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-Project Gutenberg's Les sentiers dans la montagne, by Maurice Maeterlinck
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Les sentiers dans la montagne
-
-Author: Maurice Maeterlinck
-
-Release Date: September 12, 2020 [EBook #63187]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by The
-Internet Archive/Canadian Libraries)
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-
- MAURICE MAETERLINCK
-
- LES SENTIERS
- DANS LA MONTAGNE
-
- QUINZIÈME MILLE
-
- PARIS
- BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
- EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
- 11, RUE DE GRENELLE, 11
-
- 1919
- Tous droits réservés.
-
- _Copyright in the United States of America by Dodd,
- Mead and Co, Inc., 1919. All rights reserved._
-
-
-
-
-OUVRAGES DE MAURICE MAETERLINCK
-
-EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur
-
-DANS LA BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER A 3 FR. 50 LE VOLUME
-
- La Sagesse et la Destinée (69e mille) 1 vol.
- La Vie des Abeilles (83e mille) 1 vol.
- Le Temple Enseveli (28e mille) 1 vol.
- Le Double Jardin (22e mille) 1 vol.
- L'Intelligence des Fleurs (36e mille) 1 vol.
- La Mort (50e mille) 1 vol.
- Les Débris de la Guerre (17e mille) 1 vol.
- L'Hôte Inconnu (23e mille) 1 vol.
-
-
-THÉÂTRE
-
- Théâtre, Tome I.--_La Princesse Maleine_, _L'Intruse,
- Les Aveugles_ 3 fr. 50
- Tome II.--_Pelléas et Mélisande_ (1892), _Alladine et
- Palomides_ (1894), _Intérieur_ (1894), _La Mort de
- Tintagiles_ (1894) 3 fr. 50
- Tome III.--_Aglavaine et Sélysette_ (1896), _Ariane
- et Barbe-bleue_ (1901), _Soeur Béatrice_ (1901) 3 fr. 50
- Joyzelle, pièce en 5 actes (13e mille) 3 fr. 50
- Monna Vanna, pièce en 3 actes (12e mille) 2 fr. »
- Monna Vanna, drame lyrique en 4 actes et 5 tableaux,
- livret (musique de Henry Février) (9e mille) 1 fr. »
- L'Oiseau Bleu, féerie en 6 actes et 12 tableaux (40e Mille) 3 fr. 50
- La Tragédie de Macbeth, de W. Shakespeare.
- Traduction nouvelle avec une _Introduction_ et des
- _Notes_ (6e mille) 3 fr. 50
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-
-
-CHEZ DIVERS ÉDITEURS
-
- Le Trésor des Humbles (96e édition). (Mercure de France) 3 fr. 50
- Serres Chaudes (poésies). (Lacomblez, édit.) 3 fr. »
- L'Ornement des Noces spirituelles, de Ruysbroeck l'Admirable,
- traduit du flamand et précédé d'une Introduction.
- (Lacomblez, édit.) 5 fr. »
- Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis, traduits
- de l'allemand et précédés d'une Introduction.
- (Lacomblez, édit.) 5 fr. »
- Album de douze Chansons. (Stock, édit.) _Épuisé._
-
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
-
-_20 exemplaires numérotés sur papier du Japon_;
-
-_80 exemplaires numérotés sur papier de Hollande_
-
-
-
-
-LES SENTIERS
-
-DANS LA MONTAGNE
-
-
-
-
-I
-
-LA PUISSANCE DES MORTS
-
-
-Dans un petit livre qui est une sorte d'étrange chef-d'oeuvre: _la Ville
-enchantée_, une romancière anglaise, Mrs Oliphant, nous montre les morts
-d'une ville de province qui tout à coup, indignés de la conduite et des
-moeurs de ceux qui habitent la cité qu'ils fondèrent, se révoltent,
-envahissent les maisons, les rues et les places publiques, et sous la
-pression de leur multitude innombrable, toute-puissante quoique
-invisible, refoulent les vivants, les poussent hors des portes, et
-faisant bonne garde, ne leur permettent de rentrer dans leurs murs
-qu'après qu'un traité de paix et de pénitence a purifié les coeurs,
-réparé les scandales et assuré un avenir plus digne.
-
-Il y a sans nul doute sous cette fiction, qui nous semble poussée un peu
-loin, parce que nous ne voyons que les réalités matérielles et
-éphémères, une grande vérité. Les morts vivent et se meuvent parmi nous
-beaucoup plus réellement et plus efficacement que ne le saurait peindre
-l'imagination la plus aventureuse. Il est fort douteux qu'ils restent
-dans leurs tombes. Il paraît même de plus en plus certain qu'ils ne s'y
-laissèrent jamais renfermer. Il n'y a sous les dalles où nous les
-croyons prisonniers qu'un peu de cendres qui ne leur appartiennent plus
-qu'ils ont abandonnées sans regrets et dont, probablement, ils ne
-daignent plus se souvenir. Tout ce qui fut eux-mêmes demeure parmi nous.
-Sous quelle forme, de quelle façon? après tant de milliers, peut-être de
-millions d'années, nous ne le savons pas encore, et aucune religion n'a
-pu nous le dire avec une certitude satisfaisante, bien que toutes s'y
-soient évertuées; mais on peut, à de certains indices, espérer de
-l'apprendre.
-
- *
-
- * *
-
-Sans considérer davantage une vérité puissante mais confuse qu'il est
-pour l'instant impossible de préciser ou de rendre sensible, tenons-nous
-à ce qui n'est pas contestable. Comme je l'ai dit ailleurs, quelle que
-soit notre foi religieuse, il est en tout cas un lieu où nos morts ne
-peuvent pas périr, où ils continuent d'exister aussi réellement et
-parfois, plus activement que lorsqu'ils étaient dans la chair: c'est en
-nous que se trouve cette vivante demeure et ce lieu consacré qui pour
-ceux que nous avons perdus devient le paradis ou l'enfer selon que nous
-nous rapprochons ou nous éloignons de leurs pensées et de leurs voeux.
-
-Et leurs pensées et leurs voeux sont toujours plus hauts que les nôtres.
-C'est donc en nous élevant que nous irons à eux. Nous devons faire les
-premiers pas; ils ne peuvent plus descendre, tandis qu'il nous est
-toujours possible de monter; car les morts, quels qu'ils aient été dans
-leur vie, deviennent meilleurs que les meilleurs d'entre nous. Les moins
-bons, en dépouillant leur corps, ont dépouillé ses vices, ses
-petitesses, ses faiblesses qui abandonnent bientôt notre mémoire aussi;
-et l'esprit seul demeure qui est pur en tout homme et ne peut vouloir
-que le bien. Il n'y a pas de mauvais morts, parce qu'il n'y a pas de
-mauvaises âmes. C'est pourquoi, à mesure que nous nous purifions, nous
-redonnons la vie à ceux qui n'étaient plus et transformons en ciel notre
-souvenir qu'ils habitent.
-
- *
-
- * *
-
-Et ce qui fut toujours vrai de tous les morts, l'est bien davantage
-aujourd'hui que les meilleurs seuls sont choisis pour la tombe. Dans la
-région que nous croyons souterraine, que nous appelons le royaume des
-ombres et qui est en réalité la région éthérée et le royaume de la
-lumière, il y a eu des perturbations aussi profondes que celles que nous
-avons éprouvées à la surface de notre terre. Les jeunes morts l'ont
-envahie de toutes parts; et, depuis l'origine de ce monde, ne furent
-jamais aussi nombreux, aussi pleins de force et d'ardeur. Alors que dans
-le cours habituel des années, le séjour de ceux qui nous quittent ne
-recueille que des existences lasses et épuisées, il n'en est pas un seul
-dans cette foule incomparable qui, pour reprendre l'expression de
-Périclès, «ne soit sorti de la vie au plus fort de la gloire». Il n'en
-est pas un seul qui ne soit, non pas descendu mais monté vers la mort,
-tout couvert du plus grand sacrifice que l'homme puisse faire à une idée
-qui ne peut pas mourir. Il faudrait que tout ce que nous avons cru
-jusqu'à ce jour, tout ce que nous avons tenté d'atteindre par delà
-nous-mêmes, tout ce qui nous a élevés au point où nous sommes, tout ce
-qui a surmonté les mauvais jours et les mauvais instincts de la nature
-humaine, n'eût été qu'illusions et mensonges, pour que de tels hommes,
-un tel amas de mérite et de gloire, fussent réellement anéantis, à
-jamais disparus, à jamais inutiles et sans voix, à jamais sans action,
-sur un monde auquel ils ont donné la vie.
-
- *
-
- * *
-
-Il est à peine possible qu'il en soit ainsi au point de vue de la
-survivance extérieure des morts; mais il est absolument certain qu'il en
-est autrement au point de vue de leur survivance en nous-mêmes. Ici rien
-ne se perd et personne ne périt. Nos souvenirs sont aujourd'hui peuplés
-d'une multitude de héros frappés dans la fleur de leur âge et toute
-différente de la pâle cohorte alanguie de naguère, presque uniquement
-composée de malades et de vieillards qui déjà n'étaient plus avant que
-de quitter la terre. Il faut nous dire que maintenant, dans chacune de
-nos maisons, dans nos villes comme dans nos campagnes dans le palais
-comme dans la plus sombre chaumière, vit et règne un jeune mort dans
-l'éclat de sa force. Il emplit d'une gloire qu'elle n'eût jamais osé
-rêver, la plus pauvre, la plus noire demeure. Sa présence constante,
-impérieuse et inévitable, y répand et y entretient une religion et des
-pensées qu'on n'y connaissait point, consacre tout ce qui l'environne,
-force les yeux à regarder plus haut et l'esprit à ne plus redescendre,
-purifie l'air qu'on y respire, les propos qu'on y tient et les idées
-qu'on y rassemble; et de proche en proche, comme jamais on n'en avait eu
-d'exemple aussi vaste, ennoblit, anoblit et relève tout un peuple.
-
- *
-
- * *
-
-De pareils morts ont une puissance aussi profonde, aussi féconde et
-moins précaire que la vie. Il est terrible que cette expérience ait été
-faite, car c'est la plus impitoyable et la première en masses aussi
-énormes que l'humanité ait subie; mais à présent que l'épreuve est
-passée, on en recueillera bientôt les fruits les plus inattendus. On ne
-tardera pas à voir s'élargir les différences et diverger les destinées
-entre les nations qui ont acquis tous ces morts et toute cette gloire et
-celles qui en furent privées, et l'on constatera avec étonnement que
-celles qui ont le plus perdu sont celles qui ont gardé leur richesse et
-leurs hommes. Il est des pertes qui sont des gains inestimables et des
-gains où se perd l'avenir. Il est des morts que les vivants ne sauraient
-remplacer et dont la pensée fait des choses que les corps ne peuvent
-accomplir. Il est des morts dont l'élan dépasse la mort et retrouve la
-vie; et nous sommes presque tous à cette heure les mandataires d'un être
-plus grand, plus noble, plus grave, plus sage et plus vivant que nous.
-Avec tous ceux qui l'accompagnent, il sera notre juge, s'il est vrai que
-les morts pèsent l'âme des vivants et que de leur sentence dépend notre
-bonheur. Il sera notre guide et notre protecteur; car c'est la première
-fois depuis que l'histoire nous révèle ses malheurs que l'homme sent
-planer au-dessus de sa tête et parler dans son coeur une telle multitude
-de tels morts.
-
-
-
-
-II
-
-MESSAGES D'OUTRE-TOMBE
-
-
-Sir Oliver Lodge est un illustre physicien anglais, un des savants les
-plus considérables de ce temps. Il est en outre l'un des chefs les plus
-anciens et les plus actifs de la célèbre _Society for Psychical
-Research_, fondée en 1882, qui depuis trente-sept ans s'applique à
-étudier avec une rigueur scientifique irréprochable, tous les phénomènes
-merveilleux, inexplicables, occultes et surnaturels qui ont toujours
-troublé et troublent encore l'humanité. A côté de ses travaux
-scientifiques, dont je ne parle pas, n'ayant pas qualité pour les juger,
-il est l'auteur de livres extrêmement remarquables; entre autres:
-_l'Homme et l'Univers_, _l'Éther de l'Espace_, _la Survivance humaine_,
-où les spéculations métaphysiques les plus hautes et les plus hardies
-sont sans cesse contrôlées par le bon sens le plus prudent, le plus
-avisé, le plus inébranlable.
-
-Sir Oliver Lodge, qui est donc ensemble un philosophe et un savant
-positif et pratique, rompu aux méthodes scientifiques qui ne lui
-permettent pas aisément de s'égarer, qui est en un mot l'un des cerveaux
-les mieux équilibrés qu'on puisse rencontrer, est convaincu que les
-morts ne meurent pas et peuvent communiquer avec nous. Il a essayé de
-nous faire partager cette conviction dans son livre: _la Survivance
-humaine_. Je ne crois pas qu'il y ait complètement réussi. Il nous
-donne, il est vrai, un certain nombre de faits extraordinaires, mais qui
-peuvent, à la rigueur, s'expliquer par l'intervention inconsciente
-d'intelligences autres que celles des morts. Il ne nous apporte pas la
-preuve irréfragable, comme le serait, par exemple, la révélation d'un
-incident, d'un détail, d'une connaissance à tel point inconnue de tout
-être vivant, qu'elle ne pourrait provenir que d'un esprit qui n'est plus
-de ce monde. Accordons du reste qu'une telle preuve est, comme il le
-dit, aussi difficile à concevoir qu'à fournir.
-
- * * * * *
-
-Le plus jeune des fils de Sir Oliver Lodge, nommé Raymond, né en 1889,
-était ingénieur et s'engagea pour la durée de la guerre en septembre
-1914. Il fut envoyé en Belgique au commencement du printemps de 1915, et
-le 14 septembre de la même année, devant Ypres, tandis que la compagnie
-qu'il commandait quittait une tranchée de première ligne, un éclat
-d'obus le frappait au flanc gauche; et il mourait quelques heures après.
-
-C'était, comme nous le montre une photographie, un de ces jeunes et
-admirables soldats anglais, types parfaits d'une humanité vigoureuse,
-fraîche, heureuse, innocente et splendide, dont la mort semble d'autant
-plus cruelle et plus incroyable qu'elle anéantit plus de force,
-d'espérances, de beauté.
-
-Son père vient de lui consacrer un gros volume sous ce titre: _Raymond,
-or Life and Death_; et chose d'abord assez déconcertante, ce n'est pas,
-comme on s'y attendait, un livre de plaintes, de regrets, de sanglots;
-mais le rapport précis, volontairement impassible, presque heureux par
-moments, du savant qui refoule sa douleur pour voir clair devant lui,
-lutte énergiquement contre l'idée de la mort et regarde se lever l'aube
-d'un immense et très étrange espoir.
-
-Je ne m'arrêterai pas à la première partie du volume qui s'attache à
-nous faire connaître le jeune homme. On y trouve une quarantaine de
-lettres écrites dans les tranchées, des témoignages de ses compagnons
-d'armes qui l'adoraient, des détails sur sa mort, etc. Ces lettres, soit
-dit en passant, sont charmantes, pittoresques et d'un enjouement délicat
-et délicieux qui ne songe qu'à rassurer ceux qui sont en sûreté. Je n'ai
-pas le temps de m'y attarder et ce n'est pas ce qui nous intéresse ici.
-
-Mais la seconde partie que Sir Oliver Lodge intitule: _Supernormal
-Portion_, abandonne la vie qui s'agite à la surface de notre terre, et
-nous introduit dans un monde tout différent.
-
-Dès les premières lignes, l'auteur nous rappelle sa conviction, à
-savoir, et en ses propres termes: «que non seulement la personnalité
-persiste après la mort, mais que son existence continuée s'enlace à la
-vie quotidienne beaucoup plus étroitement qu'on ne se l'imagine; qu'il
-n'y a pas de véritable solution de continuité entre le mort et le
-vivant; qu'en réponse aux demandes urgentes de l'affection, des moyens
-de communication peuvent être établis par-dessus ce qui semble être un
-gouffre et qu'en fait, comme Diotime le disait à Socrate, dans le
-_Symposium_, _l'amour jette un pont sur l'abîme_».
-
-Sir Oliver Lodge est donc persuadé que son fils quoique mort n'a pas
-cessé d'exister et ne s'est pas éloigné de ceux qui l'aiment. Raymond,
-en effet, onze jours après son décès, cherche déjà à communiquer avec
-son père. On sait que ces communications, ou soi-disant communications
-d'outre-tombe,--ne préjugeons pas pour l'instant,--se font par
-l'intermédiaire d'un médium qui est ou se croit inspiré ou possédé par
-le mort ou par un esprit familier qui parle au nom du mort et rapporte
-ce que ce dernier lui révèle, soit de vive voix, soit par l'écriture
-automatique ou encore, bien que très rarement dans le cas qui nous
-occupe, par les tables parlantes. Mais je passe sur ces préliminaires
-qui nous entraîneraient trop loin, pour arriver tout de suite à la
-communication qui est, je pense, la plus étonnante de toutes; et
-peut-être la seule qui ne soit pas explicable, ou du moins qui soit le
-plus difficilement explicable, par l'intervention des vivants.
-
-Vers la fin du mois d'août 1915, c'est-à-dire peu de jours avant sa
-mort, le jeune héros, qui se trouvait, comme nous l'avons vu, aux
-environs d'Ypres, avait été photographié avec les officiers de son
-bataillon, par un photographe ambulant. Le 27 septembre suivant, au
-cours d'une séance avec le médium Peters, l'esprit qui parlait par la
-bouche de celui-ci, dit tout à coup et textuellement: «Vous avez
-plusieurs photographies de ce jeune homme. Avant son départ, on a fait
-un bon portrait de lui, deux,--non, trois.--Deux où il est seul, et un
-où il se trouve au milieu d'un groupe d'autres hommes. Il tient beaucoup
-à ce que je vous dise cela. Sur l'une des épreuves vous verrez sa
-canne.»
-
-Or, à ce moment, dans l'entourage de Sir Oliver Lodge, on ignorait
-absolument l'existence de ce groupe. On n'attacha du reste pas grande
-importance à cette révélation; mais dans des séances subséquentes,
-notamment le 3 décembre, avant l'arrivée des épreuves, avant que
-personne les eût vues, les détails se précisent. D'après les
-déclarations de l'esprit, il s'agit bien d'un groupe d'une douzaine
-d'officiers, ou peut-être plus d'une douzaine, pris en plein air, devant
-une sorte de hangar. (Le médium trace avec le doigt des lignes
-verticales dans l'espace.) Les uns sont assis, les autres debout, dans
-le fond. Raymond est assis, quelqu'un s'appuie sur lui. Plusieurs
-épreuves ont été prises.
-
-Le 7 décembre, les photographies arrivent à Mariemont, résidence de Sir
-Oliver Lodge. Ce sont trois épreuves légèrement différentes du même
-groupe de vingt et un officiers, sur trois rangs, le dernier rang
-debout, les deux autres assis. Le groupe est pris devant une sorte de
-hangar en planches, dont le toit présente des lignes verticales très
-apparentes. Raymond est assis au premier rang; à ses pieds, se trouve la
-canne dont on avait parlé dans la première révélation, et, détail
-extrêmement frappant, _dans tout le groupe, il est le seul sur l'épaule
-de qui, dans deux épreuves, quelqu'un appuie la main, et dans la
-troisième, la jambe_.
-
-Cette manifestation est une des plus remarquables qu'on ait obtenues
-jusqu'ici, parce qu'elle exclut presque entièrement toute ingérence
-télépathique, c'est-à-dire toute communication de subconscient à
-subconscient, parmi les personnes présentes à la séance, qui toutes
-ignoraient absolument l'existence des photographies. Si l'on se refuse à
-admettre l'intervention du mort,--qui ne doit, j'en conviens, être
-admise qu'à la dernière extrémité,--il faut, pour expliquer la
-révélation, supposer que le subconscient du médium ou de l'un des
-assistants, à travers les dédales et les déserts immenses de l'espace et
-parmi des millions d'âmes étrangères, se soit mis en rapport avec le
-subconscient d'un des officiers ou des personnes qui avaient vu ces
-épreuves dont rien ne faisait soupçonner l'existence. C'est possible,
-mais tellement hasardeux, tellement prodigieux, que la survivance et
-l'intervention du défunt, sembleraient presque, en l'occurence, moins
-surnaturelles et plus vraisemblables.
-
- * * * * *
-
-Je n'entrerai pas dans le détail de nombreuses séances qui précédèrent
-ou suivirent celle-ci, et n'entreprendrai pas non plus de les résumer.
-Il faut, pour en partager l'émotion, lire les procès-verbaux qui
-reproduisent fidèlement ces étranges dialogues des vivants et des morts.
-On a l'impression que l'enfant qui n'est plus se rapproche chaque jour
-de la vie et s'entretient de plus en plus aisément, de plus en plus
-familièrement avec tous ceux qui l'ont aimé avant les ténèbres de la
-tombe. Il rappelle à chacun mille petits incidents oubliés. Il demeure
-parmi les siens, comme s'il ne les avait jamais quittés. Il est toujours
-présent et prêt à leur répondre. Il se mêle si bien à toute leur
-existence que personne ne songe à le pleurer. On l'interroge sur sa
-situation, on lui demande où il est, ce qu'il est, ce qu'il fait. Il ne
-se fait pas prier; il se déclare d'abord étonné de l'invraisemblable
-réalité de ce monde nouveau. Il y est très heureux, il se reforme, se
-condense, pour ainsi dire, et se ressaisit peu à peu. L'existence de
-l'intelligence et de la volonté, débarrassée du corps, est plus libre,
-plus légère, plus étendue, plus diffuse, mais se continue à peu près
-pareille à ce qu'elle était dans la chair. Le milieu n'est plus physique
-mais spirituel; et c'est une transposition sur un autre plan plutôt que
-la rupture, le bouleversement de fond en comble, les transformations
-inouïes que nous nous plaisons à imaginer. Après tout, n'est-ce pas
-assez plausible, et n'avons-nous pas tort de croire que la mort change
-tout, du jour au lendemain, et qu'il y ait, entre l'heure qui précède le
-décès et celle qui la suit, un abîme subit et inconcevable? Est-ce
-conforme aux habitudes de la nature? Le principe de vie que nous portons
-en nous, et qui sans doute ne peut s'éteindre, est-il à ce point modifié
-et opprimé par notre corps, qu'au sortir de celui-ci, il devienne, en un
-clin d'oeil, tout à fait différent et méconnaissable?
-
-Mais il faut que j'abrège; il faut même, pour ne pas dépasser les bornes
-de cette étude, que je néglige deux ou trois révélations moins
-frappantes que celle de la photographie, mais qui n'en sont pas moins
-assez étranges.
-
-Évidemment, ce n'est pas la première fois que de telles manifestations
-se produisent; mais celles-ci sont vraiment d'une qualité plus haute que
-celles qui encombrent plusieurs volumes des _Proceedings_.
-Apportent-elles la preuve que nous demandons? Je ne le crois pas; mais
-cette preuve péremptoire sera-t-on jamais à même de nous la fournir? Que
-peut faire l'esprit désincarné qui veut établir qu'il continue
-d'exister? S'il nous parle des incidents les plus secrets, les plus
-intimes d'un passé commun, nous lui répondons que c'est nous, en
-nous-mêmes, qui retrouvons ces souvenirs. S'il entend nous convaincre
-par la description de son monde d'outre-tombe, tous les tableaux les
-plus sublimes, les plus inattendus qu'il en pourrait tracer, ne valent
-rien comme preuve, n'étant pas contrôlables. Si nous lui demandons de
-s'attester par une prédiction de l'avenir, il nous avoue qu'il ne le
-connaît pas beaucoup mieux que nous; ce qui est assez vraisemblable,
-attendu qu'une telle connaissance supposerait une sorte d'omniscience et
-partant d'omnipotence qui ne doit pas pouvoir s'acquérir en un instant.
-Il ne lui reste donc que les petites échappées, les précaires
-commencements de preuve du genre de ceux que nous trouvons ici. Ce n'est
-pas suffisant, j'en conviens, puisque la psychométrie, c'est-à-dire une
-manifestation de clairvoyance analogue, entre subconsciences vivantes,
-donne des résultats presque aussi étonnants. Mais ici comme là, ces
-résultats montrent tout au moins qu'il y a autour de nous des
-intelligences errantes, déjà affranchies des lois étroites et pesantes
-de l'espace et de la matière, qui parfois savent des choses que nous ne
-savons pas ou ne savons plus. Émanent-elles de nous, ne sont-elles que
-des manifestations de facultés encore inconnues; ou sont-elles
-extérieures, objectives et indépendantes de nous? Sont-elles seulement
-vivantes au sens où nous l'entendons pour nos corps, ou
-appartiennent-elles à des corps qui ne sont plus? C'est ce que nous ne
-pouvons pas encore décider; mais il faut convenir que dès qu'on admet
-leur existence, qui n'est plus guère contestable, il est bien moins
-difficile d'accepter qu'elles appartiennent à des morts.
-
-En tout cas, si de telles expériences ne démontrent pas, de façon
-péremptoire, que les morts peuvent directement, manifestement et presque
-matériellement se mêler à notre existence et rester en contact avec
-nous, elles prouvent qu'ils continuent de vivre en nous beaucoup plus
-ardemment, plus profondément, plus personnellement, plus passionnément
-qu'on ne l'avait cru jusqu'ici; et c'est déjà bien plus qu'on n'osait
-espérer.
-
-
-
-
-III
-
-LES MAUVAISES NOUVELLES
-
-
-Durant plus de quatre ans, sur près de la moitié de la terre habitable,
-ont cheminé nuit et jour les mauvaises nouvelles. Depuis qu'existe notre
-monde, on ne les vit jamais se répandre en foules aussi denses, aussi
-affairées, aussi impérieuses. Au temps heureux de la paix, on
-rencontrait çà et là les sombres visiteuses, s'en allant par monts et
-par vaux, presque toujours isolées, quelquefois deux par deux, rarement
-trois par trois, discrètes, intimidées, s'efforçant de passer inaperçues
-et se chargeant humblement des plus petits messages de douleur que leur
-confiait le destin. Maintenant, elles marchent la tête haute, elles sont
-presque arrogantes; et, enflées de leur importance, négligent tous les
-malheurs qui ne sont pas mortels. Elles encombrent les routes,
-franchissent les fleuves et les mers, envahissent les rues, n'oublient
-pas les ruelles, gravissent les sentiers les plus âpres et les plus
-rocailleux. Il n'est pas une masure tapie dans le faubourg le plus
-obscur et le plus ignoré d'une grande ville, il n'est pas une cabane
-dissimulée dans le repli du plus misérable village de la plus
-inaccessible montagne qui échappe à leurs investigations et vers
-laquelle l'une d'elles, détachée de la sinistre troupe, ne se hâte de
-son petit pas pressé, assuré et impitoyable. Chacune a son but dont rien
-ne peut la détourner. A travers le temps et l'espace, à travers les
-rochers et les murs, elles progressent ainsi, obstinées et rapides,
-aveugles et sourdes à tout ce qui voudrait les retarder, ne pensant qu'à
-remplir leur devoir qui est d'annoncer au plus tôt au coeur le plus
-sensible et le plus désarmé la plus grande douleur qui le puisse
-frapper.
-
- *
-
- * *
-
-Nous les regardons passer comme les émissaires du destin. Elles nous
-semblent aussi fatales que le malheur même dont elles ne sont que les
-porte-voix, et nul ne songe à leur barrer la route. Dès que l'une
-d'elles arrive inopinément parmi nous, nous quittons tout, nous nous
-précipitons au-devant, nous nous rassemblons autour d'elle. Une sorte de
-crainte religieuse l'environne, nous chuchotons respectueusement et nous
-ne nous inclinerions pas plus bas en présence d'un envoyé de Dieu. Non
-seulement personne n'oserait la contredire, lui donner un conseil, la
-prier de prendre patience, d'accorder quelques heures de répit, de se
-cacher dans l'ombre ou de faire un détour; c'est à qui, au contraire,
-lui offrira son zèle et ses humbles services. Les plus compatissants,
-les plus pitoyables sont les plus empressés, les plus obséquieux, comme
-s'il n'y avait pas de devoir moins discutable ni d'acte de charité plus
-méritoire que de conduire le plus directement et le plus promptement
-possible, au coeur qu'elle doit atteindre, la noire messagère.
-
- *
-
- * *
-
-Une fois de plus, nous confondons ici ce qui appartient au destin avec
-ce qui nous appartient en propre. Le malheur était peut-être inévitable;
-mais une bonne partie des douleurs qui le suivent reste en notre
-pouvoir. C'est à nous de les ménager, de les diriger, de les asservir,
-de les désarmer, de les retarder, de les détourner et parfois même de
-les arrêter net.
-
-En vérité, nous en sommes encore à ignorer presque complètement la
-psychologie de la douleur, aussi profonde, aussi complexe, aussi digne
-d'intérêt que celle des passions auxquelles nous avons consacré tant de
-loisirs. Dans la vie ordinaire, il est vrai, les grandes détresses, si
-elles n'étaient pas aussi rares qu'on l'eût souhaité, étaient néanmoins
-trop espacées pour qu'il fût facile de les étudier avec suite.
-Aujourd'hui, hélas! elles forment tout le fond de nos méditations; et
-nous apprenons enfin qu'autant que l'amour, le bonheur ou la vanité,
-elles ont leurs secrets, leurs habitudes, leurs illusions, leur
-casuistique, leurs recoins obscurs, leurs labyrinthes et leurs abîmes;
-car l'homme, qu'il aime, qu'il se réjouisse ou qu'il pleure, est
-toujours semblable à lui-même.
-
-Il n'est pas vrai, comme nous l'acceptons trop volontiers, que le
-malheur devant être connu tôt ou tard, le seul devoir soit de le
-divulguer au plus tôt; car il y a une grande différence entre un malheur
-encore flagrant et celui que le temps a déjà amorti. Il n'est pas vrai,
-comme nous l'admettons sans conteste, que tout vaille mieux que
-l'ignorance ou l'incertitude et qu'il y ait une sorte de lâcheté à ne
-pas annoncer aussitôt, à ceux qu'elle doit atterrer, la mauvaise
-nouvelle que l'on connaît. Il y a lâcheté, tout au contraire, à s'en
-débarrasser au plus vite et à n'en point porter seul et secrètement tout
-le poids aussi longtemps que possible. Quand survient la mauvaise
-nouvelle, le premier devoir est de l'isoler, de l'empêcher de se
-répandre, de s'en rendre maître, comme d'un malfaiteur ou d'une maladie
-contagieuse, de fermer toutes les issues, de monter la garde autour
-d'elle et de la mettre dans l'impossibilité de sortir et de nuire. Il ne
-s'agit pas seulement, comme le croient les meilleurs et les plus
-prudents d'entre nous, de l'introduire, avec mille précautions, à petits
-pas feutrés, obliques et mesurés, par la porte de derrière, dans la
-demeure qu'elle doit dévaster; il s'agit de lui en interdire
-formellement l'entrée et d'avoir le courage de l'enchaîner dans notre
-propre demeure qu'elle remplira de reproches et de récriminations
-injustes et insupportables. Au lieu de nous faire l'écho complaisant de
-ses cris, ne pensons plus qu'à étouffer sa voix. Chaque heure que nous
-passons ainsi dans un tête-à-tête impatient et pénible avec l'odieuse
-prisonnière est une heure de larmes que nous prenons à notre compte et
-que nous épargnons à la victime du destin. Il est presque certain que la
-malfaisante recluse finira par échapper à notre vigilance; mais ici les
-minutes mêmes ont leur importance et il n'est pas de gain, si minime
-soit-il, que nous ayons le droit de négliger. L'horloge qui mesure les
-phases de la douleur est bien plus exacte et plus scrupuleuse que celle
-qui marque les étapes du plaisir. Le temps qui passe entre la mort d'un
-être aimé et le moment qu'on apprend cette mort, emporte autant de peine
-que de jours. Ce qui est à craindre par-dessus tout, c'est le premier
-coup du malheur; c'est alors que le coeur se déchire et reçoit une
-blessure qui ne guérira plus. Mais ce coup n'a sa force éclatante et
-quelquefois mortelle que s'il frappe à l'instant sa victime et pour
-ainsi dire au sortir même de l'événement. Toute heure qui s'interpose en
-émousse l'aiguillon, en brise l'efficace. Une mort qui remonte à
-quelques semaines n'a plus le même aspect que celle qu'on annonce le
-jour même qu'elle eut lieu; et si quelques mois la recouvrent, ce n'est
-plus une mort et déjà c'est un souvenir. Qu'ils s'écoulent avant qu'on
-l'apprenne ou après qu'on la connaît, les jours qui nous en séparent
-agissent presque pareillement. Ils éloignent d'avance des regards et du
-coeur l'aveuglante horreur de la perte, ils la reculent préventivement,
-hors de portée de la folie, dans un lointain semblable à celui
-qu'adoucit le regret. Ils forment une sorte de souvenir rétroactif qui
-opère dans le passé comme le véritable opérera dans l'avenir et apporte
-d'emblée tout ce que ce dernier eût donné peu à peu, heure par heure,
-durant les longs mois qui séparent du premier désespoir, la douleur qui
-s'assagit, se résigne et se reprend à espérer.
-
-
-
-
-IV
-
-L'AME DES PEUPLES
-
-
-Dans l'admirable et touchant écrit où Octave Mirbeau nous lègue sa
-dernière pensée, le grand ami que viennent de perdre tous ceux qui en ce
-monde ont faim et soif de la justice, s'émerveille de découvrir aux
-suprêmes moments de sa vie combien l'âme collective du peuple français
-diffère de l'âme de chacun des individus qui la composent.
-
-Il avait consacré la meilleure partie de son oeuvre à rechercher, à
-disséquer, à mettre en aveuglante et parfois insupportable lumière et à
-stigmatiser avec une éloquence et une virulence qu'on n'a pas égalées,
-les faiblesses, l'égoïsme, les mesquineries, la sottise, la vanité, les
-bas instincts de lucre, le manque de conscience, de probité, de charité,
-de dignité, les tares honteuses de ses compatriotes; et voici qu'à
-l'heure urgente du devoir, de ce bourbier qu'il avait si longtemps remué
-avec un âpre et généreux dégoût, s'élève tout à coup, comme dans une
-féerie, le plus pur, le plus noble, le plus patient, le plus fraternel,
-le plus total esprit d'héroïsme et de sacrifice que la terre ait connu,
-non seulement aux jours les plus glorieux de son histoire, mais aux
-temps même de ses plus invraisemblables légendes qui n'étaient que de
-magnifiques rêves qu'elle n'avait jamais espéré de réaliser.
-
-J'en pourrais dire autant d'un autre peuple que je connais bien,
-puisqu'il habite le sol où je suis né. Les Belges non plus, tels que
-nous les montrait la vie de tous les jours, ne semblaient pas nous
-promettre une grande âme. Ils nous paraissaient bornés, étroits, assez
-vulgaires, mesquinement honnêtes, sans idéal, sans pensées généreuses,
-uniquement préoccupés de leur petit bien-être matériel, de leurs petites
-querelles sans horizon; et pourtant, lorsque sonna pour eux la même
-heure du devoir, plus menaçante, plus formidable que celles des autres
-peuples, parce qu'elle les précédait toutes dans un effroyable mystère;
-ayant tout à gagner et rien à perdre, fors l'honneur, s'ils se
-montraient infidèles à la parole donnée, dès le premier appel de leur
-conscience réveillée dans un coup de foudre, sans hésitation, sans un
-regard sur ce qu'ils allaient affronter et subir, d'un élan unanime et
-irrésistible, ils étonnèrent l'univers par un choix qu'aucun peuple
-n'avait fait et sauvèrent le monde tout en sachant qu'eux-mêmes ne
-pouvaient pas être sauvés; ce qui est bien le plus beau sacrifice que
-les héros et les martyrs qui semblaient jusqu'à ce jour les
-professionnels du sublime puissent accomplir sur cette terre.
-
-D'autre part, à ceux d'entre nous qui avaient eu l'occasion de
-fréquenter des Allemands, avaient séjourné en Allemagne et croyaient en
-connaître les moeurs et la littérature, il paraissait incontestable que
-le Bavarois, le Saxon, le Hanovrien, l'habitant des bords du Rhin,
-malgré certaines fautes d'éducation plutôt que de caractère, qui nous
-choquaient un peu, possédait des qualités, notamment une bonhomie, un
-sérieux, une application au travail, une constance, une résignation, une
-simplicité familiale, un sentiment du devoir, une façon d'accepter
-consciencieusement la vie, que nous avions toujours ignorés ou que nous
-achevions de perdre. Aussi, en dépit des avertissements de l'histoire,
-fûmes-nous frappés de stupeur et d'abord incrédules au récit des
-premières atrocités, non pas accidentelles, comme en toute guerre, mais
-voulues, préméditées, systématiques et allégrement perpétrées par tout
-un peuple qui se mettait délibérément, avec une sorte d'orgueil sadique,
-au ban de l'humanité et se transformait tout à coup en une horde de
-démons plus redoutable et plus dévastatrice que toutes celles que
-l'enfer avait jusqu'à présent vomies sur notre planète.
-
- * * * * *
-
-Nous savions déjà, et le docteur Gustave Le Bon nous l'avait
-curieusement démontré, que l'âme d'une foule ne ressemble en rien aux
-âmes qui la constituent. Selon les chefs et les circonstances qui la
-mènent, elle est parfois plus haute, plus juste, plus généreuse, le plus
-souvent plus instinctive, plus crédule, plus cruelle, plus barbare, plus
-aveugle. Mais une foule n'a qu'une âme provisoire et momentanée qui ne
-survit pas à l'événement presque toujours violent et bref qui la fit
-naître, et sa psychologie aléatoire et fugitive ne peut guère éclairer
-la façon dont se forme l'âme profonde, séculaire et pour ainsi dire
-immortelle d'un peuple.
-
- * * * * *
-
-Il est assez naturel qu'un peuple ne se connaisse point et que ses actes
-le plongent dans un étonnement dont il ne revient qu'après que
-l'histoire les lui a plus ou moins expliqués. Chacun des hommes qui le
-composent ne se connaît pas soi-même et connaît moins encore les autres
-hommes. Aucun de nous ne sait au juste ce qu'il est et ne peut répondre
-de ce qu'il fera dans une conjoncture inattendue et un peu plus grave
-que celles qui forment le tissu habituel de l'existence. Nous passons
-notre vie à nous interroger et à nous explorer; nos actes nous révèlent
-à nous-mêmes autant qu'aux autres; et plus nous approchons de notre fin,
-plus s'allonge l'étendue de ce qui nous reste à découvrir. Nous ne
-possédons que la plus petite partie de nous-mêmes; le surplus, qui est
-presque tout, ne nous appartient point et baigne dans le passé et
-l'avenir et dans d'autres mystères plus inconnus que le passé et
-l'avenir.
-
-Ce qui est vrai de chacun de nous, l'est à bien plus forte raison d'un
-grand peuple composé de millions d'hommes. Il représente un avenir et un
-passé incomparablement plus étendus que ceux d'une simple vie humaine.
-On admet et répète à satiété que ses morts le conduisent. Il est certain
-que les morts continuent de vivre en lui beaucoup plus activement qu'on
-ne croit et le mènent à son insu; de même qu'à l'autre bout des siècles,
-l'avenir, c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas encore nés et qu'il
-porte en soi comme ses morts, prennent à ses résolutions une part aussi
-importante que ces derniers. Mais dans son présent même, dans la minute
-où il vit et agit sur cette terre, outre la puissance de ceux qui ne
-sont plus et de ceux qui ne sont pas encore, il y a hors de lui, hors de
-l'ensemble des corps et des intelligences qui le constituent, une foule
-de forces et de facultés qui n'y ont pas trouvé ou n'y ont pas voulu
-prendre place, ou qui n'y séjournent pas constamment, et néanmoins lui
-appartiennent aussi essentiellement et le dirigent aussi efficacement
-que celles qui s'y trouvent contenues. Ce que renferme notre corps où
-nous nous croyons circonscrits, est peu de chose au regard de ce qu'il
-ne renferme pas; et c'est dans ce qu'il ne renferme pas que paraît
-résider la partie la plus haute et la plus puissante de notre être.
-N'oublions pas qu'il se confirme chaque jour davantage que nous ne
-mourons ni ne naissons tout entiers, qu'en un mot nous ne sommes pas
-intégralement incarnés et que, d'autre part, il y a dans notre chair
-beaucoup plus que nous-mêmes. Or, ce sont toutes ces forces flottantes,
-bien plus profondes et plus nombreuses que celles qui semblent fixées
-dans le corps et l'esprit, qui composent l'âme réelle d'un peuple. Elles
-ne se montrent pas dans les petits incidents de la vie quotidienne qui
-n'intéressent que l'étroite et chétive enveloppe qui le couvre; mais
-elles se réunissent, se concertent, se passionnent aux heures graves et
-tragiques où le sort éternel est en jeu. Elles imposent alors des
-décisions qu'enregistre l'histoire et dont la grandeur, la générosité et
-l'héroïsme étonnent ceux-là mêmes qui les ont prises plus ou moins à
-leur insu et souvent malgré eux et qui se manifestent à leurs yeux comme
-une révélation d'eux-mêmes, inattendue, magnifique et incompréhensible.
-
-
-
-
-V
-
-LES MÈRES
-
-
-Elles ont porté la grande douleur de cette guerre.
-
-Dans nos rues, sur nos places, par les routes, dans nos églises, dans
-nos villes et nos villages, dans toutes nos maisons, nous coudoyons des
-mères qui ont perdu leur fils ou vivent dans une angoisse plus cruelle
-que la certitude de la mort.
-
-Essayons de comprendre leur perte. Elles savent ce qu'elle est, mais ne
-le disent pas aux hommes.
-
-On leur prend leur fils au moment le plus beau de la vie, au déclin de
-la leur. Quand ils meurent en bas âge, il semble que l'âme des enfants
-ne s'éloigne guère et attende, autour de celle qui la mit au monde,
-l'heure de revenir sous une forme nouvelle. La mort qui visite les
-berceaux n'est pas la même que celle qui répand l'épouvante sur la
-terre. Mais un fils qui meurt à vingt ans ne revient point et ne laisse
-plus d'espoir. Il emporte avec lui tout ce qui restait d'avenir à sa
-mère, tout ce qu'elle lui donna, tout ce qu'il promettait: les peines,
-les angoisses et les sourires de la naissance et de l'enfance, les joies
-de la jeunesse, la récompense et les moissons de l'âge mûr, l'aide et la
-paix de la vieillesse.
-
-Il emporte bien plus que lui-même: ce n'est pas sa vie seule qui finit,
-ce sont des jours sans nombre qui se terminent brusquement, toute une
-lignée qui s'éteint, une foule de visages, de petites mains caressantes,
-de rires et de jeux qui tombent du même coup sur le champ de bataille,
-disent adieu au soleil et rentrent dans la terre qu'ils n'auront pas
-connue. Tout cela, les yeux de nos mères l'aperçoivent sans qu'elles
-s'en rendent compte, et c'est ce qui fait que nul d'entre nous ne peut,
-à certaines heures, soutenir le poids et la tristesse de leurs regards.
-
-Pourtant, elles ne pleurent pas comme celles des autres guerres. Tous
-leurs fils disparaissent un à un, et on ne les entend pas se plaindre et
-gémir comme jadis, où les grandes douleurs, les grands massacres et les
-grandes catastrophes s'enveloppaient des clameurs et des lamentations
-des femmes.
-
-Elles ne s'assemblent pas sur les places publiques, ne récriminent pas,
-n'accusent personne, ne se révoltent point. Elles ravalent leurs
-sanglots et écrasent leurs larmes, comme si elles obéissaient à un mot
-d'ordre qu'entre elles elles se sont transmis, sans que les hommes en
-aient eu connaissance.
-
-On ne sait ce qui les soutient et leur donne la force de supporter les
-restes de leur vie. Quelques-unes ont d'autres enfants; et l'on comprend
-qu'elles reportent sur eux l'amour et l'avenir que la mort a rompus.
-Beaucoup n'ont pas perdu ou tâchent à retrouver la foi aux promesses
-éternelles; et l'on comprend encore qu'elles ne désespèrent pas, car les
-mères des martyrs ne désespéraient pas non plus. Mais tant d'autres,
-dont la demeure est à jamais déserte et dont le ciel n'est peuplé que de
-pâles fantômes, gardent le même espoir que celles qui espèrent toujours.
-Qu'est-ce donc qui maintient ce courage qui étonne nos regards?
-
-Quand les meilleurs, les plus pitoyables, les plus sages d'entre nous
-rencontrent une de ces mères qui vient furtivement de s'essuyer les
-yeux, afin que son malheur n'offense pas ceux qui sont heureux, et
-tandis qu'ils cherchent les mots qui, dans l'aveuglante vérité de la
-plus effroyable douleur qui puisse atteindre un coeur, ne sonnent pas
-comme des mensonges odieux ou dérisoires, ils ne trouvent presque rien à
-lui dire. Ils lui parlent de la justice et de la beauté de la cause pour
-laquelle est tombé le héros, du sacrifice immense et nécessaire, de la
-mémoire et de la reconnaissance des hommes, du néant de la vie qui ne se
-mesure pas à l'étendue des jours, mais à la hauteur du devoir et de la
-gloire. Ils ajoutent peut-être que les morts ne meurent point, qu'il n'y
-a pas de morts, que ceux qui ne sont plus vivent plus près de nos âmes
-que lorsqu'ils étaient dans la chair; et que tout ce que nous aimions en
-eux subsiste dans nos coeurs, tant que notre souvenir l'y visite et que
-le ranime notre amour...
-
-Mais à mesure qu'ils parlent, ils sentent le vide de ce qu'ils disent.
-Ils comprennent que tout cela n'est vrai que pour ceux que la mort n'a
-pas précipités dans l'abîme où les mots ne sont plus que des bruits
-puérils, que le plus ardent souvenir ne remplace pas une chère réalité
-que l'on touche des mains ou des lèvres, que la pensée la plus haute ne
-vaut pas les allées et venues familières, la présence aux repas, le
-baiser du matin et du soir, les embrassements du départ et l'ivresse du
-retour. Elles le savent et le sentent mieux que nous; et c'est pourquoi
-elles ne répondent pas à nos consolations, elles les écoutent en silence
-et trouvent en elles-mêmes d'autres raisons de vivre et d'espérer que
-celles que nous cherchons à leur apporter du dehors en fouillant
-vainement tout l'horizon des certitudes et des pensées humaines. Elles
-reprennent le fardeau de leurs jours sans nous dire où elles puisent
-leurs forces, sans nous apprendre le secret de leur sacrifice, de leur
-résignation et de leur héroïsme.
-
-
-
-
-VI
-
-TROIS HÉROS INCONNUS
-
-
-Le gouvernement belge a publié l'année dernière une _Réponse au Livre
-Blanc allemand_ du 10 mai 1915.
-
-Cette «_Réponse_» réfute de façon péremptoire et une à une, toutes les
-allégations du _Livre Blanc_, au sujet des francs-tireurs, des
-agressions de la population civile et de la cruauté des femmes belges
-envers les prisonniers et les blessés allemands. Elle a recueilli sur
-les sacs et les massacres d'Andenne, de Dinant, de Louvain et
-d'Aerschot, un ensemble de témoignages authentiques et accablants, qui
-d'ores et déjà permettent à l'histoire de prononcer son verdict, avec
-plus de certitude que ne le ferait le plus scrupuleux jury de cours
-d'assises.
-
-Des effroyables épisodes que rapportent ces récits de témoins oculaires,
-je ne veux retenir aujourd'hui que deux de ceux qui marquèrent le sac
-d'Aerschot; non qu'ils soient plus odieux ou plus cruels que les
-autres;--au contraire, à côté des assassinats sans excuse et des
-exécutions en masse d'Andenne, de Dinant, de Louvain, dont rien ne
-saurait dépasser l'horreur, ils semblent presque bénins;--mais je les
-choisis justement parce qu'ils montrent mieux qu'en ses plus grands
-excès la psychologie pour ainsi dire normale de l'armée allemande et ce
-qu'elle fait d'abominable quand elle se croit juste, modérée et humaine.
-Je les choisis surtout, parce qu'ils nous font voir, dans une terrible
-épreuve, l'admirable et touchant état d'âme d'une petite cité belge,
-innocente entre toutes les victimes de cette guerre, et offrent à nos
-méditations des traits d'héroïque et simple sacrifice, dont on n'a pas
-parlé et qu'il est bon de mettre en lumière, car ils sont aussi beaux
-que les plus beaux exemples des plus belles pages de Plutarque.
-
- *
-
- * *
-
-Aerschot (prononcez: Arschot) était une humble et heureuse petite ville
-du Brabant flamand, une de ces modestes agglomérations inconnues que,
-comme Dixmude, à jamais regrettable et ensevelie dans le passé, personne
-ne visitait, parce qu'elles ne renfermaient aucun monument remarquable,
-mais qui n'en conservaient et n'en représentaient que mieux, du fond de
-leur silence et de leur isolement sans tristesse, la vie flamande dans
-ce qu'elle a de plus spécial, de plus intime, de plus calme, de plus
-recueilli, de plus amène et de plus traditionnel. Dans ces petites
-villes à demi campagnardes, il n'y a guère d'industrie: une ou deux
-malteries, une minoterie, une huilerie, une fabrique de chicorée. La vie
-y est presque agricole; et les gens aisés vivent du produit ou du revenu
-de leurs champs, de leurs prés et de leurs bois. Toute la semaine, la
-grand'place, dont les maisons sont cossues, plus ou moins cubiques, et
-virginalement blanches, à portes cochères ornées de cuivres étincelants,
-toute la semaine la grand'place est presque déserte et ne s'anime que le
-jour du marché et le dimanche matin, à l'heure de la grand'messe. En un
-mot, c'est la paix, l'attente des repas et du repos dans le repos,
-l'existence lente et facile; et peut-être le bonheur, si le bonheur
-consiste à être heureux dans un demi-sommeil sans ambitions qui
-dépassent le clocher, sans passions trop vives et sans rêves trop
-ardents.
-
-C'est dans ce paisible séjour d'une tranquillité immémoriale, que la
-guerre même n'avait jusqu'ici troublé qu'à la surface, que le 19 août
-1914, à 9 heures du matin, après la retraite des derniers soldats
-belges, la grand'place est soudain envahie par le flot dense et
-intarissable des troupes allemandes. Le fils du bourgmestre, un enfant
-de quinze ans, se hâte de fermer les persiennes de la maison paternelle
-et est blessé à la jambe par une des balles que les vainqueurs envoient
-à tort et à travers dans les fenêtres,
-
-A 10 heures, le commandant allemand fait appeler à l'hôtel de ville le
-bourgmestre, M. Tielemans. On l'y reçoit grossièrement, on le brutalise,
-on le traite de «Schweinhund», c'est-à-dire de chien mâtiné de cochon,
-espèce d'animal qui, apparemment, ne se trouve qu'en Allemagne.
-
-Puis, le colonel Stenger, commandant la 8e brigade d'infanterie, et ses
-deux aides de camp s'installent dans la maison du bourgmestre, sur la
-grand'place; et, soit dit en passant, cambriolent immédiatement tous les
-tiroirs de leurs appartements; après quoi, du haut du balcon, ils
-assistent au défilé de leurs troupes.
-
-Vers quatre heures de l'après-midi, hantés par l'idée fixe d'imaginaires
-francs-tireurs, des soldats pris de panique se mettent à tirailler dans
-les rues. Le colonel, au balcon, est atteint par une balle allemande et
-tombe. Un des aides de camp descend quatre à quatre en hurlant: «Le
-colonel est mort, il me faut le bourgmestre!» Celui-ci se sent perdu et
-dit à sa femme: «Ceci est grave pour moi.» Elle lui serre la main en lui
-disant: «Du courage!» Le bourgmestre est arrêté, maltraité par les
-soldats. Sa femme fait vainement remarquer au capitaine que son mari et
-son fils ne peuvent avoir tiré puisqu'ils ne possèdent aucune arme. «Ça
-ne fait rien, répond le soudard, il est responsable.» «En outre,
-ajoute-t-il, il me faut votre fils.» Ce fils est l'enfant de quinze ans
-qui vient d'être blessé à la jambe. Comme il marche difficilement, à
-cause de sa blessure, il est brutalisé sous les yeux de sa mère et
-conduit, à coups de pied, à l'hôtel de ville, près de son père.
-
-Cependant, le même capitaine, soutenant toujours qu'on a tiré sur ses
-hommes, exige que Mme Tielemans visite avec lui la maison de la cave aux
-greniers. Il est obligé de constater que toutes les chambres sont vides
-et toutes les fenêtres fermées. Durant cette perquisition, il tient
-constamment la malheureuse femme sous la menace de son revolver. La
-fille de celle-ci se met entre sa mère et le sinistre personnage. Il ne
-comprend pas. Arrivés dans le vestibule, la mère lui dit:
-«Qu'allons-nous devenir?»--Froidement, il répond: «Vous serez fusillée
-ainsi que votre fille et vos domestiques.»
-
-Maintenant, commencent le pillage et l'incendie méthodiques de la ville.
-Toutes les maisons du côté droit de la place sont en feu. De temps en
-temps, les soldats interpellent les femmes en s'écriant: «On va vous
-fusiller, on va vous fusiller!»--«A ce moment, dit textuellement Mme
-Tielemans dans sa déposition, les soldats sortaient de chez nous, les
-bras chargés de bouteilles de vin. On ouvrait les fenêtres de nos
-appartements et tout ce qui s'y trouvait était enlevé. Je me détournai
-pour ne pas voir ce pillage. A la lueur sinistre des incendies, mes yeux
-rencontrèrent mon mari, mon fils et mon beau-frère, accompagnés d'autres
-messieurs que l'on conduisait au supplice. Jamais je n'oublierai ce
-spectacle et le regard de mon mari cherchant une dernière fois sa maison
-et se demandant où étaient sa femme et sa fille; et moi, pour ne pas lui
-enlever son courage, je ne pouvais pas lui crier: je suis ici!»
-
-Les heures passent. Les femmes sont chassées de la ville et, par une
-route jonchée de cadavres, menées comme un troupeau, dans une prairie
-lointaine où on les parque jusqu'au matin. Les hommes sont arrêtés. On
-leur lie les poignets derrière le dos, à l'aide de fils de cuivre si
-cruellement serrés que le sang gicle. On les groupe et on les force de
-se coucher sur le sol, de façon que la tête touche terre et qu'ils ne
-puissent faire aucun mouvement. La nuit s'écoule ainsi, tandis que la
-ville se consume et que le pillage et l'orgie continuent.
-
-Entre cinq et six heures du matin, l'autorité militaire décide de
-commencer les exécutions, et que l'un des principaux groupes de
-prisonniers, composé d'une centaine de civils, assistera à la mise à
-mort du bourgmestre, ainsi qu'à celle du fils et du frère de celui-ci.
-Un officier annonce au bourgmestre que son heure est venue. En entendant
-ces mots, un citoyen d'Aerschot, nommé Claes van Nuffel, s'avance vers
-l'officier et le supplie d'épargner la vie du chef de la cité, il offre
-de mourir à sa place, ajoutant qu'il est l'adversaire politique du
-bourgmestre, mais qu'il estime qu'en ce moment celui-ci est nécessaire à
-la ville. L'officier répond sèchement: «Non, c'est le bourgmestre qu'il
-nous faut.»--Le bourgmestre se lève, remercie M. van Nuffel, ajoute
-qu'il mourra tranquille, qu'il a passé son existence à faire tout le
-bien qu'il pouvait, qu'il n'implore pas sa grâce, mais demande celle de
-ses concitoyens et de son fils, un enfant de quinze ans, dernière
-consolation de sa mère.--L'officier ricane et ne répond pas. A son tour,
-le frère du bourgmestre demande grâce, non pour soi, mais pour son frère
-et son neveu. On ne l'écoute pas. L'enfant se lève alors et va se placer
-entre son père et son oncle. A dix mètres, six soldats les couchent en
-joue; l'officier fait un geste du sabre, et, comme le dit la veuve de
-l'héroïque magistrat, «ce qu'il y avait de meilleur en ce monde avait
-vécu».
-
- *
-
- * *
-
-«On plaça ensuite les autres civils par rangs de trois, nous dit dans sa
-déposition M. Gustave Nys, témoin oculaire de l'horrible drame dont il
-faillit être l'une des victimes. Celui qui avait le numéro 3 devait
-sortir du rang et s'aligner derrière les cadavres, pour être fusillé.
-Tous les civils avaient les mains liées derrière le dos. Mon frère et
-moi étions voisins; j'eus le nº 2, mon frère Omer, âgé de vingt ans, eut
-le nº 3. Je demandai alors à l'officier: «Puis-je remplacer mon frère?
-Pour vous, peu importe qui tombe sous vos balles; pour ma mère qui est
-veuve, mon frère, qui a terminé ses études, est plus utile que moi.»
-Encore une fois, il reste insensible à cette prière.--«Que le nº 3 sorte
-du rang!»--Nous nous embrassons, et mon frère Omer se joint aux autres.
-Ils sont une trentaine, alignés. Alors se passe une scène horrible: les
-soldats allemands avancent le long du rang, et lentement, en tuent trois
-à chaque décharge commandée chaque fois par l'officier.»
-
- *
-
- * *
-
-De pareils traits passeraient inaperçus si l'on ne prenait la peine de
-les rechercher et de les recueillir pieusement dans l'énorme amas de
-drames qui durant plus de quatre ans a bouleversé et ravagé les
-malheureux pays que torturait l'envahisseur. S'ils se fussent rencontrés
-dans l'histoire de la Grèce ou de Rome, ils auraient pris place parmi
-les grandes actions qui honorent notre terre et méritent de vivre à
-jamais dans la mémoire des hommes. Il est de notre devoir de les mettre
-un instant en lumière et de graver dans notre souvenir les noms de ceux
-qui en furent les héros. Résumés ainsi, simplement, sèchement, comme il
-convient à la vérité historique, d'après des dépositions faites sous
-serment et qu'un greffier anonyme dépouilla de tout ornement littéraire
-ou sentimental, ils ne donnent d'abord qu'une bien pâle idée de
-l'intensité de la tragédie et de la valeur du sacrifice. Il ne s'agit
-pas ici d'une glorieuse mort affrontée dans l'ivresse de la lutte, sur
-un vaste champ de bataille. Il ne s'agit pas non plus d'une menace
-imprécise ou à longue échéance ou d'un danger incertain, éloigné et
-peut-être évitable. Il s'agit d'une mort obscure, solitaire, affreuse et
-imminente, au fond d'un fossé; et les six canons de fusil sont là,
-braqués presque à bout portant, qui, sur un signe du chef qui accepte
-votre offre, feront de vous, en un clin d'oeil, un tas de chairs
-sanglantes et vous enverront dans la région inconnue et terrible que
-l'homme redoute d'autant plus qu'il est encore plus plein de forces et
-de jours. Il n'y a pas une seconde d'intervalle ni d'espoir entre la
-question et la réponse, entre la vie et son bonheur et le néant et son
-horreur. Il n'y a pas d'encouragements, pas de paroles ou de gestes qui
-soulèvent ou entraînent, pas de récompense; en un instant tout est donné
-pour rien; et c'est le sacrifice dans sa nudité, sa pureté si pure qu'on
-s'étonne que même des Allemands n'aient pas été vaincus par sa beauté.
-
-Il n'y avait pour eux qu'une façon de s'en tirer sans se déshonorer;
-c'était de faire grâce aux deux victimes: ou bien,--à supposer ce qui
-n'était pas, ce qui n'est jamais le cas,--qu'une mort fût absolument
-nécessaire, il y avait une deuxième solution qui était d'accepter
-l'offre et d'exécuter le martyr qu'ils eussent dû adorer à genoux. De
-cette manière ils n'eussent agi que comme les pires des barbares. Mais
-ils en ont trouvé une troisième que seuls, avant eux, les Carthaginois
-eussent sans doute inventée et adoptée. Ils ont du reste dépassé les
-plus barbares des barbares et égalé l'abominable morale punique, dans un
-autre cas qui rappelle celui de Régulus et qui sera le troisième trait
-d'héroïsme civil que je veux rappeler ici.
-
- *
-
- * *
-
-Quelques jours après les scènes que je viens de rapporter, le 23 août de
-la même année, avaient lieu à Dinant des massacres en masse qui firent
-exactement six cent six victimes, parmi lesquelles onze enfants
-au-dessous de cinq ans, vingt-huit âgés de dix à quinze ans et soixante
-et onze femmes.
-
-Rien ne saurait donner une idée de l'horreur et de l'infamie de ces
-massacres; et dans la longue et monstrueuse histoire des hontes de la
-Germanie, c'est une des pages les plus honteuses et les plus terribles.
-Mais je n'ai pas, pour l'instant, l'intention d'en parler. Il y aurait
-trop à dire. Je n'en veux aujourd'hui détacher qu'un épisode dont le
-héros de Dinant la Wallonne est digne de prendre place à côté de ses
-deux frères d'Aerschot la Flamande.
-
-A l'entrée de Dinant, près du fameux Rocher Bayard, gloire légendaire de
-la jolie et riante petite cité, les Allemands occupent la rive droite de
-la Meuse et commencent la construction d'un pont. Les Français,
-dissimulés dans les broussailles et les replis de la rive gauche tirent
-sur les pontonniers. Leur feu est assez peu nourri; et les Allemands en
-infèrent, sans aucune raison, qu'il provient de francs-tireurs qui du
-reste n'ont jamais, dans toute cette campagne de Belgique, existé que
-dans leur imagination. Quatre-vingts otages, pris parmi la population de
-Dinant, sont à ce moment rassemblés et gardés à vue, au pied du rocher.
-L'officier allemand envoie l'un d'eux, M. Bourdon, greffier adjoint au
-tribunal, sur la rive gauche, pour annoncer à l'ennemi que si le feu
-continue, tous les otages seront à l'instant fusillés. M. Bourdon
-traverse la Meuse, accomplit sa mission, puis, repassant le fleuve,
-revient magnanimement se reconstituer prisonnier et déclare à l'officier
-qu'il a pu se convaincre qu'il n'y a pas de francs-tireurs, et que seuls
-les soldats français de l'armée régulière prennent part à la défense de
-l'autre rive. Quelques balles tombent encore, et, sur-le-champ,
-l'officier fait passer par les armes les quatre-vingts otages et
-d'abord, pour le punir comme il sied de son héroïque fidélité à la
-parole donnée, le malheureux greffier, sa femme, sa fille et ses deux
-fils, dont l'un est un enfant de quinze ans.
-
-
-
-
-VII
-
-BEAUTÉS PERDUES
-
-
-I
-
-Sous les ciels gris et les pluies décourageantes de ce juillet d'automne
-je songe à la lumière abandonnée. Je l'ai laissée là-bas aux rives
-maintenant désertes de la Méditerranée et me demande en vain pourquoi je
-m'en suis séparé. Pourtant je fus l'un des derniers à lui rester fidèle.
-Tous les autres la quittent vers les premières journées d'avril,
-rappelés par les légendaires souvenirs des fallacieux printemps du Nord,
-sans se douter qu'ils perdent un grand bonheur.
-
-Il est bon, il est sage de fuir parmi l'azur les mois glacés de nos
-hivers, noirs comme des châtiments; mais ces mois, s'ils sont là-bas
-plus tièdes, et surtout plus lumineux que les nôtres, ne nous vengent
-pas assez des ténèbres et des frimas du lieu natal. Les heures les plus
-claires, les plus chaudes, y garderont malgré tout un arrière-goût de
-neige et de nuage; elles sont belles mais timides, et promptes et
-effarées, se hâtent vers la nuit. Or, il faut à l'homme né du soleil,
-comme toutes choses, sa part héréditaire de chaleur primitive et de
-clarté totale. Il y a en lui d'innombrables et profondes cellules qui
-gardent la mémoire des jours éblouissants de l'origine et deviennent
-malheureuses quand elles ne peuvent faire leur moisson de rayons.
-L'homme peut vivre dans l'ombre mais y perd à la longue le sourire et la
-confiance nécessaires. En présence de nos étés crépusculaires, il
-devient indispensable de rétablir l'équilibre entre l'obscurité et la
-lumière, et de chasser parfois les froids et les ténèbres qui nous
-envahissent jusqu'à l'âme par de magnifiques excès de soleil.
-
-
-II
-
-Il règne là, à quelques heures de nous, l'incomparable soleil fixe que
-nous ne voyons plus. Ceux qui s'en vont avant la mi-juin ne savent pas
-ce qui se passe quand ils ne sont plus là. Comme s'ils avaient attendu
-le départ de témoins importuns et railleurs, voici que surgissent de
-tous côtés les véritables acteurs de l'admirable féerie. Durant l'hiver,
-devant les hôtes officiels, on ne joue qu'un prologue du genre tempéré,
-un peu pâle, un peu lent, un peu craintif et compassé. Mais maintenant
-éclatent tout à coup sur la terre enivrée les grands actes lyriques.
-
-Le ciel ouvre ses perspectives jusqu'aux dernières limites de l'azur,
-jusqu'aux extrêmes altitudes où s'éploient la gloire et le bonheur de
-Dieu, et toutes les fleurs déchirent les jardins, les rochers et les
-plaines pour s'élever et se précipiter vers l'abîme de joie qui les
-aspire dans l'espace. Les anthémis, devenus fous, tendent durant six
-semaines, à d'invisibles fiancées, d'énormes bouquets ronds comme des
-boucliers de neige ardente. L'écarlate et tumultueux manteau des
-bougainvillées aveugle les maisons dont les fenêtres éblouies clignent
-parmi les flammes. Les roses jaunes revêtent les collines de voiles
-safranés, les roses roses, du beau rose innocent des premières pudeurs,
-inondent les vallées, comme si les divins réservoirs de l'aurore où
-s'élabore la chair idéale des femmes et des anges avaient débordé sur le
-monde. D'autres grimpent aux arbres, escaladent les piliers, les
-colonnes, les façades, les portiques, s'élancent et retombent, se
-relèvent et se multiplient, se bousculent et se superposent, grappes
-d'ivresses qui fermentent, silencieux essaims de pétales passionnés. Et
-les parfums innombrables, divers et impérieux qui coulent parmi cette
-mer d'allégresse, comme des fleuves qui ne se confondent pas et dont on
-reconnaît la source à chaque inspiration! Voici le torrent vert et froid
-du géranium-rosa, le ruissellement de clous de girofle de l'oeillet, la
-claire et loyale rivière de la lavande, le résineux bouillonnement de la
-pinède et la grande nappe étale et sucrée aux douceurs presque
-vertigineuses de la fleur d'oranger, qui, sous l'odeur immense,
-illimitée et enfin reconnue de l'azur, submerge la campagne.
-
-
-III
-
-Je ne crois pas qu'il y ait au monde chose plus belle que ces jardins et
-ces vallées de la Provence maritime durant les six ou sept semaines où
-le printemps qui s'éloigne mêle encore ses verdures aux premières
-ardeurs de l'été qui s'installe. Mais ce qui donne à cette miraculeuse
-joie de la nature une mélancolie qu'on ne retrouverait en nul autre
-lieu, c'est la solitude inhumaine et presque douloureuse où elle
-s'épanouit. Il y a là, dans le désert, dans le silence et pour ainsi
-dire dans le vide, des treilles aux terrasses, des terrasses aux
-portiques de mille villas abandonnées, une émulation de beauté qui va
-jusqu'à la souffrance aiguë de l'ardeur, jusqu'à l'épuisement de toutes
-forces, de toutes formes, de toutes couleurs. Il y a là une sorte de
-prodigieux mot d'ordre, comme si toutes les puissances de grâce et de
-splendeur que recèle la nature s'étaient coalisées pour donner à la même
-minute, à un témoin que ne connaissent pas les hommes, une preuve unique
-et décisive de la béatitude et des magnificences de la terre. Il y a là
-une sorte d'attente inouïe, solennelle et insupportable qui, par-dessus
-les haies, les grilles et les murs, guette l'approche d'un grand dieu;
-un silence d'extase qui exige une présence surnaturelle, une impatience
-exaspérée et insensée qui de toutes parts s'extravase sur les routes où
-ne passe plus que le cortège muet et transparent des heures.
-
-
-IV
-
-Hélas! que de beautés se perdent en ce monde! Voici de quoi nourrir nos
-yeux jusqu'à la mort! Voici de quoi cueillir des souvenirs qui
-soutiendraient nos âmes jusqu'au tombeau! Voici de quoi fournir à des
-milliers de coeurs le suprême aliment de la vie!
