie... Elle rendait méconnaissable
-le timide petit garçon du patronage...</p>
-
-<p>&mdash;Il y a des choses que les bourgeois
-ne comprendront jamais, dit-il
-à haute voix, quand la conférence fut
-terminée.</p>
-
-<p>&mdash;Et je me demande même ce
-qu'ils viennent faire ici, les bourgeois?
-ajouta l'orateur, qui, intimidé
-par Jean-Paul, avait écourté sa conférence.</p>
-
-<p>Des regards curieux se dirigeaient
-vers le jeune homme, un peu pâle&mdash;de
-cette pâleur qui faisait dire à
-Marthe, quand ils étaient enfants:
-<i>tu rages</i>. Il continua de sourire,
-sachant que ce sourire était fait à
-souhait pour exaspérer les camarades.</p>
-
-<p>&mdash;Les bourgeois viennent vous
-instruire, dit-il sur un ton d'une douceur
-perfide. Ils ont plus de mérite
-que vous en venant ici, car ils renoncent
-à de plus grandes joies...</p>
-
-<p>Il y eut des protestations violentes.
-D'autres jeunes hommes s'étaient
-rapprochés pour écouter la discussion.</p>
-
-<p>Le regard de Jean-Paul allait plus
-haut que ces visages tournés vers
-lui. Il distinguait, à travers la fumée
-des pipes, le rouge violent des affiches,
-un portrait de Léon XIII
-bénissant. Jean-Paul évoquait derrière
-ces murailles l'espace libre, la
-nuit claire et froide, la solitude introublée.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez, plus que nous, besoin
-d'être instruits, dit Georges Élie,
-vous avez tout à apprendre de nous,
-tout&mdash;vous, les inutiles...</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous avez gardé vos
-préjugés de caste! répondit amèrement
-Jean-Paul.</p>
-
-<p>Et soudain, il eut, pour la première
-fois, conscience que cette doctrine ne
-vivait pas en lui: pauvres formules
-qu'il avait acceptées sans examen,
-elles seules n'auraient pu l'attirer
-vers ces jeunes hommes ... et il se dit
-en lui-même:</p>
-
-<p>«Je cherchais ma joie...»</p>
-
-<p>A ce moment, Vincent Hiéron
-entra. On le redoutait sans l'aimer.
-Il y eut un silence gênant. Puis des
-groupes se formèrent. Jean-Paul, hâtivement,
-serra la main de son ami, et
-sortit. Dans ce soir, il sentit sa gorge
-se contracter, comme lorsque, petit
-enfant, il s'efforçait de ne pas pleurer.</p>
-
-<p>Devant les portes, des boutiquiers
-et des concierges causaient. Des petites
-filles sautaient à la corde. Place
-Pey-Berland, Jean-Paul vit que les
-vitraux de la cathédrale s'illuminaient...
-«C'est le dernier jour du
-mois de Marie», se dit-il, et il entra.</p>
-
-<p>La vierge illuminée était parmi les
-lys comme un lys vivant. Des pauvres
-femmes, des enfants émerveillés
-étaient à genoux contre la grille du
-chœur, et les puériles voix&mdash;dont
-le timbre céleste va bientôt se briser&mdash;redisaient
-les vieux cantiques si
-lourds d'extase et d'anciennes ferveurs...
-Jean-Paul, dans une chapelle
-latérale, s'abandonna enfin,
-et pleura, pleura et ses mains
-mouillées de larmes avaient la même
-odeur que lorsqu'à six ans il pleurait
-dans la chambre silencieuse, où une
-mère ne l'avait jamais endormi sur
-ses genoux.</p>
-
-<p class="p2">Jean-Paul revint à l'hôtel et, étendu
-sur une chaise longue, chercha avec
-méthode les causes de cette morne
-lassitude... Au long d'une jeunesse
-isolée, calme, où il ne se passe rien, le
-jeune homme s'est habitué à se regarder
-lui-même vivre.</p>
-
-<p>&mdash;Mon enthousiasme au dernier
-congrès d'<i>Amour et Foi</i>, songe-t-il,
-n'était-ce pas, au fond, la joie de découvrir
-un sens à ma vie? N'était-ce
-pas un épanouissement de ma personnalité,
-où s'est complu l'orgueil
-qui me tourmente?&mdash;J'étais alors si
-malheureux! Mon chagrin ne venait
-pas des conditions matérielles de la
-vie&mdash;sauf peut-être des langueurs
-d'estomac, qui nous inclinent à la tristesse.
-Mais je connaissais ma médiocrité;
-encore aujourd'hui je sens douloureusement
-tout ce que je ne suis
-pas. Et du peu que je suis il m'arrive
-souvent de douter... Avant que je rencontre
-l'union <i>Amour et Foi</i> je ne
-jouissais même plus de ma misère,
-comme aux lointains crépuscules de
-mon adolescence, en retrouvant son
-reflet dans la littérature. Et pourtant
-ce passé, ce triste et morne
-passé, voici qu'il me reprend ce soir:
-je suis vraiment son prisonnier. Il
-revêt d'inexprimable poésie mes pauvres
-joies d'autrefois. Il me décourage
-avec le souvenir pesant des
-vieilles fautes. C'est lui qui m'arrête
-sur la voie austère, où hier encore
-j'avançais si joyeusement&mdash;trop
-joyeusement, hélas!&mdash;car même ce
-soir, j'aurais, il me semble, quelque
-plaisir à me mêler aux camarades.
-Mais est-ce la joie du disciple qui a
-fait un peu de bien aux âmes rencontrées?</p>
-
-<p>Ce soir, je vois que je trouve mon
-compte à cet apostolat et qu'en réalité
-il m'amuse infiniment.</p>
-
-<p>A l'union <i>Amour et Foi</i>, l'amateur
-d'âmes que je fus toujours traversa
-des pays encore ignorés de lui. Il se
-pencha avec délices sur les étangs
-trouvés au hasard de la route, et
-d'où s'élève quelquefois une voix
-mystérieuse et tendre... Telle âme, à
-qui je supposais me dévouer, n'a jamais servi qu'à
-enrichir ma collection.</p>
-
-<p>Pourtant comme j'ai cru vous aimer,
-et comme je vous aime vraiment,
-visages mornes des apprentis, à
-l'expression douloureuse et tendue,
-particulière aux illettrés qui écoutent
-une conférence... Comme je vous
-porte gravées au plus profond de
-mon âme, figures ternes qu'attriste
-une bouche tombante et lasse, pauvres
-grosses mains, aux gerçures terreuses,
-aux ongles noirs sur le pantalon
-bleu!</p>
-
-<p>Mais, hélas! je suis prisonnier,
-comme autrefois.&mdash;Je n'ai pas su
-me délivrer de moi-même pour me
-donner à vous.</p>
-
-<p>Voici que le passé trouble reflue
-en moi. Je retrouve la vieille compagne
-des mauvais jours, ma médiocrité
-égoïste et jalouse. Tout ce que
-j'ai rêvé, au temps des illusions, cette
-loi du devoir, à quoi ma volonté décida
-de se plier&mdash;mon Dieu, tout
-cela va-t-il sombrer?</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XIV</h3>
-
-<p>Les camarades entouraient le lit
-de Jérôme qui devait regagner Paris
-dans la journée. Traversant Bordeaux
-après un pèlerinage à Lourdes,
-il avait fait la veille une conférence
-publique. Vincent Hiéron, à genoux
-sur le tapis, ramassait pieusement le
-linge du grand homme, les flanelles humides
-encore d'une généreuse sueur;
-le maître lui avait enseigné que la
-plus humble besogne est magnifique,
-si on l'accomplit pour <i>la cause</i>...</p>
-
-<p>Les autres, dévotement, contemplaient
-leur idole. Sans doute, il eût
-semblé laid&mdash;de cette laideur sale
-qu'on voit à tout homme à son réveil,
-lorsque ce n'est plus un adolescent.
-Mais ses yeux avaient la même flamme,
-les mêmes lointains de tendresse et
-de rêve&mdash;une invincible attirance;
-et dans le sourire, dans le geste des
-bras repliés sous la tête, une grâce
-d'adolescence persistait, malgré la
-trentaine proche. Il semble que le
-temps veuille effleurer à peine ceux
-qui ont gardé la foi, l'espérance,
-l'amour de leur vingtième année. Des
-poètes chargés d'ans ne portent-ils
-pas, au fond des yeux, toute leur
-jeunesse frappée d'éternité...?</p>
-
-<p>&mdash;Comment t'appelles-tu, toi? demanda-t-il
-à un gros garçon qui attachait
-sur lui des yeux mouillés de
-bon chien.</p>
-
-<p>&mdash;Marteau.</p>
-
-<p>&mdash;Marteau? Quel aimable nom, et
-comme il te convient!</p>
-
-<p>Et il lui passa sa main sur le dos.</p>
-
-<p>Un homme qui fait profession
-d'apôtre échappe à toutes les conventions.
-Jérôme s'arrogeait le droit de
-n'être pas poli. Nul ne lui en tenait
-rigueur. Inconsciemment, ces jeunes
-gens avaient subi l'influence du
-nietzschéisme grossier dont le monde
-aujourd'hui s'accommode. Le Maître
-leur était une manière de surhomme.
-D'ailleurs, ils disaient ingénument
-d'eux-mêmes: <i>nous sommes l'élite</i>.</p>
-
-<p>Jérôme trempait du pain grillé
-dans son chocolat.</p>
-
-<p>&mdash;Georges Élie est-il ici? demanda-t-il.</p>
-
-<p>Le jeune homme s'avança rouge,
-la tête basse.</p>
-
-<p>&mdash;C'est toi qui m'as envoyé cette
-lettre à Lourdes, à propos de Jean-Paul
-Johanet? Je me suis renseigné.
-Tu as eu raison de m'avertir. Il critique
-mes articles, étale des préjugés
-bourgeois et la plus sotte ironie.</p>
-
-<p>Et le maître s'adressant à tous,
-ajouta d'une voix grave:</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez bien, mes amis. Il y a
-parmi vous un intellectuel poseur,
-un dilettante qui vous perdra, si vous
-lui laissez la moindre influence: c'est
-ce Johanet.</p>
-
-<p>&mdash;Un bourgeois! murmura Georges
-Élie.</p>
-
-<p>&mdash;Mes petits enfants, reprit Jérôme,
-il convient que, même éloigné,
-je sois présent au fond de chacun de
-vos cœurs. Il faut qu'il n'y ait dans
-ce petit troupeau aucune volonté hostile
-à la mienne. Mes petits enfants,
-vous m'êtes fidèles, je le sais&mdash;mais
-pas tous...</p>
-
-<p>Était-ce consciemment qu'il parlait
-le langage du Christ? Nul n'y songea.
-D'ailleurs, la rencontre de Jérôme
-Servet n'avait-elle pas été, pour beaucoup
-de ces âmes, la rencontre même
-de Dieu? Il y avait sur son visage
-une angoisse indicible.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez; il faut pour le petit
-groupe bordelais que ce Johanet s'en
-aille, il le faut. Ce malheureux va venir.
-Accusez-le devant moi. Ne vous inquiétez
-pas si je lui parle avec douceur.
-Il importe que je ne montre aucune
-violence...</p>
-
-<p>Jérôme ne voulait pas diminuer son
-prestige par d'infimes querelles. Et
-peut-être souhaitait-il aussi que cette
-pauvre âme le quittât sans trop de
-haine...</p>
-
-<p>Mais Vincent, qui bouclait des
-valises, se releva tout rouge.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Jérôme, pourquoi cette
-mise en scène?</p>
-
-<p>Le Maître le considéra un instant
-avec un peu de mépris, et allait répondre,
-quand on heurta à la porte.
-Jean-Paul entra.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XV</h3>
-
-<p>Deux heures après, dans sa chambre,
-Jean-Paul laissait tomber les stores.
-Les camarades l'avaient injurié avec
-une grossièreté inouïe. Le Maître
-l'avait stupéfait par sa naïve perfidie.
-Mais que lui importait au fond? Le
-jeune homme ne se révolte pas contre
-Jérôme Servet; il pardonne tout à ce
-conquérant magnifique des âmes. Ce
-qu'à cette heure il revoit, c'est Vincent
-Hiéron tambourinant, avec ses
-doigts, contre la vitre, gardant un
-silence lâche...</p>
-
-<p>Jean-Paul essuya ses yeux et se
-recueillit. Les pauvres bruits de la
-vie quotidienne vinrent mourir dans
-la chambre où il étouffait. Des portes
-se fermaient, un enfant s'appliquait
-à des gammes. Personne au monde ne
-songeait à sa peine. Dans cette
-journée pesante et molle, il se sentit
-seul, seul à jamais, sans but, sans
-foi, sans amour...</p>
-
-<p>Il appela des souvenirs à son secours.
-Mais d'abord le passé lui parut
-vide aussi, et le sourire étroit de
-Marthe, qu'il y voyait, ne le consola
-pas. Il éprouva comme un vertige devant
-l'abîme de sa solitude et désira
-mourir.</p>
-
-<p>Il y avait sur la table une croix de
-métal. Vainement Jean-Paul essaya
-de prier. Par une habitude ancienne
-d'écolier il ouvrit l'Évangile au hasard&mdash;et
-lut un passage sans aucun
-lien avec sa situation présente. A
-ce petit fait, il attacha une importance
-extraordinaire, et, regardant la
-croix, le petit livre, il murmura:
-«Serait-ce une immense duperie?»</p>
-
-<p>Ce blasphème suscita dans son
-cœur une protestation passionnée. Il
-eut conscience qu'au moindre appel
-Celui qu'il trahissait à chaque minute
-de sa vie lui aurait ouvert les bras. Il
-fut tenté de s'agenouiller, de s'abandonner
-à l'Être Infini dont l'amour
-lui demeurait une certitude ineffable,
-plus forte que tous ses doutes
-et toutes ses négations.</p>
-
-<p>Mais Jean-Paul souhaitait ne pas
-voir et ne pas entendre. Et parce
-qu'elle dédaignait d'être consolée, le
-Consolateur s'éloigna de cette âme
-qui ne voulait pas de miséricorde.</p>
-
-<p>Des sonneries de tram électrique
-vibraient incessamment dans le silence
-de la rue provinciale. Chaque
-objet de cette chambre d'hôtel paraissait
-à Jean-Paul étranger et hostile.