-
-Au fond, lorsqu'on y songe, tout ce qu'il y a de meilleur en nous-même,
-tout ce qu'il y a de pur, d'heureux et de limpide dans notre
-intelligence et dans nos sentiments, prend sa source en quelques beaux
-spectacles. Si nous n'avions jamais vu de belles choses, nous n'aurions
-que de pauvres et sinistres images pour vêtir nos idées et nos émotions
-qui périraient de froid et de misère comme celles des aveugles. La
-grande route qui s'élève des plaines de l'existence aux sommets clairs
-de la conscience humaine, serait si morne, si nue et si déserte, que nos
-pensées perdraient bientôt la force et le courage d'y passer; et là où
-ne passent plus les pensées ne tardent point à reparaître les ronces et
-l'horreur de la forêt barbare. Un beau spectacle que nous aurions pu
-voir, qui nous appartenait, qui semblait nous appeler et que nous avons
-fui, ne se remplace point. Rien ne croît plus aux lieux où il nous
-attendait. Il laisse dans notre âme un grand cercle stérile où nous ne
-trouverons que des épines, le jour où nous aurons besoin de roses. Nos
-pensées et nos actions puisent leur énergie et leur forme dans ce que
-nous avons contemplé. Entre le geste héroïque, le devoir accompli, le
-sacrifice noblement accepté et le beau paysage autrefois contemplé, il y
-a bien souvent des liens plus étroits et plus vivants que ceux qu'a
-retenus notre mémoire. Plus nous voyons de belles choses, plus nous
-devenons aptes à en faire de bonnes. Il faut, pour que prospère notre
-vie intérieure, un magnifique amas d'admirables dépouilles.
-
-
-
-
-VIII
-
-LE MONDE DES INSECTES
-
-
-I
-
-J.-H. Fabre, tout le monde le sait aujourd'hui, est l'auteur d'une
-dizaine de volumes bien nourris où, sous le titre de _Souvenirs
-entomologiques_, il a consigné les résultats de cinquante ans
-d'observations, d'études et d'expériences sur les insectes qui nous
-semblent le plus connus et le plus familiers: diverses espèces de guêpes
-et d'abeilles sauvages, quelques cousins, mouches, scarabées et
-chenilles; en un mot, toutes ces petites vies vagues, inconscientes,
-rudimentaires et presque anonymes qui nous entourent de toutes parts et
-sur lesquelles nous jetons un regard amusé, mais qui déjà pense à autre
-chose, quand nous ouvrons notre fenêtre pour accueillir les premières
-heures du printemps, ou lorsque, dans les jardins et les plaines, nous
-allons nous baigner aux jours bleus de l'été.
-
- *
-
- * *
-
-On prend au hasard l'un des copieux volumes, et l'on s'attend
-naturellement à y trouver d'abord les très savantes et assez arides
-nomenclatures, les très méticuleuses et fort bizarres spécifications de
-ces vastes et poudreuses nécropoles que forment presque exclusivement
-tous les traités d'entomologie jusqu'ici parcourus. On ouvre donc le
-livre, sans ardeur et sans exigence; et voici qu'immédiatement, d'entre
-les feuillets dépliés, s'élève et se déroule, sans hésitation, sans
-interruption et presque sans fléchissement jusqu'au bout des quatre
-mille pages, la plus extraordinaire des féeries tragiques qu'il soit
-possible à l'imagination humaine, non point de créer ou de concevoir,
-mais d'admettre et d'acclimater en elle.
-
-En effet, il ne s'agit pas ici d'imagination humaine. L'insecte
-n'appartient pas à notre monde. Les autres animaux, les plantes même, en
-dépit de leur vie muette et des grands secrets qu'ils nourrissent, ne
-nous semblent pas totalement étrangers. Malgré tout, nous sentons en eux
-une certaine fraternité terrestre. Ils surprennent, émerveillent
-souvent, mais ne bouleversent point de fond en comble notre pensée.
-L'insecte, lui, apporte quelque chose qui n'a pas l'air d'appartenir aux
-habitudes, à la morale et à la psychologie de notre globe. On dirait
-qu'il vient d'une autre planète, plus monstrueuse, plus énergique, plus
-insensée, plus atroce, plus infernale que la nôtre. On le croirait né de
-quelque comète désorbitée et morte folle dans l'espace. Il a beau
-s'emparer de la vie avec une autorité, une fécondité que rien n'égale
-ici-bas, nous ne pouvons nous faire à l'idée qu'il est une pensée de
-cette nature dont nous nous flattons d'être les enfants privilégiés et
-probablement l'idéal où tendent tous les efforts de la terre. Seul
-l'infiniment petit nous déconcerte davantage; mais l'infiniment petit,
-qu'est-ce au fond qu'un insecte que nos yeux ne voient point? Il y a
-sans doute dans cet étonnement et cette incompréhension je ne sais
-quelle instinctive et profonde inquiétude que nous inspirent ces
-existences incomparablement mieux armées, mieux outillées que la nôtre,
-ces sortes de comprimés d'énergie et d'activité en qui nous pressentons
-nos plus mystérieux adversaires, nos rivaux des dernières heures et
-peut-être nos successeurs.
-
-
-II
-
-Mais il est temps de pénétrer, sous la conduite d'un admirable guide,
-dans les coulisses de notre féerie, afin d'en voir de près les acteurs
-et les figurants, immondes ou magnifiques, grotesques ou sinistres,
-héroïques ou épouvantables, géniaux ou stupides, et toujours
-invraisemblables et inintelligibles.
-
-Et voici tout d'abord, au hasard des premières rencontres, l'un de ces
-personnages, fréquents dans le Midi, où l'on peut le voir rôder autour
-de l'abondante manne que le mulet répand avec indifférence le long des
-chemins blancs et des sentes pierreuses: c'est le Scarabée Sacré des
-Égyptiens, ou plus simplement le Bousier, frère de nos Géotrupes du
-Nord, et gros Coléoptère tout de noir habillé, qui a pour mission en ce
-monde de façonner les parties les plus savoureuses de la trouvaille en
-une énorme boule qu'il s'agit ensuite de rouler jusqu'à la salle à
-manger souterraine où doit s'épanouir l'incroyable aventure. Mais le
-destin jaloux de tout bonheur trop pur, avant de lui céder l'accès de ce
-lieu de délices, impose au grave et probablement sententieux scarabée,
-des tribulations sans nombre, que complique toujours l'arrivée d'un
-malencontreux parasite.
-
-A peine donc a-t-il, à grands efforts du chaperon et des pattes
-bancales, commencé de rouler à reculons la délicieuse sphère, qu'un
-collègue indélicat, qui guettait la fin du travail, se présente en
-offrant hypocritement ses services. L'autre, sachant fort bien que, ici,
-aide et services, au demeurant fort inutiles, seront bientôt partage et
-expropriation, accepte sans entrain la collaboration qui s'impose. Mais
-invariablement, pour bien marquer les droits respectifs, le légitime
-propriétaire garde sa place primitive, c'est-à-dire qu'il pousse du
-front la boule, tandis que l'inévitable invité, de l'autre côté, la tire
-à soi. Et ainsi elle chemine entre les deux compères, parmi
-d'interminables péripéties, des chutes ahuries, des culbutes grotesques,
-jusqu'au lieu choisi pour devenir le réceptacle du trésor et la salle du
-festin. Arrivés là, le propriétaire se met à creuser le réfectoire,
-pendant que le pique-assiette a l'air de s'endormir innocemment au
-sommet de la pilule. L'excavation s'élargit et s'approfondit à vue
-d'oeil; et bientôt le premier bousier y plonge tout entier. C'est
-l'instant que guettait le sournois auxiliaire. Il descend prestement de
-la bienheureuse éminence, et la poussant avec toute l'énergie que donne
-une mauvaise conscience, s'efforce de gagner le large. Mais l'autre,
-assez méfiant, interrompt un moment ses laborieuses fouilles, regarde
-par-dessus bord, voit le rapt sacrilège et bondit hors du trou. Pris sur
-le fait, l'effronté et malhonnête associé s'évertue à donner le change,
-contourne l'orbe inestimable, et l'embrassant et s'arcboutant en des
-efforts fallacieusement héroïques, feint de la retenir éperdument sur
-une pente qui n'existe point. On s'explique en silence, on gesticule
-abondamment des tarses et des mandibules; puis d'un commun accord, on
-ramène la pelote au terrier.
-
-Il est jugé suffisamment spacieux et confortable. On introduit le
-trésor, on ferme l'entrée du corridor; et maintenant, parmi les ténèbres
-propices et la tiède moiteur où trône seul le magnifique globe
-stercoral, s'attablent enfin face à face, les deux convives réconciliés.
-Alors, loin des clartés et des soucis du jour, et dans le grand silence
-de l'ombre hypogéenne, commence solennellement le plus fabuleux des
-festins dont l'imagination du ventre ait jamais évoqué les absolues
-béatitudes.
-
-Durant deux mois entiers ils demeurent cloîtrés, et la panse échancrant
-à mesure l'inépuisable sphère, archétypes définitifs et souverains
-symboles des délices de la table et des liesses de la bedaine, ils
-mangent sans discontinuer, sans s'interrompre une seconde ni de jour ni
-de nuit; et tandis qu'ils se gorgent, derrière eux, posément, d'un
-mouvement d'horloge saisissable et constant, à raison de trois
-millimètres par minute, se déroule et s'allonge un interminable cordon
-sans rupture qui fixe le souvenir et compute les heures, les jours et
-les semaines de la prodigieuse bombance.
-
-
-III
-
-Après le Bousier, ce pitre de la bande, saluons encore dans l'ordre des
-Coléoptères, le ménage modèle du Minotaure Typhée, assez connu et
-extrêmement débonnaire malgré son nom terrible. La femelle creuse un
-immense terrier qui a souvent plus d'un mètre cinquante de profondeur et
-qui se compose d'escaliers en spirales, de paliers, de couloirs et de
-nombreuses chambres. Le mâle charge les déblais sur la fourche à trois
-dents qui surmonte sa tête, et les porte à l'entrée de la demeure
-conjugale. Ensuite, il va quérir dans la campagne les innocents vestiges
-qu'y laissent les brebis, les descend au premier étage de la crypte et,
-à l'aide de son trident, se met en devoir de les moudre; cependant que
-la mère, tout au fond, recueille la farine et la pétrit en énormes pains
-cylindriques qui deviendront plus tard la nourriture des petits. Trois
-mois durant, jusqu'à ce que les provisions soient jugées suffisantes,
-sans aucun aliment, le malheureux époux s'épuise à cette besogne de
-géant. Enfin, sa mission accomplie, sentant sa fin prochaine, pour ne
-pas encombrer la maison d'un débris misérable, il use ses dernières
-forces à sortir du terrier, se traîne péniblement et, solitaire et
-résigné, se sachant désormais inutile, s'en va mourir au loin parmi les
-pierres.
-
-Voici, d'autre part, d'assez étranges chenilles, les Processionnaires,
-qui ne sont pas rares, et dont précisément un monôme long de cinq ou six
-mètres, descendu de mes pins parasols, se déroule en ce moment dans les
-allées de mon jardin, tapissant de soie transparente, selon les coutumes
-de la race, le chemin parcouru. Sans parler des appareils
-météorologiques d'une sensibilité inouïe qu'elles portent sur l'échine,
-ces chenilles, on le sait, ont ceci de remarquable qu'elles ne voyagent
-qu'en bande; à la queue leu leu, comme les aveugles de Breughel ou de la
-parabole, chacune d'elles suivant obstinément, indissolublement, celle
-qui la précède; si bien que notre auteur ayant un matin rangé la file
-sur le rebord d'un grand vase de pierre, le circuit se trouvant fermé,
-durant huit jours entiers, durant une atroce semaine, par le froid, par
-la faim, et la lassitude sans nom, la malheureuse troupe, de sa ronde
-tragique, sans relâche, sans repos, sans merci, parcourut jusqu'à
-l'arrivée de la mort le cercle impitoyable.
-
-
-IV
-
-Mais je m'aperçois que nos héros sont infiniment trop nombreux et qu'il
-est impossible de s'attarder à les décrire. Tout au plus, dans
-l'énumération des plus considérables et des plus familiers, sera-t-il
-permis d'accorder à chacun d'eux une épithète hâtive, à la façon du
-vieil Homère. Citerai-je, par exemple, le Leucospis, parasite de
-l'Abeille Maçonne, qui, afin de massacrer dans leurs berceaux ses frères
-et ses soeurs, s'arme d'un casque de corne et d'une cuirasse barbelée,
-quittés aussitôt après l'extermination, sauvegarde d'un affreux droit
-d'aînesse? Dirai-je la merveilleuse science anatomique du Tachyte, du
-Cerceris, de l'Ammophile, du Sphex Languedocien et de tant d'autres,
-qui, selon qu'il s'agit de paralyser ou de tuer la proie ou
-l'adversaire, savent exactement, sans se tromper jamais, quels ganglions
-doivent atteindre le dard ou les mandibules? Parlerai-je de l'art de
-l'Eumène qui transforme sa forteresse en un véritable musée orné de
-grains de quartz translucide et de coquillages; de la magnifique mue du
-Criquet Cendré, de l'instrument de musique du Grillon dont l'archet
-compte cent cinquante prismes triangulaires qui ébranlent à la fois les
-quatre tympanons de l'élytre? Faut-il célébrer la féerique naissance de
-la nymphe de l'Onthophage, monstre transparent, à mufle de taureau et
-qui semble sculpté dans un bloc de cristal? Voulez-vous assister à la
-sortie de terre de la Mouche bleue, la vulgaire mouche à viande, fille
-de l'asticot?
-
-Écoutez notre auteur: «Elle se disloque la tête en deux moitiés mobiles
-qui, boursouflées de leur gros oeil rouge, tour à tour s'éloignent et se
-rapprochent. Dans l'intervalle surgit et disparaît, disparaît et surgit,
-une volumineuse hernie hyaline. Lorsque les deux moitiés s'écartent, un
-oeil refoulé vers la droite et l'autre vers la gauche, on dirait que
-l'insecte se fend la boîte cranienne pour en expulser le contenu. Alors
-la hernie surgit, obtuse au bout et renflée en grosse tête de clou. Puis
-le front se renferme, la hernie rentre, ne laissant visible qu'une sorte
-de vague mufle. En somme, une sorte de poche frontale, à palpitations
-profondes d'instant en instant renouvelées, est l'outil de délivrance,
-le pilon à l'aide duquel le diptère nouvellement éclos choque le sable
-et le fait crouler. A mesure, les pattes refoulent en arrière les
-éboulis et l'insecte progresse d'autant vers la surface.»
-
-
-V
-
-Et les monstres qui passent, tels que Bosch et Callot n'en conçurent
-jamais! La larve de la Cétoine qui, bien qu'elle ait des pattes sous le
-ventre, marche toujours sur le dos, le Criquet à ailes bleues, plus
-malheureux encore que la mouche à viande et ne possédant, pour perforer
-le sol, s'évader de la tombe et gagner la lumière, qu'une vessie
-cervicale, une ampoule de glaire, et l'Empuse qui, avec son ventre en
-volute, ses gros yeux saillants, ses pattes à genouillères armées de
-couperets, sa hallebarde, sa mitre interminable, serait bien le plus
-diabolique fantôme qu'ait porté la terre, si à côté d'elle la Mante
-Religieuse n'était si effroyable que son seul aspect immobilise ses
-victimes quand devant celles-ci elle prend ce que les entomologistes ont
-appelé «la pose spectrale».
-
- * * * * *
-
-On ne peut mentionner, même en passant, les industries sans nombre et
-presque toutes passionnantes qui s'exercent dans le roc, sous terre,
-dans les murs, sur les branches, les herbes, les fleurs, les fruits et
-jusque dans le corps des sujets étudiés; car on trouve parfois, comme
-chez les Méloès, une triple superposition de parasites; et l'on voit
-l'Asticot lui-même, le sinistre convive des suprêmes festins, nourrir de
-sa substance une trentaine de brigands.
-
-Parmi les Hyménoptères qui, dans le monde que nous étudions,
-représentent la classe la plus intellectuelle, le génie bâtisseur de
-notre merveilleuse abeille domestique est certainement égalé, en
-d'autres ordres d'architectures, par celui de plus d'une abeille sauvage
-et solitaire; notamment par le Mégachile Tailleur, petite mouche qui ne
-paie pas de mine, et qui fabrique, pour y loger ses oeufs, des pots à
-miel formés d'une multitude de disques et d'ellipses taillés avec une
-précision mathématique dans les feuilles de certains arbres. L'espace
-faisant défaut, je ne puis, à mon grand regret, citer les belles et
-claires pages que J.-H. Fabre, avec sa conscience habituelle, consacre à
-l'étude approfondie de cet admirable travail; néanmoins, puisque
-l'occasion s'en présente, écoutons-le lui-même ne fût-ce qu'un instant
-et sur un seul détail:
-
-«Avec les pièces ovales, la question change d'aspect. Quel guide a le
-Mégachile pour tailler en belles ellipses la fine étoffe du robinier?
-quel modèle idéal conduit ses ciseaux? quel métrique lui dicte les
-dimensions? Volontiers, on se figurerait que l'insecte est un compas
-vivant, apte à tracer la courbe elliptique par certaine flexion du
-corps, de même que notre bras trace le cercle en pivotant sur l'appui de
-l'épaule. Un aveugle mécanisme, simple résultat de l'organisation,
-serait seul en cause dans sa géométrie. Cette explication me tenterait
-si les pièces ovales de grandes dimensions n'étaient accompagnées, pour
-en combler les vides, d'autres pièces bien moindres, mais pareillement
-ovales. Un compas qui de lui-même change de rayon et modifie le degré de
-courbure d'après les exigences d'un plan me paraît mécanisme sujet à
-bien des doutes. Il doit y avoir mieux que cela. Les pièces rondes du
-couvercle nous le disent.
-
-«Si par la seule flexion inhérente à sa structure, la tailleuse de
-feuilles arrive à découper des ovales, comment parvient-elle à découper
-des ronds? Pour le nouveau tracé, si différent de configuration et
-d'ampleur, admettons-nous d'autres rouages à la machine? Du reste, le
-vrai noeud de la difficulté n'est pas là. Ces ronds s'adaptent, pour la
-plupart, à l'embouchure de l'outre avec une précision presque
-rigoureuse. La cellule terminée, l'abeille s'envole à des centaines de
-pas plus loin, elle va façonner le couvercle. Elle arrive sur la feuille
-où doit se découper la rondelle. Quelle image, quel souvenir a-t-elle du
-pot qu'il s'agit de couvrir? Mais aucun, elle ne l'a jamais vu; elle
-travaille sous terre, dans une profonde obscurité. Tout au plus
-peut-elle avoir les renseignements du toucher, non actuels, bien
-entendu, le pot n'étant plus là, mais passés et sans efficacité dans une
-oeuvre de précision. Cependant la rondelle à découper doit être d'un
-diamètre déterminé: trop grande, elle ne pourrait entrer; trop étroite,
-elle fermerait mal, elle étoufferait l'oeuf en descendant jusqu'au miel.
-Comment lui donner, sans modèle, les justes dimensions? L'abeille
-n'hésite pas un instant. Avec la même célérité qu'elle mettrait à
-détacher un lobe informe bon pour la clôture, elle découpe son disque,
-et ce disque, sans autres soins, se trouve de la grandeur du pot.
-Explique qui voudra cette géométrie, inexplicable à mon avis, même en
-admettant des souvenirs fournis par le tact et la vue.»
-
-Ajoutons que l'auteur a compté qu'il fallait, pour former les cellules
-d'un Mégachile congénère, le Mégachile Soyeux, exactement mille
-soixante-quatre de ces ellipses et de ces disques, qui doivent être
-recueillis et façonnés au cours d'une existence qui dure quelques
-semaines.
-
-Qui donc imaginerait que le Pentatome, d'autre part, la pauvre et
-malodorante Punaise des bois, a inventé pour sortir de l'oeuf un
-appareil vraiment extraordinaire? Et tout d'abord, constatons que cet
-oeuf est une merveilleuse petite boîte d'albâtre que notre auteur décrit
-ainsi: «Le microscope y reconnaît une surface burinée de fossettes
-semblables à celles d'un dé à coudre et disposées avec une délicieuse
-régularité. En haut et en bas du cylindre, large ceinture d'un noir mat;
-sur les flancs, ample zone blanche avec quatre gros points noirs
-symétriquement distribués. Le couvercle, entouré de cils neigeux et
-cerclé de blanc au bord, se tuméfie en calotte noire avec cocarde
-centrale blanche. En somme, urne de grand deuil par l'opposition brusque
-du noir charbon et du blanc de l'ouate. La vaisselle des funérailles
-étrusques aurait trouvé là superbe modèle.»
-
-La petite punaise dont le front est trop mou, se coiffe, pour soulever
-le couvercle de la boîte, d'une mitre formée de trois tringles en
-trièdre qui se trouve toujours au fond de l'oeuf, au moment de la
-délivrance. Ses membres étant engainés comme ceux d'une momie, elle n'a,
-pour actionner ses tringles, que les pulsations que produit l'afflux
-rythmique de son sang dans son crâne et qui agissent à la manière d'un
-piston. Les rivets du couvercle cèdent peu à peu, et, aussitôt libre,
-l'insecte se débarrasse de son casque mécanique.
-
-Une autre espèce de punaise, le Réduve Masqué, qui vit surtout dans les
-cabinets de débarras où il se tient à l'affût enveloppé d'un flocon de
-poussière, a inventé un système d'éclosion plus étonnant encore. Ici, le
-couvercle de l'oeuf n'est pas rivé, comme chez les Pentatomes, mais
-simplement collé. Au moment de la libération, ce couvercle se soulève et
-l'on voit «émerger de la coquille une vésicule sphérique, qui petit à
-petit s'amplifie, pareille à la bulle de savon soufflée au bout d'une
-paille. De plus en plus refoulé par l'extension de cette vessie, le
-couvercle tombe.
-
-«Alors la bombe éclate, c'est-à-dire que, gonflée au delà des limites de
-sa résistance, l'ampoule se déchire au sommet. Cette enveloppe, membrane
-d'extrême ténuité, reste ordinairement adhérente au bord de l'orifice,
-où elle forme une haute et blanche margelle. D'autres fois l'explosion
-la détache et la projette hors de la coquille. Dans ces conditions c'est
-une subtile coupe, demi-sphérique, à bords déchirés, qui se prolonge
-dans le bas en un délicat pédicule tortueux.»
-
-Maintenant, comment se produit cette explosion miraculeuse? J.-H. Fabre
-suppose que «très lentement, à mesure que l'animalcule prend forme et
-grossit, ce réservoir ampullaire reçoit les produits du travail
-respiratoire accompli sous le couvert de la tunique générale. Au lieu de
-se dissiper au dehors à travers la coque de l'oeuf, le gaz carbonique,
-incessant résultat de l'oxydation vitale, s'accumule dans cette espèce
-de gazomètre, le gonfle, le distend et fait pression sur l'opercule.
-Lorsque la bestiole est mûre, sur le point d'éclore, un surcroît
-d'activité dans la respiration achève le gonflement, qui se prépare
-peut-être dès la première évolution du germe. Enfin, cédant à la poussée
-croissante de l'ampoule gazeuse, l'opercule se descelle. Le poulet dans
-sa coque a sa chambre à air; le jeune Réduve a sa bombe de gaz
-carbonique; il se libère en respirant.»
-
-
-VI
-
-On ne se lasserait pas de puiser à pleines mains à ces inépuisables
-trésors. Pour avoir vu si fréquemment leurs toiles s'étaler en tous
-lieux, nous croyons, par exemple, posséder des notions suffisantes sur
-le génie et les méthodes de nos araignées familières. Il n'en est rien;
-les réalités d'une observation scientifique exigent un volume entier où
-s'accumulent des révélations dont nous n'avions aucune idée. Je citerai
-simplement, au hasard, l'harmonieuse demeure à arcades de l'araignée
-Clotho, l'étonnante envolée funiculaire des petits de notre araignée des
-jardins, la cloche à plongeur de l'Argyronète, le véritable fil
-téléphonique qui relie à la toile la patte de l'Épeire cachée dans sa
-cabane et l'avertit que l'agitation de ses pièges provient de la capture
-d'une proie ou d'un caprice de la brise.
-
-Il est donc impossible, à moins de disposer de pages illimitées,
-d'effleurer autrement que du bout des phrases, les miracles de
-l'instinct maternel, qui d'ailleurs se confondent avec ceux de la haute
-industrie et forment le centre lumineux de la psychologie de l'insecte.
-Il faudrait de même disposer de plusieurs chapitres pour donner une idée
-sommaire des rites nuptiaux qui constituent les plus bizarres et les
-plus fabuleux épisodes de ces mille et une nuits inconnues.
-
-Le mâle de la Cantharide, entre autres, à l'aide de son abdomen et de
-ses poings, commence par battre frénétiquement son épouse, après quoi,
-les bras en croix et frémissants, il se tient longtemps en extase. Les
-Osmies fiancées claquent effroyablement des mandibules, comme s'il
-s'agissait plutôt de s'entre-dévorer; par contre, le plus gigantesque de
-nos papillons, le Grand Paon qui a la taille d'une chauve-souris, ivre
-d'amour, voit sa bouche si complètement s'atrophier qu'elle n'est plus
-qu'un vague simulacre. Mais rien n'égale le mariage de la sauterelle
-verte dont je ne peux parler ici, car il est douteux que le latin même
-possède les mots nécessaires pour le décrire comme il faudrait.
-
-Au résumé, les moeurs conjugales sont épouvantables, et, au rebours de
-ce qui se passe dans tous les autres mondes, c'est ici la femelle qui
-dans le couple représente la force et l'intelligence en même temps que
-la cruauté et la tyrannie qui en sont, paraît-il, l'inévitable
-conséquence. Presque toutes les noces se terminent par la mort violente
-et immédiate de l'époux. Fréquemment, la fiancée mange d'abord un
-certain nombre de prétendants. Le type de ces unions bizarres pourrait
-nous être fourni par les Scorpions languedociens, qui portent, comme on
-sait, des pinces de homard et une longue queue munie d'un aiguillon dont
-la piqûre est extrêmement dangereuse. Ils préludent à la fête par une
-promenade sentimentale, les pinces dans les pinces; puis, immobiles, les
-doigts toujours saisis, se contemplent avec béatitude, interminablement,
-et le jour passe sur leur extase, puis la nuit, tandis qu'ils demeurent
-face à face, pétrifiés d'admiration. Ensuite, les fronts se rapprochent,
-se touchent, les bouches--si l'on peut appeler bouche l'orifice
-monstrueux qui s'ouvre entre les pinces--se joignent dans une sorte de
-baiser; après quoi, l'union s'accomplit, le mâle est transpercé d'un
-aiguillon mortel et la terrible épouse le croque et le déguste avec
-satisfaction.
-
-Mais la Mante, l'insecte extatique aux bras toujours levés en attitude
-d'invocation suprême, l'horrible Mante religieuse ou Prie-Dieu, fait
-bien mieux: elle mange ses époux (car insatiable elle en consomme
-parfois sept ou huit d'affilée), pendant que ceux-ci la serrent
-passionnément contre leur coeur. Ses inconcevables baisers dévorent, non
-pas métaphoriquement, mais d'une façon épouvantablement réelle, le
-malheureux élu de son âme ou de son estomac. Elle commence par la tête,
-descend au thorax et ne s'arrête qu'arrivée aux pattes postérieures
-jugées trop coriaces. Elle repousse alors les restes infortunés, tandis
-qu'un nouvel amoureux, qui attendait tranquillement la fin du monstrueux
-festin, s'avance héroïquement pour subir le même sort.
-
-
-VII
-
-J.-H. Fabre est vraiment le révélateur de ce monde nouveau, car, si
-étrange que paraisse l'aveu à une époque où nous croyons connaître tout
-ce qui nous entoure, la plupart de ces insectes minutieusement décrits
-dans les nomenclatures, savamment classifiés et barbarement baptisés, on
-ne les avait presque jamais observés sur le vif, ni interrogés jusqu'au
-bout dans toutes les phases de leurs apparitions évasives et brèves. Il
-a consacré à surprendre leurs petits secrets qui sont le revers des plus
-grands mystères, cinquante années d'une existence solitaire, méconnue,
-pauvre, souvent voisine de la misère, mais illuminée chaque jour de la
-joie qu'apporte une vérité, qui est la joie humaine par excellence.
-Petites vérités, dira-t-on, que celles que nous offrent les moeurs d'une
-araignée ou d'une sauterelle. Il n'y a plus de petites vérités; il n'en
-existe qu'une dont le miroir, à nos yeux incertains, semble brisé, mais
-dont chaque fragment, qu'il reflète l'évolution d'un astre ou le vol
-d'une abeille, recèle la loi suprême.
-
-Et ces vérités ainsi découvertes avaient le bonheur de tomber dans une
-pensée qui savait comprendre ce qu'elles ne peuvent dire qu'à mots
-couverts, interpréter ce qu'elles sont obligées de taire et saisir en
-même temps la tremblante beauté, presque invisible à la plupart des
-hommes, qui rayonne un instant autour de tout ce qui existe, surtout
-autour de tout ce qui demeure encore très près de la nature et sort à
-peine du sanctuaire des origines.
-
-Pour faire de ces longues annales l'abondant et délicieux chef-d'oeuvre
-qu'elles sont et non point le monotone et glacial répertoire de
-minuscules descriptions et d'actes insignifiants qu'elles menaçaient
-d'être, il fallait bien des dons divers et pour ainsi dire ennemis. A la
-patience, à la précision, à la minutie scientifique, à l'ingéniosité
-multiforme et pratique, à l'énergie d'un Darwin en face de l'inconnu; à
-la faculté d'exprimer ce qu'il faut, avec ordre, clarté et certitude, le
-vénérable solitaire de Sérignan joint plusieurs de ces qualités qui ne
-s'acquièrent point, certaines de ces vertus innées de bon poète qui font
-de sa prose souple, sûre, bien qu'un peu provinciale, un peu vieillotte,
-un peu primaire, une des bonnes proses de ce temps, une de ces proses
-qui ont leur atmosphère propre, où l'on respire avec reconnaissance,
-avec tranquillité et qu'on ne trouve qu'autour des grandes oeuvres.
-
-Il fallait enfin--et ce n'était pas la moindre exigence de ce
-travail--une pensée toujours prête à tenir tête à toutes les énigmes
-qui, parmi ces petits objets, se dressent à chaque pas, aussi démesurées
-que celles qui peuplent les cieux et peut-être plus impérieuses, plus
-nombreuses, plus étranges, comme si la nature avait donné ici plus libre
-cours à ses dernières volontés et plus facile issue à ses pensées
-secrètes. Il n'est inégal à aucune de ces interrogations sans bornes que
-nous posent obstinément tous les habitants de ce monde minime où les
-mystères se superposent plus compacts, plus déconcertants qu'en nul
-autre. Il rencontre et affronte ainsi, tour à tour, les redoutables
-questions de l'instinct et de l'intelligence, de l'origine des espèces,
-de l'harmonie ou des hasards de l'univers, de la vie prodiguée aux
-abîmes de la mort; sans compter les problèmes non moins vastes, mais
-plus humains, si l'on peut dire, et qui, dans l'infini des autres,
-s'inscrivent à la portée, sinon à la disposition, de notre intelligence:
-la parthénogénèse, la prodigieuse géométrie des guêpes et des abeilles,
-la spirale logarithmique de l'escargot, le sens antennal, la force
-miraculeuse qui, dans l'isolement absolu, sans que rien du dehors s'y
-puisse introduire, décuple sur place le volume de l'oeuf du minotaure et
-nourrit, durant sept à neuf mois, d'un aliment invisible et spirituel,
-non point la léthargie, mais la vie active du scorpion et des petits de
-la lycose et de l'araignée Clotho. Il ne tente pas de les expliquer à
-l'aide d'un de ces systèmes à tout faire, comme le transformisme par
-exemple, qui d'ailleurs se borne à déplacer le plan des ténèbres, et
-qui, pour le dire en passant, sort assez mutilé de ces confrontations
-sévères avec d'incontestables faits.
-
-
-VIII
-
-En attendant qu'un hasard ou un dieu nous éclaire, il sait garder en
-présence de l'inconnu le grand silence religieux et attentif qui règne
-seul dans les meilleures âmes d'aujourd'hui. A ceux qui lui disent:
-«Maintenant que vous avez cueilli ample moisson de détails, vous devriez
-à l'analyse faire succéder la synthèse, et généraliser, en une vue
-d'ensemble, la genèse des instincts.» Il répond, avec l'humble et
-magnifique loyauté qui illumine toute son oeuvre: «Parce que j'ai remué
-quelques grains de sable sur le rivage, suis-je en état de connaître les
-abîmes océaniques? La vie a des secrets insondables. Le savoir humain
-sera rayé des archives du monde avant que nous ayons le dernier mot d'un
-moucheron.»
-
-«Le succès est aux bruyants, aux affirmatifs imperturbables; tout est
-admis à la condition de faire un peu de bruit. Dépouillons ce travers et
-reconnaissons qu'en réalité nous ne savons rien de rien, s'il faut
-creuser à fond les choses. Scientifiquement, la nature est une énigme
-sans solution définitive pour la curiosité de l'homme. A l'hypothèse
-succède l'hypothèse, les décombres des théories s'amoncellent et la
-vérité fuit toujours. Savoir ignorer pourrait bien être le dernier mot
-de la sagesse.»
-
-Évidemment, c'est espérer trop peu. Dans l'effroyable gouffre, dans
-l'entonnoir sans fond où tourbillonnent tous ces faits contradictoires
-qui se résolvent en obscurité, nous en savons tout juste autant que
-notre ancêtre des cavernes; mais du moins nous savons que nous ne savons
-pas. Nous parcourons toute la face noire des énigmes, nous essayons de
-calculer leur nombre, d'ordonner leurs ténèbres, d'acquérir une idée de
-leur situation et de leur étendue. C'est déjà quelque chose en attendant
-le jour des premières lueurs. En tout cas, c'est faire en présence des
-mystères tout ce qu'y peut faire aujourd'hui l'intelligence de bonne foi
-et c'est aussi ce qu'y fait, avec plus de confiance qu'il n'en avoue,
-l'auteur de cette incomparable Iliade. Il les regarde attentivement. Il
-épuise sa vie à surprendre leurs secrets les plus minutieux: il leur
-prépare dans ses pensées et dans les nôtres l'espace nécessaire à leurs
-évolutions. Il grandit à leur taille la conscience de son ignorance et
-apprend à comprendre plus profondément qu'ils sont incompréhensibles.
-
-
-
-
-IX
-
-LA MÉDISANCE
-
-
-«Ne vois pas, n'entends pas, ne dis pas le mal», enseignent les trois
-singes sacrés sculptés au-dessus de la porte du temple bouddhique de
-Jysyasu à Nikko.
-
-Nous disons tous du mal les uns des autres. «Personne, remarque Pascal,
-ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence.
-L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle
-tromperie; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que dit
-son ami lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et
-sans passion.»
-
-«Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les
-uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde.»
-
-Supprimez la médisance, vous supprimerez les trois quarts de la
-conversation, et un silence insupportable planera sur toutes les
-réunions. La médisance ou la calomnie,--il est bien difficile de séparer
-les deux soeurs, et, au fond, toute médisance est à moitié calomnie,
-attendu que nous connaissons autrui encore moins que nous-mêmes,--la
-médisance qui alimente tout ce qui désunit les hommes et empoisonne
-leurs relations, est néanmoins le principal motif qui les rassemble et
-leur fait goûter les joies de la société.
-
-Mais les ravages qu'elle exerce autour de nous sont trop connus et ont
-été trop souvent signalés, pour qu'il soit nécessaire d'en retracer la
-peinture. N'envisageons ici que le mal qu'elle fait à celui qui s'y
-adonne. Elle l'habitue à ne voir que les petits côtés des êtres et des
-choses; elle lui masque peu à peu les grandes lignes, les grands
-ensembles, les hauteurs et les profondeurs où sont les seules vérités
-qui comptent et qui demeurent.
-
-En réalité, le mal que nous trouvons aux autres et que nous en disons,
-c'est en nous qu'il se tient, de nous que nous le tirons et sur nous
-qu'il retombe. Nous n'apercevons bien que les défauts que nous possédons
-ou que nous sommes sur le point d'acquérir. C'est en nous que s'allume
-la mauvaise flamme dont nous découvrons le reflet sur autrui. Chacun
-dépiste dans son entourage le vice ou la faute qui révèle aux
-clairvoyants le vice ou la faute qui l'asservit lui-même. Il n'y a pas
-de confession plus intime et plus ingénue; comme il n'y a pas de
-meilleur examen de conscience que de se demander: quel est le mal que
-j'impute de préférence à mon prochain?--Soyez assuré que c'est celui que
-vous penchez le plus à commettre et que vous voyez d'abord ce qui se
-passe dans les bas-fonds vers lesquels vous descendez vous-même. Qui
-parle mal des autres ne médit en somme que de soi; et la médisance
-n'est, au fond, que l'histoire transposée ou anticipée de nos propres
-chutes.
-
- * * * * *
-
-Nous nous entourons de tout le mal que nous attribuons aux victimes de
-nos bavardages. Il prend corps aux dépens de nous-mêmes, il vit et se
-nourrit du meilleur de notre substance; il s'accumule autour de nous, il
-peuple et encombre notre atmosphère de fantômes d'abord falots,
-inconsistants, dociles, timides et éphémères, qui peu à peu s'affirment,
-se raffermissent, grandissent, haussent la voix, deviennent des entités
-très réelles et bientôt impérieuses qui ne tardent pas à donner des
-ordres et à s'emparer de la direction de la plupart de nos pensées et de
-nos actes. Nous sommes de moins en moins maîtres chez nous, nous sentons
-notre caractère s'effriter et nous nous trouvons un beau jour enfermés
-dans une sorte de cercle enchanté qu'il est presque impossible de
-rompre, où nous ne savons plus si nous diffamons nos frères parce que
-nous devenons aussi mauvais qu'eux, ou si nous devenons mauvais parce
-que nous les diffamons.
-
- * * * * *
-
-Nous devrions nous accoutumer à juger tous les hommes comme nous jugeons
-les héros de cette guerre. Il est certain que si quelqu'un avait le
-triste courage de dénigrer ceux-ci, il trouverait dans un de leurs
-groupes presque autant de vices, de petitesses, ou de tares qu'en
-n'importe quel groupe humain pris au hasard dans n'importe quelle ville
-ou village. Il vous dirait qu'il s'y rencontrait des alcooliques
-incorrigibles, des débauchés sans scrupules, des paysans grossiers,
-bornés et avides, de petits boutiquiers mesquins et rapaces, des
-ouvriers flemmards, bousilleurs et carottiers, des employés étriqués et
-envieux, des fils de famille paresseux, injustes, égoïstes et vaniteux.
-Il ajouterait que beaucoup ne firent leur devoir que parce qu'il n'y
-avait pas moyen de faire autrement, qu'ils allèrent malgré eux braver
-une mort à laquelle ils espéraient d'échapper, parce qu'ils savaient
-bien qu'ils n'échapperaient pas à celle qui les menaçait s'ils
-refusaient d'affronter la première. Il pourrait dire tout cela et bien
-d'autres choses qui paraîtraient plus ou moins vraies; mais ce qui est
-bien plus vrai, ce qui est la grande et magnifique vérité qui enveloppe
-et soulève tout le reste, c'est ce qu'ils ont réellement fait, c'est
-qu'ils se sont tout de même offerts à la mort pour accomplir ce qu'ils
-considéraient comme un devoir. Il n'y a pas à le nier; si tous ceux qui
-avaient des vices, des tares et la volonté de se soustraire au danger,
-avaient refusé d'accepter le sacrifice, aucune force au monde n'eût pu
-les y obliger; car ils représentaient une force au moins égale à celle
-qui eût tenté de les contraindre. Il faut donc croire que ces tares, ces
-vices et ces volontés basses étaient bien superficiels et, en tout cas,
-incomparablement moins profonds et puissants que le grand sentiment qui
-a tout emporté. Et c'est pourquoi, à juste raison, quand nous pensons à
-ces morts ou à ces héros mutilés, les petites pensées que j'ai dites ne
-nous viennent même pas à l'esprit. Elles ne comptent pas plus, dans
-l'ensemble héroïque, que les gouttes d'une averse ne comptent dans
-l'océan. Tout a été transporté et égalisé par le sacrifice, la douleur
-et la mort dans la même beauté sans souillure. Mais n'oublions pas qu'il
-en va à peu près de même de tous les hommes; et que ces héros n'étaient
-pas d'une autre nature que ce prochain que nous vilipendons sans cesse.
-La mort les a purifiés et consacrés; mais nous sommes tous, tous les
-jours en présence du sacrifice, de la douleur et surtout de la mort qui
-nous purifiera et nous consacrera à notre tour. Nous sommes à peu près
-tous soumis aux mêmes épreuves qui pour être moins ramassées et moins
-éclatantes, n'en font pas moins appel aux mêmes vertus profondes; et si
-tant d'hommes pris au hasard parmi nous se sont montrés dignes de notre
-admiration, c'est qu'après tout nous sommes sans doute meilleurs que
-nous ne paraissons, car tandis qu'ils se trouvaient encore mêlés à notre
-vie, ils ne paraissaient pas meilleurs que nous.
-
-
-
-
-X
-
-LE JEU
-
-
-_Paulo minora._--On ne trouvera ici, bien entendu, que des notes prises
-avant la guerre et mises en ordre au moment où la victoire permet
-d'oublier un instant le grand drame où se jouèrent les destinées du
-genre humain. Le sujet, du reste, pour frivole qu'il semble d'abord,
-touche parfois, ou paraît toucher, à des problèmes qu'il n'est pas
-indécent d'examiner, ne fût-ce que pour reconnaître qu'ils sont
-peut-être illusoires. En outre, il est malheureusement probable que la
-paix rétablie, nos alliés visiteront en foules trop nombreuses et trop
-confiantes les paradis suspects où nous allons pénétrer. Je n'ai pas la
-prétention de leur servir de guide ou de leur apprendre à lutter contre
-les fantaisies du sort; mais il est possible que quelques-uns d'entre
-eux trouvent en ces lignes, sinon d'utiles renseignements ou des
-conseils avantageux, du moins une demi-douzaine d'observations ou de
-réflexions qui précéderont ou faciliteront leurs propres expériences.
-
- * * * * *
-
-Approchons-nous donc une dernière fois d'une de ces tables vertes qui
-s'étalent en ce lieu assez mal famé qu'ailleurs j'ai appelé «le Temple
-du Hasard». Aujourd'hui, je dirais plutôt «l'Usine du Hasard», car voici
-plus d'un demi-siècle que chaque jour, sans répit, sans connaître de
-vacances, de dimanches ni de fêtes, de dix heures du matin à minuit, les
-croupiers se relayant sans cesse, on y fabrique obstinément de l'aléa,
-on y interroge opiniâtrément le dieu sans forme et sans visage qui
-recèle dans son ombre la chance et la malchance.
-
- * * * * *
-
-On ne sait pas encore ce qu'il est ni ce qu'il veut; on n'est même pas
-sûr qu'il existe, mais ne serait-il pas étonnant que cet immense effort,
-le plus gigantesque, le plus dispendieux, le plus méthodique qu'on ait
-jamais tenté aux bords de cet abîme de ténèbres, ne serait-il pas
-surprenant que tout ce travail forcené, si peu sérieux, si malsain et
-inutile qu'il paraisse, n'eût pas produit un résultat quelconque et ne
-nous eût rien appris sur l'énigme irritante à laquelle il s'attache?
-
- * * * * *
-
-En tout cas, comme partout où se rencontrent des passions exaspérées, on
-peut faire autour de ces tables d'intéressantes remarques et, entre
-autres spectacles, y saisir sur le vif et en raccourcis violents et
-brutalement éclairés, certains aspects de la lutte que l'homme, durant
-toute sa vie, mène contre l'inconnu. Le drame qui d'habitude est diffus,
-qui se prolonge dans l'espace et le temps et se dissout parmi des
-circonstances qui échappent aux regards, ici se ramasse, se met en boule
-et tient, pour ainsi dire, dans le creux de la main; mais pour être
-prompt, saccadé et réduit à l'extrême, demeure aussi complexe, aussi
-mystérieux que ceux qui s'étendent à l'infini. Tant que la bille
-d'ivoire, qui roule et sautille autour de la cuvette, n'est pas tombée
-dans sa case rouge ou noire, l'inconnu qui voile son choix ou son destin
-est aussi impénétrable que celui qui nous dérobe le choix ou le destin
-des astres. Il l'est même davantage. On calcule à une seconde près la
-marche des planètes; mais nulle opération mathématique ne peut mesurer
-ni prédire la course de la petite boule blanche.
-
-Aussi bien, les plus savants joueurs y ont-ils renoncé. Aucun d'eux ne
-compte plus sérieusement sur l'intuition, les pressentiments, la double
-vue, la télépathie, les forces psychiques ou le calcul des probabilités
-pour tenter de prévoir ou de déterminer la chute d'un destin qui n'est
-pas plus gros qu'une noisette. Toute la partie scientifique du savoir
-humain y a échoué; et tout le côté occulte et magique de ce même savoir
-y a pareillement failli. Les mathématiciens, les prophètes, les devins,
-les sorciers, les sensitifs, les médiums, les psychomètres, les spirites
-qui appellent à leur aide les morts, demeurent aveugles, interdits et
-impuissants devant le cylindre aux trente-sept cases fatidiques. Ici, le
-hasard règne en maître, et jusqu'à présent, bien que tout se passe sous
-nos yeux, se reproduise à satiété et tienne, je le répète, dans le creux
-de la main, on n'a pu fixer une seule de ses lois.
-
-Pourtant, il semble qu'il y en ait, et des milliers de joueurs se sont
-ruinés à suivre leurs apparitions ou leurs traces évasives et
-décevantes. Prenons une liasse de ces «permanences» qui se publient à
-Monte-Carlo et donnent chaque jour la liste de tous les numéros sortis à
-l'une des tables de la roulette ou du trente-et-quarante. On sait que
-ces numéros y sont alignés en longues colonnes parallèles, les noirs à
-gauche, les rouges à droite. Quand on considère une de ces feuilles qui
-comptent en général une dizaine de colonnes dont chacune se compose de
-soixante-cinq chiffres,--chiffres morts à présent et inoffensifs, mais
-qui furent si dangereux, ont emporté tant d'espoirs et peut-être
-provoqué plus d'un malheur,--on remarque qu'un équilibre assez sensible
-tend à se maintenir entre la rouge et la noire. Le plus souvent les deux
-chances s'affrontent, isolées ou par petits groupes: une rouge, une
-noire; deux noires, trois rouges; trois noires, deux rouges, etc.
-Lorsqu'on rencontre une série de cinq, six, sept, huit, parfois, neuf,
-dix, onze, douze noires consécutives, on est presque assuré de trouver
-non loin d'elle une série compensatrice de cinq, six, sept, huit ou dix
-rouges. Il y a là un rythme très réel, une sorte de respiration ou de
-va-et-vient cadencé de la bête énigmatique que nous appelons le hasard.
-Ce rythme ou cet équilibre est du reste confirmé par les statistiques
-finales de la journée, où nous voyons que sur un total de six cents et
-quelques boules, l'écart de la noire à la rouge dépasse assez rarement
-deux ou trois dizaines; cet écart est encore moindre sur le total de la
-semaine, c'est-à-dire sur près de cinq mille boules, et se réduit, en
-général, à quelques unités.
-
- * * * * *
-
-La bête monstrueuse a d'autres habitudes étranges. On remarque par
-exemple qu'il n'est pas rare qu'un numéro sorte deux fois de suite, et
-il est incontestable que dans chaque séance, deux ou trois numéros sont
-manifestement favorisés, en sorte qu'au contraire de ce qui serait
-logique, on peut affirmer qu'un numéro a d'autant plus de chances de
-reparaître qu'il est plus fréquemment sorti. Ceci semble aller contre la
-loi de l'équilibre que nous avons constatée; mais il faut observer que
-cet équilibre se retrouvera plus tard, qu'à la fin de la semaine les
-écarts ne seront plus très grands et deviendront presque nuls à
-l'expiration du mois. L'équilibre est plus lent parce qu'il faut
-multiplier par dix-huit et demi le nombre des séries pour atteindre les
-proportions des chances simples.
-
-Les joueurs notent encore une loi qui du reste n'est qu'un corollaire de
-l'habitude précédente mais a je ne sais quoi d'humain, c'est que les
-chances retardataires mettent un plus grand empressement à regagner le
-terrain perdu, dans le moment qui suit plus ou moins immédiatement une
-halte, comme si elles avaient repris leur souffle après un instant de
-repos sur un palier.
-
-Ajoutons tout de suite qu'il est prudent de se méfier de ces habitudes
-flottantes et de ces ébauches de lois. On a vu, par exemple, la rouge,
-au cours d'une journée, l'emporter de soixante-dix pour cent sur la
-noire. La noire, d'autre part, on s'en souvient encore à Monte-Carlo,
-est un jour sortie vingt-neuf fois de suite, et la deuxième douzaine
-vingt-huit fois sans interruption. Le hasard n'a pas nos nerfs; il n'a
-pas hâte comme nous de réparer sa perte ou d'emporter son gain. Il prend
-son temps, attend son heure et ne marche point du pas de notre vie
-humaine.
-
- * * * * *
-
-Les joueurs, d'ordinaire, attribuent ces habitudes ou ces fantaisies au
-tour de main du croupier. Ce n'est guère défendable. On sait, au
-demeurant, comment se passent les choses. La bille tombée dans sa case,
-le croupier annonce, par exemple: «13, noir, impair et manque.» On
-ratisse les pertes, on paie les gains, les joueurs regarnissent le
-tableau, on discute parfois, on échange la monnaie, etc.; la durée de
-ces opérations est fort inégale, et pendant tout ce temps, le disque qui
-porte la bille fait des centaines de tours. Le croupier l'arrête enfin,
-saisit la bille, imprime au disque un mouvement contraire à celui qui
-l'animait et lance la bille en sens inverse. Il est impossible que dans
-de telles conditions son tour de main particulier puisse avoir une
-influence quelconque. D'ailleurs, on remarque facilement sur le
-graphique des permanences que le changement de croupier n'altère pas
-sensiblement le rythme des chances simples. Ce rythme domine réellement
-l'homme auquel on l'attribue.
-
-Ces ébauches de lois dans ce qui semble la négation de toute loi, ces
-efforts du hasard pour sortir de son propre domaine et organiser son
-chaos, ce dieu qui se nie et cherche à se détruire de ses mains, ces
-balbutiements incompréhensibles, ces efforts maladroits pour prendre la
-parole et pour prendre conscience, sont, il faut en convenir, assez
-curieux. C'est du reste ces efforts, ces velléités d'équilibre, ce
-rythme embryonnaire qui font l'heur et le malheur des joueurs. Si le
-hasard était simplement le hasard tel que nous le concevons _a priori_,
-on jouerait n'importe quoi, n'importe quand et n'importe comment. Je
-sais bien que d'après les plus savants théoriciens de la roulette,
-chaque coup est indépendant de tous les autres, commence comme si rien
-ne s'était passé avant, comme si rien ne devait se passer après, comme
-si la table sortait de la boutique de l'ébéniste, le cylindre de
-l'atelier du mécanicien et le croupier des mains de Dieu. En théorie,
-c'est parfaitement juste; mais nous venons de voir qu'en fait il ne
-semble pas qu'il en soit ainsi. Il paraît d'ailleurs impossible
-d'expliquer pourquoi; les joueurs se contentent de le constater, avec
-une tendance dangereuse mais très humaine à exagérer la portée et la
-certitude de leurs constatations.
-
-Ils prennent trop volontiers pour des lois ce qui n'est qu'un amas de
-coïncidences aussi mobiles que les nuages. Il faut bien que les rouges
-et les noires, successivement sorties du néant, se placent quelque part
-et se groupent d'une certaine façon; et s'il est assez surprenant qu'à
-la fin du mois leur nombre s'égale à peu près, il serait non moins
-surprenant que l'une des couleurs l'emportât de beaucoup sur l'autre. Il
-est parfaitement vrai qu'au premier coup d'oeil, la rouge et la noire
-semblent s'équilibrer sur les feuilles des «permanences»; mais il est
-également vrai qu'à y regarder de plus près, il n'est pas rare qu'une
-série de cinq ou six rouges, par exemple, interrompue par une ou deux
-noires, recommence une nouvelle carrière; et le malheur voudra que, à ce
-moment, le joueur, à la recherche de l'équilibre, pontera sur la noire
-et verra disparaître en quelques coups tout le gain lentement et
-péniblement arraché au hasard, avare quand on gagne, et très généreux,
-pour la banque, quand on perd. Il aura du reste les mêmes déceptions
-s'il joue sur l'écart, c'est-à-dire contre l'équilibre et éprouvera trop
-souvent que ces lois, lorsqu'il y met sa confiance, sont écrites sur
-l'eau, et semblent gravées dans l'airain dès qu'elles le trahissent.
-
- * * * * *
-
-Afin de profiter de ces lois sans doute fallacieuses et en tout cas
-perfides, et pour se prémunir contre leurs trahisons, il a imaginé une
-foule de systèmes ingénieux qui parfois lui permettent de gagner, mais
-le plus souvent ne font que retarder sa ruine.
-
-Mais avant de parler de ces systèmes, disons d'abord que nous ne nous
-occuperons ici que des chances simples, rouge ou noire, pair ou impair,
-passe ou manque. Elles sont déjà assez compliquées et posent des
-problèmes qui suffiraient à épuiser toute la sagacité d'une existence
-humaine. Quant aux chances multiples: en plein, à cheval, transversales,
-carrés, douzaines, etc., en théorie et en pratique, elles échappent à
-tout contrôle, à tout calcul, à toute explication.
-
-Quel que soit le système adopté, le joueur joue toujours à pile ou face
-contre la banque. Il a une chance pour lui, elle a une chance pour elle;
-mais il a contre lui l'impôt du zéro qui, très bénin en
-apparence,--puisque pour la rouge et la noire, sur trente-six chances,
-la banque n'a qu'une demi-chance de plus que le joueur,--finit par
-devenir fatalement ruineux. Afin d'échapper à la brutalité d'une
-décision qui, s'il plaçait tout son avoir sur la rouge ou la noire,
-terminerait la partie d'un seul coup, il subdivise son enjeu, de manière
-à pouvoir affronter un grand nombre de chances, espérant que grâce à une
-progression savamment graduée, il finira par rencontrer une série
-favorable où le gain l'emportera sur la perte. C'est le principe de tous
-les systèmes qui ne sont jamais que des martingales plus ou moins
-ingénieuses, prudentes et compliquées. Il n'y en a pas, il n'y en aura
-jamais d'autres, à moins d'un miracle qui ne s'est pas encore produit,
-d'une intuition qui voie d'avance ce que décidera la bille ou d'une
-force inconnue qui l'oblige de faire ce qu'on désire.
-
- * * * * *
-
-Je n'ai pas l'intention de passer en revue tous ces systèmes qui sont
-innombrables et de valeur inégale, depuis le paroli pur et simple, naïf
-et violent, qui mène droit au désastre, en passant par la d'Alembert et
-toutes ses variantes, les progressions descendantes, les méthodes
-différentielles, la montante belge, les parolis intermittents, la boule
-de neige, la photographie, le jeu à masse égale sur certains groupes de
-chances simples, qui est un casse-tête chinois et demande, avant
-l'attaque, plusieurs jours d'observations patientes; et tant d'autres
-que j'oublie, depuis les plus classiques jusqu'aux plus mystérieux,
-qu'aux joueurs novices et crédules on vend très cher, sous enveloppes
-cachetées qui ne renferment que le secret de polichinelle, et que
-l'obligeance d'un joueur érudit m'a permis de connaître tous, ou peu
-s'en faut. On trouvera le détail des plus usités dans le traité
-d'Albigny (les _Martingales modernes_), la _Théorie des systèmes
-géométriques_ de Gaston Vessillier, le _Traité des jeux dits de hasard_
-d'Hulmann, la _Théorie scientifique nouvelle des jeux de la roulette,
-trente-et-quarante_, etc., de Théo d'Alost, et surtout dans la _Revue de
-Monte-Carlo_, qui depuis sa fondation, c'est-à-dire depuis une quinzaine
-d'années, donne une méthode par numéro.
-
-Occultes ou patents, ces systèmes offrent à peu près les mêmes dangers,
-étant tous fondés sur les sables mouvants de l'équilibre et de l'écart.
-S'ils sont très prudents, la perte est minime, mais le gain est encore
-plus petit; s'ils sont téméraires, le gain est gros, mais la perte est
-dix ou vingt fois plus grosse. Les meilleurs entraînent, pour continuer
-de défendre une mise modique et ce qu'on lui a déjà sacrifié, à risquer
-sur le tapis, à un moment donné, tous les gains antérieurs, que suivent
-bientôt les sommes qu'on tenait en réserve. C'est l'inévitable revanche
-de la banque, qu'on croyait impunément grignoter, qui soudain ouvre ses
-larges mâchoires, et comme un crocodile aveugle et somnolent, engloutit
-d'un seul coup bénéfices et capital.
-
- * * * * *
-
-Les joueurs, pour se donner du coeur, se disent qu'ils ont sur la banque
-un avantage incontestable. Ils entrent dans le jeu, ils «attaquent»,
-comme ils veulent, quand ils veulent et se retirent quand il leur plaît;
-au lieu que la banque est forcée de jouer sans arrêt, d'accepter toutes
-les mises, de tenir tous les coups jusqu'à la limite du maximum, qui
-est, comme on sait, de six mille francs pour les chances simples. Cet
-avantage est réel si le joueur, après un gain considérable, s'en va et
-ne reparaît plus. Mais le ponte heureux, plus nécessairement encore que
-celui qui n'a pas de chance, viendra se rasseoir à la table enchantée,
-et perd ainsi la seule arme efficace qu'il avait contre son ennemie.
-Attaquer quand on veut n'est qu'un privilège illusoire, puisque tout, à
-n'importe quel moment, est également mobile et incertain et qu'on ne
-sait jamais d'avance quand reparaîtra la loi précaire et décevante de
-l'équilibre. Après une longue séquence de noires, on mise sur une belle
-série de rouges qui s'annonce solide, mais à peine a-t-on attaqué, que
-la série rend l'âme et que l'implacable noire reprend son cours
-dévastateur; ou l'on fait le contraire, on s'attache à la noire, et
-c'est la rouge qui s'installe. Quel que soit l'instant de l'attaque,
-c'est toujours rouge contre noire, c'est-à-dire un contre un qu'on
-lutte. Encore une fois, le seul avantage bien réel, c'est qu'on peut
-s'en aller quand on veut; mais quel est le joueur, qu'il perde ou qu'il
-gagne, qui sache s'en aller et ne plus revenir?
-
- * * * * *
-
-Tous ces systèmes, en dernière analyse, ne font donc que couper en
-petits morceaux le bloc écrasant et brutal de la chance. Ils matelassent
-le hasard, ils atténuent la gravité de ses coups. Ils prolongent la vie
-ou l'agonie du joueur. Ils permettent aux bourses modestes de ponter
-aussi souvent que le milliardaire qui se bornerait à doubler
-indéfiniment ses mises, s'il n'était arrêté par la barrière mortelle du
-maximum. Mais toutes les opérations mathématiques, toutes les
-combinaisons de chiffres, s'agitent et s'évertuent comme des captifs
-aveugles entre des murs de bronze. Ils ont beau faire, la paroi rouge,
-la paroi noire demeure inattaquable, inébranlable, et tout se passe à
-l'intérieur de la prison.
-
- * * * * *
-
-Est-ce à dire qu'il n'existe pas de méthode qui soit défendable et que
-les plus savants calculs n'aient pas trouvé moyen de vaincre le hasard?
-Je ne crois pas que, en théorie, les calculs, qui n'ont ici aucun point
-d'appui, puissent faire quelque jour ce qu'ils ne firent pas jusqu'à
-présent. Il n'en est pas moins vrai que, en pratique, on en rencontre
-qui luttent assez avantageusement contre la malchance. Un de mes amis,
-un officier anglais, par exemple, en possède une qu'il emploie depuis
-longtemps et qui donne des résultats surprenants. C'est, naturellement,
-une progression, dont toute la vertu réside en une clef ingénieuse et
-très simple qui semble agir comme une sorte de talisman. Je n'ai trouvé
-cette méthode dans aucun des traités classiques ou marrons. Elle a ses
-dangers comme les autres, elle a ses moments difficiles, où, pour sauver
-le bénéfice escompté et les mises antérieures, il faut risquer une assez
-forte somme. Mais en arrêtant prudemment le jeu dans les séquences trop
-obstinément hostiles, en laissant passer l'orage, comme elle s'étend sur
-un grand nombre de chances, on finit par obtenir le redressement
-nécessaire. En tout cas, elle ne l'a jamais sérieusement trahi
-jusqu'ici.
-
-Néanmoins, il ne faudrait pas croire qu'il n'y ait qu'à en user
-aveuglément, automatiquement. Comme avec les autres systèmes, une
-certaine science, une certaine expérience, un certain doigté sont
-indispensables. Bien que la science et l'expérience soient ici
-aléatoires, fugitives et évasives, elles ne sont nullement illusoires.
-Le joueur exercé et prudent sait solliciter et seconder la chance ou du
-moins ne pas la contrarier. Il devine l'approche et la fin d'une série
-favorable. Il pressent les alternances et les intermittences, et s'il ne
-parvient pas à saisir leur rythme, aime mieux s'abstenir que de les
-prendre à contre-temps. Il se trompe plus d'une fois, mais bien moins
-souvent que ceux qui, fidèles à la très scientifique théorie de
-l'indépendance absolue des coups, pontent sur n'importe quelle couleur à
-n'importe quel moment. Il ne se roidit pas dans sa logique, il ne se
-bande pas contre le sort, il ne brave pas l'acharnement de la fortune.
-Il ne s'obstine jamais. Il ne lutte point, hargneusement, jusqu'à sa
-dernière pièce contre une séquence inique, afin d'acquérir l'amère
-satisfaction de connaître le fond de sa malchance et de l'injustice du
-destin. Il n'a pas d'amour-propre, il n'a pas d'idée fixe ni de pensée
-inflexible. Il est docile, souple, complaisant. Sans fausse honte et en
-souriant, il abandonne ses prétentions et courtise la veine. Il revient
-sur ses pas et se rétracte quand il sied. Il s'arrête, il repart, il
-obéit, il louvoie, il se laisse porter par le flot et arrive à bon port;
-alors que le pilote arrogant, téméraire et têtu, s'effondre dans
-l'abîme.
-
- * * * * *
-
-Avant tout, il étudie le caractère et l'humeur de la table où il
-s'asseoit; car chaque table a sa psychologie, ses habitudes, son
-histoire, qui varie de jour à jour, et cependant forme au bout de
-l'année un ensemble homogène où toutes les erreurs passagères, les
-anomalies et les injustices se trouvent réparées. Il s'agit de savoir à
-quelle page de cette histoire il se dispose à prendre part. Il ne le
-saura pas tout de suite. Il aura beau consulter du coin de l'oeil les
-notes et les «permanences» des joueurs qui l'ont précédé. Il faut le
-contact immédiat et le souffle du dieu qui se dissimule. Mais déjà
-celui-ci tressaille, s'anime, prend forme et visage, murmure, indique
-ses intentions, parle, approuve ou condamne, et la lutte tragique
-s'engage, entre le joueur très petit et le hasard énorme et
-tout-puissant.
-
-Maintenant que le combat est commencé, qu'il a fait ce qu'il a pu pour
-appeler et accueillir la chance, il ne lui reste plus qu'à l'attendre,
-car, en fin de compte, elle demeure la suprême puissance qui juge en
-dernier ressort, l'inconnue redoutable et inévitable de toute
-combinaison. Le meilleur système ne peut vaincre une déveine anormale et
-impitoyable qui sans rémission vous fait ponter sur la couleur perdante.
-Une telle déveine, sans intermittences favorables, est fort rare, mais
-toujours possible. Elle répond du reste aux coups de veine
-extraordinaires qui ne semblent plus fréquents que parce qu'ils attirent
-davantage l'attention. On voit, en effet, de temps en temps, un joueur,
-ou plutôt une joueuse,--car ce sont presque toujours les femmes qui ont
-ces inspirations,--s'approcher de la table et miser sans hésitation et
-d'autorité, en plein ou à cheval, ou sur une transversale, ou sur un
-carré et gagner coup sur coup, comme si elle voyait d'avance le point où
-tombera la bille. Ces instants d'intuition sont toujours très brefs, et
-si la joueuse insiste et s'obstine, elle reperd bientôt ce qu'elle a
-gagné. Il n'en est pas moins vrai qu'en observant ce phénomène si net et
-si frappant, on se demande s'il n'y a pas là quelque chose de plus que
-de simples coïncidences. La chance, à tout prendre, peut-elle être autre
-chose qu'une intuition passagère et fulgurante de ce qui aura lieu et
-éclatera à tous les yeux, une seconde plus tard? La case qui n'a pas
-encore la petite bille, mais qui, dans un instant va la happer et la
-retenir, n'est-elle pas déjà du présent et même du passé quelque part?
-Mais ce sont là des questions qui nous entraîneraient trop loin dans
-l'espace et le temps.
-
- * * * * *
-
-Quoi qu'il en soit, et pour en revenir au système dont nous parlions, il
-me serait permis d'en divulguer le secret que je ne le ferais point.
-Sans être un moraliste bien austère, et tout en considérant le jeu comme
-un de ces maux profondément humains qu'on ne pourra jamais déraciner et
-qui, malgré tous les efforts, reparaîtra toujours sous une forme
-nouvelle, le moins qu'on puisse faire, c'est de ne pas l'encourager. Le
-joueur, j'entends le joueur invétéré, presque professionnel, n'est pas
-intéressant. C'est d'abord un désoeuvré et presque toujours une épave
-sans excuse. S'il est riche, il fait de son argent l'emploi le plus sot,
-le plus morne qu'on puisse imaginer. S'il est pauvre, il est moins
-pardonnable encore; il aurait mieux à faire qu'à sacrifier à une chimère
-son existence et trop souvent le bien-être et la tranquillité des siens.
-Au fond du joueur, il y a d'habitude un paresseux, un impuissant, un
-égoïste sans énergie, avide de jouissances vulgaires et imméritées, un
-mécontent et un raté. Le jeu est l'aventure sédentaire, abstraite,
-mesquine, sèche, schématique et sans beauté de ceux qui ne surent point
-rencontrer ou faire naître les aventures réelles, nécessaires et
-bienfaisantes de la vie. Il est l'activité fébrile et malsaine de
-l'oisif. Il est l'effort inutile et désespéré des énervés qui n'ont plus
-ou n'eurent jamais le courage et la patience de faire l'effort honnête,
-persévérant, sans à coups, sans éclat qu'exige toute existence humaine.
-
-Il y a aussi beaucoup de vanité puérile dans le cas du joueur. En somme,
-c'est un enfant qui cherche encore sa place dans l'univers. Il ne s'est
-pas encore rendu compte de sa situation. Il se croit hors de pair en
-face du destin. Infatué de soi, il attend que l'inconnu ou
-l'inconnaissable fasse pour lui ce qu'il ne fait pas pour n'importe qui.
-Il l'attend d'ailleurs sans raison, uniquement parce qu'il est soi et
-que les autres n'ont pas ce privilège. Il est poussé à interroger sans
-cesse, rapidement, anxieusement le sort, dans je ne sais quel vain et
-prétentieux espoir d'apprendre à se connaître ailleurs qu'en lui-même.
-Quelle que soit la décision de la fortune, il y trouvera matière à se
-faire valoir. S'il n'a pas de chance, il sera flatté d'être spécialement
-persécuté par elle; s'il est heureux, il s'estimera davantage à raison
-des dons exceptionnels que le hasard lui octroie. Du reste, il n'a nul
-besoin de croire qu'il mérite ces dons; au contraire, moins il y aura
-droit, plus il en sera fier et leur injuste et manifeste gratuité fera
-le meilleur de la satisfaction vaniteuse qu'il en saura tirer.
-
- * * * * *
-
-Il serait bien surprenant, disais-je, en commençant, que cette
-infatigable et gigantesque enquête sur le hasard, poursuivie depuis plus
-de cinquante ans, n'eût pas donné un résultat quelconque. Je me demande,
-à la fin de cette étude, quel est ce résultat. Au prix d'un gaspillage
-insensé d'argent, de temps, de forces physiques, nerveuses et morales et
-de fluides peut-être plus précieux, elle nous a appris que le hasard est
-en somme le hasard, c'est-à-dire un ensemble d'effets dont nous ignorons
-les causes. Nous le savions déjà et l'acquisition est assez dérisoire.
-Nous avons entrevu certains fantômes de lois ou d'habitudes, dont
-quelques joueurs semblent tirer un avantage d'ailleurs toujours
-précaire. Mais ces fantômes de lois qui ont l'obscure et inconstante
-velléité de mettre un peu d'ordre dans le hasard, ne sont, comme le
-hasard lui-même, que d'inconsistantes et éphémères condensations de
-causes inconnues. Au total, nous n'avons rien appris, sinon, peut-être,
-que nous avons tort d'attacher à ces manifestations du destin plus
-d'importance qu'elles n'en ont. Il n'y a, à y regarder de plus près, au
-fond de tous ces drames et de tous ces mystères de la chance, que les
-drames et les mystères que nous y mettons. Nous lions notre sort au sort
-d'une petite bille qui n'en est pas responsable; et parce que nous la
-chargeons un instant de notre fortune, nous nous imaginons avec fatuité
-que des puissances morales et mystérieuses vont diriger et terminer sa
-course au bon ou au mauvais moment. Elle n'en sait rien, et la vie de
-milliers d'hommes dépendrait de sa chute à droite ou à gauche de son
-point d'arrêt qu'elle n'en aurait cure. Elle a ses lois à elle,
-auxquelles il faut qu'elle obéisse et qui sont si complexes que nous
-n'essayons même pas de les débrouiller. Elle n'est qu'une petite boule
-qui cherche honnêtement le petit trou rouge ou noir où elle ira dormir
-et qui n'a pas grand'chose à nous apprendre sur les secrets d'une chance
-ou d'un destin qui ne se trouve qu'en nous-mêmes.
-
-
-
-
-MÉDITATIONS
-
-
-
-
-XI
-
-L'ÉNIGME DU PROGRÈS
-
-
-I
-
-Cette guerre, qui est une guerre telle qu'on n'en avait pas encore fait
-sur notre terre, nous ramène à la grande question de l'avenir de
-l'humanité.
-
-Est-il permis d'espérer que celle-ci renonce un jour à d'aussi
-monstrueuses folies et qu'elles deviennent tout à fait impossibles? Je
-ne vois à cette interrogation, si l'on veut l'atteindre à sa source,
-d'autre réponse que celle que j'y ai faite ailleurs et que je résume et
-complète ici: à savoir que nous sommes engloutis dans un univers qui n'a
-pas plus de limites dans le temps que dans l'espace, qui n'a pas plus
-commencé qu'il ne finira, et qui a derrière lui autant de myriades de
-myriades d'années qu'il en découvre devant lui. L'étendue de l'éternité
-d'hier et celle de l'éternité de demain sont identiques. Tout ce que
-fera cet univers, il doit déjà l'avoir fait, attendu qu'il a eu autant
-d'occasions de le faire qu'il en aura jamais. Tout ce qu'il n'a pas
-fait, c'est qu'il ne le pourra jamais faire, puisque rien dans l'espace
-et le temps ne viendra s'ajouter à ce qu'il y possédait. Il a
-nécessairement tenté dans le passé tous les efforts et toutes les
-expériences qu'il tentera dans l'avenir; et tout ce qui a précédé, ayant
-eu les mêmes chances, est forcément égal à tout ce qui suivra.
-
- * * * * *
-
-Il est donc probable qu'il y eut autrefois une infinité de mondes
-semblables au nôtre, comme il est vraisemblable qu'il y a présentement,
-l'infini de l'espace étant comparable à celui du temps, une infinité de
-mondes pareillement semblables. Ces coïncidences, quelque peine que nous
-ayons à les envisager, doivent fatalement avoir lieu et se reproduire
-sans cesse dans l'innombrable et le sans bornes où nous sommes plongés;
-à moins que l'infini des combinaisons possibles ne soit aussi illimité
-que ceux de l'espace et du temps.
-
-Ici s'arrête ce que nous sommes capables d'imaginer; car il nous est
-plus facile de nous représenter l'infini de l'espace et du temps que
-celui des combinaisons. Pour nous faire quelque idée de ce dernier, il
-nous faudrait connaître la substance, les lois, les forces, et, en un
-mot, toute l'énigme de tout. Il n'en reste pas moins que cet infini
-possible des combinaisons est notre seul espoir; sinon, il n'y aurait
-plus rien à attendre d'un univers qui aurait évidemment tout tenté et
-tout épuisé avant notre venue.
-
-Mais si le nombre des combinaisons est réellement infini, on peut se
-dire que la terre est une expérience qui n'avait pas encore été faite;
-et une expérience manquée, puisque le mal et la douleur l'emportent sur
-le bien et le bonheur. Si l'expérience est manquée, nous en sommes
-victimes; mais il n'est pas interdit d'espérer que nos efforts
-changeront quelque chose à des combinaisons qui seront meilleures en
-d'autres lieux ou dans un autre temps. Si l'expérience est manquée, il
-n'en découle pas que d'autres n'aient point réussi et, en ce moment
-même, ne soient pas plus heureuses en des mondes différents. Il est même
-permis de supposer que dans l'infini de ces combinaisons et de ces
-expériences, les plus heureuses tendent à se fixer, à se cristalliser et
-que, vu l'infinité de leur nombre, elles réussiront dans l'avenir ce
-qu'elles n'ont pu réussir dans le passé. C'est une lueur hasardeuse;
-mais je doute qu'il s'en découvre d'autres qui nous puissent maintenir
-au-dessus du désespoir.
-
-
-II
-
-Supposons un instant que l'expérience de la terre ne soit pas manquée
-comme elle l'est, que notre esprit, qui, depuis l'origine, lutte
-péniblement contre la matière et ne remporte que quelques victoires
-incertaines, brèves et précaires, soit un million de fois plus puissant
-et mieux armé. Il aurait sans doute triomphé de tout ce qui nous accable
-et nous retient ici et se serait débarrassé des chaînes apparemment
-illusoires de l'espace et du temps. Il n'est pas déraisonnable
-d'admettre que parmi les myriades de mondes qui peuplent l'infini, il en
-est où se trouvent réalisées ces conditions meilleures. Peut-être, au
-demeurant, serait-il impossible d'imaginer quelque chose qui ne soit pas
-quelque part en réalité, car on peut fort bien soutenir que nos
-imaginations ne sauraient être que des reflets égarés de ce qui existe.
-Or, si nous habitions un de ces mondes et que nous vissions, comme il
-nous serait peut-être loisible de le faire, ce qui se passe en ce moment
-sur celui que nous occupons et sur d'autres qui sont peut-être pires et
-plus malheureux, il nous semble que nous n'aurions ni repos ni cesse que
-nous ne fussions intervenus et n'eussions aidé à le rendre meilleur,
-plus sage et plus habitable.
-
- * * * * *
-
-Il n'est d'ailleurs pas dit qu'il n'en soit pas ainsi; et que toutes nos
-conquêtes spirituelles, tout ce qui paraît à certaines heures nous
-acheminer vers un avenir moins affreux que le passé, tous les bons
-courants mystérieux qui parcourent parfois notre terre, tout ce qui nous
-attend après la mort, ne soit pas dû à l'intervention d'un de ces
-mondes. Il est vrai que nous ne voyons pas et ne ressentons guère ces
-interventions; mais il est également vrai que ces êtres d'un monde
-supérieur, étant nécessairement plus dépouillés de matière, plus
-spiritualisés que nous, nous demeurent forcément invisibles. Dans
-l'infini du firmament, nous découvrons des myriades de mondes qui sont
-des mondes matériels comme le nôtre; et nous ne pouvons découvrir que
-ceux-là, attendu que tout ce qui ne ressemble pas plus ou moins à notre
-terre, nous échappe inévitablement. Mais l'espace qui nous paraît vide
-entre les étoiles est infiniment plus vaste que celui qu'elles occupent;
-et il serait assez étrange qu'il ne fût pas peuplé de mondes que nous
-n'apercevons point; ou plutôt ne fût pas lui-même tout un monde que nos
-yeux sont incapables de saisir.
-
-Il est au surplus vraisemblable que si nous ne voyons pas ces autres
-mondes, ceux-ci, n'étant plus matériels, ne voient plus la matière, et,
-par conséquent, nous ignorent autant que nous les ignorons; car nous
-pensons, sans doute à tort, qu'étant visibles les uns aux autres, nous
-le sommes nécessairement à tous les autres êtres. Il est, au contraire,
-à présumer que ces êtres spirituels passent à travers nous sans se
-douter de notre présence et que n'étant sensibles et attentifs qu'à ce
-qui émane de l'esprit, ils ne soupçonnent et ne découvrent notre
-existence qu'à proportion que nous nous rapprochons de l'état où ils
-sont.
-
-
-III
-
-Considérez la terre à son origine: d'abord nébuleuse informe qui se
-condense peu à peu, ensuite globe de feu, rocs en fusion qui
-tourbillonnent dans l'espace durant des millions d'années, sans autre
-but que de se ramasser et de se refroidir; incandescence inimaginable,
-dont aucune de nos sources de chaleur ne peut nous donner une idée,
-stérilité essentielle, scientifique, absolue et qui s'annonçait
-irrémédiable et éternelle. Qui eût dit que de ces torrents de matière en
-ébullition qui semblaient avoir à jamais détruit toute vie et tout germe
-de vie, allaient sortir toutes les formes de la vie, depuis les plus
-énormes, les plus robustes, les plus résistantes, les plus fougueuses et
-les plus abondantes, jusqu'aux plus ténues, aux plus invisibles, aux
-plus précaires, aux plus éphémères, aux plus subtiles? Qui surtout eût
-osé prévoir qu'allait en naître ce qui paraît le plus étranger aux rocs
-et métaux liquéfiés ou pâteux qui formaient seuls la surface, le noyau
-et le tout de notre globe, je veux dire l'intelligence et la conscience
-humaine?
-
- * * * * *
-
-Est-il possible de concevoir évolution et aboutissement plus inattendus?
-Qu'est-ce qui pourrait nous étonner après un tel étonnement et que ne
-sommes-nous en droit d'espérer d'un monde qui a produit ce que nous
-voyons et ce que nous sommes après avoir été ce qu'il fut? S'il est
-parti d'une sorte de négation de la vie, de la stérilité intégrale et de
-pire que le néant pour aboutir à nous, où n'aboutira-t-il pas en partant
-de nous? Si sa naissance et sa formation élaborèrent de tels prodiges,
-quels prodiges ne nous réservent pas son existence, sa prolongation
-indéterminée et sa dissolution? Il y a une distance incommensurable et
-des transformations inconcevables de l'effroyable et unique matière des
-premiers jours, à la pensée humaine de ce moment; il y aura sans doute
-une pareille distance et des transformations aussi peu concevables de la
-pensée de ce moment à ce qui lui succédera dans l'infini des temps.
-
-Il semble qu'au commencement, notre terre ne savait que faire de sa
-matière et de ses forces qui s'entre-dévoraient. Dans l'immense vide
-enflammé où elle se consumait, elle n'avait pas encore l'ombre d'un but
-ou d'une idée; aujourd'hui, elle en a tant que nos savants usent en vain
-leur existence à les rechercher et sont débordés par le nombre de ses
-combinaisons mystérieuses et inépuisables.
-
-Elle ne disposait alors que d'une seule force, la plus destructrice que
-nous connaissions: le feu. Si tout est né du feu, qui lui-même ne
-paraissait né que pour détruire, que ne naîtra-t-il pas de ce qui ne
-paraît né que pour produire, engendrer et se multiplier? Si elle a su
-tirer un tel parti des laves et des cendres ignées qui étaient les seuls
-éléments qu'elle possédât, quel parti ne tirera-t-elle pas de tout ce
-qu'elle possède enfin?
-
-
-IV
-
-Il est bon de nous dire parfois que nous habitons, sinon un univers,
-tout au moins une terre qui n'a pas encore épuisé son avenir et ses
-surprises et qui est bien plus près de son commencement que de sa fin.
-Elle est née d'hier et vient à peine de débrouiller son chaos. Elle est
-au début de ses espoirs et de ses expériences. Nous croyons qu'elle va
-vers la mort; au contraire, tout son passé nous démontre qu'il est
-beaucoup plus vraisemblable qu'elle s'avance vers la vie. En tout cas, à
-mesure que s'écoulent ses années, la quantité et surtout la qualité de
-la vie qu'elle engendre et entretient augmente et s'améliore. Elle ne
-nous a donné que les prémices de ses miracles; et il n'y a probablement
-pas plus de rapport de ce qu'elle est à ce qu'elle fut qu'il n'y en a de
-ce qu'elle est à ce qu'elle sera. Sans doute, quand éclateront ses plus
-grandes merveilles, n'aurons-nous plus notre vie d'aujourd'hui; mais
-sous une autre forme, nous serons toujours là, nous existerons toujours
-quelque part, à sa surface ou dans ses profondeurs, et il n'est pas tout
-à fait invraisemblable qu'un de ses derniers prodiges ne nous atteigne
-dans notre poussière, ne nous réveille et ne nous ressuscite pour nous
-attribuer enfin la part de bonheur que nous n'avions pas eue et nous
-apprendre que nous avions eu tort de ne plus nous intéresser, par delà
-nos tombes, aux destinées de cette terre dont nous n'avions pas cessé
-d'être les fils immortels.
-
-
-
-
-XII
-
-LES DEUX LOBES
-
-
-Un soldat m'écrit, du front, la lettre que voici:
-
- «Il y a des fondrières et des squelettes dans la forêt. J'y ai
- découvert et admiré des dieux en ruines sous la végétation toujours
- vivante et admirable: leur âme s'est évaporée. L'odeur du Christ ne me
- séduit guère; j'aime mieux celle du Bouddha. Ce que j'adore en lui,
- c'est la contradiction fondamentale qui cherche à nous assurer notre
- immortalité en nous démontrant notre fatal anéantissement. Il
- enseignait dans le même souffle l'illusion du Moi et sa réincarnation
- périodique; absurdité apparente qui implique la connaissance de la
- vérité la plus profonde, de la nature même de l'être, à la fois et
- alternativement collective et individuelle. Cette découverte, qu'il
- n'a pas formulée, aurait dû le conduire ailleurs qu'au Nirvâna, ce
- paradis des fruits trop verts...
-
- «L'homme est membré de façon à n'apercevoir qu'une moitié de
- l'univers, et l'esprit de structure ordinaire ne perçoit guère qu'un
- hémisphère de vérité. Affligée d'une «migraine» congénitale,
- l'humanité ne pense qu'avec une moitié de son cerveau, avec le lobe
- oriental ou occidental, antique ou moderne; son esprit se mord la
- queue; les antinomies s'y poursuivent en un cercle sans fin, que Kant
- crut découvrir, mais que le Bouddha avait tenté d'ouvrir. Il possédait
- les vertus complémentaires; il fut religieux et rationnel; en même
- temps qu'il résumait le mysticisme oriental, il fut le plus
- scientifique des esprits anciens, à une époque où la science
- n'existait pas mais se fondait dans la sagesse. Les modernes qui ont
- voulu condenser en philosophie l'effort collectif et à peine commencé
- de la science, ont piteusement échoué, parce qu'ils pensaient
- seulement en occidentaux, empêtrés dans la contradiction d'aspirations
- idéalistes et de raisonnements matérialistes; tandis que la formule du
- Bouddha pourrait encore, et presque sans craquer, contenir sans
- l'entraver cet effort gigantesque. Depuis la mort du prince-penseur,
- jusqu'à l'essor de la science contemporaine, la véritable philosophie
- n'a pas fait un pas en avant; le spiritualisme arabe ou chrétien, et
- son réactif le matérialisme positiviste ou scientifique, sont des
- reculs en directions contraires, de faux monismes qui, prenant
- l'extrême pour le suprême, veulent fixer le centre de gravité sur la
- circonférence de la roue. Les explorateurs d'au-delà devront partir du
- carrefour de la synthèse religieuse et de l'analyse scientifique, et
- entraîner par la main ces soeurs rivales.
-
- «La vérité brille au centre d'un cercle de spectateurs, et il faut
- franchir sa flamme pour reconnaître un frère dans l'adversaire d'en
- face. Il faut s'étendre au centre de l'espace pour percevoir
- l'identité de ses points cardinaux: _Totum_ et _Nihil_, _Alter_ et
- _Ego_. Le souci de convertir autrui doit céder au besoin de compléter
- et d'équilibrer notre propre point de vue. Dans la forêt sacrée où des
- pionniers ont pénétré de toutes parts et en tous temps, les plus
- hardis doivent nécessairement se rapprocher les uns des autres. Même
- s'ils ne peuvent se joindre, ils peuvent s'entendre et s'encourager
- mutuellement. L'aboi le plus modeste peut être bienvenu dans la
- solitude et le silence où mûrit la vérité de l'avenir...»
-
-J'ai tenu à recueillir cette page. Elle pose, en un raccourci
-remarquable, mais peut-être trop prompt, deux ou trois des grands
-problèmes, qui au fond n'en sont qu'un, auxquels, à moins de renoncer à
-tout, nous devons essayer de répondre: immortalité ou anéantissement,
-flux et reflux, existence alternativement collective et individuelle,
-extériorisation et intériorisation, qui forment le grand rythme
-cosmique, dont notre vie et notre mort ne sont que d'infimes pulsations.
-
- * * * * *
-
-Mais remarquons d'abord que la contradiction fondamentale qui cherche à
-assurer notre immortalité en nous démontrant notre fatal anéantissement,
-ne se trouve pas dans le Bouddha, et qu'il n'est pas exact de dire qu'il
-enseigne dans le même souffle l'illusion du moi et sa réincarnation
-périodique. La doctrine de la réincarnation n'est point du Bouddha. Il
-l'avait trouvée toute faite, elle existait avant lui, si profondément
-enracinée dans son peuple qu'il ne songe même pas à la contester. Au
-point de vue exotérique, il veut seulement la désarmer, lui enlever son
-aiguillon, la rendre inoffensive. Il veut réduire la vie à tel point
-qu'elle ne trouve plus de quoi se réincarner. Selon la doctrine
-exotérique, qui n'est qu'une préparation à la vérité ésotérique, la vie
-n'est que souffrances et son seul but est la rédemption ou l'extinction
-de la souffrance. Cette extinction se trouve dans le Nirvâna, qui n'est
-pas l'annihilation mais l'absorption de l'individu dans le Tout. La mort
-ordinaire, à cause de la réincarnation perpétuelle du même individu, ne
-peut pas supprimer la souffrance. Il faut donc trouver une sorte de
-«surmort», qui rende impossible toute réincarnation, et cette surmort ne
-peut être obtenue que par l'homme qui se sera efforcé de mourir durant
-toute sa vie et aura volontairement coupé tous les liens qui le
-rattachent à l'existence: tout amour, tout espoir, tout désir, toute
-possession. Lorsqu'au terme de cette surmort systématique et volontaire,
-viendra la mort réelle, elle ne trouvera plus un germe vivant qui puisse
-se réincarner. Cette surmort, ainsi obtenue, devancera de plusieurs
-siècles ou millénaires la purification, la rédemption finale et
-l'absorption en l'unique absolu.
-
-On a dit que c'était exactement le contre-pied de la doctrine du Christ.
-Chez le Bouddha la vie ne serait que l'entrée dans la mort; tandis que
-chez le Christ, la mort est l'entrée dans la vie. Au fond, c'est la même
-chose et tout se termine par l'absorption en la divinité, car la
-doctrine du Christ n'est qu'une branche mutilée du grand tronc de la
-religion mère.
-
-Voilà la solution que nous propose le cerveau le plus prodigieux, le
-plus grand sage de l'humanité et qui savait des choses que nous ne
-savons plus et ne retrouverons peut-être jamais. Voilà le fond de la
-religion d'un demi-milliard d'hommes. Il n'est peut-être rien qui soit
-plus près de la dernière vérité.
-
- * * * * *
-
-Remarquons cependant que le problème: immortalité ou anéantissement, ne
-devrait pas être posé en ces termes, le mot anéantissement ne pouvant
-s'employer que métaphoriquement pour désigner une vie que nous ne
-comprenons plus, attendu que le néant est la seule chose dont
-l'existence soit absolument impossible et l'inexistence absolument
-certaine.
-
-Quant à l'immortalité, ici encore il y a équivoque, puisque le néant ne
-pouvant exister, l'immortalité est inévitable, et la seule question qui
-reste à résoudre est de savoir si cette immortalité sera ou non
-accompagnée d'une prolongation quelconque de notre conscience actuelle.
-
-Mais s'il est probable que le problème de l'immortalité plus ou moins
-accompagné de conscience restera longtemps en suspens, la réponse à la
-question de la «migraine», ou plutôt de l'hémiplégie congénitale, est
-sans doute plus facile à trouver. En tout cas, elle demeure dans un
-domaine que nos investigations immédiates sont à même d'explorer. C'est,
-somme toute, une question historique et géographique. Il semble, en
-effet, qu'il y ait, dans le cerveau humain, un lobe oriental et un lobe
-occidental, qui n'ont jamais fonctionné en même temps. L'un produit ici
-la raison, la science et la conscience; l'autre sécrète là-bas
-l'intuition, la religion, la subconscience. L'un ne reflète que l'infini
-et l'inconnaissable; l'autre ne s'intéresse qu'à ce qu'il peut limiter,
-à ce qu'il peut espérer de comprendre. Ils représentent, par une image
-peut-être illusoire, la lutte entre l'idéal matériel et l'idéal moral de
-l'humanité. Ils ont plus d'une fois essayé de se pénétrer, de se mêler
-et de travailler de concert; mais le lobe occidental, tout au moins sur
-l'étendue la plus active de notre globe, a jusqu'ici paralysé et presque
-annihilé les efforts de l'autre. Nous lui devons d'extraordinaires
-progrès dans toutes les sciences matérielles, mais aussi des
-catastrophes telles que celles que nous subissons aujourd'hui et qui, si
-nous n'y prenons garde, ne seront pas les dernières ni les pires. Il est
-temps, semble-t-il, de réveiller le lobe paralysé, mais nous l'avons
-tellement négligé que nous ne savons plus au juste ce qu'il peut faire.
-
-
-
-
-XIII
-
-ESPOIR ET DÉSESPOIR
-
-
-I
-
-Le même soldat, devenu mon filleul de guerre, m'écrit encore:
-
- «J'éprouve une joie ineffable à rester l'homme moyen et à professer le
- vide. J'ai senti la grande paix descendre en moi, le jour où je me
- suis résigné au sort commun, c'est-à-dire à l'ignorance et à la mort.
- J'ai trouvé la vie en y renonçant, et me sens très riche depuis que je
- ne suis plus rien. Ne me tentez pas vers cette subtile vanité
- spirituelle qui constitue l'un des plus formidables obstacles à la
- dernière libération du moi. Orgueilleux, certes, je le fus, et ne le
- suis que trop encore, mais nous ne pouvons extraire des vertus que de
- nos vices. Avec plus d'ardeur que je n'ai embrassé le fantôme d'une
- supériorité individuelle, je tends les bras vers l'égalité dans
- l'homogène, vers la plénitude du vide...»
-
-Il a raison, mais il pense ici avec le lobe oriental de son cerveau, le
-lobe asiatique, et la pensée de ce lobe ne conseille que l'inaction, le
-renoncement, «l'enchantement du désenchanté», comme disait Renan, ou
-plutôt la satisfaction du désespoir. Il est certain que tout ce que nous
-voyons, tout ce que nous sentons, tout ce que nous savons, nous engage
-dans ce désespoir, que nos méditations--surtout celles de ce même lobe
-asiatique--peuvent du reste rendre très vaste, aussi beau et presque
-aussi habitable que l'espoir. Mais que savons-nous, au regard de ce que
-nous ne savons pas? Nous ignorons tout ce qui nous précède et tout ce
-qui nous suit, et, en un mot, le tout de l'univers. Notre désespoir, qui
-paraît d'abord le dernier mot et le dernier effort de la sagesse est
-donc fondé sur ce que nous savons, qui n'est rien, tandis que l'espoir
-de ceux que nous croyons moins sages peut se fonder sur ce que nous
-ignorons, qui est tout.
-
-Encore qu'il s'y mêle, si nous voulons être tout à fait justes, plus
-d'une raison d'espérer que nous ne rappellerons pas ici; admettons donc
-qu'en ce rien que nous savons ne se trouve que le désespoir, et que
-l'espoir ne soit qu'en ce tout que nous ignorons. Mais au lieu de
-n'écouter que notre lobe oriental qui nous conseille d'accepter cette
-ignorance inactive et d'y ensevelir notre existence, n'est-il pas plus
-raisonnable de faire travailler en même temps notre lobe occidental qui
-cherche à découvrir ce tout? Il est possible qu'il y trouve aussi, en
-fin de compte, le désespoir, mais c'est peu probable, car on ne saurait
-imaginer un univers qui ne serait qu'un acte de désespoir. Or, si
-l'univers n'est pas un acte de désespoir, rien de ce qui s'y trouve n'a
-de raisons de désespérer. En tout cas et en attendant, cette recherche
-nous permettra sans doute d'espérer aussi longtemps qu'existera cet
-univers.
-
-
-II
-
-Une des plus dangereuses tentations qui assaillent celui qui se penche
-sur la nature et qui voit, à mesure qu'il avance, les mystères se
-multiplier et s'étendre en tous sens, à l'infini, c'est le découragement
-devant la tâche impossible et le renoncement. Il laisse tomber les
-armes. Surtout au dernier versant de la vie, il est trop enclin à se
-résigner, à ne pas aller plus avant, à ne plus faire d'effort, à
-s'endormir dans l'«à quoi bon?», à ne plus rien apprendre, puisqu'il a
-appris qu'il ne saura jamais rien.
-
-Il éprouve déjà ce désir de se rendre à merci, quand il envisage la plus
-humble, la plus petite des sciences. Que sera-ce quand il tentera de les
-embrasser toutes? L'esprit se perd, a le vertige et demande à fermer les
-yeux. Il ne faut pas les fermer. C'est la plus basse trahison que puisse
-commettre l'homme. Nous n'avons pas autre chose à faire en cette vie
-qu'à chercher à savoir où nous sommes. Nous ne nous trouvons pas d'autre
-raison d'être, nous n'avons pas d'autre devoir. Ne pas savoir n'est
-qu'un désagrément; ne plus chercher à savoir est le malheur suprême et
-sans remède, la désertion inexcusable.
-
-Pourtant, sans renoncer, il est bon de ne pas se nourrir de trop petites
-illusions. Ayons toujours devant les yeux certaines vérités qui nous
-remettent à notre place. Il est certain que nous ne saurons jamais tout,
-et tant que nous ne saurons pas tout, nous serons comme si nous ne
-savions rien. Il est fort possible, comme l'insinue le Rig-Véda, que
-Dieu lui-même, ou la cause première ne sache pas tout. Il est également
-possible que l'univers n'ait encore, en aucune de ses parties, pris
-conscience de soi, ignore d'où il vient et où il va, ce qu'il fut et ce
-qu'il sera, ce qu'il a fait comme ce qu'il veut faire; et, d'autre part,
-il est probable que s'il ne l'a pas appris, il ne l'apprendra jamais,
-attendu, ainsi que je l'ai déjà dit, qu'il n'y a aucune raison pour
-qu'il puisse faire dans l'infini des temps qui nous suivra ce qu'il n'a
-pu faire dans l'infini des temps qui nous précéda.
-
-S'il y a une conscience de l'univers ou un Dieu, il sait tout ce qu'il
-doit savoir ou ne le saura jamais. Et s'il le sait, pourquoi a-t-il fait
-ce qu'il a fait, qui ne peut mener à rien; attendu qu'il nous aurait
-déjà menés où il faudrait aller? Pourquoi n'a-t-il pas préféré le néant
-ou du moins ce que nous appelons le néant, seule forme du bonheur
-stable, immuable, incontestable et compréhensible?
-
-Nous comprendrions peut-être, et encore serait-ce bien difficile, un
-univers immobile, immuable, éternel, un univers arrivé; nous ne pouvons
-comprendre un univers en mouvement ou dont, tout au moins, toutes les
-parties que nous voyons sont sans cesse en mouvement et en évolution à
-travers l'espace et le temps, un univers se précipitant à des vitesses
-vertigineuses vers un but qu'il n'atteindra jamais puisqu'il ne l'a pas
-encore atteint.
-
-On peut dire, pour se consoler, que tout désespoir ne vient que de
-l'étroitesse de notre vue, mais il convient d'ajouter qu'il en est de
-même de tout espoir.
-
-
-
-
-XIV
-
-MACROCOSME ET MICROCOSME
-
-
-Les biologistes constatent que l'embryon humain récapitule--très
-rapidement durant les premiers mois de son évolution, plus lentement
-dans les derniers--toutes les formes de vie qui ont précédé l'homme sur
-cette terre.
-
-La tache arrondie qu'est le germe devient une sphère creuse, une sorte
-de sac à paroi double, qu'on appelle _Gastrula_ et dont l'orifice
-d'invagination resserré prend le nom de _Blastopore_. C'est la vie
-protozoaire, le début, encore gélatineux, de la vie animale, à laquelle
-succède, à la suite de transformations qu'il serait trop long
-d'énumérer, la vie polypéenne.
-
-Puis, de chaque côté de la tête, apparaissent les «arcs branchiaux», qui
-correspondent aux branchies des poissons. A la fin du premier mois, les
-membres ne sont encore que de simples bourgeons; par contre, l'embryon
-est pourvu d'une queue qui, repliée, lui touche presque le front. Il a
-alors l'aspect d'un têtard et vit d'une vie toute aquatique, baigné dans
-le liquide amniotique qui représente pour lui l'eau dans laquelle
-évoluent librement les embryons des poissons et des batraciens.
-
-Il s'agit maintenant de prendre une résolution et de savoir ce qu'on en
-fera. Il se trouve à peu près dans la situation où se trouvait la vie à
-l'origine des espèces; et la nature, comme pour humilier l'homme ou
-s'humilier elle-même en se remémorant ses erreurs et ses hésitations,
-recommence ses tâtonnements, ses impairs, ses repentirs et ses
-expériences ratées. Des formes ébauchées, comme la corde dorsale, se
-résorbent, les reins primitifs disparaissent pour faire place aux reins
-définitifs qui sont gigantesques et remplissent la plus grande partie de
-la cavité péritonéale. Gigantesque est aussi le foie qui envahit presque
-toute la cavité viscérale, gigantesque la tête presque aussi grosse que
-le reste du corps; et dans cette gigantesque tête se forment les
-vésicules oculaires primitives qui sont également énormes, comme est
-énorme la vésicule ombilicale. C'est la période incohérente et
-monstrueuse qui correspond à l'époque de démence et de gigantisme où la
-nature, encore inexpérimentée, ébauchait aveuglément des êtres
-incertains, formidables, hétéroclites, déséquilibrés, à la fois oiseaux,
-crocodiles, éléphants et poissons, comme si elle n'avait pas encore pris
-son parti, opéré ses classifications, dégagé ses lois et acquis le sens
-des proportions, de la mesure et des conditions essentielles au maintien
-de la vie qu'elle créait.
-
- * * * * *
-
-Voilà, en gros, la récapitulation qui se passe sous nos yeux; mais dont,
-sans doute, beaucoup d'incidents nous échappent ou ne fixent pas assez
-notre attention, car il est possible qu'ils reproduisent des formes que
-nous ne connaissons pas, qui n'ont même pas laissé de traces
-géologiques, attendu que le nombre des espèces disparues est infiniment
-plus grand que celui des espèces que nous connaissons.
-
-Le docteur Hélan Jaworski peut donc très justement affirmer que la
-période embryonnaire correspond à la période géologique. Et de même que
-dans la grande évolution terrestre, nous voyons disparaître peu à peu
-les poissons cuirassés, les monstrueux reptiles, les gigantesques
-mammifères, dans la petite évolution embryonnaire, nous voyons se
-dissoudre le rein primitif, la corde dorsale, la vésicule ombilicale, le
-foie diminuer, la disproportion de la tête au reste du corps
-s'amoindrir, en un mot la nature s'assagir, reconnaître ses torts,
-profiter de son expérience, réparer de son mieux ses erreurs et, peu à
-peu, acquérir le sens de l'équilibre, de l'économie et de la mesure.
-
-Entre la période géologique qui correspond à l'apparition de l'homme sur
-la terre et la naissance de l'enfant, le docteur Jaworski trouve
-d'autres analogies ingénieuses mais un peu plus risquées. L'accouchement
-est, en effet, précédé d'un déluge en miniature causé par le déchirement
-des enveloppes foetales qui laissent échapper le liquide amniotique.
-Puis, l'enfant, au moment où il entre dans la vie, connaît brusquement
-une sorte de période glaciaire. Il passe, en effet, d'un milieu où règne
-une température de plus de trente-sept degrés, à l'air extérieur qui en
-compte à peine seize ou dix-huit. L'impression de froid est si terrible
-qu'elle arrache au nouveau-né son premier cri de douleur.
-
- * * * * *
-
-Quelle est la signification de cette étrange récapitulation?
-
-Le docteur Jaworski est d'avis que si la petite évolution embryonnaire
-qui prépare la naissance de l'homme, répète la grande évolution
-terrestre, cette dernière ne serait de son côté qu'une vaste période
-embryonnaire qui préparerait une naissance qu'on ne peut pas encore
-imaginer. Je ne sais s'il réussira à étayer suffisamment cette
-gigantesque hypothèse. S'il y parvient, il nous aura réellement fait
-faire, ainsi qu'il le promet, «un pas dans l'essence des choses». En
-attendant, par ses travaux préparatoires, il nous aura toujours fait
-faire un autre pas très utile, vers une vérité, incontestable, cette
-fois, qui, pour être moins inattendue n'a jamais été mise en lumière
-avec autant de patience et n'est pas moins grosse de conséquences.
-
- * * * * *
-
-Le docteur Jaworski entreprend donc de démontrer que le corps de l'homme
-réunit en lui, nettement reconnaissables, tous les êtres vivants qui
-existent actuellement sur cette terre et qui y ont existé depuis
-l'origine de la vie. En d'autres termes, chaque être résume en lui tous
-ceux qui l'ont précédé; et l'homme, le dernier venu, renferme l'Arbre
-biologique tout entier, à tel point que si l'on dissociait son corps, si
-l'on pouvait séparer chacun de ses organes et les maintenir isolément en
-vie, on parviendrait à reconstituer toutes les formes existantes, à
-repeupler la terre de toutes les espèces qu'elle a portées, depuis le
-protoplasme primitif jusqu'à cette synthèse, cet aboutissement que nous
-sommes.
-
-On pourrait aller plus loin et affirmer, comme le font les occultistes
-orientaux, que nous renfermons également en nous, en germe ou à l'état
-d'ébauche, tous les êtres, toutes les formes qui viendront après nous.
-Mais ici nous quitterions la science proprement dite pour nous égarer
-dans une hypothèse naturellement invérifiable.
-
- * * * * *
-
-Ainsi donc, ce n'est pas seulement au figuré, comme le pressentait le
-langage courant quand il parle de l'arbre vasculaire, des rameaux
-nerveux, de la grappe ovarienne, ce n'est pas seulement par analogie
-mais au pied de la lettre et dans toute la rigueur scientifique que
-notre coeur n'est au fond qu'une méduse, que nos reins sont des éponges,
-que nos intestins représentent les polypes et notre squelette les
-polypiers, que nos organes reproducteurs sont des vers ou des
-mollusques, que la colonne vertébrale et la moelle épinière remplacent
-les échinodermes, tandis que les brachiopodes et les cténophores
-renaîtraient de notre oeil, que les reptiles se retrouveraient dans
-notre appareil digestif et les oiseaux dans notre appareil respiratoire;
-et ainsi de suite.
-
-Je le répète, il ne s'agit pas ici de métaphores et de correspondances
-plus ou moins approximatives, élastiques et plausibles, mais de
-constatations rigoureusement et méticuleusement établies.
-
-Je ne puis naturellement vous mettre sous les yeux les détails de la
-démonstration du docteur Jaworski. Elle ne saurait admettre la moindre
-solution de continuité, et, à travers les trois volumes publiés
-jusqu'ici, nous mène à des conclusions qu'il est bien difficile de
-contester. On affirmait sans trop y croire et sans y regarder de trop
-près que l'homme est un microcosme. Il semble bien prouvé aujourd'hui
-que ce n'est pas seulement littérairement défendable, mais
-scientifiquement exact. Nous sommes une colonie préhistorique, immense
-et innombrable, une agglomération vivante de tout ce qui vit, a vécu et
-probablement vivra sur la terre. Nous ne sommes pas seulement les fils
-ou les frères des vers, des reptiles, des poissons, des batraciens, des
-oiseaux, des mammifères ou de n'importe quel monstre qui a souillé ou
-épouvanté la surface du globe; nous les portons en nous, nos organes ne
-sont qu'eux, nous en nourrissons tous les types, ils n'attendent qu'une
-occasion pour s'évader de nous, reparaître, se reconstituer, se
-développer et nous replonger dans la terreur. A leur propos, aussi
-justement qu'à propos des pensées secrètes, des vices et des fantômes
-qui nous peuplent, on pourrait répéter le mot que le vieillard d'Emerson
-disait à ses enfants affolés par une étrange figure dans la sombre
-entrée: «Mes enfants, vous ne verrez jamais rien de pire que
-vous-mêmes!» Si toutes les espèces disparaissaient et que seul l'homme
-subsistât, aucune ne serait perdue et toutes pourraient renaître de son
-corps, comme si elles sortaient de l'Arche de Noé, depuis le protozoaire
-presque invisible, jusqu'aux formidables colosses d'avant le déluge qui
-lècheraient les toits de nos maisons.
-
-Il est donc assez probable que toutes ces espèces prennent part à notre
-existence, à nos instincts, à tous nos sentiments, à toutes nos pensées;
-et nous voici une fois de plus ramenés aux grandes religions de l'Inde
-qui avaient pressenti toutes les vérités que nous découvrons peu à peu
-et, il y a des milliers d'années, nous affirmaient déjà que l'homme est
-tout et doit reconnaître son essence en tout être vivant.
-
-
-
-
-XV
-
-L'HÉRÉDITÉ ET LA PRÉEXISTENCE
-
-
-Il y a dans la loi de l'hérédité qui veut que les descendants souffrent
-des fautes et profitent des vertus de leurs ancêtres des vérités qui ne
-sont plus contestées. Elles éclatent à tous les yeux. Le fils d'un
-alcoolique portera toute sa vie, de sa naissance à sa mort, dans sa
-chair et dans son esprit, le poids du vice paternel. On dirait que par
-cet exemple irrécusable, la nature a voulu affirmer et manifester avec
-ostentation le caractère implacable de sa loi; comme pour nous faire
-entendre qu'elle ne tient aucun compte de nos notions du juste et de
-l'injuste et agit selon le même principe dans toutes les ténébreuses
-circonstances où nous ne pouvons suivre les inextricables détours de sa
-volonté.
-
-Il n'y aurait que cet exemple, qu'il suffirait à marquer d'infamie cette
-volonté inhumaine. Il n'y a pas de loi qui répugne davantage à notre
-raison, à notre sens des responsabilités, qui altère plus profondément
-notre confiance à l'univers et à l'esprit inconnu qui le dirige. De
-toutes les injustices de la vie, voici la plus criante, la moins
-compréhensible. Nous trouvons des excuses ou des explications à la
-plupart des autres; mais qu'un enfant qui vient de naître, qui n'a pas
-demandé à naître, soit, dès la première gorgée d'air qu'il aspire,
-frappé d'une déchéance irrémédiable, d'une condamnation féroce,
-irrévocable et de maux qu'il traînera jusqu'au tombeau, il nous semble
-qu'aucun des tyrans les plus odieux que l'histoire ait maudits n'aurait
-osé faire ce que la nature fait paisiblement chaque jour.
-
-Mais portons-nous vraiment le poids de la faute des morts? D'abord,
-est-il bien sûr que les morts soient réellement morts et ne demeurent
-plus en nous? Il est certain que nous les prolongeons, que nous sommes
-la partie durable de ce qu'ils furent. Nous ne saurions nier que nous
-subissons encore leur influence, que nous reproduisons leurs traits et
-leur caractère, que nous les représentons presque tout entiers, qu'ils
-continuent de vivre et d'agir en nous; il est donc assez naturel qu'ils
-continuent également de supporter les conséquences d'une action ou d'une
-façon de vivre que leur départ n'a pas interrompue.
-
-Mais, dira-t-on, je n'ai pas participé à cette action, à cette habitude,
-à ce vice que je paie aujourd'hui. Je n'ai pas été consulté, je n'ai pas
-eu l'occasion d'élever la voix, de retenir sur la pente fatale mon père
-ou mon aïeul qui se perdait. Je n'étais pas né, je n'existais pas
-encore.--Qu'en savons-nous?--N'y aurait-il pas, dans l'idée que nous
-nous faisons de l'hérédité, une erreur fondamentale? A l'un des bouts du
-fléau de la balance que nous accusons d'injustice, pend l'hérédité; mais
-à l'autre bout pèse autre chose dont on n'a jamais tenu compte, car elle
-n'a pas encore de nom, qui est le contraire de l'hérédité, qui plonge
-dans l'avenir au lieu de sortir du passé et qu'on pourrait appeler la
-préexistence ou la prénatalité.
-
-De même que nos morts vivent toujours en nous, nous vivons déjà dans nos
-morts. Il n'y a aucune raison de croire que l'avenir, qui est plein de
-vie, soit moins actif et moins puissant que le passé qui est plein de
-morts. Au lieu de le descendre, ne faudrait-il pas remonter le cours des
-ans pour retrouver la source de nos actes? Nous ignorons de quelle façon
-ceux qui, jusqu'aux dernières générations, naîtront de nous, vivent déjà
-en nous; mais il est certain qu'ils y vivent. Quel que soit, dans la
-suite des âges, le nombre de nos descendants, quelles que soient les
-transformations que leur fassent subir les éléments, les climats, les
-terroirs et les siècles, ils garderont intacts, à travers toutes les
-vicissitudes, le principe de vie qu'ils ont tiré de nous. Ils ne l'ont
-pas pris ailleurs ou ne seraient pas ce qu'ils sont. Ils sont réellement
-sortis de nous; et s'ils en sont sortis, c'est que d'abord ils s'y
-trouvaient. Que faisaient donc en nous ces innombrables vies accumulées?
-Est-il permis de prétendre qu'elles y demeuraient absolument inactives?
-Quelles étaient leurs fonctions, leur puissance? Qu'est-ce qui les
-séparait de nous? Où commencions-nous, où finissaient-elles? A quel
-point se mêlaient aux nôtres leurs pensées et leur volonté?
-
-Elles n'avaient pas encore de cerveau, direz-vous, comment
-pouvaient-elles penser et agir en nous? Il est vrai, mais elles avaient
-le nôtre. Les morts sont également privés de cerveau; néanmoins personne
-ne conteste qu'ils continuent de penser et d'agir en nous. Ce cerveau
-dont nous sommes si fiers, n'est pas la source, mais le condensateur de
-la pensée et de la volonté. Comme la bouteille de Leyde ou la bobine de
-Rhumkorff, il n'existe et ne s'anime que durant le temps qu'y passe ou
-qu'y réside le fluide électrique de la vie. Il ne produit pas ce fluide,
-il le recueille; ce qui importe, ce n'est point ses circonvolutions,
-comparables aux fils d'une bobine d'induction, mais la vie qui le
-parcourt; et que peut être cette vie, sinon le total de toutes les
-existences que nous accumulons en nous, qui ne s'éteignent pas à notre
-mort, commencent avant notre naissance et nous prolongent, en avant et
-en arrière, dans l'infini du temps?
-
-On a parfois, dans des études ou des romans, essayé de mettre en scène
-ces vies diverses que nous hébergeons; et chacun de nous, s'il
-s'interroge sincèrement et profondément, découvrira en soi deux ou trois
-types très nets, qui n'ont de commun que le corps où ils séjournent, ne
-s'entendent guère entre eux, luttent sans cesse pour avoir le dessus et
-s'arrangent comme ils peuvent afin d'aller jusqu'au bout d'une existence
-dont l'ensemble forme notre moi. Ce moi sera bon ou mauvais, remarquable
-ou insignifiant, plus ou moins égoïste ou généreux, inquiet ou
-tranquille, pacifique ou belliqueux, héroïque ou pusillanime, hésitant
-ou décidé et entreprenant, sauvage ou raffiné, fourbe ou loyal, actif ou
-paresseux, chaste ou lubrique, modeste ou vaniteux, fier ou obséquieux,
-inégal ou constant, selon l'autorité que saura prendre sur les autres le
-type qui s'emparera des meilleures positions du coeur ou du cerveau.
-Mais même dans l'existence en apparence la plus stable, la plus une, la
-mieux équilibrée, cette autorité ne sera jamais incontestée ni
-définitive. Le type dominant se verra toujours discuté, attaqué,
-inquiété, circonvenu, harcelé, contrarié, sollicité, trompé, trahi et
-parfois sournoisement détrôné par un des types rivaux ou subalternes,
-dont il ne se méfiait pas ou qu'il ne surveillait plus assez
-étroitement. Il y a des coalitions inattendues, des compromis bizarres,
-des défections regrettables, des compétitions, des intrigues
-incessantes, de véritables coups d'état, notamment aux âges critiques et
-à chaque événement important; et toute cette tragédie intime et
-prodigieuse ne s'arrête un moment qu'à l'instant de la mort.
-
-Mais encore une fois, pourquoi chercher uniquement dans le passé et
-parmi les ancêtres, les acteurs de ce drame qui est le drame humain par
-excellence? Qu'est-ce qui nous permet de supposer que les morts seuls y
-tiennent tous les rôles? Pourquoi ceux dont nous sommes sortis
-auraient-ils plus d'influence que ceux qui sortiront de nous? Les
-premiers sont loin de notre corps, d'insondables mystères les en
-séparent, et leur survivance peut être mise en doute; les autres
-habitent notre chair et leur existence ne saurait être contestée. Nous
-venons de voir que l'argument que l'on tire de l'absence de tout cerveau
-n'est pas invincible. Mais, ajoutera-t-on peut-être, comment voulez-vous
-que, n'ayant pas encore vécu, ils puissent avoir des habitudes, des
-vertus et des vices, des préférences et une expérience, en un mot, tout
-ce qui constitue un caractère et ne s'acquiert qu'au contact de la vie?
-Mais la même objection, dans la plupart des cas, pourrait être faite au
-sujet des ancêtres. En général, quand nous sommes sortis d'eux, ils
-étaient encore jeunes, ils n'étaient pas encore ce qu'ils sont devenus
-et ce que nous devenons d'après eux. Ils n'avaient pas encore pris les
-habitudes, la manière de penser ou de sentir, cultivé les vertus ou les
-vices que nous reproduisons. Le petit bourgeois maniaque, économe,
-circonspect et mesquin que nous sentons en nous, était peut-être encore
-un jeune homme prodigue, ardent et inconsidéré; le débauché était
-peut-être chaste, le voleur n'avait jamais volé et l'assassin pouvait
-avoir horreur du sang. Tout est à peu près également immatériel, et
-virtuel dans les deux cas; il ne s'agit ici que de tendances et de
-forces amorphes auxquelles le cerveau que nous tenons des uns, que nous
-passons aux autres, donne une forme.
-
-Il est donc fort possible que le petit bourgeois, le débauché, le voleur
-ou l'assassin, loin d'être morts, ne soient pas encore nés et prennent
-une part aussi active que nos ancêtres aux agitations et parfois à la
-direction de notre vie. C'est ce qu'ont toujours pressenti ou révélé, le
-tenant peut-être d'une source inconnue et plus haute, les religions les
-plus anciennes et les plus vénérables de l'humanité, dont le
-christianisme et son dogme du péché originel ne sont qu'une réplique
-incomplète. Aujourd'hui encore, plus de six cents millions d'hommes
-croient à la préexistence des âmes, aux vies successives et à la
-réincarnation. Aux yeux de ces religions, le petit bourgeois qui nous
-procréa, il y a plusieurs siècles, est le même qui, un peu moins
-mesquin, un peu moins borné, amélioré par sa vie antérieure et le
-passage à travers les mystères de la mort, attend en nous le moment de
-renaître et, en l'attendant, se mêle à nos instincts, à nos sentiments,
-à nos pensées. Il n'y attend pas seul; il n'est qu'une vie dans la foule
-des vies qui nous ont précédés et viennent revivre en nous; et toutes
-ces vies passées et futures forment l'ensemble de la nôtre.
-
-Nous ne discuterons pas ici cette doctrine des existences successives et
-de la réincarnation expiatrice et purificatrice, qui est l'explication
-la plus haute et, jusqu'à ce jour, la seule acceptable qu'on ait trouvée
-aux injustices de la nature. En l'état présent de nos connaissances,
-elle ne peut être qu'une hypothèse magnifique ou une affirmation qu'il
-est impossible de prouver. Ne quittons pas le terrain incontestable où
-se trouvent l'hérédité et la préexistence. L'hérédité est un fait
-acquis, une vérité expérimentale, la préexistence est une nécessité
-logique. On ne saurait, en effet, concevoir que ce qui naîtra de nous,
-déjà n'existe pas en nous, en fait, en principe, en germe, en essence ou
-en puissance; et, dès lors qu'il existe d'une façon probablement plus
-spirituelle que matérielle, il est bien moins surprenant qu'il porte
-plus ou moins la responsabilité de pensées et d'actes auxquels il ne
-saurait être entièrement étranger.
-
-En tout cas, l'hérédité incontestable et la préexistence nécessaire nous
-rappellent une fois de plus que chacun de nous n'est pas un être unique,
-isolé, permanent, hermétiquement clos, indépendant des autres et séparé
-de tout dans l'espace et le temps, mais un vase poreux plongé dans
-l'infini, une sorte de carrefour où se croisent toutes les routes du
-passé, du présent et de l'avenir, une auberge au bord des chemins
-éternels, où se réunissent, pour y passer quelques jours, toutes les
-vies qui forment notre vie. Nous nous croyons morts quand elles quittent
-l'auberge, et nous nous imaginons qu'elles périssent aussi. Il est plus
-vraisemblable qu'il n'en est rien. Elles abandonnent simplement
-l'hôtellerie délabrée pour s'installer dans une maison nouvelle et plus
-habitable. Elles y emportent leurs créances et leurs dettes, y
-emménagent leurs habitudes, leurs instincts, leurs idées, leurs
-passions, leurs mérites, leurs fautes, leurs acquisitions et leurs
-souvenirs. La maison est changée, mais les hôtes sont les mêmes et
-l'existence d'autrefois reprendra son cours dans la demeure nouvelle,
-peut-être un peu plus haute, peut-être un peu plus belle, peut-être un
-peu plus claire...
-
-
-
-
-XVI
-
-LA GRANDE RÉVÉLATION
-
-
-I
-
-Nous désespérons de connaître jamais l'origine de l'univers, son but,
-ses lois, ses intentions, et nous finissons par douter qu'il en ait. Il
-serait plus sage de très humblement nous dire que nous ne sommes pas à
-même de les concevoir. Il est probable que s'il nous livrait demain la
-clef de son énigme, nous serions, autant qu'un chien à qui l'on montre
-la clef d'une horloge, incapable d'en comprendre l'usage. En nous
-révélant son grand secret, il ne nous apprendrait presque rien, ou du
-moins cette révélation n'aurait qu'une influence insignifiante sur notre
-vie, notre bonheur, notre morale, nos efforts et nos espérances. Elle
-planerait à de telles hauteurs que personne ne l'apercevrait; tout au
-plus débarrasserait-elle le ciel de nos illusions religieuses, ne
-laissant, à la place qu'elles y occupaient, que le vide infini de
-l'éther.
-
- * * * * *
-
-Il n'est pas dit, du reste, que nous ne possédions pas cette révélation.
-Il est fort possible que les religions de peuples disparus, Lémures,
-Atlantes et beaucoup d'autres, l'aient connue; et que nous en
-retrouvions les débris dans les traditions ésotériques parvenues jusqu'à
-nous. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'à côté de l'histoire
-extérieure et scientifique, existe une histoire secrète de l'humanité
-qui tire sa substance de légendes, de mythes, d'hiéroglyphes, de
-monuments étranges, d'écrits mystérieux, du sens caché des livres
-primitifs. Il est certain que si l'imagination des interprètes de cette
-histoire occulte est souvent hasardeuse, tout ce qu'ils affirment n'est
-pas à dédaigner et mériterait d'être un jour examiné plus sérieusement
-qu'on ne l'a fait jusqu'ici.
-
-L'essentiel de cette révélation ésotérique est fort bien résumé par M.
-Marc Saunier, disciple de Fabre d'Olivet et de Saint-Yves d'Alveydre,
-dans son livre: _la Légende des Symboles_. «Les Initiés, dit-il, ont
-toujours considéré chaque continent comme un être soumis aux mêmes lois
-que l'homme. Pour eux, les minéraux en constituent l'ossature, la flore,
-la chair, la faune, les cellules nerveuses, et les races humaines, la
-substance grise du cerveau. Ce continent ne serait lui-même qu'un organe
-de la terre dont chaque homme serait une cellule pensante, et dont la
-totalisation des pensées humaines exprimerait la pensée. La terre
-elle-même ne serait qu'un organe du système solaire considéré à son tour
-comme individu, et notre système solaire ne serait lui aussi qu'un
-organe d'un autre être de l'infini, dont l'étoile Alpha du Bélier
-manifesterait le coeur. Et enfin, par une dernière synthèse, on arrive
-au Cosmos qui exprime la totalisation générale de tout, en un être dont
-le corps est le monde, et la pensée, l'intelligence universelle,
-divinisée par les religions.»
-
- * * * * *
-
-Le fond de leur doctrine est nettement évolutionniste. Chaque continent
-n'a fait que transformer à son heure, et selon son idéal, les germes
-issus des terres hyperboréennes, et l'homme n'est que le résultat d'une
-évolution animale. Ils l'empruntent d'ailleurs presque totalement aux
-Hindous et précèdent ainsi de plusieurs milliers d'années les dernières
-hypothèses de notre science actuelle.
-
-Mais, sans nous attarder dans ces sables mouvants, allons directement
-aux sources claires et sûres. Nous possédons, en effet, dans les livres
-sacrés et secrets de l'Inde, dont nous ne connaissons d'ailleurs qu'une
-infime partie, une cosmogonie qu'aucune pensée européenne n'a jamais
-dépassée. Il ne serait pas juste de dire que du premier coup elle
-atteignit les dernières limites où l'intelligence de l'homme puisse se
-hasarder sans se dissoudre dans l'infini, car elle est l'oeuvre de
-siècles dont nous ne savons pas le nombre; mais il est incontestable
-qu'elle précède toutes les autres, que sa naissance est antérieure à
-tout ce que nous connaissons, et qu'à l'origine de tout, elle est allée
-au delà de tout ce que nous avons appris et de tout ce que nous pouvons
-imaginer de plus grand.
-
- * * * * *
-
-La première, par exemple, bien avant nos temps historiques, elle a su
-nous donner une idée concrète et vertigineuse de l'infini du temps. Le
-livre de Manou nous apprend que douze mille années des mortels ne
-représentent pour les dieux qu'un jour et une nuit; leur année composée
-de trois cent soixante jours compte donc quatre millions trois cent
-mille ans. Mille années des dieux ne forment à leur tour qu'un seul jour
-de Brahma, c'est-à-dire quatre milliards trois cent vingt millions
-d'années humaines, représentant la vie totale de notre globe; et la nuit
-de Brahma est d'égale durée. Trois cent soixante de ces jours et nuits
-font une année de ce dieu, et cent de ces années constituent une de ses
-vies, c'est-à-dire la durée de l'univers représentée par le chiffre
-formidable de trois cent onze mille et quarante milliards d'années.
-Après quoi, il recommence une autre vie. En ce moment, nous n'avons pas
-encore atteint le midi du jour actuel de Brahma, ni la moitié de la vie
-de notre globe terrestre.
-
-Pour compléter cette esquisse de l'immense chronologie védique, je
-continue de me servir des notes que veut bien me confier mon filleul de
-guerre qui possède à fond cette science trop négligée. On verra du reste
-que chronologie et cosmogonie sont ici intimement liées.
-
-«La journée de Brahma (quatre milliards trois cent vingt millions
-d'années) se décompose en quatorze vies de Manou, dont sept
-_Manvantaras_ et sept _Pralayas_ alternatifs. Le mot _Manvantara_ veut
-dire intervalle entre deux Manous: l'un de ceux-ci apparaît à l'aurore
-et l'autre au crépuscule de cette période d'activité terrestre. Le Manou
-matinal donne son nom au _Manvantara_, et le Manou vespéral préside au
-_Pralaya_, c'est-à-dire à la période de dissolution, ou de _statu quo_
-négatif, mort, sommeil ou inertie selon le cas, qui sépare deux vagues
-de vie.
-
-«L'évolution universelle est une chaîne sans commencement ni fin dont
-chaque anneau apparaît et disparaît tour à tour dans notre champ de
-conscience. Brahma lui-même ne meurt que pour renaître. Mais pour le
-souverain des mondes comme pour un astre quelconque ou pour le dernier
-des êtres organiques, il n'y a de mort et de dissolution qu'au point de
-vue individuel. L'obscurité est la rançon de la lumière, le soir
-compense le matin, la vieillesse est le prix de la jeunesse et la mort
-le revers de la vie. En réalité cependant, toute évolution est
-continuelle en même temps que discontinue; les _Manvantaras_ et
-_Pralayas_ sont à la fois simultanés et successifs; chaque vie
-individuelle est engendrée par son double élémental et engendre son
-double résidual. Tout déclin de vie dans un lieu donné coïncide avec une
-croissance d'être dans un lieu correspondant et se poursuit par une
-renaissance en un lieu nouveau. Au fond, il n'y a pas de vie
-individuelle. Nous sommes à la fois nous-même et un autre, nous-même et
-plusieurs autres, nous-même et tous les autres, nous-même et l'univers,
-nous-même et l'infini.
-
-«L'évolution de notre globe terrestre est un cycle infinitésimal de
-cette évolution universelle, correspondant seulement à un jour et une
-nuit de Brahma et se divise en quatorze cycles composés chacun d'un
-_Manvantara_ et d'un _Pralaya_. Le cycle de l'évolution organique sur
-notre globe solidifié représente une seule de ces subdivisions,
-c'est-à-dire que le rayon de la sphère organique n'est qu'un quatorzième
-du rayon de la sphère minérale. L'évolution minérale est évidemment
-continue, de la formation à la dissolution du globe. Si, entre les
-périodes d'activité géologiques, il existe un _Pralaya_ quelconque,
-celui-ci, en dépit de l'étymologie du mot, doit être, non pas une
-dissolution parfaitement inconcevable au point de vue logique et
-scientifique, mais une période d'inertie ou de ralentissement, dont
-l'hypothèse est très admissible, et dont les périodes glaciaires
-survenues au cours même du _Manvantara_ actuel nous offrent un exemple.
-Dans les cycles antérieurs de Manou, la terre a passé successivement par
-les divers états de condensation que la science considère comme ignés et
-qui correspondent à l'évolution élémentaire, éthérée, gazeuse et
-liquide. Pendant ces longues périodes, la vie actuelle existait en
-potentialité dans l'âme de la terre et en réalité sur d'autres globes
-que le nôtre.»
-
-Mais ne poussons pas plus loin cette esquisse dont la complication
-deviendrait inextricable. Rappelons simplement cette magnifique doctrine
-de la réincarnation qui, à toutes les questions du juste et de
-l'injuste, immortelle torture des mortels, est la réponse la plus
-ancienne, la seule décisive et sans doute la plus plausible; et son
-corollaire, cette loi du Karma comme le dit si bien mon filleul, «la
-plus admirable des découvertes morales: elle représente la liberté
-abstraite, et suffit à affranchir la volonté humaine de tout être
-supérieur ou même infini. Nous sommes nos propres créateurs et les seuls
-maîtres de notre destin; nul autre que nous-même ne nous récompense ou
-ne nous punit; il n'y a pas de péché, mais seulement des conséquences;
-il n'y a pas de morale, mais seulement des responsabilités. Or, le
-Bouddha enseignait qu'en vertu même de cette loi souveraine, l'individu
-doit renaître pour moissonner ce qu'il a semé: cette certitude de
-renaissance suffisait à neutraliser l'horreur de la mort.»
-
- * * * * *
-
-Tout cela n'est-il qu'imaginaire, rêves de cerveaux plus ardents que les
-nôtres, hallucinations d'ascètes qu'étourdissent le jeûne et
-l'immobilité ou échos de traditions immémoriales laissées par d'autres
-races ou des êtres antérieurs à l'homme et plus spirituels? Il est
-impossible de s'en rendre compte, mais quelle qu'en soit l'origine, il
-est certain que le monument, dont nous n'avons entrevu qu'un angle de la
-base, est prodigieux et n'a pas l'air humain. Tout ce qu'on peut dire,
-c'est que nos sciences modernes, notamment l'archéologie, la géologie et
-la biologie, confirment plus qu'elles n'infirment l'une ou l'autre de
-ces révélations.
-
- * * * * *
-
-Mais là n'est pas, pour l'instant, la question. Admettons que l'une
-d'elles, celle des livres sacrés de l'Inde, par exemple, soit vraie,
-incontestable et scientifiquement établie par nos recherches, ou qu'une
-communication interplanétaire ou une déclaration d'un être surhumain ne
-permette plus de douter de son authenticité: quelle influence une telle
-révélation aura-t-elle sur notre vie? Qu'y transformera-t-elle, quel
-élément nouveau apportera-t-elle à notre morale, à notre bonheur? Sans
-doute fort peu de chose. Elle passera trop haut, elle ne descendra pas
-jusqu'à nous, elle ne nous touchera point, nous nous perdrons en son
-immensité, et, au fond, sachant tout, nous ne serons ni plus heureux ni
-plus savants que lorsque nous ne savions rien.
-
-Ne pas savoir ce qu'il est venu faire sur cette terre, voilà le grand et
-l'éternel tourment de l'homme. Or, il faut bien se dire que la vérité
-vraie de l'univers, si nous l'apprenons quelque jour, sera probablement
-assez semblable à l'une ou l'autre de ces révélations qui, ayant l'air
-de nous apprendre tout, ne nous apprennent rien. Elle aura du moins le
-même caractère inhumain. Il faudra bien qu'elle soit aussi illimitée
-dans l'espace et le temps, aussi abyssale, aussi étrangère à nos sens et
-à notre cerveau. Plus la révélation sera immense et haute, plus elle
-aura chance d'être vraie; mais plus aussi elle s'éloignera de nous,
-moins elle nous intéressera. Nous ne pouvons guère espérer de sortir de
-ce dilemme décourageant: les révélations, les explications ou les
-interprétations trop petites ne nous satisferont point parce que nous
-les pressentirons insuffisantes, et celles qui seront trop grandes
-passeront trop loin de nous pour nous atteindre.
-
-
-II
-
-Il serait cependant souhaitable que cette révélation des livres sacrés
-de l'Inde fût authentique et que notre science encore si étroite, si
-petite, si timide et si incohérente, confirmât peu à peu, comme du reste
-elle le fait chaque jour à son insu, certains points épars dans
-l'immensité sans bornes de cette immémoriale vérité.
-
-Elle aurait en tout cas, même si elle ne parvenait pas à nous atteindre
-directement, l'avantage d'élargir à l'infini notre horizon plus borné
-qu'on ne croit; de jalonner cet infini de repères magnifiques, de
-l'animer, de le peupler, de lui donner d'admirables visages, de le
-rendre vivant, sensible et presque compréhensible.
-
-Nous savons tous que nous vivons dans l'infini; mais cet infini pour
-nous n'est qu'un mot sec et nu, un vide noir et inhabitable, une
-abstraction sans forme, une expression morte que notre imagination ne
-ranime un moment qu'au prix d'un effort fatigant, solitaire, inhabile,
-inassisté, ingrat et infructueux. En fait, nous nous tenons cantonnés
-dans notre monde terrestre et dans nos petits temps historiques, et tout
-au plus levons-nous parfois les yeux vers les planètes de notre système
-solaire et poussons-nous notre pensée, d'avance découragée, jusqu'aux
-époques nébuleuses qui précédèrent l'arrivée de l'homme sur notre globe.
-De plus en plus, délibérément, nous tournons sur nous-mêmes toute
-l'activité de notre intelligence et, par une regrettable illusion
-d'optique, plus elle rétrécit son champ d'action, plus nous croyons
-qu'elle l'approfondit. Nos penseurs et nos philosophes, de crainte de
-s'égarer comme leurs prédécesseurs, ne s'intéressent plus qu'aux
-aspects, aux problèmes, aux secrets les moins contestables; mais s'ils
-sont les moins contestables, ils sont aussi les moins hauts, et l'homme,
-en tant qu'animal terrestre, devient le seul objet de leurs études. Les
-savants, d'autre part, accumulent de petits faits, de petites
-observations sous lesquelles ils étouffent et qu'ils n'osent plus
-soulever ou entr'ouvrir pour y faire circuler l'air d'une loi générale
-ou d'une hypothèse salutaire, tant celles qu'ils hasardèrent jusqu'à ce
-jour furent successivement et pitoyablement démenties ou bafouées par
-l'expérience.
-
-Néanmoins, ils ont raison d'agir comme ils font et de continuer leurs
-investigations, selon leurs étroites et sévères méthodes; mais il est
-permis de constater que plus ils croient s'approcher d'une vérité qui
-fuit, plus augmentent leurs incertitudes et leur désarroi, plus les
-assises sur lesquelles ils fondaient leur confiance leur semblent
-précaires, imaginaires et insuffisantes, et mieux ils se rendent compte
-de l'incommensurable distance qui les sépare encore du moindre secret de
-la vie. «Il semble, comme l'a prophétisé l'un des plus illustres d'entre
-eux, le physicien anglais sir William Grove, que le jour approche
-rapidement où l'on confessera que les forces que nous connaissons ne
-sont que les manifestations phénoménales de réalités au sujet desquelles
-nous ne savons rien, mais que les anciens connaissaient et auxquelles
-ils vouaient un culte.»
-
-
-III
-
-Voilà, en effet, ce qu'on ne peut s'empêcher de penser quand on étudie
-quelque peu cette révélation primitive, la sagesse d'autrefois et ce qui
-en a découlé. L'homme a su plus qu'il ne sait. Il ignorait peut-être
-l'énorme masse de petits détails que nous avons observés et classés et
-qui nous ont permis de domestiquer certaines forces dont il ne songeait
-pas à tirer parti; mais il est probable qu'il en connaissait mieux que
-nous la nature, l'essence et l'origine.
-
-La haute civilisation de l'humanité que l'histoire, en tâtonnant,
-reporte à cinq ou six mille ans avant Jésus-Christ, est peut-être
-beaucoup plus ancienne, et sans admettre, comme on l'a affirmé, que les
-Égyptiens aient conservé des archives astronomiques durant une période
-de six cent trente mille ans, on peut considérer comme établi que leurs
-observations embrassaient deux cycles de précession, deux années
-sidérales, soit cinquante et un mille sept cent trente-six ans. Or,
-eux-mêmes n'étaient pas des initiateurs, mais des initiés, et tiraient
-tout ce qu'ils savaient d'une source plus ancienne. Il en est de même
-des Juifs, en ce qui concerne leurs livres primitifs et leur Kabbale; et
-des Grecs, parmi lesquels tous ceux qui réellement nous apprirent
-quelque chose sur l'origine, et la constitution de l'univers et de ses
-éléments, sur la nature de la divinité, de la matière et de l'esprit,
-tels qu'Orphée, Hésiode, Pythagore, Anaxagore, Platon et les
-Néo-Platoniciens, étaient également des initiés, c'est-à-dire des hommes
-qui, ayant passé par l'Égypte ou par l'Inde, avaient puisé à la même
-source unique et immémoriale. Nos religions préhistoriques, scandinaves
-ou germaniques et le druidisme celte, celles de la Chine et du Japon, du
-Mexique et du Pérou, malgré de nombreuses déformations, en dérivaient
-pareillement; de même que notre grande métaphysique occidentale, d'avant
-le matérialisme actuel, dont la vue est un peu basse, notamment les
-métaphysiques de Leibnitz, de Kant, de Schelling, de Fichte, de Hegel,
-s'en rapprochent et s'y abreuvent plus ou moins à leur insu.
-
- * * * * *
-
-Il est donc certain que par les Grecs, par la Bible, par le
-Christianisme qui en est un dernier écho, car l'auteur de l'_Apocalypse_
-et saint Paul étaient des initiés, nous sommes tout imprégnés de cette
-révélation, qu'il n'y en a pas, qu'il n'y en eut jamais d'autre, qu'elle
-est la grande révélation humaine ou surhumaine, et que par conséquent il
-serait juste et salutaire de l'étudier plus attentivement et plus
-profondément qu'on ne l'a fait jusqu'à ce jour.
-
-
-IV
-
-Où est la source de cette révélation? Nous la situons en Orient parce
-que c'est dans les livres sacrés de l'Inde que se trouve presque tout ce
-que nous en connaissons. Mais il est à peu près certain qu'elle est
-d'origine occidentale ou plutôt hyperboréenne et remonte à ces
-merveilleux peuples disparus, les Atlantes, dont les dernières colonies
-Protosythes florissaient il y a plus de onze mille ans et dont
-l'existence n'est plus niable.