-Puis ce fut le crépuscule. Une
-sirène pleurait à travers les brumes
-du port.</p>
-
-<p>Le jeune homme allumait sans
-cesse de fines cigarettes à bout d'or.
-Des lacs de fumées demeuraient immobiles
-et la même odeur flotta qu'à
-la campagne, le soir, quand les paysans
-font brûler des herbes...</p>
-
-<p>Une tristesse paisible, un calme
-désespéré régnaient sur le cœur de
-Jean-Paul. Il voyait en face de lui la
-porte, dont les peintures étaient de
-trois tons différents; il se souvint d'un
-jour où Georges Élie la ferma si
-brusquement.</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre petit, murmura-t-il, comment
-t'en voudrais-je d'avoir souhaité
-mettre l'infini dans une amitié&mdash;moi
-qui, au collège, ai connu des soirs
-pesants et lents à mourir, où l'on
-pleure sans cause, où le cœur s'éveille?
-Comme toi, je tournais vers un
-ami choisi entre tous l'inapaisable
-désir de m'attacher qui venait de
-naître en moi, pour ne plus mourir.</p>
-
-<p>Jean-Paul se rappelle que, le samedi
-soir, après la confession, ils
-pouvaient se rejoindre dans la cour
-solitaire. Des moineaux piaillaient
-autour des miettes du goûter. Et sur
-le gravier luisaient les papiers argentés
-qui enveloppent les rais de
-chocolat.</p>
-
-<p>Dans la pure ignorance de leur
-cœur, ils s'exaltaient avec des mots
-candides et passionnés: «Nous ferons
-demain la communion l'un pour
-l'autre,» disait Jean-Paul. Ils échangeaient
-des gravures.</p>
-
-<p>L'été, lorsque les derniers externes
-étaient partis, les pensionnaires
-avaient une récréation, avant la prière
-du soir. L'ami de Jean-Paul lui disait:
-«Montre-moi l'Arcture. Je ne
-peux jamais voir la petite Ourse...
-N'est-ce pas Cassiopée?» Il voulait
-être missionnaire et lisait les <i>Annales
-de la propagation de la foi:</i>
-«Nous irons dans des pirogues, sur
-les grands lacs...&mdash;Mais non, disait
-Jean-Paul, je dois être un grand
-poète, publier un livre comme <i>le Génie
-du Christianisme</i> qui convertira
-la France et puis, je veux me marier,
-avoir des enfants...» Alors son ami
-répondait en rougissant beaucoup:
-«Ne tenons pas de conversations légères...»</p>
-
-<p>Lentement la vision disparut...
-Jean-Paul prit conscience brusquement
-du pauvre cœur dévasté qu'il
-portait en lui, ce soir. Mais n'est-ce
-pas à ces heures-là que le passé
-chante indéfiniment comme les flots
-d'une mer calme? Le cœur vaincu et
-qui ne voit plus à son horizon aucune
-lumière revient vers les plages délaissées,
-où, un à un, comme des
-étoiles au crépuscule, les souvenirs
-se lèvent et luisent.</p>
-
-<p>D'ailleurs, dans la maison silencieuse,
-on joue, au piano, une musique
-à peine distincte. Elle vient en
-aide à Jean-Paul. Les cheveux soyeux
-du petit garçon, son profil mince,
-s'évanouissent et c'est Marthe qu'il
-revoit en catogan, si frêle et si fine.
-A cette époque, le petit Jean-Paul
-n'avait pas encore ces soucis d'analyse,
-cet esprit critique toujours en
-éveil, qui tue en lui tous les amours,
-toutes les amitiés.</p>
-
-<p>Pendant les chaudes grandes vacances,
-il répondit à peine aux lettres
-tristes de son ami. On jouait «par
-camp» au croquet avec Marthe et
-deux autres jeunes filles. Les vêpres
-tintaient dans les brûlantes après-midi
-de dimanche, on se disputait... Les
-bordures d'arbres faisaient, au ras des
-prairies, de grandes ombres veloutées...</p>
-
-<p>Il se souvient d'une des jeunes
-filles qu'il aima presque à la fin de
-ces vacances, et qui est morte depuis.
-Elle apprit à Jean-Paul le tennis. Il
-se plaisait à jouer devant elles en
-fines chemises molles, les poignets
-relevés... Elle lui disait: «Vous
-avez des bras de fille...&mdash;Et vous,
-de garçon,», répondait Jean-Paul,
-honteux d'être toujours battu. Il la
-revoit en costume de piqué blanc,
-musclée et svelte. Il entend ses éclats
-de rire, ses mots à double sens, très
-perfides, ou très naïfs, qui le faisaient
-rougir, l'obsédaient et, la nuit, l'empêchaient
-de dormir...</p>
-
-<p>Il y a deux ans, Jean-Paul a revu
-pour la dernière fois la joueuse de
-tennis: on avait tiré sur le perron
-son étroit lit de fer, et pourtant elle
-respirait à peine. Ses cheveux étaient
-collés sur son front terreux. Son père
-disait: «Éloignez-vous un peu, vous
-aller la «frapper». Elle vous suivait
-longtemps d'un regard ... qui <i>savait</i>,
-peut-être?</p>
-
-<p>Jean-Paul se rappelle que la mère,
-dans le vestibule, l'embrassa en pleurant
-et lui dit: «elle vous aimait
-bien...»</p>
-
-<p>Elle est devenue vieille, tout à
-coup, cette dame si imposante et si
-bonne que Jean-Paul imagine encore,
-les jours de grandes fêtes, dans l'église
-du village où sa magnifique voix de
-contralto faisait rire les paysans. Mais
-Jean-Paul pleurait quand elle chantait
-l'<i>Adieu</i> de Schubert...</p>
-
-<p>La musique s'est tue. Les visions
-s'effacent. Pures tendresses de l'adolescence,
-qui désormais pourra vous
-réveiller? Jean-Paul, dans ce soir de
-détresse, porte en lui le même désir
-d'aimer inapaisable. Mais quel visage,
-quel cœur résisteraient à sa cruelle
-clairvoyance? Il ne peut plus aimer.
-Jamais il n'en a tant souffert que ce
-soir où tous ses appuis sont brisés...
-Une formule l'obsède: sans amour,
-sous le ciel vide. De gros rires
-d'hommes, des rires plus aigus de
-femmes montent du trottoir, et Jean-Paul
-se dit avec une amère ironie:</p>
-
-<p>«Il reste le plaisir...»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XVI</h3>
-
-<p>Il y a, dans la fraîche maison de
-Castelnau, un petit réduit où l'arrière-grand'mère
-de Marthe passait
-autrefois des journées.</p>
-
-<p>Sur la grisaille des murs on voit de
-galantes gravures, dont M. Jules Balzon
-dit: «Il paraît qu'elles ont de la
-valeur.» La profonde causeuse de la
-vieille dame est encore là et des bergers
-sourient à leurs bergères dans
-le rose fané des camaïeus. Un petit
-meuble contient des livres ... les vers
-de Musset avec les <i>Comédies et proverbes</i>,
-les poèmes de Mme Ackerman,
-une curieuse édition originale,
-<i>les Pleurs</i>, de Marceline Desbordes-Valmore,
-<i>Atala</i> et <i>René</i>. La bonne
-dame, qui un demi-siècle plus tôt vivait
-dans cette province, dut verser bien
-des larmes sur ces feuilles passionnées.</p>
-
-<p>Sa raisonnable petite-fille, qui s'était
-gardée jusqu'alors de les lire, les
-découvrit enfin&mdash;et avec cette magnifique
-littérature exaspéra son pauvre
-amour.</p>
-
-<p>Puis, quand elle entendait sur le
-perron les pas traînants de son père,
-elle laissait vite le livre, se mettait au
-piano et chantait pour elle seule les
-<i>Amours du poète</i>...</p>
-
-<p>Un jour, pendant le déjeuner, une
-lettre arriva de Bordeaux. M. Balzon
-regarda l'enveloppe et dit: «C'est
-l'écriture de Jean-Paul» et tandis que
-Marthe, le cœur battant, fermait les
-yeux, il s'appliqua sans hâte à réunir
-au bout de sa fourchette un morceau
-de filet, un peu de gras, une parcelle
-de pomme de terre&mdash;laissant le tout
-s'imprégner de jus...</p>
-
-<p>&mdash;Lisez donc, père, s'écria Marthe
-exaspérée.</p>
-
-<p>M. Balzon coupa proprement l'enveloppe
-avec son couteau à dessert.</p>
-
-<p>&mdash;Jean-Paul arrive demain, il s'arrêtera
-un jour ici avant d'aller chez
-son père; tu auras un plus aimable
-compagnon que moi... Et il ajouta:
-«Tu vas voir qu'il passera à Castelnau
-toutes ses journées; tant mieux d'ailleurs;
-c'est un jeune homme avec qui
-j'aime assez causer. Je crois qu'il s'intéresse
-à mon travail sur Lucile de
-Chateaubriand. Mais je l'ennuie...»</p>
-
-<p>Marthe protesta.</p>
-
-<p>&mdash;Si, si... Nous avons chacun une
-culture très différente. Il méprise
-tout ce que j'aime; Sully-Prudhomme
-lui paraît négligeable, François Coppée
-le fait rire. Il crie au génie devant
-des œuvres à quoi je ne comprends
-rien, me cite des noms que j'ignorais:
-Jammes, Claudel, André Gide...
-Il s'exalte à propos de Barrès ... au
-fond, il me juge tel qu'une vieille bête.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, papa, je vous assure ...
-et Marthe joyeusement embrasse
-le vieux monsieur.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XVII</h3>
-
-<p>Et voici qu'elle marche dans le
-crépuscule à côté du bien-aimé et lui
-demande doucement:</p>
-
-<p>&mdash;De quoi te faut-il consoler?</p>
-
-<p>Jean-Paul s'émeut de cette bonne
-volonté.</p>
-
-<p>&mdash;Asseyons-nous sur ce banc,
-Marthe, on est bien pour causer...</p>
-
-<p>Le banc s'appuyait au chêne qu'on
-appelait «le gros chêne», malgré
-que d'autres le fussent plus que lui;
-les taillis s'arrêtaient brusquement
-sur des prairies trop vertes et qu'on
-devinait mouillées. A six heures, déjà
-des vapeurs les noyaient; on avait
-coupé les aulnes qui le long du ruisseau
-charmèrent l'adolescence de
-Jean-Paul. Mais ils repoussaient hâtivement,
-traversant les prés d'une
-ligne feuillue où l'eau, invisible, chantait.</p>
-
-<p>&mdash;Marthe, j'ai essayé de me délivrer
-de moi-même&mdash;j'ai voulu me
-renoncer... Mais que peut un tel
-effort, sinon nous révéler notre impuissance?</p>
-
-<p>Marthe, je ne fus jamais plus mon
-prisonnier que dans ces exercices
-d'apostolat où Vincent et Jérôme
-Servet me convièrent. Ah! les pauvres
-âmes, à qui notre prétention est
-de faire du bien! Nous les embellissons
-passagèrement, comme ces jolis
-jardins d'exposition qui ne durent
-que quelques jours...</p>
-
-<p>Lorsqu'un jeune homme en voit un
-autre qui le veut sauver, avec quelle
-terreur il devrait s'en garer!</p>
-
-<p>&mdash;Tu n'as pas aimé les âmes pour
-elles-mêmes, Jean-Paul...</p>
-
-<p>&mdash;Mais peut-on aimer les âmes
-autrement que pour soi? dit le jeune
-homme. Celles à qui l'on s'attache
-en se disant: «Jésus lui-même eut
-un disciple préféré» sont destinées à
-la mort lente d'une amitié&mdash;soit
-que, hâtant le dénouement, on les
-abandonne comme un vêtement usé&mdash;soit
-qu'on y mêle un peu de pitié
-et c'est alors le mensonge des tendres
-gestes qui n'ont plus de sens...
-Ah! quelle agonie!</p>
-
-<p>Marthe se leva.</p>
-
-<p>&mdash;Il fait froid, dit-elle.</p>
-
-<p>Les jeunes gens marchèrent dans
-l'allée du «tour du parc» où la robe
-de Marthe était la seule tache claire;
-et Jean-Paul se disait: «Pourquoi
-parler à celle qui ne comprend
-pas?...» Mais la jeune fille murmura
-soudain une phrase qui prouva qu'elle
-fut attentive:</p>
-
-<p>&mdash;Ton cœur est aussi fermé à
-l'amitié qu'il l'est à l'amour!</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai, Marthe,&mdash;et sais-tu
-ce qu'est l'amour?</p>
-
-<p>Elle dit, d'une voix qu'elle voulait
-rendre indifférente:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Jean-Paul, je le sais.</p>
-
-<p>Il n'osa répondre, et il fauchait
-avec sa canne les tiges longues des
-fougères...</p>
-
-<p>Une sirène d'automobile déchira
-l'air. Les jeunes gens revinrent à la
-hâte. M. Bertrand Johanet, le père
-de Jean-Paul, énorme dans ses fourrures,
-embrassa le jeune homme avec
-une tendresse timide:</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pu attendre jusqu'à
-demain, Jean-Paul...</p>
-
-<p>Sa barbe, épaisse et mal soignée,
-ne laissait voir que peu des joues
-brûlées par le soleil et le grand air...
-Le nez, rouge et gonflé, éclatait
-comme une braise dans la figure commune.