-
-On n'a pas oublié la page célèbre de Platon: Un jour que Solon
-s'entretenait avec les prêtres de Saïs sur l'histoire des temps reculés,
-l'un d'eux lui dit: «O Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours
-enfants. Il n'en est pas un seul parmi vous qui ne soit novice dans la
-science de l'antiquité. Vous ignorez ce que fit la génération de héros
-dont vous êtes la faible postérité... Ce que je vais vous raconter
-remonte à neuf mille ans.
-
-«Nos fastes rapportent que votre pays a résisté aux efforts d'une
-puissance formidable qui, sortie de la mer Atlantique, avait envahi une
-grande partie de l'Europe; car, pour lors, cette mer était navigable.
-Près de ses bords était une île, vis-à-vis de l'embouchure que vous
-nommez les colonnes d'Hercule. On dit que de cette île, plus étendue que
-la Lydie et que l'Asie, il était facile de se rendre sur le continent.
-
-«Dans cette Atlantide, il y avait des rois célèbres par leur puissance
-qui s'étendait sur les îles adjacentes et sur une partie du continent.
-Ils régnaient, outre cela, d'un côté sur la Lydie jusqu'à l'Égypte, et
-du côté de l'Europe jusqu'à la Tyrrhénie... Mais il survint des
-tremblements de terre et des inondations; et dans l'espace de
-vingt-quatre heures, l'Atlantide disparut.»
-
-Ce passage du _Timée_ est la première lueur que l'histoire proprement
-dite ait projetée sur l'immense chaos des temps antédiluviens. Les
-recherches et les découvertes modernes l'ont confirmé point par point.
-Comme le dit Roisel, qui a consacré aux Atlantes un livre remarquable,
-moins connu que ceux de Scott Elliot et de Rudolf Steiner, et qui ne
-permet plus le moindre doute, «il est prouvé que bien avant les siècles
-historiques, les Atlantes avaient acquis une science merveilleuse dont
-l'humanité commence à peine à reconstituer les éléments et dont les
-puissantes épaves se retrouvent dans les Gaules, l'Égypte, la Perse, les
-Indes et la partie centrale du continent américain. Plus de dix mille
-ans avant notre ère, ils connaissaient la précession des équinoxes, les
-modifications si lentes que plusieurs astres éprouvent dans leur cours
-et les mille secrets de la nature. Ils avaient des procédés dont
-l'industrie moderne n'a pas encore pénétré les mystères».
-
-Il ressort de ces études que l'humanité n'éprouva jamais désastre
-comparable à la disparition de l'Atlantide. Il lui faudra peut-être des
-milliers d'années pour réparer cette perte et remonter au niveau d'une
-civilisation qui avait sur l'origine et les mouvements de l'univers, sur
-l'énergie de la matière, sur les forces inconnues de ce monde et des
-autres, sur la vie d'outre-tombe, sur l'organisation sociale et
-l'économie politique, comparables à celle des abeilles, des certitudes
-dont nous glanons péniblement les débris dispersés. Rien ne prouverait
-mieux l'inutilité de l'effort de l'homme que cette perte inégalée, si
-l'on ne s'efforçait d'espérer malgré tout.
-
-Peuple de métallurgistes prodigieux qui avaient découvert la trempe du
-cuivre que nous cherchons encore, peuple d'ingénieurs fabuleux dont la
-géométrie, au dire du professeur Smyth, commençait là où finit celle
-d'Euclide, ils soulevaient et transportaient à d'énormes distances, par
-des moyens mystérieux, des rochers de quinze cents tonnes et semaient
-par le monde ces fantastiques pierres mouvantes, appelées «pierres
-folles», «pierres de vérité», blocs de cinq cent mille kilos, si
-habilement couchées sur un de leurs angles qu'un enfant peut les mouvoir
-du doigt, tandis que la poussée de deux cents hommes serait incapable de
-les renverser et qui, géologiquement, n'appartiennent jamais au sol sur
-lequel elles se trouvent. Peuple d'explorateurs qui avaient parcouru et
-colonisé toute la surface de la terre, peuple de savants, de
-calculateurs, d'astronomes; ils semblent avoir été avant tout des
-rationalistes et des logiciens implacables, au cerveau pour ainsi dire
-métallique, dont les lobes latéraux étaient beaucoup plus développés que
-les nôtres. Ils n'appliquaient leurs aptitudes incomparables qu'à
-l'étude des sciences exactes; et le seul but de leurs efforts était la
-conquête du vrai. Mais l'étude de l'invisible, et de l'infini, sous
-leurs puissants regards devient elle-même une science exacte; et l'idée
-mère de leur cosmogonie, en vertu de laquelle tout sort de l'océan de la
-matière cosmique ou des flots sans limites de l'éternel éther pour y
-rentrer bientôt et pour en ressortir, défigurée et surchargée de mythes
-innombrables par l'imagination de leurs descendants ou de leurs colons
-dégénérés, est à la base de toutes les religions; et il est peu probable
-que l'homme en découvre jamais une qui la vaille et la puisse remplacer.
-
-
-V
-
-C'est dans les livres sacrés de l'Inde que nous trouvons les traces les
-plus sûres et les plus abondantes de cette cosmogonie ou de cette
-révélation.
-
-Il y a moins d'un siècle, on ignorait à peu près totalement l'existence
-de ces livres. Leurs interprètes ont pris deux routes différentes. D'un
-côté, des savants, qu'on pourrait appeler officiels, ont donné la
-traduction d'un certain nombre de textes qu'on pourrait également
-qualifier d'officiels, textes qu'ils ne comprennent pas toujours et que
-leurs lecteurs comprennent encore moins. De l'autre, des initiés ou
-soi-disant tels, avec le concours d'adeptes d'une fraternité occulte,
-ont proposé, de ces mêmes textes ou d'autres plus secrets, une
-interprétation nouvelle et plus impressionnante. Ils inspirent encore, à
-tort ou à raison, quelque méfiance. On doit admettre l'authenticité et
-l'antiquité de certaines traditions, de certains écrits primitifs et
-essentiels, bien qu'il soit impossible de leur assigner une date
-approximative, tant ils se perdent dans les brumes de la préhistoire.
-Mais ils sont à peu près incompréhensibles sans clefs et sans
-commentaires, et c'est ici que commencent les doutes et les hésitations.
-Un grand nombre de ces commentaires sont également très anciens et, à
-leur tour, ont besoin de clefs, d'autres paraissent plus récents,
-d'autres enfin semblent contemporains et le départ est souvent malaisé
-entre ce qui se trouve en puissance dans l'original et ce que les
-interprètes croient y trouver ou y ajoutent plus ou moins
-volontairement. Or, le plus frappant, le plus grandiose et, en tout cas,
-le plus clair de la doctrine réside souvent dans les commentaires.
-
-Il y a ensuite, comme je viens de le dire, la question des clefs,
-intimement liée à la précédente. Ces clefs sont plus ou moins maniables,
-s'imposent plus ou moins, paraissent parfois chimériques ou arbitraires,
-ne sont livrées qu'avec d'étranges précautions, une à une et
-parcimonieusement, et peuvent ouvrir plusieurs sens superposés. Et tout
-cela s'accompagne de réticences bizarres, de secrets soi-disant
-dangereux ou terribles, retenus au moment décisif, de révélations qu'on
-prétend incommunicables avant bien des siècles. Des portes qu'on allait
-franchir se referment brusquement à l'instant qu'on entrevoyait enfin un
-horizon longtemps promis, et derrière chacune d'elles se cache un initié
-suprême, un Maître encore vivant, gardien sacré des derniers arcanes,
-qui sait tout mais ne veut ou ne peut rien dire.
-
-Notez, en outre, qu'une foule d'illuminés plus ou moins intelligents, de
-jeunes filles et de vieilles dames déséquilibrées, de naïfs qui adoptent
-d'emblée et aveuglément ce qu'ils ne comprennent pas, de mécontents, de
-ratés, de vaniteux, de roublards qui pèchent en eau trouble, en un mot
-la tourbe habituelle et suspecte qui s'agglomère autour de toute
-doctrine, de toute science, de tout phénomène un peu mystérieux, a
-discrédité ces premières interprétations ésotériques, dont la source
-même n'est pas très claire. Ajoutez enfin que l'incendie de la fameuse
-bibliothèque d'Alexandrie, où s'était entassée toute la science de
-l'Orient, l'anéantissement, au XVIe siècle, sous le règne mongol
-d'Akbar, de milliers d'oeuvres sanscrites, la destruction systématique
-et impitoyable, surtout aux premiers siècles de l'Église et durant le
-Moyen Age, de tout ce qui se rapportait ou faisait allusion à cette
-révélation gênante et redoutée, nous ont enlevé nos meilleurs moyens de
-contrôle. Les adeptes, il est vrai, affirment, d'autre part, que les
-textes véritables, ainsi que les vieux commentaires qui seuls les
-rendent compréhensibles, existent encore dans des cryptes secrètes, dans
-des bibliothèques souterraines du Thibet ou de l'Himalaya, aux livres
-plus innombrables que tous ceux que nous possédons en Occident, et
-qu'ils reparaîtront dans un âge plus éclairé. C'est possible, mais en
-attendant ils ne nous sont d'aucun secours.
-
-
-VI
-
-Quoi qu'il en soit, ce que nous avons suffit à troubler profondément, et
-le contrôle que permettent les fragments sauvés de l'antiquité
-historique écarte absolument, quant aux éléments essentiels, tout
-soupçon de fraude ou de mystification plus ou moins récente. Au surplus,
-une fraude ou une mystification de ce genre ne paraît guère possible et
-serait tellement géniale qu'il faudrait l'admirer comme un phénomène
-presque égal à celui dont elle voudrait donner l'illusion, et convenir
-que jamais l'esprit de l'homme ne plongea plus avant dans l'infini du
-temps et de l'espace, dans l'origine des choses et ne s'éleva à de
-pareilles hauteurs. Elle aurait profité, cette révélation, de tout
-l'acquis de la science et de la pensée d'aujourd'hui, qu'elle n'aurait
-pu, sur le rythme des éternités, sur le va-et-vient du toujours devenir,
-sur le cycle sans fin et les existences périodiques du moi, sur la
-naissance, le mouvement et l'évolution des mondes, sur les souffles
-divins de l'intelligence qui les animent, sur Maya, l'éternelle illusion
-de l'ignorance, sur la lutte pour la vie, la sélection naturelle, le
-développement graduel et la transformation des astres et des hommes, sur
-les fonctions et les énergies de l'éther, sur la justice immortelle et
-infaillible, sur l'activité intermoléculaire et fantastique de la
-matière, sur la nature de l'âme et sur l'existence de l'immense
-puissance innommable qui gouverne l'univers, en un mot sur toutes les
-énigmes qui nous assaillent et tous les mystères qui nous accablent,
-nous donner des hypothèses plus satisfaisantes, plus logiques, plus
-cohérentes, plus plausibles, plus synthétiques, plus dignes de l'infini
-qu'elles cherchent à embrasser et que bien souvent elles semblent
-étreindre.
-
- * * * * *
-
-Mais, hâtons-nous de le répéter, il ne saurait être sérieusement
-question de fraude, puisque les textes ou les traditions qu'on pourrait
-suspecter se trouvent corroborés par d'autres textes, les inscriptions
-sacrées de l'Égypte, par exemple, que nul ne songe à contester. Tout au
-plus, rencontrera-t-on quelques passages antidatés par le zèle imprudent
-d'adeptes ou de commentateurs, quelques interpolations qui ne font
-qu'enguirlander les grandes lignes. Il s'agit bien, dans l'ensemble,
-d'une révélation qui remonte infiniment plus haut que tout ce que nous
-avons appelé la préhistoire, et dès lors il est légitime que notre
-étonnement n'ait plus de bornes.
-
-
-VII
-
-Fort bien, dira-t-on, cette interprétation de l'univers, cette
-anthropo-cosmogénèse est la plus haute, la plus vaste, la plus
-admirable, la plus inattaquable qu'on ait jamais conçue; elle déborde de
-toutes parts l'imagination et la pensée de l'homme; mais sur quoi tout
-cela repose-t-il? Il n'y a là, en fin de compte, que de magnifiques
-hypothèses audacieusement travesties en affirmations magistrales,
-péremptoires et dogmatiques, mais qui sont toutes invérifiables. C'est
-l'objection que j'ai faite moi-même, un peu hâtivement, dans un des
-premiers chapitres de la _Mort_.
-
-Il est, en effet, incontestable que nous ne connaîtrons pas de si tôt,
-que nous ne connaîtrons peut-être jamais la vérité sur l'origine et la
-fin de l'univers ni sur tous les autres problèmes que ces affirmations
-résolvent. Seulement, il est curieux de constater que la science, chaque
-jour, se rapproche, malgré elle, de l'une ou l'autre de ces
-affirmations, et qu'elle ne peut en écarter ou démentir aucune. Il y a
-telle étude du chimiste Crookes, par exemple, sur la genèse des éléments
-qui, à son insu, devient nettement occultiste, tandis que la découverte
-de la radio-activité de la matière reproduit exactement la théorie des
-tourbillons de l'initié Anaxagore. Il en est de même, _mutatis
-mutandis_, du rôle attribué à l'éther, dernier et indispensable postulat
-de nos savants. Il en est de même des fonctions souveraines et
-essentielles de certaines glandes minuscules dont la médecine moderne
-commence à peine à retrouver l'importance et qui recèlent probablement
-les secrets primordiaux de la vie: la glande thyroïde qui préside à la
-croissance et à l'intelligence, la glande surrénale qui régente ce
-muscle inconscient qu'est le coeur et la glande pinéale, la plus
-mystérieuse de toutes, qui nous met en rapport avec les mondes inconnus.
-Il en est encore de même en astronomie où l'insuffisance manifeste de
-nos soi-disant lois cosmiques, notamment celle de la gravitation et de
-la formation des nébuleuses, pose une foule de questions auxquelles
-répond seule la cosmogonie orientale. Mais ceci demanderait une longue
-étude que je n'ai pas qualité pour entreprendre.
-
-Au demeurant, rien ne nous oblige à accepter ces affirmations comme des
-dogmes. Il ne s'agit pas ici d'une religion qui nous impose sa foi
-aveugle, son _Credo quia absurdum_. Il nous est parfaitement loisible de
-les considérer comme de simples hypothèses, d'immenses, d'incomparables
-poèmes antédiluviens, dont la genèse de Moïse n'est qu'un fragment
-défiguré. Mais, en tant qu'hypothèses ou poèmes, il faut convenir
-qu'elles sont prodigieuses, que nous n'avons rien de meilleur, rien de
-plus vraisemblable à leur opposer et, qu'étant donnée leur antiquité
-indiscutable, leur origine préhistorique, elles semblent réellement
-surhumaines.
-
-Faut-il admettre, comme le prétendent les occultistes, qu'elles nous
-viennent d'êtres supérieurs à l'homme, d'entités plus spirituelles
-vivant dans des conditions inconnues, qui occupaient notre terre ou les
-planètes voisines, avant notre venue; d'une civilisation
-lémuro-atlantéenne qui a laissé en la mémoire des peuples et sur le sol
-de notre globe, dans ses monuments mégalithiques, des traces
-indélébiles? C'est fort possible, mais ici encore nous sommes libres
-d'attendre les confirmations de l'archéologie hindoue, égyptienne,
-chaldéenne, assyrienne et persane, qui, sur ce point, comme sur tant
-d'autres, n'a pas dit son dernier mot.
-
-
-VIII
-
-Je sais bien que cette révélation, comme apparemment toutes celles qu'on
-pourra faire dans la suite des temps, remonte et aboutit à
-l'inconnaissable, à l'insoluble mystère de la divinité, de l'être ou de
-l'existence, et forcément s'arrête net devant cet inconnaissable aussi
-impénétrable, aussi inattaquable qu'une falaise de toutes parts infinie
-et formée d'un seul bloc de diamant noir. Il n'y a rien à faire, il n'y
-a qu'à s'arrêter; il n'y a pas à essayer de la tourner, de la prendre à
-revers; le revers, si l'on pouvait l'atteindre, étant nécessairement
-pareil à l'avers, attendu que l'inexistence de tout serait exactement
-aussi inexplicable, aussi incompréhensible que son existence. Il est
-vrai que dans les replis secrets de la doctrine, l'Univers et tout ce
-qu'il renferme est appelé Maya, c'est-à-dire l'illusion éternelle, et
-qu'ainsi, les deux mystères inconciliables s'unissent en un mystère plus
-haut dont l'intelligence de l'homme ne peut plus approcher.
-
-Au fond, l'énigme primitive, le mystère primordial n'étant pas éclairci,
-tout le reste n'éclaire que des degrés qui mènent de la connaissance
-relative à l'ignorance absolue. Il est probable qu'il en sera de même
-pour toutes les révélations qui s'adressent à l'intelligence de l'homme
-tant qu'il vivra sur cette planète; car cette intelligence a des limites
-qu'aucun effort ne pourra reculer. Mais en attendant, il est certain que
-ces degrés, qui ne mènent à rien, l'ont néanmoins, d'emblée et dès les
-premiers jours, conduite au plus haut point qu'elle ait atteint, qu'elle
-puisse espérer d'atteindre. L'explication la plus ancienne embrasse du
-premier coup tous les essais d'explications proposés jusqu'ici. Elle
-concilie le positivisme scientifique avec l'idéalisme le plus
-transcendantal, elle admet la matière et l'esprit, elle accorde
-l'impulsion mécanique des atomes et des mondes avec leur direction
-intelligente. Elle nous donne une divinité inconditionnée, «cause sans
-cause de toutes les causes», digne de l'univers qu'elle est elle-même et
-dont celles qui lui ont succédé dans toutes nos religions ne sont que
-des membres épars, mutilés et méconnaissables. Elle nous offre enfin,
-par sa loi de Karma, en vertu de laquelle chaque être porte dans ses
-vies successives les conséquences de ses actes et se purifie peu à peu,
-le principe moral le plus haut, le plus juste, le plus inattaquable, le
-plus fécond, le plus consolant, le plus chargé d'espoirs qu'il soit
-possible de proposer à l'homme. Il semble que tout cela mérite qu'on
-l'examine, qu'on la respecte et qu'on l'admire.
-
-
-IX
-
-Cette admiration et ce respect n'empêchent pas d'ailleurs que nous ne
-soyons libres de choisir, de rejeter beaucoup de choses ou de les
-réserver en attendant d'autres clartés. Quand on nous dit, par exemple,
-que le Cosmos est guidé par une série infinie de hiérarchies d'êtres
-sensibles, ayant chacun une mission à remplir et qui sont les agents des
-lois karmiques et cosmiques; quand on ajoute que chacun de ces êtres a
-été un homme dans un Manvantara précédent ou se prépare à le devenir
-dans le Manvantara actuel ou dans un Manvantara futur, qu'ils sont des
-hommes perfectionnés ou des hommes naissants et que dans leurs sphères
-supérieures et moins matérielles, ils ne diffèrent moralement des êtres
-humains terrestres qu'en ce qu'ils ne possèdent pas le sentiment de la
-personnalité et de la nature émotionnelle humaine; quand on affirme
-enfin que ce que nous appelons la Nature inconsciente est, en réalité,
-un ensemble de forces manipulées par des êtres semi-intelligents
-(Élémentals), dirigés par les hauts esprits planétaires (Dhyan-Chohans),
-dont le total forme le Verbe manifesté du Logos non manifesté et
-constitue, en même temps, l'intelligence de l'univers et sa loi
-immuable; nous pouvons rendre hommage à l'ingéniosité de ces
-spéculations comme à celles de milliers d'autres qui peut-être serrent
-la vérité de plus près que nos meilleures et nos plus récentes
-hypothèses scientifiques; nous sommes libres d'en prendre et d'en
-laisser ce qui nous plaît. Tout cela, je l'accorde, n'est nullement
-prouvé, n'est vérifié ou ne sera vérifiable qu'en certains détails,
-tandis que les grandes lignes fondamentales échapperont probablement
-toujours au contrôle de notre intelligence désarmée. Mais ce que nous
-devons, je le répète, admirer sans réserve, c'est le prodigieux édifice
-spirituel qu'offre l'ensemble de cette révélation, l'immense effort
-intellectuel qui, dès l'aube de l'humanité, tenta de débrouiller
-l'insondable chaos de l'origine, de la structure, de la marche, de la
-direction et de la fin de l'univers, et semble y avoir réussi de façon
-telle que jusqu'ici on n'a rien trouvé qui l'égale, ne s'en inspire ou,
-souvent à son insu, n'y retourne.
-
-
-X
-
-Je disais, dans la première partie de cette étude, qu'une révélation
-trop haute, fût-elle incontestable, n'aurait guère d'influence sur notre
-vie, y transformerait peu de chose, passerait trop loin de nous dans
-l'immensité de l'espace et ne descendrait pas dans notre pensée et notre
-coeur. En alla-t-il ainsi de celle dont nous parlons, qui est la seule
-vraiment surhumaine et encore acceptable et presque inattaquable que
-nous ayons eue? Oui et non, selon le point de vue où l'on se place. Tout
-ce qu'il y a en elle de trop grand, excepté sa notion de l'éternité, n'a
-pas réellement modifié nos idées, n'a pas imprégné nos moeurs. Elle n'a
-même pas atteint profondément les peuples qui nous l'ont transmise et
-qui, renonçant à la comprendre, l'ont transformée en un polythéisme
-anthropomorphe, barbare et monstrueux. Il en est à peu près de même
-partout ailleurs. Toutes les religions, du paganisme, en passant par la
-Chine et le Japon, la Gaule et la Germanie, le Mexique et le Pérou,
-jusqu'au christianisme avec ses variantes et ses surgeons, en sont
-issues; mais toutes n'ont pu vivre et régner sur les hommes, qu'en la
-défigurant, en la mutilant, en la rapetissant à la plus petite taille
-des âmes de leur temps, en la rendant méconnaissable. Il est donc assez
-probable qu'il en irait pareillement de toute autre plus grande, s'il
-était possible, eût-elle tous les caractères d'une révélation divine,
-directe, authentique, indubitable, irréfutable, irrécusable; en un mot,
-de celle que nous attendons encore sans oser l'espérer.
-
-
-
-
-XVII
-
-LE SILENCE NÉCESSAIRE
-
-
-Les occultistes orientaux nous affirment que dans les solitudes de
-l'Himalaya et du Thibet, vivent certains Initiés, certains Maîtres,
-héritiers de la sagesse des «Fils de la Lumière» ou des «Sept
-Primordiaux», qui possèdent les sept clefs qui permettent de comprendre
-les textes sacrés préhistoriques. Ils seraient les silencieux
-dépositaires du secret de forces intermoléculaires ou interéthériques, à
-l'aide desquelles des races d'êtres qui précédèrent l'homme sur cette
-terre transportèrent à d'énormes distances des monolithes de plus de
-cinq cent mille kilos, qui n'ont aucun rapport avec les pierres qui les
-entourent, et dont la disposition, l'orientation, astronomiquement
-réglée, trahit évidemment une intervention intelligente et même très
-savante.
-
-Ces monolithes sont parfois sculptés, comme les fameux colosses de
-Bamian, dans l'Asie centrale, dont l'un a 60 mètres de haut; ou comme
-les cinq cent cinquante monstres de l'Ile de Pâques, dans la Polynésie,
-qui, pour le dire en passant, demeurent une des plus insolubles, des
-plus troublantes énigmes de ce monde. Taillées dans le basalte, couchées
-ou debout sur des plates-formes, ces sculptures, dont l'une a 29 mètres,
-sont incontestablement les plus antiques effigies humaines qu'on puisse
-trouver sur notre globe. Les savants officiels leur reconnaissent une
-origine antédiluvienne, tandis que les traditions ésotériques y voient
-les portraits de géants de la dernière race atlantéenne, dégénérée et
-sombrée dans la sorcellerie, peu avant la disparition du mystérieux
-continent dont l'Ile de Pâques ne serait que l'un des plus hauts sommets
-qui émergent aujourd'hui des solitudes du Pacifique.
-
-J'ai en ce moment sous les yeux les photographies de quelques-uns de ces
-hallucinants colosses, et je ne crois pas que dans nos plus lourds
-cauchemars il soit possible d'imaginer figures plus redoutables, plus
-insensibles, plus impassibles, plus éternellement féroces, plus
-froidement hautaines, plus impitoyablement dédaigneuses, plus
-glacialement toutes-puissantes. Sont-ils Sélénites ou Martiens, avec
-leur bouche serrée et implacable, leurs yeux creux comme des abîmes de
-malédictions, ou protubérants et cerclés de lunettes d'aviateur?
-Nullement simiesques, comme on le pourrait croire, ils représentent
-plutôt des entités démoniaques et abstraites, tels que le Mal,
-l'Inéluctable et la Fatalité. Ils semblent moins inhumains que pré- ou
-posthumains et répondent effroyablement à certains souvenirs ancestraux
-endormis au fond de nos moelles, qui nous avertissent que de pareils
-visages ont irrécusablement existé.
-
- * * * * *
-
-Mais revenons à nos grands Initiés. Ils seraient, paraît-il, détenteurs
-de l'irrésistible et incommensurable force sidérale, qui est celle qui
-soutient et dirige les mondes, capable, s'il en était fait mauvais
-usage, de détruire en un instant toute l'espèce humaine, tout ce qui vit
-sur cette terre et la terre même; mais susceptible aussi, si elle était
-sagement domestiquée, d'assurer à l'homme une royauté définitive,
-peut-être l'accès d'autres étoiles et, en tout cas, une puissance telle
-que l'Age d'Or qui exista jadis, grâce à l'asservissement de cette
-force, refleurirait sur notre planète.
-
-Il est possible, et, pour l'instant, nous n'avons pas à l'examiner. Mais
-que possédant, transmis d'Hiérophante à Candidat, ou, comme ils disent,
-«de bouche à oreille», le secret de cette force et de beaucoup d'autres,
-ils ne la livrent pas et ne la mettent point au service de l'humanité,
-c'est le grand reproche que l'on fait aux occultistes; et pour tous ceux
-qui ne savent pas que le but de l'Initiation n'est pas la puissance et
-le bonheur matériels, mais la sagesse, l'évolution et l'ascension de
-l'être intérieur, c'est la meilleure preuve qu'ils sont des
-mystificateurs et des imposteurs. Il se peut que, mis au pied du mur,
-ils se taisent parce qu'ils n'ont rien à dire; mais l'argument n'est pas
-aussi péremptoire que le croient ceux qui s'en prévalent. On le verra
-peut-être avant peu. Il n'est, en effet, pas impossible que, un jour, un
-hasard de la science ne mette l'un ou l'autre de nos savants dans une
-situation analogue à celle de ces Maîtres ou de ces Initiés. Pour lui
-aussi se posera alors la terrible question du silence nécessaire. Nous
-venons de constater dans cette guerre l'usage insensé et démoniaque que
-l'homme a fait de certaines inventions. Qu'adviendra-t-il si on lui met
-entre les mains d'autres énergies bien plus formidables, qu'on semble
-sur le point de découvrir et de libérer?
-
-Il n'est pas prêt pour en savoir plus qu'il n'en sait. Il y va du salut
-de l'espèce. L'humanité qui sort à peine de l'enfance ou vient tout
-juste d'atteindre l'âge dangereux de l'adolescence (elle aurait à peu
-près seize ou dix-sept ans d'après le parallélisme historique très
-documenté et très impressionnant du docteur Jaworski), l'humanité a déjà
-dépassé la limite des inventions qu'elle peut s'assimiler ou supporter
-sans péril de mort. Presque toutes, à partir de la domestication de la
-vapeur et de l'apprivoisement encore suspect de l'électricité, lui ont
-fait incomparablement plus de mal que de bien. Les explosifs, par
-exemple, qui l'ont aidée à construire quelques routes,--ce que les
-Romains d'ailleurs faisaient aussi bien que nous,--à exploiter quelques
-mines, à percer quelques tunnels, lui ont coûté des millions de jeunes
-vies.
-
-Peut-être est-il temps, non pas d'arrêter les recherches de la science,
-mais de contrôler ses découvertes et de réserver, comme le firent
-sagement les occultistes, à une élite d'Initiés rigoureusement éprouvés
-et liés par des serments inviolables, le secret d'énergies trop
-dangereuses autour desquelles nous tournons, qui vont se manifester et
-tomber dans le domaine public. Notre évolution morale retarde de
-plusieurs siècles sur notre évolution scientifique; et il est plus que
-probable que celle-ci, trop hâtive et trop intensive, entrave
-regrettablement la première. Il ne servira de rien d'aller en trois
-heures de Paris à Péking, de Péking à New-York et de New-York à
-Calcutta, si ces voyages réitérés et miraculeux laissent à l'arrivée
-ceux qui les effectuent dans le même état d'âme qu'au départ. Nous nous
-trouvons tous plus ou moins dans la situation de la Russie, qui n'a pas
-eu l'esprit et le coeur assez solides et assez fermes pour porter ce que
-la tête avait trop rapidement et trop artificiellement emmagasiné. Rien
-ne se répand plus vite, ne s'assimile plus facilement que les résultats
-de la science; rien, au contraire, n'est plus lent, plus pénible, plus
-précaire que l'évolution morale; et cependant, on s'en rend de mieux en
-mieux compte, c'est uniquement de celle-ci que dépendent le bonheur et
-l'avenir de l'homme.
-
-
-
-
-XVIII
-
-KARMA
-
-
-I
-
-Dépouillé de ses innombrables et inextricables complications orientales,
-qui répondent peut-être à des réalités mais sont invérifiables, Karma,
-l'infaillible Loi de Rétribution, est en somme ce que nous appelons plus
-vaguement, et sans trop y croire, la Justice immanente. Notre Justice
-immanente est une ombre assez vaine. Elle se manifeste fréquemment, il
-est vrai, à la suite d'actes monstrueux, de grands vices, de grands
-forfaits, de grandes iniquités; mais nous avons rarement l'occasion de
-constater qu'elle agit dans les mille petites injustices, cruautés,
-défaillances, malhonnêtetés, infamies de l'existence habituelle, quoique
-le poids total de ces méfaits mesquins, mais incessants, puisse être
-plus lourd que celui du crime le plus retentissant. En tout cas, son
-action étant plus éparse, plus diffuse, plus lente et plus souvent
-morale que matérielle, échappe presque toujours à notre observation; et
-comme, d'autre part, elle semble s'arrêter à l'instant de la mort, elle
-n'a presque jamais le temps d'exiger ce qui lui est dû, et,
-généralement, arrive trop tard au chevet d'un malade ou d'un agonisant
-qui a perdu conscience ou n'a plus le loisir d'expier.
-
-Karma est donc, si l'on veut, la Justice immanente; seulement, ce n'est
-plus une déesse inconstante, inconsistante, incohérente, impuissante,
-erratique, capricieuse, inexacte, oublieuse, timide, inattentive,
-endormie, évasive, insaisissable et bornée par la tombe, mais un Dieu
-énorme et inévitable comme le Destin, un Dieu qui bouche toutes les
-issues, tous les horizons, tous les interstices de toutes les
-existences, omniprésent, omniscient, omnipotent, infaillible, impassible
-et incorruptible. Il est en nous comme nous sommes en lui. Il est
-nous-mêmes. Il est plus que nous: il est ce que nous sommes, tout en
-étant encore ce que nous fûmes et déjà ce que nous deviendrons. Nous
-sommes petits, évanescents et éphémères; il est grand, imperturbable,
-inébranlable, éternel. Rien ne lui échappe de ce qui nous échappe et
-sans doute nous échappera toujours par delà la tombe. Pas une action,
-pas une velléité, pas une pensée, pas l'ombre d'une intention, qui ne
-soit pesée plus rigoureusement qu'elle ne l'était par les quarante-deux
-juges posthumes qui attendaient l'âme sur l'autre rivage dont parle l'un
-des plus anciens textes de ce monde: le _Livre des Morts_ égyptien. Tout
-est enregistré, daté, estimé, vérifié, classé, mis au compte du doit ou
-de l'avoir, de la récompense ou de l'expiation, au répertoire immense et
-éternel des clichés astraux. Il ne peut rien ignorer puisqu'il a pris
-part à tout ce qu'il juge; et il ne nous juge point du fond de notre
-ignorance présente, mais du haut de tout ce que nous apprendrons
-beaucoup plus tard. Il n'est pas seulement notre intelligence et notre
-conscience d'aujourd'hui qui s'éveillent à peine et ne comptent plus
-leurs erreurs; il est dès maintenant, déjà vivantes en nous quoique
-inactives, impuissantes, muettes et aveugles, notre intelligence et
-notre conscience à venir, alors qu'elles auront atteint, dans la suite
-des siècles, des évolutions, des expiations et des ascensions
-innombrables, les derniers sommets de la Sagesse et de la Clairvoyance.
-
-A l'heure de notre mort, le compte semble clos; mais il dort simplement
-et nous ressaisira. Nous sommeillerons peut-être des centaines, voire
-des milliers d'années en «Dévachan», c'est-à-dire en l'état
-d'inconscience qui prépare à une incarnation nouvelle; mais au réveil,
-nous retrouverons, irrévocablement totalisés, l'actif et le passif; et
-notre Karma prolongera simplement la vie que nous avons quittée. Il
-continuera d'y être nous-mêmes et d'y assister à l'épanouissement des
-conséquences de nos fautes et de nos mérites et d'y voir ensuite
-fructifier d'autres causes en d'autres effets, jusqu'à la consommation
-des temps où toute pensée née sur cette terre finit par le perdre de
-vue.
-
-
-II
-
-Karma, on le voit, est, en somme, l'entité immortelle que l'homme forme
-par ses actes et ses pensées et qui le suit ou plutôt l'enveloppe et
-l'absorbe à travers ses vies successives et se modifie comme il se
-modifie sans cesse, mais en conservant toutes les empreintes
-antérieures. Les pensées, dit très justement la doctrine, construisent
-le caractère, les actions font l'entourage. Ce que l'homme a pensé, il
-l'est devenu; ses qualités, ses dons naturels s'attachent à lui comme
-les résultats de ses idées. Il est, en toute vérité, créé par lui-même.
-Il est, dans le sens le plus complet du mot, responsable de tout ce
-qu'il est. Il se trouve enveloppé dans le filet de tout ce qu'il a fait.
-Il ne peut ni défaire ni détruire le passé; mais, autant que les effets
-en sont encore à venir, il lui est possible de modifier ceux-ci ou de
-les retourner par des forces nouvelles. Rien ne peut le toucher qu'il
-n'ait mis en mouvement, aucun mal ne peut lui être fait qu'il ne l'ait
-mérité. Dans le déroulement infini des éternités, il ne rencontrera
-jamais d'autre juge que lui-même.
-
-
-III
-
-Il est certain que l'idée de ce juge suprême qui est la conscience sans
-rupture à travers les siècles et les millénaires, qui est chacun de nous
-de plus en plus éclairé, de plus en plus incorruptible et infaillible,
-mène à la morale la plus élevée, la plus sincère et la plus pure qu'il
-soit possible de concevoir et de sanctionner ici-bas. Le juge et
-l'accusé ne se trouvent pas face à face, ils sont l'un dans l'autre et
-ne forment qu'une seule et même personne. Ils ne peuvent rien se cacher
-et ont tous deux le même intérêt urgent à découvrir la moindre faute,
-l'ombre la plus légère et à se purifier le plus promptement, le plus
-complètement possible pour mettre un terme aux réincarnations et vivre
-enfin dans l'Être unique. Les meilleurs, les plus saints sont près d'y
-parvenir dès cette existence; mais détachés de tout, il ne cessent
-d'agir pour le bien de tous, car déjà ils se sentent tout. Ils vont plus
-loin que le mystique chrétien qui attend une récompense du dehors; ils
-sont leur propre récompense. Ils vont plus loin que Marc-Aurèle, le
-grand désenchanté, qui continue d'agir sans espérer que son action
-puisse profiter aux autres; ils savent que rien n'est inutile, que rien
-ne peut se perdre; c'est quand ils n'ont plus aucun besoin qu'ils
-travaillent avec la plus sereine ardeur.
-
-Au rebours de ce qu'on croit trop généralement, cette morale, qui
-conduit au repos absolu, préconise l'activité. Écoutez à ce sujet les
-grands enseignements du _Bhagavad Gita_, le _Chant du Seigneur_, qui est
-peut-être, comme le pensent, non sans raison, ses traducteurs, le plus
-beau, c'est-à-dire le plus haut livre qui soit actuellement connu:
-«Notre affaire n'est que l'action, et jamais son fruit. Ceux-là sont à
-plaindre qui travaillent pour le fruit. Il faut accomplir l'action en
-communion avec le divin, c'est-à-dire en visant le Soi partout, en
-renonçant à tout attachement aux choses, également balancé entre le
-succès et le revers. Ce n'est pas en s'abstenant d'agir qu'on se libère
-de l'activité nécessaire, ni en renonçant simplement à l'action qu'on
-s'élève à la perfection. Il faut accomplir l'action qui convient, parce
-que l'action est supérieure à l'inaction et qu'en restant inactif on ne
-maintiendrait même pas l'existence du corps. Le monde est soutenu par
-toute action qui n'a que le sacrifice, c'est-à-dire le don volontaire de
-soi, pour objet; c'est dans ce don volontaire, sans attachement aux
-formes que l'homme doit accomplir l'action. Il faut accomplir l'action à
-seule fin de servir les autres. Celui qui voit l'inaction dans l'action
-et l'action dans l'inaction, est un sage parmi les hommes; il est
-harmonisé aux vrais principes, quelque action qu'il fasse. Un tel homme,
-ayant abandonné tout attachement au fruit de l'action, toujours content,
-ne dépendant de personne, bien que faisant des actions, est comme s'il
-n'en faisait pas. Le Sage, donc, heureux de tout ce qui lui advient,
-libéré des contraires, sans envie, égal dans le plaisir et dans la
-peine, dans le succès et l'insuccès, peut agir sans être lié; parce que
-n'étant plus attaché à quoi que ce soit, toutes ses pensées empreintes
-de sagesse et tous ses actes faits de sacrifices sont comme évaporés...»
-
-N'oublions pas que ceci, qui fait partie du _Mahabharata_, le plus
-gigantesque poème de la terre, fut écrit il y a quatre ou cinq mille
-ans.
-
-
-IV
-
-Quelle que soit la plausibilité de la doctrine ou de la révélation, il
-est incontestable que cette morale et cette justification de la justice
-est la plus antique en même temps que la plus belle et la plus
-rassurante que l'homme ait imaginée. Mais elle est fondée sur un
-postulat que nous sommes peut-être trop enclins à refuser aveuglément.
-Elle demande, en effet, qu'on admette avant tout que notre existence ne
-finisse pas à l'heure de notre mort et que l'esprit ou le souffle vital,
-qui ne périt point, cherche un asile et reparaisse en d'autres corps. Au
-premier moment, le postulat semble énorme, inacceptable; mais, à
-l'examiner de plus près, son aspect devient beaucoup moins étrange,
-moins arbitraire et moins déraisonnable. Il est d'abord certain que si
-tout se transforme, rien ne périt ou n'est anéanti dans un univers qui
-n'a pas de néant et où le néant seul demeure absolument inconcevable. Ce
-que nous appelons néant ne saurait donc être qu'un autre mode
-d'existence, de persistance et de vie; et si l'on ne peut admettre que
-le corps qui n'est que matière, soit anéanti dans sa substance, il est
-non moins difficile d'accepter que, s'il était animé par un esprit,--ce
-qu'il n'est guère possible de contester,--cet esprit disparaisse sans
-laisser aucune trace.
-
-Voilà le premier point du postulat, et le plus important, nécessairement
-accordé. Reste le second: les réincarnations successives. Ici, il est
-vrai, nous n'avons que des hypothèses et des probabilités. Il faut bien
-que cet esprit, cette âme, ce principe ou ce souffle de vie, cette
-pensée, cette substance immatérielle, peu importe le nom qu'on lui
-donne, s'en aille ou réside quelque part, fasse ou devienne quelque
-chose. Il peut errer dans l'infini de l'espace et du temps, s'y
-dissoudre, s'y perdre et y disparaître, ou du moins s'y mêler, s'y
-confondre avec ce qu'il y rencontre et finalement être absorbé dans
-l'immense énergie spirituelle ou vitale qui paraît animer l'univers.
-Mais de toutes les hypothèses, la moins vraisemblable n'est pas celle
-qui nous dit qu'au sortir d'un corps devenu inhabitable, au lieu de
-s'évader et s'égarer dans l'illimité qui l'épouvante, il cherche autour
-de soi un séjour analogue à celui qu'il vient de quitter. Évidemment, ce
-n'est qu'une hypothèse; mais, dans notre ignorance totale et terrible,
-elle se présente avant toute autre. Nous n'avons pour l'appuyer que la
-plus ancienne tradition de l'humanité, une tradition peut-être
-préhumaine et en tout cas tout à fait générale; et l'expérience tend à
-démontrer qu'au fond de ces traditions et de ces consentements
-universels, il y a presque toujours une grande vérité et qu'il convient
-de leur accorder plus d'importance et de valeur qu'on ne l'a fait
-jusqu'ici.
-
-
-V
-
-Quant aux preuves, ou plutôt aux prodromes de commencements de preuve,
-on n'a guère que les expériences du colonel de Rochas qui, au moyen de
-passes magnétiques, est parvenu à faire remonter à quelques médiums
-exceptionnels, non seulement tout le cours de leur existence actuelle,
-jusqu'à leur petite enfance, mais encore celui d'un certain nombre
-d'existences antérieures. Il est incontestable que ces expériences très
-sérieuses, très scientifiquement conduites, sont fort troublantes; mais
-le danger de la suggestion inconsciente ou de la télépathie n'en est pas
-et sans doute n'en sera jamais suffisamment écarté pour qu'elles
-deviennent réellement probantes.
-
-On trouve encore, dans le même ordre d'idées, certains cas de
-réincarnation, comme celui d'une des fillettes du docteur Samona, relaté
-dans le numéro de juillet 1913 des _Annales des Sciences psychiques_. Ce
-cas, presque indubitable, est très curieux; mais s'il n'est pas unique,
-ceux qui s'en rapprochent sont trop rares pour qu'on en puisse faire
-état.
-
-Restent enfin ce qu'on appelle les réminiscences prénatales. Il arrive
-assez souvent qu'un homme transporté dans un pays inconnu, dans une
-ville, un palais, une église, une maison, un jardin qu'il n'avait jamais
-visités, y éprouve l'étrange et très nette impression du «déjà vu». Il
-lui semble tout à coup que ces paysages, ces voûtes, ces salles,
-jusqu'aux meubles, aux tableaux qu'il y rencontre, lui sont familiers et
-qu'il en reconnaît tous les aîtres, tous les recoins, tous les détails.
-Qui de nous, ne fût-ce qu'une fois dans sa vie, n'a vaguement éprouvé
-une impression analogue? Mais souvent les réminiscences sont si nettes
-que celui, en qui elles se réveillent, peut servir de guide dans la
-maison ou le parc qu'il n'avait jamais parcouru et décrire d'avance ce
-qu'on trouvera dans telle pièce ou au détour de telle allée. Est-ce
-réellement souvenir d'existences antérieures, phénomène télépathique ou
-mémoire ancestrale et héréditaire? La même question se pose au sujet de
-certaines aptitudes ou facultés innées, en vertu desquelles on voit des
-enfants de génie, musiciens, peintres, mathématiciens ou simples
-artisans, connaître d'emblée presque tous les secrets de leur art ou de
-leur métier avant de les avoir appris. Qui oserait en décider?
-
-Voilà à peu près tout ce qu'on peut invoquer en faveur de la
-réincarnation. Ce n'est pas suffisant pour emporter la balance. Mais
-toutes les autres suppositions, théories ou religions, hors le
-spiritisme, qui du reste s'accorde parfaitement avec les existences
-successives, ont de moins solides étais et même, à dire le vrai, n'en
-possèdent point du tout. Ils auraient donc mauvaise grâce de reprocher à
-celle que nous examinons la fragilité de ses arguments.
-
-Encore une fois, qu'il serait souhaitable que tout cela fût vrai! Il n'y
-aurait plus d'incertitudes morales, plus d'inquiétude de la justice. Et
-c'est si beau, si parfait, que c'est peut-être réel. Un tel rêve, fait
-depuis si longtemps, depuis l'origine du monde, par tant de milliards
-d'hommes et qui, malgré des déformations nombreuses et profondes, fut en
-somme l'unique rêve de l'humanité, il est bien difficile d'admettre que
-d'un bout à l'autre il soit faux. Il n'est pas possible d'établir qu'il
-est fondé; mais au rebours de la plupart des religions qui en dérivent,
-il n'est pas possible non plus de démontrer qu'il est imaginaire et
-fabriqué de toutes pièces; et, dans le doute, pourquoi ne serait-il pas
-permis à la raison qu'il ne froisse jamais, de l'accepter, et au coeur
-d'espérer et d'agir comme s'il était vrai, en attendant que la science
-le confirme ou l'infirme ou nous en donne un autre qu'elle ne sera
-peut-être jamais à même d'élaborer?
-
-Ce qui rebute d'abord beaucoup de ceux qui l'étudient, c'est
-l'affirmation trop assurée et arbitraire de mille petits détails,
-interpolations probables, comme en toutes religions, d'esprits
-inférieurs animés d'un zèle étroit et maladroit. Mais ces détails,
-regardés d'un peu haut, n'altèrent en rien les grandes lignes qui
-demeurent incommensurables, admirables et pures.
-
-
-VI
-
-Du reste, que la réincarnation soit admise ou rejetée, il y a sûrement
-survivance, puisque la mort et le néant ne se peuvent concevoir: et tout
-se réduit une fois de plus au problème de l'identité continuée. Même
-dans la réincarnation, cette identité, à notre point de vue actuel et
-borné, n'aurait qu'un intérêt relatif, attendu que toute mémoire des
-existences antérieures étant abolie, elle nous échapperait forcément.
-Demandons-nous, au surplus, si cette question de la personnalité sans
-solution de continuité a réellement l'importance que nous y attachons;
-et si cette importance n'est pas une erreur, un aveuglement passagers de
-notre égoïsme, de notre intelligence terrestres. Toujours est-il que
-nous l'interrompons et la perdons chaque nuit sans nous en inquiéter. Il
-nous suffit d'être assuré que nous la retrouverons au réveil pour nous
-tranquilliser. Mais supposons que ce ne soit pas le cas et qu'un soir on
-nous avertisse que nous ne la récupérerons point, qu'au matin suivant
-nous aurons oublié toute notre existence passée et recommencerons une
-vie nouvelle sans aucun souvenir qui nous rattache à l'ancienne.
-Aurions-nous la même épouvante, le même désespoir que si nous avions été
-prévenu que nous ne nous réveillerions point et serions précipité dans
-la mort? Je ne le crois pas, je pense même que nous en prendrions assez
-allègrement notre parti. Peu nous chaudrait que nous eussions à perdre
-la mémoire d'un passé, mêlé comme tous les passés, de plus de maux que
-de biens, pourvu que la vie continuât. Ce ne serait plus notre vie, elle
-n'aurait plus rien de commun avec celle de la veille; néanmoins nous ne
-croirions pas la perdre et nous garderions je ne sais quel espoir de
-retrouver ou de reconnaître quelque chose de nous-même dans l'existence
-à venir. Nous aurions soin de préparer celle-ci, de la mettre à l'abri
-du malheur et de la misère, de la rendre d'avance aussi agréable, aussi
-heureuse que possible. Il pourrait, il devrait en être de même, non
-seulement si nous croyons à la réincarnation, parce que le cas serait à
-peu près identique, mais encore si nous n'y croyons pas, puisqu'une
-survivance quelconque est presque certaine et que l'anéantissement total
-est réellement inconcevable.
-
-
-VII
-
-Peut-être, avec un peu de courage et de bonne volonté, nous serait-il
-possible, dès cette existence, de regarder plus haut et plus loin, de
-dépouiller un instant cet étroit et morne égoïsme qui ramène tout à soi,
-de nous dire que l'intelligence ou le bien que nos pensées et nos
-efforts répandent dans des sphères spirituelles n'est pas entièrement
-perdu, même quand il n'est pas certain que le petit noyau de mesquines
-habitudes et de médiocres souvenirs que nous sommes en jouisse
-exclusivement. Si les bonnes actions que nous avons faites, les
-intentions ou les pensées hautes ou simplement honnêtes que nous avons
-eues, s'attachent et profitent à une existence où nous ne reconnaîtrons
-pas la nôtre, ce n'est pas une raison suffisante pour les estimer
-inutiles et leur dénier toute valeur. Il est bon de nous rappeler
-parfois que nous ne sommes rien si nous ne sommes tout, et d'apprendre
-dès maintenant à nous intéresser à quelque chose qui ne soit pas
-uniquement nous-même et à vivre déjà de la vie plus vaste, moins
-personnelle, moins égoïste qui bientôt, et sans aucun doute, quelle que
-soit notre foi, sera notre vie éternelle, la seule qui compte et la
-seule à laquelle il soit sage de nous préparer.
-
-
-VIII
-
-Si l'on n'admet pas la réincarnation, Karma n'en subsiste pas moins; un
-Karma mutilé, il est vrai, écourté, sans ampleur, dont l'horizon est
-borné par la mort, qui commence sa besogne et fait de son mieux dans le
-peu de temps qu'il a devant soi; mais moins négligeable, moins
-impuissant, inactif et désarmé qu'on ne croit. En agissant dans son
-étroite sphère, il nous donne une idée assez exacte, bien que fort
-incomplète de ce qu'il ferait dans la grande que nous lui refusons. Mais
-ceci nous ramènerait à la question très discutable de la justice en ce
-monde. Elle est à peu près insoluble, parce que ses opérations
-décisives, étant intérieures et secrètes, échappent à l'observation.
-Après bien d'autres qui du reste l'avaient fait mieux que moi, j'en ai
-parlé ailleurs, notamment dans _Sagesse et Destinée_ et dans le _Mystère
-de la Justice_; mais, comme dirait la sultane Schéhérazade, il n'y a pas
-d'utilité à le répéter.
-
-
-IX
-
-Revenons donc au Karma proprement dit, au Karma idéal. Il récompense le
-bien et punit le mal dans la suite infinie de nos vies. Mais d'abord, se
-demandera-t-on, qu'est-ce que ce bien, qu'est-ce que ce mal, qu'est-ce
-que la pire ou la meilleure de nos petites pensées, de nos petites
-intentions, de nos petites actions éphémères, au regard de l'immensité
-sans bornes du temps et de l'espace? N'y a-t-il point disproportion
-absurde entre l'énormité du salaire ou du châtiment et l'exiguïté de la
-faute ou du mérite? Pourquoi mêler les mondes, les éternités et les
-dieux à des choses qui, monstrueuses ou admirables d'abord, ne tardent
-pas, même dans les dérisoires limites de notre vie, à perdre peu à peu
-toute l'importance que nous leur accordions, à s'effacer, à disparaître
-dans l'oubli? Il est vrai, mais il faut bien parler des choses humaines
-en êtres humains et à l'échelle humaine. Ce que nous appelons mal ou
-bien, est ce qui nous fait du mal ou du bien, ce qui nuit ou profite à
-nous-même ou aux autres; et tant que nous vivrons sur cette terre, à
-peine de disparaître, il nous faudra bien y attacher une importance
-qu'en eux-mêmes ils n'ont point. Les plus hautes religions, les plus
-altières spéculations métaphysiques, dès qu'il s'agit de morale,
-d'évolution et d'avenir humains, furent toujours obligées de se réduire
-aux proportions humaines, de devenir anthropomorphes. Il y a là une
-nécessité irréductible, en vertu de laquelle, malgré les horizons qui
-tentent de toutes parts, il convient de borner ses pensées et ses
-regards.
-
-
-X
-
-Bornons-les donc et demandons-nous encore, en demeurant cette fois dans
-notre sphère, ce qu'est en somme ce mal que punit Karma? Si l'on va tout
-au fond des choses, le mal provient toujours d'un défaut d'intelligence,
-d'un jugement erroné, incomplet, obscurci ou borné de notre égoïsme qui
-ne nous fait voir que les avantages prochains ou immédiats d'un acte
-nuisible à nous-même ou aux autres, en nous cachant les conséquences
-lointaines mais inévitables qu'un tel acte finit toujours par engendrer.
-Toute l'éthique, en dernière analyse, ne repose que sur l'intelligence;
-et ce que nous appelons coeur, sentiments, caractère, n'est en fait que
-de l'intelligence accumulée, cristallisée, acquise ou héritée, devenue
-plus ou moins inconsciente et transformée en habitudes ou en instincts.
-Le mal que nous faisons, nous ne le faisons que par un égoïsme qui se
-trompe, qui voit trop près de soi les limites de son être. Dès que
-l'intelligence élève le point de vue de cet égoïsme, les limites
-s'étendent, s'élargissent, finissent par disparaître. Le terrible,
-l'insatiable moi qui nous cache la face de l'abîme perd son centre
-d'attraction et d'avidité, se reconnaît, se retrouve et s'aime en toutes
-choses. Ne croyons pas aveuglément à l'intelligence des méchants qui
-réussissent, au bonheur dans le crime. Il faudrait voir l'envers,
-c'est-à-dire la réalité souvent affreuse de ces succès; et puis, cette
-intelligence, sous forme d'habileté, de ruse, de déloyauté, est de
-l'intelligence spécialisée, canalisée dans un étroit circuit et, comme
-un jet d'eau étranglé, très puissante sur un point; mais non pas de
-l'intelligence véritable et générale, large et généreuse. Dès que
-s'ouvre celle-ci, il y a nécessairement honnêteté, justice, indulgence,
-amour et bonté, parce qu'il y a horizon, altitude, expansion, plénitude;
-parce qu'il y a connaissance instinctive ou consciente des proportions
-humaines, de l'éternité de l'existence et de la brièveté de la vie, de
-la situation de l'homme dans l'univers, des mystères qui l'enveloppent
-et des liens secrets qui le rattachent à tout ce qu'on voit comme à tout
-ce qu'on ne voit pas sur la terre et dans les cieux.
-
-
-XI
-
-Karma punirait donc le défaut d'intelligence? Et d'abord pourquoi pas?
-C'est le seul mal réel sur cette terre; et si tous les hommes étaient
-souverainement intelligents, il n'y aurait plus de malheureux. Mais où
-serait la justice? Nous possédons l'intelligence que la nature nous a
-donnée; c'est elle et non point nous qui devrait être responsable.
-Entendons-nous. Karma ne punit pas à proprement parler; il nous met
-simplement, après nos existences et nos sommeils successifs, au plan où
-notre intelligence nous avait laissés, entourés de nos actes et de nos
-pensées. Il constate et enregistre. Il nous prend tels que nous nous
-sommes faits, nous donne l'occasion de nous refaire, d'acquérir ce qui
-nous manque et de nous élever aussi haut que les plus hauts. Nous nous
-éléverons forcément, mais la lenteur ou la rapidité de notre ascension
-ne dépend que de nous. En fin de compte, l'injustice apparente qui
-accorde aux uns plus d'intelligence qu'aux autres, n'est qu'une question
-de date, une loi de croissance, d'évolution, qui est la loi fondamentale
-de toutes les vies que nous connaissons, depuis l'infusoire jusqu'aux
-astres. Nous ne pourrions nous plaindre que d'être venus plus tard que
-les autres; mais les autres à leur tour, avec plus de raison, pourraient
-se plaindre d'avoir été appelés trop tôt, de n'avoir pu profiter tout de
-suite de tout ce qui depuis leur naissance fut acquis. Il eût donc
-fallu, pour éviter nos récriminations, que d'emblée nous fussions tous
-sur le même plan, que nous fussions tous nés en même temps. Mais alors,
-l'univers eût été parfait, complet, immuable; immobile depuis le premier
-moment de son existence et de la nôtre. C'eût peut-être été préférable,
-mais il n'en est pas, il n'est sans doute pas possible qu'il en soit
-ainsi; en tout cas, aucune métaphysique, aucune religion, pas même la
-première, la plus grande, la plus haute, mère de toutes les autres, n'a
-eu l'idée d'écarter l'indiscutable, l'indubitable loi du mouvement
-infini, de l'éternel devenir; et il faut convenir que tout semble lui
-donner raison. Il est probable que rien ne serait s'il en était
-autrement; et que quelque chose ne peut être qu'à condition de devenir
-meilleur ou pire, de monter ou de descendre, de se composer pour se
-décomposer et se recomposer, et que le mouvement est plus essentiel que
-l'être ou la substance. Il en est ainsi parce qu'il en est ainsi. Il n'y
-a rien à faire, rien à dire, il n'y a qu'à constater. Nous sommes dans
-un monde où la matière périrait et disparaîtrait plutôt que le
-mouvement; ou plutôt où matière, espace, durée, existence et mouvement
-ne sont qu'une seule et même chose.
-
-
-XII
-
-Mais nous vivons aussi dans un monde où notre raison ne rencontre que
-l'impossible, l'insoluble et l'incompréhensible. Les interprétations
-suprêmes ne font que déplacer l'énigme, pour nous permettre d'entrevoir
-de plus haut l'immensité sans bornes où nous nous débattons. Donc, à
-côté des explications puériles, qu'à la suite de déformations
-successives toutes les religions ont tirées de la religion source, trois
-hypothèses finales s'offrent à notre choix: d'une part, le néant,
-l'inertie et la mort absolus qui sont inconcevables; d'une autre, le
-hasard et ses éternels recommencements sans modifications, sans espoir,
-sans but et sans fin, ou qui, s'ils mènent à quelque chose, mèneraient
-soit à l'anéantissement inconcevable, soit à la troisième hypothèse; le
-meilleur devenir infini, jusqu'à l'absorption totale dans
-l'imperfectible, l'immuable, l'immobile qui, comme je l'ai dit ailleurs,
-devrait déjà avoir eu lieu dans l'éternité qui nous précède, attendu
-qu'il n'y a aucune raison pour que ce qui n'a pu se faire dans cette
-éternité se puisse faire dans l'éternité à venir, laquelle n'est pas
-plus infinie, n'a pas plus d'étendue, n'offre pas plus de chances et
-n'est pas d'une autre nature que l'éternité passée.
-
- * * * * *
-
-La religion mère elle-même, la seule qui soit encore acceptable, rende
-compte de tout et qui ait tout prévu, ne sort pas de cette dernière
-impasse en étendant à des milliards d'années la durée d'un jour de
-Brahma, c'est-à-dire la période d'évolution, d'expiration,
-d'extériorisation et d'activité, et à un nombre égal de milliards
-d'années la durée d'une nuit de ce dieu, c'est-à-dire la période
-d'involution, d'inspiration, d'intériorisation, de sommeil ou d'inertie,
-pendant laquelle tout est réabsorbé dans la divinité ou l'unique absolu.
-Elle n'en sort pas davantage en multipliant ensuite ces jours et ces
-nuits par cent années qui forment une vie et cette vie par cent vies qui
-mènent à des chiffres qui ne sont plus exprimables; après quoi, un autre
-univers recommence.
-
-Il y aurait donc également ici ou recommencement éternel sans espoir et
-sans but, ou, si progression il y a, perfection finale et immobilité qui
-devraient déjà être atteintes. Que chacun tire de tout ceci les
-conclusions qu'il voudra, qu'il pourra, ou s'incline, une fois de plus,
-en silence, devant l'Inconnaissable.
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- Pages.
- I.--La puissance des morts 1
- II.--Messages d'outre-tombe 11
- III.--Les mauvaises nouvelles 27
- IV.--L'âme des peuples 37
- V.--Les mères 47
- VI.--Trois héros inconnus 53
- VII.--Beautés perdues 71
- VIII.--Le monde des insectes 81
- IX.--La médisance 117
- X.--Le jeu 125
-
-
- MÉDITATIONS
-
- XI.--L'énigme du progrès 159
- XII.--Les deux lobes 173
- XIII.--Espoir et désespoir 183
- XIV.--Macrocosme et microcosme 191
- XV.--L'hérédité et la préexistence 203
- XVI.--La grande révélation 217
- XVII.--Le silence nécessaire 263
- XVIII.--Karma 271
-
-
-B--1144.--L.-Imp. réun., 7, rue St-Benoît, Paris.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Les sentiers dans la montagne, by
-Maurice Maeterlinck
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE ***
-
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-
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-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
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-1.E.9.
-
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- The Project Gutenberg eBook of Les sentiers dans la montagne, by Maurice Maeterlinck.
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-
-
-<pre>
-
-Project Gutenberg's Les sentiers dans la montagne, by Maurice Maeterlinck
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Les sentiers dans la montagne
-
-Author: Maurice Maeterlinck
-
-Release Date: September 12, 2020 [EBook #63187]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by The
-Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<p class="c large"><b class="sans-serif">MAURICE MAETERLINCK</b></p>
-
-<h1><span class="large">LES SENTIERS</span><br />
-DANS LA MONTAGNE</h1>
-
-<p class="c small">QUINZIÈME MILLE</p>
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br />
-<span class="sans-serif small">EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR</span><br />
-11, <span class="small">RUE DE GRENELLE</span>, 11</p>
-
-<p class="c">1919<br />
-<span class="small">Tous droits réservés.</span></p>
-
-<p class="c small"><i lang="en" xml:lang="en">Copyright in the United States of America by Dodd,
-Mead and Co, Inc., 1919. All rights reserved.</i></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><b class="large">OUVRAGES DE MAURICE MAETERLINCK</b></p>
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="3" class="titre">EUGÈNE FASQUELLE, <span class="sc">Éditeur</span><br />
-<span class="sans-serif small">DANS LA BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER A 3 FR. 50 LE VOLUME</span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>La Sagesse et la Destinée</b> (69<sup>e</sup> mille)</td>
-<td colspan="2" class="num">1 vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>La Vie des Abeilles</b> (83<sup>e</sup> mille) </td>
-<td colspan="2" class="num">1 vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Le Temple Enseveli</b> (28<sup>e</sup> mille) </td>
-<td colspan="2" class="num">1 vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Le Double Jardin</b> (22<sup>e</sup> mille)</td>
-<td colspan="2" class="num">1 vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>L'Intelligence des Fleurs</b> (36<sup>e</sup> mille) </td>
-<td colspan="2" class="num">1 vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>La Mort</b> (50<sup>e</sup> mille) </td>
-<td colspan="2" class="num">1 vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Les Débris de la Guerre</b> (17<sup>e</sup> mille) </td>
-<td colspan="2" class="num">1 vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>L'Hôte Inconnu</b> (23<sup>e</sup> mille) </td>
-<td colspan="2" class="num">1 vol.</td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="titre sans-serif">THÉÂTRE</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Théâtre</b>, Tome I.&mdash;<i>La Princesse Maleine</i>, <i>L'Intruse,
-Les Aveugles</i></td>
-<td class="num w2em">3 fr.</td> <td class="num">50</td></tr>
-<tr><td class="indent">Tome II.&mdash;<i>Pelléas et Mélisande</i> (1892), <i>Alladine
-et Palomides</i> (1894), <i>Intérieur</i> (1894), <i>La
-Mort de Tintagiles</i> (1894)</td>
-<td class="num w2em">3 fr.</td> <td class="num">50</td></tr>
-<tr><td class="indent">Tome III.&mdash;<i>Aglavaine et Sélysette</i> (1896), <i>Ariane
-et Barbe-bleue</i> (1901), <i>S&oelig;ur Béatrice</i> (1901)</td>
-<td class="num w2em">3 fr.</td> <td class="num">50</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Joyzelle</b>, pièce en 5 actes (13<sup>e</sup> mille)</td>
-<td class="num w2em">3 fr.</td> <td class="num">50</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Monna Vanna</b>, pièce en 3 actes (12<sup>e</sup> mille)</td>
-<td class="num w2em">2 fr.</td> <td class="num">»</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Monna Vanna</b>, drame lyrique en 4actes et 5 tableaux,
-livret (musique de Henry Février) (9<sup>e</sup> mille)</td>
-<td class="num w2em">1 fr.</td> <td class="num">»</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>L'Oiseau Bleu</b>, féerie en 6 actes et 12 tableaux
-(40<sup>e</sup> Mille)</td>
-<td class="num w2em">3 fr.</td> <td class="num">50</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>La Tragédie de Macbeth</b>, de W. Shakespeare.
-Traduction nouvelle avec une <i>Introduction</i> et des
-<i>Notes</i> (6<sup>e</sup> mille)</td>
-<td class="num w2em">3 fr.</td> <td class="num">50</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Marie-Magdeleine</b>, drame en 3 actes (6<sup>e</sup> mille)</td>
-<td class="num w2em">3 fr.</td> <td class="num">50</td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="titre">CHEZ DIVERS ÉDITEURS</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Le Trésor des Humbles</b> (96<sup>e</sup> édition). (Mercure
-de France)</td>
-<td class="num w2em">3 fr.</td> <td class="num">50</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Serres Chaudes</b> (poésies). (Lacomblez, édit.)</td>
-<td class="num w2em">3 fr.</td> <td class="num">»</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>L'Ornement des Noces spirituelles</b>, de Ruysbroeck
-l'Admirable, traduit du flamand et précédé
-d'une Introduction. (Lacomblez, édit.)</td>
-<td class="num w2em">5 fr.</td> <td class="num">»</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Les Disciples à Saïs et les Fragments de
-Novalis</b>, traduits de l'allemand et précédés d'une
-Introduction. (Lacomblez, édit.)</td>
-<td class="num w2em">5 fr.</td> <td class="num">»</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Album de douze Chansons.</b> (Stock, édit.)</td>
-<td colspan="2" class="num"><i>Épuisé.</i></td></tr>
-</table>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><span class="small">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE</span></p>
-
-<p class="c"><i>20 exemplaires numérotés sur papier du Japon</i>;<br />
-<i>80 exemplaires numérotés sur papier de Hollande</i></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><span class="xlarge">LES SENTIERS</span><br />
-<span class="large">DANS LA MONTAGNE</span></p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">I<br />
-LA PUISSANCE DES MORTS</h2>
-
-
-<p>Dans un petit livre qui est une sorte
-d'étrange chef-d'&oelig;uvre: <i>la Ville enchantée</i>,
-une romancière anglaise, Mrs Oliphant,
-nous montre les morts d'une ville de province
-qui tout à coup, indignés de la conduite
-et des m&oelig;urs de ceux qui habitent la
-cité qu'ils fondèrent, se révoltent, envahissent
-les maisons, les rues et les places
-publiques, et sous la pression de leur multitude
-innombrable, toute-puissante quoique
-invisible, refoulent les vivants, les poussent
-hors des portes, et faisant bonne garde, ne
-leur permettent de rentrer dans leurs murs
-qu'après qu'un traité de paix et de pénitence
-a purifié les c&oelig;urs, réparé les scandales et
-assuré un avenir plus digne.</p>
-
-<p>Il y a sans nul doute sous cette fiction,
-qui nous semble poussée un peu loin, parce
-que nous ne voyons que les réalités matérielles
-et éphémères, une grande vérité. Les
-morts vivent et se meuvent parmi nous beaucoup
-plus réellement et plus efficacement que
-ne le saurait peindre l'imagination la plus
-aventureuse. Il est fort douteux qu'ils restent
-dans leurs tombes. Il paraît même de plus
-en plus certain qu'ils ne s'y laissèrent jamais
-renfermer. Il n'y a sous les dalles où nous les
-croyons prisonniers qu'un peu de cendres
-qui ne leur appartiennent plus qu'ils ont
-abandonnées sans regrets et dont, probablement,
-ils ne daignent plus se souvenir. Tout
-ce qui fut eux-mêmes demeure parmi nous.
-Sous quelle forme, de quelle façon? après
-tant de milliers, peut-être de millions d'années,
-nous ne le savons pas encore, et aucune
-religion n'a pu nous le dire avec une certitude
-satisfaisante, bien que toutes s'y soient
-évertuées; mais on peut, à de certains indices,
-espérer de l'apprendre.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Sans considérer davantage une vérité puissante
-mais confuse qu'il est pour l'instant
-impossible de préciser ou de rendre sensible,
-tenons-nous à ce qui n'est pas contestable.
-Comme je l'ai dit ailleurs, quelle que soit
-notre foi religieuse, il est en tout cas un lieu
-où nos morts ne peuvent pas périr, où ils
-continuent d'exister aussi réellement et parfois,
-plus activement que lorsqu'ils étaient
-dans la chair: c'est en nous que se trouve
-cette vivante demeure et ce lieu consacré
-qui pour ceux que nous avons perdus devient
-le paradis ou l'enfer selon que nous nous
-rapprochons ou nous éloignons de leurs pensées
-et de leurs v&oelig;ux.</p>
-
-<p>Et leurs pensées et leurs v&oelig;ux sont toujours
-plus hauts que les nôtres. C'est donc
-en nous élevant que nous irons à eux. Nous
-devons faire les premiers pas; ils ne peuvent
-plus descendre, tandis qu'il nous est toujours
-possible de monter; car les morts, quels
-qu'ils aient été dans leur vie, deviennent
-meilleurs que les meilleurs d'entre nous. Les
-moins bons, en dépouillant leur corps, ont
-dépouillé ses vices, ses petitesses, ses faiblesses
-qui abandonnent bientôt notre mémoire
-aussi; et l'esprit seul demeure qui est
-pur en tout homme et ne peut vouloir que
-le bien. Il n'y a pas de mauvais morts, parce
-qu'il n'y a pas de mauvaises âmes. C'est
-pourquoi, à mesure que nous nous purifions,
-nous redonnons la vie à ceux qui n'étaient
-plus et transformons en ciel notre souvenir
-qu'ils habitent.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Et ce qui fut toujours vrai de tous les
-morts, l'est bien davantage aujourd'hui que
-les meilleurs seuls sont choisis pour la tombe.