-Le poil jaillissait en touffes
-des oreilles... Le gros homme était
-gêné devant ce fils trop délicat comme
-autrefois devant la jeune femme qui
-vécut et mourut à ses côtés, fidèle,
-silencieuse, résignée...</p>
-
-<p>Le dîner fut long et copieux. Jules
-Balzon adorait son cousin. Ils avaient
-de communs souvenirs d'enfance que
-le professeur évoquait avec assez de
-verve... Le père de Jean-Paul riait
-bruyamment, se congestionnait et
-quand son fils lui offrait un peu d'eau,
-reculait le verre en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es trop généreux.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XVIII</h3>
-
-<p>Au long de ces journées brûlantes
-et vides, Jean-Paul s'étonna d'oublier
-sa peine, il ne pensa plus. Il prit
-conscience de sa jeunesse: dans le
-désarroi de toute vie intérieure, la
-possibilité lui apparut soudain d'une
-vie uniquement physique, dont des
-caresses seraient les joies.</p>
-
-<p>Hier encore, il méprisait les jeunes
-hommes qu'on voit, l'air faraud, d'une
-élégance excessive, inquiets d'attirer
-les regards des femmes... Aujourd'hui,
-il songe que cette façon
-d'exister est la seule peut-être qui
-s'offre à lui ... et s'excuse de vouloir
-faire la bête, à cause qu'il voulut
-trop faire l'ange. Après les rancunes
-et les trahisons qui l'ont fait pleurer,
-c'est dans son cœur un tel soulèvement
-d'obscures tendresses qu'il
-voudrait les voir cristalliser autour
-des premiers jolis yeux venus&mdash;de
-la première petite âme qui lui semblera
-précieuse en un corps harmonieux.</p>
-
-<p>«Je fus jusqu'à ce jour, songe-t-il,
-l'artisan de ma peine... Depuis mes
-quinze ans, la vie n'a été pour moi
-qu'une lutte passionnée contre la
-solitude&mdash;lutte où toujours je fus
-vaincu. Ah! que ne ferais-je pas si
-j'avais le cœur enfin libéré de tous les
-dégoûts de l'isolement?... D'ailleurs,
-je ne veux plus qu'être heureux simplement,
-par la tendresse, comme les
-autres hommes.</p>
-
-<p>Marthe, à ses côtés, n'est plus la
-«jeune fille», la pure et douce Raison.</p>
-
-<p>Elle aussi, après avoir trop lu dans
-le vieux salon de l'aïeule, s'énerve et
-s'attendrit... Quand ils se couchent
-sur le sable chaud du talus à deux
-heures, et s'enveloppent de soleil,
-elle ne s'inquiète guère que Jean-Paul
-approche son visage du sien et s'amuse
-à lui chatouiller avec une paille le
-front, les yeux, les lèvres&mdash;pour
-savoir «qui elle aime le mieux».
-Il lui semble que Jean-Paul la regarde
-avec plus de tendresse; à songer
-qu'il va peut-être l'aimer, elle
-se sent défaillante de joie. Comment
-saurait-elle que le désir n'est
-pas l'amour?</p>
-
-<p>Si Jean-Paul ne l'aime pas, il est
-vrai qu'il s'étonne d'être ému, quand
-dans ses siestes, elle s'étend près de
-lui, les mains nouées sous la nuque,
-découvrant, aux côtés de son corsage,
-le linge odorant qu'un peu de sueur
-tache.</p>
-
-<p>Mais l'imprudente enfant ne surveille
-plus ses paroles et cependant
-que Jean-Paul somnole, elle égrène
-de vains propos, de menues bêtises.
-Jean-Paul écoute à peine et se dit
-quelquefois: «Elle a, comme les autres
-jeunes filles, une pauvre petite
-âme ménagère.»</p>
-
-<p class="p2">Au crépuscule, dans les fins d'orage
-et des fraîcheurs de pluie tombée;
-Jean-Paul faisait seul «la promenade
-du soleil couchant»: ils appelaient
-ainsi la longue avenue qui va parmi
-les landes, vers l'ouest.</p>
-
-<p>Comme il se sentait misérable,
-alors! Il songeait à un enfant de dix-huit
-ans rencontré un soir chez quelque
-ami et qui buvait de l'absinthe
-parce qu'il avait lu que c'est un poison.
-Et cet enfant lui disait: «Quand on a
-trouvé la dernière sensation qui puisse
-donner une joie, il faut mourir.»
-La musique, son unique bonheur,
-l'attirait aux dernières limites du
-désespoir&mdash;éveillait en lui un désir
-plus aigu de fermer pour toujours les
-yeux...</p>
-
-<p>Ah! se disait Jean-Paul, que répondre
-à cette jeune âme dévastée?
-Que sont, en dehors de Dieu, tous
-les petits dieux dont on s'embarrasse:
-la tradition, la famille, la race, les
-morts...?</p>
-
-<p class="p2">Chaque soir, l'automobile ramène
-Jean-Paul chez son père. Il trouve
-une joie à se sentir emporté dans la
-nuit sur les routes solitaires. Des
-métairies accroupies fument doucement.
-Une lumière tremble dans l'encadrement
-d'une fenêtre. Le clair de
-lune baigne l'humble toit penché, le
-four à pain, l'étable, le puits... Un
-coq se réveille parfois et, trompé par
-le ciel lumineux, chante.&mdash;Et Jean-Paul
-se rappelle cette même route à
-cette même heure, quand, petit garçon
-aux yeux pleins de sommeil, il rêvassait
-dans la Victoria... Comme ce soir
-la lune le poursuivait d'arbre en arbre
-jusqu'à la maison; le ciel, liquide
-et clair, coulait entre les tiges noires
-des grands pins. «A cet endroit, lui
-disait son père, ta grand'mère fut
-poursuivie par les loups.» Il reconnaît
-les parfums entêtants des acacias,
-le tiède relent des étables...</p>
-
-<p>Jean-Paul évoque «la vie de Paris»
-que désespérément il veut mener. Il
-est stupéfait de découvrir en son cœur
-la sourde volonté de s'avilir...</p>
-
-<p>L'automobile grince sur le gravier
-de l'allée. La lampe de la salle à billard
-éclaire brutalement le perron, où,
-dans un fauteuil d'osier, M. Bertrand
-Johanet fume sa pipe...</p>
-
-<p>Il convient que le père et le fils
-restent quelques instants ensemble.
-M. Johanet énonce des faits précis:
-on lui offre tel prix du bois d'Ousilanne;
-son berger du Prat n'est pas
-content des soixante francs qu'il
-reçoit annuellement ... les idées mauvaises
-envahissent les campagnes.</p>
-
-<p>La cuisinière Martine lui apporte
-son «grog»&mdash;il y ajoute du rhum.</p>
-
-<p>&mdash;Tu n'en prends pas, Jean-Paul?
-Rien n'est meilleur pour l'estomac...
-Ah! «mon drôle», j'oubliais, il y a
-une lettre pour toi...</p>
-
-<p>Il annonce cela, joyeusement: cette
-bienheureuse lettre va le dispenser
-de causer. Et de nouveau, il fume, il
-boit, comme, à deux cents mètres de
-là, ses bœufs paisibles ruminent...</p>
-
-<p>Jean-Paul reconnaît l'écriture de
-Vincent Hiéron. Il lit:</p>
-
-<p>«Pardonne-moi de t'avoir fait souffrir ...
-je croyais te sacrifier <i>à la
-cause</i> ... il m'apparaît aujourd'hui
-que je fus vainement cruel... Mais je
-te sais d'âme si douce et si peu rancunière
-que, dans ma grande peine, je
-pense à toi: depuis ton départ, Jérôme
-Servet me suspecte. Il écoute contre
-moi de faux rapports. Le petit Georges
-Élie, que Jérôme amène à Paris pour
-l'employer au journal <i>Amour et foi</i>&mdash;(il
-déracine sans scrupule une
-foule de pauvres âmes provinciales)&mdash;le
-petit Georges Élie m'a dit
-l'autre soir: «ton règne est passé».
-Ah! quelle tristesse de voir l'union
-<i>Amour et foi</i> devenir une cour pleine
-d'intrigues, de jalousies, de cabales...
-Mais il n'y a dans mon cœur, Jean-Paul,
-aucun ressentiment contre cet
-homme car il m'a enfanté à la vraie
-vie.»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XIX</h3>
-
-<p>La lampe que Jean-Paul vient
-d'allumer attire les papillons de nuit.
-Il considère un instant, par la fenêtre,
-un carré de ciel nocturne, laiteux,
-sans reflet, comme une opale quand
-elle meurt. Les étoiles qu'il n'avait
-pas vues d'abord jaillissent de l'infini
-et devant ces innombrables regards,
-le cri de Jules Laforgue lui
-monte aux lèvres: <i>étoiles, vous êtes
-à faire peur</i>... Puis, Jean-Paul relit
-une fois encore la lettre de son ami
-et lui répond:</p>
-
-<p>«Je me retrouve dans ma chambre
-d'enfant&mdash;une chambre adoucie et
-comme ennoblie par le soir qui enveloppe
-ses banalités et ses laideurs.
-La lampe éclaire intimement. Il me
-semble entendre, dans le corridor,
-jouer le petit garçon que je fus. Mon
-cher Vincent, ne regrette rien: de
-moi-même, j'aurais quitté l'Union
-<i>Amour et foi</i>.</p>
-
-<p>«J'ai cru pouvoir y anéantir le
-passé. Mais je l'ai retrouvé, le Jean-Paul
-d'autrefois, incapable de partager
-les enthousiasmes que vous lui
-voulûtes imposer... Que veux-tu?
-certains naissent avec le tourment de
-faire du bien à leurs frères&mdash;d'autres
-avec le goût de délicieusement
-s'intéresser aux âmes... Les premiers
-ont la mentalité héroïque; les autres
-doivent renoncer à tout apostolat&mdash;comme
-je m'y résous...</p>
-
-<p>«Est-ce ma faute si les hommes
-sont sur la terre pour mes délices et
-non pour mon tourment?</p>
-
-<p>«Malgré tout, l'Union <i>Amour et
-foi</i> a comme rafraîchi mon âme, qui
-a, autant qu'autrefois, confiance dans
-les vieilles formules de sa prière du
-soir ... elle est demeurée une âme
-«liturgique»... Chacune des grandes
-fêtes religieuses l'élève au-dessus de
-l'abîme où gisent ses pauvres désirs
-et ses mauvais rêves... A ces dates-là,
-une bonté invisible et fidèle se
-penche sur ma destinée. Une foule
-d'aspirations confuses, que je croyais
-mortes depuis longtemps, font en
-moi un bruissement de ruche.&mdash;Peut-être
-vais-je demeurer un jour
-sous l'influence de ce mystère adorable?</p>
-
-<p>«A cette heure, mon ami, je retrouve
-seulement les années grises
-de mon adolescence. Je suis sans but,
-sans joie et sans grande souffrance.
-Dans une acceptation humble de la
-vie, je me résigne à causer inlassablement
-avec la fidèle médiocrité qui me
-suit pas à pas...</p>
-
-<p>«Pourquoi essayerais-je de me refaire
-une vie intellectuelle? Cet effort,
-que souvent j'ai tenté, est demeuré
-stérile. Car il ne résulte pas d'un
-besoin profond de mon âme: ce
-n'est pas une féconde inquiétude
-qui me jette à la recherche de la vérité.
-Hélas! est-ce même une intelligente
-curiosité? J'y découvre plutôt
-le désir de hausser mon pauvre entendement
-au niveau de celui de tel
-camarade mieux doué...</p>
-
-<p>«Ah! je vois clairement ma médiocrité.
-Mais qu'elle me coûte cher,
-cette supériorité que j'ai sur le troupeau!
-Tous les livres que je lis,
-toutes les musiques et tous les tableaux
-qui m'émeuvent sont autant de
-rappels brutaux à mon universelle incompétence.</p>
-
-<p>«Je m'intéresse aux âmes ... mais
-les âmes plaisantes se font rares. La
-plupart m'apparaissent comme les insignifiantes
-silhouettes qui s'agitent
-sur une scène de music-hall, en faisant
-se taire l'orchestre, pour qu'on
-comprenne que c'est difficile... Je
-suis un collectionneur exigeant et
-qu'embarrasse l'esprit critique. Mais
-si cet esprit critique est suffisant pour
-gâter l'univers où je me crispe, il est
-trop faible pour étouffer cette pauvre
-voix qui déjà pleurait en moi, au collège,
-dans le jour tombant des récréations
-de quatre heures:</p>
-
-<p>«A l'instant où l'on a, comme
-moi, perdu sa raison d'exister, la vie
-devient une chose très compliquée&mdash;surtout
-si l'on est sans goût pour les
-<i>divertissements</i>. Ni les cartes, ni le
-billard, ni le tennis ne me peuvent
-secourir. J'apprécie les choses sucrées
-et quelques lectures, mais mon
-estomac est victime du premier de
-ces goûts&mdash;et j'ai lu et relu tout ce
-dont je suis capable de m'émouvoir
-encore.</p>
-
-<p>«Je n'ai plus d'amis... Que sont
-devenus ceux que j'aimais autrefois
-au temps de mon adolescence
-amère et passionnée? Aujourd'hui
-ceux que je croise sur mon chemin
-passent au large, à cause qu'ils ont
-peur de mon sourire... Mais dans
-cette âme qui se confie à toi, Vincent,
-notre amitié demeure toujours vivante
-au milieu des rêves abandonnés et
-des illusions mortes.»</p>
-
-<p>Jean-Paul s'arrêta d'écrire. L'herbe
-mouillée des jardins endormis, les
-acacias neigeux, les roses du balcon,
-les résines de la forêt composaient un
-parfum inouï et si troublant qu'il
-ferma les yeux. «Ce n'est pas vrai,
-Vincent, dit-il, je ne me confie pas&mdash;et
-tu ne sais pas tout. Tu ne sais pas
-mon désespoir ni vers quelles joies je
-tends désormais les mains.»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XX</h3>
-
-<p>Les vacances finissaient. Les
-grands vents d'équinoxe se lamentaient
-à travers les pins indéfiniment
-et sur les vagues fauves des fougères.
-Les premiers vols des ramiers précurseurs
-des palombes rayaient le
-ciel pâle.</p>
-
-<p>Sur les champs dénudés, c'était
-l'époque des semailles et les tournoiements
-d'alouettes. Jean-Paul
-s'attardait dans ces brumes reconnues:
-un fantôme le retenait au seuil
-des troubles expériences qu'il voulait
-tenter...</p>
-
-<p>Tu vins vers lui, petit garçon pâle
-qu'il avait été dans des années déjà
-lointaines. Tu levas vers lui tes yeux
-candides qui ne reflétèrent jamais que
-le ciel. Tu joignis tes mains d'écolier,
-tes mains brunes, un peu tachées
-d'encre, et peut-être lui dis-tu ces
-vieux cantiques des veilles de quinze
-août, chantés jadis avec Marthe, devant
-le ciel nocturne, à l'époque des
-étoiles filantes... <i>Dieu de paix et
-d'amour, lumière de lumière</i>. Ta
-grand'mère vivait encore dans ce
-temps-là&mdash;vieille dame un peu forte
-et qui était une personne pieuse&mdash;tu
-t'agenouillais près d'elle, petit
-garçon. Les perles de jais qui ornaient
-son corsage te meurtrissaient
-le front. Un camée d'améthyste ornait
-son cou et tu pensais de ce précieux
-et antique bijou qu'il avait l'air
-d'être bon à manger... Puis tu demandais
-pardon au bon Dieu de cette
-distraction. Tes yeux se levaient vers
-les mondes multipliés. Tu songeais
-que le créateur de cet univers descendrait
-le lendemain matin dans ton
-cœur d'enfant et cela te paraissait
-divinement naturel. Et comme tu avais
-encore ta voix de soprano, petit soliste
-du collège, tu chantais avec
-Marthe les cantiques de votre première
-communion, ceux que vous ne pouviez
-entendre sans pleurer: <i>Tabernacle redoutable</i>...