-Dans la région que nous croyons souterraine,
-que nous appelons le royaume des
-ombres et qui est en réalité la région éthérée
-et le royaume de la lumière, il y a eu des
-perturbations aussi profondes que celles que
-nous avons éprouvées à la surface de notre
-terre. Les jeunes morts l'ont envahie de
-toutes parts; et, depuis l'origine de ce
-monde, ne furent jamais aussi nombreux,
-aussi pleins de force et d'ardeur. Alors que
-dans le cours habituel des années, le séjour
-de ceux qui nous quittent ne recueille que
-des existences lasses et épuisées, il n'en est
-pas un seul dans cette foule incomparable
-qui, pour reprendre l'expression de Périclès,
-«ne soit sorti de la vie au plus fort de la
-gloire». Il n'en est pas un seul qui ne soit,
-non pas descendu mais monté vers la mort,
-tout couvert du plus grand sacrifice que
-l'homme puisse faire à une idée qui ne peut
-pas mourir. Il faudrait que tout ce que nous
-avons cru jusqu'à ce jour, tout ce que nous
-avons tenté d'atteindre par delà nous-mêmes,
-tout ce qui nous a élevés au point où
-nous sommes, tout ce qui a surmonté les
-mauvais jours et les mauvais instincts de la
-nature humaine, n'eût été qu'illusions et
-mensonges, pour que de tels hommes, un tel
-amas de mérite et de gloire, fussent réellement
-anéantis, à jamais disparus, à jamais
-inutiles et sans voix, à jamais sans action,
-sur un monde auquel ils ont donné la vie.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Il est à peine possible qu'il en soit ainsi au
-point de vue de la survivance extérieure des
-morts; mais il est absolument certain qu'il
-en est autrement au point de vue de leur
-survivance en nous-mêmes. Ici rien ne se perd
-et personne ne périt. Nos souvenirs sont aujourd'hui
-peuplés d'une multitude de héros
-frappés dans la fleur de leur âge et toute différente
-de la pâle cohorte alanguie de naguère,
-presque uniquement composée de malades et
-de vieillards qui déjà n'étaient plus avant
-que de quitter la terre. Il faut nous dire que
-maintenant, dans chacune de nos maisons,
-dans nos villes comme dans nos campagnes
-dans le palais comme dans la plus sombre
-chaumière, vit et règne un jeune mort dans
-l'éclat de sa force. Il emplit d'une gloire
-qu'elle n'eût jamais osé rêver, la plus pauvre,
-la plus noire demeure. Sa présence constante,
-impérieuse et inévitable, y répand et
-y entretient une religion et des pensées qu'on
-n'y connaissait point, consacre tout ce qui
-l'environne, force les yeux à regarder plus
-haut et l'esprit à ne plus redescendre, purifie
-l'air qu'on y respire, les propos qu'on y tient
-et les idées qu'on y rassemble; et de proche
-en proche, comme jamais on n'en avait eu
-d'exemple aussi vaste, ennoblit, anoblit et
-relève tout un peuple.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>De pareils morts ont une puissance aussi
-profonde, aussi féconde et moins précaire
-que la vie. Il est terrible que cette expérience
-ait été faite, car c'est la plus impitoyable et
-la première en masses aussi énormes que
-l'humanité ait subie; mais à présent que
-l'épreuve est passée, on en recueillera bientôt
-les fruits les plus inattendus. On ne tardera
-pas à voir s'élargir les différences et diverger
-les destinées entre les nations qui ont acquis
-tous ces morts et toute cette gloire et celles
-qui en furent privées, et l'on constatera avec
-étonnement que celles qui ont le plus perdu
-sont celles qui ont gardé leur richesse et
-leurs hommes. Il est des pertes qui sont des
-gains inestimables et des gains où se perd
-l'avenir. Il est des morts que les vivants ne
-sauraient remplacer et dont la pensée fait des
-choses que les corps ne peuvent accomplir.
-Il est des morts dont l'élan dépasse la
-mort et retrouve la vie; et nous sommes
-presque tous à cette heure les mandataires
-d'un être plus grand, plus noble, plus grave,
-plus sage et plus vivant que nous. Avec tous
-ceux qui l'accompagnent, il sera notre juge,
-s'il est vrai que les morts pèsent l'âme des
-vivants et que de leur sentence dépend notre
-bonheur. Il sera notre guide et notre protecteur;
-car c'est la première fois depuis que
-l'histoire nous révèle ses malheurs que
-l'homme sent planer au-dessus de sa tête et
-parler dans son c&oelig;ur une telle multitude de
-tels morts.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">II<br />
-MESSAGES D'OUTRE-TOMBE</h2>
-
-
-<p>Sir Oliver Lodge est un illustre physicien
-anglais, un des savants les plus considérables
-de ce temps. Il est en outre l'un des chefs les
-plus anciens et les plus actifs de la célèbre
-<i lang="en" xml:lang="en">Society for Psychical Research</i>, fondée en
-1882, qui depuis trente-sept ans s'applique
-à étudier avec une rigueur scientifique irréprochable,
-tous les phénomènes merveilleux,
-inexplicables, occultes et surnaturels
-qui ont toujours troublé et troublent encore
-l'humanité. A côté de ses travaux scientifiques,
-dont je ne parle pas, n'ayant pas qualité
-pour les juger, il est l'auteur de livres
-extrêmement remarquables; entre autres:
-<i>l'Homme et l'Univers</i>, <i>l'Éther de l'Espace</i>,
-<i>la Survivance humaine</i>, où les spéculations
-métaphysiques les plus hautes et les plus hardies
-sont sans cesse contrôlées par le bon sens
-le plus prudent, le plus avisé, le plus inébranlable.</p>
-
-<p>Sir Oliver Lodge, qui est donc ensemble un
-philosophe et un savant positif et pratique,
-rompu aux méthodes scientifiques qui ne lui
-permettent pas aisément de s'égarer, qui est
-en un mot l'un des cerveaux les mieux équilibrés
-qu'on puisse rencontrer, est convaincu
-que les morts ne meurent pas et peuvent
-communiquer avec nous. Il a essayé de nous
-faire partager cette conviction dans son livre:
-<i>la Survivance humaine</i>. Je ne crois pas qu'il
-y ait complètement réussi. Il nous donne, il
-est vrai, un certain nombre de faits extraordinaires,
-mais qui peuvent, à la rigueur, s'expliquer
-par l'intervention inconsciente d'intelligences
-autres que celles des morts. Il ne
-nous apporte pas la preuve irréfragable,
-comme le serait, par exemple, la révélation
-d'un incident, d'un détail, d'une connaissance
-à tel point inconnue de tout être vivant,
-qu'elle ne pourrait provenir que d'un esprit
-qui n'est plus de ce monde. Accordons du
-reste qu'une telle preuve est, comme il le dit,
-aussi difficile à concevoir qu'à fournir.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le plus jeune des fils de Sir Oliver Lodge,
-nommé Raymond, né en 1889, était ingénieur
-et s'engagea pour la durée de la guerre
-en septembre 1914. Il fut envoyé en Belgique
-au commencement du printemps de 1915,
-et le 14 septembre de la même année, devant
-Ypres, tandis que la compagnie qu'il commandait
-quittait une tranchée de première
-ligne, un éclat d'obus le frappait au flanc
-gauche; et il mourait quelques heures après.</p>
-
-<p>C'était, comme nous le montre une photographie,
-un de ces jeunes et admirables
-soldats anglais, types parfaits d'une humanité
-vigoureuse, fraîche, heureuse, innocente
-et splendide, dont la mort semble d'autant
-plus cruelle et plus incroyable qu'elle
-anéantit plus de force, d'espérances, de
-beauté.</p>
-
-<p>Son père vient de lui consacrer un gros
-volume sous ce titre: <i lang="en" xml:lang="en">Raymond, or Life and
-Death</i>; et chose d'abord assez déconcertante,
-ce n'est pas, comme on s'y attendait, un
-livre de plaintes, de regrets, de sanglots;
-mais le rapport précis, volontairement impassible,
-presque heureux par moments, du
-savant qui refoule sa douleur pour voir clair
-devant lui, lutte énergiquement contre l'idée
-de la mort et regarde se lever l'aube d'un
-immense et très étrange espoir.</p>
-
-<p>Je ne m'arrêterai pas à la première partie
-du volume qui s'attache à nous faire connaître
-le jeune homme. On y trouve une quarantaine
-de lettres écrites dans les tranchées,
-des témoignages de ses compagnons d'armes
-qui l'adoraient, des détails sur sa mort, etc.
-Ces lettres, soit dit en passant, sont charmantes,
-pittoresques et d'un enjouement délicat
-et délicieux qui ne songe qu'à rassurer
-ceux qui sont en sûreté. Je n'ai pas le temps
-de m'y attarder et ce n'est pas ce qui nous
-intéresse ici.</p>
-
-<p>Mais la seconde partie que Sir Oliver Lodge
-intitule: <i lang="en" xml:lang="en">Supernormal Portion</i>, abandonne la
-vie qui s'agite à la surface de notre terre, et
-nous introduit dans un monde tout différent.</p>
-
-<p>Dès les premières lignes, l'auteur nous
-rappelle sa conviction, à savoir, et en ses
-propres termes: «que non seulement la personnalité
-persiste après la mort, mais que
-son existence continuée s'enlace à la vie quotidienne
-beaucoup plus étroitement qu'on
-ne se l'imagine; qu'il n'y a pas de véritable
-solution de continuité entre le mort et le
-vivant; qu'en réponse aux demandes urgentes
-de l'affection, des moyens de communication
-peuvent être établis par-dessus ce qui semble
-être un gouffre et qu'en fait, comme Diotime
-le disait à Socrate, dans le <i>Symposium</i>,
-<i>l'amour jette un pont sur l'abîme</i>».</p>
-
-<p>Sir Oliver Lodge est donc persuadé que
-son fils quoique mort n'a pas cessé d'exister
-et ne s'est pas éloigné de ceux qui l'aiment.
-Raymond, en effet, onze jours après son
-décès, cherche déjà à communiquer avec son
-père. On sait que ces communications, ou
-soi-disant communications d'outre-tombe,&mdash;ne
-préjugeons pas pour l'instant,&mdash;se font
-par l'intermédiaire d'un médium qui est ou
-se croit inspiré ou possédé par le mort ou
-par un esprit familier qui parle au nom du
-mort et rapporte ce que ce dernier lui révèle,
-soit de vive voix, soit par l'écriture automatique
-ou encore, bien que très rarement
-dans le cas qui nous occupe, par les tables
-parlantes. Mais je passe sur ces préliminaires
-qui nous entraîneraient trop loin, pour arriver
-tout de suite à la communication qui
-est, je pense, la plus étonnante de toutes; et
-peut-être la seule qui ne soit pas explicable,
-ou du moins qui soit le plus difficilement
-explicable, par l'intervention des vivants.</p>
-
-<p>Vers la fin du mois d'août 1915, c'est-à-dire
-peu de jours avant sa mort, le jeune héros,
-qui se trouvait, comme nous l'avons vu, aux
-environs d'Ypres, avait été photographié
-avec les officiers de son bataillon, par un
-photographe ambulant. Le 27 septembre
-suivant, au cours d'une séance avec le médium
-Peters, l'esprit qui parlait par la bouche
-de celui-ci, dit tout à coup et textuellement:
-«Vous avez plusieurs photographies de ce
-jeune homme. Avant son départ, on a fait
-un bon portrait de lui, deux,&mdash;non, trois.&mdash;Deux
-où il est seul, et un où il se trouve au
-milieu d'un groupe d'autres hommes. Il
-tient beaucoup à ce que je vous dise cela.
-Sur l'une des épreuves vous verrez sa canne.»</p>
-
-<p>Or, à ce moment, dans l'entourage de Sir
-Oliver Lodge, on ignorait absolument l'existence
-de ce groupe. On n'attacha du reste
-pas grande importance à cette révélation;
-mais dans des séances subséquentes, notamment
-le 3 décembre, avant l'arrivée des
-épreuves, avant que personne les eût vues,
-les détails se précisent. D'après les déclarations
-de l'esprit, il s'agit bien d'un groupe
-d'une douzaine d'officiers, ou peut-être plus
-d'une douzaine, pris en plein air, devant une
-sorte de hangar. (Le médium trace avec le
-doigt des lignes verticales dans l'espace.)
-Les uns sont assis, les autres debout, dans le
-fond. Raymond est assis, quelqu'un s'appuie
-sur lui. Plusieurs épreuves ont été prises.</p>
-
-<p>Le 7 décembre, les photographies arrivent
-à Mariemont, résidence de Sir Oliver Lodge.
-Ce sont trois épreuves légèrement différentes
-du même groupe de vingt et un officiers, sur
-trois rangs, le dernier rang debout, les deux
-autres assis. Le groupe est pris devant une
-sorte de hangar en planches, dont le toit présente
-des lignes verticales très apparentes. Raymond
-est assis au premier rang; à ses pieds,
-se trouve la canne dont on avait parlé dans la
-première révélation, et, détail extrêmement
-frappant, <i>dans tout le groupe, il est le seul sur
-l'épaule de qui, dans deux épreuves, quelqu'un
-appuie la main, et dans la troisième, la jambe</i>.</p>
-
-<p>Cette manifestation est une des plus remarquables
-qu'on ait obtenues jusqu'ici, parce
-qu'elle exclut presque entièrement toute ingérence
-télépathique, c'est-à-dire toute communication
-de subconscient à subconscient,
-parmi les personnes présentes à la séance,
-qui toutes ignoraient absolument l'existence
-des photographies. Si l'on se refuse à admettre
-l'intervention du mort,&mdash;qui ne
-doit, j'en conviens, être admise qu'à la dernière
-extrémité,&mdash;il faut, pour expliquer la
-révélation, supposer que le subconscient du
-médium ou de l'un des assistants, à travers
-les dédales et les déserts immenses de l'espace
-et parmi des millions d'âmes étrangères,
-se soit mis en rapport avec le subconscient
-d'un des officiers ou des personnes qui
-avaient vu ces épreuves dont rien ne faisait
-soupçonner l'existence. C'est possible, mais
-tellement hasardeux, tellement prodigieux,
-que la survivance et l'intervention du défunt,
-sembleraient presque, en l'occurence, moins
-surnaturelles et plus vraisemblables.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Je n'entrerai pas dans le détail de nombreuses
-séances qui précédèrent ou suivirent
-celle-ci, et n'entreprendrai pas non plus de
-les résumer. Il faut, pour en partager l'émotion,
-lire les procès-verbaux qui reproduisent
-fidèlement ces étranges dialogues des vivants
-et des morts. On a l'impression que l'enfant
-qui n'est plus se rapproche chaque jour de
-la vie et s'entretient de plus en plus aisément,
-de plus en plus familièrement avec
-tous ceux qui l'ont aimé avant les ténèbres
-de la tombe. Il rappelle à chacun mille petits
-incidents oubliés. Il demeure parmi les siens,
-comme s'il ne les avait jamais quittés. Il est
-toujours présent et prêt à leur répondre. Il
-se mêle si bien à toute leur existence que personne
-ne songe à le pleurer. On l'interroge
-sur sa situation, on lui demande où il est, ce
-qu'il est, ce qu'il fait. Il ne se fait pas prier;
-il se déclare d'abord étonné de l'invraisemblable
-réalité de ce monde nouveau. Il y est
-très heureux, il se reforme, se condense, pour
-ainsi dire, et se ressaisit peu à peu. L'existence
-de l'intelligence et de la volonté, débarrassée
-du corps, est plus libre, plus légère,
-plus étendue, plus diffuse, mais se continue
-à peu près pareille à ce qu'elle était dans la
-chair. Le milieu n'est plus physique mais
-spirituel; et c'est une transposition sur un
-autre plan plutôt que la rupture, le bouleversement
-de fond en comble, les transformations
-inouïes que nous nous plaisons à imaginer.
-Après tout, n'est-ce pas assez plausible,
-et n'avons-nous pas tort de croire que
-la mort change tout, du jour au lendemain, et
-qu'il y ait, entre l'heure qui précède le décès
-et celle qui la suit, un abîme subit et inconcevable?
-Est-ce conforme aux habitudes de
-la nature? Le principe de vie que nous portons
-en nous, et qui sans doute ne peut
-s'éteindre, est-il à ce point modifié et opprimé
-par notre corps, qu'au sortir de celui-ci, il
-devienne, en un clin d'&oelig;il, tout à fait différent
-et méconnaissable?</p>
-
-<p>Mais il faut que j'abrège; il faut même,
-pour ne pas dépasser les bornes de cette
-étude, que je néglige deux ou trois révélations
-moins frappantes que celle de la photographie,
-mais qui n'en sont pas moins
-assez étranges.</p>
-
-<p>Évidemment, ce n'est pas la première fois
-que de telles manifestations se produisent;
-mais celles-ci sont vraiment d'une qualité
-plus haute que celles qui encombrent plusieurs
-volumes des <i lang="en" xml:lang="en">Proceedings</i>. Apportent-elles
-la preuve que nous demandons? Je ne
-le crois pas; mais cette preuve péremptoire
-sera-t-on jamais à même de nous la fournir?
-Que peut faire l'esprit désincarné qui veut
-établir qu'il continue d'exister? S'il nous
-parle des incidents les plus secrets, les plus
-intimes d'un passé commun, nous lui répondons
-que c'est nous, en nous-mêmes, qui
-retrouvons ces souvenirs. S'il entend nous
-convaincre par la description de son monde
-d'outre-tombe, tous les tableaux les plus sublimes,
-les plus inattendus qu'il en pourrait
-tracer, ne valent rien comme preuve, n'étant
-pas contrôlables. Si nous lui demandons de
-s'attester par une prédiction de l'avenir, il
-nous avoue qu'il ne le connaît pas beaucoup
-mieux que nous; ce qui est assez vraisemblable,
-attendu qu'une telle connaissance
-supposerait une sorte d'omniscience et partant
-d'omnipotence qui ne doit pas pouvoir
-s'acquérir en un instant. Il ne lui reste donc
-que les petites échappées, les précaires commencements
-de preuve du genre de ceux que
-nous trouvons ici. Ce n'est pas suffisant, j'en
-conviens, puisque la psychométrie, c'est-à-dire
-une manifestation de clairvoyance
-analogue, entre subconsciences vivantes,
-donne des résultats presque aussi étonnants.
-Mais ici comme là, ces résultats montrent
-tout au moins qu'il y a autour de nous des
-intelligences errantes, déjà affranchies des
-lois étroites et pesantes de l'espace et de la
-matière, qui parfois savent des choses que
-nous ne savons pas ou ne savons plus.
-Émanent-elles de nous, ne sont-elles que des
-manifestations de facultés encore inconnues;
-ou sont-elles extérieures, objectives et indépendantes
-de nous? Sont-elles seulement vivantes
-au sens où nous l'entendons pour nos
-corps, ou appartiennent-elles à des corps qui
-ne sont plus? C'est ce que nous ne pouvons
-pas encore décider; mais il faut convenir que
-dès qu'on admet leur existence, qui n'est plus
-guère contestable, il est bien moins difficile
-d'accepter qu'elles appartiennent à des morts.</p>
-
-<p>En tout cas, si de telles expériences ne démontrent
-pas, de façon péremptoire, que les
-morts peuvent directement, manifestement
-et presque matériellement se mêler à notre
-existence et rester en contact avec nous,
-elles prouvent qu'ils continuent de vivre en
-nous beaucoup plus ardemment, plus profondément,
-plus personnellement, plus passionnément
-qu'on ne l'avait cru jusqu'ici; et
-c'est déjà bien plus qu'on n'osait espérer.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">III<br />
-LES MAUVAISES NOUVELLES</h2>
-
-
-<p>Durant plus de quatre ans, sur près de la
-moitié de la terre habitable, ont cheminé
-nuit et jour les mauvaises nouvelles. Depuis
-qu'existe notre monde, on ne les vit jamais
-se répandre en foules aussi denses, aussi
-affairées, aussi impérieuses. Au temps heureux
-de la paix, on rencontrait çà et là les
-sombres visiteuses, s'en allant par monts et
-par vaux, presque toujours isolées, quelquefois
-deux par deux, rarement trois par trois,
-discrètes, intimidées, s'efforçant de passer
-inaperçues et se chargeant humblement des
-plus petits messages de douleur que leur confiait
-le destin. Maintenant, elles marchent la
-tête haute, elles sont presque arrogantes; et,
-enflées de leur importance, négligent tous les
-malheurs qui ne sont pas mortels. Elles encombrent
-les routes, franchissent les fleuves
-et les mers, envahissent les rues, n'oublient
-pas les ruelles, gravissent les sentiers les plus
-âpres et les plus rocailleux. Il n'est pas une
-masure tapie dans le faubourg le plus obscur
-et le plus ignoré d'une grande ville, il n'est
-pas une cabane dissimulée dans le repli du
-plus misérable village de la plus inaccessible
-montagne qui échappe à leurs investigations
-et vers laquelle l'une d'elles, détachée de la
-sinistre troupe, ne se hâte de son petit pas
-pressé, assuré et impitoyable. Chacune a son
-but dont rien ne peut la détourner. A travers
-le temps et l'espace, à travers les rochers et
-les murs, elles progressent ainsi, obstinées et
-rapides, aveugles et sourdes à tout ce qui
-voudrait les retarder, ne pensant qu'à remplir
-leur devoir qui est d'annoncer au plus
-tôt au c&oelig;ur le plus sensible et le plus désarmé
-la plus grande douleur qui le puisse
-frapper.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Nous les regardons passer comme les émissaires
-du destin. Elles nous semblent aussi
-fatales que le malheur même dont elles ne
-sont que les porte-voix, et nul ne songe à leur
-barrer la route. Dès que l'une d'elles arrive
-inopinément parmi nous, nous quittons tout,
-nous nous précipitons au-devant, nous nous
-rassemblons autour d'elle. Une sorte de
-crainte religieuse l'environne, nous chuchotons
-respectueusement et nous ne nous inclinerions
-pas plus bas en présence d'un envoyé
-de Dieu. Non seulement personne n'oserait
-la contredire, lui donner un conseil, la prier
-de prendre patience, d'accorder quelques
-heures de répit, de se cacher dans l'ombre ou
-de faire un détour; c'est à qui, au contraire,
-lui offrira son zèle et ses humbles services.
-Les plus compatissants, les plus pitoyables
-sont les plus empressés, les plus obséquieux,
-comme s'il n'y avait pas de devoir moins discutable
-ni d'acte de charité plus méritoire
-que de conduire le plus directement et le
-plus promptement possible, au c&oelig;ur qu'elle
-doit atteindre, la noire messagère.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Une fois de plus, nous confondons ici ce qui
-appartient au destin avec ce qui nous appartient
-en propre. Le malheur était peut-être
-inévitable; mais une bonne partie des douleurs
-qui le suivent reste en notre pouvoir.
-C'est à nous de les ménager, de les diriger, de
-les asservir, de les désarmer, de les retarder,
-de les détourner et parfois même de les arrêter
-net.</p>
-
-<p>En vérité, nous en sommes encore à ignorer
-presque complètement la psychologie de la
-douleur, aussi profonde, aussi complexe,
-aussi digne d'intérêt que celle des passions
-auxquelles nous avons consacré tant de loisirs.
-Dans la vie ordinaire, il est vrai, les
-grandes détresses, si elles n'étaient pas aussi
-rares qu'on l'eût souhaité, étaient néanmoins
-trop espacées pour qu'il fût facile de
-les étudier avec suite. Aujourd'hui, hélas!
-elles forment tout le fond de nos méditations;
-et nous apprenons enfin qu'autant que
-l'amour, le bonheur ou la vanité, elles ont
-leurs secrets, leurs habitudes, leurs illusions,
-leur casuistique, leurs recoins obscurs, leurs
-labyrinthes et leurs abîmes; car l'homme,
-qu'il aime, qu'il se réjouisse ou qu'il
-pleure, est toujours semblable à lui-même.</p>
-
-<p>Il n'est pas vrai, comme nous l'acceptons
-trop volontiers, que le malheur devant être
-connu tôt ou tard, le seul devoir soit de le
-divulguer au plus tôt; car il y a une grande
-différence entre un malheur encore flagrant
-et celui que le temps a déjà amorti. Il n'est
-pas vrai, comme nous l'admettons sans conteste,
-que tout vaille mieux que l'ignorance
-ou l'incertitude et qu'il y ait une sorte de
-lâcheté à ne pas annoncer aussitôt, à ceux
-qu'elle doit atterrer, la mauvaise nouvelle
-que l'on connaît. Il y a lâcheté, tout au contraire,
-à s'en débarrasser au plus vite et à
-n'en point porter seul et secrètement tout le
-poids aussi longtemps que possible. Quand
-survient la mauvaise nouvelle, le premier
-devoir est de l'isoler, de l'empêcher de se répandre,
-de s'en rendre maître, comme d'un
-malfaiteur ou d'une maladie contagieuse, de
-fermer toutes les issues, de monter la garde
-autour d'elle et de la mettre dans l'impossibilité
-de sortir et de nuire. Il ne s'agit pas
-seulement, comme le croient les meilleurs et
-les plus prudents d'entre nous, de l'introduire,
-avec mille précautions, à petits pas
-feutrés, obliques et mesurés, par la porte de
-derrière, dans la demeure qu'elle doit dévaster;
-il s'agit de lui en interdire formellement
-l'entrée et d'avoir le courage de l'enchaîner
-dans notre propre demeure qu'elle
-remplira de reproches et de récriminations
-injustes et insupportables. Au lieu de nous
-faire l'écho complaisant de ses cris, ne pensons
-plus qu'à étouffer sa voix. Chaque heure
-que nous passons ainsi dans un tête-à-tête
-impatient et pénible avec l'odieuse prisonnière
-est une heure de larmes que nous prenons
-à notre compte et que nous épargnons
-à la victime du destin. Il est presque certain
-que la malfaisante recluse finira par
-échapper à notre vigilance; mais ici les minutes
-mêmes ont leur importance et il n'est
-pas de gain, si minime soit-il, que nous
-ayons le droit de négliger. L'horloge qui
-mesure les phases de la douleur est bien plus
-exacte et plus scrupuleuse que celle qui
-marque les étapes du plaisir. Le temps qui
-passe entre la mort d'un être aimé et le moment
-qu'on apprend cette mort, emporte
-autant de peine que de jours. Ce qui est à
-craindre par-dessus tout, c'est le premier
-coup du malheur; c'est alors que le c&oelig;ur se
-déchire et reçoit une blessure qui ne guérira
-plus. Mais ce coup n'a sa force éclatante et
-quelquefois mortelle que s'il frappe à l'instant
-sa victime et pour ainsi dire au sortir
-même de l'événement. Toute heure qui s'interpose
-en émousse l'aiguillon, en brise l'efficace.
-Une mort qui remonte à quelques semaines
-n'a plus le même aspect que celle
-qu'on annonce le jour même qu'elle eut lieu;
-et si quelques mois la recouvrent, ce n'est
-plus une mort et déjà c'est un souvenir.
-Qu'ils s'écoulent avant qu'on l'apprenne ou
-après qu'on la connaît, les jours qui nous en
-séparent agissent presque pareillement. Ils
-éloignent d'avance des regards et du c&oelig;ur
-l'aveuglante horreur de la perte, ils la reculent
-préventivement, hors de portée de la
-folie, dans un lointain semblable à celui
-qu'adoucit le regret. Ils forment une sorte
-de souvenir rétroactif qui opère dans le passé
-comme le véritable opérera dans l'avenir et
-apporte d'emblée tout ce que ce dernier eût
-donné peu à peu, heure par heure, durant les
-longs mois qui séparent du premier désespoir,
-la douleur qui s'assagit, se résigne et se
-reprend à espérer.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch4">IV<br />
-L'AME DES PEUPLES</h2>
-
-
-<p>Dans l'admirable et touchant écrit où
-Octave Mirbeau nous lègue sa dernière pensée,
-le grand ami que viennent de perdre tous
-ceux qui en ce monde ont faim et soif de la
-justice, s'émerveille de découvrir aux suprêmes
-moments de sa vie combien l'âme
-collective du peuple français diffère de l'âme
-de chacun des individus qui la composent.</p>
-
-<p>Il avait consacré la meilleure partie de son
-&oelig;uvre à rechercher, à disséquer, à mettre en
-aveuglante et parfois insupportable lumière
-et à stigmatiser avec une éloquence et une
-virulence qu'on n'a pas égalées, les faiblesses,
-l'égoïsme, les mesquineries, la sottise, la vanité,
-les bas instincts de lucre, le manque de
-conscience, de probité, de charité, de dignité,
-les tares honteuses de ses compatriotes; et
-voici qu'à l'heure urgente du devoir, de ce
-bourbier qu'il avait si longtemps remué avec
-un âpre et généreux dégoût, s'élève tout à
-coup, comme dans une féerie, le plus pur, le
-plus noble, le plus patient, le plus fraternel,
-le plus total esprit d'héroïsme et de sacrifice
-que la terre ait connu, non seulement aux
-jours les plus glorieux de son histoire, mais
-aux temps même de ses plus invraisemblables
-légendes qui n'étaient que de magnifiques
-rêves qu'elle n'avait jamais espéré de
-réaliser.</p>
-
-<p>J'en pourrais dire autant d'un autre peuple
-que je connais bien, puisqu'il habite le sol
-où je suis né. Les Belges non plus, tels que
-nous les montrait la vie de tous les jours, ne
-semblaient pas nous promettre une grande
-âme. Ils nous paraissaient bornés, étroits,
-assez vulgaires, mesquinement honnêtes, sans
-idéal, sans pensées généreuses, uniquement
-préoccupés de leur petit bien-être matériel,
-de leurs petites querelles sans horizon; et
-pourtant, lorsque sonna pour eux la même
-heure du devoir, plus menaçante, plus formidable
-que celles des autres peuples, parce
-qu'elle les précédait toutes dans un effroyable
-mystère; ayant tout à gagner et rien à perdre,
-fors l'honneur, s'ils se montraient infidèles à
-la parole donnée, dès le premier appel de leur
-conscience réveillée dans un coup de foudre,
-sans hésitation, sans un regard sur ce qu'ils
-allaient affronter et subir, d'un élan unanime
-et irrésistible, ils étonnèrent l'univers par un
-choix qu'aucun peuple n'avait fait et sauvèrent
-le monde tout en sachant qu'eux-mêmes
-ne pouvaient pas être sauvés; ce qui
-est bien le plus beau sacrifice que les héros
-et les martyrs qui semblaient jusqu'à ce jour
-les professionnels du sublime puissent accomplir
-sur cette terre.</p>
-
-<p>D'autre part, à ceux d'entre nous qui
-avaient eu l'occasion de fréquenter des Allemands,
-avaient séjourné en Allemagne et
-croyaient en connaître les m&oelig;urs et la littérature,
-il paraissait incontestable que le
-Bavarois, le Saxon, le Hanovrien, l'habitant
-des bords du Rhin, malgré certaines fautes
-d'éducation plutôt que de caractère, qui nous
-choquaient un peu, possédait des qualités,
-notamment une bonhomie, un sérieux, une
-application au travail, une constance, une
-résignation, une simplicité familiale, un sentiment
-du devoir, une façon d'accepter consciencieusement
-la vie, que nous avions toujours
-ignorés ou que nous achevions de
-perdre. Aussi, en dépit des avertissements de
-l'histoire, fûmes-nous frappés de stupeur et
-d'abord incrédules au récit des premières
-atrocités, non pas accidentelles, comme en
-toute guerre, mais voulues, préméditées, systématiques
-et allégrement perpétrées par
-tout un peuple qui se mettait délibérément,
-avec une sorte d'orgueil sadique, au ban de
-l'humanité et se transformait tout à coup
-en une horde de démons plus redoutable et
-plus dévastatrice que toutes celles que l'enfer
-avait jusqu'à présent vomies sur notre planète.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Nous savions déjà, et le docteur Gustave
-Le Bon nous l'avait curieusement démontré,
-que l'âme d'une foule ne ressemble en rien
-aux âmes qui la constituent. Selon les chefs
-et les circonstances qui la mènent, elle est
-parfois plus haute, plus juste, plus généreuse,
-le plus souvent plus instinctive, plus
-crédule, plus cruelle, plus barbare, plus
-aveugle. Mais une foule n'a qu'une âme provisoire
-et momentanée qui ne survit pas à
-l'événement presque toujours violent et bref
-qui la fit naître, et sa psychologie aléatoire
-et fugitive ne peut guère éclairer la façon
-dont se forme l'âme profonde, séculaire et
-pour ainsi dire immortelle d'un peuple.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il est assez naturel qu'un peuple ne se connaisse
-point et que ses actes le plongent dans
-un étonnement dont il ne revient qu'après
-que l'histoire les lui a plus ou moins expliqués.
-Chacun des hommes qui le composent
-ne se connaît pas soi-même et connaît moins
-encore les autres hommes. Aucun de nous
-ne sait au juste ce qu'il est et ne peut répondre
-de ce qu'il fera dans une conjoncture
-inattendue et un peu plus grave que celles
-qui forment le tissu habituel de l'existence.
-Nous passons notre vie à nous interroger et
-à nous explorer; nos actes nous révèlent à
-nous-mêmes autant qu'aux autres; et plus
-nous approchons de notre fin, plus s'allonge
-l'étendue de ce qui nous reste à découvrir.
-Nous ne possédons que la plus petite partie de
-nous-mêmes; le surplus, qui est presque tout,
-ne nous appartient point et baigne dans le
-passé et l'avenir et dans d'autres mystères
-plus inconnus que le passé et l'avenir.</p>
-
-<p>Ce qui est vrai de chacun de nous, l'est à
-bien plus forte raison d'un grand peuple composé
-de millions d'hommes. Il représente un
-avenir et un passé incomparablement plus
-étendus que ceux d'une simple vie humaine.
-On admet et répète à satiété que ses morts le
-conduisent. Il est certain que les morts continuent
-de vivre en lui beaucoup plus activement
-qu'on ne croit et le mènent à son
-insu; de même qu'à l'autre bout des siècles,
-l'avenir, c'est-à-dire tous ceux qui ne sont
-pas encore nés et qu'il porte en soi comme
-ses morts, prennent à ses résolutions une part
-aussi importante que ces derniers. Mais dans
-son présent même, dans la minute où il vit
-et agit sur cette terre, outre la puissance de
-ceux qui ne sont plus et de ceux qui ne sont
-pas encore, il y a hors de lui, hors de l'ensemble
-des corps et des intelligences qui le
-constituent, une foule de forces et de facultés
-qui n'y ont pas trouvé ou n'y ont pas voulu
-prendre place, ou qui n'y séjournent pas
-constamment, et néanmoins lui appartiennent
-aussi essentiellement et le dirigent aussi efficacement
-que celles qui s'y trouvent contenues.
-Ce que renferme notre corps où nous nous
-croyons circonscrits, est peu de chose au regard
-de ce qu'il ne renferme pas; et c'est
-dans ce qu'il ne renferme pas que paraît
-résider la partie la plus haute et la plus puissante
-de notre être. N'oublions pas qu'il se
-confirme chaque jour davantage que nous ne
-mourons ni ne naissons tout entiers, qu'en
-un mot nous ne sommes pas intégralement
-incarnés et que, d'autre part, il y a dans notre
-chair beaucoup plus que nous-mêmes. Or, ce
-sont toutes ces forces flottantes, bien plus
-profondes et plus nombreuses que celles qui
-semblent fixées dans le corps et l'esprit, qui
-composent l'âme réelle d'un peuple. Elles ne
-se montrent pas dans les petits incidents de
-la vie quotidienne qui n'intéressent que
-l'étroite et chétive enveloppe qui le couvre;
-mais elles se réunissent, se concertent, se
-passionnent aux heures graves et tragiques
-où le sort éternel est en jeu. Elles imposent
-alors des décisions qu'enregistre l'histoire et
-dont la grandeur, la générosité et l'héroïsme
-étonnent ceux-là mêmes qui les ont prises
-plus ou moins à leur insu et souvent malgré
-eux et qui se manifestent à leurs yeux comme
-une révélation d'eux-mêmes, inattendue, magnifique
-et incompréhensible.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch5">V<br />
-LES MÈRES</h2>
-
-
-<p>Elles ont porté la grande douleur de cette
-guerre.</p>
-
-<p>Dans nos rues, sur nos places, par les
-routes, dans nos églises, dans nos villes et
-nos villages, dans toutes nos maisons, nous
-coudoyons des mères qui ont perdu leur fils
-ou vivent dans une angoisse plus cruelle que
-la certitude de la mort.</p>
-
-<p>Essayons de comprendre leur perte. Elles
-savent ce qu'elle est, mais ne le disent pas
-aux hommes.</p>
-
-<p>On leur prend leur fils au moment le plus
-beau de la vie, au déclin de la leur. Quand ils
-meurent en bas âge, il semble que l'âme des
-enfants ne s'éloigne guère et attende, autour
-de celle qui la mit au monde, l'heure de revenir
-sous une forme nouvelle. La mort qui
-visite les berceaux n'est pas la même que
-celle qui répand l'épouvante sur la terre.
-Mais un fils qui meurt à vingt ans ne revient
-point et ne laisse plus d'espoir. Il emporte
-avec lui tout ce qui restait d'avenir à sa
-mère, tout ce qu'elle lui donna, tout ce qu'il
-promettait: les peines, les angoisses et les
-sourires de la naissance et de l'enfance, les
-joies de la jeunesse, la récompense et les
-moissons de l'âge mûr, l'aide et la paix de
-la vieillesse.</p>
-
-<p>Il emporte bien plus que lui-même: ce
-n'est pas sa vie seule qui finit, ce sont des
-jours sans nombre qui se terminent brusquement,
-toute une lignée qui s'éteint, une
-foule de visages, de petites mains caressantes,
-de rires et de jeux qui tombent du
-même coup sur le champ de bataille, disent
-adieu au soleil et rentrent dans la terre qu'ils
-n'auront pas connue. Tout cela, les yeux de
-nos mères l'aperçoivent sans qu'elles s'en
-rendent compte, et c'est ce qui fait que nul
-d'entre nous ne peut, à certaines heures, soutenir
-le poids et la tristesse de leurs regards.</p>
-
-<p>Pourtant, elles ne pleurent pas comme celles
-des autres guerres. Tous leurs fils disparaissent
-un à un, et on ne les entend pas se
-plaindre et gémir comme jadis, où les grandes
-douleurs, les grands massacres et les grandes
-catastrophes s'enveloppaient des clameurs et
-des lamentations des femmes.</p>
-
-<p>Elles ne s'assemblent pas sur les places
-publiques, ne récriminent pas, n'accusent
-personne, ne se révoltent point. Elles ravalent
-leurs sanglots et écrasent leurs larmes,
-comme si elles obéissaient à un mot d'ordre
-qu'entre elles elles se sont transmis, sans que
-les hommes en aient eu connaissance.</p>
-
-<p>On ne sait ce qui les soutient et leur donne
-la force de supporter les restes de leur vie.
-Quelques-unes ont d'autres enfants; et l'on
-comprend qu'elles reportent sur eux l'amour
-et l'avenir que la mort a rompus. Beaucoup
-n'ont pas perdu ou tâchent à retrouver la foi
-aux promesses éternelles; et l'on comprend
-encore qu'elles ne désespèrent pas, car les
-mères des martyrs ne désespéraient pas non
-plus. Mais tant d'autres, dont la demeure est
-à jamais déserte et dont le ciel n'est peuplé
-que de pâles fantômes, gardent le même espoir
-que celles qui espèrent toujours. Qu'est-ce
-donc qui maintient ce courage qui étonne
-nos regards?</p>
-
-<p>Quand les meilleurs, les plus pitoyables,
-les plus sages d'entre nous rencontrent une
-de ces mères qui vient furtivement de s'essuyer
-les yeux, afin que son malheur n'offense
-pas ceux qui sont heureux, et tandis qu'ils
-cherchent les mots qui, dans l'aveuglante vérité
-de la plus effroyable douleur qui puisse
-atteindre un c&oelig;ur, ne sonnent pas comme
-des mensonges odieux ou dérisoires, ils ne
-trouvent presque rien à lui dire. Ils lui parlent
-de la justice et de la beauté de la cause
-pour laquelle est tombé le héros, du sacrifice
-immense et nécessaire, de la mémoire et de
-la reconnaissance des hommes, du néant de
-la vie qui ne se mesure pas à l'étendue des
-jours, mais à la hauteur du devoir et de la
-gloire. Ils ajoutent peut-être que les morts
-ne meurent point, qu'il n'y a pas de morts,
-que ceux qui ne sont plus vivent plus près de
-nos âmes que lorsqu'ils étaient dans la chair;
-et que tout ce que nous aimions en eux subsiste
-dans nos c&oelig;urs, tant que notre souvenir
-l'y visite et que le ranime notre amour&hellip;</p>
-
-<p>Mais à mesure qu'ils parlent, ils sentent le
-vide de ce qu'ils disent. Ils comprennent que
-tout cela n'est vrai que pour ceux que la
-mort n'a pas précipités dans l'abîme où les
-mots ne sont plus que des bruits puérils, que
-le plus ardent souvenir ne remplace pas une
-chère réalité que l'on touche des mains ou
-des lèvres, que la pensée la plus haute ne
-vaut pas les allées et venues familières, la
-présence aux repas, le baiser du matin et du
-soir, les embrassements du départ et l'ivresse
-du retour. Elles le savent et le sentent mieux
-que nous; et c'est pourquoi elles ne répondent
-pas à nos consolations, elles les écoutent en
-silence et trouvent en elles-mêmes d'autres
-raisons de vivre et d'espérer que celles que
-nous cherchons à leur apporter du dehors en
-fouillant vainement tout l'horizon des certitudes
-et des pensées humaines. Elles reprennent
-le fardeau de leurs jours sans nous dire
-où elles puisent leurs forces, sans nous apprendre
-le secret de leur sacrifice, de leur résignation
-et de leur héroïsme.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch6">VI<br />
-TROIS HÉROS INCONNUS</h2>
-
-
-<p>Le gouvernement belge a publié l'année
-dernière une <i>Réponse au Livre Blanc allemand</i>
-du 10 mai 1915.</p>
-
-<p>Cette «<i>Réponse</i>» réfute de façon péremptoire
-et une à une, toutes les allégations
-du <i>Livre Blanc</i>, au sujet des francs-tireurs,
-des agressions de la population civile et de
-la cruauté des femmes belges envers les prisonniers
-et les blessés allemands. Elle a recueilli
-sur les sacs et les massacres d'Andenne,
-de Dinant, de Louvain et d'Aerschot,
-un ensemble de témoignages authentiques et
-accablants, qui d'ores et déjà permettent à
-l'histoire de prononcer son verdict, avec plus
-de certitude que ne le ferait le plus scrupuleux
-jury de cours d'assises.</p>
-
-<p>Des effroyables épisodes que rapportent
-ces récits de témoins oculaires, je ne veux
-retenir aujourd'hui que deux de ceux qui
-marquèrent le sac d'Aerschot; non qu'ils
-soient plus odieux ou plus cruels que les
-autres;&mdash;au contraire, à côté des assassinats
-sans excuse et des exécutions en masse d'Andenne,
-de Dinant, de Louvain, dont rien ne
-saurait dépasser l'horreur, ils semblent presque
-bénins;&mdash;mais je les choisis justement parce
-qu'ils montrent mieux qu'en ses plus grands
-excès la psychologie pour ainsi dire normale
-de l'armée allemande et ce qu'elle fait d'abominable
-quand elle se croit juste, modérée et
-humaine. Je les choisis surtout, parce qu'ils
-nous font voir, dans une terrible épreuve,
-l'admirable et touchant état d'âme d'une
-petite cité belge, innocente entre toutes les
-victimes de cette guerre, et offrent à nos
-méditations des traits d'héroïque et simple
-sacrifice, dont on n'a pas parlé et qu'il est
-bon de mettre en lumière, car ils sont aussi
-beaux que les plus beaux exemples des plus
-belles pages de Plutarque.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Aerschot (prononcez: Arschot) était une
-humble et heureuse petite ville du Brabant
-flamand, une de ces modestes agglomérations
-inconnues que, comme Dixmude, à jamais
-regrettable et ensevelie dans le passé, personne
-ne visitait, parce qu'elles ne renfermaient
-aucun monument remarquable, mais
-qui n'en conservaient et n'en représentaient
-que mieux, du fond de leur silence et de leur
-isolement sans tristesse, la vie flamande dans
-ce qu'elle a de plus spécial, de plus intime,
-de plus calme, de plus recueilli, de plus amène
-et de plus traditionnel. Dans ces petites villes
-à demi campagnardes, il n'y a guère d'industrie:
-une ou deux malteries, une minoterie,
-une huilerie, une fabrique de chicorée. La vie
-y est presque agricole; et les gens aisés vivent
-du produit ou du revenu de leurs champs, de
-leurs prés et de leurs bois. Toute la semaine,
-la grand'place, dont les maisons sont cossues,
-plus ou moins cubiques, et virginalement
-blanches, à portes cochères ornées de
-cuivres étincelants, toute la semaine la
-grand'place est presque déserte et ne s'anime
-que le jour du marché et le dimanche matin,
-à l'heure de la grand'messe. En un mot,
-c'est la paix, l'attente des repas et du repos
-dans le repos, l'existence lente et facile; et
-peut-être le bonheur, si le bonheur consiste à
-être heureux dans un demi-sommeil sans ambitions
-qui dépassent le clocher, sans passions
-trop vives et sans rêves trop ardents.</p>
-
-<p>C'est dans ce paisible séjour d'une tranquillité
-immémoriale, que la guerre même
-n'avait jusqu'ici troublé qu'à la surface, que
-le 19 août 1914, à 9 heures du matin, après
-la retraite des derniers soldats belges, la
-grand'place est soudain envahie par le flot
-dense et intarissable des troupes allemandes.
-Le fils du bourgmestre, un enfant de quinze
-ans, se hâte de fermer les persiennes de la
-maison paternelle et est blessé à la jambe par
-une des balles que les vainqueurs envoient à
-tort et à travers dans les fenêtres,</p>
-
-<p>A 10 heures, le commandant allemand fait
-appeler à l'hôtel de ville le bourgmestre,
-M. Tielemans. On l'y reçoit grossièrement,
-on le brutalise, on le traite de «<span lang="de" xml:lang="de">Schweinhund</span>»,
-c'est-à-dire de chien mâtiné de cochon, espèce
-d'animal qui, apparemment, ne se trouve
-qu'en Allemagne.</p>
-
-<p>Puis, le colonel Stenger, commandant la
-8<sup>e</sup> brigade d'infanterie, et ses deux aides de
-camp s'installent dans la maison du bourgmestre,
-sur la grand'place; et, soit dit en
-passant, cambriolent immédiatement tous
-les tiroirs de leurs appartements; après quoi,
-du haut du balcon, ils assistent au défilé de
-leurs troupes.</p>
-
-<p>Vers quatre heures de l'après-midi, hantés
-par l'idée fixe d'imaginaires francs-tireurs,
-des soldats pris de panique se mettent à tirailler
-dans les rues. Le colonel, au balcon,
-est atteint par une balle allemande et tombe.
-Un des aides de camp descend quatre à
-quatre en hurlant: «Le colonel est mort, il
-me faut le bourgmestre!» Celui-ci se sent
-perdu et dit à sa femme: «Ceci est grave
-pour moi.» Elle lui serre la main en lui disant:
-«Du courage!» Le bourgmestre est arrêté,
-maltraité par les soldats. Sa femme fait
-vainement remarquer au capitaine que son
-mari et son fils ne peuvent avoir tiré puisqu'ils
-ne possèdent aucune arme. «Ça ne
-fait rien, répond le soudard, il est responsable.»
-«En outre, ajoute-t-il, il me faut
-votre fils.» Ce fils est l'enfant de quinze ans
-qui vient d'être blessé à la jambe. Comme il
-marche difficilement, à cause de sa blessure,
-il est brutalisé sous les yeux de sa mère et
-conduit, à coups de pied, à l'hôtel de ville,
-près de son père.</p>
-
-<p>Cependant, le même capitaine, soutenant
-toujours qu'on a tiré sur ses hommes, exige
-que Mme Tielemans visite avec lui la maison
-de la cave aux greniers. Il est obligé
-de constater que toutes les chambres sont
-vides et toutes les fenêtres fermées. Durant
-cette perquisition, il tient constamment la
-malheureuse femme sous la menace de son
-revolver. La fille de celle-ci se met entre sa
-mère et le sinistre personnage. Il ne comprend
-pas. Arrivés dans le vestibule, la mère
-lui dit: «Qu'allons-nous devenir?»&mdash;Froidement,
-il répond: «Vous serez fusillée ainsi
-que votre fille et vos domestiques.»</p>
-
-<p>Maintenant, commencent le pillage et l'incendie
-méthodiques de la ville. Toutes les
-maisons du côté droit de la place sont en feu.
-De temps en temps, les soldats interpellent
-les femmes en s'écriant: «On va vous fusiller,
-on va vous fusiller!»&mdash;«A ce moment,
-dit textuellement Mme Tielemans dans sa
-déposition, les soldats sortaient de chez nous,
-les bras chargés de bouteilles de vin. On ouvrait
-les fenêtres de nos appartements et
-tout ce qui s'y trouvait était enlevé. Je me
-détournai pour ne pas voir ce pillage. A la
-lueur sinistre des incendies, mes yeux rencontrèrent
-mon mari, mon fils et mon beau-frère,
-accompagnés d'autres messieurs que
-l'on conduisait au supplice. Jamais je n'oublierai
-ce spectacle et le regard de mon mari
-cherchant une dernière fois sa maison et se
-demandant où étaient sa femme et sa fille;
-et moi, pour ne pas lui enlever son courage,
-je ne pouvais pas lui crier: je suis ici!»</p>
-
-<p>Les heures passent. Les femmes sont chassées
-de la ville et, par une route jonchée de
-cadavres, menées comme un troupeau, dans
-une prairie lointaine où on les parque jusqu'au
-matin. Les hommes sont arrêtés. On
-leur lie les poignets derrière le dos, à l'aide
-de fils de cuivre si cruellement serrés que le
-sang gicle. On les groupe et on les force de se
-coucher sur le sol, de façon que la tête touche
-terre et qu'ils ne puissent faire aucun mouvement.
-La nuit s'écoule ainsi, tandis que la
-ville se consume et que le pillage et l'orgie
-continuent.</p>
-
-<p>Entre cinq et six heures du matin, l'autorité
-militaire décide de commencer les exécutions,
-et que l'un des principaux groupes
-de prisonniers, composé d'une centaine de
-civils, assistera à la mise à mort du bourgmestre,
-ainsi qu'à celle du fils et du frère de
-celui-ci. Un officier annonce au bourgmestre
-que son heure est venue. En entendant ces
-mots, un citoyen d'Aerschot, nommé Claes
-van Nuffel, s'avance vers l'officier et le supplie
-d'épargner la vie du chef de la cité, il
-offre de mourir à sa place, ajoutant qu'il est
-l'adversaire politique du bourgmestre, mais
-qu'il estime qu'en ce moment celui-ci est nécessaire
-à la ville. L'officier répond sèchement:
-«Non, c'est le bourgmestre qu'il nous
-faut.»&mdash;Le bourgmestre se lève, remercie
-M. van Nuffel, ajoute qu'il mourra tranquille,
-qu'il a passé son existence à faire tout le bien
-qu'il pouvait, qu'il n'implore pas sa grâce,
-mais demande celle de ses concitoyens et de
-son fils, un enfant de quinze ans, dernière
-consolation de sa mère.&mdash;L'officier ricane
-et ne répond pas. A son tour, le frère du
-bourgmestre demande grâce, non pour soi,
-mais pour son frère et son neveu. On ne
-l'écoute pas. L'enfant se lève alors et va se
-placer entre son père et son oncle. A dix
-mètres, six soldats les couchent en joue; l'officier
-fait un geste du sabre, et, comme le dit
-la veuve de l'héroïque magistrat, «ce qu'il
-y avait de meilleur en ce monde avait vécu».</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>«On plaça ensuite les autres civils par
-rangs de trois, nous dit dans sa déposition
-M. Gustave Nys, témoin oculaire de l'horrible
-drame dont il faillit être l'une des victimes.
-Celui qui avait le numéro 3 devait
-sortir du rang et s'aligner derrière les cadavres,
-pour être fusillé. Tous les civils
-avaient les mains liées derrière le dos. Mon
-frère et moi étions voisins; j'eus le n<sup>o</sup> 2, mon
-frère Omer, âgé de vingt ans, eut le n<sup>o</sup> 3. Je
-demandai alors à l'officier: «Puis-je remplacer
-mon frère? Pour vous, peu importe
-qui tombe sous vos balles; pour ma mère qui
-est veuve, mon frère, qui a terminé ses études,
-est plus utile que moi.» Encore une fois, il
-reste insensible à cette prière.&mdash;«Que le n<sup>o</sup> 3
-sorte du rang!»&mdash;Nous nous embrassons, et
-mon frère Omer se joint aux autres. Ils sont
-une trentaine, alignés. Alors se passe une
-scène horrible: les soldats allemands avancent
-le long du rang, et lentement, en tuent
-trois à chaque décharge commandée chaque
-fois par l'officier.»</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>De pareils traits passeraient inaperçus si
-l'on ne prenait la peine de les rechercher et
-de les recueillir pieusement dans l'énorme
-amas de drames qui durant plus de quatre ans
-a bouleversé et ravagé les malheureux pays
-que torturait l'envahisseur. S'ils se fussent
-rencontrés dans l'histoire de la Grèce ou de
-Rome, ils auraient pris place parmi les grandes
-actions qui honorent notre terre et méritent
-de vivre à jamais dans la mémoire des
-hommes. Il est de notre devoir de les mettre
-un instant en lumière et de graver dans notre
-souvenir les noms de ceux qui en furent les
-héros. Résumés ainsi, simplement, sèchement,
-comme il convient à la vérité historique,
-d'après des dépositions faites sous serment
-et qu'un greffier anonyme dépouilla de
-tout ornement littéraire ou sentimental, ils
-ne donnent d'abord qu'une bien pâle idée de
-l'intensité de la tragédie et de la valeur du
-sacrifice. Il ne s'agit pas ici d'une glorieuse
-mort affrontée dans l'ivresse de la lutte, sur
-un vaste champ de bataille. Il ne s'agit pas
-non plus d'une menace imprécise ou à longue
-échéance ou d'un danger incertain, éloigné
-et peut-être évitable. Il s'agit d'une mort
-obscure, solitaire, affreuse et imminente, au
-fond d'un fossé; et les six canons de fusil sont
-là, braqués presque à bout portant, qui, sur
-un signe du chef qui accepte votre offre, feront
-de vous, en un clin d'&oelig;il, un tas de
-chairs sanglantes et vous enverront dans la
-région inconnue et terrible que l'homme redoute
-d'autant plus qu'il est encore plus plein
-de forces et de jours. Il n'y a pas une seconde
-d'intervalle ni d'espoir entre la question et
-la réponse, entre la vie et son bonheur et le
-néant et son horreur. Il n'y a pas d'encouragements,
-pas de paroles ou de gestes qui soulèvent
-ou entraînent, pas de récompense; en
-un instant tout est donné pour rien; et c'est
-le sacrifice dans sa nudité, sa pureté si pure
-qu'on s'étonne que même des Allemands
-n'aient pas été vaincus par sa beauté.</p>
-
-<p>Il n'y avait pour eux qu'une façon de s'en
-tirer sans se déshonorer; c'était de faire grâce
-aux deux victimes: ou bien,&mdash;à supposer ce
-qui n'était pas, ce qui n'est jamais le cas,&mdash;qu'une
-mort fût absolument nécessaire, il y
-avait une deuxième solution qui était d'accepter
-l'offre et d'exécuter le martyr qu'ils
-eussent dû adorer à genoux. De cette manière
-ils n'eussent agi que comme les pires
-des barbares. Mais ils en ont trouvé une troisième
-que seuls, avant eux, les Carthaginois
-eussent sans doute inventée et adoptée. Ils
-ont du reste dépassé les plus barbares des
-barbares et égalé l'abominable morale punique,
-dans un autre cas qui rappelle celui de
-Régulus et qui sera le troisième trait d'héroïsme
-civil que je veux rappeler ici.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Quelques jours après les scènes que je viens
-de rapporter, le 23 août de la même année,
-avaient lieu à Dinant des massacres en
-masse qui firent exactement six cent six victimes,
-parmi lesquelles onze enfants au-dessous
-de cinq ans, vingt-huit âgés de dix
-à quinze ans et soixante et onze femmes.</p>
-
-<p>Rien ne saurait donner une idée de l'horreur
-et de l'infamie de ces massacres; et dans
-la longue et monstrueuse histoire des hontes
-de la Germanie, c'est une des pages les plus
-honteuses et les plus terribles. Mais je n'ai
-pas, pour l'instant, l'intention d'en parler.
-Il y aurait trop à dire. Je n'en veux aujourd'hui
-détacher qu'un épisode dont le
-héros de Dinant la Wallonne est digne de
-prendre place à côté de ses deux frères
-d'Aerschot la Flamande.</p>
-
-<p>A l'entrée de Dinant, près du fameux Rocher
-Bayard, gloire légendaire de la jolie et
-riante petite cité, les Allemands occupent la
-rive droite de la Meuse et commencent la
-construction d'un pont. Les Français, dissimulés
-dans les broussailles et les replis de
-la rive gauche tirent sur les pontonniers. Leur
-feu est assez peu nourri; et les Allemands en
-infèrent, sans aucune raison, qu'il provient
-de francs-tireurs qui du reste n'ont jamais,
-dans toute cette campagne de Belgique,
-existé que dans leur imagination. Quatre-vingts
-otages, pris parmi la population de
-Dinant, sont à ce moment rassemblés et
-gardés à vue, au pied du rocher. L'officier
-allemand envoie l'un d'eux, M. Bourdon,
-greffier adjoint au tribunal, sur la rive
-gauche, pour annoncer à l'ennemi que si le
-feu continue, tous les otages seront à l'instant
-fusillés. M. Bourdon traverse la Meuse,
-accomplit sa mission, puis, repassant le fleuve,
-revient magnanimement se reconstituer prisonnier
-et déclare à l'officier qu'il a pu se
-convaincre qu'il n'y a pas de francs-tireurs,
-et que seuls les soldats français de l'armée
-régulière prennent part à la défense de l'autre
-rive. Quelques balles tombent encore, et, sur-le-champ,
-l'officier fait passer par les armes
-les quatre-vingts otages et d'abord, pour le
-punir comme il sied de son héroïque fidélité
-à la parole donnée, le malheureux greffier,
-sa femme, sa fille et ses deux fils, dont l'un
-est un enfant de quinze ans.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch7">VII<br />
-BEAUTÉS PERDUES</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Sous les ciels gris et les pluies décourageantes
-de ce juillet d'automne je songe à la lumière
-abandonnée. Je l'ai laissée là-bas aux
-rives maintenant désertes de la Méditerranée
-et me demande en vain pourquoi je
-m'en suis séparé. Pourtant je fus l'un des
-derniers à lui rester fidèle. Tous les autres la
-quittent vers les premières journées d'avril,
-rappelés par les légendaires souvenirs des
-fallacieux printemps du Nord, sans se douter
-qu'ils perdent un grand bonheur.</p>
-
-<p>Il est bon, il est sage de fuir parmi l'azur
-les mois glacés de nos hivers, noirs comme des
-châtiments; mais ces mois, s'ils sont là-bas
-plus tièdes, et surtout plus lumineux que les
-nôtres, ne nous vengent pas assez des ténèbres
-et des frimas du lieu natal. Les heures
-les plus claires, les plus chaudes, y garderont
-malgré tout un arrière-goût de neige et de
-nuage; elles sont belles mais timides, et
-promptes et effarées, se hâtent vers la nuit.
-Or, il faut à l'homme né du soleil, comme
-toutes choses, sa part héréditaire de chaleur
-primitive et de clarté totale. Il y a en lui
-d'innombrables et profondes cellules qui
-gardent la mémoire des jours éblouissants de
-l'origine et deviennent malheureuses quand
-elles ne peuvent faire leur moisson de rayons.
-L'homme peut vivre dans l'ombre mais y
-perd à la longue le sourire et la confiance
-nécessaires. En présence de nos étés crépusculaires,
-il devient indispensable de rétablir
-l'équilibre entre l'obscurité et la lumière, et
-de chasser parfois les froids et les ténèbres
-qui nous envahissent jusqu'à l'âme par de
-magnifiques excès de soleil.</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Il règne là, à quelques heures de nous, l'incomparable
-soleil fixe que nous ne voyons
-plus. Ceux qui s'en vont avant la mi-juin ne
-savent pas ce qui se passe quand ils ne sont
-plus là. Comme s'ils avaient attendu le départ
-de témoins importuns et railleurs, voici que
-surgissent de tous côtés les véritables acteurs
-de l'admirable féerie. Durant l'hiver, devant
-les hôtes officiels, on ne joue qu'un prologue
-du genre tempéré, un peu pâle, un peu lent,
-un peu craintif et compassé. Mais maintenant
-éclatent tout à coup sur la terre enivrée
-les grands actes lyriques.</p>
-
-<p>Le ciel ouvre ses perspectives jusqu'aux
-dernières limites de l'azur, jusqu'aux extrêmes
-altitudes où s'éploient la gloire et le
-bonheur de Dieu, et toutes les fleurs déchirent
-les jardins, les rochers et les plaines pour
-s'élever et se précipiter vers l'abîme de joie
-qui les aspire dans l'espace. Les anthémis,
-devenus fous, tendent durant six semaines,
-à d'invisibles fiancées, d'énormes bouquets
-ronds comme des boucliers de neige ardente.
-L'écarlate et tumultueux manteau des bougainvillées
-aveugle les maisons dont les fenêtres
-éblouies clignent parmi les flammes.
-Les roses jaunes revêtent les collines de
-voiles safranés, les roses roses, du beau rose
-innocent des premières pudeurs, inondent
-les vallées, comme si les divins réservoirs de
-l'aurore où s'élabore la chair idéale des
-femmes et des anges avaient débordé sur le
-monde. D'autres grimpent aux arbres, escaladent
-les piliers, les colonnes, les façades,
-les portiques, s'élancent et retombent, se relèvent
-et se multiplient, se bousculent et se
-superposent, grappes d'ivresses qui fermentent,
-silencieux essaims de pétales passionnés.
-Et les parfums innombrables, divers et impérieux
-qui coulent parmi cette mer d'allégresse,
-comme des fleuves qui ne se confondent
-pas et dont on reconnaît la source à
-chaque inspiration! Voici le torrent vert et
-froid du géranium-rosa, le ruissellement de
-clous de girofle de l'&oelig;illet, la claire et loyale
-rivière de la lavande, le résineux bouillonnement
-de la pinède et la grande nappe étale
-et sucrée aux douceurs presque vertigineuses
-de la fleur d'oranger, qui, sous l'odeur immense,
-illimitée et enfin reconnue de l'azur,
-submerge la campagne.</p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Je ne crois pas qu'il y ait au monde chose
-plus belle que ces jardins et ces vallées de la
-Provence maritime durant les six ou sept
-semaines où le printemps qui s'éloigne mêle
-encore ses verdures aux premières ardeurs de
-l'été qui s'installe. Mais ce qui donne à cette
-miraculeuse joie de la nature une mélancolie
-qu'on ne retrouverait en nul autre lieu, c'est
-la solitude inhumaine et presque douloureuse
-où elle s'épanouit. Il y a là, dans le
-désert, dans le silence et pour ainsi dire dans
-le vide, des treilles aux terrasses, des terrasses
-aux portiques de mille villas abandonnées,
-une émulation de beauté qui va
-jusqu'à la souffrance aiguë de l'ardeur, jusqu'à
-l'épuisement de toutes forces, de toutes
-formes, de toutes couleurs. Il y a là une sorte
-de prodigieux mot d'ordre, comme si toutes
-les puissances de grâce et de splendeur que
-recèle la nature s'étaient coalisées pour donner
-à la même minute, à un témoin que ne connaissent
-pas les hommes, une preuve unique
-et décisive de la béatitude et des magnificences
-de la terre. Il y a là une sorte d'attente
-inouïe, solennelle et insupportable qui,
-par-dessus les haies, les grilles et les murs,
-guette l'approche d'un grand dieu; un silence
-d'extase qui exige une présence surnaturelle,
-une impatience exaspérée et insensée qui de
-toutes parts s'extravase sur les routes où ne
-passe plus que le cortège muet et transparent
-des heures.</p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Hélas! que de beautés se perdent en ce
-monde! Voici de quoi nourrir nos yeux jusqu'à
-la mort! Voici de quoi cueillir des souvenirs
-qui soutiendraient nos âmes jusqu'au
-tombeau! Voici de quoi fournir à des milliers
-de c&oelig;urs le suprême aliment de la vie!</p>
-
-<p>Au fond, lorsqu'on y songe, tout ce qu'il
-y a de meilleur en nous-même, tout ce qu'il
-y a de pur, d'heureux et de limpide dans
-notre intelligence et dans nos sentiments,
-prend sa source en quelques beaux spectacles.
-Si nous n'avions jamais vu de belles choses,
-nous n'aurions que de pauvres et sinistres
-images pour vêtir nos idées et nos émotions
-qui périraient de froid et de misère comme
-celles des aveugles. La grande route qui
-s'élève des plaines de l'existence aux sommets
-clairs de la conscience humaine, serait
-si morne, si nue et si déserte, que nos pensées
-perdraient bientôt la force et le courage d'y
-passer; et là où ne passent plus les pensées
-ne tardent point à reparaître les ronces et
-l'horreur de la forêt barbare. Un beau spectacle
-que nous aurions pu voir, qui nous
-appartenait, qui semblait nous appeler et
-que nous avons fui, ne se remplace point.
-Rien ne croît plus aux lieux où il nous attendait.
-Il laisse dans notre âme un grand cercle
-stérile où nous ne trouverons que des épines,
-le jour où nous aurons besoin de roses. Nos
-pensées et nos actions puisent leur énergie
-et leur forme dans ce que nous avons contemplé.
-Entre le geste héroïque, le devoir
-accompli, le sacrifice noblement accepté et le
-beau paysage autrefois contemplé, il y a bien
-souvent des liens plus étroits et plus vivants
-que ceux qu'a retenus notre mémoire. Plus
-nous voyons de belles choses, plus nous devenons
-aptes à en faire de bonnes. Il faut, pour
-que prospère notre vie intérieure, un magnifique
-amas d'admirables dépouilles.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch8">VIII<br />
-LE MONDE DES INSECTES</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>J.-H. Fabre, tout le monde le sait aujourd'hui,
-est l'auteur d'une dizaine de volumes
-bien nourris où, sous le titre de <i>Souvenirs
-entomologiques</i>, il a consigné les résultats de
-cinquante ans d'observations, d'études et
-d'expériences sur les insectes qui nous semblent
-le plus connus et le plus familiers: diverses
-espèces de guêpes et d'abeilles sauvages,
-quelques cousins, mouches, scarabées
-et chenilles; en un mot, toutes ces petites
-vies vagues, inconscientes, rudimentaires et
-presque anonymes qui nous entourent de
-toutes parts et sur lesquelles nous jetons un
-regard amusé, mais qui déjà pense à autre
-chose, quand nous ouvrons notre fenêtre
-pour accueillir les premières heures du printemps,
-ou lorsque, dans les jardins et les
-plaines, nous allons nous baigner aux jours
-bleus de l'été.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>On prend au hasard l'un des copieux volumes,
-et l'on s'attend naturellement à y
-trouver d'abord les très savantes et assez
-arides nomenclatures, les très méticuleuses et
-fort bizarres spécifications de ces vastes et
-poudreuses nécropoles que forment presque
-exclusivement tous les traités d'entomologie
-jusqu'ici parcourus. On ouvre donc le livre,
-sans ardeur et sans exigence; et voici qu'immédiatement,
-d'entre les feuillets dépliés,
-s'élève et se déroule, sans hésitation, sans
-interruption et presque sans fléchissement
-jusqu'au bout des quatre mille pages, la plus
-extraordinaire des féeries tragiques qu'il soit
-possible à l'imagination humaine, non point
-de créer ou de concevoir, mais d'admettre et
-d'acclimater en elle.</p>
-
-<p>En effet, il ne s'agit pas ici d'imagination
-humaine. L'insecte n'appartient pas à notre
-monde. Les autres animaux, les plantes
-même, en dépit de leur vie muette et des
-grands secrets qu'ils nourrissent, ne nous
-semblent pas totalement étrangers. Malgré
-tout, nous sentons en eux une certaine fraternité
-terrestre. Ils surprennent, émerveillent
-souvent, mais ne bouleversent point
-de fond en comble notre pensée. L'insecte,
-lui, apporte quelque chose qui n'a pas l'air
-d'appartenir aux habitudes, à la morale et à
-la psychologie de notre globe. On dirait qu'il
-vient d'une autre planète, plus monstrueuse,
-plus énergique, plus insensée, plus atroce,
-plus infernale que la nôtre. On le croirait né
-de quelque comète désorbitée et morte folle
-dans l'espace. Il a beau s'emparer de la vie
-avec une autorité, une fécondité que rien
-n'égale ici-bas, nous ne pouvons nous faire à
-l'idée qu'il est une pensée de cette nature
-dont nous nous flattons d'être les enfants privilégiés
-et probablement l'idéal où tendent
-tous les efforts de la terre. Seul l'infiniment
-petit nous déconcerte davantage; mais l'infiniment
-petit, qu'est-ce au fond qu'un insecte
-que nos yeux ne voient point? Il y a sans
-doute dans cet étonnement et cette incompréhension
-je ne sais quelle instinctive et
-profonde inquiétude que nous inspirent ces
-existences incomparablement mieux armées,
-mieux outillées que la nôtre, ces sortes de
-comprimés d'énergie et d'activité en qui
-nous pressentons nos plus mystérieux adversaires,
-nos rivaux des dernières heures
-et peut-être nos successeurs.</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Mais il est temps de pénétrer, sous la conduite
-d'un admirable guide, dans les coulisses
-de notre féerie, afin d'en voir de près les acteurs
-et les figurants, immondes ou magnifiques,
-grotesques ou sinistres, héroïques ou
-épouvantables, géniaux ou stupides, et toujours
-invraisemblables et inintelligibles.</p>
-
-<p>Et voici tout d'abord, au hasard des premières
-rencontres, l'un de ces personnages,
-fréquents dans le Midi, où l'on peut le voir
-rôder autour de l'abondante manne que le
-mulet répand avec indifférence le long des
-chemins blancs et des sentes pierreuses: c'est
-le Scarabée Sacré des Égyptiens, ou plus
-simplement le Bousier, frère de nos Géotrupes
-du Nord, et gros Coléoptère tout de
-noir habillé, qui a pour mission en ce monde
-de façonner les parties les plus savoureuses
-de la trouvaille en une énorme boule qu'il
-s'agit ensuite de rouler jusqu'à la salle à
-manger souterraine où doit s'épanouir l'incroyable
-aventure. Mais le destin jaloux de
-tout bonheur trop pur, avant de lui céder
-l'accès de ce lieu de délices, impose au grave
-et probablement sententieux scarabée, des
-tribulations sans nombre, que complique toujours
-l'arrivée d'un malencontreux parasite.</p>
-
-<p>A peine donc a-t-il, à grands efforts du chaperon
-et des pattes bancales, commencé de
-rouler à reculons la délicieuse sphère, qu'un
-collègue indélicat, qui guettait la fin du travail,
-se présente en offrant hypocritement ses
-services. L'autre, sachant fort bien que, ici,
-aide et services, au demeurant fort inutiles,
-seront bientôt partage et expropriation, accepte
-sans entrain la collaboration qui s'impose.
-Mais invariablement, pour bien marquer
-les droits respectifs, le légitime propriétaire
-garde sa place primitive, c'est-à-dire
-qu'il pousse du front la boule, tandis que
-l'inévitable invité, de l'autre côté, la tire à
-soi. Et ainsi elle chemine entre les deux compères,
-parmi d'interminables péripéties, des
-chutes ahuries, des culbutes grotesques, jusqu'au
-lieu choisi pour devenir le réceptacle
-du trésor et la salle du festin. Arrivés là, le
-propriétaire se met à creuser le réfectoire,
-pendant que le pique-assiette a l'air de s'endormir
-innocemment au sommet de la pilule.
-L'excavation s'élargit et s'approfondit à vue
-d'&oelig;il; et bientôt le premier bousier y plonge
-tout entier. C'est l'instant que guettait le
-sournois auxiliaire. Il descend prestement de
-la bienheureuse éminence, et la poussant
-avec toute l'énergie que donne une mauvaise
-conscience, s'efforce de gagner le large. Mais
-l'autre, assez méfiant, interrompt un moment
-ses laborieuses fouilles, regarde par-dessus
-bord, voit le rapt sacrilège et bondit
-hors du trou. Pris sur le fait, l'effronté et
-malhonnête associé s'évertue à donner le
-change, contourne l'orbe inestimable, et l'embrassant
-et s'arcboutant en des efforts fallacieusement
-héroïques, feint de la retenir
-éperdument sur une pente qui n'existe point.
-On s'explique en silence, on gesticule abondamment
-des tarses et des mandibules; puis
-d'un commun accord, on ramène la pelote
-au terrier.</p>
-
-<p>Il est jugé suffisamment spacieux et confortable.
-On introduit le trésor, on ferme
-l'entrée du corridor; et maintenant, parmi les
-ténèbres propices et la tiède moiteur où
-trône seul le magnifique globe stercoral, s'attablent
-enfin face à face, les deux convives
-réconciliés. Alors, loin des clartés et des
-soucis du jour, et dans le grand silence de
-l'ombre hypogéenne, commence solennellement
-le plus fabuleux des festins dont l'imagination
-du ventre ait jamais évoqué les
-absolues béatitudes.</p>
-
-<p>Durant deux mois entiers ils demeurent
-cloîtrés, et la panse échancrant à mesure
-l'inépuisable sphère, archétypes définitifs et
-souverains symboles des délices de la table
-et des liesses de la bedaine, ils mangent sans
-discontinuer, sans s'interrompre une seconde
-ni de jour ni de nuit; et tandis qu'ils se gorgent,
-derrière eux, posément, d'un mouvement
-d'horloge saisissable et constant, à
-raison de trois millimètres par minute, se déroule
-et s'allonge un interminable cordon
-sans rupture qui fixe le souvenir et compute
-les heures, les jours et les semaines de la prodigieuse
-bombance.</p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Après le Bousier, ce pitre de la bande, saluons
-encore dans l'ordre des Coléoptères, le
-ménage modèle du Minotaure Typhée, assez
-connu et extrêmement débonnaire malgré
-son nom terrible. La femelle creuse un immense
-terrier qui a souvent plus d'un mètre
-cinquante de profondeur et qui se compose
-d'escaliers en spirales, de paliers, de couloirs
-et de nombreuses chambres. Le mâle charge
-les déblais sur la fourche à trois dents qui
-surmonte sa tête, et les porte à l'entrée de la
-demeure conjugale. Ensuite, il va quérir dans
-la campagne les innocents vestiges qu'y laissent
-les brebis, les descend au premier étage
-de la crypte et, à l'aide de son trident, se met
-en devoir de les moudre; cependant que la
-mère, tout au fond, recueille la farine et la
-pétrit en énormes pains cylindriques qui deviendront
-plus tard la nourriture des petits.
-Trois mois durant, jusqu'à ce que les provisions
-soient jugées suffisantes, sans aucun
-aliment, le malheureux époux s'épuise à
-cette besogne de géant. Enfin, sa mission accomplie,
-sentant sa fin prochaine, pour ne
-pas encombrer la maison d'un débris misérable,
-il use ses dernières forces à sortir du
-terrier, se traîne péniblement et, solitaire et
-résigné, se sachant désormais inutile, s'en va
-mourir au loin parmi les pierres.</p>
-
-<p>Voici, d'autre part, d'assez étranges chenilles,
-les Processionnaires, qui ne sont pas
-rares, et dont précisément un monôme long
-de cinq ou six mètres, descendu de mes pins
-parasols, se déroule en ce moment dans les
-allées de mon jardin, tapissant de soie transparente,
-selon les coutumes de la race, le
-chemin parcouru. Sans parler des appareils
-météorologiques d'une sensibilité inouïe
-qu'elles portent sur l'échine, ces chenilles,
-on le sait, ont ceci de remarquable qu'elles ne
-voyagent qu'en bande; à la queue leu leu,
-comme les aveugles de Breughel ou de la
-parabole, chacune d'elles suivant obstinément,
-indissolublement, celle qui la précède;
-si bien que notre auteur ayant un matin
-rangé la file sur le rebord d'un grand vase de
-pierre, le circuit se trouvant fermé, durant
-huit jours entiers, durant une atroce semaine,
-par le froid, par la faim, et la lassitude
-sans nom, la malheureuse troupe, de sa ronde
-tragique, sans relâche, sans repos, sans merci,
-parcourut jusqu'à l'arrivée de la mort le
-cercle impitoyable.</p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Mais je m'aperçois que nos héros sont infiniment
-trop nombreux et qu'il est impossible
-de s'attarder à les décrire. Tout au plus, dans
-l'énumération des plus considérables et des
-plus familiers, sera-t-il permis d'accorder à
-chacun d'eux une épithète hâtive, à la façon
-du vieil Homère. Citerai-je, par exemple, le
-Leucospis, parasite de l'Abeille Maçonne, qui,
-afin de massacrer dans leurs berceaux ses
-frères et ses s&oelig;urs, s'arme d'un casque de corne
-et d'une cuirasse barbelée, quittés aussitôt
-après l'extermination, sauvegarde d'un affreux
-droit d'aînesse? Dirai-je la merveilleuse
-science anatomique du Tachyte, du Cerceris,
-de l'Ammophile, du Sphex Languedocien et
-de tant d'autres, qui, selon qu'il s'agit de
-paralyser ou de tuer la proie ou l'adversaire,
-savent exactement, sans se tromper jamais,
-quels ganglions doivent atteindre le dard ou
-les mandibules? Parlerai-je de l'art de l'Eumène
-qui transforme sa forteresse en un véritable
-musée orné de grains de quartz translucide
-et de coquillages; de la magnifique
-mue du Criquet Cendré, de l'instrument de
-musique du Grillon dont l'archet compte
-cent cinquante prismes triangulaires qui
-ébranlent à la fois les quatre tympanons de
-l'élytre? Faut-il célébrer la féerique naissance
-de la nymphe de l'Onthophage, monstre
-transparent, à mufle de taureau et qui semble
-sculpté dans un bloc de cristal? Voulez-vous
-assister à la sortie de terre de la Mouche
-bleue, la vulgaire mouche à viande, fille de
-l'asticot?</p>
-
-<p>Écoutez notre auteur: «Elle se disloque
-la tête en deux moitiés mobiles qui, boursouflées
-de leur gros &oelig;il rouge, tour à tour
-s'éloignent et se rapprochent. Dans l'intervalle
-surgit et disparaît, disparaît et surgit,
-une volumineuse hernie hyaline. Lorsque les
-deux moitiés s'écartent, un &oelig;il refoulé vers la
-droite et l'autre vers la gauche, on dirait que
-l'insecte se fend la boîte cranienne pour en
-expulser le contenu. Alors la hernie surgit,
-obtuse au bout et renflée en grosse tête de
-clou. Puis le front se renferme, la hernie
-rentre, ne laissant visible qu'une sorte de
-vague mufle. En somme, une sorte de poche
-frontale, à palpitations profondes d'instant
-en instant renouvelées, est l'outil de délivrance,
-le pilon à l'aide duquel le diptère
-nouvellement éclos choque le sable et le fait
-crouler. A mesure, les pattes refoulent en
-arrière les éboulis et l'insecte progresse d'autant
-vers la surface.»</p>
-
-
-<h3>V</h3>
-
-<p>Et les monstres qui passent, tels que Bosch
-et Callot n'en conçurent jamais! La larve de
-la Cétoine qui, bien qu'elle ait des pattes sous
-le ventre, marche toujours sur le dos, le Criquet
-à ailes bleues, plus malheureux encore
-que la mouche à viande et ne possédant, pour
-perforer le sol, s'évader de la tombe et gagner
-la lumière, qu'une vessie cervicale, une
-ampoule de glaire, et l'Empuse qui, avec son
-ventre en volute, ses gros yeux saillants, ses
-pattes à genouillères armées de couperets, sa
-hallebarde, sa mitre interminable, serait bien
-le plus diabolique fantôme qu'ait porté la
-terre, si à côté d'elle la Mante Religieuse
-n'était si effroyable que son seul aspect immobilise
-ses victimes quand devant celles-ci
-elle prend ce que les entomologistes ont appelé
-«la pose spectrale».</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>On ne peut mentionner, même en passant,
-les industries sans nombre et presque toutes
-passionnantes qui s'exercent dans le roc, sous
-terre, dans les murs, sur les branches, les
-herbes, les fleurs, les fruits et jusque dans le
-corps des sujets étudiés; car on trouve parfois,
-comme chez les Méloès, une triple superposition
-de parasites; et l'on voit l'Asticot
-lui-même, le sinistre convive des suprêmes
-festins, nourrir de sa substance une trentaine
-de brigands.</p>
-
-<p>Parmi les Hyménoptères qui, dans le
-monde que nous étudions, représentent la
-classe la plus intellectuelle, le génie bâtisseur
-de notre merveilleuse abeille domestique
-est certainement égalé, en d'autres ordres
-d'architectures, par celui de plus d'une
-abeille sauvage et solitaire; notamment par
-le Mégachile Tailleur, petite mouche qui ne
-paie pas de mine, et qui fabrique, pour y loger
-ses &oelig;ufs, des pots à miel formés d'une multitude
-de disques et d'ellipses taillés avec une
-précision mathématique dans les feuilles de
-certains arbres. L'espace faisant défaut, je
-ne puis, à mon grand regret, citer les belles
-et claires pages que J.-H. Fabre, avec sa
-conscience habituelle, consacre à l'étude approfondie
-de cet admirable travail; néanmoins,
-puisque l'occasion s'en présente, écoutons-le
-lui-même ne fût-ce qu'un instant et
-sur un seul détail:</p>
-
-<p>«Avec les pièces ovales, la question change
-d'aspect. Quel guide a le Mégachile pour
-tailler en belles ellipses la fine étoffe du robinier?
-quel modèle idéal conduit ses ciseaux?
-quel métrique lui dicte les dimensions? Volontiers,
-on se figurerait que l'insecte est un
-compas vivant, apte à tracer la courbe elliptique
-par certaine flexion du corps, de même
-que notre bras trace le cercle en pivotant sur
-l'appui de l'épaule. Un aveugle mécanisme,
-simple résultat de l'organisation, serait seul
-en cause dans sa géométrie. Cette explication
-me tenterait si les pièces ovales de grandes
-dimensions n'étaient accompagnées, pour en
-combler les vides, d'autres pièces bien moindres,
-mais pareillement ovales. Un compas
-qui de lui-même change de rayon et modifie
-le degré de courbure d'après les exigences
-d'un plan me paraît mécanisme sujet à bien
-des doutes. Il doit y avoir mieux que cela.
-Les pièces rondes du couvercle nous le disent.</p>
-
-<p>«Si par la seule flexion inhérente à sa
-structure, la tailleuse de feuilles arrive à découper
-des ovales, comment parvient-elle à
-découper des ronds? Pour le nouveau tracé,
-si différent de configuration et d'ampleur,
-admettons-nous d'autres rouages à la machine?
-Du reste, le vrai n&oelig;ud de la difficulté
-n'est pas là. Ces ronds s'adaptent, pour la
-plupart, à l'embouchure de l'outre avec une
-précision presque rigoureuse. La cellule terminée,
-l'abeille s'envole à des centaines de
-pas plus loin, elle va façonner le couvercle.
-Elle arrive sur la feuille où doit se découper
-la rondelle. Quelle image, quel souvenir
-a-t-elle du pot qu'il s'agit de couvrir? Mais
-aucun, elle ne l'a jamais vu; elle travaille
-sous terre, dans une profonde obscurité. Tout
-au plus peut-elle avoir les renseignements du
-toucher, non actuels, bien entendu, le pot
-n'étant plus là, mais passés et sans efficacité
-dans une &oelig;uvre de précision. Cependant la
-rondelle à découper doit être d'un diamètre
-déterminé: trop grande, elle ne pourrait entrer;
-trop étroite, elle fermerait mal, elle
-étoufferait l'&oelig;uf en descendant jusqu'au
-miel. Comment lui donner, sans modèle, les
-justes dimensions? L'abeille n'hésite pas un
-instant. Avec la même célérité qu'elle mettrait
-à détacher un lobe informe bon pour la
-clôture, elle découpe son disque, et ce disque,
-sans autres soins, se trouve de la grandeur
-du pot. Explique qui voudra cette géométrie,
-inexplicable à mon avis, même en admettant
-des souvenirs fournis par le tact et
-la vue.»</p>
-
-<p>Ajoutons que l'auteur a compté qu'il fallait,
-pour former les cellules d'un Mégachile
-congénère, le Mégachile Soyeux, exactement
-mille soixante-quatre de ces ellipses et de ces
-disques, qui doivent être recueillis et façonnés
-au cours d'une existence qui dure quelques
-semaines.</p>
-
-<p>Qui donc imaginerait que le Pentatome,
-d'autre part, la pauvre et malodorante Punaise
-des bois, a inventé pour sortir de l'&oelig;uf
-un appareil vraiment extraordinaire? Et tout
-d'abord, constatons que cet &oelig;uf est une merveilleuse
-petite boîte d'albâtre que notre auteur
-décrit ainsi: «Le microscope y reconnaît
-une surface burinée de fossettes semblables
-à celles d'un dé à coudre et disposées
-avec une délicieuse régularité. En haut et en
-bas du cylindre, large ceinture d'un noir mat;
-sur les flancs, ample zone blanche avec quatre
-gros points noirs symétriquement distribués.
-Le couvercle, entouré de cils neigeux et cerclé
-de blanc au bord, se tuméfie en calotte noire
-avec cocarde centrale blanche. En somme,
-urne de grand deuil par l'opposition brusque
-du noir charbon et du blanc de l'ouate. La
-vaisselle des funérailles étrusques aurait
-trouvé là superbe modèle.»</p>
-
-<p>La petite punaise dont le front est trop
-mou, se coiffe, pour soulever le couvercle de
-la boîte, d'une mitre formée de trois tringles
-en trièdre qui se trouve toujours au fond de
-l'&oelig;uf, au moment de la délivrance. Ses membres
-étant engainés comme ceux d'une momie,
-elle n'a, pour actionner ses tringles, que
-les pulsations que produit l'afflux rythmique
-de son sang dans son crâne et qui agissent à
-la manière d'un piston. Les rivets du couvercle
-cèdent peu à peu, et, aussitôt libre,
-l'insecte se débarrasse de son casque mécanique.</p>
-
-<p>Une autre espèce de punaise, le Réduve
-Masqué, qui vit surtout dans les cabinets de
-débarras où il se tient à l'affût enveloppé
-d'un flocon de poussière, a inventé un système
-d'éclosion plus étonnant encore. Ici, le
-couvercle de l'&oelig;uf n'est pas rivé, comme chez
-les Pentatomes, mais simplement collé. Au
-moment de la libération, ce couvercle se soulève
-et l'on voit «émerger de la coquille une
-vésicule sphérique, qui petit à petit s'amplifie,
-pareille à la bulle de savon soufflée au
-bout d'une paille. De plus en plus refoulé par
-l'extension de cette vessie, le couvercle
-tombe.</p>
-
-<p>«Alors la bombe éclate, c'est-à-dire que,
-gonflée au delà des limites de sa résistance,
-l'ampoule se déchire au sommet. Cette enveloppe,
-membrane d'extrême ténuité, reste
-ordinairement adhérente au bord de l'orifice,
-où elle forme une haute et blanche margelle.
-D'autres fois l'explosion la détache et la projette
-hors de la coquille. Dans ces conditions
-c'est une subtile coupe, demi-sphérique, à
-bords déchirés, qui se prolonge dans le bas en
-un délicat pédicule tortueux.»</p>
-
-<p>Maintenant, comment se produit cette explosion
-miraculeuse? J.-H. Fabre suppose
-que «très lentement, à mesure que l'animalcule
-prend forme et grossit, ce réservoir
-ampullaire reçoit les produits du travail respiratoire
-accompli sous le couvert de la tunique
-générale. Au lieu de se dissiper au
-dehors à travers la coque de l'&oelig;uf, le gaz carbonique,
-incessant résultat de l'oxydation
-vitale, s'accumule dans cette espèce de gazomètre,
-le gonfle, le distend et fait pression sur
-l'opercule. Lorsque la bestiole est mûre, sur
-le point d'éclore, un surcroît d'activité dans
-la respiration achève le gonflement, qui se
-prépare peut-être dès la première évolution
-du germe. Enfin, cédant à la poussée croissante
-de l'ampoule gazeuse, l'opercule se descelle.
-Le poulet dans sa coque a sa chambre
-à air; le jeune Réduve a sa bombe de gaz
-carbonique; il se libère en respirant.»</p>
-
-
-<h3>VI</h3>
-
-<p>On ne se lasserait pas de puiser à pleines
-mains à ces inépuisables trésors. Pour avoir
-vu si fréquemment leurs toiles s'étaler en tous
-lieux, nous croyons, par exemple, posséder
-des notions suffisantes sur le génie et les méthodes
-de nos araignées familières. Il n'en
-est rien; les réalités d'une observation scientifique
-exigent un volume entier où s'accumulent
-des révélations dont nous n'avions
-aucune idée. Je citerai simplement, au hasard,
-l'harmonieuse demeure à arcades de
-l'araignée Clotho, l'étonnante envolée funiculaire
-des petits de notre araignée des jardins,
-la cloche à plongeur de l'Argyronète, le
-véritable fil téléphonique qui relie à la toile
-la patte de l'Épeire cachée dans sa cabane et
-l'avertit que l'agitation de ses pièges provient
-de la capture d'une proie ou d'un caprice de
-la brise.</p>
-
-<p>Il est donc impossible, à moins de disposer
-de pages illimitées, d'effleurer autrement que
-du bout des phrases, les miracles de l'instinct
-maternel, qui d'ailleurs se confondent
-avec ceux de la haute industrie et forment le
-centre lumineux de la psychologie de l'insecte.
-Il faudrait de même disposer de plusieurs
-chapitres pour donner une idée sommaire
-des rites nuptiaux qui constituent les
-plus bizarres et les plus fabuleux épisodes de
-ces mille et une nuits inconnues.</p>
-
-<p>Le mâle de la Cantharide, entre autres, à
-l'aide de son abdomen et de ses poings, commence
-par battre frénétiquement son épouse,
-après quoi, les bras en croix et frémissants, il
-se tient longtemps en extase. Les Osmies
-fiancées claquent effroyablement des mandibules,
-comme s'il s'agissait plutôt de
-s'entre-dévorer; par contre, le plus gigantesque
-de nos papillons, le Grand Paon qui a
-la taille d'une chauve-souris, ivre d'amour,
-voit sa bouche si complètement s'atrophier
-qu'elle n'est plus qu'un vague simulacre. Mais
-rien n'égale le mariage de la sauterelle verte
-dont je ne peux parler ici, car il est douteux
-que le latin même possède les mots nécessaires
-pour le décrire comme il faudrait.</p>
-
-<p>Au résumé, les m&oelig;urs conjugales sont
-épouvantables, et, au rebours de ce qui se
-passe dans tous les autres mondes, c'est ici la
-femelle qui dans le couple représente la force
-et l'intelligence en même temps que la cruauté
-et la tyrannie qui en sont, paraît-il, l'inévitable
-conséquence. Presque toutes les noces se
-terminent par la mort violente et immédiate
-de l'époux. Fréquemment, la fiancée mange
-d'abord un certain nombre de prétendants.
-Le type de ces unions bizarres pourrait nous
-être fourni par les Scorpions languedociens,
-qui portent, comme on sait, des pinces de homard
-et une longue queue munie d'un aiguillon
-dont la piqûre est extrêmement dangereuse.
-Ils préludent à la fête par une promenade
-sentimentale, les pinces dans les
-pinces; puis, immobiles, les doigts toujours
-saisis, se contemplent avec béatitude, interminablement,
-et le jour passe sur leur extase,
-puis la nuit, tandis qu'ils demeurent face à
-face, pétrifiés d'admiration. Ensuite, les
-fronts se rapprochent, se touchent, les bouches&mdash;si
-l'on peut appeler bouche l'orifice
-monstrueux qui s'ouvre entre les pinces&mdash;se
-joignent dans une sorte de baiser; après
-quoi, l'union s'accomplit, le mâle est transpercé
-d'un aiguillon mortel et la terrible
-épouse le croque et le déguste avec satisfaction.</p>
-
-<p>Mais la Mante, l'insecte extatique aux bras
-toujours levés en attitude d'invocation suprême,
-l'horrible Mante religieuse ou Prie-Dieu,
-fait bien mieux: elle mange ses époux
-(car insatiable elle en consomme parfois sept
-ou huit d'affilée), pendant que ceux-ci la
-serrent passionnément contre leur c&oelig;ur. Ses
-inconcevables baisers dévorent, non pas métaphoriquement,
-mais d'une façon épouvantablement
-réelle, le malheureux élu de son
-âme ou de son estomac. Elle commence par
-la tête, descend au thorax et ne s'arrête qu'arrivée
-aux pattes postérieures jugées trop coriaces.
-Elle repousse alors les restes infortunés,
-tandis qu'un nouvel amoureux, qui
-attendait tranquillement la fin du monstrueux
-festin, s'avance héroïquement pour
-subir le même sort.</p>
-
-
-<h3>VII</h3>
-
-<p>J.-H. Fabre est vraiment le révélateur de
-ce monde nouveau, car, si étrange que paraisse
-l'aveu à une époque où nous croyons
-connaître tout ce qui nous entoure, la plupart
-de ces insectes minutieusement décrits dans
-les nomenclatures, savamment classifiés et
-barbarement baptisés, on ne les avait presque
-jamais observés sur le vif, ni interrogés jusqu'au
-bout dans toutes les phases de leurs
-apparitions évasives et brèves. Il a consacré
-à surprendre leurs petits secrets qui sont le
-revers des plus grands mystères, cinquante
-années d'une existence solitaire, méconnue,
-pauvre, souvent voisine de la misère, mais
-illuminée chaque jour de la joie qu'apporte
-une vérité, qui est la joie humaine par excellence.
-Petites vérités, dira-t-on, que celles que
-nous offrent les m&oelig;urs d'une araignée ou
-d'une sauterelle. Il n'y a plus de petites vérités;
-il n'en existe qu'une dont le miroir, à
-nos yeux incertains, semble brisé, mais dont
-chaque fragment, qu'il reflète l'évolution
-d'un astre ou le vol d'une abeille, recèle la
-loi suprême.</p>
-
-<p>Et ces vérités ainsi découvertes avaient le
-bonheur de tomber dans une pensée qui savait
-comprendre ce qu'elles ne peuvent dire
-qu'à mots couverts, interpréter ce qu'elles
-sont obligées de taire et saisir en même temps
-la tremblante beauté, presque invisible à la
-plupart des hommes, qui rayonne un instant
-autour de tout ce qui existe, surtout autour
-de tout ce qui demeure encore très près de
-la nature et sort à peine du sanctuaire des
-origines.</p>
-
-<p>Pour faire de ces longues annales l'abondant
-et délicieux chef-d'&oelig;uvre qu'elles sont
-et non point le monotone et glacial répertoire
-de minuscules descriptions et d'actes insignifiants
-qu'elles menaçaient d'être, il fallait
-bien des dons divers et pour ainsi dire
-ennemis. A la patience, à la précision, à la
-minutie scientifique, à l'ingéniosité multiforme
-et pratique, à l'énergie d'un Darwin en
-face de l'inconnu; à la faculté d'exprimer ce
-qu'il faut, avec ordre, clarté et certitude, le
-vénérable solitaire de Sérignan joint plusieurs
-de ces qualités qui ne s'acquièrent point, certaines
-de ces vertus innées de bon poète qui
-font de sa prose souple, sûre, bien qu'un peu
-provinciale, un peu vieillotte, un peu primaire,
-une des bonnes proses de ce temps, une
-de ces proses qui ont leur atmosphère propre,
-où l'on respire avec reconnaissance, avec
-tranquillité et qu'on ne trouve qu'autour des
-grandes &oelig;uvres.</p>
-
-<p>Il fallait enfin&mdash;et ce n'était pas la moindre
-exigence de ce travail&mdash;une pensée toujours
-prête à tenir tête à toutes les énigmes qui,
-parmi ces petits objets, se dressent à chaque
-pas, aussi démesurées que celles qui peuplent
-les cieux et peut-être plus impérieuses, plus
-nombreuses, plus étranges, comme si la nature
-avait donné ici plus libre cours à ses dernières
-volontés et plus facile issue à ses pensées
-secrètes. Il n'est inégal à aucune de ces
-interrogations sans bornes que nous posent
-obstinément tous les habitants de ce monde
-minime où les mystères se superposent plus
-compacts, plus déconcertants qu'en nul autre.
-Il rencontre et affronte ainsi, tour à tour, les
-redoutables questions de l'instinct et de l'intelligence,
-de l'origine des espèces, de l'harmonie
-ou des hasards de l'univers, de la vie
-prodiguée aux abîmes de la mort; sans compter
-les problèmes non moins vastes, mais plus
-humains, si l'on peut dire, et qui, dans l'infini
-des autres, s'inscrivent à la portée, sinon à la
-disposition, de notre intelligence: la parthénogénèse,
-la prodigieuse géométrie des guêpes
-et des abeilles, la spirale logarithmique de
-l'escargot, le sens antennal, la force miraculeuse
-qui, dans l'isolement absolu, sans que
-rien du dehors s'y puisse introduire, décuple
-sur place le volume de l'&oelig;uf du minotaure
-et nourrit, durant sept à neuf mois, d'un aliment
-invisible et spirituel, non point la léthargie,
-mais la vie active du scorpion et des
-petits de la lycose et de l'araignée Clotho. Il
-ne tente pas de les expliquer à l'aide d'un de
-ces systèmes à tout faire, comme le transformisme
-par exemple, qui d'ailleurs se borne
-à déplacer le plan des ténèbres, et qui, pour le
-dire en passant, sort assez mutilé de ces confrontations
-sévères avec d'incontestables faits.</p>
-
-
-<h3>VIII</h3>
-
-<p>En attendant qu'un hasard ou un dieu nous
-éclaire, il sait garder en présence de l'inconnu
-le grand silence religieux et attentif qui règne
-seul dans les meilleures âmes d'aujourd'hui.
-A ceux qui lui disent: «Maintenant que vous
-avez cueilli ample moisson de détails, vous
-devriez à l'analyse faire succéder la synthèse,
-et généraliser, en une vue d'ensemble, la genèse
-des instincts.» Il répond, avec l'humble
-et magnifique loyauté qui illumine toute son
-&oelig;uvre: «Parce que j'ai remué quelques
-grains de sable sur le rivage, suis-je en état
-de connaître les abîmes océaniques? La vie
-a des secrets insondables. Le savoir humain
-sera rayé des archives du monde avant que
-nous ayons le dernier mot d'un moucheron.»</p>
-
-<p>«Le succès est aux bruyants, aux affirmatifs
-imperturbables; tout est admis à la
-condition de faire un peu de bruit. Dépouillons
-ce travers et reconnaissons qu'en réalité
-nous ne savons rien de rien, s'il faut creuser
-à fond les choses. Scientifiquement, la nature
-est une énigme sans solution définitive pour
-la curiosité de l'homme. A l'hypothèse succède
-l'hypothèse, les décombres des théories
-s'amoncellent et la vérité fuit toujours.
-Savoir ignorer pourrait bien être le dernier
-mot de la sagesse.»</p>
-
-<p>Évidemment, c'est espérer trop peu. Dans
-l'effroyable gouffre, dans l'entonnoir sans
-fond où tourbillonnent tous ces faits contradictoires
-qui se résolvent en obscurité, nous
-en savons tout juste autant que notre ancêtre
-des cavernes; mais du moins nous savons que
-nous ne savons pas. Nous parcourons toute
-la face noire des énigmes, nous essayons de
-calculer leur nombre, d'ordonner leurs ténèbres,
-d'acquérir une idée de leur situation
-et de leur étendue. C'est déjà quelque chose
-en attendant le jour des premières lueurs. En
-tout cas, c'est faire en présence des mystères
-tout ce qu'y peut faire aujourd'hui l'intelligence
-de bonne foi et c'est aussi ce qu'y fait,
-avec plus de confiance qu'il n'en avoue, l'auteur
-de cette incomparable Iliade. Il les regarde
-attentivement. Il épuise sa vie à surprendre
-leurs secrets les plus minutieux: il
-leur prépare dans ses pensées et dans les
-nôtres l'espace nécessaire à leurs évolutions.
-Il grandit à leur taille la conscience de son
-ignorance et apprend à comprendre plus profondément
-qu'ils sont incompréhensibles.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch9">IX<br />
-LA MÉDISANCE</h2>
-
-
-<p>«Ne vois pas, n'entends pas, ne dis pas le
-mal», enseignent les trois singes sacrés
-sculptés au-dessus de la porte du temple
-bouddhique de Jysyasu à Nikko.</p>
-
-<p>Nous disons tous du mal les uns des autres.
-«Personne, remarque Pascal, ne parle de nous
-en notre présence comme il en parle en notre
-absence. L'union qui est entre les hommes
-n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie;
-et peu d'amitiés subsisteraient, si
-chacun savait ce que dit son ami lorsqu'il n'y
-est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement
-et sans passion.»</p>
-
-<p>«Je mets en fait que, si tous les hommes
-savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il
-n'y aurait pas quatre amis dans le monde.»</p>
-
-<p>Supprimez la médisance, vous supprimerez
-les trois quarts de la conversation, et un silence
-insupportable planera sur toutes les
-réunions. La médisance ou la calomnie,&mdash;il
-est bien difficile de séparer les deux s&oelig;urs,
-et, au fond, toute médisance est à moitié calomnie,
-attendu que nous connaissons autrui
-encore moins que nous-mêmes,&mdash;la médisance
-qui alimente tout ce qui désunit les
-hommes et empoisonne leurs relations, est
-néanmoins le principal motif qui les rassemble
-et leur fait goûter les joies de la société.</p>
-
-<p>Mais les ravages qu'elle exerce autour de
-nous sont trop connus et ont été trop souvent
-signalés, pour qu'il soit nécessaire d'en retracer
-la peinture. N'envisageons ici que le
-mal qu'elle fait à celui qui s'y adonne. Elle
-l'habitue à ne voir que les petits côtés des
-êtres et des choses; elle lui masque peu à peu
-les grandes lignes, les grands ensembles, les
-hauteurs et les profondeurs où sont les seules
-vérités qui comptent et qui demeurent.</p>
-
-<p>En réalité, le mal que nous trouvons aux
-autres et que nous en disons, c'est en nous
-qu'il se tient, de nous que nous le tirons et
-sur nous qu'il retombe. Nous n'apercevons
-bien que les défauts que nous possédons ou
-que nous sommes sur le point d'acquérir.
-C'est en nous que s'allume la mauvaise
-flamme dont nous découvrons le reflet sur
-autrui. Chacun dépiste dans son entourage
-le vice ou la faute qui révèle aux clairvoyants
-le vice ou la faute qui l'asservit lui-même. Il
-n'y a pas de confession plus intime et plus
-ingénue; comme il n'y a pas de meilleur examen
-de conscience que de se demander: quel
-est le mal que j'impute de préférence à mon
-prochain?&mdash;Soyez assuré que c'est celui
-que vous penchez le plus à commettre et que
-vous voyez d'abord ce qui se passe dans les
-bas-fonds vers lesquels vous descendez vous-même.
-Qui parle mal des autres ne médit en
-somme que de soi; et la médisance n'est, au
-fond, que l'histoire transposée ou anticipée
-de nos propres chutes.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Nous nous entourons de tout le mal que
-nous attribuons aux victimes de nos bavardages.
-Il prend corps aux dépens de nous-mêmes,
-il vit et se nourrit du meilleur de
-notre substance; il s'accumule autour de
-nous, il peuple et encombre notre atmosphère
-de fantômes d'abord falots, inconsistants,
-dociles, timides et éphémères, qui peu
-à peu s'affirment, se raffermissent, grandissent,
-haussent la voix, deviennent des entités
-très réelles et bientôt impérieuses qui ne
-tardent pas à donner des ordres et à s'emparer
-de la direction de la plupart de nos pensées
-et de nos actes. Nous sommes de moins
-en moins maîtres chez nous, nous sentons
-notre caractère s'effriter et nous nous trouvons
-un beau jour enfermés dans une sorte
-de cercle enchanté qu'il est presque impossible
-de rompre, où nous ne savons plus si
-nous diffamons nos frères parce que nous
-devenons aussi mauvais qu'eux, ou si nous
-devenons mauvais parce que nous les diffamons.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Nous devrions nous accoutumer à juger
-tous les hommes comme nous jugeons les
-héros de cette guerre. Il est certain que si
-quelqu'un avait le triste courage de dénigrer
-ceux-ci, il trouverait dans un de leurs
-groupes presque autant de vices, de petitesses,
-ou de tares qu'en n'importe quel
-groupe humain pris au hasard dans n'importe
-quelle ville ou village. Il vous dirait
-qu'il s'y rencontrait des alcooliques incorrigibles,
-des débauchés sans scrupules, des
-paysans grossiers, bornés et avides, de petits
-boutiquiers mesquins et rapaces, des ouvriers
-flemmards, bousilleurs et carottiers, des employés
-étriqués et envieux, des fils de famille
-paresseux, injustes, égoïstes et vaniteux. Il
-ajouterait que beaucoup ne firent leur devoir
-que parce qu'il n'y avait pas moyen de faire
-autrement, qu'ils allèrent malgré eux braver
-une mort à laquelle ils espéraient d'échapper,
-parce qu'ils savaient bien qu'ils n'échapperaient
-pas à celle qui les menaçait s'ils refusaient
-d'affronter la première. Il pourrait dire
-tout cela et bien d'autres choses qui paraîtraient
-plus ou moins vraies; mais ce qui est
-bien plus vrai, ce qui est la grande et
-magnifique vérité qui enveloppe et soulève
-tout le reste, c'est ce qu'ils ont réellement fait,
-c'est qu'ils se sont tout de même offerts à la
-mort pour accomplir ce qu'ils considéraient
-comme un devoir. Il n'y a pas à le nier; si
-tous ceux qui avaient des vices, des tares et
-la volonté de se soustraire au danger, avaient
-refusé d'accepter le sacrifice, aucune force au
-monde n'eût pu les y obliger; car ils représentaient
-une force au moins égale à celle qui
-eût tenté de les contraindre. Il faut donc
-croire que ces tares, ces vices et ces volontés
-basses étaient bien superficiels et, en tout cas,
-incomparablement moins profonds et puissants
-que le grand sentiment qui a tout emporté.
-Et c'est pourquoi, à juste raison, quand
-nous pensons à ces morts ou à ces héros mutilés,
-les petites pensées que j'ai dites ne nous
-viennent même pas à l'esprit. Elles ne comptent
-pas plus, dans l'ensemble héroïque, que
-les gouttes d'une averse ne comptent dans
-l'océan. Tout a été transporté et égalisé par
-le sacrifice, la douleur et la mort dans la
-même beauté sans souillure. Mais n'oublions
-pas qu'il en va à peu près de même de tous
-les hommes; et que ces héros n'étaient pas
-d'une autre nature que ce prochain que nous
-vilipendons sans cesse. La mort les a purifiés
-et consacrés; mais nous sommes tous, tous
-les jours en présence du sacrifice, de la douleur
-et surtout de la mort qui nous purifiera
-et nous consacrera à notre tour. Nous sommes
-à peu près tous soumis aux mêmes épreuves
-qui pour être moins ramassées et moins éclatantes,
-n'en font pas moins appel aux mêmes
-vertus profondes; et si tant d'hommes pris
-au hasard parmi nous se sont montrés dignes
-de notre admiration, c'est qu'après tout nous
-sommes sans doute meilleurs que nous ne
-paraissons, car tandis qu'ils se trouvaient encore
-mêlés à notre vie, ils ne paraissaient pas
-meilleurs que nous.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch10">X<br />
-LE JEU</h2>
-
-
-<p><i>Paulo minora.</i>&mdash;On ne trouvera ici, bien
-entendu, que des notes prises avant la guerre
-et mises en ordre au moment où la victoire
-permet d'oublier un instant le grand drame
-où se jouèrent les destinées du genre humain.
-Le sujet, du reste, pour frivole qu'il semble
-d'abord, touche parfois, ou paraît toucher,
-à des problèmes qu'il n'est pas indécent
-d'examiner, ne fût-ce que pour reconnaître
-qu'ils sont peut-être illusoires. En outre, il
-est malheureusement probable que la paix
-rétablie, nos alliés visiteront en foules trop
-nombreuses et trop confiantes les paradis
-suspects où nous allons pénétrer. Je n'ai pas
-la prétention de leur servir de guide ou de
-leur apprendre à lutter contre les fantaisies
-du sort; mais il est possible que quelques-uns
-d'entre eux trouvent en ces lignes, sinon
-d'utiles renseignements ou des conseils avantageux,
-du moins une demi-douzaine d'observations
-ou de réflexions qui précéderont
-ou faciliteront leurs propres expériences.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Approchons-nous donc une dernière fois
-d'une de ces tables vertes qui s'étalent en ce
-lieu assez mal famé qu'ailleurs j'ai appelé
-«le Temple du Hasard». Aujourd'hui, je
-dirais plutôt «l'Usine du Hasard», car voici
-plus d'un demi-siècle que chaque jour, sans
-répit, sans connaître de vacances, de dimanches
-ni de fêtes, de dix heures du matin
-à minuit, les croupiers se relayant sans cesse,
-on y fabrique obstinément de l'aléa, on y
-interroge opiniâtrément le dieu sans forme
-et sans visage qui recèle dans son ombre la
-chance et la malchance.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>On ne sait pas encore ce qu'il est ni ce qu'il
-veut; on n'est même pas sûr qu'il existe, mais
-ne serait-il pas étonnant que cet immense
-effort, le plus gigantesque, le plus dispendieux,
-le plus méthodique qu'on ait jamais
-tenté aux bords de cet abîme de ténèbres,
-ne serait-il pas surprenant que tout ce travail
-forcené, si peu sérieux, si malsain et inutile
-qu'il paraisse, n'eût pas produit un résultat
-quelconque et ne nous eût rien appris sur
-l'énigme irritante à laquelle il s'attache?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>En tout cas, comme partout où se rencontrent
-des passions exaspérées, on peut
-faire autour de ces tables d'intéressantes remarques
-et, entre autres spectacles, y saisir
-sur le vif et en raccourcis violents et brutalement
-éclairés, certains aspects de la lutte
-que l'homme, durant toute sa vie, mène
-contre l'inconnu. Le drame qui d'habitude
-est diffus, qui se prolonge dans l'espace et le
-temps et se dissout parmi des circonstances
-qui échappent aux regards, ici se ramasse, se
-met en boule et tient, pour ainsi dire, dans
-le creux de la main; mais pour être prompt,
-saccadé et réduit à l'extrême, demeure aussi
-complexe, aussi mystérieux que ceux qui
-s'étendent à l'infini. Tant que la bille d'ivoire,
-qui roule et sautille autour de la cuvette,
-n'est pas tombée dans sa case rouge ou noire,
-l'inconnu qui voile son choix ou son destin
-est aussi impénétrable que celui qui nous dérobe
-le choix ou le destin des astres. Il l'est
-même davantage. On calcule à une seconde
-près la marche des planètes; mais nulle opération
-mathématique ne peut mesurer ni
-prédire la course de la petite boule blanche.</p>
-
-<p>Aussi bien, les plus savants joueurs y ont-ils
-renoncé. Aucun d'eux ne compte plus sérieusement
-sur l'intuition, les pressentiments,
-la double vue, la télépathie, les forces psychiques
-ou le calcul des probabilités pour
-tenter de prévoir ou de déterminer la chute
-d'un destin qui n'est pas plus gros qu'une
-noisette. Toute la partie scientifique du savoir
-humain y a échoué; et tout le côté
-occulte et magique de ce même savoir y a pareillement
-failli. Les mathématiciens, les prophètes,
-les devins, les sorciers, les sensitifs,
-les médiums, les psychomètres, les spirites
-qui appellent à leur aide les morts, demeurent
-aveugles, interdits et impuissants devant le
-cylindre aux trente-sept cases fatidiques. Ici,
-le hasard règne en maître, et jusqu'à présent,
-bien que tout se passe sous nos yeux, se
-reproduise à satiété et tienne, je le répète,
-dans le creux de la main, on n'a pu fixer une
-seule de ses lois.</p>
-
-<p>Pourtant, il semble qu'il y en ait, et des
-milliers de joueurs se sont ruinés à suivre
-leurs apparitions ou leurs traces évasives et
-décevantes. Prenons une liasse de ces «permanences»
-qui se publient à Monte-Carlo et
-donnent chaque jour la liste de tous les numéros
-sortis à l'une des tables de la roulette
-ou du trente-et-quarante. On sait que ces
-numéros y sont alignés en longues colonnes
-parallèles, les noirs à gauche, les rouges à
-droite. Quand on considère une de ces feuilles
-qui comptent en général une dizaine de colonnes
-dont chacune se compose de soixante-cinq
-chiffres,&mdash;chiffres morts à présent et
-inoffensifs, mais qui furent si dangereux, ont
-emporté tant d'espoirs et peut-être provoqué
-plus d'un malheur,&mdash;on remarque qu'un
-équilibre assez sensible tend à se maintenir
-entre la rouge et la noire. Le plus souvent les
-deux chances s'affrontent, isolées ou par petits
-groupes: une rouge, une noire; deux
-noires, trois rouges; trois noires, deux
-rouges, etc. Lorsqu'on rencontre une série de
-cinq, six, sept, huit, parfois, neuf, dix, onze,
-douze noires consécutives, on est presque
-assuré de trouver non loin d'elle une série
-compensatrice de cinq, six, sept, huit ou
-dix rouges. Il y a là un rythme très réel,
-une sorte de respiration ou de va-et-vient
-cadencé de la bête énigmatique que nous appelons
-le hasard. Ce rythme ou cet équilibre
-est du reste confirmé par les statistiques
-finales de la journée, où nous voyons que sur
-un total de six cents et quelques boules,
-l'écart de la noire à la rouge dépasse assez
-rarement deux ou trois dizaines; cet écart
-est encore moindre sur le total de la semaine,
-c'est-à-dire sur près de cinq mille boules, et se
-réduit, en général, à quelques unités.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La bête monstrueuse a d'autres habitudes
-étranges. On remarque par exemple qu'il
-n'est pas rare qu'un numéro sorte deux fois
-de suite, et il est incontestable que dans
-chaque séance, deux ou trois numéros sont
-manifestement favorisés, en sorte qu'au contraire
-de ce qui serait logique, on peut affirmer
-qu'un numéro a d'autant plus de chances
-de reparaître qu'il est plus fréquemment
-sorti. Ceci semble aller contre la loi de l'équilibre
-que nous avons constatée; mais il faut
-observer que cet équilibre se retrouvera plus
-tard, qu'à la fin de la semaine les écarts ne
-seront plus très grands et deviendront presque
-nuls à l'expiration du mois. L'équilibre est
-plus lent parce qu'il faut multiplier par dix-huit
-et demi le nombre des séries pour atteindre
-les proportions des chances simples.</p>
-
-<p>Les joueurs notent encore une loi qui du
-reste n'est qu'un corollaire de l'habitude précédente
-mais a je ne sais quoi d'humain,
-c'est que les chances retardataires mettent
-un plus grand empressement à regagner le
-terrain perdu, dans le moment qui suit plus
-ou moins immédiatement une halte, comme
-si elles avaient repris leur souffle après un
-instant de repos sur un palier.</p>
-
-<p>Ajoutons tout de suite qu'il est prudent de
-se méfier de ces habitudes flottantes et de ces
-ébauches de lois. On a vu, par exemple, la
-rouge, au cours d'une journée, l'emporter de
-soixante-dix pour cent sur la noire. La noire,
-d'autre part, on s'en souvient encore à Monte-Carlo,
-est un jour sortie vingt-neuf fois de
-suite, et la deuxième douzaine vingt-huit fois
-sans interruption. Le hasard n'a pas nos nerfs;
-il n'a pas hâte comme nous de réparer sa perte
-ou d'emporter son gain. Il prend son temps,
-attend son heure et ne marche point du pas
-de notre vie humaine.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les joueurs, d'ordinaire, attribuent ces habitudes
-ou ces fantaisies au tour de main du
-croupier. Ce n'est guère défendable. On sait,
-au demeurant, comment se passent les choses.
-La bille tombée dans sa case, le croupier annonce,
-par exemple: «13, noir, impair et
-manque.» On ratisse les pertes, on paie les
-gains, les joueurs regarnissent le tableau, on
-discute parfois, on échange la monnaie, etc.;
-la durée de ces opérations est fort inégale, et
-pendant tout ce temps, le disque qui porte
-la bille fait des centaines de tours. Le croupier
-l'arrête enfin, saisit la bille, imprime au
-disque un mouvement contraire à celui qui
-l'animait et lance la bille en sens inverse. Il
-est impossible que dans de telles conditions
-son tour de main particulier puisse avoir une
-influence quelconque. D'ailleurs, on remarque
-facilement sur le graphique des permanences
-que le changement de croupier n'altère pas
-sensiblement le rythme des chances simples.
-Ce rythme domine réellement l'homme auquel
-on l'attribue.</p>
-
-<p>Ces ébauches de lois dans ce qui semble la
-négation de toute loi, ces efforts du hasard
-pour sortir de son propre domaine et organiser
-son chaos, ce dieu qui se nie et cherche
-à se détruire de ses mains, ces balbutiements
-incompréhensibles, ces efforts maladroits
-pour prendre la parole et pour prendre conscience,
-sont, il faut en convenir, assez curieux.
-C'est du reste ces efforts, ces velléités
-d'équilibre, ce rythme embryonnaire qui font
-l'heur et le malheur des joueurs. Si le hasard
-était simplement le hasard tel que nous le
-concevons <i lang="la" xml:lang="la">a priori</i>, on jouerait n'importe
-quoi, n'importe quand et n'importe comment.
-Je sais bien que d'après les plus savants
-théoriciens de la roulette, chaque coup
-est indépendant de tous les autres, commence
-comme si rien ne s'était passé avant,
-comme si rien ne devait se passer après,
-comme si la table sortait de la boutique de
-l'ébéniste, le cylindre de l'atelier du mécanicien
-et le croupier des mains de Dieu. En
-théorie, c'est parfaitement juste; mais nous
-venons de voir qu'en fait il ne semble pas
-qu'il en soit ainsi. Il paraît d'ailleurs impossible
-d'expliquer pourquoi; les joueurs se
-contentent de le constater, avec une tendance
-dangereuse mais très humaine à exagérer la
-portée et la certitude de leurs constatations.</p>
-
-<p>Ils prennent trop volontiers pour des lois ce
-qui n'est qu'un amas de coïncidences aussi
-mobiles que les nuages. Il faut bien que les
-rouges et les noires, successivement sorties du
-néant, se placent quelque part et se groupent
-d'une certaine façon; et s'il est assez surprenant
-qu'à la fin du mois leur nombre s'égale
-à peu près, il serait non moins surprenant
-que l'une des couleurs l'emportât de beaucoup
-sur l'autre. Il est parfaitement vrai
-qu'au premier coup d'&oelig;il, la rouge et la
-noire semblent s'équilibrer sur les feuilles des
-«permanences»; mais il est également vrai
-qu'à y regarder de plus près, il n'est pas rare
-qu'une série de cinq ou six rouges, par
-exemple, interrompue par une ou deux noires,
-recommence une nouvelle carrière; et le
-malheur voudra que, à ce moment, le joueur,
-à la recherche de l'équilibre, pontera sur la
-noire et verra disparaître en quelques coups
-tout le gain lentement et péniblement arraché
-au hasard, avare quand on gagne, et
-très généreux, pour la banque, quand on
-perd. Il aura du reste les mêmes déceptions
-s'il joue sur l'écart, c'est-à-dire contre l'équilibre
-et éprouvera trop souvent que ces lois,
-lorsqu'il y met sa confiance, sont écrites sur
-l'eau, et semblent gravées dans l'airain dès
-qu'elles le trahissent.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Afin de profiter de ces lois sans doute fallacieuses
-et en tout cas perfides, et pour se
-prémunir contre leurs trahisons, il a imaginé
-une foule de systèmes ingénieux qui parfois
-lui permettent de gagner, mais le plus souvent
-ne font que retarder sa ruine.</p>
-
-<p>Mais avant de parler de ces systèmes, disons
-d'abord que nous ne nous occuperons
-ici que des chances simples, rouge ou noire,
-pair ou impair, passe ou manque. Elles sont
-déjà assez compliquées et posent des problèmes
-qui suffiraient à épuiser toute la sagacité
-d'une existence humaine. Quant aux
-chances multiples: en plein, à cheval, transversales,
-carrés, douzaines, etc., en théorie
-et en pratique, elles échappent à tout contrôle,
-à tout calcul, à toute explication.</p>
-
-<p>Quel que soit le système adopté, le joueur
-joue toujours à pile ou face contre la banque.
-Il a une chance pour lui, elle a une chance pour
-elle; mais il a contre lui l'impôt du zéro qui,
-très bénin en apparence,&mdash;puisque pour la
-rouge et la noire, sur trente-six chances, la
-banque n'a qu'une demi-chance de plus que
-le joueur,&mdash;finit par devenir fatalement ruineux.
-Afin d'échapper à la brutalité d'une
-décision qui, s'il plaçait tout son avoir sur la
-rouge ou la noire, terminerait la partie d'un
-seul coup, il subdivise son enjeu, de manière
-à pouvoir affronter un grand nombre de
-chances, espérant que grâce à une progression
-savamment graduée, il finira par rencontrer
-une série favorable où le gain l'emportera
-sur la perte. C'est le principe de tous
-les systèmes qui ne sont jamais que des martingales
-plus ou moins ingénieuses, prudentes
-et compliquées. Il n'y en a pas, il n'y en aura
-jamais d'autres, à moins d'un miracle qui ne
-s'est pas encore produit, d'une intuition qui
-voie d'avance ce que décidera la bille ou
-d'une force inconnue qui l'oblige de faire ce
-qu'on désire.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Je n'ai pas l'intention de passer en revue
-tous ces systèmes qui sont innombrables et
-de valeur inégale, depuis le paroli pur et
-simple, naïf et violent, qui mène droit au
-désastre, en passant par la d'Alembert et
-toutes ses variantes, les progressions descendantes,
-les méthodes différentielles, la montante
-belge, les parolis intermittents, la boule
-de neige, la photographie, le jeu à masse
-égale sur certains groupes de chances simples,
-qui est un casse-tête chinois et demande,
-avant l'attaque, plusieurs jours d'observations
-patientes; et tant d'autres que j'oublie,
-depuis les plus classiques jusqu'aux plus
-mystérieux, qu'aux joueurs novices et crédules
-on vend très cher, sous enveloppes cachetées
-qui ne renferment que le secret de
-polichinelle, et que l'obligeance d'un joueur
-érudit m'a permis de connaître tous, ou peu
-s'en faut. On trouvera le détail des plus usités
-dans le traité d'Albigny (les <i>Martingales
-modernes</i>), la <i>Théorie des systèmes géométriques</i>
-de Gaston Vessillier, le <i>Traité des
-jeux dits de hasard</i> d'Hulmann, la <i>Théorie
-scientifique nouvelle des jeux de la roulette,
-trente-et-quarante</i>, etc., de Théo d'Alost, et
-surtout dans la <i>Revue de Monte-Carlo</i>, qui
-depuis sa fondation, c'est-à-dire depuis une
-quinzaine d'années, donne une méthode par
-numéro.</p>
-
-<p>Occultes ou patents, ces systèmes offrent
-à peu près les mêmes dangers, étant tous
-fondés sur les sables mouvants de l'équilibre
-et de l'écart. S'ils sont très prudents, la perte
-est minime, mais le gain est encore plus petit;
-s'ils sont téméraires, le gain est gros, mais
-la perte est dix ou vingt fois plus grosse. Les
-meilleurs entraînent, pour continuer de défendre
-une mise modique et ce qu'on lui a déjà
-sacrifié, à risquer sur le tapis, à un moment
-donné, tous les gains antérieurs, que suivent
-bientôt les sommes qu'on tenait en réserve.
-C'est l'inévitable revanche de la banque,
-qu'on croyait impunément grignoter, qui
-soudain ouvre ses larges mâchoires, et comme
-un crocodile aveugle et somnolent, engloutit
-d'un seul coup bénéfices et capital.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les joueurs, pour se donner du c&oelig;ur, se
-disent qu'ils ont sur la banque un avantage
-incontestable. Ils entrent dans le jeu, ils
-«attaquent», comme ils veulent, quand ils
-veulent et se retirent quand il leur plaît; au
-lieu que la banque est forcée de jouer sans
-arrêt, d'accepter toutes les mises, de tenir
-tous les coups jusqu'à la limite du maximum,
-qui est, comme on sait, de six mille francs
-pour les chances simples. Cet avantage est
-réel si le joueur, après un gain considérable,
-s'en va et ne reparaît plus. Mais le ponte
-heureux, plus nécessairement encore que
-celui qui n'a pas de chance, viendra se rasseoir
-à la table enchantée, et perd ainsi la
-seule arme efficace qu'il avait contre son ennemie.
-Attaquer quand on veut n'est qu'un
-privilège illusoire, puisque tout, à n'importe
-quel moment, est également mobile et incertain
-et qu'on ne sait jamais d'avance quand
-reparaîtra la loi précaire et décevante de
-l'équilibre. Après une longue séquence de
-noires, on mise sur une belle série de rouges
-qui s'annonce solide, mais à peine a-t-on attaqué,
-que la série rend l'âme et que l'implacable
-noire reprend son cours dévastateur;
-ou l'on fait le contraire, on s'attache à
-la noire, et c'est la rouge qui s'installe. Quel
-que soit l'instant de l'attaque, c'est toujours
-rouge contre noire, c'est-à-dire un contre un
-qu'on lutte. Encore une fois, le seul avantage
-bien réel, c'est qu'on peut s'en aller
-quand on veut; mais quel est le joueur, qu'il
-perde ou qu'il gagne, qui sache s'en aller et
-ne plus revenir?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Tous ces systèmes, en dernière analyse, ne
-font donc que couper en petits morceaux le
-bloc écrasant et brutal de la chance. Ils matelassent
-le hasard, ils atténuent la gravité
-de ses coups. Ils prolongent la vie ou l'agonie
-du joueur. Ils permettent aux bourses modestes
-de ponter aussi souvent que le milliardaire
-qui se bornerait à doubler indéfiniment
-ses mises, s'il n'était arrêté par la barrière
-mortelle du maximum. Mais toutes les opérations
-mathématiques, toutes les combinaisons
-de chiffres, s'agitent et s'évertuent comme des
-captifs aveugles entre des murs de bronze.
-Ils ont beau faire, la paroi rouge, la paroi
-noire demeure inattaquable, inébranlable,
-et tout se passe à l'intérieur de la prison.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Est-ce à dire qu'il n'existe pas de méthode
-qui soit défendable et que les plus savants
-calculs n'aient pas trouvé moyen de vaincre
-le hasard? Je ne crois pas que, en théorie, les
-calculs, qui n'ont ici aucun point d'appui,
-puissent faire quelque jour ce qu'ils ne firent
-pas jusqu'à présent. Il n'en est pas moins
-vrai que, en pratique, on en rencontre qui
-luttent assez avantageusement contre la malchance.
-Un de mes amis, un officier anglais,
-par exemple, en possède une qu'il emploie
-depuis longtemps et qui donne des résultats
-surprenants. C'est, naturellement, une progression,
-dont toute la vertu réside en une
-clef ingénieuse et très simple qui semble agir
-comme une sorte de talisman. Je n'ai trouvé
-cette méthode dans aucun des traités classiques
-ou marrons. Elle a ses dangers comme
-les autres, elle a ses moments difficiles, où,
-pour sauver le bénéfice escompté et les mises
-antérieures, il faut risquer une assez forte
-somme. Mais en arrêtant prudemment le jeu
-dans les séquences trop obstinément hostiles,
-en laissant passer l'orage, comme elle
-s'étend sur un grand nombre de chances, on
-finit par obtenir le redressement nécessaire.
-En tout cas, elle ne l'a jamais sérieusement
-trahi jusqu'ici.</p>
-
-<p>Néanmoins, il ne faudrait pas croire qu'il
-n'y ait qu'à en user aveuglément, automatiquement.
-Comme avec les autres systèmes,
-une certaine science, une certaine expérience,
-un certain doigté sont indispensables. Bien
-que la science et l'expérience soient ici aléatoires,
-fugitives et évasives, elles ne sont
-nullement illusoires. Le joueur exercé et prudent
-sait solliciter et seconder la chance ou
-du moins ne pas la contrarier. Il devine l'approche
-et la fin d'une série favorable. Il pressent
-les alternances et les intermittences, et
-s'il ne parvient pas à saisir leur rythme,
-aime mieux s'abstenir que de les prendre à
-contre-temps. Il se trompe plus d'une fois,
-mais bien moins souvent que ceux qui, fidèles
-à la très scientifique théorie de l'indépendance
-absolue des coups, pontent sur n'importe
-quelle couleur à n'importe quel moment. Il
-ne se roidit pas dans sa logique, il ne se bande
-pas contre le sort, il ne brave pas l'acharnement
-de la fortune. Il ne s'obstine jamais. Il
-ne lutte point, hargneusement, jusqu'à sa
-dernière pièce contre une séquence inique,
-afin d'acquérir l'amère satisfaction de connaître
-le fond de sa malchance et de l'injustice
-du destin. Il n'a pas d'amour-propre, il
-n'a pas d'idée fixe ni de pensée inflexible. Il
-est docile, souple, complaisant. Sans fausse
-honte et en souriant, il abandonne ses prétentions
-et courtise la veine. Il revient sur
-ses pas et se rétracte quand il sied. Il s'arrête,
-il repart, il obéit, il louvoie, il se laisse
-porter par le flot et arrive à bon port; alors
-que le pilote arrogant, téméraire et têtu,
-s'effondre dans l'abîme.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Avant tout, il étudie le caractère et l'humeur
-de la table où il s'asseoit; car chaque
-table a sa psychologie, ses habitudes, son
-histoire, qui varie de jour à jour, et cependant
-forme au bout de l'année un ensemble
-homogène où toutes les erreurs passagères,
-les anomalies et les injustices se trouvent réparées.
-Il s'agit de savoir à quelle page de
-cette histoire il se dispose à prendre part. Il
-ne le saura pas tout de suite. Il aura beau
-consulter du coin de l'&oelig;il les notes et les
-«permanences» des joueurs qui l'ont précédé.
-Il faut le contact immédiat et le souffle
-du dieu qui se dissimule. Mais déjà celui-ci
-tressaille, s'anime, prend forme et visage,
-murmure, indique ses intentions, parle, approuve
-ou condamne, et la lutte tragique
-s'engage, entre le joueur très petit et le hasard
-énorme et tout-puissant.</p>
-
-<p>Maintenant que le combat est commencé,
-qu'il a fait ce qu'il a pu pour appeler et accueillir
-la chance, il ne lui reste plus qu'à
-l'attendre, car, en fin de compte, elle demeure
-la suprême puissance qui juge en dernier
-ressort, l'inconnue redoutable et inévitable
-de toute combinaison. Le meilleur système
-ne peut vaincre une déveine anormale
-et impitoyable qui sans rémission vous fait
-ponter sur la couleur perdante. Une telle déveine,
-sans intermittences favorables, est
-fort rare, mais toujours possible. Elle répond
-du reste aux coups de veine extraordinaires
-qui ne semblent plus fréquents que parce
-qu'ils attirent davantage l'attention. On voit,
-en effet, de temps en temps, un joueur, ou
-plutôt une joueuse,&mdash;car ce sont presque
-toujours les femmes qui ont ces inspirations,&mdash;s'approcher
-de la table et miser sans hésitation
-et d'autorité, en plein ou à cheval, ou
-sur une transversale, ou sur un carré et gagner
-coup sur coup, comme si elle voyait
-d'avance le point où tombera la bille. Ces
-instants d'intuition sont toujours très brefs,
-et si la joueuse insiste et s'obstine, elle reperd
-bientôt ce qu'elle a gagné. Il n'en est pas
-moins vrai qu'en observant ce phénomène si
-net et si frappant, on se demande s'il n'y a
-pas là quelque chose de plus que de simples
-coïncidences. La chance, à tout prendre,
-peut-elle être autre chose qu'une intuition
-passagère et fulgurante de ce qui aura lieu
-et éclatera à tous les yeux, une seconde plus
-tard? La case qui n'a pas encore la petite
-bille, mais qui, dans un instant va la happer
-et la retenir, n'est-elle pas déjà du présent
-et même du passé quelque part? Mais ce sont
-là des questions qui nous entraîneraient trop
-loin dans l'espace et le temps.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Quoi qu'il en soit, et pour en revenir au
-système dont nous parlions, il me serait permis
-d'en divulguer le secret que je ne le
-ferais point. Sans être un moraliste bien austère,
-et tout en considérant le jeu comme un
-de ces maux profondément humains qu'on
-ne pourra jamais déraciner et qui, malgré
-tous les efforts, reparaîtra toujours sous une
-forme nouvelle, le moins qu'on puisse faire,
-c'est de ne pas l'encourager. Le joueur, j'entends
-le joueur invétéré, presque professionnel,
-n'est pas intéressant. C'est d'abord
-un dés&oelig;uvré et presque toujours une épave
-sans excuse. S'il est riche, il fait de son argent
-l'emploi le plus sot, le plus morne qu'on
-puisse imaginer. S'il est pauvre, il est moins
-pardonnable encore; il aurait mieux à faire
-qu'à sacrifier à une chimère son existence et
-trop souvent le bien-être et la tranquillité des
-siens. Au fond du joueur, il y a d'habitude un
-paresseux, un impuissant, un égoïste sans
-énergie, avide de jouissances vulgaires et imméritées,
-un mécontent et un raté. Le jeu
-est l'aventure sédentaire, abstraite, mesquine,
-sèche, schématique et sans beauté de
-ceux qui ne surent point rencontrer ou faire
-naître les aventures réelles, nécessaires et
-bienfaisantes de la vie. Il est l'activité fébrile
-et malsaine de l'oisif. Il est l'effort inutile
-et désespéré des énervés qui n'ont plus
-ou n'eurent jamais le courage et la patience
-de faire l'effort honnête, persévérant, sans à
-coups, sans éclat qu'exige toute existence
-humaine.</p>
-
-<p>Il y a aussi beaucoup de vanité puérile dans
-le cas du joueur. En somme, c'est un enfant
-qui cherche encore sa place dans l'univers. Il ne
-s'est pas encore rendu compte de sa situation.
-Il se croit hors de pair en face du destin. Infatué
-de soi, il attend que l'inconnu ou l'inconnaissable
-fasse pour lui ce qu'il ne fait
-pas pour n'importe qui. Il l'attend d'ailleurs
-sans raison, uniquement parce qu'il est soi
-et que les autres n'ont pas ce privilège. Il est
-poussé à interroger sans cesse, rapidement,
-anxieusement le sort, dans je ne sais quel
-vain et prétentieux espoir d'apprendre à se
-connaître ailleurs qu'en lui-même. Quelle que
-soit la décision de la fortune, il y trouvera
-matière à se faire valoir. S'il n'a pas de
-chance, il sera flatté d'être spécialement persécuté
-par elle; s'il est heureux, il s'estimera
-davantage à raison des dons exceptionnels
-que le hasard lui octroie. Du reste, il n'a nul
-besoin de croire qu'il mérite ces dons; au
-contraire, moins il y aura droit, plus il en
-sera fier et leur injuste et manifeste gratuité
-fera le meilleur de la satisfaction vaniteuse
-qu'il en saura tirer.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il serait bien surprenant, disais-je, en commençant,
-que cette infatigable et gigantesque
-enquête sur le hasard, poursuivie depuis plus
-de cinquante ans, n'eût pas donné un résultat
-quelconque. Je me demande, à la fin de cette
-étude, quel est ce résultat. Au prix d'un gaspillage
-insensé d'argent, de temps, de forces
-physiques, nerveuses et morales et de fluides
-peut-être plus précieux, elle nous a appris que
-le hasard est en somme le hasard, c'est-à-dire
-un ensemble d'effets dont nous ignorons
-les causes. Nous le savions déjà et l'acquisition
-est assez dérisoire. Nous avons entrevu
-certains fantômes de lois ou d'habitudes,
-dont quelques joueurs semblent tirer
-un avantage d'ailleurs toujours précaire.