-<i>Le ciel a visité la terre</i>...</p>
-
-<p>Jean-Paul veut fuir ces souvenirs
-redoutés et adorés. Mais ils le surprennent
-à chaque heure de la journée.
-Les angelus ont la même voix
-qu'au temps de son enfance, dans des
-crépuscules pareils... Les dernières
-langueurs de septembre finissant
-éveillent chez le jeune homme comme
-chez l'enfant l'angoisse de la rentrée&mdash;l'effroi
-au seuil de la vie inconnue...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXI</h3>
-
-<p>Jean-Paul débarque au quai d'Orsay.
-Il y a, dans la rue, sous un ciel
-lourd et mou, l'effarement habituel de
-la rentrée. Le jeune homme s'aperçoit
-que Paris est plongé dans la
-nuit: les ouvriers électriciens sont
-en grève. Jean-Paul les remercie
-dans son cœur de ce que, par eux,
-la ville s'harmonise avec son présent
-état d'âme.</p>
-
-<p>Une foule de lanternes vénitiennes
-dansent, éclairant des figures de bas
-en haut, verdissant des mentons et
-des lèvres. Jean-Paul, dans sa voiture,
-songe qu'il devra renouer avec
-Lulu, cette plate nullité qu'il avait
-un jour stupéfait de sa grandiloquence.
-«Ce me sera, songe-t-il,
-un merveilleux professeur d'abrutissement;&mdash;par
-cet imbécile, j'atteindrai
-à m'avilir.»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Dans une salle étroite et basse, des
-tziganes jouent frénétiquement une
-musique sauvage. Des messieurs en
-habit poussent des cris, cependant
-qu'un danseur, plus apache que nature,
-s'applique à la valse chaloupée
-et fait le moulinet avec le corps inerte
-et souple de la danseuse...</p>
-
-<p>Quatre garçons se précipitent sur
-Jean-Paul et sur Lulu, les dépouillent
-de leurs pelisses et leur montrent
-une carte où la plus infâme tisane est
-cotée un louis.</p>
-
-<p>&mdash;Tu payes le champagne, dis?</p>
-
-<p>Une dame est devant eux, et leur
-sourit une affreuse gentillesse. Jean-Paul
-regarde le monstre et n'est pas
-fasciné. Un vers de La Fontaine, lui
-revient à propos:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">&mdash;Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez...<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>&mdash;Tu vas te faire injurier, dit
-Lulu.</p>
-
-<p>Mais la bête s'éloigne, jette à droite
-et à gauche des regards de louve affamée...</p>
-
-<p>&mdash;Je trouve des vers idoines aux
-situations les plus saugrenues, constate
-Jean-Paul, satisfait.</p>
-
-<p>Il a bu deux coupes de Mumm. Il
-se veut sublime.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi tous ces gens hurlent-ils?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que cela les amuse.</p>
-
-<p>&mdash;Non, Lulu... Parce qu'ils ont
-peur du silence... Il y aurait là un
-joli développement à faire&mdash;oui, de
-jolies variations ... comme dans <i>le
-Trésor des humbles</i>, de Maeterlinck.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es un peu saoul, mon vieux
-Jean-Paul.</p>
-
-<p>&mdash;Non, mais je suis content ... je
-suis content.</p>
-
-<p>... Et aussitôt, il se sentit triste...</p>
-
-<p>Comme tout cela est ignoble,
-Lulu! Quelle musique! Dire
-qu'avec les mêmes notes, Wagner...</p>
-
-<p>&mdash;Assez, assez, crie Lulu. Ne
-fais pas de philosophie; ce n'est
-pas l'endroit... Tiens, regarde cette
-femme, la seconde à droite, gentille,
-hein?</p>
-
-<p>&mdash;Tu as raison, mon petit Lulu,
-tout cela n'est pas si laid... Il y aurait
-un joli tableau impressionniste à faire.
-Dans cette face de femelle que l'on
-devine hâve de faim sous le maquillage,
-vois ces yeux surnaturels qui
-flambent...</p>
-
-<p>&mdash;Les tziganes sont excellents, ici,
-dit Lulu satisfait.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, j'aime cette musique de
-nègres en folie. Elle empêche de
-penser. Et que venons-nous chercher
-ici, Lulu, sinon un petit suicide?
-La douceur de quitter, pendant
-quelques heures, la vie?...</p>
-
-<p>Ils demandèrent d'autre champagne.
-A ce moment toutes les voix
-hurlèrent un refrain inouï, dont ils ne
-comprirent que les premiers mots:
-<i>Caroline... Caroline...</i></p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que tu regardes,
-Jean-Paul?</p>
-
-<p>&mdash;Je regarde, je regarde le petit
-chasseur, là-bas, près de la porte. Il
-a douze ans. Il voit, avec un air sérieux
-et presque dédaigneux, ces
-grandes personnes qui crient et qui
-trépignent...</p>
-
-<p>Et Jean-Paul murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Va-t-il au catéchisme et fait-il
-sa prière?</p>
-
-<p>&mdash;Assez, dit Lulu.</p>
-
-<p>Mais Jean-Paul, le regard inspiré,
-les yeux au plafond, déclamait:</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">&mdash;Très sérieux, vêtu de livrée amarante,<br /></span>
-<span class="i0">Un enfant de douze ans porte les vestiaires,<br /></span>
-<span class="i0">Le seul grave parmi tous les hommes qui chantent...<br /></span>
-<span class="i0">Va-t-il au catéchisme et fait-il sa prière?<br /></span>
-</div></div>
-
-<p>Ils rentrèrent à l'aube. On voyait,
-dans le jour terne, des équipes de
-balayeurs sordides longer les murs.
-Des lourdes voitures de maraîchers
-passaient. Au coin d'une rue, des
-hommes, dans une échoppe, mangeaient
-la soupe. Il y avait des groupes
-immobiles autour d'un brasero; de
-grosses mains tendues étaient éclairées
-par le foyer...</p>
-
-<p>Jean-Paul évoqua tous ceux qui
-se levaient à cette même heure, dans
-une chambre froide.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a, dit-il, de pauvres servantes
-qui s'habillent à la hâte pour
-assister à la messe de cinq heures.</p>
-
-<p>Ils passèrent la Seine, qui roulait
-des eaux jaunes sous le ciel terreux.</p>
-
-<p>&mdash;Accompagne-moi, Lulu, supplia
-Jean-Paul.</p>
-
-<p>&mdash;Ah non ... il est temps de dormir...</p>
-
-<p>Jean-Paul n'insista pas. Il regarda
-Lulu, livide, les yeux cerclés de marron,
-une petite ride noire au coin des
-lèvres, son grand corps serré dans la
-pelisse et penché en avant...</p>
-
-<p>Il se retrouva seul dans la rue
-et s'appliqua obstinément à ne pas
-penser...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXII</h3>
-
-<p>Jean-Paul dîne ce soir chez Weber
-avec Lulu et l'amie de Lulu, une
-grande fille, nommée Lucile, osseuse,
-«chevaline», mais riche de dix
-années d'expérience. Jean-Paul est
-bien novice, et les discours de cette
-femme le font rougir, à cause du garçon.
-Il essaye de rire bravement à
-tant d'ignobles propos et comme elle
-exige des confidences d'amour, le
-jeune homme prend un air mystérieux
-et entendu... Mais la dame l'assiège
-de questions. Il finit par avouer
-piteusement qu'il n'a pas de maîtresse...
-Cela paraît comique à la
-dame, qui se livre aux plus vilaines
-suppositions...</p>
-
-<p>Alors, malgré la douceur du cigare
-Henry Clay, malgré le large pied de
-la dame qui écrase ses escarpins, et
-l'air: <i>Ah! l'effet que c'te musique me
-fait...</i> vomi par un orchestre tzigane,
-Jean-Paul est au moment de se lever,
-de fuir et, ressuscité par la bise
-glacée, d'aller à Montmartre, de se
-mêler aux groupes silencieux qui,
-dans la grande basilique, prient jusqu'au
-matin pour expier tous les
-crimes de la nuit...</p>
-
-<p>Mais il reste là et il écoute même
-curieusement la femme qui lui dit:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai une sœur, mon cher, vingt
-ans..., je te présenterai Liette...</p>
-
-<p class="p2">Jean-Paul a la terreur de ces retours,
-la nuit, alors que, dans une
-solitude infinie, il se sent brutalement
-jeté en face de sa destinée. Sur le
-pont des Saints-Pères, il hâte le pas
-à cause de l'eau noire, où les reflets
-des réverbères tremblent&mdash;et parce
-qu'il est terrifié <i>du vertige de sa jeunesse
-sur la mort.</i></p>
-
-<p>Avant de s'endormir, il lit une
-pauvre lettre de Marthe: «... Tu ne
-viens plus, mon petit cousin, et je
-suis triste. Si tu me voyais, tu me
-trouverais changée. J'aime à présent
-les livres que tu aimes, Jean-Paul. Je
-ne t'énerverais plus avec mon éternelle
-broderie anglaise. Il y a, dans
-mon cœur, une peine toujours en
-éveil, et j'essaye de l'endormir en lui
-disant les vers qu'autrefois tu me
-récitais... Mais elle demeure en moi
-plus vivante&mdash;et tout m'ennuie qui
-n'est pas mon cher souci. Je ne sais
-plus prier, Jean-Paul. Je me mets à
-genoux, la tête dans les mains et
-les douces formules s'arrêtent sur
-mes lèvres, comme les airs de cette
-boîte à musique, déjà si vieille quand
-nous étions petits, et dont tu goûtais
-la mélancolie.</p>
-
-<p>«On me fait voir à des médecins
-parce que je ne mange pas, et que je
-suis pâle: la glace reflète un pauvre
-visage blême et tiré. L'idée que je
-ne suis plus jolie me console un peu
-de ton absence.</p>
-
-<p>«Je passe mes journées à attendre
-le soir. On parle, au cours de dessin,
-de ma neurasthénie, parce que je ne
-fais plus de visite et que je ne suis
-jamais chez moi, quand on vient me
-voir. Mais ta visite me ferait du bien,
-Jean-Paul. J'ose te le dire, sachant
-que, la lettre envoyée, je pleurerai de
-rage et d'orgueil, je mordrai mon
-oreiller...</p>
-
-<p>«Comme la vie était calme et simple
-autrefois! Mes journées de jeune fille
-si doucement réglées! De fins travaux
-d'aiguille, quelques charités,
-un peu de musique, le commerce
-reposant des petites amies, les chuchotements
-et les bons rires autour
-des tables à thé, quand un jeune
-homme entrait au salon...</p>
-
-<p>«Ce qui me tue aujourd'hui était
-déjà en moi, Jean-Paul. Mais le
-bonheur paraissait tout simple... Je
-croyais l'entendre venir...»</p>
-
-<p>Jean-Paul déchira la lettre, s'étonnant
-de n'être guère ému, seulement
-un peu énervé.&mdash; «N'aurais-je pas
-de cœur?» se dit-il... Mais il songea
-que les gens nous exaspèrent toujours
-qui osent nous aimer plus que nous
-ne les aimons&mdash; «D'ailleurs, elle
-possède son amour, et moi je n'ai
-même pas cela: une pauvre tendresse
-rebutée ... ah! petite fille, que je vous
-envie de m'aimer.»</p>
-
-<p>Puis il essaya d'imaginer cette Liette
-de qui l'amie de Lulu lui avait parlé.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXIII</h3>
-
-<p>Vincent Hiéron a quitté la rue où
-une morne foule peine obscurément
-dans la boue glacée. Depuis qu'il ne
-fréquente plus Jérôme Servet, la chambre
-de Jean-Paul est son seul refuge.</p>
-
-<p>&mdash;Ce matin, j'ai voulu parler à
-Jérôme, dit-il. Il m'a fait faire antichambre
-et ne m'a pas reçu. Dieu
-merci, j'ai pu l'entrevoir quand il
-sortait. Il me jeta un «bonjour, toi!»
-dont je dus me contenter.</p>
-
-<p>... Jean-Paul songe à la Liette
-qu'il a vue, cette nuit ... petite bête
-si vivante et dont encore il sent le parfum.
-Il ne veut plus penser qu'à elle
-et déplore que Vincent le vienne
-troubler dans ses délectations moroses...</p>
-
-<p>&mdash;Il faut respecter ton ancienne
-idole, Vincent.</p>
-
-<p>&mdash;Hélas! il ne me reste plus qu'à
-la rouler «dans ce lambeau de pourpre
-où dorment les dieux morts».</p>
-
-<p>Jean-Paul ne put s'empêcher de
-sourire: Vincent Hiéron citait des
-phrases de Renan.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Jean-Paul, ajouta le jeune
-homme, pardonne-moi de te dire
-cela... Quoi qu'il fasse désormais,
-Jérôme n'en est pas moins le maître
-à qui je dois la part de mon âme, la
-meilleure... Combien seront sauvés
-parce qu'un jour il a traversé leur
-vie...</p>
-
-<p>Jean-Paul ne répond pas. Passionnément,
-il désire être seul et le départ
-de son ami le comble de joie: il
-va pouvoir enfin écrire sa lettre à
-Liette. Il attend cette minute comme
-un vieil abonné de l'Opéra-Comique
-attend «l'air de la lettre» dans <i>Manon</i>
-ou dans <i>Werther</i>.</p>
-
-<p>Car Jean-Paul fabrique son amour
-avec des souvenirs littéraires. Cette
-passion artificielle lui sert à composer
-des sonnets, à s'attarder en de jolies
-missives. La pauvre enfant a des
-maladresses qui dérangent les agréments
-dont l'imagination de son ami
-l'a revêtue. Elle a une rivale redoutable
-qui est la Liette imaginaire, la
-«Liette en soi» à qui Jean-Paul
-rêve tendrement dans la chambre
-solitaire.</p>
-
-<p>Cette Liette-là est un peu philosophe,
-comme Ninon de Lenclos; elle
-a les grâces flexibles et les scrupules
-des héroïnes de race qui hantent
-l'esprit de Paul Bourget, elle est encore
-un petit animal, dépositaire des
-mélancolies de sa race: la pliante et
-trouble Bérénice.</p>
-
-<p>Liette a du moins, sur sa rivale,
-l'avantage de posséder un corps souple
-et musclé&mdash;des jambes minces
-et enveloppantes comme des lierres.</p>
-
-<p>Jean-Paul s'effraye de ne pas l'aimer.