-Mais ces fantômes de lois qui ont l'obscure et
-inconstante velléité de mettre un peu d'ordre
-dans le hasard, ne sont, comme le hasard lui-même,
-que d'inconsistantes et éphémères
-condensations de causes inconnues. Au total,
-nous n'avons rien appris, sinon, peut-être,
-que nous avons tort d'attacher à ces manifestations
-du destin plus d'importance
-qu'elles n'en ont. Il n'y a, à y regarder de
-plus près, au fond de tous ces drames et de
-tous ces mystères de la chance, que les
-drames et les mystères que nous y mettons.
-Nous lions notre sort au sort d'une petite
-bille qui n'en est pas responsable; et parce
-que nous la chargeons un instant de notre
-fortune, nous nous imaginons avec fatuité
-que des puissances morales et mystérieuses
-vont diriger et terminer sa course au bon ou
-au mauvais moment. Elle n'en sait rien, et
-la vie de milliers d'hommes dépendrait de sa
-chute à droite ou à gauche de son point d'arrêt
-qu'elle n'en aurait cure. Elle a ses lois à
-elle, auxquelles il faut qu'elle obéisse et qui
-sont si complexes que nous n'essayons même
-pas de les débrouiller. Elle n'est qu'une petite
-boule qui cherche honnêtement le petit
-trou rouge ou noir où elle ira dormir et qui
-n'a pas grand'chose à nous apprendre sur les
-secrets d'une chance ou d'un destin qui ne se
-trouve qu'en nous-mêmes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c large top4em">MÉDITATIONS</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch11">XI<br />
-L'ÉNIGME DU PROGRÈS</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Cette guerre, qui est une guerre telle qu'on
-n'en avait pas encore fait sur notre terre,
-nous ramène à la grande question de l'avenir
-de l'humanité.</p>
-
-<p>Est-il permis d'espérer que celle-ci renonce
-un jour à d'aussi monstrueuses folies et
-qu'elles deviennent tout à fait impossibles?
-Je ne vois à cette interrogation, si l'on veut
-l'atteindre à sa source, d'autre réponse que
-celle que j'y ai faite ailleurs et que je résume
-et complète ici: à savoir que nous sommes
-engloutis dans un univers qui n'a pas plus de
-limites dans le temps que dans l'espace, qui
-n'a pas plus commencé qu'il ne finira, et qui
-a derrière lui autant de myriades de myriades
-d'années qu'il en découvre devant lui. L'étendue
-de l'éternité d'hier et celle de l'éternité
-de demain sont identiques. Tout ce que fera
-cet univers, il doit déjà l'avoir fait, attendu
-qu'il a eu autant d'occasions de le faire qu'il
-en aura jamais. Tout ce qu'il n'a pas fait,
-c'est qu'il ne le pourra jamais faire, puisque
-rien dans l'espace et le temps ne viendra
-s'ajouter à ce qu'il y possédait. Il a nécessairement
-tenté dans le passé tous les efforts et
-toutes les expériences qu'il tentera dans l'avenir;
-et tout ce qui a précédé, ayant eu les
-mêmes chances, est forcément égal à tout ce
-qui suivra.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il est donc probable qu'il y eut autrefois
-une infinité de mondes semblables au nôtre,
-comme il est vraisemblable qu'il y a présentement,
-l'infini de l'espace étant comparable
-à celui du temps, une infinité de mondes
-pareillement semblables. Ces coïncidences,
-quelque peine que nous ayons à les envisager,
-doivent fatalement avoir lieu et se reproduire
-sans cesse dans l'innombrable et le sans
-bornes où nous sommes plongés; à moins que
-l'infini des combinaisons possibles ne soit
-aussi illimité que ceux de l'espace et du
-temps.</p>
-
-<p>Ici s'arrête ce que nous sommes capables
-d'imaginer; car il nous est plus facile de nous
-représenter l'infini de l'espace et du temps
-que celui des combinaisons. Pour nous faire
-quelque idée de ce dernier, il nous faudrait
-connaître la substance, les lois, les forces, et,
-en un mot, toute l'énigme de tout. Il n'en
-reste pas moins que cet infini possible des
-combinaisons est notre seul espoir; sinon, il
-n'y aurait plus rien à attendre d'un univers
-qui aurait évidemment tout tenté et tout
-épuisé avant notre venue.</p>
-
-<p>Mais si le nombre des combinaisons est
-réellement infini, on peut se dire que la terre
-est une expérience qui n'avait pas encore été
-faite; et une expérience manquée, puisque le
-mal et la douleur l'emportent sur le bien et
-le bonheur. Si l'expérience est manquée, nous
-en sommes victimes; mais il n'est pas interdit
-d'espérer que nos efforts changeront quelque
-chose à des combinaisons qui seront meilleures
-en d'autres lieux ou dans un autre
-temps. Si l'expérience est manquée, il n'en
-découle pas que d'autres n'aient point réussi
-et, en ce moment même, ne soient pas plus
-heureuses en des mondes différents. Il est
-même permis de supposer que dans l'infini
-de ces combinaisons et de ces expériences, les
-plus heureuses tendent à se fixer, à se cristalliser
-et que, vu l'infinité de leur nombre,
-elles réussiront dans l'avenir ce qu'elles n'ont
-pu réussir dans le passé. C'est une lueur hasardeuse;
-mais je doute qu'il s'en découvre
-d'autres qui nous puissent maintenir au-dessus
-du désespoir.</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Supposons un instant que l'expérience de
-la terre ne soit pas manquée comme elle l'est,
-que notre esprit, qui, depuis l'origine, lutte
-péniblement contre la matière et ne remporte
-que quelques victoires incertaines,
-brèves et précaires, soit un million de fois
-plus puissant et mieux armé. Il aurait sans
-doute triomphé de tout ce qui nous accable
-et nous retient ici et se serait débarrassé des
-chaînes apparemment illusoires de l'espace
-et du temps. Il n'est pas déraisonnable d'admettre
-que parmi les myriades de mondes
-qui peuplent l'infini, il en est où se trouvent
-réalisées ces conditions meilleures. Peut-être,
-au demeurant, serait-il impossible d'imaginer
-quelque chose qui ne soit pas quelque part
-en réalité, car on peut fort bien soutenir que
-nos imaginations ne sauraient être que des
-reflets égarés de ce qui existe. Or, si nous
-habitions un de ces mondes et que nous vissions,
-comme il nous serait peut-être loisible
-de le faire, ce qui se passe en ce moment sur
-celui que nous occupons et sur d'autres qui
-sont peut-être pires et plus malheureux, il
-nous semble que nous n'aurions ni repos ni
-cesse que nous ne fussions intervenus et
-n'eussions aidé à le rendre meilleur, plus sage
-et plus habitable.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il n'est d'ailleurs pas dit qu'il n'en soit pas
-ainsi; et que toutes nos conquêtes spirituelles,
-tout ce qui paraît à certaines heures nous
-acheminer vers un avenir moins affreux que
-le passé, tous les bons courants mystérieux
-qui parcourent parfois notre terre, tout ce
-qui nous attend après la mort, ne soit pas dû
-à l'intervention d'un de ces mondes. Il est
-vrai que nous ne voyons pas et ne ressentons
-guère ces interventions; mais il est également
-vrai que ces êtres d'un monde supérieur, étant
-nécessairement plus dépouillés de matière,
-plus spiritualisés que nous, nous demeurent
-forcément invisibles. Dans l'infini du firmament,
-nous découvrons des myriades de
-mondes qui sont des mondes matériels comme
-le nôtre; et nous ne pouvons découvrir que
-ceux-là, attendu que tout ce qui ne ressemble
-pas plus ou moins à notre terre, nous échappe
-inévitablement. Mais l'espace qui nous paraît
-vide entre les étoiles est infiniment plus
-vaste que celui qu'elles occupent; et il serait
-assez étrange qu'il ne fût pas peuplé de
-mondes que nous n'apercevons point; ou
-plutôt ne fût pas lui-même tout un monde
-que nos yeux sont incapables de saisir.</p>
-
-<p>Il est au surplus vraisemblable que si nous
-ne voyons pas ces autres mondes, ceux-ci,
-n'étant plus matériels, ne voient plus la matière,
-et, par conséquent, nous ignorent autant
-que nous les ignorons; car nous pensons,
-sans doute à tort, qu'étant visibles les uns
-aux autres, nous le sommes nécessairement
-à tous les autres êtres. Il est, au contraire, à
-présumer que ces êtres spirituels passent à
-travers nous sans se douter de notre présence
-et que n'étant sensibles et attentifs qu'à ce
-qui émane de l'esprit, ils ne soupçonnent et
-ne découvrent notre existence qu'à proportion
-que nous nous rapprochons de l'état où
-ils sont.</p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Considérez la terre à son origine: d'abord
-nébuleuse informe qui se condense peu à
-peu, ensuite globe de feu, rocs en fusion qui
-tourbillonnent dans l'espace durant des millions
-d'années, sans autre but que de se ramasser
-et de se refroidir; incandescence inimaginable,
-dont aucune de nos sources de
-chaleur ne peut nous donner une idée, stérilité
-essentielle, scientifique, absolue et qui
-s'annonçait irrémédiable et éternelle. Qui
-eût dit que de ces torrents de matière en ébullition
-qui semblaient avoir à jamais détruit
-toute vie et tout germe de vie, allaient sortir
-toutes les formes de la vie, depuis les plus
-énormes, les plus robustes, les plus résistantes,
-les plus fougueuses et les plus abondantes,
-jusqu'aux plus ténues, aux plus invisibles,
-aux plus précaires, aux plus éphémères,
-aux plus subtiles? Qui surtout eût
-osé prévoir qu'allait en naître ce qui
-paraît le plus étranger aux rocs et métaux
-liquéfiés ou pâteux qui formaient seuls la
-surface, le noyau et le tout de notre globe,
-je veux dire l'intelligence et la conscience
-humaine?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Est-il possible de concevoir évolution et
-aboutissement plus inattendus? Qu'est-ce
-qui pourrait nous étonner après un tel étonnement
-et que ne sommes-nous en droit d'espérer
-d'un monde qui a produit ce que nous
-voyons et ce que nous sommes après avoir
-été ce qu'il fut? S'il est parti d'une sorte de
-négation de la vie, de la stérilité intégrale et
-de pire que le néant pour aboutir à nous, où
-n'aboutira-t-il pas en partant de nous? Si sa
-naissance et sa formation élaborèrent de tels
-prodiges, quels prodiges ne nous réservent
-pas son existence, sa prolongation indéterminée
-et sa dissolution? Il y a une distance
-incommensurable et des transformations inconcevables
-de l'effroyable et unique matière
-des premiers jours, à la pensée humaine
-de ce moment; il y aura sans doute une pareille
-distance et des transformations aussi
-peu concevables de la pensée de ce moment
-à ce qui lui succédera dans l'infini
-des temps.</p>
-
-<p>Il semble qu'au commencement, notre terre
-ne savait que faire de sa matière et de ses
-forces qui s'entre-dévoraient. Dans l'immense
-vide enflammé où elle se consumait,
-elle n'avait pas encore l'ombre d'un but ou
-d'une idée; aujourd'hui, elle en a tant que
-nos savants usent en vain leur existence à les
-rechercher et sont débordés par le nombre
-de ses combinaisons mystérieuses et inépuisables.</p>
-
-<p>Elle ne disposait alors que d'une seule
-force, la plus destructrice que nous connaissions:
-le feu. Si tout est né du feu, qui lui-même
-ne paraissait né que pour détruire, que
-ne naîtra-t-il pas de ce qui ne paraît né que
-pour produire, engendrer et se multiplier?
-Si elle a su tirer un tel parti des laves et des
-cendres ignées qui étaient les seuls éléments
-qu'elle possédât, quel parti ne tirera-t-elle
-pas de tout ce qu'elle possède enfin?</p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Il est bon de nous dire parfois que nous habitons,
-sinon un univers, tout au moins une terre
-qui n'a pas encore épuisé son avenir et ses
-surprises et qui est bien plus près de son commencement
-que de sa fin. Elle est née d'hier
-et vient à peine de débrouiller son chaos. Elle
-est au début de ses espoirs et de ses expériences.
-Nous croyons qu'elle va vers la mort;
-au contraire, tout son passé nous démontre
-qu'il est beaucoup plus vraisemblable qu'elle
-s'avance vers la vie. En tout cas, à mesure
-que s'écoulent ses années, la quantité et surtout
-la qualité de la vie qu'elle engendre et
-entretient augmente et s'améliore. Elle ne nous
-a donné que les prémices de ses miracles; et
-il n'y a probablement pas plus de rapport de
-ce qu'elle est à ce qu'elle fut qu'il n'y en a de ce
-qu'elle est à ce qu'elle sera. Sans doute, quand
-éclateront ses plus grandes merveilles, n'aurons-nous
-plus notre vie d'aujourd'hui; mais
-sous une autre forme, nous serons toujours
-là, nous existerons toujours quelque part, à
-sa surface ou dans ses profondeurs, et il n'est
-pas tout à fait invraisemblable qu'un de ses
-derniers prodiges ne nous atteigne dans notre
-poussière, ne nous réveille et ne nous ressuscite
-pour nous attribuer enfin la part de
-bonheur que nous n'avions pas eue et nous
-apprendre que nous avions eu tort de ne
-plus nous intéresser, par delà nos tombes,
-aux destinées de cette terre dont nous
-n'avions pas cessé d'être les fils immortels.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch12">XII<br />
-LES DEUX LOBES</h2>
-
-
-<p>Un soldat m'écrit, du front, la lettre que
-voici:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«Il y a des fondrières et des squelettes
-dans la forêt. J'y ai découvert et admiré des
-dieux en ruines sous la végétation toujours
-vivante et admirable: leur âme s'est évaporée.
-L'odeur du Christ ne me séduit guère;
-j'aime mieux celle du Bouddha. Ce que j'adore
-en lui, c'est la contradiction fondamentale
-qui cherche à nous assurer notre immortalité
-en nous démontrant notre fatal anéantissement.
-Il enseignait dans le même souffle
-l'illusion du Moi et sa réincarnation périodique;
-absurdité apparente qui implique la
-connaissance de la vérité la plus profonde, de
-la nature même de l'être, à la fois et alternativement
-collective et individuelle. Cette
-découverte, qu'il n'a pas formulée, aurait dû
-le conduire ailleurs qu'au Nirvâna, ce paradis
-des fruits trop verts&hellip;</p>
-
-<p>«L'homme est membré de façon à n'apercevoir
-qu'une moitié de l'univers, et l'esprit
-de structure ordinaire ne perçoit guère qu'un
-hémisphère de vérité. Affligée d'une «migraine»
-congénitale, l'humanité ne pense
-qu'avec une moitié de son cerveau, avec le
-lobe oriental ou occidental, antique ou moderne;
-son esprit se mord la queue; les antinomies
-s'y poursuivent en un cercle sans
-fin, que Kant crut découvrir, mais que le
-Bouddha avait tenté d'ouvrir. Il possédait les
-vertus complémentaires; il fut religieux et
-rationnel; en même temps qu'il résumait le
-mysticisme oriental, il fut le plus scientifique
-des esprits anciens, à une époque où la
-science n'existait pas mais se fondait dans la
-sagesse. Les modernes qui ont voulu condenser
-en philosophie l'effort collectif et à
-peine commencé de la science, ont piteusement
-échoué, parce qu'ils pensaient seulement
-en occidentaux, empêtrés dans la contradiction
-d'aspirations idéalistes et de raisonnements
-matérialistes; tandis que la formule
-du Bouddha pourrait encore, et presque
-sans craquer, contenir sans l'entraver cet
-effort gigantesque. Depuis la mort du prince-penseur,
-jusqu'à l'essor de la science contemporaine,
-la véritable philosophie n'a pas fait
-un pas en avant; le spiritualisme arabe ou
-chrétien, et son réactif le matérialisme positiviste
-ou scientifique, sont des reculs en directions
-contraires, de faux monismes qui,
-prenant l'extrême pour le suprême, veulent
-fixer le centre de gravité sur la circonférence
-de la roue. Les explorateurs d'au-delà
-devront partir du carrefour de la
-synthèse religieuse et de l'analyse scientifique,
-et entraîner par la main ces s&oelig;urs
-rivales.</p>
-
-<p>«La vérité brille au centre d'un cercle de
-spectateurs, et il faut franchir sa flamme pour
-reconnaître un frère dans l'adversaire d'en
-face. Il faut s'étendre au centre de l'espace
-pour percevoir l'identité de ses points cardinaux:
-<i lang="la" xml:lang="la">Totum</i> et <i lang="la" xml:lang="la">Nihil</i>, <i lang="la" xml:lang="la">Alter</i> et <i lang="la" xml:lang="la">Ego</i>. Le
-souci de convertir autrui doit céder au besoin
-de compléter et d'équilibrer notre propre
-point de vue. Dans la forêt sacrée où des
-pionniers ont pénétré de toutes parts et en
-tous temps, les plus hardis doivent nécessairement
-se rapprocher les uns des autres.
-Même s'ils ne peuvent se joindre, ils peuvent
-s'entendre et s'encourager mutuellement.
-L'aboi le plus modeste peut être bienvenu
-dans la solitude et le silence où mûrit la vérité
-de l'avenir&hellip;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>J'ai tenu à recueillir cette page. Elle pose,
-en un raccourci remarquable, mais peut-être
-trop prompt, deux ou trois des grands problèmes,
-qui au fond n'en sont qu'un, auxquels,
-à moins de renoncer à tout, nous devons
-essayer de répondre: immortalité ou
-anéantissement, flux et reflux, existence alternativement
-collective et individuelle, extériorisation
-et intériorisation, qui forment
-le grand rythme cosmique, dont notre vie
-et notre mort ne sont que d'infimes pulsations.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Mais remarquons d'abord que la contradiction
-fondamentale qui cherche à assurer
-notre immortalité en nous démontrant notre
-fatal anéantissement, ne se trouve pas dans le
-Bouddha, et qu'il n'est pas exact de dire qu'il
-enseigne dans le même souffle l'illusion du
-moi et sa réincarnation périodique. La doctrine
-de la réincarnation n'est point du
-Bouddha. Il l'avait trouvée toute faite, elle
-existait avant lui, si profondément enracinée
-dans son peuple qu'il ne songe même pas à la
-contester. Au point de vue exotérique, il veut
-seulement la désarmer, lui enlever son aiguillon,
-la rendre inoffensive. Il veut réduire
-la vie à tel point qu'elle ne trouve plus
-de quoi se réincarner. Selon la doctrine exotérique,
-qui n'est qu'une préparation à la vérité
-ésotérique, la vie n'est que souffrances
-et son seul but est la rédemption ou l'extinction
-de la souffrance. Cette extinction se
-trouve dans le Nirvâna, qui n'est pas l'annihilation
-mais l'absorption de l'individu dans
-le Tout. La mort ordinaire, à cause de la réincarnation
-perpétuelle du même individu, ne
-peut pas supprimer la souffrance. Il faut donc
-trouver une sorte de «surmort», qui rende
-impossible toute réincarnation, et cette surmort
-ne peut être obtenue que par l'homme
-qui se sera efforcé de mourir durant toute sa
-vie et aura volontairement coupé tous les
-liens qui le rattachent à l'existence: tout
-amour, tout espoir, tout désir, toute possession.
-Lorsqu'au terme de cette surmort systématique
-et volontaire, viendra la mort
-réelle, elle ne trouvera plus un germe vivant
-qui puisse se réincarner. Cette surmort,
-ainsi obtenue, devancera de plusieurs
-siècles ou millénaires la purification, la
-rédemption finale et l'absorption en l'unique
-absolu.</p>
-
-<p>On a dit que c'était exactement le contre-pied
-de la doctrine du Christ. Chez le Bouddha
-la vie ne serait que l'entrée dans la mort;
-tandis que chez le Christ, la mort est l'entrée
-dans la vie. Au fond, c'est la même chose et
-tout se termine par l'absorption en la divinité,
-car la doctrine du Christ n'est qu'une
-branche mutilée du grand tronc de la religion
-mère.</p>
-
-<p>Voilà la solution que nous propose le cerveau
-le plus prodigieux, le plus grand sage
-de l'humanité et qui savait des choses que
-nous ne savons plus et ne retrouverons peut-être
-jamais. Voilà le fond de la religion d'un
-demi-milliard d'hommes. Il n'est peut-être
-rien qui soit plus près de la dernière vérité.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Remarquons cependant que le problème:
-immortalité ou anéantissement, ne devrait
-pas être posé en ces termes, le mot anéantissement
-ne pouvant s'employer que métaphoriquement
-pour désigner une vie que nous
-ne comprenons plus, attendu que le néant
-est la seule chose dont l'existence soit absolument
-impossible et l'inexistence absolument
-certaine.</p>
-
-<p>Quant à l'immortalité, ici encore il y a
-équivoque, puisque le néant ne pouvant
-exister, l'immortalité est inévitable, et la
-seule question qui reste à résoudre est de savoir
-si cette immortalité sera ou non accompagnée
-d'une prolongation quelconque de
-notre conscience actuelle.</p>
-
-<p>Mais s'il est probable que le problème de
-l'immortalité plus ou moins accompagné de
-conscience restera longtemps en suspens, la
-réponse à la question de la «migraine», ou
-plutôt de l'hémiplégie congénitale, est sans
-doute plus facile à trouver. En tout cas, elle
-demeure dans un domaine que nos investigations
-immédiates sont à même d'explorer.
-C'est, somme toute, une question historique
-et géographique. Il semble, en effet, qu'il y
-ait, dans le cerveau humain, un lobe oriental
-et un lobe occidental, qui n'ont jamais fonctionné
-en même temps. L'un produit ici la
-raison, la science et la conscience; l'autre sécrète
-là-bas l'intuition, la religion, la subconscience.
-L'un ne reflète que l'infini et
-l'inconnaissable; l'autre ne s'intéresse qu'à
-ce qu'il peut limiter, à ce qu'il peut espérer
-de comprendre. Ils représentent, par une
-image peut-être illusoire, la lutte entre
-l'idéal matériel et l'idéal moral de l'humanité.
-Ils ont plus d'une fois essayé de se
-pénétrer, de se mêler et de travailler de concert;
-mais le lobe occidental, tout au moins
-sur l'étendue la plus active de notre globe,
-a jusqu'ici paralysé et presque annihilé les
-efforts de l'autre. Nous lui devons d'extraordinaires
-progrès dans toutes les sciences matérielles,
-mais aussi des catastrophes telles
-que celles que nous subissons aujourd'hui et
-qui, si nous n'y prenons garde, ne seront pas
-les dernières ni les pires. Il est temps,
-semble-t-il, de réveiller le lobe paralysé, mais
-nous l'avons tellement négligé que nous ne
-savons plus au juste ce qu'il peut faire.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch13">XIII<br />
-ESPOIR ET DÉSESPOIR</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Le même soldat, devenu mon filleul de
-guerre, m'écrit encore:</p>
-
-<blockquote>
-<p>«J'éprouve une joie ineffable à rester
-l'homme moyen et à professer le vide. J'ai
-senti la grande paix descendre en moi, le jour
-où je me suis résigné au sort commun, c'est-à-dire
-à l'ignorance et à la mort. J'ai trouvé
-la vie en y renonçant, et me sens très riche
-depuis que je ne suis plus rien. Ne me tentez
-pas vers cette subtile vanité spirituelle qui
-constitue l'un des plus formidables obstacles
-à la dernière libération du moi. Orgueilleux,
-certes, je le fus, et ne le suis que trop encore,
-mais nous ne pouvons extraire des vertus
-que de nos vices. Avec plus d'ardeur que je
-n'ai embrassé le fantôme d'une supériorité
-individuelle, je tends les bras vers l'égalité
-dans l'homogène, vers la plénitude du
-vide&hellip;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Il a raison, mais il pense ici avec le lobe
-oriental de son cerveau, le lobe asiatique, et
-la pensée de ce lobe ne conseille que l'inaction,
-le renoncement, «l'enchantement du
-désenchanté», comme disait Renan, ou plutôt
-la satisfaction du désespoir. Il est certain que
-tout ce que nous voyons, tout ce que nous
-sentons, tout ce que nous savons, nous engage
-dans ce désespoir, que nos méditations&mdash;surtout
-celles de ce même lobe asiatique&mdash;peuvent
-du reste rendre très vaste, aussi
-beau et presque aussi habitable que l'espoir.
-Mais que savons-nous, au regard de ce que
-nous ne savons pas? Nous ignorons tout ce
-qui nous précède et tout ce qui nous suit, et,
-en un mot, le tout de l'univers. Notre désespoir,
-qui paraît d'abord le dernier mot et le dernier
-effort de la sagesse est donc fondé sur
-ce que nous savons, qui n'est rien, tandis que
-l'espoir de ceux que nous croyons moins
-sages peut se fonder sur ce que nous ignorons,
-qui est tout.</p>
-
-<p>Encore qu'il s'y mêle, si nous voulons être
-tout à fait justes, plus d'une raison d'espérer
-que nous ne rappellerons pas ici; admettons
-donc qu'en ce rien que nous savons ne se
-trouve que le désespoir, et que l'espoir ne
-soit qu'en ce tout que nous ignorons. Mais
-au lieu de n'écouter que notre lobe oriental
-qui nous conseille d'accepter cette ignorance
-inactive et d'y ensevelir notre existence,
-n'est-il pas plus raisonnable de faire travailler
-en même temps notre lobe occidental
-qui cherche à découvrir ce tout? Il est possible
-qu'il y trouve aussi, en fin de compte,
-le désespoir, mais c'est peu probable, car on
-ne saurait imaginer un univers qui ne serait
-qu'un acte de désespoir. Or, si l'univers n'est
-pas un acte de désespoir, rien de ce qui s'y
-trouve n'a de raisons de désespérer. En tout
-cas et en attendant, cette recherche nous
-permettra sans doute d'espérer aussi longtemps
-qu'existera cet univers.</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Une des plus dangereuses tentations qui
-assaillent celui qui se penche sur la nature et
-qui voit, à mesure qu'il avance, les mystères
-se multiplier et s'étendre en tous sens, à
-l'infini, c'est le découragement devant la
-tâche impossible et le renoncement. Il laisse
-tomber les armes. Surtout au dernier versant
-de la vie, il est trop enclin à se résigner,
-à ne pas aller plus avant, à ne plus faire
-d'effort, à s'endormir dans l'«à quoi bon?»,
-à ne plus rien apprendre, puisqu'il a appris
-qu'il ne saura jamais rien.</p>
-
-<p>Il éprouve déjà ce désir de se rendre à
-merci, quand il envisage la plus humble, la
-plus petite des sciences. Que sera-ce quand
-il tentera de les embrasser toutes? L'esprit
-se perd, a le vertige et demande à fermer les
-yeux. Il ne faut pas les fermer. C'est la plus
-basse trahison que puisse commettre l'homme.
-Nous n'avons pas autre chose à faire en cette
-vie qu'à chercher à savoir où nous sommes.
-Nous ne nous trouvons pas d'autre raison
-d'être, nous n'avons pas d'autre devoir. Ne
-pas savoir n'est qu'un désagrément; ne plus
-chercher à savoir est le malheur suprême et
-sans remède, la désertion inexcusable.</p>
-
-<p>Pourtant, sans renoncer, il est bon de ne
-pas se nourrir de trop petites illusions. Ayons
-toujours devant les yeux certaines vérités
-qui nous remettent à notre place. Il est certain
-que nous ne saurons jamais tout, et tant
-que nous ne saurons pas tout, nous serons
-comme si nous ne savions rien. Il est fort
-possible, comme l'insinue le Rig-Véda, que
-Dieu lui-même, ou la cause première ne
-sache pas tout. Il est également possible que
-l'univers n'ait encore, en aucune de ses parties,
-pris conscience de soi, ignore d'où il vient
-et où il va, ce qu'il fut et ce qu'il sera, ce
-qu'il a fait comme ce qu'il veut faire; et,
-d'autre part, il est probable que s'il ne l'a
-pas appris, il ne l'apprendra jamais, attendu,
-ainsi que je l'ai déjà dit, qu'il n'y a aucune
-raison pour qu'il puisse faire dans l'infini
-des temps qui nous suivra ce qu'il n'a pu
-faire dans l'infini des temps qui nous précéda.</p>
-
-<p>S'il y a une conscience de l'univers ou un
-Dieu, il sait tout ce qu'il doit savoir ou ne le
-saura jamais. Et s'il le sait, pourquoi a-t-il
-fait ce qu'il a fait, qui ne peut mener à
-rien; attendu qu'il nous aurait déjà menés
-où il faudrait aller? Pourquoi n'a-t-il pas
-préféré le néant ou du moins ce que nous
-appelons le néant, seule forme du bonheur
-stable, immuable, incontestable et compréhensible?</p>
-
-<p>Nous comprendrions peut-être, et encore
-serait-ce bien difficile, un univers immobile,
-immuable, éternel, un univers arrivé; nous
-ne pouvons comprendre un univers en mouvement
-ou dont, tout au moins, toutes les
-parties que nous voyons sont sans cesse en
-mouvement et en évolution à travers l'espace
-et le temps, un univers se précipitant à des
-vitesses vertigineuses vers un but qu'il n'atteindra
-jamais puisqu'il ne l'a pas encore
-atteint.</p>
-
-<p>On peut dire, pour se consoler, que tout
-désespoir ne vient que de l'étroitesse de
-notre vue, mais il convient d'ajouter qu'il en
-est de même de tout espoir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch14">XIV<br />
-MACROCOSME ET MICROCOSME</h2>
-
-
-<p>Les biologistes constatent que l'embryon
-humain récapitule&mdash;très rapidement durant
-les premiers mois de son évolution, plus lentement
-dans les derniers&mdash;toutes les formes
-de vie qui ont précédé l'homme sur cette
-terre.</p>
-
-<p>La tache arrondie qu'est le germe devient
-une sphère creuse, une sorte de sac à paroi
-double, qu'on appelle <i lang="la" xml:lang="la">Gastrula</i> et dont l'orifice
-d'invagination resserré prend le nom de
-<i>Blastopore</i>. C'est la vie protozoaire, le début,
-encore gélatineux, de la vie animale, à laquelle
-succède, à la suite de transformations
-qu'il serait trop long d'énumérer, la vie polypéenne.</p>
-
-<p>Puis, de chaque côté de la tête, apparaissent
-les «arcs branchiaux», qui correspondent
-aux branchies des poissons. A la fin
-du premier mois, les membres ne sont encore
-que de simples bourgeons; par contre, l'embryon
-est pourvu d'une queue qui, repliée,
-lui touche presque le front. Il a alors l'aspect
-d'un têtard et vit d'une vie toute aquatique,
-baigné dans le liquide amniotique qui représente
-pour lui l'eau dans laquelle évoluent
-librement les embryons des poissons et des
-batraciens.</p>
-
-<p>Il s'agit maintenant de prendre une résolution
-et de savoir ce qu'on en fera. Il se
-trouve à peu près dans la situation où se
-trouvait la vie à l'origine des espèces; et la
-nature, comme pour humilier l'homme ou
-s'humilier elle-même en se remémorant ses erreurs
-et ses hésitations, recommence ses tâtonnements,
-ses impairs, ses repentirs et ses
-expériences ratées. Des formes ébauchées,
-comme la corde dorsale, se résorbent, les
-reins primitifs disparaissent pour faire place
-aux reins définitifs qui sont gigantesques et
-remplissent la plus grande partie de la cavité
-péritonéale. Gigantesque est aussi le foie qui
-envahit presque toute la cavité viscérale, gigantesque
-la tête presque aussi grosse que le
-reste du corps; et dans cette gigantesque
-tête se forment les vésicules oculaires primitives
-qui sont également énormes, comme
-est énorme la vésicule ombilicale. C'est la période
-incohérente et monstrueuse qui correspond
-à l'époque de démence et de gigantisme
-où la nature, encore inexpérimentée,
-ébauchait aveuglément des êtres incertains,
-formidables, hétéroclites, déséquilibrés, à la
-fois oiseaux, crocodiles, éléphants et poissons,
-comme si elle n'avait pas encore pris
-son parti, opéré ses classifications, dégagé ses
-lois et acquis le sens des proportions, de la
-mesure et des conditions essentielles au maintien
-de la vie qu'elle créait.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Voilà, en gros, la récapitulation qui se
-passe sous nos yeux; mais dont, sans doute,
-beaucoup d'incidents nous échappent ou ne
-fixent pas assez notre attention, car il est
-possible qu'ils reproduisent des formes que
-nous ne connaissons pas, qui n'ont même
-pas laissé de traces géologiques, attendu que
-le nombre des espèces disparues est infiniment
-plus grand que celui des espèces que nous
-connaissons.</p>
-
-<p>Le docteur Hélan Jaworski peut donc très
-justement affirmer que la période embryonnaire
-correspond à la période géologique. Et
-de même que dans la grande évolution terrestre,
-nous voyons disparaître peu à peu les
-poissons cuirassés, les monstrueux reptiles,
-les gigantesques mammifères, dans la petite
-évolution embryonnaire, nous voyons se dissoudre
-le rein primitif, la corde dorsale, la
-vésicule ombilicale, le foie diminuer, la disproportion
-de la tête au reste du corps
-s'amoindrir, en un mot la nature s'assagir,
-reconnaître ses torts, profiter de son expérience,
-réparer de son mieux ses erreurs et,
-peu à peu, acquérir le sens de l'équilibre, de
-l'économie et de la mesure.</p>
-
-<p>Entre la période géologique qui correspond
-à l'apparition de l'homme sur la terre et la
-naissance de l'enfant, le docteur Jaworski
-trouve d'autres analogies ingénieuses mais
-un peu plus risquées. L'accouchement est, en
-effet, précédé d'un déluge en miniature causé
-par le déchirement des enveloppes f&oelig;tales
-qui laissent échapper le liquide amniotique.
-Puis, l'enfant, au moment où il entre dans la
-vie, connaît brusquement une sorte de période
-glaciaire. Il passe, en effet, d'un milieu
-où règne une température de plus de trente-sept
-degrés, à l'air extérieur qui en compte
-à peine seize ou dix-huit. L'impression de
-froid est si terrible qu'elle arrache au nouveau-né
-son premier cri de douleur.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Quelle est la signification de cette étrange
-récapitulation?</p>
-
-<p>Le docteur Jaworski est d'avis que si la
-petite évolution embryonnaire qui prépare
-la naissance de l'homme, répète la grande
-évolution terrestre, cette dernière ne serait
-de son côté qu'une vaste période embryonnaire
-qui préparerait une naissance qu'on ne
-peut pas encore imaginer. Je ne sais s'il réussira
-à étayer suffisamment cette gigantesque
-hypothèse. S'il y parvient, il nous aura réellement
-fait faire, ainsi qu'il le promet, «un
-pas dans l'essence des choses». En attendant,
-par ses travaux préparatoires, il nous aura
-toujours fait faire un autre pas très utile,
-vers une vérité, incontestable, cette fois, qui,
-pour être moins inattendue n'a jamais été
-mise en lumière avec autant de patience et
-n'est pas moins grosse de conséquences.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le docteur Jaworski entreprend donc de
-démontrer que le corps de l'homme réunit en
-lui, nettement reconnaissables, tous les êtres
-vivants qui existent actuellement sur cette
-terre et qui y ont existé depuis l'origine de
-la vie. En d'autres termes, chaque être résume
-en lui tous ceux qui l'ont précédé; et
-l'homme, le dernier venu, renferme l'Arbre
-biologique tout entier, à tel point que si l'on
-dissociait son corps, si l'on pouvait séparer
-chacun de ses organes et les maintenir isolément
-en vie, on parviendrait à reconstituer
-toutes les formes existantes, à repeupler la
-terre de toutes les espèces qu'elle a portées,
-depuis le protoplasme primitif jusqu'à cette
-synthèse, cet aboutissement que nous sommes.</p>
-
-<p>On pourrait aller plus loin et affirmer,
-comme le font les occultistes orientaux, que
-nous renfermons également en nous, en
-germe ou à l'état d'ébauche, tous les êtres,
-toutes les formes qui viendront après nous.
-Mais ici nous quitterions la science proprement
-dite pour nous égarer dans une hypothèse
-naturellement invérifiable.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ainsi donc, ce n'est pas seulement au
-figuré, comme le pressentait le langage courant
-quand il parle de l'arbre vasculaire, des
-rameaux nerveux, de la grappe ovarienne,
-ce n'est pas seulement par analogie mais au
-pied de la lettre et dans toute la rigueur scientifique
-que notre c&oelig;ur n'est au fond qu'une
-méduse, que nos reins sont des éponges, que
-nos intestins représentent les polypes et
-notre squelette les polypiers, que nos organes
-reproducteurs sont des vers ou des mollusques,
-que la colonne vertébrale et la
-moelle épinière remplacent les échinodermes,
-tandis que les brachiopodes et les cténophores
-renaîtraient de notre &oelig;il, que les reptiles
-se retrouveraient dans notre appareil
-digestif et les oiseaux dans notre appareil
-respiratoire; et ainsi de suite.</p>
-
-<p>Je le répète, il ne s'agit pas ici de métaphores
-et de correspondances plus ou moins
-approximatives, élastiques et plausibles, mais
-de constatations rigoureusement et méticuleusement
-établies.</p>
-
-<p>Je ne puis naturellement vous mettre sous
-les yeux les détails de la démonstration du
-docteur Jaworski. Elle ne saurait admettre la
-moindre solution de continuité, et, à travers
-les trois volumes publiés jusqu'ici, nous mène
-à des conclusions qu'il est bien difficile de contester.
-On affirmait sans trop y croire et sans
-y regarder de trop près que l'homme est un microcosme.
-Il semble bien prouvé aujourd'hui
-que ce n'est pas seulement littérairement défendable,
-mais scientifiquement exact. Nous
-sommes une colonie préhistorique, immense
-et innombrable, une agglomération vivante
-de tout ce qui vit, a vécu et probablement
-vivra sur la terre. Nous ne sommes pas seulement
-les fils ou les frères des vers, des reptiles,
-des poissons, des batraciens, des oiseaux,
-des mammifères ou de n'importe quel
-monstre qui a souillé ou épouvanté la surface
-du globe; nous les portons en nous, nos
-organes ne sont qu'eux, nous en nourrissons
-tous les types, ils n'attendent qu'une occasion
-pour s'évader de nous, reparaître, se
-reconstituer, se développer et nous replonger
-dans la terreur. A leur propos, aussi justement
-qu'à propos des pensées secrètes, des
-vices et des fantômes qui nous peuplent, on
-pourrait répéter le mot que le vieillard
-d'Emerson disait à ses enfants affolés par une
-étrange figure dans la sombre entrée: «Mes
-enfants, vous ne verrez jamais rien de pire
-que vous-mêmes!» Si toutes les espèces disparaissaient
-et que seul l'homme subsistât,
-aucune ne serait perdue et toutes pourraient
-renaître de son corps, comme si elles sortaient
-de l'Arche de Noé, depuis le protozoaire
-presque invisible, jusqu'aux formidables
-colosses d'avant le déluge qui lècheraient
-les toits de nos maisons.</p>
-
-<p>Il est donc assez probable que toutes ces
-espèces prennent part à notre existence, à
-nos instincts, à tous nos sentiments, à toutes
-nos pensées; et nous voici une fois de plus
-ramenés aux grandes religions de l'Inde qui
-avaient pressenti toutes les vérités que nous
-découvrons peu à peu et, il y a des milliers
-d'années, nous affirmaient déjà que l'homme
-est tout et doit reconnaître son essence en
-tout être vivant.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch15">XV<br />
-L'HÉRÉDITÉ ET LA PRÉEXISTENCE</h2>
-
-
-<p>Il y a dans la loi de l'hérédité qui veut que
-les descendants souffrent des fautes et profitent
-des vertus de leurs ancêtres des vérités
-qui ne sont plus contestées. Elles éclatent à
-tous les yeux. Le fils d'un alcoolique portera
-toute sa vie, de sa naissance à sa mort, dans
-sa chair et dans son esprit, le poids du vice
-paternel. On dirait que par cet exemple irrécusable,
-la nature a voulu affirmer et manifester
-avec ostentation le caractère implacable
-de sa loi; comme pour nous faire entendre
-qu'elle ne tient aucun compte de nos
-notions du juste et de l'injuste et agit selon
-le même principe dans toutes les ténébreuses
-circonstances où nous ne pouvons suivre les
-inextricables détours de sa volonté.</p>
-
-<p>Il n'y aurait que cet exemple, qu'il suffirait
-à marquer d'infamie cette volonté inhumaine.
-Il n'y a pas de loi qui répugne davantage
-à notre raison, à notre sens des responsabilités,
-qui altère plus profondément notre
-confiance à l'univers et à l'esprit inconnu qui
-le dirige. De toutes les injustices de la vie,
-voici la plus criante, la moins compréhensible.
-Nous trouvons des excuses ou des explications
-à la plupart des autres; mais qu'un
-enfant qui vient de naître, qui n'a pas demandé
-à naître, soit, dès la première gorgée
-d'air qu'il aspire, frappé d'une déchéance
-irrémédiable, d'une condamnation féroce, irrévocable
-et de maux qu'il traînera jusqu'au
-tombeau, il nous semble qu'aucun des tyrans
-les plus odieux que l'histoire ait maudits
-n'aurait osé faire ce que la nature fait paisiblement
-chaque jour.</p>
-
-<p>Mais portons-nous vraiment le poids de la
-faute des morts? D'abord, est-il bien sûr que
-les morts soient réellement morts et ne demeurent
-plus en nous? Il est certain que nous
-les prolongeons, que nous sommes la partie
-durable de ce qu'ils furent. Nous ne saurions
-nier que nous subissons encore leur influence,
-que nous reproduisons leurs traits et leur
-caractère, que nous les représentons presque
-tout entiers, qu'ils continuent de vivre et
-d'agir en nous; il est donc assez naturel qu'ils
-continuent également de supporter les conséquences
-d'une action ou d'une façon de vivre
-que leur départ n'a pas interrompue.</p>
-
-<p>Mais, dira-t-on, je n'ai pas participé à cette
-action, à cette habitude, à ce vice que je paie
-aujourd'hui. Je n'ai pas été consulté, je n'ai
-pas eu l'occasion d'élever la voix, de retenir
-sur la pente fatale mon père ou mon aïeul
-qui se perdait. Je n'étais pas né, je n'existais
-pas encore.&mdash;Qu'en savons-nous?&mdash;N'y
-aurait-il pas, dans l'idée que nous nous faisons
-de l'hérédité, une erreur fondamentale?
-A l'un des bouts du fléau de la balance
-que nous accusons d'injustice, pend l'hérédité;
-mais à l'autre bout pèse autre chose
-dont on n'a jamais tenu compte, car elle n'a
-pas encore de nom, qui est le contraire de
-l'hérédité, qui plonge dans l'avenir au lieu de
-sortir du passé et qu'on pourrait appeler la
-préexistence ou la prénatalité.</p>
-
-<p>De même que nos morts vivent toujours
-en nous, nous vivons déjà dans nos morts. Il
-n'y a aucune raison de croire que l'avenir,
-qui est plein de vie, soit moins actif et moins
-puissant que le passé qui est plein de morts.
-Au lieu de le descendre, ne faudrait-il pas remonter
-le cours des ans pour retrouver la
-source de nos actes? Nous ignorons de quelle
-façon ceux qui, jusqu'aux dernières générations,
-naîtront de nous, vivent déjà en nous;
-mais il est certain qu'ils y vivent. Quel que
-soit, dans la suite des âges, le nombre de nos
-descendants, quelles que soient les transformations
-que leur fassent subir les éléments,
-les climats, les terroirs et les siècles, ils garderont
-intacts, à travers toutes les vicissitudes,
-le principe de vie qu'ils ont tiré de nous.
-Ils ne l'ont pas pris ailleurs ou ne seraient pas ce
-qu'ils sont. Ils sont réellement sortis de nous;
-et s'ils en sont sortis, c'est que d'abord ils s'y
-trouvaient. Que faisaient donc en nous ces
-innombrables vies accumulées? Est-il permis
-de prétendre qu'elles y demeuraient absolument
-inactives? Quelles étaient leurs fonctions,
-leur puissance? Qu'est-ce qui les séparait
-de nous? Où commencions-nous, où finissaient-elles?
-A quel point se mêlaient aux
-nôtres leurs pensées et leur volonté?</p>
-
-<p>Elles n'avaient pas encore de cerveau, direz-vous,
-comment pouvaient-elles penser et agir
-en nous? Il est vrai, mais elles avaient le
-nôtre. Les morts sont également privés de
-cerveau; néanmoins personne ne conteste
-qu'ils continuent de penser et d'agir en nous.
-Ce cerveau dont nous sommes si fiers, n'est
-pas la source, mais le condensateur de la
-pensée et de la volonté. Comme la bouteille
-de Leyde ou la bobine de Rhumkorff, il
-n'existe et ne s'anime que durant le temps
-qu'y passe ou qu'y réside le fluide électrique
-de la vie. Il ne produit pas ce fluide, il le recueille;
-ce qui importe, ce n'est point ses circonvolutions,
-comparables aux fils d'une bobine
-d'induction, mais la vie qui le parcourt;
-et que peut être cette vie, sinon le total de
-toutes les existences que nous accumulons en
-nous, qui ne s'éteignent pas à notre mort,
-commencent avant notre naissance et nous
-prolongent, en avant et en arrière, dans l'infini
-du temps?</p>
-
-<p>On a parfois, dans des études ou des romans,
-essayé de mettre en scène ces vies diverses
-que nous hébergeons; et chacun de
-nous, s'il s'interroge sincèrement et profondément,
-découvrira en soi deux ou trois types
-très nets, qui n'ont de commun que le corps
-où ils séjournent, ne s'entendent guère entre
-eux, luttent sans cesse pour avoir le dessus et
-s'arrangent comme ils peuvent afin d'aller
-jusqu'au bout d'une existence dont l'ensemble
-forme notre moi. Ce moi sera bon ou mauvais,
-remarquable ou insignifiant, plus ou moins
-égoïste ou généreux, inquiet ou tranquille,
-pacifique ou belliqueux, héroïque ou pusillanime,
-hésitant ou décidé et entreprenant,
-sauvage ou raffiné, fourbe ou loyal, actif ou
-paresseux, chaste ou lubrique, modeste ou
-vaniteux, fier ou obséquieux, inégal ou constant,
-selon l'autorité que saura prendre sur
-les autres le type qui s'emparera des meilleures
-positions du c&oelig;ur ou du cerveau. Mais
-même dans l'existence en apparence la plus
-stable, la plus une, la mieux équilibrée, cette
-autorité ne sera jamais incontestée ni définitive.
-Le type dominant se verra toujours
-discuté, attaqué, inquiété, circonvenu, harcelé,
-contrarié, sollicité, trompé, trahi et parfois
-sournoisement détrôné par un des types
-rivaux ou subalternes, dont il ne se méfiait
-pas ou qu'il ne surveillait plus assez étroitement.
-Il y a des coalitions inattendues, des
-compromis bizarres, des défections regrettables,
-des compétitions, des intrigues incessantes,
-de véritables coups d'état, notamment
-aux âges critiques et à chaque événement
-important; et toute cette tragédie
-intime et prodigieuse ne s'arrête un moment
-qu'à l'instant de la mort.</p>
-
-<p>Mais encore une fois, pourquoi chercher
-uniquement dans le passé et parmi les ancêtres,
-les acteurs de ce drame qui est le
-drame humain par excellence? Qu'est-ce qui
-nous permet de supposer que les morts seuls
-y tiennent tous les rôles? Pourquoi ceux dont
-nous sommes sortis auraient-ils plus d'influence
-que ceux qui sortiront de nous? Les
-premiers sont loin de notre corps, d'insondables
-mystères les en séparent, et leur survivance
-peut être mise en doute; les autres
-habitent notre chair et leur existence ne saurait
-être contestée. Nous venons de voir que
-l'argument que l'on tire de l'absence de tout
-cerveau n'est pas invincible. Mais, ajoutera-t-on
-peut-être, comment voulez-vous
-que, n'ayant pas encore vécu, ils puissent
-avoir des habitudes, des vertus et des vices,
-des préférences et une expérience, en un mot,
-tout ce qui constitue un caractère et ne s'acquiert
-qu'au contact de la vie? Mais la même
-objection, dans la plupart des cas, pourrait
-être faite au sujet des ancêtres. En général,
-quand nous sommes sortis d'eux, ils étaient
-encore jeunes, ils n'étaient pas encore ce qu'ils
-sont devenus et ce que nous devenons d'après
-eux. Ils n'avaient pas encore pris les habitudes,
-la manière de penser ou de sentir,
-cultivé les vertus ou les vices que nous reproduisons.
-Le petit bourgeois maniaque, économe,
-circonspect et mesquin que nous sentons
-en nous, était peut-être encore un jeune
-homme prodigue, ardent et inconsidéré; le
-débauché était peut-être chaste, le voleur
-n'avait jamais volé et l'assassin pouvait avoir
-horreur du sang. Tout est à peu près également
-immatériel, et virtuel dans les deux
-cas; il ne s'agit ici que de tendances et de
-forces amorphes auxquelles le cerveau que
-nous tenons des uns, que nous passons aux
-autres, donne une forme.</p>
-
-<p>Il est donc fort possible que le petit bourgeois,
-le débauché, le voleur ou l'assassin,
-loin d'être morts, ne soient pas encore nés et
-prennent une part aussi active que nos ancêtres
-aux agitations et parfois à la direction
-de notre vie. C'est ce qu'ont toujours pressenti
-ou révélé, le tenant peut-être d'une
-source inconnue et plus haute, les religions les
-plus anciennes et les plus vénérables de l'humanité,
-dont le christianisme et son dogme du
-péché originel ne sont qu'une réplique incomplète.
-Aujourd'hui encore, plus de six cents
-millions d'hommes croient à la préexistence
-des âmes, aux vies successives et à la réincarnation.
-Aux yeux de ces religions, le petit
-bourgeois qui nous procréa, il y a plusieurs
-siècles, est le même qui, un peu moins mesquin,
-un peu moins borné, amélioré par sa
-vie antérieure et le passage à travers les mystères
-de la mort, attend en nous le moment
-de renaître et, en l'attendant, se mêle à nos
-instincts, à nos sentiments, à nos pensées. Il
-n'y attend pas seul; il n'est qu'une vie dans
-la foule des vies qui nous ont précédés et viennent
-revivre en nous; et toutes ces vies passées
-et futures forment l'ensemble de la nôtre.</p>
-
-<p>Nous ne discuterons pas ici cette doctrine
-des existences successives et de la réincarnation
-expiatrice et purificatrice, qui est l'explication
-la plus haute et, jusqu'à ce jour, la
-seule acceptable qu'on ait trouvée aux injustices
-de la nature. En l'état présent de nos
-connaissances, elle ne peut être qu'une hypothèse
-magnifique ou une affirmation qu'il est
-impossible de prouver. Ne quittons pas le
-terrain incontestable où se trouvent l'hérédité
-et la préexistence. L'hérédité est un
-fait acquis, une vérité expérimentale, la
-préexistence est une nécessité logique. On
-ne saurait, en effet, concevoir que ce qui
-naîtra de nous, déjà n'existe pas en nous,
-en fait, en principe, en germe, en essence
-ou en puissance; et, dès lors qu'il existe
-d'une façon probablement plus spirituelle
-que matérielle, il est bien moins surprenant
-qu'il porte plus ou moins la responsabilité de
-pensées et d'actes auxquels il ne saurait être
-entièrement étranger.</p>
-
-<p>En tout cas, l'hérédité incontestable et la
-préexistence nécessaire nous rappellent une
-fois de plus que chacun de nous n'est pas un
-être unique, isolé, permanent, hermétiquement
-clos, indépendant des autres et séparé
-de tout dans l'espace et le temps, mais un
-vase poreux plongé dans l'infini, une sorte de
-carrefour où se croisent toutes les routes du
-passé, du présent et de l'avenir, une auberge
-au bord des chemins éternels, où se réunissent,
-pour y passer quelques jours, toutes les vies
-qui forment notre vie. Nous nous croyons
-morts quand elles quittent l'auberge, et nous
-nous imaginons qu'elles périssent aussi. Il est
-plus vraisemblable qu'il n'en est rien. Elles
-abandonnent simplement l'hôtellerie délabrée
-pour s'installer dans une maison nouvelle
-et plus habitable. Elles y emportent
-leurs créances et leurs dettes, y emménagent
-leurs habitudes, leurs instincts, leurs idées,
-leurs passions, leurs mérites, leurs fautes,
-leurs acquisitions et leurs souvenirs. La maison
-est changée, mais les hôtes sont les mêmes
-et l'existence d'autrefois reprendra son cours
-dans la demeure nouvelle, peut-être un peu
-plus haute, peut-être un peu plus belle, peut-être
-un peu plus claire&hellip;</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch16">XVI<br />
-LA GRANDE RÉVÉLATION</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Nous désespérons de connaître jamais
-l'origine de l'univers, son but, ses lois, ses
-intentions, et nous finissons par douter qu'il
-en ait. Il serait plus sage de très humblement
-nous dire que nous ne sommes pas à même
-de les concevoir. Il est probable que s'il nous
-livrait demain la clef de son énigme, nous
-serions, autant qu'un chien à qui l'on montre
-la clef d'une horloge, incapable d'en comprendre
-l'usage. En nous révélant son grand
-secret, il ne nous apprendrait presque rien, ou
-du moins cette révélation n'aurait qu'une
-influence insignifiante sur notre vie, notre
-bonheur, notre morale, nos efforts et nos espérances.
-Elle planerait à de telles hauteurs
-que personne ne l'apercevrait; tout au plus
-débarrasserait-elle le ciel de nos illusions religieuses,
-ne laissant, à la place qu'elles y occupaient,
-que le vide infini de l'éther.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il n'est pas dit, du reste, que nous ne possédions
-pas cette révélation. Il est fort possible
-que les religions de peuples disparus,
-Lémures, Atlantes et beaucoup d'autres,
-l'aient connue; et que nous en retrouvions les
-débris dans les traditions ésotériques parvenues
-jusqu'à nous. Il ne faut pas oublier,
-en effet, qu'à côté de l'histoire extérieure et
-scientifique, existe une histoire secrète de
-l'humanité qui tire sa substance de légendes,
-de mythes, d'hiéroglyphes, de monuments
-étranges, d'écrits mystérieux, du sens caché
-des livres primitifs. Il est certain que si l'imagination
-des interprètes de cette histoire occulte
-est souvent hasardeuse, tout ce qu'ils
-affirment n'est pas à dédaigner et mériterait
-d'être un jour examiné plus sérieusement
-qu'on ne l'a fait jusqu'ici.</p>
-
-<p>L'essentiel de cette révélation ésotérique
-est fort bien résumé par M. Marc Saunier,
-disciple de Fabre d'Olivet et de Saint-Yves
-d'Alveydre, dans son livre: <i>la Légende des
-Symboles</i>. «Les Initiés, dit-il, ont toujours
-considéré chaque continent comme un être
-soumis aux mêmes lois que l'homme. Pour
-eux, les minéraux en constituent l'ossature,
-la flore, la chair, la faune, les cellules nerveuses,
-et les races humaines, la substance
-grise du cerveau. Ce continent ne serait lui-même
-qu'un organe de la terre dont chaque
-homme serait une cellule pensante, et dont la
-totalisation des pensées humaines exprimerait
-la pensée. La terre elle-même ne serait
-qu'un organe du système solaire considéré à
-son tour comme individu, et notre système
-solaire ne serait lui aussi qu'un organe d'un
-autre être de l'infini, dont l'étoile Alpha du
-Bélier manifesterait le c&oelig;ur. Et enfin, par
-une dernière synthèse, on arrive au Cosmos
-qui exprime la totalisation générale de tout,
-en un être dont le corps est le monde, et la
-pensée, l'intelligence universelle, divinisée
-par les religions.»</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le fond de leur doctrine est nettement évolutionniste.
-Chaque continent n'a fait que
-transformer à son heure, et selon son idéal, les
-germes issus des terres hyperboréennes, et
-l'homme n'est que le résultat d'une évolution
-animale. Ils l'empruntent d'ailleurs presque
-totalement aux Hindous et précèdent ainsi de
-plusieurs milliers d'années les dernières hypothèses
-de notre science actuelle.</p>
-
-<p>Mais, sans nous attarder dans ces sables
-mouvants, allons directement aux sources
-claires et sûres. Nous possédons, en effet, dans
-les livres sacrés et secrets de l'Inde, dont
-nous ne connaissons d'ailleurs qu'une infime
-partie, une cosmogonie qu'aucune pensée européenne
-n'a jamais dépassée. Il ne serait pas
-juste de dire que du premier coup elle atteignit
-les dernières limites où l'intelligence de
-l'homme puisse se hasarder sans se dissoudre
-dans l'infini, car elle est l'&oelig;uvre de siècles
-dont nous ne savons pas le nombre; mais il
-est incontestable qu'elle précède toutes les
-autres, que sa naissance est antérieure à tout
-ce que nous connaissons, et qu'à l'origine de
-tout, elle est allée au delà de tout ce que nous
-avons appris et de tout ce que nous pouvons
-imaginer de plus grand.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La première, par exemple, bien avant nos
-temps historiques, elle a su nous donner une
-idée concrète et vertigineuse de l'infini du
-temps. Le livre de Manou nous apprend que
-douze mille années des mortels ne représentent
-pour les dieux qu'un jour et une nuit;
-leur année composée de trois cent soixante
-jours compte donc quatre millions trois cent
-mille ans. Mille années des dieux ne forment
-à leur tour qu'un seul jour de Brahma, c'est-à-dire
-quatre milliards trois cent vingt millions
-d'années humaines, représentant la vie
-totale de notre globe; et la nuit de Brahma
-est d'égale durée. Trois cent soixante de ces
-jours et nuits font une année de ce dieu, et cent
-de ces années constituent une de ses vies,
-c'est-à-dire la durée de l'univers représentée
-par le chiffre formidable de trois cent onze
-mille et quarante milliards d'années. Après
-quoi, il recommence une autre vie. En ce moment,
-nous n'avons pas encore atteint le midi
-du jour actuel de Brahma, ni la moitié de la
-vie de notre globe terrestre.</p>
-
-<p>Pour compléter cette esquisse de l'immense
-chronologie védique, je continue de me servir
-des notes que veut bien me confier mon filleul
-de guerre qui possède à fond cette
-science trop négligée. On verra du reste que
-chronologie et cosmogonie sont ici intimement
-liées.</p>
-
-<p>«La journée de Brahma (quatre milliards
-trois cent vingt millions d'années) se décompose
-en quatorze vies de Manou, dont sept
-<i>Manvantaras</i> et sept <i>Pralayas</i> alternatifs. Le
-mot <i>Manvantara</i> veut dire intervalle entre
-deux Manous: l'un de ceux-ci apparaît à
-l'aurore et l'autre au crépuscule de cette période
-d'activité terrestre. Le Manou matinal
-donne son nom au <i>Manvantara</i>, et le Manou
-vespéral préside au <i>Pralaya</i>, c'est-à-dire à la
-période de dissolution, ou de <i lang="la" xml:lang="la">statu quo</i> négatif,
-mort, sommeil ou inertie selon le cas,
-qui sépare deux vagues de vie.</p>
-
-<p>«L'évolution universelle est une chaîne
-sans commencement ni fin dont chaque anneau
-apparaît et disparaît tour à tour dans
-notre champ de conscience. Brahma lui-même
-ne meurt que pour renaître. Mais pour
-le souverain des mondes comme pour un
-astre quelconque ou pour le dernier des êtres
-organiques, il n'y a de mort et de dissolution
-qu'au point de vue individuel. L'obscurité
-est la rançon de la lumière, le soir compense le
-matin, la vieillesse est le prix de la jeunesse
-et la mort le revers de la vie. En réalité cependant,
-toute évolution est continuelle en
-même temps que discontinue; les <i>Manvantaras</i>
-et <i>Pralayas</i> sont à la fois simultanés et
-successifs; chaque vie individuelle est engendrée
-par son double élémental et engendre
-son double résidual. Tout déclin de vie dans
-un lieu donné coïncide avec une croissance
-d'être dans un lieu correspondant et se poursuit
-par une renaissance en un lieu nouveau.
-Au fond, il n'y a pas de vie individuelle. Nous
-sommes à la fois nous-même et un autre,
-nous-même et plusieurs autres, nous-même
-et tous les autres, nous-même et l'univers,
-nous-même et l'infini.</p>
-
-<p>«L'évolution de notre globe terrestre est
-un cycle infinitésimal de cette évolution universelle,
-correspondant seulement à un jour
-et une nuit de Brahma et se divise en quatorze
-cycles composés chacun d'un <i>Manvantara</i>
-et d'un <i>Pralaya</i>. Le cycle de l'évolution
-organique sur notre globe solidifié représente
-une seule de ces subdivisions, c'est-à-dire que
-le rayon de la sphère organique n'est qu'un
-quatorzième du rayon de la sphère minérale.
-L'évolution minérale est évidemment continue,
-de la formation à la dissolution du
-globe. Si, entre les périodes d'activité géologiques,
-il existe un <i>Pralaya</i> quelconque,
-celui-ci, en dépit de l'étymologie du mot, doit
-être, non pas une dissolution parfaitement
-inconcevable au point de vue logique et
-scientifique, mais une période d'inertie ou de
-ralentissement, dont l'hypothèse est très admissible,
-et dont les périodes glaciaires survenues
-au cours même du <i>Manvantara</i> actuel
-nous offrent un exemple. Dans les cycles antérieurs
-de Manou, la terre a passé successivement
-par les divers états de condensation
-que la science considère comme ignés et qui
-correspondent à l'évolution élémentaire, éthérée,
-gazeuse et liquide. Pendant ces longues
-périodes, la vie actuelle existait en potentialité
-dans l'âme de la terre et en réalité sur
-d'autres globes que le nôtre.»</p>
-
-<p>Mais ne poussons pas plus loin cette esquisse
-dont la complication deviendrait inextricable.
-Rappelons simplement cette magnifique
-doctrine de la réincarnation qui, à
-toutes les questions du juste et de l'injuste,
-immortelle torture des mortels, est la réponse
-la plus ancienne, la seule décisive et
-sans doute la plus plausible; et son corollaire,
-cette loi du Karma comme le dit si
-bien mon filleul, «la plus admirable des découvertes
-morales: elle représente la liberté
-abstraite, et suffit à affranchir la volonté humaine
-de tout être supérieur ou même infini.
-Nous sommes nos propres créateurs et les
-seuls maîtres de notre destin; nul autre que
-nous-même ne nous récompense ou ne nous
-punit; il n'y a pas de péché, mais seulement
-des conséquences; il n'y a pas de morale,
-mais seulement des responsabilités. Or, le
-Bouddha enseignait qu'en vertu même de
-cette loi souveraine, l'individu doit renaître
-pour moissonner ce qu'il a semé: cette certitude
-de renaissance suffisait à neutraliser
-l'horreur de la mort.»</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Tout cela n'est-il qu'imaginaire, rêves de
-cerveaux plus ardents que les nôtres, hallucinations
-d'ascètes qu'étourdissent le jeûne
-et l'immobilité ou échos de traditions immémoriales
-laissées par d'autres races ou des
-êtres antérieurs à l'homme et plus spirituels?
-Il est impossible de s'en rendre compte, mais
-quelle qu'en soit l'origine, il est certain que
-le monument, dont nous n'avons entrevu
-qu'un angle de la base, est prodigieux et n'a
-pas l'air humain. Tout ce qu'on peut dire,
-c'est que nos sciences modernes, notamment
-l'archéologie, la géologie et la biologie, confirment
-plus qu'elles n'infirment l'une ou
-l'autre de ces révélations.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Mais là n'est pas, pour l'instant, la question.
-Admettons que l'une d'elles, celle des
-livres sacrés de l'Inde, par exemple, soit vraie,
-incontestable et scientifiquement établie par
-nos recherches, ou qu'une communication interplanétaire
-ou une déclaration d'un être
-surhumain ne permette plus de douter de son
-authenticité: quelle influence une telle révélation
-aura-t-elle sur notre vie? Qu'y transformera-t-elle,
-quel élément nouveau apportera-t-elle
-à notre morale, à notre bonheur?
-Sans doute fort peu de chose. Elle passera
-trop haut, elle ne descendra pas jusqu'à nous,
-elle ne nous touchera point, nous nous perdrons
-en son immensité, et, au fond, sachant
-tout, nous ne serons ni plus heureux ni plus
-savants que lorsque nous ne savions rien.</p>
-
-<p>Ne pas savoir ce qu'il est venu faire sur
-cette terre, voilà le grand et l'éternel tourment
-de l'homme. Or, il faut bien se dire que
-la vérité vraie de l'univers, si nous l'apprenons
-quelque jour, sera probablement assez
-semblable à l'une ou l'autre de ces révélations
-qui, ayant l'air de nous apprendre tout,
-ne nous apprennent rien. Elle aura du moins
-le même caractère inhumain. Il faudra bien
-qu'elle soit aussi illimitée dans l'espace et le
-temps, aussi abyssale, aussi étrangère à nos
-sens et à notre cerveau. Plus la révélation
-sera immense et haute, plus elle aura chance
-d'être vraie; mais plus aussi elle s'éloignera
-de nous, moins elle nous intéressera. Nous ne
-pouvons guère espérer de sortir de ce dilemme
-décourageant: les révélations, les explications
-ou les interprétations trop petites ne
-nous satisferont point parce que nous les
-pressentirons insuffisantes, et celles qui seront
-trop grandes passeront trop loin de nous
-pour nous atteindre.</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Il serait cependant souhaitable que cette
-révélation des livres sacrés de l'Inde fût authentique
-et que notre science encore si
-étroite, si petite, si timide et si incohérente,
-confirmât peu à peu, comme du reste elle le
-fait chaque jour à son insu, certains points
-épars dans l'immensité sans bornes de cette
-immémoriale vérité.</p>
-
-<p>Elle aurait en tout cas, même si elle ne
-parvenait pas à nous atteindre directement,
-l'avantage d'élargir à l'infini notre horizon
-plus borné qu'on ne croit; de jalonner cet infini
-de repères magnifiques, de l'animer, de
-le peupler, de lui donner d'admirables visages,
-de le rendre vivant, sensible et presque
-compréhensible.</p>
-
-<p>Nous savons tous que nous vivons dans
-l'infini; mais cet infini pour nous n'est qu'un
-mot sec et nu, un vide noir et inhabitable,
-une abstraction sans forme, une expression
-morte que notre imagination ne ranime un
-moment qu'au prix d'un effort fatigant, solitaire,
-inhabile, inassisté, ingrat et infructueux.
-En fait, nous nous tenons cantonnés
-dans notre monde terrestre et dans nos petits
-temps historiques, et tout au plus levons-nous
-parfois les yeux vers les planètes de
-notre système solaire et poussons-nous notre
-pensée, d'avance découragée, jusqu'aux époques
-nébuleuses qui précédèrent l'arrivée de
-l'homme sur notre globe. De plus en plus, délibérément,
-nous tournons sur nous-mêmes
-toute l'activité de notre intelligence et, par
-une regrettable illusion d'optique, plus elle
-rétrécit son champ d'action, plus nous croyons
-qu'elle l'approfondit. Nos penseurs et nos philosophes,
-de crainte de s'égarer comme leurs
-prédécesseurs, ne s'intéressent plus qu'aux
-aspects, aux problèmes, aux secrets les moins
-contestables; mais s'ils sont les moins contestables,
-ils sont aussi les moins hauts, et
-l'homme, en tant qu'animal terrestre, devient
-le seul objet de leurs études. Les savants,
-d'autre part, accumulent de petits faits, de
-petites observations sous lesquelles ils étouffent
-et qu'ils n'osent plus soulever ou entr'ouvrir
-pour y faire circuler l'air d'une loi générale
-ou d'une hypothèse salutaire, tant celles
-qu'ils hasardèrent jusqu'à ce jour furent successivement
-et pitoyablement démenties ou
-bafouées par l'expérience.</p>
-
-<p>Néanmoins, ils ont raison d'agir comme ils
-font et de continuer leurs investigations, selon
-leurs étroites et sévères méthodes; mais il est
-permis de constater que plus ils croient s'approcher
-d'une vérité qui fuit, plus augmentent
-leurs incertitudes et leur désarroi,
-plus les assises sur lesquelles ils fondaient
-leur confiance leur semblent précaires, imaginaires
-et insuffisantes, et mieux ils se rendent
-compte de l'incommensurable distance
-qui les sépare encore du moindre secret de la
-vie. «Il semble, comme l'a prophétisé l'un
-des plus illustres d'entre eux, le physicien
-anglais sir William Grove, que le jour approche
-rapidement où l'on confessera que les
-forces que nous connaissons ne sont que les
-manifestations phénoménales de réalités au
-sujet desquelles nous ne savons rien, mais que
-les anciens connaissaient et auxquelles ils
-vouaient un culte.»</p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Voilà, en effet, ce qu'on ne peut s'empêcher
-de penser quand on étudie quelque peu
-cette révélation primitive, la sagesse d'autrefois
-et ce qui en a découlé. L'homme a su
-plus qu'il ne sait. Il ignorait peut-être l'énorme
-masse de petits détails que nous avons observés
-et classés et qui nous ont permis de
-domestiquer certaines forces dont il ne songeait
-pas à tirer parti; mais il est probable
-qu'il en connaissait mieux que nous la nature,
-l'essence et l'origine.</p>
-
-<p>La haute civilisation de l'humanité que
-l'histoire, en tâtonnant, reporte à cinq ou six
-mille ans avant Jésus-Christ, est peut-être
-beaucoup plus ancienne, et sans admettre,
-comme on l'a affirmé, que les Égyptiens aient
-conservé des archives astronomiques durant
-une période de six cent trente mille ans,
-on peut considérer comme établi que leurs
-observations embrassaient deux cycles de
-précession, deux années sidérales, soit cinquante
-et un mille sept cent trente-six ans.
-Or, eux-mêmes n'étaient pas des initiateurs,
-mais des initiés, et tiraient tout ce qu'ils savaient
-d'une source plus ancienne. Il en est
-de même des Juifs, en ce qui concerne leurs
-livres primitifs et leur Kabbale; et des Grecs,
-parmi lesquels tous ceux qui réellement nous
-apprirent quelque chose sur l'origine, et la
-constitution de l'univers et de ses éléments,
-sur la nature de la divinité, de la matière et
-de l'esprit, tels qu'Orphée, Hésiode, Pythagore,
-Anaxagore, Platon et les Néo-Platoniciens,
-étaient également des initiés, c'est-à-dire
-des hommes qui, ayant passé par
-l'Égypte ou par l'Inde, avaient puisé à la
-même source unique et immémoriale. Nos
-religions préhistoriques, scandinaves ou germaniques
-et le druidisme celte, celles de la
-Chine et du Japon, du Mexique et du Pérou,
-malgré de nombreuses déformations, en dérivaient
-pareillement; de même que notre
-grande métaphysique occidentale, d'avant le
-matérialisme actuel, dont la vue est un peu
-basse, notamment les métaphysiques de Leibnitz,
-de Kant, de Schelling, de Fichte, de
-Hegel, s'en rapprochent et s'y abreuvent plus
-ou moins à leur insu.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il est donc certain que par les Grecs, par la
-Bible, par le Christianisme qui en est un dernier
-écho, car l'auteur de l'<i>Apocalypse</i> et
-saint Paul étaient des initiés, nous sommes
-tout imprégnés de cette révélation, qu'il n'y
-en a pas, qu'il n'y en eut jamais d'autre,
-qu'elle est la grande révélation humaine ou
-surhumaine, et que par conséquent il serait
-juste et salutaire de l'étudier plus attentivement
-et plus profondément qu'on ne l'a fait
-jusqu'à ce jour.</p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Où est la source de cette révélation? Nous
-la situons en Orient parce que c'est dans les
-livres sacrés de l'Inde que se trouve presque
-tout ce que nous en connaissons. Mais il est
-à peu près certain qu'elle est d'origine occidentale
-ou plutôt hyperboréenne et remonte
-à ces merveilleux peuples disparus, les
-Atlantes, dont les dernières colonies Protosythes
-florissaient il y a plus de onze mille
-ans et dont l'existence n'est plus niable.</p>
-
-<p>On n'a pas oublié la page célèbre de Platon:
-Un jour que Solon s'entretenait avec
-les prêtres de Saïs sur l'histoire des temps
-reculés, l'un d'eux lui dit: «O Solon, vous
-autres Grecs, vous êtes toujours enfants. Il
-n'en est pas un seul parmi vous qui ne soit
-novice dans la science de l'antiquité. Vous
-ignorez ce que fit la génération de héros dont
-vous êtes la faible postérité&hellip; Ce que je vais
-vous raconter remonte à neuf mille ans.</p>
-
-<p>«Nos fastes rapportent que votre pays a
-résisté aux efforts d'une puissance formidable
-qui, sortie de la mer Atlantique, avait envahi
-une grande partie de l'Europe; car,
-pour lors, cette mer était navigable. Près de
-ses bords était une île, vis-à-vis de l'embouchure
-que vous nommez les colonnes d'Hercule.
-On dit que de cette île, plus étendue que
-la Lydie et que l'Asie, il était facile de se
-rendre sur le continent.</p>
-
-<p>«Dans cette Atlantide, il y avait des rois
-célèbres par leur puissance qui s'étendait sur
-les îles adjacentes et sur une partie du continent.
-Ils régnaient, outre cela, d'un côté
-sur la Lydie jusqu'à l'Égypte, et du côté de
-l'Europe jusqu'à la Tyrrhénie&hellip; Mais il survint
-des tremblements de terre et des inondations;
-et dans l'espace de vingt-quatre
-heures, l'Atlantide disparut.»</p>
-
-<p>Ce passage du <i>Timée</i> est la première lueur
-que l'histoire proprement dite ait projetée
-sur l'immense chaos des temps antédiluviens.
-Les recherches et les découvertes modernes
-l'ont confirmé point par point. Comme
-le dit Roisel, qui a consacré aux Atlantes un
-livre remarquable, moins connu que ceux de
-Scott Elliot et de Rudolf Steiner, et qui ne
-permet plus le moindre doute, «il est prouvé
-que bien avant les siècles historiques, les
-Atlantes avaient acquis une science merveilleuse
-dont l'humanité commence à peine
-à reconstituer les éléments et dont les puissantes
-épaves se retrouvent dans les Gaules,
-l'Égypte, la Perse, les Indes et la partie centrale
-du continent américain. Plus de dix
-mille ans avant notre ère, ils connaissaient la
-précession des équinoxes, les modifications si
-lentes que plusieurs astres éprouvent dans
-leur cours et les mille secrets de la nature. Ils
-avaient des procédés dont l'industrie moderne
-n'a pas encore pénétré les mystères».</p>
-
-<p>Il ressort de ces études que l'humanité
-n'éprouva jamais désastre comparable à la
-disparition de l'Atlantide. Il lui faudra peut-être
-des milliers d'années pour réparer cette
-perte et remonter au niveau d'une civilisation
-qui avait sur l'origine et les mouvements de
-l'univers, sur l'énergie de la matière, sur les
-forces inconnues de ce monde et des autres,
-sur la vie d'outre-tombe, sur l'organisation
-sociale et l'économie politique, comparables
-à celle des abeilles, des certitudes dont nous
-glanons péniblement les débris dispersés.
-Rien ne prouverait mieux l'inutilité de l'effort
-de l'homme que cette perte inégalée, si l'on
-ne s'efforçait d'espérer malgré tout.</p>
-
-<p>Peuple de métallurgistes prodigieux qui
-avaient découvert la trempe du cuivre que
-nous cherchons encore, peuple d'ingénieurs
-fabuleux dont la géométrie, au dire du professeur
-Smyth, commençait là où finit celle
-d'Euclide, ils soulevaient et transportaient à
-d'énormes distances, par des moyens mystérieux,
-des rochers de quinze cents tonnes
-et semaient par le monde ces fantastiques
-pierres mouvantes, appelées «pierres folles»,
-«pierres de vérité», blocs de cinq cent mille
-kilos, si habilement couchées sur un de leurs
-angles qu'un enfant peut les mouvoir du
-doigt, tandis que la poussée de deux cents
-hommes serait incapable de les renverser et
-qui, géologiquement, n'appartiennent jamais
-au sol sur lequel elles se trouvent.
-Peuple d'explorateurs qui avaient parcouru
-et colonisé toute la surface de la terre, peuple
-de savants, de calculateurs, d'astronomes;
-ils semblent avoir été avant tout des rationalistes
-et des logiciens implacables, au cerveau
-pour ainsi dire métallique, dont les
-lobes latéraux étaient beaucoup plus développés
-que les nôtres. Ils n'appliquaient leurs
-aptitudes incomparables qu'à l'étude des
-sciences exactes; et le seul but de leurs efforts
-était la conquête du vrai. Mais l'étude
-de l'invisible, et de l'infini, sous leurs puissants
-regards devient elle-même une science
-exacte; et l'idée mère de leur cosmogonie, en
-vertu de laquelle tout sort de l'océan de la
-matière cosmique ou des flots sans limites de
-l'éternel éther pour y rentrer bientôt et pour
-en ressortir, défigurée et surchargée de mythes
-innombrables par l'imagination de leurs
-descendants ou de leurs colons dégénérés,
-est à la base de toutes les religions; et il est
-peu probable que l'homme en découvre jamais
-une qui la vaille et la puisse remplacer.</p>
-
-
-<h3>V</h3>
-
-<p>C'est dans les livres sacrés de l'Inde que
-nous trouvons les traces les plus sûres et les
-plus abondantes de cette cosmogonie ou de
-cette révélation.</p>
-
-<p>Il y a moins d'un siècle, on ignorait à peu
-près totalement l'existence de ces livres. Leurs
-interprètes ont pris deux routes différentes.
-D'un côté, des savants, qu'on pourrait appeler
-officiels, ont donné la traduction d'un certain
-nombre de textes qu'on pourrait également
-qualifier d'officiels, textes qu'ils ne
-comprennent pas toujours et que leurs lecteurs
-comprennent encore moins. De l'autre,
-des initiés ou soi-disant tels, avec le concours
-d'adeptes d'une fraternité occulte, ont proposé,
-de ces mêmes textes ou d'autres plus
-secrets, une interprétation nouvelle et plus
-impressionnante. Ils inspirent encore, à tort
-ou à raison, quelque méfiance. On doit admettre
-l'authenticité et l'antiquité de certaines
-traditions, de certains écrits primitifs
-et essentiels, bien qu'il soit impossible de leur
-assigner une date approximative, tant ils se
-perdent dans les brumes de la préhistoire.
-Mais ils sont à peu près incompréhensibles
-sans clefs et sans commentaires, et c'est ici
-que commencent les doutes et les hésitations.
-Un grand nombre de ces commentaires
-sont également très anciens et, à leur tour,
-ont besoin de clefs, d'autres paraissent plus
-récents, d'autres enfin semblent contemporains
-et le départ est souvent malaisé entre
-ce qui se trouve en puissance dans l'original
-et ce que les interprètes croient y trouver
-ou y ajoutent plus ou moins volontairement.
-Or, le plus frappant, le plus grandiose et, en
-tout cas, le plus clair de la doctrine réside
-souvent dans les commentaires.</p>
-
-<p>Il y a ensuite, comme je viens de le dire,
-la question des clefs, intimement liée à la
-précédente. Ces clefs sont plus ou moins maniables,
-s'imposent plus ou moins, paraissent
-parfois chimériques ou arbitraires, ne sont livrées
-qu'avec d'étranges précautions, une à
-une et parcimonieusement, et peuvent ouvrir
-plusieurs sens superposés. Et tout cela
-s'accompagne de réticences bizarres, de secrets
-soi-disant dangereux ou terribles, retenus
-au moment décisif, de révélations qu'on
-prétend incommunicables avant bien des siècles.
-Des portes qu'on allait franchir se referment
-brusquement à l'instant qu'on entrevoyait
-enfin un horizon longtemps promis,
-et derrière chacune d'elles se cache un initié
-suprême, un Maître encore vivant, gardien
-sacré des derniers arcanes, qui sait tout mais
-ne veut ou ne peut rien dire.</p>
-
-<p>Notez, en outre, qu'une foule d'illuminés
-plus ou moins intelligents, de jeunes filles et
-de vieilles dames déséquilibrées, de naïfs qui
-adoptent d'emblée et aveuglément ce qu'ils
-ne comprennent pas, de mécontents, de ratés,
-de vaniteux, de roublards qui pèchent en
-eau trouble, en un mot la tourbe habituelle
-et suspecte qui s'agglomère autour de toute
-doctrine, de toute science, de tout phénomène
-un peu mystérieux, a discrédité ces
-premières interprétations ésotériques, dont
-la source même n'est pas très claire. Ajoutez
-enfin que l'incendie de la fameuse bibliothèque
-d'Alexandrie, où s'était entassée toute
-la science de l'Orient, l'anéantissement, au
-<small>XVI</small><sup>e</sup> siècle, sous le règne mongol d'Akbar,
-de milliers d'&oelig;uvres sanscrites, la destruction
-systématique et impitoyable, surtout
-aux premiers siècles de l'Église et durant le
-Moyen Age, de tout ce qui se rapportait ou
-faisait allusion à cette révélation gênante et
-redoutée, nous ont enlevé nos meilleurs
-moyens de contrôle. Les adeptes, il est vrai,
-affirment, d'autre part, que les textes véritables,
-ainsi que les vieux commentaires qui
-seuls les rendent compréhensibles, existent
-encore dans des cryptes secrètes, dans des
-bibliothèques souterraines du Thibet ou de
-l'Himalaya, aux livres plus innombrables que
-tous ceux que nous possédons en Occident, et
-qu'ils reparaîtront dans un âge plus éclairé.
-C'est possible, mais en attendant ils ne nous
-sont d'aucun secours.</p>
-
-
-<h3>VI</h3>
-
-<p>Quoi qu'il en soit, ce que nous avons suffit
-à troubler profondément, et le contrôle que
-permettent les fragments sauvés de l'antiquité
-historique écarte absolument, quant
-aux éléments essentiels, tout soupçon de
-fraude ou de mystification plus ou moins récente.
-Au surplus, une fraude ou une mystification
-de ce genre ne paraît guère possible
-et serait tellement géniale qu'il faudrait l'admirer
-comme un phénomène presque égal à
-celui dont elle voudrait donner l'illusion, et
-convenir que jamais l'esprit de l'homme ne
-plongea plus avant dans l'infini du temps et
-de l'espace, dans l'origine des choses et ne
-s'éleva à de pareilles hauteurs. Elle aurait
-profité, cette révélation, de tout l'acquis de
-la science et de la pensée d'aujourd'hui,
-qu'elle n'aurait pu, sur le rythme des éternités,
-sur le va-et-vient du toujours devenir,
-sur le cycle sans fin et les existences périodiques
-du moi, sur la naissance, le mouvement
-et l'évolution des mondes, sur les souffles
-divins de l'intelligence qui les animent,
-sur Maya, l'éternelle illusion de l'ignorance,
-sur la lutte pour la vie, la sélection naturelle,
-le développement graduel et la transformation
-des astres et des hommes, sur les fonctions
-et les énergies de l'éther, sur la justice
-immortelle et infaillible, sur l'activité intermoléculaire
-et fantastique de la matière, sur
-la nature de l'âme et sur l'existence de l'immense
-puissance innommable qui gouverne
-l'univers, en un mot sur toutes les énigmes
-qui nous assaillent et tous les mystères qui
-nous accablent, nous donner des hypothèses
-plus satisfaisantes, plus logiques, plus cohérentes,
-plus plausibles, plus synthétiques,
-plus dignes de l'infini qu'elles cherchent à
-embrasser et que bien souvent elles semblent
-étreindre.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Mais, hâtons-nous de le répéter, il ne saurait
-être sérieusement question de fraude,
-puisque les textes ou les traditions qu'on
-pourrait suspecter se trouvent corroborés
-par d'autres textes, les inscriptions sacrées
-de l'Égypte, par exemple, que nul ne songe
-à contester. Tout au plus, rencontrera-t-on
-quelques passages antidatés par le zèle imprudent
-d'adeptes ou de commentateurs,
-quelques interpolations qui ne font qu'enguirlander
-les grandes lignes. Il s'agit bien,
-dans l'ensemble, d'une révélation qui remonte
-infiniment plus haut que tout ce que
-nous avons appelé la préhistoire, et dès lors
-il est légitime que notre étonnement n'ait
-plus de bornes.</p>
-
-
-<h3>VII</h3>
-
-<p>Fort bien, dira-t-on, cette interprétation
-de l'univers, cette anthropo-cosmogénèse est
-la plus haute, la plus vaste, la plus admirable,
-la plus inattaquable qu'on ait jamais
-conçue; elle déborde de toutes parts l'imagination
-et la pensée de l'homme; mais sur
-quoi tout cela repose-t-il? Il n'y a là, en fin de
-compte, que de magnifiques hypothèses audacieusement
-travesties en affirmations magistrales,
-péremptoires et dogmatiques, mais
-qui sont toutes invérifiables. C'est l'objection
-que j'ai faite moi-même, un peu hâtivement,
-dans un des premiers chapitres de la <i>Mort</i>.</p>
-
-<p>Il est, en effet, incontestable que nous ne
-connaîtrons pas de si tôt, que nous ne connaîtrons
-peut-être jamais la vérité sur l'origine
-et la fin de l'univers ni sur tous les autres
-problèmes que ces affirmations résolvent.
-Seulement, il est curieux de constater que la
-science, chaque jour, se rapproche, malgré
-elle, de l'une ou l'autre de ces affirmations,
-et qu'elle ne peut en écarter ou démentir aucune.
-Il y a telle étude du chimiste Crookes,
-par exemple, sur la genèse des éléments qui,
-à son insu, devient nettement occultiste,
-tandis que la découverte de la radio-activité
-de la matière reproduit exactement la théorie
-des tourbillons de l'initié Anaxagore. Il en est
-de même, <i lang="la" xml:lang="la">mutatis mutandis</i>, du rôle attribué
-à l'éther, dernier et indispensable postulat de
-nos savants. Il en est de même des fonctions
-souveraines et essentielles de certaines glandes
-minuscules dont la médecine moderne commence
-à peine à retrouver l'importance et
-qui recèlent probablement les secrets primordiaux
-de la vie: la glande thyroïde qui
-préside à la croissance et à l'intelligence, la
-glande surrénale qui régente ce muscle inconscient
-qu'est le c&oelig;ur et la glande pinéale,
-la plus mystérieuse de toutes, qui nous met
-en rapport avec les mondes inconnus. Il en
-est encore de même en astronomie où l'insuffisance
-manifeste de nos soi-disant lois cosmiques,
-notamment celle de la gravitation
-et de la formation des nébuleuses, pose une
-foule de questions auxquelles répond seule
-la cosmogonie orientale. Mais ceci demanderait
-une longue étude que je n'ai pas qualité
-pour entreprendre.</p>
-
-<p>Au demeurant, rien ne nous oblige à accepter
-ces affirmations comme des dogmes.
-Il ne s'agit pas ici d'une religion qui nous
-impose sa foi aveugle, son <i lang="la" xml:lang="la">Credo quia absurdum</i>.
-Il nous est parfaitement loisible de
-les considérer comme de simples hypothèses,
-d'immenses, d'incomparables poèmes antédiluviens,
-dont la genèse de Moïse n'est qu'un
-fragment défiguré. Mais, en tant qu'hypothèses
-ou poèmes, il faut convenir qu'elles
-sont prodigieuses, que nous n'avons rien de
-meilleur, rien de plus vraisemblable à leur
-opposer et, qu'étant donnée leur antiquité
-indiscutable, leur origine préhistorique, elles
-semblent réellement surhumaines.</p>
-
-<p>Faut-il admettre, comme le prétendent les
-occultistes, qu'elles nous viennent d'êtres supérieurs
-à l'homme, d'entités plus spirituelles
-vivant dans des conditions inconnues,
-qui occupaient notre terre ou les planètes
-voisines, avant notre venue; d'une civilisation
-lémuro-atlantéenne qui a laissé en la
-mémoire des peuples et sur le sol de notre
-globe, dans ses monuments mégalithiques,
-des traces indélébiles? C'est fort possible,
-mais ici encore nous sommes libres d'attendre
-les confirmations de l'archéologie hindoue,
-égyptienne, chaldéenne, assyrienne et persane,
-qui, sur ce point, comme sur tant
-d'autres, n'a pas dit son dernier mot.</p>
-
-
-<h3>VIII</h3>
-
-<p>Je sais bien que cette révélation, comme
-apparemment toutes celles qu'on pourra
-faire dans la suite des temps, remonte et
-aboutit à l'inconnaissable, à l'insoluble mystère
-de la divinité, de l'être ou de l'existence,
-et forcément s'arrête net devant cet inconnaissable
-aussi impénétrable, aussi inattaquable
-qu'une falaise de toutes parts infinie
-et formée d'un seul bloc de diamant noir. Il
-n'y a rien à faire, il n'y a qu'à s'arrêter; il
-n'y a pas à essayer de la tourner, de la prendre
-à revers; le revers, si l'on pouvait l'atteindre,
-étant nécessairement pareil à l'avers, attendu
-que l'inexistence de tout serait exactement
-aussi inexplicable, aussi incompréhensible
-que son existence. Il est vrai que dans
-les replis secrets de la doctrine, l'Univers et
-tout ce qu'il renferme est appelé Maya,
-c'est-à-dire l'illusion éternelle, et qu'ainsi, les
-deux mystères inconciliables s'unissent en un
-mystère plus haut dont l'intelligence de
-l'homme ne peut plus approcher.</p>
-
-<p>Au fond, l'énigme primitive, le mystère
-primordial n'étant pas éclairci, tout le reste
-n'éclaire que des degrés qui mènent de la
-connaissance relative à l'ignorance absolue. Il
-est probable qu'il en sera de même pour toutes
-les révélations qui s'adressent à l'intelligence
-de l'homme tant qu'il vivra sur cette planète;
-car cette intelligence a des limites
-qu'aucun effort ne pourra reculer. Mais en
-attendant, il est certain que ces degrés, qui
-ne mènent à rien, l'ont néanmoins, d'emblée
-et dès les premiers jours, conduite au
-plus haut point qu'elle ait atteint, qu'elle
-puisse espérer d'atteindre. L'explication la
-plus ancienne embrasse du premier coup tous
-les essais d'explications proposés jusqu'ici.
-Elle concilie le positivisme scientifique avec
-l'idéalisme le plus transcendantal, elle admet
-la matière et l'esprit, elle accorde l'impulsion
-mécanique des atomes et des mondes
-avec leur direction intelligente. Elle nous
-donne une divinité inconditionnée, «cause
-sans cause de toutes les causes», digne de
-l'univers qu'elle est elle-même et dont celles
-qui lui ont succédé dans toutes nos religions
-ne sont que des membres épars, mutilés et
-méconnaissables. Elle nous offre enfin, par sa
-loi de Karma, en vertu de laquelle chaque
-être porte dans ses vies successives les
-conséquences de ses actes et se purifie
-peu à peu, le principe moral le plus haut,
-le plus juste, le plus inattaquable, le plus
-fécond, le plus consolant, le plus chargé
-d'espoirs qu'il soit possible de proposer à
-l'homme. Il semble que tout cela mérite
-qu'on l'examine, qu'on la respecte et qu'on
-l'admire.</p>
-
-
-<h3>IX</h3>
-
-<p>Cette admiration et ce respect n'empêchent
-pas d'ailleurs que nous ne soyons libres de
-choisir, de rejeter beaucoup de choses ou de
-les réserver en attendant d'autres clartés.
-Quand on nous dit, par exemple, que le
-Cosmos est guidé par une série infinie de hiérarchies
-d'êtres sensibles, ayant chacun une
-mission à remplir et qui sont les agents des
-lois karmiques et cosmiques; quand on
-ajoute que chacun de ces êtres a été un homme
-dans un Manvantara précédent ou se prépare
-à le devenir dans le Manvantara actuel
-ou dans un Manvantara futur, qu'ils sont des
-hommes perfectionnés ou des hommes naissants
-et que dans leurs sphères supérieures et
-moins matérielles, ils ne diffèrent moralement
-des êtres humains terrestres qu'en ce
-qu'ils ne possèdent pas le sentiment de la
-personnalité et de la nature émotionnelle
-humaine; quand on affirme enfin que ce que
-nous appelons la Nature inconsciente est, en
-réalité, un ensemble de forces manipulées par
-des êtres semi-intelligents (Élémentals), dirigés
-par les hauts esprits planétaires (Dhyan-Chohans),
-dont le total forme le Verbe manifesté
-du Logos non manifesté et constitue, en
-même temps, l'intelligence de l'univers et sa
-loi immuable; nous pouvons rendre hommage
-à l'ingéniosité de ces spéculations
-comme à celles de milliers d'autres qui peut-être
-serrent la vérité de plus près que nos
-meilleures et nos plus récentes hypothèses
-scientifiques; nous sommes libres d'en prendre
-et d'en laisser ce qui nous plaît. Tout cela, je
-l'accorde, n'est nullement prouvé, n'est vérifié
-ou ne sera vérifiable qu'en certains
-détails, tandis que les grandes lignes fondamentales
-échapperont probablement toujours
-au contrôle de notre intelligence désarmée.
-Mais ce que nous devons, je le répète,
-admirer sans réserve, c'est le prodigieux
-édifice spirituel qu'offre l'ensemble de cette
-révélation, l'immense effort intellectuel qui,
-dès l'aube de l'humanité, tenta de débrouiller
-l'insondable chaos de l'origine, de la structure,
-de la marche, de la direction et de la fin
-de l'univers, et semble y avoir réussi de façon
-telle que jusqu'ici on n'a rien trouvé qui
-l'égale, ne s'en inspire ou, souvent à son insu,
-n'y retourne.</p>
-
-
-<h3>X</h3>
-
-<p>Je disais, dans la première partie de cette
-étude, qu'une révélation trop haute, fût-elle
-incontestable, n'aurait guère d'influence
-sur notre vie, y transformerait peu de chose,
-passerait trop loin de nous dans l'immensité
-de l'espace et ne descendrait pas dans notre
-pensée et notre c&oelig;ur. En alla-t-il ainsi de
-celle dont nous parlons, qui est la seule vraiment
-surhumaine et encore acceptable et
-presque inattaquable que nous ayons eue?
-Oui et non, selon le point de vue où l'on se
-place. Tout ce qu'il y a en elle de trop grand,
-excepté sa notion de l'éternité, n'a pas réellement
-modifié nos idées, n'a pas imprégné nos
-m&oelig;urs. Elle n'a même pas atteint profondément
-les peuples qui nous l'ont transmise
-et qui, renonçant à la comprendre, l'ont
-transformée en un polythéisme anthropomorphe,
-barbare et monstrueux. Il en est à
-peu près de même partout ailleurs. Toutes les
-religions, du paganisme, en passant par la
-Chine et le Japon, la Gaule et la Germanie,
-le Mexique et le Pérou, jusqu'au christianisme
-avec ses variantes et ses surgeons,
-en sont issues; mais toutes n'ont pu vivre
-et régner sur les hommes, qu'en la défigurant,
-en la mutilant, en la rapetissant à la
-plus petite taille des âmes de leur temps,
-en la rendant méconnaissable. Il est donc
-assez probable qu'il en irait pareillement de
-toute autre plus grande, s'il était possible,
-eût-elle tous les caractères d'une révélation
-divine, directe, authentique, indubitable, irréfutable,
-irrécusable; en un mot, de celle
-que nous attendons encore sans oser l'espérer.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch17">XVII<br />
-LE SILENCE NÉCESSAIRE</h2>
-
-
-<p>Les occultistes orientaux nous affirment
-que dans les solitudes de l'Himalaya et du
-Thibet, vivent certains Initiés, certains
-Maîtres, héritiers de la sagesse des «Fils de
-la Lumière» ou des «Sept Primordiaux», qui
-possèdent les sept clefs qui permettent de
-comprendre les textes sacrés préhistoriques.
-Ils seraient les silencieux dépositaires du secret
-de forces intermoléculaires ou interéthériques,
-à l'aide desquelles des races d'êtres
-qui précédèrent l'homme sur cette terre transportèrent
-à d'énormes distances des monolithes
-de plus de cinq cent mille kilos, qui
-n'ont aucun rapport avec les pierres qui les
-entourent, et dont la disposition, l'orientation,
-astronomiquement réglée, trahit évidemment
-une intervention intelligente et
-même très savante.</p>
-
-<p>Ces monolithes sont parfois sculptés,
-comme les fameux colosses de Bamian, dans
-l'Asie centrale, dont l'un a 60 mètres de haut;
-ou comme les cinq cent cinquante monstres
-de l'Ile de Pâques, dans la Polynésie, qui,
-pour le dire en passant, demeurent une des
-plus insolubles, des plus troublantes énigmes
-de ce monde. Taillées dans le basalte, couchées
-ou debout sur des plates-formes, ces
-sculptures, dont l'une a 29 mètres, sont incontestablement
-les plus antiques effigies humaines
-qu'on puisse trouver sur notre globe.
-Les savants officiels leur reconnaissent une
-origine antédiluvienne, tandis que les traditions
-ésotériques y voient les portraits de
-géants de la dernière race atlantéenne, dégénérée
-et sombrée dans la sorcellerie, peu
-avant la disparition du mystérieux continent
-dont l'Ile de Pâques ne serait que l'un des
-plus hauts sommets qui émergent aujourd'hui
-des solitudes du Pacifique.</p>
-
-<p>J'ai en ce moment sous les yeux les photographies
-de quelques-uns de ces hallucinants
-colosses, et je ne crois pas que dans nos
-plus lourds cauchemars il soit possible d'imaginer
-figures plus redoutables, plus insensibles,
-plus impassibles, plus éternellement
-féroces, plus froidement hautaines, plus impitoyablement
-dédaigneuses, plus glacialement
-toutes-puissantes. Sont-ils Sélénites ou Martiens,
-avec leur bouche serrée et implacable,
-leurs yeux creux comme des abîmes de malédictions,
-ou protubérants et cerclés de lunettes
-d'aviateur? Nullement simiesques,
-comme on le pourrait croire, ils représentent
-plutôt des entités démoniaques et abstraites,
-tels que le Mal, l'Inéluctable et la Fatalité.
-Ils semblent moins inhumains que pré- ou
-posthumains et répondent effroyablement à
-certains souvenirs ancestraux endormis au
-fond de nos moelles, qui nous avertissent que
-de pareils visages ont irrécusablement existé.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Mais revenons à nos grands Initiés. Ils seraient,
-paraît-il, détenteurs de l'irrésistible
-et incommensurable force sidérale, qui est
-celle qui soutient et dirige les mondes, capable,
-s'il en était fait mauvais usage, de
-détruire en un instant toute l'espèce humaine,
-tout ce qui vit sur cette terre et la terre
-même; mais susceptible aussi, si elle était sagement
-domestiquée, d'assurer à l'homme
-une royauté définitive, peut-être l'accès d'autres
-étoiles et, en tout cas, une puissance telle
-que l'Age d'Or qui exista jadis, grâce à l'asservissement
-de cette force, refleurirait sur
-notre planète.</p>
-
-<p>Il est possible, et, pour l'instant, nous
-n'avons pas à l'examiner. Mais que possédant,
-transmis d'Hiérophante à Candidat, ou,
-comme ils disent, «de bouche à oreille», le
-secret de cette force et de beaucoup d'autres,
-ils ne la livrent pas et ne la mettent point au
-service de l'humanité, c'est le grand reproche
-que l'on fait aux occultistes; et pour tous
-ceux qui ne savent pas que le but de l'Initiation
-n'est pas la puissance et le bonheur
-matériels, mais la sagesse, l'évolution et l'ascension
-de l'être intérieur, c'est la meilleure
-preuve qu'ils sont des mystificateurs et des
-imposteurs. Il se peut que, mis au pied du
-mur, ils se taisent parce qu'ils n'ont rien à
-dire; mais l'argument n'est pas aussi péremptoire
-que le croient ceux qui s'en prévalent.
-On le verra peut-être avant peu. Il n'est, en
-effet, pas impossible que, un jour, un hasard
-de la science ne mette l'un ou l'autre de nos
-savants dans une situation analogue à celle
-de ces Maîtres ou de ces Initiés. Pour lui
-aussi se posera alors la terrible question du
-silence nécessaire. Nous venons de constater
-dans cette guerre l'usage insensé et démoniaque
-que l'homme a fait de certaines inventions.
-Qu'adviendra-t-il si on lui met
-entre les mains d'autres énergies bien plus
-formidables, qu'on semble sur le point de
-découvrir et de libérer?</p>
-
-<p>Il n'est pas prêt pour en savoir plus qu'il
-n'en sait. Il y va du salut de l'espèce. L'humanité
-qui sort à peine de l'enfance ou vient
-tout juste d'atteindre l'âge dangereux de
-l'adolescence (elle aurait à peu près seize ou
-dix-sept ans d'après le parallélisme historique
-très documenté et très impressionnant
-du docteur Jaworski), l'humanité a déjà dépassé
-la limite des inventions qu'elle peut
-s'assimiler ou supporter sans péril de mort.
-Presque toutes, à partir de la domestication
-de la vapeur et de l'apprivoisement encore
-suspect de l'électricité, lui ont fait incomparablement
-plus de mal que de bien. Les
-explosifs, par exemple, qui l'ont aidée à
-construire quelques routes,&mdash;ce que les Romains
-d'ailleurs faisaient aussi bien que nous,&mdash;à
-exploiter quelques mines, à percer quelques
-tunnels, lui ont coûté des millions de
-jeunes vies.</p>
-
-<p>Peut-être est-il temps, non pas d'arrêter
-les recherches de la science, mais de contrôler
-ses découvertes et de réserver, comme
-le firent sagement les occultistes, à une élite
-d'Initiés rigoureusement éprouvés et liés par
-des serments inviolables, le secret d'énergies
-trop dangereuses autour desquelles nous tournons,
-qui vont se manifester et tomber
-dans le domaine public. Notre évolution morale
-retarde de plusieurs siècles sur notre
-évolution scientifique; et il est plus que
-probable que celle-ci, trop hâtive et trop intensive,
-entrave regrettablement la première.
-Il ne servira de rien d'aller en trois
-heures de Paris à Péking, de Péking à New-York
-et de New-York à Calcutta, si ces
-voyages réitérés et miraculeux laissent à
-l'arrivée ceux qui les effectuent dans le
-même état d'âme qu'au départ. Nous nous
-trouvons tous plus ou moins dans la situation
-de la Russie, qui n'a pas eu l'esprit et le
-c&oelig;ur assez solides et assez fermes pour porter
-ce que la tête avait trop rapidement et trop
-artificiellement emmagasiné. Rien ne se répand
-plus vite, ne s'assimile plus facilement
-que les résultats de la science; rien, au contraire,
-n'est plus lent, plus pénible, plus précaire
-que l'évolution morale; et cependant,
-on s'en rend de mieux en mieux compte, c'est
-uniquement de celle-ci que dépendent le
-bonheur et l'avenir de l'homme.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch18">XVIII<br />
-KARMA</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Dépouillé de ses innombrables et inextricables
-complications orientales, qui répondent
-peut-être à des réalités mais sont invérifiables,
-Karma, l'infaillible Loi de Rétribution,
-est en somme ce que nous appelons
-plus vaguement, et sans trop y croire, la Justice
-immanente. Notre Justice immanente
-est une ombre assez vaine. Elle se manifeste
-fréquemment, il est vrai, à la suite d'actes
-monstrueux, de grands vices, de grands forfaits,
-de grandes iniquités; mais nous avons
-rarement l'occasion de constater qu'elle agit
-dans les mille petites injustices, cruautés, défaillances,
-malhonnêtetés, infamies de l'existence
-habituelle, quoique le poids total de
-ces méfaits mesquins, mais incessants, puisse
-être plus lourd que celui du crime le plus
-retentissant. En tout cas, son action étant
-plus éparse, plus diffuse, plus lente et plus
-souvent morale que matérielle, échappe
-presque toujours à notre observation; et
-comme, d'autre part, elle semble s'arrêter à
-l'instant de la mort, elle n'a presque jamais
-le temps d'exiger ce qui lui est dû, et, généralement,
-arrive trop tard au chevet d'un
-malade ou d'un agonisant qui a perdu conscience
-ou n'a plus le loisir d'expier.</p>
-
-<p>Karma est donc, si l'on veut, la Justice
-immanente; seulement, ce n'est plus une
-déesse inconstante, inconsistante, incohérente,
-impuissante, erratique, capricieuse,
-inexacte, oublieuse, timide, inattentive, endormie,
-évasive, insaisissable et bornée par
-la tombe, mais un Dieu énorme et inévitable
-comme le Destin, un Dieu qui bouche toutes
-les issues, tous les horizons, tous les interstices
-de toutes les existences, omniprésent,
-omniscient, omnipotent, infaillible, impassible
-et incorruptible. Il est en nous comme
-nous sommes en lui. Il est nous-mêmes. Il
-est plus que nous: il est ce que nous sommes,
-tout en étant encore ce que nous fûmes et
-déjà ce que nous deviendrons. Nous sommes
-petits, évanescents et éphémères; il est grand,
-imperturbable, inébranlable, éternel. Rien ne
-lui échappe de ce qui nous échappe et sans
-doute nous échappera toujours par delà la
-tombe. Pas une action, pas une velléité, pas
-une pensée, pas l'ombre d'une intention, qui
-ne soit pesée plus rigoureusement qu'elle ne
-l'était par les quarante-deux juges posthumes
-qui attendaient l'âme sur l'autre rivage dont
-parle l'un des plus anciens textes de ce
-monde: le <i>Livre des Morts</i> égyptien. Tout
-est enregistré, daté, estimé, vérifié, classé,
-mis au compte du doit ou de l'avoir, de la
-récompense ou de l'expiation, au répertoire
-immense et éternel des clichés astraux. Il ne
-peut rien ignorer puisqu'il a pris part à tout
-ce qu'il juge; et il ne nous juge point du fond
-de notre ignorance présente, mais du haut
-de tout ce que nous apprendrons beaucoup
-plus tard. Il n'est pas seulement notre intelligence
-et notre conscience d'aujourd'hui qui
-s'éveillent à peine et ne comptent plus leurs
-erreurs; il est dès maintenant, déjà vivantes
-en nous quoique inactives, impuissantes,
-muettes et aveugles, notre intelligence et
-notre conscience à venir, alors qu'elles auront
-atteint, dans la suite des siècles, des évolutions,
-des expiations et des ascensions innombrables,
-les derniers sommets de la Sagesse
-et de la Clairvoyance.</p>
-
-<p>A l'heure de notre mort, le compte semble
-clos; mais il dort simplement et nous ressaisira.
-Nous sommeillerons peut-être des centaines,
-voire des milliers d'années en «Dévachan»,
-c'est-à-dire en l'état d'inconscience
-qui prépare à une incarnation nouvelle; mais
-au réveil, nous retrouverons, irrévocablement
-totalisés, l'actif et le passif; et notre
-Karma prolongera simplement la vie que
-nous avons quittée. Il continuera d'y être
-nous-mêmes et d'y assister à l'épanouissement
-des conséquences de nos fautes et de nos mérites
-et d'y voir ensuite fructifier d'autres
-causes en d'autres effets, jusqu'à la consommation
-des temps où toute pensée née sur
-cette terre finit par le perdre de vue.</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Karma, on le voit, est, en somme, l'entité
-immortelle que l'homme forme par ses actes
-et ses pensées et qui le suit ou plutôt l'enveloppe
-et l'absorbe à travers ses vies successives
-et se modifie comme il se modifie sans
-cesse, mais en conservant toutes les empreintes
-antérieures. Les pensées, dit très
-justement la doctrine, construisent le caractère,
-les actions font l'entourage. Ce que
-l'homme a pensé, il l'est devenu; ses qualités,
-ses dons naturels s'attachent à lui
-comme les résultats de ses idées. Il est, en
-toute vérité, créé par lui-même. Il est, dans
-le sens le plus complet du mot, responsable
-de tout ce qu'il est. Il se trouve enveloppé
-dans le filet de tout ce qu'il a fait. Il ne peut
-ni défaire ni détruire le passé; mais, autant
-que les effets en sont encore à venir, il lui
-est possible de modifier ceux-ci ou de les
-retourner par des forces nouvelles. Rien ne
-peut le toucher qu'il n'ait mis en mouvement,
-aucun mal ne peut lui être fait qu'il ne
-l'ait mérité. Dans le déroulement infini des
-éternités, il ne rencontrera jamais d'autre
-juge que lui-même.</p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Il est certain que l'idée de ce juge suprême
-qui est la conscience sans rupture à travers
-les siècles et les millénaires, qui est chacun
-de nous de plus en plus éclairé, de plus en
-plus incorruptible et infaillible, mène à la
-morale la plus élevée, la plus sincère et la
-plus pure qu'il soit possible de concevoir et
-de sanctionner ici-bas. Le juge et l'accusé ne
-se trouvent pas face à face, ils sont l'un dans
-l'autre et ne forment qu'une seule et même
-personne. Ils ne peuvent rien se cacher et
-ont tous deux le même intérêt urgent à découvrir
-la moindre faute, l'ombre la plus légère
-et à se purifier le plus promptement, le
-plus complètement possible pour mettre un
-terme aux réincarnations et vivre enfin dans
-l'Être unique. Les meilleurs, les plus saints
-sont près d'y parvenir dès cette existence;
-mais détachés de tout, il ne cessent d'agir
-pour le bien de tous, car déjà ils se sentent
-tout. Ils vont plus loin que le mystique chrétien
-qui attend une récompense du dehors;
-ils sont leur propre récompense. Ils vont plus
-loin que Marc-Aurèle, le grand désenchanté,
-qui continue d'agir sans espérer que son action
-puisse profiter aux autres; ils savent que
-rien n'est inutile, que rien ne peut se perdre;
-c'est quand ils n'ont plus aucun besoin qu'ils
-travaillent avec la plus sereine ardeur.</p>
-
-<p>Au rebours de ce qu'on croit trop généralement,
-cette morale, qui conduit au repos
-absolu, préconise l'activité. Écoutez à ce
-sujet les grands enseignements du <i>Bhagavad
-Gita</i>, le <i>Chant du Seigneur</i>, qui est peut-être,
-comme le pensent, non sans raison, ses traducteurs,
-le plus beau, c'est-à-dire le plus
-haut livre qui soit actuellement connu:
-«Notre affaire n'est que l'action, et jamais
-son fruit. Ceux-là sont à plaindre qui travaillent
-pour le fruit. Il faut accomplir l'action
-en communion avec le divin, c'est-à-dire
-en visant le Soi partout, en renonçant à tout
-attachement aux choses, également balancé
-entre le succès et le revers. Ce n'est pas en
-s'abstenant d'agir qu'on se libère de l'activité
-nécessaire, ni en renonçant simplement
-à l'action qu'on s'élève à la perfection. Il faut
-accomplir l'action qui convient, parce que
-l'action est supérieure à l'inaction et qu'en
-restant inactif on ne maintiendrait même pas
-l'existence du corps. Le monde est soutenu
-par toute action qui n'a que le sacrifice,
-c'est-à-dire le don volontaire de soi, pour
-objet; c'est dans ce don volontaire, sans attachement
-aux formes que l'homme doit accomplir
-l'action. Il faut accomplir l'action à
-seule fin de servir les autres. Celui qui voit
-l'inaction dans l'action et l'action dans l'inaction,
-est un sage parmi les hommes; il est
-harmonisé aux vrais principes, quelque action
-qu'il fasse. Un tel homme, ayant abandonné
-tout attachement au fruit de l'action,
-toujours content, ne dépendant de personne,
-bien que faisant des actions, est comme s'il
-n'en faisait pas. Le Sage, donc, heureux de
-tout ce qui lui advient, libéré des contraires,
-sans envie, égal dans le plaisir et dans la
-peine, dans le succès et l'insuccès, peut agir
-sans être lié; parce que n'étant plus attaché
-à quoi que ce soit, toutes ses pensées empreintes
-de sagesse et tous ses actes faits de
-sacrifices sont comme évaporés&hellip;»</p>
-
-<p>N'oublions pas que ceci, qui fait partie du
-<i>Mahabharata</i>, le plus gigantesque poème de
-la terre, fut écrit il y a quatre ou cinq mille
-ans.</p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Quelle que soit la plausibilité de la doctrine
-ou de la révélation, il est incontestable
-que cette morale et cette justification de la
-justice est la plus antique en même temps
-que la plus belle et la plus rassurante que
-l'homme ait imaginée. Mais elle est fondée
-sur un postulat que nous sommes peut-être
-trop enclins à refuser aveuglément. Elle demande,
-en effet, qu'on admette avant tout
-que notre existence ne finisse pas à l'heure
-de notre mort et que l'esprit ou le souffle
-vital, qui ne périt point, cherche un asile et
-reparaisse en d'autres corps. Au premier
-moment, le postulat semble énorme, inacceptable;
-mais, à l'examiner de plus près, son
-aspect devient beaucoup moins étrange,
-moins arbitraire et moins déraisonnable. Il
-est d'abord certain que si tout se transforme,
-rien ne périt ou n'est anéanti dans un univers
-qui n'a pas de néant et où le néant seul demeure
-absolument inconcevable. Ce que nous
-appelons néant ne saurait donc être qu'un
-autre mode d'existence, de persistance et de
-vie; et si l'on ne peut admettre que le corps
-qui n'est que matière, soit anéanti dans sa
-substance, il est non moins difficile d'accepter
-que, s'il était animé par un esprit,&mdash;ce
-qu'il n'est guère possible de contester,&mdash;cet
-esprit disparaisse sans laisser aucune
-trace.</p>
-
-<p>Voilà le premier point du postulat, et le
-plus important, nécessairement accordé.
-Reste le second: les réincarnations successives.
-Ici, il est vrai, nous n'avons que des
-hypothèses et des probabilités. Il faut bien
-que cet esprit, cette âme, ce principe ou ce
-souffle de vie, cette pensée, cette substance
-immatérielle, peu importe le nom qu'on lui
-donne, s'en aille ou réside quelque part, fasse
-ou devienne quelque chose. Il peut errer dans
-l'infini de l'espace et du temps, s'y dissoudre,
-s'y perdre et y disparaître, ou du moins s'y
-mêler, s'y confondre avec ce qu'il y rencontre
-et finalement être absorbé dans l'immense
-énergie spirituelle ou vitale qui paraît animer
-l'univers. Mais de toutes les hypothèses, la
-moins vraisemblable n'est pas celle qui nous
-dit qu'au sortir d'un corps devenu inhabitable,
-au lieu de s'évader et s'égarer dans
-l'illimité qui l'épouvante, il cherche autour
-de soi un séjour analogue à celui qu'il vient
-de quitter. Évidemment, ce n'est qu'une hypothèse;
-mais, dans notre ignorance totale
-et terrible, elle se présente avant toute autre.
-Nous n'avons pour l'appuyer que la plus ancienne
-tradition de l'humanité, une tradition
-peut-être préhumaine et en tout cas tout à
-fait générale; et l'expérience tend à démontrer
-qu'au fond de ces traditions et de ces
-consentements universels, il y a presque toujours
-une grande vérité et qu'il convient de
-leur accorder plus d'importance et de valeur
-qu'on ne l'a fait jusqu'ici.</p>
-
-
-<h3>V</h3>
-
-<p>Quant aux preuves, ou plutôt aux prodromes
-de commencements de preuve, on
-n'a guère que les expériences du colonel de
-Rochas qui, au moyen de passes magnétiques,
-est parvenu à faire remonter à quelques
-médiums exceptionnels, non seulement
-tout le cours de leur existence actuelle, jusqu'à
-leur petite enfance, mais encore celui
-d'un certain nombre d'existences antérieures.
-Il est incontestable que ces expériences très
-sérieuses, très scientifiquement conduites,
-sont fort troublantes; mais le danger de la
-suggestion inconsciente ou de la télépathie
-n'en est pas et sans doute n'en sera jamais
-suffisamment écarté pour qu'elles deviennent
-réellement probantes.</p>
-
-<p>On trouve encore, dans le même ordre
-d'idées, certains cas de réincarnation, comme
-celui d'une des fillettes du docteur Samona,
-relaté dans le numéro de juillet 1913 des <i>Annales
-des Sciences psychiques</i>. Ce cas, presque
-indubitable, est très curieux; mais s'il n'est
-pas unique, ceux qui s'en rapprochent sont
-trop rares pour qu'on en puisse faire état.</p>
-
-<p>Restent enfin ce qu'on appelle les réminiscences
-prénatales. Il arrive assez souvent
-qu'un homme transporté dans un pays inconnu,
-dans une ville, un palais, une église,
-une maison, un jardin qu'il n'avait jamais visités,
-y éprouve l'étrange et très nette impression
-du «déjà vu». Il lui semble tout à
-coup que ces paysages, ces voûtes, ces salles,
-jusqu'aux meubles, aux tableaux qu'il y rencontre,
-lui sont familiers et qu'il en reconnaît
-tous les aîtres, tous les recoins, tous
-les détails. Qui de nous, ne fût-ce qu'une
-fois dans sa vie, n'a vaguement éprouvé
-une impression analogue? Mais souvent les
-réminiscences sont si nettes que celui, en
-qui elles se réveillent, peut servir de guide
-dans la maison ou le parc qu'il n'avait jamais
-parcouru et décrire d'avance ce qu'on trouvera
-dans telle pièce ou au détour de telle
-allée. Est-ce réellement souvenir d'existences
-antérieures, phénomène télépathique ou mémoire
-ancestrale et héréditaire? La même
-question se pose au sujet de certaines aptitudes
-ou facultés innées, en vertu desquelles
-on voit des enfants de génie, musiciens, peintres,
-mathématiciens ou simples artisans,
-connaître d'emblée presque tous les secrets
-de leur art ou de leur métier avant de les
-avoir appris. Qui oserait en décider?</p>
-
-<p>Voilà à peu près tout ce qu'on peut invoquer
-en faveur de la réincarnation. Ce n'est
-pas suffisant pour emporter la balance. Mais
-toutes les autres suppositions, théories ou religions,
-hors le spiritisme, qui du reste s'accorde
-parfaitement avec les existences successives,
-ont de moins solides étais et même,
-à dire le vrai, n'en possèdent point du tout.
-Ils auraient donc mauvaise grâce de reprocher
-à celle que nous examinons la fragilité
-de ses arguments.</p>
-
-<p>Encore une fois, qu'il serait souhaitable
-que tout cela fût vrai! Il n'y aurait plus d'incertitudes
-morales, plus d'inquiétude de la
-justice. Et c'est si beau, si parfait, que c'est
-peut-être réel. Un tel rêve, fait depuis si longtemps,
-depuis l'origine du monde, par tant
-de milliards d'hommes et qui, malgré des déformations
-nombreuses et profondes, fut en
-somme l'unique rêve de l'humanité, il est
-bien difficile d'admettre que d'un bout à
-l'autre il soit faux. Il n'est pas possible d'établir
-qu'il est fondé; mais au rebours de la
-plupart des religions qui en dérivent, il n'est
-pas possible non plus de démontrer qu'il est
-imaginaire et fabriqué de toutes pièces; et,
-dans le doute, pourquoi ne serait-il pas permis
-à la raison qu'il ne froisse jamais, de l'accepter,
-et au c&oelig;ur d'espérer et d'agir comme
-s'il était vrai, en attendant que la science le
-confirme ou l'infirme ou nous en donne un
-autre qu'elle ne sera peut-être jamais à même
-d'élaborer?</p>
-
-<p>Ce qui rebute d'abord beaucoup de ceux
-qui l'étudient, c'est l'affirmation trop assurée
-et arbitraire de mille petits détails, interpolations
-probables, comme en toutes religions,
-d'esprits inférieurs animés d'un zèle étroit et
-maladroit. Mais ces détails, regardés d'un
-peu haut, n'altèrent en rien les grandes
-lignes qui demeurent incommensurables, admirables
-et pures.</p>
-
-
-<h3>VI</h3>
-
-<p>Du reste, que la réincarnation soit admise
-ou rejetée, il y a sûrement survivance, puisque
-la mort et le néant ne se peuvent concevoir:
-et tout se réduit une fois de plus au problème
-de l'identité continuée. Même dans la
-réincarnation, cette identité, à notre point
-de vue actuel et borné, n'aurait qu'un intérêt
-relatif, attendu que toute mémoire des existences
-antérieures étant abolie, elle nous
-échapperait forcément. Demandons-nous, au
-surplus, si cette question de la personnalité
-sans solution de continuité a réellement l'importance
-que nous y attachons; et si cette
-importance n'est pas une erreur, un aveuglement
-passagers de notre égoïsme, de notre
-intelligence terrestres. Toujours est-il que
-nous l'interrompons et la perdons chaque
-nuit sans nous en inquiéter. Il nous suffit
-d'être assuré que nous la retrouverons au réveil
-pour nous tranquilliser. Mais supposons
-que ce ne soit pas le cas et qu'un soir on nous
-avertisse que nous ne la récupérerons point,
-qu'au matin suivant nous aurons oublié toute
-notre existence passée et recommencerons
-une vie nouvelle sans aucun souvenir qui
-nous rattache à l'ancienne. Aurions-nous la
-même épouvante, le même désespoir que si
-nous avions été prévenu que nous ne nous
-réveillerions point et serions précipité dans
-la mort? Je ne le crois pas, je pense même
-que nous en prendrions assez allègrement
-notre parti. Peu nous chaudrait que nous
-eussions à perdre la mémoire d'un passé,
-mêlé comme tous les passés, de plus de maux
-que de biens, pourvu que la vie continuât.
-Ce ne serait plus notre vie, elle n'aurait plus
-rien de commun avec celle de la veille; néanmoins
-nous ne croirions pas la perdre et nous
-garderions je ne sais quel espoir de retrouver
-ou de reconnaître quelque chose de nous-même
-dans l'existence à venir. Nous aurions
-soin de préparer celle-ci, de la mettre à l'abri
-du malheur et de la misère, de la rendre
-d'avance aussi agréable, aussi heureuse que
-possible. Il pourrait, il devrait en être de
-même, non seulement si nous croyons à la
-réincarnation, parce que le cas serait à peu
-près identique, mais encore si nous n'y
-croyons pas, puisqu'une survivance quelconque
-est presque certaine et que l'anéantissement
-total est réellement inconcevable.</p>
-
-
-<h3>VII</h3>
-
-<p>Peut-être, avec un peu de courage et de
-bonne volonté, nous serait-il possible, dès
-cette existence, de regarder plus haut et plus
-loin, de dépouiller un instant cet étroit et
-morne égoïsme qui ramène tout à soi, de nous
-dire que l'intelligence ou le bien que nos pensées
-et nos efforts répandent dans des sphères
-spirituelles n'est pas entièrement perdu,
-même quand il n'est pas certain que le petit
-noyau de mesquines habitudes et de médiocres
-souvenirs que nous sommes en jouisse
-exclusivement. Si les bonnes actions que nous
-avons faites, les intentions ou les pensées
-hautes ou simplement honnêtes que nous
-avons eues, s'attachent et profitent à une
-existence où nous ne reconnaîtrons pas la
-nôtre, ce n'est pas une raison suffisante pour
-les estimer inutiles et leur dénier toute valeur.
-Il est bon de nous rappeler parfois que
-nous ne sommes rien si nous ne sommes tout,
-et d'apprendre dès maintenant à nous intéresser
-à quelque chose qui ne soit pas uniquement
-nous-même et à vivre déjà de la vie
-plus vaste, moins personnelle, moins égoïste
-qui bientôt, et sans aucun doute, quelle que
-soit notre foi, sera notre vie éternelle, la seule
-qui compte et la seule à laquelle il soit sage
-de nous préparer.</p>
-
-
-<h3>VIII</h3>
-
-<p>Si l'on n'admet pas la réincarnation,
-Karma n'en subsiste pas moins; un Karma
-mutilé, il est vrai, écourté, sans ampleur,
-dont l'horizon est borné par la mort, qui
-commence sa besogne et fait de son mieux
-dans le peu de temps qu'il a devant soi; mais
-moins négligeable, moins impuissant, inactif
-et désarmé qu'on ne croit. En agissant dans
-son étroite sphère, il nous donne une idée
-assez exacte, bien que fort incomplète de ce
-qu'il ferait dans la grande que nous lui refusons.
-Mais ceci nous ramènerait à la question
-très discutable de la justice en ce monde.
-Elle est à peu près insoluble, parce que ses
-opérations décisives, étant intérieures et secrètes,
-échappent à l'observation. Après bien
-d'autres qui du reste l'avaient fait mieux que
-moi, j'en ai parlé ailleurs, notamment dans
-<i>Sagesse et Destinée</i> et dans le <i>Mystère de la
-Justice</i>; mais, comme dirait la sultane Schéhérazade,
-il n'y a pas d'utilité à le répéter.</p>
-
-
-<h3>IX</h3>
-
-<p>Revenons donc au Karma proprement dit,
-au Karma idéal. Il récompense le bien et
-punit le mal dans la suite infinie de nos vies.
-Mais d'abord, se demandera-t-on, qu'est-ce
-que ce bien, qu'est-ce que ce mal, qu'est-ce
-que la pire ou la meilleure de nos petites pensées,
-de nos petites intentions, de nos petites
-actions éphémères, au regard de l'immensité
-sans bornes du temps et de l'espace? N'y
-a-t-il point disproportion absurde entre
-l'énormité du salaire ou du châtiment et l'exiguïté
-de la faute ou du mérite? Pourquoi
-mêler les mondes, les éternités et les dieux à
-des choses qui, monstrueuses ou admirables
-d'abord, ne tardent pas, même dans les dérisoires
-limites de notre vie, à perdre peu à
-peu toute l'importance que nous leur accordions,
-à s'effacer, à disparaître dans l'oubli?
-Il est vrai, mais il faut bien parler des choses
-humaines en êtres humains et à l'échelle humaine.
-Ce que nous appelons mal ou bien,
-est ce qui nous fait du mal ou du bien, ce qui
-nuit ou profite à nous-même ou aux autres;
-et tant que nous vivrons sur cette terre, à
-peine de disparaître, il nous faudra bien y
-attacher une importance qu'en eux-mêmes
-ils n'ont point. Les plus hautes religions, les
-plus altières spéculations métaphysiques, dès
-qu'il s'agit de morale, d'évolution et d'avenir
-humains, furent toujours obligées de se réduire
-aux proportions humaines, de devenir
-anthropomorphes. Il y a là une nécessité irréductible,
-en vertu de laquelle, malgré les
-horizons qui tentent de toutes parts, il convient
-de borner ses pensées et ses regards.</p>
-
-
-<h3>X</h3>
-
-<p>Bornons-les donc et demandons-nous encore,
-en demeurant cette fois dans notre
-sphère, ce qu'est en somme ce mal que punit
-Karma? Si l'on va tout au fond des choses, le
-mal provient toujours d'un défaut d'intelligence,
-d'un jugement erroné, incomplet,
-obscurci ou borné de notre égoïsme qui ne
-nous fait voir que les avantages prochains ou
-immédiats d'un acte nuisible à nous-même
-ou aux autres, en nous cachant les conséquences
-lointaines mais inévitables qu'un tel
-acte finit toujours par engendrer. Toute
-l'éthique, en dernière analyse, ne repose que
-sur l'intelligence; et ce que nous appelons
-c&oelig;ur, sentiments, caractère, n'est en fait que
-de l'intelligence accumulée, cristallisée, acquise
-ou héritée, devenue plus ou moins inconsciente
-et transformée en habitudes ou
-en instincts. Le mal que nous faisons, nous
-ne le faisons que par un égoïsme qui se
-trompe, qui voit trop près de soi les limites
-de son être. Dès que l'intelligence élève le
-point de vue de cet égoïsme, les limites
-s'étendent, s'élargissent, finissent par disparaître.
-Le terrible, l'insatiable moi qui nous
-cache la face de l'abîme perd son centre
-d'attraction et d'avidité, se reconnaît, se
-retrouve et s'aime en toutes choses. Ne
-croyons pas aveuglément à l'intelligence des
-méchants qui réussissent, au bonheur dans le
-crime. Il faudrait voir l'envers, c'est-à-dire la
-réalité souvent affreuse de ces succès; et puis,
-cette intelligence, sous forme d'habileté, de
-ruse, de déloyauté, est de l'intelligence spécialisée,
-canalisée dans un étroit circuit et,
-comme un jet d'eau étranglé, très puissante
-sur un point; mais non pas de l'intelligence
-véritable et générale, large et généreuse. Dès
-que s'ouvre celle-ci, il y a nécessairement
-honnêteté, justice, indulgence, amour et
-bonté, parce qu'il y a horizon, altitude, expansion,
-plénitude; parce qu'il y a connaissance
-instinctive ou consciente des proportions
-humaines, de l'éternité de l'existence et de
-la brièveté de la vie, de la situation de l'homme
-dans l'univers, des mystères qui l'enveloppent
-et des liens secrets qui le rattachent à tout ce
-qu'on voit comme à tout ce qu'on ne voit
-pas sur la terre et dans les cieux.</p>
-
-
-<h3>XI</h3>
-
-<p>Karma punirait donc le défaut d'intelligence?
-Et d'abord pourquoi pas? C'est le
-seul mal réel sur cette terre; et si tous les
-hommes étaient souverainement intelligents,
-il n'y aurait plus de malheureux. Mais où
-serait la justice? Nous possédons l'intelligence
-que la nature nous a donnée; c'est elle et non
-point nous qui devrait être responsable. Entendons-nous.
-Karma ne punit pas à proprement
-parler; il nous met simplement, après
-nos existences et nos sommeils successifs, au
-plan où notre intelligence nous avait laissés,
-entourés de nos actes et de nos pensées. Il
-constate et enregistre. Il nous prend tels que
-nous nous sommes faits, nous donne l'occasion
-de nous refaire, d'acquérir ce qui nous
-manque et de nous élever aussi haut que les
-plus hauts. Nous nous éléverons forcément,
-mais la lenteur ou la rapidité de notre ascension
-ne dépend que de nous. En fin de compte,
-l'injustice apparente qui accorde aux uns
-plus d'intelligence qu'aux autres, n'est qu'une
-question de date, une loi de croissance, d'évolution,
-qui est la loi fondamentale de toutes
-les vies que nous connaissons, depuis l'infusoire
-jusqu'aux astres. Nous ne pourrions
-nous plaindre que d'être venus plus tard que
-les autres; mais les autres à leur tour, avec
-plus de raison, pourraient se plaindre d'avoir
-été appelés trop tôt, de n'avoir pu profiter
-tout de suite de tout ce qui depuis leur naissance
-fut acquis. Il eût donc fallu, pour éviter
-nos récriminations, que d'emblée nous fussions
-tous sur le même plan, que nous fussions
-tous nés en même temps. Mais alors, l'univers
-eût été parfait, complet, immuable; immobile
-depuis le premier moment de son existence
-et de la nôtre. C'eût peut-être été préférable,
-mais il n'en est pas, il n'est sans
-doute pas possible qu'il en soit ainsi; en tout
-cas, aucune métaphysique, aucune religion,
-pas même la première, la plus grande, la
-plus haute, mère de toutes les autres, n'a eu
-l'idée d'écarter l'indiscutable, l'indubitable
-loi du mouvement infini, de l'éternel devenir;
-et il faut convenir que tout semble lui donner
-raison. Il est probable que rien ne serait s'il
-en était autrement; et que quelque chose ne
-peut être qu'à condition de devenir meilleur
-ou pire, de monter ou de descendre, de se
-composer pour se décomposer et se recomposer,
-et que le mouvement est plus essentiel
-que l'être ou la substance. Il en est ainsi
-parce qu'il en est ainsi. Il n'y a rien à faire,
-rien à dire, il n'y a qu'à constater. Nous
-sommes dans un monde où la matière périrait
-et disparaîtrait plutôt que le mouvement;
-ou plutôt où matière, espace, durée,
-existence et mouvement ne sont qu'une seule
-et même chose.</p>
-
-
-<h3>XII</h3>
-
-<p>Mais nous vivons aussi dans un monde où
-notre raison ne rencontre que l'impossible,
-l'insoluble et l'incompréhensible. Les interprétations
-suprêmes ne font que déplacer
-l'énigme, pour nous permettre d'entrevoir de
-plus haut l'immensité sans bornes où nous
-nous débattons. Donc, à côté des explications
-puériles, qu'à la suite de déformations
-successives toutes les religions ont tirées de
-la religion source, trois hypothèses finales
-s'offrent à notre choix: d'une part, le néant,
-l'inertie et la mort absolus qui sont inconcevables;
-d'une autre, le hasard et ses éternels
-recommencements sans modifications, sans
-espoir, sans but et sans fin, ou qui, s'ils
-mènent à quelque chose, mèneraient soit à
-l'anéantissement inconcevable, soit à la troisième
-hypothèse; le meilleur devenir infini,
-jusqu'à l'absorption totale dans l'imperfectible,
-l'immuable, l'immobile qui, comme je
-l'ai dit ailleurs, devrait déjà avoir eu lieu
-dans l'éternité qui nous précède, attendu
-qu'il n'y a aucune raison pour que ce qui n'a
-pu se faire dans cette éternité se puisse faire
-dans l'éternité à venir, laquelle n'est pas plus
-infinie, n'a pas plus d'étendue, n'offre pas
-plus de chances et n'est pas d'une autre nature
-que l'éternité passée.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La religion mère elle-même, la seule qui
-soit encore acceptable, rende compte de tout
-et qui ait tout prévu, ne sort pas de cette
-dernière impasse en étendant à des milliards
-d'années la durée d'un jour de Brahma,
-c'est-à-dire la période d'évolution, d'expiration,
-d'extériorisation et d'activité, et à
-un nombre égal de milliards d'années la durée
-d'une nuit de ce dieu, c'est-à-dire la période
-d'involution, d'inspiration, d'intériorisation,
-de sommeil ou d'inertie, pendant laquelle
-tout est réabsorbé dans la divinité ou l'unique
-absolu. Elle n'en sort pas davantage en multipliant
-ensuite ces jours et ces nuits par
-cent années qui forment une vie et cette vie
-par cent vies qui mènent à des chiffres qui
-ne sont plus exprimables; après quoi, un
-autre univers recommence.</p>
-
-<p>Il y aurait donc également ici ou recommencement
-éternel sans espoir et sans but,
-ou, si progression il y a, perfection finale et
-immobilité qui devraient déjà être atteintes.
-Que chacun tire de tout ceci les conclusions
-qu'il voudra, qu'il pourra, ou s'incline, une
-fois de plus, en silence, devant l'Inconnaissable.</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="3">&nbsp;</td> <td class="r small">Pages.</td></tr>
-<tr><td class="r">I.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>La puissance des morts</td>
-<td class="num"><a href="#ch1">1</a></td></tr>
-<tr><td class="r">II.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Messages d'outre-tombe</td>
-<td class="num"><a href="#ch2">11</a></td></tr>
-<tr><td class="r">III.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Les mauvaises nouvelles</td>
-<td class="num"><a href="#ch3">27</a></td></tr>
-<tr><td class="r">IV.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>L'âme des peuples</td>
-<td class="num"><a href="#ch4">37</a></td></tr>
-<tr><td class="r">V.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Les mères</td>
-<td class="num"><a href="#ch5">47</a></td></tr>
-<tr><td class="r">VI.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Trois héros inconnus</td>
-<td class="num"><a href="#ch6">53</a></td></tr>
-<tr><td class="r">VII.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Beautés perdues</td>
-<td class="num"><a href="#ch7">71</a></td></tr>
-<tr><td class="r">VIII.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Le monde des insectes</td>
-<td class="num"><a href="#ch8">81</a></td></tr>
-<tr><td class="r">IX.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>La médisance</td>
-<td class="num"><a href="#ch9">117</a></td></tr>
-<tr><td class="r">X.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Le jeu</td>
-<td class="num"><a href="#ch10">125</a></td></tr>
-
-<tr><td colspan="4" class="titre">MÉDITATIONS</td></tr>
-<tr><td class="r">XI.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>L'énigme du progrès</td>
-<td class="num"><a href="#ch11">159</a></td></tr>
-<tr><td class="r">XII.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Les deux lobes</td>
-<td class="num"><a href="#ch12">173</a></td></tr>
-<tr><td class="r">XIII.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Espoir et désespoir</td>
-<td class="num"><a href="#ch13">183</a></td></tr>
-<tr><td class="r">XIV.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Macrocosme et microcosme</td>
-<td class="num"><a href="#ch14">191</a></td></tr>
-<tr><td class="r">XV.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>L'hérédité et la préexistence</td>
-<td class="num"><a href="#ch15">203</a></td></tr>
-<tr><td class="r">XVI.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>La grande révélation</td>
-<td class="num"><a href="#ch16">217</a></td></tr>
-<tr><td class="r">XVII.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Le silence nécessaire</td>
-<td class="num"><a href="#ch17">263</a></td></tr>
-<tr><td class="r">XVIII.</td> <td>&mdash;</td>
-<td>Karma</td>
-<td class="num"><a href="#ch18">271</a></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">B&mdash;1144.&mdash;L.-Imp. réun., 7, rue St-Benoît, Paris.</p>
-
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-<pre>
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-End of the Project Gutenberg EBook of Les sentiers dans la montagne, by
-Maurice Maeterlinck
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES SENTIERS DANS LA MONTAGNE ***
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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-
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-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
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-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
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- gbnewby@pglaf.org
-
-
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-Literary Archive Foundation
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-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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