-«J'ai vingt-trois ans, songe-t-il,
-et je n'ai jamais rien éprouvé qui fût
-de l'amour. Il semble que mon cœur
-possède également le désir et l'incapacité
-d'aimer...</p>
-
-<p>«Et cependant, lorsque je me suis
-résigné à vivre comme les autres
-hommes, à rechercher les mêmes
-joies, n'était-ce pas à l'amour que je
-songeais? Puis-je me contenter de
-menus plaisirs physiques?»</p>
-
-<p>Des images s'éveillaient en lui qui
-l'obligèrent à se voiler la face dans
-un geste de dégoût.</p>
-
-<p>Une horloge sonna quatre heures.
-La vitre ruisselait comme un visage
-plein de larmes et déjà on voyait
-des lampes s'allumer. «Mon Dieu,
-mon Dieu, murmura-t-il, vous m'avez
-exilé, même de l'amour humain...»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXIV</h3>
-
-<p>Liette doit aux bontés de Jean-Paul
-un joli «quatrième» à Passy,
-une femme de chambre et une cuisinière.
-Ces deux subalternes occupent
-dans sa vie une place essentielle.
-Jean-Paul est tenu au courant de
-leurs faits et gestes, n'ignore rien des
-dernières insolences de «cette fille»
-ni de ce qu'on apprit sur son compte
-chez le crémier.</p>
-
-<p>Même chez la discrète Marthe,
-Jean-Paul avait remarqué ce goût
-des femmes pour les histoires d'office
-et d'antichambre: rien ne les intéresse
-au monde que leurs servantes.</p>
-
-<p>Mais plus encore que la conversation
-de Liette, Jean-Paul redoutait
-les «parties» avec Lulu et son amie
-et quelques compagnons de <i>plaisir</i>
-dans les lieux de <i>plaisir</i>, cabarets
-<i>artistiques</i>, restaurants de nuit où
-l'on compose de la joie avec du champagne,
-beaucoup de lumière électrique,
-des tziganes, et la valse chaloupée.
-Au long de ces mornes soirées,
-Jean-Paul évoquait les douces
-et graves soirées d'autrefois.</p>
-
-<p>Les soirées d'autrefois! Jean-Paul
-revit le cercle intime de quelques
-amis&mdash;alors que, malgré l'heure
-avancée, nul ne pouvait quitter le
-tiède petit bureau&mdash;l'étroite lueur
-de la lampe ... chacun prenait dans
-la bibliothèque de Jean-Paul le livre
-le plus aimé, et lisait à son tour.</p>
-
-<p>Une élégie de Francis Jammes contenait
-toute la tristesse des vieux
-domaines abandonnés où passent les
-dolentes ombres d'anciennes jeunes
-filles, élevées au Sacré-Cœur. Elle
-évoquait d'obscurs salons campagnards,
-d'où l'on entend l'herbe vibrer,
-dans l'accablement des siestes.</p>
-
-<p><i>L'Invitation au voyage</i>, de Baudelaire,
-faisait frémir ces jeunes âmes
-captives, au seuil d'une pure et passionnée
-adolescence.</p>
-
-<p>Un autre&mdash;ah! comme Jean-Paul
-entendait, à ces heures ignobles,
-sa voix!&mdash;un autre murmurait l'ineffable
-musique de Verlaine: «Souvenir,
-souvenir que me veux-tu?...» Et
-toutes les mystiques ardeurs de <i>Sagesse</i>
-venaient mourir dans cette
-voix. Et quand les âmes atteignaient
-enfin ces sommets, où toute parole
-semblerait vide, l'un d'eux se mettait
-au piano. Quelle douleur, pour Jean-Paul,
-d'évoquer, parmi les obscènes
-frénésies d'un orchestre tzigane, le
-large apaisement de la <i>Sonate au
-clair de lune!...</i></p>
-
-<p>Quelquefois les compagnons de
-plaisir se mêlaient d'être sérieux. On
-imposait silence aux femmes. On
-atteignait «à causer aviation».&mdash;Un
-monsieur ne voulait que des monoplans.
-Un autre avait du goût pour
-les biplans. On démontrait l'infériorité
-de la race allemande en se basant
-sur les échecs de Zeppelin. Un
-soir, on traita même des questions de
-sociologie.</p>
-
-<p>Lulu, qui avait bu pour quatre-vingts
-francs d'extra-dry dans sa
-soirée, disait: «Si les ouvriers mettaient
-de côté, au lieu de dépenser
-leur argent au cabaret...»</p>
-
-<p>Pourquoi Jean-Paul se rappela-t-il
-alors un certain soir, à Bordeaux,
-où il errait avec Vincent Hiéron dans
-les allées du jardin public? Une musique
-jouait la marche du Tannhaüser;
-au centre d'une grande ville,
-cette odeur d'herbe fauchée enivrait
-et les effluves des tilleuls paraissaient
-avoir la mortelle douceur des fleurs
-monstrueuses qui endorment et qui
-tuent....</p>
-
-<p>Dans l'infâme tumulte d'un restaurant
-de nuit montmartrois, Jean-Paul
-évoque cette soirée d'exaltation
-sur les calmes allées d'un jardin
-public, en province... Il entend Vincent
-lui donner ce détail précis:
-«Dans le Nord, Jean-Paul, un ouvrier,
-père de quatre enfants, est
-inscrit d'office au bureau de bienfaisance!»</p>
-
-<p>Jean-Paul regarde autour de lui ces
-faces bestiales&mdash;sur la table, le poing
-rouge de Liette, une main qui n'est soignée
-que depuis peu de temps... Du
-moins ne profanera-t-il pas son désespoir,
-le seul orgueil qui lui reste,
-dans ce bouge, parmi ces bêtes ... alors
-il boit une coupe de vin de Champagne
-et Liette dit:</p>
-
-<p>&mdash;Jean-Paul commence à être
-gai...</p>
-
-<p>Il est gai, en effet. Il rythme avec
-ses deux poings la valse chaloupée...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXV</h3>
-
-<p>Jean-Paul s'accoude un instant au
-parapet du pont des Saints-Pères
-comme appelé par l'eau noire, où
-s'étirent les reflets tremblants des réverbères.
-D'un geste habituel, il promène
-sur son visage des doigts qui
-fleurent encore le musc et le tabac
-d'Orient.</p>
-
-<p>La sensualité de Liette ne lui est
-plus qu'une fatigue&mdash;un indicible
-dégoût. Il n'est que temps de la fuir.
-Mais dès lors que lui reste-t-il?</p>
-
-<p>Trois heures sonnent. Paris semble
-déserté subitement, après un grand
-désastre. Jean-Paul est seul. Que
-fera-t-il demain? Il ne voit pas d'occupation
-précise à quoi s'employer.&mdash;Ah!
-dormir ... dormir d'un sommeil
-indéfini...&mdash;Penché sur la mouvante
-obscurité du fleuve, il ose dire le
-mot: mourir. Terrifié, il s'éloigna du
-parapet.</p>
-
-<p>Dans la nuit, il monta son escalier,
-lentement, ayant peur de retrouver sa
-chambre solitaire et froide ... ou peut-être
-indifférent à tout, n'éprouvant
-même plus ce vague désir d'arriver
-qui toujours fait hâter le pas... Et une
-telle fatigue l'écrasait qu'au deuxième
-étage il dut s'arrêter et appuyer
-contre son cœur ses deux mains.</p>
-
-<p>Il se demandait: «Pourquoi ai-je
-peur de la mort?&mdash;Ce n'est pas la
-petite angoisse du dernier hoquet qui
-me fait reculer. Est-ce de Dieu que
-j'ai peur?»</p>
-
-<p>Et ce seul mot, prononcé avec
-ironie, le bouleversa. Il répéta: «Est-ce
-de Vous, mon Dieu, que j'ai
-peur?»</p>
-
-<p>Il sentit sourdre à ses yeux la source
-des pleurs. Il crut découvrir en lui
-une présence infinie et que Celui
-qu'il avait cru très loin, jamais n'avait
-été aussi près ... le salut était là, dans
-le réveil de sa sensibilité religieuse.</p>
-
-<p>S'y abandonna-t-il adroitement,
-avec cette faculté qu'il eut toujours
-de composer ses émotions, de se
-duper en demeurant sincère? Mais
-non, à cette heure-là, de toutes les
-pauvres roueries apprises dans les
-livres, rien ne subsistait.</p>
-
-<p>«Quand vous croyez être loin de
-moi, c'est alors souvent que je suis
-le plus près de vous.» De ce mot si
-chargé d'amour, Jean-Paul perçut le
-retentissement à travers le silence de
-son cœur. Action mystérieuse de la
-grâce! Au long de sa pauvre existence
-tourmentée, que de fois le jeune
-homme avait senti Dieu s'abattre soudain
-sur son âme comme sur une
-proie! Que de fois cette foudroyante
-bonté, au seuil des pires infamies,
-l'avait cloué sur place! Un
-instant, il demeura immobile, haletant,
-tel qu'un homme qui vient
-d'échapper à un immense péril...</p>
-
-<p>Il se mit à genoux. Sur la table,
-entre les piles de livres, un petit Christ
-de métal luisait&mdash;un affreux objet,
-cadeau de première communion&mdash;mais
-que Jean-Paul vénérait parce
-qu'il avait connu, dans les soirs fiévreux,
-les larmes et les baisers de son
-adolescence.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu, murmura-t-il, pour
-que je vous retrouve, il a fallu que
-tous mes appuis fussent brisés. Après
-avoir franchi vainement le seuil des
-pires joies, ce cœur misérable s'abîme
-en vous ... car il ne me reste rien, si
-ce n'est Vous vers qui, ce soir, l'instinct
-du salut vient de me jeter, si
-souillé, mais tout en larmes...»</p>
-
-<p>A ce degré d'émotion, Jean-Paul
-ne forçait pas sa voix. Toute son enfance
-chrétienne se remit à chanter. Il
-pleurait et balbutiait des mots sans
-suite.</p>
-
-<p>&mdash;O ma douleur dont je voulais
-mourir, vous serez la raison même de
-ma vie... Ivresse de plus souffrir pour
-aimer plus encore...&mdash;O larmes qui
-laverez mon cœur et ma face souillés
-et toutes les âmes que j'ai souillées&mdash;ô
-blessures, ô meurtrissures qui me
-ferez semblable à mon Dieu... Isolement
-du cœur dont je mourais, silence
-effrayant de ma solitude qui m'avez
-permis d'entendre l'appel passionné
-de mon Sauveur, comme je vous bénis
-à cette heure, et comment faire pour
-vous garder?»</p>
-
-<p>Il ouvrit la fenêtre. Un groupe
-d'hommes passa. Ils criaient un refrain
-obscène que Jean-Paul reconnut.
-Il se souvint que ses doigts sentaient
-encore le musc et le tabac d'Orient.
-«Le plaisir, le plaisir, murmura-t-il;
-des musiques atroces, des femmes
-peintes, malades, bestiales, de l'alcool
-et de la fumée, de mornes étreintes&mdash;pour
-cela, Vous abandonner, Vous
-renier, Vous crucifier...»</p>
-
-<p>Une cloche tinta dans le ciel déjà
-plus pâle.</p>
-
-<p>&mdash;Je pense à vous, sixième petit
-vicaire d'une paroisse, à Paris, qui
-allez dire ce matin une messe pour
-les servantes, enfants de Marie, qui
-traverserez de suffocantes chambres
-de malades, qui vous épuiserez,
-l'après-midi, dans un bruyant et
-grossier patronage de garçons, qui
-resterez après cinq heures au confessionnal
-dans l'haleine des vieilles
-femmes et qui, lorsque vous reviendrez
-au crépuscule, exténué,
-triste, seul, recevrez en plein visage
-l'injure ignoble d'un ouvrier...»</p>
-
-<p>La cloche ne tintait plus. Jean-Paul
-se recueillit, présent de cœur à
-cette messe de l'aube.</p>
-
-<p>&mdash;O petit prêtre, songeait-il, ô
-petit prêtre sur qui saint François
-d'Assise s'attendrissait, lorsque la
-nuit vous mouillez les pieds blessés
-du Sauveur de larmes que le monde
-ignore, Dieu pardonne à cause de vous
-les plaintes lâches, les larmes inutiles
-des voluptueux comme moi... De
-toutes vos obscures douleurs vous alimentez
-le plus magnifique amour...»</p>
-
-<p class="p2">Le petit jour livide et le vent plus
-froid entrèrent dans la chambre. Jean-Paul
-ferma la fenêtre. Son enthousiasme
-peu à peu tombait. Mais il
-atteignait encore à s'exalter, disant
-dans son cœur: «Mon Dieu, voudriez-vous
-que je revête la soutane
-élimée, luisante, pauvre, de ceux
-qu'on voit s'épuiser à votre service
-dans des faubourgs? Voudriez-vous
-que, dans une trappe, je m'immole
-silencieusement pour les péchés du
-monde&mdash;pour les miens?»</p>
-
-<p>Jean-Paul s'arrêta. Il n'éprouvait
-plus d'émotion mais seulement une
-grande lassitude. Le sommeil ne venait
-pas. «Je me lèverai, songea-t-il,
-et j'irai vers mon Père; parce que
-ma ferveur est tombée, je dois me
-consacrer à des pratiques pieuses,
-«incliner l'automate» et Dieu me
-parlera...»</p>
-
-<p>Un regard, un sourire flottèrent
-dans sa mémoire. Celle qui l'aimait
-d'un amour si timide, si lointain, si
-humble, celle qui ne demandait rien
-que de le servir, celle de qui la douce
-raison lui fut souvent une lumière,
-Marthe, passa et repassa dans les
-songes qui bercèrent son demi-sommeil.&mdash;«Triste
-âme, se dit-il, moins
-bonne de m'avoir aimé... Quelle
-pauvre lettre fiévreuse elle m'écrivit.
-De toute la littérature, si méprisée
-jadis, cette petite fille attise son
-amour...&mdash;Je ne laisse derrière moi
-que des ruines...» Marthe, Georges
-Élie, ces deux noms l'obsédaient.
-Il voyait ces deux visages qu'il avait
-faits douloureux, ces yeux noyés de
-pleurs à cause de lui.</p>
-
-<p>«J'ai joué avec leurs âmes! J'ai
-joué avec leurs âmes! Seigneur, c'est
-le crime que vous ne pardonnez
-pas...» Il se rappela cette parole du
-Sermon sur la montagne: <i>Si vous
-aimez ceux qui vous aiment</i> quel gré
-vous en saura-t-on? <i>Car les païens
-aussi aiment ceux qui les aiment.</i></p>
-
-<p>«Seigneur, de cela même je n'ai
-pas été capable. Je n'ai pas aimé ceux
-qui m'aimaient...» Jean-Paul pleurait
-doucement, la tête dans son oreiller.
-L'orage crevait sur la terre aride
-et sèche. Un désir passionné de se
-donner, d'aimer sans espoir de retour
-le posséda.</p>
-
-<p>Sept heures sonnèrent. Il se leva à
-la hâte et courut à Saint-François-Xavier.
-Dans la nuit d'un confessionnal,
-il jeta toutes ses faiblesses. Il
-heurta le bois vernis de son front pénitent.
-Il se releva plus calme&mdash;à
-peine troublé de délicats scrupules,
-à cause de péchés mal précisés. De
-vieilles femmes à bonnet noir se groupaient
-autour d'un autel où la messe
-commençait; des servantes disaient
-goulûment leur chapelet, des dames
-au visage blanc uni, reposé, tiraient
-d'un geste lent leurs gants de filoselle.
-Sordide et grise, une loueuse
-de chaises se détacha d'un pilier et la
-monnaie de billon tinta...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXVI</h3>
-
-<p>M. Bertrand Johanet attend comme
-une de ses grandes joies quotidiennes
-le bol de café au lait, le pain noir
-beurré et salé. L'averse ruisselle
-contre les vitres; les arbres sont dans
-la brume des silhouettes à peine indiquées.
-Martine va et vient, effarée, à
-travers la cuisine. Un foulard noir
-cache ses cheveux. Elle n'a plus de
-dents; un petit nez busqué entre
-deux yeux ronds lui donne l'air des
-vieilles poules. Elle répand une odeur
-fade, l'odeur qu'ont les assiettes où
-l'on a mangé des œufs et du poisson.
-Elle est fière d'être née sur la propriété,
-et vénère M. Johanet parce
-qu'il est riche. Martine sait qu'une
-table abondamment servie est le signe
-extérieur de la richesse: elle se souvient
-de l'année et du jour où ses
-poulets de grains ne furent pas assez
-cuits, où elle oublia de flamber ses
-palombes. «Comme vous devez aimer
-ces landes où vous avez toujours
-vécu», lui disait Marthe quelquefois.
-«Que oui! répondait-elle, surtout
-que le bois, aujourd'hui, vaut tant
-d'argent...»</p>
-
-<p>Une chienne et deux chiens dorment
-en rond, aussi près que possible du
-feu. Il y a sur la table une bécasse
-que M. Johanet vient de tuer. Il raconte
-sa chasse, lentement, avec des
-détails:</p>
-
-<p>&mdash;... Je vois mon Stop qui tient
-l'arrêt ... dans l'allée qui longe l'ancien
-marais, à l'endroit où il y a beaucoup
-d'ajoncs. Je m'avance. J'entends:
-vrr... J'épaule. Vlan! Ça y
-était&mdash;tu n'écoutes pas!</p>
-
-<p>&mdash;J'ai autre chose à faire, gronda
-Martine&mdash;M. Balzon et Mlle Marthe
-vont arriver...</p>
-
-<p>Elle porte le bol de café au lait fumant&mdash;presque
-une soupière.&mdash;Et,
-afin qu'il ne fasse pas «un rond»
-sur la table, elle le pose soigneusement
-sur le calendrier de l'année dernière.
-Car M. Bertrand Johanet, qui
-a cinquante mille francs de rentes et
-qui est généreux, eut toujours le
-souci de ne rien perdre... Il coupe
-ses tartines en menus morceaux dont
-il remplit le bol. Autrefois, Marthe
-et Jean-Paul aimaient beaucoup regarder
-le gros homme déjeunant. Des
-stalactites de café étaient suspendues
-à sa moustache et sa barbe...</p>
-
-<p>Quelle idée, pour des Parisiens,
-de venir passer ici les jours de l'an!
-dit Martine.</p>
-
-<p>&mdash;Il paraît que Marthe s'anémie.
-Le médecin veut l'aérer. Ici c'est plus
-abrité qu'à Castelnau,</p>
-
-<p>&mdash;Ce qu'il faut à cette jeunesse,
-déclare sentencieusement Martine,
-c'est un mari.</p>
-
-<p>Elle surveille ses casseroles et son
-rôti. Il y a pour déjeuner de la «tranche
-hachée», un gigot, un lièvre, de
-la purée de bécasses.</p>
-
-<p>&mdash;On pourrait ajouter le pâté de
-foie ... propose M. Johanet... J'entends
-l'auto. Les voilà...</p>
-
-<p class="p2">Débarrassée de ses fourrures, Marthe
-se rapproche frileusement du feu...</p>
-
-<p>&mdash;Tu as besoin d'engraisser, ma
-petite, dit M. Johanet, et Martine
-ajoute:</p>
-
-<p>&mdash;Les yeux lui mangent la figure.</p>
-
-<p>Il est vrai que ses yeux clairs
-s'étaient élargis. Ses cheveux fauves
-pesaient lourdement sur la nuque...</p>
-
-<p>&mdash;Je perds mes bagues, dit-elle...
-Son anneau de première communion
-était devenu trop large...</p>
-
-<p>Elle gagna sa chambre. M. Johanet
-s'installa avec son cousin au fumoir.</p>
-
-<p>L'odeur fade y régnait d'anciennes
-fumeries de&mdash;cigare froid... Il y
-avait aux murs les photographies
-agrandies par Nadar des parents de
-M. Johanet et une carte en relief
-de la France par le géographe de
-S. M. l'empereur. Là, M. Johanet
-recevait ses métayers, écoutait leurs
-doléances et, pour leur faire plaisir,
-les payait avec des écus de cinq
-francs.</p>
-
-<p>&mdash;Trouves-tu Marthe changée?
-demanda le professeur.</p>
-
-<p>M. Johanet appuya le pouce sur la
-cendre de sa pipe et murmura d'un
-air gêné.</p>
-
-<p>&mdash;Tu sais ce que dit Martine? Il
-lui faudrait un mari à cette petite...</p>
-
-<p>M. Balzon rougit.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne demanderais pas mieux,
-Bertrand...</p>
-
-<p>Les deux cousins se regardèrent
-en souriant.</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons la même idée,
-Jules...</p>
-
-<p>&mdash;Ce serait un joli couple, dit
-M. Balzon... Ils auraient leur million
-pour entrer en ménage.</p>
-
-<p>M. Johanet parut soucieux.</p>
-
-<p>&mdash;J'ignore les projets de Jean-Paul...
-Ah! c'est un enfant très aimable,
-très poli. Mais il a lu des
-livres. C'est un savant, un poète...
-Mon fils m'intimide comme un étranger.</p>
-
-<p>&mdash;C'est triste! murmura le professeur.</p>
-
-<p>Le père de Jean-Paul eut le geste
-résigné des paysans pour dire: Que
-veux-tu? C'est comme ça... Les
-jeunes et les vieux ne se comprennent
-jamais...</p>
-
-<p>Il se leva pesamment, et, le dos
-arrondi, se dirigea vers le bureau et
-prit une photographie qu'il contempla
-silencieusement.</p>
-
-<p>&mdash;Vois-tu, Jean-Paul est tout le
-portrait de sa mère. Je n'ai pas su le
-comprendre, lui non plus...</p>
-
-<p>La photographie tremblait dans ses
-grosses mains velues...</p>
-
-<p>Il ajouta d'une voix assourdie:</p>
-
-<p>&mdash;Ça n'empêche pas d'aimer...</p>
-
-<p>M. Balzon, les coudes appuyés sur
-ses cuisses maigres, tisonnait.&mdash;Il
-revoyait les deux jeunes femmes dans
-le parc, lisant à haute voix les comédies
-de Musset et les romans de
-George Sand. Quand le professeur
-rentrait à Paris, elles s'écrivaient
-chaque jour... M. Balzon se rappela
-un soir où sa femme l'avait surpris
-lisant une lettre de l'amie... Elle
-s'était indignée avec des phrases de
-théâtre...</p>
-
-<p>&mdash;Tâche de connaître les projets
-de Jean-Paul, dit-il... De mon côté,
-je parlerai à Marthe.</p>
-
-<p>&mdash;Nous aurons des petits-enfants,
-Jules. Je leur donnerai leur premier
-fusil.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXVII</h3>
-
-<p>Marthe rêve dans la grande chambre
-où Martine l'a laissée. Il y a sur la
-table un verre d'eau, d'une étonnante
-couleur rose. «Il est en sucre d'œuf
-de Pâques», affirmait Jean-Paul autrefois.
-La tapisserie a de petits bouquets.
-Le camaïeu du grand lit «à
-Lange» fait flotter dans la pièce
-l'odeur qu'ont certaines chambres de
-paysans. Le trumeau de la glace représente
-un moulin avec des canards,
-une femme qui fait la lessive. Un
-paysan conduit deux grands bœufs
-roux... Pour Marthe et Jean-Paul,
-ces personnages vivaient autrefois
-d'une vie mystérieuse. Les deux enfants
-avaient donné un nom à chacun
-d'eux. Marthe se souvient qu'ils appelaient
-le paysan et sa femme «M. et
-Mme Colorado». Dieu sait pourquoi?</p>
-
-<p>Dans la lumière terne de cette
-chambre demeurée la même, la jeune
-fille, malgré ses vingt ans, a le sentiment
-terrible des années révolues,
-de la course à l'abîme&mdash;de ce que
-chaque minute tue en nous...</p>
-
-<p>Son père lui a parlé de Jean-Paul.
-Elle ne s'est pas trahie. Elle a même
-supplié qu'on ne lui écrivît pas...
-L'incertitude lui paraît plus douce
-qui laisse un peu de place à l'espoir.
-Mais si Jean-Paul répond «non», où
-trouvera-t-elle la force de vivre?</p>
-
-<p>Et voici qu'une grande lâcheté
-l'envahit. Elle voudrait mourir avant
-de connaître son sort... Elle ouvre la
-fenêtre. Comme la nuit sur ses
-épaules est glacée! Le silence est tel
-que la jeune fille entend l'eau qui
-court invisible sur le sable et sur les
-longues mousses. L'air froid fait
-comme une brûlure dans sa poitrine.</p>
-
-<p>Les jours passent. Il faut vivre. Il
-faudra rentrer à Paris. Marthe comprend
-qu'on ne sort pas de la vie
-comme d'une chambre où l'on s'ennuie.
-L'image de Jean-Paul demeure
-en elle cependant. Mais les traits
-s'effacent, les yeux s'éteignent, elle
-ne le voit plus ... même en baissant les
-paupières, en abandonnant son ouvrage
-sur les genoux... La douleur
-ne se réveille et ne la mord que lorsque
-M. Balzon lui parle d'un jeune
-homme sérieux, de famille honorable
-et riche, qui sollicite l'honneur de
-l'épouser ... alors elle se réfugie dans
-sa chambre, elle tourne la clef, se jette
-sur le lit, s'abandonne à sa douleur
-comme à une volupté.</p>
-
-<p>M. Balzon se résigne à ne pas voir
-sa fille le quitter. De nouveau une
-paix triste habite la chambre de
-Marthe... Il y a des coussins à broder
-pour une vente, le catéchisme
-qu'il faut apprendre à deux petits
-garçons, il y a la musique: la <i>Sonate
-au clair de lune</i>, la <i>pathétique</i>, l'<i>appassionnata</i>
-et cette <i>Chanson triste</i>
-et cette <i>Invitation au voyage</i>, de
-Duparc, que Jean-Paul ne se lassait
-jamais d'entendre, il y a des petites
-amies qu'elle aime comme la seule
-chose au monde quelle puisse aimer&mdash;et
-surtout la chapelle de la
-vierge, le soir, le tabernacle, où tout
-l'amour de ce pauvre cœur déferle...
-Marthe n'attend plus rien. Elle vit.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXVIII</h3>
-
-<p>Jean-Paul, qui autrefois s'émouvait
-si fort lorsqu'on sonnait à sa
-porte, Jean-Paul, qui vivait toujours
-dans l'attente d'un ami, aujourd'hui
-s'enivre de solitude.</p>
-
-<p>Il fuit avec terreur les lieux et les
-visages qui lui rappellent sa vie passée.
-Il fait de grands détours pour
-éviter certaines rues. On le voit brusquement
-revenir sur ses pas lorsque
-de loin lui sourit une face connue&mdash;ou
-qu'un chapeau cloche entrevu ressemble
-à celui qui ombrageait les yeux
-troubles de Liette.</p>
-
-<p>Seul, Vincent Hiéron est reçu avec
-joie dans le petit cinquième. Comme
-tous ceux qui traversèrent l'Union
-<i>Amour et foi</i>, ce jeune homme a des
-besoins d'apostolat. Pour les satisfaire,
-le jour de sa majorité, il a
-quitté une mère trop frivole, en se
-basant sur un texte d'Évangile:
-<i>Celui qui aimera son père ou sa
-mère plus que moi...</i> Il est ainsi délivré
-de la vaine existence de salon à
-quoi on le condamnait sottement.</p>
-
-<p>Vincent Hiéron vit de journalisme
-et d'un héritage. Sa chambre&mdash;vaste
-cellule froide et carrelée&mdash;se
-trouve rue des Réservoirs, à Versailles,
-dans le vieil hôtel qu'habita
-La Bruyère. Il s'est lié avec le troisième
-vicaire et s'occupe obscurément
-du patronage: les vastes espoirs
-de l'Union <i>Amour et foi</i> ne le soutiennent
-plus. Atteindre les âmes une
-à une, tel est le but qu'il se propose.
-Pour l'instant, celle de Jean-Paul
-l'inquiète. Le jeune homme continue
-d'«incliner l'automate», selon ses
-avis. Mais aucune ferveur, aucune
-joie ne le soulèvent.</p>
-
-<p>Les deux amis eurent l'inspiration
-de faire une retraite aux environs de
-Paris chez les Jésuites, avec d'anciens
-élèves de Vaugirard: un aigre
-printemps teintait de violet le jardin
-trop soigné où d'affreuses statues du
-Sacré-Cœur, de la Vierge et des
-innombrables saints jésuites se craquelaient
-à chaque tournant.</p>
-
-<p>Mais comme Jean-Paul aimait la
-bénédiction de chaque soir!... De
-toute cette jeunesse prosternée, montent
-l'<i>O Salutaris</i>, le <i>Tantum ergo</i>,
-qu'il n'entend jamais sans se rappeler
-le collège clair et la chapelle odorante.
-Un jeune homme balance l'encensoir
-dont la fumée noie l'autel où
-des flammes de bougie sont immobiles...</p>
-
-<p>Puis devant cette Présence infinie
-on récite simplement la prière du soir.
-Jean-Paul écoute chacune de ces
-formules qui viennent du lointain de
-son enfance: <i>Dans l'incertitude où
-je suis si la mort ne me surprendra
-pas cette nuit, je vous recommande
-mon âme, ô mon Dieu...</i> Comme
-son cœur d'enfant se serrait jadis devant
-le mystère de la mort, ainsi évoquée!</p>
-
-<p><i>Maison d'Or, Arche d'alliance,
-Porte du ciel, Étoile du matin,</i>
-pures invocations d'une âme en état
-de grâce, qui montaient vers les
-pieds fleuris de roses et le sourire
-de la Vierge, une voix d'adolescent
-les redit aujourd'hui. Jean-Paul se
-rappelle ses somnolences au long
-des premières oraisons, sa joie quand
-il se réveillait après les litanies&mdash;les
-quelques secondes silencieuses pendant
-lesquelles on faisait semblant
-d'examiner sa conscience...</p>
-
-<p>Comme Jean-Paul disait à Vincent
-ses impressions, celui-ci s'indigna
-avec une éloquence de prédicant.</p>
-
-<p>&mdash;Des émotions les plus pures,
-Jean-Paul, tu fais de la volupté. Ah!
-dilettante qui ne veux pas choisir! Tu
-as voulu vivre mille vies, ne négliger
-aucune source d'enthousiasme et
-d'exaltation. Catholique, tu es arrivé
-au milieu d'une société paienne et,
-t'asseyant au banquet où l'on goûte
-les voluptés du monde, tu as prétendu
-garder, cependant, l'héritage sacré
-de ton enfance chrétienne... <i>Mais on
-ne peut servir deux maîtres</i>, n'est-ce
-pas cette vérité qui te meurtrit aujourd'hui?
-Tu ne peux lui échapper,
-elle te tient prisonnier...</p>
-
-<p>Le premier soir, dans sa cellule,
-Jean-Paul se disait:</p>
-
-<p>«Résigne-toi à n'être pas du
-monde, à ce que le monde ne te
-connaisse pas ... tu as choisi.»</p>
-
-<p>Alors il ouvrit la fenêtre. Paris
-dormait au loin dans ses fumées. De
-la maison voisine s'élevait une voix
-de contralto. Jean-Paul reconnut les
-<i>Plaintes de la jeune fille</i>, de Schubert.
-Et il songea à Marthe et que
-le devoir est sans doute la chose du
-monde la plus ordinaire, la plus
-simple&mdash;la plus banale.</p>
-
-<p>Pendant trois jours, le prédicateur
-empêcha Jean-Paul de se recueillir.
-Du moins, dans ce printemps lumineux
-et dépouillé, goûta-t-il la douceur
-de penser à Marthe, à cet amour
-lointain dont il sentait son cœur enveloppé.
-Il écrivit chaque jour une
-lettre que la jeune fille recevait avec
-un tremblement de joie. Jean-Paul
-n'était pas insensible à cette joie
-qu'il donnait. Il se plaisait à évoquer
-Marthe, vers midi, quêtant au portail
-l'arrivée du facteur: «Elle reconnaît
-mon écriture ... elle met la
-lettre dans son corsage, et pendant
-le déjeuner, ses doigts à travers
-la mousseline appuient sur l'enveloppe
-qu'elle n'a pas encore ouverte...»</p>
-
-<p>Jean-Paul s'applique d'abord à ne
-lui pas parler d'amour et raconte simplement
-sa vie: «Le prédicateur a
-des accents si ridiculement ampoulés
-qu'il ne saurait émouvoir. De plus,
-il retape un vieux panégyrique de
-Jeanne d'Arc qui a déjà servi&mdash;et
-nous le débite en tranches. Le site est
-fait à souhait pour qu'on y prenne
-son mal en patience: un très petit
-jardin mais dont les allées s'enchevêtrent
-et, à l'horizon, Paris couché
-dans ses fumées. La forêt est toute
-proche, chantante et fleurissante, et
-les visages graves de ces jeunes
-gens sont plaisants à considérer.
-D'ailleurs, si le prédicateur est médiocre,
-il y a beaucoup de silence
-et de vraie solitude... Les repas sont
-une distraction, la seule de la journée.
-Ces Jésuites cuisinent proprement.
-Mais ils nous fortifient d'indigestes
-viandes, nous échauffent de
-sauces, et méprisent leurs frères les
-légumes...»</p>
-
-<p>Le troisième jour, la Providence
-voulut que l'incommodité d'un rhume
-de cerveau empêchât le prédicateur
-de continuer ses instructions. Il fut
-remplacé par un Père dont l'éloquence
-dépouillée et simple toucha
-profondément ces jeunes âmes attentives.
-Les lettres de Jean-Paul devinrent
-graves:</p>
-
-<p>«Ma chère petite amie, l'étonnante
-expérience que ces journées vécues
-dans le silence d'une maison étrangère
-avec seulement, par intervalles,
-une voix de prêtre qui brutalement
-me jette en face de ma destinée!&mdash;Tout
-bruit cessant, comme une vallée
-où le brouillard se déchire, l'âme se
-dégage peu à peu et les actes accomplis
-émergent des profondeurs. Toute
-la misère se découvre, que je portais
-en moi partout, sans inquiétude. Ah!
-ce n'est pas trop d'un Dieu pour
-nous racheter, car, malgré nos larmes,
-les actes commis ne peuvent
-pas ne pas l'avoir été, et leurs conséquences
-néfastes s'enchaînent logiquement ...
-contre elles, que ferons-nous?
-Seul, Dieu peut intervenir. A
-cause de cela, prions plus longtemps.»</p>
-
-<p>Chaque jour, Jean-Paul apprit à
-se connaître mieux et il eut peur de
-lui-même. Il écrivait:</p>
-
-<p>«Marthe, j'ai eu cette fausse justice
-de Pilate, dont il est parlé dans
-Pascal. Je ne me suis pas déclaré
-contre Dieu, mais les incrédules,
-voyant des chrétiens tels que moi, ont
-pu avoir une médiocre idée de cette
-religion qui produit de si misérables
-disciples! Je n'ai jamais pratiqué
-d'autre doctrine que celle du paganisme.
-Riche, je fus le mauvais riche,
-vivant loin de ses frères, au milieu
-d'un luxe abondant et facile. Intelligent,
-je me suis appliqué aux seuls
-travaux me plaisant, avec nul autre
-souci que de m'y plaire. Ami, je n'ai
-considéré mes amis que pour ma
-joie: ce furent des objets à mon
-usage&mdash;ces âmes immortelles que
-j'aurais pu sauver! Ainsi ma vie n'est
-qu'une hypocrisie soutenue. Car j'ai
-même évité la punition qui s'attache
-au péché: le mépris. Je suis estimé,
-peut-être imité, admiré, aimé!
-Je poursuis une œuvre de mort
-en moi, autour de moi. Et seule,
-telle petite âme me juge, dans le
-désarroi de sa conscience, d'après
-le mal que mon passage a laissé en
-elle...»</p>
-
-<p>Puis cette terreur s'apaisa: Jean-Paul,
-au milieu des parterres éclatants
-de jacinthes, connut cette paix
-que le Maître promet à ceux qui l'aiment:
-«Marthe, cela devient une
-douceur, ce règlement qui, heure par
-heure, m'assujettit à quelque méditation,
-ce mécanisme qui fatalement me
-mène de bonnes œuvres en œuvres
-pies...»</p>
-
-<p>Jean-Paul s'étonnait du plaisir
-qu'il trouvait dans cette correspondance.
-Il se surprit, un soir, embrassant
-la photographie de Marthe. A
-genoux devant la fenêtre ouverte qui
-découpait un pan du ciel où le clair
-de lune ruisselait, il se sentit, en dépit
-de sa misère, un enfant privilégié et
-connut que pour lui, la grâce divine
-prenait la forme d'un amour humain.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXIX</h3>
-
-<p>Dans le merveilleux printemps, il
-alla vivre à Versailles, chez Vincent
-Hiéron.</p>
-
-<p>Dès le matin, il gagnait seul le
-grand Trianon. Débarrassé enfin de
-ses portes-fenêtres et de ses volets,
-le péristyle attendait, semblait-il, les
-apprêts de quelque noble fête. Jean-Paul
-évoquait dans ce cadre et cette
-lumière les brocarts somptueux des
-maîtres vénitiens; sur les marches,
-les joueurs d'instruments, les grands
-lévriers, des pages accroupis jetant
-les dés.</p>
-
-<p>Il imagine l'un d'eux appuyé contre
-une colonne, le regard tourné vers
-le jardin. C'est en vain que, dans
-leurs voiles mystérieux, des femmes
-dansent, et que son ami le plus aimé
-lui tend sa coupe, et lui montre, à ses
-côtés, une place vide. L'enfant juge
-médiocres ces magnifiques plaisirs;
-las des sentiments les plus tendres,
-il rêve d'autres joies, d'un autre
-amour...</p>
-
-<p>Ainsi Jean-Paul se plaît à s'évoquer
-lui-même. Il erre dans les allées
-symétriques. De vieux lilas de
-Virginie, aux troncs noueux, sont aux
-coins des pelouses, comme des encensoirs
-immobiles. Jean-Paul écrase
-sur son visage leurs lourdes grappes
-violettes. Il s'accoude, le soir, à la
-terrasse qui domine le grand canal.
-Nul promeneur à ces heures-là qu'un
-jardinier silencieux. La vie gronde
-au loin pour qu'on ait la joie d'en
-être délivré. Des parfums mêlés saturent
-l'air. Un invisible ramier roucoule
-doucement au fond de l'obscur
-feuillage. Un peu de lune pâle est
-dans l'azur. Voici, entre les arbustes
-taillés, le précieux salon à musique.
-Jean-Paul s'avance parmi les buis
-odorants et les rosiers. Il craint de
-penser à Marie-Antoinette, aux vers
-douceâtres d'Albert Samain. Il veut
-oublier que Bonaparte traîna là ses
-bottes.</p>
-
-<p>Marthe le pressa de venir à Castelnau.
-«Je ne sais, lui écrivait-elle,
-à qui confier ma joie. Père vit avec
-Lucile de Chateaubriand et, s'il me
-voit fiévreuse, m'incite à chercher
-la sérénité dans la compagnie des
-héros. Il a placé sur ma table la
-vie de Beethoven, celle de Michel-Ange
-par Romain Rolland, un
-<i>Lord Byron</i>. Mais je m'intéresse
-trop moi-même pour m'exalter avec
-des passions éteintes. Les miennes
-me suffisent et, couchée dans l'herbe
-déjà épaisse, je songe indéfiniment
-à nous...»</p>
-
-<p>Jean-Paul se félicita de ce qu'il
-éprouvait un très vif désir de retrouver
-Marthe.</p>
-
-<p>Ils connurent de nouveau les grandes
-vacances solitaires et brûlantes,
-les siestes côte à côte dans les lourdes
-chaleurs, la monotonie des journées,
-rompue quelquefois par les tocsins
-haletants qui se répandaient de village
-en village. Ils aimaient l'âcre
-odeur de résine brûlée; à travers les
-pins, le ciel apparaissait fumeux et
-rouge.</p>
-
-<p>Au crépuscule, les deux jeunes
-gens s'étonnaient de retrouver en
-eux toutes les émotions de l'enfance.
-La veille du quinze août, leurs voix
-s'unirent pour le même cantique passionné
-et vieillot qui déjà les avait
-émus, à l'époque de leur première
-communion; ils cherchaient et découvraient
-la même étoile dans les
-mêmes cimes onduleuse des pins.</p>
-
-<p>Un soir, Jean-Paul, feuilletant <i>la
-Vie de Lord Byron</i>, répétait à Marthe
-ce cri de l'Anglais: «<i>Une des sensations
-les plus douloureuses et les
-plus pénibles de ma vie, fut de sentir
-que je n'étais plus un enfant...</i>»</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Marthe, je me retrouve là
-tout entier...</p>
-
-<p>Ils ne s'abandonnaient plus au
-trouble voluptueux des dernières vacances.
-S'ils trouvaient encore leur
-joie aux longues paresses sur le sable
-brûlant des talus, une lecture à haute
-voix les détournait de s'approcher
-trop l'un de l'autre et de se complaire
-à de dangereux vertiges. Jean-Paul
-d'ailleurs se maintenait dans une
-grande ferveur religieuse. Il fit pleurer
-la jeunes fille sur des pages brûlantes
-et douces de Lacordaire et
-d'Henri Perreyve. Marthe avait l'allure
-plus vive qu'autrefois. Elle changea
-sa coiffure et ses yeux ombragés
-souriaient à Jean-Paul; elle eut des
-gestes, une façon de gaminerie qu'il
-se rappelait lui avoir connus quand
-elle était petite fille...</p>
-
-<p>Un soir, Marthe au piano chantait
-<i>l'Invitation au voyage</i>, de Duparc.
-Jean-Paul dans un fauteuil fermait
-les yeux. Après le dernier accord, la
-jeune fille demeura immobile en face
-du clavier, les mains pendantes. Ils
-entendirent au loin le cri guttural d'un
-berger et le piétinement plus pressé
-des brebis. L'herbe vibrait encore,
-mais un vent plus doux gonflait les
-tentures de la fenêtre. Le jardinier
-ratissait l'allée. Il s'interrompit pour
-dire à M. Balzon qui passait: «Il a
-dû pleuvoir quelque part et le vent ne
-vient plus d'Espagne... On entend
-les cloches de Saint-Léger: nous
-sommes au beau.» Jean-Paul regardait
-cette ombre assise, cette nuque
-penchée, ces deux mains grises dans le
-crépuscule qui déjà noyait le salon. Il
-sentit son cœur lourd d'une tendresse
-calme. Il se leva, cherchant quelle
-joie il pourrait donner à cette enfant
-bien-aimée. Alors il s'approcha d'elle,
-se mit à genoux, saisit une main qui
-s'abandonna, l'appuya contre ses lèvres.
-Marthe ne bougeait pas. Elle
-rejeta seulement la tête en arrière,
-peut-être afin d'empêcher les larmes
-de couler. Jean-Paul se pencha encore
-jusqu'à poser son front sur la
-sombre robe de la jeune fille.</p>
-
-<p>Puis il entendit M. Balzon qui
-demandait la lampe. Alors il sortit.
-La nuit venait. Le jardinier arrosait
-les massifs de géraniums et les œillets
-de Chine. Une odeur poivrée
-emplissait l'air, mêlée au parfum de
-la terre chaude et mouillée.</p>
-
-<p>Jean-Paul gagna la route de Johanet.
-Des hommes passèrent, la
-veste sur l'épaule, et lui souhaitèrent
-gravement bonsoir, une charrette
-s'éloignait, avec des cahottements espacés
-et sourds.</p>
-
-<p class="p2">Octobre vint. M. Johanet prépara
-sa chasse à la palombe. Chaque matin,
-Jean-Paul l'entendait, interrogeant,
-de sa fenêtre, le jardinier:</p>
-
-<p>&mdash;Passat paloumbes?</p>
-
-<p>Le jeune homme songeait à l'avenir.
-Avant d'épouser Marthe, ne devait-il
-pas essayer de faire un peu de
-bien à ceux qu'il avait scandalisés?
-Une lettre de Vincent Hiéron lui avait
-appris que Georges Élie était malade,
-qu'il souffrait seul, dans une pauvre
-chambre au fond du quartier de Plaisance.</p>
-
-<p>&mdash;J'irai le voir, se dit Jean-Paul,
-je le soignerai, je le sauverai.</p>
-
-<p>La veille du départ, il fit une dernière
-fois avec Marthe la promenade
-du soleil couchant ... aucun mot ne fut
-prononcé. Mais, avec une certitude
-ineffable, ils se sentaient unis pour la
-vie et au delà... Le soir était tout vibrant
-d'appels de bergers, d'abois de
-chiens, de rires. Dans les champs
-dénudés les bœufs étaient immobiles,
-et sur les charrettes, des garçons et
-des filles, hâtivement déchargeaient
-le fumier... Le vent sentait l'étable,
-l'herbe brûlée&mdash;mais l'odeur s'y mêlait
-déjà de bois humide et de marais,
-qu'on respire l'hiver dans les landes
-inondées où l'on chasse les bécasses.
-Des voix lointaines s'élevèrent qui
-criaient: «Seméro! Seméro!...»
-Dans la campagne, d'autres voix
-leur répondirent et de tous les
-champs où les paysans travaillaient
-encore, de tous les seuils où ceux
-qui étaient rentrés attendaient, sous
-la treille, l'heure de la soupe, le
-même cri jaillit, ce cri qui annonce
-aux chasseurs le passage d'un vol:
-«Seméro! Seméro!»</p>
-
-<p>Jean-Paul et Marthe levèrent les
-yeux au ciel, où le croissant de la
-lune était encore pâle.</p>
-
-<p>&mdash;Les premières palombes... dit
-Marthe.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXX</h3>
-
-<p>Jean-Paul s'enfonça dans les brumes
-du quartier de Plaisance. De
-vieilles femmes, chassées par les sergents
-de ville, tiraient des charrettes
-sans pouvoir s'arrêter. Un homme
-offrait des cartes postales dans un parapluie
-ouvert. Une odeur de graisse,
-de crêpes et de beignets emplissait la
-rue&mdash;et Jean-Paul reconnut cette
-senteur de foire: il évoqua les dimanches
-d'émerveillements et de migraine
-autour des baraques, sur la
-place des Quinconces, à Bordeaux...</p>
-
-<p>Rue Perceval, il entra dans une
-maison de pauvres. Le concierge lui
-cria: «Georges Élie? Au cinquième,
-porte à gauche.» L'escalier n'était
-pas éclairé. Jean-Paul dut tenir une
-rampe gluante. Il se trompa de palier.
-Une mince petite fille aux cheveux
-jaunes parut sur le seuil et lui
-demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Êtes-vous le monsieur de Saint-Vincent
-de Paul? Vous voulez voir
-Georges Élie?... Connais pas... C'est
-peut-être le jeune homme d'en haut...</p>
-
-<p>Jean-Paul monta un étage encore
-et tira un cordon. Il entendit tousser,
-puis un bruit de chaise remuée, un
-pas traînant ... il vit enfin Georges
-Élie, une lampe à la main, essayant
-de reconnaître le visiteur. L'ouvrier
-était en chemise, les pieds nus dans
-des savates. Des cheveux en désordre
-couvraient à demi son front jaune et
-ridé.</p>
-
-<p>&mdash;C'est toi? C'est toi? murmura-t-il,
-stupéfait&mdash;que me veux-tu?</p>
-
-<p>&mdash;J'ai besoin de te parler, Georges.
-Mais recouche-toi d'abord; je sais
-que tu es malade...</p>
-
-<p>Georges Élie ferma la porte et se
-glissa frileusement sous des draps
-gris.&mdash;Un feu de charbon brûlait
-dans la grille. A travers la vitre de
-l'unique fenêtre s'étendait le brouillard
-infini des grandes ville, que déchirait
-au loin l'éclairage violent d'une
-fabrique. Il y avait sur la table le portrait
-d'une paysanne au foulard gascon,
-qui devait être la mère de Georges
-et un portrait de Jérôme Servet. La
-tapisserie tachée était, par endroits,
-recouverte avec des affiches et des
-proclamations d'<i>Amour et foi</i>. Près
-du lit, sous le crucifix, Jean-Paul
-remarqua une vue du port de Bordeaux.</p>
-
-<p>&mdash;Que me veux-tu? demanda encore
-l'ouvrier, rudement...</p>
-
-<p>&mdash;Mais, Georges, il est naturel que
-je vienne voir un ami malade...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je suis malade... Alors,
-avec une délicatesse de bourgeois, tu
-veux me donner la joie d'une visite?...</p>
-
-<p>Dérouté par cette ironie, Jean-Paul
-gardait le silence.</p>
-
-<p>&mdash;Hé bien, je me serais passé de
-visite! Je n'ai pas besoin de pitié!...
-Ta présence me rappelle des heures
-trop dures!...</p>
-
-<p>Et d'une voix plus sourde l'ouvrier
-ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! que je t'ai haï!</p>
-
-<p>&mdash;Je l'ai mérité, Georges. Oui, je
-je ne suis qu'un enfant égoïste et
-cruel. Mais tu vois, dès que je t'ai su
-malade, je suis venu ... parce que tu
-es toujours mon ami...</p>
-
-<p>Jean-Paul parlait avec cette tendresse
-un peu timide, ce savant abandon
-où il excellait. Son attitude penchée
-était celle qu'il utilisait autrefois
-dans ses essais de conquête</p>
-
-<p>&mdash;Non, tu n'es plus mon ami...</p>
-
-<p>Jean-Paul crut sentir moins de colère
-dans la voix de l'apprenti; mais
-il eut la maladresse d'ajouter:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne me pardonne pas de t'avoir
-fait souffrir.</p>
-
-<p>Georges se redressa brusquement:</p>
-
-<p>&mdash;Crois-tu donc que je tienne à
-toi? Je ne demandais pas mieux que
-de ne plus te voir! Monsieur s'imagine
-qu'on ne peut se passer de
-lui...»</p>
-
-<p>Il se tourna du côté du mur et ne
-parla plus. Jean-Paul voulut prendre
-sa main brûlante. Brusquement le
-malade la retira.</p>
-
-<p>La lampe filait et dessinait au plafond
-de la mansarde un cercle noirâtre.
-Jean-Paul baissa la mèche.
-Une averse ruisselait contre les vitres,
-et le vent d'équinoxe refoulait la
-fumée. Le jeune homme s'accroupit
-devant la grille, arrangea le feu. Puis
-d'une voix timide il demanda: «Tu
-n'as besoin de rien?»</p>
-
-<p>Et, comme le malade ne répondait
-pas, il lui dit: «Adieu, Georges!»
-et sortit.</p>
-
-<p>Dans l'escalier noir, où régnait une
-odeur mêlée et fade, il essaya de ne
-pas respirer et, le cœur plein de
-nuit, il songeait: «On ne peut
-anéantir le passé. Je n'ai pu guérir
-cette âme du mal que je lui ai fait...»</p>
-
-<p>Il se retrouva dans la petite rue
-misérable dont les maisons disaient
-de pauvres existences, des luttes sans
-merci contre la faim, la maladie...
-«Je devrais tout donner, se dit Jean-Paul.
-Je n'ai plus le droit d'être heureux,
-selon le monde...» Il pensait à
-saint François, à l'attrait du petit
-frère d'Assise pour la dame Pauvreté...</p>
-
-<p>&mdash;Serai-je capable de distribuer
-mes biens aux pauvres?</p>
-
-<p>Jean-Paul s'interrogea, et connut
-qu'il aimait passionnément la vie
-luxueuse et ornée...</p>
-
-<p>La cohue de la rue de la Gaîté
-l'entraîna. Les lumières violentes des
-théâtres du quartier, des établissements
-de cinématographes, éclairaient
-les faces pâles des voyous,
-de minces figures d'enfants maladifs...</p>
-
-<p>Alors Jean-Paul sentit le désir de
-fuir ce quartier infâme où le crépuscule
-même était sans beauté, de revêtir
-son smoking et d'aller dîner avec
-un ami de mise soignée, dans un
-restaurant coûteux où les musiques
-tziganes sont frénétiques et tristes;
-et, comme toute émotion chez lui
-suscitait un souvenir littéraire, il
-renia momentanément ses dieux;
-Charles Louis Philippe, Francis
-Jammes...</p>
-
-<p>Puis, il ralentit le pas; découragé,
-triste, il pensa que Saint-Sulpice
-était encore ouvert, qu'il y avait une
-place pour sa misère parmi toutes les
-misères agenouillées dans la chapelle
-de la Vierge.</p>
-
-<p>A genoux sur le prie-Dieu, la tête
-dans les mains, il murmurait: «Seigneur,
-après tant d'efforts et de larmes,
-pourquoi suis-je resté l'enfant
-chargé de chaînes? Ce soir, j'ai vu se
-lever vers moi les yeux à jamais troublés
-d'une âme, qui sera moins bonne
-de m'avoir connu...</p>
-
-<p>«O terreur, terreur que l'acte accompli
-soit irréparable! La haine de
-ce visage d'apprenti me l'a révélé:
-mes plus honteuses actions demeurent
-autour de moi. Elles me pressent
-comme une escorte. Je suis leur
-prisonnier.</p>
-
-<p>«Ne souhaité-je pas à l'instant de
-vous fuir, ô mon Dieu? Je prévois en
-tremblant la succession de mes jours,
-tant d'après-midi pesants, tant de
-soirs complices, où l'assaut sera renouvelé,
-inlassablement, contre mon
-rêve d'une vie priante et agenouillée.»</p>
-
-<p>Mais lorsqu'un peu plus tard Jean-Paul
-eut allumé la lampe, il appuya
-son front contre la vitre où un peu de
-jour se mourait. Il songea à Marthe
-et se dit: «J'ai la grande force de
-son amour...» Alors il chercha sa
-photographie et les dernières lettres
-qu'elle avait écrites. Il contempla ces
-quelques feuilles couvertes d'une
-grande écriture pointue et le portrait
-où la jeune fille obligeait à sourire
-son étroit visage.</p>
-
-<p>Alors Jean-Paul se dit: «Le jour
-où ma pensée s'attacha à Marthe
-avec un tendre et obstiné souci, ce
-jour-là j'ai commencé à me délivrer
-de moi-même.»&mdash;Et dans le petit
-bureau glacé, où la servante n'avait
-pas encore allumé le premier feu de
-la saison, Jean-Paul ne voulut plus
-songer qu'au sourire de Marthe flottant
-autour de lui, aux fleurs renouvelées
-dans les vases&mdash;aux rires et
-aux larmes sous le tulle d'un berceau...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<h3>XXXI</h3>
-
-<p>A cette même heure, Marthe, vous
-étiez assise sur votre lit, dans une
-grande chambre de campagne. La
-lampe à huile, dont vous ne songiez
-pas à remonter la mèche, faisait luire
-l'acajou des meubles. Une pluie
-d'automne ruisselait doucement contre
-les vitres. Vous entendiez dans le
-grand silence des landes, les cahots
-d'une charrette, l'aboiement d'un chien
-de garde et, plus rapprochés, les pas
-traînants de votre père, qui lisait en
-se promenant dans la salle de billard
-où restaient accrochés les chapeaux
-de soleil des grandes vacances.</p>
-
-<p>Sur la cheminée, dans la lumière
-de la lampe, vous aviez laissé aussi
-les dernières lettres de Jean-Paul.
-Leurs mots tendres et passionnés
-avaient réveillé en vous la joie que
-vous n'attendiez plus&mdash;une joie qui
-se renouvelait à toutes les minutes de
-votre vie&mdash;qui vous obligeait à demeurer
-tard sans dormir afin de vivre
-plus longtemps avec elle&mdash;une joie
-qui, la nuit, vous réveillait, et qu'au
-matin, vous retrouviez encore si aiguë
-que vous vous demandiez un instant
-si ce n'était pas votre ancienne peine...</p>
-
-<p>Non, la vieille peine s'est éloignée
-Mais vous savez qu'autour de votre
-cœur elle rôde et qu'elle y veut rentrer.
-Vous savez que le bien-aimé
-demeure malgré tout un enfant chargé
-de chaînes et qu'il n'est pas encore
-délivré...</p>
-
-<p>Marthe, vous souriez bravement
-à toutes les trahisons possibles;
-d'avance, vous les absolvez; votre minutieux
-amour prévoit, comme sa future
-vengeance, des redoublements
-de tendresse&mdash;et la sérénité des pardons
-silencieux.</p>
-
-<p class="p2">1909&ndash;1912</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's L'enfant chargé de chaînes, by François Mauriac
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENFANT CHARGÉ DE CHAÎNES ***
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
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-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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